Une Exposition de tableaux à Paris  

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Emile Zola fera paraître l'article suivant, intitulé Une Exposition de tableaux à Paris, dans le "Messager de l'Europe" de juin 1875.

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L'exposition annuelle de tableaux à Paris s'est ouverte le 1er mai au palais de l'Industrie, sur les Champs-Élysées. Les premières expositions de cette sorte en France eurent lieu sous Louis XIV et primitivement elles se renouvelaient à des intervalles irréguliers et espacés, tous les sept ou huit ans ; ce n'est que tout récemment que la possibilité a été donnée aux artistes d'exposer chaque année leurs oeuvres. Cette mesure est excellente sans doute, l'exposition devient souvent un véritable bazar, mais le bénéfice en est si grand pour tout le monde qu'on serait malvenu à déplorer la bousculade qui en résulte.

Le nombre des oeuvres exposées va toujours grandissant. Cette année on a atteint le chiffre imposant de trois mille huit cent soixante-deux ! Inutile d'insister sur les avantages énormes que cette prise de contact avec le public représente pour les artistes. Ils entrent en relations directes avec lui. Chaque printemps ils ont l'occasion de lui manifester ou de lui rappeler leur existence, faire preuve de leur originalité, de montrer leurs progrès, de rester en communion constante avec leurs admirateurs. Pour mieux comprendre l'utilité des Salons, songez aux livres, aux romans par exemple, pour lesquels rien de pareil n'existe ni ne peut exister.

Un peintre qui a du talent est populaire dès son premier tableau exposé. Un écrivain met souvent des années de production pour conquérir péniblement une célébrité égale. Je n'ai point l'intention de soulever ici la question épineuse du caractère des expositions : certains voudraient que leur accès fût tout à fait libre, sans aucun examen préalable des envois, que l'exposition fût ouverte à tous les travailleurs sans exception, d'autres voudraient que les tableaux fussent admis en nombre restreint, seulement les oeuvres maîtresses. Je me contenterai de remarquer que le flot démocratique monte toujours et que les Salons se transforment en de véritables foires à peinture. Les portes s'ouvrent à presque toute espèce de marchandise. Au Salon, vous verrez de bons et de mauvais tableaux, vous en verrez aussi d'exécrables. La seule question des écoles exaspère la critique. J'y reviendrai par la suite : un tel état de choses semble le résultat fatal de l'anarchie artistique.

Après la débâcle des traditions académiques, après les triomphes du romantisme et du réalisme, il ne reste qu'à admettre en bloc toutes les tentatives modernes. Pour moi, je suis loin d'en être fâché, et me félicite même que les choses en soient ainsi, puisque cela me permet un coup d'oeil sur l'époque contemporaine tout entière. L'âge des dilettantes a disparu irrévocablement ; maintenant c'est le tour des analystes implacables qui veulent tout voir, tout avoir.

Quant au profit que retire le public de ces Salons où sont entassées des productions de tout genre, il est également immense. À mesure que les expositions sont sorties du cercle étroit de notre Académie de peinture, la foule a augmenté dans les salles. Autrefois, quelques curieux seuls se hasardaient. Maintenant, c'est tout un peuple qui afflue. Les dimanches, lorsque l'entrée est libre, on compte jusqu'à trente mille visiteurs. Les autres jours, le chiffre va de huit à dix mille. Et cela dure six semaines. On peut calculer que, pendant tout le temps que l'exposition reste ouverte, elle sera visitée par quatre cent mille personnes. Bien entendu, ce chiffre comprend ceux, assez nombreux, qui y retournent à plusieurs reprises, mais la foule des curieux n'en est pas moins énorme. Cette foule est des plus mélangées : j'ai vu des bourgeois, des ouvriers et même des paysans. C'est la vraie foule qui y circule : les ignorants, les badauds, les promeneurs de la rue, venus là pour tuer le temps.

L'habitude est prise : des gens qui s'intéressent médiocrement à l'art accourent chaque année au Salon parce qu'ils y ont été l'année précédente et parce qu'ils s'attendent à y rencontrer des connaissances. Le Salon a passé dans les moeurs parisiennes, comme les revues et les courses. Certes, je ne prétends pas que cette cohue apporte là un sentiment artistique quelconque, un jugement sérieux des oeuvres exposées. Les boutiquières en robe de soie, les ouvriers en veste et en chapeau rond, regardent les tableaux accrochés aux murs, comme les enfants regardent les images d'un livre d'étrennes. Ils ne cherchent que le sujet, l'intérêt de la scène, l'amusement du regard, sans s'arrêter le moins du monde aux qualités de la peinture, sans se douter même du talent des artistes. Mais il n'y a pas moins là une lente éducation de la foule. On ne se promène pas au milieu d'oeuvres d'art, sans emporter un peu d'art en soi. L'oeil se fait, l'esprit apprend à juger. C'est pourquoi cette promenade de chaque année à travers le Salon me paraît au plus haut point instructive pour le public, bien plus instructive que beaucoup d'autres promenades.

Quelle presse le 1er mai, jour d'ouverture de l'exposition ! Dès dix heures les voitures arrivent l'une après l'autre. Les Champs-Élysées, égayés à cette heure matinale par un soleil brillant, se remplissent d'une longue file de piétons pressés. Aux portes du palais de l'Industrie deux tourniquets fonctionnent inlassablement, avec le bruit des ailes d'un moulin à vent poussées par un vent furieux. On gravit un escalier monumental, on pénètre dans les salles, déjà pleines de visiteurs, et là on commence par cligner des yeux, aveuglé à la vue de quelques centaines de tableaux où s'entremêlent toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Il est difficile de décrire le sentiment de stupéfaction qu'on éprouve au premier abord. Cela chatoie et flamboie. Tous les tableaux sollicitent l'attention, on n'en examine proprement aucun. Il faut se recueillir, il faut accoutumer ses yeux à ces taches rouges, jaunes, bleues qu'on voit partout où l'on tourne la tête. Puis peu à peu il devient possible de concentrer son attention sur tel ou tel tableau.

La visite commence. Il y a là vingt-cinq grandes salles, autrement dit plusieurs kilomètres de peinture à étudier, si on mettait les tableaux bout à bout. Lourde besogne ! Pendant sept ou huit heures on est obligé de lutter dans la foule qui afflue continuellement, de se frayer péniblement un chemin jusqu'aux tableaux, de tendre le cou, suffoqué par la poussière, la chaleur et le manque d'air. Les plus courageux renoncent à l'idée de tout inspecter en une fois. Ils se contentent le premier jour de parcourir rapidement l'exposition entière. Une rumeur sourde s'élève des salles, causée par le piétinement discret de plusieurs milliers de pieds et rappelant le grondement de vagues se brisant incessamment sur un rivage.

Et avec tout cela, malgré la fatigue atroce qu'on ressent, le jour d'ouverture de l'exposition a en soi beaucoup d'attrait. Il représente l'intérêt de la nouveauté, qu'à Paris on est prêt à payer très cher. Ce jour-là se décide le sort des oeuvres exposées. La mode s'attache aux tableaux qui ont produit une sensation. Des groupes se forment autour de différentes toiles; les dames poussent des exclamations à voix basse, les messieurs discutent, entament des querelles esthétiques. Le soir, tout Paris cause de dix ou douze tableaux devant lesquels on s'est surtout attardé. En bas, dans le jardin central, sous un vaste toit vitré, on a aménagé une place parmi les arbustes verts pour le monde figé des statues. Des messieurs s'y rendent pour fumer un cigare et regarder les corps nus des déesses. Des dames fatiguées s'assoient sur les bancs et dévisagent les passants. Au buffet on consomme une grande quantité de bière. Il arrive, comme cette année, qu'une averse se mette à tomber, quelquefois au moment de la fermeture. Alors une terrible bousculade se produit. Pas moyen d'avoir un fiacre. Les dames traînent la queue de leur robe dans la boue. Neuf ou dix mille personnes s'attroupent autour des sorties et regardent d'un oeil désespéré ruisseler la pluie. Enfin un rayon de soleil se montre et la foule rassérénée se disperse et patauge le long des Champs-Élysées, où coulent encore des torrents de boue.

Je suis allé plusieurs fois à l'exposition et connais maintenant toutes les toiles, même celles qui se cachent dans les coins. Je n'ai cependant pas l'intention de vous envoyer un rapport détaillé qui pourrait tout au plus présenter l'intérêt d'un catalogue. J'aime mieux tenter de brosser un tableau de la situation actuelle de notre école française, et d'évaluer en termes généraux le moment artistique que nous traversons. Le Salon me fournira tout bonnement des exemples à l'appui de ce que j'avancerai. Les quelques tableaux auxquels je ferai allusion, les plus significatifs ou les plus caractéristiques, me serviront simplement de preuve pour renforcer les opinions que j'exprimerai dans le présent article.

II

Tous les maîtres de notre époque sont morts. Voici déjà des années qu'Ingres et Delacroix ont laissé l'art en deuil. On les regrette toujours, car il n'y a personne pour les remplacer. Pour Courbet, qui a eu la bêtise impardonnable de se compromettre dans une révolte où il n'avait aucune raison de se fourrer, c'est comme s'il n'existait pas, il vit quelque part en Suisse. Voici trois ans déjà qu'il ne donne rien de neuf. Théodore Rousseau, Millet, Corot, les coryphées du paysage, se sont suivis coup sur coup dans la tombe. En quelques années, notre école moderne a été comme décapitée. Aujourd'hui, les élèves seuls demeurent.

Notre peinture française n'en vit pas moins avec une prodigalité de talent extraordinaire. Si le génie manque pour l'instant, nous avons la monnaie du génie : une habileté de facture sans pareille, une science surprenante, une facilité d'invention incroyable. Et c'est pourquoi - à moins que l'orgueil patriotique ne m'aveugle - l'école française reste la première du monde ; non pas, je le répète, qu'elle ait un grand nom à mettre en avant, quelque artiste hors ligne ; mais parce qu'elle possède des qualités de charme, de variété, de souplesse, qui la rendent sans rivale. J'irai plus loin : la tradition, le convenu, le pastiche de toutes les écoles, semblent même ajouter à sa gloire. Nous avons à cette heure des Rubens, des Véronèse, des Vélasquez, petits-fils des génies célèbres, qui, sans grande originalité personnelle, n'en donnent pas moins à nos expositions un accent d'individualité très curieux. La France, en peinture, est en train de battre toutes les autres nations avec les armes qu'elle emprunte à leurs grands peintres de jadis.

Un des caractères les plus nets du moment artistique que nous traversons, est donc l'anarchie complète des tendances. Les maîtres morts, les élèves n'ont songé qu'à se mettre en république. Le mouvement romantique avait ébranlé l'Académie ; le mouvement réaliste l'a achevée. Maintenant l'Académie est par terre. Elle n'a pas disparu ; elle s'est entêtée, et vit à part, ajoutant une note fausse à toutes les notes nouvelles qui tentent de s'imposer. Imaginez la cacophonie la plus absolue, un orchestre dont chaque instrumentiste voudrait jouer un solo en un ton différent. Il s'agit avant tout de se faire entendre du public ; on souffle le plus fort possible, quitte à crever l'instrument. Pour mieux piquer la curiosité, on s'arrange un tempérament, surtout lorsqu'on n'en a pas, on se risque dans l'étrange, on se voue à une résurrection du passé ou à quelque spécialité bien voyante. Chacun pour soi, telle est la devise. Plus de dictateurs de l'art, une foule de tribuns tâchant d'entraîner le public devant leurs oeuvres. Et c'est ainsi que notre école actuelle - je dis école parce que je ne trouve pas d'autre mot - est devenue une Babel de l'art, où chaque artiste veut parler sa langue et se pose en personnalité unique.

J'avoue que ce spectacle m'intéresse fort. Il y a là une production infatigable, un effort sans cesse renouvelé qui a sa grandeur. Cette bataille ardente entre des talents qui rêvent tous la dictature, c'est le labeur moderne en quête de la vérité. Certes, je regrette le génie absent, mais je me console un peu en voyant avec quelle âpreté nos peintres tâchent de se hausser jusqu'au génie. Sinon aujourd'hui, demain un d'entre eux y atteindra d'un saut intrépide. On ne peut pas taxer de décadence une nation dont la production est si abondante et si diverse. Il faut songer aussi que l'esprit humain subit une crise, que les anciennes formules sont mortes, que l'idéal change ; et cela explique l'effarement de nos artistes, leur recherche fiévreuse d'une interprétation nouvelle de la nature, qu'ils n'ont pas encore pleinement réalisée. Tout a été bouleversé depuis le commencement du siècle par les méthodes positives, la science, la politique, l'histoire, le roman. À son tour, la peinture est emportée dans l'irrésistible courant. Nos peintres font leur révolution.

Ainsi, en attendant les génies de l'avenir, nous avons à faire connaissance avec un curieux foisonnement d'artistes séduisants et ingénieux. À aucune époque les peintres n'ont été si nombreux en France, je parle des peintres connus, dont les toiles ont une valeur courante sur le marché. Jamais non plus la peinture ne s'est vendue plus cher. Cet hiver les moindres tableautins sont montés à des prix fous. Ajoutez que beaucoup d'artistes travaillent pour l'exportation ! chaque année bon nombre de toiles filent sur l'Amérique et ailleurs. Je connais des peintres dont les esquisses les plus insignifiantes sont expédiées en Angleterre. Cela rentre dans l'article de Paris, nous fournissons le monde de tableaux, comme nous l'inondons de nos modes et de nos babioles. Ainsi s'explique cette production inépuisable dont j'ai parlé. Le grand art n'a proprement rien à faire là-dedans. Il y a une consommation à laquelle il faut suffire. Les peintres deviennent dès lors des ouvriers d'un genre supérieur, qui achèvent la décoration des appartements commencée par les tapissiers. Peu de personnes ont des galeries ; mais il n'est pas un bourgeois à son aise qui ne possède quelques beaux cadres dans son salon, avec de la peinture quelconque pour les emplir. C'est cet engouement, cette tendresse des petits et des grands enfants pour les images peintes qui explique le flot montant des oeuvres exposées chaque année au Salon, leur médiocrité, leur variété, le tohu-bohu de leurs caprices.

Enfin, si l'on veut posséder tout notre art actuel, il faut ajouter les préoccupations littéraires que le romantisme a introduites dans la peinture. Autrefois, dans les écoles de la Renaissance, un beau morceau de nu suffisait. Les sujets, très restreints, n'étaient que des prétextes à une facture magistrale. Je dirai même que, l'idée étant l'ennemie du fait, les peintres peignaient plus qu'ils ne pensaient. Nous avons changé tout cela. Nos peintres ont voulu écrire des pages d'épopée ou de roman. Le sujet est devenu la grande affaire. Les maîtres, un Eugène Delacroix par exemple, ont encore su se tenir dans le monde matériel du dessin et de la couleur. Mais les extatiques, les Ary Scheffer et tant d'autres, se sont perdus dans une quintessence qui les a menés droit à la négation même de la peinture. De là, nous sommes tombés aux petits peintres de genre, nous nous noyons dans l'anecdote, le couplet, l'histoire aimable qui se chuchote avec un sourire. On dirait feuilleter un journal illustré. La littérature a tout envahi : je dis la basse littérature, le fait divers. Nos petits peintres ne sont plus que des conteurs qui tâchent de nous intéresser par des imaginations de reporters aux abois.

Une seule promenade au Salon suffit pour montrer cet embourgeoisement de l'art. Ce ne sont partout que des toiles dont les dimensions sont calculées de façon à tenir dans un panneau de nos étroites pièces modernes. Les portraits et les paysages dominent, parce qu'ils sont d'une vente courante. Ensuite viennent les petits tableaux de genre, dont l'étranger fait une consommation énorme. Quant à la peinture historique et religieuse, elle n'est soutenue que par les commandes du gouvernement et les traditions de notre École des beaux-arts. Généralement, quand nos artistes ne font pas très petit pour vendre, ils font très grand pour stupéfier. Et il faut voir le public au milieu de ces milliers d'oeuvres ! Il donne malheureusement raison aux efforts fâcheux que les artistes tentent pour lui plaire. Il s'arrête devant les poupées bien mises, les scènes attendrissantes ou comiques, les excentricités qui tirent l'oeil. Il est vrai que le style n'entre pas dans son admiration. Seule la médiocrité l'enchaîne. Rien n'est plus instructif à entendre que les observations, les critiques, les éloges de ce grand enfant de public, qui se fâche devant les oeuvres originales et se pâme en face des médiocrités auxquelles son oeil est accoutumé. L'éducation de la foule sera longue, à certains instants on en désespère. Le pis est qu'il y a, entre les peintres et le public, une démoralisation artistique, dont la responsabilité est difficile à déterminer. Sont-ce les peintres qui habituent le public à la peinture de pacotille et lui gâtent le goût, ou est-ce le public qui exige des peintres cette production inférieure, cet amas de choses vulgaires ? Le problème demeure insoluble. Je crois cependant que l'art est tout-puissant. Quand un génie paraîtra, il subjuguera les esprits et fera l'éducation de toute une génération.

Il faut patienter et se contenter à l'heure présente de cette productivité étonnante que j'ai signalée. Je le répète : malgré toute la médiocrité des oeuvres qui sont reçues à nos expositions, le spectacle d'une production si énorme n'est pas à négliger. On doit faire la part à la hâte et à la fatigue dans cette production impétueuse. La France possède un art consommé. Le niveau moyen est très élevé. Au siècle présent nous avons eu Delacroix, Ingres et Courbet, sans parler des créateurs du paysage moderne : Corot, Millet et Théodore Rousseau. Déjà ces noms suffisent : ce n'est pas dans tous les âges qu'on trouve un faisceau de talents si divers et si individuels. Mais j'espère que le nôtre n'a pas encore dit son dernier mot, et que dans le dernier quart de siècle le plein jour se fera, le triomphe définitif de l'école réaliste, dont à présent encore nous n'entendons que le balbutiement d'enfants. Ce que Corot a fait pour le paysage, il faut que quelque grand artiste le fasse pour le reste de l'art : aujourd'hui déjà on peint des arbres vivants ; bientôt on peindra des hommes vivants.

III

Bien que tous les genres de la peinture soient aujourd'hui confondus, je m'en tiendrai pour plus de simplicité à l'ancienne classification, il n'est pas aisé de donner une idée claire de nos expositions à moins de suivre un système logique. Donc, je commencerai par la grande peinture, la peinture historique et religieuse.

Le goût général en France n'est pas du tout favorable à ces vastes toiles au dessin et au métier sévères. J'ai expliqué la passion pour la peinture de genre. Il faut ajouter cependant que notre Académie des beaux-arts continue à prêcher le beau traditionnel que la foule entoure d'un grand respect. L'Académie a bien perdu son autorité sur le goût du public et son infaillibilité d'oracle dont on reçoit les décrets à genoux, mais elle n'en représente pas moins le côté officiel de l'art, et les commandes du gouvernement se font en général à travers elle. En outre, les peintres académiques eux-mêmes commencent petit à petit à faire des concessions à la mode, ils tâchent d'animer le vide du sujet par des détails archéologiques ou par la vivacité du coloris. Ils sont entraînés par l'universel courant d'anarchie, à tel point que de nos jours il devient difficile de trouver un petit-fils de David qui aurait conservé dans leur pureté les principes d'un classicisme sévère. À l'École des beaux-arts tous les professeurs appartiennent à l'Académie, mais il n'y a pas cependant parmi eux d'uniformité dans l'enseignement, chaque professeur a sa méthode, et chacun forme des élèves selon ses règles personnelles. Ainsi il règne, dans le sanctuaire des lois artistiques, la même immense confusion que dans le milieu des artistes libres. L'Ecole produit des coloristes, des dessinateurs et même des réalistes, sans compter les peintres formés à Rome qui reviennent affublés de la défroque de quelque artiste italien dont ils ne se débarrassent qu'à grand-peine. On peut donc dire que les artistes qui ont passé par l'École des beaux-arts n'ont entre eux aucun lien, à part une certaine camaraderie qui parla suite contribue beaucoup à leur avancement. Ils sont membres d'une confrérie. Les prix, les médailles, les croix, les commandes leur échoient toujours. Je ne veux pas dire que l'École les frappe pour ainsi dire de médiocrité, mais, de fait, il est bien rare qu'un talent original naisse dans leur milieu.

Ils portent leur vie durant comme un uniforme gris, ils sont remplis d'amour pour la décence et la médiocrité, ce qui permet de les reconnaître facilement. Si la foule s'incline devant leurs oeuvres, c'est qu'en France, malgré nos quatre ou cinq révolutions, la foule n'environne de respect que les gloires patentées, que les gens distingués, certifiés grands hommes par l'Administration.

Sous le nom de grande peinture j'englobe donc tout simplement les tableaux de grandes dimensions. L'unité fait défaut, les principes ont péri. Et rien ne démontre mieux ce fait que les cinq ou six toiles dont je vais parler.

Le tableau le plus vaste de l'exposition paraît être celui que Gustave Doré a baptisé Dante et Virgile visitant la septième enceinte. Il n'a pas moins de dix mètres de longueur et quatre de largeur, les mêmes dimensions que Les Noces de Cana de Véronèse. Imaginez un gouffre noir, au-dessus duquel flotte de la fumée et où grouille un tas de corps nus de couleur terreuse. Les pécheurs roulent par terre, leurs membres enlacés de serpents gigantesques. Et ainsi pour l'éternité, et à part cela rien, à l'exclusion des tristes silhouettes de Dante et de Virgile, perdues parmi tous ces corps. On dirait une caricature de Michel-Ange. Et le pis est que Gustave Doré a un talent artistique des plus originaux. Il a dessiné d'excellentes illustrations pour de nombreux livres. Son nom est populaire. Ses illustrations des oeuvres de Rabelais sont particulièrement réussies : de petits bouts d'hommes pas plus grands que le doigt, mais d'une animation, d'une vérité et d'une drôlerie inimitables. Et voici que maintenant, lorsqu'il fait des figures démesurément grandes, lorsqu'il rêve de créer quelque chose de titanique, son talent pâlit et s'éteint. Son sort est des plus malheureux. Désirant raviver les sympathies du public, un peu refroidies à son égard, il s'est imaginé que la grandeur du cadre pourrait donner de la grandeur à l'oeuvre. Le public, frappé d'étonnement et de malaise, passe outre, ne comprenant pas de quoi il s'agit. L'erreur est fondamentale. Voilà un exemple très caractéristique de la façon dont certains de nos peintres comprennent la grande peinture.

Une certaine sensation a été causée par une autre grande toile, Respha protégeant les corps de ses fils contre les oiseaux de proie, de Georges Becker. Là nous nous trouvons nez à nez avec un des élèves de l'École des beaux-arts. On peut considérer cette oeuvre comme l'une des tentatives les plus puissantes et les plus originales qui aient été faites récemment par un jeune peintre frais émoulu de l'École. Ce tableau a plusieurs mérites. Mais quelle tension et que de fatigue cérébrale dans la composition ! Respha est une des femmes de Saül : ses enfants ont été crucifiés pour plaire à Dieu. Dans le fond les sept fils sont cloués à une colonne, et au premier plan la mère, armée d'un bâton, se bat contre un aigle et l'empêche d'approcher des cadavres. La figure de la mère est colossale et drapée de vêtements clairs qui flottent autour d'elle, elle a les yeux fixes, effrayants, et ouvre une bouche noire. Malgré les dimensions gigantesques, tout ceci manque absolument de grandeur. Il faut féliciter l'artiste d'avoir eu l'audace d'aborder un tel sujet, on ne peut se défendre en même temps de protester contre les proportions données à certains sujets qui tiendraient parfaitement dans une toile d'un mètre carré.

Un autre élève de l'École des beaux-arts, Léon Glaize, a exposé une toile austère, qui ne manque pas de mérite : Une conjuration aux premiers temps de Rome. Elle représente une dizaine de jeunes gens demi-nus qui prononcent un serment sur le cadavre d'un homme quelconque qu'ils ont tué et dont ils boivent le sang. Les corps sont très bien peints, mais quel sujet sauvage, ce cadavre, que des gens aux mines sérieuses saignent comme un porc ! On ne peut se retenir de sourire, tellement cette scène est éloignée de nos moeurs. Il est clair que le peintre a choisi le sujet non pour lui-même, mais en raison des études qu'il permettait de corps nus et de draperies. À l'École, les Grecs et les Romains ne constituent qu'un prétexte pour dévêtir des personnages réels, ne leur laissant qu'une draperie autour des reins. Ce serait indécent de représenter des contemporains déshabillés, et voilà pourquoi le monde moderne n'existe pas pour les peintres classiques.

Je désire signaler ici un autre groupe de peintres, les symbolistes, dont les idées compliquées exigent tout un travail de tête avant qu'on les comprenne. Cette race d'artistes a la vie dure. M. Merson envoie chaque année des compositions énigmatiques, devant lesquelles la foule fait halte avec la mine ébahie d'un instituteur de village à qui on soumettrait un texte égyptien. Cette année son tableau est intitulé : Le Sacrifice à la patrie. Cela représente un jeune homme, pâle et joli comme une jeune fille, étendu mort sur une espèce d'autel ; une femme, ce doit être la mère, pleure en se tordant les mains, pendant que de grandes figures d'anges symbolisant sans doute l'héroïsme, le dévouement ou quelque chose de semblable, planent dans le fond. Tout ceci est peint en je ne sais quelles couleurs blanchâtres, je ne sais quels tons transparents grâce à quoi le tableau fait penser à une colossale image de paroissien. Rien de plus froid, de plus cadavéreux, de plus intolérable dans ses prétentions au sublime !

J'ai gardé pour la fin le grand tableau de Puvis de Chavannes. Retirée au couvent de Sainte-Croix, Radegonde donne asile aux poètes et protège les lettres contre la barbarie du temps. Voici enfin un talent réellement original, qui s'est formé loin de toute influence académique. Lui seul peut réussir dans la peinture décorative, dans les vastes fresques que demande le jour cru des édifices publics. À notre époque, avec l'écroulement des principes classiques, la question des peintures murales est devenue critique. La noblesse des héros, la simplicité du dessin, toutes les règles qui faisaient du tableau une espèce de bas-relief dont les couleurs froides ne détonnaient pas avec le marbre des églises et des palais, se sont effondrées, faisant place à l'éclat du pinceau romantique. Et voici qu'il me semble que Puvis de Chavannes a trouvé une issue à cette impasse. Il sait être intéressant et vivant, en simplifiant les lignes et en peignant par tons uniformes. Radegonde, entourée de religieuses en habit blanc, écoute un poète qui déclame des vers entre les murs du couvent. La scène respire un charme grandiose et paisible. S'il faut dire toute la vérité, pour moi Puvis de Chavannes n'est qu'un précurseur. Il est indispensable que la grande peinture puisse trouver des sujets dans la vie contemporaine. Je ne sais qui sera le peintre génial qui saura extraire l'art de notre civilisation et je ne sais comment il s'y prendra. Mais il est incontestable que l'art ne dépend ni des draperies ni du nu antique, il prend racine dans l'humanité elle-même et par conséquent chaque société doit avoir sa conception individuelle de la beauté.

J'aurais aimé parler de la peinture religieuse, seulement ici nous nous trouvons en face du commerce pur et simple. Les églises neuves ont besoin d'images, les curés achètent des crucifixions et des saintes-vierges. Il en résulte une vaste industrie. Certains peintres d'images saintes, pour donner de la valeur à leur signature, envoient des spécimens de leur art au Salon. Nous y voyons toute une série de scènes édifiantes du Nouveau Testament, des mises en croix. Rien de remarquable dans tout cela. Je sais que beaucoup de ces peintres sont des catholiques fervents, même plusieurs religieux qui manient adroitement le pinceau envoient souvent leurs oeuvres. Mais ils se refusent tous au souffle moderne, à la science, à la libre analyse ; et la naïveté, qui était ce que la foi avait de meilleur, a disparu. Leur peinture reste presque toujours mondaine, charnelle. On ne remarque plus cette inspiration, cette extase dont les tableaux des Primitifs étaient pénétrés. Je dirai un mot cependant des épisodes représentés par Charles Landelle et empruntés par lui à sa vaste composition La Mort de saint Joseph, une peinture rousse, sans aucun caractère, et encore de La Mort de la Sainte Vierge de Claudius Jacquand, ce triomphe de l'art léché, un tableau verni avec tant d'application qu'on s'y voit comme dans un miroir. Il y a au Salon environ deux ou trois cents tableaux de composition religieuse du même mérite. Si le critique voulait évaluer en bonne conscience ces productions, il aurait du mal à indiquer quelles sont les pires, et quelles sont les meilleures.

IV

Le genre a envahi la peinture entière. J'ai signalé les tableaux colossaux, mais au fond ce n'est rien autre que le même genre auquel on a simplement donné des dimensions énormes. De même je pourrais prendre les peintres historiques en flagrant délit de concessions, trahissant les principes classiques en vue d'adoucir la sévérité académique et de se concilier les sympathies de la foule. Ce qui en résulte, c'est l'histoire embellie par la fantaisie, quelque chose comme Caton couronné de roses.

Cabanel est le génie de cette école ! Il a reçu toutes les médailles - une deuxième médaille, une première médaille, une médaille d'honneur -, il a reçu l'ordre de la Légion d'honneur, on l'a fait académicien, professeur à l'École des beaux-arts, membre de tous les jurys possibles. C'est un talent officiel, un talent devant lequel s'inclinent tous les honnêtes gens : essayez de mettre en doute le talent de Cabanel : on vous rira au nez et on répondra : "Vous divaguez ! En France, nous avons une Administration chargée de découvrir les hommes de talent, de les récompenser, de leur donner de l'avancement. Cabanel reçoit depuis vingt ans plus de récompenses et d'avancement que personne d'autre. C'est donc qu'il est le génie incarné.

L'Administration ne saurait se tromper." Que répondre à cela ? Le public, à qui on souffle ses engouements, est innocent. La principale malice de Cabanel, c'est d'avoir rénové le style académique. À la vieille poupée classique, édentée et chauve, il a fait cadeau de cheveux postiches et de fausses dents. La mégère s'est métamorphosée en une femme séduisante, pommadée et parfumée, la bouche en coeur et les boucles blondes. Le peintre a même poussé un peu loin le rajeunissement.

Les corps féminins sur ses toiles sont devenus de crème. Pour comble d'audace, il s'est risqué à introduire des tons et des coups de pinceau personnels. Tout est fait de propos délibéré, de sorte que cela paraît de l'originalité, mais Cabanel ne dépasse jamais les bornes. C'est un génie classique qui se permet une pincée de poudre de riz, quelque chose comme Vénus dans le peignoir d'une courtisane. Le succès a été énorme. Tout le monde est tombé en extase. Voilà un maître selon le goût des honnêtes gens qui se prétendent artistes. Vous exigez l'éclat de la couleur ? Cabanel vous le donne. Vous désirez un dessin suave et animé ? Cabanel en a fini avec les lignes sévères de la tradition. En un mot, si vous demandez de l'originalité, Cabanel est votre homme, cet heureux mortel a de tout en modération, et il sait être original avec discrétion. Il ne fait pas partie de ces forcenés qui dépassent la mesure. Il reste toujours convenable, il est toujours classique malgré tout, incapable de scandaliser son public en s'écartant trop violemment de l'idéal conventionnel. Dans une des toiles qu'il expose cette année, l'artiste se confesse tout entier.

Cela s'appelle Thamar. Thamar, insultée par Amnon, pleure sur les genoux de son frère Absalon. Le tableau représente une femme demi-nue. Elle sanglote, la tête cachée dans les genoux d'un homme lui aussi demi-nu. Cabanel a voulu briller par la perfection du métier et éclipser Delacroix. Il a peint une chambre d'une rare splendeur orientale, avec des tentures, des joyaux, des effets de lumière. Pour plus de relief, il a placé dans le fond une négresse. Et tous ces efforts n'aboutissent à rien : le tableau demeure prétentieux et sans caractère. Il ne frappe même pas les yeux. L'estampille grise du gouvernement est posée sur toutes les figures et les décolore. C'est une composition sans défaut et sans mérite, la médiocrité la plus meurtrière parle à travers elle, c'est un art composé de toutes les vieilles formules, renouvelées par la main adroite d'un apprenti ouvrier.

À côté de Cabanel j'inscrirai le nom d'Édouard Manet. Il est intéressant d'établir un parallèle entre lui et Cabanel. Depuis vingt-cinq ans, Manet se débat pour gagner les sympathies du public. Il a eu le même sort que Decamps, Delacroix, Courbet, tous des talents originaux dont les oeuvres étonnèrent et effrayèrent la foule par le jour nouveau sous lequel ils représentaient la nature. Le jury refuse ses peintures, le public éclate de rire à la vue de son visage. Il est un objet de raillerie pour la critique et partant pour tout Paris. Il va sans dire que Manet n'a jamais reçu ni récompense ni décoration, ni médaille. Enfin il ne sera jamais membre de l'Académie ; jamais l'idée ne lui viendrait de solliciter des commandes du gouvernement, et il ne vend ses toiles qu'à grand-peine à des amateurs. Manet a autant de malchance que Cabanel a de chance. Vous pouvez donc vous douter que les gens haussent les épaules quand vous faites observer que Manet a un grand talent et qu'il est en train de marquer plus profondément l'art contemporain que Cabanel. Les gens pensent que vous vous moquez d'eux. Comment ! Manet qui est à couteaux tirés avec les ministres et dont les tableaux sont si comiques ! Le plus difficile est de faire comprendre l'originalité dans l'art. Le temps seul peut forcer les gens à rendre justice aux artistes originaux. Il est nécessaire que les yeux s'habituent à l'étrangeté de leur facture. Manet est un artiste moderne, un réaliste, un positiviste. Il a cherché à accomplir, pour le visage et la figure, la même révolution qui s'est produite pour le paysage dans les trente dernières années. Il peint les gens comme il les voit dans la vie, dans la rue ou chez eux, dans leur milieu ordinaire, habillés selon notre mode, bref en contemporains. Cela ne serait rien encore ; mais l'ennuyeux, c'est que l'artiste a créé une nouvelle forme pour le sujet nouveau, et c'est cette nouvelle forme qui effarouche tout le monde.

D'abord, Manet a le souci de la vérité de l'impression générale, et non de l'achevé de détails qu'on ne saurait distinguer à quelque distance. Il fait preuve en outre d'une élégance naturelle ; il est un peu sec, mais beau, le sens du moderne est toujours fort développé chez lui, et ses coups de pinceau heureux l'égalent parfois aux maîtres espagnols. D'ailleurs, son influence sur notre école moderne devient de plus en plus sensible. Si on le critique vivement, on l'imite aussi ; il est réputé maître dans son domaine. Aussi est-il le chef de toute une bande d'artistes ; elle s'accroît continuellement, et de toute évidence l'avenir lui appartient. Les peintres, je parle de ses adversaires mêmes, ne peuvent lui dénier des qualités de premier ordre. Je le répète, l'incompréhension du public se dissipe peu à peu, et Manet apparaît ce qu'il est en réalité, le peintre le plus original de son temps, le seul depuis Courbet qui se soit distingué par des traits vraiment originaux annonçant cette école naturaliste que je rêve pour le renouveau de l'art et l'élargissement de la création humaine

Cette année, Manet a suscité plus de querelles que jamais. Il a envoyé, sous le titre Argenteuil, une scène observée par lui au bord de la Seine : une barque avec deux rameurs, un homme et une femme, la rivière à l'arrière-plan et le village d'Argenteuil à l'horizon. Cette scène, éclairée par un soleil brillant, se fait remarquer par ses couleurs très vives. Mais voilà, on trouve l'eau de la rivière excessivement bleue, et les plaisanteries sur cette eau ne tarissent pas. Le peintre a vu ce ton, j'en suis persuadé ; sa seule faute est de ne pas l'avoir atténué ; s'il avait fait l'eau azurée, tout le monde aurait été ravi. En attendant, personne ne fait attention aux figures, campées avec une vérité et un relief peu communs : la femme avec sa robe à rayures, l'homme en vareuse de pêcheur et chapeau de paille. Il n'y a là rien de mensonger. C'est un coin de la nature, transporté sur la toile sans effets prémédités, sans faux enjolivements. Dans les peintures de Manet on respire fraîcheur du printemps et de la jeunesse. Imaginez que sur les ruines des méthodes classiques et des artifices romantiques, au milieu de l'ennui accablant, de la banalité opaque et de la médiocrité, ait poussé une petite fleur, un rameau vert sur la vieille souche flétrie. Eh bien ! ne serait-on pas heureux de contempler un bourgeon vert, même enduit d'une résine amère ? Voilà pourquoi je suis heureux de contempler les oeuvres de Manet parmi les compositions aux relents de charnier qui les entourent. Je sais que la foule me lapiderait si elle m'entendait, mais j'affirme que les toiles de Cabanel pâliront et mourront d'anémie avant vingt-cinq ans à peu près, tandis que les tableaux de Manet fleuriront le long des années avec la jeunesse éternelle des oeuvres originales.

J'ai esquissé en grands traits deux artistes qui représentent à mon avis de la façon la plus frappante les deux partis de notre école, le parti conservateur et le parti progressiste. Entre les deux se situe une immense foule de peintres lancés à la recherche de l'individualité. On les compte par centaines. Je n'en citerai que quelques-uns, les plus connus.

L'un d'eux, Bouguereau, porte à l'extrême les insuffisances de Cabanel. La peinture sur porcelaine paraît grossière à côté de ses toiles. Ici le style académique est bien dépassé : c'est le comble du pommadé et de l'élégance lustrée. Son tableau, La Vierge entourée de l'Enfant Jésus et de saint Jean-Baptiste, est en tout caractéristique de son style. Je n'y ai pas fait allusion en traitant des tableaux religieux, parce que sa place est au boudoir, non à l'église.

Un autre, Carolus-Duran, est au contraire un élève de la nouvelle école. Je l'offenserais beaucoup, sans doute, en le traitant de disciple de Manet. Mais l'influence est incontestable. Seulement Carolus-Duran est un adroit ; il rend Manet compréhensible au bourgeois, il s'en inspire seulement jusqu'à des limites connues, en l'assaisonnant au goût du public. Ajoutez que c'est un technicien fort habile, sachant plaire à la majorité. Il jouit d'une grande renommée, pas aussi solide que celle de Cabanel, mais plus bruyante : c'est celle d'un artiste dont on craint encore quelque incartade peu convenable. Ses Baigneuses de cette année, cinq ou six petites figures de femme, toutes nues dans le coin d'un parc sur un tapis de verdure claire, ne manquent ni de grâce ni d'audace dans la manière. Son ciel, bleu avec des nuages blancs, ferait pousser des cris d'indignation, si c'était Manet qui l'avait peint. Bref, c'est un talent très intéressant mais d'une originalité douteuse.

Le troisième artiste, Ribot, sert d'exemple de ces peintres qui empruntent leur originalité aux écoles anciennes. Il a pris aux Espagnols et aux Flamands les couleurs enfumées de leurs tableaux. Il ne peint que noir, blanc et rose, et réussit des effets d'éclairage et des tons énergiques, très curieux, mais qui sentent l'étude. Dans son Cabaret normand il y a des choses excellentes. Mais sommes-nous en Normandie ? J'en doute. Nous sommes plutôt en Hollande. Il y manque un air d'actualité. Je ne parlerai pas des vingt autres peintres dont chacun s'est glissé dans la peau de l'un ou l'autre des maîtres d'autrefois. Ils ont tous bien du talent, mais c'est le talent des commentateurs et des copistes. Je fais une exception pourtant pour Chaplin. Celui-là reste français, seulement il s'imagine vivre il y a cent ans. Il lui semble qu'il est né au XVIIIème siècle et qu'il se trouve en relations étroites avec Boucher et Watteau. Il fait les corps laiteux, les visages roses. Son pinceau est un bouquet de fleurs. Quand il peint, le soleil inonde sa toile. La dernière, Roses de mai, des jeunes femmes souriantes, est pour ainsi dire tout imprégnée d'effluves amoureux. Mais le mieux, c'est que Chaplin est un excellent peintre ; je veux dire qu'il évite la trivialité de Bouguereau, il n'a pas le pinceau mièvre, il reste viril malgré son charme.

Je relèverai encore deux débuts éclatants : Jacquet a présenté une jeune fille drapée de velours rouge, en l'appelant Rêverie. Cette draperie rouge, un peu bizarre, magnétise la foule. Falguière, un sculpteur de talent, s'est montré encore plus doué comme peintre dans son tableau Les Lutteurs, qui compte parmi les surprises du Salon. Deux hommes nus luttent dans l'arène, au fond se tiennent les spectateurs qui les regardent attentivement. Ces spectateurs sont des gens tout à fait vivants, pour ce qui est des gladiateurs eux-mêmes, ils sont peints par un homme qui a étudié à fond le jeu des muscles.

Pour compléter cette revue rapide de la peinture de genre, je citerai encore Vollon, qui a poussé la représentation d'objets inanimés jusqu'à une rare perfection. Un chaudron quelconque, peint par lui, revêt un caractère épique. C'est le peintre inimitable de beaux fruits, de poissons argentés, d'armes magnifiques. Cette fois il expose une toile représentant un fusil. Jamais jusqu'ici le fer, l'acier, le cuivre n'ont été rendus avec une fidélité si étonnante. Je m'arrête là, pour ne pas me perdre dans une masse de tableaux qui réclament l'attention. C'est assez d'avoir indiqué quelques oeuvres typiques. Je passerai donc les yeux fermés devant une multitude de femmes nues. On les compte par dizaines. Il y a là des naïades, des bacchantes, des Dianes, des Danaés, des Lédas - toutes les belles de la mythologie. Mais quelles femmes pitoyables ! des poupées pour la plupart, des figures de porcelaine, de soie rose, de bois blanc ou de crème fouettée. Je passe également devant les scènes historiques : la rencontre de Laure et de Pétrarque, l'entretien d'Henri IV avec Sully, l'exécution de Marie Stuart. Je passe devant les sujets littéraires : la Marguerite et la Mignon de Goethe, la Namouna de Musset, la Salammbô de Flaubert, les fables de La Fontaine. Je passe devant les tableaux de moeurs empruntés à tous les pays du monde, devant une file interminable d'Italiens, d'Espagnols, de Turcs, de Hongrois et de Russes en costume national. Et me délivrant enfin, non sans peine, de ce fouillis d'images symboliques, d'idées biscornues et extravagantes, je me mets à rêver, avec une ardeur nouvelle, de la naissance d'un nouvel art qui exprimerait notre civilisation, et puiserait ses forces dans le sein de notre société. Qu'on casse le nez aux déesses, qu'on laisse l'histoire dans les livres, qu'on n'aille plus chercher au bout du monde des prétextes à représenter des costumes opulents ; il suffit que le peintre ouvre les yeux le matin et rende dans toute sa vérité la vie telle qu'elle se déroule en plein jour devant ses yeux, dans la rue.

V

Je passe aux petits tableaux, à l'anecdote en peinture. Cette partie est peut-être plus abondante que les autres. Tous les goûts bourgeois trouvent ici leur satisfaction. Dans des cadres riches, d'adorables jeunes femmes en robe de soie lisent devant nous des billets doux, jouent avec une perruche ou rêvent, leur ouvrage leur tombant des mains. Nous voyons des scènes domestiques, des parties de piquet, un soldat qui vole un canard, une beuverie joyeuse dans une charmille, des mariages, des baptêmes, la promenade d'un couple d'amoureux le long des sentiers solitaires. Nous voyons des tableaux pseudo-antiques, des matrones romaines à leur toilette, des familles romaines en train de dîner, des Romains accommodés à toutes les sauces et avec des prétentions à une fidélité archéologique absolue. Tout cela est très gentil. J'approuverais même les artistes qui dépeignent les menus côtés de la vie, s'il y avait dans leurs oeuvres la moindre parcelle de vérité. Mais ils ne voient en tout ceci qu'une source intarissable de sentimentalité, de fausse grâce, de scènes légèrement équivoques dont la vente est assurée. Ils se soucient bien de la vie contemporaine ! Ils n'empruntent des scènes et des individus à notre société que parce qu'ils ont remarqué qu'il existe toute une classe d'amateurs qui trouvent un plaisir tout particulier à se reconnaître, eux, leurs costumes et leurs moeurs, dans les tableaux.

Y a-t-il, par exemple, rien de plus piquant que le tableau de Beaumont appelé Au soleil ? Dans un coin de paysage se dresse un monument séculaire, quelque chose qui ressemble à un tombeau, sur lequel est couchée une figure les mains jointes, et au pied de cette ruine imposante, dans l'ombre jetée par la statue funéraire, sont étendus deux amoureux, un jeune monsieur et une jeune dame de la ville voisine, fort pimpants tous les deux et l'air étourdis parle champagne bu après un joyeux repas. Vous saisissez l'antithèse. C'est de ce genre de choses que le public raffole. Ou bien encore, n'est-il pas charmant le tableau de Caraud : Le Doigt piqué ? Imaginez un jeune homme, quelque gentilhomme du temps de Louis XV, qui applique un emplâtre sur le doigt d'une soubrette. Celle-ci sourit tendrement, et le jeune homme semble fort ému. Le caractère enjoué de toutes ces choses est évident. De plus, le costume ajoute un piment à l'ensemble. C'est une oeuvre dans le goût de la Régence.

Gustave Boulanger se maintient dans le genre néo-classique dont j'ai parlé. Son Gynécée nous montre l'intérieur d'une maison grecque. La mère est assise, le père sourit, les enfants jouent autour d'un bassin. Tout cela est gentil, délicat, lissé. Firmin-Girard a le goût de la modernité. Le Jardin de la marraine nous montre dans le jardin une nourrice sur un banc, elle a apporté le joli filleul à la charmante marraine, habillée à la dernière mode. C'est un tableau touchant pour jeunes mamans. Saintin, dans ses toiles Pomme d'api, Distraction, Bouquetière, se contente de peindre une seule figure, à vrai dire toujours la même femme, piquante, animée, au goût des lycéens. Enfin Vibert, un peintre supérieurement spirituel, dont les tableaux sont toujours désignés par un couplet ou un épigramme, a envoyé La Cigale et la Fourmi, fable dramatisée de La Fontaine. Aux abords d'un village, sur une route couverte de neige, un gros moine à la besace pleine a rencontré un acrobate maigre qui n'a sous le bras qu'une guitare. On sourit et on passe outre. Tout de même ces tableaux se vendent dix et quinze mille francs. Certains, signés du nom de Gérôme, vont jusqu'à vingt mille. Et dire que pendant sa vie les oeuvres géniales de Delacroix trouvaient avec difficulté des acheteurs à quinze cents et quelques francs !

Voici encore quelques noms de tableaux, pris au hasard pour achever de montrer ce que c'est que la peinture que j'appellerai anecdotique : À bout d'arguments !- Madame, v'là la soupe ! - Pincés ! - La propriété, c'est le vol ! - Il n'y a pas de sot métier - Un petit sou - Choisis ! - Tant va la cruche à l'eau... Il est inutile de nommer les auteurs et de décrire les oeuvres. On peut deviner d'après les titres ce que sont les tableaux : tous des facéties d'almanach, des proverbes illustrés, des trivialités prétentieuses de toutes sortes, qui encombrent les Salons en province et à l'étranger.

En traitant de la grande peinture, je n'ai rien dit des tableaux militaires. La raison en est que dans les dernières années, surtout depuis notre défaite, nos peintres de bataille dépeignent le plus souvent les épisodes sur une échelle très réduite. Je me souviens des immenses tableaux commandés par le gouvernement à Yvon après les guerres de Crimée et d'Italie ; pour trente ou quarante mètres de toile barbouillée, on lui comptait cent mille francs. Et ces amples scènes, des champs de bataille complets, qui se trouvent maintenant au musée de Versailles, occupaient un mur entier dans la salle d'honneur de l'exposition. Aujourd'hui Yvon peint des portraits. Le coryphée de la peinture militaire, c'est maintenant Neuville, très doué pour la composition, et qui fait fureur avec ses reproductions d'épisodes de guerre, une douzaine de soldats se battant et mourant. C'est la peinture militaire transformée en peinture de genre. Le mérite de Neuville se borne à l'art avec lequel il dramatise un sujet. C'est un dessinateur et illustrateur de première force. Quant à sa peinture, ce n'est que du barbouillage. C'est comme si vous étiez au cirque, au dernier acte d'une pièce quelconque, lorsque les groupes ingénieusement disposés soulèvent un tonnerre d'applaudissements dans la salle. Les femmes pleurent devant ses tableaux, les hommes serrent les poings. Jamais son art de bouleverser les spectateurs ne s'est montré de façon plus saisissante que dans sa composition de cette année : Attaque par feu d'une maison barricadée. Armée de l'Est. Villersexel, le 9 janvier 1871. Le village est déjà pris par les troupes du 18e corps. Les Allemands établis dans la maison prolongent le feu. À gauche, la maison sombre, volets clos, entourée d'une poignée de soldats. La fumée se traîne devant la façade à chaque salve. En bas gémissent les mourants. Et voici qu'à ce moment même les assiégeants sont en train de rouler jusqu'aux portes de la maison une charrette emplie de paille déjà enflammée. Cela produit une impression atroce. C'est un beau tableau, et qui remue en nous notre patriotisme blessé. Mais c'est tout.

Après Neuville il convient de citer Berne-Bellecour qui a exposé ses Tirailleurs de la Seine au combat de la Malmaison, le 21 octobre 1870. Les soldats sont couchés dans les vignes et font feu : sur l'horizon opposé une fumée légère dénote la position de l'ennemi. Dupont aussi a exposé un tableau intéressant : La Dernière Heure du combat de Nuits (Côte-d'Or). Je termine avec Detaille, dont la peinture appartient déjà tout entière au genre. Voici son titre : Le Régiment qui passe, Paris, décembre 1874. Le décor est beau : le boulevard à la porte Saint-Martin, une chaussée boueuse, un ciel gris, sur les trottoirs une foule préoccupée qui circule ; on voit les affiches des boutiques voisines, les omnibus qui passent, et au milieu de la rue s'avance le régiment, précédé du tambour-major, derrière lui les tambours, la musique et enfin les soldats, dont les rangs serrés se perdent dans le lointain. Ajoutez les gamins, qui suivent en courant, les oisifs, bouche bée aux fenêtres, tout un coin de Paris vivant. Quel dommage que la transposition superficielle de la réalité rabaisse l'oeuvre au niveau d'une image ! C'est curieux, chaque fois qu'un peintre se propose de reproduire la vie contemporaine, il se croit obligé de plaisanter et de falsifier ! Le sérieux dans l'art reste l'apanage des figures mortes de l'imitation classique.

VI

Les portraits, ces tableaux de la vie ordinaire, devraient évidemment, par leur caractère même, représenter le moderne. Il n'en est rien. Bien entendu, les modèles sont pris dans la vie, mais presque toujours l'artiste songe à imiter une école quelconque. Il veut peindre comme Rubens, Rembrandt, Raphaël ou Vélasquez. Il a dans la tête un vieil idéal ; il déploie tous ses efforts à mentir au lieu de représenter sincèrement l'individu qui pose devant lui. C'est ainsi que nous voyons des copies pitoyables, des poupées fabriquées d'après les recettes connues ; un manque absolu de vie : nous ne reconnaissons ni l'homme moderne, ni la femme moderne, ni leurs moeurs ni leurs coutumes. Je ne parle pas de la ressemblance ; il y a bien la ressemblance géométrique, si on peut s'exprimer ainsi : le rapport exact des lignes que tous les peintres, les grands comme les petits, réussissent plus ou moins. Je souhaiterais trouver avant tout une ressemblance individuelle, de tout l'homme, son humeur, son caractère, son moi essentiel, en chair et en os. Mais d'une telle ressemblance nos peintres n'ont cure. Hors le besoin qu'ils éprouvent d'emprunter la manière d'un des maîtres d'autrefois, ils ne se soucient que d'une chose : plaire au modèle. On peut dire que leur grande affaire est d'effacer les traces de la vie. Leurs portraits sont des ombres, des figures pâles aux yeux vitreux, aux lèvres de satin, aux joues de porcelaine. Les têtes de cire tournant dans les vitrines des perruquiers n'ont pas les cils plus longs, les cheveux plus lustrés, le teint plus rose et la mine plus stupide. Ils n'osent ajouter les couleurs vivantes de la nature : le jaune, le brun, le rouge. Ils ne se permettent que les tons tendres, noyés, et si l'un d'entre eux hasarde des ombres plus tranchantes, l'effet se perd malgré tout dans un barbouillage de figures mortes.

Je suis sévère, je le sais, mais je parle de la majorité et, bien entendu, je mets à part les gens de talent. Avec cela, on ne saurait protester assez fort contre les portraits de camelote qui paraissent chaque année aux Salons. Le fait est qu'il s'est développé ici une industrie des plus florissantes. Si le chiffre des portraits s'accroît d'année en année, la raison en est que ce genre de peinture rapporte énormément. Chaque portrait, même d'un peintre médiocre, se vend quinze cents, deux mille francs, et les portraits d'artistes plus connus atteignent cinq, dix, vingt mille francs. Parmi la bourgeoisie et la noblesse il est de mode de commander son portrait à tel ou tel peintre. On pend le portrait au mur du salon principal. Il complète l'ameublement de la pièce. On comprend que le peintre gagne beaucoup d'argent. Son talent est une affaire de mode.

Bonnat a exposé un portrait de Mme Pasca qui a fait fureur au Salon. La grande artiste, dans une robe de satin blanc bordée de fourrure, est debout, la tête relevée. le bras droit, nu, pend le long du corps, la main gauche s'appuie sur une chaise de bois doré. Elle est superbe, énergique, triomphante. Il faut dire que Bonnat n'est pas à classer parmi les peintres de chic. Ce n'est pas lui que je visais dans mes observations générales sur la tendance de nos portraitistes à diluer la vie. Au contraire je lui fais grief de l'avoir épaissie, de s'être trop appesanti en peignant. La tête de Mme Pasca me semble un peu lourde. En réalité il y a plus de feu, plus d'animation, plus d'esprit dans les traits de sa physionomie. La robe de satin blanc est également trop lourde ; on reconnaît à peine l'étoffe. Mais ce qu'il convient de louer sans réserve, c'est ce bras droit, ce bras nu qui tombe si noble ment et donne tant de caractère à toute la figure ; il est fait de main de maître. À part cela, certains détails sont remarquables, la bague, l'agrafe de la ceinture, rendue avec tant de vérité qu'on pourrait s'y tromper et les prendre pour réelles. Enfin la facture de la chaise est admirable, inimitable. Bonnat n'est pas de ceux que j'aime, mais je conviens volontiers qu'aucun des peintres d'aujourd'hui ne sait rendre une figure avec tant de force. Mme Pasca est très à la mode à l'heure présente. Elle passe ses vacances d'été à Paris et a reparu depuis peu dans le rôle créé par elle en 1868 de Fanny Lear dans la pièce de MM. Meilhac et Halévy. La pièce est médiocre à souhait ; une aventurière s'empare d'un vieux baron et, bien entendu, reçoit son châtiment au dénouement. Mais le talent de Mme Pasca a insufflé la vie à cette production. Le Vaudeville, qui se trouvait à l'agonie, fait une recette énorme. L'actrice excelle surtout dans le troisième acte. Paris, qui la regrettait depuis que Pétersbourg nous l'avait ravie, la comble d'ovations frénétiques. Elle retournera l'hiver prochain à Pétersbourg, grandie de ce triomphe.

La foule qui s'attarde devant son portrait se compose de spectateurs qui l'ont applaudie au Vaudeville. Le portraitiste qui, de pair avec Bonnat, a récolté le plus de lauriers cette année est un peintre russe, Alexis Harlamoff. Il a exposé des portraits de Louis et de Pauline Viardot. Ces portraits sont tous les deux magnifiques. Harlamoff, que personne ne connaissait il y a deux mois, est aujourd'hui salué comme un peintre des plus remarquables. Les deux portraits sont un peu noirs. C'est le seul reproche que je lui fais. Mais en compensation, quelle vérité ! C'est le portrait de Mme Viardot qui me plaît le plus. La grande cantatrice est habillée de noir, un fichu de tulle noir jeté sur ses épaules. Les bijoux dans ses cheveux et autour de son cou tranchent de façon éclatante sur le ton sombre qui règne dans le portrait. Elle a les mains jointes sur les genoux. Tout ceci est très simple, sans l'attrait de l'élégance, plutôt un peu brutal. Le corps vit, le port de la tête a de l'allant ; en somme, c'est le début d'un puissant talent.

Je ne saurais non plus taire mon admiration pour le tableau de Fantin comprenant deux portraits : M. et Mme E***. L'époux est assis sur un siège et feuillette un album de gravures ; sa femme, debout à côté de lui, les regarde. Tout cela est très juste et simple. Rien d'étudié : les deux figures sont vues comme dans la vie réelle, cela a suffi pour créer une oeuvre admirable. Fantin est un des peintres de la jeune école naturaliste. Il a déjà remporté de grands succès ; mais ses oeuvres sont particulièrement estimées en Angleterre ; il envoie là-bas presque toutes ses toiles. C'est un technicien très habile, et les copies qu'il a exécutées des Noces de Cana jouissent d'une popularité bruyante.

Maintenant il faut que j'en vienne à la peinture vulgaire. Je pourrais encore citer le beau portrait du général Billot, dû à Feyen-Perrin, mais ensuite il me faut revenir à Cabanel qui est à la tête de toute une phalange de portraitistes à la mode. J'ai parlé de lui plus haut. Ses portraits sont encore plus banaux et décolorés que ses autres tableaux. Je nommerai aussi MM. Delaunay, Lefebvre, dont les compositions sont aussi peu éclairées que celles de leur maître ; Bonnegrace qui prétend à l'énergie alors qu'il en manque complètement ; Mlle Jacquemart qui pendant quelque temps était spécialiste des portraits officiels, et enfin Henner, un homme réellement doué mais qui me plaît médiocrement. Et je n'ai pas encore fini ! Ainsi, Carolus-Duran peint aussi des portraits qui jouissent d'une grande faveur. Il reproduit superbement les étoffes, et leur sacrifie en partie les figures. J'en passe bien d'autres et des plus célèbres. Certains artistes ont peint au cours d'une trentaine d'années toute une génération de bourgeois, ils ont conquis une belle renommée et ont bâti leur fortune mais aujourd'hui leurs admirateurs mêmes haussent les épaules en passant devant leurs compositions. Vaut-il la peine de parler de choses qui vivent une saison, comme la couleur d'une robe et la forme des chapeaux ?

VII

Le paysage constitue la gloire de l'école française moderne. Dans cette branche de l'art elle a, depuis quarante ans, fait preuve d'un véritable esprit créateur. À présent la révolution est accomplie, le triomphe est assuré. Le naturel a définitivement délogé l'artifice. Il faut se rappeler ce qu'était le paysage classique. On composait un horizon de la même façon qu'un tableau avec personnages vivants. Il existait des règles pour la disposition correcte des lignes. Les arbres devaient être nobles, les eaux étaient sujettes à des formules, les rochers étaient entassés avec une régularité architecturale. Et on n'oubliait pas de placer dans le fond le profil d'un temple, une rangée de colonnes, quelque chose en un mot qui rappelât Rome ou Athènes. Quant aux personnages, ce ne pouvaient être que des déesses d'Ovide ou des bergers de Virgile. Je ne saurais exprimer jusqu'à quel degré de bêtise, de banalité, de vulgarité et de mensonge les petits-fils dégénérés de Poussin étaient descendus. C'est alors qu'apparurent des artistes révolutionnaires. Ils emportèrent leur boîte de couleurs dans les champs et les prés, dans les bois où murmurent les ruisseaux, et tout bêtement, sans apprêt, ils se mirent à peindre ce qu'ils voyaient de leurs yeux autour d'eux : les arbres au feuillage tremblant, le ciel où voguent librement les nuages. La nature devint la souveraine toute-puissante, et l'artiste ne se permit plus d'estomper une seule ligne sous prétexte de l'ennoblir.

Je dois ajouter que l'opposition à ces nouveautés ne fut pas vive. Le paysage classique se mourait de phtisie. Pas un pinceau de talent ne prit sa défense. Il y a dix ans, Paul Flandrin et Alfred de Curzon étaient les seuls à composer des paysages ou, pour mieux dire, à choisir des horizons tels qu'ils parussent composés. Aujourd'hui ils ont rendu les armes, ils se sont perdus dans la foule des paysagistes et n'ont gardé de leurs attachements classiques que la pâleur d'une peinture chlorotique.

L'Académie et l'École des beaux-arts elles-mêmes ont dû plier la tête. Elles se vengent sur le paysage naturaliste en feignant de le mépriser. À les entendre, nos paysagistes ne peignent que des études, la nature peut seulement fournir des indications, l'art suprême consiste à composer d'après ces indications des tableaux qui seraient des monuments. Cependant personne ne s'avise de revenir en arrière, et si l'école classique manifeste son dédain, il s'y mêle une forte peur, car elle se rend compte que le mouvement naturaliste peut s'étendre du paysage au reste de l'art. Dans les premiers temps le public s'irritait plus que personne contre les paysagistes innovateurs. Il ne comprenait pas cette nouvelle interprétation de la nature. La lutte s'est prolongée plus de vingt ans. Je ne vais pas récapituler les noms de tous les combattants, je ne citerai que deux peintres dont l'influence fut décisive : Corot et Théodore Rousseau. Je nommerai aussi Millet, bien que dans ses paysages les figures humaines jouent le premier rôle. Ce dernier aimait les paysages spacieux, et les lignes droites d'un champ labouré par un paysan prenaient chez lui une grandeur épique. Ce furent les trois principaux héros de la lutte. Au cours de ces trente années ils n'ont pas déposé les armes, bien que ridiculisés par la foule, refusés par tous les jurys, sans pain, sans gloire. Et voici qu'aujourd'hui leurs noms sont auréolés de gloire, le champ de bataille leur est resté, et tous les paysagistes marchent dans la voie qu'ils ont ouverte.

Je ne vais pas non plus nommer tous les beaux paysages qu'on peut voir au Salon. Ils sont trop nombreux. Le mouvement naturaliste a sensiblement haussé le niveau moyen ; il suffit de peindre d'après la nature, en évitant tout embellissement, pour lui emprunter une parcelle de sa grandeur. Corot, mort il y a quelques semaines, a envoyé au Salon trois tableaux : Bûcherons, Les Plaisirs du soir, et Biblis. Les Plaisirs du soir sont particulièrement beaux. Dans le crépuscule, sous de grands arbres, dansent des nymphes. Le ciel est d'un gris tendre ; le soleil n'a laissé à l'horizon qu'une étroite bande de rose ; l'eau de l'étang est déjà noire. Tout est tranquille, la nature s'endort doucement. Un des disciples de Corot, Harpignies, est le plus actif des paysagistes. Il a exposé cette année un tableau : Les Chênes de Chateaurenard, magnifique de vérité. Les arbres puissants tendent vers un ciel clair leurs branches gigantesques et au loin s'élèvent des falaises. Un autre élève de Corot, Guillemet, se distingue par une remarquable élégance. L'année dernière il a exposé une vue des quais de la Seine prise de Bercy qui a eu un vif succès. Cette année il a redonné une vue de la Seine, mais du quai des Tuileries : à gauche le quai d'Orsay avec la Chambre des députés et le palais de la Légion d'honneur, puis les ponts, sous lesquels coule le fleuve parsemé de bateaux, et tout au fond la Cité et la cathédrale de Notre-Dame, se découpant sur un ciel bleu. Ceci, c'est Paris vivant. Guillemet aime les larges horizons et les rend avec un luxe de détails qui ne nuit pas à la splendeur de l'ensemble.

Il y a encore quatre ou cinq paysagistes de talent. Boudin a exposé des vues de Bordeaux qui se recommandent par de grands mérites, bien que je préfère les vues maritimes qu'il a exposées l'année dernière. Lapostolet est également un excellent peintre. Sa Plage de Villerville respire une vérité frappante. Karl Daubigny est un digne élève de son père qui fut un paysagiste des plus doués, et son Embarquement des huîtres à Cancale serait une excellente chose si la peinture était moins maladroite. Je suis obligé de couper court à cet exposé. Je le répète, si je voulais être équitable, il me faudrait remplir de noms encore plusieurs pages. Je me contenterai d'avoir signalé en termes généraux la profusion de paysagistes doués que nous avons en France. Et s'ils ont vaincu, c'est encore une fois parce qu'ils se sont détournés des formules mensongères et se sont consacrés à l'étude de la nature.

VIII

J'aimerais pour conclure résumer en termes clairs, même au risque de tomber dans les redites, les opinions que j'ai exprimées dans cet article sur l'exposition de peinture de 1875.

L'enfantement continu auquel nous assistons, s'il met au jour bien des oeuvres avortées, n'en est pas moins une preuve de puissance. Il est beau de voir parmi nos désastres et nos bousculades politiques, une telle vitalité dans notre production artistique. J'ajoute que l'anarchie de l'art, à notre époque, ne me paraît pas une agonie, mais plutôt une naissance. Nos artistes sont, non pas des vieillards qui radotent, mais des nourrissons qui balbutient. Ils cherchent, même d'une façon inconsciente, le mot nouveau, la formule nouvelle qui aidera à dégager la beauté particulière de notre société. Les paysagistes ont marché en avant, comme cela devait être ; ils sont en contact direct avec la nature ; ils ont pu imposer à la foule des arbres vrais, après une bataille d'une vingtaine d'années, ce qui est une misère lorsqu'on songe aux lenteurs de l'esprit humain. Maintenant, il reste à opérer une révolution semblable dans les autres domaines de la peinture. Mais là, c'est à peine si la lutte s'engage. Delacroix et Courbet ont porté les premiers coups, Manet continue leur oeuvre, mais la victoire, il faut l'avouer, n'est pas à prévoir dans un proche avenir. Il faudrait un peintre de génie dont la poigne soit assez forte pour imposer la réalité. Le génie seul est souverain en art.

En attendant, quand on flâne à travers les vingt-cinq salles immenses de l'exposition, on se dit : Voilà bien des tableaux médiocres en somme. Mais qu'importe ! quelque part dans Paris peut-être, dans un triste atelier, le grand talent attendu travaille déjà à des toiles que les jurys refuseront pendant vingt ans, mais qui alors rayonneront comme la révélation d'un nouvel art.

Cet espoir console des trivialités que l'on voit pendues aux murs, et on se prend à rêver au renouvellement de l'idéal, à l'élargissement de la création humaine, au triomphe de la nature dans le vaste champ des connaissances.





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