Rome, Naples, and Florence  

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-Nouvelles inédites^ . . . .' , 1 —  
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-RUE VIV1ENNB, 2 BIS  
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Revision as of 10:30, 26 May 2018

"As I emerged from the porch of Santa Croce, I was seized with a fierce palpitation of the heart (that same symptom which, in Berlin, is referred to as an attack of the nerves); the well-spring of life was dried up within me, and I walked in constant fear of falling to the ground."

« J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber. »

--Stendhal syndrome excerpt in Rome, Naples et Florence by Stendhal.

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Rome, Naples et Florence (English, Naples and Florence: A Journey from Milan to Reggio) is a book by French writer Stendhal.

Full French text[1]

ROME, NAPLES


ET


FLORENCE


2 septembre 1816. — J*ouvre la lettre qui m'accorde nu congé de quatre mois. -^ Transports de joie, battements de cœur. Que je suis encore lou à vingti-six ans 1 Je verrai donc cette belle Italie ! Mais je me cacbe soigneusement du ministre : les eunu- ques sont eu colère permanente contre les libertins. Jein*attends même à deux mois de froid à mon retour. Mais ce voyage me fait trop de plaisir ; et qui sait si le monde durera trois semaines?

ULM.

là septembre. — Rien pour le cœur. Le veut du nord m'em- pêche d'avoir du plaisir. La forêt Noire, fort bien nommée, est triste et imposante. La sombre verdure de ses sapins fait un beau contraste avec la blancheur éblouissante de la neige. Mais la campagne de Moscou m'a blasé sur les plaisirs de la neige.


15 septembre. — M. le comte de *** m'a présenté ce soir à madame Gatalani. J'ai trouvé le salon de cette célèbre cantatrice


6 OEUVRES DE STENDHAL.

rempli d'ambassadeurs et de cordons de toutes les couleurs : la lète tournerait à moins. Le roi est vraiment un galant homme. Hier, dimanche, madame Gatalani , qui est fort dévote , s'est rendue à la chapelle de la cour, où elle s*est emparée sans façon de la fort pelite tribune destinée aux filles de Sa Majesté. Un chambellan, terrifié de sa hardiesse , et qui est venu Tavertir de sa méprise, a été repoussé avec perte. Honorée de V amitié de plusieurs souverains, elle croyait, disait -elle, avoir droit à cette place, etc. Le roi MaximiHen a pris la chose en homme qui a été vingt ans colonel au service de la France. Dans beau- coup d'aulres cours de ce pays, terrible pour Tétiquette, cette folie pouvait fort bien faire conduire madame Gatalani au violon.

MILAN.

24 septembre. — J'arrive, à sept heures du soir, harassé de fatigue ; je cours à la Scala. — Mon voyage est payé. Mes or- ganes épuisés u étaient plus susceptibles de plaisir. Tout ce que rimagination la plus orientale peut rêver de plus singulier, de plus frappant, de plus riche en beautés d architecture, tout ce que Ton peut se représenter en draperies brillantes, en per- sonnages qui non-seulement ont les habits, mais la physio- nomie, mais les gestes des pays où se passe Taction, je l'ai vu ce soir.

25 septembre. — Je cours à ce premier théâtre du monde : l'on donnait encore la Testa di bron%o. J'ai eu tout le temps d'admirer. La scène se passe en Hongrie ; jamais prince hongrois ne fut plus fier, plus brusque, plus généreux, plus militaire que Galli. C'est un des meilleurs acteurs que j'aie rencontrés ; c'est la plus belle voix de basse que j'aie jamais entendue : elle fait retentir jusqu'aux corridors de cet immense théâtre*.

Quelle science du coloris dans la manière dont les habille- ments sont distribués ! J'ai vu les plus beaux tableaux de Paul Véronèse. À côté de Galli, prince hongrois, en costume national,


  • U n*e8t guère probable que ce qu'on disait des toix en 1816 se trouve

encore vrai dix ans plus tard. (Note ajoutée eu 1826.)


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 1

rhabit de houzard le plus brillant, blauc, rouge et or ; son pre- mier ministre est couvert de velours noir, n'ayant d'autre orne- ment brillant que la plaque de son ordre; la pupille du prince, la charmante Fabre, est en pelisse bleu>de-ciel et argent, son shako garni d'une plume blanche. La grandeur et la richesse respirent sur ce théâtre : on y voit à tons moments au moins cent chanteurs ou Cgurants» tous vêtus comme le sont en France le& premiers rôles. Pour Tun des derniers ballets, Ton a fait cent quatre-vingt-cinq habits de velours ou de satin. Les dépedses sont énormes. Le théâtre de la Scala est le salon de la ville. H n'y a de société que là ; pas une maison ouverte. Nous nous reverrons à la Scala, se dit-on pour tous les genres d'afTaires. Le premier aspect est enivrant. Je suis tout transporté en écri- vant ceci.

26 septembre. — J'ai retrouvé Tété; c'est le moment le plus touchant de cette belle Italie. J'éprouve comme une sorte d'ivresse. Je suis allé à Dèsio, jardin anglais délicieux, à dix milles au nord de Milan, au pied des Alpes.

Je sors de la Scala. Ma foi ! mon admiration ne tombe point* J'appelle la Scala le premier théâtre du monde, parce que c'est celui qui fait avoir le plus de plaisir par la musique. Il n*y a pas une lampe dans la salle ; elle n'est éclairée que par la lu- mière réfléchie par les décorations. Impossible même d*imaginer rien de plus grand, de plus magnifique, de plus imposant, de plus neuf, que tout ce qui est architecture. Il y a eu ce soir onze changement» de décorations. Me voilà condamné à un dégoût éternel pour nos théâtres : c*est le véritable inconvénient d*uu voyage en Italie.

Je paye un sequin par soirée pour une loge aux troisièmes, que j'ai promis de garder tout le temps de mon séjour. Malgré le manque absolu de lumière, je distingue fort bien les gens qui entrent au parterre. On se salue à travers le théâtre d'une loge à l'autre. Je suis présenté dans sept ou huit ; je trouve cinq ou six personnes dans chacune de ces loges, et la conver-> sation établie comme dans un salon. 11 y a des manières pleines de naturel et une gaieté douce, surtout pas de gravité.

Le degré de ravissement où notre âme est portée est l'unique


8 ŒUVRES DE SïEiNDllAL.

iherinouièlre de la beaulé en musique; tandis que, du plus grand sang-froid du monde, je disdhin tableau de Guide : «Gela est de la première beauté ! »

27 septembre. — Un duc de Hongrie, on a mis un duc, car la police ne souffre pas ici, sans de grandes difficultés, que Tou mette un roi sur la scène : je citerai de drôles d'exemples ; un duc de Presbourg donc aime sa pupille ; mais elle est mariée en secret à un jeune officier, Bonoldi, protégé par l^remier mi- nistre. Ce jeune officier ne connaît pas ses parents : il est fils naturel du duc ; le ministre veut le faire reconnaître. A la pre- mière nouvelle que le souverain veut épouser sa femme, il a quitte sa garnison et se présente au ministre alarmé, qui le cache dans un souterrain du château ; ce souterrain n'a d'issue que par le piédestal d'une tête de bronze qui orne la grande salle. Cette tête et le signal qu'il faut faire pour l'ouvrir donnent les accidents les plus pittoresques et les moins prévus; par exemple, le finale ^u premier acte, qui, au moment où le duc conduit sa pupille à l'aulel, commence par les grands coups qu'un valet poltron, jeté par hasard dans le souterrain, donne contre le piédestal de la tête pour se faire exhumer.

Le déserteur, poursuivi dans les montagnes, est pris, con- damné à mort; le ministre découvre sa naissance au duc. Au moment où cet heureux père est au comble de la joie, on entend les coups de fusil qui exécutent le jugement. Le quatuor qui commence par ce bruit sinistre, et le changement de ton du comique au tragique, seraient frappants, même dans une parti- tion de Mozart ; qu'on juge dans le premier ouvrage d'un jeune homme !' M. Solliva, -élève du Conservatoire fondé ici par le prince Eugène, a vingt-cinq ans. Sa musique est la plus ferme, la plus enflammée, la plus dramatique que j'aie entendue depuis longtemps. Il n'y a pas un moment de langueur. Est-ce un homme de génie ou un simple plagiaire? On vient de donner à Milan, coup sur coup, deux ou trois opéras de Mozart, qui com- mence à percer en ce pays ; et la musique de Solliva rappelle à tout moment Mozart. Est-ce un centon bien fait? est-ce une œuvre de génie?

28 septembre. — C'est une œuvre de génie : il y a là une cha-


ROMK, NAPLES ET FLORENCfc:. 9

leur, une vie dramatique, une fermeté dans tous les effets, qui décidément ne sont pas du style de Mozart. Mais Solliva est un jeune homme ; transporté d'admiration pour Mozart, il a pris sa couleur. Si Tauteur à la mode eût été Gimarosa, il eût semblé un nouveau Gimarosa.

Dugazon me disait, à Paris, que tous les jeunes gens qui se présentaient chez lui pour apprendre à déclamer étaient de petits Talma. Il fallait six mois pour leur faire dépouiller le grand acteur et voir s'ils avaient quelque chose en propre.

Le Tintoret est le premier des peintres pour la vivacité d'action de ses personnages. Solliva est excellent pour la vie drama- tique. Il y a peu de chant dans son ouvrage ; Tair de Bonoldi, au premier acte, ne vaut rien; Solliva triomphe dans les morceaux d'ensemble et dans les récitatifs obligés, peignant le caractère. Aucune parole ne peut rendre l'entrée de Galli, disputant avec son ministre, au premier acte. Les yeux éblouis de tant de luxe, les oreilles frappées de ces sons si mâles et si bien dans la nature, attachent tout de suite Tâme au spectacle : c'est là le sublime. Les meilleures tragédies sont bien froides auprès de cela. Solliva, comme le Gorrége, connaît le prix de Tespace ; sa musique ne languit pas deux secondes, il syncope tout ce que Toreille prévoit ; il serre, il entasse les idées. Gela est beau comme les plus vives symphonies de Haydn.

1 " octobre. — J'apprends que la Testa di bronza est un de nos mélodrames. Méprisé à Paris, la musique en a fait un chef- d'œuvre à Milan ; elle a donné de la délicatesse et de la profon- deur aux sentiments. « Mais pourquoi, disais-je à M. Porta, aucun poète italien n'inventet-il les canevas chargés de situations frap- pantes qu'il faut pour la musique? — Penser, ici, est un péril; écrire, le comble de l'inconséquence. Voyez la brise charmante et voluptueuse qui règne dans l'atmosphère, aujourd'hui \" oc- tobre; voulez-vous qu'on s'expose à se faire^ exiler dans les neiges de Munich ou de Berlin, parmi les gens tristes, qui ne songent qu'à leurs cordons et à leurs seize cfuartiers? Notre climat est notre trésor. i>

L'Italie n'aura de littérature qu'après les deux chambres; jusque-là, tout ce que l'on y fait n'est que de .la fausse culture,


iO (EUVnES DE STENDHAL.

de la littérature d^Âcadémie. Un homme de génie peut percer au milieu de la platitude générale; mais Atfieri travaille à l'aveugle, il n'a point de véritable public à espérer. Tout ce qui hait la tyrannie le porte aux nues ; tout ce qui vit de la tyrannie l'exècre et le calomnie. L'ignorance, la paresse et la volupté sont telles, parmi les jeunes Italiens, qu'il faut un long siècle avant que Tltalie soit à la hauteur des deux chambres. Napoléon Ty menait, peut-être sans le savoir. Il avait déjà rendu la bra- voure personnelle à la Lombardie et à la Romagne. La bataille de Raab, en 1809, fut gagnée par des Italiens.

Laissons les sujets tristes; parlons musique : c'est le seul art qui vive encore en Italie. Excepté un homme unique, vous trouverez ici des peintres et des sculpteurs comme il y en a à Paris et à Londres; des gens qui pensent à Targent. La mu- sique, au contraire, a encore un peu de ce feu créateur qui anima successivement en ce pays le Dante, Raphaël, la poésie, la peinture, et enfin les Pergolèse et les Gimarosa. Ce feu divin fut allumé jadis par la liberté et par les mœurs grandioses des républiques du moyen âge. En musique, il y a deux routes pour arriver au plaisir, le style de Haydn et le style de Cimarosa : la sublime harmonie ou la mélodie délicieuse. Le style de Gimarosa convient aux peuples du Midi et ne peut être imité par les sots. La mélodie fut au plus haut point de sa gloire vers 1780 ; depuis, la musique change de nature, Tharmonie empiète et le chant diminue. La peinture est morte et enterrée. Ganova a percé par hasard, par la force de végétation que Tàme de Thomme a sous ce beau climat ; mais, comme Alfieri, c'est un monstre; rien no lui ressemble, rien n'en approche, et la sculpture est aussi morlo en Italie que l'art des Corrége : la gravure se soutient assez bien, mais ce n'est guère qu'un métier.

La musique seule vit en Italie, et il ne faut faire en ce beau pays que V amour; les autres jouissances de l'âme y sont gênées; on y meurt empoisonné de mélancolie, si Ton est citoyen. La défiance y éteint Tamitié; en revanche, V amour y est délicieux; ailleurs, on n'en a que la copie.

Je sors d'une loge où l'on m'a présenté à une femme grande et bien faite, qui m*a semblé avoir trente-deux ans. Elle est


ROME, NAPLES ET FLORENCE. H

encore belle et de ce genre de beauté que l'on ne trouve jamais au nord des Alpes. Ce qui Tentoure annonce Topulence, et je trouve dans ses manières une mélancolie marquée. Au sortir de la loge, Tami qui m*a présenté me dit : t. Il faut que je vous conte une histoire. »

Rien de plus rare que de trouver ici dans le téte*à-téte un Italien d'humeur à conter. Ils ne se donnent cette peine qu'en présence de quelques femmes de leurs amies, ou du moins quand ils sont bien établis dans une excellente poltrona (bergère). J'abrège le récit de mon nouvel ami, rempli de circonstances pittoresques, souvent exprimées par gestes.

« Il y a seize ans qu'un homme fort riche, Zilietti, banquier de Milan, arriva un soir à Brescia. Il va au théâtre ; il voit dans une loge une très-jeune femme, d'une figure frappante. Zilietti avait quarante ans ; il venait de gagner des millions; vous l'au- riez cru tout adonné à l'argent. Il était à Brescia pour une aCEaire importante qui exigeait un prompt retour à Milan. 11 oublie son aflaire. Il parvient à parler à cette jeune femme. Elle s'appelle Gina, comme vous savez ; elle était la femme d'un noble fort riche. Zilietti parvient à l'enlever. Depuis seize ans il l'adore, mais ne peut l'épouser, car le mari vit toujours.

« Il y a six mois, l'amant de Gina était malade, car depuis deux ans elle a un amant, Malaspina, ce poète si joli homme que vous avez vu chez la Bibin Gatena. Zilietti, toujours amou- reux comme le premier jour, est fort jaloux. Il passe exactement tout son temps dans ses bureaux ou avec Gina. Celle-ci, déses- pérée de savoir son amant en danger et sachant bien que tous ses domestiques sont payés au poids de l'or pour rendre compte de ses démarches, fait arrêter sa voiture à la porle du Dôme, et, par le passage souterrain de cette église, du c6té de l'arche- vêché, elle va acheter des cordes et des habits d'homme tout faits, chez un fripier. Ne sachant comment les emporter, elle passe ses habits d'homme sous ses vêtements, et regagne sa voiture sans accident. En arrivant chez elle, elle est indisposée et s'enferme dans sa chambre. A une heure après minuit, elle descend de son balcon dans la rue avec ses cordes, qu'elle a arrangées grossièrement en échelle. Son appartement est un


12 ŒUVRES DE STENDHAL.

piano nobile (premier étage) fort élevé. A une heure et demie, elle arrive chez son amant, déguisée en homme. Transports de - Malaspina ;U n'était triste de mourir que parce qu'il ne pouvait espérer de la voir encore une fois, ce Mais ne reviens plus, ma « chère Gina, lui dit-il quand elle s'est résolue à partir vers les <E trois heures du matin ; mon portier est payé par Zilietti ; je suis « pauvre, tu n'as rien non plus; tu as l'habitude de la grande « opulence, je mourrais désespéré si je te faisais rompre avec <x Zilietti. »

« Gina s'arrache de ses bras. Le lendemain, à deux heures du . matin, elle frappe à la fenêtre de son amant, qui est aussi au premier étage et donne sur un de ces grands balcons en pierre . si communs en ce pays ; mais elle le trouve dans le délire et ne parlant que de Gina et de sa passion pour elle. Gina, sortie de chez elle par la fenêtre, et avec le secours d'une échelle de corde, était montée chez son amant aussi, par une échelle de corde. Cette expédition a eu lieu treize nuits de suite, tant qu'a duré le danger de Malaspina. »

Rien au monde ne semblerait plus ridicule aux femmes de Paris ; et moi, qui ai l'audace de raconter une telle équipée, je m'expose à partager le même ridicule. Je ne prétends pas ap- prouver de telles mœurs; mais je suis attendri, exalté; demain, il me sera impossible de ne pas approcher Gina avec respect; mon cœur battra comme si je n'avais que vingt ans. Or voilà ce qui ne m'arrive plus à Paris.

Si je l'avais osé, j'aurais sauté au cou de l'ami qui venait de me conter cette anecdote. J'ai fait durer le récit plus d une heure. Il m'est impossible de n'être pas tendrement attaché à cet ami.

2 octobre.— Ce petit Solliva a la figure chétive d'un homme de génie. Je m'expose beaucoup ; il faut voir son second ouvrage. Si l'imitation de Mozart augmente, si la vie dramatique diminue, c'est un homme qui n'avait dans le cœur qu'un opéra, accident fort commun dans le talent musical. Un jeune compositeur donne deux ou trois opéras, après quoi il se répète et n'est plus que médiocre : voyez Berton en France.

Galli, beau jeune homme de trente ans, est sans doute le


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 13

meilleur soulien de la Tespi di bipnw; on lui préfère presque Remorini (le ministre), belle bas&e^ aussi^' et qui a uue voix très-flexible, très-variée, chose rare. dans les basses; mais ce n*est qu un bel instrument, toujours le mê(ne et presque sans âme. Un cri partant du cœur, o fortunato istante ! dont la mu- sique n'a pas vingt mesures, a fait sa réputation dans cet opéra. - L'accent de la nature a été saisi par le maestro et reconnu avec transport par le public.

La Fabre, jeune Française née ici dans le palais du prince et protégée par la vice- reine, a une belle voix, surtout depuis qu'elle a vécu avec le célèbre soprano Velluli. Elle est à ravir dans certains morceaux passionnés. 11 lui faudrait une salie moins vaste. Du reste, on la dit amoureuse de TAmour. Je n*en doute plus, depuis que* je lui ai vu chanter Stringerlo ail petto, au second adte,^u' moment où elle apprend que son époux, qu'on avait entejjdijrfusiller, est sauvé. Un des confidents du ministre avait fait distribuer aux soldats des cartouches sans balles. Cir- constance singulière et touchante, à la représentation de ce soir, tout le théâtre est intéressé *. Quand la Fabre est distraite ou fatiguée, rien de plus commun; dans un sérail, ce serait un grand talent. Elle a vingt ans; même mauvaise, je la préfère infi- niment à ces chanteuses sans âme, à mademoiselle Cinti, par exemple. *

Bassi est excellent : ce n*es| pas Tàme qui lui manque à celui-là ! Quel bouffe divin s'il avait un peu de voix ! Quel feu î quelle énergie ! quelle âme toute à la scène ! Il joue tous les soirs, depuis quarante jours, cette Tête de bron%e; n'ayez pas peur qu'il jette un regard dans la salle ; il est toujours le valet de chambre poltron et sensible du duc de Hongrie. En France, un homme d'autant d'esprit ( Bassi fait de jolies comédies ) aurait peur d'être ridicule par l'importance qu'il met à son rôle, même quand personne ne l'écoute. Je lui ai fait ce soir celle objection ; il m'a répondu : « Je joue bien pour me faire plaisir

♦•

' Madame la maréchale Ney était au spectacle. On parvint à la faire sortir avant le moment où Ton entend le feu de peloton qui exécute la ^ntence.

i.


U. ŒUVRES DE STENDHAL.

à moi-même. Je copie un certain valet poltron, dont mon ima- gination m'a procuré la vue les premières fois que j*ai joué mon rôle. Quand je parais en scène maintenant , fai du plaisir à être en valet poltron. Si je regardais dans la salle, je m'ennuierais à périr; je crois même que je manquerais de mémoire. D'ailleurs, j'ai si peu de voix : si je n'étais pas bon acteur, que serais-je ? » — Pour une belle voix, comme pour la fraîcheur des attraits chez les femmes, il faut un cœur froid.

Par une disposition instinctive, que j'ai bien observée ce soir sur le baron allemand Kenisfelil, ces êtres, tout âme, choquent les personnes de la très-haute société qui manquent un peu d'esprit : il leur faut des talents appris ; ils trouvent de l'excès dans tout ce qui est inspiré. Uier, ce baron pointilleux grondait le garçon du restaurateur parce qu'il n'avait pas écrit correcte- ment son noble nom sur sa carte.

5 octobre. — L'orchestre de Milan, admirable dans les choses douces, manque de brio dans les morceaux de force. Les instru- ments attaquent timidement la note.

L'orchestre de Favart a le défaut contraire. Il cherche tou- jours à embarrasser le chanteur et à faire le plus de bruit pos- sible. Dans un orchestre parfait, les violons seraient français, les instruments à vent allemands, et le reste italien, y compris le chef d'orchestre.

Celle place, si essentielle au chant, est occupée à Milan par le célèbre Àlessandro Rollar, que la police a fait prier de ne plus jouer de l'alto ; il donnait des attaques de nerfs aux femmes.

Ou pourrait dire à un Français arrivant dans ce pays : Gima- rosa est le Molière des compositeurs , et Mozart le Corneille ; Mayer, Vinler, etc., sont des Marmontel. La grâce innocente de la prose de la Fontaine, dans les Amours de Psyché, est repro- duite par Paisiello.

4 octobre. — J'ai visité aujourd'hui les fresques si touchantes de Luini à Sarouno, la chartreuse dé Cariguano, avec les pein- tures à fresques de Daniel Crespi, fort bon peintre qui avait vu les Carrache et senti le Corrége. J'ai vu Castelazzo. J'ai été fort mécontent d'un château de Montebello> célèbre par le séjour que Bonaparte y fil en 1797. D'après le principe major è Ion-


ROME* ISAPLES ET PLORENCE. 15

ginquo reverentia, dès ce temps-là BoDaparte ne voulait pas habiter les villes et se prodiguer. Leinate Jardin renqili d'archi- tecture, appartenant à M. le duc Litta, m*a plu. Ce courtisan de Napoléon n'a point fait la girouette depuis 1814 ; il a bravé cou- rageusement les- Tedeschi. Notez que Napoléon Favait fait grand chambellaa sans qu'il le demandât. M. le duc Litta a fait un Uvre, tiré à un exemplaire, qu'il a le projet de brûler avant sa mort. Il a, dit-on, sept à huit cent mille livres de rente. J'ai vu de loin, dans une allée de LeinaCe, la femme de son neveu le duchino; c'est une des douze plus jolies femmes de Milan. Je lui trouve Tair dédaigneux des anciens portraits espagnols. Il faut bien se garder de se promener seul à Leinate; ce jardin est plein de jets d'eau destinés à mouiller les spectateurs. En posant le pied sur la première marche d'un escalier, six jets d'eau me sont partis entre les jambes.

C'est en Italie que les architectes de Louis XIV prirent le goût des jardins comme Versailles et les Tuileries, où rarchitecture est mêlée aux arbres.

Au Gernietto, villa du fameux dévot Mellerio, il y a des sta- tues de Canova. J'ai revu Dèsio, simple jardin anglais, au nord de Milan, et qui me semble l'emporter sur tous les autres. On voit de près les montagnes et le Rezegon di Lek (la Scie de Lecco) . L'air y est plus sain et plus vif qu'à Milan. Napoléon avait or- donné que les rizières et les prés marciti (arrosés constamment, on les fauche huit fois par an) seraient éloignés à cinq milles de Milan. Mais il avait accordé un délai aux propriétaires pour le changement de culture. Comme on trouve un avantage immense à cultiver le riz, les propriétaires ont graissé la patte à la police, - et au couchant de Milan, vers la porte Vercellina, j'ai vu des ri- zières à une portée de canon de la ville. Quant aux voleurs, on les rencontre à une portée de fusil presque chaque soir. La po- lice est comme celle de Paris, elle ne songe qu'à la politique, et du reste fait tondre barbarementles arbres plantés par Napoléon, pour avoir le bénéfice des fagots.

Mais enfin, comme les espions eux-mêmes ont le goût italien, cette police a forcé les citoyens à faire des choses prodigieuses pour l'embellissement de la ville. Par exemple, i'on peut passer


16 . ŒUVRES. DE STENDHAL.

près des maisons quand il pleut; des conduits de fer-blanc amè- nent les eaux des toits dans le canal qui passe sous chaque rue. Gomme les corniches sont fort saillantes, on est presque à Tabri de la pluie en marchant le long des maisons.

Le lecteur se moquerait de mon enthousiasme si j'avais la bonhomie de lui communiquer tout ce que j'écrivis, le 4 octo- bre 1816, en revenant de Dèsio. Cette charmante villa appar- tient au marquis Cusani, qui, sous Napoléon, voulut rivaliser de luxe avec le duc Litla.

Galli est enrhumé. Ou nous redonne un opéra de Mayer, Ekna, qu'on jouait avant la Testa di bronw. Gomme il parait languie sant!

Quels transports au sestetto du second acte ! Voilà cette mu- sique de noctujTie, douce , attendrissante , vraie musique de la mélancolie, que j'ai souvent entendue en Bohème. Geci est un morceau de génie que le vieux Mayer a gardé depuis sa jeunesse, ou qu'il a pillé quelque part; il a soutenu tout Topera. Voilà un peuple né pour le beau : un opéra de deux heures est soutenu par un moment délicieux qui dure à peine six minutes ; on vient de cinquante milles de distance pour entendre ce sestelto chanté par mademoiselle Fabre, Remorini, Bassi, Bonoldi, etc., et pen- dant quarante représentations, six minutes font passer sur une heure d'ennui. Il n'y a rien de choquant dans le reste de l'opéra, mais il n'y a rien. Alors ou fait la conversation dans les deux cents petits salons, avec une fenêtre garnie de rideaux donnant sur la salle, qu'on appelle loges. Une loge coûte quatre-vingts se- quins; elle en coûtait deux cents ou deux cent cinquante, il y a six ans, dans les temps heureux de l'Italie (règne de Napoléou, de 1805 à 1814). Napoléon a volé à la France la liberlé dont elle jouissait en 1800 et ramené les jésuites. En Italie, il détruisait les abus et protégeait le mérite. Après vingt années du despo- tisme raisonné de ce grand homme , ces gens-ci eussent peut- être été dignes des deux chambres.

Je vais dans huit ou dix loges ; rien de plus doux, de plus ai- mable, de plus digne d'être aimé que les mœurs milanaises. C'est l'opposé de l'Angleterre; jamais de figure sèche et désespé- rée. Chaque femme est en général avec son amant; plaisanteries


ROMli, NAPLES ET FLORENCE. , 17

douces, dispules vives, rires fous, mais jamais d'airs importants. Pour les mœurs, Milan est une république vexée par la présence de trois régiments allemands et obligée de payer trois millions a Tempereur d'Autriche. Notre air de dignité, que les Italiens âp> pellent sostenuto, notre grand art de représenter, sans lequel il n'y a pas de considération, serait pour eux le comble de Tennui. Quand on a pu comprendre le charme de cette douce société de Milan, on ne peut plus s'en défaire. Plusieurs Français de la grande époque sont venus ici prendre des fers qu'ils ont portés jusqu'au tombeau.

Milan est la ville d'Europe qui a les rues les plus commodes * et les plus belles cours dans Fintérieur des maisons. Ces cours carrées sont, conmie chez les Grecs anciens, environnées d'un portique, formé par des colonnes de granit fort belles, il y a peut-être à Milan vingt mille colonnes de granit; on les tire de Baveno, sur le lac Majeur. Elles arrivent ici par le fameux canal qui joint l'Âdda au Tésin. Léonard de Vinci travailla à ce canal en 1496; nous n'étions encore que des barbares, comme tout le Nord.

Il y a deux jours que le mattre d'une de ces belles maisons, ne pouvant dormir, se promenait sous le portique, à cinq heures du matin ; il tombait une pluie chaude. Tout à coup, il voit sor- tir d'uue petite porte, au rez-de-chaussée, un fort joli jeune homme de sa connaissance. Il comprend qu'il a passé la nuit dans la maison. Gomme ce jeune homme aime beaucoup l'agri- culture, le mari lui fait pendant deux heures, tout en se prome- nant sous le portique, et sous prétexte d'attendre la fin de la pluie, des questions infinies sur l'agriculture. Vers les huit heu- res, la pluie ne cessant pas, le mari a pris fort poliment congé de son ami, et est remonté. Le peuple milanais offre la réunion de deux choses que je n'ai jamais vues ensemble au même de- gré, la sagacité et la bonté. Quand il discute, il est le contraire des Anglais, il est serré comme Tacite; la moitié du sens est dans le geste et dans l'œil ; dès qu'il écrit il veut faire de belles phra- ses toscanes, et il est plus bavard que Gicéron. »

  • Tbe most oomforiable streets.


18 ŒUVRES DE STENDHAL.

Madame Catalan! est arrivée et nous annonce quatre coneerls ; le croiriez- vous? une chose cboque tout le monde : le billet coûte dix francs. J'ai -vu une loge pleine de gens qui jouiss^ent de quatre-vingt ou cent mille livres de rente, et qui, dans Toc- casion, en dépensent le triple en bâtiments, ^e récrier sur ce prix de dix francs. Ici, le spectacle est pour rien ; il coûte trente- six centimes aux abonnés. Pour cela, on a le premier acte de l'opéra, qui dure une heure ; on commence .à sept heures et demie en hiver, et à huit heures et demie en été; ensuite grand ballet sérieux, une heure et demie ; après le ballet vient le se- cond acte de Topera, trois quarts d'heure; enfin, un petit ballet comique, ordinairement délicieux, et qui vous renvoie chez vouji, mourant de rire , vers les minuit et demi , une heure. Quand on a payé son billet quarante sous, ou que Ton est entré pour trente-six centimes, on va se placer dans un parterre assis, sur de bonnes banquettes à dossier, très-bien rembourrées : il y a huit à neuf cents places. Les gens qui ont une loge vont y rece- voir leurs amis. Ici, une loge est comme une maison, et se vend vingt à vingt-cinq mille francs; le gouvernement donne deux cent mille francs à rimpresario (rentrepreneur); Timpresario loue à son profit le cinquième et le sixième rang de loges , qui lui valent cent mille francs : les billets font le reste. Sous les Français, Tentreprisc avait les jeux, qui donnaient six cent mille francs à mettre en ballets et en voix. La Scala peut contenir trois mille cinq cents spectateurs. Le parterre de ce théâtre est ordi- nairement à moitié vide, c'est ce qui le rend si commode.

Dans les loges, vers le milieu de la soirée, le cavalier servant de la dame fait ordinairement apporter des glaces; il y a tou- jours quelque pari en train, et Ton parie toujours des sorbets, qui sont divins ; il y en a de trois sortes, gelati, crepè, et pezzi- duri ; c'est une excellente connaissance à faire. Je n'ai point en- core décidé la meilleure espèce, et tous les soirs je me mets en expérience.

6 octobre. — Enfin, ce concert de madame Catalan! , s! at- tendu, a eu lieu dans la salle du Conservatoire , qui n'a pas pu se remplir. Il y avait quatre cents personnes environ. Quel tact dans ce peuple! Le jugement est unanime; c'est la plus belle


ROME. NAPLES ET FLOREISCE. 19

voiiL dont on se souvienne, supérieure de bien loin à la Banti, à la Billinglon, à la Gorrea, à Marchesi, à Crivelli. Métne dans les morceaux les plus vifs, madame Catalani semble toujours chan- ter sous un rocher; elle a ce retentissement argentin.

Quel eiïet ne produirait-elle pas si la nature lui eûl donné une âme l Elle a chanté tous ses airs de la même manière. Je 1 atten- dais à Tair si touchant

Frenar vorrei le lacrime.

Elle Ta chanté avec le même luxe de petits ornements gais et ra - pides que les variations sur Tair

Nel cor piu non rai sento.

Madame Gatalàni ne chante jamais qu'une douzaine d'airs ; c*esl avec cela quelle se promène en Europe*. — 11 fimt Tentendre


  • Ce soir nous avons eu :

Dellu tromha il suon guerriero.

PoRTOr.ALI.ii.

Frenar vorrei le lacrime.

Idem. Nel cor pi^noa mi scnto.

^ PAISfELLO.

Second concert, à Milan l>pb frenate le lacrime.

PUCCITA .

Ombra adorata aspelta.

Crescf.vtini.

ISel cor pin non mi senlo.

Paisieixo.

TroiêHme concert.

Pella tromba il suon guerriero.

PORTOGAI 1.0.

Per qucsliî amaro lacrimo. Oh «lolce ronlento.

MOXABT.


20 ŒUVRES DE STENDHAL.

une fois, pour avoir un regret éternel que la nature n'ait pas joint un peu d'âme à un instrument si étonnant. -— Madame Car talâui n'a fait aucun progrès depuis dix-huit ans qu'elle chantait à Milan Ho perduto il figlio amato. — Peu importe le nom du compositeur, Tair que chante madame Catalan! est toujours le même : c'est une suite de broderies, et la plupart de mauvais goût. Elle n'a trouvé que de mauvais maîtres hors de l'Italie.

Voilà ce qu'on disait autour de moi. Tout cela est vrai; mais de notre vie peut-être nous n'entendrons rien d'approchant. Elle fait la gamme ascendante et descendante par semi-tons, mieux que Marchesi, que l'on me fait voir au concert. Il n'est

Quatrième concert. Son Regina

PORTOGALLO.

Dolce tranquillità.

Madame Catalani a chanté cet air avec GalU et mademoiselle Gori, son élève.

Oh cara d'amore ! de Guglielmi avec Galli.

Sul margine d'un rio.

MiLLICO. *

Che momento non pensato.

terzetto de Puccita, avec Galli et Remorini. La voix de Galli a écrasé celle de la femmo célèbre.

Cinquième concert.

Quelle pupille tenere.

GlMAROSA.

Che soave zephiretto.

Mozart. Stanca di paseolare.

Hibiico. Frenar vorrei le lacrime.

La ci darem la mano.

Mozart. Ikilce tranquillità.


ROME, NAPLES l,T FLORENCE. 21

point trop vieux ; il est fort riche, et chante encore quelquefois devant ses amis intimes; c'est comme son rival Pacchiarotti à Pâdoue. Marchesi a eu des aventures fort agréables dans sa jeu- nesse.

On m'a conté ce soir Tanecdote singulière d'un homme fort respectable de ce pays-ci, qui a le malheur d'avoir la voix très- claire. Un soir quMl entrait chez une femme aussi célèbre par sa petite vanité que par ses immenses richesses, Thomme à la voix claire est accueilli par une volée de coups de bâton ; plus il crie du baut de sa tête et appelle au secours, plus les coups de canne redoublent d'énergie. « Ah ! scélérat de soprano, lui crie-t-on, je t'apprendrai à faire le galant ! p Notez que c'était un prêtre qui parlait ainsi, et qui vengeait les injures fraternelles sur les épaules de notre citoyen, qu'il prenait pour Marchesi. Lé so- prano, profitant de l'anecdote, qui fit rire pendant six mois, ne remit plus les pieds chez la riche bourgeoise.

Aux lumières, madame Gatalani, qui peut avoir trente-quatre à trente-cinq ans, est encore fort belle; le contraste de ses traits nobles et de sa voix sublime avec la gaieté du rôle doit faire un effet étonnant dans l'opéra buffa. Pour Vopera séria, elle n'y comprendra jamais rien. C'est une âme sèche.

Au total, j'ai été désappointé. J'aurais fait trente lieues avec plaisir pour ce concert, je suis heureux de m'être trouvé à Mi- lan. En sortant, je suis venu au grand trot de mes chevaux chez madame Bina R***; il y avait déjà trois ou quatre amis de la maison, qui étaient venus là du Conservatoire, toujours en courant, pour donner des nouvelles du concert à leurs amis, qui avaient voulu épargner dix francs. Or il y a là près d'une demi-lieue. La conversation ne se faisait que par exclamations. Pendant trois quarts d'heure, comptés à ma montre, il n'y a pas eu une seule phrase de finie.

Naples n'est plus la capitale de la musique ; c'est Milan, du moins pour tout ce qui a rapport à l'expression des passions. A Naples, on ne demande qu'une belle voix ; on y est trop Afri- cain pour goûter l'expression fine des nuances de sentiment. Au moins, c'est ce que vient de me dire M. de Brème.

7 octobre. — J'oubliais ce qui m'a le plus frappé hier au cori-


22 ŒUVRKS DK STENDHAL.

(tevi de madame Catalani ; j'ai été pendant quelques minutes im- mobile d'admiration : c'est la plus belle tète que j*aie vue de ma vie, lady Fanny ïlar***. Rapkaëlf ubi es? Aucun de nos pauvres peintres modernes, tout chargés de titres et de «ordons, ne se- rait capable de peindre celte tète; ils y voudraient placer XHym- tationde V antique ou le style, comme on dit à. Paris, c'est-à-dire donner Fexpressiou de la force et du calme à une figure qui est touchante précisément à cause de V absence de la force. C'est par l'effet de l'air facile à émouvoir et l'expression naïve de la grâce la plus douce que quelques figures modernes sont telle- ment supérieures à i'anlique. Mais nos peintres ne pourraient pas même comprendre ce raisonnement. Que nous serions heu- reux de pouvoir en revenir au siècle des Ghirlandajo et des Giorgion (1 490) ! Nos artistes alors seraient au moins en état de copier la nature comme au miroir; et que ne donnerait-on pas d'un miroir où Ton verrait constamnient les traits de lady Fanny H*** telle qu'elle était ce soir !

.8 octobre. — Je ne sais pourquoi Textréme beauté m*avait jeté hier soir dans les idées métaphysiques. Quel dommage que le beau idéale dans la forme des têtes, ne soit venu à la mode que depuis Raphaël ! La sensibilité brûlante de ce grand homme aurait su le marier à la nature. L'esprit à pointes de nos artis^ tes gens du monde est à mille lieues de cette tâche. Du moins, s'ils daignaient s'abaisser quelquefois à copier strictement la na- ture, sans y rien' ajouter de roide, fût-il emprunté du grec, ils seraient sublimes sans le savoir, Filippo Lippi, ou le frère Ange de Fiesole, quand le hasard leur faisait rencontrer une tête an- gélique comme celle de lady Fanny B***, la copiaient exacte- ment. C'est ce qui rend si attachante l'étude des peintres de la seconde moitié du quinzième siècle. Je conçois que M. Corné- lius et les autres peintres allemands de Rome les aient pris pour modèles. Qui ne préférerait Ghirlandajo à Girodet?

20 octobre. — Si je ne pars pas d'ici dans trois jours, je ne

ferai pas mon voyage d'Italie, non que je sois retenu par aucune aventure galante, mais je commence à avoir quatre ou cinq loges où je suis reçu comme si l'on m'y voyait depuis dix ans. L'on ne se dérange plus pour moi, et la conversation continue


ROME, NAPLKS ET FLORENCK. 25

comme si c'était un valet qui fûl entré. — Plaisante manière de se féliciter, s'écrierait un de mes amis de Paris, je ne vois là que de la grossièreté. — Â la bonne heure, mais c'est pour moi la plus douce récompense des deux ans que j*ai passés autrefois à apprendre non-seulement Titalien de Toscane, mais encore le milanais, le piémontais, le napolitain, le véuilien, etc. On ignore, hors de Tltalie, jusqu'au nom de ces dialectes, que Ton parle uniquement dans les pays dont ils portent le nom. Si Ton n'en- tend pas les finesses du milanais,- les sentiments comme les idées des hommes au milieu desquels ou voyage restent parfai- tement invisibles. La fureur de parler et de se mettre en avant, qu'ont les jeunes gens d'une certaine nation, les fait prendre en horreur à Milan. Par hasard, j'aime mieux écouter que parler; c'est un avantage, et qui compense quelquefois mon mépris peu caché pour les sots. Je dois avouer, de plus, qu'une femme d'esprit m'écrivait à Paris que j'avais l'air rustique. G*est peut- être à cause de ce défaut que la bonhomie italienne a si vite fait ma conquête. Quel naturel ! quelle simplicité ! comme chacun dit bien ce qu*il sent ou ce qu'il pense au moment même! Gomme on voit bien que personne ne songe à imiter un modèle ! Un Anglais me disait à Londres, en me parlant de sa maîtresse avec ravissement : « 11 n'y a chez elle rien de vulgaire !» Il me faudrait huit jours pour faire comprendre cette exclamation à un Milanais ; mais, une fois comprise, il en rirait de bien bon cœur. Je serais obligé de commencer par expliquer au Milanais comme quoi l'Angleterre est un pays où les hommes sont par- qués et divisés en castes, comme aux Indes, etc., etc.

La bonhomie italienne! Mais c'est à pouffer de rire, diront mes amis du faubourg Poissonnière. Le naturel, la simplicité, la candeur passionnée, si je puis m'exprimer ainsi, étant une nuance qui se mêle à toutes les actions d'un homme, je devrais placer ici une description en vingt pages de diverses actions que j'ai vues ces jours-ci. Cette description, faite avec le soin con- venable et l'exactitude scrupuleuse dont je me pique, me pren- drait beaucoup de temps, et trois heures viennent de sonner à l'horloge de San Fedele. Une telle description semblerait in- croyable aux trois quartç^ des lecteurs. J'avertis donc feulement


\


24 ŒUVRES DE STENDHAL.

qu'ii y a ici une chose singulière à voir; la verra qui pourra ; mais il faut savoir le milanais. Si jamais le grand poète Béranger passe en ce pays, il me comprendra. Mais Saint-Lambert, Tauteur des Saisons, le courtisan de Stanislas, Tamant trop heureux de ma- dame du Ghâtelet, eût trouvé ce pays-ci affreux.

25 octobre. — Ce soir, une femme brillante de beauté, de fi- nesse, d'enjouement, madame Bibm Gatena, a bien voulu essayer de m'apprendre le taroc. C'est une des grandes occupations des Milanais. C'est un jeu qui n*a pas moins de cinquante-deux car- tes grandes chacune comme trois des nôtres. 11 y en a une vingtaine qui jouent le rôle de nos as, et qui remportent sur toutes les autres ; elles sont fort bien peintes, et représentent le pape, la papesse Jeanne, le fou, le pendu, les amoureux, la fortune, la mort, etc. Il y a d'ailleurs, comme à l'ordinaire, qua- tre couleurs (bastone, danari, spade, coppe) ; les cartes portent l'image de bâlons, de deniers, d'épées et de coupes. M. Reina, l'un des amis auxquels m'a présente madame G***, me dit que ce jeu a été inventé par Michel- Ange. Ce M. Reina a formé Tune des belles bibliothèques de l'Europe : il a, de plus, des senti- ments généreux, chose singulière et que je ne me souviens pas d'avoir jamais vue réunie à la bibliomanie. Il fut déporté aux bouches du Cattaro en 1799.

Si Michel' Ange a inventé le taroccOt il a trouvé là un beau sujet de disputes pour les Milanais et de scandale pour les pe- tits-maîtres français. J'en ai rencontré un ce soir qui trouvait les Italiens bien lâches de ne pas mettre Tépée à la main vingt fois pour une partie de tarocco. En effet, les Milanais ayant le mai- heur de manquer tout à fait de vanité, ils poussent à l'excès le feu et la franchise de leurs disputes au jeu. En d'autres termes, ils trouvent au jeu de tarocco les émotions les plus vives. Ce soir, il y a eu un moment où j'ai cru que les quatre joueurs allaient se prendre aux cheveux; la partie a été interrompue au moins dix minutes. Le parterre impatienté criait ûui! %itti! et la loge n'étant qu'au second rang, le spectacle était eu quelque sorte interrompu. Va a forti buzzarare ! criait l'un des joueurs. — Tite seiun gran cojononon! répondait l'autre en lui faisant des yeux furibonds et criant à tue-tête. L'accent donné à ce mot


KOME, NAl>LES ET FLOKEiNCE. 2o

cojononon m'a semblé incroyable de bouffonuerie et de vérilé. L'accès de colère parait excessif et laisse toutefois si peu de tra- ces, que j'ai remarqué qu'en quittant la loge il n'est venu à l'idée d'aucun des disputeurs d'adresser à Taulre un mot d'ami- tié. A vrai dire, la colère italienne est, je crois, silencieuse et retenue, et ceci n'est rien moins que de la colère. C'est l'impa- tience vive et bouffonne de deux Jiommes graves qui se dispu- tent un joujou, et sont ravis de faire les enfants pendant un mo- ment.

Dans ce siècle menteur et comédien (this âge of cant, dit lord fiyrou) cet excès de franchise et de bonhomie entre gens des plus riches et des plus nobles de Milan me frappe si fort, qu'il me donne l'idée de me fixer en ce pays. Le bonheur est conta- gieux.

Le maudit Français, que j'aurais voulu à cent lieues de moi, in'a retrouvé au café de l'Académie en face de la Scala< « Quelle grossièreté, me dit-il, cojononon! quels cris! Et vous dites que ces gens-là ont des sentiments délicats ! qu'en musique leur oreille est blessée du moindre son criard ! » Je méritais de voir ainsi toutes mes idées polluées par un sot ; j'avais eu la bêtise de lui parler avec candeur.

Avec quelle amertume je me suis repenti d'avoir adressé la parole à M. Mal... J'avouerai, dût Thonneur national me répu- dier, qu'un Français, en Italie, trouve le secret d'anéantir mon bonheur en un instant. Je suis dans le ciel, savourant avec dé- lices les illusions les plus douces et les plus folles; il me tire par la manche pour me faire apercevoir qu'il tombe une pluie froide, qu'il est minuit passé, que nous marchons dans une rue privée de réverbères, et que nous courons le risque de nous égarer, de ne plus retrouver notre auberge, et peut-être d'être volés. Voilà ce qui m'est arrivé ce soir : l'abord du compa- triote est mortel pour moi.

Gomment expliquer cet effel nerveux et cet agréable pouvoir de tuer le plaisir des beaux-arts que possède l'amabilité fran- çaise? Est-elle jalouse d'un plaisir qu'elle est impuissante à partager? Je crois plutôt qu'elle le trouve une affectation ridicule.


  • 26 ŒUVRES 1)E STENDHAL.

27 octobre. — Madame Mariui m*a procuré un billet pour le bal que les négociants donnent ce soir à leur casin de San Paolo. Rien n'a été plus difficile. Avec mon billet et en parlant mila- nais serré , je viens d'engager le portier à me laisser voir le local. L'air de bonhomie qu'il faut prendre ici et ma qualité de Français ont plus fait que la manda (réirenne).

Les riches négociants de Milan, dont le bon sens tranquille et le luxe tout en agréments réels et sans aucun faste me rap- pellent le caractère hollandais, se sont réunis au nombre de quatre cenis pour acheter à fort bon compte, dans la rue San Paolo, ce qu'on appelle ici un pala%%o. C'est un grand hôtel, bâti en pierres que le temps à noircies. La façade u est point un mur plat, comme celle des maisons de Paris. Il y a un ordre étrusque au rez-de-chaussée, et au premier étage des pilastres. C'est un peu comme ce qu'on appelle à Paris le palais de la Chambré des pairs. En faisant gratter le palais de cette Cham- bre, on a été à l'architecture tout le charme des souvenirs, ce qui est adroit pour une Chambre aristocratique. S11 avait pu passer par la tête des négociants de Milan de faire un tel outrage à leur casin de San Paolo, les bottiers et les menuisiers qui ont leurs boutiques dans cette rue. Tune des plus fréquentées de la ville, en eussent fait des gorges chaudes.

Il y a ici une commission di ornato (de l'ornement); quatre ou cinq citoyens connus par leur amour pour les beaux-arls, et deux architectes, composent cette commission, qui exerce ses fonctions gratuitement. Toutes les fois qu'un propriétaire touche au mur de face de sa maison, il est tenu de communiquer son plan à la municipalité, qui le transmet à la commission di ornato. Elle donne son avis. Si le propriétaire veut faire exécuter quel- que chose de par trop laid', les membres de la commission di ornato y gens considérables, se moquent de lui dans les conver- sations. Chez ce peuple né pour le beaUy et où d'ailleurs parler politique est dangereux ou désespérant, on s'occupe un mois de suite du degré de beauté de la façade d'une maison nouvelle.


' Par exemple, la façade en bois peint en bronze, derrière les colonne:* du théâtre Favart. (Note ajoutée en 1826.)


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 27

Les habitudes morales de Milau soat lout à fait républicaiues, et ritalie d'aujourd'liui n'est qu une continuation du moyen âge. Avoir une belle maison dans la ville donne plus de consi- dération que des millions en portefeuille. Si la maison est remarquable par sa beauté, elle prend tout de suite le nom du propriétaire. Ainsi Ton vous dit : Les tribunaux sont telle rue, dans la casa ClericL

Faire bâtir une belle maison confère à Milan la véritable no- blesse. Depuis Philippe II, le gouvernement a toujours été regardé ici comme un être malfaisant qui vole quinze ou vingt millions par an; on se moquerait fort des gens qui prétendraient défendre ses mesures; ce ridicule excessif ne serait même pas compris. Le gouvernement n'a absolument aucune prise sur l'opinion. 11 va sans dire qu il y a eu exception pour Napoléon de 4796 à 1806, époque où il renvoya le corps législatif, pour lui avoir refusé l'impôt de Y enregistrement des actes. De 1806 à 1814, il n'eut pour lui que les riches et les nobles. La femme

d'un riche banquier, madame Big refusa, dit-on, d'être

dame du palais, parce qu'on voyait que le prince Eugène, véri- table marquis français, beau, brave et fat, ne prisait que la noblesse, et aristocratisaii constamment les mesures de sou beau-père. L'honnête maréchal Davoust eût convenu à ce pays pour vice-roi. Il avait la prudence italienne.

L'architecture me semble plus vivante en Italie que la pein- ture ou la sculpture. Un banquier milanais sera avare cinquante années de sa vie pour finir par bàlir une maison dont la façade lui coûtera cent mille francs de plus que si elle était un simple mur. La secrète ambition de tous les citoyens de Milan, c'est de bâtir une maison, on du moins de renouveler la façade de celle qu'ils tiennent de leur père.

Il fi\ut savoir que Tarchitecture fut pitoyable vers 1778, quand Pier Marini construisait le théâtre de la Scala^ qui est un modèle pour les agréments de l'intérieur, mais non certes pour ses deux façades. On se rapproche maintenant de la simplicité antique Les Milanais ont trouvé une certaine proportion, rem- plie de grâce, entre les pleins et les vides de la façade d'une maison. L'on cite deux architectes, M. le marquis Gagnola, qui


28 (EUVKES Dfc) STENDHAL.

a fait la porte de Mareogo, et M. Gaaonica, à qui Fou doit plu- sieurs théâtres : CarcanOy le plus armonico (sonore) de tous, le théâtre Re, etc.

J'ai été présenté à quelques riches Milanais qui ont le bon- heur de bâtir. Je les ai trouvés sur leurs échelles, passionnés comme un général qui livre bataille. J'ai monté moi-même aux échelles.

J'ai trouvé des maçons remplis d'intelligence. Chacun d'eux juge la façade adoptée par Tarchitecte. Pour la distribution intérieure, ces maisons m'ont paru inférieures à celles de Paris, iiln Italie, on imite encore les distributions des palais du moyen âge, bâtis à Florence vers 1550 et ornés depuis par Palladio et ses élèves (vers 1560). L'architecture avait alors pour but de satisfaire à des besoins sociaux qui n'existent plus. Les cham- bres à coucher des Italiens me sembleraient la seule chose à conserver; elles sont élevées, fort saines et le contraire des nôtres.

Les quatre cents propriétaires du casin de San Paolo viennent de dépenser un argent fou pour orner leur palazzo. La salle de bal, qui est toute neuve et magnifique, m'a semblé plus vaste que la première salle du Musée du Louvre. Ils ont employé les meilleurs peintres, ce qui n'est pas beaucoup dire, pour peindre le plafond. En revanche, il y a des ornements en bois et en papier mâché imitant le marbre, qui sont du goût le plus noble et d'une beauté frappante. Napoléon avait établi ici une école dell omato et une école de gravure, qui ont rempli le but de ce grand roi.

Le caractère de la beauté en Italie, c'est le petit nombre des détails et, par conséquent, la grandeur des contours (je supprime ici quatre pages de philosophie, peu intelligibles pour qui n'aime pas la peinture avec passion).

Je trouve que le casin de San Paolo inspire le respect. Les palais de nos ministres ont l'air d'un boudoir surdoré ou d'une boutique fort élégante. Rien de plus convenable, quand le mi- nistre est un Robert Walpole» achetant des votes et vendant des places. Cette physionomie de l'architecture d'un bâtiment, qui inspire un sentiment d'accord avec sa destination, s'appelle le


ROME, NAPLE^ KT PLORtlJNCK. 29

style. Gomme la plupart des bâtiments doivent faire naître le respect et même la terreur, par exemple une église catholique, le palais d*un roi despote, etc., souvent quand on dit en Italie : Ce bâtiment est plein de stylCy entendez : Il inspire le respect. Les pédants, quand ils parlent de style, veulent dire : « Cette architecture est classique, elle imite le grec, ou du moins une certaine nuance de grec francisé, comme VIphigénie de Racine imite celle d'Euripide. »

La rue Dei Nobili, à Milan, a une fort belle architecture, vous dit-on ; entendez qu'elle est horriblement triste et sombre. Je ne rirais pas de huit jours si j'habitais le palais Ârconati.

Ces palais me rappellent toujours le moyeu âge, les conspi- rations sanglantes des Yisconti (1501) et les passions gigantes- ques du quatorzième siècle. Mais je suis le seul à avoir de ces idées. Les possesseurs de ces palais si grandioses soupirent pour un petit appartement sur le boulevard de Gand, à Paris. Ce qu'il y a de plus semblable aux Français ici, ce sont les gens fort riches. Ils ont de plus que nous Tavarice, qui est une passion très-commune parmi eux, et qui lutte plaisamment avec une forte dose de petite vanité. Leur seule dépense, ce sont les chevaux, j'en ai vu plusieurs de trois, quatre, cinq mille francs. Un fat milanais sur son cheval forme un ensemble bien plai- sant. J'oubliais de dire que tous les jours, à deux heures, il y a Corso, où tout le monde paraît à cheval ou en voiture. Le Corso a lieu à Milan, sur le bastion, entre la Porta Rense et la Porta Nova, Dans la plupart des villes d'Italie, c'est la rue prin- cipale qui sert de Corso, Jamais Ton ne manque ni le Corso ni le théâtre.

Les nobles Lombards ne mangent guère que le tiers de leur revenu ; ils en dépensaient le double avant la révolution de 1796. Deux, ou trois ont vu le feu sous I^apoléou. Leurs mœurs sont décrites avec vérité dans les petites pièces de vers de Carline Porta, en milanais.


V


SÔ ŒUVRES DE STENDHAL.

Le 28 octobre 18^6, à 5 heures du matin, en sortant du bal.

Je pars dans quatre heures pour Dèsio, que je veux revoir à loisir. Si je n'écris en ce moment, je n'écrirai pas. Je cherche à me calmer et à ne pas écrire une ode qui me semblerait ridi- cule dans trois jours. Mes papiers peuvent être saisis par la police autrichienne, je n'écrirai donc rien sur les intrigues secrètes qui sont de notoriété publique, et que mes amis m*ont fait remarquer. Je serais au désespoir de manquer à cette charmante société italienne, qui daigQe parler devant moi comme devant un ami. La police autrichienne ignore tout ce qu^elie ne trouve pas écrit. Il y a de la modération dans cette idée.

Je sors du casin de San Paolo. De ma vie je n'ai vu la réu- nion d'aussi belles femmes ; leur beauté fait baisser les yeux. Pour un Français, elle a un caractère noble et sombre qui fait

  • songer au bonheur des passions bien plus qu'aux plaisirs pas-

sagers d'une galanterie vive et gaie. La beauté n'est jamais, ce me semble, qu'une promesse de bonheur.

Malgré la tristesse sévère nécessitée par l'orgueil tracassier et grognon des maris anglais et la sévérité de la terrible loi nom- mée Improper^ le genre de beauté des Anglaises est beaucoup plus d'accord avec le bal ^ Une fraîcheur sans égale et le sou- rire de l'enfance animent leurs beaux traits, qui ne font jamais peur et semblent promettre d'avance de reconnaître un maître absolu dans l'homme qu'elles aimeront. Mais tant de soumission laisse concevoir la possibilité de l'ennui, tandis que le feu des yeux italiens détruit à jamais jusqu'à la moindre idée de ce grand ennemi de l'amour heureux. Il me semble qu'eu Italie, même auprès d'une demoiselle payée, l'on ne doit pas craindre l'ennui. Le caprice veille pour écarter le monstre.

Les figures d*hommes du bal de cette nuit auraient offert des modèles magnifiques à un sculpteur comme Daneker ou Ghaii- trey, qui fait des bustes. Mais un peintre en eût été moins con-

' Miss Bathurst, Rome, 1824.


ROME. NAPLES ET FLORENCE. Si

teDt. Ces yeux si beaux et si bien dessinés m'ont semblé man- quer quelquefois d'esprit; le 6er, Tingénieux, le piquant, s'y Usent rarement. '

Les tètes de femmes, au contraire, présentent souvent la finesse la plus passionnée réunie à la plus rare beauté. La cou- leur des cheveux el dès sourcils est d'un magnifique châtain foncé* Elles ont Tair froid et sombre jusqu'à ce que quelque mouvement de l'âme vienne les animer. Mais il ne faut point chercher la couleur de rose des têtes de jeunes filles et d'en- fants anglais. Au reste, j*étais peut-être le seul, ce soir, à m'apercevoir de l'air sombre. J*ai vu, par les réponses de madame G***, l'une des femmes les plus spirituelles de ce pays, que l'air riant et conquérant que l'on trouve souvent au bali en France, passerait ici pour une grimace. On se moquait fort de quelques femmes de marchands de second ordre qui se don- naient des yeux brillants pour avoir l'air de s'amuser. Je soupçonne pourtant que les belles Milanaises ne dédaigneraient pas cet air-là si elles ne devaient passer qu'un quart d'heure* au bal. Après quelques minutes, l'air qu'une femme donne à sa figure devient grimace, et, dans un pays menant, la grimace doit être le comble du mauvais goût. N'êles-vous agité par aucune nuance de passion , laissez vos traits au repos, si l'on me permet celte expression. C'est alors que les beaux traits des femmes italiennes prenaient pour moi, étranger, l'air sombre et presque terrible. Le général Bubna, qui a été en France, et qui joue ici le r61e d'esprit léger et à bons mots, disait ce soir : « Les femmes françaises se regardent entre elles» les Italiennes regardent les hommes, a C'est un homme très-fin, qui a le secret de se faire bien venir, tout en étant le chef de la tyTannie étrangère.

Avant ce bal, je n'avais jamais vu la vanité en Italie. On danse successivement une valse, une monférine el une contre- danse française. On a commencé à arriver à dix heures. Jusqu'à minuit, la vanité a régné seule, excepte dans les beaux trails de madame *^^ On dit que son mari lui a déclaré que si Frascani, qu'il a la bonté de redouter encore (Frascani et madame **'* sont d'accord depuis deux ans), ëlail au bal, il l'emmènerait, pour


m ŒUVRES DE STENDHAL.

tout le carnaval, à sa campagne si sauvage de Trezzo. Madame*** a averti Frascani, qui n'a pas paru de toule la soirée. Depuis onze heures que Ton m'a donné cet avis, jusqu'à deuTL qu'elle a osé quiter le bal, l'expression de la gaieté, du conleutemeni, ou même de la simple attention, n'a pas paru, je puis le jurer, sur cette belle figure.

« Mais vos maris sont donc jaloux? disais-je à M. Gavaletti, ancien écuyer de Napoléon. — Tout au plus pendant les deux premières années du mariage, me répondit-il ; mais cela est fort rare. C'est un beau métier que d'être jaloux quand on n'est pas . amoureux 1 Être jaloux de sa maîtresse, passe. i>

Grâce à cet ancien ami et à deux ou trois personnes auxquelles

' il a présenté un Français qui n'est ici que pour trois semaines

et devant lequel on peut tout dire, c'étaient ses termes, bientôt

ce bal n'a plus été pour moi insignifiant comme un bal masqué.

J'ai connu les noms et les intérêts.

Vers minuit, la revue de toutes les toilettes étant finie, elles étaient plus magnifiques qu'élégantes, la froide et dédaigneuse vanité a été remplacée peu à peu sur les physionomies par un intérêt plus agréable à voir. Le ridicule, pour ude jolie femme en ce pays-ci, c*est de ne pas avoir de tendre engagement. Ces liaisons durent huit ou dix ans, souvent toute la vie. Tout cela m'a été coulé presque aussi clairement que je l'écris, par madame M***. Quand une jeune femme passe, au bout d'un an de mariage, pour n'être pas amoureuse de son mari et ne prend intérêt à personne, on dit en haussant les épaules : È una sciocca (c'est une oie ) , et les jeunes gens la laissent se morfondre sur sa banquette. J'ai vu ce soir, ou j'ai cru voir toutes les nuances des différents degrés dlntérêt. La belle figure du jeune comte Botta, en regardant madame ^***, exprimait fort bien l'amour avant la déclaration. On dit en France qu'un amant heureux joue un pauvre rôle au bal; pour peu qu'il soit passionné, il se voit le public pour rival. Â Milan, on ne l'oublie qu'une heure, pour la revue des toilettes.

Il faut au moins dix lignes en français pour louer une femme avec délicatesse. Je ne dirai donc rien des grâces et de lesprii à la Narbonne de madame BibinCatena. Madame C"'" m'a fait


ROME, NAPLES ET FLORENCE. ">'« 

voir bien des physionomies jalouses vers les deux heures. Le comte W*% désespéré, a quitté le bal. La femme qu' sert (che sei-ve ) Ta cherché avec anxiété dans les- huit ou dix salles où Ton jouait, dans les salles à demi éclairées par de lampes d^albâlre où Ton se reposait; ensuite, une tristesse frap-» panle s'est emparée de cette belle figure ; elle ne s'est plus intéressée à rien, et, pour pouvoir rendre compte de sa soirée, elle est allée se placer à une table de jeu à côté de gens connus per aver altre amici%ie (pour être engagés ailleurs). Le mot amore se prononce fort rarement ici. J*ai toutes les peines du monde à écrire en français les remarques que Ton m'a fait faire cette nuit. Nous n'avons réellement point d équivalents pour toutes ces choses-là, dont on ne parle jamais en France, et qui, d'ailleurs, y sont probablement fort rares. Ici on ne parle d'autre chose; aussi, quand la conversation périt en Italie, ce n'est pas par ennui, mais par prudence.

Les Italiens aiment fort peu la danse. Dès une heure du matin on ne voyait plus danser que les étrangers ou les genif sans affaires. Trois ou quatre beaux officiers allemands, bien blonds, valsent toujours : on a d'abord admiré leur bonnç grâce et Ton finit par se moquer de leurs figures rouges et de la peine di fachino (de portefaix) qu'ils se donnent. Ces pauvres jeunes gens, qui ne sont reçus que dans quelques maisons fort ultra et ennuyeuses, affichent ainsi leur bonne mine pour tâcher de faire fortune. Le lendemain on les voit, fixes comme des termes, au parterre de la Scala ; ils regarderont quatre heures de suite une jolie femme avec laquelle ils ont dansé ; ils se présentent à elle le dimanche à l'église ; chaque soir, au Corso, ils caracolent à cheval auprès de sa portière.

Une Française bien jolie, madame la comtesse Ag^**, a été comptée parmi les douze plus jolies femmes du bal. On citait mesdames Litta, Rughetta, Buga, Maînoni, Ghirlanda de Varese, la comtesse €**% de Mantoue, et une belle Espagnole, ma- dame Carmelita L***.

Les jeunes gens portent ici beaucoup de cheveux et des nœuds de cravate énormes. On reconnaît des gens accoutumés à voir delà peinture à fresque ordinairement colossale. M. Izim-

2.


34 ŒUVRES DE STENDHAL.

bardi m'a fait remarquer que les femmes de la haute noblesse affectent de parler du nez. J*ai entendu Tune d'elles dire d'une autre femme: A-t-elle du sang bleu? ce qui veut dire : Est-elle vraiment noble ? et j'ai eu la sottise de rire aux éclats {sang bleu se prononce de même en milanais et en français).

On m*a présentée M. Peregô, homme de génie ; c'est à lui que l'on doit les décorations du théâtre de la Scala que j'ai taut admirées. Il a dirigé certaines parties de l'ornement du magni- fique Casin où j'ai passé sept heures avec tant de plaisir. C'est à ce bal aussi que j'ai été présenté à MM. Romàgnosi et Tommaso Grossi. J'y ai vu Vincenzo Monti. La dévotion de M.. Nanzoni l'a, dît-on, empêché d'y paraître. Il traduit YIndifférence de M. de Lai)[)ennais. À cela près, homme comparable à lord Byron pour le lyrique.

30 octobre. — Tout ce que je puis dire des habitudes morales ou de la manière d'aller à la chasse du bonheur eu Italie, je ne le sais que par des récils qui ont pu être trompeurs. Ces choses-là ne se voient pas avec les yeux de la tête, comme disait Napoléon. Supposez que le mur mitoyen qui sépare votre cabinet de la maison voisine devienne tout à coup transparent, vous verrez une scène entre une femme et deux hommes qui ne vous inté- ressera point. Vous ignorez ce que ces gens-là sont les uns pour les antres. Que l'on vous conte leur histoire, l'avaut-scène de la conversation visible à cause du mur transparent, et peut-être serez- vous vivement touché.

J'ai entrevu quelques scènes; mais j'avoue que je ne sais que par des récits tout ce qui les rend intéressantes pour moi. Les nigauds qui, en voyageant, ne parlent qu'aux garçons d'aubergci aux ciceroni, à la blanchisseuse et à leur banquier, pendant l'uniqm; dîner qu'ils en reçoivent, me taxeront d'exagération, de mensonge, etc., etc. Je les engage à fermer le livre.

Combien Ton est plus inattaquable en se bornant, comme tous les voyageurs, à compter les tableimx d'une galerie ou les colonnes d'un monument ! Mais, si Ton a le talent de couper ces sortes de procès-verbaux par des systèmes puérils en style emphatique sur l'origine des monuments, sur le passage de la civilisation des Égyptiens aux Étrusques, et des Étrusques aux


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 35

RomaiDS, à Finstaol ces mêmes nigauds vous trouvent admi- rable.

Que de périls à parler de moeurs ! Les nigauds qui ont voyagé diront : Gela n'est pas vrai, car j*ai passé cinquante-deux jours à Venise et je ne Tai pas vu. Les nigauds casaniers diront : Gela est indécent, car Ton n*en agit pas ainsi rue MoufTetard.

Un voyageur anglais, homme d'esprit, nommé John Scolt, vient d*étre tué en duel pour avoir imprimé un cerlain para- graphe. G'est dommage; il était en passe de parvenir aux pre- miers honneurs littéraires de son pays ; il venait de faire la conquête de tous ses compatriotes qui ont mal au foie, en pu- bliant un voyage en France, où il nous accable d'injures. Les héritiers de John Scott lai ont joué le mauvais tour d'imprimer le journal d'un voyage à Milan, auquel il travaillait. Ge Journal n'est encore orné d'aucun mensonge : c'est la base tout nue du voyage fulur. On y voit que John Scott n*a parlé absolument à Milan qu'à des garçons de café, à son maître d'italien et à quelque malheureux custode de monuments publics.

Pour ne citer aussi que les morts parmi les voyageurs comp- teurs de colonnes, cherchez les voyages de M. Millin en Italie. M.'Millin étant à Rome, en 1806, je crois, rentre chez lui déses- péré. « Qu'avez-vous ? lui dit un savant qui se trouvait-là. — Ge que f ai ! ce que j'ai ! Denon est ici ; savez-vous ce qu'il dépense par jour ? cinq cents francs. Je suis un homme perdu. Que va dire Rome de moi? »

2 novembre. — Madame M. V***, qui ressemble en beau à la charmante Hérodiade de Léonard de Vinci, et chez qui j'ai découvert un lact parfait pour les beaux-arts, m'a dit hier à une heure du matin : « Il fait un beau clair de lune, je vous conseille d'aller voir le Dôme (la cathédrale), mais il faut vous placer du côté du Patsi^iw Reg^o» »

J'^y ai trouvé le plus beau silence. Ges pyramides de marbre blanc, fti gothiques et si minces, s'élançanl dans les airs et se détachant sur lé bleu sombre d'un ciel du Midi garni de ses étoiles scinlillanles, forment un spectacle unique au monde. Bien plus, le ciel était comme velouté et d'accord avec les rayons tran- quilles d'une belle lune. Une brise chaude so jouait dans les


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passages ëlroits qui, de quelques côtés, cnvironnenl la masse énorme du dôme. Moment ravissant.

C'est à Napoléon que Ton doit la façade demi-gothique et toutes les aiguilles (guglie) du côté du midi, vers le Palazzo Reggio (1S05-1810). La colonne, découpée à jour et formée d'un filigrane de marbre blanc que Ton aperçoit de plusieurs lieues et qui porte la statue colossale de la Madone, fut élevée sous Marie-Thérèse.

Jean Galeas Visconti, celui qui, après avoir vaincu et pris son oncle Bemarbo, le fit empoisonner dans le château si pittores- que de Trezzo, fonda la cathédrale de Milan (il Duomo), en 1386, peut-être pour apaiser la Vierge. Il commença aussi cette bon- bonnière de marbre sans dignité, appelée la Chartreuse de Pavie.

On doit à M. Franchetti, ancien auditeur au conseil d'État, un bel ouvrage sur le Dôme de Milan. M. Lilta, qui, sous le tiire suranné d'Histoire des Familles illustres (Tltalie, publie des gravures fort soignées et un texte explicatif exempt de men- songes, a donné un beau trait de Jean- Jacques de Médicis, dessiné par Michel Ange, et placé dans le Dôme. Les artistes du quatorzième siècle pratiquèrent sur les piliers extérieurs do cette énorme masse gothique plus de deux mille niches de toute grandeur, dans lesquelles on a mis tout autant de statues. Telle statue, placée à cent pieds de terre, n*a pas trente pouces de proportion. Il y a, derrière le grand autel, des fenêtres de soixante pieds de haut sur trente de large. Mais les vitraux co- lorés conservent aux cinq navale de Tintérieur le beau sombre qui convient à la religion qui prêche un enfer éternel.

On trouve près du grand autel, au midi, un passage souterrain et ouvert au public, qui, de Tintérieur de Téglise, conduit sous le portique de la cour de Tarchevêché. Les personnes qui aiment à se voir s*y rencontrent par hasard. Le cocher et le laquais, qui peut-être sont des espions, attendent à la porte de Tégiiso. A côté de ce passage, le cicérone vous fait remarquer une statue de saint Barthélémy, écorché et portant gaillardement sa peau en bandouillère, fort estimée du vulgaire, et qui pourrait figurer avantageusement dans un amphithéâtre d'hôpital, si elle n'était remplie de fautes d'anatomie. J'ai dit cela ce soir dans la loge


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de madame F***; on s'est tu. J'ai vu que je veuais d'offenser le patriotisme d'antichambre, et je me suis hâlé de sortir. En gé- uéral, dans la société italienne, même la plus spirituelle, il faut se comporter comme à la cour et ne jamais rien blâmer de ce qui est italien.

5 novembre. — On fait d'immenses préparatifs pour la fête de demain, san Carlo, qui est, après on avant la Madone, le vérila- ble dieu des Milanais. Ou revêt de damas rouge la base des énor- mes piliers gothiques du Dôme. On accroche à trente pieds de haut une quantité de grands tableaux représentant les traits prin- cipaux de la vie de saint Charles. J'ai passé deux heures au mi- lieu des ouvriers à écouter leurs propos. A chaque instant Napo- léon est mêlé à saint Charles. Tous deux sont adorés.

Me trouvant disposé à voir des églises, je suis allé visiter la fameuse église de la Madone, près de la porte de San Celso. Cet édifice curieux rappelle la forme primitive des églises chré- tiennes, fort oubliée maintenant. Il s'y trouvait, comme dans les théâtres actuels, cinq ou six sortes de places différentes, affectées aux diverses situations de Tâme des fidèles. J'ai admiré l'église, son petit portique intérieur et les quatre pendentifs peints à fresque par Appiani.

Au retour, j'ai vu les magnifiques colonnes antiques de San Lorenzo. Il y en a seize. Elles sont rangées sur une ligne droite, cannelées, d'ordre corinthien, et hautes de vingt-cinq à trente pieds. Il faut, pour les admirer, un œil accoutumé déjà à séparer les ruines de la vénérable antiquité de toutes les petitesses dont les a surchargées la puérilité moderne. Une ruine devrait être entourée d'une grille de fer comme un carré de fleurs au jardin des Tuileries, et, si elle tombe, raffermie avec des crampons de fer ou par un éperon de briques peint en vert foncé, comme on m'a dit qu'on Ta pratiqué au Colysée, à Rome. L'église de San Lorenzo, bàiie derrière les seize colonnes antiques, m'a amusé par sa forme originale.

Un petit bossu qu'on m'a fait voir a, ce me semble, un vrai talent pour l'architecture. La porte de Marengo (débaptisée par les ultra du pays) est belle, sans être copiée de l'antique, tandis que la Bourse de Paris ne sera qu'une copie d'un temple grec.


38 ŒUVRES DE STENDHAL.

Or il ne pleut en Grèce que pendant un mois, et à Paris il pleut deux cents fois par an. Cette aveugle imitation de Tantique, qu'on appelle classicisme dans les lettres, Tarchitecture pourra-t-elle jamais s'en débarrasser? Une Bourse, calculée d'après les con- venances de notre climat pluvieux, serait laide à voir . ne vaut-il pas mieux produire du beau-à tort ou à raison?

Pour que les portiques de la Bourse de Paris pussent garantir de la pluie, il faudrait des colonnes de quinze pieds de haut, tout au plus. Il faudrait une halle immense et couverte, pour les voi- lures qui attendent.

J'ai fini mes courses par la Cène de Léonard de Vinci au cou- vent délie Graziêy où j'ai passé deux heures. Ce soir, au café de TÂcadémie, M. Izimbardi m*a dit : « Quel prêtre homme de génie établit jadis Fusage de manger des pois chiches le 4 novembre, jour delà Saint-Charles? L'enfant de quatre ans est frappé de cette singularité, et adore saint Charles. ]> — M. Melchior Gioja pense que ces pois chiches sont un vestige du paganisme. Mon igno- rance m'empêche d'avoir un avis. Demain, je mangerai des pois chiches chez madame C**. Je suis surpris de cette invitation, les Milanais ne prient jamais à dtner : ils ont encore des idées espagnoles sur le luxe qu'il faut déployer en ces occasions.

5 novembre. — Je suis allé tous ces soirs, vers les une heure du malin, revoir le Dôme de Milan. Eclairée par une belle lune, cette église offre un aspect d'une beauté ravissante et unique au monde.

Jamais Farchitecture ne m'a donné de telles sensations. Ce marbre blanc découpé en filigranes n'a certainement ni la ma- gnificence ni la solidité de Saint-Paul de Londres. Je dirai aux personnes nées avec un certain tact pour les beaux-arts : Cette ar- chitecture brillante est du gothique sans l'idée de mort ; c'est la gaieté d'un cœur mélancolique ; et, comme cette architecture dé- pouillée de raison semble bâtie par le caprice, elle est d'accord avec les folles illusions de Famour. Changez en pierre grise le marbre éclatant de blancheur, et toutes les idées de mort repa- raissent. Mais ces choses sont invisibles au vulgaire et l'irritent. En Italie, ce vulgaire est le petit nombre : il est Fimmense ma- jorité en France.


tlOME, NAPLES ET FLOREKCE. 39

La façade demi- gothique du Dôme n'est pas belle, mais elle est bien jolie. Il faut la voir éclairée par la lumière rougeàtre du soleil coucbant. On m'assure que le Dôme est, après Saint* Pierre, la plus vaste église du monde, sans excepter Sainte- Sophie.

Je suis allé me promener en sédiole à Marignao, le champ de gloire de François P', sur la roule de Lodi. La sédiole est une chaise posée sur Tessieu qui réunit deux roues très-hautes. On fait trois lieues à l'heure. Au retour, vue admirable du Dôme de Milan, dont le marbre blanc, s'élevant au-dessus de toutes les maisons de la ville, se détache sur les Alpes de Bergame, qu'il semble toucher, quoiqu'il en soit encore séparé par une plaine de trente milles. Le Dôme, vu à cette distance, est d'une blan- cheur parfaite. Ce travail des hommes si compliqué, cette forêt d'aiguilles de marbre, double l'effet pittoresque de l'admirable contour des Alpes se détachant sur le ciel.

Je n'ai rien vu au monde de plus beau que l'aspect de ces som- mets couverts de neige, aperçus à vingt lieues de distance, toutes les montagnes inférieures restant du plus beau sombre.

6 novembre. — Le côté de l'église de San Fedele (architec- ture de Pellegrini), qu'on aperçoit en venant du théâtre de la Scala par la rue San Giovanni aile Case Rotte, est superbe, mais dans le genre de la beauté grecque : cela est gai et noble, il n'y a pas de terreur.

Ce petit endroit de Milan est intéressant pour qui sait voir la physionomie des pierres rangées avec ordre. La rue San Giu- seppe, la Scala, San Fedele, le palais fielgiojoso, la maison de-- gli Omenoni, tout cela se touche. La grande salle de la Douane, remplie de ballots aujourd'hui , rend témoignage de la solidité des ornements placés dans fes salons du seizième siècle. La ga* lerie de Diane, aux Tuileyes, est pauvre en comparaison.

La place San Fedele a été augmentée par la démolition de la maison du comte Priua, ministre des finances sous Napoléon, assassiné, le 20 avril 1814, par les soins des partisans de l'Au- triche et de quelques libéraux aujourd'hui bien repentants (du moins telle est la version commune). Le prêtre de San Giovanni, devant lequel nous venons de passer, refusa de faire ouvrir, pour


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le comle Prina, la grille de son église : od y aurail trausporlé le malheureux ministre, que le peuple avait déjà commencé à traî- ner par les pieds, mais qui n'était pas blessé mortellement. La lente agonie de ce malheureux dura trois heures. On raconte que les assassins gagés, voulant compromettre le peuple, firent tuer le comte Prina à coups de parapluie. La France n'a rien pro- duit d'égal à ce Piémontais dans Tart d'extorquer et de dépenser de l'argent au profit d'un despote. Gel homme a laissé de grands établissements; il avait du grandiose dans la tète. Un des côtés de la place déblayée après sa mort est formé par la façade du palais Marini, plus remarquable par sa masse que par sa beauté (1555). Prina travaillait nuit et jour et volait peu ou point, afin de devenir duc. En mars 1814, on destitua un préfet de police honnête homme, nommé Villa, je crois, qui informait sérieu> sèment contre les assassins. M. Villa avait déjà rempli trois chambres des restitutions faites par les gens qui avaient pillé la maison du malheureux ministre. Ils nommaient qui les avait payés.

7 novembre. — On a voulu me faire admirer bien des choses à Milan ; mais mon parti est pris, je verrai toujours absolument seul les* monuments célèbres. Il faut réserver pour le goût en- dormi des voyageurs allemands ces bavardages de cicérone de toutes les classes. Rien ne révolte davantage les personnes sus- ceptibles d'aimer les arts un jour; cela rend injuste pour tout ce qui n'est pas parfait. Ici, le plus honnête homme du monde van- tera, par honneur national, un palais ridicule et qui n'a de bon que sa masse. C'est ce que je viens d'observer tous ces jours-ci chez M. Heina, patriote de 1799, honoré par la persécution. A propos, M. Reina m'a prêté un opuscule bien curieux : c'est l'his- toire de la déportation des patriotes lombards aux bouches du Cattaro, par M. Apostoli, bossu, qui a\3it peut-être autant d'es- prit que Chamfort. Rien n'est plus rare en Italie. La prolixité y étouffe Vesprit français.

Le plus extrême dénûment a forcé, dans ces derniers temps, le pauvre Apostoli à se faire espion des Autrichiens. Il le disait ù tous ses amis réunis au café de Padoue, et Tinfamie ne l'avait point atteint. Ce bossu si brillant est, dit-on, mort de faim. Son


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 41

livre est intitulé Lettere sirmieme. Il dit la vérité» luéme contre ses collègues de déportation. II ne tombe jamais dans Vimpor- tance et dans le vague qu'un déporté français n'eût pas manqué de mettre dans une relation de ce genre.

J'ai admiré réellemenU à Milan, la vue de la. coupole du D6me s'élevant au-dessus des arbres du jardin de la villa Belgiojoso, les fresques d'Appiani à cçtte même vilh Belgicioso, et^on Apo- théose de Napoléon au Palazzo Regio. La France n'a rien produit de comparable. Il ne faut pas des raisonnements pour trouver cela beau. Gela fait plaisir à Toeil. Sans ce plaisir en quelque sorte instinctif ou du moins non raisonné du premier moment, i^ n y a ni peinture ni musique. — Cependant j'ai vu les gens de Kœnigsberg arriver au plaisir, dttns les aUs, à force de raisonne- ments.' Le Nord juge d'après ses sentiments antérieurs, le Midi d*après ce qui fait actuellement plaisir à ses sens.

8 novembre. — Le Cirque, qui s'élève au milieu des bastions de la forteresse, changés en promenades et garnis de platanes qui, dans ce terrain fertile, en dtx ans ont atteint cinquante pieds de hauteur, est un autre bel ouvrage de Napoléon. Le fond de ce cirque se remplit d'eau, et j'y ai vu, il y a trois jours, trente mille spectateurs assister à une joule nautique où ûguraient les bateliers du lac de€omo. La ;yeille, enThonneur de l'arrivée d'un archiduc autrichien, j'avais vu des amateurs de chevaux, montés sur des chars antiques (bigke), se disputer le prix de la rapidité, en faisant quatre fois le tour de la spina du Cirque V Le peu)ple de Milan est fou de ce spectacle, assez insignifiant pour moi. Je m'ennuyais, lorsque la course des bighe fut remplacée par lespec* fade baroque et hideux de trente-six nains hauts de trois pie^s et demi, que l'on renferme dans des sacs serrés sous le cou, et qui se' disputent le prix' de la course en sautant à pieds jointe comme des grenouilles. Les culbutes de ces pauvres diables font rire le peupSe ; et tout le monde est peuple dans ce pays à sen* satious, même la jolie slgnora Formigini.

Ce soir, je me suis plaint de cette inhumanité dans la loge d'une femme célèbre par son amabilité, sa disinvoltura et sa

  • Une ligne droite placée sur le grand diamètre de l'ellipie.

3


42 ŒUVRES DE STENDHAL.

science. Elle m'a dit : «s Les nains, dans ce pays-ci, soni fbrt gais. Voyez celui qui offre des fleurs aux dames à la porte de la Scala : il a rhuBaeur caustique. »*I1 y a peut-être mille citoyens de Milan qui n'ont pas trois pieds de haut : c'est l'effet de rhumidité et de la panera (crèïne excellente de ce pays^ci^ et que Ton ne trouve nulle part, pas même en Suisse). — L'archiduc, pour qui les ultrà4>lacé9 ^ la municipalité de Milan donnent ces fêtes, est un homme raisonnable, froid, mal mis, fort savant en statisti- que, en botanique et en géologie. Mais il ne sait pas parler aux femmes. Je l'ai vu se promenant à pied, «u Corso, avec des bot- tes que mon valet de place ne porterait pas. — Un prince n'est qu'une cérémonie, comme je ne sais qui répondit à Louis XVI. On regrette ramabilil4 et la vanité du prince Eugène, qui lui inspiraient un mot pour chaque^ femme. Assez terne à Paris, le vice-roi était brillant à Milan, et passait pour fort aimable. Dan& ce genre de mérite personne ne peut le disputer aus Français. On annonce pour le 51 décembre l'entrée solennelle de l'empe- reur François. Il n'aura aucun succès. Les Milanais ont fort peu d'entrain. A Paris, on agite des mouchoirs pour tout le monde, et l'on est presque de bonne foi dans le montent. — Les jeunes gens de dix-sept ans, ici, sont silencieux et sombres; nulle étour- derie, nulle gaieté. --Rien de plus rare que la gaieté, en Italie, car je n'appelle pas gaieté la joie d'une passion satisfaite. '

10 novembre. — J'ai £ait neuf milles en sédiole sur les rem- parts de Milan élevés âti*-dçssus du soi d'une trentaine de pieds, ce qui est considérable dans ce pays de plaine parfaite. Par l'é- tennante fertilité de la terji^, cette plaine offre partout l'aspect d^une forêt, et l'on ne voit pas à cent pas de soi. Les arbres ont encore toutes leurs feuilles aujourd'hui 10 novembre. 11 y a des teintes de rouge et de bistre magnifiques. La vue des Alpes, à partir du bastion di porta Nova jusqu à la porte de Marengo, est sublime. C'est un des beaux spectacle& dont j'aie joui à Milan. On m'a fait distinguer le Hesegon di Lee et le mont Rosa. Ces montagnes, vues ainsi par-dessus une plaine fettile, sont d'une beauté frappaiite, mais rassurante comme l'architecture grec- que. Les montagnes de la Suisse, au contraire, me rappellent toujours la faiblesse de l'homme et le pauvre diable de voyageur


ROMK, NAPLES Eï FLORENCE: 4S

emporté par une avalanche. Ces sentiments sont probablement personnels. La campagne de Russie m*a brouillé avec la neige, non à cause de mes périls, mais par le spectacle hideux de Thor- rible soufirance et du manque de pitié. A Wilna, on bouchait les trous dans le mur de Thôpital avec des morceaux de cada- vres gelés. Comment, avec ce souvenir, trouver du plaisir à voir la neige?

En descendant de sédiole, je suis allé au foyer de la Scala en- tendre la répétition de Maometto, musique M. Winter ; c*est un Allemand célèbre. Il y a une prière sublime chantée par Galli, la Festa et la Bassi. On attend Rossini, qui va travailler sur le sujet de la Pie voleuse, que M. Gherardini arrange en italien. Ou (lit que cet opéra s'appellera la Ga%za ladra. C'est, ce me sem - ble, un triste sujet et bien peu fait pour la musique. On dit beau- coup de mal de Rossini : c'est un paresseux, il vole les entre- preneurs, il se vole lui-même, etc., etc. Oui, mais il y a tant de ijtusiciens vertueux qui me font bâiller ! — Hier, à la messe aux Servi, Tordue a exécuté divinement les cantilènes les plus pas- sionnées de Mozart et de Rossini : Cantare fares.

Que de gens intéressés à dire des horreurs d'un homme àt génie qui se moque de toutes les supériorités sociales! — On peut dire que, dans ce siècle de louanges mendiées^ de compé- rage et de journalisme, Y envie est la seule marque certaine d'un grand mérite.

il novembre. — Ce soir, chez Taimable Bianca Milesi, un sot, qui se mêle de musique^ voulait nous persuader que Rossini est une espèce d'assassin. Cette rage de Fenvie me donne un vif plaisir. — Il parait prouvé qu'à son dernier voyage R'** a eu la hardiesse de venir raconter au café de l'Académie, pavé d'espions, sa rapide bonne fortune avec madame la comtesse B^\ J'y crois assez; R".^* est fort bel homme, et le sentiment ne le rend pas timide. C'est peut-être la seule chose qui manque à son génie, mais c'est un grand moyeu de succès.

Je suis remonté ce matin sur le guglia del Duomo. On dis- tingue Bergame, ville pittoresque située sur la première colline des Alpes, à trente milles d'ici (dix lieues). On voit les petites chapeUes de la fameuse }ladùna del MonUf près Varèse» égale-


44 (EUVKES DE STENDHAL.

ment à dix lieues d'ici. Ainsi isolée dans les airs au souimel de celte aiguille en filigrane, la vue des Alpes paraîl gaie.

L'architeciure de la porta Nova, aulre ouvrage de Napoléon, ressemble à une miniature exécutée avec sécheresse; cela est d'aussi mauvais goût que les décorations des théâtres de Paris. (On arrive à la petitesse, dans les arts, par Vabondance des détails et le soin qu*on leur donne).

Le palais de Brera a un escalier et une cour qui produisent beaucoup d'effet, du moins quand on arrive du nord. Peut-être, à mon retour de Home, penserai-je dififéremmenl. Cela est fort petit, mais plus beau que la cour du Louvre, en exceptant la façade du couchant, qui, encore, n'est belle que par la scuplture.

Saint Charles Borromée créa le collège de Brera en 1572. Cet homme avait une parcelle du génie de Napoléon S c'est-à- dire nulle petitesse dans l'esprit, et la force qui va directement au but. Pour servir le despotisme et la religion, il détruisit la force de son caractère milanais. On fréquentait les salles d'armes vers 1555; Castiglione insultait Maraviglia, espion diplomatique de François l^' ; saint Charles fit quitter l'épée à ce peuple, et renvoya à Tofûce du chapelet. Je vois un buste sur une porte, à Brera, et une inscription qui m'apprend qu'un frère de Tordre des Umiliati, excédé des sévérités de saint Charles, qui voulait des mœurs pures dans le clergé, et en cela était de bonne foi, lui tira un coup d'arquebuse et le manqua. Donato Farina essaya ce crime en 1569. Avant et depuis saint Charles, les curés du Milanais ont eu des maîtresses. Rien ne semble plus naturel, personne ne les blâme ; on vous dit avec simplicité : Ils ne sont pas mariés. J'ai vu une dame tenir beaucoup, un dimanche ma- tin, à ne pas manquer la messe qui fut célébrée par un prêtre son amant. Cela est conforme au concile de Trente, qui a déclaré que si le diable lui-même se déguisait en prêtre pQur admi- nistrer un sacrement, le sacrement serait valable.

Vers cinquante ans, les prêtres du Milanais deviennent ivro- gnes, ou bien ils se convertissent souvent après la mort d'une


' Saint Charles, né à Àrona, à côté du colosse, en 1558, mourut à Milan en 1584. Il s'immortalisa pendant la peste de 1576.


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maîtresse; alors ils se livrent à des péuitences extraordinaires, et cherchent à persécuter leurs jeunes collègues. Dans ce cas, on se moque d'eux et on les hait. En 1792, les prêtres de toute l'Italie furent trè&-scandalisés de la tenue décente des prêtres français émigrés.

Je vais souvent au musée de Brera. Le Mariage de la Vierge, tableau de la première manière de Raphaël, intéresse les sa- vants. Ce tableau me fait la sensation de Topera de Tancrède de Rossini. La passion y est exprimée faiblement, mais juste. Aucun personnage n*est vulgaire, tous sont dignes d'être aimés; c'est le contraire du Titien.

11 y a une Agar du Guerchin, faite pour attendrir les cœurs les plus durs et les plus dévoués à Targent on aux cordons.

On remarque des fresques de Luini, celui que j'ai tant admiré à Sarronne. On les » transportées ici avec le morceau de mur sur lequel elles furent faites. Ce peintre est relevé à nos yeux par la chaleur factice et TafTectation des artistes modernes. 11 est froid, sans doute, mais il a des figures célestes ; c^est de la grâce tempérée par le calme du caractère, comme Léonard. Napoléon fit transporter à Brera les plus beaux tableaux de la galerie Zampieri, de Bologne, et entre autres plusieurs chefs- d'œuvre des Carrache. Ils ressuscitèrent la peinture (1590). Avant on peignait comme écrivaient Dorât, Voiture ou Mar- changy. De nos jours, en France, David a fait une révolution semblable. Contemporain du Guide et des derniers grands hommes de cette école (1641 ), Malvasia, dans sa Felsina Pitirice, écrit leur biographie sans reculer devant des détails peu nobles peut-être alors, aujourd'hui fort curieux.

12 novembre. — 11 y a un mois que mon ami Guasco entra chez moi le matin, avec un grand jeune homme vêtu de noir et fort maigre, mais d'un air très-distingué. C'était monsignor Lodovico de Brème, ancien aumônier du roi d'Italie Napoléon, et fil& de son ministre de l'intérieur.

Je vais tous les' jours dans la loge de M. de Brème à la Scala. C'est une société toute littéraire. On n'y voit jamais de femmes. M. de Brème a beaucoup d*instruction, d'esprit, et les manières du grand monde. Il est admirateur passionné de ma-


46 ŒOVHES DE STENDHAL.

dame de Staël, et fort ami des lettres. Il me marque moins d'em- pressement parce que j*ai osé dire que madame de Staël n'avait jamais fait qu'un ouvrage, Y Esprit des lois de la société. Du reste, elle rédigeait en beau style à effet les idées qu'elle avait entendu énoncer dans son salon. Quand cette femme d'esprit, la première improvisatrice de France, arriva en exil à Auxerre, elle débuta, dans l'aimable salon de madame de la Bergerie, par se vanter huit jours de suite. Le cinquième jour, par exemple, elle parla uniquement de la beauté de son bras, mais elle n'en- nuyait pas.

Gomme M. de Brème est fort poli, je continue à me présenter presque tous les soirs dans sa loge. Je porte à ces messieurs des nouvelles de France, des anecdotes sur la retraite de Mos- cou, Napoléon, les Bourbons; ils me payent en nouvelles d'I- talie. Je rencontre dans cette loge Monti, le plus grand poète vivant, mais qui n'a nulle logique. Quand on Ta mis en colère contre quelque chose, il est d'une éloquence sublime. Monti est encore un fort bel homme de cinquante-cinq ans. Il a la bonté de me faire voir son portrait, chef-d'œuvre d'André Appiani. Monti est le Dante ressuscité au dix-huitième siècle. Gomme le Dante, il s'est formé en étudiant Virgile, et méprise les délica- tesses monarchiques de Racine, etc. Il y aurait trop à dire.

Les paroles extrêmement énergiques , quoique offensant un peu la délicatesse S oe sont pas repoussées par l'éloquence ita- lienne. On sent à chaque pas que ce pays n'a pas eu, pendant cent cinquante ans, la cour dédaigneuse de Louis XIV et de Louis XV. La passion ici ne songe jamais à être élégante. Or qu'est-ce qu'une passion qui a le loisir de songer à quelque chose d'étranger ?

Silvio Pellico, plein de raison et de bonne éducation, n'a peut-être pas dans l'expression toute la magnificence et toute la force de Monti. Or, en littérature, la force est synonyme d'in- fluence, d'effet sur le public, de mérite. M. Pellico est bien jeune, et il a le malheur d'avoir juste la position d'un homme sarts nulle fortune, à qui un hasard barbare, au lieu du front

' Si on les traduisait en français. ' * '


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d'aîrsiiD d'un intrigant^ a donné une âme généreuse et tendre. Les calomnies Fafïligenl. Comment voulexr-vous que se venqfi un mt?\m dis-je; il me répond : Le plus beau jour de ma vie sera celui de ma mort *. L*amour est divinement peint dans sa Fran^ cesea da Bîmini,

Je trouve souvent, dans la loge de M. de Brème, M. Borsieri; c'est un esprit français plein de vivacité et d*audace. M. le mar- quis Ermès Visconti a des idées fort justes et assez claires, quoique grand admirateur de Kant.

Si Td voulait connaître le premier philosophe dltalie, je crois qtfi\ faudrait choisir entre M. Tisconti et M. Gioja, auteur de dix volumes in-^t", et qui, chaque jour, est menacé de la prison. Au reste, on trouve à Naples, à ce que m*a dit madame Belmonte, une école paHibulière de philosophie. Mais j'aurais une pauvre idée d'un homme d'esprit habitant Naples et qui ferait imprimer une explication métaphysique de Thomme et de la nature. Il y a des gens qui ont pris Içs devants; ils ont fait déclarer officielle leur explication el pourraient bien envoyer à la potence le philosophe napolitain. Il n'y a pas encore dix- sept ans qu'appuyés par Nelson ils se sont donné le plaisir de faire pendre tout ce qui avait de Tesprit à Naples. Quel amiral français a jamais joué le r51è de ce Plfdsou, qui a une colonne à Edimbourg, le pays de la pensée et,de HhumuniCé? Les peuples du Nord admirent, outre mesure, la vertu 4*6xposer sa vie, la seule qui ne soit pas suscepibie d'hypocrisie, et la seule que tous comprennent.

Ces sortes de vérités me nuisent beaucoup dans les sociétés prétendues philosophiques et où, cependant, il y a des men- songes à respecter. Je sui& mieux venu dans les sociétés de femmes; on y est ennuyeux ou amusant, mai» jamais odieux.

M. Gonfalonieri, homme de courage et qui aime sa patrie, vient souvent dans la loge de M. de Brème. M. Grisostomo Ber- cheti a fort bien traduit en italien quelques poésies de Bûrger. 11 est imfiegato (il a une place), et 1& bon sens qu'il porte dans

^ M. Peilico sortira 4e la prison du Spielberg à la fin de 1826. On an- nonce qu'il y a eomposé huit ou dis tragédies.


48 ŒUVRES DE STENDHAL.

ses vers italiens, tout étonnés^ de renfermer une idée, pourrait bien le faire destituer. M. Trec**% bomme aimable et le plus français que j'aie rencontré en Italie, vient quelquefois égayer nos discussions Hlléraires.

 Paris, je ne connus rien de comparable à cette loge où, cbaque soir, l'on voit aborder successivement quinze ou vingt hompuôs distingués; ai Ton écoute la musique quand la conver- sation^cesse d'mtéresser.

Avant et après M. de Brème, je vais dans cinq ou six loges où la conversation est bien éloignée de prendre jamais la tournure philosophique. A Paris, on aurait des millions que Ton ne pour- rait pas se faire dé telles soirées. Il pleut, il neige au dehors de la Scala, qu'importe? Toute là bonne compagnie est réunie dans tent quatre-vingts loges de ce théâtre, qui en a deux cent quatre, La plus aimable de toutes ces loges (je prends le mot aimable dans le sens français : vif, gai, brillant, le contraire de Tennui), c'est peut-être celle de madame Nina Vigano, fille de l'homme de génie qui a fait Mirra. Madame Nina, ou, comme l'on dit en italien de toutes les femmes, même des duchesses, et en parlant d'elles, . et devant elles, la Nina chante avec un charme unique les airs vénitiens de M. Perruchini et certains airs remplis de passion, composés autrefois pour elle par M. Ga- raffa. La Nina est un peintre en miniature qui, dans son genre bojmé, a cent fois plus de 'talent que de fameux peintres à l'huile.

Je n'ai garde de manquer aux soirées que cette personne aimaljie donne les vendredis, le seul jour de la semaine où il . n'y ait pas spectacle à la Scala. Vers les une heure, quand nous ne sommes plu» que huit ou dix, il se Irouve toujours quelqu'un qui raconte des anecdotes fort gaies sur les mœurs de Venise vers 1790. Venise fut probablement, de 1740 à 4796, la ville la plus heureuse du monde et ,1a plus exempte des bêtises féodales ou superstitieuses qui altrislent encore aujourd'hui le reste de l'Europe et rAmérique du Nord. Venise était le contraire de Londres ; surtout la sottise, nommée importance, y était aussi inconnue hors des cérémonies politiques que la gaieté à la Trappe. Les aneicdotes vénitiennes que la Nina nous a contées


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hier feraient un volume. Visite de madame B*** au patriarche, pour sauver un malheureux qu'on devait mener au supplice le lendemain, et qui y alla en efTet, mais sur le passage duquel le patriarche ne manqua pas de se trouver. Un étranger un peu fat dit devant M. R*** : « Ma foi, je pai^ content, j'ai eu la plus jolie femme de Venise. » Le lendemain, M.R*^, suivi d*unlaquai$ portant une énorme caisse de pistolets, va demander raison à rétranger. La maîtresse de R*** est peu jolie et a cinquante ans. Venise était heureuse, et cependant la justice, sur procès entre particuliers, y était pitoyable, et la justice criminelle nulle.

Dès qa*un ridicule se montrait à Venise, le lendemain il y avait vingt sonnets. L*aimable r^ina les sait par cœur, mais ne les réelle que lorsqu'on Ten prie bien sérieusement.

Je crois à tout ce qu'elle nous dit de Tamabililé des Vénitiens, depuis que madame G**' m'a présenté à M. le colonel Corner. Simplicité de cet aimable }eune homme qui a gagné au feu toutes ses croix, dont les aïeux étaient doges avant que les **** fussent nobles, et qui a déjà mangé deux millions. Partout ailleurs, quelle fatuité n'aurait pas un tel personnage!

Il a fort bien improvisé à un pique-nique que nous avons fait hier à la cassine des Pommes ; nous avons eu de très-jolis vers, des idées agréables et nulle affectation. M. A***, apothicaire de Venise, homme charmant, nou^ a dit un «ncîen sonnet aris- tocratique sur la naissaifce du Christ. La satire chez Voltaire exerce trop l'esprit; la satire véai tienne est plus voluptueuse; elle joue avec une grâce infinie sur des idées fort connues. M. A*** nous récite quelques poésies de M. Buratti. Si ce n'est pas la perfection, c'en est bien près.

J'ai entrevu ce soir, chez latVina, M. Je comte Saurau, gou«  verneur de Milan. C'est un homme de beaucoup d'iastniction, et, je soupçonne, d'esprit ; je pense qu'il n'est pas né noble, ce qui l'oblige à ne pas prendre le» pouvoir en plaisanterie. J'ai vu, à quelque chose qu'il a dit sur Corio/an (ballet de Viganè), qu'il a ce tact fin pour les beaux-arts que l'on ne trouve jamais chez l'homme de lettres français, à commencer par Voltaire.

13 novembre. — Je n'ose raconter les anecdotes d'amour. — 11 y avait à Brescia, vers 1786, un comte Viteleschi, homme


50 ŒUVRKS [)K STENDHAL.

singulier, donl Ténergie rappelle le moyeu âge. Toul ce qu'on m'en a conlé annonce un caractère dans le genre de Gaslrnccio Castracani. Gomme il était simple particulier, ce caractère se bornait à dissiper sa fortune en dépenses singulières, à faire des folies pour une femme qu'il aima, et enfin à tuer ses rivaux. Un iiomme regardant sa maîtresse comme il lui donnait le l)ras : a Baisse les yeux ! » lui crie-i-il. L'autre continuant à la regarder fixement, il lui brûle la cervelle. De petits écarts de ce genre ifétaient que des peccadilles pour un patricien riche; mais Vite- ieschi ayant tué Farrière-cousin d'un Bragadin (noble vénitien des grandes familles), il fut arrêté et jeté, à Venise, dans la fameuse prison à côté du ponte dei Sospiri. Vitelescbi était fort bel homme et très-éloquent. 11 essaya de séduire la femme du geôlier, qui s'en aperçut. Le geôlier lui fit je ne sais quel tour de son métier, il le chargea de fers, par exemple. Vileleschi prit de là occasion de lui parler, et enfin dans les fers, au secret, sans argent, il séduisit le geôlier, qui chaque jour trouvait du plaisir à venir passer deux heures avec son prisonhier. a Ce qui me tourmente, disait Yiteles- chi au geôlier, c'est que je suis comme vous ; j'ai de Thonneur. Pendant que je suis ici à pourrir dans les fers, mon ennemi se pa- vane à Brescia. Àh ! si je pouvais seulement le tuer, puis mourir ! » Ces beaux sentiments touchent le geôlier, qui lui dit : a Je vous donne votre liberté pendant qent heures. » Le comte lui saute au cou. Il sort de la prison un vendredi soir : une gondole le passe à Mestre ; une sédiole ^attendait avec des relais. Il arrive à Brescia le dimanche à trois heures après midi et prend poste à la porte de l'église. Son ennemi sort après vêpres, il le tue, au milieu de la foule, d'un coup de carabine. Personne n'a l'idée d'arrêter le comte Vitelescbi ; il remonte en sédiole et rentre eu prison le mardi soir. La seigneurie de Venise reçoit bientôt le rapport de ce nouvel assassinat : on fait venir le comte Viteleschi, qui paraît devant ses juges, pouvitnt à peine se traîner, tant il est affaibli. On lui lit le rapport, a Combien de témoins ont signé cette nouvelle calomnie? dit Viteleilchi d'une voix sépulcrale. — Plus de deux cents, lui répond-on. — Vos excellences savent cependant que, le jour de l'assassinat, dimanche dernier, j'étais f}»»5 pçt^ç n9^u4i^e prisoi). Vo»s voyejç le nombre (J<5 wes e»-


ROME, NAPLKS ET FLORENCE. 51

QémiSé 10 Cette raison ébranla quelques vieux juges j les jeunes favorisaient'ViCèlëscbi comme un homme singulier, et bientôt, à cause de ce nouvel assassinai, il fut'^mis en liberté. Va an après, le geôïkr reçut, par la main d'un prêtre, cent quatre-vingt mille lirevenete (90,000 fr.) ; c'était le prix d'une petite terre, la seule non hypothéquée qui restât au comte Vileleschi. Cet homme brave, passionné, bizarre, dont la vie ferait un volume, est mort dans un âge fort avancé, faisant toujours trembler ses voisins. Il a laissé deux filles et quatre fils, tous remarquables par la plus rare beauté. Il y a un conte plaisant d'une cheminée où il avait élu domicile et où il vécut quinze jours pour épier sa maî- tresse , qu'il eut la. joie inexprimable de trouver fidèle. Elle accordait des rendez -vous à un jeune homme fort riche et qui l'aimait, afin d'eâ faire un mari pour sa fille. Vitelescbi, bien sûr de l'innocence de sa belle, tombe tout à coup du haut de la cheminée où il se ttnait dans le foyer, et dit en riant au jeune homme stupéfait : « Tu -l'as échappé belle ! Ce que c'est cepen- dant <fùe d'avoir affaire à un honnête homme ! Tout autre à ma place t'aurait tué sans vérifier la chose. » Le comte Vileleschi était toujours gai, point farouche, et sa plaisanterie avait de la grâce. (J^'est lui qui se déguisa un jour, à rapproche de Pâques, en çon^seur de cette même maîtresse qu'il aima pendant quiûe ans. Il avait donné de l'opium au véritable confesseur appelé le matin chez un de ses ftî//i jouant le malade à l'agonie. Le confesseur endormi, Vileleschi lui vole ses habits et marche gravement au confessionnal.

• Si je transcrivais d'autres anecdotes plus déXaillées, je serais comme l'Angfais parlant de glace au roi de la côte de Guinée. Ces anecdotes montrent qu'il ne vient jamais à l'idée d'un Itahen, homme d'esprit, qu'il y ait un modèle à imiter. Un jeune Italien, rîche^ à ^ingt-cinq ans, quand il a perdu toute timidité, estl'es- clavèf^de la sensation actuelle ; il en est entièrement rempli. Tout ce qui n'est pas l'ennemi qu'il abhorre ou la maîtresse qu'il adore, disparaît à ses yeux. On trouve quelques fats à la française parmi la noblesse. Ainsi que les jeunes Russes, ils sont de cin- quante ans en arrière ; ils copient le siècle de Louis XV. Ils èpttt comiques, sprloqt k cheval, se wontrapt dans les pronje^


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nades publiques, r— Hier, aux Giardini , vers une heure, nous avons eu une musique instrumentale délicieuse. Tel régiment allemand a quatre-vingts musiciens. Cent jolies feqimes écou- taient cette musique sublime. Ces Allemands nous ont joué les plus jolis morceaux de Mozart et d'un jeune homme nommé Rossini. Cent cinquante instruments à vent parfaits donnaient à ces cantilènes une teinte de mélancolie particulière. Les musiques de nos régiments sont à^célle-ci ce que la grosse chaussure d'une marchande de marée est au joli petit soulier de satin blanc que vous verrez ce soir.

14 novembre. ~ Délia fiianca, le plus jeune de mes nouveaux amis qui, ordinairement placé au premier rang du parterre, en- veloppé dans son manteau, ne dit rien, comme je l'interrogeais ce soir sur la marcliesina D*'*, qui regardai^ au parterre son- âmanl exilé de sa bge par la jalousie du mari, au Wau de ré- pondre, me dit : ik

a La niugïque t^laîL quand elle placQ»le soir votre ân)i dans une positioD où I amour Tavait déjà placée dans la journël. x»

Telle est lu simplieilé du langage et des actions. Je ne lui ai pas répoiidu eL Tai quitté. Quand on sent ainsi la musique, quel ami n'est pas î m por Lu u ?

15 novembre. — Il pleut à verse ; depuis trois joui^il n'y a

I pas eu dix luinuies de relâche. A Paris, cette eau-là mettrait

C deux mois à touiber. C'est pour cela que nous avons uiï climat

humide. Il fait chaud. J'ai passé la journée au musée de Brera à considérer des plâtres des statues de Michel -Ange et de Canova. j Michel-Ange voyait toujours l'enfer, et Canova la dpuce volupté.

I La tête colossale du pape Rezzonico demandant pardon à Dieu

S de ce que son père, riche banquier de Venise, avait acheté pour

I lui le cardinalat à beaux deniers comptants, est un chef-d'œuvre

\ de naturel. Cela n'est point ignoble comme tel buste colossal

î du musée de Paris. Canova a eu le courage de ne pas copier les

f Cfrecs et d'inventer une beauté comme avaient fait les Grecs.

Quel chagrin pour les pédants! Aussi Tinsulterout-ils encore cin- quante ans après sa mort, et sa gloire n'en croîtra que plus I vite. Ce grand homme, qui, à vingt ans, ne savait pas Tortho-

I graphe, a fait cent statues, dont trente sont des chefs-dœuvre.


ROMB, NAPLËS £T FLORENCE. 53

Michel-Âuge n'a qu'une seule statue égale à son génie, le Moïse, à Rome.

Michel-Ange connut les Grecs comme le Dante Virgile. Ils admirèrent comme ils le devaient, mais ne copièrent point; aussi Ton parle d'eux après des siècles. Ils resteront le poète et le sculpteur de la religion catholique, apostolique et romaine. Il faut savoir qu'en 1300, lorsque cette religion était brillante de force et de jeunesse, ce n'était pas tout à fait la chose gra- cieuse que peint le Génie du Christianisme, Voyez le massacre de Gésenne ^

Les artistes français, élèves de David et dignes compatriotes de la Harpe, jugent Michel-Ange d'après les règles de la sculp- ture grecque, ou, pour dire vrai, d'après ce qu'ils s'imaginent qu'étaient ces règles. Us se fâchent encore plus contre Ganova, qui d'abord n'a pas l'honneur d'être mort depuis trois cents ans, et qui , ayant eu le bonheur insigne d'être contemporain de M. David, a négligé un si grand avantage et ne s'est pas fait de son école. J'ai entendu vingt fois M. Denon, cet aimable Fran- çais, dire que Ganova ne savait pas dessiner. Michel- Auge et Canèva seraient les plus grands criminels s'il n'y avait pas un malheureux, nommé le Gorrége, dont les tableaux, grands comme une feuille de papier, ont l'insolence de se farie payer cent mille francs, et cela sous nos yeux, tandis que les chefs-d'œuvre du grand homme, grands comme une chambre, languissent au Luxembourg *. A propos du Gorrége, M. Reina m'a mené voir le pauvre Appiani, qui, depuis sa dernière» apoplexie, a perdu la mémoire et pleure souvent. Au retour, chose incroyable chez un bibliophile, M. Reina m'a prêté un livré: ce senties curieux, quoique bien minutieux mémoires du père Afï5 sur le Gorrége.


  • Lire les trois premiers volumes de l'excellente Histoire de Toscane de

Pignotti, bien supérieur à M. Sismondi. Pignotti est ausw vrai que pitto- resque. Pour rhistoire de TÉglise, en Italie, voir le véridique Potter et la Vera idea délia Santa Sede de M. Tamburini. Une satire aimable n*est point de Thistoire, et Voltaire ne vaut rien parlant de PÉglise.

  • Je respecte beaucoup le caractère de M. David, il Tut le contraire

d'un homme de lettres. Ses tableaux ne font pas plaisir à rœil; ils se- raient peut^tre bons sous la latitude de Stockholm.


84 ŒUVRES DE STENDHAL.

Le père Affè s'occupera du même travail peur Rapliaêl; il ira passer quatre aus à Urbiao.

M. Gatlaneo, chef de la bibliothèque numismatique à Brera, m'a reçu avec une politesse toute française. Il est vrai que j'étais le seul lecteur dans sa bibliothèque. J*y ai étudié les monuments cyclopééns que je dois voir à Volterre. C'est le comte Prina qui a fondé cett&bibliothèque, ainsi que les établissements pour les sels et tabacs et pour la poudre ; il a créé le corps des doua- niers, qui sont une bien moins vile canaille qu'avant 1796.

18 novembre. — Sous Napoléon, il me semble que Ton a in- venté, à Mitan, pour les maisons particulières, une certaine ar- chitecture pleine de grâce. La façade du palais de la police Gon- trada Santa Margarita, que tout voyageur n'a que trop l'occasion de visiter, peut servir d'exemple. La distribution des croisées est gaie et gracieuse; le rapport des pleins et des vides est parfait; les corniches osent être saillantes.

La rue degli Orefici (des Orfèvres) présente un vestige des ré- publiques du moyen âge. Ce sont cent boutiques d'orfèvrerie à côté les unes des autres. Au quatorzième siècle, quand on vou- lait piller leur rue, tous les orfèvres prenaient les armes et se défendaient. Probablement cette rue avait des chaînes aux deux extrémités. Je lis avec plaisir l'histoire de Milao, écrite avec toute la bonhomie du pays, mais avec toute la méfiance d'un Ita- lien, par Verri, l'ami de Beccaria. Je n'y trouve jamais ce vague et cette affectation qui me font si souvent quitter les livres fran- çais du dix-neuvième «siècle. Le comte Verri a le grand sens de nos historiens de 1550; sa manière est pleine d'audace et de na- turel. On voit que la*crainte de la police l'a guéri de la crainte des critiques.

L'histoire de Milan est intéressante comme Waller Scott de- puis Tan 1063, où les prêtres firent la guerre civile pour ne pas se soumettre à la loi du célibat que Rome prétendait leur impo- ser^ jusqu'à la bataille de Marignan, gaguéé par François I*", en 1515. J'indique cet intervalle de quatre cent cinquante-deux ans aux compilateurs. Il y a là deux volumes in-S» palpitants d'inté- rêt, comme ils disent. Les conspirations, les assassinats par am- \>}imf amour ou ven^eaace^ les gra»<}s é^abUssemeuls d'uMHié


UOME, NAPLES ET FLORENCE. 55

publique; dix soulèyeinenls populaires dans le genre de la prise de la BasiiUeen 1789, ne demandent que quelque simplicité dans le récit pour iatéresser vivement. L'on a bien su rendre curieu- ses à lire nos plateë annales de la même époque, où n'apparais- sent qpe les passions grossières de misérables ne songeant ja- mais qu'à manger et à piller.

L'assassinat du grand prince Lucbiu Yisconti par sa femme Isabelle de Fiesque (1 549) vaut mieux que l'orme de Vaunis, Les narrations que j'indique après le litre de rigueur, Beautés de l'histoire de Milan, pourraient porter celui-ci : Introduction à la connaissance du cœur humain. Les passions gigantesques du moyen âge y éclatent dans toute leur féroce énergie ; nulle affec- tation ne vient les masquer. Il n'y avait pas de place pour l'affec- tation dans ces âmes brûlantes. Elles ont rencontré des historiens dignes d'elles, et qui n'ont point, pour le mot propre, la haine académique^ de M. de Fontanes.

Quoi de plus pittoresque que les annales des Yisconti?

Matieo Visconli, qui cherche à détruire la république et à se faire roi, découvre et punit une conspiration. Anliocbia Yisconti Grivelli, femme d'un des conjurés, réunit dix mifle hommes et attaque l'usurpateur (1 501 ) .

Matteo II Yisconti est empoisonné par ses frères (1555).

Jean Galéas empoisonne son oncle (1585); mais il bâtit le Dômo de Milan. Jean^Marie est assassiné par des conjurés (1412); Milan se déclare république (1447); ^François Sforza (1450) traite celte république comme Bonaparte a traité la nôtre; mais son fils Ga- léas est assassiné dans l'église Saint-Étienne (1476).

Louis le Moro donne son nom aux mûriers (moroni), dont il introduit la culture dans le Milanais ; il appelle Charles YIII en Italie (1494), et empoisonne son neveu pour lui succéder. J'ai vu ce matin un tableau fort intéressant et très-bien fait, commandé à M. Palagi par M. le comte Âlari. On voit le malheureux Galéas Maiie, affaibli déjà par les effets d'un poison lent, et se soule- vant sur son lit d^ douleur pour recevoir la visite du roi Char- les VllI. La jeune femme de Galéas cherche à lire dans les yeux du jeune roi de France s'il les secourra contre leur assassin. Pewl^tre ({u'ui» tel sujet est plus iptéress^nt^ pour des Hilapais,


56 ŒUVRES DE STENDHAL.

que la colère d'AcbiUe. M. le comte Alari, ancien écuyer de Na- poléon, étail digne de contribuer à la renaissance morale de son pays. Toute la ville s'est portée, ces jours-ci, à la casa Alari, pour voir un tableau de Francesca da Rimini, par un jeune pein- tre de Florence. Gomme j'ai trouvé ce tableau un peu plat, sans force, sine ictu, Ton m'a dit que j'avais de la haine contre les peintres d'Italie.. Pour se tirer d'affaire avec V honneur national, il faudrait toujours mentir, et, quand je mens, je suis comme M. de Goury, je m'ennuie. Gela est à cent lieues de la Didon de M. Guérin.

Madame P*** me conseille d'aller à Monza voir la couronne de fer; elle ajoute que je trouverai à Monza une belle faisanderie avec beaucoup de faisans : c'est encore pis ; et enfin, dit-elle, vous verrez le superbe clocher de la cathédrale, avec ses huit cloches parfaitement intuonate (qui sonnent juste). Ge mot, vrai- ment italien, m'intéresse. Le son des cloches est en effet une partie de la musique. Ge mot me révèle qu'après en avoir été étonné d'abord j*aime à la folie la manière singulière de sonner les cloches à Milan. On la doit, je crois, à saint Ambroise, qui a aussi le mérite d'avoir allongé le carnaval de quatre jours. Le carême ne commence à Milan que le dimanche après ce qu'on appelle ailleurs le mercredi des cendres. Les gens riches, de trente lieues à la ronde, arrivent en foule à Milan le soir de ce mercredi-là. lis viennent pour le camavalon.

19 novembre. — Voici une anecdote du carnaval de 1814, qui vient de m*êlre contée dans la loge de madame Foscarini.

Une jeune femme était fort attachée à un officier français, qui était son ami depuis 1806. Les grandes révolutions n^/^e amicizie (dans les amitiés) ont lieu ici pendant le carnaval. C'est la mal- heureuse liberté des bals masqués qui les favorise. La bonne compagnie (tout ce qui est riche et tout ce qui est noble) n*en manque pas un, et ils sont charmants. Telle mascarade en cos- tume, composée de dix personnages, a coûté quatre-vingts se- quins à chaque masque, en 1810, bien entendu. Depuis les Tedesk (les Autrichiens), les plaisirs se sont envolés. Lorsqu'il y a bal masqué, vers les deux heures on soiipe dans les loges, qui sont illuminées; ce sont des nuits de folie. On arrive à sept heures


ROME, NAPLES ET FLORENCE 57

pour le spectacle. A minuit, des hommes montés sur des échelles de soixante-dix pieds de haut et portées par un autre homme qui est au parterre, allument six bougies qui sont placées devant chaque loge ; à minuit et demi le bal commence.

Teodolinda R^** s*aperçoit; à ravont-dernier bal masqué du carnaval de 1814, que le colonel Malelerc lui est infidèle. A peine rentré chez lui> vers les cinq heures du matin, cet officier reçoit une lettre en mauvais français, qui lui demande raison d'une in- sulte non spécifiée. On finvite, au nom de Thonneur, à se rendre sur-le-champ, avec un ami et des pistolets, à la cassine des Pommes, qui est le bois de Boulogne du pays. 11 va réveiller un ami, et, malgré la neige et le froid, à la petite pointe du jour, ces messieurs sont au lieu du rendez-vous. Ils y trouvent, pour acteur principal, un très-petit homme enveloppé de fourrures; le témoin de Tinconnu manifeste le désir de ne pas parler. A la bonne heure; on charge les pistolets; on mesure douze pas. Au moment de tirer, le petit homme est obligé de se rapprocher. Malclerc, très-curieux, le regarde, et reconnaît Teodolinda R**% sa maîtresse. 11 veut plaisanter ; elle l'accable des marques de mépris les mieux raisonnées. Gomme il essaye de diminuer Vin- tervalle qui les sépare : « N'approchez pas, dit-elle, ou je fais feu sur vous; » jet son témoin a beaucoup de peine à la convaincre qu'elle n'en a pas le droit. « Est*- ce ma faute, s'il ne veut pas faire feu? dit-elle à ce témoin. Vous, monstre, vous m'avez fait

le plus grand mal possible, dit-elle à Malclerc Le combat

n'est point inégal, comme vous le prétendez. Si vous l'exigez, nous prendrons un pistolet chargé et l'autre non, et nous tire- rons à trois pas Je ne veux pas rentrer vivante dans Milan,

ou il faut que vous soyez mort, et j'irai annoncer votre mort à la princesse ^***. Vous diriez encore : Ces Italiens sont des as- sassins, si je vous faisais poignarder, comme il m'est facile, par mes buli. Battez-vous donc, homme lâche, et qui ne savez qu'of- fenser M » Tout cela m'était conté en présence de l'homme qui


  • Les bulif gens hardis et adroits» se louaient, vers 1775, pour

sîner. Voir le Voyage .de là . Roland (le ministre). On prétend qu'on en trouverait encore, au besoin, dans les environs de Brescia. J*ai entendu


58 ŒUVRES DE STENDHAL.

servit de témoin à madame R***. J'ai toujours cru, ajouie-t-il» que la Teodolinda était résolue à mourir. Le fait est que, malgré sa jeunesse et la fmesse charmante de ses traits, elle est restée trois ans inconsolable : chose étoimanle dans un pays où la vanité n'entre pour rien dans k constance des résolutions. Elle s'occu- pait uniquement à apprendre le latin et Tanglais, qu'elle montrait à ses filles. Quand ce témoin n*a plus été dans la loge, on a dit qu'il passait, à l'époque du combat, pour un amant dédaigné par Teodolinda, et qu'il lui proposa d'ôter à Malclerc le prétexte de l'a différence des sexes si elle voulait le prendre pour son che- valier, ce qu'elle refusa.

J'avouerai que je ne suis pas très-sûr de tous ces détails; je ne les saurai parfaitement que si je me trouve ici dans trois mois au retour de M. P***, qui est allé en Suisse conduire ses enfants à la pension Fellemberg. Mais le fond est vrai. — J'aime la force, et de la force que j'aime, une fourmi peut en montrer autant qu'un éléphant.

Un voyageur, de ceux qui suivent les itinéraires et marquent avec une épingle (en faisant un trou dans le papier du livre) les choses qu'ils ont vues, disait devant moi à un vieillard aimable qui a imprimé un voyage à Zurich^ : ce Mais, monsieur, j'arrive de Zurich, où je n'ai rien vu de ce quevous notez. — Monsieur, je n'ai noté que les choses singulières. Ce qui se fait à Zurich, comme à Francfort, ne m'a pas semblé digne d'être écrit ; mais le neuf est rare, et il faut de certains yeux pour l'apercevoir. » Madame R*** ne fut nullement déshonorée par cette aventure, qui eut une publicité affreuse. È una matta, ditron (c'est une folle). A Milan, l'opinion publique traite les femmes, à l'égard de l'amour, comme l'opinion traite à Paris les hommes à l'égard de la probité politique. Chacun se vend au ministère, chacun fait son petit marché comme il l'entend, et, s'il réussit, l'on va dîner chez lui, et les convives disent en sortant : Monsieur un tel sait bien tirer son épingle du jeu î Lequel est le plus immoral *

un jeune homme menacer sérieusement son ennemi de le faire assassiner par ses buH, La gendarmerie de Napoléon avait comprimé ces brayes gens. ^ Voyage de Zurich à Zurich^ par l'auteur des derniers volumes de Grimm.


ROME, NAPLES ET FLORENCE 59

pour une femme d'avoir un amant, ou pour un homme de vendre son vote aGn de faire passer une mauvaise loi ou tomber une télé ? Tous tes jours nous honorons dans la société des hommes coupables de ces peccadilles.

L'opinion ici respecte une jolie femme dévote comme ayant une grande passion : la peur de V enfer. Madame À"], Tune des plus belles femmes de Milan, est dans ce cas. On méprise une solte qui n*a point d'amant ou qui n'a que des espèces (spiuntaii). Du reste, chaque femme est bien la maîtresse de prendre qui elle veut; quand on Tluvite quelque part, on invite Tami. Quelquefois j\ii vu arriver des femmes aux sociétés du vendredi avec un ami dont la maîtresse de la maison ne savait pas le nom ; Tusage est cependant de dire par un billet le nom du cavalier servant qui laisse sa carte à la porte, et on Tinviie nominativement.

Dès que Ton peut croire que la raison d'argent est entrée pour quelque chose dans la détermination d'une femme, elle est parfaitement méprisée. Si on la soupçonne d'avoir plusieurs amis à la fois, ou cesse de Tinviter. Mais ces sévérités ne sont guère connues que depuis Napoléon, qui, par esprit d'ordre et pour les intérêts de son despotisme, rendit des mœurs à Tltalie. Les collèges de jeunes demoiselles qu'il institua à Vérone et à Milan, sous la direction de madame Delort, élève ou imitatrice de madame Gampan, ont eu Tinfluence la plus salutaire. On re- marque que les scandales sont donnés par des femmes d'un certain Age ou élevées dans les couvents. L'opinion publique est née ici en 1796; il est tout simple que les caractères formés avant cette époque ou nés au sein de familles en retard n'aient pas l'idée de chercher son suffrage.

^0 novembre.— Une femme apporte cinq cent mille francs de dot à son mari, ce qui fait ici au moins comme huit cent mille à Paris. Il lui fait une pension de deux mille francs pour sa toilette. Le mari règle les' comptes du majordome ou du cuisinier, la femme ne se mêle absolument que de l'administration de sa pension de cent soixante-sept francs par mois. Elle a voiture, loge au spectacle, des diamants, dix domestiques et souvent pas cinq francs dans sa poche. Les femmes les plus riches achètent six robes de petites étoffes anglaises à i^ngt francs pièce, au


60 ŒUVRES DE STENDHAL.

commencement de Tété; elles changent de robe comme nous de cravâle. Au commencement de Thiver, une femme fait quatre ou cinq robes de trente francs. Les robes de soie de son trousseau» qui datent de Tépoque de son mariage, sont précieusement conservées pendant huit ou dix ans ; elles servent les jours de première représentation à la Scala et pour les feste di ballo. L'on est connu personnellement ; à quoi bon la toilette ? ^ '

L'extrême pauvreté des femmes riches fait qu'elles acceptent avec plaisir et sans conséquence un cadeau de six paires de souliers de Paris. L'opinion tolère qu'une femme se serve de la loge et même de la voiture de son ami ; il n'y a là d'autre honte que celle d'avouer le manque de fortune. Une femme reçoit une seule personne à midi ; ses amis intimes de deux à quatre. Le soir elle reçoit ses connaissances dans sa loge, de huit heures et demie à minuit. Lorsque la loge, qui a dix ou douze places, est remplie et qu'il survient quelqu'un, le plus ancien arrivé s'en va. Ce plus ancien visiteur se trouvait à coté de la maîtresse de la maison, contre le parapet de la loge. A son départ, tout le monde fait un petit mouvement vers le parapet dé la loge, et le nouvel arrivé trouve sa place près de la porte. C'est ainsi que chacun se trouve à son tour à côté de la maîtresse de la loge. J'ai vu un amant timide s'en aller dès que son rang d'ancienneté l'avait amené près de la femme qu'il aimait. Elle partageait cet amour; c'était un spectacle curieux.

Le vestibule de la Scala (Yatrio) est Je quartier général des fats; c'est là que se fabrique Topinion publique sur les femmes. On attribue pour ami à chacune d'elles l'homme qui lui donne le bras pour monter dans sa loge. C'est surtout les jours de pre- mière représentation que cette démaipche est décisive. Une femme est déshonorée quand on la soupçonne d'avoir un ami qu elle ne peut pas engager à lui donner le bras à huit heures et demie, lorsqu'elle monte dans sa loge. J'ai vu hier un homme se dé- fendre vigoureusement de rendre ce petit service à une de ses amies : « Mia cara, a-t-il (ini par lui dire» je ne suis pas assez heureux pour avoir le droit de vous donner le bras, et je ne veux pas avoir l'air de doubler M. F***. » La femme s'est fort défendue d'avoir F*** pour ami ; mais le premier a persisté. Quand


ROME, NAPLES ET PLOREiNCE. 6i

uue femme se trouve décidément sans ami, c'est son mari qui lui rend le service de raccompagner. J'ai vu un mari fort jeune et fort bel homme se plaindre hautement de cet embarras. Le mari est déshonoré s'il est soupçonné d'accompagner sa femme, parce qu'elle ne peut pas décider son ami à lui donner le bras pour traverser Yatrio, Tout ce que je viens de raconter était en- core plus vrai avant 1 796. Plusieurs jeunes femmes osent aujour- d'hui monter dans leur loge suivies par un domestique, ce qui paraît le comble de la bassesse aux vieilles femmes nobles.

Hier, comme j'étais arrêté dans Vatrio avec quelques fats de mes amis, ils m'ont fait remarquer un beau jeune homme au teint basané et parfaitemcut morose, qui se tenait collé contre la muraille du vestibule; on eût dit qu'il accomplissait un devoir ; aussi est-ce unÂnglai^qui a vingt-deux mille louis de rente. Etre triste avec une telle fortune parait monstreux à mes nouveaux amis. Ce pauvre Anglais, leur disais-je, est une victime de la pensée. (Ici, jusqu'à trente ans, l'homme n'est que sensations.) Quelle diffcrence avec le jeune Allemand de même âge qui est kantiste jusqu'aux genoux de sa maîtresse !

J'aime beaucoup la société des hommes qui ont plus de qua- rante ans. Ils sont remplis de préjugés, moins instruits et beau- coup plus naturels que tout ce qui a appris à lire depuis i796. Je m'aperçois tous les jours que les jeunes gens cherchent à me dérober plusieurs détails de mœurs ; les autres ne conçoivent pas qu'il y ail à rougir et me disent tout. La plupart des gens de quarante ans croient^ la sainte Vierge et respectent Dieu par prudence, car Dieu aussi peut avoir du crédit. Ici, comme par- tout, les croyances des enfants viennent de leurs bonnes, qui sont des paysannes. Les nobles sont infiniment moins bien élevés (ce qu'on appelle sciai ici) , parce que dans kur première en- fance leurs parents lesvoient moins. Un charmant poème mila- nais de Garlitte Porta donne la liste des qualités qui sont néces- saires dans une m^son noble pour être le précepteur de Théritier présomptif ^ Quant au véritable père italien de cinquante ans,

' A la marchesa Paola Travasa

Vuna di primm daraazz de Lombardia.

[LaNomina del Capellan.)


62 ŒUVRES DE STENDHAL.

vous le trouverez peiol avec génie dans la comédie de VAjo mil imbarazzo, du fameux comte Giraud.

Je suis allé voir, à un quart de lieue de Milan, Féclio de la Simonetta. J*ai tiré le coup de pistolet répété cinquante fois. L'architecture de cette maison de campagne, avec son belvédère au second étage soutenu par des colonnes, m'a plu infiniment. 22 novembre. — Un capitaine de vaisseau anglais, jeté par les courants sur la côte de Guinée» eut un jour la sottise de pro- noncer devant un roitelet du pays les mots de neige et de glace. En entendant dire qu'il y avait un pays ou Teau était dure, le roitelet fut pris d'un rire inextinguible.

C'est une jouissance que je suis peu curieux de donner au lecteur, et je n'imprime point les articles de mon journal où j'ai cherché à noter les sensations singulières que je dois à Mirra, ballet de Salvator Vigano. Je l'ai revu ce soir pour la huit ou dixième fois, et j'en suis encore tout ému.

Le plus grand plaisir tragique que j'eusse goûté au théâtre, avant d'arriver à Milan, je le devais d'abord à Monvel, que j'ai encore vu dans le rôle d'Auguste de Cinna. Le poignet disloqué de Talma et sa voix factice m'ont toujours donné envie de rire et m'empêchent de sentir ce grand acteur. Longtemps après Monvel, j'ai vu Kean à Londres dans Othello et Richard lll : je crus alors ne pouvoir rien éprouver de plus vif au théâtre ; mais la plus belle tragédie de Shakspeare ne produit pas sur moi la moitié de TefTet d'un ballet de Vigano. C'est un homme de génie qui emportera son art avec lui, et auquel rien ne ressemble en France. Il y aurait donc de la témérité à vouloir en donner une idée ; on se figurerait toujours quelque chose dans le genre de GardeP.

Écrire un voyagp en peignant les objets par la sensation qu'ils ont fait naître dans un cœur, est fort dangereux. Si on loue sou- veûl, on est sûr de la haine de tous les cœurs différents du vôtre. Que de bonnes plaisanteries ne feront pas contre ce journal les gens à argent et à cordon;^! Mais aussi ce n'est pas pour eux

^ Mademoiselle Pallerini, qui joue Mirra, est comparable à madame Paste. (1826.)


ROME, NAPLES Lî FLORENCE. 6S

que j'écris. Je ne me soumeltrais pas à cenl soirées ennuyeu- ses pour obtenir un de ces cordons qui leur en coûtent mille.

Il faudrait, pour qu*il fût digne de plaire généralement, qu'un voyage en Italie fût écrit à frais communs par madame Radcliiïe pour la partie des descriptions de la nature et des monuments, et par le président de Brosses pour la peinture des mœurs. Je sens\ivement qu'un tel voyage serait supérieur à tout; mais il faudrait au moins huit volumes. Quant à la description sèche et philosophique, nous possédons un chef-d'œuvre en ce genre, c'est la statistique du département de Montenotte par N. de Chabrol, préfet de la Seine *.

•23 novembre. — J'ai obtenu la faveur d'être présenté à Tun des plus respectables citoyens de Milan, M. Rocco Marliani. Cet homme vertueux est l'un des pères conscrits de celle ville dans le fait si républicaine. C'est une habitude contractée depuis des siècles de regarder le souverain, espagnol ou autrichien, comme l'ennemi de la ville. Le servir est pardonnable, cajr il paye; le servir avec zèle est infâme, car c'est un ennemi. M. Marliani ne m'a rien dit de tout cela, mais m*a beaucoup parlé de Carlo Verri et de Beccaria^. Ces hommes précieux, en publiant leur célèbre journal intitulé le Café (1764-1765), formèrent ici une nouvelle école de philosophie. Bien différente de la philosophie de France à la même époque, cette école de réformation ne faisait aucune attention aux enjolivements du style ni aux succès dans les salom. Placés à la tête de la société par leur forlune, leur existence municipale et leur naissance, et à la tête d'une société qui s'occupait de passions et non de petites victoires de vanité, Verri et Beccaria n'eurent pas besoin de ce genre de succès. Beccaria, auteur du Traité des délits et des peines, reçu à bras ouverts par la société de Paris et à la, veille d'y êlre à la mode comme Hume, se dérobe à tant de bonheur et revient au galop à Milan : il craignait d^être oublié par sa maîtresse.


' Pour tout ce qui est religion, voir la Vied9 Scipion Jltcct, |)kir M. de Potter. La véracité de cet historien est inattaquable. Les Famiglte illutln de M. Litta me sont fort utiles. (1826.) .

  • Né en 1735, mort en 1793.


W COUVRES DE SÏENDHAL.

Yerri et Beccaria ne furent point obliges, comme d'Alembert, d'flolbach et Voltaire, à démolir par le sarcasme toutes les sot- tises qui pesaient sur leur patrie. Dans le pays des passions» la plaisanterie n'est qu'un délassement. Tout homme passionné

1*" Est occupé et n*a pas besoin qu'on Tamuse; faute d'amu- sements, il ne risque pas de tomber dans Tabime de l'ennui, comme madame du Defland (Lettres à Walpole, passim),

2° Quelque peu d* esprit que vous vouliez lui accorder, il s'est vu plaisanter sur les objets de ses passions. La première des vérités d'expérience pour lui, c'est qu'une plaisanterie ne change rien au fond des choses.

3" L'Italien, à l'exception des gens très-riches ou très-nobles, se moque fort de l'approbation du voisin. Il ne songe à ce voisin que pour s'en méûer ou le haïr. Depuis le moyen âge, chaque ville exècre la ville voisine ; l'habitude de ce sentiment fortifie la défiance d'individu à individu. L'Italie doit tout à son moyen âge ; mais, en formant son caractère, le moyen âge l'a empoisonné par la haine, et ce beau pays est autant la patrie de la haine que celle de l'amour.

M. Marliani me raconte une foule d'anecdotes sur Verri et Beccaria. Ces philosophes n'eurent jamais à s'occuper d'être piquants, mais seulement de convaincre leurs concitoyens par de bons raisonnements exposés bien clairement et bien au long. L'Impératrice Marie-Thérèse, qui ne comprenait pas trop de quoi il s'agissait, apprenant qu'un d'eux, Beccaria, je crois, était appelé à une cour étrangère comme le fameux Lagrange de Turin, par pique de vanité le retint à Milan. M. Marliani a été l'ami intime du vertueux Parini, le célèbre auteur du Giorno (satire qui a une couleur particulière et ne rappelle ni Horace ni Juvénal). Parini, grand poète qui vécut extrêmement pauvre, nommé professeur de littérature 4)ar le gouvernement autri- chien, sous le nom de liilérature, donna des leçons de vertu et de bon sens à tous les Milanais des hautes classes. Parini, dont M. Marliani m'a montré le portrait, eut une des plus belles têtes d'homme que j'aie jamais vues.

Ainsi, quand Napoléon vint réveiller l'Italie par le canon du pont de Lodi, et ensuite déraciner les habitudes antisociales


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 65

par son gouvernement de 1800 à 1814, il trouva une forte dose de bon sens chez un peuple préparé par les lumières de Becca- ria, de Verri et de Parini. Ces hommes supérieurs avaient éié plutôt protégés que persécutés par Marie-Thérèse, l'empereur Joseph II et le comte de Firmian, gouverneur du Milanais.

Quand Bonaparte occupa Milan, en 1796, Tarchiduc gouver- neur s*amusait à y faire le monopole du blé ; personne ne s*en étonnait. Il a une belle position et il vole; quoi de plus simple? sarebbe ben matto di far altrimenti. J'ai entendu ce propos à la vérité dans la bouche d'un homme de plus de quarante ans.

25 novembre. — J'aime beaucoup à voyager en sédiole ; on est mouillé quelquefois, comme il m*est arrivé aujourd'hui, mais on voit le pays forcément, et j'éprouve que c'est le moyen d'en garder le souvenir. Je suis allé au Pian (VErba, sur les . bords du lac Pusiano, voir la villa Amaliaf appartenant à M« Marliani. J'ai parcouru les allées de ce jardin anglais par une pluie battante et avec un parapluie. C'est gâter le plaisir, mais le voyageur y est souvent oblige. Les philosophes dignes d'être élèves de Sècrate (ce n'est pas qu'ils fussent rhéteurs comme Platon), Verri^ Beccaria et Parini, durent la tolérance du pouvoir à la jalousie contre les prêtres. Avant d'attaquer Beccaria, les prêtres avaient cherché à faire destituer le fameux comte Firmiau, gouverneur ou plutôt roi du Milanais (de 1759 à 1782). Chose incroyable, malgré la Sainte-Alliance, même aujourd'hui, 1816, la maison d'Autriche n'a pas encore compris qu'on ne peut revenir au despotisme que par les jésuites; elle pourchasse ces bons pères. Les menées de Rome sont sévère- ment surveillées en Lombardie. Le gouvernement ne fait évê- ques que les ecclésiastiques- qui sont brouillés avec Rome (comme M. Farina, nommé ces jours-ci à l'évêché de Padoue). Le gouvernement protège hautement le professeur Tamburini de Pavie, vieillard vigoureux, plein de feu et d'esprit, un peu comme l'abbé de Pradt; il a publié trente volumes in-8<' contre le pape. Voir son ouvrage intitulé Véritable idée du Saint-Siège, deux volumes. J'en suis fort content ; on vient d'en faire une seconde édition à Milan.

Cette seule circonstance, le c , forcé à être moral et non

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66 ŒUVRES DE STENDHAL.

pas iutrigaat et espion, fera que, par suite, le gouvernement Metlernich à Milan ne sera pas aussi exécré que les Milanais le pensent généralement.

M. de Metlernich a pris le statu quo de Milan en 1760 (épo- que, dit Beccaria, où sur cent vingt mille habitants, il n'y en avait pas quarante qui eussent du plaisir à penser; la table et la volupté étaient leurs dieux). Le grand ministre autrichien eût dû prendre son statu quo en 1795, à la vçille de la conquête par Bonaparte, et maintenir la Lombard ie dans Fétat où elle se trouvait alors. Il avait sous la main des hommes excellents pour ce projet raisonnable : M. le maréchal de Bellegarde, le général Klenau, M. le gouverneiir Saurau.

Au lieu de ce projet modéré, qu'on aurait facilité en donnant des places de chambellan à tous les libéraux ^, le gouvernement devient persécuteur , et bientôt la haine sera irréconciliable entre les Autrichiens et Milan. Par la suite, les Milanais réunis aux Hongrois forceront un empereur, dans ({éelque moment de malheur, à donner les deux chambres. Aujourd'hui tout ce qui est généreux va vivre seul à la campagne^^t cultiver son do- maine pour ne pas voir Tuniforme autrichien. La croix de la Couronne de fer accordée par Napoléon "est la vraie noblesse. Dans Tordre civil, sur dix personnes qui obtenaient celte croix, neuf la méritaient. Si Napoléon en eût fait la seule noblesse, il eût donné aux Lombards à peu près tout le degré de liberté quMIs peuvent porter. On m'a cité un maire qui avait éié com- I)ris dans une promotion de la Couronne de fer. Des lettres ano- nymes apprirent au vice-roi une bassesse autrefois commise, mais qui ne put être prouvée ; sur le simple soupçon. Ton donna en secret vingt mille francs au maire et on lui retira la croix. Cet exemple répandit la moralité dans les villages.

Par riutermédiaire d'une amie commune, M. le général Kle- nau m'a fait demander les Rapports du physique et du moral de Cabanis; je lui ai gardé le secret tant qu'il a vécu.

Ce soir Ton disait chez madame N'^* : «Nous ne pouvons pas

' Je tradais; ceux que j'ai rhonneur de connaître n'auraient pas ac^ cepté.


ROMK, NAPLES ET FLORENCE. 67

Dous plaindre de Finsolence des Autrichiens qui campent au milieu de nous. On dirait une armée de capucins ; d'ailleurs le maréchal dB Hellegarde est un homme fort raisonnahle.— Et les Français, ai-je dit, voiis savez que tous pouvez me répondre U- bremcnt vengo adesso ai cosmopolL }> Un ofOcier français com- mandant de place, répond un de mes amis, se faisait donner trois cents francs par mois; mais il en mangeait quatre cents à YOste- ria, gaiement, avec les amis qu'il s'était faits dans sa place. Lof- ficier allemand serre dans trois bourses de cuir, placées Tune dans Tautrè, les quarante-deux francs destinés à sa chélive dé- pense pendant le mois ; rien que de le rencontrer dans la rue me fait bâiller. Quant à Tinsolence du soldat français, eHe était superlative. Faites-vous réciter un des chefs-d'œuvre de notre poésie nationale : Giovanin Bongee *. *

i7 novembre. — On ne meui't pas de rire, ou je serais mort ce soir en entendant le ténor Ronconi chanter des airs bouffes. C'était à la soirée de madame Foscarini, où m'a mené le conseil- ler Pin, rhomme le plus original et le plus spirituel. Ronconi nous a chanté ce fameux air du roi Théodore de Paisiello :

Con gran pompa e maestà.

Dieu! quelle musique! que de génie dans le genre simple! Le jeune compositeur Paecini tenait le piano. Ainsi que Rou-

  • Desgrazi di Giovanin Bongee.

De già, lustrisseoi che semm sul descors De quij prepotentoni di Frances.

Les Disgrâces de Jean Bongee. a Très-excellent seignear, puisque nous sommet venus à parier de ces insolents de Français, » etc.

L'aimable Carline Porta m'a récité lui-même ce charmant petit poème. On le trouve dans le tome' P' de ses œuvres (Carline Porta, né à Milan en 1776, mort en 1821}. On n'a osé imprimer que ce qu'il y a de moins sail- lant, lia censure autrichienne, exercée par des Italiens renégats, est ter- rible. C'est à Lugano qu'il faut acheter tes livres italiens. Le laiidaman du canton du Tésin reçoit chaque année de belles boites de S. M. I. et B . On m'a fait de bons contes sur l'administration des finances à Bel- linstona et à Lugano. (Note ajoutée en 1826.)


68 ŒUVRES DE STENDHAL.

coni, il brille par la finesse et par la vivacité plus que par Té- nergfe.

Les plus beaux yeux que j'aie rencontrés de ma vie je les ai vus a celte soirée. Madame Z*" est de Brescia. Ces yeux-là sont aussi beaux et ont une expression plus céleste que ceux de ma- dame Tealdi, Tamie du général Masséna.

M. Lo*** a cédé à nos instances et a joué la scène délicieuse

du sénateur vénitien malade. Ensuite, quoique mort de fatigue,

comme le public le suppliait les larmes aux yeux à force de

^rire, il a joué, toujours derrière un paravent, la fille de San

Rafaël.

. Grâce aux airs bouffes de Ronconi et à la complaisance de M. Lo***, le bal n*a commencé qu'a minuit, et avant une heure Ton a quitté le salon ; les Milanais n'aiment pas la danse. Nous sommes allés huit ou dix prendre des tasses de café con panera au café des Se7'vi, où M. Lo***, le héros de la soirée, nous a dit encore deux petites scènes. On a récité huit ou dix sonnets, à la vérité un peu libres. Les garçons de café riaient autant que nous, et placés à trois pas de nous. En Angleterre, dans le pays de la dignité de Vhomme, cette familiarité nous eût remplis d'in- dignation. J*ai ri de neuf heures à deux ; pendant ces cinq heu- res, j'ai eu dix fois peut-être les larmes aux yeux. Souvent nous avons été obligés de supplier M. Lo*"** de s'interrompre; le rire nous faisait mal. Une telle soirée, de toute impossibilité en An- gleterre, est déjà bien difficile en France. La gaieté italienne est une fureur. Ici l'on rit peu par complaisance ; deux ou trois per- sonnes qui se sentaient tristes ont quitté la brigata.

28 novembre. — Je suis retourné ce malin à Sant Ambreuze (Saut Ambrogio] à cause de la mosaïque de la voûte du chœur. J'ai revu la jolie façade de la Madone de San Celse, par l'archi- tecte Alessi. Le portique, qui respire je ne sais quoi de la sim- plicité antique unie à la mélancolie du moyen âge, est de Bra- mante, Toncle de Raphaël. Ce qui me plaît le plus à Milan, ce sont les cours dans rintérieur des bâtiments. J'y trouve une foule de colonnes, et pour moi les colonnes sont en architecture ce que le chant est à la musique. ' A cause de je ne sais quelle fête, je trouve exposés, sous le


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magnifique p(»rliqiie de VOspedal grande, les portraits en pied de tous les bienfaiteurs qui ont donné cent mille lire aux pauvres (soixante-seize mille francs), et les portraits en buste seulement de ceux qui ont donné moins. Anciennement, tous les assassins grands seigneurs qui parvenaient à la vieillesse, et maintenant toutes les femmes trop galantes qui vieillissent, donnent énormé- ment aux pauvres. Ces portraits, faits pendant les dix-septième et dix-huitième siècles, sont d'un degré de mauvais dont Ton ne peut se faire Vidée en France; peu sont passables, un seul est bon ; il a été fait dernièrement par M. Uayez, jeune Vénitien qui a du clair-obscur, un peu de eoloris, et au tQtal de la force. J'ai été content de son tableau de Garmagnola. (La femme et la fille de ce général le supplient de ne pas aller à Venise où le sénat rappelle, et où il eut la télé tranchée en 1452.)

La fille, qui est prosternée aux genoux de son père, et qu'on n^aperçoit que par le dos, est une figure fort touchante, caf le mouvement est vrai.

Après la cour de l'hôpital, je suis allé revoir celle de la casa Diotti (le palais du gouvernement) et Téglise délia PassUmey qui en est tout près. 11 faut partir, ce dont bien me fâche; je fais mes dernières visites aux monuments. (J'épargne au lecteur des descriptions de tableaux si insignifiantes pour qui ne les a pas vus, mais que j'avais du plaisir à écrire dans le temps.)

J'aurais dû arriver à Milan le 1" septembre, j'aurais évité les pluies du tropique. Je n'aurais pas dû surtout m'y arrêter plus de six semaines. J'ai vénéré de nouveau, comme on dit ici, le Saint Pierre du Guide et VAgar du Guerchin à Brera, le Gorrége du palais Littaet celui de M. Frigerio, chirurgien, près le Cours de la porte Romaine.

J'ai revu un joli petit cimetière octogone sur le bastion. J'ai fini la matinée par une séance de l'Institut. Le gouvernement au- trichien paye exactement leurs petites pensions aux membres qui restent ; mais, lorsque l'un d'eux vient à mourir, il n'est poiat reïnplacé. Il faut endormir ce peuple trop vif.

L'on m'a présenté à M. le comte Moscati, médecin célèbre, et grand-cordon de la Légion d'honneur. Je l'ai revu le soir; H^ Moscati a peut-être quatre-vingt-dix ans; il était dans le salon

4.


70 ŒUVRES DE STENDHAL.

OÙ j*ai eu Thonneur de lui parler, a^ec son grand cordon rouge et un petit bonnet de velours vert sur le sommet de la tête. C'est un vieillard vif et allègre, point gémissant. On le plaisante sur sa singulière manière de passée la Huit; il prétend que rien n'est plus sain pour un vieillard. « Les idées tristes sont le poison de la vieillesse. Montesquieu n*a-lril pas dit qu'il faut corriger le climat par la loi? Je vous assure que rien n'est moins triste et colérique que mon petit ménage. »

Vart salutaire^ comme on dit ici, ne peut peut-être présenter nulle part une réunion d'hommes aussi distingués que MM. Scarpa, Razori, Borda, Palelta.

  • J'ai parlé peinturé avec M. Scarpa. Les gens forts de ce pays

dédaignent les lieux communs, ils ont le courage de hasarder les idées qui leur sont personnelles ; ils s'ennuieraient à répéter les autres. M. Scarpa prétend que les biographies emphatiques pu- bliées par des sots sur Raphaël, le Titien, etc., empêchent les jeunes artistes de se distinguer. Ils révent aux honneurs, au lieu de ne demander le bonheur qu'à leur palette ou à leur ciseau. Raphaël refusa d'être cardinal, ce qui était le premier bonheur de la terre, en 1512. Il rêvait quelquefois à ce que nous disons de lui en 1816. Que je voudrais que Ta., fût immortelle et qu'il pût nous entendre !

29 novembre. — J'ai assisté aujourd'hui à un pique- nique dé- licieux par la naïveté et la bonhomie, et toutefois on ne peut pas plus gai. 11 n'y avait que juste le degré d'affectation qui porte à parler et à chercher à plaire, et, dès le second service, excepté un être ridicule, nous nous croyions tous intimes amis. Nous étions sept femmes et dix hommes, entre autres l'aimable et courageux docteur Razori. On avait choisi Vieillard, traiteur français, et sans comparaison le meilleur du pays. Sa femme, madame Vieillard, femme de chambre de madame de Bonténard, jetée ici par l'émigration, a commencé par nourrir ses maîtres; ce dévouement l'a mise à la mode. Elle est remplie d'esprit, de vivacité, d'à-propos, et fait des épigrammes aux gens qui dînent chez elle. Elle a donné des sobriquets à trois ou quatre fats de la ville, quila redoutent fort. A la fin du repas, elle est venue nous iffiiy et Ton s*es^ (a pour récoqter. Le» fenimes lui ont «dressé la


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parole comme à une égale; madame Vieillard a cenl ans, mais c'est une petite vieille fort propre.

Cet esprit tout français me fait penser à Tënorme distance intellectuelle qui sépare notre pique-nique d*un dîner français. Cela est incroyable à dire, et je me tais.

J'ai échoué aujourd'hui dans mes tentatives pour être pré- senté au câèbre Melzi d'Erii, duc de Lodi. C'est le pendant du cardinal Consalvi. En général rien de moins accessible qu'une maison milanaise ; dès qu'il y a une femme passable, l'amant s'oppose aux présentations. Ce qu'il y aurait de mieux si l'argent et la morale n'étaient pas un obstacle, ce serait de se mettre à entretenir la plus jolie chanteuse que l'on pourrait trouver. Tous les vendredis on donnerait un excellent dîner à quatre amis, jamais plus; et ensuite soirée avec du punch. Les amants n'auraient plu^ peur de vous. Il faudrait encore aller régulière- ment au Corso tous les jours. Je n'ai jamais pu m^astreindre à cette partie de mon plan de conduite, la seule qui fût à ma portée. En été, après dîner, à la chute du jour, à Y Ave Maria, comme on dit ici, toutes les voitures du pays se rendent au Bastion di porta Reme, élevé de trente pieds au-dessus de la plaine. La campagne vue de là ressemble à une forêt impéné- trable, mais au delà on aperçoit les Alpes avec leurs sommets couverts de neige. C*est un des plus jolis lointains dont l'œil puisse jouir. Bu côté de la ville, ce sont les jolies prairies de M. Krammer#tet, par-dessus les arbres de la villa Belgiojoso, la flèche du Dôme. Cet ensemble est joli ; mais ce n'est point pour en jouir que toutes les voitures font halte pendant une demi- heure sur le Corso. C'est une sorte de revue de la bonne com- pagnie. Lorsqu'une femme ne parait pas, on en demande la rai- son. Les fats s'y montrent à cheval sur des bêtes de deux cents louis ; les jeunes gens moins riches et les hommes d'un cei^in âge sont à pied. Le dimanche tout le peuple vient voir et admi- rer les équipagf^s de ses nobles. J'ai surpris souvent de l'atta- chement dans les propos du peuple. Le charpentier, le serrurier de la maison, fait un signe d'amitié au domestique qui depuis vingt ans monte derrière la voiture de la casa Ougnani, et si le matire aperçoU H maranço di casa (le m^mmf 4^ l9 0)m8OP)f


72 ŒUVRES DE STENDHAL.

il lui fait un signe de tète plein de bonté. La voiture d'une jolie femme est entourée d*éléganls. Les femmes nobles n'admettent guère leurs amis du tiers à leur faire la cour ainsi en public. Les femmes âgées ont une sorte de conversation singulière avec leurs valets de cbambre, dont le poste, dès que la voiture s'ar- rête, est à la portière, pour l'ouvrir si madame voulait faire un tour à pied, ce qui n'arrive pas une fois tous les dix ans. Placé ainsi à deux pas de la portière, le valet de chambre répond sans s'avancer aux réflexions que sa vieille padrma fait de l'in- térieur de la voiture. C'est en écoutant une de ces conversations que j'ai entendu accuser la route du Simplon, faite par quel ma- ladett Bonapart, d'être la cause des froids précoces que l'on éprouve en Lombardie depuis la Révolution, Gomme rien n'égale ici l'ignorance des femmes nobles S elles se figurent que la chaîne des Alpes, qu'on voit parfaitement du Corso, forme comme un mur qui garantit des vents du nord, et que Bona- parte, cette béte noire de leurs confesseurs, a fait une brèche à ce mur pour sa route du Simplou.

En hiver, le Corso a lieu avant dîner, de deux à quatre. Dans toutes les villes d'Italie, il y a un Corso, ou revue générale de la bonne compagnie. Est-ce un usage espagnol, comme celui des cavaliers servants? Les Milanais sont fiers du nombre des car- rosses qui garnissent leur Corso* J'y ai vu, un jour de grande fête et de beau soleil, quatre files de voitures arrêtées des deux côtés du large chemin, et au milieu, deux files de voitures en marche, le tout réglé et modéré par dix houzar4s autrichiens; deux cents jeunes gens à cheval et trois mille piétons complétaient le tapage; les piétons disaient fièrement : Ceci est presque aussi beau qu'à Pans; il y a plus de trois mille carrosses. Tout ce mouvement me fait mal à . la tête et nul plaisir. Un étranger devrait louer la plus jolie voiture possible, et aller tous les jours au Coiurs avec sa belle.

En été, au retour du Corso, on s'arrête dans la Corsia dei


  • Toujours entourées de flatteurs dès l'ftge de trois ans. Se rappeler le

menuet hleuy éducation de Mesdames de France, dans les MémoirtM de madame Campan.


ROME, NAPLES ET FLORENCE, 75

Servi pour prendre de& glaces; oa rentre dix mhiuteç chez soi, après quoi Ton va à la Scala. On prétend que ces dix minutes sont l'heure des rendez-vous, et qu'un petit signal au Corso^ comme une main appuyée sur la portière, indique s'il y a pos- sibilité ou non de se présenter ce soir-là.

50 novembre. — Don Pedro Lormea , un officier espagnol plein de génie, me disait à Altona : « Quand j'arrive dans une ville, je demande à un ami, dès que j'en ai fait un, quels sont les ' douze hommes les plus riches, quelles sont les douze femmes lés plus jolies, quel est l'homme le plus décrié de ta ville; après^ je me lie, si je puis, avec l'homme le plus décrié, ensuite avec les jolies femmes, enfin avec les millionnaires. »

A présent que j'ai un peu suivi ce conseil, ce qu'il y a de plus agréable pour moi, à Milan, c'est de flâner. Voici mon plan de campagne à l'usage des lecteurs qui font ou ont fait ce joli voyage. En partant de la Scala, je prends la rue de Sainte-Marguerite. Je passe avec respect devant cette police qui peut tout sur moi, par exemple, me faire»partir dans deux heures, mais où l'on a tou- jours été fort poli à mon égard. Je dois des remercîments à don Giulio P***. Je regarde les gravures nouvelles chez les marchands d'estampes voisins de la police. S'il y a quelque chose d'Ander- loni ou de Garavaglia, j'ai grand'peine à ne pas acli^ter. Je vais à la place des Marchands, bâtie au moyen âge. Je regarde la niche vide d'où la fureur révolutionnaire précipita la statue de l'infâme Philippe II. J'arrive à la place du pôme. Après que mes yeux, déjà montés aux arts par les gravures, ont pris plaisir à considérer ce château de marbre, je suis la rue des Mercanti d*oro. Les beautés vivantes que je rencontre viennent me dis- traire de celles des arts ; mais la vue du Dôme et des gravures m'a rendu plus sensible à la beauté'et plus insensible à l'intérêt d'argent et à toules les idées désenchantantes et tristes. 11 est sûr qu'en menant cette vie-ci l'on est bien près de pouvoir être heureux avec deux cents louis de rente. Je passe par la poste aux lettres, où les femmes.yont elles-inêmes chercher les leurs, car tout domestique est vendu au mari, à l'amant ou à la belle- mère. Je reviens par la place du D6me à la Corsia dei Servi, où il est inouï que l'on ne encontre pas» vers midi, une ou plusieurs


14k ŒUVRES DE STENDHAL.

des douze'plus jolies femmes de Milan. C'est eu flânant ainsi que je me suis fait une idée de la beauté lombarde ^ Vune des plus touchantes, el qu'aucun grand peintre n*a rendue immortelle par ses tableaux, comme le Corrége fit pour la beauté de la Roma- gne, et André del Sarto pour la beauté florentine. Le défaut de Cette dernière est d*avoir quelque chose de la raison virile que Ton ne voit jamais chez les Milanaises; elles sont bien femmes, ' qwoiqu'au premier ^bord eUes paraissent terribles à l'étranger arrivant de Berlin, ou pas assez affectées à qui sort des salons de Paris. Âppiani a peu copié les têtes milanaises, on en retrouve- rait plutôt quelques traces dans les Hérodiades de Léonard de Vinci.

Enfin Ton m'a conduit hier à Tatelier de M. Garloni, peintre de portraits, qui a Vinstinct de la ressemblance. Il fait de grandes miniatures aux crayons noir et rouge. M. Garloni a eu l'esprit de conserver des copies de tous les portraits de femmes remarqua- bles qu'il a faits en sa vie. Il en a peut-être cinquante. Cette col- lection est ce qui m'a le plus tenté, et, si j'avais été riche, je ne l'aurais pas laissée échapper. A défaut de fortune, j'ai eu le plaisir d'amour-propre, ou, si je l'ose dire, d'artiste S de me dire qu'a- vant de voir ce cbanuant atelier j'avais deviné la beauté lom- barde.

La langue française actuelle ne permet guère de louer avec bon goût une femme, à moins de trois ou quatre phrases formant douze lignes. 11 faut employer surtout les formes négatives. Je sais cela, mais n'ai pas le temps de me livrer à tout ce méca- nisme; je dirai donc simplement, et en vrai paysan du Danube, que ce qui m'a frappé, en entrant chez M. Gatloni, ce sont les traits romains par la forme» et lombards par la douce et mélan- colique expression, d'une femme de génie, madame la comtesse Aresi. Si l'art' du peintre pouvait rendre l'amabilité parfaite, sans l'ombre de l'affectation ou du lieu commun , l'esprit vif, brillant, original, ne répétant jamais ce qui a été dit ou écrit, et tout cela réuni à la beauté la plus fine, la plus attrayante, on trouverait cet ensemble de séductions dans lé portrait de madame Bibin Catena.

  • Promettant des jouissances pour l'avenir.


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Quoi de plus frappant que la beltà folgorante de madame R***, ou la beauté si touchante et annonçant si bien les combats de la religion et des sentiments tendres de madame Mariai? Quoi de plus séduisant que la beltà duidesca de madame Ghirlan**^ qui rappelle les madones du Guide, et indirectement les têtes de Niobé? Toute la pureté des madones de Sasso Ferrato respire dans le portrait de la dévote madame A^^* ? Quoi de plus singulier que ce portrait de madame N*** 1 L'apparence de la jeunesse et de la force animée par une âme violente, passionnée, intrigante comme le cardinal de Retz, c'est-à-dire sans ménagement ni pru- dence. Cette tête si belle, quoique n'ayant rien d*anlique, sem- ble vous poursuivre dans Tatelier du peintre, avec ces yeux vifs et brillants qu'Domère donne à Minerve.

C'est au contraire toute la prudence d'une madame de Tencin, qui fait la physionomie de cette jolie et galante madame L**", qui a débuté par avoir un empereur pour amant. Elle flatte tou- jours, et cependant ne parait jamais sotte.

Mais comment exprimer le ravissement mêlé de respect que mlnspirent l'expression angélique et la finesse si calme de ces traits qui rappellent la noblesse tendre de Léonard de Vinci? Cette tête qui aurait tant de bonté, de justice et d'élévation, si elle pensait à vous, semble rêver à un bonheur absent. La cou- leur des cheveux, la coupe du front, Tencadrementdes yeux, en font le type de la beauté lombarde. Ce portrait, qui a le grand mérite de ne rappeler nullement les têtes grecques, me donne ce sentiment si rare dans les beaux-arts : ne rien concevoir au delà. Quelque chose de pur, de religieux, d'antivulgaire, respire dans ces traits. On dit que madame M*** a été longtemps mal- heureuse.

On rêve au bonheur d'être présenté à cette femme singulière dans quelque château gothique et solitaire, dominant une belle vallée, et entouré par un torrent comme Trezzo. Cette jeune femme si tendre a pu connaître les passions, mais n*a jamais perdu la pureté d*âme d une jeune fille. C'est par des grâces tou- tes contraires que brillent les traits si fins de la jolie comtesse R*"*. Que ne puis-je trouver une langue pour expliquer comment ce jcliAk n'est pas le joli français ! Tous deux sont séduisants,


  • 6 (EtiVRES DE STENDHAL.

mais eafiu ils sont deux, et fort heureusement pour nous. Gom- ' bien je sens la vérité de ce qu'a dit un homme d'esprit : on se croit presque Tami intime d'une femme dont on regarde le por- trait en miniature : on est si près d'elle! La peinture à l'huile, au contraire, vou§ rejette à une distance immense, par delà tontes les convenances sociales.

l^"" décembre. — M. Reina m'a permis de lire une quantité de lettres de Beccaria : quelle simplicité, quelle bonhomie ! Gomme cela est l'opposé de l'abbé Morellet, qui le traduisit en français ! Comme Beccaria devait se déplaire à Paris ! Sans Tesprit de parti, il y' eût élé proclamé un sot à l'unanimité et de bonne foi. Dans Tune de ses lettres, il dit : « Je commençai à penser à vingt- deux ans, lorsque j'eus été renvoyé par la comtesse G*** ; quand je fus un peu remis de mon désespoir, étant à la campagne chez mon oncle, je trouvai dans mon cœur :

« 1*^ La compassion pour le malheur des hommes esclaves de tant d'erreurs ;

<K 2^ Le désir de la réputation littéraire ;

« 5" L'amour de la liberté;

« 4° Ce que j'admirais le plus au monde alors, c'étaient les Lettres persanes; pour me distraire de mon chagrin, je me mis à écrire le traité des Délits et des peines. »

Dans une autre lettre fort postérieure, Gésare Beccai'ia dit : « Je croyaâs fermement, quand je me mis à écrire, que la seule exis- tence de ce manuscrit dans mon bureau pouvait me conduire en prison ou du moins me faire exiler. Quitter Milan et mourir étaient alors la même chose pour moi; contre ce danger, je ne me sentais aucun courage. Mais quand on me parlait d'une exé- cution à mort j'avais le cœur percé. — Je frémis quand je vis mon livre imprimé. Je puis dire que la peur d'être éloigné de Milan m'a 6té le sommeil pendant une année entière. Je connais-^ sais la justice de mon pays; les juges les plus vertueux m'au- raient condamné de bonne foi, comme n'ayant pas mission du gouvernement pour m'occuper des délits et des peines. Quand enfin les prêtres commencèrent à intriguer contre moi, je ne vivais plus. Le comte Firmian me sauva ; une fois nommé pro- fesseur, je respirai ; mais je jurai à ma femme de ne plus écrire. »


ROME, INAPLES ET FLORENCE. 77

Ces lettres seraient admirables à publier; mais peut-être elles campromeltraient les héritiers du marquis Beccaria. J'ai trouvé un excellent portrait de ce digne homme si semblable à Fénelou et meilleur (voir Saint-Simon).

AI. fietoni, imprimeur et homme fort actif, a publié cent por- traits dltaliens célèbres. Les portraits sont excellents, les no- tices pitoyables; les portraits de Boccace, de Léon X et de Mi- chel-Ange sont des chefs-d'œuvre de gravure. Celui de Carlo Verri, assez médiocre, me le montre bien plus français que Bec- caria. Alexandre Verri, frère de Charles, vit encore à Rome; mais ce n'est qu'un ultra qui exècre Napoléon, non pas pour sa manie de trôner, mais au contraire pour ses réformes civili- santes. C'est dans ce sens qu'Alexandre a écrit les Nuits romai- nes au tombeau des Sdpions, Êrostrate, etc. Le Génie du Chris- tianisme est simple, si on le compare à l'emphase des Nuits romaines : ce n'était pas ainsi qu'écrivait Carlo Verri ; mais il écrivait ce qu'il croyait,

5 décembre. — Je suis allé ce soir au théâtre Filo-dramatico. C'est le nom que les ultra ont fait imposer au théâtre Patriotique, fondé sous le règne de la liberté, vers 4797, et soutenu avec magnificence par les citoyens de Milan. Établi dans une église, ce théâtre a bien des titres à la proscription; les acteurs sont de jeunes négociants. Vendredi dernier M. Lucca a fort bien dit VÉgiste d'Alfleri ; son triomphe est le rôle du major dans Cabal tind Liebe de Schiller. Les ingénues sont représentées par ma» demoiselle Gioja d'une manière exactement italienne et qui n'est copiée d'aucun talent célèbre. Madame Monti, l'une des plus belles femmes d'Italie, a joué avec un rare succès les grands rôles dans les tragédies d'Alfieri, et d;kmï*Aristodemo de son mari. Le théâtre Patriotique a coûte des sommes fort considéra- bles à la société qui l'a fondé et qui le soutient en dépit des vœux secrets de la police autrichienne.

C'est M. Locatelli, jeune artiste plein de talent, et de plus excellent comique, qui ce soir m'a donné un billet. 11 jouait Achille in Bar lassina. Le protagoniste, comme on dit ici, est un soprano du théâtre de la Scala, qui, redoutant la vengeance du gouverneur de Milan, auquel il vient d'enlever la première chan-

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78 ŒUVRES DE STENDHilL.

teuse, preud des vêtements de femme et se réfugie à Barlassina, village de la banlieue. A peine arrivé, la vanité incroyable et particulière aux sopranos porte celui-ci à parler musique et à faire allusion aux applaudissements qu'il a reçus dans telle et telle ville. Aussitôt un dilettante de Fendroit devient amoureux d'Achille, et, qui plus est, entreprenant. Le soprano, qui a cinq pieds dix pouces, paraît dans le costume héroïque d'Achille, à peine recouvert par une robe d'indienne qu'il a empruntée à la /emme de chambre de la prima donna sa maîtresse. La jalousie ter- rible du gouverneur de Milan Ta obligé à prendre la fuite au milieu delà représentation de Topera d'Achille de Métastase. M. Loca- (elli ^ a joué avec tout le feu possible et une bonhomie de ridicule parfaite le rôle du soprano dont la vanité et la sottise se disputent toutes les démarches ; il a même chanté un grand air. Le soprano obtient sa grâce du gouverneur, en lui cédant la prima donna à laquelle il ne songe déjà plus. A la fin, quand il a le plaisir, maintenant objet de tous ses vœux, de reparaître sans robe d'in- dienne et dans son costume d'Achille complet, aux yeux des habitants de Barlassina, et surtout devant le dilettante son amant, les accès de rire fou ont interrompu les acteurs pendant cinq minutes.

Les sopranos sont sujets à une certaine légèreté qui leur fait changer de passion comme les enfants. M. Locatelli a foit bien saisi ce trait de caractère. Il est auteur de cette petite comédie qui serait digne de Potier et du Gymnase, si notre parterre avait ridée de la sottise d'un soprano et de la prepotenm d'un gouver- neur italien de l'ancien régime.

Le rire italien n'est jamais, pour le spectateur qui rit, une manière de se faire illusion et de prouver à son voisin qu1l con- naît les petits usages de la haute société. On prêtait ce soir une extrême attention à la pièce. Il faut que l'exposition soit fort daire. La moitié des charmantes esquisses de M. Scribe serait inintelligible ici faute d'exposition suffisante. Mais aussi» une fois Tavaut-scène bien comprise, les détails vrais ne lassent jamais un


^ Je ne parle jamais politique à aucun de mes amis. La plupart me troient ministériel.


ROME, NÀPLES ET FLORENCE. 79

auditoire italien. Le rire ne naît guère ici que lorsqu'on voit un homme se tromper de route en marchant vers le booheur qu'il désire.

J'ai vu dans la société, en fait de chaussures et de manteaux, des amants prendre les précautions les plus saugrenues. Leurs préparatifs pour sortir de la maison de leur amie duraient un quart d'heure, et ils n'étaient point ridicules aux yeux de leur maîtresse qui les regardait faire.

On ne joue point la jeunesse ici, encore moins Tétourderic; les jeunes gens sont graves, silencieux, mais point tristes. Il n'y a d'élourderie dans ce pays-ci qu'envers le qu'en dira-l-ou ; c'est la disinvoltura.

Selon moi, l'Italien craint moins les accidents et les maux fu- turs que rimage terrible que lui eu fait son imagination. Arrivé al tu per tu (au fait et au prendre) il e»t plein de ressources, comme on Ta vu dans la campagne de Russie (Le capitaine des gardes d'honneur Videman à Moscou) . Chose bien étonnante que cette prudence dans un pays où le ciel est ami de l'homme ! Pendant six mois de Tannée, qu'un Polonais reste une seule nuit exposé aux injures de l'air, il meurt. Ici, en Lombardie, il n'y a pas, je gage, quinze nuits par an égales en inclémence aux nuits de Pologne du i" octobre au 1" de mai. A la Tramesina, sur le lac de Como, à côté de la belle maison de N. Somraariva, il y a, dit-on, un oranger qui .vit en plein air depuis seize ans. Les maux de la tyrannie ont-ils donc sufQ pour remplacer ici l'inclémence de la nature * ? Les tempéraments bilieux ou mé- lancoliques sont frappants à observer dans un régiment qui dé- file, à cause du nombre, et de la force de l'empreinte. Tous les régiments italiens étant exilés en Hongrie, je fais mes observa- tions au sortir de la messe, à la porte d'une église à la mode (San Giovanni aile case rotte ou les Servi). La gaieté facile du sanguin ou du Français méridional est presque tout à fait incon-


  • Voir le caractère de Côme de Médicis, duc de Florence en 4537, duc

de Sienne en 1555, grand^duc de Toscane en 15b9, mort en 1574, après avoir pesé trente-sept ans sur la Toscane» Quelle leçon de scélératesse pour tout un peuple I


80 ŒUVHES De STb^NUUÂL.

uue en Ilalie. Peul-êlre la rett'ouverai-je à Venise. — Ici les élèves de Fécole de danse, jeunes filles de douze a seize ans, ' sont remarquables par la graviié. Je les vois quelquefois réunies au nombre de plus de trenle sur le théâtre pour les répétitions d'un ballet de Vigano, auxquelles ce grand homme veut bien m*admettre ^ L'Italien ne devient parlant et communicatif que vers les trenle ans. — Mais |e reviens au théâtre Patriotique.

J'ai bien fait des observations sur les loges pendant la première pièce (les Deux portefeuilles de Kolzbue). D'abord on voit ici beaucoup de femmes qui ne vont pas à la Scala.

Plusieurs jeunes femmes, après un premier attachement mal- heureux, qui les a conduites jusqu'à vingt-six ou vingt-huit ans, passent le reste de leur vie dans la solitude. La société de Milan n'accorde aucune considération à la constance dans ces sortes de résolutions; elle oublie. C'est qu'on ne trouve pas ici de femmes intéressées à couvrir les petits écarts de leur jeunesse par la dévotion de leurs paroles. La solitude de ces jeunes fem* mes malheureuses en amour scandalise fort celles qui ont paru dans le monde avant 1796. Ce qui est incroyable, c'est qu'elles appellent immorale la conduite de ces pauvres jeunes femmes qui passent leur vie entre leur piano et les œuvres de lord Byrou.

Lopinion des femmes, qui décide de la considération dont jouit une femme, se prend à la majorité, et la majorité est toujours vendue à la mode. C'est un spectacle bien utile pour un philo- sophe commençant que de voir une jeune femme taxée d'immo- ralité, uniquement parce qu'elle n'a pas pris d'amant après le premier qui l'a trompée.

C'est ce que j'ai bien vérifié ce soir, et ce reproche était dans la bouche de femmes qui ont usé et abusé du privilège établi par les mœurs antérieures à 1796^. Alors le règne d'un amant ne s'étendait pas toujours d'un carnaval à l'autre. Aujourd'hui,

  • Quoiqu^il n'accepte point ma loji^e, que je lui offre, de pear de se

compromettre avec la police. Cette police lui défend de traiter le sujet magnifique de VEbrea di Toledo. ' Molli averne

Un godcrne, l'i canibiur spesso.


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la plupart des alUicbements datent sept ou huit ans. J'en connais plusieurs qui datent du retour des patriotes après Marengo, il y a seize ans. — Une marquise de la plus haute volëe a pour amie de cœur une simple maîtresse de dessin. La position sociale est invisible en amitié. La vanité est tout au plus ici une des pas- sions; elle est bien loin d'être la dominante et que Ton voit re- paraître lorsqu'on devrait le moins s'y attendre chez la petite fille de trois ans comme chez le vieillard de quatre-vingts. Je comprends maintenant ce que Jean de MûUcr nous disait à Cas- sel, que le Français est le peuple le moins dramatique de l'uni- vers: il ne peut comprendre qu'une passion, la sienne; en second lieu, il a si bien mêlé cette passion à toutes les actions nécessai- res de la vie de Fanimal nommé homme, la mort, le penfihant des sexes, etc., que lorsqu'on lui montre ces actions nécessaires chez les autres peuples, il ne peut les reconnaître. Jean de Mul- 1er concluait de là que Voltaire devait être le plus grand tragi- que des Français, précisément parce quMl est le plus ridicule aux yeux des étrangers. Pendant huit ans, cette idée a été un para- doxe pour moi, et je l'aurais oubliée sans la grande réputation de l'auteur. L'Allemand, au lieu de rapporter tout à soi, se rap- porte tout aux autres. En lisant une histoire d'Assyrie, il est As- syrien ; il est Espagnol ou Mexicain en lisant les aventures de Cortez. Quand il se met à réfléchir, tout le monde a raison à ses yeux ; c'est pour cela qu'il rêve vingt ans de suite et souvent ne conclut pas ^ Le Français est plus expéditif, il juge un peuple et toute la masse de ses habitudes physiques et morales en une minute. Cela est-il conforme à Tusage? — Non; donc cela est exécrable, et il passe à autre chose.

L'Italien étudie longtemps et comprend parfaitement les ma- nières singulières d'un peuple étranger et les habitudes qu'il a


  • L'auteur seul mieux que personne combien il a peu le droit de tran-

cher ainsi sur d^aussi grandes questions. Je désire êtro bref et clair. Si j'avais recours à l'appareil inattaquable des formes dubitatives et modestes qui conviennent si bien à mon ignorance, ce voyage aurait trois volumes, et serait six fois plus ennuyeux. Par le temps qui court, la brièveté esl le seul signe de respect apprécié par le public. Je ne prétends pas dire cf que 9Qnt Ips çhosçs, je riicot^tc) la sensation cju' elles jno firofli.


82 ŒUVRES DK STENDHAL.

contractées en allant à la chasse du bonhear. Un être qui mar- che à un bonheur quel qu'il soit, ne lui semble jamais ridicule par la singularité du but, mais seulement quand il se trompe de route. Voilà qui explique la Mandragora de Machiavel, VAjonell imbarazzo, et toutes les vraies comédies italiennes (j'appelle vraiment italiennes celles qui ne sont pas imitées du français). Je donnerais beaucoup pour voir les relations des ambassadeurs vénitiens et des nonces du pape, envoyées dans les cours étran- gères. J'ai été étonné des récits faits par de simples marchands: récits de M. Torti sur la probité héroïque des Turcs et leurs usa- ges ; les femmes turques, à Gonstantinople, montrant leur taille aux étrangers en serrant leur robe faite en domino, affectant Fair souffrant d'une pelite-maîlresse, et laissant tomber leurs babou- ches avec négligence.

Ce n'est en général que les gens flegmatiques qui ont ici de la vanité. Il n'y a peut-être pas de Gascon aussi plaisant en ce genre qu'un abbé que j'ai rencontré dans un salon au sortir du théâtre patriotique. Un marquis mort depuis peu lui a laissé une magnifiaue pension viagère. La grande passion du marquis d'A^* était la peur du diable. Fidèle aux croyances que le papisme n'a abandonnées que depuis peu, il avait surtout peur que le diable n'entrât dans son corps par quelque ouverture; en conséquence l'abbé ne le quittait point. Le matin il bénissait la bouche du

marquis avant que celui-ci ne l'ouvrît Je ne puis arriver au

bout de mon conte en français ; il n'a rien de choquant en mila- nais La plaisanterie que Ton fait à Tabbé, c'est de lui rappeler, au milieu de son opulence actuelle et malgré ses bas violets, quelques-unes de ses anciennes fonctions auprès du marquis d'Adda. M. Guasco, qui était ce soir le bourreau de l'abbé, a rem- pli cette fonction délicate avec toute la finesse et le sang-froid possibles. En sortant nous nous sommes arrêtés sous la porte cochère, pour nous livrer au rire fou qui nous suffoquait ^

  • Un proverbe italien dit : « Un abbé commence par le noir, arrive au

violet, de là au rouge, et finit par le blanc, b L'uniforme d'un abbé se .porte aux jambes. Il arrive à Rome avec des bas noirs : il en prend de violets quand il est t'ait monsignore (prélat) , comme notre homme de ce soir. Le cardinal a des bas rouges, et enfin le pape porte des bas blancs. Les


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 83

5 décembre. — Je sors de Thètel des Mcmnaies (la Zecca). Napoléon appela ici H. Moruzzi» mécanicien de Florence, qui a fait de la Zecca de Milan un établissement fort supérieur à tout ce que j^ai vu à Paris. Gomme nos maîtres les industriels ne me feront pas Thonneur de lire un voyage frivole, je passe la des- cription.

M - le chevalier Moruzzi me dit qu'on bâtit une rue nouvelle, la Contradd dei due mûri; j'y suis allé bien vite. Pour faire une nie ici, Ton commence par creuser au milieu de la rue un canal de quatre pieds de profondeur, dans lequel viennent aboutir tous les tuyaux qui du haut des toits conduisent les eaux pluviales dans la rue. Les murs de face des maisons étant de briques, souvent Ton cache ces tuyaux dans le mur. Le canal de la rue terminé, Ton pave la rue avec quatre bandes de granit et trois de pavé, ainsi :


000 WÊiÊÊmÊ 00 «HMi 000


Vous voyez deux trottoirs de granit GG de trois pieds de large, le long des maisons; deux bandes de granit RR, placées pour que les roues des voitures n'éprouvent pas de cahots désagréa- bles. Le reste de la rue est pavé en petits cailloux pointus.

Les voitures ne s'écartent jamais des deux bandes de granit RR, et les piétons se tenant toujours sur les deux trottoirs GG, les accidents sont fort rares. L'architecture admettant des cor- niches fort saillantes et des balcons presque à tous les étages, quand il pleut, si Ton choisit le côté d'où vient le vent, et que Ton suive les trottoirs GG, Ton est à Tabri des petites pluies. Quant aux pluies du tropique, comme celles de ces jours-ci, dès qu'on a fait vingt pas, Ton est trempé comme si Ton s'était jeté


abbés étant riches, gais et amants des plus jolies femmes, ne sont point ridicules en Italie. La morale y étant parfaitement séparée du dogme, ils ne sont pas tristes comme des ministres protestants. Ils ne deviennent tristes que vers les soixante ans, quand la peur du diable reparait.


84 ŒUVRES DE STENDHAL.

dans le canal. Les deux bandes de granit RR, destinées aux roues des voitures sont posées sur les deux petits murs, hauts de qua- tre pieds, qui forment le canal souterrain sous chaque rue. Tous les cent pas il y a une pierre trouée qui admet dans le canal les gouttes d'eau qui sont tombées sur le pavé. Voilà comment les rues de Milan sont les plus commodes du monde et sans crotte. Il y a longtemps dans ce pays-ci que Ton songe à ce qui est utile au simple citoyen.

En 1179, les Milanais commencèrent un canal navigable qui unit leur ville au lac Majeur et au lac de Gomo, par le Tésin et FAdda. Ce canal est situé dans la ville, comme le boulevard, à Paris, delà Bastille à ]a Madeleine. En 1179, nous étions des serfs, et nos maîtres suivaient Louis le Jeune à la croisade. Milan était une république, où chacun se battait parce qu'il le voulait bien et pour obtenir une certaine chose qu'il désirait. De là vient qu'en 1816 nos rues sont encore si hostiles aux pié- tons. Mais chut! que va dire Ihonneur national? Notre rue des Petits-Champs, comme disent les vrais patriotes, est bien autre chose que les rues de Milan que je viens de décrire. Ce sot or- gueil est une barbarie de plus.

6 décembre. ^ Il pleuvait ce soir horriblement; la Scala était déserte; la tristesse disposait à la philosophie. J'ai trouvé M. Ca- valetti seul dans sa loge. « Voulez-vous, m'a-t-il dit, ne pas vous laisser égarer par les déclamations contre les prêtres, les nobles et les souverains? éludiez philosophiquement les six centres d'action qui agissent sur les dix-huit millions d'Italiens : Turin, Milan, Modèue, Florence, Rome et Naples*. Vous savez que ce peuple ne forme pas masse. Bergame exècre Milan qui est éga- lement haïe par Novarre et Pavie ; quant au Milanais, il songe à bien dîner, à acheter un bon pastran (manteau) pour l'hiver, et ne hait personne : haïr troublerait sa volupté tranquille. Florence qui abhorra tellement Sienne autrefois, ne hait personne au- jourd'hui, par impuissance. Je cherche en vain une troisième exception. Chaque cité exècre ses voisins et en est mortellement

  • Voir Gorani, Dttcripiion det cours 4' Italie vers 1796, C'eal uvl MHr^-*


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 85

haie. Nos souverains ont donc sans peine le divide ut imperes.

Ce malheureux peuple, pulvérisé par la haine, est gouverné par les cours d'Autriche, de Turin, de Modène, de Florence, de Rome et de Naples.

Modène et Turin sont en proie aux jésuites. Le Piémont est le pays le plus monarchique de l'Europe. L'oligarchie autrichienne suit encore lés idées de Joseph II, qui, faute de mieux, passe à Vienne pour un grand homme ; elle force les prêtres à ne pas intriguer et à respecter les lois, et, du reste, nous traite comme une colonie.

Bologne et toute la Romagne font peur à la cour de Rome ; Gonsalvi envoie pour gouverner ce pays un cardinal qui a Tordre de se faire aimer, et obéit. Gonsalvi, minisire tout-puissant à Rome, est un ignorant plein d'esprit naturel et de modérai ion ; il sait que les Italiens de Bologne et de la Romagne ont conservé quelque chose de l'énergie du moyen âge. Quand un maire en Romagne est trop coquin, on le tue, et jamais Ton ne trouve de témoins contre l'assassin. Ces manières sauvages font horreur à leurs voisins, les habitants de Florence. Le gouvernement si re- nommé de Léopold, succédant à TaCTreuse monarchie des Médi- cis, les a transformés en sopranos dévots. Ils n'ont plus de pas- sions que celles des belles livrées et des jolies processions Leur grand-duc aime l'argent et les femmes, et vit comme un père au milieu de ses enfants; il est indifférent pour eux, comme eux pour lui ; mais quand ils viennent à regarder ce qui se passe ail- leurs, ils s'aiment par raison. Le paysan toscan est bien singu- lier ; ces laboureurs forment peut-être la société la plus aimable de l'Europe; je les préfère de beaucoup aux habitants des villes.

En Italie, le pays civilisé finit au Tibre. Au midi de ce fleuve vous verrez l'énergie et le bonheur des sauvages. Dans l'État ro - main, la seule loi en vigueur est le catholicisme, c'est-à-dire Vobservation des rites. Vous le jugerez par ses effets. La morale y est prohibée comme conduisant à Vexamen personnel.

Le royaume de Naples se réduit à cette ville, la seule d'Italie qui ait le bruit et le ton d'une capitale.

Le gouvernement est une monarchie ridicule à la Philippe II,


86^ ŒUVRES DE STENDHAL.

qui coDserve encore quelques habitudes d'ordre admiaistratif, ap- portées par les Français. Rien de plus insignifiauc et de moÎDS in- fluent sur le peuple. Ce qui est admirable et digne de votre at- tention, c'est le caractère du lazzarone, qui n'a pour loi que la crainte du dieu saint Janvier.

Ce dévouement de Tâme, que Ton appelle amour ici, n'arrive pas jusqu'à Naples ; il est mis en fuite par la sensation présente, ce tyran de Thomme du Midi. A Naples, si une jolie femme loge vis-à-vis de chez vous, ne manquez pas de lui faire des signes.

Ne vous laissez pas mettre en colère comme un Anglais par tout ce que vous verrez d'africain en ce genre. Détournez les yeux si vous êtes vieux ou triste, et rappelez- vous que votre grand objet, à Naples, c'est le lazzarone. Même votre, illustre Moo- tesquieu a dit une sottise sur les lazza^oni^ Regardez bien avant de conclure. Le sentiment du devoir , qui est le bourreau du Nord, n'atteint pas le cœur du lazzarone. S'il tue son compagnon dans un mouvement de colère, son dieu saint Janvier lui par«  donne» pourvu qu il se donne le nouveau plaisir d'aller bavarder sur sa colère aux pieds du moine qui le confesse. La nature, eu réunissant sur la baie de Naples tout ce qu'elle peut donner à l'homme, a nommé le lazzarone son 61s aîné. L'Écossais, telle-* ment civilisé, et qui ne fournit qu'un crime capital eu six ans, n'est qu'un cadet qui, à force de travail, a fait fortune. Compa- rez le lazzarone à demi nu au paysan écossais que, pendant six mois de Tannée, l'aspérité de son climat force à faire des ré- flexions, et des réflexions sévères, car la mort le guette de toutes parts à cent pas de sa chaumière. C'est à Naples que vous verrez l'immense utilité d'un despote tel que Napoléon. Tâchez de faire amitié avec un propriétaire de vignes d'Ischia ou de Caprée, qui vous tutoiera dès le second jour si vous lui plaisez. Faute de cinquante années du despotisme d'un Napo- léon, la république ne pourrait s'établir parmi le bas peu-


  • Les lazzaroni, les plus misérables des hommes, frémissent si le Vésuve

vient à jeter de la lave. Je vous le demande, dans leur état si malheu- reux qu'ont-ils à perdre? (^Je cite de mémoire.)— (Montesquieu, €Euvr$s diverses.)


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 87

pie napolitain. Leur absurdité va jusqu^à maudire le géné- ral **\ qui, pendant dix-huit mois, a fait disparaître le vol et l'assassinat dans les pays au midi de Naples. Le maréchal Da- voust, roi de Naples, eût agrandi l'Europe de ce côté. Je ris quand je vois les Anglais se plaindre d'y être assassinés. A qui la faute? En 1802, Napoléon civilisa le Piémont par mille sup- plices qui ont empêché dix mille assassinats. Je ne dis pas qu'à la Louisiane, chez un peuple sans passion, raisonneur et fleg- matique. Ton ne puisse parvenir à supprimer la peine de mort. En Italie, Milan excepté, la peine de mort est la préface à toute civilisation. Ces imbéciles de Tedesk, qui essayent de nous gou- verner, ne font pendre un assassin qu'autant qu'il confesse son crime. Ils entassent ces malheureux à Mantoue, et, quand lear nourriture fatigue leur avarice, ils profitent du 12 février, anni- versaire de la naissance de leur empereur, pour les rejeter dans la société. Ces gens*là, en vivant ensemble, prennent Fémulalion des forfaits, et deviennent des monstres, qui, par exemple, ver- sent du plomb fondu dans Foreille d'un paysan qui dort dans la campagne, pour jouir de la mine qu'il fait en mourant, -r- Après ceUe grave et triste conversation, je me suis sauvé chez la con- tessiua C**% où l'on a ri et joué au pharaon jusqu'à trois heures du malin. Le pharaon est le jeu italien par excellence ; il n'em- pêche pas de rêver à ce qui intéresse. Le sublime de ce jeu, c'est de le jouer placé vis-à-vis d'une femme que l'on aime de passion, et qui est gardée par un jaloux. Almen cosi si dice.

8 décembre. — Une mère, jolie femme de trente-deux ans, ne se gêne guère ici, pour être au désespoir ou au comble de la joie par amour, devant ses filles, âgées de douze ou quinze ans, et filles très-alertes. Je blâme fort cette imprudence, par mot ob- servée ce matin. J'ai pensé à ce que dit Montesquieu, que les parents ne communiquent pas leur esprit à leurs enfants, mais bien leurs passions.

Les femmes jouent, en Italie, un tout autre rôle qu'en France. Elles ont pour société habituelle un ou deux hommes qu'elles ont choisis, et qu'elles peuvent punir par le malheur le plus atroce, s'ils viennent à leur déplaire. Dès l'âge de quinze ans, une jeune fille est jolie et peut compter dans le monde, et il n'est pas


88 ŒUVRES DK STENDHAL.

très-rare de voir une femme faire encore des conquêtes bien au delà de cinquante ans. « Qu'importe Tàge» me disait un jour le comte Fantozzi, fort épris de madame M", qui a peut-être cinquante- cinq ans, qu'importe Tàge, quand la beauté, la gaieté, et, mieux encore, la facilité à être ému, si.bsiste encore ! »

J*ai vu madame L*'* dire devant sa fille, la belle Gamilla, et en parlant de Lampugnani : a Ab ! celui-là était fait pour moi : il savait aimer, » etc. Ce discours intéressant, dont pas une syl- labe n était perdue, a duré plus d*une beure. M'accusera-t-on de protéger ces mœurs parce que je les décris, moi qui crois fer- mement que la pudeur est la source de Tamour-passion? Pour me venger, je penserai à la vie de qui me calomnie. Je regrette souvent qu'il u y ait pas une langue sacrée connue des seuls ini- tiés ; un bounête bomme pourrait alors parler librement, sûr de n'être entendu que par ses pairs. Je ne reculerai devant aucune difficulté. J'avouerai que madame V*\ dimancbe dernier, durant une visite de cérémonie, après la messe, adressait, en présence de ses deux filles, et à deux bommes qui, en toute leur vie, ne lui ont fait que cette visite, des maximes approfondies sur Ta- mour. Elle appuyait ces maximes d'exemples à leur connaissance (celui de la Belintani, actuellement en Espagne avec son amaui), sur répoque précise à laquelle il convient de punir, par Tinfidé- lité, les amants qui se conduisent mal. Les jeunes filles sont gardées ici avec une sévérité espagnole. Quand la mère sort, elle se fait remplacer par quelque vieille parente fort alerte, et qui remplit le rôle de duègne. On dit que plusieurs jeunes filles ont de petits amoureux qu'elles ne voient que quand ils passent dans la rue; on se fait quelques signes, on s'aperçoit à l'église le di- mancbe, on danse ensemble deux ou trois fois tout au plus cba- que année. Mais souvent une intrigue aussi simple est accompa- gnée des sentiments les plus profonds. Je n'oublierai jamais les réflexions que j'ai entendu faire par une jeune fille de quatorze ans, à une représentation de la Vestale (le sublime ballet de Vi- gauo). 11 y avait une sagacité et une profondeur de pensée vrai- ment effrayantes.

Les idées qu'une jeune fille italienne peut se former sur sa vie h venir sont fondées sur des confidences qu'elle a surprises,


ROME, NAPLES ET FLOREKCC. m

sur des faits qu'elle a oui conler» sur des mouvements de joie, ou de tristesse qu'elle a observes, jamais sur des bavardages de livres. On ne lit pas de romans, par Texcclleute raison qu'il n'y en a point. Je connais une lourde copie de Werther, intitulée Lettres de Jacopo Ortiz, et deux ou trois ouvrages illisibles de Vabbate Ghiari. Quant à nos romans françaîs/traduits en italien, ils font r effet d'une diatribe contre Tamour. Un père de ce pays«  ci, qui a des filles, et trouve un roman cbez lui, le jette au feu brutalement'. Cette absence de toute lecture, autre que la sé~ vëre histoire, est une des raisons les plus fortes de mon admira- tion vive pour la conversation des femmes italiennes. Dans les pays à romans, FAllemagne, la France, etc., la femme la plus tendre, dans les moments du plus grand abandon, imite toujours un peu la Nouvelle Héloïse ou le roman à la mode : car elle dé* sire avec passion plaire à son amant , elle a lu ce roman avec transport; elle ne peut pas ne pas se servir un peu des phrases qui Font fait pleurer et qui lui ont paru sublimes. Le beau na- turel, chez les femmes, est donc toujours altéré dans les pays à romans. Il faut être déjà d'un certain âge pour leur pardonner (out ce clinquant, voir la véritable passion où elle est, et ne point se laisser glacer par tout le vain attirail dont on prétend la parer. On sait que les lettres d'amour, et quelquefois la con- versation tendre des femmes litléraires, ne sont, en général, qu'un centon des romans qu'elles admirent. Serait-ce pour cela qu'elles sont moins femmes que toutes les autres, ek si ridicules? En Italie, l'amour, si elle peut en inspirer ou en éprouver, est toujours le principal intérêt dans la vie d*une femme; le talent littéraire n est, à ses yeux, qu'un ornement de la vie, qu'un moyen de plaire davantage à l'homme qu'elle aime. Je ne doute pas un instant qu'une Italienne qui vient de finir un roman ou un recueil de sonnets, ne le jette au feu à l'instant, si sou amant le lui demande d*une certaine manière. Les lettres d'amour, à


  • Quelques années après la date de ce voyage, j'ai vu à Paris discuter,

devant sept à huit jeunes personnes, toutes les probabilités de la haute fortune de la marquise Octavie, dont alors le public connmençait à s'oc- cuper. Ce discours dura quarante-cinq minutes. (No!e ajoutée en 4826.)


90 ŒUVRES DE STENDHAL.

en juger par celles que m'a montrées un amant |aloux, le mar- quis B***, ont très-peu de mérite littéraire, c'est-à-dire sont très- peu faites pour plaire auï indifférents. Elles sont pleines de ré- pétitions. On peut en prendre une idée par les Lettres d'une Religieuse po rtugaise * .

\ décembre. — J'ai accompagné Radael à la diligence du Mont-Napoléon, qui le mène «i Mantoue en vingt-trois heures ; car il faut passer par la patrie de Virgile pour aller à Bologne. Le duc de Modène n'a pas voulu permettre à la diligence de tra- verser ses États. Il n'y a que les jacobins qui voyagent, a-t-îl dit, et S. A. R. « raison; son chef de police Besini lui fait de fidèles rapports. L'Italien, qui lit peu et avec méOance, s'instruit surtout parles voyages. Ce monde n'est qu'une vallée de lar- mes» dit-on à Modène, et l'on

. , . • . n'est-ce pas leur rendre le plus grand des ser- vices?


ou donnez raison aux jésuites de Modène


ftten de plus raisonnable que la persécution et les auto-da-fé, rien de plus ridicule que la tolérance.

Veut-on jouir du spectacle le plus plaisant, il faut voir un Ita- lien s'embarquer dans une diligence. Vattentioriy qui n'est ja- mais dans c»pays qu'au service des passions profondes, ne peut pas se mouvoir rapidement. L'italien qui s'embarque meurt de peur d'oublier quelqu'une de ses cent précautions contre le froid, rhumidké, les voleurs, le peu de soin des aubergistes, etc. Plus il veut surveiller de choses à la fois, plus il s'embrouille, et il faut voir son désespoir pour ses moindres oublis. Peu lui importe d*être ridicule aux yeux des spectateurs rassemblés au- tour d'une diligence qui part. Il donnerait vingt spectateurs pour n'avoir pas oublié son bonnet de soie noire à mettre sur la tête en entrant au parterre de quelque théâtre, où, pour le malheur

  • Voir la bonne édition, chez M. Firmin Didot, 1824, avec la traduction

en portugais.


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 91

du public, il y a un prince, ce qui emporte Tobligation d'6ter son chapeau*.

- Ce qu'il y a de plus impatientant ou de plus admirable pour un Italien, suivant le sens duquel il prend la chose, c'est un fat français homme d*esprit, qui, en une heure de conversation, parle d'Homère, d'économie politique, de Bolivar, de Raphaël, de chimie, de M. Ganuing, du commerce des Romains, du Vé- suve, de 1 empereur Alexandre, du philosophe Erasme, de Pai- siello, de Humphry Davy, et de cent autres choses. Après cette conversation aimable, Fltalien, qui s'est efforcé de mettre son esprit au galop pour penser profondément à chacune de ces choses à mesure qu'elles voltigent sur les lèvres de Fbomme d'esprit français, a un mal de tête fou.

Le Français qui veut bien oublier net toutes sortes d'allusions littéraires, et n'appliquer cette étonnante vivacité, brillant pri«  vilége de son pays, qu'aux circonstances extérieures du voyage à la campagne, ou du pique- nique qu'il fait avec des Italiens, court la chance de paraître un homme étonnant aux yeux de quelque jolie femme. Mais il faut qu'il s'arrête tout court dès qu'il voit qu'il n'est pas compris, et qu'il se taise au moins dix mortelles minutes par heure. Tout est perdu s'il déplaît comme bavard, tandis qu'il n'y a aucun danger à paraître silencieux. Un sous-lieutenant du midi de la France qui n'a pas lu la Harpe, est beaucoup plus près d'être adoré d'une Italienne, qu'un char- mant jeune homme de Paris, membre de la Société pour la mo- rale chrétienne, et qui a déjà fait imprimer deux poèmes dé- licieux.

12 décembre. — Ce soir, à la Scala, un malheureux que sa maîtresse a délaissé depuis un an, me prend pour confident. Je


  • D'après le principe qu'il n'y a de perfection qu'en France, le gouver-

nement Je Napoléon, a Milan, ne permettait pas aux Italiens de garder leur chapeau au parterre de la Scala. A chaque instant deux coiumissaires de police, apostés pour cela, venaient vous toucher le coude fort poli- ment, si la peur de vous enrhumer dans cette salle immense vous faisait céder au besoin de mettre votre chapeau. De tout le gouvernement de Napoléon, cette bagatelle est peut-être ce qui a le plus vexé les Milanais. Le prince Eugène manquait de tact pour ces choses-là.


d2 (EUVRfiS DE STENDHAL.

le trouve dans les files du parterre, vers les onze heures. Il était là depuis sept heures, à contempler de loin celle loge où il rë- gnail autrefois. 11 est jeune, fort beau, noble, riche, et il se désespère depuis un an, au vu et au su de toute la ville. Stupé- fait de la gravité des confidences de ce pauvre amoureux, j'ai d*abord cru qu*il avait quelque petit service à me demander. Pas du tout, il avait besoin de parler de la femme qu*il aima pendant huit ans, et qu'il adore plus que jamais après une année de brouille. Et quelle brouille ! La plus humiliante du monde. 11 me conte longuement comme quoi un ofQcier allemand, fort laid (c'est au contraire un fort aimable et fort joli homme, très-fat), a lorgné sa belle de la même place où nous sommes au parterre, et constamment pendant six mois, c J'en fus jaloux, me dit-il, etj'eus la sottise de le dire à la Violantiua; mes plaintes la por- tèrent sans doute à faire attention à ce maudit comte de Keller. Pour me faire un peu enrager, elle commença à jeter un regard sur lui chaque soir, au moment où nous quittions le théâtre. Keller enhardi loua un petit appartement d*où il pouvait aper- cevoir son balcon. 11 osa écrire. Ce commerce de coquetterie durait depuis trois semaines, lorsque la camérière placée par moi, ayant eu une querelle avec sa maîtresse, me remit une let- tre de Keller adressée à celle-ci. Pour piquer la Violanlina, je feignis de faire la cour à la Fulvia V***, Je mourais d'ennui dans la loge de la Fulvia, excepté quand je pouvais espérer d'être aperçu par la Yiolautina. Un jour, nous commençâmes une pe- tite querelle à propos d'un magniGque bouquet de Ûeurs de mou jardin de Quarto que j'avais envoyé à la Fulvia. Nous en vînmes aux paroles décisives. Je lui dis, poussé à bout : « Choisissez de Keller ou de moi, » et je tirai la porte très-fort en sortant. Le len- demain, elle m'écrivit ces propres paroles :

c Voyagez, mon cher ami; car nous ne sommes plus qn'amis» Allez passer un mois aux eaux de la Battaglia. »

— Qui l'eût dit, mon cher S...? aprèj huit années d'amitié!

Et là-dessus le marquis N*** me commence l'histoire de ses amours, à partir du premier jour qu'il aperçut la Yiolautina. J'aime à la folie les contes qui peignent les mouvements du cœur humain bien en détail, et je suis tout oreilles. Peu importe


ROME, NAPLES ET FLOIIENCE. 93

à r^**' si on récoule avec intérêt; il a besoin de parler de la Yio- ianlina; cependant Fémolion de mes yeux lui fait du bien. Aussi, quand le petit ballet V Élève de la nature a fini, à minuit et demi, avait-il encore beaucoup à dire. Nous sommes allés nous réfugier dans le café désert du Gasin des Nobles, où nous avons troublé un amant et sa maîtresse qui s'étaient donné rendez- vous dans ce lieu solitaire et public. Là N"* m'a parlé jusqu'à de4ix heures. Le café s'est feriué ; il m'a reconduit chez moi. Dans la rue, n'étant plus retenu par les lumières, les larmes coulaient le long de ses joues, tandis qu'il me contait son bon- heur passé. Il m'a tenu un gros quart d'heure sous la porte de la Bella Venezia, où je loge. En6n, deux heures trois quarts son- naient à l'horloge de Saint-Fidèle comme j'ai commencé à écrire. Si j'avais un secrétaire, je dicterais toute la nuit l'histoire des amours de ^*** avec la Violantina. Rien ne peint mieux et plus profondément les habitudes morales de l'Italie. H y a trente in- cidents peut-être, tout à fait incompréhensibles eu France. Un Français se serait fâché de ce qui plaisait à M. W\ et vice versa.

Cette histoire a occupé mes oreilles trois heures trois quarts. Je n'ai peut-être pas dit ceut mots, et j'ai été constamment in- téressé. Il est impossible, me disais-je, qu'un homme aussi pro- fondément ému ait le courage de mentir, excepté sur un ou deux faits trop humiliants pour qu'on les raconte. A chaque instant le marquis N*** se reprenait pour mieux me faire voir quelque petite circonstance. Madame R*** a une dent postiche, chose que j'ignorais. Gomment fera-t-elle, me disait-il, pour remettre cette dent quand elle se dérangera? moi-même je l'ai menée à Turin pour la faire placer par Fonzi qui est mon ami. Je l'ai présentée chez Fonzi sous le nom de la pauvre Marchesina Q**\ ma sœur; enfin personne ne s'est jamais douté de la fausse dent. A son âge, vingt-quatre ans, c'est humiliant d'avoir une fausse dent. Est-ce que Keller sera capable de la lui remettre comme moi? Ahl cette femme se perd! ajoutait-il gravement.

Ce pauvre malheureux a peut-être fait la même confidence à vingt personnes. Toute la ville parle de son désespoir. Il est allé k Veais^ pour se distraire. S^ son^bre tristesse l'fi fsiit remar-*


94 ŒUVRES DE STENDHAL.

quer, on lui en a fait la guerre, et il a conté son histoire, et ce n*est pourtant pas un sot ni un homme remarquablement faible.

J'ai eu toutes les peines du monde à mettre en français cette esquisse de son récit. Le milanais est plein de mots propres pour exprimer chacune des petites circonstances de Tamour. Mes pé- riphrases françaises manquent d'exactitude et disent trop ou trop peu. Gonunent aurions -nous une langue pour une chose dont nous ne parlons jamais?

12 décembre. — J'ai consulté M. Izimbardi, mon oracle, sur la longue confidence qui m*a fait coucher ce matin à quatre heures. Rien de pliis commun ici, m'a-t^il dit. Ah ! vous n'avez pas vu (1***, quand il était au désespoir pour sa brouille avec la Luizina; P***, quand il essaya de se brouiller avec la R^^, chez laquelle il était entré mal à propos. Et il me cite sur-le-champ dix noms parmi lesquels je trouve ceux de plusieurs de mes nouveaux amis que je regardais comme les plus sensés. Et les femmes ! me dit-il ; voulez-vous que je vous conte le désespoir de la Ghita quand elle a découvert que P**' ne Vaimait pas, et avait seulement voulu mettre une femme de plus sur sa liste? Elle n'a pas eu le courage de s'habiller pendant près d'un an. Elle venait à la Scala en robe de chambre d'indienne rouge mon- tant jusqu'au cou, les jours déprime recite. Elle a été plus d'un mois sans voir un seul de ses amis, que le vieux M. S***, qui, je pense, portait ses billets à P**\ Elle ne paraissait plus dans sa loge, et je parierais que, quand elle y est revenue au bout de six semaines, c'était dans l'espérance d'apercevoir de loin le bril- lant P***. Les désespoirs d'amour sont précisément ici la petite vérole des âmes; il faut passer par là. Nos aïeules, qui vivaient comme le Grand-Turc au milieu du sérail, n'étaient pas si su- jettes à cette maladie. Le propre d'une imagination italienne, ajoute M. Izimbardi, c'est que, lorsqu'elle est possédée par cette passion, elle ne peut plus apercevoir de bonheur hors de la per- sonne aimée. Nous arrivons de là à la plus haute métaphysique, que j'épargne au lecteur. Après avoir longtemps parlé amour, mon rôle étant à chaque instant de nier les conclusions de M. Izimbardi et de me faire conter les anecdotes probantes avec les noms et qualités des personnages, pour bien vérifier qu'on ne


ROME, NâPLES et FLORENCE. 95

mentait pas ; après avoir, dis-je, longtemps parlé amour dans un coin obscur du café de l'Académie, nous nous trouvons avoir abordé les questions les plus difficiles sur la peinture, la mu- sique, etc. Les résoudre, voir la vérité sur elles, devient presque un badinage, M. Izimbardi me dit : Quand un jeune homme qui n*a point fait de folies et qui seulement a beaucoup lu ose me par- ler beaux-arts, je lui ris au nez ouvertement. Apprends à voir, lui dis-je, et puis nous parlerons. Quand un homme connu par quelque long malheur, comme votre ami d'hier soir, m'attaque sur les beaux-arts, je mets le discours sur les petites manies des hommes supérieurs qu'il a rencontrés lorsqu'il avait dix- huit ou vingt ans. Je plaisante sur les ridicules de leur per- sonne ou de leur esprit, afin que mon homme me confesse si alors, dans sa première jeunesse, il remarquait ces ridicules et en jouissait comme d'une sorte de consolation de leur supério- rité sur lui; ou bien, s'il les adorait comme des perfections et cherchait à les imiter. Tout être qui n'a pas assez aimé un grand homme à dix-huit ans, pour adorer même ses ridicules, n*est pas fait pour parler d'art avec moi. Une âme folle, rêveuse et profondément sensible, est encore plus indispensable qu'une bonne télé pour oser ouvrir la bouche sur les statues de Ganova que tout Milan va voir chez M. Sommariva, à la Cadenabia (sur le lac de Gôme). J'étais sur le point de faire une plaisanterie sur le grand nombre d'hommes de génie nécessaire pour que chaque jeune homme en eût un pour être mis à Tépreuve. Je me suis souvenu que ces petites mauvaises fois pour amener un mot prétendu spirituel glacent les Italiens et à Tinstant leur ferment la bouche.

L'on m'a donné ce matin un charmant sonnet de Garline Porta sur la mort du peintre Joseph Bossi, fat célèbre, qui passe ici pour un grand homme.


L'è mort el pittor Boss. Jésus per lu.


Dans une littérature où ce degré de naturel et de vérité est admis, les âmes arides sont mises à la porte par la force des choses. J'aurai peut-être relu dix fois ce sonnet aujourd'hui. Un


90 UEUVUES DE STENDHAL,

sonnet n'ayant que quatorze lignes, on ne risque jamais de beaucoup s'ennuyer en le commençant ; j*aime ce genre avec pas- sion. Il y a huit ou di\ sonnets en italien qui sont parmi les plus belles choses qu*ait produites Tesprit humain. Garline Porta est surtout admirable quand il peint le Milanais noble qui veut par- ler toscan, et ajoute des désinences aux nâots tronqués de sa langue maternelle, par exemple dans la Preghiera :

Donna Fdbia, Fabron de Fabrian


Ora-mai ancbe mi, don Sigismond Convenajo appien nella di lei paura * .


Mais les chefs-d'œuvre de cet aimable poêle ne peuvent pas être cités devant des femmes; il partage ce malheur avec Bu- ratti et Baflb. Tous trois ils ont idéalisé la conversation de tous les jours, et dans toute espèce d'art, cette opération rend plus


visibles les grands traits.


Je relis avec délices le sonnet ci-après, qui, parce qu'il est vrai, rend tôt ou tard une révolution immanquable en ce pays.

Sissignor, sur Marches, lu l'è marcbes,


D*e8s saliidaa da on asen corne lu.

— El pover njerilt che l'è minga don

Te me l'han costringiuu la in d'on canton.


Excepté Monti, tout ce qu'on a imprimé ici en italien depuis cinquante ans ne vaut pas ce sonnet et El di dHncœii, La force, la simplicité, le naturel, jamais aucune imitation académique et froide à la Fonlanes ou à la Villemain, voilà ce qui place si haut les poésies en vemacolo. La médiocrité n'y est ni tolérée ni to- lérable, avantage que cette poésie perdrait bien vite si Ton créait jamais pour elle des académies et dés journaux littéraires. L'A- cadémie française nous a donné le pédantisme, et la littérature

  • Il y a un dictionnaire milanais-italien, en 2 vol. in-8*, fort bien im-

primé à rimprimeri^ royale. L^ base de la langue est minga, (jui veqt


nOME, NAPLES ET FLOBENCE. 97

ii*a produit de chefs-d*œuvre psinnî nous que quand elle jouis- sait du mépris des sots (1673). Bien n'est si simple et si naïf qu'un poète italien : Grossi, Pellico» Porta, Manzoni e: même Monti, malgré l'habitude des triomphes. Les poètes envemacolo sont toujours moins pédants et plus aimables que les autres. G*est une triste chose que tous nos jugements littéraires, jour- naux, cours de littérature, etc. Ce fatras dégoûte de la poésie les âmes un peu délicates. Si Ton veut lire avec plaisir les vers d'un poète du Nord, il ne faut pas connaître sa personne ; vous trou* vez un fat qui dit i.ma muse. Porta et Grossi me font au con- traire adorer encore davantage leurs charmants poèmes.

BELGIOJOSO.

H décembre. — Ce matin, comme je passais, en quittant Mi- lan, sous Tare de triomphe de Marengo (porte de Pavie), pollué par je ne sais quelle inscription, ouvrage des ultra du pays, j'a- vais les larmes aux yeux. Je me répétais souvent, avec un cer- t»n plaisir machinal, ces beaux vers de Monti :

Mossi al fine, e quei colli ove si sente Tullo il bel di natura, abbandonai L'orme segnando al cor conlrarie e lente ^

Bl. Izimbardi, homme supérieur, l'un de mes nouveaux amis, voulait absolument me conduire au lac de Gomo. c Qu'allezvous chercher à Rome, me dit-il hier soir au café de l'Académie, la beauté sublime?

Eh bien, notre lac de Gomo est dans la nature ce que les rui- nés du Colysée sont en architecture et le saint Jérôme du Gor-

  • Cinquième chant de la Mascheroîiiana, pocme de Monti, à l'occasion

de la mort de Lorenzo Mascheroni. Ce grand poète décrit une année de la vie de Napoléon. 11 avait commencé dans la Boêvigliana l'histoire de la révolution française. Quel dommage qu'il n'ait pas traité tout ce beau sujet ! Monti est un enfant impressionnable qui a changé de parti cinq ou six l'ois dans sa vie : ultra fanatique dans la Batviglianaf il est pt»- Iriole aujourd'hui ; mais ce qui le sacwe du mépris, jamais il ne chanjrea pour deî'argenl, comme M. Southey.


98 ŒUVRES DE STENDHAL.

rége parmi les tableaux. « Je ne partirais jamais, lui dis-je, si j'écoutais mou peucbant. J'userais tout mou congé à Milan. Je n'ai jamais rencontré de peuple qui convienne si bien à mon âme. Quand je suis avec les Milanais, et que je parle milanais, j'oublie que les bommes sont mëcbants, et toute la partie mé- cbante de mon àme s'endort à l'instant. »

Je n'oublierai de ma vie la belle figure de Monti, récitant cbez mademoiselle Bianca Milesi le morceau du Dante sur Hu- gues Gapet. J'étais sous le charme.

J'ai vu de loin M. Manzoni, jeune bomme fort dévot, qui dis- pute à lord Byron l'bonneur d'être le plus grand poêle lyrique parmi les vivants. Il a fait d'eux ou trois odes qui me touchent profondément, et jamais ne me donnent l'idée d'un M. de Fon- tanes se frottant le front pour être subUme, ou allant chez le ministre pour être fait baron. Si le degré de V émotion qu il pro- duit constamment doit être la vraie mesure du mérite d'un poète, pour moi l'auteur anonyme de Prina ou la Yûion del di d'incœu, est le plus grand poète italien vivant. M. Tbonuoaasa Gcossi est un pauvre clerc de procureur. Le seul désavantage de ce grand poète, c'est que la langue dont il se sert n'est pas comprise à dix lieues de Milan ; et qu'à Paris, Londres, Philadelphie» on ignore jusqu'à l'existence de cette langue. Tant pis pour les ha- bitants de Londres et de Philadelphie ; mais qu'est-ce que leur ignorance fait à mon plaisir? Il est eu littérature des genres de mérite délicieux , mais qui ne peuvent pas durer plus de trois ou quatre siècles. Lucien est ennuyeux aujourd'hui^ comme Can- dide le sera peut-être en l'année 2200. Les pédants disent qu«  c'est la durée, et non pas la véhémence du plaisir qui doit déci- der de rexcellence.

J'ai déjà parlé d'un jeune homme qui écrit dans la langue d'Â^ rioste et d'Alûeri, et qui promet un grand poêle à l'Italie, si fata sinant, c'est Silvio Pellico. Gomme il gagne à peine douze cents francs à faire l'exécrable métier de précepteur d'enfants, il n'a-«  vail ni assez d'argent ni assez de vanité pour faire imprimer sa tragédie de Francesca da Rimini C'est M. Louis de Brème qui en a fait les frais. M. Pellico m'a confié les manuscrits de trois autres tragédies, qui me semblent plus tragiques et moins éié^


ROME, NâPLES et FLORENCE. 99

giaques que Francesca, Mademoiselle Marchioni, la première actrice tragique de ce pays, disait devant moi à M. Pellico, que Francesca venait d'être jouée cinq fois de suite à Bologne, chose qui n*est peut-être pas arrivée depuis un siècle M. Pellico peint Famour bien mieux qu*Âlfieri, ce qui n'est pas beaucoup dire ; dans ce pays, c'est la musique qui s'est chargée de peindre Ta- mour. A Paris, un homme d'esprit se fait, dit-on, trois mille francs par mois avec de petites comédies. L'auteur de Francesca a beaucoup de peine à gagner douze cents francs par an, en montrant le latin à des marmots ; les représentations et l'impres- sion de sa pièce ne lui ont pas valu un centime.

Voilà la France et l'Italie pour les arts. En Italie on paye mal les artistes; mais tout Milan a parlé pendant un mois de Va Fran- cesca da RiminL Ce manque de succès d'argent est fâcheux dans le cas particulier de ce jeune poète, mais rien de plus heureux pour l'art. La littérature, en Italie, ne deviendra jamais un vilain métier qu'un M. de V*** récompense avec des places d'Académie ou de censeur. Monli m'a dit que ses poèmes immortels, qui ont peut-être trente éditions chacun, l'ont toujours mis en frais. On imprimait la Mascheroniana à Milan ; huit jours après, il pa- raissait des contrefaçons dans les pays étrangers, c'est-à-dire à Turin, Florence, Bologne, Gênes, Lugano, etc.

Mais ce ne sont point les hommes supérieurs que je viens de nommer qui me font regretter Milan; c'est l'ensemble de ses mœurs, c'est le naturel dans les manières, c'est la bonhomie, c'est le grand art d'être heureux qui est ici mis en pratique avec ce charme de plus, que ces bonnes gens ne savent pas que ce soit un art, et le plus difficile de tous. Leur société me fait l'ef- fet du style de la Fontaine. Gomme tous les soirà la loge d'une femme aimable reçoit les mêmes personnes, et cela dix ans de suite, on se comprend parfaitement ; l'on se connaît de même et l'on s'entend à demi-mot. De là peut->être le vrai charme de la bonne plaisanterie. Gomment essayer de jouer la comédie devant des gens que Ton voit trois cents fois par an depuis dix ans?

Gette connaissance intime que l'on a les uns des autres fait qu'un homme qui vit avec quinze cents francs de rente parle à un homme qui a six millions, simplement et comme il parlerait


100 ŒUVRES DE STENDHAL.

à un égal (ceci passera poar incroyable eu Angleterre). J'ai sou- vent admiré ce spectacle. Si le riche s'avisait de vouloir jouer le bonhomme, ou le pauvre de faire le fier, on se rirait d'eux et devant eux pendant huit jours. La fierté qu'un commis tire d'une place parmi les bourgeois de Paris, ici serait absolument inintelligible ; il faudrait l'expliquer pendant une heure. Ou plaint un homme assez pauvre pour être forcé de se mettre à la paye des Allemands; on le croit obligé d elre un peu espion; on ne dit pas certaines ciioses devant lui. Poverino è impiegato! dit-on en serrant les épaules, geste de commisération qui m'é- tait inconnu.

 Paris» il faut presque, à chaque fois que Ton se présente chez un ami intime, rompre une légère superficie de glace qui s'est formée depuis quatre ou cinq jours que Ton ne s'est pas rencontré ; et, quand cette opération délicate est heureusement (ermiuée et que vous êtes redevenus tout à fait intimes et con- tents, au plus beau de votre amitié, miuuit sonne, et la maî- tresse de la maison vous renvoie. Ici, dans les soirées où Ton était heureux et gai, dans la loge de madame L***, nous com- mencions par rester au théâtre jusque après une heure du matin ; nous continuions notre pharaon dans la loge éclairée, longtemps après que toute la salle était obscure et les spectateurs sortis. Enfin le portier du théâtre venant nous avertir qu'une heure était sonnée depuis longtemps, uniquement pour ne pas se sé- parer, on allait souper chez Battistino, le traiteur diu théâtre, établi à cet effet, et nous ne nous quittions qu'au grand jour. Je n'étais point amoureux, je n'avais point d'amis bien intimes dans cette loge, et pourtant ces soirées de naïveté et de bonheur ne sortiront jamais de ma mémoire.


PAVIE.

15 décembre. — Quatorze années de despotisme d'un homme de génie ont fait de Milan, grande ville renommée jadis pour sa gourmandise, la capitale inleilecluelle de rilalie. Malgré la po- lice autrichienne, aujourd'hui, en 1816, on imprime dix fois


HOME, NÀPLES ET fLOKÊNCE. 101

plus â Mila» qu'à Florence, et pourlanl le duc de Florence joue le bonhomme^

On rencontre encore dans les rues de Milan trois ou quatre cents hommes d'esprit supérieurs à leurs compatriotes» que Na- poléon avait recrutés de Domo d'Ossola à Fermo et de la Ponteba à Modène, pour remplir les emplois de son royaume d'Italie. Ces anciens employés, reconnaissables à l'air fin et à leurs che- veux grisonnants, sont retenus à Milan par Tamour des capi- tales et la crainte des persécutions ^ ; ils y jouent le r6le de nos bonapartistes ; Hs soutiennent qu'avant les deux chambres il fal- lait à ritalie vingt années du despotisme et de la gendannerie de Napoléon. Vers 1808 il devint du bon ton d'avoir des livres parmi les employés du royaume dllalie. Eu France, le despo- tisme de Napoléon était plus vénéneux ; il craignait les livres et le souvenir de la république, le seul que le peuple ait gardé ; il redoutait le vieil enthousiasme des jacobins. Les jacobins d'Ita- lie s'étaient traînés à la suite des victoires de Bonaparte» et n a- vaienl jamais sauvé la patrie comme Danton et Carnot. La finesse

et la force du moyeu âge n'existent plus; les $...t C s

6....mée ont tué ces grandes qualités. Les Italiens ne sont plus conspirateurs que dans Machiavel. M. Betloni, le libraire, a fait sa fortune en sachant voir celte mode de livres; aussitôt qu'elle éclata, il donna une édition d'Alfieri en quarante-deux volumes in-8. La liste des souscripteurs est à peu près celle des em- idoyés, gens supérieurs, choisis par Prina et Napoléon. Ils étaient remarquables moins par le génie de l'enthousiasme que par Y esprit d'ordre et par Vactiviié continue, qualités fort rares chez un peuple passionné, esclave de la sensation du moment. Le dévouement et l'énergie, qui ne se trouvent guère parmi les employés français, comme on a pu le voir à l'approche du Co- saque, n'étaient point rares en Italie. Napoléon a dil que c'est là qu'il a élé le mieux servi ; mais il ne leur avait pas volé leur

liberté et refait le t Les fils de ces employés forment l'élite

de la jeunesse italienne. Tout ce qui est né vers 1800 est fort bien.

  • Tout est change depuis 1820; une sorte de Icrreur règne à Milan.

Ce pays est traité comme -une colonie doiU on craint la révolte.

6


102 ŒUVRES DE STENDHAL.

Le Milanais n'est pas méchant, et il o(îre à cet égard la seule bonne garantie, c'est quil est heureux. Ce qui précède est évi- dent, l'expiicalion qui suit n*est que probable.

Sur cent cinquante actions, importantes ou non, grandes ou petites, dont se compose la journée, le Milanais fait cent vingt fois ce qu il lui platt au moment même.

Le devoir sanctionné par le malheur, si Ton y manque, et contrariant son inclination actuelle ^ ne lui apparaît que trente fois sur cent cinquante actions.

En Angleterre, le terrible devoir, sanctionné par la perspec- tive d'expirer de faim dans la rue S apparaît cent vingt fois peut-être sur cent cinquante actions. De là le malheur frappant de ce peuple qui ne manque pourtant ni de raison ni de bons usages ayant force de loi. Ce qui comble ce malheur, c'est que, parmi les gens les plus riches, le devoir, sanctionné par la peur de Tenfer que prêche M. Irviug, ou par la peur du mépris si votre habit n'est pas exactement à la mode, paraît cent quarante fois peut-être sur les cent cinquante actions dont se compose la journée. Je suis persuadé que plus d'un Anglais, pair et mil- lionnaire, n'ose pas croiser les jambes quand il est seul devant son feu, de peur d'être vulgaire *.

Ce qu'il y a de plaisant, c'est que la même peur d*être vul- gaire poursuit le commis marchand qui gagne deux cents gui- nées en travaillant de sept heures du matin à neuf heures du soir. Pas un Anglais, sur cent, n'ose être soi-même ; pas un Ita-

  • Sept malheureux sont morts de faim dans les rues de Londres pen-

dant que j'y étais (1821).

  • Voir en preuve les admirables Mémoires de miss Wilson, Matilda,

Tremaine.

Un livre de la nature de celui-ci dure si peu, que je suis obligé de remplacer par des allusions aux choses de 1826 beaucoup de petites allu-* sions et laçons de parler que je trouve dans mon journal. J'écrivais chaque soir en 1816, mais je n'envoie à l'impression en 1826 que ce qui me sem- ble encore vrai. J'ai passé en Italie les années 1820 à 1826. Six années de voyages en ce pays, auquel la plupart des voyageurs n'accordent que si* mois, sont mon seul litre à la confiance du lecteur, et compensent peut- être le manque de savoir et de style. J'ose dire la vérité, ce qui m'expose aux injures les plus sales dans les journaux littéraires italiens. (Note ajoutée en 1826.)


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 405

lien, sur dix, ne conçoit qu'on puisse être autrement. L'Anglais n*esl ému qu'une fois par mois, et Tllalien trois fois par jour.

En France, où le caractère manque (la bravoure personnelle, fille de la vanité, n'est pas du caractère : voyez les élections et les peurs qu'elles causent) ; en France, c'est aux galères que se trouve la réunion des hommes les plus singuliers. Ils ont la grande qualité qui manque à leurs concitoyens, la force de ca- ractère. En Italie, où l'emportement de la sensation actuelle et la force de caractères qui en est la suite, ne sont pas rares, les galères font horreur sous tous les rapports. Si nos Chambres avaient le temps de s'occuper de cette misère, et faisaient transporter les forçats dans une île du Cap- Vert, bien gardée et gouvernée par M. Appert, ils redeviendraint utiles à eux-mêmes. Le seul danger, pour un Français, c'est le ridicule, que per- sonne n'ose braver au nord de la Loire, pas plus le législateur de cinquante ans que le jeune légiste de dix-huit. De là la ra- reté du courage civil, pour lequel il n'y a pas de rites sacrés comme pour la bravoure personnelle.

16 décembre. — Le pays que l'on traverse de Milan ici est le plus riche de l'Europe. On aperçoit à tous moments les canaux d eau courante qui lui donnent la fertilité ; on côtoie le canal navigable au moyen duquel on peut aller en bateau de Milan à Venise, ou en Amérique; mais souvent, en plein midi, on est arrêté par des voleurs. Le despotisme autrichien ne sait pas sup- primer les voleurs. Il sufût pourtant d'un gendarme dans cha- que village, qui, dès qu'il voit une dépense extraordinaire, de- mande au paysan : Où avez-vous pris cet argent?

Je ne dirai rien de Pavie, dont vous trouverez des narrations dans tous les voyageurs descriptifs '. Remerciez-moi de ne pas vous envoyer vingt pages sur le superbe cabinet d'histoire na- turelle.

Ces choses-là sont pour moi comme l'astronomie : je les ad- mire, je les comprends même un peu ; le lendemain elles ont


' Cette force provient de Tadmiration de ce qu'on a osé faire pendant les accès de passion; on prend confiance en soi. • Voir le Voyage de ce M. Millin, membre de tant d'Académies.


J04 ŒUVRES DE STENDHAL.

"^disparu. Pour ces sortes de mérités, il faut un esprit sage, calcu- lateur, ne pensant jamais qu'à ce qui est démontré vrai. Les sciences morales nous montrent Thommesi méchant, ou ce qui revient au même, il est si facile et si doux de se le figurer meiU leur qu*il n'est, que c'est presque toujours dans un monde dif- férent du réel que Timagination aime à s'égarer. Bréguet fait une montre qui pendant vingt ans ne se dérange pas, et la mi- sérable machine à travers laquelle nous vivons, se dérange et produit la douleur au moins une fois la semaine. Cette idée me jette toujours dans les utopies, lorsqu'un homme de génie, comme M. Scarpa, me parle d'histoire naturelle. Celte folie ne m'a pas quitté de toute la journée. Si l'on admet des miracles, pourquoi, lorsqu'un homme en tue un autre, ne tombe-l- il pas mort à côté de sa victime?

Enfin, je suis si peu fait pour les sciences sages, qui ne s'oc- cupent que de ce qui est démontré^ que rien ne m'a fait autan^ de plaisir aujourd'hui que la description des cabinets de Pavie, connue sous le nom dlnvito a Lesbia, L'auteur est ce Lorenzo Mascheroni que Monli a immortalisé en décrivant sa mort par les plus beaux vers que le dix-neuvième siècle ait vus naître. Les vers suivants, du géomètre Mascheroni, s'acquitteront mieux que moi de la petite description que je vous dois, puisque je .date ma lettre de Pavie :

Quanto nell' Alpe e nelle aerie rupi

Natura melallifera nasconde ;

Quanto respira in aria, e quanto in terra,

E quanto guizzi negli ucquusi regni

Ti fia schieralo ail* ochio : in richi scrigni ^

Con avveduta man l'ordin dispose

Di tre regni le spoglie. Imita il ferro

Crisolili e rubin ; sprizza dal sasso

Il liquido mercnrio ; arde funcsto

L'iirsenico; traluce ai sguardi avari

Dulla sabbia nativa il pallid'oro.

Ghc se ami più delF crilrea marina Le tornite conchiglie, inclila nini'a, Di che vivi color, di quanle forme f rassçle il bnino pescalpr da)!* onda \


ROUE, NAPLES ET FLOHËiNGË. i06

L'aurora forse le spruzzô de* misli ^

Raggi) e godé talora andar lorcendo

Gon la rosata man lor cave spire.

Una dell collo (uo le perle in seno

Educô verginella ; ail' allra il labbro

Délia sanguigna porpora minislro

Splende; di questa la rugosa scoria

Slelte con Tor su k bilancia e yinse, etc. *

J'étais venu à Pâvie pour voir les jeunes Lombards qui étu«  dienl en cette université» la plus savante d'Italie ; j'en suis on ne peut pas plus content. Cinq ou six dames de Milan, sachant que je m'arrêtais à Pavie, m'ont donné des commissions pour leurs fils. Ces jeunes gens^ auxquels j'ai bien vite parlé de Napo- léon et de Moscou, ont bien voulu accepter un dîner à m<yi m> berge et des places dans la loge que j'ai louée au tbéàtre des Quatro Cavalierù

Quelle différence avec les Bûrschen de Gottingue * ! Les jeunes gens qui remplissent les rues de Pavie ne sont point couleur de rose comme ceux de Gottingue ; leur œil ne semble point égaré dans la contemplation tendre du pays des chimères. Ils soûl dé- fiants, silencieux, farouches ; une énorme quantité de cheveux noirs, ou châtain foncé, couvre une figure sombre dont la pâ- leur olivâtre annonce l'absence du bonheur facile et de l'aimable étourderie des jeunes Français. Une femme vient-elle à paraître dans la rue, toute la gravité sombre de ces jeunes patriotes se change en une autre expression. Une petite maîtresse de Paris,

  • Tout ce que la nature voulut cacher au sein des Alpes et dans les

roches les plus élevées, tout ce qui respire dans les airs, sur la terre, ou se joue dans les eaux, une main savante te l'expose dans ces riches coin- parlimenls. Le feriniile In chrysolitheetle rubis; le mercure liquide jaillit de la roche où il naquit ; le funeste arsenic brille d'un feu sombre, et les regards avides de l'homme découvrent au milieu de son sable natif la poudre si pâle qui doit fournir de l'or, etc. (On croit traduire des vers IfitinF.)

  • Je ne pourrais dire sur les Burachen que ce qu'on peut trouver dans le

Voyage en Allemagne de M. Russell, d'Edimbourg. Les rites de leurs duels montrent combien la sensation du moment est peu de cbose en Allemagne. Il est curieux de voir, en six mois de temps, Gottingue, Pavie et le par- terre de l'Odéon (18*2«).

0.


106 ŒUVRES UE STENDHAL.

arrivant ici, aurait une peur mortelle; elle prendrait tous ces jeunes fçens pour des brigands. C'est pour cela que je les aime. Ils n'ont aucune afTectalion de douceur, de gaieté, et encore moins d'insouciance. Un jeune homme qui se vante d'être poco curante, me semble un monsieur du sérail fier de sou état. La haine pour les Tedesk est furibonde parmi les étudiants de Pavie. Le plus considéré est celui qui a pu, de nuit, dans une rue peu fréquentée, donner une volée de coups de canne à quelque jeune Allemand, on le faire courir, comme ils disent. On pense bien que je n'ai vu aucun de ces exploits ; on me les a contés bien longuement, et pourtant sans ennui de ma part; j'étudiais le conteur. Ces jeunes gens savent tout Pétrarque par cœur, la moitié au moins fait des sonnets. Ils sont séduits par la sensibi- lité passionnée que le pathos platonique et métaphysique de Pé- trarque ne cache pas toujours. Un de ces jeunes gens m'a récité, de lui-même, le phis beau sonnet du monde, le premier du re- cueil de Pétrarque :


Voi c'ascolta^ in rime sparse il suono

Di quei sospiri ond' io nudriva il core,

11 sul mio primo giovenile errore.

Quand' era in parte altr'uom da qael chl* sono ;

Del vario stile in ch'io plango e ragiono Fra le yane speranze e*l van dolore, Ove sia chi per proya intenda amore, Spero trovar pietâ, non che perdono.

Ma ben veggi' or siccome al popol tutto Favola fui gran tempo; onde sovente Di me medesmo meco mi vergogno :

E del mio vaneggiar vergogna è'I frulto,

E'I pentirsi, e*l conoscer chiaramente

Che quanto place al mondo è brève sogno * .


  • Je supprime ici un grand morceau sur la jeunesse italienne. Pour ne

l^as sembler fastidieuse, celte métaphysique, qui n'est que la substance de cent anecdotes, a besoin d'être lue sur les bords du T«'sin. De telles vérités semblent hasardées à l'étranger et mettent en fureur la vanité munici- pale. Le journal de mon voyage semblera peut-être moins paradoxal aux


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 107

Le midi de la France, Toulouse surtout, a des rapports frap^ pants avec Tltalie; par exemple, la religion et la musique. Les jeunes gens y sont moins pétrifiés par la peur de rCêtre pas bien, et plus heureux qu'au nord de la Loire. J*ai vu beaucoup de contentement réel parmi les jeunes gens d'Avignon. Ou dirait que le bonheur disparaît avec Faccent. Le jeune Parisien, pau- vre, et par là forcé d*agir, et pour des gens qui ne le ménagent pas, est moins étiolé et plus heureux que celui qui va aux bals de la Chaussée-d'Autin. Si une haute naissance vient se joindre chez celui-ci à une grande fortune, le dernier gite de son carac- tère actuel c'est la Trappe. Le travail et Texpérience qui suit Taction sur les autres empêchent le jeune homme sans cabrio- let de s'arrêter tout court trois fois par jour, pour examiner de quel degré de bonheur il jouit dans le moment. Le jeune Italien, toujours en mouvement pour les intérêts de ses goûts les plus futiles qui deviennent facilement des passions, ne songe qu'aux femmes, ou à résoudre tel fameux problème. 11 vous croirait fou si vous lui proposiez de peser la quantité de sentiment reli- gieux existant dans son cœur. Il est emporté, peu poli, mais de bonne foi dans la discussion; il crie à tue-tête, mais la peur de rester court ne lui inspire jamais le subterfuge de faire semblant de ne pas comprendre une ellipse dans le raisonnement de Tad- versaire. Beaucoup plus près du bonheur, selon moi, que le jeune Français, il a Fair beaucoup plus sombre. La journée du jeune Français est occupée par vingt petites sensations; l'Italien est esclave de deux ou tr<^; l'Anglais a une sensation toutes


personnes voyageant actuellement en Italie. H me faudrait quatre in> quarto pour conter les anecdotes rappelées dans mes notes par une allu- sion d'un mot, et desquelles je tire des conclusions morales. Voir dans les papiers publics de 1825 le récit de la révolte des étudiants de Pavie : 1* la mort du jeune Guerra ; 2* ce qui suivit son enterrement. Les pro- cédés de la police, ce jour-là, ne seront pas oubliés dans vingt ans, et chaque année leur vile barbarie sera exagérée. Pour le courage, ou, pour mieux dire, pour la disparition du danger au moyen d'un accès de colère^ les étudiants de Pavie l'emportent peui-êlre sur ceux de tous les autres pays. Rien quelii mort présente, et surtout bien luide à voir, ne pourrait arrêter dix mille étudiants italiens : il faudrait des boulets déchirant et semant des entrailles, comme à la mort du général Lacuée. (1826.)


m ŒUVRES DE STENDHAL.

les six semaines, et s'ennuie en TaUendant; rAUeniand n'a de sensations qu'au travers de sa toute-puissante rêverie. Est-il bien disposé? une feuille qui tombe ou la chute d'un empire fait le même effet sur lui.

La jeunesse est la saison du courage; tout homme est plus brave à vingt ans qu'à trente *. Il est bien singulier que ce soit le contraire pour le courage qui s'exerce envers la peur du ridi- cule. La pensée des femmes existerait-elle, à leur insu, dans le cœur des jeunes Parisiens, qui semblent les abandonner pour la métaphysique mystique?

J'ai cherché en vai/i, sons les murs de Pavie, le champ de ba- taille où du Bellay nous peint si bien le malheur de François l" (1525). II y a une jolie rue à Pavie, arrangée comme celles de Milan, avec les quatre bandes de granit venant de Baveno. C'est aussi en granit que sont les garde-fous placés des deux côtés des grandes roules, à six mètres les uns des autres. On les ap- pelle ParncarL C'est le sobriquet donné par le peuple aux sol- dats français : Ah! poveri Paracaril m'a-t-on souvent dit à Milan, avec l'accent du regret; c'était avec celui de la haine que ce mot se prononçait avant 1814. Les peuples n'aiment ja- mais que par haine pour quelque chose de pire.

Deux milles avant d'arriver à Pavie, on aperçoit une quantité de tours fort minces et en briques, qui s'élèvent au-dessus des maisons. Chaque grand seigneur de la cour d'un roi lombard ou d'un Viscouti avait une tour de sûreté pour se réfugier, si quelque courtisan rival venait pofir l'assassiner. J*ai é(é fort content de Tarchitecture du collège Borromée; elle est de Pel- legrini, l'auteur de l'église de Ro, sur la route de Milan au Sim- plon.

Galéas II Yisconti fit fleurir, en 1362, l'université de Pavie. 11 y faisait enseigner le droit civil et canonique, la médecine, la physique et cet art qui faisait tant de peur à Napoléon et dont on a encore tant de peur aujourd'hui, la logique. Ce même prince Galéas II inventa une méthode ingénieuse pour infliger


  • A trente ans on a perdu tonte la partie du courage qui vient de la

ooièrp.


ROME, N A PL ES ET FLORKNCC 109

des toormeuu atroces à un prisonnier» pendant quarante et un jours de suite, sans cependant lui arracher la vie tout à fait. Un chirurgien soignait le prisonnier, afin qu'on pût encore lui faire subir une mort cruelle le quarante- unième jour ^ Bama5o, frère de Galéas, faisait encore pis à Milan. Un jeune Milanais dit avoir révë qu'il tuait un sanglier; Barnabo lui fit couper une main et ôler un œil : leçon de discrétion. De tels princes, lorsqu'ils n'a- mènent pas Tabrutissement et la bélise générale, font naître de grands caractères, comme il en exista en Italie pendant le sei- zième siècle. Dans quelques affaires de la vie privée, de tels ca- ractères paraissent encore quelquefois ;«m ai s leur grande étude est de se cacher; Famour est presque aujourd'hui la seule pas- sion par laquelle ils se dévoilent. La musique est le seul art qui aille assez avant dans le cœur humain, pour peindre les mouve- ments de ces àmes-là ; mais il faut avouer qu'elles sont peu pro- pres à inventer de jolies plaisanteries comme Candide ou les Mémoires de Beaumarchais. Elles doivent même paraître stupi- pides à nos voyageurs, gens d'esprit, tels que M. Greuzé de Lessert *. ^

PLA1SA^GE.

18 décembre. -^ Ce matin, après avoir passé le Tésin, en quittant Pavie, sur un pont couvert, j'ai suivi, pour aller à Plai- sance, une des plus jolies routes que j'aie rencontrées de ma vie, par Stradella et San Giovanni. L'on côtoie les collines qui bornent an midi la vallée du P6. Un prêtre, avec lequel j*étais, fait que nos malles ne sont pas ouvertes à la douane de Strs(- della; les douaniers refusent notre petit présent et nous traitent avec respect. Quelquefois la route monte un peu sur l'extrémité de ces collines, et Ton a au nord la vue la plus jolie et la plus singulière. S il en est ainsi le 18 de décembre, que doit-ce être

  • Chronicon Pétri Azariif p. 3(rt . Cet auteur nous a conservé la descrip-

tion de ce supplice : InUrUio domini est, etc. Beaucoup de malheureux périrent ainsi en 1572 et t573.

  • Voir un Voyage en Italie supérieurement imprima par P. Uidot vers

1800:


110 lËUVUKS De STËMDUÂL.

en antomiie? Entre San Giovanni et Plaisance, on m'a montré des ossements, tristes vestiges de la bataille de la Trebia en 1799. Ces lieux furent aussi le théâtre du malheur des Romains contre Annibal.

Plaisance a deux statues équestres plus ridicules que cdles de Paris, quoique aucune d'elles ne représente un grand roi en per- ruque et les jambes nues. Le théâtre de Plaisance, ville de vingt-cinq mille âmes, est plus commode qu'aucun des nôtres. Il y a deux siècles que cent petites villes d'Italie ont des théâ- tres; il est tout simple qu'à force d'expériences et d'erreurs, les architectes aient trouvé la forme la plus commode. AParis, chaque nouveau théâtre ne vauMl pas mieux que celui qu'il remplace? Gomme Tair étouffé (sans oxygène) 6le la voix, les théâtres ita- liens sont à cent ans en avant de nous pour les ventilateurs. En revanche, les paysans des environs de Plaisance sont à deux siècles en arrière des nôtres pour le bon sens et la bonté, qua- lités qui font des Français le premier peuple du monde. Quant aux paysans plaisantins, ijis sont encore Tanimal méchant, fa- çonné par quatre cents ans du despotisme le plus lâche ^; et le climat ayant donné du ressort à ces gens-ci, par le loisir, par les jouissances faciles, que la générosité de la nature verse à pleines mains, même au plus pauvre, ces paysans ne sont pas simplement grossiers et méchants, comme les sujets de tel petit prince d'Allemagne, mais s'élèvent jusqu'à la vengeance, à la férocité et à la finesse. La perversité du petit prince allemand est secondée par la sévérité du climat; le paysan hessois, privé de sa chaumière, en hiver, est par là condamné à mort. J'ai deux ou trois histoires de voleurs à faire frémir si Ton consi- dère les cruautés affreuses, mais à frapper d'admiration si l'on est assez philosophe pour voir le génie de ces gens-là et leur saug-froid. Ils me rappellent la Roche-Guinard et les brigands espagnols de Cervantes. Maïno, voleur d'Alexandrie, a été l'un des hommes les plus remarquables de ce siècle, il ne lui man-

  • De 1300 à 1440, cruautés des Yiscouti ; en 1758, Gianone meurt en

prison dans la citadelle de Turin; en 1799, supplices à Naples. Plus tard, les seuls progrès de la philosophie et la crainte de Yopinion s'opposent à ce qu*on suive certains conseils. (Rome, 1814, G. Alb.)


ROME, NAPLES KT FLORENCE. ili

que que les quatre pages daus la biographie que le hasard ac- corde au plus plat géuâral. Mais qu'importe la vaiue notation des hommes aui faits existant daus la nature? Nos ancêtres gros- siers ne savaient pas voir Télectricitë ; en existait-elle moins pour cela? Un jour viendra qu'on admirera et historiera la grandeur de caractère où elle se trouve. On pendra un voleur comme Maino, mais Topinion lui accordera plus de sang*froid et de génie militaire qu*à tel capitaine qui ne sait aller au dan- ger qu'avec mille hommes bien rangés derrière lui, et que l'on enterre au Père-^Lachaise, à grand renfort de mensonges.

Tous les dix ans, depuis l'abolition des petits tyrans italiens, au quinzième siècle, il parait un voleur célèbre dont Thistoire aventureuse fait palpiter tous les cœurs vingt ans encore après sa mort. L'héroïsme de voleur entre déjà un peu, à Plaisance, dans l'idée que la jeune fille du peuple se forme de son amant futur. Un pape fit chevalier Ghino di Tacco, voleur célèbre, par admiration pour son courage.

REGGIO.

19 décembre. — Les fresques sublimes du Gorrége m'ont arrêté à Parme, d'ailleurs ville assez plate.

La Madone bénie par Jésus, à la bibliothèque, m'a touché jus- qu'aux larmes. Je paye un garçon de salle pour qu'il me laisse un quart d'heure seul, perché au haut de Téchelle. Je n'oublie- rai jamais les yeux baissés de la vierge, ni sa pose passionnée, ni la simplicité de ses vêtements. Que dire des fresques du cou- vent de San Paolo? Peut-être que, qui ne les a pas vues, ignore tout le pouvoir de la peinture. Les figures de Raphaël ont pour rivales les statues antiques. Gomme l'amour féminin n'existait pas dans l'antiquité, le Gorrége est sans rival. Mais, pour être digne de le comprendre, il faut s'être donné des ridicules au service de cette passion. Après les fresques, toujours bien plus intéressantes que les tableaux, je suis allé revoir, au nouveau musée bâti par Marie-Louise, le Saint Jérôme et les autres chefs-d'œuvre jadis à Paris.

Pour faire le devoir de voyageur, je me suis présenté chez


il2 ŒUVRES De STENDHAL.

M. Bodoni, le célèbre imprimeur. Je suis agréablement surpris: ce Piémoutais D*est point fat, mais biea passiouoé pour sou art. Après m'avoir montré tous ses auteurs français, il m'a demandé lequel je préférais, du Télémaque, du Racine ou du Boileau. J'ai avoué que tous me semblaient également beaux. — Âh! mon- sieur, vous ne voyez pas le litre du Boileau ! J*ai considéré longtemps, et enfin j'ui avoué que je ne voyais rien de plus par- fait dans ce titre que dans les autres. — Ah i monsieur! s*est écrié Bodoni, Boileau Despréaux, dans une seule ligne de majus- cules ! J'ai passé six mois, monsieur, avant de pouvoir trouver ce caractère. Le titre est en effet disposé ainsi ^

ŒUVRES

DE

BOILEAU DESPRËAUX.

Voilà le ridicule des passions, auquel, eu ce siècle d'affecta tions, j'avoue que je ne crois pas. Anecdote de la tragédie à! An nibal; admiration de Bodoni pour les caractères, ée cette pièce, surtout pour les majuscules. Reggio est, pour le patriotisme en Italie, ce que TAlsace est en France. La vivacité et le courage de ses habitants sont célèbres. 11 faudrait se trouver ici au mo- ment de la foire, au printemps. Il y a trois villes qu'il faut voir à répoque de leur foire : Padoue, Bergame et Reggio. Je n*ai pu me faire présenter à M. le comte Paradisi, président du sénat sous Napoléon, et l'un des hommes les plus remarquables de cette époque. C'est un esprit froid, mais net et profond. On dit qu'il écrit ses mémoires. En de telles mains, l'histoire d'Italie de 1795 à 1815 peut devenir un chef-d'œuvre^; mais on le dit fort paresseux.

  • M. Boita vient de gâter ce beau sujet. La haine aveugle pour Bona-

parte porte Itf . Botta à nier TaiCairc de Lonalo. M. Paradis! a relevé quel- ques bévues de ce pauvre historien, fort honnête homme d'ailieur.'«.

"6.)


ROME, NAPLES ET FLORENCE il3

SAHOGGIA.

20 décembre. — J'ai eu de curieux détails sur le collège des Jésuites à Modèoe, et sur Tari avec lequel on cherche à dé> Iruire toute générosité dans le cœur des élèves et à foraenler régoîsmele plus sordide. Mes détails remontent à Tannée 1800; alors M. de Fortis, actuellement Tun des chefs de son ordre, était employé au coUége de Modène. On excitait les élèves à se dénoncer les uns les autres ; on citait les délateurs comme des modèles de sagesse. Faites ce qui vous plaît, disait-on à un élève, dites ensuite Deo gratias^ et tout est sanctifié. Il y a ici une rue avec un charmant portique soutenu par des colonnes élégantes. G était à Modène que jadis on voyait la Nuit du Cor- rége. Auguste, électeur de Saxe et roi de Pologne, acheta cent tableaux de la galerie de Modène pour un million deux cent mille francs, et c'est à Dresde que j'ai admiré la Madeleine, la Nuity le Savnt'GeorgeSf etc. Hier je me suis détourné delà route directe pour visiter Correggio. C'est là que naquit, en i494, ^ rhomme qui a su rendre, par des couleurs, certains sentiments auxquels nulle poésie ne peut atteindre, et qu'après lui Cima- rosa et Mozart ont su fixer sur le papier. J'ai remarqué, dans les rues de Correggio, des physionomies de femmes qui rappellent les madones de ce grand peintre.

Plein de ces idées tendres, j'ai passé par Rubiera, dont le châ- teau sert de prison au jésuitisme, tout-puissant à Modène. Cette liaison d'idées m'ôtait tout plaisir ; je n'ai pas voulu coucher h Modène ; j*ai poussé jusquà Samoggia, où je suis arrivé à quatre heures du matin. Â partir de Parme, la vue des Apennins, sur la droite, est fort agréable.

Les extrêmes se touchent : le patriotisme et le courage de Reggio à côté du jésuitisme à Modène et d'un gouvernement...

BOLOGNE.

27 décembre. — Depuis huit jours je ne suis pas d'humeur écrivante. Je pense toujours à Milan. Les événements m'ont ga-

7


ii4 ŒUVRES DE STENDHAL.

gné, les petits évéoements de la vie du voyageur, qui ne sont que des sensations, et que, dès le lendemain, il ne saurait plus peindre. Il faut que mes amis de Milan aient écrit de singulières lettres en ma faveur : ou me fait grâce de la moitié du noviciat imposé par la méfiance.

J'ai vu des galeries magnifiques : Mareschalchi, Tanari, Erco- laui. Fava, Zambeccari, Aldrovandi, Magnani, et enfin le musée de la ville. Avec d'autres dispositions, j'y aurais trouvé vingt ma- tinées heureuses ; mais il y a des jours où le plus beau tableau ne fait que m'impatienler. Je dirai, à la vanité du lecteur, que je note cet accident, non pour le vain plaisir de parler de moi, mais parce que c'est un genre de malheur que Ton ne prévoit point. N'avoir que vingt-quatre heures à passer dans une maus- sade petite ville, et, pendant ce temps, ne pas se trouver une once de sensibilité pour le genre de beauté qui vous y a fait ve- nir ! Je suis très-sujet à ce malheur.

Je lai éprouvé devant la belle madone en pied du Guide, au palais Tanari. Ce jour-là je pensais à toute autre chose qu'à la peinture. Je suis sorti de cette galerie avec une humeur de dogue, que la belle copie (belle à cause de la beauté de l'original) du saint André du Dominiquin, n'a pu calmer. Cette fresque sublime, si méprisée des artistes français élèves de David, est à Rome à San Gregorio. A Bologne, des soldats français, logés un jour au palais Tanari, trouvèrent plaisant de cribler de coups de baïon- nettes cette toile immense. Un jeune comte Tanari s'en plaignait à moi avec amertume; heureusement il tenait à la main le Com- mentaire sur V esprit des lois, par M. de Tracy. « Mais, monsieur, lui ai je répondu, sans nous sauriez-vous que Montesquieu existe ? »

28 décembre. — Bologne est adossée à des collines qui regar- dent le nord, comme Bergame à des collines exposées au midi. Entre elles s'étend la magnifique vallée de la Lombardie, la plus vaste qui existe dans les pays civilisés. A Bologne, une maison bàlie sur la colline, avec fronton et colonnes, comme un tem- ple antique, forme, de vingt endroits de la ville, un point de vue à souhait pour le plaisir des yeux. Cette colline, qui porte le temple et a l'air de s'avancer au milieu des maisons» est gar-


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 115

nie de bouquets de bois comme un peiutre eût pu les dessiner. Du reste, Bologne oiïre un aspect désert et sombre, parce qu'elle a des portiques des deux côtés dans toutes ses rues. Il faut des portiques d'un côté seulement, comme à Modène. C'est ainsi que sera Paris dans deux siècles. En général, les portiques de Bolo- gne sont loin d'être aussi élégants que ceux de la rue Casti- glione, mais ils sont bien plus commodes, et mettent parfaite- ment à l'abri des plus grandes pluies, telles que celle qui. m'accueillit le jour de mon arrivée et qui recommence ce ma- tin. J'allai sur-le-champ voir la fameuse tour qui penche; je l'a- percevais depuis un mille. Elle s'appelle la Garisenda, et a, dit- on, cent quarante pieds de haut; elle surplombe de neuf pieds. Tout Bolonais, voyageant en pays étranger, s'attendrit au sou- venir de cette tour.^

Bologne est une des villes où l'hypocrisie est la plus difficile. Le pape, ayant opprimé ici les mœurs républicaines, lors de la conquête, après les Bentivoglio (1506), l'esprit public s'appliqua à voir les ridicules des prêtres. De plus, pendant des siècles, Bologne a élé, pour les sciences, ce que Paris est maintenant ; et les papes n'ayant pas inventé le ridicule de faire barons les savants célèbres, ceux-ci gardaient leur franc parler. Les prê- tres, à Bologne, souffrent la liberté des mœurs, sans quoi les brocards les empêcheraient d'en jouir. Lambertini, avant d'être pape, fut le prélat le plus gai et le plus libre en ses propos : c'est ce que témoigne le président de Brosses, le Voltaire des voya- geurs en Italie (1739).

Mon valet de place m'a conduit, en arrivant, au palais Gaprara, devant la façade du palais Ranuzzi, et, enfin, sur ma demande, à réglise de Saint-Dominique, où repose le corps du catholique par excellence. Une voûte, peinte à fresque par le Guide, avec de charmantes petites figures, deux petites statues de Michel* Ange, faites dans la jeunesse de ce plus grand des artistes et avant qu'il se fût arrêté au genre terrible; un tableau deTiarini, exprimant la joie d'une mère qui voit ressusciter son enfant, m'ont payé de ma course à Saint-Dominique.

Tout est plein ici de la gloire et du nom des Garrache. Mon bottier, ce malin, m'a fait leur histoire presque aussi bien que


116 (ÈUVRES DE STENDHAL.

Malvasia. Il me dit que Louis était mort de chagrin pour avoir fait une faute de dessin dans la figure de Fange de V Annoncia- tion, fresque, à Saint-Pierre. Je vais sur*le-champ à Saint-Pierre (la cathédrale), avec le bottier, qui s'est empressé de me con- duire. Un bottier de Paris a de la douceur dans son ménage, il achète des meubles d'acajou ; mais parlez-lui de la Peste de Jaffa de M. Gros !

La force de caractère chez les Garrache fut presque égale à leur talent. Supposez un jeune littérateur, plein d'esprit, débu- tant aujourd'hui à Paris, et osant écrire en style simple comme Voltaire, sans palpitant de Vintérêt du moment, sans les exigen- ces du siècle (ondées sur ses nécessités, etc., il serait comme une femme arrivant sans rouge dans un salon où toutes en portent. Je ne sais quelle sensation de froid et de malheur éloignerait de son livre. Qu'il compose, au contraire, dans le style du Génie du Christianisme, ou de M. Guizot, et, s'il a des idées, d'emblée il obtient un grand succès .Vous voyez toute l'étendue de la violence qu'osèrent faire à leur siècle Louis Garrache et ses deux cousins, l'immortel Annibal et Augustin. Or ils n'avaient pour vivre que le produit de leurs pinceaux. Plusieurs fois ils furent sur le point d'abandonner le genre naturel et simple pour flatter l'affectation à la mode. Le récit des conseils qu'ils tenaient à ce sujet, en présence de leur grande pauvreté, donne le plus vif intérêt à certains endroits de la Felsina Pittrice, Les Garrache *, comme on sait, formèrent le Dominiquin, le Guide, Lanfranc, et une foule de bons peintres du second ordre, qui seraient sans rivaux s'ils vivaient de nos jours. N'aimant au monde que leur art, ils gagnèrent l'équivalent de quinze cents francs à deux mille francs par an toute leur vie, et moururent pauvres, en cela bien dif- férents de leurs illustres successeurs. Mais on parle d'eux deux siècles après leur mort, et quelques êtres romanesques regar- dient quelquefois leurs tableaux la larme à l'œil.

La vanité des habitants de Bologne est fière de leur cimetière :


  • Louis Carrachc, né en 1555, mort en 1619.

Annibal. — 1560, — 1609.

Avgusitn, — 1658, — 1601.


ROMK, NAPLES ET FLORENCE. H7

c*esl une chartreuse à un quart de lieue de la ville. Les tom- beaux feront vivre quelques pauvres sculpteurs. Il y a deux cents ans, je pense, que les Bolonais construisirent un portique qui a six cent cinquante arcades, et par lequel ou peut monter à cou- vert à la madone di San Luca. Les domestiques de Bologne se cotisèrent et bâtirent quatre arcades ; les mendiants se cotisèrent et firent deux arcades. J*ai monté la colline en suivant ce porti- que, qui a une lieue, et n^ai pas manqué de m'enrhumer en re- gardant les tableaux dans Téglise. C'est la troisième fois que m'arrive cet ennuyeux accident : un Italien se serait muni d'un bonnet de soie noire. Le caractère des gens du peuple que j'ai rencontrés est franc, allègre, plein de vivacité ; en sa contrepas- sant, ils se font des plaisanteries, et puis s'en vont chantant.

29 décembre. — On me présente à M. l'abbé Mezzofante, qui parle vingt-deux langues comme chacun de nous parle la sienne; et, quoique si savant, il n'est point bête. Je l'ai attaqué sur le Congrès de Vienne de M. l'abbé de Pradt, que je voyais dans la bibliothèque publique dont il est chef. Un tel livre ici ' lui ai- je dit, cela porte à l'esprit d'examen et sape Tautorilé du pape et Vunité de la foi. Tout le monde comprend ici que le cardinal Gonsalvi sera remplacé par un uUraîsme furibond ; Pie VII est bien vieux ; mais jamais Ton ne destitue, sous le gouvernement papal, ce qui procure une indépendance qui semblerait incroya- ble à nos pauvres employés (M. Delandine à Lyon).

M. Bishe-Sbelley, ce grand poêle, cet homme si extraordi- naire, si bon et si calomnié, que j'avais Thonneur d'accompa- gner, me dit que M. Mezzofante parle l'anglais aussi bien que le français. Je vais tous les jours admirer, au musée de la ville, la Sainte Cécile de Raphaël, quelques Francia, et huit ou dix chefs- d œuvre du Dominiquin et du Guide. Il y a un effet de couleur étonnant dans le martyre du chef d'inquisiteurs saint Pierre, qui, après mille cruautés par lui commises, fut assommé le 6 avril 1252, près de Barlassina. Mais il faudrait vingt pages pour parler dignement de cette admirable école de Bologne, qui, je ne sais pourquoi, est en défaveur auprès des amateurs actuels. Quand la mort a fait commencer la postérité pour un grand homme, que lui importent ces alternatives d'un demi*siècle,


118 ŒUVRES I>E STENDHAL.

pendant lesquelles tantôt il est à la mode, tantôt on ne le com- prend pas? Le Dante, adoré aujourd'hui en Italie, passait pour un barbare ennuyeux il n'y a pas cinquante ans, et rien ne prouve qu'en 2000 il ne sera pas négligé de nouveau pendant un siècle ou deux. Ce soir, à Taimable société de M. Degli An- tonj, je me suis aperçu que mon goût particulier pour Fécole de Bologne était d'accord avec V honneur national de ce^^ays; je m'é- tais résolu à mentir, pour ne pas me faire des ennemis comme à Milan. C'est un grand soulagement de n'y être pas obligé. J'ai, bavardé sur les arts comme une pie, et ce n'est qu'au bout d'une heure que je me suis aperçu que l'homme auquel je parlais était un prélat, ma di quelli fatti per il capello. 11 a paru content de. moi ; il est aide de camp du cardinal Lante, légat de Bologne,^ c'est^-dire pacha tout-puissant. Entre autres choses qui passe- raient pour hardies ailleurs, mon prélat me disait : Pie VI sut régner; dans un Etat nécessairement tranquille et sans guerre, il sut discerner la passion dominante parmi ses sujets, durant la portion de siècle appelée par le hasard à lui donner les délicieu- ses jouissances du pouvoir. — Eh bien ! a dit quelqu'un, aucun des rois actuels n'a cet esprit. Tous se moquent fort de leur successeur, et toutefois ils se font siffler et sacri6ent leur popu- larité à un avenir qu'ils ne peuvent voir et encore- moins chan- ger. — Malgré toutes les petitesses de la vanité de Pie VI, re- prend le monsignore, malgré l'enchantement où il était de sa belle jambe, la volerie célèbre de la succession Lepri, et enfin les dix-huit mille assassinats qui ont marqué un règne de vingt- cinq ans, il sut régner. — Gonsalvi aussi sait régner; mais Dieu sait où nous tomberons après Pie Vil ! — Nous serons pis que l'Espagne, a dit un avocat plein de feu et de l'esprit le plus ori- ginal, en s'approchant de nous. — Endormez-vous seulement pour quatre-vingts ans, comme Ëpiménide, et vous trouverez partout en Europe le gouvernement économique, à l'américaine, a repris un auteur. — J'aime à voir des faiseurs de livres, a dit en riant le monsignore, prédire et désirer le gouvernement de Vopinion, dont le premier acte sera de jeter au feu tous les livres de raisonnements faits avant son avènement. Voilà le ton de la conversation à Bologne; la liberté des pro-


ROME, NÂPLES ET FLORENCE. H9

pos y est aussi grande qu'à Londres^ avec cette différence que ce qui est philosophique et plat à Londres ici est piquant; d'ail- leurs, tel propos peu aristocratique, tenu à Bologne, scandali- serait fort la bonne compagnie de Portland Place,

La manie des citations latines règne encore en ce pays; la langue française ne passe pas rÂpennîn. Madame Lambertinî raconte devant moi toute Thistoire de l'avancement de Pie VIT, et la suite des has'ards qui, de simple moine, Font fait pape. Je donnerai cette histoire honorable pour ce prince, si toutefois mon libraire ose Timprimer. Le hasard qui fit pape le cardinal Ghiaramonte, en ramenant dans le jardin de Saint-Georges à Venise, où se promenaient les cardinaux Âlbano et Mattei, est consolant pour Tambition de tous les prêtres.

Voici Tanecdote Lepri, telle qu'elle m'a été contée par le che- valier Tambroni.

Madame Lepri passait pour l'une des plus jolies femmes de Rome; son mari, M. le marquis Lepri, vint à mourir; elle déclara aussitôt quelle était enceinte. La petite fille dont elle ac- coucha neuf mois juste après la mort du marquis, était son pre- mier enfant. Le frère cadet du marquis Lepri, privé d'une im- mense fortune par la naissance singulière de cet enfant, supposa que la marquise avait un amant, et que du vivant de son mari elle n'avait jamais manqué entièrement à ses devoirs. Ces ar- rangements ne sont pas fort rares en Italie. Quoi qu'il en soit, de dépit, le Lepri entra dans la prélature et transporta solen- nellement au pape Pie VI tous ses droits à l'héritage de son frère. On vit alors Pie VI disputer, devant son propre tribunal, nommé par lui, Théritage de la fille de la marquise. Quelques «serviteurs dévoués cherchant à lui faire entendre que des mé- chants pourraient mal interpréter cette démarche, Pie VI répon- dit noblement : <c Une fortune de cinq millions n'est pas une chose sur laquelle il faille cracher. x> 11 avait oublié que les ju- ges de la Rote votent en secret. La majorité de ce tribunal eut assez de conscience pour condamner le souverain ; mais la po- lice du pape découvrit bientôt le nom des juges trop honnêtes, et ils reçurent l'ordre de ne plus paraître à la cour, ce qui n'est pas peu de chose, car le plus ancien juge de ce tribunal, com-


120 ŒUVRES DE STENDHAL.

posé de prélats, est ordinairement fait cardinal. Tout prélat, à Rome, ne vit que dans Tespoir du chapeau, et voit sa considéra- tion croître ou diminuer dans le monde, suivant le plus ou moins de chances qu'il a d'y parvenir. Après cet exemple de sévérilé, le pape en appela à un autre tribunal qui se montra moins intègre que la Rote. Une partie des biens du marquis Lepri passa au prince Braschi, neveu de Pie VI, et que nous avons vu à Paris vers 1810 ; Napoléon Favait fait baron. On dit que la famille Lepri est en instance pour rentrer dans ses terres. Pie VI avait la figure aussi noble que le caractère ; c'était un bel homme, mais d'un air commun. Ganova lui-même n'a pu ennoblir cette tête, quoique sanctifiée par le malheur^ ; mais ce prince a su régner, et on le regrette.

30 décembre. — C'est un mépris amer que le noble piémon- tais a pour le bourgeois. A Milan, ce mépris est Iranquille ; il n'est presque pas marqué à Bologne; car enfin le fils d'un cor- donnier peut se faire prêtre et devenir pape comme Pie VII.

Cette chance de souveraineté attache le peuple au gouverne- ment papal, qui devrait être le plus ex de l'Europe. Il n'a

qu'une chance pour lui, c'est la modération. Aux yeux du prélre italien et des basses classes de la société, tout se fait par mi- racle en ce monde, et rien par le jeu naturel des éléments et des causes secondes. De petites filles s'empoisonnentelles avec de la vaisselle de cuivre mal élamée, au lieu d'appeler le méde- cin, le couvent se mel en prières. Tout est gouverné ici par des prêtres. Les laïques, quoique ducs ou princes, n'occupent au- cune place. Or figurez-vous un jeune paysan borné, ou un jeune fils de cordonnier, qui fait son cours de théologie et apprend, pendant dix ans, à se payer de vaines paroles sur toutes sortes* de sujets. Quelle tête pourrait résister à dix années ainsi em- ployées? Pour moi, mon étonnement c'est qu'ils ne soient pas encore plus fous. S*il est honnête, croyant, point intrigant, ce p reste sot toute sa vie. Arrive un cardinal Consalvi, qui


  • Voir la statue de Pie VI, devant le maître-autel de Saint-Pierre de

Rome. Raphaël Mengs a placé le portrait de madame Lepri dans sa me- diocre fresque du Pâmasse^ à la villa Albani.


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 121

clierche la vertu unie au manque de lumières, ce sot devient cardinal et légat, c'est-à-dire despote tout-puissant. Il ne peut redouter au monde que Tévéque ou rarchevèque de sa rési- dence, aussi borné que lui. On ne parle ici que de la niaiserie profonde unie à la parfaite honnêteté de mousignor Pandolfi, vice-légat du voisinage.

Tout serait perdu sans la modération. Tel vieux légat est im- bécile ; mais il laisse aller les choses à leur cours naturel, et c'est en effet un marasme graduel qui, depuis deux cents ans, détruit et dépeuple l'État du pape. Heureuses les provinces qui ont pour légat un fripon énergique ! Il a cent caprices, il vole, il se venge illégalement de ses ennemis ; mais son esprit le porte à faire une digue, un pont, un règlement en vain réclamés de- puis cinquante ans.

La décadence morale qui suit la ruine physique est arrêtée pour quelque temps, parce que ce peuple de Bologne, plein de vivacité et d'esprit, a compris le génie de Napoléon, quoiqu'il n'ait (ait que l'entrevoir, et que souvent le génie du grand roi ail été masqué par de sots préfets. Ils vinrent à bout de cabrer ce peuple, et excitèrent une révolte en 1809, je pense. Ce fait méri- tait cent destitutions; mais Napoléon était à Vienne, où il gagnait tout juste la bataille de Wagram ; TEspagne l'inquiétait; il son- geait à donner la Hongrie à l'archiduc Charles, etc.

Bologne a, ce me semble, beaucoup plus d'esprit, de feu et d'originalité que Milan ; on y a surtout le caractère plus ouvert. J'ai déjà, au bout de quinze jours, plus de maisons où je puis passer la soirée, que je n'en aurais eu à Milan après trois ans de séjour. Mais l'amour ne se commande pas ; mon coeur a été pris par la douceur et le naturel des manières milanaises. Ici les ges- tes et les récits me font trop songer à la perversité humaine^ je l'oubliais à Milan. Aucune femme de Milan, peut-être, n'a l'es- prit de repartie qui distingua madame la princesse Lambertini ; mais plusieurs ont su rendre leur amant plus heureux. Or, n'en déplaise à nos dames philosophes ou mystiques, c'est là, dans les bornes de la vertu, tout le thermomètre du mérite d'une femme.

Le génie de Venise était trop léger, trop dépouillé de passions ;

7.


122 ŒUVRES DE STENDHAL.

Bologne offre précisémeut le mélange dn degré de passion et de la fertilité d'imagination qu'il faut, selon moi, pour atteindre la perfection de Tesprit. — Mais très-probablement je suis un mau- vais juge, je méprise trop Tesprit qu'on sait par cœur.

51 décembre. — Je suis encore tout ennuyé des pompes ecclé- siastiques. — La moindre ville d'Italie a un opéra nouveau le 26 décembre, premier jour de carnaval. Les prêtres, si amis de Topera en 1740, se sont faits ennemis des plaisirs depuis que Bonaparte est venu réveiller l'Italie, et je ne sais sous quel pré- texte nous n'avons pas encore d'opéra à Bologne ; il ouvrira, dit-on, sous huit ou dix jours. J'ai soif de musique ; une soirée sans musique me semble avoir quelque chose de sec et de mal- heureux. Il y a ici de fort jolis concerts le dimanche matin, au Gasin; mais les concerts m'ont toujours semblé fastidieux; je méprise trop la difficulté vaincue. Il faudrait, pour goûter les concerts, pouvoir monter son âme à volonté à sept ou huit tons différents, comme un acteur.

Je n'ai eu de plaisir musical à Bologne que par la voix déli- cieuse de M. Trentanove, jeune sculpteur, qui chante un duo à lui tout seul chez la spirituelle et si jolie madame Filicori.

J*ai fait venir de Berlin un manuscrit qui se compose d*une vingtaine d'anecdotes sur Napoléon, vraies, bien choisies, et non écrites par des laquais, comme tout ce que Ton publie. J'ai fait venir ce manuscrit pour le prêter après m'être fait prier conve- nablement. Goqueter ainsi avec les femmes italiennes est mon souverain bonheur. On dit qu'un véritable intrigant aime l'intri- gue pour l'intrigue, et non pas afin d'obtenir une certaine chose. C'est ainsi que sans but; sans objet, j'aime à me mêler dans les secrets des Italiennes, les femmes les plus femmes de l'univers, et non pas des hommes au petit pied, comme nos dames de Paris. Après m'être fait prier pendant huit jours, et avoir beau- coup parlé des dangers auxquels je m'expose, je confie le pré- cieux manuscrit à madame Otlofredi. Mais ce petit volume, si bien relié, a trois ou quatre passages si mal écrits qu'ils en sont illisibles, et malheureusement cette mauvaise écriture se ren- . contre vers la fin, dans les anecdotes les plus intéressantes. On m'a appelé pour déchiffrer ces passages illisibles. J'ai eu le plai-


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 123

sir de me trouver dans le sancta sanctorum, dans un petit co- mité de huit femmes italiennes avec un seul mari, et sans amant. La curiosité étant à son comble, je me %uis laissé séduire, et j'ai raconté deux anecdotes tellement secrètes, tellement dangereu- ses, que je ne puis les avoir chez moi écrites. Le troisième jour de cette petite comédie, où je faisais le coquin avec un plaisir infini, madame Ottofredi m'a dit : U faut que je vous montre une lettre que j*ai reçue des environs de Naples. Voici la traduction abrégée de cette lettre :

Lucera, 12 mai i816.

ce Très-chère cousine et marquise très-aimable,

« Voici une histoire qui partira, Dieu sait quand, par occa- sion. Je suis encore tout ému de la passion de l'acteur principal, et moi-même debolmente, j'ai été un peu acteur. Ce matin, à trois heures et demie, comme je rentrais heureusement tout seul à la petite pointe du jour, j'ai été à même de rendre un ser- vice capital à don Niccola S***, dont vous avez ouï parler. C'est le jeune baron le plus remarquable du pays, beau, éloquent; mais ce matin il était trop ému pour ne me faire qu'une demi- confidence.

c II y a ici une famille connue de tout le royaume, ainsi que de vous, marquise très-aimable, à cause de son rang et de ses richesses. Elle est composée d'un vieillard encore vert, de soixante-dix ans, plein de vigueur et de sévérité; de sa femme, très-fine, très-soupçonneuse, très-fière de son rang, autrefois très-belle, aujourd'hui fort dévote, et enfin d'une fille très-jolie, de dix-sept à dix-huit ans, qui ressemble à la madone du mar- quis Rinucci. Je lui parie souvent. C'est la plus belle fille de toute la province, et le trait principal de son caractère, celui qui donne un air céleste et bien singulier, eu ce pays, à sa char^ mante physionomie, c'est une expression de sérénité parfaite et même de bonté. Voilà ce que je n'ai jamais vu à Rome. Je m'étonnais souvent, en parlant à donna Fulvia, une amie de la famille, que Lauretta n'eût point d'amoureux à dix-huit ans, et non mariée. Dix-huit ans ici, c'est comme ymgt-quatre à Bolo-


m ŒUVRES DE STENDHAL.

gne. Il n'y a pas encore huit jours, qu'étant à la soirée du prince C.lo, le père de Lauretla, la Fulvia me disait : Ignorez- vous que le prince C*** if entend pas raillerie? V(^ voyez qu'il n'a dans sa maison rien moins que cinq neveux qui oui été fort mêlés dans les affaires de notre révolution. Ce sont de braves patriotes, grands ferrailleurs, toujours dans les salles d'armes, toujours parlant de leurs prouesses. Ces cinq frères, fort en- nuyeux pour tout le monde, ne seraient pas fort commodes pour un amant. Ils admirent beaucoup l'esprit de leur oncle, et se sont mis aussi, et pour leur propre compte, à garder leur cou- sine, qui se moque d'eux du matin au soir. Ils s'imaginent que l'honneur de leur noble famille serait à jamais entaché si elle avait un amant. — Je trouve, très-belle marquise, celle manière de voir fort commune parmi les gentilshommes de ce pays, bien différent du nôtre, et en cela ils me semblent barbares. Donna Fulvia me rappelait que les cinq cousins de donna Laurelta ha- bitent le palais de son père, et que l'imprudent qui aurait la hardiesse d'y pénétrer y laisserait la vie ; il trouverait cinq épées devant lui; et peut-être six, le vieux prince G*'* étant bien homme à l'attaquer en brave, ou, vu son âge, à faire un mauvais parti à Vamant, surtout si celui-ci n'était pas aussi noble que lui. Malgré tous ces raisonnements faits par une femme d'esprit, à qui rien n'échappe, j'avoue que je croyais peu à son dire. L'on ne contrarie pas impunément les lois de la nature, surtout en ce pays voisin de l'Afrique. Je voyais un air serein et heureux qui ne va guère avec les combats intérieurs. En attendant, comme mon âge me met à l'abri de la jalousie des cousins, je cherche ouvertement, depuis plusieurs mois, toutes les occa- sions de m'entretenir avec donna Lauretta. Douée d'un esprit vif, curieux, singulier, elle me fait toujours des questions sur l'Angleterre et sur ce Paris qu'elle adore; je lui prête des ro- mans de Walter Scott; enfin nous ne manquons pas de sujets de conversation. Elle a toujours quelque remarque originale à me communiquer sur les livres qu'elle a lus. Je suis enthousiaste de sa beauté; et ne m'en cache point. Enfin, ce matin, vers les trois heures, comme je me retirais chez moi, heureusement seul, j'ai été accosté si brusquement par don INlccola, que je l'ai près-


ROME, NAPLKS ET FLORENCE 125

que pris pour un voleur. J'ai couru toute la journée pour lui ; j'ai fait vingt visites ; il nous importait de savoir quel effet avait produit sur le public de cette petite ville certain événement de la nuit.

a Voici ce que don Niccola m*a raconté, pour me mettre au fait, avec un feu et des gestes pittoresques fort amusants. C'était dans mon jardin, au petit jour; il était pâle et réellement très- beau. Il ressemble un peu à Mazzochi, le fameux chef de vo* leurs. — Je sentis, me dit-il, du commencement que je fus pris, il y a plus de deux ans, que mon amour pour donna Laurelta finirait mal. Elle est gardée par ses cousins et son père d'une manière inouïe et qui surpasse toutes les idées que vous pou- vez vous en faire. Trois ou quatre fois j'ai eu des moments de froid avec le prince C***, parce qu'il croyait s'être aperçu que je regardais sa fille; et, comme vous savez, je suis si pauvre, qu'il ne peut pas être question de mariage avec une héritière aussi riche ; mais la mère de Lâuretta, de laquelle j'ai l'honneur d'être un peu parent, m'a toujours protégé. D'ailleurs je suis le seul joueur d'échecs de la force du vieux prince. Gomme donna Lauretta ne manque pas un exercice de piété, de mon côté je me suis fait ambitieux. J'ai fait deviner par tout le monde que je cherchais à obtenir de la cour un emploi dans sa diplomatie, que j'étais las de mon pays, et en conséquence je me suis mis à ne plus bouger de Téglise.

« Le prince reçoit, comme vous savez, dans le beau salon de marbre où est la statue de Philippe II. On traverse, pour y arri- va, une petite antichambre, et ensuite la grande antichambre d'honneur, où sont les statues des amiraux et vice-rois espa- gnols, membres de la iamille. Dans l'épaisseur du mur de la petite antichambre, on a pratiqué une armoire où les laquais mettent les balais ; à droite de la grande antichambre aux statues, et du côté opposé au salon, on trouve deux salles dont les portes restent toujours ouvertes, et enfin la chambre à coucher du prince et de la princesse. De leur chambre on passe dans celle de leur fille. Tous les soirs, une ancienne femme de chambre de la princesse entre quand elle est au lit avec son époux, met près du pied du lit, et en face du prince, un grand crucifix d'i-


126 ŒUVRES DE STENDHAL.

voire haut de quatre pieds et demi, ferme la porte à double tour, place la clef sous le chevet du prince, jette de Tean bénite sur le lit, et se retire dans une chambre attenant à celle de donna Lauretta. Il y a dix-huit mois, à peu près, que je trouvai le temps, en passant d'une pièce à une autre, un jour de gala où Ton recevait tous les officiers du régiment autrichien arri- vant de Naples, de dire à donna Lauretta : o Celte nuit, je me « cacherai dans Tarmoire aux balais, et quand votre père sera « endormi, je gratterai à sa porte, venez m*ouvrir en prenant la « clef sous son chevet. •— Gardez- vous-en bien. — Je serai à la « porte vers une heure. » Je ne trouvai pas le temps d'en dire davantage. Je ne lui avais pas parlé quatre fois de mon amour; mais j'avais vu qu'elle était sensible à ma prétendue dé- votion, et plus encore au sacrifice d'amour-propre que j'avais été obligé de faire en déclarant que je sollicitais un emploi de celte iniâme cour de ***. Vous savez que j'accepterais plutôt la mort. « Enfin, ce soir-là, je sortis du salon avant tout le monde, et me plaçai facilement dans Tarmoire aux balais. Si vous avez aimé, jugez du tremblement qui me saisit, quand, vers une heure, ayant entendu cesser depuis longtemps tous les bruits de la maison, je me hasardai à aller gratter à la porte de cette terri- ble chambre à coucher, où le vieux prince €*** pouvait ne pas dormir. La clef de la porte de sa chambre doit être énorme, me dis-je en y arrivant ; car le trou de l'anlique serrure était si grand que je pouvais voir très-bien tout ce qui se passait dans la chambre. Mais, à mon inexprimable étonnement et terreur, je la vis éclairée par une veilleuse qui brûlait au pied du grand crucifix. J'hésitai longtemps. Enfin ma passion pour Lauretta l'emporta ; je crus entendre un peu ronfler le prince, et je me mis à frapper de petits coups. La chambre à coucher des parents étant immense, celle de Lauretta se trouvait fort éloignée. Je frappai bien pendant une demi-heure; je songeais à abandonner l'ingrate Lauretla et à quitter le pays pour loujours, lorsque enfin j'eus la joie surhumaine dé la voir paraître. Elle était en che- mise, nu-pieds, ses cheveux dénoués, et mille fois plus belle que je ne me Tétais imaginé ; elle alla d'abord près du lit de son père, pour s'assurer qu'il dormait. Comme elle s'y arrêtait


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 127

beaucoup, je hasardai de frapper encore. Chaque coup, quelque faible qu'il fût, me reteutissait dans le cœur. Il me semblait que j'allais tomber évanoui. Je vis eofin ma Lauretta s'approcher de la porte ; elle mit sa bouche tout contre Touverture de la ser- rure, et me dit bien bas : « Imprudent ! va-t'en. — Gomment « veux-tu que je m'en allie? il m'est impossible de sortir ; refu- « seras-tu de me parler ? Il y a plus de trois semaines que je « n'ai pu te dire un mot. Je ne te demande qu'un quart d'heure « de conversation dans l'antichambre, ou dans ta chambre à « coucher. » Il me fallut bien une demi-heure pour la persua- der. Enfin elle se décida à aller prendre la clef sous le chevet de son père. Je lui dis : « Si le prince se réveille, il le tuera. — « Peut-être que non, » répondit-elle en s'éloignant.

« Elle revint avec la clef; mais la porte était fermée à double tour, et la serrure antique et rouillée. Je crus mourir en enten- dant le bruit de la clef à chaque tour. Si vous ne m'aviez pas fait de compliments sur ma conduite de ce matin, je n'oserais jamais vous tout dirC) comme je fais, de peur que vous ne me prissiez pour un homme faible. Enfin la porte fut ouverte; je me glissai dans la chambre. La figure sévère du prince était découverte et tournée vers l'endroit où je marchais. Lauretta resta derrière, referma la porte et remit la clef. 11 faut être amoureux dans le moment pour se faire une idée de mon saisissement affreux en entendant ces petits bruits ; se trouver pendant une tempête horrible sur une petite barque est loin de pouvoir donner de telles sensations. Étions-nous découverts, de la vie peut-être je ne revoyais Lauretta. Arrivé dans sa chambre, que de reproches n'eus-je pas à essuyer? Je me vis encore sur le point de la quit- ter pour jamais, elle et le pays. Nous disputâmes jusqu'à la petite pointe du jour ; mais elle m'aimait.

11 y avait dans la chambre de Lauretta un autel fermant avec deux grandes portes, comme une alcôve; elle m'y cacha. Vers midi, après que les chambres eurent été faites par les valets, n'entendant plus de bruit, je me glissai parle même che- min que la nuit, jusque dans la grande antichambre, où, arrivé, je me mis à marcher avec force, et je fis une visite à l'un des cousins.


128 ŒUVRES DE STENDHAL.

« Je viDS plusieurs nuits par ce chemin dangereux. Quelque temps après, Lauretta, dont Tamour augmentait tous les jours, m'ayant regardé fixement à Téglise, dans un moment de jalousie, on fut sur le point de me prier de ne plus \euir à la maison.

« Nous eûmes Tidëe que je pourrais monter par le balcon de sa chambre. L'essentiel était de n'avoir pas de confident dans une maudite ville où tout le monde se connaît et où je suis pour- chassé par la police. J'allai acheter une corde d un pécheur, à six lieues d'ici ; mais au lieu d'arranger cette corde en échelle, je me contentai d'y faire des nœuds. La fenêtre était à cinquante pieds de terre au moins ; une nuit fort obscure, je me trouvai à une heure sous le balcon. Lauretta me jeta un fil ; elle remonta la corde, l'attacha, et je commençai à monter.

ff Mais le balcon, appartenant à une façade fort belle, était chargé de sculptures et se trouvait beaucoup plus éloigné de la muraille que je n'avais pensé. A chaque fois que je voulais m'appuyer contre le mur avec les pieds, j'étais repoussé et je balançais en l'air pendant assez longtemps. Je «entis que les forces me manquaient ; j'éprouvais une douleur intolérable entre les épaules. J'étais bien alors à quarante pieds de haut ; je vais tomber, me disais-je; je serai brisé, je ne pourrai jamais m'é- lolgner ; demain on me trouvera sous la fenêtre de Lauretta ; on soupçonne déjà nos amours ; elle sera déshonorée. Ce moment fut affreux. Elle se penchait vers moi de dessus le balcon; je lui criai à voix basse : « Je n'ai plus de force, je ne puis plus monter. — Courage, courage ! me dil-elle. Je montai encore trois nœuds : tout à coup je sentis mes forces anéanties ; je n'eu pouvais plus. -* Encore un nœud, » me cria-t-elle, tellement penchée en dehors du balcon; que je sentis la chaleur de sou haleine sur ma joue Cette sensation, je crois, me donna des forces : j'eus le bonheur , de pouvoir monter ce nœud. 11 me semblait que mes épaules s'ouvraient à force de douleur. Au moment où je respirais, après avoir monté ce nœud et où je n'en pouvais décidément plus, je me sentis saisir par les cheveux, et Lauretta, avec une force incroyable dans une jeune fille de dix^hait ans, m'attira sur le balcon. Elle fut dans ce moment plus forte qu'aucun homme. Nous n'employâmes plus ce moyen trop difficile, je recommen-


ROIdË, NAPLES ET FLORENCE. 129

çai à me cacher daos Farmoire aui balais. Uo soir, uo sorbet étant tombé sur le parquet dans le salon, don Gechino, un des cousins, Tint chercher un balai. La première chose qu'il saisit dans Tobscurité, ce fut mon bras; comment iit-il pour ne pas s'apercevoir que ce n*élait pas un morceau de bois qu'il tou- chait? Son opération faite, il revint avec de la lumière. Pour cette fois, tout est perdu, me disais-je en me faisant petit, lors- qu'un de ses frères venant à passer, il se tourna un peu et se mit à lui parler, tenant son bougeoir d'une main, et, de l'autre, remettant le balai dans l'armoire.

« Le même don Gecbino prit la manie de la musique, et tous les soirs, jusqu'à deux heures, il écorchait les airs de Gimarosa sur le piano anglais du grand salon. Laurelta ne pouvait plus venir m'ouvrir qu'à trois heures du matin, et comme nous étions au mois de juin, il faisait jour à quatre. Enfin, après un grand mois de mots adroitement jetés, nous réussîmes à persuader à la princesse que son piano favori était gâté par la grosse main de don Gechino.

« — Et alliez-vous souvent à ces rendez-vous hasardeux? ai-je dit à don Niccola.

« —D'abord une fois par semaine, puis quelquefois trois jours de suite^ ou au moins de deux jours l'un. A la fin nous avions fait entièrement le sacrifice de notre vie, nous ne pensions plus qu'à notre amour, et le voisinage de la mort semblait rendre nos joies plus vives. •

« —Et toujours la porte fermée à double tour, à ouvrir, à vingt pas du lit des parents?

« —Toujours ; nous avions pris tant de hardiesse que nous pas- sions dans cette chambre comme si nous y étions seuls. 11 m'est arrivé de lui baiser la main dans cette chambre, malgré elle, et ce faisant, de renverser le grand crucifix d'ivoire. Une autre fois , le matin, une de ses femmes est venue prendre du linge dans un des tiroirs de l'autel fait en commode, placé dans sa chambre; j'étais sur l'autel, debout, contre le tableau enfumé. Je ne conçois pas comment cette femme n a pas levé les yeux et ne m'a pas vu; il est vrai que j'étais en noir. Peut-être, comme donna Laurelta est adorée dans cette maison sévère, la femme


130 ŒUVRES DE STENDHAL.

de chambre n'a-t-elle voulu rien voir. Peut-être la princesse elle-même nous a-t-elle vu de nuit traversant sa chambre. Consi- dérant les tragédies qui allaient naître si elle disait un mot, elle a trouvé plus sage de se taire ; mais sa physionomie avec moi est celle d'une haine profonde et contenue; enfin tout est tou- jours bien allé; mais, ce matin, j'étais perdu »

(Je nuirais à mon livre si j'imprimais la fin de cette histoire.)

l»"^ janvier 1817. — Moi qui trouvais tant d'esprit aux Bolo- nais, je suis presque sur le point de me dédire. Pendant une heure et demie, je viens d'essuyer le patriotisme d'antichambre le plus sot, et cela dans la meilleure compagnie. C'est réelle- ment là le déÊiut italien; les défaites de Murât semblent l'avoir h*rité. Le fait est qu'àNaples, comme en Espagne, la bonne com- pagnie est à une distance immense de la basse classe, et, au con- traire du peuple espagnol, le bas peuple napolitain, gâté par ce climat si doux, ne se bat pas ; car, dit-il, si j'ai raison, saint Janvier ne manquera pas de tuer tous les ennemis, M. Filangieri et cent autres officiers sont fort braves ; qu'en est-il résulté? que leurs soldats leur ont tiré des coups de fusil à travers la porte de leur chambre, parce qu'ils voulaient les empêcher de fuir^.

Vous savez que, vers 1763, le Siège de Calais eut le succès le plus fou et le plus national. Le poète de Belloy avait eu l'idée lucrative, depuis exploitée par d'autres, de se faire le flatteur de ses concitoyens. Le duc d'Ayen se moquant un jour de cette tragédie: «Vous n'êtes donc pas bon Français? lui dit le roi Louis XV. -— Plût à Dieu, sire, que les vers de la tragédie le fus- sent autant que moi ! »


  • Il n'est pas de pays, il n'est pas d'armée qui ne reçût de l'iionneur

de la vie et de la mort de M. de Santa-Rosa. Peu de temps après cette mort héroïque, j'ai déjà essayé, selon mes faibles forces, de dire au public ce qu'il pensera de ce grand homme dans cent ans. Si le présent ouvrage eût été moins paradoxal et plus grave, je l'aurais dédié à In mémoire de cet illustre Italien. Je souhaite que ceux de ses compatriotes qui lui res- semblent, et que je m'abstiens de nonïmer, de peur de les compromettre, trouvent ici un témoignage de ma profonde estime. Honneur au pays qui a produit les Santa-Rosa et les Rossaroi I


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 131

Le sage Turgot qui aimait son pays, et ne voyait dans la flat- terie que le commerce d'un fripon avec un sot, donna le nom de patriotisme d'antichambre à Tengouement des dupes qui admi- raient les grossiers compliments du sieur de Belloy.

Bonaparte imita de Belloy, et lorsqu'il voulut les asservir, sa- lua les Français du nom de grand peuple ; lui-même se glori6e de ce tour d'adresse; il trouve indigne que Ton avoue, en écri- vant l'histoire, les désavantages ou les torts de son pays *.

Il n'est pas de mérite si mince qu'il soit, qui ne se trouve ici sous la protection de quelque patriotisme municipal; car enfm le plus plat pédant a une patrie. En France, si un auteur est mo- qué, c'est surtout dans son pays.

 Bologne, je n oserais pas dire qu'Astley fait les bottes mieux que Ronchetti; c'est un fameux cordonnier du pays, connu par son amour pour les tableaux et sa conduite ferme envers Murât, qui lui avait dit qu'on ne pouvait le chausser qu'à Paris, et auquel, en revanche, il ne voulut jamais faire qu'une botte. Le roi, après l'avoir essayée, demandant la se- conde : <K Sire, faites-la faire dans votre Paris, » répliqua Bon- chetli.

La moindre critique imprimée contre le poète ou le sculpteur de sa ville met l'Italien en fureur, et cette fureur s'exhale par les injures les moins nobles. L'Italie étant le jardin de l'Europe et possédant les ruines de la grandeur romaine, chaque année voit éclore huit ou dix voyages plus ou moins médiocres à Paris, à Londres ou à Leipzig; ce sont huit ou dix sujets de rage pour ces patriotes chatouilleux. Cette colère n'est pas aussi ridicule qu'elle le parait d'abord. Dans un pays où le moindre almanach est censuré cinq ou six fois, un homme blâmé dans une page imprimée est abandonné par le pacha. Dès lors il est perdu ; l'être le plus abject peut lui lancer le coup de pied de l'âne. Peu

  • La théorie du patriotisme d'antichambrêf tel qu'on le pratique chaque

jours envers les cantatrices qui ne sont pas nées en France, se trouve tout entière dans Virgile :

PaUas quas condidit arces

Ipsa colat : nobis placeant ante omnia silva}. Eclog. 11.


152 ŒUVRES DE STENDHAL.

importe la vérilé ou la fausseté de FaccusatioD; elle est impri- mée, il saffit.

Cette foreur contre la critique ne saurait exister en France ou en Angleterre. Le pacha n*y est plus qu^un préfet ou un schérif ; les citoyens se protègent eux-mêmes, et, comme chaque jour voit imprimer cent calomnies, comme il y a la calomnie con- stante et réciproque des deux partis, ultra et libéral, l'accusa- tion n'est terrible que lorsqu'elle est plaisante, comme Voltaire contre Larcher, ou Beaumarchais contre JM^arin le censeur, tiré à quatre chevaux sur la route de Versailles.

La vanité n'existant pas en Italie, un marquis en colère s'ex- prime à peu près comme son laquais.

C'est le revers de la médaille de l'insigne bonheur qui donne à ce peuple une poésie naïve et forte. 11 n'a pas eu pendant cent cinquante ans une cour dédaigneuse fondée par un homme pro- fond dans l'art de la vanité (Louis XIV). Le grand roi s'empare de Topinion, il donne à chaque classe de ses sujets un modèle à imiter; Molière fait rire aux dépens de qui ne suit pas servile- ment ce patron : original devient synonyme de sot,

La cour de Louis XV déclare de mauvais ton toute expression que sa grande justesse met dans toutes les bouches, elle épure et appauvrit la langue, proscrit le mot propre ; enfin, M. labbé Delille n'écrit plus qu'en énigmes. Le boulevard est sans contre- dit la plus jolie promenade de Paris; mais tout le monde peut en jouir, et parce que Louis XIV a vécu, même aujourd'hui, il n'est permis d'y paraître que comme pour aller fiiire des emplettes. L'influence de Louis XiV, qui se fait sentir en Angleterre aussi bien qu'en Russie et en Allemagne, n'a nullement pénétré en Italie. Jamais personne n'y fut maître de l'opinion; de là mille avantages : mais aussi le revers de la médaille, des injures sales dès qu'un marquis est en colère, et les sols plus insupporta- bles qu'ailleurs; de là la grande difficulté de se faire présenter dans une maison de Milan. Si vous êtes un sot, comment vous éconduire?

Je conseille au lecteur, s'il va devers Rome, de ne jamais rien blâmer, et d'établir qu'il est sujet à des maux de tête su- bits. Dès qu'il verra arriver le patriotisme d* antichambre, il sera


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pris de son mal de tête et disparaîtra. La femme che^ qui j'ai vu réunis la plus rare beauté, l'âme la plus haute etleplus d'es* prit, madame M***, n'était point exempte de ce défait. Sans pe- tite vanité pour elle-même, elle éiait susceptible pour son pays; dès qu*on blâmait quelque chose de ce cher pays, elle rougis- sait. Un jour que je venais de tomber dans cette maladresse, je fis Tessai de la critique personnelle avec une liberté un peu forte chez une simple connaissance ; elle se défendit avec can- deur et vérité, mais sans la moindre altération de couleur dans le plus joli teint que j*aie vu en Italie.

L'armée créée par Napoléon, réunissant dans la même compa- gnie le citoyen de Reggio, le bon Busêcon de Milan, le sombre Novarrais et le gai Vénitien, avait produit deux effets :

l"* La création d'une langue nouvelle : la Romagne ayant fourni, à ce qu'on m'assure, les plus braves soldats, les mots romagnols dominaient dans cette langue;

2° La haine de ville à ville et le patriotisme d'antichambre tombaient rapidement dans l'armée. Je tiens ce fait du brave colonel Wideman, seigneur vénitien, mon ami.

2 janvier. — Je parlais de Louis XIV au comte K*", le plus aimable des Polonais que j'aie rencontrés, et ce n'est pas peu dire. « C'est Louis XIV et non plus Philippe II qui sert de mo- dèle au petit ]jrince allemand, comme au duc anglais. »

— ModèlCy c'est le mot, dit M . K***. Un gentilhomme fort ri- che, qui n'habite pas à cent lieues de Riga, a fait ajouter à son immense château un énorme avant-corps carré, pour singer la façade du château de Versailles sur les jardins. Sa maîtresse s'appelle madame de Maintenon; jamais je ne l'ai entendu nom- mer autrement; son dîner lui est annoncé par deux chambellans qui le servent à la petite table où il n'admet que la seule ma- dame deMaintenon. Toutes les semaines, il donne grand bal le dimanche, et grand dîner le mardi. Ces jours de bal, quarante beaux paysans et quarante jeunes paysannes prises à tour de rôle, parmi ses paysans, arrivent dès le matin au château de Versailles, on les lave et on leur fait revêtir, aux hommes des habits à la Louis XIV, qui ont coûté cent louis pièce, aux fem- mes des robes magnifiques. Tout cela danse toute la nuit et


134 ŒUVRES DE STENDHAL.

obéit à 'quatre chambellans qui leur font observer fidèlement rétiquetlé.de la cour du grand roi. Le maître de la maison fait le tour, dëc^syréde ses ordres, et parle à chacun; ensuite ma- dame de Maintenon permet que Ton commence la première contredanse.

Le même cérémonial a lieu pour les grands dîners du mardi, où figurent, toujours en habits magnifiques, douze paysans et douze paysannes, et souvent quelques curieux des garnisons voi- sines; la vaisselle est de toute beauté; le roi et madame de Maintenon mangent sous un dais. Toute cette cour peut coûter un million de francs par an, et le maître a le plaisir de vivre exactement comme Louis XIV, dans un appartement tendu en tapisseries des Gobelins.

— Je sors de Tatelier d'un peintre auquel j'ai présenté des Anglais. Trois jeunes femmes italiennes se trouvaient chez le peintre ; elles ont consenti à ce qu'il levât la toile verte qui cou- vrait un tableau à la vérité peu décent. Malheureusement ce tableau a fait sourire les Italiennes au lieu de les indigner. L'in- dignation a été pour un des Anglais qui, en sortant, nous a dit avoir physiquement mal au cœur. — Me croyez-vous assez fou pour blâmer un être de ce qu'il sent ainsi? Je me borne à noter des faits. Si monsieur votre oncle voit ma lettre, il dira que je protège les assassins de la Romagne qui se défont des podestats trop coquins. — La pudeur est la mère de la plus belle passion du cœur humain, l'amour.

3 janvier. — Ce matin vous avez reçu une lettre ; elle finit par votre très-humble et très-obéissant serviteur. Vous avez regardé ces mots sans les lire; ils ne vous ont nullement donné l'idée que la personne qui écrit vous offrît de battre votre habit ou de cirer vos bottes. C'est pourtant ce qu'y verrait un Persan, un bramine, sachant peu la langue et pas du tout les manières fran- çaises.

Les épithètes en issimo, telles que veneratissimo, illustrissimo, etc., sont dues, par tout livre imprimé en Italie, d'abord aux ma- gistrats, petits ou grands, gouvernant le pays où le livre s'im- prime, ensuite à tous les souverains faisant actuellement le bonheur de quelque partie de l'Europe, ou qui» depuis moins de


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cent ans, sont allés au ciel rece¥oirla récompense de leurs ver- tus. (Voir Y Histoire de Milan, par Carlo Yerri.) L'ahsence de ces issimoAk passe encore, dans beaucoup de sociétés, pour une hoslililé déplacée et de mauvais goût ; c'est un peu comme si, dans votre leUre de ce matin, vous n'aviez trouvé que les mots je vous salue^ avant la signature.

Lissimo, tel que vastissimo, mirabilissimo, est encore dû aux palais, jardins, tableaux, etc., de tout noble habitant à cinquante lieues à la ronde du pays où le livre paraît. La maison de tout noble s'appelle pala%w. Tout docteur est chiarissimOf ou du moins egregio. Dans un pays où fleurit l'amour de la vengeance, pourquoi un pauvre diable d'auleur déjà mal vu par le pouvoir, par cela seul qu'il imprime, chercherait-il de nouveaux ennemis? Marivaux était l'ennemi de Marmontel, parce que, en citant une de ses chansons, celui-ci avait oublié un o; Marmontel avait écrit : Dieu l qu'elle était belle ! au lieu de : Dieu I qu'elle était belle !

Il y a vingt ans, quand on citait, Ton ne disait jamais Fauteur nommé ci-dessus, mais il sullodato autore ; il allait sans dire que Ton ne pouvait pas nommer sans louer. Ces exagérations que depuis cent cinquante ans tous les voyageurs ne manquent pas de reprocher aux Italiens, sont comme le très-humble ser- viteur de nos lettres. J'ai entendu dire de la maison d'un noble : È un miserabilissirno palax^zo dove non si danno tre camere sen%a acqua (c'est un misérable palais qui n'a pas trois chambres où la pluie ne pénètre ). Le mot palais a perdu le sens que nous y attachons. Les Italiens pourront^ils être accusés de bassesse, parce qu'ils ne consultent pas en parlant chez eux les conve- nances d'une langue étrangère? — Les courtisans italiens man- quent de grâce en agissant autour de leurs princes. Mais que dirons-nous de la figure incroyable que font les duchesses douai- rières aux levers du roi d'Angleterre? Que dire du fameux sec* pelott (calotte) donné par le comte de Saurau, ministre de François l*', à un homme distrait qui avait oublié d'ôter son chapeau au parterre de la Scala, ce prince y étant? liCS seuls Français de 1780 savent le métier de èourtisan. Il n'y a que ces gens-là qui sachent servir, disait Napoléon à propos de l'aimable général de Narbonue.


156 ŒUVRES DE STENDHAL.

Les seuls éerîvains français ont le secret de flatter avec grâce : voir la Ftcmille du Jura y par un censeur actuel. Un tel ouvrage^ écrit en italien, serait à faire mal au cœur.

4 janvier. — M. le sénateur de Bologne reçoit tous les lundis; madame la princesse Ërcolani, les vendredis. Les autres jours de la semaine sont pris de façon que les mêmes personnes se ren- contrent chaque soir.

Je venais d'écrire que j'ai été reçu dans la société de Bologne avec grâce; j'efface ce mot, le premier qui se présente à un Français lorsqu'il est accueilli quelque part de manière à lui faire beaucoup de plaisir. La grâce envers un inconnu qui a remis à votre porte une lettre de recommandation, consiste, ce me semble, à raccueillir comme s*ll était un peu de votre société et avec l'exagération aimable des sentiments de bienveillance que vous inspirent tous les hommes bien nés. En Italie d'abord, il n'y a jamais d'exagération dans les rapports de société. Ils appellent leurs maisons des palais, et parlent du moindre tableau comme s'il étaft de Raphaël; mais vous voyez clairement, en arrivant pour la première fois quelque part, que l'on vous fait le sacrifice pénible de quitter l'aimable intimité de la société habituelle, ou la douce rêverie d'un cœur mélancolique, ou des travaux suivis avec passion. La peine et l'ennui de vous recevoir et de vous dire quelques mots sont frappants; le manque d'ai- sance et la contrainte se trahissent clairement non moins que rexlréme soulagement que vous causez en vous levant pour sortir. Les voyageurs accoutumés aux formes séduisantes de la société de Paris et à qui la nature a refusé l'amour du nouveau, sortent outrés, après de telles visites. Ce qu'on y éprouve n'est assurément pas fort gracieux ; mais l'on voyage pour trouver du neuf et voir les hommes tels qu'ils sont. Si l'on ne veut que des surfaces polies et toujours les mêmes, pourquoi quitter le bou- levard de Gand ? D'un autre côté, tous ces mouvements que vous (^servez à votre entrée dans le salon d'une femme italienne ne sont pas éternellement les mêmes, comme en Hollande, et peu- vent changer en mieux dès la seconde ou la troisième visite ; mais il faut avoir le courage de la faire. Si vous cherchez de bonne foi à ne pas répondre avant que la demande soit finie, si


'ftOMÉ, NAPLES ET FLORENCE. i^

VOUS essayez de modérer la furia francese, si, lorsqu'on vous en prie bien fort, et seulement alors, vous faites des contes amu- sants, si vous ne cherchez jamais à faire de Vesprit et à tenter le cliquetis spirituel d'un dialogue brillant et à demi littéraire ; enfin, si, dès Fabord, vous ne vous portez pas pour amoureux de la plus jolie femme du salon, le peu de bienveillance réelle avec lequel on vous a reçu à la première visite, augmentera tous les jours et fort rapidement; car, enfin, vous êtes un animal curieux, vous venez de Paris. Mais n'oubliez jamais que Vesprit qui amuse un Français incommode un Italien. Peut-être, il y a cinquante ans, méprisait-on Fesprit; aujourd'hui, la honte de ne pas savoir y répondre tire violemment ces gens-ci de la douce rêverie sur les impressions de leur cœur, qui, chez la plupart, est un état habituel. Il faut de plus être fidèle à de certaines convenances exprimées par les regards. L'audace qui porte à brusquer ces convenances passe ici pour la grossièreté la plus impardonnable. Il faut savoir qu'en Italie un paysan observe presque aussi finement qu'un marquis les convenances qui se Usent dans les yeux ; c'est une sorte d'instinct parmi ces hommes nés pour le beau et pour l'amour, et je n'en parle que parce que j'ai vu y manquer grossièrement.

Si vous parlez la langue en usage dans le pays, si sincèrement vous cherchez à vous faire petit, au bout de quinze jours, votre figure étrangère ne troublera plus la société. Un Français est un animal tellement rare et si estimé, que, dès ce moment, vous serez l'objet de toutes les curiosités ; vous aurez créé un intérêt véritable chez tous ces personnages sombres qui, les premiers jours, vous considéraient d'un air si tragique. Si telle est votre habileté et votre inclination, voilà le moment, et non pas plus tôt ni plus tard, d'essayer de paraître aimable à une des femmes delà société; à une seule, entendez-vous? Mais voici encore un mot qui traduit bien mal ma pensée : être aimable, en Italie, veut dire à peu près le contraire des idées que ce son réveille chez un Parisien. Il faut, par exemple, ne parler d'abord qu'avec les yeux, et dépouiller ce langage de toute audace; il faut de grands moments de silence, et quand on parle, bien plus de pen- sées louchantes que de choses piquantes. Une réflexion tendre

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138 ŒUVRES DE STENDHAL.

sur la délicieuse expression d'amour dans le premier duetio du Mariage secret vous avancera bien plus que le mot le plus plai- sant. L*esprit et le degré d'éveil où il faut-se tenir pour renvoyer la balle à propos met une femme dans la situation on il faut qu'elle ne soit pas pour que vous puissiez lui plaire. Ueftel assuré de r esprit, en Italie, est de rendre la conversation sèche. Il est facile de voir que tout ce qui est grâce de Texpression, piquant des rélicences, etc., doit être perdu avec des gens qui ne par- lent que de ce qui les intéresse et qui en parlent fort sérieuse- ment, fort longuement, avec beaucoup de détails passionnés et pittoresques. Chaque homme étant ici un être un peu sauvage, tantôt silencieux, tantôt furibond, et qui a plusieurs choses qui rintéressent profondément, personne n'a besoin de chercher dans la conversation une vaine apparence de chaleur et une cause d'émotions. Les passions d'un Italien : la haine, Tamour, le jeu, la cupidité, l'orgueil, etc., ne lui donnent que trop sou- vent un iulérêl déchirant et des transports incommodes. La con- versation n*est ici que le moyen des passions; rarement est-elle par elle-même un objet d'intérêt. Ce petit ensemble de faits, je ne l'ai jamais vu compreadre par un seul Français.

Accoutumé qu'il est dès l'enfance à observer si les gens qu'il adore ou qu'il exècre lui parlent avec sincérité, la plus légère affectation glace l'Italien, et lui donne une fatigue et une con- tention d'esprit tout à fait contraires au dolce far nknte. Par ces mots célèbres, dolce far niente, entendez toujours le plaisir de rêver voluptueusement aux impressions qui remplissent son cœur. Otez le loisir à l'Italie, donnez-lui le travail anglais, et vous lui ravissez la moitié de son bonheur.

Ce qu'il y a de pis, c'est que, comme fort peu d'Italiens savent bien le français ou du moins comprennent nos manières, la moin- dre tournure polie qui chez nous d'abord est indispensable et d'ailleurs ne veut rien dire, lui semble de V affectation française et l'impatiente. Dans ce cas, un Italien, qui va peut-être jusqu'à redouter le mépris parce qu'il ne peut pas vous payer de la même monnaie, vous sourit de mauvaise grâce, et de sa vie ne vous adresse la parole.

L'affectation est si mortelle pour qui l'emploie dans la société


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 139

de ce pays, qu'à son retour eu France, un de mes amis qui avait passé ûin ans en Italie, se surprenait à commettre cent petites irrégularités; par exemple, passer toujours le premier à une porte plutôt que de se livrer à de vaines cérémonies qui retar- dent le passage de tous; à table, se servir sans façon et passer le plat ; promenant avec deux amis, ne parler qu'à celui qui vous amuse ce jour-là, etc.

Tout ce qui se dit en France pour offrir ou accepter une aile de faisan paraît une peine inutile à un Italien, une véritable sec- catura. En revanche, transportez-le à Paris, Tabsence de cent petites choses de ce genre en fera un être grossier pour le Fran- çais du faubourg Saint-Germain. Ceci sera peut-être moins vrai dans dix ans ; en France, les manières, comme le style, mar- chent vers la rapidité.

L*exlréme méfiance, que rendent indispensable les espions et les petits tyrans à la Philippe II, qui, depuis Tan 1530, foulent ce pays, fait que tout effarouche l'Italien. Si la moindre chose le contrarie, fût-ce la présence d'un petit chien qu'il n'aime pas, il ne sort point d'un silence morne et sévère, et ses yeux, qu'il ne peut contenir, semblent vous dévorer. Ainsi jamais d'agré- ment, de laisser-aller, de joie avec des inconnus ; jamais de véri- table société qu'avec des amis de dix ans. Un mot dur adressé à un Italien lui donne de la retenue pour un an. Il suffit d'une plaisanterie sur une femme ou un tableau qu'il aime; il vous dira du plaisant : É un porco ! Il songe à la douleur que lui a faite la plaisanterie.

Qu'est-ce qu'un Français avait à craindre au monde sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI? En cherchant bien, on ré- pond : De se trouver en contact au spectacle avec un grand sei- gneur.

Bologne appartient bien autrement à l'Italie du moyen âge que Milan ; cette ville n*a pas eu un saint Charles pour briser son caractère et la monarchiser.

Devenu sage à mes dépens, je n'ai pas commis les fautes qui m'avaient nui à Milan. Je n'ai eu garde de paraître plus occupé de trois figures célestes que j'ai rencontrées dans la société, que du reste des femmes. J'ai marqué des attentions à chaque femme


UO ŒUVRES DE STENDHAL.

eiuictement en proportion du désir de faire parler quesio fores- tière (cet étranger), que je voyais dans leurs yeux. M. Izimbardi m*avait dit : «A Rome et à Bologne, avant d'avoir Tair de re- garder une jolie femme, faites pendant huit jours une cour assi- due à son amant ; feignez ensuite de ne faire attention à elle qu'à cause de lui. Pour peu que Tamaut soit sot et vous adroit, il y sera pris. Si Tamant et sa maîtresse vous adressent la pa- role en même temps, n'ayez Tair de n'avoir entendu que l'homme. Un regard vous excusera auprès de la femme, qui vous saura gré de cette attention, pour peu qu'elle vous trouve aimable. Parlez toujours de votre départ comme beaucoup* plus prochain qu'il ne le sera en effet. »

Je n'ai pas manqué de raconter mes meilleures anecdotes sur Napoléon (encore intéressantes en 1817) aux amis des trois fem- mes dont la beauté céleste m'avait frappé. J'aime à les regarder comme je regarderais un diamant d'un million : certes, je n'ai nulle idée de le posséder jamais, mais cette vue fait plaisir aux yeux.

J'ai raconté mes anecdotes à ces messieurs fort clairement et de manière à ce qu'ils pussent s'en faire honneur avec le reste de la société. Loin de nuire au débit de mon amabilité, cette précaution m*a réussi à souhait. Plusieurs personnes ont voulu entendre ces anecdotes de la bouche même du prétendu témoin oculaire. L'Italien ne comprend jamais avec trop de clarté la chose qui l'intéresse : c'est que son esprit est peu exercé à la rapidité et que son âme prend plaisir à être émue en même temps que son oreille écoute. À Bologne, et surtout à Milan, on entend avec plaisir cinq ou six fois le même récit ; et, s'il man- que son effet à la première, c'est toujours qu'en cherchant le piquant, un Français manque la clarté.

Après les anecdotes tragiques sur Napoléon et le maréchal Ney, celle qui a eu le plus de succès, c'est le valet de cœur de M. le comte de Ganaples ^ C'est que cela semble calculé exprès


  • Je demande pardon d'imprimer une anecdote si connue, et que M. de

lîoufllers contait si bien. On jouait beaucoup, avant la Révolution, chex madame la duchesse do


ROME, NàPLES et FLORENCE. 141

pour étonner le génie italien : la prudence la plus parfaite dé^ jouée d'une manière irrémédiable et si imprévue ! On m*a fait conter cette histoire vingt fois au moins, tant qu'à la fin je m'en-* nuyais moi-même. En revanche, une autre anecdote (l'abbé de Voisenon à minuit, la duchesse et le duc de Sône ^) n*a produit


Poitiers ; celte maison était le centre du beau monde. Le comte de Gana- ples y venait souvent, et un peu, à ce que pensaient quelques personnes, parce que madame de Luz, jeune femme mariée depuis peu, s'y trouvait tous les soirs. Le comte se plaignait un jour du malheur qu'il avaib de dormir la bouche ouverte, ce qui le réveillait trois ou quatre fois par nuit, et de la manière la plus désagréable. Un médecin allemand, qui amusait cette noble société, lui dit : « Je vais vous guérir, monsieur le comte, et avec une carte à jouer ; vous la roulerez, vous la placerez comme un tuyau de pipe dans le coin de la bouche, entre les lèvres, avant de vous livrer au sommeil. » Le soir, quand le jeu fut terminé, M. de Canaples, faisant dus contes et jouant avec les caries, madame de Poitiers lui dit : « Tenez, comte, prenez ce valet de cœur qui vous guérira cette nuit, id Le lende- main, à la même heure, après la fin du jeu, et la même société se trouvant à peu près autour de la table, y compris madame de Luz, arrive de Ver- sailles M. le baron de Luz. Après avoir dit les nouvelles, il ajoute : « Je suis ici de bonne heure aujourd'hui, mais hier je ne suis rentré chez moi qu'à cinq heures du malin. A propos, madame la duchesse, vous donnez des vices à ma femme ; elle devient une joueuse etl^énée ; devinez ce que j'ai trouvé dans son lit : un valet de cœur ! » Et le baron tire de sa poche et montre a la société stupéfaite le valet de cœur de la veille, roulé en tuyau de pipe. M. le baron de Luz commençait à remarquer le grand effet que produisait son histoire, mais madame la duchesse de Poitiers eut la présence d'esprit de l'emmener pour longtemps dans l'embrasure d'une fenêtre, sous prétexte de lui parier d'al&ires à traiter à Versailles.

  • Gomme M. le duc de Sône ne venait jamais voir sa femme le soir, elle

recevait l'abbé de Voisenon. 11 s'y trouvait une nuit dans un négligé assez embarrassant, lorsque tout à coup l'on entend venir le duc. a Nous sommes perdus! s'écrie madame de Sône.— -Nous sommes sauvés, reprend le petit abbé plein de sang-froid, si vous voulez bien faire semblant de dor^ mir. » Et l'abbé se met à lire tranquillement. Le duc parait sur la porte ; l'abbé, le doigt sur la bouche, lui fait signe de se taire et d'approcher sans bruit. Dès qu'il fut près du lit : « Vous êtes témoin, monsieur le duc, que j'ai gagné le pari : madame la duchesse, qui se plaint de ne jamais dormir, a gagé ce soir que je ne viendrais pas dans sa chambre à une heure du matin. J'ai enchéri, et j'ai dit que je me placerais dans son lit : m'y voici. — Mais est-il déjà une heure? » dit le mari. Et il alla consulter une pendule dans la pièce voisine. Après quoi, toujours dans un profond silence, l'abbé se leva, s'habilla et s'en alla avec M. de Sône, «c Qui le


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que l'effet d'une sottise; un petit moment de silence après un long récit, et sur-le-champ parler d'autre chose. Ce dernier conte paraît- il tout à fait incroyable, ou bien le duc de Sôneleur semble-t-il un homme à mettre aux Petites-Maisons, et dont la sottise ne peut faire rire et n'est digne que de pitié? Gomme TI- talien ne. rit jamais par politesse, il est plus indispensable qu'en France de proportionner le degré de comique de chaque anec- dote, ou plutôt le degré de condescendance et de croyance d'un instant, qu'elle réclame, au degré de gaieté et de brio qui règne dans le salon.

J'ai lu tout ce qui précède à M. Gherardi, qui m'a juré que je me trompais entièrement; que j'avais fait un roman; que rien au monde ne ressemblait moins aux manières des Bologne.

Que veut-on que fasse un malheureux voyageur? Prévenir le lecteur et ne rien changer. Puis-je sentir autrement que mol? «. Y a-t-il ici quelque chose contre l'honneur? ai-je dit à mon mentor. — Je n'y vois rien que contre la vérité. » Rassuré par cette réponse, j'imprime dix ans après avoir écrit. Madame de Puisieux disait que chacun de nous connaît ses traits et non pas sa physionomie.

Monsignor F*** me disait ce soir : « Je ne sais pas si les Gaules ou les Espagnes ont été aussi malheureuses sous Néron que la Lombardie sous François d'Autriche. Bel exemple, qui montre le ridicule des vertus domestiques dans un roi, surtout quand les journaux salariés veulent nous les donner en échange des vertus de son métier ! Âh ! Dieu nous accorde un Napoléon, quand il devrait chaque mois se donner le plaisir de trancher la tête lui-même à deux ou trois de ses courtisans ! »

Monsignor F*** me dit : « Quand je ne les vois pas, ma misan- thropie s'exagère la méchanceté des hommes ; j'ai besoin d'a- voir un logement sur la rue et non pas sur un jardin. » 11 me dit : « Dans mon désespoir de rien trouver qui vaille, je me laisse donner mes amis par le hasard. »


perça d'un coup de poignard une heure après, ajoute un Italien. — Pas le moins du inonde. » Ce mot provoque le sourire de la plus parfaite in- crédulité.


ROME, NAPLES ET FLORENCE 145

Monsignor F*** me prête la fort curieuse histoire des Con- claves, par Gregorio Leti. Des notes marginares, écrites en encre jaune, il y a plus de cet ans, apprennent que Gregorio n'a pas osé raconter tous les bons tours où le poison a joué un rôle. Ce sont les conclaves peints en beau, comme Voltaire a vu le siècle de Louis XIV, en niant Tempoisonnement de Madame.

Je m'aperçois, en chercbanl une date dans mon journal, un jour de pluie, que si les lettres que j'adresse à mes amis pour n'en pas être oublié, tombent dans les mains de quelques-uns de ces hommes à esprit sec, racorni, appris par cœur, les héros du bégueulisme, je leur ferai, à mon grand regret, un extrême plaisir. En aidant un peu à la lettre, on peut conclure de ce que j'ai dit, que tous les Italiens sont gens d'esprit, à l'exception des abbés.

Rien n'est plus loin de la vérité. De Bologne au fond de la Galabre, c'est au contraire l'homme d'esprit de la famille que l'on fait prêtre; car enfin quel bonheur d'avoir un pape! Et Sixte-Quint commença par être gardeur de cochons. De droit, le frère du pape est prince, et son neveu I On a l'exemple du duc firaschi.

Le fait est que je n'ai recherché l'amitié et parlé que des per~ sonnes qui m'ont plu. Mais il n'y a peut-être pas de pays au monde où les sots soient aussi bruts et aussi malappris. Les coups de bâton ne les corrigent point ; car la douleur physique d'un coup de bâton n'est pas bien forte.

Les sots anglais sont peut-être les moins à charge de tous ; mais dans le pays du naturel, et où le savoir-vivre n'impose pas le même uniforme à tous les esprits, rien ne gêne le dévelop* pement plantureux du sot italien. La naïveté qu'il met à vous conter ses bassesses incroyables amuse la première fois, en- suite révolte. Rien n'est plus incommode que la curiosité de crétin qui l'attache à l'étranger; et, si vous le brusquez, cela peut passer pour un manque d'égards envers la société qui veut bien vous recevoir. Le sot épris d'une jolie femme qui le méprise, mais ne peut l'éloigner à cause de quelque lien de famille, est un être si nuisible, si méchant, si bas, qu'il donnerait des idées d'assassinat ; car il ne se relève que plus fier et plus dénoncia-


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teur auprès du mari, après les coups de bâton. Du moins c'est ce que m'a raconte l'aimable Valsantlni ; car, dans ces aflaires de galanterie, je n*ai point d'expérience. Je crois qu'il n'y eut jamais voyageur en Italie moins fortuné que moi, ou les autres sont bien menteurs.

Les Napolitains se battent fort bien à Tépée ; l'éducation des hautes classes est souvent très-distinguée. (J'ai vu de jeunes princes ressembler à des Anglais.) Ces deux raisons rendent le sot importun moins fréquent à Naples qu'ailleurs. Â Rome, l'o- pinion en fait justice et l'exile dans les cafés. En y réfléchissant, je vois que je n'ai pas connu un seul abbé qui fût nn sot. Je ne parle pas des curés de campagne que la bonne compagnie enivre par plaisanterie, et encore plusieurs ont-ils le plus rare talent pour prendre des grives au rocolo. C'est un des plus vifs plaisirs de la Lombardie. Les dames raffolent des u%ei colla po- lenta. On prend au filet, à la fin de l'automne, une immense quantité de petits oiseaux (t/^t) qu'on sert en rôti sur une pâle jaune faite au moment même avec de la farine de maïs et de l'eau chaude. Cette polenta est pendant toute l'année la nourri- ture dtt paysan lombard. Jai passé les plus agréables matinées au rocolo de M. Cavaletti, à Monticello, avec trois prêtres. Cet air délicieux du matin donne un accès de joie animale. Le soir les délices et la joie du souper avec les uccelettiy la polenta el Ventrain général, semblent reculer les bornes de l'existence du c6té des plaisirs si vifs de la bête. Je voudrais voir un métho- diste anglais transporté au milieu d'une telle ivresse; il éclate- rait en injures ou irait se pendre (Voir Eustace parlant de la joie italienne). La bonhomie allemande ou suisse s'en accommode très-bien ; plusieurs des symphonies d'Haydn peignent ce genre de bonheur. Si j'avais le talent de madame Radcliffe, quelle des- cription je ferais de Moniicello ! (près de Monte-Vecchia, au nord de Monza). La sensation du beau vous y arrive par bouffées de tous les côtés *.

  • Je voudrais que Ton pût n'imprimer que pour quarante personnes ;

mais comment les deviner? Madame Roland ne passait peut-être que pour une pédante aux yeux de ses amies, qu'elle choquait par ses senti- ments. Le malheur, c'est que l'on connaît fort bien )es personnes de qui


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 445

H y a deax vers de Properce que j'ai oublié de ciler, en par< lanl des amours italiens :

Heu ! malè nirnc artes miseras faacc secula tractant, Jam tener assaevit munera velle puer.

Mais dans quel pays ne peut-on pas les répéter? L'amour phy- sique conduit à la cruelle vérité qu'ils rappellent, et c'est Ta- mour-passion qui en éloigne. Il faut deux ou trois ans aux dames italiennes pour s'apercevoir qu'un très-beau garçon peut n'être qu'un sot; comme ce n'est qu'au bout de deux ou trois ans qu'un homme d'esprit qui se met mat et remue gauche- ment peut passer à Paris pour n'être pas un sot.

Toute la vivacité spirituelle de Bologne tient à la bonté du légat; s'il a pour successeur un ultra, en six mois de temps ce pays peut devenir abominable et fort ennuyeux. Je trouve que l'on n'y adore pas assez le cardinal Consalvi et le bon pape Pie VII, qui s'occupe de beaux-arts et de nommer des évêques. Je soutiens des thèses en faveur de ce souverain, ce qui n'est pas sans danger : c'est un étranger libéral qui a peuplé les ca- chots de Mantoue. L'Italien, si méfiant individuellement, pousse la confiance jusqu'à la duperie dès qu'il complote : société des Régénérateurs en Suisse, sous le ministère de M. Pasquier.

6 janvier. — Le ton vantard et gascon qui, dans les armées de Napoléon, était si utile, et s'appelait la blague, a peu gâté les officiers italiens. Le jeune et beau capitaine R*** est aussi sim- ple, aussi naturel dans ses façons, que si de sa vie il n'eût appli- qué un coup de sabre ni mérité une croix. Ce n'est que bien rarement que Ton entrevoit que, si on le fâche, il se fâchera ; cette simplicité de si bon goût, ce me semble, me rappelle le brave commodore américain Moris. Je m'accoste volontiers du


l'on voudrait ne pas être lu ; et, comme on redoute pour ses sentiments l'ironie qui les gftte, des êtres placés à l'autre extrémité de l'échelle mo- rale ont pourtant de Vinfluence sur nous. Que dis-je? le dégoût qu'ils inspirent porte quelquefois à un ton tranchant et dur qui peut choquer les âmes délicates. C'est ainsi que les flatteries de si mauvais goût sur Vhonntur national, qu'on lit tous les matins, entraînent quelquefois à énoncer durement les désavantages de la France.


146 ŒUVRES DE STENDHAL.

capitaine R^*^ ; et il voit tout le plaisir qu*il me cause quand il veut bien me faire une histoire. Hier soir, à 4eux heures' du malin, en nous retirant, il me dit : « Le comte R***, mon oncle, était le plus doux des hommes. Un jour, à Bergame, c*est mon pays , un sbire le regarde avec attention , comme il passait, ff Dieu que cet homme est laid ! )i> dit mon oncle. Dès le lendemain, au casin des nobles, il s'aperçut que ses amis avaient avec lui un ton singulier et un peu sostenuio. Enfin, trois jours après, Tun d'eux lui dit : « Et le sbire? Quand fmis-tu cette affaire? « — Quelle affaire? — Diable, reprend Tami d'un air sévère, « est-ce que ça en restera là? — Quoi, ça? — Le regard inso- « lent qu'il t'a lancé. — Qui? ce sbire de Fautre jour? — Cer- « tainement. — Je n'y pense plus. — Nous y pensons pour toi. »

« Enfin le plus doux des hommes fut obligé de marcher pen> dant trois jours avec un fusil à deux coups chargé à balles. Le troisième jour, il rencontre enfin, dans la rue, ce sbire qui l'a- vait regardé d'une manière inconvenante et l'étend roide mort à ses pieds de deux coups de fusil. Gela eut lieu vers 1770. Mou oncle alla passer six semaines en Suisse, et puis revint tran- quillement à Bergame. Gomme un homme doux et humain, il fit du bien à la famille du sbire, mais en grand secret. Il eût été déshonoré et chassé du casin des nobles si Ton eût pu penser qu'il redoutait une vengeance et cherchait à la prévenir. Si le comte R*'* n'eût pas tué le sbire, il eût été ce qu'est dans le Nord un homme qui reçoit un soufflet. »

Le magnifique Gorner, le noble Vénitien qui gouvernait Ber- game en ce temps-là et dirigeait la justice criminelle, pensait comme la société et n'eût plus admis chez lui le comte R"'^, s'il n'eût pas tué le sbire. Ge Vénitien était l'homme le plus gai ; tous les jours il jouait an pharaon jusqu'à quatre heures du ma- tin, chez sa maîtresse, où il recevait toute la noblesse ; il don- nait les fêtes les plus bizarres, mangeant chaque année deux ou trois cent mille francs de sa fortune, et, du reste, eût été bien surpris si on lui eût proposé de faire arrêter un noble, pour avoir tué un sbire ^

  • Les noms, les lieux, les dates, tout est changé^; il n'y a d'exact que le


ROME, NAPLES ET FLORENCii. 147

Milan, qui n'est qu'à dix lieues de Bergame, avait en horreur les coups de fusil tirés dans la rue. Aussi les nobles de Bergame méprisaient-ils la douceur des Milanais, et ils venaient au bal masqué de la Scala avec le parti pris d'y faire des insolences à tout le monde. Allons à Milan donner des soufflets, se disaient- ils entre eux, au moins ; c'est ce que me raconte le capitaine R**\ Depuis, Napoléon est venu repétrir tous ces caractères, et l'offi- cier milanais, se battant à Raab ou en Espagne, a été brave comme l'officier de Bergame ou de Reggio ^ Chez le simple soldat ita- lien, le courage militaire est un accès de colère, plutôt que le désir de briller aux yeux de ses camarades, et une pique d'a- mour-propre. Jamais l'on n'entend de plaisanteries sur le champ de bataille.

7 janvier. — Un de mes nouveaux amis me rencontrant un de ces soirs, me dit : « Allez-vous quelquefois, après diner, chez la D*** ? — Non. — Vous faites mal ; il faut y aller à six heures : qualche voila si busca una tassa di caffè (quelquefois on y accro- che une tasse de café). Ce mot m'a fait rire pendant trois jours. Ensuite, pour mortifier mon étrangeté, je me suis mis à aller fréquemment après diner chez madame D^*"; et, dans le fait, souvent, par ce moyen, j'ai épargné les vingt centimes que coûte une tasse de café. Hier, chez cette dame, on vint à discourir de

la finesse des p. Je parlai à mou tour; je plaidais le faux

pour savoir le vrai, et disais sans doute force sottises; car ma- dame D'**, impatientée, méprend à part et me dit : « J'ose comp- ter sur votre parole d'honneur; jurez-moi que tant que vivra monsignor Godronchi, vous ne soufflerez mot du manuscrit que je vous remettrai demain matin à dix heures.

Je n'ai garde de manquer à ce rendez-vous, quoiqu'il n'y eût point de tasse de café à busquer» J'emporte précieusement chez


sens moral des anecdotes. Qu'importe à un étranger à deux cents lieues de distance ) et après dix années d'intervalle, que le héros d'un conte s^appelle Âlbizzi ou Traversari ? Regardez, je vous prie, toutes les anec- dotes comme de pure invention, comme des apologues. Celle-ci s'est peut-être passée à Trévise (1826).

' Le général Bertoletti, si brave, est, je crois, de Milan. Pino a été aussi brave que Leccbi ou Zuccbi.


148 ŒUVRES DE STENDHAL.

moi UD volume carré, petit iii-4®, écrit avec de Tencre jaune; car l'Italie ne sait pas faire de l'encre, mais elle sait remployer. 11 est impossible de montrer plus de finesse, et surtout de moins parler en vairiy que Tauteur de la vie anecdotique de monsi- gnor Godronchi, grand aumônier du royaume d'Italie sous Na- poléon. Jamais une phrase vague, jamais de ces considérations générales et mortelles, par lesquelles nos petits historiens nous font si cruellement payer le plaisir d'avoir eu des hommes de génie. Dans les quatre cents pages du manuscrit, il n'y a pas un en effet ou un (Tailleurs inutile. Je conclus deux choses de ma lecture :

\° Jamais, hors de Tltalie, on ne se doutera de Fart nommé politique*;

^^ Sans patience, sans absence de colère, on ne peut s'appe- ler un politique. Napoléon était bien petit sous ce rapport, il avait assez de sang italien dans les veines pour voir les finesses, mais il était incapable de s'en servir. Il manquait d'une autre qualité principale du politique : il ne savait pas saisir l'occasion qui souvent n'existé que pendant quelques heures. Par exemple, pourquoi, en 1809, ne pas donner le royaume de Hongrie à l'ar- chiduc Charles, et en 1815 dix millions à M. M***? Cette vie de monsignor Codronchi qui, depuis trente ans, est archevêque de Ravennes, rappellerait les meilleurs portraits du duc de Saint- Simon, si l'auteur cherchait le moins du monde l'épigramme. Loin de là, il ne montre pas plus de haine pour le vice que de penchant pour la vertu. Dans cet écrit, il n'y a rien de mis pour l'efTet, mais il n'y a rien à rabattre; c'est un miroir. Il n'y a d'é- pigramme que dans l'idée d'écrire de tels détails. Si jamais on imprime l'épisode Malvasia, le monde sera étonné ' ; la lecture de cette vie fatigue; jamais l'auteur ne cherche à amuser le lecteur.

  • Manière d'amener les autres à faire ce qui nous est agréable, dans

les cas où Ton ne peut employer ni la force ni l'argent.

  • Je n'ai manqué à ma parole que pour le seul lord Byron. Dans la

chaleur de U discussion el pour lui prouver une théorie morale, j'eus la folie de raconter cet épisode à ce grand poète. Il me jura qu'il le met- trait en vers : je ne l'ai point trouve dans Don Juan. Monsignor GodroH- chi, homme supérieur, vient de mourir en 1826.



ROME, NAPLES ET FLORENCE. 149

yar le conseil de M. Izimbardi, j'ai acheté cent cinquante vo- lumes d'historiens italiens du moyen âge; j'ai adopté trois gui- des pour me conduire dans ce labyrinthe : Thistoire de PignottI, qui, à propos de la Toscane, est obligé de parler de toute Tltalie ; Carlo Verri, et enfin, pour la partie dogmatique de Fhistoire des papes, V Esprit de V Église, de M. de Potter. Les jours de pluie ou de luna (spleen), je lis une période de quarante ou cinquante ans, suivant les événements, dansées trois guides; ensuite je cherche dans les cent cinquante volumes tout ce qui a rapport à cette période. C'est une occupation très-attachante et qui fait bien contraste avec la vie tout en dehors d'un voyageur. J'ai abandonné Sismondi, comme ultra-libéral, et d'ailleurs ne voyant pas dans les incidents de l'histoire ce qui peint le cœur de rhomme; c'est là, au contraire, tout ce qui m'intéresse. J'ai eu plus de peine à me détacher de Muratori ; mais enfln c'est un prêtre, et j'ai fait vœu de ne jamais croire un prêtre qui écrit l'histoire, de quelque religion qu'il soit. Par celte étude du moyen âge,, chaque ville et presque chaque village où je passe devient intéressant. Ou a raconté toute la soirée, chez madame Filicori, des anecdotes de vengeance. J'ai été frappé de l'aventure de Ca- mille dans les bois de la Sesia^,

Je reviens d'une course aux bains de la Poreita. J'ai une pro- vision de miracles et d'anecdotes ; mais mon imprimeur ne se soucie pas d'imprimer les plus piquantes.

Le voyageur qui ne sentira pas la vérité de ces paroles d'Alfieri ne comprendra jamais ce pays : « Che più? La moderna Italia, neir apice délia sua viltà e nullità, mi manifesta e dimostra an- cora (e il deggio pur dire?) agli enormi e sublimi delitti che tutto di vi sivan commettendo, ch'ella, anche adesso, più che ogni altra contrada d'Europa, abbonda di caldi e ferocissimi spiriti a cui nulla manca per far alte cose, che il campo e i mezzi*. » (Il Principe e le leitere, p. 525.)

  • Voir cette anecdote dans le volume de V Amour, page 68.
  • (( Que dirai-je enfin ? L'Italie moderne, arrivée au comble de la nullité

et de l'abaissement, me démontre encore (grand Dieu ! dois-je le dire?) par les crimes exécrables et pourtant sublimes que chaque jour voit com- mettre, qu'elle abonde, même aujourd'hui, et plus qu'aucun autre pays

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150 ŒUVRES DE STENDHAL,

Ce ne sont pas les aclioas plus ou moins utiles aux hommes, c'est Faccomplissement scrupuleux des rites qui, en ce pays, conduit au bonlieur éternel. L'Italien sent et croit qu'on est heu- reux ici-bas en satisfaisant ses passions, et dans Tau Ire vie, pour avoir satisfait aux rites. Les moines mendiants forment la con- science du bas peuple, et le bas peuple recrute le corps des la- quais et des femmes de chambre qui forment la conscience des nobles. Heureuses les familles pauvres où la servante unique vit avec les maîtres, et d'ailleurs est trop occupée pour jaser avec les enfants ! Un homme sage de ce pays qui a des enfants, s*il a la folle envie de n avoir pas l'âme navrée par leurs sottises, à dix-huit ans, doit prendre des domestiques allemands, ou au moins des Laghistes (riverains du lac de Gome et du lac Majeur). Le crime est aussi rare à Palanza ou à Belagio qu'en Ecosse. Les préjugés donnés par de bons Allemands étant différents de ceux du pays prendront moins sur Tesprit des enfants. Il y a quinze jours que, près de la Poretta, le peuple d'un village était terrifié à la lettre par un spectre noir qui se montrait dans les airs. Les partisans des Français niaient le spectre et passaient pour des impies qui attireraient des malheurs au pays; et, ce qu'il y a de plaisant, c'est qu'ils ne niaient que du bout des lèvres. L'im- mense majorité mourait de peur; ce dont les p profitaient

pour faire des allusions à la fin du monde.

Un peu plus> et ce peuple, dont l'âme a été pétrie par les moi* nés mendiants, devenait fou. Les paysans ne labouraient plus que le nez en l'air pour voir si le diable ne venait point les enlever. Force messes furent dites, force scapulaires portés par les bû-^ cherons; car cette classe estimable semblait surtout menacée par le spectre. Deux de ces bûcherons auxquels j'ai parlé chez

de l'Europe, en âmes ardentes supérieures à toute crainte, et à qui rien ne manque, pour s'immortaliser, qu'un champ de bataille et le moyen d'agir. »

Remarquez la longueur de cette phrase ; c'est le défaut de la prose italienne que Boccace forma sur le modèle de la prose deCiccron. Alfieri dit ailleurs : « La pianta uomo nasce piu robusta qui che altrove. » (La plante homme naît plus vigoureuse en Italie que partout ailleurs.] Rien n'est plus véritable. Donnez pendant vingt ans un Napoléon aux Romains, et vous verrez.


ROME, iNAPLES ET FLORENCh. 151

M. K**\ soDt les plus madrés du monde; on voit, s'il s'agit de faire un marché, qu'ils connaissent le cœur humain mieux cent fois que nos paysans français. Mais depuis six siècles le ca- ractère national est empoisonné par les moines mendiants. Ici, une jeuqe femme qui rencontre un moine, s'arrête pour lui bai- ser la main ! J'ai vu cent fois ce spectacle et les yeux brillants du moine. Le spectre dont je parlais, après avoir été l'occasion de plus de cent messes, fut tué d'un coup de fusil ; car c'était un aigle de première grandeur qui cherchait à enlever des che- vreaux. Ces bûcherons, si fins, n'avaient pas reconnu un aigle.

Je tremble pour le sort futur de Pltalie. Ce pays aura des phi- losophes comme Beccaria, des poètes comme Âlfieri, des soldats comme Santa Rosa ; mais ces hommes illustres sont à une trop grande distance de la masse du peuple. Entre Télat actuel et le gouvernement de l'opinion, il faut un Napoléon, et où le prendre?

M. de Mettemich a raison, une raison de barbare si vous vou- lez ; mais il ne ment pas en avançant que le gouvernement de l'opinion ou des deux Chambres n'est pas un véritable besoin pour l'Italie ; ce n'est un besoin que pour quelques âmes géné- reuses qui ont vu les pays étrangers ou lu des voyages. Et en- core ces âmes délicates, arrivées au fait et au prendre, s'amu- sent à exprimer de beaux sentiments, comme des Girondins, et ne savent pas agir. Je ne vois nulle part des Mirabeau, des Dan- ton, des Carnot.

Quoique je n'aie pas mission pour approximer le moins du monde l'économie politique, je note le fait suivanl :

tJne maison de commerce vient d'acheter d*avance une certaine chose appartenant au gouvernement papal, laquelle je ne puis autrement désigner. Elle a payé un million trois cent mille francs. C'est au fond un emprunt que vient de faire le gouver- nement papal de Bologne ; mais le curieux > c'est l'histoire de cet emprunt : cela vaut mieux qu'une anecdote galante. Cinq ou six vieux personnages ont été gagnés^ non par leurs maîtresses en titre, mais par de jeunes personnes qui; on l'aurait juré, ne leur avaient pas parlé quatre fois en leur vie. La finesse des banquiers a tout découvert. C'est à M* Gherardi que je dois tous ces détails fort comiques pour moi; parce qhè je connais les


152 lEUVRES DE STENDHAL.

acteurs; la comédie est toute faite, et une belle comédie en cinq actes, pleine de caractères non dessinés jusqu'ici et sans amour fade. Il ne manque plus qu'un poète pour oser l'écrire; mais à ce poêle je conseillerais de se bien cacher.

M. Gherardi et moi avons calculé les droits de con^mission, les droits d'escompte et le droit de courtage, touché par un associé de la maison; tout cela, réuni à rintérêt avoué, fait qua- torze pour cent par an. M. G*** est d'avis qu'aucun des p ,

d'ailleurs si fins, intéressés dans celte affaire, ne sait assez d'arithmétique pour faire ce calcul qui nous a pris dix minutes.

Beaucoup de petits capitalistes vivent ici en prêtant de l'ar- gent sur nantissement, au moment de la récolte des vers à soie. Au bout de trois mois ou cinquante jours, les paysans leur rapportent leur somme avec un intérêt de neuf pour cent.

A Milan, les faiseurs d'affaires de ce genre s'appellent brou- brou. Ils ont fait leur nid avec beaucoup d'adresse derrière le Code civil de Napoléon et le Gode autrichien, ici, dans les gran- des circonstances, quand vous êtes victime d'une coquinerie trop forte, votre confesseur vous ménage un accès auprès du cardiual-légat ou de l'archevêque. Vous vous jetez aux pieds de Yéminentissime, et il fait peur au brou-brou. (J'ignore le nom bolonais de cet animal.) S'il s'agit d'un mariage, au nom du scandale produit, l'archevêque fait peur au père du jeune homme. Ce pays rappelle Gretna-Green, Deux amants donnent

dix écus à un p qui les marie dans une église de village, et

le mariage est valide ; car quel que soit le p...., la dignité du sacrement est intervenue, (Ucureusement l'archevêque actuel et le légal sont des modèles de verlu, et point galants.)

Un brou-brou de mes amis, à Milan, se félicitait de voir la mise en activité du Code autrichien. Ce code porte la marque du pays de fabrication; il est rempli d'une candeur bête qui donne beau jeu à la finesse ilalienuc. Pour condamner à mort un bri- gandalroce, comme Gerini, il îàut son aveu.

J'ai écrit au propriétaire d'une terre qui est à vendre, entre Bologne et Ferrare. 11 y a une maison fort belle; cette terre rap- porte dix-huit mille francs de rente net, impôts payés : on en demande cent quatre-vingt mille francs, et on la laisserait pour


ROME, NAPLES ET FLORENCE. ih^

cenl cinquante mille. Mais à combien de vexations un malheu- reux propriétaire n'esl-il pas en bulle * ! Pour être propriétaire eu ce pays, il faut avoir un titre et un grand nom. --

8 janvier. — Peu de jouissances de musique ici ; les belles voix sont ailleurs. J ai élé tout à la société et à la peinture. Grâ- ces à de sages conseils, je me suis lié d'abord avec les hommes. Ma plus belle conquête, c'est monseigneur le cardinal Lante, lé- gat de Bologne, c'est-à-dire vice-roi tout-puissant. Je n'avais parlé de ma vie qu'au cardinal M***, qui m'avait semblé com- mun et souvent grossier. Le cardinal Lante est au contraire un grand seigneur, obligé seulement par son habit noir à passe- poils rouges, à certaines convenances qui ne le gênent pas deux fois par soirée. Je compare, dans mon esprit, ce grand seigneur italien à l'aimable général Narbonne, mort à Witlembcrg, ou à tel grand seigneur empesé de la cour de Napoléon. Quel natu- rel ! quelle aisance dans les façons de monseigneur le cardinal Lanle! Son frère est duc à Rome, et lui a le pouvoir ici.

Je n'ai presque pas trouvé de fats, à mon grand regret. Je suis contrarié quand je n'ai pas un ami fat à qui montrer mon néces- saire; celle caisse pesante n'est bonne qu'à me faire honneur eu pays étranger. La race des fats anglais et français, ces gens nés pour s'habiller, galoper d'une certaine manière, et paraître dans les lieux approuvés par le bon goût, n'a pas encore passé le Pô. Raconter ses bonnes fortunes rend peut-être un homme dé- sirable dans le pays de la vanité; ici cette indiscrétion le perd : je ne trouve pas de mot bolonais pour traduire fat. Ici les fats sont, comme parmi les paysans de tous les pays, de beaux gar- çons fiers de la figure que le ciel leur a donnée, et qui, à l'ap- proche d'une jolie femme, relèvenl la tête et marchent fièrement. Les femmes parlent avec beaucoup de candeur de l'amour et du genre de beauté qui leur plaît. Un de ces beaux jeunes gens ap- proche-t-il du groupe, à l'instanl elles deviennent de la plus haute réserve, tant 1 instinct féminin sent le prix de la moindre


  • yoirles Débats du 28 mars 1826, qui peignent les ennuis d'un pro-

priétaire à cinquante lieues de Paris; jugez de ce c^ui se passe à six lieues dp Ferrare |


iU ŒUVRES DE STENDHAL.

familiarité. It ne faut pas se figurer que rien soit donné à Tétour- die et par abandon» mille fois moins qu'en France. On sent le prix extrême du peu que Ton accorde.

Cette réserve subite m*a semblé quelquefois presque indé- cente. Au milieu d'une discussion où Ton semblait oublier la différence des sexes, elle avertit que c'est l'idée dominante.

L'Italien le moins galant, un savant de quarante ans, sent ici, comme par instinct, comment il est avec une jeune fille de dix- huit ans à laquelle il n'a pas parlé dix fois.

J'ai observé chez les trois ou quatre jolis garçons faisant fonc- tion de fat à Bologne, que les petits soins de la mise soignée, occupation chérie de Tétre flegmatique et vaniteux dans le Nord, sont ici le plus pénible devoir. Hier je suis rentré chez un fat avec lui, à huit heures du soir; il voulait s'habiller pour venir avec moi chez madame B*", aimable Française aveugle; jamais il n'en a eu le courage, et je l'ai accompagné directement chez sa maîtresse, où je Tai rejoint une heure après. La grande af- faire du héros de Bond- Street est de clouer une affectation à Fac- tion la plus simple. Cette action a- t-elle quelque importance, il ne songe qu'à se donner l'air de la mépriser. Passé Milan, je n'ai plus vu ce genre-là. Ici de beaux jeunes gens sautent des fossés à cheval ; mais ils mettent toute la joie et Timportance possible à bien sauter ^


  • Ce n'est qu'en voyage ou lorsque les accidents sont à redouter que

l'Italien descend aux précautions ; mais alors les précautions ne le dis- traient pas de sa rêverie ou de sa passion, elles deviennent Tobjet de sa passion. L'auteur a besoin de toute l'indulgence du lecteur; souvent on trouvera des contradictions apparentes, telles que celle-ci, et mênie des fautes plus graves. L'auteur n'avait pas six volumes à sa disposition en traçant ces notes rapides. Il a fort peu de mémoire : ce voyage n'est donc qu'un recueil de sensations, où les doctes pourront relever mille erreurs. La malle de l'auteur a été visitée vingt et une ou vingt-deux fois. L'aspect d'un livre irrite le douanier, qui est censé savoir lire, et qui se voit tancer trois fois par mois pour avoir laissé passer un Compère Matthieu sous le faux titre de Vie de saint Ambroise. A la douane de Mendrisio, je fis cadeau de tous mes livres au douanier étonné. Dans chaque ville, j'achète sept à huit volumes, qu'en partant je dépose chez le maître de l'hôtel.

Les livres italiens imprimés en Italie voyagent par le roulage, dans une caisse à part, et jusqu'ici on ne les a pas arrêtés.


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 155

Je ue trouve pas en Italie de femmes qui aient habituellement de r humeur, comme j*en ai vu dans le Nord, et, par exemple, à Genève ^ Ici la plupart des femmes suivent le système de con- duite qu*elles croient sincèrement le chemin du bonheur. Voilà une phrase bien ridicule : elle dit une fausseté. On voit qu'elle est écrite par un homme du Nord ; je la laisse comme exemple du danger que je côtoie sans cesse : une Italienne est bien loin de suivre un système de conduite. Ce mot sent d'une lieue le pays protestant et triste. Qu'elle ait un amant ou qu'elle n'en ait pas, une femme de ce pays, depuis seize ans jusqu'à cinquante, est la proie de huit ou dix idées dominantes qui durent cha* cune dix-huit mois ou deux ans. Ces passions la subjuguent, l'occupent entièrement et l'empêchent de sentir que la vie s'é- coule. Une femme qui aurait habituellement de l'humeur ne verrait personne autour d'elle, de quelque fortune qu'elle pût disposer par son testament. Elle n'aurait tout au plus que des prêtres qui viendraient pour dîner. Dix-huit fois sur vingt, quand vous dites à un Italien : « Pourquoi n'allez-vous plus dans telle maison? — Mi seco, » répond-il (Je m'y ennuie).

Excepté les fournisseurs, actuellement occupés à doper le gouvernement papal et à lui prêter de l'argent à dix-huit pour cent par an, je ne vois personne à Bologne qui rende des devoirs. Quelle immense source d'ennui ils ont de moins que nous I

« Vous alliez tous les jours dans cette maison, dit-on à un Ita- lien; d'où vient qu'on ne vous y voit plus? — La fille est morte, répond-il, la mère est devenue bigote, e mi seco. » Tant tenu, tant payé; dès qu'on s'ennuie quelque part, on n'y va plus. Cette conduite ue fait pas l'éloge de la reconnaissance; mais, à tout prendre, cela diminue la masse de l'ennui existant chez un peu- ple. Qui veut avoir du monde est obligé à n'être pas dolent. A Paris l'on étouffe, par le manque d'air, dans les salons les plus à la mode; à Bologne, le jour suivant l'étouffade, l'homme opulent ne verrait personne dans son salon. Ce manque d'oxygène donne de l'humeur pour une soirée, et l'on connaît ici le prix d'une soirée. Le jeu est agréable, parce qu'on n'y est point poli ; on

  • Prim faced women.


156 ŒUVRES DE STENDHAL.

s'emporte et Ton fait charlemagne. On voit des gens riches et nullement avares fous de plaisir pendant iin quart d'heure, parce qu ils ont gagné quatre jolis sequius d*or. Ils quittent le jeu à rinstant, et, pendant dix minutes, tiennent cet or dans leur main, examinent Tempreinle, le millésime des sequins, font des plaisanteries sur le souverain dont ils offrent la face. Hier, élégie sur Napoléon, à propos d un beau double napoléon, tout neuf, gagné au jeu : <r Qtiel povero matto ! ci ha rovinaii ed ha rovinato lui, » Oserai-je dire que la décence au jeu est une convention? Que personne n'en ait, personne n*en manque. Tout le monde faisant charlemagne con gran gusto, la chance est égale, e di piu v'è il gusto.

9 janvier 1817. — Ce soir j'ai eu Thonneur de faire la con- . versation pendant longtemps avec S. E. monseigneur le cardinal Lante. Voudrait-il me tâter? Mais, en vérité, à quoi bon? Quoi qu'il en soit de la cause de ma faveur, les manières de Son Émi- nence dans la discussion sérieuse sont à peu près celles d'un conseiller d'État sous Napoléon. Son Éminence a moins d'impor- tance, plus d'esprit et plus de gestes. Dès qu'on approche d'un mensonge nécessaire, un petit sourire fin et presque impercep- tible avertit qu'on va parler un instant pour la galerie. Dès 1e huitième jour, il me dit : « Monsieur, j'ai remarqué qu'un Fran- çais, non militaire, s'il est allé à la guerre, ne manque pas de raconter comme quoi il lui est arrivé une nuit de dormir sur un mort qu'il n'avait pas aperçu dans la paille, au fond d'une grange. De même, un Français rencontre-t-il un cardinal, il ne manque guère de peindre ce prince de l'Eglise lui lançant de prime abord deux ou trois phrases bien athées, et allant ensuite prendre une glace à c6té de sa maîtresse qu'il ne quitte plus de toute la soirée. — Un cardinal parlant mal de Dieu, Émiuence, cela est à peu près aussi vraisemblable qu'un conseiller d'État de Napoléon médisant du système continental. »

La supériorité d'un cardinal est tellement incontestable, en terre papale, que, pour peu que ce personnage ne soit pas le dernier des hommes, il a de la bonhomie. Un cardinal crée le souverain deux ou trois fois en sa vie, et, du reste, se moque de toutes les lois. J'ai eu la gloire d'inspirer au cardinal Laute


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 157

Fenvie de parler. Il dit à un étranger, par imprudence et besoin de s fogarsi (lo give vent to his passion), des choses qu'il évite- rait avec un habitant de Bologne. 11 me questionne de préférence sur des ridicules que je n*aimerais pas qu'on trouvât décrits dans mes papiers. Hier, après m'avoir parlé une heure : « Allons, monsieur, me dit-il, il faut de Végalilé dans le commerce. Payez- moi mes contes sur Rome par des anecdotes sur Paris. Par exemple, quel homme est-ce que monsieur ï-o-bez-dou-i-ou-ra? » J'ai été fort embarrassé ; je ne comprenais pas du tout, et le car- dinal croit parler français supérieurement. Pendant que je cher- chais en vain un mot pour me tirer d'affaire, et que je devenais gauche à vue d'œil, le cardinal redit deux ou trois fois : « Mon- sieur I-o-bez-dou-i-ou-ra. — C'est donc un personnage bien puissant, ajoute- t-il enfin, que ma question vous embarrasse? i> Faute de mieux, je n'ai prolesté que faiblement du peu de ter- reur que m'inspirait monsieur I-o-bez-dou-i-ou-ra. « Il a bien mal mené votre ministre de la guerre, » ajoute le cardinal. Ce mot me rend la vie ; j'ai vu qu'il s'agissait de M. Jobez du Jura. Après ma réponse, « C'est Paris, a dit en soupirant le cardinal Lante, qui est la capitale du monde ; un homme qui monte à la tribune est connu en Europe. — Ëminence, Rome a été deux fois la maîtresse du monde, sous Auguste comme sous Léon X, et j'admire bien plus la seconde fois que la première. » Je note une réponse aussi simple, parce qu'il est toujours indispensable de flatter un Romain sur Rome; c'est comme un Français vul- gaire sur la gloire de nos armées, la victoire, etc. Le cardinal a repris d'un air rêveur : « Oui ; mais si vous Français, vous con- tinuez à être les maîtres de l'opinion, que sera Rome dans cent ans? » L'aide de camp du cardinal me dit, comme fait sérieux, mais sans louer ni blâmer (cette nuance caractérise le prélat romain), que Ravenne, petite ville de douze mille habitants, vient d'acheter soixante-deux exemplaires de la Logique de M. de Tracy, traduite par M. Compagnoni, Âncôiiilain brillant d'esprit. C'est l'un des hommes les plus remarquables recrutés par Napoléon, qui, l'ayant entendu parler, le fit sur-le-champ conseiller d'État. Ce même prélat m'a dit une chose que je pense depuis la mort

».


158 ŒUVRES DE STENDHAL.

du maréchal Ney, mais que je me garde d'avouer. Un des grands et signalés bonheurs de la France, c'est d'avoir perdu la bataille

de Waterloo ; ce n'est pas la France, c'est la qui a perdu

cette bataille.

. Une femme de la société, dont Tamant est mort il y a six mois, et qui est triste, c'est-à-dire réfléchissante sur le sort de Thuma- nité, me disait ce soir, à la fin d'une longue conversation : « Une Italienne ne compare jamais son amant à un modèle. Dès qu'ils sont amis intimes, il lui conte les caprices les plus bizarres pour ses affaires, sa santé, sa toilette ; elle n'a garde de le trou- ver singulier, original, ridicule. Gomment arriverait-elle à cette idée? Elle ne le garde et ne l'a pris que parce qu'elle l'aime ; et l'idée de le comparer à un modèle lui semblerait aussi bizarre que celle de regarder si le voisin rit pour savoir si elle s'amuse. Ses bizarreries lui plaisent, et, si elle le regarde, c'est pour cherct ar à lire dans ses yeux comment il l'aime en ce moment. — Je me souviens, dis-je, qu'une Française écrivait il y a un an : a Je ne crains rien tant dans mon amant que le ridicule. i> —Une Italienne, eût-elle l'idée du ridicule, reprend madame T"*, son amour l'empêcherait à jamais de l'apercevoir dans ce qu'elle iaime. » — Heureuse erreur ! Elle est, je n'en doute pas, la prin- cipale source du bonheur de ce pays *.

Je supprime trente pages de descriptions de Bologne que l'on trouvera écrites, et avec une grâce que je ne saurais atteindre, à la fin du premier volume du président de Brosses, page 550. M. de Lalande, l'athée, passa huit mois en Italie; mais tous les jésuites du pays eurent l'ordre de lui envoyer des mémoires sur le lieu de leur séjour : de là son plat voyage en neuf volumes. Il voit tout par la lorgnette des jésuites ; mais c'est un bon itiné- raire. Il rabaisse tous les hommes distingués vivant en 1776; c'était l'usage des bons pères, rien ne maintient davantage le statu quo . Le meilleur itinéraire est celui dont le libraire Val-

  • On y assasskfe, c'est-à-dire, des misérables hors de la société se don-

nent entre^ux des coups de couteau ; mais les trois quarts des gens ayant plus de six mille francs de rente n'y sont pas payés pour mentir. En 1770, ajifétait payé pour mentir, en France? Aussi était-on gai. (Note ajoutée ,4 18*26.)


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 159

lardi, de Milan, vient de publier la quinzième édition. MM. Reina, Bossi, de Gristoforis, Compagnoni et autres savants milanais ont bien voulu fournir quelques notices. Je conseille le pro- testant Misson et Forsyth; le premier voyagea en 1688, le second en 1802. On peut consulter Montaigne (1580) et Duclos (1760).

10 janvier 1817. — Je me trouve en quelque sorte le favori du cardinal. C'est un homme vif qui oublie souvent la prudence, surtout à la On des soirées, quand le vent est chaud et qu'il ne souffre pas. Pour n'être pas victime de ma faveur, je me suis mis sur le pied de lui faire librement des questions sur les fem- mes. Si le cardinal fait l'important, je le planterai là. A quelle place peut-il me nommer ^ ? Jusqu'ici Son Ëminence me répond par les biographies les plus comiques, c'est-à-dire les plus singulières ; car il ne cherche nullement à être plaisant. Un Ita- lien ne fait jamais grimacer ses figures; aussi elles ne se res- semblent pas toutes comme celles de nos conteurs gens d'es- prit. Les personnages de ceux-ci sont toujours converfables, comme dans les comédies de Picard, c'est-à-dire jamais indivû- duels. Nos conteurs ne sont pas peintres ; ils construisent de la philosophie contemporaine (ceci est un mot de mathématiques), et par conséquent n'apprennent rien au philosophe. Leurs his- toires sont le contraire du Pecorone ou de la Vie de Benvenuto Cellini. C*esl le livre qu'il faut lire avant tout, si l'on veut devi- ner le caractère italien. Le cardinal Lante est un homme de beaucoup d'esprit, et cependant je remarque que souvent ses anecdotes manquent de chute piquante. L'anecdote, en Italie, se contente souvent de peindre d'une manière forte, mais correcte et non exagérée, une nuance de sentiment.

Si j'avais un secrétaire ce soir, je dicterais un volume de tout ce que Son Éminence m'a dit de caractéristique sur les femmes


  • L'homme vendu dit au libéral : <( Si vous feignez de préférer à votre

propre fortune les avantages de tous, c'est que vous n'avez aucune chance d'obtenir un bon lopin du budget, d

C'est pour éviter cette objection que je me suis servi d'un sentiment


160 ŒUVRES DE STENDHAL.

dont la beauté ou la physionomie m'intéresse * ; par exemple, celle dont je n'ai pu apprivoiser Tamant, la marchesina riella. Un homme en était cperdument amoureux ; c'était un avocat gé- nois qui venait de lui faire gagner un procès considérable, et qui, pendant six mois, l'avait vue tous les jours. La veille du départ de ce pauvre amant qui, après mille retards, retournait à Gènes, voyant sa passion sans espoir, comme il était dans le salon à pleurer en silence, Nella prend un flambeau et lui dit :

« Suivez-moi malheur de cet homme.»

Il n'y a peut-être pas une femme d'esprit à Bologne qui n'ait aimé d'une manière originale. Une des plus belles s'est tout à fait empoisonnée, parce que son amant lui préférait une dame russe. Elle a été sauvée, parce que cette nuit-là le feu prit à sa maison. On la trouva déjà privée de sentiment dans sa chambre remplie de vapeur de charbon. Un serin dans sa cage était tout à fait mort; ce qui, le lendemain, produisit un sonnet eu bolognese. Excepté en matière d'argent, l'insouciance de l'ave- nir e^i un grand trait du caractère italien ; toute la place est occupée par le présent. Une femme est fidèle à son amant qui voyage pendant dix-huit mois ou deux ans; mais il faut qu'il écrive. Meurt-il, elle est au désespoir, mais par l'effet de la dou- leur d'aujourd'hui et non en pensant à celle de demain. De là le manque de suicides par amour. C'est une maxime parmi les amants, que, lorsqu'on va passer quelques mois loin de sa mai- tresse, il faut la quitter à demi brouillé. A Bologne, Tamour et le jeu sont les passions à la mode ; la musique et la peinture les délassements ; la politique, et sous Napoléon l'ambition, le refuge des amants malheureux. Mais les anecdotes qui prouvent tout cela et qui me font un plaisir extrême, à moi curieux, sem- bleraient plates et sans sel au nord des Alpes. Elles peignent peut-être avec vérité des âmes singulières ; mais il ne faut pas être singulier. L'on me nierait mes faits tout simplement, et l'on s'écrierait ensuite qu'il y a bien un peu de mauvais goût à ra- conter de telles choses. La société de Paris déclare de mauvais

Le c L*** a été le dernier homme de sa robe qui se permit des

propos peu graves.


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 161

goût tout ce qui est contre ses intérêls. Or, décrire d'autres manières sans les blâmer, peut faire douter de la perfection des siennes.

La société est bien moins francisée ici qu'à Milan ; elle a bien plus de racines italiennes, comme dirait un Anglais : je trouve plus de feu, de vivacité, plus de profondeur et d*intrigue pour arriver à ses fins, plus d'esprit et de méfiance.

Mais c'est, je crois, pour la vie que je suis amoureux des fa- çons naïves des heureux habitants de Milan. J'ai senti en ce pays-là que le bonheur est contagieux. D'après ce principe, je cherche quel est à Bologne le degré de bonheur des basses clas- ses. Je me suis lié avec un curé de la ville, qui me répond parce qu'il voit le légat me parler; il me prend sans doute pour quelque agent secret.

Avant 1796, on commençait à soupçonner à Milan ce que c'est que la stricte impartialité et la justice. Malgré tout ce qu*a fait Napoléon, cette idée n'a pu encore franchir l'Apennin (la Toscane exceptée, bien entendu). Les coquineries incroya- bles faites à Rome du temps du pape Pie VI (affaire Lepri) , par les premiers ministres successifs, leurs favoris et les favoris de leurs favoris, forment le magasin d'anecdotes que Ton répète sans cesse à Bologne. Le jeune homme de dix-huit ans, entrant dans le monde, est sur-le-champ corrompu, quant à la probité, par ces anecdotes ; ce sont elles qui font sa seconde éducation. Le bas peuple, tel que mon ami le marchand de salam^, en est encore aux anecdotes bien pires du dix-septième siècle. Pour réussir, il s'agit, à Bologne, de plaire à la personne qui, pour le moment, a le pouvoir : non en l'amusant, mais en lui rendant quelque service. Il faut donc connaître la passion dominante de


  • C'est un charcutier de la place de Saint-Pélrone, puisqu'il faut l'a-

vouer. A Milan, je faisais souvent la conversation avec M. Veronèse, cafetier sur la place du Dôme. M. Veronèse ayant gagné beaucoup d'argent avec les Français, sur-le-champ acheta de superbes tableaux. Il n'y a pas jusqu'au tailleur dont je me servais qui ne fît collcclion des belles estampes de M. Anderloni. Cherchez à Paris le pendant de MM. Veronèse, Roncbelli ' et le tailleur, et ne vous fâchez plus quand on appelle TUalie la pafrie des arts.


162 ŒUVRES DE STENDHAL.

Thomme qui a le pouvoir; et souvent il nie cette passion : car il

est homme, mais il est p La connaissance du cœur humain

est donc nécessairement bien plus avancée dans le pays papal qa'à New-York, où je suppose que la plupart des choses se font légalement et honnêtement. Certes, il doit y être beaucoup moins important de connaître la passion dominante du schériff, qui, d'ailleurs, est invariablement : gagner de l'argent par des moyens honnêtes. Celte profonde connaissance de Thomme n'est rien moins qu'agréable, c'est une vieillesse anticipée : de là le dégoût des Italiens pour la comédie de caractère et leur passion pour la musique qui les enlève hors de ce monde et les fait voyager dans le pays des ilhisions tendres. Il est un pays où c'est en mentant huit fois par jour, et pendant trois ans, que Ton se rend digne d'une place de douze mille francs : quel genre d'esprit doit briller en ce pays ? L'art de parler. Aussi tel minis- tre y est-il admiré parce qu'il peut parler sur tous les sujets, élégamment et sans rien dire, pendant deux heures.

L'abbé Rayual fut le bienfaiteur de la haute Italie ; Joseph II lut son livre par hasard, et, depuis ce prince, les prêtres sont réduits à leur juste degré d'importance dans l'Italie autrichienne. A Venise, ils étaient encore plus savamment comprimés depuis l'immortel Fra Paolo.

C'est uniquement à cause de cette circonstance qu'en 1817 la masse du peuple est plus heureuse à Milan et à Vérone qu'à Bologne ou à Ferrare. A l'égard de toutes les personnes qui ont de l'aisance, c*est-à-dire cent louis de rente, la tyrannie est plus visible et plus incommode à Milan et à Venise. Elle s'exerce sur les pamphlets venant de Paris, sur les propos tenus dans les ca- fés, sur les réunions de gens mal pensants ; mais beaucoup de presbytères de campagne n'y sont pas le centre d'intrigues de libertinage souvent atroces, et qui portent le malheur profond et la rage impuissante, suivie la plupart du temps de la scéléra- tesse, dans la moitié des maisons du petit village. Telle est la cause secondaire du nombre de brigands enragés qui infestent l'Étal de l'Église. La première cause, c'est que l'industrie y est mal récompensée. Pour faire fortune, il faut non travailler con- stament et économiser cent écus chaque année, mais avoir une


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 163

jolie femme et acheter la faveur d'un moine. Et ce n'est pas d'hier qu'il faut suivre ce chemin infâme; il y a déjà trois cents ans, depuis qu'Alexandre VI et son fils César Borgia domptèrent par le poison Asior et les autres petits tyrans des villes de la Romagne (1493-4503). Nous avons vu qu'à moins de posséder un grand nom, il ne faut pas s'aviser d'être pro- priétaire en (erre papale. Le mécanisme social est à Bologne, en 1817, ce qu'il était en 1717 ; aucun nouvel intérêt n'a été créé : mais les mœurs se sont adoucies. Les gouvernants de ce pays ne font plus de cruautés, ils se bornent à quelques fripon- neries et à chercher leurs plaisirs. Plusieurs sont dévots de bonne foi; mais on les trompe, ou ils tolèrent les abu»^ M. Tam- bronî, un homme très-fin de ce paysHîi, m*a donné des détails curieux sur ce triste sujet. Je ne rendrai pas au lecteur le mau- vais service de les mettre sous ses yeux. Si sa place Tempêche d'y croire, il n'y croirait pas davantage sur mon seul témoi- gnage. Napoléon, qui avait une gendarmerie et qui faisait sentir aux p la main de fer de son inexorable justice, avait sup- primé les brigands; et peu à peu ses sous-préfets supprimaient les infamies dans les petits villages. Mais la friponnerie n étonne pas encore le paysan de la Romagne. « Si j'avais de l'argent, où le cacher ? » vous dit-il avec candeur ; il croit que le voleur qui le découvrirait y a presque autant de droit que lui.

J'ai vu ce soir un prince fort galant homme qui réside à Cré- mone; ses discours m'ont amusé; c'est ainsi qu'on devait être en 1600. A Crémone, ville opulente, superstitieuse, arriérée, une société de quarante dames fort nobles, fort riches, quel- ques-unes très-jolies, entreprend, vers 1809, de résister à toutes les mesures du gouvernement, favorise les conscrits réfractai- res, facilite leur évasion, décrie le préfet, etc., etc. ; ces dames


  • Voir ce que les évêques de Pistoja toléraient en 1780, et cela depuis

un temps immémorial, dans les couvents de religieuses. (Vie dt Scipion Ricci, par le véridique de Potter, édition de Bruxelles.)

Si le public savait combien tout ce que Ton imprime paye tribut au mensonge en crédit, et les sacrifices exigés par la juste prudence de l'im- primeur, on uie pardonnerait de citer souvent les ouvrages qui, imprimés à rétranger, osent dire la vérité tout entière. (1826.)


164 ŒUVRES DE STENDHAL.

étaient dirigées par un moine, le plus bel homme de la ville, encore jeune. Napoléon exila ce bel homme à vingt lieues de chez lui, à Melegnano (Marignan), près de Milan. Ces belles da- mes le regrettent encore en 1816, et viennent de le demander au gouvernement autrichien, qui, grand ami du statu quo, le leur a refusé.

Je paye cette anecdote par l'histoire de Ros^feld, si connue à Berlin. Vers 1760, Rosenfeld, beau jeune homme, ressemblant aux iigures du Christ peintes par Lucas Granagh, se mit à prê- cher qu'il était le vrai Messie ; que Jésus-Christ n'avait été qu'un faux prophète; mais qu'en revanche le roi Frédéric le Grand était Salant Dans le pays de l'imagination et des rêveries, Ro- senfeld se vit bientôt suivi de nombreux adhérents; il choisit sept jeunes filles fort belles, et persuada à leurs parents de les lui livrer. Son objet était, disait-il, de lever les sept sceaux dont parle l'Apocalypse. En attendant le succès de celle grande opé- ration, Rosenfeld vivait en fort bonne intelligence avec ses sept 'femmes. Six étaient occupées à filer de la laine, et il vivait honnêtement du produit de cette petite industrie ; la septième, désignée tous les mois par le sort, était chargée du soin de sa personne. Au bout de dix à douze ans de cette vie tranquille, toujours prêchant, un de ses partisans, auquel il avait promis des miracles, las d'attendre, le dénonça à Frédéric. Ce qui amusa le roi, c'est que cet homme ne doutait nullement que Rosenfeld ne fût le Christ; mais il croyait aussi que Frédéric étant Satan, autre autorité constituée, aurait le pouvoir de forcer le Messie à opérer les miracles promis. Frédéric envoya le Messie en prison jusqu'à l'accomplissement des prodiges.

Les premiers personnages du paradis n'agissent jamais en Ita- lie ; rinquisilion se fâcherait : mais tous les quatre ou cinq ans, dans quelque village écarté, quelque madone tourne les yeux ou fait un signe de tête ; ce qui produit le miracle d'enrichir le ca- baretier voisin. Toutefois les prêtres de Notre-Dame de Lorette persécutent ces madones de campagne.

Dans le pays de la sensation, il faut un miracle visible. Quel- que madone, figure céleste copiée du Guide, tourne les yeux, et un pauvre qui jouait l'estropié depuis un an, moyennant une


«OME, NAPLES ET FLORENCE 165

ccuelle de soupe et une bouteille de via chaque jour, est guéri devaut des milliers de témoios. C'est ordinairement deux mois après qu'on a commence à parler de la madone qu'arrive la guérisou miraculeuse. Dans le pays de la rêverie et du raison- nement creux, il y a prédication par un nouveau Messie, ou guérison par S. A. monseigneur le prince de ir*^, sans prodige visible ^

11 janvier. — ^"Nous avons trouvé ce soir neuf Anglais cbez le cardinal : sept étaient muets; les deux autres ont parlé pour tous. Us accablaient d'injures les Italiens et Bonaparte*. Entre autres belles cboses, ils disaient que l'invasion démoralisante de 1706 arrêta la civilisation de l'Italie, dont le duc de Parme et TAutriche allaient s'occuper sérieusement. L'un d'eux a beau- coup loué la littérature italienne pour avoir l'occasion de ra- baisser celle des Français. Ces deux hommes formaient spectacle pour le cardinal et sa cour. Son Éminence a dit, en parlant d'eux : a Je ne vis jamais tant de gravité et si peu de logique. » Je vois que depuis le fameux manquement de foi de la nation an- glaise envers les Génois (proclamation signée Bentink), la vertu anglaise passe ici pour de la pure tartuferie.

Le prélat, mon ami, me dit : « Je compare le peuple anglais a un homme qui a un défaut dans l'épine dorsale. Il est un peu bossu ; ce vice de conformation a longtemps contrarié sa crois- sance; mais, à la fin, malgré cette difformité, quelques-uns de ses membres ont acquis un état de santé florissant et tel qu'on ne le trouve encore chez aucun peuple de l'Europe. Si la Charte française est mise en pratique, vers 1840 vous serez un joli petit jeune homme de quinze ans assez bien pris dans sa taille, et l'Angleterre un puissant bossu de trente ans, énergique et très- fori, malgré sa difformité. —Vers 1840, l'Amérique, ce pam- phlet constant contre les abus, aura réformé l'aristocratie, les


  • Quand verrons-nous paraître une Histoire dt la crédulité faite d'après

le modèle d'une histoire de la fièvre jaune?

  • Il est fâcheux que ce nom rappelle sir H. L.... Avoir employ ! cet

homme, et avec un si beau succès, est un fiouvepir aussi Irjsie que les pontons de 1810,


166 ŒUVRES DE STENDHAL.

substitutions et les évoques qui ravalent tellement le cœur du peuple anglais, qu'il faut encore des coups de bâton à leurs soldats.

— Vous oubliez que les évéques ont persécuté Locke, et que l'étude de loute logique est sévèrement prohibée, et avec raison, par Topinion aristocratique. On n'étudie à Oxford que la quan- tité des mots grecs qui entrent dans le vers saphique^

-r Si vous dites ici, en parlant de quelqu'un : C'est un homme d'esprit, tout le monde s'attend à des actions et non à des pa- roles. A-t-il gagné deux millions depuis six mois ? Quoique déjà d'un âge mûr, a-t-il fait la conquête de la plus jolie femme du pays? L'esprit amusant est flétri du nom de bavardage (è un chiacberone). Le mécanisme social qui a produit cette opinion est bien simple. Si cet esprit avait quelque profondeur, l'homme d'esprit irait mourir au château de San-Leo, dans l'Apennin, à cinquante milles d'ici, où jadis l'on étouffa Gagliostro. Les pas- sants entendirent ses cris de la route, à deux cents pas du châ- teau fort. L'esprit sans profondeur ne peut être que de la satire plus ou moins aimable. Or les gens qui gagnent des millions ou de jolies femmes, et qui étant heureux sont, après tout, ceux aux dépens desquels l'esprit plaisant pourrait s'exercer, s'enten- dent pour décréditer le plaisant et ne plus l'inviter. Pour avoir des mots heureux, il faut beaucoup parler : voyez les gens d'es- prit de Paris. Ici, personne ne veut beaucoup écouler; qui au- rait l'esprit de briller, l'emploie à conquérir.

Un de ces soirs, Frascobàldi me dit en sortant de chez ma- dame Pinalverde : « Demain, je n'irai pas dîner avec vous à San- Michele (c'est une auberge); aujourd'hui j'ai été plaisant, j'ai dit de bons mots eu parlant à don Paolo : cela pourrait me faire re- marquer». »

  • Au parlement, le 13 avril 1826, M. Âbercrombie demande à améliorer

le mode de représentation d'Edimbourg. Cette ville a cent mille habitants, et ses députés au parlement sont désignés par un conseil municipal de trente-trois personnes, dont dix-neuf nomment leurs successeurs. M. Gan- ning répond qu*il s'opposera toujours à toute réforme, etc. Les élections de Lyon sont exemptes de cette diiïormité.

• Se faire remarquer est toujours dangereux, que les remarquants tien- nent à la police ou soient tout simplement des hommes de la société.


ROME, NAPLKS ET FLORENCE. 167

Comparez celte manière de voir à celle d'an Français de ireute- six ans, et millionnaire. Ajoutez à ces qualités que Frascobaldi n'est rien moins que sot ou timide; né avec douze cents francs de rente, il a fait sa fortune en cet heureux pays, et le connaît parfaitement. Ne vaut-il pas mieux, pour qui aime les curiosités morales, voyager en Italie qu'aux tles de la Cocbincbine ou dans rétat de Cincinnali? L*homme sauvage ou peu rafGné ne nous apprend sur le cœur humain que des vérités générales qui, de- puis longtemps, ne sont plus méconnues que par des sots ou des jésuites. Le mot de Frascobaldi m'a éclairé sur mon bonheur; à cause de ce mot, je ne me suis pas impatienté en trouvant en- core aujourd'hui sur la poussière des marbres de ma chambre des mots que j'y ai tracés il y a trois jours.

Je flânais avec ce même Frascobaldi sous le long portique qui borde au midi la place de Saint-Pétrone, c'est le boulevard de Bologne. Je dis, en regardant certaines estampes : Mon Dieu ! que c'est mauvais !

« Ah î que vous êtes bien de votre pays ! me répond Frasco- baldi, qui ce jour-là était d'humeur parlante et raisonnante, > chose rare; ces estampes se vendent six pauIs (trois francs dix- huit centimes), elles sont pour des gens grossiers; voulez-vous que tout le monde ait autant de tact que nous? Si toute la terre était couverte de hautes montagnes, comme le Mont-Blanc, elle ne serait qu'une plaine. Dans tous les genres, vous autres Fran- çais, vous vous fâchez de ce qui est déplaisant, et prenez la peine de faire des épigrammes ; nous, nous avons l'habitude de détourner la tête; et cette habitude est si rapide, qu'on peut dire que nous n'apercevons même pas la grossièreté d'un fat ; c'est que nous avons l'âme plus délicate que vous. La vue un peu intime d'un sot m'empoisonne jusqu'à la révolution morale qui suit le prochain repas; mais à vous autres la vue du sot vous est néces- saire pour débiter vos épigrammes. Tanto meglio per voi, ajoute-t-il d'un air froid, toute l'Europe dit que vous avez plus d'esprit que nous. »

Hier, Frascobaldi me dit: a Nous avons l'habitude, dans la rue, de ne jamais regarder un passant plus haut que la poitrine : on trouve tant de perversité et de sottise dans les yeux de


168 ŒUVRES DK STENDHAL.

Thomme! Pour moi, je ne remonte jusqu'à la figure d'un in- connu, que si je vois sur son habit la couronne de fer. »

Je lui fis exprès Téloge d'un beau parleur; à la fin il me ré- pondit: « Si cet homme a quelque esprit (qualche talento), comment n'a-t-il pas une jolie maîtresse? ou pourquoi ne fait-il pas des atTaires avec le gouvernement, de manière à gagner trente mille scudi par an (cent cinquante-neuf mille trois cents francs)? De tels gains sont possibles con qiiesti matti di preti, »

L'emploi , fort rare, de brijler dans la société, est réservé à quelques vieillards aimables; comme ils n'ont plus d'intérêts actifs, les gens dont lisse moquent ne peuvent leur nuire; d'ail- leurs leur esprit est beaucoup moins satirique, comme Vol- taire, que brillant par l'imagination et les contes singuliers, comme l'Ârioste.

Faire de la satire parlée aux dépens du gouvernement est du plus mauvais ton en Italie; chez le bourgeois cela passe pour dangereux, et l'est en effet; parmi les nobles, que la police n'ose attaquer', on trouve qu'il y a de la sottise à exciter chez les . auditeurs de la haine impuissante, c'est-à dire un sentiment mal- heureux. On se dit dans tous les genres: Jouissons delà vie telle qu'elle est; ou plutôt on a cette habitude, et Ton n'en parle pas; d'ailleurs, il serait assez dans le génie de la société ita- lienne de placer le beau parleur dans un dilemme fâcheux : « Puisque vous parlez si bien, agissez; il y a demain telle occa- sion d'agir. t>

Dans un pays où la vengeance a été une passion générale- ment répandue, jusque vers la fin du dix-septième siècle, époque où la fermeté des caractères est tombée si bas, qu'elle ne peut plus atteindre même à la vengeance, rien n'est plus méprisé que les paroles menaçantes ^. Il n'y a pas de duel, et la menace ne


  • Depuis 1820 et la terreur amenée par le carbonarisme, les nobles

eux-mêmes sont attaqués : c'est un prêtre noble qui a été pendu à Mo- dène vers 1821. La royavté a commis là une faute immense, et qui ne tend à rien moins qu'à réunir les Italiens et- ôter la haine avec laquelle le bourgeois paye les dédains du noble.

  • ^e citerai enpope ici, pn témoignage de ce que j'avance, les admira-*


HOME, NAPLES ET FLORENCE. 169

conduit à rien qu'à mettre tout au plus votre euDemi sur ses gardes.

La société de Bologne a beaucoup plus le ton du grand monde que celle de Milan; on se voit dans de beaucoup plus grands salons. Elle est beaucoup plus liée avec le gouvernement. Le cardinal-légat entre dans le salon de M. Dcgli Ântonj, parle, s'é- chappe, sans qu on fasse plus d'attention à lui qu'à tout autre.

Je ne décrirai pas (qui pourrait la décrire?), mais je noterai, pour ne pas en oublier la date, la divine soirée que nous venons de passer chez madame M***. Nous avons lu Parisina, nouveau poëme de lord Byron, qu'un aimable Anglais a envoyé de Li- vourne à la maîtresse de la maison. Quelle sensation ! quelle fraîcheur de coloris ! Vers le milieu du poémc, à la strophe

Till Parisina's fatal charnis Again attracted every eye,

nous avons été obligés de cesser de lire, exactement à cause de Texcès et de la fatigue du plaisir. Nos cœurs étaient si pleins, qu'être attentifs à quelque chose de nouveau, quelque beau qu'il fût, devenait un effort trop pénible, nous aimions mieux rêver au sentiment qui nous occupait.

Après avoir essayé en vain de parler d'autre chose, et un assez long silence, nous sommes revenus aux morceaux moins passionnés du poème. Quelle description de ce moment si doux en Italie, qu'on appelle ÏAve Maria! Le jour finissant, tontes les . cloches se mettent à sonner V Angélus; le travail cesse et le plai- sir commence.

It is ihe hour when from the bougbs The nightingale's high note is heard ; It is Ihe liour when lovers' vows Seem swcet in every whispered word ; And gentle winds, and waters near, Make music io tbe lonely ear. Each flower the dews hâve lightly wet,

blés JWemotrei de Benvenuto Cellini ; c'est le livre qu'il faut lire, avant loiit, lorsqu'on s'achemine vers l'Italie, et ensuite le président de Brosses,


170 ŒUVRES DE STENDHAL.

And in the sky the stars are met,

And on the wave is deeper blue,

And on the leaf a browner hue,

And in the heaven that clear obscare,

So softly dark, and darkly pure,

Which t'ollows the décline of day,

As twilight melts beneath the moon away.

Je puis jurer que je n'ai pas surpris pendant trois heures la moindre afTeclation, ni surtout la moindre exagération ; on avait plutôt Tair froid. On restait dans le silence, mais parce que le sentiment excédait toute parole. Nous étions onze, trois n'en- tendaient pas assez l'anglais. Je me suis bien gardé de hasarder aucune critique, 4'abord,pour moi, j'aimais mieux sentir; et puis ma réflexion aurait oiïeusé comme un son faux ; mais, à mon avis, le goût italien aurait supporté et par conséquent dé- siré le développement de la naissance de la passion de Parisina pour Hugo ^

12 janvier. — J'oubliais le plus essentiel : voici quelle est la position d'un étranger qui débute dans un salon italien : au bout d'une heure^ chaque femme a peu à peu formé son groupe, et cause avec l'homme qu'elle préfère, et deux on trois amis qui ne songent pas à troubler leurs relations. Les femmes âf ées, ou qui ont Thumiliation de ne pas avoir d'amant, gott au jeu. Le pauvre étranger est réduit à la société de& amants etijbutte à la colère des maris, et qui se tiennent au milieu du salon, cher- chant à masquer par quelque apparence de conversation les coups d'œil qu'ils échangent de loin avec la femme qu'ils aiment^ Chacun s'occupe de soi, et si l'on songe au voisin, c'est pour s^en méfier et le regarder presque comme un ennemi. Quelque- fois le groupe de madame A'^ entre en commerce de plaisante- ries avec le groupe de madame B*** ; mais là encore il n'y a point de place pour Télranger. Les loges de Milan lui sont bien


^ Est-il nécessaire de rappeler le fait historique qui sert de base ad poëme de lord Byron? Un espion apprit à Nicolas III, Souverain de Ferrare, que Parisina, sa femme, avait une intrigue avec Hugo, don fils naturel et le plus bel homme de sa cour. Le prince voulut voir par ses yeuz^ et ensuite fit trancher la tête à sa femme et à son fils.


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 171

plus favorables; la conversation y est générale, et Tétranger, askis dans robscurilé, n'est point embarrassé de la figure qu'il fait.

Beaucoup de Français, outrés du rôle que leur vanité a joué dans un salon italien, prennent la poste le lendemain, et toute leur vie décrient la société de ce pays avec la perfidie de Ta- mour-propre offensé. Ils ne veulent pas comprendre que le marché à la vanité n'est pas ouvert en Italie. On demande le bonheur aux émotions, et non pas aux mots piquants, aux contes agréables, aux aventures plaisantes. Qu'ils aillent lire des son- nets dans quelque Académie, et ils verront avec quelle politesse on y applaudit l'auteur des plus mauvais vers ; la vanité s'est ré- fugiée dans sou quartier général, le cœur d'un pédant.

Si je me suis bien expliqué, le lecteur doit voir aussi claire- ment que moi pourquoi il n'y a pas de place pour Y esprit français dans un salon italien. La rêverie n'y est pas rare, et l'on sait que la rêverie ne répond pas même à la meilleure plaisanterie ou au conte le plus piquant. J'ai cent fois observé que l'Italien voit plutôt dans un conte ce qu'il prouve, la lumière qu'il jette sur les profondeurs du coeur humain, que la position plaisante dans laquelle il met un personnage, et le rire qu'il doit faire naî- tre. Si Ton voyait les cœurs, l'on trouverait ici plus souvent le bonheur que le plaisir : Ton verrait que l'Italien vit par son âme beaucoup plus que par son esprit. Or c'est à l'esprit que peut plaire un voyageur arrivé de Paris depuis deux jours.

RéunisseiE trente indifférents dans un salon; si vous voulez qu'ils s'amusent et que même ils forment un spectacle agréable pour un étranger, il faut absolument que ces indifférents soient de Paris ou des départements voisins*

Le bon prince Léopold de Toscane (1780), si vanté par nos philosophes, qui en faisaient un repoussoir (terme de paysa- giste), avait un espion dans chaque famille; que sera-ce des princes actuels qui ont plus de peur de perdre leur place que le moindre préfet? (Comptez les milliers de prisonniers renfermés dans les petites îles voisines de la Sicile, ou chargés de fers à Venise et dans les forteresses de l'Autriche. Total : trente mille, dit M. Angeloni.)




172 (KUVRES DE STENDHAL.

L'Anglais, placé à côlé d'hommes qui ne lui oui pas élé pré- sentés, se gardera d'ouvrir la bouche, son voisin est probable- menl d*une caste diiïérenle de la sienne; el quel désagrémenl si, de retour sur le pavé de Londres, ce voisin allait lui adresser la parole ! J'ai souvent observé que les regards des voisins tortu- rent la timidité anglaise ; une femme vient d'Edimbourg à Lon- dres sans oser descendre de voiture.

En France, depuis la société de la Y...... par laquelle un pied- plat tutoie un nom historique, il n'est pas trop sûr de faire l'aimable avec des inconnus ; outre les dangers sérieux, vous pouvez entendre dire d'une proposition que vous venez d'avan- cer : Il n'y a qu'un scélérat de jacobin; ou bien : Il n'y a qu'un infâme jésuite qui puisse dire que...

Dans l'état actuel de l'Europe, j'en appelle aux personnes qui ont voyagé, les Allemands sont peut-être le peuple chez lequel trente indifférents réunis bavardent avec le moins de méfiance et le plus de cordialité ; bien entendu qu'il ne faut pas demander à des Allemands *■ l'esprit et l'agrément que portent dans la con- versalion des Français bien élevés et déjà un peu guéris de la fatuité par l'arrivée de six ou sept lustres. Jadis, à Paris, l'homme du grand monde n'avait le loisir d'être ému de rien. Le manque total de celle sécurité qu'on trouve en France de- puis si longtemps, a donné un caractère opposé à la société ita- lienne : l'individu vivant d'émolions, la société est beaucoup moins étendue, elle prend moins de ternps et d'attention dans la vie de chacun. Galilée fut mis en prison en 1655, Gianonne y mourut en 1758; combien d'autres, moins célèbres, ont péri dans d'affreux cachots ^ 1 Les prisons e( l'espionnage faisant de la conversation le plus dangereux des plaisirs, l'habilude s'en est perdue, et la vanité, qui a besoin de suffrages nombreux et


1 Voir ce qu'on dit des Français dans le Mercure du Rfiin, journal à la mode en 1816.

  • L'infortuné Pellico, l'auteur de Franceica da Rimini, est chargé en

ce moment [mai 1826) de deux quintaux de chaînes. Les petits séjours à la Baslille de Voltaire, de Marmontel, etc., ne peuvent être comparés à ces atroces détentions ; elles prouvent Tcxistence du sentiment de la liberté dès 1758. Jamais en ce pays ci les princes ne se sont crus aimés.


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 173

répètes, n'a pu naître. A quoi bon à Bologne Tinfluence sur les autres? Daignez suivre un instant la vie de tous les Français re- marquables par cet esprit qui est compris des contemporains ; elle fut aventureuse. Beaumarchais a dit : « Ma vie est un com- bat. j> YoItairC; Descaries, Bayle, livrèrent des batailles morales, non sans péril. En Italie, ils eussent été engloutis bien vite par les cachots des petits princes.

Peut-être aussi que, même avec un degré lolérable de sécu- rité, rénergie que les autres passions ont sous ce climat eûi empêché la vanité de prendre Taccroissement gigantesque que nous lui voyons en Angleterre et en France. L'italien qui, à deux heures sonnantes, se hâte d*aller passer sous les fenêtres de la femme qu'il aime, parce qu il sait que quelquefois à cette heure sou mari monte à cheval, est capable de se présenter à elle avec un jabot qui va mal ; elle ne s'en apercevra pas. Mais il y a plus, en courant vers cette porle, qu*il tremble de trouver fermée, peu importe à l'Italien de rencontrer des personnes de la so- ciété qui diront : Mon Dieul de quoi M. un tel a-t-il l'air? Il aura passé trois heures dans sa chambre à rêver à la femme qu'il aime, au lieu d'arranger son jabot. La vanité disparait quel- quefois en ce pays pendant plusieurs heures de suite, récit qui doit paraître extravagant à un peuple chez qui sa plus longue éclipse ne dure pas dix minutes. Il est sâr que le climat seul de ritalie produit sur l'étranger qui arrive un effet nerveux et inex- plicable. Lorsque le corps d'armée du maréchal Marmont, qui était embarqué au Texel, après avoir traversé l'Allemagne, en 1806, arriva dans le Frioul vénitien, une àme nouvelle sembla s'emparer de ces quinze mille Français ; les caractères les plus moroses parurent adoucis, tout le monde était heureux ; dans les âmes, le printemps avait succédé à l'hiver ^

' J*ai honlc de donner si peu de profondeur à certains examens ; le pédantisme à la mode fait applaudir les phrases vagues sur ce qu'on ap- pelle la philosophie; ma's Ton est moins indulgent pour l'analyse des laits particuliers. Je supprime, par respect pour Topinion, un parallèle cuire le caractère des Bolonais et celui des bons habitants de Milan. Deux cents de ces petits examens partiels mettraient à même quelque grand philosophe tel qu'Aristote de comparer le caractère des peuples du Midi

10


174 ŒUVRES DE STENDHAL.

L'Italien, pour qui la société générale et les jouissances de salon sont impossibles, ne porte que plus de feu * et de dévoue- ment dans ses relations particulières ; mais il faut avouer que le voyageur français que j*ai laissé debout au milieu du salon de M. le sénateur de Bologne est en dehors de ces sociétés parti- culières. L'étranger n'est quelque chose ici que quand il a pu parvenir à exciter la curiosité.

Les premiers jours après mon arrivée, quand M. le cardinal- légat ne me faisait pas Thonneur de m'interroger, et que Tami qui me menait dans le monde m'avait quitté pour aller causer avec sa maîtresse, la ressource ordinaire de mon désoeuvrement était de m'asseoir près d'un beau tableau, que je me mettais à re- garder comme si j'eusse été dans un musée. Cette occupation in- nocente m'a un peu lié avec un jeune homme de vingt-six ans, de la plus noble figure : c'est l'image de la force et du courage, et il a des yeux qui peignent le malheur le plus tendre. Il y a trois mois que le comte Âlbareze eut des doutes sur la fidélité de sa maîlresse, qui, vivant d'ailleurs fort bien avec lui, se rendait tous les jeudis, lui dit un espion, dans une certaine maison écartée. Âlbareze feint de partir pour la campagne le dimanche, et va se placer au premier étage de cette maison, dans une chambre inhabitée dont il ouvre la porte avec un crochet. Là il se tient tranquille quatre jours, sans sortir, sans ouvrir la porte,


et celui des peuples du Nord. Diderot appelait cela commencer par le commencement. Ce n'est que par des monographies de chaque passion du cœur humain que l'on pourra parvenir à connaître Thomme; mais alors tout le monde rira des phrases louches de Kant et antres grands philosophes spiritual Istes. La métaphysique est si peu avancée parmi nous, que l*on en est encore à l'ère des systèmes : voyez les progrès de la physique et de la chimie, depuis que Ton a laissé les systèmes à MM. Azats et Bernardin de Saint-Pierre. Eji fait de logique; les jeunes Français arrivés dans les salons depuis la Restauration sont bien moins avancés que la génération formée dans les écoles centrales. 11 faudra revenir à ces écoles dès que nous serons délivrés des jésuites.

  • Cabanis nous apprend que l'homme n'a chaque jour à dépenser qu'une

Certaine quantité limitée de cette substance, jusqu'ici peu connue, nom- mée fluide nerveuœ. On ne peut pas dépenser son bien de deux manières ; l'homme fort aimable dî^n^im salon Ip 5era moin avec ses amis intimas.


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 175

sans faire le moindre bruit, vivant frugalement de quelques pro- visions apportées dans sa poche, lisant Pétrarque et faisant des sonnets. Il observe, sans être soupçonné, tous les habitants de la maison. Enûn, le jeudi, à onze heures du matin, il a la douleur de voir arriver sa maîtresse, qui monte au second étage ; lui, sort de sa cachette, monte après elle, et arrive à la porte de la chambre où elle venait d'entrer. Il entend la voix de son rival, qui était arrivé, à ce qu'on présume, par le toit d'une maison voisine donnant dans une autre rue. Lorsque, quelques heures après, sa maîtresse sortit de la chambre fatale, elle trouva Âl- bareze évanoui sur le seuil ; on ne put le rappeler à la vie qu'a- près beaucoup d'efibrts. Il fallut le transporter chez lui, où il resta à peu près fou pendant un mois. Tous ses amis venaient le consoler de sou malheur, qui fait encore la nouvelle de la ville. J'ai remarqué qu'on ne blâme la dame que du manque de fran- chise ; ridée d'un duel avec le rival heureux ne s'est peut-être pas présentée à une seule personne dans tout Bologne. En effet, 1® le rival n'a fait que son métier; 2<» le duel, où le plaignant peut être tué, est une pauvre manière de se venger dans un pays où il n'y a pas cent ans qu'on employait une méthode plus sûre. ,

13 janvier. — Un brave libéral de ce pays-ci, que je ne con- naissais pas il y a huit jours, me donne le moyen de me débar- rasser de toutes mes notes, qui étaient une source d'inquiétudes (inquiétudes qui sembleront bien ridicules à MM. les voyageurs de Paris à Saint-Gloud).

Une fois l'Apennin passé, on trouve, dit-on, chez les em- ployés subalternes des gouvernements une absence générale de bon sens et de générosité, et une envie marquée de vexer les voyageurs autres qu'Anglais. Les Anglais s'occupent peu de po- litique < ; les riches désirent passionnément l'honneur d'être ad- mis au lever des petits princes d'Italie ; ils ont des ambassadeurs qui les protègent^ chose rare par le temps qui court : demandez à M^*\ Enfm M. le cardinal Gonsalvi fiworise ouvertement les

  • Troubler l'ordre des castei a l'air de vouloir sortir de la sienne, ce

qui est tout à fait vulgaire.


176 ŒUVRES DE STENDHAL

Anglais. Uu ultra m*a dit avec malignité : « Vous autres, vous ne pouvez guère avoir recours à la protection de vos ambas- sadeurs. — Cela prouve à Votre Excellence que la révolution n'est pas finie. » Pour moi, j'aurais tort de me plaindre : c'est un plaisir de plus que de ne pouvoir compter, en voyageant au delà de l'Apennin, sur la protection du ministre que les contri- butions de ma petite terre contribuent à payer. Cette idée ren- dra légères à mes yeux toutes les vexations que je pourrai essuyer de la part des polices des pauvres petits princes de ce pays. On prétend que la peur les dévore, que quelques-uns changent de chambre toutes les nuits, comme le Pygmàlion de Télémaque, Je n'en crois rien ; mais il est sûr qu'à la chasse, un coup de baguette donné sur la grosse caisse de la musique du pays, cachée dans un bois pour les fêler, les rend pâles pour deux heures. Jamais leur gendarme le plus impoli ne m'a fait pâlir une seule minute : donc, dans le jeu qu'ils jouent avec moi, je ne perds pas. J'espère que la position précaire, et plus libé-. raie que mes opinions, dans laquelle je me trouve, ne me rendra pas haineux. Je n'ai pas parlé d'un vice-légat qui fait des hor- reurs dans les environs de Bologne.

14 janvier. — Ce soir le cardinal avait de l'humeur. C'est, dil-on, l'effet d'un courrier arrivé de Rome la nuit dernière; il craint le renvoi du cardinal Consalvi, le de Cazes de ce pays-ci, dont la faveur empêche ou relarde d'étranges choses. Le cardi- nal Lante a été ce soir tout à fait littéraire, et a parlé avec sa mémoire, comme un homme d'esprit qui vieillit; à la bonne heure, pourvu que le tour de la liltérature ne revienne pas sou- vent. Pour la première fois j'ai senti le poids des convenances ; les disserlalions litlcraires m'ont empêché d'aborder de jeunes femmes dont j'admirais de loin les yeux brillants; je commence à être un peu lié avec elles, et leurs amants n'étaient pas encore arrivés. Je ne suis pas du tout littéraire ; un académicien est à mes yeux un employé du gouvernement de la classe des rece- veurs des droits réunis ou des sous-préfets ; qu'y a-t-il de com- mun entre un académicien et Voltaire? Je n'ai envie de con- naître que les hommes de génie : Monti, Canova, Rossini, Yiganoj qu'ai je à faipe (le \Çf\\\ le vulgaire de 1^ li^té^-atur^?


ROME, NAPLÉS ET FLORENCE. 471

Pauvres, naïfs, solitaires, se promenant sans cesse la pipe à la bouche, dans leur cabinet au plancher couvert de sable, comme les littérateurs d'Allemagne, je les verrais avec intérêt et pour- rais leur demander quelques idées sur la partie de science qui a occupé leur vie. Ici le vulgaire des gens de lettres est d'un char- latanisme extravagant; un poète vous dit: Alfieri et moi nous faisons telle chose dans nos tragédies.

Je disais à un peintre : « On n'a jamais réussi à foire un por- trait passable de madame Floreuzi. — C'est que je n'ai pas essayé, ]» me répond-il d'un grand sang-froid.

Depuis que M. Courier a prouvé si gaiement que M. Furia, sa- vant helléniste de Florence, qui venait de faire un ouvrage sur un certain manuscrit de Longus, n'avait jamais été en état môme de lire ce manuscrit S je ne me sens guère d'estime pour les sa- vants italiens. Quand on est le premier antiquaire ou le pre- mier poète de sa petite ville, à quoi bon de nouveaux eflbrls? La vanité municipale vous protège. Un homme de lettres italien vous parle dès la seconde entrevue d'une phrase obscure de l'oraison de Cicéron pro Scauro, et vous cite M. Maio comme un homme de génie. M. Maio a eu l'idée de regarder à la loupe des parchemins que les moines du moyen âge avaient grattés pour y écrire leurs sottises. Quelquefois, à laide de l'amincissement du parchemin, on peut lire le passage de Cicéron que les moiues ont gratté. Voilà ce que c'est que la grande découverte des ma- nuscrits "palimpsestes.

Monsignor Maio est en outre le plus désobligeant bibliothé- caire de TEurope, et refuse, à la bibliothèque du Vatican, dont il est garde, la communication des manuscrits les plus inno- cents, par exemple un Virgile. Ce zèle pour la diffusion des lu- mières le fera cardinal. Monsignor Maio a, du reste, une fort belle figure, que j'observais pendant son insolence : nouveau démenti donné à la science de Lavater.

Les gens de lettres m'ont beaucoup plaisanté sur les inscrip^ tiens latines que TÀcadémie des inscriptions a fournies pour une


  • Voir le délicieux pamphlet de M. Courier, (Kut)r««, page 49, édition

'.le Bruxelles.

40.


178 ŒUVRES DE STENDHAL.

sCaiue de Henri IV ; on y trouve, disent*ils, des solécismes et des barbarismes à faire fouetter on écolier. Je croirais assez que les Italiens savent le latin ; dans tous les cas, ils ne sauraient être aussi ignorants que MM. Langlès et Gail. On n'a pasré«  pondu à la cbarmante lettre de M. Courier à rAcadémie des in- scriptions; il parait que Tintrigue seule rè^e à l'Institut, et qu'il n*y a de vrais savants qu'à FAcadémie des sciences ^.

Qu^un homme, après s'être permis de certaines démarches* acerbes, obtienne un grand titre et un million, à la bonne heure : la société ne peut éviter cet homme-là ; mais des gens qui s'en- foncent dans la boue à cinq cents francs par mois ! Pendant que ces idées littéraires me poursuivaient, Son Éminence parlait de certains hommes de lettres de Florence ; mais que me fait leur vanité prétentieuse î C'est comme chez nous ; ensuite leurs noms me sont aussi inconnus que le sont à vingt lieues de Paris ceux de MM. les membres de l'Académie française.

A Florence, continuait M. le cardinal, tout le monde est plus ou moins homme de lettres. Les Florentins disent au reste des Italiens : « Vous autres, vous avez peut-être quelque esprit, mais ce n'est qu'à Florence qu'on sait écrire ; non-seulement la patrie du Dante est à la tête de la littérature, mais elle est toute la littérature. » Or, ajoute le cardinal, il y a peut-être cinquante aid qu'aucune idée nouvelle ne s'est fourvoyée dans la tête d'un Florentin; leur grande affaire c'est de chercher à modeler leur style sur la manière dont on écrivait la prose à Florence vers l'an 1400. A cette époque, les deux tiers des idées qui nous occupent aujourd'hui n'étaient pas nées : la légitimité, l'art d'im- primer, le gouvernement représentatif, l'économie politique, l'Amérique, le crédit d'un ministre pour faire des emprunts ou acheter des votes, etc., etc., toutes ces choses étaient encore dans le sein de TËteipel. Or le bon Florentin veut parler de tout cela avec les mots et les tours de phrase dont se servaient les Toscans du quinzième siècle'. Vous autres Français, vous dites d'un homme qui entre dans un salon d'une façon brusque : Il est


' Un ami m*écrit qa'on trouve à rAcadémie des inscriptions trois ou quatre hommes dignes d'être les collègues des Coray et des Haase.


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 479

arrivé^comme une bombe. En 1400, ou l*on n'avait pas encore remarqué cette nuance, ou bien onTexprimait autrement. Voilà ce que les pauvres gens de lettres de Florence n*auront jamais Tesprit de comprendre. A Milan, quand l'empereur Napoléon créa un ministre de la marine et un directeur de la police, on ne put jamais trouver à ces fonctionnaires des noms italiens : mi- nistro délia marina veut dire ministre du rivage, et diretlordi polizia, directeur de propreté. J'ai pris des exemples où la nuance de nouveauté est visible à tous les yeux; mais je gagerais, ajou- tait Son Éniiueoce, que parmi toutes les phrases qui ont été dites ce soir dans ce salon, vous n'en trouveriez peut-être pas cin- quante qui ne présentent quelque légère nuance des idées nou- velles postérieures à Tan 1400. Eh bien, messieurs, il n'y a pas une de ces idées qui, par quelque coin, participent à ce qu*on a fait de neuf depuis quatre siècles, qui, si elle passait sous la plume d'un Florentin, ne lui fournit l'occasion de faire une sot* tise. Sans cesse nos maîtres de Florence se travaillent le cer- veau, non pour penser juste, non pour trouver quelque aperçu nouveau, mais pour faire une traduction impossible. Gomment rendriez-vous dans la langue du paysan de l'Irlande la descrip- tion des cérémonies de la cour de Louis XIV ?

Jamais vous, monsieur, qui êtes étranger, vous ne parvien- drez à sentir tout le plaisant d'une prétention sans cesse annon- cée avec jactance et toujours malheureuse. Un Florentin ne peut pas demander de quelle date sont les derniers journaux de Paris, sans nous donner l'occasion de rire; non-seulement il n'exprime pas ce qu'il veut dire, mais encore il se sert de mots qui ont un sens tout différent de celui qu'il leur attribue, et souvent fort plaisant. Plus nous connaissons la langue du Dante, qui est resté notre poète le moins copiste et par conséquent le plus touchant, plus nous rions. L'amour-propre du Florentin a sans cesse une prétention offensante pour le mien, et toujours le mien a le vif plaisir de voir cetie prétention se casser le cou (quella preten- zione rompersi il collo). Un habitant des bords de l'Arno veut-il parler de la partie nord de Saint-Domingue, il vous dit grave- ment : Le parte deretane delV isola (éclats de rire dans le salon : ces mots veulent dire le derrière de l'île). I^ cardinal a cité


i80 ŒUVRES DE STENDHAL.

sept ou huit exemples qui peuvent se raconter ; mais écrits, et en français, ils seraient indécents. Un jeune homme instruit, continue Son Ëminence, échappé de Florence et arrivant à Bolo- gne, est pour nous une bonne fortune ; si jamais vous avez le bonheur de rencontrer cette espèce de fat littéraire, je vous conseille de le jeter dans l'analyse des mouvements délicats du cœur humain : quelque vulgaires que soient ses idées, son lan- gage vous amusera. Les marchands de Florence de Tan 1400, si riches, si amoureux de l'architecture, si occupés de leurs haines contre les nobles, ne se doutaient pas, il faut Tavouer, de ces belles discussions qui remplissent la Corinne de madame de Staël, les romans de Marivaux, et (ouïes ces lettres piquantes dans lesquelles mademoiselle Àïssc et autres jolies femmes du siècle de Louis XY ont parlé de leur cœur. Les Florentins de Tan 1400 étaient probablement les hommes les plus avancés de leur époque; ce qui est tellement vrai, que, sous beaucoup de rapports, on ne les a pas surpassés. Ils réunissaient deux qua- lités qui se détruisent réciproquement : Tesprlt et la force de caractère. Le Dante, qu'elles ont immortalisé, aurait compris sans doute les sentiments fms qui remplissent le singulier roman (ïAdolphCy par M. Benjamin Constant, si toutefois de son temps il y avait des hommes aussi faibles et aussi malheureux qu'Adol- phe ; mais, pour exprimer ces sentiments, il aurait été obligé d'agrandir sa langue. Telle qu'il nous l'a laissée, elle ne peut pas plus traduire Adolphe ou les Souvenirs de Félicie, que le titre de M. le directeur de la police. Vous autres Français, depuis que vous avez un budget, vous avez emprunté ce mol aux Anglais, qui ont la chose ; vous dites une sinécure, des précédents : voilà ce à quoi ne se serait jamais abaissé l'orgueil puéril de nos maîtres les Florentins; ils auraient prouvé que tel vieux mot de Guichardin voulait dire budget. Voilà toute la dispute qui, sous le nom de romantisme, ameute nos littérateurs : les Florentins, partisans des vieux mots, sont les classiques; les Lombards tiennent pour le romantisme. MM. de Brème, Borsieri, Berchet, Visconli, Pellico S prétendent :

  • Voir le Conoiliatorej journal romanlique publié à Milan vers 1818.


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 18i

1» Qu'il faut être clair, el souvenl préférer dans les phrases la coiislructioii directe; faut-il éviter la clarté, uniquement parce que les Français Tout adoptée ?

2** Qu'il est à propos de se défendre le plus possible du plaisir de faire des phrases de vingt lignes ;

5"* Qu'il faut chercher de nouveaux mots pour les idées nées depuis le quinzième siècle ^

Celte conversation n'en a pas fmi ; interpellé par Son Ëmi- nence, j*ai été obligé de parler de ce que Ton entend en France par romantisme. Heureusement, chez nous, la langue est hors de la question ; tout le monde convient qu'il faut écrire comme Vultaire*et Pascal. En Italie, on n*est pas même d'accord sur la langue ; il y a loin de là à faire des tragédies intéressantes et vraies. Voyez le Nabucco, tragédie en cinq actes et en vers ma- gnifiques, de M. Jean-Baptiste Niccolini : c'est une allégorie con- tre Napoléon.

A ce moment de la (Jisscussion, tous les amants étaient arri- vés à leur poste, et d'ailleurs je ne pouvais sans impolitesse marquée quitter l'homme aimable qui daigne me distinguer. De maudits gens de lettres étant survenus, on s*est mis, je crois, pour me faire honneur, à discuter les mérites d'un poète fran- çais ; et quel poète ! M. Jacques Gohorry.

Il s'agissait de savoir qui a le mieux imité Catulle, de M. Jac- ques Gohorry ou de l'Arioste. Faisant sur-le-champ violence à l'honneur national, je me suis déclaré pour l'Arioste; mais ce n'était pas le compte des gens de lettres, qui voulaient briller. Ils se sont écoutés impatiemment les uns les autres, il y a eu des répliques aigres; en un mot j'ai eu tous les agréments de la soirée littéraire. En France, je n'aurais pas desserré les dents ; mais un étranger doit toujours payer son billet d'entrée ; j'ai parlé et j'ai eu le plaisir de me sentir devenir aigre et presque impoli à mon tour. Au contraire, à Milan, mon âme était élevée

  • Si le lecteur a des doutes, je l'engage à parcourir une jolie comédie

d'Albergali, intitulée il Porno; il y trouvera le marquis don Tiberio Cruscati, qui ne parle qu'en parfait toscan, co qui le rend tout à fait inin- telligible et souverainement ridicule pour lep bahjtants de Bqlogne, ville située à vingt-deux Ijeues de }*1orcnc^,


182 ŒUVRES DE STENDHAL.

et rassérénée qudad Monti, Porta ou M. PeUico me faisaient l'hon- neur de me parler de vers.

Voici ceux de Jacques Gohorry, mort à Paris le 15 mars 1576. Je vais transcrire ensuite les hexamètres de Catulle, et enfîn les charmantes octaves de TÂrioste publiés en 1516, quatre ans avant la mort de Raphaël. Quel siècle pour Tltalie! Alors vivaient Léonord de Vinci, le Titien, le Corrége, Michel-Ange, André del Sarlo, Fra Bartolomeo di San Marco, Jules Romain, Machia- vel, Léon X, le général Jean de Médicis, Cardan, etc., etc.

Mais voici les vers dont chaque syllabe a été Tobjet d'une dis- cussion fatale :

La jeune vierge est semblable à la rose, Au beau jardiu, sur l'épine native ; Tandis que sûre et seuleltc repose, Sans que troupeau ni berger y arrive : L'air doux Téchaufte et l'aurore l'arrose ; ^ La terre, Teau par sa faveur l'avive ; Mais jeunes gens et daines amoureuses De la cueillir ont les mains envieuses. La terre et l'air, qui la souloient nourrir, La quittent lors et la laissent flétrir.

Ut flos in sepis secretis nascitur bortis

Tgnotus pecori, nullo contusus aratro,

Quem mulcent aurae, firmat sol, educat imber;

Multi illum pueri mullaB cupiere puellœ,

Idem cum tenui carptus detloruit ungûi,

Nulli illum pueri, nuUae cupiere puellœ :.

Sic virgo, dum intacta manet, dnm cara suis ; sed

Cum castum' amisit poilu to corpore florem,

Nec pueris jucunda manet, nec cara puellis.

La verginella è simile alla rosa, Che in bel giardin su la nativa spina Mentre sola e sicura si riposa. Ne gregge ne pastor se le avviccina ; L*aura soave e l'alba rugiadosa, L'acqua e la terra al suo favor s'inchina ; Giovani vaghi e donne innamoratc Amano averne e seni e tempie ornate.

Ma non si tosto dal matemo stelo Rimossa viene e dal suo ceppo verde;


KOME, NÀPLES ET FLORENCE. 185

Cfaè quanto avea dagli nomini e dal cielo,

Favor, grazia, bellezza, tutto perde :

La vermine, che il fior, di clie più zelo

Chc délia vita e de' begU ochi aver de,

Lascia alirui côrre, il pregio, che avea innanti ,

Perde nel cor di tutti gli altri amanti.

Excepte les quatre derniers vers, un peu prolixes, parce qu'il fallait remplir Toctave, j'aime mieux rÂriosle que Catulle.

15 janvier. — Je viens de lire les pages précédentes à M. le comte Radichi. — Quoi! vous écrivez, m'a-t-il dit; prenez garde d'être arrêté. — Vous n'avez que trop raison; nos gens de lettres ne cherchent pas Tidée, mais l'expression. Toutefois je leur vois deux supériorités sur les vôtres : ils ne se vendent pas aux gouvernants ; et quand ils publient un ouvrage, ils ne font pas eux-mêmes dix articles sur leur livre. Excepté deux ou trois espions qui dans certains pays ont le privilège de la gazette, ce qui leur vaut trente mille francs par an, aucun journaliste n'ad- mettrait de ces articles impudents. Nous n'avons pas en littéra- ture de provinciaux à trompier; nos États sont si petits que nous nous connaissons tous. À l'exception de quelques renégats, tous nos gens de lettres travaillent en conscience ; mais tout ce qui a quelque génie se garde d'imprimer, par crainte de l'exil ou de la prison, ou par dégoût pour la censure. Rien n'est plus simple, il est vrai) que d'imprimer à Bruxelles sous un faux nom, mais cette idée moderne ne nous est pas encore arrivée*

— C'est ainsi qu'un peuple de plus de dix ^ huit millions d*âmes, et le plus ingénieux de l'Europe, reste muet. Quel esi, depuis 1814) le livre italien traduit en français?

M« le comte t^erticari de Pesaro est dans ce moment à la tète de la littérature italienne, ce qui n^est pas beaucoup dire assu- rément. Or voici ce qu'il écrit à pfopos de la patrie du célèbre Rossini, qui est né à Pesaro d'un père natif de Ltigo : ce sont deux petites villes voisines de fiologne :

« Buouo sia ai colti Pesaresi che, ancora cdn pubblico monu- mémo dedicato^ donarono délia loro cittadinan^a l'Orfeo de' giorni nostri ; nato, eglt è verO, nel 1792 a Pesaro di madré Pe- saresC) ma generato di padre Lughcsc, che venne agli siipeudii


184 ŒUVRES DE STENDHAL.

di quel comuae ia qualità di tubaiore, dilungandosi dal liiogo nalivo, dov'ebbe ed ha tuttavia il suo tello avilo. Nèper cio sia diminuita a Lugo la gloria di essere patria di Gioacchino Ros- ' sini, Imperocchè sebbene gli scriUori di filologia e di sloria ab- biano lasciato incerto, se la patria si nomini dal luogo dove si nasce, o da quello onde si è oriondi, o finalmenle da quello délia slirpe istessa délia madré (corne si raccoglie da un luogo di Livio, lib. XXIV, c. vi, e da un altro di Virgilio, ^n., VIll, V. 510-511) nienle di meno per giusta ragione di elimologia, et per autico detlalo di legge è manifesto che patria si dice a pâtre (l. I, C. ubi pet. tut.'l. nullus C. de decurionibus) , E non è pa- tria ogni terra natale ma queila sola nella quale è nalo il padre uaturale; queila onde si è oriondi. Quindi Cicérone (de Leg., xf, 2, ap. Cujac, t. IV, p. 790 E) germana patria est ea ex qua pa- ter natiiralis naturalem originem suam duxit, II cbe è conl'er- raalo dalla legge 3, Cod. de munie, et orig,t e dal voto del gra- vissimo Cnjaccio, che conchiude (l. c.) : Itaque natus Lutetidu, si pater sit oriundus a Roma, non Lutetiam, sed Roinam habet patriam ; Romanus nuncupatur, nisi et ipse pater Lutetix natus sit, E cosi fermamente esser debbe : allrimenti chi nasce in mare non avrebbe patria, e il diritto pubblico sarebbe assai poco de- terminato nella parle dei pesi civili comuni. » [Opère del Conte Giulio Perticari, 1. 111, p. 181.)

Croiriez-vous queJFlorence a reproché à M. le comle Perti- cari d*6lre trop clair et trop français?

Je conclus de cette prose ridicule et des sensations vives et neuves que je trouve en ce pays, qu*il faut lire la littérature an- glaise : le Corsaire, Childe Uarold, M. Moore, M. Crabbe, et voyager en Italie. Je suis fâché de ne pas avoir sous la main le Panégyrique de Napoléon, par M. Pietro Giordani, autre homme très-célèbre, surtout à Plaisance. Pour n'être pas toujours cru sur parole, j'en citerai volontiers quelques pages. Gela est aussi vide d'aperçus nouveaux et aussi fort de logique que les proses du comle Perticari. Ce sont peut-être ces qualités qui placent ces deux écrivains à la tête des littérateurs vivants. Probable- ment aussi une foule de tournures du quatorzième siècle sont habilement adaptées à leurs pensées, et ils écrivent en cenlons.


nOMÉ, NAPLES ET FLORENCE. 18o

Pour parler comme ces messieurs, je dirai que leurs proses me semblent des océans de paroles el des déserts d'idées. Ce n'est pas ainsi qu'écrivaient Benvenulo Gellini etNeri Capponl.

Je me hâle d'ajouter que l'opinion publique place M. le comte Perticari et M. Pietro Giordani au nombre des citoyens les plus estimables de ce pays ; c'est uniquement leur gloire que j'attaque , il me semble que c'est un droit qu'on achète chez le libraire.

Michel-Ange de Garravage était probablement un assassin ; je préfère cependant ses tableaux si pleins de force aux croûtes de M. Greuze, si estimable. Que m'importent les qualités morales d'un homme qui, par ses vers, sa musique, ses couleurs ou sa prose, prétend m' amuser? Les écrivains dont on se moque crient toujours qu'on attaque leur honneur ; eh ! messieurs, que me Tait votre honneur? tâchez de m'amuser ou de m'instruire. Je profite de l'occasion pour déclarer solennellement que je tiens pour excellents citoyens et même pour gens fort aimables tous les artistes médiocres dont je prends la liberté de rire.

Les Italiens lisent raremeul, mais avec une bonne foi et une attention singulières. l\» se ferment à clef pour ouvrir un pam- phlet; toutes les facultés, toute l'attenton du lecteur sont au ser«  vice de l'écrivain. Ils ne conçoivent pas notre passion pour Vol- taire et la Bruyère ; dans les livres, ils n'entendent rien à demi- mot : c'est qu'ils n'ont jamais eu de cour où la conversation fût la grande affaire. Ils n'ont jamais joué avec les petits tyrans qui, depuis la chute des républiques du moyen âge, cherchent à les avilir. Entre leurs princes et eux, on ne s'est jamais départi de la méfiance la plus sombre d'un côté, et de l'exécration de l'autre, témoin le nombre des conspirations et des assassinats. L'Italie a eu cinquante petits princes dont même les noms sont inconnus en France * ; celui des Visconti est venu jusqu'à nous; . eh bien, voici le résume de la vie des princes de cette Himille : Matteo P% celui qui se fit souverain, mourut du chagrin que luf causèrent les excommunications du pape; Galéas I", son fils, périt par suite des mauvais traitements soufferts en» prison; ce


' Le lecteur connatuil les Beuzoni de Crema, les Malaicsta de Ba- vennc ?

il


186 ŒUVRES DE STENDHAL.

fut le poison qui termina les jours de Stefano ; Marco fut jeté par la fenêtre; Luchino empoisonné par sa femme; Matteo II périt assassiné par ses frères; Bernabo finit par le poison dans sa pri- son à Trezzo ; et Jean-Marie fut percé de coups comme il se ren- dait à réglise. Voilà les morts arrivées dans une seule famille de princes, et cela en moins de cent ans! Quant aux cruautés exé- crables par lesquelles ils se vengeaient de leurs soupçons, elles ne sont que trop connues ; on se souvient encore, dans le pays où il régna, des cbiens employés par Jean-Marie pour déchirer les Milanais ses sujets, qui, enfin, se délivrèrent de ce monstre en 1412. Je demande pardon au lecteur d'avoir eu recours à des citations aussi tristes pour prouver une théorie littéraire; mais, en France, nous sommes un peu sujets, depuis vingt ans, à ne croire au courage que sous la moustache, et à Tinstruction qu'a- vec la pédanterie. Il y a tout avantage à être pédant, et rien n'est plus facile. 4

Au lieu de la profonde méfiance qui, de tout temps, en Italie, sépara le prince et les sujets, depuis qu'il y a des bourgeois de Paris, nous les voyons aimer le roi ; anciennement, et à com- mencer par Louis le Gros, le roi les protégeait contre les nobles. Dans les temps plus voisins durnôtre, les bourgeois aimaient le roi, quel qu'il fût, pour singer les grands seigneurs qui disaient qu'ils l'adoraient, afin de pouvoir plus aisément faire leur mé- tier : demander, prendre et recevoir. Rien de pareil en Italie à aucune époque, et M. Foscolo a trouvé un écho dans tous les cœurs quand il a dit, dans gli Sepolcrif en parlant de Ma- clûavel :

Tebeata, gridai

qaando il monuoiento

Yidi oTe posa il corpo di quel grande Che temprando lo scettro a* regnatori Gli allÔr ne sfronda, ed aile gentt svela Di che lagrime grondi, e di che sangue * .

Pour les Italiens de nos jours, la prose ne saurait employer

  • Heureuse Florence ! nrécriai-je quand je vis le monument de ce puis-

sant génie, qui, retrempant le sceptre des rois, en arrache un vain lau-


ROME, NAPLPS ET FLORENCE. 187

trop de mots aCn d'être claire; c'est ce qui fait qu'il est si diffi- cile, par un jour chaud, de lire un de leurs bons auteurs. En revanche, ils ne comprennent pas à la lettre les charmantes pe- tites allusions de Voltairç, de Montesquieu, de Courier, et ce qu'on pourrait appeler les sous-entendus monarchiques. Les Français doivent à leur galanterie, maintenant si passée de mode, rhabitude de ce style léger. Ici, Tamour est une chose fort sérieuse, et une Italienne se fâche ou ne daigne pas vous répon- dre si vous lui parlez d'amour avec légèreté. Si vous avez le projet de lui adresser quelques mots tendres à la première oc- casion favorable de la soirée, gardez-vous de hasarder des plai- santeries, ou même de rire de celles qu'on fait : regardez-la d'un air sombre.

Pour un lecteur italien, le piquant n'est que de Vinintelligible. Ils ne pardonnent l'ellipse que dans la passion violente; ils sen- tent le Corsaire et Parisina comme un Anglais, et, à l'heure qu'il est, n'ont pas encore compris les Lettres persanes» Malgré tant de prolixité, leur prose actuelle n'est rien moins que lu- cide. Que d'injures cette phrase va me valoir : je serai hue, sti» vale et somaro !

16 janvier. — C'est avec le plus grand sérieux que l'on traite la galanterie en ce pays, à peu près comme on parle à Paris d'affaires de bourse. Par exemple, madame Gherardl, la plus jolie femme peut-être qu'ait jamais produite Brescia, le pays des beaux yeux, me disait ce soir : « Il y a quatre amours différents: r l'amour physique, celui des bêtes, des sauvages, et des Eu- ropéens abrutis;

<r 2° L'amour-passion» celui d'Héloise pour Abeilard, de Julie d'Étange pour Saint-Preux;

« ^^ L'amour-goùt, qui pendant le dix-huitième siècle a amusé les Français) et que Marivaux, Grébillon, Duclos, madame d'É- pinay, ont esquissé avec tant de grâce ;


rier, le met à tiu, et montre aux peuples etîrayés quelles larmes il fait couler let quels torrents de sang ".

  • Machiavel reposé à Santa-CHjce, ù côté de Michel- Ange, d'Alfieri et de Galilée.


J88 ŒUVRES DE STENDHAL.

«i** L'amour de vanité, celui qui faisait dire à votre duchesse de Chaulnes, au moment d*épouser M. de Giac : Une duchesse n'a jamais que trente ans pour un bourgeois. » Uacte de folie par lequel on voit toutes les perfections dans Tobjet qu*on aime, s'appelle la cristallisation, dans la société de madame Gberardi. Cette femme charmante était ce soir d'humeur discutante. Mais Tamour est rare eh France, la vanité Ty étouffe, ainsi que toutes les autres passions un peu marquées : j'ennuierais en en parlant. On a raconté vingt anecdotes pour prouver des théories diverses ; j'abrège la suivante, que je ne rapporte que parce que l'héroïne était parente et amie de madame Gherardi. Les fem- mes sont des êtres bien plus puissants en Italie que partout ail- leurs; mais aussi on les punit avec plus de sévérité et sans crainte du qu'en dira-t-on. On n'oserait jamais imprimer ce qu'on ose faire : de là l'absence des romans.

M. le comte Valamara, blondin à figure trè5-di)ucè, jaloux par vanité du cardinal Z***, et ne sachant comment empêcher sa femme d'aller à ses soirées, répandit le bruit qu'il partait pour Paris, et la conduisit en effet à un château malsaîû situé sur le Pô, près de Ponte-Lagoscuro. Là il vécut avec elle assez bien en apparence, mais sans jamais dire un seul mot à elle non plus qu'à deux vieux domestiques à figures sinistres qu'il avait emme- nés avec lui. Cette jeune femme, nerveuse, d'une sensibilité ro- manesque, bien loin de songer au cardinal l**\ avait une passion pour le notaire Gardinghi, qui l'aimait, mais jamais n'avait reçu d'elle le moindre encouragement ; elle le traitait même beaucoup plus mal qu'aucun autre. Gardinghi en était venu à la regarder, mais à n'oser jamais lui adresser la parole. Quelques mois après sa disparition, des bruits sinistres se répandirent à Bologne. Gar- dinghi se mit à la chercher; il découvrit enfin le château près de Ponte-Lagoscuro ; mais malheureusement n'osa pas y péné- trer, de peur de fâcher une femme qui ne lui avait jamais dit qu'elle l'aimait que des yeux. Enfln, après quinze ou vingt jours que Gardinghi passa déguisé dans un misérable cabaret d'un vil- lage voisin, où quelquefois allait boire un des valets à figure si- nistre, il entendit cet homme dire : oc II signor conte fait ce quil lui plaît avec la pauvre contessina,^ un signore (tout lui est per-


ROMK, NAPLKS KT FLORENCE. J89

mis, il est noble); mais nous, nous finirons par les galères. » Gardiughi, effrayé, n'hésila plus ; le lendemain matin il entra de vive force et le pistolet à la main chez le comte Valamara ; il prélendit, pour la forme, être envoyé par le vice-légat. Il péné- tra jusqu'au lit de la contessina, qui déjà était hors d'état de parler. Il fit appeler deux paysannes, et ne quitta plus la femme qu'il aimait, et qui vécut encore trois jours : elle n'avait pas vingt-quatre ans ! Le comte était comme fou, et semblait demander grâce à Gardinghi, qu'il laissait maître du château. On prétend pourtant qu'il essaya de le tuer et lui tira un coup de fusil : c'est ce que le notaire a toujours nié. Le comte est, dit-on, en Amé- rique ; le notaire n'a plus paru dans aucune société, et a fait de- puis cette fortune immense par laquelle son nom vous est connu. Il a toujours à son service les deux vieux serviteurs du comte, et ils disent quil leur parle quelquefois de la pauvre contes- sina. On s'accorde à penser qu'elle fut assassinée par le seul effel des mauvais procédés, sans poison ni poignard.

17 janvier. — On m'a fait l'honneur de m'admettre ce soir à un souper destiné à célébrer le retour de don Tommaso Benti- voglio, arrivé hier de Paris. On était tout oreilles pour l'enten- dre; et peut-être m'a-t-on invité pour l'empêcher de broder. Voici Paris vu par un étranger, homme de plaisir, mais très- fin. Malgré la malpropreté si stupide de ses rues * et les vexa- tions de sa police ^, toute l'Europe ne rêve que Paris. Les dames accablaient don Tommaso de cent questions ; je ne puis noter que quelques réponses. Le Parisien, dit don Tommaso, est bon par excellence, aimable, doux, prévenant, confiant envers l'é- tranger; il ne fait jamais le mal pour le mal, et cherche même à être modéré quand il va chez son juge se plaindre de quelque tort. Comparé à Thabilant de Berlin, au Londoner, au Viennois, c'est un ange ; sa figure, quoique laide, fait plaisir à regarder. — Tout ce qui ne veut pas être vexé par Tévêque ou le sous-

  • Le gouvernement s*oppose à rétablissement de la société comman-

ditaire pour prêter des fonds à toutes les industries ; l'une d'elles était Tentreprisc de l'assainissement de Paris par l'cnlévcment des boues. Le$ gouvernants ne veulent ni faire ni laisser faire ; le joli caractère I

' Renyoi de mjiady Ojçforçj,


190 ŒUVRES DE STENDHAL.

préfet vient à Paris. La réunion de plus de huit cent mille habi- tants sur un point met le gouvernement non pas hors de vo- lonté» mais hors d*état d'élre.méchant: t/n'mapos le loisir. Don Tommaso ayant prononcé le mot de bonne compagnie, « Nais, a dit madame Filieori, Tune des femmes les plus remar- quables d'Italie, dites-nous donc ce que c'est exactement que cette fameuse bonne compagnie française? — La bonne compa- gnie par excellence» répond don Tommaso, c'est celle qu'on rencontre dans un salon dont le maître a cent mille livres de rente et des aïeux qui sont allés aux croisades.

a II y a bien des banquiers millionnaires qui sont aussi une sorte de bonne compagnie, mais en général ils ne parlent que d'argent, et ne vous pardonneraient pas de vivre avec six mille francs. La même classe, en Angleterre, veut surtout con- sommer, et s'estime plus ou moins d'après le montant de la carte de son dîner. Quand j'allais chez les gens à argent de France et d'Angleterre, qui ne savent pas trop ce que c'est que mon nom (les Renlivoglio, seigneurs de Bologne au quinzième siècle ), si je mettais à ma cravate mon diamant de cinq cents louis, je me voyais sensiblement plus estimé. L'in- dustrie porte les Français au travail ; ils trouvent du plaisir à travailler, ils sont heureux ; l'aristocratie les rendrait, au con- traire, horriblement à plaindre ; mais j'aime mieux vivre avec des gens qui parlent quelquefois de croisade. Peut-être y a-t-il autant d'insolence au fond que chez le banquier à millions, mais elle est ancienne dans la famille ; mais l'on n'a pas à se venger de la condition subalterne où l'on a passé sa jeunesse ; et enfin, à insolence égale, je trouve de plus chez les aristocrates des manières élégantes, et même quelquefois de l'esprit. Un homme qui porte un nom historique ne me rappellera sa haute nais- sance, bon an mal an, qu'une fois tous les deux mois ; un être qui a gagné un million de louis a l'air de me dire trois fois par soirée : « Il faut que vous soyez bien ignare, vous qui avez déjà trente ans, pour n'avoir pas fait fortune ; à votre âge, j'avais déjà cent mille écus, et j'étais intéressé pour un huit dans la maison V... Ah çà, vous autres, il vous arrive bien de prendre un fiacre une fois par mois, n'est-ce pas? Ma foi, il faut de l'éco-


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 191

Domîe ; il n'y a que ça pour parvenir. Quand vous aurez seule- ment cinquante ou cent mille livres de rente, ah ! c'est différent. Par exemple, moi, j'ai acheté hier un cheval sept mille francs, et j'ai pris une seconde loge aux Bouffes : ou n*y voyait pas dans l'autre, on y était trop mal. A propos, je la laisserai à mes amis, ce sera autant d'épargné pour eux. Venez-y, mon cher, vous me ferez honneur; donnez-moi seulement votre carte, je pourrais vous oublier. » Et Findustriel tire de sa poche une poi- gnée d'or qu'il regarde.

Cet hommelà fait vivre quinze cents ouvriers par ses trois ma- nufactures, et l'ti/t/t/^ étant la seule base raisonnable de l'estime à accorder, il est cent fois plus estimable que le marquis son voi- sin. Celui-ci n'a aucune influence, heureusement; car, s'il en avait, bientôt on se tirerait des coups de fusil en France, et alors j'irais me ranger avec l'industriel. De plus, quand le mar- quis m'engage à dîner, je dîne assez mal, mais je trouve chez lui un ton aimable et doux, j'aime à y parler, et c'est sans peine qu'une fois par mois je cite Commines comme par hasard, et nomme un des aïeux du maître de la maison, capitaine de cent hommes d'armes, qui fut tué à Montlhéry. Vancienneté est son idée fixe. (Ceci est de moi.)

La classe qui, depuis la Restauration, devrait être la plus gaie, reprend don Tommaso Bentivoglio, je l'ai trouvée la plus triste : un jeune homme noble lit les bons livres, admire l'Amérique, et toutefois il est marquis. Voilà une triste position pour un homme de cœur : être toute sa vie marquis et libéral, et cependant jamais complètement ni libéral ni marquis. Le jeune privilégié se sent un fond de tristesse quand il rencontre son camarade de collège, M. Michel, qui a ouvert un magasin de draps, qui s'est marié, qui prospère, qui est franchement partisan de la liberté et, de plus, heureux. D'un autre côté, il est doux, lorsqu'un plébéien a plus d'esprit que vous, et par sa présence pâlit vos discours dans un salon, de l'accabler du poids de sa naissance et de faire entendre avec bon ton qu'il manque de bon ton. Mais voilà qu'un sot du parti rétrograde entreprend quelque menée qui serait abominable si elle n'était absurde ; il est dur pour un cœur bien placé de ne pouvoir citer les bonnes raisons qui


192 ŒUVRES DE STKIÏDHAL,

prouvent Tabsurdilé de cet homme, d'être même quelquefois forcé de le louer, et enfm devoir ce fat, pour son projet absurde, remporter sur vous dans Testirae de tout un salon. Vous n'au-. riez cependant qu'un mot à dire ; mais ce mot est impossible et changerait votre position.

Don Tommaso entremêle tout cela d*anecdotes si anciennes et si connues, que j'ai honte de les rappeler. Par exemple, lorsque M. Roland fut nommé ministre de Tintérieur, un cour- tisan, le voyant arriver à Versailles, s'écria : Grand Dieu ! il n*a fos de boucles à ses souliers l — Ah! monsieur, tout est perdu! répliqua Dumouriez. Eh bien ! voilà, continue don Tommaso, une méthode à laquelle la bonne compagnie lient encore; voilà comment elle a jugé tous les hommes extraordinaires qui ont paru depuis quarante ans.

Le général Murât, étant vaguemestre de Royal-Cravate en 1790, eut je ne sais quel procédé peu délicat envers le noble marquis qui commandait le régiment: c'est ce que la bonne com- pagnie ne lui a pas encore pardonné. La moindre des actions héroïques de cet homme singulier eût suffi pour placer bien haut dans l'opinion un prince bien né. Par exemple, une frégate an- glaise vient canonner Naples; Murât va se placer en grande tenue de comédien sur un vaisseau rasé à demi-portée de la frégate anglaise. La poudre napolitaine se trouva si mauvaise, que Ton voyait tomber à la mer tous les boulets, avant d'arriver à la frégate, tandis que les boulets anglais venaient briser des croisées dans Pizzo-Falcone, à deux cents toises derrière le vais- seau du roi. Cette action et mille autres, chez un homme peu délicat, n'est qu'un péché splendide, comme disent les théo- logiens.

Excellent juge des circonstances piquantes d'une intrigue et des petites choses en général, dès que le sujet dont on s'occupe prend les proportions héroïques, la société de Paris n y est plus. L'instrument de ses jugements ne peut s'appliquer à ce qui est grand : on dirait un compas qui ne peut pas s'ouvrir passé un certain angle. — Je ne dirai rien de Textrême laideur que don Tommaso reproche aux figures dç Paris; j'ai vu les plus belles |êtes dltalie passer pqur fort laides p^rmi PQUS^ Cette (lépl;^h


ROME, NAPLES ET FLORENCK. 195

SâDce, qui tient à l'instinct, ne peut manquer d*étre réciproque. Mais, dit M. Tambroni, les Français se réveilleront-ils de leur position actuelle par un accès de gaieté, comme lors de la ré- gence, après Thypocrisie de la vieillesse de Louis XIV? ou le penchant pour le gouvernement. économique des Etats-Unis d'A- mérique les jettera-t-il dans cette disposition triste et mystique que Ton remarque à Philadelphie? — Je suis pour la gaieté, dit don Tommaso : un pays qui a des frontières vulnérables de Dun- kerque à Antibes peut-il avoir plus de liberté que ses voisins? Si, par malheur pour nous, la haine pour le jésuitisme et les refus de sacrements faisaient tourner la France au protestan- tisme, on serait aussi gai à Paris qu*à Genève ^

Au moment où la conversation allait tomber dans la politique, Crescentini est entré. Il raconte deux ou trois anecdotes qui prendraient trente pages. Quand il fait beau à minuit, au sortir de l'Opéra, dit ce grand musicien, tout le monde chante à demi- voix en se retirant : le vulgaire chante les airs qu il sait, Thomme qui a un cœur pour la musique les airs qu il fait. Ses petites cantilènes ne sont qu'indiquées, mais elles sont d'accord avec la nuance actuelle de ses sentiments. Il y a plus de vingt ans que je donnai ce moyen d'espionnage à la Lambertini, alors si jalouse de Taimable marquis Pepoli, celui qui mettait ses chevaux au galop sur le bord de la Brenta, et du haut de son char antique (biga) se jetait dans la Brenta par un salto ribaltato (saut eu arrière, la tête la première).

Puisque je vqus ai parlé d'un Bentivoglio, je ne puis m'empê- cher d'écrire quelques-unes des idées que me rappelle la pré- sence de don Tommaso ; je m'étais cependant bien promis de fuir les genres descriptif et historique.

A la fin du quatorzième siècle, on trouve les Bentivoglio en possession des premières magistratures de Bologne ; mais comme Vutile avait tous ses droits dans les républiques italiennes, les Bentivoglio étaient attachés à la corporation des bouchers. Dès


  • L'amour du beau et Tamour metlenl à jamais l'Italie à l'abri de la

tristesse puritaine ou méthodiste. Probablenîcnt en ce pays l'existence des arts tient au papisme.

H.


104 ŒUVRES DE STENDHAL.

1390, Tesprit républicain s'affaiblissait rapidement, et bientôt après, en 1401, Bentivoglio, chef du parti de Y Échiquier (les libéraux de ce temps-là), se fit proclamer seigneur de Bologne. Attaqué par le fameux Jean Galéas Visconti, seigneur de Milan, qui marchait rapidement à la conquête de toute Tltalie, son armée fut défaite à Gasalecchio, et le lendemain de la bataille, Jean Bentivoglio fut tué par le peuple révolté (1402). Dès cette époque le saint-siége avait contre Tindépendance de Bologne des projets que sa persévérance ne devait voir réussir que cent six ans plus tard. Après la mort de Jean, Antoine, son fils, passa de longues années dans Texil; il obtint enfin, en 1435, de ren- trer dans sa patrie ; mais le 23 décembre de la même année, le pape Eugène IV, jaloux de la faveur populaire qui s'attachait à son nom, le fit arrêter comme il sortait du palais, et sur-le- champ il eut la tête tranchée, même sans jugement. Thomas Zambeccari, après Bentivoglio Thomme le plus considéré de Bologne, fut, au même instant saisi et pendu aux fenêtres du palais. En 1438, les généraux du duc de Milan s'emparèrent de Bologne et mirent à la tête du gouvernement Annibal, fils d'An- toine, lequel épousa une fille naturelle du duc; mais bientôt en butte aux soupçons de son beau-père, le Tibère du moyen âge, Annibal fut arrêté (1442). Il se sauva de prison Tannée suivante, et rentra dans Bologne. Le peuple prit les armes, chassa les troupes du duc de Milan, et, sans titre ni magistrature spéciale, Annibal demeura à la tête du gouvernement. Après quinze ou vingt essais de constitution, les habitants de Bologne ne pouvant trouver une forme de gouvernement favorable à tous les intérêts, étaient las de cet état précaire que, faute d'un nom particulier, nous désignons par le mot de république. Cet état variable a formé le caractère italien tel que nous le voyons. Les trois cents ans de despotisme espagnol qui l'ont abaissé ne doivent pas nous empêcher de reconnaître qu'aucun peuple n*a autant de sang républicain dans les veines. Il n'y a pas un demi -siècle que la véritable république a reparu dans le monde, guidée par Wa- shington et Franklin ; mais les lois n'entrent dans les mœurs qu'après cent cinquante ans. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que les Italiens manquent tout à fait de cette patience et de cet


ROME, NAPLES ET FLOBENCK. 195

esprit de stabilité qu'on trouve au revers de leurs Alpes, et par lesquels les Suisses ont conservé une apparence de république. Le 24 juin 1445, comme Annibal Bentivoglio sortait de Téglise de Saint-Jean-Baptiste, Baldassare Ganedoli le perça d'un coup d'épée, et se mit à courir Bologne en criant Viva il popolo ! (Vive le peuple ! ) Le peuple se souleva en effet, mais contre l'assassin ; il massacra ses complices et détruisit leurs maisons ^ La mort d*Ânnibal n'était point demandée par Topinion, et ce n était pas un tyran.

11 ne laissait qu'un enfant de six ans, incapable de gouverner. Le comte Poppi, qui se trouvait à Bologne, indiqua au peuple un fils naturel qu'Hercule Bentivoglio avait eu de la femme de Agnolo da Gascese, négociant de Florence. Santi, célèbre depuis sous le nom de Santi Bentivoglio, ne se doutait de rien, et, après la mort de celui qu'il avait cru son père, continuait à Flo- rence la profession de marchand de laine, exercée par celui-ci. Il avait vingt-deux ans lorsque G6me de Médicis, à qui la sei- gneurie de Bologne avait écrit, le fit appeler, et commença par ces mots un des dialogues les plus singuliers dont Fhistoire ait gardé le souvenir : « Vous avez à considérer, ô jeune homme ! ce qui doit l'emporter dans Tesprit d'un homme sage, des jouis- sances de la vie privée ou de celles que peut offrir le gouverne- ment d'un État » Apprenant et ce qu'il était et la grandeur

imprévue à laquelle on l'appelait, Santi hésita ; mais les conseils de Neri Capponi, alors le premier homme d'État de Florence, le décidèrent à accepter. Voilà une des situations des Mille et une ISuits réalisée.

, Santi, reçu avec enthousiasme par les Bolonais, se trouva digne de sa place, et pendant seize ans gouverna avec vigueur et désintéressement. A sa mort, en 1462, Jean II, fils d' Annibal, se mit à la tête de la république. Ainsi que Laurent de Médicis, à Florence, Jean II appela à son aide toutes les séductions et monarchisa ses concitoyens. Ses douces manières ne séduisirent pourtant pas les Malvezzi, nobles fort considérés, qui conspi-

  • Cronic. di Boîog. Simonetta, Neri Capponi. Singulier trait de scélé-

ratesse du général Ciarpelone pour gagner quatrje cents florins.


196 CEtfVUËS DE STENDHAL.

rèrent contre lui, mais furent trahis ( 1 488 ). Jean II fit périr vingt Malvezzi par la main du bourreau. Tout ce qui portait le nomdé^ Malvezzi, quoique n'ayant point trempe dans la conjuration, fut exilé, et Jean s'empara de leurs biens. Ce prince, trouvant les Bolonais sensibles au beau, orna leur ville d'édifices somptueux. Les peintres, les sculpteurs, les poètes, les savants, qui alors honoraient Tltalie, furent appelés à Bologne et magnifiquement payés. Jean II enrichit sa patrie des plus nobles collections de statues, de tableaux, de manuscrits, de livres. Il avait à ses gages un grand nombre d'assassins, par lesquels il faisait tuer (sca- nare ), dans toute retendue de Tltalie, non-seulement ceux qui l'avaient offensé, mais leurs fils et leurs frères qui auraient pu songer à les venger. Il y avait déjà quarante-quatre ans que ce prince était occupé à changer en sujets . dévoués les citoyens d'une république, quand le fougueux Jules II, l'un des plus grands généraux que le hasard ail jetés dans la chaire de Saint- Pierre, vint assiéger Bologne (1506). Jean II quitta un peuple qui ne l'aimait points emportant ses trésors, et alla mourir en terre étrangère.

Le 21 mai 1511, les Français rétablirent dans la souveraineté de Bologne Annibal et Hermès, fils de Jean ; mais à peine purent- ils régner une année, et ils furent chassés définitivement quand Bologne se rendit au pape. Depuis, plusieurs Bentivoglio se sont distingués par la réunion du courage militaire et d'un grand ta- lent pour la poésie ; par exemple, Hippolyle Bentivoglio, mort en 1585. Le Nord offre rarement cette réunion d'une science profonde et du mépris pour la vie. Hippolyle composait des dra- mes qui avaient le plus grand succès, il était architecte et mu.- sicien, il savait le grec et toutes les langues vivantes.

Les efforts inutiles pour inventer un bon gouvernement agitè- rent l'Italie pendant lès treizième, quatorzième et quinzième siècles. Plus heureux que nos pères, nous savons que tout gou- vernement qui se compose de deux chambres et d'un président ou roi, est passable; mais il ne faut pas s'y tromper, ce gouver- nement éminemment raisonnable est probablement aussi émi- nemment défavorable à Tesprit et à l'originalité, et jamais au- cune histoire n égalera l'inti-rél de ceHc du moyen âge. De là la


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 197

dispute éternelie qui va commencer entre les poètes et les phi-" losophes.

Si un homme de génie eût publié en 1455, après neuf années du gouvernement de Santi, un livre en trois volumes in-4<', ex- pliquant bien ces quatre commandements :

lo Que les trente plus riches habitants de Bologne forment, leur vie durant, un conseil délibérant;

2"* Que cinquante citoyens soient élus tous les trois ans, et forment une autre chambre ;

S"" Que ces deux corps élisent un podestat tous les dix ans, et que Santi Bentivoglio soit le premier podestat;

4" Que les lois soient faites par ces trois pouvoirs, et que le podestat nomme à toutes les places, sauf Tapprobation des trente,

Bologpe eût connu ce qu'il fallait désirer. H eût fallu trente années de révolution ; et quand enfin les lois de la nature auraient fait disparaître les citoyens ayant trente ans le jour de la publi- cation de Touvrage in-4% Bologne lût arrivée au bonheur. Cette tranquillité n'eût probablement pas beaucoup diminué sa gloire; peut-être elle n'en aurait pas moins produit le Dominiquin, les Carrache et le Guide, les seuls grands hommes qui Talent illus- trée depuis 1455.

J*ai suivi un instant ce roman, parce qu'il s'applique à Florence et à toutes les républiques d'Italie. Mais les temps n'étaient pas arrivés. Tous les vingt ans, à Florence, on donnait balia à trente citoyens, c'est-à-dire pouvoir d'inventer une nouvelle constitu- tion, et de la mettre en activité. Bientôt arrivaient les exils et les cruautés. Quand un peuple voit nettement la forme de gou- vernement qu'il désire, il n'est pas cruel ^

Nous voyons ce que les papes sont encore aujourd'hui, je n'ai pas besoin de rappeler l'immense pouvoir dont ils jouissaient au quatorzième siècle. Eh bien, Innocent VI ayant envoyé deux nonces (1361) à ce Beruabo Visconti, seigneur de Milan, dont nous avons parlé si souvent, ils rencontrèrent ce prince à une lieue de sa capitale, sur le pont d'une petite rivière nommée le

  • Nous ne repasserons plus par les cruautés de 1793.


198 ŒUVRES DE STENDHAL.

Lambro. Bernabo voulut connaître sur-le-champ le contenu des bulles; ayant trouvé le style peu convenable, il dit aux nonces : Scegliete, o mangiare o hère (Choisissez, il faut ici manger ou boire). Ces paroles laconiques ne furent que trop comprises des deux ambassadeurs : on leur donnait le choix, ou de manger les bulles, parchemin, cordonnet de soie, cire et plombs, ou d*être jetés dans le Lambro. Ils choisirent de manger les bulles, ce qui fut exécuté sans désemparer, sur ce petit pont pointu au milieu, qui existe encore. Guillaume, Tun des deux nonces, quelques mois plus tard, fut créé pape sous le nom d'Urbain Y ^

Sous un gouvernement raisonnable on fait des pamphlets con- tre le pape et non des actions plaisantes. Je ne parle pas des traits de bravoure ou de prudence cruelle, ils sont trop fré- quents. Florence avait entrepris une guerre maritime contre les Pisans (1405) et bloquait Tembouchure de TArno. Un jour les galères florentines donnèrent4a chasse à un navire pisan chargé de grains, qui se retira sous la tour de Vada, dont les bombar- - des le protégeaient. Un citoyen de Florence, Pierre Marenghi, se jette à la nage, tenant d'une main élevée au-dessus des va- gues une fusée incendiaire allumée, et, sous une grêle de pro- jectiles de tous les genres, réussit à mettre le feu au navire pisan. Pierre Marenghi eut le bonheur de regagner son vais- seau.

Le fameux général Jean Auguto, Anglais de naissance, celui qui fut enterré avec tant de pompe dans Santa Maria del Fiore, la cathédrale de Florence, et sur le tombeau duquel on voit un des premiers grands ouvrages de la peinture (son portrait à che- val, de grandeur colossale, par Paolo Uccello), faisait saccager par ses soldats la ville de Faenza (1571); deux de ses ofOciers ayant pénétré dans un couvent de religieuses, y trouvèrent une jeune pensionnaire de la plus rare beauté; ils se la disputaient les armes à la main. L'Auguto suiyint, et craignant de perdre un de ses braves, donna un coup de dague dans la poitrine de la charmante jeune fille, qui tomba morte. (Magnifique sujet de tableau : la jeune ûlie mourante, TAuguto qui la tue, les deux

  • Annal, jtfodio/., p. 799 ; Verri, I, p. 581 . Gattari, Storia Padovana.


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combattants; Tua ne la voit pas tomber, et vibre son épée avec fureur; Vautre qui, par sa position, voit Faction de son général, est saisi d'borreur; dans le lointain on aperçoit des religieuses poursuivies par des soldats.) Dans une autre campagne, deux moines mendiants vinrent en députation auprès d'Auguto, et le saluèrent par ces mots : « Dieu vous donne la paix! » A quoi TAn- glais répliqua froidement : « Dieu vous enlève les charités qu'on vous faitl » Les moines effrayés lui demandant ce qu'il entendait par ces mots. « Ce qu'ils veulent dire : Je vis par la guerre, la paix que vous me souhaitez est pour moi la famine. »

18 janvier. — Quoi ! me dit un Bolonais plein de colère, parce qu'il y a eu en France un Mirabeau et un Danton, Mexico sera libre, et Bologne devra oublier ce qu'elle fut en 1500, et revenir à ce qu'elle était en 4790 ! no, per Dio! Que le pape nous accorde au moins une demi-liberté de la presse, et que le collège des cardinaux soit ce qu'il était dans le principe, son conseil néces- saire, oper Diolnascerà qualche disordine, — Sans doute; vous aurez trente mille Russes en Italie. Ce n'est pas le pape qu'il vous faut vaincre, c'est la Russie. — Maudit parvenu!

J'ai oublié de dire que Bologne a perdu son ambassadeur à Rome. On le lui avait accordé en 1512; on ne le lui a pas rendu en 18U. Ainsi, depuis qu'on y désire davantage la liberté, on lui a ôté cette vaine apparence qui pouvait lui faire prendre le change : puissamment raisonné. Les gouvernants veulent qu'il y ait cascade et non pas pente douce. M. degli Antonj, l'un des principaux citoyens de Bologne, fait un mémoire au pape à ce sujet. Le cardinal Consalvi, véritable grand seigneur du dix- septième siècle, comprend les aventures galantes, les intrigues d'une cour, ce qui fait l'excellence d'un bon opéra buffa, et le mémoire de M. degli Antonj, dont tout Bologne parle, lui sem- blera une paperasse ennuyeuse. Rappelez-vous l'archevêque de Lisbonne de Pinlo; voilà les ministres actuels.

Mais si le cardinal Consalvi était ce qu'il doit être, je me gar- derais de me faire présenter à Son Éminence ; il serait aussi en- nuyeux qu'un président des États-Unis.

De Turin à Venise, de Bassano à Ancône, les victoires de Bo- naparte, qui allégeaient les fers des plébéiens, firent peur aux


200 ŒUVRES DE STENDHAL.

nobles; aussilôl (1796) cessation du luxe, ordre dans les affai- res, économie, payement des dettes, séjour à ta campagne. De 1796 à 1814, les fortunes de la noblesse ont doublé. Les no- bles se voyant attaqués n'ont plus lutté entre eux de luxe et de magnificence, mais bien de prudence et d'économie. Dépenser follement est devenu le ridicule d'un homme du peuple enrichi. Dans quelques pays, le Piémont, par exemple, les nobles furent avertis officiellement par une contribution de guerre que les Français, en arrivant, les obligèrent de payer. Vivant dans leurs terres, loin des amusements des villes, ils se sont faits agricul* teurs pour échapper à Tennui. Parmi leurs enfants, ceux qui avaient vingt ans en 1796 ont été atteints par l'enthousiasme, ils ont pris du service avec les Français, et de l'expérience. Les enfants qui n'avaient que cinq ou six ans lors de la retraite for- cée de leurs parents, ont eu pour précepteur le curé du voisi- nage, et n'ont pu tout au plus acquérir quelques idées justes qu'en devenant gardes d'honneur ou auditeurs vers 1809. (C'est ainsi que M. de Santa-Rosa était sous-préfct sur la côte de Gènes.) Tout ce qui est né vers 1 810 est maintenant élevé par les jésuites de Modèue, c'est-à-dire entouré de flatteurs dès l'âge de huit ans, et sera parfaitement imbécile vers 1826. L'égoïsrae et l'ha- bitude de se dénoncer réciproquement forment la base de cette éducation. (Voir les Constitutions des jésuites, édition de Prague.) J'ajouterai une grande et utile vérité, c'est qu'il y a des excep- tions. Plusieurs enfants riches, nés vers 1800, sont chez iM. de Fellenberg, près de Berne ; quelque aristocratique et même ten- dant à établir des castes que soit ce collège, il est moins absurde et par conséquent plus nuisible à la civilisation que les jésuites. Les nobles peu riches envoient leurs enfants à l'université de Pavie. L'un de ces élèves me disait : « En temps de guerre, un paysan italien doit avoir le droit de tuer tout homme qu'il ren> contre et qui ne parle pas italien. » L'Autriche déclare incapables de servir TÉlat tous les enfants élevés hors de son territoire; il n'y a d'exception que pour les collèges de la Toscane : les en- fants en reviennent raisonnables comme des vieillards et incapa- bles de tout mouvement généreux. Semblables à leurs pères du moyen âge, les Italiens de 1850


ROME, NAPLEwS ET FLORENCE. 201

aimeront passionnément la liberté, mais sans savoir comment s'y prendre pour rétablir. Ils feront d'abord, comme il est indis* pensable, des gouvernemenls révolutionnaires, mais jamais ne pourront renvoyer ceux-ci pour faire marcher un gouverne- ment constitutionnel; leur jactance les empêchera d'imiter la France*.

11 faut quitter Bologne, celle ville de gens d'esprit. Depuis quinze jours, j'avais très-bien trouvé le genre de vie convenable à mes goûts et aux plaisirs qu'offre le pays ; ce n*est pas peu. Le voyage le plus agréable offre bien des moments où l'on regrette la douce intimité de la société habituelle. Le désappointement est d'autant plus sensible que Ton se figure communément qu'un voyage en Italie est une succession non interrompue de mo- ments délicieux. Il ne suffit pas pour tuer des perdreaux qu'un pays abonde en gibier, il faut encore se promener un fusil à la main. Les trois quarts des voyageurs ne connaissent que les plaisirs de la société, et ne sentent pas ceux des beaux-arts. Certains riches industriels même ne comprennent ni les uns ni les autres ; il leur faut une cour de parasites. Beaucoup d'An- glais se bornent à lire dans chaque endroit les descriptions qu'en ont laissées les poètes latins, et s'en vont en maudissant les mœurs italiennes, qu'ils ne connaissent que par leurs rap- ports avec la plus basse classe. Or la Turquie est le seul despo- tisme qui ait laissé la probité aux basses classes.

A Bologne, je me suis abonné avec le custode du musée de la ville. Dès que j'ai une demi-heure sans visite à faire ou sans promenade, je monte à ce musée souvent pour voir un seul ta- bleau, la Sainte Cécile de Raphaël ou le portrait du Guide, ou la Sainte Agnès du Dominiquin. Je vais presque tous les matins à Casa-Lecchio, promenade pittoresque, à la cascade du Reno : c'est le bois de Boulogne de Bologne ; ou à la Montagnola : c'est là que se tient le corso du pays. C'est une promenade de la gran- deur des Tuileries, fort bien plantée d'arbres par Napoléon, e^

' En 1822, à Naples comme >tn Espagne, l'on se moquait outrageuse- sement de la tôte légère des FraQçai;», qui n*avai0Dt su conquérir qu'une f)«fTiHil)erté, çt ^ç en payant ^^^x (bis f\\\s d'ijnpAls qu'en ^789,


202 ŒUVRES DE STENDHAL.

élevée d'une trentaine de pieds au-dessus de l'immense plaine qui commence à la Montaguola; et au nord, la première colline qui vient Finterrompre est celle de Vicence, à vingt-six lieues d*ici. Le reste de mon temps se passe en visites ou à flâner sous le portique de Saint-Pétrone. Les jours de pluie, je lis mes chers historiens du moyen âge : Jean, Matthieu et Philippe Villani, Am- mirato, Velluti, les chroniques de Pise, de Sienne, de Bologne, la vie du grand ministre Acciajoli par Matthieu Palmieri ; les an- nales de Pistoie par Tronci, Malevolti, Poggio, Gapponi, Bruni, Buoninsegni, Malespina, Gorio, Solde, Sanuto, Dei, Buonacorsi, Nardi, Nerli, tous gens chez qui la fausse culture de nos acadé- mies a'a point détruit le talent de narrer. Je ne prétends point dicter de plan de conduite aux voyageurs; chacun pour soi dans ce genre : je raconte le mien.

J'ai trouvé chez les femmes de Bologne deux ou trois genres de beauté et d'esprit dont je n'avais pas d'idée. Je n'avais jamais vu la beauté la plus tendre réunie au génie le plus singulier, comme chez madame Gherardi^.


  • Malgré la peur des gouvernements, qui, depuis 1821, se résout en

tyrannie pour tomber sur la tête des sujets, on bâtit à Bologne, comme partout, beaucoup de maisons nouvelles : ce signe montre la civilisation et l'aisance semées en Italie par Napoléon, et que n'ont pu encore extirper les soins des obscurants et la chute des gendarmeries. Bologne étant fort malheureuse en 1826, la crainte de les compromettre m'a empêché de nommer les gens d'esprit qui ont bien voulu m'accueillir avec indulgence. La même raison m'a empêché de publier certaines anecdotes trop caracté- ristiques. Après le cardinal Lante, Bologne a été admirablement gouvernée par M. le cardinal Spina, que nous avons vu à Paris aumônier de madame la princesse Borghèse. C'est par amour pour ce légat que Bologne n*a pas secondé le mouvement (institutionnel de Naples. Mais le cardinal Spina a été rappelé par Léon XII et remplacé par M. le cardinal Albano. Je dirai au voyageur paresseux que mon but en voyageant n'était pas d'écrire ; mais la vie de voyageur rompant toutes les habitudes, force est bien de recourir au grand dispensateur du bonheur ; il faut s'imposer un travail^ sous peine de regretter Paris. On écrit au crayon dans les moments perdus, en attendant les chevaux de poste, etc.; Tété, on écrit assis dans les églises, lieux très-frais, d'une jolie obscurité, et qui se trouvent exempts d'in- sectes et de bruit. Je ne notais pas, en ^yageant, la dixième partie de mes sensations distinctes. Aujourd'hui je ne me rappelle que ce que j'ai écrit ; souvent même, en relisant ces notes qui sont restées cachetées dépuis


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 203


PIETRA-MAIA.

19 janvier. — Ed quittant Bologne pour traverser TApennin, la roule de Florence suit d'abord une jolie vallée, à peu près ho- rizontale. Après avoir marché une heure à côté du torrent, nous avons commencé à monter au milieu de petits bois de châtai- gniers qui bordent le chemin. Arrivés à Loïano et regardant au nord, nous avons eu une vue magnifique : l'œil prend en tra- vers cette fameuse plaine de Lombardie, large de quarante lieues, et qui, en longueur, s'étend de Turin à Venise. J'avouerai qu'on sait cela plus qu'on ne le voit ; mais on aime à chercher tant de villes célèbres au milieu de cette plaine immense et cou verte d'arbres comme une forêt. L'Italien aime à faire le cicé- rone; le maître de poste de Loïano a voulu me persuader que je voyais la mer Adriatique (dix-neuf lieues) : je n'ai point eu cet honneur-là. Sur la gauche, les objets sont plus voisins de l'œil, et les sommets nombreux des Apennins présentent l'image sin- gulière d'un océan de montagnes fuyant en vagues successives. — - Je bénis le ciel de n'être pas savant : ces amas de rochers en- tassés m'ont donné ce matin une émotion assez vive (c'est une sorte de beau), tandis que mon compagnon, savant géologue, ne voit, dans cet aspect qui me frappe, que des arguments qui don- nent raison à son compatriote, M. Scipion Breislak, contre des savants anglais et français. M. Breislak, né à Rome, prétend que c'est le feu qui a formé tout ce que nous voyons à la surface du globe, montagnes et vallées. Si j'avais les moindres connais- sances en météorologie, je ne trouverais pas tant de plaisir, cer- tains jours, à voir courir les nuages et à jouir des palais ma- gnifiques ou des monstres immenses qu'ils figurent à mon imagination. J'observai une fois un pâtre des chalets suisses qui passa trois heures, les bras croisés, à contempler les sommets


dix ans, telles que le courrier exlraordinaire de la maison N... les apporta à Paris, il me semble lire un voyageur contemporain. [Noie ajoutée en 1826.)


204 ŒUVRES DE STENDHAL.

couverts de neige du Juug-Frau. Pour lui, c'était une musique. Mon ignorance me rapproche souvent de Fétat de ce pâtre.

Une promenade de dix minutes nous a conduits à un trou rem- pli de petites pierres d'où s'exhale un gaz qui brûle presque toujours; nous avons jeté une bouteille d*eau sur ces pierres; aussitôt le feu a redoublé, ce qui m'a valu une explication d'une heure qui eût transforme pour moi, si je Teusse écoutée, une belle montagne en un laboratoire de chimie. Enfm mon savant s'est tu, et j'ai pu engager la conversation avec les paysans réunis autour du foyer de celte auberge de montagne; il y a loin de là au charmant salon de madame Martinetti, où nous étions' hier soir. Voici un conte que je viens d'entendre sous l'immense cheminée de l'auberge de Pietra-Mala.

Il y a près de deux ans qu on s'aperçut avec terreur, à Bo- logne et à Florence, qu'en suivant la route sur laquelle nous sommes, les voyageurs disparaissaient. Les recherches de deux gouvernements sans nerf n'arrivèrent qu'à cette certitude, c'est que jamais on ne trouvait de dépouilles dans les montagnes de TApenain. Un soir, la tourmente força un Espagnol et sa femme à s'arrêter dans une infâme auberge de Pietra-Mala, le village où nous sommes : rien de plus sale et de plus dégoûtant, et cepen- dant l'hôtesse, pourvue d'une figure atroce, portait des bagues de diamant. Cette femme dit aux voyageurs qu'elle va envoyer emprunter des draps blancs chez le curé, à trois milles de dis- tance. La jeune Espagnole est mortellement effrayée de l'aspect sinistre de l'auberge ; sous prétexte d'aller chercher un mou- choir dans le carrosse, le voyageur fait un signe au veiturino et lui parle sans être vu ; celui-ci, qui avait entendu parler de dis- paritions de voyageurs, avait autant de peur au moins. Ils con- viennent bien vite de leurs faits. En présence de l'hôlesse, l'Es- pagnol lui recommande de les réveiller à cinq heures du matin, au plus tard. Le voyageur et sa femme se disent malades, mangent fort peu au souper, et se retirent dans leur chambre ; là, mourant de peur et prêtant l'oreille, ils attendent que tous les bruits aient cessé dans la maison, et vers une heure ils s'échappent et vont rejoindre le veiturino, qui était déjà à uq (juîirt dp lip^e, avec sps ç^^va^x pt sji VQitpfe,


KOMK, NAPLES ET FLORENCE. 206

De retour à Fiorence, le vetturinoconiaL sa peur à son matire, M. Polastro, homme fort honnête. La police, sollicitée par lui, eut beaucoup de peine à faire arrêter un homme sans aveu qui paraissait souvent à cette auberge de Pietra-Mala. Menacé de la mort, il révéla que le curé Biondi, chez lequel Thôtesse en- voyait emprunter des draps blancs, était le chef de leur bande, qui arrivait à Tauberge sur les deux heures du matin, au mo- ment où Ton supposait les voyageurs endormis. Il y avait tou- jours de Topium dans le vin servi au souper. La loi de la bande était de tuer les voyageurs et le vetturino; cela fait, les voleurs replaçaient les corps morts dans la voiture, et la faisaient traî- ner par les chevaux dans quelque endroit désert, entre les som- mets de rApennin. Là, les chevaux eux-mêmes étaient tués, la voiture et les effets des voyageurs brûlés; on ne conservait abso- lument que l'argent et les bijoux. On enterrait avec le plus grand soin les cadavres et les débris de la voilure; les montres et les joyaux étaient vendus à Gênes. Réveillée enûn par cet aveu, la police surprit toute la bande à un grand dîner dans le presby- tère de Biondi; on trouva chez elle la digne hôtesse qui, en en- voyant prendre des draps, donnait avis à la troupe que des voyageurs dignes de ses soins venaient d'arriver à Tauberge.

D'après tout ce qu'on m'a dit, je vois que je serai obligé de penser du mal des Florentins actuels. Je ne veux pas du moins trahir les droits de l'hospitalité, et je viens de brûler dix- sept lettres de recommandation que j'avais pour Florence.

FLOKENCK.

22 janvier. — Avant«hier, en descendant l'Apennin pour arri- ver à Florence, mon cœur battait avec force. Quel enfantillage! Enflu, à un détour de la route, mon œil a plongé dans la plaine, et j'ai aperçu de loiu, comme une masse sombre, Santa Maria dfil Fiore et sa fameuse coupole, chef-d'œuvre de Bruneleschi. C'efet là qu'ont vécu le Dante, Michel-Ange, Léonard de Vinci ! medisais-je; voilà cette noble ville, la reine du moyen âge! C'est dans ces murs que la civilisation a recommencé; là, Lau- rent de Médicis a si bien fait le rôle de roi, et tenu une cour


206 ŒUVRES DE STENDHAL.

OÙ, pour la première fois depuis Auguste, ne primait pas le mé- rite militaire. Enfin, les souvenirs se pressaient dans mon cœur, je me sentais hors d'état déraisonner, et me livrais à ma folie comme auprès d'une femme qu'on aime. En approchant de la porte San Gallo et de son mauvais arc de triomphe, j'aurais vo- lontiers embrassé le premier habitant de Florence que j'ai ren- contré.

Au risque de perdre tous ces petits effets qu'on a autour de soi en voyageant, j'ai déserté la voiture aussitôt après la céré- monie du passe-port. J'ai si souvent regardé des vues de Flo- rence, que je la connaissais d'avance; j'ai pu y marcher sans guide. J'ai tourné à gauche, j'ai passé devant un libraire qui m'a vendu deux descriptions de la ville (guides). Deux fois seulement j'ai demandé mon chemin à des passants qui m'ont répondu avec une politesse française et un accent singulier, enfin je suis arrivé a Santa Croce.

Là, à droite de la porte, est la tombe de Michel-Ange; plus loin, voilà le tombeau d'Alfieri, par Ganova : je reconnais cette grande figure de l'Italie. J'aperçois ensuite le tombeau de Ma- chiavel ; et vis^à-vis de Michel-Ange, repose Galilée. Quels hom- mes! Et la Toscane pourrait y joindre le Dante, Boccace et Pé- trarque. Quelle étonnante réunion ! Mon émotion est si profonde, qu'elle va presque jusqu'à la piété. Le sombre religieux de cette église, son toit en simple charpente, sa façade non terminée, tout cela parle vivement à mon âme. Ah i si je pouvais ou- blier!.... Un moine s'est approché de moi; au lieu de lajrépu- gnance allant presque jusqu'à Thorreur physique, je me suis trouvé comme de Tamitié pour lui. Fra Bartolomeo de San Marco fut moine aussi ! Ge grand peintre hiventa le clair-obscur, il le montra à Raphaël, et fut le précurseur du Gorrége. J'ai parlé à ce moine, chez qui j'ai trouvé la politesse la plus par- faite. Il a été bien aise de voir un Français. Je l'ai prié de me faire ouvrir la chapelle à l'angle nord^est, où sont les fres- ques du Volterrano. Il m'y conduit et me laisse seul. Lài assis sur le marche-pied d'un prie-Dieu, la tète renversée et appuyée sur le pupitre, pour pouvoir regarder au plafond, les Sibylles du Volterrano m'ont donné peut*étre le plu» vif plaisir que la


ROME, NAPLES ET F1.OHENCE. 207

peinture m*ait jamais fait. J'étais déjà dans une sorte d'extase, par ridée d'être à Florence, et le voisinage des grands hommes dont je venais de voir les tombeaux. Absorbé dans la contemplation de la beauté sublime, je la voyais de près, je la touchais pour ainsi dire. J'étais arrivé à ce point d'émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les beaux-arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j'avais un battement de cœur, ce qu'on appelle des nerfs à Berlin ; la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber.

Je me suis assis sur l'un des bancs de la place de Santa Croce; j'ai relu avec délices ces vers de Foscolo, que j'avais dans mon portefeuille ; je n'en voyais point les défauts : j'ayais besoin de la voix d'un ami partageant mon émotion :


lo quando il monumcnto

Vidi ove posa il corpo di quel grande

Ghe tcmprando lo scettro a' regnatori

Gli allôr ne sfronda, ed aile genti svela

Di che lagrime grondi e di che sangue :

E r arca di colui che nuovo Olimpo

Alzô in Rama a' Gelesti.; e di chi ville

Sotto r etereo padiglion rotarsi

Più mondi, e il Sole irradîarli immoto,

Onde air Anglo che tanta ala vi slese

Sgombrô primo le vie del firmamento ;

Te beata, gridai, per le felici

Aure pregne di vila, e pe' lavacri

Ghe da' suoi gioghi a te versa x\pennino !

Lieta dell' âer tuo veste la Luna

Di luce limpidissima i tuoi colli

Per vendemmia festanti ; e le convalli

Popolate di case e d' oliveti

Mille di fiori al ciel mandano inccnsi :

E tu prima, Firenze, udivi il carme

Ghe allegro V ira al Ghibellin fuggiasco,

E tu i cari parenti e V idïoma

Desti a quel dolce di Galliope labbro

Ghe Amore in Grecia nudo e nudo in Roma

D* un vélo candidissimo adornnndo,

Rendea nel grembo a Yenere Gelestc :

Ma più beata chè in un tempio accolte

Serbi V Itale glorie, unicbe ibrse^


m CHÎIJVRES DE SfENDHAL.

Da cbe le mal vietate Âlpi e l' alterna Omnipotenza délie umane sorti Ârmi e sostanze t' invadeano ed are E patria e, tranne la memoria, tutto.


E a questi maniii

Veooe spesso Vittorio ad ispirarsi. Irato a' patrii ^umi, errava muto Ovc Arno è più deserto, i campi e il cielo Desïoso mirando ; e poi clie nullo Vi vente aspetto gli molcca la cura, Qui posaya V austero, e avea sul volto Il pallor délia morte e la speranza. Gon questi grandi abita eterno : e V os§a Fremono amor di patria


Le surlendemain, le souvenir de ee que j'avais senti m'a donné une idée imperlinenle : il vaut mieux, pour le bonheur, me disais-je, avoir le cœur ainsi fait que le cordon bleu.

23 janvier. — J'ai passé toute la journée d'hier dans une sorte de préoccupation sombre et historique Ma première sortie a été pour réglise del Carminey où sont les fresques de Masaccio ; en- suite, ne me trouvant pas disposé comme il le faut pour sentir les tableaux à Thuile du palais Pilti ou de la galerie, je suis allé visiter les tombeaux des Médicis, à San Lorenzo, et la chapelle de Michel- Ange, ainsi nommée à cause des statues faites par ce grand homme. Sorti de San Lorenzo , j'errais au hasard dans les rues; je considérais, dans mon émotion muette et profonde (les yeux très-ouverts et ne pouvant parler), ces palais bâtis vers 1300 par les marchands de Florence : ce sont des forte- resses. Je regardais tout à Fentour de Santa Maria del Fiore (bâtie en 1293), ces arcades légèrement gothiques, dont la pointe élégante est formée par la réunion de deux ligues courbes (comme la partie supérieure des fleurs de lis frappées sur les pièces de cinq francs). Cette forme se retrouve sur toutes les portes d'entrée des maisons de Florence; mais les modernes ont fermé avec un mur les arcades qui entouraient la place im- mense an milieu de laquelle Santa Maria del Fiore s'élève isolée.

Je me sentais heureux de ne connaître personne, èl de ne


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pas craindre d'être obligé de parler. Cette architecture du moyen âge s'est emparée de toute mon âme ; je croyais vivre avec le Dante. Il ne m'est peut-être pas venu dix pensées aujourd'hui que je n'eusse pu traduire par un vers de ce grand homme. J'ai honle de mon récit, qui me fera passer pour un égotiste.

Gomme on voit bien, à la forme solide de ces palais, con- struits d'énormes blocs de pierre qui ont conservé brut le côté qui regarde la rue, que souvent le danger a circulé dans ces rues ! C'est l'absence de danger dans les rues qui nous fait si petits. Je viens de m'arréler seul, une heure, au milieu de la petite cour sombre du palais bâli dans la via Larga par ce Côme de Médicis, que les sols appellent le Père de la pairie. Moins cette architecture vise à imiter le temple grec, plus elle rap- pelle les hommes qui ont bâti et leurs besoins, plus elle fait ma conquête. Mais, pour conserver cette illusion sombre qui, toute la journée, m'a fait rêver à Castruccio Castracani, à Ugucione délia Fagiola, etc., comme si j'avais pu les rencontrer au dé- tour de chaque rue, j'évite d'abaisser mes regards sur les petits hommes effacés qui passent dans ces rues sublimes, encore em- preintes des passions du moyen âge. Hélas 1 les bourgeois de Florence d'aujourd'hui n'ont aucune passion ; car leur avarice n'est pas même une passion : ce n'est qu'une des convenances de l'extrême vanité combinée avec la pauvreté extrême.

Florence, pavée de grands blocs de pierre blanche de forme irrégulière, est d'une rare propreté; on respire dans ses rues je ne sais quel parfum singulier. Si l'on excepte quelques bourgs hollandais, Florence est peut-être la ville la plus propre de l'univers, et certainement l'une des plus élégantes. Son archi- tecture gréco-gothique a toute la propreté et tout le fmi d'une belle miniature. Heureusement pour la beauté matérielle de Florence, ses habitants perdirent, avec la liberté, l'énergie qu'il faut pour élever de grands édifices. Ainsi l'œil n'est point cho- qué ici par ces indignes façades à la Piermarini, et rien ne trouble la belle harmonie de ces rues, où respire le beau idéal du moyen âge. En vingt endroits de Florence, par exemple en descendant du pont délia Trinità et passant devant le palais Strozzi, le voyageur peut se croire en Tan 1500.

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210 ŒUVRES DE STENDHAL.

Mais, malgré la rare beaulé de tant de rues pleines de gran- diose et de mélancolie, rien ne peut être comparé au palam^o Vecchio. Celte forteresse, bâtie en 1298, par les dons volontai- res des négociants, élève fièrement ses créneaux de brique et ses murs d'une bauteur immense, non pas dans quelque coin solitaire, mais au milieu de la plus belle place de Florence. Elle a au midi la jolie galerie de Yasari, au nord la statue éques- tre d'un Médicis, à ses pieds le David de Michel-Ange, le Persée de Benvenuto Gcllini, le charmant portique des Lanzi, en un mot, tous les chefs-d'œuvre des arts à Florence, et toute Tactivité de sa civilisation. Heureusement cette place est le boulevard de Gand du pays, le lieu où Ton passe sans cesse. Quel édifice d*architec ture grecque en pourrait dire autant que cette forteresse du moyen âge, pleine de rudesse et de force comme son siècle ? Là, à celte fenêtre, du côté nord, me disait mon cicérone, fut pendu l'archevêque Pazzi, revêtu de ses habits pontificaux.

Je regrette Fancienne tour du Louvre. L'architecture gallo- grecque qui Ta remplacée, n'est pas d'une assez sublime beauté pour parler à mon âme aussi haut que la vieille tour de Phi- lippe-Auguste. (Je viens d'ajouter cette comparaison pour expli- quer mon idée ; quand pour la première fois je me trouvai à Florence, je ne pensais à rien qu'à ce que je voyais, pas plps au Louvre qu'au Kamschatka.)

A Florence, le pala%%o Vecchio et le contraste de cette réalité sévère du moyen âge, apparaissant au milieu des chefs-d'œuvre des arts et de l'insignifiance des Marchesini modernes» produit l'efTet le plus grandiose et le plus vrai. On voit les chefs-d'œuvre des arts enfantés par l'énergie des passions» et plus lard tout devenir insignifiant» petit, contourné, quand la tempête des pas- sions cesse d'enfler la voile qui doit faire marcher l'âme humaine, si impuissante quand elle est sans passions, c'est-à-dire sans vices ni vertus.

Ce soir, assis sur une chaise de paille, en avant du café, au milieu de la grande place et vis-à-vis le palazzo Vecchio, la foule et le froid, fort peu considérables l'un et l'aulre, ne m'empê- chaient point de voir tout ce qui s'était passé sur cette place. C'est là que vingt fois Florence essaya d'être libre, et que le


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sang coula poar une constitution impossible à faire marcher. Insensiblement la lune, qui se levait, est venue marquer sur cette place si propre la grande ombre du palazzo Yeccbio, et donner le charme du mystère aux colonnades de la galerie, par-dessous lesquelles on aperçoit les maisons éclairées au delà de TArno.

Sept heures ont sonné au beffroi de la tour ; la crainte de ne pas trouver de place au théâtre m*a forcé à quitter ce spectacle terrible : j'assistais, pour ainsi dire, à la tragédie de Thistoire. Je vole au tb^éâtre du Hhohhmero, c'est ainsi qu'on prononce le mot cocomero. Je suis furieusement choqué de cette langue flo- rentine, si vantée. Au premier moment, j*ai cru entendre de Ta* rabe, et Ton ne peut parler vite.

La symphonie commence, je retrouve mon aimable Rossini. Je Tai reconnu au bout de trois mesures. Je guis descendu au parterre, et j'ai demandé; en effet, c'est de lui \e Barbier deSé- ville qu'on nous donne. 11 a osé, en homme d'un vrai génie, traiter de nouveau le canevas qui a valu tant de gloire à Paisiello, Le rôle de Rosine est rempli par madame Giorgi, dont le mari était juge dans un tribunal sous le gouvernement français. A Ro~ logne, l'on m'a montré un jeune officier de cavalerie qui fait le primo buffo. Il n'y a jamais de honte, en Italie, à faire ce qui est raisonnable; en d'autres termes, le pays est moins gâlé par l'honneur à la Louis XIV.

Le Barbier de Séville de Rossini est un tableau du Guide : c'est la négligence d'un grand maître ; rien n'y sent la fatigue, le métier. C'est un homme d'infiniment d'esprit sans aucune in- struction. Un Beethoven qui aurait de telles idées, que ne ferait- il pas? Ceci m'a l'air un peu pillé de Cimarosa. Je ne trouve d'absolument nouveau, dans le Barbier de Séville, que le trio du second acte entre Rosine, Almaviva et Figaro. Seulement, ce chant, au lieu d'être appliqué à une résolution d'intrigue, de- vrait l'être à des paroles de caractère et de parti pris.

Quand le [danger est vif, quand une minute peut tout perdre ou tout sauver, il est trop choquant d'entendre répéter dix fois les mêmes paroles *. Cette absurdité nécessaire de la musique

  • Pour la musique, ce sont dix idées différentes.


212 ŒUVRES DE STENDHAL. •

peut êcre facilement sauvée. Depuis trois ou quatre ans Rossini fait des opéras où il n'y a qu'un morceau ou deux dignes de l'au- teur de Tancredi et de Vltaliana in Alger i. Je proposais ce soir de réunir, sur un seul opéra, tous ces morceaux brillants. J'ai- merais mieux avoir fait le trio du Barbier de Séville que tout Fopéra de Sollivay qui me plaisait tant à Milan,

2-4 janvier. — J'admire de plus en plus le Barbier, Un jeune compositeur anglais, qui m*a tout Tair d'être sans génie, était scandalisé de l'audace de Rossini. Toucher à un ouvrage de Pai- siello I II m'a conté un trait d'insouciance. Le morceau le plus célèbre de Tauleur napolitain est la romance : Je suis Lindor. Un chanteur espagnol, Garcia, je crois, a proposé à Rossini un air que les amants chantent sous les fenêtres de leurs maîtresses, en Espagne ; la paresse du maestro s'en est bien vite emparée : rien de plus froid; c'est un portrait mis dans un tableau d'his- toire.

Tout est pauvre au théâtre de Florence, habits, décorations, chanteurs : c'est comme une ville de France du troisième or- dre. Ou n'y a de ballets que dans le carnaval. En général, Flo- rence, située dans une vallée étroite, au milieu de montagnes pelées, a une réputation bien usurpée. J'aime cent fois mieux Bologne, même pour les tableaux; d'ailleurs, Bologne a du ca- ractère et de l'esprit. A Florence, il y a de belles livrées et de longues phrases. Le français, en Italie, ne passe pas Bologne et Florence.

Le caractère le plus rare chez un jeune Italien est, ce me

semble, celui de la famille Primerose : They had but one

character, that of being ail equally gênerons, credulous, simple and inofensive ^ De telles familles ne sont pas rares en Angle- terre. L'ensemble des mœurs y produit des jeunes filles d'un ca- ractère augélique, et j'ai vu des êtres aussi parfaits que les filles du bon ministre de Wakcfield ; mais il faut Vhabeas corpus, et, je ne dirai pas les lois, mais les usages anglais, pour fournir aux poètes de tels caractères. Dans la sombre Italie, une créature

< a On voyait chez tous ces entants le môme caractère ; ils étaient é^t^le- fl]Gn| gépérp»5ç, crédules, simples e^ ipoffeosifs, « 


ROME, NAPLES ET FLORENCE. $15

simple el inoffensive serait bientôt délraîle. Toutefois, si la can- deur anglaise, peut exister quelque part ici, c'est au sein d*une famille florentine qui vit à la campagne. A Milan, Tamour-pas- sion viendrait bientôt animer cetle candeur et lui donner plus de charme, mais un autre charme.

A en juger par les physionomies et par des observations £ikes à L* anglaise, c'est-à-dire à la table d'hôte de madame Imbert, au café et au spectacle, le Florentin est le plus poli des hommes, le plus soigneux, le plus fidèle à ses petits calculs de convenance et dëconomie. Dans la rue, il a Tair d'un commis à dix-huit cents francs d'appointements, qui, après avoir bien brossé son habit et ciré lui-même ses bottes, court à son bureau pour s'y trou- ver à l'heure précise. Il n'a pas oublié son parapluie, car le temps n'est pas sûr, et rien ne gâte un chapeau comme une averse.

En arrivant de Bologne, ce pays des passions, comment n'ê- tre pas frappé de quelque chose d'étroit et de sec dans toutes ces têtes ^? En revanche, quoi de plus beau que mesdames Pazz*** et Mozz***?

28 janvier. -- L'instinct musical me fit voir, dès le premier jour de mon arrivée, quelque chose ûHneœaltable dans toutes ces figures; et je ne fus nullement scandalisé, le soir, de leur ma- nière sage et décente d'écouter le Barbier de Séville, Ce ne sont pas là précisément les qualités qui brillent dans la Cetra Sp.,.f chanson qui fut chantée le carnaval dernier en présence des personnes mêmes dont elle célèbre les galants exploits. C'est le triomphe de l'amour physique. Une scène tellement singulière me porterait à croire que V amour-passion se rencontre rarement cliez les Florentins. Tant pis pour eux ; ils n'ont qu'un pauvre supplément, mais qui a l'avantage immense de ne jamais conseil- ler de folies. Voici les premiers couplets :

  • Je saute plusieurs pages; car, pour ce qui touche à la connaissance,

du cceur humain et à ce qu'on appelle vulgairement philotophi», l'année 1821), tout occupée de la critique dt la raison pure et du détronemcnt de Condillac, me semble éprouver un éloignement marqué pour les faits racontés sans pathos. Les gens adroits les craignent, les jeunes têtes ne les trouvent pas assez favorables au mysticisme et au spiritualisme.

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214 ŒUVRES DE STENDHAL.

Nel di che boUono D'amorletresche Sotto le tuniche Garnovalescbe ;

Nume d'Ârcadia, lo noa Vinvoco, Ghe i versi abbondano Ben d*altro foco.

Sut Pindo piangono Le nove AnceUe Ghe teco TÎvono Sempre Zi telle.


Je conseille au voyageur de se procurer cette admirable chau- son, et de se faire montrer au Cascine ou au spectacle les dames qui assistèrent à la première lecture, et qui sont nommées tout au long dans le petit poème de M. le conkte Giraud. Je tt*ose ra- conter pourquoi huii dames ont été dernièrement mises aux ar- rêts chez elles par le grand-duc Ferdinand III.

La contre-partie de ces habitudes sociales, suivant moi, si peu

Êivorables afu bonheur, c'est le pouvoir immense du p e. Tôt

ou tard, personne ne pourra se passer ici d'un billet de confes- sion. Les esprits forts du pays en sont encore à s'étonner de telle hardiesse que le Dante se permit contre le papisme, il n'y a que cinq cent dix ans. Quant aux libéraux de Florence, je les com- parerais volontiers à certains pairs d'Angleterre, fort honnêtes gens d'ailleurs, mais qui croient sérieusement qu'ils ont droit à gouverner le reste de la nation dans leur propre avantage (Corn Laws), J'aurais compris cette erreur avant que l'Amérique ne vînt montrer que l'on peut être heureux sans aristocratie. Au reste, je ne prétends pas nier qu'elle ne soit fort douce; quoi de mieux que de réunir les avantages de Tégoïsme et les plaisirs de la générosité!

Les libéraux de Florence croient, ce me semble, qu'un noble a d'autres droits qu'un simple citoyen, et ils demanderaient vo- lontiers, comme nos minisires, des lois pour protéger les forts. Un jeune Russe, noble, bien entendu, m'a dit aujourd'hui que


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 215

Gimabue, Michel-Ânge, le Dante, Pétrarque, Galilée et Machiavel étaient patriciens : si telle est la vérité, il a raison d'en être fier. Ce sont les six plus grands hommes qu'ait produits ce pays in- dustriel, et deux d'entre eux sont au nombre des huit ou dix. plus grands génies dont rcspèce humaine puisse s'enorgueillir. Michel-Ânge a de quoi faire la réputation d'un poète remarqua- ble, d'un sculpteur, d'un peintre et d*un architecte du premier ordre.

Assis en dehors de la porte de Livourne, où je passe de Ion- ' gués heures, j'ai remarqué de fort beaux yeux chez les femmes de la campagne; mais il n'y a rien dans ces figures de la douce volupté ni de l'air susceptible de passion des femmes de la Lom- bardie. Ce que vous ne trouverez jamais en Toscane, c'est l'air exaltahUy mais en revanche, de l'esprit, de la fierté, de la rai- son, quelque chose de finement provoquant. Rien n'est joli comme le regard de ces belles paysannes, si bien coiffées avec leur plume noire, jouant sur leur petit chapeau d'homme. Mais ces yeux si vifs et si perçants ont l'air plus disposés à vous juger qu'à vous aimer. J'y vois toujours l'idée du raisonnable, et ja- mais la possibilité de faire des folies par amour. Ces beaux yeux brillent du feu de la saillie bien plus que de celui des passions.

Les paysans de la Toscane forment, je le crois sans peine, la population la plus singulière et la plus spirituelle de toute Thalie. Ce sont peut-être, dans leur condition, les gens les plus civilisés du monde. A leurs yeux, la religion est beaucoup plus une con- venance sociale à laquelle il serait grossier de manquer, qu'une croyance, et ils n'ont guère peur de l'enfer.

Si Ton veut consulter Véchelle morale, on les trouvera fort au-dessus des bourgeois à quatre mille livres de rente et à tête étroite qui garnissent les salons des sous-préfectures de France; seulement la conscription n'excitait pas chez nous le même désespoir qu'en Toscane. Les mères suivaient leurs fils en hur- lant jusque dans les rues de Florence, spectacle vraiment hideux. C'était, en revanche, un spectacle comique que la sévérité du préfet, déconcertant d'un mot les petits moyens employés par les chambellaDS de la princesse Ëlisa, pour être /dispensés de faire un homme.


216 ŒUVRES DE STENDHAL.

Les tableaux des grands peintres de Técole de Florence m'ont conduit, par un autre chemin, à la n^éme idée sur le caractère national. Les Florentins de Masaccio et du Ghirlandâjo auraient Tair de fous s*ils se présentaient aujourd'hui au grand café à côté de Santa Maria del Fiore; mais, comparés aux personnages de Paul Véronèse et du Tintoret (je choisis exprès des peintres sans idéal), ils ont déjà quelque chose de sec, d* étroit, de rai- sonnable, de fidèle aux convenances, d'iNEXALTABLE, en un mot. Ils sont beaucoup plus près de la véritable civilisation et infini- ment plus loin de ce qui m'inspire de Tintérêt dans un homme. Bernardino Luini, le grand peintre des Milanais (vous souvenez- vous des fresques de Sarono?), est certainement très-froid, mais ses personnages ont l'air de petits Werther si vous les comparez aux gens sages des fresques de la Nunziala (chefs-d'œuvre d'André del Sarto). Afin que l'Italie ofirît tous les contrastes, le ciel a voulu qu'elle eût un pays absolument sans passions : c'est Florence. Je cherche en vain dans l'histoire du dernier siècle un trait de passion dont la scène soit en Toscane. Ren- dez un peu de folie à ces gens-ci, et vous retrouverez des Pierre Marenghi allant à la nage incendier les vaisseaux en- nemis. Qui eût dit, en 4845, que ces Grecs si souples, si obséquieux envers les Turcs, étaient sur le point de devenir des héros?

Milan est une ville ronde et sans rivière jetée au milieu d'une plaine parfaitement unie, et que coupent cent ruisseaux d'eau vive. C'est au contraire dans une vallée assez peu large, dessinée par des montagnes pelées, et tout contre la colline qui la borne au midi, qu'on a bâti Florence. Cette ville qui, par la disposition des rues, ressemble assez à Paris, est placée sur l'Arno comme Paris sur la Seine. L'Arno, torrent auquel une digue transver- sale, pour le service d'un moulin, donne, sous les ponts de Flo- rence, l'apparence d'une rivière, coule aussi d'orient en occident. Si l'on monte au jardin du palais Pllli, sur la colline méridionale, et que de là on fasse le tour des murs jusqu'au chemin d'Arezzo, on prendra une idée du nombre infini de petites collines dont la Toscane se compose: couvertes d'oliviers, de vignes et de pe- tites plates-bandes de blé, elles sont cultivées comme un jardin.


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 217

Eu effet, ragricuUare convieiil au génie tranquille, paisible, éco- nome des Toscans.

Gomme dans les tableaux de Léonard ei do la première ma- nière de Raphaël, la perspective est souvent lerminée par des arbres sombres se dessinant sur Tazur d'un beau ciel.

Les fameuses ùiscine, promenade où tout le monde va se mon- trer, sont situées comme les Champs-Elysées. Ce qui men dé- plaît, c'est que je les trouve encombrées de six cents Russes ou Anglais. Florence n'est qu'un- musée plein d'étrangers; ils y transportent leurs usages. La division en castes des Anglais, et le scrupule qu'ils mellentà s'y conformer, servent de texte à cent contes plaisants. C'est ainsi que se venge de leur luxe la pauvre noblesse florentine, qui se rassemble chaque soir chez madame la comtesse d'Albany, veuve d'un prétendant et amie d'Alfieri. M. Fabre (de Montpellier), à qui la postérité devra les portraits de ce grand tragique, m'a montré, en objets d'art, les choses les plus curieuses. Je dois à l'obligeance d'un moine de Saint- Marc la vue des fresques admirables que Fra Bartolomeo a lais- sées sur les murs de sa cellule. Cet homme de génie cessa de peindre pendant quatre ans par humilité chrétienne, cl reprit ensuite les pinceaux sur l'ordre de son supérieur. Il y a quinze jours qu'un peintre de ma connaissance allait faire des études d'après la jolie tête d'une jeune tresseuse de chapeaux de paille. Le peintre est un Allemand fort sage de quarante ans, et d'ail- leurs les séances avaient lieu en présence de toute la famille, enchantée d'ajouter quelques paules à'son mince ordinaire. Ces séances ont choqué le curé. « Si la jeune fille continue, a-l-il dit, je la déshonorerai en la nommant à mon prône. » Voilà ce qu'on n'oserait pas se permettre en terre papale; voilà les fruits amers de la patience sans bornes et de l'égoïsme.

N'oubliez pas, si vous êtes sensible à la force tonnante qu'un beau vers ajoute à une pensée énergique, de vous procurer les sonnets : Berta non sazia et VUrna di Berta;

Et les épigrammes :

Berta condotta al fonle da piccina

pi Bertq lo sçrivano diçcva a| sor pievano.,..:t


^318 ŒUVRES DE STENDHAL.

M entre un gustoso piatto Berta scrocca

Dissi a Berta : devi esser obligata

Si sentiron suonar dei Franeesconi

Per cavalcare on buon caval da sella

La Mezzi m' ha in secreto ricereato

In raezzo ai Birri armati di pugnali

Depuis quelques heures que je possède ces vers si vifs, je les aurai relus dix fois. J'avertis que" la mère n'en prescrirait pas la lecture à sa fiUe; on y trouve d'ailleurs plus d'énergie, que dé grâce. >— Je sens que mon cœur déserte les arts de Bologne. Lisant le Dante uniquement et avec amour, je ne pense plus qu'aux hommes du douzième siècle, simples et sublimes du moins par la force des passions et par Tesprit. L'élégance de l'école de Bologne, la beauté grecque et non italienne des têtes duGuidecommencentà me choquer comme une sorte de profana- tion. Je ne puis me le dissimuler, j'ai de l'amour pour le moyen âgederitalie^

29 janvier. — Florence a sur l'Arno quatre beaux ponts, situés à distances à peu près égales, et qui forment, avec les quais et la colline du midi» garnie de cyprès se dessinant sur le ciel, un


' Je supprime toutes mes descriptions de tableaux. M. le président de Brosses a dit cent fois mieux (tome II, pages 11 à 07]. Le bon goût de ce contemporain de Voltaire m'étonne toujours. Quant à M. Benvenuti et aux autres peintres venus depuis 1740, les tableaux de Girodet et des autres élèves de l'immortel David font plaisir à voir, si on les compare à la Mort de César ^ aux Travaux d'Hercule, à la Judith de M. Benvenuti. Gomme les Florentines sont intiniment plus belles que les femmes nées à Paris, on trouve dans ces tristes tableaux quelques têtes d'un contour agréable. Ce qui rend si insipides ICvS ouvrages de nos artistes modernes, c'est que le gouvernement s*obstine à ne commander que des tableaux de miracles à des gens qui n'ont peut-être pas toute la ferveur de Fra I^artolo- meo. Pour courir la chance d*ctre quelque chose, il faut agir, peindre ou écrire sous la dictée de ses passions. Les artistes florentins, suivant toute apparence, sont trop sensés pour éprouver de ces mouvements inconvenants et dispendieux qu'on nomme passions. Sous ce rapport, ce sont des gens du meilleur ton. Je n*ai rien vu en Italie, parmi les tableaux modernes, qui rappelle, même de loin, je ne dirai pas la grâce céleste de Prudhon, mais la Peste de Jaffa^ ou la tête de la Didon de M. le baron Guérin.


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 219

ensemble admirable. Gela est moins grandiose, mais bien plus joli que les environs du célèbre pont de Dresde. Le second des ponts de Florence, en descendant FÂrno, est/ chargé de bouti- ques d'orfèvrerie. C'est là que j'ai rencontré ce matin un lapi- daire juif, avec lequel jadis je faillis me noyer ; Nathan est pas- sionné pour sa religion, et pousse à un point étonnant une sorte de philosophie tranquille et Fart fort utile de payer peu pour toutes choses. Nous nous sommes revus avec beaucoup de plai- sir. Il m'a conduit à Finstant, pour ne pas se séparer de moi et comme son associé, chez un homme auquel il a vendu dix louis une excellente pierre gravée de Pickler. Le marché, qui a duré trois quarts d'heure, m'a semblé court ; excepté l'énonciation du prix, on n'y a pas prononcé un seul des mots qu'un Français eût employés en pareille occurrence. L'Italien qui achète une bague songe à faire collection pour ses descendants ; acquiert-il une estampe de trente francs, il en d^ensera cinquante pour la transmettre à sa postérité dans un cadre magnifique. J'ai vu à Paris M. le baron de S*** dire en achetant un livre rare : Il se vendra cinquante francs à ma vente (c'est-à-dire à la vente qui suivra sou décès). Les Italiens ne savent pas encore que rien de ce que fait un homme riche ne lui survit dix ans. La plupart des maisons de campagne où Fon a bien voulu me recevoir appar«  tenaient à la même famille depuis un siècle ou deux.

Nathan m'a conduit ce son- dans une société de riches mar- chandSy sous le prétexte de me faire voir un fort joli théâtre de marionnettes. Cette charmante bagatelle n'a que cinq pieds de large, et pourtant offre une copie exacte du théâtre de la Scala. Avant le commencement du spectacle, on a éteint les lumières du salon ; les décorations font beaucoup d'effet, parce que, quoique fort petites, elles ne sont pas traitées comme des minia- tures, mais à la Lanfrano (par un élève de M. Peregô de Milan)* II y a de petites lampes proportionnées au reste, et tous les chan- gements de décorations s'effectuent rapidement et par les mêmes moyens qu'à la Scala; rien de plusjolL One troupe de vingt- quatre marionnettes de huit pouces de haut, qui ont des jambes de plomb et qu'on a payées un sequin chacune, a joué une comé- die délicieuse et un peu libre, abrégée de la Mandragore de Ma-


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chiavel. Les marionnctles ont ensuite dansé un petit ballet avec beaucoup de grâce.

Mais ce qui m'a channé plus que le spectacle, c'est Tagré- ment eiresprit de la conversation de ces Florentins, c'est le ton de politesse aisée avec lequel ils ont bien voulu m'accueillir. Quelle différence avec Bologne! Tci, la curiosité qu'inspire une nouvelle figure remporte d'emblée sur l'intérêt qu'on prend à l'amant. N'a-t-on pas du temps de reste pour parler à celui-ci?

J'ai vu ce soir la raison embellie par toute l'aménité que peut lui donner une longue expérience; l'urbanité et le savoir vivre brillsdent plus dans les discours que le naturel ou la vivacité, et les saillies, assez rares, ont été pleines de mesure. L'ensemble avait un lel agrément, que je me suis repenti un instant d'avoir jeté au feu mes lettres de recommandation. Il y avait là deux des personnes à qui j'étais recommandé. L'honneur cependant m'en faisait un devoir ; car jusqu'ici je n'ai dit que du mal de§ Florentins, tels que Côme III et Léopold les ont faits. Mais je ne dois pas être aveugle pour leurs qualités aimables : elles seraient tout à fait de mise à Paris, à la différence de l'amabilité bolo- naise, qui semblerait de la folie, ou qui effaroucherait par le sans gêne. Heureusement on n'a presque pas parlé de littérature, on n'a dit qu'un mot sur Old MortalUy, roman de Walter Scott, qui vient d'arriver au cabinet littéraire de M. Molini. On a cite huit ou dix vers de M. J.-B. Niccolini, qui réellement ont quel- que chose de la magnificence de Racine. J'ai remarqué dans l'assemblée, fort nombreuse, cinq ou six femmes assez jolies» mais d'un air beaucoup trop raisonnable pour sembler femmes à mes yeux; avec tant de raison, on ne doit comprendre que la partie matérielle de l'amour.

J'oubliais que ce malin j'ai pris une scdiole pour aller voir la célèbre Chartreuse à deux milles de Florence. Le saint bâtiment occupe le sommet d'une colline sur la route de Rome; vous le prendriez au premier aspect pour un palais ou pour une forte- resse gothique. L'ensemble est imposant, mais l'impression bien différente de celle que laisse la Grande Chartreuse ( près de Gre-^ noble) Rien de saint, rien de sublime, rien qui élève l'âme, rien qui fasse vénérer la religion : ceci en est plutôt une satire; on


ROME. NAPLëS et FLORENCE. S2i

songe à lanl de richesses entassées pour donner à dix-huit fakirs le plaisir de se mortifier. Il serait plus simple de les meure au cachot et de faire de cette chartreuse la prison centrale de toute la Toscane. Elle pourrait hien n*avoir encore que dix-huit habi- tants, tant ces gens-ci me semblent bons calculateurs et exempts des passions qui peuvent égarer Thomme.

Un pauvre domestique corse nommé Cosimo, a ces jours-ci scandalisé tout Florence. Ayant appris que sa sœur, qu'il n'a* vait pas vue depuis vingt ans, s'était laissé séduire, dans les montagnes de la Corse, par un homme appartenant à une fa- mille ennemie, et enfin avait pris la fuite avec cet homme, il a mis les affaires de son maître dans le plus grand ordre, et s'est allé brûler la cervelle dans un bois à une lieue d'ici. Ce qui est exactement raisonnable ne donne pas prise aux beaux-arts; j'estime un sage républicain des États-Unis, mais je Toublie à tout jamais en quelques jours : ce n'est pas un homme pour moi, c'est une chose. Je n'oublierai jamais le pauvre Cosimo ; celle déraison m'est -elle personnelle? Le lecteur va répondre. Je ne trouve rien à blâmer, mais rien d'intéressant chez les sages Tos- cans. Par exemple, leur cœur ne fait aucune différence entre le droit d'être libre et la tolérance de faire ce qui leur plaît, dont ils jouissent sous un prince (Ferdinand 111) rendu sage par l'exil, mais qui jadis fit commencer cinq mille procès de tendance au jacobinisme contre pareil nombre de ses sujets (sic dicitur).

Le bourgeois toscan, d'un esprit timide, jouit du calme et du bien-être, travaille à s'enrichir et un peu à s'éclairer, mais sans songer le moins du monde à prendre place dans le gouverne- ment de l'État. Cette seule idée, qui le détournerait du soin de son petit pécule, lui fait une peur horrible, et les nations étran- gères qui s'en occupent lui semblent un ramassis de fous.

Les Toscans me représentent Tétat des bourgeois de l'Europe à la cessation des violences du moyen Age. Ils dissertent sur la langue et sur le prix des huiles, et, du reste^ craignent si fort le trouble, même celui qui n>ènerait à la liberté, que, sollicités par un nouveau Cola di Rien%i, probablement ils se battraient contre lui et pour le despotisme actuel. A de tels hommes il n'y a rien à dire : gaudemt bene nati. Tel serait peut-être Tétai de

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î222 ŒUVRES DE STENDHAL.

torpeur de la plus grande partie de l'Europe si nous avions eu un gouvernement assoupissant comme celui de la Toscane. Fer- dinand a compris qu'il n'avait ni assez de soldats ni assez de courtisans pour vivre heureux au milieu de Fexécration publi- que. Il vit en bon homme, et on le rencontre seul dans les rues de Florence. Le grand-duc a trois ministres, dont un ultra, M. le prince Neri Corsini, et deux fort raisonnables, MM. Fos- sombroui, géomètre célèbre, et Frullani; Une les voit qu'une fois par semaine; et ne gouverne presque pas. Chaque année Fer- dinand III commande pour trente mille francs de tableaux aux mauvais peintres que lui désigne Topinion publique, qui les ad- mire ; chaque année aussi il achète une ou deux belles terres. Pour peu que le ciel conserve cet homme raisonnable à la Tos- cane, je suis convaincu qu'il finira par lui proposer de la gou- verner gratis. On fait le plus grand éloge de sa femme, princesse de Saxe, et de la sœur de sa femme, qui a épousé le prince

royal (régnant en 1826). S'il n'y avait pas d'intrigues et de p e

dans les petites villes de Toscane, on y vivrait fort heureux ; car le peuple nomme lui-même ses maires et officiers munici- paux (anûani). Mais tout cela est nominal, comme l'invitation que l'empereur Léopold fit au sénat de Milan (1790) de délibérer sur les choses utiles au pays» Ces bourdes-là sont prises au sé- rieux par les Roscoë et autres grands historiens anglais.

La maréchale de Rochefort disait au célèbre Duclos : « Pour vous, je ne suis pas en peine de votre paradis : du pain, du fro- mage et la première venue, et vous voilà heureux. » Le lecteur voudrait-il d'un tel bonheur? n'aime-t-il pas mieux le malheur passionné et déraisonnable de Rousseau ou de lord Byron ' ?

On m'a présenté, à la Cerlosa, le registre de papier jaune, épais comme du carton, sur lequel la plupart des voyageurs inscrivent une niaiserie. Quel n'a pas été mon étonnement de trou- ver en si mauvaise compagnie un sonnet sublime sur la morti Je l'ai relu dix fois. Ce soir, lorsque j'ai parlé de ma découverte,


  • Lord Byron, le Rousseau des Anglais, était tour à tour dandy, fou et

grand poète. (Voir sa yisite au père Paul d'Ivrée, franciscain d'Athènes : la Grèce en 1825, par H. Lauvergne.)


ROME, NAPLES ET FLORENCE 2^3

tout le monde m'a ri au nez. « Quoi! m*a-t-on dit, vous ne connaissiez pas le sonnel de Monti sur la morl?D J'ajoute à part moi : Jamais un voyageur ne doit se figurer qu'il connaît à fond la littérature d'un pays voisin.

LA MORTE.

SONETTO.

Morte, che sei tu mai ? Primo Dei danni L' aima vile e la rea li crede e teme ; E vendetta del ciel scendi ai tiranni, Ghe il vigile tuo braccio incalza e preme :

Ma r infelice, a cui de' lunghi afîaimi Grave è V incarco, et morta in cor la spemc Quel ferro implora troncator degli anni, E ride ail' appressar delP ore estreme.

Fra la polve di Marte, e le vicendc Ti sfida il forte che ne' rischi indura ; Ë il saggio senza impallidir ti attende.

Morte, che se' tu dunque ? Un ombra oscura, Un bene, une maie, che diversa prende Dagli affetti dell uom forma e natura *.

Nathan confirme tous mes aperçus sur le caractère florentin»

  • LA MORT.


Mort! qu'es-tu? Pour l'âme basse et la coupable, le premier des maux. Aux tyrans cruels tu parais une vengeance du ciel qui les presse et les accable.

Mais le malheureux fatigué du poids de longues infortunes, et qui de- puis longtemps a vu tout espoir s'éteindre dans son cœur, implore ce fer par qui va finir le cours de ses misères, pt sourit à l'approche du dernier moment.

Au milieu des hasards et de la poussière des combats le héros te défie, les périb l'endurcissent. Le sage t'attend sans pâlir.

Qu'es-tu donc, ô Mort? Une nuit impénétrable, un bien, un mal, et tu prends des noms opposés, suivant le dernier sentiment qui fait battre ce cœur expirant;


224 ŒUVRES DE STENDHAL.

qu il approuve beaucoup; il se mcGe tellement du sort, qu*il re«  garde toute passion comme un malheur : il a grand'peine à faire une exception pour la chasse. Il est grand partisan de cette doctrine intérieure que Lormea me prêchait à Hambourg : répondre poliment et avec gaieté à tous les hommes, du reste regarder leurs paroles comme un vain bruit; ne pas souffrir qu'elles produisent le moindre effet sur notre for intérieur, ex- cepté le cas de danger flagrant, comme ; « Rangez-vous, voilà un cheval qui s'échappe.» Pour un ami intime, si Ton croit en avoir, on peut faire cette exception : écrire ses conseils, et les exami- ner un an après, jour pour jour.

Faute de cette doctrine, les trois quarts des hommes se dam- nent pour des fautes qui ne sont pas même aimables à leurs yeux ; et par elle des hommes assez bornés ont été fort heu- reux. Elle délivre en peu de temps du malheur de désirer des choses contradictoires.


51 janvier. Gomme toutes les villes de cette ancienne Étrurie dont Rome naissante détruisit la civilisation vraiment libérale pour répoque, Volterre est placée au point le plus élevé d'une haute colline, à peu près comme Langres. J*ai trouvé V honneur national de la petite ville fort en colère de je ne sais quel article d'un voyageur genevois, qui prétend que Varia cattiva décime tous les ans les habitants de Volterre. M. Lullin parle fort bien de Tagriculture toscane, qu il appelle cananéenne, en Thonneur des noces de Gana ; du reste, le style genevois a une certaine emphase puritaine qui m'amuse toujours. Les Volterriens accu- sent M. Lullin de s'être trompé de plusieurs millions seulement, en essayant d'évaluer l'exportation des chapeaux de paille que l'on fabrique eu Toscane. « Ne voyez, leur disais-je, qu'un hommage à l'Italie dans les huit ou dix volumes que nous au- tres gens du Nord imprimons chaque année sur le pays du beau. Que vous importe que nous déraisonnions? Le fâcheux serait qu'on ne parlât pas de vous, et qu'on traitât Volterre comme Nuremberg. » Je visite, la plume à la main, les murs Gyclo-


ROME, NÂPLES ET FLORENCE. 2S5

péens, objets de mon voyage; j'examine une grande quantité de petits tombeaux d'albâtre; je passe une soirée fort intéressante dans le couvent de MM. les frères Scolopi, c'est-à-dire chez des moines. Qui me l'eût dit il y a trois mois?

Je ne puis trop me louer de la politesse vraiment remplie de grâces de M. le marquis Guarnacci, chevalier de Saint-Étienne, qui a bien voulu me montrer son cabinet d'antiquités, et ensuite me conduire chez MM. Ricciarelli, patriciens de Volterre» qui ont un tableau du fameux Daniel Bicciarelli de Yolterre, leur aocêlre et l'un des bons imitateurs de Michel-Ânge. — Propreté charmante des fabriques de vases d*albâtre et de petites statues ; gentillesse de quelques-unes de ces petites figures. — Regards audacieux des capucins que je rencontre à la procession ; con- traste avec leur humble démarche. L'évêque de celte ville de quatre mille habitants a quarante mille livres de rente.

J'ai trouvé bon nombre de mensonges et d'exagérations dans les planches que M. Micali, auteur de Vltalie avant les Romains {Vltalia avanii il dominio dei Romani), a consacrées à Yolterre. Ce qui manque le plus aux savants italiens, après la clarté, c'est l'art de ne pas regarder comme prouvés les faits dont ils ont besoin; leur manière de raisonner en ce genre est incroyable. Toutefois M. Raoul Rochette a gâté cet ouvrage en le mettant en français. M. Niebuhr serait bien supérieur à tout ceci, si la mal- heureuse philosophie allemande ne venait jeter du louche et du vague sur les idées du docte Berlinois. L'ndulgence du lecteur ira-t-elle jusqu'à me passer une comparaison gastronomique? On connaît ce vers de M. Berchoux :

Et le turbot fut mis à la sauce piquante.

 Paris, on sert à part le turbot et la sauce piquante. Je vou«  drais que les historiens allemands se pénétrassent de ce bel usage; ils donneraient séparément au public les faits qu'ils ont mis au jour et leurs réflexions philosophiques. On pourrait alors profiter de Thistoire et renvoyer à un temps meilleur la lecture des idées sur Vabsolu. Dans l'état de mélange complet où se trouvent ces deux bonnes choses, il est difficile de profiter de la meilleure..


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CASTEL FIORENTINO.

i«' février, à deux heures du matin. — Ce soir, à six heures, à mon retour de Volterre, je suis entré dans ce village, situé à quelques lieues de Florence. J'avais à ma sédiole le petit cheval le plus maigre et le plus vite ; mais je Tai modéré de façon à être comme forcé de demander l'hospitalité dans une maison de Castel Fiorentino, entre Empoli et Volterre. J'ai trouvé trois de ces paysannes de Toscane si jolies et si supérieures, à ce que Ton dit, aux dames des villes. Il y avait sept à huit paysans au- près d'elles. Je donnerais en .mille à deviner l'occupation de celte société de laboureurs : ils improvisaient, chacun à son tour, des contes en prose dans le genre des Mille et une Nuits, J'ai passé à écouter ces contes une soirée délicieuse, de sept heures à minuit. Mes hôtes étaient d'abord auprès du feu, et moi à dîner à ma table ; ils ont vu mon attention, et peu à peu m'ont adressé la parole. Gomme il se trouve toujours un enchanteur dans ces histoires si jolies, je leur suppose une origine arabe. Une surtout m'a tellement frappé, que je l'écrirais si je pouvais la dicter. Mais comment entreprendre d'écrire moi-même trente pages? Le merveilleux le plus extravagant crée des événements qui amènent les développements de passion les plus vrais et les plus imprévus. L'imagination est étonnée par la hardiesse des inventions et séduite par la fraîcheur des peintures. Un amant s'est caché dans un arbre pour regarder sa maîtresse, qui se baigne dans un petit lac; l'enchanteur, son rival, est absent; mais le magicien, quoique éloigne, s'aperçoit de ce qui se passe par la vive douleur que lui cause une bague ; il dit un mot, et successivement les bras, les jambes, la tête du pauvre amant, tombent, de l'arbre sur lequel il est perché, dans le lac. On donne ses discours à sa maîtresse et les réponses de celle-ci pendant cette punition cruelle, par exemple quand l'amant n'a plus de corps et qu'il ne lui reste que la tête, etc. Ce mélange de folie et de vérité touchante produit sur moi un effet délicieux ; il y avait des moments, en écoutant ces contes, où je me croyais au quinzième siècle. La soirée s'est terminée par de la danse. Je m'étais si bien fait 'petit dans la conversation, que les hom-


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 227

mes m'ont vu sans jalousie danser avec eux et ces trois jolies paysannes jusqu'à une heure du matin. Cependant une ouver- ture que j*ai hasardée sur la beauté du pays, qui pourrait bien m'engager à passer la journée de demain à Castel Fioreniino, n'a eu aucun succès. « La beauté du pays le 1" février! a ré- pondu Fun des paysans; monsieur veut nous faire un compli* ment, » etc., etc. Je n'avais fait celte proposition indirecte que pour ne pas manquer à la fortune. Il eût été par trop fou d*espérer que je pourrais persuader la vérité à ces paysans, c'est-à-dire que c'étaient les grâces de leur esprit, la politesse si originale de leurs manières, et non quelque projet ridicule sur la beauté de leurs femmes, qui, par une tramontana abominablement forte et perçante, me retenaient deux jours dans un trou tel que Castel Fiorentino. Je n'entreprends pas de description de ma soirée; je sens trop que la seule manière de la peindre serait de rappor- ter les contes délicieux qui en ont fait le charme. Comme ce mot est faible î qu'il est mal d'en avoir abusé! Les six heures de cette soirée se sont envolées pour moi comme si j'avais joué au pha raon en bonne compagnie; j'étais tellement occupé, que je n'ai pas eu un instant de langueur pour réfléchir sur ce quim'arrivait. Je compare cette soirée à celle que je passai à la Scala, le jour de mon arrivée à Milan : un plaisir passionné inondait mon âme et la fatiguait; mon esprit faisait des efforts pour ne laisser échapper aucune nuance de bonheur et de volupté. Ici, tout a été imprévu et plaisir de l'esprit, sans effort, sans anxiété, sans battement de cœur; c'était comme un plaisir d'ange. Je conseil- lerais au voyageur de se faire passer dans les villages de Toscane pour un Italien de la Lombardie. Dès la première phrase, les Toscans voient que je parle fort mal ; mais, comme les mots ne me manquent pas, dans leur dédain superbe pour tout ce qui n'est pas la Toscana favella, lorsque je leur dis que je suis de Como, ils me croient sans peine. Je m'expose, il est vrai : il se- rait fâcheux de me trouver vis-à-vis d'un Lombard ; mais c'est un des dangers de mon état, comme dit au sage Ulysse Grillus changé en porc par Circé *. La présence d'un Français donnerait

  • Dans Tadmirable Dialogue de Fénelon.


228 ŒUVRES DE STENDHAL.

sur-le-champ une tout autre physionomie à la conversation.

L'honneur national du lecteur dira que je suis affecté de mo- nomanie, et que mon idée 6xe est Tadmiration pour Tltalie; mais je me manquerais à moi-même si je ne disais pas ce qui me semble vrai. J'ai habité pendant six ans ce pays, que Thomme à honneur national n'a peut-être jamais vu. Il ne fallait pas une préface moins longue pour faire tolérer Teffroyable hérésie que voici : je crois en vérité que le paysan toscan a beaucoup plus d'esprit que le paysan français, et qu'en général le paysan ita- lien a reçu du ciel infiniment plus de susceptibilité de sentir avec force et profondeur, autrement dit, infiniment plus d'éner- gie de passion.

En revanche, le paysan français a beaucoup plus de bonté, et de ce bon sens qui s'applique si bien aux circonstances ordi- naires ûh la vie. Le paysan de la Brie qui a mille francs déposés dans une maison de banque ou prêtés sur hypothèque est ras- suré par l'idée de cette petite fortune. La possession d'un capi- tal de mille francs consistant en autre chose qu'un fonds de terre est au contraire le pire sujet d'inquiétudes que l'on puisse donner à un paysan italien. J'excepte le Piémont, les environs de Milan et la Toscane ; j'excepte surtout l'État de Gênes, où le territoire ne produisant pas assez de blé pour la subsistance des habitants, tout le monde est négociant. Sans être sorties de notre belle France, les personnes qui ont voyagé dans le Midi savent que la bonté est rare parmi les paysans. Le quartier général de la bonté est Paris; elle règne surtout à cinquante lieues à la ronde.


2 février. — Quelle n'a pas été ma joie, en rentrant à Florence ce matin, de rencontrer au café un de mes amis de Milan 1 II court à Naples voir l'ouverture du théâtre de Saint-Charles, re- construit par Barbaja après l'incendie d'il y a deux ans; il arri- vera trop tard. Il me propose une place dans sa calèche ; cette idée renverse tous mes projets raisonnables» et j'accepte ; car enfin, je voyage non pour connaître l'Italie, mais pour me faire


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plaisir. Je crois que ma grande raison a été que cet ami parle milanais : la prononciation arabe du Florcntiûf me dessèche le cœur, et, en parlant avec mou ami délie nostre cose di Milan, une sorte de sérénité et de bonheur tranquille se répand dans mon Âme. Cette conversation pleine de candeur n'offre jamais Vombre d'un mensonge, jamais de crainte du ridicule. J'ai vu cet aimable Milanais dix fois peut-être en ma vie, et il me fait Teffet d'un ami intime.

Nous ne nous sommes arrêtés que dix minutes à Sienne pour la cathédrale, dont je ne me permettrai pas de parler. J'écris en voiture; nous avançons avec lenteur, au milieu d'une suite de petites collines volcaniques, couvertes de vignes et de petits oliviers: rien de plus laid. Pour nous refaire, de temps à autre nous traversons une petite plaine empuantie par quelque source malsaine. Rien ne porte à la philosophie comme l'ennui d'une laide route ; je voudrais bien, me dit mon ami, que Ton propo- sât un prix pour l'examen de cette question : Quel mal Napoléon a-t-il fait à Vltaliel

On répondrait : Il a donné deux degrés de civilisation, tandis qu'il lui eût été facile d'en accorder dix.

Napoléon dirait de son côté : Vous m'avez rejeté une de mes lois les plus essentielles (l'enregistrement des actes, repoussé en 1806 par le corps législatif de Milan); j'étais Corse, je com- prenais le caractère italien, qui n'est pas décousu comme celui des Français; vous m'avez fait peur. Par incertitude, autant que par fantasmagorie monarchique, j'ai renvoyé toute grande amé- lioration jusqu'à ce voyage de Rome que jamais je n'ai pu faire; il m'a fallu mourir sans voir la ville des Césars» et sans dater du Gapitole un décret digne de ce nom.

TORIMIERI.

5 février. — Nous avons soupe hier à Ruon-Convento. La ca- lèche avait heureusement besoin de quelques réparations; j'ai abandonné mon ami, et suis allé m'établir dans la boutique du barbier (c'est un sacrifice que je fais à mon devoir de voya- geur). J'y trouve heureusement un jeune curé des environs,

13,


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beau parleur, qui, me voyant étranger, veut absolument me faire les honneurs du pays, et me céder son lour sur le grand fauteuil de cuir : j'accepte. Rien n'attache comme les bienfaits^ et j'ob- tiens, en faisant beaucoup de frais, une heure de conversation intime avec ce jeune curé. Tantôt, en vertu de sa robe, il me dit beaucoup de mal des Français; tantôt, en vertu de son esprit, dont il a infiniment (du raisonnable s'entend, et de l'exact, à la florentine), il porte aux nues cette administration française si raisonnable, si forte, si exacte, et qui semait sur la pauvre Ita- lie du seizième siècle les conséquences de la civilisation du dix- huitième. Par le gouvernement de Napoléon, ritalie sautait à pieds joints trois siècles de perfectionnements. Dans les îles de la mer Pacifique, que les Aiiglais découvrent aujourd'hui, et que la petite vérole dépeuple sans cesse, ils ne portent pas l'inocu- lation, cette invention bienfaisante tant calomniée par les tètes à perruque de 1756, mais la vaccine, bien supérieure à l'inocu- lation. Tel était notre rôle en Italie.

L'administration impériale, qui souvent en France étouffait les lumières, en Italie ne froissait que l'absurde ; de là l'immense et juste différence de la popularité de Napoléon en France et en Italie. En France, Napoléon ôtait les écoles centrales, gâtait l'École polytechnique, souillait instruction publique, et faisait avilir les jeunes âmes par son M. de Fontanes. La dose de sens commun et de libéralité que M. de Fontanes n'osait ôter aux éta- blissements de l'université impériale eût été encore un im- mense bienfait pour l'Italie. Dans les pays à imagination, comme Bologne, Brescia, Reggio, etc., plusieurs jeunes gens, ignorant les frottements que le moindre établissement nouveau rencontre en ce monde, et la tète échauffée des utopies impossibles de Rousseau, blâmaient hautement Napoléon, mais sans voir claire- ment et nettement en quoi il trahissait le pays et méritait Sainte- Hélène. A Florence, au contraire, pays où Ton ne voit jamais que la réalité, le système de Napoléon brillait de tous ses avan- tages. J'ai parcouru avec mon curé presque toutes les branches de Tadministration. La petitesse et le vexatoire de l'administra- tion française n'étaient visibles que dans les droits réunis. Mais, par exemple, notre Gode civil, ouvrage des Treilhard, des Mer-


ROME, NAPLES ET FLORENCii. 231

lin, .des Gambacérès, succédait sans intermédiaire aux lois atroces de Gharles-Quint et de Philippe II.

Le lecteur ne saurait se figurer les absurdités desquelles nous avons guéri Tltalie. « Par exemple, me dit mon jeune curé, en 1796, c'était encore une impiété, dans ces vallées de TApen- nin, sur lesquelles la foudre se promène deux ou trois fois par . mois, de faire placer un paratonnerre sur sa maison ; c'était s'opposer à la volonté de Dieu. (Les méthodistes anglais ont eu la même idée.) Or ce que Tltalien aime le mieux au monde, c'est Tarchitecture de sa maison. Après la musique, l'architec- ture est celui des beaux-arts qui remue le plus profondément son cœur. Un Italien s'arrête et passe un quart d'heure devant une belle porte que Ton construit dans une maison nouvelle. Je conçois le comment de cette passion : à Vicence, par exemple^ la sottise méchante du commandant de place et du commissaire de police autrichiens ne peut détruire les chefs-d'œuvre de Palladio, ne peut empêcher qu on en parle. C'est à cause de ce goût pour Farchitecture que les Italiens qui arrivent à Paris sont si choqués, et que leur admiration pour Londres est si vive : « Où « trouver au monde, disent-ils, une rue égale ou comparable à « Régent street? »

Mon jeune curé me dit que Cosme I" de Médicis, ce prince funeste qui a brisé le caractère des Toscans, achetait à tout prix, pour les faire brûler à Tinstant, les mémoires manuscrits, et les histoires où Ton parlait de sa maison.

Il me montre de loin, à Taide d'un beau clair de l'une, les restes de plusieurs de ces villes de Tantique Élrurie, toujours situées au sommet de quelque colline. Sensations paisibles de cette belle nuit, veut très-chaud. Pendant la route, que nous reprenons à deux heures du matin, mon imagination franchit l'espace de vingt et un siècles, et, je fais à mon lecteur cet aveu ridicule, je me sens indigné contre les Romains, qui vinrent trou- bler, sans autre titre que le courage féroce, ces républiques d'Étrurie, qui leur étaient si supérieures par les beaux arts, par les richesses et par l'art d'être heureux. (L'Étrurie, conquise l'an 280 avant Jésus-Chrisl, après quatre cents années d'hosti- lités.) C'est comme si vingt régiments de Cosaques venaient sac-


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cager le boulevard et détruire Paris : ce serait un msilheur même pour les hommes qui naîtront dans dix siècles ; le genre hu- main et Fart d'être heureux auraient fait un pas en arrière.

Hier soir, à notre auberge du Lion (T Argent, en soupant avee sept ou huit voyageurs arrivés de Florence, nous avons été Tobjet de trois ou quatre traits de la politesse la plus exquise. Pour compléter les agréments de la soirée, nous sommes servis à table par deux jeunes flUes d*une rare beauté, lune blonde et Tautre brune piquante : ce sont les filles du maître de la mai- son. On dirait que le Bronzino a dessiné d'après elles ses figures de femmes, dans son fameux tabieau des Limbes S si méprisé des élèves de David, mais qui me plaît beaucoup, comme émi- nemment toscan. En Italie, une ville est fière de ses jolies fem- mes comme de ses grands poètes. Nos convives, après avoir admiré les traits si nobles de nos jeunes paysannes, entament une vive discussion sur les beautés de Milan comparées à celles de Florence. « Que pouvez-vous préférer, disait un Florentin, à mesdames Pazz*, Cors*, Nenci**, Mozz*? — Madame Genlor doit remporter sur tout! s'écriait un Napolitain.— -Madame Florenz* est peut-être plus belle que madame Agost^, » disait un Bolonais. Je ne sais pourquoi il me semble peu délicat d'écrire en fran- çais le reste de cette conversation. Rien n*était plus décent que nos discours ; nous parlions comme des sculpteurs. < Pendant tout le souper, nous avons été en plaisanterie suivie avec les jolies filles qui nous servaient ; et, chose singulière en un tel lieu, jamais il n*y a eu la plus petite approche vers des idées trop libres. Elles ont souvent répondu aux agaceries des voyageurs par de vieux proverbes florentins ou par des vers. Les filles d'un aubergiste à son aise sont beaucoup moins sépa- rées de la société ici qu'eu France ; personne en Italie n'a jamais songé à copier les manières d'une cour brillante. Quand Ferdi- nand m paraît au milieu de ses sujets, il ne produit d'autre effet


i Alors à Santa Grocc, et transporté depuis à la galerie de Florence, comme peu décent dans une église. Les prêtres ont eu raison : et cepen- dant ce tableau ne scandalisait personne depuis deux siècles qu'il élait à Santa Croce. Les convenances font de3 progrès : source d*ennui.


ROME, HAULBS et FLORENCE. 253

que celai d'un particulier fort riche, et par là peut-être très- heureux. On juge librement son degré de bonheur, la beauté de sa femme, etc. il n'entre dans la tête de personne d'imiter ses manières.

AQUAPENDENTE.

4 février. — Je viens de voir sept à huit beaux tableaux de Tancienne école de Florence. J'avoue que je suis touché de cette fidélité à la nature qu'on trouve chez Ghirlandajo et ses com- temporains, avant l'invasion du beau idéal. C'est la même bizar- rerie qui me fait tant aimer Massinger, Ford et les autres vieux dramatiques anglais contemporains de Shakspeare. LMdéal est un baume puissant qui double la force d'un homme de génie et tue les faibles.

PRÈS DE BOLSENA.

5 février, pendant une longue montée. — Mon compagnon dort à mes c6tés, il vient de me conter les anecdotes qui dans ce moment sont à la mode à Venise et à Milan.

Le gros marquis Filorusso, célèbre par le poème de Buratli, dont il est le héros conjointement avec un éléphant, et par sa campagne sur la place San Fedele à Milan, vient d'être affligé d'une des plus chaudes volées de coups de canne qui se soient jamais distribuées. Ce marquis, le plus important des hommes, se promenait dans Milan vers les deux heures du matin, pour goûter une odeur agréable à la suite d'un de ces chars nommés navach, trop nécessaires dans les grandes villes, lorsque trois hommes, qu'il reconnut, lui firent ce désagréable accueil. A peine le jour venu, et malgré un accès de fièvre, efTet de la peur ou de la douleur, le marquis court au bureau de la police, laquelle» fidèle aux règles niaises du code autrichien, lui dit : c Votre Ex- cellence a-t-elle des témoins? — Oui, j'ai mon dos tout bleu, ré- pond le marquis, et les trois bulif qui viendront tout avouer sans doute. 1» Leur chef était le fameux Vellicri, Tentrepreneur du théâtre. Du temps des Français, la police eût mandé Thonnéte


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Vellicri, et lui eût dit : ccFaites-moi la grâce de me dire où vous étiez hier à deux, hâures du matin. » Mais cette question n'est pas légale suivant le code autrichien ; et le marquis outré est revenu se mettre au lit et recevoir les compliments de condo- léance. Tout le monde riait en détournant la tète, excepté la pe- tite Gabrica, cause de ce grand événement. Quoique prodigieuse- ment avare, le marquis millionnaire protège la petite chanteuse Gabrica. Le terrible Yellicri révisait de payer à cette jolie fille quinze cents francs qu'apparemment il lui devait, puisque le tri- bunal, sollicité par le marquis Filorusso, Fa condamné, et par corps, à les payer. C'est dans son chagrin d'être obligé de payer que Yellicri a bâtonné le marquis. A peine remis de la peur ef- froyable que lui avaient causée les coupe-jarrets, le Filorusso a songé au théâtre de sa gloire, à Venise. « Là, s'est-il dit, j'ai vaincu l'éléphant*; là, Vellicri est entrepreneur du théâtre [impresa- rio)\ je lui ferai sifQer toutes ses pièces et le ruinerai.» En effet, a continué mon ami, depuis quelques mois on sifQe tous les opé- ras du théâtre de Yellicri^ et il perd de grosses sommes.

Yoilâ comment, avant Napoléon, était occupée la vie des Ita- liens : sous son règne, Yellicri eût été renvoyé à la rame pour deux ou trois ans, et le marquis mis en prison s*il se fût avisé de troubler le spectacle. Ce qui fait rire, c'est que le marquis Filorusso a contribué à ramener l'ordre de choses qui le laisse affliger par le bâton; il se promenait par hasard sur la place San Fedele pendant qu'on massacrait Prina.

VELLETRI.

6 février. — Nous n'avons passé que trois heures à Bome. J'ai vu de loin la coupole de Saint-Pierre, et n'y suis point allé : je l'avais promis à mon compagnon de voyage. Si j'ai vu le Coly- sée, c'est que la route de Naples passe tout près. La calèche s'est

  • Voir VElefanteidej satire admirable de M. Buratti. Chercher la des-

cription de la figure tombolaria. Jamais satirique n'égala M. Buratti pour la peinture du physique de ses héros : après l'avoir lu, on les reconnaît dans la rue. Don Jucm renferme bien des imitations de ce poète.


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 255

arrêtée, et nous avons parcouru le Golysée pendant dix minutes ; c'est sans doute Tune des cinq ou six chpses sublimes que j*aie vues en ma vie. Nous sommes entrés à Rome par <ïette fameuse porte du Peuple. Ab ! que nous sommes dupes ! cela est inférieur à rentrée de presque toutes les grandes villes de ma connais- sance : à mille lieues au-dessous de l'entrée à Paris par l'arc de triomphe de TËtoile. Les pédants, qui trouvaient dans la Rome moderne l'occasion d'étaler leur latin, nous ont persuadé qu'elle est belle : voilà le secret de la réputation de la ville éternelle. Notre calèche a été arrêtée dans la rue par la marche des troupes qui allaient passer une grande revue, en réjouissance de ce que le ministre de la guerre vient d'être fait archevêque. Fabius, uhi es? — Il règne dans les rues de Rome une odeur 4e choux pour- ris. — A travers les belles fenêtres des palais du Corso, on voit la misère de Tintérieur. Pour ménager les mœurs si pures des Italiens de Rome, le pape ne leur permet le spectacle que pen- dant le carnaval ; tout le reste de Tannée ils ont des comédiens de bois. On va défendre aux femmes de monter sur la scène, on aura des castrats à leur place. Nous dînons à VArmellino (dans le Corso, rue magnifique, étroite, et remplie de palais). On nous fait jurer, en visant nos passe-ports, que nous n'avons jamais servi Murai : c'est ainsi que ce mot est écrit dans le serment; on ne dit pas M. Murât ou le général Murât. Quelle grossièreté ! cela rappelle le Capet de la Révolution.

Nous sortons par la porte de Saint-Jean- de-Latran. Vue ma- gnifique de la voie Appienne, marquée par une suite de monu- ments en ruine ; admirable solitude de la campagne de Rome ; effet étrange des ruines au milieu de ce silence immense. Gom- ment décrire une telle sensation? J'ai eu trois heures de l'émo- tion la plus singulière : le respect y entrait pour beaucoup. Pour ne pas être obligé de parler, je feignais de dormir. J'auraij eu beaucoup plus de plaisir étant seul. La campagne de Rome, tra- versée par ses longs fragments d'aqueducs, est pour moi la plus sublime des tragédies. C'est une plaine magnifique sans aucune culture. J'ai fait arrêter la calèche pour lire deux ou trois in- scriptions romaines. Il y a quelque chose de naïf et de badaud dans mon respect passionné pour une inscription vraiment anti-


236 ŒUVRES DE STENDHAL.

que : il me semble que je me mettrais à genoux pour lire avec plus de plaisir une inscription vraiment gravée par les Romains dans le lieu où, pour la première fois, ils cessèrent de fuir, après Trasimène : j'y trouverais un grandiose qui, pendant huit jours, fournirait matière à mes rêveries; j'en aimerais jusqu'à la forme des lettres. Rien ne me révolte comme une inscription moderne : c'est ordinairement là que toute notre petitesse éclate hideuse- ment par ses superlatifs. Je réfléchis aujourd'hui sur mon émo- tion d'hier : mon passage à Rome, la vue de la campagne surtout m'a donné des nerfs. J*ai cru jusqu'à ces derniers temps détester les aristocrates; mon cœur croyait sincèrement marcher comme ma tête. Le banquier R*** me dit un jour : oc Je vois chez vous un élément aristocratique. » J'aurais juré d'en être à mille lieues. Je me suis en effet trouvé cette maladie : chercher à me corriger eût été duperie : je m'y livre avec délices.

Qu'est-ce que le moi? je n'eu sais rien. Je me suis un jour réveillé sur cette terre ; je me trouve lié à un corps, à un carac- tère, à une fortune. Irai-je m'amuser vainement à vouloir le£ changer, et cependant oublier de vivre? duperie : je me soumets à leurs défauts. Je me soumets à mon penchant aristocratique, après avoir déclamé dix ans, et de bonne foi, contre toute aris- tocratie. J'adore les nez romains, et pourtant, si je suis Français, je me soumets à n*avoir reçu du ciel qu'un nez champenois : qu'y faire? Les Romains ont été un grand mal pour Thumanité, mie maladie funeste qui a retardé la civilisation du monde : sans eux, nous en serions peut-être déjà en France au gouvernement des États-Unis d'Amérique. Ils ont détruit les aimables républi- ques de rÉtrurie. Chez nous, dans les Gaules, ils sont venus déranger nos ancêtres : nous ne pouvions pas être appelés des barbares; car enfin nous avions la liberté. Les Romains ont con- struit la machine compliquée nommée monarchie; et tout cela, pour préparer le règne infâme d'un Néron, d'un Galigula, et les folles discussions du Bas-Empire sur la lumière incréée du Tbabor.

Malgré tant de griefs, mon cœur est pour les Romains. Je ne vois pas ces républiques d'Etrurie, ces usages des Gaulois qu^ assuraient la liberté; je vois au contraire dans toutes les bistoî-


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res agir et vivre le peuple romain, el Ton a besoin de voir pour aimer. Voilà comment je m'explique ma passion pour les vestiges de la grandeur romaine, pour les ruines, pour les inscriptions. Ma faiblesse va plus loin : je trouve dans les églises très-anciennes des copies des temples païens. Les chrétiens, triomphants après tant d'années de persécution, démolissaient avec rage un temple de Jupiter, mais ils bâtissaient à côté une église à saint PauH. Ils se servaient des colonnes du temple de Jupiter qu'ils venaient de détruire ; et, comme ils n'avaient aucune idée des beaux-arts, ils copiaient sans s'en douter le temple païen.

Les moines et la féodalité, qui sont maintenant le pire des poi- sons, furent d'excellentes choses en leur temps : on ne faisait rien alors par vaine théorie; on obéissait aux besoins. Nos pri- vilégiés d'aujourd'hui proposent à un homme fait de se nourrir de lait et de marcher à la lisière. Rien de plus absurde : mais c'est ainsi que nous avons commencé. Pour moi, je regarde saint François d'Assise comme un très-grand homme. C'est peut-être en vertu de ce raisonnement, formé à mon insu, que je me trouve un certain penchant pour les églises cathédrales et les cérémo* nies antiques de rÉglise; mais il me les faut vraiment antiques: dès qu'il y a du saint Dominique et de rinquisition, je vois le massacre des Albigeois, les rigueurs salutaires de la Saint-Bar- thélémy, et, par une transition naturelle, les a s de Nimes,

en 1815. J'avoue que toute mou aristocratie m'abandonne à la ue hideuse de Trestaillous et de Trufémi.

Nous avons trouvé une vallée charmante en sortant d'Albano, tout de suite après le tombeau des Horace et des Curiace. C'est le premier joli paysage depuis Bologne et notre chère Lombar- die. Position singulière du palais Chigi; beaux arbres; vue de la mer ; paysage sublime ; architecture italo-grecque.

7 février. — A Terracine, dans celte auberge magnifique bâtie par ce Pie VI qui savait régner, l'on nous propose de sou- per avec les voyageurs arrivant de Naples. Je distingue, parmi


' Par exemple le fameux Saint-Paul hors des murs, à Rome, incendié en 1823, et que Ton va, dit-on, essayer de rebâtir au moyen d'un ordre de chevalerie dont on vendrait la croix (1826).


238 ŒUVRES DE STENDHAL.

sept à huit personnes, un très-bel homme blond, un peu chauve, de vingt-cinq à vingt-six ans. Je lui demande des nouvelles de Naples et surtout de la musique : il me répond par des idées nettes, brillantes et plaisantes. Je lui demande si j'aiTespoir de voir encore à Naples YOtello de Rossiui ; il répond en souriant. Je lui dis qu'à mes yeux Rossini est Tespoir de Técole d'Italie : c'est le seul homme qui soit né avec du génie ; et il fonde ses succès, non sur la richesse des accompagnements, mais sur la beauté des chants. Je vois chez mon homme une nuance d'em- barras ; les compagnons de voyage sourient : enfin, c'est Rossini lui-même. Heureusement, et par un grand hasard, je n'ai parlé ni de la paresse de ce beau génie ni de ses nombreux plagiais.

11 me dit que Naples veut une autre musique que Rome ; et Rome, une autre musique que Milan. Ils sont si peu payés! Il faut courir sans cesse d'un bout de l'Italie à l'autre, et le plus bel opéra ne leur rapporte pas deux mille francs. Il me dit que son Otello n'a réussi qu'à moitié, qu'il va à Rome faire une Ceri' drillon, et de là à Milan, pour composer la Pie voleuse à la Scala.

Ce pauvre homme de génie m'intéresse vivement, non qu'il ne soit très- gai et assez heureux; mais quelle pitié qu'il ne se trouve pas dans ce malheureux pays un souverain pour lui faire une pension de deux mille écus, et le mettre à même d'attendre l'heure de l'inspiration pour écrire ! Gomment avoir le courage de lui reprocher de faire un opéra en quinze jours? Il écrit sur une mauvaise table, au bruit de la cuisine de l'auberge, et avec l'encre boueuse qu'on lui apporte dans un vieux pot de pom- made. C'est l'homme d'Italie auquel je trouve le plus d'esprit, et certainement il ne s'en doute pas; car en ce pays le règne des pédants dure encore. Je lui disais mon enthousiasme pour Vlta- liana in Algeri; je lui demande ce qu'il aime le mieux de Vlta- liana ou de Tancredi; il me répond : « Le Matrimonio segreto.^ Il y a de la grâce ; car le Mariage secret est aussi oublié qu'à Paris les tragédies de Ducis. Pourquoi ne pas percevoir un droit sur les troupes qui jouent ses vingt opéras? Il me démontre qu'au milieu du désordre actuel cela n'est pas même proposable.

Nous restons à prendre du thé jusqu'à minuit passé : c'est la


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plus aimable de mes soirées d'Italie ; c'est la gaieté d'un homme heureux. Je me sépare enfm de ce grand compositeur avec un sentiment de mélancolie. Ganova et lui, voilà pourtant, grâce aux gouvernants, tout ce que possède aujourd'hui la terre du génie. Je me répète, avec une joie triste Texclamation de Falstaff ;

Tbere live not Ihree great men in En gland ; and one of them is poor and grows old.

[King Henri /V, first part, acte II, scène iv.)


8 février. — Je demande s'il y a spectacle : sur la réponse affirmative, j'y cours. J'ai bien fait : les Nozze in Campag^ia, musique pleine d'esprit du froid Guglielmi (Gis du grand com- positeur), ont été jouées et chantées avec toute la chaleur et tout l'ensemble possibles, par trois ou quatre pauvres diables qui gagnent huit francs chaque fois qu'ils jouent.

La prima donnuy grande femme bien faite, brune piquante et disinvolta, joue et chante avec tout le génie possible. J'oublie loute ma colère contre l'avilissement romain; je redeviens heu- reux. Le héros du libretto, qui a été payé trente francs au poète, est un seigneur amoureux d'une de ses sujettes (c'est le mot propre ici); la jeune fille va épouser un manant qui parle napoli- tain; à chaque fois que le seigneur arrive pour expliquer son amour, il survient quelque embarras, et il faut qu'il se cache. La jalousie tendre, véritable, désespérée du pauvre paysan inté- resse. Tous les patois sont naturels et plus près du cœur que les langues écrites : je n'entends pas deux mots de celui-ci. Deux heures de plaisir vif : je lie conversation avec mes voisins, admi- rateurs outrés de Napoléon^ ils disent que les juges commen- çaient à ne plus se faire payer : sur dix vols, il y en avait un de puni, etc., etc.

L'opéra finit à minuit : nous repartons à une heure. Les Au- trichiens ont mis des corps de garde à tous les quarts de lieue, et font enrager les voleurs, qui meurent de faim.


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HAPLES.

9 février. — Entrée grandiose : on descend une heure vers la mer par une large route creusée dans le roc tendre, sur lequel ta ville est bâtie. — Solidité des murs. — Albergo de' Poveri, premier édifice. Gela est bien autrement frappant que cette bon- bonnière si vantée, qu'on appelle à Rome la porte du Peuple.

Nous voici au palais dei Studj; on tourne à gauche, c'est la rue de Tolède. Voilà un des grands buts de mon voyage, la rue la plus peuplée et la plus gaie de l'univers. Le croira-t-on? nous avons couru les auberges pendant cinq heures ; il faut qu'il y ait ici deux ou trois mille Anglais; je me niche enfin au septième étage, mais c'est vis-à-vis Saint-Charles, et je vois le Vésuve et la mer.

Saint-Charles n'est pas ouvert ce soir ; nous courons aux Flo- rentins : c'est un petit théâtre en forme de fer à cheval allongé, excellent pour la musique, à peu près comme Louvois. Les billets sont numérotés ici comme à Rome : tous les premiers rangs sont pris. On joue Paul et Virginie , pièce à la mode de Gu- glielmi : je paye double, et j'ai un billet de seconde file. Salle brillante ; toutes les loges sont pleines, et de femmes très-parées, car ici ce n'est pas comme à Milan, il y a un lustre.

Symphonie extrêmement travaillée, trente ou quarante motifs se heurtent, ne se laissent pas le temps d'être compris et de toucher; travail difficile, sec et ennuyeux. On est déjà fatigué de musique quand la toile se lève.

Nous voyons Paul et Virginie : ce sont mesdemoiselles Chabran et Ganonici ; celle-ci, extrêmement miuaudière, fait Paul. Les amants sont égarés comme dans l'opéra français. Duetto plein de grâces affectées. Arrive le bon Domingo : c'est le fameux Casacia, le Potier de Naples, qui parle le jargon du peuple. Il est énorme, ce qui lui donne l'occasion de faire plusieurs lazzi assez plaisants. Quand il est assis, il entreprend, pour se donner un air d'aisance, de croiser les jambes : impossible ; l'effort qu'il fait l'entraîne sur son voisin : chute générale, comme dans un roman de Pigault-Lebrun. Cet acteur, appelé vulgairement Casa-


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ciello, est adoré du public ; il a la voix uasillarde d'un capucio. Â ce Ihéâlre, tout le monde chaule du uez. Il m'a paru se répé* ter souvent ; à la fm il m^amusail moins. Les gens du Nord sont difficiles pour la gaieté du Midi ; chez eux la détente du rire part difficilement. Domingo Gasaciello ramène Paul et Virginie à l'ha- bitation. Virginie a un père : c'est Texcellente basse-taille Pelle- grini ; c'est le Martin (le Naples ; il a de l'acteur français Tagililé de la voix et la froideur. 11 m'a toujours fait beaucoup de plaisir dans les airs qui n'exigent pas de passion. C'est un bel homme à l'italienne, avec un nez immense et une barbe noire : on le dit homme abonnes fortunes; ce que je sais, c'est qu'il est fort aimable.

Le capitaine de vaisseau est un ienore, joli garçon et glacial, provenant du pays de Venise, où il était sous-préfet. Mademoi- selle Chabran a une assez jolie voix; mais elle est encore plus froide que la Canonici et Pellegrini. Mademoiselle Chabran est bien inférieure à la petite Fabre de Milan, dont la 6gure épuisée a quelquefois l'air du sentiment. — Ensemble satisfaisant pour le vulgaire du grand monde : rien de choquant ; mais rien pour ^l'homme qui aime la peinture de la nature passionnée.

Le théâtre des Fiorentini est frais et joli. L>uverture de Tavant-scène est beaucoup trop étroite ; les décorations sont pi- toyables comme la musique, quoiqu'elle ait un grand succès et qu'on ait fait beaucoup de silence. Deux ou trois fois des chut multiplies ont annoncé des morceaux favoris. Musique lamenta- ble, toujours de la même couleur ; c'est un homme froid qui vise au sentiment. Rien de plus insipide ; mais les sots ont du goût pour l'opéra semi-seria; ils comprennent le malheur et non pas le comique. Il y a bien plus de véritable peinture du cœur humain dans les farces napolitaines, comme celles de Gapoue. On applaudit beaucoup Guglielmi, et les bravos viennent du cœur; ce qui n'em].êche pas que cette musique ne soit irrévo- cablement Vesprit voulant faire du génie : c'est la couleur du siècle. Que M. Guglielmi ne vient-il à Paris ? il y passerait tout d'une voix pour un grand homme. C'est Grétry ressuscité, et avec moins de petitesse dans la manière. Sa musique est aussi un peu perruque, qu'on me passe ce mauvais mot si pittoresque.


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Quelquefois Guglielmi se doane un air de fraîcheur, eu volant sans façon dix ou douze mesures à Bossini. C'est Natoire ou de Troye prenant une têle au Gufde.

12 février. — Voici enfin le grand jour de Touverture de Sainl-Charles : folies» torrents de peuple, salle éblouissante. Il faut donner et recevoir quelques coups de poings et de rudes poussées. Je me suis juré de ne pas me fâcher, et j'y ai réussi : mais j'ai perdu les deux basques de mon habit. Ma place au par- terre m*a coulé trente-deux carlins (quatorze francs), et mon dixième dans une loge aux iroisièmes, cinq sequins.

Au premier moment, je me suis cru transporté dans le palais de quelque empereur d'Orient. Mes yeux sont éblouis, mon âme ravie. Bien de plus frais, et cependant rien de plus majestueux, deux choses qui ne sont pas aisées à réunir. Cette première soi- rée est toute au plaisir : je n*ai pas la force de critiquer. Je suis harassé. À demain le récit des drôles de sensations qui sont venues effrayer les spectateurs. (12 J.)

13 février. — Même impression de respect et de joie en en- trant. Il n'y a rien en Europe, je ne dirai pas d'approchant, mais qui'puisse même de loin donner une idée de ceci. Cette salle, reconstruite en Irois cents jours, est un coup d'État : elle attache le- peuple au roi plus que cette constitution donnée à la Sicile, et que l'on voudrait avoir à Naples, qui vaut bien la Sicile. Tout Naples est ivre de bonheur. — Je suis si content de la salle, que j'ai été charmé de la musique et des ballets. La salle est or et argent, et les loges bleu-de-ciel foncé. Les ornements de la cloison qui sert de parapet aux loges sont en saillie : de là la magnificence. Ce sont des torches d'or groupées et entremêlées de grosses fleurs de lis. De temps en temps cet ornement, qui est de la plus grande richesse, est coupé par des bas-reliefs d'ar- gent. J'en ai compté, je crois, trente-six.

Les loges n'ont pas de rideaux et sont fort grandes. Je vois partout cinq ou six personnes sur le devant.

Il y a un lustre *.i:perbe, étincelanl de lumière, qui fait res- plendir de partout ces ornements d'or et d'argent : effet qui n'aurait pas lieu s'ils n'étaient en saillie. Bien de plus majes- tueux et de plus magnifique que la grande loge du roi^ au-dessus


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de la porte du milieu : elle repose sur deux palmiers d'or <le grandeur naturelle ; la draperie est en feuilles de métal, d'un rouge pâle ; la eouroime, ornement suranné, n'est pas trop ridi- cule. Par contraste avec la magnificence delà grande loge, ihn*y a rien de plus frais ni de plus élégant que les petites loges incog- nito placées au second rang, contre le théâtre. Le satin bleu, les ornements d'or et les glaces, sont distribués avec un goût que je n'ai vu nulle part en Italie. La lumière étincelante qui pénètre dans tous les coins de la salle permet de jouir des moindres détails.

Le plafond, peint sur toile, absolument dans le goût de Técole française ; c'est un des plus grands tableaux qui existent. Il en est de même de la toile. Rien de plus froid que ces deux pein- tures. — J'oubliais la terreur des femmes, le 12 au soir. Vers la cinquième ou sixième scène de la cantate, on commença à re- marquer que le théâtre se remplissait insensiblement d'une fumée obscure. Cette fumée augmei^. Vers les neuf heures, je jette les yeux par hasard sur madame la duchesse del G**^, dont la loge était à côté de la nôtre : je la trouve bien pâle ; elle se penche vers moi, et me dit avec un accent de terreur superbe : a Ah I santissima Madona ! le feu est à la salle ! Les mêmes gens qui ont manqué leur coup la première fois recommencent : qu'allons-nous devenir? » Elle était bien belle ; les yeux surtout étaient sublimes. « Madame, si vous n'avez rien de mieux qu'un ami de deux jours, je vous offre mon bras. » L'incendie Schwar- tzenberg me vint tout de suite à l'esprit. Tout en lui parlant, je me rappelle que je commençais à faire des réflexions sérieuses ; mais, en vérité, plus pour elle que pour moi. Nous étions aux troisièmes ; l'escalier est extrêmement roide : on allait s'y préci- piter. Absorbé dans la recherche des moyens d'échapper, ce ne fut que deux ou trois secondes après que je m'aperçus de 1 odeur de cette fumée. « C'est du brouillard, et ce n'est pas de la fumée, dis-je à notre belle voisine ; c'est la chaleur d'une telle foule qui fait sécher une salie si humide. » J'ai su que cette idée, qui s'était présentée à tout le monde, n'avait pas empêché d'avoir une belle peur, et que, sans le qu'endira-t'On?ei la présence de la cour, les loges eussent été vides en un instant. Vers minuit, je


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fis plusieurs visiles : les femmes élaient rendues de fatigue» les yeux cernés, des nerfs, le plaisir à mille lieues, etc., etc., etc.

14 février. — Je ne puis me lasser de Saint-Charles : les jouissances d'archi lecture sont si rares ! Pour les plaisirs de la musique, il ne faut pas les chercher ici : Ton n'entend pas. Quant aux Napolitains, c'est différent; ils jurent qu'ils entendent fort bien. Mon ami de Milan me présente dans plusieurs loges; les femmes se plaignent d'être trop vues : je me fais répéter ce reproche incroyable. Grâce à la profusion des lumières, ces dames sont en continuelle représentation ; ennui quadruplé par la présence d'une cour. Madame R*** regrette sincèrement les loges à rideaux du théâtre de la Scala. Le lustre détruit tout l'effet des décorations : il n'a pas grand' chose à faire, elles sont presque aussi mauvaises que celles de Paris. C'est un grand sei- gneur qui est à la tète des théâtres. Il y a dans ces décorations un défaut qui tue toute illusion : elles sont trop courtes de huit ou dix pouces; on voit sans cesse des pieds s'agiter sous les bases des colonnes ou entre les racines des arbres. Vous ne vous faites pas d'idée du ridicule de cette distraction : l'imagi- nation s'attache à ces jambes que l'on voit remuer, et veut de- viner ce qu'elles font.

J'ai trouvé ce soir à San Carlo une ancienne connaissance, M. le colonel Lange : il est ici commandant de place pour les Autrichiens, et m'a présenté à sa très-jolie femme. Après-demain je dînerai chez lui avec huit ou dix officiers autrichiens. Cela vaut mieux que la protection de mon ambassadeur.

La cantate du premier jour est de la flatterie du seizième siècle : vers et musique, tout en est assommant. En France, nous savons donner à la flatterie la plus fausse Tair naîf du vau- deville. Je croyais à M. Lampredi assez d'esprit pour suivre cette idée ^ L'homme de génie en ce genre est Métastase. C'est la

  • C'est l'auteur du*iscul bon journal littéraire, depuis Barelti, il Poli-

grafo, Miiin, 1811. Sous le nom de littérature, les autres donnent de lourdes dissertations, qui ne passeraient pas l'antichambre de l'Acadé- mie des inscriptions et belles-lettres, ou des vers dignes de Berthelle- mot. (Voyez la Biblioteca ilaliana, de Milan, journal payé à % Acerbi par le gouvernement Metternicb : c'est tout dire.)


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plus grande difOculté vaincue que je connaisse. — Je vais au cabinet liilcraire. Le Journal des Débats a été arrêté ces jours- ci comme trop libéral.

20 février. — C'est peut-être parce que Naples est une grande capitale comme Paris que je trouve si peu à écrire. Je passe bien mon temps ; mais, grâce au ciel, le soir je n*ai rien à dire de nouveau, et je puis me coucher sans travailler. Je suis reçu chez madame la princesse Belmoute, chez Taimable marquis Berio, avec une politesse parfaite ; comme cinq cents étrangers Tonl été avant moi, comme deux cents seront reçus l'année pro- chaine. Â quelques légères nuances près, c'est le ton des bonnes maisons de Paris. H y a plus de vivacité et surtout plus de bruit ici ; souvent la conversation est tellement criarde, qu'elle me fait mal auK oreilles. Naples est la seule capitale de Tltalie; toutes les autres grandes villes sont des Lyon renforcés.

25 février. — Je suis bien dupe, à mon âge, de m'être ima- giné que, dans une entreprise publique, l'attention pût se porter à la fois sur deux objets. Si la salle est superbe, la musique doit être mauvaise; si la musique est délicieuse, la salle sera pitoyable.

Le mérite d'avoir reconstruit cette salle est tout entier à un M. Barbaja : c*est un garçon de café milanais et fort bel homme qui en tenant les jeux a gagné des millions : il a bâti la salle sur les profits futurs de sa banque. Le vieux roi voulait madame Gatalani: bonne inspiration; il fallait y joindre Galli» Crivelli et Tachinardi ; mais M. Barbaja protège mademoiselle C***. Je ne sais qui protège Nozari, que nous avons vu si bon à Paris dans le rôle de Paolino ; mais il y a quatorze ans. Davide le fils est ce qu'il y a de mieux; on souffre des efforts que fait ce pauvre jeune homme pour lancer sa voix grêle et brillante dans ce vase énorme. Il a pris de Nozari Thabitudede certains trilles faits avec la voix de tête. Il a grand besoin déchanter sur un petit théâtre et d'avoir un bon maître ; c'est le meilleur ténor d'Italie : Tachi- nardi s'éteint, et Crivclli se glace.

L'orchestre m'a fait beaucoup de plaisir. 11 exécute avec fer- meté; les instruments qui entrent attaquent la note avec fran- chise. Il est aussi ferme que l'orchestre de Favart, et a plus de

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légèreté que ceux de Vienne : par là, ses piano acquièrent de la valeur.

Autant la pauvreté des décorations et la misère des costumes mettent Saint-Charles au-dessous de la Scala, autant les Napoli- tains remportent par le brillant de leur orchestre. Il y avait ce soir un bellissimo teatro: c*est-à-dire que tout était plein. Madame la princesse Belmonte remarque qu'au milieu de tant de surfaces brillantes les femmes semblent avoir des vêtements gris sale, et leurs joues des teintes plombées. Il faut employer pour les théâtres des teintes de gris, et non des couleurs brillantes.

Les Italiens ont une singulière passion pour les premières soi- rées des théâtres {pnme sere). Les gens les plus économes toute l'année dépensent fort bien quarante louis pour une loge le jour de l'ouverture. 11 y avait ce soir chez madame Formigîni des amateurs qui sont venus de Venise, et qui repartent demain. Avares pour les petites choses, ces gens-ci sont prodigues dans les grandes : c'est le contraire en France, où il y a plus de vanité que de passion.

La magnificence de San Carlo fait adorer le roi Ferdinand ; on le voit dans la loge partager les transports du public : ce mot partager fait oublier bien des choses. Anecdote de la pétition dans le berceau de la princesse nouvellement née^ pour sauver la vie de la belle San Felice, pendue en 1799. Un Napolitain, indigné du royalisme produit en moi par la belle architecture de San Carlo, me conte celte histoire : « Vous voyez un théâtre, me dit-il, et vous ne voyez pas les petites villes. » Il a raison de me rabrouer. Je conclus de ce qu'il me dit que le paysan napo- litain est un sauvage, heureux comme on Tétait à Otaïti avant l'arrivée des missionnaires méthodistes.

28 février. -- Je suis allé voir les tableaux du chevalier Ghigi, avec la jeune duchesse. Situation de roman bien singulière, mais trop délicate pour être traitée dans nos mœurs. Le prince Corvi, jaloux de ne pouvoir troubler la tendresse de la contes - sina Carolina, la mère de la duchesse, et du chevalier P***, les dénonce au mari, bon homme qui n'en croit rien ; mais de plus à deux filles charmantes et innocentes, de quinze à seize ans, les tendres amies de leur inère. Ces pauvres petites complotent


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de se faire religieuses : elles sont gênées avec leur mère, n*oseut plus lui parler. Enfin, Tainée tombe à ses pieds, fondant en lar- mes, et là lui dévoile toute la dénonciation du prince Gorvi, et leur résolution d'aller au couvent, pour ne pas vivre avec une impie. — Position de cette mère, qui adore son amant, et qui a de rhonneur. Elle conserve assez de présence d'esprit pour nier. Cette anecdote, dont le récit prend vingt minutes, est peut-être ce que j'ai rencontré de plus touchant et de plus beau cette année. L'Italie est grande comme la main, tous les gens riches se connaissent d'une ville à l'autre; sans cela, je conte- rais trente anecdotes, et supprimerais toutes les idées générales sur les mœurs : tout ce qui est vaguCf en ce genre, est fans. Le lecteur qui a voyagé de ,Paris à Saint-Cloud et ne connaît que les mœurs de son pays entend par les mots décence, vertu, duplicité, des choses matériellement différentes de celles que vous avez voulu désigner.

Par exemple, à Bologne, j'ai trouvé chez madame N'** une jeune femme, Ghita, dont la vie ferait un des romans les plus intéressants et les plus nobles ; mais il faudrait n'y rien changer : cette histoire occupe onze pages de mon journal. Quelle pein- ture vive des mœurs de TEurope actuelle et de la sensibilité ita- lienne! Gomme cela est supérieur à tous les romans inventés! quel imprévu et quel naturel dans les événements ! Le défaut des comédies de caractère, c'est qu'on prévoit toutes les occur- rences que le héros va rencontrer. Le héros que Ghita a tant aimé, et qu'elle aime encore, est fort commun; le mari jaloux, dans le même genre ; la mère, atroce et énergique ; la jeune femme seule est héroïque. Du reste, on pilerait toutes les femmes à sentiment de Paris ou de Londres, qu'on n'en tirerait pas un ca- ractère de cette profondeur et de cety^ énergie. Tout cela est caché sous l'air de la simplicité et souvent de la froideur. L'é- nergie qu'on trouve dans certains caractères de femmes de ce pays m'étonne toujours. Six mois après un mot indifférent que leur a dit leur amant, elles l'en récompensent ou s'en vengent; jamais d'oubli par faiblesse ou distraction, comme en France. Une Allemande pardonne tout, et, à force de dévouement, ou- blie. Quand les Anglaises ont de l'esprit, on retrouve chez elles


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cette profondeur de sentiment; mais quelquefois la pruderie le gâte.

La manière de sentir de Tltalie est absurde pour les habitants du Nord. Je ne conçois même pas, après y avoir rêvé un quart d'heure, par quelles explications, par quels mots on pourrait la leur faire entendre. — L'effort du bon sens des gens les plus distingués est de comprendre qu'ils ne peuvent pas comprendre. Gela se réduit à l'absurdité du tigre qui voudrait faire sentir au cerf les délices qu'il trouve à boire du sang.

Je sens moi-même que ce que je viens d'écrire est ridicule : ces secrets font partie de cette doctrine intérieure qu'il ne faut jamais communiquer.

2 mars. — Bénéfice de Duport. Il danse pour la dernière fois; c*est un événement à Naples.

J'ai oublié les décorations de son ballet de Cendrillon. Elles ont été dessinées par un peintre qui connaît les vraies lois du terrible. Le palais de la fée, avec les lampes funèbres, et cette figure gigantesque haute de soixante pieds qui perce la voûte, et, les yeux fermés, montre du doigt l'étoile fatale, laisse dans l'âme un souvenir durable. Mais la parole ne peut pas faire com- prendre à Paris ce genre de jouissance. Cette belle décoration manque par la couleur et le clair-obscur (les ombres et les clairs sont sans vigueur).

Une salle de danse au milieu des bois, copiée du Stone-Qenge, dans le même ballet de Cendrillon, et le palais de la fée, seraient remarquables même à Milan. On entend bien mieux en Lombar- die la magie de la couleur; mais quelquefois le dessin n'atteint pas à l'effet, faute de nouveauté. A Naples, les arbres sont verts, et, à la Scala, gris-bleu. Ce ballet de Cendrillon, et le Joconde, ballet de Vestris, sont dansés presque comme à Paris. La pré- sence de Marianne Gonti et de la Pallerini (mime remplie de gé- nie, comparable à madame Pasta) lui 6le la froideur de la danse française. Gette froideur et nos grâces courtisanesques sont très-bien représentées par madame Duport, Taglioni et ma- demoiselle TagUoni. Pour Duport, c'est une ancienne admira- tion, à laquelle je me suis trouvé (idèle. 11 m'amuse comme un jeune chat : je le regarderais danser des heures entières.


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 249

Ce soir, le public contenait avec peine son envie d'applaudir : le roi a donné Texemple. J*ai entendu la voix de Sa Majesté de ma loge, et les transports sont allés jusqu'à la fureur, laquelle a duré trois quarts d*heure. Duport a toute la légèreté que nous lui avons vue à Paris dans Figaro. Jamais on ne sent TefTort, peu à peu sa danse s'anime, et il unit par les transports et l'ivresse de la passion qu'il veut exprimer : c'est tout le degré d'expres- sion dont cet art est susceptible; ou du moins, pour être exact, je n'ai jamais rien vu de comparable. Vestris, Taglioni, comme tout le vulgaire des danseurs, d'abord ne peuvent pas cacher l'efTort; en second lieu, leur danse n'a point de progression,

«Ainsi ils n atteignent pas même à la volupté, premier but de l'art. Les femmes dansent mieux que les hommes ; Tadmiration, après la volupté, fait presque tout le domaine de cet art si borné. Les yeux, séduits par le brillant des décorations et la nouveauté des groupes, doivent disposer Tàme à une attention vive et tendre pour les passions que le^ pas vont peindre.

J*ai bien vu le contraste des deux écoles. Les Italiens admet- tent sans difBcullé la supériorité de la nôtre, et, sans s'en dou- ter, sont bien plus sensibles à la perfection de la leur. Duport doit être content, ce soir on l'a bien applaudi ; mais les vérita- bles transports ont été pour Marianne Gonti. J'avais un Fran- çais de bon ton à mes côtés, qui, transporté par la passion, est allé jusqu'à m'adresser la parole. Quelle indécence ! disait-il à tout moment. Il avait raison, et le public encore plus d'être ravi. Vindécence n'est à peu près qu'une chose de convention, et la danse est presque toute fondée sur un degré de volupté qu'on admire en Italie, et qui choque nos idées. Au milieu des pas les plus vifs, Vltalien n'a pas la plus petite idée 6^ indécence; il jouit de la perfection d'un art, comme nous des beaux vers de Cinna^ sans songer au ridicule de l'unité de lieu. Pour les im- pressions passagères, les défauts inaperçus n'existent pas. Ce qui est aimable à Paris est indécent à Genève : cela dépend du degré de pruderie inspiré par le prêtre de l'endroit. Les jésuites sont beaucoup plus favorables aux beaux-arts que le métho- disme.

Oà est le beau idéal de la danse ? jusquMci il u*y en a pas.

n.


250 ŒUTRES DE STENDHAL.

Gel art tient de trop près à rînfluence des climats et à notre orga- nisation physique. Le beau idéal changerait toutes les cent lieues.

L'école française vient seulement de donner la perfection de rexécution.

 présent, il faut qu'un homme de génie emploie celte per- fection. (Test comme la peinture quand Masaccio parut. Le grand homme dans ce genre est à Naples, mais y est méprisé. Vigano a donné li Zingari, ou les Bohémiens. Les Napolitains se sont imaginés qu'il voulait se moquer d'eux. Ce ballet a découvert une drôle de vérité, dont personne ne se doutait : c'est que les mœurs nationales du pays de Naples sont exactement les mœurs des Bohémiens. (Voyez les Nouvelles de Cervantes.) Voilà Vi- gano qui donne des leçons aux législateurs; tant les arts ont de rapports ! C'est en même temps un beau succès, dans un art si rebelle à l'expression, que de l'avoir forcé à peindre, et à pein- dre si bien, des mœurs et non pas des passions (des habitudes de l'âme dans la manière de chercher le bonheur, et non pas un état passager et violent). Une certaine danse, exécutée au son des chaudrons, a surtout choqué les Napolitains; ils se sont crus mystifiés : et hier un jeune capitaine, chez madame la princesse Belmonte, se mettait en fureur au seul nom de Vigano. Pour revenir à leur état naturel, les Napolitains auraient besoid de gagner deux batailles comme Âusterlitz et Marengo ; jusque-là ils seront susceptibles. — Mais, leur dirais-je volontiers, quoi de plus brave que M. de Roc* Rom* ? Est-ce la faute des gens bien élevés si des moines ont corrompu le bas peuple, si brave quand

il s'appelait Samnite, et si pleutre depuis qu'il ?

L'anecdocle de ce ballet a été un trait de lumière, et m'a mis sur la véritable voie pour étudier ce pays. Noverre, à ce qu'on dit, avait donné la volupté ; Vigano a avancé l'expression dans tous les genres. L'instinct de son art lui a même fait découvrir le vrai génie du ballet, le romantique par excellence. Tout ce que le drame parlé peut admettre de ce genre, Shakspeare l'a donné ; mais le Chêne de Bénévent est une bien autre fête pour l'imagination charmée que la Grotte d'imogène ou la Forêt des Ardennes du mélancolique Jacques. L'àme, emportée par le plaisir de la nouveauté, a des transports pendant cinq quarts


ROME, NAPLES ET FLORENCE, 251

d'heure de suite ; et, quoique ces plaisirs soient impossibles à exprimer par e'crit, de peur du ridicule, oa s'en souvient après de longues années. On ne peut pas peindre cet effet en peu de mois, il faut parler longtemps et émouvoir Timagina- tion des spectateurs. Au château de B'**, en France, madame R***, contant le ballet du Chêne de Bénéventy nous retenait au salon jusqu'à trois heures du matin. Il faut que Timagination du spec- tateur, pleine des souvenirs du théâtre espagnol et des Nouvelles Castillanes, développe elle-même toutes les situations ; il faut aussi qu'elle soit lasse des développements donnés par la pa- role. Chaque imagination émue par la musique prend son vol, et fait discourir à sa manière ces personnages qui ne parlent jamais. C'est ainsi que le ballet à la Vigano a une rapidité à la- quelle Shakspeare lui-même ne peut atteindre. Ce genre singu- lier va peut-être se perdre ; il eut son plus beau développement à Milan, dans les moments prospères du royaume d'Italie. Il faut de grandes richesses, et le pauvre théâtre de la Scala n'a peut- être pas deux ou trois ans de vie : le despote ne cherche point, comme Laurent de MédiciS; à masquer les chaînes et l'avilisse- ment des esprits par les jouissances des beaux-arts. La piété a fait supprimer les jeux dont les bénéfices alimeniaient la scène : peut-être même le souvenir de cet art se perdra-t-il tout à fait; il n'en restera que le nom, comme ceux de Roscius et de Pylade. Paris ne l'ayant point connu, il est resté obscur en Europe.

L'étranger auquel les Milanais parlent de Conolan, de Prome- thée, des Zingari, du Chêne de Bénévent, de Samandria liberata, pour peu qu'il n'ait pas d'imagination pittoresque, est glacé par les transports de son interlocuteur. Gomme l'imagination pitto- resque n'est pas notre fort en France S ce genre y tomberai^ tout à plat. Nos la Harpe ne peuvent pas même comprendre Métastase. Je n'ai vu que trois ou quatre ballets de Vigano. C'est une imagination dans le genre de Shakspeare, dont il ignore peut-être jusqu'au nom : il y a du génie du peintre ; il y a du génie musical dans cette tête. Souvent, lorsqu'il ne peut pas trouver un air qui exprime ce qu'il veut dire, il le fait.

  • Je soupçonne que ce sentiment existe en Ecosse.


232 * ŒUVRES DE STENDHAL.

Sans doute il y a des parlies absurdes dans le Prométhée ; mais au bout de dix ans le souvenir en est aussi frais que le premier jour, et Ton s*étonne encore. Une autre qualité bien singulière du génie de Vigano, c*est la patience. Environné de quatre- vingts danseurs, sur la scène de la Scala, ayant à ses pieds un orchestre de dix musiciens, il compose et fait impitoyablement recommencer, toute une matinée, dix mesures de son ballet qui lui semblent laisser à désirer. Rien de plus singulier : mais je m'étais juré de ne jnmais parler de Yigano.

J'ai été entraîné par des souvenirs délicieux. Deux heures sonnent : le Vésuve est en feu ; on voit couler la lave. Cette masse rouge se dessine sur un horizon du plus beau sombre. Je demeure trois quarts d'heure à contempler ce spectacle im- posant et si nouveau, perché à ma fenêtre au septième étage.

5 mars. — Ce soir, monsignor R. disait : c Le beau idéal de la danse sera fixé, par la suite, entre le genre de Duport et ce- lui de la Conti. Il faut la cour de quelque prince riche et volup- tueux : or c*est ce que nous ne verrons plus. Tout le monde cherche à mettre de côté quelques millions pour vivre du moins en riche particulier, si Ton tombe. Les princes d'ailleurs, vou- lant absolument résister à l'opinion, se taillent de l'inquiétude pour toute leur vie. Cette faute de calcul pourrait bien faire tomber les arts pendant le dix-neuvième siècle. Au vingtième, tous les peuples parleront politique, et liront le Moming-Chro- nulle, au lieu de claquer la Marianne Conti. »

Le genre froid du talent de mademoiselle Fanuy Bias ne peut absolument pas entrer dans le beau idéal de la danse, du moins hors de France. J*avoue que, si Ton me donnait à choisir entre ces deux moitiés du beau idéal, j'aimerais mieux la volupté vive et brillante de la Conti ^ Mademoiselle Milière vint danser


i Les ballets de M. Gardel n'ont absolument rien de commun avec ceut de Tiganô : c'est Gampistron comparé à Shakspeare. Vtganô aurait fait frémir pour Psyché : Gardel, la faisant tourmenter par les diables, tombe dans la même erreur que Shakspeare, lorsqu'il fait brûler les yeux, sur la scène, à un roi détrôné. L*imagination, qui n'est pas assez émue pour être à la hauteur de ce degré de terreur, s'amuse de la laideur des dia- bles et rit de leurs gritTes. vertes.


ROME, NAPLES ET FLOREl^GE. 253

à Milan, il y a huit ou dix ans, avec son talent de Paris ; elle fut siflQce. Elle a mis du feu dans sa danse : aujourd'hui elle est comblée d'applaudissements à la Scala, et serait sifflëe sans doute à Paris. — Je suis monté hier au Vésuve : c'est la plus grande fatigue que j'aie éprouvée de ma vie. Le diabolique, c'est de gravir le cône de cendre. Peut-être tout cela sera-t-il changé dans un mois. Le prétendu ermite est souvent un voleur converti ou non : bonne platitude écrite dans son livre et signée Bigot de Préameneu. 11 faudrait dix pages et le talent de madame Rad- cliffe pour décrire la vue dont on jouit en mangeant l'omelette apprêtée par Termite. Je ne dirai rien de Pompeia : c'est la chose la plus étonnante, la plus intéressante, la plus amusante que j'aie rencontrée ; par là seulement on connaît l'antiquité. Que d'idées sur les arts vous donnent la fresque duMinotaureet vingt autres ! Je vais à Pompeîa trois fois par semaine au moins.

14 mars. — Je sors du Joconde de Vestris III : c'est le petit- fils du diou de la danse. C'est une grande pauvreté que ce ballet. Celui de Duport ne vaut guère mieux : toujours des guirlandes, des fleurs, des écharpes dont les belles décorent leurs guerriers, ou que les bergères échangent avec leurs amants, et Ton danse en réjouissance de Técharpe. 11 y a loin de là au jeune époux de la Samandria liberata, rentrant dans son palais, dévoré de ja- lousie, et cependant se laissant aller à danser ce beau terzelto avec l'esclave nègre chargée de la musique du sérail, et sa femme. Ce pas entraînait tous les cœurs, on ne savait pourquoi. C'est un des grands traits de l'histoire de l'amour, la présence de ce qu'on aime faisant oublier tous les torts. Le goût français est comme ces jolies femmes qui ne veulent pas qu'on mette du noir dans leurs portraits : c'est un Boucher comparé à YHôpital de Jaffa de Gros. Sans doute ce genre perruque va s'éteindre ; mais nous serons éteints avant lui. Nous n'avons pas joui d'assez de sécurité pour que la révolution pût entrer dans l'art. Nous en sommes encore aux talents étiolés du siècle de Louis XV : MM. de Fontanes, Villemain, etc.

Ordinairement rien ne peut ajouter à mon mépris pour la musique française ; cependant les lettres de mes amis de France m'avaient presque séduit. J'étais sur le point de leur accorder


254 ŒUVRES DE STENDHAL.

les airs de gaieté et de pur agrément. Le ballet de Joconde finît toute discussion pour moi. Jamais je n'ai mieux senti la pauvreté, la sécheresse, l'impuissance prétentieuse de notre musique, dont on a rassemblé là les airs réputés les plus agréables, ceux qui me touchaient autrefois. Le sentiment du vrai beau remporte même sur les souvenirs de la jeunesse. Ce que je dis là sera pré- cisément le comble deTabsurde, et peut-être même de l'odieux, pour ceux qui n'ont pas vu le vrai beau. Mais il y a longtemps que les vrais patriotes ont dû jeter au feu ce volume et s'écrier ; « L'auteur n'est pas Français. » ,

La grandeur de la salle de San Carlo est admirable pour les ballets. Un escadron de quarante-huit chevaux manœuvre avec toute l'aisance possible dans la Cendrillon de Duport, dont ces chevaux et les divers genres de lutte forment un acte bien en- nuyeux, bien postiche et bien fait pour les esprits grossiers. Ces chevaux chargent au grand galop jusque sur la rampe. Ils sont montés par des Allemands ; jamais les gens du pays ne pour- raient s'en tirer. L'école de danse de San Carlo donne les plus belles espérances; mademoiselle Merci peut se faire un nom, mais elle est bien jolie. Sa danse a une physionomie. — Aujour- d'hui 14 mars, j'ai été sérieusement gêné par la chaleur, en examinant le taureau Farnèse, placé au milieu de celte délicieuse promenade de Chiaja, à vingt pas de la mer. Dans la campagne, tous les pommiers et amandiers sont en fleur. A Paris, on a en- core l'hiver pour deux mois; mais chaque soir a trouvé dans les salons deux ou trois idées nouvelles. Voilà un grand problème à résoudre : quel séjour préférer?

15 mars. — Bal charmant chez le roi. On devait être en mas- que de caractère ; mais bientôt on quitte le masque. Je m'amuse beaucoup de huit heures à quatre heures du matin. Tout Lon- dres était là; les Anglaises me semblent emporter la palme de la fête. 11 y avait cependant de bien jolies Napolitaines, entre autres cette pauvre petite comtesse N***, qui, tous les mois, va voir son ami à Terracine. Le mattre de la maison ne mérite pas les gran- des phrases à la Tacite qu'on fait contre lui en Europe : c'est le caractère de Western dans Tom Jones; ce prince se connaît en sangliers et non en proscriptions (1799, 1822). Je m'arrête; je


ROME, NAPLKS ET FLORENCE. 255

me suis promis de ne rien dire de tous les lieux où je serais en- tré sans payer : autrement le métier de voyageur devient eelui d'espion.

16 mars. '— Malgré mon profond mépris pour Tarchitecture moderne, on m'a mené ce malin chez M. Bianchi de Lugano, an- cien pensionnaire de Napoléon. Ses dessins sont assez exempts de cette foule d'ornements, d'angles, de ressauts, qui font la pe- titesse moderne (voir la cour du Louvre), et qu'on peut repren- dre même chez Michel-Ânge. Nos gens ne peuvent pas s'élever à comprendre que les anciens n'ont jamais rien fait pour omei\ et que chez eux le beau n'est que la saillie de Vutile, Comment nos artistes liraient-ils dans leur âme? Ce sont sans doute des hommes remplis d'honneur et d'esprit; mais Mozart avait de l'âme, et ils n'en ont pas. Une rêverie profonde et passionnée ne leur a jamais fait faire de folies; aussi ils ont le cordon noir, le- quel ennoblit.

M. Bianchi va construire à Naples l'église de Saint-François- de-Paule, vis-à-vis le palais. Le roi en confiera Texécution à M. Barbaglia, et nous la verrons finir en huit ou dix ans. La place est on ne peut pas plus mal choisie. Au lieu de bâtir là une église, il faudrait encore démolir une trentaine de maisons. La place d'une église serait sur le largo di Gastello : mais, d'un bout de l'Europe à l'autre, la sèche vanité s'est emparée de tous les cœurs, et les grands principes du beau sont invisibles* Bianchi a adopté la forme ronde, ce qui est une preuve qu*il a su voir Fantique ; mais il n'a pas su voir que les anciens se proposaient dans leurs temples un but contraire au nôtre i la religion des Grecs était une fête et non une menace. Le temple, sous ce beau ciel» n'était que le théâtre du sacrifice. Au lieu de s'agenouiller^ de se prosterner et de se frapper la poitrine, on exécutait des danses sacrées. Et que les hommes aient été. ......

L'amour du nouveau est le premier besoin de l'imagination de l'hommCi Je trouve chez M. Bianchi les deux hommes les plus forts du royaume^ le général Filangieri et le conseiller d'Etat Cuoco.

17 mars. — Je dépêcherai en bien peu de paroles ce que j'ai


256 ŒUVRES DE STENDHAL.

à dire de la musique enlendue à Saint-Charles. Je venais à Naples transporté d'espérance ; ce qui m*a fait encore le plus de plaisir, c'est la musique de Gapoue.

J'ai débuté à Saint-Gbarles par YOtello de Bossini. Rien de plus froid *. Il fallait bien du savoir-faire à Fauteur du libretto pour rendre insipide à ce point la tragédie la plus passionnée de tous les théâtres. Rossini Ta très-bien secondé : Touverture est d*une fraîcheur étonnante, délicieuse, facile à comprendre, et entraînante pour les ignorants, sans avoir rien de commun. Mais une musique pour Otello peut être tout cela, et rester encore à cent piques de ce qu'il faudrait. Il n'y a rien de trop profond, dans tout Mozart et dans les Sept Paroles de Haydn, pour un tel sujet. Il faut des sons horribles et toutes les richesses et les dis* sonances du genre enharmonique, pour Sagor (premier réci- tatif de ïOrfeo de Pergolèse). 11 me semble que Rossini ne sait pas sa langue de façon à pouvoir décrire de telles choses. D'ail- leurs, il est trop heureux, trop gai, trop gourmand.

Un ridicule particulier à l'Italie, c'est celui du père ou du mari d'une grande chanteuse : on appelle ce caractère le dom Procolo, Un jour le comte Somaglia donnait le bras à la Golbraa pour lui faire voir le théâtre de la Scala ; le père lui dit grave- ment : <K Vous êtes bien heureux, monsieur le comte ; savez-vous que des tètes couronnées ont coutume de donner le bras à ma fille? — Oubliez-vous que je suis marié? » réplique le comte. Cela a du sel en italien.

Après VOtello, il m*a fallu subir la Gabrielle de Vergy, musique d'un jeune homme de la maison Caraffa. C'est une servile imita- lion du style de Rossini. Davide, dans le rôle de Goucy, est un ténor divin *.


  • Pour me punir d'avoir ainsi pensé en i817, je laisse ce mot. J'étais

entraîné, à mon insu, par mon indignation contre le marquis Berio, au- teur de l'exécrable librello qui l'ait d'Otello un Barbe-Bleue. Dans la pein- ture des scnliments tendres, Bossini, maintenant éteint, est resté à mil!e lieues de Mozart et de Cimarosa ; en revanche, il a inventé une rapidité et un brillant inconnus à ces grands hommes.

  • Je trouve aujourd'hui des morceaux fort touchants dans cet opéra.

Quand on a entendu Nina Viganô chanter certains airs de BIM. GarafTa et


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 257

J'ai revu le Sargines de Paêr; mademoiselle Ghabran, des Flo- rentins, donnait de Fesprit à Davide. Celte musique célèbre m'a assommé lùï comme à Dresde. Le talent de Paêr est comme celui de M. de Chateaubriand ; j'ai beau me mettre en expérience, je ne puis le sentir; cela me semble toujours ridicule. M. de Cha* teaubriand m'impatiente : c'est un homme d'espril qui me croit tropbéte. M. Paêr m'ennuie; ses succès, très-réels, m'étonnent.

18 mars. — Ce soir, la troupe de San Carlo chantait VOtello au théâtre del Fondo. J'ai distingué quelques jolis motifs dont je ne me doutais pas, entre autres le duo du premier acte entre les deux femmes.

Les grands théâtres, comme San Carlo et la Scala, sont Tabus de la civilisation et non sa perfection. Il faut forcer toutes les nuances : dès lors il n'y a plus de nuances. Il faudrait élever les jeunes chanteurs dans la plus parfaite chasteté ; or désormais c'est ce qui est impossible : il fallait des cathédrales et des en- fants de chœur. On se plaint de voir Crivelli et Davide sans suc- cesseurs. Depuis qu'il n'y a plus de sopranos, il n'y a plus de science musicale au théâtre. Par désespoir, ces pauvres diables devenaient de profonds musiciens ; dans les morceaux d'ensem- ble, ils soutenaient toute la troupe ; ils donnaient du talent à la prima dona, qui était leiTr maîtresse. Nous devons deux ou trois grandes chanteuses à Veluti.

Aujourd'hui, dès que la mesure {il tempo) est un peu diffi- - cile, il n'en est plus question ; l'on se croit à un concert d'ama- teurs. C'est ce que M. le comte Galienberg expliquait fort bien hier chez M. le marquis Berio. Les Italiens sont bien loin des Allemands, dont la musique baroque, dure, sans idées, serait à faire sauter par la fenêtre, s'ils n'étaient pas les premiers tem- pistes du monde.

L'usage italien de couper les deux heures de musique par une heure de ballet est fondé sur le peu de force de nos or- ganes : il est absurde de donner de suite deux actes de mu- sique. Une petite salle rend le ballet à la Viganè impossible et

Pemichini, on sait que ces messieurs ont inventé la chanton ifaîienne. Voir il Travaeo delV anima»

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258 ŒUVRES DE STENDHAL.

ridicule : voiià le problème d'acoustique [proposé au& géomè- tres, et qu'ils mépriseront parce qu'il est trop difficile. Ne pour- rait-on pas adapter deux théâtres à la même salle? ou, le ballet fiui, couper la scène par une cloison assez forte pour renvoyer la voix dans la salle, laisser tomber, par exemple, une toile de tôle? ou bâtir un mur en caisses de bois garnies d'une peau de tambour du côté des spectateurs? Au théâtre Farnèse, à Parme, Je bruit d'un morceau de papier qu'on déchire au fond de la scène est entendu partout. Voilà le fait qu'il faudrait reproduire, mais qu'il est plus commode de nier. Les architectes italiens savent que Pair dépouillé d'oxygène arrête sur-le-champ les folies et les vagabondages de l'imagination.

19 mars. — San Carlo est décidément une affaire de parti pour les Napolitains : l'orgueil national, écrasé par la campa- gne et la mort de Joachim, s'est réfugié là. Voici la vérité : San Carlo, comme machine à musique, est tout à fait inférieur à la Scala. En séchant, il peut devenir moins sourd, mais il perdra tout l'éclat de ses dorures appliquées trop tôt sur des crépis frais. Les décorations sont bien plates, et qui plus est ne peu- vent pas être meilleures : le lustre les tue. La même cause em- pêche de voir la physionomie des acteurs.

20 mars. -— Ce soir, comme j'entrais à San Carlo, un garde m'a couru après pour me faire ôter mon chapeau. Dans une salle quatre fois grande comme l'Opéra de Paris, je n'avais pas aperçu je ne sais quel prince.

Paris est la première ville du monde, parce qu'on y est in- connu, et que la cour n'y forme qu'un spectacle intéressant.

 Naples, San Carlo n'ouvre que trois fois la semaine : ce n'est déjà plus un rendez- vous sûr pour tous les genres d'af- faires, comme la Scala. Vous courez les corridors; les titres les plus pompeux^ écrits sur les portes des loges, vous avertissent, en gros caractères, que vous n'êtes qu'un atome qu'une Excel- lence peut anéantir. Vous entrez avec votre chapeau : un héros de Tolentino vous poursuit. La Conti vous enchante, et vous voulez applaudir : la présence du roi fait un sacriiége de votre applaudissement. Vous voulez sortir de votre banc, au parterre, un grand seigneur garni de ses crachats» et dont vous accrochez


ROME, NAPLES ET FLORENCE , 259

la clef de chambelian avec voire chaîne de inoulre ( c'esl ce qui m'est arrivé hier) murmure du manque de respect. Ennuyé de tant de grandeurs, vous sortez, et demandez votre remise : les six chevaux de quelque princesse obstruent la porte pendant une heure ; il faut attendre et s'enrhumer.

Vivent les grandes villes où il n'y a pas de cour ! non pas à cause des souverains, qui en général sont égoïstes et bonnes gens, et qui surtout n'ont pas le temps de songer à un particu- lier, mais à cause des ministres et sous-ministres, dont chacun se fait centre de police et de vexation. Ce genre d'ennui, in- connu à Paris, est la vexation de tous les moments dans la plu- part des capitales du continent. Que veut-on que fassent huit ou dix ministres qui n'ont pas à eux tous la besogne d un préfet, et meurent d'envie d'administrer?

En arrivant à Naples, j'ai appris qu'un duc était directeur du spectacle : je me suis tout de suite attendu à quelque chose d'illibéral et de petitement vexatoire. Les gentilshommes de la chambre des Mémoires de Collé me sont venus à l'idée.

Les places, dans les banquettes du parteri'e, sont numérotées, et les onze premiers rangs seulement sont pris par MM. les ofli- ciers des gardes rouges , des gardes bleus, des gardes de la porte, etc., etc., ou distribués par faveur, sous forme d'abon- nement ; de manière que l'étranger qui arrive est relégué ù la douzième banquette. Ajoutez à cela l'espace très-vaste occupé par l'orchestre, et vous voyez le pauvre étranger reculé par delà le milieu de la salle, et absolument hors de portée d'en- tendre et de voir. Rien de tout cela à Milan ; toutes les places sont au premier venu. Dans cette ville heureuse, tout le monde est régal de tout le monde. A Naples, tel duc qui n'a pas mille écus de rente me coudoie insolemment, à cause de ses huit ou dix cordons. A Milan, des gens qui ont deux ou trois millions de revenu se rangent pour me faire place , pour peu que j'aie l'air pressé , à charge de revanche ; et vous avez peine à re- connaître les porteurs de ces noms célèbres, tant ils ont l'air simple et honnête. Ce soir, ennuyé de l'insolence du garde, je suis remonté dans ma loge; et j'ai encore eu le chagrin d'être croisé , en montant , par douze ou quinze grands cordons ou


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généraux, qui descendaient avec toul le poids de leur grandeur et de leur habit brodé. J'ai pensé qu'il fallait sans doute tout ce fatras de noblesse héréditaire, de privilèges insolents et de cor- dons, pour obtenir une armée courageuse.

Le ballet de Duport finit par Tapolbéose de Cendrillon. Elle est dans une forêt sombre ; une toile tombe, et Ton aperçoit un palais immense élevé sur une colline éclairée par la lumière magique de ces feux blancs dont on a l'usage à Milan, mais que Ton emploie bien mieux ici. Je sors, et je trouve Tescalier en- combré d'une foule immense. Il faut descendre, en marchant SUT les talons du voisin, trois rampes rapides. Les Napolitains appellent cela une beauté. Ils ont mis le parterre de leur théâtre au premier étage : voilà ce que, dans l'architecture moderne, on appelle une idée ingénieuse ; et, comme il n'y a qu'une seule rampe pour les deux ou trois mille spectateurs, et que cette rampe est toujours encombrée de domestiques et de décrotteurs, on peut juger des plaisirs de la descente.

En résumé, cette salle est superbe, la toile baissée. Je ne me dédis point, le premier coup d*œilest ravissant. La toile se lève, et vous allez de désappointements en désappointements. Vous êtes au parterre, MM. les gardes du corps vous relèguent à la douzième banquette. L'on n'entend pas du tout; l'on ne peut distinguer si l'acteur qui se démène là-bas est vieux ou jeune*. Vous montez à votre loge : une lumière éblouissante vous y poursuit. Pour vous dédommager des cris de la Golbran, vous voulez lire le journal en attendant le ballet : impossible ; il n'y a pas de rideaux. Vous êtes enrhumé, et vous voulez garder votre chapeau : impossible ; un prince honore le spectacle de sa présence. Vous vous réfugiez dans un café : c'est un couloir lugubre et étroit, d'un aspect abominable. Vous voulez aller au foyer, un escalier roide et incommode vous y fait arriver tout essoufflé.

21 mars. — Je me sens possédé par ce noir chagrin d'am- bition qui me poursuit depuis deux ans. À la manière des Orien- taux, il faut agir sur le physique. Je m'embarque, je fais quatre

  • Tout le jeu de madame Pasta serait perdu à celte distance.


ROME, NâPLES ËT FLORENCE. 261

heures de mer, et me voilà à Ischia, avec une letlre de recom- mandation pour don Fernando.

Il me conte qu'en 1806 il s'est retiré à Ischia, et qu'il n*a pas revu Naples depuis l'usurpation française, qu'il abhorre. Pour se consoler du manque de théâtre, il élève une quantité de rossi • gnols dans des volières superbes. « La musique, cet art sans mo- dèle dans la nature, autre que le chant des oiseaux, est aussi comme lui une suite é' interjections. Or une interjection est un cri de la passion, et jamais de la pensée. La pensée peut pro- duire la passion ; mais l'interjection n'est jamais que de l'émo- tion, et la musique ne saurait exprimer ce qui est sèchement pensé. » Cet amateur délicat ajoute : ce Mes alouettes ont quel- quefois le matin des falsetti qui me rappellent Marchesi et Pac- chiarotti. »

Je passe quatre heures fort agréables avec don Fernando, qui nous déleste, et les bons habitants d'ischia. Ce sont des sau- vages africains. Bonhomie de leur patois. , Ils vivent de leurs vignes. Presque pas de trace de civilisation, grand avantage

quand le p et ses r.... font toute la civilisation. Un homme

du peuple, à Naples, vous dit froidement : « L'année dernière, au mois d'août, j'eus un malheur; j> ce qui veut dire : « L'année der- nière, au mois d'août, j'assassinai un homme. » Si vous lui pro- posez de partir un dimanche à trois heures du matin, pour le Vésuve, il vous dit, frappé d'horreur: «Moi, manquer la sainte messe ! 9

Des rites s'apprennent par cœur : si vous admettez les bonnes actions, elles peuvent être plus ou moins bonnes : de là l'exa- men personnel, et nous arrivons au protestantisme et à la gaieté d'un méthodiste anglais.

22 mars. — Que je suis fâché de ne pas pouvoir parler du bal charmant donné par M. Lewis, l'auteur du Moine, chez madame Lusiugton, sa sœur! Au milieu des mœurs grossières des Napo- litains, cette pureté anglaise rafraîchit le sang. Je danse à la même écossaise que lord Chiches***, âgé de quatorze ans, et qui est simple aspirant à bord de la frégate arrivée hier. Les Anglais connaissent les miracles de l'éducation ; ils vont eu avoir be- soin : je lis sur la figure de quelques Américains qui étaient là


262 ŒUVRES DE STENDHAL.

que d'ici à trente ans TAngleterre sera réduite à n'être qu'heu- reuse. Lord N*** en est convenu. « Vous êtes abhorrés partout, mais surtout par les basses classes de la société. Les gens in- struits distinguent lord Grosvenor, lord Holland et le gros de la nation, de votre ministère. — Mais cette haine de l'Europe fût- elle vingt fois plus ardente, chaque Etat va avoir la colique pen- dant cent ans, pour arracher une constitution, et aucun n'aura de marine avant le vingtième siède. — Oui, mais les Améri- cains vous abhorrent, et vous attendent dans vingt ans avec cinq cents corsaires. Vous voyez bien que les Français ne sont plus vos ennemis naturels; la fuite de M. de Lavalette et l'emprunt ont commencé la réconciliation. Soyez bonnes gens avec nous ^ » — Parmi les épigrammes que j'ai eu à soutenir, en ma qualité de Français, celle-ci m'a touché. Il est des pays où se rassem- bler vingt dans une chambre pour injurier le gouvernement, s'appelle conspirer. Je vois, par certains indices, qu'on sau- rait mieux conspirer à Naples : il y aurait des actions et non pas des paroles. Ce pays-ci ne peut manquer d'avoir les deux Cham- bres avant vingt ans. On le vaincra dix fois, et il se révoltera onze. Le régime rétrograde est humiliant pour l'orgueil de la noblesse.

Lord N*", un des hommes les plus éclairés d'Angleterre, est convenu de tout en soupirant. — Je retrouve la jolie comtesse, qui va voir son amant à Terracine. Décidément les Anglaises l'emportent parla beauté. Milady Dou***, milady Lads***.

23 mars. — Ce soir, bal masqué. Je vais à la Fenice, et en- suite, à minuit et demi, à San Carlo. Je m'attendais à être ébloui : pas du tout. Le salon que l'on fait sur le théâtre, au lieu de la magnificence que les décorateurs de la Scala se plai- sent à étaler en cette occasion, est garni d'une belle toile blan- che, couverte de grosses fleurs de lis en papier d'or. Le billet ne coûte que six carlins (cinquante-deux sous). Canaille complète; le foyer, où il y a vingt tables couvertes d'or, est cependant


  • Quelques Anglais ayant remarqué, en 1815, la belle manufacture de

M, Taissaire, à Troyes, deux jours après un régiment des alliés vint briser tous les métiers,


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 265

mieux composé. Je m'amuse à voir jouer une jolie duchesse, avec laquelle j'ai dansé à la fête donnée chez le roi. Elle est assise à quatre pas de la table, et c'est son amant qui met son argent et le relire : sa belle physionomie n*a rien de Tair hideux des joueuses. Cet amant me parlait de beaux-arts un de ces jours» et de Paris : c Vous ne faites pas un geste, me disait-il; où il n'y ait bon ton, c'est-à-dire imitation : donc la peinture est impossible en France. Chez vos artistes les plus naïfs, le seul la Fontaine excepte, la naïveté est celle d'une jeune fille de dix- huit ans sans fortune qui a déjà manqué trois riches mariages. •

24 mars. — La belle Écossaise, madame la G. B.» me disait ce soir : ce Vos Français, qui brillent tant le premier moment, n'entendent rien à faire naître les grandes passions. Le premier jour il ne faut que réveiller Tattention : ces beautés brillantes, qui éblouissent d'abord, et qui ensuite perdent sans cesse, ne régnent qu'un instant. — Voilà, dis-je, qui m'explique la ma- nière très-froide dont je vais me séparer de SaintrCharles. »

Un prince napolitain, qui est là, se récrie beaucoup. Il réfute nos objections à la manière italienne, c'est-à-dire en répétant, et criant un peu plus, la phrase à laquelle on vient de ré- pondre. Je regardais dans la salle, espérant le faire finir faute d'écouteur, lorsque je m'aperçois qu'il répète à tous moments le mot baroque Agadaneca, C'est un opéra superbe, protégé par le ministre, dédié d'avance au roi, et que l'on répète depuis cinq mois. Tout le monde annonce que l'on aura enfin un spectacle digne de Saint-Charles.

6ALEBNE.

1" avril. — Voulez-vous trouver les procédés les plus révol- tants? Voyez l'inlérieur des manèges de la Calabre. Anecdotes incroyables qu'on m'a racontées ce matin. Je lisais à Bologne les historiens originaux du moyen âge, Capponi, Villani, Fiorti- fiocca, etc. Je trouvais à tous les moments des anecdotes telles que le massacre de Césèue par Clément VII, antipape ^ Et ce-

  • Poguii Uist f lib. II, la Cronaca Sanese : « E il Cardinale disse a

messer Jovanni, » etc., etc.


264 ŒUVRES DE STENDHAL.

pendant, au bout du compte, on se sent plein de respect et presque d'amitié pour ces figures colossales, les Gastruccio, les Guglielmino, les comtes de Virtù. Dans les histoires du dix- huitième siècle, il n'y a aucune de ces horreurs, et à la longue on se sent soulever le cœur de mépris. Je ne puis mépriser le Calabrais; c'est un sauvage croyant également à Tenfer, aux in- dulgences et à hjetatura (sort jeté par un magicien).

2 avril. — Ce que j'ai vu de plus curieux dans mon voyage, c'est Pompeî; on se sent transporté dans l'antiquité; et, pour peu qu'on ail Thabitude de ne croire que ce qui est prouvé, on en sait sur-le-champ plus qu'un savant. C'est un plaisir fort vif que de voir face à face cette antiquité sur laquelle on a lu tant de volumes. Je suis retourné aujourd'hui h Pompeï pour la onzième fois. Ce n'est pas le lieu d'en parler. On a découvert deux théâtres; il y en a un troisième à Herculanum; rien de plus entier que ces ruines. Je ne comprends pas le ton mystique avec lequel M. Schlegel vient nous parler des théâtres anciens; mais j'oubliais qu'il est Allemand, et apparemment moi, malheu- reux Français, je manque du sens intérieur. Le monde ayant commencé pour nous par des républiques héroïques, il est sim- ple que leur produit paraisse sublime à des âmes étiolées par la plate monarchie, comme Racine. Je sors de SaMl, au théâtre Nuovo. 11 faut que cette tragédie (d'Alfieri) agisse sur la natio- nalité intime des Italiens. Elle excite leurs transports. Ils trou- vent delà grâce tendre, à Vlmogènef dansMichol. Tout cela m'est invisible, de manière que j'ai fait la conversation avec le jeune marquis libéral, qui m'a prêté sa loge. Nous avions à côté de nous une jeune fille dont les yeux peignaient l'amour tendre et heureux avec une énergie que je n'ai jamais vue. Trois heures ont volé avec la rapidité de l'éclair. Son promis était avec elle, et la mère souffrait qu'il lui baisât la main.

Mon marquis me contait qu'on ne permet ici que trois tragé- dies d'Alfieri; à Rome, quatre; à Bologne, cinq; à Milan, sept; à Turin, point. Par conséquent, l'applaudir est une affaire de parti, et lui trouver des défauts est d'un ultra,

Alfieri manqua d*un public. Le vulgaire est nécessaire aux grands hommes, comme les soldais au général. Le sort d'Alfieri


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 265

fut (le rugir contre les préjugés et de finir par s'y soumettre. En politique, il ne conçut jamais l'immense bienfait d'une révolu- tion qui donnait les deux Chambres à l'Europe et à l'Amérique, et faisait maison nette. Alfieri est peut-être l'homme le plus pas- sionné qu'il y ait eu parmi les grands poètes. Mais, d'abord, il n'eut jamais qu'une passion ; et, en second lieu, ses vues furent toujours extrêmement étroites en politique. Il ne comprit jamais (voir les derniers livres de sa Vie *) que, pour faire une révolu- tion, il faut créer de nouveaux intérêts, id est de nouveaux pro- priétaires. D'abord, il n'avait pas d'esprit en ce genre; en se- cond lieu, il était noble, et noble piémontais'. L'insolence de quelques commis de la douane de Pantin, en lui demandant son passe-port, et le vol de douze ou quinze cents volumes, trouvant dans son cœur tous les préjugés nobiliaires, l'empêchèrent à ja- mais de comprendre le mécanisme de la liberté. Cette âme si haute qe vit pas que la condition sine qua non, pour écrire quelque chose de passable en politique, c'est de s'isoler des petits frot- tements personnels auxquels on peut avoir été exposé. Sur la lin de sa vie, il disait que, pour avoir du génie, il fallait être né gentilhomme; enfin, méprisant la littérature française jusqu'à la haine, il n'a fait qu'outrer le système étroit de Racine. Il n'y a peut-être rien au monde de plus ridicule, pour un Italien, que la pusillanimité de Britannicus ou la délicatesse de Bajazet. Plein de défiance, il veut voir, et toujours on lui fait des récits. Si son ardente imagination n'est pas nourrie par beaucoup de spectacle, elle se révolte et l'emporte ailleurs : aussi bâille-t-on beaucoup aux tragédies d'Alfieri. Jusqu'ici ce qu'il y a encore de plus adapté k l'Italie, c'est Richard III, Othello, ou Roméo et Juliette. M. Niccolini, qui continue Alfieri, est sur une fausse route. Voir Ino e Temisto»


  • Dans l'original, car )a police de Bonaparte a mutilé la traduction. Son

portrait est celui de toutes les grandes âmes de l'Italie actuelle . plus de rage que de lumières.

• Il n'a jamais su apprécier la bonté des souverains de l'auguste mai- son de Savoie. Des souverains tels que ceux qui occupent actuellement les trônes de Naples et de Sardaigne sont faits pour réconcilier à la mo- narchie les esprits les plus égarés par l'orgueil.

15.


266 ŒUVRES DE STENDHAL.

5 avril. — Agadaneca, grand opéra. Je n*ai jamais rien ouï de plus pompeusemenl plat : cela n'a duré que depuis sept heures jusqu'à minuit et demi, sans un seul moment de relâche, et sans le plus petit chant dans la musique. J'ai cru être rue Lepele- tier. Vivent les pièces protégées par la cour ! Ce qu'il y a de mieux, c'est une salle de l'appartement de Fingal (car nous sommes dans Ossian), garnie de tous les petits meubles à la mode inventés depuis peu à Paris. J'ai obtenu la faveur d'aller sur la scène. Les pauvres petites danseuses de Técole disaient : « Travailler cinq mois pour se voir sifflées de la sorte ! » Je faisais un compliment de condoléance à mademoiselle G***: « Ah! monsieur, le public est bien bon; je m'attendais qu'on nous jetterait les banquettes à la tête. » En effet, les auteurs, que je ne croyais que plats, sont des plus sots. Elle m'a montré leur dédicace au roi, imprimée dans le livret. Ils ressuscitent tout simplement, à ce qu'ils disent, les grands effets de la tra- gédie grecque.

La musique du troisième acte, qui est une espèce de ballet en danse pyrrhique, est de M. de Gallénberg. C'est un Allemand établi à Naples, et qui a du génie pour la musique à danser : celle d'aujourd'hui ne vaut rien ; mais j'en ai entendu dans César en Egypte et dans le Chevalier du Ternpley qui redoublait cette espèce d'ivresse produite dans la danse. Celte musique doit être une esquisse brillante, la mesure y acquiert une grande impor- tance ; elle n'admet pas les détails d'orchestre où Haydn triom- phe ; les cors y jouent un grand rôle. Le moment où César est admis dans la chambre à coucher de Cléopâtre a une musique digne des houris de Mahomet. Le génie mélancolique et volup- tueux du Tasse n'aurait pas désavoué l'apparition de l'ombre au . chevalier du Temple. Il a tué sa maîtresse sans la reconnaître. La nuit, égaré dans une forêt de la terre sainte, il passe près de son tombeau; elle lui apparaît, répond à ses transports en lui montrant le ciel, et s'évanouit. La figuré noble et pâle de la Bianchi, la tête passionnée de Molinari, la musique de Gallén- berg, formaient un ensemble qui ne sortira jamais de la mé- moire de mon âme.

A avril . — Je vais au théâtre Nuovo. La compagnie de' Marin!


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 267

y donne sa cent quatre-vingt-dix-septième représentation. Le gros Vestrisest le meilleur acteur d'Italie et du monde; il égale Mole et Island dans le Burbero benefico (Bourru bienfaisant), dans YAjo nelV imbarazzo, et dans je ne sais combien de mau- vaises rapsodies qu'il fait valoir. C'est un homme à voir vingt fois de suite sans ennui. Si mademoiselle Mars joue un r61e de folle ou de sotte, un pefit regard fm qui séduit un public vani- teux avertit qu'elle est la première à se moquer de son rôle et des gestes sots qu'elle va se permettre. Voilà un défaut que n'ont jamais Vestris ni madame Pasla.

Les Italiens, et surtout les Italiennes, mettent au premier rang de' Marini, que je viens devoir dans HBaronidiFelsheirriy pièce traduite de Pigault-Lebrun, et dans les Deux Pages. Pour des raisons à moi connues, le naturel simple ne plaît pas dans les livres en Italie ; il leur faut toujours de l'enflure et de l'emphase. Les Éloges de Thomas, le Génie du Christianisme, la Gaule poé- tique, et tous ces écrits poétiques qui, depuis dix ans, font notre gloire, semblent faits exprès pour les Italiens. La prose de Vol- taire, d'Hamilton, de Montesquieu, ne saurait les toucher. Voilà le principe sur lequel est fondée l'immense renommée de de' Ma- rini. II suit la nature, mais de loin; et l'emphase a encore des droits plus sacrés sur son cœur. Il a ravi toute l'Italie dans les rôles de jeunes premiers ; maintenant il a pris les pères nobles. Ce genre admettant l'enflure, il m'y a fait souvent plaisir.

La naïveté est une chose fort rare en Italie, et cependant per- sonne n'y peut souffrir la Nouvelle Héloïse, Le peu de naïveté que j'aie jamais rencontré, c'est chez mademoiselle Marcbioni, jeune fille dévorée de passions, qui joue tous les jours, souvent deux fois : vers les quatre heures, au théâtre en plein air, pour le peuple; le soir, aux lumières, pour la bonne compagnie. Elle m'a touché jusqu'au saisissement, à quatre heures, dans la Pie Voleuse, et, à huit, dans la Francesca da Rimini. Madame Tas- sari, qui joue dans la troupe de de' Marini, n'est pas mal dans ce genre. Son mari, Tassari, est un bon tyran.

Blanès, avant qu'il se fût enrichi par un mariage, était le Talma d'Italie. Il ne manquait ni de naturel ni de force : il était terrible dans YAlmachilde de Rosmunda. Celte reine, si mal-


«es ŒUVRES DE STENDHAL.

heureuse et si passîonaée^éiait représentée par madame P^landi, qui m'a toujours ennuyé, mais qui était fort applaudie.

Pertica, que j'ai vu ce soir, est un bon comique, surtout dans les rôles chargés. Il m'a fait bâiller à outrance dans le Poeta fanatico, une des plus ennuyeuses pièces de Goldoni, qu'on joue sans cesse. 6ela est vraû mais cela est si bas ! et cela dé- grade, aux yeux des gens grossiers, l'être le plus distingué de . la nature : un grand poète. Il a été fort applaudi dans le carac- tère de Brandt, et a mérité son succès, surtout à la fin, lorsqu'il dit à Frédéric II : Je vous écrirai une lettre.

Ce qui m'a frappé, c'est le public : jamais d'attention plus pro- fonde ; et^ chose incroyable à Naples, jamais de silence plus complet. Ce matin, à huit heures, il n'y avait plus de billets : j'ai été obligé de payer triple.

Je vois deux exceptions au patriotisme d'antichambre : la supériorité que les Italiens accordent à la danse française, et la curiosité d'enfant avec laquelle ils gobent les traductions de toutes les niaiseries sentimentales du théâtre allemand.

Applaudir à la danse française, c'est dire qu on a fait le voyage de Paris. Ils ont une sensibilité si profonde et si vraie, et ils lisent si peu, qu'un roman dialogué quelconque, pourvu qu'il y ait des événements, est sûr de toute la sympathie de ces âmes vierges. Depuis trente ans il n'a pas paru un roman d'amour en Italie. 11 parait que l'homme, fortement occupé d'une passion, n'est pas sensible même à la peinture la plus aimable de cette passion. Ils n'ont pas de feuille littéraire. Le spirituel Bertolotti, i'auieur d'Inès de Castro, me disait : « Donnez-moi une forte- resse, et j'oserai dire la vérité aux auteurs. »

On donnait pour petite pièce la Jeunesse de Henri V, comédie de Mercier, corrigée par M. Du val. Pertica a beaucoup fait rire le prince don Léopold, qui assistait -au spectacle : mais, bon Dieu 1 quelle charge comparé à Michaut ! Un prêtre italien, assis à côté de moi, ne pouvait concevoir le succès de cette pièce à Paris.

« Vous vous arrêtez aux mots, et n'arrivez pas jusqu'aux caractères : Henri V n'est qu'un niais. » Le comte Giraud, Ro- main, le Beaumarchais de ce pays, a fait deux ou trois pièces


ROME, NÂPLES ET FLORENCE. 269

comiques : VAjo nelV imhara%%o^ le Disperato per eccesso di buon core. L'avocat Nota, Sograâ, Fedei;ici, tombent sans cesse dans le drame, et même leurs comédies comiques sont faites pour une société moins avancée que la nôtre. Molière est à Picard ce que Picard est à Goldoni. Chez ce poète, le maître de maison qui invite à dîner est toujours obligé d'envoyer emprunter six couverts» parce qu'il a mis son argenterie en gage. Il faut se rappeler que Goldoni écrivait à Venise. Les nobles vénitiens Tauraient enterré sous les plombs s'il s'était avisé de peindre leur manière de vivre devant leurs sujets. Goldoni n'a pu exercer son talent que sur des malheureux de mœurs si basses, que je ne puis admettre avec eux nulle comparaison. Je ne puis rire à leurs dépens. Ce poète avait toute la vérilé d'un miroir, mais pas d'esprit. Falstaff manque tout à fait de bravoure person- nelle; et, malgré son étonnante lâcheté, il a tant d'esprit., que je ne puis le mépriser : il est digne que je rie à ses dépens. Fal- staiï est encore meilleur lorsqu'on le joue devant une nation triste, et qui tremble au seul nom du devoir auquel le gros che- valier manque sans cesse. Supposez que Tltalie, d'accord avec la Hongrie, arrache les deux Chambres au pouvoir, elle n'aura plus d'attention au service des beaux- arts : voilà ce qu'Alfieri et autres déclamateurs n'ont pas prévu. Si jamais les Italiens inven- tent un genre de comique, il aura la couleur du Philinte, de Fabre d'Églantiue, et la grâce du quatrième acte du Marchand de Venise, de Shakspeare, qui n'est pas celle de la comédie des GrâceSy de Sainte-Folx.

5 avril. — Je viens de faire trente milles inutiles. Caserte n'est qu'une caserne dans une position aussi ingrate que Versailles. A cause des tremblements de terre, les murs ont cinq pieds d'é- paisseur : cela fait, comme à Saint-Pierre, qu'on y a chaud en hiver et frais en été. Murât a essayé de faire finir ce palais : les peintures sont encore plus mauvaises qu'à Paris, mais les décors sont plus grandioses.

Pour me dépiquer, je vais à Portici et à Capo di Monte, posi- tions délicieuses, et telles qu'aucun roi de la terre ne peut en trouver. Jamais il n'y eut un tel ensemble de mer, de montagne et de civilisation. On est au milieu des plus beaux aspects de la


270 ŒUVRES DE STENDHAL.

nature ; et, trente-cinq minutes après, on entend chanter le Matrimonio segreto par Davide et Nozzari. Gonstantinople et Rio-Janeiro fussent-ils aussi beaux que Naples, voilà ce qu'on n'y verra jamais. Jamais le bon habitant de Montréal ou de Torneo ne se fera ridée d'une jolie Napolitaine formée par Tesprit à la Voltaire. Cet être charmant est encore plus rare que de jolies montagnes et une baie délicieuse. Mais, si je parlais plus long- temps de madame G***, je ferais naître le rû-e amer de Tenvie ou de rincrédulilé. Portici est pour Naples ce que Monte Gavallo est pour Rome. Les Italiens, qui ont la conviction intime et sans cesse démontrée que nous sommes des barbares pour tous les arts, ne peuvent se lasser d'admirer la fraîcheur et Télégance de nos ameublements.

Gomme je sortais du musée des peintures antiques de Portici, j'ai trouvé trois officiers de la marine anglaise qui y entraient. Il y a vingt-deux salles. Je suis parti au galop pour Naples; mais, avant d'être au pont de la Madeleine, j'ai été rejoint par les trois Anglais, qui m'ont dit le soir que ces tableaux étaient admira- bles et l'une des choses les plus curieuses de l'univers. Ils ont passé dans ce musée de trois à quatre minutes.

Ges peintures, si considérables aux yeux des vrais amateurs, sont des fresques enlevées à Pompeïa et à Herculanum. Il n'y a point de clair-obscur, peu de coloris, assez de dessin et beau- coup de facilité. La Reconnaissance (VOresie et dlphigénie en Tauride, et Thésée remercié par les jeunes Athéniens, pour les avoir délivrés du minotaure, m'ont fait plaisir. Il y a beaucoup de simplicité noble, et rien de théâtral. Gela ressemble à de mauvais tableaux du Dominiquin, en observant qu'il y a des fau- tes de dessin qu'on ne trouve pas chez ce grand homme. On trouve à Portici, parmi des quantités de petites fresques effa- cées, cinq ou six morceaux capitaux, de la grandeur de la Sainte Cécile de Raphaël. Ges fresques ornaient une salle de bain à Herculanum. 11 faut être sot comme un savant pour prétendre que cela est supérieur au quinzième siècle : ça n'est qu'extrê - mement curieux; cela prouve l'existence d'un style très-élevé, comme les papiers de tenture fabriqués à Mâcon prouvent l'exis- tence de David.


ROME, NAPLES ET FLORENCE. S71

6 avril 1817. — Le Journal de Naples défend le théâtre de Saint-Charles contre la Gazette de Gênes, Je crois que tous les dieux et déesses de la mythologie et tous les poètes latins sont cités dans cet article» qui a beaucoup de succès : c*est d'ailleurs un tissu de mensonges. J'ai presque envie de le transcrire pour punir le lecteur, s'il eu est, qui ne croit pas aveuglément à tou- tes mes histoires et aux conséquences que j'en lire.

Le Martin Scribkrius d'Arbuthnot est oublié à Londres, comme une comédie qui a tué son Ridicule. Scriblenus est de 1714. Lltalie est à point pour cette comédie, en 1817.

L'abbé Taddei (le rédacteur du Journal des DeuxSiciles) est bien plus ridicule que les M*** et les G*** de Paris ; mais il n'est pas odieux. Le général autrichien lui a défendu d'appeler les gens mauvais citoyens. Le bon sens germanique de ces braves Autrichiens a sauvé celte fois de grandes horreurs à Naples.

7 avril. — Je retourne chez de* Marini. Us ont des habits su- perbes, toute la dépouille des sénateurs et des chambellans de Napoléon, que ceux-ci ont eu la lâcheté de vendre. Ces habits font la moitié du succès ; tous mes voisins se récrient. Je reçois de drôles de confidences. La meilleure recommandation actuel- lement en Italie, c'est d'être Français et Français sans emploi.

Sur les minuit je vais prendre du thé avec des Grecs qui étu- dient ici la médecine. Si j'avais eu le temps, je serais allé à Cor- fou. Il paraît que l'opposition y fonne des âmes.

Les choses qu'il faut aux arts pour prospérer sont souvent contraires à celles qu'il faut aux nations pour être heureuses. De plus, leur empire ne peut durer : il faut beaucoup d'oisiveté et des passions fortes; mais l'oisiveté fait naître la politesse, et la politesse anéantit les passions. Donc il est impossible de créer une nation pour les arts. Toutes les âmes généreuses désirent avec ardeur la résurrection de la Grèce ; mais on obtiendrait quelque chose de semblable aux Etats-Unis d'Amérique, et non le siècle de Périclès. On arrive au gouvernement de Vopinion ; donc l'opinion n'aura pas le temps de se passionner pour les arts. Qu'importe? la liberté est le nécessaire, et les arts un superflu duquel on peut fort bien se passer.


272 ŒUVRES DE STENDHAL.


PŒSTUH.


30 avril. — 11 y aurait trop à dire sur Tarchitecture des tem- ples de Pœslum et des choses trop difficiles à comprendre. Mon <^ompagnon de voyage, Taimable T***, qui compte des parents dans les deux partis, et n'avait que quinze ans en 1799, lors de la révolution de Naples, vient de me conter cet événement bi- zarre :

a Une femme de génie régnait à Naples. D'abord admiratrice passionnée de la Révolution française par jalousie contre quel- qu'un, bientôt elle comprit le danger de tous les trônes et les combattit avec fureur. Si je n'étais pas reine à Naples, dit-elle un jour, je voudrais être Robespierre. Et Ton voyait, dans un des boudoirs de la reine, un immense tableau représentant Tinstru- ment du supplice de sa sœur.

« Saisi de terreur au bruit des premières victoires de Bona- parte, le gouvernement des Deux-Siciles implora et obtint la paix. Un ambassadeur républicain arriva à Naples, et la haine redoubla chez le faible humilié.

« Un vendredi le roi vint au théâtre des Florentins voir Pinotti, le célèbre acteur comique. De sa loge, qui était à Tavant-scène» il remarqua le citoyen Trouvé, placé précisément en face. Le citoyen ambassadeur portait le costume de sa cour : les cheveux sans poudre et le pantalon collant. Le roi sort, effrayé de voir des cheveux sans poudre. On remarqua au parterre quinze ou vingt têtes noires. S. M. dit un mot à Tofficier de service, qui appela le fameux Gancelieri, factotum de la police militaire. Le théâtre des Florentins fut cerné; et, à la sortie des spectateurs, Gancelieri demanda à chacun : « Êtes-vous Napolitain? » Sept jeunes gens, appartenant aux premières familles de TÉtat, et qui n'avaient pas de poudre, furent conduits au fort Saint-Elme. Le lendemain on les revêtit de la capote de soldat ; on leur attacha une queue postiche longue de dix-huit pouces, et on les embarqua en qua* lité de simples soldats pour un régiment qui servait en Sicile. Un jeune Napolitain, d'une naissance illustre, fut condamné aux fers, pour avoir joué un concerto de violon avec un Français.


ROME, NÂPLES ET FLORENCE. 273

c Le Directoire de la République française venait d'exiler eu Egypte les meilleures troupes et le plus grand général de la Ré- publique. La nouvelle de la défaite d*Aboukir arriva à la cour de Naples, qui fit illuminer; et, bientôt après (12 septembre 1798), ce gouvernement fit une levée de quarante mille hommes. Les deux tiers du numéraire effectif du royaume étaient déposés dans six banques, qui émettaient des billets de reconnaissance (fedi di crédite). Cette confiance ridicule sous le despotisme finit comme il était naturel. Le roi s'empara des fonds déposés; on mit en vente le bien des luoghi pii (achetés avec empressement)^ et bientôt une armée napolitaine, forte de qualre-vingt mille hom^mes, se trouva sur les frontières de la république romaine / occupée alors par quinze mille Français; mais le roi ne voulait attaquer qu'après l'Autriche. Un courrier supposé arriva de Vienne avec la nouvelle de Tattaque. On découvrit, peu après, que ce courrier était Français de naissance, et Ton fit massacrer ce témoin dangereux sous les yeux mêmes du roi, qui, rempli de terreur à la vue des menées jacobines, envoya-Fordre d'attaquer. Son armée s'empara de Rome ; mais cette armée fut mise en dé* route, et, le 24 décembre 1798, Ferdinand s*embarqua pour la Sicile, laissant à Naples l'ordre de détruire les blés, les vaisseaux, les canons, la poudre, etc., etc. La peur de la cour était préma- turée : le général Mack capitula avec le général Ghampionnel, et conserva Naples. Mais bientôt cette ville s'insurge ; les lazza- roni massacrent et brûlent le duc deTorre et son frère, le savant don Clément Filo-Marino. Les patriotes effrayés appellent Cham- pionnet, qui répond qu'il marchera quand il verra l'étendard tri- colore flotter sur le fort Saint-Elme. Les patriotes, ayant M. de Montemiletto à leur tête, s emparent du fort Saint-Elme par stra- tagème, et, le 21 janvier 1799, le général républicain attaque Naples à la tête de six mille hommes. Les lazzaroni se battent avec acharnement et le plus grand courage. Ghampionnet entre à Naples le 23 janvier, et nomme un gouvernement provisoire, composé de vingt-quatre personnes, auxquelles il dit : « La « France, maîtresse de Naples par le droit des armes et par la « désertion du roi, fait don de sa conquête aux Napolitains, et « leur donne à la fois la liberté et T indépendance. » Tous les


274 ŒUVRES DE STENDHAL.

imprudents se crurent libres ; les provinces partagèrent Tivresse de la capitale. La plupart des évéques protestèrent officiellement de leur attachement à la république, et le clergé, revêtu de son costume, assista partout à la plantation de Tarbre de la liberté. Cependant le cardinal Ruflb, le seul homme de tête du parti royal, n'avait pas abandonné le sol de lltalie : il était à Reggio de Gatabre, à cent cinquante lieues de Pfaples, prêt à s'embar- quer si le péril devenait trop pressant, mais ne perdant pas un moment pour organiser une Vendée contre la république par- thénopéenne. Le G. Ruffo avait sa fortune à faire : non-seulement il promit le paradis à tous les braves qui trouveraient la mort dans cette croisade; mais, ce qui est plus adroit, il eut Fart de se faire croire. Les Anglais avaient occupé rtle de Procida, à six lieues de Naples, ils inquiétaient la côte par des débarquements. Les patriotes faits prisonniers étaient envoyés à Procida et condamnés à mort par uu tribunal dont la cour de Naples avait donné la présidence à Taffreux Speziale. Les troupes françaises, en fort petit nombre, entreprirent quelques excursions assez imprudentes, et toutefois dissipèrent et fusillèrent tous les par- tisans du cardinal Ruffo qu'on put rencontrer. Le régime répu- blicain n'existait réellement que dans les murs de r^aples et dans quelques provinces plus ou moins protégées par celte capitale. Mais Teuthousiasme était à son comble parmi tout ce qui savait lire. Les Français firent détruire les armes qui auraient pu ser- vir à leurs amis les républicains, et leur défendirent de lever des troupes. Bientôt arriva la fatale nouvelle des victoires de Suwa- roO* en Lombardie ; et Tarmée française, sous les ordres du gé- néral Macdonald, donnant, suivant Tusage, de faux prétextes à son mouvement, se rendit à Gaserte, abandonnant T^aples et la nouvelle république. L'humanité eût fait une loi aux Français d'avertir quelques heures d'avance les patriotes napolitains et de leur donner les moyens de se sauver. Loin de là, les patriotes envoyèrent une députalion au citoyen Abrial, commissaire du Directoire, alors à Gapoue : a Avouez-nous, par grâce, si vous c nous abandonnez, dirent les patriotes; nous allons tous quit- « ter Naples. — Abandonner les républicains ! s'écria le citoyen « Abrial : je vous emporterais plutôt tous sur mes épaules ! » Et


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 215

il fit le geste du pieux Ënée. Ce mot a retardé de trente ans la civilisation du royaume de Naples.

« Six semaines après le départ des Français, cette ville tomba au pouvoir de Tarmée alliée, composée de royalistes napoli- tains, d'Anglais, de Russes et de Turcs. Les patriotes, après s*étre assez bien battus, se réfugièrent dans les forts. Celui d'Avigliano, près du pont de la Madeleine, défendu par les élè- ves en médecine, fut le premier à capituler. En y entrant, les vainqueurs se mirent à égorger les patriotes. Sur-le-champ, ceux-ci se dévouent à une mort glorieuse, mettent le feu aux poudres : quatre cents royalistes et tous les patriotes, à Tex- ception de deux, périssent par cette explosion.

« Pendant ce temps, les horreurs les plus révoltantes et les plus singulières étaient exercées dans les rues de la ville par la populace révoltée et par les royalistes. Des femmes de la pre- mière distinction étaient conduites nues au supplice : la célèbre duchesse de Popoli en fut quitte pour la prison, où on la m(?na nue en chemise, après lui avoir fait subir les plus infâmes plai- santeries. Les patriotes occupaient encore dans la ville les forts de Gastel Nuovo, de Caslel del Oro, et le petit fort de Castella- mare, à six lieues de Naples. Ce fort se rendit au commodore Foote, nom encore respecté à Naples après dix-sept années et tant d'événements. Foote fit exécuter la capitulation. Cet exem- ple décida les défenseurs des deux forts de la ville, qui, man- quant de vivres et de munitions, se résignèrent à capituler avec « les troupes du roi des Deux-Siciles, du roi d'Angleterre, de « Tempereur de toutes les Russies et de la Porte ottomane, i» (Tels sont les propres termes de Tarticle i*' de la capitulation du 5 messidor an VU, approuvée par le trop fameux chef de bri- gade Méjan, commandant français du fort Sain t-Elme, et signée par le cardinal Ruffo, Edward James Foote, et les commandants russe et turc.) L'article 4 porte : « Les personnes et les proprié- « tés de tous les individus composant les deux garnisons (de « Castel Nuovo et de Caslel del Oro) seront respectées et ga- « ranties. » L'article 5 est ainsi conçu : « Tous lesdits individus « auront le choix de s'embarquer sur des bâtiments parlemen- « taires qui leur seront fournis pour se rendre à Toulon, ou


276 ŒUVRES DE STENDHAL.

« de rester à Naples, sans y êire inquiétés, ni eux, ni leurs fa- c milles. »

a Les'royalistes ont lougtemps nié Texistence de cette capitu- lation : malheureusement pour les bous principes, Toriginai s'en est retrouvé.

« Quinze cents patriotes appartenant à la garnison des deux forts déclarèrent T intention de quitter leur pays; malheureu- sement, tandis qu*ils attendaient les bâtiments qui devaient les transporter à Toulon, le lord Nelson arriva devant Naples avec sa flotte, sur laquelle se trouvaient l'ambassadeur anglais et sa femme, la fameuse lady Hearlh Hamilton.

« Le soir du 26 juin, les patriotes se rendirent sur les navires qui leur étaient destinés ; le 27, sous Tinspection d'ofliciers an- glais, chaque transport fut amarré sous le canon d'un vaisseau anglais. Le jour suivant, tout ce qu'il y avait de marquant parmi les patriotes fut transporté à bord du vaisseau amiral de lord Nehon. On remarquait parmi eux le célèbre Domenico Gerilli, qui avait été pendant trente ans l'ami et le médecin de sir Wil- liam Hamilton. Lady Hamilton monta sur le pont du vaisseau de son amant, pour voir Gerilli et les autres rebelles, à qui ou ve- nait de lier les pieds et les mains. Là se trouvait, non-seule- ment l'élite de la nation, mais, ce qui doit être plus considéra- ble pour un pair d'Angleterre, tout ce qu'il y avait de plus noble parmi les grands seigneurs de la cour. Après qu'on eut passé la revue de ces iUustres victimes, on les distribua sur les vais- seaux de la flotte. Enfin, le roi Ferdinand III arriva de Sicile sur une frégate anglaise, et s'empressa de déclarer, par un édit, que jamais son intention n'avait pu être de capituler avec des rebelles. Par un second édit, les biens desdits rebelles furent confisqués. Le commodore Foote, l'honneur de sa nation et de l'humanité, voyant ainsi exécuter un acte qu'il avait revêtu de sa signature, donna sa démission (conduite non imitée à Gènes).

Les patriotes adressèrent à lord Nelson un placet écrit eu français et rempli de fautes d'orthographe : ils réclamaient l'exé- cution de la capitulation. Lord Nelson leur renvoya le placet avec ces mots écrits de sa main au bas de la dernière page :

c I bave shown your paper to your gracious king; ^ho must


ROME, NAPLES Eï FLORENCE. 277

« be the best and only juge of tbe merils aad demerils of bis < subjecls.

« Nelson. » -

« J'ai montré votre placet à votre gracieux souverain, qui « certes est le meilleur et le seul juge des mérites et des démc- « rites de ses sujets.

« Nelson. »

« L'épilbète de gracieuxy donnée au roi de Naples dans une telle circonstance, montre tout le ridicule de Taristocratie an- glaise. M. de T*** aurait dit d'une telle réponse : « Je ne sais « pas si c'est un crime; mais cela est bien sot. »

a De toutes parts le vaisseau de Tamiral Nelson, sur lequel s'était rendu le roi Ferdinand, se trouvait environné de felou- ques, tartanes et autres bâtiments servant de prison pour les patriotes. On les y avait entassés comme des nègres : dépouillés de leurs babits par les lazzaroni qui les avaient arrêtés, abreu- vés avec de Teau pourrie, chargés de vermine, ils étaient expo- sés aux rayons d'un soleil brûlant ; et ce qui incommodait le plus ces malheureux, c'était le manque de chapeaux. Les dépu- tations de lazzaroni, qui venaient sans cesse contempler le roi, les accablaient d'imprécations. Tous les matins, par les écou- tilles de leur prison, les patriotes voyaient lady Ilamilton partir avec lord Nelson pour aller visiter fiaja, Pouzzoles, Iscbia et les autres sites délicieux de la baie de Naples ; l'yacht magnifique qui la portait était manœuvré par vingt-quatre matelots anglais chantant : Rule Britannia. Le libertinage de Nelson et le senti- ment du même genre qui unissait lady Uamilton à *** décidait de leur sort. Miss Hearth, depuis lady Hamillon, était renommée pour sa rare beauté, et avait longtemps servi de modèle à Rome, où elle coûtait six francs aux élèves en peinture. Le premier acte de sévérité tomba sur saint Janvier, accusé d'avoir protégé la république : le roi ordonna la confiscation de ses biei». Saint Janvier fut remplacé par saint Antoine, et le canon hàrétique des Anglais célébra la promotion de saint Antoine. /

c Bientôt les plus distingués d'entre les patriotes furent transférés dans les cachots des forts. Presque chaque jour il y


278 ŒUVRES DE STENDHAL.

avait Mue nouvelle visite à bord des uavires servant de prison, et tout s*exécutait avec la coopération des ofliciers anglais.

fic A son arrivée dans la baie, Tamiral Nelson avait fait affi- cher une proclamation, par laquelle il ordonnait à tous ceux qui avaient accepté des emplois de la république, ou qui s'é- taient montrés favorables à ses principes, de se rendre à Gastel- Nuovo. Là, ces malheureui devaient donner leur nom et leur adresse, ainsi que le détail de ce quMls avaient fait pendant la durée de la république. L'amiral Nelson promettait de protéger et de mettre à Tabri de toute poursuite ceux qui feraient ces déclarations. Un nombre considérable de dupes donna dans le piège tendu par TAnglais. Trois magistrats, également célèbres par leur science et leur probité, et respectés de tous les partis, vinrent se faire inscrire : ce furent Dragonetti, Gianotti et Go- lace ; le dernier fut bientôt pendu.

« Le 12 août 1799, ou permit à cinq cents patriotes, qui se trouvaient encore dans les navires-prisons, de faire voile pour Toulon. Ils signèrent avant de partir un acte singulier, mais légal à Naples : chacun individuellement promit de ne jamais mettre les pieds dans les États du roi, et ce, sous peine de la vie; reconnaissant dans ce cas, à tout sujet du roi le droit do les mettre à mort, sans pouvoir être poursuivi.

€ Jusque-là les craintes inspirées à la cour de Naples par Far- mée de Joubert l'avaient empêchée de répandre le sang. Peu à peu on s'enhardit ; Ton commença par les patriotes non compris dans la capitulation, et le prince Garacciolo fut une des pre- mières victimes. Gomme cet homme d'esprit était la gloire de la marine napolitaine, vous noteriez pas de la tète aux gens de ce pays que, comme pour les victimes de Quiberon, ses talents hâtèrent sa mort. Je ne m'arrêterai pas à raconter Tanecdote si connue de la peur que causa son cadavre à une personne au- guste.

« On apprit que les Français avaient été vaincus à Novi, et

rien ne retint les fureurs de La prudence m'empêche de

donner des détails qui feraient pâlir Suétone. Naples perdit par la main du bourreau presque tous ses hommes distingués : Ma- rio Pagauo, le rédacteur de la constitution napolitaine; Scoti,


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 279

Luogoteta, BuiTa, Troisi, Paciiico; les géuéraux Federici et Massa ; l'évêque Nalali, Falconieri, Caputi, Baffi, Mantone, Pra- celli, Gouforli, Rossi» Bagni. On eut ud plaisir particulier à faire pendre Ëlëonore Fooseca» femme remarquable par le géaie et la beauté : elle avait rédigé le Moniteur républicain, le premier journal qui ait jamais paru à Naples. Parmi les hommes de qua- lité mis à mort à la honte de Thonneur anglais, on remarque le duc d'Ândria, le princede Strongoli, Mario Pignatelli, son frère, Golonua, Riario, et le marquis de Genzano; ces deux derniers, à peine âgés de seize ans, mais au-dessus des préjugés d'une nais- sance illustre, avaient déclaré hautement leur amour pour la liberté. Genzano et le célèbre xMatera, couverts de Tuniforme français, avaient été livrés par le chef de brigade Méjan. Ces hommes illustres furent pendus al Largo del Mercato. C'est le lieu où Mazaniello commença sa révolution.

« Ils moururent le sourire sur les lèvres, et prédisant que, tôt ou tard, Naples serait libre, et leur mort non pas vengée, mais utile à leur pays en Péclairant. Parmi tant de victimes, la mort de la charmante San Felice excita un intérêt particulier. Pendant la courte durée de la république, se trouvant un soir dans une société de gens de la cour, elle apprit que deux jours après les frères Bacri devaient organiser un soulèvement de laz- zaroni, et égorger les officiers d*un certain poste de la garde nationale. L'amant de la San Felice faisait partie de ce poste. Au moment où il allait s'y rendre, elle se jeta à ses pieds pour le retenir chez elle. « S'il y a du danger, dit l'amant, c'est une « raison de plus pour que je n'abandonne pas mes camarades. » Il obtint de l'amour de son amie la révélation du complot. Par la suite, la princesse royale elle-même ne put obtenir la grâce de la San Felice. Je ne rechercherai pas à combien de milliers s'éleva le nombre des victimes de ces événements. Les supplices, et, ce qui est peutpélre plus triste pour riiumauité, la réclusion dans les prisons dont le séjour est mortel, ne cessèrent qu'à l'époque du traité de Florence (1801). Cette philosophie napoli- taine a un caractère remarquable de sublimité et de sérénité. Par ces deux caractères, elle me semble fort au-dessus de tout ce qui se dit eu ce genre en Italie et en Allemagne. Je m'em-


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presse d'avouer que je n'ai vu que des copies imprimées des pièces que j'ai citées.

« J'ai supprimé avec soin dans le cours de ce récit les détails alroces. Robespierre n'avait pas été Fami de la plupart de ses victimes; il les immolait à un système faux sans doute, mais non pas à ses petites passions personnelles, d


i5 mai. — Je suis venu ici par Poleuza et Tarenle. J'aurais le malheur d'arriver à un deuxième volume si je donnais la description des pays peu connus que j'ai traversés. Je voyageai à cheval avec un parasol et trois de mes nouveaux amis. Pour fuir les insectes, nous avons couché sur de la paille dans huit ou dix métairies appartenant à eux ou à leurs amis, et j'ai eu le plaisir de faire la conversation avec les riches fermiers. Ceci ne ressemble pas plus à. Florence que Florence au Havre.

M. le marquis Santapiro, un ancien ami de Moscou, que je ren- contre à Olrante, s'est trouvé assez considérable avec trente mille livres de rente et deux ou trois coups de sabre reçus enbon lieu^ pour ne jamais flatter ni mentir. Je croyais cette originalité impossible ici; Santapiro me détrompe. Après avoir promené trois ans en Italie ce joli petit caractère, Santapiro a généra- lement passé pour un monstre. Cet honneur l'a gâté. Il s'est mis à dire que la musique l'ennuie, que les tableaux dans un appar- tement lui donnent l'air catafalque ; qu'il aime mieux un pantin de Paris qui tourne les yeux qu'une statue de Canova ; et il a donné des concerts à Naples qui lui ont coûté deux ou trois fois le prix ordinaire, parce qu'il n'a voulu que des airs de Grélry, de Méhul, etc.

Santapiro a mis des échasses à son caractère. S'il fût resté dans le vrai, il eût été bien plus intéressant pour nous, mais bien moins homme d'esprit pour -le vulgaire. C'est un être très-gai, très-imprévu, qui fait passer devant vous une foule d'idées, et nous en jugeons quelques-unes auxquelles, sans lui, nous n'eus- sions jamais songé.

Pendant la grande chaleur d'hier, couchés chacun sur un di-


ROME, NAPLKS ET FLORENCE. 2S1

vau de cuir, dans une immense boutique qu*il a louée et fermée avec des rideaux de calicot vert, nous prenions des sorbets. Je me suis moqué de ses échasses, et lui de la délicatesse qui m'a empêché de remettre mes lettres de recommandation à Florence. Santapiro vient d'y passer deux ans. Tout ce qui en Russie a quelque bon sens et de la fortune se croit obligé de voir un hiver à Florence. On y trouve aussi beaucoup d'Anglais opulents et tous les soirs quatre ou cinq maisons ouvertes. M. D*** fait jouer par sa troupe fort bien choisie ce qu'il y a de plus joli parmi les charmantes esquisses de M. Scribe ; c'est lliomme le plus bienfaisant de Tltalie, et qui possède des reliques les plus authentiques. Il a des choses fort précieuses de saint Fïicolas. On joue la comédie française dans deux ou trois sociétés : c'est un plaisant contraste avec Tesprit italien, qui Pécoate et n'en comprend pas le quart.

« A Florence, j'avais un palais, dit Santapiro, huit chevaux, six domestiques, et je dépensais moins de mille louis. En passant l'Apennin, les belles étrangères laissent de l'autre côté des monts cette pruderie qui a réduit à Vécarté les salons de Paris et fait de l'Angleterre un tombeau. Un amant est agréable, mais un titre vaut encore mieux. Je ne conçois pas comment tout mar- quis français qui a vingt-cinq ans et cent louis de rente, n'arrive pas à Florence avec sa généalogie, il trouvera vingt jeunes miss fort jolies, fort riches, fort sages, qui le prieront à genoux de les faire marquises. A Florence, j'ai vu chaque hiver six mille étrangers passer sous mes yeux. Chacun apportait de son pays barbare une anecdote curieuse et trois ridicules. Toutes les anecdotes de cette aristocratie tendaient à se moquer des rois.

« Aimez*vous les arts? voyez comment on vient d'arranger la galerie Pitii. Le souverain a profité des sottises romaiucs, et compris que Florence doit être le bal masqué de l'Europe. Le vieux prince Neri voudrait, avant de mourir, y faire entrer les gendarmes ; mais M. Fossombroni s'y oppose. » Santapiro a fini par sept ou huit anecdotes délicieuses, qu'il serait infâme d'im- primer.

Quand les princes lorrains débarquèrent en Toscane (1 738), les Florentins virent arriver à leur suite une quantité de pauvres

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282 ŒUVRES DE STENDHAL.

diables, une canne à la main : de là le mot cannajo, que J'avais pris pour une iraductiou de canaille en renlendant prononcer à Florence avec Taccent guttural du pays, au lieu de santa croce on dit santha hroce.

Santapiro finit par une étrange calomnie, qui nie fera appeler stivale (botle) : c'est qu*à Florence il n'y a qu'un seul homme de lettres qui ait de Tesprit; mais il en a comme un ange, comme un T..., comme un Voltaire; c'est l'auteur du Disperato per ecceso di buon cuore. M. le comte Giraud descend d'un Frau- çais qui vint à Rome avec le cardinal Giraud.

GROTONE.

20 mai. — Je viens d'être bien étonné, en retrouvant ici, au bout du monde, le brave capitaine Joseph Benavans, que j'ai vu simple dragon en 1800. « J'étais, dit-il, dans le 5V régiment de ligne toujours écrase, cl où j'ai vu passer vingt mille hommes. Toujours silencieux, froid, et craignant l'insolence avec mes supérieurs, j'ai obtenu mes (rois grades par hasard, et de la main de Napoléon. Mon bataillon vint à Naples, et pendant trois ans j'ai fait une horrible guerre contre les brigands. Je pour- chassais le fameux Parella, qui se moquait de nous. Un jour le ministre Salicetti me fit appeler à Naples : — Tenez, me dit-il, voilà trois cent cinquante mille francs; mettez à prix la tête des brigands; employez tous les moyens; enfin il faut en finir, car ceci prend une couleur politique. Je fis annoncer par les curés, continue M. Reuavans, que je donnerais quatre cents du- cats de la tête de Parella. Trois mois après, je me trouvais dans mon cantonnement sur le midi, mourant de chaud, et ma cham- bre fort obscure, quand mon sergent m'annonce qu'un inconnu me demande. Bientôt entre un paysan; il dénoue son sac, en sort froidement la tête de Parella et me dit : Donnez-moi mes quatre cents ducats. Je vous jure que de ma vie je ne fis un tel saut en arrière. Je courus à la fenêtre pour l'ouvrir. Le paysan mit la tête sur ma table, et je la reconnus parfaitement pour celle de Parella.— -Comment en es-tu venu à bout, lui dis-je? — Signor commandant, il faut savoir que depuis douze ans je suis le bar-


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 283

bier, le domestique et rhorome de confiance de Parella ; mais il y a trois ans, le jour de la Pentecôte, il fut insolent envers moi. Depuis, j*ai entendu notre curé dire à son prône que vous don- neriez quatre cents ducats pour la tête de Parella. Ce matin, se trouvant seul avec moi, el tous nos amis étant sur la grande route, il m'adit : —Voilà un moment de tranquillité, j*ai la barbe horriblement longue; rase- moi, ça me rafraîchira. J*ai com- mencé à faire cette barbe; parvenu à la moustache, j'ai pu re- garder derrière ses épaules; j'ai vu que personne ne venait, et crac, je lui ai coupé le cou. » Dans la suite de la conversation, M. Renavans me dit : « Ou m'a tout ôté en France; je suis venu voir si la femme d'un apothicaire, autrefois jolie et aimée de moi, me reconnaîtrait ; elle est veuve, et je crois que je vais répouser et devenir apothicaire.

« Savez-voiis ce qui m'étonne, me dit Renavans? c'est que lors- que Salicelti me remit ces trois cent cinquante mille francs sans quittance, et qu'en six mois je dépensai toute cette somme par petits paquets de cinquante ou cent louis, jamais je ne m'en ad- jugeai un centime; au contraire, j'y ai mis du mien, une couple de louis. Aujourd'hui, en pareille occurrence, je n'hésiterais pas à gagner cent mille francs, si je pouvais. » (Voilà ta différence de 1810 à 1826, et l'explication des


)

GATANZARO.

25 mai. — Je viens de voir une paysanne en colère jeter son enfant contre un mur, à deux pas de distance, et de toute sa force. J'ai cru que l'enfant était tué : il peut avoir quatre ans, et jeta des cris horribles sous ma fenêtre; mais il n*a pas d*acci- ' dent grave.

A mesure qu'on avance en Galabre, les têtes se rapprochent de la forme grecque : plusieurs hommes de quarante ans ont tout à fait les traits du fameux Jupiter Mansuetus. Mais aussi, quand ces gens-ci sont laids, il faut avouer qu'ils sont vraiment extraordinaires.


284 ŒUVRES DE STENDHAL.


BRANGALEONE.

25 mai. — Nous nous sommes fait accompagaer par trois pay- sans armés, pendant notre visite aux ruines de Locre. Jamais brigands n'eurent de plus épouvantables figures ; mais, dans ces têtes, il n'y a rien de ce qui me fait horreur : la dissimulation doucereuse dans la forme, et sèche au fond, de la famille Har- lowe (de Clarisse, roman de Richardson).

Rien au monde n'est peut-être plus pittoresque qu'un Cala- brois que l'on rencontre au détour d'un chemin, dans l'éclaîrci d'un bois. Le long élonnement de ces hommes armés jusqu'aux dents, en nous voyant plusieurs et bien armés, était à mourir de rire Quand le temps menaçait d*un orage, leur figure, comme agitée d'avance par le fluide électrique, avait un aspect boule- versé. Chez un voyageur accoutumé à la douceur et à l'urbanité des mines françaises, celles-ci n'eussent produit que de l'hor- reur. Presque toujours, nous cherchons à acheter quelque chose de ces Galabrois, pour avoir l'occasion de faire un peu de con- versation. Près de Geroce, nous avons trouvé le paysan le plus étonnant, et qui nous a fait les plus singuliers récits.

PRÈS DE MELITO.

28 mai. — Il y a quelques mois qu'une femme mariée de ce pays, connue par sa piété ardente autant que par sa rare beauté, eut la faiblesse de donner rendez-vous à son amant, dans une forêt de la montagne, à deux lieues du village. L'amant fut heu- reux. Après ce moment de délire, l'énormilé de sa faute opprima l'âme de la coupable : elle restait plongée dans un morne silence. « Pourquoi tant de froideur? dit l'amant. — Je songeais aux moyens de nous voir demain ; cette cabane abandonnée, dans ce bois sombre, est le lieu le plus convenable. » L'amant s'éloigne ; la malheureuse ne revint point au village , et passa la nuit dans la forêt, occupée, ainsi qu'elle l'a avoué, à prier, et à creusar deux fosses. Le jour parait, et bientôt 1 amant, qui reçoit la mort des mains de cette femme, dont il se croyait adoré. Cette mal-


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 285

heureuse victime du remords ensevelit sou amant avec le plus grand soin, vient au village, où elle se confesse au curé, et em- brasse ses enfants. Elle retourne ensuite dans la forêt, où on la trouve sans vie, étendue dans la fosse creusée à côté de celle de sou amant.

REtiGIO DE GALÀBRE.

29 mai. — Une jolie petite fille aimait beaucoup une certaine poupée de cire dont on lui avait fait cadeau. La poupée ayant froid, elle la mit au soleil, qui la fondit, et l'enfant pleura à chau- des larmes Tauéantissement de ce qu'elle aimait : voilà le fond du caractère national de cette extrémité de l'Italie ; un enfantil- lage passionné. Ces gens-ci mènent une vie fort douce ; jamais ridée du devoir ne leur apparaît; leur religion est bien loin de contrarier leurs penchants : elle consiste dans une suite de dé- votions qui leur sont particulières. Ils font ce qui leur plaît, et deux ou trois fois par an vont bavarder sur leur passion domi- nante, et croient ainsi gagner le ciel.

Une femme disait dans la rue hier : <x C'est à la Saint-Jean que mon fils a eu un malheur (c'est-à-dire, c'est îe 24 de juin que mon fils a assassiné son ennemi). Mais si la famille ne veut pas être raisonnable et recevoir de don Vincenzo ce que nous pou- vons faire, malheur à eux ! Je veux revoir mon fils. » La famille offrait vingt ducats au père de Tassassiné. On n'a de force de vo- lonté qu'autant que, dès la plus tendre enfance, ou a été forcé à faire des choses pénibles. Or, excepté dans la terre de Labour, où Ton cultive fort bien, et où Ton remue la terre à la pelle car- rée, rarement un jeune Napolitain de quatorze ans est forcé à faire quelque chose de pénible. Toute sa vie, il préfère la dou- leur de manquer à la douleur de travailler. Les sols venus du Nord traitent de barbare le bourgeois de ce pays-ci, parce qu*il n'est pas malheureux de porter un habit râpé. — Rien ne paraî- trait plus plaisant à un habitant de Crotone que de lui proposer de se battre pour obtenir un ruban rouge à sa boutonnière, ou que son souverain s'appelle Ferdinand ou Guillaume. Le senti- ment de loyauté ou de dévouement à une dynastie, qui brille

16.


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dans les romans de sir Walter Scott, et qui aurait dû le faire pair, est aussi inconnu ici que de la neige au mois de mai. En vérité, je n'en trouve pas ces gens-ci plus sots. (J'avoue que cette idée est de bien mauvais goût.) Tôt ou tard le Galabrois se bat- tra fort bien pour les intérêts d'une société secrète, qui lui monte la tète depuis dix ans. Il y a déjà dix-neuf ans que le cardinal Ruffo eut cette idée : peut-être même ces sociétés existaient- elles avant lui.

J'ai vu, sur le rivage de l'Océan, près de Dieppe, des bois de haute futaie assez étendus. Les paysans me disaient : « Monsieur, si nous avions le malheur de les couper, les arbres ne revien- draient plus. Les vents terribles de l'Océan brûlent les nouveaux plants. » C'est par la même raison que le courage militaire ne peut pas se développer parmi les Napolitains. Au moindre signe de vie, on verse sur ce malheureux pays trente mille Gaulois ou trente mille Hongrois, de temps immémorial fort bien formés aux batailles. Gomment veut>on que deux mille paysans des Ga- labres osent affronter de telles troupes? Pour que de nouvelles levées puissent s'aguerrir, il faut beaucoup de petites rencontres ; et, en les conduisant à là première, il faut qu'il y ait quelque espoir de succès. Faute de descendre à la considération de ce mécanisme, la diplomatie de l'Europe dit de grandes pauvretés sur ce pays. Ge peuple a deux croyances : les rites de la religion chrétienne, et la jetatura (l'action de jeter un sort sur le voisin, en le regardant de travers). Une certaine chose, nommée justice et gouvernement, est considérée comme une vexation que l'on renverse tous les huit ou dix ans, et que l'on peut toujours élu- der. L'essentiel pour le paysan est d'avoir pour c ou pour

compère un fratone (ou moine puissant), ou bien une jolie femme dans la famille. L*aîné se fait prêtre, marie à son frère cadet la jolie femme qu'il aime ; et il règne beaucoup d'union dans ces familles.

A Tarente, à Otrante, à Squillace, nous avons trouvé parmi ces prêtres, frères aînés de famille, une connaissance profonde de la langue latine et des antiquités. Ges gens-ci sont fiers d'ha- biter la Grande-Grèce. Un homme de bon sens de ce pays fait de Tacite sa lecture habituelle. Dès qu'on se méfie de quelque


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étranger, on se met à parler latin. Un exemplaire de Voltaire ou du Compère Mathieu est un trésor en ce pays. Il y en avait un dans la barque qui nous a amenés d'Otrante à Grotone. On se le prétait ainsi à quarante lieues de distance. Ces gens-ci n'ont pas la moindre idée de la conversation. Souvent ils sont éloquents: mais malheur à vous si vous les mettez sur un sujet qui leur tient au cœur : ils parlent une heure, et ne vous font pas grâce du moindre détail. J'ai cru reconnaître l'éloquence des haran- gues de Tite-Live. Un prêtre de Brancaleone mit deux bonnes heures à nous développer cette idée : « Je suis fâché, comme chrétien et comme philosophe, de tout ce qui va arriver de cruel en Espagne et en Italie ; mais la terreur, et la terreur in- spirée par les e , est nécessaire à ces peuples, que Napoléon

n'a pas assez profondément réveillés. L'assassinat et les tortures frapperont à'ieur porte : alors ils comprendront que la justice mérite qu'on fasse quelque chose pour Tacheter. A moi qui vous parle, dans ce malheureux pays, que me fait la justice? Si je n'avais pas des amis et du crédit personnel, je serais écrasé. Quel service la justice m'a-t-elle jamais rendu? Ne vois-je pas tous les jours violer les serments les plus sacrés? (L'archevêque, fils d'un ministre du pacha d'Egypte, a été jeté ici par la tem- pête ; on lui a promis protection, et on ne l'en a pas moins livré à la cour de Rome. On le dit au fort Saint- Ange; Dieu sait ce qu'on en fait.) La crainte de la mort, ajoute don Francesco,

  • étant la passion la plus constamment puissante sur l'homme,

même le plus abruti, c'est en travaillant sur cette passion que l'on peut espérer de donner des lumières aux peuples : de là, vous voyez dans les desseins de Dieu l'utilité des assassinats et des vexations d'Espagne. Et quel malheur si le bon parti {celui de la liberté) eût été obligé d'avoir recours à ces moyens ! )» etc. On s'occupe sans cesse de l'Espagne en ce pays.

Les tournures de la langue qu'on emploie en Galabre passe- raient en France pour de la folie. Un jeune homme qui cherche à plaire à toutes les femmes s'appelle un cascamorto (un homme qui feint de tomber mort, par l'excès de passion, en lorgnant une jolie femme) .

Ce qui est l'antipode de ce pays, c'est le Ion dégoûlé de la vie.


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dont, parmi nous, le René de M. de Ghateaudriand a été à la fois la copie et le modèle. Ces gens-ci tiennent pour certain qu*à moins de circonstances proclamées extraordinaires par le cri public de tout un pays, le degré de bonheur est à peu près le même dans toutes les situations de la vie. Il y a au fond de cette modération une grande défiance du destin, provenant peut- être de la méchanceté des gouvernements. Ils ont les tours de phrase qui indiquent ce que Ton ne trouve jamais en Galabre, le désespoir. Si Ton redoute un accident, Ton dira : Matwherebbe anche questa l (Il nous manquait encore ce malheur !) L'on dit d*un grand bonheur : Ah che consolazione !

Don Francesco me raconte que, du temps de la révolution de 1799, le jeune prince Montemiletto fut envoyé à Londres pour négocier en faveur de la liberté. M. Pitt le paya de vaines paro- les, et enfin se moqua ouvertement de lui, en traitant avec une autre personne comme envoyé de Fïaples. Le jeune prince se plaignit, oc On n'est pas diplomate, lui dit Pitt, sans barbe au menton. » Là-dessus Montemiletto rentre chez lui et se brûle la cervelle. Un vrai Galabrois se fût moqué du propos de Pilt, ou l'eût tué. D'un bout de l'Europe à l'autre, à Naples comme à Pétersbourg, les classes privilégiées ont cette extrême politesse qui ôte l'énergie dans les cas imprévus.

Je sens désagréablement que je n'appartiens pas aux classes privilégiées : le défaut de passe-port m'empêche de passer à Messine, dont je compte les maisons de ma fenêtre. J'aurais désiré passionnément voir les ruines de Sélinonte et de la sculpture d'une antiquité bien plus reculée que tout ce que je connais.

J'ajoute de mémoire quelques faits que je n'osai pas écrire à Naples. Pendant la course en Galabre dont il s'agit, j'entendis parler, chez les fermiers d'un de mes compagnons de voyage, de vols sans nombre exécutés par la troupe de V Indépendance, 11 y avait du talent, et une bravoure turque dans l'exécution. Je ne fis nulle attention à tout cela : c'est lusage. J'étais tout yeux pour les mœurs de ce peuple. Je fis l'aumône à une pauvre femme enceinte, veuve d'un militaire. L'on me dit : « Oh ! mon- sieur, elle n'est pas h plaindre, elle a la ration des brigands. »


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L'on me fit un récit que je trauscrîs, en supprimant les détails de bravoure et d'audace.

c II y a dans ces environs une compagnie composée de trente hommes et quatre femmes, tous supérieurement montés sur des chevaux de course. Le chef est un maréchal des logis di Ja- chino (du roi Joachim), qui s'intitule chef de Flndépendance. 11 ordonne aux propriétaires et aux massari de mettre tel jour telle somme au pied de tel arbre : sinon mort affreuse et incen- die de la maison. Lorsque la compagnie marche, Tavant-veille tous les fermiers de la route ont avis de tenir prêts, à telle heure, des repas pour tant de personnes, suivant leurs moyens. Ce service est plus régulier que celui des étapes royales. »

Un mois avant Tépoque où Ton me donnait ces détails, un fermier, piqué de la forme impérative de Tordre pour le repas, a envoyé avertir le général napolitain : uûe troupe nombreuse de cavalerie et d'infanterie a cerné les indépendants. Avertis par les coups de fusils, ils se sont fait jour en couvrant le terrain de cadavres ennemis, et pas un d'eux n'est tombé. A peine échappés, ils ont fait dire au fermier d'arranger ses affaires. Trois jours après, ils ont occupé la ferme, ont institué un tribu- nal ; le fermier, mis à la torture, suivant l'usage du pays avant les Français, a tout avoué. Le tribunal, après avoir délibéré à huis clos, s'est avancé vers le fermier, et l'a lancé dans une grande chaudière qui était Srur le feu, et où Ton faisait bouillir du lait pour les fromages. Après que le fermier a été cuit, ils ont forcé tous les domestiques de la ferme à manger de ce mets infernal.

Le chef pourrait facilement porter sa troupe à mille hommes; mais il dit que son talent pour commander ne s'élève pas à plus de trente personnes. Il se contente de tenir sa bande au complet. Il reçoit tous les jours des demandes d'emploi ; mais il exige des titres, c'est-à-dire des blessures sur le champ de ba- taille, et non des certificats de complaisance : telles sont ses propres paroles. (2 mai 1817.)

Ce printemps, la disette faisait souffrir les paysans de la Fouille. Le chef des brigands distribuait aux malheureux des bons sur les riches. La ration était d'une livre et demie de pain pour un homme, une livre pour une femme, deux livres pour


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une femme enceinte. Celle qui m'inspira de la curiosité rece- Tait six bons de deux livres de pain par semaine, depuis un mois.

Du reste, Ton ne sait jamais où se trouvent les indépendants. Tous les espions sont pour eux. Du temps des Romains ce bri- gand eût été Marcellus.

, NAPLES.

16 juin. - Au retour de mon voyage de Galabre, j*ai eu quel- ques inquiétudes : on a, dit-on, eu peur de moi, et moi j'ai eu peur d'être chassé de Naples. C'est un danger que ne courent pas les Suédois, les Saxons, les Anglais, etc. ; mais ils ne sont pas reçus comme un ami par tout ce qu'il y a de distingué, sur la seule indication de Français non protégé par son ambassadeur. Un excellent homme, dont jamais je n'oublierai ni ne pronon- cerai le nom, m'a offert de me cacher dans sa maison. Je le voyais pour la cinquième ou sixième fois, et lui-même est fort mal noté. Voilà de ces traits qui attachent à un pays. A Bologne, j'aurais demandé ce service à cinq ou six personnes : mais Bolo- gne n'a pas eu deux ans de supplices, de 1799 à 1801. C'est bien à la légère que les polices me pourchasseraient : je les méprise un peu, sans doute ; mais, en supposant que j'eusse trouvé lé- gitimes les projets contre elles, j'aurais considéré que les me- nées politiques sont un peu sujettes à être découvertes dans ce siècle-ci, et qu'en cas d'irréussite la vanité nationale, blessée, n'eût pas manqué d'attribuer tout le mal à un étranger.

Du reste, j'ai la plus haute vénération pour les patriotes na- politains. On trouvera ici l'éloquence de Mirabeau et la bra- voure de Desaix. D est hors de doute à mes yeux qu'avant 1840 ce pays aura une charte. Seulement, comme la distance est immense entre un homme du mérite de M. Tocco et le bas peu- ple, la haute classe fera plusieurs fois naufrage avant de donner la liberté à son pays.

19 juin. — J*ai acheté un bouquin sur le largo di Castello, près de ce singulier théâtre construit dans une cave, et auquel on entre par les troisièmes loges. Mon livre est intitulé délia


noME, NAPLES ET FLORENCE. 29i

Superiorita in ogni cosadel sesso amabilissimo, etc., 1504. Pour peu que Ton ait étudié Tliistoire des femmes, on sait que François l" les appela à la cour en 1515. Avant celte épo- que, le château de chaque noble ressemblait au quartier gé- néral d'un despote, qui veut des esclaves obéissants et non des amis; sa femme n'était qu'une esclave sur laquelle il exer- çait le droit de vie et de mort. Était-elle poignardée, cet ac- cident passait pour la punition de la foi violée. Ce coup de poignard était Teffet d'un mouvement de colère chez un sau- vage jaloux de la supériorité morale ; ou bien il fallait la mort de la dame châtelaine pour obtenir une autre femme, qu'on ne pouvait avoir qu'en l'épousant. Dans les cours galantes de Fran- çois I"' et de Uenri II, les femmes lurent utiles à leurs maris pour l'intrigue ^ ; leur condition 6t des pas rapides vers l'égalité, et cela à mesure que l'on voyait diminuer la place que la crainte de Dieu oci^upait dans le cœur. Les femmes n'étaient que des servantes en France durant le seizième siècle, et en Italie l'un des thèmes traités le plus souvent par les littérateurs à la mode alors, c'est la supérionlédu sexe aimable sur les hommes. Les Italiens, plus portés à l'amour-passion, moins grossiers, moins adorateurs de la force physique, et moins guerroyants et féo- daux, admettaient volontiers ce principe.

Les idées des femmes n'étant pas fondées sur les livres , car heureusement elles lisaient peu, mais prises dans la nature des choses, cette égalité des deux sexes a introduit une masse éton- nante de bon sens dans les lôtes italiennes. Je connais cent principes de conduite que l'on est encore obligé de prouver ailleurs, et qui, à Rome, sont invoqués comme des axiomes.


  • * Voir dans la bibliothèque de monseigneur le duc d'Orléans le Recueil

des chansons étonnantes chantées par les filles d^honueur de la reine Ca- therine de Médicis. Chaque volume, magnitiquement relief avec des fer- moirs d'argent, porte le nom imprimé de la jeune personne de qualité chargée de cUanlcr de telles chansons. Leur incroyable indécence dé-» montre toute la fausseté des mœurs peintes dans la Princesse de Clèves. Les Mémoires de madame la duchesse d'Orléans^ mère du régent, prouvent que l'on était moins poli à la cour de Louis XIV que chez le plus petit fa* bricant de calicot de l'an 1826 ; mais on y avait plus d'esprit.


â«2 iKUVRËS DE STENDHAL.

L'admission des femmes à Tégalité parfaite serait la marque là plus sûre de la civilisation; elle doublerait les forces intellec- tuelles du genre humain et ses probabilités de bonheur. Les femmes sont beaucoup plus voisines de Tégalité aux États-Unis d'Amérique qu'en Angleterre. Elles possèdent légalement en Amérique cejque leur procurent en France la douceur des mœurs et la crainte] du ridicule. Dans une petile ville d^Angleterre, le marchand qui gagne deux cents louis par son commerce est maître de sa femme comme de son cheval. Dans cette classe, en Italie, la considération, la liberté, le bonheur d'une femme, sont proportionnels à son degré de beauté. A Rome, ville où le pou- voir est exercé{par des célibataires, vous entrez dans une bou- tique et demandez Testampe du prophète Daniel, de Michel- Ange. « Monsieur nous l'avons ; mais il faudrait la chercher dans les portefeuilles : repassez quand mon mari y sera, t Voilà rexcès|contraire à celui de l'Angleterre. Pour atteindre à Téga- lité, source de bonheur pour les~deux sexes, il faudrait que le duel fût permis aux femmes : le pistolet n'exige que de Tadresse. Toute femme,' se constituant prisonnière pendant deux ans, pourrait, à Texpiralion de ce terme, obtenir le divorce. Vers l'an 2,000, ces idées ne seront plus ridicules.

25 juin. — Je ne puis rapporter un bon mot qui fait Tadmira- tlon de Naples : peut-être n'aurait-il pas autant de succès à Paris. Tout le monde connaît ce mot d'une mère dont une des filles était à Tagonie. Dans l'égarement de sa douleur, la malheu- reuse mère s'écrie : «Grand Dieu ! laissez-moi celle-ci, et prenez toutes les autres». Un des gendres, qui était dans la chambre, s'approche et lui dit : « Madame, les gendres en sont-ils? » Pro- pos qui fit rire tout le monde, et même la mourante.

Voilà un mot bien français : la plaisanlerie est excellente. Mais, malgré la gravite des circonstances, il y a intention de plaire, on cède au besoin de plaisanter. Ce bon mot du gendre eût indigné en Italie. Ce n'est pas légers ou piquants que sont les mots italiens, mais plutôt d'un grand sens, comme ceux des anciens. Un homme d'État florentin soutenait seul par son génie la république, qui, dans le moment, courait les plus grands dangers. Il fallut envoyer quelqu'un à une a.nbassade de la plu-


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 293

haule importaoce. Le Florenlin s*écria : SHo vo, chi sia ? S^io sto, chi va? (Si je vâis à celle ambassade, qui restera ici, à la dé- fense de la pairie? Si je reste, qui va ?) Les Italiens sont le peu- ple moderne qui ressemble le plus aux anciens. Beaucoup d'u- sages onl survécu même à la conquête par les Romains. Ces gens-ci onl moins subi que nous Tinoculalion de la féodalité et du grand sentiment des modernes ( leur véritable et seule reli- gion), le faux honneur des monarchies, bizarre mélange de va- nité et de vertu ( utilité du plus grand nombre).

Le plus respectable des savants de Paris se trouvait ici il y a quelques années : on parlait beaucoup dans la société d*un vase étrusque magnifique et d'une dimension colossale, que le prince Pignateili venait d'acheter. Notre savant va voir le vase avec un MapoUlain ; le prince était absent ; un ancien valet introduit les curieux dans une salle basse , où , sur un piédestal eu boi^, ils trouvent le vase antique. L'antiquaire français Texamine avec soin, admire surtout la finesse du dessin, le coulant des formes; il tire son carnet, et essaye de copier deux ou trois groupes. Au bout de trois quarts d'heure de l'admiration la plus profonde, il se retire en donnant au valet un excellent pourboire. « Si leurs excellences veulent repasser demain, avant midi, dit le valet en remerciant, le prince y sera, et elles pourront voir Toriginal. » Ce que le savant avait tant admiré n'était qu'une copie faite par un artisan de la ville. Le Français conjura le Napolitain son compa- gnon de ne rien dire de son accident, qui, le lendemain fit la nouvelle du jour. Je pourrais nommer le savant illustre ; plu- sieurs contemporains de cette anecdote sont à Paris en ce mo- ment. Si j'étais méchant, je citerais la découverte de la base de la fameuse colonne de Phocas» à Rome, attribuée à un fort haut personnage, et qui remonte à 1811 et anx travaux ordonnés par l'intendant de la couronne à Rome. Mais laissons en paix les vanités.

A propos de vases étrusques ou ainsi nommés, j'ai vu à Na- pies, aux Studjy la collection de madame Mural. Dès qu'un vase est bien dessiné, c'est une contrefaçon moderne. — Mensonges ordinaires des journaux ! Il y a deux ans qu'on a assigné mille- ducats pour les armoires destinées h recevoir ces vases. Le con-

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servaleur n'a encore pu eu acerocker que six ceuls; mais Tadei met des zéros à tout cela. Et pourquoi un Tadei ne mentirait-il' pas? J'ai bien eu tort de ne pas parler de la statue drapée d'ilm- tide aux Studj : mais la curiosité fait qu'on s'épuise en sensa- tions ; quand on rentre, on est mort.

Cet Aristide, vraiment admirable, est dans le style non idéal, comme le buste de Vitellius à Gènes. Il a un peu de ventre, il est drapé. D'ailleurs ce pauvre honnête homme a été tellement cal- ciné par la lave d'Herculanum, qu'il est presque en chauK ; un rien peut l'anéantir. Il est sur une plinthe. Les Anglais, après dtner, prennent leur élan et sautent sur la plinthe : un faux mouvement peut faire qu'ils se retiennent à la statue, et elle est en poudre. J'ai su que cette difficulté a beaucoup embarrassé les directeurs : comment articuler un tel sujet d'inquiétude? Enfin on a eu Theureuse idée de s'informer de l'heure du dîner de ces messieurs ; on a su qu'ils ne buvaient jamais avant deux heures, et les Studj sont fermés à deux heures au lieu de quatre. J'ai parfaitement vérifié ce fait; plusieurs gardiens m'ont fait voir le bord de la plinthe, à trois pieds de haut, dégradé par les bottes.

2 juillet. — Le hasard m'a conduit ce matin chez don Nardo. le plus fameux avocat de Naples ; j'ai trouvé dans son anticham- bre une corne de bœuf immense qui peut avoir dix pieds de haut; cela sort du plancher comme un clou. Je suppose qu'elle est faite avec trois ou quatre cornes de bœuf. C'est un paraton- nerre contre la jetatura (contre le sort qu'un malin peut jeter sur vous par un regard). « Je sens le ridicule de cet usage, m'a dit don Nardo en me reconduisant : mais que voulez- vous; uu avocat est sujet à faire des mécontents, et cette corne me ras- sure. »

Ce qui vaut mieux encore, c'est qu'il y a des gens qui croient avoir le pouvoir de jeter un sort Le grand poète, M. le duc de fiisagno, passe dans la rue ; un paysan qui portait sur sa tète un grand panier de fraises le laisse tomber, elles courent sur le pavé; le duc court au paysan : <t Mon cher ami, lui dit-Il, je puis t'assurer que je ue t'ai pas regardé. »

Je me moquais ce soir de fa jetatura avec un homme du pre-


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mier mérite : « Vous n'avez pas lu le livre sur la jetatura, par Nicolas Volilta, me dit-il. César, Cicérou, Virgile y eroyaieut; ces hommes-là nous valaient bien....» Enfin, à mon inexprimable étounement, je vois que mon ami croit à h jetatura. Il me donne une petite corne de corail que je porte à ma montre. Quand je craindrai un mauvais regard, je l'agiterai, en ayant soin de tour- ner la pointe contre le méchant.

Un négociant fort maigre, et qui a de beaux yeux un peu juifs, arrive à Naples; le prince de *" Tinvite à dîner. Un de ses fils place à côté du négociant un certain marquis, et, au sortir de table, lui dit : « Eh bien^ que dites-vous de votre voisin? — Moi? Rien, dit le marquis étonné. —C'est qu'on le dit un peu jetatore. - - Ah ! quelle mauvaise plaisanterie, dit le marquis pâlissant. Mais il fallait au moins m'avertir un moment plus tôt : je lui aurais jeté ma tasse de café à la figure. »

Il faut rompre la colonne d'air entre l'œil du nécromant et ce qu'il regarde. Un liquide jeté est très-propre à cet effet : un coup de fusil vaut encore mieux. C'est en qualité de jetatore qu'un serpent ou un crapaud regarde fixement un oiseau qui chante au haut d'un arbre, et de chute en chute le force à tomber dans sa gueule. Prenez un gros crapaud, jetez-le dans un bocal rem- pli d'esprit-de-vin, il y meurt, mais les yeux ouverts. Si vous regardez ces yeux dans les vingt-quatre heures de son décès, vous avez la jetatura^ et vous tombez en syncope. J'ai offert de me mettre en expérience, on m'a répondu que j'étais un incré- dule.

Voici un fait de 1824 : Don Jo, directeur du musée de P***, et homme de mérite, a le malheur de passer i^m jetatore. Il sol- licitait du feu roi de Naples, Ferdinand, uqe audience que ce prince n'avait garde de lui accorder. Enfin, cédant, après huit ans, aux sollicitations des amis de don Jo, le prince reçoit le di- recteur de son musée. Pendant les vingt minutes que dure l'au- dience, il est fort mal à son aise, et tient une petite corne de corail. La nuit suivante, il est frappé d'apoplexie.

L'on me dit une fois, auprès des falaises de Douvres, qu'uue personne nerveuse qui se trouve sur l'extrême bord d'un préci- pice, éprouve la tentation de s'y jeter.


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Ou croit à la jetatura en Norwége toul comme à Naples.

15 juillet. — Soirées de madame Tarchi-Sandrini à Portici. Salon délicieux à dix pas de la mer, dont nous sommes séparés par un bosquet d'orangers. La mer brise ave.c mollesse; vue d'ischia ; les glaces sont excellentes. Je suis venu de trop bonne heure; je vois arriver dix ou douze femmes qui semblent choi- sies parmi ce que Naples a de plus distingua. Madame Melfi vient de partager pendant trois ans Texil de son mari; elle a passé tous les hivers à Paris ; elle est arrivée avec vingt ou trente caisses de modes. On Tentoure, ou l'écoute. « Un joli jeune homme, dit-elle, à la fleur de Tâge, me fit cette confidence à Paris : « Je ne m'ennuie plus tant dans la société depuis que j'ai c cessé de danser. L'embarras de faire danser la maîtresse de la a maison, de retenir une place, de s'assurer un vis-à-vis, m'in- « quiétait toute la soirée. » Image frappante et véritable de la civilisation parisienne! le plaisir étouffé par les formes qu'on lui impose.

0^ Quand un de mes amis entre chez moi, dit madame Mel6, je vois toul de suite s'il vient me voir par projet ou par brio, parce que l'idée lui en est venue à l'instant même en passant près de mon palais. 11 paraît que cette immense différence reste invisible à vos dames françaises ; elles n'ont jamais que des visites par projet; bel effet de la sévérité sur le costume.

« En Angleterre, l'éducation rend égal ; il ne reste plus à un fils de pair, pour se distinguer du fils de M. Goutts, que V affecta* tian. Ce vilain défaut va vous arriver en France; vos libéraux nigauds croient que tout est avantage dans le gouvernement de l'opinion. Je disais un jour à une de mes bonnes amies de Paris : Quelle jolie chose que vos boulevards; quelles drôles de mines on y rencontre! — Oui, répondit-elle avec une imperceptible nuance de pédanterie ; mais il ne faut pas s'y promener. Je ne pus me contenir. — // ne le faut pas, dis-je, quand on imite. Mais vous, ma chère, fille d'un pair, née au sein d'une grande fortune, je voudrais vous voir l'orgueil de n imiter personne. Qui sera modèle, si vous ne l'êtes pas? Quelque impertinente sans droits.

« Autrefois le brillant duc de Bassompierre ne songeait pas à


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conserver son rang en allant se promener. Il y a du parvenu au fond du sentiment actuel. Bassompierre eût répondu à la règle qu'il ne faut pas se promener au boulevard : « Je vais où il me « plaît, et j'ennoblis tous les lieux où je vais. > La peur du ridi- cule (la peur, ce vilain sentiment) vole leur jeunesse à la moitié des jeunes gens de Paris.

« J'ai vu un jeune homme refuser d'aller à un joli concert donné par toutes les voix à la mode, et où, par hasard, il n'y avait rien d'ennuyeux ; sa raison fut : « On y verra des femmes de la rue Saint-Denis. » Je lui dis le lendemain : «Ne me faites plus la cour; vous me semblez ridicule. » La reine Marie-Antoinette pre- nait un fiacre quand cela l'amusait; vous riiez en 1786, et vous ne vous vendiez pas, a dit madame Melfi en m'adressant la parole. Quand je voyais, il y a six mois, quarante hommes de la haute société réunis dans un salon, je me disais : Trente-six sont ven- dus ou à vendre, et ces messieurs nous appellent bas, nous autres Italiens ! Admirable douceur des mœurs parisiennes ! les chats, si méchants à Londres, sont doux et civilisés dans les boutiques de Paris : cela fait l'éloge de vos ouvrières. La douceur des chiens parisiens fait l'éloge des hommes.

« Mais que de peines vous vous donnez pour apprendre la va- nité à vos petits garçons de quatre ans! Quels habits affectés! Dans ▼ingt ans le paraître sera tout pour un Français. Vous com- mencez à avoir des rites sévères; je crains que vous ne deveniez tristes comme des Anglais ; vous ne pourrez plus vous moucher sans craindre de manquer à un devoir,

« Ce qui me plaît dans vos vieux jacobins, c'est qu'ils étaient au-dessus de ces petitesses : pour les déraciner du cœur de la jeunesse, ils inventèrent le costume négligé de Marat. Vos jeunes gens de vingt ans me font l'effet d'en avoir quarante. On dirsût que les femmes leur sont odieuses : ils semblent rêver à établir une religion nouvelle. Vos très-jeunes femmes me semblent éprouver de même un mouvement d'éloignement pour les hommes : tout cela annonce une dizaine d'années bien gaies. »

Madame B*** disait un jour : La musique ne saurait rendre la sécheresse, qui est la source principale de l'ennui que l'on éprouve à la cour. Le baume, pour cette douleur, c'est Vopera séria


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traité à la Métastase. Ce poète, ainsi que la musique, donne de la sensibilité et quelque générosité; même à ses plus cruels tyrans. Le courtisan aime Topera séria, parce qu' il est bien aise que le public voie son état en beau.

« En arrivant à Paris, dit madame Melfi, une chose me frappa extrêmement : au bal, toujours la peur donnait des mouvements convulsifs aux doigts des danseurs. La joie si naturelle à la jeu- nesse, ou même la gaieté, était à mille lieues. (( Voilà qui est plaisant, a dit le colonel T^** : dans la société française, chacun consent à être victime, dans Tespoir d'être bourreau à son tour ; car, enfin, pourquoi faire la cour à la peur du ridicule ? Est-ce quelque potentat qui distribue des pensions ou des cordons?-^ Ce que la bonne compagnie de Paris abhorre par-dessus tout, dit don Francesco, c'est Véîiergie. Celte haine est masquée de cent façons : mais soyez convaincus qu'elle règle tous les senti- ments. D

« L'énergie crée de l'imprévu, et devant l'imprévu l'homme vain peut rester court : voyez quel malheur !

« Je fus un jour d'un pique-nique aux bains d'Ënghien, dit madame Melfi ; un des convives, homme d'esprit, s'amusa, par envie, à glacer Tesprit et la folie de ses voisins. Voilà ce que nous n'aurions jamais souffert en Italie. J'étais outrée de colère; mais vos femmes ont si peu de pouvoir en France ! Biles lais- sèrent faire ce sot, que, chez moi, d'un mot, j'aurais mis à sa place en le plaisantant ferme sur un de ses ridicules : et notre pique-nique fut gai comme un catafalque. »

Bon Francesco coupe court aux critiques de sa femme en s'é- criant : <k La vie morale n'existe qu*à Paris; ce n'est que là que chaque jour on a trois ou quatre idées nouvelles ; tout m'a paru insipide en sortant de Paris. Vous devez cette vie morale, me diUl, à votre situation plus centrale que celle de Londres, et ensuite à ce que rien n'est établi chez vous. Serez-vous Dieu, table ou cuvette? Tels que vous êtes, un mélange aussi sédui- sant de bonté, d'esprit et de raison n'exista jamais. Mais vous êtes si flexibles, si dévoiles à la mode, que tout cela tient à un fil. Qu'un de vos princes légitimes s'avise d'avoir le génie de Napoléon ou la grâce de François 1*', et vous devenez des escla-


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ves contents de Tétre, comme en 1680. Que vos jeunes gens (:)ssent un pas de plus dans le mysticisme allemand, et il peut y avoir chez vous des colloques de Poissy et des Saint-Barthélemy.

« Vos femmes me semblent négligées, et malheureuses par ennui. Mais quoi ! c'est la mode ; il serait de mauvais ton de songer à détrôner Técarté, et il faut qu'elles restent solitaires et délaissées dans un coin des salons.

« J'étais bien jeune, en 1785, quand j'allai à Paris comme ablégat du pape Pie VI. Alors la vie de vos femmes était admi- rable de gaieté, de mouvement, d'entrain, de piquant; elles me semblèrent toujours occupées de quelque pariie de plaisir folle : les étrangers accouraient en foule d'Allemagne, d'Angleterre, etc. Notez qu'en 1785 on savait encore moins s'amuser qu'aujour- d'hui en Allemagne et en Angleterre *.

« Mais l'étranger qui, depuis le grand roi, copie et connaît toujours la France à cinquante ans de distance, va répétant les louanges accordées à votre société par le marquis Garaccioli, le prince de Ligne, l'abbé Galiani. Le bégueulisme mine votre gaieté; la peur du ridicule, en 1785, n'empêchait pas à'oser; vous êtes pétrifiés maintenant. »

Madame Melfi, qui a laissé trois ou quatre bonnes amies à Paris, cherchait à excuser le méthodisme des jeunes fem- mes, qui nous prive de tous les jolis contes qu'on faisait en 1790. « Vous vous figurez, madame, qu'une femme redoute un mot trop libre qui pourrait choquer ses principes. Ah ! que vous n'y êtes pas : elle redoute d'être obligée de rester silencieuse et morne, après que vous avez parlé, et ainsi d'avoir l'air, pour un moment, de manquer d'esprit.

— On ne vit qu'à Paris, et l'on végète ailleurs, s'est écrié don Francesco.

  • Non : la séparation du continent, de 1792 à 1814, a augmenté à Lon-

dres l'énergie du principe triste; Taris tocratie a eu une profonde peur; elle a éprouvé, elle a excité de la haine. ( Vie de Bagge^ par sir Walter Scott.) La croyance que Napoléon était un ogre mangeant les petits enfants, et ne sachant pas lire, a diminué le bon sens, et par là le bonheur. Burke disait à la crédulité aristocratique qu'en France l'étroit espace laissé entre la guillotine et le peuple était loué à un bateleur, qui y fais lit danser des chiens savants les jours d'exécution.


500 ŒUVRES DE STENDHAL.

— Oui, pour vous, hommes» dit la princesse, <iui ne vivez que de politique et d*idées nouvelles.

— Mais, au lieu de vos idées politiques, dit monsignor Ger- belli, vous trouvez parmi nous les jouissances des beaux-arts.

— C'est comme si vous me proposiez, reprend don Francesco, de diner avec du café et des sorbets. Le nécessaire de la vie, c*est la sûreté individuelle, c'est la liberté : les arts, au dix- neuvième siècle, ne sont qu'un pis-aller. Le livre le plus rétro- grade, publié à Paris, se fait lire parce qu'il est obligé d'ad- mettre certaines vérités que Técrivain le plus libéral n'ose aborder parmi nous. Il faut, pour n'être pas pendu, qu'il les entoure de formes dubitatives, qui s'opposent à ce qu'il en peigne les nuances ; et il m'ennuie. Le siècle des beaux-arts et de la poésie est passé, parce que l'habitude de la discussion avec les gens du parti contraire ôte à nos têtes le pouvoir de se laisser aller à une douce illusion. Voyez en preuve la physionomie un peu platç, mais rassurante, du héros du dix*neuvième siècle, W*"'. Nous ne sommes plus assez heureux pour demander le beau; nous ne désirons, pour le moment, que Vutile, La société va passer je ne sais combien de siècles à la chasse de l'utile.

— Paris a de plus que tous les autres pays la bonté et la poli- tesse de ses habitants : c'est la capitale de la pensée; car ses philosophes sont bien en avant des Anglais : comparez le Comtù tutionnel au Morning-Chronicle des Anglais. Que lui manque-t-il? des peintres, des poètes, des sculpteurs? Et, nous-mêmes, en avons-nous?

— Mais, dit le colonel T***, la tristesse prude des salons de Paris, et Téter nel écarté !

— Eh bien! mon cher ami, soyons assez d'Italiens et d'Espa- gnols, à Paris, pour passer les soirées entre nous.

— Celle tristesse, dit madame Ber*^, ne serait-elle point une compensation qui suit la liberté? Voyez les salons anglais et américains.

— Mais tout cela est au nord, dit don Francesco; peut-^re que l'on sera gai dans les salons de Mexico et de Lima. »

Le misanthrope D*** reprend avec sa sévérité ordinaire : a L'éducation couleur de rose et si remplie de douceur, que les


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 301

Français donnent à leurs enfants^ 6le à ceux-ci Toecasion à'oser et de souffrir. Cette éducation parisienne anéantit la force de vouloir, qui n'est que le courage de s'exposer au danger. Les vexations auxquelles est en butte la jeunesse de Milan et de Mo- dène me sont précieuses, si je les compare à la douceur du gouvernement français, qui, à Paris, glisse inaperçu : elles nous conserveront la supériorité dans la force de vouloir. Les dan- gers du treizième siècle nous valurent les grands hommes du quatorzième. »

20 juillet. — Ce soir, après un serment fort sérieux d*ètre à jamais diftcret, j'ai vu des marionnettes satiriques. J'ai retrouvé ici une famille de gens d'esprit, mes anciens amis, extrêmement prudents en apparence, mais, au fond, se moquant de tout ce qui est risible, et fort gais. Le résultat de la confiance qu'on a dans ma discrétion a été de me faire admettre à une comédie satirique, dans le goût de la Jlf an(2ra^ore de Machiavel» jouée, par des marionnettes. Dès les premières scènes, la pièce ma rappelé le délicieux proverbe de Collé, intitulé la Vérité dans le vin. Mais ici il y a un feu, une vie dramatique, une énergie burles- que, un mépris pour le style, un respect pour les situations ca- ractéristiques, qui laisse bien loin les proverbes spirituels et fins, mais un peu froids, de Collé et de Carmonielle.

La farce d'hier soir est intitulée : Si fara si o no un segi'etario di 5ta/o ? (Aurons-nous un premier ministre?)

Le premier rôle est rempli par un non moindre personnage qu'Innocente Re, lequel n'aime point son premier ministre, don C«iehino, vieillard de quatre-vingt-deux ans, autrefois libertin fort adroit et grand séducteur de femmes. Maintenant il a pres- que tout à fait perdu la mémoire : ce qui ne laisse pas de faire un singulier elîet dans la place de premier ministre. La scène dans laquelle don Cechino donne audience à trois personnes, un curé, un marchand de bœufs, et le frère d'un carbonaro, qui lui ont présenté trois pétitions différentes, qu'il confond sans cesse en leur répondant, est délicieuse de vérité et de comique. L'embarras du ministre, qui, sentant bien qu'il a oublié les péti- tioBs, feint sans cesse de se les rappeler parfaitement, est amu- sant. Son Excellence parle au marchand de bœufs de son frère, qui

17.


902 ŒUVRES DE STENDUAL.

a coDspirë conlre TÉtat, et qui subit une juste punition dans un château fort, et au malheureux frère, de l'inconvénient qu'il y aurait à admettre dans le royaume deux cents tètes de bœufs provenant de TÉtat du pape, est digne de Molière, et avait ce soir pour nous un genre de mérite que n'a pas Molière. Tandis que nous assistons à cette scène, jouée avec des marionnettes, il n'est aucun de nous qui n'ait la conscience qu'une scène aussi plaisante dans les détails se passe actuellement à deux cents pas du salon où nous rions aux larmes. Mes amis ont même le soin de ne représenter sur leur théâtre de marionnettes que des scènes qui ont eu lien réellement, au vu et au su de toute la haute so- ciété. En voyant l'embarras comique de ce petit personnage de douze pouces de haut, revêtu du costume de premier ministre, et auquel nous tous nous avions fait la cour ce matin, le rire prenait une telle énergie chez la plupart d'entre nous, que trois fois il a fallu suspendre la représentation. Je crois que le dan- ger de ce petit plaisir innocent en augmentait encore l'intérêt. Nous n'étions que dix-buit : c'étaient aussi des gens de la so- ciété qui faisaient parler les marionnettes.

Le cadre de cette comédie (Vossatura) a été fait par un abbé fort malin, qui me semble l'amant d'une des maîtresses de la maison. Or. un abbé n'oublie jamais, en Italie, qu'il peut avoir un moment de fortune et parvenir au chapeau.

Je vois que le cadre de la petite comédie est toujours convenu d'avance entre les acteurs, ou, pour mieux dire, entre les per- sonnes qui doivent parler pour les marionnettes. Le papier où est le plan est fixé dans la coulisse sur un pupitre éclairé par deux bougies. 11 y a autant d'acteurs dans la coulisse, parlant pour les marionnettes, qu'il y a de personnages dans la pièce. L'actrice qui parle pour l'amoureuse de la comédie est toujours une jeune personne. Le dialogue improvisé des marionnettes est plein de naturel et riche d'inflexions. Les acteurs n'ayant à s'oc- cuper, ni de leurs gestes, ni de l'expression de leur physionomie, parlent bien mieux que s'ils étaient en scène.

Cet avantage est surtout précieux dans la comédie satirique, telle que celle où je viens de vous figurer le premier ministre, le fameux banquier Torlonia, duc de Bracctano, l'ambassadeur


ROME, NAPLES ET FLORENCE. r 505

d'une haute puissance, el plusieurs autres grands persomîTtf«&^ Les jeunes gens qui les faisaient parler, et qui les avaienl vus le malin ou la Teille, imitaient, à s'y méprendre et à mourir de rire, leur accent et la tournure de leurs idées. J'ai même vérifié que trois ou quatre des speclaleurs avaient passé le commence- ment de la soirée avec les grands personnages qu'ils avaient le délicieux plaisir de retrouver sur la scène avant de la finir. Ne pourrait-on pas importer à Paris ce genre de plaisir? Quand Ton ne tombe pas dans le plat défaut d*ètre méchant el trop satirique, et qu'on sait rester gai, naturel, comique, de bon ton, c'est, suivant moi, l'un des plaisirs les plus vifs que Ton puisse goiller dans les pays despotiques.

MOLik DI GAETE.

25 juillet. — Plusieurs jeunes femmes de ma connaissance vont à Rome pour assister à une cérémonie magnifique qui doit avoir lieu dans quelques jours. J'ai vu Naples à peu près : je n'étais pas sans inquiétude du côté de la police. On dit qu'un homme qui porte un nom assez semblable au mien a élé au ser- vice de Mural. Hier soir, à neuf heures, je me suis esquivé. Je voulais passer par Agnino et Frosirone, roule très-pittoresque; je m*y hasarderai quand j'aurai un bon passe-port.



i" août. — Je sors de la rameau C/ia/?e//e Sixtine; j'ai assisté à la messe du pape, à la meilleure place, à droite, derrière le cardinal Consalvi ; j'ai entendu ces fameux castrats de la Sixtine. Non, jamais charivari ne fut plus exécrable ; c'est le bruit le plus offensant que j'aie entendu depuis dix ans. Des deux heures qu'a duré la messe, j'en ai passé une el demie a m'êtonner, à me tâter, à sentir si je n'étais point malade, à interroger mes voisins. Malheureusement c'étaient des Anglais, gens pour qui la musique est lettre close. J'interrogeais leur sensation : ils me répondaient par des passages de Burney.

Mon parti bien pris sur la musique, j'ai joui des mâles beautés du plafond et dii Jugement dernier; j'ai étudié la physionomie


304 ŒUVRES DE STENDHAL.

des cardinaux : ce sont de bons curés de campagne ; le premier ministre Gonsalvi s'est bien gardé d'appeler des gens capables de le remplacer. Beaucoup ont Tair malade ; quelques figures expriment la hauteur. 11 est impossible, à cinquante ans, d'être plus bel homme que le G. Gonsalvi. J*ai vu, par sa place à la Cha- pelle Sixtine, qu'il n est pas prêtre; il n'est que diacre.

8 août. — J'ai accroché deux artistes français; je me suis fait mener à la Sixlîne. Je leur ai persuadé qu'ils m*en faisaient les honneurs. Ma sensation sur ce concert de chapons enroués est la même. Us en sont convenus avec beaucoup de peine, et m'ont renvoyé aux cérémonies de la semaine sainte. Ma foi, j'ai bien l'air de manquer à l'ajournement. Des gens qui pourraient chan- ' ter, qui sauraient chanter juste, une fois de leur vie, ne pour- raient se souffrir criant à tue-tête et déchirant l'oreille. Mais Rome est un drôle de pays : n'ayant rien au monde à quoi s'intéresser, il porte l'esprit de parti dans les arts. Des gens d'esprit me soutiennent que tel barbouilleur au-dessous des nôtres est ex- cellent, uniquement parce qu.'il est de Rome. — On ne saurait siffler trop fort : point de grâce pour la médiocrité; elle diminue notre sensibilité pour les beaux-arts.

14 août. — Enfin j'ai trouvé des gens de bon sens, mais c'est parmi les ambassadeurs. Ils pensent exactement comme moi. Tout ce qui est sot, me disait en allemand M. ***, ne peut pas se dépêtrer des toiles d'araignée des voyageurs, et admire sur parole. Il me mène chez l'avocat N*** : à Rome, c'est la classe instruite; rien de bête comme leurs princes. J'entends de fort bonne musi- que; je trouve des gens extrêmement savants, raisonnant fort bien, toutefois jusqu'à ce que le patriotisme les prenne à la gorge. Ici, tout ce qui a rapport à la musique est familier, comme à Paris les jugements sur Racine et Voltaire. Retiré dans un coin, je raisonnais, avec plaisir, avec un gros homme, qui m'a appris beaucoup de choses : c'est un tailleur enrichi.

15 août. — J'assiste à la superbe cérémonie de Saint-Pierre : tout en est auguste, excepté la musique. Ce vénérable pontife, ?êtu de soie blanche, porté sur le fauteuil que lui ont donné les Génois, et distribuant des bénédictions dans ce temple sublime, forme un des beaux spectacles que j'aie vus. J'étais sous un am-


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 305

phithéàlre construit eu planches, à la droite du spectateur, et où se trouvaient deux cents dames. Il y avait deux Romaines, cinq Allemandes, et cent quatre-vingt-dix Anglaises. Dans le reste de réglise, personne, excepté une centaine de paysans d'un as- pect horrible. Je fais, en Italie, un voyage eu Angleterre. La plupart de ces dames étaient si émues de la beauté de la céré- monie, que leur cœur avait quelque peine à sentir le ridicule des cbapons sacrés qui chantaient cachés dans une cage. Il en est de même à la Sixtine. Je pense qu'ils sont censés ne faire que soutenir le chant des officiants.

18 août. — Je viens de jouir d'un des spectacles les plus beaux et les plus touchants que j'aie rencontrés en ma vie. Le pape sort de Saint-Pierre, porté par ses estafiers sur un immense brancard; on le voit à genoux devant le Saint-Sacrement. Heu- reusement il ne fait pas trop chaud : nous avons ce qu'on appelle une journée ventillata. Dès le grand matin les avenues de la place de Saint-Pierre sont sablées, nettoyées, les maisons tendues de tapisseries : cela se voit partout; mais ce qu'on ne voit qu'à Rome, ce sont des figures persuadées que le pontife qui va pa- raître est le souverain maître de leur bonheur ou de leur mal- heur éternel. Il y a des chaises et des échafauds le long des deux immenses colonnades qui entourent la place. Dès le matin les toilettes les plus recherchées, comme les costumes les plus sau- vages, marchandent les meilleures places ; le paysan des Abruz- zes, pour peu qu'il ait deux carlins dans la poche, s'y trouve assis à c6té du haut et puissant prince romain; et l'argent est, dans ce séjour de l'égalité, la seule aristocratie reconnue et pri- vilégiée. J'ai vu en Angleterre le peuple, qui se rendait à un meeting où Gobbet devait parler, ne pas oser se placer sur les charrettes qui avaient amené les denrées au marché. Le cordon- nier angkis disait avec un profond respect : « Ces places sont réservées pour les gentlemen. Commodément assis au premier rang, voici ce que j'ai vu : Sur un pavé sablé et jonché de feuil- les de laurier, ont défilé d'abord cinq ou six ordres de moines gris, blancs, noirs, bruns, pies, de toutes couleurs enfin, qui, la main armée d'un large flambeau, et l'œil obliquement ûjié vers la terre, chantaient à lue-tête des hymnes inintelligibles. Ils


306 ŒUVRES DE STÎ2NDHAL.

cbeTchaieni évidemment à captiver ratteotion de la multitude par une humble démarche, que trahissait sans cesse Forgueil de leurs regards. Venait ensuite le clergé régulier des sept grandes basiliques, séparé en sept corps différents par de grands pavil- lons rouge et jaune à demi tendus, que portaient des hommes vêtus de blanc ; et chacun de ces pavillons, d'un aspect tout à fait oriental, était précédé par un instrument bizarre surmonté d^une cloche d'où Ton tirait un tintement unique de minute en minute. Enfin sont arrivés les hauts fonctionnaires de TÉglise et les car- dinaux, la tète couverte de leur bonnet pointu. Tout à coup tout le monde fléchit le genou, et, sur une estrade entourée des plus riches étoffes, je vois paraître une figure pâle, inanimée, superbe, enveloppée elle-même de draperies jusqu'au-dessus des épaules, et qui ne me semblait former qu'un tout avec Tautel, l'estrade et le soleil d'or devant lequel elle était comme en adoration. m Tu ne m'avais pas dit que le pape était mort, » disait à mes côtés un enfant à sa mère. Et rien ne peut mieux rendre Tab- sencé totale de mouvement de cette étrange apparition. Â ce moment il n'y avait que des croyants autour de moi, et moi- même j'étais d'une religion si belle ! L'attitude du pape est de tradition : mais, comme elle serait fort gênante pour un vieillard, souvent infirme, on dispose les draperies de manière que Sa Sainteté ait Tair d'être à genoux, tandis qu'en réalité elle se trouve assise dans un fauteuil.

25 — Bal charmant chez une dame anglaise. L'un des libé- raux les plus marquants de Rome me prend à part pour me dire : « Monsieur, H y a un livre sublime, un livre qui, selon moi, contient le bonheur des peuples et des rois : c'est le Dictionnaire de Ckambers. » Et ainsi de tout ce que j'ai rencontré passé Bo- logne; mais les génies percent: Âlfieri, Ganova. Ce n'est pas qu'ils ne gardent une forte teinte de préjugés. En Angleterre, un demi-sot fait souvent un bon livre. Ici, un homme de talent comme Foscolo s'amuse à faire un pamphlet latin contre ses ennemis ^

  • Didymi Chierici Epittoloff Lugano, 4816. Foscolo, le premier poète

d'Italie après Monti, est auteur des Tombeaux et diAjace. Comme Monti, il ne pense pas beaucoup, mais il versiiie supérieurement.


ROME» NAPLES ET FLORENCE. 307

26 août. •— L'on me mène à Téglise des Jésailes, à côté du palais de Venise. Je sens un peu de ce respect qu'inspire le pouvoir, même le plus scélérat, lorsqu'il a fait de grandes cbor ses. — L'église est remplie de la plus iniâme canaille ; nous renvoyons nos montres à Thôtel. Mauvais goût du président de Brosses, qui s'extasie sur l'autel de saint Ignace. L'ignoble et le ridicule de cette sculpture sont incroyables : c'est au point que je n'ose dire en quoi elle est ignoble ; mais Ton était si barbare en France vers 1740, qu'il faut tout pardonner en faveur de tant d'esprit. Enfin la musique commence : ce sont des or- gues, placées en divers endroits de l'église, qui se répondent; cela est fort agréable; mais, comme partout, le musicien abuse de la ricbesse de cet instrument. J'ai entendu mille fois mieux en Allemagne : cependant je passe deux heures fort bien. Chose étonnante ! je vois deux ou trois Anglais vrai- ment touchés. Nous avons vu arriver huit ou dix cardinaux amis des jésuites. C'est à Rome que cet ordre célèbre a les ennemis les plus puissants : les dominicains et les capucins sont furieux. Honneurs militaires rendus aux cardinaux. Belle tenue des trou ^ pes romaines. On sent tellement à quelle canaille on a affaire, que chaque chapelle est gardée par une sentinelle, la baïonnette au bout du fusil : outre cela, d'autres sentinelles se promènent au milieu de la foule agenouillée. Bon trait dans le centre de la religion, qui prétend retenir les hommes par le moral ! que l'on sente cependant la nécessité de la baïonnette, plus qu'à Paris, où l'on nous dit que nous sommes impies. Ces soldats revenant de France, et couverts encore de ce noble uniforme français, chantent à demi-voix le psaume avec le peuple. Rome serait en- core la capitale des arts, pour peu qu'elle eût un moral passable. Ce chant du peuple est excellent. Ici la musique et l'amour font la conversation d'une duchesse comme de la femme de son coif- feur ; et, quand celle-ci a de l'esprit, la diiïérepce n'est pas fort grande : c'est qu'il y a des fortunes différentes, mais il n'y a pas de momrs différentes. Tous les Italiens parlent des mêmes cho«  ses, chacun suivant son esprit : c'est un des traits frappants de l'état moral de ce pays ; la conversation du plus grand seigneur et celle de son valet de chambre sont la même.


SÔ8 ŒUVRES DE STENDHAL.

29 août. — ie jouis de ma loge au théâtre d'Argentine. Ce n'était pas la peine de tant s'intriguer. L'on nous donne le Tan- credi de Rossini. La pièce n'aurait pas été achevée à Brescia ou à Bologne. L'orchestre est pire que les chanteurs : mais il faut voir le ballet. La troupe de danseurs qui charme Rome avait grand'peine à se faire souffrir, il y a six mois, à Varèse, petite ville de Lombardie.

Ici, chacun orne sa loge à son gré : il y a des rideaux en bal- daquin, comme pour une fenêtre à Paris, et un devant de loge en étoffe de soie, velours, mousseline ; il y en a de bien ridi- cule, mais la variété est agréable. Je remarque trois ou quatre draperies qui rappellent de loin une couronne : on m'explique que la vanité des pauvres têtes couronnées qui habitent Rome y trouve une consolation. Tout est décadence ici, tout est souvenir, tout est mort. La vie aètive est à Londres et à Paris. Les jours où je suis tout à la sympathie, je préférerais Rome : mais ce séjour tend à af- faiblir l'âme, à la plonger dans la stupeur; jamais d'effort, jamais d'énergie, rien ne va vite. La plus grande nouvelle de Rome, c'est que Gamuccini vient de finir un tableau. Je vais voir cette Mort de César : c'est du mauvais David. Ma foi, j*aime mieux la vie active du Nord et le mauvais goût de nos baraques.

Il est vrai que rien ne serait supérieur à la vie active entre- mêlée, dans les repos, des jouissances de sympathie produites par ce beau climat de Rome.

Ce qui achève de me mettre en colère, c'est que, dans tontes les loges où je vais, on trouve très-beau cet indigne spectacle. Les Romains ont une vanité bien comique ; ils disaient ce soir : Quel cantar è degno di una Roma ! C'est leur tournure emphati- que pour nommer Rome ; ils n'en emploient jamais d'autre. Je me retire navré de cet avilissement complet. Je cherche un vo- lume de Montesquieu ; je me rappelle enfin qu'hier on roe l'a confisqué à la douane comme un auteur des plus défendus. Je découvre dans un recoin de mon écritoire une Grandeur des RomainSy in-32. Je lis quelques chapitres ; j'ai du plaisir à aug- menter l'humeur sombre qui me possède ; vers les deux heures, je suis à la hauteur d'Alfieri. Je lis tout Don Garzia avec un vif plaisir : il ne m'arrive pas de sentir cet auteur quatre fois par an.


ROME, NÂPLES ET FLORENCE. 309

M. Nystrom, homme d'esprit et architecte de la plus haute espérance, a bien voulu visiter avec moi la place de la colonne Trajane. Trajan fit élever cette colonne dans une sorte de cour fort étroite, auprès d'une basilique. Les travaux admirables exé- cutés de 1810 à 1814, par Q'*% intendant de la couronne à Rome, marqueront plus' dans la postérité que les travaux de dix pontificats des plus actifs. Napoléon a consacré dix millions aux embellissements de Rome. Il avait le projet de faire enlever les douze pieds de terre qui gâtent le Forum.

50 août. — J'arrive de trop bonne heure au théâtre Valle : mais toutes les places du parterre sont numérotées ; quand Ton n'est pas des premiers, Ton n*enlend pas. Je m'amuse à lire le règlement de police. Le gouvernement connaît son peuple : ce sont des lois atroces. Cent coups de bâton, administrés à Tin- stant sur Téchafaud qui est en permanence à la place Navone, avec une torche et une sentinelle, pour le spectateur qui pren- drait la place d*un autre ; cinq ans de galères pour celui qui élève la voix contre le portier du théâtre (la maschera), qui distribue les places. Le jugement a lieu ex inquisitione, sui- vant les douces formes de l'inquisition. Tout ce que je vois des spectateurs, Tabsence totale de politesse, d'honneur, d'égards, l'extrême insolence à côté de l'extrême bassesse dès qu'on ré- siste , tout me confirme ce que madame R*** me disait hier, que Tibère Pacca, gouverneur de Rome, est homme de talent et qui sait son affaire. Je fais copier son ordonnance de police : ce se sera une des pièces justificatives de mon voyage, pour qui m'accusera de trop mépriser le despotisme ecclésiastique.

La musique commence enfin; elle est d'un nommé Romani, qui s'intitule sur l'affiche Figlio di quesia gran Roma, Il est di- gne de sa patrie : sa musique n'est qu'un centon de Gimarosa ; par ce moyen, quoique sans le moindre génie, elle m'amuse.

La prima donna de Valie est cette même madame Giorgi que j'ai vue à Florence : la musique de Rossiui lui allait mieux; elle n'est plus ici qu'une faible copie de la Malanottù II y a un bouf- fon de la bonne école, point musqué, et qui fait rire; mais il est bien vieux.

La pièce est une traduction des Jevx de V amour et du ha-


310 (EC^BES DE STENDHAL.

sard. Le traducteur y a ajouté des coups de bâlou, et un bailli de village qui compose une harangue à son seigneur à Tàide du Dictionnaire des rimes. 11 y a longtemps que nous sommes convenus que la musique ne peut peindre Tesprit ; elle est obli- gée de prononcer lentement, et le degré de rapidité de la re- partie donne presque toujours une nuance à Tidée. La musique ne peint que les passions, et que les passions tendres.

Depuis Mozart et Haydn, tandis que le chant peint une pas- sion, des traits d'orchestre peignent d'autres nuances de senti- ment, qui, je ne sais comment, viennent se confondre dans notre àme avec la peinture de la passion principale. Mayer, Winler, Weigl, Ghérubini, abusent de l'accessoire, ne pouvant atteindre au principal. Mais jusqu'ici, malgré cette découverte, la musique ne peut encore atteindre Vesprit,

1" septembre. ^- Je retourne à Valle.

Des gens parfaitement heureux, ou des gens parfaitement in- sensibles, ne pourraient souffrir la musique : c'est pour ces deux raisons que les salons de Paris, en 1779, lui étaient si rebelles. Mozart fil bien de quitter la France ; et, sans la Nouvelle Héloïse, le Devin de Jean-Jacques eût été sifflé

Pourquoi a-t-on du plaisir à entendre chanter dans le mal- heur? c'est que, d'une manière obscure et qui n'effarouche pas Vamour-propre, cet art nous fait croire à la pitié chez les hom- mes : il change la douleur sèche du malheureux en douleur regrettante; il fait couler les larmes; sa consolation ne va pas plus loin. Aux âmes tendres, qui regrettent la mort d'un objet chéri, il ne fait que nuire et que hâter les progrès de la phthisie.

21 septembre. — Je viens de passer cinquante jours à admi- rer et à m'indigner. Quel séjour que la Rome antique, si, pour dernier outrage, sa mauvaise étoile n'avait pas voulu qu'on bâttt sur son sol la Rome des p... ! Que ne seraient pas le Colysée, le Panthéon, la basilique d'Anlonin, el tant de monuments démo- lis pour faire des églises, restaul fièremenl debout au milieu de ces collines désertes, le monl Avculin, le Quiriual, le Palatin! Heureuse Palmyre !

Saint-Pierre excepté, rien de plus plat que larchitecture mo- derne, si ce n'est la sculpture. Ce mot rappelle Canova, seule


ROME, NAPLëS et FLORENCE. 311

exception. Il fait mettre les bustes des grands artistes au Panthéon, lieu si cher aux âmes tendres, par la tombe de Ra- phaël. Tôt ou tard on lui ôlerale nom d'église, qui jadis la pro- tégea contre le génie du christianisme : ce sera un musée su- blime. La plupart des bustes commandes à Ganova sont bien médiocres : un seul est de lui; ou lit sur la base :


A DOMINICO CIMAROSA ERCOLE CARDINALE COKSALTl, 1816.


Accident arrivé vers 1825. Un certain parti devenant le plus fort, tous ces bustes ont été exilés dans certaines petites salles obscures au Gapitole.

Le tombeau de Raphaël, élevé à ce grand homme aussitôt après sa mort (1520), et sur lequel le cardinal Bembo fît mettre ces deux jolis vers

lUe hic est Raphaël; timuit quo sespite vinci Rerum magna parens et moriente mori,

était orné de son buste. Le tombeau a été mutilé, et le buste relégué au Gapitole.

En France, comme les convenances gémiraient de l'inscription du buste de Gamarosa ! Je ne m'étonne plus de Tinclination se- crète qui me faisait aimer le cardinal Gonsalvi. C'est le plus grand des ministres existant en Europe, parce que c'est le seul honnête homme. L'on sent bien que je fais une exception for- melle pour les ministres du pays ou ce voyage paraîtra.

Cet homme rare est abhorré par ses trente-trois collègues. On mutile tous ses plans, ou le force à laisser tous les détails en pâture à la sottise: c'est pour cela que Ton m'a confisqué Montes- quieu. Il ne peut attaquer Tétable d'Augias de la seule manière sensée, en fondant une école polytechnique.

Je compte dans mon journal plus de vingt anecdotes sur ce grand ministre, et toutes à sa louange. Il est simple, raisonna- ble, obligeant, et, pour finir par un grand trait presque in- croyable en France, il n^eat pas hypocrite.


512 ŒUVRES DE STENDHAL.

24 septembre. — C'est d'une hotire malade que Ton lire la perle. Je désespère des arts depuis que nous marchons vers le gouvernement de Y opinion , parce que, dans toutes les circon- stances possibles, ce sera toujours une absurdité que de bâtir Saint-Pierre. N'y avait-il donc pas vingt manières cent fois plus utiles detlépenser cinq cents millions? n'y avaii-il pas deux cent mille malheureux à secourir, la moitié de la campagne de Rome à mettre en culture, les majorats à acheter à huit ou dix grandes familles de Rome et à distribuer à deux cent mille paysans, qui ne demandaient qu'un champ à cultiver pour n'être plus brigands?

Vers 1730, le gouvernement papal, je ne sais par quel hasard, avait un million à dépenser. Valait- il mieux faire la façade de Saint-Jean-de-Latran, ou un quai qui remontât le Tibre de la porte du Peuple au pont Saint- Ange?

La façade est ridicule : mais peu importe à la question. Le pape se décida pour la façade ; et Rome attend encore un quai qui peut-être diminuerait la fièvre qui dévore ces quartiers de- puis les premières chaleurs de mai jusqu'aux premières pluies d'octobre. Groirez-vous qu'on m'a montré dans le Corso, près de Saint-Charles-Borromée, la maison au delà de laquelle la fièvre ne passe jamais? Cette année le kinine fait des merveilles. Un chimiste célèbre, M. Manni, le fabrique aussi bien qu'à Paris.

On me disait hier : « Quel dommage que François I" n'ait pas fait la France protestante! »

J'ai fort scandalisé l'apprenti philosophe en répondant : « C'eût été un grand malheur pour le monde ; nous fussions de- venus tristes et raisonnables comme des Genevois. Plus de Lettres pe7'sanes, plus de Voltaire, surtout plus de Beaumarchais. Avez-vous pensé au degré de bonheur d'une nation chez la quelle les Mémoires de Beaumarchais occupent toutes les atten- tions? Cela vaut peut-être mieux que le révérend M. Irving met- tant sa montre en gage. Il y a tant de maladies et de choses tristes dans la vie, que rire n'est pas raisonnable. Les jésuites à la manche large, les indulgences, la religion telle qu'elle était en Italie vers 1650, valent beaucoup mieux, pour les arts et le bonheur, que le protestantisme le plus raisonnable. Plus il est raisonnable, plus H tue les arts et la gaieté.


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 515

(L'état de la liberté de la presse, en 18:26, s*oppose à ce que j'euvoie à ]*imprimeur :

l"* La Vie de Pie VU, très-favorable cependant à ce vénérable pontife ;

2° La Vie du cardinal Consalvi;

y La Description du mécanisme du gouvernement romain. Les choses vont à peu près comme en 1500 : c'est un morceau cu- rieux d'antiquité;

¥ \S Histoire du conclave de 1825, pendant lequel je me trou- vais à Rome. Chaque soir nous avions chez madame N*** le dé- tail du vole émis dans le conclave par chaque cardinal ;

h^ L'Histoire du secrétaire employé par Pie VI pour son tra- vail sur les évêchés d'Allemagne ; le tour joué à ce secrétaire

parle cardinal Consalvi; les A de madame ia générale

Pfi )

CASTEL-GANDOLFO.

1^' octobre. — Je suis établi depuis un mois à Castel-Gandolfo ; je passe ma vie sur les bords du lac Albano et à Frascati. Ce serait être injuste envers ces sites délicieux que de les décrire en moins de vingt pages. — Anecdote du jeune paysan de Frascati, contée hier à la villa Aldobrandini. Ce climat inspire je ne sais comment V adoration pour la beauté. Mais je n'ai déjà que trop parlé de ce qui tient à la beauté : j'ennuierai les gens du Nord. Voici de la philosophie morale. A Rome, je vais presque chaque soir chez M. Tambroni, au palais de Venise ; là je trouve son aima- ble femme, née à Chambéry, Canova, ami de la maison, et deux ou trois philosophes, tels, pour l'impartialité et la profondeur de leurs jugements, que jamais je n'ai rencontré rien qui en ap- proche.

Voici l'extrait de mes notes du mois dernier. Je vais à Rome; mais la peur de la fièvre me ramène coucher à Castel-Gandolfo.

Les gens du Nord envisagent l'existence d'une manière grave, sérieuse, profonde si l'on veut. On a peut-être autant d'esprit à Rome qu'à Edimbourg, et l'on y envisage la vie d'une manière vive, passionnée, remplie de sensations fortes, et un peu dés-


314 ŒUVRES DE STENDHAL.

ordoonées si vous voulez. Dans la première hypolhèse, le ma- riage et les lieos de famille soûl couverts de rinviolabilité la plus emphatique. Â Rome, le prince Golona ou tout autre ne considère le mariage que comme une institution destinée à ré - gler Tétât des enfants et le partage des propriétés. Un Romain à qui vous proposeriez d'aimer toujours la même femme, fût-elle un ange, s'écrierait que vous lui enlevez les trois quarts de ce qui fait qu'il vaut la peine de vivre. Ainsi, à Edimbourg, la fa- mille est le principaly et à Rome Vaccessoire seulement. Si le système des gens du Nord engendre parfois la monotonie et l'en- nui que nous lisons sur leurs figures, souvent aussi il procure un bonheur calme et de tous les jours. Ce qui est plus capi- tal à mes yeux, peut-être le système triste a-t-il quelque se- crète analogie avec la liberté et tous les trésors de bonheur qu'elle verse sur les hommes. Le système romain n'admet pas cette quantité de petits Étals qu'on appelle familles; mais aussi chacun peut chercher le bonheur comme il l'entend.

Si je ne craignais de me faire lapider, j'ajouterais que je con- nais un pays dont les habitants ont importé pour leur usage presque tout ce qu'il y a de mauvais dans le système triste des protestants et dans la manière voluptueuse de l'Italie.

Excepté parmi les personnes qui ont plus de deux cent mille livres de rente ou une très-haute naissance, le mariage est pres- que inviolable en Angleterre. En Italie, quand on célèbre un ma- riage dans une église, celle idée d'inviolabilité et de fidélité éter- nelle n'entre dans la (ête de personne. Gomme le mari sait cela d'avance, comme c'est une chose reçue et convenue, à moins qu'il ne soit épris lui-même, ce qui le placerait alors dans la si- tuation d'un amant à l'égard '^de sa maîtresse, il ne s'inquiétera nullement de la conduite de sa femme.

II y a un troisième pays, où le mariage n'est absolument qu^une affaire de bourse ; les futurs ne se voient que quand les deux no- taires sont convenus des articles du contrat. Mais les maris de ce pays n'en prétendent pas moins à toute l'inviolable fidélité qui se rencontre dans les mariages anglais, el à tous les plaisirs qu'offre la société italienne. Leur intérieur est aussi rempli des jouissances de l'âme que leurs salons sont gris*


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 315

Je suis humilié du rôle que je vais jouer : je vais scandaliser ces salons en disant un mot des mœurs romaines. Rome est ita- lienne par excellence, bien supérieure à Naples, déjà un peu francisée, et à Bologne, qui quelquefois est petite ville. A Rome, tous les dix ans, on élit un roi : ce roi n'a peut-être pas été sans passions durant sa jeunesse. Quelle source d'intérêt !

A Rome, point de gêne, de contrainte, point de ces grimaces convenues, dont la science s'appelle ailleurs usage du monde. Quand on plaît à une femme, rarement elle cherche à le cacher. Dite a ,.,.che mipiace est une phrase qu'une Romaine ne se fait pas scrupule d'employer. Si Thomme qui a le bonheur de plaire partage le sentiment qu'il inspire, il dit : Mi voleté bene ? — Si.

— Quando ci vedremo ? Et c'est d'une manière aussi simple que commencent des attachements qui durent des années. Huit ou dix ans sont le terme moyen : une passion qui ne dure qu*un an ou deux fait mépriser la femme comme une âme faible qui n'est pas sûre de sa propre volonté. La parfaite réciprocité de devoirs qui existe entre l'amant et sa maîtresse ne contribue pas peu à affermir la constance. Au reste, dans ce pays où la politique est si fine, toute dissimulation est mise de côté. J'ai tu dernièrement, au bal magnifique donné par le banquier Torlonia, duc de Brac- cianO) qu'une femme ne danse qu'avec les personnes agréées par son amant. Osez-vous demander la cause des refus d'une jolie femme; elle répond avec simplicité : Il mio amico non lo vuole,

— Doniandate al mio amico.

Il se trouve chaque année un ou deux Allemands qui ont la bonté d'aller demander à Vamico la permission de danser avec sa maîtresse.

Les jolies Romaines ont un tort grave : c*est celui de se mo- quer des Françaises, qui, à leur dire, ont plus de coquetterie que d'amour, et, après mille façons, finissent par arriver au même point. Je ne donne ceci que comme un exemple des jugements ridicules que les nations portent les unes sur les autres.

On demandait à une Romaine ce qu'elle ferait si son amant lui était infidèle ; cet amant était présent. Sans répondre, elle se lève, ouvre la porte, sort un instant, puis reparaît en tâtonnant, comme si elle s'avançait dans un lieu obscur. Chacun la regardait avec


316 ŒUVKES DE STEiNDUAL.

ctonuemeul, quand on la vil, toujours avec la même pautoiuiiiie, s'approcher de sou ami, qui u y concevail rien lui-même, et lui briser sur la poilrine son éventail qu'elle tenait à la main.

Ce fut là toute sa réponse. Que de jolies phrases une de nos femmes à la mode n' eût-elle pas débitées en pareille occasion !

4 octobre. — M. le marquis 6a...., amant de madame Bo

Tune des plus belles femmes de Rome, se trouvait avec elle chez M. de Blacas. La comtesse de Florès pria Ga... de chanter, en ajoutant d*un ton qui fit apparemment ressortir le calembour : Cantate tanto bene, Gatti! A ces mots, la Bo.... se lève Curieuse : E che sapeie voi se canta bene? — Si lo so benissimo, reprend madame de Florès d'un grand sang-froid : là-dessus silence com- plet dans le salon; et la plus terrible querelle s'engage entre ces dames. L'amant, fort bel homme, présent à la bataille, n'osait rien dire. Des amis firent avancer les voitures de ces deux da- mes, leur représentèrent combien il était inconvenant de se li- vrer à de pareils débals dans la maison d'un étranger, et ils eurent beaucoup de peine à leur faire quitter les salons de l'am- bassadeur, chacune de son côté.

Une Romaine est capable de faire de ces sortes de scènes à son amant : elle lui donnera un coup de poignard; mais jamais, quelque tort que celui-ci puisse avoir avec elle, ne redira ce qu'il lui aura confié dans les moments d'épanchement. Elle le tuera peut-être, et en mourra de chagrin; mais ses secrets mourront avec elle. Le coup de poignard est fort rare dans la haute société, mais fort commun parmi le peuple, où il est assez rare qu'une femme se console de la perte de son amant. Je se- rais trop immoral si je racontais sept à huit autres anecdotes éga- lement de notoriété publique.

Chaque soir, à Rome, il y a réception, pour la haute société, dans les salons de M. l'ambassadeur d'Autriche, de M. l'ambas- sadeur de France, ou chez quelque prince romain. Le seconda cetto ne pénètre point dans ces salons, où règne un ton un peu francisé. Ce sont dans les soirées données chez des riches mar- chands, qui sont à la tête du seconda cetto, que l'étranger trou- vera les mœurs romaines dans toute leur énergie. On trouve tou- jours huit ou dix cardinaux chez les ambassadeurs


ROME, NAPLKS ET FLORENCE. 317

Mais ici je me souviens, à propos, de la jolie retraite où Ton a envoyé l'aimable et spirituel Santo- Domingo.

Malgré tout ce que le vulgaire dit sur Tllalie, un homme qui joue la comédie est aussi rare dans la société à Rome ou à Milan, qu'un homme naturel et simple à Paris. Mais, à Rome, on ne dit pas de mal de la religion ; c'est comme à Paris : un homme bien né ne prononce pas des mots grossiers dans un salon. Vous croyez que l'Italien est un hypocrite consommé, toujours dissimulant, et c'est l'être le plus naturel de l'Europe, et qui songe le moins à son voisin. Vous le croyez un conspirateur profond, l'être pru- dent par excellence, un Machiavel incarné : voyez l'innocence vertueuse et girondine des conspirateurs du Piémont et de Na- ples. Le Romain me semble supérieur, sous tous les rapports, aux autres peuples de l'Italie : il a plus de force de caractère, plus de simplicité, et incomparablement plus d'esprit. Donnez- lui un Napoléon pendant vingt ans, et les Romains seront évi- demment le premier peuple de l'Europe. C'est ce que je prou- verais facilement s'il me restait assez de place. Si celte brochure a une autre édition, je donnerai dix anecdotes prouvant l'asser- tion qui précède.

10 octobre. — Hier soir j'ai couché à Rome. Vers les neuf heures, je sortais de ces salles magnifiques voisines d'un jardin rempli d'orangers, qu'on appelle le café Ruspoli : vis-à-vis le café se trouve le palais Fiano. Un homme, à la porte d'une es- pèce de cave, disait : Entj*atey ô signori!.,. (Entrez, entrez, mes- sieurs; voilà que ça va commencer). J'entre, en effet, dans ce petit théâtre, pour la somme de vingt-huit centimes. Ce prix me lit redouter la mauvaise compagnie et les puces. Je fus bientôt rassuré. Je m'aperçus, au ton de la conversation, que j'avais pour voisins de bous bourgeois de Rome : vingt-huit centimes sont, en ce pays, une somme assez importante pour écarter la canaille du dernier ordre. Le peuple romain est peut-être celui de toute l'Europe qui aime le mieux la satire fme et mordante. Sou esprit extrêmement Qn saisit avec avidité et bonheur les al- lusions les plus éloignées. Ce qui le rend beaucoup plus heureux (|uc le peuple de Londres, par exemple, c'est le désespoir. Ac** coutume depuis trois siècles à regarder ses maux comme inévi-

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518 (EUVRKS DE STENDHAL.

tables et éternels, le bourgeois de Rome ue se met point eu colère contre le minisire, et ne désire point sa mort : ce ministre serait remplacé par un être aussi méchant. Ce que le peuple veut avant tout, c'est se moquer des puissants et rire à leurs dépens : de là les dialogues entre Pasquin et Marforio. La censure est plus méticuleuse que celle de Paris, et rien de plus plat que les co- médies. Le rire s'est réfugié aux marionnettes qui jouent des pièces à peu près improvisées.

J*ai passé une soirée fort agréable aux marionnettes du palais Piano, quoique les acteurs eussent à peine un pied de haut; le théâtre sur lequel ils promènent leur petite personne enluminée peut avoir dix pieds de large et quatre de hauteur. Ce qui pré* pare le plaisir, et j'oserai dire Tillusion, c'est que les décorations de ce petit théâtre sont excellentes. Les portes et les fenêtres des maisons qu'elles représentent sont soigneusement calculées pour des acteurs qui, au lieu de cinq pieds, ont douze pouces de haut.

Le personnage à la mode parmi le peuple romain, celui dont il aime surtout à suivre les aventures, c'est Gassandrino. Cas- sandrino est un vieillard coquet de quelque cinquante«cinq à soixante ans, leste, ingambe, à cheveux blancs, bien poudré, bien soigné, à peu près comme un cardinal. Du reste, Gassan- drino est rompu aux affaires, il ne se fâche point : à quoi bon dans un pays sans insolence militaire? 11 brille par l'usage du monde le plus parfait ; il connaît les hommes et les choses ; il sait surtout ménager les passions du jour. Sans toutes ces quali- tés, le peuple romain rappellerait villano (paysan) et ne dédai- gnerait pas de rire de lui. En un mot, Gassandrino serait un homme à peu près parfait, un Grandisson sexagénaire, s'il n'a- vait pas le malheur de tomber régulièrement amoureux de toutes leb jolies femmes que le hasard lui fait rencontrer ; et, comme c'est un homme du Midi qui ne s'amuse pas à rêver l'amour, il veut les séduire. Vous conviendrez que ce personnage n'est pas mal inventé pour un pays gouverné par une cour oligarchique, composée de célibataires y où, comme partout, le pouvoir est aux mains de la vieillesse qui songerait à prendre ombrage de Gas- sandrino. ilj a cent ans que ce personnage est à la mode. Il va


ROME, JSàPLES BT FLORENCE. S19

sans dire qu'il est séculier; mais je parierais que, dans toute la salle, il n'y a pas un spectateur qui ne lui yole la calotte rouge d'un cardinal, ou au moins les bas violets d'un monsigiwre. Les viomignon sont les jeunes gens de la cour du pape, les audi- teurs de ce pays : c*est la place qui mène à toutes les autres. Le cardinal Gonsalvi, par exemple, a été monsignore, et a porté des bas violets trente ans de sa vie. Rome est rempli de monsignon de rage de Gassandrino, qui n'ont pas fait fortune aussi jeunes que le cardinal Gonsalvi, et qui recberchent des consolations en attendant le chapeau. La pièce de ce soir s'appelle Cassandrino allievo diunpittore (Gassandrino élève en peinture).

Un peintre célèbre a beaucoup d'élèves et une sœur fort jolie. Gassandrino, beau petit vieillard de soixante ans, avec la mise la plus soignée, arrive chez elle, et ne manque pas de se donner en entrant toutes les grâces modestes d*un jeune c

L'arrivée de Cassandrino sur le théâtre des marionnettes, et les trois ou quatre tours de salon qu'il fait en attendant sa belle, que la cameriera di casa est allée avertir, après avoir reçu un paoletto d'étrenne, suffisent pour mettre les spectateurs en belle humeur, tant les mouvements de cette poupée imitent avec fidé- lité le genre d'affectation d'un jeune monsignore. La jeune sœur du peintre arrive enfin, et Gassandrino, qui n'a pas encore osé, à cause de son âge, hasarder une déclaration trop claire, la prie de lui permettre de chanter une cavatine qu'il vient d'entendre dans un concert, et dont il est-encore charmé. Tout le piquant du personnage consiste dans cette timidité prudente fondée sur son âge, et dans la foule de petits moyens adroits qu'il met en usage pour faire oublier ses cheveux blancs. Gette cavatine a été chantée à ravir : c'est un des plus jolis morceaux de Pai- siello. Elle a été applaudie avec transports ; l'illusion était un peu écartée : car les spectateurs s'écriaient à tout moment brava la ciabatinal (Gette cavatine était chantée dans la coulisse par la fille d'un savetier, qui a une voix superbe.)

Cet air fort passionné fait déclaration pour le tendre Gassan- . drino. La sœur du peintre lui répond par des compliments infi- nis sur la fraîcheur de sa toilette et sur sa bonne mine; com- pliments que le vieux garçon reçoit avec délices. 11 lui raconte


390 ŒUVRES DE STENDHAL.

à celte occasioD l'histoire de son habit. Le drap en est venu de France; Gassandrino parle ensuite de son pantalon qui arrive d'Angleterre, de sa superbe montre à répétition (il la tire et la fait sonner), qui lui a coûté cent guinées chez le meilleur hor- loger de Londres. Gassandrino, en un mot, étale tous les ridicules d'un vieux garçon ; il nomme par des sobriquets d'intimité tous les marchands à la mode de Rome, indique par ses gestes les fats célèbres étrangers, et il y en a toujours un ou deux que l'excès de leurs ridicules fait connaître du peuple de Rome. A chaque mot, il approche sa chaise de celle de la jeune fille. Tout à coup une si agréable visite est interrompue par le jeune peintre, frère de la demoiselle, qui paraît avec des favoris énor- mes et des cheveux bouclés fort longs. G'est le costume obligé des gens de génie.

Le jeune peintre prie brusquement Gassandrino de ne plus honorer sa soeur de ses visites, et il lui rend une miniature qu'il en avait reçue pour la restaurer.

Au lieu de se mettre en colère, Gassandrino accable de com- pliments et de choses flatteuses le jeune homme qui le chasse. Gelui-ci, resté seul avec sa sœur, lui dit : « Gomment avez-vous l'imprudence de recevoir tête à tète un homme qui ne peut pas vous épouser? » Ge trail fort clair a été applaudi à tout rompre. Nous avons eu ensuite un monologue fort plaisant de Gassan- drino dans la rue. Rien ne peut le consoler de l'impossibilité de voir sa belle. 11 se plaint tour ànour de quelques petites incom- modités de son âge, et des tourments que lui donne l'excès de sa passion. Les éclats de rire interrompaient à chaque phrase le silence de la plus profonde attention. Les raisonnements qu'il se fait pour se déguiser ses soixante ans, sont d'autant plus comi- ques, que Gassandrino n'est point un sot : c'est au contraire un homme de beaucoup d'expérience et même d'esprit, qui ne fait des folies que parce qu'il est amoureux. Il se résout enfin à s'habiller en jeune homme, et à se présenter chez le peintre comme un jeune élève de dix-huit ans.

Au second acte, on le voit arriver chez le jeune peintre. 11 s'est mis d'énormes favoris noirs; mais, dans son empressement, il a oublié d'ôter ses boucles poudrées à blanc sur l'oreille. Il


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 321

parvient à voir sa belle, et la scène d'amour avec la jeune Me est excellente de ridicule : il Tadore, et c'est bien Tamour d'un vieux garçon. Il parle toujours de sa fortune, et finit par la pro- position de la partager avec elle : « Nous vivrons heureux, lui dit-il, et personne ne connaîtra notre bonheur. » A ce trait, les rires et renthousiasme du public ont interrompu la pièce pen- dant deux minutes. Gomme il est aux genoux de sa belle, il est surpris par une vieille tante de la jeune fille, qui l'a connu qua- rante ans auparavant à Ferrare, où il était employé; elle lui rap- pelle qu'il lui parla d'amour^ et le persécute tellement, que Gas- sandrino, de dése^ir, se sauve dans Tatelier du peintre. Il reparaît bientèt, comme un autre Pourceaugnac, suivi par tous les jeunes gens qui se moquent de ce nouveau camarade à favo- ris noirs et à cheveux blancs. Arrive le jeune peintre qui ren- voie ses élèves, et a un long dialogue fort sérieux avec Gassai^- drino. Gelui-cisentle voisinage du poignard. Gassaodrlno meurt de peur, non d'être battu, mais de faire un éclat; autre trait dcmt la sagacité romaine jouit avec délices.

Enfin, le jeune peintre, après s'être assez amusé de Cassan- drino, qu'il persiste à prendre pour un voleur, le reconnaît enfin: « Vous êtes venu, lui dit-il, pour prendre une leçon de pein- ture. Je vais vous la donner : je commencerai par le coloris. Mes élèves vont vous dépouiller de vos habits, après quoi ils vous peindront le corps de la tête aux pieds d'une belle couleur rouge (allusion à un grand costume) ; et^ parvenu ainsi au comble de vos vœux ; ils vous promèneront dans le Corso. » Effroi de Cassandrino : il consent à épouser la tante, à laquelle il a jadis fait la cour à Ferrare. Gette tante lui saute au cou. Il s'ap- proche de la rampe, et dit en confidence aux spectateurs : « Je renonce au rouge : mais je vais devenir l'oncle de l'objet que

j'adore, et » 11 feint, à ce moment, que quelqu'un l'appelle^

tourne la tête, et les spectateurs le couvrent d'applaudisse- ments.

Après la fin de la pièce, un enfant s'est avtincé sur le théâtre pour arranger les lampes ; deux ou trois étrangers se sont ré- criés. 11 nous a fait l'effet d'un géant, tant l'Illusion avait été complète, et si peu nous songions à la petite taille ou aux têtes

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3S»2 ŒUVRES DE STENDHAL.

de bois des personnages qui nous faisaient rire depuis irois quarts d'heure.

Nous avons eu ensuite un ballel^ Le Puits enchanté, tiré des Mille et une Nuits; plus étonnant, s'il se peut, que la eomédie pour le naturel et la grâce des mouvements des danseurs. Je me suis enquis auprès de mes voisins du mécanisme de ces cliar- manles figures de bois. Les pieds sont garnis de plomb ; les fils qui les font mouvoir passent dans l'intérieur du corps et sor- tent sur le haut de la tête ; ils sont tous renfermés dans un tuyau noir qui contient aussi les fils particuliers qui font mouvoir la tète; les fils qui donnent le mouvement aux bras sont seuls im peu visibles. C'est pourquoi la meilleure place est à cinq ou six pas du théâtre. Les yeux se meuvent aussi, mais au hasard, sui~ vaut que la tête penche plus à droite ou à gauche.

Ce que je ne puis vous peindre, c'est Texlrème adresse avec laquelle on imite la nature par des moyens qui, à les voir dé- crits dans ma lettre, me semblent à moi-même si grossiers.

18 octobre. — Ce soir, aii milieu de la conversation chez madame Orescenzi, un fort bel homme de treate-six ans, avec des yeux plus sombres encore que ceux qu'on rencontre d'or- diualre à Rome, a tout è coup pris la parole. Il a parlé tout seul pendant dix minutes, et assez bien ; après quoi il est retombé dans un morne silence. Personne n'a répliqué à ce qu'il avait dit, et la conversation a repris comme si elle avait été interrom- pue par un accident.

Voici l'histoire de la princesse Santa Valle> qui, du reste, est imprimée partout, et que le lecteur est engagé à passer, s*il la connaît. Une belle comtesse, née en Allemagne» une de ces femmes cosmopolites fort protégées par la diplomatie du dix-neuvième siècle, vivait à Naples avec le plus grand luxe, et recevait toute la société. On voyait sur les genoux de la jeune comtesse une jolie petite fille de huit à dix ans; la comtesse passait sa vie à Tembrasser dans des transports de tendresse, ou à lui donner des coups de pied et à la mordre. La petite fille, au désespoir,

obtint de sa protectrice, par le moyétk d'un jeune p , ami de

la maison, d'être mise au couvent de Sorrento, la patrie du Tasse, et le plus beau lieu <ie la terre. Ses charmes se dévelop-


ROME, NAPLES ET FIORENCE. 323

pèrent avec son esprit. A peine âgée de seize ans, on la citait comme la jeune fille la plus distinguée de Napies. Un homme vain, le prince Santa Valle, avait alors les plus beaux chevaux, les voilures les plus nouvellement importées de Londres : il peusa que la plus belle femme de Naples compléterait son luxe. La pauvre Emma, qui redoutait peu les (olies de la comtesse sa ' protectrice, qui lui disait Tavoir adoptée en la trouvaat orphe- line dans une auberge, la pauvre Emma se trouva trop heureuse d'épouser Tétre d'Italie qui savait le mieux de combien de lignes la manchette de la chemise doit dépasser Thabit. Elle devint princesse. La négociation fut conclue avec beaucoup ii*adresse par la comtesse cosmopolite. Quand le prince fut tout à fait en- gagé, elle lui avoua qu*Ëmma était sa fille> et qu'elle avait pour frère le jeune prince romain qu'on voyait chez elle. Ainsi se trouva expliquée la ravissante beauté de celte enfant, fruit de Funion contractée entre une fort belle femme du Nord et un homme du Midi. Peu de mois après le mariage d*Ëmma, les évé- nements politiques forcèrent le prince de Sanla Valle à quitter Naples. La jeune princesse fut indifférente au sort d'un tel mari, vint à Rome où elle fut reçue magnifiquement par le fa- meux prince Antoine Borghèse, homme de mérite. La jeune pricesse Santa Valle habitait depuis longtemps le palais Bor- ghèse, lorsque le bruit de la mort de son mari se répandit à Rome. La jeune veuve se hâta de prendre le deuil : et il y eut au monde deux coeurs heureux de plus. Emma aimait à la pas- sion un jeune noble romain, mais jusque-là ne Tavait jamais reçu qu'en présence d'une vieille duègue de la maison Borghèse, qu'elle avait prise à son service aussitôt qu'elle se fut laissée aller à la faiblesse de recevoir son amant chez elle. A peine eut->elle pris le deuil, que le futur mariage du jeune Romain ne fut plus un secret dans la société. Après plusieurs mois, les plus heureux de la vie de la pauvre Emma, elle allait enfin épouser son amant, et le voir hors de la présence de la duègue, quand arriva la nouvelle qu'elle n'était pas veuve Bientôt le prince Santa Valle parut à Rome. Peu de jours après ou trouva la jeune Emma morte sous un berceau de fleurs dans le beau jardin Farnèse, qui domine le Forum romain. Le mari, fort bon


324 ŒUVRES DE STENDHAL.

homme, et point jaloux, ne fut point soupçonné. On supposa que la jeune personne avait cédé à une idée inspirée par son sang allemand. Son amant est devenu presque fou, ajouta la personne qui nous parlait: et vous avez pu en juger; c'est ce pauvre homme que vous venez de voir. Quand il est seul, on l'entend faire la conversation avec son Emma; il croît qu'elle lui répoâi, et il lui parle toujours des préparatifs de leur pro- chain mariage.


APPENDICE

FRAGMENTS DE LA PREMIÈRE ÉDTTIOîf DE 1847 *,


ROME.


8 mars 1817. — 4e pars ( de Naples ). Je n'oublierai pas plus la rue de Tolède que la vue que Ton a de tous les quartiers de

  • La première édition de Romty Naplet et Florence a été publiée par

Stendhal en 1817. Â cette époque il n'avait tait qu'un seul voyage en Italie, et avait écrit son livre d'après les premières impressions reçues d'un séjour assez peu prolongé dans les principales villes de la Péninsule. Quand depuis, en 1826, l'auteur entreprit de publier une seconde édition de sou ouvrage, il avait résidé longtemps au delà des Alpes, et eut l'occa- sion de revenir sur sa première opinion : aussi cette seconde édition fut-elle pour ainsi dire un nouveau livre, dans lequel idées, jugements, observations, dates même, tout fut changé et remanié. On comprendra que nous ayons choisi pour modèle de notre texte cette seconde édition, beaucoup plus développée que la première et qui contient les idées défi- nitives de Stendhal sur l'Italie. Toutefois, comme nous avons remarqué dans l'édition de 1817 des passages importants qui ne se trouvent on aucune façon reproduits dans celle de 1826, nous avons cru ne pouvoir nous dispenser de faire figurer dans ce recueil des tEuvret complètes de Stendhal ces passages importants qui donneront au lecteur une idée des premières sensations éprouvées par l'auteur dans sa jeunesse. Ce sont ces fragments qui forment l'appendice du volume de Rome, Kaples et Flo - rence.

On ne sera pas surpris, après ce que nous venons de dire, de trouver dans cet appendice des opinions peu conformes à celles exprimées dans


326 ŒUVRES DE STENDHAL.

Naples : c'est, sans coinparaison, à mes yeux, la plus belle ville de Tuoivers. Il faut ne pas avoir le moindre sentiment des beau- tés de la nature pour oser lui comparer Gênes. Napies, malgré ses trois cent quarante mille âmes, est comme une maison de campagne placée au milieu d'un beau paysage. A Paris Ton ne se doute pas qu'il y ait au monde des bois ou des montagnes; à Naples, à chaque détour de rue, vous êtes surpris par un as- pect singulier du mont Saint-Ëlme, de Pausilippeou du Vésuve. Aux extrémités de toutes les rues de Tancienne ville, on aper- çoit, au midi, le mont Vésuve, et, au nord, le mont Saint-Ëlme.

Cette baie si belle, qui semble faite exprès pour le plaisir des yeux, les collines derrière Naples, toutes garnies d'arbres, cette promenade au village de Pausilippe par le chemin en corniche de Joachim, tout cela ne peut pas plus s'exprimer que s^ou- blier.

A Naples, la grossièreté de ce peuple demi-nu, qui vous poursuit jusque dans les cafés, me choquait un peu ; on sent à mille détails qu'on vit au milieu de barbares. Les barbares sont friponneauXy parce qu'ils sont pauvres, mais ne sont pas mé- ciiants; les vrais méchants-bilieux de Tltalie sont, les Piémontais; c est une des empreintes les plus profondes que j'aie jamais ren- contrées. Le Piémontais n'est pas plus Italien que Français; c'est un peuple à part. J'ai reconnu un trait observé sous la tente noire de l'Arabe bédouin. Une fois que le Piémontais vous a dit : Sem ami%, vous pouvez tout attendre de lui. Le Piémont et la Corse peuvent encore donner des grands hommes; Alfieri est le type. Sou valet lui tire un cheveu en le frisant, il lui donne un coup de couteau ; le soir même il s'endort à côté de ce valet de chambre.

CAPOUE.

1) mars. — J'ai vendu ma voiture pour être sûr de ne plus

le volume et une singulière discordance dans les dates. L'auteur avait sans doute voulu éviter qu'on pût fondre ensemble les deux éditions : c'est pour cela que, respectant sa pensée, nous avons, tout en reproduisant tous ses textes, fait de ces deux versions deux parties bien distinctes du même Mvre. (Note des édUeurs.)


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 527

succomber à la teutalion de voyager tête à tête avec mon valet de chambre. Je suis en voiturin, soumis, avec trois Anglais» mes compagnons, à toutes les friponneries du génie napolitain.

VELLETRI.

12 mars. — Conversation avec un prétendu homme d'esprit. C'est ce ridicule de la noblesse que nous rencontrons quelque- fois en France ; on demande aux gens ce qu'ils sont, ils répon- dent par ce qu'ils furent; ils m'assomment de ce que Velletrî fut sous les Romains.

ROH£.

15 mars au soir. — En arrivant, j'ai eu la certitude qu'un homme tout-puissant dans un des principaux Etats de l'Europe s'est abstenu d'un crime qui l'aurait comblé d'aise, par cette considération : Tout est plein de sots qui écrivent leurs mé- moires.

»f'ai eu ridée d'imprimer ce journal. J'ai vu les petits mi- nistres despotiques de Modène cherclKr à se justifier aux yeux des Anglais qui passent. Qui eût dit à Napoléon et à s^s cour- tisans qu'ils se verraient imprimés tout vifs dans l'excellent recueil Buonaparte, sa Cour et sa Famille ? Il est plus que probable que tous les ministres de 1817 seront imprimés en 1827.

14 mars. — Un littérateur des plus savants de Rome ignorait qu'Alfleri eût écrit sa vie. C'est précisément le seul livre mo- derne italien que j'aie jamais vu traduit chez les libraires de Londres ou de Paris. Un homme considérable engageait Camuc- cini, le peintre, à faire un tableau. « On m'accorde à Paris, sur mon budget, deux cent mille francs pour les artistes romains. Le tableau que je vous demande sera payé trente mille francs. — Et que dira l'Europe lorsqu'elle saura que Camuccini fait un tableau pour trente mille francs ?d

15 mars. — Madame C'*' me fait appeler en toute hâte à une heure après minuit. Je pense que la police m'honore d'un mo-


3'8 lEUNTUES DE STENDliAL.

iiienl (inattention. Rome étant au milieu d'une couronne de qua- tre lieues de désert dans tous les sens, écliapper ne me paraît pas difficile. Je suis agréablement surpris lorsque madame G*** me dit qu'elle va me faire lire Macirone, C'est un roman qui se vend deux cents francs, ou plutôt qu'on ne peut avoir, quelque argent qu'on en oiïre. Ce sont de mauvaises copies manuscrites pleines de non-sense qui se vendent deux cents francs. Nous avons passé la nuit à lire l'original; c'est un volume français de C'eut trente-six pages, imprimé à Londres. M. Macirone, né en Angleterre, et aide de camp de Murât, raconte les six derniers mois de la vie de son maître ^ Je ne sais si cela est vrai : mais ce récit est plus inléressant qu aucun roman. La reconnaissance (laus une bastide près Marseille servira de thème aux Sliak- spcares fuliiis, et nous la verrons sur la scène quand nous au- rons des clieveux blancs.

(loaiinent veul-on que nous ressemblions à nos pères? 11 y a irculc aiis qu'un homme appelé par une jolie femme au milieu de lu nuit aurait eu assurément toute autre idée que de prendre un passe-port faux, de Tor, des pistolets et un poignard ; et il y a (renie ans qu une belle Romaine n'aurait pas réuni trois jeunes ^ciir, à rinsu de loute sa maison, pour lire un pamphlet poli- tique. Eulre nous quatre nous n'avions pas cent ans.

10 mars. — Rien pour la musique à Rome pendant le ca- ré .'C. Je ne trouve dans mon journal que des observations sur la comédie et sur les mœurs qui tiennent de trop près à la poli- tique. Mon respect et mon admiration pour le cardinal Gonsalvi redoublent à mesure que je vois mieux par quelle abjecte ca- naille il est entouré. Dieu ! pourquoi l'Angleterre n'a-t-elle pas un tel ministre?

Le pape veut faire son salut; et, croyant en conscience que le cardinal Gonsalvi a plus de talent que lui pour gouverner, il lui a remis le despotisme civil. Le despotisme religieux est entre !es mains du parti ultra, qui a pour chef le vertueux cardinal Pacca. Deux ou trois fois par mois, ce parti, en travaillant avec le


  • Plût au ciel que tous les usurpateurs eussent trouvé le même châti-

ment 1


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 529

pape pour les affaires de la religion, lui expose que les mesures du cardinal Gonsalvi tendent à augmenter le nombre des damnés parmi les sujets de FEglise. Alors le pape, les larmes aux yeux, a une explication avec son ministre.

Celui-ci répond par celte maxime : « Je juge des crimes se- (Drets par les crimes qui arrivent a la connaissance des tribu- naux, et non par les rapports des confesseurs. Un souverain est responsable, aux yeux de Dieu, de tous les crimes que ses lois laissent commettre. Les crimes et Fesprit général de friponne- rie étaient diminués des deux tiers sous le gouvernement fran- çais. La perversité a reparu sous le gouvernement ultra qui m'a précédé. Je reviens aux mesures françaises. J'ai déjà trois cents assassinais de moins par au ; ce qui fait probablement six cents damnés de moins. »

Comme rien n'est au-dessus de la modestie et du désintéres- sement de ce grand ministre, le vénérable pontife finit ordinai- rement par l'embrasser en pleurant et en lui recommandant les âmes de ses sujets. Les trois quarts des cardinaux sont très- pieux; mais, comme nos grands hommes d'État, ils n'ont que VexTpérience de la solitude. Ce qu'ils savent des hommes, ils Tout appris dans Thistoire du seizième siècle. Ils ne se doutent pas du leur ; tout ce qui est jeune à Rome sent fort bien qull faut donner une autre forme au principe religieux. Si la forme continue à choquer le fond, la source tarira, et, se faisant jour par des conduits secrets, ira former les superstitions les plus extravagantes. Les jeunes prélats qui ont voyagé sont convenus avec moi que le seul pays du monde où il y ait encore de la religion, c'est l'Angleterre.

Je ne sais si le cardinal Consalvi voit ce sujet d'aussi haut. Ce qui est certain, c'est que, s*il est pape, nous verrons la reli- gion reprendre une nouvelle vigueur : si c'est le père Fontana ou le cardinal Pacca, les âmes pieuses auront à gémir des plus fausses mesures. Le cardinal Consalvi est abhorré de tous ses collègues pour avoir introduit les laïques dans l'administration, et, encore plus, pour le fameux préambule de son ordonnance. Au reste, c'est un portique magnifique qui conduit à une chau- mière.

iU


350 lEUYRES DE STENDHAL.

Un prélat, que je prenais d'abord pour un vil ambitieux, me persuade à la fin qu'une constitution libérale serait ici le signal de la plus sanguinaire anarchie. Il convient avec moi que si cet homme vertueux est blâmable, c'est de ne pas essayer d'une constitution en trois articles.

« Les dix-sept provinces nomment chacune dix députés, parmi lesquels le gouvernement en choisit cinq pour former la cham- bre des communes.

« La chambre des pairs est nommée, chaque année, par le gouvernement, et composée des deux tiers des cardinaux et de dix riches propriétaires.

« Ces deux chambres votent Timpôt. »

Mais l'ignorance est si crasse dans la classe éclairée, et la scé- lératesse si profondément enracinée chez le peuple, que même cette constitution est peut-être une imprudence. Il leur faudrait un Titus qui eût lu Delolme.

Les sots qui ne savent que ce qui est imprimé dans les livres vulgaires, croient que c'est le même christianisme qui règne en France et en Italie.

En Europe, autant de religions que d'États. A Rome et à Na- ples, la seule loi en vigueur, c'est la religion. Gens impartiaux! jugez du christianisme par Rome et Naples.

Les dix-neuf vingtièmes de la civilisation de la France, de l'Angleterre et de la Prusse sont dus à la liberté de la presse, et ici elle ne dit que des mensonges. J'ai trouvé toute la société de Rome occupée d'un nouveau miracle. Un serviteur de Dieu se présente un vendredi dans une auberge. On lui sert un chapon rôti : il se met en oraison, fait un signe de croix, et le chapon se change en carpe. (Voyez le Diario di Roma, n° ...) Sa Sain- teté, touchée de cette marque de l'allention de la Divinité, a élevé à la béatitude le saint personnage qui avait mangé la carpe et qui depuis est mort. Landi, peintre célèbre, a été chargé de peindre le miracle pour le pape, et j'ai vu le tableau au Vatican.

Je m'attends que dans la société on va me nier le fait du cha- pon, et je compte gagner de gros paris.

Penser est une peine; il faut que la société récompense par des louanges. Ici, penser est un danger; et comme dans nos


ROME, NAPLKS ET FLORENCE. ôol

villes de province, une fois qu'on passe pour homme d*esprit, à quoi bon de nouveaux efforts? On peut faire Tamour comme on veut ; mais il ne faut pas qu'on puisse citer une plaisanterie in~ crédule. Sans la religion, que serait Rome?

Par la même raison on obtiendra tout d'un ouvrier romain, excepté le travail. Il est accoutumé à vivre d*aum5nes, et il voit l'intrigue faire les grandes fortunes. L'essentiel pour lui n'est pas d'établir une fabrique utile et de la faire prospérer, mais d'être le cousin d'un des laquais du pape ou du cardinal-mi- nistre. Ces espérances seraient peu fondées en 1817, je le sais; mais c'est le gouvernement des deux derniers siècles qui a donné à un peuple très-fin ces funestes maximes de conduite. Tous les artisans qui font fortune à Rome sont étrangers.

Je ne puis obtenir au café du palais Ruspoli, en payant bien à chaque foiSy de me faire essuyer la table sur laquelle on me sert: les garçons servent comme par grâce; ils se regardent comme les plus malheureux des hommes d'être obligés de re- muer. Tout cela n'empêche pas les Romains de citer cet antre comme le premier café de l'Europe, parce qu'il y a dix-sept salles enfumées qui occupent tout le rez-de-chaussée d'un grand palais. Jamais un Parisien ne pourra se faire d'idée de la saleté romaine. Il y a là des bustes, des marbres, des fenêtres gril- lées sur un jardin rempli d'orangers chargés d'oranges (février 1817). Tout ce grandiose, couvert de toiles d'araignée et de poussière jette l'âme dans le tragique.

Tous les palais de Rome ont la même physionomie, et font par conséquent le plus parfait contraste avec Monte-Càvallo, meublé et restauré par les Français. « Voilà, disais-je aux Ro- mains, à quoi nous ont servi vos tableaux. Voyez nos monnaies, voyez notre papier marqué; jamais vos âmes ne tireront rien de nouveau de ces chefs-d'œuvre. La bonté de l'archet n'y fait rien, c'est le corps de l'instrument qu'il faut renouveler. » Tous les tableaux pris à Paris sont réunis au palais du Vatican dans la salle Borgia.

17 mars. — Je suis tout étonné de n'être pas réveillé tous les matins, à trois heures, par un détestable concert, composé d'une cornemuse et d'une petite flûte droite; on m'apprend que ce


532 ŒUVRES DE STENDHAL.

sont des paysans qui viennenl des Abruzzes, quinze jours avant Noël. Gomme de pareils musiciens se trouvaient dans Tctable où naquit Jésus-Christ, les dévots les payent pour réveiller tout le quarlier. Au fond, leur musique peu variée est très-originale et très-juste; mais il est ennuyeux d'être réveillé. A peine on se rendort que les vendeurs d'eau-de-vie, avec leur petit cri singu- lier et bref, vous réveillent de plus belle. Un cardinal me disait qu'il était très-probable que ce sont identiquement les mêmes airs et les mêmes inslruments qui charmaient les Romains dans les fables atlellanes; il en est de même des caractères d'Arle- quin et de Pantalon. 11 n'y a pas jusqu'à nos cuissards et nos brassards du moyen âge qui ne se retrouvent dans les tombeaux grecs des Calabres à côté des vases étrusques. Ici, à Rome, j'ai vu le Sénèque du prince de la Paix, à la villa Mattei. Voilà ce philosophe célèbre, que je méprise assez, débarrassé de Thor- rible figure que nous lui connaissons; il a la face d'un très-ga- tant homme, et même belle. C'est l'air grand seigneur de nos vieux courtisans.

J'ai vu Torwaldsen ; c'est un Danois qu'on a voulu ériger en rival à Canova; c'est un homme de la force de feu Chaudet : il a une frise qui n'est pas mal au palais Quirinal, et chez lui quel-» ques bas-reliefs, entre autres le Sommeil, Le marquis Canova a cent trente stalucs et l'invention d'un nouveau genre de beauté. Il sacrifie la lèvre supérieure, qu'il fait très-courle, à la beauté du nez ; ce qu'il perd de physionomie par là, il cherche à le regagner par la beauté des fronts et la grosseur des têtes d'enfant.

Mais Canova est trop grand pour qu'il n'y ait pas un parti con«  traire. Il a, par exemple, le malheur de déplaire fort à tous les jeunes artistes français. Il a eu la bonté de me montrer la gra- vure d'un tableau qu'il a peint pour l'église du village où il est né (Possagno, 1757).'Non-seulement il a inventé un nouveau beau idéal pour la figure de l'Être suprême qui n'est plus un vieillard, mais il a trouvé un moyen singulier et juste d'exprimer son im- mensité. Ce moyen est trop long à décrire ; je vais me coucher : achetez l'estampe.

Encore une idée que je me reproche depuis longtemps de ne


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 555

pas écrire. Notre fatuité ne connaît nullement les anciens. Indé- cence unique d'un tombeau dans la cour des Studj : un sacrifice à Priape sur un tombeau! Autres exemples : le Faune et le jeune Joueur de flûte, le Faune et la Chèvre qui revient de Pa- lerme, où il gît emballé avec les tableaux du Corrége depuis seize ans. 11 n'y a rien de plaisant comme tous nos raisonne- ments sur les anciens et leurs arts. Gomme nous ne lisons que de plates traductions, rognées par la censure, nous ne voyons pas que chez eux le nu obtenait un culte : parmi nous il re- pousse. Le vulgaire, en France, ne donne le titre de beau qu'à ce qui est féminin. Chez les Grecs, jamais de galanterie; à cha- que instant un amour odieux aux modernes. Quelle idée se for- merait de nos arts un habitant d'Otaïti, pour qui tout ce qui tient chez nous à la galanterie serait invisible ?

Pour connaître Tantique, il faut voir et étudier des foules de statues médiocres. Partout ailleurs qu'à Rome et à Naples, cette étude est absolument illusoire. Il faut lire en même temps Platon etPlutarque en entier.

Le plaisant, c'est que nous prétendons avoir le goût grec dans îes arts, manquant de la passion principale qui rendait les Grecs sensibles aux arts.

18 mars. — Je ne comprends rien à tout ce que je lis des agréments de la société de Rome dans de Brosses ^ et dans Duclos. Il n'y a pas trace de société. Ce soir, j'ai été réduit à faire un whist avec des Anglais.

Il faut que les droits que chacun porte dans le monde soient tellement assurés par le faps de temps, qu'il y ait de la grâce à jouer avec eux; l'ennui y force. Aujourd'hui, ù la suite du bou- levari général, il est occupant de soignerle maintien de ses droits.

Le cardinal, avec ses deux haridelles et son vieux carrosse à train rouge, veut trouver dans la société les respects qu'on accor- dait aux Bernis et aux Acquaviva. Le prince, qui a six cent mille livres de rente, se moque de lui. Nais il trouve le colonel d'un


  • 3 vol. in-8*, Ponthieu, ah VII (manuscrit volé). En 1836, M. R. Co-

lomb a publié la première édition authentique de ces charmantes lettres ; 2 vol. in-8'.


334 ŒUVRES DE STENDHAL.

des régiments du pape; autrefois c'était une espèce de laquais, aujourd'hui c'est le colonel de la Mojaïsk et de Montmîrail. On se regarde; personne n est sûr de garder le rang qu'il occupe. D'un bout de l'Europe à l'autre, le mécontentement est général ^. J'ai trouvé les mêmes propos dans la bouche du Batave et du Romain ; partout les discussions fim3sent par ces mots : Qui peut prévoir ce qui se passera d'ici à vingt ans? La société, telle qu'elle était à Rome sous Benoît XIV, est un amusement de gens oisifs ; or les peuples ne seront oisifs que vingt ans après avoir obtenu les libertés qu'ils demandent.

La France perd beaucoup, et l'Italie presque rien. On y (aAi toujours l'amour, et avec plus de passion qu'il y a trente ans.

Dimanche 20 mars. — Les femmes ne peuvent pas être pré- sentées au pape; mais, tous les dimanches, à une heure. Sa Sain- teté se promène dans le jardin du Vatican, et trouve sur son passage les dames étrangères. Aujourd'hui il y avait soixante Anglaises, dont trois ou quatre de la première beauté; elles avaient l'air emprunté ! Tout s'est fort bien passé. Pour moi, je suis amoureux du pape, et indépendamment de mon respect pour le gouvernement du cardinal Gonsalvi, je voudrais qu'il vécût un siècle.

Uier, je me promenais dans ce même jardin du Vatican avec un prélat de mes amis. Nous avons rencontré Sa Sainteté : j'ai mis le genou eu terre sans aucune répugnance. A vingt pas de nous, nous avons vu une figure d'hypocrite se précipiter aux genoux du pape ; j'ai cru qu'on demandait la grâce de quelque condamné. Pas du tout : la figure noire demandait une bénédic- tion ; ces choses-là ne font plus d'effet. Mon prélat m'a dit aus- sitôt : « C'est un usage ancien, et que Sa Sainteté voit avec beau- coup de peine, que, lorsque quelqu'un lui a été présenté, sa livrée va le lendemain se réjouir avec la personne qui a eu cet hon- neur. Cette cérémonie déplaisait beaucoup à une certaine nation ; il y d eu abonnement. Chaque personne présentée donne une somme fixe pour la livrée ; mais cette rétribution est remise dans

les mains de la personne qui présente » J'ai vu que rien ne

peut être secret à Rome.

  • Mercure du 15 juin 1817.


ROME, NAPLES ET FLOR^'CE. 335

Je connais à Paris un homme très-fin, qui, lorsqu'on lui de- mande quelque renseignement, fait une lieue pour venir le don- ner de vive voix. Lorsqu'on s'en étonne, il répond froidement : Il ne faut jamais écrire. Gela est volé aux Romains. Mon prélat me disait que, lorsqu'une affaire se présente, la première ques- tion, et c'est la plus longue à décider, est : È un affar da scri^ ' veresiono?

Je me console de ne pouvoir imprimer ce qu'il y a de politi- que dans mon journal. J'ai rencontré aujourd'hui un membre du parlement d'Angleterre, M. H., bien autrement en état que moi de traiter cette partie. Ce n'est qu'en Angleterre qu'on peut trouver un jeune homme aimable, avec soixante mille livres de rente, sacrifiant son teinps et sa fortune à la passion de con- naître la vérité, quelle qu'elle soit. La reconnaissance s'est faite chez un bouquiniste : nous recherchions tous deux les actes imprimés du gouvernement du général Miollis. Il paraît que la même idée est venue à beaucoup de personnes : on nous a vendu cela fort cher. La question est celle-ci : Quelle a été l'influence de Buonaparte en Italie ? Nous sommes d'accord, M. H. et moi, sur les sommes qu'il a consacrées aux embellissements de Rome : douze millions. En même temps, les agents subalternes de ses finances volaient trois ou quatre millions aux particuliers, que cela mettait au désespoir. Buonaparte, ne faisant la conversa- tion avec personne, ne pouvait connaître les gens qu'il em- ployait : Florence avait eu par hasard des magistrats aimables ; ceux de Hambourg et de Rome auraient fait abhorrer Titus.

Je viens de rencontrer une longue file de soixante- deux petits prémontrés en robe blanche et chapeau à trois cornes ; le plus âgé n'avait pas quinze ans ; la plupart à peine dix, plusieurs sept ou huit. Sans cette manière de prendre la jeunesse^ les ordres monastiques s'éteindraient.

Aujourd'hui dimanche, j'ai été sur le point de mourir de faim. Je m'étais laissé emporter, dans les environs du Golisée, à observer la chapelle de Saint- Grégoire et lés charmantes fres- ques du Guide, notamment le Concert des anges. Je rentre mou- rant de faim dans la Rome habitée ; j'arrive au grand café Rus- poli, fermé, parce que c'est l'heure des vêpres. — A quelle heure


3.% ŒUVRES DE STENDHAL.

ouvrira«t-]l? à cinq heures. Le danger était pressant, je tombais de faim ; tous les boulangers, tous les traiteurs étaient fermés. Heureusement mon cocher m'offre de me mener chez lui ; j'y ai trouvé des caroubes (c'est un fruit qu'on donne aux chevaux) et du pain mouillé qui m'a semblé excellent. J'ai remarqué chev ce cocher que la Besana remplace à Rome le loup-garou. Les enfants frémissent à ce seul nom. C'est la Resana qui est supposée leur faire des cadeaux le jour de l'an.

22 mars. — Après Smolensk, la plus jolie position que j'aie vue pour une ville non maritime, est celle de Rome. C'est en même temps le peuple le moins civilisé. Je crois fermement, d'après deux cents anecdotes que je ne transcris pas et pour cause, qu'il y a moins à travailler pour faire un peuple civilisé des sauvages du lac Érié, que des habitants du patrimoine de saint Pierre.

L'ambassadeur de ***, que j'ai trouvé ce soir chez le duc Tor- lonia, banquier, et auquel je faisais part de ces idées charitables, m'a dit que je serais bien plus scandalisé de l'Espagne, et cepen- dant l'Espagne a produit un Auguste Arguelles. Quant à la bra- voure, l'armée française a vu une centaine d'officiers romains dignes des Fabius et des Scevola, le colonel Ner**% le général Pal'".

26 mars. — Je ferais cinquante lieues avec plaisir, pour voir un homme aussi fort pour la féodalité que M. Rrougham pour les idées libérales. La conversation de ce grand homme d'État fait mon bonheur, mais il ne parle pas souvent ; la saga- cité romaine a su l'apprécier. Les hommes supérieurs de l'An- gleterre ont une simplicité dans les manières et un naturel bien admirables. Chez nous, dès qu'un homme a gagné une bataille, il se croit obligé de jouer un rôle. Je suis présenté au maré- chal***; j'avais la tête pleine de ses victoires. Il m'assomme d'idées de politique et d'administration. Je sors avec l'idée d'un petit homme qui se dresse sur la pointe des pieds pour tâcher de paraître de la taille des gens dont on fait des ministres.

CIVITA-CASTEILÀNA.

27 mars. — Sans la liberté, Rome va mourir, Varia cattiva


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 557

avance lous les ans. Les lieux qui étaient réputés les plus sains il y a trente ans, commencent à être attaqués, la villa Borglièse, le sommet du Monte-Mario, la villa Pan6ii. Rome, qui avait 166,000 âmes en 1791, n'en comptait plus que 100,000 en 1813. On veut faire honneur de cette différence à Tadministration du pape. Je n*en crois rien : ce pape était un souverain comme Louis XIV; tout ce qui était d'apparat marchait bien ; mais la justice, ce premier besoin des peuples, n'allait pas : donnez vous la peine d'étudier Taffaire Macirone. Quant à Varia cattiva, il faut ou la liberté, ou un homme despote supérieur. En 1815, M. Prony allait réduire les marais Pontins à ce qu'ils étaient sous les Romains ; la campagne de Rome allait être plantée. Ce sont de pareils traits qui font illusion aux Italiens sur l'homme atroce.

PÉHOUSE.

29 mars. — A notre sortie de Pérouse, un ministre du saint Évangile, anglais, élève pieusement les yeux au ciel, et fait le vœu que la terre s'entr'ouvre pour engloutir les habitants de Naples et de Rome, cela très-sérieusement. Pourquoi ne pas voir que la civilisation s'arrête à Florence? Rome etNaples sont des barbares habillés à l'européenne. 11 faut voyager là comme en Grèce ou dans l'Asie Mineure, seulement avec plus de pré- cautions, les Turcs étant beaucoup plus honnêtes que les Eu- ropéens de Naples ^

FLORENCE.

30 mars. — Je sors d'Evelina, chanté par les Monbelli. Celte musique divine a chassé tout le noir que m'avaient donné

  • Un homme pense avec, Pope que the proper study of man is man kind ;

il note les diverses dispositions morales des peuples. Souvent, à ses yeux, ces dispositions sont des symptômes de maladie morale. Accusera-t-on le médecin de partager les maladies qu'il observe ? Si le hasard lui fait rencontrer des jacobins^ Taccusera-t-on de penser comme Marat, parce qu'il dit ; « Là il y a des jacobins? »

19,


338 ŒUVRES DE STENDHAL.

mes compagnons de voyage anglais et la politique. Soirée déli- cieuse, quoique je fusse bien fatigué,

31 mars. — D'ordinaire, Ton entend de la musique sublime mal chantée. VEvelina est une anecdote d'Ossian, revêtue d'une musique imitée de Rossini (par Goccia) et assez commune, mais si divinement chantée qu'elle atteint aux plus grands effets que puisse produire cet art.

Esther Monbelli est la fille du roi d'une des lies d'Ecosse. Il la marie au chef d'une tle voisine, guerrier sanguinaire et puis- sant, et lui ordonne d'oublier le jeune Sivar. Anna Monbelli, qui fait le jeune amant, débarque, il est surpris par son rival et condamnée mort; les amants ont une entrevue. Anna Monbelli chante à sa sœur :

Non è vero mio ben ch' io mora É* io rivivo in te.

Ce sont les mouvements les plus beaux et les plus tendres d'une âme généreuse qui va à la mort, peints avec une fidélité, et je dirais même une clarté dont je n'avais pas d'idée : cela seul vaut le voyage en Italie. — Je ne sais comment peindre la sensation de bonheur vive et profonde âont j'ai été pénétré.

Je suis bien intimement convaincu, d'après l'exemple de mes Anglais, que, hors de l'Italie, on dirait, en voyant les deux Mon- belli : N'est-ce que ça? Se méfiant du public, ces pauvres petites filles n'auraient plus ces élans sublimes.

Je les ai vues en société : comme Mozart, elles sont bien fai- bles et bien maigres, et n'y portent que du silence et de la modestie.

7 avril. — Depuis huit jours mes soirées ne sont occupées que d'Evelina et du Demetrio e Polibio, où Anna Monbelli chante ces airs divers :

Picn di contente il core, et

Questo cor ii giura amore.

Sa sœur Esther est faite pour les grands mouvements de passion.


ROME, NAPLES ET FLOREiNCE. S39

La musique u'a lout son charme pour moi qu'à la cinquième ou sixième représentalion. Je cherche à m'expliquer sou pouvoir. Ces voix me transportent au delà de tout ce qu'il y a de com- mun dans la vie. C'est la pureté de Raphaël dans les madones de sa première manière; souvent aussi c'est sa faiblesse. La voix de ces jeunes 611es n'est pas très-forte ; elle produit tous ses miracles par la manière dont elle est conduite. Comparées aux cantatrices modernes, c'est le style de Fénelon et les phrases de Demoustier. J'ai tout lieu de croire que c'était la méthode en vogue il y a trente ans, quand la musique régnait en despote sur tous les cœurs. J*ai entendu une fois l'inimita- ble Pachiarotti, j'ai reconnu le style des Monbelli. Elles ont eu pour maître leur père, qui est encore ce célèbre Monbelli que nous trouvons dans les anciens voyages en Italie; il a la faiblesse de chanter. La musique de Demetrio e Polibio est de Rossini et de lui.

8 avril. — Conversation dans la loge de la Ghita (car c'est ainsi qu'on appelle en Italie les plus plus grandes dames p^ar leur nom de baptême) avec monsignor L. D. B.

Le philosophe qui a le malheur de connaître les hommes méprise toujours davantage le pays où il a appris à les connaître. Le patois de mon pays me présente toutes les idées basses : un patois inconnu n'est pour moi qu'une langue étrangère. Ce second principe rend beaucoup d'Italiens injustes envers leur patrie, surtout les âmes généreuses. Au premier aspect, l'étran- ger pourrait les croire haineuses, mais elles ne haïssent que pour excès d'amour. L'avilissement de ce qu'elles adorent leur fait jeter un cri.

10 avril. — Je viens de me promener trois heures aux Cas- éine avec des gens d'esprit. Je les ai fuis pour ne pas perdre mes idées.

Au quatorzième siècle, plusieurs pays d'Italie, Venise, Flo- rence, Rome, Naples, Milan, le Piémont, parlaient des langues différentes. Le pays qui avait la liberté eut les plus belles idées, c'est tout simple, et sa langue l'emporta. Malheureusement ce vainqueur n'extermina pas ses rivaux. La langue écrite de l'Ita- lie n'est aussi la langue parlée qu'à Florence et à Rome. Partout


340 ŒUVRES DE STENDHAL.

ailleurs on se sert toujours de l'ancien dialecte du pays, et par- ler toscan dans la conversation est ridicule.

Un homme qui écrit une lettre ouvre son dictionnaire, et un mot n'est jamais assez pompeux ni assez fort. De là, la naïveté, la simplicité, les nuances de naturel, sont choses inconnues en italien ^ Dès qu'un homme a des sentiments de ce genre, il écrit en vénitien ou en milanais. On parle toujours toscan aux étran- gers ; mais, dès que votre interlocuteur veut exprimer une idée énergique, il a recours à un mot de son dialecte. Les trois quarts de Tattenlion d'un écrivain d'Italie portent sur le physique de la langue. Il s'agit de n'employer aucun mot qui ne se trouve dans les auteurs cités par la Crusca. Le diable, c'est lorsqu'il faut ex- primer des idées inconnues aux Florentins du quinzième siècle. Les écrivains d'Italie tombent alors dans le ridicule le plus ou- tré. M. Botta, dans son HisLoire d^AménquCy dit toujours : // convento de ' Dominicani, le couvent des Dominicains, pour le congrès des habitants de la Dominique,

On n'a jamais de feu qu'en écrivant la langue qu'on parle à sa maîtresse et à ses rivaux. Pour comble de maux, Tuu des deux pays où le toscan est indigène, Rome, est condamné de- puis trois siècles à une enfance éternelle. Même pour les livres de philosophie, ne pas écrire la langue qu on parle est un im- mense désavantage; plus de clarté.

On ne peut parler vite en italien, défaut irrémédiable. En se- cond lieu, cette langue est essentiellement obscure : d'abord parce que depuis trois siècles personne n'a d'intérêt à écrire clairement sur des sujets difficiles; ensuite parce que chacune des langues vaincues a apporté des synonymes à la langue triomphante, et Dieu sait quels synonymes ! Ils ont souvent des sens opposés. En croyant parler italien, les gens des provinces parlent encore leur dialecte. Les choses les plus simples ont des noms différents. Une rue s'appelle via à Rome, à Florence strada, à Milan contrada. Villa, à Rome, veut dire maison de


  • Excepté les anciens historiens toscans : btorie PUtoltai, Vie de Cas-

trucdo; Ammiralo, Cronica sanesCf Cronica piaana; les trois Viliani , Gapponi, Buoninsegui, Fiortifioca.


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 341

campagne; à Naples, ville; bien plus, les tournures par lesquel- les on exprime les nuances de sentiment tout opposées : un ami, à Milan, me disait ti, à Rome m, à Florence lei. Si mon ami de Milan m*eût dit voif j'en aurais conclu qu*il était brouillé avec moi.

Âlfieri lui-même a écrit dans une langue morte (pour lui ^); de là ses superlatifs, et il est venu forliûer Tenflure dont on a vu la cause. Il faut ajouter qu'un Vénitien, un Bolonais, un Pié- montais, mettent le plus vif amour-propre à bien écrire le tos- can. Pour comble de ridicule, les écrivains sérieux étudient le toscan dans le Canti camavaleschi, dans la Tancia de Buona- rotti, et autres livres qui amusaient la plus vile canaille de la république de Florence. C'est comme si Montesquieu avait em- prunté le langage des perruquiers de Paris >.

Un Vénitien, un Bolonais, écrivent des mots italiens, mais les tournures sont de leur pays. Gela m'a été démontré ce soir par deux ou trois cruscanti (puristes). Les plus sensés ont emprunté la clarté de la langue française ; ceux-ci sont les plus méprisés ; par exemple, VHisloire de Toscane de Pignotti, le seul livre qui,

  • Ed io gliel dico, chc il verbo ragire

Don è di Grusca ; us6 il SaiTin vagito ; Ma ad ogni modo vctgir non si pu6 dire.

Sat. I Pedanti.

  • H. Botta, magistrat digne de la considération de l'Europe, et qui, après

avoir régné, n'a pas mille écus de rente, écrit Yimbeccare et tl dore la apogliazza pour predare.

11 parle des ghiribizzatori chi vanno girandolando arzigogli per trar la j)ecunia dalla borsa del popolo,

Jl écrit conficcare et ribculire pour dire ottinazionêf pecunia pour mO" netOf il moiniere pour il cortigianOf tamburini pour parlemmtâri, f»- tizioni inflamative pour icritti aedixiosif il ben vogliente pour ImiivolOf rinfuocolare pour ina^prire^ confortât n cogli agh$tti pour confortani con baje, et enfin le parte deretane delVisola pour le nord de Vile. A tout moment la pensée, qui veut être imposante, se revêt des mots les plus bas. Je crains que ce ridicule ne soit trop fort pour le dix-neuvième siècle. Je n'ai garde de parler des phrases de trente lignes ; M. Botta me répondrait qu'on voit bien que je suis étranger, et que les Italiens ont d'autres poumons que nous. Je dirais même à nos grands écrivains de France : Quoi de plus absurde que de vouloir innover dans une chose qui ne peut être que de convention I


342 ŒUVRES DE STENDHAL.

depuis Âlfieriy puisse supporter la traduction. Au eontraire, ils porleut aux nues les Nuits romaines et la Vie (TErostrate du comte Verri, le Chateaubriand de Tltalie.

On voit pourquoi la froideur académique glace les livres du peuple le plus passionné de Tunivers. Ce peuple peut le disputer aux Français pour Tesprit; et son esprit imprimé serait sifflé même au boulevard. Comparé à Tesprit italien, Scarron est plein de noblesse; les dialogues de Fénelon sont intraduisibles en tos- i^an : rien de plus aisé que de les mettre en vénitien ou en mila- nais. La prose poétique de nos grands écrivains du jour, au con- traire, est de ritalien tout pur.

Parler de tout ceci à Florence, c'est justement parler de corde dans la maison d*un pendu. Je trouve Florence en arrière de la Lombardie : d'abord le pretismoy comme on a dit tout le temps de la promenade, tyrannise les petites villes : Prato, Pistoja, Arezzo, Siemie ; et la Lombardie avait été préparée par les sup- pressions de Joseph II et par le comte de Firmian.

On voit déjà Beccaria et Parini très-supérieurs à leurs contem- porains de Florence; en second lieu, Florence, département français, a révolté avec raison les habitants. L'orgueil de la lan- gue fait la moitié des conversations : quoi de plus choquant que des affiches en français !

Florence n'a donc pas pris ce qu'il y avait de libéral dans les mesures de Buonaparte ; la Lonibardie au contraire. Dans ce mo- ment, il y a une espèce de liberté de la presse à Pise. L'impres- sion de Pagnotti, qui, emporté par les crimes qu'il raconte, va jusqu'à injurier les papes, n'eût pas été tolérée à Turin et peut- être à Milan; mais jamais un Bolonais n'eût écrit l'histoire des palais de Toscane de M. Anguelesi^

Qu'arrivera-t-il de l'Italie? Question fort difficile. Si ce peuple avait promptement les deux chambres, les discussions parlemen- taires sauveraient l'italien, la littérature de la capitale viendrait à l'appui; sinon, la haine s'envenime tous les jours entre la clarté française et la langue du treizième siècle. La plupart des

' En voir relirait dans la Bibliothèque universelle. Exemple curieux de servililé ! cet auteur flatte les Médicis éteints depuis cent ans.


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 343

livres qui se publient sont comme la prose poétique de Bernar- din de Saint-Pierre ou de M. Marchangy, qui serait parsemée de mots gaulois exhumés de Ronsard. Un Milanais, homme char- mant, que j'ai trouvé chez madame d'Albany, m'assurait qu'il est inutile de traduire les livres français pour Milan. On a traduit le Congrès de Vienne y duquel on n'a pas vendu vingt exemplai- res; tout le monde achetait la contre-façon française de Lu gano *, Voilà la maudite clarté française qui envahit la Lombardie.

Ce pays est à un siècle en avant de Rome et de Naples, et à trente ans au moins en avant de Florence. Dans vingt ans, lors- que les vieillards élevés par les jésuites ne seront plus, la nuance sera encore plus tranchée ; d'un autre côté, Ton publie en mi- lanais des ouvrages du premier mérite; que va donc devenir le pauvre italien tiraillé par trois impulsions : Pimitation du Dante et du treizième siècle, l'amour de la clarté française, le plaisir que donnent le naturel et Kvivacilé de la langue indigène? H y a au moins (en 1817) vingt patois différents en Italie. A Naples, cela va jusqu'à avoir des dialectes particuliers pour chaque quar- tier de la ville, tant est grande la sensibilité. Le roi ne parle que napolitain ; je trouve qu'il a raison : pourquoi ne pas être soi- même?

EL Dl D' INCOEU.

vision.

W éra era nou di più india Yolaa

Seur corne in bocca al loiT; no se sentiva

Una pedana


E*l pover merit che 1' èminga don

Te me 1* bann costringinu là in don canton.

11 y a plus de véritable poésie dans cet ouvrage que dans tout

' On peut remarquer, en passant, l'avantage d'avoir un gouverneur homme d*esprit. On se rappelle ce que le livre de M. de Pradt contient surPItalie et l'Autriche. M. de Saurau n'a pas hésité à en permettre la vente et la traduction. On voit bien qu'il n'y a pas de justice en ce pays.


344 ŒUVRES DE STENDHAL.

ce qu*on a publié en France depuis les Métamorphoses de N. Le- mercier. Jamais satire coulre un gouvernement ne fut plus san< glante, plus méritée, et Ton peut dire plus dangereuse. Gomme ce poème est aussi frappant par le pittoresque de la fiction (Fom- bre de Prina apparaît à un bourgeois qui traverse le cimetière où il repose, et lui demande ce que Milan a gagné à Tavoir as- sassiné), que par le mordant des épigrammes, il s'en répandit deux mille copies en huit jours.

c Si la police, disait-on, a quelque preuve contre le malheu- reux poète, il ira pourrir, le reste de sa vie, dans un cachot de Mantoue. » L'auteur, qui est fort jeune, faisait le nigaud tant qu'il pouvait dans le monde. 11 commençait à respirer, lorsqu'un beau jour on arrête deux de ses amis. Ils sont convaincus d'avoir dis- tribué les premières copies de l'ouvrage, et vont être punis comme auteurs. Ije gouverneur fait alors appeler le pauvre jeune homme, et lui fait sentir adroitement l'infamie dont il se couvre en laissant conduire ses amis en prison. II n'hésite pas à tout avouer. « J'ai cru, disait-il devant moi, le jour même de l'évé- nement, me jeter en prison pour le reste de ma vie; quelle a été ma surprise de voir Son Excellence me dire : a Monsieur le « gouverneur est moins méchant que vous ne le croyez ; vous c aurez la ville pour prison ; et je m'en vais moi-même deman- € der votre grâce au conseil aulique. » Deux mois après, le jeune poète est appelé de nouveau. Il fait ses arrangements, croyant ne plus rentrer chez lui. Il arrive tout pâle chez le gouverneur qui lui dit : oc Sa Majesté pardonne à votre jeunesse, et vous invite ff désormais à faire un meilleur usage de vos talents. j>

Aucun Italien n'est assez mon ami pour que j'ose le consulter sur les réûexions précédentes : c'est tout ce qu'il y a de plus dé- licat. J'ai voulu, chez madame ***y à minuit et demi, quand nous n'étions plus que sept à huit, donner une tournure littéraire à la question. J'ai avancé « que, pour arriver à un nouveau Dante, il fallait commencer par semer des Delolme et des Benjamin Constant, que jamais homme n'a été plus lui-même que le Dante, qu'AIfieri n'était pas lui pour la langue, que même pour les idées il était bien moins lui qu'il ne croyait. » J'ai été sifflé en quatuor : quatre personnes sur sept parlaient à la fois pour me terrasser ;


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 345

après m'élre as^suré que Texpérience était impossible, je suis bien vite convenu de mon tort.

Ce qu'il y a d'aiïreux, c'est que ce défaut de la langue rend le comique impossible. Il n*y a pas de tournure affectée qui ne soit naturelle dans quelque coin^ Il restait la pauvre comedia delV arte, Arlequin et Pantalon ; les convenances les ont fait pro- scrire*.

BOLOGNE.

12 avril. — Délices du retour à la civilisation, comme eu re-

  • Le ton de critique de la Motte, vieilli d'un siècle chez nous, serait

à cinquante ans en avant de l'Italie. Les plaisanteries sur les mots dne, bête, et sur les idées à'argent, reviennent sans cesse. Voir les journaux littéraires et les pamphlets de 1816 et 1817. On vient de me faire acheter à Florence Genovêsi^ Vico, VUomo morale de Longano ; les Sa^^ politici de Mario Pagano, qui mourut pour ses opinions; le Platone in Italia de M. Guoco, la Monarchia coetiluzionaîe d'un professeur de Milan. J'aurais été cliarmé de trouver cela bon.

Il y a une douzaine de citations latines qui reviennent toujours : Qucmdo- que bonus dormitat Homerus.,. Quousqui tandem ^ etc , etc. Voici une phrase qu'on a voulu rendre piquante, comme Geoifroy, et qui est toute copiée des tournures d'esprit de la canaille florentine au quatorzième siècle :

« Ei roda pure i chiavistelli, che i muccini hanno aperto gli occhi, ei cordovani sono rimasi in Levante, auzi non è piu tempo che Berta iilava, c i paperi menavan V oche abera. »

Tout cela fait allusion à des idées qui avaient été mises en vogue par les Romains du douzième siècle. On voit qu'il y a de l'érudition.

Si on rassemble sur une même tablette les meilleurs ouvrages qui ont paru depuis 1770, en anglais, allemand, français et italien, on verra qu'avoir posé l'équation c*est l'avoir résolue. La littérature italienne est la plus niaise, et cependant :

« La planta uomo nasce piu robusta in Italia che in qualunque altra terra, gli stessi atroci delitti che vi si commettono ne sono unaprova.» (Alfiert.)

Je compte dans mon journal onze anecdotes de gens de la haute so- ciété qui, depuis cinq ou six ans, ont tué leur maîtresse et se sont ensuite donné la mort. Et l'Italie n*a pas un roman. Les Lettere di Jacopo Ortiz ne sont qu'une imitation de "Werther. C'est dans la froide Ecosse, et ce n*est pas dans la belle Lombardie, que paraissent Waverley et les Taies of my Landlord.

  • Ordonnance de Léopold, grand-duc de Toscane. Voir cette mesure

préconisée dans les Influenze morale de Schedone. On jugera du degré de niaiserie où est tombée la littérature italienne.


346 ŒUVRES DE STENDHAL.

venant de province à Paris. Â ma première question, eu arrivaul à Bologne : « Y a-l-il opéra? — Oui, monsieur, la Clémence de Ti- tus. » Je vole au théâtre; l'ouverture commence comme j'entre. Ronconi, dans le rôle de Titus, excellent chanteur, la même école que les Monbelli et Pachiarotti, un accent qui va au cœur ; que n'a-t-il vingt ans de moins ! 11 est encore fort agréable dans une petite salle. La bonté de Titus m*émeut jusqu'aux larmes. Quelle tragédie que la Clémence traduite par Racine ! Pour moi les modulations de Ronconi expriment encore mieux la bonté réunie à la puissance que Tharmonie des vers de Racine, parti- culièrement dans ce passage :

Questo Romani è fabricar mi il tempio.

Quelques personnes sentiront que si ces paroles étaient chan- tées par une voix de basse, au lieu de Tétre par une belle voix de ténor, elles perdraient ce qu'elles ont de céleste. Un poète qui ferait très-bien les vers français, et qui ne pourrait inventer la tragédie, devrait s'emparer de ce sujet. Il aurait un grand suc- cès; car nous savons tous qu'Auguste était un vil coquin. On remplacerait le rôle d'Anio, fade en tragédie, par un Thraséas, un Gorbulon, quelque vieux général à cheveux blancs, qui ne pourrait aimer Titus parce qu'il est empereur, mais qui rendrait justice à ses grandes actions. Il aurait assez de sens pour voir que la république est impossible, et s'en prendrait aux dieux du désir de liberté qui le dévore, sans que son esprit puisse trou- ver les moyens de créer les intérêts qui la font naître. Le Tilus de Métastase me produit le même effet qu'une bonne comédie de YOptimisie : il rafraîchit le sang.

Vitellia, l'Emilie de Corneille, la Bonini, jeune élève du Con- servatoire de Milan, a du jeu, de la méthode, et une assez jolie voix de tête (primo soprano), qu'elle conservera, car elle est laide.

Paraît enfm Cinna (Sesto); c'est ce Tramezani dont j'ai tant entendu parler à Londres, et que je n'ai jamais pu voir. Les femmes anglaises oubliaient toutes les règles de la pruderie en parlant de ce bel homme; ici le mot II fait fureur serait


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 347

faible ; il est impossible d'avoir une plus grande quanlilé de grâ- ces; il est toujours en mouvement, toujours gracieux jusqu'à rafféterie la plus outrée. Il exprime la baine la plus féroce par les roulements d'yeux les plus tendres. Pour moi, j'aime à le re- garder, et surtout à regarder les femmes dans les loges. C'est un très-joli bomme de quarante ans, qui a encore un peu de voix. Il a besoin de s'écbauffer. Il chante très-bien le dernier air du second acte. Les dames trouvent sa voix magnifique : elles sont de bonne foi.

Tramezani fait tout oublier, même la haine. C'est une manière de vivre bien flatteuse que celle d'un beau chanteur. Il disait ce soir que jouer ne le fatigue pas plus que la conversation. La seule nécessité de l'entendre fait cesser les applaudissements ; et comme cependant il a quelques jaloux, chaque soirée a pour lui l'intérêt piquant d'un drame. Je lui ai répondu que si j'avais à choisir, j'aimerais mieux être lui que les héros qu'il représente. Ce n'était point un compliment.

20 avril. — Je viens enfin de découvrir un Italien qui a un peu de génie original. Le mot imiter semble avoir été créé en faveur de ce pays. Depuis qu'ils ont laissé refroidir le feu que déposa dans leur sein la liberté du quatorzième siècle, et cette jeunesse des âmes sentant le beau après dix siècles de barbarie, circonstance unique et qui ne se présentera plus, ils sont tom- bés dans le dernier degré du marasme. Le poète imite le Dante, le prosateur les périodes de Boccace, Thistorien le style de Ma- chiavel . Mon homme est tout bonnement un faiseur de libretti pour les théâtres'. Ordinairement ses pièces n'ont que deux re- présentations, parce qu'à la seconde la police les défend. Il a fait rire depuis trente ans aux dépens de tous les ridicules qui ont paru en Italie. Il commença par se moquer des Français qn\ emportaient des statues. Il n'a guère de réputation, parce que son genre n'admet pas le pédautisnie. J'ai failli me faire lapider ce soir chez madame M***, en osant dire la moitié de ce que je viens-d'écrire. J'en pense encore plus. Ce génie ignoré est Tavo-

  • Monli, Verri, Boita.

• Ce mot vaut mieux que de les appeler des poëmesi


348 ŒUVRES DE STENDHAL.

cal Anelli, de Desenzano. Il y a dans sa manière du Bancourt, du Gozzîy et un peu du Shakâpeare. Les Français, surtout les gens moulés sur la Harpe, ne trouveraient que de la bouffonne- rie la plus basse. Tel est Texcès de notre vanité. Nous voulons savoir, avant de rire d'un trait plaisant, si les gens de bon ton le trouvent tel. Mais Yimprévu est la condition principale du co- mique. Que faire? Ne plus rire qu*au théâtre, où Ton rit sans con- séquence. Voilà tout le secret de la fortune des Variétés. Le peu de comédie qui végète encore en France s'est réfugié là. Le plai- sir que les jeunes gens trouvent aux Français n'est pas la joie du théâtre, c'est le plaisir d'un cours de littérature bien fait, le plaisir des souvenirs classiques. Ces jeunes gens sont réduits aux jouissances des vieux pédants. Jamais un Français vulgaire ne comprendra le talent d'Anelii ; c'est la muse comique courant des bordées contre la monarchie la plus soupçonneuse.

N'a-t-U pas eu la hardiesse de se moquer, sons Buonaparte, de la nullité du sénat d'Italie? C'est là tout le secret des longues scènes de Papatacci dans Vltaliana inAlgieri^,

Aujourd'hui, il vient de tourner en ridicule Tramezani au milieu de son triomphe dans ce pays ; c'est un trait d'esprit, mais c'est encore plus un acte de courage. Telle femme le haïra encore dans dix ans.

A en juger par mes Anglais, les étrangers quittent l'Italie sans mdmc se douter des mœurs de ce pays. Ceux qui commence- ront à les entrevoir doivent lire l'opéra buffa en un acte intitulé / Virtuosi da teatro. Ce sont les mœurs des coulisses d'Italie. Gela n'a nul rapport avec nos théâtres, les troupes ici ne durant jamais que trois mois. Dans la farce d'Anelii, le frère de la pre- mière danseuse a une dispute avec le père de la prima donna. Il reste seule avec ceUe-ci, qu'il trouve jolie. Pour faire con~ naissance, il lui propose de chauler un duo de l'opéra célèbre

  • Mangiar, bere è lasciar fare.

On passe ces scènes à Paris, où d'ailleurs ce pauvre opéra est gâté de toutes les manières. En 1816 il était donné à Milan avec une pompe orientale. U fallait voir Galli dans le rôle du bey, Paccini caïmacan et la Marcolini dans l'Italiana.


ROMIi, NAPLHlS ET FLORENCE. 549

VEroe somrfiosOy le Béros doucereux. Ici commence la plus drôle de critique du héros Tramezaui. Il élait, ce soir, dans uue loge, faisant bonne mine contre mauvais jeu. Paccini, qui fait Tamoureux de la cantatrice, imite jusqu'aux moindres gestes du héros. À un passage très-pathétique, il s'interrompt pour dire à sa belle : « Ici, ma chère, je te montre les dents, ne pouvant te montrer mon âme. i» C'est qu'une des grâces les plus répétées de Tramezani consiste à découvrir des dents superbes. Je crois que de ma vie je n'ai tant ri. La musique est de Mayer. Les Virtuosi da teatro alternent avec la Clémence de Titus. Les fem- mes sont furieuses, et peut-être communiqueront-elles leur co- lère à la police. A Paris, une plaisanterie n'est qu'une plaisante- rie ; chez un peuple étiolé par la monarchie absolue, un homme qui souffre la plaisanterie, est un homme que le pacha aban- donne, un homme perdu.

21 avril. — La Clemen%a di Tito, pour la dernière fois. Au total, faible contre-épreuve du génie de Mozart. Je revois avec plaisir que ce grand homme n*a pas toujours eu un style tendu ^ comme nos tragiques ennuyeux. 11 y a plusieurs motifs gais. -^ 11 est des âmes que le moindre appareil effarouche, et que Vope- ria séria ennuie. Elles ne sympathisent avec le tendre que lors- qu'il vient après le comique. Michaut les fait toujours pleurer dans Henri F.

22 avril. — Gomment parler musique sans faire Fhistoire de mes sensations? On me les niera. Je pense que mes adversaires seront souvent de bonne foi; tant pis pour eux.

25 avril. — La haute société de Bologne a un peu de la cou- leur de celle de Paris; elle est animée par quelques-uns de ces êtres charmants qui offrent la réunion si rare de l'esprit, de la beauté et de la gaieté. Madame Martinetti ferait sensation, même à Paris.

24 avril. — En France, les gens de province n'entendent pas raison sur la moralité de Vendroit ^ L'on est un peu moins bête en Italie : c'est la gloire de la ville qu'il est sacrilège de dimi-

' Procès cle mademoiselle Autche, de Bordeaux, contre le Mercure (juin 1817).


550 a':UVRfc:S de STKNDUAii.

Duer par la moindre critique. J'ai voulu suivre cette idée daus le salon de madame M*** avec des gens qui se prétendent phi- losophes; j*ai vu que les nations sont entre elles comme les jeunes gens riches mal élevés. Les Italiens sont, de plus, perdus de flatterie par les patriotes à la Dubelloy (voir laBibliotecaita' liana de Milan). De cinquante ans cette nation ne souffrira la vérité. Je ne crois pas qu'elle trouve beaucoup de voyageurs qui Taiment autant que moi, et ce soir toutes les mines me re- gardaient comme un ennemi.

50 avril. — Je viens de passer "quatre jours en villégiatura, chez le prince V***.

Les maris n*ont pas en Italie la centième partie de la jalousie de ceux de France. Je n*ai pas pu découvrir la cause du sigis- béisme autre part que dans la nature. Quelques philosophes, qui étaient avec nous, m'ont dit qu'à la fin du moyen âge, quand il y eut en Italie des foules de petits tyrans cherchant à donner de la dignité à leur cour en singeant l'étiquette espagnole, les particuliers riches prirent d'eux Tusage de donner un écuyer à leurs femmes.

Oserai-je parler du fond des mœurs? Suivant les récits de mes camarades, je crois qu'il y a autant de maris malheureux à Paris qu'à Bologne, et à Berlin qu'à Rome. Toute la différence, c'est qu'à Paris l'on pèche par vanité, et à Bologne à cause du soleil. Je ne trouve d'exception que dans les classes moyennes en An* gleterre, et dans toutes les classes à Genève. Mais, ma foi ! la compensation d*ennui est trop forte; j'aime mieux Paris, Oh gai! 1" mai, —- Je descends de cheval; on en trouve de très-bons à louer dans ce pays, petits et de mauvaise mine, mais malins, méchants et d'une rapidité charmante. Je viens de San Michèle in Bosco. C'est un couvent situé dans une position pittoresque, comme tous ceux d'Italie ; ce vaste édifice couronne la plus jolie des collines couvertes de bois, auxquelles Bologne est ados- sée; c'est comme un promontoire ombragé de grands arbres qui avance sur la plaine. Mes amis m'ont conduit là pour voir les anciennes peintures de l'école de Bologne; ils mettent un grand prix à la priorité dans les arts; ils veulent, à ce qu'il m'a paru, détrôner Gimabuc, le plus ancien barbouilleur de l'école


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 551

de Florence Dieu vous garde de jamais voir ses ouvrages! Nous trouvons sur cette colline cet air frais, Yaura de Procris, dont on ne peut connaître le charme que dans les pays du Midi. Couchés sous de grands chênes, nous goûtons en silence une des vues les plus étendues de Tunivers. Tous les vains intérêts des villes semblent expirer à nos pieds ; on dirait que Fâme s'élève comme les corps ; quelque chose de serein et de pur se répand dans les cœurs.

Au nord, nous avons devant nous les longues lignes des mon- tagnes de Padoue, couronnées par les sommets escarpés des Alpes, de la Suisse et du Tyrol. Au couchant', Timmense océan de rhorizon n'est interrompu que par les tours de Modène ; à Test, Tœil se perd dans des plaines sans bornes ; elles ne sont terminées que par la mer Adriatique qu'on aperçoit les jours d'été au lever du soleil; au midi, autour de nous, sont les col- lines qui s'avancent sur le front de TApennin ; leurs sommets couverts de bouquets de bois, d'églises, de villas, de palais, dé- ploient la magniûcence des beautés de la nature, secondée par ce que les arts d'Italie ont de plus entraînant. Le bleu foncé de l'atmosphère n'était altéré, par quelques légers nuages d'une éclatante blancheur, que tout à fait à la ligne de rhorizon.

Nos cœurs, pleins d'émotion, jouissaient en silence de tant de beautés, quand tout à coup un de nos compagnons se lève, et, du ton le plus impétueux, récite le sonnet suivant, fait par un habitant de Bologne, à la première nouvelle du passage du Saint- Bernard par V armée de réserve :

SOlNNET.

Vjdi r Itulia col crin sparso, incoito Cola dove la Dora in Po déclina , Chc sedca mesta, e avca negli occlii accolto Quasi un orror di servitu vicina,

Ne r altéra piangoa, serbava un volto Di dolente bensf, ma di reina ; Tal l'orse apparvc aller, clie il pic disciollo A ceppi olïri In liberta latina.

Foi sorgcrlicia in un balen la vidi,


352 ŒUVRES bE STENDHAL.

E fiera ricomporsi al fasto nsato

E quinci, e quîndi minacciar più lidi.

E s' udia V Apenmn per ogni lato Sonar d' applausi, e di festose gridi Italia, ilalia, iltuo soccorso è nato^

Et des cris se sont fait entendre sur celle dernière branche de l'Apennin, mais combien différents de ceux de 1800 ! Les Ita- liens ont raison, Marengo avança d'un siècle la civilisation de leur patrie, comme une autre bataille Ta arrêtée pour un siècle.

Un prince de Bologne, croyant à la délivrance de rUalie par Murât, leva en vingt -quatre heures un régiment de quinze cents hussards, dépensa deux cent mille francs, Téquipa en trois jours, et le quatrième était en ligne à la tête de sa troupe.

Gela, et le refus de la loi sur le timbre à Buonaparle dans tout l'éclat de sa puissance, sont des traits que la France në- galera jamais.

2 mai. — Ce soir, en revenant du concert de madame 6***, où Velutti a chanté, j'ai reçu les confidences d'un de mes nouveaux amis ; il vient de me tenir, sous ces beaux portiques qui con- duisent au théâtre, jusqu'à deux heures du matin. Il y a un an qu'il a quitté sa maîtresse ; il se désespère et ne peut Toublier; il se plaisait à me raconter les moindres circonstances de leurs amours. J'admirais qu'un homme de trente -cinq ans, riche, bien fait, militaire, pût avoir tant de faiblesse ou tant d'amour. Rien de plus commun en Italie. Il se couvrira de ridicule, du moins dans nos idées françaises, en reprenant sa maîtresse, et il la reprendra «u il mourra fou. Elle, piquée de l'éclat d'une rupture où il n'avait itietrop raison, le fera passer par les condi- tions les plus dures. J*ai déjà rencontré sept à huit de ces déses- poirs. Il me semble que cela donne de la dignité à l'amour italien.

Gomme un roman n'est intéressant qu'autant qu'on a le temps de le raconter tout au long, et que je meurs de sommeil, je n'é- crirai que ce qui est observation philosophique :

l** Rien n'égale l'air froid et simple de cet homme qui me

  • Recueil du P. Ceoaj p. 264. Manfredi.


ROME, NAPLES ET FLORENCE. • 353

parlait, et a fait des folies inouïes eo amour et à la guerre. Ou ue concevra jamais à Paris la bonhomie de la société italienne, et particulièrement Taîr simple des militaires. Cette vanlerie égoïste et grossière, que nous appelions blaguCf parmi les offi- ciers subalternes des régiments, et qui donnait lant d'avantages, y est absolument inconnue.

2° Un étranger qui a passé par une grande ville d'Italie est moins connu par son nom que par celui de la dame qu'il servait. Esser in servitic est le mot, comme amicizia pour amour, et avicinar una donna pour lui faire la cour.

3° L'homme qui a fait le malheur trop évident de mon ami est un Florentin ; s'il lui faisait une scène, jamais leur maîtresse ne le reverrait. Mon Bolonais me disait : <c Êtes^vous allé à Florence? au petit théâtre d'Ogni Sanli ? — Oui. — Y étes-vousallé un jour où Stenterello jouait ? — Certainement. — Âvez-vous remarqué ce ca- ractère ? » C'est rhomme le plus mince et de la figure la plus sèche que vous ayez jamais vu ; il arrange avec toute l'élégance pos- sible son habit troué; le principal fondement de sa cuisine, ce sont des tranches de concombre à la glace; du reste, vaniteux comme un Castillan, peu lui importe de mourir de faim, pourvu qu'on ne le sache pas. Si on ne lui donne pas de Vella ^ , il est au désespoir. Surtout, il est beau parleur et se pique de ne s'ex- primer que dans les termes les plus toscans. Il lui faut trois phrases pour vous demander quelle heure il est.

n Les Florentins vous ont dit que c*est le caractère du peuple de leur pays; la vérité est que c'est celui de toute la nation. Par exemple, M***, etc. »

Cette sortie de mon amant malheureux m*a fait rassembler plusieurs observations faites à Florence. Tous les Florentins sont maigres; on les voit au café faire leur unique déjeuner avec un verre de café au lait et le petit pain le plus exigu, ce qui leur coûte trois gratz (vingt et un centimes). Le soir, chez Vigne, ils dînent pour deux paules et demi ou trois paules (le paule vaut cinquante-cinq centimes). Leur manière de se vêtir a quelque

' La plus respectueuse des quatre manières d'adresser la parole : 7u, voii ki, et à Florence : Ella,

'20


354 ŒUVRES DE STENDHAL.

chose de singulier; c'est plutôt un habit bien brossé qu'un habit neuf. Rien chez eux qui ne respire Téconomie la plus sévère. En tout c'est Topposé des Milanais : jamais de ces faces épa- nouies et heureuses. Â Milan, la principale affaire est de bien dîner ; à Florence, de faire croire qu'on a dîné. On cite par la ville beaucoup de gens qui vont à la cour et qui dînent en fa- mille avec deux plats ; mais l'ambassadeur d'aucune puissance, à Paris, n*a autant de galons sur les habits de ses gens.

Les Français qui étaient à Florence avaient fait enseigner au limonadier du café militaire, vis-à-vis la statue équestre, à faire la bisteca (le bifteck); ils allaient y déjeuner. Le peuple les voyait manger de la viande dès le matin et dépenser magni6que- ment vingt-trois sous. Rien n'a peut-être plus contribué à faire respecter les Français. J'ai encore trouvé dans Florence le pro- verbe Gran Fracesi, grandi in tutto. Un Florentin se rappelle, au bout d'un an et avec reconnaissance, que vous lui avez fait accepter une tasse de chocolat. Celte excessive économie s'ex- plique fort bien par l'histoire. Florence, dans le moyen âge, fut immensément riche par le commerce ; de république agitée elle devint monarchie absolue, perdit son commerce, et garda son économie, la première verlu du commerce.

La Florence d'aujourd'hui est un port ouvert aux gens ruinés. Venise est bien plus gaie et bien plus aimable, mais il faut s'ac- coutumer à n avoir pour toute promenade que des rues larges de quatre pieds, et un jardin unique grand comme les deux tiers des Tuileries.

3 mai. — J'ai à me confesser d'une grande erreur. L'é- tranger qui ne voit d'abord que les littérateurs et les gens qui passent pour des esprits, est élonné de la sottise de ce peuple. Au contraire, il n'y a rien de si On et de si spirituel au monde. Les gens d'esprit sont ceux qui n'en font pas métier. Dès qu'ils , veulent se cultiver, ils deviennent pédants. Des jeunes gens étonnants par la finesse et la sagacité de leur esprit forment des collections d'auteurs classiques, c'est-à-dire cités par la Crusca, et leur grande affaire devient de ne plus employer de mots dans la conversation qu'ils ne puissent montrer dans les Canti car- navaleschi ou autre platitude imprimée au quinzième siècle.


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Au premier abord, il vous faut essuyer toute cette science. C'est là que mon courage m'avait abandonné à mon premier passage ; depuis, j'ai découvert que, quand ces gens-là sont naturels et ne veulent plus faire d'esprit, ils sont divins.

L'esprit, à Paris, manque de sagacité et s'allie souvent à la badauderie sur les grandes questions de la vie ; il veut trop pa- raître. Un de nos petits auteurs, charmant le premier jour, mon- tre le tuf dès le second. En un dîner il vous parle de tout ce dont on peut parler. Ici, un jeune homme distingué, pédant le premier jour, est enchanteur dès qu'il ne songe plus à l'être. Les satires de Voltaire sont plates, si on les compare aux petits poèmes satiriques qui ont couru, en ces derniers temps, à Bo- logne, Venise, Milan : c'est la naïveté et la force de Montaigne réunies à l'imagination de TArioste.

4 mai. — Il y a ici sept à huit Polonaises charmantes. Pour moi, c'est l'idéal des femmes. Elles courent les peintures toute la journée ; elles ont imaginé de se faire faire un cours de peinture par un Danois qui, malheureusement, paraît trop aima- ble à la plus jolie d'entre eUes. Le lieu des leçons est la galerie de cet aimable comte Mareschalchi que , nous avons vu nous donner de si jolies fêtes dans sa maison des Champs-Elysées. Je suis allé aujourd'hui à ce cours, non pas à cause du profes- seur, mais pour me mettre bien avec lui ; je lui ai demandé la copie de sa leçon. Après avoir lu cinq ou six pages d'écriture, il s'est mis à nous expliquer les très-beaux tableaux de M. M. L'appartement dont se compose la galerie est garni de meubles de Paris, et il y a une chambre où Ton ne voit* que des chefs- d'œuvre.

(( Vous savez que l'école de Florence se reconnaît à un dessin hardi, qui, sur les pas de Michel-Ange, outre un peu la partie saillante des muscles.

« Raphaël eut l'expression, ledessin, l'imitation de l'antique. Sa perfection est dans les figures d'apôtres et de vierges. Il fut un peu froid et un peu sec dans les commencements, comme le Pé- rugin, son maître. Le Frate lui apprit le clair-obscur, où il fut toujours faible. Ce fut une grande âme.

« Le Gorrége a la grâce séduisante, le clair-obscur, les raccour-


.^50 ŒUVRES DE STENDHAL.

cis; son âme était faite pour réinventer Tanlique; mais il ne Ta pas imite. Ses tableaux, chefs-d'œuvre de volupté, sont à Dresde et à Parme.

« Le Titien et tous les Vénitiens, ont la vérité de la couleur. Giorgione, grand homme, moissonné à rentrée de sa carrière, en eut Tidéal.

« L'école de Bologne est, presque dans tous les genres, la perfection de la peinture >

« Le Dominiquin est Texpresslon surtout des affections ti- mides, le coloris, le clair- obcur, le dessin. Pour Texpression, après Raphaël et lui, vient le Poussin.

« Le Guide, âme française, eut la beauté céleste dans les figu- res de femmes. Ses ombres peu fortes, sa manière suave, ses draperies légères, ses contours délicats, forment un contraste parfait avec le style de Michel-Ange de Garavage.

« Le Guerchiu fut un ouvrier doué d'un singulier coup d'œil pour rendre le clair-obscur. Il copiait tout simplement les pay~ sans du bourg de Cerito, où il travaillait à la toise. Ses figures semblent se détacher de la toile, et conviennent aux gens qui louent, dans la peinture, Villusion.

« La galerie Farnèse, de Rome, met Ânnibal Carrache au rang des plus grands peintres. Beaucoup de gens disent : Raphaël, le Cor- rège, Titien et Annibal. A Bologne, on lui préfère Louis Garrache.

c L'Albane, homme froid, a bien peint les enfants et les corps de femmes, mais non leur âme; il n'en avait pas, Tenvie Toc- cupa beaucoup. »

6 mai. -— Nous sommes allés trois voitures à Gorreggio, pour visiter la patrie du grand homme. Tout ce que nous avons trouvé de lui, ce sont ses madones avec leurs beaux yeux si tendres, qui courent les rues déguisées en jeunes paysannes. Je me suis aperçu que je passe à Bologne pour souverainement illibéral. La chute du tyran n'a pas valu à Fltalie notre admira- ble constitution de 1814, chef-d'œuvre de génie et de bonté dont les nations étrangères savent admirer l'auteur, mais le rétablis- sement de toutes les vieilleries. Voilà pourquoi l'homme souve- rainement dissimulé, qui abhorrait tant la liberté qu'il n'a pas su se parer de ses couleurs, même lorsqu'elle était son seul


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moyen de salut, trouve encore des partisans en Italie, parmi les amants passionnés de cette liberté : les Italiens d'une certaine portée m*ont souvent répété que les plus bas des hommes étaient les gens de lettres ^ Us partent de là pour négliger tous les livres et Tétude du mécanisme de la liberté. Ils s'imaginent qu'un auge la leur apportera un beau matin.

Beaucoup de jeunes gens, voyant la chambre des pairs d'An- gleterre appuyer aveuglément le ministère qui s'est moqué d'eux à Gênes, révent encore à la république. C'est là une grande dispute avec eux. Le plus sûr chemin du despotisme militaire, c'est la république. Pour avoir une république, il faut commen- cer par se faire île. Parmi les modernes si corrompus, le rouage le plus nécessaire à la liberté, c'est un roi : voyez Berne.

Si je savais un coin du monde où Ton ne parlât pas plus poli- tique qu'en 1770, j'y volerais, fût-il aussi loin que les jardins d'Armide. Notre partie, toute composée de jeunes femmes et de militaires, a tourné à la politique; c'est-à-dire qu'au lieu de rire et de profiter de nos beaux jours, nous avons eu le plaisir de nous indigner.

8 mai. — Veut-on le portrait des belles miladys que nous avons ici, fait de main de mattre?

« Milady R*** a vingt-six ans, elle n'est pas vilaine; elle est très-douce et assez polie, et ce n'est pas sa faute de n'être pas plus amusante; c'est faute d'avoir rien vu, car elle a du bon sens, n'a nulle prétention et est fort naturelle ; son ton de voix est doux, naïf et même un peu niais. Si elle avait vécu en France, elle serait aimable. Je lui fais conter sa vie ; elle est occupée de son mari, de ses enfants, sans austérité ni ostenta- tion : si elle ne m'ennuyait pas, elle me plairait assez. »

9 mai. — Admirables portraits de M. Palaggi. Un écuyer du roi d'Italie, banquier millionnaire, s'est fait peindre en écuyer. Le gouverneur l'a mandé et tancé vertement ; à quoi l'autre a répondu qu'il était maître de se faire peindre avec tel habit qu'il voudrait, et que d'ailleurs il ne rougirait jamais du costume rappelé par son portrait.

  • Gela n'est pas exact : ce sont les houzards de la liberté, ils sont tous

les jours au feu ; il faut bien (|u*ils reculent quelquefois.

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358 (ÉUVRES DE STENDHAL.

10 mai. — Riea ne peut distraire les Ilalieus et surtout les Bolonais, de leur politique enragée, qu'Âlfieri. J'ai passé la soirée avec deux personnes qui ont vécu avec lui dans Tinti- mité, ou plutôt, car sa hauteur ne permit jamais Tintimité, qui Font vu très-souvent les dernières années de sa vie. L'un de ces messieurs lui ressemble, et avec beaucoup de grâce, car il était malade ; il nous a donné pendant un quart d'heure une repré- sentation d'Âlfieri ; c'est un grand homme maigre, à cheveux rouges; sa physionomie, ses yeux surtout, sont d'un dictateur de Rome. 11 est entré dans le salon, et, à tout ce qu'on a pu lui dire, n'a répondu qu*en sifflant. Tout le monde se récriait sur rétonnante ressemblance.

Quand le comte Neri est rentré, il nous a conté, entre cent traits d'originalité, de hauteur et d'ennui, que le comte Alfieri ayant été présenté à madame d'Albauy, à la galerie de Florence, remarqua qu'elle s'arrêtait avec plaisir devant un portrait de Charles XII ; elle dit même que l'uniforme singulier de ce prince lui paraissait extrêmement bien. Deux jours après, Alfieri parut dans les rues de Flbrence exactement coiffé et vêtu comme le monarque suédois, à la grande consternation des paisibles ha- bitants.

Le comte Neri, quoique soumis en apparence à toutes les fai- blesses des mœurs italiennes, ou, pour parler firanchement (car pourquoi diable megênerais-je?), quoique le plus esclave des ca- valiers serventi, et pour une femme qui le trompe assez souvent, est un philosophe. Probablement il en sait autant que nous sur sa maîtresse; mais telle qu'elle est, avec tous ses défauts, c'est en- core pour lui la femme la plus aimable de la terre, et rien ne pourrait remplacer le bonheur de passer avec elle huit heures de toutes ses journées; d'ailleurs, le mari est le meilleur gar^^n d'une ville qui est pleine de gens de ce caractère. Je comprends fort bien le bonheur du comte Neri, et, malgré la vanité fran- çaise, j'échangerais volontiers mon sort contre le sien : sa maî- tresse est une des plus jolies femmes d'Italie, et si capricieuse, avec des fantaisies si étranges et si gaies, qu'il faudrait être bien sot pour trouver l'ennui auprès d'eUe.

Le comte Neri m'a pris en particulier, au fond du jardin, pour


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 559

que je lui fisse le récit de la campagne de Moscou, la carte sous les yeux. J'ai pris avec moi deux officiers qui avaient été là-bas. Je lui ai dit qu'il n'y avait rien eu de si simple, et que ce n'é- tait qu'à Paris que j'avais commencé à me figurer que je venais d'échapper à un grand péril. Tant que nous sommes morts de faim jusqu'à la Bérésina, il ne faisait pas trop froid : dès qu'il a gelé à pierre fendre, nous avons trouvé de quoi vivre dans les villages polonais. Du reste, si le prince Berlhier avait eu le moindre esprit d'ordre, si Buonaparte avait eu le courage de faire fusiller deux soldats chaque jour, il n^aurait pas perdu 6,000 hommes dans toute la retraite. Je parle deux heures.

Pour me récompenser de cet acte de complaisance, qui me rappelait des souvenirs si pénibles, le comte me dit : a Vous paraissez curieux de l'effet produit par les tragédies d'Aifieri sur les cœurs italiens ; demain je vous apporterai un petit corn- pendio (abrégé) que je n'ai jamais montré à personne, même à la Gina. »

11 mai. — Traduction du cahier du comte :

« Âlfieri haïssait les rois dans sa jeunesse, parce qu'il n'était pas né roi. Lorsqu'il se mit à lire et à s'instruire, il resta fidèle à sa haine, et se fit illusion sur son origine.

« Il se croyait républicain, et dans le fait ne désira jamais qu'une république sur le modèle de celle de Rome, où il y au- rait des patriciens aussi bien que des plébéiens, et où un homme de talent pouvait toujours espérer de devenir dictateur. Il ne pouvait souffrir les rois, parce que c'étaient les seuls êtres aux- quels il fût né inférieur ; mais il avait la plus haute vénération pour la noblesse, d'abord parce qu'il était né noble, et que le pouvoir absolu sur les inférieurs, qui appartient à cet ordre en Piémont, lui était fort agréable; quand il fut devenu philosophe, il ajouta : parce que ce pouvoir pouvait être exercé par une grande âme, d'une manière utile à ses inférieurs.

« Après avoir été réveillé du sombre ennui de sa jeunesse par la lecture de Plutarque, après avoir parlé avec les transports de la haine la plus féroce du gouvernement modéré des princes de la maison de Savoie, après avoir imprimé qu'il n'était pas digne d'un homme libre de se marier et de s'exposer à avoir des en-


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Êints sous le joug de tels tyrans ; après avoir dit de cent ma- nières qu'il répandait des larmes de rage d*étre né au milieu d'un peuple avili ; après avoir donné son bien à sa famille pour ne pas vivre au milieu de ses esclaves ; en un mot, après avoir écrit le livre forcené de la Tyrannide, le hasard Tarnène sur le champ de bataille, où un peuple rempli de nobles senti- ments (1789) et enthousiaste de toutes les vertus cherche à conquérir sa liberté. On s'attend qu'il va partager llvresse de toutes les âmes généreuses; rien moins que cela : dans ce moment décisif pour son caractère, n*étant plus offensé par la majesté du trône, le noble l'emporte, et Alfieri n'est qu'un ul* tra. Son mépris, ou plutôt sa haine masquée en mépris, pour la nation héroïque qui vient de dévoiler son cœur, ne trouve pas de termes assez forts. De ce moment il hait encore plus la France et les Français que les rois. Quand môme ce pays fût parvenu à se donner la liberté, il eût encore écrit le Misogallo.

fl L'ennui, joint à la haine pour les heureux, est le grand trait de la vie d* Alfieri, et sur le trône il eût été Néron. A la férocité près, mademoiselle Edgeworth a fait son portrait d'avance dans ^n comte de Glentkom. Au reste, cet homme singulier fut si impérieusement subjugué par ses penchants, que sa vie entière peut être abrégée en deux mots : il fut la victime d'une passion pour les chevaux, d'une passion pour la gloire littéraire, et d'une haine furieuse des rois, qu'il appelait amour de la liberlé. 11 porta tout cela à un degré d'énergie qui ne s'est peut-être jamais rencontré dans un cœur d'homme depuis les fureurs du moyen âge.

ff Sur les Mémoires d' Alfieri ']e dirai : Les bulletins de Buona- parte sont intéressants, parce qu'il sortait un peu du ton de dignité. »

Les anecdotes des dernières années qu' Alfieri a passées à Flo- rence offrant souvent le nom d'une dame de la plus haute naissance qui avait bien voulu lui accorder sa main, il serait peu délicat de les publier. Il y a d'excellents portraits d'Alfieri, par M. Fabre, jeune peintre français qui habitait la même maison.

« La simplicité de l'intrigue, le petit nombre des personnages, la marche directe de l'action, l'uniformité et la gravité travaillée


ROME, NAPLES ET FLORENCE. SGI

de la composition, font des tragédies d'Alfieri ce que les mo- dernes ont produit de plus semblable à Tantique. Infiniment moins déclamatoires que les tragédies françaises, elle» ont moins de brillant et de variété, mais, en revanche, une teinte plus profonde de dignité et de naturel. Gomme Alûeri n'a pas adopté les odes sublimes du théâtre grec, que nous appelons chœurs, au total ses tragédies sont moins poétiques. Toutefois on sent dans tous les détails le travail d'une main savante. On peut même dire que le désir ardent qu'eut Tauteur de se garantir des personnages de pure ostentation, et sa haine extrême pour les tirades à prétention, qui lui semblaient avilir un dialogue con- stamment soutenu par un intérêt profond ou rempli des accents d*une passion brûlante, Vont souvent entraîné dans une diction trop sentencieuse. A tout moment Ton trouve des morceaux écrits d'une manière pesante et qui sent TefTort. Il s'est rappelé trop constamment que le premier devoir d'un écrivain drama- tique est de tenir ses personnages dans la direction de l'afTaire et des intérêts qui les occupent. Aveuglé par sa haine pour un peuple voisin, chez lequel on voit les personnages abandonner leurs intérêts les plus pressants pour faire des descriptions mo- rales ou poétiques des émotions qui les agitent, il oublie quel- quefois que certaines passions sont déclamatoires dans la na- ture comme au théâtre, l'amour, par exemple ; qu'elles ne doivent pas s'exhaler toujours en des phrases concises et scrupuleuse- ment exactes, mais s'échapper quelquefois à des manières de parler qui semblent hyperboliques et même fausses aux yeux du profond philosophe.

a La principale beauté, comme le grand défaut du dialogue d'Alfieri, c'est que chaque mot est employé en conscience à pousser en avant l'action de la pièce par un argument suivi, une narration nécessaire, ou l'expression exacte et géométrique d'une émotion naturelle. Ici, point de digressions, point de con- versations épisodiques, et jamais de maximes, si ce n'est d'une admirable brièveté. Ces qualités, poussées à l'extrême, donnent un certain air de solidité à toute la structure de la tragédie qui fatigue un lecteur ordinaire ; le lecteur homme d'esprit prévoit trop ce qu'on va dire. Rien d'éclatant, rien d'entraînant : dès


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qu'on a lu trois ou quatre de ces tragédies, les autres ne sur- prennent plus. C'est un livre comme Miltou, qu'on prend par devoir et qti'on quitte sans peine.

« J'ai fait les remarques précédentes, en ma qualité de litté- rateur instruit ; quant à ma sensation particulière, je pense que les personnes à qui il a été donné de comprendre Shakspeare ne seront jamais touchées jusqu'à un certain point par les com- positions d'aucun autre écrivain dramatique. Shakspeare ne ressemble pas plus à Âlûeri qu'à tout autre poète. Âlfieri, Cor- neille et tous les autres considèrent une tragédie comme un poème. Shakspeare y a vu une représentation du caractère et des passions des hommes , qui doit toucher les spectateurs, en vertu de la sympathie, et non pai* une vaine admiration pour les talents du poète. Chez les autres tragiques, le style et la couleur générale du dialogue, la distribution et l'économie des diverses parties de la pièce sont les principaux objets : pour Shakspeare, c'est la vérité et la force de l'imitation. Les poètes classiques sont satisfaits s'il y a dans leur ouvrage assez d'action et de pein- tures de caractères pour empêcher la composilion de tomber dans la langueur, et pour amener, d'une manière à peu près convenable, les dialogues élégants dont elle se compose. Shak- speare était satisfait si sa fable se trouvait assez bien ménagée pour ne pas choquer trop fortement cette disposition à l'illusion que le spectateur apporte au théâtre. Il croyait avoir assez fait pour son style quand il avait évité tout ce qui pouvait être ridi- cule. Dans le monde, quand nous parlons à nos rivaux ou à nos amis, sommes-nous affectés par ce qu'ils nous disent ou par le plus ou moins d'élégance de leur toilette ?

« Alfieri ne vit point les choses de si haut. Il ne vit point d'un côté les actions des hommes, et de Tautre les diverses manières de les peindre qui ont fait les diverses écoles dramatiques. Il par- tit du genre français, le seul qu'il connût. 11 prit ses souvenirs pour le résultat de ses observations. Avec un peu plus d'esprit il se fût rendu la justice qu'il n'avait jamais fait d'observations. L'école qu'il a suivie admet beaucoup moins de ces choses prises dans la nature qui me charment chez le poète anglais. Dans ce genre étroit, Alâeri est excellent. Ses fables sont admirablement


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imaginées et développées avec tout le génie possible : tous ses caractères expriment des sentiments naturels, avec une grande beauté et souvent une grande énergie d*expression. Pour moi, c'est une faute que la fable soit trop simple et les incidents trop rares; c'est une faute que tous les caractères expriment leurs sen- timents avec une égale force et une égale élégance ; que tous di- rigent leurs intérêts et leurs prétentions opposées avec une po- litique également profonde. Mon âme ne peut perdre de vue qu'un auteur ingénieux a versifié ces dialogues si parfaits et ces tirades si dignes de Tacite. Je ne puis jamais, même pour un moment, avoir l'illusion que j'entends de véritables person- nages discutant entre eux ce qu'ils croient être leurs intérêts les plus cbers. Il peut y avoir plus d'éloquence et de dignité dans le système d'Àlfieri ; il y a tous les cbarmes de l'illusion dans celui de Shakspeare. J'ai passé bien des nuits à lire Shakspeare ; je ne lis Alfieri la nuit que quand je suis en colère contre les tyrans.

« Je ne conçois pas comment les poètes de Paris n'ont pas suivi l'exemple de M. Lemercier. En affaiblissant une tragédie d' Alfieri, il reste encore une tragédie française de la première force. Sa Mérope^ par exemple, est bien supérieure à celle de Voltaire *.

a Pour le style, on sent toujours qu'il a coûté beaucoup d'ef- forts à un homme d'un grand génie. Toujours par l'usage de tournures aussi concises que magnifiques, l'auteur travaille à donner à son vers une sorte de force factice et d'énergie. Pour enfermer beaucoup de sens en peu de mots, il accumule les in- terrogations, les antithèses, l«s maximes courtes et exprimées dans un ordre inverse, singulier dans la langue*

« Sous tous ces rapports, aussi bien par la gravité correcte des sentiments que par la parfaite j^ropriété et la sage mo«  dération de toutes les peintures des passions , ses tragédies sont exactement le contraire de ce qu'on pouvait se promettre du caractère enflammé et indépendant qui distingua leur auteur. D'après ce que je lui ai vu faire pendant sa vie, et ce qu'il nous

  • Voir plus loin la liste des tragédies d'Alfierii


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avoue dans ses consciencieuses confessions, on devait s'atten- dre à voir dans ses tragédies une grande véhémence dans les actions; et dans le dialogue une éloquence aussi irrégulière que sublime ; des sentiments extravagants, mais ravissants par leur énergie et leur nouveauté; des passions allant jusqu'à la frénésie, et une poésie enflammée, approchant de Femphase brillante de TOrient.

« Au lieu de cette nouveauté entraînante, — et ce que le dix- neuvième siècle demande surtout aux arts, ce sont des sensa- tions nouvelles, — nous avons une représentation exacte et concise des catastrophes célèbres de Thistoire, des discours énergiques, des passions, non pas éclatantes, mais profondes, et un style si sévèrement correct et si scrupuleusement corres- pondant à ridée, que le lecteur le plus attentif ne peut pas ne pas s'apercevoir de l'immense travail qu'il a coûté. Fidèle à son caractère de palricien, Alfieri s'imagina être plus respecté en prenant ce parti. Il eût peut-être été plus grand, et certaine^ ment plus original, en étant lui-même. Mais quel homme que celui qui a pu se tromper dans un tel choix, et se placer encore à la tête de tous les poètes classiques ! :»

IHOLA.

15 mai. — Je voyage en sediola au clair de lune. J*aime l'as- pect des Apennins éclairés par l'astre des nuits. Une sediola, comme le nom l'indique , est une petite chaise fixée au milieu de deux très-hautes roues. On guide soi-même un cheval qui va toujours le grand trot et fait trois lieues à rheure. Il faut un chemin superbe, et tel que celui d'Arona à Ancône ; autrement Ton verse. Hier, j'ai versé trois fois; mais c'était ma faute, et non celle de la route. Mon cheval faisait près de quatre lieues à l'heure. L'attention étant forcément fixée sur le paysage, on ne peut plus oublier les pays qu'on a parcourus en sediola. Mou cheval vient de Padoue.


ROME, NAl»LES ET FLOREiNCE. 305


FERRARE.

17 mai. — 11 a fallu ni*arracher à Bologne» après y avoir passé quinze jours de plus que je ne complais. Paccini est un excellent bouffe, plein de verve. Chaque soir il change quelque chose à son rôle , et Bologne, pour Tesprit, est la ville la plus remarquable de l'Italie. Les grandes pensées viennent du cœur.

Me voici à Ferrare, qui fut une grande ville, tant qu'elle sut garder sa nationalité; depuis qu'elle est au pape, le légat pour- rait nourrir un demi-régiment de cavalerie avec Therbe qui crotl dans les rues. Les gens riches vendent leurs terres et vont s'é- tablir à Milan. On peut acheter ici douze mille livres de rente t pour cent mille francs. 11 est vn^i que, lorsqu'un homme va un peu trop souvent dans une maison où se trouve une jolie femme, le légat le fait appeler pour lui rappeler le neuvième comman- I dément de Dieu. Un laquais est-il mécontent de ses maîtres, il va un vendredi porter un os de poulet au légat, qui aussitôt mande l'inique ^ D'ailleurs il n'y a point de spectacles. Je me hâte de quitter cette ville aimable. J'avais presque oublié le tombeau de TArioste ; j'y vais en sédiole. Est-ce bien ici que ce grand homme récitait l'histoire de Joconde à la cour du sou- verain ?

CESÈNE.

20 mai — J'éprouve une sensation de bonheur de mon voyage en Italie, que je n'ai trouvée nulle part, même dans les jours les plus heureux de mon ambition. Je me surprends cinq ou six fois la journée avec des idées vagues de donner ma d^ission et de me fixer en ce pays. Les premier^ mois, j'étais un peu étonné par tout ce que je voyais de nouveau ; maintenant mon âme est plus calme. Je vois neltement l'ensemble des mœurs italiennes ; elles me semblent bien plus favorables au bonheur que les noires. Je crois que ce qui me touche, c'est la bonho* mie générale et le naturel.

  • )li8(ori(|ue.

21


366 ŒUVRES DE STENDHAL.

Voici un petit délail insignifiant que j'ai oublié d'écrire à Bo- logne. La femme la phis capricieuse et la plus belle de la ville est souvent à la Montagnola, la promenade à la mode, avec une petite robe anglaise de dix-huit francs. Elle eu a vingt dans ses armoires du plus grand prix. Tous les mois elle en fait faire deux ou trois qu'elle ne porte jamais. Il est si ennuyeux de s'habiller !

Le fat le plus célèbre de Bologne, M. P**% me disait : « Ma foil moi, je mets ma cravate le matin, et ne m'babille plus. Tant pis pour qui me trouve mal. »

ftinNi.

21 mai. -^ Gomme chaque quartier de Naples a une langue, ici, chacune de ces petites villes voisines, Ravenne, Imola, Faenza; Forli, Rimini^ a des mœurs différentes. Les uns soni prompts, emportés, vindicatifs, libertins; les autres, l'angés, tranquilles, allemands. Je n'ai pas trouvé les conversations montées sur le ton important de nos provinciaux gémissant sur les scandales de Tamour et sur la difficulté de trouver des do- mestiques fidèles : chacun n'y parle pas toujours de ses intérêts d'argent; l'amour et la musique viennent jeter quelque va- riété dans ces monotones idées de la province. Au reste, comme chez nous, les bourgeois font la police les uns sur les autres. Par ce triste moyen, peut-être y a-t-il un peu plus de mœurs que dans les grandes villes. — Il y a beaucoup de caractère, les lois n'étant autrefois, sous le gouvernement des prêtres, qu'une mauvaise plaisanterie à l'usage des sols. Les gens d'ici se font justice eux-mêmes. Par là ils sont un peu moins insipides que nos bourgeois de petite ville , et la force physique est un avan- tage très-prise chez les jeunes gens.

RÉPUBLIQUE DE SAINT-MARIN.

22 mai. — Goethe, voyageant en Italie, trouva dans ces mon- tagnes un officier des troupes du pape, homme tout uni, qui lui dit dans la coqversation : « Nous savons de bonne part que votre Frédéric le Grand, que tout le monde parmi vous consi-


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 507

dère comme un hérélique, esl^ dans le fond, un excellent catho- lique ; mais il a obtenu de notre saint père le pape une dispense pour tenir sa religion secrète. Il n'entre jamais dans aucune de vos églises hérétiques. Il a une chapelle souterraine où il entend la messe chaque jour, le cœur brisé de douleur de ne pouvoir confesser notre sainte religion. SMl ne suivait que son zèle, les Prussiens sont une race d'hérétiques si furieux qu'ils le massa- creraient sur Fheure *. »

Cette finesse du clergé italien existe encore ; je viens d'en avoir la preuve à Saint-Marin par trois ou quatre anecdotes que je ne dirai pas. •


24 mai. — Ici les gens ne passent pas leur vie à juger leur bonheur. Mi piace, ou non mi piace, est la grande manière de décider de tous. La vraie patrie est celle où Ton rencontre le plus de gens qui vous ressemblent. Je crains bien de trouver toujours en France un fond de froid dans toutes les sociétés. J'éprouve un charme, dans ce pays-ci, dont je ne puis me ren- dre compte ; c'est comme de Tamour ; et cependant je ne suis amoureux de personne. L'ombre des beaux arbres, la beauté du ciel pendant les nuits, l'aspect de la mer, tout a pour moi un charme, une force d'impression qui me rappelle une sensation tout à fait oubliée, ce que je sentais à seize ans, à ma première campagne ; je vois que je ne puis rendre ma pensée, toutes les circonstances que j'emploie pour la peindre sont faibles.

Toute la nature est ici plus touchante pour moi ; elle me sem- ble neuve ; je ne vois plus rien de plat et d'insipide. Souvent, à deux heures du matin, en me retirant chez moi, à Bologne, par ces grands portiques, Tâme obsédée de ces beaux yeux que je venais de voir, passant devant ces palais dont, par ses grandes ombres, la lune dessinait les masses^ il m'arrivait de m'ârfeéter, oppressé de bonheur, pour me dire : Que c'est beau ! En con- templant ces collines chargées d'arbres qui s'avancent jusque

  • Aus meitiem Leben, 1816, tome IV.


308 ŒUVUES DE STIiiNDUAL.

sur la ville, éclairées par celte lumière silencieuse au milieu de ce ciel ctincelant, je tressaillais, les larmes me venaient aux yeux. Il m*arrive de me dire à propos de rieu : Mou Dieu ! que j*ai bien fait de venir en Italie !

URBIIf.

25 mai. — Singulière vivacité des habitants de cette petite ville de montagne ; grands monuments dont elle est remplie. Elle eut un prince, le duc Guidobaldo, le rival des Médicis.

Le bon ton consiste assez, en France, à rappeler sans cesse, d*une manière naturelle en apparence, que Ton ne daigne pren- dre intérêt à rien. Les pauvres Italiens sont bien loin de songer aux jouissances de vanité ; au milieu de Fabsence de toute loi et de toute justice (on parle de ce qui existait autrefois), ils cherchent celles de la sûreté. Est-ce leur faute s'ils sont féroces? Si, sous des gouvernements souvent cruels, parce qu'ils ont tou- jours peur, et si faibles qu'ils n'ont de force que par l'astuce, ils n'étaient pas féroces, ils seraient détruits, si ce n'est par le pa- cha, du moins par le sous-pacha ou par le cadi.

Gomme chez le malheureux fellah de la basse Egypte, la mé«  (lance retient à chaque instant la sympathie la plus vive et la plus enflammée. De là vient qu'à la vue de la douleur et de l'in- justice, s'ils sortent de leur apparente froideur, c'est par des actions d'une chaleur forcenée ^

ANCÔNE.

26 mai. — Tout ce pays, qui a entrevu la civilisation sous le régime français, est bien en arrière de la Lombardie. Ils disent qu'il n'y a rien de pis que le gouvernement des prêtres. Les propriétaires de Bologne et de Ferrare donneraient vingt millions d'avoir pour gouverneur le comte de Saurau. M. G**'

' Les abusqu'oii est forcé de rappeler, pour être peintre K(lèle,u'exislenl plus ?aiis iloutc, mais leurs conséquences subsistent encore dans les cœurs pour un siècle.


ROME, NAPLKS ET FLORENCK. S69

était le meilleur homme du moude, et il n*est pas dMnlrigue avi- lissaule qui, sous son gouvernement, ne se soit développée avec succès. Le temps des tyrans odieux est passé; il n'y a plus que des imbéciles qui laissent faire le mal par qui a intérêt de le faire. L'air de férocité augmente rapidement depuis Ravenne. Au milieu de tous ces changements de gouvernements et de gouver- neurs, on voit redoubler la défiance, cette base immuable du caractère italien, et ils ont raison ; ici l'on ne saurait trop soup- çonner. GeUe circonstance favorise la musique. Un Italien ne peut chercher ni plaisir ni distraction dans la conversation ; un mot indifférent aujourd'hui peut le perdre dans dix ans. Voici une lumière qui éclaire les profondeurs du sujet.

27 mai. — Je rencontre, à Saint-Cyriaque, la cathédrale et l'ancien temple de Vénus, dont j'admirais la belle vue sur la mer, un général russe, un ancien ami d'Erfurt, qui vient de Paris. Quand un ministre, en France, a fait les visites et dit toutes les paroles gracieuses auxquelles les convenances l'obli- gent, le pauvre homme n'en peut plus. Il signe machinalement quatre cents dépêches; pour discuter leur contenu, pour même en prendre une idée, fût-il un ange, cela lui est impossible.

Un trait du physique des Français, qui a beaucoup choqué mon Russe, c'est l'effrayante maigreur de la plupart des dan- seuses de rOpéra. En effet, je m'aperçois, en y réfléchissant, que beaucoup de nos femmes à la mode sont extrêmement sveltes; elles ont fait passer cette circonstance dans l'idée de beauté. La maigreur est, en France, nécessaire à l'air élégant. En Italie, l'on pense avec raison que la première condition de la beauté est l'air de la santé, sans laquelle il n'est point de volupté.

Mon Moscovite trouve que la beauté est la chose la plus rare parmi les dames françaises; il assure que les plus belles figures qu'il ait vues à Paris sont anglaises.

Si l'on prend la peine de compter, au bois de Boulogne, cent femmes françaises, quatre-vingts sont agréables, et une à peine est belle. Parmi cent femmes anglaises, trente sont grotesques, quarante décidément laides, vingt assez bien, quoique maus- sades, et dix des divinités sur la terre, par la fraîcheur etTinno-


370 ŒUVRES DK STENDHAL.

cence de leur beaulé. Sur cenl Ilaliennes, trente sont des cari- catures avec du rouge et de la poudre à poudrer sur le visage et sur la gorge ; cinquante sont belles, mais sans autre attrait que Tair voluptueux ; les vingt autres sont de la beaulé antique la plus ravissante, et remportent, à notre avis, même sur les plus belles Anglaises. La beauté anglaise parait mesquine, sans âme, sans vie, auprès des yeux divins que le ciel a donnés à ritalie.

La forme des os de la tête est laide à Paris : cela se rapproche du singe, et c'est ce qui empêche les femmes de résister aux premières atteintes de Tâge. Les trois plus belles femmes de Rome ont certainement plus de quarante- cinq ans. Paris est plus au nord, et cependant jamais un tel miracle n'y a été ob- servé. J'objecte à mon général russe que Paris et la Champagne sont les pays de France ou la charpente de la tête est la moins belle. Les femmes du pays de Gaux et les Arlésiennes se rappro- chent plus des belles formes de l'Italie ; ici, toujours quelque trait grandiose, même dans les têtes les plus décidément laides. On peut en prendre une idée par les têtes de vieilles femmes de Léonard de Vinci et de Raphaël. Mais la France reste toujours le pays où il y a le plus de femmes passables.

Elles séduisent par les plaisirs délicats que promet leur ma- nière de porter leurs vêtements, et ces plaisirs peuvent être appréciés par Tâme la plus dénuée de passions. Les âmes arides ont peur de la beauté italienne.

Quant à la beauté des hommes, après les Italiens, nous don- nons l'avantage aux jeunes Anglais, quand ils peuvent éviter l'air lourd.

Un jeune paysan italien, qui est laid, est effrayant ; le paysan français est niais> l'anglais grossier.

LORETTE.

30 mai. — Avant-hier, comme je levais à la boussole un croquis de la bataille de Tolentino, je remarquai une figure militaire, aussi à cheval, qui suivait mes mouvements. Nous nous trouvâmes le soir à l'auberge de Macerata, et Tennui, ce


ROME, NAPLES ET FLORENGii. 571

grand mobile des gens d'esprit, fit que le colonel Forsyt m'a- dressa la parole. Voyant un homme âgé, je lui offris une copie de mon plan ; il accepta. Je montai dans ma chambre pour la lui faire. Accoutumé à ce travail dans les états-majors, j'eus bientôt dépéché ma petite carte. Sensible à cette marque d'at- tention, mon colonel; qui m'avait suivi dans ma chambre, vou- lut être aimable pour moi, et parla presque autant qu'un Fran- çais. Il devait partir ce malin pour Naples, par les Abruzzes, et moi pour Ferrare. Nous nous promenons le long du golfe Adria- tique, sur ces collines singulières, couvertes de verdure, et des- quelles, par un accident des plus bizarres que j'aie vus, on plonge tout à coup sur la mer. Tantôt, pendant deux ou trois milles, le chemin suit la crête d'une montagne ; à droite et à gauche, on a une descente rapide en face du golfe ; tantôt il plonge dans une vallée profonde, et l'on se croirait à cent lieues de la mer ; car ses rivages n'ont rien ici de cet aspect désolé qu'ils présentent dans le Nord.

Sûrs de nous quitter demain, probablement pour toujours, nous nous hâtons, mon colonel et moi, de nous dire en peu de mots tout ce que nous avons de plus intéressant.

Je lui parlais de l'ancien Paris, et de la société française avant la Révolution ; il me dit : « Vous la jugez avec humeur, il faut convenir que l'échantillon que vous en avez a un peu perdu de ses grâces. Pour moi, je suis venu sept fois en France avant la Révolution, et, pour la première de toutes, en 1775, à vingt ans; ma famille était liée avec Horace Walpole, et j'eus une lettre de lui pour madame du Deffanl. J'allai chez madame la duchesse de Ghoiseul ; j'y voyais l'abbé Barthélémy, le président Hénault, Pont-de-Veyle; je fus présenté à d'Alembert, ce modèle des sa- ges ; à madame de Flamarens, ce modèle des grâces ; et, après avoir combattu à Waterloo, j'ai quitté le service, et suis venu passer quinze mois à Paris, eu 1815. Jamais l'histoire d'aucun peuple ne présentera de contraste aussi amusant : jamais des pères ne se virent remplacés par des enfants si différents d'eux- mêmes. » Trouvant le colonel parfaitement impartial, et même, chose rare parmi les gens de son âge, voyant qu'il préférait pres- que la France actuelle, je Tai engagé à me peindre cette société


372 ŒUVRES DE STENDHAL.

si aimable et désormais si impossible à retrouver. Ainsi, jouis- sant de la douce brise du printemps, allant au pas de nos che- vaux sur le bord de TÂdriatique, et nous interrompant de temps à autre pour admirer ses aspects singuliers, nous avons passé six heures à cheval et dans les salons de Paris en 1775.

c Indépendamment de la plus grande gaieté que vous tenez du ciel, vous autres Français, il me semble que votre société se distinguait de la nôtre, en Angleterre, par trois circonstances : Texclusion de toutes les personnes d'une naissance inférieure ; rélégance de l'éducation des femmes et la culture de leur esprit; l'absence d'occupations et d'antipathies politiques.

« Par TefTet de la première de ces circonstances, la société de Paris, dans ma jeunesse, offrait infiniment plus d'élégance, d'ai- sance et de naturel, qu'il n'y en a jamais eu en Angleterre. L'exclusion générale des bourgeois éloignait sans doute tout ce qui est vulgaire dans la vie ; mais elle avait un bien autre avan- tage : elle rendait impossibles ces sentiments de jalousie mu- tuelle et de mépris, cet état de guerre perpétuel entre l'orgueil de la naissance et les richesses accumulées par le travail, dont aujourd'hui l'on ne peut prévenir les effets que par un système général de réserve et de silence.

« Là, tout est noble, tous sont égaux.

« Il ne saurait y avoir de prétentions : chacun est à sa place partout, et les mêmes manières étant familières, dès l'enfance, à chaque membre de la société, les manières cessent d'être un objet d'attention. Personne ne craint le ridicule de Yair corn- mufiy et l'absence de ce défaut n'inspire de vanité à personne. Les petites particularités qui distinguent les individus ne sont pas attribuées à l'ignorance du bel usage, au manque d'esprit, mais au caprice, au tempérament. On ne songe pas toujours, avant de remuer, à la loi qui règle chaque mouvementé La terrible peine du ridicule n'étant pas encourue à chaque mo- ment, il n'y a nulle roideur dans le monde, chacun se livre à sa disposition. C'est ainsi que la plus haute société du peuple le


  • Voir la Journée d'un fashùmable dans V Angleterre et les Anglais de

M. Dickinson, tome II.


ROME, NAPLES ET FLORENCE. . 373

plus poli de TuDivers se rapprochait infiniment de la liberlé de la sociélé des paysans et par les mêmes causes.

ce En Angleterre, nous n'avons jamais eu cet arrangemeiil. Les grandes richesses de la classe mercantile, et le droil qu'a chacun d'aspirer à toutes les places, ont toujours prévenu toute séparation entre les gens de haute naissance, el les bourgeois même dans la société la plus intime. Des millions, ou de grands talents, suffisant pour élever un homme aux premières places, il faut bien que ces avantages lui servent aussi de passe -port pour arriver à la haute société. Par là, elle se trouve mélangée de caractères si discordants, et quelquefois si bizarres, que Fai- sance et souvent même la tranquillité y deviennent difficiles à . maintenir. L'orgueil de la bourse, Torgueil de la naissance et Torgueil des manières s'y provoquent à tous moments. C'est ainsi que des vanités qui ne se faisaient pas apercevoir, tant qu'elles étaient universelles, deviennent bientôt visibles, et rem- plissent tout le champ du tableau, dès qu'elles rencontrent des vanités contraires. Â Londres, la société, dès qu'elle n'est pas formée en club par des associations discutées d'avance el déci- dées par un scrutin, se trouve divisée, au bout d'une heure, par toutes les petites jalousies, et ne peut durer qif autant qu'elle se constitue en un état perpétuel de contrainte, d'insipidité et de réserve. Des gens qui se rencontrent par hasard, el qui arrivent de toutes les extrémités de la vie, craignent d'être mal interpré- tés et désespèrent de se faire comprendre. La conversation est abandonnée à quelques bavards de profession ; tout le reste se tait et méprise son voisin. Telle était aussi votre société sous Buonaparte. De là l'usage forcé.de nos rout où nous rassemblons sept à huit cents personnes ; il faut là le même usage du monde que dans un café.

« Quant au second de vos avantages, la plus grande culture de Tespril des femmes, vous lui devez encore plus. Depuis la civili- sation de l'Europe par le commerce et la chevalerie, au sortir du moyen âge, les dames françaises se sont toujours trouvées beaucoup plus près du niveau intellectuel avec les hommes, que celles d'aucun autre pays. Depuis plus de deux siècles, elles sont les arbitres du goût eu littérature et les agents de ces iu-

21.


374 ŒUVRES DE STENUHAL.

trigues légères qui, chez vous, distribuaient toutes les places, depuis celles de M. le duc de Ghoiseul et de madame Dubarry jusqu'à répaulette du moindre mousquetaire. Les femmes, à Paris, étaient en état de parler de tout ce dont les hommes pou- vaient désirer de parler. C'est ainsi que votre conversation prit une couleur à la fois moins frivole et moins uniforme que la nôtre.

« Mais la grande source de la dififérence entre la haute société de France et celle d'Angleterre, c'est que chez vous les hommes n'ont pas autre chose à faire que de paraître avec avantage dans le monde. Tout ce qui, en Angleterre, se fait remarquer par le rang ou par les talents, est constamment accaparé par les affai- res politiques. Ainsi, pas de loisir pour la société; ou, si les hommes marquants y paraissent, c'est pour y chercher un dé- lassement et non des succès. D'ailleurs ils ont acquis des habitu- des de penser et de parler beaucoup plus propres aux débats de la chambre des communes, ou à raisonner sur les affaires, dans quelque comité, qu'à faire passer une heure agréable dans un salon. Parmi nous, les gens de la plus haute naissance ont aussi à remplir les plus hauts devoirs. S'ils veulent de Fimpor- tance, c'est-à-dire de la considération, il faut, quels que soient leurs titres, qu'ils consacrent leurs jours et leurs nuits à l'étude et à la pratique des affaires ; des mots gracieux ne leur suffiraient pas : il faut qu'ils apprennent l'art de conduire les hommes, il faut qu'ils acquièrent de l'influence sur ceux avec qui et par qui ils doivent agir. Sous peine de mépris, il faut qu'ils se distinguent dans ces discussions hardies, et souvent dangereuses, par les- quelles le gouvernement d'une nation libre est perpétuellement embarrassé et maintenu vivant. En France, au contraire, lors- que j'y arrivai en 1775, sortant de la maison de mon père, qui ne rentrait jamais du parlement qu'à trois heures du matin, que je voyais occupé toute la matinée à corriger les épreuves de ses discours pour les journaux, et qui, après nous avoir embrassés à la hâte et d'un air distrait, courait, à six heures, à un dîner politique ; en France, dis-je, je trouvai les hommes de la plus haute naissance jouissant du plus beau loisir. Ils voyaient les ministres, mais c'était pour leur adresser des choses aimables


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 375

et en recevoir des respects. Du reste, aussi étrangers aux af&i- res de France qu'à celles du Japon, la plupart occupaient leur loisir par les agréments d'une société très-polie. Si, vers' cin- quante ans, dégoûtés de la galanterie, quelques idées d'ambition leur passaient par la léle, le seul chemin qui se présentât à eux, c'était la faveur des favoris et des maîtresses, personnages dont on gagne plus la bienveillance par les charmes d'une conversa- tion légère et par des assiduités de tous les moments , que par aucun service rendu à l'État. L'homme qui se fût avisé de méri- ter les places pour les obtenir, se fût couvert d'un ridicule af- freux, et, j'irai même plus loin, eût paru odieux^.

« Je vis d'abord que vos salons étaient mieux remplis que les nôtres, parce que vous n'aviez pas de chambre des communes à remplir. Je ne fus pas jaloux de vos soirées infmiment plus brillantes que celles de Londres, de vos petits soupers pleins de feu et de délicatesse ; je vis qu'il n*y avait pas d'autres débouchés pour les talents et l'esprit. Cela ne me fit pas d'autre peine que de me montrer un petit inconvénient de notre adorable liberté. La conversation, chez nous, est abandonnée à des jeunes gens qui sortent du collège, ou à des ci-devant jeunes hommes, mais non, comme vous le dites toujours messieurs les Français, que nous manquions d'hommes de talent et de goût^. Nous n'avons qu'à fermer les chambres, et nous aurons, au bout de vingt ans, une société comme la vôtre. Pour moi, il me semble qu'on ne devrait pas tant se vanter d'avoir de si jolis jardins anglais, lors- qu'on leur sacrifie toutes les terres labourables.

« Lorsque je vins eu France, les Français trouvaient, dans l'a- gréable constitution de leur société, une compensation qui me semblait alors fort grande pour le manque d'un gouvernement libre ^. J'eus la même sensation à Venise; mais il fallait que cela durât toujours. On citait alors, à Paris, le joli mot de Louis XV : Cela durera plus que moi. Il a eu raison tout juste.

  • Le comte de Broglie.

• Correspondance du duc de Nivernois en 1763.

' Sous Louis XVI, en 1781, le contrôleur général des finances Joly de Fleury définit le peuple français : un peuple serf y corvéable et taillable à merci et miséricorde.


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376 (EUVRES DE STENDHAL. .

« Chez nous, il oe faut pas s^aliendre qu'un gros marchand de bière, ou qu'un maire de Londres, qui vient d'acheter son roten- borough (bourg-pourri), et qui n'est entré que d'hier dans la chambre basse, donne sa voix et son influence à aucune brigue de lords ou de ministres, si ceux-ci ne consentent à le recevoir, lui et toute sa famille bourgeoise, dans leur société intime, et ne le traitent pas en tout comme un égal. La même scène, qui scan- dalise l'orgueilleuse duchesse dans son château gothique, des- cend jusque sous la chaumière du pauvre. Ainsi Taisance et la gaieté françaises sont bannies de la société bretonne par une suite immédiate du principe qui défend nos libertés à la cham- bre des communes, et qui empêche nos rois de faire des révo- cations de redit de Nantes.

« C'est à la même noble origine que j'attribue la froideur gau- che et riguorance de nos femmes. Je sais bien que, officielle- ment parlant, les dames n'ont aucune fonction publique dans aucun État de l'univers; mais dans le fait, en 1775, les femmes gouvernaient plus TEurope que les hommes. Vous n'avez qu'à voir l'incroyable traité de i758, qui réunit l'Autriche à la France, et que le prince de Kaunitz arrangea, à Paris, par les femmes de finances*.

c Dès qu'un homme est ministre, il ne pense plus qu'à deux choses : à garder sa place et à s'amuser. Vos ministres n'étaient- ils pas des gens prédestinés, que ces deux occupations n'en fis- sent qu'une seule? Les femmes avaient de l'importance, même aux yeux de la vieillesse et du clergé; elles étaient familiarisées d'une manière étonnante avec la marche des affaires : elles sa- vaient par cœur le caractère et les habitudes des ministres et des amis du roi.

« A mesure que vous allez devenir plus constitutionnels, vos femmes deviendront moins aimables ; je crois même avoir déjà remarqué cette nuance. Vous avez beaucoup plus de bonnes mères de famille qu'en 1775; et il n'y a rien d'ennuyeux au monde comme une bonne mère de famille. Vous sentez que chez nou&, où rien ne se fait sous la cheminée du ministre, mais où

  • P.ulhières, Makintoscb, Histoire du dia-huitième siècn.


HOME, NAPLfcS ET FLOREiNCE. 377

tout est discuté à fond, les femmes ne songent guère à captiver le premier ministre; à quoi bon? Lorsque j'arrivai en France, le règne de M. de Ghoiseul venait seulement de finir. La femme qui pouvait lui paraître aimable, ou seulement plaire à la du- cliesse de Grammont, sa sœur, était sûre de faire tous les colo- nels et tous les receveurs généraux qu'elle voulait.

« Une suite irrémédiable de la liberté est donc de faire consi- dérer les femmes comme des êtres d'un esprit moins élevé, et, qui pis est, de donner quelque fondement à ce préjugé. Un duc qui revenait de Versailles dans son château, parlait à sa femme de tout ce qui Tavait occupé ; chez nous il lui dit un mot sur ses dessins à Taquarelle, ou reste silencieux et pensif à rêver à ce qu*il vient d'entendre au parlement. Nos pauvres ladys sont abandonnées à la société de ces hommes frivoles qui, par leur peu d'esprit, se sont trouvés au-dessous de toute ambition, et par là de tout emploi (les dandys).

< Une autre source de votre supériorité dans le salon, c'est la position différente de vos gens de lettres. Je rencontrais, à Paris, les d'Âlemberl, les Marmontel, les Bailly, chez les duchesses; c'était un immense avantage et pour eux et pour elles. Nos au- teurs anglais vivent dans la poussière de leurs cabinets et dans la société de quelques amis instruits ou de quelques jeunes pro- fesseurs qui attendent d'eux leur avancement. C'est ainsi qu'ils achèvent une vie sombre, triste, laborieuse et inélégante; rien de moins attrayant.

« Quand un homme se met à faire des livres chez nous, ou le considère comme renonçant également à la société des gens qui gouvernent et à la société des gens qui rient. Il suit de là que la société des gens gais est extrêmement frivole, et que la société des gens actifs a beaucoup de lourdeur. Nos hommes de génie peuvent être admirés par la postérité, mais ils finissent leurs jours d'une manière bien triste, sans connaître d'autres êtres au monde que des auteurs, des libraires et des journalistes ^ A la vanité littéraire près, la vie de vos d'Alembert et de vos Bailly était aussi gaie que celle de vos seigneurs.

i Le peu d'agrément de notre société explique noire amour pour les déplacements.


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378 ŒUVRES DE STENDHAL. .

a Gela est encore une des mauvaises conséquences de notre liberlé. Nos poliliques sont trop afîairés pour voir nos gens de lettres, et nos oisifs trop bêles et trop frivoles. La vanité blessée, ce vice rongeur des savants, s'en augmente, et les discours pro- noncés dans notre parlement, beaucoup plus raisonnables que les vôtres, sont infiniment plus ennuyeux et plus lourds. C'est un grand bien que Ton ose rire à votre tribune.

« La rencontre du talent et de Toisiveté est toujours avanta- geuse à tous les deux. Si les littérateurs donnent des idées aux gens du monde, Tartde vivre, qu'ils apprennent en revanche, les rend plus raisonnables, plus aimables et plus heureux. Les gens de lettres apprennent la véritable valeur de la science et de la sagesse, en voyant combien ces choses peuvent contribuer au gouvernement et à rembellissement de la vie. Ils découvrent qu'il est des sources de bonheur et d'orgueil bien plus impor- tantes, et surtout bien plus abondantes que le métier de lire, de penser et d'écrire. Quel est Thomme qui ne préférerait pas la vie de Fox à celle d'Addison? Au reste, chez vous les gens de lettres sont si gens du monde qu'ils n'ont pas le temps d'écrire ; chez nous ils savent tant de grec et de latin qu'ils oublient que la première condition est de se faire lire.

« Je trouvai en 1775, et à mes autres voyages en France» beaucoup à admirer et beaucoup à m'étonner, mais je vous l'avouerai, peu à envier. Des sociétés aussi brillantes ne se re- présenteront jamais à l'étonnement des hommes ; mais je puis vous assurer que les membres les plus distingués de ces sociétés me semblaient bien moins heureux que vous ne pourriez le croire. L'amusement ne fait pas le bonheur, et Ton vivrait fort mal si Ton était réduit à ne vivre que de glaces ou de biscuits. Un fond d'occupation et d'intérêt manquait toujours ; c'est ce qui fait que vos magistrats étaient plus heureux que vos sei- gneurs, et qu'à Versailles on désirait toujours la guerre. Il me semble qu'on vivait trop en public ; il n'était pas permis de fer- mer son salon, même pour mourir. On n'avait pas d'idées des plaisirs domestiques ; aujourd'hui c'est le contraire. On oubliait trop que le manque de sympathie est le grand chemin du gouf-* fre de l'ennui. Ce n'est pas que les Français manquent de sensi-


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 379

bililé, comme Tout dit quelques sots Anglais ; les grandes passions à part, vous êtes la nation de l'Europe la plus sensible. Mais alors la sensibilité de chacun était distraite, et, si j'ose m'expri- mer ainsi, dépensée en petits paquets par le grand nombre de personnes qu'on voyait chaque jour. La sympathie est comme toute autre chose, elle s'épuise. L'homme qui a cent amis ne peut pas les aimer tous comme s'il n'en avait que deux. Le Fran- çais d*alors portait la plus grande franchise et le phis parfait abandon dans l'amitié ; il aimait de tout son cœur ses cent amis. Mais un homme qui a cent amis doit se résoudre à en voir cha- que jour un ou deux très- malheureux. 11 fallait prendre la chose au tragique; mais alors on aurait manqué de politesse envers les quatre-vingt-quinze amis heureux. Ce n'était pas faute d'a- voir un excellent cœur, si une certaine philosophie gaie était excitée également chez les Français, et par les folies et par les malheurs de leurs compagnons de vie. A l'exception de quelques petits accès de galanterie, on ne voyait guère de sympathie pour les malheurs des amis les plus intimes. Il s'agissait de tirer de tout de l'agrément et des épigrammes, et les gens qui ne di- saient pas de bons mots sur les malheurs de leurs amis, étaient bien aises du moins de les oublier dans la société de ceux qui en disaient. Delà un sysfème de raison porté dans la douleur; et c'est de très-bonne foi que madame du Deffant, arrivant souper en grande compagnie chez madame de Marchais, lorsqu'on lui parle de la perle du président Hénault, le phis ancien de ses amis, répond : « Hélas! il est mort ce soir à six heures; sans cela vous ne me verriez pas ici, »

PESABO.

2 juin. — Je visite les jardins du comte Mosca avec les fils du marquis B***. Un jeune Français élevé à Paris dans les meilleures maisons d'éducation, y trouve de bons professeurs qui l'intro- duisent dans les sciences, à la suite des savants de Paris et de Londres, qui sont les premiers du monde. Il apprend la chimie avec Davy, l'économie politique avec Say, l'art de penser avec Tracy ; mais il pense beaucoup à sa cravate. Enire-t-il enfin dans


380 ŒUVRES DE STENDHAL.

le monde, sa graude affaire est d'avoir de l'esprit. 11 lii et oublie mille volumes, et au bout de deux ou trois ans, prend uu état. Un jeune Italien est élevé daus quelque collège superstitieux, avec les livres du seizième siècle ; il sort de la société des prêtres, sauvage, silencieux, souverainement défiant. Pendant deux à trois ans, il travaille beaucoup ; mais, au lieu de lire Delolme ou Montesquieu, il lit Vico ou tel autre auteur suranné. En économie politique, il en est encore à Gondillac; ainsi de tout. Au bout de deux ou trois ans, il devient cavalier servant ; Vamour, la jalou- sie, les passions s'emparent de lui, et de sa vie il ne rouvre un volume. Charmante société de madame la comtesse Perticari 1 C'est la fille du célèbre Monti ; elle sait le latin mieux que moi.

ROVIGO.

4 juin. — Enfin je suis hors des Etats du pape. A Bologne, le caractère ferme des habitants fait qu'ils ne sont pas tout à fait à la merci de leurs laquais et des prêtres. D'ailleurs, le cardinal L*** est un homme d'esprit qui prétend qu'il ne sait jamais rien de tout ce qu'il apprend par les confessions. Un de ses prélats me disait : « L'individu le plus éclairé n'est pas toujours le plus heureux ; il n*en est pas de même d'une nation dont presque tout le malheur vient de semer dans ses citoyens des désirs con- tradictoires. » N. Voyer d'Argenson n'eût pas mieux dit ^

5 juin, minuit. — Je viens de rire aux larmes pendant deux heures. L'actrice la plus séduisante que j'aie vue depuis made - moiselle Mars, chantait la Cmtessa di colle ombroso, opéra char- mant de Geuerali. Quelle physionomie ! quel jeu ! quels yeux ! Quelle soirée pour qui a connu l'amour I Je n'oublierai pas Cale-

  • Gomme, de dix pages qu*on Ul en 1817, ailleurs qu'en France, cinq

sont composées par des écrivains vendus, trois par des gens qui aspirent aux places ou aux croix, et près de deux par des gens qui ont des ména- gements à garder, les curieux doivent rechercher tous les écrits d'oppo> sition, même ceux que leur exagération condamnerait à l'oubli si les débts de la presse étaient soumis au jury. 11 fallait toutes ces phrases pour que je pusse conseiller le livre de H. Gorani sur Fltalie, 3 vol.» 1798. A Londres, tous les jeudis, il y a conseil d'avocats ches M. Murray, pour savoir ce qu'on peut imprimer.


ROME, NAPLKS ET FLORENCE 581

rina Liparini. Dès qu'elle quittait la scène, je me trouvais daus les idées les plus élevées du beau idéal, confirmant ou détruisant les principes par ce charmant exemple. Le Guide disait qu'il avait cent manières de faire regarderie ciel par une belle femme. J*ai vu ce soir l'amour, le dépit, la jalousie, le bonheur d'aimer, exprimés aussi de cent façons différenles.

Un lel feu d'artifice du sentiment le plus vif et de la gaieté la plus folle doit bient5t s'éteindre. La Liparini est une belle blonde aux traits délicats; il faut qu elle soit laide ou froide d'ici à trois ans. Quelle folie, quelle excellente scène de comédie que le terzetto de la Didone abandonata, qu'elle prend l'idée de faire chanter à ses deux amants sur un mot de dépit que lui dit l'un d'eux, et qui est dans la Didon ! Voilà la folie de la jeunesse ; voilà ce qui manque à la comédie française.

6 juin. — Je crois que je deviendrai fou de cette belle femme ; sa taille est svelte, ses yeux divins; elle a reçu la meilleure édu- cation à Milan. Je viens de la voir jouer, de refuser de lui être présenté, et je pars à l'instant même, minuit sonnant, par une tempête superbe. Toutes mes idées de bon sens, tous mes prin- cipes sur l'Italie commencent à s'obscurcir.

PADOUE.

iO juin. — Il n*est pas de contraste plus frappant que celui des terres du pape et des Étals de Venise. Ici, la volupté est en honneur; tous les fronts sont épanouis; tout le monde rit, plai- sante et parle haut. Les gens à qui j'ai présenté hier mes lettres de recommandation sont aujourd'hui de vieux amis; cette ou- verture de cœur est bien remarquable en Italie. On me présente à toutes les dames, qui de huit à neuf heures se réunissent au café del Principe Carlo. En voyant cette société brillante de naturel et de gaieté, et cela dans la plus pauvre ville du monde, je me rap- pelle la pruderie de Genève, et ces gens-là se croient les sages!

Depuis que je suis ici, Ton me fait souper tous les soirs, à trois heures du matin, chez TexceUent restaurateur Pedrotti. Le temps coule pour moi ; je vis doucement avec vingt ou trente amis in- times, dont la figure ne m*était pas connue il y a huit jours. Le


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382 ŒUVRES DE STENDHAL.

soir, je vais dans la loge de Pacchiaroiti parler des beaux jours de la musique ; il me raconte qu'à Milan ou lui faisait répéter jusqu'à cinq fois le même morceau. Il a encore tout le feu de la jeunesse : on voit que Famour a passé par là ; et comme on sait, c'est un castrat; il a eu la recherche d'apporter ici les plus beaux meubles de Londres. Il a, dans son jardin anglais, au mi- lieu de la ville, entre Sainte-Justine et le Santo, la tour où le cardinal Bembo passa les plus belles années de sa vie à écrire sou histoire sur les genoux de sa maîtresse. Getle âme qui pé- lille dans tous les traits de Pacchiarotli, et qui, à son âge de soixante-dix ans, le rend encore sublime quand il veut se don- ner la peine de chanter un récitatif, écorne uii peu la théorie. J'ai plus appris de musique en six conversations avec ce grand artiste, que par tous les livres; c'est l'âme qui parle à l'âme.

ARQUA.

10 juin. — - Je viens de passer quatre jours dans les monti Euganeiy à Arqua, le séjour de Pétrarque, à la Bataille, lieu célèbre par ses bains. C'est aux eaux que se déploie tout le bonheur du caractère vénitien. J'y ai rencontré M. le comte Bragadin, l'un des hommes les plus aimables que j'aie jamais vus; rien d'appris, rien de pédantesque, rien de touché par le souffle desséchant de la vanité, dans cette amabilité folle des Vénitiens. C'est la saillie du bonJieur et du bonheur malgré les circonstances ordinaires de la vie. Par exemple, le comte Bra- gadin, d'une des quatre familles les plus nobles de l'Europe, n'a pas remis les pieds à Venise depuis la chute de sa patrie. Se figure-t-on un de ces voltigeurs toujours grogneurs, souvent méchants, les portraits de la fatuité vieillie? On est aux antipo- des de la manière d'être de l'aimable Vénitien.

Les Vénitiens et les Milanais se détestent autant que des gens très-gais et des gens très-bons peuvent délester. Ces haines gé- nérales et réciproques sont le trait marquant des villes d'Italie, la suite des tyrannies du moyen âge, et le grand obstacle à la liberté; c'est la compensation de leur originalité; en France, il n'y a que Paris; Paris écréme tout. Si Arras ne déteste pas Lille,


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 383

c*esl faute de vie, et beaucoup aussi grâce au gouvernement juste dont elles jouissent depuis vingt-cinq ans. Pour moi, une fois que je ne suis plus à Paris, j'aime autant Valence que Lyon. En Italie, Facteur, le livre, Thomme puissant, qui sont portés aux nues à Brescia, sont siffles à Vérone. Gomo, petite ville à trente milles de Milan, vient de bâtir à ses frais un théâtre de huit cent mille francs, plus beau qu'aucun de ceux de Paris, et siffle bien fort les grands acteurs de Milan qui viennent y chan- ter. Il faut toujours répéter : La Piaula uomo nasce piu robusta qui che altrove.

On ne plaisante que dans le royaume d'Italie; partout aifleurs, le langage sérieux, exact, méûant, que donne le voisinage du pacha, à Rome surtout. En arrivant, ma pratique constante es!: d'aller au spectacle et de me placer près de Torchestre, de ma- nière à suivre la conversation des musiciens. A Turin, ils se re- gardent d'un air en dessous, parlent peu, souvent avec un sou- rire amer; ils plaisantent sans cesse entre eux à Milan, du ton de la plus parfaite bonhomie. On se raconte en détail le dîner qu'on a fait à l'Osteria , il y a quinze jours , ou l'on s'apitoie sur le sort d'un ami malade; tout cela d'un air tranquille, heureux, posé, sans laisser le moindre sous-entendu dans les idées. Tan- dis que le Milanais entretient un ami, il fait de la main vingt signes de tendresse aux amis qui passent. A Venise, ce sont vingt signes plaisants; tout est sous-wilendii, vif, joyeux, allé- gre. Le fils du doge est aussi gai que le gondolier; ses intrigues sont aussi publiques. En vous donnant des nouvelles de quel- qu'un, on ne manque jamais de nommer la dame qu'il sert. Lorsqu'on cite une partie faite, il y a dix ans, àFusina ou à l'île de Murano, on ne manque jamais de rappeler, même devant les maris, qu'alors la Peppina était servie par un tel; que c'était l'époque où la Marietta était jalouse de Priuli, etc. ; à Venise et à Boston, la gaieté el le bonheur sont en raison inverse de la bonté du gouvernement ^

  • On peut dire que le gouvernement ne passe dans les moeurs qu'au

bout de cent ans. Boston sent encore les efTels du hideux esprit de secte. Ce fut la première législatiop de rAmérique. *


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384 iKUVRES DE STEÎSDUAL.

La vue du boobeur produit le sourire; ç*cst la vue soudaine d^un de nos avantages sur le voisin qui produit le rire. A mon grand étonuement , c'est le sourire qui règne dans le Mila- nais; en France, c'est le rire. La vanité donne une tendance générale à la plaisanterie; le paysan français fait des plai- santeries, même tout seul, et il s'en accuse ; mais Tenvie gâte tout.

Cependant, je crois la France le pays le plus heureux de FEu- rope ; c'est-à-dire on y a tout le matériel du bonheur ; le règne des partis empêche peut-être un peu de le sentir. Je souhaite* rais aux Français la bonhomie de la Fontaine.

Le grand trait du bonheur de la France, c*est que Tinduslrie y est bien et sûrement récompensée. En Italie, un manufacturier élève un bâtiment, achète des ustensiles, met dehors un capital considérable; c'est autant de prise qu'il donne au pacha voisin ; il en est plus esclave, il faut qu'à tout prix il se mette bien avec le pacha. L'Italie, n'ayant presque pas eu de domaines natio- naux, n'a pas, comme la France, à s'enorgueillir du bonheur de dix millions de paysans heureux, parce qu'ils sont petits pro> priétaires. Le peuple de France est déjà arrivé à une consé- quence; quand un homme obtient une place, la première ques- tion est : Qu'a-t-il fait pour la mériter ? La loi sur les élections, loi sublime qui est un grand pas vers ce que le gouvernement d'un pays à frontières doit être, Y aristocratie proportionnelle de la propriété; cette heureuse loi, dis-je, pour peu qu'elle dure, augmentera l'orgueil de la propriété et toutes les vertus qui tiennent à Torgueil.

La chose la plus estimable en France, les dix millions de paysans petits propriétaires, est la plus scélérate en Italie. A Parme, mon conducteur de sédiole me contait, sans nulle ver- gogne, comme quoi il avait gagné les vingt-sept napoléons avec lequels il avait acheté cheval et sédiole au métier de voleur. Nous passâmes dans trois endroits où il me dit en toute sim- plesse qu'il avait assailli des voyageurs. Au contraire, l'horreur du vol est extrême chez le paysan français. A quoi doit-il ses vertus? A ce que nos méprisables journaux maudissent tous les les matins.


nOMt; NAPLES ET FLOUENCE. 585

Le trail marquant du paysan français c'est le bonheur * ; du paysan italien, c'est la beauté. Le peu de beauté qu'il y a eu France est gâté par rafTeclation; Tair simple, froid et passionné, quand la circonstance le porte, est naturel au paysan italien, ce qui ne veut pas dire que les trois quarts du temps il n'a pas Tair féroce du sujet du despotisme. 11 y a exception complète pour le prêtre, où le paysan est au même degré d*avilissement moral qu'en 1787. Entendez toujours par avilissement moral, malheur et scélératesse. Le scélérat qui vous fait horreur comme assas- sin, vous ferait pitié couune père de famille.

La sympathie esl facilement réveillée en France ; ce qui veut dire, en d*autres termes, qu'elle est rarement profondément ré- veillée. Quant à la sympathie dans les États de Rome et de Naples,

Première charité commence par soi-même,

Tout à fait au bout de Tltalie, à l'extrémité des Galabres, on rencontre quelques vertus des peuples sauvages, mais empoi- sonnées par la superstition, la seîUe loi qui y soit en vigueur.

Que je voudrais pouvoir ôter toutes ces conclusions vagues et mettre les anecdotes dont je les tire ! Parmi celles dont j*ai enri- chi mon journal ces jours-ci, Thistoire de M. de la Fontaine me i semble assez innocente.

En 1810, M. de la Fontaine, jeune capitaine français, de la figure la plus intéressante, nous arriva à Florence. (G*est un Flo- j

rentin qui parle au café de la Bataille.) Il s'établit chez Schneider, ^

achète des chevaux, fait une grande dépense; il va dans le '

monde, et y traite même assez légèrement la cour de madame Élisa ; il ose, dans un bal masqué, plaisanter madame de Mon • lecali** sur une découverte récente due au génie de cette dame. Le lendemain il reçoit Tordre de partir; alors il avoue à M. Duter**' qu'il est horriblement blessé d'un coup de pistolet .

chargé avec des clous; il a offensé des gens d'Udine qui Tout assassiné. La princesse oublie sou ordre; le jeune capitaine

  • Le lici-8(te la nation anglaise est à l'aumùnc : Cela cumpcn^c la li-

hcrlé de la presse.


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386 (OUVRES DE STENDHAL.

étail de nouveau reçu dans le inonde, lorsqu'un malin il se pré- senta tout pâle à M. Duler*** : « Je viens de reconnaître les gens qui m'ont assassiné à Udine. — Ne craignez rien, lui dit le sage commissaire ; je vous sauverai, quoique je n'ignore pas pourquoi Ton vous en veut. » Le capitaine avait trempé dans une petite conspiration contre Buonaparte, et, trouvant les res- sources des conjurés ridicules, il le leur avait dit en ajoutant qu'il ne se mêlait plus de rien. M. de la Fontaine s'amuse à Flo- rence encore quelques mois, et guérit de ses blessures. 11 part pour Naples, et a soin de se tenir toujours avec les aides de camp du roi. Un matin, qu'il est à la chasse avec eux, on l'en- tend appeler au secours à vingt pas dans le bois. On accourt pour le voir tomber de deux coups de fusil, l'un lui casse le bras, l'autre la cuisse, et l'on poursuit vainement les assassins qui ont le temps de faire entendre ces paroles : « Au revoir, »

PÂDOUE.

19 juin. ~ J'ai rencontré un grand beau jeune homme, Alle- mand, riche, blond, grand seigneur. II m'a parlé avec enthou- siasme d'un pantalon large qu'ils veulent établir en Alle- magne. S'ils peuvent parvenir à restaurer un costume national, ils ne doutent pas que l'Europe ne leur accorde d'être une nation. Ce pauvre comte ! Il met beaucoup d'importance à ce pantalon ; il l'estime bien plus que vingt journées comme Ho- henlinden ou Maren^o. Ces pauvres Allemands meurent d'envie d'avoir du caractère. Dans le monde, c'est la marque à laquelle on reconnaît les gens qui n'en ont point *.

Il est savant ; voyant que je manque du sens intérieur néces«  saire pour comprendre le sublime de la redingote courte, des cheveux longs et du pantalon large, il me prouve au long les beautés de leur littérature. Je vois que les fiers Germains sont susceptibles comme des parvenus.

  • Quoique ces détails soient exacts, je ne les aurais pas rappelés si je

n'avais encore un peu d'humeur des grosses sottises que nous a dites un de ces grands hommes d'Allemagne dont le nom ne peut pas passer le Rhin, l'auteur du MercuH de CoblentZi


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 387

Les Allemands u ont qu*un homme, Schiller, et deux volumes à choisir parmi les vingt tomes de Goethe. On lira la vie de ce dernier, à cause de Texcès de ridicule d'un homme qui se croit assez important pour nous apprendre, en quatre volumes in-S^, de quelle manière il se faisait arranger les cheveux à vingt ans, et qu'il avait une grand'tante qui s'appelait Anichen. Mais cela prouve qu'on n'a pas en Allemagne le sentiment du ridicule, et quand on n\ pa$ ce sentiment, et qu'on veut à toute force faire de l'esprit, on est bien près de tomber dans ce qu'on ne con- naît pas; et quand on s'avise de juger de l'esprit des autres et de décider, du haut de son tribunal tudesque, que Molière n*a fait que des satires tristes, on est bien près de faire rire l'Europe à ses dépens.

En litlérature, les Allemands n'ont pas de prétentions: eux aussi ne seront quelque chose qu'après la liberté ; mais c'est le contraire des Italiens; ils veulent y arriver avec tant de science qu'ils y parviendront les derniers. Ce sont les brochures du co- lonel Massembach qui forment une langue, parce qu'au lieu de songer à montrer qu'il a bien de l'esprit, il ne songe qu'à expli- quer clairement des idées qui l'intéressent vivement.

Je remarque que, dans tout ce que font les Allemands, ils sont beaucoup plus influencés par un vain désir de faire effet que par aucun transport d'imagination ou par la conscience d'une âme extraordinaire. Le goût se détermine tout seul vers le sujet pour lequel on se sent du talent.

Il est des nœuds secrets» il est des sympathies...

Mais ces choses-là ne sont pas à l'usage des Allemands ; leur aflaire est de déclamer contre Yes'prit^ et l'esprit est un despote qu'ils adorent jusqu'à la duperie. Ils écrivent, non pas parce qu'ils sont tourmentés par leurs idées sur un sujet, mais parce qu'ils pensent avoir trouvé un sujet sur lequel, en prenant les peines convenables et faisant les recherches nécessaires. Ton peut parvenir à imaginer quelque chose de brillant : c'est dans ce sens qu'ils lisent et méditent. A la longue, ils parviennent à quelque point de vue étrange et paradoxal ; alors l'œuvre du


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588 ŒUVUES DE STENDHAL.

génie est faite; il ne s'agit plus que de rétablir avec toute leur arlillerie d'érudition et de philosophie transcendante. Mais, dans tout ce travail courageux, ils n'ont pas à se reprocher Tombre d'une opinion à eux ; si on les voit toujours travaillant comme des forçais, c'est pour arriver à prouver le système qu'ils trou- vent brillant. Du reste, aucun sujet ne leur semble au-dessus de leur portée. Moins ils ont à dire, plus ils étalent leur grand magasin de principes logiques et métaphysiques.

Dans le fait, c'est un peuple bon, lourd et lent, qui ne peut être mis en mouvement que par t|uelque impulsion violente et sou- vent répétée. Leurs auteurs, par exemple, lorsqu'ils en sont à leur second volume, perdent tout jugement, tout pouvoir sur eux- mêmes, et rien ne peut les empêcher de tomber dans les absur- dités les plus outrées. La vérité n*est plus pour eux ce qui est, mais ce qui, d'après leur système, doit être.

Le plaisant, c'est leur philosophie, dans laquelle, dès l'abord, ils proscrivent Y expérience sous le nom d'empirisme. Après ce petit mot, on peut aller loin sans avancer; je n'avancerai pas, moi, car je sens que je m'ennuie moi-même. Que serait-ce si je rapportais les preuves de détail de tout ce que je recueille depuis sept ans que j'habite l'Allemagne ?

A l'exception des deux grands poètes que j'ai cités, tous les Allemands ne doivent leur célébrité douteuse qu'à Y obscurité de leurs écrits. Il est aussi difficile de trouver un Italien qui ne soit pas verbeux qu'un Allemand qui soit clair.

Ils ne veulent pas comprendre qu'avant d'avoir des chefs- d'œuvre littéraires, il faut avoir de belles mœurs: or, on peut voir les mémoires de madame la margrave de Bareith, la sœur du grand Frédéric. Ce qu'il y a de pis pour les beaux-arts dans les barbares* que décrit cette princesse, c'est qu'ils manquent de naturel. Aussi manquent-ils de belle prose, et c'est la prose qui est le thermomètre des progrès littéraires d'un peuple. La Guerre de Trente -Ans de Schiller est d'une emphase ridicule ; il y a loin de là à Hume et à Voltaire.

20 juin. — Je me sépare enifin de mes chers Padouaus,

  • Voir le Mercme du Uhht.


HOME, NA1»LES KT FLOUEiSGl!:. 38i)

les larmes aux yeux. Je promets de revenir à la fêle du Santo, au mois d'août; alors la population est doublée. Quant à mes An- glais, ils sont établis à Venise depuis quinze jours ; ils ont dé- claré que Padoue était le plus triste trou de Tunivers. Ils ont rai- son, pour qui ne voit pas le moral. Pour moi, je dirai toujours : Vive le despotisme de l'ancien gouvernement de Venise ! Je trouve un voyageur français qui m'est recommandé. Quels sin- guliers êtres! Pour que le rôle de fat fût passable, il faudrait qu*au lieu d'affecter la satiété de toutes les jouissances, ils eu eussent les transports. Les Français passent par là dans leur jeu- nesse; il leur en reste un vernis de satiété. Les Italiens, au con- traire, se livrent avec transport à la jouissance présente, et les transports de mou voisin augmentent les miens; il y a sans doute un effet nerveux. Mon Français m*a séché à fond pendant trois jours. J'ai été ravi de le voir partir. Sa présence est le plus grand malheur qui me soit arrivé pendant mon voyage. J'étais dans les cieux; il me tiraillait de toutes ses forces pour me ra- mener à terre. J'écris ceci dans la barque courrière, vis-à-vis de Stra. Je m'arrête pour voir ce joli palais volé aux Pisaui par Buonaparte ^

. VENISE.

21 juin. — Mon cœur est malade; l'opéra séria, et l opéra aeria joué par des cantatrices froides, ne peut m'intéresser que faible- ment. Je m'amuse à voir déraisonner mes Anglais; tout leur fait horreur dans ce pays ; je parle à des puritains.

^ Je ne sais pourquoi Buonaparte voulait écraser les nobles de Venise, qui sont les meilleurs gens du monde, et faisait tant d'avances aux Piémorr- tais, qui se moquaient de lui II avait si peu lu, que je parie qu'il ét^it trompé par ce mot de république. Les nobles de Venise étant maîtres de l'État se faisaient grâce de l'impôt. Buonaparte eut l'idée de réclamer tout cet arriéré. Les Pisani ^ trouvèrent devoir une somme énorme, et on leur prit leur beau palais de Stra.

On me présente à M. Brocchi de Milan, le premier géologue de l'Italie. Pour connaître parfaitement le physique de ce singulier pays, il faut lire lu Conchiliologia fossile de M. Brocchi, et le Voyage d'Arthur Young, si tuai traduit.


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390 lEUVRES DE STENDHAL.

^2 juin. — Rien à écrire: tout m'ennuie. Oserai-je vous le dire? vingt fois par jour je suis tenté de faire un paquet de tou- tes mes lettres de crédit, de les renvoyer à Berlin, de ne me réserver que deux cents louis, et de voler à Rovigo. Après tout, que puis-je perdre en Italie? de l'argent? Je me surprends avec cette dangereuse maxime : Huit jours de bonheur valent mieux que dix ans de cette vie insipide que je mène avec mon ministre.

23 juin. — La Marcolini chante ici le Tancredi, Elle fait admi- rer les restes d'une belle voix et d'un jeu ferme. Le moment d'enthousiasme pour la gloire, Aima gloria, va au cœur. Cet opéra de Tancredi est digne qu'on prenne la peine d'en corriger les paroles. M. Previda, homme d'esprit, et rédacteur du jour- nal, me dit qu'on joue à la fois Tancredi à Barcelone et à Munich. Un jour, il dit, à Vienne, dans la société, que Buonaparte était un grand général. On l'envoya servir trois ans, comme simple soldat, dans un régiment qui faisait la guerre. Il ne voulut jamais déserter.

24 juin, à trois heures du matin. — Je viens d'entendre M. le duc de *** qui joue supérieurement bien de la harpe. Je suis étonné de ses jugements sur la musique; madame Ar** se mo- que de moi. C'est une chose convenue, en Italie, que, mieux on joue d'un instrument, moins on est juge de ce qu'on joue. J'y vois* trois raisons :

1° La longue société avec les croque-notes;

2** On est habitué à entendre sans enthousiasme les plus belles choses qu'on joue ;

5° Le difficile auquel on fait attention n'est pas le difficile d'émouvoir les cœurs. Je me rappelle l'anecdote racontée par Collé, de ce secrétaire si béte, qu'il écrivait* sans s'en douter, une lettre où l'on parlait de lui ; il songeait à former de beaux caractères. Le cœur d'un homme fort sûr de son instrument est différent du mien ; il trouve du plaisir dans cette harmonie com- pliquée qui montre la science du compositeur, et fait paraître l'habileté de l'exécutant. Plaire aux sens ou toucher les cœurs n'est rien pour lui; mais son plaisir n'en existe pas moins et peut être fort vif. — Pour la musique, j'éprouve des différences^ de jour en jour» aussi sensibles qu'un accès de fièvre.


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 391

24 juin. — Ce soir, au café de Florian, sur la place Saint-Marc, vers les une heure, il y avait quarante ou cinquante femmes de la haute société. On me conte que, dans une tragédie, au théâtre San Mosè, on voyait un tyran qui présente son épée à son fils, et lui ordonne d'aller tuer sa bru. Ce peuple heureux ne put pas supporter laXorce de cette touche de clair-obscur; toute la salle poussa de grands cris, et ordonna au tyran de reprendre Tépée qui était déjà dans les mains de son fils. Ce jeune prince s'avança vers Torcheslre, et eut beaucoup de peine à faire sa paix avec le public, en lui assurant qu'il était loin de partager les senti- ments de son père; il donna sa parole d'honneur, que, si le pu- blic voulait lui accorder seulement dix minutes, il le verrait sauver sa femme.

Les comédies de Goldoni en dialecte vénitien sont des peintu- res flamandes, c'est-à-dire, pleines de vérité et d'ignoble des mœurs du petit peuple de l'époque, de volupté et de bonheur qui précéda Tanéantissement de la république. Les mœurs de la haute société auraient donné d'excellentes comédies; mais il fallait au peintre le génie de Collé dans la Vérité dans le vin, et la force sublime de d'Eglantine dans VOrange de Malte. Un év*** voulant engager sa nièce à être la maîtresse d'un prince, tout en lui faisant des remontrances.

Je ne puis absolument pas conter l'anecdote du juif dans le lit pour ravoir les diamants; de la jolie femme revenant de chez le patriarche, pour sauver un malheureux injustement con- damné, et trouvant son amant au sortir de sa gondole. L'excuse qu'elle lui fait est ce que j'ai vu de plus divin dans aucune anec- dote; c'est comme le doge Moceuigo prenant à part le jeune prince allemand Ànch'a-mi. J'en sais une trentaine de ce genre; c'est ce qu'il y a de plus fou, et jamais la moindre teinte à' odieux. On aperçoit dans tous les caractères, depuis la simple Fantesca jusqu'au doge, l'habitude des dispositions qui font le bonheur. Je ne connais rien qui fasse plus enrager les Anglais, gefls d'esprit, que ces anecdotes -là. Sans le dire, ce peuple heu- reux savait, depuis cent ans, qu'il n'y a de vicieux que ce qui nuit. Le Baruffe Chiozotte, Ser brontolmi, sont d'excellentes comé-


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30^2 (KUVKES DE STENDHAL.

dies bourgeoises, s'il peut y avoir de Vexcellent au théâtre, sans grandiose dans Tâme du poète.

25 juin. — Je reçois à la fois toutes les lettres qu on m'a écri- tes de Paris, depuis quatre mois. Plaisir bien doux, diversion profonde !

Je vois que, depuis cette belle loi des élections que nous de- vons tout entière au génie ferme de notre roi, la nation s'avance au galop vers le bon sens anglais. L'année 1816 sera marquée dans Ibistoire par cette note marginale : Éducation de la France.

Avec la retraite de Fleury va disparaitre Tancien bon ton fran- çais. VÉcole des bourgeois sera inintelligible dans trente ans. Que deviendront les arts au milieu de cette déroute générale de toutes les idées gothiques?* La peinture fera des progrès, la mu- sique tombera ; il y a un élément raisonnable dans la peinture ; et k raison va centupler de force. Il faut un certain repos de Fàme, une certaine mélancolie pour goûter la musique. G*est ce que donne un soleil brûlaut :

I am ne ver mery when I hcar sweet masic.

Shakspeare.

Or il va y avoir en France une prodigieuse activité des esprits. Chaque degré qui nous sépare du bon sens anglais sera eniporté par une bataille; et, pendant six mois, cette bataille paraîtra la plus grande chose du monde. Quand la vie active est trop forte, elle comprime, elle étouffe les beaux-arts. C'est Edimbourg qui est la capitale de la pensée en Angleterre. Quand il n'y a plus de vie active, les arts tombent dans le niais, comme à Rome. Ce qui rend précieux le désert moral de l'Italie, c'est que, même avec les discussions des deux chambres, ce pays mettra toujours son bonheur dans les benux-arts. Le théâtre Saint-Charles a attaché les Napolitains à leur roi, plus que la meilleure constitution. ^11 est impossible que les Français sentent jamais la musique. Dans ce genre, ils ont le mêlaient le plus marqué ; ils applaudis- sent à ce qui est faux et laissent passer les beautés en disant : C'est commun. Ceci paraîtra incroyable, je le sens. Allez, en 1 81 7, à leur opéra qui coûte sept cent mille francs à la nation (Femand


ROME, NAPLES ET FLOUENCE. 593

Corte%, Œdipe à Colonne, juin, 181 7); voyez comme ils se laissent mystifier par madame Gatalani pour leur théâtre italiea. Cette troupe qui coûte cent soixante mille francs serait sifflée à Bres- cia. Avec cette somme et les recettes, rien de plus facile que d'avoir un opéra aussi bon que Milan. Galli, trente mille francs^ Donzelli, quinze; Mouelli, dix; Remorini, douze; Paciui, dix; la Fabre, seize: laMarcolini (fedele), douze : voilà pour cent cinq mille francs une troupe telle qu*il n*en exista jamais en France. En veut-on une autre? Davide le fils, vingt mille francs; le cas- trat Velutti, vingt-cinq ; Pellegrini, quinze ; de Grecis, quinze , les Monbelli, vingt-cinq : nous ne sommes qu'à cent mille francs. Mais je m'arrête ; de tout temps on les fàcba en leur parlant mu- sique; c'est le seul article sur lequel ils soient bêtes. Assurément ' cela vaut mieux que d'être puritains comme les Anglais, ou pé-- dants comme les Italiens.

II n*y a plus d'acteurs a Paris depuis qu*il n'y a plus de sifflets. £u Italie, l'on n'a pas encore transporté au théâtre la loi qui ré- git la littérature.

26 juin, à une heure du matin, au pavillon du jardin fait par le vice-roi. — Je n'ai pas le cœur à écrire. Je regarde cette mer tranquille, et au loin cette langue de terre qu'on appelle le Lido, qui sépare la grande mer de la lagune, et contre laquelle la mer se brise avec un mugissement sourd : une ligne brillaote dessine le sommet de chaque vague : une belle lune jette sa pai- sible lumière sur ce spectacle tranquille ; l'air est si pur que j'aperçois la mâture des vaisseaux qui sont à Malamocco, dans la grande mer, et celte vue si romantique se trouve dans la ville la plus civilisée. Que j'abhorre Buouaparte de l'avoir sacrifiée à l'Autriche! — En douze minutes, ma gondole me fait longer toute la riva dei Schiavoni, et me jette sur la Piazzetta, an pied du lion de Saint-Marc. — Venise était plus sur le chemin de la civilisalion que Londres et Paris. Aujourd'hui, il y a cinquante mille pauvres. On offre le palais Vendraminf sur le grand canal, pour mille louis. 11 en a coûté à bâtir vingt-cinq mille, et eu va* lait encore dix mille en 1794.

Où trouver ailleurs qu'à Venise des gens comme Giacomo Le***? Cette soricté me plaît trop, je su!s[malhaiireux. Les t)lu« 

22.


394 ŒUVRES DE STENDHAL.

brillanls salons de Paris sont bien insipides et bien secs compa- rés à la société de madame Benzoni. Gela est vrai pour moi et serait probablement très-faux pour les trois quarts de mes amis de Paris. Plus on est aimable, moins on sent la musique et les grâces de la société vénitienne.

Quelle gaieté que celle de la société avec laquelle je dîne au Pelegrino ! Chacun a des fonctions ridicules et imposantes adap- tées à ses ridicules et prises des animali parlanti de Gasti. — Poésies de ce jeune Bolonais établi à Venise. Que je serais heu- reux de ne jamais quitter ce pays ! Quelle soirée délicieuse que celle passée dans le jardin de M. Gornaro !

27 juin. — L'on m'a présenté au spectacle à lord Byron.

FUSINA.

27 juin. — Je me précipite hors de Venise. Je ne veux plus . m'occuper que d'idées sèches.

MILAN.

iO juillet. — Je n'ai rien écrit. Les opéras, la musique, les tableaux, Venise, Trévise, Vicence, Vérone, Brescia, tout cela a passé devant mes yeux comme un songe. — Par devoir, ce- pendant, je cherche à me rappeler quelques observations ; je me souviens qu'à Vérone je trouvai au café, vis-à-vis l'amphi- théâtre, Vestri, cet excellent acteur. Il me dit en d'autres ter- mes le fameux sonnet de Lope de Vega, relatif aux six clefs sous lesquelles il enfermait Térence: <i J'arrive de Brescia; le pre- mier jour j'ai donné de la bonne comédie; on est resté froid; le lendemain, j'ai fait le polichinelle, on nous a porté aux nues, et nous avons eu six cents francs de recette tous les jours, tous frais faits. »

Le soir, drame abominable traduit de l'allemand; nos perru- quiers siffleraient cela, et jamais peut-être ce grand acteur ne m'a fait plus de plaisir. Il jouait ce lieu commun si ancien, un père qui par orgueil ne veut pas donner sa fille à un jeune lord dont le père a perdu la vie sur l'échafaud. Ce n'était point du


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 395

naturel plat Goldoni ; il donnait de nouvelles idées, et ce- pendant ne » ait pas de la nature.

Le lendemain Veslri parut dans il Desperato per eccesso de huon core; c'est un de ses triomphes, il y est aussi supérieur que dans VAjo nelV imbarrazzo et dans le Bourru bienfaisant. Tout cela est invisible à l'étranger qui ne s*est pas fait à la cantilena du dialogue italien; je fus trois mois en Angleterre avant de m*accoutumer au chant de la langue anglaise ; pour le nôtre, il paraît que les étrangers ne peuvent pas s'y faire ^ — A Brescia, on donne une comédie où Ton badine la mode des cavaliers ser- vants et des maris qui ferment les yeux pour avoir de bonnes entreprises dans les fourrages. L'auteur, qui est maladroit et sans nul talent, tombe à tous moments dans des grossièretés in- croyables, mais fort amusantes pour l'étranger, car elles sont vraies. Ce qui est plus amusant, c*est ce que m'a dit en propres termes le fils de mon banquier : « Il serait plaisant que nous vinssions au théâtre pour nous voir tourner en ridicule. Ce soir, au théâtre, comme j'entre dans une loge, j'entends une réplique de la soubrette, qui semblait faite exprès pour moi; tout le monde me regarde; je ne savais quelle contenance tenir ; et il faudrait applaudir à un tel genre ! des sifflets, per Dio, des sifflets! »

Gela seul, et le malheur d'avoir la peinture des mœurs écrite dans une langue morte, sufiQl pour empêcher la naissance de la comédie. Quant à Vestri, il a deviné le dialogue italien; un prince qui aimerait les arts, le ferait bien vite professeur dans un conservatoire. Un tel homme aurait la plus heureuse in- fluence sur le récitatif obligé qui est aujourd'hui la seule ressource qui reste aux belles voix pour toucher les cœurs. Ce n'est que dans ces morceaux qu'on entend encore ce chant spianatOj qui est le sublime des efl'orts d'une belle voix, et que l'on prend en France pour le chant d'un commençant.

La musique est une peinture tendre; un caractère parfaite- ment sec est hors de ses moyens. Gomme la tendresse lui est


  • Milady Morgan, qui, du reste, a si bien vu la France, jugeant le Tar-'

tufe et mademoiselle Mars.


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306 ŒUVRES DK STENDHAL:

inhérente, elle la porte partout, et c'est par cette fausseté que le tableau du monde qu'elle présente ravit les âuies tendres et déplaît tant aux autres. L'écueil du comique, c'est que les per- sonnages qui nous font rire ne nous semblent secs, et n'attris- tent la partie tendre de Tâme; c'est ce qui, pour certaines gens, rend le charme d'un bon opéra buffa si supérieur à celui d'une bonne comédie; c'est la réunion de plaisirs la plus étonnante. L'imagination et la tendresse sont actives à côté du rire le plus fou.

Le comte T" de Brescia me fait remarquer qu'il y a bien moins d'amateurs de musique en Italie que je ne l'imaginais. Beaucoup d'àmes fortes disent que c'est un plaisir d'esclave, et sont pour la comédie et surtout pour la tragédie ; il ajoute : « Vous connaissez trop tôt les grands modèles; chez vous rémulation est réprimée par le désespoir : remarquez que la plupart des auteurs originaux ont presque entièrement man- * que d'éducation. On ne va loin que quand on ne sait où l'on va : ainsi notre Alfieri se jeta dans la poésie dramatique, sachant aussi peu ce que c'était que poésie que ce que c'était que drame; il écrivit sa première pièce (Cléopâtre) sans savoir même l'or- thographe de la langue dans laquelle il prétendait se faire admirer. Une fois que son caractère de fer eut donné dans cette idée, il attaqua les difficultés avec toute la véhémence de son orgueil : mais, s'il eût mieux connu les modèles, il n'eût ja- mais mis là son orgueil. Le défaut contraire étouffe peut-être la moitié des génies qui naissent à Paris. »

Nous parlions de poésies à propos de M. Cesare Arrici, jeune poète de Brescia, connu par un poème champête. M. Arrici n^a pas inventé un nouveau style dans la Jérusalem détruite, poème épique qu'il achève ; mais il imite admirablement les styles des grands poètes italiens. On se dit en le lisant : Telle octave est du Tasse, telle autre de Monli; mais la lecture ennuie. Quel succès aurait un tel poète en France !

Les yeux ont leurs habitudes, qu'ils prennent de la nature des objets qu'ils voient le plus souvent. Ici, l'œil est toujours à cinq pieds des ondes de la mer, et l'aperçoit sans cesse. Quant à la couleur, à Paris tout est pauvre, à Venise tout est brillant: les


ROME, NAPLES ET FLORENCE, 397

habits des gondoliers, la couleur de la mer, la pureié du ciel que Tœil aperçoit sans cesse réfléchie dans le brillant des eaux. Le gouvernement encourageant la volupté et éloignant de.^ sciences, le goût des nobles pour avoir de beaux portraits, telles sont les autres causes du caractère de l'école de Venise. Com- parez le ciel de Y Entrée de Henri IV et \e c\e\ des Noces de Cana de Paul Véronèse.

Pendant que leurs maris et leurs amants sont à la pêche, les femmes de Malamocco et de Palestrina chantent sur le rivage des stances du Tasse et de TÂrioste ; leurs amants leur répon- dent du milieu des eaux par la stance suivante.

a La volupté, me disait le comte C***, et le peu d'habitude de lire, font qu'on accorde si peu d'attention, qu il faut dans la prose italienne tout expliquer avec le plus grand soin. Au moindre sous-entendu qui n'est pas palpable, on ferme le livre comme obscur : de là l'impossibilité du piquant. Je ne connais pas chez nous une seule phrase dans le genre des Lettres per- sanes. »

Ce même comte me fait une observation que je n'approuve pas, mais que je rapporte pour montrer combien ce peuple, qui a des passions, et qui n'a point eu de Louis XIV, est plus près de la nature. 11 me montrait à Trévise, qui par parenthèse a la physionomie d'une synagogue, il me montrait, pour me le faire admirer, un tableau de cet excellent coloriste, Paris Bordone. Hérode écoute froidement saint Jean qui le prêche avec tout l'enthousiasme de l'inspiration ; mais un grand chien barbone, qui est couché au pied du roi, et un petit chien de Bologne, qu*on aperçoit sous le bras d'Uérodias, aboient au prophète. En elTet, tous les êtres animés correspondent par le langage des yeux ; cela rappelle saint Bernard prêchant en latin aux Ger- mains qui n'y comprennent pas mot, et les convertissant par milliers. De nos jours, Kant a recommencé ce miracle.

Je rencontre à Venise chez lady B*'% une jeune anglaise, hé-r ritière de huit cent mille livres de rente, qui est partie toute seule de Londres pour venir ici voir son père. Un de ses tuteurs s'est opposé à une idée si singulière; l'autre, par respect pour la liberté, lui a remis mille guinées qu'elle a placées eu or eflec-


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tif dans son sac à ouvrage. Elle a pris des habits fort simples, et toute seule, sans savoir dix mots de français, est montée dans la diligence. De diligence en diligence, et toujours toute seule, elle est arrivée à Venise, d'où sou père s'était embarqué trois jours auparavant pour Gonstantinople. Tant de tendresse filiale méritait un plus heureux hasard. Elle a écrit à son père pour lui demander b permission d*aller le joindre. C'est une per- sonne assez jolie et de la plus admirable simplicité; j'ai eu un vrai plaisir à faire la conversation avec elle. Cette course exige plus de courage que pour un homme faire deux ou trois fois le tour du monde. J'indique cette jeune Anglaise à nos beaux de Paris; certainement elle épousera qui saura lui plaire, et elle a déjà d'assuré plus de huit cent mille livres de rente. — De pa- reils traits me font aimer la nation anglaise.

Rien de singulier comme des familles anglaises de VHigh life, parlant toujours de la santé de Son Excellence ou de l'honneur qu'on a eu d'être présenté à Son Altesse, et cela avec un ton de respect religieux, ridicule en France, même au faubourg Saint- Germain. Les fashionables anglais sont plus efféminés que la plus aimable petite-maîtresse du temps de madame Dubarry * une araignée les fait évanouir.

Sur les tableaux d'apparat dont j'ai vu une quantité prodi- gieuse à Vérone et à Vicence. — Un tableau d'apparat, comme VEntrée de Henri IV , est la peinture d'une comédie ; un tableau à'idéaly comme Énée et Didon, est la peinture de ce qu'il y a de plus intéressant et de plus vrai dans le cœur humain.

Conversation étonnante avec deux nobles piémontais à De- zenzano, promenant sur le lac de Garde. Si j'étais roi, tous mes ambassadeurs seraient Piémontais : c'est le peuple le plus sagace de l'univers. Tout ce qui est frivole ne les arrête pas un instant: ils mettent sur-le-champ le doigt sur la plaie ; en cela, bien su- périeurs aux Français qui s'amusent à chercher les facettes épi- grammatiques. L'un d'eux rajeunit dans son dialecte par une expression plus belle que Tacite, tant elle montre de desinganno de tout, cette vieille vérité: n Le gouvernement de la grande île de Madagascar est aussi illibéral et plus que celui d'aucun petit royaume despotique ; seulement il est forcé a plus d'hypo-


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crisie. » 11 finit par cet excellent mot de M. Say : ce Jugez un gouvernement par ceux qu'il place. »

A Venise, Y.... ne voulait pas applaudir Mozart, parce qu'il est Allemand ; on voit Fesprit général que je suis loin d'ap- prouver.

11 y a à Venise un Anglais qui a enlevé sa belle-sœur, et Ta ensuite épousée. Cette petite plaisanterie lui a coûté trente mille livres sterling ^ ; il a remercié dans les journaux le mari mal- heureux de lui avoir fourni cette occasion de prouver son amour. A Venise, aucune Anglaise ne reçoit cette dame ; mais» comme elle .est aimable, on la rencontre dans toutes les so- ciétés italiennes. Jamais l'imagination la plus glacée ne pourra se figurer les détails de Vintérieur de ces deux amants passion- nés. Il n'y a pas le moindre nuage, mais bien des détails de froi- deur et d'apparente indifférence qu'une Française ne supporte- terait pas une demi-journée, fût-ce d'un roi. Je sais ce dont je parle à n'en pas douter, et je ne puis rassasier mon étonnement : j'attribue cela à la morgue nationale. Un Anglais se croirait dés- honoré si un être quelconque pouvait croire qu'il est nécessaire à son bonheur.

A Vérone, l'on m'a montré de loin un des deux marquis Pinde- monti . C'étaient deux nobles de terre ferme : l'un avait plus de cul- ture, il est mort depuis peu; l'autre a plus de génie naturel; je pense que ce sont de ces poètes dont le mérite ne s'étend pas au delà de la langue qu'ils ont écrite. Je n'ai pas eu la patience de lire toutes les tragédies d'Hippolyte Pindemonti. J'ai trouvé, ce me semble, une scène ou deux dans sa Geneviève, C'étaient des gens du meilleur ton, fort aimables et fort aimés des dames.

45 juillet, dans le jardin anglais de la villa B"*.— J'ai traversé Padoue sans m' arrêter; je n'avais pas envie de parler. Je me retrouve à Milan depuis huit joui*s, mais je suis mort pour les arts; ce qui me plaît me fait mat; à peine les intérêts les plus sérieux de la politique ont-ils quelque prise sur moi. Je vous ai juré de ne pas voUs ennuyer des cris de la philosophie contre

  • Il est ignoble de prendre cet argent ; on en fait un hôpital, qui, pat

son nom, perpétue la vengeance.


iOO . (EIJVUES Dli SXKNDIIAL.

le despotisme ; je n'ai rien à vous dire. J'ai lu le Déserteur de Sedaine. Je comprends qu'on déserte et qu'on aime à dire : Oui, je déserte!

16 juillet. — Je ne manque pas une soirée au théâtre de la Scala, et j'y retrouve ces sensations délicieuses que j'avais à Bologne, augmentées de tout le charme des regrets.

Ce soir, j'ai vu la première représentation de la Gazza tadra (h Pie voleuse) y musique de Rossini; de la Mirra on la Ven- geance de Vénus f ballet héroïque de Viganô, et de la Magie dans les bois, ballet comique; tout cela a été donné le même jour. Je manque de termes pour exprimer le plaisir que m'ont fait les décorations. MM. Perego, Landriani, Fuentès, Sanquirico sont des peintres. Chaque décoration peinte à la colle n'est payée que vingt sequius (deuK cent quarante francs); mais l'administra- tion s'engage a en demander vingt chaque année à chacun de ces messieurs. Ce soir, jour de prima recita, toutes les femmes étaient en grande parure dans les loges; c'est-à-dire les bras et la gorge nus, avec de grands chapeaux garnis de plumes im- menses et très-belles; il faut cela, autrement Ton ne serait pas aperçu du parterre. Le silence a été extrême; l'on ne fait pas de visites la prima sera; j'ai remarqué la très-mauvaise disposi- tion du parterre ; il est si horizontal que l'on ne peut pas voir les jambes des danseuses; on devrait imiter celui de l'Opéra de Paris.

Les premières représentations sont toujoursle samedi au théâtre de la Scala, parce que le vendredi est le jour de repos. 11 n'y a pas de spectacle les jours anniversaires de la naissance et de la mort des derniers souverains de l'Autriche, ce qui déplaît fort.

Le spectacle de ce soir a duré cinq grandes heures, et tout était nouveau. Rossini a voulu se rapprocher du fracas de la musique allemande, avec une imagination aussi audacieuse que brillanle, et les inspirations d'un génie vraiment original. Quel- que genre qu'il prenne, il est sûr de plaire, pourvu qu'il veuille accorder un peu d'attention à son ouvrage. On l'a fort applaudi; les motifs de ses airs sont nobles ; l'idée dominante, chose si né- cessaire à la musique pour qu'elle puiss<e èlre comprise, l'idée dominante est admirablement rappelée dans les morceaux d'en-


UOMK, iNAPLES ET FLORENCE. 4<M

semble ; il les conduit en homme supérieur. Les phrases qu'il rejelle feraient la fortune d'un compositeur ordinaire; mais il se méfie trop du public, sans cesse il sacrifie à la manie de bril- ler les choses qui ne sont que raisonnables et justes; ainsi telle phrase de chant, qu il met dans la bouche d'un jardinier, ne se- rait point trop peu brillante pour le comte Àlmaviva ou tel autre jeune seigneur de la cour. On a couvert d acclamations un ter> zetto, un duetto et un quiuletto, Les commencements de ces morceaux sont superbes; mais pour plaire aux amateurs du genre savant, la strelta n'est plus dramatique; c'est un morceau de symphonie qu'on dirait volé à Beethoven. Les sons les plus étranges sont combinés et amenés avec beaucoup d*adresse, mais certainement n'ajoutent rien à Texpression des paroles pas- sionnées que prononcent les personnages.

Pour arracher les suffrages des amateurs du style noble, qui, par tous pays, sont ceux qui s<înt le plus loin de la nature, Rossini annonce l'arrivée de Gianetto, par exemple, le soldat fils du fermier et amoureux de la servante, comme rentrée de César ou d'Alexandre.

Du reste, cet opéra a le défaut des grands maîtres, les person- nages sont toujours en scène. Madame Belloc ne quitte pas le théâtre ; les terribles accompagnements à l'allemande ne peu- vent étouffer sa voix et encore moins celle de Galli. Dès que les accents admirables de ce grand acteur se font entendre, ils cou- vrent toutes les parties, orchestre comme chanteurs. Galli fait un père malheureux; on retrouve l'acteur étonnant, qui a fait verser tant de larmes dans VAgnese (c'est le caractère de Lear), et dans le prince hongrois de la Testa di bronzo, La jeune Galia- 7iis, avec sa belle voix de contralto, qui n'a que cinq ou six notes, mais d'une force et d'une pureté étonnantes, a été extrê- mement applaudie; elle a une figure aussi belle que son chant. Un débutant, le signor Ambrosi, a fait beaucoup de plaisir; c'est un homme de la société. Mais il y avait trop de plaisirs. Je suis mort de fatigue; ce qui m'a empêché de rire d'un usage fran- çais et ridicule qui s'introduit ici. Après la pièce, lorsqu'on a demandé les acteurs, Galli et Rossini se sont embrassés tendre- ment sur la scène.

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402 ŒUVllES DE STENDHAL.

Le 17 juillet. — Ce grand poète muet, Vigano, n'a point suivi les traces d*A1fieri dans sa Mirra. L*aclion commence par le choix d'un époux que Gynire destine à Mirra ; peu à peu cette fille malheureuse paraît en proie à son fatal amour, et sa mort trop prévue termine l'action. Malgré le malheur du sujet, jamais spectacle ne fut plus plein de vie; quand on en sort, on est poursuivi par dix ou douze ensembles de groupes qui remplis- sent rimagination comme le souvenir de beaux tableaux. A cha- que représentation, on aperçoit de nouveaux détails enchanteurs ; le mouvement des masses frappe par la singularité. Tordre, la variété; et quoique tout surprenne, rien ne semble sortir de la nature. L'œil accoutumé à ce qu'il y a de plus sublime dans le beau pittoresque ne peut s'empêcher de reconnaître le génie d'un grand peintre. Les spectateurs s'attendaient à un plaisir extrême, ils n'ont eu que' les sensations que comporte ce sujet malheureux. On peut juger si Yigano a travaillé cm amore; la Pallerini faisait le r61e de Mirra.

Il a dirigé la distribution des couleurs dans les vêtements qui sont magnifiques, et, ce qui est bien plus rare, qui font plaisir à l'œil. Tout le monde convenait hier, et encore plus ce soir, que jamais on n'avait vu une si piquante variété unie à tant d'har- monie : mais quelque grand que Yigano ait été dans le coloris des costumes» M. Sanquirico me semble le surpasser par ses di- vines décorations. Elles sont telles, que ce soir nous remar- quions que personne ne peut même imaginer rien de mieux. C'est la perfection d'un art.

Au milieu de l'enthousiasme excité par cette belle production pittoresque, la musique a paru faible, les pas de danse n'ont pas semblé réunir la grâce à la nouveauté* Les amateurs regret- taient Paris, non certes pour l'action des ballets qui, négligeant le dramatique, ennuient bientôt et ne peuvent se comparer à ceci, même pour un instant. Mais si Paul» Albert, mademoiselle Bigottini, mademoiselle Bias paraissaient dans le ballet de ce soir, il offrirait l'ensemble parfait de ce que l'état actuel de l'art peut offrir de plus enchanteur. Les femmes, palpitantes d'intérêt pour les souffrances de la pauvre Mirra, exposées avec un art si charmant, imposaient silence ce soir, même aux doux commen-


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taires de la galanterie. Â la lettre, on ne respirait pas dans les loges.

Du reste, on était fort en colère contre Rossini et Vigàno, qui, tout occupés de leurs plaisirs, font attendre le public depuis deux mois. Ils sont aimables, et ne peuvenU jamais se résoudre à refuser une villeggiaturà aux colli di Brianza, ou sur les lacs.

J'ai été présenté ce soir au respectable comte Moscali, le Dau- benton de Tltalie. Milan, dans ses beaux jours, avait plusieurs hommes célèbres qu'elle se plaisait à comparer aux nôtres. Le comte Paradisi, président du sénat, était le prince de Ben*** ; le général Teulié, le Desaix; le comte Dandolo, si connu par le per- fectionnement des vers à soie, le Ghaptal de ritalie; Monti, célè- bre par réloquence noble et délicate de ses adresses, était le comte Fonlanes; Tarchevèque de Ravenne, Godrouchi, grand aumônier, rappelait par son esprit et l'adresse de sa conduite, monseigneur de Boulogne. L'éloquence et les talents justifiaient ces parallèles flatteurs pour les deux nations; du reste, la France n'a eu ni un homme aussi vertueux que Meizi, ni un ministre aussi fort, dans le sens despotique du mot, que le comte Prina. Désormais Milan est lié à la France par la chaîne des opinions, et la force de cette chaîne est incommensurable ; celte sympa- thie est d'autant plus solide, qu'elle a été précédée par une ja- lousie bien prononcée. A notre dernière retraite d'Italie, le comte Grenier ayant eu occasion d'envoyer un colonel de mes amis au général autrichien, ce colonel français, qui le croirait? eut besoin d'invoquer le secours des hussards ennemis pour tra- verser des villages qui se trouvaient sur sa route et qui voulaient l'écharper. J'ai vu sa calèche percée de cent coups de fourche ; le lieu de la scène était les bords du Pô, près de Plaisance.

J'oubliais la dernière représentation du Mahomet de Winter ; c'est une imitation.de Mozart; l'ouverture est superbe. L'opéra languit faute de chant; l'auteur a soixante-dix ans et est Alle-^ mand. Il y a un terzelto singulier; Zopire prie pour ses enfants au fond du temple; Seïde arrive pour le mettre à mort, accom-* pagné de Palmire. On a fait répéter ce terzetto avec transport ; les Milanais trouvent ce chant superbe ; il n'y en a pas, ce n'est que de l'harmonie : la magnifique voix de Zopire-Galli fait la


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404 iEUVUES DE STEiSDllAL.

basse, la voix claire de mesdames Bassi et Festa, sur le devant du théâtre, forme une oppositiou frappante, raccompaguemeut de violoncelle et de cor ébranle rame, une décoration magnifique et sombre achève de donner la couleur au sujet.

GalU chante au premier acte : La patria sara seînpreillesa. On applaudit avec fureur; les larmes me viennent aux yeux.

Je vais passer quelques heures à Bergame, à cause de la belle vue; je prends ma route par Moriza, Monticello et Montevec- chia. On peut courir les deux mondes sans trouver rien de com- parable.

A Bergame on a encore la fureur des musiques d'église; j*ai cru voir les Itahens de 1750; les beautés de la musique sont presque toutes de convention, et, quoique Français, je ne puis me faire au chant à tue-tête. Rien ne coûte aux Bergamasques pour satisfaire leur passion; elle est favorisée par deux circon- stances : le célèbre Mayer habite Bergame ainsi que le vieux Davide. Marchesi et lui furent, à ce qu'il me semble, les Bemin de la musique vocale, de grands talents destinés à amener le rè- gne du mauvais goûl. Ils furent lés précurseurs de madame Ca- talaui, et Pacchiarotti, le dernier des Romains.

Mayer eût pu trouver un sort plus brillant, mais la reconnais- sance rattache à ce pays. Né en Bavière, le hasard Tamena à Bergame, et le chanoine comte Scotti l'envoya aii conservatoire de Naples, et Fy soutint plusieurs années; dans la suite, on lui offrit la chapelle de Bergame, et quoiqu'elle ne soit que de douze ou quinze cents francs, les offres les plus brillantes n'ont pu ratlircr ailleurs. Je lui ai ouï dire à Naples, où il a fait la can- i.ilc de Saint-Charles, qu'il ne voulait plus voyager; en ce cas, il ne composera plus. Il faut toujours en Italie que le composi- teur vienne sur les lieux étudier la voix de ses chanteurs et écrire son opéra. 11 y a quelques années que T administration de la Scala offrit dix mille francs à Paisiello; il répondit qu'à qua- tre-vingts ans Ton ne courait plus les champs; et qu'il enverrait sa musique. On le remercia.

Mayer, comme on le voit, est dû à la générosité d'un riche amateur; il en est de même de Canova, il en est de même de Monti. Le père de Monti ne lui envoyant plus d'argent, il allait


HOME, NAÏ'LKS Kï FLOHENCE. 4(ir»

quiller Rome en pleuraut*. il avait déjà arrêté son velluritio. I/avanl-veiile, il lit par hasard quelques vers à Tacadémie des Arcades; le prince Braschi le fait appeler : « Restez à Rome, contiDuez à faire de beaux vers, je demanderai une place pour vous à mon oncle. » Monti fut secrétaire des commandements du prince.

11 Irouva dans une maison un moine, général de son ordre, plein d'esprit et de philosophie ; il lui proposa de le présenter au prince neveu ; il fut refusé. Cette modestie si singulière pi- qua le prince : on usa de stratagème pour lui amener le moine, qui, bientôt après, fut le cardinal Chiaramonli.

Le patriotisme est commun en Italie : voyez la vie de ce pau- vre comte Fantuzzi de Ravenne, que Ton m'a contée à Bergamc ; mais ce patriotisme est dégoiltc de toutes les manières et obligé de se perdre en niaiseries.

A Bergame, Mayer et Davide dirigent une musique d'église, on leur donne un oro, c'est-à-dire une pièce d'or.

Le comte P*** me dit : c Bologne est la ville la moins avancée dans le marasme^ eUe mérile,d'être la capitale de l'Italie. Si, à la résurrection de ce pays, ou met la capitale à Rome, tout est perdu; les plus lâches intrigues attacheront la gangrène au gou- vernement. Le peu d'énergie qu'il y a à Rome est dans les fem- mes, qui rappellent souvent la Semproniade Salluste. »

17 juillet. — L'on nie présente à M. Morosi, directeur de la Monnaie; c'est un homme de génie dans le genre de M... L'hôtel de la Monnaie de Milan l'emporte sur tous ceux de l'Europe, Paris y compris, non-seulement par la simplicité des procédés, mais encore pour la beauté des espèces frappées. Les bords et le champ de la pièce étant relevés, les empreintes dureront deux ou trois siècles de plus que les nôtres. Ce matin, 17 juil- let 1817, l'on fabriquait des pièces de cinq et de quarante francs. Quel a été mon étonnement d'y voir encore l'effigie du ci-de- vant roi d'Italie! L'empereur François, étant venu à la Zccca (la Monnaie), trouva le portrait fort ressemblant et en fil compli- ment au graveur. Le millésime de ces monnaies est de 181 4.


J0<> ŒUVRES DK STENDHAL.


VILLA MELZI, SUR LE LAC DE GOME.


18 juillet. — Pour redoubler ma mélancolie, il fallait que je fusse engagé par cette jolie coutessioa Valcuza, dont j'ai connu le mari à Smolensk, à l'accompagner sur les lacs. Rien dans ' Tunivers ne peut être comparé au charme de ces jours brûlants d'été passés sur les lacs du Milanais, au milieu de ces bosquets de châtaigniers si verts qui viennent baigner leurs branches dans les ondes.

Ce matin, à cinq heures, nous sommes partis de Gomo dans une barque couverte d*une belle tente bleue et blanche. Nous avons visité la villa de la princesse de Galles, la Pliniana el sa fon- taine intermittente ; la lettre de Pline est gravée sur le marbre. Le lac devient, en cet endroit, sombre et sauvage ; les montagnes se précipitent presque à pic dans les eaux. Nous avons doublé la pointe de Balbianin, non sans peine, nos dames avaient peur ; cela est d*nn aspect aussi rude que les lacs d'Ecosse. En6n, nous • avons aperçu la délicieuse plage de Trame%%ina et ces char- mantes petites vallées qui, garanties du nord par une haute montagne, jouissent du climat de Rome ; les frileux de Milan viennent y passer l'hiver; les palais se multiplient sur la ver- dure des collines et se répètent dans les eaux. G*est trop de dire palais, ce n est pas assez de les appeler maisons de campagne. C'est une manière de bâtir élégante, pittoresque et voluptueuse, particulière aux trois lacs et aux colli di Brianm, Les monta- gnes du lac de Gomo sont couvertes de châtaigniers jusqu'aux sommets. Les villages, placés à mi-côte, paraissent de loin par leurs clochers qui s'élèvent au-dessus des arbres. Le bruit des cloches, adouci par le lointain et les petites vagues du lac, re- tentit dans les âmes souffrantes. Comment peindre cette émo- tion! Il faut aimer les arts; il faut aimer et être malheureux.

A trois heures, nos barques s'arrêtent dans le port (darsena) de la casaSommariva, vis-à-vis la villa Melzi. Nos dames avalent besoin de repos; trois officiers italiens et moi nous avions tourné au sombre ; nous laissons le reste de la troupe; nous tra- versons le lac en dix minutes; nous voici dans les jardins de la


ROME, NAPLES ET FLOREiNClE 407

villa Melzy, uous voici à la casa Ginlia, qui donne sur Tautre branche du lac, vue sinistre. Nous nous arrêtons à la villa Sfron- data, située au milieu d'un bois de grands arbres, sur le pro- montoire escarpé qui sépare les deux branches du lac : il a la forme d'un y (7) renversé. Ces arbres bordent un précipice de trois cents pieds, donnant à pic sur les eaux. A gauche, sous nos pieds, et de l'autre côté du lac, nous avons le palais Sommariva; à droite, YOrrido di Belan, et devant nous dix lieues de lac. La brise apporte de temps en temps jusqu'à nous les chants des paysans de l'autre rive. Nous avons ce soleil d*aplomb de l'Ita- lie et ce silence de Textréme chaleur ; seulement un petit ven- tieello de l'est vient de temps en temps rider la face des eaux. Nous parlions littérature, peu à peu nous discutons l'histoire contemporaine : ce que nous avons fait, ce que nous aurions dû faire, les folles jalousies qui nous divisèrent : « J'étais là à Lulzen.' — Et moi aussi. —Gomment ne nous sommes-nous pas vus ? » etc., etc.

Une conversation montée sur ce ton de franchise ne laisse pas dissimuler. Après trois heures rapides, passées au bord des précipices de la villa Sfrondata, nous voici à la villa Melzi. Je m'enferme dans une chambre du deuxième étage; là,- je refuse mes yeux à la plus beUe vue qui existe au monde après la baie de Naples, et, arrêté devant le buste de Melzi, tout transporté de tendresse pour Fltalie, d'amour de la patrie et d*amour pour les beaux-arts, j'écris à la hâte le résumé de nos discussions.

On ne peut plus, au milieu de la grande révolution qui nous travaille, étudier les mœurs d'un peuple sans tomber dans la poli- tique. La révolution qui commença en 1789, finira en 1830 par l'établissement universel des deux chambres, aussi bien en Eu- rope qu'en Amérique. Les Français seront alors regardés comme les fils aînés de la Raison ^ Tout le monde est jaloux de la

  • Par les profusions de Pilt, qui, en 1794, sauTèrent raristocratie, tout

Anglais qui n'a pas cent louis de rente est condamné, par sa naissance, au plus inévitable malheur : la faim, qui moissonné les ouvriers de Rirmin- ghara, en 1817, nous venge des horreurs de Commune^if franchie. (Voir les discours de M. Brougham.) Si les nations réfléchissaient, elles feraient banqueroute au pbis vite, et déclareraient que les dettes contractées par un prince ne sont pas obligatoires pour son successeur.


4U8 (KUVllES OE STENDHAL.

France; grande preuve de supëriorilë et peul-élre la seule boDoe, puisque la flatterie ne saurait la contrefaire. A Paris, la partie plate de la nation est la seule qui s*agite, la seule qui paraisse de loin ; on nous juge par nos Tracy, nos Gouvion- Saint-Gyr, nos Grégoire, nos Lanjuinais, nos de Broglie.

L'Italie morale est un des pays les plus inconnus ; les voya- geurs n'ont vu que les beaux-arts et n'étaient pas faits pour seu - tir que les chefs-d'œuvre viennent du cœur. Je voudrais parler de la littérature, mais je n'ai pas le temps. Le savant Ginguené, malgré sa bonne volonté, était encore un produit de l'ancienne éducation, et n'est pas à la hauteur de son sujet. Sismondi est travaillé par deux systèmes opposés; admirera-t-il Racine ou Shakspeare? Dans ses perplexités, il ne nous dit pas de quel parti est son cœur; peut-être n'est-il d'aucun parti. Son livre devait être YEsprit des lois des gouvernements successifs de l'Italie, et il y a eu dans ce pays-ci beaucoup plus de gouverne- ments que de lois, et le gouvernement y a toujours eu la cou- leur du gouvernant.

Le caractère italien, comme les feux d'un volcan, n'a pu se faire jour que par la musique et la volupté. De 1550 à 1796, il a été écrasé par la masse énorme de la tyrannie la plus soupçon- neuse, la plus faible, la plus implacable. La religion, venant au secours de l'autorité, achevait de l'étouffer : de là la défiance ; tout ce qui paraissait lui n'était pas lui.

Le 14 mai 1796 fera une époque remarquable dans l'histoire de l'esprit humain. Le général en chef Buonaparte entra dans Milan; l'Italie se réveilla, et, pour l'histoire de l'esprit humain, ritalie sera toujours la moitié de l'Europe ^

Hais ici je ne puis parler, mon portefeuille peut être saisi.


  • Après la chute de ce grand peuple incor.nu dont nous ne savons aulre

chose, sinon qu'il exista, l'Étrurie, la première, cultiva les arts et la sa- gesse. L'Italie a déplus l'âge d'Auguste et le siècle de Léon X. La pein- ture, la musique, la sculpture ne peuvent peut-être exister que là. Un jour rAmérique méridionale, après deux siècles de gouvernement repré- sentatif, ayant le soleil, la liberté et les rii-hesses, pourra rivaliser avec la terre du génie. Les cruautés de 1817 donnent de l'énergie aux Péru- viens.


ROME; NAPLKS ET FLORENCE. 409

Gomment s'est- elle réveillée? Quelles circonstances ont influé sur les pas de géant qu*a faits ce jeune peuple? Quels hommes ont réglé son destin ?

Quand Buonaparte entra à Milan, Tarchiduc Ferdinand d'Est, prince faible et aussi bon que peut Fêtre un homme faible, y était le timide préfet du* conseil aulique de Vienne. Une digue se rompait-elle, il fallait écrire à Vienne, et quand, au bout de deux mois, la somme nécessaire était allouée, le dommage était centuple; le conseil aulique le savait mieux que personne ; mais l'esclave est tellement vigoureux, qu'on ne saurait trop Tenchaîner.

Joseph II, tète étroite, élève de Raynal, venait de supprimer les moines et d'ôter à la noblesse tous les privilèges dont elle jouissait comme ordre. Toute Farmée italienne se composait alors de quatre-vingt-seize gardes de ville, habillés en rouge, qui faisaient le service dans Milan.

Cette capitale du plus riche pays de Funivers comptait quatre cents familles à cent mille livres de rente, et vingt à un mil- lion, qui ne savaient que faire de leur opulence. Tout était à vil prix à Milan, et un Italien n*a pas le quart des besoins d'un ha- bitant de Paris.

Ainsi, le général prince Belgiojoso, qui s'était gorgé d'or au service de F Autriche, faisait jeter tous les malins vingt Uvres de poudre dans un cabinet, et venait s'y promener un masque sur la figure ; il prétendait que c'était la seule manière d'être pou- dré convenablement; ensuite il passait dans son sérail, où de jeunes danseuses, vêtues comme la Vénus de Médicis, exécu- taient des ballets devant Son Excellence, Parini se moquait de lui dans il Matino, satire digne de Pope. Le prince voulait le faire bùtonner ; le gouvernement le protégeait. A côté de Pa^ rini, Beccaria et Verri éclairaient FËurope. Le soir, princes, savants, littérateurs, millionnaires, tous se trouvaient au théâ- tre. Marchesi, l'enchanteur, ravissait tous les cœurs. Les fem- mes portaient à la fois cinq portraits de Marchesi ; un à chaque bras, un au cou suspendu à une chaîne d'or, et deux sur les bou- cles de chaque soulier. Jamais les riches d'aucun pays n'ont mené une plus douce vie. Toutes les passions haineuses étaient

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410 CEUVRES DE STENDHA4..

exclues, presque pas de vanité, et comme alors les uobles étaient bonnes gens, le peuple partageait leur bonheur.

Chaque métairie, en Lombardie, produit du riz, du fromti^e et de la soie, dont on vend pour des sommes considérables; outre cela , elles ont toutes les productions des nôtres ; c'est un pays iuruinable, et tout y est pour rien. ,

Celte tranquillité voluptueuse commençait à dégénérer en apathie quand le coup de tonnerre du 14 mai vint réveiller les esprits. Les tranquilles Milanais ne pensaient pas plus à la France qu'au Japon.

Ce peuple, si loin de nous, par les idées, crut à la liberté, et s'en trouva plus digne que nous. Le corps législatif de Milan re- fusa à Buonaparte, dans tout Téclat de sa puissance (en 1806, je crois), une loi essentielle (Tenregislrement). Jamais corps lé- gislatif frauçais n'osera seulement regarder en face une telle in- convenance. Celui du royaume dltalie ne fut plus convoqué, et Buonaparte chercha là, comme en France, à masquer le despo- tisme par le culte de la gloire. A Marengo, ritalîe n'avait qu'un seul homme qui osât marcher au canon (le général Lecchi)*. Neuf ans après, à Baab, elle avait une armée de soixante mille hommes aussi braves que les Français. Elle avait un Almanach royal aussi gros que le nôtre, et tout plein de noms italiens.

Les routes étaient et sont vingt fois plus belles qu'en France. Tout s'organisait, tout marchait, les fabriques se multipliaient, le travail se mettait en honneur, tout ce qui avait de Tintelli- gence faisait fortune. Le moindre garçon pharmacien, travaillant dans Tarrière-boutique de son maître, était agité de Vidée que, s'il faisait une grande découverte, il aurait la croix et serait fait comte. Ce ressort, si approprié aux temps modernes, égalait par sa puissance celui qui porta jadis les Romains à l'empire du monde. Sous le gouvernement de Melzi, le royaume d'Italie fut plus heureux que ne l'a jamais été la France. Il marchait franchement à la liberté. Melzi aima tendrement cette source de tout bonheur : mais il avait les défauts de l'éducation ancienne, il manquait de vigueur. Il ne profita pas de Fannéç de sa vice-

  • Son combat à Varallo avec la Ié<rion de Rohan.


ROME, NAPLKS ET FLORENCE. 411

présidence pour créer de nouveaux intérêts. Au reste, le pou- vaii-ii? je le crois, car Buonaparte n'eut jamais de plan fixe : il était alors occupé de l'a France. Washington lui-même eût été embarrassé sur le degré de liberté politique qu'il convenait de confier à un peuple coupable de tant d'égarements, qui avait si peu profité par Texpérience, et qui au fond du cœur nourrissait encore tous les sots préjugés donnés par une vieille monarchie : c'étaient les Ilotes de cette monarchie qui avaient fait la terreur.

Au reste, aucune des idées qui auraient occupé Washington n'arrêta l'attention du César moderne ; ses vues étaient toutes personnelles et égoïstes. Donner d'abord au peuple français au- tant de liberté qu'il en pouvait supporter, et graduellement aug- menter l'importance du citoyen à mesure que les factions^au- raient perdu de leur chaleur et que l'opinion publique aurait paru plus éclairée, n'était pas l'objet de sa politique ; il ne con- sidérait pas combien de pouvoir on pouvait confier au peuple sans imprudence, mais cherchait à deviner de combien peu de pouvoir il se contenterait. La preuve qu'il avait la force né- cessaire pour établir la liberté, c'est qu'il put empêcher les réactions.

Tandis qu'il était plongé dans ce problème , pour peu que l'Italie lui eût fait peur, elle était libre. Melzi ne vit pas qu'une nation n'a jamais que le degré de liberté auquel elle force. Buo- naparte, rassuré, leva le masque et marcha au despotisme ; il essayait en Italie les mesures qu'il voulait pratiquer en France *.

Melzi vint pleurer la patrie dans la belle villa où j'écris ; il ne fallait plus qu'un instrument, et le comte Prina devint le Vas- concellos de son maître. Ce Piémontais fut un grand homme, plus grand que Colbert; car, comme lui, il a exécuté presque tout ce qui s'est fait de grand sous un despote ; et cela, malgré les intrigues de la cour du vice-roi et de tout le conseil d'Élat. Colbert est mort laissant d'immenses richesses : lorsqu'on eut lue Prina, le 21 avril 1814, on fut bien étonné de ne lui trouver pour trésor que les deux tiers des appointements qu'il avait

  • L*bisloire du royaume dltalie, de 1794 à 1814, est le phis beau sujet

des temps modernes : l'idéal s'y joint au positif.


412 ŒUVRKS l)K STENDHAL.

reçus. (Le comte Marescalchi m'a dit que toutes les pièces rela- tives aux assassins de Prina se trouvaient, eu j SI 7, dans les archives de la police de Milan. On sait leurs noms et leurs motifs. )

Mes jeunes officiers reprochent amèrement aux Français de ne pas leur avoir donné la liberté ; mais cela s'accordait-il avec les intérêts du maître? Les États sont entre eux comme les par- ticuliers. Depuis quand voit-on un homme faire la fortune d'un autre à propos de botte ? Tout ce qi?on peut espérer de mieux, c'est que les intérêts s'accordent.

Quant à moi, je pens*e que Buonaparte n'avait nul talent poli- tique ; il eût donné des constitutions libérales, non-seulement à ritalie, mais partout, et mis des.rois illégitimes comme lui, mais pris dans les f:iniillcs régnantes. A la longue, les peuples Tauraient adoré pour ce grand bienfait. En attendant qu ils le comprissent, leur force se serait usée à arracher une liberté complète et non à envahir la France. (On sent que dans cette supposition il ne pouvait être question pour l'usurpateur du grand principe qui assure maintenant le bonheur des peuples : la légitimité. On parle de ce qu'il y avait de mieux à faire dans une position mauvaise en soi.)

Le prince Eugène, si aimable dans le salon de la Malmaison, fut petit sur le trône d'Italie. Il dit une fois à son quartier géné- ral, sur risonzo, qu'il se moquait des poignards italiens : ce propos n'était que la plus grande sottise possible. D'abord il n*y avait pas de poignards; un seul Français a été assassiné depuis 1800; et en second lieu, quand ils auraient hérissé toutes les mains, depuis quand gouverne-t-on un peuple en linsuUant? Ce prince aimable, galant avec les dames, de la plus belle bra- voure et quelquefois général, avait si peu de racines dans l'opi- nion, que, depuis la chute de sa maison, il est venu passer trois jours à Milan. Il y fait autant d'effet qu'un lord anglais qui tra> verse la ville pour aller à Rome.

11 était dans son caractère d'être toujours mené; deux ou trois aides de camp avaient cet honneur, et ces messieurs étaient Français. Ce qu'il y a d'heureux, c'est que ces Français si odieux n'avaient jamais rien fait de bas ni de déshonorant.


ROME, NAPLES et FLORENCE. 413

Après la bataille de Leipsick, un homme de génie pouvait pré- parer eu Italie les éléments d'un trône : après Tabdicalion de Fontainebleau, il pouvait y monter, mais il fallait ouvrir le pa- rapluie et parler constitution. Les meneurs du vice-roi étaient même au-dessous de cette idée. Pour lui, il ne fut que chevalier français, le plus brave et le plus loyal des hommes; il avait offert à son bienfiûteur l'armée dltalic, que celui-ci eut Faveu- glement de refuser (février 1814).

Après l'abdication, le vice-roi songea enûn à la couronne. Il s'imagina qu'elle était entre les mains des sénateurs de Milan, et envoya un homme à lui acheter chez Manin, le premier bijou- tier de la ville, quarante-deux tabatières de vingt-cinq louis cha- cune, pour corrompre les quarante-deux sénateurs. Cette ma- nœuvre adroite fut sue dans Milan un quart d'heure après, et... Ici, mon copiste me regarde en riant : Monsieur, le temps pré- sent est Tarche du Seigneur. (A cette époque (avril 1814), le prince avait encore une très-bonne ligne militaire; on vient de rae répéter ce fait sur tous les tons. J'ai de nouveaux motifs pour ne point y croire. L'homme qui, après la retraite de Moscou, a fiût la campagne de Magdebourg, et, avec une faible avant-garde, a arrêté le débordement des Russes et des Prussiens furieux, doit être supérieur au rôle politique qu'on lui fait jouer ici. Le vice-roi' n'a jamais été parmi noits qu'un marquis français, disent mes officiers.)

Le hasard ayant interrompu en 1814 la marche de ce jeune peuple, que va devenir le feu sacré du génie et de la liberté? S'éteindra- t-il ? et Tltalie se remettra-t-elle à faire des sonnets imprimés sur du salin rose pour les jours de noces? Toutes mes pensées, tous mes regards ont été pour la solution de ce grand problème.

Il n'y a point eu d'émigration et presque pas d'acquéreurs de domaines nationaux. Là, comme parmi nous, la fusion des nobles avec la nation était à moitié faite eu 1807. Ce fut Buonaparte qui leur apprit qu'ils étaient quelque chose de mieux que de grands propriétaires. Maintenant que la guerre est déclarée, elle ne peut finir que dans la chambre des pairs.

L'Italie peut être éloignée de la gloire et du bonheur par des


414 ŒUVRES DE STENDHAL.

moyens donl on ne peut que parler. Telle est Tâme de ce peuple, que, dès qu'il sera heureux, il produira des chefs-d'œuvre, et voilà pourquoi il est plus près de mon cœur que les Américains, par exemple, qui, depuis qu'ils sont heureux, ne produisent que des dollars.

Une cause peut éloigner les Italiens de la perfection, et em- poisonner pour eux les bienfaits de la poudre à canon, c*estle pédantisme. Dans les arts de la pensée il faut étudier Tart, et sur-le-champ abandonner le maître et être soi-même. Les au- teurs italiens, qui sont presque tous prêtres, veulent à toute force continuer le Dante et Virgile. Gela fait deux sectes de pé-r dants, les pédants d'idées : Yerri, Micali, etc.; les pédants de style, Botta, Giordani, Rosmini, etc.

L'Italie reprochera toujours à son père de ne pas lui avoir donné une École polytechnique, où Ton n'eût admis que des jeunes gens nobles pour la plupart, et ayant douze cents francs de rente. On leur aurait enseigné Jérémie Bentham, Adam Smith, Say, Tracy, Cabanis, Malthus, Montesquieu ; on leur eût fait lire Corneille, Shakspeare, Molière, Schiller, Racine, Rous- seau, Uelvétius, Voltaire, Bossuet et les grands poètes na- tionaux.

Croit-on que les républiques du Mexique et du Pérou vont s'amuser à se traîner lentement de préjugé en sottise, et de sot- tise en erreur moins grossière, sur tous les progrès de notre lente civilisation, où chaque vérité a été achetée par dix ans de travail de l'auteur, et ensuite par six mois de Bastille?

I^on; leurs écoles se transporteront sur-le-champ à la frmi- tière de la science. Pourquoi apprendre la physique dans Nollet, si on peut la voir dans Biot? Leur jeune énergie partira du point où la vieille Europe est arrivée haletante de fatigue et rendue. Or, voilà ce que les pédants italiens ne veulent pas ; ils préten- dent qu'il ne faut rien apprendre que dans des auteurs nés en Italie et y habitant ^

  • Pallas quas condidit arces

Ipsa colat; nobis placeant ante oinnia silvse.

On voit que ce principe du mauvais goût est dans Virgile.


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 415

Monlesquieu disait de la Henriade : Plus Voltaire est Virgile j moins il est Virgile, Le grand génie qui entraîne les Ilaliens dans Terreur lui celui de tous les hommes qui Tabhorrenl le plus. Per- sonne ne fut plus lui-même que le Dante; mais comme Àlfieri manquait un peu d'esprit, il n'a pas vu cela, et à sa suite se pré- cipite toute la jeunesse italienne.

L'Italie, ne pouvant plus espérer cette École polytechnique qui aurait mis la noblesse du côté des idées libérales, il lui faut faire son éducation, mais la faire avec les gens les plus différents (Telle-même. Cela facilitera le moment du départ *.

Elle jest du Midi, il lui faut des maîtres du Nord ; elle est émi- nemment catholique, il lui faut des maîtres protestants; elle a dans le sang trois siècles de despotisme, il lui faut des maîtres constitutionueb : tout cela lui indique TÉcosse et TAngleterre. Les Français lui ressemblent trop ; elle ne doit prendre que les livres indispensables pour ne pas tomber dans la philosophie ridicule de la sympathie, qui donne pour base à nos volontés autre chose que le plaisir du moment. A cela près, le régime anglais est le seul sain pour les Italiens, parce qu'après avoir appris à exprimer leurs idées et à tirer des pensées des cir- constances qui les entourent, dominés par les différences de climat et d'organisation, ils enverront un jour leurs maîtres à tous les diables * et oseront être eux-mêmes.

Or, c'est ce qui n'arrivera jamais tant qu'ils étudieront Horace et Virgile; le Dante et Machiavel sont surtout dangereux. Ces hommes immortels ont vécu dans une république, et comme c'est tout ce qu'ambitionne Tltalie, les jeunes gens ne peuvent, sans une force d'originalité bien rare à vingt ans, renoncer à les imiter.

Une nation n'est heureuse que quand il n'y a plus d'autres in- térêts contradictoires dans son sein que ceux nécessaires au maintien de la constitution. Elle n'est éclairée que quand il y a des millions de gens médiocres instruits suivant des méthodes judicieuses ; enfin elle n'a jamais que le degré de liberté que la

  • Terme de chimie.
  • Voilà ce que j'appelle l'opération du départ.


4.0 ŒUVRES DR STKNDflA!..

fermeté de son caractère et ses lumières forcent à lui donner. L'Italie est plus près de la liberté, parce qu'elle est infiniment moins dupe de Thypocrisie ; elle croit tous les hommes en pou- voir méchants et leur dit : Prouvez le contraire. Elle doit tendre à se donner rapidement des lumières. Pour cela, il faut com- mencer par souffrir la vérité. Tous les livres imprimés dans ce beau et malheureux pays, depuis Tan 1600, peuvent se réduire a dix volumes.

Voilà la triste vérité qu'il faut que les jeunes Italiens suppor- tent; mais ils n'en sont pas encore à ce premier pas. Je crains bien que pendant cinquante ans encore ce mot u'excile que de la colère ; il est dur de se dire à vingt ans : « Tout ce que je sais ma été enseigné par des gens qui avaient le plus pressant intérêt à me tromper. 11 faut refaire toutes mes idées sur tout. »


20 juillet. — Nouvelle conversation avec mes officiers italiens dans le bateau ^ Milan l'emporte sur Bologne. Gomme individus, les Bolonais l'emporteraient peut-être ; mais :

1<* Milan est plus grande ville (130,000 âmes), et, partant, beau- coup plus de sottises y sont méprisées, et l'exemple des temps passés y a moins de force. 11 y est déjà ridicule de parler de ses affaires d'intérêt.

S*" Milan a été quatorze ans la capitale .d'un vaste royaume ; on y a vu les grandes affaires de prés et le jeu des passions. Pendant ce temps-là, Bologne était jalouse ; il est vrai que, dans cette mauvaise carrière, elle montrait de l'énergie. Elle se révol- tait (1809).

' 5° Milan est près de la Suisse, qui fournit des livres à la haute société ; il y a un exemplaire du Moming-Chronicle qui coule trois mille francs au moins au noble qui le fait venir. Il y a dix ans, on n'eût pas trouvé deux personnes qui lussent les jour-

1 II faut remettre toute idée claire sur Thistoire d'Jlalie, depuis vingt ans, au jour où les délits de la presse seront jugés par douze jurés ayant chacun trente mille liTres de rente. Jusque-là, restons dans le vag^e Voyez l'ouvrage de M. Benjamin Constant sur les jugements de 1817.


I\0ME, NAÏM.KS ET FLORENCE. 417

iiaux ; actuellement, on voit les domestiques qui vont les cher- cher au bureau les lire dans les rues.

L'éducation de quatorze ans (1800 à 1814), donnée par hasard sous un despote qui ne, craignait au monde que l'éducation, y avait produit des héros. Qu'aurait-ce été de l'éducation donnée par un prince philosophe ! Tout ce qui est grand a des droits particuliers sur le cœur de ce peuple. Beaucoup plus méfiant que les Français, il est meilleur juge de la grandeur dans ses princes. Un demi-siècle de Tordre de choses qui l'a si rapide- ment élevé en quatorze ans n'aurait pas remué une autre na- tion. La Lombardie se regarde pour le degré de liberté publique comme un appendice de la France; on y suit avec le plus vif intérêt les discussions de nos chambres.

La fièvre du mécontentement brûle ce pays-ci comme tous les autres; cependant je les ai priés de considérer trois petites choses :

l*" Dans tout le royaume d'Italie, depuis 1814, il n'y a eu que vingt-trois personnes d'arrêtées;

2« 11 n'y a pas eu Tombrc d'une réaction, pas une goutte de sang. Le gouverneur Bcllegarde jetait les dénonciations au feu ;

5^ Ils ont pour gouverneur un homme d'esprit de l'école de Joseph II, c'est-à-dire nullement dupe des prêtres et des nobles. Un curé de Milan s'avise de faire faire des miracles par un jeune homme; le gouverneur, voyant le but des miracles, les envoie tous deux en prison. «Je pense bien, leur dit-il publiquemenl, que demain Ton vous trouvera en liberté ; ce petit miracle de plus ne vous coûtera rien et sera très-utile pour confondre les incrédules; quant à moi, je m^ngage à ne plus vous faire ar- rêter. »

Il est vrai que tous les deux liiois quatre-vingt-cinq chariots chargés d'argent partent pour Vienne sous bonne escorte et que la Lombardie ne jouit plus de l'espèce de constitution que lui avait donnée Marie-Thérèse,

PLINIANA.

21 juin. — Nous voulons revoir la Pliniana; il y fait si frais!


418 ŒUVRES DE STENDHAL.

La contessina Â^* me parle des arts ; mon altention est tellemeui absorbée que si Ton m'eût demandé « Où êtes-vom ?» je n'aurais su que répondre. — La femme qui a eu quatre amants, et qui a aimé passionnément, ne sait pas en France, parce que per- sonne ne le lui a dit, qu'elle est tout près des arts, et qu'il faut jeter au feu, au plus vite, tous les traités pédantesques qu'îm- priment les gens de TAcadémie. — Mais je prévois une objec- tion invincible ; quelle est en France la femme qui a eu quatre amants?

En France, défaut d'originalité par le despotisme du ridicule et d*une grande capitale. Ici, Brescia, qui est à vingt lieues de Milan, ne songe pas plus à imiter Ittilan que Philadelphie. Toutes les familles, toutes les aventures galantes se connaissent d'une ville à Fautre; mais pas la moindre trace d'imitation.

MONTICELLO.

23 juin. — De Como, nous allons à Lecco; mauvais voyage; le paysage ne signifie rien. Nous venons à Monticello ; vue admi- rable de la casa Gavaletti. Je n*ai jamais rien rencontré de sem- blable; à rhorizon, on aperçoit le dôme de Milan, et plus loin, une ligne bleue dessinée dans le ciel par les montagnes de Parme et Bologne. On est sur une colline; à droite, vue superbe, plaine fertile et rochers, deux ou trois lacs ; à gauche, autre vue magnifique, et qui, dans tous ses détails, est l'opposé de la première; des collines, la madona di Montevecchio; en avant, on a cette belle Lombardie avec tout le luxe de sa verdure et de ses richesses, un horizon sans bornes, et l'œil se perd à trente lieues de là. Dans les brouillards de Venise : c'est la con- tre-partie de la vue de San Michèle in Bosco. Dans ce ciel im- mense, on aperçoit souvent une noire tempête avec ses ton- nerres mugissants dans un coin de cinq à six lieues, tandis que tout le reste est serein. On voit la tempête s'avancer, reculer, s'anéantir, ou en peu de minutes elle vous environne. L'eau tombe à torrents; des tonnerres affreux ébranlent les édifices ; bientôt l'admirable pureté de l'air vient augmenter les plaisir»,. Tout cela vient de nous arriver depuis deux heures : mainte-


ROMi:, NAPLES ET FLORENCE. 419

nant» nous distinguons les fenêtres d'une maison à huit lieues d'ici. — Politesse noble du propriétaire, ancien écuyer du roi dllalie. Nous sommes arrivés chez lui comme une bombe, comme des enfants qui s'approchent d'une image.

24 juin. — Nous couchons à Monza. Mauvaise architecture du palais. Jardin insignifiant. Nous allons à Varèse, petite ville, dont toutes les maisons se sont, depuis dix ans, transformées en palais.

Nous allons au Casino. — Politesse extrême des habitants de Varèse ; ils nous mènent à une Accademia que madame Gras- sini donne à se» compatriotes. Elle chante Ombra adorata aspetta et le duelto Svenami des Horaces: on pleure et le cœur applau- dit. Il y avait là les plus jolies femmes de Milan, entre autres madame Lilta, née à Gênes, d'une famille alliée dans le trei- zième siècle à celle de B*** ; superbes figures des officiers ita- liens; pâleur extrême; grands yeux noirs, moustaches et che- veux châtains, cravates noires, traits antiques, simplicité et bonhomie dans les manières dont on ne peut avoir même Tidée eu France. Je vois qu'ils sont presque tous in seiTitUy mot du pays fort expressif. Chacun est avec sa maîtresse. — Je suis présenté à ce brave général Severoli qui a perdu une jambe contre cet indigne Murât, quand il attaquait son bienfaiteur ; je vois le général Bertoletti, si connu en Espagne ; Monti, le plus grand poète d'Italie * ; le jeune Melzi, héritier d'un grand nom, et, dit-on, digne de son oncle.


  • Outre la Bassviglianay on lui doit la meilleure traduction de Viliade

qui existe et quatre volumes de beaux vers qui un jour seront bien étonnés de se trouver ensemble. Ce n'est pas par modestie que Virgile voulait, en mourant, qu'on brûlât son Enéide; les plus beaux morceaux en étaient déjà connus. Quelle différence pour sa gloire si tout ce qu'il y a de faible pour sa gloire manquait ! Pour bien écrire l'italien, il faut commencer par savoir supérieurement le latin. Voilà deux idées que je dois à ma présentation à ce grand poëte. Il m*a paru avoir la haine la plus ortho- doxe pour le genre romantique, et, quand il a été grand, il a été roman- tique. Il nous dit un sonnet sur les désastres de la campagne de 1813, où il rappelle l'idée .de Judas, treizième apôtre. On voit que l'auteur a été éfëvé à Rome. Né dans un pays plus généreux, il eût quelquefois fait parler son âme.


-420 ŒUVRKS DE STENDHAL.

Milan est la capitale de la littérature en Italie. Mais au dix- neuvième siècle, qu'est-ce qu*une' littérature sans liberté? On y imprime beaucoup de livres de médecine, et de temps en temps quelque traduction du français. On a osé y faire paraître, mais avec bon nombre de noies atténuantes, Tracy, Scblegel, Corinne, V Allemagne, Il y a deux journaux littéraires; cela est aussi amu- sant que le Magasin encyclopédique; les hommes sont très-su- périeui-s aux livres.

Le soir, nous montons à la Madona del Monte ; ce sanctuaire doit avoir coûté bien des millions. J'écris ceci à Tauberge de Berinetti; nous sommes fort bien. En montant, plusieurs ânes se sont abattus sur ces pavés glissanls, et nos dames ont fait des chutes qui n'ont été que plaisantes; nous nous arrêtions à tout moment à quelqu'une des quinze ou vingt chapelles pour nous retourner et jouir de la vue. Ensemble magnifique ; au cou- cher du soleil, nous apercevions sept lacs. Croyez-moi, mon ami, on peut courir la France et l'Allemagne sans avoir de ces sensations-là. Parmi nous, il y a deux Français qui s'ennuient, car personne n'écoute leur esprit ; un Anglais qui à tout moment tire son carnet et arrête les paysans pour avoir l'orthographe précise du nom de l'endroit; cinq ou six officiers à demi-solde, silencieux, et cinq femmes dont deux au moins de la beauté la plus noble, la plus simple, la plus touchante. N'ayant pas le temps d'être amoureux d'aucune d'elleS; je le suis de 1 Italie. Je ne puis vaincre ma mélancolie de quitter ce pays. Je vois d'ici le lac Majeur sur les bords duquel m'attend ma calèche. — Partie charmante, parce que, à 1 exception de nos gens aima- blés, nous sommes à notre aise ensemble.

Ce soir, Berinetti nous a dit qu'un des frères du couvent lou- che de l'orgue. Nous passons deux heures dans son église, nous lui indiquons quelques morceaux de Mozart Voilà de ces sen- sations que j'allais chercher à Naples, et qui rendent muet pen- dant huit jours.

25 juin. — Nous pénétrons dans un couvent noble, situé sur ce rocher isolé. — Politesse de madame Staureugfai, l'abbesse, je crois. Les marches dans l'intérieur du couvent sont en*ma]^ bre noir ; je remarque qu'elles sont presque entièrement usées


UOME, INAPLfciS ET FLOHKKCE. m

par les souliers de corde de ces pauvres religieuses. Que de beaux yeux ont brillé en vain et perdu leur éclat dans celte pompeuse prison ! — Nous allons pêcher du pesce perrico sur le lac de Varèse, de là à Palanza. Nous prenons une barque et nous voici aux îles Borromées.

A Palan/.a, sur le lac Majeur, je rencontre un exilé. Admira- ble modération de ses idées ; il est vingt fois moins exagéré que les gens du pays. — On devrait faire en France des lois qui con- sidérassent le citoyen par la quantité (T impôt qu'il paye. Ainsi, tout homme payant mille francs, pourrait publier un pamphlet par an, sans être soumis à d'autre justice que celle du jury. En suivant cette idée, on pourrait parvenir à diminuer le nombre des procès; on protégerait le ciloyen contre sa propre colère. — On pourrait ne soumettre qu'au jury les journaux publiés en langue étrangère.

ILES BORROMEES.

28 juin. — Nous y sommes depuis deux joui^, je n'en puis rien dire : sinon qu'on m'y eût appris que je venais d'obtenir le plus beau grade, que je ne me serais pas seulement donné la peine d'ouvrir la lettre.

Nous allons voir le colosse de Saint>Gharles, près d'Aroua. Au retour, je prends une barque, et je vais à Belgirate, à un quart d'heure des îles; j'y trouve ma calèche, et je passe le Simplon comme un enfant.

GENÈVE.

4 juillet. — On vient de me raconter que le grand et le petit Conseil de la république s'étaient assemblés pour prendre en considération les malheurs qui pourraient trouver leur source dans le manque de subsistances. La question a été débattue sé- parément dans les deux Conseils, avec cet esprit de calme et de pnidence et cette liberté de pensées qu'on trouve rarement ail- leurs que dans les républiques. Les magniûques Conseils n'ont point dédaigné les lumières du siècle ; ils ont consulté un ou- vrage justement célèbre (MaUhu8),qui a trouvé un digne traduc-


422 ŒUVHKS DE STKiNDHAL.

teur dans le corps si respectable des professeurs de Genève. Ils ont cherché à se garantir surtout de cet esprit de légèreté qui a causé tant de malheurs chez une nation voisine^. Après trois semaines de délibérations assidues, le grand Conseil , considé- rant qu'il est urgent de pourvoir à la disette, a décrété qu'à compter de ce jour le spectacle serait fermé (historique). Con- sidérant de plus que ce n'est pas tout faire que d'assurer Tarri- vage des grains, mais qu'il faut encore donner à la classe ou- vrière et malheureuse les moyens de s'en procurer à des prix qui ne soient pas au-dessus de ses moyens présumés, les Conseils ont décidé que le fastueux monument en brique élevé à la mé- moire de Jean-Jacques Rousseau dans la rue où il est né serait démoli sans délai ;

Que cette rue, nommée Jean-Jacques Rousseau pendant l'usur- pation, reprendrait le nom ancien et si respectable de rue du Chevelu.

Le 5 juillet. — Je voudrais bien savoir quel est le voyageur qui a dit le premier qu'il y avait de la liberté en Suisse. A Ge- nève, à Berne, vous avez quatre cents surveillants dont chacun veut faire parade de son pouvoir. Si vous les choquez par la manière de mettre voire cravate, ils vous persécutent. Chose ri- dicule à dire. Je crois qu'on est plus libre à Paris (août 1817) ; je ne dis pas en province. Nos philosophes ont assez déclamé contre cette ville de boue et de fumée. Quelle voix éloquente s'élèvera pour nous montrer que les grandes villes forcent l'homme et les gouvernements à plusieurs vertus^. Dans les arts le vrai beau ne peut naître que là. Je n'oublierai jamais la mu- sique de Genève ; c'est un des spectacles les plus singuliers que m'ait donnés mon voyage ; ces jeunes femmes posant leur tricot, s'approchent du piano, et se mettent à chanter les duos passion- nés des grands maîtres !

  • Ce sont les propres termes de la proclamation aux habitants de la

partie du pays de Gex réunie à la république.

  • Le style du mérite d'un homme suit la proportion ^du nombre d'ha-

bitants de sa ville. Un homme simple et grand comme Roum est perdu dans une ville de dix mille âmes. Un sot vernissé doit, au contraire, cher- cher une telle ville. Son habit répond pour lui.


ROME, NAl'LES ET FLORENCE. 423

6 juillet. — On me raconte qu'il y a eu, cet automne, sur les bords du lac la réunion la plus étonnante ; c'étaient les états généraux de Topinion européenne. Pour que rien n'y manquât, .on y a vu jusqu'à unR***, qui peut-être y a pris quelques leçons de savoir-vivre. Âi-je besoin de nommer le personnage étonnant qui était comme Tâme de cette grande assemblée? A mes yeux, ce phénomène s'élève jusqu'à l'importance politique. Si cela du- rait quelques années, les décisions de toutes les académies de l'Europe pâliraient ^. Je ne vois pas ce qu'elles ont à opposer à un salon où les Oumont, les Bonstetten, les Prévôt, les Pictet, les Romilly, les de Broglie, les Brougham, les de Brème, les Schle- gel, les Byrou discutent les plus grandes questions de la morale et des arts devant mesdames Necker de Saussure, de Broglie, de Staël.

Les auteurs écriraient pour être estimés dans' le salon de Gop- pet. Voltaire n'a jamais eu rien de pareil. Il y avait sur les bords du lac six cents personnes des plus distinguées de l'Europe : l'es- prit, les richesses, les plus grands titres, tout cela venait cher- cher le plaisir dans le salon de la femme illustre que la France pleure. On osait plaisanter un grand prince*.


10 juillet. — Je trouve plus d'idées nouvelles dans une page anglaise que dans un in-octavo français. Rien ne peut égaler mon amour pour leur littérature, si ce n'est mon éloignement pour leurs personnes. Si vous faites une prévenance à un An- glais, il en profite pour placer un signe de hauteur. Timides en société avec tout ce qui passe pour supérieur, ils sont presque insolents avec tout ce qui a l'air de céder. 11 faut être juste, il y a chez ces gens-là un principe de malheur; ils tirent du venin des choses les plus indifférentes^ Ce sont les plus insociables des hommes, et peut-être les plus malheureux. En Italie, TafiFaire de Gênes a commencé à en dégoûter. Leur incroyable mesquinerie

  • L'Académie française est une loi contre la Ubertc de la presse.
  • Lorsc^u'on ne peut éteindre une lumière, on s'en laisse éclairer:


/


434 ŒliVUES Dt STbJîDHAL.

achève de les faire mépriser même des garçoDs d'auberge ^ Si j'entre dans des délails bas, ce sont les couleurs du tableau. A Naples, ils se faisaient dire des sottises tout haut par les gar- çons du restaurateur Villa, en leur offrant gravement, après dî- ner, un sou ou deux. A Monza. ils se font montrer la couronne de fer, ce qui exige un petit cérémonial et occupe dcuK gar- diens pendant une demi-heure, ils donnent vingt-cinq centimes; je viens de lire ce passage de ma lettre à quatre Anglais de VHigh'life, en les priant d'attaquer la véracité de mes assertions : ce qu'ils n'ont pu faire. Pour être considéré d'un Anglais, il faut jouer au plus froid. Lavater seul indique ce procédé; on le lit sur leurs figures de bois. L'Anglais est comme le provincial en France; ne jamais paraître intéressé parce qu*on lui dit*.— Toute ville au-dessous de cinquante mille âmes n est pas digne de mon attention. Il faudrait y passer trois mois pour arriver jusqu'au vrai mérite, s'il y en a. Les habitudes repoussent le voyageur. La seule démarche désoccupée des gens d'une petite ville me conduit à la poste pour demander des chevaux. Us n'ont pas de motif pour agir vite. Lausanne est la seule exception pour moi.

Le 20 juillet. — Avant de quitter tout à fait , du moins par mes souvenirs, la terre du génie pour m'enfoncer dans le som- bre septentrion, il faut que j'écrive deux ensembles d'idées : 1<» une étude faite d'après une bande de voleurs du pays de Na- ples ; 2o l'état du Parnasse musical italien. Je n'ai pas le teaips d'écrire l'enterrement de la princesse Buoncompagni, à Rome , et mon étonnement mêlé d'horreur lorsque je trouvai à Téglise des Apôtres cette jeune et superbe femme de dix*neuf ans, avec du rouge, couchée sur son catafalque, et entourée de sept à huit prêtres à moitié endormis, vers minuit.

L'Église cherche tous les moyens d'augmenter l'horreur de la

  • Si c'est un devoir d'être poli, il est niais de ménager les insolents,

^f. Scolt, lord Blainey, le prêtre Eustace, ont dit sur les Français des choses plus fortes et qui ne sont pas fondées sur les faits. Eustacc appelle le Musée du Louvre une écurie. Gela va bien aux gens qui ont placé leurs pautres marbres d'Elgin sous un hangar.

  • Ils font trop de mouvement pour avoir beaucoup d'esprit.


nO^JK, NATLKS i:T FLUUENCt. 425

mon. Elle a rëussi, du moins pour moi. La mort, qui sur le cham]) (le bataille ne m'avait jamais paru qu'une porte ouverte ou fer- mée, et qui, tant qu'elle n*estpas fermée, est ouverte, me pour- suit d'une image horrible depuis que j'ai vu cette figure céleste avec son rouge. Que dirais-je de l'horreur du lendemain, lors- que, à la nuit tombante je la vis portée dans les rues, étendue sur un lit de repos, et toujours la tête découverte? Le jeune prince Buoncompagni l'avait épousée par amour, et la famille, qui ne l'avait pas voulu reconnaître, venait de pardonner depuis peu. Elle avait été longtemps réfugiée dans un couvent; leurs amours furent toujours malheureuses. C'est un des plus sombres souvenirs que je rapporte d'Italie.

PARNASSE MUSICAL d'iTALIE EN 1817.

Madame Catalani, — MM. Galli, — Crivelli, — Tacchinardi,

— Velulti, castrat, -• Davide, le fils.

Ténors. Nozzari, — Roncoui, — Donzelli, — Mouelli, — Bonoldi, - Curioni, — Pasla, — Ambrogetti.

Cantatrices. Mesdames Correa, -— Festa, — Fabre, — • Colbran, — Cha- brand, — Bassi (la comtesse), — Bassi (Eleouora), — Manfre- diui, — Belloc, — Pasta, — Crespi-Bianchi, — Ester Monbelli,

— Abna Monbelli, — Eiser, — Bonini, — NapoUon, — Liparini Morandi, — Camporesi, — Paer, — Marcolini (fedele).

Contr altos. Mesdames Grassini, — Gaforini, — Malanotti.

Chanteurs bouffes. De Grecis, — Zamboni, — Paccini. — Bassi, — - Casaciello,

— Liparini, — Marcolini, — Giorgi.

Basses mezzo-caratere, Pellegrini, — Remorini.

Vétérans. Pacchiarotti, — Marchesi, — Crescentini, •— madame Bel- lington.


'r26 ŒUVRES DE STENDHAL.

Nota, Les quartiers généraux dés gens de ihéâtre sont Milau et Bologne. Une centaine de noms médiocres, que je ne transcris pas, ne trouvent d'emploi que dans le carnaval. L'admirable Grivelli et madame Gamporesi sont à Londres. En 1817, TOpéra de Londres a été aussi bon que celui de Paris est mauvais. L'^l- ■ gnese, Don Juan et la Clemenza di Tito y ont été exécutés aussi bien qu'à Milan. Le charme a été si fort, que ce spectacle est devenu à la mode. La salle est une antique copie de celle de Milan. Chaque loge coûte deux cent cinquante guinées pour soixante-deux représentations, et le billet de parterre douze francs. L'orchestre est assez bon, les décorations presque aussi mauvaises que celles de France, les vêtements mesquins. On dit que Tannée prochaine on fera venir un peintre de Milan, Fuenles ou Sanquirico. Pour la musique, Londres est plus sur la voie que Paris. Les Anglais- n'ont pas de métalent. Us ont un goût passionné pour entendre chanter; mais ils aiment également Iç bon et le mauvais. Nous n'en sommes pas encore là en France.

COMPOSITEURS.

Rossini, né à Pezzaro vers 1793, Tancredi, Vltaliana in Al- gieri, il Turco in ItaUUy telle, la Cova^cenere (Cendrillon), la Gazza ladra, etc., — Pavesi, — Zingarelli, — Fioravanti, — Mayer, — Winter, — Weigl, — Le chevalier Carafa, — Paccini fils, — Mosca, — Mosca (Joseph), — Generali, — Farinelli, — Nazolini, — Coccia, •— Orlandi, — Gnecco, Piémontais, mort, avait plusieurs parties de Thomme de génie , ~ Paganini, violon génois, égal aux Français pour Texéculion, supérieur pour le feu et Foriginalité.

PRAMCFORT-SDH-LE-MEIN.

28 juillet. — Mon congé était originairement de quatre mois; mais comme je n'ai rien à faire dans ma place, on Fa prolongé de deux mois et demi. Ainsi je savais bien que j'étais en retard; mais j'espérais, parce qu'on espère quand on est heureux. De- puis huit jours le cœur serré par la laideur du Nord, je voyais les choses plus en noir; ce matin j'ai trouvé, en arrivant, des lettres des ministres ; c'est tout ce qu'il y a de plus malheureux.


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 427

Non-seulement les ministres sous les ordres desquels je suis pa- * raisseut irrités, mais le ministre qui m*aime paraît dégoûté de me protéger. Au milieu de tout cela, j'ai manqué une distinction à laquelle j'avais toutes sortes de droits» et qui seule depuis trois ans maintenait mon ambition vivante.

J'ai couru tout Francfort; ces petites maisons de bois avec le premier étage avancé de deux pieds sur la rue, ces animaux grossièrement sculptés en bois sur les boutiques, le gothique pauvre des édifices, le soleil voilé, tout me dit que les beaux jours de Tltalie sont finis pour moi. Au lieu de beaux-arts, je vais être condamné à entendre parler de nouveau de cet éternel traité de Westphalie. — Il faut Tavouer franchement, c'est un des moments les plus malheureux de ma vie. Il y a tous les dé- tails; par exemple, des collègues que je méprise ont obtenu les distinctions dont je suis plus éloigné que jamais. Ma réputation de mauvaise tête va être augmentée, et tout ce qu'il peut y avoir de bon en moi me sera compté comme faute ! Il faudra cent dî- ners, en bas de soie, avec des sots à rubans, et cinq cents par- ties de whist avec de vieilles femmes pour faire oublier un peu mon équipée ; et, pour comble de malheur, pas la moindre iilu- siou; sentir que ces gens-là sont des sots, que dans dix ans ou les méprisera tout haut, et cependant perdre ma vie avec eux : je suis très-malheureux^.

J'y ai réfléchi, je recommencerais mon voyage si c'était à re- faire : non pas que j'aie rien gagné du côté de l'esprit ; c'est rame qui a gagné. La vieillesse morale est reculée pour moi de dix ans. J'ai senti la possibilité d'un nouveau bonheur. Tous les ressorts de mon âme ont été nourris et fortifiés ; je me sens ra- jeuni. Les gens secs ne peuvent plus rien sur moi; je connais la terre où l'on respire cet air céleste dont ils nient l'existence; je suis de fer pour eux.

NOTES.

Le comte Alfieri, né à Asti en 1749, mort à Florence en 1803, a laissé yingt-deux tragédies :

  • L'auteur, qui n'est plus Français depuis 1S14, est à un service

étranger. {Note de la première édition.)


428 ŒUVRES DE STËiSDUAL.

Felippo, 1789, scène, le palais de Madrid.

Polinice, scène, le palais royal de Thèbes.

Antigotie, représentée à Rome en 1782; scène, le palais de Thèbes.

Virginie, scène, le Forum à Rome.

Agamemnon, scène, le palais d'Argos.

OresiCy scène, le palais d*Argos.

Rosmunday scène, le palais des rois lombards, à Pavie.

Octavie, scène, le palais de Néron, à Rome.

Timoléoriy scène, la maison de Timophane, à Gorinthe.

Mérope, scène, le palais de Mécène.

Marie Stuartf scène, le palais d'Edimbourg.

La Conjuration des Pazù^ scène, le palais du Gouvernement, à Florence.

Don Garcia, scène, le palais de Côme V\ à Pise.

Saûl, scène, le camp des Israélites, à Gelboë ; tragédie mêlée de musique.

Agis, scènes, le Forum, et ensuite la prison publique de Sparte.

Sophonisbe, scène, le camp de Scipion, en Afrique.

L Ancien Brutus, scène, le Forum.

Mirrha, scène, le palais de Cynore, à Chypre.

Brutus Second, scènes, le temple de la Concorde et la curie de Pompée, à Rome.

Alceste Première, traduite du grec.

Alceste Seconde.

Cléopâtre, première tragédie de Tauteur retrouvée depuis sa mort.

Comme le grand Corneille, il a faitTexamende chacune de ses pièces. L'édition complète de ses œuvres a trente-neuf volumes in-8° ; à Padoue, chez Bettoni.

Je supplie que Ton ne juge pas de ces chefs-d'œuvre par la traduction française qu'on vend à Paris; c'est le perruquier du coin traduisant Tacite.

Je viens de passer la soirée avec une douzaine d'enthousiastes du Dante, qui me l'ont gâté de toutes leurs petitesses. Ils voient tout dans le Dante, par exemple, une plus grande variété de


ROME, NAPLtS ET FLORENCE. 429

caractères que dans Shakspeare. Ils criaient à lue-lête et tous ensemble. Ici, tout ce qui peut être quelque chose est imitateur du Dante. Jamais engouement ne fut moins absurde : mais son style sublime encourage le défaut qui corrompt toute Tltalie ; îine misérable enflure vide de pensées.

On voit que la même cause de décadence règne à peu près également des deux côtés des Alpes. Chez nous, Tenflure tendre et niaise des souyenirs gothiques. En Italie, Tenilure énergique et républicaine des souvenirs romains. On nous prêche les Ro- gations et leurs touchantes processions ; en Italie, c'est la honie d'être asservi par les barbares.

Au reste, mes Italiens m'ont fort bien prouvé que, comme style tragique, le Dante est souvent fort supérieur à Racine. — Quoi donc! on aurait eu meilleur goût à Florence, en 1300, qu'à la cour de Louis XIV, en 1660? — Oui, par la simple raison que Florence était vertueuse et républicaine, et qu'il fallait être spi- rituellement bas à la cour du grand roi ^

— Chose évidente pour moi, les êtres qui sentent la musique sont séparés, par l'immensité, de nos littérateurs élèves de TUni- versité de Paris.

— Plus un Français est aimable, moins il sent les arts.

— Manque de chaleur et affectation, voilà ce qu'on trouve en musique dès qu'on quitte l'Italie.

LE SOLDAT ITALIEN. — ÉTODE.

Je remarquai près d'Osimo un homme' couvert de haillons, mais d'une taille magnifique, qui travaillait dans un champ. La fierté et la force de ses mouvements annonçaient un militaire. Eq effet, c'est un sergent de grenadiers du huitième d'infanterie, presque tout composé de Romains. Il était élève en sculpture; il déserta, fut pris, et allait être condamné au boulet, lorsqu'il fut sauvé par l'intendant de la couronne, à Rome, un des hommes les plus faits pour faire chérir le nom français. Je passe cinq

  • a Dieu m'a fait la grâce, madame^ en quelque compagnie que je me

sois trouvé, de ne jamais rougir de l'Évangile ni du Roi. » (Lettres de Hacine à moderne de Mavntenon,) Comparez cela aux Mémoireê de Caponi.

24.


430 ŒUVRES DE STENDHAL.

heures avec mon grenadier; je voulais voir Tintérieurde ces cerveaux italiens qui ont connu la gloire, quoique fils de la supen^tition. H me montre, dans sa chaumière, son uniforme en- tier; il met du blanc sur sa bufOeterie tous les dimanches. Plu- tôt que d user la moindijb partie de son uniforme, il aime mieux paraître couvert de haillons, et les jambes nues et brûlées du soleil, comme tous les paysans italiens. J'acquiers sa confiance en me supposant à toutes les batailles où il s'est trouvé. — Le courage français est une transformation de la vanité.. Ce motif n'existant pas en Italie, il est remplacé en grande partie par la colère ; et, après le combat, ils viennent souvent jusqu'au mi- lieu de leurs ofiiciers égorger leurs prisonniers. Les blâmerai- je? non; je vois seulement qu'ils n'ont eu ni Louis XIV ni che- valerie. Du reste, un revers les irrite au lieu de les décourager. — J'ai occasion de présenter à mon grenadier un Anglais de ma connaissance. Je vois bien distinctement que le sentiment des Anglais à notre égard est la jalousie de Vinféiiorité qui se connaît. Ils méprisent souverainement les Allemands, les Ita- liens, les Espagnols. Au contraire, les moindres détails sur la France leur sont précieux, et ils blâment avec hypocrisie et rage ioncentrée les mêmes choses qu'ils portent aux nues un instant iprès, lorsqu'elles sont présentées en thèse générale. Mon An- glais, par exemple, accablait les Italiens du plus outrageant mépris, parce qu'au motal ce sont les fils de la France, il parle de leur superstition. < Ignorez-vous, monsieur, qu'à Londres il paraît vingt ouvrages de théologie par semaine ? C'est plus que dans toutel'Italie. L'Italie a les yeux sur la France, et il sera bien difficile de l'empêcher de régler ses mouvements sur ceux de cet heureux pays. » Mon soldat me fait les questions les plus détaillées sur nos généraux.

LA SOGlÉTé A ROME.

. J'ai passé la soirée du jeudi avec le C*" N***. C'est un homme très-pieux et d'infiniment d'esprit. Il me dit qu'il n'a plus re- trouvé la Rome de sa jeunesse. Il paraît que sous Pie VI, qui, à la cruauté près S a été le

  • Voyez Rttlhière, Bittotre de la révocation de Védit de Nantes,


ROME, NAPLES ET FLORENCE. 431

Louis XIV de ce pays-ci, on s*amusait beaucoup. La conversa- zione de la princesse Santa Croce, connue à Paris par ses dia- manls, et celle de notre aimable cardinal de Bernis étaient des centres d'activité. Les Romains sont bien loin de cet heureux temps.

La société est une fleur de plaisir qui ne peut naître que lors- que Peau de la source, troublée par la tempête des révolutions, a déposé le limon de Pesprit de parti et repris peu à peu sa pre- mière transparence. Le pape a hérité de Pexcellenle armée de N***. Les ofûciers, iiers des grandes choses qu'ils ont vues, n'ont plus ce respect servile pour le moindre monsignor. Les princes- ses romaines préfèrent un colonel à un c. . Les sarcasmes des phi- losophes donnent des mœurs à ceux-ci. Leurs maîtresses ne sont plus citées dans la Gazette à la main^. Le peuple n'a plus cette aveugle soumission, parce qu'il n'y a plus de faste. Deux mau- vais chevaux attelés à un carrosse à train rouge, voilà le luxe d'un cardinal; autrefois leurs maisons effaçaient celles des princes.

Le cardinal N*" m'a invité à une cérémonie qui m'a fort amusé. Le jeune prince Rus***, âgé de vingt-deux ans, ancien- aide de camp de Joachim, a été touché de la grâce, s'est fait prêtre, et. j'ai assisté à sa première messe, après laquelle son père et sa mère ont été admis à Phonneur de lui baiser la main. Cette affaire a étonné. La révolution des mœurs dure encore à Rome; ou ne sait pas trop ce qu'on fera '. En attendant, la dé- fiance ferme toutes les maisons, et il y a moins de société, infi- niment moins qu'à Padoue. Sans les jolis bals de milady ***, les étrangers auraient été réduits à faire des wisth entre eux. Le ban- quier Torlonia, duc de Bracciano, a bien donné quelques fêtes,

^ Comme du temps de de Brosses et du cardinal Albani, 1740.

  • Voir/lomeen 1814, par M. Guihan-Laoureins ; Bruxelles, 1816. Ce

n'est pas parce que les Anglais payent de grands subsides qu'ils sont libres et riches, mais c'est parce qu'ils sont libres jusqu'à un .certain point qu'ils sont riches, et c'est parce qu'ils sont riches qu'ils peuvent payer de grands subsides ; c'est parce qu'ils ne sont pas assez libres qu'ils en payent d'énormes, et c'est parce qu'Us en payent d'énormes qu'ils ne seront bien- tôt plus ni libres ni riches. (Commentaire sur V Esprit des Lois de Montes- quieu, p. 267; Liège, 1817.)


432 ŒUVRES DE STENDHAL.

mais Tescompte des billets de banque a paru cher à plusieurs Anglais, et rien ne ressemblait moins aux conver%azi<mi du car- dinal de Bernis.Dans la bourgeoisie, certains espions volontaires glacent tout. Il y a un cabinet littéraire chez Timprimeur Cra- cas, au Cours. C'est là que nous nous donnions rendez-vous. Mais nos amis romains, quoique brûlant de lire la Gazette de Lugano et le Constitutionnel ^ n'osaient s'y hasarder. Le gouver- nement approuve cet établissement; on dit même qu'il Ta con seillé ; mais certaines gens qu'on m'a fait voir s'y rendent assi- dûment et prennent des notes sur les personnes qui viennent, pour les dénoncer dans un meilleur temps. J'ai vu un Romain se faire apporter les gazettes le soir; son domestique allait les pren- dre dans une rue écartée, et ce descendant des Fabius mettait le plus grand soin à ce qu*on ne découvrît pas son stratagème.

A Naples, il y a aussi nn cabinet littéraire, Contrada San Giacomo; mais l'abbé Taddeî, qui fait la gazette du pays, et qui prouve trois fois par mois que nous sommes tous des Marat et des Robespierre, a été offensé, dit-on, des répliques du Journal des Débats, qu il calomnie, et dont il obtient la suppression comme trop libéral, quatre fois la semaine.

Il est vrai que ledit abbé laisse venir la Gazette de Lausanne. Je n'ai pas besoin de dire quels livres j'ai vus chez les libraires, les Préparations à la mort y sont en abondance. Parmi les trois cent quarante mille habitants de Naples, il peut y avoir trente penseurs de la force de l'abbé Gaiiani, mais ils se rappellent la fin de Cirillo.

Je n'ai plus que deux idées. — J'allais supprimer plusieurs expressions dures envers l'Italie, lorsque je me suis souvenu du Misogallo et des injures que les journaux littéraires prodiguent à la nation des simio- tigres.

Dans cette petite brochure, tous les noms sont changés, les dates bouleversées, de manière à ne compromettre personne.


FIN.


TABLE


Berlin , 5

TJlm ib.

Munich ib.

Milan ^ 6

Belgiojoso 97

Pavie 100

Plaisance 109

Reggio. . , • . . . 111

Samoggia • . . . 113

Bologne ib.

Pietra Mala 203

Florence 205

VoUerre 224

Castel Fiorenlino^ 226

Sienne. ' 228

Torinieri 229

Âquapendente 233

Près de Bolsena ib.

Velletri 234

Capoue 259

Naples. 240

Salerne 263

Pœstum 272


434 ŒUVRES DE STENDHAL.

Otrantc 280

Crotone 282

Catanzaro 283

Brancaleone 284

Près de Melito ib.

Reg^o de Galabre 285

Naples 290

Mola diGaete • 303

Rome ib.

Gastel Gandolfo 313

APPENDICE.

Rome 325

Gapoue 326

Velletri 327

Rome ib.

Givita Gastellana 336

Pérouse , . 337

Florence ib.

Bologne 345

Imola , 364

Ferrare • 365

Géaène • ib.

Rimini 366

Républiqae de Saint-Marin. ib.

Pesaro 367

Urbin 368

Ancône ib.

Lorette 370

Pesaro 379

Rovigo 380

Padoue 381

Arqua 332

Padoue , 586

Venise ; 389

Fusina 394

Milan ^,

Villa Melzi, sur le lac de C6me 406

«»va 4^0


ROME, NAPLES ET FLORENCK. 435

Pliniana 417

Monticello 418

Iles Borromées 421

Genève. . . • ib.

Lausanne 425

Parnasse musical d'Italie en 1817 425

Notes 427

Le soldat italien; étude. . 429

La société à Rome. . . 430


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