Les maladies du sentiment religieux  

From The Art and Popular Culture Encyclopedia

Jump to: navigation, search

Related e

Wikipedia
Wiktionary
Shop


Featured:

Les maladies du sentiment religieux (F. Alcan, 1909) is a book by Ernest Murisier.

The work is mentioned in On the Nightmare, Studies in the Psychology of Sex, Volume 1 and The Varieties of Religious Experience.


Full text

LES MALADIES


DU


SENTIMENT RELIGIEUX


E. lYIURISIER

Professeur à la Faculté des Lettres de l'Académie de Neuchàtel.


SpaîriVE NO.:



PARIS FÉLIX ALGAN, ÉDITEUR

ANCIENNE LIBHAIIUE GERMER BAILLIÈRE ET C*

108, BOULEVA KD s Al NT-GERM AIN, 108

1901

Tous droits réservés.


A MONSIEUR TH. RIBOT

Membre de l'Institut,

Professeur au Collège de France,

Directeur de la Revue pliilosopfii(/ne.


Respectueux hommage.


ij:s malai)Il:s


SENTIMENT RELIGIEUX


INTRODUCTION

La conslitulion d'une science des religions sera consi- dérée probablement, dans l'avenir, comme un des événe- ments capitaux de notre temps. Du jour où naquit l'his- toire des religions, l'ancienne philosophie de la religion dut se transformer. Aux interminables discussions sur l'essence divine ou sur l'existence de Dieu se substituèrent des travaux parfois assez solides sur l'origine et sur l'évo- lution de la religion. L'esprit positif moderne semble avoir pénétré jusqu'à la théologie elle-même, et les théo- logiens parlent couramment aujourd'hui, de « christia- nisme expérimental » et de « psychologie religieuse m. iS'a-t-on pas proposé récemment — non sans quelque naïveté, il faut en convenir — de conférer à cette nouvelle théologie le titre de « biologie religieuse », parce que, dit-on, la religion est une vie ? A s'en tenir aux apparences, on croirait que la spéculation théologique va abdiquer, bien à tort d'ailleurs, au profit de la science positive.

Mais, sous la paille des mots, vous chercheriez vaine-

MuiUSIKit. 1


2 LES MALADIKS DU SENTIMENT RELIGIEUX

ment le grain des choses. Des deux sortes de faits, histo- riques et psychiques, qui constituent la religion, les premiers seuls ont été étudiés plus ou moins scientifique- ment. L'histoire religieuse ne se distingue plus, quant à la méthode, de l'histoire profane. Au contraire, la psycholo- gie religieuse nofFrc qu'une très lointaine analogie avec la psychologie contemporaine, expérimentale ou simplement objective. L'observation y reste, d'ordinaire, purement intérieure. Non seulement l'observation extérieure directe, l'étude d'après nature y fait défaut, mais cette science prétendue utilise à peine les données de l'histoire des reli- gions et moins encore les données plus précieuses pour- tant, que contiennent les biographies, autobiographies, confessions, mémoires et correspondances des hommes religieux. Négligeant ce qui peut justement devenir objet de science, c'est-à-dire les faits et leurs rapports, elle tourne tantôt à la prédication, tantôt à la dissertation abs- traite. Toujours dépendante de la métaphysique, elle n'a |)as dépassé la phase où en était la psychologie de la volonté lorsqu'on cherchait à prouver par l'expérience la réalité du libre arbitre.

La faute en est aux psychologues qui, selon une juste remarque de M. Ribot, ne se sont guère donné de peine pour retracer la genèse et les transformations de ce senti- ment complexe. C'est ainsi que Bain ne le mentionne même pas dans son traité sur Les émotions et la volonté. En revanche, M. Ribot lui consacre dans sa Psychologie des sentiments un chapitre qui contient d'utiles indications et qui est bien fait pour provoquer les recherches et pour leur donner la meilleure orientation. En Allemagne, parais- sait déjà en 188G une philosophie de la religion fondée sur


LNTRODUCTIOX Ô

la science moderne '. L'auteur anonyme de cet ouvrage essaye d'appliquer à l'étude des phénomènes religieux la méthode de la psychologie physiologique. Il considère la religion comme l'expression d'énergies internes, de source organique, qui se manifestent parfois obscurément à la conscience tout en restant étrangères au moi, dont l'homme se sent dépendant et qu'il personnifie. Ce qui laisse le plus à désirer dans cet essai curieux, c'est la vérification de l'hypothèse ; car si l'auteur résume l'histoire presque entière des religions, on a peine à découvrir des rapports bien intimes entre la théorie qu'il commence par exposer un peu sommairement et les citations de Thiele, de Luther, de Bossuet et de Charles Kingsley qui remplissent les deux tiers de son volume. D'ailleurs^ la méthode même qu'il préconise n'exige-t-elle pas que l'on procède avec plus de précaution, que l'on ne se hâte pas trop de retracer l'évo- lution de la religion et que l'on s'en tienne, provisoirement, à quelques questions limitées et précises. C'est ce qu'a mieux compris M. James Leuba. Son enquête sur la con- version, dont les résultats ont été publiés dans VAmencan Journal uf psychology- réalise déjà un notable progrès dans la prise de possession d'un domaine trop longtemps inexploré par les psychologues. Et certes, l'idée était bonne d'étudier en premier lieu un état de conscience aussi carac- téristique, un moment de crise où le sentiment religieux acquiert une intensité et une puissance suffisantes pour transformer la personnalité entière, à tel point que la vie

(1) Religionsphilosophie... mit einem Vorwort von .1. Bauiuann.

(2) American journal of ps/jc/iolof/i/, avril 'J89G; Cf. Psijcholuf/ical Reviev), septembre 18'J'J : G. A. Coe. A Study iu the dynamics of Personal religion.


4 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

de l'individu converti se divise d'ordinaire en deux périodes nettement tranchées, l'une antérieure, l'autre postérieure à cette « nouvelle naissance ». Mais, le fait très complexe de la conversion reste encore assez obscur après cette pre- mière enquête, et il y aurait sans doute profit, non seu- lement à reprendre la question , mais aussi à aborder l'examen des phénomènes plus simples peut-être, qui se manifestent dans les différentes maladies du sentiment religieux. Pourquoi la méthode pathologique ne rendrait- elle pas ici des services analogues à ceux qu'elle a déjà rendus à la psychologie de rintelligence et à la psychologie de la volonté? La maladie décompose, en effet, les senti- ments supérieurs aussi bien que d'autres phénomènes et elle exagère aussi quelques-uns de leurs éléments consti- lutifs.

Cette méthode nous permettra d'envisager successive- ment, dans l'extase, le sentiment religieux sous sa forme individuelle ; dans le fanatisme, le sentiment religieux sous sa forme sociale ; l'étude de la contagion de l'émotion reli- gieuse servira de complément naturel à la seconde par- tie de notre essai.

Ce plan lui-même et l'exécution qui va en être tentée, provoqueront probablement, chez deux catégories diffé- rentes de lecteurs, des critiques opposées.

D'un côté, on nous reprochera d'appliquer la méthode scientifique là où elle n'a que faire, de soumettre à une explication causale, ce qui dans l'intérêt supérieur de la religion et de la morale doit échapper à toute analyse. Le reproche nous loucherait, s'il était vrai qu'une chose per- dît, à être interprétée, la plus minime partie de sa valeur réelle. Mais, pourquoi le mystérieux seul serait-il digne


iNTiionrr/riox


d'admiration et de respect? Pourquoi serait-ce rabaisser une ii(d)Ic maiiireslaliou psychique, qu'essayer de la rendre en une certaine mesure intelligible? Il y a là un préjugé à combattre au moment où l'on ne peut man- quer de se mettre à étudier, d'une manière plus positive que par le passé, la vie morale comme la vie religieuse. Le devoir une fois connu dans sa genèse, n'en sera ni moins respectalde ni moins obligatoire. La connaissance du mécanisme de la conversion n'empêchera personne de se convertir. « Croire, dit Hoefîding, qu'un phéno- mène perd sa valeur parce qu'il est compris, n'est qu'une superstition mythologique ou un scepticisme immoral, w D'un autre côté, on jugera notre méthode encore trop peu rigoureuse. Et, sans doute, il eût été préférable de grouper un plus grand nombre d'observations prises sur le vif. Mais tel qu'il est, ce simple essai qui ne prétend nul- lement combler une lacune regrettable, servira tout au moins à la bien marquer, en attendant mieux.


CHAPITRE PREMIER

LE SENTliMENT RELIGIEUX SOUS SA FORME INDIVIDUELLE. — L'EXTASE'


L'extase n'est pas un phénomène rare. Elle se rencontre dans toutes les parties du globe, à toutes les époques de l'histoire et, malgré la diversité des temps et des lieux, l'état mental dé l'extatique reste à peu près le même. Les difîérents cas où elle se produit n'ont pourtant pas une égale valeur pour la psychologie religieuse.

Quelque intéressante que soit, par exemple, la compa- raison de certains passages des Ennéades de Plotin avec telles, pages de V Itinéraire de saint Bonaventure ou de VOrjiement des noces spiriluelles de Ruysbroeck, le mys- ticisme philosophique n'en demeure pas moins distinct du mysticisme religieux, surtout au point de vue alfectif ; et comme ce point de vue est le nôtre, il y aura avantage à écarter les téuioignages des philosophes pour retenir les faits les plus frappants qu'oIlVent en abondance les confes- sions des plus dévots d'entre les mystiques.

Il existe même une forme inférieure d'extase religieuse dont nous n'aurons guère à nous occuper. Chez les peuples

(1) Ce chapitre a été publié, sous une foruie un peu difTérente, dans la Revue philosophique.


8 LKS iMAI.ADIlCS 1)C SENTIAIKNT liKI.lC.IEUX

primitifs, les sorciers reeoivent d'ordinaire, en état de rêve ou d'extase, les coniinuuications des esprits. Ouel«iues- uns d'entre eux se retirent dans la solitude pendant des mois entiers, se privant de nourriture et de sommeil. Un observateur placé dans des conditions favorables pourrait étudier ces faits qui se produisent encore de nos jours dans certains milieux, et probablement qu'il réussirait à en tirer quehpie parti. Pour le moment, nous connaissons bien peu l'état psychologique des extatiques de cette caté- gorie. Le mieux est donc d'interroger les mystiques qui, eux aussi, pratiquent volontiers l'abstinence, l'insom- nie, etc., ainsi que d'autres « exercices spirituels » et qui oflfrent la particularité avantageuse d'avoir souvent excellé dans l'observation intérieure.


EXTINCTION GUADUELLE DES SENTIMENTS SOCIAUX

Une des grandes difficultés du problème à résoudre, si on le considère dans toute sa complexité, tient au double caractère individuel et social des faits religieux. Une reli- gion est à la fois personnelle et collective (nationale ou universelle). Les théoriciens ont très souvent méconnu, totalement ou en partie, l'une ou l'autre face de la ques- tion. Pour les uns, la religion est une vie intérieure, une union, parfois une identification de l'âme avec Dieu. Pour les autres, elle est une manifestation de la conscience collective, elle tend à réaliser l'harmonie dans les volontés


LE SENTIMENT REI.KÎIKHX SOIS SA KOlîME INDIViniIELLE 9

et dans les cœurs, et constitue le meilleur « ciment de la société ». Les théoriciens individualistes ajoutent, il est vrai, volontiers, « qu'il y a aussi un élément social dans la religion » ou que l'idée que se fait un homme de ses rapports avec la divinité a nécessairement de l'influence sur sa conception des relations qu'il doit entretenir avec ses semblables. Mais, il ne suffit pas de constater le fait, l'interprétation importe encore davantage, et étant donnée l'extrême importance de cet élément social, on ne saurait réussir à en rendre compte en le rapportant simplement à la nature humaine en général, il faut reconnaître qu'il tient aussi et surtout à la nature de la religion elle- même, ce qui oblige le psychologue à chercher un principe unique d'explication des deux ordres de phéno- mènes ou plutôt des sentiments mélangés qui les déter- minent.

Notre tâche actuelle est plus simple. L'extase nous, montre presque isolés et parfois fortement grossis quel- ques-uns de ces faits de conscience qu'ignorent ou que passent sous silence les représentants du point de vue sociologique. Lorsqu'il est absorbé par sa vision intérieure, l'individu se laisse aller à oublier le monde sensible, ses semblables et même ses proches. Non seulement il se retire de préférence dans la solitude, mais il devient à peu près indifférent à tout ce qui n'est pas l'objet immédiat de sa contemplation. Le détachement, cette vertu suprême de l'ascète implique, lorsqu'il est parfait, l'affaiblissement graduel des sentiments sociaux et en particulier la dispa- rition momentanée ou définitive de l'élément social de la religion. « Je n'ai rien à faire au dehors », disait Jean van Ruysbroeck : cette parole qui résume la vie tout intérieure


10 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

du solitaire flamand, s'applique plus ou moins à tous les mystiques, à l'existence entière des uns, à certains mo- ments de l'existence des autres et spécialement à leurs moments d'extase.

L'état dont il s'agit est, en effet, passager^ intermittent. Entre temps, le mystique le plus raffiné s'intéresse au sort des créatures, travaille au salut de l'humanité et revient même aune vie toute commune. Une période d'activité et de prosélytisme succède alors à une période d'isolement matériel et moral ; le « moi social » se substitue au moi individuel, comme celui-ci s'était substitué au premier avant de s'éclipser pour un instant et de se perdre dans l'inconscience. Le Bouddha, selon la légende, passe de longues années dans les bois de l'Ourouvela. Après avoir essayé en vain des divers procédés recommandés par ses maîtres pour atteindre au « noble repos », c'est-à-dire à l'anéantissement, il obtient enfin sous « l'arbre de la science » l'illumination et la délivrance. Dès lors, il goûte une parfaite félicité à méditer sur l'enchaînement des causes et des effets d'où découle la douleur de l'existence. Pendant quelques semaines, il demeure ainsi dans sa « bienheureuse solitude » sans songer à faire part à autrui de sa découverte. Puis, l'idée lui vient à l'esprit d'annon- cer au monde le secret de la délivrance. Tout d'abord il la rejette. « A quoi bon découvrir au monde ce que j"ai con- quis dans de pénibles combats ; la vérité demeure cachée aux esprits grossiers ; si je me mets à prêcher la doctrine et qu'on ne me comprenne pas, cela ne ferait que me causer de l'épuisement et de la fatigue ». Après de longues hésitations et sur les instances réitérées de Brahma en per- sonne, il se décide enfin à s'occuper du salut des hommes


LK SK.NTrMKNT RELiriIEUX SOUS SA l-^ORME INDIVIDUELLE 11

et il se fait prédicateur. M. Oldenbergi reconnaît avec beaucoup de raison la vérité psychologique de ce récit historique ou légendaire. A toutes lés époques de l'histoire, on retrouve chez les contemplatifs, ces alternatives de recueillement et d'activité, de méditation et de propa- gande. Après ses premières visions, Catherine de Sienne prend la résolution de vivre au fond d'une grotte au désert ; un peu plus tard, elle fait vœu de se consacrer à la con- version des pécheurs et des incrédules, de porter remède aux scandales politiques et ecclésiastiques. Mais, ce renon- cement à l'identification de son âme avec Dieu et le Christ est si peu définitif qu'elle finit par porter aux mains et aux pieds les stigmates du crucifié. Pareillement, saint Fran- çois d'Assise mène tantôt la vie d'anachorète et tantôt la vie apostolique. Lorsqu'il avait consacré un certain temps au service des âmes, il se retirait dans un lieu écarté, afin, dit un de ses biographes-, d'ôter de la sienne ce qui s'y était attaché de poussière par le commerce des hommes. Ces cas sont de beaucoup les plus fréquents. Le pur con- templatif n'existe pas en réalité ; il n'a existé que des indi- vidus qui se sont plus ou moins rapprochés de cet idéal et qui l'ont atteint à certains moments de leur existence où s'est ainsi réalisée de manière naturelle, la séparation de l'élément individuel et de l'élément social de la reli- gion.

Ce serait d'ailleurs une profonde erreur de croire que celte séparation se fait brusquement et que ces périodes sont opposées ou simplement juxtaposées. Elles se ratta-

(1) Le Bouddha, sa vie, sa doctrine (Paris, F. Alcan). [i) De la llue. Vie de saint François. Cf. P. Sabatier, id.


12 LES M.\i..\nii;s \)v si:\TiMi:.\T refjt.ieix

client au contraire Tune à l'autre par une série d'états intermédiaires et se pénètrent même en partie récipro(]ue- ment. Aux premiers degrés de l'extase, le détachement est encore très imparfait. L'illuminé s'intéresse toujours au sort de la chrétienté, exhorte les chefs de l'Église ou prophétise des châtiments divins. Cette préoccupation se manifeste en particulier dans les visions au caractère nettement prophétique de Mathilde de Magdebourg, d'Eli- sabeth de Schœnau, de Rulman Merswinn, des représen- tants de ce mysticisme justement nommé apocalyptique qui touche parfois au quiétisme sans jamais y aboutir pleine- ment. Ces voyants et ces voyantes, persuadés que la forme supérieure de la vie religieuse consiste à se retrancher dans un complet isolement, dans une passivité absolue à l'égard du monde, rentrent en eux-mêmes afin de s'appli- quer uniquement à la contemplation. Ils voient se dérouler devant eux des scènes diverses de l'histoire évangélique, ainsi que des tableaux d'un intérêt plus actuel, qui font renaître en eux le sentiment du danger que court la chré- tienté et le désir de lui venir en aide : ils voient de leurs « yeux intérieurs » les papes, avides de biens terrestres, les cardinaux et les évêques intrigants, les confesseurs flattant les passions de leurs pénitents pour augmenter leurs bénéfices, etc. ; et, comme ils sont encore tentés de. garder pour eux ces révélations, une voix céleste leur ordonne en général de les publier, car jamais, depuis des siècles, l'Église ne se trouva dans une situation si péril- leuse et n'eut plus grand besoin d'être avertie'... A ce degré moyen de la vie mystique, l'individu se sent encore

(1) Vtiir lî. .Merswinn. Le livre i/e.s /levf Hoches.


LK SKNTIMIÏXÏ UKLIC.IRL'X SOUS SA KOUMK INDI VIDUKLLK 18

partagé entre le dehors et le dedans ; les tendances sociales, fortement réprimées, mais non anéanties, reparaissent par instants; la charité arrache le contemplatif à son oisiveté on à son inertie et le pousse à l'action. Mais, la tendance individuelle ne larde pas à reprendre le dessus, à devenir de plus en plus exclusive ; le dialogue de l'àme avec Dieu se poursuit dès lors presque sans interruption et la «jouis- sance de Dieu », dans l'amour absolument libre et désin- téressé, fait oublier tout le reste.

Les derniers degrés de l'extase, que n'atteignent pas toujours ceux qui traversent les précédents, sont carac- térisés par l'extinction totale des sentiments sociaux. C'est là véritablement l'état de « mort aux choses créées » et aux créatures qui empêchent l'âme de tomber dans le seul incréé. N'entendez pas seulement par là la dispari- tion de certains sentiments naturels, comme les affections de famille. Ce degré de détachement se retrouve d'ordi- naire dans le fanatisme, qui est pourtant le phénomène inverse de celui qui nous occupe, l'exagération du besoin d'agir comme chef ou comme membre d'une communauté. Le fanatique détruit en lui les affections humaines, afin que rien ne refroidisse son zèle, que rien ne l'empêche de se consacrer sans retour au service de son église et de combattre pour la plus grande gloire de Dieu. Dans la pure et suprême contemplation, au contraire, le mystique perd, en même temps que les affections dites naturelles, tout intérêt religieux pour ses semblables et pour ses proches. Lorsque M" Guyon se retirait des jours entiers au fond d'un bois, laissant ses enfants « en d'assez bonnes mains », c'était uniquement pour se perdre dans un abîme inllni et incompréhensible. Quand saint i^'rançois avait


14 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

passé quelques jours ou quelques semaines en oraison, il ne se senlail plus du tout porté à prêcher aux foules et (c il lui arrivait même d'oublier l'Église' ». Ant. Bouri- gnon ne pouvait supporter l'idée que d'autres pussent par- tager avec elle les « doux entretiens » de son époux céleste. Pendant une vision, sainte Thérèse entend une voix qui lui dit : Je ne veux plus que vous conversiez avec les hommes, mais seulement avec les anges. A'oici d'ailleurs comment la sainte décrit elle-même l'état qu'elle envisage comme le plus parfait : « L'àme est élevée au-dessus de toutes les choses créées; Dieu l'en sépare d'une manière si extraordinaire que, quelques efforts qu'elle fit, elle ne pourrait trouver sur la terre une seule créature qui lui tînt compagnie ; et quand même elle le pourrait, elle ne le voudrait pas, mais souhaiterait de mourir dans cette heureuse solitude-. »

Ainsi, l'examen des faits justifie pleinement notre dis- tinction du sentiment religieux individuel et du senti- ment religieux social, distinction mieux fondée peut-être et plus importante à nos yeux, que la traditionnelle oppo- sition de la vie contemplative et de la vie active. Elle n'a rien d'absolu d'ailleurs, et dans la grande majorité des cas les deux émotions se confondent. C'est comme partie inté- grante d'un ordre, d'une secte, d'une église, d'une tribu, d'une nation ou même de l'univers, que l'individu se sou- met à une puissance supérieure. Dans la piété normale, l'union de l'àme avec Dieu et avec d'autres âmes est indi- visiblement sentie. Mais, ici comme partout ailleurs, le

(\) Sabalicr. Vie de saint François.

(2) Vie de suinte Thérèse, Irad. française.


LE SENTIMENT llELKilEUX SOUS SA FORME INDIVIDUELLE 45

parfait équilibre demeure une exception presque introu- vable ; les éléments se combinent en proportions variables et le même facteur n'a pas toujours la prédominance. Cer- taines religions opposent à des maux collectifs des ré- formes collectives; d'autres ne voient de remède que pour l'individu. Dans le sein d'une même religion, il y a des croyants qui ne trouvent Dieu qu'en eux-mêmes et des croyants non moins sincères dont la piété ne se développe que dans TÉglise et par TEglise, qui reste à leurs yeux avant tout un gouvernement. Et de même que l'exagéra- tion du sentiment religieux social conduit au fanatisme, de même l'exagération du sentiment religieux individuel, frappante dans le mysticisme, aboutit au complet détache- ment de l'extase. Si Ton trouve étrange qu'un état aussi purement individuel soit une destruction progressive de la personnalité, pouvant aller jusqu'à l'anéantissement, je ferai remarquer — en attendant d'en dire davantage — que le fanatisme, dont personne ne niera le caractère social, met en péril de la même manière les intérêts pri- mordiaux et l'existence de la société.

Ces vues sur l'extase sont confirmées par un très grand nombre de faits. Même quelques-unes des exceptions que l'on pourrait signaler sont peut-être plus apparentes que réelles. Tous les mystiques ne fuient pas la société de leurs semblables et ne se croient pas tenus d'imiter l'ana- chorète du désert, le stylite sur sa colonne, etc. Il existe même des procédés collectifs pour produire l'extase. C'est ainsi que dans la secte russe des Khlysty l'assistance entière tourne en cercle avec une rapidité extraordinaire jusqu'à complet épuisement et jusqu'à la perte totale de la conscience du monde extérieur. Mais n'est-ce pas tou-


16 LES MALADIES DU SENTIMENT UELIGIErX

jours au même résultat qu'on aboutit en définitive, et les réunions des Khlysty tourneurs ne sont-elles pas destinées comme les exercices des ascètes isolés à procurer à riiidividu la vraie solitude, qui est intérieure? Quoi qu'il en soit, les faits constatés subsistent; l'extase est caractérisée, d'ordinaire, par la disparition graduelle de la sociabilité sous toutes ses formes. 11 vaut donc la peine de rechercher en quoi consiste cette piété essentiel- lement individuelle, quelle en est la genèse et la nature.


II


GENÈSE DU SENTIMENT RELIGIEUX

Piemonter à la source de l'extase, ce n'est pas simple- ment s'appliquer à constater la première apparition du sentiment religieux chez les mystiques. Ce sentiment appa- raît pour la première fois, autant qu'on en peut juger par la comparaison de témoignages assez concordants, mais parfois suspects, vers la troisième ou la quatrième année. Mais, chez l'enfant comme chez le sauvage, il n'a rien encore qui ressemble à de la mysticité; il dépend trop directement de l'instinct physiologique de la conservation; l'étonnement et la peur en sont les traits dominants. Le fait initial paraît être l'étonnement : comme cet état mixte, plus émotionnel toutefois qu'intellectuel, peut aboutir, en vertu de sa tonalité propre, soit à la stupéfaction et à la peur, soit à l'admiration et à l'amour ; comme d'autre part, il implique l'idée de l'inexpliqué, du mystérieux, la


LE SENTIMENT lîF.r.ir.IKT'X SftrS S.V l'OnMR INniVTDURM.E 17

croyance à quelque chose ou à quelqu'un qui dépasse l'in- dividu ou même le groupe social, rien n'empêche, semble- t-il, d'y voir avec Tylor, le point de départ de l'évolution religieuse dans la race et chez l'enfant. Ce que nous savons de l'enfance des mystiques permet d'affirmer qu'ils ne font pas exception à la commune règle. Il est même curieux de voir de futurs adeptes de la religion de l'amour absolument désintéressé, du pur amour, débuter dans la vie dévote par un utilitarisme, en vérité moins grossier que celui des non-civilisés, et par ce qu'ils appellent eux- mêmes, la crainte servile. Leur esprit est surtout frappé par les descriptions qu'on leur fait de l'éternité des peines et des récompenses. L'idée de l'enfer hante leur imagina- tion, et quelquefois, en rêve, la place qu'ils y doivent occu- per, leur est montrée. Quelques-uns souhaitent ardemment d'endurer le martyre, parce qu'ils estiment que ceux qui l'ont souffert ont acheté à bon marché le bonheur de jouir immédiatement de l'éternelle félicitée D'autres s'astrei- gnent à la pénitence et au jeûne, parce qu'ils considèrent que les travaux de la religion n'égalent pas les douleurs que l'on supporte dans le purgatoire. Bref, cette première période est celle de Tétonnement provoqué par des récits merveilleux et de la peur, de l'appréhension de l'enfer plutôt que de la crainte d'offenser Dieu.

Ce caractère utilitaire de la piété primitive et enfantine s'explique, de même que l'égoïsme proverbial et si justifié du premier âge, par la grande loi qui règle dans l'espèce

(1) Il y a une part frilliision dans leurs déclarations. Ainsi M'"" Guyon veut être martyre à l'âge de quatre ans. On feint de la prendre au mot. On la met à genoux ; voyant le grand coutelas qu'on brandit sur elle, elle s'écrie : « Je ne puis mourir sans la per- mission de mon père ». Vie de J>f°"= Gwjon.

MVRISIER. 2


18 I.KS MAl.ADIKS DT SKNTIMKXT HKf.KUEUX

luunaine le développement des tendances et des aptitudes. Au moment où prédominent d'une manière encore très exclusive les besoins nutritifs, où l'évolution de la person- nalité qui s'accomplit parallèlement à celle des tendances en est à ses dél)uts, où la conscience de soi est embryon- naire, l'émotion religieuse ne peut répondre qu'à un ins- tinctif iesoz'w de. proteciion contre des dangers extérieurs, immédiats ou lointains, réels ou imaginaires, La grande préoccupation doit être celle du salut, au sens le plus large du terme, et l'enfant qui songe à sacrifier non seulement un bien actuel à un bien à venir, mais la vie présente à la vie future, a dû être façonné par une éducation appro- priée; il est un véritable prodige en comparaison du sau- vage ou du civilisé qui se borne à demander à ses dieux une longue vie, la victoire sur ses ennemis, de la nourri- ture pour lui ou pour ses bestiaux.

Cette forme inférieure de la piété ne conduit pas d'ordi- naire directement à l'extase. A l'ardeur des premières années de l'enfance succède le plus souvent une période d'indifférence, de mondanité, au bout de laquelle le pécheur se repent, rentre en lui-même et recommence à chercher Dieu. Lorsque la ferveur religieuse persiste sans inter- ruption, ce qui est rare, elle change à tel point de carac- tère et presque de nature que l'adulte a peine à trouver quelque chose de commun entre ses anciennes impres- sions et son état le plus récent. Que s'est-il donc passé dans l'intervalle?

D'abord, de nouvelles tendances se sont développées, ce qui explique déjà en partie les modilications du senti- ment qu'éprouve l'homme pour la divinité. Les tendances sexuelles surtout imprègnent à un moment donné l'exis-


LE SENTIMENT HEUr.lEtJX SOUS SA FORME INDIVIDUELLE 19

tence entière et communiquent à ce sentiment une teinte particulière;. On sait que la littéature mystique se dis- tingue par un caractère singulièrement lascif et que le « pur amour o ressemble parfois étrangement à des amours d'une autre nature. Mais, il s'est passé quelque chose de plus important encore. Le progrès intellectuel a atteint un degré assez éminent. Le passage s'est peu à peu effectué de la simple conscience à la réflexion, à la cons- cience de la conscience. Cela ne signifie nullement que l'in- dividu ait réussi à prendre possession de sa personnalité. La conscience de soi a été identifiée à tort avec la person- nalité ; l'une peut fort bien exister sans l'autre. L'unité, la simplicité, l'identité de la personne humaine ont été affirmées par des philosophes qui, comme on l'a dit, avaient fixé leur attention sur une idée abstraite du moi. L'homme qui rentre dans son for intérieur n'y trouve rien de sem- blable ; il y trouve parfois une certaine coordination, par- fois aussi de l'incohérence et de la confusion. Il s'apparaît à lui-même comme une unité qui se fait et se défait sans cesse, ou bien comme un être éminemment ondoyant, aspirant à l'unité et cependant plongé dans la diversité. La réflexion est si peu une réalisation du moi qu'elle découvre d'ordinaire à l'individu les obstacles qui s'opposent à sa propre unification. C'est en particulier le cas des mysti- ques. Ces observateurs clairvoyants du «monde intérieur», qui vivent repliés sur eux-mêmes et n'ont aucun parti pris philosophique, considèrent l'unité et l'identité comme un idéal, comme une fin vers laquelle ils orientent leur exis- tence et qu'ils atteignent à de rares instants ; mais leur état réel et habituel leur semble bien différent et même tout opposé, surtout à l'origine : c'est un état exagéré


20 LES MALADIES DU SENTIMENT HELIfilEUX

d'incohérence et d'instabilité, un perpétuel conflit des élé- ments psychiques qui ne réussissent pas à s'harmoniser. De là un sentiment de malaiseetun besoin toujours renais- sant de s'attacher à une puissance surhumaine, capable de leur assurer au lieu d"une protection extérieure et d'avan- tages matériels, le repos, la paix intérieure, la délivrance ; et c'est ainsi que la religion subjective n'est pas seule- ment, selon la formule intellectualiste, une représenta- tion de Dieu comme sujet ^, mais qu'elle renferme au nombre de ses éléments constitutifs une aspiration à l'unité et à la systématisation qui est la forme proprement psychologique de l'instinctde la conservation individuelle. M. Sabatier qui a touché à cette question d'origine dans un chapitre de son Esquisse cVune philosophie de la religion'-^ fait naître le sentiment religieux des contra- dictions fondamentales de la vie intérieure. « Je veux connaître, mais ma science n'est au fond que le sentiment mélancolique d'une ignorance qui se connaît comme telle..: De même, ce que j'appelle plaisir et bonheur ne tarde pas à se changer en peine et en douleur. La jouissance porte en elle la cause de son épuisement... Enfin, je veux faire le bien ; mais le mal est attaché à moi. Je ne fais pas ce que j'approuve et je n'approuve pas ce que je fais. » L'âme ainsi partagée, en état de guerre intestine cherche le salut dans l'union avec le principe même dont elle dépend et cette union se réalise par un « acte de confiance en l'ori- gine et en la fin de la vie ». Il est naturellement difficile

(1) Caird. The evolullon of rciif/ion.

(2) Esquisse iVune philosophie de la reUr/ion d'après la psycholorjie et l'hislolre. Cet intéressant ouvrage contient plus d'histoire que de psyciiologie.


LE SENTIMENT RELIGIEUX SOUS SA FORME INDIVIDUELLE 21

pour ne pas dire impossible d'accorder à l'auteur que sa théorie soit d'une application universelle. Les terreurs du sauvage devant les grands cataclysmes de la nature diffè- rent du trouble de Thomme civilisé, moralise, parvenu à la claire conscience de soi, précisément en ce que le sauvage n'a pas et ne peut pas avoir le sentiment d'une contradiction interne. Celle-ci ne peut donc être consi- dérée comme le fait religieux initial. En outre, il ne suffit nullement de montrer comment la piété jaillit des conflits de la vie intérieure pour expliquer la « genèse de la reli- gion», puisque la religion est « aussi un phénomène social et historique » et que le sentiment religieux est aussi social de sa nature. Si la théorie de M. Sabatier n'est pas d'une application universelle, elle projette néanmoins une certaine lumière sur l'origine de la religion subjec- tive. D'ailleurs, si j'ai cité le passage précédent, c'est en l'envisageant moins comme l'énoncé d'une théorie que comme une confession personnelle ayant la valeur d'un document psychologique, comme l'expression d'un mys- ticisme sain qui, pris à sa source, diffère seulement en degré de celui qui aboutira chez certains malades à l'hal- lucination et à l'extase.

Chez les mystiques les plus exagérés et les plus inté- ressants pour notre étude, on ne constate pas seulement une contradiction entre le moi empirique et le moi idéal. Les « contradictions » dont ils souffrent sont plus graves. Au point de vue physiologique, aussi bien qu'au point de vue psychologique, leur état est anormal. Leurs confessions et leurs autobiographies contiennent en géné- ral de longues et minutieuses descriptions de leurs maladies. Le D Charbonnier-Debatty, qui les a étudiées


22 MÎS MALADIES DU SENTIMENT niaililErX

avec soin, insiste surtoul sur l'airaiblissemeiit résultant d'une nutrition insuffisante, d'hémorragies fréquentes et aljondantes, d'insomnies prolongées. Le fond de la maladie serait une grande tor|)eur des fonctions nutritives et le symptôme le plus apparent la perte de l'appétit; à cela s'ajouteraient bientôt des névralgies accompagnées de vo- missements, etc. Le malade se trouverait par suite dans un état permanent de dépression, analogue à celui que l'on constate dans l'hystérie et dans la fièvre typhoïde ^ A cette faiblesse physique correspond une faiblesse morale particulière qui empêche l'individu de réunir et de coor- donner ses états psychologiques, de s'adapter au monde changeant. Sa personnalité, mal cimentée, risque à chaque instant de se désagréger, de se perdre en une confusion de sensations variables, d'images incohérentes, de désirs contradictoires, d'idées désordonnées. Et comme il vit néanmoins d'une vie presque purement intérieure, une tendance ne tarde pas à se développer au détriment de tout le reste, la tendance à l'unité, une question à primer toutes les autres^ la question de la délivrance.

Examinons de plus près cet état psychologique. La phi- losophie de la religion ne s'est guère occupée des rapports de l'émotion religieuse avec les modifications qui se pro- duisent dans l'organisme. Si étrange que puisse paraître au premier abord l'affirmation d'un pareil rapport, on doit reconnaître cependant que rien ne s'y oppose, que tout au contraire permet de le supposer, si la religion a un carac- tère personnel, puisque les sensations organiques prove- nant des différents états du corps, constituent l'élément

(1) Maladies (/es iiii/sli(jiies. Mémoire publié par rAcadéiaie de médecine de Bcl'nciiic.


I,!<: SKXTIMEXT UELir.IETX SOIS SA FoUME INDIVIDUELLE


23


rondamerital, la base même de la personnalité ! Ce n'est pas là d'ailleurs une affirmation a priori. Elle s'appuie sur un grand nombre de faits ou de documents dont quelques- uns sont très significatifs. Le fait que la piété se déve- loppe souvent d'une manière extraordinaire dans la mala- die ne doit pas être invoqué ici, car il peut tenir à toutes sortes de causes indépendantes de l'organisme et il serait sans doute fort exagéré d'interpréter littéralement la pen- sée de Pascal, selon laquelle « la maladie est l'état natu- rel du chrétien ». Ce qui est incontestable, c'est que le sens général du corps joue un rôle considérable dans la vie mystique. Cet abattement, cette instabilité et cette impuissance dont se plaignent amèrement tant de saints et de saintes ne sont d'ordinaire que des variations de la conscience organique. Ces variations sont si brusques et si fréquentes qu'ils ne se trouvent jamais longtemps dans la même situation d'esprit, et si profondes qu'ils ne se reconnaissent plus eux-mêmes. C'est d'un malaise phy- sique qu'ils demandent d'abord à être délivrés; ils le savent fort bien et l'avouent franchement : leur plus ardent désir serait d'être débarrassés de leur propre corps. Déjà dans le bouddhisme, la corporéité est envisagée comme la cause première de toute douleur,, la suppression de l'existence corporelle comme la condition indispensable de son abo- lition'. Lao Tseu, le solitaire chinois, disait du sage que « son coi'ps lui pèse comme une grande calamité » et que lorsque nous nous sommes dégagés de notre corps aucune calamité ne peut nous atteindre-. La plupart des mysti(iues

(1) Oldeuberg. Ouv. cit.

(-) De la voie et de la vertu, cité par le D"' Charboiinier-Debatty.


24 LES MALADIES DU SEXTIMP:XT RELIGIEUX

chrétiens reconnaissent que la misère, l'inquiétude, la tristesse de l'àme proviennent souvent de l'indisposition de l'organisme. Tant que notre âme est enfermée dans cette prison, elle participe à ses inlirniilés. « La révolution des humeurs » est une grande cause de souffrances. Mais, ajoutent-ils, ces souffrances ne sont pas inutiles, car l'âme qui les endure se sent particulièrement portée à la dévo- tion et éprouve le plus impérieux besoin de s'attacher à la divinité.

On n'aura pas de peine à reconnaître là un état connu, à un moindre degré, à peu près de tout le monde, et sou- vent décrit par différents auteurs . Aux yeux de chacun, les choses peuvent changer d'aspect d'un moment à l'autre, bien qu'elles restent en réalité les mêmes. Tantôt la nature semble sourire, tantôt elle se couvre d'un voile funèbre. Ce qui nous charmait naguère nous laisse indifférent, une teinte grise noie tous les objets. Et pourtant rien n'est changé au dehors ; c'est en nous que se forme le nuage dont nous voyons l'ombre passer sur le monde. Suivant que leton de la vie s'élève ou s'abaisse, nous sommes modiliés au fond de notre être à tel point que tout paraît transfor- mé autour de nous. D'ordinaire, ces modilications ne lais- sent guère de traces durables. Chez un grand nombre de mystiques, le même phénomène prend un caractère mor- bide. En outre, il n'est pas perçu indirectement, dans ses effets extérieurs, mais directement et jusque dans sa cause organique. L'individu se voit soumis à des transformations incessantes. Quelquefois dans un seul jour, dans une seule heure, il passe par des états tellement opposés qu'il ne se sent plus le même. Il y a de courts moments de calme pendant lesquels il se trouve heureux et dispos; il lui


LE SENTIMENT RELIGIEUX SOUS SA FORME I.NUI VIUUELLE ZO

semble que si cela pouvait durer rien ne manquerait à son bonheur. Biealôl une nouvelle révolution s'accomplit qui ramène le malaise, rabattement, les sentiments pénibles, etc. C'est alors que se fait vivement sentir le besoin d'un point d'appui et que l'on a recours à un plus fort que soi, seul capable de rétablir à l'intérieur une paix solide et durable.

Maine de Biran nous oITre l'exemple le plus typique de ce besoin pour ainsi dire organique de la divinité . Son Juurnal intime est si connu qu'il suffirait peut-être d'y renvoyer le lecteur. Mais, comme il a été étudié principale- ment par des philosophes qui ont négligé de s'occuper du mysticisme, d'ailleurs fort modéré, de l'auteur et par des théologiens qui ont regretté de n'y pas trouver une religion fondée sur la morale, il ne sera pas inutile d'en citer au moins deux courts passages. « Depuis quelques jours, mon esprit etmon corps sont déviés de leurs lois ordinaires. Le mode de leur union se trouve changé; cette union devient plus intime et l'esprit se trouve confondu avec le corps, ap- pesanti, soufTrant, triste... il a conscience de sa dégradation et ne peut rien, ne tente rien pour la surmonter... Un esprit plein de Dieu qui serait sous l'influence constante de cette grande idée, ne s'arrêterait pas ainsi à examiner de quel côté souffle lèvent de l'instabilité, et se laisserait diriger au travers des obstacles vers la fin une de toute existence. » Ces lignes écrites en 18:20 marquent le com- mencement de l'évolution religieuse de Maine de Biran. Un peu plus tard, il exprime le même sentiment avec plus de netteté et de force dans l'étrange prière dont voici les premiers mots : « Mon Dieu, délivrez-moi du mal, c'est-à- dire de cet êlal du corps qui oiTusque et absorbe toutes les


^6 LES MALADIES DU SENTIMENT HELIGIEL'X

facultés de mon âme... » Cet aveu est si catégorique et si décisif qu'il contribue à éclairer d'autres témoignages analogues, mais plus obscurs et qu'il autorise l'interprète à parler, au moins dans certains cas, de l'origine phy- siologique du sentiment religieux.

On a mieux reconnu en général, l'origine psychologique de ce sentiment auquel rien n'est étranger de ce qui rend la vie humaine multiple et confuse. Les troubles affectifs' intimement liés aux troubles organiques, ont les mêmes conséquences. Ils nous fournissent une nouvelle occasion de remarquer que le mystique ne souffre pas seulement du contraste de l'idéal et de la réalité, mais d'un conflit qui se produit entre les éléments de son moi réel. Certes, pour lui comme pour tous, sans exception, le plaisir se change en peine, la satisfaction du désir amène la satiété et le dégoût, le bonheur n'existe pas sans mélange, et cela suffit à le faire aspirer à ce qui ne trompe point, afin de s'y attacher. Mais, il y a encore autre chose dans son cas : l'antagonisme des tendances inférieures et des tendances supérieures, poussé à un degré extraordinaire et aboutis- sant soit à une sorte de dédoublement, soit à une alter- nance de deux personnalités : l'ange et la bête. Les ten- dances sexuelles, en particulier, dominent à certains mo- ments d'une manière si exclusive qu'elles font commettre des actes qui justifient en partie les accusations d'immora- lité sans cesse renouvelées contre ses pareils. D"autres fois, les tendances supérieures régnent pour ainsi dire sans par- tage : la bête est sacrifiée. Le plus souvent, le sujet demeure partagé entre des sentiments opposés qu'il ne peut réussir à concilier. Et lorsque au sein de cette détresse, le senti- ment religieux a commencé à germer et à se développer,


LE SEXTLMEXT UELKilEUX SOTS SA EOIUME IXDIVIDUELLE 27

le conflit se perpétue et s'aggrave. Pendant un temps variable, parfois pendant des années entières, il reste hési- tant entre « Dieu et le monde », et ce sont alors de nouvel- les, d'interminables luttes intestines : la pensée des choses divines le poursuit et Tafllige dans ses travaux, et les préoccupations relatives à ses travaux l'empêchent de se vouer aux choses divines sans arrière-pensée ; lorsqu'il goûte desjouissances profanes, le souvenir de ce qu'il doit à Dieu vient le troubler; lorsqu'il est avec Dieu, les idées profanes l'assiègent et redoublent son agitation et ses inquiétudes. Ce caractère extraordinairement émotion- nable, cette impuissance à maîtriser ses passions, à gou- verner ses instincts, aies subordonner, qui détermine sou- vent l'apparition du sentiment religieux, expliquera aussi ses particularités les plus étranges et ses déviations dans le sens de l'extase.

L'état intellectuel correspond naturellement à l'état affectif et donne lieu à des remarques analogues. Le sen- timent de son ignorance n'afflige guère le mystique , il n'est pas de ceux qui demandent à la religion une réponse aux questions obscures ou insolubles ; sa haine du dog- matisme est bien connue, et le mystère lui agrée autant que lui répugnent les tentatives de le pénétrer et les vaines prétentions de l'expliquer. Les dogmes le laissant fort indifTérent, le doute effleure rarement sa pensée. Une doc- trine a-t-elle pour lui une valeur pratique et vitale, il l'accepte sans hésiter et se l'approprie sans la soumettre à aucun examen critique. Présente-t-elle un intérêt pure- ment théorique, il l'accepte encore aveuglément par crainte de l'hérésie, mais elle reste pour lui lettre morte, en fait il l'ignore. Le doute pénible et cruel ne surgit dans son esprit


28 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

que lorsqu'il semble y avoir contradiction entre certaines vérités révélées, ou supposées telles, et ses aspirations les plus intimes. C'est ainsi qu'il a souvent des préoccupations relatives à la Trinité. Ce dogme le gêne évidemment. Comment le désir d'unité pourrait-il se satisfaire par la contemplation d'un Dieu en trois personnes? Le Dieu qui se communique à l'ànie pour laffranchir de la diversité ne serait-il pas lui-même exempt de pluralité? Mais ces doutes ne tardent pas à s'évanouir, le plus souvent à la suite d'une vision qui suffit à produire dans son esprit la conviction que la pluralité des personnes ne détruit pas l'unité fondamentale de la substance et que malgré la tri- nité apparente. Dieu reste l'absolue simplicité et s'appelle de son vrai nom l'Un^

La curiosité intellectuelle joue donc un rôle insignifiant dans la genèse de la religion subjective. Les troubles intel- lectuels ne résultent pas d'ordinaire, chez ces adversaires de la théologie, de la non-satisfaction du besoin de savoir. Ils tiennent bien plutôt à la coexistence et à la succession dans la conscience de sensations et d'images que le sujet est impuissant à systématiser, comme il est impuissant à subordonner ses tendances à une idée maîtresse ; et au sentiment de cette impuissance radicale se joint un besoin croissant d'unité et de stabilité.

On peut trouver une confirmation de ces vues dans cer- tains phénomènes qui appartiennent à une phase plus avancée du développement religieux. Si nous sommes remontés à la vraie source de ce développement, nous devons constater une exacte correspondance entre les va-

(1) lUiha. Merswiuu. Ouv. cil. M" Guy un. le*- Toi'rcnls tipirilaels, etc.


LE sr.XTIMEXT RELIGIEUX SOUS SA FORME INDlVIDrEIJ.E 29

ri.ilions de la personnalité et les variations du sentiment religieux. Lorsque l'individu a atteint à l'unité, mais non encore à la stabilité, il doit passer par des alternatives de joie et de tristesse, de quiétude et de regrets ; au sentiment de la présence de Dieu doit succéder celui d'une privation, d'un abandon, lorsqu'il retombe dans la multiplicité et dans la confusion. C'est en effet ce qui arrive. La tentation est précisément un retour plus ou moins complet, plus ou moins durable à Tincohérénce primitive. Dans cet état, « l'âme sent de nouveau le poids de la captivité qui l'at- tache au corps' « et ce malaise est généralement attribué aux maléfices du démon. Les tendances sexuelles repren- nent une prédominance momentanée, « des images hor- ribles et impures assaillent l'esprit et l'obsèdent- » ; le diable essaye de persuader au croyant qu'il peut trouver loin de Dieu le repos et le bonheur; et cela même augmente ses troubles et son inquiétude; enfin, l'esprit recommence à s'occuper de ce qui se passe dans le inonde, à s'intéresser à ses sensations. Dans la terminologie mystique, distrac- tion est synonyme de tentation, comme diversité est syno- nyme de mal moral... Tout se passe alors comme au début de la conversion. L'àme se sent humiliée, se voit faible, se reconnaît misérable, réclame l'appui de celui qui l'a déjà délivrée et retrouve la tranquillité en s'absorbant en Dieu ou plutôt en se laissant absorber par lui.

(1) Vie (le sainte Thérèse.

(2) Jiindt. Ouv. cil.


30 LES MALADIES DU SENTIMENT HELHilEUX

III

LE BESOIN RELIGIEUX

Les considérations précédentes nous mettent en mesure de résoudre la question de la nature de la mysticité. Les auteurs qui considèrent le sentiment religieux comme un simple mélange de peur et d'amour se bornent à remar- quer que le premier élément, la peur, est à son minimum d'intensité, et le second élément, l'amour, à son maximum dans l'extase, ce qui ne constitue évidemment pas une ex- plication. KraITt-Ebing rattache ce phénomène à l'instinct sexuel, mais, malgré de nombreux points communs entre les deux genres d'émotions, il n'y a pas de raisons suffi- santes pour faire de l'extase une simple transformation de la force génésique. Il appartient justement à la psycho- logie de modifier ou de compléter les explications trop simples ou trop grossières de la biologie.

L'attachement du mystique à Dieu, à Jésus-Christ, à la sainte Vierge ressemble, en effet, souvent, Ci s'y méprendre à l'amour le plus sensuel. Il se modifie pourtant avec les circonstances et peut présenter, suivant les individus ou successivement chez la même personne, les nuances les plus variées. A l'origine, on l'a souvent remarqué, la peur prédomine. Fénelon estimait que cela était normal et il écrivait dans une de ses Lellres spiriluelles : « Vous avez encore besoin de la crainte des jugements de Dieu pour faire le contrepoids de vos passions. Mais, en commençant par la crainte qui dompte la chair, il faut se hâter de tendre à l'amour qui console l'esprit. » L'amour à mesure qu'il


LE SKNTIMEXT UELtr.lKUX SOUS SA l'OUME INDIVIDUELLE 31

se développe bannit la crainte. D'ordinaire, c'est en pre- mier lieu la « crainte servile », c'est-à-dire l'appréhension des peines de renier qui s'évanouit ; une certaine crainte inspirée par la croyance à des relations directement entre- tenues avec un être omniscient, omnipotent, qu'il faut se garder d'offenser, persiste pendant un certain temps et donne au sentiment religieux le caractère de l'amour filial. Enfin, dans une dernière phase, toute trace de crainte finit par disparaître. L'amour ne garde plus aucun carac- tère filial. Les rapports de l'âme avec Dieu deviennent ceux d'une fiancée avec son fiancé, d'une épouse avec son époux, d'une maîtresse avec son amant. Ce ne sont que caresses et délices spirituelles. L'àme se sent saisie et prise par une force supérieure, infinie, qui la ravit, la consume, lui fait perdre toute conscience, hors celle de sa jouissance. Il arrive même à l'extatique de ne pouvoir admettre l'idée d'un partage de ces faveurs divines, en sorte que rien ne manque à sa passion de ce qui fait partie intégrante de l'amour sensuel, pas même la jalousie.

II est donc vrai que ni la crainte, ni l'émotion tendre, ni même la passion amoureuse ne sont étrangères à la mys- ticité. Mais, il ne s'ensuit pas qu'elles en constituent l'essence. L'attachement de l'être humain à une personne investie d'une autorité souveraine donne naissance à des affections qui varient selon le tempérament, le caractère, le sexe, l'âge, et dont l'expression doit d'autant moins faire perdre de vue la nature vraie et intime qu'elle est presque toujours symbolique et métaphorique '. Comment d'ailleurs expliquer par l'instinct sexuel ou par des com-

(Ij Voir Récéjac. Essai sur la connaissance rnyslique.


32 LES MALADIES DU SENTIMENT IIELIGIEUX

binaisons diverses de la peur et de l'amour certaines trans- formations de ces sentiments qui valent pourtant la peine d'être notées. Pendant l'extase ou pendant la période qui la suit immédiatement, le malade qui a eu, par exemple^ la vision de « Jésus enfant » éprouve une émotion qu'il caractérise lui-même d'une manière assez claire en parlant de sa paternité ou de sa maternité spirituelle. D'autres fois, le phénomène inverse se produit; la même vision le fait revenir à « l'état d'enfance « dans lequel il se sent faible et petit, s'amuse, joue comme un enfant et en prend même, à ce qu'on lui assure, la physionomie et les atti- tudes. Je n'ai pas à parler ici de l'émotion attachée aux idées de péché et de justification qui n'existe guère chez les purs mystiques. Mais, il est un autre état affectif assez fréquent chez les Orientaux, connu également de quelques chrétiens dont l'amour aussi bien que la peur est entière- ment exclu : c'est l'état d'indifférence. A ce degré de l'ex- tase, Fàme n'a plus ni connaissances, ni désirs, ni affec- tions d'aucune sorte ; tout lui est égal ; les peines, les langueurs, les jouissances, les faveurs spirituelles ont pris fin ; elles ne sont plus de saison. A la paix « savou- reuse » et amoureuse des degrés inférieurs succède une paix moins aperçue, en revanche plus étendue et plus stable, plus « en source » car elle est Dieu même^ Les nuances de ces sentiments peuvent donc varier à l'infini, L'étude de leurs variétés appartient à la psychologie des- criptive. La vraie question est de savoir ce qui en fait le fond et les constitue.


(1) On trouvera de nombreux exemples de ces divers états dans : Slhnmen der chrisllichen Mystik und Theosophie von J. Hamborge et chez tous les mystiques.


LE SF.NTIMICNT UKLIC.lKrX SOI'S SA l'OllMK INDIVIDUELLE 33

L'état psychologique et moral des mystiques au moment de leur couversioii et durant ces crises périodiques aux- quelles a été donné le nom de tentations, nous laisse déjà entrevoir en quoi consiste le bemin religieux. La com- paraison de ces états avec d'autres phénomènes plus simples et mieux connus va nous permettre d'en déter- miner la nature avec plus de précision.

Les médecins aliénistes ont maintes l'ois signalé et par- fois même exagéré les ressemblances de l'extase avec le somnambulisme et la catalepsie. L'analogie n'est pas moins réelle entre les dispositions du mystique dans les périodes qui séparent les moments d'absorption en Dieu et les dis- positions d'un sujet hypnotisé dans l'intervalle des som- nambulismes. Le malade qui a été endormi à plusieurs reprises passe après le réveil par deux phases principales, auxquelles M. Pierre Janet a donné les noms de phase de l'inlluence somnambulique et de phase de la passion som- nambulique. Pendant les premières heures ou les premiej'S jours qui suivent une séance d'hypnotisme, le sujet se trouve dans une situation relativement calme et heureuse : les crises d'hystérie disparaissent, les idées fixes s'éva- nouissent, l'attention et la mémoire se développent d'une manière remarquable, les sentiments agréables prennent la prétlominance. Malheureusement, les phénomènes pa- thologiques réapparaissent au bout de quelque temps et ramènent les sentiments pénibles, l'inquiétude, l'ennui, le désespoir. « Alors, les malades se souviennent du bien-être que leur a causé le somnambulisme précédent et ils n'ont plus qu'une seule pensée, c'est d'être endormis de nou- veau. Quelques-uns voudraient être hypnotisés le plus tôt possible par n'importe qui, mais le plus souvent il n'en

MURISIER. 3


34 LKS MALAIJIES DT SENTIMENT lUÎLUilELX

est pas ainsi, c'est leur hypnotiseur, celui qui les a déjà endormis fréquemment, qu'ils réclament avec une impa- tience croissante. » Ce désir ardent de se soumettre à une autorité étrangère que l'on constate aussi à un très haut degré chez les douleurs, et d'une manière générale chez les abouliques, tient à l'incapacité du sujet à fixer lui-même son attention, à prendre une décision et à l'exécuter ; et les divers sentiments qui rattachent l'hystérique à son hypno- tiseur, l'aboulique à son médecin, dérivent, comme le montre M. Pierre Janet, d'un besoin exagère de direction ^ Sans méconnaître les différences souvent profondes qui séparent les extatiques de ces malades, il est permis de sou- tenir que le besoin dont ils trouvent la satisfaction dans l'ex- tase est au fond le même. Ils ont seulement, d'ordinaire, une conscience plus claire de leur infirmité et de leur misère et des moyens plus moraux d'y remédier. A l'origine, nous l'avons vu, les désordres organiques, affectifs et intellec- tuels sont accompagnés d'une aspiration à la délivrance qu'ils attendent de l'intervention de Dieu, de Jésus-Christ ou d'un saint. Cette conviction une fois bien formée dans leur esprit, ils commencent à s'appliquer à la méditation et à la contemplation par lesquelles ils croient, à tort ou à raison, entrer en communication directe avec la divinité et se placer sous sa dépendance immédiate. Tant que per- sistent la pensée de la divinité et le sentiment de cette dépendance, ils jouissent d'un calme à peu près parfait et d'un bonheur sans mélange. Plus de ces alternatives de contentement et de dégoût, de bien-être et de malaise, d'abattement et d'agitation, dues à l'extrême variabilité

(1^ Névroses cl idées fixes, Paris, F. Alcan; Reoue p/tilosophhjue de février 07.


LE SENTIMKNT IIKI.IC.IKIX Sdl'S SA l'OllMI': INDIVIDUELLE 35

des élîils du cori)S ; plus de ces souffrances et de ces an- goisses qu'engendre la lutte de la volonté et des passions ; l'empire de l'organisme et celui du mal paraissent détruits et l'àme fixée vers son vrai pùle ne s'inquiète plus « de quel côté souffle le vent de l'instabilité ' ». Cet état de quiétude qui peut durer assez longtemps correspond à celui des personnes hypnotisées pendant la période d'in- fluence somnambulique. Malheureusement, l'influence de la pensée de l'être divin ne tarde pas à s'affaiblir, l'àme se sent de plus en plus livrée à elle-même, exposée de nou- veau à ces misères dont elle avait été guérie pour un temps. Est-ce Dieu qui se retire d'elle? Est-ce elle-même qui s'éloigne de Dieu? Il lui serait difficile de le dire, mais en tout cas, elle se sent délaissée, privée du secours qui faisait sa force et sa joie. L'unité' redevient multiplicité, les passions qui semblaient éteintes se réveillent plus fortes qu'auparavant, les distractions et les tentations abondent : c'est l'état si longuement décrit par quelques- uns de ceux qui l'ont traversé, sous le nom de «.. séche- l'esse spirituelle ». Toutefois, l'individu ainsi abandonné garde le souvenir de celui qui l'a déjà délivré et de même que l'hypnotisé en proie à la passion somnambulique, désire ardemment retomber sous la domination de son hyp- notiseur ou que le « douleur «cherche l'appui d'une affirma- tion étrangère, iln'a qu'une pensée, cellederentrer« en état de grâce », c'est-à-dire de redevenir dépendant de la puis- sance à laquelle il attribue ses précédents états de calme et de bien-être. « L'àme qui ne sent plus de paix se plaint à son époux de ce qu'il l'a abandonnée; elle éprouve à la

(1) hallulion de Jésus-Chrisl.


36 LES MALADIES DU SENTIMENT UELIGIEUX

fois sa faiblesse et le besoin qu'elle a de sou secours. Les rigueurs du bien-ainié lui rendent ses douceurs plus sou- haitables. » Alors, elle recommence à faire oraison et <( Notre Seigneur ne tarde pas à revenir; quelquefois la fin de l'oraison ne se passe pas sans qu'il revienne. Il semble qu'il se repente d'avoir fait souffrir l'âme, sabien- aimée ou qu'il lui veuille payer avec usure ce qu'elle a soufferte » On le voit, le besoin religieux est au fond, un cas spécial de ce besoin général de direction dont la satis- faction rapportée à la volonté d'un être particulièrement puissant, humain ou surhumain, visible ou invisible — visible même pour le « voyant » et l'halluciné — déter- mine des émotions complexes et variées, lesquelles ne diffèrent pas essentiellement des émotions ordinaires, peur, amour, respect, espérance, mais empruntent leur caractère propre à la source profonde d'où elles émanent. L'être conscient de sa misère et peut-être enclin à se l'exagérer à lui-même, éprouvera naturellement le besoin d'un point d'appui étranger, lorsqu'il se trouvera en pré- sence d'une grave situation ou qu'il aura à prendre quelque résolution importante. Se défiant de ses propres lumières, de son propre vouloir qu'il juge faible ou radicalement mauvais, il demandera à Dieu de vouloir à sa place. Une vision ou une inspiration lui révélera souvent l'acte à accomplir. Mais, comme savoir ce que Dieu veut n'est pas toujours chose aisée, il aura parfois recours pour sortir d'embarras, à de singuliers subterfuges. Le disciple de Wesley ouvre au hasard sa Bible, cette Parole de Dieu, et trouve un ordre à exécuter dans le premier passage

(i) M'"" Guyon. Les Toi'rcnis spirituels.


LE SENTIMENT UELKIIKIJX SOUS SA FOIIMK IMMVIIU'ICLLK 87

qui lui tombe sous les yeux. Dans quelques églises et socles, l'usage du sort a prévalu. Les Frères moraves avaient pour principe d'attendre la présence du Seigneur ([ui seul pouvait les éclairer et les diriger dans les ques- tions difliciles. S'ils devenaient conscients de cette pré- sence, ils prenaient leur décision sans plus tarder. Dans le cas contraire, ils consultaient le Seigneur par la voie du sort'. D'autres ont imaginé des moyens encore plus bizarres de se déterminer ou plutôt d'éviter toute espèce de détermination vraiment volontaire. Saint François d'Assise bésitant entre deux ou trois chemins fait placer son compagnon de voyage au milieu du carrefour, lui dit de tourner sur lui-même jusqu'à ce que pris de vertige, il tombe la tête du coté de Sienne, d'où le saint conclut que Dieu leur ordonne d'aller à Sienne-. L'analogie de ces manières de choisir et d'agir avec celles des abouliques est frappante; et sans doute, il ne s'ensuit pas que les mystiques soient en général atteints d'aboulie (bien des circonstances remarquables de leurs vies pourraient ser- vir au besoin à établir le contraire)-, mais il n'en demeure pas moins vrai qu'ils cherchent eux aussi, ne fût-ce que par humilité, à substituer une volonté supé- rieure à leur propre volonté et qu'ils se trouvent à l'égard de Dieu dans la même situation que ces malades vis-à-vis de leurs médecins et de leurs directeurs.

(1) F. Bovet. Le Comte de Zinzendvff. Mèiiic fait m'a ctc avoué par plusieurs personnes.

(2) P. Sahaticr. Oiuk cil.

(o) En particulier leur talent d'organisation. Renan a fort jnsle- luent remarqué que chez la plupart des mystiques il y a à cùlé du rrvciu- bizarre un [)uissant organisateur. {Soi/vcniis d'enfance el de jeiines.se).


38 LES MALADIES DI^ SENTIMENT l'.KLKUEUX

Ce n'est pas seulement lorsqu'ils ont une décision à prendre, une question pratique ou même théorique à résoudre que les mystiques sentent ainsi la nécessité d'être dirigés. Leur activité a beau se dépenser en œuvres diverses, — seul le pur quiétisme, et ses représentants sont relativement peu nombreux, préconise une entière oisiveté extérieure, — la vie active leur semble toujours médiocre et insipide en comparaison de la vie contem- plative. A mesure qu'ils atteignent aux plus hauts degrés de l'extase, on voit s'elîacer dans leur conscience la notion de ce qu'il faut faire et de ce qu'il faut éviter, jusqu'à ce que subsiste seule l'idée que toute action doit être évitée, même l'action vertueuse, même l'œuvre pie. On comprend dès lors que leur principal souci ne soit point d'obtenir l'assistance céleste en ce qui leur paraît n'avoir qu'un intérêt secondaire, comme le choix entre deux alterna- tives, l'accomplissement des inévitables besognes journa- lières ou des grandes entreprises destinées à assurer le règne de Dieu sur la terre. Disons mieux : s'ils ne peuvent se passerde cette assistance pour faire ce qui leur importe le moins, à plus forte raison la réclameront-ils lorsqu'il s'agira de réaliser ce qui est pour eux l'essentiel et ce qu'il y a de plus désirable, à savoir un certain état d'âme, état de paix dans l'unité.

L'essentiel, la seule chose nécessaire, c'est d'être délivré des tourments causés par les désordres organiques, par le conflit des tendances, par la multiplicité et la variabi- lité des sensations et des images, enfin par les exigences opposées de la piété naissante et delà mondanité persis- tante, c'est en un mot d'atteindre à l'unité et si possible à la stabilité de conscience. Rien de plus naturel ni en


LK SKNTIMK.NT ItKI.KilEIJX SOUS SA KOltMIO INI)I\ IDIlK.l.r, 39

même temps de plus irrésistible que cette tendance, chez un être qui vit surtout en dedans, car on peut la con- sidérer comme la forme subjective de l'instinct de la conservation individuelle ; mais, ainsi que le pensait Spi- noza, la tendance à persévérer dans l'être est au fond la tendance à devenir de plus en plus parfait. Le mysticisme implique en effet un désir sincère de perfectionnement moral. Tout bien considéré, l'idéal d'un religieux d'orient ou d'occident qui aspire à l'unité est assez semblable à celui du stoïcien, ou de tel moraliste contemporain qui aspire à « se faire lui-même ». Seulement le religieux jugerait impie l'orgueilleuse maxime de la morale pbilo- sophique. Se faire soi-même est au-dessus de son pouvoir, et il ajouterait volontiers, au-dessus des forces humaines. Il ne lui reste donc qu'un parti à adopter : se laisser faire, consentir à être façonné par une volonté étrangère, se soumettre à l'influence d'une personne capable de dominer à sa place sur ses passions et sur ses sensations ou de l'en délivrer, et de lui procurer par là même le repos et la béatitude.

Or, dans le catholicisme du moins, une personne paraît toute désignée pour rendre à la « pauvre àme » cet impor- tant service : je veux parler du directeur de conscience. Que le directeur spirituel remplisse un office de ce genre auprès d'un grand nombre de personnalités faibles et inconsistantes, on n'en saurait douter, non plus que de l'identité partielle de lamysticité avec les sentiments qui poussent tant de fidèles à assiéger les confessionnaux. Mais, un fait constant et très significatif est l'inefficacité presque complète de l'intervention et de la parole du prêtre sur ces esprits éminemment religieux. Bons catho-


40 LES MALADIES DI" SENTIMENT lîELIGIEUX

liqueSjils se confessent pour se conformer aux usages et aux règles établies ; cela ne les empêche nullement de se plaindre à chaque instant de leurs confesseurs. Le D'Charbonnier-Debatty qui signale en passant ce trait de caractère,y voit un travers et même un nouveau symptôme pathologique. Ce sont des malades, dit-il, et des malades incompris. Il me semble au contraire que la résistance opposée à une personne investie d'une autorité plus qu'hu- maine par des individus enclins pourtant à une obéissance et à une soumission absolues est un indice plutôt favo- rable. Ces malades ont dû conserver ou recouvrer une certaine force morale et leur indépendance au moins appa- rente les dislingue assez avantageusement des abouliques et des sujets hypnotisés. Quels sont, en effet, d'après eux, les « mauvais directeurs » ? Ce sont ceux qui cherchent à les satisfaire à trop bon compte, qui les empêchent « d'avancer » ou qui prétendent « s'approprier les âmes ». Mieux vaut se passer de leur aide, mieux vaut renoncer à se laisserconduirepar eux; malgré leur science, «quelque vieille bonne femme peut avoir en ces choses de plus grandes lumières». Quant aux a bons et sages directeurs» ils en sont réduits à un rôle si minime qu'autant vaudrait leur donner un tout autre titre. Bons et sages, ils ne le restent qu'à la condition de se conformer toujours aux exigences de ceux et de celles qu'ils sont censés diriger. Ils ne se permettent ni de juger de ce qu'ils entendent mal, ni de «gêner les âmes qui sont conduites par ce suprême directeur dont la science aussi bien que la puissance est infinie ' ». Ainsi, ces âmes échappent aux influences hu-

(1) JVt' (le saillie Thérèse.


LE SENTIMKNT UKLUilKUX SOUS S.V KOUME IM)IVll)rEI,I,E 41

niaines, parce qu'elles en subissent d'autres plus pro- fondes, et leur indépendance relative n'est due qu'au sen- timent de leur absolue dépendance '.

En somme, les faits considérés jusqu'ici se ramènent tous à un fait fondamental. Le besoin de direction dont M. Pierre Janet a signalé l'extrême importance pour la compréhension des rapports sociaux se trouve aussi à l'origine des relations supra-sociales. Lorsque ce besoin persiste malgré l'essai des divers moyens imaginés en partie pour le satisfaire, existence en commun, vie mon- daine, discipline, hiérarchie, confessionnal, il devient pro- prement religieux. Le mysticisme est surtout caractérisé par la substitution d'une idée direclrice — l'idée d'une personne — à toute direction extérieure, fût-ce celle d'un représentant de Dieu sur la terre. Mais cette idée qui se développe automatiquement peut acquérir l'intensité et l'objectivité d'une sensation, prendre la forme d'une auto- rité étrangère, devenir en tout cas une véritable force, capable d'établir sa suprématie absolue dans la conscience et d'unifier l'individu. Comment s'opère cette unification ou plus exactement cette simplification — car la quiétude de l'extase s'obtient moins par une systématisation nor- male que par la destruction graduelle des états variables et des tendances antagonistes — , c'est ce qu'il convient maintenant de rechercher.

(1) Le premier auteur qui ail envisagé les faits religieux à ua point de vue psychologique. M. de Biran. a déjà établi un rapprochement entre les sentiments mystiques et les relations d'un sujet hypno- tisé avec son hypnotiseur. « Les effets du magnétisme bien cons- tatés, la couuiiunication des pensées du magnétiseur avec l'esprit du magnétisé... nous feraient concevoir jusqu'à un certain point lintlucnce surnaturelle de la grâce ou de l'esprit de Dieu sur nos âmes. » M. de Biran. >'« vie el ses pensées (1823).


4i2 I,KS MALADIES DU SIÎNTIMEXT UELIGIEUX


IV

LA « VU-: CONTEMPLATIVE » ET LA SYSTÉMATISATION INDIVIDUELLE

L'examen de quelques pratiques destinées à contribuer à la satisfaction du besoin religieux et la constatation plus complète de ce qui se passe dans l'extase nous fourniront la meilleure confirmation des remarques précé- dentes.

Lorsqu'on attend une révélation céleste, extérieure ou intérieure pour prendre une décision et pour agir, lorsque à défaut de révélation assez claire, on consulte d'une manière ou d'une autre la divinité par le sort, le désir de trouver hors de soi un supplément d'énergie suffisant pour déterminer l'acte, n'a pas de peine à se satisfaire. Mais, s'il s'agit de réaliser un certain idéal de vie inté- rieure — et c'est là comme on le sait, la chose vraiment nécessaire — , ce supplément de force dont le besoin se fait encore plus vivement sentir, paraît aussi plus malaisé à obtenir et surtout à utiliser. L'idée de Dieu peut bien être présente à l'esprit ; s'il lui manque l'intensité et la fixité, il lui manquera, aussi par là même l'efficacité. Tant que cette idée est accueillie avec une certaine indifl"érence et une certaine froideur, tant qu'elle ne suscite pas d'émo- tions vives, l'individu reste livré à la mobilité de ses impressions et continue à se sentir malheureux. Supposez, au contraire, qu'elle éveille ses sentiments les plus pro- fonds et les plus durables, elle exercera une influence


1,K SEMIMKNT Uia^KlIEUX SOtlS SA l'OliMK IXOlVlDriJ-LK 43

constante et prépondérante, tout, dans la conscience lui sera soumis et subordonné, les éléments du moi se systé- matiseront et l'aspiration fondamentale du sujet sera satisfaite. Mais, ce n'est pas ainsi qu'elle se satisfait dans le mysticisme. L'idée religieuse peut tendre dans quel- ques cas à devenir exclusive de toute autre; l'émotion (jui y est attachée peut prendre les caractères d'une passion : l'unité de conscience se réalise alors d'une autre manière par l'élimination graduelle des états étrangers et réputés profanes ; le moi s'unifie en se simplifiant. Il ressemble, si cette comparaison est permise, à ces sociétés primitives ou dégénérées dans lesquelles l'exagération de la tendance unificatrice ne laisse plus subsister la moindre diversité, où les volontés mises dans l'impossi- bilité de s'accorder en sont réduites à abdiquer, où s'établit, au lieu d'une organisation hiérarchique, l'uni- formité la plus absolue et la plus désespérante. La coor- dination des éléments psychiques ne réussit jamais à s'etTectuer chez ces simplifiés. L'idée religieuse ne domine jamais sur les autres idées. Tout d'abord elle entre en conflit avec elles, puis elle les exclut les unes après les autres du champ de la conscience ; peu à peu le vide se fait autour d'elle et finalement elle demeure seule dans l'extase. C'est pourquoi l'extase aboutit à l'anéantissement de la personnalité. La lutte intérieure ne cesse que par l'extinction des désirs qui l'ont provoquée et entretenue. Tout l'elTort du mystique consistera d'une part à affaiblir ou à bannir les images « profanes », les aflections « natu- relles» : d'autre part à fixer l'idée ou de préférence l'image concrète de la divinité, à fortifier l'émotion qui y adhère, jusqu'à ce qu'elle s'impose irrésistiblement à l'esprit et


44 LES MALADIES DU SENTIMEXT UELIGIEUX

l'emplisse tout entier. En d'autres termes, le monoïdéisme extatique dépend en une grande mesure de l'ascétisme. Il n'y a guère que les théologiens et les moralistes qui aient sérieusement étudié la question de l'ascétisme. Si leurs observations présentent un réel intérêt pour le psy- chologue, ils n'ont peut-être pas toujours bien saisi la vraie signification de ces pratiques^ En général ils ne les approu- vent ni ne les condamnent absolument. Il faut selon eux, mortifier la chair et mettre un frein aux appétits; toutefois la mesure ne doit pas être dépassée. Autant l'usage modéré fortifie la personnalité, autant l'abus devient une cause d'alïaiblissement. Rien de mieux. Seulement où finit l'usage légitime, où l'abus commence-t-il? Il commence, dit-on, lorsque l'individu se fait un mérite de ses renon- cements, attribue une valeur morale aux souffrances qu'il s'inflige et considère comme une fin ce qui doit être envi- sagé comme un simple moyen-. Qu'un grand nombre d'ascètes aient commis une confusion de ce genre, sem- blables à l'avare qui aime l'argent pour lui-même, oublieux de sa destination, c'est ce qu'on ne saurait contester. Mais tel n'est justement pas le cas des mystiques que nous connaissons le mieux, de ceux qui se sont livrés tout entiers dans leurs confessions et dans leurs autobiogra- phies. Ce qui frappe au contraire, même chez les plus immodérés en fait de mortification, c'est qu'ils semblent très conscients du but à atteindre, très persuadés que les privations et les « travaux de la religion » sont des moyens


(1) ].a tlicnrie de Scliopenhauor est plus profonde : mais je ne saurais voir dans l'ascétisaie une « uéfration du vouloir vivre ».

(2| Ce point de vue est l)ion rrsuuié dans Lutliardt : Kompendium (1er l/teolof/ischen Etliik.


LE SENTIMENT ItELICIHCX SOITS SA l'OUME l.\ DIVIDt'EEEE 45

et comme ils disent, des exercices spirituels, destinés non a mériter le ciel (leur |iiété est très désintéressée), mais à réaliser l'union avec Dieu sans intermédiaire et par là l'unité parfaite, véritable objet de leurs désirs. Le mona- cliisme, par exemple, que tant de gens ont endurasse pour arriver au salut de leur âme ou poussés par le besoin d'obéir, de se soumettre à une autorité, de se conformer à une règle, devient en même temps chez quelques-uns de ceux qu'il sousti"ait aux divertissements mondains et aux rapports sociaux, le moyen le plus sûr et le plus efficace de se débarrasser d'une multitude d'impressions fugitives et de permettre à une tendance de se développer aux dépens de la plupart des autres. D'ailleurs, la solitude, le silence, le jeûne, l'insomnie, les macérations, etc., peuvent être jugés indifférents, utiles ou méritoires, cela importe certes beaucoup au point de vue moral, mais ces jugements moraux ne modilient en rien leurs effets psychologiques. L'ascétisme n'en doit pas moins être considéré comme un instrument de systématisation excessive et comme le com- plément naturel d'une religion qui, impuissante à ordonner les affections, remplit son office en détruisant les afTec- tions désordonnées.

Les exercices qui préparent ou accompagnent l'extase me paraissent pouvoir être répartis en deux catégories : Les uns sont plutôt négatifs, éliminatoires et à proprement parler ascétiques; amoindrir l'individu, faire le vide en lui, réduire le nombre de ses états simultanés et succes- sifs ou en diminuer l'intensité, tel est leur but principal. Les autres sont positifs, assimilatoires; ils visent à ren- forcer l'idée religieuse, à la maintenir, à la faire prévaloir et aboutissent directement à l'état de monoïdéisme exta-


46 LES MALADIES DU SKNTIMEXï UELIC.IECX

tique. Chose remarquable, les uns et les autres revêtent une double forme, physiologique et psychologique, mai- gré l'épithète de & spirituels » qu'on leur applique; les mêmes personnes qui se représentent volontiers lame enfermée dans le corps comme dans une prison, recon- naissent donc implicitement l'existence des conditions organiques de leur émotion religieuse.

Les procédés négatifs restent toujours les mêmes, mal- gré la diversité des lieux, des temps, des croyances. Ils sont seulement plus ou moins grossiers, suivant le degré de civilisation, de moralité et de culture. Un mot les désigne bien, c'est le terme inurlificalion, qui a l'avan- tage de comprendre tous les cas, puisqu'on peut mortifier son esprit de même que sa chair. Il ne saurait être ques- tion, cela va sans dire, de décrire ici en détail ces prati- ques souvent étranges et bizarres. Il suffira d'indiquer comment elles répondent au besoin dont nous avons cons- taté la réalité et l'importance. En premier lieu, la solitude et le silence qui « ferment les portes des sens » forcent l'âme à se replier sur elle-même, « comme la tortue retire à elle tous ses membres' » et commencent ainsi à l'affran- chir de la diversité. Au surplus, se coucher sur un lit d'épines, faire ruisseler le sang de son corps par des cilices ou des pointes de fer, doit contribuer à assoupir les sens, à moins que, ainsi qu'il arrive souvent, cela ne les excite; dans ce second cas, l'ascète attribue en général au démon ses échecs, ses tentations et ses tourments. Les deux exer- cices de ce genre les plus importants sont le jeûne et l'in-


(1) Le Bliagavad. Gita, cité par M. Naville dans un article sur le myslicisme et la philosophie. (Bibliothèque universelle, sept. 1)7.;


l.R SENTIMKXT RELIGIKUX SOTS SA FOliMK INDIVIDUKLM', 47

somnie. On s'est demandé jusqu'à quel point l'abstinence et l'insomnie résultent de la maladie avant de contribuer à l'aggraver. S'abstenir plus ou moins complètement de nourriture a été en effet chez un grand nombre de ma- lades une nécessité matérielle avant de devenir une pra- tique ascétique ou méritoire. Quelques futurs abstinents furent confiés dans leur première enfance à des nourrices pauvres, avares ou négligentes et les hagiographes nous rapportent qu'ils seraient morts de faim si de charitables voisins ne leur avaient apporté de temps en temps des œufs ou du lait. Catherine de Sienne ne se nourrissait que d'eau, de pain et d'herbes ; on essaya à plusieurs reprises de la faire manger, mais elle éprouvait alors de grandes douleurs et ne pouvait rien garder. Pendant dix-neuf ans, Louise Lateau ne prit dans la journée qu'une tranche de pomme ou un petit morceau de pain avec une gorgée de bière. Plus tard, ne pouvant plus le digérer, elle se con- tenta d'un peu d'eau puisée à la Meuse et enfin elle en vint à l'abstinence complète'. Provoquée d'abord par la pauvreté ou la maladie, l'abstinence devient peu à peu volontaire. En tout cas, cette suspension des fonctions nutritives, ce régime débilitant ne peut manquer d'exer- cer une influence sur l'état intellectuel du malade, qui devient de plus en plus insensible aux impressions du dehors. L'insomnie a été mise en rapport étroit avec la diète, et il résulte des aveux mêmes des ascètes qu'ellen'est pas non plus toujours chez eux volontaire. Tel d'entre eux se plaint de ne pouvoir ni manger, ni boire, ni dormir- ;


(1) D' Charbonnier-Dobatty. Oiiv. cil.

(2) LiJwin de Schiedam. Goerres. La mystique.


48 LES MALADIES DU SENTIMENT KELTl'.IErX

tel autre loue Dieu au contraire de lui avoir fait la grâce de le priver de sommeil pendant des mois entiers'. Ce sentiment de gratitude se comprend : l'ascète remarque en effet que le temps accordé au sommeil est perdu pour la dévotion et dès lors il s'applique de toutes ses forces à rester éveillé. Ou bien il se prive complètement de som- meil pendant quelques nuits consécutives, comme Rose de Lima qui s'enfermait le jeudi dans son oratoire et y demeurait jusqu'au dimanche sans manger ni dormir^; ou bien il s'efforce de lutter chaque nuit contre le som- meil, comme le père d'Alcantara qui prétendait avoir passé quarante ans sans dormir plus d'une heure et demie en vingt-quatre heures '■. A l'insomnie naturelle du début s'ajoute donc bientôt l'insomnie artificielle, destinée d'abord, semble-t-il, à prolonger les « doux entretiens spirituels » de l'épouse avec l'époux, recherchée ensuite, non précisément pour elle-même, mais pour ses effets physiologiques et psychologiques. Des observations pré- cises faites en Amérique sur quelques sujets maintenus éveillés pendant environ quatre jours ont permis de cons- tater chez eux une notable diminution de l'attention et de la mémoire, en même temps qu'une disposition marquée aux hallucinations. Ces conséquences doivent être autre- ment graves chez des malades qui prétendent ne presque pas dormir pendant des semaines, des mois ou des années ; mais à leur point de vue elles sont fort heureuses, puisque c'est ainsi qu'ils se rapprochent de leur but et se préparent à la délivrance.

(1) Vie (le M"'" (iui/un.

(2) D"' Charbonnier-Dehatty. (h/r. cl/.

(3) 17e (le sainte Thérèse.


I.K SKXTIME.NT ItlCLIGlKUX SOUS SA FOUMIC IXDI VIDIKI.IJ.; W

Toutefois, ces formes inférieures de rascélisine finissent par paraître insuflisantes aux esprits les plus élevés et les plus réfléchis. A un degré un peu avancé de l'évolution religieuse, dans le brahmanisme par exemple, quelques exercices psychologiques s'ajoutent aux procédés physio- logiques, bien que ceux-ci restent les plus importants. Plus tard, les mêmes méthodes se conservent, mais leurs rôles paraissent intervertis. Ainsi, dans le bouddhisme le plus pur, les pratiques grossières des anciens ascètes sont abandonnées. Le Bouddha a beau s'abstenir de nourriture, tourmenter son corps, il n'arrive pas à la paix; il recon- naît l'inutilité des macérations exagérées et dès lors, c'est son esprit qu'il s'applique à mortifier. La même interver- sion se constate dans le développement individuel. La plupart des mystiques ont commencé par attacher la plus grande importance à la solitude extérieure, à l'absti- nence, etc. Puis, expérience faite, ils ont fréquemment reconnu les inconvénients de ce régime, et sans y renon- cer absolument, ils se sont appliqués de préférence à la mortification directe des sens et de l'esprit. On peut en efTet retrouver le monde au fond des déserts, et quant aux passions, les moyens matériels de les éteindre leur prêtent souvent de nouvelles forces. De là la nécessité dun ascé- tisme plus raffmé. Se retirer du monde est sans doute avantageux, mais vivre en ermite dans le monde est mieux encore, implique ou réalise un plus parfait détachement. Se priver de nourriture anéantit moins les sens que se refuser ce qu'on aime ou prendre ce qui répugne, et cela même importe moins que de manger des choses de son goût sans y trouver de plaisir. Se promener dans un jar- din et se retenir de cueillir des fleurs, ne pas les regarder,

Mliusier. !


50 LES MALADIES DU SENTIME.NÏ RELIGIEUX

ne pas iiièine les voir; adorer la musique et rester plu- sieurs jours avec une personne ayant la plus belle voix du monde, sans la prier de chanter; voyager en Touraine et détourner les yeux des monuments historiques, ou les visiter sans les admirer; s'entretenir avec des amis, jouer aux cartes avec son mari « par condescendance » et demeurer intérieurement solitaire, voilà pris au hasard en diiïerentcs biographies quelques procédés de destruc- tion mentale plus efficaces que les précédents, puisque la privation d'un bien matériel excite parfois le désir, tandis que la possession jointe à l'indifTérence l'anéantit sûre- ment. Le meilleur moyen d'être délivré de ses sensations consiste donc à s'y intéresser le moins possible.

Les méthodes négatives sont une lente préparation à l'extase, les méthodes positives la réalisent. L'idée reli- gieuse dont la puissance s'est accrue en proportion de l'affaiblissement des autres états, s'impose d'elle-même à la conscience; l'individu qui n'en est pas encore réduit à une entière passivité, la maintient, la fixe par divers pro- cédés matériels ou spirituels, grossiers ou raffinés, selon le degré de son développement moral et intellectuel.

A l'origine, ces exercices sont, comme les précédents, presque exclusivement physiologiques. Les plus anciennes théories de l'extase recommandent surtout l'immobilité du corps, la fixité du regard, l'arrêt de la respiration, la répétition d'une formule magique, etc. Puis, progressi- vement, les pratiques se spiritualisent, le corps et l'esprit s'appliquent de concert à produire l'unité, le corps par sou attitude, l'esprit par la conteniplalion. Voici comment, selon Krichna lui-même, il faut s'y prendre pour devenir un Yogi, un sage : « Que dans un lieu pur le Yogi se dresse


LK SF.NTIMENT lïKlJGIIÎUX SOUS SA KOUMK l.NUI VIDIKIJJC 51

un siège solide, ni trop haut, ni trop bas, garni d'iierbe, de toile et de peau ; et que là, l'esprit tendu vers l'unité, maîtrisant en soi la pensée et l'action, assis sur le siège, il s'unisse mentalement en vue de la purilication. Tenant fermement en équilibre son corps, sa tête et son cou, immobile, le regard incliné en avant, ne le portant d'aucun autre côté, le cœur en paix, exempt de crainte, constant dans ses vœux comme un novice, maître de son esprit, que le Yogi demeure assis et me prenne pour unique objet de sa méditation. Ainsi, continuant t(jujours la sainte extase, le Yogi dont l'esprit est dompté parvient à la béatitude, qui a pour terme l'extinction '. m Les moyens moraux qui se substituent dans la suite plus complète- ment encore aux procédés matériels ne les suppléent jamais tout à fait. Les mystiques chrétiens, même Fran- (;ois de Sales si fin et si subtil, avouent que du moins dans les périodes de « sécheresse, où l'on n'a point de goût à la méditation, il n'est pas inutile de piquer quel- quefois son cœur par quelque contenance et mouvement de dévotion extérieure- », de se prosterner en terre, de croiser les mains sur sa poitrine, d'embrasser un cru- cifix, etc. Ces procédés se retrouvent jusque dans la con- templation et dans l'extase. Seul peut-être le mysticisme philosophique a pu s'en passer, pour la raison sans doute que le contemplatif philosophe est absorbé par une idée abstraite, telle que l'idée du bien ou l'idée du beau. Dans l'extase religieuse, au contraire, l'élément affectif prédo- mine dès le début et en définitive, on va le voir, subsiste


(1) Le BlKigavad-Gild. Trad. l'iiriintif. p. SO. (-1) Iiiliuil. il la vie ilévule, II.


52 LES MALADIES DU SEXTIMEXT UELIC.IEUX

seul OU à peu près; or, les coadilions organiques de l'émolion et de l'cmotion mystique en particulier, n'échap- pent pas entièrement aux prises de la volonté et peuvent être réalisées en une certaine mesure par des moyens artificiels.

La contemplation, exercice spirituel par excellence et en même tenqis premier degré de l'extase, consiste dans l'envahissement de la conscience par « une image maî- tresse autour de laquelle tout rayonne' )>. Une représen- tation, une scène, un tableau (nativité, incarnation, ciel, enfer) occupe la place, toute la place laissée vacante par les images expulsées, et l'émotion qui l'accompagne est d'autant plus forte que les sentiments ordinaires ont été alTaiblis ou extirpés. L'image contemplée établit peu à peu sa suprématie. A mesure qu'augmente sa puissance, l'individu se sent délivré de la diversité, du mal, de ses anciens tourments. Le besoin d'un point d'appui que suscitent la difficulté de prendre une décision et la diffi- culté infiniment plus grande de ramener sa vie à l'unité, se satisfera donc par la force même de l'idée religieuse devenue l'idée directrice de cette excessive systémati- sation.

Que nous ayons bien affaire aune forme de systémati- sation exagérée et anormale, c'est ce dont on ne peut douter après ce qui a été dit de l'ascétisme et c'est ce que montrent aussi bien les phénomènes qui se produisent dans la contemplation. Le contemplatif, qui est loin de demeurer toujours absolument inerte, s'efforce d'abord d'évoquer une scène empruntée soit à l'histoire évangé--

(1) Th. Jlihdt : Les maladies de la volonté. (Paris, F. Alcan.)


LE SENTIMENT liEUGIEUX SOUS SA FORME IXDIVTDIJEr.LE OO

lique soit à ([uel({ue vie de saint. Puis, il s'applique à s'en donner une vision concrète et surtout à la revivre pour son propre compte, à éprouver les sentiments de son modèle. S'il réussit enfin à s'identifier avec lui, à se transformer à sa ressemblance, il se sent réellement passif et dépendant. Tant que dure cette identification il demeure un, et si ce n'est pas encore là l'unité absolue, puisque plusieurs images gravitent autour d'un centre commun, entraînant à leur suite des émotions assez variées, du moins n'y a-t-il plus partage du cœur entre Dieu et le monde, ni conflit entre des états tous de même nature ; la paix commence à régner à l'intérieur de lame.

L'évocation du tableau nécessite d'ordinaire un certain effort intellectuel. L'esprit, surtout lorsqu'il est insuffi- samment mortifié, continue à s'attacher à plusieurs choses à la fois, à errer de sujet en sujet, à s'égarer de distraction en distraction. Le recueillement paraît-il impossible? Il reste à recourir à divers artifices dont le principal est la « lecture ». Bien entendu, il ne s'agit nullement ici de ce qu'on entend ordinairement par ce mot. Lire seulement deux ou trois lignes, s'en approprier le suc et la moelle, s'abandonner ensuite à l'influence de l'idée suggérée, telle est la voie à suivre et elfeclivement suivie. Quelques con- templatifs se contentent d'ouvrir le livre, ce bouclier qui préserve des distractions, comme ils l'appellent. En réalité, la lecture est l'excitant extérieur de la suggestion, stimu- lant dont l'individu ne se passe guère que dans les cas où consciemment ou à son insu, il en subit un autre.

L'image une fois présente, il importe de la maintenir et de la fixer. Le succès dépend ici du tempérament et de l'état habituel de chacun, de la préparation ascétique, du


54 LES MALADIES DT SENTIMENT HELTGIEUX

degré d'avancement dans la vie mystique. Ici encore, il y a effort, quelquefois énergique et persistant. Le plus grand théoricien de la contemplation, Ignace de Loyola*, montre comment un homme quelconque peut atteindre en quel- ques semaines à cet état idéal dans lequel rien ne fait plus obstacle à la domination tyrannique de l'image fixée. Selon lui, le premier point important est la reconstitution imaginaire du lieu où se déroula la scène qu'on a en vue, la réintégration dans son milieu historique du personnage représenté. Il faut retrouver Jésus-Christ sur la sainte montagne ou dans le temple, assister réellement à la scène de l'incarnation, passer en revue les hommes sur la surface de la terre, les voir avec leur figure blanche ou noire, avec leurs vêtements, leurs occupations pacifiques ou guerrières ; puis les trois personnes divines, Fange saluant la Vierge, etc. Cette reconstitution pour ainsi dire maté- rielle est nécessaire, même si le sujet de la contemplation est une idée pure, celle de péché, par exemple. A l'idée de péché se substituera la vision de l'âme enfermée dans la prison du corps, ou celle de l'homme errant dans une sombre vallée, environné de bêtes féroces. Autre exercice non moins important : l'application continue des cinq sens à l'objet considéré. Ainsi, il ne suffit pas de se donner le spectacle de l'enfer, d'apercevoir les flammes et les âmes comme dans des corps de feu, il faut de plus entendre les cris, les vociférations, les blasphèmes, sentir l'odeur de la fumée et du soufre, le goût de choses très amères, le contact des flammes. Grâce à cette application simultanée de tous ses sens à la même « vision », l'individu devient

(1) Ignace de Loyola. Exevcilia spiriti/dlia.


l.K SKXTIMi:.\T nEÏ.KlIKUX SOI'S SA FOUMIO 1 XDIVI l)i: l.l.l.K 55

de plus en plus étranger au inonde de la diversilr et se laisse de plus en plus absorber par l'association unique dont tous les éléments sont concordants. La stabilité s'ob- tient par la répétition incessante de l'exercice. Chaque exercice dure au moins une heure, s'exécute plusieurs fois par jour et quelquefois au milieu de la nuit. De minu- tieuses précautions sont prises pour empêcher l'intrusion d'étals étrangers, pour assurer le règne permanent, défi- nitif de l'état actuel ; bref, tout concourt à favoriser le développement de l'idée fixe.

Mais, la fixation de l'idée ne représente que le côté extérieur, superficiel du phénomène. Ce qui en fait le fond et en constitue la fin, c'est la fixation du sentiment cor- respondant. La substitution à l'idée abstraite d'une image équivalant à peu près à une perception, tient précisément au besoin primordial de réaliser l'unité de la vie affective. Aussi, n'y a-t-il contemplation, au sens mystique du terme, que lorsqu'une parfaite conformité s'est établie entre l'état intellectuel et l'état émotionnel. La joie accompagne naturellement la méditation de la résurrection, la tristesse et les larmes, celle des soulTrances du Christ. Mais, on peut exagérer artificiellement tantôt l'exaltation, tantôt la dépression physique et morale. Loyola qui insiste comme les Hindous sur la nécessité de garder une immo- bilité com-plète, de fléchir les genoux, de ralentir la res- piration et de fermer les yeux, veut que dans la méditation d'un sujet réjouissant, on tire parti même des sensations agréables et excitantes, de la chaleur et de la clarté d'un bon feu en hiver, en été de la lumière, de la beauté et du parfum des fleurs. Cette dernière prescription confirme, soit dit en passant, notre remarque sur l'ascétisme. Si les


56 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

privations et la douleur ont pour l'ascète leur fin en elles- mêmes, comment expliquer cette recherche momentanée de certaines sensations accompagnées de plaisir? On com- prend très bien au contraire, à notre point de vue, que les mêmes états qui sont repoussés et exclus tant qu'ils causent du trouble et de la confusion, soient désirés et recherchés lorsqu'ils peuvent contribuer à renforcer l'émo- tion attachée à l'idée unificatrice.

Ce sont là toutefois des règles à l'usage des débutants. Ce degré doit être bientôt dépassé par les vrais contem- platifs. Éprouver de vagues sentiments conformes à l'objet imaginé, de la joie dans quelques cas, de la tristesse dans les autres, ne saurait leur suffire; ce premier résultat acquis, l'extase ne fait que commencer. Au lieu de se bor- ner à imiter de loin leur modèle, ils s'identifient avec lui, ce qui n'exige de leur part qu'un bien léger effort, étant donnée leur extrême suggestibilité. M'" Guyon rapporte qu'un bon Père lui ayant envoyé un enfant Jésus de cire, d'une beauté ravissante, elle s'aperçut que, plus elle le regardait, plus les « dispositions d'enfance » lui étaient imprimées ^ L'extériorité du stimulant n'est pas toujours aussi aisée à reconnaître. Toutefois, à défaut de l'objet vu, il y a les mots lus ou entendus. Nous avons indiqué déjà le rôle de la lecture, et à défaut de la lecture il existe encore divers stimulants, entre autres la communion. Sainte Thérèse avoue qu'elle ne pouvait se passer de livre que lorsqu'elle venait de communier... Mais, le fait essen- tiel est l'impression dans la conscience des dispositions et des sentiments du modèle. La suggestibilité de l'indi-

(1) Vie i/r .1/111" Cin/nn


I,K SKNTIMEXT HF.Ijr.IFJ'X SOTS SA FOUMIC INDIVIDUELLE 57

vidu est telle qu'il passe par tous les états affectifs attri- bués H la j)ersonne dont l'image emplit son esprit. Médite- t-il sur la transfiguration? Il lui semble qu'il est lui-même transfiguré et qu'il n'a plus rien d'une créature humaine. Se représente-t-il la scène de la passion? Il éprouve quelque chose de l'agoniedeJésus-Ghrist au jardin deGeth- sémani, et il attendra souvent jusqu'à la fête de Pâques, avant de se retrouver en de plus heureuses dispositions. Un exemple fera bien saisir les trois principaux moments de cette transformation profonde : Inaction du stimulant exté- rieur; il° envahissement de la conscience par une associa- tion unique composée d'un très petit nombre d'images; 3° modifications affectives correspondantes. C'est la com- munion qui joue ici le rôle de stimulant: « Maintenant, le Christ veut que nous nous souvenions de lui, toutes les fois que nous consacrerons, offrirons et recevrons son corps... Nous examinerons ce précieux corps mar- tyrisé, creusé et blessé d'amour à cause de sa fidélité envers nous... Lorsque l'homme médite le martyre et les soutTrances de ce précieux corps du Christ qu'il reçoit, il entre parfois en une telle dévotion amoureuse et en une si grande compassion sensible, qu'il désire d'être cloué avec le Christ au bois de la croix et de répandre le sang de son cœur en l'honneur du Christ. Et il se presse dans les blessures et dans le cœur ouvert du Christ son sauveur. Cet amour sensible né de la com- passion peut se développer au point que ces hommes croient éprouver en leur cœur et en tous leurs membres les plaies et les blessures du Christ. Et si quelque homme recevait réellement d'une manière quelconque les stigmates du Seigneur, ce serait un de ces hommes


S8 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

là ')) . Le mystique interprète ces faits en disant que le Christ vient à lui, qu'il imprime en lui son image et sa ressemblance et communique sa grâce. Kn langage psychologique, cela signifie que l'image du Christ devenue maîtresse d'une conscience rétrécie étend son empire sur les sentiments et jusque sur l'organisme (stigmatisation, extase motrice, etc.), ce qui doit satisfaire en une cer- taine manière le besoin d'unité et de direction.

Le rétrécissement du champ de la conscience déter- miné en partie par la maladie, en partie par les pratiques ascétiques, a pour conséquence naturelle les visions et les hallucinations qui marquent ce degré de l'extase. Ces hallucinations visuelles, auditives, olfactives, etc. viennent fortifier le « sentiment de réalité » déjà attaché à l'idée religieuse. Comme il arrive toujours en pareil cas, la com- paraison devient impossible, faute de tei-mes à comparer, et avec la comparaison disparaissent la délibération, la volonté, le jugement et la croyance qui les présuppose. L'image complexe ou le petit groupe d'images associées ne rencontrant aucun obstacle, s'impose avec une force irrésistible et engendre cette conviction, commune à l'ex- tatique et au fanatique, dans laquelle n'entre aucun élé- ment de doute, cette certitude absolue de l'individu qui a vu de ses yeux, et entendu de ses oreilles. Aussi, le mystique ne se considère-t-il plus lui-même comme un croyant et prend-il désormais le titre de voycmt. A-t-il con(^u quelque doute sur la Trinité ? Les trois personnes divines lui apparaissent sculptées dans un seul bloc de pierre, une voix lui dit que la pluralité des personnes n'est qu'ap-

(1) Riiysbroeck. ()tn\ cil.


LE SKNTIMEXT nEUr.TEUX SOUS SA KOHME IXniVIDI'ELLE 59

parente, que la substance est an fond unique, et cela lui suffit, ses doutes s'évanouissent pour toujours. Ce serait là, selon quelques métaphysiciens, un mode supérieur de connaissance '. Inadmissible au point de vue psycholo- gique, une pareille thèse ne l'est pas beaucoup moins au point de vue moral et religieux. La foi ne saurait être identifiée avec la vue, ni à plus forte raison lui être subor- donnée. N'est-ce pas le Christ lui-même qui a dit : « Heu- reux ceux qui n'ont pas vu et qui ont. cru ? » Quant à l'in- fluence des visions sur le sentiment, elle ne fait que s'ajou- ter à celle de la contemplation proprement dite, pour la rendre plus puissante et plus efficace. La conviction dans l'existence de l'objet ou de la personne représentée met le voyant sous la dépendance de plus en plus complète de celui qui se montre à lui tantôt avec ses plaies et sa cou- ronne d'épines, tantôt tel qu'il était après la résurrection, qui lui communique ses dispositions intimes, joyeuses ou tristes, le reprend, le console, l'exhorte et le conduit bien mieux que ne saurait le faire le plus savant et le plus subtil confesseur.

Il peut sembler qu'à ce degré de l'extase, le besoin religieux soit pleinement satisfait. L'image de la divinité est sortie victorieuse de la lutte qu'elle soutenait avec les images rivales, grâce à la complicité de l'individu qui a contribué par ses pratiques à les affaiblir et à les faire disparaître ; et par choc en retour, elle les exclut toujours davantage, puisque l'esprit absorbé par les visions ne prête plus d'attention aux choses du dehors, « aux cam- pagnes, aux fleurs, aux excellentes odeurs, à la musique,

(l) Uéccjac. Essai sur les fondeinpiils de la (■onnaissunce iiii/slique.


60 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

à tant d'objets réputés agréables », ni aux affaires humaines. Le mystique paraît donc arrivé au comble de ses vœux. Pas tout à fait, cependant. Un nouvel état se réalise bientôt dans lequel il n'y a plus ni contemplation, ni vision et qui est jugé presque aussi supérieur au degré précédent que celui-ci l'était à l'état primitif et naturel. Rien n'est significatif à cet égard comme le témoignage des extatiques qui après avoir traversé la période des visions l'ont sans contredit dépassée. Les visions ne leur paraissent plus mériter une entière créance, ni mettre l'esprit assez en repos. D'abord, elles ne viennent pas directement de Dieu, elles ont toujours pour auteur un intermédiaire, qui est dans le cas le plus favorable un bon ange, mais qui peut être aussi un démon ; malheu- reusement on ne sait jamais bien à quoi s"en tenir sur leur véritable origine. En outre, les révélations de ce genre s'adressent aux « sens extérieurs » et ceux qui les reçoivent demeurent « multipliés au dehors »; ils n'ont pas entière- ment dépouillé l'imagination et la mémoire, ils gardent en eux des images, peu nombreuses en vérité, pourtant multiples et variables et par cela même troublantes; ils nejouissent pas encore de lapleinea oisiveté » laquelle suppose l'absolue simplicité^. En d'autres termes, chez les mystiques les plus avancés, le tableau représenté, la scène vécue, s'effacent peu à peu, les émotions concomitantes s'éteignent insensiblement. Au bout de quelque temps, il ne reste plus dans la conscience qu'une image isolée accompagnée d'une émotion unique. Le monoïdéisme devient absolu ; et le sujet parvenu à ce degré de la

(1) S/i)/rme/i (1er chrisll. M'/slik.


LE SENTIMENT llELKilEUX SOUS SA FOUME INDIVIDUEEEE 61

vie intérieure considère les visions elles-mêmes comme des phénomènes propres à une phase inférieure et transitoire, voulue de Dieu sans doute, à la condition toutefois qu'elle ne soit pas définitive. Pour lui, se laisser conduire consistera dorénavant à se détacher des différents objets de sa contemplation, comme il s'était déjà détaché du monde sensible et des créatures.

Durant cette nouvelle période de quiétisme, la passivité de l'individu devient absolue. L'exercice préparatoire ne consiste plus ici qu'à se maintenir dans une disposition purement réceptive. Il faut être, selon les quiétistes, bien réglé au dehors, sans obstacle au dedans, « vide de toute œuvre extérieure ; car si l'oisiveté est troublée au dedans par quelque acte de oerlu^ », les images réapparaissent et tantqu'elles durent, cette forme de l'extase est irréalisable. Mais, cette condition remplie, le reste suit sans difficulté aucune. C'est Dieu lui-même qui agit, qui dépouille l'homme de l'activité, de la «propriété» (conscience per- sonnelle), source de toute diversité et perversité. Comme Dieu estla « Simplicité» même, il transforme l'àme à sa res- semblance en s'unissant à elle et la purifie en la simplifiant.

Qu'est-ce que cette idée simple de la divinité qui prend la place de la vision complexe et de l'association éliminée ? C'est parfois une idée abstraite analogue à l'idée du bien, objet suprême des méditations de Plotin, ou à la loi de (( causalité de la douleur » dont la connaissance conduit le bouddhiste au repos du nirvana. C'est plus fréquem- ment une image vague et confuse extraite des représen- tations antérieures, ou plutôt c'est un résidu de ces repré-

(1) !$timmen clcr christl . Mysli/c.


62 LES MALADIES DU SENTIMENT UELIGIEUX

sentations qui se soul Tondues, apjDauvries, simplifiées par l'effacement graduel de leurs différences et de leurs contours. Par exemple, au lieu de voir les trois personnes divines sculptées dans un bloc de marbre, Dieu le père avec une longue barbe ou le Saint Esprit sous la forme d'une colombe jaune ' , l'extatique n'apercevra plus qu'une nuée éclatante de lumière, Dieu apparaît alors comme un dia- mant d'une transparence souverainement limpide et beau- coup plus grand que le monde -, comme un « soleil éblouissant », comme une « lumière simple » qui rayonne en l'âme et la rend dêiforme, semblable à son modèle. Il est bien encore question parfois de visions, mais de visions sans images, de soudaines illuminations de l'esprit qui comprend enfin comment tout est en Dieu. L'absence de simultanéité et de succession, le monoïdéisme est in- compatible avec les notions ordinaires d'espace et de temps. « Connaître » de cette manière c'est donc s'affran- chir de l'étendue et de la durée, prolonger la perception du présent au delà de toute limite assignable, jouir d'un « éternel maintenant » , se perdre dans une immensité sans bornes, en un mot s'identifier à Dieu.

Cependant, l'image isolée, la clarté souveraine ne tarde pas à s'éteindre à son tour. La mémoire, l'imagination, l'entendement même se perdent, disent les mystiques, tandis que la volonté continue d'aimer. Les éléments intel- lectuels de la croyance disparus, Tàme n'est plus qu'ar- deur et amour. Dieu se manifeste encore, mais sans l'intermédiaire d'aucune représentation concrète ou abs-

(1) lîitschl. (ifschic/ilc des l'iefi.fDu/s, l. II, p. 18o. ('2) Saiule Thérèse.


LE SENTIMENT UELIC.IEUX SOUS SA FORME INDIVIDUELLE G3

traite, d'une inaïuère incompréhensible, en pleines ténèbres. La réalité de cet état purement affectif est attestée par les quiétistes qui passent généralement pour les plus exaltés, bien que selon toute probabilité l'émotion reli- gieuse ait à ce moment diminué d'intensité. Elle paraît très intense parce qu'elle est isolée. Les descriptions sui- vantes sont empruntées à deux auteurs de nationalités différentes, qui n'ont pas pu s'influencer réciproque- ment.

« Il y a un attouchement spirituel dans l'unité de notre esprit ... Chacun goûte sa vie selon la force de l'attouche- ment et selon son amour. Et cette émotion spirituelle, Dieu la provoque en nous. Lorsque nous avons amoureu- sement cherché Dieu en tous nos exercices, jusqu'au plus intime de notre fond, nous sentons le déversement de toutes les grâces et de tous les dons de Dieu ; et cet attouciiement, nous l'éprouvons dans l'union de nos forces suprêmes, au-dessus de la raison, et cependant non sans raison, car nous apprenons que nous sommes attouchés. Mais, si nous voulons savoir ce que c'est et d'où cela vient, alors faillent la raison et toute l'attention des créatures... Ici, notre esprit, et la grâce de Dieu et toutes nos vertus sont un amour sensible, sans travail ; car notre esprit s est épuisé et est lui-tnéine amour. L'esprit s'immerge dans le repos jouissant; car ce repos est sans mode et sans fond, et on ne peut le connaître que par lui-même, c'est-à-dire par le repos. Car si nous pouvions le connaître et le concevoir, il tomberait dans le mode et la mesure, et ainsi, il ne pourrait nous S3.tisfaire, et le repos deviendrait une éternelle inquiétude. Ainsi nous nous perdons nous- mêmes et nous nous échappons à nous-mêmes, dans la


04 LES MALADIES \)V SENTIMENT UELIOIECX

sauvage ténèbre de Dieu. » (Ruysbroeck. Du suprême degré de la vie intérieure, ouv. cit., p. 249-51.)

Au point de vue littéraire, rien ne ressemble moins à ce mysticisme flamand que le quiélisme français du xvii'^ siècle. A travers les dilTérences d'expression, on n'aura pourtant pas de peine à discerner le même état psychique ; la même expérience se trouve seulement rapportée dans les Torrents spirituels de M"^^ Guyon d'une manière plus directe et plus précise :

(( Toute l'occupation de l'âme est un amour général, sans motif, ni raison d'aimer. Demandez-lui ce qu'elle fait à l'oraison et durant le jour : elle vous dira qu'elle aime. Mais quel motif ou quelle raison avez-vous d'aimer? Elle n'en sait rien. Tout ce qu'elle sait, est qu'elle aime et qu'elle brûle de souffrir pour ce qu'elle aime. Mais, c'est peut-être la vue des soufl'rances de votre bien-aimé, ô âme, qui vous porte ainsi à vouloir souff'rir. Hélas, dira- t-elle, elles ne me viennent pas dans l'esprit. Mais est- ce donc le désir d'imiter les vertus que vous voyez en lui? Je n'y pense pas. Mais que faites-vous donc? J'aime. N'est- ce pas la vue de la beauté de votre amant qui enlève votre cœur? Je ne regarde pas celte beauté (Les Torrents spirituels de M'"*" Guyon, p. 169*.)

Ce n'est pas sans raison que les quiétistes ont considéré le « pur amour » comme un état distinct d'une part de la méditation intellectuelle, d'autre part de l'indifférence et de l'inconscience iinale. La disparition.de l'image n'en- traîne pas la perte immédiate de l'émotion concomitante.

(1) Comp. Sainte Thérèse. Aiilubiofjrap/iie, t. I, p. 250-51 et p. 28b. Saint Bonaventure. Itinéraire <lc l'dme à Dieu. Troisième degré de la contemplation, etc.


LK SENTIMENT IJELKilEUX SOUS SA FORME INDIVIDUELLE G5

Le fait si l)ien constaté et décrit dans les passages cités, rentre sous la loi générale de régression, selon laquelle les facultés intellectuelles sont atteintes par la maladie avant les facultés affectives. Ce fait qui n'a donc rien de surprenant, qui est analogue à tous les autres faits dont la loi a été dégagée, offre une réelle importance pour la psy- chologie religieuse. Dans la décomposition qui se pour- suit et s'achève, l'élément intellectuel de la religion disparaît comme l'élément social en avait déjà été éli- miné. Après avoir reconnu dans l'extase une religion pure- ment individuelle, nous y trouvons maintenant une religion sans dogme, et non seulement sans dogme, mais sans aucune représentation consciente, sans aucune de ces images symboliques dont les dogmes ne sont en dernière analyse qu'une traduction abstraite à l'usage d'un petit nombre d'initiés. Et ce qu'il y a de remarquable chez ces extatiques, ce qui les distingue assez profondément des contemplatifs-philosophes qui ont également réussi à « faire évanouir l'intelligence », c'est le caractère tout particulier, la qualité propre de l'émotion persistante. Au lieu d'un vague sentiment de béatitude, ils éprouvent autant que jamais le sentiment de dépendance, d'identi- fication avec le modèle divin qu'ils ont perdu de vue, mais qu'ils continuent à imiter. L'àme sent en elle des dispositions et des inclinations qui lui semblent à la fois siennes et non siennes, qu'elle rapporte après coup, au sortir de l'extase (car elle en garde le souvenir), à Dieu ou à Jésus-Christ. Elle a l'impression que « Christ vit en elle», elle trouve imprimés au plus profond d'elle-même ses états de pauvreté, d'humilité, de soumission et va jusqu'à souffrir son agonie, et cela de manière naturelle, sans y

MURISIER. 6


66 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

penser. Un auteur qui décrit ces mouvements de l'àme d'après son expérience personnelle, les compare aux mou- vements de la respiration : il serait impossible de mieux caractériser un état essentiellement afTectif, En isolant l'élément alleclif de la foi, l'extase permet d'en saisir sur le fait la réalité, qui a été souvent méconnue, d'en recon- naître le vrai caractère et le rùle primordial. Elle fournit ainsi une preuve sérieuse à l'appui de la thèse de l'anté- riorité du sentiment sur la pensée, de lapiété sur le dogme. C'est bien la piété qui paraît se trouver sous la dépendance immédiate du besoin. Le besoin produit le sentiment, le sentiment éveille l'idée, l'idée modifie le sentiment; cet office terminé, elle s'éclipse, laissant subsister la simple modification réalisée dans la sphère des inclinations et des tendances.

Il y a peu de difTcrcnce entre cet état et le rcwissemenl^ du moins en ce qui concerne l'aspect religieux des phéno- mènes. La conscience du monde extérieur est suspendue, la sensibilité ne répond plus aux excitations. Les yeux sont fermés ou s'ils s'ouvrent, ils ne remarquent rien de ce qu'ils voient. Les sons cessent d'être perçus, les paroles d'être entendues. Tandis que dans la période des visions, en particulier, l'émotion s'exprimait par des mouvements extérieurs, par des trépignements, des sauts de joie, des chants, des discours remplis « de saintes extravagances », le corps garde maintenant l'altitude où il se trouvait au début de la crise, assis, couché ou debout; « si les mains étaient ouvertes, elles demeurent ouvertes ; si elles étaient fermées, elles demeurent fermées ». Enfin, la faculté du langage paraît souvent abolie; l'extatique reste muet et se sent incapable de prononcer une seule parole. Ces


LK SEN'T[i\IENT ItEIJOIEUX SOUS SA FORME INDIVIDUELLE 67

caractères qui appartieiiiieal déjà à la phase précédente s'accentuent seulement dans le ravissement. Le seul l'ait nouveau qu'il y ait à noter ici est une modiiication im- portante ou une disparition à peu près complète du sen- timent du corps. Deux cas peuvent en eiïet se présenter : ou bien, le ravissement est accompagné de phénomènes de lévitation ; l'âme éprouve avec un singulier plaisir que le corps a perdu sun poids et avec une reconnaissance profonde que Dieu ne se contente pas d'attirer à lui l'être spirituel et immortel, mais qu'il élève aussi en même temps l'être matériel et méprisable — ce qui veut dire, semble-t-il, que les sensations organiques se sont con- fondues et identifiées avec l'émotion religieuse, eii sorte que rien ne fait plus obstacle à l'unité — ; ou bien, le corps ne participe pas à cette élévation, mais il est « comme mort )), il « devient tout froid », il n'y a plus ni sentiment de bien-être, ni malaise physique — , ce qui revient presqup au même et peut paraître encore préférable, la délivrance étant cette fois plus complète. Dans le premier cas, l'in- dividu se trouve heureux de sentir que Dieu s'est rendu maître de son corps en même temps que de son âme. Dans le second, son bonheur se laisse rien à désirer, puisque la principale cause de ses misères, la conscience organique s'est évanouie. Il est vrai que, selon les témoi- gnages les plus autorisés, cette parfaite quiétude dure peu'.

Enfin vient l'état d'indifTérence, la perte du sentiment même de cette indifférence, l'extinction totale de la cons- cience. Les écrivains mystiques généralement si prodigues

(I) Exemples dans les vies de saint Paul, Elisabeth de Schœnau, Gath. de Sienne, sainte Thérèse, etc.


68 LKS MALADIES UtJ SENTIMENT HELIGIEUX

de détails, si verbeux même, ne peuvent, cela va sans dire, s'étendre bien longuement sur ce dernier degré; aussi se bornent-ils à constater le fait dont ils se souvien- nent, et cette constatation suffit. Elle sert à marquer le terme naturel de révolution régressive qui vient d'être retracée.

Si l'on considère les deux moments extrêmes de la vie mystique, on trouve donc au début de graves désordres organiques, affectifs, intellectuels, un excès de diversité. Au terme, il y a au contraire excès de systématisation et d'unité. Le passage de la diversité à l'unité s'est opéré par le développement d'une idée fixe à laquelle tout a été sacrifié.

J'ai essayé de mettre en lumière le rôle de l'idée reli- gieuse dans cet anéantissement graduel de la personnalité. Faible d'abord et combattue par d'autres idées, elle prend bientôt la direction de la vie entière, comme la pensée de l'hypnotiseur dirige le sujet hypnotisé, même après le réveil. Mais, tandis que cette pensée persistante maintient le sujet dans un état relativement normal, grâce aux efforts de l'hypnotiseur qui a lutté de toutes manières contre les tendances morbides, l'idée religieuse altérée par la mala- die, amène naturellement des phénomènes anormaux et néanmoins propres à satisfaire pour un temps le besoin le plus impérieux et le plus profond du mystique. Elle provoque les pratiques ascétiques, les exercices spirituels pouvant le mieux favoriser son développement. Devant elle disparaissent les unes après les autres les diverses causes de troubles et de contradictions internes, les doutes, les sensations changeantes, les désirs profanes, puis toute espèce de désirs et d'images et enfin ces sensa-


LE SENTIMENT RELIGIEUX SOUS SA FORME INDIVIDUELLE 69

lions organiques elles-mêmes, dont les brusques change- ments et les lliictuations irrésistibles faisaient le désespoir de l'âme en dehors de l'extase.

Cette étude d'une maladie du sentiment religieux peut servir à préciser quelques idées courantes en philosophie et en théologie. Les phénomènes curieux observés chez les extatiques se retrouvent en efTet sous d'autres formes chez les adeptes d'une religion plus individuelle que sociale, chez les représentants d'un mysticisme sain et souvent fécond ; ils s'y trouvent seulement mêlés à beau- coup d'autres phénomènes et leur combinaison avec des éléments divers les modifie et modifie le cours même de l'évolution de la personnalité.

En premier lieu, le besoin de direction doit être mis incontestablement au nombre des éléments constitutifs de la piété normale, même envisagée dans ses formes supé- rieures et parfaites. L'humilité a toujours passé pour la pre- mière des vertus chrétiennes, parce qu'elle consiste juste- ment à reconnaître son incapacité et sa faiblesse et qu'elle engendre l'obéissance. L'obéissance aux ordres du prêtre, aux enseignements du pasteur, la docilité à suivre les pra- tiques et les cérémonies, la puissance des traditions, l'au- torité absolue conférée à l'Eglise par les catholiques, à la Bible par la majorité des protestants, tiennent à ce besoin fondamental de la nature humaine. Combien de croyants ne demandent qu'à se laisser imposer par autrui non seulement ce qu'il faut croire, mais ce qu'il faut faire et ce qu'il faut être ! Et les hommes les plus profondément religieux eux-mêmes, ceux qui échappent à toute autorité extérieure, à celle du livre aussi bien qu'à celle du con-


70 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

fesseur, sans tomber toutefois comme les extatiques sous la tyrannie d'une idée fixe, ceux-là mêmes ne s'émancipent des jougs humains que par leur soumission volontaire à une autorité d'un ordre supérieur. La religion implique ainsi toujours une dépendance, même lorsqu'elle rend l'in- dividu libre et indépendant.

En second lieu, l'imitation d'un modèle donné, si mani- feste dans la contemplation, se retrouve au fond de toute religion subjective. L'extatique qui joue la scène de la crucifixion ou qui, la méditant, éprouve en son cœur et en ses membres les plaies et les douleurs du crucifié, nous fait mieux comprendre l'état d'àme beaucoup plus com- plexe du croyant qui affirme qu'il ne vit plus lui-même, mais que Christ vit en lui. La vie religieuse consiste essentiellement dans les deux cas en une imitation de Jésus-Christ. Mais, selon l'état mental et moral du sujet, le phénomène change beaucoup de caractère. Tantôt, il y a simple suggestion, tantôt imitation volontaire, délibérée, progressive, ou pour employer une expression de Baldvvin, imitation persistante^ c'est-à-dire répétée à maintes reprises dans une intention de perfectionneinent. Jésus-Christ offre à certains hommes l'idéal de vie le plus relevé, répondant le mieux aux aspirations intimes du cœur et de la conscience. De là un perpétuel effort pour marcher sur les traces de l'homme parfait, pour s'unir à lui en lui ressemblant et vivre de sa vie.

Enfin, l'excès de systématisation constaté dans l'extase, se rencontre aussi fréquemment à un degré moindre, dans la vie religieuse normale. Rarement, la religion person- nelle est tout à fait exempte d'ascétisme. La distinction du sacré et du profane, les scrupules louchant ce qui est


LE SENTIMENT UELICIEUX SOUS SA l'OUME INDIVIDUELLE 71

permis et ce qui ne l'est pas, le sacrifice plus ou moins complet de la vie présente à la vie future, où l'on voit d'ordinaire des marques de sairiteté, tiennent bien plutôt à une faiblesse morale très commune qui empêche l'indi- vidu de s'adapter à de nouvelles conditions d'existence, sans perdre son identité obtenue par la domination exclusive de l'idée religieuse.

Mais la systématisation peut aussi se faire en sens inverse et loin de porter préjudice au pouvoir d'adapta- tion, le fortifier. De grandes personnalités chrétiennes, un Luther, un Pascal malgré son ascétisme parfois excessif, un Vinet, ne se sont fait auciin scrupule de participer à une foule d'œuvres réputées mondaines et profanes, de se mêler aux affaires publiques, de cultiver avec ardeur les lettres, les sciences ou les arts. Il n'en est résulté pour eux aucun dédoublement, ni aucun partage. Au milieu des soins les plus divers, l'idée de Dieu toujours présente rétablit continuellement dans la vie une parfaite et inal- térable unité, donne à toutes les activités une fin unique et réunit en un seul faisceau indéfectible, les tendances toujours prêtes à se dissocier.

La personnalité n'est pas une entité, elle résulte d'une coordination d'états sans cesse renouvelés, voilà certes une vérité acquise définitivement. Mais cette coordination demande elle-même une explication qui ne saurait être purement extérieure et mécanique. Il est clair, par exemple, que le milieu social, la profession, etc., exer- cent une grande influence sur l'unification des éléments du moi. Cependant, on ne peut méconnaître le rôle de Vidée dans cette évolution psychologique. L'idée direc- trice dont Claude Bernard affirmait l'action sur ledévelop-


/ii LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

peinent des organismes devient un facteur d'une haute importance dans un développement intellectuel et moral. Le biologiste peut en contester la nécessité, le psycho- logue ne peut l'ignorer, ni en faire abstraction. Or, tout semble nous autoriser à voir dans la religion l'idée direc- trice de l'évolution de la personnalité, non pas la seule possible, sansjJoute, mais la première en date, celle qui demeure le plus efficace chez la grande majorité des hommes. Dans la maladie, l'idée religieuse détermine l'évolution régressive de la personnalité. Dans la santé, elle tend à réaliser, parfois sans aucune mutilation, l'har- monie des états et des tendances, leur organisation en une unité hiérarchique, en un mot, elle contribue puis- samment à Védi/tcation de la personne. Le moi atteint au moins par instants à cette unité complexe et syn- thétique dans l'adoration. Celle-ci peut être considérée comme une forme positive, supérieure de l'extase, puisque, tant qu'elle dure, l'homme ne cesse de s'appartenir et qu'ensuite il se sent heureux et fort, plus capable souvent de s'adapter à de nouvelles conditions d'existence, mieux préparé pour le rêve, pour la pensée ou pour l'action.


CHAPITRE II

LE SENTIMENT RELIGIEUX SOUS SA FORME SOCIALE


LE FANATISME


La distinction du sentiment religieux individuel et du sentiment religieux social paraît mieux fondée et plus importante que l'opposition ordinaire de la vie contem- plative et de la vie active. La psychologie du mysticisme nous a fait connaître la forme individuelle. La psycho- logie du fanatisme nous dévoilera, au moins en partie, la forme sociale.

En vérité, la question est loin d'être épuisée, surtout en ce qui concerne le fanatisme religieux, objet spécial de cette recherche. Chez la plupart des auteurs qui l'ont abordée, historiens, moralistes, polémistes, il n'y aurait guère à prendre que des exemples, et encore importerait- il, si l'on y avait recours, d'en user avec mille précautions. Les seuls savants qui aient contribué à élucider quelque peu le problème psychologique se trouvent parmi les socio- logues et les aliénistes.

Des écrivains tels que Taine, Tarde, Sighele, Lebon,

(1) Une partie de ce cliapitre a été publiée dans la Revue philoso- phique.


/4 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

fondateurs de la psychologie des foules et des sectes, apportent des laits intéressants, parfois nouveaux, des interprétations ingénieuses, plausibles, quoique peut-être insuffisantes. Leurs portraits du « meneur » et du chef de secte paraissent fort ressemblants. Mais, outre que des des- criptions même exactes ne sauraient tenir lieu d'explica- tion même partielle et provisoire, le meneur et le chef politique se distinguent à certains égards du fanatique religieux et ce dernier qui nous intéresse tout parti- culièrement n'a été, que je sache, le sujet d'aucune étude spéciale, minutieuse et quelque peu explicative.

Du côté des aliénistes, autre lacune. On distingue en général, deux phases dans la folie religieuse, l'une de dépression, l'autre d'exaltation, l'une de réceptivité, l'autre d'activité. A la première correspondent les crises d'angoisse, de doute, de démonomanie ; à la seconde, les hallucinations réconfortantes, les conflits avec le monde réel, la théomanie, le prophétisme, le fanatisme. Malheu- reusement, les observations des aliénistes ne portent guère sur le détail des phénomènes psychiques et encore moins sur les phénomènes proprement religieux. M. Ma- gnan confond la folie religieuse avec les autres délires chroniques, et si cette identification a peut-être sa raison .d'être, ainsi qu'on l'a remarqué', au point de vue clinique, elle ne se justifie ni au point de vue psychologique, ni au point de vue sociologique. Certains physiologistes se bor- nent à remarquer qu'une personne ambitieuse se croira prophète inspiré, Jésus-Christ ou Dieu le Père, si ses pensées ont toujours été dirigées sur les matières reli-

(1) G.-L. Diiprat. l^es causes ttuciales de la folie. Cl". Maguan. Lei;u/ts cUiim/iics fur les maladies ineitlales.


r.E SENTIMKNT RELIC.IEUX SOUS SA KUKME SOCIALE 75

gieuses, de même qu'elle se croira Viclor Hugo ou Byron, si elle a toujours eu d'excessives prétentions poétiques. (iViaudsley). On verra que pour acceptable qu'elle soit, cette explication est trop sommaire.

Krafft-Ebing classe ces malades, y compris les fana- tiques, dans la catégorie des « dégénérés », des esprits faibles, incapables de s'approprier l'élément moral de la religion. Il a observé chez eux des symptômes morbides au moment de la puberté et par la suite divers désordres phy- siques et psychiques, un attachement exagéré à quelque forme extérieure du culte ou à quelque précepte absurde, et surtout une perversion plus ou moins grave des senti- ments sociaux^. Ces caractères se retrouvent en effet dans le fanatisme et dans les différentes maladies religieuses. Mais, quelque exacte que soit la description, l'interpré- tation ne varie guère : la dégénérescence, la dépression, l'exaltation, l'éducation (au sens large) semblent, pour les aliénistes, expliquer suffisamment la forme religieuse de la folie.

Reprendre la question pour l'envisager à un point de vue plus strictement psychologique, en tenant compte de certains cas moins « avancés » que ceux dont se sont occupés les aliénistes, mais peut-être plus significatifs, sera, semble-t-il, le meilleur moyen de l'élucider davan- tage.

[i] Psychiatrie.


76 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

I

LA « VIE ACTIVE » ET l'aDAPTATION

Les moralistes religieux, qui opposent couramment la vie active à la vie contemplative, n'ont pas suffisamment observé les hommes pour découvrir les raisons profondes de leur prédilection marquée pour l'un ou l'autre de ces genres de vie. Préoccupés surtout de ce qui doit être, ils ne prêtent en général à ce qui est qu'une attention faible et intermittente. Et, comme d'un autre côté, les savants, les interprètes de la réalité, ont jusqu'ici négligé l'étude des faits religieux, il se trouve qu'en ces matières, le point de vue de l'observation vulgaire n'a pas encore été beau- coup dépassé.

Une étude complète de la « vie active w ne rentrerait nullement dans le plan de ce travail. Il importe seulement d'envisager ici quelques phénomènes frappants, recueillis en général par des évangélistes et des pasteurs, négligés par les théoriciens, et qui jouent un rôle capital dans la genèse du fanatisme. Ces phénomènes offrent d'autant plus d'intérêt et méritent d'autant mieux d'être introduits dans les cadres de la psychologie, qu'ils pourraient servir en même temps qu'à la pathologie religieuse, à la science du caractère.

En effet, la vie contemplative et la vie active correspon- dent évidemment à deux des grandes classes de tempéra- ments et de caractères que s'accordent à reconnaître, depuis Hippocrate, les psychologues comme les physiolo-


LE SENTIMENT HELIGIEUX SOUS SA FORME SOCIALE 77

gistes : les sensitifs et les actifs. Mais, tandis, qu'Hippo- crate ramenait les quatre tempéraments aux quatre « humeurs » par lui admises; tandis que les modernes physiologistes essayent de les rattacher soit au ion plus ou moins élevé du système nerveux, soit aux modifications constructives et destructives de l'organisme, les psycho- logues acceptent en général purement et simplement ces données fondamentales et se bornent à superposer à ces grandes classes, des espèces et des variétés déterminées par l'intervention du facteur mental. Je crois que, quelque secondaire que soit le rôle de l'intelligence dans la forma- tion du caractère, la psychologie peut aider à en poser les conditions les plus générales et il me semble que, sans rien exagérer, les faits suivants et les considérations qui les accompagnent, fourniront une petite contribution utile à l'éthologie ; que l'examen des mobiles qui poussent parfois, contre leur propre gré, vers la « vie active » certains hommes religieux, permettra d'aller un peu plus avant dans la connaissance de la classe entière des actifs. Le mystique, le contemplatif tend à vivre d'une vie pure- ment intérieure, excluant sans doute l'activité, mais sur- tout les relations sociales. Je crois avoir suffisamment montré que le développement exagéré de cette tendance tient en grande partie aux conséquences désastreuses qu'entraîne pour le moi individuel du malade chaque ten tative avortée d'adaptation à un milieu social quelconque. Si le mystique perd peu à peu les sentiments sociaux, les sentiments de famille, etc., c'est que l'isolement devient pour lui l'unique remède efficace aux troubles organiques, affectifs, intellectuels et aux maux de toutes sortes qui résultent de l'incapacité synthétique de son esprit. Faute


78 LES MALADIES DU SENTIMEXT RELIGIEUX

de pouvoir même avec le secours d'une puissance surliu- mainc coordonner ses tendances el systématiser ses sen- sations, il les détruit, il les élimine, sous l'influence de l'idée religieuse, et trouve ainsi la paix dans l'unité, par le renoncement ascétique. Mais le même remède ne sau- rait convenir à tous les cas, ni à tous les caractères, et nous allons voir plusieurs malades, à beaucoup d'égards semblables aux précédents, se soumettre instinctivement à un régime très différent et même opposé. Chose curieuse, quelques-uns d'entre eux commenceront par essayer du remède de l'isolement et de l' « oisiveté » et ce ne sera qu'après des échecs réitérés qu'ils auront recours à un autre mode de traitement, qu'ils s'unifieront par l'action et par l'adaptation à un milieu social déterminé. C'est donc le phénomène inverse de celui qui se manifeste aux différents degrés de l'extase, particulièrement aux degrés « supérieurs ».

Un premier exemple vraiment caractéristique m'est fourni par un pasteur presbytérien d'Amérique, qui observait fort bien ses paroissiens et notait ses remarques dans des mémoires non rédigés en vue de la publication'. Je néglige, bien entendu, les commentaires lliéologiques et les exhortations morales; l'observation seule nous inté- resse. «J'ai connu, dit-il, un jeune homme, commis dans- une maison de commerce, qui voulut quitter ses occupa- tions pour donner tout son temps et toutes ses pensées à la religion. Il disait que son esprit était distrait par le travail journalier, que s'il n'avait rien d'autre à faire qu'à chercher Dieu, à lire et h prier, il trouverait bientôt son

l) Us oui clé publiés daus les « Récits utnéricains » de L. Bridel.


LK SKNTIMKXT HELIdlEUX SOUS SA KOUME SOCIALE 79

saUil. Il (luilla le travail, prit une chambre particulière dans une maison retirée et s'y enferma seul avec lui-même. Au bout d'une semaine, il lui sembla qu'il n'avait pas fait de progrès dans la vie religieuse. Il résolut alors d'être plus soigneux dans la lecture de la Bible, plus fervent dans ses prières, plus déterminé à soumettre son cœur obs- tiné... Au bout de trois semaines, il trouva ses impressions religieuses presque entièrement effacées. Alors, il aban- donnasa retraite et revintàson ouvrage. «J'ai trouvé, dit-il, que mon cœur était la pire société que je pusse avoir... Si je fusse resté un peu plus longtemps là-bas, j'aurais fini par ne plus me soucier du tout de la religion ». Un mois après avoir repris son travail, il redevint un chrétien plein de décision et de paix et il s'unit à l'Église. »

On souhaiterait assurément une description un peu plus minutieuse de l'état mental de ce jeune homme pendant ces trois semaines d'isolement et d'exercices spirituels. Le fait que des troubles se produisent et que les impressions religieuses disparaissent dans cette retraite, est déjà fort important. Le retour à l'unité de conscience, à la paix et à la foi succédant à la reprise des occupations habituelles est un phénomène tout opposé à ceux qui se produisent chez les mystiques. Comme le cas n'est pas aussi rare qu'on pourrait être tenté de le supposer, il sera facile de vérifier et de compléter à l'aide d'autres exemples analogues, les indications qu'il fournit sur le caractère actif et sur le sen- timent religieux dans la « vie active ».

Le fait suivant pris à une autre époque et dans un autre milieu confirme la première observation et la complète : Pogatzki disait que Dieu ne s'était jamais manifesté à lui dans la contemplation, mais seulement le diable. Car il


80 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

avait été tenté toutes les fois qu'il était resté inoccupé.' Dès qu'il avait à vaincre des obstacles, il ressentait une joie qu'il ne pouvait jamais atteindre par la contemplation*. Les troubles organiques et psychiques (tentations) appa- raissent et disparaissent dans les mêmes conditions que chez le petit employé américain et le sentiment religieux passe par les mêmes phases d'exaltation et de dépression. Avant de passer à de nouvelles observations, plus impor- tantes encore, remarquons que ces deux cas qui représen- tent deux degrés peut-être inégalement morbides d'un même état de conscience, sont, malgré leur complexité, relativement simples, comparés à l'état ordinaire et nor- mal. L'homme religieux vit en général d'une double vie intérieure et extérieure; il sent et il agit, il contemple ou adore et il exerce une profession, il prie et il prêche ou fait des affaires, sans éprouver la moindre difficulté à conci- lier ces choses diverses. Il passe aisément de l'une à l'autre ou même les combine et les identifie : l'idée religieuse rétablit perpétuellement l'unité de conscience, l'équili- bre des tendances et des états psychiques. Parfois, au con- traire, l'individu se trouve (( partagé », désagrégé et par- tant malheureux. Il se voit alors contraint de choisir (s'il peut être ici question d'un choix) entre cette alternative : ou bien de « renoncer au monde « pour trouver l'unité avec Dieu dans son for intérieur, comme fait le mystique, ou bien de renoncer à lui-même pour trouver l'unité avec Dieu dans une activité extérieure quelconque, comme nos actifs religieux ou comme d'autres, plus enclins encore au fanatisme, dans une activité spéciale et sacrée.

(1) Ritschl. Geschichte des Piettsrnus, t. II.


LE SENTIMKXT ItKMGIEUX SOUS SA KOltME SOCIALE 81

Ce qui apparaît déjà clairement, c'est rimpossibililé absolue pour certains individus de satisfaire leur besoin religieux par les procédés et les exercices des extatiques. Ils arrivent au même résultat à la condition d'être orientés en sens inverse. Là oîi sainte Thérèse, par exemple, ne voit que de la diversité, des tentations, du mal, nos pié- tistes trouvent la paix et la délivrance ; ils s'exposent aux tentations, dès qu'ils essayent de suivre l'exemple de la sainte et de ses pareils. Dans la situation et dans l'atti- tude même où elle se sent le plus portée à la dévotion, ils paraissent ne plus se soucier de religion, et tandis qu'elle jouit d'une vision de Dieu, de Jésus-Christ ou de la sainte Vierge, ils en sont réduits à une apparition du diable. On ne saurait imaginer un contraste plus frappant.

Il nous reste à envisager maintenant d'autres cas du même genre mais qui nous intéressent encore davantage, parce que les sujets ont besoin, dans l'intérêt de leur propre conservation et de leur unification personnelle, de se voaer à une œuvre essentiellement religieuse. Finney* rapporte qu'il a connu dans un « réveil » un homme qui s'enferma pendant dix-sept jours, priant Dieu continuellement comme s'il eût voulu forcer Dieu d'en venir à ses fins ; cela sans aucun succès. Cet homme sortit alors pour « travailler au règne de Dieu « et immédiate- ment, il sentit l'esprit de Dieu dans son âme et il éprouva un bonheur sans mélange. Veut-on maintenant une des- cription plus complète de cet état curieux, d'un individu qui se sent tour à tour damné ou sauvé, abandonné de Dieu ou rempli de son esprit, troublé ou pacifié, selon

(1) Discours sur les )'éceils.

MURISTER. 6


82 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

qu'il reste enferme' clans sa chambre ou qu'il se met à l'œuvre ? Je la trouve dans une lettre adressée par un pasteur américain à l'un de ses collègues presbytériens, pour lui faire la confession de ses fautes et surtout de ses misères.

«J'ai souffert, écrit-il, toutes les horreurs d'une profonde mélancolie. Des pensées de blasphème qu'il ne m'est même pas permis de répéter, des tentations que je n'ose pas nom- mer... me traversaient l'esprit sans que je le voulusse, sans qu'il me fût possible de les repousser. Ma pauvre âme impuissante contre elles était leur jouet. Souvent il me sem- blait entendre Satan me parler, se rire de moi et triompher en me disant: où est ton Dieu maintenant? Ces idées se présentaient à moi si soudainement avec tant de force et de réalité qu'il m'était impossible de croire qu'elles fussent nées dans mon esprit ; sans doute, Satan avait reçu le pou- voir de me souffleter. Dans mon anf^oisse,je me roulais sou- vent sur le plancher de mon cabinet d'études, je passais là des heures dans le désespoir. Si cela m'eût été possible, j'au- rais certainement renoncé au ministère. Mais, j'étais obligé de prêcher, et au dernier moment, je me mettais à pré- parer ma prédication avec le sentiment que, de ee côté-ci de l'enfer, il n'était pas possible d'être plus indigne et plus malheureux que moi. Une fois que je l'avais com- mencé, mon sermon m'intéressait ; je m'oubliais d'ordi- naire en le préparant. Le dimanche je prêchais comme un apôtre, et je revenais chez moi la mort dans l'àme *. )) Voilà un prédicateur qui n'eût guère pu s'approprier, ni probablement comprendre la pensée de Pascal selon

(1) Ouv. cilé. Lettre d'un pasteur presbytérien.


LE SENTIMENT RELIGIEUX SOUS SA FORME SOCIALE 83

laquelle tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas se tenir dans une chambre.

Il devient donc de plus en plus évident que la vie reli- gieuse intérieure, les joies de l'extase restent inaccessibles à une certaine catégorie d'individus. Ces individus sont les actifs, dit-on généralement. Sans doute, et l'on peut maintenant saisir l'une des principales raisons psycholo- giques de cette orientation totale ou du moins nécessaire vers l'activité extérieure. La même cause qui détermine à r « oisiveté » au moins apparente et à la contemplation, un individu dont les éléments psychiques mal coordonnés se dissocient au moindre contact avec la réalité sensible, pro- duit nécessairement l'effet contraire chez un individu pour lequel cette grave dissociation et les sentiments pénibles qui l'accompagnent, résultent de l'absence même de ce contact. A l'origine de la « vie active » comme de l'a vie contemplative se trouve donc le besoin d'unité et de stabilité, réductible, on l'a vu, à l'instinct de la conserva- tion individuelle. Chez ces esprits faibles, privés du pou- voir de la synthèse mentale, l'unité et l'identité ne se main- tiennent qu'au prix de sacrifices décisifs et de sérieuses mutilations. De même que le mystique sacrifiait l'action, le fanatique sacrifiera la réflexion. Quant à nos malades, ils ont déjà avec les fanatiques ce caractère commun, de n'arriver à l'unité, c'est-à-dire à la satisfaction d'un ins- tinct fondamental, que par l'oubli d'eux-mêmes, par l'ab- sorption totale de leur moi dans une occupation favorite imposée à leur activité. Dès qu'ils restent quelque temps inoccupés, ils retombent dans leur état d'incohérence, d'anarchie intérieure et dans leurs angoisses. Entre les quatre sujets ici mentionnés, il n'y a à relever qu'une


84 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

différence notable : les uns s'allachent à une besogne quelconque ; il leur sufiit dcsc livrer à un travail de bureau, de surmonter « quelque obstacle m; les autres se consa- crent à une œuvre exclusivement religieuse.

Mais, ainsi que je l'ai laissé entendre dès le début, cette explication des phénomènes constatés ne peut être tenue pour suffisante. L'unité et la stabilité psychiques ne sau- raient dépendre simplement, chez ces malades, de la de'pensc quotidienne et régulière d'une certaine quantité d'énergie disponible qui, faute d'emploi, déterminerait les troubles physiologiques et psychologiques dont ils se plaignent. La théorie de Bain, concernant la nécessité des dépenses de luxe, sans objet et sans utilité, s'applique peut-être à quelques actifs, « solides machines toujours en mouvement », auxquels une bonne nutrition fournit sans cesse de nouvelles réserves d'énergie vitale ; elle ne saurait rendre entièrement compte des phénomènes beau- coup moins simples que fournit en général la réalité même la plus vulgaire ou la plus morbide.

Tout bien examiné, l'opposition très réelle de la vie con- templative et de la vie active se subordonne, en particulier chez les piétistes qui nous ont servi d'exemple, à une oppo- sition plus profonde : celle de la vie individuelle et de la vie collective. Le petit employé laborieux qui abandonnait son bureau pour se vouer à la méditation religieuse, ne souffrit pas tant de son inaction, d'ailleurs relative puis- qu'il employait son temps à lire et à méditer la Bible, que de l'isolement. 11 le déclare expressément: ce qui le troubla et faillit le perdre, ce fut de se trouver « seul avec lui- même. » A la vérité, le pasteur presbytérien atteint de mélancolie voyait régulièrement cesser ses inquiétudes,


LE SENTIMENT UELIlUECX SOUS SA FOltME SOCIALE OÔ

ses doutes et ses tentations à partir du moment où il se mettait à préparer son sermon. Mais, cela ne signifie nul- lement que cette activité intellectuelle ait pu rétablir à elle seule, entre ses états de conscience, un équilibre momen- tané. D'abord, « il s'oubliait lui-même, en s'intéressant à son travail,^ et cet aveu est déjà capital. En outre, pour prêcher le dimanche « comme un apôtre », il importe, je suppose, de s'y préparer surtout en songeant à ses audi- teurs habituels et en prenant, pour ainsi dire, d'avance contact avec eux ; ce n'était donc pas au moment où il montait en chaire que le prédicateur so^-tait de son isole- ment ; c'était au moment où il se demandait ce qu'il allait dire à ses paroissiens. Ainsi, le cas se complique. Il n'y a pas seulement, comme on pouvait le croire au premier abord, passage de l'oisiveté à l'activité ; il y a de plus et surtout adaptation de l'individu à un milieu déterminé et substitutiond'un moi social au moi individuel. Quoi d'éton- nant si à une modification aussi profonde de la person- nalité correspond un changement non moins profond dans les dispositions morales du sujet, dans ses émotions et jusque dans ses jugements et ses croyances?

Cette influence de l'adaptation sur la stabilité mentale peut se constater en tout lieu et en tout temps'. Les cas pathologiques ne font ici comme toujours qu'éclairer et illustrer les autres. Ceux qui ont connu des étudiants en théologie auront remarqué la prodigieuse facilité avec laquelle certains étudiants à l'esprit inquiet, à l'àme tour- mentée, se transforment peu après leur entrée en fonction, en simples représentants et en champions d'une doctrine

(I) Daus un ouvrage encore inachevé, M. Millioud met en lumière cette loi psychologique.


86 LES MALADIES DU SENTIMENT KELir.lEUX

arrêtée, consacrée et traditionnelle. D'ordinaire, ce chan- gement s'accomplit une fois pour toutes, parce que l'adap- tation est définitive. Plus rarement, le prédicateur passe, comme on vient de le voir, par des alternatives d'angoisse et de paix, de doute et de certitude, suivant les circons- tances sociales oîi il se trouve placé. Un évangéliste suisse plein de zèle, d'ardeur et ordinairement de conviction, promoteur même de « réveils », avoue que dans l'inter- valle des réunions qu'il présidait, il se demandait avec angoisse : « Tout cela est-il bien vrai? Et, si cela est vrai, suis-je moi un vrai chrétien ? » Et pourtant, ajoutait-il, pendant toute la durée de ces doutes, « je n'ai jamais manqué de sincérité en prêchant l'Évangile ». Notre foi, a ditW. James, n'est souvent qu'une foi dans la foi des autres. Rien de plus juste. Mais on n'a pas encore assez remarqué que la foi du meneur religieux dépend elle- même, dans quelques cas au moins, de l'action qu'il exerce sur le milieu où s'impose son autorité, qu'elle s'affermit en se communiquant.

Pour couper court à toute équivoque et mettre encore mieux en lumière le rôle et l'importance de l'adaptation dans ces phénomènes, une dernière observation vaut la peine d'être retenue et citée. On y voit les mêmes modifi- cations de conscience produites non plus par l'intervention de l'agent dans un milieu donné, mais par l'unique pres- sion de ce milieu sur l'individu qui la subit passivement. « J'ai connu un homme qui avait résolu de ne jamais aller prier dans un certain bosquet où plusieurs personnes se rendaient à l'époque d'un réveil pour y prier, y méditer et s'y consacrer à Dieu. C'était un avocat, et l'un de ses clercs avait été converti en cet endroit. L'avocat lui-même


I.E Si:\TlMK.\T lUCLIGIKtJX SOUS S.V FORME SOCIALK 87

était « réveille », mais il lui prit l'idée de ne jamais aller dans ce bosquet. Il marcha pendant plusieurs semaines sans trouver la paix. Une fois, il passa une nuit entière à prier dans sa chambre, mais il ne voulait pas se rendre au bosquet. Sa détresse devint si grande qu'il était tenté de s'ôter la vie, et qu'un jour il jeta loin de lui son couteau, de peur de s'en servir pour se couper la gorge. Finalement, il céda et se rendit dans le bosquet oii il fut immédiate- ment converti et rempli de joie en son Dieu '. »

Bien que le cas ne soit pas encore aussi simple qu'on le souhaiterait, — l'attention expectante y joue un rôle non négligeable, — il me paraît assez intéressant. Comment faire rentrer ce caractère dans la classe des actifs? Et comment dans celle des contemplatifs ? En réalité, il se rapproche beaucoup de ceux qui viennent d'être examinés, avec cette différence remarquable que le sujet n'exerce aucune activité particulière, profane ou religieuse. Le fait constant et capital dans toutes ces manifestations psy- chiques, qui appartiennent évidemment à un même groupe, c'est donc l'adaptation de l'individu à un milieu bien défini, excluant d'une part les tendances individuelles, d'autre part toute forme différente de vie sociale, et réa- lisant par là-même l'unité de conscience et la paix morale.

Ainsi, la « vie active » consiste essentiellement dans l'absorption de l'individu par une œuvre, mais par une œuvre sociale, ayant pour effet principal d'anéantir les sentiments individuels. De même, la vie contemplative anéantit, comme on l'a vu, les sentiments sociaux. En

(1) Fiauey. Ouv. cit.


88 LES MALADIES DU SENTIMENT liELIGlErX

considérant, comme nous le faisons ici, des cas extrêmes, nous trouvons donc que le sentiment religieux se déve loppe dans deux directions opposées. Il apparaît et acquiert toute son intensité chez les uns, dans les condi- tions précises oîi il s'efTace chez les autres. 11 se manifeste comme besoin, pour toute une catégorie d'êtres humains, dans certaines circonstances déterminées où les représen- tants d'une autre catégorie trouvent la satisfaction même de ce besoin. Et cette opposition se réduit à une différence de nature entre les causes qui, en l'absence d'un réel pou- voir de coordination, maintiennent en un équilibre sou- vent bien instable, les éléments psychiques.

Lorsque la qualité et l'orientation des tendances prédo- minantes poussent l'individu à s'is(jler, à se replier sur lui- même, à chercher loin de ses semblables le point d'appui dont il a besoin, l'image d'un être surhumain, idée-force, si jamais il en fut, remplit l'office d'élément unificateur. La religion apparaît alors comme une forme de systé- matisation excessive et anormale, procédant trop exclusi- vement par élimination. N'importe, le résultat est atteint du moment où une certaine unité de conscience succède à l'incohérence primitive. Résultat peu assuré et peu durable, d'ailleurs, que le moindre accident suffit à com- promettre. Or, l'accident le plus grave se produit d'une manière à peu près constante et inévitable, au moment d'une adaptation nouvelle. Que le mystique entre réelle- ment en contact avec le « monde » (les différents groupes sociaux, y compris la famille et les églises) et l'équilibre se perd. La systématisation cède au premier choc, occa- sionné par une velléité quelconque d'adaptation.

Lorsque la qualité des tendances et leur orientation


LE SENTIMExXT UElJlUELTX SOUS SA FOUME SOCIALE 89

inverse poussent l'individu dans le sens contraire, hors de lui-même, le point d'appui indispensable change. L'idée religieuse remplit toujours, à la vérité^ un office analogue. Seulement, elle n'est plus perçue dans les mêmes conditions, ou si elle l'est en quelque manière, elle manque d'efficacité, elle reste lettre morte. Elle ne se développe, elle ne se fortifie et n'établit sa suprématie que dans la mesure où l'individu se trouve placé dans un milieu favorable. La religion devient alors à la fois cause et effet de l'adaptation. Et comme l'équilibre ainsi obtenu reste éminemment fragile et instable, il suffit encore du plus léger accident pour le détruire. Il suffît que l'individu sorte de son milieu, qu'il en sorte seulement par la pensée pour essayer de se vouer à la contemplation intérieure de l'être divin — il suffit aussi, on le verra bientôt, que le milieu change — ; l'heureux efTet de l'adaptation disparaît souvent dès les premières tentatives de systématisation individuelle, même religieuse.


II

FORME SOCIALE DE l'iDÉE RELIGIEUSE

L'influence de l'adaptation sur la stabilité mentale a été jusqu'ici trop peu remarquée par les psychologues ^ Quelques traités récents, quelques articles signalent pour- tant cette lacune, fournissent des indications utiles et


(1) La théorie bio-sociale de H. Spencer laisse la question presque intacte.


90 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

même des données qui contribueronl à la combler. M. Bald- win^ ne sépare jamais l'organisalion psychologique de l'organisation sociale, et il s'en faut de peu qu'il recon- naisse le vrai rôle de l'adaptation. M. G.-L. Duprat^ étu- diant les causes sociales de la folie, trouve que la plupart des troubles moraux qui affectent les individus, corres- pondent à des troubles sociaux et en dérivent. Il va même jusqu'à formuler avec précision cette idée, sur laquelle il eût fallu seulement insister davantage, que les malades enfermés dans les asiles, soignés dans les. hôpitaux, ont souvent perdu la raison, pour n'avoir pas su s'adapter à de nouvelles conditions d'existence. M. Flournoy^ remarque que son sujet. M" Smith, héréditairement prédisposé aux hallucinations, a souffert, pendant sa jeunesse, de se sentir trop différente de son entourage, incomprise et entière- ment isolée. EtM.Millioud'% interprétant ces observations, voit avec raison dans le défaut d'adaptation au milieu, Tune des causes les plus fréquentes de la désagrégation mentale. Toutes ces données et ces considérations géné- rales viennent à l'appui des observations recueillies dans les milieux religieux et confirment notre interprétation. Les faits que nous allons maintenant passer en revue, diffèrent quelque peu des précédents, mais se rangent naturellement sous la même loi qu'ils vérifient. Certains malades également faibles, incapables de systématisation interne et d'adaptations nouvelles, dont l'unité et la stabi- lité dépendent aussi de la pression morale exercée par le

(1) Inlerpréfatioii sociale et morale du développement mental.

(2) Les causes sociales de la folie (Paris, F. Alcan).

(3) Des Indes à la planète Mars (Paris, F. Alcan).

(4) Articles consacrés à l'ouvrage de M. Flournoy (Lausanne, 1900).


LE SENTIMEXT RELIGIEUX SOUS SA l'ORME SOCIALE 91

milieu, ne retombent pas au même degré que les premiers dans les troubles organiques et psychologiques et dans le doute chaque fois qu'ils se trouvent isolés. Séparés de leur groupe quel qu'il soit, de leur église ou de leur secte, retirés dans quelque solitude, enfermés dans quelque asile, ils restent, en général, moralement adaptés à leur milieu réel ou imaginaire, partant unifiés, stables, calmes, pleins de foi, souvent de joie. C'est que chez eux, l'idée religieuse s'est développée, fortifiée, maintenue, fixée. Mais cette idée fixe n'apparait plus, dans ce cas, tout à fait telle qu'elle se manifestait dans l'extase. Sans doute, la plupart des phénomènes que nous allons constater chez les fanatiques, nous les avons déjà rencontrés chez les mystiques : La perversion des sentiments moraux et sociaux, l'ascétisme, le besoin de direction, les visions, l'extase même, au sens courant du mot, se retrouvent dans le fanatisme, mais sous un aspect différent de celui qui nous est déjà connu, avec un caractère nouveau. Afin d'éviter les répétitions, je me bornerai à relever ce seul caractère, à envisager en ces divers états de conscience, la forme sociale qui leur est commune.

Et d'abord, l'ascétisme joue un rôle considérable dans l'existence des « saints » de ce genre. Les biographies de saint Dominique, de saint Bernhard même, fournissent en abondance des exemples de mortifications qui ne le cèdent en rien à ceux que l'on sait. Les mêmes « exercices spirituels » sont souvent et en grande partie pratiqués par les représentants des deux groupes de malades. Quelle qu'ait été leur destination primitive, les « exercices )) de Loyola favorisent chez les uns le développement du mys- ticisme, chez les autres le développement du fanatisme.


92 LES MALADIES 1)L" SENTIMENT lîEEir.IEUX

Les prédicateurs cxallcj;, les prophètes inspirés, les meneurs de foules, les chefs de sectes, crucifient leur chair, amor- tissent leurs sens, apprennent à « voir sans voir », à « entendre sans entendre », à « manger sans goûter », à tel point qu'il arrive à l'un de boire de l'huile pour de l'eau, sans s'en apercevoir, ou à un autre, d'ignorer au bout d'un an de noviciat la configuration de l'oratoire où il prie tous les jours. Inutile de multiplier ces exemples historiques.

Ici encore, l'ascétisme est à la fois un indice et une cause de la transformation du sentiment religieux en idée et en émotion fixes. Dieu lui-même ordonne à l'individu partagé entre des sentiments divers et contraires, de renoncer à toute émotion, à toute image profanes. En d'autres termes, l'idée religieuse exclut elle-même de la conscience ce qui la gêne et la contrarie. Et sa puissance s'en trouve accrue d'autant.

L'évangéliste déjà cité, ne pouvait vivre en paix pen- dant les années où tout en aspirant à la sainteté chrétienne, il prenait plaisir à lire Schiller, Gœthe et Wieland. Un de ses amis lui ayant fait cadeau des Idylles de Gessner, il les lut et les relut avec avidité. Un jour, il prit le volume, s'assit près d'une haie et après avoir une dernière fois goûté les émotions poétiques, il jeta loin le petit livre. Dès lors, il eut moins à souffrir du chaos de ses sentiments.

Chez un pasteur, mort récemment, ce développement de plus en plus exclusif de l'idée religieuse pouvait fort bien se constater et se suivre. 11... renonça tout d'abord à s'occu- per de ses abeilles, durant les loisirs que lui laissait le soin de sa paroisse. Puis, il se sentit mal à l'aise à la pen- sée « que l'acte de fumer était incompatible avec l'ordre


LE SENTIMENT HE^KIIEUX SOUS SA EOUME SOCIALE 93

divin de faire toutes choses pour la gloire de Dieu » et dès lors, il ne regretta jamais son « dernier cigare w. Puis, il abandonna la lecture du Journal de Geiièoe, puis la cul- ture des fleurs qui ornaient son presbytère, finalement son presbytère lui-même et son modeste traitement. Toutes ces choses et bien d'autres auxquelles il tenait beaucoup lui furent successivement, comme il disait, réclamées par le Seigneur. On ne saurait mieux caractériser le pouvoir tyrannique de l'idée qui s'installe et se maintient par l'élimination graduelle, mais totale des états rivaux et des tendances antagonistes. ChezR... ce développement abou- tit à la fondation d'une secte dont il resta jusqu'à sa mort le chef.

Parmi les éléments ainsi éliminés, les sentiments de famille méritent une mention spéciale. Les savants qui établissent un antagonisme entre la vie domestique et la solidarité sociale trouveraient de bons exemples chez les fanatiques. Les prophètes et les réformateurs anciens ou modernes fuient la maison paternelle, résistent inflexible- ment à leurs parents, lorsque ceux-ci essayent de les reprendre, quittent leurs femmes et leurs enfants pour se mettre entièrement à la disposition de Dieu. Et cela tou- jours par ordre divin. D'ailleurs, les actes divers, les fugues, la négligence des devoirs domestiques, ne font que mani- fester le véritable état afl'ectif de l'agent. La réalité affec- tive correspond exactement aux apparences, la ruine de la famille a pour cause unique la destruction opérée par une divinité jalouse, des affections de famille. R... n'aban- donna jamais les siens, mais il faut, disait-il, que « nous quittions dans le cœur — et en réalité si le Seigneur le demande — père, mère, frères, sœurs, maison et que nous


94 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

haïssions notre propre vie pour être ses disciples. » Dans un passage de son traité contre les hérétiques, Calvin fait une déclaration vraiment effrayante qui a la valeur d'un document psychologique. S'adressant aux « miséricor- dieux » qui veulent laisser les hérésies impunies, il leur affirme que telle n'est pas la volonté de Dieu. « Ce n'est point sans cause qu'il abat toutes affections humaines dont les cœurs ont accoutumé d'être amollis. Ce n'est point sans cause qu'il chasse loin l'amour du père envers ses enfants et tout ce qu'il y a d'amitié entre les frères et prochains, qu'il retire les maris de toutes les flatteries dont ils pourraient être amadoués par leurs femmes : bref, qu'il dépouille quasi les hommes de leur nature afin que rien ne refroidisse leur zèle. Pourquoi requiert-il une si extrême rigueur et qui ne fléchisse point, sinon pour mon- trer qu'on ne lui fait point l'honneur qu'on lui doit, si on ne préfère son service à tout regard humain pour n'épar- gner ni parentage, ni sang, ni vie, qui soit et qu'on mette en oubli toute humanité quand il est question de com- battre pour sa gloire «^ Si ce n'est pas là une description complète du fanatisme, il faut y voir au moins une con- firmation éclatante de notre remarque sur la marche de la maladie et sur la puissance éliminatrice de l'idée reli- gieuse. Les affections les plus naturelles et les plus pro- fondes cèdent comme les autres aux chocs réitérés d'une force croissante. Les malades les plus dangereux pensent alors et agissent en conséquence. Les plus inofTensifs res- semblent simplement au fameux pèlerin de Bunyan qui, fuyant sa ville et sa maison, avant qu'elles fussent embra-

(1) Traité contre les hérétiques, cité par V. Buisson dans S. Cas- tellion.


LE SENTIMENT HELTGIEUX SOITS SA FORME SOCIALE 95

sées par le feu du ciel, se bouchait de ses doigts les oreilles pour ne pas entendre Fappel de ses enfants et répondait au « sage mondain » curieux de savoir s'il était marié : « Oui, mais il me semble que j'ai une femme comme si je n'en avais points »

Mais, si complète que suit l'élimination, elle ne va jamais, chez le fanatique, jusqu'à détruire toute espèce de sociabilité. Bien au contraire. La tendance sociale ne s'oppose plus à l'idée religieuse et ne constitue plus un obstacle à écarter; mais elle lui est unie, se com- bine avec elle comme un élément essentiel entre dans le composé dont il fait partie intégrante, Chercher par tous les moyens la plus grande gloire de Dieu, combattre l'hérésie sans épargner « ni sang ni vie », réformer l'Église, fonder une société nouvelle et parfaite, vivre pour son ordre ou pour sa secte, prophétiser la destruction d'un monde mauvais, ou le sauver une fois de plus, ce n'est pas seulement pour ces personnes éminemment sociables, accomplir un devoir envers autrui, ni même, au sens ordi- naire, un devoir envers Dieu, c'est être tout simplement religieuses. La religion devient un phénomène social par cela seul que la personne humaine est relative à une col- lectivité, membre d'un groupe, et que par suite, elle sent, pense, agit sous l'idée dominante de ce groupe, lequel s'intègre réellement avec le tout qui la constitue.

On pourrait montrer comment le sectaire, par exemple, quel que soit son rôle, supérieur ou subalterne, reporte sur la secte les affections qui se détournent des autres groupes sociaux, comment il en arrive à ne pouvoir s'unir

(1) Voyage du chrclien.


96 LES MALADIES DU SENTIMENT IIELIGIEUX

à Dieu qu'en s'unissant à ceux qu'il appelle ses frères. Il me paraît préférable, pour être moins long, de considérer quelques phénomènes psychiques particulièrement impor- tants.

Le fait essentiel, on l'a vu par notre analyse de l'extase, c'est le besoin de direction. Ce besoin existe naturelle- ment chez le fanatique. Mais il se satisfait autrement que chez le mystique, d'une manière plus conforme à la réalité courante, car si le mystique peut paraître au premier abord, échapper à toute direction, le fanatique paraît à première vue n'en subir d'autre que celle d'une ou de plusieurs personnes de son entourage, et il faut y regarder d'un peu plus près pour s'apercevoir qu'il se soumet lui aussi à une autorité surhumaine. Nous avons donc affaire maintenant à un phénomène plus complexe, à une double relation de dépendance, à la fois sociale et suprasociale.

Distinguons, pour procéder avec quelque précision, entre le meneur et le mené ! Celui-ci éprouve, à n'en pas douter, le besoin de se soumettre à une autorité étrangère, à une discipline extérieure. Incapable de vivre pour son propre compte, il aspire à vivre de la vie d'une certaine collecti- vité. Il ressemble à s'y méprendre à ces malades étudiés par les docteurs Raymond et Pierre Janet qui souffrent de tous les troubles de l'aboulie, de l'impuissance et du déses- poir, parce qu'on les a sortis de leur petit milieu familial ou provincial et qui présentent toutes les apparences de la guérison, dès qu'on peut les y réintégrer'. Et pourtant, l'analogie n'est que partielle. Outre la différence de milieu,

(Ij Sévroscs et idées fixes, t. II, passitn.


LK SIC.NTIMKXT UKLMil l'.IX SOUS SA l'OUMK SOCIALK 97

il y a celle du priiici|ie dire<;teiir. La pression morale exercée sur l'individu par son entourage ne le réconforte et ne le satisfait qu'en réalisant certaines conditions qui permettent à l'idée religieuse de dominer sur les tendances diverses. Lavocat américain' qui resta en proie au déses- poir et aux idées de suicide tant qu'il refusa de se joindre aux personnes pieuses qui se réunissaient sous un certain bosquet, fut délivré de ses maux, non par la simple action de ces personnes, mais par l'action divine devenue irré- sistible sous leur influence. Toutefois, dans les deux cas, le besoin de direction se fait sentir tant que l'individu ne s'adapte pas au milieu ou s'isole moralement; il se satis- fait par l'adaptation et c'est là ce qui dispense le malade de recourir périodiquement au médecin et à l'hypnotiseur. Les grands fanatiques, meneurs de foule, chefs de secte paraissent destinés au commandement bien plutôt qu'à l'obéissance. Mais cela n'est vrai qu'en apparence ou en une mesure très restreinte. On l'a déjà noté : le meneur est d'abord hypnotisé par l'idée dont il se fait l'apôtre, autre- ment dit, le meneur n'est qu'un mené. S'il en est ainsi du chef politique, hypnotisé comme Robespierre, par une idée abstraite, à plus forte raison en est-il de même du chef reli- gieux qui se croit dirigé et selon une expression un peu ancienne, se sent agi par une personne omnisciente et omnipotente. « Dieu m'a dit », le « Saint-Esprit m'a fait dire », ou « il m'a employé à ce travail », ou « il m'a fait jeûner », ou encore « il m'a fait prendre une certaine atti- tude », il m'a ordonné de m'étendre à terre, de tourner sur moi-même jusqu'au vertige, etc., telles sont quelques-

li Vi)ir S I <lc ce chapitre.

Mliusikr, 7


98 LES MALADIKS DU SENTIMENT RELIGIEUX

unes des formules les plus fréquemment employées par les prophètes et les fanatiques de toutes sortes. L'un des plus récents, parmi les plus gravement atteints, Guillaume Monod, qui se crut prophète, puis fils de Dieu et réussit à convaincre un assez grand nombre de personnes en France et en Suisse (on rencontre encore quelques monodisles), décrit ainsi ses rapports avec le Saint-Esprit : « Pour donner quelque idée de la manière dont il me dirigeait, je puis dire que je perdis ma liberté depuis le moment où je reçus le Saint-Esprit. J'étais lié par lui... je le dis dans un sens littéral. Saint Paul était lié par un ordre; moi, j'étais lié par une puissance qui agissait sur mes membres, autant que par la parole qui m'était adressée, et je l'étais cons- tamment. Je puis me comparer à Ezéchiel qui dit : l'esprit entra en moi et me mit sur mes pieds et m'enferma dans ma maison, etc. ^ » C'est là un équivalent des témoigna- ges mystiques, une afiirmation du besoin de direction et de l'absolue dépendance. Mais, dans ce cas, ces sentiments cessent d'être individuels pour revêtir dès-l'abord et garder ensuite une forme nettement sociale. Guillaume Monod séparé malgré lui de ses disciples (il resta longtemps enfermé daittj un asile d'aliénés), n'en était pas moins occupé à une œuvre sociale : en effet l'esprit divin, il en était convaincu, opérait en lui la régénération de l'huma- nité tout entière.

De même, le chef de secte moins éloigné d'ordinaire, de l'état normal, ne se sent réellement dépendant de la puis- sance personnelle dont il devient l'organe que lorsqu'il se trouve à la tète de son troupeau, en communion morale

(1) Mchnoii-es d'un homme enfermé comme aliéné.


LE SENTIMENT UELIGIEUX SOUS SA l'OUME SOCIALE 99

avec lui. Dans riiilervalle des réunions, il ne cesse d'y être ada(3lé. R..., qui fonda une secte, comme on l'a vu, après avoir quitté l'Église établie, considérait comme dange- reuse et diabolique la tendance à l'isolement. S'isoler sous prétexte de jouir du Seigneur, c'était selon lui tomber dans un piège préparé par le diable. Les corps peuvent être séparés momentanément à la condition que les âmes res- tent unies par le Saint-Esprit. Autrement Dieu cesse de se communiquer. Le besoin de direction chez le meneur reli- gieux est donc relatif aune collectivité qui peut embrasser l'humanité dans son ensemble, mais qui reste le plus sou- vent limitée à un petit groupe d'individus animés d'un esprit identique. Selon que le moi social se rétrécit ou s'élargit, le sentiment religieux s'étend de la secte à l'Église, à la nation, à l'univers.

Ce caractère social se retrouve dans toutes les manifes- tations psychiques du fanatisme et particulièrement dans les plus exagérées et les plus aisément observables. On sait que l'kjjéa^fixe arrivée à son plein développement donne naissance, soit à des hallucinations, soit à des mouvements et à des actions. Le mécanisme de ces phénomènes est aujourd'hui assez bien connu. Ce qu'il importe maintenant de considérer, c'est la forme particulière que revêtent chez les malades dont il s'agit, les hallucinations et les actions automatiques.

Tandis que l'extatique jouit égoïstement d'une vision du Christ ou joue plus ou moins consciemment la scène de la crucilLxion, le fanatique a des visions d'un autre genre et ne manque presque jamais de donner à ses actes les plus bizarres, à ses gestes les plus arbitraires en apparence., une interprétation sociale.


100 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

Considérons en premier lieu, les hallucinations. Dans l'embarras du choix, j'emprunte à l'histoire ecclésiastique deux exemples que deux observations permettront de con- trôler. Catherine de Sienne, après une période de mysti- cisme, renonça à la vie solitaire. Alors, elle eut une vision décisive : les fondateurs des grands ordres monastiques lui apparurent; elle laissa s'éloigner ceux qui imposèrent aux nonnes une claustration trop absolue et l'oubli du monde. Vint enfin saint Dominique, qui jeta sur ses épaules le manteau des sœurs hospitalières de la pénitence, affiliées aux frères prêcheurs. Peu après, elle se fit admettre dans cet ordre militant'. A une autre époque et dans un milieu très différent, G. Fox, le fondateur de la société des Quakers vit « des peuples aussi épais que les atomes dans le soleil » amenés en la bergerie du Seigneur, Son œil tourné « vers le septentrion » contempla un grand peuple qui l'accueillit bien et s'apprêta à l'écouter. Aussitôt, des phénomènes moteurs succédant à l'hallucination, il se mit à prêcher sur la montagne où il se trouvait seul, comme s'il était en pré- sence d'un nombreux auditoire". De nos jours, Guillaume Monod eut plusieurs visions du même genre. « A la prière de Jésus-Christ, Dieu son père descendait. Je ne voyais rien, mais j'entendais une voix comme venant d'en haut. Jésus-Christ m'avertissait de me mettre à terre quand Dieu venait. J'étais effrayé, le visage contre terre, pendant que Dieu lui-même parlait, et pourtant je me réjouissais d'entendre sa voix. Il me parlait de ses plans pour la con- versioiî du inonde"'. » Enfin J..., ancien alcoolique converti,

(1) Guebhard. ÉLiule sur CaLher. de Sienne. ■ (2) G. Penn (sou conlidentj. Ilist. des Quakers. (oj Ouv. cit.


I>E SKNTIMKXT liKMdlICrX SOTS SA FOUMK SOCfALR 101

aujourd'hui solilat de l'armée du sahil, eut naguère des hallucinations auditives suivies d'une série d'actes. En voici un exemple : au moment de sa conversion, il éprouva un désir ardent de « faire quelque chose pour le Sei- gneur ». Pendant une réunion, il entendit tout à coup une voix disant : « Je suis prêt pour le ciel, l'ètes-vous? » Il fit broder ces mots sur une grande écharpe qu'il mit en sau- toir pour parcourir les rues de la ville. Puis il se rendit dans le même accoutrement à Paris et à Londres. Il fallut une nouvelle intervention céleste pour mettre un terme à cette sorte de fugue.

Avec deux de ces exemples, nous louchons aux actions automatiques, puisque les hallucinations déterminent des actes combinés en vue du salut de l'humanité. Mais je trouve chez Guillaume Monod des phénomènes moteurs qui constituent, en quelque sorte, une forme psycho-sociale de l'extase motrice; une série de mouvements automatiques représentant non plus un événement individuel, une scène de la vie de Jésus-Christ, mais une situation collective, l'état de la chrétienté. Sans doute, le symbole n'est pas très clair pour l'observateur étranger; mais le sujet l'interprète à sa manière et, si cette interprétation constitue à quelques égards une différence importante entre les deux cas, il n'y a pas ici à en tenir compte. Donc, le Saint-Esprit descendit sur le Tnalade et lui fit prendre « l'apparence d'un in- sensé ». Tantôt il tournait sur lui-même, tantôt il courait en arrière et tombait à la renverse, tantôt il se dépouillait de ses vêtements etc. Un jour même, Dieu renouvela en lui(( par une opération qui eût pu lui coûter la vie si lui- même n'eût conduit sa main, le signe sanglant qu'il donna à Abraham pour accuser la race humaine de péché ». Dieu


102 LES MALADIES DU SENTIMENT REUGIEIX

voulait ainsi « représenter en moi ce que vous êtes vous- même à ses yeux... Toute ma folie, j'adopte le terme que le Saint-Esprit a employé, était destinée à figurer l'état de la chrétienté depuis le commencement du papisme i. » Peu importe que le sens de ces symboles reste plus ou moins obscur pour celui qui assisterait simplement à la scène sans lire le commentaire. Un fait devient évident : consi- dérée sous son aspect mental ou sous son côté moteur, ridée religieuse apparaît toujours la même chez le fanati- que; elle s'associe d'une manière étroite et indissoluble à un petit groupe de tendances, d'émotions, d'images qu'elle régit, mais qui en font une force éminemment sociale, un principe énergique d'adaptation de l'être à son milieu.


III

' LA STABILITÉ DU MILIEU

Nous touchons ici à un point fort obscur, que la mé- thode pathologique nous permet d'élucider : les rapports du psychique et du social apparaîtront toujours mieux à mesure que nous pousserons plus avant notre recherche. Les manifestations extérieures et bien connues du fana- tisme, ont leur principale raison d'être dans l'état psy- chique décrit plus haut, dans ce besoin d'unité et d'iden- tité mentales que satisfait seule, chez certains malades, l'adaptation à un milieu non pas quelconque, certes, mais réalisant au moins lune des conditions fondamentales de

(1) Ouv. cit.


r-E SEXTIMRXT HErjr.IEt'X sous SA KOUME SOCIALE 103

tout milieu favorable et bienfaisant, savoir la stabilité, la permanence.

Cette condition s'impose déjà dans l'adaptation orga- nique. On sait que d'après la théorie ordinairement admise, l'organisme retient entre une multitude de mou- vements exécutés d'abord au hasard, ceux qui par un accident heureux, assurent une adaptation nouvelle et sont accompagnés pour cela même de plaisir. Le plaisir s'associe dès lors au mouvement si bien que le souvenir du plaisir suffira h provoquer à nouveau le mouvement utile et, par la répétition, à rendre l'acquisition permanente, La première réaction « adaptante » procure le plaisir, mais c'est le plaisir qui devenant cause à son tour, engendre les réactions « adaptées ». II faut donc que le souvenir du plaisir puisse revivre, à maintes reprises, et cette revivis- cence suppose elle-même une reproduction fréquente des excitations agréables, et en définitive, la permanence du milieu où se rencontrent ces excitations.

Une autre théorie plus séduisante réduit, il est vrai, en une mesure assez considérable, la part du hasard dans les réactions primitives et celle du milieu dans les réactions répétées, autrement dit dans l'affermissement de l'adap- tation. L'organisme coopérerait lui-même, d'une manière fort efficace, à la sélection des mouvements. S'il préfère et exécute tel mouvement, ce n'est pas tant le mouvement agréable qu'il recherche, c'est bien plutôt le stimulus favorable, et une fois qu'il l'a rencontré, il se maintient en contact avec lui, en vertu d'une tendance naturelle. Ainsi, l'adaptation dépendrait moins absolument de la constance du milieu. Toutes choses restant égales, le milieu pourrait varier dans la mesure où l'organisme


104 LES MM.ADIKS HT SICXTIMENÏ UKI.IGIECX

serait capable d'atteindre et de fixer le stimulus néces- saire ou, comme on l'a dit, de créer lui-même à son propre usage cette stabilité que le milieu ne lui garantit point.

Quoi qu'il en soit de ces hypothèses biologiques, on peut affirmer hardiment, d'une manière générale, que l'adap- tation de l'individu exige dans tous les cas une certaine stabilité de son entourage, que, plus l'individu est actif, doué de conscience, d'énergie et de volonté, plus aussi le milieu peut, sans inconvénients pour lui, être variable et divers. Mais, il y a une différence importante à signaler entre le milieu physique et le milieu social.

Le cas d'un organisme s'adaptant au monde physique est le plus simple. Les biologistes peuvent discuter beau- coup pour savoir si le vivant se borne à reproduire le mouvement agréable et à éviter le mouvement pénible, ou s'il tend à se rapprocher du stimulus bienfaisant et à s'éloigner du stimulus malfaisant. Dans les deux hypo- thèses, quoiqu'à un moindre degré dans la seconde que dans la première, on admet a priori la persistance des mêmes conditions extérieures d'existence. La stabilité du milieu physique est une sorte de postulat indispensable à la biologie.

Le milieu social dépend au contraire, en une mesure très large, de causes psychologiques en partie assignables. L'individu humain qui s'adapte à son entourage agit sur celui-ci après avoir réagi sous son influence. Les sugges- tions qu'il reçoit se ressentent en définitive, des sugges- tions qu'il produit, et bien plus encore des actes qu'il exécute. Tout ce que peut faii-e un protozoaire sur lequel tombe un rayon de soleil, c'est un mouvement propre à augmenter ou ù prolonger l'action du rayon bienfaisant.


LK SKNTrMKNT RKI.TCIKUX SOUS SA FORME SOCIALE 405

L'être social peut davantage. II tend lui aussi à demeurer en contact avec les stimulus nécessaires, et il réussit d'au- tant mieux dans cette tentative que le milieu où prennent naissance les excitations est en bonne partie son ouvrage. L'adaptation morale implique ainsi, outre la tendance vers certaines suggestions favorables, la création et le maintien d'une société ainsi faite que les suggestions de ce genre y abondent et s'y renouvellent sans cesse, et que les suggestions contraires en soient, si possible, rigou- reusement exclues.

Sans doute, l'homme civilisé, sain et actif.s'accommode sans trop de difficulté d'un monde extrêmement varié et toujours changeant. Il s'y trouve d'autant plus à l'aise que ce monde par sa diversité même et sa variabilité lui fournit à chaque instant des occasions de s'essayer à de nouveaux ajustements, de se modifier lui-même et de pro- gresser sans renoncer à ses habitudes. Mais, le dégénéré, le faible d'esprit, l'instable, ne saurait y subsister. L'iso- lement lui est pénible, il a besoin de vivre en société pour éviter les troubles, les crises qui proviennent du défaut de systématisation individuelle. Mais, le mal n'est conjuré qu'en apparence et il se manifeste à nouveau, non seule- ment lorsque le malade se retrouve « seul avec lui- même », mais aussi toutes les fois que surgit la diffi- culté d'une adaptation nouvelle. Dans ces conditions, l'individu ne retrouvera le calme, la paix et le bien-être que dans un milieu social où les mêmes suggestions tou- jours répétées le soutiendront continuellement, c'est-à-dire dans une société grande ou petite, mais absolument uni- forme et stable. Or l'idée religieuse réalisera justement, mieux que toute autre force, cette uniformité et cette


106 LKS MALADIES DU SEXTTMENï lîELIfilEUX

permanence du milieu, indispensables à l'adaptation. Je mentionne d'abord quelques déclarations, significa- tives à cet égard, des défenseurs autorisés de l'Église ou des églises. Les saint Dominique, les saint Bernhard, les Bossuet, célèbrent l'Unité en termes presque iden- tiques à ceux qu'employaient les solitaires et les exta- tiques. Seulement, avec eux, ce n'est plus de l'unité de conscience qu'il s'agit avant tout; c'est bien plutôt de l'unité ecclésiastique, même politique, de l'unité exté- rieure des sentiments et des volontés. Notez que sur ce point, les subtils docteurs de l'Église saisissent mal le sens et la portée de leurs propres paroles, de leurs propres actes. L'Unité qu'ils exaltent et qu'ils maintiennent reste pour eux un mystère. Ils la justifient parfois au moyen de singuliers arguments. Il n'y a qu'une foi, qu'un baptême, qu'un Seigneur, qu'une Église, diront-ils par exemple, de même qu'il n'y eut qu'une arche au temps du déluge ^ Bossuet paraît entrevoir au moins la vérité, dans un passage célèbre : « Qu'elle est grande l'Eglise romaine, soutenant toutes les églises, portant le fardeau de tous ceux qui souffrent, entretenant l'Unité... Sainte Église romaine, mère des églises et de tous les fidèles, Église choisie de Dieu pour unir ses enfants dans la même foi et dans la même charité, nou^ tiendrons toujours à ton unité par le fond de nos entrailles, m Paroles remar- quables, qui dépassent assurément la pensée de l'orateur. A travers la phraséologie théologique, on peut discerner le fait capital, pour la psychologie sociale, de l'adap- tation religieuse. La religion réalise une condition fonda-

(1) Saint Bernhard sur le schisine.


LK SKXTIMEXT REr.KUKUX SOUS SA KdHMK SOCTALE 107

mentale de l'adaptation par 1' « entretien » de l'unité et de l'identité des croyances, des volontés, des émotions, en un mot par la slabilité du milieu social.

Mais, il y a mieux à faire qu'une transposition de la pensée chrétienne dans le langage de la science contem- poraine. L'examen des faits justifiera plus sûrement les considérations précédentes. Ceux qui constituent le fana- tisme et qui présentent tout à la fois, une simplification et une forte exagération de la réalité ordinaire, se répar- tissent naturellement en trois groupes. La religion rem- plit son office psycho-social en unifiant ou pour mieux dire en uniformisant : 1° les croyances; 2" les actes et la conduite; 3° les sentiments et les dispositions intimes des membres de la communauté.

Ces distinctions — est-il besoin de le dire ? — n'ont rien d'absolu. Tout au plus correspondent-elles à la remarque banale, fondée sans doute, mais issue aussi d'une théorie surannée des facultés, qu'il y a une religion de l'intelli- gence, consistant essentiellement dans un ensemble d'opi- nions et de dogmes, une religion de la volonté consistant soit en pratiques rituelles soit en œuvres de bienfaisance, et une z^eligion du sentiment consistant en émotions et en jouissances plus ou moins spirituelles. C'est là une ma- nière commode de grouper les faits, rien de plus.

La tendance à l'uniformité agit puissamment sur les croyances générales. Sa manifestation la plus connue est la lutte contre l'hérésie. Celle-ci constitue aux yeux du fanatique une véritable maladie sociale. « C'est une gan- grène qui gagne toujours'. » D'où l'on ne manquera pas

(1) ller/istres de Vlnquisition, cité par Lamothe-Langeon.


108 LES MALADIES DI' SENTIMENT nELIOIEUX

de conclure que l'unique remède doit être l'extirpation du membre gâté. Le terme de novateur sert à exprimer le plus profond mé[)ris. La raison (jui, en affranchissant l'in- dividu de la foi collective et traditionnelle engendre la diversité sociale paraît plus que suspecte : on la juge impie. Le vrai motif de la condamnation d'Abeilard fut que « non content d'avoir Dieu pour garant de sa créance, il voulut que sa raison en fût l'arbitre)) et que parla il cor- rompît les fidèles et « avec son esprit contagieux, égarât les âmes simples '. » Le protestantisme qui admet, en prin- cipe, le libre examen aboutit pratiquement, dans un grand nombre de cas, à l'intolérance. Gela tient précisément à ce qu'il est, lui aussi, une religion et non pas une philoso- phie. D'ailleurs, entre les cas simples et extrêmes, où qu'on les prenne, il n'y a aucune différence notable. Et notre thèse s'en trouve encore confirmée. Le protestantisme vise comme le catholicisme, comme toute religion positive à mainte- nir la stabilité relative et normale ou absolue et anormale d'une société déterminée, et il y réussit tantôt par les mêmes moyens, tantôt par d'autres qui lui sont propres. Le besoin d'uniformité intellectuelle excluant toute dis- tinction entre les vérités essentielles et les vérités acces- soires, l'hérésie, l'innovation sera combattue avec une énergie égale, quel que soit le point litigieux. Le fanatique fera la guerre aux opinions particulières, même les moins dangereuses en apparence, simplement parce qu'elles sont particulières et qu'elles introduisent la diversité dans son milieu. C'est un crime à ses yeux d'abandonner la foi de l'Église, dans son ensemble, mais c'est aussi un crime de

(1) Sain/. Bcni/iurd, par Neander.


LE SENTIMENT HELIGIEUX SOUS SA EORMK SOCIALE 109

rejeter ou de modifier certains détails, de penser que Jésus-Christ n'est pas dans le sacrement de l'autel, que tous les hommes seront sauvés, que si une hostie consa- crée tombe dans la boue, le corps de Jésus-Christ cesse d'y être ^ De même, c'est un crime de nier la Trinité ou de reconnaître que la loi de Moïse n'interdit pas absolu- ment la polygamie -. Pour empêcher la diffusion de l'er- reur, défense est faite de recevoir ou écouter les prédica- teurs étrangers, inconnus, non recommandés par l'autorité ecclésiastique '. Pour prévenir le mal et établir en tous lieux Tunité d'enseignement, des sectaires modernes sont allés jusqu'à faire sténographier les discours pronon- cés par quelque prédicateur autorisé et à les expéJier dans les localités éloignées où ils devaient être répétés textuellement. Et cette uniformisation des croyances se présente bien d'ordinaire comme une œuvre essen- tiellement religieuse. Le persécuteur seconsidère comme un instrument divin. C'est ce qui lui permet d'agir si sou- vent sans colère et sans haine ; c'est aussi ce qui le rend impitoyable dans ses actes et dans ses jugements.

Si le fanatique ancien frappait lui-même le novateur ou le dissident, le fanatique moderne, placé dans d'autres con- ditions, abandonne souvent ce soin à Dieu et cela le conduit avoir des châtiments divins dans tous les accidents dont les hérétiques peuvent être victimes. D'ailleurs actes et jugements fanatiques se retrouvent à toutes les époques. L'italien Ochino expulsé de Suisse pour avoir mis en doute

(1) Rpf/. (le rinr/trisit.. ouv. cil. (1*1 S. Caslellion, par F. Buisson. (3) Lettres de saint Bernhard. (4j Les Irvinrjieus.


110 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

dans la manière de vivre, de se comporter, de travailler, de se distraire, de se vêtir, d'écrire, déparier, etc., l'Église le dogme de la Trinité, perdit peu de jours avant son pro- cès, sa femme qui se brisa la tête en tombant d'un esca- lier. Théodore de Bèze écrivit à ce propos de la meilleure foi du monde : « C'était un jugement de Dieu qui frappait dans sa maison ce vieillard impie avant même que son crime eût éclaté au dehors ^ » J'ai pu constater moi- même récemment ce phénomène. Un pasteur d'une piété éprouvée, mais suspect pour ses vues particulières sur la divinité de Jésus-Christ, fut atteint de paralysie, avec trouble des fonctions du langage. Le peintre D..., ortho- doxe farouche soutint avec une conviction profonde qu'il fallait voir dans cet accident une manifestation évidente de la justice divine. Comme je lui adressais quelques objections : « Ce sont là, répondit-il, des choses qu'il faut dire avec beaucoup de douceur, mais je ne puis m'empé- cher de croire à un châtiment divin. » La raison de cette douce férocité nous est maintenant connue. L'introduction d'une idée nouvelle ou étrangère dans un milieu donné, c'est ou ce peut être pour des personnes faibles qui y sont exactement adaptées, la désorganisation partielle ou totale de la vie psychique. Le danger est assez grand pour que ces personnes ou celles qui les dirigent comptent sur une intervention spéciale de la divinité.

Le fanatisme requiert en outre et « entretient » chez tous les membres de la communauté une conduite uni- forme. Entendez par là avec l'unanimité dans l'accomplis- sement des pratiques religieuses, une identité parfaite

(1) F. Buisson. Ouv. cil.


LE SENTIMENT KELKJIEUX SOUS SA EORME SOCIALE 111

a souvent exclu de son sein des croyants attachés au dogme, mais détachés des cérémonies, affranchis des formes extérieures du culte'. D'autre part, elle s'est con- tentée non moins souvent d'une adhésion purement for- melle, parfois d'une attitude, d'un simple geste. Les mis- sionnaires chargés de convertir les protestants aux galères, voulaient les forcer à se mettre à genoux pendant la messe. « Chiens, disait un major-général, qui leur faisait donner la bastonnade, mettez-vous à genoux et dans cette posture, si vous ne voulez pas prier Dieu, priez le diable. Que nous importe -?)) Mais, d'autres fois, le fanatisme pré- tend régler et uniformiser la conduite entière. A Genève, au temps de Calvin, la force publique était requise non seulement pour assurer la fréquentation du culte, mais encore pour empêcher les fêtes, les jeux, les danses, les lectures frivoles, les propos légers. S'écarter des coutumes établies ou de la pure doctrine, c'est toujours se révolter contre la société et contre Dieu.

Le lecteur s'étonnera peut-être qi^e l'on s'arrête ici à une question de toilette. Mais, lorsqu'il s'agit du fana- tisme, les plus petites questions prennent une importance extrême, et l'uniformité du costume s'impose au même titre que l'orthodoxie. Une mise personnelle, recherchée surtout, n'est-elle pas en effet une sorte d'hérésie ? N'in- troduit-clle pas dans le groupe social de la diversité et par conséquent du mal ? Je pourrais citer ici plusieurs exemples, entre autres celui de B..., qui fait du port de la barbe une chose vitale et qui a même composé un traité

(1) Par exemple Arnaud, à rcpoque de saint Bernhard. (2j Mémoires cVuii proleslanl... Rotterdam, 1757.


112 LES MALADIKS DU SENTIMENT IIEEKJIEUX

sur La barbe au point devne chrétien. Mais, je ne connais rien de typique à cet égard, comme l'incident survenu jadis à Montauban entre le consistoire de la ville et M""^ Duplessis-Mornay, au sujet de sa coiiTure. A Montau- ban, l'autorité ecclésiastique avait interdit de « porter cheveux ou fil d'arichal dedans » et elle retranchait impi- toyablement de la cène, outre les délinquantes, les femmes et les jeunes filles qui refusaient de faire le serment de se coiffer suivant les règles. M'"° Duplessis, sortant de chez elle, deux membres du consistoire l'abordent et lui décla- rent avoir reçu mission de 1' « admonester d'oster ses che- veux ». Elle les prie poliment de s'adresser à M. Duplessis, chef de la famille, seul juge autorisé en la matière. Sur leur rapport, une assemblée se réunit pour étudier et régler la question. L'assemblée décide qu'aucun change- ment ne sera requis dans la coiffure de M'"*" Duplessis, vu qu'elle n'habite pas en temps ordinaire la localité. Mais, le pasteur Bérault conteste la validité de cette décision et prétend qu'à la cène, « on serait empêché si l'on recevait M'" Duplessis avec ses cheveux ». On convoque alors une nouvelle assemblée, composée des consistoires de la ville et des localités avoisinantes, qui résout la difficulté dans le même sens que la première. Là-dessus, M. Duplessis part en voyage, laissant sa femme malade et ses enfants alités. « Toutefois, nonobstant son affliction tant pour l'absence de M. Duplessis que pour la maladie d'elle et de ses enfants, pas un des ministres de Montauban ne la sont venus visiter, ny consoler, encore qu'elle s'en soit plainte exprès afin qu'il leur fust dist. » Bien plus, M. Bérault se rend un jour chez l'hôte des Duplessis pour faire le caté- chisme accoutumé. « Je me levay du lit où j'étais et m'en


LK SKNTIMKNT HKMC.tEUX SOUS SA KOlî.MK SOC.IALK 113

allay au lieu où l'on faisait le catéchisme avec notre famille, ce que je fis : 1° pour protester que nous étions du corps de l'Église du Christ; 2° pour apprendre et être instruits ; 3" pour édifier, moyennant l'aide de Dieu, les assistants. Gependantje ne sais pourquoi, j'eus ce malheur que toute notre famille fut séquestrée par M. Bérault qui, par crainte de la recevoir en la communion de cette église, rompit son ordre accoutumé '. » Dans ce cas, vraiment typique, toutes les conditions d'adaptation au milieu se trouvent remplies, sauf une. La piété d'une personne est sincère et notoire. Son orthodoxie se trouve attestée par une confession de foi rédigée pour la circonstance. Elle ne se distingue des autres membres de la communauté religieuse que par un menu détail de toilette. Il n'en faut pas davantage pour qu'on la condamne et qu'on l'exclue. L'uniformité des sentiments se trouve en quelque sorte impliquée dans les données précédentes. L'identité des pensées et des actes doit recouvrir l'identité plus profonde des tendances, des volontés et des émotions. Mais, cette unité affective, peut-elle se constater directement, comme l'unité intellectuelle ou comme l'unité extérieure des pra- tiques, des coutumes, des modes de conduite ? Evidem- ment, la constatation sera cette fois plus malaisée et plus délicate, à supposer qu'elle soit possible. Remarquons tou- tefois que la difiiculté est exactement la même en pratique qu'en théorie. Ce qui échappe aux investigations du psy- chologue échappe aussi à l'inquisition du fanatique et l'uniformité sociale peut être considérée comme établie, la permanence du milieu comme assurée, dès que toute dis-

(1) Mémoires de .17'"° Duplessis-Mornay.

MlTRISIER 8


114 I.KS MALADIKS DU SRXTIMiCNT l'.iCl.Il'.IK IX

semblance et toute divergence cessent de se manifester au dehors. C'est pourquoi le fanatisme s'attache presque toujours à ce qui est visible, tan.nible, superdciel et s'en tient d'ordinaire à bi réglementation de la conduite et du dogme. Les dispositions intimes importent peu, pourvu qu'elles restent cachées. Elles ne modifient le milieu et ne troublent les faibles qu'en s'extériorisant.

Gela ne signifie pas que le fanatique se désintéresse tou- jours de la question affective. On trouve au contraire chez certains « sensitifs actifs », comme dirait un éthologiste, un besoin marqué et souvent exagéré de rencontrer chez autrui non seulement de la piété, mais une piété et des émotions identiques à celles qu'ils ressentent eux-mêmes. Qu'est-ce par exemple que la « communion des saints », sinon une manière de sentir en commun, impliquant l'ex- clusion de ceux qui pensent peut-être et agissent comme les membres du groupe, mais s'en séparent par un simple dissentiment? Ce dissentiment peut exister pendant une période même assez longue, sans provoquer aucun conflit ni aucun trouble ; il subsiste néanmoins à l'état latent, puis un beau jour, il éclate à propos de quelque affaire insignifiante. Alors, il apparaît aussi redoutable qu'une hérésie, aussi intolérable qu'une violation de la discipline ecclésiastique. Une petite discussion sur l'emploi de cer- taines collectes avait causé quelque refroidissement entre l'évangéliste Bost et ses collègues '. Peu après, il écrivait : « Il n'existe plus de brouille ; mais le coup d'œil que j'ai donné sur la faiblesse des dispositions de mes frères quani au renoncement complet, m'a laissé une forte im-

(1) A. Bost. Mémoires.


[>K SKXTIMICXÏ RKMCIECX SOIS SA KORMI'; SOCIALE 115

pression d'cloignemcnt. J'ai ouvert les yeux sur un ami... et je compte partir (de Genève) dans quelques jours. R..., dont il a été déjà parlé plus haut, s'exprimait sur l'Unité en termes moins éloquents que Bossuet, mais non moins passionnés ; et il avait en vue l'unité des « cœurs m bien plutôt que celle des croyances et des actes. Les cœurs, selon lui, devaient être purs de toute conformité avec le monde et ce n'est qu'en proportion qu'ils se séparent du monde que les chrétiens s'unissent entre eux. La société religieuse ne subsiste que par l'accord de tous ses mem- bres, dans le détachement de la société profane.

Celte uniformité des sentiments ne saurait durer beau- coup dans une église multitudiniste ni dans une foule quel- conque. En revanche, elle se maintient dans la secte et même, pour un temps, dans les foules extrêmement homo- gènes des « réveils)). Finney, dont chacun reconnaîtra la compétence en ces matières, a longuement examiné les conditions indispensables à la production et à l'entretien de ces mouvements religieux extraordinaires. Après avoir recommandé l'union entre ceux-là seuls qui professent des opinions identiques sur tous les points, même secondaires, il insiste bien davantage sur la nécessité d'une identifica- tion complète des sentiments et des dispositions intimes chez les fidèles. Pour prier, les chrétiens doivent s'accor- der dans leurs demandes et surtout dans leurs désirs. Ils doivent s'accorder aussi dans les motifs qui les poussent à désirer et à demander tel objet, dans la foi absolue à l'exaucement final, dans la fixation même du moment où leur désir se réalisera. « Si deux ou plusieurs personnes s'accordent à demander une bénédiction particulière et que l'une d'elles la désire immédiatement, tandis que les


116 LKS MALADIES nU SENïrMEMT RELIGIEUX

autres ne sont pas encore disposées à la recevoir, elles ne s'accordent pas ^ » Bref, il suflit du plus léger désaccord sur une chose de la plus médiocre importance pour ruiner l'œuvre commencée. Nous constatons ainsi chez certains prédicateurs, promoteurs de réveils, chefs de sectes, etc., une résistance à l'introduction du moindre dissentiment dans le groupe social, pour le moins égale à celle qu'ils opposent à l'introduction d'une idée nouvelle, d'une opi- nion étrangère, d'une manière d'agir inattendue. Si la lutte contre l'hérésie proprement dite paraît parfois occuper à elle seule le fanatique, cela tient en grande partie à ce qu'une fausse doctrine se découvre plus aisément qu'une fausse note dans le concert presque imperceptible des désirs et des émotions. En réalité, il s'agit toujours, je le répète, d'empêcher la diversité, le changement quels qu'ils soient, de troubler les sociétés humaines et par suite, pour emprunter à Finney lui-même ses expressions, « de jeter dans une grande perplexité les âmes timorées. »

En somme, l'idée religieuse devient une force sociale parce que l'individu éprouve le besoin de rester adapté au milieu où il se trouve placé et où toutes les suggestions qu'il subit semblent favorables et bienfaisantes. Une puis- sance surnaturelle garantit, à ses yeux, la régularité et la permanence de ce milieu naturellement changeant, c'est-à- dire, en définitive, la tranquillité et le bonheur de l'être faible ou moyen, assuré désormais de ses adaptations an- ciennes et dispensé de toute adaptation nouvelle. Voilà ce que nous apprend d'essentiel le fanatisme, sur le rôle social de la religion.

(1) Finney. Ouv. cil.


LE SENTIMENT RELIGIEUX SOUS SA FORME SOCIALE 117

IV

AVANTAGES DE CETTE INTERPRÉTATION

Ces vues se rattachent à celles qu'ont émises dans ces dernières années les psychologues et les sociologues, elles les rapprochent les unes des autres et peut-être les com- plètent.

Le besoin d'une unité sociale poussée jusqu'à l'unifor- mité a été assez bien constaté, principalement dans la sphère politique et même dans les sphères économiques et juridiques. On ne peut pas dire que ses manifestations reli- gieuses aient jusqu'ici suffisamment attiré l'attention des chercheurs. Et pourtant elles occupent le premier rang, peut-être en date, sans contredit en importance. Les meil- leures preuves en sont fournies, incidemment, par les so- ciologues eux-mêmes. Une de leurs remarques fréquentes est que, partout où l'influence de la religion faiblit ou fait défaut, il se produit une discordance des consciences et des volontés, une véritable désagrégation sociale. Une autre observation non moins exacte est à rapprocher de celle-là : les convictions collectives revêtent presque tou- jours une forme religieuse, quand bien même elles n'ont pour objet aucune personnalité divine. Les Jacobins res- semblent à s'y méprendre aux anciens inquisiteurs et l'athéisme même peut devenir, chez les foules, foncière- ment religieux. Cela ne signifle-t-il pas que l'unification extérieure des désirs et des volontés a dépendu et dépend encore en une grande mesure de la religion, aussi bien


118 LKS MALADIES DU SENTIMENT HELIGIEUX

que l'uiiificalion intérieure des états et des tendances? L'œuvre religieuse par excellence, ne consisterait-elle pas alors à intégrer à la fois les états de conscience et les ac- tions individuelles, les éléments psychiques et les élé- ments sociaux et à réaliser ainsi avec l'harmonie du milieu, l'unité du moi qui la suppose?

Quoi qu'il en soit, et pour en rester à la pathologie, le simple fait que le fanatisme politique se ramène aisément au fanatisme religieux, montre assez rintluence primor- diale de celui-ci sur l'uniformisation des idées et des mœurs. S'en tenir aux sphères politiques et juridiques, c'est donc préférer la copie à l'original, choisir entre des cas d'inégale valeur, les moins significatifs. Les descrip- tions des sociologues mettent trop peu en évidence les cas typiques où l'uniformité des croyances, des actes et des sentiments se produit sous la pression irrésistible de l'idée religieuse. Peut-être les observations utilisées au cours de cette étude contribueront-elles à bien marquer, sinon à combler cette lacune;.

Si l'on considère maintenant les théories auxquelles les faits constatés servent de preuve, on ne manquera pas de les trouver peu explicatives et l'on sera tenté — trop for- tement peut-être — de donner raison aux esprits prudents qui voudraient voir les chercheurs s'en tenir pendant longtemps encore à des descriptions précises et minu- tieuses.

La théorie biologique a été soumise à une critique rigou- reuse dont i! est peu probable qu'elle se relève jamais. Ce n'est pas une raison pour nier les analogies très réelles qui existent entre les sociétés et les organismes. A notre point de vue spécial, l'analogie biologique s'impose et ceux


LE SEXTIMKXT IIKMGIEUX SOUS SA FORME SOCIALE 119

qui roiil notée méritent assurément quelque éloge. L'iden- tité des individus dans une société animale ou humaine é({uivautà l'identité des cellules dans un organisme. Chez les organismes inférieurs, il y a peu de différence entre les cellules, presque point de hiérarchie. L'évolution progres- sive des individualités physiologiques s'est opérée par une lente ditlërenciation des éléments, accompagnée d'une division croissante du travail, et par rétablissement simultané d'une coordination et d'une solidarité plus par- faites. Considéré dès le début de son développement em- bryonnaire, l'être vivant le plus complexe se compose de cellules d'abord identiques qui peu à peu se dilTérencient suivant des directions déterminées, mais gardent tou- jours et multiplient de plus en plus leurs relations mu- tuelles. Les mêmes lois président à l'évolution des sociétés humaines. Les formes inférieures de l'organisa- tion sociale correspondent aux formes inférieures de la vie. Un agrégat de cellules non différenciées offre bien des analogies avec une tribu sauvage où la division du travail n'existe qu'entre les sexes. A l'autre extrême, une société supérieure avec ses individus spécialisés, avec ses familles, ses associations, ses classes superposées les unes aux autres, constitue une vivante hiérarchie compa- rable aux plus parfaits organismes. Tout cela a été si souvent répété depuis Spencer, qu'il serait inutile d'in- sister.

Au sujet du fanatisme politique ou religieux, l'unifor- mité des idées, des coutumes, des désirs qu'il exige toujours, qu'il engendre souvent et maintient par les pires moyens, ramène la nation, l'église, la secte, à l'état des sociétés primitives et barbares. La diversité


120 LES MALADIES DU SEXTIME.Xï RELIGIEUX

qu'il supprime sous toutes ses formes, la cohésion et la solidarité qu'il détruit aveuglément, étant les conditions principales ou, si l'on préfère, les meilleurs indices du progrès social comme du progrès organique, on peut affir- mer que son apparition, ses survivances, ses recrudes- cences marquent ou bien un degré inférieur et un arrêt de développement ou bien une régression et un état patholo- gique pour la société comme pour les autres organismes de la nature.

Exacte et, quoi qu'on en dise, « instructive », cette ana- logie n'élucide pourtant pas beaucoup la question. On l'a remarqué, la matière sociale est surtout psychologique, de sa nature, elle consiste en pensées, désirs, émotions etc. Et, quant à l'organisation sociale, elle reproduit l'organi- sation psychologique plus encore qu'elle ne rappelle l'évo- lution biologique. La suite de cette étude nous en fournira la meilleure preuve. Le rapprochement établi entre une secte, par exemple, et un organisme à cellules identiques assemblées autour d'un seul centre commun, ne nous apprend presque rien sur ce qu'il nous importe surtout de connaître, c'est-à-dire sur la genèse de la secte, sur les satisfactions qu'y trouvent les affiliés, sur le genre de service qu'elle leur rend, sur ce qui fait, au fond, sa raison d'être. Le fanatisme, maladie sociale analogue, si Ton veut, à une dégénérescence organique, dérive d'un état mental particulier, et c'est à cette source qu'il est nécessaire de remonter.

Les sociologues qui prétendent substituer l'interpréta- tion psychologique à l'interprétation biologique des faits sociaux ne donnent pas non plus une explication satisfai- sante du fanatisme. Entre tous les auteurs, M. Baldwin


r,E SENTIMENT UEMOTEUX SOUS SA TORME SOCIALE 121

est peut-être celui (jui fournit les données les plus utiles à rintelligence d'un phénomène qu'il n'a d'ailleurs ni décrit ni interprété d'une manière directe. Il y a profit à rappeler ici ses vues sur l'esprit foncièrement conserva- teur de r (( homme moyen » et sur l'influence conserva- trice de la religion.

L' « homme moyen » est celui qui, simple imitateur d'autrui, acquiert par absorption de modèles sociaux, les jugements et les sentiments qui font de lui un représen- tant convenable de son époque, un appui solide des insti- tutions de son pays, un « porte-drapeau » de la société. Sa mission consiste, pour l'essentiel, à conserver les tra- ditions, ces habitudes sociales indispensables au progrès de la race. Mais, s'il contribue ainsi indirectement au pro- grès, c'est sans le savoir, sans le vouloir, contre son propre gré. « Réduit à l'horizon borné dans lequel son éducation et sa docilité l'ont confiné... il déteste l'origi- nalité des vues et plus encore celle des actions. Loin de trouver pénible de se conformer aux exigences sociales, il est tourmenté au contraire, d'avoir à y manquer. » Bref, il représente cet esprit conservateur qui fait « de lia stupidité une vertu, de l'invention un vice » et qui n'est, en définitive, qu'un des aspects multiples de la tendance générale à l'inertie.

Or, les religions positives favorisent l'esprit conserva- teur beaucoup plus que toutes les autres institutions sociales. « L'individu assez exceptionnel dans son devenir personnel pour s'élever à une conception de l'idéal reli- gieux différente quant à sa forme de celle qui est divi- nement sanctionnée » est un rebelle à l'égard de la société et de son Dieu... Il n'y a qu'un pas à faire pour


122 LES MALADIES DU SENTIMENT UELICIECX

que la société conclue dans ce cas à la suppression de l'individu. L'histoire en témoigne '. »

Bien que M. Baldwin ne nous donne pas sur ce sujet les pénétrantes et précises observations dont il a coutume d'étayer ses conceptions générales et que même l'étude du sentiment religieux chez l'enfant, si conforme à sa méthode préférée, reste à faire, les considérations précé- dentes ont leur prix. Elles confirment d'une manière remarquable la conclusion où nous a conduit l'examen des faits. Sans doute, 1' « homme moyen » n'est pas précisé- ment celui dont nous nous occupons ici et les individus que nous avons en vue sont à bien des égards au-dessous de la moyenne. Mais, outre que le fanatisme se développe parfois chez des individus relativement sains et normaux, les esprits faibles nous offrent une forte exagération des phénomènes constatés par M. Baldwin sur les réprésen- tants ordinaires des traditions et des habitudes sociales. En même temps, ces dégénérés nous permettent, en exa- gérant les défauts communs, d'interpréter avec plus de précision les données de l'observation, de mieux saisir dans l'inextricable enchevêtrement psycho-social, les faits qui commandent les autres.

Le premier fait mis en évidence (et digne d'attirer l'at- tention des sociologues enclins à attribuer quelque impor- tance à la loi de l'adaptation) c'est le trouble profond et général, organique, affectif, intellectuel, qui se manifeste chez certaines personnes isolées et qui prend fin dès que ces personnes sortent de leur isolement pour obéir aux suggestions de leur entourage. Incapables de réaliser,

(1) liilerprclalion sociale el morale du dcvelopponcnl iiienfal.


LE SENTIMENT RELIGIEUX SOl'S SA FOUME SdCIALE 123

même à la manière mystique, la systématisation de leurs étals de conscience, elles arrivent cependant à l'unité et recouvrent la tranquillité en s'atlaptant à un groupe large ou restreint, différant de la famille et des autres agrégats sociaux en ce qu'un même stimulus y agit d'une manière à peu près exclusive et constante, y renouvelant sans cesse le même état de bien-être et de béatitude. Mais, l'efficacité durable de cette sorte de traitement psychologique, dépend de deux conditions principales : il importe, en premier lieu, 'que le malade s'identifie avec le groupe, au point de n'avoir [dus d'autre moi qu'un moi social, relatif au groupe unique, quel qu'il soit, nation, église ou secte ; il importe, en second lieu, que le groupe reste toujours iden- tique à lui-même, puisque le moindre changement, l'in- novation la plus légère, crée de nouvelles conditions d'existence et nécessite des adaptations nouvelles, tou- jours troublantes. Nous avons vu comment le fanatique se rapproche de cet « idéal », comment il détruit en lui « toute humanité » c'est-à-dire tout ce qui reste étranger à son moi ecclésiastique ou sectaire*, et comment il éprouve le besoin de maintenir envers et contre tous, la stabilité absolue de son milieu.

Cette stabilité sociale, qui assure et garantit la stabilité mentale des faibles et des abouliques, paraît être l'œuvre propre du fanatisme politique ou religieux. Le premier dispose, pour la réaliser, de certaines idées simples et fortes, surtout de certaines formules revêtues d'une puis- sance mystérieuse, de formules magiques. Le second fait appel à une personne omnisciente, omnipotente, dispen-

(1| § II de ce chapitre.


124 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

satrice du bonheur terrestre et éternel; c'est cette per- sonne divine qui, soit par des interventions directes, soit par l'intermédiaire de ses agents humains, fait régner dans les sociétés Tuniiormité des croyances, des mœurs, des tendances et des désirs. L'extraordinaire pouvoir de l'idée religieuse explique les extraordinaires effets du fanatisme relicrieux.


V


EXCLUSIVISME ET PKOSELYTISME

Comment se créent ou s'entretiennent cette uniformité et cette stabilité sociales ?

« La communauté religieuse comme la communauté civile tend à expulser les dissidents (ennemis intérieurs) et à conquérir les ennemis du dehors : dans ce cas-ci les infidèles. La conscience claire ou obscure des conditions d'existence d'une société, c'est-à-dire l'instinct de sa con- servation, détermine sa morale, sa manière d'agir ^ » M. Ribot remarque que l'importance relative de ces deux tendances varie d'une communauté à l'autre. Dans les religions nationales, le prosélytisme a été nul ou faible. Par contre, les religions universelles visent à la conquête spirituelle. Cette remarque ne paraît pas s'appliquer à tous les cas. Exclusivisme et prosélytisme peuvent se retrouver à tous les degrés de l'évolution sociale et leurs manifestations superficielles seules varient avec les cir- constances et suivant le progrès des conceptions reli-

(1; Tli. Ribot. l'sijchoto'jie des senlimenls, ch. ix (Paris, F. Alcan).


LE SENTIMENT REM(ÎIEI"X SOUS SA FORME SOCIALE 125

gieuscs. On verra plus loin que, quelle que soit à plusieurs égards l'importance de ce progrès intellectuel, il en résulte de nouvelles formes de fanatisme et non pas des modifi- cations affectives profondes.

Ce double processus d'élimination et d'assimilation dépend directement de l'adaptation psychique qu'il réalise, affermit et fixe d'une manière, si possible, définitive. C'est lui qui crée et maintient dans le milieu les conditions nécessaires à l'existence des habitudes individuelles. Et plus celles-ci sont passives, imposées du dehors, plus aussi les habitudes sociales doivent être invétérées, les traditions immuables, et plus aussi, par conséquent, doivent être énergiques les réactions défensives (exclusi- visme) ou offensives (prosélytisme) que déterminent l'in- vasion des idées étrangères et les innovations de toutes sortes. Le fanatisme qui* se développe sur le terrain de l'automatisme psychologique, exagère fatalement ces réactions ordinaires. C'est donc bien « la conscience claire ou obscure des conditions d'existence d'une société qui détermine sa manière d'agir ». Mais, il y a autre chose encore. L'existence d'une société stable garantissant l'existence d'un état psychique stable, l'individu faible oii même moyen, se trouve personnellement intéressé à la conservation des croyances et des coutumes tradition- nelles dans son entourage, et les « novateurs » devien- nent ses propres adversaires, les perturbateurs de son repos, les agents de la dissolution de son moi, par cela seul qu'ils jettent le trouble chez autrui ou le modifient. C'est là, sans doute, une des raisons les plus profondes de l'évidente défaveur qui s'attache d'ordinaire à l'originalité sous toutes ses formes, et en particulier, des persécutions


126 LKS MALADIES DIT SEXTIMKNT liELII'.IElX

dirigées contre les hcréliques, les non-coiiCorinistes, trans- formés en ennemis de la société et en ennemis de Dieu. Ainsi, dans ces manières d'agir offensives et défensives, l'instinct de la conservation individuelle et l'instinct de la conservation sociale se confondent.

L'exclusivisme et le prosélytisme correapondent aux deux aspects complémentaires de la tendance à l'unité, envisagés déjà dans Textase. Ce sont des procédés négatifs et positifs qui reproduisent très exactement au dehors les procédés négatifs et positifs mis en œuvre au dedans par les contemplatifs, les exercices spirituels destinés à uni- fier, parfois à simplifier outre mesure l'état de conscience. La persécution avec ses modes multiples, grossiers ou raffinés, joue dans la vie collective le même rôle que l'as- cétisme dans la vie individuelle; de même que l'ascé- tisme vise à exclure de la conscience les tendances diverses et les images troublantes, la persécution vise à exclure de la société les vues particulières et les volontés discor- dantes. Que le persécuteur s'en rende compte ou non, peu importe. Qu'il s'acquitte froidement de sa fonction, comme tant d'inquisiteurs; qu'il y mette de l'enthousiasme, qu'il aille même jusqu'à sanctifier la violence et le meurtre, quelles qu'en soient d'ailleurs les Victimes, comme le croisé s'écriant devant Bésiers : « Tuez-les tous, Dieu saura bien reconnaître les siens » cela ne change rien au fond des choses. Consciemment ou inconsciemment, le fanatique poursuit les agents de la diversité et de la varia- bilité sociales ; il lui arrive seulement, ainsi qu'à l'ascète, de prendre les moyens pour la fin. D'un autre côté, le pro- sélytisme correspond aux méthodes positives de systéma- tisation psychologique, à cette œuvre intérieure d'évoca-


LE SK.NTIMEXT lUCIJf.lKUX SOrs SA l'dItMK SOCIALK 127

tion cl de renrorcemeiit de l'idée religieuse dont les phases successives coiistilueiit les différents degrés de la contem- jdation. La conversion des infidèles, des incrédules, des dissidents, rétablit l'unité politique ou ecclésiastique, aussi bien que leur suppression, et la persécution elle- même contribue, par le terrorisme, au succès de la propa- gande.

Il y a là plus et mieux qu'une analogie frappante. Si l'organisation sociale reproduit l'organisation psycholo- gique et si la dissolution de la société fanatique rappelle exactement la dissolution de la personnalité mystique, c'est que, d'une manière générale, l'une ne va guère sans l'autre et qu'en tout cas, l'une et l'autre dépendent d'un même besoin fondamental des individus. La tendance à l'unité, avec ses deux modes positif et négatif, ne satisfait vraiment ce besoin qu'en agissant, simultanément ou non, au dedans et au dehors, chez l'individu et sur le milieu où il est adapté. Dans le fanatisme, c'est Tunifonnité sociale qui fait l'unité du moi et la permanence du milieu qui maintient son identité.


VI


MANIFESTATIONS DIVERSES DU FANATISME

Jusqu'ici nous avons envisagé les phénomènes les plus généraux de la vie religieuse collective, ceux qui consti- tuent le fond psychologique presque invariable de la religion sociale, que celle-ci soit nationale ou universelle ou qu'elle se confine dans l'ordre ou dans la secte. Bien que la


128 LES MALADIES DU SENTIMENT HELIGIECX'

formation et les transformations de ces diverses commu- nautés intéressent surtout les sociologues, le psychologue ne saurait négliger tout à fait cette étude spéciale, à laquelle il peut apporter quelques -contributions utiles et qui peutfournir à des descriptions et à des interprétations telles que les précédentes, le complément et la vérification nécessaires.

Les termes généraux d'adaptation au milieu ont été employés à dessein et j'ai négligé jusqu'ici les différences de milieux, lesquelles étaient en effet négligeables tant qu'il s'agissait de déterminer les rapports les plus cons- tants entre les phénomènes psychiques et les phénomènes sociaux dans la vie religieuse. Mais, en réalité, le fanatisme revêt des formes très diverses, c'est-à-dire que les milieux qu'il crée ou maintient présentent certaines particulari- tés, offrent certaines (;^issemblances, importantes, et que l'uniformité et la stabilité sociales ne se réalisent pas toujours par des moyens identiques. Il existe, en effet, plusieurs modes d'exclusion, depuis les plus grossiers jusqu'aux plus raffinés, et la « conquête spirituelle » exige l'emploi d'armes de toutes sortes.

La genèse de ces formes est fort compliquée. Pour la retracer, il faudrait tenir compte d'une foule de circons- tances et de facteurs pour la plupart étrangers à la psycho- logie. 11 existe pourtant quelques causes, de l'ordre mental, susceptibles de prendre la prépondérance. La représentation claire ou obscure des rapports qui unissent la société religieuse à la société civile ou des différences qui l'en séparent, détermine chez le fanatique des modes d'actions spéciaux, appropriés aux circonstances. Lorsque les deux sociétés se confondent — et cette confusion se


LE SENTIMENT RKLKilElIX SOUS SA FORME SOCIALE 129

reproduit parfois jusque dans les religions supérieures — , la stabilité du milieu implique la suppression pure et simple des individus et des groupes décidément réfrac- taires aux tentatives faites en vue de les « ramener à l'unité ». Lorsque les deux sociétés se différencient' et que les membres de l'église ou de la secte forment un peuple séparé, « une nation sainte, vivant dans le monde, mais pure de toute conformité avec le monde », la stabilité du milieu peut être assurée à un degré au moins égal, par la simple expulsion des non-conformistes. Cette seconde forme, la moins dangereuse en temps ordinaire, est aussi la plus parfaite, en ce sens qu'elle donne satisfaction, bien mieux que la première, au besoin fondamental auquel l'une et l'autre répondent. La genèse des ordres, au sein du catholicisme ou des sectes dans le protestantisme, ne devient-elle pas plus compréhensible, si l'on admet que l'individu peu satisfait de l'unité relative d'une église officielle et multitudiniste, désire s'adapter une fois pour toutes à un groupe plus restreint, plus enclin à l'exclu- sivisme, absolument uniforme et stable? Quoi qu'il en soit, la différenciation progressive d'où sort une commu- nauté purement religieuse, sans rapports avec la société civile, devient pour le fanatisme une cause d'importantes transformations.

Considérons d'abord le cas où les deux sociétés se con- fondent. La domination exclusive de l'idée religieuse sur une tribu, une ville, une nation, ou sur l'univers peut se réaliser ou tout au moins se concevoir de plusieurs ma- nières et ces diverses conceptions donnent naissance à autant de formes distinctes du fanatisme. Toutes ces formes se retrouvent dans le christianisme — quelques-

MURISIER. 9


130 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

unes aujourd'hui même — et cela nous dispense d'em- prunter des exemples à l'histoire des religions et des civi- lisations primitives.

Que la passion religieuse prenne une forme nationale ou universelle, ses manifestations varient peu, tant qu'au- cune ligne de démarcation nette n'a été tracée et recon- nue entre la cité de Dieu et la cité terrestre. La seule dif- férence notable tient à la faiblesse du prosélytisme dans la première forme ou plus exactement peut-être, au fait que la tendance à conquérir les âmes et à les assimiler d'une manière complète, s'exerce au dedans bien plus qu'au dehors : d'où l'extraordinaire importance qu'y pren- nent les questions de discipline intérieure. L'exclusivisme y reste le même, en somme, bien qu'on discute beaucoup pour savoir s'il ne suffirait pas d'exiler les hérétiques au lieu de les mettre à mort ^

La suppression de l'hérétique est la conséquence natu- relle, nécessaire d'une religion qui prétend établir le règne absolu de Dieu sur la terre. En se distinguant par ses idées ou par sa conduite de l'ensemble de la « chré- tienté » l'individu se place lui-même en dehors de l'huma- nité, puisque l'Église et le monde, ou la nation, s'iden- tifient. C'estpourquoi la persécution n'atteint pas lui seul, mais vise aussi, malgré leur orthodoxie, ceux qui conti- nuent à entretenir avec lui des rapports sociaux quel- conques. Défense aux catholiques de fournir aux « sec- taires (les Vaudois) rien de ce qui peut servir aux usages de la vie, de les assister, défendre, secourir, visiter en santé ou en maladie, à peine d'être réputés eux-mêmes

(1) Luther préconise l'exil, Calvin la mort.


LE SENTIMENT RELIGIEUX SOUS SA FORME SOCIALE 131

hérétiques ». Rien de plus significatif à cet égard que la façon dont les inquisiteurs motivent eux-mêmes un grand nombre de condamnations : Jeanne, épouse de B... de Varenne, avait servi à manger à un hérétique que son mari recevait chez lui, — Sibille, âgée de quinze ans n'a- vait pas dénoncé ses parents, — Bernard Bosquet avait fait présent d'un poisson aux hérétiques — Pierre de Giairac leur avait fait la barbe, Bernarde avait lavé leurs che- mises et Mathilde d'Alzonne, sage-femme de son métier, avait assisté quelques-unes de leurs épouses dans leurs accouchements*. Un physicien (médecin), Mathieu Reis- sac, déclara pour sa défense que sa profession l'obligeait à fréquenter les hérétiques, sans toutefois partager leurs erreurs ; l'excuse ne fut pas trouvée bonne et on le con- damna à être perpétuellement muré - . Les mêmes atrocités se commettent parfois en pays protestants. Le théologien italien Ochino, cet adversaire du dogme de la trinité, si maltraité par Théodore de Bèze, ayant été condamné au bannissement et devant traverser une partie de la Suisse en hiver, malgré son grand âge, pour rentrer en Italie, les pasteurs zurichois écrivirent à leurs collègues des localités situées sur son passage de veiller à ce qu'aucune auberge ne le regût. L'excommunié doit sortir du pays en même temps que de l'église, de la communauté civile qu'englobe la communauté religieuse. Sa vie, quand on la lui laisse, devient aussi intolérable que celle de l'outlaw dans les sociétés primitives.

Le même état social engendre, avec la tendance au pro-

(1) Extrait des registres de i'inquisilion (ouv. cit.)-

(2) Ibidem.

(3) F. Buisson. Ouv. cil.


132 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

sélytisme, les guerres de religion, les croisades, etc. Les meneurs tels que Pierre l'Ermite, saint Bernhard, n'ont pas de peine à entraîner les foules avec des formules telles que « Dieu le veut» ou avec des affirmations du genre de celle-ci : « Le Dieu vivant m'a chargé de vous annoncer qu'il punira ceux qui ne l'auront pas défendu contre ses enne- mis. Volez donc aux armes. Qu'une sainte colère vous anime. Que le monde chrétien retentisse de ces paroles du prophète : « Malheur à celui qui n'ensanglante pas son « épée^. » La volonté divine sera d'autant mieux obéie qu'elle n'est ici que l'expression la plus puissante de ce besoin d'uniformité sociale réductible à l'instinct de la conservation.

Au premier abord, le prosélytisme paraît faire complè- tement défaut dans les religions nationales. Je ne dirai rien ici des religions juives, grecques, romaines. Mais, une religion universelle comme le christianisme peut régresser vers la forme nationale, et, lorsque le fait se produit, il rentre en quelque manière dans la pathologie et par là- même, dans le cadre de ce travail. Il semble bien que Calvin ait eu principalement pour but de faire régner à Gewèue la saine doctrine et la^pure morale. Les juifs, les Turcs, les catholiques peuvent, d'après lui, librement con- server leurs croyances et pratiquer leurs cultes à l'étran- ger ; il les tolère et les ménage au dehors. C'est seulement à l'intérieur de sa cité qu'il se montre impitoyable -. Est-ce à dire que le prosélytfsme ait manqué dans le calvinisme du xvi° siècle ? Nullement, si l'on désigne par cette expres-


(1) Neander. Ouv. cit. ,

(2) Traité contre les hérétiques.


LE SENTIMENT RELIGIEUX SOUS SA FORME SOCIALE 133

sion la forme offensive de la tendance à l'uniformité sociale, quel que soit le lieu où cette tendance se mani- feste. Or, ses manifestations abondent à l'intérieur de la cité protestante. L'assistance aux sermons du dimanche et de la semaine y est requise, sous peine d'amende ; en ville, le guet lève des gages sur les délinquants ; à la cam- pagne, les châtelains sont tenus d'envoyer des gardes pour assurer la fréquentation du culte public, etc. Que signifient ces ordonnances et toutes les règles d'une stricte discipline ecclésiastique renforcée par la. sanction civile, sinon une violente prise de possession des consciences, une rigoureuse pratique d'un prosélytisme à la vérité moins extensif, mais infiniment plus intensif que celui des prédicateurs et des meneurs catholiques ?

L'exaspération de ces sentiments, avec les actions offen- sives et défensives qu'ils déterminent, aboutit souvent à une véritable folie religieuse, atteignant toute une collecti- vité, par exemple, une ville entière. Les anabaptistes, après avoir pris Miinster, en chassèrent les habitants non-confor- mistes, pillèrent leurs biens, instituèrent un roi de Sion, lequel devait exterminer les autres rois, les princes et les impies. Ils établirent entre eux la polygamie, tuèrent les suspects, brûlèrent tous les livres, excepté la Bible. Le roi se chargea parfois lui-même des exécutions. Un bourg- mestre échangea son emploi contre celui de bourreau. Il ne faut voir là, évidemment, qu'une exagération des phé- nomènes précédents, qu'un pas de plus dans la voie de la pathologie psycho-sociale.

ÎJne seconde forme de fanatisme, également née de la confusion des sociétés civiles et religieuses, est le pro- phélisme apocalyptique, l'attente anxieuse du retour de


134 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

Jésus-Christ, du « règne de mille ans », de la substitution miraculeuse d'une société « idéale » à la société présente. Les conceptions et les rêveries de ce genre se développent en général dans les minorités persécutées ou seulement trop faibles pour imposer leurs croyances dans le milieu ambiant. Elles se répandent chez les premiers chrétiens au temps des persécutions romaines, chez les huguenots de France, après la révocation de l'édit de Nantes, chez les puritains d'Ecosse, etc. On les retrouve aujourd'hui chez quelques « darbystes » livrés à la lecture et à la médita- tion exclusives de l'Apocalypse. Certes, ce prophétisme-là n'offre presque rien de commun avec le fanatisme, tel qu'il vient d'être défini, quand on envisage simplement les faits sociaux. Au point de vue psychologique, les ressem- blances l'emportent au contraire sur les dissemblances. Ce que l'un entreprend ou exécute, l'autre l'attend ou l'an- nonce pour un avenir prochain. Dieu, par la bouche du prophète, menace les hommes de ses châtiments, de ses malédictions. Le triomphe momentané des impies sera suivi d'une complète destruction et le règne de Jésus- Christ s'établira à la place de celui du diable. Les vrais croyants déjà trépassés ressusciteront pour vivre sous le règne du Christ pendant une période de mille ans^ La perspective de ce « millenium » hante de nos jours encore beaucoup d'imaginations. On me cite le cas d'une personne pieuse qui avouait qu'avant d'avoir ces vues, elle négli- geait sa santé et sa nourriture, mais qu'à présent, elle se soignait mieux, dans l'espérance de voir ici-bas, avant de mourir, l'établissement du règne de Dieu. Em., ingénieur,

(1) Apocalypse; Marion. Averlissetneids prophétiques, etc.


LE SENTIMENT RELIGIEUX SOUS SA FORME SOCIALE 135

emploie une grande partie de ses loisirs à dessiner et à expliquer, d'après les indications de PApocalypse, le plan de Dieu pour la destruction d'un monde pervers et la reconstruction d'un monde réservé aux seuls disciples du Christ. Ces prophéties, ces rêveries parfois bizarres, s'ex- pliquent fort bien à notre point de vue. Quelques indivi- dus mal adaptés à leur entourage et néanmoins peu faits pour l'isolement, quelques petits groupes menacés dans leur existence et malheureux dans leurs tentatives de pro- sélytisme, en viennent de la manière la plus naturelle à imaginer une société selon leurs besoins, uniformément religieuse et croyante, sans exceptions individuelles. Et comme ils se sentent incapables de créer eux-mêmes cette société nécessaire, comme tout dans le monde présent paraît faire obstacle à son existence, ils se réfugient dans l'avenir, lequel appartient à Dieu, et ils prophétisent l'avènement d'une humanité nouvelle, d'où seront exclus tous les infidèles, où seront admis les seuls fidèles de tous les temps et de tous les lieux.

Le défaut d'adaptation au milieu réel peut aussi déter- miner la création d'un milieu imaginaire actuel et il en résulte une troisième forme de fanatisme. Lorsque la mino- rité persécutée ou méconnue localise dans un monde invi- sible, la cité entièrement homogène où Dieu règne en maître absolu, les manifestations extérieures, sociales de la pas- sion religieuse se modifient à tel point qu'elles deviennent presque méconnaissables et qu'on pourrait même les croire arbitraires. Elles se rattachent pourtant, aussi bien que les autres, à notre interprétation générale. Cette concep- tion, répandue encore, a été formulée très nettement par saint Chrysostôme : « La cité du fidèle n'est point une


136 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

ville terrestre, c'est la Jérusalem d'en haut ; il n'a point de profession, car il appartient à la vie du ciel; pour con- citoyens, pour parents, il a toute la phalange des saints. Un seul mot suffisait donc au martyr : je suis chrétien'. » Il n'y a donc plus chez les personnes de cette catégorie ni sentiments de famille ni sentiments sociaux, au sens ordi- naire. Leur sentiment religieux n'en est pas moins social, comme celui des autres fanatiques, et s'ils veulent sortir d'une société mal faite, c'est pour entrer dans une société parfaite, dont tous les membres animés d'un même esprit partagent les mêmes croyances.

De là le goût et la recherche du martyre, si fréquents dans l'Église primitive, et de là aussi quantités d'actes étranges qu'on n'a pas suffisamment caractérisés en taxant leurs auteurs de folie. Dans les fêtes payennes, les circon- célions venaient insulter les assistants pour se faire tuer par eux, ou bien, ils se faisaient eux-mêmes brûler vifs, ou bien par troupes entières, ils se jetaient à la mer ou encore ils payaient ceux qui consentaient à les frapper -. De nos jours, en Russie et ailleurs, des exaltés pratiquent systématiquement le meurtre et le suicide. Les « tueurs d'enfants » se faisaient un devoir d'envoyer au ciel les nouveaux-nés ; les « étouffeurs » et les « assommeurs » croyaient rendre service à leurs parents et à leurs amis en les faisant mourir de mort violente; les « brûleurs »


(1) Le Blant. Persécii leurs cL martyrs. Voici un exemple concret. Le prophéle Compan témoijrna qu'il voyait des années d'anges qui- assistaient devant le trône de Dieu et ces mille milliers de bienheu- reux revêtus de robes blauclies. qui chanlaieut des cantiques de louanges et de bénédictions. II chanta mélodieusement, comme étant avec eux... (Théâtre sacré des Cévennes.)

(2) Le Blant. Ouv. cité.


LE SENTIMENT RELIGIEUX SOUS SA FORME SOCIALE 137

prêchaient la rédemption par le suicide ; les « sans prêtres », attaquant le mal à sa racine, abolissaient la famille et préféraient la débauche, accident passager, au mariage qui perpétue l'espèce'. Tous ces faits et autres analogues, se rattachent à la croyance au règne de l'Antéchrist ou de Satan sur le monde. Pour éviter le contact avec ce monde souillé, ce n'est pas assez de fuir dans des lieux inhabités, de s'enfermer dans des couvents, de recourir aune claus- tration absolue, de se réfugier même dans les rêves millé- naires ; la mort seule apporte la délivrance, parce qu'en arrachant le croyant à un milieu maudit, elle le fait parti- ciper a la vie céleste, la vraie vie. La tendance au suicide et au meurtre salutaires, déjà favorisée par le défaut d'adaptation actuelle, se fortifie et se développe dans la prévision d'une parfaite adaptation posthume au milieu imaginaire. Ainsi, les phénomènes fondamentaux, be- soins, désirs, etc., restent toujours identiques; la forme sociale seule change avec les circonstances et suivant les représentations des sujets. Mais, ce changement peut être important, sinon radical. Comparée à la première, cette forme du fanatisme en diffère à un degré émi- nent, elle en est même, peut-on dire, le renversement exact : la violence et le meurtre ne servent plus ici à exclure les hérétiques ; ils servent à hâter la réunion des fidèles de tous les lieux et de toutes les époques en un seul groupe homogène ; ils représentent donc une aberration singulière de la tendance au prosélytisme. Enfin, une dernière conception de plus en plus répan- due, est celle de la coexistence des communautés civile et

(1) Lcroy-Beaulieu. Religion en Russie.


138 LES MALADIES DU SEXTIMEXT RELIGIEUX

religieuse. Luther l'a formulée avec beaucoup de précision, quoiqu'en fait et sans doute en partie pour les besoins de sa cause, il en soit resté à l'ancien point de vue qui iden- tifie les deux sociétés, la Nation et l'Église : « Il y a deux domaines, disait-il, le royaume de Dieu sous Jésus-Christ, le royaume de ce monde sous le magistrat ; chacun d'eux a ses lois et ses autorités qu'il ne faut pas confondre. » Tant que cette distinction demeure purement théorique, elle importe peu à [notre sujet. Dès qu'elle devient effective, elle engendre (ou accompagne) de nouvelles formes du fanatisme. Le fanatique crée alors au sein même du grand milieu divers et changeant, de petits milieux uniformes et stables, c'est-à-dire des sectes.

La psychologie des sectes ébauchée par Taine et G. Lebon, complétée par Scipio Sighele est restée jusqu'ici surtout descriptive. Bien que ces auteurs aient étudié les sectes politiques plus soigneusement que les sectes reli- gieuses, leurs descriptions nous intéressent : « Dans la secte, les mots discussion et rébellion sont inconnus : les affiliés attendent pour agir un signe de leur chef. Comme les sociétés antiques, la secte veut ses hommes dociles et obéissants ; elle veut des unités égales dirigées par un chef unique et non des organismes indépendants. L'indi- vidu abdique au profit de la communauté. Celle-ci prend tout l'homme parce que pour subsister elle a besoin de tout l'homme. Nul ne peut se développer à part et pour soi... L'individu appartient à sa communauté, le moine à son couvent, comme la fourmi à sa fourmilière. » Cela est très exact, mais insuffisant. Que la secte ressemble aux sociétés antiques et animales, qu'elle absorbe l'homme tout entier et ne subsiste qu'à cette condition, nul ne sau-


LE SENTIMENT RELIGIEUX SOUS SA FORME SOCIALE 439

rait le contester. Seulement, nos considérations précé- dentes nous permettent de mieux comprendre sa genèse. Nous savons, maintenant, quelle est son utilité, sa fonc- tion principale, quelle espèce de service elle rend à ses affiliés. Individus faibles, très exposés à la désagrégation psychique, incapables de développement personnel et ori- ginal, ceux-ci n'arrivent à l'unité et à la stabilité mentales que par une adaptation complète et définitive à un milieu invariable. Lorsque le milieu naturel, donné, la nation, la cité, l'église établie réalise à peu près les con- ditions requises, que les mêmes croyances y sont généra- lement reçues, les traditions respectées, il suffit au fana- tique d'entretenir et d'augmenter — on a vu par quels moyens — cette uniformité sociale.

Lorsque le milieu donné est divers, troublé, disparate, ou que l'individu s'y trouve mal adapté, la création d'un nouveau milieu plus favorable devient nécessaire et si, au lieu d'en prophétiser la formation prochaine, d'y aspirer par la pensée, de le créer par l'imagination ou d'y entrer par le suicide, le fanatique en'découvre les éléments dans la société mélangée où il ne peut vivre, s'il attire à lui ces éléments épars, mais identiques, s'il unit étroitement entre eux ces êtres semblables ou aisément assimilables, s'il les sépare absolument du reste du monde, l'agrégat ainsi constitué, la secte, l'ordre, le couvent fournira le milieu le plus favorable aux êtres faibles, médiocres, éga- lement incapables de systématisation interne et d'adap- tations nouvelles. Taine et après lui Sighele reprochent beaucoup aux sectes l'abdication totale qu'elles exigent de l'individu. Ce reproche peut être fondé dans quelques cas particuliers. Mais, d'ordinaire l'individu qui s'affilie à une


140 LE? MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

secte n'a rien à y perdre. II ne perd pas son caractère propre, car il n'a probablement jamais eu de marque per- sonnelle. En revanche, il y gagne l'équilibre, la paix mo- rale que compromettait soit l'isolement, soit le contact avec un monde changeant. « La secte, dit Sighele, prend tout l'homme, parce que pour subsister elle a besoin de tout l'homme. » J'estime que c'est avant tout l'homme et en particulier le malade, qui a besoin de la secte pour subsister, pour remédier à ses troubles et à ses doutes.

C'est précisément parce que le fanatique a besoin d'un tel milieu que la secte exclut les individualités (bien plus qu'elle ne les absorbe), supprime toute discussion, tout dissentiment, toute divergence de vues, de conduite, de caractères. La secte religieuse est celle qui paraît remplir le mieux cet office. Outre la doctrine, que personne ne met en doute, les actes, les attitudes, le costume, le style, l'intonation même y sont imposés d'une manière rigou- reuse. Certaines expressions reviennent constamment dans les discours, d'autres très courantes ne peuvent être admises, simplement parce qu'elles détonnent. La pau- vreté et la fixité du vocabulaire contribuent à assurer la répétition incessante des mêmes suggestions. Et l'un des phénomènes les plus curieux à observer est justement l'uniformité presque absolue de la voix et de l'accent à l'intérieur de chaque groupe. Ici l'on entend seulement des paroles larmoyantes, ailleurs des prédications nasales, etc. Aucune autre forme du fanatisme ne réalise au même degré les conditions sociales d'une adaptation parfaite, définitive, comme celle des abeilles et des fourmis.

L'exclusivisme des sectes ne le cède en rien à l'exclusi- visme des religions nationales. Mais, la mort et l'exil


LE SENTIMENT RELIGIEUX SOUS SA FORME SOCIALE 141

peuvent être remplacés par l'expulsion du délinquant hors de la communauté. Un simple désaveu suffit. Cette difl'é- rence qui tient uniquement à la séparation des sociétés civile et religieuse ne marque point un affaiblissement du fanatisme, un retour vers l'état normal. Au contraire, les phénomènes fondamentaux que l'on retrouve toujours, sous des manifestations très diverses, s'exagèrent plutôt dans la secte, et les procédés d'élimination y rappellent souvent ceux des anciens inquisiteurs, tout en entraînant d'ordi- naire, pour les victimes, de moins graves conséquences. Dans les religions nationales, la peine de l'exil semble, on l'a vu, la mieux appropriée aux non-conformistes. Sup- posez maintenant qu'une secte réussisse à englober la presque totalité des habitants d'une ville ou d'une pro- vince, les personnes indépendantes, exceptionnelles ris- queront fort d'être expulsées de la localité envahie par les sectaires. A défaut de la sanction civile, il suffira d'autres moyens de contrainte plus raffinés, mais encore très effi- caces pour les forcer à se soumettre ou à quitter les lieux. Assurément, le cas doit être rare, mais il se présente. « Un réveil, rapporte un pasteur américain, se manifesta dans mon auditoire. Nous fûmes obligés d'avoir chaque soir des réunions de prières et d'entretiens. Ces réunions se terminaient à neuf heures. Mais, après la réunion quel- ques-uns de nos jeunes gens se rencontraient encore dans leurs bureaux et passaient une partie de la nuit à prier. La religion devint le sujet général des conversations... 11 n'y avait aucune opposition ; tous semblaient admettre que c'était l'œuvre de Dieu et qu'il serait vain et dange- reux de combattre contre lui. Plusieurs personnes quit- tèrent la localité pour se soustraire aux instances impor-


142 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

tunes de leurs amis chrétiens et sortir de cette atmosphère religieuse ^ » Ce mode d'exclusion bien propre aux sectes, aboutit donc parfois au même résultat que les persécu- tions des théocraties.

Un autre exemple montrera comment les procédés mêmes de l'inquisition survivent parfois jusque dans la secte moderne. On sait que l'un des principaux moyens d'empêcher la propagation des hérésies fut jadis la con- fiscation et la destruction des livres estimés dangereux. On a vu qu'à Munster» les anabaptistes avaient brûlé tous les livres, sauf la Bible, Eh bien ! je trouve en plein xix^ siècle, en Suisse, un événement tout à fait pareil. Un fondateur de secte nommé Lardon, qui se croyait apôtre, ne voulait plus, disait-il, « écouter les hommes, mais seule- ment cette bonne Bible ». Ses disciples qui se déclaraient aussi apôtres et portaient une longue barbe, remplirent à deux reprises une charrette de livres qu'ils traînèrent eux- mêmes jusqu'à l'endroit où ils y mirent le feu. Ils ne retin- rent qu'une traduction de la Bible. Tous les autres livres y passèrent, sans en excepter les commentaires et les tra- ductions offrant quelques variantes -. Il va de soi que dans une secte distincte et séparée de la communauté civile, un pareil acte ne peut avoir qu'une valeur symbolique. Mais, le symbole est clair, il montre bien la persistance des mêmes besoins fondamentaux dans le fanatisme de tous les temps, il rend manifeste l'identité des phénomènes psy- chiques souvent cachés sous la diversité des formes sociales

Le prosélytisme serait probablement plus intéressant à


(Ij lic'cils américains. Ouv. cil. (2) Le fait s'est passé à Yverdon.


LE SENTIMENT RELIGIEUX SOUS SA FORME SOCIALE 143

étudier dans la secte que partout ailleurs. La grande dif- fieallé consiste pour elle à subsister et à s'accroître tout en restant au fond invarraWc, à cooqaérir de nouvelles âmes, tout en maintenant à distance celles qui ne sont ni entièrement assimilées, ni peut-être assimilables. Aussi, le prosélytisme ne va-t-il presque jamais sans un mélange d'exclusivisme. Le sectaire fait en général, tout ce qu'il faut pour élargir son milieu et en même temps pour le préserver des influences étrangères et néfastes. Ce double but apparaît très clairement dans l'organisation extérieure des assemblées religieuses. Souvent des bancs spéciaux sont destinés aux personnes étrangères qui ne participent pas au culte, mais y assistent en qualité de témoins. A N., les piétistes formaient deux groupes, l'un constitué ou comme ils disaient « rangé » et fermé, l'autre ouvert et rela- tivement hétérogène ; les réunions étaient absolument dis- tinctes. De même^ chez les méthodistes, chez les baptistes, dans l'armée du salut, les réunions publiques, destinées à frapper les foules ont pour contre-partie des réunions privées, réservées aux seuls affiliés. Ainsi se concilient les deux tendances opposées en apparence, dérivées en réa- lité l'une et l'autre de la tendance fondamentale à l'unité. L'œuvre d'assimilation des éléments nouveaux, souvent fort bien conduite, me paraît comprendre trois phases principales. Tout d'abord, un choc émotionnel produit au cours d'une assemblée « de salut » ou « de miracle » nom- breuse et bruyante, détermine chez quelques individus un état de trouble, de confusion, d'inquiétude extrême- ment pénible, mais très favorable à la conquête spiri- tuelle. Ici se place une intervention spéciale du chef de secte ou de l'un de ses principaux collaborateurs. Il va de


144 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

l'un à l'autre, s'entretient avec les personnes troublées, examine chaque cas en particulier, dit à chacun le mot qui réconforte et subjugue. Ou bien, un banc spécial se trouve réservé à ces personnes, le « banc des âmes tra- vaillées » où elles peuvent venir s'asseoir et où le même entretien se poursuit dans des conditions meilleures : car pour y prendre part, elles ont dû faire un pas décisif qui déjà les identifie avec le groupe. Enfin, des réunions d'un genre différent contribuent à achever l'œuvre ainsi com- mencée : ce sont les « assemblées prolongées » dont la durée est de plusieurs heures, parfois de plusieurs jour- nées consécutives et qui servent à fixer définitivement l'impression première, à transformer l'émotion en passion. Parfois, on en choisit la date sans tenir compte des tra- vaux et des affaires, à la campagne au temps de la mois- son, à la ville au moment des occupations pressantes, par la raison que les intérêts de la religion doivent passer avant les autres *. Lorsque le néophyte a traversé ces dif- férentes épreuves et s'en est trouvé bien, lorsque son ini- tiation et surtout son identification avec le groupe est complète, il devient lui-même un agent principal ou subalterne, mais toujours personnellement intéressé, de la permanence du milieu social qui l'unifie.

Ces remarques sur le prosélytisme et en particulier sur les premières phases de ce processus d'assimilation, trou- veront leur complément naturel dans l'examen des phéno- mènes de contagion religieuse, lesquels méritent assuré- ment une étude spéciale.

En résumé, le fanatisme dépend toujours des rapports

(1) Finney. Ouv. cit.


LE SKXTIMEXT UELKUEUX SOUS SA FORME SOCIALE 145

de rindividu avec son milieu, large ou reslreiiil, réel ou imaginaire. Les quatre formes ci-dessus décrites ne sont ni les seules possibles, ni irréductibles. On pourrait en mentionner d'autres et montrer comment elles fusionnent parfois entre elles, comment par exemple, les prophéties apocalyptiques et les rêveries millénaires donnent nais- sance à des sectes encore vivantes, comment la constitu- tion de petits milieux où chacun vit dans l'attente de la « fin du monde » et de l'avènement du règne absolu de Christ, donne satisfaction mieux encore que la secte seule ou le prophétisme « dans le désert » au besoin d'unifor- mité et de stabilité sociales. Mais, il faut se borner, et rien, maintenant, n'empêche d'admettre que l'office du fanatisme est de créer des milieux spéciaux à l'usage des esprits et des volontés faibles.

Sans risquer des généralisations trop hâtives, il est permis de tirer de l'étude du fanatisme, quelques conclu- sions sur le rôle social de la religion. Ces conclusions, déjà entrevues en passant, paraissent tout à fait favo- rables aux théories sociologiques selon lesquelles le fait essentiel serait la force de cohésion que donnent à une société les idées religieuses et les pratiques connexes. Il semble toutefois qu'elles les complètent et les expliquent en les rattachant de la manière la plus étroite à la psycho- logie individuelle. La tendance à l'unité, cette propriété essentielle de la conscience, se manifeste partout où la conscience entre en jeu ou se trouve intéressée, en parti- culier dans les réactions que détermine le milieu social et qui le modifient. Chez l'être isolé, comme le mystique, la tendance agit surtout au dedans et règle le cours de la

MlRISIER. 10


146 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

vie intérieure. Chez l'être adapté, comme le fanatique, elle s'exerce bien plutôt, quoique non exclusivement, au dehors et détermine le cours de la vie sociale. Aussi la religion, en tant que suprême force unificatrice, doit-elle, de toute nécessité, revêtir une double forme, individuelle et collective. Elle réalise, parfois directement l'unité et l'identité de la personne humaine ; elle maintient, en même temps, l'unité et la stabilité sociales nécessaires à l'existence des habitudes, à l'adaptation des individus, c'est-à-dire dans un grand nombre de cas, à leur unifica- tion et à leur bien-être moral. Absolues dans le fanatisme, cette unité et cette stabilité restent relatives dans les formes religieuses normales. La religion sociale apparaît ainsi tour à tour et selon les moments où on la considère, force organisatrice et force conservatrice. Par la création de milieux nouveaux, elle peut favoriser la diffusion des sen- timents moraux les plus raffinés et devenir l'un des fac- teurs essentiels du progrès. Par le maintien de croyances surannées et de pratiques arbitraires, par le dogmatisme et la prétention d'enfermer la vérité en des formules défi- nitives, enfin par la résistance qu'elle oppose à toute inno- vation intellectuelle ou morale, elle devient une cause très redoutable de stagnation et de décadence. La réforme du xvi^ siècle a créé les milieux les plus favorables à l'avènement d'une moralité et d'une culture supérieures. Aujourd'hui, maintes églises protestantes même, alliées de plus en plus aux principales forces conservatrices, et sanctifiant au besoin la violence, semblent abandonner à d'autres groupes, indépendants peut-être, le soin d'assu- rer et de répandre les acquisitions les plus récentes et les plus précieuses de la conscience humaine.


CHAPITRE III

LE SENTIMENT RELIGIEUX SOUS SA. FORME SOCIALE LA CONTAGION DE L'ÉMOTION


Le caractère social de la religion apparaît clairement dans les phénomènes de contagion, analogues à ceux que décrivent si longuement les criminal^stes ou les roman- ciers, et dont la psychologie n'a pas encore assez tenu ni rendu compte. La contagion religieuse doit être étudiée dans son mécanisme, comme celle du crime ou comme celle de la passion amoureuse.

I

QUELQUES FAITS

Des faits assez nombreux ont été recueillis déjà, sur- tout par les aliénistes, et rien n'empêche les psychologues d'en recueillir d'autres dans certains milieux où ils se produisent même de nos jours. L'observation directe peut donc aider à compléter le témoignage, à en préciser l'inter- prétation.

Chez les peuples primitifs ou à demi civilisés, ces phé-


148 LES MALADIES DU SENTIMENT UELICIEUX

nomènes sont très fréquents. Il ont été particulièrement bien décrits chez les Arabes. « Les croyants se réunissent en aussi grand nombre que possible dans un lieu de prières et lorsqu'ils ont répété plusieurs centaines de fois de monotones litanies, l'état hypnotique vient avec la fatigue extrême ; quelques-uns s'agitent dans une exalta- tion inconsciente ; enfin, la folie gagne de proche en proche toute l'assistance, et ce sont des danses, des voci- férations, des luttes, des scènes sans nom qui se déroulent jusqu'au moment où le dernier de ces fanatiques tombe anéanti à côté de ses compagnons plongés dans une ivresse stupide. Du sein de cette foule hallucinée sortent des prophètes, des théomanes, des délirants dont l'état chronique est la même folie religieuse qui par intermit- tence agite la masse populaire ^ »

Calmeil a décrit, d'après des documents contemporains, une longue série d'épidémies religieuses qui régnèrent du xv*^ au xix*^ siècle dans la plupart des pays d'Europe et en Amérique-. Parmi les plus intéressantes de ses descrip- tions, il faut mentionner celles des épidémies de démo- nomanie dans les Basses- Pyrénées (1609), à Loudun (1632-1639), à Louviers (1652) et celles des épidémies de théomanie parmi les calvinistes, les anabaptistes, les jansénistes et les méthodistes. Des innombrables détails accumulés par l'érudit aliéniste et par ses continuateurs, rassortent déjà quelques données im portantes sur l'origine et le mode de propagation de ces maladies.

Le plus souvent, la démonomanie épidémique éclate


(1) Duprat, oin\ cit.

(2) Calmeil. De la folie.


LE SENTIMENT RELIGIEUX SOUS SA FORME SOCIALE 149

dans les couvents, les hospices, les pensionnats, ce qui lui a valu d'être fréquemment désignée sous le nom de mono- manie des cloîtres. En général, la maladie se déclare d'abord chez une nonne hystérique qui l'inocule à ses voi- sines, aux membres de la communauté, parfois au prêtre chargé de l'exorciser et par son intermédiaire ou par celui d'un confesseur, d'une amie, d'une parente, à d'autres personnes prédisposées aux alfections du même genre. La maladie sort ainsi du couvent, se répand dans les cam- pagnes environnantes, jusque dans les villages et fait le désespoir des populations.

Au monastère de Kintorp, situé près de Strasbourg, les nonnes appartenant à diverses classes sociales, se crurent presque toutes possédées par des esprits déchus. A l'ori- gine, les convulsions n'atteignirent qu'un petit nombre d'entre elles. Au bout de peu de temps, elles se propa- gèrent d'une fille à l'autre « comme par voie de conta- gion j). Dès qu'une nonne tombait dans ses attaques, les autres religieuses se sentaient atteintes du même mal. « Le bruit que faisait une malade en se débattant dans son lit suffisait pour provoquer le retour des convulsions sur toutes les moinesses qui couchaient dans les lits con- tigus et dans le dortoir, » Au couvent de Nazareth, à Cologne, une jeune fille, Gertrude, cloîtrée depuis l'âge de quatorze ans, croyait partager sa couche avec un incube ; une étole consacrée placée à ses côtés, ne put éloigner de sa personne cet esprit charnel. Une religieuse couchée dans un lit voisin de celui de Gertrude fut la première atteinte d'une crise pareille, et délira sur les matières relatives à la damnation. Au bout de quelque temps, les convulsions et la folie gagnèrent la communauté entière.


iBO LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

Quelquefois, des suggestions verbales, menaces ou prédic- tions, s'ajoutent à l'influence de l'exemple. Au monastère de Louviers, le démon Dagori possédait la sœur du Saint-Esprit. Un jour il s'écria plein de rage : « J'ai tout perdu, cette chienne est plus l'orle que jamais » et il la jeta par terre. Sur quoi la sœur Marie de Jésus accourt pour la contenir : « Si tu me tiens davantage, cria Dagon, j'appellerai Accaron. » Et, comme la sœur persistait dans son acte de charité, Dagon appela Accaron, et aussitôt la sœur de Jésus fut agitée et roulée par terre comme l'autre^

Parfois, la démonomanie d'abord circonscrite au cloître se répand dans les environs. Quelques documents per- mettent de suivre, alors aussi, la marche de la maladie. La cuisinière du monastère de Kintorp avait été con- damnée à mort pour avoir causé la perte des religieuses par ses maléfices. Aussitôt après l'exécution, cinq villa- geois furent tourmentés par les démons et l'épidémie ne tarda pas à gagner les localités voisines où plusieurs per- sonnes suspectes de sorcellerie furent emprisonnées'-. De même, les symptômes de la folie des ursulines de Loudun, se manifestèrent chez certaines femmes habitant la ville. Or, plusieurs d'entre elles se confessaient au directeur des ursulines; d'autres étaient leurs proches parentes ou fréquentaient leurs familles^. Que l'épidémie reste con- finée dans un couvent, ou qu'elle en dépasse l'enceinte, elle semble donc toujours se propager de la même ma- nière.

Il n'est pas moins intéressant de savoir comment cesse

(1) Calmeil. Ouv. cit., t. II, p. 113.

(2) Calmeil. Ouv. cit., t. I, p. 261.

(3) Calmeil. Ouv. cit., t. II, p. 43.


LE SENTIMENT RELIGIEUX SOUS SA FOUME SOCIALE 151

la propagation de ces maladies, comment elles se traitent et se guérissent. Les accidents s'affaiblissent ou dispa- raissent lorsque les sujets se trouvent éloignés les uns des autres et placés de nouveau dans des conditions normales. Une épidémie convulsive qui éclata vers 1693 dans la maison des enfants trouvés de Iloorn et qu'on attribua à l'obsession du diable, fut arrêtée par ce simple moyen. D'ordinaire, les convulsions survenaient chez les enfants à la vue de leurs camarades atteints de crises, à l'ouïe de leurs cris et de leurs aboiements. Aussi essayaient-ils instinctivement d'échapper à la crise par la fuite ; s'ils réussissaient à gagner la porte et à sortir, ils étaient saufs. Mais, leur mal les reprenait d'une manière régulière à l'église, pendant la prédication ou le catéchisme, sur- tout pendant la prière que tous répétaient à haute voix. Pour y remédier, on eut d'abord la malencontreuse idée de multiplier les réunions de prières. Enfin, on prit le sage parti de fermer l'hospice et de mettre les enfants en pension dans des familles où ils se rétablirent plus ou moins complètement!. La maladie se guérit ainsi quel- quefois par la simple dispersion des malades.

La théomanie ne semble pas être moins contagieuse que la démonomanie. Les prophètes et les théomanes abondèrent vers 1690, parmi les calvinistes, dans le Viva- rais et le Dauphiné. La veuve d'un conseiller au parlement de Grenoble se trouva inspirée après avoir ouï les discours d'une prophétesse nommée Isabeau. Près de trois cents per- sonnes qui l'entendirent parler furent saisies à leur tour de l'esprit prophétique. « Un homme qui ne pensait à rien

(1) Calmeil. Ouv. cit., t. II, p. 155.


152 LES MALADIES DU SENTIMEXÏ RELIC.IEUX

moins qu'à prophétiser, dans un temps où l'on emprison- nait les prophètes, se retirant de nuit d'une assemblée avec des gens de son village, tomba tout à coup dans la neige et les yeux fermés, se mit à prêcher et à prophé- tiser. Vers 1700, dans les Gévennes, même épidémie. Seu- lement, elle sévit, celte fois, principalement parmi les femmes et les enfants. Des enfants de six à sept ans fai- saient en bon fran(;ais, des exhortations touchantes. Les professeurs de la Faculté de médecine de Montpellier, qui examinèrent plusieurs de ces petits prophètes, les décla- rèrent « atteints de fanatisme ».

On peut rapprocher de la théomanie et du prophétisme la choréomanie, assez répandue jadis en Italie et en Alle- magne, et dont on peut citer aussi des exemples récents. Ceux qui sont atteints de cette manie dansent jour et nuit ; ils goûtent un plaisir particulier à danser et ne s'arrêtent que lorsqu'ils tombent de fatigue. Ce mal se communique à ceux qui considèrent les danseurs trop attentivement ou de trop près. Les Jumpers, sauteurs, issus du méthodisme, croient recevoir une impulsion divine. L'un prononce des phrases incohérentes ou san- glote avec des gestes exagérés. Un second pousse des exclamations. Un troisième saule de toutes ses forces. « L'enthousiasme se connnuniquo à la foule qui, hommes et femmes échevelées, crient, chantent, battent des mains et bondissent comme en une orgie ^ »

Les psychiatres contemporains désignent sous les noms d'ivresse émotionnelle et d'intoxication psychique des phénomènes du même genre. Une émotion violente déter-

(1) Calmeil. Ouv. cil., t. II. p. 08 et seq.


LE SENTIMEXT RELIGIEUX SOUS S.V FOUME SOCIALE 153

mine parfois des phénomènes d'excitation (rires, gesticu- lations, danses) suivis de phénomènes de dépression (tor- peur, paral^'sie, vomissements même) bref, une véritable ivresse '. Et l'on sait que l'ivresse, quelle que soit sa cause, est contagieuse, qu'elle peut se communiquer, par exemple, dans les banquets, de ceux qui boivent à ceux qui ne boi- vent pas, « par induction ». L'émotion religieuse ne dif- fère, à cet égard, des autres émotions que par l'amplitude et la fréquence de ses manifestations pathologiques. C'est ainsi qu'en Suisse, lors du dernier « réveil », des cas semblables purent être observés. Dans le village de Bouch, on rencontrait des enfants se tenant par la main, riant, chantant, s'embrassant, dansant, puis tremblant, chan- celant, présentant tous les symptômes de l'ivresse. L'in- toxication se produisait régulièrement à l'église pendant le sermon ou le catéchisme -.

L'observation directe de ces phénomènes, toujours pos- sible, confirme pleinement les descriptions précédentes. Quelques épidémies récentes présentent la plupart des caractères des épidémies anciennes. Certains cas se mani- festent dans des milieux plus ou moins fermés aux inves- tigations du psychologue. Mais, il existe au moins deux champs d'observation, presque toujours ouverts à la curio- sité de chacun et, pour ainsi dire, des laboratoires où les phénomènes de contagion provoqués plus ou moins arti- ficiellement peuvent être étudiés avec profit : ce sont les grands centres de pèlerinage, tels que Lourdes ; et, plus à notre portée, les grandes réunions de « l'armée du


(1) Féré. Palfiolo;/ie des éinnlions, p. 226-231. (Paris, F. Alcan.

(2) A. Bost. Les réveils.


154 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

salut », réunions de « miracles » comme on les appelle à cause de leur caractère merveilleux ou étrange.

Je me borne ici à esquisser la psychologie d'une réu- nion « salutiste » en négligeant, bien entendu, tout ce qui ne touche pas à mon sujet. Au printemps dernier, j'assis- tai à P. . . à une réunion d'une importance exceptionnelle. Une vaste tente avait été dressée, pouvant contenir de deux à trois mille personnes. Elle était décorée de dra- peaux et de bannières tricolores. Le rouge, me dit-on, symbolise le sang de Jésus-Christ; le bleu la pureté de vie des soldats ; le jaune, le feu, l'ardeur dont ils sont animés. L'extrémité opposée à l'entrée principale était occupée par une grande estrade, assez haute, où prirent place officiers et soldats, en tout une centaine de per- sonnes des deux sexes. La plupart des hommes étaient munis d'instruments de musique; les femmes avaient des tambourins. En face et au pied de l'estrade un millier de personnes environ, parents, amis, simples curieux, aux- quels se mêlaient quelques représentants de l'armée, chargés d'une mission spéciale.

Le spectacle commence par les « exercices de la jeune armée ». Un chœur composé de jeunes filles de douze à quinze ans, vêtues de noir, s'avance au bord de l'estrade et chante d'un ton lugubre un couplet sur l'état de péché et de mort. Tandis qu'il s'éloigne, un second groupe s'ap- proche; les robes rouges de ces nouvelles chanteuses sym- bolisent le sang de Jésus-Christ, et la musique prend aussitôt de l'allure et de l'éclat. Enfin, des jeunes filles, toujours du même âge, en robes blanches et agitant des palmes, représentent les fidèles « lavés dans le sang de l'agneau » et célèbrent leur bonheur sans mélange. Ce


LE SENTIMENT RELIGIEUX SOUS SA FORME SOCIALE 155

symbolisme n;\ïf paraît faire, sur l'esprit simple des audi- teurs, beaucoup plus d'impression qu'un sermon composé selon toutes les règles de l'art oratoire.

CependafUt, les trois groupes se réunissent; un chœur de jeunes garçons s'y joint et les enfants entonnent tous ensem. ble un chant mi-patriolique, mi-religieux, dont le refrain :

Laissez flotter vos i)aisibles bannières — sur le pays...

accompagné par les musiciens est répété à plusieurs reprises par l'assemblée entière ; les tambourins d'une secousse et d'un coup, marquent la mesure. Ceux qui n'ont ni instrument de musique ni tambourin, sont invi- tés à exécuter les mêmes mouvements rythmiques en bat- tant des mains ou en agitant un objet^^uelconque. Les fillettes aux robes blanches balancent leurs palmes. Le détenteur de la grosse caisse redouble ses coups. Cela devient un roulement continu et accéléré que domine à peine l'efTort croissant des voix énergiques.

La musique souvent bruyante, d'une facture toujours simple et entraînante, joue évidemment un rôle capital dans r « œuvre ». Elle remplit une bonne moitié de la séance. Les chants sont tantôt indiqués et lus d'avance, tantôt entonnés par une personne de l'estrade. Chacun, semble-t-il, les connaît et en tout cas y participe au moins dès la seconde reprise. Dans l'intervalle des parties musicales, des officiers et de simples soldats prononcent de brefs discours, de deux sortes : des témoignageîi et des exhortations.

Les témoignages furent ce jour-là peu nombreux, mais pareils à ceux que j'entendis dans d'autï'es occasions ana-


156 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

logues. « J'étais pécheur, dit un témoin désorienté, décou- ragé, malheureux, perdu. Je suis venu aux réunions de l'armée. Après quelques hésitations, je me suis converti au « banc des pénitents » ; depuis que j'appartiens à l'ar- mée et que je me suis abandonné complètement, mon bonheur ne laisse rien à désirer, mon salut est assuré. Un autre témoin passait pour un ivrogne incorrigible. « J'étais forcé de boire, même quand je ne le voulais pas. Empri- sonné pour tapage nocturne, je criai à Dieu dans l'espoir d'obtenir son secours. Une œuvre commençait à s'opérer en moi. Je me sentais déjà plus de force pour résister. Alors, je me rendis à une réunion de l'armée ; les cama- rades m'aidèrent à marcher dans le droit chemin et dès lors Dieu fut avec moi. » Tous les témoins insistent sur leur indicible et continuel bonheur. Venez à nos réunions, concluent-ils souvent, vous verrez que les soldats de cette armée sont toujours joyeux. De fait, ils mettent même une certaine atîectation à le paraître.

Aux témoignages succèdent les exhortations. Le thème en est peu varié. « Faites comme les témoins que vous venez d'entendre, la maladie, la mort vous menacent... Si vous mourez demain, vous êtes perdus. Ici, sous l'uniforme, avec « le chapeau alléluia au lieu de plumes, pour coif- « fure )), on trouve dès ici-bas le remède à ses souffrances, dans l'autre vie, le salut. Que ceux qui veulent être sauvés se lèvent ! »

Après deux heures de chants, de prières, de discours entremêlés, l'auditoire paraît suffisamment préparé pour r « assaut final ». Des soldats se répandent dans la salle, guettant les personnes hésitantes et troublées. Ils vont joindre leurs appels individuels à l'appel général du chef


LE SENTIMENT UEI-ICrECX SOUS SA FORME SOCIALE 157

qui taatùl sup[)liant, taiilùt nneiia(^ant, chei'che à alLirer les âmes anxieuses sur l'estrade où un banc « très confor- table )) leur a été réservé. Ses paroles deviennent de plus en plus pressantes : « Levez-vous ! N'hésitez plus ! Prenez une résolution immédiate ! Surmontez votre timidité naturelle ! Quels que soient vos doutes ou votre désespoir, il n'y a qu'une solution : le banc des pénitents! »

Les soldats chantent, accompagnés par la fanfare et les tambourins :

Jésus, je viens, je viens à toi {bin). — A cet appel suprême. Jésus je viens à loi.

Dix fois, vingt fois de suite ils répètent ces paroles, en accentuant toutes les syllabes et leur ardeur, leur véhé- mence augmente à chaque reprise. Pendant de courtes pauses, le chef s'écrie : « Ne rentrez pas dans vos foyers sans avoir cédé à Jésus-Christ. Voyons, qui sera le pre- mier?... Trois personnes sont déjà venues. Qui sera la quatrième? » De divers côtés, on entend des soupirs, des sanglots, des prières. Quelques femmes s'avancent au banc des pénitents. Un homme se lève, d'un mouvement automatique, gravit les marches de l'estrade et tombe à genoux près d'elles. Une femme se tient penchée en avant, le visage caché dans ses mains, prête, semble-t-il, à céder aux sollicitations de l'orateur. Une « officière » s'ap- proche, s'agenouille à côté d'elle, la presse de se décider tout de suite, la conjure de faire le pas décisif, la prend même par le bras pour l'entraîner vers l'estrade... elle résiste jusqu'au bout. Tout près de moi, une jeune femme, assise entre ses enfants, garde au contraire son sang-froid. Elle répond fort calmement à son interlocutrice qu'elle ne


158 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

voit pas la nécessité pour tous de revêtir l'uniforme et de témoigner leur amour de la même manière. Les membres de l'armée paraissent obtenir plus de succès auprès des personnes isolées. Déjà une douzaine de recrues se trou- vent réunies sur l'estrade, entourées d'officiers et de sol- dats acharnés à la conquête définitive de leurs âmes, lors- qu'une grave diversion se produit : une pluie torrentielle transperce la toile qui nous abritait, inonde le sol, les bancs même et disperse bientôt l'assemblée. .

J'ai souvent assisté à de pareilles réunions, sans jamais constater de cas nettement pathologiques, convulsions, choréomanie, etc. qui pourtant s'y reproduisent quel- quefois. Un spectateur plutôt bienveillant, M. Pilatte, rapporte l'observation suivante, recueillie à Nîmes : « J'en- tends vers l'angle gauche de l'estrade une rumeur étrange. C'est la respiration haletante, bruyante, d'un homme qui tout à coup se précipite et se débat par terre avec un grand bruit, en poussant des cris inarticulés. D'un mou- vement instinctif, je veux m'avancer pour porter secours. Mais, le convulsionnaire est entouré par une partie du personnel. M. Clibborn (le chef) qui a à peine tourné la tête du côté de l'accident, entonne de sa voix forte un cantique. Une dame édifiée par cette scène dit : C'est le Seigneur qui fait son oeuvre. L'étonnement ou la frayeur se peignent sur tous les visages. )>

Le même observateur consciencieux note dans la même réunion ces paroles de M""" Booth, la « maréchale », et leur effet sur l'auditoire : « On reproche aux membres de l'armée du salut de danser quelquefois; mais, David n'a- t-il pas dansé devant l'arche ? Il me semble par moments que je pourrais danser de joie. » Et en parlant, elle avait


LE SENTIMENT RELIGIEUX SOUS SA FORME SOCIALE 159

un mouvement de sa personne tel qu'on aurait dit l'oiseau battant des ailes et se soulevant à demi ; ou la sylphide, prenant un élan si naturel, gracieux et puissant, que si à ce moment elle avait saisi les mains de ses compagnes et les avait entraînées dans quelque ronde extatique, per- sonne ne l'eût trouvé étrange. » On sait que certains pré- dicateurs déterminent avec des paroles et une mimique toutes semblables, des évolutions plus ou moins harmo- niques, chez leurs auditeurs, sans qu'il soit besoin de les saisir par les mains. L'évocation du tableau de David sau- tant devant l'arche, l'attitude de l'orateur semblant pré- luder à la danse, suffisent à provoquer chez les malades une impulsion irrésistible et « divine », parfois « diabo- lique, » à sauter çà et là avec frénésie.

Ce simple exposé de quelques faits, choisis parmi les plus typiques, en dit déjà beaucoup sur la contagion reli- gieuse et sur ses causes. Il importe néanmoins d'examiner ces faits de plus près, afin d'en mieux saisir la genèse et les rapports mutuels.


II

MODE DE PROPAGATION DE L'ÉaiOTION

Que les maladies de l'esprit soient contagieuses comme les maladies du corps, cela ne saurait plus faire l'ombre d'un doute. Pour qu'elles se propagent, il suffit, ainsi que l'avait déjà remarqué Bayle dans son dictionnaire philo- sophique, qu'elles commencent sous des auspices favo- rables et « lorsque la matière est bien préparée ». En quoi consiste cette préparation? En partie naturelle, en partie


160 LES MALADIES DU SENTIMENT RELir.IEL'X

artificielle, elle consiste toujours en une augmentation de la suggestibilité des personnes, en une diminution de leur pouvoir de résistance. Ce phénomène dépend de plusieurs conditions parmi lesquelles il convient de mentionner les dispositions héritées ou acquises, la tendance à l'automa- tisme, l'attention expectante, l'excitation des tendances les plus propres à favoriser l'acceptation de l'idée suggé- rée. Ces dernières modifications dépendent elles-mêmes soit de la pression exercée par un certain milieu social, soit de l'action personnelle d'un chef.

La vie des cloîtres, avec les mortifications, les jeûnes, les continuels exercices de piété qui la caractérisent, con- tribue évidemment pour une forte part à engendrer l'état névropathique dans lequel se manifeste le plus haut degré de suggestibilité. Il est donc très naturel que les épi démies religieuses prennent ordinairement naissance dans les couvents et y régnent pendant des mois ou des années, sans épargner les parentes et les amies des nonnes, sou- vent astreintes à un genre de vie analogue. L'épidémie qui affligea les religieuses du couvent d'Uvertet, dans le comté de Hoorn, se déclara vers la fin du carême. La plupart des nonnes ne s'étaient nourries pendant cinquante jours que de suc de rave'. A la suite de ces privations, elles furent atteintes de troubles divers et d'attaques con- vulsives qui durèrent trois années consécutives. Il est vrai que des phénomènes de contagion non moins remar- quables, se produisent dans des réunions transitoires, parfois même improvisées (réveils), chez des personnes peu portées d'ailleurs aux austérités. Mais, outre que les

(l) Calmeil. Onv. cil., t. 1, p. :2i)i.


LE SENTIMENT RELIGIEUX SOUS SA FOIIME SOCIALE 1G1

personnes atteintes se trouvent presque toujours dans un état anormal, par suite d'influences héréditaires ou d'excès de divers genres, d'autres facteurs interviennent qui peu- vent accroître en peu de temps la suggestibilité d'un grand nombre d'auditeurs.

Parmi ces facteurs, V attention expectante exerce une influence considérable. L'attente d'une impression, d'un événement quelconque, provoque souvent, même chez les esprits sains, des erreurs de l'imagination, et parfois de véritables hallucinations. Si, par exemple, nous atten- dons avec impatience une voiture, nous croyons à chaque instant entendre un roulement (Ilofl'ding). De même, l'at- tente d'une intervention ou d'une manifestation surnatu- relle, peut provoquer des illusions, des hallucinations, des émotions religieuses extraordinairement intenses. Le simple spectacle d'un cas de possession déterminera chez des malades des accidents de tout point semblables à ceux qu'ils ont sous les yeux. Le même spectacle pourra produire les mêmes effets chez des personnes beaucoup moins suggestibles, peut-être, en temps ordinaire, mais convaincues de la puissance des démons et, en particulier, de leurs prétentions sur elles. Au début de l'épidémie de Louviers, toutes les religieuses étaient convaincues que le diable avait jeté son dévolu sur la communauté entière. Celles qui n'étaient pas malades s'attendaient à subir d'un instant à l'autre les tourments et les obsessions des dam- nées, à devenir les victimes de quelque esprit malfaisant. (( Le reflet de la crainte se voyait empreint sur tous les visages, la désolation régnait dans tous les cœurs ^ » Au

(1) Calmeil. Ouv. cit., t. II, p. 117.

MURISIER. 11


162 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

bout de quelques mois, 18 sœurs sur SO, étaient afTectées de convulsions et de démonomanie. Chez l'individu qui as- siste à une réunion de « réveil », l'attention expectante facilite aussi singulièrement la tâche du prédicateur. Non seulement elle supprime en lui toute résistance, mais elle crée au surplus une disposition à croire de la foi des autres, à éprouver des émotions identiques aux leurs. L'avocat américain qui trouva subitement la paix et la joie sous un certain bosquet où il avait d'abord refusé de se rendre, s'y rendit probablement dans Vattente de cette modifica- tion soudaine de conscience, c'est-à-dire dans une disposi- tion telle que la plus légère pression exercée par les per- sonnes pieuses assemblées sous ce bosquet, pouvait suffire à la produire K Tous les promoteurs de « réveils » qui nous ont laissé des mémoires et fait part de leurs expé- riences, reconnaissent que, d'une manière générale, ces grands mouvements religieux doivent être préparés. Elles divers moyens et exercices qu'ils emploient à cet effet ou qu'ils préconisent, en particulier les réunions de prières, me paraissent avoir précisément pour objet de créer chez les membres de la communauté, chez leurs proches et leurs amis, un état de conscience pareil à celui que les psycho- logues désignent sous le nom d'attention expectante.

Pour renforcer cet état de suggestibilité extrême, rien ne vaut, assurément, l'excitation des tendances et des désirs les plus intimement liés à l'émotion qu'il s'agit de susciter. Le premier objet poursuivi dans toute réunion « d'appel », de « salut », de « miracles », est de susciter certains désirs, par l'expression, au sens le plus large, des

(1) Voir ch. II, § 1.


LE SENTIMENT RELIGIEUX SOUS SA EOUME SOCIALE 163

seiilimeals de l;i coininunauté. Le second, qui n'est jamais perdu de vue, sera la satisfaction de ces désirs par des suggestions d'autant plus efficaces que le degré desugges- libilité augmente avec l'intensité de ces désirs mêmes. Ce double objet pourra être atteint par le concours de deux forces : l'une collective, qui e'mane du groupe social, de l'assemblée, de la foule ; l'autre individuelle, qui vient du chef et dépend de son autorité, de son prestige.

La pression collective s'exerce par le spectacle, très frappant pour les personnes isolées, d'une société extrême- ment unie, à tous égards unanime, par les « témoignages » des simples fidèles et leur attitude joyeuse, par les marques d'approbation (am&n, alléluia etc.), surtout par les chants et la musique.

Que la musique produise des effets physiologiques im- médiats, qu'elle agisse « comme une brûlure ou un contact caressant » (Ribot) ou qu'elle affecte directement la cons- cience, une chose reste certaine : c'est qu'elle est de tous les arts, le plus émotionnel, le plus social, le plus propre à adapter l'individu à la communauté. On peut donc affirmer de prime abord qu'elle doit contribuer puissam- ment à la propagation de l'émotion. D'ailleurs, chez un sujet hypnotisé, on provoque l'attitude de la prière en exécutant au piano quelque morceau religieux, connu ou improvisé, on fait varier les attitudes, même sans chan- ger de mélodie, en modifiant simplement le timbre, la mesure ou le rythme \ Les promoteurs de réveils ont observé quelque chose d'analogue : aussi leurs réunions préparatoires sont-elles consacrées, en même temps qu'à

(t) A. de Rochas. La Miisii/ue e/ le geste. L. Dauriac. L'Hypnotisme et la psijclioloçjie musicale. Rev. pliil., oct. 1900.


164 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

la prière, à des exercices de chant. Moody, l'évangéliste américain, s'est même attaché un musicien de profession, Lankey, chargé de préparer un chœur dans chaque localité où il se propose de faire du prosélytisme.

Comme le montre la précédente description d'une réu- nion de l'armée du salut, la musique qu'on y exécute de préférence, ofTre un caractère particulier : le rythme tend à l'emporter sur la mélodie ; il est marqué par des instru- ments bruyants, par des battements de mains, par la scan- sion des strophes, et l'on sait qu'il peut résulter de tout cela un ébranlement nerveux excessif, accompagné d'une émotion violente. Gomme le dit M. Ribot, au sujet de la musique primitive qui ne consiste guère, elle aussi, que dans le rythme et produit de semblables effets: « C'est une véritable intoxication par le son et surtout par le mou- vement, c'est-à-dire un état affectif suscité directement par des sensations externes et internes : nous assistons ici à la genèse de l'émotion ^ ».

S'il est vrai que l'expression de l'émotion engendre l'émotion même, l'entretienne et la fortifie, rien ne doit plus favoriser la contagion religieuse que les attitudes, les gestes, les intonations requis chez les membres d'une communauté, chez les participants d'une réunion et chez les simples assistants. Tel cantique se chante debout, tel autre à genoux ; telle strophe sera répétée dix fois de suite, chaque fois avec une énergie croissante, finalement avec une agitation des bras et de tout le corps. Ainsi se créent artificiellement des dispositions organiques et affectives communes, sur lesquelles pourra se greffer l'idée reli-

(1) Th. Ribot. Psycholoçjie des sentiments, p. 105. (Paris, F. Alcan.


LE SENTIMENT RELIGIEUX SOUS SA FORME SOCIALE 16S

gieuse, déjà vivement suggérée par la collectivité qui, joi- gnant â la musique des paroleb bien articulées, empêche les imaginations individuelles d'agrémenter le ton fonda- mental de variations à leur guise.

Une fois la suggestibilité des personnes présentes por- tée à son comble, la contagion se produit par imitation ou sympathie, au sens psychologique, c'est-à-dire, en vertu de la a tendance d'un individu à s'accorder avec les états actifs ou émotionnels des autres, ces états étant révélés par cer- tains moyens d'expression » (Bain). Avec plus de précision encore, M. Féré écrit : « La vue des signes extérieurs d'une émotion produit la reproduction de ces signes et conséquemment, la reproduction de l'émotion. Plus nom- breux et plus énergiques sont ces signes, plus intense est l'émotion communiquée '■. » C'est ainsi que les émotions se propagent dans les foules des rues, par exemple, et elles se propageront de la même manière, mais plus sûrement encore dans les milieux où la matière a été préparée, dans les couvents ou dans les grandes réunions de propa- gande, organisées avec une intelligence souvent remar- quable de la nature humaine. Toute cette organisation des pèlerinages à Lourdes, des « réveils », des assemblées méthodistes ou salutistes, vise d'une part, à augmenter la suggestibilité naturelle des sujets, en les hypnotisant, pour ainsi dire, et d'autre part, à multiplier et à exagérer les signes extérieurs de l'émotion, à provoquer même la reproduction de quelques-uns de ces signes, afin de favo- riser la contagion, de la rendre, s'il se peut, aussi irré- sistible que dans les épidémies des cloîtres.

(1) l'utliolo(jie des émotions. (Paris, F. Alcan.)


166 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

A la pression collective s'ajoute, à cet effet, la pression individuelle du directeur ou du chef dont les qualités pri- mordiales sont celles de tous les « suggestionneurs », savoir l'autorité, le regard volontaire, le geste impératif, la parole énergique et sonore. La psychologie du « meneur » esquissée à plusieurs reprises dans ces dernières- années, manque encore de précision. Les remarques des auteurs s'appliquent néanmoins au meneur religieux, dont l'état reste normal. Il a été lui-même « hypnotisé par l'idée dont il est ensuite devenu l'apôtre ». M. Lebon ajoute : «Il est peu clairvoyant, la clairvoyance conduisant généralement au doute et à l'inaction. » Les prédicateurs populaires que j'ai eu l'occasion d'étudier soit d'après leurs écrits, soit d'après nature, m'ont paru, au contraire, d'une clairvoyance remarquable, si cette qualification peut convenir à des hommes dépourvus d'esprit critique, mais guidés par un instinct très sûr et passés maîtres dans l'art de diriger les hommes, de les prendre pour les mener où ils veulent. Ce qui reste vrai, c'est que le chef religieux manque souvent de culture philosophique et scientifique, que sa certitude est absolument exempte de doute, comme celle des esprits pourvus d'un petit nombre d'idées et que ses moyens d'ac- tion (outre ceux qui ont été déjà mentionnés) sont « l'aftir- mation et la répétition ». Non seulement le prédicateur de ce genre évite de s'adresser à la raison, mais il sait que la foule n'aime pas les raisonnements et il exploite au besoin son aversion pour les théories. « Quand on méfait des théories, entendais-je dire à l'un d'eux, je les mets dans la poche où il y a le trou, afin de les perdre. » Inu- tile d'ajouter que ces paroles obtinrent grand succès auprès du public.


LE SENTIMENT UELKIIEUX SOUS SA FOUME SOCIALE 167

Lisez les biographies, mieux encore, les apologies des promoteurs de «réveil», vous trouverez toujoursies mêmes observations sur leur compte : ce qu'ils disent n'offre rien d'extraordinaire, mais ils l'affirment avec une conviction imperturbable. Leur simple présence produit une impres- sion profonde. Ils semblent revêtus d'une autorité et d'une majesté divines. Leur regard sonde jusqu'au fond lésâmes et, sous l'ardeur de ce regard, l'auditeur récalcitrant lui- même, change bientôt de contenance, tremble et pâlit. Ils parlent un langage imagé et, par moments, haussent la voix, crient, gesticulent et frappent la chaire ou la table. Comme, avec cela, ils font appel à l'instinct de la conser- vation, évoquent des images effrayantes ou consolantes, suscitent la peur et l'amour, leurs affirmations réitérées produisent chez les esprits faibles, les effets prodigieux que l'on sait. La nature de l'idée suggérée contribue ici au succès de la suggestion.

Le portrait suivant de Moody, tracé par un de ses admi- rateurs, illustrera bien ces remarques générales. «On sent que Ton a affaire à un homme absolument convaincu et résolu, envers et contre tous, à atteindre son but. Ce n'est pas un esprit très ouvert ni très large; il ne possède pas un nombre illimité d'idées ; mais, celles qu'il possède, il les possède bien et il n'en démord pas... Ce qu'il dit n'a rien d'extraordinaire ; il se répète souvent, surtout dans ses anecdotes ; il a deux ou trois idées principales sur lesquelles il revient sans cesse ; par moments, il parle très doucement ; d'autres fois, il hausse la voix et même, dans certaines occasions, il crie de toutes ses forces, d'une voix de stentor, qui fait trembler l'auditoire jusque tout au fond de la salle. » Moyennant quelques retouches ou quel-


1G8 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

ques compléments ce portrait pourrait être celui de tout puissant chef religieux, de tout évangéliste ayant réussi auprès des foules.

L'influence d'une affirmation étrangère sur l'être faible ou médiocre est toujours remarquable; mais, elle devient irrésistible lorsque, sous la pression collective et indivi- duelle, le sujet a été suffisamment préparé, mis dans l'attente de la parole divine que va prononcer le prédica- teur du haut de sa chaire ou le directeur dans un entretien particulier. A l'ouïe de ces paroles, certains assistants tombent sur le sol, poussent des cris de détresse. Quelque- fois, l'efTetest immédiat, foudroyant. A C..,, deux amis se rendent à une réunion, par pure curiosité. Ils sont telle- ment impressionnés qu'ils tombent à terre et y restent étendus pendant une heure. Ailleurs, l'évangéliste Bost voit s'approcher de lui un docteur en théologie qui veut engager une discussion théorique. « Pour amener mon homme sur le bon terrain, je lis un effort brusque et déses- péré, qui réussit. « Monsieur, lui dis-je, vous venez pour « savoir quels sont mes principes? Les voici : c'est que « tous les hommes sont pécheurs et que s'ils ne naissent « de nouveau, ils périront éternellement. Or, vous me « paraissez. Monsieur, être né il y a environ quarante ans, (( mais ne rien connaître de ce que c'est que régénéra- « tion. Si vous mourez, vous êtes perdu. » Là-dessus mon interlocuteur est comme foudroyé. Il reste là tremblant, écrasé, incapable de faire une phrase... » D'autres fois, l'eflet est moins rapide en même temps que moins frap- pant. Une seconde affirmation peut alors compléter l'action de la première. « Depuis plusieurs années, écrit une dame, j'avais uu désir sincère d'aimer Dieu^ de le servir et d'en-


LE SENTIMENT RELIGIEUX SOUS SA FORME SOCIALE 169

trer dans quelque société religieuse, pourvu que ce pût être un moyen de m'approcher du Seigneur. J'entendis alors un prédicateur prêcher sur ces paroles : Tout ce qui est à moi est à toi, et tout ce qui est à toi est à moi. Ces paroles atteignirent mon cœur, et je me trouvais pour la première fois de ma vie, vraiment heureuse. Mais, per- sonne ne m'encourageant, ne me soutenant, ce bonheur ne tarda guère à s'évanouir. On me dit alors : Si vous n'êtes délivrée par une puissance supérieure à celle que vous avez connue jusqu'ici, vous ne serez jamais sauvée. Ces paroles, puissajice supérieure ,îvappèveni mon cœur. Après un instant de trouble violent, je m'écriai : Mon Seigneur et mon Dieu... En un clin d'œil mon âme fut vivifiée. »

Ainsi ce qui produit l'émotion religieuse et lui permet de se propager, c'est, outre les sensations et les images déjà signalées, une affirmation nette, impérieuse, bien appropriée au caractère du sujet, formulant ses craintes secrètes, répondant à ses besoins et à ses désirs. Comme la vie religieuse débute ordinairement par lapeur, l'affirma- tion la plus frappante et la plus efficace sera celle qui con- tiendra la menace d'une mort prochaine, — si vous mourez vous êtes perdu — ; elle déterminera, dans les cas extrê- mes, des tremblements, des cris, des sanglots, des convul- sions. Gomme lebesoin religieux se réduit, en définitive, au besoin de direction, l'affirmation la plus réconfortante sera celle qui tendra à placer le sujet sous la dépendance d'une puissance supérieure, dispensatrice du bonheur présent et futur. La première émotion n'est provoquée que pour amener la seconde. Et celle-ci devra se modifier à son tour, d'émotion-choc passer à l'état d'émotion-sentiment, prendre un caractère permanent, définitif.


'170 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

En résumé, la contagion se ramène à l'imitation (laquelle dépend elle-même de l'adaptation) et non, comme on l'a dit, l'imitation à la contagion. Mais il y a dans les phénomènes de contagion quelque chose de parti- culier : ils supposent toujours une préparation physiologi- que et psychologique, laquelle consiste en une exagération naturelle ou artificielle de la suggestibilité normale. Les cloîtres sont un excellent milieu pour la réalisation de cet état, la vie qu'on y mène constitue la meilleure prépara- tion de ce genre ; c'est pourquoi, les maladies religieuses y deviennent si souvent épidémiques et n'épargnent qu'une minorité de personnes douées d'une force de résistance exceptionnelle. Dans les réunions de « réveils » la prépa- ration artificielle est moins longue, moins complète. Il s'agit d'obtenir un résultat en quelques jours ou en quelques heures, de produire un choc et une conversion subite. Aussi les cas de résistance y sont-ils plus fréquents et moins remarquables. Les esprits faibles, les caractères éminemment suggestibles se laissent gagner les premiers, et ce sont d'ordinaire des malades, souvent des alcooliques, qui vont s'asseoir au banc des pénitents pour subir l'action directe d'une volonté étrangère et se soumettre ensuite au régime de la secte, le plus propre à assurer, avec la domination exclusive de l'idée religieuse, leur guérison au moins apparente et parfois, leur partiel relèvement moral.


CONCLUSION


La science des religions s'est occupée particulièrement jusqu'ici des croyances et des pratiques connexes, des mythes et des rites, comme si c'étaient là les principaux, les uniques faits religieux. Il n'a guère été ici question qu'incidemment de ces phénomènes. Toute notre attention s'est portée sur l'élément alTeclif, le plus négligé, sur les besoins, tendances, désirs, émotions, sans lesquels le mythe ou le dogme et le rite ne sont plus que fantasma- gorie et gesticulation arbitraires.

Si l'on s'en tient aux cas les plus nets et les plus simples, le sentiment religieux parait se développer, tantôt chez des personnes isolées, tantôt chez les membres d'une certaine communauté; il revêt ainsi tantôt un caractère indivi- duel, tantôt un caractère collectif; il semble lié tantôt à l'évolution de la personnalité, tantôt à l'évolution de la société. Quand bien même ces éléments se combinent d'or- dinaire, l'un ou l'autre garde la prépondérance, et la ques- tion se pose dès lors, de savoir laquelle de ces formes est vraiment primitive, si la religion a été chose individuelle ou sociale à l'origine?


172 LES MALADIES DU SENTIMENT RELIGIEUX

La réponse ne saurait être douteuse. L'histoire, l'anthro- pologie et la psychologie témoignent également de l'anté- riorité de la forme sociale sur la forme individuelle. Les religions des peuples non civilisés consistent essentielle- ment en croyances, en pratiques et en émotions toujours relatives à une communauté. L'extase même des sorciers, résultant de pratiques grossières, parfois même d'une simple décoction, offre bien moins d'analogies avec l'ex- tase des mystiques raffinés et avec la systématisation des éléments psychiques, qu'avec l'état mental des fanatiques. Puis, les religions deviennent nationales et enfin univer- selles. Elles ne sauraient revêtir la forme individuelle avant que l'individu ait pris subjectivement conscience de lui-même.

On sait que le moi social précède dans l'évolution men- tale le moi individuel. Le moi de l'homme primitif reste toujours relatif à la famille, au clan, à la tribu. Si, comme il y a tout lieu de l'admettre, le progrès de l'enfant cons- titue une récapitulation rapide du progrès de la race, cette assertion devient encore plus certaine. Le moi de l'enfant passe par trois phases principales que rend surtout mani- festes l'évolution de la timidité. D'après les meilleurs observateurs, la première phase, celle de la timidité orga- nique, de la peur, est caractérisée par un moi borné à la famille et à l'entourage immédiat ; la seconde, celle de confiance excessive, d'attraction vers les étrangers, par un moi élargi, pleinement social; dans une troisième phase, assez tardive, apparaît enfin, avec la timidité réfléchie, le moi individuel. C'est alors seulement que la religion peut devenir subjective, évocatrice d'émotions propre- ment personnelles.


CONCLUSION 173

Mais si la forme sociale est la première eu date, il ne s'ensuit nullement qu'elle soit primitive, au sens absolu du terme, et que la forme individuelle en dérive. Faire de la religion un pur produit de la pensée collective, une sorte de révélation sociale, n'envisager en elle que les phénomènes sociaux, c'est méconnaître une part de la réalité, et c'est, au surplus, se mettre dans l'impossibilité d'en expliquer l'origine et d'en retracer la genèse. La sociologie religieuse est inséparable de la psychologie religieuse. Le fanatisme qui consiste dans la création et l'entretien de milieux uniformes et stables, ou en phéno- mènes sociaux, ne s'explique que par le besoin, naturel chez l'être faible, de rester adapté à de pareils milieux, c'est-à-dire par une cause psychologique et individuelle. La contagion de Témolion elle-même, se ramène à la suggestibilité et à l'imitation, c'est-à-dire à des causes de même nature. Quand bien même la religion remplit un office social, elle répond à des tendances internes, à des aspirations morales. L'unification des intelligences, des volontés et des cœurs, ne serait probablement pas pour- suivie au dehors avec tant d'ardeur par les individus, si elle n'était une condition souvent indispensable de leur propre unification ou de celle des personnes qu'ils dirigent.

En somme, la pathologie de l'émotion religieuse, esquissée seulement comme ici, ou complétée et appro- fondie, conduirait, semble-t-il, à une définition de la religion voisine de celle qu'avait donnée jadis Schleier- macher. Le sentiment de dépendance offre en effet, selon le penseur allemand, un double caractère, individuel et collectif. « La religion éprouvée dans sa pureté originelle est le lien indissoluble qui unit en chaque âme toutes ses


174 LKS MALAniKS Dr SKNTIMKXT RELIGIEUX

tendances sponlanées, qui unit toute^^ les âmes entre elles, qui uail toutes les âmes à l'univers. » Cette formule, em- pruntée à M. Delbos S pourrait presque servir de conclu- sion à la présente étude : ce qui prouve une fois de plus, qu'il n'y a aucun antagonisme nécessaire entre la psycho- logie contemporaine et la métaphysique ou même la théo- logie. L'examen des faits confirme souvent les résultats de la spéculation abstraite. Et ce n'est pas alors qu'il est le moins utile.


(1) Lp problème moral dans l'histoire du Spinosisme. Voir aussi Schleiermadier. Uel)er die Iieli;/ion, spécialement le discours intitulé : Veber das Gesellige in der Religion.


TABLE DES MATIERES


Introduction 1

Chapitre I. — Le sentiment religieux sous sa forme individuelle.

L'extase 7

Chapitre IL — Le sentiment religieux sous sa forme sociale. Le

fanatisme 73

Chapitre III. — La contagion de l'emotioa religieuse 147

Conclusion 171


EVREUX, imprimerie DE CHARLES HÉRISSEY





Unless indicated otherwise, the text in this article is either based on Wikipedia article "Les maladies du sentiment religieux" or another language Wikipedia page thereof used under the terms of the GNU Free Documentation License; or on research by Jahsonic and friends. See Art and Popular Culture's copyright notice.

Personal tools