Les Sept Péchés capitaux (Sue)  

From The Art and Popular Culture Encyclopedia

Jump to: navigation, search

Related e

Wikipedia
Wiktionary
Shop


Featured:

Les Sept Péchés capitaux, roman-feuilleton d'Eugène Sue paru entre 1847 et 1852.


FRÉDÉRIC BASTIEN

PAR EUGÈNE SU E. ÉDITION ORIGINALE POUR TOUTE L'ALLEMAGNE. L'ENVIE ! une des forces les plus puissantes que le Créateur ait mis au coeur de l'homme. .. PREMIER VOLUME. LEIPZIG , CH. E. KOLLMANN. 1848. SISNO VIO VO FRÉDÉRIC BASTIEN PAR E U G È N E S U E. PREMIER VOLUME. g CHAPITRE PREMIER. Un touriste qui eût parcouru le Blaisois dans le cou rant de l'année 1828 , en se rendant de Blois à la petite ville de Pont- Brillant pour y visiter , selon l'ụsage des voyageurs, le château de ce nom, somptueuse et féodale résidence des anxiens marquis de Pont- Brillant , aurait nécessairement passé devant une ferme située sur le bord du chemin vicipal , à une lieue environ du château . Ce bâtiment , complètement isolé au milieu des bois et des guérets , pouvait , par hasard , attirer l'attention du voyageur , qui alors l'eût sans doute contemplé avec un mélange de tristesse et de dégoût , comme l'un des nombreux spécimen de la laideur des habitations rurales du pays , lors même qu'elles appartiennent à des personnes jouissant d'une grande aisance. En effet , cette ferme se composait d'un bâtiment d'exploitation , dont les dépendances formaient deux longues ailes en retour ; l'intérieur de cette espèce de parallelogramme tronqué servait de cour , et était rempli de fumier croupissant dans des eaux infectes, car la vacherie , l'écurie et la bergerie s'ouvraient sur ces amas > 8 > d'immondices , où s'ébattaient , dans la fange, toutes sortes d'animaux domestiques , depuis des poules jus qu'à des porcs . .. Le bâtiment d'habitation , pris dans l'une des ailes en retour, composé d'un rez- de-chaussée et de quelques mansardes , avait donc pour point de vue cette cour nauséabonde , et pour horizon les sales murailles et les portes vermoulues des vacheries ; tandis que, de l'autre côté de ce triste logis , où nulle fenêtre n'était alors percée , s'étendait une superbe fataie de chênes sécu laires de deux arpents , sous laquelle coulait un ruisseau alimenté par le trop plein de plusieurs étangs éloignés ; mais cette fataie, malgré sa rare beauté , était devenue presque impraticable , son sol ayant été , çà et là , cou vert de gravois ou envahi par les ronces et les chardons ; enfin le ruisseau , faute de curage et d'une pente suffi sante, était bourbeux et stagnant. Si ce même touriste , dont nous supposons la venue , eût , un an après sa première pérégrination , passé de nouveau devant cette ferme d'un aspect autrefois si re poussant, le touriste eût été frappé de la soudaine méta morphose que ces lieux avaient subie , quoiqu'ils ap partinssent toujours au même propriétaire . Une fraiche pelouse de gazon , fin et ras comme du velours vert , orné de massifs de rosiers , remplaçait la cour immonde, jadis encombrée de fumier ; de nouvelles portes pour l'écurie et la vacherie ayant été pratiquées sur l'autre face , les anciennes baies avaient été murées, et ce bâtiment , ainsi que la vaste grange du fond de la cour , badigeonnés à la chaux et recouverts d'un treillage > 9 vert , où s'enlaçaient déjà les pousses naissantes du chèvrefeuille, de la clématite et de la vigne vierge . L'aile où se trouvait l'habitation, treillagée de même, était entourée d'arbustes et de fleurs ; une allée sablée d'un beau sable jaune conduisait à la porte principale abritée par un large porche de bois rustique , à toit de chaume, où s'enracinaient de larges touffes de joubarbe et d'iris naines ; ce péristyle agreste , aux parois à jour, garnis de plantes grimpantes , servait desalon d'été ... sur l'appui de chaque croisée , peinte d'un vert foncé, qui faisait ressortir la blancheur éblouissante des ri deaux , et la limpidité des vitres , on voyait une petite jardinière faite du bois argenté du bouleau , et remplies de fleurs communes, mais fraîchement épanouies. Enfin une légère palissade , à demi cachée par des massifs d'acacias roses , de lilas et d'ébéniers , récem ment plantés, reliait les deux ailes des bâtiments, paral lèlement à la grange du fond, et clôturait ainsi ce charmant jardin , dans lequel on entrait par une porte à claire voie, peinte aussi d'un vert gai . Du côté de la futaie, la métamorphose n'était pas moins complète et subite. Au lieu de ronces et de chardons , un tapis de fin gazon , coupé d'allées sinueuses et sablées , s'étendait sous le magnifique ombrage des vieux chênes , le ruis seau, jadis si fangeux, détourné dans un lit nouveau, et arrêté vers le milieu de son cours par un barrage en grosses pierres rocheuses et moussues , élevé de trois ou quatre pieds, retombait de cette hauteur en une petite cascade bouillonnante , puis continuait de couler rapide et transparent au niveau de ses rives gazonnées... 10 ' > > Quelques corbeilles de géraniums, dont les ombelles écarlates tranchaient sur le vert de la pelouse , çà et là dorée par quelque vif rayon de soleil traversant l'épaisse feuillée , égayaient encore ce site charmant... terminé par une large trouée , à travers laquelle on apercevait à l'horison la forêt de Pont- Brillant, dominé par son an tique château . Les détails de cette transformation complète, ob tenue en si peu de temps par des moyens simples et peu coûteux , sembleront puérils peut- être; cependant ils sont significatifs , comme expression d'une des mille nuances de l'amour maternel . Oui ... une jeune femme de seize ans , mariée à quinze ans et demi , et reléguée , exilée depuis son mariage dans cette solitude , f'avait ainsi métamor phosée . C'était uniquement en songeant à son enfant, en cherchant à l'entourer d'objets riants , d'aspects agré ables, au milieu de l'isolement où il devait vivre, que le goût de la jeune mère s'était développé ; chacune des innovations charmantes apportées par elle , dans se séjour d'abord si triste , si repoussant, n'avait été pour ainsi dire qu'un cadre où , plus tard , devait rayonner l'image d'une chère petite créature ardemment at tendue . Sur la pelouse du jardin intérieur , soigneusement clos , l'enfant pourrait d'abord s'ébattre tout petit ; le porche rustique abriterait ses jeux , en cas de pluie , ou de trop ardente chaleur ; tandis que les murs treillages, verdoyants et fleuris de la maisonnette reposeraient gatment sa vue: 11 Puis, plus tard, lorsqu'il grandirait, il pourrait, sous l'æil maternel, courir sur le gazon de la futaie om breuse , et s'amuser à entendre le doux murmure de la cascade , ou à voir briller et fuir ses bouillons argentés à travers les rocailles couvertes de mousse ; le ruisseau limpide , maintenu partout à une profondeur de deux pieds , n'offrant aucun péril pour l'enfant, qui pourrait, au contraire, lors des chaudes journées d'été, se baigner dans son onde fraiche et pure qui se filtrait à travers un fin gravier . En cela ... comme en bien d'autres circonstances, ainsi qu'on le verra plus tard , une sorte de révélation, guidant la jeune mère , lui avait donné l'idée de changer à si peu de frais cette ferme sordide , délabrée , en un riant cottage . A l'époque où commence ce récit (vers la fin du mois de juin 1845) , la jeune mère habitait cette ferme ainsi transformée depuis dix - sept ans; les arbustes de la pelouse intérieure étaient devenus des arbres ; les bâti ments disparaissaient complètement sous un luxuriant manteau de feuillage et de fleurs , tandis que , pendant l'hiver , la verdure incessante de plusieurs lierres énor mes cachait encore les murailles et garnissait entiè rement le porche rustique à toit de chaume. Du côté de la futaie , la petite cascade et le ruisseau faisaient toujours entendre leur mélancolique mur mure. Sur ce site agreste et charmant s'ouvrait la porte vitrée d'une grande pièce servant à la fois de salon à la jeune mère et de salle d'étude pour son fils , alors âgé de seize ans et quelques mois. > 12 > Cette pièce renfermait une sorte de musée (on sou rira peut-être de cette ambitieuse expression) , ou plutôt de reliquaire maternel. Ainsi . , . un modeste meuble de bois blanc garni de yitres contenait sur ses tablettes une foule d'objets religieusement conservés par la jeune femme, comme autant de souvenirs précieux , résumant à ses yeux les différentes phases de la vie de son fils . Là , tout avait une date , depuis le hochet de l'enfant jusqu'à la couronne de chêne obtenue par l'adolescent lors d'un concours dans un pensionnat de la petite ville de Pont - Brillant, où l'orgueilleuse mère avait voulu en voyer son fils, pour essayer ses forces. Là , tout avait sa signification , depuis le petit fusil, jouet à demi brisé , jusqu'au brassard de satin blanc frangé d'or , que portent si fièrement les néophytes lors de leur première communion. Ces reliques paraîtront puériles, ridicules peut- être, et pourtant , si l'on songe que tous les incidents de la vie enfantine et adolescente de son fils , caractérisés par les objets dont nous parlons, avaient été pour cette jeune mère idolâtre de son enfant, et vivant dans la plus com plète solitude , avaient été , disons-nous , autant d'évé nements graves, touchants ou solennels ; l'on excusera ce culte du passé ... et l'on comprendra aussi la pensée qui avait rangé parmi ces reliques une petite lampe de porcelaine blanche, à la pâle lueur de laquelle la jeune mère avait veillé son fils , pendant une longue et dange reuse maladie , dont il avait été sauvé par un modeste et habile médecin demeurant à Pont-Brillant . Est - il besoin de dire qu'une partie des boiseries de 13 la salle d'étude était ornée de cadres renfermant, ici une page d'une écriture enfantine presque informe, et, plus loin, la copie de trois strophes que, l'année précédente, l'adolescent avait essayé de rimer pour la fête de sa mère ? ailleurs , les inévitables têtes d'Andromaque et de Niobé, que le crayon inexpérimenté du commençant afflige ordinairement de bouches si contractées, d'yeur si incertains , semblaient regarder , avec une surprise courroucée , une jolie aquarelle très - fipement touchée d'après nature , et représentant un site des bords de la Loire . Enfin , çà et là , suspendus aus murailles , ou sup portés par des socles de bois noir, on voyait divers frag ments de statuaire antique , moulées en plâtre , qui avaient servi et servaientencorede modèles ; les premiers livres d'étude de l'enfant étaient non moins pieusement conservés par sa mère dans une bibliothèque , renfer mant un excellent choix d'ouvrages d'histoire , de géo graphie , de voyages et de littérature . Un piano et quelques rayons chargés de partitions , se voyaient non loin de la table de dessin , et complétaient le ' modeste ameublement de cette pièce . Vers la fin du mois de juin 1845 , la jeune femme dont nous parlons et que nous nommerons Marie Bastien , se trouvait avec son fils dans la salle d'étude :: Cinq heures du soir allaient bientôt sonner; "les rayons du soleil , quoique brisés par les lames des per siennes abaissées afin d'entretenir la fraicheur au dedans , jetaient çà et là de vermeils et joyeux reflets, tantôt sur la boiserie grise de la salle d'étude, tantôt sur > 14. 1 > de gros bouquets de fleurs récemment coupées et pla cées sur la cheminée dans des vases de porcelaine. On voyait encore dans un grand verre de cristal, à pied , une douzaine de belles roses variées , à demi écloses , épendant le plus doux parfum , et qui semblait égayer une table de travail chargée de livres et de pa piers , de chaque côté de laquelle la mère et le fils , tous deux assis, semblaient très-laborieusement occupés . Mme Bastien , quoiqu'elle dût avoir bientôt trente trois ans , en paraissait à peine vingt , tant son visage enchanteur resplendissait de fraicheur juvénile , nous dirions presque virginale ... car l'angélique beauté de cette jeune femme était digne d'inspirer ces naïves paro les faites pour la Vierge, mère du Christ : Je vous salue, Marie, pleine de graces. . . Mme Bastien portait une robe d'été à manches cour tes en percaline à mille raies d'un bleu pále , serrée par un large ruban rose à sa taille élégante et souple , qui eût , comme on dit , tenue entre les dix doigts . Ses jolies bras étaient nus ou plutôt en partie voilés par le léger réseau de longues mitaines de filet qui ne dépas saient pas son coude à fossettes. Deux épais bandeaux de cheveux châtains, naturelle ment très - ondés , çà et là nuancés de vifs reflets dorés, et descendant très-bas , encadraient l'ovale parfait de son visage dont la blancheur transparente se colorait d'un carmin délicat vers le milieu des joues ; ses grands yeux, du plus tendre , du plus riant azur , se frangeaient de longs cils , bruns comme ses sourcils finement arqués, bruns comme les cheveux follets qui , se crispant à la naissance de son cou , annonçaient une nature pleine de 15 vie et de séve ; l'humide corail des lèvres , le brillant émail des dents, la ferme rondeur de ses bras charmants légèrement rosés comme ceux d'une jeune fille , com plétaient ces symptômes d'un sang pur, riche et vierge, conservé tel par la régularité d'une vie solitaire , chaste et pour ainsi dire claustrale , vie concentrée tout entière dans une seule passion ... l'amour maternel. La physionomie de Marie Bastien offrait un double caractère , car si l'angle de son front, la coupe de ses sourcils révélaient une énergie , une persistance de vo lonté peu commune, jointe à une rare intelligence, l'ex pression de son regard était d'une ineffable bonté , son sourire plein de douceur et de gafté ...de gaité, ainsi que le témoignaient deux petites fossettes roses , creu ées par la fréquence d'un franc rire , à peu de distance des coins veloutés de sa bouche. En effet, la jeune mère égalait au moins son fils en joyeuseté ; aussi, bien souvent, l'heure de la récréation venue , le plus fou , le plus enfant, le plus turbulent des deux n'était pas l'adolescent. C'est que tous deux se trouvaient si heureux ... si heureux dans ce petit coin de terre isolé qu'ils n'avaient jamais quitté ... et où leur vie s'était jusqu'alors passée dans l'échange des sentiments les plus délicats , les plus charmants et les plus tendres... Certes , en les voyant assis devant la table de tra vail, on eût pris la mère et le fils pour le frère et la seur. Frédéric Bastien ressemblait extrêmement à sa mère, quoiqu'il fût d'une beauté plus måle , plus accentuée ; son teint était plus brun ,> ses cheveux plus foncés que 16 ceux de la jeune femme, et ses sourcils d'un noir de jais donpaient un attrait de plus à ses grands yeux d'un bleu pur et doux, car Frédéric avait les yeux et le regard de sa mère, de même qu'il avait son fin sourire, son nez grec, ses dents perlées , ses lèvres vermeilles que le duvet de la puberté estompait déjà chez l'adolescent. Élevé dans toute la liberté salubre d'une vie rustique, Frédéric dont la taille , à la fois élégante et robuste , dé passait celle de sa mère, rayonnait de santé, de jeunesse et de grace ; on ne pouvait rencontrer une physionomie plus intelligente et plus résolue, plus affectueuse et plus riante. Il était facile de voir que la coquetterie mater nelle avait présidé à la toilette de l'adolescent , quoique sa mise fût des plus simples ; une jolie cravate de satin cerise , sur laquelle se rabattait un fin col de chemise, s'hormoniait parfaitement avec le teint frais et brun de. l'adolescent , tandis que l'éblouissante blancheur de son gilet de basin blanc tranchait sur le jaune pâle de sa veste de chasse en nankin , à larges boutons de nacre ; enfin ses mains , au lieu de ressembler à ces affreuses maios de collégien , aux ongles rongés , à la peau ru gueuse et tachée d'encre , étaient non moins soignées que celles de la jeune femme , et , comme les siennes, encore embellies par des ongles roses et lustrés , d'un ovale parfait. (Les mères qui ont des fils de seize ans au collége, comprendront et excuseront la puérilité de ces dé tails .) Nous l'avons dit , Frédéric et sa mère , assis à la même table, l'un en face de l'autre, travaillaient opiniâ trement ( ou plutôt piochaient ferme, comme on dit au > 17 - - collége) , chacun ayant à sa gauche un volume du Vicaire de Wakefield , et devant soi une belle feuille de papier blanc alors presque entièrement remplie . Frédéric ... passe-moi le dictionnaire , — ditMme Bastien sans lever les yeux , et en tendant sa main char mante à son fils. Oh ! ... le dictionnaire .. dit Frédéric en riant avec un accent de compassion moqueuse , – peut on en être réduit à avoir recours au dictionnaire ! Et il donna le volume à sa mère , non sans avoir baisé la jolie main qui attendait le gros livre . Marie, la tête toujours baissée , se contenta de sou rire , sans répondre ; puis , tout en jetant à son fils un regard en dessous, qui fit paraitre encore plus limpide l'azur de ses grands yeux bleus , elle prit son porte plume d'ivoire entre ses petites dents , qui le firent paraitre presque jaune , et se mit à feuilleter prestement le dictionnaire . Profitant de ce moment d'inattention , Frédéric , se leva de son siége , et , les deux mains appuyées sur la table , il se pencha en avant pour tåcher de voir où sa mère en était de sa traduction . - Ah ! ... Frédéric ... tu veux copier sur moi, dit gaîment Marie en abandonnant le dictionnaire et, de ses deux petites mains , couvrant à grand'peine le feuillet pour le soustraire aux yeux de son fils , - ah ! ... vois - tu ? je t'y prends, cette fois ... Non je t'assure , répondit Frédéric en se rasseyant , je voulais voir si le étais aussi avancée quemoi... Tout ce que je sais, – répondit Mme Bastien d'un Frédéric Bastien . I. 2 18 - . fini , air triomphant, en se hâtant d'écrire après avoir consulté le dictionnaire, c'est quemoi... j'ai fini... Comment . déjà ! - dit humblement Frédéric . Cinq heures sonnèrent alors à une vieille horloge à gaine en marqueterie , haute de six pieds et placée dans un coin de la salle d'étude . Bon ! la récréation ! - s'écria joyeusement Marie, la récréation !! viens-tu, Frédéric ? Et la jeune femme, quittant précipitamment son siége, courut vers son fils . - Je te demande seulement dix minutes ... et j'ai reprit Frédéric d'un ton suppliant , en se hâtant d'écrire , fais-moi la charité de dix pauvres petites minutes ! Mais il fallut voir comme cette requête ſut accueillie , et avec quelle pétulante gaité la jeune mère , posant un buvard sur la feuille que son fils laissait inachevée , ferma ses livres, lui ôta sa plume des mains, et, rapide , légère , l'entrafna sous la futaie séculaire , alors pleine d'ombre et de fraîcheur. Il faut le dire, Frédéric n'opposa pas une résistance désespérée à la volonté despotique de sa mère , et il fut bientôt fort allègrement disposé à faire, comme on dit : Une fameuse partie. CHAPITRE DEUXIEME . Cinq minutes après le commencement de la récréa tion , une active partie du volant s'engageait entre Fré déric et sa mère. C'était un délicieux tableau . De vifs rayons de soleil , traversant çà et là le dôme presque impénétrable de l'ombreuse futaie , venaient quelquefois dorer les charmantes figures de MmeBastien et de son fils , dont chaque pose , chaque mouvement, était rempli de grâce et d'agilité . Marie , le vişage coloré du rose le plus vif , les yeux animés , la bouche entr'ouverte et rieuse , la taille bien cambrée en arrière , le sein palpitant sous la fine étoffe de sa robe , le pied tendu en avant , la main armée de la raquette à manche de velours, recevait le volant; puis le renvoyait malicieusement à Frédéric dans une direction tout opposée à celle qu'il prévoyait. Aussitôt , leste et rapide , écartant par un brusque mouvement de tète les boucles de sa belle chevelure brune, qui embarrassaient son front, l'adolescent, en quelques bonds vigoureux et légers , arrivait assez à temps pour relever avec adresse 2 20 le jouet ailé >, au moment où il rasait la terre et le rejetait à sa mère... Celle-ci le recevait et le relançait non moins adroitement ; mais , ô bonheur ! voici qu'après avoir décrit sa courbe , que Frédéric épiait d'un regard vigilant , le volant luiretombe ... droit sur le nez ... et que , perdant l'équilibre , en voulant cependant relever ce coup désespéré , l'adolescent trébuche et roule sur l'épais gazon . Alors , ce furent des rires si fous , des éclats d’hila rité si violents, de la part des deux joueurs, que la partie demeura forcément suspendue. La mère et le fils , bras dessus , bras dessous , les joues empourprées , le regard humide de larmes joyeu ses , et recommençant parfois de rire brusquement et de plus belle , gagnèrent un banc de bois rustique placé en face de la cascade, sur le bord du petit ruisseau ; là , tous deux prirent quelques moments de repos , pendant lesquels Mme Bastien se mit à étancher avec sollicitude la sueur qui perlait au front de son fils. Mon Dieu , dit Frédéric, que c'est donc ridi cule de rire ainsi. .. Oui ... mais avoue que c'est bien bon ... Certainement , et c'est la faute de ce volant qui vient .... justement ...me tomber ... sur le nez... – Frédéric ... c'est toi qui recommence ... tant pis... Non ... c'est toi qui meurs d'envie de rire ... je le vois bien ... Et tous deux de se laisser aller de nouveau à cet ex cellent rire béte aussi absurde , aussi involontaire que délicieusement désopilant . - > 21 C'est égal, dit Mme Bastien en sortant la première de cette nouvelle crise d’hilarité, —vois-tu, Frédéric, ce qui me console de la bêtise de nos rires , c'est qu'il n'y à , j'en suis sûre , que les gens aussi heureux que nous qui connaissent de pareils accès de folle joie . - Ah ! mère , tu as raison ... dit Frédéric , en ap puyant sa tête sur l'épaule de Mme Bastien , et en s'y berçant pour ainsi dire avec un mouvement de cali nerie charmante , nous sommes si heureux ! ... Tiens , par exemple , en ce moment ,. soir d'été , sous cette ombre fraîche ... être là , près de toi , appuyant ma tête sur ton épaule , et les yeux à demi fermés, ... voir là-bas , comme à travers un voile doré que lui font les rayons du soleil , notre maisonnette, pendant que la cascade fait entendre son murmure , em brasser ainsi d'un regard ce cher petit monde , dont nous ne sommes jamais sortis . Oh ! mais c'est bon, ... mais c'est doux , à vouloir rester ainsi pendant cent par ce beau > ans... Et Frédéric , faisant un nouveau mouvement , parut en effet vouloir se doreloter sur l'épaule de sa mère pendant une éternité. La jeune femme, se gardant bien de déranger Frédé ric , pencha seulement sa tête un peu de côté , afin de toucher de sa joue la joue de l'adolescent , prit une de ses mains dans les siennes, et répondit : -- C'est pourtant vrai cela ... ce coin de terre a tou jours été pour nous un paradis , et , sauf le souvenir de tes trente-trois jours de maladie , nous chercherions , je crois , en vain , à nous rappeler un moment de chagrin ou de tristesse , .. n'est- ce pas, Frédéric ? 22 – Tu m'a toujours tant gâté . . . - M. Frédéric ne sait pas du tout ce qu'il dit ; reprit Mme Bastien , en affectant une gravité plaisante, - il n'y a rien de plus maussade, de plus insupportable, et surtout de plus malheureux , qu'un enfant gâté... Je voudrais bien savoir quels caprices , quelles fantai sies j'ai encouragés en vous , Monsieur ? Voyons ! Cherchez, cherchez ! ... - Je crois bien : tu ne me donnes pas le temps de désirer ... tu t'occupes de mes récréations , de mes plaisirs ... au moins autant quemoi ... car, en vérité, je ne sais pas comment tu fais ...mais avec toi , le temps passe toujours ... si vite ... si vite ... que je ne peux croire que nous soyons déjà à la fin de juin ... et je dirai la même chose à la fin de janvier , pour toujours recommencer ainsi . - Il ne s'agit pas de me cáliner, Monsieur, mais de me dire ... quand je vous ai gâté ? ... et si je ne suis pas au contraire très-sévère , très-exigente pour vos heures de travail par exemple ? - Oui ... je te le conseille , de parler de cela ! Est ce que tu ne partages pas mes études comme mes jeux ? Aussi le travail m'a-t-il toujours autant amusé que la récréation. . . Vois un peu mon beau mérite ! Mais enfin , Monsieur Frédéric , vous avez rem porté deux beaux prix à Pont- Brillant ... et je n'étais pas là cette fois ...j'espère ... enfin .... je vous ... - Enfin , mère.... dit Frédéric, en jetant ses bras autour du cou de Marie , qu'il interrompit en l'embrassant avec effusion. Je soutiens que, moi , 'si je suis si heureux ... c'est par toi... Sije sais ... si je > 23 . vaux quelque chose , c'est encore par toi ...oui, uni quementpar toi . .. T'ai-je jamais quittée ? Oui, tout ce que j'ai de bon . je le tiens de toi ... mais ... ce que j'ai de mauvais .. mon opiniâtreté , par exem ple ... je... – Oh ! pour cela , dit Mme Bastien en souriant, en interrompant à son tour Frédéric et le baisant au front, — cette chère petite tête ... veut bien ce qu'elle veut. . . C'est la vérité , je ne sache pas de volonté plus énergique que la tienne ... Ainsi tu as opiniâtrément voulu étre jusqu'ici le plus tendre ...le meilleur des fils ... Tu n'as pas manqué ... à ta résolution... - Puis la jeune mère ajouta avec uneémotion délicieuse : Va ... va , mon enfant aimé , je ne te vante pas .. chaque jour m'apporte une nouvelle preuve de la bonté, de la générosité de ton cour. . . Si je te flattais ... les habitants de notre petit monde, comme tu dis , seraient mes complices , et nous sommes trop pauvres et trop ennemis du mensonge pour avoir des adulateurs. Et ajouta vivement Mme Bastien en indiquant quelqu'un du geste àછે Frédéric , si j'avais besoin d'un auxiliaire pour te convaincre , j’invoquerais le té moignage de l'excellent homme que voiei. .. Il te con nait presque aussi bien que moi, et tu m'avoueras que sa sincérité n'est pas suspecte, à lui. Le nouveau personnage dont parlait Mme Bastien, et qui s'avançait sous la futaie , avait quarante ans envi ron , une taille petite et frèle , un extérieur fort négligé. De plus cenouveau venu était singulièrement laid , mais d'une laideur spirituelle et remplie de bonhomie. Il se nommait Dufour , exerçait la médecine à Pont-Brillant, tiens , > 24 - fi ! ... et, l'année précédente, avait, à force de savoir et de soins, sauvé Frédéric d'une grave maladie . – Bonjour, ma chère Madame Bastien , dit allè grement le Docteur, en s'approchant de la jeune femme et de son fils. — Bonjour, mon enfant; - ajouta - t-il, en serrant cordialement la main de Frédéric . - Ah ! Docteur ... Docteur , — dit Mme Bastien , avec une affectueuse gaîté , vous venez bien à propos pour être grondé. - Grondé! moi ! ... – Certainement voilà plus de quinze grands jours que vous n'êtes venu nous voir... - Fi ! - reprit joyeusement M. Dufour, 'voyez un peu les égoïstes , avec des santés aussi floris santes que celles-là , oser demander des visites à un médecin . Fi ! répondit non moins joyeusement Mme Bastien au docteur ! — fi ! le dédaigneux , qui méprisė assez la reconnaissance de ceux qu'il a sauvés , pour les priver du plaisir de pouvoir lui dire souvent ... bien souvent : Merci, notre sauveur...merci . Oh ! comme ma mère a raison , Monsieur Du four , - ajouta Frédéric , vous croyez que parce que vous m'avez rendu la vie ...tout est fini entre nous, n'est ce pas ? Êtes-vous ingrat ? - La mère et le fils me déclarent la guerre ... je ne suis pas de force ...— répondit le docteur en faisant deux pas en arrière, -je bats en retraite . Allons ! ... reprit Mme Bastien , n’abuserons pas de nos avantages ... mais à une condi tion, Docteur, c'est que vous dinerez avec nous. - - nous 25 soins ... J'étais parti de chez moi avec cette excellente in tention - là , reprit le docteur sérieusement cette fois ; mais je dépassais à peine les dernières maisons de Pont- Brillant, lorsque j'ai été arrêté par une pauvre femme qui m'a demandé de venir voir en håte son mari ... J'y suis allé ... j'ai donné les premiers malheureusement il s'agit d'une maladie si grave ... et d'une marche si rapide , que je ne serais pas tranquille , si je ne revoyais pas ce soir mon malade avant sept heures. Contre de telles raisons... je n'ai aucune ob jection , mon bon Docteur, — répondit MmeBastien , et je vous sais doublement gré de nous donner du moins quelques instants. – Et moi qui me faisais une fête de cette soirée , - reprit le docteur , elle complétait si bien ma journée, car ce matin j'avais eu déjà une grande joie . – Il vous est arrivé quelque chose d'heureux , mon cher Docteur : ah ! tant mieux. — Qui , – reprit M. Dufour avec émotion, —j'étais inquiet de mon meilleur ami... voyageur intrépide ... qui avait entrepris une périlleuse excursion à travers les parties les moins connues de l'Amérique du Sud ... Sans nouvelles de lui depuis plus de huit mois , je com mençais à m’alarmer , lorsque ce matin je reçois une lettre de Londres ... venant de Lima. Pour comble de joie il me promet de venir passer quelque temps avec moi ... Jugez si je suis heureux , ma chère madame Bastien ... un frère pour moi... un cæur d'or ... avec cela , un des hommes les plus intéressants, les plus mer veilleusement doués que j'aie connus ... l'avoir pendant 26 > quelque temps à moi tout seul. .. Hein ? quels épanche ments , quelles causeries, . . Aussi , dans ma glouton nerie de bonheur, je m'étais dit : Je serai insatiable ... j'irai , pour en doubler la douceur , porter ma joie chez Mme Bastien , diner avec elle ; je passerai là quelques heures délicieuses , et je lui ferai une proposition qui lui sera peut-être agréable , ainsi qu'à ce cher Frédéric ; j'espère que c'était là une journée complète ? une vraie journée de sybarite . . . Le docteur fut en ce moment interrompu par une vieille servante qui donnait la main à un enfant de sept ou huit ans , très-pauvrement vêtu , et qui , du seuil de la porte où elle se tenait , appela l'adolescent et lui cria : Monsieur Frédéric . il est six heures. .. A tout- à - l'heure ... mère , - dit -il en baisant la jeune femme au front, – puis s'adressant au docteur, - je vous verrai avant votre départ, n'est - ce pas, mon bon monsieur Dufour ? Et, en deux bonds , Frédéric eut rejoint la vieille servante et l'enfant, avec lesquels il rentra dans la maison. - Où va-t-il ainsi ? demanda familièrement le médecin à la jeune femme. Donner sa leçon , – répondit Marie en souriant. - N'avez-vous pas vu son écolier ? - Quel écolier ? Cet enfant qui était là ... est le fils d'un jour nalier qui demeure trop loin de Pont-Brillant pour pou voir envoyer son enfant à l'école ; aussi Frédéric lui donne-t-il par jour deux leçons de lecture , et je vous 27 assure , Docteur , qui je suis aussi satisfaite du maitre que de l'élève ; car , si Frédéric apporte à ces leçons un zèle , une douceur , une intelligence rare , son écolier répond merveilleusement à ses soins. — Mais, c'est charmant, cela . - Que voulez-vous , reprit Mme Bastien avec un sourire de douce résignation, à défaut d'autres aumô nes, nous faisons, du moins, de celles-là. . . Car vous savez avec quelle rigoureuse parcimonie moi et mon fils nous sommes traités en ce qui touche l'argent ... mais , -reprit Marie avec un sourire d'une ineffable bonté, comment pourrai- je me plaindre ? Grace à cette parci monie à laquelle on nous astreint , mon Frédéric s'ingé nie à trouver et trouve toutes sortes de ressources , dont quelques-unes sont, je vous assure, des plus touchantes, et si je ne craignais de me montrer trop orgueilleuse, je vous conterais ... une chose qui s'est passée la semaine dernière ... - Voyons, ma chère MadameBastien ... allez-vous faire de fausse modestie maternelle avec moi ? - Non ... je n'en ferai pas ... Écoutez-moi donc, mon bon Docteur . . . Jeudi passé, je me promenais avec Frédéric du côté des bruyères de Brevan . .. Où l'on défriche , n'est-ce pas ? J'ai vu cela en passant tout - à - l'heure . Justement on défriche à cet endroit, et c'est, vous le savez , Docteur, un rude travail ... - Parbleu ! déraciner des bruyères qui ont peut- être trois ou quatre siècles d'existence. - Nous traversions donc ces landes avec Frédéric, lorsque nous voyions une pauvre femme håve , maladive, - - 28 1 et une petite fille d'une dizaine d'années, tout aussi frêle que sa mère, travailler à ce défrichement. - Une femme et un enfant si faibles ? un tel travail ? mais c'était au-dessus de leurs forces. - Il n'est que trop vrai ... et , malgré leur courage, les deux pauvres créatures faisaient peu de besogne ; la mère, à grand'peine, levait la houe pesante qui entamait difficilement la terre durcie ; enfin , lorsque la souche d'une bruyère , qu'elle piochait sans doute depuis long temps, fut un peu découverte, la femme et la petite fille , tantôt se servant de la houe comme d’un levier, tantôt de leurs mains grattant la terre , afin de dégager la racine, tâchèrent de l'arracher .... avec des efforts inouïs .. ce fut envain ..... la pauvre femme eut un mouvement de désespoir navrant ; elle se jeta à terre comme brisée par la douleur et par la fatigue , puis , s'enveloppant la tête dans un lambeau de tablier , elle se mit à sangloter sourdement, pendant que sa petite fille, agenouillée de vant elle , l'appelait en pleurant . — Ah! que de misère! ...que de misère ! ... - Je regardais mon fils ; il avait comme moi les larmes aux yeux: je m'approchai de la femme et lui de mandai, comment elle se livrait à un travail si au-dessus de ces forces et de celles de son enfant; elle me répon dit que son mari avait entrepris la défriche d'un quartier de bruyères à la tâche , que depuis deux jours il était tombé malade par excès de travail , ayant encore une partie de son ouvrage à faire ... et que si le samedi soir tout n'était pas fini, il perdait le fruit du travail com mencé depuis deux semaines ... tel était son arrange 29 - - כל ment avec l'écobueur l ) , ces défrichements étant très urgents . - En effet, dans le pays , pour les travaux pressés ils font de ces marchés-là , et en exécutent impitoyable ment les conditions ; ainsi la pauvre femme venait tåcher de suppléer son mari ? Oui ... car il s'agissait pour cette famille de perdre ou de gagner trente -cinq francs ... sur lesquels ils comptaient pour payer le loyer annuel de leur mise rable hutte et acheter un peu de seigle ... pour attendre la moisson nouvelle . Ma bonne femme , – dit Fré „ déric à cette malheureuse après quelques moments de réflexion : en deux jours un bon travailleur peut-il „ , terminer la défriche ? Oui , Monsieur ... mais il „ aurait bien du mal , - répondit-elle . Mère , - me „ dit alors Frédéric , il faudrait donner trente-cinq „ francs à ces pauvres gens , nous ne le pouvons pas, accordez-moi congé vendredi et samedi , la défriche sera faite , cette bonne femme ne risquera pas de se „ rendre malade , elle ira soigner son mari et touchera son argent dimanche. ” - Brave et digne enfant ! -s’écria M. Dufour. Le samedi soir , — reprit Mme Bastien , - à neuf heures, au crépuscule, la défriche était terminée. Fré déric avait accompii sa tâche , avec une ardeur , une gaité , un entrain qui , de eette action , ont fait pour lui un vrai plaisir . Durant ces deux jours , je ne l'ai pas quitté ... Un beau genevrier se trouvait à peu de ور وو - 1 ) Gens qui se chargent dans le pays d'écobuer ou de dé fricher les terres . 30 distance , et , assise à l'ombre , je lisais ou je brodais pendantque mon fils travaillait ... et d'un cæur ! quels coups de pioche! mon pauvre Docteur ; la terre en trem blait jusque sous mes pieds . – Je le crois bien , .. quoique svelte , il est d'une rare vigueur pour son âge . - De temps à autre , j'allais essuyer le front ruisse à lant de Frédéric et lui donner à boire ;. puis , aux heures des repas , afin de perdre moins de temps , notre vieille Marguerite nous apportait à manger aux champs ; ... Jugez quel bonheur , prendre son repas sur la bru yère , ... à l'ombre d'un genevrier !! C'étaitune vraie fête pour Frédérie . Sans doute, ce qu'il a fait, est bien simple , ... mais ce dont j'ai été surtout très-touchée, très-contente, c'est la promptitude de sa résolution, ac complie d'ailleurs avec la tenacité de volonté que vous lui connaissez . - Heureuse ... heureuse mère ... entre toutes les mères , dit le docteur avec émotion en serrant les mains de Marie entre les siennes , et doublement heureuse vous devez être ! car ce bonheur est votre ouvrage . Que voulez-vous , Docteur , répondit Mme Bastien avec une expression angélique , on vit , c'est pour son fils . - Oui... et vous ... vous surtout.. votre fils ... vous seriez ... allons, — repritM.Dufour, comme si , par cette réticence , il voulait échapper à une pensée pénible , n'attristons pas cet entretien ... il est trop bon au ceur pour cela . Vous avez raison , cher Docteur ... mais , j'y - car sans 31 vous a pense ... cette proposition que vous veniez nous faire à moi et à Frédéric ? ... - C'est juste voici de quoi il s'agit .. savez ... ou vous ne savez pas ... car dans votre isole ment , vous ignorez toutes les grandes nouvelles du pays ... vous ne savez peut-être pas , que l'on a fait au château de Pont- Brillant des réparations et surtout des embellissements qui font de ce séjour une demeure vrai ment royale. - En effet, cher Docteur , je suis si peu au courant des grandes nouvelles du pays comme vous dites ... que je ne savais rien de cela ...je croyais même le château inhabité ... Il ne va plus l'étré , car le jeune marquis de Pont Brillant va venir l'occuper avec sa grand’mère . . . - Le fils de M. de Pont- Brillant qui est mort il y a trois ans ? - Justement, .. - Mais il doit être fort jeune ? - Il a l'âge de Frédéric à peu près ... orphelin de père et de mère , sa grand’mère l'idolâtre et a fait des folies pour meubler et restaurer ce château, où elle vien dra passer huit à neuf mois de l'année avec son petit - fils: Je suis allé à Pont- Brillant, il y a deux jours pour y donner mes soins à M.le chef des cultures de serres chau des, car chez ces grands seigneurs on ne dit pas jardi nier , c'est trop vulgaire ; finalement j'ai été ébloui du luxe de cet immense château : il y a une admirable ga lerie de tableaux , une serre chaude où l'on entrerait en voiture , et dans les jardins des statues admirables. . . il y a surtout ... mais je veux vous laisser le plaisir de 32 > eur , la surprise ; sachez sculement que c'est digne des Mille et une Nuits. . ... J'ai donc pensé que vous et Frédéric vous seriez peut-être curieux de voir ce conte arabe réa lisé ... cette féerie en action ... et grace à la haute protection que m'accorde Monsieur le chef des cultures, je me fait fort de vous conduire au château ... demain ou après-demain, mais pas plus tard , car le jeune mar quis est attendu le jour d'ensuite ; que dites-vous de ma proposition ? Je dis , mon cher Docteur , que j'accepte avec plaisir : ce sera une délicieuse partie pour Frédéric .... dont l'éblouissement sera d'autant plus complet, qu'il n'a pas plus que moi l'idée de ce que c'est qu'un luxe pareil ; il se ſera une fête de cette excursion au château de Pont-Brillant . Merci donc , mo bon Do ajouta Mme Bastien , avec une joie naïve , – ce sera une charmante journée . - Eh bien ... quand irons-nous ? - Demain , cela vous convient- il ? - Parfaitement ... je ferai mes visites très-matin , afin d'être libre , et si vous le voulez , je serai ici à neuf heures ; il nous faut une heure et demie pour nous rendre au château , le chemin est superbe ... presque toujours dans la forêt. - Et en sortant . du château , nous pourrons dé jeûner dans les bois , avec des fruits que nous emporte rons , - reprit gaiment Mme Bastien , - je dirai à Mar guerite de faire une de ces galettes de ménage que vous aimez tant ... mon bon Docteur. - J'accepte ... à condition que la galette sera grosse , s'écria joyeusement le docteur , qu'elle sera - 33 - énorme , car Frédéric et vous , y ferez une fameuse brèche ... Soyez tranquille, Docteur, répondit non moins gaiment Mme Bastien . - Nous aurons tous notre bonne part au gâteau. . . Mais, tenez, voilà justement Frédéric qui vient de terminer sa leçon ... je vous laisse le plai sir de lui faire cette aimable surprise . - Oh ! mère ... quel bonheur ! s'écria l'ado lescent, lorsque M. Dufour lui eut donné connaissance de ses projets ; comme ça doit être magnifique ... à voir ce château ... merci , mon bon Monsieur Dufour, de nous avoir ménagé ce beau voyage dans le pays des fées . . - . Le lendemain le docteur fut exact , et lui , Mme Bastien et son fils partirent pour le château de Pont Brillant par une splendide matinée d'été. Frédéric Bastien , I. 3 CHAPITRE TROISIEME. Mme Bastien , son fils et le docteur Dufour, après. avoir traversé une superbe forêt, arrivèrent au château de Pont - Brillant par une large avenue d'une demi-lieue de long , bordée de deux contre-allées gazonnées et plantées , comme l'avenue principale , d’ormes gigan tesques , vieux peut-être de quatre siècles ; une vaste esplanade, ornée d'énormes orangers en caisse, entourée de balustres de pierre , et surélevée en terrasse , d'où l'on embrassait un immense horizon , servait de cour d'honneur au château . Ce chef- d’ævre de l'archítecture de la Renaissance, aux tourelles sculptées à jour , aux coupoles dentelées , aux dômes à flèches élancées , aux colonnades maures ques , rappelait l'ensemble grandiose et si féerique du château de Chambord . Frédéric et sa mère n'avaient jamais vu qu'à une distance d'une lieue et demie cette masse imposante de bâtiments , tous deux s'arrêtèrent un moment au milieu de l'esplanade, frappés d'admiration, en embrassant d'un coup- d’æil ces merveilleux détails , ces innombrables 35 > broderies de pierre dont ils ne soupçonnaient pas l'existence . Le bon docteur , aussi triomphant que si le château lui eût appartenu , se frottait joyeusement les mains, s'écriant avec suffisance : Ce n'est rien encore ce ne sont là que les bagatelles de la porte . Que sera-ce donc , lorsque vous aurez pénétré dans l'intérieur de ce palais en chanté ! - Mon Dieu , mère , - disait Frédéric , vois donc cette colonnade à ogives , à côté du grand dôme , comme c'est léger, aérien ! - Et là -bas ces balcons de pierre , - reprenait la jeune femme, on diraitdela dentelle ... et les sculp tures des croisées du premier étage , quelle délicatesse ! quelle richesse de détails ! - Je déclare, - dit le docteur avec une gravité comi que, que nous ne serons pas sortis du château avant demain , si nous perdons tant de temps à admirer les murailles . - M. Dufcur a raison , dit Marie , en reprenant le bras de son fils , allons, viens... - Et ces bâtiments qui ont l'air d'un autre château relié au premier par des ailes circulaires , demanda l'adolescent au médecin , — qu'est- ce donc , Monsieur Dufour ? Ce sont les écuries et les communs, mon garçon . Des écuries ? .. - dit Mme Bastien , - c'est im possible ; vous vous méprenez, mon cher Docteur. Comment? vous n'avez pas plus de foi que cela dans votre cicérone ! – s'écria le docteur ; apprenez, 3 * 36 Madame , que je ne me trompe pas ... Ce sont si bien des écuries , que lorsque le maréchal de Pont- Brillant, le trisaïeul ou le quadrisaïeul du jeune marquis actuel, habitait le château , il faisait venir un régiment de cava lerie qu'il logeait tout entier , à ses frais , bêtes et gens, dans les écuries et aux communs du château , le tout pour se donner le plaisir de faire manæuvrer tous les matins , avant son déjeûner , cette cavalerie sur l'espla nade que vous voyez ; il parait que ça lui ouvrait l'ap pétit, à ce digne seigneur : - C'était une fantaisie digne d'un grand capitaine comme lui , dit Marie , car tu te souviens , Frédé ric ... avec quel intérêt nous lisions cet hiver ses cam pagnes d'Italie . - Sije me le rappelle ? je le crois bien ... dit Frédéric ; après Charles XII , le maréchal de Pont Brillant est mon héros favori. En devisant ainsi , les trois visiteurs avaient traversé l'esplanade ; Mme Bastien, voyant M. Dufour obliquer à droite au lieu de se diriger vers la façade du château, lui dit : — Mais , Docteur ... on doit entrer , ce me semble, dans la cour intérieure par cette porte monumen tale ... - Certainement... les maîtres du château entrent par là ... mais de pauvres diables comme nous , qui n'ont que la protection de M. le chef de cultures sont bien heureux de passer par une petite porte des com répondit en riant le docteur ; – il ferait beau voir que M. le suisse se donnåt la peine d'ouvrir pour nous plébéiens indignes cette grille armoriée . muns , - 37 - Je vous demande pardon de mon ambitieuse pré tention ... dit gaiment Mme Bastien au docteur, tandis que Frédéric , faisant de loin un salut comique du côté de la grille, disait en riant: Madame la grille armoriée , nous reconnaissons très - humblement que vous n'êtes pas faite pour nous. . . M. Dufour ayant sonné à une porte des communs, demanda à parler à M. Dutilleul , le chef des cultures du château ; le docteur fut introduit, et il donna son bras à Mme Bastien . Il fallait , pour arriver à la demeure de M. Dutilleul, traverser une partie des cours des écuries . Une tren taine de chevaux de selle , de chasse ou d'attelage , ap partenant au jeune marquis, étaient arrivés la veille avec ses équipages; un grand nombre de palefreniers anglais allaient et venaient , ceux-là entrant et sortant des écuries, ceux-ci lavant des voitures armoriées, d'autres donnant à l'acier des mors et des étriers le lustre et le poli de l'argent bruni ; le tout sous la surveillance atten live de M. le chef des écuries. Anglais d'un âge mûr, ayant la tournure d'un parfait gentleman , et qui , le cigare aux lèvres , le stik à la main , présidait à ces travaux avec un flegme tout britannique . Parfois aussi , dans des bâtiments voisins, on enten dait les formidables aboiements d'une meute considé rable ; plus loin , en passant auprès d'une sorte de galerie souterraine qui conduisait aux cuisines , les visi teurs aperçurent huit ou dix cuisiniers et marmitons occupés à décharger deux grands fourgons remplis d'ustensiles de cuivre qu'on aurait dit destinés à la bouche de Gargantua. > 38 Soudain le docteur s'écria , en indiquant du geste une grande porte qui venait de rouler sur ses gonds : Comment, encore des chevaux qui arrivent ! ... c'est un véritable régiment ... on nous dirait revenus au temps du maréchal de Pont-Brillant . Voyez donc , ma chère Madame Bastien . En effet, vingt-cinq chevaux d'âge et de taille diffé rents , complètement cachés sous des camails et des couvertures aux couleurs et aux armes du marquis , les uns montés, les autres tenus en main, commencèrent de défiler sous la voûte. Leurs housses et leurs genouil lères poudreuses annonçaient qu'ils venaient de faire une longue route : une calèche attelée terminait la marche. Un jeune homme d'une tournure élégante en descendit , et donna quelques ordres en anglais à l'un des conducteurs de chevaux , qui l'écouta cha peau bas . - Mon ami , dit le docteur à un domestique qui passait, -ces chevaux qui viennent d'arriver sont encore à M. le Marquis ? Oui , ce sont les chevaux de course , les pouliniè res et les élèves de M. le Marquis, car il va établir ici un haras . Et ce Monsieur qui vient de descendre de ca lèche ? - C’est M. John Newman , l'entraîneur de M. le marquis. Et le domestique passa . Mme Bastien , son fils et le docteur qui n'avaient pas idée d'un si nombreux service , regardaient avec ébahis 39 > > - sement cette incroyable quantité de domestiques de toutes sortes . -Eh bien ! Madame Bastien ! dit en riant M. Dufour, - si l'on apprenait à ce jeune marquis que vous, comme moi et comme tant d'autres , nous avons une ou deux pauvres vieilles servantes pour tout domestique, et que nous sommes encore passablement servis ... il nous rirait au nez. . . - Mon Dien ! quel luxe ! reprit Marie , j'en suis étourdie ... C'est un monde que ce château , et puis , que de chevaux . .. J'espère qu'ici tu ne manque rais pas de modèles , Frédéric , toi qui aimes tant à dessiner les chevaux , que tu as fait jusqu'au vénérable portrait de notre pauvre vieux cheval de charrette ... Ma foi, mère , - répondit Frédéric , -je croyais que personne ... sauf le roi peut- être, n'était assez riche pour avoir un si grand nombre de domestiques et de chevaux. Mon Dieu , que de choses , que de bêtes, que de gens ! affectés au service ou aux plaisirs d'une seule personne ! Ces derniers mots furent prononcés par Frédéric avec un imperceptible accent d'ironie, dont MmeBastien ne s'aperçut pas , émerveillée , et il faut le dire , très amusée qu'elle était , par la vue d'un spectacle si nou veau pour elle ; aussi ne remarqua-t-elle pas non plus qu'à deux ou trois reprises les traits de son fils se con tractèrent légèrement, sous une impression pénible . En effet, Frédéric , sans être fort observateur , avait été frappé de quelques manques d'égards auxquels le docteur et sa mère avaient été exposés au milieu de cette foule de domestiques bruyants et occupés : quelque-uns 40 avaient , en passant , coudoyé les visiteurs , d'autres leur avaient grossièrement coupé le passage ; plusieurs enfin , surpris de la rare beauté de Marie Bastien , l'a vaient regardée avec une curiosité hardie , presque fami lière ... Incidents auxquels la jeune femme était d'ailleurs restée complètement indifférente par distraction ou par dignité . Il n'en fut pas ainsi de son fils : blessé dans sa déli cate et tendre vénération filiale , par les procédés des gens du jeune marquis , il comprit bientôt que sa mère, le docteur et lui recevaient un tel accueil de par le fait. seul de leur entrée au château par la porte des subalter nes en se recommandant d'un des principaux do mestiques. Frédéric sentit seulement dès lors son admiration naïve pour tout ce luxe se nuancer d'une légère amer tume , amertume qui avait amené son observation ironi que , sur le nombre de gens et de chevaux affectés aux „ plaisirs ou au service d'une seule personne.” Mais bientôt la mobilité d'impressions naturelles à son âge , la vue des magnifiques jardins qu'il eut à tra verser pour accompagner sa mère et le docteur jusqu'aux serres-chaudes , apportèrent à l'adolescent , sinon l'oubli , du moins la distraction de ces premiers ressen timents. Le personnel des jardiniers de Pont- Brillant était non moins considérable que celui des autres services ; après s'être informé auprès de plusieurs des subordonnés de M. le chef des cultures , qu'il n'avait pas rencontré chez lui , où se trouvait alors cet important personnage , le > 41 docteur et ses amis rejoignirent M. Dutilleul dans la serre-chaude principale . Cette immense rotonde vitrée , à toit copique , avait deux cents pieds de diamètre, sur quarante de hauteur à son point le plus culminant ; cette serre gigantesque, construite en fer avec une hardiesse , une légèreté ad mirables , était plantée des plus beaux végétaux exo tiques . Ici , c'étaient des bananiers de toute taille et de toutes variétés , depuis les musa pains , chargés de fruits , jusqu'à des paradisiaca qui s'élevaient à trente pieds , et dont les feuilles avaient plus de trois mètres de lon gueur ; plus loin les verts éventails des dattiers et des lataniers se mêlaient aux tiges élancées des cannes à sucre et des bambous , tandis que , dans l'eau limpide d'un bassin de marbre , situé au milieu de la serre , se réfléchissaient les plus belles plantes aquatiques : arums de l'Inde aux feuilles énormes et rondes comme des boucliers , cypirus aux ondoyants panaches , lotus du Nil aux grandes fleurs bleu d'azur dont le parfum est si enivrant . C'était un merveilleux mélange de végétation de tou tes formes , de toute grandeur , de toutes nuances, depuis le vert pâle et marbre des bégonias jusqu'aux rayures tour-à-tour tendres et foncées des marantha, feuilles admirables , velours vert en dessus , satin pourpré en dessous ; ici les grands ficus noirâtres et charnus contrastaient avec les fougères du Cap , au feuillage si délicat , aux rameaux si déliés , que l'on dirait des brins de soie violette supportant une dentelle verte ; là le strélizia , dont la fleur ressemble à un oiseau 42 aux ailes d'orange et à l'aigrette bleu-lapis , luttait de richesse et d'éclat avec l'astrapea , à l'énorme pompon cerise , picoté de jaune d'or ; enfin , dans quelques en droits , les immenses feuilles des bananiers , formant une voute de verdure naturelle aux souples et transpa rents arceaux , cachaient si complètement le vitrage de la rotonde , que l'on aurait pu se croire transporté sur la terre tropicale . A l'aspect de cette merveilleuse végétation , Marie Bastien et Frédéric échangeaient à chaque instant des exclamations de surprise et d'admiration . — Dis, Frédéric , quel bonheur de voir, de toucher, enfin , ces bananiers , ces dattiers , dont nous avons lu tant de fois la description dans les livres des voya geurs ! ..- s'écriait Marie . - Mère ... mère ... disait à son tour Frédé ric , en montrant à Mme Bastien un arbuste aux feuilles dentelées et d'un vert d'émeraude, — voici le cafier ... et là , cette belle plante aux feuilles si épaisses , qui grimpe le long de cette colonne ... c'est la vanille. — Frédéric , ... vois donc ces immenses feuilles de latanier , comme l'on comprend bien que , dans l'Inde , cinq ou six feuilles suffisent pour couvrir une cabane ! - Mère, .. regarde donc, voilà ces jolies grenadilles dont parle le capitaine Cook. .. Je les ai tout de suite reconnues à leurs fleurs : on dirait de petites corbeilles de porcelaine à jour, ... etnous qui accusions ce pauvre capitaine de s'amuser à inventer des fleurs impos sibles ! .. Mon Dieu ! Monsieur , dit Marie Bastien au . • 43 . - chef des cultures , - M. de Pont-Brillant , lorsqu'il est ici , ne doit pas quitter ce jardin enchanté . - M. le Marquis est comme feu M. le Marquis, son père , -répondit le jardinier en soupirant , – il n'est pas amateur ; il préfère le chenil et l'écurie ... Mme Bastien et son fils se regardèrent stupéfaits. - Mais alors , Monsieur , reprit ingénument la jeune femme, pourquoi donc avoir ces magnifiques serres ? -Parce qu'il n'y a pas de véritable château sans serres-chaudes , Madame , répondit fièrement M. le chef des cultures , c'est un luxe qu'un véritable grand-seigneur se doit à soi-même. Ce que c'est pourtant que le respect humain , dit tout bas Marie à son fils , avec un sourire doucement railleur. Tu vois , Frédéric , la dignité de soi-même vous oblige à posséder ces merveilles . Puis elle ajouta à l'oreille de son fils : Dis donc , mon ange , dans l'hiver , quand les jours sont si courts ... et qu'il neige , quelles heures délicieuses l'on passerait ici à narguer les frimas ! .. Il fallut que le docteur vint arracher la jeune mère et son fils à leur admiration inassouvie . - Ma chère Madame Bastien , nous en aurions pour deux jours seulement dans cette serre , si vous voulez tout voir en détail . C'est vrai , mon bon Docteur ... c'est vrai... répondit Mme Bastien , allons ... - ajouta -t -elle en souriant et soupirant de regret , - quittons les tropi ques ... et allons dans une autre partie dumonde sans 44 9 doute... car , ainsi que vous le disiez , Monsieur Du four, c'est ici le pays des prodiges . .. Vous croyez plaisanter ?...eh bien ! si vous êtes sage , dit en souriant le docteur, -je vous conduirai tout - à - l'heure en Chine... En Chine ? ... mon bon Docteur , est-ce pos sible ? Certainement, et s'il nous reste un quart d'heure , ma foi ! nous ſerons ensuite une petite pointe ... jus qu'en Suisse. . . - Aussi en Suisse ? -- s'écria Frédéric. En pleine Suisse... Mais avant, nous visiterons le château , et là ce sera bien autre chose ! - Quoi donc encore ? Docteur. Oh ! là ce ne seront plus des pays divers que nous parcourrons , mais les âges ... depuis l'ère gothique j'usqu'au siècle de Louis XV... et le tout... en une heure au plus. Je vous crois , Docteur ; je suis décidée à ne plus m'étonner de rien , répondit Mme Bastien , nous sommes ici dans le pays des fées . Viens-tu , Frédéric ? Et les visiteurs suivirent M. le chef des cultures qui , avec une certaine sulfisance narquoise , souriait à part soi de l'étonnement bourgeois des amis de M. Dufour. Un moment distrait de ses premiers ressentiments par l'aspect saisissant de la serre- chaude, Frédéric suivit sa mère d'un pas moins allègre que de coutume: il car 45 éprouvait un serrement de cæur singulier, en pensant à la dédaigneuse indifférence du jeune marquis de Pont Brillant pour ces merveilles qui eussent fait la joie , les délices , l'attachante occupation de tant de personnes, dignes d'apprécier et d'aimer ces trésors de la nature, réunis à tant de frais . CHAPITRE QUATRIÈME . ananas et M. le chef des cultures, en quittant la rotonde im mense formant la serre chaude principale , introduisit les trois visiteurs dans d'autres serres qui s'étendaient latéralement ; l'une d'elles , destinée aux renfermant toutes les espèces connues de ces fruits par fumés , aboutissait à une serre spéciale aux orchidées ; il fallut encore que le docteur arrachât Marie Bastien et son fils à la surprise , à l'admiration où ils restaient plongés , malgré la température humide et étouffante de cette serre , à la vue de plusieurs orchis fleuris , fleurs bizarres , presque fantastiques, tantôt pareilles à des papillons diaprés de vives couleurs , tantôt à des insectes aiiés d'une apparence fabuleuse. Là se terminait le domaine de M. Dutilleul ; cepen dant il voulut bien guider nos curieux sur les terres de son collègue des cultures d'orangerie , de serre ten.pérée et de pleine terre . Je vous avais promis la Chine , dit le docteur à ses amis , - nous voici en Chine. En effet, au sortir de la serre aux orchidées , l'on 47 entrait dans une galerie chinoise à piliers à jour peints de rouge et de vert éclatant , et pavée de carreaux de porcelaine , pareils à ceux dont était revêtu un petit mur à hauteur d'appui servant de base aux colonnes ; entre celles-ci étaient espaces de grands vases du Japon, bleu, blanc et or , contenant des camélias , des roses pivoines, des azalées , des citronniers , et autres arbustes de la Chine . Cette galerie , vitrée pendant la mauvaise saison, conduisait à une véritable maison chinoise formant le centre d’un vaste jardin d'hiver . La curieuse édification de cette demeure , qui avait coûté des soins et des sommes immenses , remontait au milieu du XVIII. siècle , époque à laquelle la rage des chinoiseries était poussée à son comble. Témoin la fa meuse pagode de Chanteloup , bâtiment fort élevé , con struit tout en porcelaine . La maison chinoise de Pont- Brillant ne le cédait en rien à la fameuse Folie de M. de Choiseul . La disposition de cette demeure, composée de plu sieurs pièces , ses tentures , ses ameublements , ses ustensiles de ménage , ses ornements , tout était rigou reusement authentique ; et , pour compléter l'illusion , deux merveilleux magots de grandeur naturelle , habillés des plus riches étoffes , placés de chaque côté des por tières du salon , les soulevaient à demi , semblant ainsi les ouvrir aux visiteurs qu'ils saluaient de minute en minute , grace au balancier intérieur qui leur faisait remuer les yeux , et alternativement incliner et relever la tête . Tout ce que la Chine offre de plus curieux , de plus 48 les usages , > chatoyant , de plus splendide en étoffes , laques , meu bles , porcelaines , objets d'or , d'argent ou d'ivoire cise lés , était rassemblé dans cette espèce de musée , dont les trois fenêtres de bambou , aux transparents vitrages de pâte de riz , peinte de fleurs et d'oiseaux de couleurs étincelantes , donnaient sur le jardin d'hiver . Cette sorte de serre tempérée , plantée d'arbres et d'arbustes de Chine et du Japon , se couvrait dès l'automne , au moyen de châssis vitrés , s'adaptant au rebord de la toiture de la maison . Est-ce un rêve ? disait Mme Bastien , en exa minant ces merveilles avec autant de curiosité que d'in térêt , que de trésors de toutes sortes ! .. Vois donc, Frédéric ! C'est un livre vivant où l'on pourrait étudier les meurs , l'histoire de singulier pays... car voici une collection de médailles , de monnaies , de dessins et de manuscrits. Dis donc , mère , reprit Frédéric , bonnes et longues soirées d'hiver l'on passerait ici en lisant un voyage en Chine... en suivant ainsi , pour ainsi dire sur nature ... toutes les narrations du livre . Au moins, Monsieur, dit Marie à M. Du M. de Pont- Brillant vient souvent visiter ce pavillon si curieux , si intéressant ? M. le Marquis n'est pas non plus fou de chinoi series , Madame , il aime mieux la chasse. Feu M. le Marquis , son arrière-grand-père , avait fait construire cette maison , parce que, dans ce temps-là ... c'était la mode , voilà tout. Marie ne put s'empêcher de hausser imperceptible ment les épaules , en échangeant un demi-sourire avec que de tilleul , > 49 son fils , qui, de plus en plus rêveur et réfléchi>, suivit sa mère à qui le docteur offrit son bras . Les visiteurs eurent alors à traverser une allée si nueuse du jardin d'hiver conduisant à une grotte de ro caille ... intérieurement éclairée par de gros verres lenti culaires bleuâtres , enchâssés dans les roches ; ces jours jetaient dans cette galerie souterraine, ornée de coquil lages et de coraux , une pâle clarté semblable à celle qui se tamise dans les lieux sous-marins. N'allons-nous pas maintenant chez les opdines, bon Docteur ? - demanda galment Mme Bastien en com mençant à descendre un plan assez incliné , — quelque naiade ne va- t-elle pas nous recevoir au seuil de son humide empire ? Vous n'y êtes pas du tout , - répondit le docteur, ce passage souterrain , tapissé de nattes , comme vous voyez , et chauffé pendant l'hiver , conduit au cha teau ; car vous remarquerez que tout ce que nous venons de voir se communique par des passages couverts et qu'en hiver on peut ainsi voyager dans les différentes parties du monde sans crainte du froid ou de la pluie . En effet, le souterrain aboutissait, par un escalier en spirale , à l'extrémité d'une longue galerie que l'on appelait la Salle des Gardes, et qui, dans les temps re culés , avait dû servir à cette destination , Dix hautes fenêtres à ogives , garpis de vitraux co loriés et armoriés au hlason des marquis de Pont- Bril lant, éclairaient cette salle immense aux boiseries de chêne sculpté , au plafond bleu de ciel , divisé en cais sons par des poutres de chêne ouvragées et rehaussées de dorures. Frédéric Bastien . I. 4 > > 50 > Dix guerriers, armés de toutes pièces , casque en tête , visière baissée , bouclier au bras , pertuisane au gantelet , épée au côté , espacés de l'autre côté de la galerie , faisaient face aux dix fenêtres , et les reflets irisés des vitraux jetaient çà et là des lueurs prismatiques sur l'acier des armures qui se détachaient étincelantes sur la boiserie sombre. Au milieu de cette galerie , on voyait exhaussé sur une estrade un cavalier aussi armé de toutes pièces, dont le grand cheval de bataille, figuré en bois , disparaissait complètement sous sa carapace d'acier , et sous les plis trainants de sa longue housse mi-partie chamois et cra moisi , largement armoriée . L'armure complète du cavalier, admirablement da masquinée d'or , était un chef- d'æuvre de ciselure et d'ornementation . M. le chef des cultures , s'arrêtant devant l'estrade , dit aux visiteurs avec un certain or gueil domestique : Cette armure que vous voyez , a été portée par Raoul IV , sire de Pont - Brillant, lors de la première croissade ; ce qui prouve , n'est- ce pas ? que la noblesse de M. le marquis ne date pas d'hier. A ce moment , un homme âgé , de noir vêtu , ayant ouvert une des portes massives de la salle des gardes, M. Dutilleul dit au docteur Dufour : Tenez , Docteur , voilà justement M. Legris , le conservateur de l'argenterie du châtean ; c'est un ami; je vais vous confier à lui ... il vous servira de guide ici mieux que moi ... Et , s'avançant vers le vieillard , M. Dutilleul lui dit à demi-voix : . 51 Mon cher Legris , ce sont des amis à moi ... qui voudraient voir le château , je vous les recommande... à charge de revanche , lorsque vos connaissances vou dront visiter mes serres . Les amis de nos amis sont nos amis , mon cher, - répondit péremptoirement M. le conservateur de l'ar genterie ; puis , d'un geste de tête familier , il fit signe aux curieux de le suivre dans les appartements qu'un nombreux domestique d'intérieur achevait de mettre en ordre . Il serait trop long d'énumérer les merveilles de splendeur grandiose que renfermait le rez-de-chaussée de ce château ou plutôt de ce palais : depuis une biblio thèque que bien des grandes villes eussent envié, jusqu'à une galerie de tableaux des plus grands maîtres anciens et modernes , sur lesquels les visiteurs ne purent jeter qu'un coup d'æil rapide , et qu'ils durent traverser presque à la hâte, car, il faut le dire, malgré son obli geante promesse à M. Dutilleul , M. le conservateur de l'argenterie semblait assez impatient de se débarrasser de nos trois curieux . Le premier étage , ainsi que l'avait apnoncé M. Du four à Frédéric et à sa mère , se composait d'une série de pièces , offrant un spécimen de l'aménagement in térieur depuis le XIV. siècle jusqu'au XVIII . C'était un véritable Musée , empreint d'un caractère tout particulier, grâce aux nombreux portraits de fa mille et aux antiquités de toutes sortes ayant appartenu aux différents membres de cette puissante et ancienne maison. Dans une des ailes du premier étage se trouvaient 4 * 52 les appartements de la marquise douairière de Pont Brillant. Celle-ci , malgré son grand âge, tenait à avoir un ameublement aussi frais, aussi coquet , que lors qu'elle faisait dans sa première jeunesse les beaux jours de la cour de Louis XV. C'était une éblouissante pro fusion de dorures , de dentelles et d'anciennes étoffes des plus précieuses ; c'était un encombrement de meubles de bois de rose contournés et chantournés, de porcelaines de Sèvres et de Saxe . Rien n'était surtout plus charmant que la chambre à coucher tendue en lampes rose et blanc avec son baldaquin à la duchesse, chargé de touffes de plumes d'autruche . Quant à la chambre de toilette , c'était un ravissant boudoir tapissé de damas bleu tendre à gros bouquets de marguerites . Au milieu de cette pièce , meublée comme la chambre en bois doré , on voyait une magnifique pompadour à glace , ornée de housses et de rideaux de point d'Alen çon , renoués par de gros pæuds de ruban , et couverte d'ustensiles de toilette , les uns en or émaillé , les autres en vieux Sèvres bleu de ciel . Nos trois visiteurs venaient d'entrer dans cet appar tement , lorsque parut un homme à la physionomie hau taine et bouffie d'importance . Ce personnage, qui por tait un ruban rouge à la boutonnière de sa redingote , n'était rien moins que M. l'intendant du château et des domaines. A la vue des trois étrangers , M. l'intendant fronça le sourcil d'un air à la fois très-surpris et très -mé content. - Que faites - vous ici ? demanda-t- il à son sub ordonné , M. Legris ,> d'une voix impérieuse : pour 53 - quoi n'êtes-vous pas occupé de votre argenterie ? ... Qu'est-ce que ce monde- là ? A ces inconvenantes paroles , Mme Bastien devint pourpre de confusion , le docteur se redressa de toute la hauteur de sa petite taille , Frédéric rougit extrême ment et s'écria à demi-voix en regardant sa mère : L'insolent ! ... Mme Bastien prit vivement la main de son fils et haussa les épaules en lui montrant d'un regard de pitié le sot intendant. Monsieur Desmazures , répondit humblement M. Legris à son supérieur , ce sont des amis de Du tilleul ... il m'a prié de leur montrer le château et ... j'ai cru ... Mais , c'est inconcevable , - s'écria l'intendant en interrompant M. Legris , mais c'est d'un sans gêne qui n'a pas de nom ... cela ne se passerait pas ainsi chez des bourgeois de la rue Saint - Denis ! Introduire ainsi les premiers venus dans les appartements de Mme la Marquise ? Monsieur , dit d'une voix ferme le docteur Du four, en faisant deux pas vers l'intendant , Mme Bastien , son fils et moi , qui suis le médecin de M. Dutilleul , nous ne croyions pas commettre , et nous n'avons pas , en effet, commis la moindre indiscrétion, en acceptant l'offre que l'on nous a faite de visiter le château ... J'ai été voir plusieurs demeures royales, Monsieur , et je crois bon de vous apprendre que j'y ai toujours été accueilli avec politesse ... par les gens qui les gardaient. - C'est possible , Monsieur , - répondit sèchement 54 - l'intendant , - mais vous vous étiez sans doute adressé à qui de droit , pour obtenir la permission de visiter ces châteaux ... Vous m'eussiez adressé votre demande ... par écrit , à moi , l'intendant , le seul maitre ici en l'absence de M.le Marquis , que j'aurais vu ce que j'a vais à vous répondre . Il nous reste à prier Monsieur l’Intendant de vouloir bien excuser notre ignorance des formalités, - dit Mme Bastien à cet important avec un sourire mo queur , afin de montrer à son fils combien elle avait peu de souci de l'impolitesse de cet homme. Et elle prit le bras de Frédéric. Si j'avais été mieux instruit des usages de l'ad ministration de Monsieur l'Intendant, ajouta le doc teur d'un ton sardonique , Monsieur l'Intendant au rait reçu ma supplique respectueuse, afin d'obtenir de sa toute - puissante bonté la permission de visiter le château . Monsieur, -s'écria l'intendant avec une hauteur courroucée , - est - ce une plaisanterie ? A peu près , Monsieur , — reprit le docteur. L'intendant fit un mouvement de colère . Pour ne pas terminer cet entretien par une plai santerie , Monsieur , — reprit Mme Bastien , en s'adres sant à l'intendant, —- permettez-moi de vous dire sérieu sement , Monsieur , que j'ai souvent lu que l'on recon naissait toujours la maison d'un grand seigneur à la parfaite urbanité de ses geos . Eh bien ! Madame ? Eh bien ! Monsieur , il me semble que vous dé sirez confirmer la règle .. par l'exception . - > 55 Il est impossible d'exprimer , avec quelle finesse et quelle gracieuse dignité Marie Bastien donna cette leçon méritée à l'important personnage qui se mordit les lèvres et ne souffla mot. Marie prenant alors le bras du docteur , lui dit gai ment à demi-voix , ainsi qu'à Frédéric : Il ne faut pas nous étonner ... De savons-nous pas que dans les pays enchantés on rencontre parfois des génies malfaisants , mais presque toujours d'un ordre subalterne ? .. Sauvons-nous vite avec les souvenirs de ces merveilles que le vilain génie n'aura pu flétrir. Un quart d'heure après cet incident , Mme Bastien, Frédéric et le docteur quittaient le château de Pont Brillantpar une des portes communes. Marie , autant par bon esprit que par délicatesse pour le docteur , qui semblait peine de la désagréable issue de cette excursion , dont il se reprochait d'avoir eu la malencontreuse idée , Marie prit parfaitement et très galment son parti de leur commune mésaventure , et plaisanta la première sur la ridicule importance que se donnait M. l'intendant. De son côté , M. Dufour , fort au-dessus de l'impoli tesse de cet homme , ne s'en était affecté qu'en raison du chagrin qu'elle pouvait causer à Mme Bastien ; mais en la voyant bientôt oublieuse et insouciante de ce désa gréable incident , le bon docteur , revenu à sa gatté naturelle , rappela l'existence de certaine galette demé nage , enfouie, avec d'autres provisions , dans le coffre de sa carriole , humble véhicule , laissée sous la garde d'un enfant à l'entrée de l'avenue du château. 56 - Au bout d'un quart d'heure de marche dans la forêt, les trois amis'ayant trouvé une belle place gazonnée, abritée du soleil ar un bouquet de chênes énormes, l'on s'y installa joyeusement pour déjeuner. Frédéric, quoique un peu contraint, parut partager la gaité de sa mère et du docteur ... Marie , trop clairvoyante pour ne pas remarquer que son fils éprouvait quelque chose d'inaccoutumé, crut deviner la cause de ces préoccupations, et le plaisanta doucement sur la gravité qu'il semblait attacher à l'im pertinence d'un sot intendant. Allons , mon beau Cid ... mon vaillant chevalier, disait- elle gatment à son fils en l'embrassant avec tendresse , - garde ta colère et ta bonne épée pour un adversaire digne de toi ... Nous avons donné, le Doc teur et moi , à ce domestique mal appris une excel lente leçon . Ne songeons qu'à terminer gaiment cette journée et au plaisir que nous aurons pendant bien long temps à nous entretenir des trésors de toute sorte que nous aurons vus et que nous emportons par la pensée dans notre chère petite maisonnette. Puis , se mettant à rire, la jeune femme ajouta : Dis donc, Frédéric. Mére . Tu n'oublieras pas de dire demain matin à M. le vieux père André , chef de nos cultures à la belle étoile , de nous faire un superbe bouquet de muguets des bois et de violettes des prés, tout ce que nous avons de plus rare enfin . - Oui , mère , - répondit Frédéric en souriant. Il ne faudra pas non plus oublier , - ajouta la > 57 > > jeune femme, de prévenir le chef de nos écuries, d'atteler ... dans l'après-diner, notre vénérable cheval blanc. Choisis celui-là ... et pour cause , nous irons à la ville faire emplette de toile de ménage. Et moi , Madame la rieuse , – s'écria le docteur la bouche pleine , — je vous dis , je vous prouve que votre vieille Marguerite , le chef de vos cuisines, a fait là une galette ... oh mais ! une galette ... Le bon docteur n'acheva pas , car il faillit étouffer. Alors , ce furent des rires sans fin , et Frédéric fit tous ses efforts pour partager l’hilarité de sa mère et du docteur. En effet, le rire de l'adolescent était contraint ; il éprouvait moralement un malaise étrange et croissant ... De même que certains symptômes vagues, inexplicables, annoncent parfois l'invasion prochaine d'une maladie encore latente ; de vagues,d'inexplicables ressentiments, encore confus , mais douloureux , semblaient sourdre et germer au plus profond du cæur de Frédéric..... le ca ractère de ces ressentiments encore indéfioi lui causait cependant une sorte de honte ... tellement instinctive que, toujours si confiant envers sa mère, il redouta sa pénétration , pour la première fois de sa vie , mit tout en æuvre pour la déjouer ... et y parvint en affectant sa gaité habituelle jusqu'à la fin de cette journée. > CHAPITRE CINQUIÈME. Quelques jours s'étaient passés depuis la visite de Mme Bastien et de son fils au château de Pont Brillant. Frédéric n'était jamais sorti de la maison de sa mère, que pour aller chez quelques personnes d'une condition non moins modeste que la sienne ; aussi resta - t - il d'abord sous l'impression d'éblouissement dont il avait été frappé, à la vue des innombrables merveilles du cha teau, de ce luxe royal, si nouveau pour lui . Mais , le lendemain , lorsque l'adolescent s'éveilla dans sa petite chambre , il la trouva triste et nue ; allant ensuite , selon sa coutume , embrasser sa mère chez elle , involontairement il compara de nouveau l'élégance à la fois coquette et magnifique de l'appartement de la vieille marquise de Pont-Brillant, à la pauvreté de la demeure maternelle ; il en éprouva un grand serrement de ceur. Le hasard rendit encore cette impression plus sen sible pour Frédéric ... Lorsqu'il entra chez Mme Bastien , la jeune femme, 59 دوو dans toute la fraicheur matinale de sa beauté ravissante, tressait ses longs cheveux bruns devant une toilette de bois peint , recouverte d'une toile cirée , bien luisante, et surmontée d'une petite glace à bordure noire . Frédéric se rappelant que le satin, la dentelle et l'or enrichissaient la splendide toilette de la marquise douairière de Pont-Brillant, il ressentit pour la première fois la morsure aiguë de l'Envie , et se dit , contraignant d'autant moins l'amertume de sa réflexion , qu'il ne s'agissait pas de lui , mais de sa mère : Ce boudoir si élégant , si somptueux , que j'ai „ vu au château , ne semble-t-il pas bien plutôt destiné à une charmante personne comme ma mère , qu'à cette „ marquise octogénaire qui , dans sa ridicule coquet terie , se plait à admirer sa figure décrépite dans ses „ miroirs encadrés d'or, de dentelles et de rubans ? “ Rêveur et déjà vaguement attristé , Frédéric se rendit au jardin . La matinée était superbe ; le soleil de juillet faisait étinceler comme autant de perles cristallines les gouttes d'abondante rosée suspendues au calice des fleurs . Jusqu'alors , l'adolescent s'était souvent extásié avec sa mère sur la fraicheur , l'éclat et le parfum d'une rose, analysant, admirant dans un ravissement toujours nou veau ce trésor de coloris , d'élégance et de senteur ... le disque d'argent des paquerettes , le velours miroitant des pensées, les grappes aériennes de l'acacia rose ou de l'ébénier , tout enfin , jusqu'à la bruyère des landes, jusqu'au genêt des bois, avait jusqu'alors excité l'intelli gente admiration de Frédéric ; mais ce matin-là, il n'eut 60 > pour ces fleurs simples et charmantes que des regards distraits, presque dédaigneux. Il songeait à ces rares et magnifiques plantes tro picales , dont étaient remplies les serres - chaudes du château . La futaie séculaire , pourtant si ombreuse et si égayée par le gazouillement des nichées d'oiseaux qui semblaient répondre au murmure de la petite cascade et du ruisseau , fut aussi dédaignée .... Qu'étaient cette centaine de vieux chênes, et ce filet d'eau limpide auprès des immenses ombrages du parc de Pont-Brillant , tan tôt peuplés de statues de marbre blanc , tantôt réfléchis dans des bassins énormes , du milieu desquels naïades et tritons de bronze , verdis par les années , faisaient in cessamment jaillir mille gerbes d'eau , dont l'humide poussière atteignait la cime d'arbres gigantesques . Frédéric, de plus en plus pensif et attristé, eut bien tôt atteintla lisière de la futaie ... L'ame oppressée , il jeta machinalement les yeux autour de lui ... Soudain il tressaillit et se retourna brusquement. .. Il venait d'apercevoir , se dessinant à l'horizon et dominant l’antique forêt, le château de Pont- Brillant, que le soleil levant inondait d'une lumière dorée. . . A cet aspect , Frédéric se rejeta dans l'ombre de la futaie, comme s'il eût voulu reposer sa vue d'un éblouis sement douloureux ... mais hélas! ... quoiqu'il fermåt pour ainsi dire les yeux du corps devant cette vision resplendissante, la trop fidèle mémoire de ce malheureux enfant, rappelant incessamment à sa pensée les mer veilles dont il avait été si frappé, l'amenait fatalement à 61 de nouvelles et poignantes comparaisons qui devaient flétrir, empoisonner une à une les joies naïves du passé, jusqu'alors pour lui si pleines de charmes... Ainsi , passant devant la porte entr'ouverte de l'é curie d'un vieux cheval de labour , hors de service , que l'on attelait seulement parfois à une sorte de carriole couverte , humble équipage de Mme Bastien , Frédéric entendit hennir ... c'était le vénérable animal qui , ha bitué de recevoir chaque matin de son jeune maitre quel ques croûtes de pain dur , passait à travers la baie de la porte sa grosse tête débonnaire à demi cachée sous une crinière ébouriffée , réclamant joyeusement sa friandise quotidienne . Frédéric , pour réparer son oubli , arracha une poignée d'herbe fraîche , et la fit manger dans sa main au véné rable laboureur , dont il caressait en même temps l'épaisse et rustique encolure ; mais soudain , venant à se rappeler les magnifiques chevaux de course et de chasse qu'il avait vus au château , il sourit avec une ex pression d'humiliation amère , s'éloigna brusquement du vieux cheval qui, surpris et tepant encore sa poignée d'herbe entre ses dents , suivit long-temps son maitre d'un regard intelligent et doux. Une autre fois c'était une femme infirme et agée à qui , chaque semaine, Frédéric , à défaut d'aumône en argent, donnait du pain et quelques fruits . - Tenez , bonne mère , lui dit-il en lui faisant son offrande accoutumée , - je voudrais vous venir mieux en aide , mais ma mère et moi nous n'ayons pas d'argent. Vous êtes bien bon tout de même , Monsieur 62 Bastien, -reprit la mendiante, -mais bientôt je n'aurai plus rien à vous demander. Pourquoi cela ? Ah dame ... Monsieur Bastien ...M. le Marquis vient habiter le château , et ces grands seigneurs , ça fait quelquefois de grosses aumônes en argent , et j'es père en avoir ma part. Votre servante ... Monsieur Bastien . Pour la première fois Frédéric rougit de l'humble aumône qu'il avait jusqu'alors faite avec un si doux con tentement de cæur ; aussi plus tard il répondit brusque ment à un indigent qui l'implorait : Vous ririez de mon aumône , adressez-vous à M. le Marquis... il doit être la Providence de la contrée ... lui ! .. il est si riche . L'ame du malheureux enfant s'assombrissait ainsi de plus en plus . Ce qui naguère encore le charmait , prenait à ses yeux une teinte morne ; triste et froid brouillard qui s'étendait peu-à-peu sur les gais horizons, sur les riantes perspectives de ses jeunes années jusqu'alors si heu reuses . Cette invasion de l'Envie dans le cœur de Frédéric semblera peut-être d'autant plus étrange que l'on con naft mieux le passé de l'adolescent. Et cependant cette anomalie apparente est expli cable . Le fils de Mme Bastien avait été élevé dans un milien modeste, presque pauvre ; mais le tact exquis, l'instinct délicat de la jeune mère avaient su donner à la simplicité de son entourage un rare caractère d'élégance et de 63 distinction , et cela grâce à ces mille riens dont l'en semble est charmant. Ainsi quelques branches de bruyères sauvages , mêlées de fleurs agrestes arrangées avec goût , peuvent former une brillante parure . . Mais la gracieuse main qui sait tirer si bon parti de la Flore rustique , serait elle moins habile à nuancer l'éclat d'un bouquet aussi rare que magnifique? Non, sans doute ! Le sentiment de l'élégance et du beau développé, raffiné par l'éducation, par les habitudes, par la culture des arts , mettait donc Frédéric à même d'admirer, d'apprécier plus que personne , les merveilles du chå teau de Pont- Brillant, et fatalement de les envier en proportion du désir qu'elles lui inspiraient. Frédéric eût au contraire vécu jusqu'alors dans un milieu vulgaire , entouré d'objets repoussants , que, façonné à une vie grossière , il eût, dans sa rudesse , été plus ébahi que charmé des trésors du château ; et il ne les aurait sans doute pas enviés , ignorant les jouissances élevées qu'ils pouvaient procurer. C'eût été encore la fable du Coq et de la Perle . Et puis enfin par l'éducation , par le cour, par l'in telligence , par les manières , peut-être même par la grace et par la beauté , Frédéric se sentait au niveau du jeune marquis ... moins la naissance et la richesse, et , pour cela même , il lui enviait plus âprement encore ces avantages que le hasard seul dispense. Mme Bastien, incessamment occupée de son fils, s'a perçut peu - à - peu du changement qui s'opérait en lui ... et se manifestait par des accès de mélancolie fréquents. Le modeste cottage de retentissait plus , comme par le > 64 > - passé, d'éclats de rire fous, causés par ces jeux animés et bruyants auxquels la jeune mère participait si joyeu sement... L'étude fipie , Frédéric prenait un livre et lisait durant le temps de sa récréation ; mais , plus d'une fois , Mme Bastien s'aperçut que son fils , son front ap puyé sur sa main , restait un quart d'heure , les yeux fixément attachés sur la même page. Lorsque , dans son inquiétude croissante , Mme Bastien disait à son fils : Mon enfant je te trouve triste ... préoc cupée ... taciturne ; .. tu n'es plus gai comme par le passé ... Que veux -tu , mère , répondit Frédéric en tâchant de sourire , — je suis quelquefois surpris ainsi que toi ... de la tournure plus sérieuse que prend mon esprit ... cela n'est pas étonnant ... je ne suis plus un enfant ... la raison me vient. Frédéric n'avait jamais menti , et il mentait . . . Jusqu'alors enfant ou adolescent, avouant toujours loyalement ses fautes à sa mère , elle avait été la confi dente de ses moindres pensées ... mais à la seule idée de lui confier ou de la voir pénétrer les ressentiments pleins de fiel éveillés en lui par sa visite au château de Pont Brillant, l'adolescent éprouvait une honte écrasante, un effroi insurmontable ; plus il se savait adoré de sa mère , plus il redoutait de lui paraître dégradé ; il n'eût pas reculé devant l'aveu d'une grande faute , résultant d'un entrainement quelconque ; il eût mieux aimé mourir que de lui avouer les tourments de l'ENVIE ; aussi , mis en 65 ) כל garde contre lui-même par l'inquiète sollicitude de Mme Bastien , il employa toute la force , toute l'opiniâtreté de son caractère résolu , toutes les ressources de son esprit , à cacher désormais la plaie douloureuse qui commençait à le ronger ; mais c'est en vain qu'il eût voulu se soustraire à la profonde sagacité de la tendresse de sa mère , si celle-ci n'eût pas été à la fois égarée et rassurée par le docteur Dufour. Ne vous alarmez pas , lui dit d'ailleurs en toute sincérité le médecin , à qui elle avait confié le sujet de ses craintes , Frédéric subit l'influence de „ l'époque critique dans laquelle il se trouve ... La der „ nière croissance et la puberté causent souvent , pen „ dant quelques mois , de ces brusques et singuliers „ revirements dans le caractère des adolescents ; les plus expansifs, les plus gais, deviennent parfois som bres, taciturnes ; ils éprouvent alors d'indéfinissables angoisses, des mélancolies sans raison , de grands abattements, et un impérieux besoin de rêverie, de so „ litude... Encore une fois , ne vous alarmez donc pas de ce phénomène toujours plein de mystère et d'im » prévu. .. Surtout , n'ayez pas l'air de vous apercevoir du changement que vous remarquez chez votre fils ; il s'inquiéterait pour vous et pour lui ; laissez faire le „ , temps: cette crise, presque inévitable, aura son terme, vous verrez alors Frédéric revenir à son caractère habituel; seulement, il aura la voix måle et vibrante. „Tranquillisez-vous ; je réponds de tout ! L'erreur du docteur Dufour était d'autant plus excu sable , que les symptômes dont s'effrayait Mme Bastien, ressemblaient fort à ceux dont on remarque la pré Frédéric Bastien, I. 5 وو وو 66 sence chez beaucup d'adolescents loin de l'âge de la puberté . De son côté , Mme Bastien devait accepter ces expli cations si vraisemblables , car elle n'avait pu deviner la cause réelle du changement de Frédéric . Ce changement ne s'était pas manifesté immédiate ment après la visite au château ; ça avait été , au con traire , peu - à - peu , par une progression presque insen sible , et quand vint le jour où Mme Bastien commença de s'inquiéter , plus d'un mois s'était écoulé depuis l'excursion à Pont-Brillant ; aucun rapport ne semblait donc pouvoir exister entre cette joyeuse partie et la sombre mélancolie de Frédéric, qui , d'ailleurs, mettait tous ses soins à cacher son secret. Comment enfin Mme Bastien pouvait-elle supposer que son fils , élevé par elle, et jusqu'alors d'un caractère si généreux , si noble, pût connaitre l'envie ? Aussi , rassurée par M. Dufour , ep qui elle avait et devait avoir une entière confiance , voyant dans les symptômes dont elle s'était alarmée , la conséquence d'une crise passagère et inévitable , Mme Bastien , tout en suivant avec une tendre sollicitude les différentes phases de l'état de son fils , s'efforça de lui cacher la tristesse dont elle se sentait souvent accablée , en le trouvant si changé, et attendit sa guérison avec rési gnation . L'erreur si concevable du docteur Dufour, erreur partagée par Mme Bastien, eut des suites funestes. Frédéric, désormais à l'abri des incessantes questions et de l'inquiète sagacité de sa mère , put s'abandonner aveuglément au courant qui l'entrainait. . > 67 . رو سے A mesure que son humble existence , que ses joies innocentes s'étaient flétries au souffle ardent d'une en vieuse comparaison ... Frédéric avait voulu chercher quelques distractions dans l'étude ; mais bientôt l'étude lui devint impossible ... son esprit était ailleurs ... et puis , il se disait : Quoi que j'apprenne ... quoi que je sache , je „ ne serai jamais que Frédéric Bastien, un demi-paysan , youé d'avance à une vie obscure et pauvre ... tandis , que ce jeune marquis , sans avoir jamais rien fait pour „ cela , jouit de l'éclat d'un nom glorieux et illustré pendant des siècles ! Alors se retraçaient à la mémoire de Frédéric ces sou venirs féodaux de Pont - Brillant, ces galeries d'armures, ces portraits , ces blasons , preuves parlantes de la puis sance et de la célébrité historique de cette ancienne et grande maison ; alors , pour la première fois , le mal heureux enfant, cruellement humilié de la profonde ob scurité de sa naissance , s'affaissait sous le poids d'un découragement invincible. ,, — Pourquoi , se disait-il , ce jeune marquis, déjà las ou insouciant des magnificences dont il est „ , comblé , si les trésors de toutes sortes , dont la mil , lième partie ferait le bonheur de ma mère , le mien et „ celui de tant de gens , pourquoi , de quel droit , ce „ jeune homme possède- t -il ces magnificences ? Les a „ t- il acquises par son travail ? Non ... non ... Pour „ jouir , pour se rassasier de tout , il s'est seulement „ donné la peine de naître . Pourquoi tout à celui-là ? „ rien aux autres ? Pourquoi là-bas tant de superflu , ور 5 * 68 1 „ , tandis qu'ici ma mère est réduite à peser aux indigents le pain de l'aumône. Ces réflexions de Frédéric , si amères , si doulou reuses , sur l'effrayante disproportion des conditions humaines , avivant , envenimant encore son envie , l'ex altèrent bientôt presque jusqu'à la haine, et cette haine, de nouveaux événements devaient l'enraciner dans son ceur. CHAPITRE SIXIÈME. > > > La première période de l'envie qu'éprouvait Frédéric, avait été pour ainsi dire passive. La seconde fut active . Ce qu'il souffrit alors est impossible à exprimer : cette souffrance cachée , concentrée au plus profond de son ame , n'avait pas d'issue et était toujours avivée par la vue incessante , fatale du château de Pont-Bril lant , que ses regards rencontraient presque toujours, de quelque côté qu'il les tournât , car l'antique édifice dominait au loin et partout l'horizon ; plus Frédéric sentait l'acreté des progrès de son mal, plus il sentait la nécessité de le dissimuler à sa mère , se disant dans son morne désespoir , que de pareilles douleurs ne méri taient que mépris et aversion , et qu'une mère , elle même, ne pouvait ... pas les prendre en pitié. Toutes les affections morales ont leur réaction phy sique . Ls santé de Frédéric s’altéra , il perdit le sommeil, l'appétit. Lui, autrefois si animé, si actif, répugnait à la moindre promenade ; il fallait, pour l'arracher à son 70 apathie taciturne ou à ses sombres rêveries, la pressante et tendre sollicitation de sa mère . Pauvre Marie ! combien elle souffrait aussi mais en silence , et tâchant de sourire toujours , de crainte d'alarmer son fils surlui-même; mais elle ne se décourageait pas , et attendait avec un mélange d'an goisse et d'impatiente espérance , la fin sans doute prochaine de cette crise dont le docteur Dufour lui avait expliqué la cause . Mais , hélas ! combien cette attente semblait longue et pénible à la jeune femme! quel changement ! quel contraste ! .. A cette vie naguère si délicieusement par tagée avec un fils adoré, ...à ces études attrayantes , à ces jeux d'une folle gaité, à ces entretiens , débordants de tendresse , de confiance et de bonheur , succédait une vie morne , inoccuppée, taciturne . Un jour ... vers le commencement d’octobre , par un ciel brumeux qui annonçait les derniers beaux jours de l'automne, Mme Bastien et son fils étaient réunis dans la salle d'étude , non plus joyeux et jaseurs comme par le passé ... mais silencieux et tristes . Frédéric, påle , abattu, accoudé sur sa table de tra vail , soutenait son front de sa main gauche , et de sa main droite écrivait lentement dans un cahier ouvert devant lui . Mme Bastien, assise non loin de lui , et occupée, par contenance, d'un travail de tapisserie, tenait son aiguille suspendue , s'apprêtant à rependre son ouvrage au moindre mouvement de l'adolescent , qu'elle regardait à la dérobée . Une larme difficilement contenue brillait dans les 9 > 71 yeux de Marie , frappée de l'expression Davrante des traits de son fils ; elle se souvenait que , peu de temps auparavant , à cette même table , les heures d'étude étaient pour elle et pour son Frédéric des heures de fête, de plaisir ... elle comparait le zèle , l'entrain qu'il mettait alors dans ses travaux , à la pénible lenteur , au découragement qu'en ce moment elle remarquait en lui ... car elle vit bientôt la plume de Frédéric tomber de ses doigts , et sa physionomie trabir un ennui ... une lassitude invincibles... L'adolescent, ayant à peine étouffé un soupir dou loureux, cacha son visage dans ses mains, et resta ainsi absorbé, durant quelques minutes. .. Sa mère ne le perdait pas de vue un seul instant, mais quelle fut sa surprise , en voyant soudain son fils redresser la tête et les yeux brillants d'un sombre éclat, le visage légèrement coloré, les lèvres contractées par un sourire sardonique , reprendre vivement sa plume , et écrire sur le cahier ouvert devant lui , avec une rapidité fiévreuse... L'adolescent était transfiguré. Naguère encore abat tu , éteint , l'animation , la pensée , la vie , semblaient déborder en lui ; on voyait , pour ainsi 'dire , les idées affluer sous sa plume insuffisante à la rapidité de l'in spiration ; tandis que quelques brusques tressaillements du corps, quelques vifs battements du pied témoignaient d'une fougueuse impatience . Ici quelques mots d'explication sont nécessaires. Depuis quelque temps Frédéric avait avoué à sa mère son dégoût, son incapacité de tout travail régulier ; seu lement parfois , pour condescendre aux désirs de Mme 72 Bastien , et aussi dans l'espérance de se distraire , il essayait quelque récit, quelque amplification sur un sujet donné ... mais en vain il sollicitait son imagination, autrefois brillante et féconde ... en vain il aiguillonnait sa pensée dont sa mère avait souvent remarqué avec or gueil l'élévation précoce . - Je ne sais pas ce que j'ai , murmurait alors Frédéric morne et découragé , il me semble qu'un voile s'est étendu sur mon esprit , pardonne - moi, mère, ce n'est pas ma faute. Et Mme Bastien de trouver mille raisons pour excu ser et réconforter Frédéric à ses propres yeux. Aussi , le jour dont nous parlons , la jeune mère s'attendait presque à voir Frédéric renoncer bientôt à son travail : quel fut donc son étonnement en le voyant pour la première fois depuis long-temps écrire avec ani mation et entrainement ! Dans ce retour subit aux habitudes du passé , Mme Bastien crut trouver un premier symptôme de la cessa tion de cette crise dont son fils subissait l'influence ; sans doute son esprit commençait à se dégager du voile qui l'obscurcissait. Mme Bastien , impatiente de savoir si elle ne se trompait pas , se leva , et marchant sans bruit sur la pointe des pieds , elle profita de la préoccupation de son fils pour arriver près de lui à son insu ; alors, toute pal pitante d'espoir, elle appuya ses deux mains sur l'épaule de Frédéric , et , après l'avoir baisé au front, elle se pencha pour lire ce qu'il écrivait . L'adolescent tressaillit de surprise , referma vive 73 > ment son cahier, et, se retournant vers sa mère, la phy sionomie impatiente, presque irritée, il s'écria : C'est indiscret ... cela ...mamère. Puis enlevant du cahier , en les lacérant , les feuilles qu'il avait écrites , il les froissa et les jeta dans la cheminée , où elles furent bientôt consumées par les flammes . Mme Bastien , frappée de stupeur , resta un moment immobile et muette de douleur ; puis , comparant la brusquerie de Frédéric à la ravissante confraternité d'études , qui régnait autrefois entre eux , elle fondit en larmes. Pour la première fois de sa vie , son fils la blessait au cour. A la vue des pleurs de Marie , Frédéric , éperdu,, se jeta à son cou , la couvrit de caresses et de larmes , en murmurant d'une voix entrecoupée : - Oh! pardon ... mère ... pardon ... A ces mots , partis du fond de l'ame , à ce cri em preint d'un repentir déchirant, Mme Bastien se reprocha la douloureuse impression qu'elle venait de ressentir ; elle se reprocha jusqu'à ses larmes ; ne devait- elle pas tenir compte de la situation maladive de Frédéric , seule cause d'un mouvement de brusquerie dont il se repentait si amèrement ? Aussi la jeune femme, couvrant à son tour Frédéric de baisers passionnés, à son tour aussi , lui demanda pardon . - Pauvre enfant, - lui dit- elle , tu souffres, la douleur rend nerveux ... irritable . J'ai eu tort de m'af 74 • fecter d'une impatience iovolontaire , dans laquelle ton cæur n'était pour rien ... - Non ... oh ! non ...mère ... je te le jure... Je te crois , va ... est - ce que je peux douter de toi , mon Frédéric ? .. Pai déchiré ces pages ... vois- tu , mère ? - reprit il avec un certain embarras, car il mentait, –j'ai déchiré ces pages · parce que parce que j'en étais mécontent; c'était plus mauvais que tout ce que j'ai essayé d'écrire depuis que ... je ressens ce malaise ... ce découragement sans cause . . . Et moi , mon enfant ... en te voyant pour la pre mière fois depuis long - temps ... travailler avec anima tion .., j'ai été si contente , que je n'ai pu résister au désir de lire bien vite ce que tu écrivais . . . Mais ne par lons plus de cela , mon Frédéric , bien que je sois cer taine que tu as été trop sévère pour toi-même... – Non ... je t'assure . . . - Je te crois ... et puisque le travail te pèse ... veux-tu que nous sortions un peu ? répondit Frédéric avec accablement, le temps est si triste ! .. Vois ... ce ciel gris ! - Allons, cher paresseux, -répondit Mme Bastien , en souriant doucement , est-ce que pour nous il est des temps tristes ? est - ce que pour nous le brouillard de l'automne ... la neige de l’hiver ... n'ont pas leur charme ? est - ce que nous ne sommes pas habitués à gaiment affronter, bras dessus, bras dessous, la brune et la froidure ? Allons ...viens ! ... cette promenadete fera tu bien... Depuis deux jours nous ne sommes pas - Mère , 75 sortis ... C'est honteux ! nous autrefois si intrépides marcheurs ! - Je t'en prie ... Jaisse -moi là , - répondit Frédé ric , cédant à une insurmontable apathie , je ne me sens pas le courage de faire un pas. Et c'est justement cette dangereuse langueur que je veux combattre . . . Allons ... mon pauvre cher indo lent ... un peu de résolution , viens du côté de l'étang, tu me feras faire une jolie promenade sur l'eau dans notre batelet. Cet exercice de la rame que tu aimes tant, te ſera du bien... - Je n'en aurais pas la force ... ma mère. - Eh bien ! tu ne sais pas ? les bûcherons ont dit ce matin à André qu'il y avait un beau passage de van neaux ; emporte ton fusil ... nous irons du côté des bruyères de la Sablonnière ... cela t'amusera ... etmoi aussi , tu es si adroit que je n'ai jamais eu peur de te voir manier ton fusil ! - Je t'assure que je n'aurais aucun plaisir à la chasse... Tu l'aimais tant! ... Je n'aime plus rien , murmura presque invo lontairement Frédéric avec un accent d'abattement et d'amertume inexprimable. La jeune femme sentit de nouveau les larmes lui venir aux yeux. Frédéric , comprenant l'angoisse de sa mère, s'é cria : - Oh ! ... toi ... je t'aime toujours ... tu le sais. - Qui... je le sais ... je le sens , .. mais tu ne 76 ...mon peux t'imaginer avec quel accent désespérant tu as dit cela : Je n'aime plus rien ! Puis se reprenant et tâchant de sourire , afin de ne pas attrister son fils, Marie ajouta : - En vérité , je ne sais pas ce que j'ai aujourd'hui pour m'affliger et .... mon Dieu .... pour t'affliger aussi à tout propos. . Car voilà que tu pleures . enfant... mon pauvre enfant. . . - Laisse , mère ... laisse . il y a long-temps que je n'ai pleuré , il me semble que cela me fait du bien ... L'adolescent était resté assis , sa mère , à genoux devant lui , étanchait silencieusement les larmes qu'il versait. Il disait vrai ... ces larmes le soulagèrent. Ce pauvre cæur , noyé de fiel, se dilata un peu , et lorsque, après avoir levé au ciel ses yeux baignés de pleurs , Fré déric abaissa son regard sur l'adorable figure de sa jeune mère , agenouillée à ses pieds . il vit ces traits angéli ques empreints à la fois d'une douleur si touchante et surtout d'une bonté si infinie, que, vaincu par l'expres sion de cette divine tendresse , il eut un instant la pensée d'avouer à Marie les ressentiments dont il était dévoré. Qui..oui ...- se disait-il , — j'ai eu tort de re douter son mépris ou sa colère ... Dans sa bonté d'ange , je trouverai pitié , mansuétude , consolation et secours... A la seule idée de ce projet, Frédéric se sentit moins accablé ... Cette lueur d'espérance lui rendit quelque courage ; 77 > après un moment de silence, il dit à Mme Bastien, qui le couvait des yeux: - Mère , ... tout-à-l'heure tu me proposais de sor tir , ... tu avais raison , ... un peu de promenade me fera du bien ... Cette détermination , les larmes récentes de son fils, l'attendrissement qui semblait détendre sa physionomie nayrée , parurent d'un bon augure à Mme Bastien ; elle prit à la hâte son chapeau , un léger mantelet de soie , et gagna bientôt les champs , voulant que Frédéric s'ap puyât sur son bras . Ainsi que cela arrive souvent au moment d'un grave et pénible aveu , l'adolescent voulait en reculer l'heure ; puis il sentait la difficulté d'entrer en matière sur un pareil sujet; il cherchait comment il s'excuserait auprès de sa mère , de lui avoir pendant si long- temps caché la vérité . . . Enfin , il sentait que, restant à la maison, son entretien aurait pu être interrompu par quelque surve pant , et qu'il trouverait plus de secret et de facilité dans l'intimité d'une longue promenade à travers la campagne solitaire . Par un heureux hasard , le temps , d'abord brumeux et sombre, s'éclaircit peu-à-peu ; bientôt un beau soleil d'automne rendit la nature d'un aspect plus riant. On croirait , mon Frédéric , dit ne Bastien , tâchant d'égayer son fils , on croirait que ce radieux soleil sort de ses nuages pour te fêter comme un ami qu'il n'a pas vu depuis long- temps ? Et puis ... remar que donc sa coquetterie . Quelle coquetterie, mére ? -Vois comme il caresse de ses rayons les plus dorés 78 - ce vieux genevrier , là bas ... au bout de ce champ. .. Tu ne te souviens pas ? Frédéric regarda sa mère avec surprise et en faisant un signe de tête négatif. Comment ... tu as oublié que , pendant deux longues journées de cet été, je me suis assise à l'ombre de ce vieil arbre , pendant que tu achevais de défricher le champ de ce pauvre écobueur ? Ah ! oui ... c'est vrai , dit vivement Fré déric. A ces souvenirs d'une action généreuse , il éprouva un nouveau soulagement ... la pensée du triste aveu qu'il devait faire à sa mère , lui sembla moins pé nible . L'espèce d'allégement de cour qu'il ressentait, se peignit si visiblement sur ses traits , que Mme Bastien lui dit : - Avais -je raison ... mon enfant , de t'engager à sortir ? ... ta pauvre chère figure parait déjà moins souf frante ... on dirait que tu renais à ce bon air tiède ...je suis sûre que tu te sens mieux. - Oui ...mère... Mon Dieu ! mon Dieu ! dit Mme Bastien en joignant les mains dans une sorte d'invocation , — quel bonheur ... si c'était la fin de ton malaise ... mon Fré déric ! La jeune femme, en joignant ainsi ses mains , fit , par la vivacité de son mouvement , tomber à terre et der rière elle , sans le remarquer , son léger mantelet de soie qu'elle avait jusqu'alors maintenu sur ses épaules dont il yenait de glisser. - 79 Frédéric ne s'aperçut pas non plus de la perte que venait de faire Mme Bastien , et reprit : Je ne sais pourquoi j'espère commetoi ... mère ... que c'est peut- être la fin de mes souffran ces... -Oh ! si tu espères ... aussi... toi ... nous som mes sauvés, -s'écria - t -elle joyeusement. —M. Dufour me l'a bien dit ... cet étrange et douloureux malaise causé par l'age de croissance ... disparait souvent aussi subitement qu'il est venu ..... on sort de la comme d'un mauvais songe . et la santé revient par enchap tement... - Un songe ! s'écria Frédéric , en regardant sa mère avec une expression indéfinissable, oui , tu as raison, mère ! ... c'était un mauvais songe... Mon enfant qu'as-tu donc ? tu parais vive ment ému ... mais cette émotion ... est douce n'est- ce pas ? .. oh ! je le vois å ta figure. Oui elle est douce ... bien douce ... si tu savais... Frédéric ne put achever . Un bruit croissant que , dans leur préoccupation , Marie et son fils n'avaient pas jusqu'alors remarqué , les fit se retourner. A quelques pas derrière eux , ils virent s'avancer å leur rencontre , sur le chemin gazonné , un cavalier, tenant à la main le mantelet de Mme Bastien . Arrêtant alors son cheval, qu’un domestique de suite s'empressa de venir prendre , ce cavalier mit lestement pied à terre , et s'avança vers la jeune femme; il tenait son chapeau d'une main et le mantelet de l'autre . S'in > > 80 . clinant alors respectueusement devant Mme Bastien , il lui dit avec une grace et une courtoisie parfaites : - Madame... j'ai vu de loin ce mantelet glisser de vos épaules ... je suis trop heureux de pouvoir vous le rapporter. Puis après un nouveau et profond salut , ayant le bon goût de se dérober aux remerciments de Mme Bastien, le cavalier alla rejoindre son cheval , se remit en selle , et par un raffinement de respectueuse déférence , faisant devier sa monture de la route , au moment ou il passa devant Mme Bastien , il suivit la lisière d'un champ comme s'il eût craint d'effrayer la jeune femme , par le voisinage du cheval ; puis il la salua de nouveau en pas sant devant elle et poursuivit sa route au pas . Ce cavalier à peu près de l'âge de Frédéric , d'une jolie figure et de la tournure la plus élégante , avait montré tant de savoir vivre et de politesse , que Mme Bastien le suivit un instant des yeux et dit naïvement à son fils : > - Il est impossible d'être plus poli et de l'être avec une meilleure grace ... n'est- ce pas, Frédéric ? Au moment ou Mme Bastien adressait cette question à son fils , passait le petit groom en livrée qui suivait le cavalier , et qui , comme lui , montait un magnifique cheval de pur sang. L'enfant , sévère observateur de l'étiquette , avait attendu en place, pour se remettre à la suite de son maitre , qu'il y eût entre eux une distance de vingt-cinq pas. Mme Bastien fit au groom un signe de la main , signe auquel l'enfant s'arrêta. 81 -Voulez - vous, je vous prie , —lui demanda la jeune femme, me dire le nom de votre maitre ? M. le Marquis de Pont- Brillant, Madame , répondit le groom avec un accent anglais très pro noncé. - fils , Puis, voyant de loin son maitre prendre le trot, l'en fant s'éloigna rapidement à cette inéme allure . Frédéric , dit Marie , en se retournant vers son tu as entendu ? ... C'est M. le Marquis de Pont Brillant... Ne trouves-tu pas qu'il est charmant ! ... cela fait plaisir de voir la fortune et la noblesse si bien représentées ... n'est - ce pas , mon enfant ? .. Être si grand seigneur et si parfaitement poli , c'est tout ce que l'on peut désirer... Mais tu ne me réponds rien , Fré déric ? ... Frédéric ! ajouta Mme Bastien avec une soudaine inquiétude, qu'as- tu donc ? Je n'ai rien , ma mère ... dit-il , d'un ton glacial . - Je vois bien , moi , que tu as quelque chose .. tu n'as plus la même figure que tout-à- l'heure tu parais souffrir... Mon Dieu ! comme tu es deve nu påle . - C'est que le soleil s'est caché ... tout- à - l'heure ... et... j'ai froid . - Alors , .. rentrons ::: mon pauvre enfant, rçn trons vite ... Pourvu que le mieux que lu ressentais continue ... - J'en doute ... ma mère. Frédéric Bastien . I. 6 . . 82 Tu en doutes ? ... de quel air tu medis cela . - Je dis ... ce qui est... - Mais tu te sens donc moins bien , mon cher en fant ? - Oh ! beaucoup moins bien ... - ajouta -t- il avec une sorte de farouche amertume, - c'est une rechute ... une rechute complète . je le sen's mais c'est le froid , sans doute... Et ce malheureux, jusqu'alors d'une angélique bonté, et qui avait toujours adoré sa mère , se plaisait cette fois, avec une joie cruelle, à augmenter les inquiétudes de la jeune femme... Il se vengeait ainsi de la douleur atroce que lui avaient causé les louanges que , dans sa généreuse franchise , Marie venait de donner à Raoul de Pont Brillant. Oui , car la jalousie , sentiment jusqu'alors aussi inconnu de Frédéric que l'envie l'avait été naguère, venait exaspérer ses ressentiments contre le jeune mar quis . > . La mère et le fils regagoèrent leur maison , Mme Bastien dans une angoisse inexprimable , Frédéric dans un morne silence , songeant avec une rage sourde qu'il avait été sur le point d'avouer à sa mère le honteux secret dont il rougissait ... et , cela au moment même où celle - ci accordait tantId'éloges au marquis de Pont- Brillant , qu'il poursuivait déjà de sa haineuse envie... 83 Cette dernière et sanglante comparaison dans la quelle le fils de Mme Bastien se sentait encore écrasé ... changea en une haine ardente , implacable , l'aversion presque passive que lui avait jusqu'alors inspirée Raoul de Pont- Brillant. 6 * CHAPITRE SEPTIÈME. > La petite ville de Pont-Brillant , ancienne mouvance féodale , est située à quelques lieues de Blois, non loin de la Loire. Une promenade appelée le Mail ombragée de grands arbres , borne Pont-Brillantau midi ; quelques maisons sont båties sur le côté gauche de ce boulevard , qui sert aussi de champ de foire , à diverses époques de l'année . Le docteur Dufour habitait une de ces maisons. Environ un mois s'était écoulée depuis les événe ments que nous avons rapportés . Vers le commencement du mois de novembre , le jour de la Saint-HUBERT , patron des chasseurs (pro noncez Sain -Hubert, si vous voulez paraitre quelque peu veneur ) , les oisiſs de la petite ville étaient rassemblés sur le Mail, vers les quatre heures de l'après- midi , afin d'assister à une espèce de cortége cynégétique ou de retour de chasse du jeune marquis Raoul de Pont- Bril lant, qui depuis le matin ſétait le grand Sainl-Hubert en forçant un cerf de dix cors dans la forêt voisine ; pour plus de solennité , les chasseurs devaient passer triomphale 85 ment par Pont- Brillant,> pour retourner au château de ce nom , situé à peu de distance de la petite ville qu'il dominait au loin de sa masse imposante . Lesdits oisif, commençant à s'impatienter d'une assez longue attente , virent s'arrêter à la porte du doc teur Dufour un large cabriolet de campagne , à la caisse d'une couleur, douteuse , attelé d'un vieux cheval de la bour , aux harnais rustiques , çà et là rajustés avec des cordes . Frédéric Bastien , sortant le premier de cette mo deste voiture , dont il avait été le conducteur , offrit l'aide de son bras à sa mère qui descendit légèrement du marche- pied . Le vieux cheval , d'une sagesse éprouvée , fut laissé en toute confiance altelé au cabriolet , les guides sur le cou , et sculement rangé par Frédéric au long de la maison du médecin , chez qui Mme Bastien et son fils entrèrent aussitôt . Une vieille servante les précéda dans un salon situé au premier étage , et dont les fenêtres s'ouvraient sur la promenade publique de Pont- Brillant. M. le docteur Dufour peut-il me recevoir? demanda Mme Bastien à la servante . Je crois que oui , Madame ; seulementMonsieur est en ce moment avec un de ses amis qui loge ici depuis plusieurs jours , et qui doit ce soir partir pour Nantes ...; mais c'est égal , je vas toujours prévenir Monsieur.. , que vous êtes là , Madame ... Je vous serai très - obligée , répondit Mme Bastien , restée seule avec son fils . L'envie exaspérée par la jalousie ( l'on n'a pas oublié 86 les justes louanges ingénument données à la parfaite courtoisie du jeune marquis de Pont- Brillant par Mme Bastien) avaient depuis un mois fait de nouveaux et effrayants ravages dans le cæur de Frédéric ; son état maladif avait tellement empiré depuis un mois qu'on l'eût à peine reconnu ; son teint n'était plus seulement påle , mais jaune et bilieux .. ses joues creuses , ses grands yeux renfoncés brillant d'un éclat fébrile , le sourire amer qui contractait presque toujours ses lèvres, donnaient à ses traits une expression à la fois souffrante et farouche ... Ses mouvements brusques, nerveux, sa voix brève , souvent impatiente , quelquefois dure, achevaient un pénible et frappant contraste entre ce que ce malheureux enfant était alors et ce qu'il avait été jadis . Marie Bastien semblait profondément abattue , dé couragée ; son visage , empreint d'une douloureuse mé lancolie , rendait son angélique beauté plus touchante encore. > A la douce et joyeuse familiarité, à la tendresse ex pansive qui régoaient autrefois entre la mère et le fils , succédait une froide réserve de la part de Frédéric. Marie , brisée par de mortelles angoisses , s'épuisait à chercher la cause du malheur qui la frappait dans son enfant; elle commençait à craindre que M. Dufour ne se fût trompé , en attribuant à une crise naturelle la perturbation , de plus en plus alarmante , qui se mani festait chez Frédéric , au physique et au moral. Aussi Mme Bastien venait- elle consulter à ce sujet M. Dufour , qu'elle n'avait pas vu depuis assez long temps , le digne docteur étant retenu à Pont- Brillant > 87 Mon Dieu , ... par les devoirs et les doux plaisirs d'une amicale hos pitalité . Après avoir tristement contemplé son fils , Marie lui dit presque avec crainte , comme si elle eût crajat de l'irriter ... Frédéric , puisque tu m'as accompagnée chez notre ami M. Dufour que je désirais consulter ..... pour moi ... nous pourrions par la même occasion lui parler de toi ? ... - C'est inutile ... ma mère... je ne suis pas malade... peux-tu dire cela ? ... Cette nuit encore .. , n'a été pour toi qu'une longue insomnie , mon pauvre cher enfant... j'ai été plusieurs fois voir si tu dormais ... je t'ai toujours trouvé éveillé , agité ... Toutes les nuits je suis ainsi ... Hélas ! ... je le sais ... et c'est cela et d'autres choses encore qui m'inquiètent beaucoup . Tu as tort de t'inquiéter , ma mère ... cela se passera .. Je t'en supplie , Frédéric , consultons M. Da four ... n'est - ce pas notre meilleur ami ? ... dis-lui ce que tu ressens ... écoute ses conseils . Encore une fois , je n'ai pas besoin de la consul tation de M. Dufour , – reprit l'adolescent avec impa tience , – je te déclare d'avance que je ne répondrai à aucune de ses questions ... Mon enfant... écoute-moi ... Mon Dieu... ma mère , quel plaisir trouvez-vous donc à me tourmenter ainsi ? s'écria-t-il en frappant. du pied , — je n'ai rien à dire à M. Dufour.... Je ne lui dirai rien ... vous savez si j'ai du caractère... ... - > - 88 > > La servante du médecin , entrant alors , dit à Mme Bastien : M. le Docteur vous attend dans son cabinet , Madame. Après avoir jeté sur son fils un regard navrant , la jeune mère dévora ses larmes , et suivit la servante du docteur. Frédéric , seul dans le salon , s'accouda sur la barre de la fenêtre ouverte , qui donnait , nous l'avons dit , sur la promenade de la petite ville ; au-delà des boulevards qui la bordaient , s'étageaient quclques collines baignées par la Loire , tandis qu'à l'horizon et dominant la forêt dont il élait entouré, s'élevait le château de Pont- Brillant, alors à demi voilé par les brumes de l'automne. Après avoir machinalement erré çà et là , les regards de Frédéric s'arrètèrent sur le château ... A celte vue l'adolescent tressaillit ... ses trails se contractèrent , s'assombrirent encore , et , toujours ac coudé sur l'appui de la fenêtre , il resta plongé dans une rêveric profonde. Telle était la préoccupation du fils de Mme Bastien , qu'il ne vit ni n'entendit entrer dans la pièce où il se trouvait , un second personnage qui , un livre à la main, s'assit dans un coin du salon sans paraître non plus remarquer l'adolescent . Henri David , c'était le nom de ce nouveau venu, était un homme de trente-cinq ans environ , d'une taille svelte et élevée ; ses traits , énergiquement accentués, depuis long-temps brunis par l'ardeur du soleil tropical , nc manquaient pas de charme , dû peut- être à leur ex pression de mélancolie habituelle ; son front grand et 89 > e un peu dégarni , quoique encadré d'une chevelure brune et bouclée , semblait annoncer des habitudes médita tives ; ses yeux noirs , viſs , surmontés de sourcils bien arqués , avaient un regard à la fois pensil, doux et pé pétrant. David , au retour d'un long voyage , était venu passer quelques jours chez le docteur Dufour, son meilleur ami. Il devait repartir le soir même pour Nantes , où il allait s'embarquer , afin d'entreprendre une nouvelle e lointaine pérégrination. Frédéric , toujours accoudé à la fenêtre , ne quittait pas des yeux le château de Pont- Brillant . Assis dans le salon , et continuant sa lecture , Henrit David , ayant posé son livre sur son genou , pour ré fléchir sans doute , leva la tele , et , pour la première fois , remarqua l'adolescent , qu'il voyait de profil ... Aussitôt il tressaillit ... On eût dit qu'un souvenir, à la fois cher et douloureux , déchirait de nouveau son cæur à l'aspect de Frédéric , car deux larmes brillèrent un moment dans le regard altendri de David ... Puis, passant sa main sur son front, comme pour chasser d'accablantes pensées , il se prit à contempler l'adoles cent avec un indéfinissable intérêt. D'abord frappé de la rare beaulé de ses traits , il remarqua bientôt , non sans surprise , leur expression navrante et sombre. Les yeux de Frédéric s'attachaient si obstinément sur le château , qu'à leur direction David devina sans peine l'objet qu'ils fixaient incessamment, et se dit : Quelles amères pensées éveille donc , chez ce pale et bel adolescent , la vue du château de Pont- Bril lapt , qu'il ne quille pas du regard ? > 90 . > Soudain l'attention de David fut distraite par un bruit de fanfares; ce bruit , d'abord assez éloigné, se rapprocha de plus en plus dans la direction du mail, Au bout de quelques instants cette promenade , où se trouvaient déjà un assez grand nombre de curieux, fut à peu près remplie d'une foule impatiente d'admirer le cortège de vénerie , hommage rendu à Saint-Hubert par le jeune marquis. L'attente générale ne fut pas déçue , les sons écla tants des trompes devinrent de plus en plus bruyants, et une brillante cavalcade traversa le mail ... La marche s'ouvrait par quatre piqueurs à cheval, en grande livrée à la française , de couleur chamois , à collet et parements cramoisi , galonnée d'argent sur tou tes les tailles , tricorne en tête , couteau de chasse au côté ; ces gens d'équipage sonnaient tour-à-tour les fanfares de la Saint - Hubert , du cerf dix cors , et enfin ce qu'on appelle en languc de vénerie la retraite prise ( c'est-à-dire l'animal que l'on a chassé , a été force ). Puis venaient une centaine de grands chiens courants, superbes båtards anglais , portant au cou , toujours en l'honneur de Saint- Hubert, de gros næuds de rubans, chamois et cramoisi ( couleur de la livrée du maitre de l'équipage ) , rubans quelque peu effilés ou déchirés par les ronces et les broussailles traversées durant la chasse. Six valets de chiens , à pied , aussi en grande livrée , chaussés de bas de soie et de souliers à boucles d'ar gent , couteau de chasse en sauloir , suivaient la meute, > > 91 > et , la trompe en main , répétaient en manière d'écho les fanfares des piqueurs . Uo fourgon de chasse , conduit en Daumont , venait ensuite , servant de char funèbre à un magnifique cerf dix cors, gisant sur un lit de feuillages et dont les énormes andouillers étaient ornés de longs rubans flot tants , aussi chamois et cramoisi . Derrière ce fourgon s'avançaient les chasseurs, tous à eheval , les uns en redingote écarlate , les autres courtoisement vêtus d'un uniforme de vénerie , pareil à celui du jeune marquis de Pont- Brillant. Deux calèches attelées chacune de quatre magnifi ques chevaux , pleins de sang et d'ardeur, menés en Daumont par de petits postillons en veste de satin cha mois suivaient les chasseurs. Dans l'une de ces voitures se trouvait la marquise douairière, ainsi que deux jeunes et charmantes femmes , en habit de cheval , portant galamment sur l'épaule gauche une aiguillette de rubans aux couleurs de Pont- Brillant, car elles avaient suivi la chasse jusqu'à l’halali du cerf, L'autre calèche , ainsi qu'un phaéton et un élégant char-à- bancs , étaient occupés par des femmes non chasseresses et par plusieurs hommes qui , en raison de leur âge , avaient été imples spectateurs de la chasse. Enfin , des chevaux de main et de relais , aux cou vertures richement armoriées et conduits par des pale freniers à cheval , terminaient le cortége. La tenue parfaite de cette vénerie , la race des chiens et des chevaux , la richesse des livrées, l'excellent goût > 2 > 92 des attelages , la tournure distinguée des chasseurs, la jolie figure et l'élégance des femmes qui les accom pagnaient , cussent élé partout très - justement remar qués , mais pour les badruds de la petite ville de Pont Brillant , ce cortége était un véritable spectacle , une sorte de marche d'opéra , où rien ne manquait, ni musique, ni costumes , ni solennel appareil ; aussi, dans leur admiration naive , les plus enthousiastes , ou les plus politiques de ces citadins ( bon nombre d'en tre eux étaient fournisseurs du château ) , crièrent : Bravo , Alonsieur le marquis ! et battirent des mains avec transport. Malheureusement, celte pompe triomphale ſut un moment troublée par un accident qui arriva presque sous les fenêtres de la maison du docteur Dufour. L'on n'a pas oublié le vénérable cheval de labour, qui avait amené Mmc Bastien , dans une modeste voi ture , ct sur la sagesse duquel on avait cru pouvoir assez compler , pour le laisser , tout attelé , ct , les guides sur le cou , raugé au long de la maison du médecin . Ce digne cheval méritait cette confiance; il l'eût , comme loujours , justifiée, sans la circonstance insolite du cortege de la Saint-Hubert. Aux premières fanfares, le campagnard se contenta de dresser les oreilles , et resta paisible ; mais lorsquc le cortége eut commencé de défiler devant lui , le relen tissement des trompes , les bravos des spectateurs , les cris des enfants , les aboiements des chiens , la vuc de ce grand nombre de chevaux , tout enfin concourut à 93 faire sortir le digne vétéran du labour de son calmo etde sa sagesse habituelle ; hennissant soudain , comme aux plus beaux jours de sa jeunesse , il éprouva le ma lencontreux désir de se joindre à la troupe dorée qui traversait le mail. En deux ou trois bonds , le laboureur joignait en effet la brillanle cavalcade , entrainant après soi le vieux cabriolet, et faisant refluer la foule sur son passage . Une fois au milieu du corlége , le cheval sc cabra violemment, ct sc tenant un instant sur ses pieds de derrière , il se mit à jouer , comme on dit , de l'épinelle avec ses pieds de devant, s'abandonnant à cette joyeu scté incongrue , justement au- dessus de la calèche où se trouvait la marquisc douairière de Pont - Brillant; celle-ci , épouvaniće , se renversa en arrière , en agi tant son mouchoir ct en poussant des cris aigus , ainsi quc ses compagnes . A ces clameurs , le jeune marquis se retourna , fit faire une volte et un bond énorme à sa monturc arcc autant de grace que dc hardiesse , puis , à grands coups de fouet de chasse , il eut bientôt fait sentir au véné rable ci trop guilleret laboureur l'impertinence de ces familiarités , dure leçon qui fut accueillie par les éclats de rire et par les applaudissements de plusieurs specta teurs , charmés de la bonne mine ct de l'aisance cava lière de Raoul de Pont- Brillant. Quant au pauvre vieux cheval , sentant ses torts , et regrellant sans doute l'indigoc abus dc confiance dont il venait de se rendre coupable, il revint de lui -meme, et tout piteux , reprendre humblernent sa place à la 94 porte de la maison du docteur , au milieu des huées du public , pendant que le cortège dela Saint -Hubert finis sait de traverser la promenade. Frédéric Bastien , de la fenêtre où il se trouvait, avait assisté à cette scène ... 9 CHAPITRE HUITEME. > Dès l'entrée du cortége sur le Mail, la contenance, ta physionomie de Frédéric avaient subi une transforma tion si étrange , que David, d'abord attiré vers la croisée par le bruit des fanfares, s'était brusquement arrêté, ne songeant plus qu'à contempler avec une surprise crois sante cet adolescent dont les traits , malgré leur rare beauté, étaient devenues presque effrayants. En effet, au sourire amer qui , un instant aupara vant , contractait les lèvres de Frédéric , pendant qu'il regardait au loin le château , avait succédé, lors de l'ap parition du cortége de la Saint- Hubert, une expression de douloureuse surprise ; mais quand vint à passer , aú milieu des acclamations d'un grand nombre de specta teurs, Raoul de Pont- Brillant, vêtu de son élégant habit de vénerie, galonné d'argent, et montant avec une grace parfaite son superbe cheval de chasse noir comme l'é bène , les traits de Frédéric devinrent d'une lividité jau nåtre ... tandis que , appuyées sur la barre d'appui de la fenêtre, ses deux mains se crispèrent si violemment, 96 > qu'un réseau bleuâtre de veines gonflées apparut sous la blancheur de l'épiderme. On eût dit qu'un charme fatal, retenant ce malheu reux enfant à celte croisée , l'empêchait de fuir un spec tacle odieux pour lui . Aucun de ces ressentiments contenus ou violents, n'avaient échappé à David , qui devait à une longue expé rience des hommes et à son esprit observateur , une connaissance profonde de l'ame humaine ; aussi , sen tant son cæur se serrer , il se dit en jetant sur Frédéric un regard de commisération profonde : Pauvre enfant ... déjà connaitre la haine ... car ... je n'en doute pas ... c'est de la haine qu'il éprouve contre cet autre adolescent , qui monte ce beau choval noir ... celle haine d'où peut- elle naitre ? David faisait celle réflexion, lorsque arriva le bursles que incident du vieux cheval de labour , rudement châtié par le jeune marquis , à l'applaudissement des spec tateurs . En voyant battre son cheval , la figure de Frédéric élait devenueterrible ... scs yeux , dilatés par la colère, s'étaient injectés de sang ;, cofin , poussant un cri de rage , il sc fût dans sa ſurcur aveugle précipité par la fenêtre , pour courir sur le marquis , s'il n'eût pas été arrêté par David , qui le prit à bras-le-corps . Celte brusquc étreinte , causant à Frédéric une com motion de surprise, le rappcla à lui -même: son premier saisissement passé, il dit à David d'une voix tremblapte de colère : - Quiêtes-vous , Monsieur ? ... pourquoi me tou chez-vous ? 97 - - Vous vous penchiez si imprudemment par cette fenêtre, mon enfant, que vous étiez sur le point de tom ber, — répondit doucement David , —j'ai voulu prévenir un malheur ... Qui vous a dit que c'eût été un malheur ? --- ré pondit l'adolescent d'une voix sourde. Puis il s'éloigna brusquement , se jeta sur un fau teuil , cacha sa tête entre ses mains , et se mit å pleurer en silence. L'intérêt , la curiosité de David étaient de plus en plus excités ... Il contemplait avec une muette et tendre compassion ce pauvre enfant, alors aussi accablé qu'il était naguère violemment surexcité. Soudain la porte du cabinet du docteur s'ouvrit. Mme Bastien parut accompagnée de M. Dufour. Les premiers mots que Marie , sans remarquer David , prononça en cherchant Frédéric des yeux, furent: Où est donc mon fils ? Mme Bastien ne pouvait , en effet, l'apercevoir; le fauteuil où il s'était jeté en pleurant, se trouvait caché par la projection du battant de la porte . A la vue de la touchante et angélique beauté de la jeune femme qui, nous l'avons dit , paraissait avoir vingt ans à peine, et dont les traits offraient une ressemblance extrême avec ceux de Frédéric , David resta un moment frappé de surprise et d'admiration , sentiments auxquels se joignait un intérêt profond , car il apprenait qu'elle était la mère de l'adolescent pour lequel il éprouvait déjà une commisération sincère . Mais : .. où est donc mon fils ? ... ré péta Mme Bastien en faisant un pas de plus dans le Frédéric Bastien , I. 7 . 98 . salon et commençant à regarder autour d'elle avec une sollicitude inquiète . David lai adressant alors un signe d'intelligence, l'in vita par un geste significatif à regarder derrière la porte, ajoutant à voix basse : Pauvre enfant ! ... il est là ... Il y eut dans l'accent, dans la physionomie de David, lorsqu'il prononça ces seuls mots : pauvre enfant! ... quelque chose de si doux , de si ému que , d'abord étonnée à la vue de cet étranger , elle lui dit , comme si elle l'eût connu : Mon Dieu ! qu'y a-t-il ? Est - ce qu'il lui est ar rivé quelque chose ? - Il ne m'est rien arrivé , ma mère ... reprit soudain l'adolescent qui, pour essuyer et cacher ses larmes , avoit profité du moment pendant lequel il n'était pas vu de Mme Bastien . Puis , saluant d'un air sombre et distrait le docteur Dufour, qu'il traitait jadis avec une si affectueuse cor dialité, Frédéric, s'approchant de Marie, lui dit : Viens -tu , mamère ?... - Frédéric .. s'écria - t - elle en prenant les deux mains de son fils et le couvant, pour ainsi dire, des yeux avec angoisse, tu as pleuré. - Non ... non ... dit-il en frappant impatiem ment du pied et dégageant ses mains de celles de sa mère. - Viens ...partops. - Nest- ce pas, Monsieur, qu'il a pleure ? s'écria t-elle en interrogeant David d'un regard alarmé. – Eh bien ! oui , j'ai pleuré , répondit Frédéric avec un sourire sardonique , –j'ai pleuré de reconnais 99 sance , car Monsieur ( et il montra David ) m'a em pêché de tomber par la fenêtre... Maintenant , ma mère .. tu sais tout... viens... sortons ... Et Frédéric se dirigea brusquement vers la porte . Le docteur Dufour, non moins surpris et affligé que Mme Bastien, dit à David : Mon ami ... qu'est- ce que cela signifie ? - Monsieur , ajouta Marie en s'adressant à l'ami da doeteur, confuse ..... désolée de la mauvaise opi nion que cet étranger devait concevoir de Frédéric , -je ne sais pas ce que veutdire mon fils ...j'ignore ce qui est arrivé ... mais je vous en supplie ... Monsieur, ex cusez-le ... Rassurez - vous , Madame c'est moi qui ai besoin d'être excusé , – répondit David avec un sourire bienveillant , - tout - à - l'heure , en faisant observer à M. votre fils .....qu'il se penchait imprudemment à cette fenêtre . j'ai eu le tort de le traiter un peu en écolier... Que voulez-vous Madame ? ce cher enfant est tout fier de ses seize ans ... et il a raison ... car , à cet âge, reprit David avec une gravité douce , l'on est déjà presque un homme et l'on comprend mieux encore tout le charme ... tout le bonheur del'affection mater nelle . - Monsieur, s'écria impétueusement Frédéric, les narines dilatées par la colère , tandis que son pâle visage se couvrait d'une vive rougeur, -je n'ai pas be soin de leçons... Et il sortit rapidement. Frédéric ! dit vivement Marie à son fils d’un ton de reproche au moment où il quittait le salon ; puis - - 100 tournant vers David sa figure angélique où brillaient, humides de larmes , ses grands et doux yeux bleus, elle reprit avec une grace touchante : -- Ah! .. Monsieur ... encore pardon , vos bien veillantes paroles de tout - à - l'heure me font espérer que vous comprendrez mes regrets ... qu'ils me méritent du moins votre indulgence pour ce malheureux enfant. — Il souffre ... il faut le plaindre et le calmer , répondit David d'une voix attendrie ; tout-à-l'heure, j'ai été frappé de la pâleur de ses traits ... de leur con traction douloureuse ... Mais , tenez ... Madame , il est sorti du salon ; ne le quittez pas.. – Venez, Madame ... venez vite , dit le docteur Dufour en offrant son bras à Mme Bastien . Celle-ci , partagée entre la surprise que causait la bienveillance de l'étranger , et les inquiétudes dont elle était assaillie , suivit précipitamment le docteur afin de rejoindre Frédéric . Resté seul , David s'approcha de la fenêtre. Au moment où il s'y penchait, il vit Mme Bastien, après avoir porté son mouchoir à ses yeux , s'appuyer sur le bras du docteur Dufour , et monter dans le mo deste cabriolet où Frédéric l'avait précédée au milieu des rires et des quolibets d'un assez grand rassemble ment d'oisiſs , restés sur le mail après le passage du cortege de la Saint- Hubert, et naguère témoins de la mésaventure du Laboureur . Cette vieille rosse n'oubliera pas la bonne leçon que lui a donnée le jeune M. le Marquis, disait l'un . Était- il farce , ce gros poussif , avec son cabas de cabriolet au dos , quand il est venu au milieu des 101 superbes voitures de M. le Marquis ! ajoutait un autre . Ah ! ah ! — reprenait un troisième, ce dada - la se souviendra de la Saint- Hubert. - Oh ! moi aussi, je m'en souviendrai !! murmura Frédéric d'une voix tremblante de rage . Ce fut à ce moment que Mme Bastien , avec l'aide du docteur, remonta dans le cabriolet . Alors Frédéric , exaspéré par les railleries grossiè res qu'il venait d'entendre , fouetla d’une main furieuse le vieux cheval qui partit au galop à travers le rassem blement. En vain Mme Bastien supplia son fils de modérer l'allure du cheval , plusieurs personnes faillirent à être écrasées ; un enfant , ne se rangeant pas assez vite , recut de Frédérie un violent coup de fouet; mais bientôt, tournant rapidement à l'extrémité du Mail , le cabriolet disparut au milieu des clameurs irritées de la foule qui le pursuivit de ses huées menaçantes. CHAPITRE NEUVIÉME. 9 • - Après avoir accompagné Marie Bastien jusqu'à sa voiture , le docteur Dufour remonta chez lui et trouva son ami toujours accoudé sur la barre de la fenêtre, où il demeurait pensif. Au bruit de la porte qui se referma, David , sortant de sa rêverie , vint au-devant du médecin , qui lui dit tristement , en parlant de Mme Bastien , et faisant al lusion à la scène dont tous deux venaient d'être témoins : Ah ! pauvre femme ... pauvre mère ! ... Tu as raison ... Pierre reprit David , — cette jeune femme me semble bien à plaindre ... Oui ... et plus à plaindre ... encore que tu ne le penses , car elle ne vit au monde que pour son fils ... Juge ce qu'elle doit souffrir . Son fils ? ... l'on dirait son frère ! Elle paraft avoir vingt ans à peine. Ah ! mon cher Henri , les habitudes d'une vie agreste et solitaire , l'absence d'émotions vives (car les inquiétudes que lui cause son fils datent seulement de quelques mois) , le calme d'une existence aussi régu 103 - - lière que celle du cloitre ... conservent long-temps, dans toute sa frafcheur , cette première fleur de jeunesse, qui te frappe chez Mme Bastien . Elle s'est donc mariée bien jeune ? A quinze ans..... Mon Dieu ! qu'elle est belle ! reprit David après un moment de silence , mais belle surtout de cette beauté , à la fois virginale et maternelle , qui donne aux vierges - mères de Raphaël un caractère si divin . Vierg'e -mère ? ... tu ne crois pas si bien dire, Henri ... Comment ? En deux mots , voici l'histoire de Mme Bastien , elle t'intéressera ... et tu emporteras ... du moins un touchant souvenir de cette charmante femme. Tu as raison , mon ami ... ce me sera dans mon voyage un doux sujet de méditation . Marie Fierval, - reprit le docteur , était fille unique d'un assez riche banquier d'Angers ; plusieurs opérations malheureuses le mirent dans une position de fortune très - précaire ; il était alors en relations d'affaires avec un homme nommé Jacques Bastien , qui se livrait à une spéculation assez commune dans nos pays , il était marchand de terres . Marchand de terres. Il achetait dans certaines localités des lots de terre considérables , et les revendait ensuite , en les fractionnant afin de les rendre accessibles aux très - pe tits cultivateurs. Je comprends ... > 104 Jacques Bastien est , comme moi , natif de cette petite ville ; son père avait amassé une belle fortune dans son étude de notaire ; Jacques était son premier clerc . A la mort de son père , Bastien se livra aux spé culations dont je te parle ; lors de la gêne de M. Fierval, chez qui il avait quelques fonds placés , il put , en lui laissant disposer de ces capitaux , lui rendre un grand service ; Marie avait alors quinze ans , elle était belle ... comme tu l'as vue , et élevée ... ainsi que peut l'être la fille d'un avaricieux de province , c'est à dire , habituée à se regarder comme la première servante de la maison... et à en accomplir à peu près tous les grossiers emplois . Ce que tu me dis là , me surprend beaucoup, Pierre ! Rien de plus facile que de juger en un instant de la distinction des manières d'une femme ... Et chez Mme Bastien ... Il n'y a rien , n'est- ce pas? qui sente une éduca tion presque grossière ? Non ... et bien plus , il est impossible de s'ex primer d'une façon plus touchante et plas digne , que l'a fait cette jeune femme dans la position presque pé nible où elle s'est trouvée tout-à-l'heure ... vis-à-vis de moi ... C'est vrai ... et je m'en étonnerais comme toi ... si je n'avais été témoin de bien d'autres métamorphoses chez Mme Bastien ... Elle fit donc , étant toute jeune fille , une assez vive impression sur notre marchand de terre , pour qu'un jour il me dit : „ J'ai envie de faire „ une grosse bêtise ... celle d'épouser une très - jolie fille ; seulement , ce qui pallie un peu ma bêtise , c'est „ que cette très - jolie fille est solte comme un panier, - 9 105 > „ mais ménagère de premier numéro . Elle va au marché „ avec la cuisinière de son père ; elle fait les confitures „ dans la perfection , et n'a pas sa pareille pour repriser „ le linge et les bas. “ Six semaines après , Marie, malgré sa répugnance , malgré ses prières , ses larmes, subissait l'inexorable volonté de son père ... et devenait Mme Bastien . - Et M. Bastien savait la répugnance qu'il inspirait ? Parfaitement; cette répugnance n'était d'ailleurs que trop justifiée, car Bastien , qui a maintenant qua rante-deux ans , était et est encore au moins aussi laid que moi ; mais il a , ce que je n'ai pas , une constitu tion de taureau : ce sont de ces gens formidables, qui n'ont pas des cheveux , mais une crinière , une poi trine , mais un poitrail ... figure - toi l'Hercule Farnèse, avec beaucoup d'embonpoint , car Bastien est un man geur féroce ; joins à cela une incurie de sa personne qui va jusqu'à la malpropreté. Voilà pour le physique . Quant au moral , c'est un gaillard , retors et madré comme un homme de loi de province ; il est possédé d'une idée fixe , incessante ... faire une grosse fortune et devenir député , lorsqu'il ne sera plus , dit- il, bon à rien ... qu'à cela ... Sortez-le de ses spéculations , il est ignare, brutal, fier de l'argent qu'il amasse , et ne tarit pas en plaisanteries grossières , car s'il n'est pas précisément bête , il est prodigieusement sot... très-erclin à l'ava rice ... il se croit fort libéral envers sa femme , en lui donnant une servante , un jardinier maître Jacques, et un cheval de labour hors de service pour la conduire à la ville . La grande et seule qualité de Bastien , c'est d’être , les trois quarts du temps , en route et hors de 106 chez lui pour ses achats de terres. Lorsqu'il revient dans sa demeure , ferme qu'il a été obligé de conserver en suite d'une opération malheureuse , il s'occupe de ce faire - valoir , sort dès l'aube pour surveiller ses cul tures , déjeûne aux champs, revient à la puit , soupe Jargement , boit comme un chantre , et souvent s'endort ivre sur la nappe. Tu as raison , Pierre , reprit tristement Da vid , cette pauvre femme est plus malheureuse que je ne le croyais ... Quel mari , pour une si charmante créature ! Mais ces gens qui, ainsi que M. Bastien , n'ont à peu près que les appétits de la brute , joints à l'instinct de la rapacité , ont au moins parfois l'amour excessifde la femelle et de leurs petits ... M. Bastien ... aime-t-il du moins sa femme et son fils ? Quant à sa femme ... je t'ai dit que ta compa raison de vierge -mère ... était, à ton ipsu , d'une sin gulière justesse ... Voici pourquoi ... Le surlendemain de son mariage , Bastien , qui m'a toujours poursuivi de sa confiance , me dit , de son air de bouf surpris et courroucé : Ah çà ! tu ne sais pas que si j'écoutais ma bégueule de femme, je resterais maintenant toute ,, ma vie mari garçon ? “ – Et il paraît qu'en définitive ... il en a été ainsi ... car , faisant allusion à sá pre mière et unique nuit de poce , Bastien m'a souvent dit d'un air profond : C'est bien heureux que j'aie eu „ un enfant cette nuit- là , sans cela je n'en aurais jamais Puis , dans sa colère de se voir rebuté , il a voulu punir la pauvre Marie de l'invincible répugnance qu'il lui inspirait , et dont il n'avait pu triompher , après avoir tout tenté ... tout , entends - tu bien , Henri ? tout - » , eu . “ 107 9 ... ... jusqu'à la brutalité ... jusqu'à la violence ... jus qu'aux coups ... car une fois ivre , cet homme ne se coppait plus ... Ah ! ... c'est infame ... Oui ... et il répondait à l'indignation de mes reproches : Tiens ... c'est ma femme, j'ai mon droit et la loi pour moi ; je ne me suis pas marié pour „ rester garçon ..... ce n'est pas une gringalette comme „ ça qui me fera céder ; “ et pourtant ce taureau sauvage a cédé , parce que la force brutale ne peut rien contre le dégoût et l’aversion qu'une femme éprouve ... surtout lorsque cette femme est douée comme Marie Bastien d'une incroyable énergie de volonté ... Au moins elle a su courageusement échapper à l'une des plus flétrissantes, des plus atroces humilia tions que puisse imposer un pareil mariage , et cet homme, dis-tu , s'est vengé de l'inexorable aversion qu'il inspirait ? Voici comment. Il avait d'abord eu l'intention de s'établir à Blois ; la résistance de sa femme changea ses projets. Ah ! c'est comme cela ! — me dit- il, eh bien ! elle me le paiera ! ... J'ai une ferme dé „ labrée près de Pont- Brillant. Cette sotte bégueule „ n'en sortira pas , elle y vivra toute seule ... avec cent „ francs par mois ... “ Et il en a été ainsi ... Remplie de courage , de résignation, Marie a accepté cette exis tence pauvre et solitaire . que Bastien lui rendit aussi pénible que possible , jusqu'au moment où il apprit la grossesse de sa femme ; alors ce brutal s'est un peu radouci ... Il a toujours laissé Marie à la ferme mais il lui a permis d'y faire quelques changements bien . 108 رو رو وو > peu coûteux qui cependant , grâce au goût naturel de Mme Bastien , ont transformé en un riant séjour l'habi tation la plus désagréable du pays ; puis peu- à-peu la douceur angélique , les rares qualités de cette char mante femme , ont eu quelque influence sur Bastien : quoique toujours grossier , il a fini par être moins brutal et par prendre son parti de sa vie de mari - garçon . Mon ami , me disait- il dernièrement , je suis né „ coiffé , ma femme vit , et je n'en suis pas fâché; elle », est douce , patiente , économe , car , excepté pour la „ dépense de la maison et son entretien , je ne lui donne pas un sou , et elle s'en contente ; elle ne met „ pas le nez hors de la ferme , et ne s'occupe que de „ son fils ; après cela , ma femme mourrait que je n'en serais pas non plus fâché ... car , tu conçois ? être ,, mari - garçon , ça vous force d'avoir des allures, et ça coûle , sans profit pour le ménage ... Ainsi , que ma femme vive ou qu'elle meure , je n'aurai pas à me „ plaindre ... c'est ce qui me faisait te dire que j'étais né coiffé . “ Et son fils ? demanda David de plus en plus intéressé , l'aime-t-il ? Bastien est un de ces pères qui ne conçoivent la paternité que toujours rébarbative , colère et grondeuse... Aussi , dans ses rares séjours à la ferme , et quoiqu'il s'occupe beaucoup plus de l'élève de son bétail que de son fils ... Il trouve toujours le moyen de se courroucer contre cet enfant. Qu'est-il arrivé ? c'est que Bastien ne compte pour ainsi dire pas du tout dans la vie de sa femme et de son fils ... Et , à propos de l'éducation de ce Frédéric , il faut que je te cite une autre de ces méta ور > 109 morphoses admirables que l'amour maternel a opérée chez Mme Bastien . Tu ne saurais croire Pierre , dit David avec une curiosité croissante , tu ne saurais croire combien tout ceci m'intéresse . Et que diras - tu tout - à - l'heure ? reprit le docteur. Et il poursuivit ainsi : Jeune fille de quinze ans ... et élevée comme je te l'ai raconté , Marie Bastien n'avait reçu qu'une édu cation incomplète , et même ... grossière ; tranchons le mot, la pauvre enfant , à l'époque de son mariage, était d'une ignorance complète . d'une intelligence non pas bornée .... mais que rien jusqu'alors n'avait ouverte ..... lorsqu'elle se sentit mère, une merveil leuse révolution s'opéra en elle ... Devinant la grandeur des devoirs que lui imposait cette maternité , désormais sa seule espérance de bonheur, Marie , désolée de son ignorance, se donna pour tâche d'apprendre en quatre ou cinq ans tout ce qui lui serait nécessaire pour entre prendre elle -même l'éducation de son enfant, qu'elle ne voulait confier à personne. C'est admirable ... de courage et de dévoûment maternel, – s'écria David . — Et cette résolution ? ... Cette résolution fut vaillamment accomplie , mal gré mille obstacles ; ainsi à quinze ans et demie qu'elle avait , Marie Bastien , pour s'instruire, sentit la né cessité de prendre elle - même une institutrice ; et , aux premiers mots de ce projet , Bastien la traita de folle; loin de se rebuter, elle insista , et finit même par trou ver d'excellentes raisons à lui donner, entre autres celle 110 de l'économie , disant que pour deux mille francs par an , elle aurait une institutrice qui lui enseignerait en peu d'années tout ce qui serait nécessaire à l'éducation d'une fille ou d'un garçon , jusqu'à l'âge de treize à qua torze ans ; sinon, comme elle était décidée, disait- elle, à ne pas se séparer de son enfant, il faudrait faire venir à la ferme des professeurs de Pont- Brillant, ou même de Blois , ce qui rendrait l'éducation fort coûteuse . Bas tien , après calcul et balance des frais , trouva que sa femme avait raison , et se rendit à ses désirs. Heureuse ment , Marie trouva dans une jeune institutrice anglaise un trésor de savoir , d'intelligence et de cæur. Miss Hariett (c'était son nom ) , digne en tout d'apprécier ce rare exemple de dévoûment maternel , se voua donc, corps et ame , à la mission qu'elle acceptait auprès de Mme Bastien . dit David ému jusqu'aux larmes par le récit du docteur , - non , je ne sais rien de plus touchant que cette jeune mère de quinze ans , jalouse de donner elle-même à son enfant la vie de l'intelli gence , se livrant ainsi opiniâtrement à l'étude . Que te dirai- je, mon ami , poursuivit le doc admirablement servie par ses facultés natu relles , qui se développèrent rapidement après quatre ans de travaux , qu'elle poursuivit ensuite toute seule, en s'occupant constamment de son enfant, la jeune mère acquit des connaissances solides en littérature, en histoire , en géographie , devint assez bonne musi cienne pour pouvoir enseigner la musique à son fils ... connut assez la langue anglaise pour le familiariser avec cet idiome , et sut enfin ce qu'il fallait de dessin pour Non ... . teur , > > 111 mettre Frédéric à même de dessiner d'après nature ; il profita merveilleusement de ses leçons ; car il est peu d'enfants de son âge qui aient un savoir plus solide, plus varié ... Aussi , par son esprit, par son ceur, par son caractère , faisait - il l'orgueil et la joie de sa mère , lorsque soudain un changement étrange s'est manifesté chez lui ... L'entretien du docteur et de son ami fut interrompu par la vieille servante qui , s'adressant à son maitre, lui dit : · Monsieur, l'on vient vous avertir que la diligence pour Nantes doit passer à six heures , et l'on vient cher cher les bagages de M. David. Bien ... faites - les porter , je vous prie ! ré pondit Henri David à la servante , et veuillez dire que l'on me fasse prévenir lorsque la voiture s'arrêtera pour relayer. Oui , Monsieur David, reprit la servante . Et elle ajouta avec une expression de naïf regret : C'est donc bien vrai , vous nous quittez , mon bon Monsieur David? Puis , se tournant vers le docteur : Et vous , Monsieur le Docteur, vous laissez donc partir votre ami ? Tu l'entends ? dit M. Dufour , en souriant tristement, - je ne suis pas seul à me chagriner de ton départ. Croyez-moi , Honorine , dit affectueusement David à la vieille servante , quand on quitte un ami tel que Pierre , et une hospitalité que vos soins ont 112 rendue si bonne , c'est que l'on obéit à une impérieuse nécessité. - A la bonne heure , Monsieur David , dit la servante , en s'éloignant , mais c'est bien triste tout de même, on s'habitue si vite aux braves gens comme S vous . CHAPITRE DIXIÈME. Après le départ de la servante , David , encore sous l'impression de l'attendrissement que lui causaient les confidences de son ami au sujet de Marie Bastien, garda le silence pendant quelques instants . Le docteur Dufour était, de son côté, redevenu triste et pensif. La venue de sa servante lui avait rappelé que , pour des années peut- être , il allait être séparé de son meil leur ami. David reprit le premier la parole . Pierre, tu avais raison ... j'emporterai un déli cieux souvenir de cette charmante Mme Bastien . Bien souvent , ce que tu viens de m'apprendre sera pour moi le sujet de douces rêveries , auxquelles tu seras joint dans ma pensée , car je te devrai une des plus pures jouissances que j'aie goûtées depuis long -temps... Il est si bon de reposer son esprit, de se distraire de peines cruelles par la pensée de l'idéal ... car c'est une créa ure presque idéale que Mme Bastien ... - Henri... je te comprends ... et pardonne-moi 8 - - Frédéric Bastien , I. 114 - de ne pas y avoir songé plus tôt , - reprit le docteur en remarquant l'émotion de son ami, - la vue de cet enfant de seize ans ... a dû te rappeler . Et comme le docteur hésitait à continuer, David reprit avec accablement : Oui ... la vue de cet enfantm'a rappelé ... celui que je ne peux oublier , mon pauvre Fernand ! Il était de l'âge de Frédéric ! Aussi , ce bel enfant ... m'a tout de suite inspiré un intérêt profond et cet intérêt s'augmente de toute l'admiration que je ressens pour cette jeunemère si vaillante , si dévouée ! ... Va , mon ami , ce souvenir me sera bon et salutaire . .. Oui, crois-moi, au milieu de cette vie aventureuse que je vais recommencer, bien souvent, après une rude journée de marche dans le désert, je fermerai les yeux et j'évoque rai la suave apparition de cette charmante femme et de son fils . Ces pensées me reporteront en même temps vers toi , mon bon Pierre , mon évocation sera complète ... son cadre sera 'ce petit salon où nous avons passé de si longues soirées , dans les épanchements de notre vieille amitié. Et moi aussi, Henri, ce me sera une consolation, en te voyant partir, de te savoir un bon souvenir de plus, et de penser que , comme moi , tu t'intéresses mainte nant à la plus noble femme que j'aie connue et aimée. . . Dieu veuille seulement qu'elle ne soit pas fatalement frappée ... dans son fils, car tu comprends maintenant, son fils , c'est sa vie ... Mais comment se fait - il qu'élevée par elle , et malgré les antécédents que tu m'as racontés de lui , il - 115 a 3 de temps donne maintenant à sa mère de graves inquiétudes ? Et ces inquiétudes, quelles sont - elles ? Frédéric , que tu viens de voir påle , amaigri, sombre, impatient et brusque, était, il y a peu de mois, plein de santé , de fraicheur et de gatté ; alors , rien de plus charmant, de plus affectueux que ses manières ; rien de plus généreux que son caractère . . . Je pour rais te citer de lui des traits qui te feraient battre le cour. - Pauvre enſant! .. reprit David , avec une ex pression de tendre compassion . Je te crois , Pierre , combien il y avait de douleur , d'amertume sur son beau visage , påle et contracté ! Non , non , il n'est pas mé chant ; ... il souffre de quelque mal inconnu , - ajouta David, pensif. — Cela est étrange ... en si peu méconnaissable à ce point. Que te dirai- je , –reprit le docteur, — tout a été attaquéà la fois .... le cæur et l'intelligence. Naguères rempli de zèle et d'ardeur , l'étude était un plaisir pour Frédéric ; son imagination était brillante , ses facultés précoces . Tout a tellement changé , qu'il y a un mois, sa mère , désolée de l'incurable apathie d'esprit où il restait plongé , et espérant que peut -être de nouveaux travaux aiguillonneraient sa curiosité , s'est décidée å prendre un précepteur. Il devait donner à Frédéric les notions de quelques sciences à la fois curieuses , in structives et toutes nouvelles pourlui... - Eh bien ! - Au bout de huit jours , le précepteur , rebuté par le mauvais vouloir, la rudesse et la violence de Frédéric, a quitté la maison . - > 8 * 116 Et ce changement, à quoi l'attribuer ? - Je crois encore, comme il уy a quelques mois, que la sombre mélancolie de Frédéric , sa taciturnité , son dépérissement , son découragement, son dégoût de tou tes choses, ses brusqueries , ont pour cause l'age de puberté . .. Il y a mille exemples de pareilles crises chez les adolescents lors de lear avènement à la virilité... C'est aussi à cet åge que généralement les traits saillants, arrétés , du caractère , se dessinent nettement , que l'homme enfin succédant à l'adolescent commence à se montrer tel qu'il doit être un jour ; cette seconde éclo sion cause presque toujours de graves perturbations dans tout le système. Il est donc probable que Fré déric se trouve maintenant sous l'influence de ce phé nomèné. Mais cette explication si vraisemblable a dû ras surer Mme Bastien ? - Ah ! mon pauvre Henri , on ne rassure jamais complètement une mère ... surtout une mère comme celle-là . Pendant quelque temps ... les raisons que je lui ai données ont calmé ses craintes... mais le mal s'accroît et elle s'alarme de nouveau... Tu ne peux t'imaginer avec quelle éloquence de l'ame ... tout- à l'heure encore elle m'exprimait ses angoisses , quelle douloureuse amertume elle s'accusait elle-même en s'écriant : „ Je suis sa mère, et je ne devine pas ce », qu'il a ... Je manque donc depénétration et d'instinct maternel! Je suis sa mère ..... et il ne me confie pas „, la cause du chagrin qui le dévore ! Ah ! c'est ma „ faute ... c'est ma faute ! .. je n'ai pas été véritable ment bonne mère ... une mère a toujours tort ..... avec > 117 ور - > „ , lorsqu'elle ne sait pas s'attirer la confiance de son fils ! " Pauvre femme , “ reprit David , - elle se calom nie .... au moment même ou son instinct demère .. Ja sert à son insu . Que veux-tu dire ? - Certainement , son instinct l'avertit que si plau sible que soit l'explication que tu lui donnes de l'état de son fils . cependant ... tu te trompes ! car , malgré sa confiance en toi ... malgré le besoin qu'elle a d'être rassurée, tes paroles n'ont pas calmé ses craintes . . . Et après être resté quelques moments pensif, David dit à son ami: - Ce grand château quel'on voit là -bas ... à l'hori zon, n'est - il pas le château de Pont-Brillant ? A cette question , qui semblait n'avoir aucun rapport à l'entretien , le docteur regarda David d'un air surpris et répondit : Oui, c'est le château de Pont-Brillant . Son pro priétaire actuel, le jeune Marquis , était parmi les chas seurs qui ont passé tout-à- l'heure . C'est à lui ce bel équipage de chasse, mais quel ... rapport ? ... Dis-moi ... le fils de Mme Bastien est - il reçu dans la famille de Pont- Brillant ? Jamais . . . cette famille est très - fière , ils ne voient que la noblesse du pays , et encore une noblesse très- choisie ... - Et Frédérie connaft - il le jeune Marquis ? - S'il le connait , c'est tout au plus de vue . ... . car, je le répète , le jeune Marquis est trop hautain pour frayer avec le fils d'un petit bourgeois . 118 - Cette famille est-elle aimée ? — reprit David , de plus en plus réfléchi. -Les Pont- Brillant sont immensément riches, pres que toutes les terres leur appartiennent à six ou sept lieues à la ronde ... Ils possèdent une grande partie des maisons de cette petite ville ... où ils ont aussi tous leurs fournisseurs . Tu conçois qu'à défaut d'affection , l'intérêt d'un nombre considérable de personnes dépen dantes de cette puissante famille , commande du moins un semblant de respect et d'attachement ; aussi parmi les bravos , les vivats'que tu as peut- être entendus tout à-l'heure sur le passage du Marquis et de sa grand’mère, bien peu, je crois , étaient désintéressés ; du reste , il y a bon an , mal an , une somme fixe pour les pauvres, donnée par la famille. Le maire et le curé sont chargés de la distribution de cette aumône ; mais le jeune Mar quis ne s'en mêle pas plus que sa grand'mère , dont la philosophie eût, dit -on , fait pålir celle du baron d'Hol bach . Figure-toi une grande dame de la régence , avec l'athéisme railleur et la parole cynique de cette époque ; mais , encore une fois , mon ami , pourquoi ces ques tions au sujet du château et de la famille de Pont Brillant ? – Parce que tout- à - l'heure , seul avec Frédéric , j'ai crû m'apercevoir qu'il éprouve une haine profonde contre ce jeune Marquis. -Frédéric ! · s'écria le docteur avec autant de sur prise que d'incrédulité , c'est impossible ... Encore une fois , je suis certain que de sa vie il n'a parlé à M. de Pont - Brillant. Allons donc .. de la haine .. 119 - - contre ce jeune homme? et pourquoi ? quelle en serait la cause ? Je l'ignore mais je suis certain de ce que j'ai vu. Et qu’as -tu vu ? -Le cheval qui avait conduit ici Frédéric et sa mère, s'étant détaché sans doute , s'est approché du cortège, le jeune Marquis l'a fouaillé , et à ce moment , si je ne l'avais retenu , Frédéric , livide de rage , s'élançait par la fenêtre , après avoir montré le poing à M. de Pont Brillant. - Et pour ne pas effrayer Mme Bastien , tu nous as dit ... Que Frédéric s'était imprudemment penché à la fenêtre ... Encore une fois , Pierre ..je te le répète , je n'ai pas perdu un geste , un regard , une nuance de la physionomie de ce malheureux enfant. ... C'est de la haine, te dis -je qu'il ressent contre cet autre ado lescent. Un moment ébranlé par la conviction de David , le docteur reprit : · Qu'en cette circonstance Frédéric ait cédé à la violence de caractère qui semble se développer en lui ... soit ; mais pense , mon ami , que ce changement qui effraie et désole sa mère , date déjà de quelques mois. La scène de tantôt a pu un moment courroucer Frédéric, mais une baine assez puissante pour réagir si visible ment sur le physique et sur le moral, doit avoir une cause terrible ... et déjà ancienne ; or , je te le répète, le fils de Mme Bastien et Raoul de Pont- Brillant ne se sont jamais parlé, ils vivent dans des sphères absolu 120 - - - . ment séparées , il n'y a entre eux aucun contact pos sible . D'où serait née la haine qui diviserait ces jeu nes gens ? - Il est vrai . ton raisonnement est juste je dois m'y rendre .. répondit David en réfléchissant, et pourtant je ne sais quoi me dit que Frédéric subit l'influence d'une cause toute morale. - Oh ! quant à cela ... je suis loin de regarder comme absolue l'explication que j'ai donnée à Mme Bastien , dans l'espoir de la rassurer ; je dis comme toi : Frédéric est peut-être sous l'influence d'une crise mo rale. .. Cette crise quelle est- elle ? hélas ! il sera bien difficile de le découvrir, si la pénétration d'une mère a échoué ... dans cette recherche ... J'ai d'ailleurs en gagé Mme Bastien à tàcher de donner à son fils le plus de distractions possibles , et au besoin à le faire voyager pendant quelques mois... Peut-être le mouvement , le changement de lieux , auraient- ils sur lui une réaction salutaire... - Tiens , maintenant, Pierre , reprit tristement David , après un moment de silence , - je suis presque aux regrets d'avoir rencontré chez toi cette charmante femme ... par cela même qu'elle et son fils m'inspirent un intérêt croissant. Que veux - tu dire ? - Franchement, mon ami, quoi de plus triste que d'éprouver une commisération aussi profonde que vaine ? ... Qu'y a -t-il de plus digne de sympathie et de vénération que cette jeune femme si atrocement mariée, et pourtant vivant long - temps heureuse dans une com plète solitude, avec cet enfant, beau, sensible, intelligent - - > 121 - - comme elle ... et voilà que tout-à-coup cette double existence est attaquée d'un mal mystérieux ... ce pauvre enfant s'étiole ... sa mère voit avec une douleur crois sante les progrès du mal inconnu dont elle s'épuise en vain à chercher la cause. Ah ! ...de cette douleur ... je devine toutes les angoisses ... car , moi aussi j'ai aimé mon pauvre Fernand avec idolâtrie , ajouta David en contenant à peine ses larmes , et ne pouvoir que plaindre cette double infortune, continuer son chemin en se demandant ce que deviendra cet enfant de seize ans dont l'avenir paraft si sombre ? Oh ! cette im puissance forcée ... fatale ... devant le mal qu'on déplore , a toujours été un tourment ... presque un re mords pour moi! - Oui ... cela est vrai , - reprit le do ur en pre nant les mains de son ami avec émotion . Combien de fois ne m'as- tu pas écrit que la seule amertume de tes longs et pénibles voyages , entrepris dans un si noble but... était cette nécessité de constater froidement les faits les plus affreux, les coutumes les plus barbares, les lois les plus monstrueuses , et de reconnaitre en même temps que , durant des années , des siècles peut être, tant de maux devaient poursuivre paisiblement leur cours... Oui , oui , je comprends ce que causent à des ames comme la tienne , David ... la vue du mal et l'im possibilité de le soulager . Cinq heures trois quart sonnèrent à l'horloge de Pont Brillant. Mon pauvre ami ! nous n'avons plus que quelques minutes , - dit David en sortant de la rêverie où il était plongé, - et il tendit la main au docteur. 122 > Celui-ci ne répondit pas d'abord. Deux larmes coulèrent lentement de ses yeux , et lorsque son émotion lui permit de parler: – Hélas ! mon pauvre David, je devrais être familia risé avec la pensée de ton départ ... et , tu le vois ... le courage memanque... - Allons, Pierre ... avant deux ans ...... je te rever rai ; ce voyage sera probablement le dernier que j'entre prendrai ... et alors tu sais mes projets ... je reviendrai m’établir auprès de toi . .. Le docteur secoua mélancoliquement la tête . Je n'espère pas un pareil bonheur je sais ce que tu cherches à oublier , au milieu de cette vie d'aven tures , de périls , au-devant desquels lu te jettes avec une audace désespérée ... car tes voyages à toi , sont aussi chanceux que des batailles... Quels dangers n'as-tu pas déjà courus ! et voici qu'à cette heure , tu pars pour l'une des plus dangereuses excursions qu'un voyageur puisse tenter , une exploration dans l'intérieur de l'Afrique ... et tu ne veux pas que je m'alarme ! Aie confiance en mon étoile , mon bon Pierre , tu sais le proverbe : Il est des malheureux dont la mortne veut pas , – reprit David avec une résignation amère , que cela du moins te rassure ... Va , crois-moi .. nous nous reverrons ... ici ... dans ce petit salon . – Monsieur ... Monsieur ... la diligence de Nantes est en train de relayer , dit la vieille servante en en trant précipitamment, il n'y a pas un moment à perdre... venez ... venez. . . – Allons ! adieu, Pierre, — reprit David en serrant son ami dans ses bras . Écris-moi à Nantes un dernier 123 mot, et n'oublie pas de me donner des nouvelles de Mme Bastien et de son fils... Si je savais cette charmante femme moins inquiète , il me semble que cela serait d'un bon augure pour mon voyage . .. Allons , encore adieu, et à revoir, mon bon Pierre . A revoir ! que Dieu t'entende ! dit le docteur Dufour en embrassant une dernière fois son ami . Maintenant, Pierre, conduis-moi jusqu'à la dili gence, je veux te serrer la main en montant en voiture . Quelques instants après , Henri David partait pour Nantes, où il devait rejoindre le brick l'Endymion, frété pour Gorée. CHAPITRE ONZIÈME. Une dernière goutte fait déborder la coupe , dit le proverbe . Ainsi la scène qui s'était passée le jour de la Saint Hubert, sur le mail de Pont- Brillant, fit déborder le fiel dont le cour de Frédéric était gonflé. Dans le châtiment infligé à son cheval par le jeune marquis , Frédéric vit une insulte , disons mieux , un prétexte qui lui permettait de manifester directement sa haine à Raoul de Pont-Brillant, dans l'espoir de tirer de lui-même une vengeance sauvage . De retour à la ferme avec sa mère , et après une nuit passée dans de sombres réflexions , le fils de Mme Bastien écrivit dès le matin ce billet : ,, Si vous n'êtes pas un lache , vous vous trouverez „ demain à la roche du Grand - Sire , avec votre fasil „ chargé à balles ; j'aurai le mien . Venez seul ... „ serai seul... „ Je vous hais , vous saurez mon nom , lorsque je „ , vous aurai dit en face la cause de ma haine . „ La roche du Grand-Sire est un endroit désert de .. je 125 „ votre forêt de Pont-Brillant . Je vous y attendrai de „ main toute la matinée , tout le jour , s'il le faut; vous „ n'aurez pas ainsi de raisons pour manquer à ce „ rendez- vous.“ Cette provocation presque insensée ne s'expliquait que par l'effervescence de la haine et de l'âge de Fré déric , ainsi que par sa complète inexpérience des choses de la vie , et l'isolement où il avait jusqu'alors vécu . Ce billet écrit , Frédéric y mit l'adresse de Raoul de Pont-Brillant, attendit l'heure où le facteur rural passait par la ferme, et celui-ci emporta la lettre destinée au marquis, afin de la mettre à la poste à Pont- Brillant. Durant cette journée , l'adolescent , afin de mieux dissimuler son dessein , feignit d'être plus calme que de coutume. Le soir venu , il dit à Mme Bastien que , se sentant fatigué, il désirait dormir pendant toute la matinée du lendemain , et qu'il désirait que l'on n'entråt pas dans sa chambre avant qu'il ne fût levé . La jeune mère, espérant que le repos calmerait son fils , s'empressa de se conformer à son désir. Au point du jour , Frédéric ouvrit sans bruit la fenêtre de sa chambre , dans laquelle on ne pouvait arriver que par l'appartement de sa mère , prit son fusil, et sortit d'autant plus facilement que la croisée était au rez-de-chaussée ; il n'avait à sa disposition que du gros plomb de chasse , il alla prier le vieux jardinier de lui fondre quelques balles, sous prétexte d'aller à l'affût aux sangliers avec un métayer , dont ils ravageaient le champ. 126 La chose parut si croyable au jardinier, qu'au moyen de quelques débris de plomb il fondit une demi-dou zaine de balles qu'il remit à son jeune maitre ; celui-ci se rendit alors en hâte à la roche du Grand - Sire , située dans une des parties les plus désertes de la forêt. En approchant de l'endroit du rendez- vous qu'il avait donné au jeune marquis , le cæur de Frédéric palpitait d'une ardeur farouche , certain que , courroucé de l'ou trage et de la provocation que renfermait le billet de son adversaire inconnu, Raoul de Pont- Brillant s'empresse rait de venir venger cette insulte... » - Il me tuera ... ou je le tuerai se disait Fré „ déric. — S'il me tue , tant mieux. .. A quoi bon trai ner une existence à jamais empoisonnée par l'envie ! Si je le tue..." Et , à cette réflexion , il frissonna ; puis, ayant pres que honte de cette faiblesse, il reprit : - Eh bien ! si je le tue ... tant mieux encore , il „ ne jouira plus de ces biens qui font mon envie ... si „ je le tue ..... ajoutait ce malheureux enfant en „ cherchant à justifier à ses propres yeux cette sinistre résolution , son luxe n'insultera plus à ma pauvreté „ et à celle de tant d'autres encore plus à plaindre que وو رو - رو ,, moi.co Absorbé dans ces noires pensées , Frédéric arriva bientôt à la roche du Grand-Sire. On appelait ainsi, depuis des siècles, en commémo ration de l'un des sires de Pont- Brillant, un amoncelle ment de blocs granitiques , situé non loin d'une des routes les moins fréquentées de la forêt. Des châtaigniers et des sapins énormes s'élançaient 127 du fond des crevasses des roches ; c'était un lieu agreste et solitaire , plein d'une grandeur sauvage ; le soleil, déjà élevé , projetait çà et là sur ces masses de granit grisâtre et couvertes de mousse , ses rayons vermeils à travers les arbres dépouillés de feuilles ; la journée s'onnonçait splendide, ainsi que cela arrive souvent vers la fin de l'automne. Frédéric déposa son fusil dans une sorte de grotte naturelle , formée par une profonde excavation à demi voilée par un épais rideau de lierre , enraciné dans la fente d'un bloc supérieur. De cet endroit à une route dite du Connétable , il y avait quarante pas environ ; le marquis , s'il venait , ne pouvait arriver que par ce chemin , bordé d'un taillis où Frédéric se posta ; de cet endroit , il embrassait au loin le chemin du regard, sans être aperçu . Une heure, deux heures, trois heures se passèrent ... Raoul de Pont- Brillant pe parut pas. Dans sa fiévreuse impatience , ne pouvant , ne vou lant pas croire que le marquis eût dédaigné son appel , Frédéric trouvait moyen de s'expliquer le retard de son adversaire : il ne devait avoir reçu sa lettre que dans la matinée ; ... il avait eu sans doute quelques précautions à prendre pour sortir seul ; ... peut- être préférait -il attendre la fin de la journée. Le temps s'écoulait parmi ces angoisses ; une seule fois Frédéric songea à sa mère et à son désespoir , se disant que , dans une heure ... peut être , il n'existe rait plus. Cette réflexion ébranla seule pendant quelques in 128 > ور stants la sombre détermination de l'adolescent ; mais il se dit bientôt : Mieux vaut mourir ... ma mort coûtera moins „ de larmes à ma mère que ma vie ... j'en juge par celles qu'elle a déjà versées...“ Pendant qu'il attendait ainsi l'arrivée du marquis, une voiture , partie du château de Pont- Brillant vers les trois heures de l'après-midi , arrivait à un carrefour où aboutissait l'allée du Connétable, non loin de laquelle se trouvait, on l'a dit, la roche du Grand - Sire . Cet équipage , espèce de petit wourst très- large et très-bas, attelé de deux magnifiques chevaux, s'arrêta au poteau du carrefour ; deux grands valets de pied poudrés descendirent du siége de derrière où ils étaient assis , et l'un d'eux ouvrit la portière de la voiture, d'où la mar quise douairière de Pont-Brillant descendit très - preste ment, malgré ses quatre - vingt-huit ans ; une autre femme, qui semblait non moins ágée que la douairière, mit aussi pied à terre . L'autre valet de pied , prenant sous son bras un de ces pliants portatifs dont se servent souvent dans leurs promenades les personnes valétudinaires ou agées , se disposait à suivre les deux octogénaires ; mais la mar quise lui dit de sa voix claire et un peu chevrotante : – Reste avec la voiture, mon garçon ; que l'on m'at tende ici , donne le pliant à Zerbinette . Le valet de pied s'inclina , remit le pliant à la com pagne de la douairière , et toutes deux entrèrent de pré férence, dans l'allée du Connétable, qui , beaucoup moins fréquentée que les autres, était revêtue d'un tapis de mousse et de gazon . 129 L’octogénaire dont était accompagnée la marquise, et que celle-ci avait appelée Zerbinette, s'était donc char gée du pliant. A quatre- vingt-sept ans , répondre à ce nom coquet et pimpant de Zerbinette ... cela semble étrange ; et cependant Zerbinette avait été , dans son printemps, plus que personne , digne de porter ce nom qui sentait d'une lieue sa soubrette de Crébillon fils ; nez retroussé, mine effrontée , grands yeux fripons, sourire libertin , corsage provoquant , pied mignon et main potelée , tels avaient été autrefois les titres de la soubrette à être ap pelée Zerbinette, nom dont elle avait été baptisée, lors qu'elle entra (il y avait quelque soixante-dix ans de cela) , comme aide coiffeuse , chez sa sæur de lait , la charmante marquise de Pont-Brillant . Hélas ! nous la voyons douairière et grandmère; mais , à cette époque, la marquise , mariée au couvent à seize ans , était déjà plus que galante ; aussi frappée de l'esprit hardi de son aide coiffeuse , de ses rares dispositions pour l'intrigue, elle fit de Zerbinette sa première femme, et bientot sa confidente . Le diable sait les bons tours de ces deux jeunes et madrées commères, dans leur beau temps ! avec quel dé voûment, avec quelle présence d'esprit,'avec quelle mer veilleuse ressource d'imagination, Zerbinette aidait sa maîtresse à tromper les trois ou quatre amants qu'elle avait à la fois , sans compter ce qu'on appelait alors Les fantaisies. Les occasions. Les dettes de jeu. Et les curiosités. > Frédéric Bastien . I. 130 On allait en curiosité aux Porcherons , vêtue en gri sette ou en marchande de bouquets . L'on ne parle du défunt mari de la marquise que pour mémoire ; d'abord , l'on ne se doppait pas alors la peine de tromper un mari , puis, „ très-haut et très -puis sant seigneur Hector-Magnifique-Raoul- Urbain - Anne Cloud- Frumence , sire et marquis de Pont- BRILLANT et autres lieux , était trop du monde et de son siècle pour géner en rien Madame sa femme. De cet échange de confidences de la part de la mar quise et de services de toutes sortes de la part de Zer binette , il était résulté une sorte de liaison presque fa milière entre la soubrette et sa maîtresse ; elles ne s'étaient jamais quittées , elles avaient vieilli ensemble, et à quatre-vingt et tant d'années qu'elles avaient, elles Itrouvaient un grand plaisir à se rappeler les bons jours, es malins tours, les folles amours d'autrefois, et il faut le dire , chaque jour avait son saint , si ce n'est davan tage , dans ce calendrier libertin . Quant à la licence de paroles , disons mieux , quant au cynique langage dont la marquise et Zerbinette avaient l'habitude dans leur tête - à -tête en parlant du temps jadis ou du temps présent , ce langage n'était ni plus ni moins cru que celui de la régence ou du règne de Louis-le-Bien-aimé, et il avait parfois chez la douai rière cette affectation de patois parisien , si cela se peut dire , que la plupart des grands seigneurs du milieu du XVIII. siècle transportèrent des Porcherons à la cour, disant m'sieu , c'te d’moiselle , què que vous m'vou lez, etc. Quant aux expressions et aux tournures par trop ma 131 > rotiques ou rabelaisiennes de la marquise , nous les traduirons avec bienséance. La douairière était une petite vieille sèche et bien droite , mise avec une recherche extrême , et toujours parfumée d'eau arménienne. Elle portait ses cheveux crêpes et poudrés à la maréchale, et avait sur la joue une ligne de rouge qui doublait l'éclat de ses grands yeux noirs , très-hardis et très-brillants encore malgré son åge. Elle s'appuyait sur une petite canne d'ivoire à pomme d'or , et puisait de temps à autre une prise de tabac d'Espagne dans une tabatière ornée de chiffres et de médaillons. Zerbinette , un peu plus grande que sa maitresse et aussi maigre qu'elle , portait ses cheveux blancs en pa pillotes, et était vêtue avec une simplicité élégante . Zerbinette , - dit la douairière après s'être retour née pour regarder celui des deux valets de pied qui avait abaissé le marche-pied . - quèque c'est donc que c'beau grand garçon-là ? jcrais ben n'lavoir point encore vu dans mon antichambre ? Ça se peut, Madame c'est un des derniers venus de Paris . Mais c'est qu'il est drûment et fièrement tourné, ce gars - là , reprit la douairière . Dis donc , Zerbi nette, as -tu yu c'te carrure ? c'est étonnant... Les beaux laquais , ça m'rappelle toujours ... - et la marquise s'interrompit pour prendre une pincée de tabac d'Es pagne, les beaux laquais, ça me rappelle toujours c'te petite diablesse de baronne deMontbrison ... - Madame la marquise fait confusion c'étaient des gardes françaises... - 9 * 132 9 - T'as ma foi raison , ma fille ... c'est si vrai que le duc de Biron , leur colonel... te rappelles -tu M. de Biron ? - Je le crois bien , Madame ... c'est vous qui avez eu l'étrenne de sa petite maison du boulevard des Pois sonniers ... et , pour ce premier rendez-vous ... vous aviez voulu vous habiller en Diane chasseresse comme dans votre beau portrait au pastel... et, sous ce costu me ... vous étiez jolie ... ah ! mais jolie à plaisir .. quelle taille mince ... quelles épaules blanches ... quels yeux brillants ! ... C'est ma foi vrai , ma fille , j'avais tout ça .. et j'ai fait bon -user de ce que le bon Dieu m'avait donné : mais pour en revenir à M. de Biron ... qui metrouvait si belle en Diane chasseressé , je ne sais pas si c'est le souvenir d'Acteon qui lui a porté.... malheur à ce pauvre duc ; mais , quinze jours après notre arrange ment, les sonneux et les piqueux de mon petit - fils auraient pu s'y tromper et crier tayau sur ce cher Biron : tant il y a , que pour en revenir à mon histoire , tu as raison , Zerbinette ... au vis-à-vis de cette petite dia blesse de baronne de Montbrison , c'était si bien des gardes - françaises que M. de Biron , leur colonel , s'est allé plaindre au roi de ce qu'on mésusait de son régi ment, Je n'entends point ça du tout , - a répondu „ ce bon prince , - je tiens à mes gardes- françaises, moi; Montbrison a eu bien assez d'argent de sa femme „ pour lui acheter un régiment.“ -Malheureusement, Madame , M. de Montbrison n'était pas capable de cette galanterie - là ; mais pour ce - 133 - - qui est des grands laquais , Madame voulait parler de la présidente deLunel ... de ... - Lunel... dit vivement la douairière en inter rompant sa suivante et en jetant les yeux autour d'elle comme pour rappeler ses souvenirs , - Lunel? ... Dis donc? nous sommes bien ici dans l'allée du Connėtable ... hein ! Zerbinette ? Oui, Madame. . . Pas loin de la roche du Grand - Sire ? - Non , Madame ... - C'est ça même... Eh bien ! te rappelles- tu l'his toire de l'orfraie ? - L'histoire de l'orfraie ? pon, Madame... – De l’orfraie et de ce pauvre président de Lunel ? – Tout ce que je me rappelle, c'est que M. le prési dent était jaloux comme un possédé de M. le chevalier de Bretteville ... et il y avait de quoi. Aussi , ça amu sait toujours Madame de les inviter tous les deux en semble au château... Justement , ma fille ... voila pourquoi je te parle de l'histoire de l'orfraie . - Par ma foi, Madame, que je devienne chèvre, si je sais ce que vous voulez dire avec votre orfraie . - Ah ! Zerbinette . . . Zerbinette, tu vieillis. - Hélas ! ...Madame. - Dis donc , ma fille , autant nous promener d'un côté 'que de l'autre ... n'est - ce pas ? Allons du côté de la roche du Grand-Sire... De revoir cette pauvre chère vieille roche ... ça me rajeunira de... voyons, de com bien , Zerbinette ? - ajouta la marquise , en aspirant sa - 134 prise de tabac d'Espagne , - car ce pauvre Lunel ... et le chevalier, c'était en ... ? -Octobre 1779, dit Zerbinette , avec la précision de mémoire d'un comptable. – Ça me rajeunira donc ... comme qui dirait de soixante et quelques années, ça en vaut la peine. Allons à la roche du Grand-Sire. - Soit, Madame, mais n'êtes - vous pas fatiguée ? - J'ai mes jambes de quinze ans , ma fille , et en tous cas tu portes mon pliant. CHAPITRE DOUZIÈME. . Les deux octogénaires suivirent à pas lents la route qui conduisait à la Roche du Grand - Sire . Zerbinette , s'adressant à sa mattresse : Ah ça ! Madame , et l'orfraie ? Tu te souviens combien le président de Lunel était jaloux du chevalier? Je lui dis un jour : Sigis mond , voulez-vous que nous jouïons un fameux tour au chevalier ? -J'en serais ravi, Marquise. Mais il faut pour cela , Sigismond , que vous sachiez imiter le cri de l'orfraie en perfection . A ces mots , tu juges, ma fille , de la figure du président ; il me déclare qu'il a bien , dans sa vie , outrageusement crié à la grand' chambre , où il a son mortier , mais sans prétendre pour cela imiter plus particulièrement un cri plutôt qu'un autre. —Eh bien ! apprenez celui-là , Sigismond, et , quand vous le saurez nous rirons fort de ce pauvre chevalier. – Dès ce soir , Marquise, -reprend le président , - je m'en vas étudier ... Dieu merci ! les orfraies ne manquent point dans ces bois. Bien , Madame , dit Zerbinette, je come 9 - 136 ... mence à me rappeler , mais vaguement ; je vous en prie, continuez ... Quand le président est sûr de son cri , je prends jour avec le chevalier je lui donne rendez-vous entre chien et loup , ma foi , tiens ! quelque part par ici ... je le devance , en compagnie du président que je col loque dans une manière de caverne que tu verras là - bas, à la roche du Grand- Sire ; maintenant , Sigismond, lui dis - je , écoutez-moi bien : Le chevalier va venir ; vous allez compter mille pour lui donner le loisir de me soupirer son martyr ... pendant le temps que je compterai mille comme vous ... mais , dans les environs de neuf cent quatre- vingt- dix - huit, j'aurai l'air de m'at tendrir à l'endroit du chevalier ... C'est alors que vous pousserez vos cris d'orfraie ... Divin , Marquise ! divin ! Écoutez-moi donc , mauvais garçon. Ah ! mon Dieu , la vilaine bête , que je dirai au chevalier , je suis superstitieuse à l'excès ... Courez au château cher cher un fusil pour tuer cet affreux oiseau et après a . nous verrons . Le chevalier s'en courra ... et moi, cher Sigismond , je viendrai vous trouver ... dans la grotte ... Marquise, vous êtes le démon le plus charmant . Vite , vite , voici le chevalier , et le pauvre Lunel de se colloquer dans son trou et de com mencer à compter 1 , 2, 3, 4 etc., pendant que je viens rejoindre le chevalier . Bon , Madame, - dit Zerbinette , en riant comme une folle , - je vois d'ici la figure de ce cher président comptant scrupuleusement 1 , 2, 3, 4 etc. , pendant que le chevalier était auprès de vous . ut ce que je peux te dire, ma fille , c'est que ... 137 j'étais convenu avec ce pauyre Lunel , de ne m'adoucir pour le chevalier que dans les environs de 998 ... et, ma foi! ... je n'ayais pas compté 10 ... que je ne comp tais plus du tout. Et pendant ce temps-là , le président qui avait fini son 1,000 , faisait l'orfraie de toutes ses forces avec des cris si aigus , si étranges, si sauvages... que le chevalier m'en parut tout- à - coup si extrêmement incommodé , que je dis à ce pauvre garçon , pour le consoler de son inconvénient: C'est la maudite orfraie ! ... c'est l'orfraie ! Il est impossible de rendre l'accent avec lequel la douairière prononça ces derniers mots : c'est l'orfraie ! en aspirant sa prise de tabac pendant que Zerbinette riait aux éclats . Courez vite au château chercher un fusil , dis- je au chevalier , reprit la marquise, il me faut la vie de cette vilaine bête . de cette abominable orfraie, je veux la déchirer de mes .propres mains ... Courez, je vous attends. - Bon Dien ! Marquise, que voilà un étrange caprice, et puis la nuit va devenir noire , vous aurez peur? Bah ! Chevalier , je ne suis point pol tronne ... courez au château ... et revepez tôt .. - il était temps, ma fille , car lorsque j'ai été retrouver ce pauvre président, la voix lui manquait , il commençait à crier comme une orfraie qu'on étrangle ... heureuse ment la voix lui est revenue vite ... Quelle bonne histoire, Madame ... qet quand le chevalier est revenu? Il nous a trouvés , le président et moi, à peu près à cette place où nous voici . Aprivez - donc, Che lui ai -je crié de loin , sans le président, - valier , - 138 - - - - > que je viens de rencontrer , par hasard , je mourais de peur. Je vous l'avais bien dit , Marquise , reprit ce bel Alcandre , et l'orfraie ? s'écria - t- il, en bran dissant son fusil d'un air de farouche rancune , et l'or fraie ? Ma foi , Chevalier , je crois bien que je lui ai fait peur , car elle s'est tue , quand j'ai rencontré la marquise, - répondit le président ; - mais à propos , mon cher Chevalier, ajouta innocemment le pauvre Lunel, savez - vous que ce cri-là annonce toujours quelque inconvénient? et en disant ces mots d'un ton prodi gieusement malicieux , le président me serra le coude gauche. En effet, mon cher Président , j'ai toujours ouï dire que ce cri pronostiquait fort mal , riposta le chevalier d'un air non moins narquois en me serrant le coude droit. - Plus tard , quand je me suis affolée de cet impertinent petit comédien de Clairville , nous avons bien ri de l'aventure avec le président et le chevalier , à qui j'ai tout dit alors ...... Aussi , bien long -temps parmi les gens de notre société : c'est l'orfraie ! est resté comme une manière de proverbe , quand les hommes .... Je comprends, Madame, mais hélas ... du temps de l'orfraie .... c'était le bon temps . alors . Laisse -moi donc tranquille , Zerbinette, avec tes hélas... ça sera encore le bon temps. Et quand cela , Madame? Eh pardi ! dans l'autre monde ! C'est ce que je me tuais toujours à dire à ce gros joufflu d'abbé Rober tin , qui , par parenthèse , était goulu comme un dinde, et se serait fait fouetter pour ces belles truffes blanches du Piémont , que m'envoyait ma cousine Doria . 139 dame , . seize ans, > Allons , Madame la Marquise, me répondait l'abbé en s'empiffrant, vaut encore mieux croire à cette immortalité - là qu'à rien du tout. C'est pour te dire, ma fille , qu'aux Champs-Élysiens, je retrouverai mes seize ans fleuris .. , et tout ce qui s'ensuit, pour m'en servir encore , et toujours ainsi jusqu'à la fin des siècles ... Amen ! .. et que le bon Dieu vous entende , Ma reprit Zerbinette d'un air béat , c'est si joli ! C'est ce que je me disais ayant -hier, en regardant mon petit - fils ... Pendant la chasse , quel entrain, quelle ardeur ! était- il animé ! quelle belle jeunesse ... hein ! ma fille ? Un vrai Chérubin pour chanter la romance à ma dame, reprit Zerbinette , qui savait son Beaumar aussi je crois bien que certaine vicomtesse .. Zerbinette , s'écria la douairière en interrom pant sa suivante , tiens , voilà la roche du Grand Sire ... C'est niché dans ce trou-là ... que ce pauvre président faisait l'orfraie . Pour Dieu ! Madame , n'approchez pas davan tage ... c'est comme une caverne ... il peut y avoir des bêtes là-dedans ... J'aurais pourtant bien voulu y entrer pour me reposer. Vous n'y songez pas , Madame ... ça doit être humide comme une cave ... C'est vrai , ma fille ... eh bien ! place mon pliant ... adossé à ce chêne ... bien au soleil ... c'est cela ... à merveille . Et toi , Zerbinette , où t'asseoiras - tu ? chais , > + 140 - - Là ... sur cette roche, Madame ... c'est un peu près de la caverne , mais enfin ... A propos . qu'est- ce que tu me disais donc de la vicomtesse ? Je disais , Madame , qu'elle voudrait , je crois bien , être la belle marraine de Chérubin . De Raoul ? Ma foi ... Madame , c'est toujours : Monsieur Raoul , mon chapeau ; M. Raoul , mon ombrelle ... toujours Monsieur Raoul ... Hier encore ... quand on a voulu effrayer M. Raoul , c'est Mme la vicomtesse qui s'est proposée pour lui faire peur ... Et j'ai bien vu ... Tu as vu ... tu as vu ... que tu ne voyais rien du tout , ma fille ... La vicomtesse veut tout bonnement, en paraissant s'occuper d'un enfant sans conséquence, donner le change à son imbécille de mari , pour qu'il ne s'effarouche pi ne se cabre point, lorsque M. de Mon breuil , l'amant de la vicomtesse , arrivera ici , car je l'ai invité , ce garçon , il n'y a rien qui vous égaie un château , comme quelques couples gentiment appareil lés ... aussi moi , j'en invite tant que j'en trouve dans ma société ; ces amoureux , c'est gai , c'est chantant, c'est grouillant comme les pierrots au mois de mai ... Rien qu'à les voir , ça me met la joie au caur et le feu à mes souvenirs ... Et ces bêtas de maris ... ces figu res ! ... C'est pour te dire , ma fille , que tu as vu de travers à l'encontre de la vicomtesse. - Je comprends ... M. Raoul est pour elle ... manteau. Pas autre chose , et je l'en ai prévenu ; mop petit un 141 - > fils , il aurait pu s'y laisser d'autantplus prendre, l'inno cent , que la vicomtesse est charmante. Innocent! ... innocent ! reprit Zerbinette , en hochant la tête , pas déjà tant , Madame ; car M. Raoul est comme Chérubin ... són amour pour une belle marraine à ce bel oiseau bleu ne l'empêcherait pas de lutiner Suzette ... Cher enfant! Vraiment , Zerbinette ... Est-ce que parmi les femmes de la vicomtesse il y a quelque chose ... qui vaille ... qu'on le regarde ? La vicomtesse a amené ici une grande blonde aux yeux noirs , qui vous a un air , mais un air Avec ça , blanche comme un cygne , dodue comme une caille et faite au tour ... - Et tu crois que Raoul ? ... Eh ! eh ! Madame, c'est deson âge . Pardi ! s'écria la marquise en prenant sa pin cée de tabac . Mais à propos de ça , reprit - elle après un moment de réflexion , toi , qui sais tout ... quoi que c'est donc qu'une manière de petite bourgeoise ou de grosse fermière qui vit encoqueluchonnée comme une ermitesse ... dans c'te bicoque isolée qu'est sur la route de Pont - Brillant ? tu sais ben? La maison est treillagée comme un mur d'espalier , avec une manière de porche tortillonné en bois rustique dans le goût de la niche aux daims que mon petit- fils s'amuse à élever dans les pâlis ? Tu n'y es pas ! mon Dieu , que t'es donc sotte , Zerbinette ; nous sommes passées là - devant, il y a huit jours ... Ah ! je sais ... Madame. - 142 - Eh bien ! cette ermitesse comment qu'ga se nomme ? Mme Bastien , Madame ... Quèque c'est que ça , Madame Bastien ? Madame , dit vivement Zerbinette sans ré pondre à sa maitresse , vous n'avez pas, entendu ? Quoi ? - Là ... dans cette manière de caverne ? Eh bien ? On dirait qu'on a remué. Allons donc , Zerbinette , tu es folle ; c'est le vent dans ces lierres . Vous croyez , Madame? Certainement , mais , réponds -moi donc ; quèque c'est que c'te Mme Bastien ? C'est la femme à un revendeur de propriétés, comme qui dirait un homme de la bande noire ou ap prochant. Ah ! le vilain gueux ; c'est cette bande-là qui a mis le marteau dans mon pauvre châtelet de Saint- Iré née, en Normandie ... un bijou de la Renaissance ; ils n'en ont pas laissé pierre sur pierre ... Mais, ma foi, heureusement , mon fils m'a donné le régal de bâtonner un de ces gredins-là ! Un des hommes de la bande noire , Madame ? Certainement ... figure - toi que nous allons visi ter ma terre de Francheville où je n'avais pas mis les pieds depuis six ans ; le marquis me dit : Ma mère, passons donc par Saint-Irénée , nous verrons ce qu'il en reste. ( Les Jacobins nous l'avaient confisqué, ce pauvre cher petit châtelet , et il était retombé dans le - - -

)

143 - > > domaine national, comme disaient ces abominables scélérats . ) Nous arrivons... à Saint- Irénée et nous trouvons ... table rase ... sauf l'orangerie où une de ces mauvaises bêtes de proie de démolisseurs s'était terré ... Son méchant sort veut qu'il se trouve là quand nous descendons de voiture sur l'emplacement du châ telet ... Nous étions , comme tu le penses , mon fils et moi , dans le feu de notre colère. Monsieur, dit le marquis à cet homme , pourriez- vous m'ap prendre quelles sont les bêtes brutes qui ont eu l'in famie de raser le châtelet de Saint- Irénée , un des plus merveilleux monuments de la province ? Ces bêtes brutes , c'est moi et mes associés , Monsieur ... et vous vous êtes un insolent de me parler ainsi , répond cet animal à mon fils avec un accent charabia qui em pestait son Auvergoat d'une lieue . Tu sais que le mar quis était vif comme la poudre , fort comme un Turc et brave comme un lion ; il vous applique alors à mon dé molisseur une volée de coups de canne ... Ah ! ma fille, quels coups de canne jubilants ! Il me semble que j'ai la volupté de les entendre encore tomber et retomber sur le gros dos de ce charabia ; nous allons nous battre à mort ! à bout portant ! criait cet imbécille en se frottant les reins. Vous avez été iosolent , je vous ai donné des coups de bâton , partant quitte , – lui répondit le marquis ; quant à me battre avec vous, j'ai fait mes preuves, et je ne me commets point avec un drôle de votre espèce , - et là -dessus ... Madame , s'écria Zerbinette en interrompant en encore sa maîtresse , - je vous assure qu'on a remué dans la caverne ... - > 144 - Ah! en finiras -tu avec tes effrois ? tu m'impa tientes à la fin ... Mais, Madame ... Que diable veux - tu qu'il y ait là-dedans? des voleurs ? Ma foi, Madame ... cette forêt ... Eh bien ! ma fille, rappelle- toi la vieille chanson . Et la marquise fredonna de sa voix chevrotante : Cher voleur , disait Suzon . Cher voleur , disait Marton. Mais va , ma fille , nous n'aurons pas cette au baine , et pour en revenir à mon histoire de coups de bâton , je te dirai qu'après la bastonnade , mon fils et moi nous remontons en voiture, pendant que notre cour rier et nos deux valets de chambre tenaient en respect ce mauvais homme de la bande noire , et puis , fouette postillon ... Les six chevaux de notre berline repartent comme le vent ... etnivu , ni connu ... le charabia . Se battre ... avec M. le marquis , dit Zerbi nette , rassurée par le courage de sa maitresse, il n'était pas dégoûté , ce bourgeois. Ainsi , pour en revenir à notre ermitesse de la bicoque ... son honnête mari est donc de la même et abominable sequelle que l'homme aux coups de bâton? Oui, Madame ... mais on ne le voit presque ja il est toujours voyageant ... de ci... de là ... Ah ... il n'est jamais chez lui? ... mais sais - tu , Zerbinette , c'est que ça se trouverait jolimentbien , ça ! - reprit la douairière en réfléchissant. Puis elle ajouta : mais ...! 145 - - - Dis-moi , ma fille ... est-ce que c'est vrai qu'elle est jolie ... cette petite ? Comment l'appelles-tu ? Bastien ... Cette petite Bastien ? Belle comme le jour , Madame ... Tenez , vous vous rappelez Mme la maréchale de Rubempre ? Oui ... et cette petite ... Est aussi belle ... si ce n'est plus ... Et ça a de la taille ? ... Une taille de nymphe ... C'est bien ce que Raoul m'a rabâché quand il l'a eu rencontrée dans les champs ... Mais qu'est-ce que c'est qu'un grand dadais de garçon , jaune comme un coing , qui était avec elle ? A ce que m'a dit Raoul, quelque flandrin de frère, probablement ? Alors pour qu'il ne gêne point ( et la marquise prit son tabac) on pourrait vous fourrer ça au château dans les bureaux de l'intendant avec douze ou quinze cents livres de gages. Ah ! ... pour le coup , Madame!... s'écria Zerbinette, en se levant , très -effrayée et regardant du côté de la caverne avec épouvante, on a remué ... avez - vous entendu? Oui, j'ai entendu , - répondit l'intrépide douai rière , eh bien ! après ? Ah ! Madame... venez , sauvons-nous vite ! ... Laisse -moidonc tranquille. Mais , mon Dieu! Madame ... ce bruit ? ... Eh ... eh , reprit la marquise en riant , c'est probabliment l'ame de ce pauvre président , que revient compter 1 , 2, 3, etc. Allons , rassieds -toi là et ne m'interromps plus, ou sinon ... Frédéric Bastien. I. 10 146 >

- Ah ! Madame... vous êtes toujours un vrai dragon pour le courage . - Pardi ! beau courage , quelque bête de nuit , quel que orfraie qui est à voleter dans ce trou ... Enfin , Madame ça n'est pas rassurant. Voyons , réponds-moi , qu'est- ce que c'est que ce flandrin de garçon , que Raoul a rencontre avec cette petite Bastien ? c'est un frère ? hein ? Non , Madame ... c'est son fils ! Allons donc , son fils ; mais alors ... Elle s'est mariée très - jeune, et elle est si admi rablement conservée , qu'elle ne paraît pas avoir plus de vingt ans , Madame ... C'est ça , Raoul y a été pris , car il m'a dit : grand’mère , figure - toi de yeux bleus longs de ça , une taille à tenir entre les dix doigts , une figure de camée ... et vingt à vingt-deux ans au plus ... Seule ment, a ajouté ce cher enfant, elles sont si peu habituées aux gens de bonne compagnie , ces bour geoises , que celle-là a ouvert ses grands yeux tout grands, ayant l'air de me regarder comme un phénomène, parce que je lui rapportais poliment son mantelet que j'avais ramassé. Mais , innocent , ai -je dit à Raoul , puisqu'elle était si jolie , cette petite , et qu'elle te regardait avec de si grands yeux , au lieu de lui rendre son mantelet , il fallait le garder et aller le Jui reporter chez elle ... ça t'aurait fait entrée ... de jeu . Mais , grand’mère , m'a riposté ce cher enfant avec tout plein de bon sens : Ce n'est qu'en lui rapportant son mantelet que j'ai vu qu'elle était . - - si jolie . 147 - C'est égal , Madame , M. Raoul aurait pu retour ner chez la petite Bastien deux ou trois jours après .. , elle aurait été ravie de recevoir M. le marquis , quand ça n'eût été que pour faire crever de rage toute la bour geoiserie du pays ... C'est ce que je lui ai dit , à ce cher enfant .. Mais il n'a pas osé . Un peu de patience , Madame ... Il faudra bien qu'il ose ... Dis donc , ma fille ... reprit la douairière, après un assez long silence et en aspirant lentement et d'un air médilatif sa prise de tabac d'Espagne, - sais-tu que , plus je songe à cette petite Bastien , plus je trouve que , pour toutes sortes de raisons , ça serait charmant pour ce cher enfant ? et que si ça se pouvait , ça serait une fameuse trouvaille . J'allais vous le dire , Madame. · Aussi ma foi, faut- il battre le fer pendant qu'il est chaud , répondit la douairière , après de nou velles réflexions. Quelle heure est- il , Zerbinette ? Quatre heures et demie , Madame , répondit la suivante , en regardant à sa montre. Très-bien ... nous aurons le temps. Ce matin, quand il est parti pour aller passer la journée à Boncour, chez les Mérinville , j'ai promis à Raoul d'aller au -de vant de lui par l'étang des Loges .. sur les cinq heures ; allons , Zerbinette ... en route , je veux tout de suite chapitrer Raoul à l'endroit de cette petite Bastien . Mais , Madame, vous oubliez que M. Raoul a renvoyé son palefrenier pour vous dire qu'en partant de - 2 . 10 * 148 Boncour il irait faire une visite au Montel , et qu'il ne reviendrait au château que sur les sept heures pour diner, Tiens ... c'est , ma foi ! vrai , ma fille , je n'y pensais plus ... car sa route à ce cher enfant pour re venir du Montel est par la cavée de la Vieille-Coupe J'aurais une peur de loup dans la descente ... car je suis devenue poltronne en voiture , et puis d'ailleurs, il n'est que quatre heures et demie ... il faudrait aller trop loin au-devant de mon petit- fils ... je le sermonnerai aussi bien ce soir au sujet de l'ermitesse ... Et puis , Madame , le soleil baisse et le froid du soir vous est mauvais. Allons , Zerbinette ... ton bras ... Mais laisse moi donc encore une fois la regarder , c'te pauvre roche du Grand-Sire . Oui , Madame ; mais , pour Dieu , n'approchez pas trop près. Malgré la recommandation de Zerbinette , la mar quise s'avança , et , jetant un regard presque mélanco lique sur ce sit sauvage , elle dit : Ah! les roches ... ça ne change pas ... Là, voilà bien comme il y a soixante et tant d'années ... Puis, après un moment de silence , s'adressant gaiment à Zerbinette , qui se tenait prudemment à l'écart , la marquise ajouta : Dis donc , ma fille ?

Madame ... Cette bonne histoire de l'or fraie m'a mise en 149 . goût de me souvenir. J'crais ben que ça m'amuserait de griffonner comme qui dirait nos mémoires ... 1) . Ah ! Madame , la bonne idée ! Ça servirait à l'instruction de mon petit - fils, ajouta la douairière en riant aux éclats , hilarité que partagea Zerbinette. Pendant quelques moments encore l'on entendit , au milieu du silence de la forêt , le bruit du rire chevro tant des deux octogénaires . Lorsque le bruit eut cessé tout - à - fait , Frédéric, livide , effrayant, sortit des ténèbres de la grotte où il était caché , et d'où il avait entendu l'entretien de la marquise douairière de Pont- Brillant et de Zerbinette . 1) Peut- être donnerons-nous un jour à nos lecteurs le Don Juan féminin des Mémoires de la marquise de Pont- Brillant, CHAPITRE TREIZIÈME . > Frédéric , jusqu'alors pur et chaste , élevé sous l'ail maternel , avait plutôt pressenti que eompris les odieux projets de la douairière et de sa suivante , au sujet de Mme Bastien, qu'elles voulaient, dans leur naïf cynisme, donner , si cela se pouvait , pour mattresse à Raoul de Pont -Brillant; en effet , à leurs yeux , c'était une fa meuse trouvaille , comme avait dit la marquise , que cette charmante et honnête bourgeoise , qui demeurait å proximité du château , dont le mari était presque tou jours absent, sans compter que l'on pourrait, pour qu'il ne fût point gênant, placer le fils de la jeune femme dans les bureaux de l'intendant du château avec quel ques bons gages. L'impression que cet entretien laissait à Frédéric, était donc la conviction plus instinctive que raisonnée, qu'il s'agissait d'un dessein infame, dont sa mère se trouvait l'objet, et que, le soir même, le jeune marquis, devant avoir connaissance de ce projet, s'en rendrait nécessairement complice , pensait le fils de Mme Bastien, 151 > - . • A ces nouveaux et redoutables ressentiments se joi goait, chez l'adolescent , le souvenir de cet homme exerçant la même profession que son père à lui Frédéric, et qui , bátonné par le père du jeune marquis , avait été dédaigneusement repoussé, lorsqu'il avait demandé une réparation par les armes. - Il en serait ainsi de moi , se dit Frédéric avec un sourire farouche, Raoul de Pont- Brillant aura méprisé maprovocation ... à moinsqu'il ne soit parti ce matin avant de l'avoir reçue ... Heureusement la nuit approche . le marquis revientseul ... et je connais la cavée de la Vieille -Coupe. .. Et Frédéric , prenant son fusil, se dirigea rapide ment vers une autre partie de la forêt. La cavée de la Vieille - Coupe , route obligée de Raoul de Pont- Brillant, pour se rendre chez lui en revenant du château du Montel, était une sorte de chemin creux, profondément encaissé , aux revers très- élevés et plantés d'énormes sapins d’Écosse , dont les cimes formaient au-dessus de la cayée un dôme si impénétrable , qu'en plein jour il y faisait très-sombre. Ce soir-là , au moment où le soleil venait de dispa raitre , il régnait déjà dans ce ravin une grande obscu rité ; toute forme y paraissait indécise ; deux hommes se rencontrant face à face dans cet endroit , n'auraient pu de l'un à l'autre distinguer leurs traits. Il était environ six heures du soir . Raoul de Pont- Brillant, seul ( il avait , on l'a dit, renvoyé son groom au château , pour avertir la marquise d'un changement de projets ) , Raoul entra au pas de son cheval dans la cavée , dont les ténèbres lui furent d'au 152 - > tant plus sensibles , qu'il venait de quitter une route en core éclairée des dernières lueurs crépusculaires . Au bout de vingt pas, cependant, sa vue, déjà fami liarisée aves les ténèbres , lui permit d'apercevoir va guement devant lui une forme humaine, debout, immo bile au milieu du chemin. Hola ! hé ! cria - t- il, rangez-vous donc ... d'un côté ou de l'autre de la route . - Un mot ! Monsieur le marquis de Pont- Brillant, - dit une voix. Que voulez - vous? - répondit Raoul en arrêtant son cheval et se penchant sur sa selle , afin de tåeher de reconnaitre les traits de son interlocuteur ; mais , ne pouvant y parvenir, il reprit : - Qui êtes - vous ? Que voulez- vous ? ... - Monsieur Raoul de Pont- Brillant , - répondit la voix. Avez-vous , ce matin , reçu une lettre qui vous donnait rendez-vous à la roche du Grand-Sire ? - Non ... car j'ai quitté Pont- Brillant à huit beu res... Mais , encore une fois , qu'est-ce que tout cela signifie ? Qui diable êtes-vous ? Je suis celui qui vous a écrit la lettre de ce matin . - Eh bien ! mon ami, vous pouvez ... - Je ne suis pas votre ami, – interrompit la voix, - je suis votre ennemi. Vous dites ? s'écria Raoul avec surprise et une légère émotion. - Je dis que je suis votre ennemi . - Vraiment ! reprit Raoul d'un ton railleur , sa première surprise passée, car il était naturellement fort - - - 153 - - . brave ; ça devient amusant. Et comment vous nom mez-vous, Monsieur mon ennemi ? - Peu vous importe mon nom. . . - Soit. Eh bien donc! mon cher , pourquoi diable m'arrêtez - vous ainsi à la tombée de la nuit , au milieu de la route ? ... Ah ! mais j'y pense, vous m'avez écrit ? - Oui. Pour medire ... quoi ? Que vous seriez un lâche ... si ... Misérable ! .... s'écria impérieusement Raoul en interrompant Frédérie et en poussant son che val sur lui . Mais le fils de Mme Bastien , frappant le chan frein du cheval avec le canon de son fusil, le força de s'arrêter. Raoul , d'abord un peu effrayé , mais surtout impa tient de savoir où en voulait venir l'inconnu , se calma et reprit avec un sang - froid railleur : Vous disiez donc... Monsieurmon ennemi , que vous m'aviez fait l'honneur de m'écrire ? - Oui, pour vous dire que , si vous n'étiez pas un lache , vous vous rendriez aujourd'hui à la roche du Grand-Sire , seul , avec votre fusil chargé à balles, comme je viendrais seul avec le mien . Après un nouveau mouvement de surprise le mar quis répondit : - Et puis-je vous demander , mon cher , ce que nous aurions fait là, tous deux seuls, avec nos fusils ? Nous nous serions placés à dix pas, et nous aurions fait feu l'un sur l'autre... - > > 154 - - . - Peste ! comme vous y allez, et dans quel but nous serions-nous livrés à cette distraction innocente , Mon sieur mon ennemi ? - Je vous aurais tué ... ou vous m'auriez tué ... — Probablement ...à dix pas ... ou nous aurions été bien maladroits : mais ce n'est pas le tout que de vouloir tuer les gens , mon cher , il faut au moins leur dire pourquoi ? Je veux vous tuer parce que je vous hais . - Ah bah ! Ne raillez pas , Monsieur de Pont-Brillant , ne raillez pas. • • - C'est difficile ; ... enfin . · je vais tâcher. Al lons , c'est dit , vous me haïssez , et pour quelle raison ? - Mon nom vous importe aussi peu que le sujet de ma haine . - Vous croyez ? - Je le crois. - A la bonne heure... Je suis , comme vous le voyez, bon prince, assurément... C'est donc convenu, ... vous mehaïssez ... eh bien ! après ? Vous me tuerez . ou je voustuerai... - Ah ça ! mais ... il parait que ... décidément ... c'estune idée fixe ? ... - Monsieur de Pont-Brillant, cette idée est telle ment fixe , que je vais la mettre à exécution ... à l'in stant. - Mon cher ... . ma grand'mère m'a promis de me conduire cette année au bal de l'Opéra pour la première . - 155 - a - fois. . . Eh bien ! je suis sûr que je n'y serai pas aussi intrigué que je le suis par vous ... Je vous disais , Monsieur de Pont - Brillant, que nous allions nous battre à l'instant même. - Ici ... dans cette cavée ? - Ici ... Sans y voir clair ? - Il n'y a pas besoin d'y voir clair. - Et avec quoi, nous battre ? - Avec mon fusil. -Un seul fusil ? - Qui. - C'est curieux. Et comment cela ? voyons , mon cher. - Vous allez descendre de cheval. – Et puis ? ... – Vous ramasserez quelques cailloux du chemin... - Des cailloux ! reprit Raoul en éclatant de rire, comment, des cailloux! Ab ça ! maintenant c'est donc à coups de pierres que nous allons nous battre ? Au fait ... c'est moins tragique que le fusil ... c'est dans le goût du combat de David et de Goliath ... Vous possédez donc des frondes , vous , mon cher ? Mais le dommage est que nous n'y verrons goutte ... - Je vous disais , Monsieur de Pont-Brillant, que vous ramasseriez deux ou trois cailloux du chemin ... vous les mettrez dans votre main fermée... – J'y suis ! pour jouer à pair ou non. - L'obscurité n'empêche pas de compter les cailloux .. le gagnant prendra le fusil...l'appuiera sur la poi trine de l'autre ... et fera feu ... Vous voyez bien, • > 156 Monsieur de Pont- Brillant, qu'il n'y a pas besoin de voir clair pour cela . . . L'accent de Frédéric était si bref, si résolu , sa voix si altérée , que d'abord le marquis , sans pouvoir s'ex pliquer cette aventure étrange , l'avait regardé comme sérieuse ; puis , se rappelant un incident de la soirée qu'il avait passée la veille dans le salon de sa grand mère, il partit d'un grand éclat de rire, et s'écria : - Ah ! ma foi! .. la plaisanterie est excellente , je comprends tout maintenant. Expliquez-vous, Monsieur de Pont - Brillant. C'est bien simple , hier soir , chez ma grand’mère, on contait des histoires de voleurs , d'attaques noctur nes ... on en est venu à me plaisanter sur mon courage, j'ai répondu très - haut de ma bravoure , en un mot , j'ai fait un peu le crâne : or, ceci est une épreuve arrangée ... pour m'essayer , car l'on savait qu'en revenant du Montel je prendrais nécessairement cette cavée ; vous pouvez donc dire à ceux qui vous ont payé pour cela ... que je me suis , je l'espère , assez galamment tiré de l'aventure , car , foi de gentilhomme , j'ai d'abord pris la chose au sérieux . . Bonsoir , mon brave , laissez-moi passer , il se fait tard ... et c'est à peine si j'aurai le temps d'arriver à Pont- Brillant pour m'habiller avant diner... - Monsieur de Pont- Brillant , eeci n'est pas une plaisanterie, ceci n'est pas une épreuve ... Vous ne pas serez pas et vous allez mettre pied à terre. - Allons! ... assez ! dit impérieusement Raoul, — vous avez gagné votre argent, Ôtez - vous de là ... que je passe. .

> > 157 - Pied à terre ! Monsieur de Pont- Brillant! .... pied à terre ! -Eh bien donc ! tant pis pour vous si je vous marche sur le corps ! — s'écria Raoul . Et il poussa son cheval en avant . Mais Frédéric , se jetant à la bride de l'animal , lui donna une violente saccade qui le fit arrêter court sur ses jarrets. - Tu oses toucher à mon cheval ... gredin ! - s'é cria Raoul en levant sa cravache et frappant au hasard ; mais elle siffla dans le vide . Ce coup de cravache ... cet outrage , je le tiens pour reçu , Monsieur de Pont- Brillant. .. Maintenant, vous seriez un misérable lâche , si vous ne mettiez pas pied à terre ... à l'instant. Le marquis avait dit vrai . D'abord confondu de l'aventure , il avait ensuite cru que c'était une épreuve dont il était l'objet ; mais en entendant la voix apre et sourde de Frédéric qui palpitait de rage contenue , il revint à sa première pensée , et comprit que la rencontre était sérieuse . Nous l'avons dit , Raoul était naturellement brave, déjà rompu au monde comme un homme de vingt-cinq ans et façonné, par l'exemple de sa grandmère , à une hardie et insolente raillerie ; aussi , quoiqu'il lui fût impossible de deviner quel était l'inconnu et pourquoi cet inconnu le haïssait et le provoquait avec tant d'achar nement , Raoul répondit sérieusement cette fois et avec un bon sens et une fermeté précoces : 158 > -Écoutez-moi , vous dont je ne vois pas la figure et qui cachez votre nom ... vous m'avez insolemment pro yoqué , vous m'avez traité de lache ... j'ai voulu vous chatier comme on châtie un vagabond qui vous insulte au coin d'un bois ... Malheureusement la nuit a égaré mes coups , mais l'intention vaut le fait. Tenez-vous donc pour châtié . Maintenant, si cela ne vous suffit pas, vous savez qui je suis : envoyez demain , au château de Pont-Brillant , deux hommes honorables , si vous en connaissez ....... ce dont je doute , d'après vos procé dés. ... Ces personnes se mettront en rapport avec deux de mes amis , M. le vicomte de Marcilly et M. le duc de Morville ; vos témoins, s'ils sont acceptables, feront connaître aux miens votre nom d'abord , s'il vous plait, et la cause de la provocation que vous m'avez , dites vous, adressée ce matin. Ces messieurs décideront alors entr'eux de ce qu'il y aura lieu de faire. Quant à moi , je serai prêtà me rendre à leur décision . .. Voilà comme les choses doivent se passer entre gens bien éle vés, mon cher. Si vous l'ignorez, je vous l'apprends... Pas de mots ... des faits , Monsieur de Pont Brillant , dit Frédéric d'une voix haletante , -- voulez yous vous battre .. ici , à l'instant, oui ou non ? - Encore votre duel aux petits cailloux et au fu sil , - répondit Raoul en regardant autour de lui , es tâchant de percer l'obscurité comme pour bien recon naitre l'endroit où il se trouvait. Ça devient fasti dieux. Vous refusez ? Pardieu ! répondit Raoul qui , cherchant le moyen de mettre fin à cette rencontre, voulait gagner du - 159 temps et distraire l'attention de Frédéric, -j'ai dix - sept ans ... j'aime la vie ... j'adore les plaisirs ... et j'irais , sans savoir pourquoi , risquer de me faire tuer la nuit comme un chien dans un chemin creux ? Allons donc ... parlez-moi d'un beau duel , au grand soleil, l'épée à la main ... à la bonne heure ... mais un guet à -pens et pour mon premier duel encore ? Vous êtes fou . - - - M. de Pont-Brillant , vous êtes à cheval , je suis à pied , la nuit est noire , je ne peux vous frapper à la figure ; mais l'intention vaut le fait. Vous l'avez dit , maintenant, vous battez - vous ? .. - Venez me demander cela demain ..... chez moi, au grand jour ... je vous répondrai ou je vous ferai jeter à la porte . Monsieur de Pont-Brillant , prenez garde . -- A quoi ? - Il faut que vous ou moi ... restions ici . . . - Ce sera donc vous ... Et sur ce , bonsoir , mon cher, - dit Raoul. Et en disant ces mots , il enfonça soudain et vigou reusement ses éperons dans le ventre de son cheval qui fit un bond énorme en se portant en ayant comme s'il eût franchi un obstacle , et de son poitrail heurta si violemment Frédéric qu'il l'envoya rouler à terre . Lorsque le fils de Mme Bastien , encore étourdi de sa chute , se releva , il entendit le galop du cheval de Raoul qui s'éloignait rapidement. Après un premier moment de stupeur , Frédéric > 160 réfléchit, poussa un cri de joie féroce, ramassa son fusil , gravit en s'aidant du tronc des sapins un des revers de la cavée qui s'élevait presque à pic , et cou rant avec rapidité il s'enfonça dans la forêt, dont il connaissaittous les chemins et toutes les passées. 1 CHAPITRE QUATORZIÈME. > Pendant que les événements précédents se passaient dans la forêt de Pont-Brillant , Mme Bastien éprouvait d'horribles inquiétudes ; fidèle à la promesse que , la veille, elle avait faite à Frédéric, elle attendit long-temps avant d'entrer dans la chambre de son fils ; le croyant endormi, elle espérait qu'il trouverait quelque calme dans ce repos réparateur; aussi , jusque vers environ une heure de l'après-midi , la jeune mère resta dans sa chambre, qui communiquait à celle de Frédéric, prêtant, de temps à autre, une oreille attentive, afin de tâcher de savoir si son fils dormait d'un sommeil paisible . Marguerite , la vieille servante , entra chez Mme Bastien, pour lui demander quelques ordres. - Parlez bas , et refermez bien doucement la porte, lui dit Marie à mi-voix , prenez garde d'éveiller mon fils... - M. Frédéric ? Madame ! répondit Marguerite ébahie , mais il est allé ce matin au point du jour chez le père André ... avec son fusil. Courir à la chambre de son fils et s'assurer de la 11 Frédéric Bastien . I. 162 vérité de l'assertion de sa servante ... tel fut le premier mouvement de Mme Bastien . Frédéric en effet n'était plus là , et son fusil avait aussi disparu . En rappochant de cette dernière circonstance la mystérieuse disparition de Frédéric , la malheureuse mère sentit ses alarmes arriver à leur comble. Évidemment, pensait-elle , son fils avait voulu se dérober aux explications qu'elle pouvait lui demander dans son étonnement de lui voir son fusil à la main ; et elle le savait trop accablé pour croire qu'il pût songer à la chasse . Mme Bastien se rendit en hâte à la maison du père André, le jardinier chez qui on avait vu entrer Frédéric au point du jour ; mais le jardinier était sorti depuis peu de temps. Dans son ignorance du chemin qu'avait suivi son fils et de celui qu'il devait prendre à son retour , Marie se rendit à l'extrémité de la futaie , sur un petit tertre assez élevé , tâchant d'apercevoir au loin son fils dans la plaine au -delà de laquelle commençait la forêt de Pont Brillant . Les heures s'écoulèrent, Frédéric ne parut pas. L'on était, nous l'avons dit , dans les premiers jours de novembre. Le soleil allait bientôt se coucher derrière de gran des masses de nuages brumeux , que de longues rayures rougeatres séparaient du sombre horizon formé par la cime des bois déjà noyés d'ombre. Mme Bastien , dont l'angoisse augmentait à mesure que le jour arrivait à sa fin , explorait en vain du regard 163 les chemins sinueux et découverts qui serpentaient à travers les champs. Soudain , Marguerite , accourant vers la futaie, dit à sa mattresse, du plus loin qu'elle l'aperçut : Madame ... Madame ... voici le père André å qui M. Frédéric a parlé ce matin . Où est André ? Madame ... je l'ai vu de loin ... sur la route ... où je guettais de mon côté. Sans en entendre dayantage, Mme Bastien courut vers le chemin par où s'avançait le vieux jardinier , qui pliait sous le poids d'une énorme botte d'églantiers fraichement arrachés. Dès que Mme Bastien fut à portée de voix du vieil lard, elle s'écria : - André ... vous avez vu mon fils ce matin ? ... Que vous a - t - il dit ? Où est- il ? Ayant de répondre à ces questions précipitées, André se déchargea péniblement de son faisceau d'é glantiers qu'il déposa par terre ; puis il répondit à sa maitresse : En effet, Madame ... . ce matin , au point du jour , M. Frédéric est venu metrouver ... pour des balles . Pour des balles ? -- Oui, Madame ... pour me demander si j'avais du plomb pour fondre des balles ... de calibre pour fusil . - Ah ! mon Dieu ! ... s'écria Mme Bastien toute tremblante, des balles ... pour son fusil ? Certainement , Madame, et comme il me restait son - 11 * 164 - . un bout de tuyau en plomb , j'ai fondu une demi-dou zaine de balles pour M. Frédéric . - Mais ... – dit la jeune mère d'une voix altérée en s'efforçant de chasser une idée folle ... horrible , qui lui traversa l'esprit ; ces balles ... c'était ... c'était donc pour la chasse ? ... - Bien sûr , Madame ... car M. Frédéric m'a dit que Jean-François , vous savez le métayer de la Cou draie ? ... Oui ... oui , je sais . . . Ensuite ? - Jean - François a donc conté hier à M. Frédéric que voilà deux nuits de suite qu'un des sangliers de la forêt vient retourner de fond en comble son champ de pommes de terres ... et comme ce soir la lune se lève de bonne heure , M. Frédéric m'a dit qu'il irait se mettre à un affût que Jean François connaissait ... et qu'il tue rait le sanglier. Mais c'est d'une imprudence horrible , s'écria Mme Bastien qui ne faisait que changer d'appréhen sions , — Frédéric n'a jamais tiré de sanglier ; s'il le manque, c'est jouer sa vie ! N'ayez pas peur , Madame , M. Frédéric est bon tireur, et ... Mon fils est donc à cette heure à la métairie de la Coudraie ? - demanda Mme Bastien en interrompant le jardinier. Faut le croire , Madame, puisqu'il doit aller ce soir à l'affût avec le métayer. Mme Bastien ne voulut pas en entendre davantage et s'éloigna précipitamment. Le soleil baissait , déjà le disque rougeâtre de la 165 lune , alors dans son plein , commençait de poindre à l'horizon ... La métairie de la Coudraie se trouvait à une demi lieue ; Marie s'y rendit en håte , à travers champs , ne songeant pas, dans son inquiétude, à prendre même un schall et un chapeau . A mesure que le soleil disparaissait, la lune, encore voilée par la brume du soir , s'élevait lentement au dessus de la masse noire des grands bois , et jetait assez de clarté pour qu'on y vit presque autant qu'en plein jour. Bientôt Marie aperçut à travers un taillis de mar saules , dont était entourée la métairie , une lumière annonçant que le fermier était de retour des champs. Un quart d'heure après , la jeune mère , toute ha letante de sa course précipitée , entrait chez le mé tayer. A la lueur d'une bourrée qui brûlait dans l'atre, Jean-François , sa femme et ses enfants , étaient assis autour de leur foyer. - Jean-François , dit vivement Mme Bastien, conduisez-moi vite, je vous en supplie, à l'endroit où est mon fils . Puis, elle ajouta d'un ton de triste reproche : - Comment avez-vous pu laisser un enfant de cet åge s'exposer à un pareil danger. . . Mais enfin , venez, je vous en prie ... venez ... il doit être temps encore ... d'empêcher cette horrible imprudence . Le métayer et sa femme se regardèrent d'abord avec ébahissement, puis Jean-François reprit : 166 . - Madame .. excusez ... mais je ne sais pas ... ce que vous voulez dire . - Comment ... vous ne vous êtes pas plaint hier à mon fils de ce qu'un sanglier venait ravager votre champ depuis deux nuits ? -Oh ! oh ! les sangliers trouvent trop de glands en forêt cette année pour sortir si tốt. . . Madame... et, Dieu merci, jusqu'à présent , ils ne nous ont point fait de ravage. . . Mais , mon fils , vous ne l'avez donc pas engagé à yenir tirer ce sanglier ? - Moi, Madame? ...jamais, au grand jamais , je ne lui ai parlé de sanglier. Aujourd'hui, vous n'avez pas donné rendez - vous à mon fils ? - Non , Madame... A cette révélation , Marie resta un moment muette, accablée d'épouvante, enfin elle murmura : - Frédéric a menti à André. ... Mais alors .. ces balles ... ces balles ... mon Dieu , pourquoi donc faire.... Le métayer, s'apercevant de l'inquiétude de Mme Bastien, se crut en mesure de la rassurer, et lui dit : —Il est vrai , Madame, que je n'ai pas parlé du sanglier à M. Frédéric ; mais, si vous venez le chercher, je crois savoir où il est. - Vous l'avez donc vu ? - Oui, Madame. 167 Où cela ? quand cela ? - Madame sait bien la montée si rapide ...qui est à un quart de lieue de la cavée de la Vieille- Coupé ... en allant vers le château de Pont- Brillant, par la forêt ? _Oui...oui... ensuite... -Eh bien ! Madame ... à la nuit fermée , mais claire encore , je revenais par cette montée , lorsque, å vingt pas de moi · j'ai vu M. Frédéric sortir d'un fourré et traverser cette route en courant. Seulement ... il s'est arrêté un momentau sommet de la montée ... comme pour écouter dans la direction de la cavée ... et puis il à gagné le grand taillis qui borde la route . De l'autre côté, même que c'est le brillant du fusil de M. Frédéric , qui me l'a fait remarquer à travers la nui tée ... et je me suis dit : Tieps! voilà M. Frédéric avec son fusil, dans les bois de M. le marquis ... c'est étonnant. .. Et y a - t - il long - temps de cela ? - Mafoi,Madame... il y a bien une demi-heure ... car la lune ne faisait encore que de pointer ... -Jean-François , dit précipitamment la jeune mère, vous êtes un brave et digne homme... Je suis dans une inquiétude 'mortelle , il faut que vous me conduisiez l'endroit où ce soir vous avez yu mon fils.... Après avoir regardé Mme Bastien avec compassion, le métayer luidit : - Tenez ... Madame .. je vois ce qui vous tour mente . et dam ... vous n'avez peut- être pas tort d'être inquiète... > 168 l'he – Achevez ...achevez . Eh bien ! voilà le fin mot : Vous craignez que M. Frédéric ne soit à l'affût, ce soir , dans le bois du jeune M. le marquis , n'est - ce pas ? Moi ! je le crois comme vous , Madame , et , franchement, il y a de quoi s'alar mer, car M. le marquis est aussi déchainé contre les braconniers , et aussi jaloux de son gibier que feu son père ; . ses gardes sont méchants en diable , et s'ils trouvaient M. Frédéric à l'affût, ma foi, ça irait mal. .. - Oui , c'est cela que je redoute , reprit vivement Mme Bastien , car une appréhension tout autrement terrible, quoique vague encore , vint l'assaillir. — Vous le voyez , Jean-François , ajouta-t-elle d'un ton sup pliant , il n'y a pas un moment à perdre , il faut qu'à tout prix je ramène mon fils ; venez venez. .. Tout de suite, Madame, dit avec empressement le métayer, et il se dirigea vers la porte. —Nous n'avons qu'à prendre le petit sentier dans les blés noirs , nous couperons au court , et nous serons , dans un quart d'heure, à la forêt. . . - Merci de votre bonté , Jean-François , — dit Mme Bastien avec émotion , oh ! merci ... Marchez ...je vous suis ; ... partons vite . Mais , notre homme, dit la métayère à son mari au moment où il sortait, en prenant la sente , il faudra traverser la tourbière . et cette chère Madame qui est chaussée fin , se mouillera terriblement et pourra amasser du mal . 0 . C 169 – Jean - François , je vous en conjure, ne perdons pas un instant, — dit Mme Bastien . Et, s'adressant à la métayère : Merci , bonne mère , je vous renverrai tout- à l'heure votre mari . - 1 CHAPITRE QUINZIÈME. Lorsque Marie Bastien et son guide sortirent de la métairie , la lune , ayant dissipé la brume , brillait d'un vif éclat. L'on apercevait à peu de distance les grandes masses noires des arbres de la forêt se découpant sur le sombre azur du ciel étoilé. Le silence était profond. Sur la terre durcie , l'on n'entendait que le bruit so nore et håté des sabots de Jean-François . Il se retourna bientôt et dit à la jeune femme en mo dérant sa marche : - Pardon, Madame ... je vas peut -être trop vite ? - Trop vite ? ... non , non , mon ami... vous n'i rez jamais trop vite ... Marchez ... marchez , je peux vous suivre... Et après un moment de silence, elle reprit en se par lant à elle-même : · Ces balles . . pourquoi faire ? pourquoi ce men songe ? peut- être Jean-François dit-il vrai... Frédéric aura voulu aller à l'affût dans ces bois , et il se sera - 1 171 > caché de moi ... et pourtant, toute la journée d'hier il a été si sombre, si concentré , que je ne puis croire qu'il songe à la chasse ... depuis si long -temps il n'avait pas touché un fusil ! Au bout de quelques instants de marche, s'adressant de nouveau à son guide : - Quand vous avez vu mon fils , vous n'avez pas remarqué sa figure ? Et comme le métayer sé retournait pour lui ré pondre, Mme Bastien lui dit : - Parlez - moi en marchant , ne perdon's pas une minute. - Dam ! de loin et à la nuitée , je n'ai pu remarquer la figure de M. Frédéric, Madame... Sa démarche de vous a pas paru brusque, agitée ? - Je ne peux pas trop vous dire , Madame; il a tra versé la montée en courant pour entrer dans le taillis, où il s'est sans doute mis à l'affût; ça n'a pas duré long temps . .'s C'est vrai .... je fais des questions folles, se dit la jeune mère. Comment cet homme aurait - il pu re marquer cela ? .. Elle reprit tóút haut : Et ce taillis , où est entrémon fils ... vous pour rez le reconnaftré, Jean-François ? Oh ! très - facilement, Madame : il est à dix toises en avant du poteau de Quatre - Bras, qui marque la grand'route du château. Mon Dieu , Jean - François . que le chemin est long ! ... Nous n'arriverons donc jamais ? - 172 . nous - Encore .. un demi-quart d'heure, Madame. Un demi- quart d'heure ...mon Dieu ...- mur mura la jeune mère. Hélas ! ... il se passe tant de choses ... en un demi-quart d'heure . Marie et son guide continuèrent de s'avancer d'un pas précipité . Plusieurs fois la jeune femme fut obligée d'appuyer ses deux mains contre sa poitrine pour comprimer la vio lence des battements de son cæur qu'augmentait en core cette course haletante . Déjà , l'on apercevait très-distinctement les arbres de la lisière de la forêt. Madame , dit le métayer en s'arrêtant , voici aux tourbières prenez garde .... il y a des meulières profondes ... et dangereuses . Voulez vous que je vous aide ? .. - Allez , allez, Jean-François ; håtez le pas, s'il est possible ... ne vous occupez pas de moi. Et , d'un pas rapide et sûr , Marie traversa de péril leuses fondrières où elle n'eût pas osé s'aventurer en plein jour . Au bout de quelques minutes elle reprit : - Jean - François, quelle heure peut-il être ? - D'après la lune ... il ne doit pas être loin de sept heures ...Madame. Et une fois entrés dans la forêt ... serons-nous loin du taillis ? ... A cent pas ... au plus ... Madame. Vous entrerez dans ce taillis d'un côté , Jean François , moi de l'autre , et nous appellerons Frédéric de toutes nos forces... S'il ne nous répond pas . - 173 - ajouta la jeune femme en frissonnant , s'il ne nous répond pas ... nous chercherons plus loin ... car nous ne pouvons pas manquer de le trouver , n'est- ce pas, Jean -François ? Certainement, Madame ; mais si vous m'en croyez , pour plus de prudence nous n'appellerons pas M. Frédéric . Pourquoi cela ? Nous pourrions , voyez - vous , Madame, donner l'éveil aux gardes de ronde... ils doivent être tous sur pied , car un clair de lune pareil semble fait exprès pour les affútiers. . Vous avez raison nous chercherons mon fils ... sans rien dire , répondit Marie en tressail lant . Puis, cachant sa figure dans ses mains pendant une seconde , comme si elle voulait échapper à une horrible vision , elle s'écria : Ah ! ... je deviendrai folle ! ... Elle se remit à marcher sur les pas de son guide. Soudain , prêtant l'oreille et s'arrêtant brusque ment : - Jean-François , avez - vous entendu ? - Oui...Madame ... c'est encore loin... - Quel est ce bruit ? - Ça vient par la sortie de la cavée ... C'est le galop d'un cheval dans la forêt... C'est peut- être le garde général de M. le marquis. . . Il inspecte sans doute , si les gardes font leur tournée... Le métayer, homme robuste , avait marché și vite , que lorsqu'il atteignit enfin la lisière de la forêt, il 174 suait à grosses gouttes. Tandis que Marie frissonnait , il lui semblait que tout son sang refluait vers son cæur ... et s'y gląçait. . . Maintenant , Madame , nous allons prendre ce sentier sous bois , qui nous raccourcit de beaucoup . car il nous mène droit au poteau des Quatre -Bras... seulement gardez votre figure avec vos mains , Madame, faites bien attention , car , dans le fourré que nous allons traverser , il y a des houx terriblenient forts et piquants . En effet, a plusieurs reprises, les mains délicates de Marie , qu'elle étendait en avant , furent déchirées , en sanglantées par les pointes acérées des feuilles du houx. .. Mais la jeune femme ne sentit rien . Ces balles , se disait- elle , pourquoi ces balles ? ... oh ! je ne veux pas y songer ... je tomberais là ... d'épouvante, et j'ai besoin de toutmon courage ... A ce moment le galop du cheval , que l'on avait en tendu au loin, se rapprocha de plus en plus . .. Puis il cessa soudain , comme si le cavalier se fút mis au pas pour gravir la rapide montée . Le métayer et Mme Bastien , sortant bientôt de l'é pais fourré qu'ils venaient de traverser , se trouvèrent dans un large rond-point , au centre duquel se dressait un poteau , dont chacun des bras correspondait à d'immenses allées qui se prolongeaient à perte de vue , à trayers la forêt; leur sol , alternativement coupé par les ombres noires des arbres et par les blanches clartés de la lune, offrait d'étranges contrastes de lumière et d'ob scurité. - - 175 . > - C'est à vingt pas d'ici , au sommet de la montée, que j'ai yu entrer M. Frédéric , dans ce taillis qui borde la route , dit le métayer , en indiquant à Mme Bastien un fourré de jeunes chênes , - je vais prendre l'enceinte à reyers , ... et nous ne pouvons manquer de rencontrer M. Frédéric , s'il est encore là, .. Dans le cas où je le retrouverais avant vous, je lui dirai que vous voulez qu'il abandonne tout de suite son affút, ... n'est- ce pas, Madame ? - ajouta le métayer à voix basse. Marje lui fit un signe de tête affirmatif, et entra dans l'enceinte avec une terrible angoisse, pendant que Jean Francois s'éloignait. L'on entendit alors résonner sur le pavé de la montée le pas d'un cheval ... Le cavalier était Raoul de Pont- Brillant qui avait dû prendre cette route en sortant de la cayée de la Vieille Coupe. Frédéric , connaissant les détours de la forêt, avait, en piquant droit à travers bois , devancé de beaucoup le jeune marquis au passage de la montée , passage obligé pour regagner le château. Raoul , prenant en gaité les singuliers événements de la soirée , sifflạit un air de chasse, pendant que son cheval gravissait lentement la côte très-ardue en cet endroit. Marie , dans une anxiété croissante , s'avançait tou jours à travers le taillis. Elle arriva bientôt à une grande clairière éclairée par la lune. Au milieu de cet espace s'élevait un chêne immense; une mousse épaisse et des détritus de feuilles , jonchant 176 le sol , amortissaient le bruit des pas ; la jeune femme put s'approcher sans avoir attiré l'attention de son fils, qu'elle aperçut à demi caché par l'énorme tronc du chêne. Ce qui se passa ensuite fut si rapide qu'il serait im possible de donner une idée de la soudaineté de cette péripétie ; il faut donc se résigner à raconter longuement un incident aussi prompt que la pensée . Frédéric , profondément attentif et absorbé , n'avait ni vu , ni entendu s'approcher sa mère , dont la marche s'amortissait sur la mousse ; tête nue , il appuyait un genou en terre, et tenait son fusil à demi abaissé, comme s'il n'eût plus attendu que le moment extrême d'épauler et de tirer. Quoiqu'elle eut tâché de fuir cette idée , la malheu reuse mère ... avait , en accourant à la forêt , parfois tressailli d'épouvante , pensant à la possibilité d'un suicide ... crainte horrible, éveillée dans son esprit par divers incidents des journées précédentes . Que l'on juge de la joie folle de Mme Bastien, lorsque, à la posture de son fils , elle crut les soupçons du métayer justifiés, et qu'il s'agissait seulement d'un dangereux braconnage . Aussitôt , dans un aveugle élan de bonheur , de ten dresse , la jeune femme se jeta d'un bond sur son fils avec une sorte de frénésie, sans prononcer une parole. Et cela , au moment même où Frédéric , abaissant son fusil, murmurait d'une voix sardonique et féroce : - Tiens ...MONSIEUR LE MARQUIS ! ... C'est qu'en effet Frédéric venait de voir , à dix pas de lui , s'avancer , éclairé en plein par la lune , et dé couvert jusqu'à mi-corps , grace à une éclaircie du > 177 taillis, Raoul de Pont - Brillant, montant toujours la côte au pas de son cheval ... et continuant de siffler indo lemment son air de chasse ... Le mouvement de Mme Bastien avait été si soudain , si impétueux, que le fusil de son fils s'échappa de ses mains , au moment où il allait faire feu ... et tomba sur la mousse . . . Mamère !. murmura Frédéric, pétrifié. Cette péripétie , rapide comme la foudre , s'était passée presque en silence. La sonorité des pas du cheval de Raoul de Pont- Bril lant , et le son de l'air de chasse qu'il sifflait , avaient d'ailleurs , en partie , couvert le bruit causé par Mme Bastien . Cependant , le jeune marquis , s'arrêtant court au delà de l'éclaircie qui l'avait mis en évidence, discon tinua de siffler , se pencha sur sa selle ... et dit d'une voix ferme: Qui va là ? Puis il prêta de nouveau l'oreille . Marie , qui venait de découvrir le terrible mystère de la présence de son fils dans la forêt, mit sa main sur la bouche de Frédéric , en l'enveloppant deses bras ... et écouta ... suspendant sa respiration ... Raoul de Pont- Brillant, ne recevant point de ré ponse, s'était dressé sur ses étriers , afin de voir de plus haut et de regarder du côté du gros chêne où il avait en tendu un léger bruit. Heureusement, l'ombre épaisse projetée par cet arbre énorme et la hauteur des taillis qui bordaient la Frédéric Bastien , I. 12 178 route au-delà de l'éclaircie, déjà dépassée par le jeune marquis, l'empêchèrent de rien apercevoir. Ayant encore écouté pendant quelques secondes , et ne se doutant pas que son ennemi inconnu l'eût de vancé à ce passage , Raoul remit son cheval au pas , et se dit : – C'est quelque fauve qui aura bondi d'effroi ... à travers le fourré. . . Puis la mère et le fils , muets , immobiles , glacés d'épouvante , serrés l'un contre l'autre , entendirent le jeune homme recommencer à siffler son air de chasse. Ce bruit s'affaiblit de plus en plus, et bientôt se per dit au loin dans le grand silence de la forêt. CHAPITRE SEIZIÈME . - Mme Bastien ne pouvait plus douter du projet de Frédéric ... Elle l'avait vu ajuster Raoul de Pont-Brillant , en disant : Tiens , Monsieur le Marquis. Ce guet - apens paraissaità la fois si lâche, si horrible, à la malheureuse femme que , malgré l'évidence des faits , elle voulut encore douter de cette effrayante dé couverte . Frédéric s'était brusquement relevé après le premier saisissement causé par la vue et par l'étreinte de sa mère ; debout, les bras croisés sur sa poitrine , les yeux fixes et sombres , les traits couvert d'une pâleur livide , que la clarté bleuâtre de la lune faisait ressortir encore , il restait muet , immobile comme un spectre . Frédéric ... lui dit Mme Bastien , dont les lèvres tremblaient si fort , qu'elle mettait une pause entre chaque parole , que faisais- tu ... là .... mon enfant ? ... L'adolescent demeura silencieux. - 12 * 180 > que c'est Tu ne me réponds pas ? ... tes yeux sont fixes... hagards ... Tiens , vois -tu ? .. mon pauvre enfant ... la nuitdernière ... je t'ai entendu ... tu as été si agité ... tu souffres tant depuis quelques jours , que tu auras été - pris tout-à-coup d'un accès de fièvre chaude ... d'une sorte de délire ; ... et la preuve , . c'est que tu ne sais pas seulement comment il se fait que tu te trouves ici ... Tu es ... comme si tu t'éveillais d'un songe , n'est-ce pas , Frédéric ? Mme Bastien , fermant volontairement les yeux, plutôt que d'envisager une réalité terrible , tâchait de se persuader que Frédéric de jouissait pas de sa raison . Oui , je suis certaine , – reprit-elle , à peine si tu as conscience de ce qui s'est passé depuis ton départ de la maison .. n'est-ce pas ? ... Tu ne me réponds rien ... oh ! je comprends... ta pauvre tête est encore troublée ... Reviens à toi , mon enfant ... calme-toi ... mon Dieu ! Tu ne me reconnais donc pas ? C'est moi ... ta mère ... Je vous reconnais , ma mère ... Enfin ! J'ai toute ma raison ... Ah ! ... oui , maintenant... Dieu merci ! mais pas tout - à - l'heure ... Je l'ai toujours eue ... Non ... mon pauvre enfant, non. Je.sais où je suis ... - Oui, à présent ... tu te reconnais ... mais pas tout-à-l'heure . Je vous dis , ma mère , que je sais pourquoi je > - - 181 - - suis venu ici ... à dix pas du poteau des Quatre - Bras .. me mettre à l'affût ... avec des balles dans mon fusil. Ah ! .. bien ! c'est cela ... alors , dit l'infor tunée en feignant d'être rassurée . Jean - François le métayer ne s'était pas trompé, il me l'avait bien dit ... Il avait bien dit ... quoi? Que tu venais te mettre à l'affût ... car , à la puit tombante , il t'avait vu entrer dans ce taillis avec ton fusil, et même il s'etait dit : - Tiens ! voilà M. Fré déric , il va sans doute braconner dans les bois de Pont Brillant. Lorsque j'ai appris cela ... juge de mon in quiétude tout de suite je suis accourue ... avec Jean François tu conçois ... car ... en vérité , tu es d’une . imprudence folle ... mon pauvre enfant ... tu pe sais: donc pas que les gardes de M. Je Marquis ... Ces mots de M. le Marquis firent sortir Frédéric de son calme effrayant; il serra les poings avec fureur , et s'écria regardant sa mère en face avec une expression féroce : C'est à l'affût de ... M. le Marquis que j'étais ... entendez-vous , ma mère ? Non, Frédéric, -répondit lamalheureuse femme, en frissonnant de tout son corps , non , je n'entends pas ... et d'ailleurs est- ce que je comprends quelque chose ... à vos termes de chasse ... moi ? ... Ah ! fit Frédéric avec un affreux sourire , je vais me faire comprendre : Eh bien ! sachant que M. le Marquis devait passer par ici... ce soir ... à la nuit tombante , j'ai mis des balles dans mon fusil , et je suis venu m’embusquer derrière cet arbre pour tuer M. le Marquis, lorsqu'il passerait . Comprenez- vous, ma mère ? > 182 • A ces épouvantables paroles , Mme Bastien eut un moment de vertige , puis elle fut héroïque. Appuyant une de ses mains charmantes sur l'épaule de son fils , elle lui posa son autre main sur le front en se disant d'une voix calme ... très-calme ... et feignant de se parler à elle-même : Comme sa pauvre tête est brûlante ... il est en core dans le délire de la fièvre ... Mon Dieu ! mon Dieu ! comment le décider àà me suivre ? Frédéric , d'abord stupéfait du langage et de l'appa rente tranquillité de sa mère , après le terrible aveu qu'elle venait de lui faire dans l'exaspération de sa haine , s'écria : Je vous dis que j'ai toute ma raison , ma mère ... c'est vous autant que moi que je veux venger ; et ma haine , voyez-vous , est ... Oui ... oui , mon enfant, je te crois , - dit Mme Bastien , en l'interrompant . Trop épouvantée pour remarquer les dernières pa roles de Frédéric , puis le baisant au front , elle ajouta, de ce ton que l'on emploie, lorsque l'on ne veut pas con tredire les fous : Oui , certainement , tu as ta raison ... aussi tu vas revenir avec moi , il se fait tard , et il y a long-temps que nous sommes dans ces bois. La place est bonne , dit Frédéric d'une voix sourde , “ j'y reviendrai. Sans doute ... nous reviendrons ... mon enfant ...mais tu comprends ? ... il faul d'abord commencer par nous en aller ... n'est-ce pas ? Ma mère ... ne mepoussez pas à bout ! ... - > 183 - - . ... Tais-toi ... oh ! tais-toi .... dit soudain Marie avec effroi en mettant une main sur la bouche de son fils et écoutant attentivement. Entends - tu ? reprit-elle , on marche dans le taillis ... Oh mon Dieu ! on vient ! Frédéric ramassa son fusil . Ah ! ... je sais , reprit la jeune femme dont l'alarme cessa après un moment de réflexion ; — je sais, c'est Jean-François il devait te chercher d'un côté, moi de l'autre ... Puis appelant à demi-voix : Est-ce vous , Jean - François ? Oui ... Madame Bastien , - répondit le métayer que l'on ne voyait pas encore , mais que l'on entendait venir en écartaňt les branchages ; - je n'ai pas trouvé M. Frédéric . Rassurez-vous , mon fils est là ... Jean-François . Ah ! ... tantmieux , Madame Bastien , dit le métayer , car je viens d'entendre parler là-bas ... du côté de l'étang ... pour sûr c'est une ronde des gardes de M. le Marquis. Ce disant le métayer parut dans la clairière . Frédéric , malgré l'audace de sa haine , n'osa pas en présence d'un étranger , répéter les menaces qu'il avait proférées devant sa mère ; il mit son fusil sous son bras , et , tonjours sombre , silencieux , il se dis posa à suivre Mme Bastien . Allons , allons , Monsieur Frédéric , - dit le mé tayer , - il ne faut pas tenter le diable ; les gardes de M. le Marquis approchent ; vous êtes dans un fourré ... votre fusil à la main ; il fait un clair de lune superbe pour - 184 les braconniers ... c'est assez pour qu'on vous déclare procès - verbal... Puis , s'adressant à Mme Bastien : Je vas marcher devant Madame , je connais une petite sente qui nous conduira droit et vite hors de ce taillis et du côté opposé à celui où l'on entend les gardes. Les forces de Marie étaient à bout ; elle s'appuya sur le bras de son fils qui , toujours concentré , ne lui adressa pas une parole ... A son arrivée chez le métayer, la jeune mère , påle, affaiblie , frissonnait de tous ses membres ; Jean-Fran çois voulut absolument atteler son cheval à sa charrette pour reconduire Marie et son fils , elle accepta cette offre , car , brisée par tant d'émotions , elle eût été in capable de faire de nouveau à pied le long trajet qui séparait la métairie de sa maison où elle arriva avec son fils vers neuf heures du soir. A peine de retour, Frédéric chancela , perdit con naissance et tomba bientôt dans une violente attaque nerveuse qui porta l'effroi de sa mère à son comble ; cependant, aidée de sa vieille servante , elle donna tous les soins possibles à son fils qui fut transporté dans sa chambre et mis au lit. Durant cet accès spasmodique, et bien que ses yeux fussent fermés , Frédéric versa des larmes . Revenu à lui et voyant sa mère penchée à son chevet, il lui tendit les bras et la serra long - temps contre lui, avec des sanglots déchirants . Puis cette nouvelle crise passée , il dit se trouver plus calme et avoir surtout 185 besoin de solitude et d'obscurité ; se lourpantalors vers la ruelle de son lit , il ne prononça plus une parole ... Marie, avec une rare présence d'esprit, avait , lors de son retour et pendant l'évanouissement de Frédéric, donné l'ordre de clouer en dehors les contrevents de la chambre où il couchait ; l'on n'entrait dans cette cham bre que par la sienne à elle , où elle se proposait de veiller toute la nuit , en laissant entr'ouverte la porte de communication ; .. elle n'avait donc pas à redouter jus qu'au lendemain quelque nouvel égarement de la part de son malheureux enfant. Elle n'était pas de ces femmes que la douleur para Jyse et frappe d'irrésolution ou d'impuissance . Si épou vantable que fût la découverte qu'elle venait de faire, une fois seule , elle l'envisagea résolument , après avoir voulu se persuader un instant que son fils n'avait pas sa tête à lui en préméditant un crime exécrable . Je n'en puis douter , se dit - elle , Frédéric éprouve une baine implacable contre le jeune marquis de Pont- Brillant ... Les ressentiments de cette haine, long- temps concentrée sans doute , sont cause du chan gement qui s'est opéré en lui depuis quelques mois. Cette haine est arrivée à ce point d'exaltation , que mon fils , après avoir de tuer M. de Pont-Brillant , n'a peut- être pas renoncé à cette horrible pensée. Voilà les faits . Maintenant quelle circonstance mystérieuse a pu faire naltre et développer chez mon fils cette rage contre un adolescent de son age ? Comment mon fils élevé par moi et qui naguère 186 > me rendait la plus fière, la plus hậureuse des mères , en est-il venu à concevoir l'idée ... d'un tel crime ?. Tout ceci est secondaire ; je chercherai plus tard à résoudre ces questions qui confondent ma raison et me font douter de moi-même ... Ce qu'il faut d'abord , et à l'instant , c'est ar racher mon fils à d'horribles tentations , et l'empêcher matériellement de commettre un meurtre ... Voilà ce qui est imminent. Et après avoir été , sur la pointe du pied , prêter l'oreille à la porte entr'ouverte de la chambre de Fré déric , qu'elle entendit pousser un gémissement doulou reux , après quoi il retomba dans un morne silence, Marie se mit à sa table et écrivit la lettre suivante à son mari : A Monsieur Bastien . „ Je vous ai déjà écrit , il y a quelques jours , mon „ ami, au sujet de la mauvaise santé de Frédéric et du „ départ de l'instituteur que vous m'aviez autorisé à „ prendre. L'état de mon fils s'aggrave , il me donne de sé rieuses inquiétudes , il est urgent de prendre un parti décisif ... Je suis allée avant-hier consulter encore notre ami, „ le docteur Dufour. Il pense que l'âge et la croissance de Frédéric causent son état nerveux , inquiet , mala dif; il m'a engagé à donner à cet enfant le plus de dis „ tractions possibles , ou , ce qui serait de beaucoup préférable, à le faire voyager. C'est à ce dernier parti que je m'arrête ; dans la „ complète solitude où nous vivons , il me serait impos ,, sible de donner aucune distraction à Frédéric. > >> > وو 187 , Il n'est pas probable que vos affaires vous permet tent de nous accompagner àà Hyères , où je désire con duire mon fils ; en tous cas , je partirai avec lui , Mar „ guerite nous accompagnera . Notre voyage durera cinq , ou six mois , peut- être moins ; cela dépendra de l'a „ mélioration de la santé de Frédéric. „ Pour mille raisons trop longues à vous énumérer ,, ici , j'ai fixé notre départ à lundi prochain ; je serais „ partie demain , si j'avais eu l'argent nécessaire ; mais », j'ai employé, comme d'habitude , aux dépenses de la „ maison , la somme que votre correspondant m'a fait „ tenir pour cet usage , à la fin du mois dernier ; et, vous le savez , sauf les cent cinquante francs que vous me donnez mensuellement pour mon entretien et celui de Frédéric , je n'ai pas d'argent „ J'envoie cette lettre ce soir à Blois par un exprès, ainsi elle gagnera six heures , vous la recevrez après demain matin ; je vous conjure de me répondre cour rier par courrier et de m'envoyer un mandat sur votre „ banquier de Blois ; je ne sais quelle somme vous fixer ; vous connaissez la simplicité de mes habitudes ; cal culez ce qu'il faut, pour nous rendre à Hyères avec Frédéric et Marguerite par la diligence ; ajoutez à cela ,, les petites dépenses imprévues du voyage , et de quoi vivre à Hyères pendant les premiers temps de notre séjour; je m'établirai là le plus économiquement pos „ sible , je vous écrirai ensuite combien nous aurons à ,, dépenser par mois . Ordinairement la multiplicité de vos affaires , sans » , doute , vous empêche de me répondre , ou rend vos ré „ ponses très - tardives ; il n'en sera pas ainsi de cette وو رو وو رو رو 188 lettre ... vous en comprendrez l'excessive impor tance . Je ne veux pas vous alarmer ; mais je dois vous le „ dire, l'état de Frédéric offre des symptômes d'une telle >„ gravité , que ce voyagepeutêtre,> et sera , je l'espère ... رو LE SALUT DE MON FILS. > >> رو وز > وو „ Je crois vous avoir donné , depuis bientôt dix -sept „ ans , assez de raisons de compter sur la solidité de mon caractère et sur la tendresse éclairée que je porte „ à Frédéric , pour être assurée d'avance que vous ap » prouverez ce voyage , si soudain qu'il doive vous pa „ raitre ; vous aiderez , n'est-ce pas , de tout votre » pouvoir à une résolution dictée par la plus impérieuse la plus urgente nécessité. „ Je laisserai ici le vieil André garder la maison, et il . fera votre service , lorsque vous viendrez ; c'est un homme très - sûr, à qui je puis tout confier en mon absence... Ce voyage n'offre donc sous ce rapport aucun inconvénient. „ Adieu, je suis très- inquiète et très - triste. „ Je termine promptement cette lettre, afin de l'en ,, voyer ce soir même. „, Laundi matin , au reçu de votre réponse, je vous „ écrirai et je porterai moi-même la lettre à Blois ; j'y serai vers deux heures , afin de recevoir de votre „ correspondant l'argent nécessaire à notre voyage ; je » prendrai le soir même la voiture de Paris , où nous „ ne resterons que vingt -quatre heures , pour de là „ gagner Lyon et continuer notre route vers le midi . Encore adieu. MARIE BASTIEN . “ 189 Ceci écrit , Mme Bastien donna l'ordre d'atteler le cheval et d'aller aussitôt porter cette lettre à Blois . Au retour l'on devait passer par Pont-Brillant et y laisser un billet que Marie écrivit au docteur Dufour afin de le prier de venir le lendemain et pour l'instruire de la crise nerveuse dont Frédéric avait été atteint . Restée seule , et après s'être plusieurs fois assurée de l'état de son fils qui paraissait céder à une sorte d'assoupissement mêlé d'agitation , Mme Bastien ré fléchit encore à la détermination qu'elle venait de prendre au sujet de ce voyage soudain et le trouva de plus en plus opportun . . . Elle se demanda seulement avec angoisse, comment faire pour empêcher Frédéric de la quitter un seul mo ment jusqu'au jour de leur départ . Minuit venait de sonner ... La jeune mère était plongée dans la plus pavrante méditation , lorsque , au milieu du profond silence de la nuit, il lui sembla d'abord entendre au loin le bruit du galop d'un cheval sur le chemin qui passait devant la ferme , puis que ce cheval s'arrêtait à la porte de la maison . Bientôt Marie n'eut plus de doute , l'on se mit à son ner violemment au dehors . L'heure était si indue que , s'imaginant que les gar des du marquis avaient connaissance du guet-apens tendu par Frédéric , et que l'on venait peut- être l'arrêter, Mme Bastien se sentit saisie d'épouvante ; terreur exa gérée , terreur folle , mais , hélas ! excusable , dans l’état d'esprit oi se trouvait la pauvre jeune femme; aussi , lorsqu'elle eut entendu sonner , cédant à un 190 - . mouvement machinal , elle courut fermer la porte de la chambre de son fils , en cacha la clé , et prêta de nou veau l'oreille avec une angoisse profonde. Depuis quelques moments , un bruit insolite ré gnait dans la maison , l’on frappa à la porte de la cham bre de Mme Bastien . Qui est là ? — demanda-t-elle . Moi ... Marguerite , Madame. Que voulez- vous ? .. Madame ... c'est M.le docteur Dufour, il vient d'arriver à cheval ... Marie respira et rougit de ses folles craintes . Marguerite continua : M. le Docteur voudrait parler à Madame pour quelque chose de très-pressé , de très-important ! Priez M. le Docteur de m'attendre dans la biblio thèque ... Faites-y tout de suite du feu , et mettez-y de la lumière . Oui , Madame. Mais réfléchissant qu'ainsi elle s'éloignait de son fils, Mme Bastien rappela vivement la servante, et lui dit : Je receyrai M. Dufour ici , dans ma chambre : priez-le de monter. Oui , Madame ... Le Docteur ici , ... à une pareille heure ? dit Mme Bastien , profondément surprise , - que peut- il vouloir ? il est impossible qu'il ait déjà reçu ma lettre . Presque aussitôt le médecin entra chez Mme Bastien, précédé de Marguerite qui se retira discrètement, Les premiers mots de M. Dufour à la vue de Marie , furent : se 191 • - > - Ah ! ... mon Dieu ! ... qu'avez- vous? Moi ? ... Docteur ... mais rien ... Rien ! ... s'écria le médecin en regardant Marie avec une surprise douloureuse , car , depuis la veille et surtout en suite des terribles émotions de la soirée , les traits de la jeune femme avaient subi une altération profonde, saisissante . — Rien ? - répéta le docteur , vous n'avez rien ? ... Mme Bastien, comprenant la pensée de M. Dufour à son accent et à l'expression de son visage , répondit avec une simplicité nayrante : Ah ... oui ... je sais ... Portant alors un doigt à ses lèvres , elle ajouta å demi-voix en montrant du regard la porte de la chambre de Frédéric : Parlons tout bas . je vous en prie , cher Doc teur ... mon fils est là .... il dort , il a eu ce soir une cruelle crise ... je viens de vous écrire ; je vous priais de venir demain ... c'est le ciel qui vous envoie ... Remis de la pénible impression qu'il avait ressentie à la vue du changement des traits de Mme Bastien , le docteur lui dit en baissant le ton de sa voix : Puisque je viens à propos , je n'aurai pas alors à vous prier d’excuser cette visite faite à une heure si avancée ... Peu importe ... mais de quoi s'agit- il donc ? - J'ai à vous entretenir de choses très-graves, qui ne peuvent souffrir aucun retard ... C'est ce qui m'a forcé de venir chez vous , presque au milieu de la nuit et au risque de vous inquiéter. - Mon Dieu , qu’y, a-t-il donc ? - 192 Votre fils dort ... n'est-ce pas ? Je le crois ... Mais s'il ne dormait pas , pourrait - il nous en tendre ? Non ... si nous nous rapprochons de la cheminée et que nous parlions bas. Rapprochons-nous donc de la cheminée, et par lons bas , - reprit M. Dufour, car il s'agit de lui ... De Frédéric ? De Frédéric , répondit le docteur , en allant s'asseoir à côté de la cheminée , auprès de Mme Bastien . Et , en effet , grace à l'éloignement et à l'épaisseur de la porte de sa chambre à coucher , Frédéric ne pou vait entendre un mot de l'entretien suivant . > Fin du premier volume . IMPRIMERIE DE B. TAUCHNITZ JEUNE .



Unless indicated otherwise, the text in this article is either based on Wikipedia article "Les Sept Péchés capitaux (Sue)" or another language Wikipedia page thereof used under the terms of the GNU Free Documentation License; or on research by Jahsonic and friends. See Art and Popular Culture's copyright notice.

Personal tools