Petites misères de la vie humaine  

From The Art and Popular Culture Encyclopedia

Jump to: navigation, search

Related e

Wikipedia
Wiktionary
Shop


Featured:

Petites misères de la vie humaine (1843) is a book written by Paul-Émile Daurand-Forgues and illustrated by Grandville.

See also

Full text[1]

AU CRITIQUE.


ui que tu sois, — Grand Homme, — tu ne pourras, cer- tes , nous accuser de t' avoir ménagé la plus cruelle des Petites Misères de ta profession, — un livre où tu n'aurais rien à reprendre.

Mais il est d'au- tres infortunes qui te sont propres, et que tu te plaindrais à lion droit de voir oublier par nous.


Eu tr' autres :


— Les sollicitations obséquieuses d'un auteur souriant qui par avance te demande compte de ton opinion ; — alors que eette opinion est de celles qu'on ne peut articuler poliment ;

— Apres un de tes assassinats à l'encre, les regards con- sternés de ta victime et l'appel qu'elle fait, — méconnaissant tes devoirs de juge littéraire, — à tes sentiments privés ;

— Le dîner, où tu es assis incognito près d'un poète mal- traité dans ton dernier feuilleton; et l'étourdissante question qui t'arrive d'un bout de la table à l'autre , alors que, le dessert venu san3 que rien t'eût décelé, tu te croyais hors d'affaire :

—Eh bien ! M"", qui démolirons- nous mardi prochain!


II AL' CR1T10.1E.

— Un énorme paquet que la Poste t'apporte , tris-peu affran- chi, des extrémités du Royaume, et dans lequel tu trouves, —

après maintes conjectures palpitantes, — la réfutation de

ton dernier réquisitoire bardée d'aménités littéraires dans le goût du xvi* siècle ;

— Pendant qu'on met sous presse une Diatribe ou tu crains d'avoir quelque peu dépassé les bornes légitimes de ta mission et fait abus de la personnalité, entrevue fortuite avec un ami du malheureux auteur sur la tête duquel tes foudres sont ainsi suspendus ; — dans le cours de la conversation , il t'apprend que cet homme, d'un caractère tout-à-fait irascible, a de plus lu manie des duels, et ce qu'on appelle ( par antiphrase sans doute j une main très-malheureuse.

Nous pourrions ajouter encore quelques tribulations à cette dernière ; — maïs nous en resterons là, — ô Grand Homme; — et ce n'est pas, au moins, que nous songions à procéder contre toi par ce qu'on appelle les raie* d'intimidation ; tu es coura- geux, on le sait , autant qu'équitable, savant, modéré , spiri- tuel , bienveillant , et , pour tout dire en un mot , infaillible.

Aussi nous approchons-nous de ton redoutable prétoire, avec- la plus déférente confiance et la soumission la plus absolue à tes arrêts;

Heureux si tu consens à fermer les yeux sur nos imperfec- tions ( hélas ! trop nombreuses ) et à nous épargner les Petites Misères de la critique.


Old Nick et Grandmu.k.


SOMMAIRES.

( Vm * iadtqu* lea niu<tnt(nm dant )• texte ; drav " Im grawict tirer* 4 part. )

I. Inconvénients d'un réveil le -matin. — Volets mal clos. — Ijt mouche — Les

menuisière* de nuit. — Le coiffeur bourreau. — Funeste nouvelle. — Ras de soie et bottes neuves *. — Toilette précipitée. — Torture philo- logique **.' — L'horrible cocher *. — Paris en négligé. — Comment on . fait une place *. — Où va Monsieur ? — La porte Putiphar ♦. — Désappoin- tement. 1

II. Projet contrarié*. — Le dernier chapitre. — Un dîner bas-bleu. — Convives

en retard, plats frappés de glace, etc. — Dents déplacées à table. — Distraction de la Muse *. — Porte pour porte. — Évasion avec circon- stances aggravantes. — Mal entendu. — La pluie**. — Contredanse de rigueur. — Erreur topographique. — Bain de siège d'où résulte un cla- que. — Soirée inattendue. — Prodige musical *. — Un rhume gagné à la bouillotte. — Les chenets rocaille. — Les Grands Malheurs. — Les Petites Misères *. 9

III. Tirade métaphysique. — Dangers de l'attention *. — Les culottes d'un ami. — Involontaire attentat aux mœurs. — Le guéridon **. — Le zMe de Baptiste. — Le noviciat d'un fumeur *. — La perruque à l'envers. — Pathétique détruit. — Une pipe dans une poche. — Le tête-à-tête sous la cheminée. — Les prévenances. — La perruche satirique. 17

IV. Entre deux femmes *. — L'abus des pantoufles. — L'homme rouet. — Assaisonnement pénible. — Le boston. — L'héritier porte-faix. — Ces chers petits * ! — Le flagrant délit. — Les souvenirs inopportuns. — Enchaînement des idées. — L'hypothèse menaçante. — Question diffi- cile. — L'heure oubliée. — La montre inutile. — Baptiste envolé. — L'homme pressé *. — Le point de côté. — Trop tard **. — Une toilette perdue. 25

V. Le vocabulaire anatomique. — Le mauvais plaisant. — Une exhibition *.

— Les exploits de Dourak **. — La colère d'une tante. — Faustus hérite d'un déjeuner. — Perspective Angélique. — Les métamorphoses d'un futur beau-père. — La famille engravée. — Un ami facétieux. — L'étui de chagrin et le chagrin de l'étui. — Dans un bateau *. — Indiscrétion. — Les Fkux Follets. J. Une visite à faire. — Fantasmagorie. — L'effet manqué. — La visite maladroite **. — Réponses contradictoires. — I,e volant sur la raquette. — L'éditeur responsable du brouillard. — L'intro- ducteur enlevé. — Occasion perdue. — L'éclaboussure *. — Madame est à la campagne *. — IL Flegmatique et sanguin. — Le galop de Rossinante. — Le voiturier dormeur. — Le poteau muet *. — Insuffi -


IV SOMMAIRES.

sance de langues. — En colère pour ne pas s'y mettre. — III. Faute d'unisson. — Les gaucheries relatives. — Le fauteuil enlevé *. — In harengere de salon. — L'apoplectique au piquet. — Sous les lorgnettes ♦.

— Sur le boulevard **. — Être annoncée. — Le fat impuni Ce que

coûte la timidité. — Hein? — Présentation saugrenue. — Cinq heures de fiacre pour cinq cents francs. — Étourderie de Faustus. — Mémoires d'un nez racontes par une bouche. — Nez -variés*/ — Causerie de deux vieillards. — Résultats diététiques d'une ambition précoce. — Croquigno- les, pichenettes ou chiquenaudes *. — Début dans le monde *. — Hon- teux soupçons. — Malheureux au bal **. — La calomnie. — Parti pris devant la glAce. — Propos de grisette; — Par où l'on vous mené *. — Sacrifice pénible. — Le nez cadran *. — Malheureux au jeu *. — Peu agréable, mais agréé *. — Le nez coiffé *. 33

VI. L'homme seul *. — Le coin du feu. — Le vent — La fumée **. — Le carreau cassé. — La migraine — Incendies partiels. — Le coke éteint. — Le soufflet asthmatique. — Les caprices de la lampe. — Les livres, amis trompeurs. — Le pâté d'encre. — Les Souffrances de la Mémoire. — L'insomnie. — Smarra *. — Transfigurations grotesques. — Les suppli- ces du lit. — Le cauchemar éveillé. — Insinuation perdue — Conseils a contre-temps. — Le portefeuille brun *. — Joco -Séria *. 69

VII. Les malices de l'hiver. — Cadavres et caricatures. — La matinée de l'employé. — Toilette difficile. —Réflexions peu consolantes *. — Viens, gentille dame. — Une excuse éloquente *. — Le rasoir aigre. — Le beurre rebelle. — Les engelures de madame Lebidois. — La lithographie improvisée **. —Métamorphose d'une coquette*. — L'hiver musicien.

— La neige, les amoureux et les voleurs. — Sapristi ! 81

VIII. Un soir a l'Opéra. — La queue des Sirènes *. — Incrustations hu- maines. — L'horizon de drap noir. — Le bonheur des voisins. — Pardon. Monsieur * 1 — Accolade forcée. — Droits et cors foulés aux pieds — ■ Les curieux punis. — Pour voir Sa Majesté **. — Intrusion et confusion.

— La loge pleine **. — Embarras d'esprit. — Plus de gaz. — Souvenir gô • nant. — Le Combat des Montagnes *. — Au violon. — Les obsessions de la pensée. — La tète de Coligny. — L'entorse du premier sujet. — Le régisseur invisible *. — Sur l'escalier. — Le paletot. — La femme, le mari et l'amant. — Le fiacre disputé *. — Ingratitude. 89

IX. Les géants et les nains. — De l'utilité des tambours. — Les victimes de la disproportion. — Pas de sièges. — Au lit. — En voiture *. — Les pei- nes de cœur. — Le battant de cloche **. — L'inégalité de» conditions *. — Le frac à l'huile. — Le géant chez le tailleur *. — Le nain sur l'armoire.

— Thalie et Junon. — Bonheur méconnu. 103

X. Le bilan de l'amitié. — Doit. — Pan, pan, pan î — Les détails, lecigarre

et le départ. — L'impôt de sympathie — Un ridicule. — Le petit billet.

— Le concert à préparer. — Le roman de votre amie. — Le travail rendu facile *. — Les débiteurs impossibles. — Le char-à-bancs prêté **. — Re- proches et consolations. — Considération partagée. — Ce qui vou dimi- nue. — Avoir. — Prenez garde! — Je vous l'avais bien dit *. — Maî- tresses enlevées. — Usurier donné. — Leçons d'égoïsme. — Vicea. — Duels, etc. — Histoire de Jeppo. — A la vie et à la mort * ! 111

XL La comédie des susceptibles. — Les blessures secrètes. — Le lis mal pei- gné. — Offenses involontaires. — Les bouderies. — Insurrection de va- nité. — Les mystères blessants. — Le misanthrope sur le carreau *. — flurton, de l'Hypocondrie. — Trois quarts d'heure d'excuses, trois ans


SOMMAIRES. v

de rancune **. — M. de Flamarens chez madame d'Aiguillon. — Le dénouement des Susceptibles. 123

XII. Voyager, c'est vivre. — Le voyage en rêve. — L'homme exact. — Sui- tes d'un engagement irréfléchi. — Le passeport et les commis *. — Un portrait désobligeant. — Les paquets — Pauvreté subite. — Les commo- dités incommodes. — l.a malle à fermer **. — Réflexions affligeantes. — La visite du protecteur. — Impolitesse inévitable. — Les missions d.* confiance *. — Le fauteuil tragique. — Encore la malle. — La diligence est partie **. — Le Musée Consolateur *. — La nuit dans le coupé. — Un homme de poids. — Un nourrisson mal en point. — La soif trompée. — Somnambulisme. — Du voyage en poste. — Le cabaret de village. — Ar- rosage nocturne. — La chambre des voisins. — Occupations industrieu- ses. — Prise en considération de l'inventeur des mouchettes. — Plaisir à cacher. — Hurrah 1 hurrah ! — Les montagnes et le guide. — Ce qu'est un voyageur. — Un voyage d'agrément. 129

XITI. La tragédie nu créancier. — Comment on inculque de bons principes.

— Prédictions paternelles. — Payez, et vous serez méprisé. — Messieurs Dimanche *. — Fascinations. — Un éclair dans les ténèbres. — La pre- mière méfiance. — L'hameçon se fait sentir. — Chez l'escompteur *. — La leçon d'argot. — Les cruautés de l'échéance. — Les précurseurs de la déconfiture. — L'honnête homme dérangé **. — Cours de procédure.

— L'huissier enthousiaste. — Les recors en déroute **. — Le soleil cou- ché. — La sérénade du débiteur. — Chasse au sylphe *. — La faillite. — L'éloquence en pure perte *. — Le bal des créanciers gais. — Le coup do poignard du créancier sérieux. — L'auto-da fé *. 140

XIV. Le dimanche. — Ressources industrielles*. — Les deux bâillemens*. — La harangue conjugale. — Le jour du repos. — A Versailles *. — La toilette d'une amie. — Méprise fâcheuse. — La station au chemin de fer. — L'adorateur distrait. — L'amour mouillé **. — Dîner tard. — Tour- ments de la jalousie. — Les répliques de Catherine *. — Colères dissi- mulées. — Les toilettes du dimanche. — Les goguetiers *. — Inactivité forcée. — Les ennuis du cabaret *. — La flânerie gâtée. — Souffrances dramatiques — Ni vivre ni mourir *. 161

XV. Faute de cinq sous. — Le juif errant *. — Une aventure au Temple. — La tournée de charité. — Suites fdcheuse.3 d'une louable inexpérience.

— C'est elle! — Le pont des Arts **. — Vaines recherches. — Le pirate des Champs-Elysée». — Les curieux impertinents *. — Encore elle ! — Mille francs pour cinq sous. — Battue inutile. — La monnaie d'un double louis. — Perdue pour jamais * ! — Le refrain maudit. 173

XVI. L'a-propos — Cours de grammaire entre deux portes. — Les laquais île bonne maison. — Anxiété. — La canne dans le boudoir **. — Actéon chez Diane. — Coup -d'oeil rétrospectif sur une visite inopportune. — Eh t Monsieur! ... — La consigne. — Plaintes imprudentes. — La fausse compassion. — Querelle de l'amour-propre et de la conscience. — Chez un malade *. — Les compliments malheureux. — Un solécisme de cos- tume. — Remords inutiles. 183

XVII. To cut a man , ou les peines d'un tigre. — Tigre et lion *. — Le rôle de la Providence. — I-a stalle partagée. — Lestillcts de loterie. — Le domicile contesté. — Le rendez- vous sans façon. — Diversion peu divertissante **. — La peau du lion ♦*. — Ce que c'est qu'un eut. — Ix?s cuts directs , évasifs , sublimes, perpendiculaires, chauve-souris, badins, sérieux, etc. *. 191


M SOMMAIRES.

XVIII. Le chapitre des sensations. — Variétés du genre plume *. — L'en- crier bourbeux. — Un Fac-similé. — Un crayon mou. — Souffrances nerveuses. — Chair de poule. — Agacements auditifs — Les entretiens humides. — Affections dentaires. — La brosse à dents mise en commun *.

— Les ongles. — Le nerf cubital. — Les doigts pris dans une porte. — La mort du moucheron *. — Brûlure. — Pieds engourdis. — Un embarras d'hématose. — Un condiment inusité **. — Afflictions de l'odorat. — Un homme grêlé. — Le diable au cheveu *. 190

XIX. Le tyran domestique. — Laurent. — La guerre au sommeil *. — L'expulsion par équivalent. — Théorie du despotisme. — Les choix forcés. — Abus de confiance. — Les mystères du caveau *. — L'appétit expliqué**. — Discrétion relative. — Les nuances du dévouement. — Un nouveau serviteur. — Sardanapale en livrée *. 209

XX. Les roses de Guatimozin. — L'écurie compromise. — Laurent justifié.

— Chronologie de ménage. — La procession des cuisinières *. — La dévote. — La philanthrope. — L'état de siège **. — La laide.— La dévouée.

— Mirabeau en cornettes. — - La stupide.— Le système des spus-hancots.

— Sourde. — Les noms mutilés *. — Curiosité. — Barbe-Bleue sans le savoir. — Ce qu'il arrive des perfections. — ta tyiannie de la nourrice.

— Maihurin et la salade. 217

XXL MÊnÉRic f le poursuivant d' amour. — Une épltre mal adressée. — Illusions flatteuses. — Les victimes de la fatuité. — Le torticolis. — Le mari peu tolérant — «.Vous dites?* — La dupe du crépuscule. — Je suis volé ! **. — Un mot cruel. — Les petits souliers. — L'inspiration tardive.

— Les yeux tournés *. 225

XXII. Les moments terribles. — Le culte de la peur. — Le buisson-brigand*.

— Madame de Sablé. — Les clercs de SainUNicolas — Les bravades. — L'hyène chez le ministre **. — Le baume d'acier. — Sur les bancs. — Le rustre de boudoir. — Préparatifs d'éloquence. — Bâillement nerveux-

— Les souffrances du découpeur. - La loterie. — Le colin-maillard après dîner. — La peur d'ennuyer. — Le Musée Terrible *. 23M

XXIII. Timon Er Sosie — Une persécution. — La haine sans cause. — Le parieur ennemi *. — Un affreux bloqué **. — Le voisinage de l'asthma- tique. — Les liaisons dangereuses. — Les insinuations perfides. — Ti- mon aux enchères. — L'homme à quatre pattes et à deux têtes — ta toilette gênée. — Un voleur d'airs *. — S'entendre déraisonner. — L'entre deux Ages. — Erreur de l'opinion. — Un procès en contrefaçon.

— Suicide et vivant. — Narcisse retourné *. 241

XXIV. Les quiproquo de sentiment. — L'ennui. — Triste réminiscence*

— L'un et l'autre. — Les manches étroites. — Sorti sans mouchoir. — Une idée fausse. — Un bouquet mal choisi. — Les indéchiffrables. — Un retour perdu. — Les sacripans. — Une explication orpgeuse *. — Lo mouton enragé. — L'attaque de nerfs. 249

XXV. Les sports. — Coup-d'œil synthétique *. — Le manant sportsman. — Les limiers écrasés. — Dans le fourré. — ta course au cheval. — Le che- val cavalier *. — Tourment sous fers *. — La méprise de la meute. — Stop! stop! stop !— Emotions poignantes. — ta coureur surmené. — Sultan et son maître*. — ta grive-Jézabel. — Dana le marais. — Le lièvre moqueur**. — Souffrance acoustique. — L'eau qui rit**. — Pauvres pécheurs* ! — L'épervier*. — L'anguille périlleuse. — Une passade. — Piquer une tête *. — Le portefeuille perdu. — Sans pantalon **. — ta rai-


SOMMAIRES. VU

son démonstrative *. — Balle contre balle. — Le tir aux pigeons. — Chez Pisseux *. 2à6

XXVI. A Bohodino. — Latente du Grand-Homme. — Les doigts gelés. — Une dictée difficile. — Fausse colère. — Le Grand-Homme en nage. — Sur la hauteur. — L'eau-de-vie désastreuse. — Le héros mal venu. — La con- signe forcée. — Objections inopportunes. — Qu'a donc Sa Majesté ? 274

XXVII. Le jour où l'on est cklbbrr. — La veille. — L'audience du direc- teur *. — Le revers de la coulisse. — Le chef-d'œuvre censuré. — Les interprètes du génie. — Les maladresses du machiniste **. — Un figurant enroué. — Vous êtes célèbre. — Le grand concert *. — Leçon de philo- sophie* — La gloire en main. — Après moi, Monsieur ! **. — L'erratum de la gloire. — Les préoccupations de Théodore *. — Comme on pensait à vous — Déception suprême. 280

XXVIII. Gros, gras et triste. — Une santé cruelle. — La dissimulation im- possible. — Des bras trop courts. — Ouf! — Le carcan de l'obèse *. — La tragédie au collège. — l-a faim égoïste *. — Les insultes poétiques. — L'omelette *• — La poste **. — Une mode contraire. — Le dilemme du médecin. — Mourir pour être aimé. —Les tortures delà coquetterie. — Le mouchoir et le rival maigre **. — Les citations de Shakspeare. — Une attrape conjugale. — Les émotions ridicules. — Le plaidoyer de l'obèse.

— Hors la loi*. — Le secours humiliant *. 28!)

XXIX. Petit traite des servitudes. — Distinctions légales. — La voisine. — Eh ! là-haut * ! — Les soins partagés*. — Les escamotages d'Atala. — Tu- multe nocturne*. — L'esclave du mari. — Les flatteries indirectes**.

Exploitation de l'homme par l'homme à propos de la femme. — Le myope asservi. — Illusion d'optique. — Anxiété de salon — Familiarités invo- lontaires. — Sans lunettes — Le myope galant. — Le myope offensé. — Les correspondants. — Le billet hâté. — Rép. s. v. p. *. — Le jeune homme et les vieillards. — L'abus de la déférence. — La place du milieu *. — Le nérieux forcé — L'appareil assident. — L'héritage du mal. — Révéla- tions indispensables. — Les bottes neuves. — Le sublime dérangé. — l.o bonheur des champs. — Théorie de l'hospitalité. — Le sermon de cam- pagne *. — Le dîner des curés. — Le percepteur. — Tribulations élec- torales**. — Retour à la ville. — Le soldat citoyen *. — De l'écartelle- ment civil. — Les sommations contradictoires. — Le provincial à Paris.

— La famille improvisée **. — Le métier de Cicérone *. — Cosaque et Théréson. — Vérité consolante. 307»

XXX. Ne pas Bi rk sourd. — Considérations philosophiques sur la perfection des sens. — Les supplices du goût. — Le concert en plein vent **. — Kreissler redivivus. — Le porter fantastique. — De l'équilibre dans ses rapports avec la discrétion. — Les causeurs vindicatifs *. — Les poches du Philistin *. — Les hommes bleus. — Jenny offensée. — Le3 explica- tions et les fia fla *. — Les inconvénients de l'ouïe. 320

XXXI. Dicha t desdicha del nombre. — La pétition et ses causes. — Lasoupe au collège. — Lasoupe amoureux. — Lasoupe à la guerre. — Oraison funèbre de Lasoupe. — La moitié d'un grand nom. — Le reflet d'un vau- deville. — Carlin. — Les contrastes. — Les analogies. — Un obs acle pour Napoléon. — L'homonyme glorieux. — L'homonyme vulgaire. — Les Durand. — L'homme sans nom. 337

XXXII. Mais. — Métaphores accumulées. — L'entremetteur. — Dellemain désappointé. — L'attente fâcheuse. — L'accessoire du honneur. — Le candélabre prédestiné •*. — Dans l'ombre *. — Les bénéfices de la frayeur.

— I o« mollet* et l'amour compromis **. — LWpnlior d*» bal *. — Le prix


SOMMAIRES.


1)0 l'homme. -

- Question dépls

Cee. —

Les restrictions de l'éloge.

— Les


lociales

•. — Los Mais lanternes.

3« 

XXXUt. Paris i



— Paris monu.i

iculai.

— Admiratio.

i courageuse. —

La toi!


ville. — Gare d

e a«-

bous ! — Les i

-ues pittoresques

. — Le Parisien M

OOtagnard ".—

l.e gaz

et les cigarrei


i Ligne-

  • . — Lesri

vitres de Babyli


Les Jolies de

l'Age heureux. —

- I* M

L écrase. —

Petite guerre '.

— Les

cousins d'été.

— Le iDaii-Atr/" odorant.

— Ils son

t trop yens*. —

Suites


d'une limonade.— Le remède aux rêves*. — Vive l'été!

XXXI V. Le convive Riri. — Le» misères de l'opulence. — Fureurs d'Oresto n propos d'un tour de broche. — Un Wa à sortir. — Les chagrine inso- lents. — Apparition. — Les familiarités mystérieuses. — Lea façons i contretemps ".— Un convive de trop. — Le priï d'un service— Excuses criminelles. — L'éméiique au desserl. — Affaire manques. — L'obligeance coupable. — Douleur comprise. 35B

XXXV. Lw griefs du rF.LiBATAiBP.. — Kéaervoir de pleurs*. — Entre l'arbre et l'écorce**. — Le fiel et le miel. — TendresseB injurieuses.— Les hssVri et le garçon **. — Ruses féminines. — Les pierre» d'achoppement.— Le concierge ennemi. — Les quêteuses*. — Les trahisons de la lessive. — La torture des bas. — Le domicile du célibataire. —Parti pris.— La femme- filet* '. — L'homme -nasse.— Les anse» du célibataire*. — Un invalide !!

— Billets anonymes. — La corbeille. — Les corde» du péché. — La fraude en dedans. StKi

XXXVI. Visite à Faustus. — Le cordon de sonnette*. — Les gens mauvais teint". Le pied écrasé*. — T.e foulard soustrait *."— Commerce des livres". — Le chemin de Clichy*. — I* jour du rendez - vous '. — Un enfant bien gardé*. — La tache*. — Lea sept cordes de la harpe". — I* Vierge au bilan*. — Un portrait flatté'. — Promenade nocturne".— L'esclave du cigarre". — L'épigremme". — Une levrette soumise*. —

Ijt plume et le crayon *. — Vent en poupe et vent en proue* Avant

.l'y voir". — Inconvénient» d'une jambe de bois *.— Dans un marais'.

— [.a douane ' - Position diflicilc *. — l*s patineurs*. — Boule-dogue" « disjoindre *. — Un mauvais pas *. — Les irottius '. — Du Havre J Soutbampton*. — Mademoiselle Leduc*. — Suicide manqué *. — Tran- sition désagréable *. — Le bouquet de* misères *. — L'intérêt suspendu *.

— Or, devinez! * T,C


2 PETITES M1SKRES

La presse quotidienne et la petite poste faisaient irruption chez moi sous les auspices de M. Frédéric.

M. Frédéric est un jeune élégant aux cheveux lisses, aux moustaches retroussées , à la luisante royale, qui a l'obligeance de venir tous les jours , avant huit heures , inspecter ma coiffure et dépouiller mon menton de ses attributs virils.

Ce sont là ses fonctions apparentes. Il s'y trompe lui-même et se croit — sinon coiffeur — du moins artiste en coiffure. Le fait est qu'il est tout bonnement — un réveille-matin .

Au rebours du siècle , qui remplace de tous côtés l'homme par la machine , j'ai remplacé la machine par l'homme.

A ceci, beaucoup d'avantages. L'infernal carillon de l'horloge matinale ne dissipait le sommeil qu'au prix d'une terreur indi- cible, d'une horripilation farouche. C'était le tocsin tout a coup sonné dans une de ces bienheureuses sous- préfectures où de mémoire d'homme il n'a retenti qu'une fois : — lors de la fameuse panique des Brigands.

Puis le tintamarre cessait , ne laissant après lui qu'un mou- vement de mauvaise humeur très-prononcé , un penchant invin- cible à une révolte sans périls. La machine avait épuisé du premier coup toutes les ressources de sa tyrannie. Je la narguais en me retournant sur mon oreiller. Je lui fermais au nez les portes de ma volonté , lui opposant cette force d'inertie que toutes les dictatures du monde sont impuissantes à vaincre.

Je me rendormais. — Je me rendormais délicieusement..- pourvu qu'un perfide rayon de soleil , se glissant à travers les volets mal clos, ne vînt pas agacer mes yeux; — ou qu'une mouche obstinée n'eût point choisi mon visage pour le théâtre de ses ébats ; — ou enfin que mes voisines les souris eussent terminé près de mon oreille leurs nocturnes travaux de menuiserie.

Avec M. Frédéric les choses vont tout autrement. 11 entre d'un pas furtif , et secoue sur mon front les quatre ou cinq feuilles quotidiennes auxquelles je demande chaque matin une opinion qui rarement dure jusqu'au soir.

Elles vous réveillent ! — va me demander quelque lecteur sceptique.


DK LÀ MF. HUMAINE. H

£ans nul doute , répondrai-je , grâce aux procéder ingénieux de l'intelligent bipède qui me les apporte. Songez donc ! il arrache , sous prétexte de les démêler , un bon nombre de mes cheveux; il promène sur ma face une eau glacée, un acier menaçant. Chacun de ses mouvements est pour moi une souf- france ou un péril. Tous les premiers Paris imaginables ne sauraient combattre d'aussi puissantes sollicitations ; je sors des mains de M. Frédéric , heureux de vivre encore et trop pénétré du prix de l'existence pour en donner la moindre par- celle au sommeil , frère de la mort.

Mais ceci est une digression.


L'autre matin donc , réveillé par une avalanche de politique , j'étendis les mains au hasard; elles rencontrèrent, au lieu des plis humides d'un journal , une de ces petites enveloppes sa- tinées qui parlent vivement à la curiosité la plus endormie.

Je rompis le cachet avec un certain trouble. Deux pièces d'or tombèrent sur mon lit ; M. Frédéric ouvrit de grands yeux.

Mais son étonnement devint tout autre, quand il me vit, au lieu de capituler longuement avec ma paresse , enlever d'un seul mouvement mon foulard nocturne , frapper mon front , étendre les bras par un mouvement des plus tragiques :

— Grands Dieux ! ! ! m'écriai -je.

— Monsieur reçoit une mauvaise nouvelle ! hasarda timide- ment l'honnête coiffeur, à qui toutes ces démonstrations ne purent faire oublier sa respectueuse formule.

Les circonstances étaient trop graves pour me permettre de lui répondre ; aussi me bomai-je à répéter :

— Grands Dieux ! ! ! quel événement !

Et, sans ajouter un seul mot, je procédai, avec une hâte inusitée, à une toilette du matin que mille accidents , mille étourderies compliquèrent ; je passai des bas de soie , débris d'une toilette de bal , dans des bottes neuves qui se refusaient obstinément à cette anomalie , et qui , poussant l'esprit de con- tradiction jusqu'à ses dernières conséquences , ne voulaient ni


I PKTITKK Mlsh[i]>

■e laisser mettre entièrement, ni, à moitié mises, se laisser iiler.


Ajoutez à ce désagrément celui de n'avoir sous lit main que des inexpressibles de Casimir noir excessivement justes qui menaçaient ruine à chaque instant, et ma chemise à jabot dont la dentelle , déchirée par mes brusques mouvements , s'enche- vêtrait dans mes doigts crispés ; et vous aurez une idée de l'im- patience qui aggravait mes craintes .

Mon réveille-matin marchait de surprise en surprise. Jen'étais plus cet homme paisible que la plus insigne maladresse, l'oubli le plus impardonnable , ne pouvait troubler ; aussi disparut-il , léger et muet , comme une ombre.

Je retombai anéanti sur mon lit , et, ressaisissant le filial billet , je lus ce qui suit :


- Mon cher Ami , -Je te renvoie les deux louis que tu m'as gae^és hier soir


S'fiBiiniii, niait en vain, d'itbiipptt h tel te Simûiutriitiflii pbilplaiiiqtif.


DR LA VIE 1IVMA1NF.. 5

si la bouillote ; et je te serais vraiment oblige si tu voulais bien t'occuper de mon enterrement. Mon notaire ( tu iç connais ) te remettra sur le vu du présent tous les fonds nécessaires.

« Je me suis pendu ce matin en sortant de chez madame T. . . Cache-lui que l'ennui de sa soirée entre pour beaucoup dans le parti que j'ai pris.

- Pardon de la peine que je vais te donner. Après tout , celle- lù ou une autre t'attendait bien certainement aujourd'hui.

« Faistts. »


— Pendu , Faustus ! ! ! lui , un égoïste. . . à trente ans . . céli- bataire... vingt mille livres de rentes... homme d'esprit .. bien portant. . . pour une soirée d'ennui ! ! !

Tel était le monologue que je continuais dans la rue en me dirigeant à grands pas vers la plus prochaine place de fiacres , lorsque tout à coup je me sentis prendre au collet par deux mains puissantes : c'étaient celles de mon ancien professeur de grec , Meinherr Gulielmus Schweighreuser, qui , venant de publier ses Tzctzaf Anî chômer ica t prétendait me faire juge dune difficulté de texte soulevée entre lui et le professeur Lehr de Kœnigsberg. J'essayai, mais en vain, d'échapper à cette démonstration philologique. Le bourreau, s accrochant à mon habit, fit appel , vingt minutes durant, et toujours sous prétexte d'ajouter « un seul mot -• . à l'érudition dont il croyait m'avoir pourvu. Afin de me dégager il fallut lui abandonner le dernier et le moins essen- tiel de mes boutons.

Dans les moments où l'esprit est le plus fortement préoccupé d'une idée dominante , les perceptions des sens , par un singulier phénomène, semblent aussi redoubler d'activité.

Je ne m'amuse guère ordinairement à scruter la physionomie des cochers de louage auxquels le hasard m'accolle. Ce j our- la , bien qu'aucun incident n'y aidât, ma mémoire enregistra le signalement le plus exact de l'homme qui me conduisait : figure charnue, cheveux gras et longs, favoris en broussailles,


PGTITRS MISERES

contours extérieurs marqués de teintes violettes. Je la vois d'ici .


Le temps était gris, et l'air imprègne de miasmes épais. Nous effleurions de la roue , à chaque instant , les grasses immondices entassées au bord des ruisseaux . Paris n'avait pas encore fait sa toilette , et se frottait les yeux tristement en secouant ses hail- lons de nuit. Tableau lamentable, et dont les moindres détails me choquaient comme s'ils eussent été nouveaux pour moi. Au cinquième étage d'une maison ruisselante encore de pluie , derrière des résédas, une seule tête m' apparut gracieuse, et j'étais surpris de cette désharmonie, lorsque je vis, au-dessus des Heurs , s'élever deux énormes et affreux souliers que la jolie fille venait battre à grand bruit avant de les décrotter.

Tous ces épisodes m'arrivaient nettement, dans un ordre fatal qui leur donnait une consistance effrayante , et les rattachait au tragique motif de ma sortie.

— Pourquoi frappez-vous cet animal? dis-je avec humeur à l'horrible cocher. Vous voyez bien qu'il ne peut pas aller plus vite.

— Je \aijai* une place, me répondit-il d'un grand sang-froid.


DE LA VIE 111 MAINE. 7

Faire une place, au dire de cette espèce de gens , c'est licor- cher à coups de fouet leur malheureux cheval : ils frappent en- suite sur la plaie ouverte et pantelante.

Cette férocité naïve était d'accord avec tout le reste. Profon- dément dégoûte , je fermai obstinément les yeux et n'ouvris plus la bouche , m efforçant de ne rien ajouter à l'amertume des pen- sées que soulevait en moi l'étrange billet de Faustus .

J'arrive ! le portier m'accueille avec un sourire hébété... il ne sait encore rien. Je monte et sonne d'abord à petit bruit : puis, comme on ne venait pas, de plus en plus fort. La porte s'ouvre, je me précipite dans l'antichambre sans prendre garde à la figure dn domestique qui m'ouvrait.

— Où va Monsieur !

Ces mots prononcés par une voix de femme en colère me font faire volte-face. Je ne connaissais pas de soubrette à Faustus. Un regard jeté sur celle-ci me suffit pour deviner que je m'étais trompé d'étage. Sans perdre de temps en vaincs et niaises expli- cations , je sors , et la suivante , de mauvaise humeur, me jette précipitamment la porte sur le dos. Cotte porte-Putiphar mu

. . !. I


H PETITES MISÈRES.

retint, nouveau Joseph, par le pan de mon habit; et je fus obligé de faire une seconde fois appel à la complaisance peu empressée d'une hargneuse caméristc.

Enfin , délivré à grand' peine , j'arrive chez Faustug. Le valet de chambre me reçoit comme à l'ordinaire : c'est donc moi qui vais tout découvrir ! -

Je m'arrête à la porte de la chambre à coucher, ému , la poi- trine serrée comme dans un étau.

Le valet de chambre allait m'annoncer.

— Baptiste, lui dis-je en lui prenant le bras.. , vous n'êtes pas encore entré chez votre maître?

— Si , Monsieur.

— Et... il dormait sans doute!

— Non , Monsieur.

Puis, comme je le regardais stupéfait :

— Monsieur prend son' chocolat.

Au même moment, Faustus, qui nous avait entendus, vint lui-même ouvrir la porte.

— Entre donc, mon vieux, me dit-il..: Baptiste , fsiiles du thé pour Monsieur.


II.


— Voilà , sur ma parole , une bien mauvaise plaisanterie ! Cette réflexion naïve m'échappa comme malgré moi.

— Oui dit ! aurais-tu donc préféré me trouver accroché à cette espagnolette! me demanda curieusement Faustus en se renver- sant dans son fauteuil,

— I) n'est pas question de ceci... mais...

— Non , conviens franchement que tu es désappointé.

Et il se mit à rire avec une expression de physionomie tout à tait sardonique.

— Va te promener ! — m'écriai-je de très-mauvaise humeur, — Qu'est-ce qu'une mystification pareille? Et quand on ne veut pas se tuer ...

— Ah ! bon ! je vous arrête là. Qui vous a dit que mon inten- tion bien arrêtée n'était pas d'en finir avec la vie, lorsque j'ai rois à la poste , en sortant de chez madame T. . . , le billet qui vous a bit sortir de si bonne heure. . . ?

— Si cela était ainsi , je ne vois pas. . .

— Ce qui aurait pu contrarier mon projet , n'est-il pas vrai '.


10 PETITES MISÈRES

Aveugle mortel , qui croit à la liberté humaine ! . . . Dis-moi , vieux , vis-tu jamais Arnal dans cette bonne folie appelée Heur et Malheur î

— Les Dunand étaient trois frères... , dont une demoiselle,

  • répliquai-je aussitôt , faisant honneur à cette traite tirée sur ma

mémoire.

■*- Justement ! . . . Eh bien , contemple en moi le pendant de l'infortuné Montivon... Comme lui, je suis victime d'un perpé- tuel guignon , et menacé , chaque mois , de soixante-sept mal- heurs. J'aurais dû faire entrer cette malveillance du sort dans . mes derniers calculs , et ne t f écrire. . .

— Qu'après ta mort , n'est-ce pas?

— Ou du moins après l'avoir rendue inévitable.

— En somme, j'espère qu'à présent tu vivras.

— Au contraire.... Quoi! de ce que la fortune ajoute une dernière malice à toutes celles dont elle m'a déjà gratifié, il s'ensuivrait que je dois attendre ses persécutions à venir ! . . . Non, c'est que tu ne te fais pas une idée juste de la lutte engagée entre elle et moi...

Je haussai les épaules à la dérobée. Faustus surprit ce mouvement sceptique , et recommença immédiatement sa dé- monstration.

— Un chapitre de mon histoire suffira pour te confondre. . . et ce sera le dernier. Je ne remonte pas plus haut dans le passé, qu'à la soirée d'hier. Encore te ferai-je grâce d'un dîner en ville, chez un camarade de collège nouvellement marié à une femme de lettres;... un dîner bas-bleu, au Marais; en pleine rue Royale,... tu vois ça d'ici... Rien n'y manqua, du reste ; ni l'aimable familiarité des convives qui se font attendre, ni la maladresse des domestiques effarés. L'esthétique fut servie avant le potage ; tous les plats étaient frappés de glace ; mais , par compensation , le Champagne , oublié sur un poêle , nous arriva tiède et troublé. L'héritier du logis était venu faire ses dents à table et hurlait délicieusement. La mère couvait sans nul doute une poésie, et, m'honorant d'une préférence intermittente, par moments laissait mon assiette vide , par moments la couvrait


DR U VIS HUMAINS. 11

d'un effrayant monceau de victuailles. . . Que te dirai je enfin t


un ensemble à la fois gauche et prétentieux, misérable et de mauvais goût ; — le restaurateur, moins le sans-gêne qu'il auto- rise , et la cuisine bourgeoise , moins sa succulente simplicité , confondus dans un hymen désastreux. . . Je ne saurais énumérer tous les hâillements que j'ai ravales pendant ce dîner. . . ou je n'avalais guère autre chose.

De retour au salon, j'épie sur le cadran d'une antique pendule les trop lents progrès de l'aiguille; et, dès qu'elle marque huit heures , je m'esquive à petit bruit , favorisé par l'absence de ma poétique hôtesse . . . Mais en cherchant ma route à tâtons dans une antichambre inconnue et point éclairée , je me trompe de porte. . . Un cri perçant me cloue au parquet. . . La muse , mater- nellement enfermée avec son enfant dans un réduit obscur, et dont j'entrevois la physionomie désespérée, me crie en prose :


12 PEtlTES Misiftîfc

— Il y a quelqu'un !

Je pressens qu'elle va s'évanouir ; l'effroi plus que la honte me donne des ailes ; je cours à l'autre extrémité de l'apparte- ment , où je vois luire tout à coup une clarté qui m'épouvante : une suivante et deux quinquets allumés se trouvent devant moi ; je heurte l'une, je renverse les autres; j'arrive sur l'escalier, que je descends quatre à quatre comme un voleur. Enfin, j'en- tends retomber derrière moi la porte de cette maison maudite et j'appelle Baptiste.

Baptiste , mon exact et fidèle Baptiste , sur la montre duquel je compte plus que sur moi-même , devait m'attendre là depuis une bonne demi -heure. Mais, depuis une demi -heure, il était paisiblement installé à l'entrée de la rue Royale , près du Garde-Meubles et de l'Obélisque. Nous nous étions mal compris pour la première fois de notre vie. . , et il pleuvait !

Que faire! J'avais trop besoin d'un omnibus pour oser l'at- tendre, et, quand il pleut, les fiacres disparaissent comme par enchantement. Remonter: était impossible ; j'aurais affronté trois émeutes plutôt que de me retrouver en face de la Poésie justement indignée. A neuf heures, cependant, je devais être chez madame T... , pimpant et ganté de frais, prêt à danser la première contredanse avec sa charmante cousine , dont tu connais l'ombrageuse susceptibilité.

Je l'avoue, je fus saisi d'un profond découragement.

— Un parapluie , au moins ! m'écriai-je douloureusement en moi-même , parodiant la tragique évocation de Richard III , . . . un parapluie , mon cabriolet pour un parapluie !

Et, le parapluie ne venant pas , il fallut se résigner à tous les inconvénients d'une course à pied dans les célèbres boues de Paris. Combien alors j'enviai la démarche de ces intrépides sur- numéraires qui, sautillant d'un pavé à l'autre, font leurs trois lieues à la pluie sans que la plus légère éclaboussure trahisse le secret de leur économie obligée !

Maintenant m'expliqueras-tu comment, lancé dans la rue Saint-Antoine, en déployant toute l'agilité d'un tirailleur de Saint-Omer , je me suis trouvé , après vingt minutes de course ,


J'apai» trop k(»sin ï'uii amnibui pour e«r l'attrntrt, rt, qnaap il pleut, 1rs flatrrs tUputaJMtnt ttwimt pnr rnchriiitrinrnt.


bfe LA Vlfi HtJMAtNË. 13

au cœur de la rue des Minimes, à quelque cinq cents pas de la maison où j'avais dîné? La nuit et la pluie ne motivent pas suffisamment une erreur aussi grossière. Il y a là-dessous, ou je veux être damné , quelque sorcellerie. Oui, mon cher, huit heures et demi sonnaient, et j'étais à huit mille mètres, au moins , de mon domicile , avec des souliers remplis d'eau , un chapeau à peu près fondu , et la perspective de ne pas échapper au dédain rancunier d'une danseuse offensée. Poussé à bout par cette suite de contre-temps*, j'allais me résigner enfin et demanr der à la philosophie ses précieux secours, lorsqu'un cabriolet de place apparaît vide à côté de moi. Je me raccroche à cette dernière branche de salut, et me rappelant que madame T. . loge rue Grange-Batelière , je me fais conduire , non chez moi, — le temps me manquait absolument — mais au passage de l'Opéra. J'y descendais à neuf heures dix minutes. Plusieurs brosses officieuses s'emparent de moi ; je répare , tant bien que mal , le désordre de ma coiffure ; de mon chapeau mouillé je fais un claque , par une opération qui ressemblait fort à un bain de siège. Enfin , à demi sec , à peu près coiffé , presque décemment vêtu , je suis introduit dans le salon de madame T. . .

— Où j'étais.

— Et où sa cousine n'était pas. Je te prie de croire que je n'acceptai pas ta présence comme une compensation.

— Hé , n'en dis pas trop de mal. Elle te sauva une entrée passablement ridicule. Je te vois encore , pâle comme le spectre de Banquo ( je cite Shakspeare , moi aussi ) , les cheveux collés aux tempes , enveloppé d'une espèce de brouillard humide , et , nonobstant ce , sur les lèvres , le sourire agréable du danseur en retard. Madame T... te couvrait déjà de son regard moqueur; la bouillotte et le whist levaient sur toi des yeux surpris , et. . .

— Oui , tu vins à mon aide, j'en conviens, en parlant de ce bal où tu devais me conduire.

— Et surtout en te disant prévenu de l'accident qui avait métamorphosé en soirée ordinaire le bal projeté de madame T. . .

— D'accord ; mais , pour être un peu moins absurde , on n'en est pas moins malheureux. Tu me fis prendre ta place au


U PETi-

jeu, ce qui ne m'amusait guère. J'y perdis une vingtaine de louis au son d'un exécrable piano sur lequel tapotait une virtuose de sept ans et demi : chacune de ses fausses notes me


donnait une distraction et me coûtait un écu. J'y gagnai en re- vnnche un rhume atroce dont je ressens ce matin les premières atteintes , et ceci me promet une semaine agréable.

— Un rhume , à la bouillotte !

— Sans doute. J'ai eu l'honneur de te dire que ma chaussure , passablement vernie au dehors , était , en dedans , une sorte de marécage.

— Mais, avant de jouer, tu avais passé une grande demi- heure à te rôtir près delà cheminée...


DE LA VIE HUMAINE. 15

— Où j'ai roussi les basques de mon habit , sans que mes pieds s'en soient ressentis le moins du inonde, grâce aux chenets rocaille de madame T... Tu les connais, avec leurs Amours bouffis , perdus dans un épais feuillage. . . et tu sais si cette haie de cuivre est perméable aux rayonnements du calorique.... Le dos sous l'Equateur , les mollets en Norwége , sois assuré que j'ai bien souffert!... continua Faustus en s'agitant sur son fauteuil , de façon à me faire comprendre que son pied n'avait pas seul à se plaindre.

— Après tout, lui dis-je par manière de consolation , ce ne sont pas là de bien grands malheurs. . .

— Justement! c'est ce qui les rend insupportables. Beau mérite qu'on a , vraiment , à se consoler d'un grand malheur. . . Le grand malheur est prévu , d'abord. . . Ayez cent mille francs çn dépôt chez le plus vertueux , le plus dévot notaire de Paris. . . Il fait une faillite de huit millions. . . Soyez sous-préfet, un coup de bascule parlementaire vous ôte votre habit brodé. . . Selon que vous êtes emménagé , votre maîtresse , voire votre femme, s'en va quelque matin courir les champs en compagnie d'un céliba- taire immoral. . . Tout cela est prévu , et ce n'est pas , d'ailleurs , ce qui pouvait vous arriver de pire. . ; Voilà pourtant ce qu'on appelle de grands malheurs ; et , pour ces grands malheurs , vos voisins n'ont pas assez de consolations ; la sympathie publique s'en émeut. Ruiné , mille obligeantes protections se mettront en campagne afin de vous avoir un emploi lucratif; destitué , vous entendez un concert de malédictions contre le gouvernement et d'éloges pour vous, exécuté par des gens que vous n'avez jamais approchés de vingt lieues... Vous êtes célèbre , vous passez à l'ordre du jour. . . Une vie tout entière de travaux utiles ne vous eût pas valu le quart des mentions honorables qu'on prodigue à votre disgrâce... Quant à mon troisième échantillon de grands malheurs, il a tant de compensations que je me dispenserai d'en citer une.

Mais les Petites Misères ! ! ! . /.

Elles vous frappent d'abord presque à votre insu. . . Vous ne savez d'où vient le sourd malaise qu'elles répandent en vous..,


• I , à la fin , Inruque vous en constatez lu cause , elle vous parait mesquine, puérile, ridicule. A quel ami si intime la contierez- vous, qui soit capable de tous prendre en pitié? Votre mère un-ine en rirait. Quel acte extérieur d'irritation justifieraient- elles! Et cependant... être à la fois malheureux et moquablé , furieux et condamné au silence , être ravalé à ses propres yeux par une souffrance infime, avilissante... comme le lion de la fable , se tordre sous l'aiguillon fréquent de quelque inattaquable moucheron... C'est odieux, sais-tu?

— A la bonne heure , repris-je plus ému que je n'en Voulais faire semblant par cette tirade de mélodrame. Cependant, per- mets-moi de penser que tu exagères. . .

— J'exagère, dis-tu. . . j'exagère. . . Voilà comme ils sont tous, ces hommes au grossier épiderme, aux sensations émoussées, aux nerfs durement trempés... Ah! j'exagère... Eh bien, pour te punir de ce mot, je veux dessiller tes yeux... je veux te montrer la vie comme elle est , fatalement tissue de maux sans dignité, de contrariétés lilliputiennes ; je veux...


III.


Halte-là, mon camarade ! — et je me versai une tasse de thé ; — tu passeras plus tard aux généralités philosophiques : pour aujourd'hui , conte moi ton suicide.

— Mon suicide?... dit-il en hochant la tête ; avec toutes ses causes , ce serait une bien longue histoire. . . et bien lamentable ! Te sentirais-tu le courage d'écouter , chapitre à chapitre , les Mémoires d'un homme triste ?. . . Oh ! reprit-il , laisse là ce sourire incrédule , et , puisque tu fais le brave , apprends , à tes risques et périls , quel est ton ami.

Chaque organisation matérielle, comme chaque animal phy- sique , a ses instincts , sa conformation nécessaire , ses immua- bles organes. Il est des êtres que le malheur frappe à coups redoublés sans les atteindre jamais. Acharnée contre eux , la Providence — fantôme elle-même — lutte contre des fantômes. Heureuses et légères créatures !

Moi , bien au contraire. . . j'offre de tous côtés prise à la souf- france. Tu connais ces substances délicates où le doigt ne se pose jamais si léger qu'il n'y laisse une empreinte ineffaçable. . . ou , mieux encore, tu as vu ces surfaces métalliques savamment préparées qu'un simple rayon de lumière creuse comme ferait le burin : telle est ma sensibilité. L'idée seule du malheur y grave une profonde image , un souvenir longtemps pénible ; et cette faculté d'assimilation est chez moi poussée si loin , pour tout ce qui est douloureux , ou seulement contrariant , ou incom- mode , ou ridicule , qu'elle me rend l'écho fidèle et affligé des plaintes d'autrui , le miroir chagrin , et grossissant par là même, des peines dont je suis témoin. Or. . .

J'avais beau suivre de toute mon attention cette tirade meta-' physique , elle ne me présentait aucun sens précis.

3


18 PETITES MISÈRES

— Pour Dieu ! m'écriai-je incliné en avant, passe de la défi- nition à l'exemple !

— L'exemple n'est pas loin , reprit-il attachant sur moi un ironique regard. Dans ce moment-ci, je souffre de l'excessive contention d'esprit que je t'impose. Je vois avec regret une aspersion de thé vert tomber sur ton plus beau pantalon ; je compatis même d'avance à l'impression désagréable que tu ne salirais manquer de ressentir quand ce tiède breuvage, refroidi par degrés. . .

Je me regardai , sans le laisser achever. Il disait vrai. De ma tnsse , penchée comme l'urne symbolique de tous les fleuves que


la sculpture taille dans le marbre , s'échappait en filets une sorte de sirop blanchâtre et parfumé.

— Corbleu ! . . . — Et j'allais me lever en sursaut ; mais Faustus, posant sa main sur mon bras , poursuivit avec un calme admi- rable :

— Tu ne vois en ceci qu'un inconvénient facile à réparer. n'est-il pas vrai '. Ma garde-robe est là ; tu peux changer immé- diatement. Ainsi, tu te consoles, jeu suis certain, sloïque impassible...


» »


.«ttirnir ï'rn titffptr à «i fcc« (0*»It. j'ai VU, »nn« an bm»ît ■ »rnr que K rnitn, »(• ittultat* bitn plu (MiltU.


DE LA VIE HUMAINE. 19

— Te moques-tu t. . . Je. . .

Sa voix domina la mienne encore une fois, et son geste impé- rieux me retint à ma place :

— ... Tandis qu'au contraire je devine , moi , tous les désastres qui doivent résulter de cet arrangement, en apparence si simple et si bien entendu. Plus petit , mais en revanche beau- coup moins svelte que tu ne Tes, en te prêtant une de mes culottes, je t'inflige un véritable supplice. Tu ne marcheras plus, tu ne t'asseoiras plus impunément. Ce n'est pas tout : si, au sortir de chez moi, tu rencontres quelque personnage ayant des droits à ton respect, surveille alors les témoignages imprudents de ce sentiment louable ; faute de ménager avec soin l'angle nécessai- rement très-ouvert de ta révérence, bretelles et sous-pieds casseraient à la fois ; et la ceinture, que ta maigreur rend inutile, laisserait couler à tes pieds la seule portion de tes vêtements que la loi déclare indispensable. Par suite...

— Au diable ! m'écriai-je en me dégageant avec violence pour m'essuyer.

Mais ce mouvement si brusque devait avoir des conséquences fatales. Le guéridon sur lequel on avait servi, heurté tout à coup, vacilla deux ou trois fois sur lui-même, et, se décidant enfin à tomber , dispersa sur les riches tapis de Faustus un tête-à-tête chinois assez laid pour être fort prisé. Un flot de crème, accom- pagnant dans leur chute les éclats de la porcelaine , leur fit une espèce de mer écumeuse, au sein de laquelle ils formaient comme un archipel aux mille couleurs. Faustus regardait ces dégâts d'un air mélancolique.

— Là ! dit-il enfin. . . voilà ce qu'il en coûte pour enseigner la vie à des étourneaux de cette espèce ! Encore dois-je m'estimer heureux d'en réchapper à si bon compte. J'ai vu , dans un bou- doir mieux orné que le mien , des résultats bien plus complets.

Sans lui répondre, tant j'étais confus, je cherchais des yeux une sonnette.

— Par le ciel , ne bouge pas ! reprit vivement mon ami ; les sonnettes me sont fatales ; j'y ai renoncé depuis longtemps.

Il siffla. Baptiste ne parut point. Les moments étaient pré-


20 PETITES MISÈRES

cieux : Faustus , impatienté , courut en personne dans son anti- chambre. J'entendis le bruit d'une porte qui s'ouvrit précipi- tamment , suivi d'une exclamation étouffée :

— Euh!...

— Ah!...

— Peste soit de l'imbécile ! . . .

— -Dam !... Je ne savais pas , moi.., Monsieur m'avait ap- pelé . . . J'arrivais en toute hâte.

Ici Faustus rentra , tenant à deux mains son nez ensanglanté.

— M ontivon tout pur ! me cria-t-il. . . Qu'en dis-tu ?

Rien ne s'accordait mieux avec la solennité de cette tragique apostrophe que la mine effarée de Baptiste à l'aspect des débris dont le tapis était jonché.

— Bon Dieu! bon Dieu! dit-il en joignant les mains... les tasses de madame la vicomtesse !

Et Faustus soupira.

— C'était donc un souvenir? me hâtai-je d'ajouter, empressé de détourner la conversation .

— Un triste souvenir ! murmura mon ami.

— Tu vas me conter cela , continuai-je.

— Soit , dit-il quand Baptiste fut sorti . . . Mais tu m'écouteras . — Je t' écouterai.

— Sans distraction ?

— Sans distraction.

Il vérifia une dernière fois l'état de son nez , alluma une ci- garette et s'enfonça dans sa bergère.

— J'avais un frère aîné , commença-t-il , et la fortune de ma famille consistant presque uniquement en un majorât , je voyais s'ouvrir devant moi un avenir de misère , auquel je me sentais assez mal préparé , lorsqu'un jour mon père, homme fort avisé, me manda près de lui , dans son cabinet de travail.

C'était une entrevue solennelle, dont le résultat devait influer sur tout mon avenir. Il s'agissait de savoir, en effet, si j'étais capable de lutter par moi-même contre les difficultés d'une vie


DE LA VIE HUMAINE. 21

indépendante , où il me fallait courir les chances serviles d'un quêteur d'héritages auprès d'une vieille grand'tante que j'avais en province.

Le malheur voulût qu'au moment on le précepteur de mon frère vint me chercher, je tusse aux prises avec les inconvénients d'un noviciat illicite . Je m'essayais alors à fumer, malgré les


défenses expresses de mon père, et n'eus que le temps de cacher dans l'une de mes poches la pipe qui me servait à lui désobéir. Comme si ce n'était assez de cette cause d'embarras — et tu comprends qu'elle suffisait, pour me fermer la bouche — je trou- vai mon père dans un attirail peu en harmonie avec la majesté de ses discours. Très-vénérable d'ailleurs , il avait le malheur de porter perruque. Ce jour-là, une préoccupation bien naturelle, vu l'importance de l'entretien qu'il allait avoir avec moi, ne lui avait pas permis de donner à sa toilette tous les soins qu'il y apportait en général. Sa coiffure s'en ressentait plus que tout le reste. La légère frisure destinée à parer son occiput se trouvait,


22 FeïiTes misera

par un renversement tout à fait bizarre, ombrager son front , ordinairement dégarni. On eût dit ces papillottes ratatinées que les muscadins du Directoire appelaient des oreilles de chien. Place là-dessous un front plissé, des regards sérieux, tout l'exté- rieur d'un sermon en trois parties, et fais-toi, s* il est possible, une idée de la peine que j'eus à ne pas perdre contenance.

Les paroles de mon père furent — je le garantirais — tout ce qu'il fallait pour faire sur moi l'impression salutaire qu'il en attendait ; mais le moyen d'être pathétique avec une perruque sens devant derrière ! et , cet inconvénient à part , comment obtenir une attention soutenue , des réflexions rassises , des réponses convenables d'un jeune fumeur tout entier au trouble d'un flagrant délit? Flagrant est ici une expression très -peu métaphorique, car, l'exorde paternel à peine terminé , je sub- odorai autour de moi quelques parfums révélateurs qui m'ef- frayèrent sérieusement. Sans faire semblant de rien , glissant la main sous les pans de ma redingote , je vérifiai par là que mes plus sinistres conjectures risquaient de se réaliser. La pipe maudite n'était pas éteinte , et menaçait d'incendier mon chétif individu, ni plus ni moins qu'un théâtre royal ou une flotte anglaise. Par bonheur, la combustion n'avait pas étendu bien loin ses ravages , et mon pouce , énergiquement appuyé sur son foyer central , pouvait encore suffire à les arrêter.

J'y parvins , nouveau Scévola , au prix d'une légère brûlure : mais le trouble où m'avait jeté cet incident inattendu réagit naturellement sur mon attitude et mes discours. Mon père — actuel comme le sont les hommes positifs — tout entier à son examen, me jugea décidément stupide. A peine me fit- il l'honneur de s'en étonner, et mon départ pour la province fut à l'instant même décrété , conclusion logique d'une perruque mal mise et d'une pipe mal éteinte.

Le cœur dévot et les habitudes sédentaires de sa parente étaient si bien connus de mon père, qu'il n'hésita point à m'envoyer vers elle sans la prévenir du parti qu'il prenait à mon égard. Cette insouciance me valut le bonheur d'arriver à trois heures du matin dans une auberge de province , et un tête-à-tête de cinq


DE LA VIE HUMAINE. 23

heures, sous le manteau d'une cheminée de cuisine, avec la plus hideuse et la plus sordide Maritorne qui se puisse imaginer.

A neuf heures, enfin, je débarquai chez madame de Saint- Souplet, née Cécile Michon , ma grand'tante par les femmes. Un premier coup d'oeil jeté" sur cette respectable veuve et aux environs , m'apprit qu'elle avait un petit salon gris , une grande demoiselle de compagnie tirant sur le jaune , un châle noir , et un énorme angora , rond comme un vieux juge , qui participait de toutes ces agréables couleurs. Je lui savais, en outre, grâce à mon père, quinze bonnes mille livres de rente. Le salon, le châle et la demoiselle de compagnie me parurent affreux ; le chat, sur lu queue duquel je m'aventurai , miaula tres-désngréablement ;


les quinze mille livres de rente continuèrent seules à me sourire, car ma grand'tante. lorsque je me fus nommé, m'adressa ces simples paroles : — Bonjour, neveu ! avec une inflexion de voix si caressante qu'autant valait dire : — Bonjour, mon héritier !

Cette allocution, faite pour me ravir d'aise, sembla ne pas produire la même impression sur mademoiselle Angélique Mi-


24 PETITES MISÈRES

uhon, qui, je l'appris plus tard, était non-seulement la compagne, mais encore la parente fort éloignée de ma grand' tante. Cette chaste fille , dont la vertu trop longtemps conservée me parut avoir tourné à l'aigre, me jeta un regard enflammé de jalousie que je surpris derrière les lunettes vertes sans cesse à cheval sur son ascétique nez.

Du reste , ce mauvais mouvement eut à peine la durée de l'éclair t et les deux femmes se disputèrent aussitôt le soin de me rendre très-malheureux à force de prévenances.

Ma tante voulut me prouver que j'étais enrhumé, pour me faire avaler je ne sais quelle décoction par elle inventée. Made- moiselle Angélique , sous prétexte que je devais avoir « besoin de prendre « , bien que je me fusse égosillé à l'assurer du con- traire , prétendait à toute force partager avec moi le monceau de tartines beurées qui accompagnait son café virginal. Étourdi de leurs piaillements affectueux , je ne savais auquel entendre ni où donner de la tête , lorsqu'une quatrième voix domina le tumulte en me demandant sur un ton familier :

— As-tu... déjeuné?... As-tu... déjeuné?...

— Mais certainement... merci! répondis-je d'abord dans mon trouble. Cependant, un peu surpris, je tournai la tête vers ce nouvel interlocuteur.

C'était une vieille perruche qui , du haut de son perchoir ,

contemplait gravement le désordre causé par ma présence. Je

ne sais ce qu'elle pensa de ma réponse à ses questions , mais

elle se mit incontinent à chanter un refrain qui pouvait passer

' pour une allusion sanglante à mon état d'ahurissement :

Quand je bois du vin clairet,

Tout tourné, tout tourne; Quand je bois du vin clairet , Tout tourne au cabaret

Telle fut mon entrée chez ma grandtante. Je commençais , sous ces rudes auspices, mon apprentissage d'aspirant à une succession.


Triste métier... crois-moi ! continua Faustus. Sais-tu ce que c'est que de se trouver, quinze heures par jour, l'objet d'une sollicitude minutieuse et tracaseièreî d'être persécuté de pré- venances, assassiné d'attentions et de soins continuels! Non. Eh bien ! tu peux en toute confiance souhaiter ce destin à tes ennemis les plus intimes.

J'étais le Vert- Vert, l'enfant Jésus, le fétiche de ces deux béguines. (Oh! ma grand' tante, pardonnez-moi ! ) Des le matin, elles chuchotaient à ma porte , complotant contre leur infortuné favori quelque douceur imprévue, qui m' apparaissait sous la forme d'une tasse de café trop sucré ou de chocolat trop épais.


J'avais beau protester contre cette invasion de mon domicile. Ma grand' tante me traitait, en se moquant , de - Spartiate pour


26 PETITES MISÈRES

rire** , et m'assurait qu'au fond j'étais charmé de ses visites ma- tinales. Angélique Michon eut d'abord quelques scrupules à pé- nétrer dans la chambre d'un jeune homme encore au lit ; mais , voyant que sa pudeur donnait barre sur elle à ma grand* tante , elle se laissa rassurer : — Je n'étais , après tout , «qu'un enfant, «  et, sous ce prétexte , il n'est pas aisé de savoir à quel excès de familiarité nous serions arrivés, si je n'avais mis plus que de la froideur à repousser une multitude de bons offices quelle s'offrait à me rendre ! Un seul fait te donnera une idée de ces abomi- nables dorloteries : après deux mois de séjour , j'avais déjà neuf paires de pantoufles , onze calottes grecques diversement enjoli- vées , et un nombre démesuré de bretelles sur canevas.

Tu dois comprendre qu'ainsi câliné , j'étais soumis à la complaisance la plus illimitée. Comment refuser de tenir les écheveaux de laine ou de soie qu'Angélique Michon dévidait à mon intention! Pouvais-je me gendarmer contre ma tante , de ce qu'elle voulait assaisonner elle-même tout ce qui m'était servit... Dieu sait, cependant, si j'ai maudit cette manie particulièrement insupportable dans une bonne vieille aussi ba- varde qu'édentée !

Et le boston, mon ami ! — et la Gazette de France à lire tout haut d'un bout à l'autre , — quand ce n'était pas une médisance de 1770 à écouter avec résignation pour la quatorzième fois ! — et la perruche qui m'avait pris en grippe , me mordant jusqu'au sang lorsque mes doigts passaient à sa portée ! — et le gros angora, qui, au contraire, préférait, je ne sais pourquoi, mon giron à toute autre niche ! — et le bonheur d'aller à la messe de midi, le dimanche, chargé du sac de ma grand' tante, de sa chauffrette, de son coussin à vent; — mais surtout, ô cruel souvenir! — d'Aiigélique Michon en personne! Si tu l'avais vue alors se pavaner et sourire , enfoncer jusqu'au coude son grand bras étique sous le mien , et me mettre sous le nez , dix fois par rue , ses lunettes vertes étincelantes de ravissement !

Ma tante marchait derrière nous , qui , s'admirant dans notre bonheur, disait à ses connaissances , accoudées au rebord de leurs fenêtres :


— Ces chers petits !

A ce mot , tu devines sans doute ce que je n'ai pas encore voulu l'apprendre. La bonne vicomtesse avait résolu — rien que d'y songer me donne le frisson — elle avait résolu, mon ami, de greffer une seconde fois le nom des Michon sur celui de ma noble famille... Horreur! ! !

Des que je pus soupçonner ses intentions perfides, je me hâtai de les dénoncer à mon père, espérant bien ne pas recourir vaine- ment à sa tendresse dans un péril aussi grand. J'annonçais, au reste, desprojets de départ immédiat. Aussi, courrier par cour- rier, m' arriva une réponse qui m'enjoignait : 1* de rester au- près de ma tante ; 2* de ne décourager en rien l'attachement qu'elle et sa parente voulaient bien me témoigner ; 3° de ne prendre , jusqu'à nouvel ordre , aucun engagement positif.

Ce dernier paragraphe me fit réfléchir. Mon père, croyant


28 PETITES MISÈRES

avoir affaire à un sot , ne me découvrait point ses intentions se- crètes. Je les devinai. Il s'agissait de gagner du temps et d'ar- river à un testament dans lequel , en me laissant ses biens , ma grand' tante, rassurée par ma bonne volonté pour Angélique, n'insérât point quelque clause dangereusement impérative.

Je pris donc mon parti très-effrontément, et m'aguerris à me laisser montrer au doigt comme le futur époux de la maigre Michon. Je me chaussai de ses pantoufles et je portai ses calottes , mais en me jurant bien que , vertueuse ou non , elle ne me coifferait jamais d'une autre manière.

Néanmoins, je n'avais pas su me faire un front tellement rebelle à la rougeur, que je ne fusse parfois très-honteux du rôle que m'imposaient les calculs paternels.

L'habitude , à la vérité ,. m'avait bronzé contre les regards des bons bourgeois de la petite ville qu'habitait ma tante ; je savais, d'ailleurs, que ma conduite leur devait sembler toute naturelle. Mais un jour — nous nous promenions au bord de la rivière — je portais l'ombrelle de ma cousine, le quatrième volume d'un roman que lisait madame de Saint-Souplet, et je ne sais quelles autres marques de mon indigne servage — lorsqu'un magnifique chien de Terre-Neuve, franchissant tout à coup le fossé qui bordait la route, vint tomber aux pieds d'Angélique. Mon aimable parente poussa un cri de frayeur, et , dans mon dévouement , je mis l'om- brelle en arrêt, assez pareil, grâce à mon attitude chevaleresque, à ces mamamoucbis indiens que les papiers peints d'auberges nous représentent chassant le tigre royal. Au même instant, j'entendis retentira mes oreilles un des plus francs éclats de rire qui jamais les ait offensées.

— Bravo , Faustus ! à merveille , fier paladin ! me cria un jeune homme qui venait, lui aussi, de sauter sur la route ; et je reconnus celui de tous mes amis que je me souciais le moins de rencontrer en cet instant: — Raphaël G***, l'artiste joyeux, libre et railleur par excellence. Il salua poliment ces dames, mais ensuite recommença de plus belle à se moquer de moi.

Quiconque connaît les phénomènes de la distraction ne sera


DE LA VIE HUMAINE. 29

pas étonné que le nom de Raphaël, jeté à l'improviste dans le récit de mon ami, ait agi sur mes pensées comme un coup de fusil sur une bande de pigeons fuyards. Ce nom me rendit le souvenir longtemps effacé du temps joyeux où je partageais avec Raphaël une mauvaise mansarde d'hôtel garni.

Je me rappelai successivement , et dans un ordre dont la logique m'échappe , notre vieille femme de ménage ; — l'effroi qu'elle avait de nos mœurs dissolues et de nos redoutables ya- tagans ; — le jour où , pour la punir d'avoir mal ciré nos bottes , Raphaël lui fit manger, le poignard sur la gorge, tout le contenu d'un sucrier, par hasard fort bien rempli; — la frayeur qu'elle nous inspirait, en revanche, quand revenait, chaque mois, le jour du terme; — nos ingénieux expédients pour ne pas mourir de faim ; — toute notre existence, tout notre crédit reposant sur ma montre en or, pèlerine assidue au Mont-de-Piété. . .

Ceci m'amena naturellement à réfléchir sur l'utilité d'une montre , bonne à toute autre chose qu'à savoir l'heure.

— L'heure , me disais-je , et qu'importe ! Marquée ou non par l'aiguille, ne passe-t-elle pas, lente ou rapide, suivant qu'elle est remplie de tristesse ou de joie ? Le rang qu'elle occupe , la place qu'elle tient ont-ils donc besoin d'être exactement définis, et sa valeur en dépend-elle jamais d'une manière essentielle t. . .

Faustus , cependant , continuait son récit , sans s'apercevoir qu'il se racontait à lui-même , le plus inutilement du monde , les souvenirs de sa jeunesse. . .

—A moins , poursuivis-je , qu'on n'ait un rendez-vous. . . un rendez- vous d'amour... Et ce mot gracieux évoqua devant moi un fantôme plus gracieux encore.

Un rendez-vous de Thérésa, par exemple... Mais alors je songeai aux terribles moustaches du colonel , que je me figurais surprenant un adorateur éperdu aux pieds de sa fille. . .

Faustus interrompit ce rêve en me demandant tout à coup : — Qu'en penses-tu î


30 PETITES ME&RKB

Je n'en pensais rien du tout , ne sachant pas même de quoi il s'agissait.

— C'est selon, répondisse à tout hasard, avec un mouvement de tête des plus judicieux.

Mon ami s'enfonça de plus belle, après cette explication lumi- neuse , dans son récit inécouté. Pour moi , je revins au colonel , dont je me plus à rasséréner la physionomie farouche , au point d'en faire un beau-père tout à fait agréable. Mes soins assidus devaient adoucir ce caractère ombrageux et maniaque. Déjà j'étais admis assez familièrement chez lui. Ne m'avait-il pas invité à déjeuner f ne devais-je pas les accompagner ensuite , lui et Thérésa , dans les salons de Zimmermann , où se donnait une matinée musicale au bénéfice d'une émigration politique! J'avais les billets en poche. . .

Et quel jour, au fait, ce bonheur m'était-il promis? quelle heure m'avait été fixée ! Malédiction ! le jour était celui-là même où nous étions ; quant à l'heure. . .

— Faustus, m'écriai-je, quelle heure est-il î

— Ma foi , je n'en sais rien , répliqua-tril assez sèchement , contrarié qu'il était d'une si brusque interruption.

Je me levai , déjà transi de frayeur, pour regarder la pendule : la pendule impitoyable était arrêtée.

— Ta montre ? demandai-je à mon ami , le cœur serré par une anxiété mortelle.

— Elle est par là... je nç sais où... mais ne t'y fie pas : elle avance ou retarde toujours de plusieurs quarts d'heure.

— Miséricorde ! . . . et Baptiste !

Baptiste nous ayant vus installés autour d'une histoire , et connaissant l'humeur conteuse de son maître, avait à petit bruit pris sa volée.

Dans mon incertitude, je n'avais rien de mieux à faire que de l'imiter. Je me précipitai donc au bas des degrés , et pris ma course à travers des rues que je n'avais jamais vues si populeuses. Tout devient obstacle à l'homme pressé : ici , sa canne accroche le mantelet d'une belle dame ; plus loin , son épaule se heurte à la hotte d'un chiffonnier ; une voiture de déménagements , qui en


DE LA VIB HUMAINE. 31

occupe toute la largeur, lui ferme l'accès d'une me étroite. Poux éviter un panier de boucherie sanguinolente , il trébuche sur un tas de pavés qui s'écroulent et broient ses pieds , cependant qu'un baquet lui brise les reins , et que , pour faire diversion , deux ou trois nacres menacent de lui passer but le corps.


Poussé, heurté, coudoyé, contrarié, j'étais en outre essouflé. Un point de côté qui faillit me priver de toute autre espèce de sentiment, se chargea de me rappeler à celui des convenances. J'arrivai haletant encore , en nage , le mouchoir à la main , dans la salle à manger du colonel.

Mais , hélas l il était trop tard ... Sa fidèle Nanon achevait de ranger dans un placard les débris du déjeuner qu'on venait de finir sans moi ; et, avant que ma courte haleine m'eût permis de lui demander où étaient ses maîtres, la porte du salon s'ouvrit.

Le colonel parut , plus refrogné que jamais dans aes épaisses moustaches. Tbérésa était avec lui, toujours jolie, malgré la moue dédaigneuse qui déforma ses traits lorsqu'elle m'aperçut.


32 PETITES MisÈHKb

Ne venait-elle pas d'échanger une charmante toilette parée , dont elle comptait bien se faire honneur ce jour-là , contre un simple négligé de promenade?

Le colonel aurait voulu dissimuler le mépris que lui inspirait mon inexactitude si peu militaire : mais les formules n'avaient pas coutume d'arriver à son premier appel. Aussi murmura-t-il d'abord quelques syllabes inarticulées, en me montrant de sa canne , par un geste solennel , l'énorme cadran où se lisait mon crime en caractères imposants. J'étais en retard d'une heure quarante-cinq minutes.

Le ciel m'eût-il donné l'éloquence plus qu'humaine de Tyr- tame, surnommé Théophraste, je n'en aurais pu faire le moindre usage , tant je subissais encore l'influence pneumatique de mon effréné galop. Ma pâleur, mon silence, mes cheveux en désordre, tels étaient les seuls arguments que j'eusse dans le moment à ma disposition. Ils m'auraient peut-être concilié l'indulgence de Thérésa, car je crus voir ses regards s'adoucir, et quelque chose comme l'ombre d'un sourire poindre au bord de ses lèvres rosées. Mais le colonel fut inflexible. La difficulté qu'il éprouvait à me pardonner était en raison de celle qu'il trouvait à s'expliquer convenablement. Jusqu'alors il n'avait encore que balbutié son exorde , consistant en syllabes détachées, telles que :

— Brrr ! . . . cheheh ! . . . vvv w ! . . . ssss ! . . .

Après un tel début, pressé de conclure par quelque chose de foudroyant, il prit le bras de sa fille, passa devant moi presque sans ôter son chapeau , et me lança ce trait chargé d'une ironie mordante :

— Monsieur, j'ai bien l'honneur de vous saluer. Ce qui n'était nullement synonyme de :

— Au plaisir de vous revoir.

Outre l'intérêt à douze pour cent du capital qu'elle représente, on voit ce que peut coûter une montre imprudemment confiée au Mont-de-Piété.


..Cane montrant Ht srt (aimt, pat un jtitt mWnntL, L'dwrmr fûïrnn ci st limit Mon ttimt <n cnnictirtt impoianti.


• I


Je revins chez Faustus dans un accès de misanthropie plus facile à Concevoir qu'à décrire . Il était resté sur le même fauteuil , les pieds posés sur les mêmes chenets, et tournait ses pouces l'un autour de l'autre par un même mouvement automatique.

En écoutant ma déconvenue , que je lui racontais assez tris- tement , il laissait prendre à sa physionomie une expression non équivoque de joie triomphante. Puis , quand j'eus fini , étendant la main vers son secrétaire ouvert , il y saisit un portefeuille de maroquin brun déjà plus qu'à moitié plein de notes et de cahiers manuscrits.

— Que vas-tu faire!. lui demandai-je.

— T'ajouter à ma collection, répliqua-t-il en écrivant quelques lignes... Tu es Petrns... et de cette pierre je prétends grossir mon noir édifice. La harangue du colonel n'est pas à dédaigner.

— Malpeste ! quelle sympathie ! . . .

— Le chirurgien a-t-il pitié des cadavres qu'il dissèque, après dix ans de pratique!... A-t-il même pitié de la chair vivante qui frémit sous son scalpel!... Pourquoi, par mes souvenirs personnels et mes observations sur les autres, ne serais-je point endurci comme doit l'être , à la longue , un professeur de l'Hôtel- Dieu ! Pourquoi les Petites Misères n'auraient-elles pas en moi un analyste calme et serein, un prosecteur tranquille et souriant! Arracher des dents, plonger le bistouri dans une cervelle mise à nu, scier des os , éteindre un fer rouge dans un sanglant lacis d'artères cautérisées. . .

— Assez ! assez ! m'écriai-je ; laisse là ces horribles images, qui me donnent le frisson et me soulèvent le cœur. Supplice pour supplice, j'aime encore mieux tes histoires que tes atroces comparaisons.

— Merci pour les premières. . . Au reste , elles sauront bien se venger du compliment.

Et il reprit :

— Raphaël , donc , se moquait de moi . Je l'arrêtai noblement


34 PETITES MISÈRES

en l'engageant à dîner. Il accepta sans façon , et comme , nonobstant ce , il continuait ses froides railleries , je me permis de l'envoyer au diable.

Il aurait bien fait d'y aller. Lorsque nous rentrâmes chez ma grand' tante , la cloche du dîner n'avait pas encore sonné. Justement fiere de ses laitues et de ses marguerites , madame de Saint-Souplet voulut les montrer une à une à l'infortuné


peintre, qu'en punition de ses railleries déplacées j'abandonnai sans remords à cette exhibition de produits naturels. Cependant j'étais remonté dans ma chambre pour faire à ma toilette les changements requis par le sévère décorum que professaient mes affectionnées parentes.

Tout à coup un bruit étrange s'éleva dans cette paisible hnbi-



«y


3c t tonnai ma taiilt pimtt, 9lri|tlifU( fncituft t mon ami icnfimtiii, la cnUimcrr aut ubolt, u jintt Mn* It* ctnnrn, jncuawitttr iimngiit, la puniitt en fuit*, <Spuritk kuI , fttntrur tt tout cm m-ittr, uuiti fttr (I aiuti tranquille un' il (ÙI pu l'ftrt Ofttf Mit wi<laiv< lijitimt.


DE LA VIE HUMAINE. 35

tation. Ce furent d'abord trois ou quatre miaulements sauvages, tels qu'un ténor italien n'en a jamais lancé au plus enthousiaste auditoire. Un sourd murmure suivit, entrecoupé de ces râles sinistres, étouffés , frémissants , de ces souffles sans nom par les- quels les individus de la race féline trahissent leur fureur ou leur effroi. Jalouse de faire sa partie dans ce concert improvisé, la perruche y mêla une succession de fioritures criardes auxquelles répondirent immédiatement les clameurs* de la cuisinière et le bruit que produit un liquide quelconque subitement précipité sur des charbons ardents. Puis, du fond du jardin, arrivèrent cinq ou six coups de sifflet se succédant l'un à l'autre presque sans inter- valles , et deux voix , Tune mâle , l'autre femelle , celle-ci sup- pliante , celle-là impérieuse et colère , qui appelaient alternative- ment : — Dourak ! — Emeraude! — Polisson ! — Moumoutte!

Imprudentes réprimandes, qui servirent seulement à préci- piter la catastrophe ! Un aboiement féroce termina le drame musical auquel j'assistais sans le voir. L'air retentit de trois ou quatre gémissements modulés dans des tons divers ; et , quand la décence me permit d'accourir sur le théâtre des événements, j'y trouvai ma tante pâmée, Angélique furieuse, mon ami confondu, la cuisinière aux abois , le dîner dans les cendres , Moumoutte étranglée , la perruche en fuite. Dourak seul , l'auteur de tous ces maux , aussi fier et aussi tranquille qu'il eût pu 1 être après une victoire légitime. Le monstre se léchait les babines.

Nulla pestis humano generi pluris stetit , dit Sénèqtte en parlant de la colère , dans le beau traité qu'il a consacré à cette perturbation de 1 ame. Peut-être lui devait-il ce rude anathème à raison de quelque héritage dont elle l'avait privé. Je l'ai , du moins , toujours supposé , en me rappelant ma grand'tante au moment où , reprenant tous ses sens ( à l'exception du sens commun ) , elle arrêta sur moi son regard irrité. O instabilité des affections humaines ! ô double puérilité des vieillards ! ô puissance de cette bile noire qui surabonde en eux , selon Aristote ï Dans ce premier regard je lus ma condamnation. J'étais la cause pré- destinée , l'agent mystérieux d'une providence maudite ; bien mieux , j'étais le seul être, innocent ou non, à qui ma grand'tante


36 PETITES MISERES

pût faire expier le double malheur qui dépeuplait sa vieillesse.

Je ne sais si, dans cet instant fatal, elle ne prononça pas inté- rieurement quelque irrévocable vœu; je ne sais si sa rancune, excitée une fois, s'aigrit et se maintint par la seule influence d'Angélique Michon ; mais ce que je sais bien, c'est que plus tard, et lors même qu'elle fut revenue à des sentiments relative- ment adoucis , elle sembla , soumise à une nécessité funeste , ne plus se croire libre de me pardonner le crime de Dourak. Sa physionomie, tristement bienveillante, semblait me dire, comme le Maure de Venise à son lieutenant : — Je t'aime , Yago, mais tu n'es plus mon officier! — Cher neveu, je vous porte dans mon cœur. . . , mais vous n'aurez pas un sou de moi !

Et de fait , mon ami , lorsqu'après six mois de deuil et de regrets madame de Saint-Souplet s'éteignit, ayant encore à la bouche les doux noms d'Émeraude et de Moumoutte, de sa chatte et de sa perruche , l'ouverture de son testament m'apprit combien mes craintes étaient fondées. Un codicille, dont la date significative ne laissait aucun doute sur les motifs qui l'avaient dicté, révoquait les dispositions déjà faites en ma faveur, et transmettait à ma maigre parente la totalité des meubles et im- meubles, acquêts et conquêts , qui composaient la succession dodue dont j'avais été, quatorze mois durant, le très-humble serviteur. Comme fiche de consolation , ou plutôt comme sou- venir de mon désappointement , cet affreux déjeûner m'était laissé , que tu viens d'anéantir si à propos. Il représentait quinze mille livres de rente. En bonne justice, tu me devrais...

— Et ta cousine î dis-je aussitôt.

— Ah ! ne calomnions personne ! La Michon s'offrit à recon- struire l'édifice écroulé de ma richesse, mais à condition que je l'habiterais avec elle. Cette perspective me parut tellement séduisante , que , craignant de succomber à la tentation , je pris la poste dès le même soir.

— C'est singulier ! repris-je après un instant de silence.

— Quoi? me demanda Faustus. T'étonnerais-tu , par hasard, que j'aie refusé la main d'Angélique?


DR LA ME Ht'MAlNK. 37

— Non , répondis-je ; je songeais seulement qu'il y a des animaux comme il y a des hommes, des paroles, des lieux même, investis d'un pouvoir nuisible. Dourak était un chien désastreux.

— Bah!

— Je ne saurais te dire toutes les mésaventures que Raphaël lui devait, combien de propriétaires l'avaient expulsé de leurs maisons pour se débarrasser de son chien ; combien de duels cet animal incommode lui avait coûté ; sans compter qu'un jour, à la suite d'une discussion familière , Dourak oublia complètement les devoirs de sa profession , et faillit traiter son maître absolu- ment comme la chatte de ta grand'tante . Raphaël mit à le garder, malgré tout, une obstination philosophique. Tu vas juger s'il eut lieu de s'en repentir.

Notre ami n'a dû sérieusement se marier qu'une seule fois. Je ne sais s'il t'a jamais montré ou décrit son futur beau-père . C'était un admirable type de bourgeois parisien. Raphaël a rempli trois albums de toutes les charges que lui inspiraient la physionomie bénigne, la bedaine grassouillette et les petites jambes torses de ce délicieux personnage . On l'y voit non-seulement sous tous ses aspects humains, mais encore avec toutes les métamorphoses que la capricieuse imagination de l'artiste pouvait lui faire subir, en les empruntant à la botanique et à l' histoire naturelle .

Passons toutefois sur les ridicules de M. Godinet, compensés par les attraits flamands de sa fille Alida, et par un nombre fort raisonnable de rentes inscrites sur le grand-livre. Tu te feras, d'ailleurs, une juste idée des qualités morales qui caractérisaient cet être ingénu , quand tu sauras que , passionné pêcheur à la ligne , il avait aussi le goût des dîners sur l'herbe et des parties sur l'eau. Raphaël avait gagné son cœur par les éminents talents qui le distinguent entre tous les canotiers parisiens.

Jen'ai plus bien présents à l'esprit, par malheur, tous les détails de la rupture qui prévint cet hymen si bien assorti : seulement je me souviens qu'elle fut amenée par les contrariétés d'une prome- nade en Seine, durant laquelle Godinet, voulant faire l'entendu, engrava. deux fois le bateau qui portait Raphaël et sa future fa- mille : — un marchand de vin de l'île Saint-Louis, deux rentiersdu


38 PETITES MISÈRES

Marais, un adjoint au maire de je ne saisquel arrondissement, un épicier en gros, sergent-major de la garde nationale, et les dignes moitiés, les respectables épouses de ces honnêtes citoyens. Ne sa- chant comment tenir tête à tant de monde, Raphaël avait appelé à la rescousse le seul de ses amis qu'il pût espérer de mettre en rapport avec des natures commerciales. C'était malheureusement le plus aimable champion de la rouennerie errante, un parent de l'illustre Gaudissart, un commis voyageur esprit fort, pour qui rien n'était sacré, pas même le demi-gros, pas même le gros tout entier. Ses plaisanteries un peu risquées avaient, dès le début, indisposé contre lui, et, par ricochet, contre Raphaël, la plus no- table, et la plus grave partie de la société ; mais l'insouciant garçon ne faisait qu'en rire, et continuait à semer de tous côtés le coq-à l'âne, le rébus, le calembour, même la gaudriole équivoque, sans s'inquiéter si les éclats gazeux de son esprit effarouchaient ou non les susceptibilités de l'ombrageuse famille.

— Tais-toi. . . tu me perds ! lui disait tout bas Raphaël sur les épines.

—Allons donc ! ... ça me connaît ! . . . Pour les subjuguer, mon cher, il faut de l'audace, rien que de l'audace, et encore de l'au- dace. Je vais conquérir le beau-père. Laisse-môi seulement aborder ce marin d'eau douce.

L'infortuné que désignait cette impertinente périphrase, penché au bord dubateau, s'occupait à quelque innocente manœuvre, et la poche béante de son habit bleu barbeau laissait par malheur aper- cevoir une sorte de rouleau solide enveloppé dans du papier gris.

L'intrépide mystificateur, devinant au premier coup d'œil ce que pouvait être le paquet ainsi préparé, s'élança vers Godinetsur la pointe des pieds, non sans avoir, par un geste expressif, imploré le silence et attiré l'attention des assistants, qui ne comprenaient rien à cette manœuvre. Le rouleau délicatement escamoté :

— Donc, petit papa, s'écria tout à coup l'ami de Raphaël, nous songeons à faire vivre le monde? nous avons dans nos poches toutes sortes de nopces et festins ?

Que voulez-vous dire? je ne vous comprends pas, repartit le rentier parfaitement ébahi.


DE LA VIE HUMAINE. 39

Ah ! recommença l'autre , nous aimons le saucisson ? le sau- cisson mignon de Bologne? la fine mortadelle à l'ail î. . . Fi donc, petit papa ! Estrce là votre apport social dans un élégant pique- nique?

— Expliquez-vous, mossieu ! . . . J'ignore où vont vos paroles.

— Vous allez le savoir, homme que je vénère. Je hais le sau- cisson.. . ces dames l'exècrent. . . Raphaël le méprise. . . personne ici ne peut le sentir, surtout quand il est à l'ail.

— Mais encore une fois. . .

— Néant , petit papa ! . . . Enfoncée la mortadelle ! interrompit le commis voyageur d'une voix tonnante. . . et, passant le rouleau mystérieux sous le nez de Godinet , il le lança vigoureusement dans la rivière.

— Haie ! haie ! . . que faites-vous?. . . mon étui ! cria , quand il put crier, le beau-père un instant médusé.

— Un étui ! répétale commis voyageur stupéfait.

— En chagrin... quatre couverts... un étui de famille !

Ici le bruit d'un corps pesant qui tombait dans l'eau inter- rompit l'explication commencée. C'était Dourak. L'intelligent quadrupède , croyant qu'on avait fait appel à ses talents de na- geur, fendait l'onde amère avec un dévouement par malheur in- utile. L'argenterie de Godinet rie surnageait pas. Quand il se fut assuré que l'objet à rapporter avait complètement disparu , Dou- rak revint à l'arrière de la chaloupe, où, certain d'un bon ac- cueil , il s'élança sans scrupule , en secouant son épaisse crinière, d'où l'eau ruisselait à faire plaisir.

— Sango di me !.... c'est à présent que je suis compromis , pensa Raphaël , qui voulut sabir son chien pour accaparer les conséquences probables de cette folle équipée.

Mais Dourak n'avait garde de le laisser approcher. L'instinct parfait qui distingue sa race lui fit lire une certaine irritation sur la physionomie de son maître. Ce même instinct lui avait appris à compter, en pareil cas, sur l'intercession compatissante du sexe le plus tendre. Deux ou trois bonds le jetèrent entre les deux banquettes où nos bourgeoises étaient assises dans toute la pompe de leurs harnais de fête , et seulement là , se crovant en sûreté,


W l'EtlTES MISKB88

l'aimable animal répara le désordre de sa toilette , au grand

détriment de la leur.


— Encore! m'écriai-je en voyant intervenir le portefeuille brun , et Faustus prendre la plume derechef.

— Pourquoi pasï... Encore et toujours. .. car jamais peut-être les matériaux ne manqueront au recueil dont voici les éléments. . .

— Voyons ! — Et j'allongeai si dextrement mes doigts crochus, que je retirai un des manuscrits avant que Faustus eût le temps d'aviser cette brusque tentative de vol.

— Ceci, dit-il , figurera au chapitre des Amis indiscrets, qui forme la cent soixante-treizième Dissertation du Livre dix-sept.

Sans me laisser épouvanter par cette formidable menace , j'ouvris le cahier dont je m'étais emparé Il avait pour titre :


s


Dm» lu t pntitium ut noire ait clpiiiit! , pat>tnR£ LA VIE Ht MAINE. 43

taousseline ; quelque chose de frêle, de délicat,, d'éthéré ; chan- geante , insaisissable et prismatique comme une fumée blanche sous un rayon de soleil.

— Madame de ***!.. . Prenez garde ? ... On assure qu'elle a des relations avec la police. — Etc., etc., etc.

Pour les esprits ordinaires , ces solutions contradictoires en- gendreraient le doute et conduiraient à une tranquille expecta- tive; mais l'imagination d'Arnold, véritable volant, subit la brusque impulsion de tous ces coups de raquette, renvoyée qu elle est d une certitude à Y autre , du pôle nord au pôle sud , vingt fois par heure.

Il ira chez madame de***. — Il n ira pas. — Il se peut qu'il y aille. — Il ne sait s'il ira. — Pourquoi n'irait-il pas! — Pour- quoi irait-il? — On a beau dire , il ira. — Cependant il aurait peut-être tort d'y aller. — Bast ! il ira.

Quinze jours ou trois semaines se sont perdues en vaines déli- bérations , lorsqu'il prend enfin ce grand parti. Restent les diffi- cultés d'exécution. L'ami qui doit l'introduire est averti et l'attend. A l'heure dite , Arnold arrive. Sa tenue n'indique rien moins qu'un visiteur. Il a la barbe longue , les cheveux en dés- ordre, un paletot râpé. L'ami est en grande toilette, prêt à partir.

— Que diable ! mon cher. . .

— Veuillez m' excuser, interrompt notre homme; je ne saurais aller aujourd'hui chez madame de*** : il fait trop mauvais temps.

. — Trop mauvais temps ? . . .Plaisantez-vous ? . . . Pour traverser la rue ? Madame de *** loge à deux pas.

— Trop mauvais temps, reprend Arnold. Par ces temps-là on voit tout en noir. Madame de *** me rendrait responsable du brouillard qu'il fait ; elle me trouverait stupide, et n'aurait peut- être pas tort. Ces temps nébuleux abêtissent un homme.

La partie est remise. Arnold , par une belle matinée , se sent radieux , l'âme et l'esprit légers. Il se pare. 11 est charmant ; il se plaît et s'admire. Le voilà chez son ami. Mais celui-ci a été enlevé le matin même, au saut du lit, par une aimable lionne, et galope avec elle sur les vertes pelouses de Chantilly. Arnold s'arrache les cheveux et se voue aux dieux infernaux.


44 PL-fLTF.S MISÈRES

— Ces contretemps sont faits pour moi ! s'écrie-t-il. J'étais en veine, j'aurais plu. J'aurais triomphé. En deux heures je deve- nais intime; dans huit jours, on me donnait la fille de la maison, dotée à cette occasion d'une recette générale. Je perds trente mille livres de rente et une femme adorable... Perfide ami I

C'est ainsi qu'il rentre chez lui et se déshabille, découragé. Ce jour -là, tout lui déplaît et le contrarie. Il n'entrevoit l'avenir que sous les couleurs les plus sombres , et se croit atteint d'une maladie mortelle.

Troisième tentative, la semaine suivante. Cette fois tout marche à souhait, et rien ne justifie les inquiétudes qu'Arnold a gardées depuis sa dernière déconvenue. S'exagérant le guignon qui le poursuit, il a pris des précautions infinies. Son ami a été prévenu deux fois la veille et une fois le matin même , crainte d'oubli. Bien que le pavé soit admirablement sec, Arnold se fait rouler dans une voiture fermée , crainte d'éclaboussures.


DE LA VIE HUMAINE. 40

Pour un peu , crainte d'accident , il eût fait sa toilette chez son ami. Celui-ci le raille et lui propose une chaise à porteurs, qui le déposera dans l'antichambre de madame de *" , comme un embryon dans un bocal. Arnold finit par rire de cette mauvaise plaisanterie, et nos deux visiteurs descendent l'escalier.

— Commencez-vous à vous croire sauvé ? dit l'ami quand les portes de l'hôtel s'ouvrent devant eux.

Avant qu'Arnold ait répondu , le concierge , frappant trois petits coups sur les vitres de son vasistas , crie d'une voix na- sillarde :

— Madame est à la campagne !


Ainsi se trouve faite la visite à faire.


46 PETItES Mk&RfiS


ir.


Avec son caractère léger, changeant, irascible, passionné, le voisinage d'un homme tranquille est pour Arnold le suprême tourment. Le ciel, qui se plaît souvent à ces malices, Ta pourvu d'un ami dont le flegme , à force d'être connu , est devenu pro- verbial. Dans le cercle où il vit, on compte les années d'après l'ère mémorable du seul jour où sa patience se soit trouvée en défaut , et l'on dit : C'était deux ans avant ou trois mois après la colère de Roger.

La chose vaut qu'on la conte.

Roger et Arnold voyageaient sur les bords du Rhin. Toujours en avant par la pensée , le second n'arrivait jamais assez tôt , à son gré , dans les endroits qui offraient quelque appât à son in- satiable curiosité.

Certain jour, qu'il avait logé dans sa tête le projet de partir grand matin, et que Tordre était donné de réveiller les voyageurs sur les quatre heures, le voiturier qui les conduisait prit sur lui de les laisser grassement dormir. Il en faisait autant de son côté. Grande stupeur d'Arnold, lorsqu'en s'éveillant il vit un superbe soleil éclairer de rayons déjà très-chauds le monotone paysage que notre homme espérait traverser avant le jour. Il se lève aus- sitôt , en sacrant comme un vieux dragon ; Roger l'exhortait , avec sa tranquillité ordinaire , à prendre patience. La série est longue des lieux communs usités en pareil cas : — Voyons ! quand tu seras hors de toi , lorsque tu te seras enroué à force de crier, ou quand ton rasoir t'aura laissé deux ou trois bonnes esta- filades sur le visage, à quoi cela t'&vancera-t-il? arriverons-nous une minute plus tôt à Schaffouse? La chute du Rhin ne nous attend-elle pas! Hier, par exemple, tes blasphèmes enragés nous ont -ils beaucoup servi devant cet illisible poteau qui refuse si obstinément son secours aux piétons dans l'embarras?


DE LA VIE HUMAINE.


En nous mettant en route, ne devions-nous pas prévoir une multitude de contrariétés semblables , et faire provision de la tranquillité d'âme qu'il faut pour les supporter? Que diable ! mon cher, (u n'es pas philosophe !

L'impatience d'Arnold grossissait avec les flots paisibles et lents de cette harangue interminable. Il ne s'était pas fait faute d'envoyer l'orateur au diable, et cependant il cassait, pour se désenjiuyer, tous les petits objets de toilette sur lesquels sa colère pouvait s'exercer sans un trop grand dommage. Au moment où le voituner parut, la fureur d'Arnold était à son apogée ; maïs , lorsqu'il voulut l'exprimer, un obstacle subit l'arrêta court. L'air étonné du charretier allemand et le silence par lequel il accueillit


48 PETITES MISÈRES

la première bordée d'invectives qui lui fut envoyée à brûle- pourpoint apprirent à l'irritable voyageur qu'elles étaient parfai- tement inutiles : le brave homme ne parlait que la langue du pays , et se gardait bien d'en comprendre une autre.

Ici Roger triomphait, car, grâce à son origine tudesque et à quelques bribes qui lui restaient du Télémaque Jacotot traduit dans la langue de Goethe , il avait exercé , avec plus ou moins de succès, tout le long du chemin, les fonctions d'interprète. Arnold fut donc obligé d'avoir recours à lui :

— Voyons, dis à ce drôle , à cet animal , à ce lourdaud. . .

— Ayant de le qualifier ainsi , remarqua judicieusement Ro- ger, il faudrait savoir s'il le mérite.

Et, d'un ton conciliant, il baragouina quelques questions, aux- quelles le voiturier répondit avec une impassibilité parfaite.

— Que dit-il? voyons, demandait Arnold en trépignant.

Mais Roger, d'un geste doucement impérieux , l'engageait à attendre la fin des explications. Lorsqu'elles furent terminées :

— Je le disais bien , que tu avais tort. . . ton humeur. . .

— Mort non diable ! Laisse-moi tranquille. Je ne t'ai pas pris avec moi pour me faire des sermons. Dis à cet homme. . . .

— Çà, mon cher, répliqua Roger, ému de ces formes un peu trop brusques , il me semble que rien ne m'oblige , pour te com- plaire, à répéter, comme un perroquet, des choses qui n'ont pas le sens commun.

La querelle , ainsi commencée , s'échauffa de réplique en réplique. Obstiné à défendre son libre arbitre, Roger trou- vait de plus en plus choquant qu'on voulût le contraindre à s'irriter; si bien qu'au bout d'une demi-heure il ne se possédait plus, et lançait à son ami , sans le moindre scrupule , des invec- tives beaucoup plus passionnées et beaucoup plus injustes que celles dont il n'avait pas voulu affliger un subalterne . Par bon- heur — car ils se seraient battus — Arnold s'aperçut à temps de cette plaisante inconséquence, et l'accès de gaieté qu'elle fît naître en lui le calma soudain. Roger revint à lui, mais plus difficile- ment, comme il convenait à un homme pacifique.

— Exiger que je me misse en colère ! c'était un peu fort ! disait-il trois mois après, grondant encore à ce seul souvenir,


III.


Le caractère de la belle dame à qui Arnold voulait être pré- senté eût certainement mêlé à leur première entrevue quelque contretemps bizarre. Madame de*** — qu'il me soit permis d'ex- primer à mon tour mon opinion sur son compte — cache» sous son air imposant, la plus timide personne quej'aie connue; et, admis à l'honneur de la voir depuis tantôt cinq ans, je ne cause avec elle (j'entends à cœur ouvert) que depuis huit jours au plus. Auparavant, nous étions perpétuellement en observation l'un de l'autre , nous craignant réciproquement , gauches et empruntés dans toutes nos façons. C'était entre nous un malentendu inces- sant. Une loi de ma destinée semblait me condamner à ne la rencontrer que mal à propos , à n'arriver chez elle que quand elle allait sortir, ou bien à la surprendre, sans le vouloir, occupée de soins qu'elle eût certainement voulu me cacher. Jamais nous ne pouvions atteindre le niveau de cette politesse aisée , tran- quille, doucement familière, qui fait à Paris le charme des rela- tions du monde. D'elle à moi, et réciproquement, il y avait toujours quelque inadvertance , quelque méprise qui nous con- damnaient a des explications, à des excuses , à des réparations interminables.

Un exemple , entre mille , fera comprendre ces sortes d'ac- cidents.

J'allais voir son mari. Je sonne; la porte s'ouvre, et je passe négligemment, en adressant la question d'usage. Après quelques pas, une espèce de seconde vue et le son de voix de la personne qui m'a répondu me donnent l'idée que ce peut être madame de*** elle-même. Un premier mouvement fait que je me retourne pour la saluer. Elle rentrait dans ses appartements. Au bruit de mes pas, elle fait aussi volte-face, et cela précisément lorsqu'une seconde réflexion m'ayant fait comprendre que je ne devais pas revenir sur une bévue accomplie, je me décidais à lui tourner le dos de plus belle.

Une série d'incidents pareils avait suffi pour jeter entre nous

7


50 PETITES MISÈRES

un incroyable malaise. Nous nous sentions discordants l'un à l'autre. Un diapason commun nous manquait.

L'autre soir, fort heureusement, errant dans les salons d'un des premiers fonctionnaires de l'édilité parisienne, et tandis que j'admirais l'étrange cohue dont il les avait peuplés sous prétexte de bal, j'aperçus madame de *** debout , très-rouge et les yeux baissés , à côté d'un fauteuil où se carrait majestueusement la plus belle botte d'attraits bourgeois qu'ait jamais maintenue une triple enveloppe de toiles gommées, de baleines et d'acier. Déjà, je ne sais où, j'avais vu ce noble échantillon de beauté munici- pale, et je connaissais par hasard le nom qu'il portait. Tout cela me rendait inexplicable l'humble attitude de madame de***, les paroles que de temps à autre elle semblait adresser à sa voisine, et les dédaigneux regards par lesquels celle-ci se bornait à lui répondre.

Je trouvai moyen, non sans peine, d'arriver assez près de cette altercation presque muette pour savoir de quoi il s'agissait.

— Vous connaissez madame Cliquot? demandai-je tout bas à madame de***, que cette question fit tressaillir et dont les joues se couvrirent d'un incarnat encore plus vif.

— Je n'ai pas cet honneur, balbutia-t-elle à voix basse et sans oser relever les yeux.. .J'ai quitté un instant ma place, que ma- dame a prise, et, n'en pouvant trouver une autre. ..

— C'est ça! interrompit brusquement madame Cliquot en se posant de trois quarts avec la majesté d'un tambour-major offensé; parce que madame n'a pas de place ailleurs, il faudrait que je me dérangeasse? Ce serait gentil ! Non , Madame , con- tinua-t-elle en traînant sa voix , qui rappelait en ce moment les doux sons d'une flûte enrouée... J'en suis bien fâchée, Madame, Ce n'est pas ici comme au spectaque, Madame. . .Les places n'y sont pas marquées... On s'asseoit comme ça se trouve , Ma- dame... et les duchesses comme les autres, Madame !

Je suis certain qu'à ce moment madame de *** aurait donné les six plus belles soirées de son hiver pour se trouver transportée dans un salon tant soit peu fashionable et bien policé. Elle recu- lait instinctivement devant les grosses paroles de la criarde


DE LA V1B HUMAINE. *' 51

usurpatrice , et se serrait contre moi , tout à fait effarouchée. Je crus qu'on pourrait intervenir ; mais, aux premières paroles que je hasardai, madame Gliquot s'ébouriffa sous ses roses :


— Vous dites , Monsieur? Répétez-moi cote ça , je vous prie. Vous êtes chargé de placer les personnes ici X Madame est votre épouse î

La retraite me parut prudente. Une conférence diplomatique ainsi commencée ne m'offrait ni un très-grand charme, ni les moindres chances de succès. Néanmoins , puisque je m'étais mêlé de cette affaire , il fallait en venir a mon honneur, et je fis à madame de ***, en ta quittant aussitôt , un signe par lequel je lui promettais justice.

L'embarras était de tenir ma promesse. A quelle autorité m' adresser! Il eût été assez ridicule d'appeler le maître ou la maîtresse de la maison dans un si sot débat. D'ailleurs, l'impo-


52 PETITES MISÈRES

santé bourgeoise me semblait assez déterminée pour tenir tête aux plus respectables influences. Nulle part un siège vacant dont il me fut possible de m'emparer pour offrira madame de ***, sinon une réparation , du moins un équivalent. Et je voyais ses regards me suivre avec inquiétude, tandis que j'allais devant moi sans savoir où , mais affectant , pour la rassurer, une imper- turbable sérénité.

J'avisai tout à coup Raphaël. C'était une vraie bonne fortune que de rencontrer, en pareille occurrence , cette prompte imagi- nai ve, si féconde en bouffons expédients. Quatre mots le mirent au fait.

— Le Cliquot mâle existe-t-il!

Et , sur ma réponse affirmative , je vis la figure de mon ami s* éclairer. Il tenait son plan de campagne , et me quitta brus- quement Quelques secondes après, et tandis que j'étais encore livré aux plus vives inquiétudes , je vis une blancheur massive se précipiter comme une avalanche sur les groupes d'hommes épars dans le milieu du salon. C'était madame Cliquot qui se détachait de son fauteuil ; elle venait d'entendre la conversation suivante liée entre deux inconnus :

— On devrait ouvrir les fenêtres ; il fait vraiment trop chaud.

— C'est à n'y pas tenir.

— Voyez plutôt ce brave homme qui s'est trouvé mal tout à l'heure...

— Ah ! dans le salon de jeu ! . . . Pauvre diable ! les yeux lui sor- taient delà tête. Savez-vous qu'il avait déjà la langue enflée! C'est un mauvais signe. . . signe d'attaque. . . Vous le connaissez, vous!

— Pas le moins du monde. Je sais seulement qu'il s'appelle Cliquot. . . un père de famille. . . vacciné.

La digne épouse de l'homme dont on parlait ainsi n'avait pas, attendu cette dernière épithète pour s'élancer à la recherche de • son mari expirant, qu'elle trouva, dans un arrière-salon, livré aux ineffables douceurs d'un cent de piquet.

Madame de***, cependant, reprenait sa place, et sourit avec embarras quand je lui présentai Raphaël, l'heureux auteur du stratagème qui la lui avait rendue.


DR LA VIE HUMAINE. 5.J

Deux jouis après , nous dissertions paisiblement , au coin de son feu, sur l'infirmité caractéristique de son imagination.

— Est-il rien de pins naturel, me disait-elle , que la timiditt 1 chez une femme! et faut-il que ce défaut, dont j'ai entendu quelques hommes vanter le charme, soit une source de véritable torture pour celles qui en sont affligées î Je n'envie rien à votre sexe autant que cette assurance naturelle dont les habitudes so- ciales autant que le ciel l'ont doué. Au spectacle, où je reste — bien malgré moi— sous le feu croisé des regards, des lorgnons, et de ces doubles mortiers qu'on appelle, je crois, Aes jumelles.


54 PETITES MISERES

sur le boulevard, où vingt fumeurs effrontés m'obsèdent de leur attention quêteuse ; dans un salon , surtout , quand je vous y vois entrer le front calme , la démarche aisée , même après qu'un butor de valet vient d'y jeter votre nom de manière à fixer sur vous les yeux et la curiosité de tous, combien cet aplomb me semble inconcevable l Depuis dix ans que je vais dans le monde, je n'ai pas encore pu me faire à l'émotion d'un pareil moment. Une sorte de frisson parcourt mon corps des pieds à la tête. Je me sens rougir; mes jambes se dérobent sous moi et s'embar- rassent l'une dans l'autre. Que de fois ne serais-je pas tombée, sans le bras protecteur que venait galamment m'offrir le maître de la maison ! Savez-vous bien que c'est pour en mourir?

— On n'en meurt guère, cependant, répliquai-je en riant.

— Et cela n'en vaut guère mieux, reprit-elle de même, quand on est destinée aux ennuis d'une joute avec madame Cliquot. Encore n'est-ce là qu'un inconvénient de hasard. Mais à combien de scènes semblables ne sommes-nous pas exposés, nous autres gens timides! Comprenez-vous bien, par exemple, ce qu'est pour nous l'imperturbable assiduité d'un fat à qui nous n'osons envoyer aucune des épigrammes qui nous viennent si bien in petto , et qui nous délivreraient à jamais de ses préférences ?

Puis , rien n'est cher comme la timidité , grâce aux belles façons polies et au jargon bruyant de messieurs du commerce. Leurs empressements tumultueux m'ont tant de fois forcé la main, et je suis si certaine d'acheter à des prix fous , pour m'y soustraire, les objets dont je me soucie le moins, que j'ai dû renoncer à faire mes emplettes moi-même. Dieu sait, cependant, que c'est un grand plaisir de moins dans mon existence !

Mais nos plus cruels ennemis, ce sont les sourds, et par contre, sans aucun doute , ils nous trouvent insupportables. S'asseoir à côté d'un vieux général de l'Empire, ou d'un ci-devant jeune homme contemporain de Barras et de M. de Trénis, est un vrai malheur pour quiconque a pris l'habitude de contenir sa voix dans le ton d'un tête-à-tête ordinaire. Leurs hein î leurs qu est-ce que c'est î leurs vous dites î et l'obligation de répéter par-devant toute l'assistance le plus insignifiant ou le plus dangereux propos,



>i Irnutrit It tmuknnr» , pu uingt f umrur* tf r»n tti m'oki<>(til t


DE LA VIE HUMAINE. 55

me condamnent vis-à-vis d'eux au silence le moins poli. Et cependant , c'est encore à ces répertoires vivants de la société que Ton pourrait adresser le plus souvent d'utiles questions. Mai3 quelle intrépide curiosité ne serait surmontée par la crainte d'entendre redire après soi d'une voix tonnante :

— Vous me demandez si je crois à la faillite de la maison A. . .? au moment où vient d'entrer le principal associé de cette maison.

Ou bien encore :

— M. B... , le dernier amant de madame C...? Et madame C. . . est assise à quatre pas de vous.

Ajoutez à ceci , continua madame de *** avec une éloquence vivement sentie , qu'une sorte de prescience et de divination livre à tout le monde le secret de notre faiblesse, et que tout le inonde se croit en droit d'en abuser. Le domestique le plus sou- mis ailleurs devient auprès de nous impertinent et fantasque. Il n'est pas de libertés inouïes que nos plus simples connaissances ne se permettent à notre égard , pas de présentations si saugrenues que nos salons en soient affranchis. Et jusques aux cochers de fiacres , dont le coup d'œil insolent nous range , dès le premier abord, parmi les plus humbles sujets de leur tyrannie subalterne. . .

Qu'avez- vous donc à rire? me demanda tout à coup l'aimable discoureuse en s'interrompant.

— C'est votre philippique contre les fiacres, lui répondis-je. .. Elle me rappelle certaine mésaventure arrivée à quelqu'un que vous connaissez, et dont, par ce motif, je dois vous taire le nom.

— Est-ce un malheur auquel je sois exposée ?

— Certainement non... Au reste, je ne sais jusqu'à quel point...

— Oh bien ! dites-le donc ! mes scrupules s'arrêtent à ce qui me fait peur.

— Voici le fait , repris-je , un peu embarrassé de mon conte malgré cette bienveillante autorisation.


Une dame rentrait chez elle l'autre jour , après une course de


56 PETITES MLSÈHES.

cinq heures, dont une station de quatre. EJle avait eu le malheur de choisir entre tous un de ces cochers pénétrants dont vous venez de parler. Lorsqu'elle le voulut renvoyer, à sa porte, avec le salaire réglé par les tarifs, plus un excellent pour-boire , le drôle osa bien ne pas être satisfait :

— Madame se trompe , dit-il , c'est cinq cents francs quelle me doit.

— Cinq cents francs ! répéta la pauvre femme éperdue ; vous vous trompez ! c'est impossible !

— Cinq cents francs , recommença Y Au tomédon numéroté.

Cette fois elle comprit.

— Mais vous n'y songez pas ! Est-ce que j'ai cinq cents francs sur moi?

Dam ! insinua le bandit avec une fausse bonhomie , je vais les demander là-haut... à Monsieur.

Attendez ! murmura sa victime en s' échappant comme une fauvette effarouchée.

Et , quelques minutes après , une soubrette à l'œil éveillé , se glissant le long de la voiture , y jeta , sans faire semblant de rien , un petit papier blond plié en quatre.

Après avoir raconté cette anecdote , et seulement en voyant madame de *** faire , à cette occasion , un soudain retour sur elle-même, je compris la bévue qu'en amoureux distrait je venais...


— Holà ! holà ! s'écria Faustus , qui ressaisit vivement son manuscrit, dont il avait oublié sans doute la teneur tout à fait intime. . . laissons , de grâce, ce qui me concerne seul ; mais je te permets dépasser dans le compartiment des affaires étrangères.

Je profitai de la permission. Le premier cahier sur lequel je mis la main contenait :


MEMOIRES D'UN NEZ,


RACONTÉS PAR UNE BOUCHE.


Le progrès des ans les avait rappochés. Depuis quelque temps, comme celui du père Aubry, ce nez aspirait à la tombe. De son côté, le menton qui surplombait s'acheminait vers le paradis. Le temps était venu des accointances bavardes et des épanchements suprêmes. Le nez parla ; il en avait déjà l'habi- tude. La bouche écouta , ce qui pourra étonner certains esprits bornés. Elle a répété; ceci lui était très- ordinaire.

J'étais né depuis longtemps que je ne m'en doutais pas encore, dit-il en débutant par un affreux calembour. Nous appar- tenons tous deux, comme vous le savez, à un individu chez qui


58 PETITES MISÈRES

rien n'est précoce. Rien , je me trompe : moi seul je pris de bonne heure un essor ambitieux , et , contrairement à l'usage , j'imprimai à la physionomie que je dominais un caractère dont elle ne semblait pas susceptible.

La nourrice de mon maître s'en aperçut d'abord, comme de raison , et , après avoir médité quelque temps sur les causes qui me rendaient incommode, elle conçut l'idée peu maternelle d'es- quiver les difficultés de l'allaitement par un indigne subterfuge. C'était une femme simple , et pour qui les biberons en caout- chouc n'étaient pas encore inventés. Elle y substitua je ne sais quels chinons dont la faim nous fit seule affronter le contact. On les trempait dans du lait, trempé lui-même; et, tant bien que mal , nous vivions à ce fallacieux régime.

Nous vivions, mais nous ne prospérions pas. Déjà se pouvait pressentir l'influence funeste que j'ai longtemps exercée autour de moi. J'avais voulu être grand; je l'étais, mais à mes dépens et à ceux de mon entourage, ainsi qu'il arrive toujours. Si le ciel était juste , l'ambition ne perdrait qu'elle-même !

J'étais grand, et de bonne heure. Aussi attirai-je sur moi l'attention générale. Elle aurait pu être plus bienveillante : — la grandeur appelle l'envie. Aux Tuileries, où je me promenais sous la surveillance d'une femme de chambre, je subis bien des


pichenettes, j'essuyai bien des sarcasmes. Ma conductrice les supportait avec peine. Par bonheur, elle était jolie, et trouvait beaucoup de gens disposés À la consoler. Je leur étais utile


DE LA VIE HUMAINE.


59


comme entrée en matière. Ils débutaient d'ordinaire par quelque chose d'aimable pour elle, sinon pour moi.

— Est-ce votre premier néî disaient-ils; il ne ressemble guère à l'autre.

Ou bien encore :

— Jamais grand nez ( ils me montraient) n'a gâté joli visage ( ils montraient le sien j.

De la sorte , je faisais planche ; mais on ne m'en savait gré que médiocrement , et , repoussé de toutes parts , je menais une existence solitaire , dans laquelle j'entraînais naturellement toutes mes dépendances.

La solitude n'engraisse que les sols , dit-on. Il faut croire que mon maître l'était, car je profitais à faire frémir. On nous mit au collège l'un et l'autre. Là, comme ailleurs, je fus grièvement offensé à plusieurs reprises. Mon maître fit ce qu'il put pour me venger, et je l'en aurais bien dispensé, car sa susceptibilité me valut une foule de rencontres infiniment désagréables. Je le lui donnai à sentir. 11 devint morose , ne sortit plus pendant les récréations, se prit d'une belle passion pour les classiques, piocha comme quatre, et joignit aux agréments de son idiotie naturelle ceux d'un pédantisme rogue et bourru. Il eut, cinq années de suite , le prix de thème , et , quoique personne , personne n'ait paru s'en douter, me dut chaque fois ce triomphe, encore ap- précié. Jamais, cependant, les couronnes universitaires ne sont descendues jusqu'à moi . Ce n'était pas faute de me mettreen avant.

Mon début dans le monde a laissé des souvenirs proportionnés à ce que je suis. Ils durent encore. Quand je parus dans le salon d'un de nos médecins les plus renommés, ce fut de tous côtés un silence imposant. Les femmes ouvraient de grands yeux ébahis ; quelques hommes se mirent à me lorgner avec la plus imperti- nente assurance. Puis on chuchota, et ceci parut désagréable à mon maître , qui me releva plus haut que jamais.

Tandis que la première stupeur causée par mon apparition se dissipait peu à peu, deux ou trois de ses plus jeunes confrères entourèrent le maître de la maison.

— C'est étonnant ! disait l'un.


60 PETITES MISÈRES

— Admirable ! — Prodigieux ! — Pyramidal ! ajoutaient les autres.

— Seulement , reprit le plus familier, la vraisemblance n'est pas ménagée.

— Ni l'étoffe , dit un second.

— ... Qui cependant est-chère, fit remarquer un troisième en ricanant.


— Ali çà ! s'écria le docteur abasourdi , à qui donc en avez- vous ? D'où me pleuvent ces compliments et ces reproches si singulièrement mêlés t De quoi parlez-vous !

De l'opération , parbleu! répondirent-ils en chœur, montrant mon maître.

— Je vous jure , dit plus bas le docteur , que je n'ai jamais opéré ce monsieur.

— Allons donc ! s'écria le boute-en-train de la bande:.. Quel autre que vous a pu ménager ces imperceptibles sutures, arrondir ces méplats, donner cette courbe naturelle aux soi-disant carti- lages t.. . Après cela, vous avez exagi'-rc les proportions.


/*


A


fci'bLlM totiui, p»irt lr*Moint bellti, n< nnw mctptnitni peut Mn*tr qu'a: btiitutipii , jf «iraii (irtmiK atuc iiiintr.


DE LA VIE HUMAINE. 61

i

— Les proportions de quoi ! Vous me faites donner au diable !

— Les proportions de ce nez , répliqua de sang-froid l'impi- toyable railleur. La rhinoplastie est une belle chose , mais il ne faut pas en abuser.

Quand je me vis soupçonné d'être un de ces nezpostiches que l'art du chirurgien met à la place des nez détériorés , je me sentis rougir jusqu'à mon bout le plus avancé. C'était une protes- tation en règle, et bien faite pour détromper les esprits les plus prévenus. Mais vit-on jamais la vérité la plus manifeste prévaloir contre une raillerie heîureuseî Celle-ci parcourut en quelques mi- nutes le salon, et fit rire tout le monde, à l'exception de quelques jeunes femmes qui ne-la comprirent pas. La nature du sujet leur inspirait, d'ailleurs, la crainte de se compromettre. Soit dit sans fatuité, j'ai remarqué qu'un grand nez impose quelque respect à la plus belle moitié du, genre humain.

Malheureusement, le respect n'est pas de l'amour. Je m'en aperçus bien. Les belles dames — voire les moins belles — ne nous acceptaient pour danser, mon maître et moi, qu'avec hési- tation , je dirais presque avec terreur ; et lorsque , aimables et galants, nous nous penchions à leur oreille pour y glisser quelques fadeurs mystérieuses, «lies se jetaient presque toutes en arrière, comme si quelque poutre aveugle, balancée sur l'épaule d'un brutal ouvrier, avait menacé le frêle édifice de leur coiffure. La Valse nous fut d'ailleurs interdite, à partir d'un soir où une petite pensionnaire espiègle prétendit que j'avais ( involontairement ) défait, derrière son épaule, un nœud de ruban. Le délit existait, je ne chercherai pas à le nier ; mais n'en pouvait-elle accuser une main maladroite , la vraie coupable , après tout ?

Renoncer au bal, c'est, dans l'état actuel de la société , abdi- quer le droit de choisir une femme. L'homme qui ne danse plus est une sorte de célibataire failli à qui la Bourse matrimoniale est interdite. Il ne peut plus tenter la moindre de ces opérations de oommerce.qui commencent par l'offre autorisée d'un bouquet et se parachèvent en stipulations duement authentiques. Les amis de sa famille parlèrent en ce sens à mon maître. Il resta inébranlable. Seulement, quand leurs raisonnements avaient été


62 PETITES MISÈRES

plus pressants et plus obstinés qu'à l'ordinaire , il demeurait , le soir, quelques minutes de plus devant sa glace, après s'être coiffé de nuit, et là , de face , de profil , de trois quarts , il s'es- sayait à me considérer comme le premier nez venu.

— Il est cependant présentable ! se prit-il à dire une fois ; mais sa conscience lui fit remarquer que les pointes du madras nocturne , plus proéminentes que d'habitude , me favorisaient singulièrement. Il en convint de bonne foi, et scella sa déter- mination bien arrêtée de renoncer au bal par un énorme coup de poing qu'il m'appliqua dans sa mauvaise humeur. Je lui en cuisais encore le lendemain.

J'avais compris sa douleur , et j'y compatissais , quelque in- justes qu'en eussent été les manifestations premières. Pour lui rendre une partie des plaisirs dont je le privais, je feignis un désir que je n'éprouvais nullement, certain jour qu'une tabatière passait à quelques pouces de moi. J'ai payé cher ce dévouement irréfléchi. On ne sait pas ce qu'il en coûte d'être né sensible.

De ce jour , mon maître — qui l'était — se trouva réduit à chercher dans les régions inférieures de la société, une recon- naissance que son or payait, et qu'il s'efforçait de prendre pour autre chose. Sans plus de périphrases , il tomba dans la grisette. J'en fus la cause, car le tabac joua dans cet événement un rôle essentiel. Chèvre à beaucoup d'autres égards, la grisette l'est aussi par son goût pour cette poudre chatouilleuse. Elle érige volontiers en système sa pernicieuse sensualité , déclarant effrontément « qu'il faut être folle pour se priver d'un plaisir facile à réitérer toutes les cinq minutes. » Ce propos féminin , si terrible dans ses conséquences extrêmes , fera rêver tout nez intelligent et honnête.

L'amour , comme dit le poëte , est un fleuve dans lequel l'enfant,. pas à pas attiré, se mire d'abord , se lave ensuite , et enfin se noie bel et bien. Je ne puis affirmer que la dernière partie de cette comparaison. Nous nous noyâmes, corps et biens, dans les tendresses de mansarde et les sentiments à meubler. Mon maître donnait naturellement prise à ses impérieuses favorites, qui le menaient... je me dispenserai de dire par où.


DE LA VIE Ht M


Aussi , de nature et d'habitudes timides, il n'osait plus me mettre dans une réunion respectable, et je sentis qu'il était perdu, si moi, l'origine du mal, je ne venais à bout d'en combattre les progrès. Je songeai ( classique souvenir ! ) à la lance d'Achille, laquelle guérissait les blessures qu'elle avait faites: — Presque aussi long, m'écriai-je , pourquoi donc aurais-je moins de pouvoir?

Le mal était grand et imminent ;■ il exigeait un remède héroïque. Sauf à m'anéantir — un nez suicide révolterait l'humanité — j'étais décidé à tout.

D'abord , je forçai mon maître à renoncer au tabac , qui l'avait perdu, sous prétexte que je prenais des dimensions par trop extraordinaires. Il eut la bonhomie d'accepter cette idée, par- faitement fausse, que je lui fis suggérer par une altière brodeuse aux yeux de laquelle je parvins à me grossir démesurément.

Ceci fait , je ne me montrai désormais accessible qu'aux plus douces et aux plus naturelles senteurs. J'avais mon projet. Au rez-de-chaussée d'une maison contiguë à celle que nous habi- tions , je remarquais depuis quelque temps une adorable jeune


lit PETITES MISÈRES

personne , tout entière à ses devoirs, à trois petits chats et à quelques pots de fleurs qu'elle cultivait elle-même. Ma sympa- thie pour elle avait une cause essentiellement philosophique : à beaucoup d'autres grâces et agréments, elle joignait le mérite — immense pour moi — de n'avoir pas de nez. Je me hâte de «l'expliquer. Au milieu de l'espace triangulaire compris entre ses yeux charmants et sa bouche de rose, un observateur curieux pouvait bien , à l'œil nu , apercevoir un je ne sais quoi , percé , comme avec une vrille, de deux conduits suffisants à la respi- ration de cet être angélique ; mais c'était tout, et, dans mes idées, ce n'était rien.

La sympathie — il ne faut pas être un nez bien fin pour l'avoir remarqué — la sympathie est le produit des contrastes. Notre jeune voisine devint mon soleil, et je fus désormais Faiguillc du cadra» où chaque jour elle marquait les heures.


^ll!,'7,(


é:*


La lumière me venait d'elle, et je projetais une ombre noire du enté où elle n'était pas. Obéissant à une attraction dont il ne


DE LA VIE HUMAINE. 65

soupçonnait pas la cause , mon maître me mettait à la croisse dès qu'il entendait fureter la charmante jardinière. — L'im- prudent ! — Mais elle ne leva jamais les yeux vers nous , et je pus m' aviser d'un stratagème renouvelé de Marmontel et de ses Contes moraux.

Vous souvenez- vous de ce mari qui , pour plaire à sa femme , engouée de sylphes , se métamorphose , autant qu'un mari peut le faire, en un de ces génies aériens? Le jour, à l'aide d'illusions acoustiques, et grâce à la magie d'une espèce de diorama mobile, il semble pénétrer, invisible , jusqu'auprès de la baignoire où la jeune femme romanesque mène en paix ses rêves enivrants. Caché , la nuit , dans les rideaux de l'alcove conjugale , il prend sa voix la plus douce pour murmurer à l'oreille charmée de sa moitié une foule de quatrains musqués et de flatteries à la berga- motte. D'autant mieux accueilli qu'il a soin de médire beaucoup de lui-même , il fait en peu de temps de rapides progrès , et qui lui donnent à réfléchir. Dans la voix émue de sa femme , dans les langueurs que laissent après elles , sur ses traits mignons , les veillées qu'elle passe tête-à-tête avec l'impalpable amoureux dont il l'a pourvue , notre homme voit de quel péril il serait menacé si les sylphes aimaient d'une façon moins platonique. Un beau matin , pourtant , il juge à propos de reprendre ses attributs matériels. Les ailes tombent , le mari reste, et — ceci est moral , mais par malheur c'est un conte — le charme ne s'évanouit pas.

Certain jour, que mon maître remuait quelques chiffons jadis portés par sa grand' mère, je profitai d'un sachet où résidait encore je ne sais quel vague parfum du temps passé , pour lui suggérer la pensée de jouer avec notre voisine le rôle du Mari Sylphe. Ayant plus de sentiments que d'idées, il s'accrochait avec ténacité à celles qui , par extraordinaire , lui traversaient le cerveau , et mettait à les réaliser une obstination que les gens d'esprit n'ont jamais connue. A parler sans prétention , c'est là le secret de cette loi suprême qui de tout temps , et plus parti- culièrement aujourd'hui , donne aux imbéciles la haute main dans les affaires humaines.


66 PETITES MISÈRES

Vous dire en détail comment il fit accepter ses mystérieux hommages, serait entreprendre une tâche plus lourde que les plus massives besicles. Mieux me vaudrait jouer et perdre vingt


parties de ce jeu bizarre qu'on appelle la drogue. En somme , dès qu'il ne me montra point, il rentra dans la classe des nez ordinaires , ce qui lui donnait , pour son métier d'amoureux , les plus favorables chances. La belle voisine passa par toutes les péripéties de l'étonnement , de la crainte , de l'intérêt , de la reconnaissance , de l'attendrissement , et enfin de la sympathie. Tous les degrés de la cristallisation avaient été parcourus, et, pour suivre cette métaphore, empruntée au traité de l'Amour. toutes les imperfections de mon maître — je me comprends modestement parmi elles — disparaissaient , voilées par un nombre infini de diamants éblouissants et prismatiques. Sous cette scintillante enveloppe , l'imagination de notre belle adorée ne pouvait pas plus retrouver la réalité primitive qu'elle n'eût reconnu, bous une triple couche de sel gemme, le rameau d'arbre oublié, durant trois mois d'hiver, dans les profondeurs aban- données de la mine. Tel est le travail qui s'opère en vingt-quatre heures dans la tête d'un amant, et qui mit plus de vingt-quatre jours à se parachever dans celle de notre voisine. Lorsqu'elle en


PB LA VIE HUMAINE.


rut là, et moyennant quelques précautions oratoires, je pus entrer en scène. J'aurais eu les proportions de la potence à laquelle


Assuérus fit pendre Aman — quelque chose comme la colonne Vendôme — qu'on m'eût trouvé , je ne dis pas tolérable , mais gentil. Nous tûmes acceptés, nous nous mariâmes ; mon maître était sauvé.

Autant le nez célibataire demeure exposé à la critique, autant la société reconnaît aux nez mariés le droit d'être ce qui leur convient. Rien ne les protégeait auparavant contre les rigoureux aquilons de la raillerie : l'hymen y passe ; une sécurité , une béatitude parfaites succèdent à ces orages. Aussi, en m' étalant dans ma nouvelle félicité comme dans un confortable fauteuil > ai-je depuis lors entendu dire à bien des gens : 11 est né coiffé j


68 PETITES MISERES.

— Coiffé! m'écriai-je en regardant la bouche pour m' assurer qu'elle ne souriait pas.

— Coiffe ! répliqua-t-elle du plus grand sérieux. Que voyez- vous de surprenant dans cette locution proverbiale!

— Attendez, repris-je après un instant de réflexion; c'est qu'à ne vous rien celer... le nez en question n'a rien ajouté 1

— Si lait.

— Ha! ha!

— Il a ajouté : - Nous vécûmes heureux et nous eûmes beaucoup d'enfants. -

— Et c'est tout t

— C'est tout. Que vous faut-il de plus!

— Au fait , dîs-je à part moi ... un mari ne met jamais le nez dans ces secrets-là.


-Tout le malheur des hommes vient de ne pas savoir se tenir dans une chambre.- Pascal l'a dit, et ce grand philosophe avait raison. Que ferait à l'homme solitaire une difformité de corpB, une singularité de visage , un nez trop court ou trop long !

Malheur à l'homme seul ! répliqua Faustus , parodiant

mes graves réflexions. L'Ecriture l'a dit , et l'Écriture ne ment jamais. Prenons pour vrai l'axiome de Pascal, et, à ce compte, nous rangerons parmi les plus grands bienfaiteurs de l'humanité les avocats du roi , les gendarmes , les gardes du commerce , etc . ,


70 PETITE» MISÈRES

etc., etc., en nous étonnant, toutefois, que ces braves gens déguisent à plaisir, sous d'assez vilains noms et des formes assez vilaines, le bonheur dont ils gratifient, par une injuste préférence, les banqueroutiers , les voleurs, les assassins...

— Trêve de plaisanterie... Suppose -moi seul, bien seul, enfermé chez moi , barricadé contre les importuns , indépendant de tous et de toutes : à quelles calamités suis-je exposé?

— Cela dépend du temps qu'il fait.

— Suave mari mdgno... Il pleut à déluge; le vent ébranle sur le toit les ardoises sonores; les cheminées gémissent, les girouettes grincent sur leurs pivots rouilles ; les gouttières dégorgent à grand bruit... mais je suis installé au coin de mon feu, sous la pénombre de ma lampe, un vieux livre en main...

— Tout à coup, continua Faustus , s* emparant de la phrase inachevée, distrait de cette délicieuse lecture par un léger pico- tement de tes paupières, tu t'aperçois que la tempête fait irrup- tion dans ton domicile. Le vent , dont les longs soupirs te semblaient naguère une si belle musique , s'engouffre en sifflant dans ta cheminée, les pointes bleuâtres de la flamme s'abaissent devant ce maître impérieux , comme les piques romaines à l'ap- proche du consul et de ses faisceaux. Un tourbillon de fumée et de cendres s'emparent de l'air que tu respires ; âcreté subtile qui te prend aux yeux et à la gorge, qui met à bout ta patience , et te force , quelle que sôit la résignation dont la Providence t'a pourvu, à pleurer, à tousser, à geindre.

Contre cet ennemi, pas de ressource. La fumée, comme la mort, entre partout. En vain tu repousses au fond de l'âtre, dans un affreux sens-dessus-dessous, l'élégant édifice de bois et de houille qui t'avait coûté tant de peines et de savantes combinai- sons ; en vain tu espères conjurer le mal en donnant accès , pen- dant quelques minutes , à la bise glaciale qui dessinait sur tes vitres bien closes des arabesques d'argent : après plusieurs tenta- tives inutiles , vaincu et dompté , tu te décides au grand sacrifice que réclame ta situation. La larme à l'œil, et contristé comme si tu allais commettra un parricide , tu soumets toi-même le feu allumé par tes mains à l'action d'un élément contraire : en style


Vil tourbillon tt fumit il o< ctntut» f-rmpnrt »r l'aie qnt tu Tti|tirr* ; atrrtt «nblilt nui I( prtnb aur otiit rt a la |orir, 4111 mtt a bent ta palimit, tt tr forte, quelle qur mit la t(ii|iinlisn )nnt In ptavifcnce l'a pputdu , à plrurer, à tonner, a geintitc.


» V


 ;


• • •,


) *


i


DE LA VIE HUMAINE. 71

plus bourgeois , tu vides ta carafe sur tes tisons. Voilà qui est fait; il ne te reste plus qu'à te calfeutrer de ton mieux pour combattre le froid , et d'abord à fermer la fenêtre.

— Justement , je la ferme , et. . .

— Et en la fermant , avec un mouvement d'humeur assuré- ment justifié, tu casses un ou deux carreaux. Que devient ta félicité intérieure ?

— Je mande le vitrier.

— Le vitrier est au spectacle ou au cabaret ; il monte sa garde ou bat sa femme. Pour un motif ou pour un autre, il remet ton affaire au lendemain.

Te voilà bien attrappé , n'est-il pas vrai ? Crois-tu néanmoins que cette énumération soit complète? mais les tourments dont j'ai parlé ne forment pas la centième partie de ceux qui te menacent. Ce feu , par exemple , auprès ditquel tu te prélassais si agréablement lorsque je me suis chargé de t'y relancçr , ne peut-il pas te jouer vingt autres méchants tours ! te donner une migraine ? envoyer ses étincelles sur tes fauteuils et ses tisons sur tes tapis? et te brûler les mains si tu mets à lui disputer tapis et fauteuils une imprudente précipitation? N'as-tu jamais lutté contre la mauvaise volonté du charbon de terre une fois éteint? N'as-tu jamais maudit l'impuissance d'un soufflet asthmatique? N'as-tu jamais touché par mégarde à des pincettes démesuré- ment échauffées ?

Je ne parlerai pas de la lampe : la nommer suffit pour rappeler à tous les travailleurs de nuit mille souvenirs fâcheux. L'une s'arrêtefaute d'huile ; l'autre, au contraire, en estsi bien pourvue, qu'elle en arrose à la ronde votre bureau récemment acheté, votre robe de chambre la plus élégante, vos papiers les plus précieux. Celle-ci mal retenue par une vis usée, descend à chaque instant le long de sa tige ; la mèche d'une autre refuse obstinément d'obéir au ressort qui doit la diriger. Une fois sa cheminée de cristal éclate ; ou bien c'est le globe dépoli qui , lorsque vous es- sayez de remédier à un de ces petits malheurs, conserve, et pour jamais, la fidèle image de vos doigts très-grassement peints.

Il n'est pas jusqu'aux livres , ces amis en apparence si com-


72 PETITES MISÈRES

plaisants et si fidèles , qui ne puissent , à un moment donné , comme tant d'autres amis, hélas ! nous garder un désappointe- ment pénible. Inconnus, ils trompent l'espérance qu'un pros- pectus pompeux, déguisé en feuilleton, nous avait fait concevoir ; déjà lus, ils ne nous rappellent aucune des émotions agréables que nous leur dûmes jadis , et nous font mépriser notre intelligence, si peu certaine de ses impressions. Neufs, il faut en couper les feuillets avec une patience d'autant plus exemplaire, que le livre est meilleur et le plioir en mauvais état. Brochés, ils s'effeuillent et se dissolvent en quelque façon sous nos doigts; reliés, ils se ferment obstinément, et prennent comme dans un traquenard le nez que nous hasardons entre leurs feuillets ; ou bien racornis par l'action du feu, ils restent entre-baillés, nonobstant nos efforts pour les rendre à leur forme première.. Que dire du précieux volume emprunté à un riche amateur, et sur lequel nous laissons tomber un désastreux pâté d'encre , surtout si notre prêteur peut nous soupçonner d'avoir , comme Paul-Louis Courier , dénaturé volontairement un texte ailleurs introuvable? Et les fautes typo- graphiques , qui , dans certains cas , nous donnent tant à rêver? Et les transpositions de pages , si communes chez les relieurs modernes, devenus les plus cruels mystificateurs de l'époque? Et les Souffrances de la Mémoire , bien autrement nombreuses , bien autrement poignantes que ses Plaisirs — chantés par Rogers — ne sont enviables et réels ?

—A la bonne heure ; mais si , pour échapper à tant d'ennuis , je prenais un parti violent. . . Si je me couchais?

— A sept heures du soir? Bel expédient! Faut-il donc t'énumérer alors les souffrances que tu te prépares?

Après quatre ou cinq heures d'un sommeil anticipé, tu t'éveilles à demi dans l'obscurité, la peau brûlante, le pouls agité, le sang en ébullition et fourmillant dans tes veines. C'est l'heure des apparitions fantasmagoriques et des hypothèses monstrueuses. Smarra, le démon des nuits, volète lourdement dans les ténèbres épaisses qui te pressent de toutes parts ; tu sens avec horreur traîner sur ton visage ses ailes velues , tu vois ses yeux ronds te darder un méchant et stupide regard.


74 PETITES MISÈRES

entraîné vers un banc de noirs rescifs sur la crête desquels, préludant par d'horribles cris à un horrible festin , les vautours livides qui espèrent ton cadavre tendent leurs longs cous décharnés.

Ou bien ce sont des caprices moins sombres. Smarra se contente , à l'imitation de Puck , son collègue aérien , de faire subir à sa victime des transfigurations grotesques. Il met une bosse sur ses épaules , remplace sa tête par une citrouille , lui donne des bras de guenon ou des jambes de rhinocéros , la rend chauve comme le dôme des Invalides ou la couvre d'une forêt de cheveux.

Quelquefois il s'amuse à la jeter dans quelque étrange et dés- agréable embarras. Un grave magistrat se voit sur la scène , prêt à débuter dans un rôle de Colin dont il ne sait pas le premier mot. Une belle s'imagine qu'amenée in Jiocchi à quelque brillante soirée, elle y arrive dans le simple appareil de Junie : sans corset, ce qui est odieux; sans guimpe, ce qui est très-contrariant. Tel ministre , au moment de monter à la tribune , aperçoit dans un coin la narquoise figure d'un député de l'opposition qui le menace d'un petit papier, et ce papier n'est rien moins qu'une note exacte sur la répartition des fonds secrets, tombée par hasard du porte- feuille officiel. Ici c'est un avocat dont la mâchoire se démonte au plus beau de son improvisation ; là bas, un agent de change mis en demeure de donner son avis sur une question d'ortho- graphe élémentaire ; ailleurs , un sous-lieutenant de hussards entrepris , dans un boudoir, par une marquise de cinquante ans , Espagnole et sensible à l'excès. Partout, enfin, rêveries étranges, visions cornues , incongruités involontaires , hontes , angoisses chimériques... auxquelles succèdent bientôt des sensations plus matérielles et non moins pénibles.

Car l'agitation de l'esprit a dérangé l'habitude du corps ; en se débattant contre les illusions, on s'en est pris aux réalités. Votn*. oreiller glisse à terre , où vous ne tardez pas à le suivre , entraî- nant dans cette chute tout ce qui se trouve à votre portée. Une autre fois, ce sont vos couvertures que ce débat animé contraint à une sage retraite , et qui laissent vos pieds ou vos épaules —


i


i


DE LA VIE HUMAINE. 75

quelquefois les uns et les autres — passer insensiblement à une température polaire. Le froid vous réveille enfin pour tout de bon, et, tandis que vous essayez en tâtonnant de rétablir un peu d'ordre autour de vous , tandis que vous replacez vos cheveux tiraillés et douloureux sous un foulard longtemps cherché , la pendule , répondant à la question que vous lui adressez machi- nalement , fait entendre le bruit précurseur de la sonnerie.

— Ah ! bon ! — Et vous prêtez une oreille attentive. Le marteau frappe un coup. . .

— Et puis ? — Le silence renaît , interrompu seulement par le tic-tac monotone du balancier.

— Quelle heure est-il / — Vous le saurez tout justement dans une demi -heure Et encore? La demi -heure s'écoule. De nouveau la pendule annonce qu'elle va parler, et vous écoutez de nouveau. De nouveau le coup unique se fait entendre.

— Quelle heure est- il ?

Cependant au cauchemar endormi a succédé le cauchemar éveillé : du moins je ne connais pas d'autre nom à cet état de découragement , d'anxiété vague et puérile , de décomposition morale où nous jettent la solitude, le silence et l'obscurité réunis. Par un singulier phénomène de l'imagination, vous fussiez-vous endormi le plus tranquille et le plus heureux des hommes , vous vous trouvez alors le plus inquiet et le plus misérable. Toutes les caresses du destin sont oubliées ; ses menaces s'aggravent et se multiplient. Dupe d'une sorte de mirage désolant , vous voyez s'affaisser vos espérances les plus fermes. 11 vous semble que vos meilleurs amis sont prêts à vous trahir , que partout vous at- tendent des embûches et des déceptions , que le sol lui-même se dérobe sous vos pieds. C'est une ruine totale , un écroulement universel, un sentiment de détresse et de frayeur inexprimables : étrange aberration , dont heureusement , le matin , vous ne gar- derez qu'un souvenir étonné . . .

Tu vois , continua Faustus , que , sans sortir de ta chambre , je t'ai fait parcourir avec moi tout un cycle d'infortune.

— Peste soit de la démonstration ! c'est à dégoûter de la plus


76 PETITES MISÈRES

délicieuse thébaïde ! . . . Mais , à propos , m'écriai-je , si les livres sont la source de tant de maux , pourquoi donc , Faustus , mon ami , travaillez-vous à en grossir le nombre î

— Moi , répondit-il , je proteste formellement contre une pa- reille allégation. Il est si difficile de faire un livre — même mau- vais — et si aisé de s'en abstenir , que jamais je ne commettrai cette sottise. La gloriole d'auteur est viande trop creuse pour l'estomac d'un sceptique. D'ailleurs, si les désagréments de la profession m'avaient échappé , à quoi m'auraient servi mes études! Veux-tu que j'attire sur mon nom cette curiosité toujours un peu malveillante que l'amour-propre des lecteurs accorde , comme contraint et forcé , à la vanité de l'écrivain ? Veux -tu que , jusqu'ici libre et fier, j'aille solliciter les éloges ou me soumettre aux censures de ces folliculaires ignorants qui . . .

— Je sais le reste ; dispense-moi de la tirade. . . Mais , alors , que signifient ces apprêts , ces notes colligées , ces manuscrits nombreux!

— Ce sont de simples memoranda , revêtus , presque à mon insu , de certaines formes littéraires , répondit dédaigneusement Faustus ; les développements divers d'une idée favorite , quel- ques leçons pratiques à mon usage.

— Si tu me les confiais , ajoutai-je timidement ,. je pour- rais...

— Les publier, n'est-il pas vrai? Je m'attendais à cette requête , et...

— Mon Dieu, non; mais tout simplement en tirer le profit moral dont tu parles.

— Ah ! ah ! dit mon ami ; cela seulement, n'est-il pas vrai ! . . Peuh ! reprit-il après un moment de réflexion , tu les publierais que je n'y verrais pas si grand mal.

— Ni moi non plus.

— Tu les publieras donc. . .

— Ou du moins , objectai-je , je les pourrais publier.

— Tu les publieras, c'est entendu. Et, dis-moi, continua Faustus en se caressant la moustache pour cacher certain sourire contraint , tu les publieras. . . sous ton nom !


QE LA VIE HUMAINE. 77

— Pour qui me prends-tu! m'écriai-je trè$-piqué ; sous mon nom des pages qui ne sont pas de moi ! . . .

— Ah! je pensais* reprit-il... Donc, tu crois qu'il faudrait absolument. . . tu me conseilles de. . .

— Je ne te conseille rien. Ton livre peut paraître anonyme.

— Anonyme? Tu serais d'avis qu'il parût anonyme?... C'est qu'un livre anonyme a mille inconvénients... Quelle confiance inspire-t-il au lecteur? Quelle estampille le met à l'abri des Voleurs littéraires I Quel poids , quelle autorité peut-il acquérir? Est-ce que décidément l'anonyme te paraît convenable?

— Il offre de grands avantages. Cette mauvaise volonté dont tu parlais toi-même tout à l'heure, et qui met le public en garde contre toute supériorité trop ouvertement réclamée , l'auteur anonyme la rencontre moins que tout autre. Il provoque bien moins aussi les difficultueuses objections de la critique. Son désintéressement lui gagne la bienveillance des gens graves et modestes , et , de la part des envieux , une préférence facile à expliquer... L'anonyme...

Trois quarts d'heure durant, je m'amusai à broder impitoya- blement ce texte fécond. Par bonheur pour mon ami, qui, yivement contrarié , m' écoutait avec une maussaderie toujours croissante ,' la forme d'un raisonnement me conduisit à laisser échapper, quitte à la pulvériser plus tard , une demi-objection. . .

— L'anonyme , en. certains cas , est sans doute une lâcheté. . . — Une lâcheté , n'est-ce pas! s'écria Faustus , qui bondit sur

son fauteuil comme si je l'eusse accusé directement... Tu as raison , et ce mot me décide. Une lâcheté ?. . . Jamais ! . . . Je me laisse forcer la main... Je veux bien céder à tes conseils, à ton influence. . . mais une condition sine quâ non de ma complaisance à cet égard, c'est que l'ouvrage, dont tu te fais l'éditeur, paraîtra sous ma responsabilité.


Le soir même, je trouvai chez moi le portefeuille brun. Re- nouvelé en petit de la boîte de Pandore , il renfermait tous les fléaux-mouches qui harcèlent le troupeau des pâles humains.


78 PETITBS MISERES.

La collection complète des manuscrits eût formé environ soixante volumes comme celui-ci : aussi la reconnaissance des lecteurs aura-t-elle à me dédommager de l'amitié que je vais perdre en publiant seulement par extraits :


1



I

1,


LES MALICES DE L'HIVER.

r ( Lmb 9ai*o*«. — Liv. iv, 4i««*rt *v. )

L'Hiver, sous l'invocation de Janus, a deux faces, comme ce dieu : 1 une triste, l'autre comique. Il tue et se moque, souvent à la fois. De ceux-là même dont il va faire des cadavres il fait d'abord des caricatures. Le drame romantique n'a jamais été aussi loin , dans ce genre , que le bouffon mortel dont nous parlons : espèce de Marat grotesque, aux traits enfarinés comme le visage de Deburau.

— Le beau temps! s'écrie M. Prévalu, bourgeois de Paris et employé aux Finances, en frottant, à son réveil, ses yeux éblouis. Hélas ! ce qu'il prend pour le soleil, ce sont les brillant? reflets de la neige étendue sur les toits ; et notre homme , qui s'était brusquement assis sur son lit , se replonge sous ses couvertures , les épaules déjà transies. Il attend sa femme de ménage ; mais madame Lebidois , en hiver , a les paresseux instincts de la marmotte , et Prévalu , que l'heure du bureau talonne , se lève en grelottant , l'œil tristement tourné vers les mottes à demi consumées qui dorment sur les cendres de son foyer. Tandis qu'à les rallumer il épuise son briquet phospho- rique et sa collection de vieux journaux , les réflexions les plus sombres affligent l'honnête employé. Si madame Lebidois ne venait pas , il se verrait obligé de descendre à des détails de ménage qui lui sont devenus étrangers . et d'aller chercher lui- même , au mépris de sa dignité virile , sa crème et son pain , laissés en dépôt chez le concierge.

Pour prendre patience, il fera sa. toilette. Mais en vain cherche-t-il autour de lui l'eau nécessaire à ses ablutions mati- nales : elle a gelé dans sa carafe et gelé dans son pot de grès. L'un et l'autre, qu'il agite avec désespoir, rendent un son mat et sourd qui atteste l'épaisseur du glaçon. Le savon, dur comme marbre, ne fait plus qu'un avec la modeste soucoupe sur laquelle il reposait. Les brosses, humides la veille, présentent mille échan- tillons variés de cristallisation. Prévalu, condamné à sortir, roule


dans sa pensée toutes les bonnes raisons qu'on a, par un temps pareil , pour se tenir enfermé chez soi.


De plus, il s'affirme à lui-même que, de mémoire d'homme, on n'a ressenti un froid aussi excessif. Ce témoignage historique n'apporte aucun soulagement à ses maux . Ses dents claquent, ses reins se contractent, l'onglée engourdit ses doigts, ses cheveux se redressent sous le peigne. 11 sautille et se démène, courant tantôt de la cheminée à la fenêtre, tan tôt de lafenêtre sur le palier, et appe- lant madame Lebidois avec une impatience toujours croissante.

Elle arrive enfin... Prévalu a reconnu sur l'escalier les pénibles sifflements de son asthme et le train de ses pantoufles éculées, devenus autant de bruits délicieux. L'employé dissimule sa joie, et veut recevoir sa ménagère avec la froide gravité d'un


DE LA VIE HUMAINE. 33

homme qui a failli attendre. 11 s'installe carrément devant son feu , prêt à lui lancer un — Vous voilà donc ! — presque mena- çant. Mais madame Lebidois a prévu l'orage , et, pour le con- jurer, s'est munie d'une excuse éloquente. C'est le jour où Prévalu attend son linge. Elle lui présente une paire de bas blanchis la veille , et qui , expesés à l'air de la nuit , ont pris In consistance et la tournure de deux morues sèches. La surprise


que cet aspect inattendu cause à Prévalu lui interdit une inutile récrimination.

Au reste , madame Le bi dois , touchée de sa clémence , déploie un luxe inusité de petit* soins . coupe en tartines le pain de


84 PETITES MISÈRES

Prévalu, et les met à griller pour épargner à l'employé l'agaçant ennui d'y étendre un beurre rebelle. Celui-ci , qui croit se faire la barbe en s'écorchant la peau avec cette scie d'acier durci que les couteliers appellent un rasoir aigre , se retourne au bout de quelques instants , et contemple cette manœuvre obligeante. Madame Lebidois croit qu'il va sourire à tant de prévenances ; mais il s'élance vers elle avec une sorte de fureur , lui arrache des mains la rôtie à demi faite , et lui crie en la regardant entre deux yeux :

— Et vos engelures , malheureuse !

Maintenant suivons Prévalu sur la voie publique. Bien que pressé par l'heure, il marche à pas comptés , quittant soigneuse- ment le trottoir toutes les fois que s'offre un talus dangereux. Le collet de sa redingote soigneusement relevé , son chapeau rabattu sur les yeux , et dont les bords assez larges laissent à peine entrevoir un tiers de son visage blafard , lui donnent assez l'air d'une momie ambulante. En approchant d'une certaine rue, son allure , déjà si indécise , devient plus chancelante encore et plus embarrassée. Quelques joyeuses clameurs ont frappé son oreille, et il prévoit qu'elles vont redoubler s'il se montre. En effet, à peine a-t-il paru, qu'une douzaine déjeunes drôles, aux joues marbrées de blanc et de violet , entonnent leurs moqueuses litanies . Prévalu, qui les connut, sait fort bien pourquoi la joyeuse bande s'éparpille, et à qui sont destinées les boules de neige dont chaque gamin a d'avance préparé une provision. Aussi fait-il contre for- tune bon cœur, et veut-il essayer de désarmer ses ennemis à force de bons procédés. 11 écarte le foulard jaune roulé deux fois autour de son cou , et dégage un instant sa face maigre , pour y laisser voir un sourire forcé. Vaine politique , sans effet sur nos impi- toyables étourdis ! Toutes leurs batteries jouent à la fois . De droite et de gauche, par devant et par derrière, arrive en sifflant l'inno- cente mitraille. Prévalu , tout d'abord , affecte la plus stoïque impassibilité ; mais son courage factice fait bientôt place à des sen- timents plus naturels. Frappé à l'œil , l'employé perd patiente , relève son cache-nez, prend son chapeau à deux mains, et double



31 m ttltm, Mflntki put trbtnt »<* pirk* & lu tiic


UB LA VUS Hl'MAlNE


le pas en jurant. Par malheur, il a mal calculé les périls d'une fuite précipitée. La neige a de perfides achoppements : l'Hiver en profite pour métamorphoser Prévalu en garçon meunier. 11 se relève, blanchi par devant des pieds à la tête, et s'élance de plus belle. Voici cependant que, sur une pente douce qu'on dirait revêtue d'acier poli, les talons lui manquent; l'infortuné s'étale derechef , glorieusement couché sur le dos. Supposez qu'en ce moment son chef de bureau vienne à passer ; l'Hiver n'aura-t-i) pas de quoi rire dans sa vieille barbe à frimate!

Vous avez dansé , la nuit dernière , avec une de ces pâles et blanches sylphides dont la fatigue du bal anime à peine la


carnation délicate. Est-ce bien elle . aujourd'hui, qui sort de l'église, pesamment emmitouflée de fourrures et d'épais tissus '. Cet informe monceau de vêtements, c'est sa taille aérienne ! ces lèvre» bleues et gercées, «■ sont ses lèvres de rose?... Sous tes


86 pirrtTHs misères

paupières , rouges comme celles d'un Esquimaux , vous irez chercher son tranquille et beau regard î . . . Son pied , du moins , son pied fiirtif , fait, comme celui de Camille, pour effleurer, sans les ployer , la cime dorée des épis. .. Miséricorde ! ce pied si léger vient de rompre une glace épaisse , et sort d'une ornière boueuse , vous devinez en quel état.

Quinze cents personnes , l'élite de la société parisienne , sont réunies en grand arroi pour entendre la plus ravissante musique du monde. Des précautions infinies ont été prises afin que rien ne manquât à cette fashionable solennité. L'argent — ce souve- rain maître — a dompté tous les obstacles. Chaque théâtre fournit son contingent de grands artistes. Les deux plus célèbres ténors donneront à la fois ; la prima donna par excellence est déjà sur la scène. Un orchestre savant et bien discipliné suit dans se* moindres évolutions l'archet modérateur , et traduit avec une précision merveilleuse les plus imperceptibles nuances de l'har- monieuse fantaisie. — Attention, s'il vous plaît, et que personne ne bouge. — Prenez bien garde, Monsieur, aux craquements de vos fines semelles ! — Pour Dieu , Madame , rassurez ce camélia qui , mal attaché , pourrait tomber de vos cheveux sur le tapis de la loge et troubler ainsi notre joie ! — Silence , de grâce ! Pas un mot ! pas un soupir ! — Voici poindre le premier accord, . .

La prima donna. — Crudel tiranno !

Voix de basse , à V orchestre. — Euheum ! euheum !

Chœur de dilettanti. — Chchchchch !

La prima donna. — ... Pietà di me !

Une baronne. — Atcheun ! atcheun !

Sa voisine. — Que Dieu la bénisse !

Le chœxtr des stalles. — Chchchchch !

La prima donna . — . . . Vorrei morir !

Un pair de France. — Crrrrrr... tch... pteuh !

Second pair de France. — Ah çà! bais, vraibent, c'est insupportabe ! ( 11 se mouche. )

La prima donna . — . . . Vo-o-orrei morir! vo-orrei mooooorir !

Chœur général. — Chchchchchchchchch !


DR LA VIE HUMAINE. 87

Pour transformer en une bacchanale bruyante cette réunion d'auditeurs bien élevés , il n'a fallu qu'un caprice de l'Hiver, et une vingtaine de ces rhumes anti-musicaux dont il afflige les poitrines les mieux défendues , les cerveaux les mieux gazonnés.

Les amoureux et les voleurs — deux classes de citoyens très- difficiles à distinguer Tune de l'autre —ont aussi fort souvent maille \ partir avec cette cruelle saison.

Un homme franchit , à l'aide d'une corde à nœuds , les murailles d'un parc. La terre , durcie par le froid, a sous ses pieds une sonorité qui l'effraie. Si le dogue du château allait s'éveiller ! Le jardinier, déjà debout et son fusil à l'épaule, guette peut-être d'un œil méchant le visiteur nocturne. Celui-ci avance pourtant, pas à pas, la tête penchée, le sourcil froncé, s'arrêtant pour écouter derrière chaque arbre , et bénit tout bas le ciel qui commence à se couvrir de nuages. Protégé par eux , il arrive enfin, et, muni de busses clefs on de rossignols — suivant que Cupidon ou Mercuredirige sa marche — il pénètre dans le manoir. Deux ou trois heures s'écoulent, pendant lesquelles, tombant à gros flocons , la neige étend silencieusement sur le sol un épais tapis. Notre mystérieux personnage — est-ce un amoureux? est-ce un voleur? — reparaît sur le seuil qu'il a déjà franchi. O surprise ! ô consternation ! Comment fuir sans laisser derrière soi de perfides empreintes? Éginhard, en pareille occurrence, sortit d'affaire grâce au dévouement de sa robuste maîtresse ; mais le sang de Charlemagne ne coule pas dans les veines de toute jolie femme ; et , d'ailleurs , le bénéfice de la complicité féminine ne pourrait, en tout cas, profiter qu'à l'amoureux. -•— Le voleur, cependant — l'infortuné voleur — n'est-il pas à plaindre? Que doit l'Hiver à la justice criminelle, pour se faire ainsi son bénévole pourvoyeur ?

Au moins ceux-là méritent-ils leur sort aux yeux d'une morale rigide; quel crime, en revanche, a commis ce pauvre diable qui , par une nuit de Laponie , commence à goûter les douceurs du sommeil près de sa légitime moitié ?


88 pi-rmi* mikkrk*

— Mon ami !

Pas de réponse. L'interpellation devient plus vive.

— Auguste , mais réveillez- vous donc ! Auguste se réveille en bâillant.

— Quoi ! Qu'est-ce que c'est ? Que diable as-tu ?

— Avez- vous vu , en rentrant , si le feu du salon était éteint?

— Le feu du salon?... Non , ma foi... Tu as laissé du feu au salon?

— Mais sans doute. Je pensais que vous vous chaufferiez en rentrant.

— Et pas de garde-cendres ! Oh ! oh !

— C'est que je crois justement sentir comme une odeur de brûlé. A cette insinuation terrifiante, M. A... met une jambe hors du lit; mais avant que son pied ne touche terre :

— Si nous sonnions Marie !

— Vous savez bien que les sonnettes ne vont pas. D'ailleurs vous réveilleriez le petit.

— Quelle drôle d'idée de laisser du feu dans un salon !

— C'est cela... plaignez-vous! Mais allez donc! L'odeur devient de plus en plus forte. . . Passez par le petit escalier ! . . .

— Brrrrrroum ! où est ma robe de chambre?

— Marie l'a prise pour la raccommoder. . . Mais allez donc ! allez donc ! . . . J'ai une peur affreuse !

— C'est que, vois-tu, gelé ou rôti, cela revient presque au même.

— A la bonne heure, pense madame A... ; mais je rôtirais avec vous , et vous gèlerez tout seul. . .

Ce qu'elle traduit par :

— Allez donc , mon ami ! allez donc ! vos lenteurs me font mourir !

M. A. . . descend en chemise le petit escalier, qui n'a pas plus de trente-deux marches.

Dans la cheminée du salon, au milieu d'un tas de cendres, il aperçoit deux ou trois petits charbons se mourant de leur belle mort , et qui n'avaient nul besoin d'être achevés .

— Sapristi! s'écrie M. A...


UN SOIR A L'OPERA.


On peut douter, paradoxe à part , que l'idée de plaisir et celle de cohue ne soient pas étroitement et fatalement liées l'une à l'autre. Supposons toutefois le contraire , et nous serons conduits à bien des scrupules. Pourquoi . par exemple , les théâtres prennent- ils si grand soin d'étaler — singulier surcroit de séduction — ce que les Sirines antiques dissimulaient habile- ment sons les flots , à savoir leurs horribles queues t. .


90 PETITES MISER»

Ainsi pérorait dernièrement un jeune médecin anglais de mes amis. Il me vit attentif, et continua :

L'autre jour, devant l'Opéra , j'observais un pauvre petit jeune homme enfoui dans la foule qui se pressait à la première représentation du dernier ballet.

Il était , littéralement , incrusté dans son voisin de gauche, qui lui marchait sur les talons, par son voisin de droite, qui le poussait de la façon la plus inhumaine.

Le petit jeune homme voulut se révolter contre ce système véritablement oppressif. Alors ses deux acolytes s'entendirent du regard , et , par un mouvement combiné, se rapprochant tout à coup, le rejetèrent derrière eux , entre les jambes d'un troisième personnage , qui profita de la circonstance et s'appropria le fou- lard de ce malheureux avec une dextérité remarquable.

Je n'en vis pas davantage pour le moment , car j'allais en toute hâte chez un de mes malades, rue des T rois-Frères.

C'était un négociant américain , qui , nonobstant un accès de fièvre tierce , voulait à toute force profiter d'une place qu'il avait louée pour le ballet en question. Je lui notifiai le plus redoutable de mes ultimata médicaux , et , afin de compléter l'effet de mes terrifiants pronostics , je m'emparai du* billet tentateur. Ce vol ne m'a pas laissé le moindre scrupule sur la conscience. Je trouverai , j'en suis certain , le prix du billet déduit très-exacte- ment du montant de mes honoraires.

Je revins à l'Opéra , beaucoup plus curieux de suivre , dans toutes ses vicissitudes , la soirée de mon petit homme , que d'admirer, en leurs ronds de jambes , les agiles nymphes de l'endroit.

Après bien des recherches, je le retrouvai. Il était dans le couloir de l'amphithéâtre, posé plutôt qu'assis à l'extrémité d'une banquette , derrière un gros gaillard de cinq pieds six pouces . dont l'énorme échine lui masquait les trois quarts de la scène. Deux chapeaux de femme , s' épanouissant à droite et à gauche , fermaient impitoyablement toutes les issues par lesquelles son regard eût pu s'échapper vers les danseuses. Le pauvre garçon se tordait en vain dans tous les sens pour saisir çà et là quelque


DE LA VIE HUMAINE. 91

moitié de pirouette ou de jeté-battu : il n'y parvenait pas une fois toutes les dix minutes , et son bonheur alors durait à peine deux secondes. La vaste échine, qui semblait avoir des yeux , le poursuivait impitoyablement dans toutes ses oscillations, et, muraille intelligente, lui Élisait un étroit horizon de drap noir.

Pour unique distraction , l'infortuné spectateur avait les petits cris de joie poussés par les dilettanti de la danse , quand une bouffante largement exécutée leur révèle en partie les difformités que le maillot des danseuses a pour mission de dissi- muler.

Leurs exclamations contenues , leurs enthousiasmes frémis- sements allaient au cœur du jeune homme. Un instant , poussé par un irrésistible instinct , il voulut se lever ; mais un violent haro le contraignit à reprendre son humble attitude , et le dos qui l'abritait , importuné du tumulte, s' agita brusquement , comme pour ranger à son devoir un protégé rebelle.

Au premier entracte , je crus que ce supplice allait avoir un terme. Mais non . 11 en est apparemment de la place qu'on occupe dans un théâtre comme de la part qui nous est faite dans la somme des existences. Moins elle est agréable et commode , plus on semble obstiné à la défendre. Sous ce rapport, mon jeune homme devait tenir à la sienne.

Elle lui fournissait d'ailleurs à toute minute l'occasion de déployer une politesse, une philanthropie sans égales.

Le premier maraud survenu , qui laissait tomber de ses lèvres ces deux simples paroles : Pardon , Monsieur ! mettait sa complaisance à une des épreuves les plus décisives , selon moi

Aussitôt , notre aimable adolescent , se levant à demi , prenant tant bien que mal son point d'appui sur le dos de la banquette et l'attitude d'un nageur qui fait la planche , de manière à offrir le moins possible de reliefs quelconques , et à laisser au passage toute sa largeur.

Néanmoins, pour peu que le personnage entrant ou sortant fut doué d'une certaine ampleur de formes , un frottement pénible était la récompense de ces efforts si méritoires.


M-rrm-s* mwkbi-s


Les chaîne» et les boutons st.- mêlaient, comme les basses vergues et les haubans de deux navires poussés l'un contre I autre par In tempête. — Les genoux ennemis ou sympathiques se heurtaient rudement ou s'emboîtaient les uns dans les autres avec une indicible tendresse. — Les haleines elles-mêmes se confondaient pour un instant ; — et tout au plus , en se donnant un torticolis , le petit homme put-il esquiver l'accolade alle- mande dont le menaçait une espèce d'hippopotame essoufflé qui pâmait sur lui faute d'air.

Du reste , la foule était si compacte que les droits les plus légitimes , de même que les cors les plus sensibles , étaient sans pudeur foulés aux pieds. A peine, en se cramponnant à sa banquette, comme le naufragé au rocher battu des vagues, l'infortuné dont je parle pnuvail-il , en de certains moments . I,i soustraire aux envahisseurs.


r


DE LA Vltt H V MAINE. 93

Je m'expliquai , dans les couloirs , cette lutte acharnée , en voyant un bon nombre d'enragés curieux s'élever sur leurs orteils jusqu'à la petite lucarne des loges , ppur y voir un imper- tinent rideau , tiré entre eux et la scène , protester contre leur indiscrétion..

L'un d'eux , mon compatriote et le fils d'un des meneurs de la Chambre Haute , parcourait l'hémicycle extérieur dans une agitation telle que , sans le connaître beaucoup , je crus devoir l'arrêter pour lui demander ce qu'il avait : ,

— Ce que j'ai? ce que j'ai! me répondit-il... Je n'ai pas de place, et je donnerais. . . Car, enfin , faut-il que je le voie !

— Le ballet !

— Allons donc ! Pour qui me prenez-vous ?

— Et qui donc , s'il vous plaît?

— Qui !. .. Le roi , bien certainement.

— Louis-Philippe ?

— En personne... Il est ici. . Je pars demain matin pour Londres. L'absence de notre ambassadeur ne m'a pas permis d'être présenté. Depuis trois jours , je traque inutilement Sa Majesté dans tous les coins de Paris et sur le chemin de toutes les résidences royales , sans jamais pouvoir la rencontrer face à lace. J'ai vu lés princes ses fils. . . J'ai vu la reine. . . Quant à lui, jamais. C'est un sort... Un guignon , presque un maléfice.

— Mai* , aussi , quelle envie forcenée t . . .

— Vous en parlez à votre aise, dear sir. Savez-vous bien que je* retourne auprès de mon père... qu'il va me Caire subir l'examen le plus rigoureux , et qu'en partant ses recomman- dations se sont bornées à ces trois points : Ne pas jouer, ne pas me battre , et voir le roi ! . .. Or , justement je dois sur parole trois cents guinées à la vieille lady B. . . , j'ai donné deux coups d'épée à son neveu. . . , et , si je ne parviens à remplir au moins la troisième partie des instructions paternelles. . .

— Attendez Sa Majesté à la sortie.

— Impossible. . . Dans un quart d'heure , au plus tard , il faut que je quitte l'Opéra.

— Quelle nécessité . . .


1

k


94 PETITES MISERES

— Il le faut ! reprit-il en haussant les épaules avec une impa- tience qui déguisait mal la cause forcée de tant de hâte. Je vis bien qu'il fallait, sans plus de questions, venir à son aide.

— Ëcoutez , lui dis-je ; j'ai une place. . .

Il ne me laissa pas achever, et tendit la main :

— Donnez vite !

— Loge de face , aux secondes. . .

— Donnez ! donnez !

Il partit comme l'éclair des que j'eus lâché le coupon.

Je le suivis. L'ouvreuse venait de refermer la porte sur hii.

— La loge du roi ? lui demandai-je à tout hasard et comme renseignement.

— Exactement sous celle-ci , me répondit cette femme , sans se douter de l'image comique que ces mots dessinaient devant mes yeux.

— Ma foi , pensai-je , la destinée s'en mêle. Venir de Londres pour voir une royale figure , et n'emporter tout au plus que le souvenird'un occiput royal. .. C'est, àcoup sur, jouer de malheur.

Au bout de quelques minutes , M aster Churchill s'élança dans le corridor. H semblait plus que mécontent, et comme, au fait , il pouvait croire que je l'avais à plaisir mystifié , je ne jugeai pas nécessaire de moffrir à ses regards. Seulement , lorsqu'il se fut éloigné , j'entrai à mon tour dans la loge.

Mon arrivée produisit une certaine sensation sur les quatre personnes qui l'occupaient. Elles crurent au retour du « fou furieux « qui s'était jeté, l'instant d'avant, au milieu d'elles. '

— Il avait bien certainement, disaient-elles, l'intention de se précipiter dans le parterre. . . C'est un suicide avorté ! . . .

Après le premier moment d'alarme , mes nouveaux voisins commencèrent à me regarder et à se regarder d'un air sur- pris. Une dame d'un certain âge , et d'im embonpoint encore plus certain , car elle occupait à elle seule les deux tiers de la première banquette , se penchant en arrière , se mit à chuchotter avec un personnage remarquable seulement par ses énormes besicles d'or. Leurs physionomies exprimaient fort clairement l'indécision et l'embarras. Enfin , cependant , le monsieur en


,s.«li


«la f»t, (ici)»ni-j( , La Irttinct ('ta mile. Vt-nir *t £on»rn peur soi ■m teçuK fl|iitt, (I n'tniiwKr t»nt an plat qni le MUKIiit l'a occiput ro»al .. C'ttl, à coup ifir, jautr *( mnlbtur



t une famillt propncrsW f'rull duc tan* L'obliiittinn »t (inçtr (|ri un «ptilotlc îniiiniftitnt.


DE LA VIE HUMAINE. !)5

lunettes se tourna vers moi , et me témoigna officiellement le désir de savoir qui j'étais.

Sa curiosité me paraissait un peu naïve. Néanmoins , par respect pour son âge et pour les dames qu'il accompagnait , je déclinai mon nom , et celui de mon client, dont je croyais ferme- ment occuper la place.

— Pardon ! me dit-il alors avec un sourire toujours plus aimable... Je n'ai pas l'honneur de connaître la personne dont vous me parlez.

— Que m'importe? pensai-je. Mais il continua :

— ... Or, j'ai pris six places pour ma famille et moi . . .

Une ressemblance de numéros ( 52 pour 32 , si j'ai bonne mémoire) avait causé l'erreur de l'ouvreuse et la mienne. Je n'ai nul besoin de vous dire combien sont désagréables les gauche- ries et les maladtesses de ce genre. Aussi la confusion qui sans doute se peignit à l'instant même sur mes traitât toucha le pro- priétaire légitime de la loge, et , dans son désir de réparer le mal qu'il venait de faire , il exagéra ses instances pour me retenir. J'avais beau vouloir porter ailleurs mes balbutiements et ma figure déconcertée : le digne homme s'était accroché à mon habit, et ne m'aurait pas laissé aHer pour un empire. Il fallut céder.

Les accidents pareils au mien firent assez naturellement les frais de la conversation qui suivit.

Mon hôte , par allusion sans doute à quelque mésaventure personnelle, tonna contre ces gens irréfléchis qui vous exposent à trouver pleine la loge dont ils vous ont engagé à disposer.

Cependant, de son propre aveu , confondant deux dates, il avait lui-même envoyé à je ne sais quelle première représentation toute une famille provinciale, qui , piquée d'amour-propre par les résistances du contrôle, s'était vue dans l'obligation de payer très cher. un spectacle insignifiant, dans le froid désert dune salle

9

vide, au lieu d'assister gratis à une solennité fort recherchée. Et vingt chroniques pareilles. De là on passa aux inconvénients généraux du -spectacle.


96 PBTITKS MI8KKBS

Chacun , selon son usage , les envisageait à un point de vue particulier.

La grosse dame se plaignait , par dessus tout ', des loges étroites , de l'excessive chaleur et de la malpropreté des rafraî- chissements. Elle insista même tellement sur ce dernier point , que je crus indispensable de la contredire jusqu'à ce que j'eusse obtenu — ce fut aisé — la permission de lui faire apporter des glaces.

Sa fille, jeune personne langoureuse et blonde, hasarda naïve- ment quelques observations , et laissa deviner, plutôt qu'elle ne le peignit, l'embarras qu T on éprouve, en face de certaines situations dramatiques, alors qu'on veut être intelligente à propos et stupide si les convenances l'exigent absolument. Elle ne comprenait pas le plaisir des gens qui s'amusent à compliquer les difficultés d'une pareille position par des rires et des regards malins.' Du reste . elle nous cita , comme un des plus grands effrois de sa Vie, un soir où, le gaz venant à manquer subitement , elle s* était trouvée dans une infernale obscurité , séparée de sa mère , au milieu d'une tumultueuse sortie.

Je la regardais. Elle rougit quelque peu

— Sans! mon cousin Eudoxe , ajouta-t-elle .

Je la regardai encore. Elle rougit plus fort *t se tut subitement .

Cet épisode rappela au monsieur en lunettes la troisième représentation du Combat des Montagnes , vaudeville que les Variétés donnèrent en 1817, et dans lequel Brunet tournait en ridicule les manies militaires des héros de la demi-aune — dési- gnés alors sous le nom de calicots — leurs moustaches énormes et leurs éperons innocents :

« J'étais entré là , nous dit-il , sans savoir que ces jeunes gens avaient préparé une petite insurrection , et je me carrais paisible- ment dans ma stalle, quand tout à coup, à certain couplet désigné d'avance , l'orage éclate. On crie, on siff!e, on jette des pommes cuites. Brunet reste en scène , impassible. Le parterre se croit bravé. Sept ou huit jeunes commis marchands — sans doute les chefs de la conjuration — enjambent les clôtures , passent brave-

a

ment sur nos épaules, et tentent d'escalader la scène. Au même


DE LA VIE HUMAINE. 97

moment ils retombent sur nous , et , à la place des acteurs , que vois-je, Monsieur?. . . Une double rangée de gendarmes qui nous couchaient en joue , prêts , au premier signal , à nous fusiller comme des lapins. L'autorité avait pris ses mesures.

« La frayeur dont je vous avouerai que je me sentis atteint me donna subitement des ailes. Je n'ai jamais brillé par l'agilité de mes mouvements ; mais en cette circonstance, Monsieur, je ne mis pas deux minutes à traverser le parterre dans toute sa longueur , pour si obstrué qui fut ; et je n'y remarquai pas , malheureusement , la manœuvre de certains individus à mines suspectes , qui s'en allaient de tous côtés frappant les fuyards du plat de la main. Il est à croire que, sans m'en apercevoir, je reçus un des coups qu'ils distribuaient à droite et à gauche , car je fus arrêté , sous le péristyle , par un commissaire de police , et l'on m'exhiba , comme pièce de conviction , mon habit , dont le dos portait encore la crayeuse empreinte que les cinq doigts d'un mouchard y avaient laissée.

« Cette désignation perfide m'a valu , Monsieur, vingt-quatre heures de prison , les seules que j'aie jamais subies. On me relâcha , pourtant , après un premier et unique interrogatoire. C'est une des injustices de la Restauration... la moindre sans doute . . ..mais c'en est une ... Et c' est par elles que la Restauration a péri ! Jamais , en effet. . . »

Le quatrième interlocuteur — c'était le cousin Eudoxe — se hâta de couper court aux réflexions politiques de son oncle :

— Au spectacle, dit-il , le voisinage — si dangereux partout — l'est mille fois plus qu'ailleurs. Ecoutez donc une belle musique entre deux femmes bavardes ! Riez d'une bonne folie à côté d'un niais qui ne la comprend pas , et vous en demande le commen- taire! La moindre obsession de la pensée suffit pour détruire ce plaisir d'une essence si délicate.

J'étais fort jeune , il est aisé d'en juger, lorsque fut donnée la première représentation de Henri III , et j'y courus avec toute la ferveur romantique de mes dix-sept ans. A côté de moi siégeait , au contraire , un de ces vieux défenseurs de la tradition pour qui le drame historique en prose était une sorte de

4S


r


flfi PETITES MISÈRE»

monstre inqualifiable. Ce brave homme, dont je vois encore la face blême , enfouie jusqu'aux yeux dans les plis d'un bonnet de soie noire , s'apitoyait évidemment sur ma pétulante vivacité :

— Hélas ! jeune homme, s'écriait-il , où irons-nous, sur la trace de ces aventuriers littéraires qui vous plaisent si fort aujourd'hui? Croyez- vous que toutes leurs innovations soient heureuses? Croyez-vous qu'il soit beau , par exemple , d'étaler sur la scène française ces tableaux qu'un art judicieux en avait écartés jusqu'à présent?... d'y introduire de véritables accessoires de boucherie?... et, comme le jeune auteur de la pièce que nous allons voir représenter. . . une tête humaine , fraîchement coupée, qu'on apporte toute sanglante sur un plat?... Je vous le demande encore une fois... où nous conduiront de pareilles licences ?

— Une tête humaine sur un plat ! m'écriai-je abasourdi.

— Oui, Monsieur ; la tête d'un chef des ligueurs. Je tiens ceci de personnes bien informées.

Je restai bouche close , laissant le vieil amateur jouir de ma surprise et de son triomphe. Le fait est que cet argument inat- tendu m'avait complètement dérouté. Je cherchai à coudre le tragique épisode qu'il m'annonçait avec une si belle assurance à la donnée probable du drame , — et j'y perdais le peu de notions historiques déposées dans ma mémoire par les Scènes de M . Vitet et les Chroniques de M. Mérimée.

La toile se leva , cependant , et je vous laisse à penser si l'exposition vint ajouter à mes perplexités. Elle me reportait bien avant la Saint-Barthélémy et le meurtre de l'amiral , auquel d'abord j'avais songé. 11 est vrai que l'unité de temps pouvait n'avoir pas été respectée... Mais comment Coligny — si sa tête devait servir au dénouement — ne la montrait-il pas dès le premier acte?

Suivit tout ce que vous savez... De temps à autre, je me retournais vers mon voisin si bien informé.

— Attendez ! semblait me dire alors certain sourire m vstérieux rempli de sous-entendus.

J'attendais. . . mais sans m'intéresser le moins du monde à


DE LA VIE HUMAINE.


99


cette action si vive et si bien faite pour passionner un jeune homme. La duchesse de Guise et ses poignets meurtris , Saint- Mégrin et le petit page , Médicis et les mignons. . . que m'impor- tait ! La tête sanglante avait toutes mes pensées. . . Je me creusais la cervelle pour lui trouver une place dans le drame.

Il s'acheva sans elle , cela va sans le dire. Autour de moi , les femmes pleuraient , les hommes s'agitaient en bourdonnant. La critique, un instant paralysée par l'émotion , retrouvait peu à peu son franc-parler. Moi seul , dans la salle, j'étais froid et désap- pointé. Mon voisin , près de s'en aller, relevait , sans remords apparents , le collet d'un vieux garrick marron.

Je l'arrêtai par le bras :

— Et la tête , Monsieur?

Il hésita quelque peu à me répondre. La vérité l'étouffait; mais , ne voulant pas se démentir vis à vis de moi :

— On l'aura retranchée aux répétitions.

Ce fut là tout ce que j'obtins de satisfaction , en échange de tout mon plaisir gâté , de ma soirée perdue.

... Mais quel est ce bruit! ajouta le narrateur, dont la voix était couverte depuis un moment par un tapage à réveiller les morts.. . C'était le parterre , qu'impatientait la longueur inusitée de l'entracte.

Le roi — mieux informé que ses sujets — venait de partir, et nulle convenance ne gênait les spectateurs ennuyés. Ils se déme- naient en conséquence ; et , de l'espèce de corbeille où ils étaient entassés , montait , avec des hurlements sauvages , une poussière épaisse et noire.

Après quelques minutes, et comme on commençait à briser les banquettes, le rideau fut levé. . . mais, hélas ! sur le décor précé- dent. Les journaux vous ont dit ce qu'on nous venait apprendre. Le premier danseur, le héros du ballet , en essayant une pirouette s'était donné une affreuse entorse. ..

En ce moment, mon regard chercha l'objet premier de ma sollicitude. Il était exactement dans la position critique où je l'avais laissé , s' efforçant , mais en vain , de voir au moins la figure du régisseur. Une si légère satisfaction ne lui fut pas même


PETITES MISKHE8


accordée , et cette persévérance du destin me charma. J'aime les choses complètes en tout genre. Aussi, prcnantà la hâte congé de mes hôtes , je me précipitai sur l'escalier. Je ne sais quel instinct secret m'avertissait que j'y retrouverais mon petit jeune homme.

Il y était en effet, non moins empêtré que jamais, ayant à son bras une élégante personne , pour l'amour de laquelle , bien évi- demment, il avait enduré toutes les souffrances de la soirée.

— C'est un paletot brun, disait-il .quand j'arrivai, à l'ouvreuse de la galerie... brun, vous entendez... brun, avec des parements de velours... (Veuillez m'excuser, Madame...} Mais, bonne femme, ceci est bleu... Ceci est une pelisse... Brun, vous dis-je... (Combien je suis honteux!...) Mais cherchez donc , malheureuse ! cherchez donc ! . . .

Ici l'ouvreuse , ahurir par ses invectives , lui jeta résolument


DE LA VIE HUMAINE. 101

sous le nez un tas énorme de manteaux , de fourrures et de para- pluies , se déchargeant ainsi de toute responsabilité ultérieure.

La jeune femme sourit dédaigneusement , et retira son bras pour laisser à son cavalier la liberté de se livrer lui-même aux recherches que réclamait la circonstance.

Elles furent couronnées de succès , mais seulement au bout de sept à huit minutes , pendant lesquelles je n'oserais affirmer que le soupirant timide et l'objet de sa tendresse conservèrent toujours le sentiment de leur position relative. Un troisième personnage laissait planer sur toute cette scène ce regard plein de calme auquel on reconnaît les maris. Dégagé de tout souci , celui-ci trompait les ennuis de' l'attente en puisant dans une boîte à bonbons offerte par son substitut. Il paraissait, du reste, envier médiocrement à ce dernier l'abominable corvée de protéger, sur des degrés encombrés , la marche d'une élégante en toilette de bal .

Je les suivis. Au bout du passage de l'Opéra , les voitures do maîtres foisonnaient encore ; mais le fiacre était déjà épuist Trois pouces de boue miroitante sous la vive lumière des bou- tiques , annonçaient qu'il était indispensable , mais en même temps assez peu commode , de l'aller quérir au loin. Ce soin , dès-lors, tombait dans le domaine de l'amoureux.

11 s'élança courageusement sur la plus fine pointe de ses escarpins vernis. Le mari, toujours imperturbable, croquait les dernières dragées ; la femme grelottait dans son mantelet d'her- mine, et trouvait son messager étonnamment lambin.

Arrive enfin l'équipage ; à la tête des chevaux , courait une espèce de fantôme sans chapeau , crotté des pieds à la tête. C'était l'amoureux , à qui sans doute le pied avait glissé sur le boulevard , ou qui peut-être avait dû — ceci se voit souvent — soutenir quelque bataille pour s'assurer la voiture qu'il rame- nait. Quoi qu'il en fut , il était méconnaissable.

— Ne me touchez pas ! lui cria la dame lorsque , très-galam- ment , il lui présenta le poing pour l'aider à monter.

Le mari grimpa lestement auprès d'elle.

L'infortuné semblait hésiter à refermer la portière. Il attendait un mot d'autorisation ou d'encouragement.


102 petites misères.

— Adieu, monsieur Eugène, dit alors une voix chérie. J'aurais bien voulu vous emmener ! ... Ce sera pour un autre bal !

Emu de tant d'ingratitude , l'amoureux suivait des yeux la voiture qui , sur l'ordre du mari , partit aussitôt. Il serait encore plongé dans sa triste rêverie , si un fashionable étourdi , se méprenant à l'attitude du galant désappointé autant qu'au débraillé fortuit de son costume , n'était venu lui frapper sur l'épaule :

— Voyons, gamin... que fais-tu là!... Va donc me chercher un fiacre!


Quant à moi , je regagnai mon domicile , bien persuadé qui si quelque chose est amusant ici-bas, c'est de contempler les hommes qui s'amusent.


LES GÉANTS ET LES NAINS.

( C«xvi*TB.4Tt««i.— Liv. il, ebsp. m.")

Quel est l'organisateur militaire f le grand général ou le petit secrétaire d'Etat auquel iious devons l'institution des tambours et des tambours-majors ? Personne n'a jamais pu me le dire ; mais on ne saurait lui contester une rare portée de vues sociales , une sagacité philosophique d'un ordre très-élevé.

Oacques je ne fus appelé à mon balcon par le retentissement des baguettes sur la peau d'âne , sans me sentir pénétré d'une profonde admiration pour cet homme dont j'ignore même le nom.

Car je vois clairement le fond de sa pensée , qui me semble avoir été jusqu'à présent assez peu comprise du vulgaire.

Cet homme s'est dit :

« Il y a deux classes de parias au sein de la société actuelle : les géants au-dessus de cinq pieds six pouces, les hommes au- dessous de quatre pieds et demi.

« Aujourd'hui que la lèpre a disparu du monde , le poids des préjugés hostiles retombe tout entier sur ces infortunés. Ils ont à subir, presque seuls, l'instinctive animadversion dont il semble que l'humanité doive consommer, aux dépens de quelques-uns de ses membres , une somme toujours égale , quoique différem- ment répartie.

« Tous les cœurs et toutes les carrières leur semblent fermés. Je leur ouvrirai une route spéciale ; je leur donnerai des consolations , des amis, des admirateurs.

« Et ceci par un procédé bien simple.

« Il est bon de prendre quelquefois, comme on dit , le bœuf aux cornes. J'irai droit à mon but; j'emporterai de haute lutté la difficulté. Pas de vaine timidité, pas de faux-fuyants indirects. Au lieu de chercher à exhausser les petits ou à dimiuuer les grands — ce dernier point , surtout , serait sujet à des inconvénients graves — je les réhabiliterai par leur difformité même, que je prétends exagérer, tout en la dissimulant sous l'or et les galons.

« Au tambour-major, qui ne sait que faire de ses grands bras , je donnerai une longue canne à pomme brillante , qui , par ses


104 PETITES MltiKKKs

chamarres, ses rubans et ses glands folâtres, éloignera de lui toute idée triste. 11 penche vers la terre un front humilié , je le lui ferai redresser à l'aide d'un col de crinoline plus inflexible que la destinée. Os homini sublime dédit. . . c'est pour qu'il s'en serve. Au double mètre qu'il tient de la nature j'adjoindrai , de par la société , dix-huit pouces de colback et trente de panaches écla- tants. Du diable si les badauds s'aviseront de découvrir un défaut arboré de cette façon !

« Pour les tambours , autre système. 11 les faudra réduire et enfouir autant que possible derrière des accessoires démesurés. L'instrument sonore , à dessein grossi , et soutenu par de larges buffleteries, absorbera une notable portion de leur individu. Les baguettes seront énormes au bout de leurs bras d'araignée. Le schako et le pompon feront le reste. Enfin , qu'on puisse dire d'eux comme Cicéron de son gendre , attelé à une grande épée :

«* Quel mauvais plaisant les a liés derrière leurs caisses ! »

« L'œil , habitué peu à peu à cette désharmonic , finira par en aimer l'audacieux contraste. D'ailleurs, flattant la marne de tous les hommes de petite taille, j'aurai donné à ceux-ci le moyen de faire beaucoup de bruit dans le monde. Voilà leur bonheur assuré. »

Puissamment raisonné , sur ma foi ! Par malheur, l'armée ne compte pas plus de quatre-vingt-dix-neuf cadres d'infanterie. Ce nombre est bien petit , comparé à celui de tous les Goliath et de tous les David qu'il eût fallu pouvoir y caser. Pourquoi les compagnies d'élite, grenadiers et voltigeurs, n'ouvrent-elles pas leurs rangs aux grandeurs et aux exiguïtés exceptionnelles ?

Nous ne serions pas attristés, s'il en était ainsi, par l'aspect de ces déplorables victimes qui , promenant dans le monde leurs choquantes disproportions , trouvent partout la vie et ses agré- ments arrangés pour d'autres que pour eux.

Que parlé -je d'agréments! — Mais ils n'ont pas seulement les plus indispensables commodités !

Et , d'abord , celles de la conversation leur manquent complè- tement. Pas de sièges assez hauts ou assez bas pour eux. Les genoux du géant , sur le fauteuil le plus élevé , remontent à son menton , s'il ne les étend brutalement au-delà du cercle invisible


DE LA VIB HUMAINS. 105

qup la politesse trace autour de lui . Le nain , par contre , a beau se démener au bord de la chaise la plus rapprochée du sol : la pointe de ses escarpins arrive à peine au tapis. 11 est évidem- ment impossible que l'un ou l'autre , soumis à une telle gêne phy- sique . jouisse de la moindre liberté d'esprit. Sous ce rapport , on pourrait affirmer hardiment que , dans les salons , tel ou tel serait un grand homme s'il était un homme moins grand.

Au lit, même contradiction. Le tambour-major est réduit à s'y contracter en forme d'N ; les gens taillés pour être de grands ministres risquent de s'y perdre la nuit de leurs noces , comme le dit une chanson célèbre :

Dedans mon lu je le perdis;

Mon Dieu, quel homme!

Quel petit homme !

La voiture, encore, les condamne à d'insupportables tour- ments. Le géant n'y entre jamais sans écraser son chapeau, qu'il est obligé de tenir ensuite sur ses genoux , si rigoureuse que


106 PETITES MISÈRES

puisse être la température , et fut-il avec une de ces femmelettes que leurs peines de cœur contraignent à baisser toutes les glaces. En pareille occasion , le nain voudrait inutilement cacher ses pieds gourds dans la paille ou dans les peaux d'ourson qui pro- tègent ceux de ses voisins : il faut qu'il se résigne à souffrir, lui aussi , jusqu'à extinction de chaleur naturelle ; heureux , s'il tombe évanoui , de trouver enfin un équilibre que les cahotements de la voiture l'empêchaient de garder ! heureux encore de ne plus entendre, et surtout de ne plus sentir les rebuffades de ses voisins impatientés, qui , les coudes en dehors, se renvoyaient à qui mieux mieux ce perpétuel battant de cloche !

Dans ces circonstances , et dans beaucoup d'autres analogues , nous les trouverons plus à plaindre qu'à blâmer. Ils sont les plas- trons passifs et innocents de la destinée , et il n'a pas dépendu d'eux de naître ou non avec un pied de plus ou de moins qu'il ne fallait.

Mais, s'ils osent se mêler activement aux autres mortels, la thèse , à notre avis , change du tout au tout , et je ne vois pas pourquoi on s'abstient de requérir contre eux à raison des dom- mages qu'ils occasionnent alors de propos délibéré.

N'est-il pas scandaleux , par exemple , qu'une girafe déguisée en homme, un mat de cocagne en pantalon collant , vienne, dans l'état actuel de l'architecture domestique, troubler un bal ou une soirée par un mélange de races évidemment contre nature ! Je me posais cette question certain soir que je vis valser, entre autres, un jeune gaillard dont la tête allait insolemment se mêler aux girandoles du lustre , et le lustre protestait par des torrents d'huile contre une violation pareille des lois de l'hospitalité. — Ici l'injure était d'autant plus irrémissible que , dans le même moment , le maître du logis — un vrai nabot — huche sur un banc , les bras plus étendus que ne le comportaient les dimensions de son habit , ne pouvait néanmoins accrocher un malheureux candélabre dont la place était marquée à six pieds tout au plus au-dessus du niveau du parquet.

Jamais l'inégalité des conditions ne m'était apparue sous un jour plus désastreux. Il est vrai que j'attrapai trois larges écla-


jTh tilt ta joint iniUnrt allait iiHoltmmtnl *< miiti nui litanMlt* «11 Ituttt , mn»b qut le maître tu l*|ii , tirai naksl , luujt »ut un banc, Dt pouvait >i(i0(btt un tanWlabrr.


DE LA VIE HUMAINE. 107

boussures , qui mirent hors de service mon plus beau, mon unique frac.

Le lendemain , fort heureusement , j'en trouvai un tout fait et qui m'allait à merveille , chez un de ces industriels que les mar- chands d'habits flétrissent du nom de fripier.. . J'étais jeune alors et cadet de famille.

Le hasard fit qu'en montant chez cet homme je rencontrai , plié en deux dans son escalier, mon géant de la veille , l'auteur de ma mésaventure. 11 avait l'air soucieux et sombre. Je lui supposai des remords.

— Ce pauvre diable qui sort d'ici, dis- je à mon juif , doit être bien difficile à servir !


— Ah t pon Tié ! . . . tivizil . . . ché grois pieu ! Ché n'afais tans dout mon macassin gu'un zcul hapit à zon daille.


108 PETITES MISKRES

— Enfin vous en aviez un un !

— Ui , ui. . . Bar malheur, il ne lui gonvient bas.

— Ah ! diable ! . . . C'est malheureux , en effet.

— Ui , ui. .. gar il est pien peau !

Ce disant, il me le montra. Je fus moins étonné, en le voyant, qu'il ne « confînt pas » au valseur gigantesque. C'était un magni- fique habit vert , illustré de toutes sortes de broderies en or fin , et qui n'avait paré qu'un seul jour, à Longchamps, les épaules d'un chasseur d'ambassadrice.

Les géants ont , pour se consoler, l'opinion souvent exagérée qu'on se fait de leur force et de leur courage.

Cette compensation manque aux nains , que tout le monde traite, littéralement, par-dessous la jambe.

On sait l'histoire de ce financier qui s'apprêtait à souper avec une de ces demoiselles qu'on appelle du monde — probablement parce qu'elles n'y vont jamais — lorsqu'un superbe mousquetaire gris — plus gris ce soir-là qu'à l'ordinaire — parut tout à coup au seuil du boudoir. Il avait sur notre Turcaret l'incontestable avantage d'être aimé pour lui-même.

La table était garnie avec toute la recherche imaginable. L'argenterie rayonnait ; les vins au reflet ambré riaient dans le cristal étincelant. La belle avait d'ailleurs toutes ses voiles dehors , et brillait de mille charmes sous un négligé coquettement chiffonné. Le mousquetaire trouva, original de détourner à son profit ces frais inusités, et de mettre sous le nez de Cupido l'en- cens préparé pour le Veau d'or.

11 entra donc sans façon , prit délicatement par les deux bras le financier, qui , bien que haut à peine de quatre pieds, se don- nait des airs de matamore , et l'assit au sommet d'un riche dressoir touchant presque le plafond.

Ceci fut exécuté avec une telle aisance , que la *** ne put s'empêcher d'en rire. Bonne robe, d'ailleurs, et singulièrement divertie par les grimaces furieuses de son magot , qui n'osait ris- quer un saut périlleux , on peut deviner, mais non pas dire, tous les crève-cœur qu'elle se plut à lui donner.


f


DE LA ME Ht MAINK 109

Nous ne saurions guère imaginer, pour un nain , une situation plus ridicule.

Mais il en est une plus cruelle peut-être, et avec laquelle tout le monde a pu voir se débattre les pauvres femmes affligées d'une taille trop majestueuse.

La scène représente un salon. Vingt déesses y sont rangées en demi-cercle autour d'une imposante beauté , dont Faîtière physio- nomie, la pose digne, les mouvements lents et calmes, rappellent la compagne de Jupiter.

Mars est debout , dans un coin , sous l'uniforme d'un beau colonel de dragons. Il dirige constamment son lorgnon vers la reine des dieux, et celle-ci n'en paraît pas autrement offensée.

Survient la plus jeune et la plus gaie des trois Grâces , celle qui partage avec la muse comique le nom doux et joyeux de Thalie. Elle est petite , brune et pétulante. A peine le regard peut-il suivre toutes ses prestes et gentilles allures , ici , là , plus loin et ailleurs , dans la même minute.

Mars est bien vite distrait par elle de son extatique contem- plation. Junon s'en aperçoit ; elle rougit légèrement. Thalie s'en aperçoit aussi , et redouble de vivacité, de saillies, de petits vols et de petits cris d'oiseau. En style de coulisses , elle brûle les planches. Or, comme chacun sait , le sapin le plus sec est encore moins inflammable que Mars.

Bientôt Junon n'y tient plus. Dévorée de jalousie , attaquée à la fois dans sa domination et dans ses préférences , elle veut défendre et son trône et son guerrier. Elle quitte grands airs et fauteuil ; elle prétend tourbillonner, elle aussi , séduire, éblouir, entraîner, par les mêmes moyens que sa rivale. N a-t-elle pas, comme celle-ci, desjambesetdesbras? — le tout, même, beaucoup plus long? O gaucherie de l'aniour-proprfe irrité! Impassible, dédaigneuse, immobile, elle pouvait encore espérer de balancer la victoire : sur ce terrain nouveau , où elle accepte maladroite- ment le combat , elle est vaincue d'avance , et tous les pouces levés la condamnent à mourir. Tends la gorge , belle impru- dente ! Mars désormais est soustrait à ton joug. . .


110 PETITES M ISÈRE? .

Que voulez-vous! Junon prenant des airs enfantins ressemble à cet Allemand naïf qui , charmé des grâces françaises , se jeta par la fenêtre en s écriant : — Je me fais léger ! — et se cassa très-proprement l'épine dorsale.

Les deux infortunes dont il vient d'être question sont très- différemment ressenties. Le géant , d'ordinaire , est triste , embarrassé de lui-même, confus, gauche, malheureux , timide. Le nain, vif et dispos, a la répartie fière, porte la tête si haute qu'il peut , et se donne volontiers des airs de bravache , la moustache en croc , la main sur sa canne , à défaut d'épée.

C'est ce que Walter Scott — observateur sagace entre tous — n'a pas manqué de constater dans ses romans. On y trouve à chaque instant , en face les uns des autres , des nains audacieux . spirituels , et des géants stupides : sir Geoffrey Hudson — Galfridus Minimus — à côté de sir OeofFrey Peveril ;. Flibhertigibbet derrière le concierge colossal de Kenilworth- Castle ; et jusqu'à Fenella — cette naine adorable — en présence de la grande , blonde et maussade Alice Bridgenorth.

Néanmoins Colbrand , Ascapart et Pantafilando font encore envie au plus gentil hussard de l'univers , et ce triste sentiment annule tous les avantages qu'il a sur eux.


LE BILAN DE L AMITIE.

( JrXTAMMtvioNa. — Liv. ». 4i«*«>r1. TH. )


L'Expérience est un grand livre de commerce , un cahier de comptes courants , où les profits et les pertes de la vie sont inscrits par Doit et Avoir.

Il y a dans ce livre un chapitre singulier, où ces deux divisions se confondent au lieu d'être en regard : c'est ce que certains philosophes pratiques appellent le Bilan de l'Amitié.

On y trouve d abord ce que nos amis nous coûtent , ensuite ce qu'ils nous rapportent ; ce que nous leur donnons et ce qu'ils nous donnent ; en un mot , leur passif et leur actif par rapport à nous.

Le résultat de la balance est le plus triste du monde ; aussi me garderai-je bien de le donner. Quelques articles, et les moindres, me suffiront.

Pan ! pan ! pan ! — Qui peut ainsi frapper à votre porte défendue , un jour de travaux forcés! — Qui! Parbleu! votre ami ; la consigne n'est pas faite pour l'arrêter, n'est-ce pas! — Pan ! pan ! pan ! — Il faut ouvrir.

— - Je te dérange î

— Jamais ! . . . C'est-à-dire. . .

— Oui , je te dérange. . . Que veux-tu ! ... Je ne pouvais différer de te voir. . . Devine ce qui m'amène !

Comment devineriez- vous? Cet homme est ému ; ses jambes tremblent ; il vous presse les mains en parlant. Que lui est-il arrivé! Votre .incertitude, vos conjectures sinistres l'amusent infiniment : il en jouit et les prolonge. Enfin vous surprenez sur ses lèvres fermées un vague sourire qui vous rassure. Mais vous n'êtes pas au bout , et votre homme vous laisse épuiser le champ des joyeuses hypothèses avant de se décider à vous dire à demi- voix , en écarquillant les yeux , et comme s'il vous livrait un


112 PETITES MI8R9E6

secret d'Etat... n — qu'on va lire son premier vaudeville... qu'il a vendu son cheval poussif... gagné son procès... obtenu un grade. .. ou trompé sa femme. »

Sur cela , il vous saute au cou et vous force à valser avec lui par la chambre. Vous devez être si heureux !

Les détails arrivent ensuite , bavards , filandreux > intermi- nables. Après les détails , le cigare ; après le cigare, le départ » qui dure autant que la visite. Quand elle est finie , et que vous retombez épuisé devant la phrase suspendue , le vers ébauché , toutes ces traces du rêve qui allait germer ne vous disent plus rien. L'inspiration est partie, partie à douter qu'elle revienne. Si du moins il en était ainsi du traître qui l'a chassée !

Mais il revient , lui , dès le lendemain. Il est triste, cette fois , et , suivant à la lettre le précepte de Y Art Poétique , vous force, par ses plaintes, à mouiller votre mouchoir. Une calomnie a tout fait : il faut la détruire. Allez , courez , volez ! Que vos parents , que vos relations agissent et se démènent, excités par vous. Jamais assez de voix ne proclameront cette innocence attaquée. Un mémoire est nécessaire : faite-le. Des informations manquent : prenez-les. Nous avons besoin dune réparation : demandez-la. Quant à votre ami , que tout cela regarde , vous voyez bien qu'il est trop ému , trop irrité pour agir. Oreste a des attaques de nerfs : passez-vous de lui , Pylade ! Remuez , seul , pour sa défense , le ciel , la terre et l'enfer ! Armé de toutes pièces , piquez droit au monstre ! Mais , dès que vous sortez de votre tente, chacun vous rit au nez et se moque de vos airs matamores. Le monstre n'était qu'une chimère , la calomnie un mauvais propos à peine entendu. Rengainez, Pylade, et consolez Oreste furieux !

Quand vous avez dépouillé le harnais de combat , mis vos pantoufles , recommencé vos méditations sur nouveaux frais , «irrive un petit billet plié avec un soin merveilleux :

•' Mon ami ,

- J'ai ce soir à dîner deux ennuyeux , et pour tout dire , deux nouveaux mariés. Si vous ne venez à mon aide, je suis perdue. Sans faute donc , et à cinq heures , car je veux vous voir avant


DB LA VIE HUMAINE. 113

eux. Puis, ne songez pas à nous quitter avant minuit : j'ai des projets pour cette heure-là... -

Halte, s'il vous plaît ! Permettez-nous d'expliquer ces derniers mots , et honi soit qui mal y pense! Il s'agit tout simplement de mener au bal de l'Opéra une de ces femmes hyperboréennes à qui suffit, et de reste, l'image du fruit défendu. La requête continue :

«... Avez- vous pensé à mon concert! Nos billets sont-ils gravés! Votre accompagnateur viendra-t-il? Le choix des morceaux est-il arrêté! Madame Castriconi cède-t-elle à nos instance! Aurons-nous le jeune Frszchtk! Et, à ce propos, n'oubliez pas de nous procurer une harpe ; etc. , etc. , etc. « 

Le fait est que , distrait par d'autres soins , vous avez com- plètement oublié le concert , la harpe , madame Castriconi et le jeune Frszchtk. Aujourd'hui, comment faire! Il vous reste à peine trois jours avant cette soirée funeste.

Ou bien c'est la lecture à huis clos , le soir, du roman de votre amie. On connaît votre goût ; vos conseils sont les seuls qu'on suivra. Vous êtes le confident préféré. Tant de docilité vous flatte et vous touche. Pénétré de vos devoirs , vous vous croyez en conscience obligé de pérorer trois heures durant , et avec toutes les circonlocutions imaginables , sur les défauts sans nombre de cette production avortée. Contrairement à l'usage , l'auteur vous écoute cette fois avec admiration , et se complaît , chose étrange, à vous entendre déchirer poliment le nouveau-né de ses rêves. En fin de compte , elle l'enveloppe dans un maillot de papier vélin , et vous le met sur les bras avec un geste cordial. Vous croyez comprendre qu'il s'agit d'un sacrifice pénible , et qu'on vous charge de l'accomplir , mais au moment où , d'un air embarrassé, vous regardez le bûcher. . . c'est-à-dire la cheminée :

— Emportez cela chez vous ! dit avec effusion la reconnais- sante mère de cet enfant difforme . Délicate insinuation des Grâces qui vous nomment leur teinturier, ces quatre paroles vous con- damnent à un mois de littérature orthopédique.

15


114 PETITES MISKREK

Bref, notre plus grosse créance sur nos amis — s'ils ne s'en doutent guère , en revanche nous ne le savons pas assez — c'est le temps qu'ils nous prennent sans scrupule , et que nous leur donnons sans compter.


L'argent viendrait ensuite, sans une petite difficulté. Vous pouvez , certes . en prêter à vos amis — trop obligeante pour ne pas vouloir être obligés; mais, si vous êtes leurs créanciers, ils ne sont jamais vos débiteurs. La raison de cette anomalie — raison toute simple — c'est que vos débiteurs ne sont jamais vos amis.

Cependant , sous une forme détournée , rien ne vous empêche de leur sacrifier une bonne partie de votre fortune , et cela sans vous brouiller avec eux.

Prêtez-leur vos chiens , vos armes de chasse , votre délicieux char-à-bancs , chef-d'œuvre du célèbre Binder : — huit jours


« *


, •


I



fllr DOtt-tn rtluit à (onïtiict par Ici plut rn»(l cttmin* leur» ptiît» »itT>t tititau, en. Mu ■«raHUiitifetramantiT..


DE LA VIE HUMAINE. 115

après , la moitié de votre meute sera restée à pourrir dans les halliers ; votre carabine Manton aura crevé entre les mains d'un tireur maladroit ; quant à votre char-à-bancs , on vous le ramène les côtes enfoncées , l'essieu brisé , souillé de boue , horrible à voir.

Mais si vous êtes tenté de vous plaindre — ce qui serait aussi malséant qu'inutile — regardez la figure contristée de votre ami , écoutez son récit désolé :

« — Malheureux ! sécrie-t-il , pourquoi m'as-tu prêté cet infernal charriotf et à quelle scène atroce tu m'as exposé !... Sais-tu qui je menais lorsque ce damné roulier nous a si bien bousculés! La baronne ! mon cher, la baronne et sa sœur. Me vois-tu réduit à conduire , par les plus rudes chemins , leurs petits pieds délicats , en butte aux railleries des manants , dans un pays perdu, pendant plus d'une grosse lieue! Sens-tu bien tout le ridicule jeté sur moi par la sotte issue de cette partie de plaisir!. . . C'est-à-dire que je ne m'en relèverai jamais... Et c'est toi , maudit garçon , c'est toi qui me vaux cela ! ... »

Pour un peu, vous lui offririez une indemnité. Mais il est généreux , et la refuserait sans doute.

Du reste , sans vous rien emprunter, vos amis peuvent vous devoir beaucoup.

Ainsi , l'opinion publique ne manquera jamais d'associer votre nom à toutes les sottises retentissantes qu'ils pourront commettre. Vous apprendrez un beau jour, avec une certaine surprise , que vous avez dansé , vous , homme grave , des pyrrhiques plus que légères dans quelque bal de souscription. 11 est vrai que vous étiez un peu... troublé. Voilà ce qui vous excuse... et aussi l'entraînement de l'amitié.

Votre ami C. . . y figurait , en effet , et chacun sait que vous êtes inséparables . On a été contraint de le mettre en lieu de sûreté : donc vous avez eu des différends avec la morale publique repré- sentée par les sergents de ville.

Autre bénéfice. Un beau matin , à des symptômes non équi- voques , vous sentez que votre considération , votre crédit dans un certain monde , votre influence sur certains individus , décroissent à vue d'œil , sans cause apparente. Vous faites


116. PETITES MISÈRES

enquête, discrètement , à petit bruit , comme il convient , et vous arrivez ainsi à l'origine du mal. Cest l'intimité qui vous lie à tel ou tel de vos contemporains. N'allez pas croire qu'il vous ait calomnié : rien n'est plus loin de sa pensée. Seulement , si l'on a parlé de votre esprit , lui , qui le voit sans aucun prestige , aura donné son coup de boutoir, d'autant plus rude qu'on le sait mieux informé. De votre avoir! il en peut dire le chiffre , à un zéro près. De votre caractère! tous vos défauts lui sont connus. Entre le monde et vous , c'est un verre grossissant où chacun peut venir étudier en détail , à la loupe , toutes vos imperfections. Et quel héros, je vous le demande, résiste à cet examen minutieux! Aussi ne vous étonnez pas que vos affaires échouent , que vos sollicitations perdent de leur poids, que vingt mariages manquent pour vous l'un après l'autre : le secret de toutes ces mésaventures, c'est que vous avez un ami.

Maintenant, que rapportent ces êtres si chers... si coûteux , veux-je dire!

Ici la philosophie ancienne nous ouvre de magnifiques perspec- tives. Lisez Cicéron ad Atticum ; lisez, dans Lucien, les histoires d'Amizoque et de Dandamis , de Belitte et de Basthès , de Macentas , de Lonchate et d'Arsacomas , d'Agathocle et d'Euthydique de Chalcis. . . si vous voulez regretter de n'être pas né Grec , Scythe ou Romain.

En France , et de nos jours , voici le vrai :

La tendre sollicitude de vos amis éclate en toute occasion. Annoncez un projet quelconque : ils accourent avec un empres- sement remarquable pour vous prodiguer leurs sages conseils. Écoutez-les seulement cinq minutes , et sans un courage sur- humain , vous n'oserez plus bouger :

— Prenez garde. . . l'industrie a ses revers !

— Prenez garde. . . les femmes sont légères !

— Prenez garde. . . il est chanceux de monter à cheval !

Rarement ces vérités salutaires , formulées ainsi , vous pro- fitent. Mais, plus tard , soyez ruiné, trompé ou boiteux , les amis reviennent, la mine allongée :

— Je vous l'avais bien dit. . . que Saint-Germain baisserait !


DE LA VIE HLMAINK.


— Je vous l'avais bien dit... queBertfu: von* plmitn,

— Je vous l'avais bien dit... qu'il ne fallait pu- m Young-Cresus !


Prenez garde ! et Je vous l'avais bien dit ! ils ne sortent pas de ces deux locutions, pôles opposes d'un même ennui.

A quoi donc fallait-il prendre garde !

Et comment se fait-il qu'on n'ait pas écouté ce qu'ils avaient si bien dit?

Parmi nos autres dettes d'amitié . figurent surtout — je parle des amis intimes : —

Les maîtresses qu'ils nous ont prises.

Les usuriers qu'ils nous ont donnés.


118 PETITES M1SÈRKS

Quelques leçons d'égoisme , .

Trois ou quatre vices ,

Autant de duels ;

La fumée de leurs pipes restée après nos rideaux — odeur nauséabonde s'il en fut ;

La trace de leurs cheveux gras sur nos papiers ou sur nos meubles ;

Et la part qu'ils ont prise in petto dans toutes nos décon- venues d'amour-propre... Il est vrai que cet article déplacé ici, doit* compter parmi leurs petits profits. A la longue , il se résume en une assez jolie somme de maligne satisfaction.

Ajoutez-y , à cette occasion , la considération qui de nous rejaillit sur eux... et dont ils n'usent pas toujours fort discrè- tement.

Maintenant arrêtez le compte.


Comme appendice naturel à ce qu'on vient de lire, nous ajou- terons ici une courte légende italienne , écrite à Florence vers l'année 17. . , et qui n'a jamais été ni imprimée ni traduite. La vérité du sujet fera pardonner à l'auteur inconnu ce que son style peut avoir de suranné :


« Jamais amitié ne fut aussi désintéressée , aussi chaleureuse , aussi active que celle dont Jeppo m'a toujours donné des preuves. Quelle âme dévouée ! que de générosité ! que d'ardeur à me servir !

» J'avais à peine vingt ans, lorsque spontanément il me témoigna son désir de m'obliger. J'idolâtrais alors la marchesina Pepoli , que le secrétaire de l'ambassade française était sur le point de m'enlever , et je voulais me battre avec ce dangereux rival. Mais j'avais affaire à un gentilhomme parfaitement civil , et qui ne me donnait jamais le moindre motif raisonnable de le provoquer. Or, je me souciais peu de mettre à découvert s par quelque éclat bizarre , ma déplorable jalousie. Les choses pou-


DE LA VIE HUMAINE. 119

vaient aller longtemps sur ce pied. Jeppo-, par bonheur, devina mon secret tourment , et , pris pour moi d'un attachement subit , se mit à répandre de tous cotés , en me les attribuant , les propos les plus désagréables au diplomate français. Celui-ci, en homme d'esprit affectait de regarder comme impossible que je l'eusse calomnié gratuitement ; mais Jeppo saisit la première occasion de lui apprendre qu'il m'avait lui-même entendu le diffamer à dire d'experts. Cet officieux mensonge obligea le secrétaire à me demander une satisfaction que je lui accordai immédiatement ; et , percé d'un bon coup d'épée, j'eus le plaisir de voir mon adversaire contraint à s'éloigner pour quelques semaines de Florence et de la marchesina.

« Jeppo , qui m'avait servi de second , me soigna comme si j'eusse été son frère, et ne quittait le chevet de mon lit que pour aller, dans le monde , faire honte à mon infidèle de l'insensibilité qu'elle montrait en ne venant pas me visiter. Elle fut d'abord un peu confuse de ses reproches ; mais, comme il les renouvelait sans cesse , à tout propos , avec plus de chaleur que d'oppor- tunité , la perfide s'y aguerrit , et , prenant tout à coup un parti extrême , ne craignit pas d'aller rejoindre aux eaux de Baden l'astucieux diplomate qu'elle me préférait.

« Le désespoir où me jeta une démarche qui m'ôtait toute espérance de renouer détermina dans mon organisation affaiblie une crise des plus violentes. Jeppo , me croyant prêt à passer , perdit tout à fait la tête. Plusieurs remèdes étaient placés sur un guéridon , près de mon lit ; il me fit avaler quatre-vingts gouttes de laudanum à la place d'autant de gouttes d'Hoffmann , et m'empoisonna ainsi très-innocemment. Pour me tirer du péril où il m'avait mis, les, médecins furent obligés d'employer des moyens violents , et ne me rendirent à la vie qu'au prix de ma santé , désormais détruite.

« Jeppo , dans son désespoir, avait juré de se consacrer tout entier à moi. Il tint religieusement parole, et d'abord se chargea de gérer ma fortune pendant les deux années où je fus hors d'état de vaquer moi-même aux soins qu'elle réclamait.

« J'étais engagé dans plusieurs actions judiciaires ; il les suivit


120 PETITES MISÈRES

toutes avec une passion , un zèle, un acharnement qui ne lui per- mirent pas d'en peser à froid les chances diverses. Mais , dans celles-là même où j'avais la justice et le droit de mon côté , on lui vit déployer un tel luxe de procédures , faire jouer tant et tant de petits ressorts , solliciter et même intriguer avec une si remar- quable assiduité , que tout le monde prit mauvaise opinion de prétentions ainsi soutenues . Jeppo perdit à ce manège une portion de sa bonne renommée , sans pour cela gagner un seul de mes procès. J'acquis , un peu à ses dépens , beaucoup aux miens , la conviction rassurante que j'avais en lui un ami entièrement dévoué.

« Pour réparer la brèche ainsi faite à mes capitaux , ce modèle d'affection me fit épouser une de ses nièces , qu'il avait élevée lui-même avec les soins les plus assidus , et qui d'ailleurs comptait parmi nos meilleures héritières.

« J'acceptai de confiance le rare présent qu'il me voulait faire. Eût-il été convenable, je le demande , d'aller aux infor- mations? Qu'arriva-t-il , cependant? — Dès le lendemain de mes noces, j'appris que ma femme avait un penchant très-décidé pour sir Ruddy Crawfish , sémillant officier au service de Sa Majesté Britannique. Ce jeune guerrier, dont les moustaches faisaient pâlir l'uniforme , prit la peine de m' informer par un billet qu'on avait violenté les sentiments de sa bien-aimée ; il me croyait trop délicat gentleman pour abuser des avantages que me donnaient sur lui quatre ou cinq paroles prononcées devant un prêtre , cinq ou six phrases barbouillées par un notaire sur un morceau de parchemin. — S'il se trompait à cet égard, ajoutait-il, je n'avais à espérer de ma déloyale obstination que des désastres sans nombre , dont il m'épargnait rénumération afin de ne pas révolter, par une apparence de menace, les susceptibilités qu'il voulait bien me supposer.

« Deux jours plus tôt , ce billet m'eût fait réfléchir ; mais il n'était plus temps de le prendre en considération, et, après m être assuré qu'il renfermait une foule de choses vraies , sinon sensées , j'allai trouver Jeppo , dont l'amitié me suscitait ce nouvel embarras.


DE LA VIE HIMAIKK. 121

» Mon ami pâlit légèrement lorsque je lui reprochai de ne pas m'avoir fait connaître la véritable situation des choses ; mais , affectant ensuite la plus grande tranquillité :

    • — J'arrangerai cela, me dit-il , sans vouloir s'expliquer sur

les moyens qu'il comptait prendre.

« Le lendemain , de grand matin , j'appris qu'en me quittant il était allé chercher querelle à Tardent Crawfish , et lui avait coupé la gorge , sans témoins , dans une ruelle étroite , après le soleil couché.

- A deux heures de là , on vint me dire que Jeppo était arrêté , à la demande de l'ambassadeur anglais, comme prévenu d'assas- sinat , et que la voix publique me désignait parmi les complices du crime ; la lettre du mort , qui m'était adressée , s' étant trouvée dans la poche du meurtrier.

« Je me rappelai fort à propos que le procureur fiscal n'était pas de mes amis , et — encore que cette circonstance , à tout prendre , eût pu me sembler rassurante — je déguerpis sans tambour ni trompette , laissant un mot à ma femme pour lui tracer mon itinéraire et la mettre à même de me venir rejoindre.

« Après quoi je suivis la route immédiatement opposée à celle que je lui indiquais. Bien m'en prit , ma foi ! Les Italiennes sont vindicatives en diable. La justice reçut les renseignements dont je viens de parler, une demi-heure après qu'on les eut remis à ma douce moitié.

  • Au secret le plus rigoureux , Jeppo avait tout à craindre

de la rancune britannique. Néanmoins ce généreux garçon ne songeait qu'à ma sûreté. On lui laissa croire que j'étais pri- sonnier. J'opposais, lui dit-on , les dénégations les plus absolues aux témoignages qui m'écrasaient , et je contestais jusqu'à l'exis- tence de la lettre trouvée sur lui. Jeppo , frappé des dangers qu'offrait cette défense mensongère , séduisit par les plus bril- lantes offres un de ses geôliers, et lui confia pour moi un billet où il me conjurait, en termes assez ambigus, d'avouer la vérité. 11 va sans dire que le geôlier était un traître , et que le billet alla rejoindre , dans les mains hostiles du fiscal , les dénonciations de

16


122 PETITES PUBÈRES

ma femme. Ce juge, habile et corrompu , n'avait pas eu besoin d'un si beau supplément de preuves pour dresser l'acte d'accu- sation le plus perfide ; mais la déposition du geôlier, corroborée par un corps d'écriture bien authentiquement émané de moi , rendait le résultat infaillible. Je fus condamné par contumace à un exil perpétuel et à la confiscation de tous mes biens.

- Mon ami me coûtait donc , après cinq années de la plus étroite liaison , ma santé, ma fortune, mon honneur, ma patrie et ma félicité conjugale. En échange de ces bagatelles , j'avais la pensée consolante qu'un prisonnier d'Etat , à jamais enfoui dans quelque tour obscure, me conservait un inaltérable attachement. Parfois ceci me semblait un marché de dupe. . . »

Ici finit l'histoire de Jeppo.


LA COMÉDIE DES SUSCEPTIBLES.


( M mua t>t un »a L'KtraiT. — Lit. vu, ohap. xlii. )


« Susceptibilité — s.f disposition à se choquer trop aisé- ment, sensibilité excessive (extrême, grande — ; avoir de la — ). L'extrême susceptibilité d'un gouvernement indique sa fai- blesse; etc. , etc. »

Ainsi parle, avec son admirable solennité, le Dictionnaire de Boiste , un des livres les plus réjouissants qui se soient jamais imprimés. — Plus loin , il ajoute : '

-...// reste à faire une comédie du Susceptible. «♦

Le dictionnaire a raison. Développons ce programme :

Nous prendrons, tout d'abord, un homme de caractère ouvert et franc , de manières un peu brusques et joviales , et tranquille sur le résultat de ses actions comme sur la portée de ses paroles , parce qu'il a le sentiment de sa bienveillance envers chacun. Cet excellent homme, si cordial , d'une générosité vraie et tou- jours prête , le cœur sur la main , et la main toujours en avant , est entouré des malheureux qu'il a faits , sans le savoir ni le vouloir ; qui lui veulent du mal sans oser peut-être se l'avouer à eux-mêmes ; et qui , retenus auprès de lui par toute sorte d'intérêts ou de liens , aspirent à s'éloigner, à le fuir, et pour jamais.

La scène première nous montre cet intéressant personnage tête à tête avec sa femme de charge. Admirez son joyeux laisser- aller, son affabilité d'écorce un peu rude , son dire franc et loyal. La respectable duègne fournit les ombres de ce brillant tableau. Son maître, insensible à certaines agaceries en sourdine, trompa jadis ses vues ambitieuses. Elle ne lui pardonne pas , elle ne lui pardonnera jamais d'avoir dédaigné ses charmes surannés , non plus que l'impitoyable bonhomie avec laquelle il rappelle à l'ordre ses quarante printemps , dont l'été tarde tant à venir. Aussi , quel sourire contraint , quelle aigre physionomie , quelle lèvre pincée , quelle virulente réplique ! Vous devinez , à ses gestes crochus , à sa façon menaçante de hausser les épaules , à


124 PETITES MISÈRES

ses revêches allures, une haine d'autant plus âpre et verte qu'elle est gênée dans ses manifestations. Ce n'est pas elle qu'on désar- merait en la faisant rire , car sa gaieté sardonique et amère , avec l'éclat du poignard , en a la courbe perfide et la trempe veni- meuse ; et, bien qu'enveloppée de velours, comme la patte d'un chat résigné , deux ou trois fois cette arme redoutable effleure r épidémie du bonhomme , tout en sang au sortir de ce qu'il croyait une partie d'escrime à fleurets mouchetés.

Tandis qu'il panse encore ses blessures, sa fille arrive; recon- naissez-la pour une fervente lectrice de mauvais romans , à sa démarche traînante , à ses cheveux en désordre , à ses bas mal attachés. C'est un lis insuffisamment peigné , qui , dans notre vallée larmoyante , se penche de tous côtés , cherchant une âme sœur de son âme. Il ferait mieux de chercher ses jarretières. Son père , du moins , le pense , et le lui dit bravement ; mais il expiera ce bénin reproche. En effet , le lis se métamorphose aussitôt en une sensitive offensée qui se replie sur elle-même pour ne pas sentir un contact mortel et abhorré. Détaillez avec le plus grand soin toutes les nuances de ces bouderies insup- portables qui , sous les apparences d'une apathie respectueuse , déguisent à peine la malveillance et l'injure ; — l'inquiétude de ce pauvre père, — ses questions empressées, — sa tendresse en éveil , — et comme il rôde patiemment autour du cœur fermé de sa lilfe , sans connaître le secret de cette petite vanité insurgée qui en défend obstinément les approches. Tout cela s'exprime à tout propos. C'est un déjeuner composé par notre homme des friandises que son enfant préfère, et auquel néanmoins elle ne voudra pas plus toucher que si les Harpies l'avaient flétri de leur contact immonde ; ou bien une robe achetée pour elle le matin même, et dont elle laisse obligeamment entrevoir que les couleurs ne lui plaisent guère ; ou bien encore. . . Mais ceci n'est pas la pièce : à peine un croquis léger.

Quel est ce nouveau personnage , si plaisamment furieux contre notre héros? Pour quel tort si impardonnable lui cherche- t— il une si belle querelle ! Le motif caché de cette colère échappe tout à fait à celui qui en est l'objet :


DE LA VIE Hl'MAINE. 125

— Eh quoi ! s'écrie-t-il , quelle mouche vous piquet Sur quelle herbe, en venant, avez-vous marché!

— Sur aucune , réplique l'autre d'un ton bourru ; — quoique vous me traitiez comme un âne . je n'en suis pas encore à chercher pâture aux prés.

— Dieu me garde de le penser ! Venez-vous déjeuner avec nous!

— Non , non.. . Je ne compte pas faire de vieux os par ici.. . ( 77 s'asseoit, néanmoins.) Ah ! c'est ainsi que vous entendez les choses!... Je vous reconnais bien là!... Toujours sournois... toujours cachotier... Et pourquoi , je vous le demande!

— Ne me le demandez pas, si vous tenez à le savoir. . . Mais, voyons... qu'avea-vousî

— Ce que j'ai ! . . . ce que j' . . . Oh ! tenez , votre hypocrisie m'exaspère, et je veux vous en faire rougir. . . Où étiez-vous hier, à deux heures de l'après-midi!... Ah ! ha ! vous voyez qu'on a beau s'envelopper de ténèbres. . .

— Hier, dites-vous! J'étais chez mon notaire...

— Vous l'avouez. . . C'est bien heureux ! ... Et qu'y faisiez-vous?

— J'y signais un acte. . .

— Allons, peu à peu , nous saurons tout. Qu'était cet acte ?

— Un acte par lequel je cède ma métairie au voisin Giraud.

— Habemus confite ut em reum. Nous vous tenons enfin. . .

— A la bonne heure. . . Mais pourrait-on savoir. . . !

— Oh ! ... ne croyez pas me dérouter par vos railleries ! Vous ne m'apprenez pas qu'en droit rigoureux vous êtes libre de vendre toutes vos métairies au voisin Giraud sans m'en ouvrir seulement la bouche. En amitié, ces mystères ne sont pas de mise. . .

— Comment! Je devais. . . ?

— Sans nul doute. Vous ai-je rien caché , moi , de ce qui me concerne! Se remue-t-il une épingle dans ma maison sans que vous en soyez informé tout le premier! Ai-je jamais. . .

— Je vais vous dire : Giraud m'avait demandé le secret , et. . .

— Et vous tenez à Giraud bien plus qu'à moi... C'est tout simple. Un homme que vous connaissez à peine... que vous estimez peu. Mais quand il s'agit d'argent .. Voyons , dites la


126 PKTITKS MISÈRIis

chose, allez. . . Vous trembliez , si j'étais informé de ce marché , que je ne vinsse à réclamer de vous la préférence l

— Moi! grand Dieu ! Et comment supposer .. i

— ...Voilà ce que vous redoutiez. .. Voilà pourquoi vous avez ourdi toute cette trame. Oh ! les hommes! les hommes!...

Ici notre misanthrope, levant les bras au ciel , s'agite tellement que, les pieds de sa chaise venant à se dérober, il va terminer sur


le carreau son invocation pathétique ; et , comme son ami ne peut se tenir de rire en face d'un pareil accident, l'homme susceptible sort plus furieux encore qu'il n'est entré.

Puis on nous met en face de cette susceptibilité timide qu'un rien effarouche , et de ces caractères chagrins qui cherchent , non-seulement dans les paroles d'autrui , mais aussi dans ses réticences , dans ses civilités, dans leur omission , dans les innom- brables minuties de la plus scrupuleuse étiquette , des motifs pour se croire méprisés : gens toujours fâchés et fâcheux ; esprits hérissons que toute parole offense , que tout silence désoblige ;


t


CnpuMct »< nom fit Boulnir ttail uni, même nprct irai* quart* t'Ijtu t'muttt pclio, li peu* autj fait tamtrr lint couott-tUf-


DE IJt VIE HVMAIKE. 127

qui en sortant de chez vous, vous demandent , avec une intention ironique , mille fois pardon d'y être venus ; capables de vous en vouloir trois ans , même après trois quarts d'heures d'excuses polies , si , par hasard ou par maladresse, vous avez fait tomber leur couvre- chef, tempéraments à part, dont la médecine physiologique du moyen âge s'occupait comme de principes morbifiques ; qui ont leurs chapitres réservés dans Arétée , Avicenne, Savanarola, et dont parle en ces termes le Montaigne anglais , Burton , en traitant de l'hypocondriaque mélancolique : « Si deux hommes s' entretenant devant lui discourent , chu- chottent , plaisantent , ou narrent une historiette quelconque , il suppose aussitôt qu'ils le sous-entendent , appliquant tout à lui- même : de se putat omnia dici ; où , s'ils lui adressent la parole, il est prompt à interpréter en mal , à donner un sens cruel à chaque mot qu'ils disent ; il supporte à peine qu'un homme le regarde fixement et lui parle avec quelque familiarité, ou qu'on rie , ou qu'on plaisante, ou qu'on fasse hem ! ou qu'on le montre du doigt , ou qu'on tousse , ou qu'on crache, etc. , etc. ; il pense qu'on se moque, qu'on le dédaigne, qu'on le circonvient, qu'on lui manque. Pour peu qu'un homme l'examine, il rougit et pâlit tour à tour, suant de peur et de colère. Il médite longtemps sur cet outrage , et reste troublé de l'idée qu'on l'a voulu railler. . . ••

Ne pourrait-on pas ensuite , je reviens à notre comédie , y glisser l'historiette de M. de Flamarens, racontée dans les Mémoires de madame de Brancast et ne serait -elle pas un exemple piquant des mésaventures que la plus exquise politesse ménage, dans le monde , à la susceptibilité des gens d'esprit î

M. de Flamarens n'était pas généralement regardé comme tel : — « C'était , dit la duchesse, un de ces ennuyeux auxquels on ne faisait jamais fermer sa porte, parce qu'on n'y pensait jamais ; et qui, ne quittant guère Versailles, ennuyait fort rarement à Paris. - il y vint, cependant , un beau soir, et tomba chez la duchesse d'Aiguillon , où s'agitait je ne sais quelle question ardue dont les beaux esprits de l'assemblée n'avaient encore pu trouver la solution. Madame d'Aiguillon , en personne maligne, imagina de


128 pirriTRs misères

demander son avis au nouvel arrivant. Chacun s'attendait à quelque dissertation mortellement pédante'; mais il arriva, contre toute prévision , que M . de Flamarens fat très-bref, très-précis, très-concluant. Aussi n'avait-il pas achevé , que madame d'Ai- guillon f n'y tenant pas, criait avec l'étonnement le plus naturel :

— Il a raison ! Savez-vous bien qu'il a raison!. . .

— Sans doute , j'ai raison , et pourquoi pas?... demandait le vieillard un peu choqué ; mais on ne l'écoutait plus , et les assis- tants, tout à fait hors de garde, répétaient en se regardant les uns les autres.

— Il a raison... il a raison.

••Le bonhomme, ajoute madame de Brancas, pas trop content du genre de ce succès, nous laissa pourtant confus de le lui voir. « 

On est en droit, maintenant, de nous demander où nous conduirons ces divers épisodes , ce que deviennent et le père et la fille, et tous les autres Susceptibles. Où est le nœud! où sont les péripéties!

Et , si nous négligeons ces questions , le lecteur ne va-t-il pas s'offenser à son tour d'être si légèrement traité! Il lui faut une conclusion. Voici la nôtre :

Le héros de la comédie, exaspéré peu à peu par ce perpétuel mal-entendu dont il est victime , irrité de voir ses intentions sans cesse méconnues, et bien persuadé qu'il n'y a pas à transiger ave c les aberrations de la vanité humaine , prend le parti de se sous- traire à ses chocs anguleux. 11 cherche, comme Alceste, la liberté dans un désert. De sa retraite découle un juste châtiment pour ceux qui l'ont persécuté. La femme de charge ne trouve à se placer nulle part ; l'orgueilleuse jeune fille est mariée à quelque malotru romantique . l'ami si rigoureux sur le chapitre des confi- dences livre sa fortune à un industriel expansif , etc.

Que fut-il promis! Un programme. Erro/o. Baissez la toile.


VOYAGER C'EST VIVRE.

( Lm Put»*» »r rt,*t»i«. — Lir. vil, rhap. il. 1


Après un bon dîner, il est. particulièrement doux de rêver voyages ; et — si d'ailleurs vous êtes musicien — la cavatine de Joconde vous revient en tête.

Tout homme , alors , l'œil à demi fermé , caresse d'un benoît regard les perspectives italiennes, suisses, écossaises, espagnoles, que lui offre l'ardent kaléidoscope du foyer ; et , suivant qu'il a lu dans la journée le président de Brosses ou Simond , Jedediah Cleishbotham ou Clara Gazul , il se transporte au sein du golfe napolitain , dans les vertes vallées du Rhin et de la Kander, sur les pics gris de Lachin y Gair, ou dans les salles de l'Âlhambra.

Qu'il soit seul , ses pensées vagabondes auront peu d'incon- vénients. Il ira , tant que son imagination le pourra traîner, par monts et par vaux , sans peine aucune et sans soucis , jusqu'à certain moment de la digestion où cet intéressant travail , détour- nant à lui toutes nos forces , nous plonge dans une douce torpeur que des gens mal informés confondent avec le sommeil.

Mais la Providence a placé près de lui un de ces esprits malfaisants dont l'exactitude rigoureuse ne souffre aucune trans- action avec une volonté une fois arrêtée , — et le rêveur a dit tout haut , sans y trop penser :

— J'irai en Italie. . . en Suisse. . . à Edimbourg. . . à Grenade. . . C'en est fait ; l'arrêt est prononcé , enregistré , scellé , irrévo- cable et sans appel aucun.

L'homme exact prend acte du projet , et désormais , toutes les fois qu'il rencontre le futur voyageur :

— Comment donc! s'écrie-t-il , encore ici! A quoi pensez- vous! Est-ce ainsi que vous courez la poste!

Puis il ajoute à ces billevesées une foule d'autres propos iro- niques qui forcent notre faiseur de projets à rougir de lui-même. Le malheureux se trouve en face d'un engagement plus sérieux qu'au premier abord il ne l'aurait cru. Son départ est solennelle- ment promis : comment y renoncer sans inconséquence!

Il se décide. — Alors , adieu son repos et sa vie d'habitudes ;


130 PfiTtTES MISERES

adieu les douceurs d'un lever différé ou d'un déjeuner qui s-* prolonge ; adieu , surtout , cette indépendance entière , premier bienfait d'une existence toujours normale et toujours immobile

11 apprend — à peine s'en doutait- il — que, pour circuler librement , il lui faut des garanties diplomatiques contresignées par les envoyés de tous les potentats sur la terre desquels il compte poser le pied. Ces illustres personnages — représentés par quelques marauds de commis — lui adressent une multitude de questions indiscrètes , et lui suscitent mille difficultés ; qui sur les témoins , qui sur la route à suivre , qui sur le but politique de cette excursion résolue sans motif apparent. Après quoi chacun d'eux tend la main , et se fait gravement payer ses impertinences.

Ceci ne dispense pas du passeport français, dont chacun peut connaître les agréables préliminaires. Visite au commissaire de police , chez lequel on passe un temps plus ou inoins long sur une banquette immonde, entre un maçon vineux et un échappé de bagne ; courses à la préfecture , où le silencieux employé ,


impassible devant un las de paperasses . semble s'amuser de


DE LA VIE HUMAINE. 1-31

votre impatience, et vous laisse le loisir d'étudier l'établissement. On vous mesure, on vous toise, on vous vérifie, ni plus ni moins qu'un conscrit ; peu s'en faut qu'on ne vous pèse comme un bœuf à la douane ; et l'homme blême , vous jetant au visage une douzaine de ses froids regards , qui vous semblent autant d'insultes , vous délivre enfin le portrait qu'il vient d'achever.

Diantre soit du manant ! — Le daguerréotype le plus exact est encore moins désobligeant que ces miniatures écrites. Vous aviez de votre visage une idée satisfaisante , sinon très-avanta- geuse : voilà cette illusion fortement compromise. Comment ! la teinte délicate de vos cheveux — ces fauves reflets tant vantés par les peintres, les coiffeurs , et surtout par la tendre Rosine — cette teinte s'appelle tirant sur le rouge! — L'azur de vos yeux devient un gris verdâtre; — vous avez le front bas , la bouche grande , le nez camard , le menton de galoche... et , pour cou- ronner l'œuvre , à l'article des signes particuliers , le drôle a écrit ces mots : Couturé de petite vérole. Mais vous êtes donc abomi- nablement disgracié de la nature! En débarrassant votre pays d'un monstre , vous vous rendez à peine justice. Rosine n'a jamais pu vous aimer , quoi qu'elle en ait dit , et vos amis se moquaient de vous lorsqu'ils se complaisaient à vous regarder en s' écriant : — Tu n'es pas trop mal !

Cette découverte n'a rien de très-flatteur. L'homme à qui vous la devez la paierait cher partout ailleurs. . . Cependant son carac- tère public le met ici à l'abri de votre rancune ; et, au lieu d'une leçon de politesse, il lui faut donner, avec un grand merci, deux nobles pièces de cinq francs.

Revenons au logis , préparer les paquets : et d'abord , quelle étrange métamorphose ! Tous ces petits riens qui composent notre bien-être , notre comfort quotidien , en une matinée ont vieilli de trois ans. Vous les reconnaissez à peine , tant la sur- veillance prévoyante et soucieuse du futur voyageur diffère de la distraction confiante à laquelle s'abandonne l'homme sédentaire. Ces rasoirs sont en mauvais état ; cette garde- robe est incom- plète ; comment se risquer sur les grandes routes avec du linge si vieux ! et comment avez-vous pu vivre si longtemps dépourvu


132 PETITES MISÈRES

de ces ustensiles hygiéniques dont rien , à certain moment donné , ne peut suppléer les services essentiels?

Au moins la rénovation forcée de ce qui tient à vos habitudes journalières , et quelques additions à vos accessoires de ménage , n'ont d'inconvénients que pour votre bourse et ne dérangent que vos calculs financiers ; mais ne voyez- vous pas , novice touriste , les ennuis innombrables que vous vous préparez en cherchant à vous munir par avance de tout ce qui peut être requis pour les besoins du voyage ! Où mettrez- vous tant de commodités incom- modes? Que ferez-vous de ces trois ombrelles et de ces deux tabourets à sangles? Où trouveront place ces coiffures de jour et de nuit , chaudes ou légères , perméables à l'air ou imperméables à la pluie? — ces ceintures de toutes sortes? — ces provisions de souliers brevetés et de bretelles à système ? — ce long bâton de montagne? — ces pistolets à trois ou quatre coups? — ces cafe- tières à l'alcool? — ce coussin secourable , grâce auquel et dans lequel vous emportez une si bonne provision d'air parisien?. ..

Votre sac de nuit est déjà plein , vos caisses débordent ; vous escomptez l'espoir chimérique des poches que la voiture peut mettre à votre disposition ; vous empiétez sur l'étroit espace dans lequel vos jambes auront à se mouvoir ; et cependant le tas des articles indispensables diminue à peine. Une énorme malle vous vient en aide , où l'on finit , à force d'ingénieuses combinai- sons , par classer la majeure partie de vos effets. Voilà qui est bien. Il ne reste plus qu'à fermer cette malle bénie.

Oui dà ! — Mais les phénomènes de la compression des corps vous ont , ce semble , laissé des idées exagérées. Vous les aurez sans doute étudiés dans quelque bal. La malle , cependant , moins complaisante qu'un danseur, se révolte et vous renvoie son cou- vercle au nez , quand vous l'avez trop rudement violentée. Vous appelez à votre aide le ban et F arrière-ban de vos serviteurs : le robuste Pierre et la nerveuse Marie. Des pieds, des mains, des genoux , chacun s'évertue. Madame Louis , cependant , force charitablement , pour accourir plus vite , un tiroir dont la clef ne se retrouvait pas. Sous elle — ce n'est pas en vain qu'elle s'inti- tule votre femme de charge — la question se décide enfin...


il nt mit plu* «d'à (rrmir la malle kttiù '.


DE LA VIE HUMAINE. 133

Vous voilà vainqueur. Toutefois votre victoire , chèrement achetée , vous laisse une arrière-pensée sinistre : — Comment auriez-vous Sût, et comment feriez-vous , en pareille occasion , dans une auberge du Valais, livré à vos seules ressources?

— Ah ! Monsieur, crie un de vos protecteurs , qui vous sur- prend au milieu de ce tumultueux désordre , je suis véritablement enchanté de vous trouver encore ici ! Je ne me serais pas pardonné d'arriver trop tard !

— Qu'y a-t-il donc , Monsieur ! et serais-je assez heureux. . . pour vous procurer une chaise ? ajoutez-vous in petto , car toutes celles de votre domicile sont provisoirement hors de service, grâce aux paquets grands et petits dont il est encombré. Le nouveau venu , par bonheur, en homme bien élevé , refuse énergiquement d'accepter le siège que vous ne sauriez lui offrir :

— Non , mon cher. . Je ne m'arrête pas. . . Je n'ai que deux mots à vous dire... Serait-il indiscret de vous demander place dans vos bagages pour un petit envoi ?

Vous froncez déjà le sourcil ; mais , comme votre interlocuteur a les mains vides, vous en concluez naturellement que son paquet est dans une de ses poches. Habitué à juger du contenu par le contenant , cette circonstance vous rassure quelque peu :

— Comment donc ! . . . Vous ne doutez pas , j 'espère , du plaisir que j'aurai à vous être agréable.. .

— Non, voyez-vous, c'est tout à fait sans façon qu'il faut me ré- pondre... Jeserais au désespoird'abuser de votre complaisance. . . et si le service que je vous demande devait vous gêner en rien. . .

— Vous vous moquez ! . . .

— Le paquet est léger, à la vérité. . .

— Ah ! Monsieur ! Vous tendez la main.

— Très-léger... mais un peu volumineux... Enfin, puisque vous m'assurez... Joseph !

Joseph se montre alors seulement , porteur d'un énorme carton qui doit contenir au moins trois chapeaux à plumes.

— Ce sont quelques modes pour ma pauvre Anastasie, continue


PETITES MISÈRES


votre doucereux protecteur. Elle est aux bains île Louësche . comme vous savez. . . Si vous n'arrivez pas jusque là , vous vou- drez bien laisser le carton à Interlaken. On l'enverra prendre. Je vous demanderai , par exemple, d'en avoir le plus grand soin. Anastasie ne vous pardonnerait pas si les toilettes sur lesquelles elle fait fonds lui arrivaient en mauvais état. . . Maintenant, n'était la crainte d'ajouter encore aux ennuis que je vous donne. . .

— Ah ! bon Dieu ! pensez-vous , iMitre catastrophe ! Vous regardez du côté de la porte.

— ... Je vous prierais de -me rapporter une montre de Genève... avec la chaîne, bien entendu... et quelques aunes, de piqué pour gilet. .

— Ne vous faudrait-il pas aussi pur hasard, deux ou trois


1)K LA YÎK lirMMNK. 135

«ion/ imm's .r.i^irttos de terre anglaise? Elles sont à bon marché I-'i-Ikis. .

f Vite question ironique vous était arrachée par une secrète indignation; mais ce sentiment est perdu pour votre glorieux mandataire , qui vous répond avec un sang-froid charmant.

— A vous dire vrai , j'y avais songé... Mais , bah ! ce serait aussi vous surcharger de soins. Je n'ai déjà que trop d'excuses à vous faire...

Et il vous laisse abasourdi de son impassible exigence. Tout en regardant de travers la hotte fashionable dont il vous a si lestement affublé , vous voulez marquer ses recommandations sur votre livre de voyage.

— Où sont ces deux volumes que j'avais posés à côté de la malle? demandez-vous à celui de vos officieux qui l'a remplie.

— Deux volumes verts , attachés ensemble?

— Justement. Où sont-ils?

— N'aie pas peur , je les ai mis en sûreté.

— Mais où?

— Dans la malle , pardieu ! Où veux -tu qu'ils soient?

— Dans la malle , bourreau !

— Dans la malle , tout au fond.

— Mon livre de poste et mon album tout au fond de la malle! ! ! Ici le désespoir vous gagne, et vous tombez assis sur le premier

fauteuil venu. . . Hélas ! c'est celui que le layetier occupait tout à l'heure , et les attributs les plus naturels de sa profession y sont restés , presque invisibles à l'œil nu. Ce qui s'ensuit est facile à deviner.

Tant il y a que vous vous relevez en sursaut , les yeux hors de la tête et proférant une énergique imprécation — celle-là même qui choque le plus les âmes vraiment sensibles. Vos amis , d'abord saisis de terreur, vous croient frappés de folie ; mais cer- tain geste bizarre leur apprend qu'ils n'ont rien à craindre pour votre tête , et cent rires éclatants saluent une aventure qu'ils avaient crue , au premier abord , beaucoup plus tragique.

La malle — cette malle si difficile à fermer — est ouverte derechef, tandis qu'on vous prodigue , derrière vos rideaux , les


l;il> PETITES MISÈRES

soins que votre état réclame. Linge, habits, tire-bottes, pan- toufles , dispersés à la hâte , volent de plus belle par la chambre. L'heure presse , en effet , et le fiacre arrêté sous vos fenêtres proteste à haute et intelligible voix contre des retards dont il ne veut pas assumer la responsabilité.

Les deux volumes sont retrouvés , le reste des bagages remis pêle-mêle dans le réceptacle qui , bon gré mal gré , les doit con- tenir. Il s'y refuse de plus belle ; on insiste. Le couvercle, arraché de ses gonds , vous prouve d'une manière triomphante la vérité du vieux proverbe : Qui trop embrasse mal étreint. On le rat- tache tant bien que mal avec des cordes. La malle est ainsi jetée dans le fiacre ; on vous y pousse après elle. Vous donnez la pièce au cocher pour le déterminer, lui et ses haridelles, à quelque exploit inouï. Il vous accorde presque un demi-galop. La cour des Messageries vous reçoit , haletant , hors de vous , dévoré d'inquiétude , et...

La diligence est partie ! ! !

Ou, pour mieux dire, elle part. Vous avez , en effet , le plaisir de l'entrevoir, dans le lointain, lancée au grand trot sur le pavé retentissant.

La suivrez- vous!

Cette question , que vous vous adressez intérieurement , se trouve résolue par le piteux état auquel sont réduites les deux pauvres bêtes qui tenteraient pour vous cette course inégale. L'une renâcle, essoufflée ; l'autre, soulevant son long cou maigre, vient porter à l'oreille de sa compagne une sorte de vague conso- lation : il est évident qu'elle tomberait morte avant d'arriver au premier relai.

Résignez-vous donc, et, comme toutes les places sont retenues d'avance pour trois semaines dans les voitures publiques, rentrez chez vous , en demandant à la philosophie ses inappréciables réconforts. Elle en a plus d'un pour le malheur qui vous afflige en cet instant.

Consolant cicérone , elle vous promènera dans une sorte de musée fantastique , où mille tableaux vous montreront à vous- même aux prises avec les difficultés qui vous attendaient.


fa bitigtiuc c*t rtportif ! !


ê ~.


4 * ,


•;(ï.>s s '> ^.^ -V\ )«*-v> U. ■•«;


138 PETITES MISÈRES

Hurrah! hurrah! les morts vont vite! — Les vivants aussi. Mais les morts ne voyagent guère que la nuit , et ils ont raison. Le soleil ne les poursuit pas de ses rayons derrière des stores détraqués, la poussière ne dessèche pas leur palais en feu. N'importe , il est doux d'être seul , bien seul dans le coupé d'une diligence , pourvu que ses emménagements permettent à vos ' jambes d'y garder une position commode et de la changer au besoin. Béni soit le hasard qui vous fait présent d'une banquette où vous allez passer la nuit , étendu dans votre manteau et la tête sur un des coussins transformé en oreiller !

Le soir vient. Les arbres semblent courir au bord du chemin ; fantômes noirs dont les bras étendus vers vous dégagent un sommeil magnétique. Dans l'obscurité toujours épaissie, les bruits se fondent harmonieusement comme les formes s'effacent. Le tremblement des glaces dans leurs -cadres de bois , le cri des cailloux sous la roue , le tintement des harnais , la clameur mono- tone des postillons et le joyeux clic-clac de leur fouet, composent, on ne sait comment, un orchestre dont les musiques ont une dou- ceur infinie.

En ce moment, où la causerie la plus charmante et le compa- gnon le plus aimable seraient les malvenus à troubler un bien-être presque voluptueux, un cri perçant arrête court la machine -qui vous emporte. — Seraient-ce des voleurs? — Hélas ! non. Rien de plus trivial que le dialogue qui s'engage dans l'ombre entre le conducteur et une voix inconnue. Les mots de places et de coupé frappent cependant votre oreille alarmée. La voix inconnue oppose des objections aux perfides ouvertures du conducteur , et paraît désirer l'impériale. Selon qu'elle insiste ou faiblit , l'espé- rance ou la crainte prédomine en vous. Enfin le débat se ferme , la portière s'ouvre. Une forte odeur d'étable vous annonce l'inva- sion de votre chambre à coucher roulante. Une sorte de rhino- céros essoufflé s'y introduit avec des gémissements mêlés de jurons. Persistant jusqu'au bout à douter de votre infortune , vous vous êtes oublié dans la douce position horizontale que vous aviez adoptée. L'animal débute par s'asseoir en plein sur votre poitrine. Il est énorme. A peine s'aperçoit-il , au bout d'une


DE LA VIE HUMAINE. 139

minute, qu'il écrase un de ses semblables; et, quand il s'en aper- çoit , il se croit quitte envers vous en vous demandant , comme le fumeur allemand du chevalier de Grammont , « humblement pardon de la liberté grande. »

C'est aussi un marchand de chevaux. 11 est non moins commu- nicatif que chargé de graisse , et bavard comme s'il ne pesait pas trois quintaux. Peu lui chaut, d'ailleurs, que vous répondiez ou non à ses avances : il appartient à cette classe de causeurs qui se passent volontiers de réplique , et auxquels , par conséquent , il est difficile de fermer la bouche. A peine , entre deux mono- logues, trouvez-vous le temps de lui demander s'il va loin, et d'apprendre que trois fois vingt-quatre heures vous sont données pour vous accoutumer à lui. Quelque favorable accident peut seul vous en débarrasser au relai ; par exemple , s'il s'attardait, il n'est pas homme à rejoindre la diligence repartie.

Permis à vous , en attendant , de maudire la Providence ; et vous le ferez peut-être , car il semble que vous n'ayez plus rien à redouter d'elle. Mais prenez garde ! Elle dispose d'une troisième place , et que diriez-vous si elle vous envoyait une nourrice?

Une nourrice, entendez- vous bien! — avec son odeur de lait tourné , ses volumineux appas sans cesse étalés , et un enfant malade , au nom duquel cette femme vous interdit de renouveler l'air qu'elle dénature. Pauvre petit malheureux!... Ses joues pourpres , sa respiration pénible , parlent éloquemment à votre humanité asphyxiée ! D'autres symptômes, d'ailleurs, plus incon- testables encore , établissent victorieusement qu'il a l'estomac faible et les entrailles en désarroi.

Ceci rend presque indispensable pour vous l'usage des toniques spiritueux. L'occasion ne tarde pas à s'offrir de faire halte devant quelque cabaret. Rapportez-vous-en là-dessus à la soif permanente des postillons. Vous demandez donc un verre de vin. Mais on juge la piquette du pays indigne de vous être offerte. L'hôtelier descend au fond de sa cave , pour en extraire quelque vieux flacon poudreux et cacheté. Ses recherches se prolongent , par malheur ; et , quand il remonte , la voiture vient de partir, nonobstant vos réclamations énergiques. Vous avez


140 PETITES MISÈRES

entendu le bouchon détonner en quittant le goulot ; vous voyez la liqueur vermeille rougir le cristal ; vous tendez par la portière des bras suppliants...

Hurrah ! hurrah ! les morts vont vite ! — Les vivants aussi. Mais les morts ne sont pas exposés à mourir de soif.

Vous dormez, cependant. Votre énorme voisin dort également, et vous avez dû vous soumettre, après quelques vaines tentatives de résistance , à l'humble rôle de traversin. Tout à coup un gro- gnement sinistre vous réveille en sursaut. Le marchand de che- vaux étend les bras, vous palpe familièrement des pieds à la tête, plonge ses mains dans votre chevelure , s'y cramponne et la secoue avec rage. Ce procédé inouï, qui n'aboutirait à rien moins qu'à vous scalper vivant, vous émeut au delà de toute expression . Un combat s'engage , dont les fortunes diverses amènent enfin une trêve. Vptre voisin stupéfait en profite pour vous demander compte des violences auxquelles vous vous livrez sur sa per- sonne. Puis tout s'explique. Cet honorable commerçant a oublié de vous prévenir qu'il est somnambule. Dans son rêve — il se noyait, et vos cheveux étaient le rameau sauveur auquel s'accro- chait sa dernière espérance.

Ceci vous dégoûte de voyager avec des inconnus , et , pour être seul , vous prenez les grands moyens, c'est-à-dire une voiture de poste. Alors, à chaque relai, compte à faire, guides à débattre, retards sans fin, sommeil interrompu ; et l'or tombe à flots, sur les chemins, de votre bourse promptement épuisée.

Puis , "que}le est cette odeurt. . . D'où viennent ce bruit d'étin- celles et cette fumée? Vos roues ont pris feu. Pas d'eau pour les éteindre, pas d'oing pour les mettre à l'abri d'un autre incendie.

Plus loin, l'essieu crie et se rompt, comme dit Racine. L'intré- pide Hippolyte s'en tire cette fois à bon marché : il ne lui en coûte que l'obligation de passer la nuit dans un village , tandis qu'un charron de hasard remet tant bien que mal la voiture en ordre.

Dans les opéras-comiques * ces sortes d'aventures mènent tou- jours à des résultats charmants. Les châteaux hospitaliers , les jolies veuves , les riches héritières , ne manquent jamais de se trouver à portée d'une calèche qui se brise.


DE LA VIE HUMAINE. 141

Dans la vie réelle , il est plus ordinaire de tomber ainsi à trois ou quatre lieues de quelque méchante auberge où rien n'est plus rare qu'un voyageur honnête , sauf pourtant un bon dîner et un lit passable.

Vous la surprenez pleine de paysans attirés par quelque foire. Boucheries et cabarets sont sur le pied de guerre. On ne s entend pas à demi-lieue à la ronde , tant l'allégresse est bruyante et le cidre capiteux. J-a cheminée flambe; mais , outre les marmitons imprqvisés qui l'assiègent , elle est cernée par un triple rang de goujats tumultueux , qui infectent à' la fois le fromage , l'ail et l'écurie. Les lits, par extraordinaire prêts à servir, sont tous occupés ou retenus. En revanche , la grange vous offre un vaste matelas banal , d'autant plus odorant et doux qu'on vient juste- ment de rentrer les fourrages. Vous y trouverez plus d'un rhuma- tisme, et bon nombre de vachers amoureux. Préférez-vous le galetas! On peut , à toute force , vous y caser, et vous le parta- gerez avec une demi-douzaine de malotrus à mines équivoques : artistes forains, vétérinaires ambulants, sauteurs de corde , et peut-être pire. En telle sorte que , si vous vous endormez , c'est — comme l'alcade espagnol — avec l'appréhension bien natu- relle de vous réveiller égorgé.

Rien , toutefois , ne justifie vos craintes à ce sujet. Mais, au milieu de la nuit, une sensation de fraîcheur excessive vous tire de votre premier sommeil, et vous avez l'occasion d'admirer comment, à dé&ut de gouttières, les eaux pluviales se sont ménagé trois ou quatre entrées dans votre sontptueux dortoir. L'une s'ouvre immédiatement au-dessus de vous , et vous con- traint à déménager. Louez-en le destin, car, en vous rhabillant, vous déconcertez deux gros rats paisiblement attablés autour de vo6 souliers , dont l'un est à moitié dévoré.

Le récit pathétique de vos malheurs , et l'espoir d'une riche buonor-grazia, déterminent la servante à vous procurer, chez des voisins , une chambre qu'elle sait disponible. L'eau n'y pénètre pas , dans celle-ci : le feu , par compensation , n'y entra jamais. L'architecte a oublié d'y pratiquer une cheminée. Vous regret- teriez cette omission — car il fait froid — si l'aspect des portes ,


11 '2 PETITES MISÈRES

qiii ne joignent ni d'en haut ni d'en bas, ne devait rendre superflus tous les efforts que vous eussiez faits pour réchauffer ce logis, où une demi-douzaine de vents coulis prennent librement leurs ébats.

Maintenant, le froid et la couleur café de vos draps de lit vous tiendront peut-être debout pendant le reste de la nuitée. Mais vous avez le choix entre plusieurs distractions également ingé- nieuses. La lecture du Bon Jardinier, par exemple, ou celle du Parfait Vétérinaire. — Aimez- vous mieux passer en revue le musée qui vous entoure? Il a son charme , et surtout ses ensei*- gnements. Dans ces portraits des Quatre Saisons , le witchoura de l'Hiver peut devenir pour vous une source de réflexions agréables. V errez-vous d'un œil indifférent cette autre planche , non moins féconde en applications immédiates ? Elle représente l'Amour qui fait passer le Temps. O malice des emblèmes mythologiques '

Les beaux-arts venant à s'épuiser , l'industrie vous offire de précieuses ressources. Votre chandelle qui fond rapidement sous sa flamme tourmentée par la bise vous suggère l'idée d'avoir des mouchettes. Des mouchettes I Jamais peut-être vous ne com- prîtes aussi bien , dans toutes ses finesses cachées , le mécanisme de ce petit meuble. Celui qui le premier imagina qu'on pouvait , autrement qu'avec ses doigts , raccourcir une mèche en combus- tion, n'était certainement pas un homme médiocre. Il connaîtrait tout le prix de son invention , s'il pouvait vous voir débattant longuement les chances de brûlure et de malpropreté qu'offre cette opération délicate, accomplie avec l'index et le pouce. Vos grimaces solitaires dérideraient les plus chagrins. Il est dom- mage qu'une glace fidèle ne vous les renvoie pas. Vous suffiriez à vous consoler.

A défaut de mouchettes, vous fabriquez une lanterne de papier brouillard , comme celles qui décorent, à Paris, durant l'été , les éventaires de marchandes d'oranges. Quelques autres expédients analogues — et, entre autres, le tamponnage des portes, auquel vous employez les rideaux de la fenêtre — occupent délicieuse- ment vos loisirs jusqu'au matin. Le coq chante alors : le jour paraît. Votre voiture est à bien. Cachez mieux le plaisir que


DE LA VIE Hl MAINE 143

cette nouvelle vous cause : votre hôte, à l'affût de votre moindre satisfaction , est prêt à la coter aussi haut que possible , et il ne manquera pas d'enfler votre note, en raison du plaisir que vous avez à l'acquitter.

Jamais vous ne fuirez d'une allure assez prompte cet abomi- nable séjour. Hurrah ! hurrah! Le postillon obéit, d'autant plus docile qu'il est complètement gris. Les roues tournent presque invisibles sur leurs axes brûlants. Hurrah ! Les chevaux courent follement , au gré de votre envie. Au galop , les plaines ! au galop , les montées rapides ! au galop , même , les tournants escarpés de la côte ! Néanmoins ceci vous donne à penser. Votre sourire devient hagard , vos yeux s'ouvrent démesurément quand vous voyez la bride flotter sur l'attelage fougueux que la voiture chasse devant elle , et celle-ci raser de près l'abîme , où le pos- tillon jette en pâlissant un regard inquiet. Un moment votre cœur se serre ; le vertige vous gagne ; un éblouissement subit vous fait voir au ciel une fourmilière d'astres. La mort vous a soufflé dans les yeux son haleine froide. Êtes-vous sauvé ou perdu?... Sauvé , ma foi !... Les traits ont cassé fort à propos.

Dans les montagnes cessent les dangers de ce genre. Votre vie n'est plus à la merci de quatre chevaux , mais bien d'un seul homme. Cet homme est prudent, courageux, robuste, soit; il vous préservera du glacier . de l'avalanche , des moraines , des ours , des rochers qui se détachent ; mais vous préservera-t-il aussi du lait aux mouches , des omelettes au charbon , de la sauer-kraut surannée , des couchers humides? Lui devrez-vous de marcher sept ou huit heures de suite sans que la peau de vos pieds reste dans vos épaisses chaussures? Vous gardera-t-il des crampes que la fatigue donne? des étouifements que vous gagnerez à respirer l'air raréfié des hautes cimes? Smpêchera- t— il la brume de vous transir? la neige de vous aveugler? Quand vous aurez gravi un pic , durant la nuit, pour assister aux splen- deurs du soleil levant , vous épargnera-t-il le désagrément d'y rester trois heures à voir tomber de la pluie ?

Le guide, d'ailleurs, n'est-il pas à lui seul une source d'ennuis • et de désolations , s'il est stupide , — s'il ne vous prend pas en


144 »»KT!TKS MfSKRKS.

gré, — s'il ne sait rien de ce qui vous intéresse, — s'il vous sert, en guise de traditions nationales, quelques extraits défigurés des Contes bleus, — si, dans le fond de cette honnêteté primitive dont il se targue , vous voyez croupir une foule d'instincts méchants et cupides , — si , tout en vous prêtant son aide mercenaire , il se moque ouvertement de vous , de votre maladresse , de vos fatigues , de vos petites infirmités morales ou autres?...

Selon le pays , quel qu'il soit , il faut bien vous attendre à être trompé , surfait , exploite , dindonné , berné à plaisir par les indi- gènes. A Ferney, vous achetez, si bon vous semble, la cinq cent soixantième dernière canne de M. de Voltaire. L'Italien rusé charge vos bagages de vieux tessons de poêle , qualifiés médailles , et de prétendus vases étrusques , sortis de quelque poterie apocryphe. L'Espagnol vous bourre de chocolat avarié où de foulards reteints ; sur l'air de Yo que soy contrabandista. Domestiques et concierges anglais vous soumettent à d'énormes droits de visite. Partout le portefaix vous pressure, partout la blanchisseuse vous rançonne effrontément. Les voituriers s'em- parent de vous , corps et biens , malgré vos dents ; le douanier vous pille à main armée; les valets de place meublent à vos dépens leur garde-robe cosmopolite. Partout le mendiant vous assiège de ses fausses plaies, de ses moignons effroyables, de ses prières marmiteuses, et vous arrache ce que les autres ont oublié dans vos poches. Partout , enfin , on vous met hors la loi com- mune, et pour tous, malheureux étranger, vous êtes un paria, la personnification abstraite de la Dupe, quelque chose d'insigni- fiant qu'on trompe et qui paie , — un voyageur.

Ajoutez à cette récapitulation les contrariétés gastronomiques, les quiproquos de langage , les sacrifices de volonté qui sont les indispensables conditions du voyage ; comparez-les aux plaisirs incomplets d'une curiosité presque toujours trompée — les seuls que vous puissiez espérer — et dites si vous comprenez cette locution bizarre : — Un voyage d'agrément.

Dites ensuite si vous regrettez encore votre place perdue.

Dites enfin , songeant aux innombrables aspérités de la vie , si en effet voyager ce n'est pas vivre , c'est-à-dire souffrir.


LA TRAGEDIE DU CRÉANCIER


( L'Ambkt-—- -Liv. i, narntÎAn u )


Nous le nommerons Hector, nom tragique s'il en fut. Il avait puisé dans sa première éducation , et retenu comme principe dominant de sa conduite , une horreur profonde pour ce qu'on appelle une dette. L'auteur de ses jours , qui probablement ne le destinait pas au commerce , la lui avait inculquée , dès son plus bas âge , par des rigueurs renouvelées du père Cinglant , en le fustigeant fort et ferme toutes les fois qu'il lui arrivait d'emprunter à ses petits camarades un cerceau, une toupie, une corde à sauter ou tout autre jouet de cette nature. Un jour même qu'il s'agissait de cinquante centimes, la correction fut tellement lacédémonienne et accompagnée de détails si humiliants , que le souvenir en resta gravé à jamais dans la mémoire de l'enfant. Depuis lors , il raya de son vocabulaire le mot prêter et tous ses synonymes. Il eût plutôt mendié tout de bon que de solliciter le plus léger service à charge de rendre. Certaines locutions lui étaient même antipa- thiques à raison des idées qu'elles réveillaient indirectement. Il ne pouvait souffrir qu'on lui prêtât des intentions , ni qu'on lui trouvât un air emprunte.

Aussi ne comprenait-il rien aux prédictions de son père , qui , continuant un enseignement en apparence inutile , lui répétait de temps à autre d'une voix funèbre :

— Surtout , mon ami , gare les dettes !

Ce furent les derniers mots du rigide vieillard lorsqu'il mourut, laissant à son fils une succession parfaitement liquide , et dans laquelle ne figuraient ni la moindre obligation ni la moindre créance.

Soumis aux volontés paternelles, Hector ne manqua jamais de tenir à jour, par le paiement immédiat de toutes choses, sa situation financière. Ses loyers étaient soldés d'avance ; son tailleur avait ordre de ne lui fournir qu'au comptant ; il déjeunait

19


146 PETITES MISERES

et dînait chez un restaurateur au cachet , et ne laissait pas même en souffrance les notes de sa blanchisseuse. Nous ajouterons , pour ceux qui ne savent pas vivre , que cette conduite lui avait valu fort peu de crédit, et encore moins de considération. On le regardait généralement comme un pince-maille , un grippe -sou, un esprit mesquin , puéril en ses manies, sans imagination et sans grandeur. Son propriétaire lui tenait trois ans rigueur pour la moindre réparation ; ses fournisseurs tâchaient toujours d'écouler chez lui leurs rebuts. Il ne dînait bien chez son tavernier que le jour où il achevait une série de cachets, et encore semblait-on ne lui tendre qu'à regret cette amorce grossière.

Mais il n'avait pas de dettes, et atteignit ainsi sa quarantaine, de plus en plus confirmé dans son aversion pour elles.

A deux éUi ges au-dessous de lui , dans la même maison , habitait un jeune homme d'un caractère tout opposé. C'était un musicien à la mode , chez lequel , pour peu qu'il voulût travailler, tombait à flots cette pluie brillante qui déguisait jadis et fait aujourd'hui les dieux. Mais notre chanteur était délicieusement paresseux , et d'ailleurs ne tenait guère à l'argent qu'il gagnait avec si peu de peine. De plus , il avait un dégoût prononcé pour tout ce qui res- semblait à un règlement de comptes. Sa sensibilité s' effrayait de ces conférences solennelles où, après une désobligeante discussion d'intérêts , on est conduit à rompre , en payant un créancier, tous les liens qui nous attachaient à lui. Ces sortes d'adieux lui répugnaient , et il semblait prendre à tâche , d'abord de les ajourner autant que possible , puis de les rendre impraticables. S'il n'avait été fort éloigné de toute ambition politique , et surtout fort ignorant de l'Histoire Romaine , on eût pu croire qu'il aspirait à renouveler la jeunesse de César. En vertu du principe que nous rappelions naguère, il était d'ailleurs très-bien vu dans le monde , et particulièrement chéri de ses créanciers.

Hector s'étonnait bien quelquefois de ce bizarre contraste, mais sans pour cela échapper à l'entraînement général . L'élégante désinvolture de son voisin , l'aplomb merveilleux avec lequel il accueillait les réclamations qui çà et là parvenaient à son oreille, la physionomie respectueuse et attendrie des créanciers que ce


DE LA VIK III- HAINE. 117

don Juan musical incitait noblement à la porte , et son air dégagé


dans les circonstances où Hector n'eût su que devenir , fasci- naient véritablement le vieux garçon. L'ascendant naturel du dissipateur sur l'homme rangé se montra surtout certain jour où le musicien , de but en blanc , rendit , en robe de chambre et en pantoufles , une première visite à Hector. — 11 venait , lui dit-il dès l'abord , dans des vues intéressées :

— Certaine personne , continua-t-il , à qui je n'ai rien à refuser, se trouve , par les procédésd'un propriétaire mal-appris, contrainte à changer de logement. Elle a pour cela besoin de mille francs, et s'adresse à moi, ce qui est tout simple. Par malheur, elle ne me laisse pas le temps de me retourner. Il faut que cet argent soit chez elle avant midi. Dans cette extrémité , mon cher voisin , j'ai pensé que, jeune comme moi — ici Hector ne put que sourire en s'inclinant — vous comprendriez une démarche un peu brusque peut-être , mais dont je me serais


148 PETITES MISÈRES

trouvé très-flatté si , dans des circonstances pareilles à celles où je me trouve , vous l'aviez risquée auprès de moi.

Hector resta charmé par cet appel à ses sentiments et à ses billets de banque. La voix de la prudence gronda peut-être bien au fond de son cœur , mais la fière sérénité , le sang-froid imposant du jeune musicien , et la certitude où il paraissait être que sa demande ne lui pouvait pas être refusée , firent taire de vains scrupules :

— Aussi bien , pensait l'homme rangé , ceci ne m'engage a rien , et je ne manque pas à mes principes.

Le soir même , il trouva sur sa cheminée une lettre de change à quatre-vingt-dix jours, rédigée le plus régulièrement du monde et souscrite par son harmonieux débiteur. Comme il ne l'avait pas réclamée , il trouva le procédé d'une exquise délicatesse , et s'endormit dans la sécurité la plus parfaite.

A partir de ce moment , pris d'une vive affection pour le brillant artiste qu'il avait eu le bonheur d'obliger, il ne lisait plus sans émotion , dans les journaux , ce nom célèbre qu'il tenait en portefeuille. Une sympathie toute nouvelle l'associait aux succès de son voisin , dont la gloire était en quelque façon devenue sienne. Il regardait ses triomphes comme un créancier hypothé- caire regarde l'immeuble qui lui garantit un remboursement certain. Cet enchantement dura huit jours.

Au bout de ce temps, un éclair précurseur traversa les ténèbres de sa tranquillité béate. Il était assis , un soir, dégustant sa demi- tasse, devant un des cafés du boulevard, et prêtait machinalement l'oreille à la conversation de deux consommateurs placés immé- diatement derrière lui. Elle roulait sur les extravagances d'un troisième personnage , dont le nom n'avait pas encore été prononcé. :

— Il doit à Dieu et au diable , disait l'un.

— La comtesse l'a ruiné, ajoutait l'autre. Ne me parlez pas de ces femmes qui ne coûtent rien.

— Savez-vous s'il a payé Fortuné ?

— Parbleu ! une dette de bouillotte. .. Mais il ne joue plus.

— Il aurait dû entrer à l'Opéra. . .


DE LA VIE HUMAINE. 149

— D'autant qu'au train qu'il mène , sa voix ne tiendra pas longtemps.

— C'est un écervelé.

— Un fou.

— Un mangeur.

— Chut! le voici.

A cette indication , Hector se retourna brusquement , et vit , avec une pénible émotion , approcher son voisin , qui lui envoya de la main un petit salut négligent et gracieux.

Rien ne germe si promptement que la méfiance au cœur du créancier. Le matin même, Hector n'aurait pas donné pour neuf cent quatre-vingt-dix-neuf francs cinquante centimes le billet du musicien ; mais , en rentrant chez lui , triste et défait , après l'entretien dont nous venons de parler, il fut tenté d'allumer son poêle avec ce chiffon de papier, tout à fait déshonoré à ses yeux. Plût à Dieu qu'il eût cédé à cette salutaire inspiration !

Néanmoins la nuit , qui porte conseil , dissipa une partie de ses alarmes , et lui suggéra une multitude de petites combinaisons qui devaient , selon lui , le soustraire aux périls de sa situation. D'abord , il lui sembla tout naturel d'employer pour ravoir son argent , les mêmes moyens qui avaient servi à le lui soutirer. Dès le lendemain matin , il mit sa robe de chambre et ses pantoufles , prit sa physionomie la plus riante , et passa chez son voisin , en tortillant négligemment entre ses doigts — sans la déchirer pourtant — la malheureuse lettre de change. L'exorde ex abrupto lui parut de circonstance.

— Que voulez-vous , mon cher, que je fasse de ce chiffon? Je n'ai pas pensé à vous le renvoyer plus tôt ; mais , véritablement , il était inutile. Dans un moment pressant , vous me demandez mille francs , que j'ai le bonheur de pouvoir mettre à votre disposition... Ce n'est pas une affaire de commerce. Vous me rendrez cela quand vous voudrez... demain... après-demain... la semaine prochaine.

L'artiste le regardait aller d'un air parfaitement au courant des choses ; mais , prenant la balle au bond , il se hâta de lui couper la parole :


150 PETITES MISÈRES

— Comment donc , mon cher , vous n'avez pas encore votre argent! Savez-vous bien que vous me confusionnez ! Je pensais vous avoir remboursé le soir même en vous envoyant ceci ; mais vous me rappelez que j'aurais dû y joindre le montant probable de l'escompté. Au reste , vous me direz ce qu'il vous aura coûté : je vous en tiendrai compte t comme je le dois.

Hector t déjà démonté , se grattait la tête :

— C'est que, voyez-vous, répliqua-t-il d'un air plus humble, je n'entends rien à vos affaires d'escompte. Je connais peu les ban- quiers qui s'occupent de ce genre d'opérations. J'aimerais bien . . .

— Que je vous fisse faire connaissance , n'est-il pas vrai , mon sage et respectable voisin? Mais rien n'est plus simple.. .

Et , ce disant , le musicien s'assit à son bureau , où il écrivit un billet.

— Avec ces deux mots , dit-il ensuite, présentez-vous chez*** , un de mes loups-cerviers ordinaires. C'est un juif, un arabe; mais il a de bonnes façons ; et , comme je vous l'ai dit , le taux de l'escompte ne vous regarde pas... Allez-y donc de ma part. Quelque jour — qui peut répondre de nous! — vous me saurez gré de vous avoir introduit près de lui... Ce cher garçon! reprit-il en se levant et en frappant sur l'épaule d'Hector, il est rangé comme un papier de musique. Qui sait , pourtant! il pourra lui arriver, comme à nous tous , comme à moi , tout à l'heure, de n'avoir pas un traître liard dans son secrétaire... Perspective mélancolique, direz-vous. . . mais qui ne m'empêchera pas d'aller déjeuner tout à l'heure au café Anglais , où m'attendent quelques bons vivants. .. Vous me pardonnerez donc de vous quitter.

Cette dernière insinuation fut habilement retardée par le musicien , qui tenait Hector sous le bras jusqu'au moment où celui-ci se trouva dans le voisinage de la porte. Comme il hésitait néanmoins à l'ouvrir, son débiteur lui épargna ce soin , et aussi celui de la refermer. La manœuvre , du reste, avait été conduite avec une si sage lenteur, et accompagnée de tant de petites mines affectueuses , qu'Hector fut près de deux heures à se douter qu'on l'avait berné.

L'escompteur chez lequel il se rendit (uniquement pour sonder


DE LA VIF. HC1UINK. 15]

le terrain) le renvoya pénétra de cette vérité consolante. En effet, sauf quelques politesses de moins et quelques mauvaises plaisan- teries de plus . il trouva près de ce banquier le môme accueil que


chez son voisin . Quant au résultat monnayé de ces deux visites , iM'ut absolument identique. En revanche, Hector fit connaissance avec les locutions agréables de l'argot financier, et il entendit parler pour la première fois, non sans quelque stupeur, d'une fin de mois chargée, d'un papier difficile à faire, etc., etc.; tout un trésor grammatical dont on lui livra les clefs sans réserve. Il avait payé l'initiation.

Nous avons ouï dire que , parmi les angoisses guerrières , la plus cruelle qui soit consiste à rester immobile sous le feu d'une batterie. L'équivalent , au civil , de cette attente mortelle , est la position d'un créancier nanti d'un effet à échéance , et privé par là même de toute action contre son débiteur. Qui a terme ne doit rien. En vertu de ce dicton , malheureusement trop exact , on est contraint d'assister les bras croisés aux symptômes les moins équivoques d'une menaçante déconfiture : autant de boulets précurseurs qui vous passent sur la tète.


152 PETITES MISER HS

Hector , par exemple , ne pouvait se mettre à la croisée sans être exposé à des apparitions désagréables. Un matin , l'un de nos selliers fashionables vint à pied chez le musicien. Après une conférence assez prolongée, le fournisseur prit pour s'en retourner l'élégant cabriolet qu'il avait livré trois mois auparavant.

— Oh ! ho ! qu'est ceci? pensa Hector. Mais son débiteur , comme s'il eût entendu cette question , s'assit à son piano et lança vers le ciel mille gammes triomphales. C'était presque rassurant.

Le lendemain , ce même piano, splendide produit des manufac- tures d'Érard , traversait la cour sur les épaules d'un portefaix.

— Peste ! quel déménagement ! cria de sa fenêtre le triste créancier , adressant un sourire contraint au musicien qui sur- veillait le départ.

— Véritable chaudron ! Pleyel m'en fait un autre à l'heure qu'il est ; en attendant , j'ai loué cette petite horreur, répondit l'impassible artiste , montrant un vieux clavecin détraqué qu'on avait pu sans la moindre crainte confier à sa mauvaise foi.

Un superbe cabaret du Japon disparut de même quelques jours après , suivi d'une garniture de cheminée sortie des ateliers de Denières. Naudin reprit ses tentures en damas de soie et ses divans brodés au plumetis. Chaque fois , He&tor se sentait dépouiller d'autant, et, de même que naguère la gloire du musicien reflétait sur lui , de même , à présent , il s'associait , ou plutôt il était forcément associé à la décomposition graduelle de son élégance et de sa richesse.

Les jours succédant aux jours amenèrent enfin celui de l'échéance. Hector, le cœur gros d'anxiété, se présenta chez son voisin , qui cette fois vint le recevoir à la porte ; et , sans lui offrir d'entrer ou de s'asseoir :

— Pardon , mon cher , lui dit-il ... Je ne suis pas seul. . . Que tenez-vous làt Votre billet? . . . Vousnel'avezdoncpas escompté? . . . Voilà qui est à merveille. . . Nous sommes sauvés !

— Comment cela? s'écria Hector déjà radieux , tant cette joie lui paraissait de bon augure.

— Vous ne comprenez pas?... Au fait, vous ne comprenez


i ik nient fin* itranira un igrnnttt gommr peur fe» tnijimllr» mmint


DE LA VIE HUMAINE. 153

rien... Vous ne comprenez pas que ce bédouin auquel je vous avais adressé , s'il tenait ce chiffon de papier , ne nous ferait ni quartier ni grâce... qu'il nous poursuivrait à outrance... et que vous seriez forcé de le rembourser?. . .

— Eh bien ! . . . et vous , donc?

— Oh ! moi... c'est différent... Les toiles se touchent.

— Quelles toiles!

— Celles-ci , mon vieux philosophe , répliqua l'autre en frap- pant deux petits coups sur les poches de son gilet... Qu'avez- vous donc à vous ébahir ainsi?. . . Et l'excellente figure ! . . . Vrai , je voudrais avoir le temps de vous croquer.

Hector n'était que médiocrement disposé à rire :

— Mais , Monsieur , dit-il , savez-vous que vos façons. . .? Ici l'artiste se redressa. Il n'attendait , on l'eût dit du moins ,

qu'un prétexte pour se cabrer ; et, sans laisser achever la phrase :

— Plaît-il , Monsieur? demanda-t-il de l'air le plus arrogant. Le créancier s'aperçut alors que son aimable voisin joignait à

une taille de grenadier un appareil musculaire tout à fait formi- dable. Il chercha donc une tournure plus conciliante :

— Vous conviendrez ...

— Je ne conviendrai de rien , reprit le musicien , dont le ténor était descendu subitement aux notes les plus graves... Votre insistance m'est particulièrement désagréable, Monsieur. . . On ne vient pas déranger un honnête homme pour des bagatelles comme celle-ci. . . A votre âge, on se conduit ordinairement avec plus de mesure. Que vous faut-il donc?... Un renouvellement, peut- être?... Je vous l'accorde... Non? — Mais alors, Monsieur, vous me surprenez , continua-t-il avec une indicible expression de mépris... Je ne vois plus en vous un créancier, mais un recors. . . un huissier , pour tout dire. . . parlant à ma personne , quand d'ordinaire on s'adresse à mon concierge. . . C'est chez lui que se dressent les protêts... Allez, Monsieur; il vous dira les formes. . . Vous abusez vraiment de ma patience !

Et la porte retomba sur le créancier abasourdi , qu'une âpre soif de vengeance rappela bientôt après au sentiment de sa position :

SO


154 PETITES MIKÈRES

— Ah ! s'écria-t-il alors, levant vers le chêne insensible son bras armé du fatal billet... vous me paierez ceci, mon cher voisin !

— Pfeut-être ! répondit à travers la serrure la voix rieuse d'une jeune femme.

Hector, une fois sur cette route fatale, vit se dérouler devant lui la longue série d'obstacles qu'un législateur malin a élevés entre le créancier altéré de restitutions et le débiteur non moins altéré de délais. Il apprit à connaître les huissiers, et leur double face , et leur fausse ardeur de curée , et leur élan furieux , qu'il semble indispensable de modérer lorsqu'ils vous rebattent les oreilles de saisies immédiates, de contraintes dans les vingt- quatre heures, etc., etc. ; — au fond, cependant, les meilleures gens qui soient au monde, et surtout les moins pressés d'achever une procédure.

Après un jugement par défaut , suivi d'une opposition du débiteur, suivie elle-même d'un jugement soi-disant définitif et sans appel, le novice créancier, qui déjà croyait tenir son homme sous les verroux , et secrètement s'accusait de rigueur , vit fuir à ses yeux le résultat des condamnations obtenues , comme l'oasis du mirage fuit devant ceux du voyageur fatigué. Les retards menaient aux retards, en vertu de mille motifs nommés ou innommés; et un beau jour, lorsqu'ils vinrent à manquer, une inscription en faux suspendit toutes les poursuites. Elle renvoyait les parties devant une juridiction supérieure.

— Comment! s'écria Hector... ce malheureux m'accuse d'avoir falsifié sa signature? O temps ! ô mœurs ! Quelle infamie !

— Ce n'est pas une infamie , mon cher monsieur , lui insinuait doucement l'huissier Grippart... c'est un expédient, une simple forme... une sorte d'exception dilatoire... Soyez tranquille; vous ne serez point , j'imagine , poursuivi au grand criminel... N'importe... ce jeune homme m'intéresse; il est vraiment rempli de moyens.

Grippart , saisi d'un enthousiasme généreux pour son habile adversaire, alla jusqu'à lui accorder un nouveau délai, contrai- rement aux instructions formelles du pauvre Hector.


JjnUrliif te loflBut.Miiiiii il jniift mite Lo rtntr«intt (KrjimiKllf, il n'attrnkait qur l«  inamml pour tr- moquer tout à •.«* ai« »u pitiattiiimiirt it (r« pourmiin.


DE LA ME HUMAINE. 155

Enfin , après mille démarches et mille blasphèmes , un jour vint où ce compatissant huissier dit à son client, avec un profond soupir :

— Hélas ! bon Dieu ! . . . le voilà au bout de son rouleau ! . . Jugement définitif, signification de contrainte, dernier comman- dement, saisie, signification de vente , procès-verbal d'affiche. . . Hélas ! bon Dieu ! . . . il a reçu tous les sacrements !

Formule effrayante, qui semblait menacer de mort le malheu- reux musicien ; mais elle signifiait simplement que , moyennant quatre cent trente-cinq francs de frais exposés (sans parler du temps perdu, et sans compter les courses de cabriolet) , Hector avait acquis le droit de consigner quatre-vingt-dix francs entre les mains d'un garde du commerce, en lui donnant mission d'appréhender au corps son récalcitrant débiteur.

Celui-ci, toutefois, habitué de longue main à jouer avec la con- trainte personnelle , n'attendait que ce moment pour se moquer tout à son aise du poursuivant et des poursuites. Il était de ces gens pour qui la perspective de Clichy est un assaisonnement piquant au bonheur de se sentir libres , et qui aiment , dans le riant jardin de leur existence , ce quartier de roche à fleur des pelouses.

Pour un caractère de cette trempe , c'était une vraie bonne fortune que de loger si près du créancier insurgé. Quelle source de mystification savoureuses !

Le soir, après le soleil couché , le malheureux Hector voyait s'illuminer l'appartement du joyeux débiteur , et , sur la vive clarté du mur opposé , se dessiner des silhouettes moqueuses. L'odeur du punch montait jusqu'à lui , et , les têtes convena- blement montées, les amis du musicien ne se faisaient faute d'organiser des concerts bouffes où le choix des airs était une perpétuelle allusion aux déconvenues d'Hector, devenu leur plastron. Tous les opéras du répertoire fournissaient à ce pot- pourri satirique : La nuit servira nos projets ! — Vive , vive la liberté ! — L'oiseau saura s'échapper de sa cage ! — et, pour le bouquet : La victoire est à nous! ou Va-t-en voir s'ils viennent !

La première fois que ces désordres eurent lieu, et lorsqu'il eut


156 PKTITiSS MISKKKS

rongé son frein pendant une bonne partie de la nuit , Hector courut, avant jour, chez l'agent de ses vaines fureurs. A sa voix , le noir trio composé du garde du commerce et de ses deux témoins vint, réveillé en sursaut, s'embusquer devant la porte de la maison ; puis , dès que l'aurore aux doigts de rose entr ouvrit les portes de l'Orient, on pénétra, de par le roi et justice, dans le domicile du musicien.

Là, sous des meubles qui défiaient la saisie, on ramassa deux ou trois des chanteurs , qu'un rhum trop .abondant et des cigares trop répétés avaient mis hors d'état de quitter la place.

Un autre jour, poussé à bout, Hector descendit dans les ténébreux abîmes de la corruption , et soudoya son concierge pour obtenir de lui qu'il ne laissât sortir âme vivante avant l'heure où les lois reprennent leur empire. Cet homme , déjà vendu à l'autre partie , accepta les offres du créancier , après autorisation du débiteur. Inutile d'ajouter qu'on prit au trébuchet si habilement tendu tous ceux qui voulurent bien s'y laisser prendre. Ils étaient en assez bon nombre. Mais, du musicien, pas la moindre trace ; et pourtant sa voix avait , comme d'ordi- naire , dominé le tumulte nocturne. Par où donc avait-il disparu? Tous les recoins de la maison tour à tour visités, il fut impossible de le savoir. On ne soupçonnait point de connivence les autres locataires , gens de mœurs tranquilles , parfaitement incapables d'une aussi mauvaise plaisanterie. Il fallut donc se résigner. Le garde et ses acolytes furent congédiés par notre créancier , qui remontait chez lui , l'oreille basse , lorsqu'il trouva fermée en dedans la porte de son propre domicile. Déjà ému de cette cir- constance, il alloit sonner; mais le musicien ne lui en laissa pas le temps, et, lui ouvrant aussitôt, disparut, après lui avoir adressé un respectueux salut.

Depuis lors, si enragé qu'il pût être, Hector mit encore moins d'acharnement à faire poursuivre son débiteur que le hasard à le jeter sans cesse sur son chemin. Le garde du commerce attestait toutes les divinités consulaires que jamais il n'avait couru plus obstinément après un fantôme plus insaisissable. En revanche, le créancier ne descendait jamais dans la rue sans être en quelque


1)K LA VIE Hl'KAIKE. 157

sorte coudoyé par l'ingénieux fugitif, dont l'existence , en chair et en os, ne paraissait nullement dérangée par la chasse dont


il était l'objet. Tantôt Hector le voyait passer, emporte dans un léger tilbury, et courant au bois de Boulogne; tantôt, sous l'uni- forme de la garde nationale , caracolant derrière les équipages du roi ; humant l'air du matin sous les marronniers des Tuileries, ou comptant les poissons dorés des bassins; toujours tranquille, frais, reposé , serein , quelque fredon et quelque sourire aux lèvres. Ces rencontres empoisonnaient l'existence du créancier. Un soir. entre autres, qu'il ne pouvait entrer au parterre des Italiens, où il était arrivé trop tard , son débiteur , qui traversait noncha- lamment le péristyle , lui offrit de le prendre dans sa loge :

— Vous y trouverez , ajouta-t-il avec une intention ironique , la baronne de Chabrillart et son mari.

Le baron île Chabrillart — c'est en ceci que consistait lu perfidie — remplissait dans un ministère des fonctions impor- tantes , qui l'appelaient à statuer sur une demande formée par Hector. Aussi le créancier faillit-il s'évanouir à ces simples paroles. Il recouvra cependant quelque fermeté en songeant que l'artiste se jouait peut-être de sa bonhomie ; mais il revint chez lui plus que mélancolique.


156 PETITES MISÈRES

Une distraction l'y attendait : c'était la preuve, un peu tardive, que le garde du commerce employé par lui recevait du débiteur poursuivi un salaire quotidien, moyennant lequel celui-ci pouvait se livrer sans crainte à ses insouciantes flâneries.

Le dossier , immédiatement retiré , passa dans des mains plus sûres, et les poursuites allaient amener le résultat désiré, lorsque le musicien , harcelé probablement d'autre part, jugea convenable d'entrer ouvertement en faillite. Transformé en négociant, sous prétexte qu'il avait naguère édité deux ou trois romances de sa façon , il reçut un sauf-conduit , et circula de nouveau , inviolable et plus libre que jamais , devant Hector ébahi.

On peut croire que, pique au vif, ce dernier suivit assi- dûment les réunions de créanciers. 11 y tonnait avec une véhé- mence passionnée contre le failli , ses indignes manœuvres , les désordres de sa vie , etc . . . M ais , à son grand étonnement , ces philippiques , dont il ne pouvait s'empêcher d'admirer lui-même la persuasive éloquence , ne trouvaient de sympathie et d'appui que dans une imperceptible minorité de l'assemblée. Le plus grand nombre des assistants souriait , chuchottait , haussait les


,/"


DE LA ME HUMAINE. 150

épaules , le regardait de travers , et t cette inconcevable malveil- lance de ses co-intéressés venant à troubler l'orateur, il perdit plus d'une fois le fil de sa harangue , à la grande joie de l'auditoire.

Puis on allait aux votes ; et une influence mystérieuse , mais infaillible, faisait adopter les mesures les plus favorables au débi- teur , partant les plus contraires aux créanciers. C'est ainsi qu'à la barbe d'Hector on nomma pour syndics provisoires les deux plus acharnés concertants parmi ceux qui l'étaient venus braver à domicile.

Peu à peu , voyant se liguer contre lui tous ceux qui naturel- lement lui devaient assistance et concours , Hector en était venu à douter, non-seulement de ses droits, mais presque de sa raison, et à se croire le jouet d'une illusion fantastique. Cette fois encore, maître Grippart se chargea de le remettre sur la voie, et lui apprit comment, au sein de toute faillite, apparaissent, divisés en deux camps , deux ordres bien distincts de créanciers : ceux que la loi désigne sous le nom de créanciers sérieux, c'est-à-dire légitimes, et ceux que , par opposition , l'un des plus spirituels écrivains modernes appelle quelque part des créanciers gais.

— Vous êtes sérieux , vous , continua l'huissier en s'adressant à Hector , dont la mine s'était notablement rembrunie à cette révélation... Mais les syndics sont très-gais , et ils se gaussent de vous à tant la journée. Du train dont ces gaillards-là mtaent leur affaire , il ne vous faudrait point trop étonner si le concordat vous donnait tout au plus de quoi rentrer dans la moitié de vos frais. . . Dam ! ça s'est vu , et pire encore !

— N'y a-t-il donc aucune ressource contre ces indignes fraudes? s'écria le malheureux créancier.

— Hé! hé! répondit Grippart, aidé d'un bon agréé, à la longue , vous en débusqueriez bien quelques-uns. . . mais , je vous en préviens , il faudra vous démener, et plaider, et payer gros. Voyez , pourtant.

— C'est tout vu , pensa Hector. Je suis dans un abominable guêpier.

Pour en sortir au plus vite , il cessa de s'opposer à l'adoption d'un de ces concordats exorbitants par lesquels se consomment


16U PETITE* ^LSKBh»

tant de suicides industriels. Celui-ci lui donnait droit à quatre pour cent du montant primitif de sa créance, payables en quatre annuités : quarante francs qui lui revenaient , tout compris , à plus de trois louis la pièce , et que, nonobstant les avantages d'un marché pareil , on ne devait jamais lui payer. Ce dernier point est de tradition .

Le soir même du jour où le concordat fut signé , le failli , qu'il rétablissait dans tous ses droits civils, donna une charmante soirée. Les créanciers gais dansèrent jusqu'à trois heures du matin, et. jusqu'à trois heures du matin, le créancier sérieux ne put fermer l'œil.

Aussi sommeillait-il encore le lendemain, lorsqu'on lui remit une dépêche ministérielle , qui joua , dans cette tragédie bour- geoise , le rôle du coup de poignard ou de la Rôle empoisonnée.

Au bas de cette missive, conçue dans tes termes les plus froids du vocabulaire officiel, et qui réduisait à néant les espérances du créancier taquin, s'étalait la signature du baron de Chabrillart.

La suscription était de la même main qui avait tracé le Bon pour mille franc» sacramentel au bas de certaine lettre de change à jamais maudite.

Ainsi se réalisaient pour Hector les prédictions ambiguës de son père. — Gare les dettes! avait dit le vieillard mourant. Gare les débiteurs ! aurait-il dû ajouter. Mais les oracles sont essen- tiellement obscurs, et nos facultés interprétatives essentiellement bornées.


LE DIMANCHE.


Vingt-cinq à trente millions de citoyens français travaillent assidûment six jours de la semaine , pour se reposer, à l'instar de Dieu, le septième.

Ce jour-là , le nègre le plus laborieux n'échangerait certai- nement pas sa destinée contre la leur.

En revanche, s'amusent-ils? — Voilà la question.

J'y répondrai par l'histoire authentique de deux bâillements, tous deux énergiques et sincères — mais différents d'heure et de sexe.


\()2


PETITES MLSKRËS


Le premier fut poussé , sur les cinq heures et demie du matin , par un homme de moyen âge , de moyenne laideur, d'humeur et d'esprit moyens; un de ces hommes qui sont indifféremment jetés sur le globe pour combler tel ou tel vide social, et, suivant le besoin des circonstances, vendre des épices , professer la grammaire , confectionner des bottes , gérer des journaux , épouser certaines jeunes filles, faire, en un mot, toutes les corvées qui demandent plus de résignation que d'intelligence.

Ce bâillement fut accompagné d'une pandiculation nerveuse qui dérangea les rideaux étouffés de l'alcôve où M. Céleste- Anselme Firmineau venait de prêter humblement l'oreille aux injonctions de madame Firmineau , née Roguin , sa très-légitime épouse.

C'est grâce à madame Firmineau que M. Firmineau est inscrit sur YAlmanach des cent mille adresses , avec les dési- gnations suivantes : — « Elect. , élig. , continue de tenir les eaux fondantes de son beau-père, ainsi que l'élixir Gingival pour les dents, rue... n°... -

Aussi Thumeur de M. Firmineau , édulcorée par la reconnais- sance , se prête , émulsive et bénigne , à une pression indéfinie. Les eaux de son beau-père n'ont rien de plus fondant. Elle est pectorale et balsamique.

D'autres maris — je parle des plus doux — se révolteraient contre les impérieuses façons de Taltière pharmacienne : M. Fir- mineau , lui , se contente — quand il l'ose — de bâiller à la fin de certaines harangues conjugales et didactiques, à ce double titre peu amusantes. Son bâillement, il est vrai, ne saurait toujours passer pour un acquiescement pur et simple aux volontés qui viennent d'être exprimées : c'est quelquefois un bâillement mixte, où l'on pourrait en tr' ouïr les grondements lointains d'une insur- rection future , subordonnée à certaines éventualités , — la mort du vieux Roguin , par exemple. — Mais il peut s'interpréter aussi comme le murmure approbatif d'un auditeur charmé , ou la formule orientale de soumission passive : Entendre c'est obéir.

Malgré la familiarité de certains détails , il est indispensable de sténographier le discours qui cette fois l'avait précédé :


DE LA VIE HUMAINK. 1 G-î

- Céleste (bis) ! avait dit madame Firmineau ; mon ami (fer) . . . faut se lever, mon loup ! C'est dimanche, vois-tu... Le frotteur et le porteur d'eau vont venir. Catherine est à la messe. Debout < debout , mon homme ! Range un peu dans le salon , avant que de descendre, et réveille les commis. Mais ne reste pas à lambiner par en bas : remonte t'habiller tout de suite. Avant, mets l'eau chauffer. As-tu été chez la couturière! Non! Eh bien! faut y courir avant qu'elle ne soye dehors. Demande mes souliers, en passant, chez le père Gringuet. Tu entends! Prends ton café, s'il est prêt ; sinon tu déjeuneras plus tard. Mais sois au collège à huit heures. Us ont peut-être mis Alphonse en retenue. Pauvre chat ! Tâche qu'il sorte. Cajole un peu son professeur. .. Ah ! . . . pour ce billet des Margotais... manque pas d'y aller voir. Ce n'est guère ton chemin , mais tant pis. . . Et , si les fonds ne sont pas faits , faudra passer chez l'huissier , et le prévenir pour demain , sans faute. .. Tu sais que nous allons à Versailles. Ne va pas flâner par les rues , comme tu fais toujours. Les Jorry nous attendent à onze heures et demie précises... Tiens , ça me fait penser... Monte les pendules, tu l'oublierais.

- A Versailles , voici ton affaire. Tu montreras le Musée au petit. Pendant ce temps-là nous irons chez madame Grosbois , près de Viroflay . . . Nous attendrons que tu viennes nous prendre pour aller au parc. Quand Jorry nous aura rejoints — il va là-bas voir des maisons de campagne — toi , tu feras semblant de rien , et tu reviendras à Paris , aider Catherine à mettre tout en ordre pour le dîner. Vaut mieux ça , vois-tu , que de lui laisser les clefs. C'est si trompeur, les domestiques ! . . . Et on dit que celle-là fait entrer des hommes quand nous sommes dehors. Si tu pouvais l'y prendre...

« Par exemple, je ne sais pas comment nous passerons la soirée. Penses-y . Faut voir ça un peu d'avance. . . A moins que les petites Simonin ne viennent... Alors, en ramenant Alphonse à son col- lège , tu irais chercher M. Anatole chez sa mère. Avec Jorry et ses deux cousins, ça ferait comme un petit bal , et tu leur jouerais des contredanses, à ces enfants... »

En historien fidèle , je dois dire que le bâillement dont on vient


164 pEiï

de lire l'exposé des motifs avait sa source dans un sommeil préma- turément interrompu . Toutefois , il était à peine né viable , et , réduit à lui-même, aurait pu passer pour un simple soupir; mais, ainsi qu'un fleuve , sorti ruisseau des rochers où il prend nais- sance , grossit ensuite insensiblement , grâce à des affluents ignorés, de même le bâillement en question dut à la mention des deux courtes, chez la couturière et chez le père Gringuet, de ne pas mourir en bas âge. L'espoir d'une visite à l'huissier lui com- muniqua une vigueur nouvelle. La perspective de passer deux heures devant les tableaux de Versailles , tête à tête avec un


enfant de huit ans , déterminant le mouvement nerveux dont j'ai parlé , développa chez lui une longévité inattendue. L'idée du dîner à préparer empêcha les mâchoires de reprendre leur position naturelle; et, lorsque s'annonça le bal de famille , avec antici- pation de musique forcée , elles semblèrent acquérir une puis- sance de distension dont on ne les aurait jamais crues capables.


1)b LA VI h HUMAINE.


Dix- huit heures après, minute pour minute, un second bâille- ment frappa les échos de ta même alcôve. Assise auprès de Firmineau qui ronflait , lu fille des Roguin repassait avec amer- tume dans son esprit les désastres de son Dimanche.


Son amie, sans l'en prévenir charitablement, avait fait une toilette éblouissante, et , prise à ['improviste, madame Firmineau dut subir une comparaison tellement désavantageuse i]ue . deux


166 PETITES MISERES

fois dans la journée , des étrangers avaient cru deviner en elle la gouvernante des petits Jorry.

A ce premier grief — le plus cruel de tous — venaient se joindre d'autres souvenirs désagréables :

Celui d'une station indéfiniment prolongée dans les salles d'attente du chemin de fer, où , pour passe-temps unique , elle avait eu les fadeurs et les œillades de deux commis d'agent de change. . . tous deux amoureux de madame Jorry ;

Puis l'impression agaçante produite à la longue sur ses nerfs par les préoccupations de M. Jorry, dont les empressements ha- bituels auraient jeté quelque baume sur les blessures de son amour- propre. Absorbé ce jour-là par des pensées d'une nature moins tendre qu'à l'ordinaire, il ne songeait qu'à sa campagne future, ne parlait que de ses lapins à venir, ne rêvait que melons , treilles, cerisiers , bowling-greens , et préférait évidemment aux coquet- teries* de madame Firmineau celles de son jardinier en herbe.

Désappointée de ce côté , elle Tétait encore dans un sentiment plus légitime , et son orgueil maternel avait eu beaucoup à souf- frir des déportements d'Alphonse, qui , vêtu de neuf, était allé disputer aux canards de M. Grosbois la tranquille possession d'une mare infecte. Nankin et bleu avant sa chute , il s'était relevé pareil à ces petits monstres aquatiques qui décorent les fontaines du jardin royal. Encore le bronze vert dont leurs formes grotesques sont revêtues n'a-t-il pas l'éclat du limoneux enduit qui enveloppait de la tête aux pieds le collégien folâtre , et dans lequel il ne ressemblait pas mal à quelque Anubis égyptien rongé depuis plusieurs siècles par le vert-de-gris.

Le temps nécessaire pour sécher cet amour mouillé avait fait manquer un premier convoi de retour aux deux familles réunies : un second fat également perdu pour elles sans qu'il y eût de leur faute , la surabondance de voyageurs ayant contraint l'adminis- tration du chemin de fer à fausser une bonne partie de ses pro- messes. Grande fut la colère des deux matrones parisiennes , quand le sifflet fatal , donnant le signal du départ , ajourna d'une demi-heure leur dîner déjà retardé ; plus grande encore celle de M . Jorry , qui se battait les flancs de ses breloques comme un


Maakitl rt Util nantit *■ clûtr, il «'ttBît ttlmt panil i m jiftïti aquatiquri qui Bttotmi U* fmUinc* lu jattÏH- ros«l


V.


' I


> •.


  • « 


» %


r*


/. r


\


» •


i ?


DE LA VIE HUMAINE. 167

lion fait de sa queue, et menaçait de prendre, aux frais de l'admi- nistration déloyale, une chaise de poste à quatre chevaux. Sa fougue naturelle l'eût peut-être emporté jusque-là , s'il n'avait trouvé un secret plaisir à piétiner au milieu des groupes de voya- geurs désappointés en criant avec une importance inexprimable :

— Et dire que je serai tous les jours exposé à cela... mainte- nant que j'ai une campagne.

Inutile d'ajouter qu'une heure et demie de délais n'avait point rendu meilleur le dîner de madame Firmineau ; mais ce souci — tout grave qu'il était — disparut devant une autre inquiétude. On a vu *quelle propension elle avait reconnue chez sa cuisinière Catherine. M. Firmineau n'était pas davantage à l'abri de ses soupçons : et quand elle vint à penser que son imprudente con- fiance leur avait ménagé une heure et demie de tête-à-tête oisif, elle se sentit atteinte de quelques angoisses. La physionomie de l'honnête pharmacien lui parut avoir l'expression d'une joie sournoise, et les atours de Catherine trahir des projets coupables. Ses jalousies — mal fondées , nous aimons à le croire — n'en troublaient pas moins , dans la majesté de ses attributions , la pauvre femme , déjà soumise à tant de contrariétés. Anselme- Céleste ne faisait plus un mouvement , ne hasardait plus un regard , ne donnait plus un ordre qu elle ne l'interprétât à mal. Aussi une vive aigreur se mêlait-elle à tous ses propos. Cathe- rine , rudement menée sans savoir pourquoi , se rebiffa bientôt. De la soumission tacite elle passa au mouvement d'épaules , du mouvement d'épaules à la moue significative , de la moue aux trépignements convulsifs et aux maladresses volontaires ; de là, aux répliques aigres-douces , aux raisonnements grognons , et enfin aux impertinences directes : le tout en présence des con- vives déconcertés , pour lesquels ce n'était pas un médiocre embarras que de fermer l'œil et l'oreille à des discussions où ils n'avaient rien à voir, rien à entendre. Firmineau, pressentant le motif caché de l'irritation conjugale , n'osait ouvrir la bouche , même pour concilier les choses , et comptait alternativement , avec une attention exemplaire , ou les dents de sa fourchette, ou les facettes de son énorme verre en cristal taillé.


l'ETITKH *ISERJ>


Le dîner fini , madame Firmineau , furieuse et hors d'elle- même , avait dû , dans l'intérêt de son petit bal , prendre l'air le plus gracieux , non-seulement pour ses invités . mais même vis- à-vis de Catherine , qui menaçait de tout désorganiser par une retraite inopportune. Quatre heures durant , il avait fallu affecter l'oubli le plus complet de ce qui s'était passé au dîner, le sourire le plus indulgent , et donner ses ordres de la voix la plus douce , tandis qu'au fond elle eût voulu pouvoir jeter à la porte , sans rémission ni retard , la rebelle cuisinière.

Telles étaient les souffrances que ruminait , assise auprès de son époux , la droguiste exaspérée, et les tristes réflexions qu'elle venait de résumer en un bâillement plus terrible encore , plus amer, plus prolongé, plus fauve, que celui de Firmineau le matin,

Que le dimanche désappointe ceux qui veulent abuser de lui , — citer le Plaisir , comme un débiteur réfractaire , à jour et heures fixes ; — le parquer dans un coin de leur semaine, comme une marchandise étiquetée dans tel ou tel rayon de boutique ; — ou l'attendre comme l'accès régulier d'une fièvre tierce : — rien


DE LA VIE HUMAINE. 1»V*

n'est plus juste , plus naturel. Ces gens-là méconnaissent les lois de la vie , et tentent de dérober au hasard ses étemels privilèges .

Mais n'avons -nous pas le droit de réclamer — nous qui ne demandons rien au dimanche , pas même le sot plaisir d'étaler un habit neuf — quand il contrarie nos joies , nos humeurs , nos caprices , nos affaires , nos études , dont nous voudrions pour- suivre le cours ordinaire!

Hélas! nous ne psswons nous soustraire , quelle que soit notre obstination naturelle , aux conséquences de l'allégresse et an far m'ente publics; — à la vue de ces physionomies que le travail rend intelligentes, et auxquelles le repos restitue leur stupidité native ; — à cette exhibition de toilettes exorbitantes qui froisse tous nos instincts d'élégance et de goût; — à ces foules qui obstruent notre chemin, lentes, inertes, béantes, ennuyées en apparence et ennuyeuses en réalité ; — à ces bandes de goguetiers attachés par le coude , et qui couvrent la chaussée de leurs zigzags injurieux.


170 FETCTES MISÈRES

Tout est désorganisé, tout s'arrête : on se sent paralysé de la tète aux pieds par l'oisiveté générale. Le temps ne trouve pas d'emploi sérieux. L'étude de l'avoué , les bureaux de l'agent de change, le cabinet de l'avocat sont fermés ; ainsi , point d'affaires à suivre. Une souffrance serait un bonheur — car la souffrance est une distraction; — mais le Dimanche, il n'est même pas permis de souffrir : le médecin est à la chasse. Oh ! la belle ressource que serait alors un roman nouveau , si notre loueuse de livres , partie pour Saint-Cloud des le matin, n'était allée respirer, aux alentours du Petit Pêcheur, l'air attiédi des premiers beaux jours et la vapeur sentimentale des goujons frits ! Comme on mettrait volontiers à jour une correspondance avec quelques amis de province , si la certitude que nos lettres achevées après trois heures ne partiraient pas le jour même , nous laissait le cou- rage de prendre la plume! D'ailleurs, il nous faudrait du papier, car notre provision est épuisée, et. comme les autres, le papetier a pris la clef des champs.

Nous ne sommes pas de ceux qu'un bon dîner console de tout; mais en supposant même qu'une velléité gastronomique nous conduisît , à la fin de cette triste journée , dans quelqu'un de ces temples élégants où Cornus est le plus dignement adoré , nous y retrouverions encore les ennuis du dimanche.

Ils y sont personnifiés par une douzaine de garçons effarés ,


DE LA VIE HUMAINE. 171

qui , ne se reconnaissant plus au milieu du tumulte , n'écoutent rien , ne retiennent rien , embrouillent tous les services , nous donnent le bœuf aux choux de notre voisin en échange de nos filets de sole qu'il dévore sans se plaindre ; et à nos réclamations les plus furieuses , ne répondent que par leur monotone : Voilà, voilà !

Hâtons-nous de payer et de sortir. Une douce et bonne flâ- nerie du soir a bien son prix , quand cessent les premiers froids-, mais c'est à la condition de voir éclairer sa route par le rayonne- ment des magasins splendides ; circuler , nombreux et fringants , les équipages de luxe, dévaler devant soi, preste et sentant bon, quelque illusion décente. Et, le dimanche , ce grand bazar pari- sien oublie pour un jour de flamboyer. La vource légère, le coupé sorti des ateliers de Daldringen , s'abstiennent de se montrer , comme s'ils craignaient de se commettre parmi les flots de cita- dines et de sapins qui , leurs stores indiscrètement baissés , traînent du cabaret aux mélodrames les amours hebdomadaires de la demi- aune et du dé à coudre. Ainsi fait toute femme qui respecte — je ne dirai pas sa réputation — mais la soie de ses brodequins moirés . Celles-là seules qu'un honnête homme ne regarde jamais , même à travers l'indulgente fumée de son cigare , se hasardent à courir quelques bordées sur cet océan tumultueux , où la chasse la plus périlleuse , les plus insolents grappins n'ont pas de quoi les effrayer beaucoup ; et de celles-là même , l'élite — si tant est qu'un pareil mot ait ici sa place — l'élite a disparu, elle aussi. De cette lie il ne reste au Dimanche que le rebut le plus dédaigné.

Penserez-vous alors à vous réfiigier dans un théâtre! Non certes , à moins de vous appeler Firmineau , Drouillet ou Tarten- pion ; — à moins d'avoir un goût tout particulier pour les éma- nations du populaire , — la patience d'écouter quinze actes sans débrider , — l'amour des antiquailles dramatiques , — une préfé- rence marquée pour les doublures, — les oreilles garnies de cuivre, — ou des sentiments tellement patriotiques que la Marseillaise chantée dans les entr' actes par cinq cents Titis débraillés soit pour vous une friandise musicale.

Somme toute , il est fort difficile de vivre le Dimanche , et , ce


172 pcti

nonobstant, ne songez pas, le Dimanche, à mourir. Vous n'auriez

ni prêtre pour vous assister , — ni notaire pour recueillir votre

testament, — ni amis pour vous fermer les yeux, — ni infirmières

pour vous coudre dans un linceul , — ni croque-mort pour vous

ensevelir.


FAUTE DE CINQ SOUS.


Plaigne qui voudra le Juif errant! — Il est désagréable, sons nul doute, d'user ses sandales sur tous les chemins de l'univers: — de passer sans faire halte devant l' hôtellerie la plus attrayante ;

— de traverser villes et hameaux , jardins en fleurs , treilles joyeuses , manoirs hospitaliers , — les danses du village sous les ormes verts, — les bals du palais sous les plafonds peints et dorés,

— la place publique où rit la foule , — le bosquet désert où rêve doucement la jeune fille ; — Bans s'arrêter un instant, ne fût-ce que pour reprendre haleine; — sans demander au locandier ita- lien un verre de son vin noir, qu'on boit avec délices sous les pampres agités par la brise , — à la fîleuse d'Ecosse un pot d'ale brune et mousseuse; — et sans partager avec la belle fer- mière normande un piché de cette pétillante boisson tirée du fruit qui tenta la première femme ; —

Mais tout ce qu'un tel voyage , éternellement recommencé , peut avoir de contrariétés poignantes , de vifs désagréments , de chagrins réels , trouve sa compensation dans une petite circon- stance trop peu appréciée à mon gré.


174 PETITES MISÈRES

Je veux parler de ces cinq sous que maître Ahasvérus trouvait constamment au fin fond de sa pochette.

La somme en elle-même n'est pas très -importante; mais d'abord , indéfiniment reproduite , elle équivaut à des capitaux énormes. C'est le grain de maïs que l'inventeur des échecs — un sage derviche, si je ne me trompe — avait obtenu du sultan dés- ennuyé , avec l'autorisation de le multiplier autant de fois que l'échiquier contenait de cases. En fin de compte, les greniers de tout l'empire n'auraient pas suffi pour racheter la parole du monarque , engagée à la légère dans cette progression logarith- mique. De même , les deux plus gros budgets du monde — celui de la France et celui de l'Angleterre — seraient aisément engloutis dans la poche privilégiée du Juif errant, si le secours de route accordé à ce voyageur maudit s'acquittait en bons du Trésor ou en Exckequer-Bilh .

Ensuite , j'ai pu constater personnellement que , dans bien des occasions, avoir ou n'avoir pas cinq sous est une question presque aussi grave que le To be or not to be du mélancolique Hamlet.

J'avais quatorze ans , un cœur rempli d'illusions , une bourse presque toujours vide de monnaie. Un jour , au sortir de classe , je passais devant le temple des protestants — c'était à Toulouse. J'en vois encore la façade blanche, à l'angle brisé de deux rues. — Ils chantaient. J'entrouvris la porte, — une curiosité d'enfant, — et j'entrai ensuite, par ce motif un peu mondain qu'il faisait très-chaud dans la rue , très-frais dans la maison du Sei- gneur. L'austère simplicité du décor, la nudité absolue des murailles avaient, du reste, quelque chose de piquant et d'inusité pour mes regards , habitués aux pompes des cathédrales catho- liques. L'assistance occupait plusieurs rangées de ces bancs , fermés et divisés en stalles , qui porte en anglais le nom parti- culier de pews. Sous peine de me montrer étranger à la congré- gation, il fallait prendre place parmi ses membres, et je me glissai timidement dans un banc inoccupé. L'instant d'après , deux femmes, Vune très-âgée, l'autre aussi jeune que moi, péné-


DE LA VIE HUMAINE. 175

trèrent dans le temple. La grand* mère — ce devait être une grand'mère — chercha du regard la place la plus convenable , et (je le dis aujourd'hui à ma honte ) elle poussa doucement sa petite-fille vers la stalle contiguë à la mienne.

Je dus rougir tout d'abord et baisser les yeux , en vrai collégien ; mais il est probable qu'ensuite je les relevai. Comment saurais- je , suis cela . que ma voisine était charmante ? Sa taille frêle et souple , les attaches délicates de ses épaules et de son cou , mais surtout la nuance cendrée de ses cheveux blonds qui semblaient recouverts d'une poudre impalpable, j'embrassai tout d'un regard fiirtif , et ce gracieux portrait resta logé fort avant dans mon imagination La jeune fille , tout entière à sa pieuse lecture , semblait ne tenir aucun compte de son voisin ; mais son voisin remarqua l'espèce de scrupule qui l'empêchait , elle , de mêler son chant aux psalmodies nazillardes de l'assistance, et ce même voisin fut assez présomptueux pour croire qu'il n'était pas tout à fait étranger à cette timide retenue.

Quoi qu'il en soit, vers le milieu du service, la jolie enfant laissa tomber sa Bible — un petit volume relié en maroquin noir. — Je le ramassai , pour le lui rendre , avec une vivacité qui m'eût fait le plus grand honneur s'il eût appartenu à la grand'- mère. J'espérais, à cet accident, gagner un premier regard: mais je fus trompé dans mon attente. Une légère inclination de tête , les yeux baissés , fut tout ce que j'obtins alors. Je com- mençais à craindre que le Ciel ne me gardât rien de mieux , lors- qu'une grave matrone , placée au pied de la chaire , se leva pour faire une tournée de charité.

A la vue du petit panier de velours bleu , placé au bout d'une longue baguette , que , sans quitter l'allée du milieu , elle prome- nait jusqu'à l'extrémité de chaque banc , je fus saisi d'une con- cision facile à comprendre lorsqu'on saura que je n'avais pas un rouge liard à ma disposition. Je m'en assurai d'abord en fouillant à la hâte dans mes poches , et mon désespoir se traduisit ensuite par une pantomime tellement expressive qu'elle attira forcément sur moi ses yeux dont je ne savais pas encore la couleur.

Ils étaient bleus et transparents comme le ciel ; non pas de ce


176 PETITES MISÈRES

bleu fade et un peu bête qui ne promet ni intelligence ni chaleur d'âme , mais de cet autre bleu , variable en ses nuances irisées , qui rêve tour à tour et sourit.

En ce moment , je l'avoue , ils exprimaient une compassion légèrement ironique plutôt que tout autre sentiment. Mais qu'im- porte! Comme les flots et les destins , les yeux d'une jeune fille sont sujets à changer. Je soutins ce regard avec une intrépidité modeste et un sourire contenu , qui me valurent sur-le-champ une certaine bienveillance. On s'assura, par un coup d'œil détourné , que la grand'mère avait le nez dans son sac , où elle cherchait, sans y voir, quelque monnaie, et alors, partageant en deux l'aumône préparée , une petite main fit glisser devant moi la plus jolie , la plus neuve , la plus brillante , la plus mignon- nette pièce de cinq sous qui soit jamais venue au secours d'un honnête homme dans l'embarras.

Le croirait-on, cependant! J'hésitai à profiter de cette offrande secourable. Mais j'étais en veine de bonheur. Ma gauche hésita- tion me rapporta un nouveau regard, plus engageant et plus doux que le premier. Un peu d'ironie y restait encore : — Prenez donc , maladroit! vous allez me compromettre ! — semblait dire la blonde enfant, à laquelle cette fois je me hâtai d'obéir.

Six ans plus tard, j'aurais fort bien su tirer parti de ce léger incident, et, sous prétexte de probité , me procurer l'adresse de ces beaux yeux , si bleus et si obligeants ; mais , en troisième , il est rare qu'on ait traduit Y Art d'aimer , et les leçons d'Ovide me firent faute. Après avoir laissé tomber dans le panier de velours la petite pièce qui venait de m'être donnée si à propos , je m'es- quivai fort intimidé.


J'étonnerai bien des gens — je dirai même des gens sensibles — en leur apprenant que , sans avoir revu l'aimable calviniste aux cheveux blonds cendrés , je demeurai féru pour elle d'une affection romanesque. Il me semblait qu'aucune femme , parmi celles qui m'occupèrent ensuite , n'avait la prunelle aussi douce- ment azurée , dans la chevelure ces ombres violettes , une taille


» ■


y


Jln tcutu tttit rtiitc iljtjmiii, Huns init tnbtt» tn.no tin


DE LA VIE HUMAINE. 177

aussi fine et flexible , des mouvements si affectueux , et . pour ainsi dire, si bons.

Mes incrédules trouveront dès-lors très- singulier que, cinq ans après, me promenant sur le quai du Louvre , un jour de fête publique, je me sois arrêté tout à coup, en m'écriant : C'est elle ! à la vue de deux dames qui venaient de passer lentement à côté de moi , l'une pliée par l'âge et marchant avec peine , l'autre jeune , élancée et superbe.

Je venais de reconnaître ma belle créancière. . Tourner brusquement sur mes talons et suivre avidement sa trace embaumée , fut chez moi un mouvement machinal , aussi naturel que celui d'ouvrir la bouche pour respirer quand on étouffe. Mais sous quel prétexte l'aborder! Je pensai aux cinq sous , et me reprochai vivement de n'avoir pas été un plus scru- puleux débiteur. La belle occasion pour m'acquitter ! Toutefois , en portant la main à mon gilet , je m'aperçus que j'allais subir la peine d'une toilette à contretemps prétentieuse : ma bourse était restée chez moi , dans mes habits du matin.

— Au moins vais-je la suivre et savoir son adresse , me dis-je en roué précoce. •"

Hélas ! arrivée au pont des Arts , la vieille grand'mère monta péniblement les trois degrés qui conduisent au bureau du péage. Sa petite-fille l'assistait. Elle laissa négligemment tomber dans la main de l'invalide une petite pièce de dix centimes , et je restai stupéfait à les voir m'échapper du pas le plus tranquille.

— Quitte à donner cent fois sa valeur aux pauvres, j'aurais dû, pensai-je , garder comme un précieux talisman la piécette qui me venait de cet ange : elle se fut retrouvée là , sur mon cœur. . . et j'aurais traversé le pont des Arts.

Un an se passa , durant lequel je fis une battue presque conti- nuelle dans Paris , et même aux environs, espérant retrouver mes deux étrangères. Le quai du Louvre surtout me vit , croiseur assidu , monter la garde devant le pont des Arts durant des heures entières et des demi-journées. Peines inutiles ! Je n'aperçus

2S


178 PETITES MISERES

rien , et j'en vins à croire que j'ava is été le jouet de quelque amou- reuse hallucination.


Or je flânais , un soir d'été , sous les arbres poudreux des Champs-Elysées , lorsqu'un petit garçon déguenillé vint m'offrir je ne sais quel almanach qu'il vendait , me dit-il , cinquante cen- times aux personnes charitables , et sur lequel il réalisait , à ce prix , un bénéfice tout à fait juif. Je me laissai prendre à certaine finesse intelligente empreinte sur les traits de ce bouquiniste ambulant , et , prenant un de ses petits volumes, je lui remis cinq francs , sur lesquels j'attendais qu'il se payât.

Le drôle me regarda un instant entre les deux yeux , comme s'il voulait s'assurer de mes dispositions, et cette étude physio- nomique lui donna sans doute une haute idée de ma bonté d'âme, car il prit ou feignit de prendre pour une généreuse largesse la confiance imprudente que je venais de lui témoigner. Avant que je pusse me douter de ses intentions , il gagna le large , et ne s'arrêta qu'après avoir mis entre nous une distance très-rassu- rante pour lui. Alors seulement il m'envoya , par gestes , les témoignages dune reconnaissance au moins équivoque.

Il me fallut un grand empire sur moi-même pour supporter cette dernière impertinence , et m'abstenir, tout décorum mis à part , de courir sus au pirate qui venait de prendre chasse. Je me contins , néanmoins , et , vérifiant à l'instant même l'état de mes finances , je m'assurai qu'elles se réduisaient à une de ces horreurs numismatiques, effacées et jaunâtres, qui représentaient naguère un quart d'écu. C'était peu , sans doute , que soixante- quinze centimes pour tous les plaisirs et toutes les nécessités d'une soirée ; mais enfin cela pouvait suffire . Aussi me pris-je à rire très- franchement du petit méfait dont je venais d'être victime.

Ceci se passait non loin des concerts en plein air qui commen- cèrent la réputation du célèbre Musard. Ils étaient alors dans toute leur vogue, et les femmes les plus élégantes se permettaient, à certains jours de la semaine , ce plaisir économique. Quelques oisifs s'étaient arrêtés , selon l'usage , près de l'endroit où les voi- tures déposaient les belles spectatrices , et où les accidents du


DE LA VIE HUMAINE. 179

marche-pied permettaient aux regards indiscrets des larcins plus ou m ins heureux. Je me mêlai d'instinct à ce groupe de badauds. Les spectacles gratis étaient essentiellement mon fait depuis ma mésaventure


Un brillant coupé débouchait dare dare de la rue des Champs- Elysées, et vint s'arrêter à dix pas de moi. Un laquais chamarré sauta lestement à terre , ouvrit la portière , et présenta le poing aux dames que renfermait ce confortable équipage. La première n'aurait jamais pu descendre sans cet appui solide. Elle avait au moins soixante -quinze ans, et je me surpris pourtant à tressaillir avant de l'avoir reconnue. L'apparition de la seconde justifia ce mouvement extraordinaire. Cheveux cendrés, fine taille sous une


180 FETITfcS MISÈRES

mantille de dentelles noires , un col de statue , un port à nul autre comparable... Bref, c'était encore elle. Les yeux fermés, au seul battement de mon cœur, je n'aurais pu m'y tromper.

C'était elle... Un beau cavalier, appuyé sur les balustrades tout auprès de l'entrée , s'élança au-devant des deux dames avec un empressement et un sourire qui m'allèrent au cœur. La grand'mère prit son bras, et tous trois commencèrent à l'intérieur le tour de l'enceinte, cherchant à se placer commodément.

Lorsqu'ils eurent disparu derrière l'estrade réservée à l'or- chestre — et seulement alors — je fis quelques pas en avant pour entrer à mon tour. . . Mais , pour entrer, il m'eût fallu juste- ment cinq sous de plus dans ma bourse. Et le moyen , je vous le demande , de solliciter, en pareil cas , une remise ! Autant vau- drait mendier la charité du premier passant venu , et c'est ce que j'aurais infailliblement fait , avec un peu moins de timidité ou un peu plus d'habitude. Remarquez que je n'avais pas la ressource des contremarques ; les concerts à un franc n'en délivraient point.

Après une heure d'hésitation — la voiture était partie — bien certain qu'il me serait impossible , dans la foule et au milieu des ténèbres , de reconnaître à la sortie l'insaisissable beauté que le hasard me montrait pour me la dérober aussitôt , je rentrai chez moi , me jurant bien que j'aurais toujours en réserve, dans ma bourse ou dans mon portefeuille , un petit capital suffisant pour déjouer les malices de la Providence.

Je me munis , à cet effet , d'un double napoléon , qui désormais ne me quitta plus. Je le prenais en même temps que mon mou- choir et mon lorgnon , m'étudiant à en faire ainsi une partie intégrante de ma toilette , une sorte d'accessoire indispensable sans lequel je n'oserais plus mettre le pied dans la rue , et mes recherches recommencèrent alors , aiguillonnées par une secrète jalousie. Le beau jeune homme du concert Musard m'était devenu fort suspect.

Le guignon s'en mêlait évidemment , car je fus plus de six mois courant les spectacles , le Ranelagh , le bois de Boulogne , les Champs-Elysées, bref, tous les endroits où une rencontre était possible , *ans retrouver ma jolie inconnue.


DE LA VIE HUMAINE. 181

Un dimanche , enfin , je la revis. C'était dans le jardin des Tuileries , sur les sept heures et demie du soir. Elle était seule , cette fois , plus svelte et plus blanche que jamais sous un costume de deuil en harmonie parfaite avec l'expression mélancolique de ses traits adorables. Une suivante , également vêtue de noir, était assise un peu derrière elle. Tout à côté, un siège vide me rappela cette bonne grand'mère , si vieille et si cassée , dont je lisais clai- rement la perte sur le visage de sa petite-fille. Si grand partisan que je sois des fauteuils les plus doux et les plus élastiques , cette mauvaise chaise de paille devint pour moi l'objet d'une tentation presque irrésistible . M'y asseoir, m'asseoir près d'elle ! . . . Après quelques instants de réserve , lui faire parvenir , par l'entremise de sa soubrette , une ou deux questions simplement polies , pour ne la point effaroucher. . . M 'informer si , en 183. , elle n'habitait pas Toulouse , et lui donner ainsi indirectement la mesure des impressions que notre première rencontre m'avait laissées... Quels détours habiles ! . . . quel plan ingénieux ! . . . Les cinq sous viendraient après, et même, au besoin, les compliments de condo- léance qui pouvaient me servir d'introduction auprès d'elle.

Seulement , cette chaise que j'ambitionnais , il fallait être en état de la payer, et à cette seule pensée une sueur froide me passa sur tout le corps , tandis que je cherchais si la fidèle pièce d'or n'avait pas quitté son asile ordinaire.

Mais non... elle était là, sous ma main tremblante... Par malheur, elle y était seule , et je sentis qu'il serait au moins bizarre d'en demander la monnaie à la loueuse de chaises pour lui payer les deux sous que j'allais lui devoir. Aussi , réachemi- nant à la hâte vers le petit café de Berthellemot , je mis à contri- bution son comptoir et la complaisance de ses garçons. Par la pen.-ée , le change d'une pièce de quarante francs est une opé- ration facile et qui demande à peine une demi-minute ; en réalité, cependant , elle coûte plus de peines , et surtout plus de temps qu'on ne le croirait. J'attendais en trépignant qu'on eût achevé l'assortiment et la supputation de la menue monnaie qui me revenait , et parmi laquelle — on devine pourquoi — j'avais expressément demandé qu'on mît une pièce de cinq sous. Il no


184 FKTITBft M1SKKE*

mal gré , l'anti-grammaticale épithète , et me glisser à petit bruit hors du pas-perdu où elle m'avait atteint.

J'y réussis sans trop de tapage , et me croyais hors d'affaire , lorsque ayant traversé un premier salon , puis un autre , puis la salle à manger, et parvenu dans une antichambre où deux grands flandrins de laquais bayaient aux corneilles , je m'aperçus que j'avais laissé ma canne dans le boudoir en question : — Décidé- ment , madame de Saint-Hermine n'avait pas tout-à-fait tort.

Maintenant il fallait me tirer de là.

Trois moyens s'offraient à mon alternative. — Oublier volon- tairement ma canne chez madame de Saint-Hermine ; je l'aurais fait sans hésiter, si c'eût été quelque chef-d'œuvre tout récem- ment sorti des magasins de Thomassin ou de Verdier : mais l'imprudence aurait été grave , de livrer à des commentaires nécessairement malveillants un vieux rotin à gothique monture , introduit, je ne sais comment, dans un vrai sanctuaire d'élé- gance . — Envoyer un domestique à la recherche de ma canne ; . . . j'y songeai un instant. Toutefois l'impertinence de la livrée passe de beaucoup celle des maîtres ; et j'eus peur de quelque exhibition saugrenue faite avec cet air demi-respectueux , demi-narquois du valet de pied qui se justifie aux dépens d'un maladroit visiteur. — Ou enfin , aller en personne quérir mon bien. Et ce fut à ce dernier parti que je m'arrêtai.

Me voilàdonctraversantde nouveautés troispièces, — rouvrant la porte , que cette fois je me gardai bien de fermer — , soulevant derechef la portière , ... et recevant de la tête aux pieds le coup- d'œil le plus foudroyant , le plus indigné , qui soit jamais parti de deux prunelles féminines.

De deux , je me trompe , c'est de quatre qu'il eût fallu dire ; madame de Saint-Hermine n'était pas seule. Je la trouvai en tête-à-tête avec une autre femme ; une horrible vieille dont le tour de cheveux dissimulait mal les rides vulgaires ; cachant deux grosses pattes sous des mitaines en coton gris , et des épaules voûtées sous un étroit mantelet de velours, jadis noir, maintenant rouge et lustré. — Elle avait posé sur le divan , sans se gêner, son informe capote , cassée , avachie , grimaçante , dont le vert


V '


-y


\


flcuuil ftHcon, j( tiivpKiiuit Shitc, n»n fit tant ion bain, niait avtc uni rcDtnï(ti*c A In uiltttr


DE LA VIE HUMAINE 185

fané semblait déteindre à vue d'oeil ; et cela pour mieux examiner, au grand jour , — les rideaux venaient d'être tirés , — un magni- fique shawl de Kashmeer qu'elle étudiait , palmette à palmette , avec un soin minutieux.

Deux ou trois autres shawls , des mantilles de blonde , des robes en pièces, éparpillés sur les causeuses et les grenouilles du boudoir , indiquaient assez le but de cette conférence mys- térieuse. Ma visite avait retardé, mon retour interrompait maintenant un de ces trafics inavoués que certaines femmes du grand monde, — partagées entre le désir de briller et la nécessité d'être économes, — se permettent quelquefois à huis clos. Nouvel Actéon , bien pire que le premier , jafèurprenais Diane , non pas dans son bain , mais avec une revendeuse à la toilette. Je com- pris alors l'inutilité de mes tentatives pour intéresser madame de Saint-Hermine à notre causerie , — ses regards distraits jetés- au plafond , — ses bâillements mal dissimulés , — le doigté nerveux qu'elle exécutait sur la boîte sonore de son brûle- parfums ; — et son air accablé qui , durant une heure , m'avait rendu si malheureux , alors même que je l'attribuais naïvement à une forte migraine.

— Eh ! monsieur ! . . .

Cette exclamation contenue fut tout ce que sa politesse lui permit d'accorder à l'irritation que lui faisait éprouver mon retour. Ces deux mots néanmoins en disaient autant qu'une longue tirade :

« Vous êtes un mal-appris , — un importun. — Je vous ai en horreur. — Ne remettez jamais les pieds ici : — votre vue suffirait pour me donner une attaque de nerfs. — Comment laisse-t-on pénétrer chez moi des animaux aussi incommodes! — Votre canne! — Et que me fait votre canne! — Elle est jolie , votre canne : elle vous ressemble. — Mais allez- vous-en donc! vous me crispez, — imbécile , butor, lourdaud que vous êtes. -

Le Eh! monsieur! de madame de Saint-Hermine renfermait si bien la substance de l'allocution virulente par laquelle je viens de le traduire, qu'à grand'peine pouvait-il passer pour cette figure de rhétorique appelée , je crois , un euphémisme.

u


186 PETITES MISÈRES

Si, du reste, j'avais douté de mon interprétation , des symp- tômes non équivoques m'auraient prouvé qu'elle n'avait rien d'exagéré. La première fois que je rencontrai madame de Saint- Hermine dans le monde après notre réciproque mésaventure , elle me rompit en visière sans aucune espèce d'égards , et me coupa directement , comme disent les Anglais *.

Je lui en sus gré, Ton peut m'en croire. Elle m'épargnait ainsi le désagrément d'aller me heurter deux ou trois fois à la consigne méprisante que bien certainement son suisse avait déjà reçue d'elle à mon endroit.

Or, il est passablement humiliant et triste d'arriver devant un imperturbable valet qui vous renvoie d'un ton bourru , tandis qu'il admet, sans craindre de se donner un démenti injurieux pour vous, un visiteur moins recommandé. L'amour-propre le plus rassuré peut , en pareil cas , faire bonne contenance ; mais ce n'est jamais sans quelques angoisses intérieures dont on n'aimerait pas qu'un autre eût le secret. — Ce qui n'empêche pas que dix-neuf fois sur vingt notre bile , venant à déborder malgré nous, ne s'extravase en flots amers devant le premier venu.

Ce premier venu est ordinairement un sot qui prend avantage de nos épanchements involontaires.

Il s'étonne : « Vraiment!... est-il possible!... Madame de Saint-Hermine ! . . . une femme si distinguée, si gracieuse ' . . . Que m'apprenez-vous làî... Mais c'est à ne pas le croire!... Il y a quelque malentendu là dessous... Voulez- vous que j'en parle au maréchal!... »

Il nous plaint : « Pauvre garçon ! . . . vous avez dû faire une triste mine... et devant Rocquancourt, encore... l'homme le plus bavard de Paris... Il ne sera pas question d'autre chose demain au foyer de l'Opéra... Ne fut-ce que pour constater la préférence de madame de Saint-Hermine, qui vous ferme sa porte à l'heure même où elle reçoit , Rocquancourt ira proclamer


' Voir le chapitre suivant.


DE LA VIE HUMAINE. 187

votre aventure jusqu'en Chine , s'il le faut. . . C'est désastreux , savez-vous? « 

11 nous blâme : - Certainement , madame de Saint-Hermine a tort ; mais aussi, là, voyons, en bonne conscience, n'avez-vous rien à vous reprocher!. . Pour un mauvais bâton , risquer une si grosse inconvenance ! . . . Au moins fallait-il en revenant faire grand bruit, tousser en marchant, frapper du talon le parquet, renverser un meuble , donner enfin à cette vieille sorcière , — ou à tout autre personnage mystérieux , — l'occasion et le temps de s'éclipser. Voilà comment, avec un peu de sang-froid, on se tire des situations difficiles.. . Vous avez agi comme un enfant... Un lycéen n'eût pas été si gauche, si incongru... A dire vrai, mon cher, je ne reconnais pas là votre esprit et votre tact ordinaires... « 

Sous ce déluge d'incrédulité , de compassion peu sincère et d'âpres gronderies , vous courbez humblement la tête , reconnais- sant un peu tard que le malentendu de votre première démarche s'est singulièrement aggravé depuis la confession inopportune que vous venez de faire. Une moitié de vous-même cherche alors querelle à l'autre , qui ne trouve pas à s'excuser.

— Oh ! que vous voilà bien, vous dit la Conscience, imprudent bavard , avec vos éternelles démangeaisons de conter à tout le monde ce qui vous touche! Qu'aviez-vous besoin d'ébruiter cette affaire? Et la belle tournure que vont avoir vos récrimina- tions contre madame de Saint-Hermine, traduites et commentées par un niais à l'usage du public malin !

— J'avoue, répond tristement l' Amour-propre, qu'il eût mieux valu garder le silence,. . . et j'ignore, en vérité , comment il s'est fait...

— Vous l'ignorez! interrompt la première voix ... Je vais vous le dire, moi, et sans prendre de mitaines pour si peu. Vous avez parlé parce que vous étiez furieux : — vous étiez furieux parce que vous aviez tort, — et parce que, de plus, vous dominez à l'exclu- sion de tout bon sens , de toute réflexion , de tout empire sur eux-mêmes , un esprit étroit , faible , facilement irascible , une volonté à peu près nulle , . . . une intelligence. . .


188 PETITES MISÈRES

-— Eh ! là ! là ! ménagez-moi quelque peu. . . je reconnais mes torts...

— Pardieu! je le crois bien. Comment les nieriez-vous? les* autres, d'ailleurs, auront assez soin.de vous les faire sentir.

Mais à quoi vous sert cette tardive attritionî Si du moins elle devait épargner à votre avenir des étourderies pareilles à celles-ci...

— Pourquoi non?

— Pourquoi? il vous sied , vraiment, de me demander pour- quoi. Ne vous connaissez- vous donc pas aussi bien que je vous connais?... Tenez, récapitulons ensemble les bévues de vos derniers six mois , et vous allez voir...

— Cette énumération...

— Cette énumération sera votre châtiment. Je voudrais bien voir que vous tentassiez de vous y soustraire.

Avez-vous oublié ce dîner ministériel où vous eûtes un si beau succès de silence et d'étonnement, lorsqu'on vous entendit racon- ter, à haute et intelligible voix, certaine histoire scandaleuse dont le héros était le propre beau-frère de votre amphitryon?

— J'ignorais ce dernier point. . .

— Il fallait le savoir. . . et cette éloquente sortie contre les commandites et la corruption industrielle , faite chez un enrichi de 1840?

— Pure distraction... je tenais les cartes.

— Vous les teniez fort mal ; . . . avec plus d'attention donnée à vos atouts, d'une part, vous n'auriez pas été décavé ; de l'autre, vous pourriez compter encore sur les bonnes grâces de votre partner, — ce gros député dont la jeune et jolie femme joue si souvent de moitié avec le mangeur d'actionnaires.

Et ce jour où , pour plaire à madame de Saint-Hermine , vous l'inscrivîtes d'office parmi les dames patronesses du bal de la liste civile . . . elle qui venait justement de faire sa paix avec le château?

Et l'inconcevable gaieté qui vous fit vingt fois entrer en fredonnant dans la chambre de votre oncle , alors que ses rhu- matismes lui rendaient outrageantes vos ridicules chansons.


-f


tnutt Hr poix iiiitltrai-je pat Ht vatn ârriorr , mut mi (xirnui) Ut c|a**r, lia if» un «al aininidtatif.


. VIE Hl'MAlNE.


Puis, dans un autre genre, votre réconciliation solennelle, en pleine Bourse , avec un agent de change compromis dans je ne sais quelle affaire de plâtres , où vous-même étiez intéressé. Ce fut, vous en conviendrez , royalement absurde. Je vous vois en- core , grave et pénétré , voix émue , et chapeau bas , tendant la main , et faisant amende honorable à ce pauvre garçon , . . qui ne savait où se fourrer pour éviter votre algarade. Dix minutes avant , ses confrères l'avaient exécuté , comme ils disent , et il était en demeure de vendre sa charge dans les vingt-quatre heures. Vos compliments sur son irréprochable probité tombaient admirablement, et firent un merveilleux effet.

Encore ne vous parlerai-je pas de votre arrivée, sous un harnais de chasse , dans ce bal administratif donné par le préfet de '**, votre ami , à l'aristocratie de son département.

— Pourquoi voulut-il à toute force m'y faire entrer?

— A toute forte! Ceci est de la mauvaise foi;... car vous»


190 PETITES MISÈRES

n'avez pas oublié sa grimace désolée lorsque vous eûtes pris au mot les politesses de son accueil. Le pauvre homme , redoutant le scandale de votre apparition débraillée , donnait ses empres- sements à tous les diables , décontenancé par votre indiscrétion , tout autant qu'il l'eût été en se voyant abandonner par vingt de ses plus dévoués électeurs.

Vous voilà réduit au silence , obligé de convenir que vous êtes insupportable , et, qui pis est , incorrigible. De l'à-propos vous n'aurez jamais — jamais, entendez-vous bien, — ni les bénéfices, ni les grâces naturelles.

— Jamais! dites- vous.

— Jamais.

— En ce cas , reprend timidement l' Amour-Propre , à quoi peuvent me servir, je vous prie, tous les souvenirs que vous évoquez , si ce n'est à augmenter une confusion déjà bien assez complète. A titre d'enseignements , je les subirais sans réplique; mais s'ils ne doivent porter aucun fruit , il me semble , en toute bonne foi , que je puis rétorquer contre vous une partie de vos reproches , et les accuser justement. . .

— De quoi , s'il vous plaît!

— Eh! mais... de n'avoir, pas plus que moi, ce mérite que vous prisez si fort , les grâces ou les bénéfices de l'à-propos.


TO CUT A M AN


LES PEINES D'UN TIGRE.


N'est pas lion qui veut. La meilleure preuve que je puisse invoquer à l'appui de cette vérité , c'est que vous êtes tout au plus un tigre, c'est-à-dire un lion aspirant, un dévorant en expectative...

— Et à qui s'adresse ce discours?

— A vous, à lui, à moi peut-être , à qui vous voudrez, qu'im- porte!

Vous n'êtes qu'un tigre. Vous n'entrez dans certains salons que grâce à la protection et en quelque sorte sous le pavillon


il

ri"


d'un fixquisite mieux prouvé que vous ne le serez jamais. Il


192 PETITES MISÈRES

répond de vous , il vous cautionne ; vous êtes de sa suite , et les portes, qui s'ouvrent à deux battants pour lui , ne se referment pas tellement vite qu'en vous tenant aux basques de son habit, vous ne puissiez vous glisser à votre tour dans les assemblées fashionables.

Cet homme est devenu votre Providence ; et cela, s'il vous plaît, à charge de revanche : car vous remplacez pour lui le caissier que lui avait donné la nature ; celui-là, depuis longtemps, a cessé de faire honneur à ses traites. En outre , il vous emploie volon- tiers comme supplément à son groom , dont vous payez les gages ; c'est vous qu'il charge de promener ses chevaux quand le mau- vais temps , ou des soins plus doux , transforment pour lui ce plaisir en une véritable corvée. Vous êtes de moitié dans la location de sa stalle au Théâtre- Italien , et comme il est de rigueur qu'il y paraisse les jours d'élégantes solennités, il s'en suit assez naturellement que ces jours-là vous en êtes exclu. Cette manière toute léonine d'entendre l'association s'applique à tout, si ce n'est au solde des divers comptes à régler entre vous , et dont il ne réclame jamais la plus petite part.

Que de charmants privilèges ne lui devez- vous pas!

Vous êtes compris , grâce à lui , dans les invitations , un peu chères , mais tout à fait honorables , de ces nobles dames qui font métier de patroner tous les arts et tous les malheurs. 11 n'est pas de jours où l'impérieux fetfa de quelque philanthropique baronne ne vous arrive , recelant en ses plis glacés trois ou quatre billets de loterie ou de concert. L'un d'eux, — nous ne savons qu'en faire , — échoit nécessairement à notre protecteur, et il part de là pour renvoyer les siens , sous prétexte qu'il a par- tagé les vôtres.

Même système pour les soi-disants objets d'arts , croûtes indignes , abominables statuettes , albums hideux , qu'on vous adresse à domicile avec un appel plus ou moins irrésistible à votre générosité bien connue. Ces jours-là, le Lion se rappelle fort à propos qu'il loge chez vous, et que le soin de décorer votre appartement , ou de compléter votre bibliothèque musicale , ne saurait lui être dévolu. Le lendemain il attend une de ces visites


DR LA VIE HUMAINE. 193

que vous ne pouvez l'aider à recevoir ; comment se fait-il que vous logez ensemble , et , qu'en bon camarade , vous ne sauriez vous soustraire à la nécessité de déguerpir? Telle ou telle circonstance impérieuse peut lui rendre presque indispensable l'usage de votre lit et de la petite chambre où peu à peu il vous a cantonné. Alors , par une métamorphose qui tient du prodige, il se trouve que vous logez chez lui. Ce phénomène , remarquons-le en passant , ne se produit jamais qu'à une époque assez éloignée du terme.

Là ne se bornent pas les ennuis de la position subordonnée que j'analyse en ce moment.

Nos lecteurs parisiens et même nos lecteurs de province , — depuis qu'un voyage à Paris est devenu le complément d'une éducation bien faite , — se sont certainement promenés , sur les six heures de l'après-midi , dans les passages de l'Opéra ou des Panoramas. Ils ont pu voir alors, errant tristement le long des boutiques , — arrêté devant les étalages lithographiques , — bâillant à se démonter les mâchoires , — regardant à sa montre toutes les cinq minutes avec l'air du découragement et de l'ennui le plus vrais , — pâle , souffrant , affamé , — quelque malheureux jeune homme. Ils l'ont plaint sans doute : peut-être même, se méfiant de son extérieur recherché, auront-ils cru voir en lui un échantillon de la misère en habit noir et en bottes vernies ; peut-être auront- ils soupesé leur bourse en se consultant sur l'opportunité d'une aumône spontanée. S'il en est ainsi , que le ciel bénisse leurs intentions charitables ! Ils ont toutefois fort bien fait de ne pas les réaliser. Ce malheureux avait probablement les poches remplies d'or, et vous ne devez chercher la cause de son hési- tation devant la porte de chez Douix , ou du café Anglais , que dans le sentiment exagéré des égards dus à son ami le Lion. Ce jeune homme était un Tigre , victime en ce moment t et pour la centième fois peut-être , du sang-froid cavalier avec lequel les astres de la fashion traitent les rendez- vous acceptés par leurs humbles satellites.

Dans maint salon nos lecteurs ont pu voir aussi se jouer la

35


104 PETITES MIBÈRBi

comédie suivante : M. A... (le lion) et M . 8. (le Tigre) arrivent ensemble comme toujours. Apres quelques marches et contre- marches plus ou moins savantes , M. A... se trouve assis tout auprès de la jolie madame C... , avec laquelle il semble avoir établi un commerce tres-régulier d' œillades en dessous et de petits propos allégoriques. Cependant qu'est devenu M. B...Î II est galamment penché à l'oreille de madame D. . . , qu'il assiège de fa- deurs inusitées, — inusitées au moins depuis cinq ans ; car madame


D... .jadis belle, a doublé, depuis ce laps de temps, ce que les marins de Cooper appellent le cap Quarante. Est-ce que réel- lement le Tigre serait d'appétit à dévorer cette pièce! Eh ! non , bonnes gens, iln'y songe vraiment pas, et,— quoique bienaccueilli, — céderait de grand cœur toutes ses chances de succès. Mais ma- dame D... , belle-mère de M. C- , a reçu mission de veiller, en l'absence du mari , sur cette beauté coquette , et M. B... , en revanche , toujours dévoué , toujours intrépide , s'est charge de


.-^'^kv


. ptc»nit un j*ar «M U traitant* M |rS«» »f if<en» trtrr.. . appNïitioA t*i «iiluii pat un ttraarnrat il Sti rirjj snaalmt*.


DB LA VIE HUMAINE. 195

parer à cette manoeuvre conjugale en opérant une diversion qui laisse le champ libre au Lion rôdeur.

B . . produit un jour sur le boulevard ses grâces de second ordre , rehaussées par un costume tellement original , tellement exagéré, que son apparition est saluée par un étonnement et des rires unanimes. Les passants , stupéfaits , se retournent derrière lui ; plus d'un effronté gamin le toise de face avec l'admiration la moins flatteuse. Des habitués de l'asphalte , que leurs relations avec B. .. autorisent à se moquer ouvertement de lui , aucun ne se refuse cette satisfaction. Vingt paris s'ouvrent au sujet de son costume, les uns soutenant que c'est celui des chevaliers du Nichtam-Iftihar ; les autres celui de l'académie des Han-lin , qui , en vertu d'un décret impérial , compte B... parmi ses membres correspondants. 11 en est enfin qui prétendent recon- naître le paletot du tigre pour l'avoir vu sur les épaules de Jackson , le singe savant. B. . . cependant reste impassible :

— Voyons, dit-il aux rieurs, pensez-vous que A... ne s'en- tend pas quelque peu en toilette ?

— Qui dit cela! lui répond chacun.

— Vous tous , s'écrie alors le tigre avec une assurance triom- phante. Ce costume, où vous trouvez tant à dire , ce paletot, dont la coupe vous effarouche tellement, sont inventés par A... , et composés pour lui.

— Diable , reprennent les plus hardis , c'est une inspiration malheureuse.. . Il faudra voir cependant.

Mais on attend en vain du lion cette excentricité de mauvais goût. Averti du malheureux effet produit par son ballon d'essai , il renonce prudemment à l'innovation hasardeuse qu'il avait rêvée. Et comme cependant il ne veut pas que son idée soit tout à fait perdue , le cruel transforme en une savante mystifica- tion , pratiquée aux dépens de B. . . , l'expérience qu'il se trouve avoir faite in anima vili.

Ceci est désagréable ; ce n'est pourtant qu'une des mille avanies patiemment supportées par B... dans l'intérêt de sa vanité frivole. Mais le vrai malheur de sa position , le seul qu'il


19G PETITES MLSKRES

redoute tant qu'il la conserve , le seul qu'il déplore quand il l'a perdue , c'est j ustement qu'elle vienne ou soit venue à lui manquer.

11 arrive en effet , ou que le lion fait un héritage , ou que , trou- vant un tigre plus présentable et plus avantageux , il destitue brutalement celui dont il n'a plus à tirer parti . Alors , pour nous servir d'une expression anglaise empruntée à l'argot des clubs les plus exclusifs — he cuts the man — il coupe le pauvre diable.

Nos voisins distinguent plusieurs sortes de cuts * (manière de couper, coupure) , plus désagréables les uns que les autres, et rien n'étant utile en ce bas-monde comme une bonne impertinence faite à propos , je vais donner ici quelques notions pratiques aux gentlemen , empêchés seulement par le manque d'usage d'être aussi insolents qu'ils le voudraient.

M. A... (je reprends mon hypothèse) rencontre dans la rue M. B... , avec lequel il a déjeuné la veille. M. B... s'avance vers M. A. . . , les yeux clignotants , la bouche fendue jusqu'aux oreilles, en un mot avec tous les symptômes de la plus joyeuse confiance. M. A... s'arrête, croise les bras, laisse tranquil- lement arriver son ex-tigre à brûle- pourpoint , et lui lâche alors un regard tellement glacé , tellement hautain , si impudemment inquisitif , que le malheureux B... reste cloué sur la place. Le Lion , profitant de sa stupeur, reprend sa marche majestueuse, passe devant le Tigre en le regardant toujours, et sans lui adresser la parole , façon très-éloquente de lui dire ; Je ne vous connais pas. Ceci s'appelle le eut direct ou simple.

Le eut indirect ou èvasif, qui ne demande pas autant d'aplomb et d'expérience , consiste simplement à passer d'un trottoir à l'autre , à ne pas s'engager dans une rue , à dévier en un mot de son chemin pour esquiver une rencontre désagréable. Par cette manœuvre , le Lion évite de se trouver avec le Tigre dans la position héraldique de ce qu'on appelle en termes de blason •* des animaux contrepassant. »

• PromiDcrz : Qurutt.


DE LA VIE HUMAINE. 197

Les yeux au ciel , perdu dans une muette contemplation des astres , M. A... coudoie M. B... , qui ne s'explique pas cette obstination sidérale jusqu'au moment où il commence à com- prendre qu'elle est volontaire . M . A . . . s'est servi du eut sublime.

Changez lia direction du regard , l'étude des corps célestes en observation géologique ; — au lieu de compter les astres comptez les pavés ; — et vous obtenez le eut perpendiculaire , fort goûté des gens timides.

Suivant que le temps est clair ou couvert , qu'il est midi ou sept heures du soir, que vous êtes dans la grande allée des Tui- leries (Ai sous les ormes des massifs , vous emploierez le eut lumineux , qui consiste à fermer les yeux comme si vous étiez ébloui , ou le eut chauve-souris , qui s'opère en ouvrant dans l'ombre de gros yeux rpnds , vagues et obstinément aveugles.

Pour le eut badin , il faut éclater de rire en rejetant sa tête en arrière et s'essuyer ensuite les.yeux comme si l'extension con- vulsive et douloureuse des muscles zygomatiques humectait, d'un nuage de larmes , nos prunelles troublées.

Marcher très-vite , les sourcils froncés , la bouche en cul de poule , et en gesticulant comme si on se parlait à soi-même, telle est la mimique du eut sérieux ou préoccupé.

Observons à propos de ces deux cuts que le second est pré- férable au premier.

Supposez en effet que M. B... voie rire M. A... : rassuré par cette bonne humeur apparente , il peut et doit l'aborder avec une familiarité joviale, qui placera M. A... dans un em- barras fort grand ; — car il lui faudra renoncer à son eut — ou passer immédiatement et par une transition difficile au eut direct , — le plus injurieux , et partant le plus périlleux de tous.

Si au contraire M. A. semble affligé d'une pensée sinistre , s'il a , par exemple , l'air d'un homme qui se sent relancé par le fantôme appelé Contrainte , il peut être tranquille : M . B. . . , par €»gard pour lui-même . se gardera de l'approcher. — Le Tigre le plus courageux ne se risque pas volontiers près du Lion à jeun.

11 y a encore le eut par équivoque , le eut par ètonnement , le rut irrité , le rut paisible . le eut au bonjour, le rut aux


198 PETITES MISERES

bouquins , le eut naval , le eut administratif , le eut auxjbur- nisseurs , etc. , etc. , etc. , etc. , etc. : deux ou trois cents culs composant une Flore aussi variée qu'on la puisse souhaiter.

Très-divers de formes , tous ces culs ont un point commun. Ils procurent les uns et les autres au malheureux qui les subit une sensation à peu près aussi agréable que celle dont seraient suivis deux bons coups de cravache appliqués en X sur son visage.

C'est même dans cette assimilation qu'il faut chercher la raison étymologique du verbe to eut. En français comme en anglais , on dit très-bien : Couper la figure à quelqu'un:

Et ne nous apitoyons pas trop sur le sort des gens ainsi traités. Un pareil outrage n'atteint jamais un innocent. Pour l'encourir, il faut être plus ou moins empaille.


LE CHAPITRE DES SENSATIONS


J'aborde un sujet... Mais d'abord permettez-moi de tailler ma plume : je ne la vis jamais plus indocile à l'impulsion de mes doigts crispes... Ouais! voilà un canif avec lequel je la rafraîchirai difficilement ! . . Est-ce fait !.. Et maintenant , instru- ment masdit, obéiras-tu? ... Mais non,... j'ai beau regarder au grand jour quel angle fâcheux , quelle fissure irrégulière ,


quelle pellicule à demi soulevée s'oppose à la libre circulation dunoir liquide,... je n'aperçois rien.

Serait-ce l'épais glacé de ce vélin anglais qui repousse la pensée , comme un marbre déjà poli repousse le ciseau du sculp- teur î L'encre sort-elle embourbée de mon encrier ( siphoïde ! } ! Quelques molécules grasses sont-elles à mon insu tombées dans ce réservoir de mes chefs -d'oeuvre futurs! Quel démon, en un mot , précisément aujourd'hui , m'empêche de tracer une ligne!


200 PETITKS MISÈRES

On n'imagine pas un supplice pareil. — Moi , font l'admiration dé mes amis , je n'écris plus un mot qui ne soit



\ -»


Je prends un crayon... il est émoussé. Je le taille.. . la mine de plomb molle et friable se brise à vingt reprises sous le canif. . . Je suis très-sérieusement tenté de me jeter par la fenêtre.


J'ai préféré ne pas céder à la tentation ; et , grâce à l'inven- teur des plumes métalliques , je retrouve le sang-froid nécessaire pour aborder mon sujet.

L'homme a des nerfs. Un réseau de cordons blanchâtres savamment distribués dans toutes les parties de son corps constitue son organisation sensible ; et la Nature — cette bonne mère — a pris soin de les disposer tellement , que la plus légère secousse ébranle en un instant tout le système. Elle en a lait une


1


DE LA ME Hl'MAINK. 201

sorte de harpe éolienne dont , au moindre souffle , frémissent et vibrent toutes les cordes.

Que faut-il pour les agiter à la fois par une commotion quasiment électrique! — Un mot , un son , une image. C'en est assez pour que des pieds à la tête vous sentiez passer ce frisson glacé qui , déposant une souffrance dans chacun de vos pores , contracte sous l'épidémie des millions de fibrilles , et vous procure ce spasme rugueux de la peau qu'on appelle vulgairement la chair de poule ; — souffrance aiguë qui dans l'échelle des voluptés physiques ne compte pas un seul équivalent.

Tous les hommes connaissent — mais seul l'homme nerveux les connaît bien — ces milliers de petites douleurs que nos mouvements les plus naturels entraînent nécessairement après eux. Ainsi l'homme nerveux est seul à bien savoir ce que c'est que :

Subir la constriction spasmodique générale qui suit le grincement d'un flambeau de cuivre traîné par un maladroit sur le marbre des chambranles ;

Et , pour toute consolation , entendre le rire nasillard auquel s'abandonne cet homme féroce en vous voyant tressauter à ce bruit.

Compter en quelque façon les longues vibrations qui suivent le choc de deux vases en cristal ; ou — ceci est pire — entendre essayer sur l'harmonica cet air naïf qui , après avoir servi aux jeunes filles d'autrefois pour raconter « ce qui causait leur tour- ment , » cause aujourd'hui celui de leurs auditeurs attristés.


Ecouter , avec toute l'attention que la politesse exige , une longue histoire péniblement racontée par un bègue , dont la voix inégale , tantôt aiguë , tantôt grave , jamais ferme et

26


202 PETITES MISÈRES.

juste , passe et repasse sur notre tympan , comme une râpe à muscade ou quelque vieux couteau brèche-lame.


Dîner tête-à-tête avec une personne dont la mastication bruyante révèle à tout assistant silencieux ce que je me per- mettrai d'appeler les Mystères du Palais.

Et dans le trouble d'esprit où nous jette cette initiation forcée, ne pas trouver un mot pour couvrir un tumulte si désagréable. Nos dents qui crissent lui font écho.


•o-


Entretenir de fort près, à voix basse et de choses très-secrètes, un vénérable vieillard dont l'humide sagesse descend comme une abondante rosée sur l'esprit et sur les joues de son inter- locuteur.

En pareil cas , il est défendu d'ouvrir un parapluie , mais il est permis de bâiller. Néanmoins , tout homme avisé s'en donnera de garde , cette sorte d'éloquence étant de celles qui vous ferment naturellement la bouche.


•*>


Boire très-froid lorsque la température n'a rien qui nous y convie ;

Et mieux : mordre à belles dents au cœur d'un morceau de pain glacé.


Attaquer courageusement une tranche de roast-beef solide au retour d'une promenade où l'on a mis au pillage plusieurs pieds de groseillers.

N. B. L'oseille crue désagare les dents : chercher en vain ce


DE LA VIE Hl MAINE. 203

légume dans le potager ; voir ensuite qu'on a prodigué ce qui en restait sous un fricandeau dont le filandreux tissu défie en ce moment votre appétit furieux , mais désarmé.


Se servir pour sa toilette d'une brosse à dents déjà vieille et dont les crins déchaussés s'attachent obstinément aux parois de la bouche.

Etonné qu'après un mois de service elle soit en si mauvais état, vous vous livrez à des investigations après lesquelles il demeure établi :

1" Que votre domestique n'a pas de brosse à dents ;

2* Qu'il a des dents fort propres ;

3° Qu'en fait de toilette il professe des opinions communistes ;

4' Que depuis plusieurs semaines vous partagiez , sans vous en douter, sinon ses opinions, du inoins leur mise en pratique.


204 PETITES MISÈRES


Aux prises avec plusieurs bouteilles de vieux vin , manquer totalement de tire-bouchon. Après bien des recherches , on dé- couvre un vieux morceau de fer tordu qui , du temps des guerres de religion , paraît avoir eu cet emploi. Tourner et retourner sa pointe inutile dans le liège parfaitement pourri.

S'assurer, en dégustant les vins en questiou , que la cendre de bouchon et le goudron pulvérisé n'ajoutent rien de très-flatteur au bouquet naturel du Jurançon ou du Médoc.


"V"


Se rogner les ongles avec des ciseaux émoussés.


Laisser à la nature ce soin maternel dont elle s'acquitte tout de travers. S'égratigner avec les petites scies qu'elle nous met alors au bout des doigts. Être amené à réfléchir sur la suscepti- bilité des tissus qui composent le corps humain par l'espèce de démangeaison douloureuse qui accompagne désormais tout em- ploi de vos organes tactiles.


<r


Apprendre à ses dépens , en se heurtant le coude par un mou- vement irréfléchi , qu'un peu au-dessus de l'articulation il existe un nerf ( les médecins l'appellent nerf cubital ) dont les rami- fications s'étendent jusqu'à l'extrémité du petit doigt ; ne pas arriver tout d'abord à cette découverte anatomique , et tant que dure l'amortissement douloureux qui le paralyse , débattre avec soi-même l'importante question de savoir si on s'est ou non démis T avant-bras.


-o


Comparer l'impression ci-dessus à celle qu'on éprouve lors- que , fermant une porte à la hâte , on se prend les doigts entre des battants biseautés ;


DE LA VIE HCNAINE. 205

Et se convaincre que ni l'une ni l'autre n'est à proprement parler préférable.


Être surpris , au sein de la plus complète félicité , par un irrésistible besoin de pleurer , — non pas que votre cceur déborde comme celui des poètes élégiaques ; - mais simple- ment parce qu'un moucheron au désespoir a pris tout à coup la résolution d'achever .ws jours dans ros larmes.


Mettre en balance , à cette occasion , les effets et les causes , tandis qu'on regarde à terre , — l'oeil grand ouvert , — jusqu'à l'éblouissement le plus complet.


Passer, une bougie à la main , dans un courant d'air assez vif, et tandis que nous mettons toute notre attention à pré- server la lumière qui vacille , recevoir sur les doigts uni' aspersion de lire brûlante.


206 PETITES MISERES


Après être resté quelque temps agenouillé ou accroupi au milieu de trois ou quatre in-quarto qui absorbaient nos facultés pensantes, se trouver rappelé au sentiment de l'existence parle fourmillement du sang arrêté aux extrémités inférieures du corps. Acquérir ainsi une connaissance anticipée de ce que doivent être un jour pour nous les lancinantes griffades de dame Arthritis ; trouver en soi désormais , à côté d'un pénible souve- nir , le germe dlune sincère compassion pour les souffrances des infortunés goutteux.


Au moment où le sommeil s'empare de nous , — alors qu'un sentiment de sécurité parfaite se développe» ( comme une fleur de serre ) sous la douce chaleur du lit , — se croire tout à coup pré- cipité à deux ou trois cents pieds de profondeur, et ressentir la cruelle angoisse qui accompagne un saut de cette nature.

Les médecins attribuent ceci à un embarras d'hématose : ce dernier vocable est infiniment gracieux ; mais rien ne Test moins que le soubresaut nerveux dont je parle.


Rien... si ce n'est peut-être une de ces crampes convulsives qui , prenant un nerf entre leurs pinces d'acier brûlant , semblent vouloir Je rouler autour d'elles , comme le coiffeur roule les che- veux sous le fer à papillottes.

Être puni de la hâte gourmande qu'on met à manger des con- fitures , par la rapidité avec laquelle une espèce de poix gluante et sucrée gagne successivement nos doigts , le manche de notre couteau, les revers de notre habit , etc. , etc.

S'apercevoir en avalant une cuillerée de potage qu'elle ren-


\



y



»n fnuilit »l«» l" *raf Un , su i'm UMDt un uiiiii p«|n* Itii-conDtimUfinini bouilli.


DE LA VIE HUMAINE. 207

terme un ingrédient étranger ; l'extraire à grand' peine, et ramener au grand jour un long tube capillaire de nuance fâcheuse ; lequel , après mûr examen , se trouve appartenir à une cuisinière sur le retour.

Pendant qu'il défile entre vos dents serrées , vous vous demandez comment un cordon bleu peut avoir les cheveux si rouges.

On fouille alors la soupière , et l'on en extrait un vieux peigne très-convenablement bouilli. Reconnaissance des voisins qui ont achevé leur pleine assiette du bouillon dans la compo- sition duquel est entré ce singulier condiment.


-o»


Marcher à petits pas derrière un fumeur mal vêtu , dans une foule qui ne permet pas qu'on s'écarte ; ne pouvoir se soustraire à ce voisinage , ni à la conviction décourageante qu'on respire l'air exhalé par les poumons de ce manant.

-o-

Être placé en voiture à côté d'une de ces dames au sujet desquelles Plaute a dit :

F,castor! muher reotè ole.t ubi nihil oiet

Et que concerne spécialement cette insinuation poétique :

Des parfums entassés l'amas fastidieux ,

De la triste laideur trop impuissantes armes,

A d'indiftnes soupçons exposeraient vos charmes.

( \nniii CitF.xrRR t ï Art d'aimer, fragment. V

Se rappeler au contraire dans le voisinage d'un bon curé de campagne ce que dit la Caterina de Machiavel en parlant « des Frères « et de « leur fumet sauvage*. « — Surtout quand on est

  • Frère Alherig**, acle 11, sertir i"\


208 PETITES MISERES

affligé de cette délicatesse d'organes revendiquée par Horace dans sa xn e épode.

Sa^icrns unus odoror

Polypus an gravis hirsutiB cubei, hircus. in ahs, Quarri came acer ubi lateai su6.


--^


En face d'un homme dont la petite-vérole a rudement labouré l'horrible visage , se sentir porté à prendre au sérieux cette charge de cour d'assises exécutée par Henri Monnier :

Le président à l'assassin : Comment avez-vous pu , malheu- reux , attenter aux jours de cet homme vénérable?

L'assassin , de sa voir la plus rauqve : Mon président »... il

était grèU !

_/■

Songer enfin qu'à tout instant de la nuit ou du jour on est exposé à quelqu'une des mille sensations névralgiques dont le présent chapitre offre quelques échantillons pris au hasard.


LE TYRAN DOMESTIQUE

( Ji'(ta-fo«itiam». — Ltr. i, rfcap r )


lettre

!)' l'N CÉLIBATAIRE PARISIEN A IN MARI DE PROVINCE.


Fé)icitez-moi , mon cher Antoine , et plaignez-moi , je vous prie. Enviez mon sort , et sachez y compatir. Je suis à la fois très-heureux et très-infortuné. J'ai mille raisons pour bénir ma destinée, et mille autres pour la maudire. Une grande crise, dont je démêle assez mal les effets contradictoires , bouleverse depuis deux jours ma pénible existence , et pour vous donner en trois mots celui de cette énigme : — J'ai renvoyé Laurent.

Ou plutôt je m'exprime mal : Laurent m'a donné mon compte : jamais en effet je n'aurais pu congédier cet homme. Depuis tantôt dix ans il m'avait à son service , moyennant d'assez bons gages que je lui donnais; et j'étais trop acquis à cet esclavage dé- guisé , pour songer à m'en affranchir. Laurent d'ailleurs y mettait des formés , je dois le dire . et ne me faisait sentir son irrésistible domination que lorsque — prenant au sérieux la fiction de nos rôles respectifs — je mettais ma volonté en oppo- sition directe avec la sienne.

Le matin , par exemple , lorsqu'il m'arrivait de vouloir faire le paresseux et que, d'autorité, le drôle m'arrachait aux mollesses de l'édredon ; de quelle ardeur en pareil cas il faisait claquer mes jalousies ! Comme il savait bien , laissant la fenêtre ouverte plus longtemps que de raison , amener jusqu'à moi le souffle humide de l'aurore ! Et avec quel tapage son impitoyable brosse jouait sur le parquet du salon !

«7


l'KTtlW MIKKRKS


Dp môme , après mon dîner, s'il m'airivait de gêner sa sortie en retardant l'heure de la mienne , ce gaillard-là déployait alors pour me mettre à la porte un véritable génie. Les convenances lui défendaient de m' offrir textuellement mon chapeau , mes gants et ma canne ; mais à cette rédaction brutale il savait substituer une multitude d'équivalents indirects qui signifiaient absolument la même chose , et m'envoyaient fort clairement promener.

J'avais compris l'inutilité de toute résistance, et, la pluie tombât-elle à flots, je quittais, résigné, le coin du feu confortable où il m'eût été si doux de mener paisiblement ma digestion soli- taire. Mais je savais par expérieuce que si j'eusse obéi à ce désir illégitime , j'aurais appelé sur ma tête les châtiments les plus prompts et les plus sévères ; que mon thé n'aurait pas ce soir-là son arôme ordinaire ; mon lit . à dessein mal fait , sa pente accoutumée ; ma toilette nocturne , ces nombreux petits soins


DE LA VIE HIMALNE. ^11

dont les raffinements perfides étaient autant de liens invisibles servant à garrotter mon libre arbitre. Puis Laurent n'ignorait pas combien la bouderie , voire celle des inférieurs , est insup- portable aux caractères comme le mien , et combien de sacri- fices nous faisons au besoin de maintenir la bonne humeur autour de nous; immense avantage rendu plus efficace encore par l'intelligence diabolique avec laquelle il en ménageait l'emploi. C'était en quelque sorte son éperon , et cet habile jockey n'en faisait usage qu'au défaut de la bride et de la cravache.

Du reste , son instinct lui avait révélé une des grandes vérités de la politique ; c'est que le pouvoir, comme l'intelligence, se fortifie par l'exercice même qu'on en fait ; qu'un acte de supré- matie n'est jamais insignifiant ; et qu'il faut multiplier les occa- sions de lutte , indépendamment de tout autre intérêt , pour multiplier les occasions de victoire.

En conséquence , il n'était pas de détermination si futile dans laquelle il ne voulût jeter le poids de son influence. Je ne me souviens pas d'avoir, depuis dix ans , choisi un habit ou un gilet sans l'intervention de Laurent ; et je ne me souviens pas non plus que son goût se soit jamais trouvé tout à fait d'accord avec le mien. Aussi ne puis-je pas me vanter d'avoir été mis une seule fois à mon gré. Cependant je m'étais bien aperçu d'un inconvé- nient réel résultant de ma lâcheté à cet égard : les habits dont la couleur agréait spécialement à mon valet de chambre , et que sa haute approbation m'avait déterminé à choisir, s'usaient — mer- veilleux phénomène — deux fois plus vite que les autres. Ensuite — phénomène tout contraire - ils lui faisaient à lui (je l'habillais de ma défroque ) deux fois plus de service qu'on n'aurait pu l'at- tendre après une première épreuve si défavorable à leurs qualités solides. Explique qui pourra cette apparente anomalie.

Ce n'est pas tout ; et je ne saurais vous dire , car j'ai déjà honte de tous ces détails , à quel point cet homme était devenu l'arbitre de mes moindres déterminations , le contrôleur de mes moindres démarches , le directeur absolu de mes moindres mou- vements. J'ai l'idée qu'il se faisait un jeu d'exercer ma sou- mission. Cela seul m'expliquerait comment il ne manquait jamais


212 PETITES MISERES

de bonnes raisons pour me démontrer, quand je grelottais, que le pantalon de coutil était de rigueur, et , lorsque le thermomètre marquait vingt-cinq degrés au-dessus de zéro , qu'il serait fort imprudent de quitter mon gilet de flanelle ; — que mon habit vert (n°2) suffisait pour me présenter convenablement chez la marquise de G***, — ou que mon habit noir ( n° 1 ) était à peine convenable pour une visite à madame K***, laquelle n'est après tout qu'une cordonnière enrichie, etc. , etc.

Vous me demanderez par quelles qualités précieuses Laurent rachetait ce grand amour du despotisme, et si , par exemple, son austère probité m'attachait à lui. Hé, hé!... Non que j'aie vu en lui , tout précisément , le valet de Marot :

Pipeur, larron, jureur, blasphémateur. Sentant la hart de rent pas à la ronde.

Saye , bonnet . chausses , pourpoint et cape , étaient à i'abri de ses entreprises ; — et cela d'autant mieux qu'il était certain d'en prendre possession, sans délit ni danger, le jour où il en aurait bonne envie. Quant à l'argent , vous savez combien je suis mau- vais teneur de livres ; aussi ne pourrais-je prêter serment aux assises contre Laurent accusé d'avoir abusé de ma confiance. Par conséquent , tout ce que je puis dire à ce sujet, c'est que de son temps le tiroir de secrétaire qui me sert de caisse, ne se vidait ni plus ni moins vite que sous le règne de son prédécesseur. Ce dernier est maintenant aux galères. Je pourrais même ajouter que certain jour, ayant oublié sur ma cheminée un billet de 600 francs, je ne l'y retrouvai plus à mon retour ; mais Laurent m'en remit avec exactitude quelques fragments — tout à fait méconnaissables — qu'il avait retirés , m'assura-t-il , des griffes et des dents de mon petit singe Don Blasito. Qu'objecter à cela? Que dire même au bris miraculeux d'une cinquantaine de bou- teilles de vin — non pas le plus mauvais de ma provision — dont Laurent un matin trouva les débris éparpillés sur le sable de la cave ? Ce sont là des mystère* entre le diable et mon ex-vaiet de chambre. Vous en conclurez ce que vous voudrez.


s


. t


■ /


»


3i n'auiiifjnnimpu, 6r quelque fmon que je tn'o prÎMt, rttr«K«c lt tenir Bai il (un bon llnn \welqiin reliefi prit mm bit» bu fe» lin »r la Mille.


LA V1K HUMAINF.


Était-il sobre? ?ur ce point, j'en sais davantage, n'ayant jamais pu , de quelque façon que je m'y prisse , retrouver le len- demain d'un bon dîner quelques reliefs présentables du festin de la veille. J'en accusai longtemps l'appétit de mon serviteur, appétit qui , à ce compte , devait être prodigieux ; mais par la suite des temps j'ai su que — très-régulier dans ses irrégularités — il avait établi non- loin de chez moi un petit ménage saintsimo- nien , à la table duquel allait s'engloutir le superflu de la mienne. Quand ce fait me fut révélé . il était trop tard pour y pourvoir. Le pli était pris ; il fallait , ou me décider à une révolte ouverte , ou souffrir patiemment ce que je n'aurais pu empêcher par de simples remontrances. Je dus fermer les yeux , et me contentai de reporterai cœur de Laurent la haute estime que j'avais aupa- ravant pour son estomac ; — ses facultés aimantes me paraissant décidément supérieures à ses (acuités digestives.

Était-il discret! Avec moi, cela ne fait pas de doute. Je ne lui ai jamais dû la moindre information désobligeante pour aucun étranger. Il se taisait même scrupuleusement — en vertu d'un


214 PETITES MISÈRES

petit marché subreptice — sur les nombreuses trahisons dont mes fournisseurs me rendaient victime. En revanche , il lui est échappé plus d'une fois des questions qui révélaient une bizarre connaissance de mes affaires les plus cachées. Après avoir été chargé de remettre à quelque belle un billet de rupture , jamais il ne m'a rapporté une réponse toujours plus ou moins désagréable ; jamais non plus il n'a laissé pénétrer jusqu'à moi la favorite en disgrâce. Un de mes amis m'écrivait-il pour m'emprunter de l'argent? j'étais certain, sans en ouvrir la bouche à Laurent, qu'a partir de ce jour il prendrait , vis-à-vis de l'importun qué- mandeur, la physionomie d'un boule-dogue en colère. Quelle perspicacité , allez -vous dire , quelle faculté de divination presque surhumaine ! Ne vous y méprenez pas , cependant. Laurent n'était qu'un homme, c'est-à-dire , suivant la définition philosophique , une intelligence servie par des organes. Et lesquels? C'est ce que je vous laisse à deviner.

Maintenant supposez que leur sagacité s'exerçât également sur tous les autres mystères de ma vie , et vous verrez que j'étais livré sans défense à un espionnage sinon très-dangereux , au moins fort désagréable.

Etait- il dévoué? Sans doute, sans doute. Embarqués ensemble dans quelque imminent péril , il eût , comme dit le vaudeville , « donné sa vie pour nous sauver tous deux. » Il eût aussi , le cas échéant, prévenu ma ruine pour sauver ses gages. N'en deman- dez jamais plus à un domestique. A quelques rares exceptions près , ces gens-là , si souvent nos maîtres , ne nous pardonnent pas de sembler les leurs.

Etait-il économe? Je ne m'en suis jamais aperçu ; mais ce qui semble le prouver, c'est que pendant son service chez moi il a placé plus de 5,000 francs à la Caisse d'épargne. Ceci peut bien passer pour un prodige d'économie, puisque cette somme repré- sente justement la totalité des gages que je lui ai payés

Était-il ? Non. Je réponds d'avance à cette question,

puisque l'adjectif qui Fallait terminer indiquait nécessairement une vertu , et que je n'en ai connu aucune à mon ex-domestique. Là-dessus il va vous sembler étrange que j'aie tardé si longtemps


1>K LA VIF HUMAINE. 215

à secouer son joug. Mais alors vous ignorez ce qu'est pour un caractère apathique la tyrannie de l'habitude , combien il entre de crainte égoïste dans la tolérance quelquefois incroyable avec laquelle nous acceptons tous les défauts de nos gens, et l'influence qu'exerce sur nos résolutions les plus énergiques , en matière d'affranchissement , la question décourageante qui précède tout parti à prendre : On sait ce qu'on perd, sait-on ce qu'on trouve?

La transition , d'ailleurs, la croyez-vous commode? Pensez-vous qu'il soit gai de passer une quinzaine (et c'est peu dire) livré au bras séculier de votre portière ou à la discrétion fort indiscrète d'une femme de ménage — courant de renseignements en ren- seignements — donnant audience trente fois par jour à toutes les figures inconnues qu'attirent chez vous de tous les coins du quartier votre réputation de bon maître , facile à mener, d'une exploitation commode , incurieux de ses intérêts, et ne regardant pas de trop près à des objets qui sans doute ont besoin de per- spective. Ensuite viennent les essais , et comme on se croit obligé en conscience à quelque attention , les défauts que l'on tolérait , faute d'examen , chez l'ancien serviteur, reparaissent démesurément grossis et insupportables chez le serviteur nou- veau. Sa physionomie , à laquelle vous n'êtes pas fait, vous déplaît et vous gêne ; son zèle exagéré vous pèse ; sa fidélité , fut-elle irréprochable , ne guérit pas vos soupçons , et vous trouvez qu'il manque quelque chose dans le coffre-fort où il n'a rien pris. C'est la prévision de tous ces ennuis qui fait absolu l'empire d'un ancien valet ; il vous tient par là , vous opprime à plaisir ; et tant qu'il ne dépasse pas certaines limites extrêmes , tant qu'il ne vous blesse pas dans quelque affection sacrée , tant qu'il ne divulgue pas quelqu'un de ces secrets d'où dépendent votre honneur , votre sûreté , votre fortune — remarquez que , s'il en est , il les a tous — vous courbez la tête humblement et sans murmurer.

Je ne songe donc pas , mon cher Antoine , à remplacer Laurent. Tout bien vu , c'e.4 un bonheur que , pendant une absence de trois semaines , le désordre de sa conduite éclatant à tous les yeux , m'ait mis dans la nécessité de le priver de mes services. Le pendard , resté seul maître de mon domi-


216 rarri» misères

rile . s'y conduirait , ma-t-on dit , en véritable Sardannpale


Maintenant parmi vos amis n'en est-il pas an dont le carac- tère . l'humeur, le train de vie , les occupations , vous donnent l'idée d'un maître accompli ! Je le voudrais garçon , et pour cause ; riche , cela va sans dire ; dormeur ; amoureux , mais par habitude plus que par passion ; je lui souhaiterais un cheval de selle. Je désire autant que possible qu'il ne mange pas chez lui et n'ait pas de cuisinière. La question des gages , si toutes ces conditions se rencontraient, n'en serait pas une pour moi

C'est en effet de moi qu'il s'agit. Las d'avoir un domestique , et ne pouvant vivre néanmoins sans un serviteur quelconque, je ne vois plus qu'un moyen de résoudre la difficulté : c'est de prendre un maître. Je viens de peindre celui qui me convien- drait par-dessus tous. Si vous connaissez quelque chose qui lui ressemble . veuillez me le faire agréer ; et , pour qu'il entre avec plaisir dans cette condition nouvelle , vantez-lui avec tout le zèle de l'amitié son futur valet de chambre


LES ROSES DE GUATIMOZIN.


REPONSE d'un mari dk province a un célibataire parisien


<• Aux vertus qu'on exige dans un domestique , connaissez-vous , Monseigneur.. . « Mais je n'achève pas cette impertinente cita- tion , mon cher Faustus. Seulement laisse7-moi penser tout bas que si j'avais à vous placer chez quelqu'un , ce quelqu'un-là ne serait certes pas un de mes amis.

Pauvre diable ! je le plaindrais de toute mon âme , et le vois d'ici me maudissant de toute la sienne; depuis le matin où il casserait vingt sonnettes avant de vous réveiller , jusqu'au soir où il réclamerait vainement votre assistance , neuf fois sur dix tout au moins. Sa cave, j'en conviens , serait en sûreté ; mais son écurie ! Avec vos goûts de turf et de horsemanship, il aurait tout justement un domestique à l'usage de son cheval , et un cheval à l'usage de son domestique ; pour lui , cependant, ni valet ni mon- ture. Vous voyez que je vous sais par cœur.

N'avez-vous pas , d'ailleurs, un caractère horriblement diffi- cultueux? Eh quoi ! vous vous plaignez de ce qu'un homme d'esprit — je juge Laurent d'après vos dires — s'impatronise adroitement chez vous , — s'empare de votre volonté pour y substituer la sienne , les trois quarts du temps plus raisonnable ; — vous jette dehors par les épaules quand la paresse vous retiendrait chez vous , au grand détriment de votre santé ; — boit le vin que votre excessive sobriété laisserait aigrir ou tour- ner ; — pousse l'intérêt qu'il vous porte jusqu'à ne vouloir rien ignorer de ce qui vous concerne ; — s'attache à pénétrer malgré vous vos moindres secrets , afin d'agir au mieux dans les occa- sions difficiles ; — et prend enfin la peine de vous donner des habitudes d'ordre en vous faisant sentir les dangers qu'entraîne

m


l'abandon à l'aventure des objets de prix. — Vraiment vous étiez bien mal partage !

Que di riez- vous donc , homme hargneux et toujours mécontent, si vous aviez , mari d'une jeune femme , expérimenté quarante- sept cuisinières ou soubrettes en trois ans et demi! Quarante-sept , je ne dis pas trop : dix-neuf Marie , onze Catherine , six à huit Françoise, et le reste en Joséphine, Marguerite, etc. , etc. Tel a été mon sort . à moi qui vous parle. Quelle procession ! Toutes


les couleurs , depuis le noir de jais jusqu'au rouge brique ; -


On ((entrait, on »t barritatait Sam ma niitint; c 1 tint »t liifle.


DE LA VIE HUMAINE. 219

tous les pays , depuis l'indolente et sale Bretagne jusqu'à la Picardie alerte et amoureuse ; — toutes les tailles , depuis Brob- dingnag jusqu'à Lilliput ; — tous les patois, tous les vices, toutes les vertus... Dieu vous garde des vertus plus que de tout autre vice !

L'une était dévote, — et , sous prétexte d'éclairer sa conscience, dénonçait à son confesseur les moindres irrégularités de mon innocent ménage. Ce brave homme savait mieux que moi le chiffre des côtelettes qui se mangeaient chez nous le vendredi. A un centième de ligne près, il aurait pu dire de combien ma femme découvrait ses épaules quand elle allait au bal , et il s'alarma sérieusement des assiduités d'un jeune ingénieur qui passait quel- quefois la soirée en tête-à-tête avec elle , pendant que j'étais au cercle. N'admirez-vous pas cette jalousie! Il ignorait à la vérité que ma femme enseignait l'italien à ce jeune homme.

Une surveillance si active me gênait. Cédant à mon désir, ma femme renvoya la sainte nitouche ; puis, comme j'avais expressé- ment demandé quelque soubrette plus mondaine , elle en prit une au minois accort , au nez retroussé , à l'œil en coulisse , qui me ravit par son seul aspect. Mais je vis l'abus de tant de grâces. Ma maison devint incontinent une succursale de nos deux casernes. Infanterie et cavalerie, voire les « calogniers » quand il en passait, caporaux et fourriers, brigadiers et sergents-majors, toutes les armes, tous les grades s'y succédaient et s'y rencon- traient même quelquefois. Ces rencontres avaient des consé- quences fâcheuses : on dégainait dans mes escaliers , on se barricadait dans ma cuisine ; c'était en somme un véritable état de siège. Ma tranquillité en souffrait , et mes bouillons en mai- grissaient à vue d'œil. Je demandai un second divorce. Je l'obtins... mais savez- vous comment se vengea la damnée coquette? Elle se donna pour une pudique victime, à grand' peine sauvée de mes emportements coupables. Les mauvaises langues de l'endroit ont glosé six mois sur ce texte.

Dégoûté des beautés à tablier, je sollicitai moi-même l'admis- sion d'un laideron capable de faire reculer le Minotaure le plus affamé. Aussi peu à peu et sans deviner la cause qui paralysait


220 PETITES MISERES

une de mes facultés les plus remarquables, j'en vins à perdre tout appétit. Je serais infailliblement mort de faim , tant ma cuisinière était hideuse. Par bonheur — ô Cupidon, ce sont là de tes tours ! — un dérangement de santé qu'elle ne put absolument dissimuler nous débarrassa de sa triste et terrifiante figure.

Après la laide (je crois sans pouvoir l'affirmer que c'était ou la sixième Marie ou la onzième Catherine), vint la dévouée. Imaginez- vous, Faustus , un cœur digne des siècles héroïques, ou mieux de l'ère patriarcale ; un attachement à ses maîtres au prix duquel tous les grands traits d'affection canine rapportés dans la Morale en Action ne sont que des vétilles décolorées. 11 ne manquait à ce sentiment exalté que des occasions dignes de lui. Nulle infortune , j'en suis certain , ne l'aurait pris à court et dé- couragé. Mais le malheur ayant voulu que nous ne fussions , ma femme et moi , ni réduits à la mendicité , ni en proie à des infir- mités rebutantes , ni mis en péril de mort par quelque incendie , il ne restait à notre dévouée ( nous lui faisions tort du prix Mon- thyon ) que des sacrifices inutiles , des élans qui dépassaient le but , une tendresse dont l'exagération nous effrayait. Voyant qu'elle s'imposait des jeûnes forcés , comme si nous eussions dû vivre de ses restes ; qu'elle veillait deux nuits sur cinq pour ne rien laisser à faire aux autres domestiques; et que ceux-ci , dont elle était follement jalouse , risquaient de trouver quelque jour des substances nuisibles mêlées à leur nourriture , nous dûmes nous résoudre, dans un intérêt commun , à une séparation qui fut déchirante.

Jamais en effet la dévouée ne put , de son plein gré , quitter la maison ; il fallut déployer la majesté des lois dans tout leur appareil , c'est-à-dire trois aunes de satin tricolore autour d'un commissaire de police ; et encore alors , parodiant la sublime résistance de Mirabeau , ma cuisinière déclara. . . . Vous savez le reste , ô mon ami . Cette scène étrange porta la perturbation dans tout le quartier, où pareille agitation ne s'était pas vue depuis 1830. On ne jugea pas néanmoins absolument indispensable de requérir la garde nationale , ou la garnison ; mais toute la police disponible — trois invalides et deux sabres — fut à l'instan


DE LA VIE HUMAINE. 221

même convoquée. Ce ne fat pas trop, je vous assure, pour emporter, après une lutte homérique, notre dévouée évanouie, les cheveux épars , les vêtements en lambeaux.

La stupide lui succéda. Je fis avec elle un véritable cours de patience pratique , et compte bien voir déduire de mes années de purgatoire le temps que cette idiote passa chez moi. Un seul trait vous peindra l'état sauvage de sa rustique intelligence : c'est le système tout particulier qu'elle avait inventé pour établir les résultats de sa dépense au marché/ Je l'appelais le système des Sous-Haricots . Dans l'une de ses poches , supposons que notre cordon bleu emportât six francs, destinés par elle à ses emplettes , elle plaçait cent vingt haricots dans la poche correspondante, et à mesure que les pièces de cinq centimes étaient employées, elle y substituait autant de graines. C'étaient là les seules pièces à l'appui de sa comptabilité . Vous pouvez juger que la discussion du budget quotidien offrait un certain intérêt , et vous faire une idée de ma surprise lorsque , pour la première fois , je vis exhiber, — en guise de chiffres, une poignée de légumes secs.

De plus — ce qui ne manquait de compliquer ses bévues — la stupide était sourde comme un sonneur de cloches. Aussi pla- çait-elle son amour-propre à tout entendre à demi-mot ; et Dieu sait quelles frayeurs me donnait son air assuré quand je lui con- fiais , à défaut de tout autre ambassadeur , quelque mission dé- licate. Rien qu'à voir alors son sourire confiant et ses airs entendus , j'étais certain qu'elle allait tout gâter, et je frémissais d'avance à la pensée des sottises inconnues qu'elle pouvait me faire commettre.

Avec combien de gentillâtres , mes voisins , ne m'a-t-elle pas brouillé par sa cruauté pour leurs noms plus ou moins illustres ! Noms infortunés, elle les mutilait , les tordait , les parodiait avec- un aplomb désespérant , une infernale sagacité. Je crois vérita- blement que quelque génie malin lui sou f l'ait ses inspirations en ce genre , tant ses erreurs ressemblaient à des épi grammes. Vous connaissez M . de Nol vaux, ce grand personnage pâle et mielleux , tout onction et papelardise. Notre sourde ne l'annonçait jamais autrement que


PETITBS MISERE»


— M . Mou de veau.

Et madame de Crozy — vous savez que son père était un confiseur de la rue des Lombards — ne put jamais se défaire du sobriquet qui lui fut donné un beau soir, sur le seuil de mon salon . La stupide l'avait appelée à haute et intelligible voix :

— Madame Groseille !

Voua saurez qu'en province on ne pardonne pas de pareils crimes , et je me privai au plus vite , après ce dernier exploit , d'une soubrette si compromettante.

Celle qui vint après l'était , ma foi , bien autrement. Toujours l'oreille au guet derrière les portes , elle passait sa vie à sur- prendre des lambeaux de conversation dont elle faisait ensuite un savant commentaire pour l'édification des voisines bavardes.


DE LA VIE HUMAINE. 223

Aussi , grâce à elle , la plus simple discussion conjugale entre ma femme et moi trouvait par la ville des centaines d'échos retentissants. J'appris un jour à ma grande surprise que j'étais un monstre d'avarice et de cruauté ; le tout parce qu'en causant économie au coin du feu , j'avais en riant menacé ma douce moitié de la mettre au pain et à l'eau , si elle ne réduisait pas ses dépenses de toilette. Ce propos sans conséquence , grossi par la rumeur publique , me fit peur à moi-même , et je me tâtai de la tête aux pieds pour m'assurer que vraiment je n'étais pas une espèce de Barbe-Bleue. Vous savez ce qui en est.

Une autre fois, sur quelques paroles en l'air, imprudemment jetées pendant que nous étions à table , le bruit courut que mon beau-frère était ruiné de fond en comble. Ses créanciers arri- vèrent de tous côtés , et si sa maison de banque n'avait pas été en mesure de faire face à tous les remboursements demandés, une simple indiscrétion de domestique pouvait à jamais ébranler son crédit. C'était jouer trop gros jeu; et je renvoyai Françoise IV.

Bref — je n'ai pas le projet de vous conter mes quarante-sept épreuves — chacune de ces malheureuses , étourdie ou imperti- nente , infidèle ou simplement gaspilleuse, philanthrope exagérée ou chastement insupportable , modèle de paresse ou d'activité désordonnée , semblait n'entrer chez moi que pour me donner tout à loisir la preuve irrécusable de notre incompatibilité d'humeur.

Une seule — sur quarante-sept — me parut remplie de toutes les qualités désirables. Elle était intelligente et réservée , laborieuse sans bruit , désintéressée sans ostentation , ni trop jeune ni trop âgée , ni trop belle ni trop laide , d'une propreté recherchée , justement assez gourmande pour bien faire la cui- sine, et pas assez pour nous rendre ce talent onéreux. Elle accueillait bien ; et savait éconduire , sans leur faire trop mau- vaise mine, les gens qu'elle devinait importuns. Les jours de travail , elle défendait ma porte honnêtement et sous des pré- textes bien trouvés. Que vous dirai-je enfin? Nous nous félici- tions devant chacun de cette précieuse acquisition , et nous lui fîmes en peu de temps une renommée si belle, . . . qu'un èpouseux nous l'enleva au bout de trois mois.


224 PETITES MISÈRES

Ce sont là de vrais malheurs , sérieusement clignes de com- passion , et non pas , comme ceux dont vous vous plaignez , des fleurs froissées dans le lit d'un sybarite. Heureux célibataire! Vous parlez de tyrannie ! Que diriez-vous donc si vous aviez passé sous le sceptre de fer d'une nourrice ? Voilà qui laisse bien loin tout ce que vous avez pu savoir de notre soumission à nos subalternes. La nourrice ! cette impérieuse souveraine qu'on installe chez soi pour y tout régir à sa fantaisie — et dont il faut respecter les moindres caprices , sous peine de voir sa mau- vaise humeur aigrir la source où votre enfant bLen-aimé puise chaque jour l'existence. — La nourrice ! qui veut et doit être servie avant tout le monde, avant vous-même ; pour laquelle les chapons n'ont pas assez de deux ailes , et les perdreaux pas assez de deux cuisses ; qui , tout à coup transformée en gourmet juré , ne trouve plus suffisamment vieux votre bordeaux de la comète, ni vos rôtisseries assez à point , ni vos liqueurs assez parfumées, ni

Mais ses dédains ne vont pas jusqu'à la salade. La salade a pour elle tout l'attrait du fruit expressément défendu. C'en est assez. Afin de s'en procurer, il n'est rien quelle ne fît Et si le jardinier est galant , un double malheur vous menace. Gare au jardinier ! gare à la salade ! N'est-il pas beau de vous voir le Bartholo jaloux de cete belle paysanne rebondie qui se moque de vos terreurs , et , se complaisant à les augmenter , tient sus- pendues sur votre tête , comme l'épée de Damocles , ces deux incessantes menaces :

Une feuille de laitue bien imbibée de vinaigre ;

Les joues enflammées et les yeux brillants d'Almaviva- Mathurin.

J'en ai dit assez , je crois , mon cher Faustus , pour que vous rougissiez désormais de venir conter vos doléances à plus mal- heureux que vous. Ne comptez pas , fortuné Parisien , sur ma pitié. Charité bien ordonnée commence par soi-même ; et vous pouvez vous assurer que , pour exercer la mienne , je n'ai pas besoin de l'envover à deux cent lieues.


m


MEDERIC,


LK POURSUIVANT D AMOUR

( !#»« I.r»*ti»rBi. — Portrait itii.)


C'est un grand gaillard . efri mqué comme un lévrier et tout aussi agile. Les hommes l'appellent Brûlé ; ses malheureuses victimes de l'autre sexe l'invoquent sous le nom de Médéric.

Au premier abord on le prend pour une créature raisonnable; et ceux-là surtout qui n'ont jamais rien imprimé de leur vie ne peuvent se défendre de lui porter respect. C'est en effet lui qui publia, il y a cinq ans , ce célèbre recueil de poésies, les Echos de VAme. \\ a aussi composé une Epître philosophique au Soleil , épître qui n'e*t pas arrivée à son adresse , car elle n'a jamais vu le jour. On vit fort bien là-dessus , lorsque d'ailleurs on a quelque rente.

11 représente donc un garçon à peu pn>s sensé ; mais s'il entrevoit par malheur les plis flottants d'une robe, la frange d'un mantelet, l'extrémité d'un soulier de satin ou de peau mordorée. . . voilà notre homme parti.

Et ceci n'est point une figure : Médéric part en effet tout de bon , emporté par son instinct , par son flair, sur la trace de ce gibier séduisant. A toute heure , en tout temps , quelles que soient d'ailleurs ses affaires, ses préoccupations, ses promesses C'est le » chasseur diligent - de Robin des Bois :


Sensible * lagloirp, ?ùi de la vntoirrt


!Î26 nrriTKs misère*

oui , sûr : on ne lui ôterait pas de la cervelle cette conviction ( acquise Dieu sait comment j que ses deux longues jambes , grêles soutiens d'un long corps , surmonté dune longue figure , ombragée de longs cheveux d'albinos , forment un ensemble enchanteur auquel peu de femmes sont capables de résister.

Par suite , il est toujours au guet des bonnes fortunes que tant d'avantages doivent infailliblement lui valoir. Le plus léger symptôme de préférence ne lui échapperait pas ; et si ce symp- tôme tarde à se manifester, Médéric n'en est pas pour cela désabusé. 11 y substitue quelque rêve, et devient alors d'une susceptibilité soupçonneuse dont rien n'approche.

Une femme le regarde... c'est pour attirer son attention.

Elle tousse légèrement... appel déguisé.

Elle agite son éventail... voilà qui est très-clair.

Elle est distraite... inévitable effet d'une passion naissante.

Elle est gaie... coquet désir d'étaler son esprit.

Mille autres conjectures encore , aboutissant toutes à ceci : Madame une telle est... sensible.

Ce système plus ou moins fantastique a l'inconvénient d'em- barrasser prodigieusement les jeunes femmes qui peu ou prou connaissent notre écervelé. Il leur est en effet plus que difficile de supprimer dans leurs rapports avec lui tout ce qu'il regarde comme les indices d'un iminodérable penchant.

L'une d'elles, ayant eu le malheur à la promenade de dessiner avec son mouchoir quelques signaux fort involontaires , vit aussitôt Médéric braquer son lorgnon sur elle et lui adresser, un reconnaissant regard ; ce qui la contraignit à continuer ses gestes de plus belle, en les adressant avec un surcroît de pantomime au cavalier qui lui donnait le bras. Ainsi , sans parler du petit ridi- cule qui put résulter de cette action trop prodiguée , elle se donna, pour désabuser le jeune présomptueux dont je parle, une extinction de voix , une douleur d'épaule , et un torticolis, bien conditionné.

Médéric ne l'en suivit pas moins durant près de quinze jours, persuadé qu'après un premier élan de son cœur, elle avait voulu donner le change à quelque Sigisb? jaloux.


A l'heure qu'il est , assez de désagréments devraient l'avoir guéri de cette manie. Eh bien ! non. Le cher garçon eA à cet égard d'un aveuglement tout à fait poétique ; vrai Don Quichotte, insensible aux accidents multipliés de ses quêtes aventureuses.

Quelquefois il n'a pas vu marcher derrière la femme qu'il aborde un mari peu tolérant ; et . au moment où il tourne les premières phrases de son m idrigat . il se sent tourner lui-même sur ses talons : deux mains vigoureuses le tiennent au collet ; une horrible apparition , joues écarlates , flamboyants regards, lèvres tremblantes et blêmes :


s dites!... lui demande une voix de sinistre augure.


228 PETITES MISERES

Ailleurs, dans un crépuscule favorable , il entrevoit une forme blanche et légère. Il s'élance, il l'atteint, il parle. . . O bonheur ! on l'écoute. . . que dis-je? on lui répond presque, du moins le pas de l'inconnue s'est ralenti ; elle ne témoigne aucune terreur; tout au plus l'hésitation sans laquelle un tel avantage trop facilement obtenu donnerait à penser.... Tout à coup à côté du couple si prè< de s'entendre , jaillit la blanche et subite clarté d'un bec de gaz. L'inconnue a tressailli... Médéric, ravi au septième ciel, se penche pour vérifier sa conquête


— Je suis volé! s'écrie-t-il intérieurement.

Pauvre diable! on lui a. fait son illusion. MM. Manby et Wilson — les fournisseurs du gaz parisien — ne la lui restitueront pas, bien au contraire. Reste la question de dommages-intérêts, qui n'a pas encore été portée devant les tribunaux , dans des circonstances comme celles-ci.

Autre histoire. En plein jour, sur le trottoir de. la rue Richelieu, je rencontrai notre imprudent attaché aux pas de madame de..., qui, ce jour-là, par grand hasard, cheminait à pied. L'esprit moqueur de cette charmante personne rendait pour Médéric la situation tellement périlleuse , qu'en bon cama- rade j'aurais dû l'avertir. Je ne le fis pas néanmoins, très-curieux de ce qui allait arriver ; et seulement je suivis de fort près le hasardeux séducteur. 11 était tellement à son rôle , que le mien n'avait aucune difficulté II m'eût vu , je crois , sans me recon- naître.

Ce que pensait madame de..., ennuyée des propos galants que lui jetait à demi-voix par-dessus l'épaule un fashionable demi-sang , je le savais comme si elle eût pris la peine de me le dire , et j'étais sûr que son ressentiment , contenu pendant quelques minutes , devait se traduire ensuite par une de ces épigrammes qui la rendent si redoutable. Toutefois , je ne devinais pas jusqu'où irait sa vengeance.

Profitant du moment où plusieurs personnes qui venaient en


au itpliïmt ci«t, « juntlir pour vt rider u conquctt . Jttuif o«t(! «'fcclf-t-ii iiucrînmmtitt.


DE LA VIE HUMAINE. 229

sens contraire la forçaient à se détourner un peu pour leur livrer passage, elle tira sa bourse de son manchon , et d'une voix très- ferme , très-accentuée, que ce geste accompagnait à merveille, elle dit à Médéric , avec un sang-froid parfait — dix personnes au moins durent l'entendre comme moi :

— Mon Dieu ! Monsieur, je n'ai pas de monnaie. . .

Le bitume, du trottoir, mis tout à coup en fusion, aurait englué le prétendu mendiant en gants jaunes, qu'il ne fut pas resté plus pétrifié , plus immobile, plus anéanti. Madame de. .. cependant continuait sa route , heureuse sans doute au fond du cœur d'avoir trouvé ce mot sublime , mais sans rien laisser percer de sa joie , —

Et comme accoutumée à de pareils s-iccè- 1 .

Ce n'est pas tout. Médéric , invité peu de jours après à un grand bal, y rencontra un de ses amis qu'il avait mis au courant de certaines velléités ambitieuses qui le tourmentaient alors. 11 ne s'agissait rien moins que d'une recette particulière.

— Parbleu ! lui dit cet ami , te voilà tout à point. Mon oncle ne manque pas d'influence au ministère ; il est ici ce soir ; je vais te présenter à lui d'abord , puis à ma tante , qui comptera un danseur de plus. A toi le soin de t'en faire une protectrice.

La présentation au mari s'accomplit sans encombre , et les deux jeunes gens , l'un suivant l'autre , se démènent comme ils peuvent dans la confusion des quadrilles. Médéric se trouve ainsi entraîné derrière une des reines de la fête , éblouissante de parure et de beauté, Sur quelques mots que son ami murmure à l'oreille de cette imposante personne , elle se retourne , et.. .

Vous devinez bien que c'était madame de...

Vous devinez aussi que Médéric faillit à perdre la tête.

Vous devinez enfin qu'il se trouva dans de trop petits souliers pour mendier la faveur d'une contredanse. Tout bien vu cepen- dant , on pouvait se tirer de là ; mais il fallait de ces heureuses

inspirations qui viennent toujours, même au plus niais

mais qui viennent , le plus souvent , un bon quart d'heure trop tard.


230 PETITES MISKftES

Médéric n'en obtint pas moins sa recette. 11 alla porter dans une petite ville du midi ses prétentions si malheureuses à Paris. Je ne dirai pas de quels myrtes il y fut couronné. Ce serait une épopée à trop de chants , et la mythologie d'ailleurs est passée de mode. Je sais seulement qu'il m'écrivait, en me parlant de. mœurs du pays , cette phrase significative :

« Quant aux femmes , mon cher, elles sont ici généralement petites , brunes , égrillardes et faciles -

Il avait même , pour plus de précautions , souligné ce dernier mot , comme je viens de le faire.

Par malheur, il oublia sur son bureau sa lettre ouverte ; le lendemain , trente copies en couraient par la ville. Jugez du scandale. Un mari dont la femme était sans doute enrhumée , car Médéric la tenait en arrêt sous ses yeux ardents, s'approche d'elle , et avec un malin sourire :

— Prenez garde, lui dit-il, ma chère amie, vous n'êtes ni très- grande ni très blonde.

Mot qui certes n'est pas trop mal pour un mari.

Je passai quelque temps après dans sa nouvelle résidence; et, malgré mon horreur pour les théâtres de province , il me força d'assister à une représentation de Robert-le-Diable , réduit en trois actes pour la plus grande commodité des histrions du lieu. Je ne dirai pas mes souffrances musicales en cette mémorable occasion , cela m'entraînerait trop loin de mon sujet.

Elles furent d'ailleurs mitigées par un accident assez gai .

— Regarde, me dit tout à coup Médéric, qui accompagna ces paroles d'un coup de coude à renverser un taureau.

Je le regardai; mais , le trouvant aussi laid qu'à l'ordinaire, j'allais me plaindre, lorsque, en hochant la tête, il m'indiqua la loge voisine. J'y jetai les yeux tout aussitôt : deux dames s'y pavanaient dans l'incroyable attirail de ces fausses modes que Paris né malin s'amuse à inventer pour la province. Ce no fut


DE LA VIE HUMAINE. 231

pas toutefois leur costume qui m' étonna le plus. L'une d'elles , tout en causant avec sa voisine , attachait sur mon ami un de ces regards obliques et fixes auxquels sans trop de fatuité un homme peut donner l'interprétation la plus flatteuse pour son amour-propre.

Celui-ci me parut tellement significatif , que je fis part à Médéric , à voix basse pourtant , d'une conjecture assez peu obligeante. Elle le piqua au vif.

— Vous êtes incroyables, me dit-il, vous autres. . . incrédules. Je ne connais pas cette dame , que je crois étrangère à la ville ; mais sa voisine est une des élégantes du département. Ainsi tes méfiances sont absurdes.

— Alors , repris-je , c'est quelque hasard qui fait qu'elle te regarde. . . elle cherche à te remettre. . . que sais-je enfin!

— C'est ce que nous allons voir, répliqua mon ami avec son imperturbable assurance ; et d'abord sachons si ce regard est bien réellement à mon adresse. Pour cela , nous n'avons qu'à nous faire ouvrir la loge vide qui est de Vautre côté de ces

dames Alors peut-être te résigneras - tu à me croire

remarqué.

J'acceptai la proposition, et nous changeâmes de place. L'in- connue continuait à parler; mais son regard toujours oblique n'avait pas quitté Médéric. 11 triomphait :

— Je te l'avais bien dit, moi, qu'elles étaient égrillardes.

— Egrillardes , en vérité , répétai-je en riant. Mais , puisque décidément tu as dompté cet inappréciable cœur, il faut savoir autrement que de profil s'il est digne. . .

— Incorrigible sceptique, s'écria Médéric en haussant les épaules , tu doutes encore ! N'importe. Il y a des places libres de l'autre côté du théâtre : allons-y, je le veux bien.

Une fois installés , je pris ma fidèle lorgnette avec le projet arrêté de ne pas épargner la satire à une si timide vestale. Après une minute d'examen :

— Mon cher, dis-je en riant à Médéric , qui attendait impa- tiemment mon télescope , si je ne me trompe — et je ne me trompe pas - ta belle a les yeux tournés.. .


'2-V2 PKTITBK MlsKRKK

— Vers moi , interrompit-il avec vivacité. Je m'en ilouttus bien... femme adorable I

A ce deruier trait , je n'y tins plus, et sans pouvoir répondre autrement à cause du rire fou qui me coupait la parole, je passai à Médéric le prisme désen chanteur. Il s'en saisit avec impa- tience. . . . lorgna comme j'avais fait , et s'aperçut enfin que sa prétendue bonne fortune était... horriblement louche


LES MOMENTS TERRIBLES


Les Lacédémoniens adoraient la Peur : culte bizarre chez le plus héroïque des peuples. Elle était peinte dans leurs temples avec une tête de lion , et ils lui demandaient du courage — ut bonam mentent roncederef — de même qu'ils demandaient le repos et la paix de l'esprit devant l'autel d'Angerona Dea , la déesse du Chagrin.

Ils pensaient sans doute comme Montaigne , qui dit quelque part naïvement : - C'est ce dé quoy i'ay le plus de peur que la peur, - et comme Vives : - Nulla est miteria major quant meius. - Elle s'entoure de fantômes » Cardan le fait remar- quer au livre xvm des Subtilités : — Timor aftrafu't ad te dœmonas ; — et sans parler du vulgaire • à qui elle représente tantost les bisayeuls sortis du tombeau , et enveloppez en leur suaire , tantost des loups-garous , des lutins et des chimères . - il est beaucoup d'hommes d'ailleurs fort recommanda liles qui . se trouvant seuls sur les chemins à une heure avancée de la nuit , se sont vu coucher en joue , à leur grand ennui , par les


234 PETITES MISÈRES

rameaux noueux de quelque buisson embusqué. Il en est d'autres, qui ont gardé de leurs impressions d'enfance l'invincible horreur des ténèbres : ceux-là peuvent se consoler par l'exemple de César Auguste , qui , s'il faut en croire Suétone , avait l'obscurité en grande aversion : Nisi aliquo assidente , numquam tenebris evigilavit.

D'autres enfin sont visionnaires sur le chapitre de la mort , comme cette marquise de Sablé dont parle Tallemant en ses Historiettes. Elles croient tous les maux contagieux , et sou- tiennent que le rhume se gagne. — « Ah ! que je suis empêchée ! disait la marquise un jour qu'elle était au faubourg Saint-Ger- main chez la maréchale de Guébriant ; par où m'en retournerai- je! J'ai vu sur le Pont-Neuf un petit garçon qui a eu depuis peu la petite-vérole ; il demande l'aumône ; en le chassant , mes gens pourraient gagner ce mal ; et quant au Pont-Rouge ( ce pont communiquait de la galerie du Louvre à la rue de Beaune ) « il y a quelque chose qui craque. •*

Avant que de loger dans une maison , elle faisait enquête s'il n'y était mort personne , et ne voulut pas en louer une parce qu'un maçon s'était tué en la bâtissant. C'est à elle que made- moiselle de Rambouillet, venant d'avoir la rougeole, écrivait sous le couvert de sa demoiselle de compagnie une lettre que cette dernière devait lire à la marquise en se tenant au-dessous du vent. Lisez cette épître , elle est charmante.

Laissons là cependant ces sensations trop fortes pour le sujet qui nous occupe. La peur d'un danger sérieux , quand bien même l'exagération en est ridicule , est une misère sérieuse , elle aussi ; les illusions dont elle nous entoure ont une réalité relative qui les égale au mal dont elles nous menacent. Le promeneur attardé qui , sur le point de traverser une ruelle ténébreuse , la peuple de figures atroces, et s'engage ensuite dans ce coupe-gorge par une sorte de respect humain , — fredonnant ou sifflant afin de n'en- tendre pas les battements de son cœur ému ; — celui-là est aussi à plaindre que s'il se trouvait réellement face à face avec un clerc de saint Nicolas.


DE LA VIE HUMAINE. 235

La vie nous garde beaucoup de peurs dont le fond est moins sérieux , les angoisses moins cruelles , et qui cependant ne laissent pas que de rendre fort pénibles les heures dont elles troublent le cours.

Je ne me crois pas plus préoccupé qu'un autre du soin de ma conservation ; mais franchement je trouve insupportables les gens qui, sans nécessité, semblent se plaire à la compromettre. Et il en est bon nombre pour qui la bravade est un plaisir. Montés à la promenade sur quelque cheval fougueux , ils vous abordent sans scrupule, et s'amusent à prolonger une conversa- tion fort désagréablement interrompue par les passèges, les piaffes , les virevoltes , les ruades en vache et autres brutalités de leur monture. Ou bien ils font de leur domicile une mena- gerie d'animaux féroces, et semblent fort réjouis lorsque l'entrée inattendue d'un ours, d'un loup ou d'un chacal déchaîné dérange le fil de vos propos.

Ceci me rappelle que , dînant l'autre jour chez le ministre de la marine , je vis lâcher dans la salle à manger, immédiatement après le potage, une hyène du Cap que le contre-amiral de. . . lui avait envoyée en présent ; l'aimable animal , alléché par l'odeur des plats , faisait à grands pas le tour de la table avec toutes sortes de grimaces qui laissaient à découvert une double rangée de dents formidables. Cent petits hurlements plaintifs qui , sans couvrir la voix des convives , leur rappelaient une compagnie au moins importune , marquaient les progrès de cette promenade. Nous fîmes tous assez bonne contenance, Dieu merci !.... mais je déclare que je n'ai jamais si peu goûté le plaisir de la bonne chère. Les employés du Jardin des Plantes riront s'ils veulent de cet aveu dépouillé d'artifice. Celui que le grand Turenne fit au cardinal de Retz (voyez les premières pages des fameux Mémoires) suffit pleinement pour me rassurer.

Si vous voulez , partisan des études physiognomoniques, con- naître à fond les symptômes par lesquels se trahissent ces anxiétés inavouées dont nous nous occupons à cette heure, allez


236 PETITES MISÈRES

passer quelques minutes dans le salon de votre dentiste. C'est là que vous en pourrez voir , et des moins déguisées : la douleur présente mettant chacun hors de garde , et ne lui permettant pas de songer à cacher l'appréhension de la douleur à venir. Pâleurs , regards inquiets jetés vers la porte du laboratoire , moiteurs du front , agitations des mains , vains efforts pour demeurer en place , distractions forcées que Ton cherche autour de soi sans les trouver, et jusqu'à la sincère compassion que Ton témoigne pour ses compagnons de supplice , tout dit l'énergie de cette petite torture morale. C'est un tableau qui serait des plus pathétiques s'il n'était convenu , en dépit de toute espèce de sens commun , que certaines souffrances — et des plus cruelles — prêtent à la raillerie.

De ce genre est , par exemple, la terreur d'un pauvre écolier, lorsque pleuvent les reproches, les pensums, les retenues sur un de ses camarades qui récite à côté de lui — et mieux que lui- même ne se sent capable de le faire — une leçon négligée. Le R d James Beresford de Merton-College à qui je dois de me rappeler cette impression fâcheuse , vivait à une époque où le système pénitentiaire des universités la rendait encore plus poi- gnante. Voici ses paroles textuelles :

— Seeing the boy who is nert above you , flogged for a répétition, which you know you cannot say even halfso well as he did. —

De ce genre encore , l'inquiétude qui saisit tout à coup une jolie femme dans son boudoir lorsque , ayant hasardé quelques coquetteries (selon elle sans conséquence) envers un provincial dépourvu de savoir-vivre , elle voit prête à faire explosion la poudre dont elle a imprudemment approché la mèche. Sans mé- taphore , notre lourdaud de si pacifique apparence s'est tout à coup animé ; le rouge de ses joues gagne ses oreilles , il bégaie d'une voix entrecoupée des compliments de plus en plus signifi- catifs ; une déclaration devient imminente ; et que sera la décla- ration d'un pareil rustre ! A tout prendre , la sonnette est à


DE LA VIE HUMAINE 237

portée, mais dans beaucoup de circonstances il est plus que gênant d'y avoir recours. Les gens appelés , une esclandre devient inévitable. Qu'en dira le monde! Et le mari lui-même, dont ce petit scandale aura préservé les droits , quel gré en saura-t-il à son imprudente moitié! Car enfin il faut tout dire : grâce au régime constitutionnel notre provincial est un person- nage. Qui sait!. . . le rapporteur d'un procès important , un direc- teur-général peut-être , ou même un de nos quatre cent cinquante souverains. Magistrat cependant , ou directeur-général , ou député, ifn'en est pas pour cela plus beau. D'ailleurs son trouble amoureux , loin de les dissimuler, ajoute à ses désagréments naturels. Que dire! que faire! que résoudre!

Or, tandis que la coquette s'adresse à elle-même toutes ces questions, elle sent que le danger s'accroît, que son embarras , son irrésolution , son silence , sont interprétés tout de travers. Les airs de tête, l'étonnement affecté, les différents biais trouvés pour détourner la conversation et rompre les chiens , sont des digues insuffisantes ; elle vient d'en faire l'épreuve ; il faut quelque chose de plus marqué , de plus décisif, de plus violent. Mais là justement est la difficulté . . Bénie soyez-vous , qui que vous puissiez être, amie ou ennemie, peu importe, dont la visite, en tout autre moment mal venue , délivre alors notre infortunée de ces mortelles inquiétudes. Elle n'en sait elle-même toute la gravité qu'au moment où elle presse avec effusion vos mains dans les siennes , et cela , lui eussiez- vous enlevé la semaine dernière le plus beau, le plus élégant, le plus à la mode de ses adorateurs.

Nous classerons aussi parmi ces peurs celle qui nous saisit aux approches d'une conférence presque soudaine avec un homme dont nous avons entendu vanter le mérite supérieur. Il s'agit d'objets importants. Indépendamment de nos intérêts les plus chers qui sont en jeu , nous avons à craindre pour notre amour- propre l'issue mauvaise de ce débat. L'inquiétude nous talonne, et malgré nous , l'estomac serré , la gorge aride , nous sommes amenés à préparer devant notre glace nos moyens de persuasion : nous y parodions sans nous en apercevoir le récit de la bataille


238 PETITES MISÈRES

de Télèbe *. Un fauteuil est là que nous nous efforçons de con- vaincre, répondant par avance à toutes ses objections. Mais le fauteuil est froid, indifférend, dédaigneux; il ne se rend pas; il nous transperce de ses regards ironiques. Tel sera le grand homme tout à l'heure. Qui sait d'ailleurs si dans le cours de la discussion il ne nous posera pas une de ces questions imprévues et pourtant fort prévoyables , dont le fameux Qui va là ! est l'immortel archétype! — Sommes-nous en mesure de subir cet examen ! En sortirons-nous à notre honneur?

Et si ce personnage est de tous le plus important:., s'il est question de parler en public ; si nous sommes : acteur, au moment de débuter; avocat, aux prises avec une affaire capitale; membre du parlement , appelé à la tribune par une impérieuse nécessité ; quelles émotions ! quel trouble d'esprit ' quelle chaleur d'entrailles! quelle prostration subite de notre intellect! quelle irrésistible envie de bâiller ! quelle universelle angoisse — encore augmentée par cette conviction aggravante qu'en cet instant nous n'avons pas le sens commun !

La peur vient nous surprendre dans les endroits même où nous avons le moins à la redouter. Certes, il n'est pas à croire qu'elle nous doive poursuivre jusque dans les paisibles réunions du monde , où nul péril positif ne nous menace , où rien ne nous contraint à parler, où tout semble combiné pour notre plus grande sécurité , sinon pour notre plus grand plaisir.

A la bonne heure ; — mais qu'une maîtresse de maison tant soit peu paresseuse nous délègue le soin de découper une pièce de volaille dans le voisinage de deux élégantes; que, dès la pre- mière attaque . nous jugions le couteau mal en point , le canard disposé à faire bonne résistance ; que nos deux voisines , trem- blant pour leurs belles robes , commencent à se récrier , qui* toute la table tourne les yeux sur nous , et semble prendre un vif intérêt à l'opération que nous sommes chargés d'accomplir ; — ne tremblerons-nous pas un brin!

  • Amphitryon . aclt' », sccnr i.


Dfc LA VIE HIMAINK. 239

Autre danger. On improvise une loterie : les billets circulent à la ronde; tout le monde en prend un certain nombre, car ils sont à vil prix Or, ce soir-là nous sommes si dépourvus de finances , que tout au plus pourrons -nous souscrire pour un de ces misérables morceaux de carton. Si nous avions du moins la ressource de prétexter une distraction qui nous a fait laisser notre bourse au logis.... mais nous venons justement de perdre deux parties d'écarté à cinquante centimes l'une.

Troisième danger. Ceci est au sortir de table à la campagne chez des hôtes auxquels vous venez d'être présenté. On orga- nise une partie de colin-maillard, La fille de la maison s'avance vers vous les yeux bandés , et vous saisit au collet. Elle palpe un à un tous les linéaments de votre visage, et, croyant reconnaître son frère Charles, qu'elle sait démesurément chatouilleux , elle promène à la surface de vos régions lombaires ses jolies petites mains innocemment agressives. — Un rire fou gagne l'assemblée et vous gagne vous-même comme de raison; — vous vous tordez en tous sens et sans oser vous révéler par un éclat indiscret : — mouvements désordonnés, contrainte fertile en lâcheuses consé- quences , surtout à l'issue d'un bon dîner. — Il arnve un moment où vous seul ne riez plus ; où toute l'assemblée au contraire , — après une petite hésitation , — donne carrière à de nouveaux transports ; où la petite demoiselle , fort scandalisée , arrache le bandeau qui couvrait ses yeux :

— Oh!!! Charles!!!

Où , se trouvant en présence d'un étranger, elle est prodigieu- sement embarrassée ; où enfin vous donneriez bonne chose pour être transporté tout à coup à cent lieues de là .

La cause de tous ces effets je ne la puis dire. Mais ce que j'affirme, c'est que vous n'oserez jamais vous poser en amou- reux de votre gentil colin-maillard.

Quatrième danger. . . — Il y en a mille , et la peur d'ennuyer — l'une des plus terribles qui soient au monde — nous empêche seule d'en pousser plus loin l'interminable énumération.


TIMON ET SOSIE.


f !>*• Maktvmi. — Purtrail xiv. )


Je les hais tous deux presque à l'égal l'un de l'autre.

Que leur ai-je fait? Qui m'a valu cette persécution sans trêve, acharnée, importune, odieuse, dont ils me harcèlent à l'envi?

Je n'ai rien de commun avec eux. A peine sais-je leur nom. Il me semble impossible que, soit en bien, soit' en mal, nous ayons jamais eu à nous occuper les uns des autres. Et pourtant ils me cherchent autant que je les évite ; ils se sont fait présenter successivement dans les maisons où j'allais le plus volontiers ; ils m'ont chassé de quelques-unes; ils me chasseront des autres, cela est certain; ils m'ont bien interdit le boulevard que j'aimais, la salle d'armes, l'école de natation, deux ou trois de mes théâtres favoris.... tous les endroits, enfin, où ils peuvent me relancer.

Le premier m'abhorre. Il faut que mon visage lui déplaise ; que la forme de mon nez , la couleur de mes yeux , le pli de mes lèvres ou la dimension de mes oreilles , lui soit profondément antipathique. D'autres causes, je n'en puis soupçonner. Aucun procès ne nous a mis en face l'un de l'autre dans le champ-clos judiciaire; aucune rivalité d'amour ne m'a donné occasion de l'humilier par un triomphe. Je ne sais s'il est susceptible d'avoir une opinion politique; mais « n'en avant pas moi-même, •• comme dit Tristapatte à Lagingeole, je ne puis croire que la mienne ait mérité son courroux. J'en dirai autant de ma répu- tation littéraire, qui n'existe pas encore, puisque ce beau livre est inédit. — Au nom du ciel, farouche Timon (je l'appelle ainsi à cause du misanthrope athénien), dites, parlez, que me voulez-vous? quelle offense mortelle avez-vous à venger?

Aurais-je marché, sans le vouloir, sur vos pieds endoloris!

Ou battu quelque roquet « votre idolâtrie, qui s'assurait, à belles dents, de l'authenticité de mes mollets?

si


242 HhTLTta MIMKIŒ6

M'est-il arrivé de siffler une actrice protégée par voua?

Vous a-t-on rapporté que je détestais votre habit — toujours vert — et d'une coupe invariablement vicieuse!

Ceci est le seul délit dont je puisse me reconnaître coupable envers vous ou les vôtres. 11 est bien léger, et ne mérite pas d'être puni avec cette rigueur étrange.

J'en appelle à quiconque me lira.

hi je m'asseois à une table de jeu pour éviter les regards ministres dont Timon me poursuit , il parie aussitôt contre moi ,


et me paralyse par l'activité de ses conseils ennemis donnés avec une ardeur, une haine, une perspicacité furibondes. Au billard, il achète, comme cela se pratique, le droit déjouer sur moi, pour m'exterminer à son aise par un affreux bloqué. Aux échecs même, ne pouvant me contraindre à l'accepter pour adver- saire, il vient se poser derrière moi. droit comme un Terme. — et non moins silencieux ; — mais le seul bruit de sa respira- tion légèrement asthmatique suffi! pour m'ôter toute faculté de calculer ; il l'a deviné, je n'en doute pns.


» jourctuc moi peur m'


«■<ir un iifi'fiir bloniif.



DE LA VIE HUMAINE. 24îJ

Dans la causerie la plus insignifiante, son inimitié se révèle par une excessive attention : attention toute malveillante et critique qui m'inquiète bientôt et glace ma verve. Alors, s'il m'échappe quelque inexactitude, grammaticale ou autre, quel- qu'une de ces liaisons de mots qu'on appelle des liaisons dange- reuses, si je laisse avorter une anecdote, si j'émousse la pointe d'une répartie , Timon , sans relever directement ma bévue , en avertit l'assistance par un léger sourire. .. Je l'étranglerais bien volontiers dans ces moments-là.

Souvent je me suis félicité de n'avoir pas de lettres de change en circulation. Si peu rassurant que fut d'ailleurs mon crédit, il m'est démontré qu'elles seraient bientôt accaparées , et que j'aurais pour créancier unique cet homme si entêté à me pour- suivre.

N'est-ce pas lui qui , voyant mettre mon nom en avant pour une place de substitut à Paris, se hâta de faire mon panégyrique en trois parties , uniquement pour y ajouter par forme de con- clusion cette observation perfide : - que je n'avais pas l'âge de requérir, ma vingt-quatrième année n'étant pas encore accomplie? » Le traître n'ajouta pas qu'il s'en fallait seulement de trois semaines.

N'est-ce pas encore lui à qui je dois la réputation de méchan- ceté que l'on vous fait bien vite en ce monde toutes les fois qu'on dit de vous, — en prenant un certain air :

— C'est un garçon de beaucoup d' esprit.

N'est-ce pas lui enfin qui , me voyant arriver dans un salon où je donnais le bras à ma charmante cousine, se mit immédia- tement en frais de galanteries pour elleî J'étais enchanté; car je voyais clairement l'erreur dont il allait être dupe. Par une rencontre bien malheureuse, quelqu'un s'avisa de demander à ma cousine « des nouvelles de son mari. » — A l'instant même Timon s'arrêta dans son entreprise, comme une montre dont le grand ressort serait subitement rompu. Du moment qu'Eugénie n'était pas ma femme, il n'avait, semblait-il croire, plus rien à faire autour d'elle.

Je laisse à penser si je dois vivre tranquille sur mon avenir


244 PETITES MlfeÀRES

conjugal. En attendant qu'il puisse le menacer, Timon se dédom- mage par un autre genre d'hostilités.

J'avais une maison à vendre. Il vint la voir, et la déprécia si bien , que je fus réduit à perdre sur ce qu'elle m'avait coûté. J'en voulais acheter une autre il y a peu de temps : un enché- risseur inconnu me contraignit à hausser considérablement mes premières offres. Elle ne me resta — j'en avais envi — qu'à un prix extravagant. A peine en étais-je propriétaire , que Timon se mit à publier partout et ses regrets — j'appris ainsi qu'il était mon concurrent — et surtout les plus tendres doléances - sur la détestable affaire que j'avais conclue. »

A qui la faute, bourreau?

Quant à Sosie, c'est un autre animal. J'ignore à quel propos il s'est entiché de moi, de mes façons, de mes habitudes, de mon dire, de ma mise ; mais depuis cet instant fatal j'ai , par le le monde, un insupportable aller ego qui me rend très-honteux de ce que je suis ; un portrait justement assez ressemblant pour me dégoûter de l'original. Or, cet original , s'il vous plaît, c'est moi-même, qui jusqu'à présent m'étais assez bien accommodé de mon individualité. A défaut d'autre mérite, elle avait celui d'être unique. Maintenant que je marche sur quatre jambes , divisé en deux moitiés, d'apparence fort ressemblantes, — et dont l'une au moins est parfaitement ridicule, — je me donnerais à cinquante pour cent de perte.

J'y gagnerais encore , sur ma parole. — On ne saurait croire en effet tout ce que j'ai perdu depuis que Sosie s'est mis à marcher dans mon chemin. Récapitulons un peu, s'il vous plaît.

Au physique , d'abord , le changement est notable , l'avarie énorme. Ma mise a changé, cela va sans dire. Traqué de tailleur en tailleur par ce bizarre maniaque, je le vois s'emparer impi- toyablement de mes idées de toilette; — en se les appropriant, m'interdire mes étoffes favorites; — me donner chasse jusque dans la coupe de mes cheveux, dans les touffes ordonnées de ma barbe, dans le nœud compliqué de ma cravate ; — accessoires


DK LA VΠHUMAINE. 246

essentiels dont i) me force par conséquent à modifier chaque jour la perfection, malgré que j'en aie, et contrairement à mes instincts.

II m'a ôté le son de ma voix qu'il parodiait, et mon accent dont il exagérait d'une façon grotesque le caressant et gracieux lambdacisme. Je suis privé de certains airs penchés — qui m'allaient (je dois le dire) k merveille, — par l'habitude qu'il a prise de se frotter constamment l'oreille contre l'épaule droite.


Mes moyens de succès s'en vont ainsi l'un après l'autre. Un pauvre petit juron m'était resté , — fort plaisant et très-goûté dans te monde cérémonieux où je l'avais naturalisé à grand- peine : — ce Sosie ne l'a-t-il pas profané l'autre jourî Voilà mon mot démonétisé. Il était cependant bien à moi ; tout aussi bien que Pâques-dieu à Louis XI , Venlre-samt-gris au Béar- nais , — et aussi légitimement que la France à l'un ou l'autre de ces deux monarques.


246 PETITES MISKRÊà

Au moral, je suis dénué désonnais de cet aplomb, de cette confiance, de cette sécurité, naturels à un galant homme qui ne s'est jamais entendu déraisonner. Grâce à mon Sosie, j'ai eu vingt fois ce cruel chagrin : je l'ai vu se posant de trois quarts, le coude sur la cheminée (une attitude charmante dont avant lui j'avais le monopole); je l'ai vu, disais-je, dé- blatérer contre les partisans de l'égalité parce que je suis noble de race, et s'extasier sur le mérite d'un ministre impo- pulaire parce qu'il me suppose tory. C'était une vraie pitié que de retrouver sur ses lèvres les formules nonchalantes que j'ai appliquées avec tant de succès à l'énoncé des plus étour- dissants paradoxes. Aussi me disais-je à chaque instant avec le sentiment d'une mortelle inquiétude :

— Serait-il possible que j'eusse été quelquefois aussi niais , aussi gourmé, aussi lourd et d'aussi mauvais goût que ce monsieur l'est maintenant?

Hélas! on n'est sûr de rien ici-bas, et ce n'est pas à soi- même qu'il faut adresser de pareilles questions. Je dois donc m'attendre à ce que le doute qu'elles exprimaient ne ser^ jamais complètement dissipé. Ce doute me rend timide et gauche; il m'humilie; il me transforme en dépit de moi- même. Je ne suis plus ce que j'étais; je ne suis pas encore ce que je pourrai devenir. Cet état transitoire est insuppor- table, et me donne l'air- d'un de ces pauvres garçons édentés, à voix équivoque, 4^jà maigres et pas encore élancés, qui flottent indécis entre l'enfance dont ils n'ont plus la grâce, et l'adolescence dont ils attendent la beauté. Je redeviens lycéen. Je refais ma troisième. Rien n'est plus triste.

Et, par surcroît, savez-vous ce qui m'arrive? C'est que le monde , — observateur très-fin , mais très-superficiel cependant , et qui ne possède pas toujours l'art de vérifier les dates, — fait maintenant entre Sosie et moi une confusion qui, passez-moi le mot , tourne à la mienne. Il ne sait plus de nous deux quel est le type et quel l'imitateur de l'autre, — quel le modèle et quel le portrait , — quel le corps et quel l'ombre vaine. Les esprits


"^


DE LA VIE HUMAINE. 247

d'élite font bien la différence et se moquent de Sosie , qui n'atteindra jamais, disent -ils, l'exquise désinvolture après laquelle il court ; mais les sots — autant vaut dire le grand nombre — supposent que c'est moi le copiste servile. Ils remarquent fort bien : » Faustus achète ses chevaux chez le maquignon de Sosie. » — Ou : « Vous voyez cet habit que porte Sosie,... gageons qu'avant huit jours Faustus en a un pareil. » — Ou encore : « Comment fera Faustus si jamais Sosie devient plus riche que lui! à coup sûr le pauvre diable se ruinera pour soutenir la gageure. -

N'est-ce pas à se casser la tête contre les murs?

Les choses en sont venues à ce point que j'ai dû aviser aux moyens d'y mettre un terme. J'ai consulté là-dessus mon avocat, un des jurisconsultes les plus distingués du jeune bar- reau, pour savoir si, de tous ces faits, ne ressortiraient pas les éléments d'un procès en contrefaçon.

— La raison et l'équité sont pour vous , m'a répondu M a Pàulmier. Il est hors de doute que vous auriez le droit de poursuivre , si l'on reproduisait quelque méchante prose , * ou quelques poésies plus méchantes encore, dont vous avez pu vous rendre coupable. Le dommage qui s'ensuivrait serait pourtant bien loin d'égaler celui dont vous vous plaindriez en actionnant votre Sosie. On ne vous aurait volé que votre esprit de quelques heures ; et il vous prend , lui , non seulement tout votre esprit....

— Malepeste, pensai-je, l'avocat en parle comme de bien peu

— ... Mais encore votre élégance , — les recherches de votre éducation, — votre rang dans l'estime des gens, — votre assurance, dites-vous, et votre personnalité. Le tort qu'il vous fait est par conséquent mille fois plus grave.

Toutefois s'il est vrai de dire que, dans la première espèce, vous pourriez, mon éloquence aidant, vous faire convena- blement indemniser ; dans la seconde , au contraire, vous suc- comberiez à coup sûr. Le délit de votre adversaire , quoique réel, est trop subtil, trop insaisissable de sa nature, pour


248 OTITES MJSttRl*.

être constaté. Puis, cher client, quelles inhibitions pourraient lui être faites par la justice du pays? — Défense de se mettre comme vous vous mettez! — de prononcer les // d'une cer- taine façon? — de parler politique en appuyant son coude sur une cheminée! — d'acheter ses chevaux chez Drake! — c Vous voyez vous-même que la loi ne saurait régir des minu- ties pareilles....

— Tout cela est bel et bien, mais je suis dépouillé. A qui demander réparation!

— A qui?... reprit mon avocat... Lorsque la loi se tait eh mais!...

Et il se mit en garde avec toute la grâce qu'on peut attendre d'un des meilleurs élevés de Bertrand.

— Il est vrai , dit-il ensuite , comme s'il se ravisait du ton le plus sérieux, — il est vrai que, vu les circonstances, vous ne pouvez tuer Sosie sans commettre un crime réprouvé par Dieu et les hommes.... Ce serait, vous en conviendrez vous-mêmp, un véritable suicide.


•*s>


LES QUI-PRO-QUO

DE SENTIMENTS.

( K*tAiit*«. — Liv. it , elup. tu. )


Permettez-moi de vous transporter dans une petite bonbon- nière toute dorée, toute tapissée de soie et de glaces. C'est là que Térésa s'ennuie : — Térésa, naguère encore actrice en vogue, et maintenant retirée du théâtre par le caprice du prince D.... Pourquoi s'ennuie-t-elle! m'allez-vous demander. — Et com- ment ne s'ennuierait-elle pas? vous répondrai^ e. — Voyez-la plutôt , blanche dans son peignoir blanc , des fleurs dans ses cheveux lisses , les bras nus , accoudée à son balcon , rêveuse et seule. Il est bien rare que, seule, une jolie femme s'amuse. Celle-ci, dans ce moment et du haut de son luxe, jalouse la plus mal mise de ces commères qu elle voit caquetant sur le pas de leur porte. Elle envie sa soubrette, qu'elle vient de voir partir au bras d'un séduisant fantassin pour je ne sais quel bal de bar- rière; puis, dominée par la tristesse, voici que Térésa se laisse aller à remonter le cours de sa vie. Elle songe à son enfance rude et laborieuse au milieu de cette famille de paysans qui avaient fini par l'adopter, — pauvre orpheline abandonnée. Dans ce temps-là , les soirs d'été n'étaient pas si tristes , et le poids des heures oisives lui était inconnu. C'était la saison des foins , et l'on dansait au bord de l'eau sur les grandes prairies encore jonchées de leurs herbes odorantes. Heureux temps ! Cœurs simples et bons ! Plaisirs rares, faciles, et qui ne s'usaient pas! Un ruban de la foire. Une robe neuve. La petite tape que le curé donnait en passant sur la joue de la jolie enfant : — espèce de bénédiction amicale qui la rendait toute glorieuse.

Ici Térésa secoue la tête avec humeur. — Ces souvenirs lui sont importuns. — Elle court à son piano, mais sous ses doigts

32


250 PETITES M1SKRES

appesantis il ne vient que de tristes et maussades mélodies; — elle prend un livre, un roman nouveau sorti le matin de chez l'éditeur , et s'aperçoit quelle relit pour la quatrième fois un vieux feuilleton : — Hélas ! être à Paris au mois d'août ! s'écrie douloureusement l'aimable personne; Térésa, disant ceci , fait la moue à tout l'univers et rentre sa tête dans ses bril- lantes épaules , par un mouvement de colombe endormie . — Ensuite elle revient à son balcon , plus triste et plus désespérée que jamais.

Alors elle se rappelle que jadis une influence heureuse com- battait en elle ces dispositions mélancoliques. — Cette influence s'appelait Léon. — Léon était un beau jeune homme , aux cheveux noirs, à l'œil de feu, volontiers rieur, voire un peu goguenard, toujours sans argent et sans soucis, un vrai bohé- mien. Il hantait les coulisses, et c'est là que Térésa l'avait connu. En style de théâtre, connu veut souvent dire aimé. Ici pourtant ce n'était pas tout à fait la même chose, mais peu s'en était fallu. L'actrice, séduite par la gaieté tapageuse du joli vaurien , allait le connaître tout de bon , lorsque une de ses camarades lui enleva charitablement cette occasion de faillir. Par la suite, les circonstances manquèrent. Léon s'en alla de son côté , — pensant un peu à Térésa ; Térésa , du sien , — pensant beaucoup à Léon. Et ce» soir-là surtout son souvenir brillait comme un astre radieux dans les rêveries bruineuses de la charmante recluse.

Ce n'est pas , si elle songe à Léon , qu'elle n'ait à songer à un autre. Vautre, c'est un petit baron allemand , blond , senti- mental, doux parleur, attentif discret, esclave tres-humble et tres-soumis , et si parfait de tous points , que Térésa s'est sur- prise souvent à ne pouvoir supporter sa présence. Il fallait des raisons majeures pour qu'elle le souffrît à ses pieds, et ces rai- sons, il est trop aisé de les deviner, pour qu'il soit nécessaire de les dire.

A quel propos Térésa eût-elle pensé à Y autre? — Elle

l'attendait. Que faire d'ailleurs de ses airs langoureux, de ses

tlongs soupirs germaniques, de cette physionomie agenouillée, de


DE LA VIK HUMAIN!-:. 20 1

cette patience qu'aucun caprice ne lasse, dans un moment où ce qu'il faut avant tout à notre solitaire ennuyée, c'est le choc d'un esprit vif, alerte et dispos, un duel de fines épigrammes, un feu roulant d'anecdotes joyeuses, des galanteries risquées en riant, en riant aussi tolérées ou proscrites.

Or — rencontre inespérée — tandis que, penchée à son balcon, elle appelait Léon de tous ses vœux , il vient à passer dans la rue, et l'aperçoit. Elle est si belle ainsi , — vaguement éclairée par un dernier reflet de crépuscule , — que le jeune homme s'arrête ému, et, sans savoir au juste quelle sera l'issue d'une pareille entreprise, pénètre à tout hasard dans la maison. Ce soir-là, pourtant, il n'est guère en humeur de rire; l'éternelle fête de son esprit a été troublée depuis le matin par mil!e contretemps fâcheux. Les manches de son habit le gênent , — il vient de rencontrer deux créanciers , — sa boîte à cigares (purs Havane) a été envahie par les souris, — il est sorti sans mouchoir, — et il a un duel pour le lendemain. Si bien que tout cela, s' amalgamant avec la peur d'être mal reçu, ou de n'être pas reçu du tout , produit chez notre jeune homme une métamorphose bizarre. Il s'exagère en montant l'escalier la nécessité d'une explication tendre et pathétique.

— Ça, voyons, se dit-il, ne saurais- je plus mon métier?... Ces dames, après tout, ne sont pas de marbre... Mais celle-ci doit en avoir dans l'âme, et, pour la fléchir, il faudra les plu* tragiques instances.

Sur ce, Léon se grime d'avance : il s'essaie à froncer le sour- cil , à grincer des dents , à se frapper la poitrine : il met des soupirs et des frémissements dans sa voix : il cherche à se rap- peler les plus beaux endroits du dernier mélodrame. C'est ain*i qu'il arrive à la porte déjà entr' ouverte pour le recevoir.

Maintenant figurez-vous, s'il vous plaît, cette scène qu'il ne nous est pas permis de sténographier.

Imaginez le désappointement de Térésa qui voit prendre au


252 PETITES MISKRES

plus grand sérieux les reproches , — hélas ! si bienveillants — qu'elle adresse à son infidèle, et qu'elle s'attendait à voir inter- rompre par quelques réjouissantes folies. Au lieu de ceci , l'amère expression d'un repentir larmoyant. A la place du viveur dégagé, florissant, ironique, une espèce de collégien pleurard , déclamateur emphatique et maladroit , — sans verve, sans émotion, sans bonne foi, sans vérité. Elle croit d'abord à une parodie qui la déconcerte, mais dont elle essaie de rire. Sa gaieté réagit d'une façon déplorable sur le malheureux Léon, qui se suppose engagé d'honneur à suivre jusque au bout sa fatale inspiration. Il persiste donc à se donner pour un homme incompris dont le sourire n'est qu'un masque, et qui rugit lorsqu'il semble chanter. Il reproche à Térésa de flétrir par la raillerie un amour vrai... Que pourrions-nous dire encore?... tout le répertoire de l' Ambigu-Comique.

Prodigieusement ennuyée de tout ce pathos qui sonne creux et ne l'émeut en aucune façon, Térésa ne reconnaît plus le Léon d'autrefois, l'amusant, le gai, le bruyant Léon. C'est celui-là qu'il lui fallait, — celui-là qu'elle a tout à l'heure appelé d'un signe, — celui-là pour qui elle a ouvert sa porte, au risque de verser tous les poisons de la jalousie dans l'âme dolente du petit baron. Mais le Léon que voici n'a pas le sens commun. On n'attendait de lui que roses aux vives couleurs, nées hier pour mourir demain , fleurs au parfum léger, à la tige piquante, et il n'a rien de mieux pour le bouquet d'une ennuyée que les pâles et inodores scabieuses d'une fausse passion. Il mérite à coup sûr d'être congédié. 11 le sera. Il l'est sans pitié;... après toutefois que Térésa s'est moquée tout à son aise de ses préten- tions à la constance, — de sa sensiblerie jusque-là inconnue, — de son mérite sérieux dont elle n'a que faire. Léon se retire un peu confus de s'être fourvoyé à ce point, et donnant au diable dans sa mauvaise humeur ces femmes indéchiffrables dont on cherche en vain à flatter les penchants toujours mystérieux.

Térésa cependant est restée rêveuse. Cette entrevue lui a donné à penser; — l'illusion qui se dissipe crée aussitôt dans ces


DE LA VIE HUMAINE. 253

cœurs mobiles le besoin d'une autre illusion. D'ailleurs la con- trariété qu'elle vient de ressentir, l'ennui , l'agacement de ses nerfs, contribuent à lui donner une forte migraine. Tout à l'heure elle souffrait de s'ennuyer seule : — c'est maintenant de souffrir seule qu'elle s'ennuie. Et cette disposition est éminemment favorable à Y autre.

— - Celui-là du moins... ce n'est pas un acteur qui débite son rôle... c'est un pauvre homme... un peu niais peut-être... mais réellement amoureux... Je m'en veux quelquefois, — pensait-elle, — d'être aussi dure pour lui et de le tourmenter autant par ma froideur. Aussi pourquoi n'est-il pas là!... C'est lorsque je souffre que ses attentions câlines , ses petits soins silencieux me font vraiment faute... -

L'autre n'a donc qu'à venir : grâce à la méprise de Léon , Térésa est fort près de l'adorer. Mais, hélas! tandis qu'une affectueuse migraine lui tend les bras, le petit baron sort de table, où il est resté assez tard en compagnie d'une demi-douzaine de sacripants à la mode. Leurs révélations lui ont ouvert ur> monde nouveau pour lui. On l'a fait rougir, de sa douceur, de ses bons et généreux procédés si mal reconnus. Tout en lui dé- montrant avec beaucoup d'obligeance que depuis six mois il est en butte aux plus blessantes mystifications, on lui a donné r en style d'écurie, des leçons de manège féminin. Étourdi de ces propos, qu'il prend naïvement au pied de la lettre, le petit baron a juré sur une bouteille de Champagne qu'il changerait désormais de système. Sa volonté seule devra dorénavant faire loi, et, pour commencer, il a promis sur sa tête que Térésa paraîtrait, le soir même, au Ranelagh.

Quelles sont ces magistrales sonneries auxquelles se réveille — tout à coup arrachée à une espèce de somnolence doulou- reuse — la jeune et jolie malade? Un pareil tumulte à sa porte lui semble incompréhensible, et lorsqu'elle reconnaît la voix de Y autre f qui appelle impérieusement la soubrette , elle croit d'abord aux plus grands malheurs. — Peut-être Léon et le baron se sontrils rencontrés sur l'escalier? Une explication


Î254 WÏT1TKS MISÈRES

orageuse, — un duel , — des flots de sang. — son imagination alarmée rêve à la fuis tout cela, tandis quelle va tirer les


Mais \ autre parait, l'œil vif, la figure enluminée, le rire du dessert encore sur les lèvres. Térésa ne comprend rien k cette- apparition , non plus qu'à certains discours passablement ambi- gus ou le petit baron bégaie les mots d'enlèvement,... de i-alèche,... de Ranelngh; le tout brodé de quelques chansons plus ou moins applicables à la circonstance.

Térésa n'en peut croire ni ses yeux ni ses oreilles ; une méta- morphose si complète la trouve d'abord muette et glacée. Vautre, — d'autant plus encouragé qu'elle semble avoir peur, — discourt et chante plus haut que jamais. Ses ordres sont péremp- loires. Il veut que Térésa s'habille sur-le-champ pour venir au bal avec lui... La migraine? il se moque de la migraine... La


DE LA VIE HUMAINE. *2w>

migraine est un vain mot, (le blasphémateur!) une invention de femme. . . 11 ne veut pas être dupe de la migraine.

Térésa le supplie de se taire, en l'assurant qu'il lui fend la tête* quelle a la fièvre. . . que. . .

— Je connais ça.... une fièvre brûlante, n'est-ce pas?... Je prétends, Térésita,... vous emporter, votre fièvre et vous, sous les omjbrages du bois de Boulogne.... Allons, mon enfant, pas de cris, pas de résistance.... Ne me réduisez pas aux moyens extrêmes. Habillez-vous, de grâce, et sans plus tarder.

Comme il semble tout disposé à exécuter ses menaces, et songeant qu'avec ce mouton enragé une résistance directe serait difficile, Térésa ne voit de salut que dans la ruse. Révoltée au dernier point, elle dissimule de son mieux la colère qui l'agite, ♦ i t semble s'apprêter à sortir.

Seulement , en l'absence de sa suivante , il lui faut quelqu'un pour l'aider à sa toilette; — et Y mitre, — touché de tant d'obéissance, — veut bien aller chercher la femme du concierge.

A peine cependant a-t-il franchi le seuil, que les verroux sont poussés derrière lui; et Térésa s'apprête héroïquement à soutenir un siège plutôt que de céder à une volonté tyrannique. Après beaucoup de bruit, beaucoup d'injonctions et de prières également inutiles , le petit baron , — qui n'est pas encore tout à fait à la hauteur de son rôle, — au lieu d'enfoncer la porte, se retire paisiblement.

Térésa, brisée, les bras tremblants, la tête en feu, termine par une attaque de nerfs cette désastreuse soirée, — qui deux fois pouvait être belle, — et que par deux fois a srâtée... la mésintelligence de trois cœurs.


LES SPORTS.


A Rome, où régnait alors l'empereur Sévère, un jeune poète aimé des Dieux chanta les nobles plaisirs de la chasse , les espèces variées et légères des chiens et des coursiers , les ruses subtiles , l'art ingénieux de suivre les bêtes à la piste. Il chanta


PETITES MISERES DE LA VIE HUMAINE. 257

aussi les enfants d'Amphitrite, habitants des bleuâtres abîmes, eurs amours , leur ponte , leurs humeurs , les attaques de tout genre dont se compose l'art si utile de la pèche , les artifices que l'industrie de l'homme a multipliés pour surprendre daas leurs sombres demeures ces races si fécondes d'animaux.

A mon tour, ô Muse, — daigne abandonner les hauteurs de l'Hélicon! — je vais chanter les merveilleux plaisirs du spart qui comprennent la course des chevaux rapides, le steeple- chose tant célébré, les hurdle-roces non. moins héroïques, le handicap où Ton se dispute les stakes y etc., etc., la poursuite du renard agile , — celle du lièvre peureux , — du daim aux fortes odeurs , — du loup féroce , — et du sanglier aux défenses mortelles.

Je vais chanter le tir aux pigeons, — la modeste chasse au fusil, — la caille surprise dans le tiède sillon, — l'alouette frappée tandis qu'elle voltige autour du brillant miroir, — le lapin blanc aux yeux roses guetté sur la clairière par le bourgeois à casquette cucurbitacée. Je célébrerai les joies patientes de ces honnêtes citadins qu'on voit à l'abri d'un vaste chapeau de paille, — le pantalon retroussé, les pieds dans la vase, — jeter un hameçon perfide, ou tendre des rets meurtriers, à l'innocent truiton , à la perche vorace , au brochet triste et hardi , à la carpe , à la tanche , à tous les poissons qui peuplent nos eaux douces.

A propos de poissons , — je dirai les sensations agréables que les mortels se procurent en se plongeant au sein de l'élé- ment humide, — les délices de la natation, — et les joies que l'on puise dans l'exacte parodie des mouvements de la grenouille.

.Le sport embrasse tous ces sujets et bien d'autres.

L'escrime est \\\\ sport. Ij* jeu de paume en est un autre. La boxe , les combats de coqs , — et l'art du canotier comme celui du jockey, — rentrent dans la vaste généralité de cette expression britannique; car elle s'applique à tous les diver- tissements humains où la force et l'adresse jouent un rôl<î


,!.>


258 PETITES MISÈRES

quelconque. Le paysan qui lance, contre une triple rangée de quilles , la boule à deux trous , ce paysan lui-même est un sporlsman. Avis à ceux qui se ruinent pour acquérir une si glorieuse qualification.

Voyez sur le velours de ces vertes pelouses, à la suite d'une meute criarde, ces brillants cavaliers sortis du château de V. . . , le Melton-Mowbray de la France; ce sont les paladins du xix e siècle en quête d'aventures et d'un cerf dix-cors. Trouve- ront-ils le cerf? Je ne sais; mais des aventures, j'en répondrais. Eh! tenez, — l'un d'eux, dans son imprudente fougue, emporté au milieu des limiers , écrase les deux ou trois meilleurs. Voyez sa mine déconcertée, prêtez l'oreille aux imprécations du whipper-in et du huntsman ; lisez la colère peinte dans les regards du propriétaire de la meute , qui pleure ses favoris estropiés. L'auteur de ce déplorable acci- dent , — cavalier novice , — comprend que pour échapper aux reproches, cent exploits inouis ne seront pas de trop. Il pique des deux. Une haie barre son passage; mais, doublement emporté — par son cheval d'abord — ensuite par le souvenir des hauts faits qu'il vit s'accomplir, il se plonge dans le fourré, les mains en avant. . . A l'instant un bruit inconnu remplit ses oreilles,... un nuage passe devant ses yeux qu'il ferme d'in- stinct,... mille branches fouettent, mille pointes labourent sa figure,... il se sent enlevé de selle, et, le premier étourdisse- ment passé, se retrouve couché, comme un oiseau naissant, sur un hamac formé par les arbrisseaux épineux.

Ici commence pour lui une course nouvelle. La tête nue — car sa casquette est restée dans les broussailles — les vêtements en lambeaux , — les mains déchirées , — il s'élance , non plus à la poursuite du renard, mais sur les traces de son noble coursier. Celui-ci., délivré d'un importun fardeau , s'est arrêté dans l'herbe touffue qu'il broute nonchalamment. Sa bride rompue traîne à ses pieds, symbole d'un esclavage qu'il n'est pas dis- posé à reprendre. Il guigne d'un œil narquois le piéton botté qui croit l'atteindre, — le laisse malignement approcher, — et


HÉ LA VIE HtTMAtKfi. 259

lorsque celui-ci croit ressaisir une docile monture , un galop rapide la soustrait à ses mains étendues.

Cependant que sont devenus ses impétueux compagnons! L'un , >• sayant de franchir une barrière trop élevée, retombe à terre, oj il reste couché sur le dos, les yeux au ciel. 11 serait déjà debout, n'en doutez pas; mais son cheval l'accompagne dans sa chute , et s'installe à son tour sur le maître qui tout à l'heure labourait ses flancs d'un éperon impitoyable. La Provi- dence a des retours merveilleux.


Plus heureux, un autre a franchi la claie : toutefois il n'a pas vu qu'un large fossé la doublait, fl y tombe, et sa chute, amortie par une fange noirâtre, ne lui ôte pas l'usage de ses sens. Aussi voit-il huit fois de suite passer au-dessus de sa tête les quatre fers menaçants des chevaux qui suivaient le sien ; et huit fois il se recommande à la Providence en fermant les yeux à ce terrible spectacle.


l'irrm* mk-kbls


,, £***


Non loin de là un troisième prend un bain improvisé dans un de ces larges ruisseaux courants que les Anglais appellent a t/ood rasping irrook. Chacun des chasseurs qui, plus heureux que lui , sautent d'un bord à l'autre sans s'arrêter au milieu , le salue d'un petit compliment ironique , mais tout en l'avertissant qu'il pourrait bien se noyer. Pas un d'eux ne s'arrête pour lui tendre une main secourable.

Bref, après deux heures de cette entraînante joie, de ce plaisir effréné, les chiens viennent à bout du gibier relancé avec tant d'acharnement ; X hallali appelle tous nos cavaliers au bord de l'étang où l'animal est sur ses fins. Remarquez que personne encore ne l'a vu. Ce qui reste de nos gens , c'est-à-dire deux hommes harasses sur deux montures fourbues, se traîne comme il peut jusque-là, pour voir expirer sous la dent des limiers

aveuglés un pauvre diable de roquet galeux qui dans une

heure fatale leur donna le change.

Chanterons-nous niainteniint les plaisirs do Chantilly et du


fcE LÀ VtË HUMAIN F.. 261

Champ-de-Mars? ses belles journées de printemps (si souvent troublées par l'orage) où le sport vide le portefeuille de ceux qui lui ont soustrait leurs os.

Les jockeys bleus et violets, rouges et noirs, verts et oranges, ont aligné à grand' peine , après un quart d'heure perdu en vaines tentatives, les chevaux prêts à dévorer l'espace. Tout à. coup le groupe bariolé s'ébranle , la terre tremble sous le pre- mier galop, un nuage de poussière s'élève. Hardy est devant , Boyce est distancé. Que d'espérances donne ce départ! que de cœurs ont battu, pleins d'une orgueilleuse attente!

Stop! stop! stop! cric une voix rauque. Alors, tel qu'un coursier vigoureux sur les barres duquel une main robuste fait peser le mors, s'arrête en frémissant, les jarrets plies, les yeux pleins d'éclairs , les naseaux crispés et fumants , l'Espoir élancé revient lui aussi sur ses pas, confus et triste.

Ils partent enfin.... Muse, dis-moi ce que ressentent alors les trois ou quatre possesseurs des pauvres animaux qui, des le début, sont laissés en arrière. Peins-moi leur détresse mal déguisée, leurs secrètes malédictions, le regret amer qui leur remet en mémoire tout ce que leur coûte d'argent et de soins cette poignante humiliation. — Quant à ces deux éleveurs dont les jockeys se disputent la victoire, et qui voient arriver à fond de train leurs poulains haletants, dis-moi leurs angoisses alter- * nées, l'horrible impatience où les jette tout mouvement faux, toute ligne de terrain perdue. Et ne nous laisse pas ignorer ce qu'éprouve le vainqueur lorsqu'il s'aperçoit , au râle sifflant de son coursier, que ce noble animal , sur lequel il fonde tant et de si légitimes espérances, abominablement surmené pen- dant les dernières minutes... , ne passera probablement pas la nuit.

Maintenant déposons, s'il te plaît, le cor étincelant, pour l'appeau rustique. Il s'agit de montrer le naïf batteur d'estrade qui , délaissant de bonne heure la couche nuptiale — et bien que sa femme y trouve peut-être à redire — revêt les guêtres de cuir, suspend sa carnassière déjà pesante à ses épaules encore


àti'2 PETITES MISÈRES

fatiguées , saisit son fusil à deux coups , et se plonge résolument dans les halliers brillants de rosée.

Jamais vous ne vîtes au départ un homme plus assuré, plus heureux, plus fier de ses résolutions meurtrières. Son jeune chien bondit en aboyant autour de lui. Intelligent animal! il devine si bien ce qu'on lui demande, que, sans attendre le moindre signal, il se jette à travers champs, devance d'un quart de. lieue son maître qui s'évertue à le suivre, et va donner de la tête au milieu d'un vol de perdreaux. Au bruit de leurs ailes, le chasseur stupéfait s'arrête, arme à la hâte, et met en joue... mais il ne tire pas, et pour cause.

— Sultan ! . . . . maudite bête ! . . . Sultan !

Sultan délire et n'entend rien. Il a pris sa course en aboyant après les perdreaux , et saute vers eux comme s'il espérait les happer au vol. Il les pourchasse de la sorte le plus loin qu'il peut, tandis que le chasseur s'enroue à le rappeler.

— Brigand! scélérat! misérable!... telles sont les injures qui s'échappent de ses lèvres; injures honorables pour Sultan qu'elles élèvent à la dignité d'homme. Un courroux brûlant domine l'âme de son maître et déborde en vives rougeurs sur son visage. Il se contient néanmoins afin d'assurer sa ven- geance mais dès que l'infortuné Sultan, trompé par la

douceur hypocrite de quelques regards, est venu se placer sans méfiance à portée du rancuneux Nemrod, celui-ci l'enlève de terre à plusieurs reprises, et l'y rejette avec força. L'ani- mal cependant gémit et hurle. Loin de l'apaiser, ses tristes plaintes irritent le chasseur. Cet homme, égaré par la fureur, prend la seule arme qu'elle puisse lui fournir ; et sans craindre pour ses propres jours mis en danger, frappe à coups re- doublés, avec la crosse de son fusil, la pauvre bête qui se roule à ses pieds. La massue improvisée cède bientôt à ces efforts irréfléchis, et se brise à l'endroit fragile où le bois sculpté s'amincit pour donner prise à la main. Heureux encore si le canon, ployé par la violence des coups, ne reste pas dé- finitivement hors de service ; plus heureux que, dans un tel


embarras, le double tonnerre n'ait pas vomi l'éclair et la mort

sur cet insensé.


11 se calme enfin et reprend sa chasse, suivi pas à pas de Sultan, d'abord humilié. Cependant — ô prompt oubli des souffrances passées! mens cœca des hommes et des chiens! — an bruit du fusil qui vient de partir, Sultan a relevé la tète. Que dis-jeï il s'est élancé sur la grive mortellement blessée, qui rase le chaume d'un vol appesanti. Elle s'arrête enfin, et, palpitant encore, sent une dent aiguë broyer ses membres délicats.

— Apporte ! apporte ! . . .

Ah bien oui ! Fier de sa conquête et se jouant du cadavre qu'il pétrit entre ses fortes mâchoires , Sultan décrit autour de son maître des cercles rapides et vagabonds. Tel autrefois, sous les murs de Troie , le char du fils de Pelée emportait les restes sanglants du vaillant Hector. La plume vole de tous côtés, le gibier n'est déjà plus qu'un mélange informe de chairs meurtries et d'ossements concassés, ii (glorieux trophée, aliment dérisoire, que le chasseur, eu maugréant de plus belle, jette loin de lui. Cette fois su colère est plus froide, mats plus dangereuse. Il inédite contre Sultan des châtiments plus terribles.


2G 1 pi-rriTKs mi>khks

En attendant, arrivé près d'un vert marécage où la sarcelle abonde, et qui promet une ample moisson à ses coups, le chasseur hésite à s'y engager. 11 songe à ses rhumatismes de l'an der- nier; le fantôme d'une fluxion de poitrine s'élève au sein des vapeurs que les joncs semblent exhaler, et lui défend d'entrer dans cet humide domaine. 11 cède pourtant à la tentation; mais à peine a-t-il fait quelques pas, et déjà le sol visqueux se déro- bant sous ses pieds, l'équilibre va lui manquer... Ses mains s'ouvrent par un mouvement machinal , et son fusil tombe dans l'eau croupissante qui remplit à l'instant les canons.

Notre chasseur regagne le terrain sec et le plein soleil où, pour égoutter complètement son arme, il la vide à l'aide d'un tire-bourre. Alors que cette opération est presque achevée, alors que les derniers grains de poudre tombent dans* la paume de sa main noircie, un superbe lièvre traverse paisiblement le chemin, et, sans se douter du danger qu'il aurait pu courir, assis à l'ombre d'un buisson d'aubépine , frotte à loisir ses pattes sur son museau. . .

La matinée s'avance. . L'astre du jour lance de tous côtés des rayons plus ardents. Le chasseur entend sonner dans son estomac la cloche du déjeuner. Il reprend la route du ma- noir, et se demande par avance à quelles mauvaises plaisan- teries il devra répondre quand ses hôtes, le voyant arriver couvert de fange, lui demanderont compte de ses rudes travaux. Maudissant par avance les enfants qui vont se précipiter sur sa carnassière vide , il entend déjà les rires éclatants des dames , la sérieuse raillerie des hommes.... et son cœur se gonfle d'un dépit venimeux. Les regards dont il poursuit Sultan portent avec eux je ne sais quelle flamme sinistre. Le chien pourtant a repris toute son ardeur, il s'élance le nez à terre, la queue au ciel , dans les champs dépouillés , et ses narines bruyantes rappellent au chasseur un souvenir pénible. Cette nuit même, éveillé en sursaut, il a, pour la première l'ois de sa vie,... entendu ronfler sa femme. A cette pensée son humeur s'aigrit encore.

Les voici en vue du château. Sultan donne les signes prérui-


Moi* qui Ici >trnitr« fraini »c peuixt Inrabcnt tant la pnumi te la M un tuitibt liiiirt


DE LA VIE HUMAINE. 265

seurs de l'arrêt ; sa queue abaissée, ses oreilles rabattues sur ses yeux, ses jambes qui s écartent et frémissent, son poitrail labourant le sol, appellent l'attention de son maître. Aussitôt — car il est encore éloigné — son fusil dans une main , arrêtant de l'autre sa coiffure aux larges bords qu'une course précipitée menace de faire choir, celui-ci arpente le guéret qui disparaît

sous ses longues enjambées Prrrrout! c'est une volée

d'alouettes à qui Sultan faisait les honneurs de cette magnifique pointe... et derechef l'indocile animal se jette après elles en criant... Arrête, malheureux! ne vois-tu pas l'indignation du chasseur une troisième fois trompé dans ses espérances? 11 s'arrête exaspéré; il tourne contre toi sa colère homicide... Le coup part!... une divinité funeste rassemble les grains de la

cendrée Sultan roule foudroyé par la main même qui

l'a nourri....

Muse , n'attristons pas nos yeux par ce tableau de meurtre involontaire et de cuisants remords. Suis-moi sur le rivage silencieux de la Seine, dans ces endroits déserts où les nasses, les foènes , le tramail et le verveux , les lignes dormantes , volantes ou courantes , le collet de crin , les bricoles et la tur- lotte , la truble , les traîneaux , les risseaux , les venturons , les bouteux, les haveneaux, les chaperons, les bouts de quièvre, les guideaux , les paniers de bonde , offrent des pièges mortels à la perche hardie , à la brème azurée , aux plies qu'attire la trace humaine, au barbeau dont le souffle fait bouillonner l'onde, à Tablette fade et transparente , à la loche jaunâtre tiquetée de noir, au dard rapide, au chabot peureux que l'ombre d'une mouche met en fuite, au gardon frais et vif, au meulenaud à grosse tête , au mulet sauteur qui se nourrit d'herbes , à l'éper- lan argentin et parfumé, violette vivante des rivières.

Nous trouverons là ces hommes qui , l'œil arrêté sur le liège ou le tuyau de plume flottant, attendent durant de longues heures l'heureux moment de ramener au bout de l'hain meurtrier une proie dont leur imagination fait toute la valeur. Ce moment est venu. . . . la ligne se tend. . . . le poisson qui s'est senti piquer

54


266 PETITES MISÈRES

regagne avec eflort les herbiers ou les crânes. . . Alors, faute du précautions et d'adresse, — le corps de ligne ou l'empile venant à céder, — le pêcheur voit revenir à lui une sorte de fouet inutile. Et cependant sa proie mourante se débat au fond de l'eau dont Iti surface ridée semble rire au désappointement de notre infortuné.

Quelquefois une disgrâce plus pénible encore lui est réservée. C'est lorsque, — attentif au moindre tressaillement de la flotte i't prompt à relever l'hameçon,— il enlevé d'un mouvement brusque et vainqueur.... une vieille savate qui dérivait entre deux < j aux.

Toutefois, avant ce moment suprême, que de traverses ont pu arracher des blasphèmes au pêcheur déçu ! Le ciel qui se couvre de nuages, le vent qui passe orageux à la surface des étangs.


le babil indiscret de deux jeunes promeneurs, la pierre plate uu'un enfant étourdi s'amuse à faire bondir sur l'eau,., il n'en


ta (lirfiur riïtt ïc l'eau irmMc rict an »é*iijipninltmttil Se nolrt infutlunt.


DE LA VIE HUMAINE. "267

faut pas davantage pour rendre inutile une demi-journée d'at- tente inquiète et d'espérances à chaque instant trompées.

Dis-nous, Muse, ce qu'éprouve le disciple passionné d'Izaak Walton, lorsque en venant visiter ses appâts de fond il les trouve parfaitement intacts, et s'assure ainsi d'avance qu'il ;i mal choisi le théâtre de ses exploits. Dis-nous ce qu'il éprouva en voyant flotter à la surface de l'eau quelques débris de ces herbes vénéneuses dont un voleur s'est armé pour dépeupler traîtreusement un réservoir.

Ensuite mcntre-le entouré de l'épervier pesant qu'il rejette sur son épaule comme un manteau espagnol. La corde chargée de plomb est liée à son poignet gauche : c'est de ce côté qu'il tourne son corps pour prendre un élan : puis, le rappelant avec vivacité vers la droite, il déroule ce filet circulaire.... mais alors, pour peu qu'une des mailles nombreuses trouve sur ses vêtements une agrafe, un bouton qui le retienne, ce fatal réseau entraîne avec lui l'imprudent pêcheur et lui prorure à l'im- proviste une immersion peu désirée.


26b PETITES MISÈRES

Auprès d'une de ces sources où l'écrevisse se trouve en abondance et que peuple aussi l'anguille au corps souple , montre-nous l'aventureux sportsman qui se glisse dans l'eau et furète avec le bras dans les trous , sous les racines d'arbre ou les plus gros cailloux , retraites ordinaires de ces sortes d'ani- maux. Il avance, il triomphe, son panier s'emplit.... un sourire joyeux se dessine tout à coup sur ses lèvres. Quelle proie si belle peut ainsi le réjouir? Il la retire et l'agite au-dessus de sa tête.... mais, hélas! .sa joie si vive fait place à une profonde terreur. ... au lieu d'une anguille, c'est un serpent que ses mains ont saisi , qui se tord entre ses doigts serrés , et dont la tête plate promène de tous côtés un dard fourchu.

De nouveau, Muse, quittons un spectacle trop effrayant, et mène-moi devant des tableaux moins sinistres.

Que font ceux-ci? Nus comme les ombres de Dante, et comme elles recouverts de longs suaires, ils errent le long d'une eau triste et jaunâtre, où quelques-uns se précipitent. Leur corps est marbré par le froid; leurs cheveux collés à leurs tempes cachent à bon droit une partie de leurs traits livides , où se peint une sorte de confusion et de remords , mal déguisée par quelque faux sourire.

L'un d'eux prend la course, et" tournant sur lui-même se jette, la tête en avant dans le bassin obscur. 11 reparaît un instant après, le front orné d'une tumeur noirâtre, et maudissant l'exhaussement inusité du plancher mobile.

L'autre, — qui s'aventurait pour la première fois à traverser d'un bout à l'autre cet.Averne inconnu, — sent deux mains puis- santes peser à l f improviste sur ses épaules, et, la bouche ouverte par la frayeur, se perd sous le flot troublé. Une espèce de ruade violente l'y poursuit et le renverse. Le pauvre hère agite les bras et veut crier; mais l'humide élément le presse et l'aveugle, bourdonne à ses oreilles, emplit son gosier, l'étourdit et l'étouffé. Il donne alors une dernière pensée à ce qu'il laisse de plus cher sur la terre, élève vers le ciel des mains suppliantes et compte par les traits forcés qu'il avale les lentes secondes de


DE LA VIE HUMAINE. 26!)

l'agonie... Toutefois il revoit bientôt, entre ses cils mouillés, la douce lumière d'en haut; l'air pénètre dans ses poumons inondés , son désespoir s'apaise. . . Il renaît à la vie, il oublie en un instant l'affreux supplice que nous venons de décrire,... et se consolerait même d'avoir trop bu, s'il ne voyait flotter ù côté de lui, çàetlà, certains objets d'apparence plus que suspecte. En lui rappelant que la Cité n'est pas loin , et que la police des quais n'est pas exactement surveillée, ils lui font sentir la diffé- rence énorme qui existe entre les bains de rivière et les Iwins de propreté.


— Ma chemise, mes habits, ma montre, mon portefeuille ! Ainsi s'écrie un de nos spectres qui s'élance pâle et hagard

d'une cellule où il vient d'entrer. L'assistance entière accourt autour de lui. On dirait le conseil bavard d'une tribu de Cherokees.

— II était bran, — L'habit! — Non, le voleur... Avec des


270 PETITES MISÈRES

fermoirs en vermeil. — Le voleur? — Non, le portefeuille. — Fermez les portes! — Appelez les sergents de ville...

Et mille autres clameurs. Elles font beaucoup de bruit et peu de profit au nageur imprudent , que Ton blâme en général de n'avoir pas pris toutes ses précautions. . quand on ne va pas jusqu'à le soupçonner de s'être dévalisé lui-même. Lui cependant se dépite et se désole. Révèle-nous, ô Muse, la cause de ce chagrin excessif. Faut-il la chercher dans ce que contenait la bourse ou dans ce que contenait le portefeuille? Avons-nous affaire à un étudiant qui venait de toucher son trimestre ou à l'amoureux correspondant de quelque discrète pécheresse? Tout ceci finira-t-il par une disette ou par un scandale? Si tu ne peux, 6 Muse, répondre à ces importantes questions, dis-nous com- ment cet intéressant personnage regagnera son domicile; et,' s'il y rentre sous des habits d'emprunt , comment il en sortira demain matin. Il est aisé de voir, à l'énergie de ses impréca- tions, qu'il avait sur lui, quand on l'a volé, toute sa garde- robe disponible. Mais surtout dis-nous comment il eût fait si pareil accident lui fût arrivé loin de toute aide et de tous pantalons humains, sur quelque rive déserte, au milieu d'une plaine sans couverts.

— Une ! deux !.. une ! . . . deux ! . . . trois ! . . . une ! . . . deux ! . . . Que se passe-t-il dans cette salle basse? A quelle œuvre mys- térieuse travaillent ces hommes masqués, gantés, plastronnes?

Demandons-le à ce mince et frêle adolescent, tout en nage, qui étanche avec son mouchoir la sueur de son front et les égratignûres dont sa poitrine est sillonnée. Il a les épaules dis- loquées, la plante des pieds semée d'ampoules, les genoux presque déboîtés et tout à fait douloureux, les tempes meurtries. Un grand escogriffe lui apprend à tuer son semblable par raisons démonstratives, et semble vouloir compléter la démonstration en le mettant lui-même au tombeau.

— Allons, jeune homme, en garde, s'il vous plaît!... parez tierce ! . . . une ! deux ! . . . touché ! Recommencez , je vous prie . . . Une ! deux !.. encore touché . . . Effacez- vous ! . . . une ! deux ! . . .


((in l( toutr aiki ri »( toi» pnittnloni biimiiini , mt qutlqar tint trmtr.


touché à tous coupa... Prenez-y gante, je vous tuerais quarante fois par heure sans le bouton qui vous sauve... Une! deux!...


Or, l'écolier se dit tout bas que, dans la chaleur de la bataille, le bouton pourrait bien sauter sans que personne y prît garde. Mais il est reconnu que son éducation ne serait pas complète s'il ne possédait à fond tous les arts d'agrément ; et il se résigne à se faire embrocher s'il le faut pour arriver à cet heureux résultat.

Glissons-nous maintenant, ô Muse, le long de ces murs peints en vert , dans un couloir garni de filets . pour voir lancer et revenir la paume , et courir et faire effort les joueurs essoufflés et se déployer leur adresse merveilleuse... Aie, qu'est ceci?... Muse, j'ai le nez en sang.... la balle dure au noyau de plomb est arrivée jusqu'à moi... le filet en cédant a trompé mon attente. Allons porter ailleurs «ne curiosité moins compromise.

Est-ce un champ de manœuvres que ce jardin ombragé! On le dirait, au bruit de mousqueterie qui s'en échappe. Mais il s'agit de tout autre chose que de plaisirs guerriers. Deux gentte-


272 PETITES RMSÈRK8

men célèbres par la sûreté de leur coup d'œil se disputent le prix du tir, une coupe d'argent ciselée. Les conditions sont celles-ci : vingt et un pigeons à vingt et un pas ; deux onces de poudre à chacun des adversaires. L'un a déjà pris les devants, et , sur dix-neuf coups , jonché le sol de seize cadavres au blanc plumage. La victoire dont il se tenait assuré lui jéchappe alors... car sa poudrière est vide : une fissure inaperçue a laissé fuir le salpêtre si économiquement mesuré. La rigueur du pari ne permet pas qu'on le remplace.

Et l'adversaire sourit déjà dans sa barbe en songeant aux nombreuses chances qui lui restent. Mais le destin, pas plus que les femmes , n'aime qu on anticipe par une imprudente joie sur les faveurs qu'il peut départir. Au moment où, plein d'espé- rance, le vainqueur présumé va décharger pour la. vingtième fois sa meurtrière carabine, une affreuse détonation se fait entendre, le canon se brise, et ses fragments dispersés jaillissent de toutes parts sur les assistants glacés de terreur. Etourdi et chancelant, ne sachant au juste s'il est vivant ou mort, notre tireur aveuglé porte ses mains sanglantes à ses cheveux qui brûlent. On s'empresse pourtant autour de lui. Après mûr examen, il demeure établi que son accident n'a rien de trop grave. 11 est vrai qu'il pourrait perdre un œil, malgré les soins immédiats qui lui sont prodigués; mais (admirez et appréciez son bonheur) on est à peu près certain de lui conserver l'autre.

11 est temps, ô Muse, de clore cette série de tableaux con- sacrés aux plaisirs dune civilisation raffinée. Néanmoins, avant de nous séparer, suivons le tilbury de ce lion , héritier du plus noble sang, et sachons ce qui l'appelle chez un athlète des halles, professeur patenté des maçons de la Grève et des jeunes ducs et pairs. Ce musculeux personnage est le représentant, actuel de la dynastie dont Fanfan, naguère, fut le Pharamond, Baptiste, le Charlemagne, et qui eut pour Philippe-Auguste, François I er , Louis XIV, l'auguste Champagne, le glorieux Fanfare, Mignon-le-Grand , Toulouse-le-Superbe , et Gadou- l' Exterminateur. Illustration pour illustration, comme on voit.


• i


DE LA VIE HUMAINE. 273

Ils s'enferment a clef dans une espèce de cave au plancher frotté de gréa; puis tout à coup l'homme du peuple se jette sur le gentilhomme, et, Tétreignant de ses bras nerveux , lui coiffe le menton et le nez de ces coups à main ouverte que la science appelle mvsettes.


Il lui distribue des coups de pied h hauteur de l'œil, des temps d'airêt en pleine poitrine, des coups de poing en bout à l'anglaise sur les épaules et sur les dents. 11 lui tord les bras, il lui ramasse la jambe , le lance à terre , le relève , le pétrit . le rosse en un mol bel et bien ... .

Après quoi le gentilhomme qui sait vivre se relève en boitant , et, avant de lui remettre son cachet, embrasse , selon l'usage, son professeur de savate.

Telles sont, faiblement dépeintes, les ngrcables distractions du sport.


A BORODINO.

I K«TAUtii. — Liv. m , chap. xtn. )


SCÈNE PREMIÈRE.

— La lente impériale; quatre heures du malin. —

LE GRAND HOMME, un SECRÉTAIRE, pois CONSTANT.

Le Graud Homme assis à une table sur laquelle sont plusieurs caries déroulées; les yeux sur le portrait du Roi de Rome, il écoute une noie qu'un de ses secrétaires lui lit à voix haute. Elle se termine ainsi :

« J'irai, si Votre Majesté le. permet, me placer à l'extrême gauche de l'armée Russe, avec quarante mille hommes de mon corps d'année. La bataille engagée, j'attaquerai en flanc les . redoutes ennemies, et, de gauche à droite, je balaierai la position . Si je ne me trompe . cette manœuvre terminerait la guerre sur le champ de bataille où nous allons descendre. »

Le Grand Homme. — Ta , ta , ta. . . comme il y va , notre féal Davoust. . . détacher quarante mille hommes ! . . . II en parle bien à son aise, à la distance où nous voilà de nos renforts...

Cependant l'idée est belle C'est par des coups de tête

comme ceux-là qu'il y a dix-sept ans nous déroutions le vieux Wurmser et Alvinzi.... Mais, diable! nous étions jeune.... jeune et superbe , comme dit Talma , et tant soit peu casse- cou... Ici, d'ailleurs, la partie est trop grave... Je n'ai pas envie de recommencer les sottises de Salamanque... Marmont

serait trop content. . . Et pourtant ( après un moment de réflexion )...

Allons, allons, pas de folies... Écrivez, Monsieur... Voyons! qu'attendez- vous ?

Le Secrétaire. — Sire , pardon. .. j'ai les doigts gelés.

Le Grand Homme. — Les nuits sont froides, j'en conviens... écrivez toujours... « Monsieur le maréchal, ce que vous pro- posez est impossible... effacez impossible.... impraticable.... nous attaquerons par échelon... en commençant à droite... Disposez tout pour cela. Maintenant, donnez [U signe). Une


PETITES MISÈRES DE LA VIE HUMAINE. 275

ordonnance à d'Eckmulh sur-le-champ. Voyons maintenant... une proclamation... Écrivez :... « Soldats! »

( Pause d'un instant. Le Grand Homme est perdu dans ses réflexions. )

Le Secrétaire {timidement). — Soldats! Le Grand Homme. — « Soldats ! . . . l'ennemi est enfin devant nous... « Non, ce n'est pas cela... « Soldats!... »

Le SECRÉTAIRE ( après une nouvelle hésitation ). — Soldats !

Le GRAND HOMME (parodiant la voix tremblante de son secrétaire),

— Soldats! Vous dites cela comme vous diriez : J'ai peur... ( u reprend.) ». Soldats ! le général ennemi est un frère d'armes de Souvarow. En lui reposent les dernières espérances de l'astu- cieux Czar. . . « C'est trop long. . . c'est mou. . . ce n'est pas cela.

( Vne pause. Soit impatience, soit toute autre cause, le Grand Homme devient légèrement pâle. Heprenant d'une voix affaiblie : ) « Soldats ! ••

Le Secrétaire ( avec un accent héroïque ). — Soldats !

Le Grand Homme. — Qu'est-ce à dire, Monsieur? que signifie cette parodie? ( se montant par degrés.) Je vous trouve bien osé de prendre ainsi ce que je vous dis. . . Vous mériteriez. . .

Le Secrétaire (terrifié). — Votre Majesté ne peut croire...

Le Grand Homme. — Taisez-vous. Monsieur; pas d'expli- cations Vous m'avez déplu, cela doit vous suffire. Vous

n'êtes plus attaché à ma personne... Sortez. Le Grand-Ecuyer vous transmettra mes ordres.... Quelle audace!

( Le secrétaire sort éperdu. ) Le GRAND HOMME (le regardant sortir d'un air terrible). — Hum ! ( Soudainement radouci quand il a disparu. ) Constant !

( Constant soulève un rideau qui partage la tente. )

Je suis seul... tu peux approcher... là... là... oui... c'est bien... Vois qu'on n'entre pas... Mon eau de riz... Je n'ai jamais été comme cela... M'auraient-ils empoisonné?

Constant. — Ah ! Sire, quelle pensée !

Le Grand Homme ( cherchant sa proclamation ). — « Soldats ! . . . Vois donc , Constant , je suis en nage. . . et certes , ce n'est pas qu'il fasse chaud. . . « Soldats ! le jour est venu. . . » Non !.. « Lé destin vous livre aujourd'hui... - Non... Constant, tu peux te


•276 PETITES MISERES

retirer... Qu'on m'amène un des jeunes gens de Fain. M. de... reprendra son service dès ce soir. Quelqu'un d'ici là me demandera sa grâce... Après tout, le pauvre diable n'en peut

mais Constant! ( constant réparait.) vous oubliez l'eau d(*

Cologne. ( Après une pause. ) Soldats ! . . . »

( Entre un secrétaire. )

Vite, vite, Monsieur. »• Soldats! voilà la bataille que vous » avez tant désirée. Désormais la victoire dépend de vous...

• de vous... elle nous est nécessaire; elle nous donnera l'abon- » dance, de bons quartiers d'hiver, un prompt retour dans » la patrie. Soyez aujourd'hui ce que vous fûtes à Austerlitz.

• à Friedland, à Witepsk, à Smolensk. Que la postérité la

• plus reculée raconte vos exploits de ce jour... que l'on dise •• de vous : Il était à cette grande bataille sous les murs de

• Moscou. « Bon! voilà qui suffira. Donnez, (« relu la procla- mation») Cependant j'ai fait mieux... mais bah! Si seulement je trouvais un mot heureux pour commencer la journée. . . Voyons donc, {à constant.) L'état-major est-il là?

Constant. — Oui, Sire. . . en demi-cercle devant la tente. Le Grand Homme. — C'est bien. Quel temps fait-il? Constant. — Du brouillard, Sire... mais le soleil va se lever- Le Grand Homme. — Ha! ha!

Constant. — Voilà déjà les premiers rayons qui commencent à poindre.

Le Grand Homme. — Mon épée... vite... mon chapeau..

( Il s'avance vers Ventrée de la tente, et soulève Vune des portières. On entend cesser la rumeur qui se faisait au dehors.) Bonjour, Messieurs. Ceci est

le soleil d'Austerlitz !

( Les trompettes sonnent , les tambours battent aux champs. )

SCÈNE II. — Sur une hauteur, pendant la bataille. —

Le Grand Homme (assis au revers d'un fossé). — Compans et

Rapp blessés Davoust hors de combat, la bataille à

peine commencée... Tout ceci va mal. Le vieux Kutusoff doit


DE LA VIE HIMAINE. 277

se frotter les mains Voyons un peu ce que deviennent

Dessaix et Bagrathion. ( u essaie de te lever. ) Aie. . . faites donc la guerre avec un rhumatisme... Votre bras, Monsieur. [Vn aide de

camp s'approche, et le Grand Homme , aidé par lai , se tient debout. ) Diable !

diable! ils ont pris les redoutes de l'aile gauche... Davoust aurait besoin de secours... mais les réserves ne peuvent pas donner de si bonne heure... Décidément, je ne puis pas me

tenir RoUStan , as-tU là ta gOUrdé ? ( Le mamelouck descend de

cheval et présente respectueusement au Grand Homme un petit verre en cuir bouilli rempli d'eau-de-vie.— Le Grand Homme t après avoir bu): De l'eau-

de-vie... ça ne me vaut rien... mais les jambes me man- • quaient... Qui nous arrive?... Ah! c'est vous, Ney?

Ney ( arrivant au galop ). — Oui , Sire , c'est moi. . . Est-ce que je vais rester en plant jusqu'au soir comme un valet de carreau? La gauche de Davoust commence à plier, songez-y... Murât est là-bas qui s'impatiente... Les hauteurs de Semenowskoïe sont encore couvertes de batteries russes.... Si vous voulez les déloger, il n'est que temps.

Le Grand Homme [avec un sourire apathique), — Toujours mauvaise tête, je le vois! En vous écoutant, vous et mon cher beau-frère, on ferait un joli gâchis... Et Davoust, donc, avec son détachement de quarante mille hommes !

Ney. — Davoust avait raison , Sire.

Le Grand Homme. — Et j'ai eu tort, n'est-ce pas? Bien obligé. . . Je vous demanderai des leçons de tactique.

Ney. — Ma foi , Sire, je ne me permettrai pas de vous en donner; mais pour laisser Davoust dans l'embarras où il se trouve, il faut que vos combinaisons soient diablement cer- taines. . . Du reste, vous allez savoir à quoi vous en tenir.

( Arrive un aide de camp à bride abattue. )

Le Grand Homme. — Qu'y a-t-il, Monsieur? Un papier? Donnez. {Lisant à voix basse.) « Envoyez-moi Ney, ou tout est perdu. » {à part.) C'est bref, mais c'est clair — {AVaidedecamp.) Repartez, Monsieur. Vous direz de ma part à d'Eckmulh cette seule parole : « Bientôt. »


> ..


278 VETITES MISKRES

Ney {à laide de camp). — Et de ma part : " Tout à l'heurt

( L'aide de camp repart. )

Ney ( bas à l'empereur). — Morbleu , Sire , j'ai là trois divisions et soixante et dix pièces de canon qui ne font rien ; Murât et ses dix mille cavaliers ne demandent qu'à se précipiter, sur les redoutes... Laissez-nous partir. Vous aurez encore en réserve, avec la jeune garde, la garde impériale et la cavalerie... Un mot, Sire, un mot; las minutes valent des heures.

Le Grand Homme. — Sur ma parole, Ney, vous êtes insup- portable... Retournez à la tête de vos divisions... Vous pouvez partir... [Se reprenant.) c'est-à-dire. .. dans un quart d'heure.... un quart d'heure ou vingt minutes. . . Allez !

Ney (ens'éioignant). — Par bonheur, ma montre avance.

( II part sans écouter la réponse. )

Le Grand Homme. — Monsieur le maréchal... Revenez'... Le voilà bien loin. . . Ma foi, tant pis. . . Sa présence me gênait.

f En disant ces mots , le Grand Homme se rasseoit de nouveau sur le bord du fossé, la léte dans ses main.*; son attitude trahit amassez vives souffrances. Il fait signe à un aide de camp, qui vient prendre ses ordres donnés à voix basse. )

L'AIDE DE CAMP ( parlant au j généraux de iescor te). — Messieurs,

Sa Majesté désire être seule un instant ; veuillez passer derrière ce tertre.

Le Grand Homme (f« regardant s'éloigner). — A la bonne heure. . . il était temps. . . {Avec un mouvement d'inquiétude.) Encore?. . . Qu'est-ce que c'estî. . . Qui va là!. . .

Un OFFICIER D'ORDONNANCE ( accourant û la hâte tout eisoufflé). —

Pardon, Sire, si j'ai forcé la consigne... les ordres les plus pressés...

Le Grand Homme. — Vous avez eu tort , Monsieur. . . vous

êtes sans excuse. ( a pan.) Soyons clément ce gaillard-là

n'aurait qu'à bavarder. ( Haut. ) Eh bien ! Monsieur, vos ordres?. . .

( L'officier, affectant de fermer les yeux, pose les dépêches sur le. plat de soit chapeau, et les présente au Grand Homme. )


DE LA VIE HUMAINE. 279

Le Grand Homme ( après avoir lu). — Eugène . . . des secours . . . la grande redoute est prise, Bonami est prisonnier... Ah ça mais... c'est la garde impériale qu'il lui faudrait... le dernier

enjeu, la suprême réserve et nous aurons encore avant

d'en finir une dernière bataille Mais Eugène que

va-t-il penser?... Si je pouvais... Aie! [à pan.) Peste soit de Roustan et de sa liqueur! {Bout a laide de camp.) Vous direz au Vice-Roi que... qu'il tienne encore, (à part.) Je tiens bien, moi.... {Haut.) Que j'irai.... plus tard.... dans une ou deux heures... avec l'artillerie de la garde.... avec. Montbrun et ses cuirassiers... Qu'il tienne donc, (à pan.) Je n'y tiens plus. ( Haut. ) Partez vite , Monsieur ; ne perdez pas une minute , pas une seconde.

L'aide de camp. — Mais, Sire, permettez-moi d'ajouter que nous sommes sous le feu de la grande redoute,... que les Co- saques d'Ouvaroff nous chargent à chaque instant , . . . que si. . .

Le Grand Homme [croisant les bras avec majesté). — Allez , Monsieur, le Vice-Roi vous attend.

{ L'aide de camp salue et part. ) Lk GRAND HOMME ( regardant autour de lui d'un air Inquiet ). — Plus

personne à la fin... C'est bien heureux... Vraiment, si c'était ma première bataille, je ne sais ce qu'on pourrait croire.. .

SCÈNE III. — Derrière le lerire. —

Un des générai x (à noustan). — Regardez un peu si nous pouvons reparaître.

RoL'STAN {se dressant sur ses étriers pour voir de Vautre côté du monticule).

— Pas encore , pas encore ! . . . ( Deux minutes après. ) Voilà qui est fait.

Un GÉNÉRAL ( à un autre, continuant une conversation commencée ). —

J'ai bien vu sur la figure de Régnier que les secours étaient refusés. . .

L'autre ( d*un air soucieux ). — Diable ! diable ! . . . . Qu'a donc mijourd'hui Sa Majesté?


LE JOUR OU L'ON" EST CELEBRE


Parlons d'abord de la veille, journée d'épreuve comme il y en a peu. Imaginez en effet ce que peut devenir un pauvre diable pendant les heures qui s'écoulent entre le premier et le cinquième acte du drame qui le doit illustrer. En ce mo- ment décisif les douze ou quinze mois d'inquiétudes qui ont précédé l'espèce de lutte engagée entre l'auteur et le public, se résument en une agonie délirante Les mépris et les


mortels délais du directeur de théâtre , — les terreurs qu'on doit à son comité fantastique, — les rebuffades des acteurs en renom , — les importunités des acteurs secondaires, — les mille impatiences qu'on a été forcé de contenir aux répétitions, — le désespoir causé par les mutilations d'une censure ignorante,


£' in opportune rnqiiftlcrit Vaat Amour eu te rnivre t bc ta viinirr tint malfltrtiif tu mtichinist- .

luffil pnur iiiiirr tr fort» en cnniMt vttit Int-rrinir ri luprrpr t»inrr,


PETITES MISERES DE LA VIE HUMAINE. 281

les innombrables métamorphoses imposées à l'enfant de notre imagination avant qu'il ait pu se produire; —métamorphoses dont chacune a coûté des transports de fureur au malheureux écrivain contraint de s'y soumettre; que dis-je? de les opérer lui-même; — toutes ces fièvres, toutes ces angoisses, semblent autant de poisons divers rassemblés avec une infernale habileté pour fournir aux moments dont je parle leurs extraits concentrés et terribles.

On s'accorde généralement à reconnaître que c'est là un des passages les plus critiques de l'existence humaine. Par les soins même qu'il vous coûte, votre drame est devenu en quelque sorte la portion la plus essentielle de vous-même ; la plus essen- tielle et aussi la plus vulnérable. Or, votre drame est là sur la scène, exposé à tous les caprices, à toutes les colères, à toutes les erreurs , à toutes les railleries de ce monstre à mille têtes qu'on appelle le public. Ce n'est pas tout. A chaque iastant vous pouvez le voir compromis, — lui et votre gloire, lui et toutes vos espérances, lui et tout votre avenir. — par le mauvais vouloir d'un premier sujet dont vous aurez froisse la vanité niaise, par l'impuissance mnémonique d'une utilité qui se sera oubliée au cabaret, par l'inopportune coquetterie d'une amou- reuse enivrée de sa parure. Les pièges se multiplient sous vos pas ; une maladresse du machiniste — de ce menuisier aux mains huileuses , à l'odeur rance , au bourgeron déguenillé — suffit pour saper de fond en comble votre laborieux et superbe édifice ; un effet de lumière mal calculé, pour détourner la vrai- semblance de votre situation principale ; T enrouement subit de quelque figurant inconnu , pour mettre le rire là où vous aviez mis la terreur. N'y a-t-il pas de quoi frémir?

Ah! sans doute, mais n'insistons pas. Je suppose que tout s'est passé sans encontre , que dans le fond de la loge où vous étiez tapi le bruit flatteur des bravos a seul frappi votre oreille, que votre nom — votre nom inconnu la veille — a été donné en pâture à l'avide et unanime admiration de deux mille spec- tateurs. Je suppose qu'il rayonne aujourd'hui pour la première fois, en caractères énormes, sur l'affiche monstre dont votre succès a paru digne. Vos ennemis ont beau faire , votre

36


282 PETITES MISÈRES

modestie a beau dire... à coup sûr vous êtes célèbre. Cent et quelques journalistes groupés autour de votre gloire nouvelle travaillent maintenant les uns à la proclamer, les autres à la détruire, tous à la divulguer par conséquent. Vous êtes célèbre. Il n'est pas en France un homme tant soit peu lettré qui d'ici à six mois ne soit forcé de juger votre ouvrage, d'apprendre et de retenir les deux ou trois syllabes auxquelles vous avez fait une auréole de deux à trois mille alexandrins éclatants. Vous êtes célèbre. Déjà votre bien-aimée n'a pu se défendre d'un mouvement de terreur jalouse; déjà vos meilleurs amis \ous évitent et vous boudent. A coup sûr vous êtes célèbre.

Ce jour-là, si je ne me trompe, vous ne le passerez pas enfermé chez vous à ruminer sur le néant de la gloire. Avant midi , sous un prétexte ou sous un autre, vous descendrez sur la place publique ; vous voudrez humer un peu de ce bon air où doit vibrer encore le grand éclat que vous fîtes hier. A hi povero! Reconnaissez ce tumulte quotidien et toujours le même où se perdent tous les bruits, ce bourdonnement des intérêts humains au-dessus duquel rien ne s'élève. Chaque besoin de l'homme a ses crieurs et réveille de tous côtés les échos des carrefours, mais votre gloire fait silence. L'eau roule et glapit. I^s cheminées se lancent leurs chansons d'un toit à l'autre. Le bâtiment qui s'élève nargue de ses cris rauques l'édifice qui tombe. L'éventaire ambulant tintouine. Le cirage anglais passe au galop en donnant du cor. La cloche rappelle à l'homme qu'il existe un Dieu. La crécelle municipale le fait songer au préfet de police: — rien lie lui parle de votre chef-d'œuvre. Entre son baquet de science et son caille-boltin , le gniaffe chante en battant le cuir. Le plaisir et le troquet d'anis, le bel oignon et la tiolett* quembaurn , la motte à brûler, la mort aux rats, Vzhanriions (pour un liard), l'assourdissant coco (à la fraich' qui veut boire?), mais par-dessus tout, les vieux cha- peaux, les vieux bas, les vieux souliers à vendre, clament et bruissent de toutes parts : voix aiguës ou graves, soudaines ou lentement prolongées , jeunes et perçantes , ou cassées , vieilles et raboteuses. De tant de notes, pourtant, pas une qui vous concerne. De tous ces cris pas un qui rappelle ceux de la


veille au soir. Dana quelques heures vous pourrez bien entendre, après trois mesures d'orgue, annoncer à voix haute : La nou- velle pièce ; — maïs , ne vous y méprenez pas , c'est la lanterne magique qui passe.


Ce tumulte auquel vous êtes étranger, et dont jusque-là vou* n'aviez peut-être jamais compris le sens caché, vous rappellera demain , et toujours peut-être , une excellente leçon de philo-


284 PETITES MISÈRES

sophie pratique, le premier temps d'arrêt de vos illusions vani- teuses, le premier draw-back (comme disent les Anglais) de votre élan irréfléchi.

Après tout cependant — cette réflexion ne vous vient pas sans quelque amertume — vous ne pouviez vous attendre à voir s'arrêter la marche du monde pour un chef-d'œuvre de plus, pour un grand poëte subitement révélé. En quoi , s'il vous plaît , un pareil événement doit-il émouvoir cette foule grossière au sein de laquelle , comme en un marais croupissant , s'étein- draient en vain les plus brûlantes flèches que l'arc de Sminthée- Apollon ait jamais décochées ï — « Élevons-nous d'un degré ; montons parmi ceux qui ne vivent pas seulement de pain... » Et vous entrez , disant ceci , dans une de ces tavernes intel- lectuelles qu'on appelle Cabinet de lecture.

Votre gloire doit être sur ce tapis noir, à l'ombre de ce plafond terni par les émanations du gaz. Elle y doit être, au moins en petit à-compte, dans ces journaux de théâtre qui, le lendemain même de chaque première représentation, enre- gistrent toutes les chûtes et tous les succès. Voyons un peu votre gloire... Contre-temps fâcheux! — Votre gloire e*t en main.

Un grand vieillard, maigre et sérieux, laboure patiem- ment de son nez pointu le seul exemplaire de l'unique petit journal que renferme l'établissement où le sort vous a conduit. Votre premier mouvement est d'envoyer au diable ce lecteur malencontreux; le second, de vous intéresser prodigieusement à lui. Vous le voyez en effet savourer à longs traits l'analyse de votre sublime ouvrage. Vous voudriez interroger dans toutes ses variations son intéressante physionomie où doivent se peindre , en raccourci , les émotions que vous avez pro- diguées dans les cinq actes dont il étudie le sommaire. Far malheur la myopie de cet honnête citoyen le soustrait à vos regards curieux. Barrière infranchissable à vos regards, le Courrier des Théâtres, s'élevant entre vous et lui, vous réduit à prendre pour base de vos attachantes hypothèses la marche accélérée ou ralentie de l'ombre que le nez en ques- ' tion projette sur cette espèce de masque à demi transparent. Ces conjectures pathologiques et littéraires , sujettes à Ter-


ri*


A\ii'h met, illoiHKiii.... Jr I


DE LA VIE HUMAINE. 285

reur, ne vous en aident pas moins à prendre patience. Le nez voyageur arrive sans se presser au but qu'il paraît s'être donné, c'est-à-dire à la signature du gérant. Il revient ensuite sur ses pas, au mépris de votre attente, et fait deux ou trois excursions de pur agrément dans ces régions qu'il lui répugne d'abandonner. Il s'y résout à la fin. Le journal retombe sur le

tapis noir. ... vous le tenez déjà mais un petit bonhomme

que vous n'aviez point aperçu, perdu qu'il était sous un numéro du Journal des Débats, s'élance de cette cachette comme un léopard d'un bouquet de bambous, et d'un ton fâché vous crie :

— Après moi, Monsieur... Je l'avais retenu.

Parole foudroyante à laquelle le grand vieillard acquiesce par une doucereuse inclination de tête.

Nouvelle attente, nouveau supplice, nouvelles études phy- sionomiques. Cette fois vous pouvez, à l'aide de vos bons yeux et de votre supériorité de taille, surveiller la lecture de votre voisin; et vous n'êtes pas médiocrement désappointé de le voir, passant à la hâte sur le bulletin dramatique, n'arrêter ses regards que sur les insipides petits articles dont ce bulletin est précédé ou suivi. Ceux-là il les étudie et les commente à loisir. C'est à croire qu'il en est l'auteur. Bien mieux, il rassemble tout ce qu'il lui faut pour écrire," et se met tranquillement à copier lune de ces merveilleuses com- positions. Ai-je besoin de peindre l'état d'exaltation où vous jette cet inhumain procédé?

Enfin — vous l'avez bien gagné — le journal vous arrive. Vous le dévorez des yeux ; deux secondes vous suffisent pour trouver dans ses noires colonnes ce que vous y voulez lire avant tout : la nouvelle de votre triomphe , la mention de votre

nom désormais illustre O vanité des vanités! — vanité

surtout de la vanité ! — voilà bien le titre de votre drame, voilà bien le compte-rendu de l'immense succès qu'il a conquis; mais tout cela au profit d'un monsieur qui vous est parfaitement inconnu... Soit malice, soit surdité pure, le rédacteur a fait subir à votre nom une transformation quasi-complète. 11 sera impossible au public de le reconnaître, à l'état de racine, dans celui qu'on a pris la peine d'imprimer. N'envisagez pas ceci


28t) PETITES MIM-1RK"

connue une erreur sans conséquence : l'habitude bien connue des journaux est de se copier l'un l'autre, et lundi prochain la méprise du Courrier des Théâtres, confirmée par tous les feuilletons grands et petits , sera devenue pour la France entière une incontestable vérité. Si vous voulez prévenir ce danger, il voua feut, homme célèbre, consacrer toute cette première journée à X erratum de votre gloire.

Tâche ingrate et qui vous rebute. D'ailleurs vous avez à vous enquérir de votre ami Théodore. Son absence hier vous ■ parut inexplicable. Comment n'a-t-il pas profité de la stalle que vous lui avez adressée?

Votre nmi Théodore est indisposé. Vous arrivez non sans peine jusqu'à son lit. Pardonnez-lui sa préoccupation, mais il est tout entier à son mal , et ne vous entretient que de sa fièvre, de son insomnie, des chemises qu'il a trempées, de ses embarras gastriques, et de leurs funestes conséquences. Si du moins il se bornait » décrire; mais, oubliant que vous n'êtes pas médecin, il soumet à votre critique, incompétente en ces matières, un


DE LA VIE HVMAIXE. 287

tas de symptômes plus ou moins louables... De votre drame, cependant , pas un traître mot. Que si , faisant violence à la pruderie de votre amour-propre désespéré, vous laissez tomber du bout des lèvres quelque allusion à l'événement de la veille, le malade vous interrompt brusquement :

— Ah! oui, ton drame, à propos.... Imagine-toi que je m'habillais justement pour aller au spectacle, quand tout à coup de violentes nausées, etc., etc.

Ce nouveau récit dure un quart d'heure sans qu'il soit une seule fois question de ce qui vous touche. Doublement révolté par une indifférence si complète et par des détails si peu con- fortables, vous quittez bientôt la partie, et vous arrivez tout ébourriffé chez une aimable veuve qui doit , selon vous , porter le plus grand intérêt à votre brillant début.

Dès qu'elle vous voit paraître , elle se jette toute joyeuse au-devant de vos pas :

— Eh ! arrivez donc ! . . . quel bonheur ! ... Je vous attendais. . . j'ai failli vous écrire... envoyer chez vous... Combien je vous sais gré de m'avoir devinée ! . . .

— A la bonne heure, pensez -vous, ce dédommagement m'était dû.

Là-dessus, prenant la figure de circonstance, vous souriez k demi, prêt à balbutier quelque remerciement modeste. L'aimable veuve ne vous en laisse pas le temps :

— Vous connaissez la Normandie?

— La Normandie!.... répétez-vous avec une profonde

stupéfaction.

— Oui, la Normandie... Qu'avez- vous donc à vous étonner ainsi?. . Donnez-moi des renseignements sur les bains de Trouville... Le docteur me les conseille... S'y amuse-ton?... Les environs, les hôtels, les baigneurs, qu'en dites-vous?


Le soir, avant de vous rendre à votre seconde représentation, vous dînez seul chez un restaurateur voisin du théâtre. Deux jeunes gens installés pn*s de vous causent à voix assez haute ;


288 PETITES M1SÈBES.

et bientôt — ô bonheur inespéré ! — vous vous assurez qu'ils traitent la seule question digne, à votre avis, d'occuper les gens sensés.

— Tu y étais? dit l'un , laissant percer quelques regrets.

— Si j'y étais! répond l'autre avec l'accent du triomphe.

— Eh bien!

— Magnifique, mon cher, magnifique.

Bon jeune homme ! . . N'était le décorum, vous vous jetteriez dans ses bras.

— Elle a été applaudie?

— A tout rompre Depuis longtemps on n'avait rien

entendu de pareil.

— Et, dis-moi... quel costume avait-elle?

Hein? qu'est ceci?... Un frisson vous passe des pieds à la

tête.

— Elle en a trois... Plus beaux l'un que l'autre.

— Cette chère Zorah... j'en suis bien aise... Ah çà!... et la pièce?

— Peuh ! ... Tu sais. . . des vers. . . toujours la même chose. Le barbare! — Et qu'on lui jetterait bien ce carafon par

la tête!

— De qui est-elle?... Sait-on?

— Je ne m'en suis pas informé.


GROS, GRAS ET... TRISTE

{ IvcoaPAt ibilit i: — Narration xtvi. )


— Vous paraissez , — lui dis-je par forme de conversation , — vous paraissez jouir dune très-bonne santé?

Il leva sur moi des yeux tout à coup remplis de méfiance et de colère. Ce regard m f étonna au dernier point. Qu'y avait-il de malveillant dans mes paroles!

— Oui, Monsieur, me répondit-il, je me porte bien,... très-bien,... trop bien sans doute... Mais quelle rancune vous pousse à me le rappeler si cruellement!

— Excusez-moi , repris-je à mon tour, j'ignorais. . .

— Vous ignoriez!.., Quaviez-vous besoin de savoir!... Ne suis-je pas sous vos yeux, et puis-je faire mystère de mon infortune?... Elle éclate, Dieu merci, de toutes parts.

En prononçant ces derniers mots, il essaya de passer les mains entre son gilet et la ceinture de son pantalon , de façon à ramener le premier de ces vêtements sur un abdomen rondelet qui peu à peu s'était affranchi de cette gênante enveloppe. Mais cette tentative demeura inutile, et mon interlocuteur ne put pas seulement insérer un doigt — il est vrai que ses doigts, par leurs dimensions exorbitantes, rappelaient ceux de je ne sais quel empereur romain, à qui servaient d'anneaux les celliers de sa femme — entre les deux étoffes fortement serrées l'une par l'autre. Je compris alors qu'il se plaignait de son embonpoint, véritablement extraordinaire. Un maladroit à ma place eût aggravé, en cherchant à la réparer, la bévue que je venais de commettre ; mais je me gardai bien de risquer une consolation qui pouvait aisément devenir une injure. L'obèse me sut gré de cette délicatesse , et , après deux ou trois minutes accordées à son premier courroux, il reprit d'un ton pénétré :

— Je suis gras,... très-gras,... à quoi servirait de le nier?

s?


290 PETITES MISÈRES

Mais si c'est un malheur, ee n'est pas un crime, et je ne fléchirai pas sous le poids de mon infortune... Seulement je voudrais trouver chez mes contemporains plus de réserve et d'égards. Je voudrais qu'ils s'abstinssent, — quand la politesse leur en fait un devoir, — de ces banalités qui, indifférentes pour tous, sont injurieuses pour moi et mes pareils... Vous n'iriez pas, — n'est-il pas vrai ? — féliciter un boiteux sur sa manière de marcher, un aveugle de ce qu'il n'y voit goutte, un bossu de sa taille qui dévie!... Pourquoi me vanter, à moi, ce désastreux embonpoint?...

Il attendait peut-être une réponse à cette question tout à fait embarrassante, mais je me bornai à reconnaître mes torts par un silence expressif. Cette tactique me réussit encore à merveille, et me valut tout aussitôt la confiance de cet excellent homme. Il poursuivit sur le même ton :

— Je ne maudirai pas les personnes vénérées auxquelles je dois le jour; — il n'a pas dépendu d'elles de me donner une santé moins robuste et moins terrible. Elles auraient pu , il est vrai , en combattre de bonne heure le développement exorbitant, et me procurer dans mon enfance quelques salutaires maladies ; mais elles ne l'ont pas fait, aveuglées par un préjugé trop universel; et je ne puis m'en prendre, de l'état où me voici réduit, qu'à cette fausse idée qui fait regarder la santé comme le premier des biens, — une forte constitution comme un don précieux de la nature, — et l'appétit le plus exagéré comme un symptôme toujours favorable. . . Hélas ! . . .

Le malheureux s'arrêta pour reprendre haleine. Sa longue période l'avait essoufflé. Son front s'était couvert d'une moiteur brûlante. Il l'étancha de son mieux dans les plis d'un foulard des Indes que ses petits bras allèrent péniblement chercher au fond d'une de ses poches postérieures. Ce foulard, il Tétendit ensuite sur l'herbe d'un talus qui bordait la route, et il s'y laissa tomber avec un bruit pareil au dernier soupir d'un bœuf assommé.

— Je n'irai — pas — plus loin, — jeune homme, — pour — le moment. — Arrêtons-nous, — s'il vous plaît... — Ouf!


DE LA VIE HUMAINE. 291

Je souris intérieurement en songeant à la vengeance que Henri IV tira, dit-on, de son ennemi réconcilié, !e duc de Mayenne. Il était évident que sans y songer je venais d'infliger à l'obèse un supplice tout pareil. Mais , — n'étant pas roi et n'ayant pas affaire à un ex-rebelle, — je sentis que j'avais ù m'excuser d'avoir, en précipitant notre marche, rendu la promenade pénible à mon compagnon. Je pris pour cela un biais très - diplomatique , qui consistait à feindre moi - même une grande fatigue.

— Vous avez bien raison, m'écriai-je... le temps est horri- blement lourd,.. . et l'endroit tout à fait propice pour faire halte.

Je mentais comme un dentiste : il ventait frais, et la poussière du chemin nous venait dans les yeux; mais aussi je gagnai d'un seul coup les bonnes grâces de l'obèse, qui me demanda aussitôt un petit service. Sa gouvernante en l'habillant avait un peu trop serré la bouche de son col-cravate, lequel pouvait ainsi devenir complice d'une disposition naturellement apoplectique. Or, mon compagnon était incapable de remédier par lui-même


à ce grave inconvénient de sa toilette. Je lui vins en aide, el


292 PETITES MISÈRES

une familiarité presque sans réserve se trouva établie entre nous.

— Si vous croyez, — reprit-il après avoir soufflé, — que je n'envie pas souvent votre alerte et svelte maigreur,... vous vous trompez , mon garçon , . . . et je donnerais bonne chose pour trouver un équarrisseur humain qui , sans me tuer, dégrossît un peu ce bloc informe. . . ( il montrait , disant ceci , sa taille et ses jambes d'éléphant)... Mais, bah! continua-t-il , il serait à présent trop tard, et, des malheurs attachés à mon état, je n'éviterais pas les plus poignants... C'est à votre âge, jeune homme, qu'il est surtout dur de se trouver, par une surabondance de vie, en dehors de l'humanité... à votre âge, dis-je, et même plus tôt ; — car, j'ai bonne mémoire, mes misères datent du collège.

Tant que je restai dans ma famille , mon état ne me fut point révélé. Ma mère — excellente femme! — trouvait tout naturel qu'un enfant si supérieur aux autres par son esprit et sa beauté l'emportât aussi sur eux par l'ampleur de ses facultés stomacales. Elle s'applaudissait de mon ridicule appétit, où elle voulait voir \ toute force le symbole et le gage d'une ambition dévorante qui flattait singulièrement son orgueil. — « Cet enfant ira loin , lui ai-je entendu dire bien des fois ; jeune comme il est , il mange déjà cinq côtelettes à son déjeuner. »

.L'âge vint cependant où il fallut songer à cultiver d'aussi brillantes dispositions. J'entrai dans un pensionnat de Paris dont le prospectus promettait aux élèves une nourriture saine et abondante. Saine, je ne dis pas le contraire, car j'ai ouï conter que la diète en certains cas peut devenir un moyen de guérison; mais l'autre moitié de la promesse universitaire m'apparut dès le premier jour, — et dès le premier bœuf aux cornichons qui me passa par les mains, — comme une de ces déceptions que l'existence nous garde en si grand nombre. Je ne saurais vous dire quelle terreur me saisit ensuite lorsque je vis découper ce bœuf en rouelles presque aussi transparentes qu'un vitrail de chapelle gothique. Si les assiettes n'eussent étf


DE LA VIE HUMAINE. 293

tout simplement en terre de pipe, on aurait pu croire que l'intention du président de table était de ne pas nous er> dérober l'aspect flatteur.

Je demeurai stupéfait de voir que mes camarades se contentaient d'une si maigre pitance, et quant à moi, je jurai bien que, de façon ou d'autre, je saurais suppléer à cette insuffisance alimentaire. « Ventre affamé n'a point d'oreilles, » dit le proverbe; mais je puis vous garantir qu'en revanche il a des yeux et des mains. Toujours au guet, toujours prêt à me glisser furtivement dans le réfectoire désert, dans la boulangerie, voire à la cuisine, sous mille prétextes divers, j'ajoutais chaque jour la valeur de deux ou trois portions à celle qui m'était destinée ; mais ces larcins multipliés, qui demandaient une effrayante consommation de mensonges et de ressources, semblaient m' ouvrir l'appétit en même temps que l'intelligence. Malgré tout, j'avais faim et ne pouvais dissimuler cette espèce d'infirmité, qui me rendait pour mes camarades un objet de raillerie.

J'ai pu remarquer dès lors combien l'homme a l'esprit mal fait. On m'en voulait sérieusement de ce péché originel attaché à ma constitution; et lorsqu'il arrivait à mes com- mensaux , plus promptement rassasiés et plus difficiles que moi, de reculer devant un plat mal réussi, disaient-ils, — si je manifestais l'intention de venir en aide à leur appétit débile, — ils méconnaissaient au point de me maltraiter cette intention charitable. Vingt fois et plus ils ont poussé l'ingratitude et la barbarie jusqu'à dénaturer, par toutes sortes de mélanges absurdes, les aliments précieux qui cho- quaient leur vue et que je m'offrais à faire immédiatement disparaître. Voilà de l'inconséquence , ou je ne m'y connais pas.

De plus , les brocards pleuvaient sur moi de tous côtés ; brocards d'écoliers dont le Gradua ad Parnassum faisait les frais la plupart du temps. Les petits pédants dont j'étais entouré griffonnaient sur tous mes livres, gravaient sur mon


...


296 PETITES MISÈRES

préparation . . un mets admirable par ses qualités savoureuses et substantielles... et la sensation particulièrement désagréable qu'on éprouve à se réveiller en sursaut près d'une table de nuit renversée , — sous des matelas et des couvertures inextricables, — avec une épaule à moitié démise, — le nez écrasé , — la lèvre fendue , — au milieu d'une douzaine de polissons en chemise qui rient aux éclats de leur odieuse victoire.

— Et la poste?

— La poste est une autre invention non moins satanique et qui atteste la férocité native dont l'homme est investi dès ses plus jeunes années. Il faut plaindre — et plaindre sérieusement — le pauvre diable d'écolier contre lequel s'insurge toute la cour dont il fait partie, et qui, traqué, accablé dans un coin par toute une bande d'enfants inhumains, — transi de peur, — suppliant, — faible et petit en face de tant d'ennemis, — n'a que des prières à leur opposer. Les uns le tiennent par les mains, d'autres s'accrochent à ses habits; d'autres encore le poussent par les épaules, et l'affreuse poste commence, course aveugle qui l'emporte il ne sait où , lui fait perdre la tête dès les premiers pas , semble vouloir le lancer contre des murs où il peut se briser la tête, sur un sol qui entr' ouvre, dirait-on, pour le recevoir, de noirs et profonds abîmes... Ah! la poste, Monsieur, la poste!... et quels tristes souvenirs laisse quelque- fois l'âge heureux par excellence !

Mon caractère s'aigrissait au sein des persécutions. Mes parents, lassés de mes plaintes, me rappelèrent auprès d'eux, et, pour mieux me faire oubliçr les humiliations que j'avais subies, leur tendresse ingénieuse prit soin de me dissimuler l'espèce d'infirmité qui me les avait attirées. Il fut convenu que je grandissais énormément , et mon insatiable appétit fut attribué aux besoins de cette croissance. On alla même jusqu'à m'en complimenter. Mais cette fiction ne pouvait durer, et, après un an ou deux, je restai en face de l'horrible vérité. J'étais décidément gras et vorace.


'iifrrntr fttii cemmtncF , rottttc inirii jlt qui l'tmpn.l.' il Ht util «ii.


DE LA VIE Ht MAINE. 297

Imaginez — ceci vous sera facile — à quels desastres ce double vice de tempérament m'exposa pendant ces années où, en dépit de tout obstacle , l'homme est contraint de sacrifier à l'amour. Une idée généralement admise — et cela depuis les temps les plus reculés — c'est que, consumé par l'ardeur des passions, un amoureux doit être pâle et maigre.


Palhduj omnis amant. ^o!cr hic ctt apius amafiti;

disait Ovide : et cela est resté, sinon vrai, du moins incon- testable. Un teint fleuri, des yeux brillants, une certaine rondeur de formes, toutes choses qui sembleraient devoir plaire et charmer, tournent au désavantage de l'amourenx bien portant. Ses soupirs exhalés d'une poitrine robuste ont sur la l>eauté capricieuse un effet tout opposé à celui que produisent les petites expirations avortées d'une tendresse à demi pulmo- nique. Ceci me rappelle que justement à l'époque où j'aurais voulu voir l'embonpoint réhabilité par la mode , cette folle déesse mit les poitrinaires en grande vogue. On n'osait plus faire qu'en toussant une déclaration d'amour. La cachexie comptait pour beauté; l'usage du jujube et du lichen, pour recommandation souveraine auprès des belles. Naturellement elles avaient pris en horreur tout estomac fonctionnant d'uno manière un peu complète.

Cette singulière antipathie me condamnait au plus abominable régime. J'avais ouï dire que l'abondant usage de l'eau pouvait jusqu'à certain point combattre l'enluminure toujours croissante de mon joyeux visage. J'avais ouï dire aussi qu'on traitait l'obésité par les acides. Je me gorgeai de vinaigre et d'eau. Mal m'en eût pris à la longue si quelque charitable médecin ne m'avait averti que je suivais un régime contradictoire. « 11 n'est pas bien sûr, me dit-il , que l'eau vous pâlisse jamais, et qu'à force de vinaigre vous puissiez acquérir une taille de guêpe. Il l'est, en revanche, que l'eau vous engraisse, et que le vinaigra, — en échauffant les organes de la digestion. —

'8


298 PETITES M18KRES

couvrira vos joues de nombreux bourgeons. Avisez à ce double résultat. »

11 fallut bien , cédant à de si sages conseils , laisser leur cours à mes dispositions naturelles. Je me bornai donc à les dissimuler de mon mieux lorsqu'elles pouvaient me nuire; et il n'eût tenu qu'aux mille objets dont je fus tour à tour épris de me croire le plus sobre des Spartiates, tant je m'appli- quais à rester impassible, sous leurs yeux, aux tentations les plus attrayantes de la gastronomie. Les jours où de pareilles luttes étaient prévues, j'avais soin de m'y préparer par des précautions qui m'assuraient une facile victoire; et j'arrivais au combat, suivant le principe de la stratégie britannique, Jesté de tout ce qu'il me fallait pour soutenir les plus rudes chocs. Mais supposez une circonstance inattendue, et jugez de mes angoisses lorsque , mourant de faim , je devais laisser défiler devant moi , — sans v toucher, — sans v regarder même, — un de ces bons dîners de province qui durent de six heures a minuit. Mon stoïcisme en ces occasions métonnait quelquefois moi-même, et pour atténuer l'effet de certaines odeurs savou- reuses qui me montaient au cerveau, j'avais besoin d'ouvrir devant moi les plus délicieuses perspectives d'un amour récompensé.

A quoi servaient tant d'efforts? On lutte en vain contre sa destinée, et la mienne semblait prendre un malin plaisir à se jouer de mes tentatives diététiques. Elle transformait nus plus philosophiques goûters en autant de repas à trois services , et donnait à quelques bouchées de pain la valeur relative d'un chapon manceau. Je florissais donc en dépit des jeûnes imposés par l'amour, plus rubicond, plus bouffi chaque semaine; et pour moi les flèches de Cupido semblaient s'être métamorphosées en véritables lardoires. De là l'obligation de me soumettre à de nouvelles tortures, de me sangler dans détroits corsets qui m'ôtaient le mouvement et la respiration; dans des pantalons qui, si solides qu'on les choisît, devaient nécessairement céder au premier mouvement irréfléchi que la passion dicterait au malheureux dont ils comprimaient l'ampleur violente et rebelle.


a priuc 111 LiiniiKin Ht ir rinniititr.... 3'ui vu (rnt fait un t'inal agiif l'offrir ni «mirinni û ualrt tonimuiir IcHir,


bË LA VIE HUMAINE. Î&Q

La mimique — cette portion si essentielle de l'éloquence séductrice — se trouvait annulée chez moi par l'espèce de. prison perpétuelle à laquelle mon tailleur m'avait condamné. Ma bien- aimée venait-elle à laisser tomber en ma présence ou son mou- choir ou son bouquet, j'étais privé du bonheur de le ramasser avec cet empressement passionné qui dit tant de choses; et tandis que je . restais immobile , les lèvres plissées par un sourire contraint, j'ai vu cent fois un rival agile arriver en glissant sur ses orteils , se pencher gracieusement une jambe en l'air, relever du bout des doigts l'objet précieux, et, les coudes arrondis, l'offrir en souriant à notre commune déesse. Celle-ci,

— par là rappelée au sentiment de ma disgrâce , — me jetait, après l'avoir remercié, un regard empreint de cette pitié dédaigneuse qui glace toute espérance au cœur de l'amant éperdu.

La jalousie de mes contemporains — elle était éveillée par certains avantages purement moraux , et entre autres par quelque vingt mille livres de rente dont j'étais en possession,

— leur jalousie, dis-je, avait fait succéder aux injures greco- latines des allusions romantiques. La littérature anglaise était à la mode alors, et Dieu sait à quel point on abusa contre moi du personnage de Falstaff , si largement dessiné par Shakspeare. Je me rappellerai toujours une traduction de la première partie de Henry IV, faite à mon intention par un poëte maigre et barbu. Cet impertinent eut l'audace de la lire dans le salon d'une jeune héritière anglaise que je convoitais, et chaque fois que la glorieuse bedaine de sir John était en jeu, chaque fois que le prince Henry la criblait de ses méprisants sarcasmes, l'ingénieux traducteur, tourné vers moi de la façon la plus provoquante, me les adressait en face. Bien mieux, il me consultait très-sérieusement sur l'exactitude de sa version, et me demandait par exemple :

— Embossed rascal, Monsieur, comment rendriez -vous ceci?... Knotty pated fool... Greasy tallow keech... Hxige Itill qfjlesh... My sweet beef... Aidez-moi donc à trouver des équivalents.


300 PETITES MISERES

Il va sans dire que j'éludai toujours de pareilles requêtes, mais par malheur l'héritière éluda aussi les miennes. Le poëte maigre l'épousa deux mois après.

Ce n'est pas l'embarras : le ciel s'est chargé de ma ven- geance. Mon rival, à peine marié, changeant tout à coup «le régime et de mine, a subi la plus prompte métamorphose. L'élégie diaphane a tourné au vaudeville replet. Le poëte, à l'heure qu'il est, joue sur les trois-six, et, bornant là le culte qu'il rend aux choses de l'esprit, s'est donné pour muse la brune et dodue Gasterea, dont Brillât-Savarin a chanté dans sa trentième Méditation l'appétissante apothéose. Son ventre n'est encore qu'au majestueux; mais je doute qu'il l'y puisse fixer, et je ne désespère pas de voir sous peu d'années celle qui m'a préféré cet être fluet , ignominieusement chassée du lit de son époux par l'élargissement remarquable de ce gastrophore imprévu. - Revenons cependant à ce qui me concerne.

L'amour n'est pas le seul passage de la vie fermé, comme certains couloirs trop étroits, à l'infortuné que la nature a doué d'une corpulence fatale. Dans mille autres rencontres, l'extérieur réjoui qu elle nous donne malgré nous équivaut à l'incongruité la plus grave. Je ne parle pas des funérailles, où nous apportons une caricature vivante de la douleur que chacun ressent ou affecte; mais il suffit qu'une affaire soit triste ou même simple- ment sérieuse, pour que nous ne puissions sans ridicule y mêler nos figures à contre-temps prospères. Les larmes nous vont comme des manchettes à.... un animal que je ne veux pas nommer. Il nous est défendu de faire appel aux sympathies les plus universelles. L'émotion ne nous réussit jamais , et la maxime poétique d'Horace


,Si vif m*, ftere, dolendum est,


demanderait à être exactement retournée quand on parle de nous. Aussi m'étonne -je souvent que tout homme gras , —


DE LA VÎE HUMAINE. 301

forcément féroce , — ne renonce pas aux témoignages d'une sensibilité toujours inutile et mal accueillie.

Oh! oui,... mal accueillie... J'en atteste mes débuts au barreau, et l'hilarité cruelle soulevée tout à coup dans l'auditoire quand je mugis, en vrai taureau, lexorde qui devait me gagner tous les cœurs.

— Messieurs, m'étais-je écrié, ma faible voix vous dit assez que je suis réduit...

On ne me laissa pas achever ma phrase, et des stalles occupées par les jurés au siège des magistrats, — de l'enceinte réservée au banc des témoins, — de ceux-ci à la plèbe refoulée par les gendarmes dans le fin fond de la salle, — un rire homé- rique circula comme l'éclair. Je faillis me rasseoir anéanti ; mais un juste sentiment de fierté me soutint en ce moment terrible. Je voulus faire face à l'orage, et me précipitai in médias res tête baissée , « rebrassant les manches de ma robe — comme dit Eutrapel — et fendant l'air en quatre doubles. « 

Un succès d'étonnement paya mes efforts. Le silence se rétablit peu à peu, et, reprenant courage, je m'abandonnais à toute la fougue d'une improvisation soigneusement apprise par cœur lorsque... Je ne sais si j'ai raison de vous révéler ainsi mes malheurs.... Vous n'en abuserez pas, n'est-il pas vrai, tout jeune et tout maigre que vous êtes?. . .

Je me hâtai de répondre à cette pathétique apostrophe de l'obèse en serrant dans mes deux mains sa patte énorme et pesante. Il reprit, complètement rasséréné :

. . .J'improvisais donc, comme je viens de vous le dire, quand je vis le président — un petit homme sec et bilieux... ami intime de mes parents — me regarder tout à coup d'un air inquiet,... et tout en manifestant l'intérêt le plus vif, le plus paternel, m' arrêter, m'interrompre du geste. Je crus devoir déférer à cette exhortation muette, et , tirant la bride à la verve impétueuse de mon excellente mémoire :

— Monsieur le président ? — Ma toque , gracieusement étendue vers lui, complétait ma question.


•iOii PKtlTES MISKRES

— Avocat, me répondit-il du ton le plus bienveillant, je vous invite, dans votre intérêt, à plus de modération.

Je crus avoir dépassé par mégarde les bornes de la légalité. Pressé dès lors de m'excuser :

— Je prie la cour, m'écriai-je, de croire à mon respect, à mon amour sincère pour les lois de mon pays... Si j'ai pu dans l'ardeur de la discussion. . .

Un nouveau geste du président m'arrêta court.

— Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela,... me dit-il en hochant la tête... vous n'avez rien à vous reprocher qui nous concerne. Mais modérez-vous... modérez-vous, que diable!...

Je commençais à ne plus comprendre , et tout interdit :

— Comment!... que je me modère! .. Le président s'impatientait :

— Eh! oui, jeune défenseur,... modérez-vous, .. Ne vous échauffez pas ainsi... Tenez... voyez plutôt... Vous êtes en nage !...

Assommé par cette obligeance inopportune, je retombai cette fois sur mon banc, et jmrodiant la sublime imprécation du noir amoureux de Desdémona :

C! fcnv.veïl, Farpwell l'nc nei£hin£ stofd and Ù13 shnll trump , — Ptc.

Farcv/ell ! — Cthelio's cnoupation 's gone

Adieu, m'écriai-je intérieurement, le forum et les triomphes de l'éloquence, la foule émue, les regards attendris des dames élégamment parées ! Adieu les vives répliques, les grands effets de' style , les frémissements flatteurs d'une assistance complètement subjuguée !

.... And al quahty, Pride, pomp, and circumstance of J>lDrious v/ar!

En effet , je déposai dès ce jour — et pour jamais — la


DE LA WE HCM.UKE. 303

toge et la superbe coifTure qui donne à l'avocat le plus beau privilège de la grandesse castillane.

Depuis lors j'ai vécu — si cela s'appelle vivre — en véri- table paria social , condamné à manger seul — et je les mange bien , hélas ! très 'littéralement — mes vingt mille livres de revenu. Éloigné par ma disproportion physique de tout commerce agréable, je n'ai d'égaux nulle part... si ce n'est parmi les vieux bouchers, les vieux aubergistes ou les vieux carlins de vieille fille. On ne m'invite jamais à dîner : mon appétit fait peur. Jamais cabriolet obligeant ne se prête


à me jeter quelque part; si j'y pouvais entrer, je le jetterais moi-même ù la renverse. Je me garde bien de tomber jamais aux genoux d'une jolie femme, ne me souciant guère d'v rester comme jadis Gibbon devant madame de Montolieu. L'amitié, même la chaste amitié, ne saurait m' ouvrir ses bras : ma circonférence l'effraie. Vous le voyez, jeune homme, je suis rVllpnicnt bien fi plaindre.


304 H-TITEB MISÈKI».

Le soii]iir effrayant et la grimace mélancolique dont l'obèse accompagna ces derniers inota triomphèrent du sérieux avec lequel je l'avais jusque alors écoute. Toutefois, comme je sentais que ma gaieté pouvait offenser, j'essayai de la contenir,... et faillis mourir à la peine. L'obèse s'en aperçut. Avec une magnanimité qui n'était pas sans effort :

— Riez, nie dit-il,... liez, et partons... Puissiez- vous . jeune efflanqué, ne jamais peser trois quintaux!...

— Ainsi soit-il , pensai-je en le voyant obligé pour se relever d'avoir recours à mon aide.

Dieu sait que je la lui offrais de bon cœur; mais en ce moment pouvait-il l'accepter de même?


PETIT TRAITE

DES SERVITUDES.

(Li LiBBk Aaiivat. — LiC^on il. )


— yous voyant attentifs à ce mot de Servitudes , le. Professeur commença ainsi : —

Elles sont — je ne l'invente pas — c'est le Code qui le dit :

Actives ou passives,

Continues ou discontinues,

Apparentes ou non apparentes,

Urbaines ou rurales.

Il y a bien encore une centaine ou deux de définitions et de distinctions tout aussi absolues que celles-ci , à tirer de la loi ou de ses commentateurs. Mais les précédentes nous suffiront.

— Et le Professeur, par forme de préambule , alluma sa pipe. —

ê

La servitude active, continua-t-il , est celle qui demande le fait actuel de l'homme — ou de la femme — pour s'exercer à vos dépens. Exemple : Vous êtes logé immédiatement au- dessous de mademoiselle Atala Ciseau , jeune lingfcre qui donne (à beaucoup trop de gens) les plus agréables espérances. Elle possède, par suite de cette superposition et de ses penchants particuliers , je ne sais combien de servitudes exercées par elle avec une activité remarquable.

Ce sont d'abord les leçons de danses prohibées qu'elle se fait


306 PETITES MISÈRES

donner à huis clos et de fort bonne heure par ses nombreux


smiis , pour les transmettre ù ses amies dans l'après-midi ; elle démontre ensuite pendant toute la soirée, avec accompagnement du flageolet , que ces leçons ne sont perdues ni pour elle ni pour l'enseignement mutuel dont elle s'est chargée.

Ce sont les soins qu'elle prodigue à ses résédas , à ses pensées, à ses violîers de toute nuance, ainsi qu'à ses serins et chardonnerets ; soins touchants dont témoignerait au besoin votre balcon, jonché de mouron, d'eau terreuse, de petit mil, et d'autres débris équivoques. Si vous contestez la légalité de cette servitude par-devant le tribunal suprême de votre concierge, vous la verrez sans doute se transformer pour vous et votre robe de chambre en une servitude passive des plus désagréables : l'nrrosemeiit stillicide deviendra perpétuel;


— les serins, de moitié dans la vengeance de leur maîtresse, prendront exprès des laxatifs de toute sorte; — les jeunes professeurs de danse dont il a été parlé ne manqueront jamais une occasion de vous poudrer à blanc avec la cendre de leurs cigares.

Ce sont enfin les hostilités que mademoiselle Atala se permet sans scrupule contre vous en votre double qualité d'homme insensible et marié. Elle n'est heureuse qu'à vos dépens : lois- quelle peut, par exemple, en allant chercher sa crème, esca- moter votre journal glissé sous la porte par le facteur; ou bien encore, cacher dans quelque obscur recoin de la loge du portier la clef qu'on y dépose pour vous, avec le bougeoir classique. En pareil cas . elle veille tout expri* jusqu'à plus de minuit , el


308 PETITES MISÈRES

s'amuse singulièrement de votre embarras lorsque, après avoir assez longtemps querellé le négligent concierge, vous arrivez sur votre palier, ou vous attend le plus cruel embarras. Vous êtes en effet placé entre les deux anxiétés suivantes : ou bien vous réveillerez votre femme en sonnant à plusieurs reprises, et vous pourrez compter sur un bel accès de mauvaise humeur ; ou bien , tranquillisée par les précautions qu'elle a prises , madame restera plongée dans un sommeil inexpugnable, et vous n'obtiendrez pas qu'elle vous ouvre : ce qui vous placera dans la nécessité d'enfoncer littéralement la porte de votre


domicile,... en ameutant contre vous les voisins irrités. Ce dernier cas échéant, mademoiselle Atala ne se refusera pas le plaisir de se plaindre plus tmut que les autres, et de récriminer


DE LA VIE HUMAÎNE. 309

amèrement contre vous : « Que signifient, aune pareille heure, de pareils bruits! C'est bien à vous , qui réclamez toujours , de réveiller tout le monde! etc., etc. » Des cris de paon t d'atroces invectives.

La servitude passive résulte de tel ou tel arrangement des choses humaines en vertu duquel , sans avoir besoin de remuer un doigt pour cela, quelque citoyen du monde fait peser sur vous une obligation désagréable.

Le plus complet échantillon d'une servitude pareille est sans contredit le mariage ; mais comme elle est la plupart du temps réciproque, nous ne le citons que pour mémoire.

C'est à côté — ou pour mieux dire en dedans — de ce bien- heureux état que nous trouverons l'idéal de la domination, et par conséquent de la servitude passive.

Jamais valet de comédie, menacé de vingt coups d'épée par un gentilhomme furibond ; jamais nègre sous le bâton du com- mandeur; jamais chien peureux sous le fouet de son maître, n'épièrent assidûment le danger, ne se soumirent pour l'éviter à mille concessions déshonorantes , n'allèrent au-devant du moindre symptôme de volonté, comme l'humble servant d'une l>elle dnme en face du mari d'icelle.

Ce brave homme ne peut dire un mot, risquer un geste, manifester une velléité quelconque , sans qu'aussitôt son fidèle esclave ne se croie tenu à tout interpréter, à tout deviner, à tout accomplir.

Une abnégation si complète n'aurait besoin que d'un motif plus légitime pour être véritablement touchante. Elle l'est même, nonobstant son origine criminelle, aux yeux de tout homme qui sait comparer — je me sers d'une métaphore prover- biale — le prix de la chandelle aux délices du jeu.

Le jeune célibataire en question consomme sur l'autel de l'amour l'holocauste de tous ses goûts, de tous ses instincts, de toutes ses fantaisies.

A cinq heures du matin , — paresseux comme un agouti , — le voilà qui s'arrache aux tièdes caresses de l'édredon , et, mal


310 PETITES MISERES

réveillé, s'arme en bâillant pour la chasse ; — il lui en coûtera certainement une migraine et des maux de nerfs ; et encore ce témoignage de dévouement aura-t-il ses conséquences naturelles? Rien n'est moins certain. Malheureux dans sa campagne mati- nale, le mari s'en prend volontiers à son collaborateur dont il relève dogmatiquement toutes les fautes, et dont il se moque sans pitié.

Si Monsieur n'est pas content , Madame, en revanche, boude et se plaint. Il se trouve que, s'éveillant ce jour-là d'une humeur tout à fait miséricordieuse, elle avait médité une promenade à la ferme, favorisée par l'absence conjugale. Vous me direz que son humble esclave ignorait ces dispositions favorables. Mais il est tenu de les deviner ; il n'a pas l'intelligence du cœur ; il est gauche, il est froid, il ne mérite pas tout ce qu'on fait pour lui.

Après le déjeûner, cependant, le mari flotte indécis entre plusieurs emplois de sa journée ; le célibataire attend , pour con- naître son sort , que cette volonté vacillante se soit enfin arrêtée à quelque résolution définitive. En attendant, il accompagne tous ses caprices d'une approbation infatigable : prêt à s'élancer vers le damier, s'il est question d'échecs ; vers sa flûte, si l'on veut de la musique; vers l'écurie, si l'on demande les chevaux; prêt à tout, même à lever des plans, si l'on est en train de cadastrer le domaine : maître Jacques universel , prompt comme l'éclair à se transformer pour être agréable.

Aussi lui fait -on accorder le piano et monter les pen- dules , — au grand désespoir de ses oreilles ; — essayer les jeunes étalons, — au grand risque de son cou; — mettre la bibliothèque en ordre , les outils de pêche en bon état , peindre en vert les treilles du jardin , étiqueter l'herbier , cataloguer les parchemins généalogiques, vérifier la compta- bilité de l'intendant ; — et , — monstrueux abus de cette exploitation de l'homme par l'homme , — transcrire la requête in -folio , adressée par le mari à MM. les Président et Jvges composant le Tribunal de***.

Je ferai remarquer que, pour être rangée panni les passives, la servitude ci-dessus doit s'exercer sans malice de la part do


«'m n bon t«itnt qu'il la mjrtt et la (laite la» la prr<onne tr ■


DE LA VIE HUMAINE. 311

l'époux, — dont la tyrannie, si elle a conscience d'elle-même, change à l'instant de nature. Il est aisé d'apprécier la justesse en même temps que la subtilité de cette distinction.

Le despote volontaire qui abuse d'une situation dont il a le secret exerce une servitude active; mais le brave homme qui, sans se douter de rien, devient l'objet d'une sorte de fétichisme assidu, demeure évidemment à l'état passif. Jamais la pensée ne lui vient de s'imposer au célibataire obéissant. C'est ce dernier qui* dominé par la terreur, court au-devant d'un joug inerte, multiplie les occasions de complaisance, et se commande à lui-même une série de sacrifices, de dévouements, plus méritoires les uns que les autres. Tout cela pour un kommeau , comme le dit si bien Estienne de la Boëtic I discours de la Servitude volontaire ) souvent « le plus lasche et le plus féminin de la nation, non pas aceoustuuié à la pouldre des batailles, mais encores à grand' peine au sable des tournois. »

Tandis que le célibataire esclave est quelquefois un capitaine à grosses moustaches, un ferrailleur à trois poils, un raffiné d'honneur, un Amilcar.

Aussi n'est-ce pas « Thommeau « qui l'effraie, mais bien la petite femmelette blonde près de laquelle il a son chemin à faire. 11 la connaît. C'est à bon escient qu'il la cajole et la flatte dans la personne de son hôte. Elle lui pardonnerait plutôt : — c'est pourtant beaucoup dire — un excès de respect pour elle qu'un manque d'égards pour son mari.

La servitude continue est rare. Nous ne la trouverons guère que dans les petites infirmités inhérentes à notre organisation. Un myope, par exemple, est continuellement dans la dépen- dance 1° de ses yeux, 2° de ses lunettes s'il en porte, 3° de tous les voyants «Jui voudront s'amuser de lui.

11 a sur ceux-ci un avantage réel, — c'est-à-dire pour peu que son imagination soit optimiste ; — car il suppose alors , sous chaque voile, une figure adorable; il donne vingt ans ù toutes les femmes qui passent; il accepte pour bons tous les


312 PETITES MISÈRES

teints éblouissants de fraîcheur, toutes les tailles admirables, tous les trompeurs attraits que les cosmétiques et la toile gommée ont adroitement simulés. Douce illusion qu'il paie cher s'il vient à s'y livrer trop complètement, et qui lui ménage au fait et au prendre de bien cruels désenchantements.

Mais il n'est pas question de ceci. Suivons le myope au moment où il entre , armé de son lorgnon dont il n'ose pas se servir, dans un salon où il est à peu près certain de ren- contrer sans les reconnaître vingt personnes de sa connaissance parmi cent ou cent cinquante étrangers. Comme le voilà loti ! Quelle inquiétude surtout lorsque, en se dirigeant vers la place que doit occuper la maîtresse de la maison, il croit n'apercevoir qu'un fauteuil vide. Saluera -t- il le principe absent! ne saluera -t- il pas la divinité présente! sera- 1- il ridicule ou sera-t-il grossier...!

Tandis qu'il délibère, sa noble hôtesse est debout à quatre pas de lui , s'étonnant fort , après s'être inclinée trois ou quatre fois , de l'obstination que met notre visiteur intimidé à ne pas lui rendre ses politesses.

Dans la rue, autres accidents. Deux jeunes gens arrivent vers le myope en riant aux éclats.

— Il n'y a que Jules et Adolphe pour se moquer ainsi de moi , pense le pauvre garçon.

Sur quoi, voulant faire bonne contenance, il prend un air aisé, affecte lui aussi de rire à gorge déployée, et court offrir une poignée de mains. .. à deux inconnus, très-surpris de cette amicale confiance.

— J'entends d'ici, s'écria le professeur, à qui personne ne disait mot, une objection passablement spécieuse. Pourquoi le myope n'a-t-il pas ses lunettes?

Pense-t-on sérieusement que par ce moyen il s'affranchît réellement de la servitude! Et n'en est-ce pas une des mieux caractérisées que de porter constamment à cheval sur son nez ces deux prunelles supplémentaires dont le moindre tort est de vous laisser, quand vous êtes contraint de les abandonner, dans un état de cécité complète?


DE LA VIE HUMAINE.


Je ne parle pas des maux de tète, de réchauffement des paupières, de la dessiccation des prunelles... je ne parle pus même de la caducité précoce qui résulte de cette déplorable habitude, ni des- chances conjugales qu'elle vous enlève. — Combien de fois une jeune personne, avant d'agréer la première visite d'un prétendant qui se fait proposer, n'a-t-elle pas demandé aux honorables entrepreneurs de sa félicité privée :

— Et votre monsieur,... dites-moi,... porte-t-il des lunettes?

Prête à le bannir à priori pour peu que l'on hésite à In rassurer là-dessus.

Comme si la clairvoyance était une qualité chez un mari.

Je ne parle pas de tous ces inconvénients, reprit -il après les avoir longuement énumérés ; mais le myope est à la merci de quiconque veut l'abuser. En quelle matière peut-il donner une opinion compétente? Si l'on débat devant lui la beauté relative de tel ou tel paysage, ouvrira-t-il un avis! d'un tableau , saura-t-il que dire? d'une danseuse , saura-t il que penser? Supposez- le mninlcnant dans une réunion où, sous


SI 4 PLTITES MIXKHKS

les yeux d'argus sévères , il doive s'entendre avec une aimable personne sur le bon vouloir de laquelle il a droit de compter ; supposez-le disant in petto :

— Je suis sûr quelle me regarde à présent. Je gagerais cent louis qu'elle m'indique des yeux le cahier de musique, le coussin du divan, le vase chinois où je dois cacher ce mystérieux billet... Comme elle doit méjuger stupide!

Supposez-le jaloux :

— M.*** est bien près d'elle.... ne lui parle-t-il point à

l'oreille? Qu'est-ce que ce geste suspect? Une lettre il la

ramasse... Ah! c'est trop fort.

Et le myope va éclater lorsque M.*** restitue très-

ostensiblement à sa voisine la prétendue lettre... un patron de broderie qui de ses genoux avait glissé sur le tapis.

Supposez une imprudence. Le colonel J... s'approche alors de lui et l'emmène dans une embrasure de croisée :

— Mon cher, vous ne voyez donc pas que la vieille baronne e*t furieuse contre vqus. Elle vous darde depuis une heure des regards qui vous mettent clairement à la porte. Que diable aussi vous avisez- vous d'aller, sans dire gare et sans la moindre précaution, glisser un poulet à sa petite nièce?

— Comment? balbutie le myope, rougissant et se déferrant aussitôt. . . Elle nous tournait le dos. . . Vous crovez. . .

— Qu'elle s'en est aperçue... dans la glace vis-à-vis... Mais tout le salon l'a vu comme je vous vois... Et si...

Sans attendre la fin de la phrase, le malheureux saute pour s'enfuir au plus vite sur le chapeau d'un de ses voisins. Ce qui, par parenthèse, — vu que deux hommes n'ont jamais absolu- ment la même tête, — force le myope à revenir chez lui, par un temps affreux , portant au bout des doigts un couvre-chef étranger.

Deux jours après, il apprend d'aventure qu'il a été dupe d'une abominable attrape. La vieille baronne n'avait eu garde de rien voir. Le colonel s'est amusé du myope, qui se trouve avoir, de l'appeler au combat, tous les droits imaginables,... excepté celui du plus fort. L'absence de celui-ci l'empoche


DE LA VIE HUMAINE. 315

d'user des autres, et il est forcé, par égard pour lui-même, de trouver excellente la plaisanterie dont il a été l'objet.

En effet, il serait souverainement absurde, lui qui se sent capable de manquer un bœuf à dix pas, de s'aller mesurer, pistolet au poing, avec le meilleur tireur des quatre-vingt-six départements.

Il y a par milliers des servitudes discontinues. L'une des plus répétées et des plus assujettissantes nous est imposée par nos correspondants toujours trop nombreux.

Qui n'a dans sa vie, par quelque matinée couverte, formé le beau projet d'une journée tout entière consacrée à quelque travail depuis longtemps remis , creusé entre soi et les impor- tuns Je large fossé d'une consigne absolue, et, se croyant à l'abri de toute obsession fâcheuse, commencé la besogne choisie?

Tout à coup, à la vue d'un petit papier laissé à dessein sur la table, on se rappelle qu'il faut répondre sans retard à un père, une mère, un oncle, un ami ,... que sais-je? Et nul moyen de différer. Il s'agit d'affaires, d'un renseignement important, d'une explication délicate.

On se met à l'œuvre, hâtant avec dépit l'expédition indis- pensable de ce préliminaire. Mais au moment où, la réponse cachetée, on y met l'adresse, le portier ouvre à petit bruit la porte si sévèrement condamnée.

— Monsieur,... Monsieur, dit-il à demi-voix et d'un ton singulièrement significatif,... c'est la petite bonne... pardon de vous déranger... la petite bonne de là-bas... vous savez.... elle dit qu'il y a réponse...

— Mais, malheureux, je vous ai recommandé...

— Ah! pardonnerez,... j'ai pas cru... Elle a dit comme ça. . . Je vais lui rendre sa lette.

— Eh! non,... donnez... Elle sait que je suis chez moi.

— J'y ai pas dit. . . ah ! pour ça Dieu ! j'y ai pas dit.

— Que lui avez- vous dit, alors?

— J'y ai rien dit , ... je suis monté tout courant.

— Pardieu! cela revient bien au même. Donnez donc.


'il G PETITKS MISÈRES

La lettre a cinq pages, petit texte. Elle commence ainsi :

- Cher ange à moi , je t'envoie ma première pensée, vague, indécise encore, et qui hésite à s'envoler vers toi, comme le jeune oiseau sur le bord du nid maternel , à se plonger dans le brillant azur. Je veux en retour quelques-uns de ces mots. . . , etc. , etc. •

Il faut répondre : — Chère adorée, ... — François ! François ! attendez donc. — « Comment te peindre ma joie. . . ma joie. — Vous ne pourrez donc jamais faire ce qu'on vous dit! — « Ma joie... » — Sapristi ! j'ai mis « ma joie» trois fois de suite... — Vous mériteriez. . . — Là , bon , un pâté ! c'est fait exprès.

Et vous recommencez en grognant de plus belle, mais avec un soin tout particulier, le malencontreux billet. Jusqu'au bas de la première page tout marche à merveille : mais là , voulant tourner le feuillet , vous vous apercevez que votre papier est placé au rebours , la tranche à gauche , le dos à droite:... à cette nouvelle mésaventure la patience vous échappe. Vous ne parvenez à confectionner le troisième exem- plaire de la reconnaissante épître qu'après avoir écrasé deux plumes , cassé trois bâtons de cire , et vous être percé le doigt aux branches de votre compas entr' ouvert : — Cette dernière circonstance n'accélère pas votre besogne , tout au contraire.

Suffoqué par le dépit, et pleurant presque de rage, vous vous creusez en vain la cervelle, honteux de ce que vous y trouvez, et surtout du temps que vous avez mis à tracer quelques lignes sans tête ni queue. Sur ces entrefaites, un domestique se présente à la porte, et, la consigne se trou* vant levée par l'absence momentanée de l'estimable François, pénètre sans obstacle dans l'antichambre , de là dans la salle à manger, puis dans votre cabinet où parvient ainsi une troi- sième épître. Celle-ci est du comte de ***, qui demande for- mellement — il les lui faut le jour même — les deux lettres de recommandation qui lui ont été promises pour sir Thomas W... et lady R...

Notez bien que chacune de ces deux missives, adressées à des amis étrangers vis-à-vis desquels on est en retard, de- mande au moins une heure de prose : de plus, la politesse


DF. LA VIF. Hl'MAINE. 317

exige une petite lettre d'envoi portant au comte vos vœux pour son heureux voyage,... que vous donnez à tous les diables. Du reste, il suffit que la correspondance soit complètement inopportune pour qu'elle surabonde aussitôt. Billets d'invita- tion ou de convocation, billets de part, billets doux — souvent tres-amers — . billets de garde , tombent comme la grêle autour de l'homme occupé, qui aimerait autant — en ce moment — se voir présenter des billets à ordre.


Ail moins n'est-on pas forcé d'y répondre autrement que par des billets de banque, et ceux-là sont rédigés d'avance.

Passons, s'il vous plaît, aux servitudes apparentes. Ce mot en dit assez , et il n'est pas besoin de les définir, mais seule- ment de les illustrer par quelque exemple.

Ce sera, si vous le voulez, la position subordonnée d'un jeune homme vis-à-vis des gens plus âgés que lui , et qui réclament impérieusement , en vertu des cheveux blancs qu'ils ont ou pour*


318 PÏTtTl-'S MISKRB*

raient avoir, toutes sortes d'abnégations physiques et morales.

Je ne parle pas bien évidemment des déférences , des respects, des concessions, que notre adolescent, s'il est bien né , si son éducation n'a pas été négligée, aura de lui-même et sans effort pour ces vénérables représentants de l'autre siècle; maïs des sujétions, quelquefois exagérées et cruelles, qui lui seront imposées par eus.

Comme de rester bouche close — eût-il cent fois raison — devant les assertions dédaigneuses de quelque tète aussi dé- garnie, en dedans, d'idées, de faits et de logique, qu'elle l'est, au dehors , de tout ce qui pourrait ressembler à des cheveux.

D'entendre et même d'écouter — toujours avec un nouveau plaisir... apparent — les innombrables redites et les historiettes infinies dont on lui rebat les oreilles ;

De monopoliser les courants d'air, — les fluxions par con- séquent et les rhumes de cerveau , — les sièges sans dossiers, les places du milieu dans une diligence, au théâtre les pinces


du fond, on. dans un omnibus, le strapontin du président :


DE LA VIE HUMAINE. «319

— cet accaparement île choses peu désirables a l'avantage incon- testable d'être fort méritoire; mais il a l'inconvénient , à la longue, de devenir non moins ennuyeux ;

De céder en revanche, sur leur premièrç réquisition, aux susdits vieillards, la place enviée qu'il aura pu conquérir à force de patience auprès d'elle. Elle est la beauté la plus entourée du bal où notre jeune homme n'est allé que pour lui parler.... 11 demeure ainsi bel et bien privé de ce bonheur.

Ajoutez à ceci qu'il les entend, abusant sans pitié de leurs privilèges et de leur impunité, se moquer du désappointement qu'il n'a pas su dissimuler, — tenir à l'objet de son culte respectueux une foule de propos régence, — et persifler, pour peu qu'elle vienne à rougir, ce qu'il leur plaît d'appeler ses pruderies constitutionnelles.

Le tout à la face du ciel et de la terre, en vertu d'un droit si bien établi, si généralement reconnu, qu'au besoin la gen- darmerie le protégerait d'office, s'il prenait envie à notre jeune homme de le méconnaître un seul instant.

11 n'en est pas ainsi des servitudes non apparentes, qui .n'ont pas la force publique pour garant; bien loin de là. Mais qu'en feraient-elles? Le soin même que nous mettons à les cacher, le mystère dans lequel nous les tenons, assurent leur domination et leur durée.

La servitude non apparente , continua le Professeur , est en général une imperfection secrète que nous voulons dissi- muler aux autres, et qui nous cause, h raison de cette dissimu- lation vaniteuse, une certaine somme de petites gênes.

C'est une dent absente qui nous force à parler du bout des lèvres et à rester constamment sérieux ;

C'est une altération quelconque — et pour quelque raison que ce puisse être — de ce que j'appellerai, par une circon- locution nécessaire, Y appareil assident : circonstance éminem- ment contrariante quand on est juré, ou condamné à jouer au whist, quand on court un lièvre, ou quand on pose pour un portrait; — ledit appareil se trouvant, dans ces deux derniers cas, en contact immédiat et durable avec une selle anglaise ou


320 PETITES MlSKliES

avec une chaise d'atelier, d'ordinaire peu rembourrées lune et l'autre.

C'est encore un de ces tristes vestiges que garde longtemps, après une pénible cure , notre corps livré au fer, au feu , aux médications épispastiques. Il est d'usage de ne jamais avouer l'existence de ces blessures assurément très-légitimes; tandis que, par une contradiction manifeste, on tire quelquefois vanité du mal qu'elles furent appelées à combattre. — Comme circon- stance aggravante de cette espèce particulière de servitude , je citerai l'obligation de coucher à la campagne — dans une chambre à deux lits — en compagnie d'un personnage connu pour son indiscrétion. Peu d'angoisses égalent celles qui accompagnent alors certaines révélations devenues indispen- sables.

Ou bien c'est une de ces incommodités futiles dans le prin- cipe, et qui finissent à la longue par acquérir sur nous une influence humiliante : — des bottes neuves, par exemple. Je pourrais à ce sujet citer deux amis qui se querellèrent un soir parce que l'un d'eux était depuis le matin fort à l'étroit dans sa chaussure. Cette contrainte, supportée d'abord avec patience, l'avait, après quelques heures, rendu hydrophobe...

Je n'oublierai jamais ce duel. Les bottes neuves avaient tous les torts; de plus, chose étonnante, leur propriétaire en convenait, mais seulement vis-à-vis de ses témoins. - — Eh bien! lui insinuaient- ils doucement, expliquez — rien n'est plus simple — l'accès de fureur où vous a tout à coup jeté la plus innocente des plaisanteries.... Tout sera dit, et nous irons déjeuner. » Jamais il ne put se résoudre à révéler la

vérité et comme c'était, d'ailleurs, un de ces hommes

véridiques faute de savoir mentir, que le manque d'imagination condamne à la sincérité la plus scrupuleuse, il fallut aller jusqu'au bout.

— Et le dénouement ! criâmes-nous au Professeur qui avait réussi à piquer notre curiosité.

— Le dénouement? répondit-il avec majesté, fut vraiment digne du début. Figurez- vous deux adversaires sans haine.


DE LA VIE HUMAINE. 321

sans colère , partant 9ans vrai courage, dépités d'avoir à risquer leur vie pour une bagatelle, et d'autant plus solennels qu'ils se sentaient plus absurdes. C'est assez l'usage. On charge les pis- tolets, on place les combattants. L'homme aux bottes, prenant à part les témoins, leur avait annoncé sa magnanime résolution :

— J'essuierai le feu, et je tirerai en l'air.

Il comptait secrètement sur un effet superbe, et tenait son arme un peu de côté, à la hauteur de la tête, le canon levé vers le ciel : une attitude héroïque et digne. Son adversaire, de très- bonne foi » lâche son coup au signal convenu. Le pistolet tombe ; l'homme après , les jambes en l'air, dans la plus fâcheuse attitude qu'on puisse imaginer. On le croit mort; il n'était seu- lement pas blessé. La balle lavait désarmé d'abord, et, par un léger ricochet, 1 avait ensuite étourdi. Adieu tout le grandiose de sa clémence ! Pour tirer en l'air — il y tenait — il fut obligé d'emprunter l'arme de son antagoniste. Ne valait-il pas mieux, je vous en fais juges, recevoir la balle en pleine poitrine?

— Vu murmure n'étant elevt* murmure tceptique x'il en fut, e» réitmixe a iri/r question du Professeur : —

— J'en étais sûr, sécria-t-il, vous êtes tous de mon avis, et je passe immédiatement aux deux dernières classes de servi- tudes, urbaines ou rurales, suivant qu'elles s'exercent à la ville ou à la campagne.

Quand un homme quitte la ville et va chercher le bonheur aux champs, il ne tient compte d'aucune des corvées qui l'y attendent. Il ne rêve que la fraîcheur des ombrages et les douces émanations de la terre fleurie, le cristal des ruisseaux à demi cachés sous l'herbe épaisse, les regards prolongés sans fatigue sur la mobile et caressante verdure des sinueux hori- zons. A son insu, c'est la liberté qu'il espère, l'absence de toute contrainte et de toute étiquette. Il entend conclure une trêve de six mois avec le monde, les visites, les dîners priés, les pantalons justes, les gilets à corset, les gants jaunes, le phébus des salons ; bref, toutes les incommodités qu'entraîne le séjour de la capitale. Mais qu'il y prenne garde : sa femme

41


)"24 POTITKS MIKKHKS

Le conseil municipal à présider:

Tous les électeurs — grands et petits — à cajoler humblement : A écouter d'une oreille patiente , quand arrive le jour des fermages, les doléances de vingt pauvres diables, tous ruinés — s'il les en faut croire — pour une cause ou pour l'autre. Quit- tances gratuites à leur donner, si l'on est humain , avec la crainte bien fondée qu'ils ne se moquent d'une pitié crédule ; — ou bien procès à leur faire, avec la certitude qu'ils vous feront passer dans tout le pays pour l'homme le plus cruel, le plus avare, le plus minutieusement tenace.

Ému de toutes ces appréhensions , retoumerez-vous à la ville? — Le» servitudes urbaines vous y attendent, non moins nombreuses, non moins poignantes, non moins redoutables.

Et d'abord — et en première ligne — lorsque vous entrez dans votre garde-robe pour y déposer vos habits de voyage, les insignes de La milice frappent vos regards. Majestueux uniforme ! que de joies il vous rappelle, que de délices il vous promet !


Fimtassin . les factions sous la porte du Louvre — de


If, & ciijelrr bnmblnnrnl.


DE LA VIE tll MAINE. 325

à deux heures du matin — par une bise glaciale qui vous souffle à la figure des tourbillons de neige.

Cavalier, les mêmes factions devant Tare de triomphe du Carrousel, par une après-midi de juillet, immobile sous un soleil à tuer les mouches et les dynasties; — ou bien encore, les hasards de l'escorte royale encourus certain jour sur un locatis dont les jambes de devant semblaient bourrées de coton. Une escouade de dragons, au galop derrière vous, compliquait singulièrement la situation en menaçant de vous passer sur le corps pour si peu que vous eussiez ralenti le pas de votre péril- leuse monture. On a vu, à pareille fête, d'honorables pères de famille pleurer d'avance leur imminent trépas , et jeter quelques fleurs sur la tombe ou ils se croyaient entraînés ventre à terre.

Sur votre bureau, un faix de papiers.

Citation à comparaître, le 12 courant à midi, — terme de rigueur après un premier ajournement, — devant le magis- trat conciliateur de votre quartier. Il faut aller en personne jurer solennellement devant lui que vous avez soldé le mé- moire dont un marchand de mauvaise foi vous réclame le montant.

MM. les actionnaires des mines de*** sont invités à se réunir (à midi, le 12 courant) pour prononcer, s r il y a lieu, la destitution d'un gérant qui a mis la société à deux doigts de sa perte. Il s'agit aussi d'un appel de fonds, doublant d'un seul coup la mise sociale. Ces contrariétés industrielles vous rendent tout à coup très-soucieux.

Le même jour, à la même heure, s'assemble le comité de lecture du Vaudeville. On y doit lire la pièce de votre ami M. . . Informé de votre retour, il vient justement de vous envoyer un appel direct, et vous donne clairement à choisir entre votre suffrage dont il a besoin et son affection qui ne vous a jamais servi. C'est à prendre ou à laisser. Décidez-vous.

Tiraillé de la sorte de trois côtés par des obligations contra- dictoires, et tandis que vous délibérez encore, ne sachant à laquelle entendre de toutes ces sommations impérieuses, vous


3:26 PETITES MBRHER

bridez machinalement le cachet d'une lettre timbrée à ***. Celle-ci du moins — vous reconnaissez l'écriture d'un ami d'enfance — ne vous pariera ni de procès, ni d'actions, ni de vaudevilles, ni...

Miséricorde!...

Cet ami , — ce bon Dupré , — le patriarche de *** , — à quarante-cinq ans, — après une vie toute de devoirs...

— Eh bien ! il a vécu?

— Pas du tout. Il se porte à ravir. Mais qui l'eût dit?... Lui et sa femme, et leurs quatre enfants,.... et leur bonne Thérèse,.... et sans doute aussi Cosaque, leur vieux chien borgne...

— Achevez... que leur orrive-t-il?

— A eux? rien au monde; mais à moi... Lisez.

- Mon bien cher camarade,

« Je tiens à t'annoncer le premier une nouvelle qui, je pense, te comblera de la plus vive joie,... si du moins j'en juge par celle que j'éprouve à te la donner La tournure que mes affaires ont prise depuis quelques années, et un héritage qui m'est à l'improviste advenu, me permettent de réaliser un projet long- temps caressé.

» Je pars la semaine prochaine avec toute ma famille pour „ la capitale, où je compte passer quinze jours.

« Ta précieuse amitié — dont je n'ai jamais douté — va, je le sais, embellir pour moi ce séjour passager dans la métropole de la civilisation et des arts. Ta position , l'influence, dont tu disposes, tes nombreuses et illustres relations, j'ai tout fait entrer en balance, je disposerai de tout, comme si tout cela était à moi, comme du temps où nous étions copins. Part à deux! tu ne Tas pas oublié. Tu me l'écrivais encore l'année dernière.

« Je ne veux donc pas d'autre guide que toi , d'autre maison, d'autres habitudes que les tiennes. Nous visiterons ensemble tout ce que la grande ville offre de curieux à l'admiration d'un


ht: LA ME HI/MAINE. -fil

vieux provincial comme moi. Temples, théâtres, rfrasée*.


monuments publics de toute sorte, bibliothèques et collections particulières, les jardins même, et les serres — tu sais que je m'entends en horticulture, — nous irons partout, nous verrons tout avec les yeux de ton expérience consommée. Je veux connaître, je veux que mes enfants aient vu tous les hommes célèbres qui sont tes amis. Tu me présenteras même au besoin — mais seul cette fois — à quelques-unes de ces piquantes beautés dont tu m'as tant vanté la grâce, l'esprit, la coquet- terie. Je ne saurais te dire combien je mets d'espérances dans chacun de ces quinze jours que je vais passer pri-s de toi. Tu ne les réaliseras certainement pas toutes (ce serait à peu près impossible j, mais je m'en fie à ton affection pour nous rendre notre voyage aussi utile qu'agréable : vtilp du/ri, c'est le pré- cepte du sage. Ma femme, que tu n'as jamais vue, me charge


328 PKTITI^ MIRKRfiS.

de t* embrasser sur les deux joues. Mes trois filles et mon petit garçon se font une fête de te sauter au cqu pour te remercier des charmants cadeaux dont tu les as si souvent gratifies. Bref, je t'amène toute une famille qui t'a toujours compté comme un de ses membres les plus chers. La vieille Théréson a voulu être de la partie, et je n'ai pu refuser à ses longs services cette légère récompense.

« Il me reste à te préciser l'heure de notre arrivée à Paris. Nous voyagerons à petites journées, dans une grande berline dont je viens de faire l'acquisition , et d'après mes calculs, sur l'exactitude desquels tu dois compter, nous serons à ta porte le 12, sans faute, vers midi... -

— Xnnx interrompime* ici le Profcxxeur fuir de bruyante* réclamation*. C'était a»M*l irop d'invraiêewblanre* , et trop accorder à la uécexxUé de *outen>r xa thcxe....

Il non* reqarda du liant en la* , puis, son* *' abaisser a se justifier autrement H plaça tau* no\ yeux le* trois on quatre originaux authentique* des écrits qu'il venait de citer.

Cela fait , il reprit : -

Oui, Messieurs, il n'y a rien que de positif, rien que de strictement historique dans ma méthode d'exposition. La plu- part du temps, même, je n'emprunte qu'à mes souvenirs les incidents nombreux que je fais passer sous vos yeux. Presque toutes les servitudes dont il a été question dans la présente leçon . je les ai par moi-même expérimentées. . :

Ce qui ne m'empêche pas d'être , — otf le reconnaît assez généralement , — par ma position comme par mon caractère , — par mes habitudes comme par la modération de mes vœux , — et sur toute chose par ma volonté bien expresse de ne tolérer que les dominations inévitables, —

L'homme le plus indépendant de l'univers.


NE PAS ÊTRE SOURD.

Entre autres doctrines bizarres de l'étudiant Maurice, il soutient que toute imperfection des sens , source apparente de malheurs ou d'accidents pénibles , est en réalité une condition de bonheur. Le monde est ainsi constitué , selon lui , que nos yeux , nos oreilles, notre palais, etc. , nous transmettent plus d'impressions désagréables en elles-mêmes — et funestes par leurs conséquences — que de sensations bénignes et profitables.

Tu ne nieras pas , me disait-il à ce propos , — et si tu le niais, on te confondrait aisément, — qu'il n'existe ici-bas une immense majorité d'hommes laids , de choses et même de femmes laides ; qu'un beau paysage , une physionomie agréable, une statue ou un monument digne d'admiration , ne soient pré- cisément admirables , attrayants et remarqués , à cause de leur rareté même : — leur rareté ne peut avoir d'autre cause que la laideur générale à laquelle ils forment exception ; — d'où je conclus...

— Qu'il faut se crever les yeux.

— Pas précisément ; — mais que ce myope , dont le profes- seur nous parlait l'autre jour, aurait tort d'envier les facultés visuelles de notre ami Natty Bumppo , plus connu sous le sobriquet à'Œil-de-Faucon. Parmi les objets qui lui échappent , les neuf dixièmes au moins sont fâcheux à contempler, quelques autres tout à fait indifférents , un bien petit nombre seulement beaux et regrettables.

De même , l'être dont le goût est naturellement obtus . s'il perd quelques jouissances culinaires , — combien de Mignot pour un Vatel ! — échappe à d'innombrables supplices.

De même encore...

Ici je pris le bras de Maurice , et , pour mettre un terme à ses paradoxes , je le menai promener. Je l'y eusse envoyé volon-

4*


330 PETITES MISÈRES

tiers — car j'avais autre chose en tête — n'eussent été les égards voulus par l'amitié qui nous lie.

Nous longeâmes ensemble les Champs-Elysées , où la Bras- serie Anglaise nous offrit une halte tout à lait séduisante. Maurice — grand amateur de bière et d'ailleurs altéré par la chaleur de ses raisonnements — alla machinalement s'asseoir à l'une des petites tables vertes qui égaient la façade de ce cara- vansérail parisien.

Nous y étions installés depuis une minute à peine , lorsque le son criard d'une chanterelle vint nous faire bondir sur nos chaises, et, nous retournant aussitôt , nous vîmes avec désespoir un de ces orchestres ambulants que le goût toujours croissant de la mauvaise musique a multipliés chez nous d'une manière si déplorable. Les trois exécutants dont il se composait — deux femmes et un homme — portaient empreinte sur leurs bon- nasses physionomies la préméditation souriante du plaisir qu'ils allaient infailliblement nous procurer. Nos regards effarés ne les détrompèrent point , et ils commencèrent à l'instant même leur effrayant charivari. Les souffrances musicales du célèbre Kreissler me revinrent aussitôt à l'esprit, et si jamais j'avais pu accuser d'exagération le très-véridique conseiller au Kammergericht qui s'en est fait l'historien , je me vis réfuté à l'instant même, et par l'ébranlement de toutes mes fibres , et par Ja véritable désolation sous l'empire de laquelle se contracta la figure de mon ami. Une sorte de fer à cheval comme celui de Redgauntlet se dessina sur son front , les coins de sa bouche s'abaissèrent , son nez sembla mincir, et ses épaules rentrer en elles-mêmes. Je compris qu'il maudissait tout bas sa destinée , et je fouillai dans mes poches afin d'abréger par une libéralité anticipée le concert dont on régalait nos oreilles. Maurice imita ce geste, qui parut de bon augure à nos artistes et les assura de nos intentions bienveillantes. Le violon grinça de plus belle; la harpe et la guitare , toutes deux fêlées , lui répondirent par d'aigres frémissements. Maurice me dit alors :

— Ce sont les ailes bourdonnantes du dragon noir et le rire aigu du heurtoir de bronze. .. As-tu de la monnaie!


3ll rpmnHiictmit A ['iiutnnt rtifmt leur (fragnnt (bariwui.


DE LA VIE HUMAINE. 331

Je lui répondis, pour lui prouver que j'avais saisi ses allusions fantastiques :

— C'est la voix métallique du vieil archiviste et la disso- nance des cloches de cristal quand elles se brisent. Je crois

même y distinguer l'horrible cri du vautour gris-blanc*

Mais, toi-même, n'as-tu pas quelques groschen?

— Non , répondit-il d'un air piteux.

— Ni moi non plus, repris-je en baissant la tête.

— Et la bière est commandée , m'écriai-je.

— Et le garçon ne vient pas , ajouta-t-il.

La musique cependant continuait toujours plus bruyante.

— Retirez-vous ! . . . adjuro vos ! allez au diable ! cria tout à coup Maurice exaspéré.

Sa voix énergique ne manqua pas de produire son effet accoutumé. L'orchestre infernal s'arrêta subito : la guitare faillit se trouver mal ; l'archet demeura sur les cordes , et , ramené par une main tremblante , semblait imiter, de minute en minute, le râle entrecoupé des mourants. . .

Les artistes , découragés , nous adressèrent un coup d'œil où se lisaient mille tristes reproches. . . mais ils s'éloignèrent enfin , et nous respirions, — lorsque à trois pas de nous un gros buveur à face flamande se réveilla de la somnolence béate où il était plongé .

— Tenez, enfants ! — leur dit-il , comme s'il eût voulu censurer notre inhumaine conduite.

Je ne puis dire de quel don généreux furent accompagnées ces simples paroles , mais elles produisirent un effet magique : la harpe repartit en si bémol ; — la guitare modula sa recon- naissance en ut mineur ; — quant au violon , troublé, selon toute apparence , par des sentiments contradictoires , il sautait de gamme en gamme , de clef en clef, sans garder aucune mesure dans l'expression de son mépris pour nous , de son estime pour le gros Flamand.

Si bien que Maurice ne goûta pas ce jour-là le porter de la

  • lw Pot tt'in\ srroiide , troisième et •|tialrièm«' AViHresi.


3.'J2 PETITES MlNKHfcs

Brasserie Anglaise , et il prit soin de me faire remarquer, en quittant la place , que la délicatesse de ses oreilles lui imposait cette dure nécessité .

Nous ne nous arrêtâmes essoufflés que sur le boulevard extérieur , en face d'une sorte de jardin public. Nos regards plongeaient sous ses longues allées où la lumière dorée filtrait doucement à travers les épais feuillages. Maurice avait bonne envie de faire valoir à l'appui de ses raisonnements du matin l'aventure qui venait de nous arriver ; mais , avant qu'il n'eût repris haleine,- le sable cria sous un pas furtif , et nous vîmes accourir deux jolis enfants dont les joues animées , le regard quêteur , .les cheveux effarouchés par le vent , semblaient annoncer qu'après avoir fui quelque importune surveillance , ils se dérobaient à des recherches prévues. C'étaient le frère et la sœur, — ainsi l'attestaient la ressemblance de leurs traits , la tranquille familiarité de leurs manières. — Us s'assirent côte à côte au bout d'un banc mobile , pour le moment inoccupé , puis commencèrent à voix basse une de ces causeries mysté- rieuses dont les petites filles savent orner l'amitié la plus légitime. Ce qu'ils disaient, les anges l'auraient écouté en souriant , je n'en doute pas : mais ils voulaient le cacher, même aux anges , afin d'avoir un secret.

L'idée de le leur surprendre ne me serait jamais venue ; elle vint à Maurice , le plus curieux des hommes. Il entra dans le jardin sans faire semblant de rien , et alla s'asseoir , aussi furtivement que possible , sur l'extrémité opposée du banc où siégeaient nos deux chérubins. La petite personne , comme de raison , Ait la première à deviner cette manœuvre. Un léger coup de coude avertit son frère , et tous deux , regardant en dessous leur impertinent voisin , trouvèrent aussitôt le châti- ment qu'il méritait. D'un seul mouvement les deux espiègles quittèrent leurs places ; le banc , aussitôt allégé d'un côté , céda dé l'autre au poids qui le chargeait ; Maurice roula fort bien sur le sable , tandis que le frère et la sœur s'éloignaient en riant de toute leur âme.


IHt LA VIE Hl'l


— Attmpe , criai je à mon ami. Toutefois j'admirai sa phi- losophie lorsqu'il me dit , plus radieux après sa chute :

— Comprends-tuî .. Ai-je raison? Te faut-il d'autres preuves f Serais-je tombé si le ciel m'eût fait...

— Moins indiscret.

~ Dis donc plus sourd. L'indiscrétion n'est ici qu'une cause secondaire. Si je n'avais pas eu l'espoir d'entendre , à coup sûr je n'aurais pas écouté.

Je méditais une réponse à cet argument inattendu , lorsqu'un nouvel incident dérangea mes réflexions.

Ce fut un bruit de monnaie , pareil à celui que produirait sur le pavé de Paris la pluie divine qui séduisit Danaé. En cher- chant des yeux Jupiter, j'aperçus un brave bourgeois , un vrai Philistin , dont les poches plus garnies que de raison venaient de s'effondrer. Elles vomirent une avalanche de gros écus qui s'éparpilla de tous côtés , à la grande joie des passants accouru- ù l'instant même avec' un empressement des plus équivoques,


PCTITKS MIBKKBS


Tandis que ce pauvre diable se démenait an milieu du ras- semblement , tantôt obéissant à la nécessité de remercier les officieux , tantôt cédant à la crainte assez naturelle qu'ils ne lui fissent payer un peu cher leur assistance inopportune . Maurice !e regardait avec une sorte de satisfaction sauvage.

— Ah çà , lui dis-je , il me semble que voici ton système en déroute. Cet homme ne.se fût certainement pas arrêté, courant comme il faisait , si le son de l'argent ne l'avait averti.

— Puissamment raisonné !.. Mais sais-tu de qui tu parles '.

— Pas le moins du monde... Qu'importe ceci?

— Fort peu , sans doute. Seulement où tu vois son salut , je vois sa perte , moi qui le connais. Le bruit fatal qui l'a reténu comme il allait atteindre ce fiacre , maintenant éloigné , c'est la voix fatale , le perfide appel du châtiment boiteux qui s'es- soufflait à le suivre, et auquel il obéit sans le savoir... Tiens.


»?. LA VIE HUMAINE. 335

regarde, interrompit Maurice... Je vis en effet îles hommes bleus , de mine suspecte , se faire jour , des papier» à la main , parmi la foule.

A leur aspect . le Philistin pâlit et lâcha son chapeau à demi . plein d'argent ; ses écus roulèrent derechef sur le pavé ; ce fut cette fois un des hommes bleus qui les ramassa , tandis que l'autre . la main sur l'épaule du fugitif, le sommait de le suivre AClichy.

— Écoutez-moi , par grâce, chère Jenny!... — La svelte Rllette n'en marchait que plus vite... — Écoutez-moi , je vous en supplie!... — Elle détourna un peu la tête, mais sans ralentir le pas. Je compris que Maurice galopait après une justification pressante.

Soudain Jenny s'arrêta , rouge comme une cerise et les yeux étincelants.

— Parle2 donc... Mais on me suit. L'étudiant lui saisit la main et. .

Ran plan plan, plan plan plan plan.'


Un noble bataillon d'infanterie . précédé de sa bruyante avant-garde , tournait en cet instant le coin de la rue.


336 PETITES MISÈRES

Maurice pour si peu ne cessa pas de parler ; mais Jenny cessa d'entendre , ce qui revenait au même.

Il se pencha vers elle en criant à tue-tête quelque protes- tation de fidélité. Pour n'en rien perdre, la jeune fille avait fait de sa main , gracieusement ouverte derrière son oreille , une sorte de cornet acoustique : le tout en vain ; les tambours en étaient mxjlajla continus...

Une femme âgée vint mettre un terme à cette pénible scène. En la voyant, Jenny tressaillit, dégagea sa main de celle de Maurice , et , se plongeant dans une obscure allée , s'éclipsa comme une ombre.

Maurice lut une question dans mes yeux.

— Que veux-tu! répondit-il avec un découragement amer... je n'ai obtenu qu'un mot , et ce mot. . .

— T'a échappé... Vanteras -tu encore le bonheur des sourds?

Maurice me considéra des pieds à la tête , avec un éton- nement mêlé de tristesse.

— Si je le vanterai! reprit-il... Plus que jamais, hélas! Je suis surpris que tu en puisses douter.

L'étonnement me gagnait. Après un instant d'hésitation :

— Je ne comprends pas. je l'avoue, repris-je humblement; tu n'as pas entendu ta belle. . .

— Parce que j'entendais trop les tambours.

— A la bonne heure. Mais suppose-toi sourd , est-ce que tu aurais , par hasard. . . ?

— J'aurais écouté des yeux.



DICHA Y DESDICHA DEL NOMBRE.*

( Fa*am«4U. — • Cfcap. cxx*. )

Il n'est guère de jour où le Moniteur universel, — cet* impassible historien des malheurs publics, — n'enregistre dans sa partie officielle le témoignage authentique de quelque infor- tune privée. Il ne tient qu'à nous, esprits perspicaces et cher- cheurs, de lire tout un drame dans chacune de ces ordonnances par lesquelles le Roi, sur la demande de MM. Vilain, Vautour, Pochard, Mayeux ou Mahieux, Lecerf, Tropamer, Crede- ville, etc., etc., accorde à ces infortunés le droit de s'appeler Séligny, Blancourt, Belmare ou Saint-Clair.

N'est-il pas évident en effet qu'avant d'en venir à cette extrémité solennelle, une pétition; — avant de se résoudre à une publicité qui appelle sur eux le ridicule; — avant de pousser vers le trône ce cri de douleur qui retentit par toute la France, — il faut que les pétitionnaires aient cruellement souffert, et dû bien des avanies à l'absurde appellation qu'ils tenaient de leur famille! Que de tortures secrètes, que de résignations difficiles, que de discussions conjugales, que de méprises fâcheuses, que d'épigrammes poignantes , que d'injustes dédains , chacune de ces demandes ne résume-t-elle pas !

Il était naturel autrefois qu'on fit maint et maint effort, qu'on soutînt maint et maint procès, qu'on présentât mainte et mainte requête, pour laisser à ses enfants le nom de Rohan, de Longueville, de Nevers, de Luxembourg ou de Montmorency. Dans ces syllabes sonores et retentissantes résidait une sorte de vertu magique qui poussait aux grandes charges et à la fortune l'homme assez heureux pour posséder un pareil talisman.

Par une raison directement opposée, n'est-il pas permis de braver aujourd'hui mille ennuis pour que toute une race plébéienne se débarrasse d'une désignation presque flétrissante?

Le temps, ce grand niveleur, a détruit le prestige des noms

  • Bonheur et Malheur du Nom, titre d'une charmante comédie de Calderon.

45


338 PETITES MISERES

illustres. Pourquoi laisse-t-il subsister celui des noms absurdes! Lorsqu'on ne peut plus se glorifier de s'appeler Bouillon , pour- quoi est-il humiliant de s'appeler Lasoupe î

• Et il n'y a pas à dire. Ce nom , comme tant d'autres, con- trarie toutes les visées, gêne l'existence, paralyse tous les efforts, annule tout le mérite de quiconque se condamne à le porter. Lasoupe aura beau s'évertuer, il obtiendra difficilement des prix au collège. Fût-il plus charmant qu'Adonis , bien des femmes refuseront de l'écouter, qui l'eussent adoré très-volontiers s'il s'était seulement appelé Brévannes ou Dervilly. Pas une jeune héritière qui ne recule devant la nécessité de s'appeler madame Lasoupe. Désespéré , notre homme se fiât soldat. — Mais il se battrait en vain comme La Tour d'Auvergne ou comme Murât, les bulletins ne veulent pas de lui. La gloire se montre femme, et lui tient rigueur. Je suppose que Lasoupe, dégoûté de tant d'entraves, quitte la partie, revienne dans son hameau natal, et y meure après vingt années de vertus et de charités; soyez sûr que l'éloge académique lui fera faux bond, et qu'au bord de sa fosse nulle voix amie n'osera s'écrier : Adieu pour toujours, adieu, Lasoupe!

Les esprits les plus sûrs d'eux-mêmes, les plus aventureux, les plus hardiment sceptiques, ont reconnu l'empire du nom, et n'ont pas osé lutter contre les obstacles qu'il opposait à leur carrière. Arouet s'est appelé Voltaire ;' Jean Le Rond s'est appelé D' Alembert ; encore fut-il heureux que son père ne l'eût pas légitimé ; sans cela , au lieu de ce beau nom noble et grave qui termine si bien la célèbre préface de Y Encyclopédie. le fils de madame de Tencin en eût été réduit — autre piège du baptême — à prendre la moitié d'un nom déjà glorieux. Il se fut appelé Destouches. Et chaque fois qu'il serait question de lui, une espèce d'.ambiguité mystérieuse gênerait l'admiration de la postérité; circonstance d'autant plus contrariante, que la gloire ainsi partagée le serait entre un géomètre et un auteur comique ; gens fort enclins à se mépriser l'un l'autre.


DR LA VIE HUMAINE. 339

Les petits malheurs attachés à telle ou telle dénomination ne sont pas tous du même ordre. Plusieurs à la vérité sont inhérents au nom lui-même, et ceux-là, les plus faciles à prévoir, sont aussi les plus faciles à éviter. Mais les autres qui tiennent aux circonstances de temps, de lieu, de physionomie, de caractère , de position , comment y parer d'avance , comment s'y soustraire!

On a un nom parfaitement honnête , insignifiant, qui jamais ne fut l'objet d'une seule remarque, soit en bien, soit en mal. Mais il plaît à un. vaudevilliste d'en décorer un type bouffon. Le malheur veut que la pièce obtienne la vogue. Du même coup, mille plaisanteries saugrenues, mille brocards fâcheux , pleuvent de tous côtés sur les homonymes du principal person- nage. Avant le succès des Saltimbanques, il était permis de se nommer Ducantal. Qui l'oserait aujourd'hui! Qui ne préfé- rerait partager avec quelque grand criminel un nom plus tristement fameux? Castaing , soit; Ducantal, jamais. On n'aurait qu'à s'enrhumer.

De même autrefois, Carlin devait être un nom très-bien porté avant que la farce italienne ne s'en fut emparée, et les belles mar- quises ensuite, pour baptiser leurs petits chiens à museau noir.

» •

La tendresse maternelle s'épuise en recherches ingénieuses pour nous donner par avance des noms en harmonie avec toutes les grandes qualités que l'avenir ne saurait manquer de développer en nous , toutes les chances que la fortune jettera sous nos pas, toutes les grâces dont nous serons pourvus. Mais l'avenir, débiteur inexact, se joue de ces dénominations pro- phétiques; il peuple le monde d'Alcide nabots et malingres, d'Achille boiteux et couards , de Richard qui n'ont pas le sou, de Nestor très-dissipés. Rose est jaune comme un coing; Blanche a le teint d'une écrevisse trop cuite ; Reine est bossue ; Angélique est un démon; personne ne peut souffrir Aimée.... et les épigrammes de pleuvoir.

On a baptisé Lili ou Toutou — ce dernier nom est fort à la


340 PETITES MDSÈRES

mode dans quatre ou cinq départements du midi — un petit marmot à cheveux d'or, à joues rondes et veloutées, espiègle et joli. Les années qui surviennent l'allongent et le déforment. Elles lui donnent de gros pieds massifs, de grosses mains rouges, une grosse voix enrouée, des moustaches de six pouces, un uniforme de cuirassier. Il reste cependant Lili ou Toutou , quitte à estropier tous ceux qui trouveraient la chose plai- sante,... ou à se laisser estropier par eux, s'ils manient mieux que lui la terrible latte.

Un autre malheur peut résulter, non du contraste, mais de la trop parfaite harmonie qui existe entre le nom et celui qui le porte. Supposez à Rousseau — il était brun, comme chacun sait — la rouge toison dévolue, de par tous les peintres, à Judas Iscariote , — ce nom fut devenu pour lui une injure permanente. Supposez que tel ou tel député du centre s'appelle Marchand ; un avocat , Lapie ou Robinet ; un poltron, Lelièvre ; Boulanger, un faiseur de croûtes, etc. ; quel ennui pour ces pauvres diables !

Telle ou telle circonstance aggrave encore les choses et votre nom peut vous rendre impropre aux honneurs, aux titres, aux emplois que vous avez mérités. Il dut en coûter à l'empe- reur de créer un maréchal Mouton; mais il eût reculé vingt fois avant de donner ce titre à un héros appelé Ferrand.

Comptez encore parmi les désagréments du même genre l'ennui de porter un nom trop illustre. Mieux vaut mille fois, quand rien ne vous distingue, s'intituler Gros-Jean tout court que d'avoir à subir le contre-coup d'une curiosité désappointée, qui trouve un employé du Timbre ou de la Poste à la place d'un orateur ou d'un poète populaire. Vous seriez quelque chose, vous seriez au moins vous-même, sans ce nom terrible, dont le poids vous écrase, dont l'éclat vous éteint, dont le retentissement absorbe toute l'attention qui pourrait vous être accordée.

Un homonyme moins glorieux peut encore vous désobliger beaucoup, si surtout il loge — cela s'est vu — dans votre quar- tier, dans votre rue , dans la maison que vous habitez ; car alors


DE LA VIE HUMAINE. 341

les méprises se multiplient. Vous avez ses lettres , il reçoit les vôtres; — le conseil de discipline vous cite et vous condamne par défaut, pour n'avoir pas monté la garde, son tour venu; — ses créanciers viennent faire du bruit à votre porte ; — vos amis de province lui adressent, sans le vouloir, de succulentes bourriches; — s'il fait faillite, vous perdez tout crédit ; — s'il a des relations féminines en trop grand nombre, vous passez pour un homme immoral; — s'il refuse un duel, vous en aurez une demi-doUzaine avec tous les faux braves qui vous croiront inca- pable de leur prêter le collet; — l'un d'eux vous tuerait, que vous ne seriez pas à l'abri de l'homonyme ; — il peut avoir commis quelque méchant livre, et vous passez alors à la postérité avec la mémoire et sous le nom d'un Colletet ou d'un Cotin.

Que dirons-nous donc des infortunés qui n'ont pas un seul, mais des milliers d'homonymes , — des Bourgeois , — des Leblanc , — des Martin , — des Meunier, — des Thomas! — que dirons-nous surtout des Durand , qui peuplent à eux seuls toute une vaste province de France, la verte et grasse Nor- mandie! Ceux-là, il est malaisé de deviner comment ils s'y prennent pour exister, pour posséder en propre une fortune, une réputation bonne ou mauvaise, une femme et des enfants; bref, tout ce que l'homme n'obtient et ne conserve qu'à la condition d'y attacher, et par conséquent d'avoir un nom.

Ceci doit nous rappeler que si le nom de l'homme, — tantôt mal sonnant ou ridicule, — tantôt trop connu et obligeant trop, — trop exclusif et bizarre , — trop vulgaire et partagé , — trop étranger ou lié par des rapports trop intimes à l'individu qu'il désigne, — l'expose à de nombreux inconvénients, un inconvénient plus grave encore serait après tout —

Que, de manière ou d'autre, ce nom vint à lui manquer.


MAIS.

I«v« » ■ ■ — i — . — Wuatimm sut. )


C'est la formule ordinaire de l'objection, la préface du refus, le mot fatal avec lequel on restreint, on reprend, on révoque les concessions déjà faites. C'est la pierre contre laquelle le pied se heurte , alors que Ton touchait au but; c'est le bouclier derrière lequel s'abrite la volonté qui , prête à céder, se ravise. Mais est le traquenard où notre crédulité se prend alors qu'on nous accueille avec les dehors de la franchise et de l'amitié. — - Oui , mon bon , vous avez eu raison de compter sur moi. . vous êtes sûr de me trouver toujours prêt à vous être agréable. . . Mais. . . » Suit une phrase honnête qui donne un démenti formel à cette obligeante préface ; Mais a tout détruit en s'offrant comme un vil entremetteur à cimenter l'union des prémisses flatteuses avec la désagréable conséquence que l'on en tire. 4

Mais joue un rôle important dans presque toutes les con- trariétés humaines , et c'est ce qui lui doit valoir ici un chapitre à part.

Ce brave employé travaille depuis quelques semaines avec un enthousiasme sans pareil; il arrive le premier à son bureau; le dernier il quitte la place ; il abat des monceaux de corres- pondances; le papier tellière fond devant son ardeur comme la neige aux rayons du soleil. Le secret de tant d'activité, c'est l'approche du mois de janvier, époque intéressante où , à défaut de toute autre fleur, la Gratification balance sur sa tige essentiellement mobile ses corolles dorées. Le jour de la justice luit enfin pour notre laborieux expéditionnaire. Il com-


.,;<y


PETTTEB MIBÈRBB DE LA VIB HUMAINE. 343

paraît à son tour devant le dispensateur des grâces officielles : — Mon cher BeUemain, je vous ai mandé pour vous témoi- gner, au nom du ministre et au mien , toute la satisfaction que votre zèle nous a fiât éprouver.... Je suis chargé de vous dire que vos droits à une récompense ont été reconnus. . . une gratification vous est certainement due... Mais la parci- monie des Chambres, etc., etc.

Après un dîner de famille, le plus gai du monde et qui doit être suivi d'une partie de spectacle, la maîtresse du logis — une délicieuse brune — prend à part son cousin — jeune rhétoricien que cette faveur inattendue fait rougir jusqu'aux oreilles, — et tout en régularisant avec une douce familiarité le noeud de sa cravate :

— Mon bon petit Paul, m vous saviez... nous devons aller voir mademoiselle Rachel... je vous avais gardé Une place à côté de moi (Paul, finissez, je vais me fâcher)... j'avais tout arrangé , tout prévu. . . Mais voilà ma tante qui s'est mis en tête, de nous accompagner, etc.

' • ' *

  •  »

> Je me souviens fort bien qu'à l'âge' de Paul j'avais une sainte aversion pour le rôle insipide de garçon d'honneur. Néanmoins il ne se mariait pas une de mes contemporaines sans, que le poêle ne me tombât sur les bras. Je déplorais hautement mon sort. .Quelques âmes charitables en voulurent bien prendre pitié. Entre autres, une aimable parente, que son âge exposait à un prochain hymen , me promit solennellement qu'elle me sauverait de ce maudit emploi , du moins en ce qui la pourrait concerner. Or, elle était la dernière sur la liste des fiancées que je devais avoir à craindre. Me voilà donc tran- quille, et d'autant plus, que le bruit de nos conventions avait transpiré. Les grands parents en étaient instruits. La noce vient; aucune indiscrète sollicitation ne me donne à penser. J'apprends au contraire qu'on est en quête de jeunes céliba- taires propres à l'exhibition fâcheuse que j'avais détournée de moi. Aussi arrivé-je à la messe matrimoniale le cœur léger,


344 PETITES M1SÀREB

l'esprit débarrassé de toute appréhension, et m'apprêtant à rire de l'attitude infiniment prolongée que mes remplaçants allaient avoir à garder. Même j'avais quelques épigrammes à modifier suivant la taille ou le tant, la mine et le costume de . ces acolytes encore inconnus. Au moment prévu, le suisse quitte l'autel dans toute la pompe de ses atours Louis XV. Avec quel intérêt ne le suivais-je pas des yeux! Il se dirige vers mes voisins ; il semble chercher parmi eux quelque per- sonnage désigné d'avance... Mais c'est devant moi, c'est à mes pieds qu'il laisse tomber sa hallebarde, dont le retentisse- ment sur les dalles sonores attire aussitôt tous les regards. Il en était où le sourire le plus malin brillait déjà... J'eus quelque velléité de résistance.... Mais mon cœur faillit à l'idée de troubler une si auguste cérémonie, et je posai, non sans mau- dire tout bas mon destin, les bras en l'air, la tête de trois quarts , en vrai support de candélabre ; — la durée du saint sacrifice ajoutant singulièrement à l'amertume du mien.

Un soir — heureux souvenir — après bien des mois consumés en vaines prières , j'obtins d'elle un rendez-vous , le premier et le plus disputé. Attentive à diminuer les dangers que son imagination lui faisait entrevoir dans cette démarche aventu- reuse, elle avait choisi une promenade ordinairement très-déserte à l'heure où nous nous y rendîmes, chacun de notre côté. Je sentais trembler son bras sous le mien, et, tout ému moi-même, je la rassurais d'une voix troublée. Peu à peu le courage nous revint pourtant; perdus dans l'ombre, à l'abri des yeux jaloux, la main dans la main, nous cheminions délicieusement... Mais voici que le pas d'un cheval retentit et nous force à nous blottir, déjà transis de peur, derrière un gros arbre. Ma com- pagne s'était jetée dans mes bras et cachait sa tête sur ma poitrine. C'était pour la première fois que cette douce étreinte m'était accordée : est-il étonnant que mes pensées prissent à l'instant même un autre cours! L'obscurité profonde rendait mes craintes illusoires; je les oubliai complètement, et me livrai tout entier au bonheur de respirer le vague parfum de ses


DE LA VIE Hl'MAINE. 345

beaux cheveux ; je les allais effleurer de mes lèvres. . . Mais un aboiement féroce s'élève au sein de la nuit. D'abord parti de la route, il se rapproche de nous et tourne autour de notre arbre. Cette fois mes anxiétés renaissent, et plus vives que jamais. Ce n'est pas pour moi; que m'importe d'être dévoré! Mais elle... que va-t-elle devenir pendant la lutte qui devra inévita- blement s'engager?.... Le cavalier inconnu, le propriétaire du chien — il a déjà ralenti le pas de sa monture — va sans nul doute accourir, témoin forcé de mon mystérieux bonheur. Pour comble de maux, je sens frissonner et s'évanouir la pauvre femme ainsi compromise. . . .

Le voyageur fut-il admirablement discret ou simplement peureux? je ne le saurais dire. Quoi qu'il en puisse être, sa voix rauque lorsqu'elle rappela :

— César ! . . . ici , drôle ! me parut la plus ravissante musique que j'eusse jamais enten- due. Docile à regret, César grondait encore en s'éloignant, et les arrière-cris de sa colère mal apaisée se mêlèrent longtemps au choc étincelant des fers sur la pierre.

Elle revint. Je la ramenai sans autre accident jusqu'à sa porte. Mais notre amour naissant en resta là, tué sur place par l'abominable peur qu'elle avait ressentie.

Pauvre fille ! comme elle s'ennuyait, à ce bal ! Plus laide encore qu'à son ordinaire , sous la ridicule toilette dont on l'avait affu- blée , elle attendait , véritable espalier fleuri , que son tour vînt de figurer à la contredanse. A côté d'elle, aux premiers accords du violon, cavaliers d'accourir, fillettes de se lever, allègres et prestes, en défripant leurs enveloppes de gaze.... et plus d'une étourdie avait à se prononcer entre de fiers rivaux , prêts à se couper la gorge pour s'assurer la préférence. A celles-ci la pauvre délaissée enviait timidement leur superflu, les miettes tombées de leur ample festin. Aucune miette pourtant ne venait à sa portée. Le temps s'écoulait, l'embarras la gagnait peu à peu , et la contraction pénible de ses traits ne lui per- mettait plus d'affecter le sourire indifférent réclamé, dans cette


346 PETITES MISÈRES

délicate occurrence, par le soin bien entendu de sa dignité.

Des larmes cachées s'amoncelaient sous ses paupières; st's


moindres mouvements étaient empreints de son impatience mal déguisée; elle déchirait son éeharpe en la ramenant sur ses épaules; et voulant ouvrir son éventail, le brisait... Au seuil du salon parut cependant un homme dont l'aspect la fit tressaillir... Un Adonis eût envié ce pouvoir électrique, et cet homme n'était rien moins qu'un Adonis. — Imaginez au contraire un poussait de noir tout habillé, des breloques sur un gros ventre , des lunettes sur de gros yeux , et des pieds à dormir debout dans des bas de coton blanc.

N'importe. Tout homme est un homme en certains cas. Celui-là , dîneur assidu chez les parents de 'a jeune demoiselle abandonnée, lui devait une politesse, c'est-à-dire une contre-


DE LA VIE HUMAINE. 347

danse. Elle le guettait, le convoitait, l'appelait, le dodelinait in petto. Elle comptait ses pas tandis qu'il faisait le tour du salon, tremblant que dans le trajet on n'interceptât sa précieuse complaisance, — péniblement affectée s'il s'arrêtait devant une autre danseuse, — triomphant au contraire quand il s'en éloignait sans rien prétendre , ou mal accueilli. Enfin il se rapprocha d'elle, il l'avait vue... il lui souriait... Dieu sait si dans ce moment il lui paraissait aimable et beau ! . . . Une chaise était vide auprès d'elle, il vint s'y précipiter avec un

empressement de bon augure

Mais une fois là , il lui demanda. . . belle question l — Pourquoi donc ne dansez- vous pas, chère enfant? Puis, sans attendre la réponse, il lui parla goutte et rhu- matismes. — Il avait les pieds enflés. . . — il ne pouvait se tenir debout, etc., etc.

Il nous arrive à tous, un jour ou l'autre, d'écouter sans être vus une conversation dont notre personne fournit le texte, ou de trouver par hasard dans une lettre surprise une liste impartiale de nos mérites et de nos défauts. C'est là que nous apprendrons à détester le Mais. — Lorsque quelqu'un entend, par exemple, dire de lui-même :

« C'est un homme d'honneur, incapable de faire le moindre tort à qui que ce soit; on cite de lui vingt exemples d'un noble désintéressement; ses parents se louent de ses pro- cédés toujours grands et généreux. Il est instruit, prudent, régulier dans sa conduite, ferme dans ses principes, fidèle et sûr dans les relations de tout genre... Mais, avec tout cela, c'est le mortel le plus ennuyeux, le plus lourd, le plus généralement antipathique, le plus fui qui soit au monde. Il exhale je ne sais quel fluide stupéfiant qui suffit pour glacer la causerie la plus animée et métamorphoser en un désert le salon le plus peuplé, etc., etc. »

Ou bien encore quand un pauvre amoureux, tombant sur le portrait de celle qu'il aime , le voit ainsi tracé :

«... On ne lui conteste pas ses agréments personnels. Elle


■'i-JH l'KTITKS MISKRIW

est remarquable par l'élégance de ses traits, la grâce de sa physionomie, une taille svelte, des détails sans reproche. Elle a les dents belles, le teint vif et naturel,,.. Mais ses cheveux, à ce qu'il parait, ne sont pas aussi authentiques. et nous avons bien ri l'autre jour en reconnaissant dans un médaillon perdu par M"* { le lecteur ) une de ces boucles noires et soyeuses qu'Edouard, le coiffeur de la rue de Choi- seul, fournit à cette charmante personne... ■

C'est ainsi qu'en toute occasion Mais nous annonce un désappointement , une déception , un ennui , une fâcheuse disparité entre ce qui nous flatte et ce qui est. Mais est une borne au champ que nous voudrions illimité ; Mais


est une barrière sur 1» roule que nous voudrions libre. A


DE LA VIE Hl'MAtNR. 319

force de le rencontrer de tous côtés, notre imagination se frappe et crée une multitude de Mais imaginaires qui con- trarient nos mille désirs.

« J'irais bien m* installer huit jours à la campagne... Mais s'il allait pleuvoir.... * — Il fait, pendant ces huit jours, le temps le plus beau du monde.

L'envie vous prend de monter chez madame***. » Mais elle n'y sera pas. » — Elle y est, malheureux! et vous attend. Vous passez devant ce seuil qui vous appelle en vain, et que garde, armé de toutes parts, un Mais fantôme.

« Quelle est gracieuse! ajoutez-vous; quel accueil bien- veillant! quels doux regards!.... Mais elle est coquette. »

— Coquette pour vous, grand benêt. Que ne savez -vous la comprendre au lieu de vous effaroucher ainsi?

« Je l'épouserais volontiers . . . Mais , diable ! . . . une veuve ..."

— Une veuve sans enfants!... Demandez a tous ceux qui ont connu son vieux mari...

Il y a peut-être du vrai dans tout ceci, va s'écrier le lecteur. . . Mais cette dissertation est un peu bien longue... Et vous voulez qu'on ne haïsse pas le Mais?


PARIS L'ÉTÉ.


( Lus Saiiosi. — Liv. ii, rfi<<«ert. xi.)


Je ne comprends pas, je l'avoue, cette humeur d'émigration qui saisit l'habitant de Paris des que les premiers jours de mai rendent au soleil sa force, aux arbres leurs premiers bourgeons, aux lilas leur précoce parure.

Il semble que la capitale devienne alors un séjour maudit : quiconque peut s'en éloigner prépare en hâte ses bagages, et ceux qu'y retient la nécessité accompagnent d'un regard d'envie les chaises de poste s'élançant aux barrières.

Ingrats mortels , qui prisent si mal les bienfaits de la Provi- dence ! Trop heureux s'ils connaissaient leur bonheur !

Paris, comme l'amour, est de toutes les saisons; mais je doute que ses hivers si vantés puissent se comparer à ses Etés incompris : ceci , de quelque façon qu'on l'envisage.

Prenons d'abord la Grande Cité comme agrégation d'édifices magnifiques. Ses monuments, presque tous grecs ou romains, semblent pleurer, sous les épaisses brumes de l'hiver, le ciel de Rome et d'Athènes. Tout au contraire, dès le mois de juin, la chaleur sèche et blanchit leurs entassements de pierre; leurs surfaces polies réverbèrent énergiquement la lumière ardente ; ils sont beaux et terribles, ils rayonnent, ils éblouissent. Épris des beautés de l'architecture , on peut leur rendre alors un hommage d'autant moins suspect qu'il est périlleux et pénible ; et Paris vous procure l'occasion toujours assez rare de perdre la vue en contemplant un chef-d'œuvre.

Ce n'est pas tout ; la grande ville choisit ce temps de l'année pour rajuster sa toilette et se faire belle. Elle secoue dédaigneusement les vieilles masures qui la déparaient et qui croulent de tous côtés. La place qu'elles occupaient se nettoie aussitôt, se creuse et s'entoure de moellons neufs. C'est le


J


Tien •(ulimrnt ir puriiitn ptut *t lit tir A un »r«rri« farti|tau; muii il gtquitn ii» lùirii tu pitt , l< coup t'mil d l'inlttpititr tu m*ntn|nar>.


PETITES MISERE8 DE LA VIE HUMAINE. 351

moment pour les voisins et les passants d'admirer avec un certain orgueil, au milieu des blocs énormes que la grue soulève, sous les plâtras qui pleuvent comme la grêle , le long des écha- faudages branlants près desquels on ne passe pas sans quelques frissons, à côté de la scie qui déchire en sifflant leurs oreilles, des roulements assourdissants du marteau sur la charpente sonore , du gâcheux qui préserve à grands coups de latte leurs jours com- promis ; — c'est le moment d'admirer, dis-je , la puissance dont la civilisation dispose, la rapidité inouïe des changements qu'elle accomplit, et le noble sang-froid avec lequel elle se joue, soit de la vie des hommes , soit de leur bien-être et de leur repos.

Les rues si monotones en hiver deviennent, lorsque la boue disparaît, aussi accidentées que pittoresques. Cent fois naïf, à notre avis , le voyageur qui va chercher dans les sierras d'Espagne ou sur les rochers calcinés de l'Italie, les précipices, les ravines , les escarpements granitiques dont l'administration municipale fait jouir à domicile les habitants du quartier Saint-Honoré ou de la Chaussée-d'Antin. Sous mille prétextes ingénieux , elle sait au moins une fois l'an bouleverser les pavés de chaque rue, la couper par des fosses profondes, et varier à l'infini le plaisir des piétons en leur préparant des buttas artificielles, des levées de terre à pentes rapides, escarpes palissadées , cônes sablonneux , tranches quadrilatères de fange mal séchée, pyramides de cailloux, pignonnées et vacillantes, Grâces à cette heureuse prévoyance, non-seulement le Parisien peut se livrer à un exercice fortifiant , mais il acquiert aussi — quelquefois à ses dépens, il est vrai — la sûreté de pied , le coupd'œil infaillible et l'intrépidité du montagnard le plus agile.

De même peut- il , assistant à la po*e des tuyaux de gaz ou à leur réparation, habituer ses poumons aux miasmes les plus délétères? L'Eté, qui remplit d'insignifiants parfums les campagnes fleuries, prodigue à l'habitant des villes ces acres émanations qu'on va chercher au loin dans les houillères de Newcastle ou les mines russes de Donetz. Et rien ne manque à cette curieuse étude, non pas même le danger; car dans les


352 PETITES MUSEHES

cages de nos escaliers et au sein de nos passages , comme dans les noirs corridors des collieries anglaises, l'hydrogène pesti- lentiel s'enflamme et fait explosion. N'a pas qui veut tous les jours , dans vingt endroits différents , la faculté de se faire sauter en allumant son cigare.

L'Eté de Paris est en outre la saison des plus fraîches toilettes. C'est alors que la robe blanche et le pantalon blanc, le tendre nankin , les chaussures de couleur claire, peuvent se produire dans tout leur éclat sur le pavé sec et propre. C'est alors aussi qu'une douce familiarité , s'établissant entre la population sédentaire et celle qui se promène, autorise chez l'une et fait tolérer par l'autre mille facéties inconnues dans d'autres temps. A de certaines heures, on dirait que la capitale, prenant au sérieux ses armoiries, est transformée en un vaste navire, et que ce navire passe la Ligne en fêtant le bonhomme Tropique. Ce ne sont partout que jets d'eau, arrosoirs de toute forme, pelles et casserolles de toute dimension, rejetant au milieu de la rue l'espèce de brouet noirâtre que le soleil et les balayeurs ont laissé croupir à l'ombre des trottoirs. Les trottoirs eux-mêmes sont amplement humectés, et la tolérance diurétique de la police ne permet pas, on le voit bien, que l'homme, en ce temps de joie universelle, puisse souffrir d'une contrainte quelconque. Les Anglais s'en formalisent et crient à là barbarie ; le Parisien sautille en souriant par-dessus tous les petits fleuves impurs de la grande Babylone.

Au sein de la boue factice obtenue par ces procédés réunis , le Gamin apparaît, — ce faiseur de rois, plus roi qu'eux tous. Il est en ce moment à l'apogée de sa puissance, maître absolu de tous ses mouvements, et redoutant peu que ses parents exaspérés par ses fredaines lui refusent un asile pour la nuit . La belle étoile y poarvoirait. On peut donc lui appliquer la définition qu'un célèbre avocat donnait de l'avocat en général :

» Libre des entraves qui captivent les hommes, trop fier pour avoir des protecteurs, trop obscur pour avoir des protégés,


r •«ni piitiont qui jtti Yma, nrteooito •« totiir forme, ■ tilt* rt riniirnlo >r toute kimrimon.


"^


DE LA ME HUMAINE. 353

sans esclaves et sans maîtres , ce serait l'homme dans sa dignité originelle... »

Si ce n'était un enfant sans aucune espèce de dignité origi- nelle ou autre. Prisonnier en hiver, le gamin a donc en été toute sa poésie , tout son charme , toute sa verve bouffonne. 11 jette avec une grâce merveilleuse une allumette incendiaire dans le voile en dentelles d'une élégante ; il sème de ser- penteaux et de pois fulminants la route d'un grave professeur , que chaque détonation fait tressaillir comme s'il entendait le canon des Invalides ; il ne se fait faute , quand passe un de ces beaux pantalons dont je parlais naguère , de trébucher dans

le ruisseau voisin , par une inadvertance calculée Age

heureux , charmantes folies , spectacle toujours nouveau , comment n'êtes-vous pas mieux appréciés !

Une autre source d'émotions vient ajouter, pour les gens de tempérament excitable et délicat , aux charmes de la promenade nocturne. Il est vrai que certains quartiers en ont le monopole , mais ce n'est pas une raison pour l'oublier ici.

Je veux parler de ces conversations animées dont on entend le bruit tout particulier à l'entrée des venelles qui avoisinent chaque marché. Elles se composent de petits cris aigus , entre- coupés , haletants. A l'approche du passant , ces dialogues aussi vifs qu'animés cessent tout à coup , et les interlocuteurs qu'il a troublés se dispersent. Par bonheur, l'effroi qui les domine ne leur permet pas de se diriger dans les ténèbres , et notre homme, tout à coup investi d'une espèce de magistrature sociale , contribue à combattre un fléau destructeur en écrasant sous sa botte un gros rat qui s'échappait. — Or, je vous le demande, est-il un plus grand bonheur que celui d'être utile à ses sem- blables ?

Je n'ose guère vous vanter , après celui-là , d'autres plaisirs moins héroïques ? La vengeance égoïste a-t-elle cependant pour vous cette puissante saveur qui en fait , dit-on , les délices des dieux ! En ce cas , Monsieur, — vous êtes seul ; — en ce cas , Madame — nous fermerons les yeux — ; dussiez-vous , comme


  • r>


354 PETITES MISÈRES

feu Tartuffe, en demander pardon à votre confesseur, ne vous privez pas de cette volupté meurtrière A bas chausses et jupons ! — Vous pourrez atteindre , après une chasse persévé- rante , ce maudit insecte qui vous a fait tant damner tout à l'heure, lorsque les lois sévères de l'étiquette vous forçaient à souffrir , avec le visage impassible du voleur Spartiate , ses cruelles et secrètes morsures. Vous la tenez... Allons, ferme!... Point de pitié!... Broyez-moi cette p...ersécutrice!... Mais, pst!... elle a bondi loin de vous... Ne vous désolez pas trop cependant , son retour vous est à peu près assuré


Les mouches n'abondent pas à Paris ; je parle bien entendu des mouches ailées. Moins que bien d'autres cités — et je ne sais pourquoi — celle-ci voit se multiplier leurs bienfaisantes myriades , qui combattent avec tant d'efficacité l'engourdis- sement produit par les chaleurs. Mais en revanche les cousins y pullulent énormément , — avec ou sans ailes , — et cette autre race de petits monstres infects dont la destruction plus ou moins problématique, favorisant le commerce du vitriol et du sel marin, fait vivre tant d'honnêtes gens. Là n'est pas leur seule utilité. Pour bien des êtres oisifs , la recherche d'un remède contre ces perlides ennemis du sommeil a été un


DE LA VIE HUMAINE. 355

véritable remède contre l'ennui , ce poison lent de la vie éveillée. Croyez-moi , l'Été parisien n'a jamais tort , et fait bien tout ce qu'il fait.

Volaille , dites-vous , et boucherie , et marée , il met tout à des prix exorbitants. Bon ! n'y a-t-il pas là de quoi se plaindre! Et sa rareté dinu'nua-t-elle jamais le mérite d'un beau poisson , d'un majestueux roast-beef, d'une savoureuse poularde ! Mais il arrive qu'en procédant à leur autopsie certain fumet trop prononcé. . . De quoi vous plaignez-vous encore! Causeur adroit et découpeur expert, voilà le moment venu de déployer à la fois ces deux qualités éminentes. Parlez beaucoup et bien , servez avec une promptitude qui ne laisse pas leur place aux observa- tions, que dîs-je! aux pensées malveillantes, et vos convives étourdis auront avalé le morceau douteux avant d'avoir seule- ment songé à s'en méfier. Quant à vous, un beau triomphe de plus dans votre vie de gentleman doit vous dédommager . et au-delà , d'un misérable désappointement culinaire .

En (ait de fruits , l'Été vous prodigue ses primeurs. Melons et prunes, pêches et raisins, devancent à Paris l'époque où l'on commence ailleurs à les espérer. — Mais ils sont verts? — Esprit fâcheux , il en mûrira d'autres. Mangez toujours ces


356 PKTITES MUSKKI>

raretés acidulées , et ne vous effrayez pas d'un léger trouble dans vos fonctions animales. L'Eté, ce grand médecin, vous rend le service de vous purger à votre insu.

Puis vous buvez de l'eau glacée,... ce qui vous vaut des dissertations fort instructives sur les conséquences probables de ce plaisir; maux d'entrailles, pleurésies, etc., etc., de la part de ceux qui se croient obligés à des ménagements hygiéniques.

Beresford à ce propos — dans ses Gémissements et Soupirs

— dépeint la cruelle situation d'un aimable cavalier qui , tout en nage à la suite d'une contredanse , avait avalé une limonade frappée. Un médecin survient et lui adresse une remontrance solennelle : l'imprudent est mort , selon lui , s'il ne rétablit à l'instant même par quelque exercice violent la transpiration subitement arrêtée. Saisi d'un salutaire effroi , et préméditant une walse frénétique , le danseur se précipite dans la salle de bal... Mais on vient justement de servir le souper et de congé- dier l'orchestre.

Cet épisode d'un hiver de Londres serait déplacé dans un chapitre consacré à l'Été de Paris, si l'on ne savait que la première des deux capitales intervertit volontiers l'ordre naturel des saisons. — Toutefois reprenons pour l'achever la démonstra- tion qui nous occupe.

On dira* que les soirs d'été, — soirs éclatants, qui nous montrent dans une pénombre favorable plus d'une taille sédui- sante, et nous appellent sous des orangers parfumés à nous asseoir , pour écouter de dangereuses musiques , à côté de femmes plus parfumées encore , — on dira que ces belles soi- rées prédisposent l'homme à des méditations trop sentimentales ,

— qu'elles exaltent le cerveau , — qu'elles l'excitent à de poé- tiques ivresses dont le désordre peut nous mener loin.

J'en conviendrai , car je suis un logicien rigoureux et sincère.

Mais j'ajouterai que l'Été , réparant son crime à peine commis , ne laisse pas au mal dont on nous parle le temps de s'envenimer; il le coupe dans sa racine, et l'écarté à ses débuts.


'. LA VIE HUMAINE. 357


Et soit que vous reveniez seul , mais à demi fou , d'une pro- menade solitaire , soit que vous marchiez vers des pénates étrangers sur les traces embaumées de quelque sirène, l'Été place sur voire route un de ces avertissements' foudroyants qui ne vous permettent pas de rester perdu dans les régions du rêve.

La réalité vous apparaît hideuse , le long de quelque maison ouverte , d'où s'écartent les passants en détournant la tète , en se bouchant le nez. Écoutez ce bruit, voyez ces charrettes infernales surmontées d'un fourneau qui flambe , ces hommes immondes , ces longs tuyaux gonflés comme autant de boas repus , — respirez. . . ou pour mieux dire ne respirez pas l'air

souillé car ce dernier et cruel remède n'est pas nécessaire.

Vous êtes déjà retombé du monde chimérique dans le monde tel qu'il est ; et plus haut vous avait emporté l'essor ambitieux , plus rude est la chute , plus sévère et plus profitable la leçon reçue.


Encore un bienfait de l'Été. Vive l'Été. Surtout à Paris , vive l'Été !


LE CONVIVE RAPE.


( ArrixiTii* **x iumertvmm.—. Cita p. xvu )


On ne dîne plus , chez nous , que dans quelques maisons privilégiées. Celle du banquier Lambert est de ce nombre. Aussi a-t-il beaucoup d'amis , et — pardon de l'aveu — je compte parmi les plus assidus.

Si je voulais atténuer par quelques considérations accessoires ce qu'a de brutal et d'effronté la profession de foi que Ton vient de lire , je pourrais me retrancher sur l'originalité de mon hôte , originalité de haut goût , et dont les chefs-d'œuvre de son cuisinier n'effacent pas le mérite.

Lambert a pris sa richesse au grand triste. Il s'en plaint comme d'un fardeau pesant , et vous soutiendrait fort bien , si vous le poussiez un peu , que le plus grand malheur de la vie est d'avoir cent mille écus de rente.

Ses théories à ce sujet sont tout à fait séduisantes , et il me plaît fort — tout en dégustant son gibier royal et ses vins d'élite — de l'entendre déblatérer contre les inconvénients de la bonne chère. Lambert a été pauvre et affecte de s'en souvenir tout haut: mais c'est là, croyez -le bien, une belle petite comédie de simplicité.

11 affirme , à qui veut se le laisser dire , que le déjeuner le plus recherché , choisi chez Chevet par M. de C***, ne vaut pas le petit pain de seigle et la botte de radis dont il se régalait autrefois en arrivant , simple commis , chez l'agent de change B... , son ancien patron. Cependant, au plus fort de sa ha- rangue , il s'aperçoit que le faisan n'a pas assez attendu , qu'un tour de broche manque au rôti , que le Château-Mar- gaux est éventé ;.... le voilà dans des fureurs dignes d'Oreste.


PETITES MISERES DE LA VIE HUMAINE. 359

L'accès passé , il retombe naturellement dans sa mélancolie , nous prenant tous à témoin des motifs sérieux qu'il a pour se trouver misérable.

Je le rencontrai dernièrement au Bois , monté comme un prince ne Test pas, et je m'avisai de lui en faire compliment : je lui vantai les formes fines et légères , le port de tête , la noble allure de son hack.

— Laissez donc , me dit-il brusquement .... Vous n'avez donc pas vu l'admirable bête qu'a ramenée lord S...? Elle vaut dix fois celle-ci, qui coûte cinq mille francs de plus... Encore une affaire où je suis indignement trompé... Autre bénéfice de cette fortune que vous avez la bonhomie de m'envier.

— Cependant vous prenez plaisir à monter cet animal. . . On vous voit le sortir tous les jours.

— Eh ! parbleu , qui le sortirait sans cela? Me croyez-vous capable de le confier à quelque imbécile groom qui l'érein- terait et lui gâterait la bouche.... En sorte que tous les jours , — quelque temps qu'il fasse , — disposé ou non , — je me trouve contraint à m'en venir , comme un étourneau de quinze ans, perdre deux heures par ici.. Voilà qui est gai, con- venez-en.

A ces mots , il donna de dépit un grand coup de cravache à sa noble monture , qui partit au galop et faillit à lui faire vider les arçons. Il eut une belle peur, et resta sans doute plus ennuyé que jamais de sa déplorable étoile.

Une autre fois il rencontra P... , le poète bureaucrate, qui s'en allait, la rage au cœur, perdre au ministère une magnifique journée de printemps. Lambert , qui partait , lui , pour sa délicieuse villa d'Eaubonne , descendit tout exprès de cabriolet , et vint apostropher son convive ébahi : — Que vous êtes heureux , cher poète , de vous éveiller ainsi chaque jour avec le programme de vos devoirs écrit d'avance , votre route mar- quée , le livre de votre existence «ouvert devant vous ! L'ennui vous est inconnu , je le gagerais. L'habitude vous a rendu le travail nécessaire : le travail vous dispose à goûter dans toute


360 PETITES MISÈRES

sa plénitude la joie du repos. Vous n'êtes pas aux prises , vous , avec les exigences d'une imagination constamment oisive. Vos rêves ne meurent pas en germe, tués, presque avant d'être nés , par une réalisation toujours déce- vante , etc. , etc.

P m'assura qu'il se serait certainement porté à des

extrémités fâcheuses contre l'insolent millionnaire , s'il n'avait été retenu par cette pensée que peut-être Lambert parlait sérieusement , auquel cas il eût été fort injuste d'oublier la gracieuse et succulente hospitalité qu'il prodigue aux arts.

Mais il me fit observer, comme un phénomène assez curieux, que toutes les personnes dont notre banquier implore la pitié finissent par se sentir très à plaindre. Plus il fait montre de son prétendu malheur, plus il provoque en elles de tristes retours ; et s'il ne réussit pas à les émouvoir pour son propre compte , il les laisse d'ordinaire admirablement disposées à s'attendrir sur elles-mêmes.

— Je souffre la faim , continua P... , toutes les fois que ce diable d'homme me raconte ses indigestions.

Un seul jour nous nous sommes véritablement apitoyés, le poëte et moi , au sujet de notre Amphitryon. Disposés comme nous l'étions , vous pensez bien qu'il fallait un drame assez lugubre pour lui attirer notre sympathie.

C'était à cette campagne dont j'ai parlé. Le banquier nous promenait dans ses jardins , et tâchait de nous prouver que le voisinage de quelques villageois voleurs , les espiègleries de leurs enfants , les méfaits du jardinier , l'indiscrétion des belles visiteuses toujours prêtes à dévaster les serres pour le seul plaisir de la destruction . annulaient totalement pour lui l'agré- ment de la propriété. Nous l'écoutions avec notre complaisance ordinaire , sans trop le réfuter , en hommes que l'approche du dîner rend indulgents , lorsqu'à l'extrémité de l'allée où nous marchions un homme parut.

Je ne saurais vous décrire dans toute son humilité la dé- marche de ce nouveau venu. 11 rasait les plates-bandes à petits pas , les yeux baissés , maigre et timide. Son humble et grelot-


DE LA VIE HUMAINE. 361

tante physionomie de chien mouillé vous donnait le frisson. Ses coudes, ménagers de l'espace et serrés "contre son corps, semblaient redouter tous les mouvements un peu larges , tous les gestes accentués qui pourraient compromettre son habit propret, râpé, boutonné jusqu'à la cravate, et dont les coutures blanches luisaient au soleil. Du plus loin qu'il nous vit, le pauvre diable ôta son chapeau, et sa politesse parut si exagérée que personne ne s'avisa d'y répondre. Je regardai notre hôte pour avoir le mot de cette espèce d'énigme. Tout le monde en fit autant , les uns par simple curiosité , les autres pour con- former leur accueil au sien.

Vous ne vîtes jamais physionomie plus contrainte , sourires plus mal à l'aise sur des lèvres plus blêmes, regards plus lamentables et plus dépités. Nous pensâmes tous que Tin- connu pourrait bien être un garde du commerce, un huissier, nous ne savions quel agent sinistre d'un pouvoir mystérieux; et les plus gourmands d'entre nous se laissèrent aller à des grimaces de consternation qui eussent réjoui tout observateur désintéressé, s'il s'en fut trouvé par-là.

L'étranger approchait cependant d'un pas toujours plus indécis : on eût dit que le cœur lui manquait et que ses jambes se dérobaient sous lui. Derechef il avait baissé les yeux, et pour se faire une contenance il brossait de sa manche un misérable chapeau de forçat évadé. La scène se compliquait. Le banquier avait fait halte et s'essuyait le front , saisi d'une sueur froide. Un silence tragique s'établit, et des regards non moins tragiques, dirigés vers les cuisines, y cherchaient évidemment le contrecoup de toute cette émotion.

Enfin l'inconnu parla. Nous nous attendions tous à quelque adjuration solennelle. 11 dit simplement et faisant effort sur lui-même :

— Bonjour, Auguste.

Auguste est le petit nom de Lambert. Comment expliquer cette familiarité! Comment le banquier ne trouva-t-il pas de voix pour répondre à un salut si amical? Il hésitait encore lorsque l'étranger reprit :


3(52 PETITES MLSKHEb

— Bonjour, Auguste! bonjour, cher...

— Bonjour, bonjour, bonjour! s'écria tout à coup Lambert , arraché à l'espèce de stupeur qui* nous surprenait tous.

Et il tendit la main à l'inconnu.

— Vous allez bien? reprit-il.... votre femme aussi? Tant mieux, tant mieux!

Nous remarquâmes tout bas combien était gratuite cette félicitation bienveillante qui avait précédé la réponse du nou- \eau venu. Mais à partir de ce moment notre sagacité n'eut plus de textes à interpréter. L'étranger, après nous avoir salué de nouveau, sans rancune pour notre incivilité première, s'alla modestement placer à l'arrière-garde, et n'adressant la parole à qui que ce fut, marcha derrière nous en serre-file. Je me retournais de temps à autre pour l'examiner, et j'eus lieu d'admirer la persistance qu'il mettait, dès que mon regard le gênait, à lustrer et relustrer son malheureux chapeau.

La cloche nous appela bientôt , et son langage expressif nous dérida tous, si ce n'est pourtant notre infortuné banquier. Tandis qu'il nous faisait passer l'un après l'autre devant lui , son air inquiet et sombre ne m'échappa nullement. .Je voulais rester le dernier afin de lui poser directement une petite question et d'apaiser ainsi la démangeaison curieuse de mon intelligence au sujet du Convive Râpé; mais celui-ci parut avoir prévu l'accident, et rien ne put le déterminer à prendre le pas sur moi. Bien mieux, il ne voulut jamais précéder notre hôte, et leur débat, que je m'amusais à écouter) ne fut pas l'incident le moins original de cette petite comédie.

— Passez, disait le banquier.

— Non, passe, toi, répondait l'autre.

— Êtes-vous fou?... Voyons, entrez donc.

— Entre toi-même, pardieu!

— Est-ce que nous allons rester là jusqu'à demain?

— Jésus ! que de façons pour ton. ... !

— Allons , puisque vous le voulez absolument, cria Lambert , et il se laissa pousser dans la salle à manger.

Là , nouvelle scène. Le nombre des couverts était calculé


W' „ ,-"l


(Ei-lu fan*. . tlaiwtu, rnlct Miu\


I#K LA VIE HUMAINE. 303

sur la grandeur de la table. Un convive de plus allait nous mettre tous dans cette posture incommode

Où chacun, malgré soi, !'un eur l'autre porté, Décrit un tour a gauchs et mange de cjté.

Le pauvre hère qui formait l'excédant n'affecta pas d'ignorer ce qui se passait, et le voilà commençant une série d'excuses qui mettaient notre hôte au supplice. « Il était de trop.... On allait se déranger pour lui.... Il demandait qu'on lui permît de s'en aller.... Combien il était désolé d'avoir si mal pris son jour ! . . . Il espérait qu'Auguste ne lui en voudrait pas. . . . »

Auguste suait de plus belle et à grosses gouttes , nous sup- pliant de l'œil de ne pas écouter ces balivernes. Par ses ordres, un domestique enleva les couverts de deux enfants gâtés , qui , se voyant relégués à la petite table, commencèrent le plus assourdissant dûo de sanglots et de cris. La basse continue de l'étranger y mêlait par intervalles de nouvelles excuses tout aussi malvenues que les premières.... Et le traître, en pro- testant de son désespoir, ne songeait pas sérieusement — ceci était clair — à quitter la place.

A peine installé, Lambert lui fit passer pour qu'il se tût je ne sais quelles friandises russes, évidemment très-rares à n'en juger que par l'exiguïté du plat. Le Convive Râpé, donnant par là une incontestable preuve de son malaise, se saisit de l'assiette que le domestique lui tenait sous le nez pour qu'il se servît, la plaça devant lui, et la nettoya complètement *en un clin d'oeil , non sans avoir remarqué tout haut « qu'on le servait très-copieusement. »

Je vis ses deux voisins pâlir d'indignation , — et s'allonger notablement trois autres figures, sans compter celle du maître de la maison.

Au second service, l'ambigu personnage ouvrit la bouche pour hasarder une conjecture sur le prix probable du riche surtout ciselé qui ornait la table. Il l'évalua sans balancer à plus de cinq cents francs. Nous demeurâmes bouche rlose; et


364 l-KTITES MISKHI-S

Lambert, levant les yeux au ciel, protestait intéricu renient contre cette humiliante estimation. Le fait est que le surtout en question lui coûtait au moins mille louis.

Le Convive Râpé sentit probablement qu'il avait lâché quelque sottise, et, pénétré de douleur, il sembla vouloir se punir en refusant obstinément ce qui, depuis ce moment, lui fut offert.

Toutefois, la crainte qu'il avait d'offenser le maître d'hôtel par une abstinence si prolongée lui faisait accompagner chaque refus d'une excuse nouvelle; et il l'adressait directement, du ton le plus humble, à cet imposant subalterne, qui, redoutant également de lui montrer trop ou trop peu d'égards , accueillait d'un sourire indécis ces étranges apologies.

Je passe mille autres bévues qui tombèrent une à une — vraies gouttes de plomb fondu — sur lamour-propre douloureux de notre hôte ; — et entre autres celle dont les rince-bouche furent l'occasion. Le parfum de l'eau tiède qu'ils renfermaient trompa notre pauvre hère peu accoutumé aux menues coutumes des tables élégantes : après avoir réfléchi une ou deux secondes au mérite probable de cette espèce de mélange , il l'avala résolument d'un'seul trait, nous laissant fort inquiets des con- séquences que pouvait avoir une pareille méprise.

Lorsqu'il s'en fut aperçu , nous le vîmes tour à tour pâle et cramoisi, sur le point de s'évanouir; et il repoussa d'un geste dolent le café qu'on lui présentait. Mais, trois minutes après, un des conviés , qui n'avait pas suivi comme moi cette muette manœuvre, crut le malheureux victime d'une omission dés- obligeante, et lui offrit poliment sa tasse.... que l'autre accepta contre toute attente, faute de la savoir refuser.

Ceci , au moment où Lambert égouttait sur un morceau de sucre le dernier résidu de la précieuse liqueur.

11 s'aperçut de l'accident, et pâlit de colère. Le dîneur dépossédé n'était rien moins que l'homme important en l'hon- neur duqliel le repas s'était donné. De toutes nos digestions, à coup sûr, la sienne était la plus intéressante aux yeux du banquier.


1)K LA VlK 1IIMA1NK. llHo

Il l\ ; valuait secrètement à quelques centaines île mille francs, bénéfice probable dune opération de bourse où il voulait entraîner ce riche client. Nous étions au courant de l'affaire, et la vîmes crouler au moment où, privé de son café, l'intéressant personnage se dirigea obliquement vers la porte, et disparut, en homme bien élevé, sans dire gare, sans qu'on osât le retenir.

Je vous laisse à penser de quels regards menaçants et sinistres Lambert cribla dès lors le Convive Râpé. Celui-ci ne savait plus où se dissimuler pour s'y soustraire... 11 voulait fuir; mais ne retrouvant plus son chapeau qu'il avait caché soigneusement sous un meuble, il demeura, contraint et forcé, jusqu'à l'heure du départ général...

Quelqu'un de nous sinquiétant alors de sa voiture qui n'était pas arrivée, le malheureux prit sur lui d'articuler une proposition à contretemps obligeante, et qui mit le comble à ses méfaits :

— J'ai ma place retenue dans un coucou et si mon

coihiN le permet (il montrait Lambert).... je vous la céderai de grand cœur....

A ce moment, je le répète, nous eûmes pitié du millionnaire.


LES KR1KKS DU CELIBATA1 RK.


I -=- La parole de l'Eternel me fut ndressée en disant :

2 — - Tu ne prendras point de femme, et tu n'auras point de fils ni de filles dans ce lieu-ci. -

3 — Plût <ï Dieu que ma tête fût comme un réservoir d'eau,


et que mes jeux fussent mie vive fontaine de larmes! Et je pleurerais jour et nuit sur le destin que ih'b fuit le Seigneur.


PETIT!» MISKRES DE LA VIE HUMAINE. 367

4 — Plût à Dieu que j'eusse au désert une cabane de voya- geur ! J'abandonnerais mon peuple et me retirerais d'avec eux ; car ils sont tous ou presque tous mariés, ce qui revient à dire peu amusants.

5 — Les uns sont malheureux en ménage , et m'assomment de leurs plaintes. Leur langue est un trait décoché qui va du mari à la femme et de la femme au mari ; — puis ils se tournent d'un commun accord, et demandent au célibataire confondu : — Qu'en pensez-vous ?

6 — « Sois notre arbitre, dit le mari.... N'est-elle pas dépensière et 'coquette?... N'élève-t-elle pas ses enfants à la diable?... N'a-t-elle pas sans cesse vingt godelureaux autour d'elle?... Sa passion pour les diamants ne m'impose-t-elle pas une diète effrayante?. . .

7 — « Tu vois cet accueil révèche qu'elle m'a fait ce soir? Ce n'est rien, mon cher, en comparaison de ce qui m'est réservé dans nos rares tète- à-tête... Je gage que tu me crois marié!... On le dirait, n'est-ce pas?... Eh bien! non... Tu m'entends... Dis maintenant si je suis à plaindre! »

8 — « Je veux bien qu'il nous juge , réplique l'aimable épousée. Il est votre ami, mais n'importe; s'il est franc, il conviendra que vous êtes le plus haïssable et le plus maussade des hommes, taquin, despote, suffisant et moqueur; —

9 — - Prodigue pour d'autres , avare pour votre femme ; sans délicatesse dans vos goûts; sans ménagements pour ma santé si frêle; égoïste obstiné, mauvais père,... et fort laid; ce qui vous donne sans doute occasion d'être jaloux, mais ne vous empêche pas d'être infidèle. »

10 — - Là! voyons! t'en faut-il davantage? interrompt le mari. — Voyons, Monsieur, vous voilà au fait; décidez entre nous, reprend la femme. - Le célibataire attristé leur donne raison à tous deux , croyant bien faire ,.. . et tous deux lui conservent une rancune immortelle.

11 — Mais les ménages heureux, en revanche, qui dira leurs inconvénients? Si l'eau de fiel conjugale est amère aux lèvres de ceux qu'elle éclabousse, le miel douceâtre des premières lunes


3()8 PETITES MUSKKES

n'afladit-il pas le cœur et ne poisse-t-il pas les doigts de qui- conque réside à portée de la ruche où il s'élabore!

1 2 — Quand une jeune mariée sa complaît à nous laisser regarder par-dessus les murs de l'Éden où elle dorlote - son petit chéri,... son amour.... sa biche. « qu'entend-elle parla, au nom du ciel ? Que signifie ce coup d'œil oblique détourné sur le célibataire? C'est une bravade impolie, une cruauté gratuite, une chose énorme et mal convenable.

13 — Elle lui rappelle ainsi , dans la malice de son âme et la dureté de son cœur, qu'elle ne l'a trouvé ni d'assez bonne mine , ni d'assez bonne maison , ni assez spirituel , ni assez riche, pour songer à l'épouser; — et la civilité défend au mal- heureux de répliquer, ou même de laisser entendre que, par des raisons à peu près semblables, il n'est point fâché d'avoir été jugé si sévèrement.

14 — Quelques mois se passent, et les enfants surviennent. Les enfants! — source inépuisable de maux pour le célibataire. 11 en est bientôt réduit à ne les aimer que quand ils pleurent : et cela parce qu'alors on les emporte.

15 — Avant cet heureux moment, ils sautent après ses jambes, écrasent son chapeau ,. brisent sa canne, arrachent ses favoris, flétrissent ses gants jaunes, crottentson pantalon neuf, dérangent sa frisure, et, de leurs petits doigts roses, mais peu propres, labourent en tous sens son visage.

16 — Chers babies! Et si, par impossible, ils ne se livrent à aucun de ces déportements; s'ils sont doux, aimables, discrets ; — si le célibataire prend plaisir à leur charmant sourire et à leurs câlineries, la jeune mère, tout à coup jalouse, les renvoie incontinent,... sous prétexte de discrétion.

17 — Elle déteste en effet le célibataire, — à moins cependant qu'elle ne l'adore; — et tout son souci est de le chasser petit à petit de devant sa face. Elle prétend qu'il est dangereux et démoralisateur ; mais au fond elle se prémunit, en l'écartant, contre l'incommode espion qu'elle redoute pour un avenir plus ou moins éloigné.

18 — Car la femme a le cœur rusé et désespérément malin


, «rai lent i


il» tanti nt optii »r<jnm»(i, imutll •»» t |a»rau , tctftit «a (l _

fao»rit, (ItttwMil *t* lanti jaunit, crottini «on pantalon nruf, *ita*in


DE LA VIE HUMAINE. 36Î)

par-dessus toutes choses. Qui jamais l'a connu? Qui le connaîtra jamais!

19 — Ainsi trouve-t-elle plus d'un rets à jeter sous les pieds île l'ami de son époux , plus d'une pierre d'achoppement à poser sur sa route.

20 — 11 en est qui ouvrent de grands yeux étonnés à tout ce que vous dites , transformant ainsi vos propos les plus simples et les plus innocents en autant de saillies humoristiques. Le mari s'aperçoit alors que vous êtes un original , et que les écarts de votre esprit, très-tolérables entre garçons, ne con- viennent pas à la gravité du gynécée.

21 — D'autres vous minent plus adroitement encore par l'exagération ironique de leurs éloges, et, rappelant à tout instant vos éminentes qualités , forcent leur époux — contra- dicteur naturel de pareils enthousiasmes — à se rappeler vos défauts , qu'il proclame alors et grossit à son tour avec un zèle toujours croissant.

22 — D'autres enfin , affectant une naïveté mensongère , feignent de se méprendre sur les causes de l'affection et de l'estime que vous inspirez à leur seigneur et maître : celles-là ne manquent jamais , si vous êtes avant tout un brave et hon- ni *e garçon , de chercher en vous l'homme d'esprit, — qu'elles sont bien sûres de n'y pas trouver. Mais, au contraire, si c'est par l'esprit que vous brillez, elles s'enquerront uniquement de vos qualités essentielles et solides. Tirez-vous de ce dilemme désobligeant.

23 — A cause de cela et de bien d'autres féminines rubriques, le célibataire verra peu à peu se refroidir pour lui son ancien camarade; leur amitié sera pareille à la monnaie d'un règne fini , et cessera insensiblement d'avoir cours , si elle ne reçoit l'effigie du nouveau monarque. En ce cas, ce sera le mari, et non plus le célibataire, qui devra être pris en pitié.


PETITS MlfKBIB


II.


1 — Etemel ! quand je contesterai avec toi , tu seras trouvé juste; uifiis toutefois j'entrerai en contestation -avec toi. Pour- quoi, jetant au loin comme avec une fronde les malheureux célibataires , les as-tu mis à l'étroit tellement qu'ils le trouvent ?

1 — Pourquoi sont-ils condamnés à peupler les lieux élevés, et livrés, pour tous serviteurs, au bras séculier de leur concierge,

■i — Qui, sous le moindre prétexte, s'insurge contre eux et les uiulcle,... ferme désormais la porte aux visiteuses timides et voilées , . . . l'ouvre toute grande aux créanciers hargneux , . . . repousse les camarades toujours bienvenu* accueille les


quêteuses et le tambour de la garde nationale,... retient trois jours les lettres chargées et les billets coquets monte aus- sitôt les assignations et les lettres de faire pari cachetées d'une lin ire hostie;

I — Qui s'abstient de déranger la poussière paisil dénient installée sur les meubles, laisse aux Ixillo leur envelnp]»' de


DE LA VIE HUMAINE. 371

fange, aux vitres l'enduit jaunâtre dont elles se couvrent, aux rideaux leur teinte fumeuse ;

5 — Qui nous abandonne sans pitié aux trahisons de la lessive hebdomadaire, n'inspecte plus les notes du blanchis- sage , et , s'associant au contraire au pillage dont nous sommes victimes, prélève d'énormes tributs sur toutes les emplettes dont il reste chargé?

6 — Pourquoi ce funeste désordre qui s'empare autour de nous de toutes choses : ces chemises sans boutons , ces faux-cols sans rubans , ces bas qui demandent à grands cris une reprise , ou dont un raccommodage mal habile a fait des instruments de torture?

7 — Pourquoi ces rasoirs inessuyés , ce pain de savon qui se dissout paisiblement, oublié dans l'eau de toilette? d'où vient que notre petit rien se fend , s'ébrfcche , se brise et s'anéantit de tous côtés?

8 — Pourquoi , si nous rentrons le soir, grelottants et affa- més , ne trouvons-nous jamais qu'annoire vide , foyer éteint , une lampe sans huile , et sur notre lit fait à coups de poing la note insolente des flacons de rhum, des cordes de bois, des livres de bougie , qui , nous rappelant un bien-être passé , nous explique la disette présente?

9 — Faut-il voir dans toute cette détresse une exhortation providentielle au mariage? Est-elle la paraphrase éloquente de l'anathfcme lancé contre l'homme seul?

10 — Car il est comme la bruyère en une lande; il demeure îiu désert en des lieux secs, en une terre salée et inhabitable.

11 — O célibataire, célibataire, célibataire, écoute la parole de l'Éternel !


III.


1 — Il l'a écoutée. Voici qu'il abjure les folies, et le rire des fous qui est tel que le bruit des épines sous le chaudron. Il dit : « Mieux vaut la fin d'une chose que son commencement. »


372 PETITES MISERES

2 — Et il affronte les pleurs et les grincements de dents de sa bien-aimée ; elle le suit d'un œil inquiet, allumant son cigare, tandis qu'elle pleure les larmes de plusieurs crocodiles.

3 — Et tantôt il la voit, digne et résignée, essayant de fondre au bain-marie le bronze de sa volonté; tantôt, acerbe et imposante , secouant de ses épaules le manteau du regret ; tantôt, furieuse et déchaînée, prête à mettre en pièces tout ce ' <jui l'entoure.


4 — Le célibataire trouve alors que la femme, qui est comme des filets, dont le cœur est une vraie nasse, et dont les mains sont des liens, est une chose plus amère que la mort.

5 — Celui qui est agréable à Dieu en échappera; mais le pécheur y sera pris.


Vlfi HUMAINE.


IV


1 — Quel est ce jeune homme nouveau qui sort des vétérans de la vie joyeuse? Son cou est entouré d'une mousseline plus blanche que la plus belle fleur de froment; ses cheveux blancs ont disparu sous la pincette du barbier; et l'eau d'Afrique a donné à sa barbe grisonnante la noirceur du G agates.

2 — Il marche les yeux baissés, comme la vierge timide; il parle en ménageant sa voix , comme le chasseur rusé. Il cherche la femme vaillante qui doit ceindre ses reins de force et fortifier ses bras.

3 — Mais qui suivra la trace de l'homme vers la vierge? C'est la trace de l'aigle dans l'air, la trace du serpent sur le rocher, ta trace d'un navire sur la mer.

4 — Un sage l'a dit : — - On a dessiné d'après le céliba- taire quêteur la posture de l'homme qui ploie ses deux bras en deux angles égaux pour soutenir en marchant la mère et la fille.


5 — Il rit nux contes des grands parents . aux plaisanteries


374 PETITES MISKRES

de l'oncle, et aux mutineries du petit frère; il conduit toute la famille au Jardin des Plantes ou à la revue; il irait au sermon, si on l'en priait.

6 — Il lit le matin le journal du père, afin detre le soir de son opinion ; — et quand la demoiselle s'asseoit à son piano, il bat à faux la mesure, en disant : Moi aussi, j'étais né pour les arts ! « 

7 — Lorsqu'il passe devant le conventicule des moqueurs, ils se le montrent au doigt les uns les autres ; et celles qui regardent par les fenêtres disent entre elles : « Un invalide ! -

8 — Et il marche la tête en avant environné de frayeur,... car ses dettes ne sont pas payées, et la femme abandonnée a menacé de faire une esclandre. Et il reçoit des billets anonymes où on l'habille de toutes pièces; et le futur beau-père en reçoit aussi qui lui font ouvrir des yeux terribles.

9 — Le temps vole, les semaines se succèdent; on apprête la viande pour se réjouir; et le célibataire épuise son crédit pour parer la modeste fiancée. Le fin lin et l'écarlate est ce dont elle s'habille.

10 — Elle fait des tours de lit, elle fait du linge, elle fait des ceintures : le tout pour elle. Et lui , transporté de recon- naissance, achète des cachemires, des étoffes de soie, des colliers, des bagues et des bracelets d'or;

11 — Des dentelles plus transparentes que les tissus de l'araignée; des perles d'Ormuz, des rubis, des émeraudes, des diamants,... pour elle aussi.

12 — -Et il murmure triomphant : « Ce qui a été est bien loin ; et il est enfoncé fort bas. Qui le trouvera! « 

13 — Mais en ce moment voici que la porte s'ouvre et que la femme abandonnée paraît. Elle a le front très-pâle et l'œil très-hardi ; elle l'arrête comme il veut s'enfuir, et lui dit : — « Ecoute ! . . .

14 — Il ne s'agit pas de t' échapper; il faut demeurer ici et entendre mes paroles, qui ne seront ni nombreuses ni ambiguës. Sois donc paisible. « 


DE LA VIE HUMAINE. 375

15 — Puis elle laisse tomber le vêtement qui cache sa taille, et ajoute avec majesté : « Mon doux ami, je suis mère! »

16 — Car il est écrit : * Les iniquités du méchant l'attrape- ront, et il sera retenu par les cordes de son péché. »

17 — Et le célibataire ne sait que résoudre ni que penser, doutant si cette femme cache la fraude en dedans de soi. Sincère ou non, elle est querelleuse, et semble une gouttière continuelle au temps de la grosse pluie.

18 — Celui qui la veut retenir retient le vent , et elle se fera connaître comme un parfum qu'il aurait dans sa main droite.

19 — Aussi faut-il qu'il épouse cette foraine ou qu'il demeure garçon.

20 — Eternel, Eternel, Eternel! quel crime est le nôtre, et d'où vient ta vengeance?


— Dieu merci , mécriai-je un matin , nvn isl ailes corbei, voilà ma tâche terminée !

La dernière épreuve du chapitre qu'on vient de lire était sur ma table, corrigé* pour la quatrième fois, et revêtue du formi- dable Bon à tirer.

Je n'unis toutes les feuilles qui composaient le volume projeté; puis, obéissant à un secret sentiment d'amour-propre autant qu'à celui d'une juste déférence pour un auteur dont je n'étais après tout que le délégué, j'envoyai la chose à maître Faust us. Je ne cacherai pas que je m'attendais à le voir entrer chez moi le lendemain, pénétré de la plus vive reconnaissance; il ne vint pas. Sans plus m'olistiner que Mahomet à ['encontre de cette montagne immobile, je pris le sage parti d'aller chez

Baptiste . que nos lecteurs n'ont sans doute pas oublié , après m'avoir contraint par ses retards à casser un superbe cordon de sonnette , m'accueillit avec des façons diplomatiques qui ne ine plurent nullement. Sa mine réservée, son équivoque civilité, me donnèrent à pen- ser que je lui étais recommandé ni plus ni moins qu'un visiteur importun.

Je me retirai donc fort inquiet . et livré aux interprétations les plus désagréables.


PETITES MISERES DE LA VIE HUMAINE. 377

Le soir môme je ne pus douter de ma disgrâce.

Une effroyable tempête me poussa, moi quinze-centième, dans le passage des Panoramas, et là, tandis qu'à grand' peine je fendais une foule hu- mide et mauvais teint , je me trouvai poussé contre un homme qui affectait de ne me pas voir

C'était FaustUs, dont je déconcertai la bouderie en lui pre- nant familièrement . i le bras.

— Toujours à V I j _--.—. il plaindre! me dit

l'infortuné. Je viens \ \ j^*~-S>^Jft d'écraser, sans le vouloir , le pied By^wjj^^"" j jjjl d'une petite per- sonne qui commen- ^Wfc ^^^^hlrm Ç a 't * me voir ^ e bon œil , et qui ^^^Bi^**^^^^ maintenant me re- garde comme un affreux lourdaud. De plus , l'odeur du peuple mouillé m'est insupportable. J'ai voulu tout à l'heure obvier à cet inconvénient à l'aide de mon foulard toujours imbibé d'eau de Portugal , et je me suis aperçu que

mon foulard avait disparu.

Fort étonné- qu'il me parlât en ce moment de niaiseries semblables, je lui rappelai directement mon envoi de la veille, et ma surprise s'accrut encore de l'indifférence froide et polie avec laquelle il jugea convenable de me


— Je vois , lui clis-je passable- ment déconcerté , que je n'ai pas ré- pondu à ce que tu nttendais de moi.

Sans se faire trop prier, il en convint.

— Je ne comprends pas, dit-il. ta manière de procéder. C'est celle d'un littérateur dont le commerce des livres a faussé la cervelle : non


/■


378 PETITES MISERES

que je voulusse retrancher un seul des extraits qu'il t'a plu de choisir ; mais, parmi les dédaignés, j'en sais un grand nombre qui avaient à tes préférences tout autant de droits que les élus. En quoi, par exemple, la Tragédie du Débiteur le cède-l-elle à celle du Créancier f Ne pouvais-tu le montrer à nos lecteurs

J traqué de domicile en

.». ^r>^,iJ~ domicile, réduit enfin ' I à résider dans quelque i citadine errante, mu- | nie, comme les chars | | du voyageur Levaiî- _ U lant, de tous les objets nécessaires à la vie. E Rappelle -toi cette

scène pathétique et vraiment regrettable où l'infortuné, ramené chez sa maîtresse par un sentiment de jalousie , reconnaissait, dans le rival mys- térieux dont les visites l'avaient alarmé, un habile recors, tout exprès déguisé en séducteur, et cachant ses griffes légales snus les gants jaunes d'un assidu Lovelace. C'était là une péripétie qu'un homme de goût aurait su apprécier.

— Merci... mais je te dirai d'a- bord

— Maintenant, parmi les Posi- tion» Délicates, continua Faustus, comment n'as-tu pas remarqué le chapitre consacré au Rendez-vous? Jamais, ce me semble, on n'avait traité avec autant de talent les ennuis d'un bonheur si difficile , les désap- pointements de l'escalade, les hosti- lités de la duègne, les maladresses ou les trahisons d'un complice, les niaiseries de l'objet aimé...

— J'en conviens ... Cependant...


t>Ë LA VIP, HtMAIÏJË. 3$Q

— Et ces deux esquisses intitulées : Parti à prendre et Parti pria; l'une nous montrant les tourments de l'homme qui veut divorcer avec le vice ; l'autre consacrée à peindre ceux de la pauvre femme qui prétend , mais trop tard , divorcer avec la vertu.

Et le portrait de Mon Oncle, type charmant de l'homme bon , victime de sa bonté même dont chacun se fait un titre pour l'exploiter en Cent façons. — Et celui de Ma Tante, ménagère modèle, chez qui l'amour de l'ordre et le souci dos choses culinaires, deve- nus passions , ont déve- loppé une sensibilité toute exceptionnelle : à ce point qu'un meuble hors de place , un vase brisé, les déportemenls de la bonne à qui le sort

de ses enfants est confié . le lait qui tourne , la casserolle oubliée sur le feu, la pendule qui marque trop tôt ou trop tard l'heure du dîner, la subite hausse des denrées coloniales, des convives sans appétit , une bouteille ren- versée sur la nappe , une tache sur ses rideaux , la disette de marée, les confitures moisies, le bois scié trop long eu égard aux dimensions de son poêle, etc., etc., comp- tent'pour d'affreux malheurs dans le cours de sa paisible carrière

— Je ne dis pas Il eût fallu...

— Il eût fallu ne pas omettre le cha- pitre des Beaux-Arts où j'avais rassemblé la plupart des accidents ridicules dont leur culte devient l'occasion : le cahier de musique où manque une page ; la harpe détraquée , les fatigues du Salon ,


380 PETITES MJSKRE*

— surtout quand on le vi- site en compagnie (l'un des peintres exposants — les ennuis des concerts , les jalousies , les mauvais pro- pos, les tournées d' atelier où l'admirateur stupéfait met tout sens dessus dessous, les fades compliments de l'homme du monde , les niaises objections du bour- geois, les ébahissements de l'épicier, — sans compter toutes les misères engen- drées par la lutte d'amour- propre, d'intelligence, de -V-- volonté capricieuse et de J. dignité mal entendue , qui ""fï^?^ s'engage toujours à côté "|t de cette œuvre difficile L ', qu'on appelle un Portrait. ;jj.i

Et les Manies à jp

quelles minutieuses re- fCu

cherches ne m* étais-je pas - r

livré pour les énumérer' d'une manière à peu près complète? As-tu oublié cette longue procession de fâcheux commençant par l'homme que la patrouille électrise, amant passionné de


iii


I)Ë U VIE (H-MAttJfe.


l'ordre public et locution conci- lie la garde na - finir à celui qui clave très-hum- garre sans cesse

— Je ne...

— En fait vaux , je te citerai


381

qui, suivant une crée, -aimeêtre tionale , ~ pour s'est fait l'es- ole de son oi- alluméî


d'Aperçus vio- la peinture de cet état d'angoisses où le voisinage de l'homme d'esprit jette certaines intelligences facilement intimidées ; elles s'alarment du jugement sévère qu'elles croient porté sur elles , et de l'épigramme embusquée pour ainsi dire au coin de leurs faits et gestes; horri- btecontrainte, ' terreur puéri- le et mal fon- dée, qui les conduit juste- ment aux ma- ladresses dont l'idée seule les terrifie. Tu ne saurais nier...

— Je ne saurais rien nier en effet tant que tu me cou- peras la parole, interrompis-je dans un véritable accès d'im- patience; mais si tu me per- mets de m' expliquer , je n'aurai pas de peine à réfuter tes injustes reproches.

Avant tout, laisse-moi te dire que tu aurais dû trouver un motif de me les épargner dans la juste appréciation des peines et des soins attachés au métier d'éditeur. Tu Frémirais si je pouvais sans ennui t' initier aux tourments de la prépa-



38 m ï Petites miskres

ration littéraire. Le manuscrit à son état brut— et cela quels que soient les travaux qu'il a coûtés — n'est encore qu'un pauvre embryon, un fœtus insignifiant; et, par rapport au livre , . ce que ce fœtus est à l'homme complet , ce qu'est l'enfant qui bégaie à l'orateur dont la parole domine le monde. Tu ne parais pas te douter que chacune de tes pages, soumise au plus rigoureux contrôle, a subi deux ou trois lavages préliminaires avant de passer sous le noir rouleau qui en faisait une première épreuve , criblée de toutes sortes d'imperfections; qu'en cet état non -seulement il fallait la revoir, mais encore accepter ou débattre les objections de ses premiers juges : — le prote, — l'imprimeur, — l'habile artiste que je t'avais donné pour collaborateur et pour auxiliaire.

Tu ne sais pas quels horribles débats s'élevaient alors entre la plume et le crayon , se prenant aux cheveux et se harassant d'exigences réciproques. Tout à l'heure tu m'as vu sourire amèrement quand tu parlais * d'aper- çus moraux; » c'est que ces deux mots ont suffi pour me rappeler les " mille rébellions du peintre quand je voulais l'entraîner malgré lui dans les sentiers ardus de l'in- terprétation métaphysique. 11 m'aurait envoyé fort loin, si je l'avais prié de traduire ce malheur dont tu me parlais : — la gêne d'une intelligence bornée sous l'œil d'un voisin spirituel. Non ! Ce qu'il lui fallait , — et cette nécessité a singulière- ment circonscrit mon choix , — c'étaient des accidents qui se traduisissent aux yeux par quelque circonstance matérielle : — le vent qui s'engouffre dans la robe d'une pauvre femme;



DE LA VIE HUMAINE. 383

— le vent qui retourne le parapluie ou emporte la coiffure d'un beau monsieur; — le pied qui lui manque sur un escalier;

— les inconvénients du crépuscule avant que les réverbères

ne soient allumés ;


— le malheur d'un pauvre invalide à qui sa jambe de bois fait défaut;


A


— celui du cavalier novice qu'une rosse épuisée conduit au beau milieu d'un marais fangeux, d'où rien ne peut la décider à sortir;


-les ennui» de la douane pour une femme pudique;



— la contrainte grotesque de certaines attitudes;


S


— les divers accidents qui métnmorphospnt nos plaisirs on

supplices ;


— la querelle de deux boule-dogues accroehi's l'un n l'autre ,


DK l,A VIE H (MAINE. 38S

et que nous essayons en vain d'amener à une séparation dp corps ;


— le choc de deux créatures humaines lancées à toute course et qui se rencontrent , sans avoir pu se prévoir, à l'angle d'un mur malencontreux ; — le bas de soie brusquement tiré dont les mailles rompues laissent tout à coup passer notre pied ébahi ;

— le marteau de porte fraîchement peint qui marbre de teintes bronzées une jolie paire de gants beurre frais ; — la triste position d'un walseur qui roule avec sa compagne sur le parquet glissant , et que son coccyx compromis ne garantit pas de mille injustes reproches ;


— la physionomie déconcertée . la démarche timide et tremblante de deux sémillants trottinx. — tu sais qu'on appelle ainsi les


petits clercs femelles des magasins de modes, — poursuivis à la brune dans quelque nielle déserte par un être — comme elles l'appellent — à gros favoris, à grosse voix, à grosse canne ; — le mal-être de9 voyageurs qui font par un gros temps , en bateau à vapeur, la traversée du Havre à Southampton ;


—- ou bien encore ces historiettes que l'artiste rendrait à lui senl, sans le secours de l'écrivain : celle de mademoiselle Leduc et du comte de Clermont, par exemple... tu lu connais!

— Sans doute , sans doute , répliqua Faustus avec beaucoup d'assurance . . . Pourtant. . .

— La voici. Le comte , malgré sa royale parenté — car il était prince du sang — avait épousé secrètement l'aimable personne que je viens de nommer. Leurs entrevues étaient rares , souvent imprévues. Un matin la dame était encore au lit lorsque sa femme de chambre l'éveille en sursaut en lui annonçant que le prince arrive.

— Eh ! vite , s'écrie mademoiselle Leduc & moitié endormie, donnez-moi mon eau de fleur d'orange qui est sur la chemi- née , et ne tirez les rideaux que quand S. A. entrera.

Puis , sans perdre une seconde , elle verse à flots le parfum sur son visage, ses épaules et ses bras. Le comte et le grand jour entrent à la fois. S. A. pousse un cri d'horreur et recule de trois pas, au grand étonnement de son attentive moitié.


La soubrette s'était méprise , et au lieu du flacon de fleur d'orange avait donné... la bouteille d'encre.

— Pauvre femme ! s'écria Faustus. . . . mais pourquoi la plaindre! A quoi sert une bouteille d'encre sur la cheminée d'une coquette 1

— Sois tranquille, repris-je...ce n'est pas de nos jours qu'une pareille aventure aurait quelque vraisemblance.

— Tant mieux... j'ai les bas bleus en horreur...

— En effet , remarquai -je , dans la fameuse soirée qui pré- céda ton suicide... Mais à propos, tu me dois le récit des circonstances qui le firent avorter. . .


- Hélas ! s'écria-t-il .... loin de nous ce pénible


388 PCTITES NLsKRBi

Je laisse le champ libre à tes suppositions, et quelque tableau bouffon que ton imagination te présente , il est à parier que tu resteras au-dessous de la réalité. — Soit... toutefois...

— Com'.e de Munteray, voue me questions?

interrompit fièrement Faustus qui se campa sur sa hanche pour mieux parodier l'apostrophe castillane de don Carlos.

Au même moment — la pluie ayant cessé , nous étions sur le boulevard — deux jeunes chiens qui accouraient en folâ-


b^e


traitt passèrent entre ses jambes écartées , et manquèrent le faire choir.

— Toujours... toujours malheureux ! reprit-il avec moins de majesté ; — malheureux depuis le moment où le voisinage importun de quelque coq bavard abrège brusquement mon sommeil, — jusqu'à l'heure où, rentrant chez moi pour me mettre au lit , je trébuche sur mon escalier obscur contre Baptiste ivre-mort , qui s'attendrit à ma vue . et pleure les débordements de ma conduite.

Pour moi les serrures détraquées ; — pour moi les goussets trop étroits qui me font précipiter ma montre au fond de mes bottes ; — pour moi , au spectacle , les affiches à bandes , — pour moi , au jour de l'an , le guignon des cadeaux grâce auquel je choisis toujours les plus inutiles et les plus mal venus ; — pour moi , au café , la table inessuyée où je m'ac- coude sans précaution ; — pour moi , chez le restaurateur, le Champagne mousseux dont le bouchon saute prématurément , et qui me crache au visage sa pétillante écume.


HE l~\ VIK Hl'MjtlNE, î)89

Enfin la Nature est à mon égard, comme un volcan toujours en éruption , la Société comme une locomotive désordonnée , qui , sans m' anéantir jamais , troublent h chaque instant l'économie de ma destinée physique et morale.


390 PETITES MISERES DE LA VIK Hl MAINE.

Encore ne saurais-je tout dire. 11 est tel désappointement à huis clos dont le mystère défie la meilleure foi du monde et la sincérité la plus audacieuse. On n'a plus le droit de s'expliquer en toute liberté sur ces questions ardues qui touchent à l'ana- tomie d'une part , de l'autre à l'étude des phénomènes psycho- logiques , et que la superstition de nos ancêtres rattachait à la science illégitime des charmes et sorcelleries.

Et c'est là cependant , ô mon ami , que se trouve , de toutes les Petites Misères , la plus maudite , la plus griève , la plus excédante , la plus néfaste , la plus quitiaude , la plus complexe , la plus irrémissible, la plus perfide, la plus triste, la plus redou- table , la plus redoutée , la plus inévitable pour peu qu'on la redoute ; la plus difficile à dissimuler , encore qu'elle ne soit guère en vue ; la plus grave par ses conséquences , et en même temps la plus ridicule ; la plus maussade aussi et celle qui inspire le moins de compassion ; la plus authentique, la mieux prouvée, en justice ou ailleurs ; la plus gauche, la plus sotte et néanmoins la plus familière aux gens d'esprit ; — crime involontaire dont le meilleur avocat ne saurait se faire absoudre par son plus élo- quent plaidoyer ; — dont quelques niais se sont punis par le suicide : — dont un romancier et un poète , — Régnier et Cré- billon fils, — ont essayé sans succès l'apologie ; — la plus puérile à coup sûr, et la plus ressentie de toutes les injures ; — celle qui prouve le moins et témoigne le plus de mépris ; — un désastre auquel sont sujets les rois comme les bergers... quedis-je?... les bergers bien moins que les rois ; et les héros bien plus que leurs valets de chambre . — j'atteste de ceci le souvenir de Sophie Arnould , et ce qu'elle appelait si plaisamment : - Le Néant de la Gloire ; « — une infortune naturellement imprévue, car elle nous arrive en compagnie du bonheur, et cachée sous son aile brillante ; —un piège masqué par des roses ; — une déception...

— Bourreau! m'écriai -je, en as-tu fini avec tes énigmes? Je veux , j'exige , j'aurai le mot de celle-ci.

— Tu le veux, me dit alors Faustus... Ah! tu le veux?... Mais sais-tu bien à quoi tu m'exposes. . . Et peux-tu répondre ?. . .



Unless indicated otherwise, the text in this article is either based on Wikipedia article "Petites misères de la vie humaine" or another language Wikipedia page thereof used under the terms of the GNU Free Documentation License; or on research by Jahsonic and friends. See Art and Popular Culture's copyright notice.

Personal tools