Vie des formes  

From The Art and Popular Culture Encyclopedia

Jump to: navigation, search

Related e

Wikipedia
Wiktionary
Shop


Featured:

Vie des formes (1934, "The Life of Forms") is a book by Henri Focillon.

Contents

Full text

I Le monde des formes

Les problèmes posés par l’interprétation de l’œuvre d’art se présentent sous l’aspect de contradictions presque obsédantes. L’œuvre d’art est une tentative vers l’unique, elle s’affirme comme un tout, comme un absolu, et, en même temps, elle appartient à un système de relations complexes. Elle résulte d’une activité indépendante, elle traduit une rêverie supérieure et libre, mais on voit aussi converger en elle les énergies des civilisations. Enfin (pour respecter provisoirement les termes d’une opposition tout apparente) elle est matière et elle est esprit, elle est forme et elle est contenu. Les hommes qui s’emploient à la définir la qualifient selon les besoins de leur nature et la particularité de leurs recherches. Celui qui la fait, lorsqu’il s’arrête à la considérer, se place sur un autre plan que celui qui la commente et, s’il se sert des mêmes termes, c’est dans un autre sens. Celui qui en jouit avec profondeur et qui, peut-être, est le plus délicat et le plus sage, la chérit pour elle-même : il croit l’atteindre, la posséder essentiellement – et il l’enveloppe du réseau de ses propres songes. Elle plonge dans la mobilité du temps, et elle Henri Focillon, Vie des formes (1934) 6 appartient à l’éternité. Elle est particulière, locale, individuelle, et elle est un témoin universel. Mais elle domine ses diverses acceptions et, servant à illustrer l’histoire, l’homme et le monde même, elle est créatrice de l’homme, créatrice du monde, et elle installe dans l’histoire un ordre qui ne se réduit à rien d’autre. Ainsi s’accumule autour de l’œuvre d’art la végétation luxuriante dont la décorent ses interprètes, parfois au point de nous la dérober tout entière. Et pourtant son caractère est d’accueillir tous ces possibles. C’est peut-être qu’ils sont en elle, mêlés. C’est un aspect de sa vie immortelle et, s’il est permis de parler ainsi, c’est l’éternité de son présent, la preuve de son abondance humaine, de son inépuisable intérêt. Mais à force de faire servir l’œuvre d’art à des fins particulières, on la destitue de son antique dignité, on lui retire le privilège du miracle. Cette merveille, à la fois hors du temps et soumise au temps, est-ce un simple phénomène de l’activité des cultures, dans un chapitre d’histoire générale, ou bien un univers qui s’ajoute à l’univers, qui a ses lois, ses matières, son développement, une physique, une chimie, une biologie, et qui enfante une humanité à part ? Pour en poursuivre l’étude, il serait nécessaire de l’isoler provisoirement. Ainsi nous aurions chance d’apprendre à la voir, car elle est d’abord combinée pour la vue, l’espace est son domaine, non l’espace de l’activité commune, celui du stratège, celui du touriste, mais l’espace traité par une technique qui se définit comme matière et comme mouvement. L’œuvre d’art est mesure de l’espace, elle est forme, et c’est ce qu’il faut d’abord considérer. Balzac écrit dans un de ses traités politiques : « Tout est forme, et la vie même est une forme. » Non seulement toute activité se laisse discerner et définir dans la mesure où elle prend forme, où elle inscrit sa courbe dans l’espace et le temps, mais encore la vie agit essentiellement comme créatrice de formes. La vie est forme, et la forme est le mode de la vie. Les rapports qui unissent les formes entre elles dans la nature ne sauraient être pure contingence, et ce que nous appelons la vie naturelle s’évalue comme un rapport nécessaire entre les formes sans lesquelles elle ne serait pas. De même pour l’art. Les relations formelles dans une œuvre et entre les œuvres constituent un ordre, une métaphore de l’univers. Mais en présentant la forme, comme la courbe d’une activité, nous nous exposons à deux dangers. D’abord celui de la dépouiller, de la réduire à un contour, à un diagramme. Nous devons envisager la forme dans toute sa plénitude et sous tous ses aspects, la forme comme construction de l’espace et de la matière, qu’elle se manifeste par l’équilibre des masses, par les variations du clair à l’obscur, par le ton, par la touche, par la tache, qu’elle soit architecturée, sculptée, peinte ou gravée. Et d’autre part, dans ce domaine, prenons garde qu’il ne faut jamais séparer courbe et activité et considérer cette dernière à part. Tandis que le tremblement de terre existe indépendamment du Henri Focillon, Vie des formes (1934) 7 sismographe et les variations barométriques en dehors des traits du curseur, l’œuvre d’art n’existe qu’en tant que forme. En d’autres termes, l’œuvre n’est pas la trace ou la courbe de l’art en tant qu’activité, elle est l’art même ; elle ne le désigne pas, elle l’engendre. L’intention de l’œuvre d’art n’est pas l’œuvre d’art. La plus riche collection de commentaires et de mémoires par les artistes les plus pénétrés de leur sujet, les plus habiles à peindre en mots, ne saurait se substituer à la plus mince œuvre d’art. Pour exister, il faut qu’elle se sépare, qu’elle renonce à la pensée, qu’elle entre dans l’étendue, il faut que la forme mesure et qualifie l’espace. C’est dans cette extériorité même que réside son principe interne. Elle est sous nos yeux et sous nos mains comme une sorte d’irruption dans un monde qui n’a rien de commun avec elle, sauf le prétexte de l’image dans les arts dits d’imitation. La nature elle aussi crée des formes, elle imprime dans les objets dont elle est faite et aux forces dont elle les anime des figures et des symétries, si bien que l’on s’est complu quelquefois à voir en elle l’œuvre d’un Dieu artiste, d’un Hermès caché, inventeur des combinaisons. Les ondes les plus ténues et les plus rapides ont une forme. La vie organique dessine des spires, des orbes, des méandres, des étoiles. Si je veux l’étudier, c’est par la forme et par le nombre que je la saisis. Mais du jour où ces figures interviennent dans l’espace de l’art et dans ses matières propres, elles acquièrent une valeur nouvelle, elles engendrent des systèmes complètement inédits. Mais ces inédits, nous supportons mal qu’ils puissent conserver leur qualité étrangère. Toujours nous serons tentés de chercher à la forme un autre sens qu’elle-même et de confondre la notion de forme avec celle d’image, qui implique la représentation d’un objet, et surtout avec celle de signe. Le signe signifie, alors que la forme se signifie. Et du jour où le signe acquiert une valeur formelle éminente, cette dernière agit avec force sur la valeur du signe comme tel, elle peut le vider ou le dévier, le diriger vers une vie nouvelle. C’est que la forme est enveloppée d’un halo. Elle est stricte définition de l’espace, mais elle est suggestion d’autres formes. Elle se continue, elle se propage dans l’imaginaire, ou plutôt nous la considérons comme une sorte de fissure, par laquelle nous pouvons faire entrer dans un règne incertain, qui n’est ni l’étendu ni le pensé, une foule d’images qui aspirent à naître. Ainsi s’expliquent peut-être toutes les variations ornementales de l’alphabet et, plus particulièrement, le sens de la calligraphie dans les arts d’Extrême-Orient. Le signe, traité selon certaines règles, tracé au pinceau avec des déliés et des pleins, des brusqueries et des lenteurs, des fioritures et des abréviations qui constituent autant de manières, accueille une symbolique qui se superpose à la sémantique et qui est d’ailleurs capable de se durcir et de se fixer, au point de devenir une sémantique nouvelle. Le jeu de ces échanges, de ces superpositions de la forme et du signe nous donnerait, plus près de nous, un autre exemple, avec le traitement ornemental de l’alphabet arabe et avec l’usage que l’art chrétien d’Occident a pu faire des caractères coufiques. Henri Focillon, Vie des formes (1934) 8 Est-ce donc que la forme soit vide, qu’elle se présente comme un chiffre errant dans l’espace à la poursuite d’un nombre qui le fuit ? En aucune manière. Elle a un sens, mais qui est tout d’elle, une valeur personnelle et particulière qu’il ne faut pas confondre avec les attributs qu’on lui impose. Elle a une signification et elle reçoit des acceptions. Une masse architecturale, un rapport de tons, une touche de peinture, un trait gravé existent et valent d’abord en eux-mêmes, ils ont une qualité physionomique qui peut présenter de vives ressemblances avec celle de la nature, mais qui ne se confond pas avec elle. Assimiler forme et signe, c’est admettre implicitement la distinction conventionnelle entre la forme et le fond, qui risque de nous égarer, si nous oublions que le contenu fondamental de la forme est un contenu formel. Bien loin que la forme soit le vêtement hasardeux du fond, ce sont les diverses acceptions de ce dernier qui sont incertaines et changeantes. A mesure que se défont et s’oblitèrent les vieux sens, des sens neufs s’ajoutent à la forme. Le réseau d’ornement où viennent se prendre les dieux et les héros successifs de la Mésopotamie change de nom sans changer de figure. Bien plus, dès que la forme paraît, elle est susceptible d’être lue de diverses façons. Même dans les siècles les plus fortement organiques, alors que l’art obéit à des règles aussi rigoureuses que celles d’une mathématique, d’une musique et d’une symbolique, comme M. Mâle l’a montré, il est permis de se demander si le théologien qui dicte le programme, l’artiste qui l’exécute, le fidèle qui en reçoit la leçon accueillent la forme et l’interprètent tous trois de la même manière. Il existe une région de la vie de l’esprit où les formes les mieux définies retentissent avec diversité. Ce que Barrès a pu faire de la Sibylle d’Auxerre, enlaçant un songe admirable et gratuit à la matière où nous la voyons figurée, dans l’ombre du temps et de l’église, l’artiste l’a fait lui aussi, mais autrement, et dans l’ordre de sa pensée ouvrière, et autrement encore le prêtre qui en conçut le dessein, et bien des rêveurs après eux, attentifs aux suggestions propagées par la forme dans les générations renouvelées. On peut concevoir l’iconographie de plusieurs manières, soit comme la variation des formes sur le même sens, soit comme la variation des sens sur la même forme. L’une et l’autre méthode mettent également en lumière l’indépendance respective des deux termes. Tantôt la forme exerce une sorte d’aimantation sur des sens divers, ou plutôt elle se présente comme un moule creux, où l’homme verse tour à tour des matières très différentes qui se soumettent à la courbe qui les presse, et qui acquièrent ainsi une signification inattendue. Tantôt la fixité obsédante du même sens s’empare d’expériences formelles qu’elle n’a pas forcément provoquées. Il arrive que la forme se vide complètement, qu’elle survive longtemps à la mort de son contenu et même qu’elle se renouvelle avec une richesse étrange. La magie sympathique, en copiant les nœuds de serpents, a inventé l’entrelacs. L’origine prophylactique de ce signe n’est guère douteuse. Il en reste une trace dans les attributs symboliques d’Esculape. Mais le signe devient forme et, dans le monde des formes, Henri Focillon, Vie des formes (1934) 9 il engendre toute une série de figures, désormais sans rapport avec leur origine. Il se prête avec un grand luxe de variations au décor monumental de certaines chrétientés d’Orient ; il y compose les chiffres ornementaux les plus étroitement noués ; il s’y plie tantôt à des synthèses qui dérobent soigneusement le rapport de leurs parties, tantôt au génie analytique de l’Islam, qui s’en sert pour construire et pour isoler des figures régulières. En Irlande, il apparaît comme la rêverie fuyante, sans cesse recommencée, d’un univers chaotique qui étreint et dissimule dans ses replis les débris ou les germes des créatures. Il s’enroule autour de la vieille iconographie, qu’il dévore. Il crée une image du monde qui n’a rien de commun avec le monde, un art de penser qui n’a rien de commun avec la pensée. Ainsi, même si nous nous contentons de porter nos regards sur de simples schémas linéaires, l’idée d’une puissante activité des formes s’impose à nous. Elles tendent à se réaliser avec une force extrême. Il en est de même dans le langage. Le signe verbal peut, lui aussi, devenir le moule d’acceptions variées, et, promu forme, connaître des aventures singulières. En écrivant ces lignes, nous n’oublions pas les justes critiques opposées par Michel Bréal à la théorie que formulait Arsène Darmesteter dans la Vie des mots. Cette végétation, apparemment et métaphoriquement indépendante, exprime certains aspects de la vie de l’intelligence, des aptitudes actives et passives de l’esprit humain, une merveilleuse ingéniosité dans la déformation et dans l’oubli. Mais il reste exact de dire qu’elle a ses dépérissements, ses proliférations, ses monstres. Un événement imprévu les provoque, un choc qui ébranle et met en jeu, avec une force extérieure et supérieure aux données de l’histoire, les plus étranges procédés de destruction, de déviation et d’invention. Si, de ces couches profondes et complexes de la vie du langage, nous passons aux régions supérieures où il acquiert une valeur esthétique, nous voyons se vérifier encore le principe formulé plus haut et dont nous aurons souvent à constater les effets dans le cours de nos études : le signe signifie, mais, devenu forme, il aspire à se signifier, il crée son nouveau sens, il se cherche un contenu, il lui donne une vie jeune par des associations, par des dislocations de moules verbaux. La lutte du génie puriste et du génie de l’impropriété, ce ferment novateur, est un épisode, violemment antinomique, de ce développement. On peut l’interpréter de deux manières : soit comme un effort vers la plus grande énergie sémantique, soit comme un double aspect de ce travail interne qui réalise des formes hors de la matière mouvante des sens. Les formes plastiques présentent des particularités non moins remarquables. Nous sommes fondés à penser qu’elles constituent un ordre et que cet ordre est animé du mouvement de la vie. Elles sont soumises au principe des métamorphoses, qui les renouvelle perpétuellement, et au principe des styles qui, par une progression inégale, tend successivement à éprouver, à fixer et à défaire leurs rapports. Henri Focillon, Vie des formes (1934) 10 Construite par assises, taillée dans le marbre, coulée dans le bronze, fixée sous le vernis, gravée dans le cuivre ou dans le bois, l’œuvre d’art n’est qu’apparemment immobile. Elle exprime un vœu de fixité, elle est un arrêt, mais comme un moment dans le passé. En réalité elle naît d’un changement et elle en prépare un autre. Dans la même figure, il y en a beaucoup, comme dans ces dessins où les maîtres, cherchant la justesse ou la beauté d’un mouvement, superposent plusieurs bras, attachés à la même épaule. Les croquis de Rembrandt fourmillent dans la peinture de Rembrandt. L’esquisse fait bouger le chef-d’œuvre. Vingt expériences, récentes ou prochaines, entrelacent leur réseau derrière l’évidence bien définie de l’image. Mais cette mobilité de la forme, cette aptitude à engendrer la diversité des figures, est plus remarquable encore si on l’envisage dans des limites plus resserrées. Les règles les plus rigoureuses, qui semblent faites pour dessécher la matière formelle et pour la réduire à une extrême monotonie, sont précisément celles qui mettent le mieux en lumière son inépuisable vitalité par la richesse des variations et l’étonnante fantaisie des métamorphoses. Qu’y a-t-il de plus éloigné de la vie, de ses flexions, de sa souplesse, que les combinaisons géométriques du décor musulman ? Elles sont engendrées par un raisonnement mathématique, établies sur des calculs, réductibles à des schémas d’une grande sécheresse. Mais dans ces cadres sévères, une sorte de fièvre presse et multiplie les figures ; un étrange génie de complication enchevêtre, replie, décompose et recompose leur labyrinthe. Leur immobilité même est chatoyante en métamorphoses, car, lisibles de plus d’une façon, selon les pleins, selon les vides, selon les axes verticaux ou diagonaux, chacune d’elles cache et révèle le secret et la réalité de plusieurs possibles. Un phénomène analogue se produit dans la sculpture romane, où la forme abstraite sert de tige et de support à une image chimérique de la vie animale et de la vie humaine, où le monstre, toujours enchaîné à une définition architecturale et ornementale, renaît sans cesse sous des apparences inédites, comme pour nous abuser et pour s’abuser lui-même sur sa captivité. Il est rinceau recourbé, aigle à deux têtes, sirène marine, combat de deux guerriers. Il se dédouble, s’enlace autour de lui-même, se dévore. Sans excéder jamais ses limites, sans jamais mentir à son principe, ce Protée agite et déploie sa vie frénétique, qui n’est que le remous et l’ondulation d’une forme simple. On objectera que la forme abstraite et la forme fantastique, si elles sont astreintes à des nécessités fondamentales et comme captives en elles, sont du moins libres à l’égard des modèles de la nature, et qu’il n’en va pas de même pour l’œuvre d’art qui en respecte l’image. Mais les modèles de la nature peuvent être considérés, eux aussi, comme la tige et comme le support des métamorphoses. Le corps de l’homme et le corps de la femme peuvent rester à peu près constants, mais les chiffres susceptibles d’être écrits avec des corps d’hommes et de femmes sont d’une variété inépuisable, et cette variété travaille, agite, inspire les œuvres les mieux concertées et les plus sereines. Nous n’en chercherons pas des exemples dans les pages de la Mangwa que Henri Focillon, Vie des formes (1934) 11 Hokousai emplit de ses croquis d’acrobates, mais dans les compositions de Raphaël. Quand la Daphné de la fable est transformée en laurier, il faut qu’elle passe d’un règne dans un autre. Une métamorphose plus subtile et non moins singulière, respectant le corps d’une belle jeune femme, nous mène de la Vierge de la Maison d’Orléans à la Vierge à la chaise, ce merveilleux coquillage, d’une volute si pure et si bien roulée. Mais c’est dans les compositions où se nouent d’amples guirlandes humaines que nous saisissons le mieux le génie des variations harmoniques qui ne cesse de combiner et de combiner encore des figures où la vie des formes n’a d’autre but qu’ellemême et son renouvellement. Les calculateurs de l’École d’Athènes, les soldats du Massacre des innocents, les pêcheurs de la Pêche miraculeuse, Imperia assise aux pieds d’Apollon, agenouillée devant le Christ, sont les entrelacs successifs d’une pensée formelle qui a le corps de l’homme pour élément et pour soutien et qui le fait servir au jeu des symétries, des contrapostes et des alternances. La métamorphose des figures n’altère pas les données de la vie, mais elle compose une vie nouvelle, non moins complexe que celles des monstres de la mythologie asiatique et des monstres romans. Mais tandis que ces derniers sont liés à la servitude de l’armature abstraite, à de monotones calculs, l’ornement humain, identique, intact dans son harmonie, tire inépuisablement de cette harmonie même des nécessités nouvelles. La forme peut devenir formule et canon, c’est-à-dire arrêt brusque, type exemplaire, mais elle est d’abord une vie mobile dans un monde changeant. Les métamorphoses, sans fin, recommencent. C’est le principe des styles qui tend à les coordonner et à les stabiliser. Ce terme a deux sens bien différents, et même opposés. Le style est un absolu. Un style est une variable. Le mot style précédé de l’article défini désigne une qualité supérieure de l’œuvre d’art, celle qui lui permet d’échapper au temps, une sorte de valeur éternelle. Le style, conçu d’une manière absolue, est exemple et fixité, il est valable pour toujours, il se présente comme un sommet entre deux pentes, il définit la ligne des hauteurs. Par cette notion l’homme exprime son besoin de se reconnaître dans sa plus large intelligibilité, dans ce qu’il a de stable et d’universel, par-delà les ondulations de l’histoire, par-delà le local et le particulier. Un style, au contraire, c’est un développement, un ensemble cohérent de formes unies par une convenance réciproque, mais dont l’harmonie se cherche, se fait et se défait avec diversité. Il y a des moments, des flexions, des fléchissements dans les styles les mieux définis. C’est ce qu’a établi depuis longtemps l’étude des monuments de l’architecture. Les fondateurs de l’archéologie médiévale en France, et particulièrement M. de Caumont, nous ont appris que l’art gothique, par exemple, ne pouvait être considéré comme une collection de monuments : par l’analyse rigoureuse des formes, ils l’ont défini comme style, c’est-à-dire comme succession, et même comme enchaînement. Une analyse identique nous montre que tous les arts peuvent être conçus sous l’espèce d’un style – et jusqu’à la Henri Focillon, Vie des formes (1934) 12 vie même de l’homme, dans la mesure où la vie individuelle et la vie historique sont formes. Qu’est-ce donc qui constitue un style ? Les éléments formels, qui ont une valeur d’indice, qui en sont le répertoire, le vocabulaire et, parfois, le puissant instrument. Plus encore, mais avec moins d’évidence, une série de rapports, une syntaxe. Un style s’affirme par ses mesures. Ce n’est pas autrement que le concevaient les Grecs, quand ils le définissaient par les proportions relatives des parties. Plus que la substitution des volutes à la moulure, dans le chapiteau, c’est un nombre qui distingue l’ordre ionique de l’ordre dorique, et l’on voit bien que la colonne du temple de Némée est un monstre, puisque, dorique par les éléments, elle est de mesures ioniques. L’histoire de l’ordre dorique, c’est-à-dire son développement comme style, est faite uniquement de variations et de recherches sur les mesures. Mais il est d’autres arts, où les éléments constitutifs ont une valeur fondamentale, l’art gothique par exemple. On peut dire qu’il est tout entier dans l’ogive, qu’il est fait d’elle, qu’il découle d’elle dans toutes ses parties. Mais on doit retenir qu’il y a des monuments où l’ogive apparaît sans engendrer un style, c’est-à-dire une série de convenances calculées. Les premières ogives lombardes n’ont rien donné en Italie. Le style de l’ogive s’est fait ailleurs, c’est ailleurs qu’il a enchaîné et développé toutes ses conséquences. Cette activité d’un style en voie de se définir, se définissant et s’évadant de sa définition, on la présente généralement comme une « évolution », ce terme étant pris dans son acception la plus générale et la plus vague. Alors que cette notion était contrôlée et nuancée avec soin par les sciences biologiques, l’archéologie la recueillait comme un cadre commode, comme un procédé de classement. J’ai montré ailleurs ce qu’elle avait de dangereux par son caractère faussement harmonique, par son parcours unilinéaire, par l’emploi dans les cas douteux, où l’on voit l’avenir aux prises avec le passé, de l’expédient des « transitions », par l’incapacité de faire place à l’énergie révolutionnaire des inventeurs. Toute interprétation des mouvements des styles doit tenir compte de deux faits essentiels : plusieurs styles peuvent vivre simultanément, même dans des régions très rapprochées, même dans une région unique ; les styles ne se développent pas de la même manière dans les divers domaines techniques où ils s’exercent. Ces réserves faites, on peut considérer la vie d’un style soit comme une dialectique, soit comme un processus expérimental. Rien n’est plus tentant – et rien, dans certains cas, n’est mieux fondé – que de montrer les formes soumises à une logique interne qui les organise. De même que, sous l’archet, le sable répandu sur une plaque vibrante se meut pour dessiner diverses figures qui s’accordent avec symétrie, de même un principe caché, plus fort et plus rigoureux que toute fantaisie inventive, appelle l’une à l’autre des formes qui s’engendrent par scissiparité, par déplacement de tonique, par correspondance. Il en est bien ainsi dans le règne Henri Focillon, Vie des formes (1934) 13 étrange de l’ornement et dans tout art qui emprunte et soumet à l’ornement le schéma des images. C’est que l’essence de l’ornement est de se pouvoir réduire aux formes les plus pures de l’intelligibilité et que le raisonnement géométrique s’applique sans défaut à l’analyse du rapport des parties. C’est ainsi que M. Baltrusaïtis a conduit ses remarquables études sur la dialectique ornementale de la sculpture romane. Dans un pareil domaine, il n’est pas abusif d’assimiler style et stylistique, c’est-à-dire de « rétablir » un procédé logique qui vit, avec une force et une rigueur surabondamment démontrées, à l’intérieur des styles, étant bien entendu que, dans l’ordre des temps et des lieux, le parcours est plus inégal et moins pur. Mais il est bien vrai que le style ornemental ne se constitue et ne vit comme tel qu’en vertu du développement d’une logique interne, d’une dialectique qui ne vaut que par rapport à ellemême. Ses variations ne dépendent pas d’une incrustation d’apports étrangers, d’un choix contingent, mais du jeu de ses règles cachées. Elle accepte, elle requiert les apports, mais selon ses besoins. Ce qu’ils lui donnent, c’est ce qui lui convient. Elle est capable de les inventer. De là un nuancement, une réduction de la doctrine des influences qui, interprétées d’une façon massive et traitées comme action de choc, pèsent encore sur certaines études. Cette manière de traiter la vie des styles, heureusement adaptée à cet objet particulier, l’art ornemental, suffit-elle dans tous les cas ? On l’a appliquée à l’architecture, et spécialement à l’architecture gothique, considérée comme le développement d’un théorème, non seulement dans l’absolu de la spéculation, mais dans son activité historique. Nulle part, en effet, il n’est possible de mieux voir comment, d’une forme donnée, découlent jusque dans un lointain détail les heureuses conséquences qui s’exercent sur la structure, sur la combinaison des masses, sur le rapport des vides et des pleins, sur le traitement de la lumière, enfin sur le décor même. Nulle courbe n’est apparemment et réellement mieux dessinée, mais on la comprendrait mal, si l’on ne faisait intervenir à chacun de ses points sensibles l’activité d’une expérience. J’entends par là une recherche appuyée sur des acquisitions antérieures, fondée sur une hypothèse, conduite par un raisonnement et réalisée dans l’ordre technique. En ce sens, on peut dire que l’architecture gothique est à la fois « tentée » et raisonnée, recherche empirique et logique interne. Ce qui prouve son caractère expérimental, c’est que, malgré la rigueur avec laquelle elle a procédé, certaines de ses expériences sont restées à peu près sans conséquence ; en d’autres termes, il y a eu déchet. Nous ne connaissons pas toutes les fautes qui escortent dans l’ombre la réussite. On en trouverait sans doute des exemples dans l’histoire de l’arc-boutant, depuis le temps où il est mur dissimulé, échancré d’un passage, jusqu’à celui où il est arc, en attendant de devenir étai roidi. Au surplus la notion de logique en architecture s’applique à des fonctions diverses, qui coïncident en certains cas, dans d’autres non. La logique de la vue, son besoin d’équilibre, de symétrie, ne sont pas forcément d’accord avec la logique de la structure, qui n’est pas non plus la logique du pur raisonnement. La divergence des trois logiques est remarquable dans certains états de Henri Focillon, Vie des formes (1934) 14 la vie des styles, entre autres dans l’art flamboyant. Mais il est légitime de penser que les expériences de l’art gothique, puissamment reliées les unes aux autres, rejetant hors de leur route royale les tentatives hasardeuses et sans avenir, constituent par leur séquence et leur enchaînement une sorte de logique formidable qui finit par s’exprimer dans la pierre avec une fermeté classique. Si de l’ornement et de l’architecture nous passons aux autres arts et particulièrement à la peinture, nous voyons que la vie des formes se manifeste dans ces derniers par des expériences plus nombreuses, qu’elle y est soumise à des variations plus fréquentes et plus singulières. C’est que les mesures y sont plus exquises et plus sensibles, et que la matière même y sollicite d’autant plus la recherche qu’elle est plus maniable. Aussi bien la notion de style, s’étendant à tout avec unité et jusqu’à l’art de vivre, est-elle qualifiée par les matières et les techniques : le mouvement n’est pas uniforme et synchronique dans tous les domaines. Bien plus, chaque style dans l’histoire est sous la dépendance d’une technique qui l’emporte sur les autres et qui donne à ce style même sa tonalité. Ce principe, que l’on peut appeler loi du primat technique, a été formulé par M. Bréhier à propos des arts barbares, qui sont dominés par l’abstraction ornementale au détriment de la plastique anthropomorphique et de l’architecture. C’est sur l’architecture au contraire que se pose la tonique du style roman et du style gothique. Et l’on sait comment, au soir du Moyen Age, la peinture tend à l’emporter sur les autres arts, à les envahir et même à les dévier. Mais à l’intérieur d’un style homogène et fidèle à son primat technique, les divers arts ne sont pas asservis à une constante subordination. Ils cherchent leur accord avec celui qui les commande, ils y arrivent au cours d’expériences dont l’adaptation de la forme humaine au chiffre ornemental, par exemple, où les variations de la peinture monumentale sous l’influence des vitraux ne sont pas les moins intéressantes ; puis chacun d’eux tend à vivre pour son propre compte et à se libérer, jusqu’au jour où il devient à son tour une dominante. Cette loi, si féconde dans ses applications, n’est peut-être qu’un aspect d’une loi plus générale. Chaque style traverse plusieurs âges, plusieurs états. Il ne s’agit pas d’assimiler les âges des styles et les âges de l’homme, mais la vie des formes ne se fait pas au hasard, elle n’est pas un fond de décor bien adapté à l’histoire et sorti de ses nécessités, elles obéissent à des règles qui leur sont propres, qui sont en elles ou, si l’on veut, dans les régions de l’esprit qu’elles ont pour siège et pour centre, et il est permis de chercher comment ces grands ensembles, unis par un raisonnement serré, par des expériences bien liées, se comportent à travers ces changements que nous appelons leur vie. Les états qu’ils traversent successivement sont plus ou moins longs, plus ou moins intenses selon les styles – l’âge expérimental, l’âge classique, l’âge du raffinement, l’âge baroque. Ces distinctions ne sont peut-être pas absolument nouvelles, mais ce qui l’est davantage, comme Déonna l’a montré, avec une Henri Focillon, Vie des formes (1934) 15 rare vigueur analytique, pour certaines périodes, c’est que, dans tous les milieux, à toutes les périodes de l’histoire, les âges ou ces états présentent les mêmes caractères formels, si bien qu’il n’y a pas lieu d’être surpris de constater d’étroites correspondances entre l’archaïsme grec et l’archaïsme gothique, entre l’art grec du Ve siècle et les figures de la première moitié de notre XIIIe , entre l’art flamboyant, cet art baroque du gothique, et l’art rococo. L’histoire des formes ne se dessine pas par une ligne unique et ascendante. Un style prend fin, un autre naît à la vie. L’homme est contraint de recommencer les mêmes recherches, et c’est le même homme, j’entends la constance et l’identité de l’esprit humain, qui les recommence. L’état expérimental est celui où le style cherche à se définir. On l’appelle généralement archaïsme, en conférant à ce terme une acception péjorative ou favorable, selon que l’on y voit un grossier balbutiement ou une verte promesse, ou plutôt selon le moment où nous nous trouvons nous-mêmes placés. En suivant, au XIe siècle, l’histoire de la sculpture de style roman, nous voyons par quelles expériences, apparemment désordonnées et « grossières », la forme cherche à faire son profit des variations ornementales et à y incorporer l’homme même, en l’adaptant ainsi à certaines fonctions architecturales. L’homme ne s’impose pas encore comme objet d’étude, encore moins comme mesure universelle. Le traitement plastique respecte la puissance des masses, leur densité de bloc ou de mur. Le modelé reste à la surface, comme une ondulation légère. Les plis, minces et peu profonds, ont la valeur d’une écriture. Ainsi procèdent tous les archaïsmes : l’art grec commence lui aussi par cette unité massive, par cette plénitude et cette densité ; il rêve lui aussi sur les monstres, qu’il n’a pas encore humanisés ; il n’est pas encore obsédé par la musicalité des proportions humaines, dont les divers canons scanderont son âge classique ; il ne cherche ses variations que dans l’ordre architectural, qu’il conçoit d’abord avec épaisseur. Dans l’archaïsme roman comme dans l’archaïsme grec, les expériences se succèdent avec une rapidité déconcertante. Le VIe siècle comme le XIe suffisent à l’élaboration d’un style ; la première moitié du Ve siècle et le premier tiers du XIIe en voient l’épanouissement. L’archaïsme gothique est peut-être encore plus rapide ; il multiplie ses expériences sur la structure, crée des types auxquels on croirait qu’il peut s’arrêter, les renouvelle jusqu’à ce qu’il ait en quelque sorte statué sur son avenir avec Chartres. Quant à la sculpture de la même période, elle nous offre un remarquable exemple de la constance de ces lois ; elle est inexplicable si on la considère comme le dernier mot de l’art roman, ou comme la « transition » du roman au gothique. A un art du mouvement elle substitue la frontalité et l’immobilité à l’ordonnance épique des tympans, la monotonie du Christ en gloire dans le tétramorphe ; la manière dont elle imite les types languedociens la montre en régression sur ces derniers, plus anciens ; elle a tout oublié des règles stylistiques qui charpentent le classicisme roman et, quand elle semble s’en inspirer, c’est à contresens. Cette sculpture de la Henri Focillon, Vie des formes (1934) 16 seconde moitié du XIIe siècle, contemporaine du baroque roman, entreprend ses expériences dans une autre voie, à d’autres fins. Elle recommence. Nous ne chercherons pas à enrichir d’une définition de plus la série déjà longue de toutes celles que l’on a données du classicisme. En l’envisageant comme un état, comme un moment, nous le qualifions déjà. Il n’est pas vain d’indiquer qu’il est le point de la plus haute convenance des parties entre elles. Il est stabilité, sécurité, après l’inquiétude expérimentale. Il confère, si l’on peut dire, leur solidité aux aspects mouvants de la recherche (et par là même, dans un certain sens, il est renoncement). Ainsi la vie perpétuelle des styles atteint et rejoint le style comme valeur universelle, c’est-à-dire un ordre qui vaut pour toujours et qui, par delà les courbes du temps, établit ce que nous appelions la ligne des hauteurs. Mais il n’est pas le résultat d’un conformisme, puisqu’il sort, au contraire, d’une dernière expérience, dont il conserve l’audace, la qualité forte et jaillissante. Combien l’on souhaiterait rajeunir ce vieux mot, usé à force d’avoir servi à des justifications illégitimes, ou même insensées ! Brève minute de pleine possession des formes, il se présente, non comme une lente et monotone application des « règles », mais comme un bonheur rapide, comme l’akmê des Grecs : le fléau de la balance n’oscille plus que faiblement. Ce que j’attends, ce n’est pas de la voir bientôt de nouveau pencher, encore moins le moment de la fixité absolue, mais, dans le miracle de cette immobilité hésitante, le tremblement léger, imperceptible, qui m’indique qu’elle vit. Ainsi l’état classique se sépare radicalement de l’état académique, qui n’en est que le reflet sans vie. Ainsi les analogies ou les identités que nous révèlent parfois les divers classicismes dans le traitement des formes ne sont pas le résultat nécessaire d’une influence ou d’une imitation. Au portail nord de Chartres, les belles statues de la Visitation, si pleines, si calmes, si monumentales, sont bien plus « classiques » que les figures de Reims dont les draperies évoquent l’imitation de modèles romains. Le classicisme n’est pas le privilège de l’art antique, qui a passé par des états divers et qui cesse d’être classique quand il devient art baroque. Si les sculpteurs de la première moitié du XIIIe siècle s’étaient constamment inspirés du prétendu classicisme romain, dont la France conservait encore tant de vestiges, ils auraient cessé d’être classiques. On en voit une remarquable preuve dans un monument qui mériterait une longue analyse, la Belle Croix de Sens. La Vierge, debout à côté de son fils crucifié, toute simple et comme resserrée dans la chasteté de sa douleur, porte encore en elle les traits de ce premier âge expérimental du génie gothique qui fait penser à l’aube du Ve siècle. La figure de saint Jean, de l’autre côté de la croix, est manifestement imitée, dans le traitement des draperies, de quelque médiocre ronde-bosse gallo-romaine et, surtout par le bas de son corps, elle détonne dans cet ensemble si pur. L’état classique d’un style ne se « rejoint » pas du dehors. Le dogme de l’imitation des anciens peut servir aux fins de tout romantisme. Henri Focillon, Vie des formes (1934) 17 Nous n’avons pas à montrer ici comment les formes passent de l’état classique à ces expériences de raffinement qui, portant sur l’architecture, renchérissent sur l’élégance des solutions constructives, jusqu’aux paradoxes les plus hardis, et aboutissent à cet état de pureté sèche, à cette indépendance calculée des parties qui sont si remarquables dans ce que l’on appelle l’art rayonnant, tandis que l’image de l’homme, perdant peu à peu son caractère monumental, se sépare de l’architecture, s’amincit, s’enrichit de flexions nouvelles sur les axes et de subtils passages dans le modelé. La poésie de la chair nue comme matière de l’art amène les sculpteurs à se faire peintres en quelque manière et sollicite en eux le goût du morceau : la chair devient chair et cesse d’être mur. L’éphébisme dans la représentation de l’homme n’est pas le signe de la jeunesse d’un art : il est peut-être au contraire la première et gracieuse annonce d’un déclin. Les sveltes figures de la Résurrection, au grand portail de Rampillon, si souples, si alertes, la statue d’Adam provenant de Saint-Denis, malgré les reprises, certains fragments de Notre-Dame laissent briller sur l’art français de la fin du XIIIe et de tout le XIVe siècle une lumière praxitélienne. On sent bien désormais que ces rapprochements ne sont pas de pur goût et qu’ils se justifient par une vie profonde, sans cesse en action, sans cesse efficace, aux diverses périodes et dans les divers milieux de la civilisation humaine. Peut-être serait-il permis d’expliquer ainsi, et non seulement par l’analogie des procédés, les caractères communs aux figures de femmes peintes au IVe siècle sur les flancs des lécythes funéraires attiques et à celles dont les maîtres japonais, à la fin du XVIIIe siècle, dessinèrent au pinceau pour les graveurs sur bois les sensibles et flexibles images. L’état baroque permet également de retrouver la constance des mêmes caractères dans les milieux et dans les temps les plus divers. Il n’est pas plus l’apanage de l’Europe depuis trois siècles, que le classicisme n’est le privilège de la culture méditerranéenne. C’est un moment de la vie des formes, et sans doute le plus libéré. Elles ont oublié ou dénaturé ce principe de la convenance intime dont l’accord avec les cadres, et particulièrement avec ceux de l’architecture, est un aspect essentiel ; elles vivent pour elles-mêmes avec intensité, elles se répandent sans frein, elles prolifèrent comme un monstre végétal. Elles se détachent en s’accroissant, elles tendent de toutes parts à envahir l’espace, à le perforer, à en épouser tous les possibles, et l’on dirait qu’elles se délectent de cette possession. Elles y sont aidées par l’obsession de l’objet et par une sorte de fureur de « similisme ». Mais les expériences auxquelles les entraîne une force secrète dépassent sans cesse leur objet. Ces caractères sont remarquables et même saisissants dans l’art ornemental. Jamais la forme abstraite n’a, je ne dis pas une plus forte, mais une plus évidente valeur mimique. C’est aussi que jamais la confusion entre forme et signe n’est plus impérieuse. La forme ne se signifie plus seulement, elle signifie un contenu volontaire, on la torture pour l’adapter à un « sens ». C’est alors qu’on voit s’exercer le primat de la peinture, ou plutôt tous les arts mettent leurs ressources en Henri Focillon, Vie des formes (1934) 18 commun, franchissent les frontières qui les séparaient et s’empruntent leurs effets. En même temps, par une inversion curieuse et sous l’empire d’une nostalgie qui a sa source dans les formes elles-mêmes, l’intérêt pour le passé se réveille et l’art baroque se cherche dans les régions les plus anciennes une émulation, des exemples, des appuis. Mais ce que le baroque demande à l’histoire, c’est le passé du baroque. De même qu’Euripide ou Sénèque le Tragique, et non Eschyle, inspirent les poètes français du XVIIe siècle, ce que le baroque romantique a chéri dans l’art du Moyen Age, c’est l’art flamboyant, cette forme baroque du gothique. On n’entend pas assimiler sur tous les points art baroque et romantisme, mais si, en France, ces deux « états » des formes paraissent distincts, c’est non seulement parce qu’ils sont successifs, mais aussi parce qu’il y a entre eux un phénomène historique de rupture, un bref et violent intervalle rempli par un classicisme artificiel. Et c’est par delà le fossé de l’art davidien que les peintres français rejoignent Titien, Tintoret, Caravage, Rubens et plus tard, sous le Second Empire, les maîtres du XVIIIe siècle. Les formes, en leurs divers états, ne sont certes pas suspendues dans une zone abstraite, au-dessus de la terre, au-dessus de l’homme. Elles se mêlent à la vie, d’où elles viennent, traduisant dans l’espace certains mouvements de l’esprit. Mais un style défini n’est pas seulement état de la vie des formes, ou plutôt cette vie même, il est milieu formel homogène, cohérent, à l’intérieur duquel l’homme agit et respire, milieu qui est capable de se déplacer en bloc. Nous avons des blocs gothiques importés dans l’Espagne du Nord, en Angleterre, en Allemagne, où ils vivent avec plus ou moins d’énergie, sur un rythme plus ou moins rapide, qui tantôt admet des formes plus anciennes, devenues locales, mais non pas propres à l’essence du milieu, et tantôt favorise la précipitation ou la précocité des mouvements. Stables ou nomades, les milieux formels engendrent leurs divers types de structure sociale, un style de vie, un vocabulaire, des états de conscience. D’une façon plus générale, la vie des formes définit des sites psychologiques, sans lesquels le génie des milieux serait opaque et insaisissable pour tous ceux qui en font partie. La Grèce existe comme socle géographique d’une certaine idée de l’homme, mais le paysage de l’art dorique, ou plutôt l’art dorique comme site, a créé une Grèce sans laquelle la Grèce de la nature n’est qu’un lumineux désert ; le paysage gothique, ou plutôt l’art gothique comme site, a créé une France inédite, une humanité française, des profils d’horizon, des silhouettes de villes, enfin une poétique qui sortent de lui, et non de la géologie ou des institutions capétiennes. Mais le propre d’un milieu n’est-il pas d’enfanter ses mythes, de conformer le passé à la mesure de ses besoins ? Le milieu formel crée ses mythes historiques, qui ne sont pas modelés seulement par l’état des connaissances et par les besoins spirituels, mais par les exigences de la forme. Nous voyons par exemple onduler à travers le temps une succession de fables imagées de l’antiquité méditerranéenne. Selon qu’elle s’incorpore à l’art roman, à l’art gothique, à l’art humaniste, à l’art baroque, à l’art davidien, à l’art romantique, elle Henri Focillon, Vie des formes (1934) 19 change de figure, elle se plie à d’autres cadres, elle s’infléchit selon d’autres courbes et, dans l’esprit des hommes qui assistent à ses métamorphoses, elle propage les images les plus différentes et même les plus opposées. Elle intervient dans la vie des formes, non comme une donnée irréductible, non comme un apport étranger, mais comme une matière plastique et docile. Mais ne semble-t-il pas qu’en soulignant avec tant de rigueur les divers principes qui régissent la vie des formes et qui retentissent sur la nature, sur l’homme et sur l’histoire, au point de constituer un univers et une humanité, nous soyons amenés à établir un déterminisme pesant ? Ne détachons-nous pas l’œuvre d’art de la vie humaine pour la faire entrer dans un aveugle automatisme, n’est-elle pas désormais prisonnière de la série et comme définie d’avance ? Il n’en est rien. L’état d’un style ou, si l’on veut, un moment de la vie des formes est à la fois garant et promoteur de la diversité. C’est dans l’état de sécurité d’une haute définition intellectuelle que l’esprit est vraiment libre. La puissance de l’ordre formel autorise seule l’aisance de la création, son caractère spontané. La plus grande multiplicité des expériences et des variations est fonction de la rigueur des cadres, tandis que l’état de liberté indéterminée conduit fatalement à l’imitation. Quand bien même ces principes seraient contestés, deux observations nous font sentir l’activité et comme le jeu de l’unique dans des ensembles si bien liés. Les formes ne sont pas leur propre schéma, leur représentation dépouillée. Leur vie s’exerce dans un espace qui n’est pas le cadre abstrait de la géométrie ; elle prend corps dans la matière, par les outils, aux mains des hommes. C’est là qu’elles existent, et non ailleurs, c’est-à-dire dans un monde puissamment concret, puissamment divers. La même forme conserve sa mesure, mais change de qualité selon la matière, l’outil et la main. Elle n’est pas le même texte tiré sur des papiers différents, car le papier n’est que le support du texte : dans un dessin, il est élément de vie, il est au cœur. Une forme sans son support n’est pas forme, et le support est forme lui-même. Il est donc nécessaire de faire intervenir l’immense variété des techniques dans la généalogie de l’œuvre d’art et de montrer que le principe de toute technique n’est pas inertie, mais action. D’autre part, il faut envisager l’homme même, qui n’est pas moins divers. La source de cette diversité ne réside pas dans l’accord ou le désaccord de la race, du milieu et du moment, mais dans une autre région de la vie, qui comporte peut-être elle aussi des affinités et des accords plus subtils que ceux qui président aux groupements généraux dans l’histoire. Il existe une sorte d’ethnographie spirituelle qui s’entrecroise à travers les « races » les mieux définies, des familles d’esprits unies par des liens secrets et qui se retrouvent avec constance par delà les temps, par delà les lieux. Peut-être chaque style et chaque état d’un style, peut-être chaque technique requièrent-ils de préférence telle nature d’homme, telle famille spirituelle. En tout cas, c’est dans le Henri Focillon, Vie des formes (1934) 20 rapport de ces trois valeurs que nous pouvons saisir à la fois l’œuvre d’art comme unique et comme élément d’une linguistique universelle. Henri Focillon, Vie des formes (1934) 21

II Les formes dans l’espace

retour à la table des matières L’espace est le lieu de l’œuvre d’art, mais il ne suffit pas de dire qu’elle y prend place, elle le traite selon ses besoins, elle le définit, et même elle le crée tel qu’il lui est nécessaire. L’espace où se meut la vie est une donnée à laquelle elle se soumet, l’espace de l’art est matière plastique et changeante. Nous avons peut-être une certaine peine à l’admettre, depuis que nous sommes sous l’empire de la perspective albertienne : mais il y en a beaucoup d’autres, et la perspective rationnelle elle-même, qui construit l’espace de l’art comme l’espace de la vie, est, nous le verrons, plus mobile qu’on ne le pense d’ordinaire, apte à d’étranges paradoxes et à des fictions. Il nous faut faire effort pour admettre comme traitement légitime de l’espace tout ce qui échappe à ses lois. Au surplus la perspective ne s’attache qu’à la représentation sur un plan d’un objet à trois dimensions, et ce n’est là qu’un problème, dans une série très étendue de questions. Remarquons-le d’abord, il n’est pas possible de les envisager toutes in abstracto et de les réduire à un certain nombre de solutions générales qui commanderaient les applications de détail. La forme n’est pas indifféremment architecture, sculpture ou peinture. Quels Henri Focillon, Vie des formes (1934) 22 que soient les échanges entre les techniques, quelque décisive que soit l’autorité de l’une d’elles sur les autres, la forme est d’abord qualifiée par le domaine spécial où elle s’exerce, et non par un vœu de l’entendement ; de même, l’espace qu’elle exige et qu’elle se compose. Il est pourtant un art qui semble apte à se transporter sans altération dans l’une ou l’autre technique : c’est l’art ornemental, peut-être le premier alphabet de la pensée humaine aux prises avec l’espace. Encore est-il doué d’une vie bien particulière et parfois même modifié dans son essence, selon qu’il est pierre, bois, bronze ou trait de pinceau. Mais enfin il reste un lieu de spéculation très étendue et comme un observatoire d’où il est possible de saisir certains aspects élémentaires, généraux, de la vie des formes dans leur espace. Avant même d’être rythme et combinaison, le plus simple thème d’ornement, la flexion d’une courbe, un rinceau, qui implique tout un avenir de symétries, d’alternances, de dédoublements, de replis, chiffre déjà le vide où il paraît et lui confère une existence inédite. Réduit à un mince trait sinueux, il est déjà une frontière et un chemin. Il arrondit, il effile, il départage le champ aride où il s’inscrit. Non seulement il existe en soi, mais il configure son milieu, auquel cette forme donne une forme. Si nous la suivons dans ses métamorphoses et si nous ne nous contentons pas de considérer ses axes, son armature, mais tout ce qu’elle étreint dans cette espèce de grille, nous avons sous les yeux une variété infinie de blocs d’espace qui constituent un univers morcelé, intercalaire. Tantôt le fond reste largement visible, et l’ornement s’y répartit avec régularité en rangées, en quinconces ; tantôt le thème ornemental foisonne avec prolixité et dévore le plan qui lui sert de support. Le respect ou l’annulation du vide crée deux ordres des figures. Il semble que l’espace largement ménagé autour des formes les maintienne intactes et soit garant de leur fixité. Dans le second cas, elles tendent à épouser leurs courbes respectives, à se rejoindre, à se mêler. De la régularité logique des correspondances et des contacts, elles passent à cette continuité onduleuse, où le rapport des parties cesse d’être discernable, où le commencement et la fin sont soigneusement cachés. Au système de la série composée d’éléments discontinus, nettement analysés, fortement rythmés, définissant un espace stable et symétrique qui les protège contre l’imprévu des métamorphoses, fait place le système du labyrinthe, qui procède par synthèses mobiles, dans un espace chatoyant. A l’intérieur du labyrinthe, où la vue chemine sans se reconnaître, rigoureusement égarée par un caprice linéaire qui se dérobe pour rejoindre un but secret, s’élabore une dimension nouvelle qui n’est ni le mouvement ni la profondeur et qui nous en procure l’illusion. Dans les évangéliaires celtiques, l’ornement qui sans cesse se superpose et se fond, bien que maintenu dans les cloisons des lettres et des panneaux, paraît se déplacer sur des plans divers, à des vitesses différentes. On voit que, dans l’étude de l’ornement, ces données essentielles n’importent pas moins que la morphologie pure et la généalogie. Peut-être l’aperçu que nous en donnons risquerait-il de sembler systématique et abstrait, s’il Henri Focillon, Vie des formes (1934) 23 n’était désormais démontré que cet étrange règne ornemental, lieu d’élection des métamorphoses, a suscité toute une végétation et toute une faune d’hybrides soumis aux lois d’un monde qui n’est pas le nôtre. Sa permanence, sa virulence sont remarquables, puisque, faisant accueil dans ses replis à l’homme et aux animaux, il ne leur cède en rien, mais se les incorpore. Des figures nouvelles se composent sans fin sur l’identité des thèmes. Enfantées par les mouvements d’un espace imaginaire, elles seraient absurdes dans les régions ordinaires de la vie, et condamnées à périr. Mais cette faune des labyrinthes formels croît et multiplie avec d’autant plus d’ardeur qu’elle est plus étroitement assujettie à leur servitude. Ces hybrides n’habitent pas seulement les réseaux synthétiques vigoureusement serrés par les arts de l’Asie et par l’art roman. On les retrouve dans les cultures méditerranéennes, en Grèce, à Rome, où ils apparaissent comme des dépôts de civilisations plus anciennes. Pour ne parler que des grotesques, remis en vogue par les hommes de la Renaissance, il est évident que ces charmants végétaux humains, transplantés dans un espace largement mesuré et comme rendus à l’air libre, ont dégénéré dans leur forme et perdu leur puissante et paradoxale aptitude à vivre. Sur les claires murailles des Loges, leur élégance est sèche et fragile. Ce ne sont plus les ornements farouches, sans cesse torturés par les métamorphoses, qui s’enfantaient inépuisablement eux-mêmes, mais des pièces de muséum, arrachées à leur milieu natal, bien en évidence sur un fond vide, harmonieuses et mortes. Fond visible ou caché, support qui reste apparent et stable entre les signes ou qui se mêle à leurs échanges, plan qui se maintient dans l’unité et la fixité ou qui ondule sous les figures et se mêle à leurs courants, il s’agit toujours d’un espace construit ou détruit par la forme, animé, moulé par elle. Mais, ainsi que nous l’avons déjà remarqué, spéculer sur l’ornement, c’est spéculer sur la puissance de l’abstraction et sur les infinies ressources de l’imaginaire, et il peut paraître trop évident que l’espace ornemental, avec ses archipels, leur littoral, leurs monstres, n’est pas proprement espace et qu’il se présente comme l’élaboration de données arbitraires et variables. Il semble qu’il en aille tout autrement pour les formes de l’architecture et qu’elles soient soumises de la manière la plus passive, la plus étroite, à des données spatiales qui ne sauraient changer. Il en est bien ainsi, car, essentiellement et par destination, c’est dans l’espace vrai que s’exerce cet art, celui où se meut notre marche et qu’occupe l’activité de notre corps. Mais considérons la façon dont l’architecture travaille et dont les formes s’accordent entre elles pour utiliser ce domaine et, peut-être, pour lui donner une nouvelle figure. Les trois dimensions ne sont pas seulement le lieu de l’architecture, elles en sont aussi la matière, comme la pesanteur et l’équilibre. Le rapport qui les unit dans un édifice n’est jamais quelconque, il n’est pas fixe non plus. L’ordre des proportions intervient dans leur traitement, qui confère à la forme son originalité et modèle l’espace selon des convenances calculées. La lecture du plan, puis l’étude de l’élévation ne donnent qu’une idée fort imparfaite de ces relations. Un édifice n’est pas une collection de surfaces, mais un ensemble de parties Henri Focillon, Vie des formes (1934) 24 dont la longueur, la largeur et la profondeur s’accordent entre elles d’une certaine manière et constituent un solide inédit, comportant un volume interne et une masse extérieure. Sans doute la lecture d’un plan dit beaucoup, il fait connaître l’essentiel du programme et permet à une vue exercée de saisir les principales solutions constructives. Une mémoire justement renseignée et abondante en exemples peut reconstituer théoriquement l’édifice d’après la projection sur le sol, et l’enseignement des écoles apprend à prévoir pour chaque catégorie de plans toutes les conséquences possibles dans la troisième dimension, ainsi que la solution exemplaire pour un plan donné. Mais cette sorte de réduction ou, si l’on veut, cette abréviation des procédés de travail n’étreint pas toute l’architecture, elle la dépouille de son privilège fondamental qui est de posséder un espace complet, et non seulement comme un objet massif, mais comme un moule creux qui impose aux trois dimensions une valeur nouvelle. La notion de plan, celle de structure, celle de masse sont indissolublement unies, et il est dangereux de les abstraire les unes des autres. Tel n’est pas notre dessein, mais, en insistant sur la masse, de faire comprendre d’abord qu’il n’est pas possible de saisir pleinement la forme architecturale dans l’espace abrégé de l’épure. Les masses sont d’abord définies par les proportions. Si nous prenons pour exemples les nefs du Moyen Age, nous voyons qu’elles sont plus ou moins hautes, par rapport à la largeur et à la longueur. Il est déjà fort important d’en connaître les mesures, mais ces mesures ne sont pas passives, accidentelles ou de pur goût. Les relations des chiffres et des figures permettent d’entrevoir une science de l’espace qui, peut-être fondée sur la géométrie, n’est pas la géométrie pure. Nous ne saurions dire si, dans l’étude entreprise par Violletle-Duc sur la triangulation de Saint-Sernin, n’intervient pas, à côté de données positives, une certaine complaisance pour la mystique des nombres. Mais il est incontestable que les masses architecturales sont rigoureusement établies selon le rapport des parties entre elles et de ces parties au tout. Au surplus un édifice est rarement masse unique. Il est le plus souvent combinaison de masses secondaires et de masses principales, et ce traitement de l’espace atteint dans l’art du Moyen Age à un degré de puissance, de variété et même de virtuosité extraordinaire. L’Auvergne romane en offre des exemples remarquables et bien connus dans la composition de ses chevets où s’étagent progressivement les volumes, depuis les chapelles absidales jusqu’à la flèche de la lanterne, en passant par la toiture des chapelles, celle du déambulatoire, celle du chœur et le massif rectangulaire sur lequel pose le clocher. De même la composition des façades, depuis l’abside occidentale des grandes abbatiales carolingiennes jusqu’au type harmonique des églises normandes, avec le stade intermédiaire des narthex très développés, conçus comme de vastes églises. Il apparaît que la façade n’est pas mur, simple élévation, mais combinaison de masses volumineuses, profondes, agencées avec complexité. Enfin le rapport des nefs et des bas-côtés, simples ou doubles, des nefs et du transept, plus ou moins en saillie, dans l’architecture gothique de la seconde moitié du XIIe Henri Focillon, Vie des formes (1934) 25 siècle, la pyramide plus ou moins aiguë dans laquelle ces masses s’inscrivent, la continuité ou la discontinuité des profils posent des problèmes qui excèdent la géométrie plane et qui ne sont peut-être pas fondés non plus uniquement sur le jeu des proportions. C’est que, si les proportions sont nécessaires à la définition de la masse, elles n’y suffisent pas. Une masse accepte plus ou moins d’épisodes, plus ou moins de percées, plus ou moins d’effets. Réduite à la plus sobre économie murale, elle acquiert une stabilité considérable, elle pèse fortement sur son socle, elle se présente à nos yeux comme un solide compact. La lumière la possède avec unité, et comme d’un seul coup. Au contraire, la multiplicité des jours la compromet et l’ébranle ; la complexité des formes purement ornementales en brise l’aplomb et la fait chanceler. La lumière ne saurait s’y poser sans être déchirée ; sous ces alternatives incessantes, l’architecture bouge, ondule et se défait. L’espace qui pèse de toutes parts sur l’intégrité continue des masses est immobile comme elles. L’espace qui pénètre les creux de la masse et qui se laisse envahir par le foisonnement de ses reliefs est mobilité. Que l’on en prenne les exemples dans l’art flamboyant ou dans l’art baroque, l’architecture de mouvement participe du vent, de la flamme et de la lumière, elle se meut dans un espace fluide. Dans l’art carolingien ou dans le premier art roman, l’architecture des masses stables définit un espace massif. Nos remarques, jusqu’à présent, s’appliquent surtout à la masse en général, mais on ne doit pas oublier qu’elle présente simultanément un double aspect, masse externe, masse interne, et que le rapport de l’une à l’autre offre un intérêt singulier pour l’étude de la forme dans l’espace. Elles peuvent être fonction l’une de l’autre, et il est des cas où la composition extérieure nous rend immédiatement sensible l’aménagement de son contenu. Mais cette règle n’est pas constante, et l’on sait comment l’architecture cistercienne s’est appliquée au contraire à dérober derrière l’unité des masses murales la complexité du parti intérieur. Le cloisonnement par cellules des constructions de l’Amérique moderne n’intervient pas dans leur configuration extérieure. La masse est traitée comme un solide plein, et les architectes cherchent ce qu’ils appellent la « mass envelope » comme un sculpteur part de l’épannelage pour modeler peu à peu les volumes. Mais c’est peut-être dans la masse interne que réside l’originalité profonde de l’architecture comme telle. En donnant une forme définie à cet espace creux, elle crée véritablement son univers propre. Sans doute les volumes extérieurs et leurs profils font intervenir un élément nouveau et tout humain sur l’horizon des formes naturelles, auxquelles leur conformité ou leur accord les mieux calculés ajoutent toujours quelque chose d’inattendu. Mais, si l’on veut bien y réfléchir, la merveille la plus singulière, c’est en quelque sorte d’avoir conçu et créé un envers de l’espace. L’homme chemine et agit à l’extérieur de toute chose ; il est perpétuellement en dehors et, pour pénétrer au-delà des surfaces, il faut qu’il les brise. Le privilège unique de l’architecture entre tous les arts,qu’elle établisse des demeures, des Henri Focillon, Vie des formes (1934) 26 églises ou des vaisseaux, ce n’est pas d’abriter un vide commode et de l’entourer de garanties, mais de construire un monde intérieur qui se mesure l’espace et la lumière selon les lois d’une géométrie, d’une mécanique et d’une optique qui sont nécessairement impliquées dans l’ordre naturel, mais dont la nature ne fait rien. En s’appuyant sur le niveau des bases et sur les dimensions des portails, Viollet-le-Duc montre que les plus vastes cathédrales sont toujours à l’échelle de l’homme. Mais le rapport de cette échelle à des dimensions immenses nous impose du même coup et le sentiment de notre mesure, mesure même de la nature, et l’évidence d’une énormité vertigineuse qui l’excède de toutes parts. Rien ne commandait l’étonnante hauteur de ces nefs, sinon l’activité de la vie des formes, le pressant théorème d’une structure articulée et le besoin de créer un espace neuf. La lumière y est traitée, non comme une donnée inerte, mais comme un élément de vie, susceptible d’entrer dans le cycle des métamorphoses et de les seconder. Elle n’éclaire pas seulement la masse intérieure, elle collabore avec l’architecture pour lui donner sa forme. Elle est forme ellemême, puisque ces faisceaux, jaillis de points déterminés, sont comprimés, amincis et tendus, pour venir frapper les membres de la structure, plus ou moins unis, soulignés ou non de filets, en vue de l’apaiser ou de la faire jouer. Elle est forme, puisqu’elle n’est accueillie dans les nefs qu’après avoir été dessinée par le réseau des verrières et colorée par elles. A quel règne, à quelle région de l’espace appartiennent ces figures placées entre la terre et le ciel et transpercées par la lumière ? Elles sont comme les symboles de cette transfiguration éternelle qui s’exerce sans cesse sur les formes de la vie et qui, sans cesse, en extrait pour une autre vie des formes différentes – l’espace plat et illimité des vitraux, leurs images transparentes, changeantes, sans corps, et pourtant durement captives d’un cerne de plomb, et, dans la fixité de l’architecture, l’illusoire mobilité des volumes qui s’accroissent avec la profondeur des ombres, les jeux de colonnes, le surplomb des nefs étagées et décroissantes. Ainsi le constructeur enveloppe, non le vide, mais un certain séjour des formes, et, travaillant sur l’espace, il le modèle, du dehors et du dedans, comme un sculpteur. Il est géomètre quand il dessine le plan, mécanicien quand il combine la structure, peintre pour la distribution des effets, sculpteur pour le traitement des masses. Il l’est tour à tour et plus ou moins, selon les exigences de son esprit et selon l’état du style. En appliquant ces principes, il serait curieux d’étudier la manière dont agit ce déplacement des valeurs et de voir comment il détermine une série de métamorphoses qui ne sont plus passage d’une forme dans une autre forme, mais transposition d’une forme dans un autre espace. Nous en avons du moins aperçu les effets, lorsque nous évoquions une architecture de peintres, à propos de l’art flamboyant. La loi du primat technique est sans doute le facteur principal de ces transpositions. Elles s’exercent dans le domaine de tous les arts. C’est ainsi qu’il existe une Henri Focillon, Vie des formes (1934) 27 sculpture exactement conçue pour l’architecture, ou plutôt commandée, engendrée par elle, et, de même, une sculpture qui emprunte ses effets à la peinture, et presque sa technique. Nous avons eu à préciser ces idées, lorsque nous cherchions, dans un ouvrage récent, à définir la sculpture monumentale, pour préciser certains problèmes posés par l’étude de l’art roman. Il apparaît d’abord que, pour bien comprendre les divers aspects, dans l’espace, de la forme sculptée, il suffit de distinguer le bas-relief, le haut-relief et la ronde-bosse. Mais cette distinction, qui sert effectivement à classer certaines catégories d’objets, est superficielle et même captieuse dans l’ordre de nos recherches. Les unes et les autres de ces catégories obéissent à des règles plus générales, et l’interprétation de l’espace s’applique de la même manière, selon les cas, à des reliefs et à des statues. Quelle que soit la mesure de la saillie et qu’il s’agisse d’une sculpture composée sur un fond ou d’une statue dont on peut faire le tour, le propre de la sculpture, c’est en quelque sorte le plein. Elle peut suggérer le contenu de la vie et son aménagement intérieur, mais il est bien évident que son dessein ne saurait être de nous imposer l’obsession du creux ; elle ne se confond pas avec ces figures anatomiques faites d’une collection de parties qui s’attachent l’une à l’autre à l’intérieur d’un corps considéré comme un sac physiologique. Elle n’est pas enveloppe. Elle pèse de tout le poids de sa densité. Le jeu des organes importe dans la mesure où il affleure aux surfaces, sans les compromettre comme expression des volumes. Sans doute il est possible d’envisager analytiquement et d’isoler certains aspects des figures sculptées, et une étude bien conduite ne doit pas manquer de le faire. Les axes nous donnent les mouvements ; plus ou moins nombreux, plus ou moins déviés de la verticale, ils peuvent être interprétés, par rapport aux figures, comme les plans des architectes par rapport aux monuments, sous cette réserve qu’ils occupent déjà un espace à trois dimensions. Les profils sont les silhouettes de la figure selon l’angle sous lequel on l’examine, de face, à revers, d’en haut, d’en bas, de droite, de gauche, et elles varient à l’infini, elles « chiffrent » l’espace de cent manières à mesure que nous nous déplaçons autour de la statue. Les proportions définissent quantitativement le rapport des parties. Enfin le modelé traduit l’interprétation de la lumière. Mais même si on les conçoit comme très fortement liés et si l’on ne perd jamais de vue leur étroite dépendance réciproque, ces éléments, isolés du plein, sont sans valeur. L’abus du mot volume dans le vocabulaire artistique de notre temps correspond à un besoin fondamental de ressaisir la donnée immédiate de la sculpture ou de la qualité sculpturale. Les axes sont une abstraction. Quand nous considérons une armature, une esquisse en fil de fer, douée de l’intensité physionomique de toutes les abréviations, comme aussi des signes vides d’images, alphabet, ornement pur, notre vue les habille, bon gré, mal gré, de leur substance et jouit doublement de leur nudité catégorique et terrible et du halo, incertain, mais réel, des Henri Focillon, Vie des formes (1934) 28 volumes dont, forcément, nous les enveloppons. Il en est de même pour les profils, collection d’images plates, dont la succession ou la superposition ne sollicite la notion de plein que parce que nous en portons en nous l’exigence. L’habitant d’un monde à deux dimensions pourrait posséder toute la série des profils d’une statue donnée et s’émerveiller de la diversité de ces figures, sans se représenter jamais que c’est une seule, en relief. D’autre part, si l’on admet que les proportions des parties d’un corps impliquent leur volume relatif, il est évident que l’on peut évaluer des droites, des angles, des courbes sans que soit nécessairement engendré un espace complet, et les recherches sur les proportions s’appliquent aussi bien à des figures plates qu’à des figures en relief. Enfin, si le modelé peut être interprété comme la vie des surfaces, les plans divers dont il est composé ne sont pas l’étoffe du vide, mais la rencontre de ce que nous appelions naguère la masse interne et de l’espace. Ainsi, envisagés séparément, les axes nous renseignent sur la direction des mouvements, les profils sur la multiplicité des contours, les proportions sur le rapport des parties, le modelé sur la topographie de la lumière, mais aucun de ces éléments ni même tous ces éléments réunis ne sauraient se substituer au volume, et c’est seulement en tenant compte de cette notion qu’il est possible de déterminer, sous leurs divers aspects, espace et forme en sculpture. Nous avons tenté d’y parvenir en distinguant l’espace-limite et l’espacemilieu. Dans le premier cas, il pèse en quelque sorte sur la forme, il en limite rigoureusement l’expansion, elle s’applique contre lui comme fait une main à plat sur une table ou contre une feuille de verre. Dans le second cas, il est librement ouvert à l’expansion des volumes qu’il ne contient pas, ils s’y installent, ils s’y déploient comme les formes de la vie. Non seulement l’espace-limite modère la propagation des reliefs, l’excès des saillies, le désordre des volumes, qu’il tend à bloquer dans une masse unique, mais il agit sur le modelé dont il réprime les ondulations et le fracas et qu’il se contente de suggérer par des accents, par des mouvements légers qui ne rompent pas la continuité des plans, parfois même, comme dans la sculpture romane, par un décor ornemental de plis destinés à habiller le nu des masses. Au contraire, l’espace interprété comme un milieu, de même qu’il favorise la dispersion des volumes, le jeu des vides, les brusques trouées, accueille, dans le modelé même, des plans multiples, heurtés, qui brisent la lumière. Dans un de ses états les plus caractéristiques, la sculpture monumentale montre les rigoureuses conséquences du principe de l’espace-limite. L’art roman, dominé par les nécessités de l’architecture, donne à la forme sculptée la valeur d’une forme murale. Mais cette interprétation de l’espace ne concerne pas seulement les figures qui décorent des murailles et qui se trouvent dans un rapport donné avec ces dernières, on la voit appliquée de même sorte à la ronde-bosse, sur laquelle elle tend de toutes parts l’épiderme des masses dont elle garantit le plein et la densité. Alors la statue semble revêtue d’une lumière égale et tranquille qui se meut à peine sous les sobres inflexions de la forme. Inversement, et dans le même ordre d’idées, l’espace interprété comme un milieu Henri Focillon, Vie des formes (1934) 29 ne définit pas seulement une certaine statuaire, il exerce aussi son action sur les hauts et bas-reliefs qui s’efforcent d’exprimer par toute sorte d’artifices la vraisemblance d’un espace où la forme se meut avec liberté. L’état baroque de tous les styles en montre de multiples exemples. L’épiderme n’est plus une enveloppe murale exactement tendue, il tressaille sous la poussée de reliefs internes qui tentent d’envahir l’espace et de jouer à la lumière et qui sont comme l’évidence d’une masse travaillée dans sa profondeur par des mouvements cachés. Il serait possible d’étudier de la même manière, en appliquant les mêmes principes, les rapports de la forme et de l’espace en peinture, dans la mesure où cet art cherche à rendre le plein des objets installés dans les trois dimensions. Mais cet espace apparemment complet, il n’en dispose pas, il le feint : encore est-ce là le terme d’une évolution très particulière, et même alors il ne peut montrer qu’un profil pour un objet. Il n’est peut-être rien de plus remarquable que les variations de l’espace peint, et nous ne saurions en donner qu’une idée très approchée, car il nous manque encore une histoire de la perspective, comme une histoire des proportions de la figure humaine. Toutefois on aperçoit déjà que ces variations si frappantes ne sont pas seulement fonction des temps et des divers états de l’intelligence, mais des matières mêmes, sans l’analyse desquelles toute étude de la forme court le risque de demeurer dangereusement théorique. Enluminure, détrempe, fresque, peinture à l’huile, vitrail ne sauraient s’exercer dans un espace inconditionné chacun de ces procédés lui confère une valeur spécifique. Sans anticiper sur des recherches qu’il nous a paru légitime de conduire à part, on peut admettre que l’espace peint varie selon que la lumière est hors de la peinture ou dans la peinture même, en d’autres termes selon que l’œuvre d’art est conçue comme un objet dans l’univers, éclairé comme les autres objets par la lumière du jour, ou comme un univers ayant sa lumière propre, sa lumière intérieure, construite d’après certaines règles. Sans doute cette différence de conception est encore liée à la différence des techniques, mais elle n’en dépend pas d’une manière absolue. La peinture à l’huile peut échapper à l’émulation de l’espace et de la lumière ; la miniature, la fresque, le vitrail même peuvent se construire une fiction de la lumière dans une illusion d’espace. Tenons compte de cette sorte de liberté relative de l’espace à l’égard des matières où il s’incorpore, mais tenons compte aussi de la pureté avec laquelle il prend telle ou telle figure selon telle ou telle matière. Nous avons eu à nous occuper déjà de l’espace ornemental, lorsque nous évoquions cette importante partie de l’art, qui n’en commande certainement pas toutes les avenues, mais qui a traduit pendant des siècles et dans de nombreux pays la rêverie humaine sur la forme. Il est l’expression la plus caractéristique du haut Moyen Age en Occident et comme l’illustration d’une pensée qui renonce au développement pour adopter l’involution, au monde concret pour les caprices du songe, à la série pour l’entrelacs. L’art hellénis- Henri Focillon, Vie des formes (1934) 30 tique avait ménagé autour de l’homme un espace réduit et juste, urbain ou champêtre, coins de rues et de jardins, « sites » plus ou moins agrestes, riches d’accessoires élégamment combinés pour servir de cadre à des mythes légers, à des épisodes romanesques. Mais progressivement durcis, devenus formes fixes, inaptes à se renouveler, ces accessoires mêmes tendaient à schématiser peu à peu le milieu dont, naguère, ils jalonnaient la topographie. Les pampres et la treille des pastorales chrétiennes dévoraient leur paysage. Ils y faisaient le vide. L’ornement, ressuscité des civilisations primitives, n’avait pas à tenir compte de dimensions d’un milieu décomposé qui ne résistait plus : au surplus, il était à lui-même son milieu et sa dimension. Nous avons tenté de montrer que l’espace de l’entrelacs n’est pas immobile et plat il se meut, puisque les métamorphoses s’y font sous nos yeux, non par stades séparés, mais dans la continuité complexe des courbes, des spires, des tiges enlacées ; il n’est pas plat, puisque, pareils à un fleuve qui se perd dans des régions souterraines pour reparaître au jour, les rubans dont sont faites ces figures instables passent les uns sous les autres et que leur forme évidente sur le plan de l’image ne s’explique que par une activité secrète sur un plan au-dessous. Cette perspective de l’abstrait est remarquable, nous l’avons dit, dans la miniature irlandaise. Elle ne réside pas tout entière dans des jeux d’entrelacs. Parfois des combinaisons de damiers ou de polyèdres irréguliers, alternés de clair et de foncé, semblables à des vues isométriques de cités détruites, à des plans de villes impossibles, nous donnent, sans faire le moindre usage des ombres, l’illusion, à la fois obsédante et fugitive, d’un chatoyant relief, et de même des méandres cloisonnés de replis sombres ou clairs. La peinture murale romane, notamment dans nos provinces de l’Ouest, a retenu quelquesuns de ces procédés dans la composition des bordures, et s’il apparaît plus rarement qu’elle en fasse état dans les figures proprement dites, du moins les grands compartiments monochromes dont elles sont faites ne juxtaposent jamais deux valeurs égales, mais interposent une valeur différente. Est-ce par pur besoin d’harmonie optique ? Il nous semble que cette règle, suivie avec une certaine constance, se rattache à la structure de l’espace ornemental dont nous esquissions plus haut la singulière perspective. Le monde des figures peintes sur les murailles ne saurait admettre l’illusion des saillies et des creux, pas plus que les nécessités de l’équilibre n’y autorisent un excès de percées, mais des différences purement tonales, respectant le plein des murs, suggèrent un rapport des parties que l’on pourrait appeler modelé plat, pour traduire par une contradiction dans les termes la contradiction optique qui en est l’étrange résultat. Ainsi se trouve confirmée une fois de plus l’idée que l’ornement n’est pas un graphisme abstrait évoluant dans un espace quelconque, mais que la forme ornementale crée ses modes de l’espace, ou plutôt, car ces notions sont inséparablement liées, qu’espace et forme s’engendrent réciproquement dans ce domaine, avec la même liberté à l’égard de l’objet, selon les mêmes lois par rapport à eux-mêmes. Henri Focillon, Vie des formes (1934) 31 Mais s’il est vrai que ces termes sont étroitement et activement unis dans l’état exemplaire et classique de tout style ornemental possible, il est des cas où l’espace reste ornement alors que l’objet qui y prend place, le corps de l’homme par exemple, s’en dégage et tend à se suffire, et, de même, d’autres cas où la forme de l’objet garde une valeur d’ornement alors que l’espace autour de lui tend à une structure rationnelle. On voit paraître la dangereuse notion de fond en peinture : la nature, l’espace cessent d’être un au-delà de l’homme, une périphérie qui le prolonge et l’investit à la fois, pour devenir un domaine séparé contre lequel il se meut. A cet égard, la peinture romane est intermédiaire. Des bandes colorées, des teintes plates, des semis, des nappes pendues à des portiques annulent les fonds ; les figures y prennent place sans contresens, elles ne s’en isolent point, car si elles ne sont pas rigoureusement ornementales, n’étant pas pressées par des cadres architecturaux bien définis, elles sont encore et avant tout chiffre et arabesque. On ne saurait évidemment qualifier de la même manière, malgré l’élégance de leur profil, les figurines des psautiers parisiens du XIIIe siècle, elles ne viennent pas d’un monde impossible, elles sont aptes à la vie terrestre, dont leurs membres bien en place, leurs justes proportions respectent les exigences : mais, le plus souvent, isolées dans un cadre d’architecture décorative, elles se détachent (c’est le cas de le dire) sur des fonds étoilés d’un semis ou diaprés de rinceaux. Malgré la différence de manière, on peut faire une remarque du même genre à propos de Jean Pucelle et de ses jardinets imaginaires, où se reconnaissent des éléments de ce monde et des figures d’une singulière vivacité nerveuse, mais découpés comme un grillage de fer forgé et suspendus à une hampe au-dessus du vide des marges. L’espace du manuscrit décoré, comme la muraille peinte, résiste encore à la fiction du creux, alors que la forme commence à se nourrir de reliefs légers. Les exemples du phénomène inverse ne manquent pas dans l’art italien de la Renaissance. L’œuvre de Botticelli nous en offre de très frappants. Il connaît et pratique, parfois en virtuose, tous les artifices qui permettent de construire avec vraisemblance l’espace linéaire et l’espace aérien, mais les êtres qui se meuvent dans cet espace même ne sont pas tout à fait définis par lui. Ils conservent une ligne ornementale sinueuse, qui n’est pas, certes, celle d’un ornement donné, classé dans un répertoire, mais celle que peut dessiner l’ondulation d’un danseur, qui se travaille à dessein, jusque dans l’équilibre physiologique de son corps, pour en composer des figures. Ce privilège demeure acquis pour longtemps à l’art italien. Il se passe quelque chose d’analogue dans la fantasmagorie de la mode. Il arrive qu’elle cherche à respecter et même à mettre en évidence les proportions de la nature ; le plus souvent elle soumet la forme à d’étonnantes transmutations : elle crée, elle aussi, des hybrides, elle impose à l’être humain le profil de la bête ou de la fleur. Le corps n’est que le prétexte, le support et parfois la matière de combinaisons gratuites. La mode invente ainsi une humanité artificielle qui n’est pas le décor passif du milieu formel, mais ce milieu même. Cette humanité tour à tour héraldique, théâtrale, féerique, archi- Henri Focillon, Vie des formes (1934) 32 tecturale, a bien moins pour règle une convenance rationnelle que la poétique de l’ornement, et ce qu’elle appelle ligne ou style n’est peut-être qu’un subtil compromis entre un certain canon physiologique, d’ailleurs très variable, comme les canons successifs de l’art grec, et la fantaisie des figures. Ces divers agencements ont toujours enchanté une certaine sorte de peintres, volontiers costumiers, et ceux qui restaient peu sensibles à ces métamorphoses, dans la mesure où elles engagent tout le corps, l’étaient extrêmement au décor des tissus. Ce qui est vrai pour Botticelli ne l’est pas moins pour Van Eyck. L’énorme chapeau d’Arnoulfini, au-dessus de sa petite tête éveillée, pâle et pointue, n’est pas un couvre-chef quelconque. Dans le soir infini, suspendu au-dessus du temps, où le chancelier Rollin est en prière, les fleurs brochées de son manteau contribuent à créer la magie du lieu et de l’instant. Ces observations sur la permanence de certaines valeurs formelles ne nous livrent qu’un aspect d’un développement très complexe. Avant de se soumettre aux lois de la vue même, c’est-à-dire de traiter l’image du tableau comme l’image rétinienne, en combinant sur un plan une illusion des trois dimensions, l’espace et la forme en peinture ont passé par des états divers. Les rapports du relief de la forme et de la profondeur de l’espace n’ont pas été définis théoriquement d’un seul coup, mais cherchés à travers des expériences successives et d’importantes variations. Les figures de Giotto, ces beaux blocs simples, prennent place dans un milieu limité, analogue à l’atelier d’un statuaire ou, mieux encore, à la scène d’un théâtre. Une toile de fond, des portants, sur lesquels sont indiqués, moins comme des éléments vrais que comme des suggestions fortes, des pans d’architecture ou de paysage, arrêtent la vue d’une façon catégorique et ne permettent pas à la muraille de chanceler sous des trouées d’espace. Il est vrai que, parfois, cette conception semble faire place à un autre parti, qui peut traduire un besoin de possession du milieu, à la chapelle des Bardi par exemple, dans la scène de la Renonciation de saint François, où le socle du temple romain se présente par l’angle, offrant ainsi une ligne de fuite de part et d’autre de l’arête et paraissant lancer la masse en avant et l’enfoncer dans notre espace : mais n’est-ce pas surtout un procédé de composition, pour départager avec rigueur les personnages des deux côtés d’une perpendiculaire ?Quoi qu’il en soit, dans ce volume transparent aux exactes limites, les formes, malgré les gestes, sont isolées les unes des autres et de leur milieu même comme dans le vide. On dirait qu’elles subissent une épreuve, destinée à les détacher de toute correspondance équivoque, de tout compromis, à les circonscrire sans erreur possible, à insister sur leur poids de choses séparées. Les giottesques, on le sait, sont loin d’avoir été, à cet égard, constamment fidèles au giottisme. Cet espace scénique, sobrement établi pour les besoins d’une dramaturgie populaire, devient de nouveau, avec Andrea da Firenze, à la chapelle des Espagnols, le lieu des hiérarchies abstraites ou le support indifférent de compositions qui se succèdent sans s’enchaîner, tandis que Taddeo Gaddi, au contraire, dans la Présentation de la Vierge, cherche, sans y parvenir absolument, à « planter » d’aplomb le décor Henri Focillon, Vie des formes (1934) 33 architectural du temple de Jérusalem et déjà l’on aperçoit, bien avant la prospettiva de Piero della Francesca, à la pinacothèque d’Urbin, que l’architecture sera la maîtresse des expériences qui aboutissent à la perspective rationnelle. Mais ces expériences ne convergent pas, elles sont précédées, escortées, parfois longtemps démenties par des solutions contraires. Sienne nous en montre toute une variété – tantôt par cette négation étincelante, les vieux fonds d’or, gaufrés de fleurettes et d’arabesques, sur lesquels se profilent les formes, ourlées d’un galon clair qui dessine comme une écriture, espace ornemental d’une forme ornementale qui tend à la vie indépendante ; tantôt avec les grandes verdures tendues comme des tapisseries derrière des scènes de chasse et de jardin, tantôt enfin, et c’est là l’originalité de l’apport siennois, avec ces paysages cartographiques qui déploient le monde du haut en bas du tableau, non comme une profondeur, mais à vol d’oiseau, théâtre à la fois plat et complet pour la plus grande multiplicité d’épisodes possible. Le besoin de saisir la totalité de l’espace se satisfait ici par une structure arbitraire et féconde, qui n’est ni l’abrégé schématique d’un plan, ni la perspective normale, et qui, même après la constitution de cette dernière, reprend vigueur dans les ateliers du Nord, chez les peintres de paysages fantastiques. L’horizon à la hauteur de l’œil dérobe les objets les uns derrière les autres, et l’éloignement, en les diminuant de plus en plus, tend à les annuler aussi. Sous l’horizon haussé, l’espace se déroule comme un tapis, et la figure de la terre est pareille au versant d’un mont. L’influence siennoise propageait le système dans l’Italie septentrionale, où d’ailleurs, à la même époque, Altichiero, par de tout autres voies, cherchait à suggérer le creux arrondi de l’espace par le rythme giratoire de ses compositions. Mais à Florence la collaboration des géomètres, des architectes et des peintres inventait, ou plutôt mettait au point, la machine à réduire les trois dimensions aux données d’un plan, en calculant leurs rapports avec la précision des mathématiques. On ne saurait, dans un simple exposé de méthode, retracer la genèse et les premières démarches de cette nouveauté considérable, mais, ce qu’il importe de dire, c’est que, malgré l’apparente rigueur des règles, elle restait dès ses débuts un champ ouvert à bien des possibles. Théoriquement, l’art en face de l’objet, c’est-à-dire de la forme vraie dans l’espace vrai, agit désormais comme la vue en face du même objet et selon le système de la pyramide visuelle exposé par Alberti, et l’œuvre du Créateur étant saisie dans sa plénitude, sa justesse et sa diversité, grâce à la collusion méthodique du volume et du plan, l’artiste est bien, selon la pensée des contemporains, l’homme le plus semblable à Dieu, ou, si l’on veut, un dieu secondaire, imitateur. Le monde qu’il enfante est un édifice, vu d’un certain point, habité par des statues au profil unique : ainsi, du moins, peut se symboliser la part de l’architecte et du statuaire dans le nouvel art de peindre. Mais la perspective de la vraisemblance reste heureusement baignée du souvenir des perspectives imaginaires. La Henri Focillon, Vie des formes (1934) 34 forme de l’homme et des êtres vivants, conduite sous cet angle, captive les maîtres c’est qu’elle suffit à définir tout l’espace, par le rapport des ombres et des clairs, par l’exactitude des mouvements, surtout par la justesse des raccourcis, que ces artistes ne se sont pas lassés d’étudier d’après les chevaux ; mais les paysages qui l’entourent, décor des batailles d’Ucello, décor de la Légende de saint Georges peinte par Pisanello à Sant’Anastasia de Vérone, appartiennent encore au monde fantastique d’autrefois, tendu comme une carte ou comme une tapisserie derrière les figures. Et ces figures, malgré l’authenticité de leur substance, demeurent avant tout profilées, elles valent comme silhouettes, elles ont, si l’on peut dire, la qualité héraldique, sinon la qualité ornementale, ainsi que l’on peut s’en rendre compte d’après les dessins du recueil Vallardi. L’énergie du profil humain découpant sur le vide un littoral inflexible, frontière du monde de la vie et de l’espace abstrait où il est incrusté, en offre bien d’autres preuves. Piero della Francesca porte intérêt à ce vide, si riche en secrets, et sans lequel le monde et l’homme ne seraient pas, et il le configure. Non seulement il donne le type exemplaire de ce paysage bâti, la prospettiva, qui offre de rassurants repères à la raison sous forme de fabriques moulées par la perspective, mais il cherche à définir le rapport variable des valeurs aériennes aux figures : tantôt ces dernières, d’une clarté presque translucide, s’enlèvent sur la noirceur des lointains ; tantôt, sombres et modelées à contre-jour, elles s’enlèvent sur la limpidité des fonds envahis progressivement par la lumière. Il semble que nous soyons au terme. Les mondes imaginaires de l’espace ornemental, de l’espace scénique, de l’espace cartographique ayant rejoint l’espace du monde réel, la vie des formes doit s’y manifester désormais selon des règles constantes. Il n’en est rien. Et d’abord la perspective, se délectant d’elle-même, va à l’encontre de ses fins par le trompe-l’œil, elle détruit l’architecture, dont elle crève les plafonds sous l’explosion des apothéoses, elle illimite l’espace de la scène, en créant un faux infini et une énormité illusoire, elle recule indéfiniment les bornes de la vision et dépasse l’horizon de l’univers. Ainsi le principe des métamorphoses exploite jusqu’à la rigueur de ses déductions. Il ne cesse de susciter des rapports inédits de la forme et de l’espace. Rembrandt les définit par la lumière : autour d’un point brillant, il construit dans une nuit transparente des orbes, des spires, des roues de feu. Les combinaisons de Greco évoquent celles des sculpteurs romans. Pour Turner, le monde est un accord instable des fluides, la forme est lueur mouvante, tache incertaine dans un univers en fuite. Ainsi un examen, même rapide, des diverses conceptions de l’espace nous montre que la vie des formes, sans cesse renouvelée, ne s’élabore pas selon des données fixes, constamment et universellement intelligibles, mais qu’elle engendre diverses géométries, à l’intérieur de la géométrie même, comme elle se crée les matières dont elle a besoin. Henri Focillon, Vie des formes (1934) 35

III Les formes dans la matière

La forme n’est qu’une vue de l’esprit, une spéculation sur l’étendue réduite à l’intelligibilité géométrique, tant qu’elle ne vit pas dans la matière. Comme l’espace de la vie, l’espace de l’art n’est pas sa propre figure schématique, son abréviation justement calculée. Bien que ce soit une illusion assez communément répandue, l’art n’est pas seulement une géométrie fantastique, ou plutôt une topologie plus complexe, il est lié au poids, à la densité, à la lumière, à la couleur. L’art le plus ascétique, celui qui vise à atteindre, avec des moyens pauvres et purs, les régions les plus désintéressées de la pensée et du sentiment, n’est pas seulement porté par la matière à laquelle il fait vœu d’échapper, mais nourri d’elle. Sans elle, non seulement il ne serait pas, mais encore il ne serait pas tel qu’il souhaite d’être, et son vain renoncement atteste encore la grandeur et la puissance de sa servitude. Les vieilles antinomies, esprit-matière, matière-forme, nous obsèdent encore avec autant d’empire que l’antique dualisme de la forme et du fond. Même s’il reste encore quelque ombre de signification ou de commodité à ces antithèses en logique pure, qui Henri Focillon, Vie des formes (1934) 36 veut comprendre quoi que ce soit à la vie des formes doit commencer par s’en libérer. Toute science d’observation, surtout celle qui s’attache aux mouvements et aux créations de l’esprit humain, est essentiellement une phénoménologie, au sens étroit du mot. Ainsi nous avons chance de saisir d’authentiques valeurs spirituelles. L’étude de la face de la terre et de la genèse du relief, la morphogénie, donne un socle puissant à toute poétique du paysage, mais ne se propose pas cet objet. Le physicien ne s’emploie pas à définir l’« esprit » auquel obéissent les transformations et les comportements de la pesanteur, de la chaleur, de la lumière, de l’électricité. Au surplus, on ne saurait confondre désormais l’inertie de la masse et la vie de la matière, puisque cette dernière, dans ses plus infimes replis, est toujours structure et action, c’est-à-dire forme, et plus nous restreignons le champ des métamorphoses, mieux nous saisissons l’intensité et la courbe de ses mouvements. Il n’y aurait que de la vanité dans ces controverses sur le vocabulaire, s’il n’engageait les méthodes. Au moment où nous abordons le problème de la vie des formes dans la matière, nous ne séparons pas l’une et l’autre notion, et, si nous nous servons de deux termes, ce n’est pas pour donner une réalité objective à un procédé d’abstraction, mais pour montrer au contraire le caractère constant, indissoluble, irréductible d’un accord de fait. Ainsi la forme n’agit pas comme un principe supérieur modelant une masse passive, car on peut considérer que la matière impose sa propre forme à la forme. Aussi bien ne s’agit-il pas de matière et de forme en soi, mais de matières au pluriel, nombreuses, complexes, changeantes, ayant un aspect et un poids, issues de la nature, mais non pas naturelles. De ce qui précède on peut dégager plusieurs principes. Le premier, c’est que les matières comportent une certaine destinée ou, si l’on veut, une certaine vocation formelle. Elles ont une consistance, une couleur, un grain. Elles sont forme, comme nous l’indiquions, et, par là même, elles appellent, limitent ou développent la vie des formes de l’art. Elles sont choisies, non seulement pour la commodité du travail ou bien, dans la mesure où l’art sert aux besoins de la vie, pour la bonté de leur usage, mais aussi parce qu’elles prêtent à un traitement particulier, parce qu’elles donnent certains effets. Ainsi leur forme, toute brute, suscite, suggère, propage d’autres formes et, pour reprendre une expression apparemment contradictoire, que les précédents chapitres permettent de comprendre, parce qu’elles les libèrent selon leur loi. Mais il convient de remarquer sans plus attendre que cette vocation formelle n’est pas un déterminisme aveugle, car – et c’est là le second point – ces matières si bien caractérisées, si suggestives et même si exigeantes à l’égard des formes de l’art, sur lesquelles elles exercent une sorte d’attrait, s’en trouvent, par un retour, profondément modifiées. Henri Focillon, Vie des formes (1934) 37 Ainsi s’établit un divorce entre les matières de l’art et les matières de la nature, même unies entre elles par une rigoureuse convenance formelle. On voit s’instituer un ordre nouveau. Ce sont deux règnes, même si l’on ne fait pas intervenir les artifices et la fabrique. Le bois de la statue n’est plus le bois de l’arbre ; le marbre sculpté n’est plus le marbre de la carrière ; l’or fondu, martelé, est un métal inédit ; la brique, cuite et bâtie, est sans rapport avec l’argile de la glaisière. La couleur, le grain et toutes les valeurs qui affectent le tact optique ont changé. Les choses sans surface, cachées derrière l’écorce, enterrées dans la montagne, bloquées dans la pépite, englouties dans la boue, se sont séparées du chaos, ont acquis un épiderme, adhéré à l’espace et accueilli une lumière qui les travaille à son tour. Encore que le traitement subi n’ait pas modifié l’équilibre et le rapport naturel des parties, la vie apparente de la matière s’est métamorphosée. Parfois, chez certains peuples, les relations entre les matières de l’art et les matières de la structure ont été l’objet de spéculations étranges. Les maîtres de l’Extrême-Orient, pour qui l’espace est essentiellement le lieu des métamorphoses et des migrations et qui ont toujours considéré la matière comme le carrefour d’un grand nombre de passages, ont aimé, entre toutes les matières de la nature, celles qui sont, si l’on peut dire, le plus intentionnelles et qui semblent élaborées par un art obscur ; et, d’autre part, ils se sont souvent appliqués, en traitant les matières de l’art, à leur imprimer les caractères de la nature, au point de chercher à donner le change, si bien que, par un renversement singulier, la nature est pour eux pleine d’objets d’art et l’art plein de curiosités naturelles. Ainsi la rocaille de leurs précieux jardinets, choisie avec toutes sortes de soins, paraît travaillée par le caprice des plus ingénieuses mains, et leur céramique de grès semble moins l’œuvre d’un potier qu’une concrétion merveilleuse élaborée par le feu et par des hasards souterrains. En dehors de cette émulation captivante, de ces échanges qui cherchent l’artifice au cœur de la nature et qui mettent le travail secret de la nature au cœur de l’invention humaine, ils ont été les artisans des matières les plus rares, les plus libres de tout modèle. Il n’existe rien dans le monde végétal ou le monde minéral qui suggère ou qui rappelle les laques, leur froide densité, leur nuit lisse, sur laquelle glisse une ténébreuse lumière ; elles viennent de la résine d’un certain pin, travaillée et polie longtemps, dans des huttes construites au-dessus des cours d’eau, à l’abri de toute poussière. La matière de leur peinture, qui tient à la fois de l’eau et de la fumée, n’est plus ni l’une ni l’autre, puisqu’elle possède le secret contradictoire de les fixer sans qu’elles cessent d’être fluides, impondérables et mobiles. Mais cette sorcellerie qui nous frappe et qui nous charme, venant de très loin, n’est pas plus captieuse ni plus inventive que le travail de l’Occident sur les matières de l’art. Les techniques précieuses, auxquelles nous serions tentés d’emprunter d’abord nos exemples, n’offrent peut-être, à cet égard, rien de comparable aux ressources de la peinture à l’huile. C’est là, sans doute, dans un art apparemment voué à l’« imitation », qu’apparaît le mieux ce principe de nonimitation, cette originalité créatrice qui, des matériaux fournis par la nature, extrait le matériel et la substance d’une nature nouvelle, et qui ne cesse pas de Henri Focillon, Vie des formes (1934) 38 se renouveler. Car la matière d’un art n’est pas une donnée fixe, acquise pour toujours : dès ses débuts, elle est transformation et nouveauté, puisque l’art, comme une opération chimique, élabore, mais elle continue à se métamorphoser. Tantôt la peinture à l’huile nous offre le spectacle de sa continuité transparente, elle saisit les formes, dures et limpides, dans son cristal doré ; tantôt elle les nourrit d’une grasse épaisseur, elles semblent rouler et glisser dans un élément mobile ; tantôt elle est rêche comme un mur, et tantôt vibrante comme un son. Même si nous ne faisons pas intervenir la couleur, nous voyons bien que la matière varie dans sa composition et dans le rapport évident de ses parties. Et si nous évoquons la couleur, il est clair que le même rouge, par exemple, acquiert des propriétés différentes, non seulement selon qu’il est traité à la détrempe, à l’œuf, à la fresque, à l’huile, mais, chacun de ces procédés, selon la manière dont il est posé. Ceci annonce d’autres observations, mais, avant d’y venir, il reste plusieurs points à élucider. On pensera peut-être qu’il est certaines techniques où la matière est indifférente, que le dessin, par exemple, la soumet à la rigueur d’un pur procédé d’abstraction et que, la réduisant à l’armature du support le plus mince, il la volatilise presque. Mais cet état volatil de la matière est matière encore et, de se trouver ainsi ménagée, resserrée et divisée sur le papier, qu’elle fait jouer, elle acquiert une force particulière. De plus sa variété est extrême : encre, lavis, mine de plomb, pierre noire, sanguine, craie, séparés ou unis, autant de propriétés définies, autant de langages. Pour s’en convaincre, que l’on essaie de se représenter cette impossibilité : une sanguine de Watteau, par exemple, copiée par Ingres à la mine de plomb, ou, plus simplement, car les noms de maîtres font intervenir des valeurs dont nous ne nous sommes pas encore occupés, un fusain copié au lavis : il acquiert des propriétés complètement inattendues, il devient œuvre nouvelle. Nous pouvons en déduire une règle plus générale, qui se rattache au principe de la destinée ou de la vocation formelles, énoncé plus haut : c’est que les matières de l’art ne sont pas interchangeables, c’est-à-dire que la forme, passant d’une matière donnée à une autre matière, subit une métamorphose. Dès à présent, on conçoit sans peine l’importance de cette remarque pour l’étude historique de l’influence de certaines techniques sur certaines autres, et nous nous en sommes inspiré, en essayant d’instituer une critique de la notion massive d’influence, à propos des rapports de la sculpture monumentale et des arts précieux à l’époque romane. L’ivoire ou la miniature, copiés par un décorateur de murailles, entrent dans un autre univers, dont il faut bien qu’ils acceptent la loi. Les tentatives faites par la mosaïque et par la tapisserie pour rejoindre les effets de la peinture à l’huile ont eu les conséquences que l’on sait. Et, d’autre part, les maîtres de la gravure d’interprétation ont bien compris qu’ils n’avaient pas à « rivaliser » avec les tableaux, leurs modèles (pas plus que les peintres avec la nature), mais à les transposer. Ces idées sont d’ailleurs susceptibles de plus d’extension. Elles nous aident à définir l’œuvre d’art comme unique, car, l’équilibre et les propriétés des matières de l’art n’étant pas Henri Focillon, Vie des formes (1934) 39 constants, il ne saurait y avoir de copie absolue, même dans une matière donnée, même au point le plus stable de la définition d’un style. Il convient d’y insister encore, si l’on veut bien comprendre, non seulement comment la forme est, en quelque sorte, incarnée, mais qu’elle est toujours incarnation. L’esprit ne saurait l’admettre du premier coup, car, meublé du souvenir des formes, il tend à les confondre avec ce souvenir même, à penser qu’elles habitent une immatérielle région de l’imagination ou de la mémoire, où elles sont aussi complètes, aussi définies que sur une place publique ou dans une galerie de musée. Comment ces mesures qui semblent vivre tout en nous, l’interprétation de l’espace, le rapport des parties dans les proportions humaines et dans le jeu des mouvements, pourraient-elles être modifiées selon les matières et dépendre d’elles ? On se rappelle le mot de Flaubert sur le Parthénon, « noir comme l’ébène ». Peut-être voulait-il indiquer par là une qualité absolue – l’absolu d’une mesure qui domine la matière et qui, même, la métamorphose, ou, plus simplement, la dure autorité d’une pensée indestructible. Mais le Parthénon est en marbre, et le fait importe extrêmement, si bien que les tambours de ciment, intercalés dans ses colonnes par une restauration respectueuse, ont pu sembler non moins cruels que des mutilations. N’est-il pas étrange qu’un volume puisse changer, selon qu’il prend corps dans le marbre, le bronze, le bois, selon qu’il est peint à la détrempe ou peint à l’huile, gravé au burin ou lithographié ? Ne risquons-nous pas de confondre des propriétés épidermiques et de surface, facilement altérées, avec d’autres, plus générales et plus constantes ? Non, car il est exact que les volumes, dans ces divers états, ne sont pas les mêmes, puisqu’ils dépendent de la lumière qui les modèle, qui met en évidence leur plein ou leur creux et qui fait de la surface l’expression d’une densité relative. Or la lumière même dépend de la matière qui la reçoit, sur laquelle elle glisse par coulées ou se pose avec fermeté, qu’elle pénètre plus ou moins, qui lui communique une qualité sèche ou une qualité grasse. Il est trop clair que, dans la peinture, l’interprétation de l’espace est fonction de la matière qui, tantôt la limite et tantôt l’illimite, mais, de plus, un volume n’est pas le même selon qu’il est peint en pleine pâte ou par des glacis sur des dessous. Nous sommes ainsi conduits à rattacher à la notion de matière la notion de technique qui, à la vérité, ne s’en sépare point. Nous l’avons mise au centre de nos propres recherches, et jamais il ne nous a paru qu’elle leur imposât une restriction. Bien loin de là, elle était pour nous comme l’observatoire d’où la vue et l’étude pouvaient embrasser dans la même perspective le plus grand nombre d’objets et leur plus grande diversité. C’est qu’elle est susceptible de plusieurs acceptions : on peut la considérer comme une force vivante, ou bien comme une mécanique, ou encore comme un pur agrément. Elle n’était pour nous ni l’automatisme du « métier » ni la curiosité et les recettes d’une « cuisine », mais une poésie toute d’action et, pour conserver notre vocabulaire, même dans ce qu’il a d’incertain et de provisoire, le moyen des métamor- Henri Focillon, Vie des formes (1934) 40 phoses. Il nous a toujours paru que, dans ces études si difficiles, sans cesse exposées au vague des jugements de valeur et des interprétations les plus glissantes, l’observation des phénomènes d’ordre technique non seulement nous garantissait une certaine objectivité contrôlable, mais encore qu’elle nous portait au cœur des problèmes, en les posant pour nous dans les mêmes termes et sous le même angle que pour l’artiste. Situation rare et favorable, et dont il importe de préciser l’intérêt. L’objet de l’enquête du physicien et du biologiste est de reconstituer par une technique dont le contrôle est l’expérience la technique même de la nature, méthode non pas descriptive, mais active, puisqu’elle reconstitue une activité. Nous ne saurions avoir l’expérience pour contrôle, et l’étude analytique de ce quatrième « règne » qu’est le monde des formes ne saurait constituer qu’une science d’observation. Mais en envisageant la technique comme un processus et en essayant de la reconstituer comme telle nous avons la chance de dépasser les phénomènes de surface et de saisir des relations profondes. Cette position méthodique ainsi formulée paraît naturelle et raisonnable, mais, pour la bien comprendre et surtout pour la conduire à tous ses effets, nous devons encore lutter, même en nous, contre les vestiges de certaines erreurs. La plus grave, la mieux implantée, dérive de cette opposition scolastique entre forme et fond sur laquelle nous n’avons pas à revenir. Pour beaucoup d’observateurs éclairés, attentifs à l’intérêt des recherches techniques, la technique reste, non pas un procédé de connaissance fondamentale, répétant un processus créateur, mais le pur instrument de la forme, comme la forme est le vêtement et le véhicule du fond. Cette restriction arbitraire mène nécessairement à deux positions fausses, la seconde pouvant être considérée comme le refuge et comme l’excuse de la première. En envisageant la technique comme une grammaire, qui, sans doute, a vécu et vit encore, mais dont les règles ont acquis une sorte de fixité provisoire, de valeur unanimement consentie, on identifie les règles du langage commun avec la technique de l’écrivain, la pratique du métier avec la technique de l’artiste. L’autre erreur consiste à rejeter dans la région indéterminée des principes toute démarche créatrice superposée à cette grammaire, comme l’ancienne médecine expliquait les phénomènes biologiques par l’action du principe vital. Mais si, cessant de séparer ce qui est uni, nous essayons simplement de classer et d’enchaîner des phénomènes, nous voyons que la technique est véritablement faite d’accroissements et de destructions et qu’il est possible, à égale distance de la syntaxe et de la métaphysique, de l’assimiler à une physiologie. Il est vrai que nous employons nous-mêmes dans deux sens le terme qui nous occupe : les techniques ne sont pas la technique, mais le premier sens a exercé sur le second une influence restrictive. On pourrait s’accorder sur ce point que, dans l’œuvre d’art, ils représentent deux aspects inégaux, mais unis, de l’activité : l’ensemble des recettes d’un métier et, d’autre part, la façon dont elles font vivre les formes dans la matière. Ce serait concilier passivité et Henri Focillon, Vie des formes (1934) 41 liberté. Mais ce n’est pas assez, et, si la technique est un processus, nous devons, en examinant l’œuvre d’art, franchir la limite des techniques de métier et remonter toute l’ampleur de la généalogie. C’est là l’intérêt fondamental (supérieur à l’intérêt proprement historique) que présente l’« histoire » de l’œuvre avant l’exécution définitive, l’analyse des premières pensées, des esquisses, des croquis antérieurs à la statue ou au tableau. Ces impatientes métamorphoses et les études attentives qui les accompagnent développent l’œuvre sous nos yeux, comme l’exécution du pianiste développe la sonate, et il nous importe beaucoup de les voir encore agir et bouger dans l’œuvre apparemment immobile. Que nous donnent-elles ? Des repères dans le temps ? Une perspective psychologique, la topographie heurtée d’états de conscience successifs ? Beaucoup plus : la technique même de la vie des formes, son développement biologique. Un art qui nous livre, à cet égard, de riches secrets, par les divers « états » des planches, c’est la gravure. Ils sont une curiosité pour les amateurs, mais ils ont pour l’étude une signification plus profonde. Même si l’on n’envisage que l’esquisse d’un peintre, esquisse réduite à elle-même, sans son passé de croquis, sans son avenir de tableau, on sent qu’elle comporte déjà son sens généalogique et qu’elle doit être interprétée, non comme un arrêt, mais comme un mouvement. À ces recherches généalogiques, il faut en ajouter d’autres sur les variations, et d’autres encore sur les interférences. La vie des formes se cherche souvent d’autres voies à l’intérieur d’un même art et dans l’œuvre d’un même artiste. Qu’elle trouve son plein accord et son équilibre, c’est incontestable, mais que cet équilibre tende à la rupture et à des expériences nouvelles ne l’est pas moins. On simplifie singulièrement la question en ne voulant voir dans ces nuances, parfois si tranchées, que la transposition poétique des agitations de la vie humaine. Et quel rapport nécessaire entre la servitude ou la pesanteur physique de l’âge mûr et la jeune liberté dont font preuve, au soir de leur vie, Tintoret, Hals et Rembrandt ? Rien ne montre mieux que ces puissantes variations l’impatience de la technique à l’égard du métier. Non que la matière lui pèse, mais il lui faut en extraire des forces toujours en vie, et non pas vitrifiées sous un vernis parfait. Ce n’est pas pleine possession des « moyens », puisque ces moyens ne suffisent plus. Enfin ce n’est pas virtuosité, puisque le virtuose se délecte de l’équilibre acquis et dessine toujours la même figure de danse, qui va se rompre et qui ne se rompt pas, sur son mince fil bien tendu. Quant aux interférences, ou phénomènes de croisement et d’échange, on peut les interpréter comme une réaction contre la vocation formelle des matières de l’art, ou, mieux encore, comme un travail de la technique sur les rapports des techniques entre elles. Il y aurait intérêt à en étudier l’histoire, en cherchant comment s’exerce à cet égard la loi du primat technique et comment se sont constituées, puis défaites, dans la pratique et dans la pédagogie, ces notions d’unité et de nécessité qui s’imposent plus ou moins aux divers Henri Focillon, Vie des formes (1934) 42 « métiers » de l’art. Mais, en dehors de tout mouvement historique engageant des ensembles, nous aurions profit à analyser de près et sous cet angle les dessins et les peintures des sculpteurs ou les sculptures des peintres. D’une façon plus générale, comment ne pas tenir compte de Michel-Ange sculpteur en étudiant Michel-Ange peintre, et n’aperçoit-on pas les relations étroites qui unissent chez Rembrandt le peintre et l’aquafortiste ? Il ne suffit pas de dire que l’eau-forte de Rembrandt est eau-forte de peintre (concept qui a, luimême, singulièrement varié), il faut chercher encore dans quelle mesure et par quels moyens elle cherche à atteindre les effets de la peinture, et lesquels. Il ne suffit pas non plus d’évoquer à propos de sa peinture la lumière de ses eauxfortes, mais il faut ressaisir les diverses astuces par lesquelles cette dernière, transposée, agit sur une autre matière dont elle subit à son tour l’ascendant. Un autre exemple est celui des relations de l’aquarelle et de la peinture dans l’école anglaise. Sans doute elles ont leur point de départ chez Rubens et chez Van Dyck, ces étonnants aquarellistes à l’huile, s’il est permis d’employer cette formule. La fluidité de leur matière peinte a, dans leur œuvre, quelque chose d’aquatique. Mais il n’est pas question alors d’aquarelle proprement dite. Comment cet art particulier se définit-il comme tel, de quelle façon se libère-t-il, pour acquérir sa « nécessité » formelle et pour exercer enfin l’influence de l’éclat du ton, de la limpidité mouillée, sur des peintres comme Bonington et Turner ? Ces recherches révéleraient des aspects inattendus de l’activité des formes. Les matières ne sont pas interchangeables, mais les techniques se pénètrent et, sur leurs frontières, l’interférence tend à créer des matières nouvelles. Mais, pour conduire ces recherches, il n’importe pas seulement d’avoir une vue générale et systématique de la technique et de donner l’adhésion sympathique de l’esprit à l’importance de son rôle, il faut essentiellement se rendre compte de la manière dont elle agit, il faut, au sens propre du terme, la suivre à la trace, voir opérer la vie. Sinon, il est clair que toute enquête sur la généalogie, les variations et les interférences reste nécessairement superficielle et précaire. C’est ici qu’interviennent l’outil et la main. Mais prenons garde qu’un catalogue descriptif des outils ne donnera jamais rien, et que, si l’on considère la main comme un outil physiologique, nos études se trouvent en quelque sorte bloquées sur l’analyse d’un certain nombre de procédéstypes, enregistrés dans des manuels comme ceux que l’on rédigeait autrefois pour enseigner rapidement l’art de peindre au pastel, à l’huile ou à l’eau – dépôts, d’ailleurs intéressants, de formules durcies. Il existe entre la main et l’outil une familiarité humaine. Leur accord est fait d’échanges très subtils et que ne définit pas l’habitude. Ils laissent apercevoir que, si la main se prête à l’outil, si elle a besoin de ce prolongement d’elle-même dans la matière, l’outil est ce que la main le fait. Outil n’est pas mécanique. Si sa forme même dessine déjà son activité, si elle engage un certain avenir, cet avenir n’est pas une prédestination absolue, ou, s’il l’est, il y a insurrection. On peut graver avec un clou. Mais ce clou même a une forme et donne une forme qui n’est Henri Focillon, Vie des formes (1934) 43 pas indifférente. Les rébellions de la main n’ont pas pour but d’annuler l’instrument, mais d’établir sur de nouvelles bases une possession réciproque. Ce qui agit est agi à son tour. Pour comprendre ces actions et ces réactions, cessons de considérer isolément forme, matière, outil et main et plaçons-nous au point de rencontre, au lieu géométrique de leur activité. Nous emprunterons à la langue des peintres le terme qui le désigne le mieux et qui fait sentir d’un seul coup l’énergie de l’accord : la touche. Il nous semble qu’il peut s’étendre aux arts graphiques et à la sculpture aussi. La touche est moment – celui où l’outil éveille la forme dans la matière. Elle est permanence, puisque c’est par elle que la forme est construite et durable. Il arrive qu’elle dissimule son travail, qu’elle se recouvre, qu’elle se fige, mais nous devons et nous pouvons toujours la ressaisir sous la plus dure continuité. Alors l’œuvre d’art reconquiert sa précieuse qualité vivante : sans doute elle est un total, bien lié dans toutes ses parties, solide, à jamais séparé ; sans doute, selon le mot de Whistler, elle ne « bourdonne » pas – mais elle porte en elle les traces indestructibles (même cachées) d’une vie chaleureuse. La touche est le véritable contact entre l’inertie et l’action. Quand elle est partout égale et presque invisible, comme celle des enlumineurs avant le XVe siècle, quand elle cherche à donner, par une juxtaposition minutieuse ou par une fusion, non une série de notes vibrantes, mais, si l’on peut dire, une « couche » une, nue et lisse, elle semble se détruire elle-même, mais elle est encore définition de la forme. Nous l’avons dit, une valeur, un ton ne dépendent pas uniquement des propriétés et des rapports des éléments qui les composent, mais de la manière dont ils sont posés, c’est-à-dire «touchés ». Par là l’œuvre peinte se distingue de la porte de grange ou de la carrosserie. La touche est structure. Elle superpose à celle de l’être ou de l’objet la sienne propre, sa forme, qui n’est pas seulement valeur et couleur, mais (même dans des proportions infimes) poids, densité, mouvement. Nous pouvons l’interpréter exactement de la même manière en sculpture. Nous nous sommes naguère appliqué, en fonction d’une certaine analyse de l’espace, à distinguer deux sortes de procédés d’exécution : celui qui, partant de l’extérieur, cherche la forme à l’intérieur du bloc ; celui qui, partant de l’armature intérieure et la nourrissant peu à peu, amène la forme à sa plénitude. L’épannelage procède par touches, progressivement plus serrées et mieux unies par des rapports plus étroits ; l’accroissement aussi, et le sculpteur exclusivement sensible aux relations des volumes, à l’équilibre des masses, le plus indifférent aux recherches et aux effets de modelé n’en a pas moins « touché » sa statue : il se désigne par l’épargne de la touche comme d’autres par sa prodigalité. Peut-être arriverions-nous à étendre sans abus l’emploi de ce terme à l’architecture même, au moins dans l’étude des effets, et certainement à bon droit pour les époques et pour les styles où dominent les valeurs picturales. Il semble alors que les monuments sont pétris et modelés à la main, qu’elle y a laissé une empreinte directe. Il serait intéressant de vérifier si, comme il y a Henri Focillon, Vie des formes (1934) 44 lieu de le penser, l’unité de touche ne se laisse pas saisir en quelque manière dans les divers arts, en un même état de la vie des styles, et dans quelle mesure cet accord, délicat à préciser, détermine ou non des interférences plus générales que celles auxquelles nous avons fait allusion. Derrière le mot, qui risque de conserver longtemps une valeur spéciale et limitative, maintenons le sens d’attaque et de traitement de la matière, non hors de l’œuvre d’art, mais en elle. A cet égard l’étude de la gravure peut nous apprendre beaucoup. Nous ne saurions en parcourir ici tout le dédale, ni entrer dans le détail de sa physique et de sa chimie. Qu’il nous suffise de dire que ses matières, simples à première vue, sont en réalité multiples et complexes : pour la gravure au burin par exemple, le cuivre de la plaque, l’acier de l’outil, le papier de l’épreuve, l’encre de l’impression. Avant même que la main s’en empare, chacun de ces éléments comporte des variétés, et, quand la main les travaille, il est clair qu’elle modifie plus ou moins le rapport des données. Encore prenons-nous le genre de gravure le plus constant dans sa technique : la matière gravée y est d’une diversité remarquable. Certaines planches sentent l’outil et conservent un aspect métallique, que d’autres dissimulent ou perdent tout à fait par la richesse et la modulation des travaux. La formidable abstraction de Marc-Antoine, qui réduit Raphaël à l’épure et communique à son génie une austérité poignante, n’a pas de point commun avec l’onction, presque sensuelle, d’Edelynck. Si nous prenons l’exemple de l’eau-forte, sans même évoquer le jeu des papiers et des encres, nous voyons, autour de l’obsession de la lumière, se construire un monde en profondeur : un élément nouveau intervient, l’acide, qui creuse plus ou moins les tailles, qui les resserre ou qui les élargit, avec une irrégularité calculée dans l’action des morsures, et qui donne au ton une chaleur inconnue à tout autre procédé, si bien que le même trait de burin et le même trait d’eau-forte, réduits à eux-mêmes, tout unis et sans suggestion d’une figure quelconque, sont déjà des formes différentes ; l’outil a changé lui aussi, simple pointe, tenue comme on tient un crayon, tandis que la tigelle d’acier du burin, de forme prismatique et taillée en biseau, est conduite d’arrière en avant, par un mouvement du poignet. Cela, c’est encore la vocation formelle de la matière et de l’outil, mais la touche, ou l’attaque de la matière par l’outil, se mesure avec ce destin et lui arrache des nouveautés singulières, par une série d’astuces dont l’art de Rembrandt nous donne les plus beaux exemples, entre autres cette superposition de travaux à la pointesèche, ébarbés ou non, qui assurent les délicats passages de la lumière ou le velouté de la nuit. Tantôt il grave comme s’il dessinait à la plume, d’un trait plus ou moins libre et ouvert, et tantôt il grave comme s’il peignait, cherchant toute l’échelle des valeurs, dans les volutes de feu de l’effet et le mystère des ombres profondes. Structures fragiles, que l’impression répétée affaiblit, amortit et finit par écraser tout à fait, les planches usées ne conservant plus que le réseau inférieur de ces travaux étagés, comme une ancienne ville, à ras de terre, montre le plan de ses édifices. Sorte de généalogie à rebours, ou preuve inverse des riches ressources de l’œuvre évanouie. L’iconographe et le pur historien penseront que l’essentiel demeure mais l’essentiel est parti, non Henri Focillon, Vie des formes (1934) 45 pas la fleur, le charme rare de la belle pièce, mais la valeur fondamentale d’un art qui construit l’espace et la forme en fonction d’une certaine matière, par certaines touches du travail. Ainsi se définit pleinement sous nos yeux, dans la destruction d’un chef-d’œuvre, la notion active et vivante de technique. Henri Focillon, Vie des formes (1934) 46

IV Les formes dans l’esprit

retour à la table des matières Jusqu’à présent nous avons traité la forme comme une activité indépendante, l’œuvre d’art comme un fait séparé du complexe des causes, ou plutôt nous nous sommes attaché à montrer dans le système des relations particulières où elle se trouve engagée une sorte de causalité spécifique qu’il y avait lieu de préciser d’abord. La riche série de phénomènes que la forme développe dans l’espace et dans la matière légitime et appelle un ordre d’études. Ces propriétés, ces mouvements, ces mesures ces métamorphoses ne sont pas des indices secondaires, mais l’objet essentiel, et nous croyons en avoir dit, malgré la brièveté volontaire de cet exposé, pour que la notion de monde des formes cesse d’apparaître comme une métaphore, pour que soit justifiée dans ses grandes lignes notre esquisse d’une méthode biologique. Mais nous ne perdons pas de vue la critique opposée par Bréal à toute science des formes qui « réalise » la forme comme telle et qui la constitue en être vivant. Dans cet ensemble si divers et si bien lié, où est l’homme ? Et reste-t-il une place pour Henri Focillon, Vie des formes (1934) 47 l’esprit ? Ou bien, abrités derrière un vocabulaire, avons-nous fait autre chose que de la psychologie imagée ? N’est-il pas temps de remonter à la source ? Ces formes qui vivent dans l’espace et dans la matière ne vivent-elles pas d’abord dans l’esprit ? Ou plutôt n’est-ce pas vraiment et même uniquement dans l’esprit qu’elles vivent, leur activité extérieure n’étant que la trace d’un processus interne ? Oui, les formes qui vivent dans l’espace et dans la matière vivent dans l’esprit. Mais la question est de savoir ce qu’elles y font, comment elles s’y comportent, d’où elles viennent, par quels états elles passent et quelle est enfin leur agitation ou leur activité avant de prendre corps, s’il est vrai qu’étant formes, même dans l’esprit, elles puissent n’avoir pas de « corps », aspect essentiel du problème. Siègent-elles comme des déesses mères dans une région reculée d’où elles viennent à nous lorsque nous les évoquons ? Ou bien progressent-elles lentement, nées d’un germe obscur, comme les animaux ? Doit-on penser que, dans les espaces encore non mesurés et non décrits de la vie spirituelle, elles s’enrichissent de forces inconnues que nous ne saurions nommer et qui leur conservent à jamais le prestige de l’inédit ? Ainsi présentées, ces questions risquent de rester sans réponse, du moins sans réponse satisfaisante, car elles supposent et respectent un antagonisme auquel nous nous sommes déjà heurté et que nous avons essayé de résoudre. Nous pensons qu’il n’y a pas antagonisme entre esprit et forme et que le monde des formes dans l’esprit est identique en son principe au monde des formes dans l’espace et la matière : il n’y a entre eux qu’une différence de plan ou, si l’on veut, une différence de perspective. La conscience humaine tend toujours à un langage et même à un style. Prendre conscience, c’est prendre forme. Même dans les étages inférieurs à la zone de la définition et de la clarté, il existe encore des formes, des mesures, des rapports. Le propre de l’esprit, c’est de se décrire constamment lui-même. C’est un dessin qui se fait et se défait, et son activité, en ce sens, est une activité artistique. Comme l’artiste, il travaille sur la nature, avec les données que lui jette du dedans la vie physique, et il ne cesse de les élaborer pour en faire sa matière propre, pour en faire de l’esprit, pour les former. Ce travail est si rude que parfois il s’en lasse, il éprouve le besoin de se détendre, de se déformer, d’accueillir passivement ce qui lui vient des profondeurs océaniques de la vie. Il croit se rajeunir en appelant l’instinct brut, en s’ouvrant aux impressions fugitives, aux ondes sans limite et sans relief du sentiment, il casse les vieux moules verbaux, il brouille l’échiquier de la logique, mais ces émeutes et ces tumultes de l’esprit n’ont pas d’autre objet que d’inventer des formes nouvelles, ou plutôt leur activité brouillée et confuse est encore une opération sur les formes, un phénomène formel. Nous sommes profondément convaincu qu’il serait possible et utile d’instituer sur ces bases une méthode psychographique, peut-être même en utilisant les notions relatives à la technique et à la touche que nous venons de mettre en lumière. L’artiste développe Henri Focillon, Vie des formes (1934) 48 sous nos yeux la technique même de l’esprit, il nous en donne une sorte de moulage que nous pouvons voir et toucher. Mais son privilège n’est pas seulement d’être un exact et habile mouleur. Il ne fabrique pas une collection de solides pour un laboratoire de psychologie, il crée un monde, complexe, cohérent, concret, et, du fait que ce monde est en espace et en matière, ses mesures et ses lois ne sont plus uniquement celles de l’esprit en général, mais des mesures et des lois particulières. Peutêtre sommes-nous, dans le secret de nous-mêmes, des espèces d’artistes sans mains, mais le propre de l’artiste est d’en avoir, et la forme en lui est toujours aux prises avec elles. Elle est toujours, non le vœu de l’action, mais l’action.Elle ne saurait s’abstraire de la matière et de l’espace, et, comme nous essaierons de le montrer, avant même d’en avoir pris possession, elle y vit déjà. C’est là sans doute ce qui distingue l’artiste de l’homme ordinaire et, plus encore, de l’intellectuel. L’homme ordinaire n’est pas un dieu créateur de mondes séparés, il n’est pas spécialisé dans l’invention et la fabrication de ces utopies spatiales, de ces jouets fabuleux, mais il conserve une sorte d’innocence, qui peut d’ailleurs être fanée par ce qu’on appelle le goût. L’intellectuel a une technique, qui n’est pas la technique de l’artiste et qui ne la respecte pas, car elle tend nécessairement à conformer toute activité aux procédés de l’intelligence discursive. Au moment où nous essayons de définir avec précision ce que la technique de l’esprit a d’original et d’irréductible chez l’artiste, nous sentons nous-même les difficultés et peut-être la fatigue de notre effort. Il nous faut écrire dans la langue de l’intelligible les démarches de l’action. Il nous faut serrer l’artiste au plus près, tâcher d’être lui : mais éliminer ce qu’il n’est pas, n’est-ce pas le dépouiller de sa riche qualité humaine ? Peut-être, alors que nous essayons de mettre en lumière sa dignité de penseur mais de penseur d’une certaine pensée, se jugera-t-il déchu ? C’est néanmoins en suivant cette route, et cette route seulement, et sans en dévier d’une ligne, que nous avons chance d’atteindre la vérité. L’artiste n’est ni l’esthéticien, ni le psychologue, ni l’historien de l’art : il peut se faire tout cela, et tant mieux. Mais la vie des formes dans son esprit n’est pas la vie des formes dans ces sortes d’esprits, et même elle n’est pas celle qui se refait après coup, avec le plus de bon vouloir et de sympathie, dans l’esprit du spectateur le mieux doué. Est-elle donc caractérisée par l’abondance et par l’intensité des images ? On est d’abord porté à le croire, à se représenter l’esprit de l’artiste tout empli, tout illuminé d’hallucinations brillantes, et même à interpréter l’œuvre d’art comme la copie presque passive d’une « œuvre intérieure ». Il peut en être ainsi dans certains cas. Mais en général la richesse, la puissance et la liberté des images ne sont pas le propre exclusif de l’artiste, il est parfois très pauvre à cet égard, tandis que dans le reste des hommes ceux qui possèdent ces dons sont moins rares qu’on ne pense. Nous rêvons tous. Nous inventons dans nos songes, non seulement un enchaînement de circonstances, une dialectique de l’événement mais des êtres, mais une nature, un espace d’une authenticité Henri Focillon, Vie des formes (1934) 49 obsédante et illusoire. Nous sommes les peintres et les dramaturges involontaires d’une série de batailles, de paysages, de scènes de chasse et de rapt, et nous nous composons tout un musée nocturne de chefs-d’œuvre soudains, dont l’invraisemblance porte sur l’affabulation, mais non sur la solidité des masses ou sur la justesse des tons. La mémoire met également à la disposition de chacun de nous un riche répertoire. Et, de même que le rêve éveillé enfante les œuvres des visionnaires, l’éducation de la mémoire élabore chez certains artistes une forme intérieure qui n’est ni l’image proprement dite ni le pur souvenir et qui leur permet d’échapper au despotisme de l’objet. Mais ce souvenir ainsi « formé » a déjà des propriétés particulières ; une sorte de mémoire inversée, faite d’oublis calculés, y a travaillé. Oublis calculés à quelles fins et selon quelles mesures ? Nous entrons dans un autre domaine que celui de la mémoire et de l’imagination. La vie des formes dans l’esprit, nous le pressentons, n’est pas calquée sur la vie des images et des souvenirs. Images et souvenirs se suffisent à eux-mêmes, se composent des arts inconnus qui sont tout en esprit. Ils n’ont pas besoin de sortir de ce crépuscule pour être complets, il est favorable à leur éclat et à leur durée. Art brusque des images, qui a toute l’inconsistance de la liberté ; art insidieux des souvenirs, qui dessine avec lenteur des fugues sur le temps. La forme exige de quitter ce domaine : son extériorité, nous l’avons vu, est son principe interne, et sa vie en esprit est une préparation à la vie dans l’espace. Avant même de se séparer de la pensée et d’entrer dans l’étendue, la matière et la technique, elle est étendue, matière et technique. Elle n’est jamais quelconque. De même que chaque matière a sa vocation formelle, chaque forme a sa vocation matérielle, déjà esquissée dans la vie intérieure. Elle y est encore impure, c’est-à-dire instable, et, tant qu’elle n’est pas née, c’est-à-dire extérieure, elle ne cesse de se mouvoir, dans le réseau très ténu des repentirs entre lesquels oscillent ses expériences. C’est là ce qui la distingue des images du rêve, rigoureuses, totales. Elle est analogue à ces dessins qui semblent chercher sous nos yeux leur ligne et leur aplomb et dont l’immobilité multiple nous paraît mouvement. Mais si ces aspects n’obéissent pas encore à un choix qui les fixe, ils ne sont ni vagues, ni indifférents. Intention, souhait, pressentiment, aussi réduite, aussi fugitive que l’on voudra, la forme appelle et possède ses attributs, ses propriétés, son prestige techniques. Dans l’esprit, elle est déjà touche, taille, facette, parcours linéaire, chose pétrie, chose peinte, agencement de masses dans des matériaux définis. Elle ne s’abstrait pas. Elle n’est pas chose en soi. Elle engage le tactile et le visuel. De même que le musicien n’entend pas en lui le dessin de sa musique, un rapport de nombres, mais des timbres, des instruments, un orchestre, de même le peintre ne voit pas en lui l’abstraction de son tableau, mais des tons, un modelé, une touche. La main dans son esprit travaille. Dans l’abstrait elle crée le concret et, dans l’impondérable, le poids. Nous constatons une fois de plus la différence profonde qui sépare la vie des formes et la vie des idées. L’une et l’autre ont un point commun, qui les Henri Focillon, Vie des formes (1934) 50 distingue toutes deux de la vie des images et de la vie des souvenirs, c’est qu’elles s’organisent pour l’action, elles combinent un certain ordre de rapports. Mais il est clair que, s’il existe une technique des idées et même s’il est impossible de séparer les idées de leur technique, celle-ci ne se mesure qu’à elle-même et son rapport avec le monde extérieur est encore une idée. L’idée de l’artiste est forme, et sa vie affective prend le même tour. Tendresse, nostalgie, désir, colère sont en lui, et bien d’autres élans, plus fluides, plus secrets, parfois avec plus de richesse, de couleur et de subtilité que chez les autres hommes, mais non pas nécessairement. Il est plongé dans toute la vie et il s’y abreuve. Il est humain, et non professionnel. Je ne lui retire rien. Mais son privilège est d’imager, de se souvenir, de penser, de sentir par formes. Il faut donner à cette vue toute son extension, et dans les deux sens : nous ne disons pas que la forme est l’allégorie ou le symbole du sentiment, mais son activité propre, elle agit le sentiment. Disons, si l’on veut, que l’art ne se contente pas de revêtir d’une forme la sensibilité, mais qu’il éveille dans la sensibilité la forme. Mais où que nous nous placions, c’est toujours à la forme qu’il faut en venir. Si nous nous proposions, ce qui n’est pas notre but, d’instituer une psychologie de l’artiste, nous aurions à analyser une imagination, une mémoire, une sensibilité et un intellect formels, à définir tous les procédés par lesquels la vie des formes dans l’esprit propage un prodigieux animisme qui, prenant pour support les choses naturelles, les rend imaginaires, souvenues, pensées et sensibles – nous verrions que ce sont des touches, des accents, des tons et des valeurs. La définition baconienne de l'homo additus naturæ est vague et incomplète, car il ne s'agit pas seulement de l'homo quelconque, de l'homme en général, et il ne s'agit pas non plus d'une nature séparée de lui, l'accueillant avec une passivité invincible. Entre ces deux termes la forme intervient. L'homme en question, l'homme dont il s'agit forme cette nature ; avant de s'emparer d'elle, il la pense, la sent, la voit forme. L'aquafortiste la voit à l'eau-forte et choisit en elle ce qui peut lui être déjà faveur technique – Rembrandt, la lanterne d'écurie qu'il promène sur les profondeurs de la Bible ; Piranèse, le clair de lune romain dont il alterne, sur les ruines, les rayons et les ombres, et, comme il fut peintre de théâtre, il ne saurait, dans les heures du jour, en trouver aucune qui favorise à ce point les artifices et le vertige de la perspective théâtrale. Le peintre des valeurs chérit la brume et la pluie qui les accordent et voit toute chose à travers un rideau mouillé, tandis que le coloriste Turner contemple le soleil, décuplé, réfracté, mouvant, dans son verre d'eau d'aquarelliste. Mais n'est-ce pas supposer que la vie des formes dans l'esprit est régie avec une constance rigoureuse et parfaite, qu'il s'y exerce une prédestination inflexible, qui aurait pour effet de déterminer à côté de l'homme une autre espèce humaine, aménagée d'une façon particulière, vouée à son destin, comme peut l'être une espèce animale entre d'autres espèces ? Les rapports de la vie des formes avec les autres activités de l'esprit ne sont pas constants et ne sauraient être définis une fois pour toutes. De même que nous devons tenir Henri Focillon, Vie des formes (1934) 51 compte des interférences techniques pour comprendre le jeu des formes dans la matière, de même nous devons être attentifs à la diversité de structure et d'intonation dans l'aménagement des esprits. Certains d'entre eux sont dominés par la mémoire : elle réduit le champ des métamorphoses chez les pasticheurs, sans affaiblir leur intensité chez les virtuoses. Le caractère impérieux et soudain de l'image s'impose brusquement à la vie des formes chez les visionnaires. Il existe des intellectuels de la forme qui s'efforcent de la penser comme pensée et de régler sa vie sur la vie des idées. Et si nous faisions intervenir toute la gamme des tempéraments, nous n'aurions pas de peine à reconnaître que la vie des formes s'en trouve plus ou moins affectée, si bien qu'à un certain moment de notre analyse, nous serons toujours tentés de recourir à une sorte de graphologie. Mais à cette diversité des rapports entre l'homme en l'artiste et l'artiste même s'en ajoute une autre qui est exclusivement de l'ordre des formes. Nous avons insisté plus haut sur ce que nous appelons la vocation formelle des matières de l'art, entendant par là que ces matières impliquent une certaine destinée technique. À cette vocation des matières, à ce destin technique correspond une vocation des esprits. Nous l'avons reconnu, la vie des formes n'est pas la même dans l'espace plat du mosaïste et dans l'espace construit d'Alberti ; dans l'espace-limite du sculpteur roman et dans l'espace-milieu du Bernin ; elle n'est pas la même dans les matières de la peinture et dans celles de la sculpture, dans la pleine pâte, dans les glacis, dans la pierre taillée, dans le bronze fondu ; elle n'est pas la même dans la gravure sur bois et dans l'aquatinte. Or, à un certain ordre des formes correspond un certain ordre des esprits. Il ne nous appartient pas d'expliquer les raisons de cette convenance, mais il importe extrêmement de la constater. Encore une fois, ces choses se passent dans la vie, c'est-à-dire dans un mouvement sans régularité, par voie d’expérience, avec une part de chance, et même aventureusement. Nous ne décrivons pas ici des phénomènes de l’ordre physique qui se peuvent répéter dans un laboratoire, mais des faits plus complexes dont la courbe générale comporte bien des oscillations : ces fautes, ces retours en arrière, ces ratés entament le parcours de la courbe, mais sans la dévier de son sens, et même ils le confirment. Les sculpteurs qui voient en peintres, les peintres qui voient en sculpteurs n’apportent pas seulement des exemples au principe des interférences, ils prouvent la force de la vocation par la manière même dont elle résiste, étant contrariée. Dans certains cas, la vocation connaît sa matière ou la pressent, elle la voit, mais elle ne la possède pas encore. C’est que la technique n’est pas un tout-fait, elle a besoin d’être vécue, il faut qu’elle travaille sur elle-même. La jeunesse de Piranèse nous offre un remarquable exemple de cette prévision impatiente qui a hâte de savoir et qui voudrait devancer l’expérience. Élève chez un bon graveur, froid et habile, le Sicilien Giuseppe Vasi, Piranèse demandait vainement à son maître le secret de la « véritable » eau-forte, et comme l’autre, dans la limite de ses moyens, était incapable de le lui révéler, on dit que l’apprenti en conçut la plus violente colère. Nous avons Henri Focillon, Vie des formes (1934) 52 un illustre témoignage de ce débat entre une vocation fougueuse et une matière qui n’est pas encore pleinement inventée : les premiers états des Prisons. Leur ossature est déjà bien puissante, mais ils restent à la surface du cuivre. Ils n’ont pas encore saisi et défini leur substance propre. On croit voir la pointe tourbillonner en tous sens, avec une précipitation fiévreuse, sans réussir à mordre la matière et la pénétrer d’elle. Elle jette avec grandeur les linéaments de ces constructions colossales qui ne possèdent pas encore leur poids et leur nuit. Vingt ans plus tard, l’artiste y revient, les reprend, y déverse les ombres, on dirait qu’il les creuse, non dans l’airain de ses planches, mais dans le rocher d’un monde souterrain. Alors la possession est totale, absolue, et l’on peut mesurer l’écart. La vie des formes dans l’esprit n’est donc pas un aspect formel de la vie de l’esprit. Elles tendent à se réaliser, elles se réalisent en effet, elles créent un monde qui agit et réagit. L’artiste contemple son œuvre avec d’autres yeux que nous, qui devons nous efforcer de lui ressembler – de l’intérieur des formes, si l’on peut dire, et de l’intérieur de lui-même. Séparées, elles ne cessent pas de vivre, elles sollicitent l’action, elles s’emparent à leur tour de celle qui les a propagées, pour l’accroître, la confirmer, la conformer. Elles sont créatrices de l’univers, de l’artiste et de l’homme même. Pour préciser ces rapports, il serait nécessaire de multiplier les observations, d’établir une terminologie plus riche et mieux appropriée que celle dont nous disposons. On soupçonne dès à présent l’ampleur et la complexité des perspectives. Cette vie intérieure se développe sur des plans multiples, reliés par des passerelles, par des couloirs, par des degrés. Elle est pleine de personnages qui vont et viennent, qui montent et descendent, chargés d’étonnants fardeaux. Ils veulent à tout prix quitter la chambre du trésor, ils aspirent à la lumière solaire, et souvent ils reviennent, pour une nouvelle vie magique, des lieux terrestres où ils ont pénétré, dorés d’un rayon nouveau. A mesure qu’elle se prodigue, cette vie s’enrichit : ainsi s’explique que la vieillesse de l’artiste soit si différente de la caducité de l’homme. Pour nous résumer, nous dirons que les formes transfigurent les aptitudes et les mouvements de l’esprit plus encore qu’elles ne les spécialisent. Elles en ont reçu, non le pli, mais l’accent. Elles sont plus ou moins intellect, imagination, mémoire, sensibilité, instinct, caractère elles sont plus ou moins vigueur musculaire, épaisseur ou fluidité du sang. Mais elles opèrent sur ces données comme des éducatrices, elles ne leur laissent pas un instant de repos ; elles créent dans l’animal homme un homme nouveau, multiple et uni. Elles pèsent de tout un poids qui n’est pas vain, puisque c’est celui des matières de l’art ; elles installent dans la pensée une étendue qui n’est pas quelconque, puisque c’est un espace consenti ou voulu ; elles édictent une dialectique qui n’est pas un pur jeu, puisque la technique est activité créatrice. Aux carrefours de la psychologie et de la physiologie, elles se dressent avec l’autorité de la silhouette, de la masse et de l’intonation. Si nous cessons un seul instant de les Henri Focillon, Vie des formes (1934) 53 considérer comme des forces concrètes et actives, puissamment engagées dans les choses de la matière et de l’espace, nous ne saisissons plus dans l’esprit de l’artiste que des larves d’images et de souvenirs ou les gestes ébauchés de l’instinct. Des remarques qui précèdent on peut tirer certaines conséquences qui concernent les unes la vie temporelle des artistes, les autres les groupes ou les familles d’esprits. L’activité des hommes supérieurs conservera toujours un mystérieux prestige, un élément secret, et toujours on en cherchera la clef dans le détail de leur existence. L’événement et l’anecdote nous seront toujours matière documentaire et matière romanesque. Nous en composerons nos portraits héroïques et nos fables de vérité et, même sur un fond d’ombre et de poussière, nous ne cesserons pas de faire miroiter le trésor des biographies. Il est vrai que chaque vie humaine comporte son roman, c’est-à-dire une succession et une combinaison d’aventures : mais ces aventures ne sont pas en nombre indéfini, et l’on pourrait en dresser un catalogue comme celui des situations dramatiques : ce qui change beaucoup plus, c’est le ton même de ces aventures selon ce que les hommes en font. Il se passe pour chacun de nous quelque chose d’analogue à ce qui se passe pour le roman écrit, dont la pauvreté est fondamentale et qui répète, depuis les débuts du genre et de la vie en société, un très petit nombre d’histoires. Mais sur cette mince armature, quelle richesse de métamorphoses, quelle variété de types, de mythes, d’atmosphère, de ton ! Et nous aussi, à l’intérieur des mêmes pauvres hasards, nous créons nos mythes, notre style, avec plus ou moins de relief et d’autorité. Ainsi procède l’artiste avec son roman peu chargé d’aventures. Réduit à un dossier de police, à la notice d’un dictionnaire, combien il est sobre de faits ! Voici Chardin, heureux dans l’intérieur modeste d’une bourgeoisie étroite, presque populaire ; Delacroix dans son atelier solitaire ; Turner volontairement claquemuré dans l’incognito pour se protéger contre les circonstances. On dirait qu’ils restreignent le cours ordinaire de l’existence à un perpétuel alibi, pour mieux accueillir les événements essentiels, qui leur viennent de la vie des formes. Le théâtre le plus restreint leur suffit, et, s’ils l’élargissent, c’est que l’exige la forme dans l’esprit. De là leurs voyages, qui ne les transportent pas seulement dans l’espace, mais dans le temps. De là, nous le verrons, la création des milieux nécessaires. Parfois la vie est double, et Delacroix nous en offre un singulier exemple. L’acte de sa vie se joue entre les quatre murs d’un réduit peu accessible, et son humanité épisodique se développe ailleurs. Le soir, il est dans le monde et, le jour, à sa tâche, sur le plan héroïque. L’homme, en lui, aime la poésie et la musique qui correspondent le moins à sa peinture, mais l’ « homme de goût » ne saurait renoncer au scandale de cette peinture-là et, comme il est aussi homme de pensée, il explique la manière dont vivent ensemble, étroitement unis, les deux Delacroix. Nul texte ne montre mieux que son Journal l’empire des formes sur un esprit d’un homme supérieur : elles prennent et elles nous donnent tout. Il est vrai que certaines existences d’artistes semblent exiger l’événement, courir Henri Focillon, Vie des formes (1934) 54 au-devant de lui et se vouer au siècle avec une ardeur qui nie cet empire même : mais Rubens ordonnateur de fêtes publiques et légat se donnait le luxe de composer des Rubens vivants, et toujours cette famille d’esprits a pris la vie extérieure comme une matière plastique à laquelle elle aimait imposer sa propre forme, par des fêtes, des parades et des bals. La substance de l’art est alors la vie même. D’une façon plus générale, l’artiste est devant l’existence comme Léonard de Vinci devant le mur ruineux, ravagé par le temps et par les hivers, étoilé par les chocs, taché par les eaux de la terre et du ciel, parcouru par des fentes. Nous n’y voyons que les traces de circonstances ordinaires. L’artiste y voit des figures d’hommes séparées ou mêlées, des batailles, des paysages, des cités qui s’écroulent – des formes. Elles s’imposent à sa vue active, qui les démêle et qui les reconstruit. Elles s’imposent ou doivent s’imposer de la même façon à l’analyse que nous tentons de sa vie, où le fait est forme avant tout. Ainsi la biographie de Rembrandt ne peut pas être conduite selon les mêmes voies que celle du bourgmestre Six, celle de Velasquez tracée sur le modèle de celle de Philippe IV, celle de Millet taillée dans la même étoffe que celle de Charles Blanc, qui fut pourtant, lui aussi, mais à sa manière, un artiste. Et s’il nous faut chercher des liens et des rapports entre eux tous, nous verrons que, dans le cours de la vie même, ils sont bien moins définis par les circonstances que par des affinités d’esprit concernant les formes. En disant qu’à un certain ordre des formes correspond un certain ordre des esprits, nous sommes nécessairement conduits à la notion de familles spirituelles, ou plutôt de familles formelles. Il ne suffit pas de dire qu’il existe des intellectuels, des sensibles, des imaginatifs, des mélancoliques, des violents, et il serait dangereux pour nous de chercher à conformer du dedans ces natures et ces caractères. Il faut partir des phénomènes dans l’espace. Ne comptent-ils donc pas, lorsqu’il s’agit de définir et de grouper les autres hommes ? Mais les traces de l’action commune sont vite effacées, et d’abord très mêlées. Encore tout acte est-il geste, et tout geste écriture. Ces gestes, ces écritures ont pour nous une valeur primordiale, et s’il est vrai, comme James l’a montré, que tout geste a sur la vie de l’esprit une influence qui n’est autre que celle de toute forme, le monde créé par l’artiste agit sur lui, en lui, et il agit sur d’autres. La genèse crée le dieu. Une conception statique et machinale de la technique excluant les métamorphoses nous mènerait à confondre école et famille mais dans la même école, sous l’enseignement des mêmes procédés, il y a différence de vocation formelle, des formes inédites ou renouvelées travaillent péniblement sur elles-mêmes, l’action tend à naître et à se développer. Alors on voit se reconnaître et s’appeler les hommes de même trempe, l’amitié humaine peut intervenir dans ces relations et les favoriser, mais le jeu des affinités réceptives et des affinités électives dans le monde des formes s’exerce dans une autre région que celle de la sympathie, qui peut lui être indifféremment propice ou adverse. Ces affinités n’ont pas le moment pour cadre et pour limite. Elles se développent avec ampleur dans le temps. Chaque Henri Focillon, Vie des formes (1934) 55 homme est d’abord le contemporain de lui-même et de sa génération, mais il est aussi le contemporain du groupe spirituel dont il fait partie. Plus encore l’artiste, parce que ces ancêtres et ces amis lui sont, non pas souvenir, mais présence. Ils sont debout devant lui, aussi vivants que jamais. Ainsi s’explique particulièrement le rôle des musées au XIXe siècle : ils ont aidé les familles spirituelles à se définir et à se lier, par-delà les temps, par-delà les lieux. Même dans les temps et dans les pays où les témoignages et les exemples sont dispersés, même lorsque l’état des styles impose une fermeté canonique, même dans les milieux sociaux aux exigences les plus rigoureuses, la variété des familles spirituelles s’exerce avec force. Et l’époque qui se détourne le plus violemment du passé est construite par des hommes qui ont eu des ancêtres. Des temps et des milieux qui ne sont pas ceux de l’histoire s’installent dans l’histoire même, et l’on voit s’y propager des races qui ne sont pas celles de l’anthropologie. Elles ont ou n’ont pas conscience d’elles-mêmes, mais elles existent. Pour être, elles n’ont pas besoin de se connaître. Entre des maîtres qui n’ont jamais eu entre eux la moindre liaison et que tout sépare, la nature, la distance, les siècles, la vie des formes établit d’étroits rapports. Nouvelle réduction de la doctrine des influences : non seulement elles ne sont jamais passives, mais nous n’avons pas besoin de les invoquer à tout prix pour expliquer des parentés antérieures à elles et indépendantes de tout contact. L’étude de ces familles comme telles nous est indispensable. Nous en avons donné quelques traits, en nous occupant de l’une d’entre elles, les visionnaires, peut-être la plus facile à saisir. Mais pour être conduite dans toutes ses directions, cette enquête, nous nous en sommes aperçus déjà, suppose la connaissance des rapports de la forme et du temps. Henri Focillon, Vie des formes (1934) 56

V Les formes dans le temps

À ce point de nos recherches, nous voyons s’affronter les doctrines et, plus encore, en chacun de nous, des mouvements contraires de la pensée. Quelle est la place de la forme dans le temps, et comment s’y comporte-t-elle ? Dans quelle mesure est-elle temps et dans quelle mesure ne l’est-elle pas ? D’une part l’œuvre d’art est intemporelle, son activité, son débat propre s’exercent avant tout dans l’espace. Et d’autre part elle se place avant et après d’autres œuvres. Sa formation n’est pas instantanée, elle résulte d’une série d’expériences. Parler de la vie des formes, c’est évoquer nécessairement l’idée de succession. Mais l’idée de succession suppose des conceptions diverses du temps. Il peut être interprété tour à tour comme une norme de mesure et comme un mouvement, comme une série d’immobilités et comme une mobilité sans Henri Focillon, Vie des formes (1934) 57 arrêt. La science historique résout cette antinomie par une certaine structure. L’enquête sur le passé, qui n’a pas pour objet cette construction du temps, ne saurait s’en passer. Elle se développe selon une perspective, c’est-à-dire dans certains cadres, d’après un ordre de mesures et de rapports. L’organisation du temps pour l’historien repose, comme notre vie même, sur la chronologie. Ce n’est pas tout de savoir que les faits se succèdent, ils se succèdent à de certains intervalles. Et ces intervalles mêmes n’autorisent pas seulement une mise en place, mais déjà, sous certaines réserves, une interprétation. Le rapport de deux faits dans le temps n’est pas le même selon qu’ils sont plus ou moins éloignés l’un de l’autre. Il y a là quelque chose d’analogue aux rapports des objets dans l’espace et sous la lumière, à leur dimension relative, à la projection de leurs ombres. Les repères du temps n’ont pas une pure valeur numérique. Ce ne sont pas les divisions du mètre, qui ponctuent les vides d’un espace indifférent. Le jour, le mois, l’année ont un commencement et une fin variables, mais réels. Ils nous offrent autant de témoignages de l’authenticité de nos mesures. L’historien d’un monde toujours baigné d’une égale lumière, sans jours, sans nuits, sans mois et sans saisons, ne pourrait que décrire un présent plus ou moins complet. C’est du cadre même de notre vie que nous vient la mesure du temps, et la technique de l’histoire calque, à cet égard, l’organisation naturelle. C’est la raison pour laquelle, étant soumis à un ordre si nécessaire et confirmé de toutes parts, nous sommes sans doute excusables de commettre quelques graves confusions entre la chronologie et la vie, entre le repère et le fait, entre la mesure et l’action. Nous répugnons extrêmement à renoncer à une conception isochrone du temps, car nous conférons à ces mesures égales, non seulement une valeur métrique qui est hors de discussion, mais une sorte d’autorité organique. De mesures elles deviennent cadres, et de cadres elles deviennent corps. Nous personnifions. Rien de plus curieux à cet égard que la notion de siècle. Nous avons peine à ne pas concevoir un siècle comme un être vivant, à lui refuser une ressemblance avec l’homme même. Chacun d’eux se montre à nous avec sa couleur, sa physionomie, et projette l’ombre d’une certaine silhouette. Peut-être n’est-il pas absolument illégitime de configurer ces vastes paysages du temps. Une conséquence remarquable de cet organicisme consiste à faire commencer chaque siècle par une espèce d’enfance qui se continue par la jeunesse, elle-même remplacée par l’âge mûr, puis par la décrépitude. Peut-être, par un singulier effet de la conscience historique, cette forme finit-elle par agir d’une façon concrète. A force de la manier, de lui donner corps et d’interpréter les diverses périodes de ces cent années comme les divers âges de l’homme, enfermés entre les deux parenthèses de la naissance et de la mort, peut-être l’humanité prend-elle l’habitude de vivre par siècles. Cette fiction collective agit sur le travail de l’historien. Mais, si l’on accepte que le sens commun ait pu « réaliser » aux alentours de l’année 1900, par exemple, la notion de « fin de siècle », il est difficile d’admettre que la fin Henri Focillon, Vie des formes (1934) 58 ou le début chronologique d’un siècle quelconque coïncide fatalement avec le début ou la fin d’une activité historique. Nos études ne sont pourtant pas exemptes de cette mystique «séculaire », et il suffit, pour s’en rendre compte, de consulter la table des matières d’un grand nombre d’ouvrages. La conception que nous venons d’exposer a quelque chose de monumental, elle organise le temps comme une architecture, elle le répartit, comme les masses d’un édifice sur un plan donné, dans des milieux chronologiques stables. C’est aussi le temps des musées, distribué en salles et en vitrines. Cette conception tend à modeler la vie historique d’après des cadres définis et même à donner une valeur active à ces derniers. Mais au fond de nous-mêmes, nous n’ignorons pas que le temps est devenir, et nous corrigeons avec plus ou moins de bonheur notre conception monumentale par celle d’un temps fluide et d’une durée plastique. Il nous faut bien reconnaître qu’une génération est un complexe où se juxtaposent tous les âges de l’homme, qu’un siècle est plus ou moins long, que les périodes passent les unes dans les autres. L’élément fondamental de la chronologie, la date, permet précisément de réduire ces excès de mensuration. C’est la sécurité de l’historien. Ce n’est pas que la mystique qui s’exerce sur la notion de siècle ne s’exerce aussi sur celle de date, considérée comme pôle attractif, comme force en soi. Mais une même date étreint l’extrême diversité des lieux, l’extrême diversité de l’action et, dans le même lieu, des actions très diverses encore, l’ordre politique, l’ordre économique, l’ordre social, l’ordre des arts. L’historien qui lit en succession lit aussi en largeur, en synchronisme, comme le musicien lit une partition d’orchestre. L’histoire n’est pas unilinéaire et purement successive, elle peut être considérée comme une superposition de présents largement étendus. Du fait que les divers modes de l’action sont contemporains, c’est-à-dire saisis au même instant, il ne s’ensuit pas qu’ils soient tous au même point de leur développement. À la même date, le politique, l’économique et l’artistique n’occupent pas la même position sur leur courbe respective, et la ligne qui les unit en un moment donné est le plus souvent très sinueuse. Théoriquement nous l’admettons sans peine ; dans la pratique, il nous arrive de céder à un besoin d’harmonie préétablie, de considérer la date comme un foyer ou comme un point de concentration. Ce n’est pas qu’elle ne puisse l’être, mais elle ne l’est pas par définition. L’histoire est généralement un conflit de précocités, d’actualités et de retards. Chaque ordre de l’action obéit à son mouvement propre, déterminé par des exigences intérieures, ralenti ou accéléré par des contacts. Non seulement ces mouvements sont dissemblables entre eux, mais chacun d’eux n’est pas uniforme. L’histoire de l’art nous montre, juxtaposées dans le même moment, des survivances et des anticipations, des formes lentes, retardataires, contemporaines de formes hardies et rapides. Un monument daté avec certitude peut être antérieur ou postérieur à sa date, et c’est précisément la raison pour Henri Focillon, Vie des formes (1934) 59 laquelle il importe de le dater d’abord. Le temps est tantôt à ondes courtes et tantôt à ondes longues, et la chronologie sert, non à prouver la constance et l’isochronie des mouvements, mais à mesurer la différence de longueur d’onde. Nous nous rendons compte désormais de la manière dont se pose le problème de la forme dans le temps. Il est double. C’est d’abord un problème d’ordre interne : quelle est la position de l’œuvre dans le développement formel ? Un problème externe : quel est le rapport de ce développement avec les autres aspects de l’activité ? Si le temps de l’œuvre d’art était le temps de toute l’histoire, et si toute l’histoire progressait d’un même mouvement, la question ne se poserait pas, mais il n’en est rien. L’histoire n’est pas une suite bien scandée de tableaux harmonieux, mais, en chacun de ses points, diversité, échange, conflit. L’art y est engagé, et, comme il est action, il agit, en lui et hors de lui. Selon Taine, l’art est un chef-d’œuvre de convergence extérieure. C’est là la plus grave insuffisance du système. Elle nous choque plus que la fausse rigueur du déterminisme et son caractère providentiel. Son mérite est d’avoir meublé le temps, en cessant de le considérer comme une force en soi, alors qu’il n’est rien, comme l’espace, qu’à la condition d’être vécu ; c’est d’avoir rompu avec le mythe du dieu à la faux, destructeur ou créateur, et cherché un lien entre les divers efforts de l’homme, dans ses races, ses milieux, ses moments : par là, Taine institua sans doute une technique durable moins pour l’histoire de l’art que pour l’histoire de la culture. On peut se demander toutefois si ce magnifique idéologue de la vie, en substituant le plein de la culture humaine au vide actif du temps, a fait autre chose que changer de mythologie. Il ne nous appartient pas de soumettre une fois de plus à la critique la vieille notion de race, toujours sujette à confusion entre l’ethnographie, l’anthropologie et la linguistique. De quelque manière qu’on l’envisage, la race n’est pas stable et constante. Elle s’appauvrit, elle s’accroît, elle se mêle. Elle se modifie sous l’influence du climat, et le seul fait qu’elle bouge implique changement. Les sédentaires comme les nomades sont exposés de toutes parts. Il n’existe pas dans l’univers de conservatoires de races pures. La pratique la plus sévère de l’endogamie n’empêche pas le métissage. Les milieux insulaires les mieux défendus sont ouverts à des infiltrations, à des invasions. Même la constance des signes anthropologiques n’entraîne pas l’immutabilité des valeurs. L’homme travaille sur lui. Sans doute il n’annule pas ces antiques dépôts du temps. Il faut en tenir compte. Ils constituent, non une armature, non un socle, mais plutôt une tonalité. Ils font intervenir dans l’équilibre complexe d’une culture des inflexions, des accents, pareils à ceux qui caractérisent le parler d’une langue. Il est vrai que parfois l’art leur prête un relief étrange. Ils surgissent comme des blocs erratiques, témoins du passé, dans un paysage devenu paisible. On peut admettre que certains artistes sont particu- Henri Focillon, Vie des formes (1934) 60 lièrement « ethniques », mais ce sont des cas, et non un fait constant. C’est que l’art se fait dans le monde des formes et non dans la région indéterminée des instincts. Le fait d’arracher au demi-jour de la vie psychologique l’instinct d’une œuvre suppose une foule de contacts nouveaux et l’empire de données nouvelles. La vocation formelle joue, les affinités s’enchaînent, l’artiste rejoint son groupe. Dans la race la plus fortement liée, comment nier qu’il existe une grande diversité de familles spirituelles, qui superposent leur réseau à celui des races elles-mêmes ? Et l’artiste n’appartient pas seulement à une famille spirituelle et à une race, il appartient encore à une famille artistique, car il est homme qui travaille les formes et que les formes travaillent à leur tour. Ainsi s’impose à nous une limitation prudente, ou plutôt un déplacement des valeurs. Mais n’est-il pas vrai que certaines régions de l’art, où l’effort est plus docile à la tradition et à l’esprit des collectivités, montrent des relations plus étroites entre l’homme et son groupe ethnique, par exemple l’ornement, les arts populaires ? Certains blocs formels ne sont-ils pas la langue authentique de certaines races ? N’y a-t-il pas dans l’entrelacs l’image et le signe d’un mode de pensée propre aux peuples du Nord ? Mais l’entrelacs, et, d’une façon plus générale, le vocabulaire géométrique appartiennent en commun à toute l’humanité primitive et, quand ils reparaissent au début du haut Moyen Age, quand ils recouvrent l’anthropomorphisme méditerranéen et le dénaturent, c’est bien moins le choc de deux races que la rencontre de deux états du temps ou, pour parler plus clairement, de deux états de l’homme. Dans les milieux retirés, les arts populaires maintiennent l’état ancien, le temps immobile, les vieux vocabulaires de la préhistoire, avec une unité qui excède les divisions ethnographiques et linguistiques et que colorent seulement les paysages de la vie historique. On peut appliquer la même critique, mais dans un autre sens, à l’interprétation de l’art gothique par le romantisme : complexes, énormes, ombreuses, les cathédrales passaient alors pour l’expression décisive d’une race qui ne les connut que tard et qui, toujours, les imita malaisément. On y voyait revivre le génie des forêts, un naturalisme confus, mêlé aux ardeurs de la foi. Ces idées ne sont pas encore complètement éteintes, chaque génération leur prête une vie éphémère, elles ont la périodicité des mythes collectifs qui font intervenir dans l’histoire une note de légende. L’observation des formes, telle que nous essayons de la conduire, détruit cette poétique d’emprunt, ce programme à rebours, et met en lumière une logique expérimentale qui leur inflige de toutes parts un rigoureux démenti. L’homme n’est pas scellé dans une définition éternelle, il est ouvert aux échanges et aux accords. Les groupes qu’il constitue doivent moins à une fatalité biologique qu’à la liberté de l’adaptation réfléchie, à l’ascendant des personnalités fortes, au travail constant de la culture. Une nation est, elle aussi, une longue expérience. Elle ne cesse de se penser elle-même et de se construire. On peut la considérer comme une œuvre d’art. La culture n’est pas Henri Focillon, Vie des formes (1934) 61 un réflexe, mais une prise de possession progressive et un renouvellement. Elle procède comme un peintre, par des traits, par des touches qui enrichissent l’image. Ainsi se dessinent, sur le fond obscur des races, divers portraits de l’homme, œuvres de l’homme même, des modes de vie qui sont déjà des paysages et des intérieurs et qui « forment » eux aussi l’espace, la matière, le temps. Les groupes nationaux tendent à devenir familles spirituelles. A ce titre, ils préfèrent certaines formes. Les divers états des styles ne se succèdent pas dans leur histoire avec la même rigueur. Certains peuples conservent dans l’état baroque la mesure et la stabilité classiques, certains autres mêlent l’accent baroque à la pureté de leur classicisme. On est donc fondé à reconnaître que les écoles nationales ne sont pas seulement des cadres. Mais entre ces groupes, au-dessus d’eux, la vie des formes établit une sorte de communauté mouvante. Il existe une Europe romane, une Europe gothique, une Europe humaniste, une Europe romantique. Dans la préparation de ce que nous appelons le Moyen Age, l’Occident collabore avec l’Orient. Dans le cours de l’histoire, il y a des périodes où les hommes pensent en même temps les mêmes formes. L’influence n’est alors que le moyen des affinités, et l’on peut dire qu’elle ne s’exerce pas en dehors de ces dernières. Pour comprendre comment se font et se défont ces unanimités instables, peutêtre ne serait-il pas inutile de reprendre la vieille distinction saint-simonienne entre époques critiques et époques organiques, les unes étant caractérisées par la multiplicité contradictoire des expériences, les autres par l’unité et par la constance des résultats acquis. Mais il subsiste toujours des précocités et des retards dans toute époque organique, qui reste, en sous-œuvre, critique. Ni les différences des groupes humains ni les contrastes des siècles ou des époques ne suffisent à nous expliquer les mouvements singuliers qui précipitent ou qui ralentissent la vie des formes. La complexité des facteurs est considérable. Elle peut s’exercer en sens contraire. De ces inégalités, l’étude des origines du style flamboyant français nous offre un curieux exemple. Selon certains auteurs elles s’expliquent par l’influence anglaise au cours de la guerre de Cent Ans. Selon les autres, l’architecture française du XIIIe siècle contenait déjà le principe de l’art flamboyant, la contre-courbe. Ces deux positions sont également vraies. Il est exact en effet que la contrecourbe est impliquée dans le dessin de certaines formes françaises anciennes et que la rencontre de l’arc brisé et du lobe inférieur d’un quatre-feuilles en donne le tracé parfait mais notre art ne la dégage pas, il la contient au contraire, il la dissimule comme un principe contraire à la stabilité de l’architecture et à l’unité monumentale des effets. Cependant, dès la seconde moitié du XIIIe siècle, en Angleterre, le développement stylistique confine au baroque, il abonde en courbes et en contre-courbes, il avoue et définit un état nouveau de l’architecture, auquel il doit d’ailleurs renoncer bientôt. La rencontre historique de deux états différents, de deux vitesses inégales, provoque dans l’art français, non une révolution par insertion d’apports étrangers, mais, plus justement, une Henri Focillon, Vie des formes (1934) 62 mutation qui fait reparaître certains caractères anciens et cachés, en leur donnant une virulence nouvelle. La question, d’ailleurs, est loin d’être simple. Il ne suffit pas, pour l’étreindre, de comparer, ici et là, les états d’un style, d’étudier les modalités et les effets de leur contact. Il faut encore examiner les parties qui, elles non plus, ne sont pas forcément synchroniques. Le gothique anglais est longtemps fidèle à la conception des masses de l’art normand, alors que, dans le tracé des courbes, il anticipe avec rapidité, étant ainsi à la fois et dans le même temps un art précoce et un art conservateur. On peut faire des remarques analogues à propos de la lenteur de l’évolution architecturale en Allemagne. Tandis qu’en France se multiplient et s’enchaînent des expériences qui, en un siècle et demi, passent des formes archaïques de l’art roman aux formes achevées de l’art gothique, l’art ottonien, d’une part, plonge encore dans l’art carolingien, et, de l’autre, continue à imprégner l’art roman du Rhin, qui conserve ses caractères même quand il a reçu la croisée d’ogive. Ce n’est pas ici le génie d’une race ou d’un peuple qui agit comme frein, mais le poids des exemples, liés à une tradition politique qui fut forme, elle aussi, imposée à la Germanie païenne et préhistorique par les créateurs d’un ordre moderne – forme et programme conçus comme tels par des civilisateurs qui donnèrent du premier coup à leurs fondations sur une terre vierge des proportions impériales. L’Allemagne en garde l’obsession de l’énormité. Jamais on ne vit l’architecture collaborer plus manifestement à la création d’un monde et le maintenir avec plus de rigueur à travers le temps. L’autorité monumentale des exemples et la force de la tradition formelle pesaient de toutes parts sur l’Allemagne et y ralentissaient les métamorphoses. Cependant, le long de l’Aisne et de l’Oise, dans une médiocrité rustique où l’empire avait eu peu de prise et avait peu laissé, s’élaborait la définition du style de l’ogive. Tenté ailleurs, il n’aboutissait pas, ou seulement à des formes bâtardes, partout où la voûte romane lui opposait des chefs-d’œuvre. Dans le Domaine royal, la liberté des expériences hâtait la croissance de l’art gothique, jusqu’au jour où ses réussites occupèrent tout l’horizon et imposèrent à leur tour une formule à variations lentes. Mais en étudiant le rapport du développement stylistique et du développement historique, ne devons-nous pas faire une place à l’influence exercée par les milieux naturels et par les milieux sociaux sur la vie des formes ? Malgré l’importance des phénomènes de transfert, il paraît difficile de concevoir l’architecture en dehors d’un milieu. Dans ses formes originales, cet art est fortement attaché à la terre, soumis à la commande, fidèle à un pro- Henri Focillon, Vie des formes (1934) 63 gramme. Il élève ses monuments dans un ciel et sous un climat définis, sur un sol qui fournit ses matériaux, et non d’autres, dans un site d’un certain caractère, dans une ville plus ou moins riche, plus ou moins peuplée, plus ou moins abondante en main-d’œuvre. Il répond à des besoins collectifs, même quand il construit des demeures particulières. Il est géographique et sociologique. La brique, la pierre, le marbre, les matériaux volcaniques ne sont pas purs éléments de couleur, mais éléments de structure. L’abondance des pluies détermine les combles aigus, les gargouilles, les chéneaux installés sur l’extrados des arcs-boutants. La sécheresse permet de substituer les terrasses aux toitures. L’éclat de la lumière implique les nefs ombreuses. Un jour gris réclame la multiplicité des percées. La rareté et la cherté du terrain dans les villes populeuses commandent les surplombs et les encorbellements. D’autre part les milieux historiques, comme les cadres des grands états féodaux en France aux XIe et XIIe siècles, aident à répartir les diverses familles d’églises romanes. L’action combinée de la monarchie capétienne, de l’épiscopat et des gens des villes dans le développement des cathédrales gothiques montre quelle influence décisive peut exercer le concours des forces sociales. Mais cette action si puissante est inapte à résoudre un problème de statique, à combiner un rapport de valeurs. Le maçon qui banda deux nervures de pierre croisées à angle droit sous le clocher nord de Bayeux, celui qui inséra l’ogive, sous une incidence différente, dans le déambulatoire de Morienval, l’auteur du chœur de Saint-Denis furent des calculateurs travaillant sur des solides, et non des historiens interprètes du temps. L’étude la plus attentive du milieu le plus homogène, le faisceau de circonstances le plus étroitement serré ne nous donnent pas le dessin des tours de Laon. De même que l’homme, par la culture, par le déboisement, par les canaux, par les routes, modifie la face de la terre et crée une sorte de géographie toute de lui, de même l’architecte engendre des conditions nouvelles pour la vie historique, pour la vie sociale, pour la vie morale. Elle est créatrice de milieux imprévisibles. Elle satisfait des besoins, elle en propage d’autres. Elle invente un monde. La notion de milieu ne doit donc pas être acceptée à l’état brut. Il faut la décomposer, reconnaître qu’elle est une variable, un mouvement. Le géographique, le topographique et l’économique, bien que liés, ne sont pas du même ordre. Venise est une place de refuge, choisie comme inaccessible, et elle est une place de commerce, devenue prospère par des facilités d’accès. Ses palais sont des comptoirs. Ils signifient la progression de sa fortune. Ils s’ouvrent superbement par des portiques qui sont des quais et des entrepôts. L’économie s’accommode ici de la topographie et tire d’elle le meilleur parti. La richesse née du commerce explique le faste qui règne sur ces façades avec une sorte d’insolence, ainsi que le luxe arabe d’une cité qui donne à la fois sur le levant et sur le ponant. Le mirage perpétuel de l’eau et de ses reflets, les particules cristallines en suspension dans l’humidité de l’air ont fait naître certains songes, certains goûts qui se traduisent avec magnificence dans la fantaisie des poètes, dans la chaleur des coloristes. Nulle part mieux qu’ici nous ne Henri Focillon, Vie des formes (1934) 64 croirons atteindre à travers les données du milieu, et même en invoquant un mélange ethnique qu’il ne serait pas impossible de doser, la généalogie temporelle de l’œuvre d’art. Mais Venise a travaillé sur Venise avec une étonnante liberté, le paradoxe de sa structure fait effort contre les éléments, elle installe sur le sable et dans l’eau des masses romaines, elle découpe sur un ciel pluvieux des silhouettes orientales conçues pour la fixité du soleil, elle n’a cessé de livrer bataille à la mer par des institutions spéciales, le magistrat de l’eau, et par des œuvres de maçonnerie, les murazzi, enfin ses peintres se sont principalement délectés de paysages de forêts et de montagnes, dont ils allaient chercher les vertes profondeurs dans les Alpes carniques. Il arrive donc que le peintre s’évade de son milieu pour s’en choisir un autre. L’ayant choisi, il le transfigure et le recrée, il lui confère une valeur universelle et humaine. Rembrandt, d’abord peintre des solennités médicales, des dissections académiques, s’évade d’une Hollande proprette, bourgeoise, rigoriste, anecdotique, amie de la musique de chambre, des meubles polis, des parloirs dallés, et rejoint la Bible, sa crasse lumineuse, sa bohème en guenilles, sa pouillerie fulgurante. Le ghetto d’Amsterdam était là, mais il fallait y pénétrer et s’en emparer, il fallait y faire vivre, sous la défroque de la juiverie portugaise, l’anxiété de l’Ancien Testament au moment où il enfante le Nouveau, il fallait y faire briller l’apocalypse de la lumière, un soleil luttant avec la nuit dans des caveaux prophétiques. Au milieu de ce monde à la fois séculaire et vivant, jalousement fermé et plein de nomades, Rembrandt se place hors de la Hollande, hors du temps. Même au ghetto, il pouvait être un peintre de mœurs, le chroniqueur d’un quartier : et c’est justement à ces proportions qu’il importe de ne pas le réduire. On voit bien que ce milieu d’élection n’eut d’intérêt pour lui que parce qu’il était spacieux pour ses songes et qu’il les favorisait. Ils y touchaient le sol, ils y prenaient figure. Le monde de Rembrandt s’y adapte, y trouve un accord qui l’exalte, mais il ne s’y limite pas. Il engendre des paysages, une lumière, une humanité qui sont la Hollande, mais surnaturelle. Le cas Van Dyck mériterait une analyse particulière. Il touche à la philosophie du portrait, mais il intéresse directement notre critique. On peut se demander si ce prince de Galles de la peinture, pour lui conserver le titre que lui donne Fromentin, n’a pas, dans une large mesure, contribué à créer un milieu social, renversant ainsi les termes d’une proposition communément admise. Il habite une Angleterre encore brute et violente, encore agitée de révolutions, adonnée à des plaisirs d’instinct et conservant sous le vernis léger de la vie de cour les appétits de la merry England. Il en peint les héros et les héroïnes avec sa distinction native, même quand il a pour modèles de solides compagnons comme le gros Endymion Porter, et, de ces jolies filles, de ces aventuriers de la galanterie mondaine, il dégage cette fierté de trait, cette vaillance cavalière et jusqu’à cette mélancolie romanesque qui, d’abord, sont tout en lui et dont il marqua, comme d’un sceau charmant, les poètes et les Henri Focillon, Vie des formes (1934) 65 capitaines. La fleur brillante de sa peinture y concourt, cette matière de prix, fine, fluide, cette gamme argentine, qui composent le plus délicat des luxes de la vue. Voilà le miroir qu’il tend au snobisme anglais, qui, désormais, pendant des générations à travers les changements de la mode, s’y reflète avec complaisance. Les modèles d’hier s’efforcent de ressembler aux portraits de jadis, et derrière ces images exemplaires, on croit deviner la présence invisible du conseiller secret. Race et milieu ne sont pas suspendus au-dessus du temps. L’une et l’autre sont du temps vécu et formé, et c’est pourquoi ce sont des données proprement historiques. La race est un développement, soumis à des irrégularités, à des mutations, à des échanges. Le milieu géographique lui-même, sur son socle apparemment inébranlable, est susceptible d’être modifié ; quant aux milieux sociaux, leur inégale activité vit, elle aussi, dans le temps. C’est pourquoi le moment doit nécessairement jouer. Mais qu’est-il ? Nous avons montré que le temps historique est successif, mais qu’il n’est pas succession pure. Le moment n’est pas un point quelconque sur une droite, mais un renflement, un nœud. Ce n’est pas non plus le total additionnel du passé, mais le lieu de rencontre de plusieurs formes du présent. Mais y a-t-il un accord nécessaire entre le moment de la race, le moment du milieu et le moment d’une vie humaine ? Peut-être le caractère propre de l’œuvre d’art est-il de capter, de figurer et, dans une certaine mesure, de provoquer cet accord ? Il semble à première vue que nous touchions ici ce qu’il y a d’essentiel dans le rapport de l’art et de l’histoire. L’art apparaîtrait ainsi comme une étonnante série de succès chronologiques, comme la transposition dans l’espace de toute une gamme d’actualités profondes. Mais cette vue séduisante est superficielle. L’œuvre d’art est actuelle et elle est inactuelle. Race, milieu, moment ne sont pas par nature et constamment favorables à telle famille d’esprits. L’instant spirituel de notre vie ne coïncide pas nécessairement avec une urgence historique, et même il peut la contredire. L’état de la vie des formes ne se confond pas de plein droit avec l’état de la vie sociale. Le temps qui porte l’œuvre d’art ne la définit pas dans son principe ni dans la particularité de sa forme. Elle est même capable de glisser dans ses trois directions. L’artiste habite une contrée du temps qui n’est pas forcément l’histoire de son temps. Il peut, nous l’avons dit, être ardemment le contemporain de son âge et même, de cette attitude, se faire au programme. Il peut se choisir avec une même constance des exemples et des modèles dans le passé, s’y créer un milieu complet. Il peut se configurer un avenir qui heurte à la fois le présent et le passé. Une mutation brusque dans l’équilibre de ses valeurs ethniques peut le placer en opposition catégorique avec le milieu, avec le moment et faire naître en lui une nostalgie révolutionnaire. Alors il cherche le monde dont il a besoin. Certes il existe des génies tempérés, faciles, du moins apparemment, et portés par ce qu’un certain déterminisme appelle les circonstances heureuses. Ces grandes vies à surface plane cachent des conflits. L’histoire de la forme chez Raphaël, ce héros mythique du bonheur, révèle ses crises. Son temps lui offre les images les plus Henri Focillon, Vie des formes (1934) 66 diverses et les contradictions les plus flagrantes. Il sollicite dans son âme, tour à tour, je ne sais quelle faiblesse, je ne sais quelle ductilité des instincts. Enfin, avec hardiesse, il insère dans son époque un temps, un milieu nouveaux. Cette puissance particulière nous frappera beaucoup plus, si nous réfléchissons que le moment de l’œuvre d’art n’est pas forcément le moment du goût. Il nous est loisible d’admettre que l’histoire du goût reflète avec fidélité des données sociologiques, à condition d’y faire intervenir des impondérables qui modifient tout, comme l’élément fantastique de la mode. Le goût peut qualifier les caractères secondaires de certaines œuvres, leur ton, leur air, leurs règles extérieures. Certaines œuvres qualifient le goût, le marquent profondément. Cet accord avec le moment ou plutôt cette création du moment est tantôt immédiate et spontanée, tantôt lente, sourde et difficile. On serait tenté de conclure que, dans le premier cas, l’œuvre promulgue tout à coup, avec empire, une actualité nécessaire, qui se cherchait encore à travers de faibles mouvements, tandis que, dans le second, elle atteint sa propre actualité, elle est, comme on dit, en avance, sur le moment du goût. Mais, dans l’un et l’autre cas, à l’instant où elle naît, elle est phénomène de rupture. Une expression courante nous le fait vivement sentir : « faire date », ce n’est pas intervenir passivement dans la chronologie, c’est brusquer le moment. A la notion de moment il convient donc d’ajouter la notion d’événement, qui la corrige et qui la complète. Qu’est-ce que l’événement ? Nous venons de le dire : une brusquerie efficace. Cette brusquerie même peut être relative ou absolue, contact et contraste entre deux développements inégaux, ou mutation à l’intérieur de l’un d’entre eux. Une forme peut acquérir la qualité novatrice et révolutionnaire sans être événement par elle-même, et du simple fait qu’elle est transportée d’un milieu rapide dans un milieu lent, ou inversement. Mais elle peut aussi bien être événement formel sans être du même coup événement historique. Nous entrevoyons ainsi une sorte de structure mobile du temps, où interviennent divers ordres de rapports, selon la diversité des mouvements. Elle est analogue en son principe à cette construction de l’espace, de la matière et de l’esprit dont l’étude des formes nous a montré de nombreux exemples et, peut-être quelques règles très générales. Si l’œuvre d’art crée des milieux formels qui interviennent dans la définition des milieux humains, si les familles spirituelles ont une réalité historique et psychologique non moins manifeste que les groupes linguistiques et les groupes ethniques, de même elle est événement, c’est-à-dire structure et définition du temps. Ces familles, ces milieux, ces événements provoqués par la vie des formes agissent à leur tour sur la vie des formes et sur la vie historique. Ils y collaborent avec les moments de la civilisation, avec les milieux naturels et les milieux sociaux, avec les races humaines. C’est cette multiplicité des facteurs qui s’oppose à la rigueur du déterminisme et qui, le morcelant en actions et en réactions innombrables, provoque de toutes parts des fissures et des désaccords. Dans ces mondes imaginaires, dont l’artiste est le géomètre et le mécanicien, le Henri Focillon, Vie des formes (1934) 67 physicien et le chimiste, le psychologue et l’historien, la forme, par le jeu des métamorphoses, va perpétuellement de sa nécessité à sa liberté. FIN DU TEXTE



Unless indicated otherwise, the text in this article is either based on Wikipedia article "Vie des formes" or another language Wikipedia page thereof used under the terms of the GNU Free Documentation License; or on research by Jahsonic and friends. See Art and Popular Culture's copyright notice.

Personal tools