Des divinités génératrices  

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"Nous prononçons sans honte les instruments qui donnent la mort, et nous rougissons de nommer ceux qui donnent la vie."--Dulaure's paraphrase of Montaigne's "pour le détruire, on cherche un champ spacieux en pleine lumière; pour le construire, on se musse dans un creux ténébreux et contraint."


"This immense history is the most documented work on erotics ever published by the Panurge Press. The author's enormous researches and lengthy textual matter, and his hundreds of notes and annotations, comprise the most comprehensive guide on the worship of obscene Gods and phallic religions."--Panurge Press blurb

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Des divinités génératrices ou Du culte du phallus chez les Anciens et les Modernes (1805) is a study on phallic religions by Jacques-Antoine Dulaure, published by Édouard Dentu.

The book explores the relationship between fertility and religion, sex worship and anthropologica.

The book was condemned in 1825 and published anew in 1885.

An English translation of the 1885 edition was published as The Gods of Generation.

There is also a Panurge Press edition.

Full text

Jacques Antoine Dulaure LE CULTE DU PHALLUS CHEZ LES ANCIENS ET LES MODERNES

Des cultes du dieu de Lampsaque, de Pan, de Vénus, etc. ; origine, motifs, conformités, variétés, progrès, altérations et abus de ces cultes chez différents peuples de la terre ; de leur continuation chez les Indiens et les Chrétiens d’Europe ; des mœurs des nations et des temps où ces cultes ont existé. Ce sont les besoins des hommes qui ont créé les vertus des dieux


Notice

Écrit au moment où la religion se rétablissait, où se répandait l’influence du Génie du Christianisme, l’ouvrage de Dulaure sur les Divinités génératrices et le Culte du Phallus, sans être un manifeste anti-chrétien, remettait le christianisme à sa place parmi les diverses religions qui se partagent le monde. C’était une œuvre de science, fort curieuse aussi, et non dénuée d’une certaine portée philosophique. Fidèle au système de Dupuis (Origine de tous les cultes), Dulaure rattache les cultes phalliques au prétendu culte primitif du Soleil. C’est la seule erreur contre laquelle il soit nécessaire de prévenir le lecteur. Les hommes n’avaient pas besoin d’un si grand effort mythologique pour prendre garde à l’importance de la génération et des organes par quoi elle s’opère. Presque en même temps que cet ouvrage, Dulaure en avait publié un autre sous ce titre: Des Cultes qui ont précédé l’idolâtrie et amené l’adoration de la figure humaine. Réunis, les deux traités devinrent plus tard: Histoire abrégée de tous les cultes, titre factice, destiné tromper la censure devenue assez farouche en 1825. «Il exprimait dans ce travail, dit un biographe naïf, et fallacieux aussi, les doctrines déistes de son maître J.-J.Rousseau.» Dulaure n’a aucun souci de ce genre; c’est un érudit, qui a la passion de collectionner des textes, et l’adresse de les agencer selon un plan logique. Son érudition, il l’avait d’abord exercée sur l’histoire et sur l’archéologie. Il y revient après cet essai sur les cultes phalliques et rédigea en beaucoup de volumes un ouvrage qui se consulte toujours: l’Histoire physique, civile et morale de Paris (1821-1822).

De son métier primitif, il était archiviste; il devint successivement architecte, puis ingénieur, puis encore journaliste et homme politique. Il essaya dans une gazette, les Évangiles du jour (1790) de lutter contre les spirituels Actes des Apôtres; il publia des pamphlets, d’autres gazettes, fut nommé membre de la Convention, vota la mort du roi, défendit Madame Rolland, fut proscrit avec les Girondins, fut rappelé en France, s’associa à la politique de thermidor, fit partie des Cinq Cents, osa résister à Bonaparte dans la séance du 18 brumaire. Rentré dans la vie privée, il continua ses travaux, fit paraître les ouvrages que nous avons signalés, beaucoup d’autres, et mourut généralement estimé le l9 août 1835. Il était né à Clermont-Ferrand en 1755. Laborieux et actif, Dulaure est un bon représentant de ces esprits moyens qui, tout en subissant des influences diverses, gardent une certaine continuité de vue et même une certaine originalité. En réimprimant les Divinités génératrices, on n’a rien changé au texte de Dulaure. Il fallait cependant mettre l’ouvrage au courant de la science. M.A. van Gennep, que recommandaient d’importants travaux d’ethnographie, a bien voulu se charger de ce soin. Il a rédigé un «Chapitre complémentaire» où, partant de quelques faits nouvellement connus, il rectifie les théories anciennes et expose les nouvelles interprétations maintenant admises. De nombreuses références bibliographiques achèvent de mettre au point un livre que l’on pourrait refaire, sans doute, mais qui, en attendant, reste unique en son genre. Les Éditeurs, 1905

Préface

L’ouvrage que je publie manquait à notre littérature. Les mythologues, les scrutateurs de l’antiquité y trouveront quelques aperçus nouveaux, des explications sur l’origine, jusqu’à présent inconnue, de plusieurs divinités, quelques découvertes, et surtout le rapprochement d’un grand nombre de traits épars dans une immensité de livres peu communs, de notions inédites, puisées dans des manuscrits, ou fournies par des amateurs, dont l’ensemble offrira une face nouvelle de l’histoire. Je ne me borne point à l’historique du culte du Phallus, à débrouiller le chaos de son origine, à suivre ses ramifications, ses différences, ses rapports dans chaque pays; j’y joins le tableau des opinions, des mœurs, des institutions correspondantes qui dirigeaient les différentes nations où ce culte est en vigueur. On verra qu’entre elles et lui il existe une harmonie parfaite. Je traite aussi de toutes les divinités créées par le même motif, adorées dans la même intention. J’établis leur source commune, leur filiation, leurs altérations diverses. «Ce qui regarde les mœurs et les coutumes des peuples, dit Rollin, en fait connaître le génie et le caractère; c’est ce qu’on peut appeler l’âme de l’Histoire.» Ce sentiment n’a pas été généralement adopté par les historiens; plusieurs ont négligé de peindre les mœurs, et se sont plus particulièrement attachés aux événements politiques. Je ne dirai cependant pas qu’ils ont écrit des histoires sans âme; mais, en les privant de ce qui pouvait en accroître l’agrément et l’instruction, ils les ont appauvries, et ont diminué les fruits qu’elles devaient produire. Une histoire où les mœurs, les institutions, les habitudes, les opinions des peuples ne se trouvent point décrites, devient monotone, fatigue à la longue, et repousse le lecteur. C’est toujours la même scène, où toujours les mêmes passions, les mêmes vices, les mêmes vertus, les mêmes ressorts sont en jeu. On y voit constamment figurer au premier rang l’ambition, l’avidité du pouvoir et des richesses; la faiblesse s’associant à la ruse pour résister à la force; les mêmes ressources employées avec plus on moins de génie, plus ou moins de bonheur. On y trouve encore en abondance des nomenclatures arides qui échappent à la mémoire ou la surchargent; alors, les faits se confondent, l’attention se relâche, l’esprit n’est plus intéressé, et le fil qui nous guidait dans ce labyrinthe d’événements politiques étant rompu, on ne peut plus en suivre la marche.


De ces histoires purement politiques, aucunes lumières ne jaillissent sur les temps antérieurs, sur l’origine des nations, sur celles des opinions établies, sur leurs causes, sur les progrès de l’esprit humain, et sur le développement successif des facultés intellectuelles. L’histoire des mœurs, jointe à celle des événements politiques, en découvre souvent les causes, explique les motifs des diverses déterminations, parle à l’esprit et au cœur, plaît et instruit à la fois. Voilà pourquoi la lecture des œuvres de Plutarque est si attachante. L’histoire des mœurs, des institutions, des usages, lorsqu’elle est détachée des événements politiques, présente l’espèce humaine sous un jour nouveau, ouvre un vaste champ aux réflexions, agrandit la carrière des conjectures, et prépare des découvertes dans l’océan du passé. Elle ne se rapporte plus à un seul peuple, à un seul pays; elle ne se borne pas à des traits particuliers; elle s’étend sur la généralité des nations de la terre; elle embrasse tous les rapports qui les unissent, qui les divisent; elle classe les différentes familles primitives qui, en se séparant, ont formé les différents peuples; elle indique les sources d’où chacun d’eux est découlé, ainsi que les altérations qu’a fait subir à leur caractère antique l’influence des climats, du sol, des événements et des lois. La comparaison des usages, des cultes, des idiomes, des costumes mêmes, celle des moyens de transmettre le langage ou de l’écrire; celle des cérémonies superstitieuses observées lors des naissances, des mariages et des morts; des pratiques propres à détourner les accidents fâcheux, les calamités, les maladies, à amener l’abondance et la prospérité, à implorer la divinité et à se la rendre favorable; ces comparaisons, dis-je, peuvent procurer, sur l’origine des différents peuples, des connaissances plus certaines que celles qu’on peut retirer de la plupart de nos traditions historiques. Mais un obstacle peut arrêter la plume de l’historien des mœurs; et cet obstacle résulte de la grande différence que la distance des temps et celle des lieux ont établie entre les opinions, les bienséances et la langue des siècles passés, des pays étrangers, et celles du siècle présent et du pays pour lequel on écrit. Est-il permis de dire aujourd’hui, et parmi nous, sans craindre de blesser les convenances, ce qu’il était permis de dire et de faire autrefois, et ce qui se fait encore maintenant chez certaines nations éloignées de nous? Faut-il franchir brusquement cet obstacle en bravant les bienséances, ou bien faut-il renoncer à l’histoire des mœurs, aux leçons et aux lumières qui en résultent? Il m’importe de fixer les idées sur ces questions indécises. Ces deux partis sont extrêmes; mais il est un terme moyen où je dois m’arrêter. Il faut tout dire, parce que, pour faire connaître une matière à fond, il ne Préface faut rien cacher; mais il faut tout dire convenablement à nos mœurs; mais, en disant tout, ne point heurter les formes reçues car la délicatesse extrême de notre langue, notre hypocrisie, ou si l’on veut nos bienséances, exigent impérieusement que ces formes soient respectées. J’y soumettrai donc mes expressions; elles seront ici comme un voile léger qui, satisfaisant à la décence, couvre des nudités sans en dérober les formes. C’est à ce terme moyen que je m’arrête. Je décrirai des institutions, des pratiques, des divinités, indécentes pour nos mœurs; mais je les décrirai décemment. L’histoire n’existerait pas, ou ne présenterait qu’un corps desséché, qu’un triste squelette, si l’on en bannissait les faits qui choquent la raison, la justice, qui blessent la décence, qui révoltent l’humanité. Aucune leçon n’en ressortirait, si la corruption, les erreurs et les crimes qui ont si longtemps souillé l’espèce humaine, y étaient passés sous silence. Comment pouvoir juger du mérite de telles institutions religieuses ou civiles, si l’on laisse ignorer leurs résultats funestes ou heureux sur la conduite des hommes? Comment apprécier la valeur des causes, si leurs effets restent inconnus? Pour retracer des crimes, l’historien n’est point criminel ; pour retracer des indécences, l’historien n’est point indécent. L’historien, pénétré de ses devoirs, les lecteurs, amis de la vérité, ne connaissent d’indécent, dans une histoire, que la grossièreté de l’expression et le mensonge. Il faut avouer qu’à certains égards notre raison a fait peu de progrès, et que nos mœurs se ressentent encore de notre barbarie originelle. Les mots bourreaux, assassins, etc., n’ont pour nous rien d’indécent. Notre délicatesse n’est point blessée, lorsque nous nommons un poignard, une épée, un stylet, du poison, etc. Nous prononçons sans honte les instruments qui donnent la mort, et nous rougissons de nommer ceux qui donnent la vie 1 . Cette inconséquence dans nos mœurs ne doit pas empêcher l’écrivain de s’y soumettre. Il doit, en peignant les erreurs et les vices, les improuver, et faire partager à son lecteur l’horreur qu’ils lui inspirent; il doit, afin que l’expression ne soit pas jugée aussi criminelle que l’action exprimée, la présenter sous des formes 1 Montaigne censure, à sa manière, cette disposition déraisonnable de nos mœurs; disposition qui, depuis le siècle où il a vécu, n’a fait qu’empirer: «Chacun fuit à le voir naître, dit-il en parlant de l’homme, chacun court à le voir mourir. Pour le détruire, on cherche un champ spacieux en pleine lumière; pour le construire, on se musse (cache) dans un creux ténébreux, et le plus contraint qu’il se peut. C’est le devoir de se cacher pour le faire, et c’est gloire, et naissent plusieurs vertus (honneurs) de le savoir défaire. L’un est injure, l’autre est faveur.» (Essais de Michel de Montaigne, liv. III.) 10 Préface et des couleurs qui ne blessent point les yeux faibles de ceux à qui le tableau en est offert. Si la raison condamne notre délicatesse extrême, la raison veut aussi que cette délicatesse, lorsqu’elle existe, soit respectée. Tels sont les principes qui m’ont dirigé dans la composition de cet ouvrage; et, pour concilier la vérité des faits avec la délicatesse de notre langue, j’ai eu soin de ne jamais les perdre de vue. Cependant, il est possible que des personnes, dont la pudeur exquise et facilement sensible, se regimbant au moindre mot, comme une plaie enflammée s’irrite au moindre attouchement, ou bien que celles qui, du temps de Molière, auraient été nommées collets montés, précieuses ridicules, sans avoir égard à la décence soutenue de mes expressions, s’attachant uniquement à la matière de cet ouvrage, lui appliquassent cette maxime d’Isocrate: Ce qui est malhonnête à faire est malhonnête à dire. Cette maxime n’est point applicable ici; elle est en outre fausse dans le plus grand nombre des cas. Elle n’est point applicable, parce que les institutions, les cérémonies, les idoles dont je parle dans mon ouvrage, étaient et sont encore des choses très honnêtes, puisqu’elles étaient et qu’elles sont des choses sacrées et religieuses, des objets de la vénération de plusieurs peuples, depuis une longue suite de siècles. Elle est fausse, parce qu’en la suivant on ferait plus de mal qu’on en empêcherait. Il faudrait brûler toutes les histoires et tous les ouvrages de morale qui présentent des tableaux de la dépravation des mœurs; tous les livres sur la jurisprudence criminelle, et une infinité d’autres; parce que ces ouvrages contiennent souvent le récit d’actions fort malhonnêtes. Si le rhéteur athénien eût dit: On ne doit jamais, sans les improuver, rapporter des actions malhonnêtes, sa maxime eût été moins tranchante, mais elle en eût plus de justesse. Ce que je vais exposer fera connaître le plan de mon ouvrage, et justifiera le motif qui me l’a fait entreprendre. Tout ce qui peut agrandir le champ des connaissances humaines, tout ce qui tend à augmenter le faisceau de nos lumières, à les diriger vers les ténèbres des temps primitifs, est incontestablement utile; et les efforts de ceux qui, par de longues méditations et de pénibles recherches, se dévouent à de telles entreprises, ne peuvent être que louables. Leurs résultats, ne fussent-ils que des erreurs, doivent encore mériter la reconnaissance publique, parce que ce n’est qu’en s’avançant au milieu du tourbillon d’erreurs qui la cachent, qu’on parvient à découvrir la vérité; et des erreurs, bien reconnues, sont des pas de plus faits vers son sanctuaire. Les difficultés nombreuses de la mythologie sont de nature à piquer la cu- 11 Préface riosité, à exercer l’esprit, à enflammer le courage des amateurs de l’antiquité, et de tous ceux qui voient avec inquiétude le voile qui couvre encore nos origines. J’essaie de lever un coin de ce voile, d’expliquer quelques difficultés et de mettre au jour quelques vérités inconnues. On connaissait l’existence du Phallus, celle de Priape, mais on ignorait leur origine. On savait que chez les anciens ils étaient les emblèmes de la fécondité, parce que leur forme indiquait clairement ce motif; mais on ignorait à quelle occasion ces emblèmes furent établis, et on n’avait à cet égard d’autres notions à donner que celles que fournissent leurs fables, c’est-à-dire qu’on était réduit à prouver le certain par l’incertain, et la vérité par le mensonge. On savait que le culte du Phallus existait chez différents peuples de la terre; mais on n’avait pas encore observé les altérations qu’il avait subies, ni son union constante avec les divinités-soleil de chaque pays; union qui contribue à lier ensemble les différentes parties du système qui établit l’origine de cette divinité. On ignorait que, dans le principe, le Phallus avait été absolument isolé. On ignorait la cause de sa disproportion avec le corps humain, auquel on l’adjoignit ensuite; on ignorait que son adjonction à différents corps, tels que troncs d’arbres, bornes, figures humaines, avait donné naissance à plusieurs divinités; aux Hermès, à Phallus, à Priape, à Pan, aux Faunes, aux Satyres. On se doutait de l’affinité de ces diverses divinités; mais on n’avait pas encore aperçu le lien qui les unissait, ni ce qu’ils avaient de commun dans leur origine. On ne savait pas non plus, ou l’on ne savait que vaguement, que le culte du Phallus se fût conservé en Europe jusqu’à nos jours. On n’avait jamais comparé ce culte avec celui des autres divinités génératrices, ni montré l’identité de leurs motifs; on ne l’avait point comparé avec des institutions, des mœurs qui y ont un grand rapport; comparaison qui démontre une uniformité d’intentions chez les anciens, et donne l’explication de plusieurs pratiques qui, présentées isolées, restaient inexplicables. Mon ouvrage a pour objet d’éclairer ces points ignorés, de dissiper ces doutes, de fixer ces incertitudes. Je prouve, d’une manière incontestable, l’origine du Phallus. Je suis son culte dans ses ramifications, ses progrès, ses altérations, ses abus, durant plusieurs siècles, et chez diverses nations de la terre où il a été établi. Je le trouve presque partout où le soleil a été adoré, où la religion astronomique a été en vigueur. Ce culte a existé longtemps chez les peuples modernes de l’Europe; ils ont conservé au Phallus sa forme, ont cru, comme les anciens, à sa vertu fécondante; mais ils ont déguisé son nom, et lui ont appliqué des dénominations appropriées au temps et conformes à la religion dominante. J’ai recueilli avec soin les diffé- 12 Préface rents matériaux que l’histoire et les monuments m’ont fournis sur la continuation de ce culte. Cette partie de mon ouvrage qui n’est pas la moins intéressante, montre quelle est la force des habitudes religieuses chez les peuples, puisqu’elles peuvent se maintenir très longtemps, malgré les efforts que lui opposent les religions contraires et exclusives. Pour rendre plus vraisemblable l’existence de ce culte indécent parmi les chrétiens, pour prouver qu’il n’était pas aussi étranger à leurs mœurs qu’on le pense, il a fallu donner le tableau des mœurs du temps où ce culte existait, y joindre celui de quelques pratiques, de quelques institutions dont l’indécence s’accorde assez bien avec celle du Phallus. On en conclura facilement qu’un peuple habitué à de telles mœurs, à de telles pratiques, à de telles institutions, pouvait bien accueillir, loin de les rejeter, le culte et la figure obscènes du dieu des jardins. D’après cet exposé, on doit juger qu’il m’a fallu entrer dans les détails qui, par leur nature, peuvent alarmer des esprits timides et ombrageux. Qu’ils se rassurent cependant. Ils ne trouveront dans cet ouvrage aucun tableau capable d’émouvoir les sens; son ton scientifique repoussera d’ailleurs les lecteurs qui, par leur âge, pourraient y puiser des instructions prématurées. Je serai décent, je le répète, et je le serai plus que la plupart des autorités respectables dont je me suis appuyé; je le serai plus que ne le sont certains livres de la Bible, plus que certains Pères de l’Église, que je n’ai cités qu’en employant des circonlocutions. Je serai plus décent que ne l’étaient Arnobe, un des premiers défenseurs du christianisme et saint Clément d’Alexandrie, que plusieurs autres écrivains ecclésiastiques; plus décent que plusieurs prélats rédacteurs de certains Canons pénitentiaux, dont les expressions sont d’une naïveté, d’une liberté étonnantes, et que, par respect pour nos mœurs, je me suis bien gardé de traduire, mais que, pour les progrès de l’instruction, que je respecte aussi beaucoup, j’ai conservé dans leur texte original. Mes expressions seront conformes aux convenances actuelles, et le mot le plus honnête que les médecins, les jurisconsultes et les casuistes aient imaginé pour désigner le sexe de l’homme, se trouvera ici rarement employé, et ne le sera que dans les citations auxquelles il m’a fallu recourir. S’il se trouve deux ou trois contes graveleux, quelques expressions grossières, c’est que les uns et les autres m’ont été fournis par des docteurs en théologie, par des prédicateurs; leur citation était nécessaire à mes preuves. Devais-je sacrifier, à la pusillanimité de certains lecteurs, des couleurs que réclamait la vérité du tableau? Tout ce que peut trouver à reprendre dans mon ouvrage la pudeur la plus susceptible de s’effaroucher, ne m’appartient point, mais appartient le plus souvent à des écrivains ecclésiastiques, recommandables par leur piété et leur doctrine. 13 Préface Et si, sous ce rapport, mon ouvrage a quelque blâme à encourir, ce n’est pas sur moi, c’est sur eux qu’il doit tomber 2 . Au reste, mon intention, que j’ai développée, est mon excuse. Je sens que, sur ce point, j’en ai déjà trop dit pour les lecteurs raisonnables, et que ce serait vainement que j’en dirais davantage pour ceux qui ne le sont pas. 2 On verra que je suis bien éloigné du sentiment d’un moine du neuvième siècle, qui a écrit différents traités théologiques et qui, pour s’affranchir des entraves de la bienséance, prétend qu’il n’y à rien de honteux dans la nature. «Ce qui est utile est honnête, dit-il, et ce qui est honnête n’est point indécent; tout ce qui a été créé n’a rien d’indécent» et il ajoute: «Igitur et mulieris vulva non turpis, sed honesta siquidem partes omnes creaturæ honestæ» (Ratramni monachi Corbiensis liber de eo quod Christus ex Virgine natus est, chap.iii. Spicilegium d’Achery, tome I, p. 53.) 14 CHAPITRE PREMIER : Origine du Phallus et de son culte Les anciens, pour représenter, par un objet physique, la force régénératrice du soleil au printemps, et l’action de cette force sur tous les êtres de la nature, adoptèrent le simulacre de la masculinité, que les Grecs nommaient Phallus. Ce simulacre, quoiqu’il paraisse indécent à la plupart des modernes, ne l’était point dans l’antiquité; sa vue ne réveillait aucune idée obscène: on la vénérait, au contraire, comme un des objets les plus sacrés du culte. Il faut l’avouer: malgré nos préventions, il serait difficile d’imaginer un signe qui fût plus simple, plus énergique, et qui exprimât mieux la chose signifiée. Cette convenance parfaite assura son succès, et lui obtint un assentiment presque général. Le culte du simulacre de la masculinité se répandit sur une grande partie du globe. Il a fleuri longtemps en Égypte, en Syrie, en Perse, dans l’Asie Mineure, en Grèce, en Italie, etc. Il était et il est encore en vigueur dans l’Inde et dans quelques parties de l’Afrique. Il s’est même propagé jusqu’en Amérique. Lorsque les Espagnols firent la découverte de cette partie du monde, ils trouvèrent ce culte établi chez les Mexicains. Ce qui surprendra davantage, il s’est conservé presque jusqu’à nos jours chez les chrétiens de l’Europe. Au seizième siècle, il existait en France: on en retrouve encore aujourd’hui des traces dans quelques parties de l’Italie. Un culte qui nous paraît si étrange, un culte si universellement répandu malgré l’indécence actuelle de son objet, mérite bien qu’on s’en occupe, qu’on recherche son origine, ses causes, son état chez différents peuples, les variations qu’il y a éprouvées, son influence sur les mœurs, ses abus. L’histoire de l’homme se compose en grande partie de ses erreurs, de sa folie, de ses crimes; et c’est même du tableau exact qu’elle en offre, que ressortent ses plus efficaces leçons. Si les écrivains anciens et modernes ont peint sans rougir la fureur des passions qui divisent, désolent, anéantissent les sociétés, pourquoi la raison s’opposeraitelle à ce qu’on parlât d’une institution qui, ayant un objet tout contraire, devait produire des résultats moins funestes, dont la connaissance peut fournir de nouvelles lumières à l’histoire de l’esprit humain, et dont l’exposition fidèle, mais présentée avec les ménagements qu’exige la délicatesse de notre langue pudibonde, doit faire ressortir aussi sa leçon morale! On peut donc, sans rougir, 15 le culte du phallus rechercher l’origine, faire l’histoire et blâmer les abus d’un culte dont l’objet primitif tendait, non à rompre, mais à fortifier le lien des sociétés, à les conserver, à les accroître. Des écrivains anciens et modernes ont parlé du Phallus, sans rien dire de l’origine de son culte. Quelques-uns de ces derniers, plus zélés moralistes qu’habiles dans l’art de scruter l’antiquité, en s’épargnant beaucoup de recherches et de méditations, ont tout simplement attribué cette origine à la corruption et au libertinage de certains peuples. Quand même je n’aurais pas réuni des preuves contraires à cette opinion, la raison me la ferait rejeter. Jamais les institutions religieuses n’ont eu dans leur commencement la dépravation des mœurs pour motif. Il faut donc chercher ailleurs cette origine. Je crois l’avoir trouvée dans le culte des astres, ou la religion du sabéisme: ainsi, on peut dire que le Phallus est d’origine céleste. Pour établir cette origine, je dois remonter aux époques où la religion astronomique commença à faire de grands progrès. Il y a environ quatre mille cinq cents ans que le soleil, par l’effet d’un troisième mouvement de la terre, d’où résulte la précession des équinoxes, aborda à l’équinoxe du printemps, dans le signe du zodiaque appelé le Taureau. Le signe de la constellation céleste qui portait ce nom, représenté sur les zodiaques artificiels, fut considéré comme le symbole du soleil printanier, du soleil régénérateur de la nature. L’équinoxe du printemps est l’époque la plus aimable, la plus attrayante de l’année; nulle autre ne procure des émotions plus vives et plus douces: triomphant des frimas et des longues nuits, le soleil, plus élevé sur l’horizon, prolonge la durée des jours, répand sur la terre sa chaleur fécondante, en pénètre les végétaux, les animaux, ressuscite la nature, et sème partout la vie, la verdure, l’espérance, les fleurs et les amours. Cette époque si intéressante, et les bienfaits nombreux du soleil printanier, furent vivement sentis par tous les peuples adorateurs de cet astre. Aussi la célébrèrent-ils par des fêtes joyeuses, renouvelées à chaque retour du printemps. Les prêtres de ce culte instituèrent cette solennité, et la revêtirent du prestige imposant de la religion; et, malgré la différence des climats, des peuples, malgré les altérations nombreuses qu’a éprouvées le culte antique des astres, malgré les ravages des siècles, les fêtes printanières se sont maintenues jusqu’à nos jours. La reconnaissance populaire, et les hommages rendus au dieu du jour, au soleil ramenant le printemps, se dirigèrent naturellement vers un objet plus à la portée des sens, vers le signe du zodiaque qui en était le symbole, vers le signe 16 le culte du phallus du Taureau, qui, participant en quelque sorte à l’action du soleil régénérateur, fut à cet égard identifié à cet astre: on lui en attribua les vertus, la puissance, les bienfaits; on lui en décerna les honneurs. Ce signe balança l’objet signifié, devint un dieu, et des représentations du taureau céleste furent adorées. L’enthousiasme religieux pour ce signe de l’équinoxe du printemps, se porta plus loin encore; on adora non seulement les représentations du taureau zodiacal, mais un taureau vivant obtint ensuite les honneurs divins. Telle est la marche de l’esprit humain une fois engagé dans la carrière de l’erreur et des superstitions, il s’y avance et ne rétrograde jamais: une erreur admise appelle alors une autre erreur à son secours. C’est ainsi que le taureau, signe tracé, peint ou sculpté sur les zodiaques artificiels, fut identifié au soleil du printemps, devint taureau-soleil, et, métamorphosé en taureau vivant, fut adoré comme un dieu. Je dirai sous quels noms il fut adoré, l’espèce de culte qu’on lui rendait, et je rapporterai les témoignages des écrivains de l’antiquité, qui constatent que du signe zodiacal du taureau, sont dérivés les taureaux, vaches ou bœufs adorés par les partisans du culte des astres, et notamment par les Égyptiens 3 . Dans la même division du zodiaque où se trouve le taureau, est, tout près de ce dernier, une autre constellation appelée le Cocher céleste ou le Chevrier, Elle est aujourd’hui représentée par un homme à pieds de bouc, portant la chèvre et les chevreaux. Ce signe n’était dans son origine qu’une figure de bouc. 3 Les taureaux, les bœufs, les vaches jouent un grand rôle dans la mythologie, comme emblèmes du soleil réparateur et régénérateur. Plusieurs taureaux étaient adorés en Égypte sous des noms différents. Le taureau Apis, le plus célèbre de tous, l’était à Memphis; le taureau Mnevis, à Héliopolis, le taureau Onuphis ou Bacis l’était, suivant Macrobe, à Hermontis, ville de la haute Égypte. Chez les Grecs, on trouve le taureau de Cadmus, dont Jupiter prit la forme pour enlever Europe; le taureau de Marathon, dompté par Hercule, et dont Pasiphaé devint amoureuse, etc. Les Hébreux empruntèrent des Égyptiens le veau d’or, détruit par Moïse, ainsi que le veau de Samarie, contre lequel déclame le prophète Osée (chap. viii et xv). Les Romains eurent leur taureau expiateur, réparateur, qu’ils égorgeaient dans les sacrifices appelés tauroboles, et dont le sang effaçait les péchés de ceux sur lesquels il était répandu. Les monuments symboliques du dieu-soleil Mithra offrent un taureau dont le sang est versé pour le même objet. Les Cimbres, les Teutons avaient leur bœuf sacré, sur lequel ils prononçaient leur serment; les Scandinaves adoraient le thor ou taureau, dont l’idole existait à Upsal dans le temple du Soleil. Le taureau est adoré au Japon, à Méaco. Les rabbins parlent d’un bœuf gigantesque appelé Béhémoth, réservé pour le festin du Messie, etc., etc. Les vaches furent presque autant honorées que les taureaux. Io fut changée en vache par Jupiter, qui en devint amoureux. Iphianasse fut également métamorphosée en vache par l’effet de la jalousie de ses sœurs. Les Hébreux sacrifiaient et faisaient brûler la vache rousse, dont les cendres, mêlées, avec de l’eau, servaient aux expiations. Chez les Indiens, les cendres de la bouse de vache sont également employées aux expiations. Ces peuples ont pour précepte d’aimer les vaches et les bramines 17 le culte du phallus Les mêmes causes qui élevèrent le signe du Taureau au rang des dieux, procurèrent un pareil honneur au signe du Bouc. Ces deux signes indiquaient également le retour du printemps: ils eurent le même sort, portèrent le même nom mais ils furent adorés dans des villes différentes. Ainsi le soleil printanier eut pour emblème deux animaux vivants. Le bouc sacré était adoré sous le nom de Pan à Mendès, ville qui, ainsi que le Nome mendésien, doit son nom à cette divinité animale; car Mendès signifie bouc. «Le bouc ou le dieu Pan, dit Hérodote, s’appelle Mendès en égyptien4 .» Il en est de même de la ville de Thmuis ou Chemnis, où le culte du bouc fut en vigueur. Saint Jérôme nous apprend que ce mot signifie bouc. L’Arcadie, et même l’Italie, mirent ce bouc au rang des grands dieux, et le nommèrent Pan. Le taureau et le bouc sacrés portaient souvent le même nom: cette conformité nouvelle est attestée par Plutarque, qui dit formellement que les Égyptiens donnaient au bouc de Mendès le non d’Apis � . Il est certain que ces deux animaux vivants, le bouc-dieu et le taureau-dieu, avaient une même extraction et descendaient de la même division zodiacale où leurs signes étaient réunis. Jamblique dit que le système des anciens était de représenter le soleil sous les formes des animaux qui occupent les signes du zodiaque � . Lucien, dans son traité sur l’astrologie, s’explique avec plus de précision: il dit, en parlant du taureau Apis, objet de la vénération des Égyptiens, que s’ils adorent cet animal, c’est pour honorer le taureau céleste ou le taureau du zodiaque; et il ajoute que le culte d’Ammon, dieu à tête de bélier, doit son origine au bélier céleste et à la connaissance de ce signe du zodiaque 7 . Ainsi, les animaux adorés en Égypte étaient les emblèmes vivants des animaux figurés dans le zodiaque. C’est de ces deux animaux adorés qui ont tant de rapport ensemble, de ces deux divinités de la même fabrique: c’est du taureau sacré appelé Apis, et du bouc sacré appelé également Apis, qu’est dérivé le culte du Phallus, qu’on a aussi appelé Priape. C’est le simulacre de leurs parties génitales, et non de celles de l’homme, comme on l’a cru généralement, qui est devenu un objet de culte. Je trouve de grands rapports entre le nom Apis, donné à ces deux animaux sacrés, et le nom de Priape ou Priapis, qu’a porté le Phallus isolé ou adhérent à un Hermès. Apis, suivant les plus habiles étymologistes, signifie haut, élevé, puissant, ou 4 Hérodote, Euterpe, liv. II, p.41. � Plutarque, Traité d’Isis et d’Osiris, vers la fin. � Jamblique, de Mysteriis, chap. xvii, sect. 1 7 Lucien, Astrologie, t.IV, p. 65 de la dernière traduction de ses œuvres (1788). 18 le culte du phallus ce mot est le même qu’ab, abis, dont on a fait ap, apis qui, dans les langues orientales, exprime père, chef, maître. Dans l’un et l’autre cas, Apis serait une qualification honorable donnée au soleil. Quant à la syllabe pri ou pré, elle signifie dans les mêmes langues, principe, production, source première; ainsi, le mot Priape, Priapis, pourrait être traduit par principe de reproduction ou de fécondation d’Apis. Cette étymologie, que me fournit le savant Court de Gebelin, quoiqu’elle soit très vraisemblable et conforme au génie des langues orientales, serait une faible preuve, si elle n’était fortifiée par plusieurs autres plus décisives. Il est prouvé, par un grand nombre de monuments antiques, que c’était un usage adopté de rendre un culte aux parties séparées d’un animal sacré, d’en former des simulacres, de les adorer isolément, ou de les appliquer à des troncs d’arbres, à des colonnes ou pierres de bornes, appelés chez les Grecs hermès, ou bien, lorsque les figures humaines furent introduites dans la religion, de leur adjoindre différentes parties de ces animaux sacrés. C’est ainsi que le Jupiter Ammon eut les cornes du bélier, que Pan eut les jambes et les pieds du bouc, et quelquefois ses oreilles et ses cornes; c’est ainsi que Bacchus, dieu-soleil, fut souvent représenté avec la tête du taureau céleste, ou seulement avec ses cornes, et quelquefois avec ses pieds. C’est pourquoi ce dieu était souvent nommé, par les Grecs et par les Romains, Bacchus Tauricorne ou Tauriforme. Ces figures étaient monstrueuses, mais cette monstruosité avait un motif mystérieux, et sans elle l’idole n’aurait signifié qu’un homme. Les anciens étaient persuadés que ces parties, ajoutées à un tronc d’arbre, à une pierre limitante, à un hermès, à une figure humaine, non seulement donnaient un caractère divin à ces différents objets, mais encore leur communiquaient une vertu sublime, une influence semblable à celle que l’on attribuait à l’animal sacré dont elles étaient un extrait, et à la constellation et à l’astre dont elles étaient l’emblème. Les cornes furent prises pour le symbole de la force active du soleil aussi les dieux-soleil, tels que Bacchus, Harpocrate, et Achéloüs son fils, étaient-ils représentés avec le front décoré des cornes du taureau; ou bien on se bornait à mettre dans la main de ce dernier, une corne de cet animal qui indiquait son extraction du taureau céleste; corne dont les poètes et les sculpteurs, se conformant à l’idée de fécondité et de force attachée à cet attribut du soleil régénérateur, firent la corne d’abondance. Par suite de ce principe, et pour donner un caractère de force et de domination aux objets qu’ils représentaient, ils placèrent des cornes sur le front de plusieurs divinités, sur celui des fleuves, des demi-dieux, et même des héros de l’antiquité. 19 le culte du phallus D’après ces exemples, il ne doit pas sembler étrange de voir les parties sexuelles du taureau et du bouc sacrés obtenir les mêmes honneurs que leurs pieds, leur tête ou leurs cornes, puisque ces parties exprimaient d’une manière particulière et très énergique, à l’esprit et aux yeux, la force régénératrice, la source de fécondité attribuée au soleil du printemps et à ces animaux qui en étaient les emblèmes. Un autre fait ajoute un nouveau degré de vraisemblance à mon opinion; c’est l’importance qu’attachaient les prêtres égyptiens à la partie génitale du taureau Apis 8 . Lorsque cet animal-dieu était mort, les prêtres lui choisissaient, avec beaucoup de soins et de cérémonies, un digne successeur. Parmi les caractères qui devaient, aux yeux du peuple, signaler sa divinité, le volume de la partie sexuelle du nouvel élu était très recommandé. Porphyre dit que le taureau choisi pour remplir le rôle de dieu à Héliopolis, avait les parties de la génération d’un volume extraordinaire, afin de mieux désigner la force générative que le soleil exerce sur la nature par sa chaleur, dont le propre est de développer la faculté fécondante. Ammien Marcellin dit aussi que le taureau adoré à Memphis, avait des signes évidents de sa faculté générative 9 . Le Phallus, dans son origine, était isolé et n’adhérait point à un corps humain. Cette adhésion n’eut lieu que longtemps après, lorsque le culte des figures humaines eut fait des progrès. Il paraît même qu’à l’époque où les Grecs reçurent des Égyptiens le Phallus, il n’adhérait à aucun corps, et que les Grecs, même du temps d’Hérodote, n’avaient point encore adopté cette réunion. Cet historien, en décrivant les cérémonies de ce culte, qu’on célébrait en Égypte, semble s’étonner de ce qu’on avait réuni au Phallus une petite figure humaine, «Ils ont inventé, dit-il, des figures humaines d’une coudée de haut, auxquelles est adjointe la partie génitale, presque aussi grande que le reste du corps 10.» Je tire de ce fait une nouvelle preuve de mon opinion. Si le Phallus eût appartenu au corps humain, il y aurait adhéré dès l’origine de cette institution, et l’on voit qu’il y eut un temps en Égypte où il était absolument isolé, et que les Grecs, qui tenaient ce culte des Égyptiens, avaient maintenu son isolement. Le récit d’Hérodote prouve que le Phallus réuni à une figure humaine, était 8 On dit vulgairement le bœuf Apis; mais autorisé par l’histoire, et surtout par l’opinion du savant de Caylus, je dirai le taureau Apis. «Je suis résolu, dit ce célèbre antiquaire, de ne point donner de fausses idées, et de dire toujours le taureau.» (Recueil d’Antiquités, t.III, p. 28). 9 Eusèbe, Preparat. evangel. l. III; chap. xiii, Amm. Marcell., I, XXII, p. 245, et Dupuis, Ori‑ gine de tous les Cultes, t.II, p.114. 10 Hérodote, Euterpe, l. II, p.42. 20 le culte du phallus d’une grandeur disproportionnée à cette figure. Il connaît la cause mystérieuse de cette disproportion; mais par un motif de religion, il ne veut pas la publier. Après avoir dit que cette figure humaine d’une coudée de haut, était munie d’un Phallus presque aussi grand que le reste du corps, et que des femmes en procession portaient plusieurs de ces figures dans les bourgs et villages, en faisant mouvoir le Phallus par le moyen d’une corde, il ajoute: «Mais pourquoi ces figures ont-elles le membre génital d’une grandeur si peu proportionnée? et pourquoi ces femmes ne remuent-elles que cette partie? On en donne une raison sainte; mais je ne dois pas la rapporter 11.» Cette réserve d’Hérodote annonce qu’il était initié aux mystères du Phallus qu’il en connaissait l’origine, mais qu’il ne pouvait la divulguer. Il paraît que la figure humaine à laquelle on adjoignait le Phallus, était un accessoire fort indifférent, que les prêtres avaient imaginé pour donner le change et cacher aux yeux du vulgaire la véritable origine de ce culte. La grandeur disproportionnée du Phallus annonce assez qu’il n’appartenait pas à la figure humaine à laquelle il adhérait. D’ailleurs, cette disproportion était un mystère; et si le Phallus eût appartenu à la figure humaine, la chose eût été simple; Hérodote n’aurait pu y trouver rien de mystérieux. Cette disproportion dont la cause était cachée, la convenance de la longueur de ce Phallus avec la partie sexuelle du taureau, sont de nouveaux traits de lumière qui, réunis aux lumières déjà produites, éclairent l’origine ténébreuse du Phallus et concourent à prouver que cet objet du culte était le simulacre de la partie génitale du taureau Apis. Mais des preuves plus positives vont éloigner les moindres doutes qui pourraient s’élever contre cette vérité. J’ai parlé de l’affinité qui se trouve entre la divinité taureau, et la divinité bouc ; j’ai dit que l’une et l’autre ont la même origine, ont porté le même nom, et doivent leur extraction à la même division zodiacale qui marquait l’équinoxe du printemps; que tous les deux sont les emblèmes adorés du soleil régénérateur et fécondant la nature. De l’identité des motifs de leur culte, il doit résulter des conséquences communes. Je pourrais donc conclure que l’origine bien constatée du Phallus‑bouc, doit établir suffisamment celle du Phallus-taureau. L’origine du premier est attestée par un historien grave et profondément instruit en mythologie, qui déclare, d’une manière précise, que le simulacre de la partie génitale du bouc a été adoré comme l’emblème de la nature qui donne naissance à tous les êtres. Voici le passage: «Le bouc, dit-il, à cause de son membre génital, mé11 Hérodote, l. II. 21 le culte du phallus rita, chez les Égyptiens, d’être placé au rang des dieux, par la même raison que les Grecs rendent à Priape les honneurs divins. Cet animal étant fort enclin aux actes de Vénus, on jugea que le membre de son corps qui est l’instrument de la géné‑ ration, méritait d’être adoré, parce que c’est par lui que la nature donne naissance à tous les êtres 12.» Le même auteur ajoute immédiatement: «Enfin ce n’est pas seulement les Égyptiens, mais un grand nombre d’autres peuples, qui rendent un culte au signe du sexe masculin, et l’emploient comme un objet sacré dans les cérémonies des mystères, parce que c’est d’eux que provient la génération des animaux.» Ce membre adoré, cet instrument de la génération du bouc, ce signe du sexe masculin qui figurait dans les cérémonies des mystères d’un grand nombre de peuples, ne pouvaient pas être la partie vivante du bouc sacré, mais son simulacre ou son image, et ces simulacres on images étaient des Phallus; donc il y eut des Phallus qui furent les images de la partie génitale du bouc sacré, adoré à Mendès et à Chemnis. Il est donc reconnu que ce ne sont point des hommes, mais deux animaux adorés qui ont fourni le modèle du Phallus et le type de son culte. Cette vérité, jusqu’ici inconnue, acquerra, dans la suite de cet ouvrage, de nouveaux degrés d’évidence. On attribua à ce simulacre isolé, la même vertu qu’on attribuait au soleil printanier; on attribua au signe la même influence sur toute la nature qu’avait l’objet signifié. On crut, et cette opinion est émise par le philosophe Jamblique, que partout où se trouvaient placés des Phallus, ils amenaient l’abondance et la fécondité, et détournaient les accidents qui leur sont contraires. Cet emblème sacré reçut différents noms, suivant le langage des peuples où il fut adoré, suivant l’usage auquel on le destinait, et suivant l’objet auquel il fut appliqué et réuni. Appelé Phallus, Priape, ou Priapis chez les Égyptiens, les Phéniciens, les Grecs, il porta aussi le nom de Tutunus, de Mutinus, de Fascinum chez les Romains; il est nommé Lingam chez les Indiens. Mais quelles que soient sa dénomination et la différence de son culte chez diverses nations, toujours les motifs de ce culte se rapportent à l’action fécondante du soleil du printemps; le plus souvent il se trouve réuni et même quelquefois confondu avec le culte de cet astre. On verra que le Phallus a joué un rôle important dans l’histoire religieuse de l’antiquité, qu’il a donné naissance à différentes divinités, et qu’il a servi à caractériser plusieurs autres. De nombreux emplois de cet objet du culte ont fort embarrassé les mythographes, qui, s’attachant toujours aux fables mythologiques, et 12 Diodore de Sicile, l. I, sect. 88. 22 le culte du phallus cherchant la vérité dans le mensonge, n’ont donné à cet égard aucune explication satisfaisante, et n’ont point dissipé le nuage qui cachait son origine. Les fables mythologiques ne sont pas toutes des allégories, comme on le pense. Elles ne furent composées que longtemps après la naissance de l’idolâtrie, c’est-à-dire dans un temps où le motif originel des différents cultes était effacé de la mémoire des hommes. La forme des idoles des dieux, les emblèmes et les attributs qui les accompagnaient, servirent de texte à ces récits fabuleux. L’usage s’était établi de composer des légendes pour les hommes divinisés; à cet exemple, les prêtres en composèrent pour les dieux du ciel. Dans ces légendes, ils s’attachèrent à rendre raison de la forme des idoles, de leurs emblèmes et de leurs attributs. Chaque peuple fit sa fable sur la même divinité. On verra que les différentes légendes composées pour donner au vulgaire le motif de l’adoration du Phallus et du Priape, ne renferment absolument aucun sens allégorique, si ce n’est celui qui exprime la naissance de son culte à Lampsaque. 23 CHAPITRE II : Du culte des Taureaux et boucs sacrés Avant de m’engager dans l’historique du culte du Phallus chez différents peuples de la terre, il convient de fixer les idées sur celui qu’on rendait aux deux animaux qui lui ont donné la naissance, de faire connaître de quelle nature étaient les hommages religieux qu’on adressait au taureau et au bouc divins, archétypes du Phallus. Les taureaux, adorés en Égypte sous différents noms, étaient, comme on l’a dit, l’image vivante du taureau céleste, figuré dans la division zodiacale où se trouvait l’équinoxe du printemps, et, par cette circonstance, ce signe du zodiaque était le symbole du soleil, qui, à cette époque de l’année, féconde la nature. On attribuait au taureau sacré, non seulement la faculté fécondante, mais le pouvoir de communiquer à l’espèce humaine cette même faculté. Aussitôt qu’un des taureaux Apis était mort, les prêtres de l’Égypte s’empressaient de lui donner un successeur, qui devait, suivant l’opinion populaire, être né d’une vache fécondée par un rayon de soleil. Certaines taches de sa peau déterminaient son élection. Sa découverte changeait en allégresse le deuil où la mort de son prédécesseur avait plongé le peuple égyptien. Au lieu même où l’on avait trouvé le nouveau dieu, on lui construisait une étable magnifique, tournée du côté du soleil levant. Là, pendant quatre mois, il était abreuvé de lait; ensuite une troupe de prêtres le conduisait processionnellement au bord du Nil, l’embarquait sur un vaisseau richement décoré, et l’amenait à Nicopolis. C’était dans cette dernière ville que les femmes avaient le droit de venir, pendant quarante jours, visiter le nouveau dieu. Suivant Diodore de Sicile, elles relevaient leurs vêtements, mettaient en évidence et semblaient offrir au taureau divin ce que la pudeur ordonne de cacher 13. Le but de ces femmes, dans cette ridicule cérémonie, était évidemment d’obtenir du taureau-dieu la fécondité. Ce récit, conforme à l’histoire, m’offre des rapports nouveaux entre le taureau sacré et le Phallus ou Priape, et ajoute, aux preuves que j’ai déjà produites dans le chapitre précédent, une preuve nouvelle qui confirme l’origine du Phallus, et constate qu’il est le simulacre de la partie génitale du taureau divinisé. Si l’on 13 Diodore de Sicile, l. I, sect. 85. 24 le culte du phallus abreuvait de lait cet animal, on offrait aussi du lait à Priape, et les libations qu’on faisait en son honneur, étaient ordinairement de cette substance. Si les Égyptiennes, pour devenir fécondes, se montraient à nu devant le taureau, des femmes, par le même motif, observaient cet usage devant l’idole de Priape, et faisaient quelquefois pis encore, comme on le verra dans la suite de cet ouvrage. Le taureau Apis partait de Nicopolis sur un vaisseau dans lequel une chambre dorée lui était destinée; on le débarquait à Memphis, où un temple magnifiquement bâti par le roi Psamnitichus lui servait d’étable. On célébrait sa naissance avec pompe, et on le promenait par la ville, accompagné d’une escorte de magistrats et précédé d’enfants qui chantaient des hymnes en son honneur. Cette dernière cérémonie fut sans doute adoptée par plusieurs peuples: l’usage de promener un veau gras orné de fleurs et rubans, accompagné de musique, qui se pratiquait dans plusieurs villes de France, paraît en être une mutation. Passons au culte du bouc, image vivante du bouc céleste ou du chevrier, qui se trouve dans la division zodiacale du taureau, et qui, comme lui, était le symbole du soleil printanier et de la vertu fécondante et régénératrice de cet astre. Les cultes de ces deux animaux sacrés ont tous les rapports qu’on doit attendre de leur origine commune. «Les Mendésiens, dit Hérodote, ont beaucoup de vénération pour les boucs et les chèvres, et plus encore pour ceux-là que pour celles-ci, et c’est à cause de ces animaux qu’ils honorent ceux qui en prennent soin. Ils ont surtout en grande vénération, un bouc qu’ils considèrent plus que tous les autres. Quand il vient à mourir, tout le Nome mendésien est en deuil 14.» Il ajoute qu’en langue égyptienne, mendès signifiait bouc et Pan, et prouve par conséquent l’identité de cet animal et de ce dieu. Le deuil que causait la mort du bouc, rappelle celui que manifestaient les Égyptiens à la mort de leur taureau Apis. On offrait du lait à ce taureau ; on offrait de même au bouc ou à Pan, qui était son idole, ainsi qu’à Priape, qui était de la même famille, du lait et du miel. Pan, dit la fable, accompagnait les dieux-soleil Osiris et Bacchus dans leur expédition de l’Inde. Priape suivit aussi Bacchus dans son voyage de l’Inde, et prit dispute en voyage avec l’âne de Silène, que montait ce dieu15 . Le bouc sacré avait avec Priape d’autres conformités. Les Grecs, sous les noms de Pan, de Faune, de Sylvain, de Satyre, etc., adoraient des divinités champêtres dont les figures représentaient à la fois les formes du bouc et l’attribut le plus 14 Hérodote, Euterpe, sect. 46. 15 Lactance, De false Religione, I, chap. xxi. 25 le culte du phallus caractéristique de Priape. Elles avaient les cornes, quelquefois les oreilles et toujours les cuisses, les jambes et les pieds de cet animal, et en même temps le Phallus, dans un état d’énergie. «On leur a érigé des temples, dit Diodore de Sicile, en parlant de ces divinités à cornes et à pieds de bouc ; elles y sont représentées dans un état d’énergie et de lubricité, afin qu’elles parussent imiter le naturel lascif du bouc 16 .» Voilà pourquoi Priape a souvent les formes du bouc ; voilà pourquoi on le confond souvent avec les dieux Pan, Sylvain et Satyre, qui ont la même origine que lui. Les femmes se découvraient fort indécemment devant le taureau Apis; elles faisaient la même chose devant le bouc de Mendès ou de Chemnis, et poussaient même beaucoup plus loin leur étrange dévotion. Dans l’intention, sans doute, de détruire le charme prétendu qui les maintenait dans un état de stérilité, elles s’offraient au bouc sacré, et se livraient à son ardeur brutale. «Rien de si certain, dit le traducteur d’Hérodote, que l’infâme coutume d’enfermer des femmes avec le bouc de Mendès. La même chose se pratiquait à Chemnis (ville du Delta). Mille auteurs en ont parlé 17.» Des vers du poète Pindare, cités par Strabon, un passage de Clément d’Alexandrie, et plusieurs autres écrivains de l’antiquité attestent l’existence de cette pratique religieuse et révoltante 18. «Il arriva, pendant que j’étais en Égypte, dit Hérodote, une chose étonnante dans le Nome mendésien: un bouc eut publiquement commerce avec une femme, et cette aventure fut connue de tout le monde 19.» Cette union monstrueuse n’avait pas lieu toutes les fois qu’elle était sollicitée; et ici l’instinct grossier d’un animal se montrait supérieur à l’esprit humain, dégradé par la religion. «Il ne faut pas s’étonner, fait dire Plutarque à un interlocuteur, si le bouc de Mendès en Égypte, renfermé avec plusieurs belles femmes, ne témoigne aucun désir pour elles, et ne s’enflamme que pour des chèvres 20.» Il existe encore à Chemnis quelques traces de cette dégoûtante prostitution. «On y voit, dit Vivant Denon, un édifice enfoui jusqu’au comble. C’est sans doute le temple dédié au dieu Pan, autrefois consacré à la prostitution. On y rencontre aujourd’hui, comme à Metabis, nombre d’almées et de femmes publi16 Arcti ita membris, ut hirci naturam imitentur, Diodore de Sicile, l.I, sect.11. 17 Notes sur l’histoire d’Hérodote, par Larcher, t.II, pp. 267 et 268. 18 Strabon, l.XVII; Clément d’Alexandrie, Protrept., p. 27. 19 Hérodote, Euterpe, l. II, sect. 46. 20 Plutarque, Œuvres morales, dialogue intitulé: Les bêtes ont usage de la raison. 26 le culte du phallus ques, sinon protégées, au moins reconnues et tolérées par le gouvernement. On m’a assuré que, toutes les semaines, elles se rassemblaient à un jour fixe dans une mosquée près du tombeau du cheik Haridi, et que, mêlant le sacré au profane, elles y commettaient entre elles toutes sortes de lascivités 21.» Les Juifs, dont le législateur s’était attaché à former des institutions toutes contraires celles des Égyptiens, bien loin d’adorer les boucs, en présentaient chaque année deux devant le tabernacle. L’un était sacrifié au Seigneur et l’autre, chargé des imprécations du grand prêtre et des iniquités du peuple, était envoyé dans le désert. Il n’en était pas ainsi des sectaires samaritains. Le premier verset de leur Pentateuque prouve qu’ils adoraient le bouc comme le créateur de l’univers. «Au commencement, y est-il dit, le bouc Azima créa le ciel et la terre.» Ce culte passa dans l’Inde. Dans les monuments des grottes d’Iloura, qui remontent à la plus haute antiquité, on retrouve le culte du bouc, auquel les Indiens donnent le nom de Mendès, qu’il portait en Égypte. Le bouc fut adoré en Grèce et en Étrurie. Les Romains modifièrent son culte, et diminuèrent de beaucoup ce qu’il avait de brutal. Voici ce qu’à cet égard nous apprend Ovide: Les Romains, fâchés de voir les Sabines qu’ils avaient enlevées rester stériles, furent invoquer Junon dans la forêt sacrée du mont Esquilin. A peine eurent-ils achevé leurs prières, qu’ils virent la cime des arbres s’agiter, et qu’ils entendirent cet oracle: Que les femmes d’Italie soient fécondées par un bouc. C’était prescrire aux Romains les pratiques révoltantes du culte de Mendès. Ils ne parurent pas disposés à obéir à l’oracle. Alors, un devin d’Étrurie l’interpréta et en adoucit la rigueur: Il est avec le ciel des accommodements. Il proposa aux femmes stériles de se faire frapper le dos ou le ventre avec des lanières formées de peau de bouc. C’est ce qui se pratiqua dans les fêtes des Lupercales. Le 13 février, jour destiné à cette solennité, de jeunes gens, nus ou presque nus, parcouraient la ville, armés du couteau dont ils avaient immolé des boucs, et d’un fouet composé de courroies tirées de la peau de ces animaux, en frappaient ceux qu’ils rencontraient. Les femmes, loin de fuir, accouraient au devant 21 Voyage de Vivant Denon, t.II, p.319. 27 le culte du phallus et offraient leur ventre nu aux coups de ces jeunes fouetteurs, dans l’espoir de devenir fécondes et de produire de beaux enfants. On voit que chez les Romains la cérémonie était différente: le bouc n’y jouait pas, comme à Mendès, le principal rôle, mais il y avait part, et le motif était le même. Si l’on pouvait donner croyance à ces récits, mêlés de tant de contes ridicules que faisaient nos crédules aïeux sur les assemblées nocturnes appelées sabbat, on serait tenté de croire que le culte de bouc s’est continué longtemps chez les nations modernes. Dans ces assemblées, c’est toujours un bouc qui préside, c’est un bouc qu’on y adore, c’est un bouc qui s’unit aux femmes assistantes. Si l’on pouvait séparer la vérité du chaos de mensonges qui la font méconnaître, la dépouiller des exagérations et du merveilleux dont sont chargées les relations de ces assemblées mystérieuses, on y retrouverait peut-être les pratiques du culte de Mendès; on fixerait les opinions encore incertaines sur ce point de l’histoire des hommes; on délivrerait les esprits du scepticisme pénible où ils sont encore sur l’existence des assemblées du sabbat, attestées par tant d’autorités, par tant de procédures juridiques, et si fortement contestées par tant d’écrivains illustres. Une bonne histoire des sociétés mystérieuses de toutes les nations, dissiperait bien des incertitudes, formerait un faisceau de lumières qui éclaireraient l’origine obscure des institutions humaines, leur filiation, et serait plus utile et plus curieuse que le tableau toujours uniforme des désastres causés par l’ambition de quelques souverains. 28 CHAPITRE III : Du culte du Phallus chez les Égyptiens Est-ce l’Inde, la Phénicie, l’Éthiopie, la Chaldée ou l’Égypte qui a vu naître ce culte? ou bien le type en a-t-il été fourni aux habitants de ces contrées par une nation plus ancienne encore? Les diverses opinions émises sur cette matière sont subordonnées à la question de l’origine du sabéisme, dont ce culte est une dépendance. Plusieurs savants l’ont approfondie sans beaucoup de succès: leurs sentiments sont opposés; je ne m’y arrêterai point. L’abbé Mignot, qui a recherché avec une constance opiniâtre les antiquités religieuses des Assyriens et des Phéniciens, pense que le Phallus est originaire de l’Assyrie et de la Chaldée qui en faisait partie, et que c’est de ce pays que l’usage de consacrer ce symbole de la génération a passé en Égypte. Il croit, d’après le savant Le Clerc, que ce symbole est phénicien; qu’il dérive de Phalou qui, dans cette langue, signifie une chose secrète et cachée, et du verbe phala qui veut dire être admirable et être tenu secret. Il en conclut que l’origine du Phallus n’est point égyptienne 22. Quoi qu’il en soit, c’est en Égypte que se trouvent les monuments les plus nombreux de ce culte antique; c’est de ce pays qu’il est parti pour se répandre dans l’Asie Mineure, en Grèce et en Italie, et l’histoire égyptienne nous offre plus de notions sur le Phallus que celle des autres peuples de l’Orient. C’est ce qui me décide à tirer des Égyptiens les premiers traits du tableau que je vais présenter. Le Phallus, chez ce peuple, recevait des honneurs divins, était placé dans les temples: on le promenait en procession dans les campagnes; et dans les fêtes célébrées en l’honneur du dieu-soleil Osiris ou Bacchus il figurait avec distinction. Hérodote, qui a assisté à cette cérémonie, nous la décrit de cette manière: «Les Égyptiens célèbrent la fête de Bacchus à peu près de la même manière que les Grecs: mais, au lieu de Phallus, ils ont inventé des figures d’environ une coudée de haut, qu’on fait mouvoir par le moyen d’une corde. Les femmes portent, dans les bourgs et les villages, ces figures dont le membre viril n’est guère 22 Second Mémoire sur les anciens philosophes de l’Inde, etc., par l’abbé Mignot (Mem. de l’Acad. des Inscriptions, t.XXXI, p. 141.) 29 le culte du phallus moins grand que le reste du corps, et qu’elles font remuer. Un joueur de flûte marche à la tête; elles le suivent en chantant les louanges de Bacchus, etc. 23.» Il est remarquable que cet usage de promener un grand Phallus en procession, et de le faire mouvoir en le promenant, subsiste encore aujourd’hui dans une contrée éloignée de l’Égypte. M.de Grandpré fut témoin, en 1787, d’une fête célébrée dans les états du Congo. Il y vit des hommes masqués, exécutant une pantomime, et portant, dit-il, avec affectation, un Priape énorme qu’ils agitaient avec un ressort 24. Cette similitude d’usage chez des peuples dont l’existence est séparée par plus de deux mille ans, dont les pays laissent entre eux de vastes déserts et un espace de plus de mille lieues de France en ligne droite, donne matière à plusieurs conjectures sur le lieu où le culte du Phallus a été pour la première fois institué. Seraitil parvenu de l’Égypte à la côte occidentale d’Afrique par l’Éthiopie? ou bien serait-ce l’Éthiopie qui, comme le témoignent plusieurs écrivains de l’antiquité, a fourni ces dieux à l’Égypte, qui aurait été la source commune où les Égyptiens et les habitants du Congo ont puisé ce culte? Je n’entreprendrai pas de résoudre une question si difficultueuse; mais le rapprochement que je viens de faire, peut donner une direction nouvelle aux idées des scrutateurs de l’antiquité. Le premier jour des épagomènes 25 , ou cinq jours avant le premier jour de l’année égyptienne; on célébrait la naissance du dieu-soleil Osiris, et le 25 du mois phaménoth, qui répond à l’équinoxe du printemps, on fêtait, en l’honneur du même dieu, les pamylies, mot qui, suivant le savant Jablonski, signifie l’an‑ nonce d’une bonne nouvelle. On promenait alors en procession, dit Plutarque, une figure d’Osiris, dont le phallus était triple; « car ce dieu, ajoute-t-il, est le principe de la génération; et tout principe, par sa faculté productive, multiplie tout ce qui sort de lui.» Suivant cet auteur, le nombre trois exprime la pluralité indéfinie 26 . Il y avait en Égypte des mystères affectés au culte particulier du Phallus. Diodore de Sicile nous apprend que ceux qui voulaient parvenir au sacerdoce, commençaient par s’y faire initier. Les monuments antiques des Égyptiens qui témoignent de l’existence de ce 23 Hérodote, Euterpe, l. II, sect. 48. 24 Voyage à la côte occidentale d’Afrique, par L. de Grandpré, officier de la marine française, t.I, p. 118. 25 Les jours épagomènes étaient chez les Égyptiens ce que sont en France les cinq jours complémentaires. 26 Plutarque, Œuvres morales, Traité d’Isis et d’Osiris. 30 le culte du phallus culte, sont très nombreux, et leur manière de représenter le Phallus est très variée: on en voit plusieurs isolés, ou sculptés sur une borne dans un sens horizontal. Vivant Denon, dans son voyage d’Égypte, a vu ces Phallus isolés sculptés dans les temples, et souvent répétés 27. Le plus remarquable des Phallus isolés est sans doute celui que le même voyageur a découvert à Thèbes dans la haute Égypte, et dans le tombeau d’une femme. Ce Phallus, qui avait eu existence, était embaumé et enveloppé de bandelettes: on l’a trouvé posé sur la partie correspondante de cette momie féminine. La gravure qu’il donne de cette momie et de ce Phallus, prouve que ce dernier était plus grand que nature, et n’appartenait point à l’espèce humaine. Je serais porté à croire que cette momie était celle d’une femme élevée en dignité, et que le Phallus embaumé était celui d’un des taureaux sacrés, que l’on aura extrait après la mort de l’animal, et placé dans ce tombeau comme un préservatif, un moyen propre à détourner les mauvais génies, que les anciens croyaient occupés à tourmenter les âmes des morts 28. Les Grecs et les Romains plaçaient aussi quelquefois des figures de Phallus dans les sépultures, par le même motif: plusieurs vases étrusques et grecs trouvés dans des tombeaux, offrent en peinture des Phallus, et même des scènes licencieuses appelées priapées 29. Les Phallus isolés, et dans une très petite proportion, se trouvent en grand nombre en Égypte. Ils sont ordinairement de porcelaine de différentes couleurs, et étaient portés comme des amulettes. Je ne puis quitter ces détails sur les Phallus isolés, sans parler d’une opinion fort étrange sur une figure qu’on assure être leur représentation, ni sans combattre cette opinion, émise cependant par des savants d’un rang distingué. Ils prétendent que les figures de croix que l’on voit si fréquemment sur les monuments égyptiens et indiens, sont des figures de Phallus: ainsi ces croix, placées sur la cime du couvercle de plusieurs vases égyptiens, consacrés aux cérémonies religieuses; ces croix, dont sont souvent parsemés les vêtements des prêtres et des divinités d’Égypte; ces croix ou croisettes, circonscrites dans un cercle, et qui se voient sur un grand nombre de monuments antiques; enfin, ces croix annelées ou surmontées d’un anneau que tiennent presque toujours à la main des figures de prêtres, des figures d’Osiris, et surtout d’Isis, etc., seraient donc autant de Phallus. 27 Voyage de Vivant Denon dans la basse et haute Égypte, t.III, et l’Atlas, pl. cxiv, nos 47 et 54. 28 Voyage de Vivant Denon, t.III, Atlas, pl. xcviii, n°35. 29 Telles sont notamment les peintures de deux vases grecs conservés dan le musée de Portici, du roi de Naples, et qui ont été trouvés dans des tombeaux près de Nola. J’en parlerai à la fin de cet ouvrage. 31 le culte du phallus Cette opinion, qui donnerait aux croix des chrétiens une origine impure, a été soutenue par le savant Jablonski, dans son Panthéon égyptien30 ; par Delacroze, dans son histoire du christianisme des Indes 31 ; par Carli, dans ses lettres sur l’Amérique 32 ; enfin par Larcher, dans ses notes de la traduction d’Hérodote 33. Ce dernier donne même la figure de ces prétendus Phallus, et cette figure est exactement la même que celle des croix qui pendent sur la poitrine de nos femmes dévotes ou galantes, et sur celle des évêques. Il donne aussi la figure du triple Phallus ou triphallus, et cette figure rappelle celle des triples croix qu’on porte en procession devant le pape ou devant des prélats éminents. Les croix sont fort anciennes et paraissent originaires de l’Égypte. Le signe sacré du Tau, image des colonnes cruciformes et adorées, que les Égyptiens appelaient Thoth, et dont ils firent une divinité, était une croix. Ce signe formait aussi un caractère alphabétique dont notre T représente, sinon la figure exacte, du moins la valeur accentuelle. Lorsque les chrétiens démolirent, vers la fin du quatrième siècle, le fameux temple de Sérapis à Alexandrie, ils y trouvèrent plusieurs croix gravées sur des pierres. Ce fut cette circonstance, dit l’historien Sozomène, qui détermina plusieurs païens à embrasser le christianisme 34. Quant à la croix surmontée d’un anneau, elle était et elle est encore le signe de la planète appelée Vénus. L’anneau ou le cercle indique la planète, et le Tau qui lui est adjoint, la caractérise. Ceux qui connaissent parfaitement la forme du Phallus, ne pourront se persuader qu’une croix est son image. D’ailleurs, dans les mêmes monuments égyptiens, on voit des croix toutes simples, et des Phallus d’après nature. Les Égyptiens n’auraient pas en même temps représenté le même objet par des figures si dissemblables. Mais revenons à l’histoire du Phallus chez les Égyptiens. On ajouta un Phallus à des figures d’animaux, à des figures d’hommes ou de divinités. Un exemple singulier de ces additions a été publié par M.Knight. C’est une figure représentant la tête seule du taureau Apis, ornée du disque du soleil qui caractérisait cet animal divin. Des deux côtés de sa bouche, sortent deux formes de Phallus de même proportion et qui s’étendent horizontalement 30 L. V., chap. vii, sect.4, t.III, p. 205. 31 Page 431. 32 T. I, p. 499, et t.II, pp. 504 et 505. 33 Traduction d’Hérodote, par Larcher, dernière édition, t.II, pp.270 et 272. 34 Histoire ecclésiastique de Fleury, l. XIX, p. 600. 32 le culte du phallus sur une même ligne 35 . C’est le symbole de la force, de la puissance, uni à celui d’une double fécondité. L’Égypte offre encore des Phallus adhérents à la divinité Terme. M.Vivant Denon a décrit un bas-relief où se voit un homme à tête de loup, faisant des offrandes à un Terme et portant une main sur le Phallus de cette divinité 36 . Les Phallus, unis aux figures humaines, sont très fréquents dans les monuments égyptiens. On trouve des figures d’enfants représentés assis, aux corps desquels adhère un énorme Phallus qui s’élève au-dessus de leur tête, ou dont ils supportent l’extrémité sur leurs épaules. Caylus a fait graver une de ces figures: «Elle représente, dit-il, le plus terrible Phallus qu’on ait vu, proportion gardée, sur aucun autre ouvrage 37.» Quoique ceux qui lui firent passer cette antiquité assurassent qu’elle était égyptienne, M.Caylus l’a jugée romaine. On va voir que ce savant, d’ailleurs très circonspect dans ses décisions, a prononcé avec trop de précipitation. M.Vivant Denon a publié deux figures absolument semblables à celle de Caylus, et il les a trouvées en Égypte 38. La suite de cet ouvrage prouvera qu’il existait de pareilles figures dans le temple d’Hiérapolis en Syrie. Ainsi, le type de ces petites figures à grand Phallus, venait d’Égypte et de la Syrie. 35 An account of the Remains, of the Worship of Priapus, etc. 36 Voyage dans la basse et haute Égypte, Atlas, pl. cxxv, n°15. 37 Antiquités de Caylus, t.III, p. 52 et pl. xiii, nos 2, 3 et 5. 38 Voyage dans la basse et haute Égypte, par Vivant Denon, Atlas, pl. xcviii, nos 36 et 37. 33 le culte du phallus Les rapports intimes qui existent entre le soleil printanier et le signe de la génération, portèrent les Égyptiens, lorsqu’ils eurent adopté l’usage de donner à leurs divinités des figures humaines, à présenter le dieu-soleil, Osiris ou Bacchus, avec un Phallus dans un état propre à la fécondation. La plupart des monuments antiques nous offrent ce dieusoleil, tenant en main son Phallus très apparent, et semblant, par cette attitude, prouver à ses adorateurs sa résurrection au printemps et sa vigueur renouvelée. Caylus a fait graver quatre figures antiques d’Osiris qui sont toutes dans cette attitude mystérieuse 39. Dans le cabinet impérial des antiquités de Paris, on en voit plusieurs de cette espèce. On y remarque un Osiris nu, coiffé d’une mitre, soulevant un voile de la main droite, et de la gauche tenant son Phallus. Un soufre pris sur une améthyste gravée, représente le même dieu dans la même attitude 40. 39 Antiquités de Caylus, t.III, pl. ii et iii, t.IV, pl. i et ii. 40 Dictionnaire de la Fable, par Millin, au mot Osiris. 34 le culte du phallus La figure d’Osiris, coiffée d’une mitre, tenant en main le fléau ou le fouet qui le caractérise et muni d’un Phallus très saillant, figurait dans les pompes religieuses. Douze prêtres portaient alors sur leurs épaules un riche brancard couvert d’un tapis parsemé de fleurs de lotus épanouies, sur lequel s’élevait l’idole de ce dieu-soleil. Des bas-reliefs, vus dans le temple d’Hermontis, dans celui de Karnak à Thèbes, et dans plusieurs autres lieux de la haute Égypte, représentent cette cérémonie processionnelle, et le dieu à Phallus ainsi porté en triomphe 41. Quelquefois la même figure de ce dieu se trouve devant un autel, chargée d’offrandes composées de fruits ou de volailles. Un bas-relief très saillant, qui décore un vase de bronze venu d’Égypte, et dont la gravure a été publiée par Caylus, représente ainsi un Osiris nu; son phallus, qui est très apparent, se trouve en contact avec les offrandes dont l’autel est chargé 42. 41 Voyage de Denon, Atlas. 42 Caylus, Antiquités, t.VI, pl. xv, n°1. 35 le culte du phallus Une scène semblable a été reproduite dans les monuments égyptiens publiés par M.Vivant Denon43. Une particularité de ce culte qui a peu d’exemples se remarque à Tentiris dans un bas-relief; il représente un Osiris, coiffé de sa mitre, absolument nu et couché horizontalement, tandis que son phallus s’élève dans un sens vertical 44. Il serait trop long, il serait fastidieux, de décrire toutes les variétés de formes que les Égyptiens donnèrent au culte du Phallus. Les cabinets et les recueils d’antiquités présentent encore de nouvelles espèces de ce genre de culte chez ces peuples. Je me suis borné aux principales. Maintenant je dois dire, et il sera curieux d’apprendre, sous quel voile allégorique les prêtres Égyptiens cachèrent au vulgaire cet emblème énergique du soleil régénérateur, son origine astronomique, et par quelle fable ils justifièrent le culte du Phallus. Osiris (ou le soleil) principe du bien, génie de la lumière, avait pour ennemi son frère Typhon, principe du mal, génie des frimas et des ténèbres. Ce dernier parvint à se saisir d’Osiris, et le renferma dans un coffre, qu’il jeta dans les eaux du Nil. Cette disparition d’Osiris est une allégorie grossière de la saison rigoureuse, 43 Voyage dans la basse et la haute Égypte, Atlas, pl. xxiii, n°7. 44 Voyage de Denon, Atlas, pl. cxxvi, n° 12. 36 le culte du phallus où les nuits, plus longues que les jours, l’absence de la végétation, l’engourdissement de la nature, annoncent le triomphe du génie des ténèbres et de la mort sur le génie de la lumière et de la vie. Isis (la lune) femme d’Osiris, fit de longs voyages pour retrouver le corps de son époux. Ce fut à Byblos, en Phénicie, et à l’époque du printemps, qu’elle en fit la découverte. Elle emporte aussitôt le coffre qui contenait ce dépôt précieux mais, voulant visiter son fils Horus (dieu du jour), elle le déposa dans un lieu secret, loin des regards des mortels. Typhon, chassant pendant la nuit, aperçoit le coffre, reconnaît le corps d’Osiris, s’en empare, le coupe en quatorze ou en vingt-six parties, et les disperse çà et là 45 . Isis, affligée, recherche avec soin les parties éparses du corps de son cher Osiris. A chaque partie qu’elle retrouve, elle élève en son honneur un monument. Elle parvint à les recouvrer toutes, excepté la partie sexuelle que Typhon avait jetée dans le Nil, et qui était devenue la proie des poissons. La déesse, pour remplacer cette partie perdue, en fit faire une représentation, et lui rendit les mêmes honneurs funèbres qu’avaient reçus les autres parties du corps d’Osiris. Elle voulut même marquer sa prédilection pour le simulacre de la virilité, en le faisant placer dans les temples et l’exposant à l’adoration des peuples. On assure que les figures de cette partie corps d’Osiris, que les Phallus, furent dans l’origine en bois de figuier, parce que cet arbre passait pour contenir, à un degré éminent, des principes d’humidité et de reproduction. Quoi qu’il en soit, Isis érigea en divinité ce simulacre de bois. «Elle consacra le Phallus, dit Plutarque, dont les Égyptiens célèbrent encore la fête 46 .» Il ajoute « qu’Isis le fabriqua elle-même; qu’elle le fit porter dans les sacrifices, afin de nous apprendre que la vertu productive du dieu-soleil a eu pour matière première la substance humide, et que, par elle, cette vertu s’est communiquée à tout ce qui en est susceptible.» C’est par cette fable, qui fut inventée à une époque où le Phallus était encore isolé, et n’adhérait à aucun corps, que les prêtres égyptiens cherchèrent à rendre 45 La plupart des anciens qui racontent cette tragique aventure, disent que Typhon coupa Osiris en quatorze parties. Diodore de Sicile assure que son corps fut coupé en vingt-six parties, qui furent distribuées aux Titans. 46 Sur cette fable, que je n’ai rapportée qu’en substance, on peut consulter le Traité d’Isis et d’Osiris, par Plutarque; Diodore de Sicile, l. I, chap. xxii, ou t.I, l. IV, chap.iii de la traduction de Terrasson; Jablonski, en son Panthéon égyptien; Court de Gebelin, en son Histoire religieuse du Calendrier, etc. 37 le culte du phallus raison au peuple, du culte de cet emblème; c’est, sous cette enveloppe allégorique, qu’ils ont caché le mécanisme de leur dogme et l’historique des divers états du soleil, ou plutôt de la terre, pendant la révolution annuelle. On verra que les fables, inventées par les prêtres de chaque nation, pour justifier le culte du Phallus, ne sont pas plus ingénieuses. Telles furent les variétés progressives qu’éprouva ce simulacre en Égypte. D’abord, Phallus simple et isolé, puis Phallus double, triple; Phallus uni à un corps quelconque, arbre, borne, terme, etc. ; Phallus adhérent à une figure humaine, sans désignation; enfin adhérent à celle désignée sous le nom du dieu Osiris. Là, fut fixée en Égypte la fortune du Phallus: le culte ne pouvait élever cet emblème à un degré plus éminent qu’en l’adjoignant à l’idole du dieu-soleil. Cette adjonction n’altéra point la simplicité du culte primitif, et l’on continua de vénérer le Phallus isolé; car, dans les religions antiques, une nouveauté admise ne s’établissait jamais aux dépens des anciennes pratiques, et le culte des temps les plus reculés, des temps les plus barbares, existait souvent à côté des cultes enrichis et ornés par la civilisation. Le Phallus simple et grossier ne perdait rien, dans l’opinion publique, tandis que l’on fêtait pompeusement le Phallus illustré par son adhésion à la figure du dieu-soleil Osiris. Ce culte subsista en Égypte jusqu’à la fin du quatrième siècle de l’ère chrétienne. Cambyse, roi des Perses, vainqueurs des Égyptiens, tua le bœuf Apis, et fit fouetter ses prêtres: il était adorateur d’un seul dieu. Les Grecs conquérants de l’Égypte, et qui y régnèrent sous le nom de Ptolémée, ne changèrent rien au culte des Égyptiens, s’y soumirent, l’embellirent et le fortifièrent; ils furent imités par les empereurs romains: les Grecs et les Romains adoraient plusieurs dieux. Les chrétiens n’imitèrent ni les Grecs ni les Romains, ils suivirent les traces de Cambyse, résolurent d’anéantir la religion de l’Égypte, et leur persévérance assura leur succès. L’évêque Théophile obtint, en 389, de l’empereur Théodose, la permission de détruire l’idolâtrie égyptienne. Muni de ses pouvoirs, et escorté d’une foule de moines, il mit en fuite les prêtres, brisa les idoles, démolit les temples, ou y établit des monastères. Le fameux temple de Sérapis, à Alexandrie, fut renversé en cette occasion. Le temple d’Osiris ou de Bacchus, tombant en ruines, fut converti en temple chrétien. Cette expédition ne se fit pas sans exciter de sanglantes émotions parmi le peuple. «On trouva dans les souterrains du temple de 38 le culte du phallus Bacchus, dit l’historien Socrate, plusieurs de ces figures infâmes nommées par les Grecs Phallus 47.» Tels furent les commencements, les progrès et la ruine du culte du Phallus en Égypte. Je vais rechercher ce que devint ce culte chez d’autres nations. 47 Socrate, l. V, chap. xvl ; Hist.ecclésiast., de Fleury, l. XIX, p. 505. 39 CHAPITRE IV: Du culte du Phallus chez les Hébreux Dans l’ordre géographique, la Syrie se présente la première, et la partie de la Syrie la plus voisine de l’Égypte est la Palestine. Quel fut le culte du Phallus dans cette dernière contrée, habitée par les Hébreux, par ce peuple favorisé de Dieu, qui, toujours dirigé par la main divine dans la voie sainte, ne cessait de s’en écarter; dont les lois, quoique, dit-on, composées par leur dieu, étaient si mal appropriées au caractère et aux habitudes nationales, qu’elles furent presque continuellement violées? C’est ce que je vais rechercher. Les Moabites et les Madianites, peuples voisins de la Palestine, adoraient un dieu appelé Baal-Phegor ou Beel-Peor 48. Les premiers écrivains du christianisme qui ont parlé de cette divinité, tels que Saint-Jérôme, Rufin, Isidore de Séville et plusieurs savants commentateurs de la Bible, s’accordent à dire que cette divinité était la même que Priape. Les Hébreux, toujours curieux d’imiter les pratiques superstitieuses de leurs voisins, se firent initier au culte de Beel-Phégor; ils forniquèrent avec les filles des Moabites; ils mangèrent de leurs sacrifices et adorèrent leurs dieux 49. Le Dieu des Hébreux ou des Israélites étant fort irrité de cette conduite, dit à Moïse: Prenez tous les princes du peuple, et pendez-les à des potences en plein jour 50 . Moïse ne suivit point l’ordre de Dieu qui voulait épargner le peuple et punir les chefs; il ne les pendit point, mais il dit aux juges d’Israël : Que chacun tue ceux de ses parents qui se sont consacrés au culte de Beel-Phegor… Il y eut alors vingt-qua‑ tre mille hommes qui furent tués 51. Ce ne fut pas tout: le Seigneur dit encore à Moïse: «Que les Madianites sentent 48 Baal, Bel, n’est qu’une qualification honorable donnée à un objet de culte, qui, chez les Chaldéens, était l’équivalent du mot Seigneur. Les Samaritains appelaient cette divinité Baal, et les Babyloniens Bel ou Belus. De ce mot Baal, les Grecs ont fait Abelo, Apollon; les Gaulois, Belenus, Belisama, Bellus-Cadrus, etc. Il paraît constant que les adjectifs beau, belle, dérivent du nom de ces divinités-soleil. 49 Nombres, chap. xxv, vers. 1 et 2. 50 Idem, ib., vers. 3 et 4. 51 Idem, ib., vers. 5 et 9. 40 le culte du phallus que vous êtes leurs ennemis; tuez-les tous, parce qu’ils vous ont traités en ennemis, en vous séduisant par l’idole de Phegor 52 .» Ainsi, le sang ruissela dans Israël; des parents égorgèrent leurs parents; vingtquatre mille hommes furent mis à mort pour avoir adressé des hommages au simulacre de ce qui donne la vie 53 . Car, il n’en faut pas douter, ce Beel-Phegor était une idole à Phallus, située sur la montagne de Phegor ou Phogor, dont le nom a servi à la composition de celui de cette divinité: c’était le Priape des Grecs et des Romains, comme plusieurs écrivains en conviennent 54 . Cette terrible correction, ce moyen violent de convertir un peuple, ne produisit pas l’effet qu’en attendait le législateur Moïse. En tuant les hommes, on ne tue pas toujours les opinions; et l’on vit, plusieurs siècles après, les Hébreux renouveler leur adoration à l’idole de Beel-Phégor. Voici comment le prophète Osée fait parler le Seigneur: «J’ai aimé Israël comme des grappes de raisin trouvées dans le désert; j’ai vu leurs pères avec le même plaisir que l’on voit les premières figues paraître sur le haut du figuier, et cependant ils sont entrés en Beel-Phégor (ou ils ont été initiés aux mystères de Beel-Phegor) ils se sont débauchés et plongés dans le désordre; ils sont devenus abominables comme les choses qu’ils ont aimées 55.» C’étaient des femmes qui desservaient le temple de ce dieu ; elles étaient nommées kedeschoths, et ce nom, suivant saint Jérôme, avait la même signification que celui des prostituées qui remplissaient les fonctions de prêtresses de Priape. Les cérémonies qu’on observait dans le culte rendu à Beel-Phégor ont exercé la plume de plusieurs commentateurs de la Bible et d’autres savants. Il paraît que 52 Idem, ib., vers. 17 et 18. 53 Cette affreuse boucherie rappelle celle que fit faire Moïse contre les adorateurs du simulacre doré du taureau Apis, appelé communément le veau d’or. Moïse s’adressa à ceux de la tribu de Lévi: «Que chacun mette son épée à son côté; passez et repassez au travers du camp d’une porte à l’autre, et que chacun tue son frère, son ami, et celui qui lui est le plus proche.» Les enfants de Lévi firent ce que Moïse leur avait ordonné, et il y eut environ vingt-trois mille hommes de tués en ce jour-là. (Exode, chap. xxxii, vers. 27 et 28).

54 Voyez ce qu’en dit saint Jérôme dans son commentaire sur le chapitre ix du prophète Osée: «Ipsi autem educti de Egypto fornicati sunt cum Madianitis, et ingressi ad Beel-Phegor, idolum Moabitarum quem nos Priapum possumus appellare.» Isidore, en ses Origines, dit de même: «Bell-Phegor interpretatur simulacrum ignominiæ, idolum enim fuit Moab cognomento Ball super montem Phegor, quem Latini Priapum vocant Deum hortorum.» Rufin, en son livre III sur Osée, dit: «Beel-Phegor figuram Priapi dixerunt tenere.» Un autre commentateur de la Bible dit aussi: «Beel-Phegor Hebræis deus turpitudinis, ut Priapus Romanis.»

Note sur le chap. xxv du Livre des Nombres, vers. 3. 55 Osée, chap.ix, vers. 10. 41 le culte du phallus la principale consistait à se présenter nu devant l’idole. Les adorateurs, suivant Philon, mettaient devant elle en évidence toutes les ouvertures extérieures du corps. Le texte de la Bible semble dire, qu’ils s’offraient à idole pour se prostituer à elle. Beyer, dans ses additions sur Selden, conclut du texte de la Bible, que les filles moabites se prostituaient d’abord à l’idole, puis aux Israélites 56. Cette cérémonie infâme se rapporterait assez au culte que les Égyptiennes rendaient au bœuf Apis, en se découvrant devant lui, comme il a été dit plus haut. Le rabbin Salomon Jarchi attribue au culte de Beel-Phégor une pratique fort indécente et plus ordurière encore. Il serait difficile de trouver, dans les fastes des folies humaines, un genre d’adoration plus étrange et plus dégoûtant. L’adorateur, suivant ce rabbin, présentait devant l’autel son postérieur nu, soulageait ses entrailles et faisait à l’idole une offrande de sa puante déjection57 . Saint Jérôme nous présente cette idole comme portant à la bouche le signe caractéristique de Priape 58 . Les livres de la Bible ne disent plus rien de Beel-Phegor, mais ils font mention de quelques autres cultes qui ne diffèrent nullement de celui du Phallus ou de Priape. Les aïeux du roi Aza, fils du roi David, avaient introduit dans Israël plusieurs espèces de cultes idolâtres, et celui du Phallus ou de Priape était du nombre. La grande prêtresse de cette divinité était la mère du jeune roi. «Aza chassa de ses terres les efféminés, purgea Jérusalem de toutes les idoles sordides que ses pères avaient érigées 59 . Il priva sa mère, appelée Maacha, de l’autorité dont elle était revêtue, afin qu’elle ne présidât plus au sacerdoce de Priape, et au bocage sacré où la statue de ce dieu était adorée. Il détruisit la caverne où se célébraient ces mystères, et le 56 Beyer sur Selden, chap. v, Sintagm. 1, Baal-Peor. 57 Voici les paroles de Salomon Jarchi, dans son Commentaire sur le livre des Nombres, chap. xxv : «Eo quod distendebant coram illo foramen pocidis et stercus offerebant.» Hottinger (Hist. Orient., p.155), exprime la même chose: «Turpiter a cultoribus distento (sit venia verbi), podicis foramine egestoque onere molesto.» On peut consulter sur cet usage religieux Selden, de Dis Syris, Sintagm. 1, chap. v ; Beyer, Addimenta ad Selden, pp.244 et 245 ; Elias Schedius, de Dis Germanis, pp.84 et 85 ; Antiquitates Gronovii, t. VI, chap. xiii, etc. 58 Voici le passage de saint Jérôme, dans son Commentaire sur le chapitre ix du prophète Osée: «Denique interpretatur Beel-Phegor idolum tentiginis habens in ore; id est, in summitate pellem, ut turpitudinem membri virilis ostenderet.» 59 Les Rois, 1, II, chap. xv, vers. 12. 42 le culte du phallus simulacre de cette divinité crapuleuse, réduit en pièces, fut brûlé dans le torrent de Cedron60 . Cette divinité, que la Vulgate nomme Priape, porte, suivant le texte hébraïque, le nom de Mipheletzeth. Quelques commentateurs l’ont jugée du genre féminin et ont cru qu’elle était la déesse Astarté ou Vénus, les auteurs de la Vulgate auraient-ils pris un sexe pour l’autre, et Priape pour Vénus? Cette opinion n’est pas solidement appuyée, à moins qu’on ne regarde comme très prépondérante, sur une telle matière, l’autorité de Rabelais 61 . On trouve encore dans les livres des Prophètes, un autre témoignage de l’existence du culte du Phallus. Ézéchiel indique, d’une manière assez précise, la fabrication de ce simulacre indécent et l’abus que les femmes d’Israël en faisaient. «Vous avez, leur dit-il, pris vos riches vêtements, que vous avez cousus l’un à l’autre, pour en faire les ornements de vos hauts lieux et vous avez forniqué sur ces hauts lieux 62

d’une manière qui n’a jamais eu ni qui n’aura jamais d’exemple.

«Vous avez pris des objets de parure, des vases d’or et d’argent qui m’appartenaient et que je vous ai donnés; vous en avez fabriqué des images du sexe mascu‑ lin, et vous avez forniqué avec ces images 63 .» Ainsi, les femmes israélites fabriquèrent, à l’exemple sans doute de quelques peuples voisins, des Phallus d’or et d’argent, et en abusèrent d’une étrange manière. Voilà ce que les livres de la Bible et les ouvrages de leurs commentateurs me fournissent sur le culte de Phallus chez les Hébreux. Ce culte, dont l’exercice était une contravention formelle aux lois de ce peuple, commença à se manifester du temps de Moïse, y reparut à différentes époques jusqu’au temps où vivait le prophète Ézéchiel ; ce qui comprend un espace d’environ neuf cents ans. 60 Idem, ib., vers. 19, et Paralipomenon, 1, II, vers. 16. 61 Rabelais fait de Mipheletzeth la souveraine d’une île peuplée par les Andouilles. Pantagruel et ses compagnons, après avoir débarqué dans cette île, eurent de terribles combats à soutenir, passèrent au fil de l’épée une infinité d’Andouilles: le carnage fut si grand, que la reine des An‑ douilles fut forcée de demander la paix à Pantagruel, qui la lui accorda. 62 Les hauts lieux étaient des sanctuaires établis sur la cime de quelques montagnes. Là étaient des autels en pierres brutes, des espèces de colonnes ou d’obélisques grossiers, objet de l’adoration de plusieurs peuples. 63 «Fecistis tibi imagines masculinas et fornicata in eis». Ézéchiel, chap. xvi, vers. 16 et 17. 43 CHAPITRE V: Du culte du Phallus en Syrie, en Phénicie, en Phrygie, en Assyrie et en Perse A l’extrémité de la Syrie et sur les bords de l’Euphrate était Hiérapolis ou la ville sacrée. Dans son enceinte s’élevait un temple renommé par sa grandeur et sa magnificence. Jamais, dans aucune contrée de la terre, le Phallus ne fut plus honoré que dans ce lieu; jamais on ne lui éleva des monuments plus imposants, plus colossaux 64 . L’auteur du Traité de la Déesse de Syrie, qui a décrit le temple de cette ville et les objets sacrés qu’il contenait, va nous en fournir la preuve 65. «Ce temple, dit-il, est le plus vaste de tous ceux de la Syrie; il n’y en a point de plus saint; aucun lieu n’est plus sacré par la dévotion des peuples. Il renferme les ouvrages les plus précieux et les offrandes les plus antiques. On y voit plusieurs merveilles, des statues dignes des dieux dont elles offrent l’image et qui y manifestent leur présence… Ses richesses sont immenses; l’Arabie, la Phénicie, Babylone et la Cappadoce lui paient un tribut. Les Ciliciens et les Assyriens y apportent ce que leur pays a de plus précieux. J’ai vu le trésor où sont déposées ces richesses. Il contient un grand nombre de vêtements et beaucoup d’autres objets qui égalent en valeur l’argent et l’or. On ne célèbre d’ailleurs, chez aucun peuple, autant de fêtes et de solennités.» Ce temple, bâti sur une élévation au milieu de la ville, était entouré de deux enceintes. Il avait cent toises d’étendue. Les richesses abondaient dans son intérieur. L’or brillait sur les portes; la voûte en était toute couverte. Les parfums de l’Arabie flattaient délicieusement l’odorat, et les yeux étaient éblouis par de nombreuses statues d’or enrichies de pierreries. Mais ce qu’on y voyait de plus remarquable était le trône du soleil et la statue d’Apollon, que l’auteur de qui j’emprunte ces détails dit avoir vus se mouvoir et s’élever jusqu’à la voûte du 64 Cette ville est aujourd’hui nommée Bambich ou Bambouck. Ce fut Séleucus qui lui donna le nom d’Hiérapolis. Les Syriens, avant, l’appelaient Magog. Il ne faut pas la confondre avec une autre Hiérapolis située en Asie Mineure. 65 Ce traité a été attribué à Lucien, et se trouve encore parmi ses Œuvres. Mais l’extrême crédulité qu’on y remarque, prouve qu’il n’appartient point à cet auteur incrédule. 44 le culte du phallus temple. Les prêtres, pour maintenir et accroître la dévotion du peuple, ne négligeaient rien pour flatter tous ses sens, étonner les esprits. Je ne suivrai pas cet écrivain enthousiaste et crédule, dans ses descriptions longues et pompeuses qui sentent le terroir et qui offrent les écarts ordinaires de l’imagination orientale. Je reviens à mon sujet. Devant le portique de ce temple magnifique, s’élevaient deux Phallus colossaux, dont la hauteur prodigieuse fait suspecter notre écrivain d’exagération, ou ses copistes d’erreur. Ces deux simulacres du sexe masculin avaient, suivant lui, 300orgies d’élévation, ce qui revient à 1706 pieds 3pouces mesure de France 66, proportion exorbitante! Ces Phallus auraient donc eu en hauteur trois fois la longueur du temple, qui n’avait que 100 orgies ou 563pieds 9pouces. Cette disproportion choquante entre la longueur de l’édifice et la hauteur des Phallus a fait croire qu’il fallait retrancher un zéro et lire 30orgies de hauteur, au lieu de 300; ce qui réduisait ces monuments à la hauteur plus convenable, de 170 pieds 7pouces et demi, hauteur encore très considérable, puisqu’elle se rapproche de celle des tours de Notre-Dame de Paris 67 . Sur ces Phallus était gravée cette inscription: Bacchus a élevé ces Phallus à Junon sa belle-mère 68 . C’est ici un des exemples de l’usage constamment suivi par les anciens, d’associer le Phallus aux divinités-soleils. Dans ce temple était le trône de cet astre, et la plus brillante statue qui en décorait l’intérieur était celle d’Apollon, dieu-soleil, Bacchus, qui éleva ces Phallus, était, ainsi qu’Osiris, le dieu-soleil des Égyptiens. Tous les deux ont pour symboles le taureau céleste et le Phallus extrait de la figure de cet animal. Ces deux énormes Phallus qui figuraient devant ce temple comme deux tours figurent devant le portail de nos églises gothiques, paraissent avoir servi de modèle à ces sortes de constructions, si généralement adoptées dans les derniers siècles. On nommait du temps de Vitruve, phalaæ des tours rondes dont la cime représentait un œuf. Les tours qui servaient à la défense des camps et des villes, 66 L’orgie est une mesure de 6 pieds grecs. Le pied grec ayant 11 pouces 4 lignes et demie de Paris, l’orgie doit avoir 6 pieds 8 pouces 3 lignes. 67 Les tours de Notre-Dame de Paris ayant 204 pieds de hauteur ne surpasseraient celle du Phallus que d’environ 33 pieds. 68 Homère pensait honorer Junon en lui prêtant des yeux de bœuf; mais Bacchus, en offrant de pareils bijoux à cette déesse, nous en donne une bien plus grande idée. C’est le cas de s’écrier: ô altitudo ! 45 le culte du phallus portaient aussi, dans le moyen âge, le même nom69 . La conformité des noms, les rapports qui existent entre les formes et surtout entre la disposition de ces Phallus et celle des tours de nos églises gothiques, donnent beaucoup de vraisemblance à cette opinion. Ces deux Phallus servaient non seulement à la décoration de la façade du temple, mais encore aux cérémonies du culte; voici comment: «Tous les ans, continue notre auteur, un homme monte jusqu’au sommet de ces monstrueux simulacres et y demeure pendant sept jours, il attire à lui, par le moyen d’une longue chaîne, les vivres dont il a besoin et le bois dont il se construit une espèce de siège en forme de nid. Un prêtre debout, placé au bas du Phallus, reçoit les offrandes de la multitude qui vient au temple, et il répète tout haut les noms de ceux qui les ont faites. L’homme perché sur le Phallus les entend et, à chaque nom, il adresse, pour le dévot, une prière à Dieu, il frappe sur un instrument d’airain qui rend un son désagréable.» Pendant les sept jours et les sept nuits que ce diseur de prières restait sur la pointe élevée d’un de ces Phallus, il devait bien se garder de s’endormir. On racontait que s’il se laissait aller à l’attrait du sommeil, un scorpion viendrait le piquer douloureusement et le réveiller 70. Il paraît que, dans le temps où voyageait en Syrie l’auteur que je cite, les opinions étaient fort partagées sur l’origine de cette cérémonie. Les uns croyaient que cet homme, si haut monté, étant plus voisin du ciel, pouvait plus facilement communiquer avec les dieux. Quelques-uns pensaient que son séjour sur la cime de cette espèce d’obélisque était un acte commémoratif du déluge de Deucalion, où les hommes grimpèrent sur les arbres et sur les montagnes pour se soustraire à l’inondation. Mais notre auteur est d’une autre opinion: il croit que c’est en l’honneur de Bacchus que cette cérémonie est pratiquée. «Tous ceux qui élèvent des Priapes à Bacchus, dit-il, placent sur ces mêmes Priapes des hommes de bois. Pour quelle raison y placent-ils ces figures? C’est ce que je ne dirai pas. Mais il me paraît que c’est pour représenter cette figure de bois qu’un homme monte sur le Phallus.» La figure de ces hommes de bois, montés sur la cime d’un Phallus, se retrouve 69 Voyez le Glossaire de Ducange, au mot Phalæ. 70 Cette opinion se rapporte aux monuments symboliques du culte de Mithra, dieu-soleil des Perses. Ce dieu y est représenté tenant sous lui un taureau renversé qu’il égorge. On y voit toujours un scorpion qui mord les parties génitales de ce taureau. Ce scorpion agit sur l’extrémité du membre du taureau; comme il agit sur l’extrémité de ces Phallus. Cette identité d’action sur deux objets semblables, décèle les rapports mystérieux qui existent entre ces deux objets et concourt à établir l’affinité du membre génital du taureau avec les Phallus adorés. 46 le culte du phallus dans une gravure des antiquités de Caylus. Elle représente un groupe composé d’un Phallus énorme et de deux enfants. L’un d’eux est assis, et semble soutenir le Phallus qu’il ne peut embrasser; l’autre est absolument juché sur la cime. Il est évident que les figures décrites par l’auteur du Traité de la Déesse de Syrie, et celles que Caylus nous retrace, ont été copiées sur le même type 71. En décrivant les divers objets contenus dans le même temple, notre auteur joute qu’il s’y trouve plusieurs de ces Phallus en bois, sur lesquels sont sculptés de petits hommes munis de « gros Priapes et que ces figures sont appelées Névros‑ pastes, c’est-à-dire Nerfs tendus. Ces Phallus se voient aussi dans le temple, et sur la droite on trouve un petit homme d’airain, assis, et qui porte un Priape 72.» Cette dernière espèce de Phallus est parfaitement semblable à celle qui était en usage en Égypte et que les femmes promenaient dans les campagnes. Caylus et Denon en ont donné des figures. En Phénicie, pays voisin de la Syrie, le Phallus était encore en honneur, et, comme ailleurs, on l’associait au culte du soleil. Cet astre y était adoré sous le nom d’Adonis ou de Seigneur. Cette divinité est absolument la même que l’Osiris de Memphis, que le Bacchus de Thèbes en Égypte 73. 71 Caylus, Antiquités, t. VII, pl. vii, nos 1 et 2. 72 Œuvres de Lucien, Traité de la Déesse de Syrie. 73 Selden, de Dis Syris, syntagm. 2, dit: «Eumdem enim Osiridem et Adonim intelligunt om- 47 le culte du phallus C’est à Byblos que ce culte était particulièrement célébré. On y adorait dans le même temple Astarté ou la Vénus Bybliennne. Vénus qui préside à la génération des êtres, qui, comme Isis, était le symbole de l’humidité fécondante; Vénus, disje, amoureuse du bel Adonis offrait l’emblème de la terre au printemps qui, avide de la chaleur du soleil, ouvre son sein à ses rayons et en est fécondée. A l’exemple des Égyptiens qui célébraient la mort d’Osiris et sa résurrection, de même à Byblos on célébrait, par le deuil et les larmes, la mort d’Adonis; bientôt on annonçait sa résurrection; à la fête lugubre succédaient des cérémonies où se manifestait la joie publique. C’était alors que le Phallus, symbole de la résurrection de la nature au printemps, était porté en triomphe 74. Les prêtres de Byblos, pour rendre raison de la présence du Phallus dans ces solennités joyeuses, imaginèrent la fable du sanglier furieux qui blessa Adonis aux parties de la génération; ils dirent que ce dieu, étant guéri de sa blessure, consacra le Phallus, image de la partie blessée. C’est cette fable que les Grecs ont, suivant leur coutume, brodée, amplifiée et altérée, mais dont ils ont conservé les principaux caractères, la mort ou la blessure d’Adonis, et sa résurrection ou sa guérison. Si l’on se reporte en Phrygie, on trouve le culte de Phallus associé également à celui du soleil et fondé sur une fable pareille. Le dieu-soleil de cette contrée était nommé Atis, et, pour expliquer au peuple la cause de la présence du Phallus dans les cérémonies religieuses qu’on célébrait en l’honneur de cette divinité régénératrice, les prêtres composèrent plusieurs fables qui s’accordent sur ce point, que le jeune et beau Phrygien, nommé Atis, se mutila lui-même ou fut mutilé par d’autres. Toutes ces fables orientales, égyptiennes, phéniciennes, phrygiennes, s’accordent en ce que c’est toujours après un événement funeste et malheureux, que le Phallus paraît publiquement et reçoit des hommages divins, parce que c’est après les frimas et la stérilité de la nature végétante, que le soleil paraît et répand partout la vigueur et la fécondité. Diodore de Sicile nous apprend que les Égyptiens n’étaient pas les seuls qui honorassent le Phallus; plusieurs autres peuples les imitaient à cet égard. Dans nes». Ausone, Epigram. 29, dit encore: «Ogygia me Bacchum vocat, Osirim Ægyptus putat Arabica gens Adoneum». 74 Meursius de Festis Grecorum, l. I, Adonia. Les Hébreux rendirent un culte à Adonis sous le nom de Thammuz. Ce dieu Thammuz paraît être le même que Chamos ou Chamosh, qu’adoraient les Chananéens (ou Phéniciens), les Moabites et les Madianites, et auquel Salomon bâtit un temple que Josias détruisit dans la suite. Quant au nom d’Adonis, il signifie ainsi qu’Adon et Adonaï, seigneur, maître. 48 le culte du phallus l’Assyrie, comme dans la Phénicie, le Phallus figurait dans les mystères et dans les pompes religieuses. Alexandre Polyhistor, en parlant du temple de Bélus à Babylone, et des idoles variées et monstrueuses qui s’y trouvaient, dit qu’une de ces idoles avait deux têtes, l’une appartenant à l’homme et l’autre à la femme, ainsi que les parties de la génération des deux sexes 75 . On verra ailleurs de pareils amalgames de deux sexes en une même figure. Le géographe Ptolémée témoigne que le symbole de la reproduction des êtres était consacré, non seulement chez les Assyriens, mais encore chez les Perses. «Les membres destinés à la génération, dit-il, sont sacrés chez les peuples de l’Assyrie et de la Perse, parce qu’ils sont les symboles du Soleil, de Saturne et de Vénus, planètes qui président à la fécondité 76 .» On voit que ce n’était pas le simulacre du sexe masculin seulement, mais aussi celui du sexe féminin que les Assyriens et les Perses consacraient dans leurs cérémonies religieuses. On trouvera d’autres exemples de cette réunion de la figure des deux sexes. Parmi les bas-reliefs antiques et allégoriques de Mithra, dieu-soleil des Perses, on en trouve où le symbole de la fécondité est figuré par un homme tenant en main son Phallus, qui est dans un état propre à la fécondation. Ces bas-reliefs allégoriques, qui sont assez communs, représentent un homme coiffé du bonnet phrygien, qui tient sous lui un taureau qu’il vient d’égorger. C’est l’emblème du soleil triomphateur du taureau céleste. Dans les ruines de Persépolis, on voit, suivant un voyageur moderne, plusieurs bas-reliefs qui retracent la même scène; mais, au lieu du taureau, c’est un bouc, que l’homme, symbole du soleil, égorge 77 ; ce qui prouverait que les anciens Perses avaient, comme les Égyptiens, également adopté pour symboles du soleil printanier, les signes zodiacaux renfermés dans la même division, le Taureau et le Bouc. 75 Alexandre Polyhist. In Chaldaii, apud Syncell., p. 29. 76 Ptolémée, Geograph., l. I. 77 Voyage du Bengale à Scyras, par Will. Franklin. 49 CHAPITRE VI : Du culte du Phallus chez les Indiens et les Mexicains Après avoir parcouru tout l’espace qui existe entre les bords du Nil et ceux de l’Indus, et avoir trouvé chez les diverses nations qui occupent cette vaste étendue de pays, le culte du Phallus établi, je vais examiner quel fut et quel est encore ce culte chez les Indiens anciens et modernes. Ces peuples diffèrent de ceux dont nous avons parlé, en ce que, malgré les efforts des missionnaires musulmans et chrétiens, ils ont conservé, pour la plupart, leur religion antique, ses dogmes et ses cérémonies. Bardésane vit chez eux et dans un antre profond, une statue de dix à douze coudées de hauteur, qui, en un seul corps, représentait l’homme et la femme. La moitié du visage, un bras, un pied appartenaient au sexe masculin, et l’autre moitié du corps au féminin. Sur la mamelle droite, on voyait, en peinture, le soleil, et sur la gauche la lune. Tout le reste du corps représentait des figures de montagnes, de mers, de fleuves, de plantes et d’animaux. Les brahmanes, anciens philosophes indiens, disaient que Dieu avait donné cette statue hermaphrodite à son fils, afin qu’elle lui servît de modèle, lorsqu’il créa le monde. Elle était l’emblème des principes actifs et passifs de la nature. C’est ce que nous apprend Porphyre de cette figure symbolique des deux sexes, par laquelle les anciens Indiens représentaient la génération des êtres 78. On voit bien, dans cette description, que les deux sexes sont l’emblème de la génération; mais on n’y voit pas figurer le signe qui caractérise le sexe masculin, nommé Priape ou Phallus, et que les Indiens appellent Lingam. Le silence de Bardésane ne prouve pas que ce signe était inconnu chez les Indiens, lorsqu’il y a environ quinze cents ans, il voyagea parmi eux. Bardésane a bien pu n’y pas tout voir; il a pu aussi y voir des Lingams et ne pas en parler, parce que ces simulacres ne lui présentaient rien d’extraordinaire, rien qu’il n’eût vu plusieurs fois dans son pays; il a pu aussi les avoir vus, les avoir même décrits; mais Porphyre qui le cite, a pu aussi ne point relater tout ce que Bardésane avait mentionné sur le culte des Indiens. 78 Porphyre, de Stige, p. 283; Mem. de l’Acad. des Inscript., t. XXXI, p. 136. 50 le culte du phallus Cette citation sert à prouver que la figure des deux sexes réunis était anciennement chez les Indiens un objet sacré; elle prouve aussi que ces peuples ont scrupuleusement conservé, jusqu’à nos jours, les rites et les cérémonies qu’ils observaient il y a environ quinze siècles; car la figure que Bardésane a remarquée dans l’Inde à cette époque ancienne, existe encore aujourd’hui dans la même forme 79. Cette attention à ne rien altérer dans les pratiques de la religion me fait croire que la figure du Phallus ou du Lingam, que les Indiens vénèrent comme un objet sacré, était également vénérée par eux dans des temps très reculés. Je suis confirmé dans cette opinion par le rapport de plusieurs voyageurs dans l’Inde, qui ont vu sur les murs des pagodes ou temples de ce pays, dont la structure remontait à la plus haute antiquité, des bas-reliefs qui représentaient le simulacre du sexe masculin, appelé Lingam, avec des formes très variées. Enfin, dire, à ceux qui connaissent l’éloignement des Indiens pour les innovations religieuses, que le culte du Lingam existe, est leur prouver qu’il a existé depuis très longtemps. Les Phallus, appelés Lingams dans l’Inde, s’y trouvent sous plusieurs formes; il en est d’isolés, de combinés avec la figure du sexe féminin; il en est qui, par leur petitesse, doivent être mis au rang des amulettes; d’autres qui sont d’une grandeur très disproportionnée avec le corps auquel ils adhèrent. Les Indiens de la secte de Chiven, une des trois principales divinités, ont une grande vénération pour le Lingam; c’est sous cette forme que ce dieu est adoré dans les pagodes; mais, quand on le porte en procession dans les rues, son idole a la figure d’un homme 80. Trois symboles réunis expriment ordinairement, dans les lieux consacrés au culte, les trois principales divinités, Brama, Wischnou et Chiven. Cette trinité indienne est caractérisée par un piédestal sur lequel est un vase où s’élève un 79 L’abbé Mignot, dans son second Mémoire sur les anciens Philosophes de l’Inde, après avoir cité le passage de Porphyre sur le voyage de Bardésane, dit, à propos de cette figure à deux sexes: «Cette espèce de Lingam se trouve encore aujourd’hui dans l’Inde, comme on le voit par les figures des idoles de ce pays qui ont été envoyées à M. le marquis de Marigny.» (Mem. de l’Académ. des Inscript., t. XXXI, p.136). Un autre écrivain témoigne l’existence de cette figure: «Elle est appelée aujourd’hui, dit-il, Ardhanary-Esware. Ce mélange fut fait, disent les bramines, parce que Eswara (ou Chiveu), amoureux de Parvatti, lui donna la moitié de son corps.» Mœurs des Bramines, par Abraham Roger, p. 154). 80 Abraham Roger, p. 157, Chiven ou Siven, Schivan, Esswara, Asura ou bien Routren, sont les noms de la même divinité, prononcés différemment dans divers canton de l’Inde, ou différemment orthographiés par les Européens. Ce dieu a beaucoup de rapport avec le Priape des Grecs et de Romains. 51 le culte du phallus corps en forme de colonne. Le piédestal signifie Brama, le vase posé dessus indique la figure du sexe féminin et l’emblème de Wischnou, la colonne qui s’élève du sein de ce vase désigne le sexe masculin emblème de Chiven. L’intérieur des pagodes et leur extérieur offrent des peintures et des sculptures bien faites pour blesser les yeux de tout autre peuple que les Indiens. Outre le Lingam, on y voit le pulleiar, qui représente la réunion des parties des deux sexes, et des ex-voto dans le même genre. Il s’y trouve souvent des scènes d’une indécence révoltante. Les pagodes, les chemins, les lieux destinés à loger les voyageurs, offrent partout le Lingam. La pagode de Villenour, située à deux petites lieues de Pondichéry, contient dans son enceinte, une tour consacrée au Lingam. Cette tour est entourée de figures colossales et fort anciennes de ce simulacre de la masculinité 81. La célèbre et antique pagode de Jagrenat, celle non moins ancienne d’Elephanta près de Bombay, dont William Alen a dessiné, en 1784, les bas-reliefs, offrent les tableaux les plus indécents qu’une imagination corrompue puisse concevoir 82. Sur la porte d’une des villes du petit royaume de Sisupatnam, on voit une statue de Sita, femme du dieu Wischnou, incarné sous le nom de Rama. Cette statue, dans les proportions naturelles, est accompagnée de six faquirs ou pénitents indiens placés de manière que trois sont d’un côté et trois de l’autre. Ces pénitents sont représentés à genoux, entièrement nus, les yeux levés vers l’épouse du dieu, et tenant chacun des deux mains leur phallus, dont ils semblent faire une offrande à cette divinité 83. Sur la côte de Malabar se voient plusieurs pagodes dont les façades sont chargées de bas-reliefs: ils représentent des scènes les plus étonnantes pour des yeux européens; tels sont ceux de la célèbre pagode de Gondoulour, située entre Pondichéry et Trinquebar, dont les vastes édifices forment quatre grands corps de bâtiments réunis; tels sont ceux bien plus remarquables encore de la pagode de Tricoulour, située entre Pondichéry et Madras. Le culte du Phallus s’y voit exprimé avec les raffinements les plus extraordinaires. On y distingue une figure d’homme armée d’un Lingam d’une grandeur prodigieuse qui, se repliant comme le serpent de Laocoon, contourne les membres nus de plusieurs femmes 81 Essais historiques sur l’Inde, par Delaflotte, p. 206, et Voyage de Grandpré dans l’Inde. 82 Dans l’ouvrage anglais intitulé: An account of the Remains of the Workship of Priapus, etc., by R. P. Knight, publié en 1791, on a gravé plusieurs monuments antiques de l’Inde qui ont rapport au culte de Priape. On y voit deux ex-voto tirés de la pagode de Tanjore, dont l’un réunit les deux sexes. On remarque surtout la gravure d’un bas-relief de la pagode d’Elephanta, qui représente un groupe exécutant l’action infâme que les Latins désignaient par le mot irrumatio. 83 Dictionnaire de la Fable, par Noël, au mot Sita. 52 le culte du phallus et vient aboutir vers une dernière comme au but qui lui est destiné. Les attitudes les plus étranges que le génie lascif de l’Arétin n’a pu imaginer, se trouvent dans ces bas-reliefs consacrés par le culte, ainsi que dans ceux qui décorent les chars destinés aux pompes religieuses. Un Français, récemment arrivé de l’Inde et qui me fournit ces détails, m’assure avoir furtivement pénétré dans le sanctuaire le plus secret de la pagode appelée Tréviscaré, qui est consacrée au culte de Chiven, et y avoir vu une espèce de piédestal en granit, composé d’une large base et d’une colonne qui supporte un bassin du milieu duquel s’élève verticalement un Lingam colossal d’environ trois pieds de hauteur. Au-dessous et sur la pierre qui forme le vase, est une vaste échancrure qui représente le sexe féminin. C’est sous cet emblème que les Indiens expriment leur trinité. C’est dans ce sanctuaire, qui n’est éclairé que par le toit, et sur cette pierre sacrée, que les prêtres de Chiven initient aux mystères de l’amour les jeunes devedassis ou danseuses, que les Européens nomment bayadères, qui, consacrées au culte, servent aussi au plaisir du public et sont, comme étaient les courtisanes de la Grèce, prêtresses et prostituées. Que dire de ces indécences, lorsqu’on est convaincu que ce n’est point le libertinage, mais la religion qui les a imaginées? Un voyageur moderne fait à propos de ces tableaux scandaleux, cette sage réflexion: «Ne jugeons point des coutumes des peuples, avec lesquels nous n’avons aucune ressemblance, d’après nos préjugés et nos habitudes. Ces figures choquent les Européens, elles inspirent aux Indiens des idées religieuses 84.» Les Indiens ont cru donner plus d’expression ou de vertu, à l’emblème de la fécondité, en réunissant les parties génératives des deux sexes. Cette réunion, que quelques écrivains confondent avec le Lingam, est nommé pulleiar. C’est sans doute un extrait de la statue moitié mâle, moitié femelle, que Bardésane avait autrefois vue dans l’Inde. «Ce symbole, aussi naïf qu’énergique, est, dit Sonnerat, la forme sacrée sous laquelle on adore Chiven: il est toujours dans le sanctuaire de ses temples.» Les sectateurs de ce dieu ont une grande dévotion au pulleiar; ils l’emploient comme une amulette ou un préservatif; ils le portent pendu à leur cou, et les moines, appelés Pandarons, ne marchent jamais sans cette religieuse décoration. D’autres renferment le pulleiar dans une boîte en argent, qu’ils attachent à leur bras. Sonnerat nous apprend que les sectateurs de Wischnou méprisent cette pratique et la regardent comme infâme. 84 Voyage à Canton, et Observations sur le Voyage de la Chine de lord Macartney, par CharpentierCossigny. 53 le culte du phallus Les Indiens ont encore un petit joyau, d’or ou d’argent, appelé taly, que les femmes pendent ordinairement à leur cou, comme une amulette. Elles le reçoivent, le jour de leurs noces, des mains de leurs époux qui eux-mêmes le tiennent des brames. Ces bijoux portent l’empreinte de quelques hiéroglyphes qui représentent le pulleiar ou le lingam. C’est à leur occasion que Sonnerat, duquel j’emprunte ces détails, rapporte l’anecdote suivante: «Un capucin missionnaire eut une grande querelle avec les jésuites de Pondichéry, laquelle fut portée devant les tribunaux. Les jésuites, très tolérants lorsque la tolérance favorisait leurs desseins ambitieux, n’avaient point contrarié cet usage. M.de Tournon, légat apostolique du Saint-Siège, qui ne badinait pas sur de telle matière et qui n’aimait guère les jésuites, prohiba rigoureusement le taly et prescrivit aux chrétiennes de l’Inde de porter en place une croix ou une médaille de la Vierge. Les Indiennes, attachées à leurs anciennes pratiques, se refusèrent au changement. Les missionnaires, craignant de perdre les fruits de leur zèle, et voir diminuer le nombre de leurs néophytes, entrèrent en composition, et prirent avec les chrétiennes de l’Inde un mezzo termine, il fut convenu que l’on graverait une croix sur le taly. Par cet arrangement, le signe du chrétien fut accolé au simulacre des parties de la génération des deux sexes 85 . Quelques Lingams de l’Inde sont, comme étaient certains Phallus de l’Égypte et de la Syrie, d’une grandeur colossale, et très disproportionnée aux corps auxquels ils adhèrent: tels sont les Lingams de la pagode de Villenour, qui sont isolés, et ceux qu’on voit dans les bas-reliefs de celle d’Elephanta, qui adhèrent à des corps humains, etc. Un voyageur dans cette partie du monde, rapporte un exemple remarquable d’un Lingam gigantesque attenant à un Terme. En passant vis-à-vis la côte de Trovancour, près le cap Comorin, ce voyageur, officier de marine, envoya un bateau à terre pour prendre des informations. «Le bateau, à son retour, apporta, dit-il, un Lingam ou Priape que les canotiers avaient enlevé d’une niche pratiquée dans un Terme, où il était exposé à la vénération publique. Le dessin n’en était que trop bien fini ; car il était indécent par la recherche de la sculpture… Les canotiers l’avaient pris pour servir de timon au gouvernail du bateau. Ils avaient gouverné le bateau avec ce Phallus, dont on peut juger les dimensions d’après cet usage 86 .» Les rites et les cérémonies observées dans l’Inde pour honorer le Lingam et 85 Voyage aux Indes et à la Chine, par Sonnerat, depuis 1774 jusqu’en 1781, t. I, I, II. 86 Voyage dans l’Inde et au Bengale en 1798 et 1790, par L. Degrandpré, officier de marine, t. II, p.110. 54 le culte du phallus pour en tirer des avantages, se rapportent à plusieurs égards à ceux que pratiquaient les anciens Égyptiens. Les prêtres de Chiven, chaque jour, à l’heure de midi, ornent de guirlandes de fleurs et de santal le Lingam sacré; et pour se rendre dignes de cette auguste fonction, ils s’y préparent en se purifiant par un bain. Dans la cérémonie appelée nagapoutché, ou office de la couleuvre, ce sont les femmes qui remplacent les prêtres. Elles portent, sur le bord d’un étang, une figure du Lingam représentée entre deux couleuvres, lavent cet emblème de la génération, après s’être purifiées elles-mêmes par un bain; brûlent devant lui des morceaux de bois affectés à ce sacrifice, lui jettent des fleurs et lui demandent des richesses, une nombreuse postérité, et une longue vie pour leurs maris 87. Les cachi-caoris sont une espèce de moines ou de Pandarons qui font le pèlerinage de Cachi, d’où ils rapportent de l’eau du Gange dans des vases de terre. Ils doivent la transporter jusqu’à Ramessourin, près du cap Comorin, où est un temple très renommé de Chiven. Ils répandent cette eau sacrée sur le Lingam, adoré dans ce temple sous le nom de Ramanada-Suami, qui signifie Dieu adoré par Brama. On ramasse cette eau qui a découlé du Lingam, et on la distribue aux Indiens, qui la conservent religieusement et qui sont en usage d’en verser quelques gouttes sur la tête et dans la bouche des agonisants. Ils en boivent, et croient que cette eau les lave de toutes souillures, et les rend dignes d’arriver, après leur mort, dans les célestes béatitudes 88. Les andis ou pénitents, sont dans l’Inde ce que les fakirs sont dans le Mogol ; presque tous sectateurs de Chiven, ils offrent continuellement leur adoration au Lingam, qui est à peu près l’unique meuble dont ils sont pourvus 89. On trouve encore dans l’Inde une secte particulière de Chiven, dont ceux qui la composent sont nommés Laris; on les voit tout nus, couverts de cendres, demander l’aumône, le Lingam à la main. Parmi ces mendiants, on révère comme des saints ceux qui tiennent constamment les deux mains sur la tête en empoignant le Lingam. Les gens charitables leur donnent à manger, et leur portent les morceaux à la bouche 90. Le Lingam, sortant des mains de l’ouvrier, est un meuble sans vertu. Il n’en acquiert que lorsqu’un brame l’a béni et y a incorporé la divinité par des prières et des cérémonies 91. 87 Voyage aux Indes et à la Chine, par Sonnerat, t. II, p.109. 88 Voyage de Sonnerat, t. II, p. 116. 89 Essais historiques sur l’Inde, par Delaflotte, p. 206, etc. 90 Id., p. 192. 91 Essais histor. sur l’Inde, par Delaflotte, p.206. 55 le culte du phallus Les prêtres de Chiven ne se mutilent pas comme ceux de Wischnou; mais ils sont obligés d’approcher du Lingam entièrement nus et en présence du public. L’obscénité de l’idole, les scènes voluptueuses peintes ou sculptées sur les murs de la plupart des temples de ce dieu, n’empêchent pas que la chasteté la plus rigoureuse ne leur soit prescrite et, lorsqu’ils exercent leur ministère, on leur fait une loi de s’abstenir même des désirs que ces images licencieuses pourraient faire naître. Si ces prêtres avaient alors le malheur d’y arrêter leur pensée, et qu’ils éprouvassent l’émotion qui en est la suite ordinaire, cette émotion, que leur nudité absolue rendrait visible, serait sévèrement punie. « Si le peuple, dit Sonnerat, venant faire ses adorations, s’apercevait qu’ils éprouvassent le moindre mouvement de la chair, il les regarderait comme infâmes, et finirait par les lapider 92.» Les femmes stériles viennent mettre en contact certaines parties de leur corps avec l’extrémité du Lingam consacré à cet effet. On y conduit même des bestiaux que l’on soumet à la même cérémonie, afin qu’ils multiplient plus abondamment. Cet usage, avec ce motif, se pratiquait, comme on le verra dans la suite, chez les Grecs et les Romains. Duquesne a vu, dans les environs de Pondichéry, les jeunes mariées venir faire à cette idole de bois le sacrifice complet de leur virginité. Dans une partie de l’Inde, appelée Canara, ainsi que dans les environs de Goa, de pareils sacrifices sont en usage. Les jeunes filles, avant d’épouser, offrent et donnent dans le temple de Chiven, les prémices du mariage à une semblable idole dont le Lingam est de fer, et l’on fait jouer à ce dieu le rôle de sacrificateur 93. Dans quelques pays de l’Inde, les prêtres, plus adroits, ont ravi à ce dieu une fonction aussi précieuse. Ce sacrifice, bien préférable au premier, a paru sans doute plus saint aux sacrificateurs et plus doux aux victimes. Le roi de Calicut, par exemple, cède au plus considéré d’entre les prêtres de son royaume, pendant une nuit, la jeune fille qu’il va épouser, et paie ce service par une somme considérable 94. Pendant les huit jours que dure la fête du dieu adoré dans la célèbre pagode de Jagrenat, les brames donnent une femme à leur dieu. Une jeune vierge est conduite en triomphe dans le temple; on lui annonce que le dieu va l’épouser, et on lui recommande de l’interroger sur la récolte prochaine, sur sa stérilité on son abondance. Un prêtre, à la faveur des ténèbres de la nuit, profite de cette aubaine, et la fille abusée croit avoir eu commerce avec le dieu95 . 92 Voyage aux Indes et à la Chine, par Sonnerat, t. I, p. 322. 93 Voyage dans l’Inde, par Duquesne, t. II. 94 Voyage dans l’Inde, par l’amiral van Caerden. 95 Voyage dans le Mogol et l’Indostan, par Bernier, et Essai historique sur l’Inde, par Delaflotte, p.213. 56 le culte du phallus L’histoire ancienne offre un grand nombre d’exemples, d’usages et de fourberies pareilles 96 . En voici un qui ne paraîtra pas moins étrange que les précédents. Dans le pays de Canara dont j’ai déjà parlé, les prêtres de Chiven, lorsqu’ils sortent de leurs pagodes, sont nus et se promènent ainsi dans les rues, en faisant retentir une sonnette. A ce bruit, les femmes les plus qualifiées accourent au-devant de ces pieux personnages, et baisent dévotement leurs parties sexuelles en l’honneur du dieu Chiven. C’est ainsi que plusieurs pénitents, se montrant aussi insensibles à la douleur qu’aux amorces du plaisir, reçoivent sans émotion de pareils baisers de la part des dévotes indiennes. Cette vénération religieuse pour l’organe viril de la génération, était inculquée dans l’âme de tous les peuples orientaux. Ce qui nous paraît ridicule ou honteux était pour eux noble et sacré. J’en rapporterai quelques preuves dans la suite. L’Égypte fournit des exemples pareils à ceux de l’Inde, et on voit encore des Égyptiennes remplir, envers quelque inspiré, le même acte de dévotion que les femmes de Canara font à l’égard des prêtres de Chiven97. Pour justifier l’adoration du Lingam et le culte de Chiven, auquel cette partie était consacrée, les prêtres indiens, comme ceux des autres nations, imaginèrent plusieurs fables, dont voici les plus accréditées: Pendant que Chiven vivait parmi les hommes, Il enleva à des prêtres ou bramines plusieurs belles femmes attachées à leur service; car Chiven était un dieu de fort mauvais exemple, comme la plupart des divinités grecques et romaines. Ces bramines, mécontents, prononcèrent tant de malédictions contre le dieu 96 Dans une espèce de sanctuaire du temple de Bélus, à Babylone, était un lit magnifique où les prêtres menaient chaque nuit une des femmes de la ville pour coucher avec le dieu, et devenir son épouse. Les prêtres, tour à tour, on n’en doute point, jouaient le rôle de l’époux divin. 97 Un Turc insensé parcourait, tout nu, les rues d’Alexandrie en Égypte. Il entrait dans les boutiques, prenait ce qui tombait sous sa main sans le payer, le gardait ou le jetait dans la rue. Loin de déplaire aux marchands turcs, cette extravagance les flattait beaucoup.Ils voyaient dans ce gaspillage une preuve de la protection du Prophète: car depuis longtemps, en Orient, on a l’opinion singulière de regarder les fous comme des inspirés; on les nomme les saints de Dieu ; tandis qu’en Europe les inspirés passent pour des fous. Pendant que ce Turc nu se livrait à ces actes de folie, arrive une vielle musulmane. «D’une main, dit l’auteur qui me fournit cette anecdote, elle tire son voile de côté, afin de lui laisser voir une partie de sa figure, et de l’autre elle prend, à genoux, la partie du fou que la décence ne permet pas de nommer, quoiqu’elle fut plus malpropre que la boue même; elle la baise et la porte à son front. Le saint ne fait aucune résistance; la femme suit son chemin, et le fou, d’un air dédaigneux, continue sa marche nonchalante.» (Voyage en orient, par M.A. D. B., chap.ii). Pokoke vit à Rosette deux de ces fous qualifiés de saints. Ils étaient nus, et des femmes leur rendaient dévotement le même hommage. 57 le culte du phallus ravisseur, qu’il perdit l’usage d’un de ses membres, fort nécessaire en cette occasion. Le dieu maudit, ne put en conséquence satisfaire ses désirs auprès de ces femmes et le Lingam fut consacré comme un monument commémoratif de cette aventure, honteuse pour Chiven et honorable pour les bramines. Dans d’autres pays de l’Inde, la fable est différente. Un jour que ce dieu, couché avec son épouse, allait savourer ce que les jouissances de l’amour ont de plus vif, un dévot vint, fort mal à propos, frapper à sa porte. Le dieu est trop occupé pour lui ouvrir. Le dévot continue à frapper, mais frappe sans succès. Impatienté de ce retard, il exhale sa colère, en se répandant en injures contre Chiven, qui, les ayant entendues, répond à l’importun par de violents reproches. Alors, le dévot, consterné, change de ton, s’excuse beaucoup, et demande que ceux qui adoreront Chiven sous la figure du Lingam, soient plus favorisés que ceux qui ne l’adorent que sous la figure humaine: sa prière fut exaucée. Une autre fable rapporte que la partie sexuelle de ce dieu était si grande, qu’elle atteignait son front. Il fut obligé de la couper et de la diviser en douze parcelles, qui donnèrent naissance à toutes les créatures humaines. Cette dernière fable paraît allégorique; les précédentes ne le sont point. Elle semble exprimer la révolution annuelle du soleil, divisée en douze mois. L’auteur, qui l’a imaginée a laissé voir la vérité à travers le voile léger dont il l’a enveloppée. Cette allégorie prouve que le Lingam a la même origine et les mêmes rapports avec le soleil régénérateur que le Phallus, et Chiven paraît être le dieu-soleil des Indiens. Dans les régions voisines, qui sont à l’est ou au nord de l’Inde ou de l’Hindoustan, on ne retrouve plus le culte du Phallus. Les relations que nous avons sur le Pégu, Ava, Siam ou l’empire des Birmans, sur le Thibet et le Boutan, n’offrent aucune notion sur ce culte; quoique les religions de ces différentes nations aient entre elles et celles de l’Inde des rapports nombreux, il paraît n’avoir jamais été adopté dans les vastes contrées de la Tartarie. On serait tenté de croire qu’il l’a été en Chine, d’après une idole que les voyageurs les plus récents ont vue dans cet empire, et qu’ils qualifient vaguement d’idole consacrée à la volupté, «On voit, dit l’un d’eux, plusieurs de ces idoles obscènes, dans les temples ou miaos; elles reçoivent un tribut de confiance et de respect de la part des Chinoises, très pudiques d’ailleurs. La superstition est un voile pour ces images 98.» Voilà bien le culte d’une idole obscène, et ce culte rendu par des femmes; mais ces notions trop vagues n’annoncent ni le sexe de l’idole, ni par conséquent 98 Voyage de l’Ambassade de la Compagnie Orientale hollandaise vers l’Empereur de Chine. 58 le culte du phallus le Phallus; ainsi, l’on peut dire, jusqu’à ce que de nouvelles lumières nous éclairent, que le culte de cet objet sacré se serait étendu en Asie, depuis les rives du Nil jusqu’à celles du Gange, et n’aurait point franchi cette dernière limite. L’extension de ce culte sur cette partie de la terre, qu’aucun obstacle ne sépare, où les communications sont faciles, n’a rien de bien étonnant; mais ce qui l’est beaucoup, c’est de trouver précisément, aux antipodes de l’Inde, dans le Mexique, le même culte établi. Le culte du Phallus, existant au Mexique comme dans l’Inde, pays si éloignés l’un de l’autre, séparés par de vastes mers et sur lesquels les monuments historiques de l’antiquité ne nous ont laissé aucune trace de communication, est un problème qui ne peut être résolu que par la science géologique, mieux connue. Lorsqu’on fit la découverte du Mexique, on y trouva, dans la ville de Panuco, le culte particulier du Phallus bien établi. Sa figure était adorée dans les temples. On voyait dans les places publiques des bas-reliefs qui, comme ceux de l’Inde, représentaient de différentes manières l’union des deux sexes. A Tlascala, autre ville du Mexique, on révérait l’acte de la génération sous les symboles réunis des parties caractéristiques des deux sexes 99. Garcilasso de la Vegua dit, d’après Blas Valera que, chez les Mexicains, le dieu de la luxure était nommé Tiazolteuti 100. Je ne dois pas négliger d’observer que le soleil était la divinité principale du Mexique, et que là, comme en Asie, le culte du Phallus se trouvait associé à celui de cet astre. Passons en Europe, et examinons quel fut le sort du culte du Phallus dans cette partie du monde. 99 Histoire des Incas, par Garcilaso de la Vega, I, II, chap.VI. 100 Histoire de la Floride, par le même. 59 le culte du phallus CHAPITRE VII : Du culte du Phallus chez les Grecs Des colonies égyptiennes vinrent, à différentes époques s’établir dans certaines parties de la Grèce, y apportèrent leurs mœurs, leur religion, et les firent insensiblement adopter par les habitants incivilisés de ce pays, qui étaient alors connus sous le nom de Pélasges. Un des chefs de ces colonies fonda, en Béotie, une ville à laquelle il donna le nom de Thèbes, que portait une autre ville très fameuse de la haute Égypte, où l’on adorait particulièrement le soleil sous le nom de Bacchus, et par suite le Phallus, un de ses principaux symboles. Hérodote et Diodore de Sicile s’accordent à dire que le culte de Bacchus fut porté en Grèce par un nommé Melampus, qui vivait 170 ans avant la guerre de Troie. «Melampus, fils d’Amythaon, avait, dit Hérodote, une grande connaissance de la cérémonie sacrée du Phallus. C’est lui en effet qui a instruit les Grecs du nom de Bacchus, des cérémonies de son culte, et qui a introduit parmi eux la procession du Phallus. Il est vrai qu’il ne leur a pas découvert le fond de ces mystères; mais les sages qui sont venus après lui en ont donné une plus ample explication. «C’est donc Melampus, ajoute-t-il, qui a institué la procession du Phallus que l’on porte en l’honneur de Bacchus, et c’est lui qui a instruit les Grecs des cérémonies qu’ils pratiquent encore aujourd’hui 101.» Le même historien nous apprend que Melampus, instruit par les Égyptiens d’un grand nombre de cérémonies, entre autres de celles qui concernent le culte de Bacchus, les introduisit dans la Grèce avec de légers changements. Il convient que les cérémonies pratiquées par les Grecs ont beaucoup de ressemblance avec celles des Égyptiens. Plutarque dit de même, que les pamylies des Égyptiens, fêtes célébrées en l’honneur du dieu-soleil Osiris et dans lesquelles on portait le Phal‑ lus, ne différaient point des phallophories des Grecs, célébrées en l’honneur du dieu-soleil Bacchus, où l’on portait aussi des Phallus 102. La différence qu’y trouve Hérodote, consiste en ce que les Grecs, dans leur fête, ne sacrifiaient point un porc, comme les Égyptiens, et que le Phallus qu’ils portaient dans les processions, n’adhérait point à une figure humaine, mais qu’il était isolé. 101 Hérodote, Euterpe, l. II, sect. 49. 102 Plutarque, Traité d’Isis et Osiris. 60 le culte du phallus Hérodote pense que les connaissances acquises par Melampus sur le culte de Bacchus provenaient de ses liaisons avec les descendants de Cadmus de Tyr, et avec ceux des Tyriens de sa suite qui vinrent de Phénicie dans cette partie de la Grèce qu’on appelle aujourd’hui Béotie. Les Grecs ne composèrent pas seulement leur théologie de celle de la haute et basse Égypte, mais encore ils y amalgamèrent le culte grossier des Pélasges, anciens habitants de la Grèce. Hérodote nous apprend que l’Hermès à Phallus ou Mercure au membre droit, ne vient point l’Égypte, que les Athéniens le tiennent des Pélasges qui habitaient le même canton. «Les Pélasges, ajoute-t-il, en donnent une raison sacrée que l’on trouve expliquée dans les mystères de Samothrace 103.» Au culte transmis par les Égyptiens, à celui qu’ils trouvèrent établi chez les Pélasges, les Grecs ajoutèrent les cultes en vigueur chez les Syriens, les Babyloniens, les Phéniciens, les Phrygiens, et d’autres peuples qui fondèrent des colonies chez eux ou avec lesquels ils étaient en commerce. Ce mélange confus devint la matière que l’imagination féconde et déréglée des Grecs mit en œuvre pour enfanter le dédale inextricable de la mythologie, cet océan d’aventures ridicules ou merveilleuses, souvent contradictoires, qui ont fait le désespoir des commentateurs. Au milieu de ce chaos, il subsiste cependant des points de reconnaissance qui établissent la conformité des cérémonies et des fables des Grecs, avec celles qui étaient en usage chez les étrangers. Le Phallus, par exempte, fut constamment chez eux, comme il était chez les Égyptiens et autres peuples, uni au culte du dieu-soleil. Bacchus était nommé en Grèce Dyonisus 104 et ses fêtes Dionysiaques. Il y avait plusieurs fêtes de ce nom; celles qui se célébraient à la ville étaient appelées les grandes Dionysiaques ou les Dionysiaques urbaines; elles avaient lieu à Limna, dans l’Attique, où Bacchus avait un temple, le 12 du mois élaphébolion, qui répond au 12 du mois de mars, et huit jours avant l’époque où la même fête se célébrait en Égypte sous le nom de Pamylies. Les grandes Dionysiaques duraient pendant trois jours. Quatorze prêtresses, 103 Hérodote, Euterpe, sect. 51. 104 Cette dénomination dérive, dit-on, de Nysa, ville où Jupiter fit porter Bacchus par Mercure, pour y être élevé par des nymphes; ou du nom de Nysa, fille d’Aristeus, qui le nourrit. Ce sont des fables. Bacchus ne fut élevé par personne ni dans aucune ville. Bacchus était le soleil, et ce nom lui vient du pays de Cous, dans la Thébaïde. La syllabe ab ou ba signifie père, maître, dieu ; ainsi, le nom de Bacchus doit être interprété par le père ou le dieu de Cous. Quant au nom Dyonisus, il est le même qu’Adon, Adonis, Dionis, qui signifient maître, seigneur, qualifications qu’on a toujours données au soleil. 61 le culte du phallus choisies par l’archonte-roi et présidées par son épouse, figuraient dans cette solennité. Ces fêtes, dans leur origine, se célébraient sans luxe et sans beaucoup d’appareil. Voici ce qu’en dit Plutarque: «Rien n’était plus simple et en même temps plus gai, que la manière dont on célébrait autrefois, dans ma patrie, les Dionysiaques. Deux hommes marchaient à la tête du cortège, dont l’un portait une cruche de vin et l’autre un cep de vigne, un troisième traînait un bouc ; un quatrième était chargé d’un panier de figues; une figure du Phallus fermait la marche. On néglige aujourd’hui, continue-t-il, cette heureuse simplicité; on la fait même disparaître sous un vain appareil de vases d’or et d’argent, d’habits superbes, de chevaux attelés à des chars et de déguisements bizarres 105 .» Voici quelle était ordinairement l’ordonnance de cette pompe religieuse: La marche s’ouvrait par des bacchantes qui portaient des vases pleins d’eau; ensuite s’avançaient de jeunes vierges recommandables par la pureté de leurs mœurs et par leur naissance, appelées canéphores, parce qu’elles portaient des corbeilles d’or remplies des prémices de tous les fruits, où se trouvaient des serpents apprivoisés, différentes fleurs, quelques objets mystiques, comme le sésame, le sel, la férule, le lierre, des pavots, des gâteaux de forme ombilicale, des placenta, et notamment le Phallus couronné de fleurs. A la suite de cette troupe de vierges, paraissaient les phallophores: c’étaient des hommes qui ne portaient point de masque sur leur visage, mais qui le couvraient avec un tissu formé par des feuilles de lierre, de serpolet et d’acanthe. Une épaisse couronne de lierre et de violette ceignait leur tête. Ils portaient l’amict et la robe augurale; ils tenaient en main de longs bâtons de la cime desquels pendaient des Phallus. Cette partie de la solennité était nommée Phallophorie, Phallogogie, Périphal‑ lie. Venait ensuite un chœur de musiciens qui chantaient ou accompagnaient, au son des instruments, des chansons analogues au simulacre que les phallophores étalaient, et criaient par intervalles evohé Bacché, io Bacché, io Bacché! A ce chœur de musiciens, succédaient les ithyphales. Ils étaient, suivant Hésychius, vêtus d’une robe de femme. Athénée les présente la tête couronnée, les mains couvertes de gants sur lesquels des fleurs étaient peintes, portant une tunique blanche et l’amict tarentin, à demi vêtu, et, par leurs gestes et leur contenance, contrefaisant les ivrognes. C’étaient surtout les ithyphalles qui chantaient les chants phalliques et qui poussaient ces exclamations, eithé me ityphallé! 105 Plutarque, Œuvres morales, Traité de l’amour des richesses, vers la fin. 62 le culte du phallus Suivaient le van mystique et autres objets sacrés. Des groupes de satyres et de bacchantes figuraient souvent dans ces processions. Ces dernières, à demi nues ou couvertes seulement d’une peau de tigre passée en écharpe, les cheveux épars, tenant en main des torches allumées ou des thyrses, s’abandonnaient aux mouvements les plus impétueux, en hurlant des évohé, et menaçaient ou frappaient même les spectateurs. Elles exécutaient quelquefois des danses appelées phalliques, dont le principal caractère consistait en mouvements lascifs. Les satyres traînaient des boucs ornés de guirlandes et destinés au sacrifice; puis on voyait arriver, monté sur un âne, le personnage qui jouait le rôle de Silène, et représentait ce nourricier de Bacchus chancelant et à demi ivre. On doit juger que de telles scènes religieuses devaient facilement dégénérer en abus. Aussi tout ce que l’ivresse et la débauche ont de plus dégoûtant était audacieusement offert aux yeux du public. Un médecin de l’antiquité, Aréteus, dit en parlant des satyres qui accompagnaient les pompes de Bacchus qu’ils s’y présentaient d’une manière fort indécente, dans un état apparent de désir dont la continuité étonnante était regardée comme une grâce du ciel, une marque de l’assistance divine 106 . Il est possible que ce déclamateur ait pris la fiction pour la réalité et le postiche pour la nature. Divers monuments antiques qui nous retracent les scènes des groupes de satyres, nous représentent des hommes dont la tête était couverte d’un masque entier ou têtière, et le corps et les jambes enveloppés de peaux de bouc. On peut croire que le travestissement était complet, et qu’un Phallus artificiel était substitué au naturel ; car sans cela la durée de l’état en question, un éréthisme si soutenu, pendant une course longue et fatigante, serait vraiment un miracle. Que les jeux obscènes des groupes de satyres fussent figurés ou réels, ils n’en étaient pas moins des attentats à la pudeur publique; et un Père de l’Église grecque, révolté de ces scènes scandaleuses, s’exprime de la sorte: «L’homme le plus débauché n’oserait jamais, dans le lieu le plus secret de son appartement, se livrer aux infamies que commet effrontément le chœur des satyres, dans une procession publique 107.» Cette marche religieuse était suivie de jeux qui avaient un caractère analogue. La jeunesse s’exerçait à sauter sur des outres enflés de vent et à courir, les yeux 106 « Satyri in hanc pompam procedebantur erecto pene, quod tamen rei divinæ signum æstimabant» Areteus, I, II, Auctorum, cap. xii. 107 Théodoret, cité par Castellan, de Festis Græcorum, Dionysia, p.101. 63 le culte du phallus bandés, parmi des Phallus ornés de fleurs et suspendus à des pins ou à des colonnes. On regardait comme un présage de bonheur lorsqu’en courant, la tête venait à se heurter contre ces simulacres. Les prêtres d’Osiris, d’Adonis, d’Atis, de Chiven, et d’autres dieux-soleil avaient composé pour chacune de ces divinités, une ou plusieurs fables ou légendes que l’on récitait lors de leurs fêtes, qui servaient aussi de matière à leurs hymnes et dans lesquels on rendait raison de leur association avec le Phallus. Les prêtres de Bacchus suivirent cet exemple et composèrent une fable dont voici le sommaire: Bacchus a perdu sa mère Sémélè, tuée par la foudre ou morte dans un incendie: il la cherche dans plusieurs pays, et va jusqu’aux enfers pour la trouver. Pendant le cours de ses recherches, il rencontre un jeune homme appelé Polym‑ nus ou Prosumus qui promet de le conduire auprès de sa mère et de lui montrer le chemin des enfers s’il en avait besoin; mais Polymnus, devenu amoureux de Bacchus, exigea, pour prix de ce service, une complaisance honteuse. Le dieu consentit sans difficulté. On va voir de quelle manière il tint sa promesse. Polymnus mourut en chemin. Bacchus lui éleva un tombeau, et, en mémoire du défunt, il fabriqua, avec une branche de figuier, un Phallus qu’il plaça sur ce monument. Deux Pères de l’Église, qui me fournissent ces détails, Arnobe et Clément d’Alexandrie, en ajoutent de fort scandaleux. Leurs expressions sont si peu ménagées, qu’à cause de la sévérité de notre langue et de la délicatesse de nos oreilles, je ne puis les traduire. Je me bornerai à dire que Bacchus, jaloux de remplir ses engagements, planta le Phallus de bois sur le tombeau de défunt, s’assit à nu sur sa pointe, et que, dans cette attitude, il s’acquitta complètement, envers ce simulacre, de la promesse qu’il avait faite au jeune Polymnus 108. C’était par ces contes obscènes qui décèlent l’immoralité du temps auquel ils ont été inventés, que les prêtres amusaient le peuple et le trompaient sur le véritable motif de l’institution du Phallus; comme si des mensonges orduriers devai108 Voici comment Arnobe écrit cette action de Bacchus: «Figit (penem) super aggerem tumuli, et postica ex parte nudatus, insidit, lascivia deinde surientis assumpta, huc atque illuc clunes torquet et mediatur ab ligno pati quod jamdudum in veritate promiserat.» (Arnobii adversus Gentes, l. V, p. 177, ed. 1631.) (Clément Alexand., Propterpt.). Arnobe et Clément d’Alexandrie ne sont pas les seuls Pères de l’Église qui ont rapporté cette fable: on la trouve avec ces circonstances dans Julius Firmicus, De Errore profanarum Religionum; dans Théodoret, Sernio & De Martyribus; dans Nicetas, sur Grégoire de Nazianze, orat. 39, p. 829, etc. Voyez au surplus Observationes ad Arnobium Gebharti Elmenhorstii, p. 171. 64 le culte du phallus ent être plus profitables à la religion que des vérités simples, dont la connaissance était réservée aux seuls initiés des hautes classes. Le scoliaste d’Aristophane attribue à une autre cause l’institution du Phallus en Grèce. Il raconte qu’un nommé Pégase, ayant introduit le culte de Bacchus et de ses symboles dans l’Attique, les habitants de ce pays refusèrent de l’adopter. Ils en furent punis par ce dieu, qui les frappa de maladie dans les parties de la génération, maladie incurable qui résistait à tous les remèdes, et dont ils ne purent se débarrasser qu’en rendant de grands honneurs à Bacchus. Ils fabriquèrent alors des Phallus, comme un hommage particulier qu’ils faisaient à cette divinité, et comme un monument de leur reconnaissance et de leur attachement pour elle. Les Grecs, très affectionnés au culte du Phallus, l’introduisirent dans les cérémonies consacrées à plusieurs autres divinités. «On a conservé la coutume, dit Diodore de Sicile, de rendre quelques honneurs à Priape, non seulement dans les sacrés mystères de Bacchus, mais aussi dans ceux des autres dieux, et l’on porte sa figure aux sacrifices, en riant et en folâtrant.» Vénus et Cérès, la première présidant à la fécondité de l’espèce humaine, la seconde à celle des champs, devaient avoir droit au Phallus, symbole général de la fécondité. La consécration du Phallus par Isis, en Égypte, la réunion à Byblos, dans un même temple, du culte du Soleil, de Vénus Astarté et du Phallus, cette même réunion du simulacre des deux sexes dans l’Inde, prouvent que les Grecs ne manquaient pas d’exemples pour associer le Phallus au culte de Vénus; aussi l’unissaient-ils souvent au Mullos, c’est-à-dire au simulacre de la partie du sexe féminin, et cette réunion complétait l’allégorie. Aussi voyait-on, dans l’île de Chypre, dans les mystères de la mère des amours, figurer l’emblème de la virilité. Les initiés aux mystères de la Vénus Cyprienne, recevaient ordinairement une poignée de sel et un Phallus. Une secte particulière et peu connue, appelée la secte des Baptes, célébrait à Athènes, à Corinthe, dans l’île de Chio, en Thrace et ailleurs, les mystères nocturnes de Cotitto, espèce de Vénus populaire. Les initiés qui se livraient à tous les excès de la débauche, y employaient le Phallus d’une manière particulière; ils étaient de verre, et servaient de vase à boire 109. Ceux qui ne voient, dans ce symbole de la reproduction, que le caractère du libertinage, doivent s’étonner de ce qu’il faisait partie intégrante des cérémonies consacrées à Cérès, divinité si recommandée par sa pureté, et surnommée la Vier‑ 109 Juvénal, parlant de la licence extrême de ces mystères, dit (Satyre, II, vers. 95): «…Vitreo bibit ille priapo.» 65 le culte du phallus ge sainte; de ce qu’il figurait dans les mystères de cette déesse à Éleusis, appelés mystères par excellence, auxquels tous les hommes de l’antiquité, distingués par leurs talents, par leurs vertus, s’honoraient d’être initiés, d’où les scélérats, fussent-ils sur le trône, étaient rigoureusement exclus, dont la moralité des dogmes, ainsi que la sagesse des principes, sont garanties par le témoignage des écrivains grecs ou romains, connus par leur véracité et leurs belles actions. C’est Tertullien qui nous apprend que le Phallus faisait, à Éleusis, partie des objets mystérieux. Aucun autre écrivain de l’antiquité n’avait fait connaître cette particularité, nul initié n’avait avant lui révélé ce secret. «Tout ce que ces mystères ont de plus saint, dit-il, ce qui est caché avec tant de soin, ce qu’on est admis à ne connaître que fort tard, ce que les ministres du culte, appelés Époptes, font si ardemment désirer, c’est le simulacre du membre viril 110.» Théodoret dit que l’on vénérait aussi, dans les orgies secrètes d’Éleusis, l’image du sexe féminin Pour justifier la présence de ces figures obscènes dans des mystères aussi saints, pour donner un prétexte à cette association du culte de Cérès et de celui du Phallus, voici la fable extravagante que les prêtres imaginèrent: Cérès cherchait sa fille Proserpine que Pluton avait enlevée. Dans cette intention, elle parcourait le monde, tenant deux flambeaux qu’elle avait allumés aux feux du mont Etna. Elle arrive fatiguée à Éleusis, bourg de l’Attique. Une femme, nommée Baubo, lui offre l’hospitalité, lui fait un accueil gracieux, cherche par ses caresses à adoucir le chagrin dans lequel la déesse est plongée, et lui présente, pour la rafraîchir, cette liqueur fameuse dans les mystères, et que les Grecs appelaient cycéon. Cérès, en proie à sa douleur, refuse avec dédain ce breuvage, et repousse la main de celle qui l’invite à se désaltérer. Voyant que ses instances, plusieurs fois renouvelées, étaient vaines, Baubo, pour vaincre l’obstination de la déesse, a recours à d’autres moyens. Elle pense qu’une plaisanterie, en l’égayant, pourra la disposer à prendre la nourriture dont elle a besoin. Dans ce dessein, elle sort, fait ses dispositions, puis reparaît devant la déesse, se découvre à ses yeux, et de la main secoue et caresse une petite figure qu’elle a formée en certain lieu. A ce spectacle aussi étrange qu’inattendu, Cérès éclate de rire, oublie son chagrin, et consent avec joie à boire le cycéon111. 110 Tertulien, Adversus Valentinianos, Tertuliani opera ; p. 250. 111 «Partem illam corporis, per quam secus femineum et sobolem prodere, et nomen solet acquirere generi, tum longiore ab incuria liberat: Facit sumere habitum puriorem, et in speciem levigari nondum duri atque striculi pusionis: redit ad deam tristem… atque omni illa pudoris loca revelatis monstrat inguinibus atque pubi affigit oculos Diva et inauditi specie solaminis pascitur, etc.» Ce passage, sans doute corrompu dans plusieurs endroits, a embarrassé les com- 66 le culte du phallus Dans les fêtes d’Éleusis, on chantait un hymne dont une strophe contenait la conclusion de cette aventure. Clément d’Alexandrie et Arnobe ont tous les deux pu‑ blié cette fable; ils nous ont de plus transmis cette strophe, monument authentique de la grossièreté et de l’indécence des fables que débitaient les prêtres de l’antiquité. Dans les fêtes appelées Targilies, qui se célébraient le 6 du mois de targélion ou de mai, on voyait aussi figurer le Phallus. Sa présence, dans cette solennité, ne doit point étonner, puisqu’elle était consacrée à Apollon, dieu-soleil, et à Diane, divinité de la lune, ou, suivant le scoliaste d’Aristophane, au soleil et aux saisons. Il ajoute que des jeunes gens portaient, dans cette fête, des branches d’olivier, d’où pendaient des pains, des légumes, des glands, des figues et des Phallus 112. On a remarqué que le Phallus était constamment lié aux dieux-soleil, quels que fussent les noms qu’ils portassent; qu’il en était dépendant, et qu’il ne figurait, dans les mystères consacrés à cet astre, que comme un symbole, un objet secondaire de la cérémonie, mais non comme une divinité particulière. Les habitants de Lampsaque 113, ville située sur les bords de l’Hellespont, s’avisèrent, les premiers, de tirer ce symbole de la dépendance des dieux-soleil, de l’ériger en divinité, et de lui rendre un culte particulier sous le nom antique de Priape. Ce dieu naquit dans cette ville, dit la fable, ce qui, en langage allégorique, signifie que son culte y prit naissance. Priape était représenté comme un Hermès, un Terme, dont la tête, et quelquefois la moitié du corps, appartenait à l’espèce humaine. Sa figure était la copie de ces Hermès, ou Mercure, muni d’un Phallus colossal, qui étaient si nombreux en Grèce, dans les champs, sur les chemins et dans les jardins. Ils étaient évidemment une imitation des figures à Phallus disproportionné que les femmes d’Égypte portaient en procession, pendant les fêtes d’Osiris, et que l’on conservait dans le temple d’Hiérapolis, en Syrie. C’étaient de tels Hermès à Phallus qui, placés dans les carrefours d’Athènes, furent mutilés dans une débauche nocturne par Alcibiade et ses compagnons, profanation qui eut pour lui des suites très fâcheuses. C’était aussi à ces Hermès à tête humaine et à Phallus, que Philippe, roi de Macédoine, comparait les Athéniens. Ils n’ont, disait-il, comme les Hermès, que mentateurs. (Arnobe, Adversus gentes, l. V, pp.175 et 175, Godescalc. Stevch. in Arnob. Observat. Elmenhorst. Desid. Heraldi animadversiones, etc.). 112 Histoire religieuse du Calendrier, par Court de Gebelin, p.436. 113 Aujourd’hui nommé Laspi. 67 le culte du phallus la bouche, et les parties de la génération, pour exprimer qu’ils n’étaient que babillards et libertins 114. Les habitants de Lampsaque ignorant l’origine de cette divinité, et n’ayant d’autres données que sa figure pour lui composer une légende ou une fable, et trouvant, entre certaine partie de l’âne et le trait qui caractérisait Priape, des rapports frappants, lui sacrifièrent un âne, et introduisirent cet animal comme acteur dans les aventures qu’ils supposèrent à ce dieu. Voici en substance quelle fut cette fable: Sa naissance est fort incertaine. Il était, suivant les uns, fils de Bacchus et d’une nymphe appelée Nayade. D’autres lui donnent pour mère la nymphe Chionée; Hygin le dit fils de Mercure, et Appolonius, d’Adonis et de Vénus. Il naquit, suivant l’opinion la plus généralement adoptée, de Bacchus et de Vénus. Les mythologues, qui le font fils d’Hermès ou de Mercure, annonçaient par là que ce dieu devait sa naissance aux pierres ou aux troncs d’arbres appelés Hermès par les Grecs, et qui avaient servi à composer sa figure. Ceux qui le disent fils de Bacchus ou d’Adonis, dieux-soleil, exprimaient son origine par une allégorie plus savante et plus conforme à la vérité. La jalouse Junon, apprenant que sa fille Vénus était enceinte, la visita, et sous le prétexte de la secourir elle employa, en lui touchant le ventre, un charme secret qui la fit accoucher d’un enfant difforme, et dont le signe de la virilité était d’une proportion gigantesque. Vénus, fâchée d’avoir donné le jour à un enfant monstrueux, l’abandonna, et le fit élever, loin d’elle, à Lampsaque. Devenu grand, le dieu courtisa les dames de cette ville, et sa difformité ne leur déplut pas: mais les maris, jaloux, le chassèrent honteusement. Ils furent bientôt punis de cette violence; une maladie cruelle les attaqua à l’endroit même où le dieu préside. Dans cette fâcheuse extrémité, on consulta l’oracle de Dodone, et, d’après son avis, Priape fut honorablement rappelé, et les pauvres maris se virent contraints de lui dresser des autels et de lui rendre un culte 115 . Telles sont les fables fabriquées sur l’origine de Priape. Voici celles qui expliquent l’association de l’âne à son culte: Un jour, Priape rencontra Vesta couchée sur l’herbe et plongée dans un profond sommeil. Il allait profiter d’une occasion aussi favorable à ses goûts lascifs, lorsqu’un âne vint fort à propos réveiller par ses braiments la déesse endormie, qui échappa heureusement aux poursuites du dieu libertin. 114 Stobée, Serm. 11. 115 On voit que cette fable a le même fond que celle rapportée par le scoliaste d’Aristophane, sur l’origine du culte du Phallus dans l’Antiquité. 68 le culte du phallus Lactance et Hygin attribuent à une autre cause l’usage d’immoler un âne à ce dieu, et cette cause est encore moins décente. Priape eût, disent-ils, une dispute avec l’âne de Silène que montait Bacchus lors de son voyage dans l’Inde. Priape prétendait être, à certain égard, mieux que l’âne avantagé de la nature. La question, dit Lactance, fut décidée en faveur de l’animal, et Priape, furieux d’une telle humiliation, tua son concurrent. Hygin raconte au contraire que Priape fut vainqueur, et que l’âne, vaincu, fut mis au rang des astres 116 . Le peuple de Lampsaque, dit Pausanias, est plus dévot à Priape qu’à toute autre divinité 117. Il était le dieu tutélaire de cette ville, dont les médailles, conservées jusqu’à nos jours, offrent sa figure bien caractérisée et attestent encore la considération dont il jouissait parmi ses habitants. Ces médailles, qui se voient dans les cabinets des curieux, le présentent le plus ordinairement sous la forme d’un Hermès où le monstrueux Phallus est ajusté. Des empereurs romains, non pas de ceux qui se sont distingués par leur extrême débauche, ont voulu éterniser leur dévotion au dieu de Lampsaque, et faire frapper des médailles où leurs noms sont associés au signe indécent de cette divinité. On en trouve une de Septime Sévère, et une autre que la ville même de Lampsaque fit frapper en l’honneur de l’empereur Maximin118. La ville de Priapis ou de Priape, bâtie sur les bords de la mer Propontide, dans la Troade, doit son nom au culte de cette divinité. Ce fut dans ce lieu, dit la fable, que Priape, chassé par les maris de Lampsaque, vint chercher un asile. On y voyait un temple où le dieu-soleil Apollon était adoré sous le nom de Priapesæsus. Ainsi, les habitants avaient conservé, dans leur culte, les rapports existants entre l’astre du jour et l’emblème de la fécondité. Pline fait mention de plusieurs autres lieux qui portaient le nom de Priape, et où sans doute il était vénéré comme la divinité principale. En parlant des îles de la mer d’Éphèse, il en nomme une appelée Priapos 119. Il dit ailleurs qu’au golfe Céramique est l’île Priaponèse 120. Priape était honoré d’un culte particulier dans différentes villes de la Grèce telles étaient Ornée, située près de Corinthe, qui donna à ce dieu le surnom d’Ornéates et à ses fêtes celui d’Ornéennes; Colophon, ville de d’Ionie, fameuse par son oracle 116 Lactantius De falsa Religione, l., I, chap. xxii, Hyginus, Poeticum astronomicon, chap. xxxiii. 117 Pausanias, l. IX, Béotie, chap. xxxi. 118 Baudelot, dans son ouvrage intitulé: Utilité des Voyages, a donné la gravure de ces deux médailles (t. I, pp. 343 et 344). 119 Pline, l. V, chap. xxxi. 120 Idem, l. V. 69 le culte du phallus d’Apollon. On y célébrait avec beaucoup d’éclat les fêtes de Priape, et ce dieu n’y avait, pour ministres, que des femmes mariées. Les Cylléniens rendaient aussi à Priape un culte particulier, ou plutôt ils confondaient cette divinité avec celle d’Hermès ou de Mercure; car, comme je l’ai dit, les Hermès à Phallus ne différaient en rien des Priapes pour la figure: la matière de pierre ou de bois, le lieu où ils étaient placés, et les honneurs qu’on leur rendait, faisaient les seules différences. Une de ces figures, que Pausanias qualifie d’Hermès, recevait les honneurs divins à Cylenne. Elle était élevée sur un piédestal et présentait un Phallus remarquable 121. Le même auteur a vu sur le mont Hélicon une autre figure de Priape qui, dit-il, mérite l’attention des curieux. Ce dieu est, continue-t-il, surtout honoré par ceux qui nourrissent des troupeaux de chèvres ou de brebis ou des mouches à miel 122. Tous les auteurs qui parlent de Priape s’accordent avec les monuments numismatiques et lapidaires, à donner à son signe caractéristique des proportions plus grandes que nature. Les Grecs avaient conservé l’antique tradition sur cette forme colossale qui rend le signe étranger à la figure humaine auquel il adhère. Ils conservèrent aussi au Phallus et à Priape même ses rapports originels avec le soleil, et leur culte ne fut presque jamais séparé de celui de cet astre, sous quelque nom qu’il fût adoré. Déterminés par ces principes, ils accordèrent à Priape le titre auguste de sauveur du monde, qu’on a souvent donné aux dieux-soleil et surtout aux différents signes qui ont successivement marqué l’équinoxe du printemps, tels que les Gémeaux, le Taureau, le Bouc, enfin le Bélier ou l’Agneau. Cette qualification divine se trouve en une inscription grecque placée sur le Priape antique du musée du cardinal Albani 123. On sacrifiait un âne à Priape; on lui offrait des fleurs, des fruits, du lait et du miel; on lui faisait des libations, en versant du lait ou du vin sur la partie saillante qui distingue cette divinité; on y appendait des couronnes et même de petits Phallus en ex-voto ; enfin, les dévots venaient baiser religieusement le Phallus consacré. L’introduction et les progrès du christianisme en Grèce devinrent funestes au culte du Phallus et de Priape, mais ne l’anéantirent pas. Lors même que plusieurs écrivains chrétiens s’attachaient à déclamer contre lui, se récriaient contre ses indécences, en décrivaient, et peut-être même en exagéraient les abus, une 121 Pausanias, Elide, 1, VI, chap. xxvi. 122 Idem, Beotie, 1, IX, chap. xxxi. 123 Voyez l’ouvrage de Knight, sur le Culte de Priape, où ce monument est gravé. 70 le culte du phallus secte favorable au Phallus s’établissait sous une forme nouvelle. C’était celle qui célébrait les fêtes appelées orphiques, espèce de Dionysiaques régénérées sous des noms différents. La divinité qui en était l’objet se nommait Phanès, surnom du soleil; elle était figurée avec un Phallus très apparent qui, suivant quelques auteurs, était placé en sens inverse. La secte des orphiques se distingua d’abord par ses principes austères, par ses mœurs pures, qui dégénérèrent dans la suite en débauche 124. Aux déclamations violentes et répétées des Pères de l’Église contre le Phallus, les partisans de ce culte répondaient qu’il était un emblème du soleil, de l’action régénératrice de cet astre sur toute la nature. Un philosophe platonicien, Jamblique, qui vivait sous le règne de Constantin, disait que l’institution des Phallus était le symbole de la force générative; que ce symbole provoquait la génération des êtres. «C’est véritablement, ajoutait-il, parce qu’un grand nombre de Phallus sont consacrés, que les dieux répandent la fécondité sur la terre 125 .» Malgré les atteintes du christianisme, le culte du Phallus se soutint encore longtemps chez les Grecs. Les femmes de cette nation continuèrent de porter à leur cou, comme un préservatif puissant, des amulettes ithyphalliques de diverses formes, comme les Indiennes portent le taly; elles le plaçaient même quelquefois plus bas que le sein. Arnobe et son disciple Lactance, qui vivaient sous l’empire de Dioclétien, c’est-à-dire vers le commencement du troisième siècle de l’ère chrétienne, prouvent, par leurs déclamations, que ce culte était alors dans toute sa vigueur en Grèce. «J’ai honte, dit Arnobe, de parler des mystères où le Phallus est consacré, et de dire qu’il n’est point de canton dans la Grèce où l’on ne trouve des simulacres de la partie caractéristique de la virilité 126 .» Lactance tourne en ridicule la figure et la fable de Priape 127, et plusieurs Pères de l’Église qui ont vécu après eux, tiennent le même langage et attestent la continuité de ce culte. L’historien Evagrius, qui écrivait vers la fin du sixième siècle, témoigne que toutes les cérémonies du culte du Phallus existaient encore de son temps; il se moque des ityphalles, des Phallogonies, du Priape, remarquable par les dimensions 124 Warburton attribue la cause de cette dégradation au Phallus qui figurait dans les mystères, aux allégories indécentes et aux assemblées nocturnes. Mais ce sont bien plutôt les passions humaines qui s’installent, pour ainsi dire dans les institutions, après en avoir déplacé l’esprit primitif, qui dominent et finissent par les corrompre. 125 Jamblicus, De Mysteriis Ægyptiorum, sect. 1, chap. xi. 126 Arnobius, Adversus gentes, l. I, p.120. 127 Lactantius, De falsa Religione, l. I, p. 120. 71 le culte du phallus gigantesques de son signe caractéristique, et de la corbeille sacrée qui contenait le Phallus 128. Nicéphore Calixte, autre historien ecclésiastique plus récent et qui n’est mort qu’au septième siècle, parle aussi des Phallus, des ityphalles, ainsi que du culte de Pan et de Priape, comme des objets ridicules qui cependant recevaient encore les hommages religieux des Grecs 129. Les exemples que je rapporterai dans la suite, de quelques peuples qui, ayant embrassé le christianisme, ont conservé plusieurs pratiques de l’idolâtrie et du culte du Phallus, me portent à croire que les Grecs, devenus chrétiens et néanmoins restant attachés à une infinité de superstitions païennes se sont difficilement déshabitués de ce culte, et qu’il doit en rester encore des traces parmi eux. 128 Evogrius, Histoire ecclésiastique, l. XIV, chap.ii. 129 Nicéphore Calixte, Hist. ecclésiastique, l. XIV, chap. xi, viii. 72 CHAPITRE VIII : Du culte du Phallus chez les Romains Ce peuple, dont l’ambition sans bornes fut le fléau du monde, dont la gloire s’acquit aux dépens du bonheur de tant de nations; qui, toujours vainqueur par ses armes, fut à la fin vaincu par ses vices; qui, s’élevant au plus haut degré de puissance, ne tomba qu’avec plus d’éclat; et qui, après avoir fatigué l’espèce humaine du poids de sa grandeur, devint l’objet de son mépris; ces Romains si fiers, si turbulents, si dominateurs, surent-ils, dans les temps même où ils remplissaient la terre subjuguée du bruit de leurs exploits, résister aux atteintes des préjugés honteux ? Surent-ils se défendre contre des superstitions ridicules, enfants de l’ignorance, qui insultent à la raison, dégradent l’homme et le ramènent vers la barbarie? Non. Leur faiblesse, et leur aveugle crédulité, leur soumission absolue à leurs prêtres, forment, avec leur courage et leur caractère indépendant et impérieux, un contraste frappant. Quelques légères formalités oubliées pendant la cérémonie des sacrifices, quelques nuances dans la couleur des entrailles des victimes, quelque rencontre imprévue, le vol d’un oiseau dirigé d’un certain côté, des poulets qui mangeaient peu ou qui ne mangeaient pas, et mille autres puérilités, suffisaient pour jeter l’effroi dans l’âme de ces grands hommes, pour arrêter une armée prête à livrer bataille, changer de grandes résolutions, suspendre des entreprises importantes et régler les destinées de l’empire. Ces fiers conquérants du monde tremblaient devant un misérable devin. Avec cette pusillanimité de raison, on sent que les Romains durent être assujettis à tout ce que les cultes avaient de plus absurde. Ils enrichirent même leur religion de toutes les superstitions des peuples qu’ils avaient vaincus. Les Étrusques, les Égyptiens, les Grecs, les Perses, les Thraces, les Phrygiens, les Phéniciens, les Gaulois même fournirent leur contingent. Tout était saint, tout était dieu pour les Romains. Aussi l’histoire n’offre-t-elle point de peuple qui se soit asservi à un aussi grand nombre de superstitions, ni qui ait rendu honneur à un plus grand nombre de divinités. La cité seule de Rome contenait plus de dieux que d’habitants, quoique le nombre de ces derniers se montât à plusieurs millions 130. 130 Dictionnaire de Pitiscus, au mot Deus. 73 le culte du phallus Ainsi, le culte du Phallus et de Priape ne devait pas y être oublié. Cette divinité y fut longtemps en grande considération. Clément d’Alexandrie va nous apprendre comment et par qui ce culte fut introduit chez les Romains. «Ce furent des Corybantes qui, comme le dit Héraclite, apportèrent le culte du Phallus et de Bacchus en Italie. Ces Corybantes 131, aussi nommés Cabires, annonçaient au peuple la mort des dieux Cabires. Ils s’étaient rendus coupables de deux fratricides, lorsqu’ils enlevèrent la cite (ou corbeille sacrée) dans laquelle était placé le Phallus du Bacchus. Ils la transportèrent en Étrurie, où ils firent valoir cette belle marchandise; et comme ils étaient chassés de leur pays, ils fixèrent leur demeure chez les Étrusques, prêchèrent leur vénérable doctrine, et recommandèrent à ces peuples d’adorer le Phallus et la corbeille sacrée 132.» Les Étrusques, voisins des Romains, leur communiquèrent bientôt cette nouvelle institution, ainsi que les cérémonies et pratiques religieuses qui en dépendaient. L’époque de l’introduction de ce culte un Italie, ne paraît pas remonter très haut. Les Romains ne connaissaient point, du temps de leurs rois, le culte de Vénus. Celui de Bacchus et de Priape devait y être également ignoré; toutes les divinités grecques et orientales n’existaient point du temps de Numa. Les Romains désignaient assez généralement Bacchus sous le nom de Liber ou de Pater liber de même qu’ils donnaient souvent à Vénus le nom de Libera. On croit que cette dénomination lui venait de la liberté qui régnait dans ses fêtes: on dit que le soleil portait ce nom chez les Indiens. Les fêtes de ce dieu-soleil avaient, chez les Romains, deux noms qui répondaient à ceux de Bacchus et de Liber; les Bacchanales et les Libérales. La fête des Libérales avait lieu le 17mars, six jours après l’époque où les Grecs célébraient en l’honneur du même dieu leurs Dionysiaques, et trois jours avant celle où les Égyptiens fêtaient Osiris et son Phallus, dans la solennité des Pamylies. Le Phallus figurait avec distinction dans la fête des Libérales. Les Romains nommèrent ce simulacre de la virilité Mutinus. C’était ce symbole indécent, dit saint Augustin, que l’on vénérait, non en secret, mais très publiquement; que 131 Les Corybantes étaient des prêtres consacrés à diverses divinités, et particulièrement à Cybèle; mais comme Clément d’Alexandrie les nomme aussi Cabires, il est vraisemblable que les prêtres qui débarquèrent en Étrurie, étaient attachés au culte des dieux Cabires, établi dès la plus haute antiquité dans l’île de Samothrace et où le Phallus faisait partie essentielle des mystères, comme le dit Hérodote. 132 Clément d’Alexand., Protrept. 74 le culte du phallus l’on transportait pompeusement, pendant les Libérales, sur un char, dans les carrefours et dans les villes. Le même saint cite Varron, qui nous apprend qu’à Lavinium la fête du dieu Liber durait un mois, pendant lequel on se livrait à la joie, à la licence, la débauche; les chansons lascives, les discours les plus libres répondaient aux actions. Un char magnifique portait un énorme Phallus, et s’avançait lentement jusqu’au milieu de la place publique. Là, se faisait une station, et l’on voyait alors la mère de famille la plus respectable de la ville, venir placer une couronne de fleurs sur cette figure obscène 133. Plein d’indignation pour cet usage, saint Augusin s’écrie, en nous instruisant des motifs de cette cérémonie: «Ainsi, pour apaiser le dieu Liber, pour obtenir une récolte abondante, pour éloigner des champs les maléfices, une femme vénérable est obligée de faire en public ce qu’elle ne devrait pas permettre sur le théâtre à une prostituée! «De quelle honte, de quelle confusion, dit-il ailleurs, ne devrait pas être saisi le mari de cette femme, si par hasard il était présent à ce couronnement 134 !» Quelques jours après, dans les derniers de mars et le 1er avril, on célébrait la fête de Vénus; et cette divinité était à Rome, comme en Grèce, en Syrie, en Égypte, associée au simulacre de la virilité. Les dames romaines, pendant cette fête, montaient en cérémonie au mont Quirinal, où était la chapelle du Phallus, s’emparaient de cet objet sacré, et le portaient en procession jusqu’au temple de Vénus Erycine, situé hors de la porte Colline. Arrivées dans le temple de la mère des amours, ces dames plaçaient ellesmêmes le Phallus dans le sein de Vénus 135 . Une pierre antique vient à notre secours, et nous donne l’explication de cette cérémonie. C’est une cornaline gravée, qui représente la pompe phallique. Un char triomphal porte une espèce d’autel, sur lequel repose le Phallus, d’une grandeur colossale. Un génie s’élève au-dessus du simulacre et tient sur lui une couronne suspendue. Le char, ainsi que la figure du génie, sont entièrement abrités par un dais ou vaste draperie carrée, soutenue aux quatre coins par des piques, 133 Donec illud membrum per forum transvectum esset atque il loco quiesceret. Cui membro inhonesto matrem-familias honestissimam palam coronam necesse erat imponere.» (Civit. Dei, l. VII, chap. xxi) 134 «In Liberi sacris honesta matrona pudenda virilia coronabat, spectante multitudine, ubi rubens et sudans, si est ulla frons in terminibus, adstabat forsitan et maritus.» (Ibid., l. VII, chap. xxiv). 135 Dictionnaire abrégé de Pitiscus, au mot Senaculum. Geniales dierum, d’Alexander ab Alexandro, l. III, chap. xviii. Pompeius Festus, au mot Mutinus, et les Commentaires sur cet article. 75 le culte du phallus dont chacune est portée par une femme à demi nue. Ce char est traîné par des boucs et des taureaux, sur lesquels sont montés des enfants ailés. Il est précédé par un groupe de femmes sonnant de la trompette. Plus avant, et en face du char, est une forme caractéristique du sexe féminin, représentant le Sinus veneris. Cette forme, proportionnée au Phallus élevé sur le char, est maintenue par deux génies qui semblent indiquer au Phallus la place qu’il doit occuper 136 . Cette cérémonie terminée, les dames romaines conduisaient dévotement le Phallus dans sa chapelle, qui devint célèbre, dans la suite, par l’édifice que fit élever dans le voisinage l’empereur Héliogabale, où il établit un sénat de femmes, chargées de décider sur des questions de galanteries et de débauches; et ces assemblées se tenaient à l’occasion de la fête du Phallus 137. Les fêtes d’automne, consacrées à Bacchus étaient appelées Bacchanales; elles duraient depuis le 23 jusqu’au 29 octobre. On y voyait à peu près toutes les cérémonies pratiquées par les Grecs dans leurs Dionysiaques. Lors des premiers temps de cette institution à Rome, les femmes seules présidaient à cette solennité; les hommes y furent admis ensuite, et les mystères nocturnes de Bacchus dégénérèrent en débauches affreuses. Outre tous les excès du libertinage, on y commettait même des assassinats, des empoisonnements. Les initiés formaient une grande portion de la population de Rome; l’ordre public était menacé, et le sénat, l’an 564 de la fondation de cette ville, abolit les Bacchanales. Mais dans la suite, du temps des empereurs, elles reparurent avec une licence égale à celle des Dionysiaques de la Grèce 138. Le Phallus isolé était, chez les Romains, nommé Mutinus ou Tutinus 139. Lors136 On trouve la gravure de cette pierre antique dans le recueil intitulé: Du culte secret des dames romaines. 137 L’empereur Héliogabale, au rapport de Lampride, fit élever sur le mont Quirinal un édifice pour servir aux assemblées des dames romaines, qui se rendaient auparavant dans ce lieu lors de la solennité du Phallus. Cet édifice fut appelé Mæsa, du nom de son aïeule, qui présidait ces assemblées avec Soemis, mère de ce prince. Il en fit un lieu de débauche. Crinitus nous a conservé le texte de l’ordonnance qui établit les droits et privilèges de ce sénat féminin. En voici le commencement: «Jura visundi, consectandi, susurrandi, gestiundi, suttrudendi, salutandi, confabulandi, precandi, perpetuo, interdiu, futuariis permissa ex me sunto. Ex æde, foramine, horto, postico, impluvio, cuncta hæc commoda nemo homini prohibento, etc.» (Petri Critini, De honesta Disciplina, l. II, chap. viii, p.179.) 138 Voyez les détails des excès des Bacchanales, dans le chapitre suivant. 139 Les noms Mutinusn, Tutinus, se trouvent diversement orthographiés dans les manuscrits des anciens auteurs. Dans les vers de Lucillius, Mætinus est pris pour une espèce de talisman. On y lit aussi Mutinus. Dans Festus on trouve Mutinus et Titinus; dans Arnobe et dans S. Augustin, Mutunus, Motunus, Mutinus, Tutunus; dans Lactance et Tertullien, Mutunus et Tutunus. Mais quelques manuscrits et une vielle édition de Tertullien, portaient Futinus, qui a peut-être donné lieu à S. Foutin, dont il sera parlé par la suite. Jean Guillelme pense qu’il faut lire Mu‑ 76 le culte du phallus qu’il était adhérent aux Hermès ou Termes, on le nommait Priape. Sous l’une et l’autre formes, cet objet sacré, ou cette divinité, était considérée comme présidant à la fécondité des femmes, à la vigueur des époux, et comme capable de détourner les charmes nuisibles à l’acte du mariage, à la grossesse des épouses 140. En conséquence de ces vertus supposées, les jeunes épousées, avant d’être livrées aux embrassements de leurs maris, étaient religieusement conduites par leurs parents vers l’idole de Priape; et, la tête couverte d’un voile, elles s’asseyaient sur la forme très saillante que présentait cette figure. Un certain contact suffisait sans doute pour rendre la cérémonie complète, assurer la fécondité et neutraliser les enchantements. «C’est une coutume considérée comme très honnête et très religieuse, dit saint Augustin, parmi les dames romaines, d’obliger les jeunes mariées de venir s’asseoir sur la masculinité monstrueuse et surabondante de Priape 141.» «Parlerai-je de ce Mutunus, dit Lactance, sur l’extrémité duquel les nouvelles mariées viennent s’asseoir, afin que le dieu paraisse avoir le premier reçu le sacrifice de leur pudeur 142 ?» Lactance, par ces derniers mots, semble rappeler ce que pratiquent les jeunes tonus, d’où on a fait, dit-il, mutoniatus, qui signifie un homme fortement constitué à certain égard. Quelques savants sont partagés sur la question de savoir si l’un de ces noms veut dire muet, mutin ou mouton. Il se pourrait que Tutunus ait fait naître ces noms caressants de tonton, toutou. Il serait plus important de savoir si ces deux mots expriment deux choses ou une seule. Les auteurs anciens les unissent toujours pour exprimer la figure du Phallus. Il est vraisemblable qu’il existait deux espèces de Phallus, dont les figures étaient distinguées par des différences qui sont inconnues. 140 Ce dieu présidait à l’acte du mariage, mais il n’était pas le seul: les Romains avaient l’usage d’appeler en cette affaire, ainsi que dans beaucoup d’autres, plusieurs dieux à leur secours. Voici la liste de ces divinités conjugales, d’après Meursius (Antiquit., t. V, de Puerperio): « Saturnus ut semen conferet; Liber et Libera, ut semen emitterent, hic viris, illa feminis; Janus, ut semini in matricem commeanti januam aperiret; Juno et Mena, ut flores menstruos regerent ad fœtus concepti incrementum; Vitunus, ut vitam daret; Sentinus, ut sensum.» Beyer vient grossir la liste de ces divinités secourables. (Addimenta ad Selden, chap. xvi): Cinxia, Diana, Hymeneus, Manturna, Mutinus, sive Priapus, dea mater Prema, deus pater Sugibus, Venus, Pertunda, etc. Saint Augustin (Civit. Dei, l. IV, chap. xi), a complété le catalogue de ces divinités obscènes. Entre plusieurs autres, on remarque le dieu Jugatinus, qui rapproche les époux ; la déesse Vir‑ giniensis, qui détache la ceinture virginale de la jeune épousée; Volupia, qui excite à la volupté; Stimula, qui stimule les désirs de l’époux ; Strenia, qui lui donne la vigueur dont il a besoin; et ce grand saint n’oublie pas, dans sa nomenclature, Mutinus et Tutunus. 141 « Sed quid hoc dicam, cum ibi sit et Priapus nimius masculus, super cujus immanissimum et turpissimum fascinum, sedere nova nupta jubeatur, more honestissimo et religiosissimo matronarum.» (S.Augustin, Civit. Dei, 1, VI, chap.ix). Le même saint dit ailleurs: «In celebratione nuptiarum, super Priapi scopum nova nupta sedere jubebatur.» (Ibid., l. VII, chap. xxiv). 142 Et mutunus, in cujus sinu pudendo nubentes præsident; ut illarum puditiam prior Deus delibasse videatur.» (Lactant. De falsa Religione, l. I.) 77 le culte du phallus épousées dans quelques contrées de l’Inde, où le dieu de bois ou de fer, opère entièrement le sacrifice. On croirait que la formalité remplie par les jeunes femmes romaines auprès de cet objet sacré, n’était qu’une modification, un diminutif de l’usage indien, et que la jalousie des maris romains avait mis des bornes à la dévotion de leurs femmes. Les femmes mariées se soumettaient aussi à cette pratique, sans doute afin de détruire le charme qui les maintenait dans un état de stérilité; mais, plus aguerries que les jeunes épousées, leur dévotion s’étendait plus loin. «Ne conduisez-vous pas, même avec empressement, dit Anorbe aux maris, vos femmes auprès de Tutunus? et, pour détruire de prétendus ensorcellements, ne les faites-vous pas enjamber l’horrible et immense Phallus de cette idole 143 ?» Il faut avouer qu’il n’y a pas loin de cette dernière pratique à celle qu’observent certaines filles ou femmes de l’Inde, dont j’ai parlé. Une figure du dieu Tutunus ou Mutinus fut découverte à Rome, sur le mont Viminal, dans les décombres d’un ancien temple; on la voit encore aujourd’hui dans cette ville; elle est de marbre blanc et haute d’environ trois palmes 144. Mais un groupe antique, dont Meursius a donné la gravure, nous présente l’image fidèle de cette cérémonie superstitieuse. Ce groupe, qui se trouve dans la galerie de Florence, offre une femme debout, dont la tête, entièrement couverte par une espèce de bonnet, présente une forme peu naturelle. Ses mains qui descendent plus bas que les hanches, semblent soutenir ses vêtements relevés, et laisser à découvert une partie de son corps. Un énorme Phallus s’élève de terre jusqu’à la partie sexuelle de cette figure, qui grandement caractérisée, paraît être en contact avec l’extrémité supérieure du Phallus 145 . Le Phallus, appelé par les Romains Mutinus ou Tutunus, recevait encore d’autres hommages. On se prosternait dévotement devant lui, on lui adressait des prières. «Parce que nous n’adressons point nos prières à Mutunus et à Tutu‑ nus, dit Arnobe, et que nous ne nous prosternons pas jusqu’à terre devant leurs idoles, ne semble-t-il pas, à vous entendre, que de grandes calamités vont fondre sur nous, et que l’ordre de la nature en sera subverti 146 ?» La chapelle de Mutinus et de Tutunus était située, suivant Festus, dans le quartier de Rome appelé Velie, et dans l’endroit où sont les thermes de Domitien. 143 Etiamne Tutunus, cujus immanibus pudendis, borrentique fascino, vestras inequitare matronas et auspicabile ducitis et optatis?» (Arnob., l. IV, p.131). 144 Dictionnaire de Pitiscus, au mot Mutinus. 145 Meursius, Græciœ Feriatæ., t. V, de Puerperio. 146 «Quia non supplices humi Mutuno procumbimus atque Tutuno, ad interitum res lapsas, atque ipsum dicitis mundum leges suas et constituta mutasse?» Arnobe, l. IV, p.133.) 78 le culte du phallus Sous Auguste, cette chapelle étant détruite fut rétablie à quelque distance de la ville. «On rendait, dit Festus, à ces idoles, un culte religieux et saint, et les femmes romaines venaient, la tête voilée, leur offrir des sacrifices 147.» Considéré comme une amulette, comme un fétiche portatif, le Phallus recevait le nom de Fascinum, et était d’un usage très fréquent chez les Romains. Ils ne connaissaient point de préservatif plus puissant contre les charmes, les malheurs et les regards funestes de l’envie. C’était ordinairement une petite figure du Phal‑ lus en ronde-bosse, de différentes matières quelquefois c’était une médaille qui portait l’image du Phallus. On les pendait au cou des enfants et même ailleurs 148. On les plaçait sur la porte des maisons et des édifices publics. Les empereurs, au rapport de Pline, en mettaient au-devant de leurs chars de triomphe. Les vestales, lorsqu’on célébrait des sacrifices à Rome, lui rendaient un culte. On varia à l’infini les formes de ces amulettes ithyphalliques: les unes présentaient le Phallus combiné avec le mullos ou la figure du sexe féminin. Les cabinets d’antiquités et celui de la Bibliothèque impériale en contiennent plusieurs de cette espèce. Les autres présentent un Phallus simple, mais muni de deux ailes et de deux pattes d’oiseaux, et quelquefois de sonnettes. Cette dernière particularité rappelle l’usage antique de représenter quelquefois la figure du dieu Priape tenant une sonnette à la main, et l’usage moderne des moines indiens, qui parcourent tout nus les rues de l’Inde, et appellent au bruit d’une sonnette, les dévotes qui viennent baiser l’image vivante du Phallus. D’autres amulettes ithyphalliques ont la forme d’un chien couché, ou des cuisses et des jambes humaines ployées et sans corps. Les plus décents offrent la figure d’une main fermée et dont le pouce est placé entre les deux doigts qui le suivent. C’est cette figure que les antiquaires nomment main ithyphallique 149. Ces espèces d’amulettes sont encore en usage dans le royaume de Naples, comme je le dirai dans la suite. Il y eut des Fascinum doubles et triples ou figurés par deux et trois branches partant du même centre. Les triples Phallus étaient fort en usage dans l’antiquité. On a vu que Plutarque nous dit que dans la fête des pamylies en Égypte, Osiris figurait avec un triple Phallus, pour signifier la multiplication de sa faculté productive. On retrouve encore sur plusieurs monuments antiques, des Phallus doubles ou triples, isolés ou adhérents, à un corps humain. Il en existe en France au pont du Gard et à l’amphithéâtre de Nîmes, qui sont isolés. J’en parlerai 147 Festus, aux mots, Mutini, Titini, Sacellum. 148 «Pueris turpicula res in collo suspenditur, ne quid obsit rei obscænæ causa.» Varon, de Lingua latina, l. VI). 149 Baudelot, Utilité des Voyages, t. I, p. 346 ; Antiquités de Caylus, t. IV, 231. 79 le culte du phallus bientôt. Une infinité d’autres monuments nous ont conservé de ces Phallus à doubles ou triples branches, mais ils sont plus rares lorsqu’ils adhèrent à une figure humaine. Dans le royaume de Naples et dans la province de Peucétie, on trouve cependant des pierres gravées qui représentent la figure de Priape, munie d’un double Phallus. Près de lui est un berger qui semble planter en terre un bâton ou le lituus. Peut-être signifiait-il le bâton que portaient les phallophores dans les pompes religieuses. Dans la ville de Trani, on a découvert un tableau votif en brique, qui représente Priape avec un triple Phallus 150 . Voilà comment les anciens représentaient les Biphallus ou Triphallus, et non pas par des doubles ou triples croix, comme l’ont pensé quelques savants dont j’ai parlé. Les vases, les ustensiles, les meubles en général, reçurent souvent l’empreinte du Fascinum ou du Phallus. Il y eut, et l’on conserve encore, des anneaux, des sceaux, des médailles, des pierres gravées ithyphalliques 151 . Le Phallus, adhérant à une pierre appelée Terme, un tronc d’arbre façonné ou non en Hermès, recevait, avec le corps dont il faisait partie, chez les Romains, comme chez les Égyptiens et les Grecs, le nom de Priape. Cette idole était représentée avec la tête de Pan, ou des Faunes, c’est-à-dire avec les cornes et les oreilles du bouc. Quand on lui donnait des bras, car il n’en était pas toujours pourvu, Priape tenait d’une main une faux, et quelquefois, de la main gauche, il empoignait, comme Osiris, le trait caractéristique de sa divinité, lequel était toujours colossal et menaçant. Sa tête était couronnée de pampre ou de laurier, et sa face ombragée d’une épaisse barbe. Ainsi que l’idole d’Osiris que les Égyptiens portaient en procession pendant les solennités des Pamylies, celle de Priape était ordinairement en bois de figuier; on en voyait aussi beaucoup en bois de saule. Quelquefois ce dieu n’était qu’un tronc d’arbre dont une branche figurait, par hasard, le signe caractéristique que la main de l’art avait à peine ébauché. Tel est le Priape que Columelle conseille 150 Notes fournies par M.Dominique Forgès Davanzati, prélat de Canosa. 151 M.de Chaduc, antiquaire auvergnat, avait recueilli plus de trois ou quatre cents pierres gravées ithyphalliques des plus curieuses, suivant Baudelot, « qui hors quelques-unes, dit-il, ne se trouvent pas dans le beau manuscrit que j’ai vu. Il paraît visiblement que ceux dans les mains de qui il a passé, les ont ôtées.» (Utilité des Voyages, t. I, P. 343). Les collections des archéologues, et même certains recueils imprimés, offrent une très grande variété de Phallus, de Fascinum et de Priapes. 80 le culte du phallus aux cultivateurs de placer au milieu de leurs jardins. «N’ayez point de labyrinthes, point de statues des héros de la Grèce; mais qu’au milieu du jardin le tronc, à peine dégrossi d’un arbre antique, présente et fasse vénérer la divinité ithyphallique; que cette branche formidable qui la caractérise, épouvante les enfants, et la faux dont elle est armée, les voleurs 152 .» Toutes les figures de Priape n’étaient pas aussi grossières; on en voyait quelques-unes travaillées avec soin, ainsi que le Terme qui en composait la partie inférieure. Ce que cette figure avait d’humain était entièrement nu et coloré de rouge 153 . Les Priapes ont offert dans leur forme, ainsi que les Phallus isolés, un grand nombre de variétés. Les uns étaient représentés en Termes qui n’avaient que la tête humaine et le Phallus; d’autres avaient la moitié du corps humain, sans bras, ou avec des bras chargés ordinairement des attributs de cette divinité, attributs tous relatifs à l’agriculture. Il est quelques exemples de Priape, représenté sous la figure entière d’un homme; ils sont rares. Quelquefois le simulacre de ce dieu était figuré, tenant en main une faucille ou une longue faux, comme le dit Columelle dans les vers déjà cités. Pour caractériser l’abondance dont on le croyait en partie l’auteur, pour éloigner la stérilité dont il était le préservateur, on figurait souvent Priape portant sous le bras droit une longue corne d’abondance, dont la large ouverture offrait un assemblage de fleurs et de fruits, productions et attributs des jardins, auxquels, surtout chez les Romains, cette divinité présidait spécialement. Quelquefois aussi une longue perche s’élevait par derrière et au-dessus de sa tête. On ignore le motif de cette addition. Tel est le portrait fidèle de cette divinité, dont, en Italie, on plaçait l’idole tutélaire dans les vignes, dans les vergers et surtout dans les jardins. Quelquefois cette idole, avec ses attributs indécents, était placée sur les chemins. C’est alors que Priape était confondu avec Mercure et le dieu Terme. Scali152

…sed truncum forte dolatum,
Arboris antiquæ numen venerare ithyphalli,
Terribilis membri, medio qui semper in horto
Inguinibus puero, prædoni falce minetur.
(Columell., de Cultu hortorum, l. X). 153 C’est ce qu’expriment ces deux vers de la première pièce du recueil intitulé Priapeia :
Sed ruber hortorum custos, membrosior æquo
Qui tectum nullis vestibus inguen habet.
Voyez aussi Horace, l. I, chap. viii.

81 le culte du phallus ger dit avoir vu un pareil Terme dont le Phallus servait indiquer le chemin. Cet Hermès phallique se trouvait à Rome dans le palais d’un cardinal 154 . Le lieu où était placé le Terme, l’addition ou l’absence du Phallus sur ce Terme, en bois ou en pierre, formaient la seule différence qui existe entre les divinités Mercure, Pan, Priape, etc. Le Phallus, ajouté à une borne itinéraire, devait préserver les voyageurs d’accidents, tout comme le Phallus, ajouté à un tronc d’arbre, devait détourner des champs voisins les accidents nuisibles aux récoltes; c’était l’opinion constante des anciens, et la cause unique de l’érection d’un si grand nombre d’idoles du dieu Priape. Ces fêtes étaient nommées Priapées, ainsi que les vers qu’on chantait à sa louange. Elles rappelaient, à certains égards, les Pamylies des Égyptiens et les Phallophories des Grecs. Plusieurs monuments antiques, conservés jusqu’à nos jours, présentent les détails de ces orgies, souvent fort indécentes. Parmi ceux que Boissart a fait graver, il se trouve un bas-relief qui offre le tableau de la principale fête de ce dieu. Ce sont des femmes qui y figurent comme ministres de ce culte. Une d’entre elles arrose le trait caractéristique de Priape, tandis que d’autres apportent pour offrandes des paniers pleins de fruits et des vases remplis de vin. Là sont des groupes de danseuses et de musiciennes, parmi lesquelles on en distingue une qui agite le sistre égyptien. Ici est une bacchante, portant un enfant sur ses épaules. Plus loin, quatre prêtresses sont occupées à sacrifier un âne, victime consacrée à Priape. On offrait à ce Dieu, outre du miel et du lait, des branches de myrte, symbole des amours fortunées. Les habitants des campagnes couvraient sa tête de roses au printemps, d’épis de blé en été, de pampre en automne et de branches d’olivier en hiver. Dans les villes, Priape avait des chapelles publiques, où les dévots, affligés de certaines maladies qui rentraient dans ses attributions, venaient pendre des ex-voto, images naïves de la partie malade. Ces ex-voto étaient des tableaux peints ou des figures en cire, en bois et quelquefois en marbre 155. 154 Cette attribution du dieu Priape sur les chemins, est indiquée par la pièce 29 des Priapées:

Falce minax, et parte tui majore, Priape,
Ad fontem quæso dic mihi, qua sit iter?
Voyez le Commentaire de Joseph Scaliger sur cette pièce. (Priapeia, p. 141.) 155 Cet usage est attesté par la pièce 37 du recueil des Priapées, intitulée: Voti Solutio. En voici

quelques vers:

Cur pictum memori sit in tabella
Membrum quæritis, unde procreamur?
Cùm penis mihi forte læsus esset

82 le culte du phallus On voyait des femmes, aussi dévotes que lubriques, offrir publiquement à Priape autant de couronnes que de sacrifices leurs amants avaient fait à leurs charmes. Elles les appendaient à l’énorme Phallus de cette idole, et cette partie saillante en était quelquefois totalement garnie 156. C’est ainsi que l’épouse de l’empereur Claude, cette Messaline, fameuse par sa lubricité extrême, et bien digne, sous ce rapport, de figurer à côté du trône des Césars, après être sortie victorieuse de quatorze athlètes vigoureux, se fit déclarer invincible, en prit le surnom, et, en mémoire de ces quatorze succès, fit au dieu Priape l’offrande de quatorze couronnes. D’autres faisaient hommage à ce dieu d’autant de Phallus en bois de saule, qu’elles avaient vaincu d’hommes dans une nuit 157 . Les différents traits que je viens de réunir prouvent que, chez les Romains, le culte de Priape avait beaucoup dégénéré; que ces peuples avaient perdu de vue l’objet signifié, pour ne s’attacher qu’au signe, pour n’y voir que ce qu’il avait d’indécent. Ainsi, par cet oubli du principe, la religion devint le prétexte du libertinage. Le Phallus n’était plus cet objet sacré de la génération des peuples de l’Orient, ce symbole adoré du soleil, régénérateur de la nature entière, ce dieu sauveur du monde, dont la présence assurait la conservation et la propagation de tous les êtres vivants ou végétants. On l’invoquait, à la vérité, pour écarter les charmes contraires à la fécondité des femmes; mais, dans cette circonstance, bien loin d’être considéré comme un dieu-soleil, il n’était employé que comme un talisman. Il présidait aux plaisirs légitimes du mariage, mais encore plus aux excès de

Chirurgique manum miser timerem. 156 Plusieurs monuments antiques, et notamment des pierres gravées, représentent de pareilles

offrandes. Dans la collection intitulée: Du culte secret des Dames romaines, on voit un monument qui en donne une idée. Une pièce de vers du recueil des Priapes (pièce 40), parle d’une célèbre prostituée, appelée Telethuse, qui, comblée des faveurs de l’amour et des profits de la prostitution, fit une pareille offrande à Priape, qualifié de saint dans la pièce:

Cingit inaurata penem tibi suncte corona.
Dans la pièce 50, une jeune fille promet à Priape des couronnes, s’il exauce ses vœux :
Totam cum paribus, Priape, nostris
Cingemus tibi mentulam coronis. 157 Cette pratique est représentée sur une pierre gravée (Culte secret des Dames romaines), et

mentionnée dans la pièce 34 des Priapées:

Cum sacrum fieret Deo Salaci,
Conducta est pretio puella parvo,
Communis satis omnibus futura.
Quæ quot nocte virus peregit una,
Tot verpas tibi dedicat salignas.

83 le culte du phallus la débauche. Si l’on voyait quelque époux parmi ses adorateurs, leur plus grand nombre était des libertins et des prostituées. On plaçait encore son idole dans les vignes, les vergers, les jardins; mais il n’y figurait plus comme l’emblème du soleil fécondant la terre au printemps, et donnant une nouvelle vie à toutes les plantes. Il n’était que le vil gardien d’un verger ou d’un jardin, un épouvantail placé pour éloigner les voleurs superstitieux, les enfants et les oiseaux 158 . Telles furent, du temps des empereurs romains, les seules fonctions du Phal‑ lus, et les attributions restreintes et humiliantes de Priape. Ce dieu était vraiment réduit dans l’état de domesticité. Respecté, pendant que les mœurs romaines conservaient encore leur simplicité antique, dégradé, avili, en raison des progrès de leur corruption, Priape devint enfin un objet de ridicule; il fut le plastron des plaisanteries, des sarcasmes de tous les écrivains. Horace ne pouvait plus ingénieusement ravaler cette divinité, qu’il le fait par les premiers vers d’une de ses satyres. «J’étais un tronc de figuier, bois fort inutile, lorsqu’un ouvrier, incertain s’il on ferait un banc ou un Priape, se décida enfin, et au lieu d’être un banc, je fus un dieu159 .» On l’insultait jusque dans son sanctuaire, dont les murs offraient souvent des inscriptions très peu respectueuses pour la divinité, et des vers qui excitaient à ses dépens le rire des lecteurs 160 . 158

Et custos forum atque avium, cum falce saligna
Hellespontiaci servet tutela Priapi.
(Virgil., Georg., 1, IV.)
Pomerii tutela diligens, rubro
Priape furibus minare mutino.
(Priapeia, carm. 75.) 159
Olim truncus eram ficulnus, inutile lignum:
Cùm faber incertus scamnum faceret ve Priapum,
Maluit esse deum, deus inde furum avium que
Maxima formido, nam fures dextra coercet,
Obscœnoque ruber porrectus, ab inguine palus.
(Horat, satyr. 8, 1. 1.) 160 Ce fait est prouvé par quelques pièces du recueil des Priapées. Dans la première pièce, on

lit:

Ergo quicquid, id est, quod otiosus
Templi parietibus tui notavi.
Dans la pièce 40, on fait dire à Priape:
Quisquis venerit huc, poeta fiat,
Et versus mihi dedicet jocosos.
Et dans la 49e:
Tu quicumque vides circa tectoria nostra
Non minimum casti carmina plena joci.

84 le culte du phallus Les écrivains du christianisme vinrent ensuite ajouter leurs déclamations aux insultes des poètes latins, accumulèrent le ridicule et le mépris sur cette divinité déjà vaincue, saisirent avec transport cette place abandonnée par les partisans de l’ancienne religion des Romains, et obtinrent une victoire facile. Le culte de Priape allait être anéanti sans retour, ses idoles et ses autels renversés pour jamais, si la superstition et le génie de l’habitude, la plus indestructible de toutes les affections humaines, ne fussent venues à son secours. Ces deux puissants mobiles de la conduite des peuples triomphèrent de la raison et du christianisme, et parvinrent, malgré leurs efforts continuels, à maintenir en quelque sorte le culte de cette obscène et antique divinité. C’est ce que j’établirai dans les chapitres suivants.

Il paraît même que le Recueil des Priapées, et c’est l’avis des savants qui ont avec érudition

commenté cet ouvrage, a été composé de pièces différentes, recueillies sur les murs des chapelles de Priape. Il est vraisemblable qu’elles ne sont point l’ouvrage de Virgile, comme plusieurs l’ont cru parce qu’on les a trouvé placées à la suite de ses œuvres. 85 CHAPITRE IX ; Du culte de Vénus, de quelques autres institutions et usages religieux qui ont rapport au culte Phallus Chez les nations où l’abondance des enfants est pour leurs pères un moyen de richesse, un titre de gloire, où une progéniture nombreuse attire la considération et le respect, et où par conséquent l’impuissance des hommes et la stérilité des femmes deviennent une opprobre et sont regardées comme un signe de la malédiction divine, l’acte par lequel l’homme reproduit son semblable, et les objets qui servent à cette reproduction, doivent être en grand honneur. La continence, bien loin d’être mise au rang des vertus, y est considérée comme un attentat à la société. C’est évidemment la nécessité d’accroître la population qui a fait naître cette opinion, laquelle a dû s’altérer lorsque cette nécessité fut moins sensible, puis devenir une source de débauche et de superstition, lorsque le temps en eut effacé de la mémoire des hommes la cause primitive. Sous un climat où les vêtements sont souvent inutiles et importuns, l’habitude de voir des nudités les rendait indifférentes; elles ne causaient que peu ou point d’émotions, et n’irritaient pas plus les désirs que ne le font les parties du corps que les nations civilisées laissent aujourd’hui à découvert. Ainsi, l’on pourrait conclure de ces notions, que la pudeur est native des régions où le froid a rendu les vêtements indispensables. L’usage d’honorer l’acte de la génération et l’habitude des nudités, sont deux causes qui ont puissamment influé sur les mœurs des nations. Lorsque ces causes ont agi ensemble dans une même région de la terre, leur influence a été plus marquée et a produit des institutions civiles et religieuses qui portaient tous les caractères de leur double origine. Lorsque, dans d’autres pays, une de ces deux causes agissait isolément, son influence, moins puissante, produisait des institutions moins fortement caractérisées. Enfin, chez les peuples où ces deux causes n’ont point du tout existé, il en résultait des opinions, des habitudes, des institutions particulières et absolument contraires à celles des peuples qui vivaient sous leur influence. De là cette diversité étrange de mœurs et de coutumes, ces contrastes cho- 86 le culte du phallus quants, ces différences totales qui existent entre les opinions et les institutions des nations qui peuplent ou qui peuplaient la terre. On serait, au premier abord, porté à croire que la nature de l’homme du midi n’est pas la même que celle de l’homme du nord, ou à douter de la véracité des écrivains qui ont offert, de leurs mœurs respectives, des tableaux si différents. Il est vrai que le temps, les communications de peuple à peuple, les migrations lointaines, le commerce, les révolutions politiques et religieuses ont, dans plusieurs contrées, effacé, en tout ou en partie, les caractères que les causes dont j’ai parlé y avaient imprimés; ont adouci ces nuances tranchantes qui distinguaient leurs habitants. Mais ces événements n’ont pas agi partout; et, dans les lieux où leur action s’est fait sentir, elle n’a pas toujours été assez puissante pour faire disparaître entièrement le caractère antique. L’histoire, d’ailleurs, ainsi que l’attachement des peuples à leurs vieilles habitudes, ont préservé les monuments caractéristiques des sociétés primitives d’une ruine complète. Des traits fortement prononcés existent encore et suffisent pour indiquer les causes qui les ont tracés. Ces causes matrices, où l’esprit des nations est venu, pour ainsi dire, comme une matière fusible, se couler, recevoir des formes et se durcir, ont agi ensemble et avec force dans certaines régions. De vastes déserts, des terrains incultes ou inondés, peuplés d’animaux destructeurs et féroces, appelaient le génie, le courage et les travaux des hommes. La population y était d’autant plus désirable, qu’elle assurait la puissance et la richesse. Aussi les lois, les préceptes, les institutions civiles et religieuses des temps anciens, que la tradition nous a conservés, tendent vers ce but unique, favorisent et provoquent même l’accroissement de la population. La circoncision, un des rites les plus anciens que les Égyptiens et les Éthiopiens pratiquaient avant les Hébreux, n’avait évidemment pour but que de rendre plus commode, que de favoriser l’acte de la reproduction de l’homme, et de faire disparaître jusqu’à ses plus faibles obstacles. Le premier précepte que Dieu, dans la Genèse, adresse aux hommes après le déluge, est celui-ci: Croissez et multipliez, remplissez la terre. Ce précepte est répété dans le même discours, et cette répétition en fait sentir l’importance 161 . Aussi chez les Hébreux le concubinage n’était point un crime, il était habituel, et le mariage ne l’excluait point. 161 Genèse, chap.ix, vers. 1 et 7. 87 le culte du phallus Sara, femme d’Abraham, fournit elle-même à son mari une concubine; elle lui livre sa servante Agar, dont le patriarche eut des enfants 162 . Nachor, frère d’Abraham, eut aussi plusieurs enfants d’une concubine appelée Roma 163 . Loth, pour assouvir les désirs impétueux des habitants de Sodome, leur offre ses deux filles encore vierges 164 . Ces deux mêmes filles enivrent, bientôt après, leur père, se livrent à ses caresses et en ont des enfants 165. Jacob épouse en même temps les deux sœurs, Rachel et Lia ; et, lorsque l’une et l’autre sont devenues stériles, elles se font remplacer par leurs servantes. Rachel fournit à son mari sa servante Bala ; et Lia, sa servante Zelpha 166. Bala, qui dormait avec Jacob, dormit aussi avec Ruben, fils de ce patriarche 167 . Thamar, épouse successivement les deux frères, Her et Onan, fils de Juda ; n’en ayant point d’enfant, et dans la crainte d’être accusée de stérilité, elle va, déguisée en prostituée, se placer sur un chemin où devait passer son beau-père. Celui-ci la méconnaît, marchande ses faveurs, y met un prix, les obtient, et en a deux enfants 168 . Ces fornications, ces adultères, ces incestes, et plusieurs autres qu’il est inutile de rapporter, ne sont point présentés, dans les livres de la Bible, comme des crimes, mais comme des actions ordinaires. Ceux qui en sont les auteurs n’y reçoivent aucun reproche, n’éprouvent ni blâme, ni punition. Si la Bible se plaint de Salomon, qu’elle dit avoir surpassé en sagesse tous les rois de la terre 169 , ce n’est point parce qu’ayant épousé la fille du Pharaon d’Égypte, et ayant eu un commerce passager avec la reine de Saba, il vivait en outre avec sept cents femmes qualifiées de reines, et trois cents qualifiées de concubines; mais, parce que ce nombreux sérail, destiné aux amours et aux plaisirs de ce roi sage, était composé de femmes étrangères, de Moabites, d’Ammonites, d’Iduméennes, de Sidoniennes et de femmes du pays des Héthéens, nations chez lesquelles la foi de Moïse défend aux Hébreux de prendre des épouses, et qui professaient une 162 Idem, chap. xvi, vers. 1 et suiv. 163 Idem, chap. xxii, vers. 24. 164 Genèse, chap. xix, vers. 8 et suiv. 165 Idem, chap. xix, vers. 31 et suiv. 166 Idem, chap. xxix, vers. 28 et 29 ; chap. xxx, vers. 1 et 9. 167 Idem, chap. xxxv, vers. 22. 168 Idem, chap. xxxviii, vers. 8, 13 et suiv. 169 Les Rois, 1. III, chap. x, vers. 23. 88 le culte du phallus religion différente de la leur. Salomon fut perverti par elles; il érigea des autels, des temples et des idoles en l’honneur des divinités adorées par ces étrangères 170. Ainsi, ce n’est point la quantité exorbitante de femmes qui composaient le sérail de Salomon, que la Bible réprouve dans ce roi, mais leur qualité d’étrangères et d’idolâtres. Lorsqu’il s’agit, au contraire, dans la Bible, de ces actes infâmes, de ces plaisirs stériles et nuisibles à la population, alors l’opinion se prononce fortement contre eux. L’action d’Onan excite l’indignation, et les mœurs corrompues des habitants de Sodome et de Gomorrhe attirent sur leurs villes une punition exemplaire et terrible. Enfin, la virginité, pour les filles nubiles, était chez les Hébreux, comme elle l’est encore chez les Indiens, une espèce d’opprobre. Jephté, avant de se laisser religieusement égorger par son père, lui dit: Laissez-moi aller pleurer pendant deux mois ma virginité dans les montagnes. Elle alla avec ses compagnes pleurer de ce qu’elle mourrait vierge 171. Les jeunes Indiennes, suivant Mendès-Pinto, croient ne pouvoir point être reçues en paradis avec leur virginité. Si nous portons nos regards sur les institutions et les usages de quelques autres nations de l’Orient, nous y verrons, sous des formes différentes, un motif pareil, celui d’honorer l’acte de la génération, et de favoriser la population. Le culte de Vénus, si répandu en Orient, et qui s’introduisit ensuite en Grèce et en Italie, avait pour objet d’honorer la faculté fécondante de la nature. Son origine était plus ancienne et différente de celle de Priape; mais le culte de l’un et l’autre avait un même but, celui d’accroître la population. Dans les cérémonies du culte de Vénus, l’acte de la génération était sanctifié. La jeunesse des deux sexes venait offrir solennellement à cette déesse, ses premiers essais dans ce genre; ainsi qu’ailleurs on offrait à d’autres divinités les prémices des fleurs, des fruits, et les nouveau-nés des animaux domestiques 172. La politique fonda cette cérémonie, la superstition la consacra, et l’attachement des peuples pour les vieilles habitudes, et surtout pour celles qui tiennent à la religion, la maintint jusque dans un temps où la civilisation avancée, les mœurs altérées, commençaient à la rendre humiliante pour les personnes qui étaient forcées de s’y soumettre. «Le culte qu’on rend à cette divinité, dit Montesquieu, est plutôt une profa170 Idem, 1. III, chap. xi, vers. 1, 2, 3 et suiv. 171 Les Juges, chap. xi, vers. 37 et 38. 172 Voyez, sur l’origine de ce culte et de la divinité de Vénus, l’ouvrage intitulé: Des Cultes qui ont précédé et amené l’idolâtrie, chap. xxi, p.373. 89 le culte du phallus nation qu’une religion. Elle a des temples où toutes les filles de la ville se prostituent en son honneur et se font une dot des profits de la dévotion. Elle en a où chaque femme mariée va, une fois en sa vie, se donner à celui qui la choisit, et jette dans le sanctuaire l’argent qu’elle a reçu. Il y en a d’autres où les courtisanes de tous les pays, plus honorées que les matrones, vont porter leurs offrandes, Il y en a enfin où les hommes se font eunuques et s’habillent en femmes pour servir dans le sanctuaire, consacrant à la déesse et le sexe qu’ils n’ont plus, et celui qu’ils ne peuvent pas avoir 173.» Ce n’est point ici une fiction poétique, c’est la vérité que l’illustre auteur que je viens de citer a puisée dans l’histoire de diverses nations. Plusieurs écrivains de l’antiquité témoignent que ces cérémonies dévotes et voluptueuses étaient pratiquées dans plusieurs pays de l’Orient, et notamment à Babylone. Le prophète Jérémie, dans sa lettre adressée aux juifs destinés à être conduits captifs dans cette ville, leur apprend l’existence de cet usage 174. Le géographe Strabon en fait aussi mention175 ; mais Hérodote est celui qui le décrit avec plus de détail. «Les Babyloniens, dit-il, ont une loi bien honteuse. Toute femme, née dans le pays, est obligée, une fois dans sa vie, de se rendre au temple de Vénus, pour s’y livrer à un étranger. Plusieurs d’entre elles, dédaignant de se voir confondues avec les autres, à cause de l’orgueil que leur inspirent leurs richesses, se font porter devant le temple dans des chars couverts. Là, elles se tiennent assises, ayant derrière elles un grand nombre de domestiques qui les ont accompagnées; mais la plupart des autres s’asseyent dans la pièce de terre dépendante du temple de Vénus, avec une couronne de feuilles autour de la tête. Les unes arrivent, les autres se retirent. On voit en tout temps des allées séparées par des cordages tendus. Les étrangers se promènent dans ces allées et choisissent les femmes qui leur plaisent le plus. Quand une femme a pris place en ce lieu, elle ne peut retourner chez elle que quelque étranger ne lui aie jeté de l’argent sur les genoux, et n’ait eu commerce avec elle hors du lieu sacré. Il faut que l’étranger en lui jetant de l’argent, lui dise: J’invoque la déesse Mylitta. Or les Assyriens donnent à Vénus le nom de Mylitta. Quelque modique que soit la somme, il n’éprouvera point de refus; la loi le défend, car cet argent devient sacré. Elle suit le premier qui lui jette de l’argent, et il ne lui est pas permis de repousser personne. Enfin, quand elle s’est acquittée de ce qu’elle devait à la déesse, en s’abandonnant à un étran173 Temple de Gnide, chant 1er. 174 Baruch, chap. vi, vers. 42 et 43. 175 Strabon, l. XVI. 90 le culte du phallus ger, elle retourne chez elle. Après cela, quelque somme qu’on lui donne, il n’est pas possible de la séduire. Celles qui ont en partage une taille élégante et de la beauté ne font pas un long séjour dans le temple; mais les laides y restent davantage, parce qu’elles ne peuvent satisfaire à la loi. Il y en a même qui y demeurent trois ou quatre ans 176 .» Le même historien ajoute: «Une coutume à peu près semblable s’observe en quelques endroits de l’île de Chypre.» Cette pratique était en effet en vigueur à Paphos, ville de cette île. Justin, en rapportant les causes de la fondation de Carthage, dit qu’Elissa, fuyant Tyr où son frère Pygmalion avait assassiné son mari Acerbus, pour s’emparer de ses trésors, aborda avec plusieurs Tyriens, compagnons de sa fuite, sur la côte de l’île de Chypre. Elle y débarquait au moment où les Cypriennes célébraient la fête de Vénus. Les jeunes filles de Paphos se présentaient aux étrangers, et leur offraient la jouissance de leurs charmes, dont le prix était destiné à former leur dot. Elissa fit choix de quatre-vingts de ces galantes Cypriennes, les embarqua sur sa flotte, les unit aux jeunes Tyriens qui l’accompagnaient, afin de peupler la ville qu’elle se proposait de bâtir. Elle arriva en Afrique, et y fonda Carthage 177. Les Tyriens et les Cypriennes transportèrent les mœurs et la religion de leurs pays dans cette nouvelle contrée. L’usage qui obligeait les jeunes filles à venir gagner leur dot au bord de la mer, fut mis en vigueur. A quelque distance de la nouvelle ville, était un lieu consacré à Vénus, appelé Sicca veneria. Un pareil lieu, consacré à la même divinité, et destiné au même culte, existait chez les Phéniciens sous le nom de Succoth Benoth ou Siccoth Venoth. Ces mots signifient tentes des filles. On croit, avec beaucoup de raisons, que le nom Vénus en est dérivé 178. Valère Maxime nous apprend que, dans ce lieu, se rendaient les jeunes Carthaginoises, et que, sous les auspices de la déesse, elles se livraient religieusement à la brutalité des étrangers, et acquéraient, au prix de leur virginité, une somme qui servait à les marier 179. Cet usage religieux et galant était établi dans toute la Phénicie. La déesse qui présidait à la génération s’y nommait Astarté, et le lieu qui lui était consacré, Succoth-Benoth. A Byblos, les jeunes filles avaient l’alternative de se prostituer 176 Hérodote, Clio, chap.cic. 177 Justin, 1, XVIII. 178 Selden, De Dis Syris, Syntagm., II, chap. vii, p. 234; Addimenta Reyeri, p.310; Elias, Schedius, De Dis Germanis, chap.ix, p. 123 ; treizième Mémoire sur les Phéniciens, par l’abbé Mignot, Mém. de l’Acad. des Inscript., t.xxxviii, p. 59. 179 Valère-Maxime, 1, II, chap. vi, sect.15, p.232. 91 le culte du phallus pendant un jour entier aux étrangers, ou de sacrifier leurs cheveux à la déesse 180. Si l’on en juge d’après les vives déclamations faites par différents écrivains, contre le culte de la Vénus de Byblos et contre ses indécences, on se convaincra que les filles de cette ville préféraient conserver leur chevelure. En ce dernier cas, le prix de la prostitution ne servait point à leur dot, mais était destiné à subvenir aux frais du culte. C’est saint Augustin qui nous instruit de cette particularité, en nous disant que de son temps les prostitutions religieuses étaient en usage dans toute la Phénicie 181. Elles y existèrent même longtemps après, jusque sous le règne de Constantin. Suivant Eusèbe et Théodoret, le temple d’Héliopolis, en Phénicie, celui des Aphaques, situé sur le mont Liban, entre Héliopolis et Byblos, étaient dédiés à des divinités qui exigeaient de pareils sacrifices. Ces deux écrivains nous apprennent que cet empereur fit détruire ces temples, et abolit le culte indécent qu’on y célébrait 182. Les Hébreux, voisins des Phéniciens, ne purent résister à l’attrait de l’exemple que ces derniers leur offraient. Moïse avait prévu le danger, en défendant positivement à son peuple ces pratiques impures et religieuses. Ses paroles annoncent même que les Phéniciens ou les Chananéens avaient, de son temps, corrompu l’esprit de l’institution primitive, et s’étaient laissé aller à des désordres plus révoltants encore: «Il n’y aura point, dit-il, de femmes prostituées parmi les filles d’Israël ; ni de fornicateurs parmi les garçons d’Israël; vous n’offrirez point, dans la maison du Seigneur votre Dieu, la récompense de la prostituée, ni le prix du chien183.» On voit, dans ce passage, les pratiques du culte d’Astrée ou de Mylitta, bien désignées; la prostitution des jeunes gens des deux sexes, et le prix de cette prostitution offert à la divinité. L’auteur du Deutéronome emploie, dans le texte hébreu, au lieu des mots grossiers de meretrix et de scortator, qui se trouvent dans la 180 Traité de la Déesse de Syrie, dans les œuvres de Lucien. 181 Saint Augustin, Civit. Dei, l. IV, chap. x. 182 Eusèbe, Vita Constantini, l. III, chap. liii et lvi; Théodoret, Hist. ecclesiast., l. I, chap. viii. Le temple des Aphaques était très ancien. L’auteur du Traité de la Déesse de Syrie en parle comme d’une antiquité vénérable. Eusèbe en fait un tableau hideux. C’était, suivant lui, de vielles masures, entourées d’arbustes et de broussailles épaisses, où aucun chemin, aucun sentier n’aboutissaient. Les ministres du temple y tenaient école de débauche. Des hommes efféminés, imprudents, pour apaiser le démon qui y présidait, se livraient entre eux aux excès du plus honteux libertinage. En outre, des hommes et des femmes mariés s’y réunissaient, se confondaient ensemble, et assouvissaient la violence de leurs désirs. Il raconte des choses semblables du temple d’Héliopolis, et dit que les habitants y prostituaient leurs filles aux étrangers qui passaient dans leur pays. 183 Deutéronome, chap. xxiii, vers. 17 et 18. 92 le culte du phallus Vulgate, des expressions qui répondent à celles de consacrées, consacrés ou effémi‑ nés, qualifications servant à caractériser les garçons et les filles qui prétendaient honorer la divinité par de tels actes d’impureté 184. Malgré ces défenses, les Israélites forniquèrent avec les consacrées et même avec les efféminés, et ils forniquèrent avec tant d’éclat, qu’Aza roi de Juda, chassa ces efféminés du pays de sa domination. Son fils Josaphat, qui lui succéda, fit plus encore il en extermina un grand nombre. Les effets de ces exemples terribles ne furent pas de longue durée. Les prostitutions religieuses reprirent faveur parmi les Israélites, et ils exercèrent jusque dans le lieu consacré au Seigneur. «Josias, dit l’auteur du quatrième livre des Rois, abattit les cabanes des efféminés ou consacrés, qui étaient dans la maison du Seigneur, pour lesquels des femmes travaillaient à faire des tentes en l’honneur d’Assera ou d’Astarté 185 .» La déesse de la génération était, chez les Arméniens, nommée Diane Anaïtis. Strabon nous apprend que ces peuples lui rendaient un culte particulier. Ils lui consacraient les prémices de leurs esclaves, de leurs filles les plus qualifiées. Elles se prostituaient dans le temple de la déesse; alors seulement elles étaient dignes du mariage, et les hommes s’honoraient de les épouser 186 . «C’était une pratique commune, chez les Lydiens, que les nouvelles mariées se prostituassent avant d’habiter avec leurs maris; mais le mariage, une fois consommé, elles devaient à leurs époux une fidélité inviolable: il n’y avait point de grâce pour celles qui s’en seraient écartées 187.» «Toutes les filles, dans le pays lydien, dit Hérodote, se livrent à la prostitution; elles y gagnent leur dot, et continuent ce commerce jusqu’à ce qu’elles se marient 188.» Pomponius-Mela dit la même chose de celles des Augiles, peuple d’Afrique. Elles reçoivent tous les hommes qui s’offrent avec un présent, et plus le nombre de ceux qui sacrifient à leurs charmes est grand, plus elles en sont honorées. Les Nasamons, peuples de la Libye, observaient le même usage: «Lorsqu’un d’eux, dit Hérodote, se marie, la première nuit de ses noces, la mariée accorde ses faveurs à tous les convives, et chacun lui fait un présent qu’il a apporté de sa maison189.» La prostitution était en honneur à Naucratis en Égypte; les filles de cette ville 184 Mém. de l’Acad. des Inscript., t.XXXVIII, pp. 59 et 60. 185 Les Rois, 1. IV, chap. xxiii, vers. 7. 186 Strabon, l., II. 187 Elien, Histoires diverses, l. IV, chap.i. 188 Hérodote, Clio, chap. xciii. 189 Hérodote, Melpomène, chap.clxxii. 93 le culte du phallus passaient pour les plus belles courtisanes de ce pays, et quelques-unes se sont rendues célèbres, telles que Rhodope et Archidice 190. Ces prostitutions de filles avant leur mariage, semblent, au premier abord, étrangères au culte; mais lorsqu’on les rapproche de l’usage des prostitutions religieuses, on y remarque de grands rapports, et il est évident qu’elles en dérivent. Il en est de même des courtisanes de l’antiquité. On croirait que le libertinage, et les profits qui en peuvent résulter, étaient les seuls motifs de leur profession; mais l’on doit savoir que ces courtisanes, si nombreuses et si célèbres de la Grèce, officiaient dans le temple de Vénus, et étaient les uniques prêtresses de cette divinité. D’ailleurs, il est certain que les mêmes prostitutions religieuses qui avaient lieu à Babylone, dans toute la Phénicie, et dans plusieurs autres parties de l’Orient, étaient, dans le principe, en vigueur à Paphos, dans l’île de Chypre, à Samos, à Corinthe, à Amathonte et dans les autres lieux où la divinité Vénus était en grande vénération. Les progrès de la civilisation firent ensuite sentir les indécences de ce culte. Des lois sages y portèrent la réforme, et les courtisanes en titre restèrent seules pour desservir le temple de cette déesse. On attribue à un certain Dexicréonte l’honneur d’avoir aboli les prostitutions religieuses à Samos. Le culte de Vénus se maintint en Grèce, mais il y reçut un caractère qui tenait moins de la débauche que de la galanterie. Outre l’habitude qui, chez le vulgaire, est un des plus forts soutiens des institutions antiques, ces peuples avaient un autre motif pour conserver ce culte. Ils étaient persuadés que ceux qui le méprisaient attiraient sur eux la haine et la vengeance de la divinité. Les jeunes filles redoutaient les fureurs de Vénus, et la peur les rendait dévotes. Les Prêtres racontaient la fable des Proprætides, qui, rejetant le culte de cette déesse, en furent cruellement punies; elles sentirent dans leurs veines le feu de l’impudicité, et furent, dit Ovide, les premières femmes qui se prostituèrent à tout venant. Elege et Celène, filles de Prœtus, furent punies pour la même faute. «On les vit, dit Élien, parcourir toutes nues, comme des insensées, une partie du Péloponnèse et quelques autres contrées de la Grèce 191.» 190 Hérodote, Euterpe, chap.cxxxv. On peut joindre ici l’exemple qu’offrent les Gindanes, peuple de la Libye, voisin des Maces. Leurs femmes portent chacune autour de la cheville du pied, autant de bandes de peaux qu’elles ont vu d’hommes: celles qui en a davantage est la plus estimée, comme ayant été aimé d’un plus grand nombre d’hommes. (Hérodote, Melpomène, chap.clxxvi). 191 Elien, Histoires diverses, 1, III, chap. xlii. Lorsque les anciens eurent oublié le motif des institutions primitives, les cultes ne se soutinrent que par crainte de la colère des dieux. Aussi a-t-on dit:

Primus in orbe deos facit timor, ardua cœlo
Fulmina quum caderent.

94 le culte du phallus Si les prostitutions religieuses se maintinrent dans quelques pays jusque dans des temps où la civilisation était avancée, c’est qu’elle n’y furent point aussi publiques. L’intérieur des temples, l’obscurité de la nuit, le secret des mystères, les cachèrent aux yeux des profanes. L’indiscrétion de quelques initiés, ou l’audace sacrilège de quelques hommes passionnés, purent seules lever le voile qui les cachait au vulgaire. Dans le temple de Bélus, à Babylone, chaque nuit, une femme choisie était conduite par un prêtre, et couchée sur un lit magnifique situé dans le sanctuaire. Voici comment s’explique Hérodote, en parlant de ce temple: «Personne n’y passe la nuit, à moins que ce ne soit une femme du pays dont le dieu a fait choix, comme le disent les Chaldéens, qui sont les prêtres de ce dieu.» «Ces mêmes prêtres ajoutent que le dieu vient lui-même dans la chapelle, et qu’il se repose sur le lit. Cela ne me paraît pas croyable. La même chose,» dit encore Hérodote, « arrive à Thèbes en Égypte, s’il faut en croire les Égyptiens; car il y couche une femme dans le temple de Jupiter thébéen, et l’on dit que ces femmes n’ont commerce avec aucun homme. La même chose s’observe aussi à Patarès en Lycie: lorsque le dieu honore cette ville de sa présence, alors on enferme la grande prêtresse la nuit dans le temple 192.» A Jagrenat, ville de l’Inde, les prêtres de Wischenou conduisent encore, pendant les huit jours que dure sa fête, dans le vaste temple qui lui est consacré, une vierge qui y passe la nuit pour épouser le dieu et le consulter sur la stérilité ou l’abondance de la récolte prochaine. C’était à Babylone, à Thèbes et à Patarès, comme c’est aujourd’hui à Jagrenat, non le dieu, mais les prêtres, qui, à la faveur des ténèbres de la nuit, épousent la jeune mortelle. Ce qui est remarquable, c’est qu’on adore encore à Jagrenat, comme on adorait à Babylone, une divinité qui préside à la génération, et que les jeunes filles de Jagrenat, avant de se marier, viennent faire une offrande à leur Vénus, comme celles de Babylone en faisaient à la leur. Un autre trait de ressemblance existe dans la forme de ces divinités, mères de la génération; elles étaient représentées en Assyrie, en Phénicie, à Paphos,

Dans l’Hippolyte d’Euripide, Phèdre est représentée comme une malheureuse victime de la

colère de Vénus; l’amour désordonné qui la tourmente est l’ouvrage de cette divinité persécutrice. Racine est entré dans le sens du tragique grec, en faisant dire à sa Phèdre:

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée. 192 Hérodote, Clio, chap.clxxxii.

95 le culte du phallus comme elles le sont dans l’Inde, à Jagrenat, à Bénarès, à Kesserech et ailleurs, sous la forme d’une borne, d’une pierre pyramidale 193. On connaît les dissolutions des mystères célébrés chez les Grecs d’Alexandrie en l’honneur d’Isis, de ceux d’Athènes célébrés par la secte des Baptes, en l’honneur de Cotytto ou de Vénus la Populaire; on peut y joindre les mystères de Flore, de Bacchus, de la Bonne Déesse chez les Romains. Ne fuyez point, dit Ovide, en s’adressant à des hommes, ne fuyez point le temple de Memphis où l’on adore la génisse du Nil. Là, on y fait tout ce que Jupiter lui fit autrefois. Et ailleurs, le même poète dit au gardien de sa maîtresse: Ne l’informe point de ce qui se passe dans le temple de l’Égyptienne Isis. Ces prostitutions dans les temples étaient si universelles, qu’Hérodote n’a pas hésité de dire: «Presque tous les autres peuples, si l’on excepte les Égyptiens et les Grecs, ont commerce avec les femmes dans les lieux sacrés 194.» Ces exceptions paraissent même un effet de la complaisance de l’auteur, et ce qu’il dit ailleurs, sur le même sujet, prouve qu’elles ne sont guère admissibles, comme on l’a déjà vu et comme on va le voir. Les Dionysiaques des Grecs étaient fort indécentes; mais il paraît que les Bacchanales des Romains les surpassaient encore: la civilisation ajoute ses vices aux institutions vicieuses déjà consacrées. Tite-Live nous a laissé un tableau révoltant des désordres excessifs qui se pratiquaient dans ces assemblées nocturnes et religieuses. Les mystères de Bacchus étaient célébrés à Rome dans le temple de ce dieu, et dans le bois sacré appelé Similla, situé près du Tibre; d’abord, les femmes seules y étaient admises, et la lumière du jour en éclairait toutes les cérémonies. Des dames respectables et mariées étaient tour à tour revêtues de la dignité de prêtresses. Aucun bruit scandaleux ne s’était élevé contre ces assemblées mystérieuses, lorsqu’une femme de la Campanie, nommée Pacculla Minia, obtint le sacerdoce des mystères de Bacchus. Elle en changea entièrement l’institution, en initiant ses deux fils. Cet exemple fut suivi; des hommes furent introduits, et les désordres avec eux. Par ordre de la même prêtresse, les mystères ne furent plus célébrés que la nuit. Avant elle, ils n’avaient lieu que trois jours par année; elle les fit célébrer chaque mois, et pendant cinq jours. Les jeunes garçons qu’on y admettait, n’avaient jamais plus de vingt ans. Dans un âge plus avancé, ils auraient eu moins d’emportement pour les plaisirs, une imagination moins inflammable, 193 Voyez le Voyage de Bernier en Orient, et surtout celui d’Henri Crosse ainsi que la note de Langlès sur le Voyage de Norden, p. 319. 194 Hérodote, Euterpe, chap. lxiv. 96 le culte du phallus un esprit moins crédule et moins propre à recevoir les impressions qu’on voulait leur donner. Introduit par des prêtres dans des lieux souterrains, le jeune initié se trouvait livré à leur brutalité. Des hurlements affreux, et le son de plusieurs instruments, comme cymbales et tambours, servaient à étouffer les cris que la violence qu’il éprouvait pouvait lui arracher. Les excès de la table, où le vin coulait en abondance, excitaient à d’autres excès que la nuit favorisait par ses ténèbres. Tout âge, tout sexe étaient confondus. Chacun satisfaisait le goût auquel il était enclin toute pudeur était bannie; tous les genres de luxure, même ceux que la nature réprouve, souillaient le temple de la divinité 195 . Si quelques jeunes initiés témoignaient de la honte pour tant d’horreur, opposaient de la résistance à ces prêtres libertins, ou même s’ils s’acquittaient avec négligence de ce qu’on exigeait d’eux, ils étaient sacrifiés, et, dans la crainte de leurs indiscrétions, on leur ôtait la vie. On les attachait fortement à certaines machines, avec lesquelles ils étaient subitement enlevés et plongés ensuite dans une caverne profonde. Les prêtres justifiaient en public leur disparition, en disant que le dieu, irrité, était l’auteur de cet enlèvement. Les danses, les courses, les cris des hommes et des femmes qu’on disait agités d’une fureur divine, et qui ne l’étaient que par les fumées du vin, formaient un épisode principal de ces cérémonies, et faisaient diversion à d’autres désordres. On voyait des femmes, les cheveux épars, tenant en mains des torches allumées, aller les plonger dans les eaux du Tibre sans les éteindre. Ce prétendu miracle s’opérait, dit Tite-Live, parce que la matière inflammable de ces torches était composée de soufre et de chaux. Des crimes d’un autre genre s’ourdissaient dans ces assemblées nocturnes. On y préparait des poisons; on y disposait des délations et de faux témoignages; on fabriquait des testaments, on projetait des assassinats. On y trouvait des initiés de toutes les classes, et même des Romains et des Romaines du premier rang ; leur nombre était immense. Ce n’était plus une société, c’était un peuple entier qui partageait ces désordres abominables, et conjurait même contre l’État. Ce fut sous ce dernier rapport que le consul Posthumius fit envisager cette agrégation lorsqu’il la dénonça au sénat de Rome, et peut-être cette seule considération détermina ce sénat superstitieux à porter atteinte à la 195 «Plura virorum inter sese, quum fœminarum, esse stupra.» 97 le culte du phallus religion, en abolissant ces assemblées abominables; elles le furent l’an de Rome 564 196 . Si les Romains abolirent pour quelque temps les Bacchanales, ils laissèrent subsister le culte de la Bonne Déesse. Les hommes, à la vérité, étaient bannis de ses mystères, mais les excès ne l’étaient point. «Elles nous sont connues, les secrètes pratiques du culte de la Bonne Déesse, dit Juvénal. Étourdies par le bruit des trompettes, enivrées de vin, ces ménades luxurieuses courent échevelées, et appellent, par des hurlements, Priape à leur secours. Qui pourra exprimer l’ardeur libidineuse qui les dévore? qui pourra peindre leurs danses lascives, mêlées de cris, et les torrents de vin dont elles sont toutes inondées? Voyez Laufella, qui, la tête couronnée de fleurs, provoque jusqu’aux servantes des plus viles courtisasses; mais Médulline la surpasse dans l’art des postures et des mouvements lascifs. Ce sont ici les plus grands excès qui attirent le plus de gloire; rien n’est figuré, tout est réel dans leurs actions. Les vieillards les plus refroidis par l’âge, le vieux Priam et Nestor, s’enflammeraient à la vue de leur lubricité, s’ils pouvaient les voir sans en être révoltés. Bientôt ces furies, irritées par les progrès de leurs désirs, et ne pouvant en supporter la violence, font retentir leur caverne de ces cris: Qu’on fasse entrer des hommes, il en est temps! Serait-il endormi, mon amant? qu’on l’éveille. L’amant ne vient pas. Faites venir des esclaves; s’il ne s’en trouve point, un porteur d’eau. Point de porteur d’eau. Elles sont réduites à demander, faute d’hommes, l’assistance d’un vil quadrupède 197.» C’est à ce point de dépravation que dégénéra un culte dont les motifs étaient originairement purs; un culte à la vérité très susceptible d’abus, et qui ne put s’en préserver, mais dont les premiers fondateurs avaient des intentions louables; ils le croyaient sans doute nécessaire à la propagation de l’espèce humaine, à sa prospérité, propre à réunir les familles à resserrer les liens sociaux, à maintenir la paix et l’union entre les nations, à accroître la population, et peut-être à détruire des habitudes vicieuses qui lui sont contraires. Il faudrait avoir vécu dans 196 Tite-Live, 4e

décade, l. IX, ou de l’édition de Drakenborchius, l. XXXIX, chap. viii, ix, x

et xi. 197 «…Desunt homines; mora nulla per ipsam,

Quominus imposite clunem submittat asello.»
Juvénal ; Satyre 6.

Sans doute Juvénal, usant de son privilège de poète, a chargé le tableau; mais en rabattant des exagérations que je lui suppose, il nous restera assez de données, si l’on y joint surtout ce que Tite-Live nous a conservé des anciennes Bacchanales, pour décider que les Romains avaient aussi indécemment abusé de ce culte que l’avaient fait les Grecs et les Orientaux. 98 le culte du phallus les lieux et dans les temps où ces institutions ont pris naissance, pour pouvoir sainement les juger 198. Ces motifs, qui ont fait naître les institutions dont je viens de parler, ont aussi amené des pratiques, des usages qui ont des rapports avec elles, qui ont comme caractère que, dans nos mœurs, nous qualifions d’indécence. L’on peut croire que si l’acte de la génération était honoré comme un acte religieux, les membres, principaux coopérateurs de cet acte, devaient jouir au moins des mêmes prérogatives. Aussi les organes de la génération, loin d’être un objet de ridicule ou de honte, étaient-ils très considérés et honorablement qualifiés. Leur exposition aux regards publics ne causait point de scandale, ne blessait ni les mœurs, ni les convenances; ils étaient même religieusement invoqués dans les serments les plus solennels. Jurer, en y posant la main, sur l’autel, c’était donner la plus forte garantie de l’inviolabilité d’une promesse. Sésostris, roi d’Égypte, pendant le cours de ses vastes conquêtes, faisait dresser, chez presque tous les peuples qu’il avait soumis, des colonnes portant cette inscription: Sésostris, roi des rois, seigneur des seigneurs, a conquis ce pays par ses armes. Chez les peuples belliqueux et braves, ces colonnes offraient l’image du sexe de l’homme, et sur celles élevées chez une nation lâche et sans énergie, on voyait au contraire la marque du sexe féminin. Ces représentations n’avaient alors rien d’indécent, et les historiens de l’antiquité qui nous en parlent, ne leur font point ce reproche 199. Psammetichus, autre roi d’Égypte, voulant retenir dans leur pays des soldats égyptiens qui, mécontents, se retiraient en Éthiopie, leur parla de leur patrie, de leurs femmes, de leurs enfants. 198 Après tant de témoignages, tant de preuves réunies sur l’existence des prostitutions religieuses, on sera sans doute étonné d’apprendre qu’un homme justement célèbre par sa philosophie, par son génie, par l’éclat et l’universalité de ses talents, que Voltaire dans son Dictionnaire philosophique, au mot Babel, ait traité ce que rapportent Hérodote et son traducteur Larcher, de fables, de Contes des milles et une Nuits. «Ces contes d’Hérodote, dit-il, sont aujourd’hui si décriés par tous les honnêtes gens, la raison a fait de si grands progrès, que les vieilles et les enfants mêmes ne croient plus à ces sottises.» On aurait ici facilement raison contre Voltaire; à son opinion, dépourvue de preuves, on pourrait opposer le témoignage de l’antiquité tout entière: une réfutation en règle n’est pas nécessaire; les autorités nombreuses que je viens de citer, sont une réponse suffisante. Je m’en tiens là ; je vais seulement, pour l’instruction des lecteurs, placer ici les réflexions faites par un homme qui a plus observé les mœurs des différentes nations de l’Orient, et qui a plus voyagé que Voltaire: «On juge mal les peuples anciens, quand on prend pour terme de comparaison, nos opinions et nos usages… On se donne des entraves gratuites de contradictions, en leur supposant une sagesse conforme à nos principes; nous raisonnons trop d’après nos idées, et non pas assez d’après les leurs.» Voyage en Syrie et en Égypte, par Volnez, t.I.) 199 Hérodote, Euterpe, chap.cii; Diodore de Sicile, l. I, sect.65. 99 le culte du phallus Les soldats alors relevèrent leurs tuniques, et montrant le signe de virilité, répondirent qu’avec cela ils ne manqueraient ni de femmes ni d’enfants. Ce fait est cité par Diodore de Sicile, comme une bravade, et non comme une action contraire à la décence 200. Les mœurs des Hébreux, surtout avant la loi de Moïse, ne différaient guère de celles des peuples qui les environnaient: elles étaient formées des menues idées, des mêmes principes. Noé, étant ivre, montre sa nudité il n’en est point blâmé: mais son fils Cham, qui s’en était moqué, est maudit ainsi que toute sa postérité. David, en dansant de toute sa force devant l’arche, relève trop haut son éphod de lin, laisse voir ce qu’il devait cacher, et fait rire les servantes de Jérusalem. Sa femme Michol lui en fait ensuite des reproches. David, piqué, répond: «Je danserai, je paraîtrai plus vil encore que je n’ai paru, je serai méprisable à mes propres yeux, et devant les servantes dont vous parlez, et même j’en ferai gloire 201.» David n’est point blâmé pour avoir, pendant une cérémonie publique et religieuse, commis une indécence et montré sa nudité; c’est au contraire sa femme Michol qui est punie pour en avoir fait le reproche: elle fut frappée de stérilité. Ces deux exemples prouvent le grand respect des Hébreux pour les instruments de la génération; mais nous en avons plusieurs autres preuves: ils y portaient la main dans leurs serments solennels, et alors le serment était réputé inviolable. Lorsqu’on fait dire à Abraham, s’adressant à Eliezer: Mettez la main sur ma cuisse, et promettez-moi que vous ne marierez point mon fils à une Chananéenne. Lorsqu’on fait adresser, par Jacob mourant, ce discours à Joseph : Touchez ma cuisse, mon fils, et jurez-moi que vous ne m’enterrerez point en Égypte, on a inexactement traduit le texte hébraïque. Ce n’est pas de la cuisse dont il est question, disent les plus savants commentateurs: et les rabbins croient qu’un tel attouchement était institué pour honorer la circoncision. Cet usage s’est conservé dans ce pays jusqu’à nos jours. Les Arabes, suivant plusieurs voyageurs, soit pour saluer, soit pour engager leur promesse, dans la forme la plus solennelle, portaient la main en cet endroit. En voici un exemple récent, rapporté dans une lettre de l’adjudant général Julien, à un membre de l’institut d’Égypte. 200 Diodore de Sicile, l. I. Ce trait rappelle celui de Catherine Sfoce. Ses sujets révoltés, s’étant emparés de ses enfants, et menaçant de les tuer, cette femme, plus courageuse que pudique, se découvrit aux yeux des insurgés, et leur dit: Voilà de quoi avoir d’autres enfants. Sublata veste nudato que ventre, en, inquit, quo possim liberos iterum procreare. 201 Les Rois, 1, I, chap. vi, vers. 14 et suiv., 20, 21, 22. 100 le culte du phallus «Lorsque les mamelouks parurent pour la première fois à Rahmanyéh, nos avant-postes arrêtèrent un habitant du pays qui traversait la plaine. Les volontaires qui le conduisaient prétendaient l’avoir vu sortir des rangs ennemis, et le traitèrent assez durement, le regardant comme un espion. Me trouvant sur son passage, j’ordonnai qu’il fût conduit au quartier général sans qu’on lui fît aucun mal. Ce malheureux, rassuré par la manière dont il me vit parler, chercha à me prouver qu’il n’était point le partisan des mamelouks… Il vit bien que je ne pouvais le comprendre. Alors, il lève sa chemise bleue, et prenant son Phallus à poignée, il reste un moment dans l’attitude théâtrale d’un dieu jurant par le Styx. Sa physionomie semblait me dire: Après le serment terrible que je fais pour vous prouver mon innocence, osez-vous en douter? Son geste me rappela que du temps d’Abraham on jurait en vérité en portant la main aux organes de la génération202.» Une pratique, qui a beaucoup de rapport avec cette manière de jurer a subsisté dans le nord de l’Europe, et c’est une loi qui en atteste l’existence. Un article des lois que Hoël le Bon fit au dixième siècle pour la province de Galles en Angleterre, porte, que si une, femme violée veut poursuivre en justice celui qui lui a fait cet outrage, elle doit, en proférant le serment déclaratif du crime et du criminel, poser sa main droite sur les reliques des saints, et de la gauche tenir le membre viril de l’accusé 203. Chez les Orientaux, la nudité des femmes n’était pas plus honteuse que celle des hommes. Moïse, dont l’objet principal était d’établir des lois absolument opposées aux usages des Égyptiens et des Chananéens ou Phéniciens, prescrit aux Hébreux de ne point imiter ces peuples, et de ne point découvrir ce qui doit être caché dans les femmes qui leur sont parentes ou alliées. «Vous n’agirez point, leur dit-il, selon les coutumes du pays d’Égypte où vous avez demeuré, ni selon les mœurs du pays de Chanaan dans lequel je vous ferai entrer. Vous ne suivrez ni leurs lois, ni leurs règles… Nul homme ne s’approchera de celle qui lui est unie par la proximité du sang, pour découvrir ce que la pudeur veut qui soit caché 204.» Moïse spécifie ensuite tous les degrés de parenté dans lesquels de telles indécences envers les femmes doivent être prohibées. Il parle aussi de délits plus graves encore, et ajoute: «Vous ne vous souillerez pas par toutes ces infamies dont se 202 Mémoires sur l’Égypte, publiés pendant les campagnes de Bonaparte, partie 2e , p. 105. 203 Voici le texte latin de la loi: « Si mulier stuprata lege cum illo agere velit membro virili sinistra prehenso et dextra reliquis sanctorum imposita, juret super illas quod is per vim se isto membro vitiaverit.» Voyage dans le département du Finistère, t.III, p. 233. 204 Lévitique, chap. xviii, vers. 3, 6, etc. 101 le culte du phallus sont souillés tous les peuples que je chasserai devant vous, et qui ont déshonoré ce pays-là. Je punirai moi-même les crimes de cette terre, afin qu’elle rejette avec horreur ses habitants hors de son sein205 .» Ainsi, on peut conclure de ces paroles que les indécences prohibées par Moïse étaient communes aux Égyptiens, dont les Hébreux venaient de fuir le pays, et aux Chananéens ou Phéniciens, dans le pays desquels ils allaient s’établir. On voit en effet, par plusieurs traits de l’histoire, que la pudeur n’était pas la principale vertu des Égyptiennes. On a déjà remarqué que, pendant quarante jours, elles allaient se présenter au taureau Apis, et se découvraient fort indécemment devant cet animal-dieu. Elles n’étaient pas plus réservées dans d’autres circonstances. Lorsque, chaque année, elles se rendaient par eau à Bubastis pour y célébrer la fête de Diane, hommes et femmes confondus dans le même bateau, s’exerçaient par des chants, des danses, accompagnés du son de la flûte et du bruit des castagnettes. «Lorsqu’on passe près d’une ville, dit Hérodote, on fait approcher le bateau du rivage. Parmi les femmes, les unes continuent à chanter, à jouer des castagnettes, et d’autres crient de toutes leurs forces et disent des injures à celles de la ville; celles-ci se mettant à danser, et celles-là se tenant debout retroussent indécemment leurs robes. La même chose s’observe à chaque ville qu’on rencontre le long du fleuve 206 .» Dans la guerre que Cyrus, roi de Perse, eut à soutenir contre Astyage, roi des Mèdes, on vit un pareil trait d’indécence. Les historiens de l’antiquité nous le donnent comme un acte de patriotisme et de courage. Astyage, après avoir harangué ses troupes, tombe avec vigueur sur l’armée des Perses. Ceux-ci, étonnés, plient et reculent insensiblement. Leurs mères et leurs femmes accourent vers eux, les prient de revenir à la charge et les voyant balancer, se découvrent à leurs yeux, leur présentent les flancs qui les ont portés, et leur demandent s’ils veulent se réfugier dans le sein de leurs mères ou de leurs épouses 207. Cette vue et ce reproche les font retourner: ils sont vainqueurs. Plutarque place ce trait au rang des actions courageuses des femmes. Il ajoute, après l’avoir rapporté, que Cyrus, plein de reconnaissance et d’admiration pour cet acte d’indépendance et de patriotisme, fit une loi portant que toutes les fois 205 Idem, ib. vers. 24 et 25. 206 Hérodote, Euterpe, chap. lx. Ce qui est remarquable, c’est qu’à la dernière circonstance près, cet usage se pratique encore en France; et les bords de Seine offrent comme ceux du Nil, de pareils assauts, de pareilles ripostes. 207 «Cunctantibus, sublata veste, obscæna corporis ostendunt, rogantes num in uteros matrum vel uxorum velint refugere.» Justin. Hist., l. I, chap. vii. 102 le culte du phallus que le roi de Perse entrerait dans la ville, chaque femme recevrait une pièce d’or 208. Le visage était et est encore la partie honteuse des femmes de l’orient; elles le cachent avec soin sous un long voile. En voilant ce que nos femmes européennes mettent à découvert, elles montrent sans difficulté ce que celles-ci couvrent scrupuleusement 209. Les Grecs étaient tout aussi indifférents sur les nudités que les autres peuples de l’Orient; ils s’en servirent comme un moyen politique et propre à ramener un sexe vers l’autre, à exciter des désirs qui devaient tourner au profit de la population. C’étaient les vues de Lycurgue, lorsque à Sparte il institua des exercices et des danses où les jeunes filles et leurs garçons figuraient en public entièrement nus. «Pour prévenir la mollesse d’une éducation sédentaire, dit Plutarque, il accoutuma les jeunes filles à paraître nues en public, comme les jeunes gens; à danser, à chanter à certaines solennités, en présence de ceux à qui, dans leurs chansons, elles lançaient à propos des traits piquants de railleries, lorsqu’ils avaient fait quelques fautes, comme elles leur donnaient des louanges quand ils les avaient méritées… La nudité des filles n’avait rien de honteux, parce que la vertu leur servait de voile et écartait toute idée d’intempérance. Cet usage leur faisait contracter des mœurs simples, leur inspirait entre elles une vive émulation de vigueur et de force, et leur donnait des sentiments élevés, en leur montrant qu’elles pouvaient partager avec les hommes le prix de la gloire et de la vertu… «C’était aussi une amorce pour le mariage, que ces danses et ces exercices que les jeunes filles faisaient en cet état, devant les jeunes gens qui se sentaient attirés, non par cette nécessité géométrique dont parle Platon, mais par une nécessité plus forte encore, celle de l’amour. Non content de cela, Lycurgue attacha au célibat une note d’infamie: les célibataires étaient exclus des combats gymniques de ces filles, et les magistrats les obligeaient, pendant l’hiver, de faire le tour de la place tout nus, en chantant une chanson faite contre eux, et qui disait qu’ils étaient punis avec justice pour avoir désobéi aux lois 210.» 208 Plutarque, Œuvres morales, Traité des actions courageuses des femmes, chap. v. 209 Les Français qui ont voyagé récemment en Égypte, ont éprouvé cette différence complète entre les objets divers qui affectent la pudeur chez les Égyptiennes et chez les Européennes: ils ont remarqué des Égyptiennes, occupées aux travaux des champs ou sur les bords du fleuve, qui, à l’approche d’un homme, et surtout d’un étranger, s’empressaient de relever leur vêtement et de découvrir leur post-face pour cacher leur visage. 210 Plutarque, Vie de Lycurgue, chap. xxi et xxii. On a beaucoup raisonné sur les institutions de 103 le culte du phallus Cette dernière disposition démontre évidemment le but du législateur: il voulait peupler sa république, il voulait la peupler de citoyens forts, robustes et capables de la défendre avec zèle, avec vigueur. Sachant quelle était sur les hommes l’influence des femmes, il forma celles-ci de manière qu’elles pussent à leur tour former au moral, comme au physique, des hommes propres à remplir ses sages intentions. Le succès qu’il obtint prouve son grand génie, l’excellence de ses institutions. Platon adopta ces mêmes idées qui, sans doute, n’étaient point contraires à celles de son temps et de son pays; il voulait que les filles, avant l’âge de puberté, entrassent nues dans la carrière, et que les jeunes gens des deux sexes dansassent ensemble nus, afin de se connaître réciproquement 211. Il faudrait joindre ici la description des exercices gymniques, des scènes indécentes qui accompagnaient les pompes religieuses et les fêtes de diverses divinités, des dances lascives des Grecs et des Romains, où les nudités et même les gestes lubriques ne blessaient aucunement la décence et ne rappelaient souvent que des idées religieuses; mais mon objet n’est point d’offrir ces nouveaux tableaux. Le lecteur judicieux conclura facilement de l’exposition des opinions, des mœurs, des usages et des institutions que je viens de lui faire, que ces opinions, que ces mœurs, que ces institutions dérivent de la chaleur du climat et de la nécessité de favoriser la population. Il conclura que la pudeur, vertu de convenance, n’en est une que pour les peuples qui en ont pris l’habitude; que cette habitude résulte ordinairement de la température du climat qu’ils habitent et de la nécessité de se vêtir; et que la pudeur diffère de la chasteté. Il conclura enfin, et c’est là l’objet principal de ce chapitre, que les pratiques, les opinions, les institutions dont je viens de parler, partaient de la même source Lycurgue, et notamment sur celle dont je viens de parler. On s’est beaucoup récrié sur l’indécence de ces filles offertes nues au regard du public et même sur l’indécence plus irritante encore de leur costume ordinaire, qui laissait en partie leurs cuisses à découvert. Pour juger sainement de pareilles institutions, on doit commencer par se dépouiller de ses préjugés, connaître ensuite la situation, le caractère du peuple où elles ont été établies, ses rapports avec les peuples voisins, les différents caractères de ceux-ci; se reporter, s’il est possible, au temps où vivait le législateur; connaître ses données et ses moyens. Lycurgue sentit la nécessité de former, pour sa république, des hommes d’une trempe extraordinaire, d’une force d’âme et de corps capable de faire prospérer son ouvrage. Il savait que les femmes contribuent beaucoup dans une nation à former le caractère des hommes; il étendit des institutions jusqu’aux sources de l’existence. Il lui fallait des femmes qui ne fussent ni délicates, ni bégueules, ni timides, mais des viragos dont la plus grande vertu fut celle de l’amour de la patrie. Cette république de Sparte, qui a fait l’admiration des anciens et des modernes, a duré plus de cinq cents ans. 211 Lois de Platon, t.I, l. VI, et t.II, l. VIII. 104 le culte du phallus que le culte du Phallus ou de Priape, qui était en vigueur dans les mêmes temps, dans les mêmes pays; qu’elles avaient le même motif; qu’ayant les formes approchantes et également outrageantes à la décence des peuples civilisés, elles étaient avec lui en harmonie parfaite, et qu’elles rendent l’existence de ce culte plus vraisemblable et moins étrange à nos esprits prévenus. 105 CHAPITRE X : Du culte du Phallus chez les Gaulois, les Espagnols, les Germains et les Suèves Avant l’établissement des Romains dans les Gaules, et tant que la religion des druides resta pure et sans mélange de pratiques étrangères, le culte des figures humaines ou d’animaux en fut absolument banni. C’est une vérité établie par plusieurs historiens de l’antiquité, et qui n’est contredite par aucun monument antérieur à l’introduction de l’idolâtrie romaine. Le culte de Priape, qui en faisait partie, fut en conséquence inconnu aux Gaulois ou aux Celtes. Il eût été possible cependant que les Phéniciens, qui faisaient commerce avec ces peuples, eussent, longtemps avant les conquêtes de César, tenté d’établir ce culte parmi eux ; mais une religion fortement constituée, défendue par des prêtres revêtus d’une grande autorité, et par conséquent peu disposés à accueillir une nouveauté qui n’était pas leur ouvrage, qui contrariait les dogmes, les rites dont ils étaient les gardiens, ne leur permit pas de réussir. D’ailleurs les Gaulois, quoiqu’ils n’eussent pas la réputation d’être chastes, étaient cependant pudiques et lorsque, par bravade, ils se présentaient nus dans les combats, ils avaient soin de couvrir ce que, chez les nations civilisées, la décence défend de mettre en évidence. Le climat des Gaules, plus froid que celui de l’Italie et de l’Orient, avait habitué les habitants à se vêtir. Ce fut l’habitude de cacher certaines parties du corps, et non la nature comme on le dit vulgairement, qui fit naître chez eux la pudeur. Ce caractère pudique des Gaulois, se remarque encore dans les premières figures humaines qu’ils érigèrent lorsqu’ils eurent admis les pratiques et le culte des Romains. Une statue de femme, qui paraît fort ancienne, conservée au château de Quènipili, est représentée avec une étole dont les deux parties descendent de son cou jusqu’au milieu de la figure et en couvrent le sexe. Une statue d’Hercule, qui existe dans la même province, est représentée avec la ceinture amplement couverte d’une peau de lion. Plusieurs statues de Mercure, trouvées sur la cime du mont Donon, situé entre la Lorraine et l’Alsace, quoique nues, offrent des singularités dont il serait difficile de trouver des exemples parmi les monuments purement romains. Le signe sexuel y est absolument caché ou déguisé. A sa place, une de ces statues présente un gros bouton en forme de tête de clou; une 106 le culte du phallus autre porte une bandelette qui entoure ses reins et qui couvre l’endroit qui caractérise la masculinité; enfin trois autres Mercure, également nus, au lieu du sexe, laissent voir deux larges anneaux passés l’un dans l’autre 212. Cet éloignement que marquèrent d’abord les Gaulois pour les nudités complètes et pour la représentation des parties sexuelles, ne fut pas de longue durée, et ne put résister, comme ou le verra bientôt, à l’exemple des Romains, leurs dominateurs. Mais toujours est-il certain que le culte du Phallus ou de Priape ne fut point admis dans les Gaules avant les conquêtes de César 213. Les peuples du nord de l’Europe, n’offrirent pas les mêmes obstacles à l’introduction du culte du Phallus. Soit que les Phéniciens, qui, comme on le sait, transportaient partout où ils pouvaient aborder leurs marchandises et leurs dieux, y eussent transplanté ce culte; soit qu’il leur parvint des parties septentrionales de l’Asie, il est certain qu’il y existait à l’établissement de la domination romaine dans la Germanie. Les Saxons, les Suèves et autres peuples du nord adoraient des divinités qui, certainement, ne leur venaient pas des Romains; tels étaient les trois dieux, souvent réunis, appelés Odin ou Woden, Thor et Fricco. Odin était le père 214, Thor 212 Mémoires manuscrits sur les Antiquités de l’Alsace et du mont Donon, accompagnés de dessins. Cette singularité m’en rappelle une autre du même genre. Les bas-reliefs du tombeau du roi Dagobert qu’on voyait autrefois à Saint-Denis, et qui se trouve aujourd’hui au muséum des antiquités nationales, représente l’âme de ce roi aux prises avec les diables. On voit à l’un de ces derniers, au lieu du sexe, une face humaine. 213 Aucun monument celtique ne prouve que ce culte y fût établi avant cette époque; car il ne faut pas considérer comme des productions de l’art, comme des objets de culte, les prétendus Phallus que Borel dit avoir découverts auprès de Castres. Voici comme s’exprime cet auteur: «La seconde merveille du pays est le mont dit Puytalos, que nous pouvons nommer mont des Priapalithes, à cause qu’il est rempli de pierres longues et rondes en forme de membres virils… car, outre sa figure, conforme au membre viril, si on la coupe, on y trouve un conduit au centre, plein de cristal, qui semble être le sperme congelé. Aux uns, on trouve des testicules attachés, d’autres sont couverts de veines, et d’autres montrent le balanus, et sont rongés comme étant échappés de quelque maladie vénérienne, et même parmi eux se trouvent des pierres ayant la figure des parties honteuses des femmes, et quelquefois on les trouve jointes ensemble, et quelques-uns se trouvent de figure droite, parmi ceux qui sont courbés, etc.» (Les Antiquités de la ville de Castres, par Borel, t.II, p. 69.) Il est évident que ce sont des produits de la nature, des espèces de stalactites dont les formes extrêmement variées se rapprochent souvent des ouvrages de l’art. 214 Odin ou Woden ou Godan, est évidemment une divinité orientale, dont le nom même n’a presque pas été altéré par les Germains. Ils en ont fait le mot Gott, nom générique de la divinité, l’adjectif gut, bon, bien, et gotz, idole. On donna à ce mot la signification de joie, qui est une émanation de la divinité; et les Latins l’admirent dans cette acception, et en firent leur mot gaudium. C’est la même divinité que le Got-su-ten-oo des Japonais, le Godan ou Wodan de l’Indostan, le Pout, Boutan, Bouda, Boudham, ou Godma ou Godam des Cingalais et des Siamois. 107 le culte du phallus son fils 215 , et Fricco était la même divinité ou le même symbole que le Phallus ou Priape. Adam de Brême, dans son Histoire ecclésiastique du Nord, rapporte que dans la capitale des Suéons, appelée Ubsolol, et voisine de la ville de Sietonie, on voyait un temple, revêtu d’or, dans lequel les statues de ces trois dieux étaient exposées aux adorations du peuple. Celle de Thor, placée sur un trône, occupait le milieu, comme le plus puissant; à ses côtés, étaient Woden et Fricco. Ce dernier figurait avec un énorme Phallus. Avant que les Romains eussent introduit chez les Germains l’usage de représenter les dieux sous des figures humaines, Fricco n’était qu’un grand Phallus isolé. Chez les Saxons, où il était nommé Frisco, on l’adorait sous cette dernière forme; quelquefois au dieu Fricco on substituait une divinité appelée Frigga. C’était la déesse de la volupté, la Vénus germanique et scandinave. On voit ici les simulacres de l’un et de l’autre sexes, adorés sous des noms à peu près semblables, réunis au dieu-soleil Thor. Les mêmes rapports se trouvent dans le Phallus des Orientaux et le Lingam des Indiens. Telle fut la divinité équivalente du Phallus, que je crois avoir été introduite dans l’antique Germanie par les Phéniciens, ou par les peuples de l’Asie septentrionale. Lorsque les Romains eurent soumis à leur domination les Gaulois, les Germains, etc., ils introduisirent leur culte parmi ces différents peuples. D’abord, ils ne s’immiscèrent dans la religion des Gaulois que pour y abolir les sacrifices humains qui y étaient en vigueur. Puis, attirés dans les Gaules par le commerce, la guerre, et par des fonctions publiques, ils y naturalisèrent leurs personnes et leur culte. Les Romains dominaient; les druides, dépouillés d’une grande partie de leur autorité, avaient perdu leur influence sur le peuple, et la religion des vainqueurs devint celle des vaincus. Les dieux du Capitole purent s’établir dans les Gaules, se mêlèrent aux divinités celtiques, les dominèrent bientôt, ne leur laissèrent pour adorateurs que les habitants des campagnes et pénétrèrent jusqu’au sein de la Germanie. Priape, quoique tombé dans le mépris chez les Romains, suivit dans cette migration la bande céleste, s’établit dans les Gaules, dans la Germanie, et laissa dans ces différents pays des témoignages de l’existence et de la longue durée de son culte. Les Gaulois, les Bretons, les Germains lui dressèrent des autels, adorèrent ses 215 Thor était une divinité-soleil. Ici, comme en Orient, le culte du Phallus était réuni à celui de cet astre. 108 le culte du phallus simulacres, lui confièrent la garde des jardins, l’invoquèrent contre les maléfices contraires à la fécondité des champs, des bestiaux et des femmes. En Espagne, Bacchus était adoré avec son Phallus sous le nom d’Hortanès. En France, plusieurs monuments antiques de ce culte existent encore. Les cabinets des curieux offrent des Fascinum, des Phallus, des Priapes de toutes les formes. Le Phallus énorme en marbre blanc trouvé à Aix-en-Provence, et qu’on voit près des eaux thermales de cette ville, est orné de guirlandes, et semble être un ex-voto. Les bas-reliefs du pont du Gard, de l’amphithéâtre de Nîmes, offrent des variétés singulières dans les formes du Phallus. On en voit de simples, de doubles avec une attache, et de triples, dont les trois branches sont becquetées par des oiseaux, et munis d’ailes, de pattes d’animaux et de sonnettes. Un de ces triples Phallus est bridé et surmonté par une femme qui tient les rênes 216 . Dans la ville de Saint-Bertrand et dans le ci-devant Comminges, on a découvert un Priape entier, terminé en Hermès, sur lequel le président d’Orbessan lut, en 1770, une dissertation à l’Académie de Toulouse. L’idole est caractérisée par une corne d’abondance remplie de fruits, et plus encore par son signe ordinaire 217. Une chapelle dédiée à la même divinité existait anciennement à Autun, sur la montagne de Couard; la plupart des historiens de cette ville en font mention. Plusieurs Phallus de bronze ont été découverts dans les fouilles faites sur la petite montagne du Châtelet en Champagne, où était bâtie une ville romaine. Voici comment en parle M.Grignon, qui a présidé à ces fouilles: «Trois Phallus pour pendre au cou. Ces Phallus-amulettes prouvent que les dames sollicitaient la protection du dieu Priape. Un de ces Phallus est triple: l’attribut du milieu est en repos; les deux collatéraux sont dans un état du plus grand degré de puissance. Les deux autres, garnis de leurs appendices et bélières sont simples 218.» Dans les mêmes fouilles, M.Grignon a découvert encore les fragments d’un Priape colossal. Ces fragments consistaient en une main avec partie de l’avantbras, et dans le signe caractéristique de cette divinité. Les proportions gigantesques de cette dernière pièce ont tellement frappé M.Grignon, qu’il lui applique les épithètes qu’employa Virgile pour peindre le géant Polyphème: 216 Antiquités de Nîmes, par Gautier, p. 60, et Descriptions des principaux lieux de France, t.IV, p. 162. 217 Nouveaux Mélanges de l’Histoire de France, t.II, p. 28. 218 Bulletin des fouilles faites, par ordre du roi, d’une ville romaine sur la petite montagne du Châ‑ telet, p. 18. 109 le culte du phallus Monstrum horrendum, informe, ingens, etc. 219 A Anvers, Priape jouissait d’une grande vénération, et son culte y était si solidement établi qu’il s’est maintenu, malgré le christianisme, jusqu’au dix-septième siècle, comme je le prouverai dans la suite de cet ouvrage. Plusieurs vases antiques portent des peintures ou des bas-reliefs offrant l’image des fêtes du même dieu, appelées Priapées: ils ont été découverts en France, et sont conservés dans les cabinets des curieux. «J’ai vu dans la sacristie de l’église de Saint-Ouen à Rouen, dit M.Millin, un ciboire orné de médaillons antiques, représentant des Priapées et des scènes de bergers siciliens avec leurs chèvres 220.» Ces citations sont suffisantes pour prouver que le culte du Phallus et de Priape fut introduit dans les Gaules par les Romains, et y triompha de la répugnance que leurs habitants marquèrent d’abord pour ses indécences. Le culte de Priape eut le même succès en Allemagne, et s’y maintint jusqu’au douzième siècle. Le nom de ce dieu n’y avait même presque point éprouvé d’altération. Le culte seul avait reçu l’empreinte des mœurs barbares et guerrières du peuple où il fut transplanté. Ce n’était plus la divinité qui présidait à la fécondation des animaux et des végétaux, à la prospérité de tous les êtres vivants, aux plaisirs des amants, des époux. C’était un dieu tutélaire du pays, un dieu féroce, comme les peuples qui l’adoraient, qui, au lieu de lui offrir des fleurs, de faire couler le miel, le lait sur ses autels, les abreuvaient de sang humain. Ce culte ressemblait à une plante exotique qu’un sol ingrat avait fait dégénérer. Les habitants de l’Esclavonie, encore livrés, dans le douzième siècle, aux pratiques du paganisme, et ayant en horreur le nom chrétien, rendaient un culte à Priape, qu’ils nommaient Pripe-Gala. Les adorateurs de ce dieu étant en guerre avec leurs voisins, qui avaient embrassé le christianisme, faisaient des incursions fréquentes sur les diocèses de Magdebourg et de la Saxe. Les traitements qu’ils exerçaient sur leurs ennemis vaincus étaient d’autant plus cruels que le motif de leur animosité était sacré. Plusieurs prélats et princes de Saxe se réunirent, vers l’an 1110, pour implorer le secours des peuples voisins; en conséquence, ils écrivirent aux prélats d’Allemagne, de Lorraine et de France, et leur offrirent le tableau de la situation déplorable où les plongeait la haine de ces idolâtres. Leur lettre, dont les expressions semblent dictées par le désespoir et l’ardeur de la vengeance, avait pour objet 219 Idem, p. 51. 220 Monuments antiques inédits, par A.-L. Millin, t.I, p. 262. 110 le culte du phallus de solliciter, contre eux, une croisade particulière. On y trouve quelques légers détails sur le culte de ce Priape. «Chaque fois, y est-il dit, que ces fanatiques s’assemblent pour célébrer leurs cérémonies religieuses, ils annoncent que leur dieu Pripe-Gala demande pour offrandes des têtes humaines. Pripe-Gala est, suivant eux, le même que l’impudique Beelphégor. Lorsqu’ils ont, devant l’autel profane de ce dieu, coupé la tête à quelques chrétiens, ils se mettent à pousser des hurlements terribles, et s’écrient: Réjouissons-nous aujourd’hui, le Christ est vaincu, et notre invincible pripe-gala est son vainqueur 221 ». Les faits contenus dans les chapitres suivants, en prouvant la continuité du culte du Phallus parmi les chrétiens, se laisseront plus de doute sur son existence ancienne dans les Gaules et dans la Germanie. 221 Voyez la lettre qu’Aldegore, archevêque de Magdebourg, et que les prélats ou princes séculiers écrivent aux évêques de Saxe, de Lorraine et de France, dans le tome 1er et aux pp. 625 et 626 de l’Amplissima collectio veterum scriptorum. 111 CHAPITRE XI : Du culte du Phallus parmi les Chrétiens, des Fascinum ou Fesnes, des Mandragores, etc. L’habitude est, de toutes les affections humaines, la plus dangereuse à combattre, la plus difficile à détruire. La raison ne réussit jamais contre elle, et la violence n’en triomphe que lorsqu’elle est constamment soutenue et longtemps prolongée. On ne doit donc pas être surpris d’apprendre que le culte du Phallus se soit maintenu dans les pays où le christianisme fut établi; qu’il ait bravé les dogmes austères de cette religion; et que, pendant plus de quinze siècles, il ait résisté, sans succomber, aux efforts des prêtres chrétiens, fortifiés souvent par l’autorité civile. Mais, il faut l’avouer, ce triomphe ne fut pas complet. Ce culte fut forcé de céder aux circonstances, de se travestir, d’adopter des formes et des dénominations qui appartiennent au christianisme, et d’en prendre les livrées: ce déguisement favorisa sa conservation et assura sa durée. Priape reçut le nom et le costume de saint; mais on lui conserva ses attributions, sa vertu préservatrice et fécondante, et cette partie saillante et monstrueuse qui en est le symbole. Le saint de nouvelle création fut honorablement placé dans les églises et invoqué par les chrétiennes stériles, qui, en faisant des offrandes, achetaient l’espérance d’être exaucées. L’on vit souvent les prêtres chrétiens remplir auprès de lui le ministère des prêtres de Lampsaque. Ce ne fut pas seulement dans les premiers temps du christianisme que le culte de Priape subsista parmi les peuples qui avaient embrassé cette religion; ce mélange n’aurait rien d’extraordinaire. Des peuples ignorants et routiniers, incertains entre deux religions dont l’une succède à l’autre, pouvaient bien, en adoptant les dogmes de la nouvelle, conserver les pratiques et les cérémonies de l’ancienne; mais ce culte s’est maintenu jusqu’au dix-septième siècle en France, et existe encore dans quelques parties de l’Italie. Le fascinum des Romains, cette espèce d’amulette phallique que les femmes, et surtout les enfants, portaient pendue à leur cou ou à l’épaule, fut en usage chez les Français pendant plusieurs siècles. De fascinum ils firent, par contraction, le mot fesne. Ils nommèrent aussi ces amulettes mandragores, nom d’une plante dont les formes de la racine se rapprochent de celles du sexe masculin, 112 le culte du phallus et à laquelle on attribuait en conséquence des vertus occultes et préservatrices contre les maléfices. On faisait, en l’honneur de ces amulettes phalliques des incantations, des prières; on lui adressait des vers magiques pour en obtenir du secours. Une pièce intitulée Jugements sacerdotaux sur les crimes, qui paraît être de la fin du huitième siècle, porte cet article: « Si quelqu’un a fait des enchantements on autres incantations auprès du fascinum, qu’il fasse pénitence au pain, à l’eau, pendant trois carêmes 222.» Le concile de Châlons, tenu au neuvième siècle, prohibe cette pratique, prononce des peines contre ceux qui s’y livrent, et atteste son existence à cette époque. Burchard, qui vivait dans le douzième siècle, reproduit l’article de ce même concile, qui contient cette prohibition. En voici la traduction: « Si quelqu’un fait des incantations au fascinum, il fera pénitence au pain, à l’eau, pendant trois carêmes 223.» Les statuts synodaux de l’église du Mans, qui sont de l’an 1247, portent la même peine contre celui qui « a péché auprès du fascinum, qui a fait des enchantements, ou qui a récité quelque formule, pourvu qu’elle ne soit pas le symbole, l’oraison dominicale ou quelque autre prière canonique 224.» Au quatorzième siècle, les statuts synodaux de l’église de Tours, de l’an 1396, renouvellent la même défense. Ces statuts furent alors traduits en Français, et le mot fascinum y est exprimé par celui de fesne: « Si aucun chante à fesne aucuns chantements, etc. 225 .» On voit par ces citations, qu’on était en usage d’adresser au fascinum des chants et des prières, des formules magiques. Ce fascinum n’était point de ces amulettes dont la petitesse du volume permettait de les porter pendues au cou, mais c’étaient des Phallus de bois et de pierre sculptés sur la porte des maisons particulières, des édifices publics. Il faut remarquer qu’il n’était pas défendu d’adresser à ce simulacre indécent, le symbole des apôtres, l’oraison dominicale, et autres prières canoniques. L’usage de placer des Phallus à l’extérieur des édifices publics, afin de les préserver de maléfices, est constaté par plusieurs monuments existants. On en voyait sur les bâtiments publics des anciens. Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que 222 «Judicia sacerdotalia de Criminibus.» Veterum scriptorum amplissima collectio. t.VII, p. 35. 223 Burchard, l. X, chap.il. 224 « Statuta Synodalia Ecclesiæ Cenoman». Amplissima collectio veterum scriptorum. t.VII, p. 1377. 225 Supplément au Glossaire de Ducange, par Carpentier, au mot Fascinare. 113 le culte du phallus les chrétiens, dirigés par leurs vieilles superstitions, en ont placé même sur leurs églises. Un artiste qui a parcouru la France et qui s’est attaché à dessiner les monuments chrétiens, a rapporté plusieurs exemples de l’existence de cet usage 226 . Sonnerat dit, dans son Voyage aux Indes et à la Chine, à propos du Lingam, qu’on en voit la figure sur le portail de nos anciennes églises, sur celui de la cathédrale de Toulouse, et de quelques églises de Bordeaux 227. Une autre amulette, plus portative et de figure semblable, fut en vogue au quinzième siècle; on la nommait mandragore. Elle devait éloigner les maléfices et procurer richesses et bonheur à ceux qui la portaient sur eux proprement enveloppée. L’usage des mandragores, comme amulettes, est fort ancien. La Genèse rapporte que Ruben trouva des mandragores à la campagne et les porta à sa mère Lia. On leur attribuait sans doute alors la faculté de procurer la fécondité, dont les femmes des Hébreux étaient si jalouses. Rachel, qui comme Lia, sa sœur, était femme de Jacob, demanda ces mandragores avec instance. Lia les refusa d’abord; mais lorsque Rachel eut déclaré qu’elle lui permettait de passer la nuit suivante avec Jacob, si elle voulait les lui accorder, elle se rendit à ce prix, et, pour coucher avec ce patriarche, elle donna ses mandragores 228. Le culte des mandragores et les idées superstitieuses qu’on y attachait, furent en vigueur dans toute l’Europe. On accusa même les Templiers d’adorer en Palestine une figure appelée mandragore; ce qui est exprimé dans un interrogatoire manuscrit des religieux de cet ordre 229. Un cordelier, nommé frère Richard, fit, en avril 1429, contre l’amulette man‑ dragore, un vigoureux sermon. Il convainquit les hommes et les femmes de son inutilité, en fit brûler plusieurs qu’on lui remit volontairement. «Les Parisiens, dit un écrivain du temps, avaient si grant foy en ceste ordure, que, pour vray, ils croyoient fermement que, tant comme ils l’avoient, mais qu’il fut bien nettement en beaux drapeaux de soie ou de lin enveloppé, que jamais jour de leur vie ne serait pauvre.» L’auteur dit ensuite que ces mandragores avaient été mises en vogue «par le conseil d’aucunes vieilles femmes qui trop cuident sçavoir, quant elles se boutent en telles meschancetez qui sont droites sorceries et hérésies 230.» 226 Les dessins de cet artiste, destinés à l’Académie des Belles-lettres, sont passés, on ne sait comment, entre les mains d’un particulier qui en prive le public. 227 Voyage aux Indes et à la Chine, t.I, p.322. 228 Genèse, chap. xxx, vers. 14 et suiv. 229 Voyez au dépôt des manuscrits de la Bibliothèque nationale, fonds de Baluze, rouleau n°5. 230 Journal de Paris, sous les règnes de Charles VI et Charles VII, p. 121. 114 le culte du phallus C’est sans doute des mandragores que veut parler un poète chroniqueur du quinzième siècle, dans la strophe suivante: J’ai puis vu sourdre en France, Par grant dérision, La racine et la branche De toute abusion, Chef de l’orgueil du monde Et de lubricité; Femme où tel mal habonde Rend povre utilité 231. Les expressions de cette chronique en vers, seraient une véritable énigme, sans le passage du journal de Charles VI que je vient de citer. Ces citations de deux ouvrages écrits à la même époque. s’expliquent mutuellement. La nature ne faisait pas tous les frais de cette composition phallique: l’art venait à son secours, pour en former des simulacres ressemblant aux figures humaines des deux sexes. La plante elle-même ne possédait, dans l’opinion des anciens, ces vertus magiques, qu’autant qu’elle était préparée par des cérémonies mystérieuses 232. 231 Recollection des choses merveilleuses advenues en notre temps, par Georges Chastelain, édition de Coustelier, p.150. 232 Voici ce que raconte Jacques Grevin, médecin, sur les préparations que l’on fait subir à ce petit homme, formé de la racine de mandragore: «Les imposteurs engravent en icelles (plantes), pendant qu’elles sont encore vertes, la forme d’un homme ou d’une femme, et fichent de la graine de millet ou de l’orge es parties esquelles ils veulent que le poil naisse. Puis, ayant fait un trou en terre, ils l’enfouissent et la recouvrent de sablon, jusqu’à ce que les petits grains aient jeté leurs racines, ce qu’ils disent être parfait en l’espace de vingt jours tout au plus; lors ils la retirent derechef, et avec un couteau bien tranchant, ils rognent les petits filaments des grains, et les accommodent si bien qu’ils ressemblent à la barbe, aux cheveux et autres poils du corps. Ils font accroire, au simple peuple sot et niais, que ces racines qui représentent la figure d’un homme, ne peuvent être tirées de terre qu’avec un très grand péril et danger de la vie, et que pour les tirer ils y attachent un chien; qu’ils s’estoupent les oreilles avec de la poix, de peur qu’ils n’entendent les cris de la racine; lesquels entendus les feraient tous mourir, sans qu’il en pût échapper un seul. Les vertus que l’on raconte être en ce petit homme ainsi fait et forgé, sont étranges; ils disent qu’il est engendré, dessous un gibet, de l’urine d’un larron pendu, et qu’il a de grandes puissances contre les tempêtes et je ne sais qu’elles autres calamités. Toutefois ce ne sont que folies.» (De l’imposture des Diables, par Jacques Grevin, l. IV, p. 359). L’auteur de la Maison rustique, au mot Mandragore, dit qu’il y en a de mâle et de femelle; qu’on leur donne facilement les formes des deux sexes féminin et masculin. «Une de ces racines, ajoute-t-il, est nommée main de gloire. Renfermée précieusement dans une boîte, elle fait doubler tous les jours l’argent qu’on a. Ces racines passent pour être un remède assuré contre la stérilité.» On 115 le culte du phallus Les formes phalliques s’appliquaient même jusqu’aux objets alimentaires. Les Romains avaient donné cet exemple, et les Français l’imitèrent. Dans plusieurs parties de la France, on fabrique des pains qui ont la figure du Phallus. On en trouve de cette forme dans le ci-devant Bas-Limousin et notamment à Brives. Quelquefois ces pains ou miches ont les formes du sexe féminin; tels sont ceux que l’on fabrique à Clermont en Auvergne et ailleurs 233. Les anciens Romains plaçaient le fascinum au cou et aux épaules des enfants, afin de détourner, de dessus eux, les regards de l’envie qui, à ce qu’ils croyaient, nuisaient à leur croissance, à leur prospérité. Les Napolitains sont encore dans le même usage: ils attachent avec un ruban, sur les épaules des enfants, un fascinum tel que les anciens l’employaient. Martin d’Arles nous apprend que des femmes superstitieuses plaçaient aussi de son temps, sur les épaules des petits enfants, afin de détourner l’effet funeste des regards de certaines femmes vieilles, des fragments de miroirs, des morceaux de peau de renard, et quelques touffes de poils 234. Ces espèces de fétiches doivent être rangées dans la classe des fascinum; ils occupaient la même place, ils avaient le même motif, et ont certainement une origine commune. Un petit coquillage univalve, enchâssé dans de l’argent et porté au cou comme un préservatif, doit être aussi mis au rang des superstitions nombreuses que les habitants de la France ont empruntées des Romains. La figure et le nom de ce préservatif, encore en usage, ne laissent pas de doute sur l’objet obscène qu’il représente. Il existait, il y a quelques siècles, et peut-être existe-t-il encore, quelques souvenirs, quelques traces du Phallus parmi les fables absurdes que racontaient sérieusement les vieilles femmes de villages, et que transcrivaient très sérieusement voit qu’elles ont ici la propriété du Phallus; et la main de gloire, d’où est dérivé peut-être le mot mandragoire ou mandragore, rappelle la main ithyphallique des antiquaires. «J’ai vu, dit l’abbé Rosier (Cours complet d’Agriculture, t.VI, p. 401), des mandragores qui représentaient assez bien les parties de l’homme et de la femme; et cette ressemblance tient à un tour de main. On choisit à cet effet une mandragore à forte racine, laquelle, après quelques pouces d’étendue, se bifurque en deux branches. Comme cette racine est molle, elle prend aisément l’empreinte qu’on veut lui donner, et elle la conserve en se desséchant.» Le même auteur parle ensuite du procédé propre à faire naître les poils. Il est le même que celui dont parle Jacques Grevin que je viens de citer. 233 Les Syracusains, lors des thermophories, envoyaient dans toute la Sicile, à leurs amis, des gâteaux faits, dit Athénée, avec du miel et de la sésame; ils avaient la forme du sexe féminin. Les Romains faisaient des pains avec de la fleur de froment, qui présentaient la figure de l’un ou l’autre sexe. Martial parle des uns dans ce vers du l. IX, épig. 3 :

«Illu siligineis pinguescit adultera cunis.»
Il fait mention des autres dans son épigramme 69 du l. IV, qui a pour titre: Priapus siligi‑

neus. 234 D. Martini, d’Arles. 116 le culte du phallus aussi, pour les publier comme des vérités, quelques moines pieux, quelques docteurs en théologie. Voici un de ces contes que je trouve dans l’ouvrage d’un de ces docteurs, frère Jacques Sprenger, inquisiteur de la foi: «Que penser de ces sorcières qui renferment dans un nid d’oiseau ou dans quelques boîtes, vingt ou trente membres virils, lesquels se remuent comme s’ils étaient vivants, et se nourrissent d’orge et d’avoine? C’est pourtant ce que tout le monde raconte, et ce qui a été vu par plusieurs personnes. On doit dire qu’une illusion du diable a fasciné les yeux de ceux qui croient les avoir vus 235 .» Les formes phalliques ont été aussi employées jusque dans la coiffure des femmes. Montaigne, après avoir parlé des usages établis chez les différentes nations, et qui ont rapport au culte de Priape, et des différentes manières d’honorer le Phallus, ajoute que les femmes mariées d’un pays voisin de celui qu’il habitait, portent encore ce simulacre sur leur front; et, lorsqu’elles sont devenues veuves, elles le renversent derrière la tête. «Les femmes mariées ci-après, dit-il, en forgent, de leur couvre-chef, une figure sur leur front, pour se glorifier de la jouissance qu’elles en ont; et venant à être veuves, le couchent en arrière et l’ensevelissent sous leur coiffure 236 .» Le même auteur, parlant de la cérémonie pratiquée à Lavinie, où les dames romaines venaient couronner en place publique le simulacre du sexe masculin, semble se rappeler d’avoir vu un pareil usage pratiqué de son temps. «Encore ne sais-je, dit-il, si j’ai vu en mes jours quelque air de pareille dévotion237. J’ai parlé des filles et femmes indiennes et romaines qui, pour obtenir une fécondité désirée et détourner les maléfices, faisaient hommage au Phallus des prémices du mariage, en se bornant à un attouchement mystérieux, ou en complétant le sacrifice. J’ai parlé aussi des femmes d’Israël, qui fabriquaient des Phal‑ lus pour en abuser. On va voir que des femmes chrétiennes ont imité, jusqu’à un certain point, ces exemples antiques. On est d’abord porté à croire que le besoin violent de satisfaire des désirs trop contraints, fit seul imaginer, aux femmes chrétiennes, l’emploi de la figure au défaut de l’objet figuré; mais on pourrait se tromper. Cette pratique honteuse 235 Malleus maleficorum fratris Jacobi Sprenger, part. 2, quest. 1, chap. vii, intitulé: Quomodo membra virilia auferentur. Frère Jacques Sprenger ajoute, comme à son ordinaire, un petit conte; le voici: «On rapporte qu’un particulier, ayant perdu par art diabolique son membre viril, se présenta à une sorcière pour le retrouver. Elle lui montra, au pied d’un arbre, un nid qui renfermait plusieurs membres, et lui dit qu’il pourrait prendre celui qui lui plairait. Il voulut en prendre un très grand. Ne prenez pas celui-là, dit la sorcière, il n’est pas pour vous; il appartient à un homme du peuple.» M.L’Inquisiteur de la foi était badin. 236 Essais de Montaigne, l. III, chap. v. 237 Idem, ib. 117 le culte du phallus appartient certainement à la religion des anciens; elle faisait, comme il a été dit, partie intégrante du culte du Phallus. C’est elle, c’est cette cérémonie religieuse et obscène qui a fourni l’exemple; une passion dépravée l’a ensuite imité. D’ailleurs il est prouvé que la superstition, qui n’est qu’un abus des religions de l’antiquité, a induit les mêmes femmes, dans l’intention d’exciter ou d’accroître la vigueur ou l’amour de leurs amants, de leurs époux, dans l’intention même de les faire périr, à se livrer à des pratiques toutes aussi monstrueuses, toutes aussi obscènes: l’imagination la plus déréglée ne peut rien concevoir de pire238. Il est donc présumable que si des femmes chré­tiennes s’abandonnèrent aux pratiques dégoûtantes que je viens de rapporter en note, dans des intentions superstitieuses, elles purent, dans les mêmes intentions, fabriquer des Phallus et en abuser. La débauche continua un usage qu’un motif superstitieux avait institué. Des actes de religion qui touchaient de si près à la débauche se confondirent facilement avec elle. Le temps fit oublier, le motif religieux, les passions désordonnées le remplacèrent. Quoiqu’il en soit, des canons pénitentiaux en prohibant cette pratique, témoignent qu’elle était en usage à cette époque. Voici ce que porte l’article intitulé de Machinâ mulierum: «Une femme qui, d’elle-même ou par le secours d’une 238 Je vais citer quelques-unes de ces opérations magiques. Une seule sera traduite en français. Notre langue chaste ne pourrait supporter la traduction des autres, que je rapporte en latin d’église, comme nous les a transmises Burchard, évêque de Worms. «N’avons-nous pas fait ce que certaines femmes ont coutume de faire? Elles se dépouillent de leurs habits, oignent leur corps nu avec du miel, étendent à terre un drap, sur lequel elles répandent du blé, se roulent dessus à plusieurs reprises, puis elles recueillent, avec soin, tous les grains qui se sont attachés à leur corps, les mettent sur la meule, qu’elles font tourner à rebours. Quand ils sont réduits en farine, elles en font un pain qu’elles donnent à manger à leurs maris, afin qu’ils s’affaiblissent, qu’ils meurent. Si vous l’avez fait, vous ferez pénitence pendant quarante jours au pain et à l’eau.»

«Fecisti quod quædam mulieres facere solent? Tollunt menstruum suum sanguinem, et

immiscent cibo vel potui et dant viris suis ad manducatum, vel ad bibendum, ut plus diligantur ab eis. Si fecistis, quinque annos per legitimas ferias pœnitens.

«Gustati de semine viri tui, ut propter tua diabolica facta plus in amorem tuum exardesceret. Si fecistis, septem annos per legitimas ferias pœnitere debes.
«Fecisti quod quædam mulicres facere solent? Prosternunt se in faciem, et discoopertis

natibus, jubent ut supra nudas nates conficiatur punis, et, eo decocto, tradunt maritis suis ad comendum. Hoc ideo faciunt, ut plus exardecant in amorem illarum. Si fecisti, duos annos per legitimas feris pœnitens. «

Fecistis quod quædam milieres facere solent? Tollunt piscem vivum et mittunt eum in

puerperium suum et tamdiu ibi tenent, donec mortuus fuerit, et decocto pisce, vel assato, maritis suis ad comedendum tradunt. Ideo faciunt hoc, ut plus in amorem earum exardescant. Si fesciti, duos annos per legitimas ferias pœnitens.» (Burchard, De Pœnitentia, Decretorum, XIX.) 118 le culte du phallus autre femme, fornique avec un instrument quelconque, fera pénitence pendant trois années, dont une au pain à l’eau239. « Si cette espèce de fornication a lieu avec une religieuse, porte l’article suivant, la pénitence sera de sept années, dont deux au pain à l’eau240.» Un pénitenciel manuscrit, cité dans le Glossaire de Ducange, constate le même délit. On y trouve cette particularité, que si une religieuse, par le moyen de cet instrument, fornique avec une autre religieuse, les délinquantes doivent être condamnées à sept ans de pénitence 241. Un prélat qui a composé, au douzième siècle, un recueil d’ordonnances canoniques et de règlements sur les pénitences, Burchard, évêque de Worms, vient encore attester l’existence du même désordre: mais ses expressions y sont si grossièrement naïves, et les détails si indécemment circonstanciés, qu’il m’ôte la volonté de les traduire. Il n’appartient qu’aux casuistes du temps passé, de décrire impunément ces orduriers mystères 242. Cet excès qui insulte à la nature, qui déshonore les siècles, les sociétés, les institutions où il s’est manifesté, s’il n’est pas une imitation des cérémonies pratiquées auprès du Phallus, du Lingam ou du Mutinus, est au moins un des résultats scandaleux de la continence forcée, un des effets ordinaires de ces lois absurdes et toujours impuissantes qui prétendent réformer la nature, qui semblent accuser d’imperfection l’ouvrage de la divinité, et qui interdisent sottement l’usage au lieu d’interdire l’abus. Ces lois irréfléchies, dictées par un zèle aveugle, ont produit beaucoup plus de désordres qu’elles n’en ont pu éviter. L’impétuosité des sens, trop contrainte, on le sait, est comme un torrent qui surmonte la digue qu’on lui oppose, et ne se précipite qu’avec plus de violence et de ravages ou, 239 Mulier, qualicumque molimine aut per seipsam et cum altera fornicans, tres annos pœniteat, unuu ex his in panne et aquà.” 240 «Cum sanctimoniali per machinam fornicans, annos septem pœnitent; duos ex his in pane et aqua.» (Collectio antiqua Canonum pœnitentialium. Thesaurus Anecdotorum, t.IV, p. 52.) 241 «Mulier qualicumque molimine aut seipsam polluens, aut cum altera fornicans, quatuor annos. Sanctimonialis femina cum sanctimoniali per machinamentum polluta, septem annos.» (Glossaire de Ducange, au mot Machinamentum). 242 «Fecisti quod quædam mulieres facere solent, ut faceres quoddam molimen aut machinamentum in modum virilis membri ad mensuram tuæ voluptatis, et illud loco veredorum tuorum, aut alterius, cum aliquibus ligaturis cilligares, et fornicationem faceres cum aliis multierculis, vel aliæ eodem instrumento sive alio, tecum? Si fecistis, quique annos per legitimas frias pœniteas.

«Fecisti quod quædam mulieres facere solent, ut jam supra dicto molimine, vel alio aliquo

machinamento, tu ipsa in te solam faceres fornicatiomen? Si fecisti, unum annum per legitimas feris pœnitas.» (Burchard, l. XIX, édit.in 8e, p. 277.) 119 le culte du phallus comme le salpêtre, dont l’explosion a d’autant plus de force qu’il est plus comprimé dans le tube qui le contient. Il est vrai que si les prêtres voulurent la cause, ils condamnèrent les effets. S’ils fondèrent la continence absolue, ils blâmèrent et punirent les désordres qu’elle entraîne. Ils s’opposèrent autant qu’ils le purent aux pratiques superstitieuses et obscènes dont je viens de parler; mais ils n’agirent pas de même à l’égard d’autres pratiques non moins indécentes. Moins sévères et plus adroits, ils tournèrent à leur profit le culte antique établi par les Romains, et qu’une longue habitude avait fortifié. Ils s’approprièrent ce qu’ils ne purent détruire et, pour attirer à eux les adorateurs de Priape, ils convertirent cette divinité à la religion chrétienne. 120 CHAPITRE XII : Continuation du même sujet. — Culte de Priape sous les noms de S. Foutin, de S. René, de S. Guerlichon, de S. Guignolé, etc. On donna à l’antique dieu de Lampsaque les noms de quelques saints de la légende, noms qui avaient des rapports avec l’action à laquelle ce dieu présidait, ou avec ses attributs les plus caractéristiques. On honorait en Provence, en Languedoc et dans le Lyonnais, comme un saint, le premier évêque de Lyon, appelé Pothin, Photin ou Fotin. Ce nom était vulgairement prononcé Foutin. Le peuple, qui juge souvent de la valeur des choses d’après la consonance de leurs noms, jugea que saint Foutin, était digne de remplacer saint Priape 243, et on lui en conféra toutes les prérogatives. Saint Foutin de Varailles était en grande vénération en Provence. On lui attribuait la vertu de rendre fécondes les femmes stériles, de raviver les hommes nonchalants, et de guérir leurs maladies secrètes. En conséquence, on était en usage de lui offrir, comme on offrait autrefois au dieu Priape, des ex-voto en cire, qui représentaient les parties débiles ou affligées. «On offre à ce saint, lit-on dans la Confession de Sanci, les parties honteuses de l’un et de l’autre sexe, formées en cire. Le plancher de la chapelle en est fort garni, et lorsque le vent les fait entrebattre, cela débauche un peu les dévotions en l’honneur de ce saint. Je fus fort scandalisé, quand j’y passai, d’ouïr force hommes qui avaient nom Foutin. La fille de mon hôte avait pour sa marraine une demoiselle appelée Foutine 244.» Le même saint était pareillement honoré à Embrun. Lorsqu’en 1555 les protestants prirent cette ville, ils trouvèrent, parmi les reliques de la principale église, le Phallus de saint Foutin. Les dévotes de cette ville, à l’imitation des dévotes du paganisme, faisaient des libations à cette idole obscène. Elles versaient du vin sur l’extrémité du Phallus, qui en était tout rougi. Ce vin, reçu dans un vase, s’y aigrissait on le nommait alors le saint vinaigre. «Et les lemmes, dit l’auteur qui 243 Dans plusieurs pièces des Priapées, ce dieu est qualifié de saint. On trouve des inscriptions antiques où Bacchus et son compagnon Eleuthère portent le même titre. 244 Journal d’Henri III, pour l’Étoile, t.V; Confession de Sanci; t.II, chap.ii; et les notes de le Duchat sur ce chapitre. 121 le culte du phallus me fournit ces détails, l’employaient à un usage assez étrange. Il ne donne point d’autres éclaircissements sur cet usage je le laisse deviner 245 . A Orange, il existait un Phallus; il faisait l’objet de la vénération du peuple de cette ville. Plus grand que celui d’Embrun, il était de bois, recouvert de cuir et muni de ses appendices. Lorsqu’en 1562, les protestants ruinèrent l’église de saint Eutrope, ils se saisirent de l’énorme Phallus, et le firent brûler dans la place publique. Une fontaine, située près d’Orange, dont les eaux, à ce que croyaient les bonnes femmes, avaient la vertu prolifique, a peut-être fait naître l’idée d’établir dans la ville un simulacre qui eût la même vertu et produisit les mêmes effets; et Priape se trouva en rivalité avec la naïade de la fontaine dont les eaux étaient bues par les femmes stériles qui voulaient cesser de l’être. Suivant le même auteur, il y avait un saint Foutin à Poligny, auquel les femmes allaient se recommander pour avoir des enfants. Il en était un autre, dans le diocèse de Viviers, appelé saint Foutin de Cruas. On en trouvait en Bourbonnais dans la petite ville de Vendre, sur les bords de l’Allier. A Auxerre, ce saint fécondait miraculeusement toutes les femmes qui l’invoquaient 246 . En Auvergne, à quatre lieues de Clermont, près de l’ancienne route de cette ville à Limoges, est, sur la partie orientale d’une montagne, appelée Tracros, un rocher qui semble en être détaché. Ce rocher isolé présente de loin la forme d’une statue. Les habitants le nomment saint Foutin. Ce rocher, ainsi dénommé, n’aurait point de rapport à mon sujet, et pourrait être pris pour l’image de saint Photin, dont j’ai parlé, si la forme de cette espèce de statue n’était pas caractérisée de manière à ne laisser aucun doute sur le motif de sa dénomination. En effet, en se plaçant dans la plaine qui est au nord ou au nord-ouest de la montagne de Tracros, on s’aperçoit que saint Foutin a les formes phalliques énergiquement prononcées. On ne doit pas douter que les habitants du canton n’aient rendu un culte à cette figure; sa dénomination de saint le prouve, et l’on y conserve la tradition des cérémonies superstitieuses lui s’y pratiquaient autrefois. Les habitants du Puy-en-Velay parlent encore de leur saint Foustin, honoré dans leur ville à une époque très rapprochée de la nôtre, et que venaient implorer les femmes stériles. Elles raclaient une énorme branche phallique que présentait la statue du saint. Elles croyaient que la raclure, infusée dans une boisson, les rendrait fécondes. 245 Voyez la note ci-dessus, Journal, etc. 246 Confession de Sanci, t.II, chap.ii, et les notes de Duchat. 122 le culte du phallus C’était, comme on va le voir, le moyen le plus généralement employé pour obtenir, de ces saints à Phallus, la fécondité qu’on leur demandait. C’est sans doute d’un de ces saints dont veut parler Court de Gebelin, lorsqu’il dit, à propos du bouc de Mendès: «J’ai lu quelque part ou entendu dire que, dans un coin de la France méridionale, il existait, il n’y a pas longtemps, un usage analogue à celui-là ; les femmes de cette contrée allaient en dévotion à un temple, dans lequel était une statue de saint, qu’elles embrassaient dans l’espoir de devenir fécondes 247.» On trouve des traces du culte de saint Foutin jusqu’en Allemagne. Un écrivain de ce pays en parle comme d’un saint fort connu au xviie siècle, et auquel les filles, prêtes à devenir épouses faisaient hommage de leur robe virginale. Cet auteur raconte qu’une jeune épousée, la première nuit de ses noces, chercha par une supercherie à écarter, sur sa conduite passée, les soupçons de son mari et, pour exprimer que l’honneur de cette femme avait déjà reçu quelques atteintes, il dit qu’elle avait depuis longtemps déposé sur l’autel de saint Foutin sa robe de virginité 248. Saint Foutin ne fut pas la seule dénomination que porta Priape parmi les chrétiens, et ses autres noms, comme celui-ci, avaient toujours quelques rapports avec la vertu supposée du saint. Une de ces idoles existait, sans doute depuis le temps des Romains, dans le lieu de Bourg-Dieu, diocèse de Bourges. Les habitants, qui avaient beaucoup de foi, continuèrent, lorsqu’ils furent devenus chrétiens, à lui rendre un culte. Les moines du monastère n’osèrent détruire des pratiques religieuses, consacrées par le temps, et Priape fut adoré dans l’abbaye de ce lieu, sous le nom de saint Guerlichon ou saint Greluchon249. Les femmes stériles venaient implorer sa vertu prolifique, y faisaient une neuvaine, et, à chacun des neuf jours, elles s’étendaient sur la figure du saint qui était placée horizontalement. Puis elles raclaient une certaine partie de saint Guerlichon, laquelle était aussi en évidence que celle de Priape, et cette raclure, délayée dans l’eau, formait un breuvage miraculeux. Henri Etienne, de qui j’emprunte ce fait, ajoute: «Je ne sais pas si encore, pour lejourd’hui, ce saint est en tel crédit, pour ce que ceux qui l’ont vu, disent 247 Histoire religieuse du Calendrier, p.420 248 « Sponsa quædam rustica quæ jam in sinu divi Futini virginatatis suæ prætextam deposuerat.» (Thèses inaugurales de Virginibus; facetiæ facetiarum, p. 277). 249 Saint Guerlichon ou Grelichon, comme le nomme Pierre Viret, dans son Traité de la vraie ou fausse Religion (l. VII, chap. xxxv). Le Duchat croit que ce nom lui est venu de gracilis: grelot. Au reste, ce nom est encore aujourd’hui une injure triviale, appliquée ordinairement à un homme vil, attaché honteusement à une prostituée. 123 le culte du phallus qu’il y a environ douze ans qu’il avait cette partie-là bien usée, à force de la racler 250 . Le même auteur met au rang des saints de cette espèce, un saint Gilles, qui, dans le pays de Cotentin et en Bretagne, avait aussi la réputation de procurer la fécondité que les femmes sollicitaient avec des cérémonies pareilles 251 . Il parle aussi d’un saint René, en Anjou. Le trait qui caractérisait sa vertu fécondante était dans la plus grande évidence. Les cérémonies que les femmes pratiquaient pour se rendre ce saint favorable, étaient d’une telle indécence, qu’Henri Etienne, d’ailleurs très libre dans ses expressions, n’ose les décrire. «J’aurais honte, dit-il, de l’écrire, aussi les lecteurs auraient honte de le lire 252 .» Saint Regnaud fut comme saint René, et, peut-être à cause de la ressemblance de noms, un saint à Phallus, fort honoré autrefois par les bourguignons 253 ; saint Arnaud, autre saint de même caractère, était mois indécent que saint René, ou plutôt il ne l’était que par intervalle. Un tablier mystérieux voilait ordinairement le symbole de la fécondité, et ne se levait qu’en faveur des dévotes stériles; l’inspection des objets, mis à découvert, suffisait, avec de la foi, pour opérer des miracles 254 . Dans les environs de Brest, à l’extrémité du vallon où coule la rivière de Penfel, était la chapelle du fameux saint Guignolé ou Guingalais 255. Le signe phallique de ce saint consistait dans une longue cheville de bois qui traversait sa statue d’outre en outre, et se montrait en avant d’une manière très saillante. Les dévotes des pays agissaient avec saint Guignolé, comme celles du Puy avec saint Foustin, celles du Bourg-Dieu avec saint Guerlichon. Elles raclaient dévo250 Apologie pour Hérodote (t.II, chap. xxxviii, p. 254). Traité de la vraie et fausse Religion, par Pierre Viret (l. VII, chap. xxxv). 251 Le Duchat, dans ses notes sur l’Apologie pour Hérodote, pense qu’on attribue à saint Gilles la vertu fécondante, parce que son nom a du rapport avec eschilles, qui signifie sonnettes. 252 Saint René fut érigé en Priape, à cause des rapports de son nom avec le mot reins. On fit, par la même raison, pareil honneur à saint Regnaud.

Il paraît que saint Cyre s’immisçait dans les attributions de Priape, si l’on en croit ces vers

qui se trouvent dans les Bigarures du Seigneur des Accords:

Je suis ce grand vœu de cire
Que l’on offrait à saint Cyre
Pour l’enflure des rognons. 253 Quelques personnes me sauront gré de ne point rapporter les vers cités par le Duchat sur

les vertus de saint Regnaud. 254 Tableau des différentes religions, par Saint-Aldegonde, t.I, part. 5, chap. x. 255 Ce saint appelé Guinole, Guignole, Guignolet, Gunolo, Vennolé, Guingalais, Winwaloeus, fut le premier abbé de Landevenec en Basse-Bretagne, l’an 480. Ses différentes légendes offrent des fables ridicules. C’est sans doute le rapport qui se trouve entre son nom et le mot gignere, engendrer, qui lui a valu les attributs et les vertus de Priape. 124 le culte du phallus tement l’extrémité de cette cheville miraculeuse, et cette raclure, mêlée avec de l’eau, composait un puissant antidote à la stérilité. Lorsque, par cette cérémonie souvent répétée, la cheville était usée, un coup de maillet, donné par derrière le saint, la faisait aussitôt ressortir en avant. Ainsi toujours raclée, elle de paraissait point diminuer. Le coup de maillet faisait le miracle. «N’oublions pas, dit un écrivain moderne, qui a donné la description d’un des départements compris dans la ci-devant province de Bretagne, n’oublions pas de parler du fameux saint Guignolet, et de cette cheville éternelle, si favorable à la fécondité. Puisque la religion catholique a fait des saints, des dieux de paganisme, Priape pouvait-il être oublié? Le bois de cette cheville râpée était avalé par les femmes infécondes. Elles concevaient au bout de quelque temps. Les méchant. prétendaient que des moines voisins aidaient beaucoup à ce miracle.» «Je n’en crois rien», ajoute charitablement l’auteur que je cite 256. Il est certain que le culte de ce saint a existé en Bretagne jusque vers le milieu du xviiie siècle; que sa chapelle ne fut fermée qu’en l’an 1740, et que, lorsqu’elle fut ouverte, il y a quelques années, on y découvrit saint Guignolet avec sa cheville miraculeuse 257 . Anvers était le Lampsaque de la Belgique, et Priape le dieu tutélaire de cette ville. Les habitants le nommaient Ters, et les habitants avaient pour cette divinité la plus grande vénération. Les femmes étaient en usage de l’invoquer jusque dans les moindres accidents de la vie, et cette dévotion existait encore au xvie siècle, comme nous l’apprend Jean Goropius. « Si elles laissent, dit-il, échapper de leurs mains un vase de terre, si elles se heurtent le pied, enfin si quelque acci­dent imprévu leur cause du chagrin, les femmes, même les plus respectables, appellent à haute voix Priape à leur secours. «Cette superstition était autrefois si enracinée dans les esprits, continue le même auteur, que Godefroy de Bouillon, marquis de cette ville, pour la faire disparaître ou la ramener aux cérémonies du christianisme, envoya de Jérusalem, à la ville d’Anvers, comme un présent d’un prix inestimable le prépuce de Jésus-Christ. Il croyait, par là, détourner les habitants d’un culte aussi honteux ; mais ce présent profita peu pour les femmes, et ne leur fit point oublier le sacré Fascinum258 .» Goropius trouve, dans l’anagramme du mot Ters, qui est à Anvers la dénomi256 Voyage dans le Finistère, fait en 1794 et 1795, t.II, p.150. 257 M.Cambry, auteur de l’intéressant Voyage dans le Finistère qui m’a fourni cette dernière circonstance, et m’a assuré avoir vu lui-même le saint et sa cheville; il m’autorise à publier son témoignage. 258 Johannis Goropii Becani, Origines Antwerpianæ, 1569, l. I, pp. 26 et 101. 125 le culte du phallus nation de Priape, un mot qui exprime, dans l’idiome du pays, l’action à laquelle ce dieu préside. «On montre encore, dit-il ailleurs, une petite statue, autrefois munie d’un Phallus, que la décence a fait disparaître.» Il ajoute que cette statue est placée sur la porte voisine de la prison publique. Il nous apprend que Priape avait à Anvers un temple très célèbre, où tous les peuples du voisinage accouraient en grande dévotion pour offrir leur hommage à cette divinité. Il rapporte une opinion qui fait dériver le nom de la ville d’Anvers du mot latin Verpum, qui exprime la chose dont le Phallus est la figure; mais il n’adopte point cette étymologie, parce qu’il n’a jamais entendu prononcer ce mot par les femmes, mais bien le mot Ters, qui, dans cette ville, est synonyme de Fascinum. Quelques auteurs ont pensé que le temple de sainte Walburge était consacré à Priape, que cette sainte est supposée, que son nom signifie citadelle, et que c’était celui que les anciens habitants d’Anvers donnaient à la divinité tutélaire de cette ville. Goropius croit bien que Walburge signifie citadelle, et que ce nom a été celui d’une divinité protectrice de la ville; mais il ne croit pas que le temple de sainte Walburge fût celui de Priape. «Peut-être, dit-il, ce dieu était adoré dans un lieu situé à gauche de la ville, où se voient encore les ruines d’un ancien temple 259 .» Les Romains n’élevaient point de temple proprement dit à la divinité de Priape; ils se bornaient à lui ériger des statues, des autels ou des chapelles. Si les habitants d’Anvers lui bâtirent un temple, la ville de Lampsaque, seule, put leur fournir l’exemple. Quelques autres écrivains ont parlé du Priape d’Anvers. Abraham Golnitz dit que la figure de ce dieu se voit à l’entrée de l’enceinte du temple de sainte Walburge, dans la rue des Pêcheurs, et au-dessus de la porte de la prison publique. C’est une petite statue en pierre, haute d’environ un pied, représentée les mains élevées, les jambes écartées et dont le signe sexuel est entièrement disparu. «On fait, dit-il, beaucoup de contes sur la cause de cette disparition et l’on parle aussi de l’usage où étaient les femmes stériles de racler la partie qui manque à cette statue, et de prendre en potion la poussière qui en résultait dans l’intention de devenir fécondes 260 .» Un voyageur du même temps dit, en parlant d’Anvers: «On y voit une idole en pierre, placée sur une porte antique. Plusieurs croyent que la poussière, pro259 Johannis Goropii Becani, Origines Antwerpianæ, l. I, p. 101. 260 Itinerarium Belgico-Gallicum, p. 52. 126 le culte du phallus venant de la raclure de la partie sexuelle de cette figure, étant prise en potion par les femmes les préservait de stérilité 261 . Ces pratiques religieuses et indécentes existeraient peut-être encore en France, si les lumières, toujours croissantes depuis le quinzième siècle, n’eussent porté le jour sur leur turpitude, et fait sentir combien elles étaient opposées aux principes du christianisme; elles subsisteraient encore, si les écrivains protestants n’eussent pas, contre elles, lancé le sarcasme et les plaisanteries, et fait rire aux dépens de ceux qui s’y livraient. Alors honteux du rôle qu’ils avaient joué, et voulant ravir à leurs antagonistes ce moyen de les ridiculiser et de les perdre dans l’opinion des peuples, les prêtres catholiques réformèrent insensiblement ces saints Priapes, ou substituèrent à son culte un culte qui lui ressemblait, mais dont les formes ne blessaient pas aussi ouvertement la décence. Ainsi les femmes stériles, au lieu d’aller racler la branche phallique d’une statue, ou de la contempler avec dévotion, furent réduites, les unes à aller boire les eaux prolifiques d’une fontaine consacrée à un saint; les autres, comme à Rocamadour, dans le Rouergue, à venir baiser le verrou de l’église, ou une barre de fer appelée le Bracquemart de Rolland ; celles-là, à se tenir un certain temps couchées sur le tombeau de quelque saint renommé par sa vertu fécondante: c’est ce qui se pratique notamment dans la ville de Saragosse en Espagne, dans le couvent de Saint-Antoine-de-Paule, et dans la chapelle qui lui est dédiée 262 . Ces changements n’ont pas été opérés partout. Il est des peuples qui, à la faveur d’une épaisse superstition et des ténèbres antiques de l’ignorance, sont constamment restés à l’abri des rayons de lumière qui éclairent les autres nations, et sans s’occuper de l’étrange contradiction de leur conduite, ont continué d’amalgamer le paganisme avec la religion chrétienne, de confondre le culte de Priape avec celui des saints et ont conservé précieusement jusqu’à nos jours les pratiques absurdes des siècles de barbarie. 261 Itinerarium Galliæ, Iodoci sinceri. 262 Au milieu de cette chapelle est un tombeau en forme de lit de camp, sur lequel on voit la figure de Saint-Antoine-de-Paule, couché dans un cercueil avec l’habit de l’ordre. Les dames stériles sont introduites par un moine, les unes après les autres, dans ce réduit. Elles s’agenouillent, disent des prières, font trois fois le tour du tombeau, se couchent dessus et puis se retirent. Un écrivain, ennemi des moines de ce couvent, qui a employé trois volumes pour révéler leurs fraudes pieuses, dit qu’ils introduisaient aussi, pour de l’argent, dans ce lieu secret, les amants des dames qui venaient invoquer saint Antoine, et que le miracle s’opérait sans que le saint s’en mêlât; mais c’est peut-être une calomnie. 127 CHAPITRE XIII : Du culte du Phallus chez les chrétiens du xviiie

siècle.

Parmi les nombreuses antiquités qu’ont produites les fouilles faites en Toscane, dans la Campagne de Rome, dans le royaume de Naples, etc., se trouvent une grande quantité de Phallus, de Priapes, de toutes les espèces, de toutes les proportions, de toutes les formes. Il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir les diverses galeries d’antiquités que renferment ces pays. Et les grands recueils de gravures qui en représentent les principaux objets. Les Italiens sont accoutumés à ces figures, qui sont indécentes pour tout autre peuple, et leur vue n’en est point blessée. D’ailleurs les nudités complètes en statues, se voient partout à Rome et à Naples, dans les jardins, les vignes, les villas, dans les places publiques et jusque dans les églises. Cette considération diminue un peu l’étonnement que peut produire l’existence actuelle en ces pays, d’un culte semblable à celui que les anciens rendaient à Priape. Voici ce que j’ai pu recueillir de l’état de ce culte. Le Fascinum est encore en usage dans la Pouilles, et les habitants modernes de cette province, en imitant cette superstition des anciens, ont aussi imité le motif qui les y déterminait. C’est pour écarter les maléfices et les regards funestes de l’envie, qu’ils appendent avec un ruban, aux épaules des enfants, des fascinum de corail, qui ont souvent la forme des mains ithyphalliques, et que les Italiens appellent fica 263 . Les joyaux préservatifs que les enfants portent à l’épaule dans le royaume de Naples, les femmes et les enfants les portent au cou dans la Sicile. C’est un usage qui a été observé par plusieurs voyageurs. Mais ce n’est pas à ces amulettes que se borne le culte de Priape en Italie. Au royaume de Naples, dans la ville de Trani, capitale de la province de ce nom, on promenait en procession, pendant le carnaval, une vieille statue de bois qui représentait Priape tout entier, et dans les proportions antiques; c’est-à-dire que le trait, qui distingue ce dieu, était très disproportionné avec le reste du 263 Note fournie par M.Dominique Davanzati, prélat de Canossa. 128 le culte du phallus corps de l’idole; il s’élevait jusqu’à la hauteur de son menton. Les habitants du pays nommaient cette figure il santo Membro, le saint Membre. Joseph Davanzati, archevêque de cette ville, qui vivait au commencement du xviiie siècle, abolit cette cérémonie antique 264 . Elle était évidemment un reste des anciennes fêtes de Bacchus, appelées Dionysiaques chez les Grecs, Libérales chez les Romains, et qui se célébraient vers le milieu du mois de mars. On sait que le Phallus figurait avec distinction dans ces pompes religieuses. Un culte semblable existait en 1780 dans le même royaume, et sans doute il y existe encore aujourd’hui. Les détails que je vais donner sont extraits d’une relation, écrite en italien, par un particulier, habitant du lieu où ce culte est en vigueur. Cette relation, adressée à sir Williams Hamilton, ambassadeur du roi d’Angleterre auprès de la cour de Naples, fut ensuite transmise, par ce ministre, à Joseph Banks, président de la Société royale de Londres. A Isernia, ville de la Comté de Molise, il se tient tous les ans, le 17 septembre, une foire du genre de celles qu’on nomme en Italie Perdonanze (Indulgences). Le lieu de la foire est sur une petite colline, située entre deux rivières, à un petit quart de lieue de la ville. Dans la partie la plus élevée de cette colline, est une ancienne église, avec un vestibule, qu’on dit avoir appartenu à l’ordre de Saint-Benoît. Elle est dédiée à saint Côme et à saint Damien. Pendant la foire, qui dure trois jours, on fait une procession à laquelle on porte les reliques de ces saints. Les habitants des environs, attirés par la dévotion et par le plaisir, s’y rendent en foule. Ceux de chaque village ont un costume particulier; en outre les jeunes filles, les femmes mariées et les femmes de joie (Donne di piacere) portent chacune un habit qui distingue leurs divers états. Ce concours offre spectacle très varié. On voit dans la ville d’Isernia, ainsi que dans le lieu où se tient la foire, des hommes qui vendent des figures en cire, dont les chrétiens font des offrandes à leurs saints, comme les païens en faisaient à leurs dieux. Ces figures sont appelées vœux, ou ex-voto. Ces vœux en cire ont la forme du membre affligé, pour la guérison duquel les dévots viennent intercéder le saint. On lui fait hommage de ce simulacre, on l’append à sa chapelle; sans doute afin que le saint, l’ayant sans cesse devant les yeux, n’oublie pas ce qu’on lui demande, ou plutôt de peur qu’il se méprenne, et que sa vertu atteigne une partie saine, au lieu de la partie malade. On y voit des jambes, des bras, des faces humaines, en cire; mais ces vœux-là ne sont pas les plus nombreux (ma poche sono queste). Ceux qui abondent le plus 264 C’est à un Napolitain, Dominique Forgès Davanzati, parent de l’archevêque Davanzati, prélat de Canossa, que je dois cette anecdote. 129 le culte du phallus chez les marchands, et ceux pour lesquels les dévotes ont de la prédilection, je les nommerai, comme les anciens Grecs, Phallus. L’auteur que j’extrais les appelle Membri virili di cera. On en voit de tous les âges, dans sous les états, de toutes les grandeurs. Ceux qui débitent cette marchandise tiennent une corbeille et un plat. La corbeille contient les Phallus en cire, et le plat sert à recueillir les aumônes des dévots acquéreurs. Ces marchands vont criant: Saint Côme, saint Damien! Si on leur demande combien ils les vendent, ils répondent: Plus vous donnerez, plus vous aurez de mérite. Sous le vestibule de l’église sont deux tables. Près de chacune d’elles est assis un chanoine. L’un, qui est ordinairement le primicier, crie à ceux qui entrent dans l’église: Ici on reçoit l’argent pour les messes et pour les litanies. L’autre, qui est l’archiprêtre, crie aussi de son côté: C’est ici que l’on reçoit les vœux. Celui-ci recueille, dans un bassin, les vœux de cire que les dévots ont achetés à la foire, et reçoit quelques monnaies que chacun d’eux ne manque pas de lui donner cas déposant son vœu. On ne voit guère que des femmes à cette fête. Ce sont elles qui en font presque tous les frais; ce sont elles qui prient, avec le plus de ferveur, les deux saints qui jouent ici en commun le rôle de Priape; ce sont elles, surtout, qui contribuent le plus à décorer leur chapelle de nombreux Phallus en cire. L’auteur italien ajoute une particularité remarquable. Lorsqu’elles présentent à l’archiprêtre le simulacre de cire, elles prononcent ordinairement de pareilles phrases: Saint Côme, je me recommande à toi. Saint Côme, je te remercie. Ou bien: Bon saint Côme, c’est ainsi que je le veux 265. En disant ces mots, ou quelqu’autres semblables, chacune d’elles ne manque jamais, avant de déposer le Phallus, de le baiser dévotement. Cela ne suffit pas pour opérer des guérisons miraculeuses, pour féconder les femmes stériles. Il faut une autre cérémonie, qui est sans doute la plus efficace. Les personnes qui se rendent à cette foire couchent, pendant deux nuits, les unes dans l’église des pères Capucins, les autres dans celle des Cordeliers, et quand ces deux églises sont insuffisantes pour contenir tout le monde, l’église de l’Hermitage de saint Côme reçoit le trop plein. Dans les trois édifices, les femmes sont, pendant ces deux nuits, séparées des hommes. Ceux-ci couchent sous le vestibule, et les femmes dans l’église; elles y sont gardées, soit dans l’église des Capucins, soit dans celle des Cordeliers, par le père gardien, par le vicaire et par un moine de mérite. Dans l’ermitage, c’est l’ermite lui-même qui veille auprès d’elles. 265 «E questo, è quello che osservai.» 130 le culte du phallus On conçoit maintenant comment peut s’opérer le miracle que les femmes stériles viennent réclamer. La vertu des saints Côme et Damien s’étend même jusque sur les jeunes filles et sur les veuves 266. L’auteur de cette relation me paraît un franc incrédule. Il semble convaincu que les femmes fécondées en cette occasion le sont, sans que les bienheureux saint Côme et saint Damien s’en donnent la peine 267 . Cette fête est suivie d’autres cérémonies. Dans l’église, et près du grand autel, on fait la sainte onction avec de l’huile de saint Côme. La recette de cette huile est la même que celle qui est indiquée dans le Rituel romain. On y ajoute seulement l’oraison des saints martyrs Côme et Damien. Ceux qui sont affligés de quelques maux se présentent à cet autel, mettent, sans honte, à découvert la partie malade, laquelle est toujours l’original de la figure en cire qu’ils ont offerte. Le chanoine, en administrant l’onction sur le mal, récite cette prière: Per intercessionem beati Cosmi, liberet te ab omni malo, Amen. Cette huile sainte ne sert pas seulement à l’onction que le chanoine administre, mais encore on la distribue, dans de très petites carafes, afin qu’elle puisse servir à oindre les lombes de ceux qui ont mal à cette partie. Dans la présente année 1780, ajoute notre observateur italien, quatorze cents de ces carafes ont été débitées aux dévots de ces pays 268 . Ainsi les chrétiens ont, comme les Grecs et les Romains, observé en divers lieux toutes les parties du culte de Phallus ou de Priape. Ils l’ont adoré sous le nom de Fascinum, comme un préservatif, une amulette puissante; ils l’ont adoré sous le nom de différents saints, comme le dispensateur de la fécondité chez les femmes. Ils lui ont fait des libations, lui ont adressé des prières, ont promené son effigie en procession, et ont appendu, dans ses chapelles, des ex-voto, simulacres du sexe viril. A l’exception de l’usage de racler le Phallus, et d’avaler cette raclure avec de 266 Ce n’est pas moi, c’est l’auteur italien qui parle; voici ses expressions: «E spesso la grazia s’etende, sensa maraviglia, alle zitelle e vedove, che per due notti hanno dormito, alcune nelle chiezia de P. P. Zoccolanti ed altre delli capucini.» 267 « Si fano spesso miracoli senza incomodo delli santi.» 268 Cette relation italienne se trouve insérée dans un ouvrage anglais intitulé: An account of the remains of the Worship of Priapus, lately existing at Isernia in the Kingdom of Naples, etc. By R. P. Knight. Un événement terrible vient presque d’anéantir la ville d’Iserna, et avec elle peut-être les derniers restes du culte antique du Phallus en Europe. Un tremblement de terre qui a causé des ravages affreux dans une grande partie du royaume de Naples, le 7 thermidor an 13 (ou le 26 juillet 1805), vient de réduire cette ville en monceau de ruines; plus de quinze cents personnes, dit-on, y ont perdu la vie. 131 le culte du phallus l’eau, dont je ne connais point d’exemple dans l’antiquité, toutes les autres pratiques appartiennent au culte que les anciens rendaient à Priape. Les chrétiens, en conservant ce culte, si étranger à leurs dogmes, n’avaient point les motifs excusables des peuples qui professaient le sabéisme ou les religions qui en sont dérivées; ceux-ci adoraient, dans le Phallus, l’emblème du soleil régénérateur; les chrétiens, qui n’étaient attachés à ce culte que par la routine, n’y voyaient qu’une sorte de talisman. L’on peut dire que si le Phallus était un objet sacré pour les anciens, il ne pouvait être qu’un objet de ridicule et d’indécence dans les religions modernes de l’Europe, qui sont basées sur des principes très différents. 132 CHAPITRE XIV: De quelques usages et institutions civiles et religieuses des siècles passés, dont l’indécence égale ou surpasse celle du culte du Phallus Le culte de Phallus ou de Priape, chez les chrétiens de l’Europe, dans les siècles qui ont précédé le nôtre, nous paraît aujourd’hui si étrange, si invraisemblable, si incohérent avec nos mœurs, qu’on est tenté de révoquer en doute les témoignages nombreux qui prouvent son existence. Il est donc nécessaire, pour faire disparaître ces hontes, d’examiner si les mœurs du temps et des pays où ce culte se maintint, lui étaient aussi contraires qu’on le pense vulgairement; si ce culte tranchait trop fortement avec l’esprit et les usages, et si son indécence égalait ou surpassait celle de certaines pratiques, de certaines institutions civiles et religieuses qui existaient à la même époque. Je ne ferai point ici l’histoire complète des mœurs absurdes et barbares qui ont souillé l’Europe entière pendant plusieurs siècles. La matière, très abondante, excéderait le cercle où mon sujet est circonscrit. Je ne n’occuperai pas même sommairement de tous les usages, de toutes les institutions ni de tout ce qui petit caractériser les auteurs en général. Le tableau en serait hideux, et deviendrait aussi humiliant pour l’espèce humaine qu’instructif pour elle. Je dois me borner à peindre, dans un cadre très étroit, quelques-uns seulement de ces usages, de ces institutions qui ont des rapports bien directs avec la chasteté et la pudeur, par conséquent avec le culte du Phallus; encore ne ferai-je qu’effleurer cette partie délicate, qu’esquisser rapidement les masses du tableau, et rassembler les traits les plus saillants qui caractérisent les mœurs presque ignorées des treizième, quatorzième et quinzième siècles. Mais ce que j’exposerai suffira pour convaincre d’impéritie ces déclamateurs perpétuels qui, obligés par faiblesse ou par esprit de parti, de se traîner servilement dans les vieilles et profondes ornières de la routine, ressemblant au vieillard dont parle Horace, vantent, sans les connaître, les siècles passés aux dépens du présent 269 . On y verra que les indécences pratiquées par nos bons aïeux ne le cèdent guère à celles des anciens Grecs et Romains. 269 Laudator temporis acti, Art poétique, vers. 174. 133 le culte du phallus Je parlerai d’abord des usages qui tiennent à la vie civile, et passerai ensuite à ceux qui ont rapport à la religion. La foi conjugale était jadis si facilement violée, la conduite des femmes inspirait une telle méfiance, que les époux étaient obligés d’emprisonner leurs épouses et leurs filles, de les assujettir à une surveillance continuelle, et de faire pis encore, d’imaginer une clôture mécanique qui conservait malgré elles leur honneur intact, et fermait tout accès à la volupté. On attribue à François de Carrara, viguier impérial de Padoue, qui vivait vers la fin du quatorzième siècle, l’invention des ceintures de chasteté. Il avait ainsi cadenassé toutes les femmes qui composaient son sérail. Ses actes de cruauté l’amenèrent sur l’échafaud, et il fut étranglé l’an 1405 par arrêt du Sénat de Venise. Un des chefs d’accusation contre lui était l’emploi des ceintures de chasteté pour ses maîtresses; et l’on conserva longtemps à Venise dans le palais de Saint-Marc, suivant Misson, un coffre rempli de ces ceintures et de ces cadenas, comme pièces de conviction dans le procès fait à ce monstre 270 ; mais je crois cet usage beaucoup plus ancien. Depuis ce temps, dit-on, la mode en fut adoptée en Italie. Voici comment Voltaire exprime les suites de ce mauvais exemple: Depuis ce temps, dans Venise et dans Rome, Il n’est pédant, bourgeois ni gentilhomme, Qui, pour garder l’honneur de sa maison, De cadenas n’aie sa provision; Là, tout jaloux, sans craindre qu’on le blâme, Tient sous la clef la vertu de sa femme. Ce mode faillit à s’introduire en France sous le règne de HenriII. Brantôme dit qu’un marchand italien étala de ces ceintures de fer à la foire Saint-Germain; mais menacé d’être jeté dans la Seine, il cacha sa marchandise et prit la fuite 271. Dans les premiers temps du christianisme, les filles, les religieuses accusées d’impudicité étaient soumises à une visite scrupuleuse d’où devait résulter la preuve de l’innocence de l’accusée ou celle du délit. Siagrius, évêque de Vérone, et qui vivait vers la fin du quatrième siècle de l’ère vulgaire, condamna une religieuse à subir cet outrageant examen, Saint Ambroise, son métropolitain, désapprouve la sentence de l’évêque, traite cet examen d’indécent, et atteste par 270 Misson, Voyage d’Italie, t.I, p. 247. 271 Brantôme, Dames galantes. Rabelais parle de ces ceintures qu’il nomme à la Bergamasque: «Le diantre… m’emporte… si je ne boucle ma femme à la bergamasque, quand je partirai hors de mon sérail.» (Pantagruel, l. III, chap. xxxv.) 134 le culte du phallus là son existence. Le sentiment manifesté de ce prélat et de quelques autres n’empêcha point l’usage de se maintenir très longtemps. Les tribunaux ecclésiastiques et civils ordonnèrent souvent cette preuve; et Venète rapporte le procès-verbal d’une pareille visite faite par l’ordonnance du prévôt de Paris de l’an 1672, sur une femme qui se plaignait d’avoir éprouvé la violence d’un libertin272. Le congrès, qui faisait partie de notre jurisprudence ancienne, dont les formalités sont encore plus indécentes, n’est qu’une extension de cet usage. Voici quelle en était la procédure. Lorsque les deux époux demandaient leur séparation ou la déclaration de la nullité de leur mariage, pour cause d’impuissance ou de quelque imperfection corporelle, l’official ou le juge de l’église (car c’était toujours des prêtres qui se mêlaient de pareilles affaires), commençait par ordonner la visite complète du corps des deux parties plaidantes. Des médecins, des chirurgiens, des matrones procédaient à cette visite; et d’après leur rapport, qui n’était jamais décisif, l’official ordonnait le congrès. On nommait de nouveau des experts: eux et les parties se réunissaient dans une chambre. Là, les deux époux étaient encore très scrupuleusement visités nus depuis le sommet de la tête jusqu’à la plante des pieds, dit un jurisconsulte dont j’emprunte ces détails. «Cela fait, ajoute-t-il, et après que la femme a pris un demi-bain, l’homme et la femme se couchent en plein jour en un lit, les experts présents, qui demeurent en la chambre ou se retirent (si les parties le requièrent ou l’une d’elles) en quelque garde-robe ou galerie prochaine, la porte entrouverte néanmoins; et quant aux matrones, elles se tiennent proche du lit. Les rideaux étant tirés, c’est à l’homme à se mettre en devoir de faire preuve de sa puissance, où souvent adviennent des disputes et altercations ridicules 273.» On se doute de la nature des altercations qui doivent s’élever entre deux époux ennemis, forcés d’agir en amants. Je les épargne aux lecteurs, ainsi que plusieurs autres détails licencieux, et d’autant moins attrayants qu’ils sont les tristes effets de l’inimitié et de la contrainte. Je n’ajouterai que cette particularité, qui offre un nouveau trait de l’indécence de ces procédures. «Ce qui est encore plus honteux, dit un écrivain du dix-septième siècle, c’est qu’en quelques procès, les hommes ont visité la femme, et au contraire les femmes ont été admises à visiter l’homme 272 Tableau de l’Amour considéré dans l’état du mariage, part.II, chap.ii, art. 3. 273 Discours sur l’impuissance de l’homme ou de la femme, etc., par Vincent Tagereau, Angevin, chap. vi. 135 le culte du phallus qui a été a cause d’une si grande irrision274 et moquerie, que telles procédures ont servi de contes joyeux et plaisants discours en beaucoup d’endroits 275 .» Je ne parlerai pas non plus du rapport plein d’obscénités d’après lequel le juge d’église prononçait sa sentence. Je dirai seulement que la description des objets litigieux en était la matière principale; que l’épreuve du congrès était répétée jusqu’à trois fois, et que cette procédure ne fut abolie, par arrêt du parlement de Paris, que le 18 février 1677. L’indécence des peines portées contre les adultères n’était pas moindre. Les coupables des deux sexes étaient condamnés à faire une promenade, par les rues de la ville, entièrement nus; ou bien à suivre, dans ce même état, les processions les plus solennelles. Des femmes convaincues d’avoir dit des injures à d’autres femmes, subissaient une peine semblable. Quelquefois on leur permettait de garder une chemise; mais la femme coupable était forcée de la relever très haut, afin d’y contenir de grosses pierres qu’on l’obligeait de porter pendant le cours de la procession ou de la promenade par les rues de la ville. On ajoutait même, en quelques pays, une circonstance qui rendait la cérémonie plus indécente encore. Les deux adultères étaient également promenés tous nus par la ville. La femme marchait devant et tenait d’une main le bout d’une corde, dont l’autre bout était attaché aux parties sexuelles de l’homme. Ce dernier usage existait en France dans la petite ville de Martel en Limousin, dans celle de Clermont-Soubiran en Languedoc, dans plusieurs autres lieux, et notamment en Suède 276 . Tous ces usages, attestés par les chartes des communes, monuments les plus authentiques et les plus curieux de l’histoire des mœurs de nos aïeux, paraissent avoir été généralement admis en France, ainsi que dans quelques autres pays de l’Europe. On punissait tout aussi indécemment les femmes publiques dont la débauche était trop éclatante. On les condamnait à parcourir les rues de la ville, toutes nues et montées sur un âne, le visage tourné du côté de la queue de cet animal. C’est à 274 Action de rire (nde). 275 Traité premier de la Dissolution du Mariage pour l’impuissance et froideur de l’homme ou de la femme, par Antoine Hotman, p. 63. On peut consulter, sur le même sujet, le Traité de la disso‑ lution du mariage pour cause d’impuissance, avec quelques pièces curieuses; le dictionnaire de Bayle, article Quellenec; le Congrès de Cythère, du Marquis de Maffei, etc., etc. 276 Voyez pour ces différents usages le Glossaire de Ducange, aux mots: Processiones publicæ, Villania Lapides catenatos ferre, Putagium; le supplément audit Glossaire, par Carpentier, aux mots: Approbatus, Forus; les Coutumes et établissements du château de Clermont-Soubiran, imprimés à Agen en 1596. On y voit une gravure en bois qui représente ce châtiment. Voyez aussi Olaus Magnus, de ritu Gentium septent., l.IV, chap. vi. 136 le culte du phallus cette punition que le duc d’Orléans, frère de LouisXIII, fit condamner la Neveu, après avoir fait plusieurs fois la débauche chez elle. Cette courtisane fameuse et immortalisée par deux vers de Boileau, parcourut les rues de Paris, montée toute nue sur un âne 277. Il faut parler de ce droit odieux qui, pendant plusieurs siècles, a subsisté en France et dans d’autres états, par lequel les seigneurs séculiers et ecclésiastiques enlevaient aux époux les prémices du mariage, et venaient, par leur présence impure, souiller la couche nuptiale. Ce droit était connu en Écosse, en Angleterre, sous les noms de marchette et de prélibation; en Piémont sous celui de cazzagio ; et en France sous ceux de cullage, culliage ou de jus cunni 278. Les moines de Saint-Théodard jouissaient de ce droit sur les habitants de Mont-Auriol, bourg qui avoisinait leur monastère. «Dans les droits féodaux, dit l’historien du Quercy, ils avaient le jus cunni, reste de l’ancienne barbarie, droit aussi déshonorant pour ceux qui l’exigeaient que pour ceux qui y étaient assujettis 279.» Les habitants, si vivement outragés, s’adressèrent au seigneur suzerain, le comte de Toulouse, qui leur permit de s’établir près d’un de ses châteaux, situé dans le voisinage de l’abbaye. Ils s’y portèrent avec empressement. Plus libres et à l’abri de la tyrannie monacale, ils prospérèrent, et leur nouvelle habitation reçut le nom Montauban. Tel fut l’événement qui donna naissance à cette ville considérable du Quercy. Ce droit perçu par les rois d’Écosse, y avait excité plusieurs soulèvements, les seigneurs de Persanni et de Presly en Piémont s’étant refusés à le remplacer par une contribution, leurs sujets secouèrent le joug et se donnèrent à AmédéeIV, comte de Savoie. Les chanoines de la cathédrale de Lyon prétendaient aussi avoir le droit de coucher, la première nuit des noces, avec les épousées de leurs serfs ou hommes de corps 280. Les évêques d’Amiens, les religieux de Saint-Etienne de Nevers avaient le même droit, et le percevaient effrontément. « J’ai vu, dit à ce sujet Roërius, à la cour de Bourges, un procès porté, par appel, devant le métropolitain, par lequel un curé de paroisse prétendait avoir le 277 Fureteriana, p. 224. 278 Voyez le Glossaire de Ducange, au mot Marcheta. 279 Hist., du Quercy, par de Cathala-Coture, t.I, chap. x, pp. 134 et suiv. 280 Camillus Borellus, Bibliotheca Germ., l. I; Essais sur Paris, par Saint-Foy, t.II, p.172. 137 le culte du phallus droit de coucher, la première nuit des noces, avec la nouvelle mariée. La cour a abolit le prétendu droit, et condamna le curé à l’amende 281.» Il ajoute que plusieurs seigneurs de la Gascogne ont le même droit, mais qu’ils se sont réduits à introduire seulement, dans le lit de la nouvelle épouse, une jambe ou une cuisse; à moins que les vassaux n’entrent en composition avec leur seigneur, et ne payent ce qu’il leur demande. Ce droit est nommé cuissage ou droit de cuisse. «Un seigneur, qui possédait une terre considérable dans le Vexin normand, assemblait, dit Saint-Foy, au mois de juin, tous ses serfs de l’un et de l’autre sexe en âge d’être mariés, et leur faisait donner la bénédiction nuptiale; ensuite on leur servait du vin et des viandes. Il se mettait à table, buvait, mangeait et se réjouissait avec eux ; mais il ne manquait jamais d’imposer aux couples qui lui paraissaient les plus amoureux, quelques conditions qu’il trouvait plaisantes. Il prescrivait aux uns de passer la nuit de leurs noces au haut d’un arbre, et d’y consom‑ mer leur mariage; à d’autres, de le consommer dans la rivière d’Andelle où ils se baignaient pendant deux heures nus en chemise, etc. 282.» Rapportons quelques traits de l’ancien état de la prostitution dans les villes mais avant arrêtons-nous un peu sur ses causes. Dans les états civilisés, la cause première de la corruption des mœurs consiste en une trop grande réunion d’habitants dans un même lieu. Les causes secondaires qui donnent une activité funeste aux miasmes moraux sont le défaut de police, la disproportion des fortunes, et un trop grand nombre de célibataires. Une police qui ne réprime point, convertit les vices particuliers en habitudes générales, les autorise, les fortifie. La trop grande disproportion de fortune divise la population en deux classes; l’une, oisive, pour se soulager du poids de l’ennui, concevant des goûts successifs et toujours plus irritants, des jouissances 281 Roerius Decis, 297, n°17 ; Ducange, Glossaire au mot Marcheta. 282 Ce serait un tableau assez curieux que celui qui offrait les droits absurdes, ridicules et indécents auxquels les seigneurs du bon vieux temps assujettissaient leurs serfs ou vassaux. J’en rapporterai ici un seul exemple, que l’on trouve consigné dans les Registres de la Chambre des Comptes (liasse 22 des Aveux du Bourbonnais, aveu de la terre de Breuil, rendu par Marguerite de Montluçon le 27 septembre 1398). Après avoir établi le droit qu’avaient ces seigneurs sur les femmes qui battaient leurs maris, l’acte porte: «Item et insuper qualibet filia communis, sexus videlicet viriles quoscumque cognoscente, de novo in villa Montislucii eveniente, quatuor denarios semel, aut unum bombum sive vulgariter un pet, super pontem de castro Montislucii solvendum.»

«En outre, chaque fille publique qui se livre à quelque homme que ce soit, lorsqu’elle entre

pour la première fois dans la ville de Montluçon, doit payer, sur le pont de cette ville, quatre deniers, ou y faire un pet.» (Traité de la Police, par Delamare, t.I, p.493; Glossaire de Ducange, au mot Bombum, etc.) 138 le culte du phallus factices ou raffinées, a besoin de corrompre; l’autre, tourmentée par des besoins réels, a besoin d’être corrompue. Les célibataires, quelle que soit la loi qui leur commande cet état, ne peuvent longtemps résister au vœu de la nature, parce que les lois qui la contrarient sont toujours impuissantes. Ils sont donc réduits à les transgresser et à augmenter le nombre des agents de la corruption publique. Ainsi ce n’est point le manque de prêtres célibataires, comme on le pense vulgairement, mais c’est leurs passions et leur multitude qui contribuent à amener la dépravation des mœurs. Il est constant que le pays de l’Europe où les mœurs sont le plus dépravées est celui où les prêtres sont le plus abondants. C’est un fait avéré devant lequel viennent se briser tous les sophismes contraires. Or, dans les siècles dont j’esquisse les mœurs, cette grande population des villes, cette cause première de leur corruption n’existait pas aussi éminemment qu’elle existe aujourd’hui. Les villes capitales de provinces étaient bien moins habitées que le sont certains villages, et Paris moins peuplé que certaines villes de provinces; et cependant, quoique les cérémonies religieuses et la crédulité ne manquassent point, la corruption était dans les treizième, quatorzième et quinzième siècles, par le défaut de police et l’abondance de célibataires, beaucoup plus grande qu’elle ne l’est maintenant. Je vais en fournir quelques preuves. On trouve que, dès le commencement du douzième siècle, GuillaumeVII, duc d’Aquitaine et comte de Poitou, fit construire dans la ville de Niort, un bâtiment, semblable à un monastère, où il recueillit toutes les prostituées. Il voulut en faire une abbaye de femmes débauchées, dit Guillaume, moine de Malmesbury. Il y créa des dignités d’abbesse, de prieure, et autres dont il gratifia les plus distinguées dans leur commerce infâme 283. Et depuis longtemps il existait à Toulouse un lieu de débauches très célèbre, auquel plusieurs de nos rois donnèrent des privilèges. Il portait de même le nom d’abbaye. CharlesVI donna en sa faveur des lettres dont voici quelques passages. Il débute ainsi: «Oye la supplication qui faite nous a été de la partie des filles de joye du bordel de Toulouse, dit grant abbaye, etc.» Puis il ordonne au sénéchal et viguier de Toulouse et autres officiers de faire «lesdites suppliantes et celles qui au tems à venir seront ou demeureront en l’abbaye susdite, jouir et user paisible‑ ment et perpétuellement, sans les molester ou souffrir être molestées, ores ne pour le temps à venir.» Ces lettres sont du mois de décembre 1389284. Charles VII, en 1425, accorda aussi des lettres de sauvegarde en faveur de la même maison de la grant abbaye occupée par les femmes publiques, à la de283 De Gestis rerum Anglorum, Willemi Malmerburiensi, l. V, p. 170. 284 Histoire générale du Languedoc, t.IV; Preuves, p. 379. 139 le culte du phallus mande des capitouls et du syndic de la ville. «On voit par ces lettres, disent les historiens du Languedoc, que la ville de Toulouse retirait quelque profit de ce lieu de prostitution, tant on était, en ce temps-là, peu réservé à garder du moins les bienséances 285 .» Dans plusieurs autres villes de France, les lieux de débauches étaient qualifiés d’abbaye, et celles qui y présidaient portaient le titre d’abbesse 286 . A Paris, les femmes prostituées formèrent un corps de profession. «Elles furent, dit Saint-Foy, imposées aux taxes, eurent leurs juges, leurs statuts. On les appelait femmes amoureuses, filles folles de leur corps. Tous les ans elles faisaient une procession solennelle le jour de la Madeleine. On leur désigna, pour leur commerce, les rues Froimentel, Pavée, Glatigny, Tiron, Chapon, Tire-Boudin, Brise-Miche, du Renard, du Hurleur, de la Vieille-Boucherie, l’Abreuvoir, Maon et ChampFleuri. Elles avaient dans ces rues un clapier qu’elles tâchaient de rendre. propre et commode. Elles étaient obligées de s’y rendre à dix heures du matin, et d’en sortir dès qu’on sonnait le couvre-feu, c’est-à-dire à dire à six heures du soir en hiver, et entre huit et neuf en été. Il leur était absolument défendu d’exercer ailleurs, même chez elles. Celles qui suivaient la cour, disent du Tillet et Pasquier, étaient tenues, tant que le mois de mai durait, de faire le lit du roi des ribauds 287.» C’était dans le même siècle que les rois CharlesVI et CharlesVII accordaient des privilèges aux maison de débauche de Toulouse, faisaient des règlements pour assurer l’état de celles de Paris; que Jeanne Ire, reine de Naples et comtesse de Provence, organisait un lieu de prostitution à Avignon. Elle voulut que la supérieure, qualifiée d’abbesse, fut renouvelée chaque année par le conseil de la ville; quelle prononçât sur les démêlés qui s’élèveraient entre les femmes de son couvent. L’esprit de la religion ou plutôt du fanatisme, se montre dans cette institution honteuse. La reine Jeanne veut que ce lieu de prostitution soit ouvert tous les jours, excepté le samedi et le vendredi saint, ainsi que le jour de Pâques. Elle prescrit à l’abbesse de n’y laisser entrer aucun juif. Si quelqu’un d’eux parvenait à s’y introduire à la dérobée, et qu’il eut commerce avec une des filles, il devait être emprisonné et fouetté publiquement 288. Cette maison était établie à Avignon, rue du Pont-Troué, près du couvent des Augustins. 285 Idem, t.XIV, p.465. 286 Glossaire de Ducange, au mot Abatisse, et son Supplément, par Carpentier, au même mot. 287 Essais historiques sur Paris, t.I, pp. 97 et 98. 288 Histoire générale de la Provence, par l’abbé Papon, t.III, pp. 180 et 181 ; Description des prin‑ cipaux lieux de France, t.I, p. 187 ; le Pornographe, p. 350. 140 le culte du phallus Le pape JulesII, pour éviter de plus grands maux, donna, le 2 juillet 1519, une bulle qui autorise l’établissement d’une pareille maison dans un quartier désigné. Les papes LéonX et ClémentVII confirmèrent cet établissement, à condition que le quart des biens meubles et immeubles des courtisanes qui l’habitaient appartiendrait, après leur mort, au couvent des religieuses de Sainte-Marie-Madeleine. La charte de franchise de la petite ville de Villefranche, en Beaujolais, accordée en 1373 par ÉdouardII, sire de Beaujeu, offre des traits trop remarquables pour ne pas les rapporter ici. Je ne parlerai point de l’article où l’on permet aux maris de battre leurs femmes, ni de celui par lequel les adultères sont condamnés à faire, tous nus, une course par la ville; ces circonstances se trouvent spécifiées dans la plupart des chartes de commune des villes de France. Mais je m’arrêterai à celui qui porte «que si un homme et une femme, tous deux ministres de la débauche publique; que si un garçon dévoué à la prostitution, ou si une fille dévouée à la prostitution, viennent à dire des injures à un bourgeois de Villefranche ou à un de ses amis, il peut les frapper par un soufflet, par un coup de poing ou par un coup de pied, sans encourir l’amende 289.» Ainsi une ville, à peine peuplée de trois ou quatre cents âmes, contenait, dans son enceinte, des lieux de prostitution pour les deux sexes. Nos mœurs offrentelles ces exemples? Les fêtes, les cérémonies particulières et publiques servent aussi à caractériser les mœurs. Je vais parler de quelques-unes. Le célèbre Castruccio de Castracani, général des Lucquois, après la bataille de Seravalle, qu’il gagna sur les Florentins, donna des fêtes éclatantes sous les yeux de ses ennemis. Il fit jouer à la course du palio des femmes prostituées toutes nues. Le prix de cette course était une riche pièce d’étoffe, d’où cet exercice tire son nom290. Sous le règne d’HenriIII, on vit en France des fêtes accompagnées de pareilles circonstances. «Le mercredi 15 mai (1577), le roi, au Plessis-les-Tours, fit un festin à monsieur le duc son frère et aux seigneurs et capitaine qui l’avaient accompagné au siège et à la prise de la Charité; auquel les dames vêtues de vert, en habit d’homme et à moitié nues et ayant leurs cheveux épars comme épousées, furent employées à faire le service. La reine mère fit son banquet à Chenonceau291.» 289 Libertas et Franchesin Villefranche, Description des principaux lieux de France, t.VI, p. 170. 290 Pornographe, p. 354; Machiavel, Vie de Castruccio Castracani. 291 Journal de l’Étoile, t.I, p. 205. 141 le culte du phallus Les entrées des rois ou des princes, dans diverses villes, étaient souvent accompagnées de spectacles qui blesseraient aujourd’hui les yeux les moins chastes. Lorsque LouisXI fit, en 1461, son entrée à Paris, on plaça devant la fontaine du Ponceau, dit Malingre, «plusieurs belles filles en syrènes, toutes nues, lesquelles, en faisant voir leur beau sein, chantaient de petits motets et bergerettes 292.» Dans l’entrée du roi FrançoisI er et de la reine Claude, fille de LouisXII, à Angers, qui se fit en 1516, on représenta, sur la cime d’un cep de vigne, un Bacchus, ayant dans chaque main une grappe de raisin qu’il pressait. De l’une sortait du vin blanc en grande quantité, et de l’autre du vin rouge. Au pied de ce cep de vigne «était représenté, dit Bourdigné, le patriarche Noé endormi, et montrant ses parties honteuses». Près de lui étaient écrits ces vers: Malgré Bacchus, à tout son chef cornu, Or son verjus me sembla si nouveau, Que le fumet m’en monta au cerveau, Et m’endormis, les c… tout à nu293. Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, fit, en 1468, son entrée à Lille. Parmi les fêtes que les habitants lui donnèrent, on remarquait la représentation du Jugement de Pâris. Trois flamandes se chargèrent du rôle des trois déesses. Celle qui figurait Vénus était d’une taille élevée et d’un embonpoint qui caractérise les beautés du pays. La Junon, tout aussi grande, offrait un corps maigre et décharné. Pallas était représentée par une femme petite, ventrue, bossue par devant et par derrière, dont le corps était supporté par des jambes grêles et sèches. Ces trois déesses parurent devant Pâris, leur juge, et devant le public, nues comme la main. D’après la description de leurs formes et de leurs attraits différents, on présume que le Pâris flamand n’hésita point à donner la pomme à Vénus 294. Avec de telles mœurs, de telles pratiques, on doit penser que la décence ne se trouvait ni dans les vêtements ni dans les paroles ni même dans les écrits. 292 Annales de Paris, par Malingre, p. 208. 293 Récréations historiques, par Dreux du Radier, t.I, pp. 270 et 271. Monstrelet, en décrivant une fête que donna en 1453 le duc de Bourgogne, dit qu’on y voyait: «Une pucelle qui, de sa mamelle, versait hypocras en grande largesse; à côté de la pucelle était un jeune enfant qui de sa broquette rendait eau rose.» (Cronic., vol. III, fol. 55, v°.) 294 Pontus Heuterus, in car. Pugnace, t.V, p. 385 ; Récréations historiques de Dreux du Radier, t.I, p. 272. 142 le culte du phallus Le Dante parle de l’impudicité des femmes de Florence, qui se montraient en public la gorge entièrement découverte 295 . Ce poète vivait au xiiie siècle. Pétrarque nous peint l’extrême corruption et la débauche effrontée qui régnaient à Avignon, pendant que les papes y faisaient leur séjour. Philelphe, qui vivait au xve siècle, parle avec une liberté vraiment cynique des débauches excessives et invraisemblables dont il a été témoin dans la ville de Gênes, et se plaint du peu d’égard qu’on a dans cette ville pour la pudeur publique 296 . Les prédicateurs déclamèrent encore plus vivement que les poètes, contre la nudité des gorges; mais les déclamations des uns et des autres ont été, comme on sait, presque toujours sans effet. Écoutons un prédicateur du xve siècle, dont le nom est inconnu. «Qu’elle est rare, cette pudeur parmi les hommes du siècle, dit-il ; ils ne rougissent pas, en public, de blasphémer, de jouer, de voler, de prêter à usure, de se parjurer, de proférer des paroles déshonnêtes, mais même de les chanter; et les femmes laissent à découvert leurs bras, leur cou, leur poitrine, et se montrent ainsi devant les hommes, afin de les exciter aux crimes horribles de l’adultère, de la fornication, du viol, du sacrilège et de la sodomie 297.» On nommait, au xve siècle, les courtisanes élégantes, Gores, Gaures ou Gau‑ rières, et les robes décolletées, les robes à la grant Gore: c’est pourquoi un autre prédicateur, célèbre par la grossièreté de ses paroles et par ses bouffonneries, frère Maillard, s’écrie souvent contre mesdames les bourgeoises qui portent des robes à la grant Gore 298. Il dit ailleurs: «Et vous, femmes, qui montrez votre belle poitrine, votre cou, votre gorge, voudriez-vous mourir en cet état 299 ?» «Dites-moi, femmes imbéciles, n’avez-vous pas des amants qui vous donnent des bouquets, et ne placez-vous pas, par amour pour eux, ces bouquets au milieu de votre sein? Eh bien, vous êtes inscrites dans le livre du diable 300.» Michel Menot, autre prédicateur du même temps, se récrie également contre la nudité du sein des femmes. Il parle de celles qui, non contentes de porter des habits au-dessus de leur état, se couvrent d’ornements mondains, suivent la 295 Purgatoire, chant 23. 296 Philelphe, 9e

décade, Satire 10.

297 Sermo communis de tempore prædicabilis, sermo 3 : de pœnitentià, sine paginatione. 298 Sermon 4, mardi avant l’Avent, f. 13. 299 Sermon 29, 3e

dimanche de l’Avent f. 79, v°. Voyez aussi les mêmes reproches dans le sermon 38, f. 98, sermon 41, f. 106, v°. 300 Idem. Sermon du premier dimanche de Carême, part. 2, f. 41.

143 le culte du phallus mode des grandes manches, prennent un air effronté, et découvrent leur poitrine jusqu’au ventre, afin d’attirer les regards des amateurs 301. «C’est à vous que je m’adresse, Mesdames, dit le même prédicateur: quand vous venez à l’église, il me semble, à voir vos habits pompeux, indécents et des‑ brallées, que vous êtes au bal. Lorsque vous allez à la danse, dans des festins ou aux bains, habillez-vous comme il vous plaira ; mais, quand vous vous rendez à l’église, je vous en prie, mettez quelque différence entre la maison de Dieu et celle du Diable 302.» Un autre prédicateur cite un exemple de la punition qu’éprouvaient, dans l’autre monde, les dames qui montraient leur sein. «Un certain prêtre, dit-il, pleurant sa mère, morte, et désirant connaître l’état de son âme, fit des prières que Dieu exauça. Étant près de l’autel, il vit sa mère liée dans un sac, entre deux démons. Sa chevelure, qu’elle avait pris soin d’orner pendant sa vie, était alors formée de serpents enflammés; sa poitrine, son cou et sa gorge, qu’elle laissait ordinairement à découvert, étaient occupés par un crapaud qui vomissait des torrents de feu303.» Ces prédications, cet exemple épouvantable, ne changèrent rien aux habitudes des dames, et le désir si naturel de plaire aux hommes et de leur causer des émotions, triompha autrefois, comme il triomphe aujourd’hui, de la peur des châtiments éternels et du crapaud vomissant du feu. Les femmes, du temps de Montaigne, avaient les mêmes habitudes. Après avoir parlé des hommes qui, avant lui, portaient l’estomac découvert, il ajoute: «Et nos dames, aussi molles et délicates qu’elles sont, elles s’en vont tantost entre-ouvertes jusqu’au nombril 304.» De très bons chrétiens ont, dans des temps plus récents, déclamé, hélas toujours en vain, contre les nudités des gorges; je ne dois pas m’en occuper davantage, mais, pour l’édification des lecteurs, je vais indiquer leurs ouvrages 305 . Les hommes, outre l’usage de découvrir leur estomac, en suivaient dans le même temps un autre bien plus indécent. Ce qu’on appelait la braguette, au 301 «Pectus discoopertum usque ad ventrem.» Menot, sermon, férie seconde, après le deuxième dimanche de Carême, f. 25. 302 Idem, férie 3e , après le 1er dimanche de Carême, f. 94, v°. J’observe que les mots soulignés sont ainsi en français dans le texte de l’auteur. 303 Sermones discipuli de tempore et sanctis, sermo 84, ad «finem». 304 Essais de Montaigne, t.II, liv. II, chap. xii, p. 220. 305 De l’état honnête des Chrétiens en leur accoutrement, par un ministre du saint évangile, in8e . De l’abus des nudités de gorge, in-12. A la suite de cet ouvrage, on trouve une ordonnance des vicaires généraux de l’archevêché de Toulouse, de l’an 1670, contre la nudité des bras, des épaules et de la gorge, et de l’indécence des habits des femmes et des filles. 144 le culte du phallus xvie siècle, était une espèce de vêtement qui, en les couvrant, montrait les formes secrètes de la virilité, aussi exactement qu’un gant montre celles de la main. Les vieux portraits en pied nous offrent des exemples de cette mode singulière. Il paraît qu’elle commençait à tomber du temps de Montaigne. «Que voulait dire cette ridicule pièce de la chaussure de nos pères, qui se voit encore en nos suisses, dit-il? A quoy faire la monstre que nous faisons à cette heure de nos pièces en forme sur nos grègues; et souvent, qui pis est, outre leur grandeur naturelle, par fausseté et imposture306 ?» Les indécences, dans les manières de parler ou d’écrire, n’étaient pas moindres que celles qui existaient dans les vêtements. Les sermonnaires nous fournissent des exemples nombreux, que je puiserai, non dans les livres dirigés contre eux, mais dans leurs propres ouvrages. Les partisans des prédicateurs doivent me savoir gré de cette modération, qui prive ce chapitre de plusieurs traits singuliers et piquants. «Pauvres pécheurs, s’écrie Maillard, le bienheureux Anselme qui était moine, ne vivait pas comme vous; il ne mangeait point de la chair; il n’avait point, comme vous, des filles de joie dans sa chambre, à pain et à pot 307. «Nous avons plusieurs mères qui vendent leurs filles, qui les prostituent elles-mêmes; elles leur font gagner leur mariage à la peine et à la sueur de leur corps 308. «Est-il beau de voir la femme d’un avocat, qui a acheté un office, et qui n’a pas dix francs de revenus, vêtue comme une princesse? Sa tête, son cou, sa ceinture, sont couverts d’or. Et vous dites qu’elle est vêtue suivant son état! A tous les diables l’état, vous, la femme, et vous aussi, M.Jacques, qui leur donnez si légèrement l’absolution. Elles disent, sans doute: Nos maris ne nous donnent point de tels habits, mais nous les gagnons à la peine de notre corps. A trente mille diables une telle peine 309.» Il fait tenir le propos suivant à une femme en colère. «Va, put… infâme, tu tiens bord… en ta maison310.» 306 Essais de Montaigne, l. III, chap. v. J’ai vu en Suisse, dans une église de l’abbaye de Muri, un tableau qui représentait une procession nombreuse, dessiné à la plume. Les hommes y avaient leurs braguettes très apparentes. Une main récente a cherché à faire disparaître cette incongruité de costume que les progrès de la décence rendaient trop sensible. 307 Maillard, t.I, sermon 6e

du 1er dimanche de l’Avent, fol. 32, v°. 308 Maillard, t.I, sermon 6e
du 1er dimanche de l’Avent, fol. 48, v°. 309 Carême prêché à Saint-Jean-en-Grève, par Olivier Maillard, en 1498, sermon 26e
du 2e

dimanche de Carême, fol. 60. 310 Id. ib., fol. 74. «Vade meretrix infamis, tu tenes bordellum in domo tua.» 145 le culte du phallus Il s’adresse ainsi aux femmes de Paris: «Vous êtes des p… qui tenez des lieux de débauches; vous avez fait vos filles p… comme vous, et vos fils macquer 311…» Encore quelques citations de ce grossier prédicateur, et de son étrange éloquence; elles nous offrent le tableau fidèle des mœurs du xve siècle. Voici ce qu’il dit des femmes de Paris qui vont aux bains: « Sainte Suzanne, lorsqu’elle lavait ses pieds dans son jardin, fit éloigner ses suivantes, de peur d’être vue par elles; et vous, au contraire, vous restez toutes nues dans les bains, et vous montrez aux autres ce que vous devez cacher 312.» Le prédicateur Menot fait aussi, à ce sujet, de plus graves reproches aux femmes de Paris. «Dieu sait, dit-il, lorsque vous êtes découvertes dans les bains, depuis les mamelles jusqu’à la plante des pieds, quels sont vos regards impudiques, vos attouchements criminels, vos paroles indécentes, et, ce qui est pis encore, vous ne rougissez pas d’y conduire vos propres filles qui sont toujours avec vous 313.» «Et vous, femmes, dit Maillard, qui faites des signes amoureux à vos amants, en disant vos heures; et vous, madame la bourgeoise, qui êtes remplie de luxure, mais qui avez un extérieur de dévotion lorsque quelqu’un vous parle, vous dites: Ne parlons point de cela, et vous crachez par terre, et dites Fi, fi, taisons-nous; je dis que c’est un péché mortel, etc. 314.» Il reproche ailleurs aux époux de se livrer aux plaisirs du mariage en présence de leurs domestiques et de leurs enfants 315 . Je ne finirais pas, si je voulais rapporter tous les traits caractéristiques de l’impudeur et de la débauche du xve siècle que présentent les sermons de Maillard et autres prédicateurs. Ils répètent sans cesse les mêmes reproches, et surtout ceux qu’ils adressent aux mères qui prostituent leurs filles pour leur faire gagner leur mariage à la sueur de leur corps, ce qui ferait croire que l’usage alors en était assez général. Il répète également ceux dirigés contre la débauche des prélats, des chanoines et des moines, qui ont, dit-il, publiquement des concubines avec lesquelles ils 311 «Estis meretrices quæ tenuistis lupanaria… et fecistis filias vestras meretrices sicut vos, et filios vestros lenones, macquereaulx, gallicè.» Sermon 38e

du quatrième dimanche de l’Avent,

fol. 98. 312 «Et ostenditis verenda vestra aliis», sermon 23e

du samedi du 2e
dimanche de l’Avent, fol.

73, v°. Dans le sermon 36e

du 3e
dimanche de Carême, fol. 88, il dit que Suzanne n’osait pas

seulement montrer ses jambes; «et vous, ajoute-t-il, vous n’avez pas honte de paraître toutes nues devant les autres, et de vous livrer à vos dissolutions.» 313 « Sermo 40, die sabbato post 3 dominicam», fol. 45. 314 Serm. 17e , série 6 du 1er dimanche de l’Avent, fol. 51. 315 Serm. 3e

du 3e
dimanche après la Pentecôte, fol. 14.

146 le culte du phallus vivent à pot et à cuiller, et les présentent toujours comme les principaux corrupteurs de la jeunesse. Il va même jusqu’à dire que les filles de douze ans sont déjà dressées au métier de courtisanes, et en vont à la moutarde. Le prédicateur Menot, qui, comme Maillard, a prêché longtemps à Paris, peint les mêmes auteurs avec les mêmes couleurs, les mêmes talents, avec des expressions aussi triviales, aussi peu ménagées. Barlette, autre prédicateur, n’est pas moins indécent. Je ne rapporterai, de ses sermons, qu’un seul passage, où, à propos de l’amour charnel, il introduit une jeune fille qui lui adresse ces paroles, que je suis forcé de paraphraser. «O mon père, mon amant m’aime beaucoup; il m’a donné de très belles manches rouges, m’a fait plusieurs autres présents. Il m’aime d’un véritable amour; je le vois bien, par l’ardeur apparente qu’il éprouve près de moi 316 .» Si les prédicateurs étaient aussi licencieux, on doit juger que les poètes, les conteurs et autres écrivains devaient l’être davantage. Les fabliaux, et surtout ceux qui sont contenus dans le troisième volume qu’en a publié Barbazan; les Contes de Boccace, ceux de la Reine de Navarre, les Cent Nouvelles racontées à la cour du duc de Bourgogne, le Pantagruel de Rabelais, et mille autres ouvrages de ce genre, en offrent la preuve. Les historiens n’ont pas été exempts de cette indécence dans la manière de décrire certains objets. Froissart, historiographe et chanoine, à propos du supplice de Messire Hugues le Despencier le fils, en rapporte une circonstance, avec des expressions de la plus grossière débauche 317. Jean d’Auton, prêtre et historiographe de LouisXII, en parlant, dans l’histoire de ce monarque, d’une naissance monstrueuse, emploie, au grand étonnement des lecteurs actuels, les mêmes expressions que Froissart; il les répète sans répugnance, et elles se trouvent, en toutes lettres, dans l’édition qu’en a donnée Théodore Godefroy 318. Le moine Gaguin, aussi historiographe de France, a composé un poème sur l’Immaculée Conception de la Vierge. «On y trouve, dit un moderne, les idées les plus sales et même les plus libertines; elles sont telles, qu’on ne peut les rendre en français, sans offenser la chasteté de notre langue.» 316 On ne peut, sans blesser toutes les règles de la pudeur, rendre autrement ce que le moine effronté ose, sans nécessité, exprimer dans ce sermon: «Vidimus cum turgescet virgultus», fait-il dire à cette jeune fille. Voyez «fructuosissimi atque amenissimi sermones fratris Gabrieli Barlette, dominica prima adventus Domini», fol. 266, v°. 317 Chroniques de Froissart, vol. i, chap. xiv, p. 11. 318 Histoire de Louis XII, par Jean d’Auton, chap. lix, p.221. 147 le culte du phallus Le même écrivain nous apprend qu’à son poème de l’Immaculée Conception, Gaguin joignit l’éloge d’une de ses maîtresses, cabaretière de Vernon. Dans cette pièce, il vante les gentillesses de cette belle, ses bons mots, la commodité de ses chaises, la bonté de son vin et des lits, et surtout les beautés cachées de la nymphe, que notre bon moine paraît connaître à fond319. Dans plusieurs écrits de ce temps, ce n’était pas seulement l’expression, mais la matière qui était indécente, et cette indécence est bien plus choquante, lorsqu’elle est alliée à des sujets de religion. En voici encore un exemple, dans une fable donnée, comme un événement véritable, par le prêtre qui la raconte pour l’édification publique. Elle est telle que, par respect pour certains lecteurs, je me garderai bien de la traduire littéralement. Un prêtre, véhémentement soupçonné d’avoir forniqué avec une très grande dame d’une ville, craignant d’être arrêté, prit la fuite. Arrivé dans une forêt, il rencontre un homme dont l’extérieur était celui d’un saint religieux. Vous êtes triste, lui dit-il, quelle en est la cause? contez-moi votre peine. Le prêtre avoua tout. Si vous étiez privé entièrement de ce qui, en vous, a été le plus coupable, lui ajouta le moine, vous pourriez retourner avec sécurité à la ville, et convaincre de calomnie ceux qui vous accusent. Voyons. Il voit, il touche, et le plus coupable disparaît. Il faut le dire, cet homme, sous l’apparence d’un saint moine, était le Diable en personne. Le prêtre, joyeux, retourne à la ville, pour offrir à ses accusateurs cette preuve irréfragable de son innocence. Il arrive dans son église, fait sonner les cloches, convoque le peuple. Là, en présence de la multitude, et monté sur un lieu éminent, il veut, avec confiance, produire sa preuve. Mais, ô miracle, ô déception du diable, il produit aux yeux des assistants une preuve toute contraire, et cette preuve est monstrueusement évidente 320. Si, en obscénité, ce conte n’égale pas les ouvrages impudiques de Pierre l’Arétin, ni le Capitolo del Forno, composé par Jean Casa, archevêque de Bénévent, il peut aller de niveau avec ceux de l’Arioste, de Bocace, de Coquillart, official de 319 Voici la description:

Risus, verba, jocos, fulcra, cubile, merum,
Albentes coxas, inguina, crura, nates.
Et veneris, etc.
Voyez Récréations historiques, t.II, pp.185, 186. 320 «Et religiosus, inquit; leva vestimenta tua et tangam illud. Prout tetigit, illud membrum

penitus illico disparuit. De quo sacerdos multum gavisus, in villam est reversus, et pulsatis campanis innocentiæ suæ sinceritatem ostenturus: et congregatis parochianis continuo spe plenus, stans in cancellis, et confidenter elevatis vestimentis, mox membrum suum abundantius quam prius apparuit; et sic ipsum dæmon in humana forma decepit.» (Tractatus 3 De credulitate dæ‑ monibus adhibendæ ; doctoris Felicis Hemmerlein. Malleus maleficorum, t.II, p.311.) 148 le culte du phallus Reims, de Beroalde de Verville, chanoine de Tours, de Rabelais, curé de Meudon, de l’abbé Grécourt, et de plusieurs autres conteurs de cette espèce, tous ouvrages dont la matière indécente doit entrer pour quelque chose dans la composition d’une histoire morale des siècles passés. Dois-je oublier ici le tableau des mœurs dissolues du xvie siècle, que nous a laissé Brantôme dans son volume des Dames galantes, etc.? Quelle corruption, et quelle couleur grossière emploie cet auteur pour nous la peindre, pour la préconiser, pour la rendre aimable! On y trouve tout ce que le génie de la luxure, favorisé par l’opulence, l’oisiveté et l’exemple, peut imaginer de plus recherché. Les personnes dont il décrit les déportements, étaient, par leur rang et leur fortune, à l’abri des vices qu’entraînent ordinairement le défaut d’éducation et l’indigence; ainsi, leur conduite en est moins excusable. C’étaient des rois, des princes, des grands seigneurs, des reines, des grandes dames, auxquelles il donne constamment la qualification d’honnêtes, lors même qu’il prouve qu’elles ne l’étaient pas; c’étaient des personnes d’une classe dont les actions servent le plus communément de modèle à celles des autres classes de la société. Les supercheries employées par les épouses pour tromper leurs maris, par les filles pour tromper leurs mères, leurs surveillantes, afin de satisfaire des goûts défendus, sont exaltées comme des actions vertueuses. L’assurance avec laquelle il fait l’éloge de ces désordres, frappe d’étonnement les lecteurs actuels, et donne la mesure de l’opinion et de la moralité de ses contemporains. C’est ainsi que Machiavel conseillait publiquement les crimes politiques, que le cardinal de Retz se vantait de ceux qu’il avait commis, que le vieux et sanguinaire Montluc se glorifiait de ses actes de cruauté, et que, longtemps avant eux, Pierre, abbé de Vaux-Cerney, faisait l’apologie des trahisons et perfidies dont son héros, le dévot et sanguinaire Simon de Monfort, se rendit coupable 321. 321 Qu’on lise, si on le peut sans indignation, les volumineux Commentaires de Blaise de Montluc, et l’on verra presque à chaque page les traits de sa cruauté. Ce n’est pas un ennemi qui l’en accuse, c’est lui-même qui s’en vante. Voici quelques-uns de ses titres de gloire. Malgré les traités qui permettaient aux protestants de Cahors de s’assembler pour faire le prêche, le clergé et les catholiques de cette ville mirent le feu au bâtiment où ceux de cette religion étaient réunis; et à mesure qu’ils échappaient aux flammes, ils étaient massacrés. La cour, à la nouvelle d’un pareil attentat nomma une commission pour juger les coupables. Plusieurs chanoines, et même l’évêque de Cahors, furent convaincus d’être les auteurs de l’incendie et des meurtres. Montluc, lieutenant du roi en Guyenne, arriva lorsqu’un chanoine nommé Viole, que dans son idiome gascon il appelle Bieule, allait être condamné à mort. Il s’adresse au président, et lui dit que s’il prononce la sentence, il le tuera. Dès le premier mot, dit-il, qu’il ouvrira la bouche, je le tuerai. Puis il lui dit: Tu déclareras ici devant moi ce que je te demande ou je te pendrai moimême de mes mains, car j’en ai pendu une vingtaine plus gens de bien que toi ni que ceux qui ont assisté à la séance. Après ce discours, digne d’un bourreau en colère, Montluc mit 149 le culte du phallus Tout se ressentait de cette grossièreté, de cette licence de mœurs. Les peintures, les tapisseries qui décoraient les maisons des riches, reçurent l’empreinte du siècle. J’invoque encore sur cet objet le témoignage d’un prédicateur du xve siècle. en fuite le tribunal et sauva les criminels. Il était toujours accompagné de deux bourreaux qu’on appelait ses valets de chambre. Lui-même s’en fait honneur. Je recouvrai secrètement, dit-il, deux bourreaux, lesquels on appela mes laquais, parce qu’il étaient souvent après moi. Ayant saisi un protestant nommé Verdier, il nous apprend qu’il avait deux bourreaux derrière lui bien équipés, et qu’il aida lui-même à l’exécution de ce malheureux. Un ministre protestant se hasarda de venir implorer un jour sa protection. «Je commence à jurer, dit Montluc, et l’empoignai au collet, lui disant: Je ne sais qui me tient que je ne te pende moi-même à cette fenêtre, paillard; car j’en ai étranglé de mes mains une vingtaine de plus gens de bien que toi… je peux dire avec vérité qu’il n’y a lieutenant de roi de France qui ait plus fait passer de huguenots par le couteau et par la corde que moi…; et si je n’en ai pas fait assez ni tant que j’ai voulu, il n’a pas tenu à moi.» On ferait un volume si l’on voulait rapporter tous les traits d’injustice, de perfidie, d’inhumanité dont ce vieux militaire s’honore dans les longs mémoires qu’il a écrit pendant sa vieillesse. Je n’ai jamais fait de lecture plus pénible. Les trahisons, les perfidies, les cruautés de Simon de Montfort surpassent peut-être celles de Blaise de Montluc. Je n’en citerai qu’un exemple. Simon de Montfort faisait, par ordre du pape, la guerre à RaimondVI, comte de Toulouse. Pour s’emparer des terres de ce comte, pour le dépouiller de ses biens, Simon de Montfort avait besoin de faire passer des troupes dans le Quercy : cela n’était pas facile par la force, il eut recours à la trahison. Le légat du pape se chargeait de trahir. Il fit des propositions de paix au comte de Toulouse, l’invita à venir dans l’église de Narbonne, afin d’y cimenter la paix aux pieds des autels. Le comte crut à la sincérité du prélat, suspendit les hostilités et se rendit avec ses principaux officiers dans l’église de Narbonne. La cérémonie eut lieu avec des solennités ordinaires; la religion sembla cautionner la sincérité des serments réciproques. Ces serments et l’appareil religieux qui devait les rendre plus sacrés, n’étaient qu’une comédie sacrilège que faisait jouer le légat, afin de faciliter le passage des troupes de Simon de Montfort dans le Quercy. Ce trait de scélératesse de la part de ce guerrier, qui en a bien fait d’autres, est moins étonnant que l’immoralité et l’effronterie de l’écrivain contemporain qui le raconte. «Pendant que le légat, dit-il, amusait, enjôlait, par une fraude pieuse, les ennemis de la foi assemblés à Narbonne, le comte de Montfort put s’avancer dans le Quercy et dans l’Agenois, y recevoir des renforts qui venaient de France, et combattre avec avantage les ennemis du Christ. O fraude pieuse! ô piété frauduleuse du légat!» Voici le texte:

«Egit ergo misericordia divina disposito, ut dum legatus hostes fidei, qui Narbonnæ erant

congregati, alliceret et compesceret, fraude pia, comes Montisfortis, et peregrini qui venerant à Francia, possent transire ad partes Caturcenses et Aginenses, et suos imo Christi impugnare inimicos. O legati fraus pia, o pietas fraudulenta !» Petrus Val. 5, chap. lxxviii.

Je ne ferai point ici d’observation particulière, le texte en dit assez; mais j’observerai qu’en

général nos anciens nobles, après avoir, pendant le cours de leur vie, commis toutes sortes de violences, voyant s’en approcher le terme, commençaient à avoir peur de l’enfer, et croyaient en esquiver les tourments et s’absoudre de leurs crimes nombreux, en donnant des biens aux monastères. C’est ainsi que le polichinelle des joueurs de marionnettes frappe ou tue sans raison tous ceux qui se présentent à lui, et finit par trembler devant le diable lorsqu’il apparaît. Simon de Montfort et Blaise de Montluc, ainsi que Catherine de Médicis et le cardinal de Richelieu, ont été placés dans l’ancienne galerie du Palais-Royal, au rang des hommes illustres de France. 150 le culte du phallus « Souvent les peintures et les tapisseries, dit-il, représentent des sujets abominables et pleins de dissolutions, capables d’émouvoir et d’enflammer les désirs des cœurs les plus insensibles. On en voit communément dans les palais, dans les chambres des princes, et plût à Dieu qu’il ne s’en trouvât pas dans celles des prélats et des ecclésiastiques. «J’ai vu, ajoute-t-il, et je ne mens point, des peintures aussi ordurières, dans l’intérieur d’une église très célèbre, et qu’on avait ainsi décorée pour la solennité de Pâques. J’en eus horreur en les voyant; je les fis enlever et porter ailleurs 322.» Le château de Fontainebleau, construit et décoré par des artistes italiens, que FrançoisI er avait attirés en France, présentait, suivant la coutume du temps, un grand nombre de peintures obscènes. «On voyait, dit Sauval, des dieux, des hommes, des femmes et des déesses qui outrageaient la nature, et se plongeaient dans les dissolutions les plus monstrueuses.» En 1643, la reine, parvenue à la régence, fit détruire de ces peintures, dit le même écrivain, pour plus de cent mille écus 323. Les livres manuscrits destinés à la prière, qu’on appelle des Heures, étaient autrefois ornés de miniatures. Les curieux en conservent, où ces miniatures offrent des scènes très scandaleuses 324. Combien de nudités et de demi-nudités ornaient autrefois et ornent encore les églises, et surtout leurs portails extérieurs? Que de saints et de saintes, en statues ou en tableaux, laissent à découvert ce qu’on ferait un crime aux gens du siècle de ne pas cacher? J’ai vu un Ecce Homo, nu comme la Vénus de Médicis, et qui comme elle, et presqu’aussi maladroitement qu’elle, employait ses mains pour couvrir ce qu’il ne faut pas montrer. J’ai vu des saintes, nues comme les trois Grâces de Germain Pilon, et qui, comme elles, étaient placées dans une église 325 . Le Jugement dernier, peint par Michel-Ange, dans la chapelle du Vatican, à Rome; le même sujet, traité par Jean Cousin, dans le tableau qu’on voyait autre322 « Sermonum dominicalium totius anni fratris guilellmi Pepin, sermo 2, dominica 23, post Trinitat., fol. 251.» 323 Amours des rois de France, par Sauval. 324 J’ai vu à la Bibliothèque nationale, au dépôt des manuscrits, des Heures écrites au quinzième siècle, ornées de belles miniatures dont quelques-unes, placées au commencement du volume, représentaient les quatre saisons. L’hiver était figuré par une chambre où l’on voyait assis des deux côtés d’une cheminée un homme et une femme dans le costume du temps. La dame était représentée relevant ses vêtements autant qu’il lui était possible de le faire étant assise. Les miniatures des livres d’église, manuscrits, offrent souvent des indécences plus révoltantes encore. 325 Le groupe des trois Grâces de Germain Pilon était placé dans une chapelle de la ci-devant église des Célestins à Paris. On le voit aujourd’hui dans le Muséum des Antiquités nationales. 151 le culte du phallus fois aux Minimes du bois de Vincennes, outre les nudités complètes, offrent des scènes, sinon luxurieuses, au moins qui prouvent l’intention licencieuse ou la gaîté déplacée de leur auteur. Dans les xiiie

et xive siècles, et par suite dans le xvie siècle, les arts d’imitation,

appropriés aux mœurs, produisaient souvent, pour les monuments civils et religieux, plusieurs ouvrages qui nous paraissent aujourd’hui indécents ou ridicules. On voyait encore, en 1660, dans la chapelle de sainte Marie l’Égyptienne, un côté de vitrage qui y était depuis plus de trois siècles, et que le curé de Saint-Germain-l’Auxerrois fit enlever à cette époque. Il représentait la sainte, sur le pont d’un bateau, troussée jusqu’aux genoux devant le batelier, avec ces mots au-dessous: Comment la sainte offrit son corps au batelier pour son passage 326 . Ceci n’est qu’une naïveté, conforme à l’usage du temps et à l’indifférence générale où l’on était pour les nudités; mais ce que je vais raconter offre des intentions bien caractérisées. Un abbé du couvent de Saint-Géraud d’Aurillac, avait fait peindre au xvie siècle, dans un cabinet de jardin, destiné à ses débauches, des figures nues, représentant les deux sexes dans les postures les plus indécentes. Ce cabinet portait un nom obscène, qui caractérisait sa destination327. Les désordres qui régnaient dans cette abbaye étaient si excessifs, que, d’après la plainte des habitants de la ville, elle fut sécularisée. 326 Essais historiques sur Paris, par Saint-Foix, t.I, p. 218. 327 Une enquête manuscrite, composée de plus de quatre-vingts témoins, et dont j’ai une copie, contient les faits les plus étranges, les plus scandaleux. L’abbé était Charles de Saint-Nectaire; il mourut en 1560. Le cabinet où étaient peintes des nudités portait le nom de f…toir de monsieur. Les généalogistes et les auteurs de Gallia Christiana nous disent que cet abbé, qui autorisait toutes sortes de crimes et débauches dans son couvent, était aussi illustre par sa no‑ blesse que par sa piété. Chercher la vérité dans certaines histoires, c’est comme si on la cherchait dans les formules de compliments que s’adressent, chez les nations civilisées, des hommes peu familiers qui se visitent. 152 CHAPITRE XV: Suite du même sujet, de la fête des fous et des sous-diacres; des processions composées de personnes en chemise ou entièrement nues; des flagellations publiques; de l’usage de donner les innocents, etc. Quelques sectes du christianisme prescrivaient des actes généralement réprouvés par la bienséance et la religion. Les Adamites, les Turlupins, les Picards et certains Anabaptistes, allaient nus et commettaient l’œuvre de la chair devant tout le monde. On a vu très récemment quelques libertins, couvrant d’un voile religieux leurs dispositions à la débauche, chercher, mais vainement, à propager la même doctrine. Passons à d’autres sujets. Les fêtes des fous, des sous-diacres, de l’âne, etc., imitées des saturnales antiques, et qui se célébraient dans presque toutes les églises de France, mériteraient ici une longue exposition. Quoique leurs cérémonies burlesques et indécentes soient très connues et attestées par un grand nombre de témoignages authentiques, mon sujet exigeant que j’en fasse mention, j’en parlerai, mais le plus succinctement qu’il me sera possible. Les prêtres d’une église élisaient un évêque des fous, qui venait, pompeusement accompagné, se placer dans le chœur sur le siège épiscopal. La grand’messe commençait alors; tous les ecclésiastiques y assistaient, le visage barbouillé de noir, ou couvert d’un masque hideux ou ridicule. Pendant la célébration, les uns, vêtus en baladins ou en femmes, dansaient au milieu du chœur et y chantaient des chansons bouffonnes ou obscènes. Les autres venaient manger sur l’autel des saucisses et des boudins, jouer aux cartes ou aux dés, devant le prêtre célébrant, l’encensaient avec un encensoir, ou brûlaient de vieilles savates, et lui en faisaient respirer la fumée. Après la messe, nouveaux actes d’extravagance et d’impiété. Les prêtres, confondus avec les habitants des deux sexes, couraient, dansaient dans l’église, s’excitaient à toutes les folies, à toutes les actions licencieuses que leur inspirait une imagination effrénée. Plus de honte, plus de pudeur; aucune digue n’arrêtait 153 le culte du phallus le débordement de la folie et des passions. Le lieu saint qui en était le théâtre n’en imposait plus. Au milieu du tumulte, des blasphèmes et des chants dissolus, on voyait les uns se dépouiller entièrement de leurs habits, d’autres se livrer aux actes du plus honteux libertinage. La scène se portait ensuite hors de l’église. Moins sacrilège, elle n’en était pas plus décente. Les acteurs, montés sur des tombereaux pleins d’ordures, s’amusaient à en jeter à la populace qui les entourait. Ils s’arrêtaient, de distance en distance, vers des théâtres, dressés exprès pour leurs folies. Là, ils renouvelaient leurs jeux en face du public. Les plus libertins d’entre les séculiers se mêlaient parmi le clergé, et, sous des habits de moines ou de religieuses, exécutaient des mouvements lascifs, prenaient toutes les postures de la débauche la plus effrénée, et ces scènes étaient toujours accompagnées de chansons ordurières et impies. Ces cérémonies, étonnantes par leur mélange avec la religion, par le lieu sacré où elles s’exécutaient en partie, et par la dignité sacerdotale dont étaient revêtus les acteurs, ont subsisté pendant douze ou quinze siècles; elles ont trouvé des apologistes parmi les docteurs de l’église, et n’ont été abolies qu’avec la plus grande difficulté 328. Dans les premiers siècles du christianisme, les prélats fouettaient les pénitents pour les réconcilier à l’église 329. Lorsque vers la fin du onzième siècle la confession fut généralement établie parmi les chrétiens, les confesseurs fouettèrent eux-mêmes leurs pénitents et pénitentes, qui, pour cette exécution, se plaçaient dans un lieu secret de l’église. Saint-Louis, roi de France, se laissait fouetter très rudement par ses confesseurs. On sent quels désordres devaient résulter de pareilles pénitences, plus propres d’ailleurs à allumer qu’à éteindre certaines passions 330. Ceux qui étaient excommuniés, pour obtenir leur absolution, étaient fouettés publiquement, et souvent on les forçait de suivre, tous nus, les processions, et de porter à la main, ou pendu au cou, l’instrument de leur supplice. 328 Voyez Mémoires pour servir à la fête des Fous, par Dutilliot. 329 De sacra episcoporum autoritate, J. Filesac, p. 365 ; Glossaire de Ducange, au mot palmata ; Glossaire de Carpentier, au mot discipline. 330 Les prêtres vendaient la confession. Il arrivait que les jeunes filles qui voulaient gagner leurs pâques et qui n’avaient point d’argent pour payer le confesseur, se prostituaient pour en avoir. Voici ce que rapporte dom Carpentier, dans son supplément au Glossaire de Ducange au mot confessio. «Le suppliant ayant rencontré une jeune fille de quinze à seize ans, lui requiert qu’elle voulût qu’il eût sa compagnie charnelle, ce qui lui fut accordé par elle; parmi ce qu’il lui promit de donner: une robe et chaperon, de l’argent pour avoir des souliers et pour aller à confesse le jour de Pâques.» 154 le culte du phallus Quelquefois le patient ou la patiente, entièrement nu, recevait le fouet pendant tout le cours de la procession. Il ne s’en faisait guère qui ne fût accompagnée de quelques individus, de l’un ou l’autre sexe, le corps entièrement découvert et rougi par les coups de fouet. Cet usage barbare et indécent s’est conservé jusqu’au seizième siècle. Ce fut sans doute l’habitude de voir des pénitents tous nus et fouettés, suivre les processions pour obtenir l’absolution de leurs péchés, qui inspira l’idée de ces attroupements d’hommes et de femmes nus, de ces nuées de fouetteurs qui, vagabondant en procession, de ville en ville, offrirent, pendant trois ou quatre siècles, le spectacle de leur nudité, de leur dévotion extravagante, et de leur noble émulation à se déchirer le dos à grands coups de fouet. L’Allemagne fut, en 1257, le premier théâtre de ces tristes et lamentables farces. Bientôt, en 1260, l’Italie imita un si bel exemple; elle offrit au peuple entier, transporté d’une sainte fureur, armé du fouet, marchant en procession et se flagellant à tour de bras. «Nobles et roturiers, jeunes et vieux, les enfants, même de cinq ans, parcouraient les rues et les places publiques des villes, et, sans pudeur, s’y montraient entièrement nus à l’exception des parties sexuelles qui étaient seules couvertes… On les voyait par troupes de cent, de mille, de dix mille, précédés de prêtres, portant la croix et la bannière, remplir les villes, les églises, et se prosterner devant les autels. Les bourgs, les villages n’en étaient point exempts. Les plaines, les montagnes semblaient retentir de leurs lamentations 331.» Les femmes s’en mêlèrent; nobles ou non, vierges ou épouses, se fouettèrent sans pitié; point de bras qui ne fut fouettant, point de dos qui ne fut fouetté. Mais ces flagellations ne furent pas du goût de tout le monde. Le pape AlexandreIV refusa de les approuver, la France de les adopter, et le roi de Pologne porta des peines graves contre les flagellants qui tenteraient de s’introduire dans ses états. En 1296, de nouvelles troupes de fouetteurs parurent en Allemagne; mais en 1349, la contagion était générale. L’Allemagne fut inondée d’hommes et de femmes nus, qui se fouettaient à toute outrance. L’Angleterre devint aussi le théâtre de leur religieuse fureur. La France s’en préserva. On vit cette fois les femmes animées d’un beau zèle, courir les villes et les campagnes, et exposer à l’admiration publique, leur nudité ensanglantée. Cette manie ne se calma un peu qu’au seizième siècle, où les fouetteurs furent organisés en sociétés de pénitents ou de battus, qui se sont maintenus jusqu’à ces 331 Histoire des Flagellants, par l’abbé Boileau. 155 le culte du phallus derniers temps. Ils eurent la permission de se déchirer la peau tant qu’ils le voudraient; et, non pas celle de vagabonder en se fouettant 332. De si beaux exemples ne furent point sans fruits; ils autorisèrent une autre institution moins cruelle, aussi pieuse et aussi indécente. Depuis le treizième jusqu’au dix-septième siècle, on vit des processions composées d’hommes, de femmes et d’enfants en chemise ou absolument nus. Les Romains, pour obtenir de leurs dieux la pluie ou le beau temps, faisaient anciennement des processions, nu-pieds, appelées nudipedalia. Les premiers chrétiens s’en moquaient 333, mais les chrétiens, dans les siècles suivants, ne s’en moquèrent plus, imitèrent les nudipedalia, et firent, par les mêmes motifs, des processions nu-pieds. Déjà, au septième siècle, on voit l’empereur Héraclius faire une procession les pieds et la tête nus. Au huitième, Charlemagne en fit une pareille avant d’aller soumettre les Huns. Ces exemples furent généralement imités. C’est le sort des abus, lorsqu’ils ne sont point réprimés dans leur origine, d’aller toujours en croissant. On poussa plus loin cette dévotion; la nudité ne se borna point aux pieds ou se dépouilla de ses habits, et l’on fit des processions en chemise. Les xiiie , xive

et xve siècles offrent un grand nombre d’exemples de processions,

composées de personnes de tous les âges, de tous les états, de tous les sexes, nupieds et en langes, comme on s’exprimait alors, c’est-à-dire, n’ayant pour tout vêtement qu’une chemise. C’était aussi dans cet équipage qu’on allait faire des pèlerinages volontaires ou forcés. Lorsqu’en 1224, LouisVIII se rendit à la Rochelle pour en chasser les Anglais, la reine Isemburge, et autres princesses, firent célébrer à Paris, pour le succès de ses armes, une belle procession, où les habitants, et même des étrangers, figuraient nu-pieds et en chemise; quelques-uns même étaient absolument nus 334. En 1241, les habitants de Liège, à cause d’une grande sécheresse, instituèrent 332 Voyez sur ces différentes insurrections de fouetteurs, le Glossaire de Ducange, aux mots verberatio, pœnitentiarum, redemptiones, gesta trevirorum archiepiscoporum, sub anno 1296 ; Am‑ plissima collectio, t.IV, pp. 362, 419. Chronic., Alberti; Continuatio altera chronici, Guillelmi de Nangis; Spicileg, d’Achery, t.III, p. 111 ; Anonimi Carthusieusis, de religionum origine; Amplis‑ sima collectio, t.IV, p. 81; Thesaurus anecdotorum, t.II, p.906, etc. 333 C’est Tertullien surtout qui se moque des nudipedalia, et de plusieurs autres pratiques païennes que les chrétiens ont depuis imitées. Voyez Tertuliani apologeticus, chap. xl ad finem. 334 Guillaume Guyart, dans son livre intitulé La Branche aux royaux lignages, dit à ce sujet:

Des gens privés et d’étranges
Par Paris, nus-peds et en langes,
Que nul des trois n’ot chemise.

156 le culte du phallus une procession, où il fut résolu que le clergé et le peuple marcheraient, pendant trois jours consécutifs, les pieds nus et en chemise 335 . Joinville avoue que lui-même, prêt à partir pour la croisade, visita plusieurs monastères où étaient des corps saints, et qu’il fit cette espèce de pèlerinage, pieds déchaus et en langes 336 . Saint-Louis, étant en Palestine, ordonna une procession où les chrétiens devaient se trouver nu-pieds et en langes 337. Une jeune fille fut guérie au tombeau de saint Louis. Sa mère fit vœu d’aller avec elle chaque année en pèlerinage vers ce tombeau, nu-pieds et en langes. Un ancien commentaire sur le Psautier porte ces mots: C’est encors coutume en seinte église que li peneanciers (pénitents) vont nuz-pied et en langes 338. Il est inutile de fatiguer le lecteur par de nouvelles citations, de s’arrêter à prouver moins, quand on peut prouver plus, et d’ajouter de nouveaux témoignages de l’usage de faire des processions en chemise, lorsque je peux démontrer que l’on s’y montrait tout nu et dépouillé de ce dernier voile, et que les chrétiens se portèrent, par excès d’indécence. Nous avons déjà vu que dans la procession faite à Paris en 1224, pour le succès des armes de LouisVIII, parmi ceux qui figuraient en chemise, il s’en trouvait de plus zélés qui s’y présentèrent tout nus. On lit, dans le livre des Miracles de saint Dominique, qu’un particulier fit vœu de venir visiter les reliques de ce saint, les pieds nus et sans chemise, nudis pedibus et sine camisia 339. Des lettres de grâces, de l’an 1354, condamnent un coupable à faire un pèlerinage nus-pieds, sans vêtements, et sans chemise 340. En 1315, des pluies abondantes, accompagnées de frimas, firent, au mois de juillet, désespérer de la récolte. Pour obvier à cette calamité, on eut recours aux processions. Il s’en fit une, de Paris à Saint-Denis, célèbre par la grande multi335 Amplissima collectio, t.IV, p. 1101. 336 Histoire de Saint Louis, par Joinville, ed. 1761, p. 27. 337 Vie de Saint Louis, par le confesseur de la reine Marguerite, p. 326. 338 Voyez le Glossaire qui est à la suite des Vies, Annales, Histoires et Miracles de Saint Louis, au mot langes. On y trouve aussi ces deux vers tirés du fabliau de la Patrenostre du vin:

S’irez en langes et deschaux.
Et par les froiz et par les chaux.
Dans le roman de Wace, on lit des deux vers, cités par Ducange, au mot peregrinatio :
En Jérusalem fit pérégrination,
En langes et nuz-piez à grand dévotion.
Voyez aussi le supplément au Glossaire de Ducange, par Carpentier, aux mots lingius et roba

lingia. 339 Supplément au Glossaire, par dom Carpentier, au mot camisia. 340 «Nudus pedes et sine robis lingis», supplément idem, au mot lingius. 157 le culte du phallus tude de personnes des deux sexes qui s’y trouvèrent. Elle fut suivie de plusieurs processions particulières, où tous assistants, excepté les femmes, étaient entière‑ ment nus 341. On pensait sans doute alors que les femmes étaient moins susceptibles de s’enflammer la vue des nudités viriles, que les hommes l’étaient à celle des nudités féminines. Vers la fin du seizième siècle, époque où la raison commençait à faire quelques progrès, mais qui furent presque neutralisés par les progrès que fit en même temps le fanatisme, on vit plusieurs processions où les hommes et les femmes marchaient nu-pieds et en chemise. Quelques écrivains du temps en font mention, et s’en moquent; l’esprit de parti peut avoir dirigé leur plume, peut les avoir portés à exagérer les folies de leurs antagonistes: ils sont suspects. Ce n’est point de leurs écrits que je veux emprunter mes citations, mais de celui d’un bon et zélé catholique, dont je rapporterai scrupuleusement les paroles. «Ledit jour (30 janvier 1589) de lundi, se fit aussi, en ladite ville (de Paris), plusieurs processions auxquelles il y a quantité d’enfants, tant fils que filles, hommes que femmes, qui sont tous nus en chemise, tellement qu’on ne vit jamais si belle chose, Dieu merci. Il y a telle paroisse où se voit de cinq à six cents personnes tous nus et à quelques autres, huit à neuf cents…, selon la grandeur des paroisses. «Le lendemain, mardi, dernier jour dudit mois, se firent de pareilles proces‑ sions lesquelles s’augmentent de jour en jour en dévotion, Dieu merci. «Ledit jour (3 février), se firent, comme aux précédents jours, de belles processions où il y a en avait grande quantité de tous nus, et portant de très belles croix. Quelques-uns qui étaient à ladite procession, nus, avaient attaché à leurs cierges ou flambeaux de cire blanche qu’ils portaient, des croix de Jérusalem; les autres, les armoiries desdits défunts cardinal et duc de Guise; aussi quelques-uns desdits qui étaient en procession avaient par-dessus leur chemise ou autre linge blanc qu’ils avaient, de grands chapelets de patenôtres. Le lendemain, quatrième dudit mois de février fut fait de pareilles processions. Ledit jour de mardi, quatorzième dudit mois de février, et jour de caresme-prenant, et jour que l’on avait accoutumé que de voir des mascarades et folies, furent faites, par les églises de ladite ville, grande quantité de processions que y allaient en grande dévotion, même la paroisse de Saint-Nicolas-des-Champs, où il 341 «Quin imo, exceptis mulieribus, totis nudis corporibus processionaliter confluentem.» (Continuhation Chronic., de Nangis, an 1315 ; Spicilegium d’Achery, t.III, p. 70.) 158 le culte du phallus y avait plus de mille personnes, tant fils, filles, hommes que femmes, tous nus, et même tous les religieux de Saint-Martin-des-Champs qui étaient tous nus pieds; et les prêtres de ladite église de Saint-Nicolas, aussi nus pieds et quelques-uns tous nus; comme était le curé, nommé François Pigenat, duquel on fait plus d’estat que d’aucun autre, qui était tout nu, et n’avait qu’une guilbe de toile blanche sur lui 342. «Ledit jour, vendredi vingt-quatre dudit mois de février, tout au long du jour, l’on ne cessa de voir aussi les processions, et auxquelles il y avait beaucoup de personnes, tant enfants que femmes et hommes, qui étaient tous nus, et lesquels portaient et représentaient tous les engins et instrumente desquels notre Seigneur avait été affligé en sa passion, et entr’autres les enfants des jésuites joints à ceux qui y vont à la leçon, lesquels étaient tous nus et étaient plus de trois cents, deux desquels portaient une grosse croix de bois neuf pesant plus de cinquante, voire soixante livres, et y avait trois chœur de musique 343.» Le curé de Saint-Eustache, plus raisonnable que les autres curés de Paris, voulut faire quelques remontrances sur ces pieuses indécences; on le traita de politique et d’hérétique. Il fut contraint, pour éviter la fureur populaire, de se mettre à la tête des processions « où, dit l’Estoile, hommes et femmes, garçons et filles, marchaient pêle-mêle, et où tout était de carême prenant; c’est assez dire qu’on en vit des fruits 344.» Voilà l’usage des nudités, des indécences religieuses, bien prouvé par des témoins oculaires et surtout par un témoin qui en a fait l’apologie, comme d’une chose louable et sainte. Cette apologie naïve est une conséquence nécessaire des opinions du temps où elle a été faite. Les nudités n’étaient point encore des indécences, et pouvaient s’associer avec les actes religieux. On portera le même jugement sur un autre usage, en vigueur dans les mêmes temps; quoique ennobli par des qualifications et des cérémonies religieuses, il était plus indécent et plus susceptible d’abus que celui dont je viens de parler. Le jour, la veille ou le lendemain de quelques fêtes solennelles de l’église, les personnes les plus vigilantes, soit séculières, soit ecclésiastiques, allaient de 342 Guilbe est certainement le même que guimple, dont nous avons fait guimpe. Guimple était une bande de toile dont les femmes couvraient leur gorge, et que les chevaliers plaçaient sur leurs casques. (Voyez Ducange, au mot Guimpla.) Ainsi, le curé Pigenat, un des plus célèbres boutefeux de la Ligue, ne devait être, par cette faible draperie, que très légèrement couvert. 343 Journal des choses advenues à Paris depuis le 23 décembre 1388 jusqu’au dernier jour d’avril 1389, imprimé parmi les preuves du Journal d’Henri III, t.II, p. 459. 344 Journal d’Henri III, par de l’Estoile, sous l’année 1389. 159 le culte du phallus grand matin, en cérémonie, trouver dans leur lit ceux ou celles qui y dormaient encore. Au Puy en Velay, le jour de Pâques et les six jours suivants, quelques chanoines, après matines, accompagnés de choriers et d’enfants de chœur, précédés de la croix et du bénitier, se rendaient processionnellement chez leurs confrères paresseux, entraient furtivement dans leur chambre, les surprenaient au lit, leur donnaient de l’eau bénite, et chantaient l’antienne: Hæc dies quam fecit Deus, etc. Le chanoine paresseux s’habillait aussitôt, était conduit avec cérémonie à l’église, et condamné à payer un déjeuner à ceux qui l’avaient réveillé 345 . Le même usage se pratiquait à Nevers. Les Chanoines, et autres membres du clergé, allaient, dans l’intervalle de la fête de Pâques et de celle de la Pentecôte, réveiller en cérémonie leurs confrères paresseux. Sans doute cette pratique était, à Nevers, accompagnée de circonstances indécentes ou criminelles; car, en 1246, elle fut prohibée sous peine d’excommunication, et le statut qui porte cette prohibition, la traite d’usage détestable 346 . On verra bientôt, par les faits suivants, de quelle nature pouvaient être ces indécences, et ce qui a pu mériter, à cette cérémonie, la qualification de détesta‑ ble. Dans quelques villes, les habitants, le lendemain de la Pentecôte, et de grand matin, s’introduisaient dans les maisons de ceux qui n’étaient point encore éveillés, en emportaient quelques effets qu’ils trouvaient sous leurs mains, et allaient ensuite faire un repas à l’auberge. Celui à qui on avait enlevé ces effets était obligé, pour les ravoir, de payer l’écot 347. A Nantes, une cérémonie pareille était en usage le lendemain de la fête de Pâques. Voici ce qu’on trouve, dans le concile tenu en cette ville en 1431, où cet usage fut prohibé: «Les prêtres des églises et quelques autres personnes se répandent dans les maisons de la ville, entrent dans les chambres, saisissent ceux qui sont couchés dans leur lit, les emmènent tous nus dans les rues et dans les places publiques, les conduisent ensuite, en poussant de grands cris, dans les églises, les placent sur l’autel et ailleurs, et jettent de l’eau sur eux, ce qui trouble l’office divin, occasionne des accidents, comme des lésions et quelquefois des mutilations de membre. En outre, quelques autres personnes, prêtres ou laïcs, vont, de grand matin, le premier jour du mois de mai, dans les maisons de leurs voisins. Ils en 345 Mercure de France, mai 1735, p.898. 346 Fragmentum statutorum ecclesiæ Nivernensis, thesaur. anect., t.IV, p. 1070. 347 Supplément au Glossaire de Ducange, au mot pentecoste. 160 le culte du phallus emportent quelques effets, et forcent ceux à qui ils appartiennent de payer pour les ravoir 348.» A Angers, même coutume; les personnes trouvées le matin dans leur lit étaient également portées dans l’église et sur l’autel entièrement nues. Ce sont les expressions du concile d’Angers, qui, en 1448, prohiba cette pratique. On la nommait dans quelques villes Prisio ; mais dans d’autres pays où elle avait lieu le jour de la fête des Saints Innocents, elle en reçut le nom. On disait innocenter, donner les innocents, pour exprimer l’action d’aller, le jour de cette fête, réveiller quelqu’un et en même temps lui donner le fouet. La flagellation formait, ce jour-là, une partie essentielle de la cérémonie. Elle était la peine infligée à la personne paresseuse. On croit que Rabelais avait en vue cet usage, lorsqu’il fait dire au juge Grippeminaut: «Or ça, vous autres gentils innocents, or çà, y serez bien innocentes, etc. 349.» La galanterie du vieux temps parvint, en certains lieux, à enlever cette cérémonie à la religion; elle s’en empara entièrement. C’était l’usage des jeunes gens, c’était même leur privilège, d’aller ce jour-là, de grand matin, surprendre leurs maîtresses au lit, et d’agir auprès d’elles comme un maître d’école agit envers ses élèves indociles. On prévoit que la jeunesse des acteurs de cette scène aiguillonnante les portait à étendre ce privilège au delà de ses bornes, et que l’abus, trop voisin de l’usage, devait naturellement en être la suite. On raconte qu’un seigneur du Rivau, prenant congé de quelques dames pour se rendre à une partie de chasse, dans un lieu fort éloigné, entendit l’une d’elles dire: Nous allons dormir à notre aise, et nous passerons les Innocents sans les recevoir. Ces paroles frappèrent du Rivau. Il vole à son rendez-vous, puis fait rapidement vingt lieues de chemin pour arriver de grand matin le jour des Innocents chez la dame, la surprend au lit, et use du privilège de la fête 350 . Cette coutume existait à Dijon. Voici ce qu’on lit dans les Escraignes Dijon‑ naises: «Vous savez que l’on a à Dijon cette peute coutume de fouetter les filles le jour des Innocents, laquelle est entretenue par les braves amoureux, pour avoir occasion de donner quelques choses aux estresnnes à leurs amoureuses.» C’est à ce sujet que l’auteur rapporte deux aventures qu’on ne trouvera point ici 351 . 348 «Concilium Nanetense, anno 1491 », supplément au Glossaire de Ducange, par Carpentier, au mot Prisio. 349 Pantagruel, l. V, chap. xii. 350 Alphabet de l’auteur Français à la suite du Pantagruel de Rabelais, aux mots fouetteurs du Rivau. 351 Les Escraignes Dijonnaises, l. I, sect.18. 161 le culte du phallus Marot témoigne l’existence de cet usage, et surtout de son abus, dans les vers suivants: Très chère sœur, si je savoys où couche Vostre personne au jour des innocents, De bon matin je yrois à vostre couche Veoir ce gent corps que j’ayme entre cinq cents. Adonc ma main (veu l’ardeur que je sens) Ne se pourroit bonnement contenter Sans vous toucher, tenir, taster, tenter. Et si quelcqu’ung survenait d’adventure, Semblant ferroys de vous innocenter: Seroit-ce pas honneste couverture? On voit que les jeux des Innocents ne méritaient pas toujours cette qualification. Cet usage, si j’en crois une personne digne de foi, se pratiquait, il n’y a pas longtemps, le 1ermai et les jours suivants, dans la Lorraine allemande. On allait ces jours-là, de grand matin, chez ses voisins. Ceux ou celles qui se trouvaient endormis étaient impitoyablement fouettés avec des orties. L’on m’assure que le même usage existe encore en Piémont. Combien pourrais-je joindre ici d’autres pratiques, d’autres institutions pareilles, toutes aussi indécentes, et qui marqueraient tout aussi fortement le caractère, les mœurs, les opinions des siècles qu’on nomme le bon vieux temps, si le cercle étroit où je me suis circonscrit ne me forçait de m’arrêter? Dans ce cadre, très restreint, me soumettant aux convenances de mon siècle, j’ai beaucoup adouci, au lieu de charger les couleurs; je n’ai levé qu’un coin du voile qui nous cache les mœurs du temps passé, et ce que j’ai montré suffit sans doute pour les faire juger. Si, à ces détails déjà très dégoûtants, j’eusse joint les traits de mauvaise foi, de perfidie, de tyrannie, de férocité qui caractérisent ces siècles de ténèbres et de malheurs, quelle révoltante peinture j’eusse offert à mes lecteurs! Comment les mœurs n’auraient-elles pas été portées au dernier degré de corruption, dans ces siècles d’ignorance et de crimes, puisque ceux-là mêmes qui étaient préposés pour les diriger, donnaient l’exemple de la dissolution la plus excessive? J’en ai déjà rapporté quelques preuves, en voici de nouvelles. Le concubinage des prêtres était alors comme dans les siècles précédents, universel et public. Les prélats profitaient de ce désordre, et vendaient aux ecclésias- 162 le culte du phallus tiques qui n’étaient point mariés, la permission d’avoir des concubines. Chaque prêtre, même ceux qui, à cause de leur âge, ne se souciaient plus de cette facilité, étaient obligés, dans quelques diocèses d’Allemagne, de payer une taxe pour cette permission. Les habitants de Strasbourg se plaignirent au cardinal Campège, de ce que leur évêque s’opposait au mariage des prêtres de son diocèse, tandis que les ecclésiastiques non mariés menaient une vie infâme, et, au grand scandale du public, entretenaient plusieurs femmes libertines dans leurs maisons. Le cardinal répondit qu’il savait que les évêques d’Allemagne étaient en usage de faire payer aux prêtres la permission de vivre dans la débauche; que peut-être ces prélats avaient leur raison pour en agir ainsi; que, pour lui, il ne pouvait permettre aux prêtres de se marier; qu’il valait mieux qu’ils entretinssent plusieurs concubines dans leur maison, qu’une épouse 352 . Ailleurs, on vit des habitants des campagnes qui ne voulaient point recevoir de curé, à moins qu’il n’eut une concubine, de crainte que ces curés ne débauchassent leurs femmes. Des prêtres du Milanais assassinèrent un certain Heribalde Corta, parce que, le premier, il voulut parmi eux proscrire le mariage 353 . Aussi les prêtres étaient si méprisés, qu’un auteur contemporain dit, au commencement du treizième siècle, que les seigneurs ne permettaient plus qu’aux fils de leurs fermiers, de leurs domestiques, de leurs serfs, d’embrasser l’état ecclésiastique; que les prêtres eux-mêmes avaient tellement avili leur état, qu’ils n’osaient plus se montrer en public pour ce qu’ils étaient, et avaient soin de cacher leur couronne ou tonsure, qui pouvait les faire connaître; qu’ils étaient, par les séculiers, plus méprisés que les juifs mêmes, ce qui est beaucoup dire; enfin, que pour exprimer la pire de toutes les conditions, on employait vulgairement 352 « Scire se, Germaniæ episcoporum hunc esse morem, ut acceptaà pecunia scortationem suis permittant. Fore etiam, ut ejue facti rationem aliquando reddant; sed tamen idcirco non istis licere matrimonium contrahere; et quod sacerdotes fiant mariti, multo esse gravius peccatum, quam si plurimas domi meretrices alant.» (Jo. Sleidani, de Statu religionis et reipublicæ, l. IV, an. 1524, p. 62, v°.) Cet usage adopté par les évêques de vendre aux prêtres subalternes la permission d’avoir des concubines, se trouve encore attesté par une pièce, composée en 1522, à la diète de Nuremberg, imprimée dans le Catalogue testium veritatis, et intitulée Centum grava‑ mina. Voici ce qu’on y lit, à l’article 75 : «Les officiaux, en tirant des religieux et prêtres séculiers un tribut annuel, leur permettent d’entretenir publiquement des concubines et des femmes de joie, dont ils ont des enfants.» A l’article 91, on lit aussi: «La plupart des évêques et leurs officialités ne permettent pas seulement aux prêtres d’avoir des concubines, en payant un tribut, mais même, s’il y a quelques prêtres sages qui veulent vivre en continence, on ne laisse pas de leur faire payer le tribut du concubinage, sous le prétexte que M. l’évêque a besoin d’argent.» 353 Voyez sur ces deux faits, Silvæ nuptialis Joannis de Nevisanis, 1 I, pp. 70-72, de Nicolas de Clémengis, de Præsulibus Simoniacis, p.165, col. i. 163 le culte du phallus cette imprécation proverbiale: J’aimerais mieux être prêtre que d’avoir fait une telle chose 354 . Lorsque le concile de Constance s’assembla dans cette ville, on vit, au grand scandale des séculiers, un nombre incroyable de prostituées y accourir à la suite des prélats qui le composaient 355. Thierry de Niem, secrétaire du pape Urbain vi, et depuis évêque, nous apprend que c’est un usage reçu parmi les prélats et les prêtres de l’Islande et de la Norvège, de tenir publiquement des concubines. «Lorsque les évêques, dit-il, vont deux fois l’an faire des visites chez les prêtres subalternes, chez les curés, ils amènent avec eux leurs maîtresses, qui ne leur permettent point de faire ces voyages sans elles, parce qu’elles sont reçues magnifiquement par les curés et par leurs concubines, qu’elles en reçoivent des présents, et parce quelles craignent que leur évêque, trouvant les concubines des prêtres visités plus belles qu’elles, en devienne amoureux 356. L’auteur du livre intitulé Speculum humanæ vitæ, après avoir passé en revue les abus multiplies qui existaient de son temps dans toutes les classes du clergé, parle ainsi des chanoines: «Plus ils sont libres, plus ils sont licencieux, et se livrent à tous les vices. Une seule femme ne suffit point à un seul chanoine, et outre celle qui vit avec eux dans leur maison comme leur épouse, ils ont encore un grand nombre de jeunes filles pour concubines 357 .» Pierre d’Ailly, cardinal, qui vivait au quatorzième siècle, dans son Traité sur la reformation de l’église, après avoir dit que la corruption des ecclésiastiques est excessive; que leur oisiveté, leur orgueil, leur colère, leur gourmandise, leur luxure scandalisent les séculiers, ajoute: «Ce qui est plus scandaleux encore, c’est 354 Chronic. Guillem. de Podio Laurent, chap.VI; et Histoire générale du Languedoc, par dom Vaissette, t.III, I, XXI, p.121. 355 «Fuit denique fama communis virorum fide dignorum, eo tempore quo Constantiense concilium generale celebratur… quod verecundum est dictu, incredibilis meretricum multitudo aderat.» (Francisci Joannis Nider, Ordinis Prædicatorum de Maleficiis, chap.ix, ad finem.) 356 «In eisdem etiam paribus Hyberniæ et Norwegiæ, juxta consuetudines patriæ, licet episcopis et presbyteris tenere concubinas, et eisdem visitantibus bis in anno subditos sibi presbyteros, ac ecclesiasticorum parochialium que rectores suam dilectam ducere secum ad domas et hospitia eorum dem subditorum presbyterorum. Nec ipsa dilecta permittit episcopum amasium visitatis in hospitiis eorum, presbyterorum à quolibet presbytero capiat visitato, et ne amasias visitans, episcopo forte vidente eam pulchriorem, illam etiam adamaret etc.» (Nemoris unionis tractatus, chap. xxxi, p.377.) 357 «Demum quanto liberiores sunt canonici, tanto licentius in plurima debacchantur vitia. Nec una uni sufficit muliercula, nisi retentam in domo habeat ut uxorem, concubinas vero et adolescentulas quorum non est numerus.» (Speculum humanæ ecclesiæ : sect. de reformatione cæterorum ecclesiasticorum.) 164 le culte du phallus la coutume abominable que plusieurs d’entre eux ont aujourd’hui adoptée; ils n’ont pas de honte d’avoir des concubines et de les avouer publiquement 358 .» Gerson, chancelier de Paris, et disciple du cardinal Pierre d’Ailly, ne déclame pas moins vivement contre les prêtres concubinaires et les désordres du clergé. L’un et l’autre parlent encore des couvents de religieuses, qu’ils traitent de lieux de débauche, d’assemblages de prostituées 359 . L’évêque Thierry de Niem, déjà cité, parle avec plus de détails des débauches de religieuses: elles étaient, suivant lui, en proie à la luxure des évêques, des moines et des frères convers. Les enfants nés de ce libertinage étaient placés dans les couvents; quelquefois les religieuses se faisaient avorter, ou bien, ajoutant crime sur crime, de leurs mains maternelles et scélérates, elles arrachaient la vie à l’être qui venait de la recevoir. « Si des personnes séculières, dit-il, se rendaient coupables des forfaits que commettent ces religieuses, elles seraient condamnées, suivant les lois, au dernier des supplices 360 .» Ceci rappelle ce que rapporte le moine Mathieu Pâris, historien anglais, de l’évêque de Lincoln, qui, sous le règne d’HenriIII, pour s’assurer de la débauche ou de la chasteté des religieuses, parcourait leur couvent, et touchait la gorge de chacune 361 . 358 «Et maxime obviandum esset illi scandalosissimæ consuetudini seu potius corruptelæ, qua plures hodie non verentur tenere, etiam publice, concubinas.» (De reformatione ecclesiæ ; sect. de reformatione cæterorum ecclesiasticorum.) 359 «Item circa claustra monialium, quæ jam (proh dolor!) ultra quam dicere audiam, de honestate sunt, esset correctio adhibenda.» (Petri Aliaco, cap.de reformatione religionum et religiosorum.)

«Rursus oculos aperite, et inquirite, si quæ hodie claustra monialium facta sunt, quasi prostibula meretricum. » (Johannani Gersonis, In declaratione defectuum virorum ecclesiasticorum,

p. 65.) 360 «Fornicantur etiam quam plures hujusmodi monalium cum eisdem suis prælatis ac monachis et conversis, et iisdem monasteriis plures parturiunt filios et filias, quos ab eisdem prælatis, monachis et conversis fornicarie, seu ex incesto coitu conceperunt. Filios autem in monachos, et filias taliter, conceptus quandoque in moniales dictorum monasteriorum recipi faciunt et procurant; et quod miserandum est, nonnullæ ex hujusmodi monialibus maternæ pietatis oblitæ, ac mala malis accumulando, aliquos fætus carum mortificant, et infantes in lucem editos trucidant, sequo habent sævissime circa illas, etiam Dei timore secluso. Unde si tales moniales, quæ talia perpetrant, essent personæ seculares, ipse pro tam inhumanis sceleribus corum juxta leges seculi, morte sævissima damnarentur.» (Nemoris unionis tractatus 6, chap. xxxiv, p.374). Les prédicateurs Barlette et Maillard parlent de ces assassinats commis par des religieuses: «O quot luxuriæ! ô quot sodomiæ! ô quot fornicationes! Clamant latrinæ latibula ubi sunt pueri suffocati.» (fol. 262, col. 2) Le second dit aussi: «Utinam haberemus aures apertus, et audiremus voces puerorum in latrinis projectorum et in fluminibus!» (fol. 74, col. 2.) 361 «Ad domos religiosarum veniens, facit exprimi mammillas earundem, ut sic physice, etc.» (Hist. Anglic. Henric. III, p. 105). 165 le culte du phallus Ceci rappelle encore la dissolution de la plupart des religieuses de France, avant, depuis et après les guerres civiles de la Ligue; leurs couvents étaient appelés des lieux de plaisirs, et recevaient des qualifications plus déshonorantes. Sauval nous apprend que les religieuses de Montmartre, abandonnées à la prostitution, empoisonnèrent l’abbesse qui voulut les réformer. Les religieuses de l’abbaye de Maubuisson, près de Pontoise, celles de la ville de Saintes, de la Trinité à Poitiers, de Villemur en Albigeois, de l’abbaye du Lys, près Melun, celles de Sainte Catherine-les-Provins, célèbres par leurs galanteries avec les cordeliers de cette ville, et une infinité d’autres, peuvent être rangées dans la même classe. Ces individus, dévoués à la chasteté, se livraient à des débauches plus excessives encore. Le libertinage, autorisé parmi quelques prêtres des religions antiques, n’était pas plus grand que celui des prêtres du christianisme, quoiqu’il fut proscrit sévèrement par cette religion. Le débordement était porté à son dernier degré; les lois de la société, et celles de la nature, étaient horriblement outragées 362 . Plusieurs autres écrivains ecclésiastiques, respectables par leur doctrine, et dont l’état doit inspirer la plus entière confiance, nous peignent avec les mê362 Je n’ose pas détailler, mais j’indique ici quelques goûts honteux, quelques habitudes infâmes, auxquels étaient livrés plusieurs membres du clergé. Cependant, mon assertion modérée est, pour ainsi dire, cuirassée de preuves. En voici quelques-unes. Thierry de Niem parle aussi des monastères de la Frise: «In quibus pene omnis religio et observantia dicti ordinis, ac timor Dei abscessit, libido et corruptio carnis inter ipsos mares et moniales, necnon alia multa mala, excessus et vitia quæ pudor est effari, per singula (monasteria) succreverunt, ac de die in diem magis pullulant et vigent in ipsis.» (Nemoris unionis tractatus 6, chap. xxxiv, p. 374). François Alvar Paes, pénitencier du pape Jean XXII, évêque de Sylves et nonce en Portugal, s’exprime plus positivement encore: «Adolescentibus impudice abusi sunt; heu! heu! intra sanctam ecclesiam multi religiosi et clerici, in suis latebris et conventiculis, et laici jam in plerisque civitatibus, maxime in Italia publice quodammodo nefandum gymnasium constituunt, et palestram illius flagitii abominatione se exercentes, et optimi quique epheborum in lupanari ponuntur.» (De planctus ecclesiæ, l. II, chap.ii, fol. 3). François Pic de la Mirandole, dans son discours intitulé De reformandis moribus, adressé au pape LéonX, dit: «Nostros vero et in sacras ædes fit irruptio, et ab illis etiam (pro dolor!) feminæ abiguntur ad eorum libidines explendas, et meritorii pueri a parentibus comedantur, et condonantur his qui ab omni corporis etiam concessa voluptate sese immaculatos custodire deberent; ætatis flore transacto jam exoleti.» Outre les ouvrages déjà cités sur cette matière, on trouvera des preuves générales et particulières de la corruption du clergé dans presque toutes les histoires des xiiie, xive, xve et xvie iècles. On peut consulter Bermond Chauveron, chanoine de la cathédrale de Viviers, qui a composé un gros livre intitulé: De publicis concubinariis, lequel ne traite que du concubinage des prêtres; Paul Olearus d’Heidelberg, auteur d’un petit traité intitulé: De fide concubinarum in sacerdotes, où il parle de l’arrogance et de l’esprit dominateur des concubines des prêtres. Il dit qu’elles sont les maîtresses absolues dans leurs maisons, et qu’elles veulent avoir les places les plus distinguées à l’église. 166 le culte du phallus mes couleurs, et en traits généraux, cette partie des mœurs du clergé des siècles passés. Je pourrais joindre leurs témoignages à ceux que je viens de rapporter. Je pourrais, pour compléter le tableau, y réunir la longue série de lois, qui, pendant près de douze siècles, ont recommandé aux prêtres une continence absolue; lois qui, toujours reproduites, ont toujours eu besoin de l’être; lois impuissantes, dont l’inexécution continuelle atteste ou leur propre vice, ou la continuité de l’infraction. A ces traits généraux, je pourrais joindre encore une infinité de traits particuliers répandus dans diverses histoires, dans les annales des tribunaux, ou dans les différentes archives, et qui s’appliquent aux individus, même à ceux qui, dans l’ordre sacerdotal, sont les plus éminents en dignité. L’histoire des papes fournirait une récolte abondante. Je pourrais encore enrichir cette matière des déclamations virulentes et très multipliées de la plupart des prédicateurs du xve siècle, et surtout de celles des écrivains du protestantisme, que mon impartialité m’a fait un devoir d’écarter; mais le peu que j’ai dit suffit à mon sujet; ce que j’ai découvert, en ne levant qu’un coin du voile, doit faire juger de ce qui reste à découvrir; d’ailleurs, je suis las de remuer ces ordures, et mon lecteur, sans doute, éprouve la même lassitude. Est-ce, je le demande, à la corruption étrange des siècles passés, ou à la loi qui commande la continence, est-ce à ces deux causes réunies qu’il faut attribuer les désordres du clergé? Cette question sort de mon sujet; j’en laisse à d’autres la solution: mais je ne puis m’empêcher de rapporter ici ce que disait le savant pape PieII: Si l’on a eu de bonnes saisons pour défendre le mariage aux prêtres, il en est de meilleures pour le leur permettre 363 . Voilà cependant quels étaient ces siècles si vantés par l’ignorance et par l’habitude indéracinable de louer le passé aux dépens du présent; voilà quels étaient ces temps où régnaient, dit-on, l’innocence et la pureté; voilà ces mœurs qu’on nous donne pour exemple; voilà ces hommes, ces bons aïeux qu’on nous cite pour modèles 364 . 363 « Sacerdotibus magna ratione sublatas nuptias, majori restituendas videri.» (Platin. De vitis Pontificum.) 364 Les mœurs dont je viens de donner un faible aperçu, ne se rapportent à peu près qu’aux xive , xve

et xvie siècles. Les louangeurs du temps passé ne sachant guère fixer l’époque fortunée

où régnaient l’innocence et les vertus, diront peut-être qu’elle existait dans les siècles précédents. Si mon sujet m’eût permis de parler des mœurs de xe , xie

et xiie siècles, quels tableaux

affreux de crimes, d’erreurs absurdes et de malheurs j’aurais eu à offrir! Maladies contagieuses, famine, guerres, ont désolé presque continuellement la France pendant ces trois siècles; point de lois, point d’administration publique. Le plus fort se faisait obéir; les crimes restaient impunis; la religion était de la magie; une grande partie des états restaient incultes; on vendait 167 le culte du phallus Indécences dans les lois, indécences dans les mœurs publiques et dans la vie privée, indécences dans les jeux, indécences dans la production des arts, indécences dans les cérémonies civiles, dans le culte, et jusque dans les lieux les plus sacrés. Je le demande maintenant, le culte du Phallus ou de Priape était-il étranger à de telles mœurs? Son indécence ne pouvait-elle pas s’associer à de telles indécences? Ceux qui souffraient des nudités réelles, des actions bouffonnes et obscènes jusque dans les cérémonies religieuses, jusque dans les lieux saints, jusque sur les autels de la divinité, ne pouvaient-ils pas s’accommoder d’une nudité factice, d’une nudité en représentation? Le culte de Priape, qualifié du nom de quelque saint, présenté sous les formes chrétiennes, pouvait-il choquer les opinions de nos bons aïeux, et ne pas compatir avec elles? Ceux qui rendaient un culte à de prétendus nombrils, à de prétendus prépuces de Jésus-Christ, à la queue de l’âne conservée à Gênes, étaient-ils bien éloignés du culte du Phallus 365 ? Quant à moi, je pense, et plusieurs personnes partageront mon sentiment, que le culte de Priape, christianisé, est moins attentatoire à la pudeur publique, choque moins la raison, est moins opposé à la religion, moins avilissant pour elle, que ne le sont la plupart des usages, des cérémonies, des abus, des désordres que je viens d’exposer. Les mœurs des temps auxquels existait le culte de Priape parmi les chrétiens publiquement, dans les marchés, de la chair humaine; la stupidité et la férocité des hommes égalaient la misère publique. 365 On compte une douzaine de prépuces de Jésus-Christ. Il y en avait un chez les moines de Coulombs, un autre à l’abbaye de Charroux, un troisième à Hildesheim en Allemagne; un quatrième à Rome dans Saint-Jean-de-Latran, un cinquième à Anvers, dont j’ai parlé dans cet ouvrage; un sixième au Puy-en-Velay, dans l’église de Notre-Dame, etc. Les nombrils de Dieu étaient tout aussi multipliés. Je ne puis m’empêcher de citer à cet égard une anecdote peu connue. A Châlons, dans l’église collégiale de Notre-Dame-de-Vaux, était un S. Nombril de Dieu, qui faisait beaucoup de miracles. L’évêque du diocèse, J.- B. de Noailles, s’avisa en 1707, de faire ouvrir, en présence de plusieurs experts, le reliquaire qui le contenait. On y trouva, au lieu du S. nombril, trois grains de sable. Les chirurgiens et autres gens de l’art en dressèrent leur procès-verbal. Les chanoines, furieux de cette découverte, qui nuisait à la dévotion populaire, se pourvurent contre l’évêque indiscret, et soutinrent avec chaleur que ces trois grains de sable étaient le S. nombril. Il y eut plusieurs procédures à ce sujet, qu’on peut voir dans un imprimé intitulé: Lettre d’un Ecclésiastique de Châlons aux Docteurs de Paris. Quant à la queue d’âne, conservée précieusement à Gênes, dans l’église des Dominicains; il en est fait mention dans un livre d’église concernant l’office de la semaine sainte. En voici les expressions: «Degno e encore di sapere come la coda d’une di quei duo animali, in questo atto adoperati dal signore, senza arte humana incorreptibile si conserva hoggi pia remenbreza dell’humilita ch’ebbe il figlio di Dio per noi in questa intrata.» (Joaninus e Capugnano ord. Prædicatorum, In declarationibus super officium hebdomadæ sanctæ, Venitiis, 1736, p.12). 168 le culte du phallus étant bien connues, l’existence de ce culte n’a plus rien d’étrange, d’invraisemblable; il prospérait par de telles mœurs, comme prospère un végétal, placé sur le sol qui lui est le plus convenable. 169 CHAPITRE XVI : Considérations générales sur les divinités génératrices et sur le culte du Phallus Il semble que l’union des deux sexes étant suffisamment recommandée par la nature, et provoquée par l’attrait du plaisir, il n’était pas nécessaire que les lois civiles et religieuses intervinssent pour en ordonner la pratique. C’est cependant ce qui est arrivé chez diverses nations de l’antiquité, et ce qui se maintient encore chez plusieurs nations modernes: j’en ai fourni des preuves nombreuses 366, et je voudrais découvrir la source, le motif d’une institution aussi étrangère à nos mœurs, et qui paraît si contraire à la marche naturelle de l’esprit humain. Les hommes, dans l’enfance des sociétés, étaient-ils donc tellement assaillis de besoins, tellement abrutis par la vie sauvage, tellement occupés et endurcis par l’habitude de lutter sans cesse contre des animaux voraces, contre des ennemis leurs semblables, qu’ils fussent insensibles aux douceurs de l’amour? Je ne puis le croire. L’homme sauvage, ainsi que la brute, malgré leur isolement et leur férocité, sont tourmentés par ce besoin de la nature, et toutes leurs facultés sont mises en action pour assouvir cet appétit dévorant; leur instinct les guide avec sûreté; un torrent magnétique, dont les obstacles accroissent la violence, entraîne un sexe vers l’autre, et leur union, si vivement désirée, n’a pas besoin d’être commandée par des lois 367 . Si l’état sauvage n’est pas contraire à cette union, pourquoi, si longtemps, chez un grand nombre de peuples, ces lois ont-elles existé? Auraient-elles été dictées par les femmes, toujours avides d’hommages et de plaisirs? Mais les femmes, 366 Voyez ci-dessus, chap.ix. 367 L’amour des peuples grossiers et sauvages ne ressemble point à celui des peuples civilisés, ou, pour m’exprimer plus exactement, l’amour, chez les individus robustes, dont le système musculeux prédomine le système nerveux, est différent de l’amour chez les personnes plus faibles, où le système nerveux a la supériorité. Chez les uns, il est un besoin impérieux, une passion purement brutale; chez les autres, il ne se borne pas à un seul point, il occupe, pour ainsi dire, la capacité tout entière de l’individu, tout son système sensitif. C’est bien le besoin de jouir; mais ce besoin est précédé, est déguisé par celui d’être aimé. Ce sentiment délicat, ces préludes innocents et enchanteurs, qui font le charme et les chagrins de la jeunesse, appartiennent à une situation paisible, à une civilisation avancée, à des mœurs douces, mais ne sont point le partage de l’homme sauvage. 170 le culte du phallus dans les premiers temps des sociétés, étaient esclaves soumises, recevaient la loi et ne la donnaient pas. Pour en trouver la cause, il faut remonter aux premiers âges des sociétés humaines; il faut se représenter leur situation et leurs besoins. Les peuplades aujourd’hui existantes, et que nous nommons sauvages, nous en offrent un tableau fidèle, et l’on peut, sans craindre de se tromper, appliquer les traits qu’ils conservent aux plus anciennes sociétés humaines. Il faut se figurer des familles isolées, séparées les unes des autres par de vastes chaînes de montagnes, des rivières, des forêts ou des déserts, chacune d’elles vivant des produits de la chasse, du lait, de la chair de leurs animaux domestiques, ou des fruits que produit le sol qu’elles habitent. Pour protéger leurs récoltes, leurs troupeaux, contre la dent des animaux voraces, contre la rapacité et les incursions des familles voisines; pour pouvoir étendre, proportionnellement aux progrès de la population et de leurs besoins, le territoire qu’elles occupent; pour favoriser leurs expéditions de chasses sur des terrains vastes et illimités, expéditions qui furent dans les sociétés naissantes, comme elles le sont parmi les peuplades sauvages, des sources intarissables de haines et de guerres; pour jouir enfin d’une sécurité complète et assurer la subsistance de chaque famille, il fallait une population capable de balancer ou de surpasser celle des familles voisines dont on avait à redouter les atteintes. La force qui résulte d’une population nombreuse, pouvait donc seule calmer tant d’inquiétudes, amener l’abondance et la prospérité. Elle fut la nécessité première des sociétés, et devint le principal objet de leur ambition réciproque. Puissance, richesses, bonheur, devaient résulter d’un plus grand nombre d’individus, et tout ce qui tendait à les accroître fut saisi avec empressement; tout ce qui pouvait nuire à cet accroissement fut combattu avec le même zèle. Aussi semble-t-il, d’après les traditions qui nous restent de l’ancien état des sociétés, que les esprits étaient dirigés vers ce but unique, comme vers leurs premiers besoins. Toutes les institutions, comme je l’ai remarqué dans ces premiers temps, n’avaient que ce motif. Les espérances les plus flatteuses d’un père de famille consistaient dans une postérité nombreuse 368 . D’après ces dispositions, il ne faut plus s’étonner de ces institutions antiques, favorables à la population; de ces prostitutions solennelles consacrées par des religions, qui, elles-mêmes, ne présentaient que l’exercice sanctifié de ce qui composait les mœurs des nations. Il ne faut pas s’étonner de trouver dans l’antiquité tant de divinités favorables à la génération, à la fécondité: ce sont les besoins des hommes qui ont créé les vertus des dieux. 368 Voyez ci-dessus, chap.ix. 171 le culte du phallus Des obstacles nuisirent à la population, et les ressources employées pour les surmonter ne servirent qu’à donner plus de consistance aux institutions qui lui étaient favorables. Les mâles d’une peuplade, souvent occupés à des expéditions de longue durée, à des chasses, à des guerres presque continuelles, où la plupart perdaient la vie, ne suffisaient peut-être pas à la fécondation des femmes. Leur longue absence, leur éloignement des femmes, la chaleur du climat, la jeunesse de ces guerriers ou de ces chasseurs, et par conséquent l’impétuosité de leurs désirs, les portèrent, sans doute pour les assouvir, à s’écarter du but de la nature. Ces jouissances supplémentaires, inutiles et par conséquent nuisibles à la population, justement abhorrées dans les sociétés civilisées, ne furent que trop fréquentes dans les sociétés primitives. Ces divers obstacles aux progrès de la population, et notamment le dernier, furent de nouveaux motifs pour rapprocher les deux sexes, pour commander leur union, pour leur en faire une loi expresse et en favoriser l’exécution par tous les stimulants possibles; chaque société naissante n’avait pas de plus pressant intérêt. Ce fut alors que la religion s’unit à la politique pour réparer ce que les longues absences et la mort des hommes, et surtout ce que leurs habitudes stériles faisaient perdre à la population, en invitant même les étrangers à suppléer au défaut des hommes de chaque peuplade. L’intérêt général et le plaisir étaient d’accord; et une institution fondée sur de telles bases, ne peut manquer d’être durable et respectée 369 . Aussi ces solennités où les jeunes filles étaient tenues de se livrer, un jour de chaque année, aux caresses des étrangers, où les femmes et les filles allaient audevant des voyageurs pour leur offrir l’hospitalité et la moitié de leur couche; ces usages, si contraires à nos mœurs, et qui étaient autrefois en vigueur chez la plupart des peuples de la terre, se sont-ils maintenus jusqu’aux temps où les progrès de la population les rendaient inutiles, et où ceux de la civilisation faisaient rougir de s’y soumettre. On sait que les prostitutions religieuses existaient encore chez plusieurs peuples de l’Orient quelques siècles avant l’ère chrétienne, qu’elles se sont perpétuées 369 Un trait de l’histoire moderne vient à l’appui de mes conjectures. En 1707, une maladie épidémique emporta une grande partie des habitants de l’Islande. Le roi du Danemark, pour la repeupler, permit à chaque fille d’avoir jusqu’à six bâtards sans que son honneur pût en souffrir. Les femmes usèrent fort bien de la permission. L’île se repeupla bientôt. Le mal était réparé, mais les femmes continuaient toujours le remède. Il fallut une autre loi pour abolir la première. (Esprit des usages et des Coutumes, t.II, pp. 291 et 292.) 172 le culte du phallus en certains lieux quelques siècles après, et qu’elles subsistent aujourd’hui dans plusieurs cantons de l’Inde. Quant à l’usage qui obligeait les femmes à partager leur lit avec les voyageurs, il était sans doute plus général encore; car, malgré les ravages d’un long espace de temps, de nombreux restes s’en sont conservés jusqu’à nos jours 370. Je ne place point au rang des prostitutions religieuses primitives l’usage auquel les femmes de plusieurs villes de l’Orient étaient soumises, qui les obligeait à se 370 Kamul est un district de la province de Tanguth, autrefois sous la domination du grand Kan de Tartarie. Les habitants ont une langue particulière et adorent des idoles. Lorsqu’un voyageur arrive dans ce pays, le maître de la maison où il a choisi son domicile enjoint à sa femme, à ses filles ou à ses parentes de satisfaire à tous les désirs de l’étranger. Il abandonne ensuite sa maison, sans doute pour n’être pas témoin importun de l’usage qu’on va en faire, et ne rentre chez lui que lorsque l’étranger est parti. Cette manière d’exercer l’hospitalité est regardée par ce peuple comme un acte de religion. La beauté des femmes de ce pays devait accroître la dévotion des voyageurs. Lorsque Mongu-Kan fut sur le trône, en 1251, il ordonna l’abolition de cette coutume. Pendant trois ans elle n’eut pas lieu; mais, dans cet intervalle, les productions de la terre ayant manqué, quelques autres malheurs étant survenus aux habitants, ils envoyèrent auprès de Mongu-Kan des ambassadeurs chargés de solliciter le rétablissement de cet usage. Le Kan l’accorda en faisant cette réponse: «Je sais qu’il est de mon devoir de mettre des bornes à cette coutume scandaleuse; mais puisque vous tirez gloire de votre honte, vous pouvez vous en couvrir, et vos femmes peuvent continuer désormais à rendre leurs services charitables aux étrangers.» Marco Polo qui rapporte cette anecdote, et qui voyageait dans ce pays vers la fin du treizième siècle, dit que cet usage subsistait encore de son temps. (Histoire des voyages et découvertes dans le Nord, par Forster, t.I, pp. 117, 118.) Le bourg de Martaouan, situé à dix lieues d’Alep, est célèbre parmi les voyageurs européens à cause du même usage qui y est encore aujourd’hui en vigueur. Le chef du pays, ainsi que chaque père, chaque mari, et même chaque amant, viennent offrir aux étrangers leurs filles, leur femme, leur amante. Les voyageurs n’ont que l’embarras du choix, et ne sont tenus qu’à marquer leur reconnaissance par quelques pièces de monnaie. Un Français qui a passé dans ce lieu, en rapporte l’anecdote suivante: «Les habitants n’oublient pas, dit-il, de citer aux étrangers l’histoire d’un bon vieux missionnaire qui, allant dans l’Inde, passa par Martaouan. Ce pieux sexagénaire, préservé par son âge des tentations de toutes ces sirènes, croyait le lendemain que ses jeunes confrères auraient été plus sages que les compagnons d’Ulysse; mais il eut la douleur de se voir forcé, comme boursier de la compagnie, de payer à ces hospitaliers le prix de leur complaisance.» (Mém. historiques du Voyage de Ferrières-Sauvebeuf.) Même usage à Chichiri, dans l’Arabie Heureuse, et une récompense légère suffit aux jeunes filles qui s’honorent d’accorder leurs faveurs aux étrangers. Les Tschuktschis offrent de même leurs femmes aux voyageurs; mais ceux-ci pour s’en rendre dignes, doivent se soumettre à une épreuve dégoûtante. La fille ou la femme qui doit passer la nuit avec le nouvel hôte, lui présente une tasse pleine de son urine: il faut qu’il s’en rince la bouche. S’il a ce courage, il est regardé comme un ami sincère, sinon il est traité comme un ennemi de la famille. En Afrique, sur la côte de Riogabou, même pratique. Dans le royaume de Juda, c’est un acte de religion que de peupler ou de fonder des lieux de prostitution pour les étrangers. Pendant le séjour de Cook à Otahiti, les insulaires offrirent aux Anglais de son expédition, le spectacle d’un sacrifice religieux fait à l’amour par un jeune garçon et une jeune fille d’onze à douze ans. Je composerais un volume de semblables usages; je ne dois faire ici qu’une note. 173 le culte du phallus rendre à la prétendue volonté d’un dieu, et à passer la nuit dans un temple, afin d’être fécondées par la divinité même. C’est là une suite, une dérivation de la disposition des esprits, de l’extrême crédulité des peuples dont le sacerdoce abusa ; fourberie religieuse qui mettait sur le compte du dieu le libertinage des prêtres, et amenait dans leurs bras les plus belles femmes du pays. Dans ces solennités galantes, où les étrangers étaient, pour ainsi dire, invités à venir au secours des nationaux, on choisissait, pour en être le théâtre, un terrain neutre, une frontière, un carrefour; les peuples qui habitaient les bords de la mer, et les insulaires, en consacraient le rivage à cette cérémonie. Les bornes, les pierres limitantes qui s’y trouvaient, regardées comme des talismans protecteurs, le furent bientôt comme des divinités tutélaires du territoire. C’était dans le voisinage de ces espèces de divinités rustiques que se passaient ces scènes voluptueuses, instituées par politique, consacrées par la religion. Les bornes, adorées comme protectrices des territoires, le furent, à cause du voisinage de ces prostitutions religieuses, comme divinités génératrices et fécondantes, qui, mâles dans un pays, femelles dans l’autre, présidaient aux amours, à l’acte de la génération. De là, le culte des différentes divinités adorées sous divers noms, suivant le pays, qui se rapportent au dieu Amour, à la déesse Vénus, et qui n’étaient représentées, dans l’origine et longtemps après, que sous la forme d’une pierre limitante, d’une borne grossière. Telles étaient les Vénus de la Syrie, de l’Arabie, de Paphos, etc., et l’Amour à Thespie. Telles sont encore, dans l’Inde, la plupart des divinités qui président à la génération371. Une révolution arrivée dans les religions, révolution causée par l’adoption du culte des morts, fit insensiblement substituer, d’abord en partie, puis en totalité, des formes humaines à ces objets grossiers de la vénération publique; et lorsque les beaux arts furent en Grèce arrivés à leur perfection, Vénus, dans presque tous les lieux où elle était adorée, excepté à Paphos, où sa forme antique lui fut conservée, et où elle resta constamment une pierre de borne, Vénus, dis-je, fut présentée sous la figure d’une femme jeune, et resplendissante de grâce et de beauté. Lorsque les besoins d’un accroissement de population cessèrent de se faire sentir, lorsque l’institution des prostitutions religieuses fut devenue inutile, lors même que les progrès de la civilisation et des lumières en firent apercevoir l’indécence, elles furent encore continuées. La force de l’habitude, l’attrait du plaisir, l’intérêt des prêtres et les idées superstitieuses qu’ils attachaient à ces pratiques, les firent maintenir longtemps. Vénus, disaient-ils, punissait sévèrement les jeu371 Voyez, sur l’origine de ces divinités génératrices représentées par des bornes, l’ouvrage intitulé: Des Cultes qui ont précédé et amené l’idolâtrie, chap. xxi, pp.371 et suiv. 174 le culte du phallus nes filles qui méprisaient son culte; elle était cruelle dans ses vengeances, une fureur érotique devait s’emparer d’elles, et les porter aux plus grands excès; tel était le châtiment réservé à ces incrédules. Ces prêtres citaient, à ce sujet, des exemples terribles. L’on ne pouvait apaiser cette déesse, éviter ses caprices, ses fureurs, assurer la sécurité de sa vie, que par quelques sacrifices dignes d’elle. Le culte de Vénus, ou d’autres divinités correspondantes, remonte aux premières époques des religions; il existait bien avant celui dit Phallus ou de Priape, qui n’est qu’un des résultats de la religion astronomique; aussi la fable indiquet-elle cette antériorité de Vénus, en la faisant mère de Priape, et cette dernière divinité, qui n’est qu’une extension du culte du Phallus, n’est pas même placée par Hésiode au rang des dieux, tant elle était récente en Grèce. Le besoin d’un accroissement de population, est donc la seule cause de ces cultes. 175 CHAPITRE XVII : Résumé sur l’origine, les progrès, les variations successives du culte du Phallus Deux animaux figurés dans le zodiaque, qui y marquaient l’équinoxe du printemps, et qui ont porté le même nom en Égypte, le Bouc et le Taureau célestes, adorés en représentation, puis adorés vivants en Égypte, furent l’origine de ce culte, et leur membre génital, symbole expressif du soleil fécondant la nature à cette époque brillante de l’année, devinrent les modèles des Phallus. Ces copies furent considérées comme des objets sacrés, doués de la faculté génératrice de l’astre du jour, comme un talisman puissant, dont l’influence bienfaisante attirait sur les végétaux l’abondance et la vie, et les préservait des maux contraires. Pleins de ces idées, les anciens placèrent le Phallus dans tous les lieux où la fécondité était désirée, dans tous les lieux où la stérilité était à craindre. Les PhallusBouc et Phallus-Taureau furent multipliés; on les adjoignit aux troncs d’arbres, aux bornes qui bordaient ou limitaient les terrains cultivés, comme un talisman protecteur et bienfaiteur des récoltes, on leur rendit des honneurs divins; on les plaça dans les temples; ils figuraient dans les pompes religieuses, dans les mystères consacrés à différentes divinités. Jusqu’alors le Phallus fut isolé, ou n’était adhérent qu’à des bornes et à des troncs d’arbres; mais lorsque le culte des morts eut amené l’idolâtrie, ou le culte des figures humaines, il s’opéra, chez plusieurs peuples de l’antiquité, un changement général dans tous leurs objets d’adoration. Tous ces objets reçurent d’abord en partie, puis en totalité, des formes de l’homme. La métamorphose cependant ne fut pas tellement complète, qu’ils ne conservassent quelques attributs, quelques caractères qui décelaient leur origine ou leur forme primitive. Je n’exposerai pas ici tous les effets de cette révolution religieuse; cette matière fait partie d’un autre ouvrage auquel je renvoie le lecteur 372. Je dois me borner aux objets qui se rapportent au culte du Phallus. Les deux animaux, signes du zodiaque, auxquels le Phallus doit son origine, subirent la loi générale, et reçurent dans leur représentation quelques parties de la figure humaine. Le Taureau sacré fut souvent représenté, comme il se voit 372 Des Cultes qui ont précédé et amené l’idolâtrie ou l’Adoration des figures humaines. 176 le culte du phallus encore dans plusieurs monuments antiques, avec une tête d’homme, surmontée des cornes de cet animal. On poussa plus loin cette métamorphose; toute la partie antérieure de la figure eut la forme humaine, tandis que le reste représentait le corps, le dos et les pieds d’un taureau. Cet assemblage monstrueux fut nommé Minotaure, être fictif, fruit des premiers progrès de l’idolâtrie, sur lequel les Grecs ont débité des fables si absurdes, et que les mythologues anciens et modernes ont expliquées d’une manière si diverse. Le Bouc sacré éprouva la même métamorphose: on le représenta avec la moitié du corps humain, tandis que sa partie inférieure retint les formes du quadrupède, et que la tête humaine en conserva les oreilles et les cornes. Cette figure monstrueuse devint les divinité Pan, Faune, Silvain, Satyre, etc., que l’on confondit souvent avec Priape parce que souvent ils en eurent le Phallus. Les bornes, les troncs d’arbres se ressentirent de ce changement. On plaça à leur extrémité une tête humaine, et par suite la moitié du corps humain. Ainsi composés, ces bornes, ces troncs d’arbres constituèrent les Hermès, les Termes, les Mercures, ou ces idoles que nos artistes nomment, très improprement, figures en gaines. Mais comme ces pierres limitantes, ces troncs d’arbres portaient déjà, pour la plupart, des Phallus, on les leur conserva dans cette nouvelle composition, et les divinités identiques, Hermès, Terme ou Mercure, furent, en conséquence, souvent confondues avec Priape, dont ils portaient le trait caractéristique. Quelquefois cependant on les distingua de cette dernière divinité par une dénomination particulière. Ils furent nommés Hermès casmillus, et quelquefois Mercure au membre dressé. Il y eut un temps où l’origine de ces diverses figures composées, fut presque effacée de la mémoire des hommes; et comme elles avaient des formes, des attributs communs et des propriétés semblables, on ne les distinguait chacune par une dénomination particulière, que d’après la place qu’on leur assignait. L’idole à Phallus et à pieds de bouc, placée dans les prairies, dans des terres cultivées, devenait le dieu Pan; placée dans les forêts, sur les montagnes, c’était Faune, Silvain, Satyre; dans les vignes, c’était Bacchus au nerf tendu; sur les limites des territoires, sur les chemins, à l’entrée des maisons, l’idole à Phallus recevait le nom d’Hermès casmillus, ou Mercure au membre dressé. Enfin, la même idole, érigée dans les vergers, dans les jardins, constituait le dieu Hortanès ou Priape. Ainsi, conservés dans les temples, exposés dans les mystères, portés dans les pompes religieuses, le Phallus-Bouc et le Phallus-Taureau restant isolés et conservant leur forme primitive, ne furent que des objets sacrés et secondaires pour le culte; mais lorsqu’ils furent adjoints à des troncs d’arbres qui reçurent quelques 177 le culte du phallus parties de la figure humaine, ils contribuèrent à constituer de véritables divinités, dont les noms, comme je viens de le dire, va­riaient suivant la place que ces idoles occupaient. On ne doit pas confondre les Phallus, objets sacrés du culte antique, avec les ex-voto qui lui ressemblent. Ces dernières figures étaient offertes à Priape par des personnes affligées ou affaiblies dans la partie à laquelle présidait ce dieu: ces offrandes en étaient les images. L’on se persuadait qu’en appendant ces exvoto auprès de l’idole divine, l’original dont ils étaient les copies, se ressentirait de l’influence de ce voisinage, ou que le dieu, ayant sans cesse devant les yeux l’image du membre malade, ne pouvait se dispenser de lui accorder sa guérison. Quelquefois les ex-voto phalliques étaient, comme on l’a vu, des monuments de la reconnaissance. Ceux ou celles qui, dans la lutte amoureuse, s’étaient distingués par de nombreux exploits, attribuaient dévotement leur valeur à l’assistance de Priape, et lui faisaient hommage d’autant de Phallus ou de couronnes qu’ils avaient remporté de victoires. Les Phallus-amulettes devaient leur vertu à leur forme. Suspendus aux chars des triomphateurs, au cou et aux épaules des femmes et des enfants, on leur attribuait celle de détourner les effets funestes des regards de l’envie; mais cette vertu acquérait plus de force et d’efficacité, lorsque, comme cela se pratique encore dans l’Inde, ils étaient bénis par un prêtre. Isolé dès son origine, isolé dans les mystères et les pompes religieuses, le Phal‑ lus fut symbole sacré. Isolé et réduit à un petit volume, il fut talisman, amulette. Appendu aux idoles ou dans les chapelles de Priape, ou d’autres divinités curatives, il fut offrande, ex-voto. Adjoint à un corps quelconque, il fut dieu, et servit à composer plusieurs divinités. Telles furent les variétés de culte et de forme que les progrès successifs de la superstition et des arts firent subir au Phallus. 178 CHAPITRE XVIII : Étrange opinion des peuples sur les moyens d’accroître les vertus divines du Phallus, ou d’attirer les bienfaits de Priape Terminons cet ouvrage par quelques observations sur la croyance populaire relativement au culte des divinités obscènes et aux moyens de se les rendre propices; sur une erreur autrefois très accréditée, et qui est une conséquence naturelle des erreurs originelles qui constituaient les premières religions du monde. Il paraît que les anciens avaient une opinion, bien étrange à nos yeux, sur les moyens d’accroître la vertu préservatrice et fécondante du Phallus. Ils croyaient sans doute que, plus les scènes dans lesquelles ils le représentaient en sculpture ou en peinture étaient animées; que plus elles offraient de raffinements et d’excès de débauche, plus la divinité en était flattée, plus on fixait son attention, on déterminait sa bienveillance et on la disposait à se rendre aux vœux des mortels. Les plus fortes indécences étaient des preuves de la dévotion la plus fervente. Cette opinion, qui nous paraît révoltante, est cependant la conséquence naturelle de celle qui attribuait des goûts particuliers à chaque divinité, et qui consistait à croire que chacune d’elles répandait plus ou moins ses bienfaits, suivant qu’on flattait plus ou moins ses goûts favoris. Les prémices des plus belles fleurs, des plus beaux fruits, étaient aux divinités qui présidaient à ces productions de la nature. Les dieux cruels voulaient du sang, et on leur immolait des animaux et même des hommes; et pour satisfaire davantage leurs goûts sanguinaires, on multipliait les victimes. Ainsi, on était persuadé que plus on versait de sang plus la divinité était satisfaite; que plus on était cruel, plus on était religieux. Si nous appliquons cette direction de l’opinion publique à d’autres divinités, à d’autres objets religieux, au culte de Vénus, à celui du Phallus ou de Priape, nous obtiendrons certainement les mêmes conséquences. Ces divinités, présidant à la propagation de l’espèce humaine, à la génération des êtres, à l’acte particulier qui procure cette propagation et cette génération, devaient recevoir, de leurs adorateurs les plus zélés, des témoignages excessifs de leurs dévotions. Si les images de la volupté, si les scènes libidineuses flattaient les dieux qui présidaient, étaient crues nécessaires pour se les rendre favorables, on devait en conséquence, pour atteindre plus sûrement ce but, pour attirer leur faveur en plus grande abondan- 179 le culte du phallus ce, pour les forcer en quelque sorte à répandre de nouveaux bienfaits, on devait, dis-je, excéder la mesure ordinaire des hommages qu’on leur rendait, et offrir à leurs goûts sensuels les images variées de la volupté la plus recherchée. C’est pourquoi les lieux consacrés par la religion, les temples, les tombeaux, dans les pays où le culte du Phallus et de Priape a existé ou existe encore, offraient et offrent dans leurs bas-reliefs, leurs peintures on autres productions de l’art, des témoignages nombreux de cet abus. L’imagination la plus déréglée, la plus livrée aux écarts de la débauche et des sens émoussés, peut-elle concevoir des scènes plus lascives, plus révoltantes pour des yeux européens et surtout des Européens de notre siècle, que celles que présentent, dans l’Inde, la plupart des lieux consacrés à la divinité? Il est peu de pagodes qui n’offrent ces images licencieuses. Les excès qui ont procuré une honteuse célébrité aux habitants de Sodome, aux Phéniciennes, aux Lesbiennes, etc., y sont retracés sans aucun voile à côté des objets les plus saints de la religion. Tels sont par exemple les bas-reliefs des pagodes d’Elephanta, de Tricoulour, de Tréviscarré, et autres dont j’ai parlé 373. Les Mexicains étaient dans le même usage, et leurs temples offraient souvent les manières les plus variées par lesquelles peut s’opérer l’union de l’homme et de la femme. Les Grecs et les Romains poussaient également à l’excès ce genre de dévotion. Les monuments qui nous restent de leurs Bacchanales, de leurs Priapées, sont tels qu’au premier abord on est tenté d’attribuer ces productions au délire d’une imagination corrompue, à l’intention de réveiller les désirs, d’enflammer les sens, tandis qu’elles sont pour la plupart des témoignages de piété, ou l’image fidèle de ce qui se pratiquait pendant les fêtes et les cérémonies religieuses de cette espèce de culte. On a vu sur le couvercle d’un vase antique, qui paraît avoir été employé à des usages sacrés, un énorme Phallus, qu’une figure de femme entrelaçait avec ses bras et ses jambes. On a publié les dessins des peintures de deux vases grecs du musée de Portici. On y voit un marchand de Phallus, qui en offre un panier rempli, à une femme, laquelle s’extasie à la vue de leur proportion extraordinaire 374. Une autre femme est ravie en admiration devant un jeune homme nu qui se montre à elle dans l’état le plus énergique et le plus indécent. Un autre sujet re373 Voyez ci-dessus, chap. vi. 374 On croit que cette composition a pu fournir l’idée d’une peinture allégorique, ingénieuse, et beaucoup plus décente, trouvée dans les ruines d’Herculanum; et qu’on a fait graver sous le titre de Marchands d’Amours. 180 le culte du phallus présente un homme vigoureux tout occupé à l’action qu’on a reproché à Onan, et sur lequel le médecin Tissot a composé un ouvrage très utile à la jeunesse, et qui, pour l’intérêt de la société, devrait faire partie des lectures journalières des jeunes gens. Une autre scène enfin offre un homme et une femme exécutant cet accouplement impur et stérile, cet attentat au culte de Vénus, par lequel cette divinité est insultée jusqu’auprès de son sanctuaire. L’antiquité nous offre un très grand nombre d’exemples de semblables scènes. Le lecteur me saura gré sans doute de ne pas souiller davantage son imagination par de nouvelles descriptions de ce genre. Celles que je viens de lui offrir suffisent pour lui donner une idée de la nature de ce culte, de l’opinion que les anciens s’en étaient faite, et de leur extrême licence dans la composition des objets qui lui étaient consacrés. Les vases dont je viens d’indiquer les peintures lascives, étaient des objets religieux. Ils sont dans le Musée du roi de Naples, à Capo di Monte; ils ont été découverts dans des tombeaux, près de Nola, et l’on sait que les tombeaux étaient, chez les anciens, sacrés comme le sanctuaire. Le savant auteur qui a décrit ces vases, et publié les dessins de leur peinture, vient à l’appui de mon opinion. «On rencontre, dit-il, dans les monuments, une multitude de Priapées: on en trouve même dans les lieux les moins susceptibles de les recevoir; ce qui prouve combien les Grecs étaient familiarisés avec ces images que, dans nos mœurs, nous nommons obscènes. «Les Priapées, représentées comme objets religieux, sont en très grand nombre… Quelque système qu’on se fasse à cet égard, il faut toujours revenir à cette idée principale, que les anciens n’y voyaient qu’un emblème de la nature fécondante et de la reproduction des êtres qui servent à la composition et à l’entretien de l’univers. C’est à cette idée que nous devons ces Priapes de toutes les formes, qu’on rencontre dans les cabinets, et ces offrandes de toute espèce, qui rappellent le culte du dieu de Lampsaque.» Le même auteur parle des lampes antiques qui offrent des images licencieuses, et dont plusieurs sont conservées à la Bibliothèque impériale. Il croit qu’elles pouvaient être appliquées à l’usage de la religion. Il cite les pierres gravées, et même des médailles, appelées spintriennes, qui représentent, à ce que l’on a cru, les débauches de Tibère dans l’île de Caprée, et les bizarres accouplements auxquels il donnait le nom de spintriæ. Il place au rang des plus célèbres productions antiques de ce genre, le groupe du Satyre, et la chèvre du Musée de Portici, qu’on ne peut voir qu’avec une permission particulière; un autre groupe, à peu près semblable, trouvé à Nettuno, vendu par le 181 le culte du phallus cardinal Alexandre Albani, avec l’inscription Sauveur du monde, et le Priape du Musée de Florence. Il termine en disant, «que les deux vases grecs qu’il décrit, ayant été trouvés dans des tombeaux, prouvent que les représentations licencieuses pouvaient elles-mêmes être appliquées à la reli­gion, parce qu’on n’y voyait alors que le signe de la force fécondante et reproductive, représentée de quelque manière que ce fut. Dans les Bacchanales, dans les initiations, plusieurs cérémonies avaient rapport à cette idée: ainsi, il n’est pas étonnant qu’on trouve des Priapées dans des tombeaux des anciens, comme on y rencontre des Bacchanales 375 .» Si l’on s’étonnait moins de ce que la religion des anciens a commandé des sacrifices humains, le plus grand attentat contre les sociétés, que de ce qu’elle a consacré l’acte de la reproduction des êtres, acte conservateur de l’espèce humaine; s’il nous paraissait moins étrange de voir l’homme abuser, par piété, de son penchant à la cruauté, que de le voir abuser, par le même motif, de sa propension naturelle aux plaisirs de l’amour, nous ferions nous-mêmes la satire de nos propres opinions, et nous avouerions notre préférence pour un culte qui détruit et donne la mort, plutôt que pour celui qui conserve et donne la vie. 375 Description de trois peintures de vases grecs du musée de Portici. 182 CHAPITRE COMPLÉMENTAIRE Dulaure ne consacre que quelques lignes de son chapitreVI aux rites phalliques mexicains. A ce moment les chercheurs n’avaient pour se documenter sur les civilisations de l’Amérique Centrale que les relations des historiens et voyageurs espagnols et hispano-mexicains; c’étaient pour la plupart gens d’église, peu enclins à décrire en détail des cultes qu’ils regardaient comme monstrueux et diaboliques. Depuis, la découverte des vieux monuments, les fouilles, le déchiffrement des inscriptions, la reproduction fidèle des rarissimes manuscrits anciens et leur analyse ont permis de reconstituer dans leurs grands traits, parfois même dans leurs détails, les civilisations si originales de l’Amérique Centrale. Plus récemment l’exploration méthodique des tribus à demi civilisées de ces régions, ainsi que des régions voisines (Nouveau-Mexique, Texas) a permis de comprendre vraiment les documents épigraphiques et littéraires anciens. L’ethnographie est venue au secours de l’archéologie. Il en devrait être de même dans l’étude de l’archéologie classique. Mais de ceci nombre d’archéologues, englués par leur vieille méthode, ne veulent guère entendre parler. Dulaure a encore des continuateurs qui se laissent aussi hypnotiser par les faits de l’antiquité orientale et gréco-romaine et ne voient dans des faits analogues, germaniques ou slaves, que des survivances des premiers. Il faut, si l’on veut comprendre vraiment les croyances et coutumes anciennes, renverser les termes; il faut partir des demi-civilisés actuels, les descriptions et les interprétations étant alors contrôlables. Cela vaut pour le « culte du Phallus» comme pour les autres cultes, pour les systèmes magico-religieux comme pour les institutions juridiques. On voit ils page 30 du Codex Borbonicus 376

la déesse du maïs, Tetcoinnan, la

Mère-des-Dieux, debout; vers elle s’avancent processionnellement, en dansant, de petits bonshommes à chapeau pointu, tenant de la main gauche leur monstrueux phallus érigé. Ce sont les Huaxtèques, les démons de la végétation. Au cours des cérémonies agraires, des acteurs spéciaux jouaient le rôle de Huaxtè‑ ques 377 ; on ne sait s’ils processionnaient le phallus à la main. Cela est probable. 376 E.T.Hamy, Manuscrit mexicain de la Bibliothèque du Palais Bourbon, Paris, 1899. 377 K.Th.Preuss, Phallische Fruchburkeits-Dæmonen als Træger des altmexikanischen Weltdramas Archiv für Anthropologie, nouv. série, t.I, 1903, pp.129-148. 183 le culte du phallus Il faut remarquer qu’en général les manuscrits mexicains sont assez chastes on n’y voit que rarement dessinés les organes sexuels, sinon sous forme de fleur (vulve), de lézard ou de roseau (pénis), tous trois ayant le sens, en écriture pictographique, d’abondance d’eau et de fécondité 378. A ces phallophories du Codex Borbonicus correspondent celles qu’on voit dessinées sur une coupe provenant d’Awatobi et conservée au Musée de Berlin; ce village était autrefois la résidence d’importantes sociétés religieuses Moki 379. Douze phallophores s’avancent à la file indienne la tête baissée et se tenant par les hanches; deux autres phallophores leur versent de haut sur les épaules un liquide contenu dans un vase. Ce sont là deux documents anciens. Comment les interpréter? Les historiens hispano-mexicains ne nous renseignent point. Une seule chose est certaine, c’est que le geste des phallophores est rituel, et, dans le Codex Borbonicus, exécuté par des divinités de la végétation; en outre, les organes sexuels étaient chez les Mexicains anciens en relation avec l’eau. Or, actuellement encore un certain nombre d’Amérindiens du Texas et du Mouveau-Mexique font des processions phallophoriques. C’est ainsi que chez les Zuni, il y a une catégorie spéciale d’individus (une «société») appelés Koyea‑ mashi qui ont pour fonction de faire tomber la pluie et d’assurer de bonnes récoltes; ils se déguisent, au moyen de masques et de peintures corporelles, en démons de la végétation; ils correspondent aux Huaxtèques mexicains. Les cérémonies durent plusieurs jours; l’un des rites pour faire tomber la pluie consiste en ceci: les Koyeamashi passent processionnellement l’un derrière l’autre, en se tenant par les hanches, au pied des maisons du haut desquelles d’autres acteurs du drame religieux, le plus souvent des femmes, leur versent sur les épaules de l’eau, de l’urine ou de la farine. C’est exactement la scène représentée sur le vase moki. Ces cérémonies furent observées et décrites par M.Fewkes; il se contente de dire que les acteurs sacrés font des gestes obscènes 380. Aux Koyeamashi des Zuni correspondent dans une certaine mesure les quatre «sociétés» sacrées des Hopi. Deux d’entre elles, les Tataukyamû et les Wüwütei‑ mtû sont dites «phalliques» parce que leurs membres portent sur la poitrine, le dos, les bras et les jambes, des peintures représentant des pénis humains, et tiennent à la main le petites vulves en bois ou en écorce de pastèque 381, parfois fixées 378 Preuss, loc. cit., p. 149-150. 379 Les Moki et les Zuni sont des Indiens Pueblos. Voir sur ces Amérindiens, J. Deniker, Races et peuples de la Terre, Paris, 1900, p. 610, sqq. 380 J.-W.Fewkes, Journal of American Ethnology, t.I et II. 381 J.-W. Fewkes, The Alaska cult of the Hopi Indians, American Anthropologist, 1899, p. 527, note. 184 le culte du phallus au bout d’une baguette. Ils dansent processionnellement devant chaque maison, sur les terrasses desquelles se tiennent les femmes; ils leur présentent les vulves, tout en chantant des chansons et en faisant des gestes obscènes; les femmes leur répondent de même et jettent sur eux, du haut de leurs terrasses, de l’eau croupie ou de l’urine 382. Cette cérémonie a pour but, comme celle des Zuni, de «faire tomber la pluie pour arroser les champs». Le rôle important que jouent dans toutes ces cérémonies les aspersions d’eau et d’urine ou de matières fluides comme la farine, et d’autre part l’absence constante de coïts simulés ou réels 383 font penser que chez les Hopi, les Zuni, etc., les organes sexuels sont représentés et utilisés rituellement, non en qualité d’organes de reproduction, mais comme organes d’émission de liquides symboliquement assimilés à la pluie. Les phallophories des Indiens Pueblos n’ont donc rien à voir avec un «Culte du Phallus» ni avec des «Divinités génératrices». Il se pourrait qu’un certain nombre de rites phalliques de l’antiquité classique n’aient eu également pour but que de faire tomber la pluie. Le même organe 382 J.-W. Fewkes, The New-Fire Ceremony at Walpi, American Anthropologist, 1900, pp. 106- 107. 383 Voici, par exemple, une description détaillée des actes rituels exécutés par une autre «société» Hopi, celle des Mamzrauti: «Le 8e

jour, avant le coucher du soleil, vingt et une personnes,

presque toutes des jeunes gens et des jeunes filles, vinrent dans le Kiva (enclos sacré) habillées seulement de leurs tuniques et de leurs ceintures les plus vieilles et les plus sordides. Ils se frottèrent le corps de boue… puis attachèrent leurs cheveux au-dessus du front en forme de cône, les entremêlant de balles de grains et de plumes; en guise de pendants d’oreilles et de colliers, ils se mirent des houppes de peau de lapin et se firent une bande rouge au travers de la figure. Chacun prit à la main un épi et l’un d’entre eux se munit d’un tambour. Ainsi accoutrés, ils firent le tour entier du village en imitant les [gestes obscènes des] Tataukyamû, en chantant et en montrant ironiquement les épis aux hommes venus au bord des terrasses des maisons… Ils chantèrent des chansons injurieuses; ils se prétendaient en danger et accusaient les hommes d’être paresseux et de ne pas valoir cher, et ils déclaraient qu’ils étaient venus pour les tuer, comme font les Apaches. Les hommes des terrasses firent semblant de se mettre en colère; ils jetèrent des liquides sur les danseurs, visant de préférence les jeunes filles dont quelques-unes furent distinguées et pourchassées de maison en maison. Près de la moitié des jarres qu’on vida ainsi étaient pleines d’urine, qui souvent s’y trouvait depuis assez longtemps pour s’y être partiellement décomposée. La puanteur était intolérable malgré le vent violent qui soufflait. Une demi-douzaine de jeunes filles furent poursuivies par les hommes (aucune femme ne prit part à ce rite) et jetées ou couchées à terre, mais sans violence; et quand il y avait environ une douzaine d’hommes autour de l’une de ces jeunes filles, ils lui frottaient les cheveux, la figure, le haut de la poitrine et de la nuque avec de la fange; cette fange était obtenue en grattant le sol humide des couloirs des maisons; un homme se servit même d’excréments. Une foule de gens suivit les chanteurs en se réjouissant de leurs plaisanteries. Le tour du village terminé, les jeunes hommes déposèrent leurs épis sur l’autel; les jeunes filles rentrèrent en courant chez elles se laver et se changer; les vieilles femmes ne se lavèrent ni ne se changèrent, se contentant de rire et de prétendre que l’horrible puanteur s’en irait bientôt.» Fewkes, loc. cit., p. 127-8. 185 le culte du phallus ayant deux fonctions qui se représentent figurativement de même (des gouttes tombant d’un phallus ou d’une vulve), on est fort embarrassé dans quelques cas où le document iconographique n’est pas expliqué par un document littéraire, de choisir entre les deux interprétations possibles. D’ailleurs, l’une et l’autre liquide peut figurer la pluie, l’eau fécondante. Voyez les phallophories grecques publiées par Heydemann384 : le premier dessin nous montre six hommes portant avec peine un châssis sur lequel est fixé un énorme phallus ornementé et muni d’un œil au prépuce; du bout du phallus tombent deux filets de liquide 385 ; un géant nu, aux formes arrondies, maintient le phallus de la main gauche et de la main droite il tire à lui un pampre. Sur le second dessin, ils sont huit à porter le châssis; et ce phallus, toujours émettant ses deux filets de gouttes, est maintenu par un satyre colossal chevauché par un petit bonhomme nu qui tient une corne à boire; la vigne n’est plus ici qu’un ornement séparé. Dulaure cite quelques auteurs qui parlent de grands phallus articulés qu’on promenait par les rues. Mais rien n’autorise à parler ici d’un «Culte du Phallus» ou de regarder ces phallus géants comme des symboles de l’acte générateur; les gouttes peuvent aussi bien signifier que les phallus articulés devaient produire magiquement la pluie 386 . L’idée fondamentale des rites amérindiens décrits plus haut et de la presque totalité des pratiques étudiées par Dulaure est le principe de concordance. On croit, et cette croyance est universelle, qu’il y a une relation telle entre l’homme et la nature, que si l’homme accomplit solennellement un certain acte, la nature exécutera forcément ce même acte. Verser de l’eau sur le sol ou de l’urine sur les acteurs sacrés fait pleuvoir; faire germer quelques graines dans un pot (jardins d’Adonis) fait germer les graines dans les champs; s’unir rituellement féconde la terre, etc. 387. De même, on croit à l’efficacité de la parole, à l’action du contraire en vue du contraire, etc. 388. Enfin, l’on admet la transmissibilité des qualités, 384 Drittes Hallisches Winckelmanns-Programm, Pl. 2, fig. 3, reproduit par K.Th.Preuss, loc. cit., p. 134, fig.6. 385 Cela ressemble aussi à deux chaînes; mais chaque chaînon peut être une goutte; les deux dessins sont, non pas réalistes, mais étrangement fantaisistes. 386 Cf. encore ce rite hindou: si, dans le nord de l’Inde, on veut éviter la sécheresse, il faut arroser sans cesse, pour qu’il reste bien humide, le phallus de la statue du dieu Mahâdeva ; Cooke, The Popular Religion and Folk-Lore ao Northern India, Westminster, 1896, t.I, p.76. 387 C’est ce que J. G. Frazer appelle les principes de sympathie et d’imitation qu’il identifie à la magie. 388 Cf. pour une analyse approfondie de ces notions: H.Hubert et M.Mauss, Esquisse d’une Théorie générale de la Magie. (Année sociologique, 1904). 186 le culte du phallus soit par contact, soit à distance 389. Tous ces principes, que l’étude méthodique des demi-civilisés a permis peu à peu de formuler, agissent aussi, soit isolément, soit plusieurs en même temps dans cette catégorie de croyances et de rites où Dulaure a cru pouvoir découvrir des fragments d’un ancien système religieux solaire et phallique 390. Plusieurs auteurs, qu’il cite, parlent de l’efficacité du contact; il juge leur interprétation ridicule. Souvent, pourtant, ces auteurs disaient vrai, d’autant plus qu’ils croyaient eux-mêmes à la vertu du geste. Chez les peuples qui admettent que la conception et la génération sont uniquement les suites du coït, imiter le coït ou toucher le simulacre de l’organe, féconde et engrosse, ou tout au moins met l’impétrant dans une situation telle que le coït réel sera suivi d’effet 391. D’où le rite de toucher dévotieusement le membre érigé de Priape ou de ses émules. Ceci est élémentaire. Mais le mécanisme n’est pas toujours aussi simple, par exemple dans les cultes d’Adônis-Thammouz, d’Attis, de Dionysos, etc., qui sont déjà, au moment où les auteurs anciens nous les décrivent, le résultat de syncrétismes locaux. Ces cultes ont ceci de commun qu’ils sont originellement des cultes agraires rendus à des démons et à des divinités de la végétation. Les principes de concordance, de sympathie, de transmissibilité des qualités, etc., actionnent là aussi les gestes des officiants, aussi bien les gestes d’un caractère phallique que les autres. C’est ce que démontre l’étude directe des documents anciens et encore mieux leur comparaison avec les rites agraires parallèles des Germains, des Slaves moder389 Cf. E. Crawley, The Mystic Rose, London, 1903. 390 Parfois on peut découvrir l’origine accidentelle d’un rite phallique localisé. Voici un cas typique: il y avait autrefois dans le clocher de «l’Evêque» de la cathédrale de Mende, une énorme cloche, la «Non Pareille». Mathieu de Merle, chef des protestants, s’étant emparé de la ville vers 1580, fit fondre la cloche pour en faire des canons; mais il ne réussit pas à fondre le battant qui avait 2m30 de haut et 1m10 de circonférence au nœud. Dans la suite, on planta ce battant près de la porte de gauche de la cathédrale; il s’y trouve toujours; et de nos jours encore, toute femme de la région qui désire un enfant, vient se frotter le ventre contre ce bronze érigé en implorant la Vierge. (Cord et Viré, La Lozère, Paris, 1900, pp.218-220, complété par des renseignements oraux que je dois à M.E.Cord); l’auteur ajoute: «On peut voir là un reste de l’ancien culte des menhirs, modifié par les croyances chrétiennes»; mais cette hypothèse est inutile; outre que nous ne savons rien de cet « ancien culte des menhirs», la forme du battant, qui rappelle jusque dans les détails celle d’un phallus, suffisait à suggérer la pratique décrite, dont le mécanisme s’explique par les principes de sympathie, d’imitation et de contact. 391 Cf. les rites phalliques (glissades sur monolithes, frictions, etc.) des paysans français actuels, in P. Sébillot, Le Folk-Lore de France, t.I, Paris, 1094, pp. 335-340. 187 le culte du phallus nes 392 et des demi-civilisés en général 393. Dans les cultes agraires de l’antiquité classique, comme dans les vieux cultes mexicains, des acteurs sacrés mimaient l’arrêt, puis le renouveau de la végétation pour forcer la nature à se reposer en automne et à reprendre vigueur au printemps 394. La mort du démon ou du dieu, les lamentations, les phallophories, le coït avec les prostituées sacrées, ce sont là quelques-uns seulement des éléments de cette pantomime efficiente; il ne faut donc pas, si l’on veut saisir la signification vraie des rites phalliques en relation avec Adônis-Thammouz, Attis, etc., les décrire à part comme l’a fait Dulaure. Cette règle de méthode vaut pour tous les temps et tous les pays, pour toutes les formes de civilisation: le mieux est donc de recourir à des monographies et à des dictionnaires bien faits, de manière que les rites parallèles non phalliques expliquent les raisons et le mécanisme des rites phalliques dans chaque rituel spécial 395 . On se rend compte alors combien contraire aux faits est en réalisé cette systématisation que Dulaure jugeait à la fois sa grande découverte et son excuse. Il s’est donné du mal pour garder, tout en parlant de choses malpropres quand on les dit ou les lit, mais fort utiles et non moins agréables souvent, l’estime des honnêtes gens. Heureusement, les ethnographes n’ont point de pudeur mal à propos. Ils en voient et en lisent trop de toutes les couleurs, si je puis dire. C’est ainsi que grâce à Walter E. Roth d’abord396 , puis à Baldwin Spencer et 392 Cf. les travaux de M.Mannhardt, Die Korundamonen, Berlin, 1868 ; Wald-und Feldkulte des Germanen, Berlin, 1875-1877; Mythologische Forschungen, Berlin, 1884. 393 Cf. J. G. Frazer, The Golden Bough, 3 vol., Londres, 1900. 394 K. Th. Preuss, loc. cit. 395 On pourra consulter sur les rites phalliques: dans l’antiquité classique, le Lerikon des Grie‑ chischen und Römischen Mythologie de Roscher et le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Ro‑ maines de Daremberg et Saglio (en cours de publication) aux mots Hermès, Mercurius, Priapus, etc. ; dans l’Inde le Linga-purana ; le Kamasoutra (traduction française par Lamaresse, 1891 ; allemande, la meilleure, par R. Schmidt, 2e

éd., 1900 ; cf. une étude critique et bibliographique

sur le Kamasoutra et ouvrages analogues de H. Jansen, Zeitschrift für Ethnologic, 1901, pp. 86- 96); E. Kittel, Ueber den Ursprung des Lingakultus in Indien ; A. Barth, The Religions of India, 3e

éd. Londres, 1891, pp.261-262 et à l’index, aux mots linga, lingayit; Census of India, 1900,

passim (la secte des Lingaïstes), etc. Quant aux publications d’ordre général, elles sont pour la plupart des démarquages du livre de Dulaure; la seule paraît-il (je n’en connais que le titre) quelque peu originale serait: Clifford Howard, Sex Worship, an exposition of the phallic origin of religion, 1re éd. chez l’auteur, Washington, 1897, 166 p.et 4e éd. Chicago, 1902. Parmi les monographies, on peut citer: Ch. Vellay, le Culte et les Fêtes d’Adônis-Thammouz, Paris; 1905 ; H. Hepding, Attis seine Mythen und sein Kult, Gressen 1903 ; J. M.Robertson, Pagan Christs, Londres, 1903, pp. 307-309 sur les divinités bisexuées), etc. Les documents sur les rites phalliques chez les demi-civilisés actuels n’ont pas encore été étudiés comparativement; on pourra consulter entre autres la collection Kryptadia, Paris, Welter. 396 W.E.Roth, Ethnological Studies amongst the N.–W; Central Queensland Aborigines, Bris- 188 le culte du phallus F.-J.Gillen397, l’on est admirablement renseigné sur certaines coutumes australiennes appelées par les observateurs anciens (des missionnaires pour la plupart), le «rite obscène» et le «rite cruel». En même temps que la division en clans et en tribus existe, chez certains Australiens, la division en classes d’âge; pour passer de l’une de ces classes à l’autre, il faut se soumettre à des cérémonies spéciales d’initiation, qui consistent pour les hommes, a) à couper tout ou partie du prépuce, b) à fendre le pénis en dessous longitudinalement; pour les femmes, a) à exciser le clitoris, b) à fendre le périnée. Le but de ces mutilations n’est pas, comme on l’avait cru, d’augmenter ou de restreindre la fécondité. Des observations nombreuses et l’argumentation définitive de W. E. Roth398 ne permettent aucun doute à ce sujet. D’ailleurs, ces Australiens se font une idée assez étrange du mécanisme de la conception, ils pensent qu’autrefois, il y a très longtemps, vivaient des Êtres à la fois humains et animaux, doués d’une grande puissance magique, qui, en mourant, déposèrent en divers endroits leur force vitale, sous forme de petits êtres invisibles. Ces êtres vivent par groupes en des endroits déterminés (source, rocher, buisson, bouquet d’arbres, etc.). Qu’une femme jeune et point trop laide vienne à passer par là, un de ces petits êtres pénètre en elle, y prend la forme d’un homme-poupée; c’est le fœtus. Il naît, grandit, meurt; il reprend alors sa forme primitive et s’en retourne à sa demeure mythique pour renaître encore par le canal d’une femme. Il semble donc que pour ces Australiens l’acte sexuel n’est point en rapport avec la procréation; mutiler les organes sexuels ne saurait, suivant eux, influer sur la fécondité; et les représentations figurées (dessins au trait et peintures sur boucliers, boomerangs, etc.) assez fréquentes de phallus et de vulves ne symbolisent nullement la génération. Le membre viril semble n’être regardé que comme le siège de la colère et des sentiments violents 399. Si les Australiens sont à peu près les seuls parmi les demi-civilisés à s’imaginer que la conception n’est jamais la conséquence du coït, en revanche, la croyance à la possibilité d’une fécondation autrement que par l’acte sexuel est des plus répandues. Certains demi-civilisés croient possible la fécondation par la bouche: bane, 1896 ; Superstition, Magic and Medecine, Brisbane, 1903. 397 B. Spencer and F. J.Gillen,The native Tribes of Central Australia, Londres, 1899; The Nor‑ thern Tribes of Central Australia, Londres, 1904. 398 Ethnological Studies, pp. 179-180. 399 Cf. la description des rites de vendetta chez les Arunta (Spencer et Gillen, The Northern Tri‑ bes, p. 560); le chef du détachement des guerriers désignés pour venger la mort d’un membre d’un clan prend la ceinture faite avec les cheveux du mort qu’on doit venger et en place un bout dans la bouche et l’autre contre le pénis de chaque guerrier « afin qu’il brûle intérieurement du désir violent de tirer vengeance du meurtre». 189 le culte du phallus tels les Sinangolo (Indonésie), qui vous démontrent que le fœtus est d’abord placé au niveau des seins « puisque ceux-ci gonflent les premiers». Le progrès des connaissances anatomiques a fait regarder ensuite la lucina sine concubitu comme un cas anormal, miraculeux, surnaturel ; lisez les discussions des Pères de l’Église sur le mode de fécondation de la Vierge et comparez entre elles les innombrables Annonciations des Primitifs 400. Dès lors que les organes sexuels n’ont pas toujours été (et ne sont même pas toujours aujourd’hui) regardés comme les agents de la génération, il est bon de ne pas conclure aussitôt d’un dessin ou d’une sculpture phallique à un culte du Phallus et des Divinités génératrices. Même les ex-voto phalliques n’ont pas toujours le sens que leur supposait Dulaure. On a trouvé comme ex-voto dans les sanctuaires, non seulement d’Esculape, mais de presque toutes les divinités, des représentations de toutes sortes d’organes, et même de tumeurs et de hernies 401. M. Stieda a donné une description détaillée d’ex-voto découverts dans les sanctuaires étrusques et latins, notamment de Minerve; parmi ceux qui reproduisent des organes séparés, on trouve: des cœurs, des trachées, des poumons, des reins, des estomacs, des vessies, des utérus, des pénis, des testicules, des vulves, etc. 402. On figurait l’organe dont on demandait la guérison à la divinité ou que la divinité implorée avait guéri. Dans ce cas l’ex-voto phallique n’est pas davantage une preuve ou une survivance d’un Culte Phallique que l’ex-voto en forme de poumon ou de rein n’est une indication d’un Culte ancien du Poumon ou du Rein. Un mot encore à propos des phallus trouvés dans les tombes; certains d’entre eux sont fort petits et servaient soit de charme magique à action positive (amour, fécondité), soit de charme préventif ou curatif; l’amulette en forme de phallus servait souvent contre le mauvais œil, mais parfois tout simplement par suite de la vertu qu’on reconnaît communément aux objets pointus de percer (c’est-àdire d’annihiler) l’action maléficiente d’autrui, ou un esprit méchant. Le bout du phallus équivaut ici à l’extrémité d’une corne, ou d’une baguette magique, ou à la pointe d’un cristal, d’un couteau, d’une épée, etc. 403. D’autres phallus trouvés 400 Voir des Notes (avec indications bibliographiques) sur ce sujet dans la Revue des Idées, 1904, pp. 554-558. 401 Cf. Homolle, Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio, s. e. donarium; pour les ex-voto grecs en général : W. H. Rouse, Greek Votive Offerings, Cambridge, 1903. 402 Cf. l’étude comparative du Dr E. Blind, Gynækologisch interessante Ex-voto, Globus, t. lxxxii, 1902, pp. 69-74 403 Voir sur les amulettes en général: Tuchmann, La Fascination, Mélusine, passim; G. Belluci, Amuletti Italiani antichi e contemporanei, s, l. n, d,; Amuletti contemporanei, Pérouse, 1898; on 190 le culte du phallus dans les tombes, s’ils sont de taille normale, peuvent avoir servi aux plaisirs solitaires de la défunte 404. Enfin, la représentation figurée du pénis et de la vulve peut n’avoir qu’une signification indicative. On les choisit de préférence parce que, des divers caractères de différenciation des sexes, ce sont les plus remarquables pour le vulgaire; alors que pour l’anatomiste il en est d’autres aussi caractéristiques, sinon davantage 405 . Le DrBælz 406 , de Tokyo, a eu la bonne fortune de découvrir, après plusieurs tentatives infructueuses, un vieux cimetière aïno : une tombe d’homme est signalée par un tronc d’arbre debout, grossièrement équarri, auquel on a laissé une branche latérale de 0,25 de longueur et arrondie du bout; le tronc et la branche sont ornementés; par contre, une tombe de femme se reconnaît à une planche, également plantée debout et ornementée, et percée en un ou plusieurs endroits d’ouvertures ovales; plus tard, le DrBælz vit au Musée de Sapporo (capitale de l’île Yeso) un de ces troncs phalliques; personne ne put lui dire ce que c’était. C’est trop souvent dans la même situation, ou pire, que nous nous trouvons par rapport aux représentations phalliques de l’antiquité: nous les déterrons des tombes et des sanctuaires ruinés, nous les regardons dans des musées, nous les pouvons manipuler. Mais à quelles croyances se rattachent-elles, de quelles coutumes sont-elles le vestige? Dès que les documents explicatifs contemporains manquent, seule l’étude des sociétés demi-civilisées actuelles peut fournir des indications qui permettent de proposer une interprétation acceptable du fait classique. comprendra mieux par comparaison le rôle et le mécanisme des amulettes phalliques. 404 On trouvera une étude comparée, la première semble-t-il faite au point de vue ethnographique, des soi-disant perversions sexuelles dans Iwan Bloch, Beitrœge zur Psychopathia Sexualis, 2 vol. Dresde, 1902 et 1903. L’usage des phallus artificiels est très répandu chez les demi-civilisés, et l’a toujours été; il n’est point dû au «progrès de la civilisation». 405 Voir entre autres G. Loisel, l’Individu Femelle, Revue des Idées, mai 1905, pp.356-361. 406 K. Bælz, Menschen-Rassen Ost-Asiens, mit specieller Rûcksicht auf Japan; Zeitschrift für Eth‑ nologie (Verhandlungen), 1901, pp.166-189. Voir pp.180-182 et pl. iii. 191 le culte du phallus Table des matières Notice. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 Préface. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 CHAPITRE PREMIER: Origine du Phallus et de son culte. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14 CHAPITRE II: Du culte des Taureaux et boucs sacrés. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 CHAPITRE III: Du culte du Phallus chez les Égyptiens. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28 CHAPITRE IV: Du culte du Phallus chez les Hébreux. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39 CHAPITRE V: Du culte du Phallus en Syrie, en Phénicie, en Phrygie, en Assyrie et en Perse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 CHAPITRE VI: Du culte du Phallus chez les Indiens et les Mexicains. . . . . . . 49 CHAPITRE VII: Du culte du Phallus chez les Grecs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 CHAPITRE VIII: Du culte du Phallus chez les Romains. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72 CHAPITRE IX; Du culte de Vénus, de quelques autres institutions et usages religieux qui ont rapport au culte Phallus. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 CHAPITRE X: Du culte du Phallus chez les Gaulois, les Espagnols, les Germains et les Suèves. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105 CHAPITRE XI: Du culte du Phallus parmi les Chrétiens, des Fascinum ou Fesnes, des Mandragores, etc.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111 CHAPITRE XII: Continuation du même sujet.—Culte de Priape sous les noms de S. Foutin, de S. René, de S. Guerlichon, de S. Guignolé, etc.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 120 CHAPITRE XIII: Du culte du Phallus chez les chrétiens du XVIIIe

siècle.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127

CHAPITRE XIV: De quelques usages et institutions civiles et religieuses des siècles passés, dont l’indécence égale ou surpasse celle du culte du Phallus. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132 CHAPITRE XV: Suite du même sujet, de la fête des fous et des sous-diacres; des processions composées de personnes en chemise ou entièrement nues; des flagellations publiques; de l’usage de donner les innocents, etc.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152 192



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