The Treasure of the Humble  

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The Treasure of the Humble (Template:Lang-fr) is a collection of thirteen deeply reflective mystical essays by the Belgian Nobel Laureate Maurice Maeterlinck. The work is dedicated to Georgette Leblanc.

Contents

Essays

  • "Le Silence" ("Silence")
  • "Le Réveil de L'Ame" ("The Awakening of the Soul")
  • "Les Avertis" ("The Pre-Destined")
  • "La Morale Mystique" ("Mystic Morality")
  • "Sur Les Femmes" ("On Women")
  • "Ruysbroeck L'Admirable"
  • "Emerson"
  • "Novalis"
  • "Le Tragique Quotidien" ("The Tragical in Daily Life")
  • "L'Étoile" ("The Star")
  • "La Bonté Invisible" ("The Invisible Goodness")
  • "La Vie Profonde" ("The Deeper Life")
  • "La Beauté Intérieure" ("The Inner Beauty")

English translations

The Treasure of the Humble was translated into English by Alfred Sutro with an introduction by A. B. Walkley in 1897. The English-language version does not include the essays on Ruysbroeck, Emerson, and Novalis.

References

  • Maeterlinck, Maurice (1900). The Treasure of the Humble. New York: Dodd, Mead & Company/London: George Allen, Ruskin House.
  • Maeterlinck, Maurice (1907). Le Trésor des Humbles. Paris: Société du Mercure de France.

Full text[1]

LE TRÉSOR DES ÏÏUMRLES


IL A ÛTi TIRÉ DE CET OUVRAGE :

Neuf exemplaires

sur Japon impérial, numérolés de i à g, et vingt exemplaires

sur Hollande van Gelder, numérotés de lo à 2g.

JUSTIFICATION DU TIRAGE I



Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Suède et la Norwège.


MAURICE MAETERLINCK


Le


Trésor des Humble


GINQUANTE-QUATRIÂME ÉDITION


PARIS SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE

ZSVI, RTK DE CONoi, XXVI


MOrVIII


500039


A ]\ÎADAME GEORGETTE LEBLANC


LE SILENCli


THEMOn DR5 UUMOt.Eil


petites perplexités, essaie donc de retenir ta lan* gue durant an jour ; et le lendemain, comniii tes desseins et tes devoirs seront plus clairs I Quels débris et quelles ordures ces ouvriers muels n'ont-ils pas halaytSs en toi-même, tandis que les bruits inutiles du dehors n'entraient plus l La parole est trop souvent, non comme lo disait le Français, Tart de cacher la pensée, mais l'art d'étoufTer et de suspendre la pensée, eu sorte qu'il n'en reste plus à cacher, La parole est grande, elle aussi; mais ce n*est pas ce qu'il y a déplus grand. Comme l'affirme rinscrîption suisse : Sprechen ist Silbern, Schioeigen Ut Golden^ la parole est d'argent, et le silence est d'or, ou, comme il vaudrait mieux le dire : La parole est du temps, le silence de TéterniLé.

« Les abeilles ne travaillent que dans Tobs- curîtë, la pensée ne Lravaiile que dans le silence, et la vertu dans le secret... »

11 ne faut pas croire que la parole serve ja- mais aux com munira lions yéritables entre les


LE SILVNCe


tt


èlrcs. Les lèvres ou la langue peuvent repré* senler Tâme de la même manière qu'un chiffre ou un niiméro d'ordre représente une peinture de Memlinckj par exemple, maïs dH que nous avons TTaîment quelque chose â nous dire^ nous sommes obligés de nous taire; et si, dans ces momenlSj nous résistons aux ordres in\isi- Lies el pressants du silence, nous avons fait une perte éternelle que les plus grands trésors de la sagesse humaine ne pourront réparer, car nous avons perdu Toccasion d'écouter une autre âme et de donner un instant d'existence à la nôtre; et il y a bien des \des où de telles occasions ne ee présentent pas deux fois...

Nous ne parlons qu'aux heures où nous ne vivons pas, dans les moments où nous ne vou- Ions pas apercevoir nos frères et où nous nous sentons à une grande distance de la réalité. Et dès que nous parlons, quelque chose nous pré- vient que des portes divines se ferment quelque part. Aussi sommes-nous très avares du silence,



ïM mison des bumblis


et les plus imprudents d'enlie nous ne se taisent pas avec le premier venu. L'inslinct des vérités surhumaines qaa nous possédons tous nous avertit qu^il est dangereux de se taire avec quel- qu'un que l'on désire ne pus connaître ou que Ton n'aime point; car les paroles passent entre les hommes, mais le silence, s'il a eu un mo- ment l'occasion d*être actif, ne s'efface jamais, et la vie véritable, et la seule qui laisse quelque trace, n'est faite que de silence. Souvenez-vous icî^ dans ce silence auquel il faut avoir recours encore, afin que lui-même s'explique par lui- même ; et s'il vous est donné de descendre un instant en votre âme jusqu'aux profondeurs haJiilées par les anges, ce qu'avant tout vous vous rappellerez d'un être aimé profondement, ce n'est pas les paroles qu'il a dites ou les gestes qu'il a faits, mais les silences que vous avez vécus ensemble ; car c'est la qualité de ces silences qui seule a rdvélé la qualité de votre amour et de vos âmes.



Je ne m'approche ici que du silence actifs car il y a un silence passif, qui n'est que le reflet du sommeil, de la mort ou de rinexislence. C'est le silence qui dort ; et tandis qu*il som- meille, il est moins redoutable encore que la parole; mais une circonstance inattendue peut réveiller soudain, et alors c'est son frère, le grand silence actif, qui s'intronise. Soyez en garde. Deux âmes vont s'atteindre, les parois vont céder, des dig:ues vont se rompre, et la vie ordinaire va faire place aune vie où toutdevient très grave, où tout est sans défense, où plus rien n'ose rire, où plus rien n'obéît, où plus rien ne s'oublie,,.

Et c^est parce qu'aucun de nous n'ignore cette sombre puissance et ses jeux dangereux que nous avons une peur si profonde du silence. Nous supportons à la rigueur le silence isolé, notre propre silence : mais le silence de plu- sieurs, le silence multiplié, et surtout le silence d'une foule est un fardeau surnaturel dont les



I*


LE TftésÛR DES HLNBf ES


âmes les plus fortes redouleul le poids inexpli- cable. Nous usons une grande partie de notre vie à rechercher les lieux où le silence ne règne pas. Dès que deux ou trois hommes se rencon- trent, ils ne songent qu'à bannir Tinvisible ennemi, car combien d'amitiés ordinaires n'ont d'autres fondements que la haine du silence? Et si, malgré tous les efforts, il réussit à se glisser entre des êtres assemblés, ces êtres tourneront la tête avec inquiétude, du côté solennel des choses que Ton n'aperçoit pas, et puis ils s'en iront bientôt, cédant la place à Tinconnu, et ils s'éviteront à l'avenir, parce qu'ils craignent que la lutte séculaire ne devienne vaine une fois de plus, et que IW d'eux ne soit de ceux, peut- être, qui ouvrent en secret la porte à l'adver- saire...

La plupart d^entre nous ne comprennent et n'admeltent le silence que deux ou trois fois dans leur vie. Ils n'osent accueillir cet hôte impéné- trable que dans des circonstances solennelles,


LE $rLE^{CR


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maïs presque tous, alors, raccueillent digne- ment; caries plus misérables mêmes ont dans leur existence des moments où ils savent a^ir comme s'ils savaient déjà ce que savent les dieux. Rappelez-vous le jour où vous rencon- trâtes sans terreur votre premier silence. L'heure eBrayanle avait sonné; et il venait au devant de votre âme. Vous l'avez vu monter des gouflfrcâ de laviedonton neparle pas, et des profondeurs de la mer intérieure de beauté ou d'horreur, et vous n'avez pas fui.,. C'était à un retour, sur le seuil d*un départ, au cours d'une grande joie, à côté d'une mort ou au bord d'un mallieur, Sou- venez-vous de ces minutes où toutes les pierre- ries secrètes se révèlent et où les vérités endor- mies se réveillent en sursaut ; et dltes-raoi si le silence, alors, n'était pas bon et nécessaire, si les caresses de Tennemi sans cesse poursuivi n'étaient pas des caresses divines ? Les baisers du silence malheureux — car c'est surtout dans le malheur que le Silence nous embrasse — ne


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Ls Tnéson D£S hlmjiles


peuvent plus s*oubIier; el c'est pourquoi ceux qui les ont connus plus souvent que les autres valent mieux que les autres. Ils savent seuls, peut-être, sur quelles eaux muettes et profon- des repose la mince écorcede la vie quotidienne, ils sont allés plus près de Dieu, et les pas qu'ils ont faits du côté des lumières sont des pas qui ne se perdent plus; car l'âme est une chose qui peut ne pas monter, mais qui ne peut jamais descendre.,.

« Silence, le grand Empire du silence, » s'écrie encore Carijfle — qui connut si bien cet empire de la vie qui nous porte — « plus haut que les étoiles, plus profond que le royaume de la Mort 1.,. Le silence et les nobles hommes silencieux!... Us sont épars çà et là, chacun dans sa province, pensant en silence, travaillant en silence, et les journaux du matin n'en parlent point.,. Us sont le sel même de la terre, et le pays qui n'a pas de ces hommes ou qui en a trop peu n'est pas en bonne voie,.. C*cst une forêt qui n*a pas de-


II:


1»°


racines f qui est toute tournée en feuilles et en branches, et qui bientôt doit se faner et n'être plus une forêt.., »

MaU le silence véritable, qui est plus grand encore et qu'il est plus difficile d'approcher que le silence matériel dont nous parle Carlyle, n'est pas un de ces dieux qui peuvent aban- donner les hommes. Il nous entoure de tous

lés, il est le fond de notre vie sous-entendue,

dès que l'un de nous frappe en tremblant à l'une des portes de l'abîme, c'est toujours le même silence attentif qui ouvre cette porte.

Ici encore nous sommes tous ég^aux devant la chose sans mesure ; et le silence du roi ou de Fesclave, en face de la mort, de la douleur ou de 1 amour, a le même ^nsage, et cache sous

n manteau împcnélrablo des trésors identi- ques* Le secret de ce silence-là, qui est le silence essentiel et le refuse inviolable de nos âmes, ne se perdra jamais, et si le premier-né des hommes rencontrait le dernier habitant de la



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LB TRisôm Dcs KtTiiaua


terre, fls setaîraîent de la même façon dans les baîsers,les terreurs ou les larmes, ils se tairaient de la même façon dans tout ce qui doit être entendu sans mensonges, et malç^ré t^nt de sîè- cJeR, ils comprendraient en même temps, comme sUs avaient dormi dans le même berceau, ce que les lèvres n'apprendront pas à dire avant la fin du monde..*

Dès que les lèvres dorment, les âmes se rév*eillent et se mettent àTœuvre; c^r le silence est Télëment plein de surprises, de dangers et de bonheur, dans lequel les âmes se possèdent librement* Si vous voulez vraiment vous livrer à quelqu'un, taisez-vous : et si vous avez peur de vous taire avec lui, — à moins que celte crainte ne soit la crainte ou Favarîce au^risle de Tamour qui espère des prodiges — fuyez-le, car votre âme déjà sait à quoi s'en tenir. Il est des êtres avec qui le plus grand des héros n'ose- rait pas se taire, et des âmes qui n'ont rien à cacher cependant tremblent que certaines âmeA|


les découvrent. Il en est d*aiitrcs aussi qui n*ont pas de silence, et qui tuent le silence autour d'eux; et ce sont les seuls êtres quî passent ^Taîmcnt inaperçus. Ils ne parviennent pas à traverser la zone nh^rlFilrice, la grande zone de la lumière ferme et fidèle. Nous ne pouvons nous faire une idée exacte de celui qui ne s'est jamais tu* On dirait que son âme n'a pas eu de visage. « Nous ne nous connaissons pas encore, m'écrivait quelqu'un que j'aimaîs entre tous, nous n'avons pas encore osé nous taire ensem- ble. » Et c'était vrai; déjà nous nous aimions si profondément que nous avions eu peur de répreuve surhmnaîne- Et chaque fois que le si- lence, ançc des vérités suprêmes et messager de Tinconnu spécial de chaque amour, descendait entre nous, nos âmes à genoux semblaient de* mander grâce et implorer encore quelques heu- res de mensonges innocents, quelques heures d'ignorance ou quelques heures d'enfance... Et néanmoins il faut que son heure vienne. Il t^st le



L£ Tniifrll DES OVSBt^S


soleil de f'amoar et il mûrit les fruits de Tâme, comme l'autre soletl les fruits de notre terre* , Mais ce n'est pas sâus raison que les homiaes le redoutent ; car on ne sait jamais quelle sera la qualité du silence qui va naître. Si toutes les paroles se ressemblent, tous les silences diffèrent, et la plupart du temps toute une destinée dépend de la quuliié de ce premier silence que deux âmes vont former. Des mélanges ont lieu, on ne sait où, car les réservoirs du silence sont sjltiés bien au«dc5sus des réservoirs de la pen- sée ; et le breuvage iropré^'u devient sinistrement amer ou profondément doux. Deux âmes admi- rables et d*égale puissance peuvent donner nais- sance à un silence hostile, et se feront dans les ténèbres une guerre sans merci, au lieu que rame d'un forçat viendra se iaire divinement avec l'âme d'une vierge. On ne sait rien d'avance, et tout ceci se passe dans un ciel qui ne pré- vient jamais ; et c^cst pourquoi les amants les plus tendres retardent bien souvent jusqu'aux


dernières heures la solennelle entrée du grand révélateur des profondeurs deFètre»..

C'est qu^ils savent aussi — car Tamour véri- table ramène les plus frivoles au centre de la vie — c'est qu'ils savent aussi que tout le reste était des jeux d^enfant tout autour de l'enceinte, et que c'est maintenant que les murailles tom- bent et que l'existence est ouverte. Leur silence vaudra ce que valent les dieux qu'ils renferment et s'ils ne s'entendent pas dans ce premier silence, leurs âmes ne pourront pas s'aimer, car le silence ne se transforme point. Il peut monter ou bien descendre entre deux âmes, mais sa nature ne changera jamais; et jusqu'à la mort des amants, il aura l'attitude, la forme et la puissance qu'il avait au moment où, pour la pre- mière fois, il entra dans la chambre.

A mesure qu'on avance dans la vie, on s'aper- çoit que tout a lieu selon je ne sais quelle entente préalable dont on ne souffle mot, à laquelle on ne pense même pas, mais dont on


sait pourtant qu'elle existe quelque part, au- dessus de nos têtes. Le plus inefficace d'entre les hommes sourit, aux premières rencontres, comme s'il était le vieux complice du destin de ses frères. Et dans le domaine où nous sommes, ceux-là mêmes qui savent parler le plus profon- dément sentent le mieux que les mots n'expri- ment jamais les relations réelles et spéciales qu'il y a entre deux êtres. Si je vous parle en ce moment des choses les plus graves, de Famour, de la mort ou de la destinée, je n*atteîns pas la mort, Tamour ou le destin, et malgré mes efforts, il restera toujours entre nous une vérilc qui n'est pas dite, qu'on n'a même pas l'idée de dire, et cependant cette vérité qui n'a pas eu de voix aura seule vécu un instant entre nous, et nous n'avons pas pu songer à autre chose. Cette vérité, c*est noire vérité sur la mort, le destin ou l'amour; et nous n'avons pu Tentrevoir qu'en silence* Et rien, si ce n'est le silence, n'aura eu d'importance, a Mes sceurs, dit



une enfant dans un conte de fées, vous avez chacune votre pensée secrète et je venx la con- naître. » Nous aussi nous avons quelque chose que Ton voudrait connaître, mais elle se cache bien plus haut que la pensée secrète; c'est notre silence secret. Mais les questions sont inutiles. Toute agitation d'un esprit sur ses gardes de- vient même un obstacle à la seconde vîe qui vit dans ce secret ; et pour savoir ce qui existe réel- lementj il faut cultiver le silence entre soi, car ce n'est qu'en lui que s'entr'ouvrent un instant les fleurs inattendues et éternelles, qui changent de forme et de couleur selon Tâme à côté de laquelle on se trouveXes âmes se pèsent dans le silence, comme For et l'argent se pèsent dans Feau pure, et les paroles que nous prononçons n'ont de sens que grâce au silence où elles bai- g^ient. Si je dis à quelqu*un que je Faîme^ il ne comprendra pas ce que j'ai dit à mille autres peut-être ; mais le silence qui suivra, si je l'aime en effet, montrera jusqu'où plongèrent aujour-



LE TlIKSOR OKS IHJftrOLKS


it liui les racines de ce mot, et fera naître une rcrlilade silencieuse à son tour, et ce silence et cette certilade ne seront pas deux fois les mêmes dans une vie,..

N'est-ce pas le silence qui détermine et qui fixe la saveur de l'amour? S'il était privé du silence, Tamour n'aurait ni goût ni parfums éter- nels. Qoi de nous n*a connu ces minutes muettes qui séparaient les lèvres pour réunir les âmes? Il faut les rechercher sans cesse. Il n'y a pas de silence plus docile que le silence de Ta- mour : et c'est vraiment le seul qui ne soit qu'à nous seuls* Les autres grands silences, ceux de la mort, de la douleur ou du destin, ne nous appartiennent pas. Ils s'avancent vers nous, du fond des événements, à l'heure qu'ils ont choisie, et ceux qu'ils ne rencontrent pas n'ont pas de reproches à se faire. Mais nous pouvons sortir à la rencontre des silences de l'amour. Ils atten- dent nuit et jour au seuil de notre porte et ils sont aussi beaux que leurs frères. Grâce à eux, ceux


LE SILENCE 25


qui n'ont presque pas pleuré peuvent vivre avec les âmes aussi intimement que ceux qui furent très malheureux; et c'est pourquoi ceux qui aimèrent beaucoup savent aussi des secrets que d'autres ne savent pas; car il y a, dans ce que taisent les lèvres de l'amitié et de l'amour profonds et véritables, des milliers et des milliers de choses que d'autres lèvres ne pourront jamais taire.. •


LE RÉVEIL DE L'AME


il

LE RÉVEIL DE L'AME


Un temps viendra peut-être, et bien des cho- ses annoncent qu'il approche, un temps viendra peut-être où nos âmes s'apercevront sans l'in- termédiaire de nos sens. Il est certain que le domaine de l'âme s'étend chaquejour davantage. Elle est bien plus près de notre être visible et prend à tous nos actes une part bien plus grande qu'il y a deux ou trois siècles. On dirait que nous approchons d'une période spirituelle. Il y a dans l'histoire un certain nombre de périodes analogues, où l'âme, obéissant à des lois incon- nues, remonte, pour ainsi dire, à la surface de l'humanité et manifeste plus directement son existence et sa puissance. Cette existence et

a.



cette puissance se révèlent de mille mnmêrcs inaltenfiiicset diverses. Il semble qu'en ces mo- lli en ts rhiimanîté ait éié sur le point, de sou- li^'er un peu le lourd fardeau de la matière. Il y règne une sorte de soulagement spirituel ; et les lois de la nature les plus dures et les plus inflexibles fléchissent çà et là, Les hommes sont plus près d'cux-mâmcs et plus près de leurs frères; ils se reg-ardenl et s'aiment plus grave- ment et plus intimement. Ils comprennent plus tendrement et plus profondément, l'enfant^ la femme, les animaux, les plantes et les choses. Les statues, les peintures, les écrits qu'ils nous ont laissés ne sont peut-être pas parfaits; mais je ne sais quelle puissance et quelles grâces secrè- tes y demeurent à jamais vivantes et captives. Il devait y avoir, dans les regards des ôtrcs, une fraternité et des espérances mystérieuses ; et l'on trouve partout, à côté des traces de la vie ordinaire, les traces ondoyantes d'une autre vie qu'on ne s'explique pas.


I


LB ni^VEIL UV, I*A)lt


Si


Ce que nous savons de Tancicnnc Egypte per- met de supposer qu*cUc traversa l'une de ces périodes spirituelles» A une ëpoqne 1res reculée derhistoircdcrinde,râme doit s'être approrliéc de la surface de la vie jusqu'à un point qu'elle n'atteignit jamais pins; et les restes ou les sou- venirs de sa présence presque immédiate y pro- duisent encore aujourd'hui d^étranges plidno- mènes. II y a bien d'autres moments du même genre où réléraent spirituel paraît lutter au fond de rburaanité comme un noyé qui se débat sous les eaux d'un grand fleuve. Rappelez-vous la Perse, par exemple, Alexandrie et les deux siè- cles mystiques du moyen-âge.

En revanche, il y a des siècles parfaits où Tin- tellijence et la beauté régnent très purement^ mais où Fàme ne se montre point. Ainsi» elle est très loin delà Grèce et de Rome, du xvu« et du xviii^ siècle français» (Du moins, de la sur- face de ce dernier siècle, car ses profondeurs, avec Claude de Saint-Martin, Cagliostro, qui est



plus grave qu'on ne croit, Pascalis et tant d'au- tres,nous cachent encore bien des mystères.) On ne sait pas pourquoi, mais quelque chose n'est pas là ; des communications secrètes sont cou- pées, et la beauté ferme les yeux. 11 est bien dif- ficile d'exprimer ceci par des mots et de dire pour quelles raisons l'atmosphère de divinité et de fatalité qui entoure les drames grecs ne sem- ble pas Tatmosphère véritable de l'âme. On dé^ couvre à Thorizon de ces tragédies admirables un mystère permanent et vénérable aussi; mais oe n'est pas le mystère attendri, fraternel et si profondément actif que nous trouvons en main- tes œuvres moins grandes et moins belles* Et plus près de nous, si Racine est le poète infail- lible du cœur de la femme, qui oserait nous dire qu'il ait jamais fait un pas vers son àmc? Que me répondrez-vous si je vous interroge sur l'âme d'Andiomaque ou de Britannicus? Leai personnages de Racine ne se comprennent queJ par ce qu'ils expriment; et pas un mot ne perce]


LE aÊVEIL DE L'A»K


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les digues de la mer. Ils sont effroyablement seuls à la surface d*une planète qui ne tourne plus dans le ciel. Ils ne peuvent pas se taire, ou ils ne seraient plus. Ils n'ont pas de principe invisible y et Fon croirait qu'une substance iso- lante a été interposée entre leur esprit et eux- mêmes, entre la vie qui touche à tout ce qui existe et la vie qui ne touche qu'au moment fugi- tif d*une passion, d'une douleur, d'un désir. Il ya vraiment des siècles où l*âme se rendort et où personne ne s'en inf^uièle plus. I Aujourd'hui, il est clair qu'elle fait de grands 'efforts. Elle se manifeste partout d'une manière anormale, impérieuse et pressante, comme si un ordre avait été donné et qu'elle n'eût plus de temps à perdre. Elle doit se préparer à une lutte décisive, et nul ne peut prévoir tout ce qui dépendra de la victoire ou de la fuite. Jamais peut-être elle n^a mis en œuvre des forces plus diverses et plus irrdsislibles.On dirait qu'elle se trouve acculée à un mur invisible, et Ton ne sait


sî c'est Ta^onie oii une vie nouvelle qui Tagîte, Je Tie parlerai pas des puissances occiillesj qui se réveillent autour de nous : du magnétisme, de la lélépatliie, de la lévitation, des propriclés insoupçonnées de la matière radiante cl de mille autres phénomènes qui ébranlent les sciences officielles. Ces choses sont connues de tous et se conslatcnt aisément. Encore ne sonl-elles pro- bablement rien h côté de ce qui s'opère en réa- lité, car Fàme est comme un dormeur qui, du fond de ses songes, fait d'immenses efforts pour remuer un bras ou soulever une paupière.

En d'autres régions, où la foule est moins attentive, elle agit plus efficacement encore, quoique celte action soit moins sensible aux yeux qui ne sont pas accoutumés à voir. Ne dirait-on pas que sa voix est sur le point de per- cer d'un cri suprême les derniers sons de Ter- reur qui Tenveloppent encore dans la musique; et sentît-on jamais plus lourdement le poids sacré d'une présence invisible qu'en tel les œuvres


de certains peintres étrangers? Entin, dans les littératures, ne constate-l-on point que quelques somnaets s^cclairent çà et là d'une lueur d'une toute autre nature que les lueurs les plus étranges des littératures antérieures ? On approche de je ne sais quelle transformation du silence, et le sublime positif qui a régné jusfiu'îci paraît près de finir. Je ne m'arrête pas sur ce sujet parce qu'il est trop tôt pour parler clairement de ces choses; maïs je croîs que rarement une occasion plus impérieuse d'affranchissement spirituel fut offerte à notre humanité. Même, par moments, cela ressemble à un ultimatum; et c'est pour- quoi il importe de ne rien négliger pour saisir cette occasion menaçante qui est de la nature des songes qui se perdent sans retour si on ne les fixe pas immédiatement* 11 faut être prudent; ce n'est pas sans raison que notre âme s'agite.

Mais celte agilalton, qu'on ne remarque clai- rement que sur les hauts plateaux spéculatifs de rexistence, se manifeste peut-être aussi et sans


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LB nucsoa i>cs buiiblks


que l'on s*cn doute dans les senlters les plus ordinaires de la vie; car nulle fleur ne s'ouvre sur les Uauleurs qui ne finisse par tomber dans la vallée. Est-elle tombée déjà? Je ne sais. Tou- jours esl4I que nous constatons dans la vie quo- tidienne, entre les êtres les plus humbles, des rapports mystérieux et directs, des phénomènes spirituels, et des rapprochements d'âmes dont on ne parlait guère en d'autres temps. Eidstaient-ils moins indéniablement avant nous? Il faut le croi- re, car, à toutes les époques, il y eut des hommes qui allèrent jusqu'au fond des relations les plus secrètes de la vie et qui nous ont transmis tout ce qu'ils ont appris sur les cœurs, les esprits et les âmes de leur temps» Il est probable que ces mêmes rapports existaient alors; mais ils ne pouvaient avoir la force fraîche et générale qu'ils ont en ce moment; ils n'étaient pas des- cendus jusqu'au fond de Thumanité, sans quoi ils eussent arrêté les regards de ces sages qui les ont passés sous silence. Et ici, je ne parle


LE fl£VUL lïK I^XSIA


plus du « spîriUsme scientifique », de ses phé- nomènes de Iclépatliie, de « malériaUsation », ni d^autres manifestations que j'énumérais tout à l'heure. Il s'agit d'événements et d'interven- tions d'âme qui ont lieu sans relâche dans Te-

slence la plus terne des êtres les plus oublieux de leurs droits éternels. Il s'agit aussi d'une psy- chologie tout autre que la psychologie habi- tuellc,laquelle a usurpé le beau nom de Psyché^ puisqu'en réalité elle ne s'inquiète que des phé- nomènes spirituels les plus étroitement liés à la matière. II s'agit, en un mot, de ce que devrait nous révéler une psychologie transcendante qui s'occuperait des rapports directs qu'il y a d'âme à âme entre les hommes et de la sensibilité ainsi (jue de lai présence extraordinaire de notre âme. Cette étudcj qui élèvera Thonime d'un degré, est à peine commencée, et elle ne lardera pas à ren- dre inadmissible la psychologie élémentaire qui a régné jusqu'à ce jour.

Cette psychologie immédiate, descendant des

4


inoiaagïies, envalûi déjà les plus pelilci^ vallées et sa présence se remarque jusque dans les plus médiocres écrits. Rien «éprouve plus ckdrenieiil que la pression de l'âme a augmente dans Thu- mauilé générale, et que son action mystérieuse s'est vulgarisée. Nous effleurons ici des choses à peu près indicibles, et Ton ne peut donner que des exemples incomplets et grossiers. En voici deux ou trois qui sont élémentaires et sensibles ; autrefois, s'il était question, un moment, d*ua pressentiment, de Fimpression étrange d'une entrevue ou d'un regard, d'une décision qui était prise du côté inconnu delà raison humaine, d'une intervention ou d*une force inexplicable et cependant comprise, des lois secrètes de Tan- iipathie ou de la sympathie, des affinités élec- tives ou instinctives, de rinfluence prépondé- rante de choses qui nY*taient pas dites,on ne s'ar- rêtait pas à ces problèmes, qui, d'ailleurs, s'of- fraient assez mrenicntà l'inquiétude du penseur. On ne semblait les rencontrer que par hasard. On


LK JlEVKJl. US l'aéIÇ


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ne soupçonnait pas de quel poids religieux ils pèsent sans relâche sur la yie ; et Ton se hâtait , de revenir aux jeux habituels des passions et des événements extérieurs.

Ces phénomènes spirituels, dont les plus grands^ les plus pensifs d^entre nos frères s'oc- cupaient à peine autrefois, les plus petits s'en B inquiètent aujourd'hui ; et cela prouve une fois de plus que Tâme humaine est une plante d'une unité parfaite, et que toutes ses branches, lors- que rheure est venue, fleurissent en même temps. Le paysan à qui le don d'exprimer ce qu'il y a dans son âme serait brusquement ac- corde exprimerait en ce moment des choses qui ne se trouvaient pas encore dans Tâme de Ra- cine- Et c'est ainsi que des hommes d'un génie bien inférieur à celui de Shakespeare ou de Racine ont entrevu une vie secrètement lumi- neuse dont celle que ces maîtres avaient uni- quement connue n'était que le revers. C'est qu'il ne suffit pas qu'une grande âme isolée s'agite


4<»


LM TRÉSOn SKS HaMBLSS


çà el là, dans l'espace ou le temps* Elle fera peu de chose si elle n'est pas aidée. EUe est la fleur des multitudes. Il faut qu'elle arrive au moment où l'océan des âmes s'inquiète tout entier,et si elle est venue dans rinstant du som- meil, elle ne pourra parler que des songes du sommeil* Hamlet, afin de prendre un exemple illustre entre tous, Hamlet, dans Elseneur, s'avance à chaque instant jusqu'au bord du réveil,et cependant, malgré la sueur glaciale qui couronne son front pâle, il y a des mots qu'il ne parvient pas à nous dire et qu'il pourrait sans doute prononcer aujourd'hui, parce qui l'âme du vagabond lui-même ou du voleur qui passe Taiderait à parler, Hamlet, lorsqu'il re- garde Claudius ou sa mère, apprendrait à pré- sent ce qu'il ne savait pas, parce qu'il semble queles âmes nes'enveloppeutdéjàplusdu même nombre de voiles. Savez- vous bien — et c'est une vérité inquiétante et étrange — savez-vous bien que si vous n*êtes pas bon, il est plus que


probable que votre présence Icproclame aujour- dliui cent fois plus clairement qu'elle ne l'eiH fait il y a deux ou trois siècles ?Savez-vous bien que si vous avez attristé une seule âme ce matin, l'àrae de ce paysan avec qui vous allez vous entretenir de Toragc ou des pluies, a été avertie avant même que sa main ait entr*ouverl la porte? Assumez le visage d un saint, d'un martyr, d'un héros, Tceil |de Tenfant qui vous rencontre ne vous saluera pas du même regard inaccessible si vous portez en vous une pensée mauvaise, une injustice ou les larmes d'un frère. Il y a cent ans, son âme eût peut-être passé à côté de la vôtre, înattenlive.,.

En vérité, il devient difficile de nourrir dans son cœur, à Tabrî des regards, une haine, de Tenvie ou une trahison, tant les âmes les plus indifférentes sont sans cesse sur leurs gardes tout autour de notre être. Nos ancêtres ne nous ont pas parlé de ces choses, et nous constatons que la vie où nous nous agitons est absolument



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LE TRÉSOR BE9 BlTUBLEfl


dîPFérente delà vîe qu'ils ont peinte. Ont-ils trom- pé ou ne savaîcnt-ils pas ? Les signes et les mots ne servent plus de rien, et presque lout se décide dans les cercles mystiques d'une simple pré- sence.

L^ancîenne volonté, elle aussi, la vieille volon- té si bien connue et si logique, se transforme à son tour et subitle contact immédiat de grandes lois înexplicalilcs et profondes. Il n'y a presque plus de refuges et les hommes se rapprochent. Ils se jugent par-dessus les paroles el les actes, et jusque par-dessus les pensées, car ce qu'ils voient sans le comprendre est situé bien au delà du domaine des pensées. Et c'est l'une des grandes marques auxquelles on reconnaît les périodes spirituelles dont je parlais tantôt. On sent de tous côtés oue les relations de la vîe ordinaire commencent à changer, et les plus jeu- nes d'entre nous parlent et agissent déjà tout autrement que les hommes de la génération qui les précc'de. Une foule de conventions, d'usages,


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Lt liévEIL DE L'ABfS 43

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de voiles et d'intermédîaires înutiles retombent aux abîmes, et presque tous, sans le savoir, nous ne nous jugeons plus que selon l'invisible. Si j'entre pour la première fois dans votre cham- bre, vous ne prononcerez point, d'après les lois les plus profondes de la psychologie pratique, la sentence secrète que tout homme prononce en présence d'un homme. Vous ne parviendrez pas à me dire où vous êtes allé pour savoir qui je suis, mais vous me reviendrez, chargé du poids de certitudes ineffables. Votre père, peut-être, m'eût jugé autrement et se serait trompé. II faut croire que Thomme va bientôt toucher l'homme et que Tatmosphèrc va changer. Avons-nous fait, comme le dit Claude de Saint-Martin, le grand « philosophe inconnu », avons-nous fait un c( pas de plus sur la route instructive et lumi- neuse de la simplicité des êtres » ? Attendons en silence ; peut-être allons-nous percevoir avant peu « le murmure des dieux ».


LES AVERTIS


III

LES AVERTIS


Ils sont connus de la plupart des hommes et presque toutes les mères les ontvus. Ils sont peut- être indispensables comme toutes les douleurs, et ceux qui ne les ont pas approchés sont moins doux, moins tristes et moins bons.

Ils sont étranges. Ils semblent plus près de la vie que les autres enfants et ne rien soupçonner, et cependant leurs yeux ont une certitude si profonde, qu'il faut qu'ils sachent tout et qu'ils aient eu plus d'un soir le temps de se dire leur secret. Au moment où leurs frères tâtonnent encore autour d'eux entre la naissance et la vie, ils se sont déjà reconnus, ils sont déjà debout,



LX TBisOR OCS Bmilt.BS


les mains et l'âme prêtes. A la hâte, sagement et minutienscment, ils se préparent à virre, el œlle hâte est lésine que les mères, à leur insu discrt-tcs confidentes de loutce qui ne se dît pas, osent à peine regarder.

Souvent, nous n'avons pas le temps de les apercevoir; ils s'en vont sans rien dire et ceux- là nous demeurent à jamais inconnus. Mais d'autres s'attardent un peu, nous regardent en souriant attentivement, semblent sur le point d*avouer qu*ils ont tout compris, et puis, vers la vingtième année, s'éloignent à la hâte, en étouf- fant leurs pas, comme s'ils venaient de décou- vrir qu'ils s'étaient trompés de demeure et qu'ils allaient passer leur vie parmi des hommes qu'ils ne connaissaient pas,

Eux-mêmes ne disent presque rien et s'entou- rent d'un nuage au moment où Us se sentent blessés et où l'homme est sur le point de les at^ teindre. H y a quelques jours, ils semblaient être au milieu de nous, et ce soir, tout à coup, ifs


sonl si loin que nous n'osons plus les reconnat- Ire ni les inlcrroger. lis sont là, presque de l'au- tre côté de la vie, et Ton sent que c'est Theure enfin d*affirnier une chose plus graye, ilus hu- maine, plus réelle et plus profonde que ramitié, la pîlié ou l'amour; une chose qui bat mortelle- ment deraile tout au fond de la gorge, et qu'on ignore, et qu'on n'a jamais dite, et qu'il n'est plus possible de dire, car tant de vies se passent à se taire 1.,, Et le temps presse; et qui de nous n'a attendu ainsi jusqu'au moment où Ton ne ^pouvait plus lui répondre?

Pourquoi sont-îls venus et pourquoi s'en vont- ils ? Ne naissent-ils que pour nous affirmer que la vie n'a pas de but? A quoi serl-il d'interroger , puisqu'on ne répondrajamais ? J'ai été plusieurs^l fois témoin de ces choses, et un jour je les ai vues de si près que je ne savais plus s'il s'agis- sait d'un autre ou de moi-même. . .

Un frère est mort ainsi. On eût dît que lui seul avait été prévenu, sans le savoir, tandis que



LE Tné<Oft DES HrjMBLR»


nous savions peut-être quelque chose sans avoir reçu cet avertissement organique qu'il recelait depuis lespremiers jours, A quoi dîstîn^e-t-on les êtres sur lesquel s va poser u n événement très grave? Rien n'est visible et cependant nous voyons tout. Ils ont peur de nous^ parce que nous les aver- tissons sans cesse et malgré nous; et à peine les avons-nous abordés qu'ils sentent qîie nous réa- gissons contre leur nvenir. Nous cachons quel- que chose à la phipart des hommes et nous ignorons nous-mêmes ce que nous leur cachons, llpasse, entre deux êtres qui se rencontrent pour la première fois, d'élranges secrets de vie et de mort ; et bien d'autres secrets qui n'ont pas encore de nom, maïs qui s'emparent immédia- tement de notre attitude, de nos regards et de notre visage; et lorsque nous serrons les mains d'un ami, notre âme a des indiscrétions qui ne s'arrêtent peut-être pas sitr le s<^nîl de cette vie. Il se peut qu'il n'y ait aucune arrière-pensée » entre deux hommes, mala il y a des chosos plus


LE» AVSHTIS


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impérieuses et plus profondes que la pensée.^ Nous ne sommes pas maîlres de ces dons in- connus el nous trahissons sans cesse le prophète qui ne sait pas parler. Nous ne sommes jamais avec les autres tels que nous sommes avec nous- mêmes, ni même tels que nous sommes avec eux dans Tobscurîté et nos regards se transforment selon le passé et ravcnir qu'ils aperçorvent, et c'est pourquoi nous vivons malgré nous sur nos gardes.En rencontrant ceux qnî ne vivront pas, ce n*est pas eux que nous voyons, mais ce qui va leur arriver. Ils voudraient nous tromper pour se tromper. Ilsfnnt tout pour nous dérouter et cependant, à travers leur sourire et leur ar- deur à vivre, rëvénement transparaît déjà comme s'il était le soutien et la raison même de leur existence. Une fois de plus, la mort les a trahis, et ils voient avec tristesse que nous avons tout vu et qu'ily a des voix qui ne peuvent se tairct

Qui dira la force des événements et s'ils sont nous-mêmes ou si nous ne sommes qu'eux?Nais-.


Ls miaou des humbles


setït-ils de nous, ou bien naîssons-nous d'eux ? Les allîrons-nous, ou nous atLirenl-îIs? Les transforiTïons-nous ou nous transformenUils ? Ne se trompent-ils jamais ? Pourquoi vien- nent-ils à nous comme Fabeille à la ruche et la colombe au colombier; et où se réfugieuL ceux qui ne nous Iroiivenl pas au rendez-vous? D'où viennent-îlsà noire rencontre; et pourquoi nous ressemblent-ils comme des frères? Agissent-ils dans le passé ou dans ravenîr et les plus puis- sants sont-ils ceux qui ne sont plus ou ceux qui ne sont pas encore ? Est-ce hier ou demain qui nous transfigure? Qui de nous ne passe la plus grande partie de sa vîeà l'ombre d'un événement qui|n'a pas encoreeu lieu? J*ai vu ces graves alti- tudes, cette marche qui semblait avoir un but trop prochain, ce pressentiment des grands froids et cet œil qui ne se laissait pas distraire, en ceux mêmes dont la fin devait être acciden- telle et sur qui la mort allait s'abaltre inopiné- ment du dehors. Et cependant, ils se hâtaient


autant que leurs frères qoî la portaient en eux» Ils avaient le même visage. A eux aussi la vie semblait plus sérieuse qu'à ceux qui doivent vivre. Ils agissaient avec la même attention silrc et silencieuse .Ils n'avaîcntplusdetempsà perdre, ils devaient être prêts à lamême heure : tant cet événement qu'un prophète n'aurait pu prévoir était, à leur insu, la vie même de leur vie.

C'est noire mort qui guide notre vie et notre vie n'a d'autre but que notre mort. Notre mort est le moule où se coule notre vie et c'est elle qui a formé notre visage. II ne faudrait faire que le portrait des morts, car eux seuls sont eux- mêmes et se montrent un instant tels qu'ils sont. Et quelle vie ne s'éclaire dans la pure, froide et simple lumière qui tombe sur Toreiller des der- nières heures ? Est-ce cette même lumière qui baigne déjà ces visages d'enfants lorsqu'ils nous sourient fixement, et qui nous impose uu silence qui ressemble à celui de la chambre où quel- qu'un se lait pour toujours? Lorsque je me



M


L.G TA^SOR DES HUMBLES


rappelle ceux que j^aî connus et que la même mort menait tous par la main, je vois une troupe d'enfants, d adolescentes et d'adolescents qui semblent sortir de la môme maison. Ils sont déjà frères et sœurs, et l'on dirait qu'ils se reconnaissent entre eux à des marques que nous ne voyons pas, et qu'ils se font, au moment où nous ne les observons plus, le signe du silence. Ce sont les enfants attentifs de la mort précoce» Au collège, nous les discernions obscurément. Ils semblaient se cliercher et se fuir à la fois comme ceux qui ont la même infirmité. On les voyait à Técart sous les arbres du jardin. Ils avaient la môme gravité sous un sourire plus interrompu et plus immatériel que le nôtre, et je ne sais quel air d'avoir peur de trahir un secret. Presque toujours, ils se taisaient lorsque ceux qui devaient vivre s'approchaient de leur groupe. Parlaient-ils déjà de Févénement, ou kien savaient-ils que Tévénement parlait à tra*j fers eux et malgré eux, et l'entouraient-ils aîns


LES AVKHtlS


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afin de le cacher aux yeux îndilKrcnts? Ils scm- ^ Liaient par moments nous regarder du haut d'une lour; et bien qu'ils fussent plus faibles que nous, nous n'osions pas les molester* Il est vrai que rien n'est caché ; et vous tous qui me rencontrez, vous savez ce que j'ai fait et ce que je ferai, vous savez ce que je pense et ce que j'ai pensé; vous savez exactement le jour où je dois mourir, maïs vous n'avez pas encore trouvé le moyen de le dire, filt-ce à voix basse et à votre propre cceur. Nous avons Thabilude de passer sous silence tout ce que notre main n'at- teint pas, et peut-être saurions-nous trop de choses si nous savions tout ce que nous savons. Nous vivons à côté de noire véritable vie et nous sentons que nos pensées les plus intimes et les plus profondes môme ne nous regardent pas, car nous sommes autre chose que nos pensées et que nos rêves. Et ce n'est qu'à certains mo- ments et presque par distraction que nous vivons nous-mêmes. Quel jour deviendrons-nous ce


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LE Taéi^on tiBS HuninLEfl


que nous sommes ? En atlendant, nous étions devant eux comme devant des étrangers. Ils inli- rnîdaîent notre vie. Parfois ils se promenaient avec nous par les corridors et les cours, et nous avions peine à les suivre. Parfois ils se mê- laient à nos jeux, et le jeu ne semblait plus le même. Quelques-uns ne trouvaient pas leurs frères. Ils erraient seuls au milieu de nos cris et n'avaient pas d'amis parmi ceux qui n'allaient pas mourir. Et cependant nous les aimions^ et aucun visage n'était plus amical que le leur. Qu'y avait-îl entre eux et nous et qu'y a-t-il entre nous tous? Au fond de quelle mer de mystères vivons-nous? Ici régnait aussi cet amour qui ne s'exprime plus parce qu'il ne participe pas à la vie de ce monde. Il ne supporterait peut-être aucune épreuve, il semble à chaque instant trahi, et la moindre amitié ordinaire a Tair de le vaincre, et cependant sa vie est plus pro- fonde que nous-mêmes et peut-être ne nous semble-l-îl indifférent que parce qu'il se sait


Les ^VETATlâ


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F érservé pour des temps plus longs et plus sûrs- ^H il oe parle pas ici parce qu'il sait qu'il parlera ^F plus tard; et ce n'est jamais ceux que nous embrassons que nous aimons le plus profonde» ment. Il y a ainsi une part de la vie, — et c'est la meilleure, la plus pure et la plus grande, — qui ne se mêle pas à la vie ordinaire, et les yeux des amants eux-mêmes ne percent presque jamais cette digue de silence et d'amour. ^H Ou bien les laissions-nous seuls parce que, ^^ quoique plus jeunes, ils étaient nos aînës?,,. Savions-nous qu'ils n'avaient pas le même âge et les redoutions-nous comme des juges? Leurs regards étaient déjà moins mobiles que les nôtres, et lorsqu'ils s'iippuyaient,par hasard,sur nos aglLations, elles s'apaisaient sans raison, et un silence incompréhensible s'étendait un ins- tant. Nous nous retournions ; ils nous obser- vaient et riaient sérieusement. Je me rappelle le visage de deux d'entre eux qu'une mort violente attendait. Mais presque tous étaient timides et


LA MORALE MYSTIQUE


IV


LA MOILVLli MYSTIQUE


Il n'est que trop vrai que les pensées que nous avons donnent une forme arbitraire aux mouvements invisibles des royaumes intérieurs. II y a ainsi mille et mille certitudes qui sont les reines voiliies qui nous guident à travers Texis- tence et dont nous ne parvenons pas à parler. Dès que nous exprimons quoique chose, nous le diminuons étrangement. Nous croyons avoir plongé jusqu'au fond des abimes et quand nous remontons à la surface, la goutte d'eau qui scin- tille au bout de nos doigts pâles ne ressemble plus à la mer d'où elle sort* Nous croyons avoir découvert une grotte aux trésors merveilleux j


LE TTLEl^On OÇS DUMBL«9


et quand uous reveuons au jour, nous u avons emporté que des pierreries fausses et des mor- ceaux de verre; et cependant le trésor brille invariablement dans les ténèbres. Il y a quelque chose d'imperméable entre nous-mêmes et notre âmcj et, à certains moments, dit Emerson^ I <( nous en arrivons à désirer ardemment la souf- france dans l'espoir que, là enfin, nous trouve- rons de la réalité et sentirons les pointes aîjfuës let les angles de la vérité ».

J*ai dit ailleurs que les âmes semblent se rap- procher : et cela n'a d'autre valeur que la va- leur que peut avoir une impression permanente, mais obscure, qu'il est bien difficile d'étayer sur des faits,car les faits ne sont que les vagabonds, les espions ou les traînards des grandes forces qu'on ne voit pas. Et pourtant. Ton dirait que, plus profondément peut-être que nospères, nous sentons, par instants, que ce n'est pas en pré- sence de nous seuls que nous sommes. Ceux qui ne croient en aucun dieu aussi bien que les


LA IMOnALB MYSTIQITE


ÙZ


autres n'agissent pas en eux-mênies comme s'ils étaient sûrs d'élre seuls. Il y a une surveillance générale f]U! s*exerce ailleurs que dans les ténè- bres indulgentes de la conscience de chaque homme. Est-il vrai que les vases spirituels soient moins strictement scellés qu'autrefois et que les oscillations de la mer intérieure deviennent plus puissantes? Je ne sais; tout au plus pouvons- nous constater que nous n'attachons plus la même importance à un certain nombre de fautes traditionnelles, et c'est déjà le signe d'une con-^ quête spirituelle.

II semble que notre morale se transforme el qu'elle s'avance à petits pas vers des contrées plus hautes qu'on ne voit pas encore. Et c'est pourquoi le moment est peut-être venu de se poser quelques questions nouvelles. Qu'arrive- rait-il, par exemple, si notre âme devenait visi- ble tout à coup et qu'elle dût s'avancer au milieu ^e ses sœurs assemblées, dépouillée de ses voi- es, mais chargée de ses pensées les plus secrètes


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LE TIvâsOR DES «UMDLE3


et tratnani à sa suite les actes les plus mysté^ îeux de sa vie que rien ne pouvait exprimer? De quoi rougi rai t-clle ? Que voudrait-elle ca- cher? Irait-elle, comme une femme pudîrjuc, jrler le long manteau de ses cheveux sur les péchés sans nombre de la chair? Elle les a îg^no- rés, et ces péchés ne Font jamais atteinte» Ils ont été commis à mille lieues de son trône, et l'âme du Sodomite même passerait au milieu dei la foule sans se douter de rien, et portant dansi ses yeux le sourire transparent de Fenfant. Elle: n'est pas intervenue, elle poursuivait sa vie du côté des lumières, et c*est de cette vie seule qu'elle se souviendra.

Quels péchés et quels crimes ordinaires aura- t-elle pu commettre? A-t-elle trahi, a-t-elle trompé, a-t-elle menti ? A-t-elle fait souffrir et a-t-elle fait pleurer? Où était-elle tandis que: celui-ci livrait son frère aux ennemis ? Elle san- glotait peut-être loin de lui, et, à partir de ce moment, elle sera devenue plus profonde et plus


LA MORALE MYSTK^UK


belle. Elle n'aura point honte de ce qu'elle n'a pas ftiit; et elle peut rester pure au centre d'un grand meurtre. Souvent, elle transforme en clartés intérieures tout le mal auquel il faut bîcn qu'elle assiste. Tout dépend d'un principe invisi- ble el de là naît sans doute Tinexplicable indul- gence des dieux*

Et notre indulgence, elle aussi. Nous ne pou- vons nous empêcher de pardonner; et quand la mort, « la grande réconciliatrice », a passé, qui de nous ne tombe sur les genoux et ne fait en silence sur l'âme délaissée le geste du pardon? Si je viens me pencher sur le corps immobile de mon pire ennemi, croyez-vous donc qu'en regardant ces lèvres pâles qui m'ont calomnié, ces yeux éteints qui firent pleurer les miens, et ces mains froides qui m'ont peut-être torturé, je songe encore à la vengeance? Tout a étépayé par la mort au passage. L'âme ne me doit plus rien et instinctivement je la mets au-dessus des torts les plus cruels et des fautes les plus graves, (Que


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LE rn^.roR de^buBiS


cet înslîiîcl est admirable et sîg-nîficalîf !) Et sî je regrette quelque chose, ce n'est pas de ne pouvoir faire souffrir à mou tour, maïs peut-être de D^avoîr pas aimé suffisamment ou pardonné plus tôt.

On dirait quedéjà nous comprenons ces choses tout au fond de nous-mêmes. Ce n'est pas sur leurs actes, et ce n'est même pas d'après leurs pensées les plus secrètes que nous jugeons nos frères, car les pensées secrètes ne sont pas tou- jours illisibles; et nous allons bien au delà de rillisible. Un homme aura commis tous les cri- mes réputés les plus vils sans que le plus grand de ces crimes altère un seul instant le souffle de fraîcheur et de pureté immatérielle qui entoure sa présence ; au lieu que l'approche d'un mar- ijT OU d'un sage pourra couvrir notre âme d'é- paisses et insupportables ténèbres. Un héros ou un saint choisira son amî au milieu des visages sur lequels se lit sans peine l'habitude de toutes les pensées basses, et ne se sentira pas dans'


n une atmosphère fraternelle ou humaine » à cfttéd'un autre être dont le front s'ilhimînc des rôycs les plus hauts cl les plus magnanimes, Qn'est-ce que cela Kig^nifie? et quelles nouvelles CCS choses apportent-elles ? Il y a donc des lois plus profondes que celles qui président aux actes et aux pensées? Que nous a-t-on appriset pour- quoi agissons-nous toujours selon des règles dont on ne parle pas et qui seules sont sûres? Car Von peut affirmer qu'ici, malgré les appa- rences, le héros et le saint neseeont point trom- pés* Hsn^ont fait qu'obéir, et si le saint est trahi et vendu par l'homme qu'il a choisi, quelque chose d'inébranlable restera cependant, qui lui dira qu'il n'y eut pas d'erreur et qu'il n'a rien à regretter. L'âme n'oubliera jamais que Taulrc âme était claire,..

Tandis que Ton remue la pierre presque incon- nue qui cou\Te ces mystères, on respire l'odeur trop forte del'abjme et les mots en môme temps que les pensées tombent autour de nous comme


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LE TuésOll 1>E3 RUMBLSfl


des mouches empoisonnées. La vie intérieure elle-même paraît une petite chose auprès de ces profondeurs inyariables. Sercz-rpus fier, cnpré^ sence d'un ange, d'être celui qui n'a jamais eu tortet n'existc-t'il pas une innocence inférieure? Lorsque Jésus lit les pensées mîsérahlcs des Pharîsîens qui entourent le paralytique de Ca- pharnaum, êtcs-vous sûr qu'il juge aussi leur âme d'un coup d'œil analogue^ qu'il la con- damne en même temps et qull n'aperçoive pas, par delà ces pensdcs» une clarté peut-être inal- térable ? Et serait-il un Dieu si sa condamnation était irrévocable? Mais pourquoi parle-t-il comme s*il s'arrêtait au dehors? La pensée Is plus basse ou l'idée la plus noble laîssera-t-elle^ une trace sur le pivot de diamant? Quel Dieu, s'il est vraiment sur les hauteurs, pourra s*empê- cher de sourire à nos fautes les plus graves, comme on sourit aux jeux des petits chiens pur le tapis ? et que serait un Dieu qui ne sourirait pas? Croyez-vous que vous prendrez lapeîne, si


LA MOHALE «YâTigtJE


ca


TOUS devenez vraiment pur, de soustraire aux regards des ançes assembles les petits mobiles de vos grandes actions? Et pourtant n'y a-t*il pas en nous plus d'une chose qui peut faillir aux yeux des dieux assis sur la montagne? Il est sAr qu'il y en a, et notre âme n'ignore pas qu'elle aura des comptes à rendre. Elle vit sans rien dire, sous la main d'un grand juge dont nous ne parvenons pas à saisir les sentences. Mars quels seront ces comptes? Où trouver la morale quile dise? Y a-t-il une morale mystërîeusô qui règne en des régions plus lointaines que celles de nos pensées; et un astre central que nous ne voyons pas et dont nos plus secrets désirs ne sont que tes planètes impuissantes? Existe-t-il, au centre de notre être^un arbre transparent dont toutes nos actions et toutes nos vertus ne sont que les fleurs et les feuilles éphémères ? Au fond, nous ignorons quel mal notre âme peut com- mettre et nous ne savons pas encore de quoi nous rougirions devant une intelligence supé^


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LS TRésOft DJ£S HUMBLES


ricure on devant une autre âme; et cependant qui de nous se trouve pur et ne redoute pas ub juge? et quelle âme n'a pas peur d'une autre âme?


Ici, nous ne sommes plus dans les vallées con- nues de la vie animale ou psychique. Nous arri^ vous aux portes de la troisième enceinte : celle" de la vie divine des mystiques. Ce n'est qu'en tâtonnant qu'on en franchi! le seuil. Et puis, le seuil franchi, où sont les certitudes ? Où se cachent ces lois admirables que, sans relâche, nous transgressons peut-être sans que notre conscience le soupçonne, bien que notre âme soit avertie ? Et d*où provenait donc Fombre de ces transgressions mystérieuses qui sVtendait parfois sur notre vîe et la rendait soudain sî redoutable à vivre? Quels sont les grands péchés spirituels que nous pouvons commet tre? Au-


UÂ MOnALE MYSTJ2U»


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rons-nous lioiite il*avoîr luUé coalre notre ânie ou notre âme iulte-t-elle învisiblement contre Dieu? Et cette lutte est-elle silencieuse à tel point que pas un soupir ne force les parois ? Y a-t-il un moment où nous pouvons entendre la reine aux lèvres closes? Elle se lait sans espoir dans tous les événements de la surface, mais n'en est-il pas d'autres que Ton remarque à peine et qui touchent cependant à des forces éternelles et profondes ? Voici quelqu'un qui meurt, qui regarde ou qui pleure ; un autre qui s*approche pour la première fois ou votre ennemi qui passe ; u'est-ce point alors qu elle chuchote peut-être? Et si vous récouliez, tandis que déjà vous n'aimez plus dans Tavenir Tami auquel vous souriez en ce moment? Mais tout cela n'est rien et n'approche même pas des clartés exté- rieures de Tabîme. Il n'est pas possible de par- ler de ces choses^ parce qu'on est trop seul, « Actuellement y dit Novalis, l'âme ne bouge que çà et là; quand donc remuera-t-elle entière-


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LE TIVÊSOIX OES UUltQLfiS


menl, et quand Hitimanîlé commencera-l-elle à prendre conscience en masse? n C'est à cette condition seulement que quelques-uns appren- dronl quelque chose. Il faut attendre patiem- ment que cette conscience supérieure se forme peu à peu. II se peut qu'alors Fun de ceux qui viendront parvienne à exprimer ce que nous sentons tous de ce côté de l'âme, qui est comme la face de la lune qu'on n'a pas aperçue depuis le commencement du monde.


SUR LES FEMMES


SUR LES FEMMES


En ces domaînes ausiî, les loîs sont incon- nues. Au-dessus de nos têtes brille, au centre du ciel, Tétoile de l'amour qui nous est destîtié ; et toutes nos amours naîtront, jusqu'à la fln^ dans les rayons et Tatmosphère de cette étoile. Nous aurons beau choisir à droite ou bien à gauche^ sur les hauteurs ou bien dans les bas- fonds; nous aurons beau, pour sortir de ce cer- cle enchanté que nous sentons autour de tous les actes de noire vie, violer notre instinct et tenter de choisir contre le choix de notre étoile, nous élirons toujours la femme descendue de Fastre invariable. Et si, comme don Juan, nous


ea eml>nis5aoji nulle et trois, kmiqiie Tiendra le soir où les bras se délieni et oà les lèvm se séparent, ncfos reconoaltroos cpie c^est encore la même femme, la bonne on la roanraise, la ten- dre oa la cmelle, Taimante on llnfidèle, qui se lient derant noi»...

En Térité, nous ne sortons jamais dn petit cercle de clarté qne notre destinée tra^!e anlonr de nos pas, et l'on dirait que les bommes les plas éloignés connaissent la nuance et félendae de cet annean infranchissable. Ces! la teinte de ces rayons spirituels qu'Us aperçoîfent tout d'a)>ord et qui fait qu'ils nous tendent la main en souriant oc qu'ils la retirent arec crainte* Noos nous connaissons tous dans une atmos- pli^e supérieure, et l'idée que je me fais d'un inconnu participe immédiatement à une vérité mystérieuse et plus profonde que la vérité matérielle. Oui de nous n*a éprouvé ces choses qui se passent dans les régions impénétrables de l*bumanité presque astrale? Si vous recevez une


SUR LES F CM usa


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le tire venue du fond d'une lie perdue dans le grand cœur des océans, et écrite par une main dont vous ignorez rcxistence, êtes-vous bien sûr que ce soit un inconnu qui vous écrive et n'éprouvez-vous pas, dans le moment que vous lisez, sur rame qui vous rencontre ainsi — les dieux savent seuls dans quelles sphères — des certitudes plus infaillibles et plus graves que toutes les certitudes ordinaires? Et, d'un autre côté, croyez-vous que cette âme, qui songeait à la vôtre, au hasard de l'espace et du temps, n'avait pas, elle aussi, des certitudes analog^ucs? Il y a de toutes parts d étranges reconnaissan- ces, et nous ne pouvons pas cacher notre exis^ tence. Rien ne semble jeter sur les liens subtils qui doivent exister entre toutes les âmes un jour plus spécial que ces petits mystères qui accompagnent rechange de quelques lettres entre deux inconnus. C'est peut-être une des étroites fentes, — misérable sans doute, mais il en est si peu que nous devons nous contenter


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1.1 TRiaOR DES HUKBLIS


desluearsles plus pâles, — c'est peut-être une des étroites fentes dans la porte de ténèbres par où nous pouvons soupçonner un instant ce qui doit se passer dans la grotte des trésors qui ne furent jamais découverts. Examinez la corres- pondance passive d'un homme et vous y trouvez je ne sais quelle unité singulière. Je ne connais ni celui-ci ni celuî-là qui m'interrogent ce matin, et cependant je sais déjà que je ne pourrai pas répondre au premier de la même manière que je vais répondre au second, J*aî vu quelque chose d'invisible- Et, à mon tour, si quelqu'un m'écrit que je n'ai jamais aperçu, je suis sûr que sa lettre n'est pas exactement la même que celle qu'il eût écrite à Famî qui me regarde en ce moment. Il y aura toujours une différence spiri- tuelle insaisissable* C'est le signe de l'âme qui salue invîsîblement une autre âme. 11 faut croire! que nous nous connaissons dans des régions que nous ne savons pas et que nous possédons une patrie commune où nous allons, où nous


noua retrouvong el d*où nous revenons sans peinr.

C'est aussi dans celte patrie commune que nous clioîsîssons nos amantes, et c'est pourquoi nous ne nous trompons pas et nos amantes ne se trompent pas nonplus. Le royaumedc l'amour est avant tout le grand royaume des cerliludes, parce que c'est celui oCi les âmes ont le plus de loisirs Jcîjclles n'ont vraiment pas autre chose à faire qu'à se reconnaître, à s'admîrer profondé- ment et à s*interroger,les larmes dans les yeux, comme de jeunes sœurs qui se retrouvent, tan* dis que les bras s'entrelacent et que les lèvres s'entre-croîsent si loin d'elles... Elles ont enfin le temps de se sourire et de vivre un inslantpour elles-mêmes dans la trêve de la vie dure et quo- tidienne; et c'est peut-être des hauteurs de ce sourire et de ces regards indicibles que se ré- pandy sur les minutes les plus fades deTamour, le sel mystérieux qui conserve î\ jamais le sou- venir de la rencontre de deux bouches,,.


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LB TRESOR DES HUMBLES


lyiais je ne parle ici que de l'amour prédes- tînc et vénlable. Lorsque nous retrouvons une de celles que le sort nous a réservées et qu'il a fait sortir du fond des grandes villes spirituelles où nous vivons sans le savoir, pour l'envoyer au carrefour de la route par où nous devrons pas- ser à rheure dite, nous sommes avertis dès le premier regard- Quelques-uns tentent alors de violer le sort. Il se peut que nous mettions fu- rieusement les mains sur les paupières pour ne plus voir ce qu^il a fallu voir et qu'en luttant de toutes nos petites forces contre des forces éter- nelles nous parvenions à traverser la route pour aller vers une autre envoyée qui n*est pas là pour nous. Mais nous aurons beau faire, nous ne réussirons pas à « agiter Teau morte dans les grandes cuves de l'avenir ». Il n'arrivera rien ; la force pure des hauteurs ne voudra pas descendre et ces baisers et ces heures Inutiles refuseront de s'ajouter aux heures el auxbalser^ réels de notre vie,t,



La destinée ferme parfois les yeux, mais elle sait bien que nous lui reviendrons le soir, el que c'est elle qui doit avoir le dernier mot. Elle peut fermer les yeux, mais le temps qu'eUe les ferme est du temps qui se perd...

Il semble que la femme soit plus que nous sujette aux dcstiaces. Elle les subit avec une simplicité bien plus grande* Elle ne lutte ja- mais sincèrement contre elles. Elle est encore plus près de Dieu el se livre avecmoins de réserve à Taclion pure du mystère* Et c est pour cette raison, sans doute^ que tous les événements où elle se môle à notre vie paraissent nous ramener vers quelque chose qui ressemble aux sources mêmes du Destin* Cest près d'elles surtout que l'on a, par moments, eu passant, « un clair pressentiment » d'une vie qui ne semble pas toujom*s parallèle à la vie apparente. Elle nous rapproche des portes de notre être. Oui sait si ce n'est pas dans un de ces instants profonds qu'ils dormirent sur son sein que les héros




LE TRESOR DES HUHBLEfl


apprirent la force et la fidélité de leur étoile, et sî riiomme qui n'a pas reposé sur le cœnr d'une femme aura jamais le sent ment exact de Tavcnir? Nous entrons une fois de plus dans les cer- cles troublés de la conscience supérieure* Ali l qu'il est vrai qu'ici aussi « la soi-disant psycho* log-îe est une de ces larves qui ont usurpé, dans le sanctuaire, la place réservée aux images véri- tables des dieux » t Car il ne s'agit pas toujours de la surface ; il ne s'agît même pas des arrière- pensées les plus graves. Croyez-vous donc que dans l'amour il n'y ait que des pensées, des actes et des paroles, et que les âmes ne sortent pas de ces prisons? Ai-je besoin de savoir sî celle que j'embrasse aujourd'hui est jalouse et fidèle, rieuse ou triste, sincère ou bien perfide? Vous imaginez-vous que ces petits mots misérables vont monter jusqu'aux cimes où nos âmes sont assises et où notre destin s'accomplît en silence? Que m'importe qu'elle me parle de pluie ou de bijoux, de plumes ou d'aiguilles, et qu'elle ait


8tm LKl FEMMES


sa


raîr de ne pas me comprendre; croyez-vons que j'aie soif dune parole sublime, lorsque je sens qu'une âme me reçardc dans Tâme, et que je ne sache pas que les plus admirablespenst^es n'ont pas le droit de relever la tête en face des mys- tères? je suis toujours au bord de l'océan; et si j'étais Platon, Pascal ou Michel-Ange, et que mon amante meparUU de ses pendants d'oreilles, tout ce que je dirais, tout ce qu'elle me dirait, flotterait avec le môme aspect sur les profon- deurs de la mer intérieure, que nous contem- plons l'un dans Tautre, Ma pensée la plus haute ne pèsera pas plus dans les balances de la vie ou de Tamour que les trois petits mots que Ten- fant qui m'aimait m'aura dits sur ses bagnes d'argent, sur son collier de perles ou de mor- ceaux de verre.*-

C'est nous qui ne comprenons pas, parce que nous sommes toujoursdans les bas-fonds de notre intelligence, 11 suffit de monter jusqu'aux pre- mières neiges de la montagnej et toutes les iné-


galités s'aplanissent sous la main purificatrice de riiorizon qui s'ouvre. Quelle différence y a-t- il alors enlre une parole de Marc-Aurèle et la phrase de Tenfanl ([ul constate qu'il fait froid? Soyons humbles et sachons distinguer raccîdent de Fcssence Jl ne faut pas que « des bâtons flot- tants )> nous fassent oublier les prodij,^es de Tabîme. Les pensées les plus belles et les idées les plus basses n'allèrent pas plus l'aspect éter- nel de notre âme que les Hlnialayas ouïes gouffres ne modifient, au milieu des étoiles du ciel, l'as- pect de notre terre. Un regard, un baiser, et lu certitude d'une présence invisible et puissante : tout est dit; et je sais que je suis aux côtes d'une égale...

Mais régale est vraiment admirable et étrange; et, dès qu'elle aime, la dernière des filles pos- sède quelque chose que nous n'avons jamais, parce que, dans sa pensée, l'amour est toujours éternel. Est-ce pour cette raison qu'elles ont toutes, avec les puissances pi imitives, des rap-


SUR LES FEMMES 85


ports qui nous sont interdits? Les meilleurs d'en- tre nous se trouvent presque toujours à de gran- des distances de leurs trésors de la seconde enceinte ; et, lorsqu^un moment solennel de la vie exige un des joyaux de ce trésor, ils ne se souviennent plus des sentiers qui y mènent, et ils offrent en vain des bijoux faux de leur intelli- gence à la circonstance impérieuse et qui ne se trompe pas. Mais la femme n'oublie point le chemin de son centre, et, que je la surprenne dans l'opulence ou la misère, dans l'ignorance ou dans la science, dans la honte ou la gloire; si je lui dis un mot qui sorte réellement des gouffres vierges de mon âme, elle saura retrouver les sentiers mystérieux qu'elle n'a jamais perdus de vue, et, sans hésitations, elle me rapportera simplement, du fond des inépuisables réserves de Tamour, une parole, un regard ou un geste qui sera aussi pur que le mien. On dirait que son âme est toujours à portée de sa main ; elle est prôtc, jour et nuit, à répondre aux plus hautes exigen-


ces d'une autre âme; et la rançon de lapins pau- vre ne se distingue pas de la rançon des reines,. • Approchons-nous avec respect des plus petites et des plus fières, de celles qui sont distraites et de celles qui songent, de celles qui rient encore et de celles qui pleurent ; car elles savent des hoses que nous ne savons pas, et elles ont une lampe que nous avons perdue. Elles habitent au pied même de Flnévi table et en connaissent mieux que nous les chemins. Et c'est pourquoi elles ont des certitudes étonnantes et des gravi- tes admirables, et Ton voit bien que, dans leurs moindres actes, elles se sentent soutenues par les mains sûres et fortes des grands dieux. Tout à rheure, j'affirmais qu'elles nous rapprochaient des portes de notre être, et vr; ' iient Ton croi- rait que toutes nos relations avec elles ont lieu par rentrebâi ment de cette porte primitive et dans les chuchotcmcjils încomprdhensîbles qui accompagnèrent sans doute la naissance des choses, alors qu'on ne parlait encore qu à voLx


Sun Les FEniiteB


basse, de peur de ne pas entendre une défense ou un ordre îtnpréru.,.

Elle ne francliîra pas le scuîl de cette porte, et elle nous attend du cAté intérieur, où se Irott-* vent les sources. Et lorsque nous venons frapper du dehors, et qu'elle ouvre, sa maîn n'aban- donne jamais la clé ni le vantail. Elle regarde un instant l'envoyé qui s'approche, et, dans ce bref momcntj elle a appris tout ce qu'il faut apprendre, et les années futures ont tressai ilî jusqu'à k fin des temps... Qui nous dira ce que contient le premier regard de Tamour, « cette bavette magique qui est faite d'un rayon de lumière brisée », rayon qui est sorti du foyer éternel de notre être, qui a transfiguré deux âmes et les a rajeunies de vingt siècles? La porte s'ouvre encore ou se referme; ne faites plus aucun effort, car tout est décidé. Elle sait. Elle ne tiendra plus compte de vos actions, de vos paro- les, de vos pensées^ et si elle les surveille encore, clic ne le fera plus qu'en souriant ; et elle rejet-



lera, sans le savoir, tout ce qui ne vient pas confirmer les certitudes de ce prcxiûer regard. Et si vous croyez Tindulre en erreur, sachez bien qu'elle a raison contre vous-même et que c'est vous seul qui errez, car vous êtes plus réel- lement ce que vous êtes à ses yeux que ce que vous croyez ôtre en votre âme, alors môme qu elle se trompe sans cesse sur le sens d'un sourire, d'un geste ou d'une larme.-t

Trésors caches, qui n'ont même pas de nom ! . .• Je voudrais que tous ceux qui éprouvèrent qu'elles sont mauvaises le proclamassent à leur tour et nous disent leurs raisons^cl sî ces raisons sont pro • fondes, nous serons étonnés et nous irons bien luiu dans le mystère. Elles sont vraiment les sœurs voilées de toutes les grandes choses qu'on ne voit pas* Elles sont vraiment les plus proches parentes de l'infini qui nous entoure cl, seules, savent encore lui sourire avec la grâce familière de l'enfant qui ne craint pas son père. Elles con- servent ici-bus, comme un joyau céleste et îiiu-


lîle, le sel pur de votre âme; et si elles s'en allaient, l'esprit régnerait seul sur un désert. Elles ont encore les émotions divines des premiers jours, et leurs racines trempent bien plus direc- tement que les nôtres dans tout ce qui n'eut jamais de limites. Je plains vraijnent ceux qui se plaignent d'elles, car ils ne savent pas sur quelles hauteurs se trouvent les baisers véritables. Et cependant, qu'elles semblent peu de chose quand les hommes les regardent en passant ! Ils les voient s'agiter, au fond de leurs [)etites demeu- res ; celle-ci se penche un peu; là-bas, Tautrc sanglote; une troisième chante, et la dernière brode; et pasun ne comprend ce qu'elles font L., Ils viennent les visiter, comme on visite des cho- ses qui sourient; ils ne s'approchent d'elles que l'esprit aux aguets, et Tâme ne peut entrer que par le plus grand des hasards. Ils interrogent avec méfiance; elles ne leur disent rien parce qu'elles savent déjà; et voici qu'ils s'en vont en haussant les épaules, persuadés qu'elles ne com-.


go


ut TRES DU DES BUMBLSS


prennent pas... a Maïs qu'ont-elles besoin de comprendre ceci, nous répond le poêle, quH a toujours raison ; qn'ont-elles besoin de comprendre ces âmes bienheureuses qui ont choisi la part la meilleure et qui, telles qu'une pure flamme dVmour en ce monde terrestre, ne resplendissent que sur le faîte des temples ou à la cime des navires errants, en signe du feu céleste qui inonde toutes choses? Bien souvent, ces enfants qui aiment surprenncntjCn des heures sacrées, d*aduiîrables secrets de la nature et les révèlent avec une ingénuité inconsciente. Le savant les suit à la trace pour recueillir tous les joyaux qu'en leur innocence et leur joie elles ont semés par les routes, Le poète, qui sent ce qu'elles sentent, rend grâce à leur amour et cherche, par ses chants, à transplanter cet amour, germe de Tâge d'or, en d'auti es temps et en d'autres con» trées. » Car ce qu'il a dît des mystiques s'appli- que surtout aux femmes qui nous ont conservé jusqu'ici le sens mystique sur notre terre,


RUYSBROECK UADMIRABLE


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RUYSBROEG?C L'ADMIRABLE


Un grand nombre d'œuvres sont plus réguliè- rement belles que ce livre de Ruysbroeck FAd- mîrable. Un grand nombre de mystiques sont plus efficaces et plus opportuns : Swedenborg j et Novalis, entre plusieurs. Il est fort probable' que ses écrits ne répondent que rarement aux besoins d*aujourd'hui. D'un autre côté, je con- nais peu d'auteurs plus maladroits que lui; ir s'ëgare par moments en d'étranges puérilités ; et les vingt premiers chapitres de fOrmment des Noces spirituelles^ bien qu'ils soient une préparation peut-être nécessaire, ne renferment guère que de tièdes et pieux lieux communs. Il


LB TuéjiOIi DKS SUMBL^l


n a extérieurement aucun ordre, aucuae logique scolastîque. Il se répète souveot, et semble par- fols se contredire* 11 joint Fignorance d'un enfant à la science de quelqu'un qui serait revenu de la mort. Il a une syntaxe tétanique qui m'a mis plus d'une fois en sueur. Il introduit une image et Toublie, Il emploie même un certain nombre d'images irréalisables ; et ce phénomène, anor- mal dans une œuvre de bonne foi, ne peut s'ex- pliquer que par sa gaucherie ou sa hâte extra- ordinaire* Il ignore la plupart des artifices de la parole et ne peut parler que de l'ineffable. Il ignore presque toutes les habitudes, les habiletés et les ressources de la pensée philosophique , et il est astreint à ne penser qu'à rincogitable. Lorsqu'il nous parle de son petit jardin mona- cal, il a de la peine à nous dire suffisamment ce qui s'y passe ; il écrit alors comme un enfant. Il entreprend de noui apprendre ce qui se passe en Uîeu, et il écrit des pages que Platon n'aurait pu écrire. Il y a de toutes parts une dispropor-


nUlSliUOECK L ADMIRABLB


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f tion monstrueuse entre la science et Tignorance, entre la force et le désir. Il ne faut pas s'atten- dre à une œuvre littéraire : vous n*apercevrez autre chose que le vol convulsif d'un aîgle ivre, aveugle et ensanglanté au-dessus de cimes nei- geuses. J'ajouterai un dernier mot eu manière d'avertissement fraternel. Il m'est arrivé de lire des œuvres qui passent pour fort abstruses : Les Disciples à SaFs et les Fragments^ de Novalîs, par exemple; les Biographialitteraria et VAmi^ de Samuel Taylor Coleridge; le Timée^ de Pla- ton ; les Ennéades^ de Plotîn ; les Noms divins^ de Saint Denys TAréopagite ; VAurora^ da grand mystique allemand Jacob Bœhme, avec qui notre auteur a plus d'une analogie. Je n'ose pas dire que les œuvres de Ruysbroeck soient plus abstruses que ces œm^es^maîs on leur par- donne moins volontiers leur abstrusion, parce qu'il s'agit ici d'un inconnu en qui nous n'avons pas confiance dès rabord. II me semblait indis- pensable de prévenir honnt Icment les oisifs sur


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LE TnfiSOIV DES HTJMIILSS


le seuU de ce temple sans architecture ; car cette traduction n'a été entreprise que pour la satis- faction de quelques platoniciens. Je croîs que tous ceux qui n'ont pas vécu dans rintimîté de Platon et des néo-platoniciens d'Alexandrie ni- ront pas bien avant dans cette lecture. Ils croi- ront entrer dans le vide ; ils auront la sensation d'une chute uniforme dans un abîme sans fond, entre des rochers noirs et lisses. Il n'y a dans ce livre ni air ni lumière ordinaires, et c'est un séjour spirituel insupportable ù ceux qui ne s'y sont pas préparés. Il ne faut pas y entrer par curiosité littéraire ; il n'y a guère de bihelols, et les botanistes de Timage n^y trouveront pas plus de fleurs que sur les banquises du pôle» Je leur dis que c'est un désert illimité, où ils mour- ront de soif. Ils y trouveront fort peu de phra- ses que l'on puisse prendre en mains pour les admirer à la manière des littérateurs ; ce sont des jets de flammes ou des blocs de glace. N'al- lez pas chercher des roses en Islande. II se peut



AlTYSBnOECK LADUmABLB


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que quelque corolle allende enire deux iceberg-s, et îl y a, en effet, des explosions sinçuUèrcSides expressions inconnues, des similitudes inouïes, maïs elles ne paieront pas le temps perdu à les venir cueillir de si loin. Il faul, avant d'entrer icîj être dans un état philosophique aussi diffé- rent de l'état ordinaire que rétatde veille diffère du sommeil ; et Porphyre, dans ses Principes de la théorie des intelligibles ^ semble avoir écrit l'avertissement le nhis propre à être mis en lête de cette œuvre : « Parrintelligcnce, on dit beau- coup de choses du principe qui est supérieur à l'intelligence. Mais on en a Tintuilion bien mieux par une absence de pensée que par la pensée. Il en est de cette idée comme de celle du sommeil dont on parle jusqu'à un certain point àTétat de veille, mais dont on n'acquiert la connaissance et la perception que par le sommeil. En effet, le semblable n'est connu que par le semblable, et la condition de toute connaissance est que le sujet devienne semblable àFobjet. » Je le réj)ète,

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^M TRésoa des uuiisles


il est bien difficile de comprendre ceci sans pré- paration ; et je croîs que, malgré nos études préparatoires, une grande partie de ce mysti- cisme nous paraîtra purement thcorifjue, et que la plupart de ces expériences de psychologie sur- naturellene nous seront accessibles qu'en qualité de spectateurs, ^imagination philosophique est une faculté d'éducation très lente. Nous sommes ici, tout à coup, aux confins de la pensée hu- maine et bien au delà du cercle polaire de Tes- prît- Il y fait extraordinairemeat froid; il y fait extraordinaîrement sombre, et cependant, vous n'y trouverez autre chose que des flammes et de la lumière. Mais à ceux qui arrivent, sans avoir exercé leur âme à ces perceptions nouvel- les, cette lumière et ces flammes sont aussi obs- cures et aussi froides que si elles étaient peintes. Il s'agit ici de la plus exacte des sciences, il s'agit de parcourir les caps les plus âpres et les plus inhabitables du divin « Connais-toi toi-mérae n et le soleil de minuit règne sur la mer houleuse


où la psychologie de l'homme se mêle à la psy- chologie de Dieu. Il importe de s'en souvenir sans cesse; il s\agîl ici d'une science 1res pro- fonde, il ne s'agit pas d*un songe. Les songes ne sont pas unanimes ; les songes n*ont pas de racines, tandis que la fleur incandescente de la métaphysîqne divine, épanouie ici, a ses racines roystcrieuses dans la Perse et dans Flnde, dans l'Egypte et la Grèce. Et cependant, elle semble inconsciente comme une fleur et ignore ses racines. Malheureusement, il nous est à peu près impossible de nous mettre dans la posittoa de rame qui, sans efl^ort, a conçu celte science j nous ne pouvons lapercevoir ab inird et la reproduire en nous-mêmes. II nous manque ce qu'Emerson appellerait la même « spontanéilé centrale », Nous ne pouvons plus transformer ces idées en notre propre substance ; et, tout au plus, nous est-il possible d'en approuver, du dehors, les prodigieuses expériences, qui ne sont à la portée que d'un très petit nombre d'âmes


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I£ Tn&^ÛH DES aLl&tSLES


dansla durée d'un sjslème plaoé taire. « Il o'estpas légitime, dit Plotiu, de s'enquérir d'où provient cette science intuitive, connue si c'était une chose dépendant du lieu et du mouvement ; car cela n'approche pas d'ici, ni ne part de là, pour aller ailleurs; mais cela apparaît ou n'apparaît pas» En sorte qu'il ne faut pas le poursuivre dans l'intention d'en découvrir les sources secrètes, mais il faut altendrc en silence jusqu'à ce que cela brille soudainement sur nous, en nous pré- parant au spectacle sacré, comme Fœil attend patiemment le lever du soleil, » Et ailleurs il ajoute : « Ce n'est pas par l'imagination ni par le raisonnement, obligé de tirer lui-même ses principes d'ailleurs, que nous nous représentons les intelligibles (c'est-à-dîre ce qui est là-liaul) : c'est par la faculté que nous avons de les eom templer, faculté qui nous permet iFcn parler ici-bas. Nous les voyons donc en éveillant eu nous, ici-bas, la môme puissance que nous de- vons éveiller en nous quand nous sommes dans


RUYSBROfiCK L ADMIRABLE


le monde intelligible. Nous ressemblons à un homme qui, ^gravissant le sommet d'un rocher, apercevrait, par sojiTt^ârd, les objets invisibles pour ceux qui ne sont pas nioiités .avec liri: )> . Mais, bien que tous les êtres, depuis la pîèrre' et' la plante jusqu'à Thomme, soient des contempla- tions, ce sont des contemplations inconscientes, et il nous est bien difficile de retrouver en nous quelque souvenir de l'activité antérieure de la fa- culté morte. Nous sommes semblables ici à l'œil dans l'image néo-platonicienne : « Il s'éloigne de la lumière pour voir les ténèbres, et, par cela même, il ne voit pas; car il ne peut voir les ténè- bres avec la lumière, et cependant, sans elle, il ne voit pas ; de cette manière,en ne voyant pas, il voit les ténèbres autant qu'il est naturellement capable de les voir. »

Je sais le jugement que la plupart des hom- mes porteront sur ce livre. Ils y verront l'œuvre d'un moine halluciné,d'un solitaire hagard et d'un ermite ivre de jeûne et consumé de fièvre. Ils y

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LK Tnéson des rumbliea


verront un rêve extravagant cl noîr, traversé de grands éclairs, et rien de plus* C'est l'idée ordî- naîrc-que Ton se' fait des mjsiiqoes; et on oublie trop souvent que toute certitude est en eux seuls. Au surplus^ s'il est vrai, comme on l'a dît, que touthommcest un Shakespeare dans ses songes, il faudrait se demander si tout homme, dans sa vie, n'est pas un mystique informulé, raille fois plus transcendai; lai que tous ceux qui se sont circonscrîtspar la parole. Quelle est l'action de l'homme dont le dernier mobile n'est pas mysti- que? Et rœilderamant ou de la mère, par exera- plcj n'est-îl pas mille fois plus abstrus, impéné- trable et plus mystique que ce li\Te, pauvre et ex]»licable, après tout, comme tous les livres, qui ne sont jamais que des mystères morts, dont rhorîzon ne se renouvelle plus? Si nous ne com- ■ prenonspas ceci^ c'est peut-être que nous ne com- prenons plusrîcn. Mais pour en revenir à notre auleur, quelques-uns rcconnattront sans peine^l que, loin d'être affolé par la faim^ la solitude et la^



[fièvre, ce moîne possédait, au contraire, un des plus sages, des plus exacts et des plus subtils organes phîlosopbîques qui aient jamais existd, n vivait, nous dît-on, en sa cabane de Groenen- dael, au milieu de la forêt de Soignes. C'était à à Centrée de l'un des siècles les plus sauvages du moyen âge : le quatorzième. II ignorait le grec et pput-èire le latio* 11 était seul et pauvre. Et cependant, au fond de cette obscure forêt bra- bançonne, son âme, ignorante et simple, reçoit, sans qu'elle le sache, les aveuglants refietsde tous les sommets solitaires et mystérieux de la pensée humaine. Il sait, à son insu, le platonisme de la

! Grèce; il sait le soufisme de la Perse,le brahma- nisme de l'Inde et le bouddlûsme du Thibet; et gon ignorance merveilleuse retrouve la sagesse de siècles ensevelis etprévoitla science de siècles qui ne sont pas nds.Jepourraisciterdes pages entières de Platon,de PI tin, de Porphyre, des livres Zends, des Gnostiques et de hi Kabbale, dont la subs- tance presque divine se retrouve, intacte, dans


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tX TaIsOR des QOmLES


les écrits de Thumble prêtre flamand. 11 y a ici UVtrariges cuïncidences et des unauimilés ioquié- tantes». Il y a plus; il semble, par moments, avoir exactement supposé la plupart de ses prédéces- seurs iocoimus ; et de moine que Plotia com- mence son austère voyage au carrefour où Pla- ton effrayé «'est arrêté et s'est agenouillé, on pourrait direque Ruysbroeck a réveillé, après un repos de plusieurs siècles, non pas ce genre de pensée, car ce genre de pensée ne sommeille jamais, maïs ce genre de parole qui s'était en- dormi sur les montagnes où Plotin ébloui l'avait aljandonnéense mettant les mains sur les yeux, comme devant un immense incendie.

Mais l'organisme de leur pensée diffère étran- gement. Platon et Plolin sont avant tout les prin- ces de la dialectique, lis arrivent au mysticisme par la science du raisonnement. Ils font usage de leur âme discursive et semblent se défier de leur âmeinluitive ou contemplative. Le raisonnement se conte/npb dans le miroir du raisonnement et


AUYSSnOECK L ADMIRABLE


loS




eflorcc de demeurer indifférent à rintrusion de tous les autres reflets. Il continue sou cours comme un fleuve d'eau douce au milieu de la mer, avec le pressentimeat d'une absorption prochaine, Ici^ nous retrouvons au contraire les habitudes de la pensée asiatique ; Fâme intuitive règne seule au-dessus de réparation discursive des idées par les mots. Les fers du rêve sont tom- bés, Est-ce moins sûr? Nul ne saurait le dire. Le miroir de riuleHigence humatne est entièrement inconnu dans ce livre j mais il existe un autre miroir, plus sombre et plus profondj que nous recelons au plus intime de notre être ; aucun dé- tail ne s'y voit distinctement et les mots ne peu- vent se tenir à sa surface ; rintellîgence le bri- serait si elle y reflétait un instant sa lumière pro- fane; mais autre chose s'y montre par moments; trce Tâme? est-ce Dieu lui-même? ou lun et

autre àla fois? On ne le saura jajnais; et cepen- dant ces appai'itious presque invisibles sont les uniques et etleclives souveraines de la vie du plus



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LK TBÉSOIl DKS BUMBÎ-ES


încrëdulc et du plus aveuçle d'entre nous. Ici, vous n'apercevrez autre chose que les mîroîle- menls obscurs de ce miroir; el comme son Iré- gor est inépuisable, ces mîroilemenls ne ressem- blent à aucun de ceux que nous avons ëprouvéi en nous-mêmes ; et, malgré tout, leur cerlîtude paraît extraordînaîre. Et c*est pourquoi je ne sais rien déplus effrayant que ce livre de bonne fou II n'yapas au monde une notion psychologi- que, une expérience métaphysique, une întuitioi mystique, si al)struses, si profondes et si inat- tendues qu'elles puissent être, qu'il ne nous soit possible, s'il le faut, de reproduire et de faire vivre un instant en nous-mêmes, afin de nous assurer de leur identité humaine ; mais ici, nous sommes semblables au père aveugle qui ne peut plus se rappeler le visage de ses enfants. Au- cune de ces pensées n'a Taspecl filial ou fraternel d'une pensée de la terre ; nous semblons avoir perdu Tcxpérience de Dieu, et cependant tout nous affirme que nous ne sommes pas entrés


aUYSDIlOSCK L'\DMmADt-« 


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dans la maison des songes. Faut-il s'écrier avec Novalis que le temps n'est plus où l'esprit de Dieu était compréhensible et que le sens du monde esta jamais perdu? Qu'autrefois tout était apparition de TEsprit, mais qu'a ujourd^lmî nous n'apercevons que des reflets morts que nous ne comprenons plus^ et que nous vivons unique- ment sur les fruîtsde temps meilleurs?

Je croîs qu'il faut s'avouer humblement que h clef de ce livre ne se trouve pas sur les routes ordinaires de l'esprit humain. Cette clef n'est pas deslinée à des portes terrestres et U faut la mériter en s'éloignant autant que possible delà terre. Un seul guide se rencontre encore en ces carrefours solitaires et peut nous donner les dernières indications vers ces mystérieuses îles de feu et ces Islandes de l'abstraction etdefaraour; c'est Plotin qui s'est efforcé d'analyser, par Fin- telligence humaine, la faculté divine qui règne ici. Il a t*prouvé, ce que nous appelons d'un mot qui n'explique rien, les mômes extases, qui


ne sont, au fond, que le comniencemenl delà découverte complète de notre être; et au rnilreu de leurs troubles et de leurs ténèbres, il n'a pas? fermé un înslant l'œil interrogateur du psycho- logue qui cliercLe à se rendre compte des pbé- noménes les plus insolites deson âme. Il est ainsi le dernier môle d'où nous puissions compren^ dreunpeules ragues et Thorizon de cette mer obscure. Il s'efforce de prolonger les sentiers de rinteiligence ordinaire, jusqu^au cceur de ces dévastations, et c'est pourquoi il faut y revenir sans cesse; car il est le seul mystique analytique, A ceux que tenteraient ces prodigieuses excur- sions, je veux donner ici une des pages où il a essayé d'expliquer l'organisme de cette faculté divine de Fînlrospectionp

it Dans rintuilion intellectuelle, dit-il, Tinlel- lîgence voit les objets intelligibles, au moyen de la lumière que répand sur eux le Premier, et, en voyant ces objets, elle voit réellement la lu- mière intelligible. Mais, comme elle accord^


son attention aux objets éclaires, elle ne voit pas bien nettement le principe qui les éclaire; sî, m contraire, elle oublie les objets qu'elle voit pour ne contempler que la clarté qui les rend visibles, elle voit la lumière mâme et le principe de la lumière. Mais ce n'est pasliors d'elle-même que rînteliigence contemple la lumiÈre intelli- gible. Elle ressemble alors à rœil qui, sans con* sidérer une lumière extérieure et étrangère, avant même de Tapercevoir, est soudain frappé par une clarté qui lui est propre, ou par un rayon Iqui jaillit de lui-même et lui apparaît au milieu des ténèbres ; il en est de même quand FœH, pour ne rien voir des autres objets, ferme ses paupières et tire de lui-mâme sa lumière, ou ^ que, pressé par la main, il aperçoit la lumière \qvLil a en lui. Alors, sans rien voir d'extérieur, il voit ; il voit même plus qu'à tout autre mo- ment, car il voit la lumière. Les autres objets qu'il voyait auparavant, tout en étant lumineux, n'étaient pas la lumière même. De même, quand


Lt TAICSOJl DE» llUiÉULCfl


rinlclligence ferme l'œil en quelque sorte aux autres objets, qu'elle se concentre en elle-même, en ne voyant rîenj elle voit non une lumière étrangère qui brille dans des formes étrangères, mais sa propre lumière qui, tout àcoup, rayonne intérieurement d*une pure clarté.

a 11 faut, nous dit4I encore, que Fâme qui étudie Dieu s'en forme une idée en cherchant à le connaître; il faut ensuite que, sachant à quelle grande chose elle veut s'unir, et persuadée qu'elle trouvera la béatitude dans cette union, elle se plonge dans les profondeurs de la divi- nité, jusqu'à ce que, au lieu de se contempler, de contempler le monde intelligible, elle devienne elle-même un objet de conlcniplation et brille de la clarté des conceptions qui ont là-haut Icl^ source. »

C'est à peu près tout ce que la sagesse hu- maine peut nous dire ici; c'est à peu près tout ce que le iirince des métaphysiques Iraacendan- talcs a pu exprimer ; quant aux autres explica-


RUYSnnOl^CLK L'ADMIBlilM


lions, il faut que uuus les trouvions en nous- mêmes dans les profondeurs où toute explication s'anéantit dans son expression. Car ce n'est pas seulement au ciel et sur la terre, c'est surtout on nous-mêmes qu il y a plus de choses que n'en peuvent contenir toutes les philosopliles, et dès que nous ne sommes plus obligés de formuler ce qull y a de mystérieux en nous, nous sommes plus profonds que tout ce qui a été écrit, et plus grands que tout ce qui existe,

I Maintenant, si j'ai traduit cecî^ c'est unique- ment parce que je crois que les écrits des mys- tiques sont les plus purs diamants du prodigieux trésor de l'humanité ; bien qu'une traduction soit peut-être inutile, car rexpérience semble prouver qull importe assez peu que le mystère de rincarnalion d'une pensée s'accomplisse dans la lumière ou dans les ténèbres ; il suffit qu'il ait eu lieu. Mais, quoi qu'il en puisse être, les véri-

[lës mystiques ont sur les vérités ordinaires un privilège étrange; elles ne peuvent ni vieillir ni


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LB TR^SÛH DES IIUMBLKS


mourir. Il n'y a pas une vérité qui ne soit, \m maUn, descendue sur ce monde, admirable de force et de jeunesse et couverte de la fraîche et merveilleuse rosée propre aux choses qui n*ont pas encore été dîtes; parcourez aujourd'hui les infirmeries de Tâme humaine où toutes viennent mourir tous les jours, vous n*y trouverez jamais une seule pensée mystique. Elles ont l'immunité des anges de Swedenborg qui avancent conti- nuellement vers le printemps de leur jeunesse, en sorte que les anges les plus vieux paraissent les plus jeunes; et qu'elles viennent de Tlnde, de la Grèce ou du Nord, elles n'ont ni patrie ni anniversaire et partout où nous les rencontrons, elles semblent immobiles et actuelles comme Dieu même. Une oeuvre ne vieillît qu^en propor- tion de son antimysticisme ; et c'est pourquoi ce livre ne porte aucune date. Je sais qu'il est anormalement noir, maïs je croîs qu'un auteur sincère et de bonne foi n'est jamais obscur au sens éternel de ce mot, parce qu'il se comprend



KUVltBnOEGK L ADMIRABLE


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itoujours lui-mîiûie et mûnîinciit au delà de ce qu'il dit. Les idées artificielles seules s*élèvcnt en de réelles ténèbres et ne prospèrent qu'aux ipoques littéraires et dans la mauvaise fol de

îècles trop conscients, lorsque la pensée do récrivain demeure en deçà de ce qu'il exprime. Là, c'était Tombre féconde d'une forêt et ici

  • cfit robscurité d*ua caveau, où n'éclosent que

de sombres parasites. Il faut tenir compte aussi de ce monde inconnu que ses phrases devaient

clairer à travers les doubles et pauvres vitres

e corne des mots et des pensées. Les mots, ainsi qu'on Fa fait remarquer, ont été inventés pour les usages ordinaires de la vie, et ils sont malheureux, inquiets et étonnés comme des vagabonds autour d'un trône, lorsque, de temps en tempS| quelque âme royale les mène ailleurs. Et, d'un autre côté, la pensée est-elle jamais l'image exacte du je ne sais quoi qui Fa fait naî- tre, et n'est-ce pas toujours Tombre d'une lutte que nous voyons en elle, semblable à celle de



Jacob avec lange, et confuse en proportion de la taîllc de l'âme et de Tang-e? Malheur à nous, dit Carhle, si nous n'avons en nous que ce que nous pouvons exprimer et faire voir! Je sais qu'il y a, sur ces pages, l'ombre portée d'objets que nous ne nous rappelons pas avoir vus, dont le moine ne s'arrête pas à élucider l'usage, et que nous ne reconnaîtrons que lorsque nous verrons les objets eux-mêmes de l'autre côté de la yîe ; mais, en attendant, cela nous a fait regarder au loin, et c'est beaucoup. Je sais encore que maintes de ses plirases noltent à peu près comme de transparents glaçons sur Tinco- lorc mer du silence, maïs elles existent; elles ont été séparées des eaux, et c'est assez. Je sais enfin que les étranges plantes qu'il a cultivées sur les cimes de l'esprit sont entourées de nuages spéciaux, mais ces nuages n'oflensent que ceux qui regardent d'en bas, et si Ton a eu le courage de monter, on s'aperçoit qu'ils sont ratmospbère même de ces plantes, et la seule


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RUYSBROECK l'aDMIRABLB I I 5


OÙ elles pussent éclore à Tabri de rinexîstence. Car c'est une végétation si subtile qu'elle se dis- f

tîngue à peine du silence où elle a puisé ses sucs et où elle semble encline à se dissoudre. Toute

cette œuvre, d'ailleurs, est comme un verre .^"^ !

grossissant, appliqué sur la ténèbre et le silence; parfois on ne discerne pas immédiatement l'ex- trémité des idées qui y trempent encore. C'est ' de l'invisible qui transparaît par moment, et il .,]■ -^ faut évidemment quelque attention à guetter ses retours. Ce livre n'est pas trop loin de nous ; il • "; est probablement au centre même de notre humanité ; mais c'est nous qui sommes trop loin de ce livre ; et s'il nous paraît décourageant comme le désert, si la désolation de l'amour

divin y semble terrible et la soif des sommets f

insupportable, ce n'est pas l'œuvre qui est trop ancienne, mais nous, qui sommes trop vieux peut-être, et tristes et sans courage, comme des vieillards autour d'un enfant; et c'est un autre mystique, Plotin, le grand mystique païen qui a


probablemeot raison contre nous, lorsqu'il dit à ceux qui se plaignent de ne rien voir sur les hauteurs de Tintrospeclion : et II faut d'abord rendre Torgane de la vision analogue cl sembla* ble à l'objet qu'il doit contempler. Jamais l'œil n'eût aperçu le soleil, s'il n'avait d'abord pris la forme du soleil j de même l'âme ne saurait voir la beauté, si d*abord elle ne devenait belle elle- même^ et tout homme doit commencer par se rendre beau et divin pour obtenir là vue du beau et de la divinité, »


VII EMERSON


« Une seule chose importe, dit Novalis, c^cst la recherche de notre moi transcendantal. » Ce moi, nous Tapercevons par moments dans les paroles de Dieu, dans celles des poètes et des sages, au fond de quelques joies et de quelques douleurs, dans le sommeil, Tamour et les mala- dies, et en des conjonctures inattendues, où de loin il nous fait signe et nous montre du doigt nos relations avec Funivers. Quelques sages ne s'attachèrent qu'à cette recherche et ils écrivi- rent ces livres où ne règne que l'extraordinaire. « Qu'y a-t-il qui vaille dans les livres, dit notre auteur, si ce n'est le transcendantal et l'extraor-


LE TliESOa liES IILftlBLES


dinaire? » Ils étaient comme des peintres s'elTor- çBnt desaisirune ressemblance dans les ténèbres. Les uns tracèrent des images abstraites, irès grandes mais presque indistinctes. Les autres parvinrent à fixer une attitude ou un geste ha- bituel de la vie supérieure. Plusieurs îmagînè- renl des élres étranges. Il n'existe pas un grand nombre de ces images. Elles ne se ressemblent jamais. QuelL|ues-unes sont très belles, ci ceux qui ne les ont pas vues tont pareils toute leur vie à des hommes qui ne seraient jamais sortis vers le milieu du jour. Il en est dont les lignes pont plus pures que les lignes du ciel ; et alors, ces figures nous paraissent si lointaines que nous ignorons si elles vivent ou si elles furent transcrites selon nous-mêmes. Elles sont Uœu- vre des mystiques purs, et l'homme ne s'y re- connaît pas encore. D*autrcs, qu'on nomme les poètes, nous parlèrent indirectement de ces choses. Une troisième classe de penseurs, éle- vant d'un degré le vieux mythe des centaures,


nous a donné de cette identité occulte une image plus accessible en mêlant les lignes de notre moi apparent à celles de notre moi supérieur. Le vi- sage de notre âme divine y sourit par moments par-dessus Tépaule de sa sœur, Tâme humaine inclinée aux humbles besognes de la pensée ; cl ce sourire, qui nous fait entrevoir en passant tout ce qu'il y a par delà la pensée, importe seul dans les œuvres des hommes...

Ils ne sont pas nombreux ceux qui nous mon- trèrent que riiomme est plus grand et plus pro- fond que l'homme, et qui parvinrent à fixer ainsi quelques-unes des allusions éternelles que nous rencontrons à chaque instant par la vie, dans un gcste^ dans un signe, dans un regard, dans une parole, dans un silence et dans les événements qui nous entourent. La science de la grandeur humaine est la plus étrange des sciences. Nul d'entre les hommes ne Tignore ; mais presque tous ne savent pas qu'ils la possè- dent. L^enfant qui me rencontre ne sera pas


LE TnÂSOa DKS nUMIlKKS


capable de dire à sa mère ce qu'il a vu j et ce- pendant, dès que son œil a touche ma présence, il sait Ion! ce que je suis, tout ce que j'ai été, tout ce que je serai, aussi bien que mon frère et trois fois mieux que moî-mêmc. Il me connaît immédiatement dans le pnssé et l'avenir, dans ce monde-ci et dans les autres, et ses yeux à leur tour me révèlent le rôle que je joue dans Tunivers et dans l'éternité. Les âmes infaillibles se sont enlrejugécs ; et dès que son regard a admis mon regard, mon visage, mon attitude, et tout rinfini qui les entoure et dont ils sont les interprètes, il sait à quoi s*en tenir; et bien qu'il ne distinî^ie pas encore la couronne d'un empe- reur de la besace d'un mendiant, il m*a connu, un moment, aussi exactement que Dieu.

Il est vrai que nous agissons déjà comme des dieux, et toute notre vie se passe au milieu de certitudes et d'infaillibilités infinies. Maïs nous sommes des aveugles qui jouons avec des pierre- ries le long des routes; et cet homme qui frapjïc


EMERSON 123


à ma porte dépense, au moment où il me salue, d'aussi merveilleux trésors spirituels que le prince que j'aurais arraché à la mort. Je lui ou- vre ; et en un instant il voit à ses pieds, comme du haut d'une tour, tout ce qui a lieu entre deux âmes. La paysanne à qui je demande le chemin, je la juge aussi profondément que si je lui de- mandais la vie de ma mère, et son âme m'a parlé aussi intimement que celle de ma fiancée. Elle remonta, en hâte, jusqu'aux plus grands mystères, avant de me répondre ; puis elle m'a dit tranquillement, sachant tout à coup ce que j'étais, qu'il fallait prendre à gauche le sentier du village. Si je passe une heure au milieu d'une foule, j'ai jugé mille fois, sans rien dire et sans y songer un moment, les vivants et les morts, et lequel de ces jugements sera réformé au dernier jour? Il y a dans celte chambre cinq ou six êtres qui parlent de la pluie et du beau temps ; mais au-dessus de cette conversation misérable, six êmes ont un entrelien dont nulle sagesse humaine



le pourrait approcher sans danger; et bîea qu'elles parlent à travers leurs regards, leurs mainsjleur visage et toute leur présence^ils igno- reront toujours ce qu'elles ont dit* II faut cepen- dant qu'ils attendent la fin de rinsaisissable dia- IloguCj et c'est pourquoi ils ont je ne sais quelle |oie mystérieuse dans leur ennui, sans connaître ice qui écoute en eux toutes les lois de la vie, de la mort et de l'amour qui passent comme des fleuves intarissables autour de la maison.

»U eu est ainsi partout et toujours. Nous ne ivons que selon notre ôtretranscendanlal, dont les actions et les pensées percent à chaque ins* iiàiii Fenveloppe qui nous entoure. Je vais voir aujourd'hui un ami que je n'ai jamais vu, mais ^jc connais sou œuvre et je sais que son âme est ^extraordinaire et qa*il a passé sa vie à la mani- ■festcr aussi exactement que possible selon le ^pevûu^ des intelligences supérieures. Je suis plein d*inquiëtudcs, et c'est une heure solennelle. Il entre ; et toutes les explications qu'il nouH a



données durant un grand nombre d années tom- bent en poussière au mouyemerit de la porte qui s'ouvre sur sa présence. Il n'est pas ce qu'ilcroit ôlre. Il est d'une autre nature que ses pensées. Une fois de plus nous conslatons que les émis- saires deTespril Bont toujours infidèles. Il a dit sur son âme des choses très profondes; maisca ce petit instant qui sépare le regard qui s'arrête du regard qui s'éloigne, j'ai appris tout ce qu'il ne pourra jamais dire et tout ce qu'il ne pourra jamais faire vivre en son esprit. Il m'appartient désormais sans retour. Autrefois nous étions unis par la pensée. Aujourd'hui, une chose mille et mille fois plus mystérieuse que la pen- sée nous livre Fun à l'autre . Il y a des années et des années que nous attendions ce moment ; cl ?oilà que nous sentons que tout est inutile, et, pour ne pas avoir peur du silence, nous qui nous étions préparés à nous montrer des trésors secrets cl prodigieux, nous nous entretenons de l'heure qui sonne ou du soleil qui se couche, afin


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LE lUESOll DES UClinLBî*


de donner à nos âmes le temps de s*admîrcr et

de s*élrclndre dans nn autre silence que le mur* mure des lèvres et de la pensée ne pourra pas troubler...

Au fond, nous ne vivons que d'âme à âme et nous sommes des dieux qui s^ignorent. S*îl m*est impossible ce soir de supporter ma solitude, et si je descends parmi les hommes, ils me diront que ToTûge vient d'abattre leurs poires ou que les dernières gelées ont fermé le port. Est-ce pour cela que je suis venu? Et cependant, je m'en irai tantôt, l'r^me aussi satîsi^iite et aussi pleine de force et de trésors nouveaux que si j'avais passé ces heures avec Platon^ Socrate et Marc-Aurèle. Ce que disait leur bouche ne s'en-^ tendait pas à côté de ce que proclamait leur pré- i sence, et il est impossible à T homme de n'être pas grand et admirable. Ce que pense la pensée n'a aucune importance à côté de la vérité que nous sommes et qui s'affirme en silence; et si, après cinquante ans de solitude, Epîctète, Gœthc


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et saint Paul abordaient en mon Ile, ils ne pourraient me dire que ce que me dirait en même temps et plus immudialement peut-être le petit mousse de leur navire,

I En vérité, ce quUl y a de plus étrange dans rhommc, c'est sa gravité et sa sagesse cachées. Le plus frivole ne rit jamais réellement parmi nous, et malgré ses efforts ne parvient pas à

'perdre une minute, car Tâme humaine est atten- tive et ne fait rien d'inutile. Ernst ist das Leben, la vie est grave et au fond de notre être notre âme na pas encore souri. De 1 autre côté de nos agitations involontaires y nous menons une existence merveilleuse, immobile et très Dure et très sûre, à laquelle font sans cesse allusion les mains qui se tendent, les yeux qui s'ouvrent, les regards qui se rencontrent. Tous nos organes sont les complices mysti-

' ques d'un être supérieur, et ce n'est jamais un homme, c'est une âme que nous avons connue.

■ Je n'ai pus vu ce pauvre qui implorait l'au-


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LB TIlésOA DES UUMfiLES


mône sur les marches de mon seuil ; maïs j'ape: cevais aulrc chose : en nos yeux, deux desLînéei idunliques se saluaient et s'ainiaient , et, au moment où il tendait la main, la petite porle de la maison s'cntr'ouvraiL un instant sur la mer. « Dans mes rapports avec mon entant, dit Emerson, le grec, le latin, tout ce que je sais tout Tor que je possède ne me servent de rien ce que j'ai d'âme importe seul. Si j'ai une volonté, il oppose sa volonté à la mienne, une contre une, et me laisse, si je veux, la honte d'abuser de ma force en le frappant] mais si je renonce à ma volonté, et si j'agis au nom de rame, la plaçant comme arbitre entre nous deux, à travers ses jeunes yeux regarde mémo, âme ; il révère et il aime avec moi, »

Mais s*ii est vrai que le dernier d'entre nous ne peut faire le moindre geste sans tenir compte de l'âme et des royaumes spirituels où eli règne, il est vrai aussi que les plus sages ne songent presque jamais à rinCni que déplace


II


3aupière qui s'ou^tc, une léte qaî s'incline, uoe main qui se ferme. Nous vivons si loin de nous-ni<îmes que nous ignorons presque tout ce qui se passe à Thorizon de notre être. Nous errons au hasard dans la vallt!e, sann nous

rdouter que tous nos çestes sont reproduits cl acquièrent leur signification sur le sommet de la montagne 7 et il faut par moments que quel- qu'un vienne nous dire ; Levez les yeux, voyez ce que vous êtes, voyez ce que vous faites ; ce n'est pas ici que nous vivons; c'est là-haut que lous sommes. Ce regard échangé dans Tombre;

'^ccs paroles qui n'avaient pas de sens au pied de la montagne, voyez ce qu'ils deviennent et ce qu'ils signifient par delà la neige des cimes; et comme nos mains» que nous croyons si failles et si petites, atteignent Dieu à chaque instant^ sans le savoir,

\ Quelques-uns sont venus nous frapper ainsi sur l'épaule en nous montrant du doigt ce qui ge passe sur les glaciers du mystère* Ils ne sont



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pas nombreux. Il y en a trois ou quatre en ce siècle. Il y en a cinq ou six dans les autres; tout ce qu'ils ont pu nous dire n'est rien ai regard de ce qui a lieu et de ce que notre ânn n'ignore pas. Mais qu'importe? Ne sommes^ nous pas semblables à un homme qui a perdi les yeux dans les premières années de so: enfance? Il a vu le spectacle innombrable dei êtres. Il a vu le soleil, la mer et la forêt. Main- tenant, ces merveilles se trouvent à jamais dans sa sulistance; et si vous en parlez, que pourrez- vous lui dire, et que seront vos pauvres mots à côté de la clairière, de la tempête et de Tau- rore qui vivent encore au fond de son esprit de sa chair? Il vous écoutera, cependant, avei une joie ardente et étonnée, et bien qu'il sache' tout, et que vos paroles représentent ce qu'il sait plus imparfaitement qu'un verre d^eau ne repré- sente un grand fleuve^ les petites phrases impuis- santes qui tombent de la bouche des hommes illumineront un instant l'océan, la lumière et les


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t«ER?Oîf


sombres feuillages qui dormaient au milieu des ténèbres sous ses paupières mortes.

Les faces de ce « moi transcendantal w^donl parle Novalisj sont probablement innombrables et aucun des moralistes mystiques n'est parvenu à étudier la même. Swedenborg-, Pascal, Novalis, Hello et quelques autres examinent nos rapports avec un infini abstrait, subtil et très lointain. Ils nous mènent sur des montagnes dont tous les sommets ne nous semblent pas naturelset habi- tables et où nous respirons souvent avec peine. Gœtbe accompagne notre âme sur les rivages de la mer de la Sérénité. Marc-Aurêle la fait asseoir au penchant des collines humaines de la bonté parl'aîte et lasse, et sous les feuillages trop lourds de la résignation sans espoir, Carljle, le frère spirituel dTmerson, qui en ce siècle nous avertit à Tautre extrémité de la vallée, fait pas- ser comme des éclairs les seuls moments héroï- ques de notre être, sur le fond d'ombre et d'o- rage d'un inconnu sans cesse monstrueux. 11


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LE TIXËSOn DES nUMBLES


nous mène comme un troupeau afTole par les tempêtes vers les pâturages ignorés et sulfu- reax< Il nous pousse au plus profond des ténè- bres qu'il a découvertes avec joie, et qu'éclaire seule Tétoile intermittente et violente des héros et nous y alxindonne, avec un mauvais rire, aux vastes représailles des mystères.

Mais en même temps, voîci Emerson, le bon pasteur matinal des prés pâles et verls d*un optimisme nouveau, naturel et plausible. Il ne nous conduit pas du côté des abîmes. Il ne nous fait pas sortir de l'humble clos familier, parce que le glacier, la mer, les neiges étemelles, le palais, l'étable, le poêle éteint du pauvre et lo Ht du malade, tout est situé sous le même ciel, purifié par les mêmes puissances infinies.

11 est venu pour plusieurs au moment où il fallait venir et à Fiustant où ils avaient mortelle- ment besoin d'explications nouvelles. Les heuredj héroïques sont moins apparentes, celles de Tab- négation ne sont pas encore revenues; il ne nous


EMERSON


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reste plus que la vie quolidienne, et cependant nous ne pouvons pas vivre sans grandeur. Il a donné un sens presque acceptable à cette vie qui n'avait plus ses horizons traditionnels, et peut- être a-t'il pu nous montrer qu'elle est assez étrange, assez profonde et assez grande pour n'avoir besoin d^autre but qu'elle-même. Il n'en sait pas plus que les autres; mais il affirme avec plus de courage, et il a confiance dans le mys- tère. Il faut vivre, vous tous qui traversez des jours et des années sans actions, sans pensées, sans lumière, parce que votre vie, malgré tout, est incompréhensible et divine. Il faut vivre, parce que nul n'a le droit de se soustraire aux événements spiriUiels des semaines banales» Il faut vivre, parce qu'il n'y a pas d'heures sans miracles intimes et sans significations ineffables. Il faut vivrCj parce qu'il n^ a pas un acte, pas un mot, pas un geste qui échappe à des revendica- tions inexplicables en un monde « où il y a beau- coup de choses à faire, et peu de choses à savoir » ,

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LB THEâOn D&S HUMBLES


Il n'y a ni grande ni pelite vie, et Faction de Rëgulus ou de Léonidas n'a aucane importance lorsque je la compare à un moment de l'exis- tence secrète de mon âme. Elle ponvait faire ce qu'ils ont fait ou ne pas le faire, ces choses ne l'atteignent pas; et Tânie de ReguluSj lorsqu'il s'en retournait à Garthage, ëlait probablement aussi distraite et aussi indifférente que celle de l'ouvrier qui s'en va vers Fusine. Elle est trop loin de toutes nos actions; elle est trop loin de toutes nos pensées. Elle vît seule, au fond de nouSj une vie qu'elle ne dit pas ; et des hau- teurs où elle règne, la variété des existences ne se distingue plus. Nous marchons accablés sous le poids de notre âme et il n'y a pas de propor- tion eiitre elle et nous. Elle ne songe peut-être jamais à ce que nous faisons et cela se lit sur sur notre visage. Si Fon pouvait demander à une intelligence d'un autre monde quelle est Fexpres- sion synthétique de la face des hommes^ elle répondrait, sans doute, après les avoir vus dans


CM£KSON


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leurs joies, dans leurs douleurs et dans leurs inquîéiades: Ils ont Pair de songer à autre chose. Soyez grand, soyez sage el éloquent ; l'âme du pauvre qui tend la main au coin du pont ne sera pas jalouse, mais la vôtre lui enviera peut-être son silence. Le héros a besoin de Tapproljalion de Thomme ordinaire, mais riionirac ordinaire ne demande pas l'approba- tîon du héros et il poursuit sa vie sans inquié- tude, comme celui qui a tous ses trésors en lieu sûr, « Lorsque parle SocralCj dît Emerson, Lysis et Ménéxène n'éprouvent aucune honte de leur silence. Eux aussi ils sont grands. Et Socrate s'en réfère à eux et les aime tandis qu'il parle, parce que tout homme renferme et est la vérité même qu'articule un homme éloquent. Mais en rhomme éloquent, à cause de cela même qu'il peut articuler, il semble que cette vérité réside déjà moins; et c*est pourquoi il se tourne vers ces silencieux admirables, avec une déférence et un respect plus grands.»


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LE TRÉSOR UES HUAIOLKS


L'homme est avide d'explications. Il faut qu'on lui montre sa vie. Il se réjouit lorsqu'il trouve quelque part rinterprétalion exacte d*un petit geste qu'il a fait il y a viogl-cinq ans. Ici il n'y a pas de pcUt geste ; il y a la plupart des altiludes de notre âme quotidienne. Vous n'y trouverez pas le caractère éternel de la pensée de Maro Aurùle, Mais Marc-Aurèle, c'est la pensée par excellence. D'ailleurs, qui de nous mène la vie de Maix-Aurèle? Ici, c'est l'homme et rien de plus, Il n'est pas arbitrairement agrandi ; seule- ment, il est plus près de nous que d'habitude. C'est Jean qui taille ses arbres, c'est Pierre qui hdtit sa maison, c'est vous qui me parlez de la moisson, c'est moi qui vous donne la main; mais nous sommes mis au point où nous tou- chons aux dieux et nous sommes étonnés de ce que nous faisons. Nous ne savions pas que toutes les puissances de Tâme étaient présentes, noua ne savions pas que toutes les lois de Tunivers attendaient autour de nous ; et nous nous


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retournons, et nous nous regardons sans rien dire comme des gens qui ont yu un miracle, —^ Emerson est venu affirmer avec sLmplîcitiî H cette grandeur égale et secrète de uotre vie. Il H nous a entourés de silence et d'admiration* il a ^ mis un trait de lumière sous les pas de l'artisan qui sort de l'atelier. Il nous a nioalré toutes les

I forces du ciel et de la terre, occupées à souleni;* le seuil sur lequel deux voisins parlent de Teau qui tombe ou du vent qui s'élève, et au-dessus de deux passants qui s'abordent, il nous fait voir le visage d'un Dieu qui sourit au visage d'un Dieu, 11 est plus près que nul autre de notre vie babituellc. Il est Tavertisseur le plus attentif, le plus assidu, le plus probe, le plus méticuleux, le plus humain peul-êlre. Il est le sage des jours ordinaires, et les jours ordinaires sont en somme H la substance de notre être. Plus d'une année s'écoule sans passions, sans vertus, sans miracles. Apprenez-nous à vénérer les petites heures de la vie. Si j*ai pu agir ce mutin selon l'esprit de


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LS Tn#,SOFi DRS H17NDL1!4


Marc-Aurèle, ne venez pas souligner mes actions, car je sais, moi aussi, qu'il est arrivé quelque chose. Maïs si je croîs avoir perdu ma journée en misérables entreprises, et si vous pouvez me prouver que j*ai vécu cependant aussi pro- fondément qu'un héros j et que mon âme n'a pas perdu ses droits^ vous aurez fait plus que si vous m'aviez persuadé de sauver aujourd'hui mon ennemi, car vous avez augmenté en moi la somme, la grandeur et le désir de la \îe ; et demain, peut-être, je saurai vivre avec respect»


VIII NOVALIS (i)


« Les hommes marchent par des chemins divers j qui les suit et les compare verra naître d'étranges figures, » dit notre auteur. J'ai choisi trois de ces hommes dont les routes nous mènent sur trois cimes différentes. J^ai vu miroiter à l'horizon des œuvres de Ruyshroeck les pics les plus bleuâtres de l'âme, tandis qu'en celles d'£merson les sommets plus humbles du cœur humain s'arrondissaient irrégulièrement. Ici, nous nous trouvons sur les crêtes aiguës et souvent dangereuses du cerveau ; mais il y a des retraites pleines d'une ombre délicieuse entre

(i) Fragment de la préface à la traduction des Disciples à Sats.


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LK inÉSÛn DES HUUBLES


les inégalités verdoyantes de ces crèlcs, et Fatniosphère y est d'un înaltérable cristal.

Il est admiralJe de voir combien les voies de rame humaine divergent vers Tinaccessible. Il faut suivre un moment les traces des trois âmes que je viens de nommer. Elles sont allées, cha- cune de son côté, bien au delà des C43rcles sûrs de la conscience ordinaire, et chacune d'elles a rencontré des vérités qui ne se ressemblent pas et que nousdevonscepcndant accueillir comme des sœurs prodigues et retrouvées» Une vérité cachée est ce qui nous fait vivre. Nous sommesses escla- ves inconscients et muets, et nous nous trouvons enchaînés tant qu'elle n'a point paru. Maïs si l'un de ces êtres extraordinaires, qui sont les antennes de Tâme humaine innombrablement une, la soup- çonne un instant, en tâtonnant dans les ténèbres, les derniers d'entre nous,par je ne sais quel con- tre-coup subit et inexplicable, se sentent libérés de quclquechosc; une vérité nouvelle plus haute, plus pure cl plus mystérieuse prend la place de




celle qui s'est vue découverte et qui fuU saiis retour, et IVime de tous, sans que rien le trahisse au deliorSj inaugure une ère plus sereine et célèbre de profondes fôtes où nous ne prenons qu'une part tardive et très lointaine. Et je crois que c'est de la sorte qu'elle monte et s'en va vers un but qu^elle est seule à connailre.

Tout ce que l'on peut dire n'est rien en soi . Mettez dans un plateau de la balance toutes les paroles des grands sages, et dans l'autre plateau

sagesse inconsciente de cet enfant qui passe, et vous verrez que ce que Platon, Marc-Aurèle, Schopenhauer et Pascal nous ont révélé ne sou- lèvera pas d'une ligne les grands trésors de Fia- conscience, car l'enfant qui se tait est mille fois plus sage que Marc-Aurèle qui parle. Et cepen- dant, si Marc-Aurèle n'avait pas écrit les douze livres de ses Méditations, une partie des trésors Ignorés que notre enfant renferme ne serait pas la même. Il n'est peut-être pas possible de parler claîi*ement de ces choses, mais ceux qui savent



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f.E thesoh nia nn«BiE9


e'interroger assez profondément et vhTC, ne fut- ce que le temps d*un éclair, selon leur être inté- gral, sentent que cela est. Il se peut que Ton découvre un jour les raisons pour lesquelles, si Platon, Swedenborg* ou Plotin n'avaient pas existé, Tânie du paysan qui ne les a pas lus et n'en a jamais entendu parler ne serait pas ce qu^elle est infailliblement aujourd'hui. Mais quoi qu'il en puisse être, aucune pensée ne se perdit jamais pour aucune âme, et qui dira les parties de nous-mêmes qui ne vivent que g:râce h des pensées qui ne furent jamais exprimées ? Noire conscience a plus d'un degré, et les plus sageSj ne s'inquiètent que de noire conscience à peu près inconsciente parce qu'elle est sur le point de devenir divine. Augmenter cette conscience transcendanlale semble avoir été toujours le désir inconnu et suprômedes hommes, II importe peu qu'ils llgnorent, car ils ignorent tout, et cependant ils agissent en leur âme aussi sage- ment que les plus sages, 11 est vrai que la plu-


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pari des hommes ne doivent vivre un moment qu'à l'instant où ils meurent. Eu attendant, cette conscience ne s'augmente qu'en augmen- tant rinexplicable autour de nous. Nous cher- chons à connaître pour apprendre à ne pas connaître. Nous ne nous grandissons qu'en grandissant les mystères qui nous accablent, et nous sommes des esclaves qui ne peuvent entre- tenir en eux le désir de vivre qu'à condition d'alourdir, sans se décourager jamais, le poids sans pitié de leurs chaînes...

L'histoire de ces chaînes merveilleuses est Tunique histoire de nous-mêmes ; car nous ne sommes qu*un mystère, et ce que nous savons n'est pas intéressant. Elle n'est pas longue jus- qu'ici; elle lient en quelques pages, et Ton dirait que les meilleurs ont eu peur d'y songer. Com- bien peu osèrent s'avancer jusqu'aux extrémités de la pensée humaine I et dites-nous les noms de ceux qui y restèrent quelques heures... Plus d'un nous l'a promise et quelques autres l'^n-


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LE -riv£f;oii des dumisles


ireprirent un moment, mais peu opn's Us per- daient tour à tour la force qu'il faut pour vivre ici, ils retombaient du côté de la vie extérieure et dans les champs connus de la raison humaine, « et tout flottait de nouveau, comme autrefois, devant les yeux n.

En vérité, c'est qu*il est difficile d'interroger son âme et de reconnaître sa petite voix d*enfant au milieu des clameurs inutiles qui Tcntourent. El, cependant, que les autres efforts de Tesprit importent peu quand on y songe, et comme notre vie ordinaire se passe loin de nous 1 On dirait que là-bas n'apparaissent que nos sembla- bles des heures vides, distraites et stériles; maïs îd, c'est le seul point fixe de notre être et le lieu même de la vie. Il faut s'y réfug:ier sans cesse* Nous savons tout le reste avant qu'on nous Tait dit; mais, ici, nous apprenons bien plus que tout ce qu'on peut dire; et c'est au moment oii la plirase s'arrête et où les mots ee cachent, que notre regard inquiété rencontre



tout à coup, à travers les années et les siècles, 'un autre regard qui Tattendait patiemment sur le chemin de Dieu, Les paupières clignent en môme temps, les yeux se mouillent de la rosée douce et terrible d'un mystère identique, et nous savons que nous ne sommes plus seuls sur la route sans fin..* I Mais quels livres nous parlent de ce lieu de la vîe î Les métaphysiques vont à peine jusqu'aux frontières, et celles-ci dépassées, en vérité que reste-t-il? Quelques mystiques qui semblent fous, parce qu'ils représenteraient probablement la nature même de la pensée de Thomme, s'il avait le loisir ou la force d'être an homme véritable. Parce que nous aimons avant tous les maîtres de la raison ordinaire : Kant, Spinoza, Scho- penhauer et quelques autres, ce n'est pas un mo- tif pour repousser les maîtres d'une rai son diffé- rente qui est une raison fraternellcjelle aussi, et qui sera peut-être notre raison future. En atten- dant, ils nous ont dit des choses qui nous étaient *



indispensables* Ouvrez le plus profond des mo- ralistes ou des psjchoIog:uc5 ordinaires, il vous H| parlera de l'amour, de la haine, de Torgueil et dc& autres passions de notre cœur; et ces cho- peuventnous plaire un instant, comme des fleurs d<^tacliées de leur tige. Mais notre \ie réelle et invariable se passe à mille lieues de Tamour et à cent mille lieues de l'orgueil. Nous possédons un morplus profond et plus inépuisable que le moi despassions ou de la raison pure. II ne s'agit pas de nous dire ce que nous éprouvons lorsque notre maîtresse nous abandonne. Elle s'en va aujourd'hui; nos yeux pleurent, mais notre âme ne pleure pas. Il se peut qu'elle apprenne Tévé* nement et qu'elle le transforme en lumière, car tout ce qui tombe en elle irradie. II se peut aussi qu'elle l'ignore; et dès lors à quoi sert d'en parler? Il faut laisser ces petites choses à ceux qui ne sentent pas que la vie est profonde. Si j*ai lu La Rochefoucauld ou Stendhal ce matin, croyez-vous que j'aie acquis des pensées qui me


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fassent homme davantage et que les anges dont il faut s'approclier jour et nuit me trouveront plus beau? Tout ce qui ne va pas au delà de la sagesse expérimentale et quotiJienne ne nous appartient pas et n'est pas digne de notre âme. Tout ce qu'on peut apprendre sans angoisse nous dimi- nue, Je sourirai péniblement si vous parvenez à me prouver que je fus égoïste jusque dans le sacrifice de mon bonheur et de itia vie; mais qu'est-ce que Tégoïsme au regard de tant d'au- tres choses toutes-puissantes que je sens vivre en moi d'une vie indicible? Ce n'est pas sur le seuil des passions que se trouvent les lois pures de notre être. Il arrive un moment où les plié- nomèncs delà conscience habituelle, qu'on pour- rait appeler la conscience passionnelle ou la conscience des relations du premier degré, ne nous profitent plus et n'atteignent plus notre vîe. J'accorde que cette conscience soit souvent inté- ressante par quelque cûté, et qu'il soit néces- saire d'enconnaîLre les plis. Maisc'est une plante


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LE TRKSOH DES HUACDLBS


de la surface, et ses racines ont peur du grand feu central de noire être. Je puis commettre un fl crime sans que le moindre souffle incline la plus petite llanime de ce feu; et, d*un autre côté, un regard échange, une pensée qui ne parvient pas à éclore, une minute qui passe sans rien dire, peut Tagiter en tourbillons terribles au fond de «  SCS retraites et le faire déborder sur ma vie. H Notre âme ne juge pas comme nous ; c'est une chose capricieuse et cachée. Elle peut être atteinte H par un souffle et ignorer une tempclc* II faut chercher ce qui ralleini ; tout est là, car c'est là que nous sommes.

Ainsîj et pour en revenir à celte conscience ordinaire qui règne à de grandes distances de notre âme, je sais plus d'un esprit que la mer- veilleuse peinture de la jalousie d'Othello, par exemple, n'élonne plus. Elleestdéfinitive dansles premiers cercles de riiomnie. Elle demeure admi- rable, pourvu que Ton ait soin de n'oumr ni por- tes ni fenèlresi sans quoi Timage tomberait en


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poussière au vent de tout Finconnu qiiî attend au dehnrs. Nous écoutons le dialogue du More et de Desdt^raone comme une chose parfaite, maïs sans pouvoir nous empêcher de songer à des choses plus profondes. Que le guerrier d'Afrique soît trompé ou non par la noble Vénitienne, il a une autre vie* Il doit se passer dans son âme et autour de son être, au moment môme de ses soupçons les plus misérables et de ses colères les plus brutales, des événements mille fois plus sublimes, que ses rugissements ne peuvent point troubler, et à travers les agitations superficielles de la jalousie se poursuit une existence inalté- rable que le génie de Thomme n'a montrée jus- qu'ici qu^en passant,

Est-<c de laque naît la tristesse qui monte des chefs-d'œuvre? Les poètes ne purent les écrire qu*à la condition de fermer leurs yeux aux hori- zons terribles et d'imposer silence aux voix trop graves et trop nombreuses de leur tJmc, S'ils ne Pavaient pas fait, ils eussent perdu courage*


Rico D'est pt&M


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cheM^CEinffe, pane i]ve liea ne ■«■ llmpmasMKm de llioiiiiiie à pcoKlfc co w ac ic nce ^ de sa çrxBdectr el de sa itignile- El s ne oous aTertlssait ipie les plus beBe fiOQl riea au regard de lomeeqw aou licii ne Qoos dîmiaiieraïl davanli^ge.

« L'âme, dît Emersoa, est snpàieia^ k œ qu'on petit saroir d'elle el plus sa^e qu'aocime de ses œii?res. Le g:raiid poêle ooos £ui sealîr


valeur.


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propre valeur, el alors nous «timoiis moins ce qtill a réalisé. La meilleure diose qoH nous apprenne c'est le dédain de tool ce qo*U a fait. Shakespeare nocis emporte en un si snblime coarani d'intellîgenlc acûvilé qu'il nous sugfçère ridée d'une ricbesse à cùié de laquelle la sienne semlite paarre, et alors nous sentons que l'œii- T?e sublime qu'il a créée, et qu'à d'autres mo- ments nous élevons à la hauteur d'une poésie rjd^lanl par clle-ménie, n'appartient pas plus profondémetii à la nature réelle des choses que


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Fonibrc fugitive du passant sur un rocher, n Les cris sublimes des grands poèmes et des grandes tragédies ne sont autre chose que des cris mystiques qui n'appartiennent pas à la vie extérieure de ces poèmes ou de ces tragédies. Ils jaillissent un instant de la vie intérieure et nous font espérer je ne sais quoi d'inattendu et que nous attendons cependant avec tant d*impa- lience! jusqu'à ce que les passions trop connues les recouvrent encore de leur neîge,. .C'est en ces moments-là que Thumanilé s'est mise un instant en présence d'ellc-raêmej comme un homme en présence d'un ange. Or il importe qu'elle se mette le plus souvent possible en présence d'elle-même pour savoir ce qu'elle est. Si quelque être d'un autre monde descendait parmi nous et nous de- mandait les fleurs suprêmes de notre âme et les titres de noblesse de laterre/quc lui donnerions- nous? Quelques-uns apporteraient les pliiloso- phes sans savoir ce quMls font. J'ai oublié quel autre a répondu qu'il offrirait Othello, le Rot



LK Tnéson oiss nuifiiLits


Lear et Hamhi, Eh bien, non, nous ne somnn pas cela ! et je crois que notre âme irait moud de honte au fond de notre chair, parce qu'ell n'îçnore pas que ses trésors visibles ne sont pâ faits pour être ouverts aux yeux des étrançeï et ne confîennent que des pierreries fausses, L plus humble d'entre nous, aux instants soliiain où il sait ce qu'il faut que Ton sache, se sent t droit de se faire représenter par autre cho! qu'un chef-d'œuvre» Nous sommes des étri invisibles. Nous n'aurions rien à dire à Tenvoj céleste ni rien à lui faire voir, et nos plus bell^ choses nous paraîtraient subitement pareilles CCS pauvres reliques familiales qui nous send lilaîent si précieuses au fond de leur tiroir et qi deviennent si misénibles lorsqu'on les sort u^ instant de leur ombre pour les montrer à que que indifférent. Nous sommes des êtres învî^ blés qui ne vivent qu'en eux-mêmes, et le vis leur attentif s'en irait sans se douter jamais < ce qu'il eiU pu voir, à moins qu'en ce morac]


worAi,îs


notre àme indulgente n'intervienne. Elle fuit si volontiers devant les petites choses, et Ton a tant de peine à la retrouver dans la yie qu'on a peur de Tappeler à Falde. Et, cependant, elle est toujours pressente et jamais ne se trompe ni ne trompe une fois qu'elle est mise en demeure. Elle montrerait à l'émissaire inattendu les mains jointes de Thomme, ses yeux si pleins de songes qui n*ont môme pas de nom et ses lèvres qui ne peuvent rien dire ; et peut-être que Tautre, s'il est digne de comprendre^ n'oserait plus interro- ger—

Mais s'il lui fallait d'autres preuves, elle le mènerait parmi ceux dont les œuvres touchent presque au silence. Elle ouvrirait la porte des domaines où quelques-uns Faimèrent pour elle- même, sans s'inquiéter des petits gestes de son corps. Ils monteraient tous deux sur les hauts plateaux solitaires où la conscience s'élève d'un degré et où tous ceux qui ont Tinquiétude d'eux* mêmes rôdent attentivement autour de Tanneau


m iiiéson Ohs utiiBLEs


monstrueux qui relie le inonde apparent à nos mondes supérieurs. Elle irait avec lui aux limites de Thoinme ; car c'est à l*endroit où Thomnie semble sur le point de finir que probablement il commence ; et ses parties essentielles et intipui- sables ne se trouvent que dans l'invisible, au il faut qu'il se guette sans cesse* C'est sur ces hau-^ tours seules qu'il y a des pensées que l'âme peut avouer et des idées qui lui ressemblent et qui sont aussi impérieuses qu'elle-même. C'est là qua^ rhumanîté a régné un instant, et ces pîcs faible- ment éclairés sont peut-être les seules lueurs qui signalent la terre dans les espaces spirituels. Leurs reflets ont vraiment la couleur de notre âme. Nous sentons que les passions deresprilet du cœur, aux yeux d'une intelligence étrangère, ressembleraient à des querelles de clochers; mais dans leurs œuvres, les hommes dont je parle sont sortis du petit village des passions, et ils ont dit des choses qui peuvent intéresser ceux- qui ne sont pas de lu paroisse terrestre. Il ne


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faut pas que notre humanité s'agite exclusive- ment au fond de soi comme un troupeau de tau- pes. Il importe qu'elle vive comme si un jour elle devait rendre compte de sa vie à des frères aillés. L'esprit replié sur lui-même D*est qu'une célébrité locale qui fait sourire le voyageur. Il y a autre chose que l'esprit, et ce n'est pas resprît qui nous allie à Funivers, 11 est temps qu*on ne le confonde plus avec Tâme, Il ne s'agit pas de ce qui se passe entre nous, mais ce de qui a lieu en nous, au-dessus des passions et de la raison. Si je n^offre à rintellîgcncc étrangère que La Ro- chefoucauld, LichtenbergjMeredith ou Stendhal, elle me regardera comme je regardes au fond d'une ville morte^ le bourgeois sans espoir qui me parle de sa rue, de son mariage ou de son in- dustrie. Quel ange demandera à Titus pourquoi il n'a pas épousé Bérénice et pourquoi Andro- maque s'est promise à Pyrrhus? Que représente Bérénice, si je la compare à ce qu'il y a d'invi- sible dans la mendiante qui m*arréle ou la



proslîtuëc qui me fait signe ? Une parole mys- tique peut seule, par moments, représenter un être Inimam ; maïs notre âme n'est pas dans ces autres réglons sans ombres et sans abî- mes; et vous-mêmes, vous y arrêtez-vous aux heures graves où la vie s'appesantit sur votre épaule ? Uhorame n'est pas dans ces choses, et cependant ces choses sont parfaites. Mais il faut n'en parler qu'entre soi, et il est convenable de s'en iatre si quelque visiteur frappe le soîr à noire porte. Maïs si ce même visiteur me sur- prend au moment où mon âme cherche la clef de ses trésors les plus proches dans Pascal, Emerson ou Hello, ou, d'un autre côté, dans cpielques-uns de ceux qui eurent Tinquiétude de la beauté très pure, je ne fermerai pas le livre en rougissant; et peut-être que lui-même y pren- dra quelque idée d*un être fraternel condamné au silence, ou saura, tout au moins, que nous ne fûmes pas tous des habitants satisfaits de la terre.



IX

LE TRAGIQUE QUOTIDIEN


Il y a un Iragtqoc quotidien qui est bien plus réel, bien plus profond et bien plus conforme à notre être vcri table que le tragique des grandes aventures, 11 est facile de le sentir, mais il n'est pas aisé de le montrer, parce que ce tragique essentiel n'est pas simplement matériel ou psy- chologique. 11 ne s'agit plus ici de la lutte déter- minée d'un être contre un être^ de la lutte d'un désir contre un autre désir ou de Té ternel com- bat de la passion et du devoir. Il s'agirait plutôt de faire voir ce qu'il y a d'étonnant dans le fait seul de vivre. Il s'agirait plutôt de faire voir l'existence d'une âme en elle-même, au milieu


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LIE TliiSÛR DES BUMBI.CS


d'une immensité qui n'est jamais înaclive* Il s'a- girait plutôt de faire entendre, par-dessus les dialogues ordinaires de la raison et des senti- ments, le dialogue plus solennel et ininterrompu de rêtre et de sa destinée. 11 s'agirait plutôt de nous faire suî\Te les pas hésitants et douloureux d'un être qui s'approche ou s'éloigne de sa vérité, de sa beauté ou de son Dieu. Il s'agirait encore de noua montrer et de nous faire entendre raille clioses analogues que les poêles tragiques nous ont fait entrevoir en passant. Mais voici îe point essentiel : ce qu'il nous ont fait entrevoir en passant ne pourrait-on tenter de le montrer avant le reste? Ce qu on entend sous le roi Lear, sous Macbeth, sous Hamlet, par exemple, le chant mystérieux de rinfinij le silence menaçant des âmes ou des Dieux, rëternité qui gronde à rhorîzon, la destinée ou la fatalité qu'on aper- çoit intérieurement sans que l'on puisse dire à quels signes on la reconnaît, ne pourrait»on, par je ne sais quelle interversion des rôles, les rap-


^i " I im III


U TRAGIQUE QUOTIDIEM


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procher de nous tandis qu'on éloignerait les acteurs? EsUîl donc hasardeux d^affirmerqne le véritable tragique de la ^îe, le tragique normal, profond et général, ne commence qu'au moment où ce qu*on appelle les aventures, les douleurs et les dangers sont passés? Le bonheur n'auraît- il pas le bras plus long que le malheur et cer- taines de ses forces ne s' approcheraîent-elles pas davantag^e de Tâme humaine? Faut-îl absolu- ment hurler comme les Atrîdes pour qu'un Dieu éternel se montre en notre vie et ne vient-îl pas jamais s'asseoir sous rîmmobilité de notre lampe? N'est-ce pas la tranquillité qui est terrible lors- qu'on y réfléchit et que les astres la surveillent; et le sens de la vie se développe-t-il dans le tumulte ou le silence? N'est-ce pas quand on nous dit à la fin des histoires « Ils furent heureux » que la grande inquiétude devrait faire son entrée? Qn'ar- rîve-t41 tandis qu'ils sont heureux? Est-ce que le bonheur ou un simple instant de repos ne décou- vre pas des choses plus sérieuses et plus stables


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LE TniSOR DES IIXJMBLES


que ragitation des passions? N^est-cc pas alors que la marche du temps et bien d'autres marches plus secrètes devlepuent enfin visibles et que les heures se précipitent? EstH:e que tout ceci n'at- teint pas des fibres plus profondes que le coup tle poignard des drames ordinaires? N'est-ce pas quand un homme se croît à l'abri de la mort extérieure que l'étrange et silencieuse tragédie de Ictre et de rimmensité ouvre vraiment les portes de son thédlreî Est-ce tandis que je fuis devant une épée nue que mcm existence atteint son point le plus intéressant? Est-ce toujours dans un baiser qu'elle est la plus sublime? N'y- a-t-ii pas d'autres moments où Ton entend des voix plus permanentes et plus pures? Votre âme ne fleuriUelIc qu'au fond des nuits d'orage? On dirait qu'on Ta cru jusqu'ici. Presque tous nos auteurs tragiques n'aperçoivent que la vie d'au- trefois; et Ton peut anirnierquc tout notre théâ- tre est anachronique et que Fart dramatique retarde du m^me nombre d'années que la sculp-


^^^^^^^^^ LE TRAGIQUE OL'OTIDIEÎÎ rG3 ^^M



H ture. Il n'en est pas de même de la bonne peîn- \ W^


^M ture et de la bonne musique^ par exemple, qui If


^B^s^j


^ ont su démêler et reproduire les traits plus cachés, 1


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mais non moins graves et éLoonants de la vie d'au- 1


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L jourd'liui. Elles ont observé que cette vie n'avait 1


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H perdu en surface décorative que pour gagner en W


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profondeur, en signification intime et en gravité B^_


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spirituelle. Un bon peintre ne peindra plus ^^n


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Marins vainqueur des Cimbres ou Tassassinat du '


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duc de Guise, parce que la psychologie de la vie*


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H toire ou du meurtre est élémentaire et exception- ' Belle, et que le vacarme inutile d'un acte violent ,


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étouffe la voix plus profonde, mais liésitanlc et * i


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discrète, des êtres et des choses* Il représentera J 1


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' une maison perdue dans la campagne, une porte 1 1


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ouverte au bout d'un corridor, un visage ou des ^ 1


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B mains au repos; et ces simples images pourront 1


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ajouter quelque chose à notre conscience de la 1


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vie; ce qui est un bien qu'il n'est plus possible H


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de perdre. H


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^^ Mais nos auteurs tragiques, de même que les H


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us TRESOR DES Ill'MDI.ES


peintres médiocres qui s'allardent à la peinture d'histoire, placent loutrinlcrêl de leurs œuvres dans la violence de l'anedocte qu'ils reproduisent. Et ils prétendent nous divertir au même genre d'actes qui réjouissaient des barbares à qui les attentats, les meurtres et les trahisons qu'ils représentent étaient habituels* Tandis que la plupart de nos vies se passent loin du sang, des cris etdes épées^ et que les larmes deg hommes sont devenues silencieuses, invisibles et presque spîrituelics...

Lorsque je vais au théâtre, il me semble que je me retrouve quelques heures au milieu de mes ancêtres, qui avaient de la vie une conception simple, sèche et brutale, que je ne me rappelle plus et à laquelle je ne puis plus prendre part. J'y vois un mari trompé qui lue sa femme, une femme qui empoisonne son amant^ un fils qui venge son père, un père qui immole ses enfants, des enfants qui font mourir leur père, des rois assassinés, des vierges violées, des bourgeois


%% TRAGIQUE QUOTrDriW


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emprisonnés, et tout le buLlime U'adiiiûiiuel, maîsj hélas ! sî superficiel et si malériel,du sang^, des larmes exttîrieures et de la mort. Que peu- vent me dire des êtres qui n'ont qu'une idée fixe et qui n'ont pas le temps de vivre parce qu'il leur faut mettre à mort un rival ou une maîtresse ?

J'étais venu dans l'espoir de voir quelque cliose de la vie rattachée à ses sources et à ses mystères par des liens que je n'ai Toccasion ni la force d'apercevoir tous les jours. J*étaîs venu dans l'espoir d'entrevoir un moment la beauté, la grandeur et la gravité de mon humble existence quotidienne. J'espérais qu'on m^aurait montré je ne sais quelle présence, quelle puissance ou quel dieu qui vit avec moi dans ma chambre. J'attendais je ne sais quelles minutes supérieures que je vis sans les connaître au milieu de mes plus misérables heures; et je n'ai le plus sou- vent découvert qu'un homme qui m'a dit longue- ment pourquoi il est jaloux, pourquoi il empoi- sonne ou pourquoi il se lue.


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L« TRÉSOR OMS « WOOT


J'admire Othello, mais il ne me paraît pi vivre de Tau^sle vie quotidienne d'un Ilamle qui a le temps de vivre parce qu'il n'agit pal Othello est admirablement jaloux. Mais n'est^c peut-être pas une vieille erreur de penser q c'est aux moments où une telle passion et d'au Ires d'une ëgale violence nous possèdent qu nous vivons véritablement? II m'est arrivé d croire qu'un vieillard assis dans son fauteui attendant simplement sous la lampe,écoutant sau le savoir toutes les lois éternelles qui régner autour de sa maison, interprétant sans le coid prendre ce qu'il y a dans le silence des porti et des fenêtres et dans la petite vobc de lumière, subissant la présence de son âme et sa destinée, inclinant un peu la tête, sans douter que toutes les puissances de ce mond interviennent et veillent dans la chambjj comme des servantes attentives, ignorant qn le soleil lui-même soutient au-dessus de l'abtiiQi la petite table sur laquelle î! «ï'rr'"%"d(*^ et r^r


LS TIUGIQL'E ^UOTÎDIE?f


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n'y a pas un astre du ciel ni une force de Pâme qui soient indiffërcnls au mouvement d'une pau- pière qui retombe ou d'une pensée qui s'élève, — il m'est arrivé decroirc que ce vieillard immobile vivait, en réalité, d'une vie plus profonde, plus humaine et plus générale que Tamant qui étran- gle sa maîtresse, le capitaine qui remporte une victoire ou « Tépoux qui venge son honneur »• On me dira peut-être qu'une vie immobile ne serait guère visible, qu'il faut bien Tanîmer de quelques mouvements et que ces mouvements variés et acceptables ne se trouvent que dans le petit nombre de passions employées jusqu'ici. Je ne sais s'il est vrai qu'un théâtre statique soit impossible. Il me semble même qu'il existe. La plupart des tragédies d'Eschyle sont des tragé- dies immobiles. Je ne parle pas de Prométhée et des Suppliantes où rien n'arrive; mais toute la tragédie des Choéphores^^v est cependant le plus terrible drame de rantîquité, piétine comme un mauvais rôve devant le tombeau d'Agamera-

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LB Tftéson DES mjïr6t.ia


non, jusqu'à ce que le iiteurUe jauliisao, i:uiuu.M^ un ëclaîr, de l'accumulation des prières qui se replient sans cesse sur elles-mômes. Examinez à ce point de vue quelques autres des plus belles tragédies des anciens : les Euménides^ Anii-- ffone, Electre^ Œdipe à ColoneAi Us ont admiré, dît Racine dans sa préface de Bérénice, ils ont admiré VAjax de Sophocle^ qui n'est autre chose qu'Ajax qui se tue de regret à cause de la fureur où il est tombé après le refus qu'on lui a fait des armes d'Achille. Us ont admiré le P/u- tociêtej dont tout le sujet est Ulysse qui vient pour surprendre les flèches d'Hercule. U Œdipe môme, quoique tout plein de reconnaissances, est moins chargé de matière que la plus simple tragédie de nos jours, »

Est-ce autre chose que la vie à peu près im- mobile? D'habitude, il n'y a même pas d'action psychologique, qui est mille fois supérieure à Inaction matérielle et qui semble indispensable, mais qu'ils parviennent néanmoins à supprimer


LE TRAGt<2UE QUOTIDIEN


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00 à réduire d'une façon rnervenicuse, pour ne laisser sulisisler d'autre înlcrôt que celui qu'ins* pire lasîlualîon de riiomme dans Tunivers. Ici, nous ne sommes plus chez les barliares, et Thomme ne s'ogite pas plus au milieu de pas- sions élémentaires qui ne sont pas les seules cho- ses îniéressanles qu'il y ait en lui. On a le temps de le voir en repos. Il ne s'agit plus d'un mo- ment exceptionnel et violent de Fexislence, raaia de l^îstênce elle-même. Il est mille et raille lois plus puissantes ci plus Yéncrables que les lois des passions; mais ces lois lentes, discrètes et silencieuses, comme tout ce qui est doué d une force irrésistible, ne s'aperçoivent et ne s'enten- dent que dans le demi-jour et le recueillement des heures tranquilles de la vie.

Lorsque Ulysse et Néoptolème viennent de- mander à Pliîloctète les armes d'Hercule, leur action en elle-même est aussi simple et aussi indifférente que celle d'un homme de nos jours qui entre dans une maison pour y visiter un


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lâK TnCSOn DES ffUMBLSS


malade, d*un voyageur qui frappe à la porlG d'une auberge ou d'une mère qui attend au coin du feu le retour de son enfant, Sophocle marque en passant d*un trait rapide le caractère de ses liëros. Maïs ne peut-on pas affirmer que l'inté- rêt principal de la tragédie ne se trouve pas dans la lutte qu'on y voit entre rhabileté et la loyauté, entre le désir de la patrie, la rancune el Tentête- mcnt de Torgueil ? 11 y a autre chose ; et c*est revistence supi^rieure de Thomme qu'il s'agît de faire voir. Le poète ajoute à la vie ordinaire un je ne sais quoi qui est le secret des poètes, et tout à coup elle apparaît dans sa prodigieuse grandeur, dans sa soumission aux puissances inconnues, dans ses relations qui ne finissent pas, et dans sa nnsèrc solennelle. Un chimiste laisse tomber quelques gouttes mystérieuses dans uu vase qui ne semble contenir que de Teau claire : et aussitôt un monde de cristaux s'élève jusqu'aux bords et nous révèle ce qu'il y avait en suspens dans ce vase, où nos yeux incomplets


n'avaient rien aperçu. Ainsi dans Philoctèie^ il semble que la petite psychologie des trois per- sonnages principaux ne forme que les parois du vase qui contient Tcau claire^ qui est la vie ordinaire dans laquelle le poète va laisser tom- Ler les gouttes révélatrices de son génie...

Aussi, n'est-ce pas dans les actes, mais dans les paroles, que se trouvent la beauté et la gran- deur des belles et grandes tragédies. Est-ce seulement dans les paroles qui accompagnent et expliquent les actes qu'elles se trouvent? Non ; il faut qu'il y ait autre chose que le dialogue exté- rieurement nécessaire. Il n'y a guère que les paroles qui semblent d'abord inutiles qui comp- tent dans une œuvre. C*est en elles que se trouve son âme. A côté du dialogue indispensable, il y a presque toujours un autre dialogue qui semble superllu. Examinez attentivement et vous verrez que c'est le seul queTârae écoute profondément, parce que c'est en cet endroit seulement cju^on lui parle. Vous reconnaîtrez aussi que c'est la


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ts ntc^oa fiss vuhiilss


qiialili! et Télendae de ce dialogue inutile qui diîlermîoe la qualité et la portée ineffable de Fœuvrc, Il est certain que, dans les drames ordi- naires, le dialogue indispensable ne répond pas du tout à la réalité ; et ce qui fait la beauté mystérieuse des plus belles tragédies se trouve tout juste dans les paroles qui se disent à côté de la vérité stricte et apparente. Elle se trouve dans les paroles qui sont conformes à une vérité plus profonde et incomparablement plus voisine de rftmc invisible qui soutient le poème. On peut même affirmer que le poème se rapproche de la beauté et d*une vérité supérieure dans la mesure où il élimine les paroles qui expliquent les actes pour remplacer par des paroles qui expli- quent non pas cequ'on appelle un « état d'âme i», mais je ne sais quels efforts insaisissables et incessants des âmes vers leur beauté et vers leur vérité. C*est dans cette mesure aussi qu'il se rapproche de la vie véritable. Il arrive à tout homme dans la vie quotidienne d'avoirà dénouer


LE TRAGTQUÏ QUOTIDIEN


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par des paroles une situation très g^rave. Son- gez-y un instant. Est-ce toujours en ces moments, esl-cc même d'ordinaire ce que tous dîtes ou ce cju'on vous répond qui importe le plus ? Est-ce que d'autres forces, d'autres paroles qu'on nVn- lend pas ne sont pas mises en jeu qui détermi- nent l'événement? Ce que je dis compte souvent pour peu de chose; mais ma présence, l'attitude de mon âme, mon avenir et mon passé, ce qui naîtra de moi, ce qui est mort en moi, une pen- sée secrète, les astres qui m'approuvent, ma des- tinée, mille et mille mystères qui m^envîronncnt, et vous entourent, voilà ce qui vous parle en ce moment tragique et voilà ce qui me répond. Sous chacun de mes mots et sous chacun des vôtres, il y a tout ceci, et c*est ceci surtout que nous voyons, et c'est ceci surtout que nous en- tendons malgré nous* Si vous êtes venu, vous, a l'époux outragé »>, « l'amant trompé w, « la femme abandonnée ï» , dans le dessein de me tuer, ce ne sont pas mes supplications les phis élo-


queutes qui pourront arrêter voire bras. Mais il se peut que vous rencontriez alors Tune de ces forces inattendues et que mon âme, qui sait qu'elles veillent autour de moi, vous dise un mot secret qui vous désarme. Voilà les sphères où«  Jcs avenlrires se décident, voilà le dialogue donê" il faudrait qu'on entendit récho. Et c'est cet écho qu'on entend en effet, — extrêmement affaibli et variable, il est vrai, — dans quelques- unes des grandes œuvres dont je parlais tantôt- Mais ne pourrait-on pas tenter de se rapprocher davantage de ces sphères où tout se passe « en réalité » ?

II semble qu*on veuille le tenter, Il y a quel- que temps, à propos du drame d'Ibsen où l'on cutcnd le plus tragiquement ce dialogue a du second degré », à propos de Solness le Cons- tracteur^ j'essayais plus maladroitement encore de percer ces secrets. Pourtant, ce sont des traces analogues de la main du même aveugle sur le même mm* et qui se dirigent aussi vers


LS TRAGIQUS QUOTIDIETT


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les mêmes lueurs. Dans Solness^ disaîs-je, qu'est-ce que le poète a ajoute à la vie poor qu'elle nous apparaisse si étrange, si profonde et si inquiétante sous sa put5 ri li lé extérieure? Il n'est pas facile de le découvrir et le vieux maitre garde plus d'un secret. Il semble même que ce qu'il a voulu dire ne soit que peu de chose au regard de ce qu'il lui a fallu dire. Il a donné la liberté à certaines puissances de Tâme qui n'avaient jamais été libres et peut-être a-t-il été possL^dc par elles. « Voyez-vous^ Hildc, s'cx- clame Solness, voyez-vous I II y a de la sorcel- lerie en vous tout comme en moi. C'est celte sorcellerie qui fait agir les puissances du dehors. Et II faut s'y prêter. Qu'on le veuille ou non, aie faut. »

Il y a delà sorcellerie en eux comme eu nous ious< Hilde et Solness sont, je pense, les premiers héros qui se scTitent vivre un instant dansl'at- mosphère de l'âme, et cette vie essentielle qn'ibî ont découverte en eux, par delà leur vie ordi-


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LE ThESOlV DES HUÎJBI ES


iiaîrcjles épouvante. Ililde etSolness sont deux âmes qui ont entrevu leur sUiiution dans la vie vcrilable. II y a plus d'une manière deconnallre un homme. Je prends^ par exemple, deux ou trois êlrcs que je vois à peu près tous les jours. II est probable que longtemps je ne les distin-^ guerai que par leurs gestes, leurs habitudes exté- rieures, ou intérieures, leur manière de sentir, d'agir et de penser. Maïs, en toute amitié un peu longue, il arrive un moment mystérieux où nous apercevons, pour ainsi dire, la situation exacte de notre ami par rapport à rinconnu qui r€ntoure,el ratlitude de la destinée envers lui. C'est à partir de ce moment qu'il nous appar- tient véritablement. Nous avons vu une fois pour toutes de quelle façon les événements se condui- ront à son égard. Nous savons que celui-ci aura Lcause retirer aufonddeses demeures et se tenir aussi immobile que possible dans la crainte d'agi- ter quelque chose dans les grands réservoirs de Tavcnir, sa prudence ne servira de rien, et les


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LE TRESOR t)KS HUMBLES


qu'il ne nous est pas possible de comprendre...

Je crois quHilde et Solness se trouvent dans cet état et s'aperçoivent de cette façon. Leurs propos ne ressemblent à rien de ce que nous avons entendu jusqu'ici, parce que le poète a tenté de mêler dans une même expression le dialogue intérieur et extérieur. Il règne dans ce drame soranambuliquejenesaîs quelles puissan- ces nouvelles. Tout ce qui s'y dit cache et décou- vre à la fois les sources d'une vie inconnue. Et si nous sommes étonnés par moments, ii ne faut pas perdre de vue que notre âme est souvent, à nos pauvres yeux, une puissance très folle, et qu'il y a en l'hommi^ bien des régions plus fé- condes, plus profondes et plus intéressantes que celles de la raison ou de rinlelligeuce.».


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On pourrait dire que, de siècle en siècle^ un ^^


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poète tragique (( a parcouruj la torche de la poé- H^^


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SIC à la maîii, les labyrinthes du destin )>. Ils ont


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fixé de cette façon,chacun selon les forces de sou


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heure,râme des annales humaines; et ils ont fait


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ainsi de Thistoire divine. C'est en eux seuls que


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Ton peut suivre les variations sans nombre de la


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grande puissance immuable, Etil est intéressant


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de les suivre; car le plus pur de l'âme des peu-


1 ^1


ples se trouve peut-être au fond de l'idée qu'ils 1


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se sont faîte de cette puissance. Elle ne mourut


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jatnais entièrement, mais il y a des moments où


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elle s'agite à peine et, dans ces moments-là, ou


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remarque cjue la vie n'est ni très forte ni très


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profonde, Elle ne fut adorée qu'une seule fois


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LB Tai^soa dbs tJUMiiLca


sans partage. Elle était alors, pour les dieux mémeSf un épouvantable mystère. Il est Hssez étrange de constater que IV'poque où la divinité sans visage parut la plus terrible cila plus incom- préhensible, fut l'époque la plus belle de Thuma- nité; et que ce fut le plus heureux des peuples qui se représenta le destin sous Taspect le plus redoutalîle.

Il semble qu'il y ait une force secrète en celte idée; ou que cette îdf^e soit le sîg^ne d'une force. Est-ce que Thomme grandit dans la mesure où il reconnaît la grandeur de f inconnu qui le do- mine ; ou est-ce Tînconnu qui grandit en prc portion de rhorame ? Aujourd'hui, Ton dirait que l'idée du destin se réveille. Peut-être n'est- il pas inutile d'aller à sa recherche. Mais oh le Irouve-l-on ? Aller à la recherche du desl in, n^cst-ce pas aller à la recherche des tristesses humaines? Il n'y a pas de destin de la joie; il n'y a pas d'étoile heureuse. Celle qu'on appelle ainsi est une étoile qui patiente. II importe d*ail*


L'érofLK


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lenrs que noos sortions parfois à la recherche de nos tristesses, afin de les connaître et de les ad- mirer, alors même que la g;rande masse informe de noire destinée ne serait pas an bout,

C est la manière la plus efficace de sortir à la recherche de soi-même; car on peut dire que nous ne Talons que ce que valent nos inquiétu- des et nos mélancolies. A mesure que nous avan- çons, elles deviennent plus profondes, plus no- bles et plus belles, et Marc-Aurèle est le plus admirable des hommes, parce que mieux qu'un autre il a compris ce que noire âme a rais dans le pauvre sourire résigné qu'elle doit avoir au fond de nous, lien est de même des tristesses de riinmanité. Elles suivent une route qui ressem- ble à celle de nos tristesses ; mais elle est plus long:ue et plus sûre et doit mener à des patries que les derniers venus connaîtront seuls. Elle, part aussi de la douleur physique; elle virut de passer par la crainte des dieux et s'arrête aujourd'hui autour d'un nouveau g'ouffre dont les


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LK TKESOR OH3 «UMOUl'S


meilleurs d'enlre nous n*ont pas encore sondé les profondeurs.

Chaque siècle aîme une autre douleur; parce que chaque siècle voituu autre destin. Il est cer- tain que nous ne nous intciressons plus comme autrefois aux catastrophes de nos passions ; et les ^H plus tragiques chefs-d'œuvre dupasse sont d'une ^ qualité de tristesse inférieure à celle de nos tris- tesses d'aujourd'hui. Ils ne nous atleignent plus qu'indirectement par ce que nos réflexions et la noblesse nouvelle que la douleur de vivre a acquise en nous-nicmes ajoutent aux simples accidents de lahatne ou de l'amour qu'Us repro* duisent devant nous,

11 semble^ par moments, que nous soyons au bord d'un pessimisme nouveau, mystérieux et peut-ôtre très pur. Les sages les plus terribles, Schupenhauer, Carlyle, les Russes, les Scandi- naves, et le bon optimiste Emerson, lui aussi (car rien n'est plus décourageant qu'un optimiste; volontaire), ont passé sans expliquer notre m


L nrraiLB


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lancolie* Nous sentons qu'il y a sous toutes les raisons qu'ils ont essaye de nous dire bien d'au- tres raisons plus profondes qu'ils n'ont pu décou- vrir» La tristesse de Tliomme, qui depuis leur venue paraissait déjà belle, peut s'ennoblir encore infiniment, jusqu'à ce qu'un être de gt^nie profère enfin le dernier niot de la douleur qui nous purifiera peut-être entièrement»..

En attendant, nous sommes entre les mains de puissances étranges, et nous sommes sur le point de soupçonner leurs intentions. Au temps des grands tragiques de Tère nouvelle^ au teinps de Shakespeare, de Racine et de ceux qui les suivent, ou croit que les malheurs viennent tous des passions diverses de notre cœur- La catas- trophe ne flotte pas entre deux mondes : elle vient d'ici pour aller là ; et Ton sait d'où elle sort. L'homme est toujours le maître. Au temps des Grecs il Télait beaucoup moins, et la fata- lité régnait sur les hauteurs. Mais elle était inac-

s^îble et nul riV>sait Hnterrojer, Aîijoiird'huî,


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LE TElésOR DES BUMBLKS


c'est elle qu'on mlerpelle, et c'est peol-êîre là le grand signe qui marque le théâtre nouveau. On ne s'arrête plus aux effets du malheur, mais au malltcur lui-mcme, et l'on veut savoir son essence et ses lois. Ce qui était la préoccupation inconsciente des premiers tragiques ctcc qtiî for- mait Fombre solennelle qui entourait à leur insu les gestes secs et violents de la mort extérieure, la nature même du malheur, est devenu le point central des drames les plus récents et le foyeraux lueurs équivoques autour duquel tournent les ^mcs des hommes et des femmes. Et Ton a fait un pas du côté du mystère pour regarder en face les terreurs de la vie.

Il serait intéressant de rechercher sous quel ' angle nos derniers tragiques semblent envisager le mallieur, qui est le fond de tous les poèmes dramatiques* Ils le voient de plus près que les Grecs et le pénètrent davantage dans les ténèbres ft.'condes de son cercle intérieur, C^est peut-être une divinité identique. Mais ils l'ignorent pins


LKTOTLS


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intimement. D'oùvienl-il^ où va-t4l et pourquoi descend-il? Les Grecs le demandaient à peine, Esl-il inscrit en nous ou nutt-il en m^me temps que nous-raémes? Est-ce lui qui s'avarce à notre rencontre ou bien est-il appelé par de 5 voix que nous nourrissons tout au fond de n< tre être et qui sont de connivence avec lui ? Il fa idraît pou- voir observer des cimes d'un autre monde les allures d'un homme auquel doit arri ^er quelque grande douleur ; et quel homnic ne ti availle sans le savoir à forger la douleur qui ser Ji le pivot de sa vie?

Les paysans écossais ont un mot qui pourrait s'appliquer à toutes les existences. Dans leurs légendes ils appellent Fey l'état d'un homme qu'une sorte d'iiTésistihle impulsion intérieure entraîne^ malgré tous ses efforts, n;al';ré tous les conseils et les secours, vers une inévitable catas- trophe. C'est ainsi que Jacques I*^^j le Jacques de Catherine Douglas, était Fey en allant, mal- gré les présages terribles de la t-irre, de r«^nfer


LS Tn^SOli DSS Ut.'MCUES


cl du ciclj passer les fêtes de Noël dans le som- bre château de Perlhj où ratteudait son assassin, le traître Robert Graeme. Qui de nous, s'il se rappelle les circonstances du malheur le plus décisif de sa vie, ne s'est senti possédé de la sorte ?I1 est bien entendu que je ne parle ici que de malheurs actifs, de ceux qu^il eût été possible d'éviter; car il est des malticurs passifs, comme la mort d'un être adoré, qui nous rencontrent simplement et sur lesquels nos mouvements ne sauraient avoir aucune influence. Souvenez-vous du jour fatal de votre vie. Qui de nous n'a été prévenu; cl bien qu'il nous semble aujourd'hui que toute la destinée eiit pu être changée par un pas qu'on n'aurait point fait, une porte qu'un n'aurait pas ouverte, une main qu'on n'aurait pas levée, qui de nous n'a lutté vainement sans fon*e cl sans espoir sur la crête des parois de rabîme,contre une force invrsiLle et qui parais- sait sans puissance?

Le soufllc de cette porte que j'ai ouverte, un


L l£tOïL8


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soir, devait éteindre à jamais mon bonheur, comme il aurait éteint une lampe débile ; et main- lenant, lorsque j'y songe, je ne puis pas me dire que je ne savais pas,.. Et cependant, rien d*im- portant ne m^avait amené sur le seuil. Je pou- vais m'en aller en Iiaussunt les épaules, aucune raison liumaine ne pouvait me forcer ù frapper au vantail,.. Aucune raison humaine j rien que la destinée*..


Cela ressemble encore à la fatalité d'Œdipe, et pourtant c'est déjà autre chose* On pourrait dii^e que c'est cette fatalité aperçue ab intra. H y a des puissances mystérieuses qui régnent eu nous-mêmes et qui semblent d'accord avec lus aventures. Nous portons tous des ennemies dans notre âme. Elles savent ce qu'elles font et ce


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LE TnÊSOn DRS HUMBUKS


qiiVllcs nous font faire ; el lorsfjii'elles nous conduisent a IV'vénementj elles nous prévien- nent à deniî-mots, trop peu pour nous arrêlcr sur la route, mais assez pour nous fîiire regret- ter, lorsqu'il sera trop lard, de n'avoir pas écoulé plus altenlivemenl leurs conseils indécis et mo- queurs. Où vculeni-elles en venir, ces puissan- ces cpii di^sîrent notre perte comme si elles élaîeni indépendantes cl ne përissaienl pas avec nous^ encore qu'elles ne vivent qu*cn nous ? Qu'esl</e qui met en mouvcmenl tous les com- plices de Funivers qui se nourrissent de noire Seings ? I

L'homme pour qui a sonné riieure malheu- reuse csl pris dans un tourhillon que l*on n'a- perçoit pas, et depuis des années ces puissances combinent les innomI)ral)les incidents qui doî- \cnt l'amener à la minute nécessaire, au point précis où les larmes rattcndent. Rappelez-vous tous vosefTorls et vos pressentiments. Rappelez- vouslcs secours inutiles, Rnppclez-vous aussi les


L'iroiLs


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bonnes circonstances apitoyées qui ont tenté de TOUS barrer la route et que vous avez repoussées comme des mendiantes importunes. C'étaient, pourtant, de pauvres sœurs timides qui vou- laîenl vous sauver et qui se sont éloi^ées sans rien dire; trop faillies el trop petites pour hitter contre les clioses décidées, Dieu sait où...

Le itiallicur est à peine accompli que nous avons la sensation étrange d*avoir obéi à une loi éternelle; et je ne sais quel soulagement mysté- rieux, au sein des plus grandes douleurs, nous récompense de notre obéissance. Nous ne nous appartenons jamais plus intimement qu*au len- demain d'une catastrophe irréparable. Il semble alorsquenous nous soyons retrouvés etquenous ayons reconquis une partie inconnue et néces- saire de notre être. Il se fait un apaisement singulier. Depuis des jours, et presque à notre insu» tandis que nous pouvions sourire aux visa- ges et aux fleurs, les forces rebelles de notre âme luttaient terriblement sur le bord de l'a-


vA


LE tnÉHOR DEâ HOïlBLES


bîme, et mainlenant que nous sommes au fond, tout respire librement.

Elles lultent ainsi, sans répit, en chacune de nos âmes ; et nous voyons parfois, mais sans y prendre garde, car nous n'ouvrons les yeux qu'aux cltoses sans importance, l'ombre de ces combats où notre volonté ne p(!ut intervenir. Si je suis avec des amis, il se peut qu*au milieu des paroles et des éclats de rire une chose qui n'est pas de ce moride ordinaire passe soudain sur la face de Tun d'eux. Un silence sans motit régnera tout à coup : et tous regarderont, sans le savoir, l'espace d'un instant, avec les yeux de Tâme. Après quoi, les sourires et les mots, qui avaient disparu comm» les grenouilles effrayées d*on grand lac, remonteront, plus violents, à la surface. Maïs TinvisiLle, ici comme en tout Heu, a perçu son tribut. Quelque chose a com- pris qu'une lutte était finie^qu'une étoile se levait ou tombait et qu'une destinée venaitde se fixer...

Elle élait peut-être fixée ; et qui sait si la lutte


L*èTOILE ï fj5 ^^'S^^m


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n'est pas ua simulacre 1 Si je pousse aujourd'iiui !


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la porte de la maison où je dois rencontrer les


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premiers sourires d'une tristesse qui ne finira *^HI


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plus, je fais ces choses depuis plus longtemps


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qu'on ne croît, A quoi sert-il de cultiver un moi '


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sur lequel nous n'avons presque aucune iiilluen-


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ce? C'est notre étoile qu'il nous faut observer. '


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Elle est bonne ou mauvaise; elle est pâle ou ^



puissante ; et toutes les forces de la mer n'y '


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pourraient rien chaugcr. Quelques-uns qui peu^ i


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vent avoir confiance en elle jouent avec elle


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comme avec une boule de verre. Ils la lancent et la


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risquent où ils veulent ; elle reviendra toujours, |


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fidèle, dans leurs mains. Ils savent bien qu'elle 1


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1 ne peut se briser. Mais il en est tant d'autres qui 1


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ne peuvent lever un regard vers la leur sans 1


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qu elle se détache du finnament et qu'elle tombe 1


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en pousiiicre à leurs pieds., • 1


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Mais il est dangereux d'y songer : car sou- m


1 ^M


vent c'est le signe qu'elle est sur le point de s'é- 1


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teindre.,. H


1 1


Nous nous trouvons ici dans les abfmes de la fiuU et nous j attendons ce qui doit nniirer* Il ne s'y agît plus de volonté, nous sommes à mllfe lieues au-dessus d'elle, et dans une ri^gion où la volonté même est le fruit le plus mùr du des- tinai nefautpas s'en plaindre; nouss:tvons déjà quelque chose et nous avons découvert quelques- unes des habitudes du hasard. Nous attendons comme Toîselcur qui observe les moeurs des oiseaux migratoires et quand un événenicnl est signalé à riïorizon, nous n'ignorons pasqu/il n*y restera pas solitaire et que ses frères vont s'a- kfiatlre par bandes au même endroit. Nous avons appris vaguement qu'ils semblent allîrés par C(T- [laines pensées et par certaines âmes et qu'il y ra des ôtres qui détournent leur vol, comme il y ' en a d'autres qui les font accourir des quatre coins du monde.

Nous savons surtout que certaines idées sont [extrêmement dangereuses, qu'il suffit de se [croire un instant à l'abri pour appeler la fou-


l/ÛTOÎUi


Tî>7


dre, et que le bonheur forme un vide dans lequel ne lardent pas à se pr(?cipî(er les larmes. Au hout de quelque lemps^ nous discernons aussi leurs prëférences. Nous remarquons bîen- lolquc SI nous faisons quelques pas sur la roule de la vie, à coté de Fun de nos frères, les babi^ tudes du hasard ne seront plus les mêmes, tan- dis qu'avec cet autre des événements d'une na- ture invariable viendront régulièrement à la ren- contre de notre existence. Nous éprouvons qu'il y a des êtres qui protègent dans l'inconnu, et d'autres qui y mettent en péril ; qu'il y en a qui endormentetd'aulres qui réveillent Tavcnir. Nous soupçonnons encore que les choses naissent faibles d'abord, puisent en nous leur force, et qu'en toute aventure il y a une brève minute oii notre instinct nous avertit que nous sommes encore les maîtres du destin. Enfin, quelques- uns osent nous affirmer qu'on peut apprendre à être heureux, qu*à mesure que nous devenons meilleurs nous rencontrons des hommes qui s'a-


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LE Tn£*Oll DKS HUMULES


niéliorentj qu'un être qui est bon attire irrésisti- blement des événements aussi bons que lui- même, et qu'en une âme belle le tiasard le plus triste se transforme en beauté...

Qui donc n'a éprouvé que la bonté fait signe à la bonté, et que ce sont toujours les mêmes pour qui Ton se dévoue et les mêmes qu'on tra- hit ? SI la même douleur frappe à deux portes qui se touchent, agira-t-ellc de façon identique dans la maison du juste et dans celle de Fia* juste; et si vous êtes pur, vos malheurs ne seront- ils pas purs? N'est-ce pas dominer ravenir que d'avoir su transformer le passé en quelques sou- rires un peu tristes? Et ne semble-t-il pas que, dans rinévilable même, nous puissions retarder quelque chose? Est-ce que de grands hasards ne dorment pas, qu'un mouvement trop brusque réveille à Fhorizon, et ce malheur serait-il arrivé aujourd'hui, si des pensées en fête n'a- vaient fait trop de bruit dans votre âme ce ma- tin? Est-ce là tout c^ que notre sagesse a pu


glaner dans ces ténèbres ? Qui donc oserait dire qu'il y a dans ces régions des vërités plus fermes? En alteridantj il faut savoir sourlrCj il faut savoir pleurer dans le silence d'une bonté très humble. Au-dessus de ces choses s'élève peu à peu la face inachevée du destin d'aujourd'hui. Une petite partie du voile qui la couvrait jadis a été écartée, et dans la partie découverte, nous avons reconnu, non sans inquiétude, d'un côté, la puissance de ceux qui ne vivent pas encore^ et, de l'autre côté, la puissance des morts. Au fond, ilnya là qu'un éloigiiement nouveau du mystère. Nous avons agrandi la main de glace du destin ; et voici que les mains de nos fils qui ne sont pas encore nés se joignent dans son ombre aux mains de nos ancêtres. II y avait un acte que nous croyions l'asile de toutes nos liber, tés, el l'amour demeurait le suprême refuge de tous ceux qui sentaient ti^op durement les chaînes de la vie- Ici du moins, nous disions-nous, et dans risulemcnt de ce temple secret, personne


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Ll TRésOn Li£3 UL:vmLEd


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n'entre avec nous. Ici nous pouvons respirer un instant ; ici notre âme règne enfin et elle a choisi librement dans ce qui est le cenlrc de la liberté même. Mais maintenant, on est venu dire que ce n'est pas pour notre propre compte rpie nous aimons. On est venu nous dire que, dans le temple même de Tamour^ nous obéissons aux ordres invariables d'une foule invisible. On est venu nous dire que nous sommes à mille siècles de nous-mêmes, quand nous choisissons notre amante et que le premier baiser du fiancé n*est que le sceau que des milliers de mains qui deman- dent à naître imposent sur la bouche de la mère qu'ils désirent. Et d'un autre côté nous savons que les morts ne meurent pas. Nous savons à présent que ce n*est plus autour de nos ég^lises, mais dans toutes nos maisons, dans toutes nos habitudes qu'ils se trouvent. Qu'il n'y a pas un gcste^ une pensée, un péché, une larme ou un atonie de la conscience acquise qui se perde dans les profondeurs de la terre ; el qu*au plus insî-


20H


LE TUK^.OU DES «U.NSniES


du cote des fronliôres, « SL nous sommes bru- taux et barbares, ajoute-t-H, la fatalité prend une forme brutale et barbare. Quand nous nous raffinons, nos échecs se raffinent aussi* Si nous nous élevons à une culture spirituelle, Fanta- gonisme prend une forme spirituelle. » Il est peut-être yraî que notre âme, à mesure qu'elle s'élève, purifie le destin ; bien qu'il soit vrai aussi que les mêmes tristesses nous menacent, qui menacent les sauvages. Mais nous en avons d autres quHs ne soupçonnent pas ; et Tesprit ne s'élève que pour en découvrir d'autres encore, à tous les horizons, « Nous appelons destin tout ce qui nous limite. » Tâchons que le destin ne soit pas trop étroit. II est beau d'augmenter ses tristesses, puisque c'est élargir sa conscience qui est l'unique endroit où Ton se sente vivre* Et c'est aussi le seul moyen de remplir son suprême devoir envers les autres mondes, puisque c*est probablement à nous seuls qu*il incombe d'aug- menter la conscience de la Terre.



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^^^^^LA BONTÉ INVISIBLE ^^^^H


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1 C'est une chose, me dit un soir ce sage que


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j'avais rencontré par hasard au bord de I*océan


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qu'on cnleiidaîl à peiiie, c*est une chose que Ton


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n'aperçoit pas et sur laquelle personne n'a l'air



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de compter ; et cependant je crois que c'est Tune



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des forces qui conservent les êtn;s. Les dieux



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dont nous sommes nés se manifestent en nous


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de mille façons diverses ; maïs cette bonté


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' secrète qu'on n'a pas remarquée et dont nul n'a



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parlé assez directement est peut-être le signe le



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plus pur de leur ™ éternelle. On ne sait d'où



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elle vient. Elle est là simplement qui sourît sur



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le seuil de nos âmes ; et ceux en qui elle sourit



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le plus profondément ou le plus fréquemment,


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nous feront suulTrir jour et nuit s'ils le veulent,



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LS Tuïvson DES norBiiS


sans qii*il nous soit possible de ne plus les aimer.*. Elle n'est pas de ce monde et cependant se mêle à la plupart de nos agitations. Elle ne se donne m^me pas la peine de se montrer dans un regard ou une larme p Elle se cache au con- traire pour des raisons qu'on ne devine pas. On dirait qu'elle a peur d'user de sa puissance. Elle sait que ses mouvements les plus involontaires feront naître autour d'elle des choses immortelles; et nous sommes avares des choses immortelles. Pourquoi donc craîgnons-nous ainsi d'épuiser le ciel qui est en nous? Nous n'osons pas agir selon le Dieu qui nous anime. Nous redoutons ce qui ne s'explique pas par un geste ou un mot; et nous fermons les yeux sur ce que nous faisons malgré nous dans l'empire où les explications sont superflues. D'où vient donc la timidité du divin dans les hommes? On dirait vraiment que plus un mouvement de Fâme s'approche du divin, plus nous niellons de soin à le dissimuler aux regards de nos frères. L'homme ne serait-


LA CONTE tNVlSEBLB


307


il pas autre chose qo'un dieu qui aurall peur? ou bien nous est-îl diffendu de trahir des puis» sances supérieures ? Tout ce qui n'appartient pas â ce monde trop visible a l'humilité tendre de la fillette infirme que sa mère n^appcllepas lorsque des étrangers entrent dans la maison. Et c'est pourquoi noire bonté secrète n*a jamais franchi jusquici les portes silencieuses de notre âme» Elle vît en nous comme une prisonnière à qui l'on a défendu d'approcher des barreaux. Du reste, il ne faut pas qu'elle en approche. U suf- fit qu'elle soit là. Elle a beau se cacher, dès qu'elle lève la tète, qu'elle déplace un anneau de ses cliaînes ou qu'elle ouvre la main, la prison s'illumine, les soupiraux s'enlr'ouvrent à la pression des clartés intérieures^ il y a tout à coup un abîme ple*n d'anges agiles entre les paroles et les êtres, tout se tait, les regards se détour- nent un instant et deux âmes s'embrassent en pleurant sur le seuil...

Ce n'est pas une chose qui vient de notre


terre ; eC loolês le9 descriptions ne ^errinûcni de rien* Il fout que cens qui Teulenl roc com- prendre aient aussi ea eux-mêmes, le même point stmible. Si tous n'aTez jamais éprouvé dans la Ti%' la poissante de voirt bonté inuisMe, n'allez pas plos aTanI ; ce serait inulîie. Mais en esl-il rraimenf qui n'deni pas ëprouYe celle pctissanoe ; el le^ pires dVnlre naus ne furent- ils jamais inrisible tient bons? Je ne sais ; il j a tant d'èlrea en ce monde qui ne scmgent pas à autre chose qu'à décourager le divin dans leur âme. n saTât d'un inslaut de répit, cependant, pour que le divin se redn^sse, et les plus mé- chants mêmes ne sont pas sans cesse sur leurs gardes ; et c'est pourquoi, &uls doute, tant de méchants sont bons sans quVu le voie, tandis que bien des sages et bien des sûnts ne sont pas invisiblement bons..*

J'ai fait souffrir plus d^une fois, ajouta-t-il, comme tout être fait souffrir autour de lui. J'ai fait souffrir pdrce que nous sommes dans un monde


LA DON'ie INViSIDLF^


2a<)


OÙ tout se lient par des fils invisibles, ilans uu

monde où personne n'est seul; et qucle jçeste le plus doux de la bontd ou de ramour blesse sou- vent tant dinnocence à nos côtés I — J*ai fait sûufîrîr aussi, parce que les meilleurs et les plus tendres ont quelquefois besoin de rechercher je ne sais quelle partie d'eux-mêmes dans la dou- leur d'autrui. Il y a vraiment des graines qui ne germent en notre ârae que sous la pluie des larmes que Ton n^pand à cause de nous; et ce- pendant ces graines produisent de bonnes fleurs et des fruits salutaires. Que voulez-vous? c'est une loi que nous n'avons pas faite ; et je^ ne sais si j Miserais aimer Thomme qui n'aurait fait pieu- rer personne. Bien souvent ceux qui aimèrent le mieux firent souffrir le plus, car on ne sait quelle cruauté attendrie et timide est d'ordinaire la sœur inquiète de l'amour. L*amour cherche eu tout lieu des preuves de l'amour et ces premières preuves, qui n'est enclin à les trouver d'abord dans les pleurs de laimée î

i3.


t.E THi!:40lV DiiS UtJMBLKa


La mort même ne pourrait pas suffire à ras- i Gurer Famant s'il osait écouter les exigences de Tamour; car rinstaut de la mort semble trop bref à Fintime cruauté de Famour; par delà la morlj il y a ]»lace encore pour une mer de dou- tes; et ceux qui meurent ensemble ne meurent I cul-élre pas sans inquii^ttides. Il fout ici de lon- gues cL lentes larmes. La douleur est le premier aliment de Famour; et tout amour qui ne s'est pas nourri d'un i»eu de douleur pure meurt I comme le nouveau-né que Fou voudrait nourrir comme on nouiTit un homme. Aimerez-vous de la mémo façon celle qui toujours vous fit sou- rire et celle qui parfois vous fit pleurer? 11 faut, liélas 1 que Famour pleure et bien souvent, c'est dans le moment même où les sanglots s'élèvent que les cliaîues de Famour se forgent et se trem- pent pour la vie..,

J ai fait soufi'rii' ainsi parce que j'aimais, pour- suivit-il, jVi fait souffrir aussi parce que jen'ai- T'iî»U u\uii. Mrîs, quelle différence cnti^e les deux I


hk nUKlà IS VISIBLE


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doulears ! Ici, les lentes larmes de Faraour éprouvé semblaient savoir dtîjà, tout au fond d'elles-mêmes, qu'elles arrosaient en nos deux âmes jointes quelque chose d'indicible, et là ces pauvres larmes savaient de leur cOlé qu'elles tombaieut seules sur un désert. Mais c'est dans ces moments où 1 ame est vraiment tout oreille ou tout âme plutôt, que j'ai reconnu la puissance d'une bouté invisible qui savait accorder aux mallieureuses larmes de Famour qui mourait les illusions divines de Famour qui va naître. N'eû- les-vous jamais un de ces tristes soirs où les baisers découragés ue pouvaient plus sourire et où Fâme sentait enfin qu'elle s'était trompée? Les paroles ne sonnaient plus qu'à grand'peiue dans Fair froid de la séparation définitive; vous alliez vous éloigner pour toujours, et les mains presque inanimées se tendaieut vers Fadieu des départs sans retour, lorsque Fàme, tout à coup, faisait sur elle-même un mouvement insaisis- iable. L'âme voisine s'éveillait à Fiastant sur


il



les sommets de Pêtre, quelque chose naissait bien plus haut que l'amour des amants fatigués, et les corps avaient beau s'écarter, les âmes désor- mais n'allaient plus onblier qu'elles s'étaient regardées un instant par-dessus des montagnes qu'elles n^avaîent jamais \Tics, et que, l'espace d'un clin d'œil, elles avaient été bonnes d'une bonté qu'elles ne connaissaient pas encore...

Quel est donc ce mouvement mystérieux dont je ne parle ici qu'à propos de Tamonr, mais qui peut avoir lieu dans les plus petites circonstances de la vie? Est-ce je ne sais quel sacrificeou quel embrassemcnt intérieur, le désir très profond d'être âme pour une âme, ou le sentiment sans cesse attendri de la présence d'une vie invisible et égale à la nôtre! Est-ce tout ce qu'il y a d'ad- mirable et de triste danslc fait seul de vivre, et i*aspecl delà vie une et indivisible qui dans ces moments-là inonde tout notre être î— Je 11- gnorc, maïs c'est vraiment alors que Ton sent qu'il y a quelque part une force inconnue,


LA BONTE INVtSIBÏ.tt


ii3


que nous sommes les trtfsors de je ne sais que Dieu lc que Ton visite déjà les caba- nes des pauvres, tandis que Tamante attardc^c sourit encore dans les palais des premiers jours* L'amour selon les hommes se mourait entre nouscomme un enfant frappé d'un mal qui vient on ne sait d* où et qui ne peut avoir pitié. Nous ne nous sommes rien dît. Je ne pourrais même plus me rappeler à quoi je songeais en ce mo- ment si grave, A des choses sans doute insigni- fiantes. Au dernier visage rencontre, à la clarté tremblaule d'une tau terne au coin du quai désert|


i


1 LA BOiVlÊ INVISIBTB 2 1 5 «ji^^^l


^^^^^^^I^^^SS^^^I


et cependant, tout a eu lieu dang une lumière ^^H


mille fois plus pure et mille fois plus haute que P^"


S^^s^s^l


si toutes les forces de la pitié et de Famour aux-


^^^IB^^^I


quelles je commande dans mes pensées et dans ^


^^^^^^^H


mon cœur fussent intervenues. Nous nous som-


^^PH^^^H


' mes quitlé^sans rien dire, mais nous avons com-


^y ^^H


pris en même temps notre pensée inexprimable.


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Nous savons maintenant qu'un autre amour est


^H ^^


né qui n'a plus besoin des paroles, des petits


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soins et des sourires de Tamour ordinaire. Nous


H ^1


ne nous sommes plus revus, nous ne nous rever-


^B ^1


rons peut-âtre plus avant des siècles. « Il nous .^^


H ^1


faudra^ sans doute, oublier bien des choses, en I^H


H ^Ê


apprendre bien d autres, à travers tous les mon- P4


H 1


1 des par lesquels nous aurons à passer, » avant É


H 1


de nous retrouver dans le même mouvement ■!


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d'âme qui eut lieu ce soîr-ià j mais nous avons


W ^1


le temps d'attendre...


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Aussi, depuis ce jour, aî-je salué en tout L'eu, i. ,


■ ^1


et jusqu'au fond des moments les plus âpres, la


1 ^1


présence bienfaisante de cette puissance mcr-


^^^1


2t6


LE TEESaa DES BtTMtttBS


veilleuse. Il suffit, qu'on TaU vue clairciucnl une seule fois, pour qu'on ne puisse plus éviter son \isag^e,Vous la %*errcz sourire bien souvent dans les dernières retraites de la liaîne et jusqu*au fond des plus cruelles larmes. Et cependant elle ne se monlrc pas aux yeux de noire corps. Dès qu'elle se manifeste par un acte extérieur, elle chang'c de nature ; et nous ne sommes plus dans la vërilé selon Tâme, mais dans une sorte de mensonge selon les hommes, La bonté et l'a- mour qui ne signorcnt pas n'ont aucune action sur les âmes parce qu'ils sont sortis des rojau- mes où ellesvivent;mais tant qu'ils sont aveugles ils pourraient attendrirjusqu'au Dcslinlui-môme. J'ai cx)nnu plus d'un liouime qui accomplissait toutes les œuvres de bonté ci de miséricorde sans atteindre une seule ilmc; cl j'en aï connu d'autres qui semblaient vivre dans le mensonge el rînjuslice sans écarter ces ratmes âmes et sîms faire naître un seul instant l'idée qu'ils ne fus- sent pas bons, II y a plus; ceux niiîmes qui ne


L4 DONTE INVISIBLE


ai7


VOUS coitiiaisserit point et à qui Ton rapporte simplement vos actes de bonté et vos œuvres d'a- lïiourj si vous n'êtes pas bon selon la bonté in- visible, se douteront de quelque chose, et ne se- ront jamais atteints dans lesprofontleurs de leur être* Comme s^ii y avait quelque part un endroit où tout se pèse en présence des esprits; ou bien, là-bas, de Tautre côté de la nuit, un réservoir de certitudes où le troupeau muet des âmes va s'abreuver chaque matin*

Peut-être ne sait-on pas encore ce que veut dire le mot aimer. Il y a en nous des vies où nous aimons sans le savoir* Aimer ainsi, ce n'est pas seulement avoir pitié, se sacrifier intérieure- ment, vouloir aider et rendre heureux, c'est une cliose mille fois plus profonde que les mots humains les plus suaves, les plus agiles et les plus forts ne peuvent pas rejoindre. On dirait par moments que c'est un souvenir furtif,mais extrê- mement pénétrant de la grande unité primitive. Il y a dans cet amour une force à laquelle rienne

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2l8


ut TRÊSOa DCâ BUMBLEâ


peut résister. Qui de nous, s'il înlerroge du cùlé des lumières que d'ordinaire on ne regarde pas, qui de nous ne retrouve en lui-même le souve- nir de certaines œuvres étranges de cette force ? Qui de nous, tout à coup^ aux côtés d'un être indifférent peut-être, n'a senti survenir quelque chose que personne n'appelait? Etait-ce Tâme ou bien la vie qui se retournait sur eUe-mêrae comme un dormeur qui se réveille î Je ne sais j vous oe le saviez pas non plus et personne n'en parlait ; mais vous ne vous sépariez pas comme si rien n*était arrivé.

Aimer ainsi c'est aimer selon l'âme ; et îl n'y a pas d'âme qui ne réponde à cet amour. Car l'âme humaine est un convive affamé depuis des siècles ; el il ne faut jamais qu'on Tappelle deux fois au festin nuptial*

Toutes les âmes de nos frères rôdent sans cesse autour de nous, en quête d un baiser, et n'attendent qu'un signe. Mais combien d'êtres n'ont jamais osé faire un de ces signes dans


I»A BONTE INViaiBLB


^'9


leur viel C'est le maUieor de toute notre exis- tence, que nous vivions ainsi à Técart de notre âme, et que nous ayons peur de ses moindres mouvements. Si nous lui permettions de sourire franchement dans son silence et sa lumiùrejnous vivrions déjà d'une vie éternelle. Il suffit de consi- dérer un instant ce qu'elle parvient à faire dans les rares minutes où nous ne songeons pas à renchaîner comme une folle; dans Tamour, par exemple, où nous la laissons quelquefois s'ap- procher des grillages de la vie extérieure. Et ne faudrait-il pas, selon la vérité première^ que dans la vie, tous les êtres se sentissent en face de nous comme Tamante en face de Tamant ?

Cette invisible et divine bonté dont je ne parle ici que parce qu'elle est un des signes les plus sûrs et les plus proches de racttvîté incessante de notre âme, cette invisible et divine bonté ennoblit d^une façon définitive tout ce qu'elle a touché sans le savoir. Que tous ceux qui se plai- gnent d'un être descendent en eux-mêmes et se


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LE TREâOn D£9 UUMftLAS


demandent s'ils furent jamais bons en présence de cet être. Quant à moi, je n'ai jamais rencon- tré quelqu'un à câté de qui j'ai senti s'émouvoir ma bonté invisible, qui ne soit devenu, à l'ins- tant raéniCj meilleur que moi-même. Soyez bons dans les profondeurs et vous verrez que ceux qui vous entourent deviendront bons jusqu'aux mômes profondeurs. Rien ne répond plus in- failliblement au cri secret de la bonté que le cri secret de la bonté voisine. Tandis que vous êtes bons activement dans l'invisible, tous ceux qui vous approchent feront, sans le savoir, des cho- ses qu'ils ne pourraient pas faire à côté d*un autre homme. Il y a là une force qui n*a pas de nom ; une rivalité spirituelle qui est irrésistible. On dirait que c'est exaclemeat ici que se trouve lepoînl le plus sensible de nos âmes; car il y a de ces âmes qui semblent avoir oublié qu'elles exis- tent, et avoir renoncé à tout ce qui élève un être; maïs quand elles sont atteintes en cet endroit, elles se redressent toutes; et dans les champs


LA BONTE INVISIBLB


321


divins de la bonté secrète, la plus humble des Imes ne supporte pas la défaîte.

El cependant, il est possible que rien ne change dans la vie queFon voit; mais est-ce cela seul qui importe, et n'existons*nous vraiment que par dt^s actes que l'on peut prendre en main comme les cailloux de la grandVoute? si vous vous de- mandez, comme il faut^ nous dit-on, se le deman- derchaquesoîr : « Ou'aî-je fait dlmmortel aujour- d'hui ? » esL-ce toujours du côté des choses que ron peut compter, peser et mesurer sans er- reur, qu'il vous faut chercher tout d'abord? Il est possible que vous répandiez des larmes extraor- dinaires, que vous remplissiez un cœur de certi- tudesînouïes,et que vous rendiez la vie éternelle à une âme sans que personne s'en aperçoive, sans que vous-même vous le sachiez. Il est pos- sible que rien ne change; il est possible qu'à Pépreuve tout s'écroule et que cette bonté cède à la moindre crainte. Il n'importe. Quelque chose in a eu lieu; et notre Dieu doit avoir souri


2?a


u tniaoK dbs acMiLtii


quelque part. N'est-ce peut-être paa to but sa- prème de la vit de faire renaître ainsi llnexpli- cable en nous; et savons-nous ce que nous ajou- tons à nous-mêmes lorsque nous réveillons un peu de l'încomprtSheosîble qui dort dans tous les coins? Ici, vous avez réveillé Paraour qui ne se rendort plus. L'âme que votre âme a regardée et qui a versé avec vous les saintes larmes de la joie solennelle que l'on n'aperçoitpas, ne vous en voudra pas au milieu des tortures» Elle n'aura même pas besoin de pardonner. Elle est si sûred'on ne sait quoi que rien ne pourra désor- mais eifacer ou pâlir son sourire intérieur; car rien ne pourra séparer deux âmes qui, durant un in3lauL| « ont été bonnes ensemble »•


XII LA VIE PROFONDE


Il est bon de rappeler aux hommes que le plus humble d'entre eux «a le pouvoir de sculp- ler^ d'après un modèle dîvui qu^ll ne choisit pas, une grande personnalité morale, composée en parties égales et de lui et de Tidéal ; et que ce qui vit avec une pleine réalité, assurément c'est cela )>•

Il faut que tout homme trouve pour lui-même une possibilité particulière de vie supérieure dans rhumble et incvitable réalité quotidienne^ Il n'y a pas de but plus noble à notre vie. Ce qui nous distingue les uns des autres, ce sont les rapports que nous avons avec l'inSni, Le

14*


aa6


LX THÊBOa DBS HUafBLKS


Iiiîros n'est plus grand que le misérable quî mar^ clie à ses côtés, que parce qu'à un cerlaîn mo- ment de son existence il a eu une conscience plus vive de Fun de ces rapports, S*j1 est vrai que la création ne s'arrête pas à l'homme et que des êtres supérieurs et invisibles nous entourent; ces êtres ne nous sont supérieurs que parce qu'ils ont avec Fînfini des rapports que nous ne pou- vons môme pas soupçonner.

Il nous est possible de multiplier ces rapports. Dans la vie de tout homme il y a eu un jour où le cîel s'est ouvert de lui-même et c'est presque toujours de cet instant que date la véritable per* sonnalitë spirituelle d'un être. C'est en cet ins- tant que s'est formé sans doute l'invisible et l'é- ternel visage que nous montrons sans le savoir aux anges et aux âmes. Mais pour la plupart des hommes le cîel ne s'ouvre ainsi que par hasard. Ils n'ont pas choisi le visage par où les anges les reconnaissent dansFinfini, et ils ne savent pas ennoblir et purifier ses traits. Ils ne sont nés que



^^^^P Uk YTH PAOrONDK ^37


if- -


^^H H'irni* îriiA n titip frî^fpQQA H'ivtia f /krT*Aiii!* nn rl^nriA ^^^^^1


t^^^ u uuijJU'io^ V4, uiic; m Jotcsot;]^ 14 uiic iciicui UU il Uiic I^^^^H


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t^ pensée accidentelle. ""^^


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^P Nous naissons véritablement le jotir où pour \


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la première fois nous sentons profondément qu'il IW



y a quelque chose de grave et d'inattendu dans


k-


la ide- Les uns constatent tout à coup qu'ils ne


1 « V


sont pas seuls sous le ciel. Les autres en don-


nant un baiser ou en versant une larme s'aper-


B^ r ^^^1


çoîvent brusquement que « la source de tout ce


L> H


qu'il y a de meilleur et de saint depuis Funi-


■ *^ ^H


vers jusqu'à Dieu est caché derrière une nuit



pleine d'étoiles trop lointaines »; un troisième a 1


1 H


vu une main divine s'étendre entre sa joie et 1


L» ^1


son malheur ; et un autre a compris que les 1


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morts ont raison . Un autre a eu pitié, un autre 1


^m ^1


a admiré et un autre a eu peur, Bien souvent il 1


H H


^Bne faut presque rien; un mot, un geste, une 1


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^petite chose qui n'est même pas une pensée. 1


■ 1


^H « Auparavant je t'aimais comme un frère, dît 1


■ ^1


^'un héros de Shakespeare devant un acte qu'il 1


1 H


^^ admire ; auparavant je t'aimais comme un fi'êre, M


II


228


1^ TAéSOn DES irUMOLKS


maïs à présent je le respecte comme mon âme.» Il esl probable que ce jour-là un être vint au monde.

Nous pouvons naître ainsi plus d'une fois ; et à chacune de ces naissances nous nous rappro^ H chons un peu de notre Dieu. Mais presque tous nous nous contentons d'attendre qu'un événe<*^H ment plein d'une lumière irrésistible pénètre ^* violemment dans nos ténèbres et nous éclaire malgré nous* Nous attendons je ne sais quelle coïncidence heureuse, où les yeux de notre âme sont ouverts par hasard dans le moment oi quel- que chose d'extraordinaire nous arrive. Mais il y a delà lumière dans tout ce qui arrive; et les plus grands des hommes n'ont été grands quej parce qu'ils avaient Thabitude d'ouvrir les yeux à toutes les lumières* Est-il donc nécessaire que votre mère agonise dans vos bras, que vos enfants périssent dans un naufrage et que vous- ^ même vous passiez à cùté de la mort pour que i vous appreniez enfm que vous êtes dans


lA VI* PnnFOKDK


aag


monde inconiprcfiensible où vous vous trou- vez pour toujours, et où un Dieu qu'on ne voit pas demeure éternellement seul avec ses créa- tures? Est-il donc nécessaire que votre fiancée meure dans un incendie ou qu'elle disparaisse sous vos yeux dans les profondeurs vertes de rOcéan, pour que vous entrevoyiez un instant que les dernières limites du royaume de Taraour vont peut-être bien au delà des flanmies presque invisibles de Mira, d'AIlaïr et de la Clicvelure de Bérénice? Si vous aviez ouvert les yeux, n au- riez-vous pas pu voir dans un baiser ce que vous apercevez aujourd'hui dans une catastrophe ? Faut-0 que la douleur réveille ainsi à coups de lance les souvenirs divins qui dorment dans nos âmes? Le sage n'a pas besoin de ces secousses. Il regarde une larme, le geste d'une vierge, une goutte d'eau qui tombe ; il écoute une pensée qui passe, presse la main d*un frère, s'appro- che d'une lèvre, les yeux ouverts etTâme ouverte aussi. Il y peut voir sans cesse ce que vous


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U TlliSOa DES HUMBL8B


n'avez entrern qn^on instant ; et un sourire laî apprendra sans peine ce qu'une tempête et la maîn raéme de la mort ont dû vous révéler.

Car, qu'est-ce, au fond, que tout ce qu'on appelle « Sagesse », « Verlu », « Héroïsme n et <( les heures sublimes, et les grands moment* d de la vîe, si ce n'est les moments où Ton est sorti plus ou moins de soi-même, et où Ton a pu s'arrêter, ne fût-ce qu'une minute, sur le pas de Tune des portes éternelles d'où l'on voit que le plus petit cri, la pensée la pluspâleet le geste le plus &iible ne tombent pas dans le néant; ou bien que s'ils y tombent, cette chute même est 61 immense qu'elle suffit à donner un caractère auguste à notre vie? Pourquoi attendez-vous que le firmameut s'ouvre au fracas de la foudre? Il faut être attentif aux minutes heureuses où il s'ouvre en silence; et il s'ouvre sans cesse. Vous cherchez Dieu dans votre vie, et Dieu n'appa- raft pas, nous dites^vous. Mais quelle vie n'a pus des niiUiers d'heures semblables à l'heure de


2^2


tB TKâsOE DES EUUBLG3


toujours ? Les héros et les saints n'ont pas fait autre chose. Ah ! vraiment, nous attendons un peu trop dans l'existence, comme les aveugles de la k^g-ende qui avaient fait un long^ voyage pour venir écouler leur Dieu, Ils s'étaient assis sur les marches, et quand quelqu'un leur deman- dait ce qu'ils faisaient sur le parvis du sanc- tuaire ; « Nous attendons, rëpondaîent-îls, en secouant la têle^ et Dieu n'a pas dit encoreunseul mot. » Mais ils n'avaient pas vu que les portes d'airain du temple étaient fermées et ils ne savaient pas que la voix.de leur Dieu remplis- sait rédifice. Notre Dieu ne cesse point un ins- tant de parler ; mais personne ne songe à enlrouvrîr les portes. Et cependant, si Ton vou- lait y prendre garde, il ne serait pas difficile d'écouter, à propos de tout acte, le mot que Dieu doit dire.

Nous vivons tous dans le sublime. Dana quoî donc voulez-vous que nous vivions ? I! n'y a pas d'autre lieu de la vie. Ce qui nous manque^ C€ ne


LA VIS PAOPO:(DS


a^3


sont pas les occasions de vi\Te dans le ciel, c'est Ta lien lion et le recueillement ; et c'est un peu d'ivresse d'âme» Si vous n'avez qu'une petite chambre, croyez-vous que Dieu ne soit pas là aussi ; et qu'il soit impossible d'y mener une vie un peu haute? si vous vous plaigniez d'être seul, que rien ne vous arrive, que personne ne vous aime, que vous n'aimiez personne, croyez- vous que les mois ne trompent pas ? qu*il soit possible d'être seul, que l'amour soit une chose que Ton sait, une chose que Ton voit ; et que les événements se pèsent comme l'or et l'argent des rançons? Est-ce qu'une pensée vivante, — • qu'elle soîtaltière ou pauvre, peu importe, dès qu'elle vient de votre âme elle est grande pour vous, — est-ce qu'un haut désir ou simplement un moment d'attention solennelle à la vie ne peuvent pas entrer dans une petite chambre ? Et si vous n'aîmez pas ou qu'on ne vous aime pas, et que pourtant vous puissiez voir avec une certaine force que mille choses sont belles, que


m


IM Tl\iS0n DES HUMBLE9


Tâme est grande et que la vie est grave presque icdiciblcment, n'est-ce pas aussi beau que si l^on vous aimait ou que si vous aimiez? Et si le ciel lui-même vous est caché, « le grand cîel étoîlë, dît le poètej ne s*ëlend-il pas malgré tout sur votre âme sous la forme de la mort ?..- » Tout ce qui nous arrive est divinement grand et nous sommes toujours au centre d'un grand monde. Mais il faudrait s'habituer à vivre comme un ange qui vient de naître, comme une femme qui aime ou comme un homme qui va mourir. Si vous saviez que vous mourrez ce soir ou simplement que vous allez vous éloigner pour toujours, ver- riez-vous une dernière fois les êtres et les choses comme vous les avez vus jusqu'à ce jour? et n'aimcriez-vous pas comme vous n'avez jamais aimé ? Est-ce la bonté ou la méchanceté des apparences qui grandirait autour de vous? Est-ce la beauté ou la laideur des âmes que vous auriez le don d'apercevoir ? Est-ce que tout, Jusqu'au mal même et aux souffrances, ne


i^ vtx pnOFONiyt


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transforme pas alors en tiE amour plein de lar mes 1res douces ? Esl-ce que chaque occasion de pardonner, comme Fa dît un sage, n'enlève pas quelque chose à Famertomedu départ ou à celle de lamorl? Et cependant, dons ces clartés de la tristesse ou de la mort, est-ce vers la vérité on vers Terreur que l'on a fait les derniers pas qu'il soit permis de faire î

Sont-celes virants ou les mourants qui savent voir et ont raison? ah! bienheureux ceux qui ont pensé, ceux qui ont parlé, ceux qui ont agi de manière à recevoir Tapprobation de ceux qui vont mourir ou qu'une grande douleur a rendus clairvoyants I II n*y a pas de récompense plus douce pour le sage que personne n'écoutait dans la vie. Si vous avez vécu dans la beauté obscure, ne vous inquiétez pas. Une heure de suprême justice finit toujours par sonner dans le cœur de tout homme ; et le malheur ouvre des yeux qui ne s'ouvraient jamais. Qui sait si vous ne passez pas en ce moment sur Fâme d'un mou-


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LIS TnésOR DES HUMBLES


ranl comme l'ombre de celui qui connaissait déjà la vérité? N'est-ce peut-être pas sur le lit des agonisants que se tresse la véritable et la plus précieuse couronne du sage, du héros et de tous ceux qui ont sa vivre gravement dans les hautes, pures et discrètes tristesses de la vie selon Fâme ?

« La Mortj dît Lavater, n'embellit pas seule- ment notre forme inanimée ; mats la seule pen- sée de la mort donne une forme plus belle à la vie elle-même. » Et de même, toute pensée infinie comme la mort embellit notre vie, Mais il ne faut pas qu'on s'y trompe. Tout homme a de nobles pensées qui passent comme de grands oiseaux blancs sur son cœur. Hélas I elles ne comptent pas ; ce sont des étrangères que Ton est étonné de voir et qu'on écarte d'un geste importuné. Elles n'ont pas le temps d'atteindre notre vie. Pour que notre âme devienne grave et profonde comme celle des anges, il ne suffit pas d'entrevoir un instant l'univers dans l'ombre de


LJl VIE PHOFONDÏ


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la mort ou de l'éternité, dans la lumière de la joie ou daus les flammes de la beauté et de ramour. Tout être a eu de ces moments qui n'ont laissé en lui qu'une poignée de cendres inutiles. Il ne sutfit pas d'un hasard; il faut une habitude» Il faut apprendre à vivre dans la beauté et dans la gravité coutuniières. Dans la vie, les êtres les plus bas distinguent parfaitement quelle est la chose noble et belle qull faudrait faire ; mais cette chose noble et belle n'a pas assez de force en euxX'est cette force invisible et abstraite que nous devons tâcher d'augmenter par avance. Et celte force ne s'augmente qu'en ceux qui ont pris lluibitude de s'asseoir plus souvent que les au- tres sur les sommets où la vie gagne Fâme et d'où Ton voit que tout acte et que toute pensée est infaiHlblcment liée à quelque chose de grand et d'immortel* Regardez les hommes et les cho- ses selon la forme et le désir de votre œil inté- rieur, mais n'oubliez jamais que Fombre qu'ils projettent en passant sur la colline ou sur le


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LE TTieSOn DEB BUMUI.ES


mur n'est que Tîmage passagère d'une ombre plus puissante qui s^ëtend comme Taile d'un cygne impérissable sur toute Ame qui s'approche de leur âme. Ne croyez pas que de telles pensées soient simplement des ornements et qu'elles n'aient aucune influence sur la vie de ceux qui les admettent. Il importe bien moins de trans- former sa vie que de l'apercevoir, car elle se transforme d'elle-môme dès qu'elle a été vue. Ces pensées dont je parle forment le trésor secret de l'héroïsme et le jour où la vie nous oblige à ouvrir ce trésor, nous sommes étonnés de n'y plus trouver d'autres forces que celles qui nous poussent vers la beauté parfaite. Il ne faut plus, alors, qu'un grand roi meure pour nous rappe- ler (( que le monde ne finit pas aux portes des maisons » ; et la plus petite chose suffit à enno- blir une âme chaque soir.

Mais ce n'est pas en vous disant que Dieu est grand et que vous vous mouvez dans ^a clarté, que vous vivrez dans la beauté et dans les pro-



Et cependant, nous sommes en un monde où les moindres événemenls assument sans efTorts une beauté de plus en plus pure et de plus en plus haute. Rien ne se môle plus aisément que la terre et le ciel; et si vous avez rcg-ardc les étoiles avant d*cniljrasser votre amante, vous ne renibrassercz pas de la même manière que si vous aviez regardé les murs de votre chambre. Soyez sûr que le jour où vous vous êtes attardé à suivre un rayon de lumière à travers l'une des fentes de la porte de la vie, vous avez fait quel- que chose d'aussi grand que si vous aviez pansé les blessures d'un ennemi, cardans ce moment- là vous n*a%^iez plus d*ennemi.

Il faut vivre à i'aiïùt de son Dieu^ car Dieu se cache; mais ses ruses, une fois qu'on les a recon- nues, semblent si souriantes et si simples! Un rien, dès lors, nous révèle sa présence, et la grandeur de notre vie tient à si peu de chose 1 On trouve ainsi, dans les poètes, un vers qui, çà et là, au milieu des humbles événements de non


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LB Tnt^SOn DES HUMBLSS


car les poèmes ont dû abandonner les deux grandes ailes du silence. II n'y a pas de jours pelîls. Il faut que cette îdëe descende dans notre vîe et qu'elle s'y transforme en substance. Il ne s'agit pas d'être triste. Petites joies, petits sourires et grande.^ larmes, tout cela occupe le même point dans Tespace et le temps. Vous pouvez jouer dans la vie aussi innocemment « qu'un enfant aulonr du lit d'un mort » et ce n'est pas les pleurs qui sont indispensables* Les sourires aussi bien que les larmes ouvrent les portes de l'autre monde. Allez, venez, sortes, vous trouverez ce qu'il vous faut dans les ténè- bres, mais n'oubliez jamais que vous êtes près des portes.


Après ce long détour, j'en reviens à mon poîn de d<^part, à savoir « qu'il est bon de rappeler aux bommes que le plus humble d'entre eux a


LA VIE PROFONDS


lis


le pouvoir de sculpter, d'après un modèle divin qu'il ne choisît pas, une grande personnalité iiiorale, composée en parties égales et de lui et de ridéal », Or, cette « grande personnalité morale » ne s'est jamais sculptée que dans les profondeurs de la vie; et la réserve de Fidéal nécessaire ne s'augmente que grâce à d'incessan- t^^s <ï révélations du divin ». Tout homme peut parvenir en esprit aux sommets de la vie ver- tueuse et savoir à tout moment ce qu'il faudrait faire pour agir comme un héros ouun saint. Mais ce n'est pas cela qui importe. Il faut que Tat- mosphère spirituelle se transforme à tel point autour de nous qu'elle finisse par ressembler à Tatmosphère des beaux pays du siècle d'or de Swedenborg, où Fair ne permettait pas au men- songe de sortir de la bouche. Il arrive alors un instant où le moindre mal que Ton voudrait faire tombe à nos pieds comme une balle de plomb sur un disque de bronze, et où presque tout se change, à notre insu, en beauté, en amour et


i.


LE TaÉSOn Diî,S MUMtlLJÏS


en vérité. Mais cette atmosphère n'enveloppe que ceux qui ont eu soin d'aérer assez souvent leur vie en enlr'ouvrant parfois les portes de l'au- tre monde . C'est près de ces portes que Ton voit. C'est près de ces portes que l'on aime. Car aimer son prochain ce n'est pas seulement se donner tout à lui, servir, aider et secourir les autres. Il est possible que vous ne soyez ni bon, ni beau, ni noble au milieu des plus grands sacrifices, et la sœur de charité qui meurt au che- vet d'un typhîque a peut-être une âme rancu- nière, petite et misérable. Aimer son prochain dans les profondeurs stables, c'est aimer ce qu'il y a d'éternel dans les autres, car le prochain par excellence c'est ce qui se rapproche le plus de Dleu,c'cst»à-dîrc de ce qu'il y a de pur et de bon dans les hommes; et c'est seulement en vous tenant toujours autour des portes dont je parlais tantôt que vous découvrirez ce qu'il y a de divin dans les âmes* Alors vous pourrez dire avec le grand Jean-Paul : t< Lorsque je veux aimer très


LA VIE PllOFONDK


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tendrement une personne chère, et lui pardonner toute chose, je n'ai plus qu'à la reg:arder quel- que temps en silence. » Il faut apprendre à voir pour apprendre à aimer. « J'avais vécu durant plus de vingt ans aux côtés de ma sœur, rae disait un jour un ami, et je Vai vue pour la première fois au moment de la mort de notre mère, » Il avait fallu quHci aussi la mort ouvrît violemment une porte éternelle, pour que deux âmes s'aperçussent dans un rayon de la lumière primitive. En est-il un seul parmi vous qui ne soit pas environné de sœurs qu'il n'a pas vues?

Heureuseraenl, en ceux-là mêmes qui voient le moins, il y a toujours quelque chose qui agit en silence comme s'ils avaient vu< Il est possi- ble qu'être bon ce ne soit qu'être en un peu de clarté, ce que tous sont dans les ténèbres- Voilà pourquoi, sans doute, il est utile que Ton s'ef- force d*élever sa vie et que Ton tende vers les sommets où l'on atteint à l'impossibilité de mal faire. Voilà pourquoi il est utile d'habituer son

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s^S


tl TnésOa DES HCMBLE3


ceîl à regarder les évéDements et les hommes dans une atmosphère divine* Maïs cdamémc n*est pas indispensable; et que la différence, aux yeux trun Dieu, doit paraître petite I Nous sommes dans un monde où la vérité règne au fond des choses et où ce n'est pas la vérité, mais le men- songe, qui a besoin d'être expliqué. Si le bonheur de votre frère vous attriste, ne vous mépriser pas ; vous n'aurez pas un long chemin à par- courir pour trouver en vous-même quelque chose qu'il n'attristera pas» El si vous ne parcourez pas le chemin, peu importe; quelque chose no s*est pas attristé.

Ceux qui ne songent à rien ont la même vérité que ceux qui songent à Dieu ; elle est un peu moins près du seuil, et voilà tout, « Même dans la vie la plus vulgaire, dit Renan, la part de ce que Fon fait pour Dieu est énorme. Lliom^ue le plus bas aime mieux être juste qu'injuste, tous nous adorons, nous prions bien des fois par jour sans le savoir.» Et Ton est étonne lorsqu'ua


I.A TU PROFONDS


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hasard nous révèle soudaîo l'importance de cette part divine. Il y a tout autour de nous des milliers et des milliers de pauvres êtres qui n'ont rien vu de Ijeau dans tonlc leur existence ; ils vont, ils Tiennent, dans Tobscurîté; on croit que tout est mort ; et personne n'y prend garde* Et puis voilà qu'un jour une simple parole, un silence împrdvu, une petite larme qui vient des sources mêTXies de la beauté, nous apprennent qu'ils ont trouvé moj'en dVlever, dans l'ombre de leur âme^ un idéal mille fois pins beau que les plus belles choses que leurs oreilles ont en- tendues et que leurs yeux ont vues. nobles et pâles idéaux du silence et de Tonibre 1 C'est vous surtout qui réveillez le sourire des anges et qui montez directement vers Dieu I Dans lelles cabanes innombrabIes,dans quelles cham- bres de misère, dans quelles prisons peut-être, ne vous nourrit-on pas en ce moment j des lar- mes et du sang le plus pur d'une pau\Te âme qui n'a jamais souri; de même que les abeilles,


2/fi


LK TaSSOR DES HUMIll.ES


alors que loutes les fleurs sont mortes autour d'elles, offrent encore à celle qui doît ôtre leur reine, un mîel mille fois plus précieux que le mîcl qu^elles donnent à leurs petites sœurs de la yîe quotidienne... Qui de nous n^a rencontré plus d'une fois, le long des routes de la vie^ une âme abandonnée qui n'avait cependant pas perdu le courage d'allaiter ainsi dans les tén&- ]>rcs une pensée plus divine et plus pure que toutes celles que tant d'autres avaient eu Toc^ casion d'aller choisir dans la lumière ?Icij aussi c'est la simplicité qui est Fesclave favorite de Dieu; et il suffit peut-être que quelques sag-es nignorent point ce qu'il faut ûiire, pour que le reste agisse comme s'il savait éiîfalcoient,..



LB TIVISOH DES ttUMALES


et même dans la vie la plus basse elle ne meurt pas de faim. C'est qu^il n'y a pas de beauté qui passe complètement inaperçue. Il se peut qu'elle ne passe jamais que dans rinconscience, mais elle agit aussi puissamment dans la nuit qu'à la clarté du jour. Elle y procure une joie moins saisissable et c'est là la seule différence. Exami- nez les hommes les plus ordinaires, lorsqu'un peu de beauté vient frôler leurs ténèbres. Ils sont là, rassemblés n'importe où; et lorsqu'ils se trouvent réunis, sans qu'on sache pourquoi, il semble que leur premier soin soit de fermer d'abord les grandes portes de la vie. Chacun d'eux cependant, lorsqu'il était seul, a vécu plus d'une fois selon son âme. Il a aimé peut-être; il a souffert sans doute. Il a entendu lui aussi, inévitablement, « les sons de la contrée lointaine des Splendeurs et des Terreurs » et a su bien des soirs s'incliner en silence devant des lois plus profondes que la mer. Mais quand ils sont ensemble ils aiment à s'enivrer de choses biis»


LA BSAUTiS INT^afEUIiS


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ses. Ils ont je ne sais quelle peur étrange de la ■ beauté; et plus ils sont nombreux, plus ils en ont peur, comme ils ont peur du silence ou d'une vérité trop pure- Et cela est si vrai que s'il arrivait que Tun d'eux eût fait dans la jour- née une chose héroïque, il tâcherait de Tcxcuser ' en attribuant à son acte des mobiles misérables» des mobiles qu'il prendrait dans la région infé- rieure où ils sont réunis. Ecoutez cependant : une parole haute et fière a été prononcée qui a rouvert en quelque sorte les sources de la vie. Une âme a osé se montrer un instant, telle qu'elle est dans l'amour, dans la douleur, devant la mort ou dans la solitude en présence des étoiles de la nuit, 11 y a de l'inquiétude et les faces s'étonnent ou sourient. Mais n'avcz-vous jamais senti en ces moments, avec quelle force unanime toutes les âmes admirent et comme la plus faible approuve indiciblement au fond de sa prison la parole qu'elle a reconnue semblable à elle-même? elles revivent brusquement dans leur

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L£ THÊSOn DES HUMBLES


atmosphère primitive et normale; et si vous a^iez les oreilles des anges vous entendriez, j'en suis sûr, des applaudissements tout puissants dans le royaume des lumières admirables où elles vivent entre elles. Croyez-vous que si une parole analogue était prononcée chaque soir, les âmes les plus craintives ne s'enhardiraient pasj et que les hommes ne vivraient pas plus vërîta* blement ? Il ne faut même pas qu'une parole analogue revienne. Quelque chose de profond a eu lieu qui laissera des traces très profondes. L'âme qui a prononcé cette parole sera reconnue chaque soir par ses sœurs ; et sa seule présence va mettre désormais je ne sais quoi d'auguste sous les propos les plus insignifiants. Il y a eu en tout cas un changement que l'on ne peut déterminer. Les choses inférieures n'auront plus la même force exclusive et les âmes effrayées savent qu'il y a quelque part un refuge..,

II est certain que les relations naturelles et primitives d'âme à âme sont des relations de


LA BEAUTÉ lîrréRlEURl


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beauté, La beauté est le seul langage de nos âmes,. * Elles n^en comprennent pas d^autres, Eiles n*ont pas d'autre vie, elles ne peuvent produire autre chose, elles ne peuvent pas s'intéresser à autre chose. Et c'est pourquoi, toute penséo, toute parole, tout acte grand et beau est immé- diatement applaudi par Tâme la plus opprimée et la plus basse même, s'il est permis de dire qu'il y ait]des âmes basses. Elle n'a pas d'organe qui la relie à un autre élément et elle ne peut jugerque selon la beauté. Vous le voyez à chaque instant dans votre vie ; et vous-même, qui avez renié plus d'une fois la beauté, vous le savez aussi bien que ceux qui la cherchent sans cesse dans leur cœur. Si un jour vous avez profondé- ment besoin d'un autre être, irez-vous à celui qui a souri d'un sourire misérable quand la beauté passait? Irez-vous à celui qui a souillé d*un hochement de tête un acte généreux ou simplement une tendance pure î Peut-être étiez- vous de ceux qui l'approuvèrent ; mais dans ce


LE thesor des humbles



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moment grave où c'est la vérité cpii frappe à votre porte, vous vous tournerez vers cet autre qui a su s'incliner et aimer. Votre âme avait jugé dans ses profondeurs ; et c'est son juge- ment silencieux et infaillible, qui, trente années après peut-être, remonte à la surface, et vous envoie vers une sœur qui est plus vous que tout vous-même parce qu'elle a été plus près de la beauté.

Il faut 81 peu de chose pour encourager taH beauté dans une âme. II faut si peu de chos^* pour réveiller les anges endormis» Il ne faut pcul*être pas réveiller — il suffit simplement de ne pas endormir. Ce n^est peut-être pas s'élever, mais descendre, qui demande des efforts. Est^re qu'il ne faut pas un effort pour ne songer qu'à des choses médiocres devant la mer ou en face de la nuit ? Et quelle âme ne sait pas qu'elle est toujours devant la mer et toujours en présence d'une nuit éternelle ? Si nous avions moins peur de la beauté, nous arriverions à ne plus


LA Ofe.AUTÉ LNTÉnrRUtll


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trouver autre chose dans la vie, car, eu rialité, sous tout ce que l'on voit il n'y a que cela qui existe. Toutes les âmes le savent, toutes les âmes sont prêtes, mais où sont celles qui ne cachent pas leur beauté î H faut bien cepen- dant que Tune d'elles « commence )>• Pour- quoi ne pas oser êlre celle qui « commence » ? Toutes les autres sont là, avides autour de nous comme des petits enfants devant un palais merveilleux- Ils se pressent sur le seuil, ils chu- chotent, ils regardent par les fentes, mais n'osent pas pousser la porte. Ils attendent qu'une grande personne vienne ouvrîr^Maisla grande personne ne passe presque jamais.

Et cependant que faudrait-il pour devenir âa grande personne qu'on espère? Presque rien. Les âmes ne sont pas exigeantes. Une pensée pres- que belle que vous ne dites pas et que vous nour- rissez en ce moment vous éclaire comme un vase transparent. Elles lar voient et vous accueilleront d une tout autre manière que si vous scm^îez à

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LE TniiSOlV DJLS HUKBLES


tromper votre frère. On s'étonne quand ccrtaîng lionimes nous disent qu'ils n'ont jamais rencon- tré de laideur véritable et qu'ails ne savent pas encore ce que c'est qu'une âme basse. Maïs cela n'est pas étonnant. Ils « avaient commencé »>. C'est parce qu'eux-mêmes étaient beaux les pre- miers qu'ils appelaient à eux toute beauté qui passait^ comme un phare appelle les navires des quatre coins de rborizon. Il en est qui se plai- gnent des femmes, par exemple^ et qui ne son* gcnt pas que la première fois que vous rencon- trez une femme, il suffit d'une seule parole, d'une seule pensée qui nie ce qui est beau et ce qui est profond pour empoisonner à jamais aoire exis* tence dans son âme, « Pour moi, médit un jour un sage, je n'ai pas connu une seule femme qui ne m'ait apporté quelque chose de grand* )) II était grand d'abord, c'était là son secret. Il n'y a qu'une chose que Tâme ne pardonne jamais; c'est d'avoir été obligée de regarder, de coudoyer, de partager une action, une parole ou une pensée


LA BEAUTi INrinlBURl


aSg


laîde. Elle ne peut pas le pardonner, car par- donner ici c'est se nier soi-môme. Et cependant, pour la plupart des Iiomnies^ être ingénieux, être fort, être habile, n'est-ce pas éloigner avant tout son âme de sa vle^ n'est-ce pas écarter avec soin toutes les tendances trop profondes? Ils agissent ainsi jusque dans Tamour môme ; et c'est pour- quoi la femme, qui est encore plus proche de la vérité, n'a presque jamais un instant de vie véri- table avec eux. On dirait qu'on a peur de re- joindre son âme et Ton a soin de se tenir à mille lieues de sa beauté. Il faudrait, au contraire, qu'on tentât de marclier devant soi. Pensez ou dîtes en ce moment des choses qui sont trop belles pour être vraies en vous; elles seront vraies demain si vous avez tenté de les penser ou de les dire ce soir. Tâchons d'être plus beaux que nous-mêmes ; nous ne dépasserons pas notre âme* On ne se trompe pas quand il s'agit de beauté silencieuse et cadiée. Du reste il im- porte assez peu qu'un être se trompe ou ne se


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LE TA£âOR DES flUMBLES


trompe pas, du moment que la source inlérieure est bîeu claire. Maïs qiii donc songe à faîre le moindre effort qu'on ne voit pas? Et pourtant, nouH nous trouvons ici dans un domaine où tout est efficace parce que tout attend. Toutes les portes soûl ouvertes ; il n'y a qu'à les pousser; et le palais est plein de reines cnchatnées. Bien souvent il suffit d'un seul mot pour balayer des montagnes d*ordures. Pourquoi n'avoir pas le courage d* opposer à une question basse une réponse noble? Croyez-vous qu'elle passe com-^ plèlement inaperçue ou qu'elle n'éveille que de Tétonnement? Croyez- vous que cela ne se rap- proche pas davantage du dialogue naturel de deux âmes? On ne sait pas ce que cela encourage oudéiivre^Meme celui qui repousse cette réponse fciit un paSj malgré lui, vers sa propre beauté. Une chose belle ne meurt pas sans avoir purifié quelque chose. 11 n*y a pas de beauté qui bg perde. Il ne faut pas avok peur d'en semer par les roules. Elles y demeureront des semaines,



^^^^^^^ gMâMaÉHM^K % t


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des années, maïs ne se dissolvent pas plus que


le diamant et quelqu'un finira par passer, qui


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les verra briller, qui les ramassera et s'en ira


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heureux. Pourquoi donc arrêter en vous-mêmes


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une parole belle et haute parce que vous croyez


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que les autres ne vous comprendront pas?


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Pourquoi donc entraver un instant de bonté


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supérieure qui naissait parce que vous pensez


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que ceux qui vous entourent n'en profiteront


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pas? Pourquoi donc réprimer un mouvement


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instinctif de votre âme vers les hauteurs parce


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que vous êtes parmi les gens de la vallée ? Est-


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1 ce qu'un sentiment profond perd son action


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dans les ténèbres ? Est-ce qu'un aveugle n^a pas


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d'autres moyens que les yeux pour discerner


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ceux qui l'aiment de ceux qui ne Taiment pas?


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Est-ce que la beauté a besoin d'être comprise


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pour exister, et d'ailleurs croyez-vous qu'il n'y


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ait pas en tout homme quelque chose qui com-


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' prenne bien au delà de ce qu'il a l'air de com-


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prendre, bien au delà aussi de ce qu'il croit


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LB TRiSOR DES CUMULES


comprendre? « Môme aux plus misérables, me disait un jour Têtre le plus haut que j'aie eu le bonheur de connaître, même aux plus misé- rables je n'ai jamais le courage de répondre une chose laide ou médiocre. » Et j'ai \ti que cet être que j'ai suivi bien longtemps dans sa vie avait sur les âmes les plus obscures, les plus fermées, les plus aveugles, les plus rebelles même, une puissance inexpHcable, Car nulle bouche ne peut dire la puissance d'une âme qui s'cfForce de vivre en une atmosphère de beauté, et qui est activement belle en elle- même. Et n'est-ce pas, d'ailleurs, la quahté de cette activité qui rend la vie misérable ouj divine ?

Si Ton pouvait aller au fond des choses, il n'est pas dit que Ton ne découvrirait pas que c'est la puissance de quelques âmes belles qui soutient les autres dans la vîc.N'est-ce pas l'idée que chacun se fait de quelques êtres choisis qui est la seule morale vivante et efficace? Mais dans


m


LE TIVÉSOA DES HUMBLES


tel être, la beauté cesse d'être une belle chose morte qu'on montre aux étrangers ; mais elle prend soudain une vie impérieuse, et son acti- vité devient si naturelle que plus rîen ne résiste» C'est pourquoi songez-y; on n'est pas seul; il faut que les bons veillent -

Plotin, au lirre VIII de la cinquième Ennéade, après avoir parlé de la « beauté intelligible », c'est-à-dire divine, conclut ainsi : «( Pour nous, nous sommes beaux lorsque nous nous apparte- nons à nous-mêmes; et laids quand nous nous abaissons à une nature inférieure. Nous sommes beaux encore quand nous nous connaissons et laids quand nous nous ignorons. » Or, ne Tou- bliont pas, nous sommes ici sur des montagnes où s'ignorer n'est pas tout simplement ne pas savoir ce qui arrive en nous quand nous sommes amoureux ou jaloux, timides ou envieux, heu- reux ou malheureux. S'ignorer, où nous sommes, c*est ignorer ce qui se passe de divin dans les hommes. Nous sommes laids quand nous nous


LE TlïESnH DES HUMBLES



d'entre nous la relèguent et où personne ne lui parle- Elle y fait ce qu'elle peut sans se plain- dre, et s'efforce d*arracher aux cailloux qu'on lui jette le noyau de lumière éternelle qu'ils renferment peut-être. Et tandis qu'elle s'appli- que, elle guette le moment où elle pourra mon- trer à une sœur plus aimée ou par hasard plus proche, les trésors laborieux qu'elle a amonce- lés. Mais il y a des milliers d'existences où nulle sœur ne la visite ; et où la vie l'a rendue si timide qu'elle s'en Ta sans rien dire, et sans avoir pu se parer une seule fois des plus hum- bles joyaux de son humble couronne.. •

Et malgré tout, elle veille à toutes choses dans son ciel invisible. Elle avertit, elle aime» elle admire, elle attire, elle repousse, A chaque événement nouveau, elle remonte à la surface en attendant qu'on l'oblige à descendre, parce qu'elle passe pour importune et folle. Elle erre comme Kassandra sous le porche des Atridcs. Elle y dit sans cesse des paroles dont la vérité


I. BEAUTE INTiHICUni


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môme n'est que Tombre, et personne ne Técoute, Si nous levons les yeux^ elle attend un rayon de soleil ou d'étoîle^ dont elle veut faire une pensée ou bien une tendance inconsciente et très pure* Et si nos yeux ne lui rapportent rien, elle saura Iransformcr sa pauvre déception en quelque chose d'ineffable qu'elle cachera jusqu'à la mort- Sî nous aimons, elle s'enivre de lumière derrière la porte close, et, tout en espérant, elle ne perd pas les heures; et cette lumière qui filtre par les fentes devient de la bonté, de la beauté ou de la vérité pour elle. Mais si la porte ne s'ouvre pas (et dans combien d'existences s'ouvre-t- elle?) elle s*en retourne en sa prison et son regret sera peut-être une vérité plus baute qu'on ne verra jamais, car nous sommes dans le lieu des transformations indicibles; et ce qui n*est pas né de ce côté^cî de la porte n'est pas perdu, mais ne se môle pas à cette vie...

Je disais tout à l'heure qu'elle transforme en beauté iru petites choses qu'on lui donne. Il


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us inEsoa des humbles


semble même, à mesure qu'on y songe, qu'elle n'ait pas d'autre raison d'être; et que toute son nclivîté s'emploie à réunir au fond de nous un trésor de beauté qu'on ne peut pas décrire. Est- ce que tout ne se changerait pas naturellement en beauté si nous ne venions pas troubler sans cesse le travail obstiné de notre âme ? Est-ce que le mal même ne devient pas précieux lorsqu'elle en a extrait le diamant profond du repentir? Ëst*ce que les ijijustices que vous avez commi- ses et les larmes que vous avez fait répandre ne finissent pas un jour par devenir, elles aussi, dans votre âme, de la lumière et de l'amour? Avez-vous jamais regardé en vous*mcme dans ce royaume des flammes purificatrices? On vous a fait un grand mal aujourd'hui; les gestes étaient petits, l'acte était baset triste, et vous avez pleuré dans la laideur. Pourtant, venez jeter un coup d'œîl dans votre âme quelques années après; el dites-moi si vous ne voyez pas sous le souvenir de cet acte (jucique chose qui est déjà plus pur


LA BEAUTÉ INTLlllKtfttE uCq ^|


Hn


. qu'une pensée, je ne sais quelle force qu'on ne f


^^^V^4|


peut pas nommer, qui n'a aucun rapport avec


^^^^IB^hI


les forces ordinaires de ce monde, je ne sais


^^l^^^^^^l


quelle source « d'une autre vie » à laquelle vous


- ^^^^^H


pourrez boire sans répuiser^ jusqu'à vos der-



niers jours. Et cependant vous n'aveac pas aidé


l^^^H


la reine infatigable; et vous songiezà autre chose 1


i^ ^B


tandis que l'acte se purifiait à votre insu dans 1



le silence de votre être, et venait augmenter l'eau 1


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précieuse de ce grand réservoir de vérité ou de ■


ï' '• m


beauté, qui n'est pas agité comme le réservoir «  moins profond des pensées vraies ou belles,


^1



mais demeure pour toujours à l'abri du souffle


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de la vie.



« 11 n'y a pas un fait, pas un événement de


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notre existence, dit Emerson, qui tôt ou tard ne


^M


perdra pas sa forme inerte, adhésive et qui ne


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1 nous étonnera pas en prenant son essor, du fond


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de notre corps, dans rEmpyréc. nEi cela est


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vrai à un degré plus haut encore qu*Emcrson ne 1


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l'avait peut-être prévu, car à mesure qu'on s'a- ■

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i^ Tuisoa DES nuvBLss


vance en ces lieux, on dëcouvre des sphères plus divines.

Où ne sait pas ce qu'elle est, cette activité sikmcieuse des âmes qui nous entourent* Vous avez dit une parole pure à un être quioe Tapas comprise. Vous Tavez crue perdue et vous n'y soui^iez plus. Mais un jour, par hasard, la parole remonte avec des transformations inouïes, et Ton peut voir les fruits inattendus qu'elle a por- tés dans les ténèbres; puis tout retombe dans le silence. Mais qu'importe? on apprend que rien ne se perd dans une âme et que les plus petites ont aussi leurs instants despleadeur.il n'y a pas à s'y tromper; les plus malheureux même et les plus dénués ont, en dépit d'eux-mêmes, tout au fond de leur être, un trésor de beauté qu'ils ne peuveatappauvrir.il s'ag;it simplement d'acqué- rir l'habitude d'y puiser. Il faut que la beauté ne demeure pas une fête isolée dans la vie, mais devienne une fête quotidienne. Il ne faut pas un grand effort pour* être admis parmi ceux <( dans


LA BKAUT£ INTfimiURE


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les yeux desquels la lerre en fleurs et les cieux éclatants n'entrent plus par parties iûfinitési- maies, mais eu masses sublimes Wjetje parle de fleurs et de cieux plus durables et plus purs que ceux qu'on aperçoit. Il y a mille canaux parlés- quels k beauté de notre âme peut monter jusqu'à notre pensée. Il y a surtout le canal admirable et central de l'amour»

N'est-ce pas dans l'amour que se trouvent hn plus purs éléments de beauté que nous puissions offrir à Titme ? Il existe des êtres qui s'aiment ainsi dans la beauté. Aimer ainsi, c'est perdre peu à peu le sens de la laideur; c'est devenir aveugle à toutes les petites choses et ne plus entrevoii* que la fraîcheur et la virginité des âmes les plus humbles, Anner ainsi, c'est ne plus môme avoir besoin de pardonner. Aimer ainsi^ c'est ne plus rien pouvoir cacher parce qu'il n'y a plus rien que rame toujours présente ne transfoniie eu beauté. Aimer ainsi, c'est ne plus voirie mal que pour purifier Tindulgeucc et pour apprendre


aya


LE TU£bOa DES llLUntfcS


à ne plus confondre le pfîclteur avec son péché. Aimer ainsi, c'est élever en soi tous ceux qui nous entourent sur des hauteurs où ils ne peu- Ycnt plus faillir et d'où une aclion liasse doit tomber de si haut iju'cu rencontrant k terre elle livre malgré elle son âme de diamant. Aimer ainsi, c'est transformer sans qu'on le sache, en moavemenls illimitésj les intentions les plus pelites qui veillent autour de nous. Aimer ainsi, c'est appeler tout ce qu'il y a de beau sur la terre, dans le ciel et dans Târae au festin de Tamour. Aimer ainsi, c'est exister devant un être tel qu'on existe devant Dieu. Aimer ainsi^ c'est évoquer au moindre geste la présence de son âme et de tous ses trésors. Il ne faut i»lusla mort, des mal- heurs ou des larmes pour que râmc apparaisse ; il suffit d*un sourire. Aimer ainsî^ c^est entrevoir la vérité dans le boulieur aussi profondément que quelques héros rontrevîrent aux clartés des plus Jurandes douleurs* Aimer ainsi, c'est ne plus distinguer la beauté qui se change en amour


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LE TIlÉSOa DBS HUUHLES


motion que doit te causer ce speclacle tu ne proclames pas qu'il est beau, et si, plongeant toû regard en toi-même, tu n'éprouves pas alors le charme de la beauté, c'est en yain que dans une pareille disposition tu chercherais la beauté intelligible ; car tu ne la chercherais qu'avec ce qui est impur et laid. Voilà pourquoi les dis- cours que nous tenons ici ne s'adressent pas à tous les hommes. Mais si tu as reconnu en toi la beauté, élève- toi à la réminiscence de la beauté intelligible,, , j>


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POITIERS


IMPRIMERIE BLAIS ET ROT,

7, rue Viclor-Hugo, 7





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