Les Grotesques  

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rapportèrent beaucoup d'argent. Jodelct maître et valet rapportèrent beaucoup d'argent. Jodelct maître et valet
fut représenté en 1645. Le sujet en est tiré d'une pièce fut représenté en 1645. Le sujet en est tiré d'une pièce
-espagnole de don [[Francisco de Rojas]], intitulée ''[[Don Juan +espagnole de don [[Francisco de Rojas]], intitulée ''[[Don Juan Alvaredo]]''. — Jodelet duelliste se donna la même année,
-Alvaredo]]''. — Jodelet duelliste se donna la même année, +
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grotesque literature

Les Grotesques (1844) is a work by Théophile Gautier in which he examins the poetry of François Villon, Théophile de Viau, Saint-Amant, Cyrano de Bergerac, George de Scudery and Paul Scarron. First published in 1844, it was translated into English by Frederick Caesar de Sumichrast.


Key words and phrases

Paul Scarron, Cyrano de Bergerac, Saint-Amant, Typhon, Louis XIV, burlesque, Sejanus, Pierre Corneille, Alaric, Vanino, Panurge, Alvaredo, Jupiter, Virgil, Hotel de Bourgogne, Enceladus

Full text[1]

PRÉFACE


Nous avons modelé une dizaine de médaillons litté- raires, plus ou moins grotesques ; la mine est loin d'être épuisée , nous aurions pu augmenter aisément cette galerie, et suspendre d'autres portraits à côté de ceux déjà tracés. Certainement cette collection de têtes grimaçantes n est pas complète. Ce ne serait pas assez de deux volumes pour renfermer toutes les difformités littéraires, toutes les déviations poétiques ; un pareil travail ne saurait du reste inspirer qu'un intérêt pure- ment bibliographique, et nous désirons rester autant


vi PRÉFACE.

que possible dans les limites de la critique, sans em- piéter sur les catalogues et les dictionnaires.

Nous avons choisi çà et là, à différentes reprises, et un peu au hasard de la lecture, quelques types qui nous ont paru amusants ou singuliers, et nous avons tâché de débarrasser du fatras les traits les plus carac- téristiques d'écrivains tombés dans un oubli trop sou- vent légitime, et d'où personne ne s'avisera de les reti- rer; — à l'exception de ces fureteurs infatigables, qui restent debout des journées entières, au soleil, Télé, à la bise, l'hiver, remuant la poudre de ces nécropoles de bouquins qui garnissent les parapets des quais.

La plupart des pauvres diables dont nous nous sommes occupé seraient tout à fait inconnus, si leurs noms n'avaient pas été momifiés dans quelque hémis- tiche de Boileau, à qui, à défaut de hautes qualités de poaie, nul ne peut refuser un bon sens cruel. Cepen- dant, quelques-uns d'entre eux ont joui, en leur temps, d'une grande réputation ; des gens instruits, pleins de goût et de jugement, des personnes de qualité, ayant l'usage du monde et de la cour, leur ont trouvé du talent, du génie même. Les éloges en prose, les vers- en grec, en latin, en espagnol, en français même» ne leur ont pas manqué, et, ce qui est plus significatif, les pensions, les sinécures, les cadeaux et les régals de


PRÉFACE. tu

toutes sortes. — Nul ne dupe entièrement son époque, et, dans les réputations les moins fondées, il y a tou- jours quelque chose de vrai ; un public n'a jamais complètement tort d'avoir du plaisir, bien qu'il puisse lui arriver souvent de rester insensible à de véritables beautés, comme le prouvent des exemples par malheur trop fréquents. On a souvent peine à comprendre cer- taines vogues, certains engouements pour des écrits qui nous paraissent maintenant de l'insipidité la plus nauséabonde, et qui faisaient pâmer d'aise les pré- cieuses de Thôtel Rambouillet, et toute la confrérie de la célèbre chambre bleu de ciel !

Des billevesées, des fadaises ennuyeuses à périr, étaient écoutées religieusement, discutées et pesées au trébuchet, syllabe par syllabe, comme des pièces d'or. Là où nous ne voyons rien, les Philamintes décou- vraient un million de choses. H fallait donc que ces ouvrages, tant prônés, tant choyés, répondissent, par certains côtés, aux idées répandues alors , car la raison :

Un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire,

qtii sans àoute est valable individuellement, perd sa rigueur axiomatique, quand il s'agit d'un public étendu ; — un sot, — oui ; — plusieurs sots, — non.


viii PRÉFACE.

11 se fait d'ailleurs d'étranges revirements dans les| réputations, et les auréoles changent souvent de tête. Après la mort, des fronts illuminés s'éteignent, desl fronts obscurs s'allument. Pour les uns, la postérité, c'est la nuit qui vient ; pour d'autres , c'est l'aurore !

Qui croirait aujourd'hui que Chapelain a passé pendant de longues années pour le plus grand poëte, non-seulement de France, mais du monde entier ; et qu'il fallait être la duchesse de Longue ville pour trouver la Pucelle légèrement soporifique, et cela du temps même de Corneille, de Racine, de Molière, de La Fon- taine !

Madame de Se vigne et sa coterie, composée des plus grands seigneurs et des plus beaux esprits, ne préfé- rait-elle pas ouvertement Pradon à l'auteur de Phèdre et à'Ândromaque ?

Pouvons-nous admettre que tant d'illustres person- nages, dont quelques-uns se piquaient d'écrire et réussissaient , n'avaient pas le sens commun , et se laissaient séduire par des impertinences et des pla- titudes?

En s'habituant au commerce de ces auteurs de troi- sième ordre, dédaignés ou tombés en désuétude, on finit par se remettre au point de vue de l'époque, non sans quelque difficulté, et l'on arrive à comprendre


PRÉFACE. ix

jusqu'à un certain point les succès qu'ils ont obtenus, et qui paraissent tout d'abord inexplicables. — Beau- coup moins soucieux de la pureté classique que les écrivains de premier ordre, ils donnent dans leurs compositions une bien plus large place à la fantaisie , au caprice régnant , à la mode du jour, au jargon de la semaine, choses qui vieillissent promptement ; et si rien n'est plus beau que l'antique , rien n'est plus laid que le suranné : c'est une vérité dont on peut se con- vaincre en regardant les gravures de modes de il y a dix ans ; le ridicule de ces accoutrements, qui nous saute tout de suite aux yeux, n'était alors senti par per- sonne, et les gens qui les portaient se trouvaient en conscience les plus élégants du monde.

11 en est de même en littérature ; des écrivains ob- tiennent des vogues temporaires qu'on a de la peine à s'expliquer quelques années plus tard, et la réaction qui se fait contre eux est ordinairement injuste. Le génie seul est éternel, le talent est transitoire. Ce n'est pas à dire pour cela qu'il faille dédaigner le talent, car il est encore assez rare pour qu'on en tienne compte.

Et puis, il faut le dire, le monde vieillit. Toutes les idées simples, tous les magnifiques lieux communs, tous les thèmes naturels ont été employés il y a déjà


  • PREFACE.

fort longtemps. A génie égal, un moderne aurait tou- jours le désavantage avec un ancien ; car il ne pour- rait s'empêcher de savoir, sinon précisément, du moins confusément, tout ce qui a été dit avant lui sur la ma- tière qu'il traite, et, malgré tout le bon goût, toute la sobriété possibles , il tombera dans des tours plus recherchés, dans des comparaisons plus bizarres, dans des détails plus minutieux, par le besoin instinctif d'échapper aux redites, et de trouver quelque nou- veauté de fond ou de forme. Certainement Y Aurore aux doigts de rose est une image charmante, mais un poëte de notre siècle serait forcé de chercher quelque chose de moins primitif s'il avait à décrire le lever du jour.

Les grands esprits qui ne sont touchés que du beau, n'ont pas cette préoccupation du neuf qui tourmente les cerveaux inférieurs. Ils ne craignent pas de s'exercer sur une idée connue, générale, appartenant à tous, sachant qu'elle n'appartient plus qu'à eux seuls dès qu'ils y ont apposé le sceau de leur style. — La nature, d'ailleurs, ne s'inquiète guère d'être originale, et l'uni- vers, depuis le jour de la création, n'est qu'une perpétuelle redite ; — jamais les arbres verts n'ont essayé d'être bleus.

Cependant, en dehors des compositions que Von


PRÉFACE. ii

■-*

peut appeler classiques, et qui ne traitent en quelque sorte que des généralités proverbiales , il existe un genre auquel conviendrait assez le nom d'arabesque, w où, sans grand souci de la pureté des lignes, le crayon s'égaye en mille fantaisies baroques. 1 — Le profil de l'Apollon est d'une grande noblesse , — c'est vrai ; mais ce mascaron grimaçant, dont l'œil s'arrondit en prunelle de hibou, dont la barbe se contourne en vo- lutes d'ornement, est, à de certaines heures, plus amusant à l'œil. Une guivre griffue, rugueuse, pape- lonnée d'écaillés, avec ses ailes de chauve-souris, sa croupe enroulée et ses pattes aux coudes bizarres, pro- duit un excellent effet dans un fourré de lotus impos- sibles et de plantes extravagantes ; — un beau torse de statue grecque vaut mieux sans doute, et pourtant il ne faut pas mépriser la guivre. — Les vers de Vir- gile sur Thestylis, qui broyait l'ail pour les moisson- neurs, sont fort beaux; mais l'Ode au fromage de Saint-Amant ne manque pas de mérite, et peut-être ceux qui ont lu mille fois les Bucoliques ne seront-ils pas fâchés de jeter les yeux sur les dithyrambes ba- chiques et culinaires de notre poëte goinfre. Lp ragoût de l'œuvre bizarre vient à propos raviver votre païais affadi par un régime littéraire trop sain et trop régu- lier ; les plus gens de goût ont besoin quelquefois, pour


I* PRÉFACE.

se remettre en appétit, du piment de concetii et de$| gongorismes.

Dans le cours de nos appréciations, nous avons fait petite la part de la critique, trop petite même, occupé que nous étions à faire valoir les perles fines que nous avions trouvées dans le fumier de ces Ennius, et aussi, il faut bien l'avouer, les perles fausses. — Un bijou, pour n'être que de cuivre, n'en est pas moins précieu- sement travaillé, et digne de l'attention des curieux, et, dans une érudition de pur délassement, il ne faut pas apporter une trop grande rigueur, de crainte de tomber dans le pédantesque. — Nous ne proposons en aucune manière comme des modèles les pauvres victimes de Boileau, et notre indulgence n'a rien de bien dangereux ; il n'est pas urgent de démontrer que Scudéry est un poëte détestable, et de déployer contre lui une grande verve d'indignation. Si, au contraire, dans tout ce fatras et tout cet oubli, nous avons ren- contré et mis en lumière quelques morceaux dignes de lecture et de mémoire, nous pensons n'avoir pas complètement perdu notre peine. Car l'on se laisse trop facilement aller à cette croyance, qu'un siècle littéraire était rempli par les cinq ou six noms radieux qui en survivent. Vues à distance, ces grandes images s'isolent, et il semble qu'elles n'aient rien eu de com«>


PRÉFACE. xih

mun avec leurs contemporains. — Rien n'est plus faux. L'on est tout étonné de rencontrer le style de Corneille dans les écrits les plus insignifiants de cette époque, et le vers du cul-de-jatte Scarron ressemble terriblement à du Molière, qui, lui-même, a des tours que ne désavoueraient pas les Précieuses dont il se moque.

En France, les admirations et les mépris sont tou- jours excessifs. Tout écrivain est un dieu ou un âne : il n'y a pas de milieu, — Ni si haut, ni si bas, serait cependant pour beaucoup une place plus juste. On dirait que, dans le but de s'épargner la peine de juger les titres de chacun, on adopte un écrivain quelconque pour se débarrasser des autres !

Nous avons peut-être obéi sans le savoir à cette espèce de réaction que causent toujours des arrêts trop sévères ; — la rigueur et la peine font trouver innocents de vrais coupables; et tel gredin, qui n'au- rait tout au plus mérité que les étrivières dans la loge du portier, deviendra blanc comme neige, si on l'ex- pose au pilori tout stigmatisé des fers rouges du sar- casme. Notre pitié pour les victimes nous a quelquefois fait parler avec irrévérence des oppresseurs puissants : nous n'avons pas suffisamment respecté les bustes sous leurs majestueuses perruques de marbre, et il nous est


xiv PRÉFACE.

arrivé de parler du Nicolas Boileau Despréaux comme un jeune romantique à tous crins de Tan de grâce mil hait cent trente. Nous demandons pardon de ces in- congruités, et nous lirons sept fois par pénitence l'Ode sur la prise de Namwr.

Ces écrivains dédaignés ont le mérite de reproduire la couleur de leur temps ; ils ne sont pas exclusivement traduits du grec et du latin. Leseentons de Virgile et d Horace s'y rencontrent moins fréquemment. Il est vrai que l'imitation italienne et espagnole y remplace souvent l'imitation de l'antiquité ; mais c'sst du moins une imitation vivante et contemporaine, qui ne sent pas le collège et les térules du régent de rhétorique. Vous retrouvez dans ces bouquins mille détails de mœurs, d'habitudes, de costumes, mille idiotismes de pensée et de style que vous chercheriez en vain ail- leurs. — Plus occupés de produire de l'effet dans la ruelle des Iris et des Philis que de l'art poétique, ces auteurs ne se servent que des idées à la mode, des tours en usage et des termes qui sont du bel air, et l'on se fait d'après eux une idée beaucoup plus exacte du lan- gage de ce temps-là, que d'après les chefs-d'œuvre des maîtres, qui semblent n'avoir vécu que dans Athènes ou dans Rome.

Nous en dirions beaucoup plus long, que nous ne


PRÉFACE.


XV


ferions changer d'idée à personne sur le compte de nos pauvres Grotesques, tant a de force un alexandrin solidement assis sur ses pieds au iond de la mémoire de tout le monde, et nous craignons bien que nos morts ne restent à tout jamais dans leur tombe, ayant pour épitaphe l'hémistiche qui les a tués, quelques efforts que nous ayons faits pour les remettre sur leurs pieds. — Rentrez donc dans votre poussière, pauvres gloires éclopées, figures grimaçantes, illustrations ri- dicules, — et que l'oubli vous soit léger 1


FRANÇOIS VILLON,


Une étude charmante et curieuse, c'est l'étude des poètes du second ordre : d'abord, comme ils sont moins connus et moins fréquentés, on y fait plus de trouvailles, et puis l'on 'n'a pas pour chaque mot saillant un juge- ment tout fait; l'on est délivré des extases convenues, et Ton n'est pas obligé de se pâmer et de trépigner d'aise à de certains endroits, comme cela est indispensable pour les poètes devenus classiques.

La lecture de ces petits poètes est incontestablement plus récréative que celle des célébrités les plus reconnues ; car c'est dans les poètes du second ordre, je crois pou- voir l'avancer sans paradoxe, que se trouve le plus d'ori-

î


2 LES GROTESQUES.

ginaîité et d'excentricité. C'est même à cause de cela qu'ils sont des poètes du second ordre. Pour être grand poëte, du moins dans l'acception où l'on prend ce mot, il faut s'adresser aux masses et agir sur elles; il n'y a guère que des idées générales qui puissent impressionner la foule ; chacun aime à retrouver sa pensée dansl'hymne du poëte : c'est ce qui explique pourquoi la scène se montre si rebelle aux curiosités de la fantaisie. — Les morceaux les plus vantés des poètes sont ordinairement des lieux communs. Dix vers de Byron sur l'amour, sur le peu de durée de la vie, ou sur tout autre sujet aussi neuf, trouveront plus d'admirateurs que la vision la plus étrange de Jean Paul ou d'Hoffman : cela vient de ce que beaucoup de gens ont été ou sont amoureux, qu'un plus grand nombre encore a peur de mourir, et qu'il en est bien peu qui aient vu passer, même en rêve, les fantastiques silhouettes des conteurs allemands.

Dans les poëtes du second ordre vous retrouverez tout ce que les aristocrates de Part ont dédaigné de mettre en œuvre : le grotesque, le fantasque, le trivial, l'ignoble, la saillie hasardeuse, le mot forgé, le proverbe populaire, îa métaphore hydropique, enfin tout le mauvais goût avec ses bonnes fortunes, avec son clinquant , qui peut être de For, avec ses grains de verre, qui risquent d'être des diamants. Ce n'est guère que dans le fumier que se trouvent les perles, témoin Ennius. Pour moi, je préfé- rerais les perles du vieux Romain à tout l'or de Virgile ; il faut un bien gros tas d'or pour valoir une petite poi- gnée de perles.

Je trouve un singulier plaisir à déterrer un beau vers


LES GROTESQUES. 3

dans un poëte méconnu ; il me semble que sa pauvre ombre doit être consolée, et se réjouir de voir sa pensée enfin comprise; c'est une réhabilitation que je fais, c'est une justice que je rends; et si quelquefois mes éloges pour quelques poètes obscurs peuvent paraître exagérés à certains de mes lecteurs, qu'ils se souviennent que je les loue pour tous ceux qui les ont injuriés outre mesure, et que les mépris immérités provoquent et justifient les panégyriques excessifs.

En lisant un de ces poètes réputés mauvais sur le ju- gement d'un pédant de collège, on fait à chaque pas des rencontres pittoresques qui vous surprennent heureuse- ment. C'est comme si, en parcourant une route qu'on vous aurait représentée toute blanche de soleil et de pous- sière, vous rencontriez çà et là de beaux arbres verts, des haies pleines de fleurs et de chansons, des eaux vives et des courants d'air parfumés; toutes ces choses vous pa- raîtraient d'autant plus belles que vous y comptiez moins. Un écu trouvé dans la rue fait plus de plaisir qu'un louis dans un tiroir. Saint-Amant, Théophile, Du Bartas sont pleins de ces accidents-là. — Leurs pensées brillantes ressortent mieux que chez d'autres poètes plus parfaits, sans doute à cause de l'infériorité du reste, comme le ciel de la nuit qui fait pailleter les étoiles invisibles en plein midi.

Maître François Villon, auteur du Petit et du Grand Testament, malgré Etienne Pasquier, Antoine Du Ver- dier et quelques autres pédants, malgré l'oubli, ou plutôt la désuétude où il est tombé à cause de son vieux lan- gage et de l'obscurité de ses allusions, est un de ceux de


4 LES GROTESQUES,

cette nombreuse famille qui renferme le plus de rencon- tres de ce genre; et cependant, chose surprenante ! le pauvre escolier Villon n'est guère connu que par ces deux vers assez ridicules de Boileau Despréaux :

Villon sut le premier, dans ces siècles grossiers, Débrouiller l'art confus de nos vieux romanciers.

ïl est probable que Boileau ne se doutait pas le moins du monde de ce qu'était Villon et n'en avait pas lu un seul vers. — Certainement le poète très-peu voluptueux de Sa Majesté très-chrétienne ne les eût pas trouvés de son goût, lui dont les oreilles s'alarmaient jansénique- ment au son hardi des rimes cyniques du brave poète Ma- thurin Régnier.

Villon, qui, d'après Boileau, a débrouillé l'art confus de nos vieux romanciers, n'a pas fait un seul roman, ni quoi que ce soit qui y ressemble; c'est un esprit satiri- que, un poëte philosophe , dont Marot et Régnier ont exploité chacun une veine différente, mais ce n'est assu- rément pas un romancier. — Ce distique, et deux ou trois autres à peu près de même force, imperturbable- ment répétés, sont devenus axiomes, et c'est là-dessus que beaucoup de personnes , d'ailleurs fort instruites, jugent notre ancienne littérature.

Depuis Y Art poétique de Boileau, la critique a fait bien du chemin ; on ne se contente plus à si peu de frais, et Ton n'en finit pas avec un auteur au moyen d'un vers formulé en manière de proverbe : mais la critique a, se- lon nous, ce tort immense de ne s'attacher qu'aux répu- tations toutes faites et qui ne sont contestées de personne.


LES GROTESQUES. 5

Elle ne prend cure que des grands seigneurs de la poé- sie, et s'enquiert assez peu du populaire et du bourgeois. C'est comme les historiens qui s'imaginent avoir fait l'histoire d'une nation quand ils ont écrit la biographie d'un prince. Assurément M. de Scudéry tient autant de place dans le siècle de Richelieu que le bonhomme Pierre Corneille; le style matamore du sieur Scudéry ne jure nullement à côté des allures castillanes et des façons che- valeresques du sublime auteur du Cid. Le plus sûr moyen de connaître une époque, c'est d'en consulter les portraits et les caricatures. Corneille est le portrait, Scudéry la caricature; personne, que je sache, n'a fait la biographie de Scudéry et l'analyse de ses œuvres.

Au reste, ce que je viens de dire de Scudéry ne s'ap- plique en aucune manière à François Villon. Villon fut le plus grand poète de son temps ; et maintenant, après tant d'années, tant de changements dans les mœurs et dans le style, sous les vieux mots, sous les vers mal scandés, à travers les tournures barbares, on voit re- luire le poète comme un soleil dans un nuage, comme une ancienne peinture dont on enlève le vernis.

Villon est à peu près le seul, entre tous les gothiques, qui ait réellement des idées. Chez lui, tout n'est pas sacrifié aux exigences d'une forme rendue difficile à plai- sir ; vous êtes débarrassé de ces éternelles descriptions de printemps qui fleurissent dans les ballades et les fa- bliaux; ce ne sont pas non plus des complaintes sur la cruauté de quelque belle dame qui refuse d'octroyer le don d'amoureuse merci : c'est une poésie neuve, forte et naïve; une muse bonne fille, qui ne fait pas la petite


G LES GROTESQUES.

bouche aux gros mots, qui va au cabaret et même ailleurs, et qui ne se ferait pas scrupule de mettre votre bourse dans sa poche; car, je dois l'avouer, Villon était passé maître en Fart de la pince et du croc, et parlait argot, pour le moins, aussi bien que français; notre poëte était un joyeux drôle:

Sentant la hart de dix lieues à la ronde; Au demeurant, le meilleur fils du monde.

On comprend que cette vie libertine et vagabonde a dû nécessairement déteindre sur son talent, et lui donner une physionomie particulière : aussi a-t-il une couleur nette et franche qui le distingue des autres poètes, aussi a-t-il mérité que Régnier l'imitât dans sa magnifique sa- tire du mauvais lieu.

La seule trace que Villon ait laissée dans l'histoire, c'est un arrêt qui le condamnait à être pendu avec cinq ou six bons compagnons de son espèce. Bien lui en prit de ne pas avoir la pépie, comme il le dit lui-même : il appela de la sentence du Châtelet au Parlement, et sa peine fat commuée en un bannissement pur et simple^ " il se setira, à ce que Ton prétend,

A Sainct-Genou,

Près Sainct-Julian-des-Vouentes,

Marches de Bretaigne ou Poictou,

où sont filles belles et génies, chose indispensable pour un damné libertin comme Tétait Villon.

Il mène à Sainct-Genou la même vie qu'à Ruel e£ à Paris, théâtre ordinaire de ses exploits. Tout autre, aorès avoir vu la potence de si près, se serait corrigé;


LES GROTESQUES. 7

apparemment Villon était incorrigible, car nous voyons que Louis XI, à son retour de Flandre, îe fait, par grâce expresse, sortir des prisons de Meun, où l'éveque Thi- bault d'Aussigny le retenait pour quelque vol de sacristie; il en avait fait son deuil, et s'était composé une épitaplie monorime et bouffonne que voici :

Je suis François (dont ce me poise) (1),

Né de Paris, emprès Pontoise.

Or, d'une corde d'une toise,

Sçaura mon col que mon cal poise (2)

On voit qu'il se souciait assez peu de servir ou non de pendant d'oreille à madame Potence ; il avait même rimé une admirable ballade où il se représente, par anticipa- tion,comme effectivement branché avec cinq ou six ds sa bande.

La pîuye nous a buez (3) et lavez ;

Et le soleil desséchez et noirciz.

Pies, corbeaulx, nous ont les yeux cavez

Et arraché la barbe et les sourcilz.

Jamais nul temps nous ne sommes rassiz :

Puis çà, puis là, comme le vent varie,

A son plaisir sans cesser nous charrie ;

Plus becquetez (-ï) d'oiseaux que dez à couldre.

Hommes, icy n'usez de mocquerie,

Mais priez Dieu que tous nous veuille absouldre.

II en parle en connaisseur, il sait sa potence à fond, et

(1) Ce qui me chagrine.

(2) Pèse.

(3) Lessivés.

(4) Picotés par les becs des oiseaux, comme les des le sont par Îq ciil de l'aiguille.


8 LES GROTESQUES.

îe pendu, dans tous ses aspects, profils et perspectives, I lui est singulièrement familier. Colin de Cayeux et René de Montigny, ses camarades, avaient eu la maladresse de se laisser mourir longitudinalement, comme il appert | par une des ballades du jargon, et lui-même ne pouvait guère s'attendre à trépasser en travers. Il me semble le voir, maigre, hâve et déguenillé, tourner autour du gibet comme autour du centre où doit aboutir sa vie, et con- templer piteusement ses bons amis faisant ri et tirant la langue, le tout pour s'être allés esbattre à Ruel. Remar- quez le mot, quel euphémisme ! esbattre. Que diable faisaient donc ces gens-là quand ils travaillaient sérieu- sement, puisqu'on les cravatait de chanvre seulement pour s'être amusés? Les jeux de Villon étaient piperies, voleries, repues franches dans les bons lieux et autres, batailles avec le guet et les bourgeois, un pareil homme ne pouvait s'amuser à moins. Dans ses vers, cependant, il s'érige en donneur de conseils et fait le moraliste :

A vous parle compaings de galles (1), Mal des âmes et bien des corps ; Gardez-vous bien de ce mau hasles Qui noircit gens quand ilz sont mort»,

dit-ii 5 après une homélie admirable qu'il adresse à tous les débauchés, voleurs et autres honnêtes gens. Faites attention, je vous prie, à cette expression, le mauvais hâle qui noircit les gens quand ils sont morts : comme cela est profondément observé, et comme l'auteur pos- sède le sujet dont il parle ! La tournure, du reste, est

(1) Débauches.


LES GROTESQUES. 9

très-polie ; il ne dit pas brutalement : Gardez-vous d'être pendus ; il se respecte trop pour cela. Le morceau qui précède ces vers est intitulé : Ballade de bonne doctrine à ceulx de mauvaise vie. Nous ne pouvons résister au plaisir de la transcrire.

I.

Car or, soyes porteur de bulles, Pipeur ou hasardeur de dez; Tailleur de faux coings (l), tu te brusles Gomme ceulx qui sont eschaudez (2). Trahistres pervers, de foy vuydez, Soyes larron, ravis ou pilles,

Ou en va l'acquest que cuydez ?

— - Tout aux tavernes et aux filles.

IL

Ryme, raille, cymballe (3), luttes, Hante tous autres eshontez : Farce (4), broïlle, joue des flustes, Fainctes, jeux et moralitez (5) Faicts en villes et en citez ; Gaigne au brelan, au glic (6), aux quilles : Où s'en va tout? Or, escoutez : — Tout aux tavernes et auÀ filles.

(1) Faux monnayeur.

(2) Le supplice des faux monnayeurs était d'être plongés dans l'eau bouillante.

(3) Fais du train par le monde, donne-toi du mouvement.

(4) Farce est ici un impératif de farcer, faire le facétieux.

(5) Moralité, comme la Passion de Jésus-Christ ou la grand'dia- blerie de Douai. Villon, au dire de Rabelais, était imprésario de mystères.

• 6) Espèce de jeu de hasard; de l'allemand gluck, qui veut dire chance.




19 LES GROTESQUES.

III.

De teîz ordures te reculles : Laboure, fauche champs et près ; Sers et panse chevaux et mulles , S'aucunement tu n'es lettrez, Assez auras si prens en grez. Mais si chanvre broyés ou tilles (!), Ne metz ton labour qu'as ouvres Tout aux tavernes et aux filles.

m ENVOI.

Chausses, pourpoincts et bourrelets (2), Robes et toutes vos drapilles (3), (Àins que cessez) (4) vous porterez Tout aux tavernes et aux filles.

On voit que, s'il fait le mal, ce n'est pas faute de con- naître le bien; mais que voulez-vous?

En grand'pauvreté (Ce mot dit-on communément) Ne gist pas trop grand'loyauté.


Nécessité fait gens mesprendre (5), Et faim saillir le loup des boys.

Viîîon ne manque pas, chaque fois que l'occasion s'en présente, de revenir sur cette idée, et par toutes les la-


(1) Tiller le chanvre, c'est démêler Técorce d'avec les parties fiiasseuses.

(2) Chaperons.

(3) Vos nippes.

(4) Ains que cessez, à moins que vous ne cessiez.

(5) Mal faire, se mal conduire.


LES GROTESQUES. il

mentations qu'il fait sur sa misère et les regrets qu'il ex- prime de ne pas avoir été vertueux, il justifie pleinement ces deux vers de Mathurin :

Il n'est rien qui punisse

Un homme vicieux, comme son propre vice.

Au reste, il paraît que la pauvreté était un mal héré- ditaire dans cette famille.

Pauvre je suys de ma jeunesse, De pauvre et de petite extrace (i) : Mon père n'eut onc grand'richesse, Ne son ayeul, nommé Érace; Pauvreté tous nous suit et trace. Sur les tombeaux de mes ancestres (Les arnes desquels Dieu embrasse), On n'y voit couronnes ne sceptres.

Il perdit son père de bonne heure, et ce fut son oncle qui le fit élever et qui eut pour lui toutes les tendresses imaginables.


•'D 1


Mon plus que père,

Maistre Guillaume de Villon, Qui m'a esté plus doux que mère.

Certainement Villon n'était pas né pour être un coupe- bourse ; il avait une belle âme, accessible à tous les bons sentiments. Toutes les fois qu'il parle de sa mère, c'est avec un ton d'exquise sensibilité.

Ma pauvre mère,

Qui pour moi eut douleur arrière, (Dieu le sçait) et mainte tristesse

(i) Origine,


i2 LES GROTESQUES.

Il soutenait trois jeunes orphelins.

Item, je laisse par pitié A troys petitz enfans tous nudz, Kommés en ce présent traictié, Afïin qu'ils en soient mieux cogneux, Povres orphelins impourveuz Et desnuez comme le ver; J'ordonne qu'ils seront pourveuz Au moins pour passer cet hyver.

Les trois orphelins étaient Colin Laurens, Girard Gossoya et Jehan Marceau ; il y revient à plusieurs reprises.

J'ai sceu à ce voyage

Que mes troys povres orphelins Sont creuz et deviennent en aage.

Si veuii qu'ils voysent (1) à l'étude. Où ? chez maistre Pierre|Richer : Le Donnait (2) est pour eux trop rude.

Mon long tabart (3) en deux je fends,' ' Si veuil que la moitié s'en vende Pour leur en acheter des flans, Car jeunesse est un peu friande.

II leur recommande de travailler.

Au fort, triste est le sommeiller Qui faict aiser (i) jeune en jeunesse Tant qu'enfin lui faille veiller Quant reposer deut en vieillesse e

(1) Aillent.

(2) Donnait, grammaire d'alors, le Lhoraond du temps.

(3) Mantelet. r ■A) Être à son aise.


LES GROTESQUES. 13

Villon ne pèche pas du côté des belles maximes. Faites ce que je dis et non ce que je fais. S'il avait été placé sur un autre théâtre et qu'il eût employé au bien tout l'esprit et tout le génie qu'il dépensa au mal, nul doute qu'il n'eût laissé dans l'histoire d'autres traces que cellesd'un arrêt le condamnant, par-devant notaire, à être pendu haut et court comme un mauvais garnement qu'il était ; mais nous aurions peut-être perdu le poëte en gagnant l'honnête homme^ Et les bons poètes sont encore plus rares que les honnêtes gens, quoique ceux-ci ne soient guère communs.

Malgré le manque de documents, il est facile de faire une vie très-détaillée de Villon; c'est un poëte égotiste : le moi % le je reviennent très-souvent dans ses vers. Il parle de lui, il se confesse avec une charmante naïveté, il fait des retours sur lui-même, il se complaît dans les souvenirs de sa jeunesse et de son bon temps; il disserte sur la mort, sur la vertu, sur tout ; car le pauvre écolier a trouvé, sous Louis XI, la forme digressive du Don Juan de Byron. Comme le poëme du noble lord, le testament du voleur ro- turier est en octaves; l'entrelacement des rimes est presque pareil ; c'est le même mélange de sensibilité et de raille- rie, d'enthousiasme et de prosaïsme ; à côté d'une page toute moite de pleurs vous trouvez un chapelet de coq-à- l'âneet de rébus aussi détestables que les calembours du pair anglais. L'effet d'une peinture suave est détruit par une esquisse grotesque à la manière de Callot { une di- gression mène à une autre, les legs ironiques se succèdent sans interruption; à celui-ci une ballade, à celui-là un rondeau, à cet autre une savate ou un plat à barbe; tout


14 LES GROTESQUES.

ce que la fantaisie la plus flottante peut avoir de caprices, vous le trouverez dans les deux testaments de Villon ; car il y en a deux, un petit et un grand. Mais le côté par le- quel les deux poètes jetés, l'un en bas de l'échelle, l'autre en haut, se ressemblent le plus, c'est le désenchantement amer de la vie, le coup d'œil morne et profond sur les choses du monde, le regret du passé, le sentiment du beau et du bon au fond de leur dégradation apparente, la perte de toute illusion et la mélancolie désespérée qui en résulte. — Villon, à cause de ses habitudes de vie ignoble, se plaint moins élégamment que le fashionable rival de Brummel; mais son cri de douleur, pour n'être pas modulé avec autant d'art, n'en est pas moins vrai et déchirant.

En Tan de mon trentiesme aage Que toutes mes hontes j'eu beues, Ne du tout fol (1), encor ne sage. Nonobstant maintes peines eues. Lesquelles j'ai toutes reçeues Sous la main Thibault d'Aussigny.


(Par ce passage nous obtenons la date exacte de îa naissance de Villon; il naquit en 1431,1e Testament ayant été composé en 1461.)

Je suis pescheur, je le sçais bien, Pourtant ne veult pas Dieu ma mort ; Mais convertisse et vive en bien, Et tout autre que pesché mord (2),

(!) Ni tout à fait fou, ni tout à fait sage encore.

(2) Différent de ceux que le péché mord et tient entre les griîTes.


LES GROTESQUES. M

Combien que en pesché soye mort, Dieu vit, et sa miséricorde ; Et si ma coulpe (l) me remord, Par sa grâce pardon m'accorde.

Si par ma mort le bien publique D'aucune chose vaulsit (2) mieux, A mourir (comme ung homme inique), Je me jugeasse, ainsi m'aid'Dieux. Grief ne fais à jeune ne vieulx. Soye sur pied, ou soye en bierre, Les montz ne bougent de leurs lieux Pour ung povre n' avant n'arriére.


Des miens le moindre (je dis voir) De me désadvoùer s'avance, Oublyant naturel devoir, Par faute d'ung peu de chevancc (3).

Hé Dieu ! se jeusse estudié Au temps de ma jeunesse folle, Et à bonnes mœurs dédié, Jeusse maison et couche molle; Mais quoy! je fuyoye (4) Pescolle Comme faict le mauvais enfant. En escrivant ceste parolle A peu que le cueur ne me fend.

Mes jours s'en sont allés errant, Comme dit Job.


îl est impossible d'avoir un ton plus pénétré et de s'expri- mer d'une façon plus amère et plus touchante.

Ensuite il en vient à jeter un regard autour de lui, et, se trouvant seul, il dit :

(1) Faute.

(2) Valût.

(3) Richesse.

(4) Trisyllabique.


16 LES GROTESQUES.

Où sont les gracieux gallans Que je suyvoye au temps jadis ? Si bien chantans, si bien parlans, Si plaisans en faicts et en dicts ? Les aucuns sont morts et roydiz. D'eulx n'est-il plus rien maintenant? Les aucuns sont en paradis, Et Dieu saulve le remanant (1).

Et les aulcuns sont devenuz,

Dieu mercy, grands seigneurs et maistres;

Les autres mendient tout nudz,

Et pain ne voyent qu'aux fenestres ;

Les autres sont entrez en cloistres

De Célestins et de Chartreux,

Bottés, houzés (2) comm'pescheurs d'hoystres (3).

Voylà Tétat divers d'entr'eux.

Ce trait, et pain ne voyent qu'aux fenestres, ne peut avoir été trouvé que par un homme qui a jeûné plus d'une fois. Villon, qui est mort de faim les trois quarts de sa vie, ne parle de toute victuaille quelconque qu'avec un attendris- sement et un respect singulier. Aussi tous les détails cu- linaires, et ils sont nombreux, sont-ils traités et caressés avec amour. Les nomenclatures gastronomiques abon- dent de tous côtés.

Saulces, brouetz et gras poissons, Tartes, tlans, œufs fritz et pochez, Perduz et en toutes façons.


Savoureux morceaux et friands, Chappohs, pigeons, grasses gelines, Perches, poussins au blanc manger.


(i) Le reste.

(2) Chaussés.

(3) Pêcheurs d'huîtres, c*est-à-dire fort mal.


LES GROTESQUES. 17

Et tous les jours une grasse oye, Ou ung chappon de haulte gresse.

Une chose plaisante, c'est la rancune qu'il conserve à Thibault d'Aussigny, non pour l'avoir tenu en prison et l'avoir voulu faire pendre, mais pour lui avoir fait boire de l'eau froide et manger du pain sec.

Peu (l) m'a d'une petite miche (2), Et de froide eau tout un esté. Large ou estroit, moult me fut chicche : Tel lui soit Dieu qu'il m'a esté !


Dieu mercy, et Jacques Thibault, Qui tant d'eau froide m'a fait boyre» En ung bas lieu non en ung hault, Manger d'angoisse mainte poire.


Aussi faut-il voir la reconnaissance qu'il témoigne à un certain Perrot Girard, barbier de son état, qui lui a fait manger du cochon gras pendant toute une semaine. Il est aussi bon ivrogne que bon gourmand ; il connaît le trou de la Pomme-du-Pin et autres cabarets du temps mieux que pas un. Mettre de l'eau dans le vin lui paraît un crime impardonnable, et la potence ne l'effraye pas, à beaucoup près, autant qu'un breuvage mélangé.

Après la bouteille et la marmite, une des idées qui le préoccupaient le plus, c'est l'idée de la mort. Il ne tarit pas sur ce sujet, et ses réflexions sont toujours hautes et philosophiques, rendues avec une énergie et une précision surprenante. Quelque dure qu'elle ait été pour lui, il tient

0) Nourri. (2) Pain.


18 LES GROTESQUES.

à la vie, et s'écrie, comme Mécénas : Qu'importe, pourvu que je vive !... 11 a trouvé, avant La Fontaine,

Mieux vault goujat debout qu'empereur enterré.

Voici ce qu'il dit :

Mieux vault vivre sous gros bureaux (t), Povre, qu'avoir esté seigneur, Et pourrir soubz riches tombeaux.

Il tâche de se consoler en pensant que son sort est com- mun à tout le monde.

Si ne suis (bien le considère)

Fils d'ange portant diadème,

D'étoille ne d'autre sydere ;

Mon père est mort, Dieu en ayt Tarne ;

Quant est du corps, il gyst sous lame (S),

J'entends que ma mère mourra,

Et le sçait bien la povre femme,

Et le fils pas ne demourra,

Je cognois que povres et riches, Sages et fols, prebstres et laiz, Nobles, villains, larges et chiches, Petitz et grands, et beaux et laidz* Dames à rebrassez (3) colletz, De quelconque condiction, Portant atours et bourrelets, Mort saisit sans exception.

Et meure Paris ou Hélène, Quiconque meurt, meurt à douleur s Celui qui perd vent et haleine,

(1) Étoffe grossière.

(-2) Tombeau.

(3) Fraise montée.'


LES GROTESQUES. 19

Son fiel se crève sur son cœur, Puis sue, Dieu sait quelle sueur ï Et n'est qui de ces maulx l'allège ; Car enfant n'a frère ne sœur, Qui lors voulsit estre son plege (l).

La mort le faict frémir, pâllir, Le nez courber, les veines tendre, Le col enfler, la chair mollir, Joinctes (2) et nerfs croitre et estendre* Corps féminin qui tant est tendre, Polly, souëf (3), si gracieux, Faudra-t-il à ces mauls entendre? Oui. — Ou tout vif aller es cieulx.

Suivent trois ballades d'une magnifique monotonie, faites d'une seule pensée et retombant toujours sur le même refrain. Dans la première, le poëte demande où sont les belles femmes du temps passé , où est Flora la belle Romaine, où est Thaïs, où est Écho, où est Héloïse, où est Blanche, où est Berthe aux grands pieds , où est Alix . où sont-elles toutes ?

Mais où sont les neiges d'antan (4) ?

C'est le refrain de la première ballade.

Dans la seconde il passe aux hommes ; il demande où est le pape Calixte , où est Alphonse le roi d'Aragon , et Arthus le roi de Bretagne, et Lancelot , et Charles VII , et Buguesclin, le bon Breton î


(1) Son répondant, sa caution.

(2) Articulations.

(3) Charmant, suave. (4 • De l'an passé.


20 LES GROTESQUES.

Mais où est le preux Charlemaigne ?

Voilà la triste réponse qu'il fait à sa question.

Dans la troisième ballade, posant sa pensée d'une manière plus large , et comme pour en finir avec tout le monde , il demande où sont les preux , les héraults , les trompettes, les poursuivants ? Le refrain est :

Autant en emporte ly vens e

Après cette longue énumération il se dit qu'il peut bien mourir, lui pauvre diable,

Qui, vaillant plat ny escuelle, N'eut oncques n'ung brin de persil :


Puisque papes, roy, fils de roys, Et conceuz en ventres de roynes, Sont enseveliz mortz et froidz.


Cependant l'idée de la mort l'obsède, et, plus loin, il reprend le sujet et écrit la belle méditation que je vais copier. La scène est aux charniers des Innocents ; il vient de léguer ironiquement ses grandes lunettes aux Quinze- Vingts, afin qu'ils puissent mettre à part , dans le cime- tière, les gens de bien d'avec les déshonnêtes.

Icy n'y a ne ris, ne jeu;

Que leur vault avoir eu chevances,

N'en grands lictz de paremens geu(l),

N'engloutir vin en grasses panses,

Mener joye, Testes et danses,

Et de ce prêt estre à toute heure ?

(1) Couché dans des lits à estrade.


LES GROTESQUES. 21

Tantôt faillent telles plaisances, Et la couîpe si en demeure.

Quand je considère ces teste Entassées en ces charniers, Touz furent maistres des requeste . Au moins delà chambre aux deniers» Ou tous furent porte-paniers (l). Autant puis i'ung que l'autre dire. Car d'evesque ou lanterniers (2), Je n'y congnois rien à redire.

Et icelles qui s'inclinoient Unes contre autres en leurs vies, Desquelles les unes regnoient, Des autres craintes et servies, Là les voy toutes assouvies (3), Ensemble en ung tas pesle-mesle ; Seigneuries leur sont ravies, Clerc ne maislre ne s'y appelle.

Or, ils sont mortz. Dieu ayt leurs âmes! Quand est des corps, il sont pourriz, Ayentesté seigneurs ou dames, Souëf (4) et tendrement nourriz De cresme, fromentée (5) ou riz. Leurs os sont déclinez en pouldre Auxquels ne chault, n'esbatz, ne riz. Plaise au doulx Jésusles absouldre.

Avec la pensée de la mort, une pensée qui obsède et tourmente Villon , c'est de savoir ce que deviennent les filles de joie quand elles sont vieilles. La fille de joie l'occupe particulièrement: on voit quelle a été pour

(l)Panetier9.

(2) Gens de rien qui portent des fallots le soir.

(3) N'ayant plus de désir ni de volonté.

(4) Délicatement.

(5) Espèce de gruau.


22 LES GROTESQUES.

beaucoup dans sa vie ; il la sait par cœur, il la comprend et la décrit sous toutes ses faces, et en parle tantôt avec amour et commisération, tantôt avec haine et invectives , mais jamais d'une manière indifférente; il ne peut res- ter froid dans une matière si importante , il se passionne, il prend feu pour ou contre elle , il la couvre de boue ou de larmes ; il l'excuse, il l'explique, il dit comment elle est venue là. — Et l'histoire est la même que celle qu'Alfred de Musset fait commencer par Monna Beîcoîor et achever par Julie :

Honnestes î si furent vraiment, Sans avoir reproches ni blasmes : Si est vrai qu'au commencement Une chacune cle ces femmes Prindrent (avant qu'eussent diffames) L'une ung clerc, ung lay, l'autre ung moine, Pour esteindre d'amour les flammes Plus chauldes que feu saint Àntlioine.

Or firent (selon ce décret)

Leurs amys, et bien y appert :

Elles aymoient en lieu secret,

Car autre qu'eulx n'y avait part.

Toutefoys cest amour se part. ,

Car celle qui n'en avoit qu'un

D'icelluy s'esloygne et despart,

Et ayrne mieulx aymer chascun.

Quatre siècles avant Alexandre Dumas , il a presque littéralement trouvé les pauvres faibles femmes. Nous voyons chez lui ces pauvres femmelettes; en vérité, je crois que je préfère le diminutif. Je ne connais rien de plus beau, dans aucun poète, que les regrets de la belle Heaulmyère , ou de la belle qui fut Heaulmyère ,


LES GROTESQUES. 23

pour me servir de sa pittoresque expression. La scène est admirablement posée. Trois ou quatre vieilles chas- sieuses et ridées sont assises sur leurs talons, dans un bouge de mauvaise apparence, sous le manteau d'une grande cheminée où monte, en se contournant, un mai- gre filet de fumée bleuâtre sortant d'un tas de chaume ; car le bois est chose inconnue dans une pareille maison , où les châssis sont tissus d'araignées. L'Heaulmyère , qui fut belle et folle de son corps au temps de sa jeunesse , se lamente et regrette ce qui ne peut plus revenir ; les autres vieilles, anciennes filles de joie comme elle, ac- quiescent à ce qu'elle dit , en branlant la tête :

Advis m'est qu'oy (1) regretter

La belle qui fut Keaulmière ,

Soy jeune fille souhaiter

Et parler en cette manière :

Ha ! vieillesse félonne et fière ,

Pourquoy m'as si tost abattue

Qui me tient ? qui ? que ne me fière (5) ,

Et qu'à ce coup je ne me tue ?

Tollu (3) m'a la haulte franchise, Que beauté m'avoit ordonné Sur clercz , marchans et gens d'église ? Car lors il n'étoit homme né Qui tout le sien ne m'eust donné , Quoiqu'il en fut des repentailles : Mais que luy eusse abandonné, Ce que refusent truandailles (4),


(1) J'entends-

(2) Frappe.-.

(3) Oté.

( t) De bégueule9 mal apprises.


U LES GROTESQUES.

A maint homme l'ay rsoiisé , Qui n'estoit a moy grand' sagesse, Pour l'amour d'ung garçon rusé Auquel j'en fitz grande largesse. Or ne me faisoit que rudesse , Et par nVame je l'aymois bien ; Et a qui que feisse finesse , Il ne m'aymoit que pour le mien.

Jà ne me scent tant detrayner (1) , Fouller aux piedz, que ne l'aimasse, Et m'eust-il faict les rains trayner, S'il me disoit que je l'embrasse Et que tous mes meaulx oubliasse, Le glouton , de mal entaché , M'embrassoit : j'en suis bien plus graseê Que m'en reste il ? honte et péché

Or, il est mort pa-ssé trente ans , Et je remains vieille chenue , Quand je pense, las! au bon temps» Quelle fus et suis devenue t Quand me regarde toute nue , Et je me voys ainsi changée, Pauvre , sèche , maigre , menue, J'en suys presque tout enragée.

Qu'est devenu ce front poly, Ces cheveux blonds, sourcilz voultiz (%) f Grand entr'œii , le regard joly, Dont prenoye les plus subtils ; Ce beau nez , ne grands ne petitz , Ces petites joinctes (3) oreilles, Menton fourchu (4), cler vis traictiz (5), Et ces belles lèvres vermeilles ?


(1) Maltraiter.

(2) Arqués.

(3) Non séparées de la tête.

(4) En fossette.

(5) Visage bien fait , bien ovale.


LES GROTESQUES. 25

>es gentes espaules menues , Ces bras longs et ses mains traietisses (1), Petitz tetins , hanches charnues , Eslevées , propres , fayctisses (2) , A tenyr amoureuses lysses (3)? Ces larges reins , le sadinet (4) , Assis, sur grosses fermes cuysses Dedans son joly jardinet.

Le front ridé , les cheveulx gris ,

Les sourcilz cheuz (5), les yeulx estainciz,

Qui faisoient et regards et riz,

Dont maints marchans furent attaincts

Nez courbé de beautés loingtains ,

Oreilles pendans et moussues (6) ,

Le vis pally, mort et destainctz (7),

Menton foncé (8) , lèvres paussues.

C'est d'humaine beauté Tyssues,

Les bras courts et les mains contraires (ô) ,

Les espaules toutes bossues :

Mammelles, quoi? toutes retraictes (10);

Telles les hanches que les teltes ,

Du sadinet, fyî quant est des cuysses ,

Cuysses ne sont plus, mais cuyssettes,

Grivelées (11) comme sauîcisses.

Ainsi le bon temps regrettons Entre nous pauvres vieilles sottes,

(1) Tirées en long, effilées.

(2) Disposées commodément.

(3) Bataille.

(i) De sade, agréable. (5) Tombés.

(5) Flétries et couvertes de duvet, comme il en vient aux vieilles femmes.

(7) Décoloré.

(8) Creusé par la chute des dents. (0) Contractées, retirées.

(10) Rentrées.

(U) Marquetées, étoilées de taches comme le plumage des Grives.

2


26 LES GROTESQUES. .

Assises bas à croppetons(i),

Tout en img tas comme p'elottes,

A petit feu de chenevottes (2),

Tost allumées, tost eteinctes;

Et jadis fusmes si mignottcs !

Ainsi en prend à maincts et raainctes.

Ce morceau , un des plus beaux du poëte , montre combien sa palette est riche de tons ; il est impossible de peindre la jeunesse de couleurs plus jeunes et plus fraîches. Toute cette première partie est d'un dessin fin et bien observé qui ferait honneur à un peintre plus mo- derne; rien ne s'y ressent de la roideur gothique; cela est amoureusement fait, plein de charmants détails, dont je prie le lecteur d'excuser la naïveté, parfois la crudité. C'est un happe-bourse qui fait parler une fille de joie: on aurait tort d'exiger trop de chasteté dans un pareil sujet, traité par un pareil auteur; les retrancher eût été un meurtre. Certaines choses libres ne le sont plus dans un style qu'il faut étudier laborieusement, et qu'on peut, en quelques façons , regarder comme une langue morte. Les nudités des anciennes peintures ne sont nullement' répréhensi- bles et n'éveillent aucun sentiment mauvais. C'est de l'art et pas autre chose, et je regarderai toujours comme i?l vandalisme stupide l'acte de piété mal entendue qui fit briser la verrière représentant sainte Marie l'Égyp- tienne offrant son beau corps au batelier, en payement de son passage. — La seconde partie, qui fait antithèse, n'est . pas moins remarquable : le poëte déforme à plaisir la

(1) Sur les talons accroupies.

(2) Chaume du chanvre.


LES GROTESQUES. 27

figure qu'il a créée , il creuse les yeux , il arrache les sourcils,, il laboure le front , il change les cheveux d'or en cheveux d'argent, il tire le nez sur la bouche, il fait avancer le menton vers le nez ; les belles lèvres ver- meilles épanouies , comme des roses, ne sont plus que des peaux ridées et flétries ; les bras blancs et longs, qui se déployaient voluptueusement pour attirer leur proie, il les raccourcit et les fait remonter avec les épaules ; il décharné et marbre de rouge ces belles cuisses fermes et polies qu'il a décrites si eomplaisamment; delà char- mante jeune fîiie il nous fait plus qu'un spectre, — une vieille femme, — une vraie chevaucheuse de balai ; il jette à terre toutes les perfections qu'il a créées, et marche dessus avec un plaisir de damné; on dirait qu'il se venge sur elle de la petite Macée d'Orléans, qui eut sa ceinture, comme il dit, et qui est très-mauvaise ordure; de Ca- therine de Vaucelles, de Jeanneton, de Marion l'idolle, et autres telles créatures, dont il ne paraît pas avoir eu beau- coup à se louer.

Que pensez-vous qui suive cette terrible sortie ? des conseils de retourner à la vertu, ou quelque chose comme cela? Nullement. — Des préceptes pour plumer un homme au vif et mettre à profit sa jeunesse.

Gar vieilles n'ont ne cours ny estre (l), Ne que monnoye qu'on descrie.

Il est vrai que ce serait peine perdue que de prêcher Blanche la Savatière, Guillemète, Catherine et Jeanneton ; ce serait jeter sa morale à des... filles.

(1) Valeur.


28 LES GROTESQUES.

S'elles n'ayment que pour argent, On ne les ayme que pour l'heure ; Rondement ayment toute gent, Et rient lorsque bourse pleure.

La nature humaine est toujours la même, quoi que disent les barbouilleurs de couleur locale, et ces vers, faits pour desfilles folles de leur corps en 4461, trouveraient très-bien leur application aujourd'hui. La manière d'exer- cer n'a pas varié.

Tôt vous faudra clone fenestre Quand deviendrez vieille flestrie,


Fillettes montrant leurs tetins Pour avoir plus largement hostes.


C'était déjà ainsi du temps des syrènes.

Villon, ivrogne, goinfre, voleur, n'eût pas été complet s'il n'eût été le chevalier de quelque Aspasie de carre- four : aussi le fut-il, et dans le Grand Testament a-t-il fait une ballade qu'il envoie à la grosse Margot, l'Hélène dont il était le Paris. Cette ballade, il m'est impossible de la transcrire; le cant et la décence de la langue fran- çaise moderne repoussent les libertés et les franches al- lures de sa vieille sœur gauloise. C'est grand dommage : jamais plus hardi tableau ne fut tracé par une main plus hardie; la touche est ferme, accentuée; le dessin franc et chaud; ni exagération ni fausse couleur, le mot sous la chose, c'est une traduction littérale; la hideur lascive ne peut être poussée plus loin, la nausée vous en vient; la pose de la grosse Margot, ses gestes, ses paroles, sont profondément filles... Elle dit deux mots : l'un est un ju-


LES GROTESQUES. 29

rement par la mort de Jésus-Christ, l'autre une expres- sion de tendresse ignoble à vous dégoûter des femmes pendant quinze jours. Cette grosse fille de joie joufflue, pansue, dont les couleurs sont plus rouges que le fard, cette ribaude gorgée de viande et de vin, saoule et dé- braillée, furieuse, qui crie et hurle, et entremêle ses caresses immondes de baisers avinés et de hoquets hasar- deux, est peinte de main de maître en trois ou quatre coups de pinceau. Avez-vous vu quelques-unes des eaux- fortes libertines de Rembrandt : Bethsabée, Suzanne, et surtout Putiphar, mélange inouï de fantastique et de réel ? C'est une chose admirable et dégoûtante; la nudité est cruelle, les formes sont monstrueusement vraies, et, quoique abominables, ressemblent tellement aux formes les plus choisies des plus charmantes femmes, qu'elles vous font rougir malgré vous : cela est le propre des maî- tres de cacher uns beauté intime au fond de leurs créa- tions les plus hideuses. — Eh bien ! si vous avez vu une de ces eaux-fortes, vous pouvez vous faire l'idée la plus juste de la figure dessinée par Villon; le fond, quoiqu'à peine indiqué et dansla demi-teinte, se devine facilement; on voit le plafond à solives enfumées, la table de chêne et le bahut démantelé, le lit en serge, d'un vert pisseux, fatigué de ses longs et nombreux services; tout le mobi- lier succinct de la fille de joie : par la porte entre-bâillée, arrivent les clercs et les laïques, les bourgeois et les soudards, que la luxure pousse par les épaules dans cet abominable bouge : dans le fond, notre poète, avec son air narquois, la cruche à la main, qui se hâte de descen- dre à la cave, et tend du fromage et du pain aux nou-

2.


30 LE£ GROTESQUES.

veaux venus, tout prêt à les rosser d'importance s'ils ne I veulent pas payer leur écot, et les engageant à revenir s'ils sont satisfaits. Au premier plan, la divinité du tem- ple enluminée,, attifée, enrubanée et chargée de clinquant, dans la grande tenue de l'état. — Un Téniers du meil- leur tempe, que Mathurin, le grand poète, n'a pas dédai- gné, qu'il a restauré, retouché et encadré darîs son ma- gnifique alexandrin, qui d'un côté touche à Ronsard et de l'autre à Corneille. Ce qui sanctifie ce tableau impur, ce sont les deux vers sombres et désespérés qui en sont comme la dernière touche :

Ordure avons, et ordure nous suyt; Nous defuyons l'honneur, et il nous fuyt.

Le pauvre écolier Villon n'a pas eu, s'il faut l'en croire, et l'on peut l'en croire, car tout homme aime à se vanter en de pareils sujets, beaucoup de bonheur en amour, et la chose n'est pas étonnante ; il logeait le dia- ble dans sa bourse, si toutefois il en avait une; il n'était rien moins que joli garçon ; il était maigre et sec comme un pendu d'été, avait le teint aussi noir qu'une mûre, ou qu'un balai à nettoyer les fours ; il n'avait ni cheveux, ni barbe, ni sourcils, non plus qu'un navet qu'on pèle : ce sont ses propres expressions. Quoiqu'il n'eût guère que trente ans, il paraissait vieux, usé et limé qu'il était jusqu'à la corde, par les excès et les privations de tout genre. Ce m devait pas faire un très-agréable damoi- seau? Aussi ses lamentations sont-elles fort comiques; il se dit martyr d'amour ; il se compose une seconde épi- taphe où il se prétend mis à mort par une des flèches de Cupidon.


LES GROTESQUES. 31

Jehanneton le met à la porte, Catherine de Vaucelles le fait battue comme du linge à la rivière ; on le trompe, on le vole de toutes les manières, on lui fait accroire que des vessies sont des lanternes ; il est dupe, lui le dupeur de tout le monde, tant il est vrai qu'amour rend les gens ùêtes, comme il le dit dans une ballade, où il tâche, selon son habitude, de se consoler par la comparaison de plus grands que lui, témoin Salomon, qui en devint idolâtre ; Samson, qui y perdit ses lunettes ; Orphéus le doux mé- nétrier, et Narcissus le bel, et Sardina, le preux cheva- lier (vous ne devineriez pas que c'est de Sardanapaie qu'il est question) ; et David, le sage prophète, et Héro- des, et tant d'autres. — Pas ne sont sornettes, ajoute-t-i! avec un aplomb tout à fait naïf et charmant. — Bien heu- reux est qui rien n'y a.

Villon, tel qu'il nous apparaît dans son œuvre, est la personnification la plus complète du peuple à cette épo- que. Il semble avoir inspiré à Rabelais le type délicieux de Panurge. En effet, n'y a-t-il pas un très-grand rap- port entre Panurge et l'écolier Villon ? Panurge, avec son nez fait en manche de rasoir; Panurge, poltron, gour- mand, hâbleur, ribleur, avec ses vingt-six poches pleines de pinces, de crocs, de ciseaux à couper les bourses, et mille autres engins nuisibles ; Panurge fin à dorer comme une dague de plomb, bien galant homme de sa personne, sauf qu'il est quelque peu paillard, et incessamment tra- vaillé de la maladie intitulée faute d'argent, malgré ses soixante-trois manières de s'en procurer ; Panurge impie et superstitieux, et n'ayant réellement peur de rien, si- non des coups et du danger; — et Villon, avec son teint


32 LES GROTESQUES.

de Bohême, ses longues mains sèches, près prenant comme glu ; son habit déchiqueté, à barbe d'écrevisse, et dépenaillé comme celui d'un cueilleur de pommes du Perche ," Villon en extase devant les grasses soupes de prismes des jacobins; Villon courant les mauvais lieux, tout en faisant l'amant transi ; Villon invoquant, à chaque vers, le bon Dieu, la sainte Vierge, et tous les saints du paradis, et ne manquant pas une occasion de dauber les prêtres, les moines, de quelque robe et de quelque cou- leur qu'ils soient. Tous les deux haïssent de bon cœur les bourgeois et le guet, c'est-à-dire les propriétaires et les gardiens de la propriété : ce sont deux espèces de philosophes éclectiques qui prennent leur bien où ils le trouvent. Au reste, toujours malades d'un flux de bourse, car, s'ils ont soixante-trois manières d'avoir de l'argent, ils en ont deux cent dix de le dépenser, hormis la répa- ration de dessous le nez; toujours aux expédients, tou- jours à deux doigts de la potence , et n'évitant d'être pen- dus qu'à force d'esprit et de génie. Tout complet que soit Panurge, Villon, cependant, l'est encore davantage; il a une mélancolie que l'autre n'a pas, il a le sentiment de sa misère. Quelque chose d'humain lui vibre encore sous les côtes ; il aime sa mère. — Panurge semble tombé du ciel et ne procède de rien ; l'idée qu'il a un père et une mère ne vous vient jamais : il est né probablement des amours d'un jambon et d'une bouteille, ou poussé entre deux pavés, comme un champignon, à la porte de quel- que lupanar. Son sarcasme est impitoyable, et son rire n'est jamais tempéré de larmes. — Il n'a pas non plus, pour la beauté de la femme, le même respect amoureux


LES GROTESQUES. 33

que son prototype. — Sa luxure est plus fangeuse et a quelque chose de monacal ; c'est la luxure d'un satyre plutôt que celle d'un homme ; il ne voit rien au delà de la jouissance physique; l'amour de l'âme lui est inconnu ; il n'eût pas trouvé, comme Villon,

Deux estions et n'avions qu'un cœur.

Panurge, rebuté, fait compisser par les chiens la femme qui n'a pas voulu de lui. Villon soupire cette élégie :


Ung temps viendra qui fera dessécher, Jauinir, flétrir votre espanie fleur, J'en risse (1) alors s'enfant sceusse marcher ; Mais nenny, las ! ce seroit donc foleur : Vieil je seray, vous laide et sans couleur ; Or, beuvez fort tant que rû (2) peut courir, Ne reffusez, chassant ceste douleur, Sans empirer ung povre secourir.

Ne croirait-on pas entendre Béranger chantant :

Vous vieillirez, ô ma belle maîtresse !

Une ressemblance de Villon avec Deburau, cet autre type admirable du peuple, qui n'aime pas entendre chanter les rossignols, c'est le singulier mépris qu'il fait de la nature champêtre. ^Dans ses vers, si chargés de couleur, et où abondent tant de pittoresques détails, vous ne trouverez pas la moindre échappée de paysage. — Voici une ballade où il explique tout au long cette anti-

( i ) J'en rirais alors, si moi-même j'étais encore un jeune homme. (2) Le ruisseau, l'eau.


34 LES GROTESQUES.

pathie. C'est un charmant tableau de genre. Un chanoine gras comme un chanoine qu'il est, et ne faisant pas men- tir ie proverbe^ est assis , ou plutôt couché sur un moî édredon, dans une chambre bien close et bien nattée; le feu est clair et flambe à un pied de haut dans îa chemi- née ; à ses côtés est étendue sa gouvernante, madame Sydoine, blanche, tendre , la peau douce et îa joue ver- meille; des flacons et des hanaps pleins d'hypocras sont disposés sur la table; le joyeux couple, jetant au loin d'importuns vêtements, rit, joue, s'embrasse et fait cent mignardises. — Le poëte , maigre , mourant de faim , tremblant de froid, les regarde, d'en dehors, par un trou de mortaise, et, enviant leur bonheur, il s'écrie piteu- sement :


Lors je congnuz que pour deuil appaiser, 11 n'est trésor que de vivre à son aise.

Si franc Gonthier et sa compagne Hélène Eussent cette douîce vie hantée, D'aulx et civots (?) qui causent forte haleine N'en mangeassent bise crouste (2) frottée Tout leur mathon (3) ne toute leur potée, Ne prise ung ail ; je le dis sans noysier (4), S'ils sq vantent coucher soubz le rosier, Ne vault pas mieulx lit coustoyé de chaise? Qu'en dictes-vous ? faut-il à ce muser ? Il n'est trésor que de vivre à son aise.


(î) Oignons.

(2) Croûte de pain bis.

(3) Lait caillé, lactis massa coacti* '4) Chercher chicane.


LES GROTESQUES, 3$

De gros pain bis, vivent d'orge et d'avoyne, £t boyvent eau tout le long de l'année, Tous les oyseaux d'icy en Babyioine, A tel escot une seule journée Ne me tiendroient, non une matinée. Or, de par Dieu s'esbate franc Gonthier, Hélène o (1) luy soubzle bel églantier, Si bien leur est, n'ay cause qu'il mepoise; Mais, quoiqu'il soit du laboureux mestier, 11 n'est trésor que de vivre à son aise.

Villon n'était assurément pas un grand partisan de Fi- Jylle; mais sans lui, assez de gothiques nous ont fait des descriptions champêtres; en revanche, il nous initie à toute la vie intérieure du moyen âge ; il est aussi curieux pour Térudit que pour le poëte; il nous fait connaître mie foule de petits usages et de façons d'être qu'on ne trouve nulle part ailleurs; lupanars, tavernes, jeux de paume, rôtisseries, bouges et repaires de toutes sortes, il nous conduit effrontément partout; il vous décrit l'hô- tesse et l'enseigne ; il ne vous fait pas grâce du moindre détail : la compagnie est singulièrement composée. — Tous filous, truands, filles de joie, entremetteuses, rece- leurs, et autres honnêtes professions. Les hommes sont: René de Montigny, Colin de Cayeux, voleurs, amis de cœur du poëte, qui furent branchés ; Michault Culdoue, le frère Beaude et autres, qui méritaient de Fêtre; Fre- min, le petit clerc, qui le sera assurément, car, avec un professeur comme Villon, la chose ne peut manquer ; maître Jehan Cotard, le bon ivrogne, qui se fait des bos- ses aux étaux des bouchers. En femmes, nous avons la

(i) Avec.


36 LES GROTESQUES.

Maschecroue, Marion Peautarde, Marion l'idolle , Blan- che, Rose, Margot, maîtresses de Villon ; la petite Macée d'Orléans, qui le corrompit; Catherine de Vaucelles, qui le fit battre; Ysabeau , Guillemette, Denise, et vingt au- tres encore, car notre poète n'avait pas qu'une connais- sance en ce genre; tout cela grouille, tout cela vit, s'en- ivre, fait l'amour, détrousse les passants avec une puis- sance de reproduction merveilleuse. Un seul mot, une seule touche suffisent à Villon pour indiquer un person- nage ; il saisit le caractère distinctif avec une singulière sagacité; un nom et une épithète, et voilà un homme reconstruit de toutes pièces ; les attitudes de ses figures sont indiquées d'une manière fine et précise qui rappelle Albert Durer. Que dites-vous de ce groupe :

Regarde m'en deux trois assises Sur le bas dd ply.de leurs robes, En ces moustiers en ces églises.

Et de celui-ci :

Chaperons auront enfoncés Et les poulces sous la ceinture, Disant : — Heim? quoi?

Au milieu de toutes ces filles perdues, une seule figure de femme apparaît, pure et sans tache, c'est celle de sa mère. Le legs qu'il lui fait est plein de grâce et de poé- sie; c'est une ballade à la Vierge:

I.

Dame des cieulx, régente terrienne (1). Emperiere (2) des infernaux paluz,

(t) Reine de la terre. (2) Impératrice.


LES GROTESQUES. 37

Recevez-moy votre humble chrestienne : Que comprinse soye entre vos esleuz, Ce nonobstant qu'oncques rien ne valuz. Les biens de vous, ma dame et ma maîtresse, Sont trop plus grans que ne suis pescherésse; Sans lesquotz bienz ame ne peut merîr (i) ; N'entrer ez cieulx : je n'en suis menteresse. En cette foy je veuil vivre et mourir.

IL

A votre fils dictes que je suis sienne ; De luy soient mes peschez absoluz, Qu'il me pardoint comme à l'Égyptienne, Ou comme il feit au clerc Théopbilus, Lequel par vous fuct quitte et absoluz, Combien qu'il eut fait au diable promesse. Préservez-moy que point je ne face ce. Vierge portant sans rupture encourir Le sacrement qu'on célèbre à la messe, En cette foy je veuil vivre et mourir.

IÎL

Femme je suys, povrette et ancienne, Qui rien ne sçay, oncques lettre ne lu£, Au moustier voy, dont suys paroissienne ; Paradis peinct, où sont harpes et luz, Et ung enfer, ou damnés sont boulluz, L'ung me faict paour, l'autre joye et liesse, La joye avoir faict moi haulte déesse A qui pescheurs doivent touz recourir, Comblés de foy sans feincte ni paresse ; En cette foy je veuil vivre et mourir.

Cette dernière stance est délicieuse ; on dirait une de ces vieilles peinturas, sur fond d'or, de Gioito ou de Ci-

(1) Mériter.


38 LES GROTESQUES,

mabué; le linéament est simple et naïf, un peu sec, comme toutes les choses primitives ; les tons sont écla- tants, sans crudité, quoique les demi- teintes manquent en quelques endroits; c'est de la vraie poésie catholique, croyante et pénétrée, comme un plus grand poëte ne saurait la faire maintenant. Parmi toutes ses sœurs les ballades, ou fantasques, ou libertines, ou ignobles, celle-ci s'épanouit pure et blanche comme un lis au cœur d'un bourbier. Elle montre que Villon pouvait faire autre chose que ce qu'il a fait, s'il avait eu le bonheur de trou- ver un Alexandre, comme Diomèdes le pirate ; mais il n'eut pas ce bonheur, et la destinée fut plus forte que lui. Il lui fallut, malgré ses bonnes intentions, suivre jusqu'au bout la route où il était engagé. Il mourut on ne sait où, et pauvre, sans doute, comme il avait vécu.

■««  Item, mon corps j'ordonne et laisse

A notre grand'mère la terre ;

Les vers n'y trouveront grand'graisse,

Trop lui a faict faim dure guerre :

Or, lui soit délivré grand' erre (1).

De terre vient, en terre tourne ;

Toute chose si par trop n'erre, |

Voulentiers en son lieu retourne.

Sonnez les cloches du beffroi à double branle, son- neurs, vous aurez quatre miches; arrivez, coquillards énarvants à Ruel, francs-mitous, sabouleux, marpeaux et mions, argotiers, Bohèmes, Égyptiens, zingari, truands, mauvais garçons, matrones, filles folles de leurs corps, voleuses d'enfants, devineresses, sorcières, entremet- il) Promptement.


LES GROTESQUES. 39

teuses. quittez la cour des Miracles, et venez à là chapelle Saint-Avoye ouïr le service et suivre le convoi; car votre maître à tous, l'écolier Villon, est mort, — d'amour, a ce qu'il dit, de faim, à ce que je crois.


SCÀLION DE VIRBLUNEAU, SIEUR D'OFAYEL.


Ami lecteur, avez-vous jamais ouï parler de M. Scalion de Virbluneau, sieur d'Ofayel?

Je parierais mes deux oreilles contre une bouteille de vin de Xérès authentique que vous ne vous doutiez même pas de son existence. C'est un bonheur qui n'est point donné à tout le monde, que de connaître M. Scalion de Virbluneau. — Ce bonheur, je l'ai, moi qui vous parle; j'en suis fier, et cependant je ne le dois qu'au hasard : mais c'est une faiblesse habituelle à l'homme qui trouve quelque chose de s'en enorgueillir, comme si ce n'était pas l'effet de quelque rencontre fortuite plutôt que de son habileté et de ses combinaisons.,.


42 LES GROTESQUES.

— Scalion de Virbluneau est à moi ; c'est mon bien, c'est ma propriété, c'est ma chose, mon Amérique dé- couverte; j'y plante le piquet et j'en prends possession solennellement et aux yeux de. tous. — C'est mon mort, je le couve des yeux, comme le bon curé de t La Fon- taine : que personne n'y touche, ou je crie : « Au voleur ! au voleur ! » bien mieux et plus fort que le marquis de Mascarille. — Moi, hyène littéraire, qui m'en vais déter- rant des cadavres de poètes, je l'ai flairé et deviné à l'o- deur putride qu'il exhalait sous une triple couche de bouquins insignifiants; j'ai tant gratté, tant travaillé avec mes pattes de devant et de derrière, que je suis parvenu à le déblayer. — Ce n'était pas une petite opération : il était tellement enfoui entre un Tableau de V Amour con- jugal, du docteur Venette, et une Malvina y de madame Cottin, qu'à peine lui voyait-on le bout du nez. — Pauvre Scalion, tu as bien manqué de rester à tout ja- mais dans la poudreuse obscurité où tu croupissait chez un ignoble bouquiniste.

Par un accident très-rare, j'avais ce jour-là de l'argent sur moi, et moyennant vingt sous donnés au gardien de cette Nécropolis intellectuelle, j'ai emporté mon Sca- lion dans ma bibliothèque, tout glorieux, tout grondant, tout hérissé. Vraiment, c'est qu'il est rare de rencontrer un auteur imprimé aussi profondément inconnu que Sca- lion de Virbluneau. On trouverait à peine un nom plus ignoré parmi les poètes contemporains, et pourtant le sieur d'Ofayel vaut bien que Ton fasse connaissance avec lui.

— Quant à l'extérieur physique, s'il n'est pas des plus


LES GROTESQUES. 43

brillants, il n'est pas non plus trop mal partagé. Son livre a une figure assez honnête et prévenante ; c'est an petit in-18 habillé en rouge, avec quelques restes de dorure sur le dos ; le papier n'est point trop jaune ni trop piqué des vers. — Le caractère est italique, et s'il ne vaut pas celui d'Aide Manuce, néanmoins il se laisse lire assez fa- cilement. — Les gravures, peu remarquables sous le rap- port de l'exécution, sans pourtant être mauvaises, sont on ne peut plus singulières comme conception et com- position. Il y a des lettres ornées, des culs-de-lampe, des coins et des fleurons. — Somme toute, c'est un livre dont l'exécution matérielle est assez fashionable et coquette pour le temps auquel il a été fait. — Sans doute il y a loin de là aux magnificences de reliure et de vignettes des Annuaires anglais; mais, tel qu'il est, ce petit volume devait tenir assez bien son rang dans les oratoires des belles jeunes dames du x\T siècle.

À la première page s'élève pompeusement un frontis- pice d'architecture entendue dans le goût de la renais- sance. — C'est un portique orné de trois figures ou sta- tues. La première, belle fille avec de grandes ailes, un diadème à pointe sur la tête, pareil à la couronne de fer du roi des Lombards, une palme dans la main gauche, un sceptre dans la droite, les pieds croisés symétriquement, est assise sur le haut du fronton, où elle trône d'un air impassible et majestueux. — Les deux autres son paral- lèles et forment des espèces de cariatides. — L'une,' vêtue d'une tunique fendue sur la cuisse, lève les deux bras en l'air et semble regarder quelque chose visible seulement pour elle ; une ancre est à ses côtés ; sur le piédestal on


M LES GROTESQUES.

lit : $pe$. L'autre est drapée de façon à montrer la moitié de sa gorge ; elle a une main sur sa poitrine, et de l'autre soutient en l'air un plat sur lequel deux petites mains en- jolivées de manchettes s'étreignent le plus amicalement du monde. — Au bas est écrit : Fides. N'est-ce pas que cela ferait un admirable frontispice pour quelque obscur traité de théologie sur la présence réelle ou la transsub- stantiation, par exemple? Ces vertus théologales ont un parfum d'allégorie mystique qui ferait à merveille. — Pourtant le livre de Virbluneau n'est pas une dissertation scolastique, bien au contraire, et toute cette construction symbolique sert de cadre à une légende disposée ainsi :

Les

loyalles et

pudicques

amours de

scalion de

Virbluneau

a

madame de

bovfflers

a Paris

chez Jamet Mettayeu

IMPRIMEU DU Roy

1599.

Au-dessous, dans un cartouche qui forme plinthe.

on îit :

Les vœux de foy et d'espérance Ont en amour grande puissance.

est qu v au xvi e siècle l'amour ressemblait, à s'y mé-


LES GROTESQUES. 45

prendre, à la théologie. C'est la même métaphysique embrouillée, la même subtilité, le même fatras scientifi- que, la même symétrie de pensées et de formes, — L'a- mour argumente comme un docteur de Sorbonne in ba- roco et in baralipton ; il syllogise la passion, il se sert de la majeure et de la mineure; il ergote, il sophistique, il divise et subdivise la plus petite fraction de pensée-, il la prend, il la tourne sur l'enclume, il la bat^ il Fétend, il la passe au laminoir. Jean Scott et le docteur Séraphique n'ont jamais été aussi loin.

C'est quelque chose d'inextricablement tortillé, d'ex- cessivement pointu et tiré aux cheveux, que l'on ne con- çoit guère maintenant, et qui ne ressemble ni aux bonnes et franches allures de la vieille galanterie gauloise, ni aux prétentieuses afféteries des madrigaux mythologiques du xvin e siècle.

On sent, à tout cet esprit de controverse, que Luther est venu; un pan du froc de ce gros moine révolté flotte à travers les quatrains et les tercets de tous ces beaux sonnets à l'espagnole ou à l'italienne. C'est le mysticisme germain, l'idéalisme du Nord qui se condensent et se cristallisent dans Fart plastique du Midi, plus amoureux de la forme, plus curieux du style et de l'extérieur de la pensée , c'est l'Allemagne rêveuse qui donne la main à la sensuelle Italie. — C'est l'âme et le corps. — Le sonnet est la goutte d'ambre qui tombe sur toutes ces pensées voltigeantes, qui les embrasse étroitement et nous les conserve embaumées à travers les siècles et les variations de langage. — La poésie d'une époque est bien moins vite surannée que la prose : les vers retiennent une infi-

3.


46 LES GROTESQUES.

nité de vieux mots , donnent l'hospitalité à nombre de tournures tombées en désuétude dans le style habituel : c'est un des mille privilèges du vers.

— Quant à Scalion de Virbluneau , sieur d'Ofayel, c'est très- certainement un des plus détestables poêles qu'il soit possible de trouver. Son commentateur, s'il avait un commentateur, car je suis trop modeste pour me compter, serait embarrassé pour en faire l'éloge ; et ce- pendant ces messieurs savent dénicher des beautés secrè- tes jusque dans les points et les virgules. — Brossette en personne, Brossette, ce niais annotateur deBoileau, y aurait perdu son grec et son latin : il est difficile, même à un poète lauréat, d'être plus outrageusement ennuyeux, plus dénué de passion et d'idées. — Cela est monstrueu- sement nul, démesurément plat et gigantesquement mé- diocre; c'est au-dessous de tout; cela n'est pas même mauvais. — Vous ne trouvez pas dans Scalion les ré- jouissantes incongruités du tremblement de terre de Lis- bonne, ni l'extravagance maladive et bizarre du poëme de la Madelaine. C'est quelque chose de fluide, d'insipide et d'incolore, qui a un arrière-goût singulièrement aca- démique, et qui aurait à coup sûr charrié son auteur au fauteuil, si le fauteuil eût existé en ce temps-là. — J'ai pris dix gouttes d'opium sans dormir : — au cinquième sonnet de Virbluneau, j'avais déjà fait deux ou trois rêves. — Mes mâchoires ont résisté à plusieurs discours de réception consécutifs et à plus de drames que je n'en veux nommer, et j'ai manqué me les décrocher irrémissiblement pour achever ce glorieux volume.

Maïs, vous allez me dire : Pourquoi perdre votre temps


LES GROTESQUES. 47

et le nôtre sur un poëte qui le mérite si peu et que vous reconnaissez vous-même pour détestable? — C'est préci- sément parce qu'il est détestable que je m'en occupe.

Jo vous avoue que j'ai par-dessus la tête de grands poètes, de grands génies et autre engeance de cette es- pèce qui pulïule effroyablement par le temps qui court, et que j'aime assez à lire un auteur que je puis trouver mau- vais. — Et puis ce qui me plaît en Virbluneau, quelque assommant qu'il puisse être, c'est qu'il est un type, un véritable type, tout à fait oublié dans ce siècle vainqueur et triomphant, le type de l'amoureux transi, de l'amou- reux de la vieille roche dont les grand'mères parlent à leurs petites-filles, — de Famoureux débonnaire et naïf qui n'ose toucher sa déesse du tout du doigt, qui sèche sur pied respectueusement et se contente de l'appeler cruelle et tigresse, comme M. Tibaudier dans la Corn- tesse d'Escarbagnas, au lieu de la violer élégamment à la manière d!Antony et consorts : cela est aussi rare et sin- gulier qu'un squelette complet de mammouth ; c'est une espèce complètement disparue comme tant d'autres, et qu'on ne retrouve qu'à la profondeur de la couche dilu- vienne. — bon Scalion deVirbluneau, ô mon bel amou- reux du xvi e siècle, tu vaux que l'on t'empaille et que l'on te mette confire à l'esprit de vin ! Que tu es curieux et réjouissant à voir, mon pauvre martyr d'amour! Mon Dieu, que tu es maigre! comme tes yeux sont caves S comme ton front est labouré ! que tu es sale et en désor- dre! Allons, peigne un peu cette perruque hérissée; cire- moi cette moustache qui a l'air d'une moustache de chat en colère; taille-moi en pointe cette barbe prolixe; gou-


48 LES GROTESQUES,

dronne ta fraise, sème-moi des rubans sur ce pourpoint un peu trop sévère, relève-moi un peu les coins de cette bouche qui fait la moue, essuie-toi les yeux, mon éternel pleurard, mon Cupidon-Héraclite ! plante une plume de trois pieds de haut à ton feutre; mets-toi une grande épée au derrière; jette le coin de ton manteau sur ton épaule; cambre-toi; assure-toi sur tes talons; campe ta main sur ta hanche ; prends un air vainqueur et matamore, et je te réponds qu'Angélique te sautera au cou et te suivra au bout du monde, et même plus loin si tu l'exiges. Avec les femmes il n'y a que les honteux qui perdent : elles airpent les vaillants et veulent qu'on les prenne d'assaut. — Ferrum, est quod amant : cela était vrai avant Juvénal, et Test toujours depuis. - — Scalion est la caricature de la galanterie de ce temps : c'est un grand seigneur, un gen- tilhomme qui daigne faire des vers lui-même, et qui les fait, il faut le dire, en véritable gentilhomme qu'il est; il ne livre son œuvre au public que sur la sollicitation pres- sante de quelques amis qui le supplient en grâce de ne point méchamment priver le monde d'une si admirable chose. Ses vers ne sont peut-être pas précisément mer- veilleux; mais ce qu'il y a de sûr, c'est qu'ils sont à la dernière mode et dans le goût le plus nouveau. C'était une fureur alors que d'être amoureux et de chanter sy- métriquement ses amours en plusieurs livres, sous la forme imperturbable du sonnet. Le sonnet venait d'être importé en France par Pierre de Ronsard, Vendomois ; il était dans tout son éclat printanier, et il épanouissait, au soleil de la cour, ses quatrains et ses tercets diaprés d'antithèses et d'allusions mythologiques. — Aussi le


LES GROTESQUES. 49

livre de Scalion est-il tout écrit en sonnets : il y en a bien, Apollon le lui pardonne ! deux ou trois mille, tout autant que cela. C'est effrayant. Us sont adressés en grande par- tie à une darne idéale ou réelle qui a nom Angélique. Cette brave dame, à ce qu'il paraît, était .vertueuse outre mesure, car les sonnets du malheureux Virbluneau ne roulent que sur sa cruauté. Pardieuî si j'eusse été ma- dame Angélique, je lui aurais cédé sur-le-champ, afin qu'il ne fît plus de sonnets ; mais Scalion aurait été homme h chanter son ivresse aussi longuement que sa détresse, et son bonheur aurait été aussi à redouter que son infor- tune..

Scalion de Virbluneau, sieur d'Ofayel! Amadis sur la roche pauvre était un joyeux compagnon près de toi. Tudieu ! quel amour est le tien ! — ce ne sont que do- léances et complaintes à n'en plus finir. On mettrait à Ilot un vaisseau à trois ponts des larmes qu'il répand; son oreiller est tout trempé ; ses matelas sont traversés de part en part; c'est un cataclysme universel; sa cervelle se fond en eau. Il a plutôt l'air d'un fleuve ou d'un dieu marin que d'un Cupidon : il est hâve, pâle, maigre et n'aura tantôt plus que la peau sur les os. Il va mourir. II est mort. — Laissons-le parler lui-même :

Mon cœur ne peut plus vivre ainsi qu'il est, Loing de pitié, de faveur et liesse ; Car le tourment le plus cruel qu'il ai f C'est quand il croit que votre amitié cesse.

Las! qui vous rend si dure, ma maîtresse? * Puisqu'à servi* vos beautés il se plaît. Mieux lui vaudroit de vivre tout seulet Que de chercher compagne qui le blesse.


30 LES GROTESQUES.

Fol est celui qui cherche son malheur, Et insensé celui de qui le cœur Vit librement auprès de cette dame.

Quiconque croit amour est malheureux •> Car, espérant quelque jour d'avoir mieux , Il perd l'esprit le sens, le corps et l'ame.

Quand il plaira à tes yeux, ma maîtresse, Qu'avant mes jours je descende là-bas, La Parque alors, guidant mes derniers pas, M'abordera aux rives de liesse.

Mais paravant que ta rigueur m'en presse, Je te supply de ne desdaigner pas D'ouyr de tous regretter mon trépas, Dont fut autheur ta fréquente rudesse.

Car quelque amy meu de compassion,

Se souvenant de mon affliction,

Sur mon tombeau gravera ces trois carmes :

« Celuy qui fut d'Angélique amoureux, « Gyst maintenant cy-dessous plus heureux « Que s'il vivoit avecque tant d'alarmes.

On voit que Scalion prend les choses tout à fait au sé- rieux. — L'ami est probablement Philippe Pérault, offi- ciellement chargé de faire les sonnets laudatifs à la tête de chaque livre. Le même Pérault a fait une pièce inti- tulée ainsi : Elégie de monsieur de Virbluneau et mada- moiselle Angélique. On lit ces vers :

Vous qui voulez aimer d'amour chaste et pudique, Connaissez Virbluneau, espris d'une Angélique; Apprenez sa vertu qui luit incessamment, Au fort du désespoir et angoisseux tourment.


Qu'on ne réclame donc qu'un Virbluneau au monde, Seul vray loyal amant en qui la grâce abonde,


LES GROTESQUES. M

Et en qui la noblesse et magnanimité

De Roland se retouve, et la pudicité

D'une mesme Angélique, aussi renouvelée,

Tel que Théagenès avec sa Chariclée,

Les plus loyaux amans qui furent sous les deux,

Àmorcbés du désir d'un hymen gracieux.

Bref, en un Yirbluneau et en une Angélique,

Le triomphe d'honneur, la vertu héroïque,

Les attraits de Vénus, la naïfve beauté,

La grâce, la splendeur, la ferme loyauté,

Et l'excellente foy d'une amour chaste et saincte,

Se revoit dans leurs cœurs engravée et empreinte,

D'un renom immortel par un los florissant,

Qui décore leurs nomstousiours en accroissant.

Ainsi à eux est dû la couronne de gloire,

La palme et le laurier, trophée de victoire.

Les camarades de ce temps-là valaient certainement bien les camarades de ce temps-ci; et, quoiqu'il ne se soit pas trouvé de spirituel M. de La Touche pour les stigma- tiser, ils étaient à coup sûr d'aussi intrépides thurifé- raires que quiconque ; — leur manière de louer a même quelque chose d'effrontément naïf qui me charme plus que je ne le saurais dire : point de demi-louange, point de ré- ticence, point de ces petits éloges cauteleux et furtifs qui ne compromettent en rien celui qui les donne. L'auteur pour qui l'on se pâme en grec et en latin (bien différent des louangeurs modernes, qui savent à peine le français, ceux-là savaient le grec et le latin, voire même l'hébreu); l'auteur, dis-je, est toujours, et sans la moindre restric- tion, une rare merveille à nulle autre pareille, sa muse sans seconde la première au monde, ainsi de suite, jusqu'à entière extinction des rimes en onde ou en eille.

Homérus, auprès de lui, n'est qu'un petit grimaud,


52 LES GROTESQUES,

bon à être sifflé au Louvre par les pages; le Virgile un regrattier, le Nason un mince écolier en matière d'a- mour, Orphéus un mauvais joueur de cornemuse. — Nos prospectus sont loin encore d'être à cette hauteur : malgré tous les perfectionnements successifs de cette branche d'industrie, nous n'osons pas donner aussi hardiment de l'encensoir au travers du visage à nos amis et connais- sances. — Cela viendra; il ne faut désespérer de rien dans le meilleur des mondes possibles.

Nous avons rarement vu d'aussi réjouissantes illustra- tions que celles du livre de Virbluneau. Cependant les vi- gnettes des romans modernes ne laissent guère à désirer sur ce point; — c'est d'un mauvais goût très-curieux et très-amusant. L'esprit de l'époque y est travesti d'une façon cruellement fidèle : ici, sur un autel chargé d'em- blèmes erotiques et de chiffres entrelacés, deux mains se serrent au milieu d'une grande flamme ; dans le cartel est écrit : Alit concordia flammam : cela n'est-il pas très- charmant et très-ingénieux? — Plus loin, c'est une py- ramide dont la base plonge dans un brasier ardent ; sur la pointe est fiché un cœur avec des effluves rayon- nants; un lierre embrasse étroitement de ses deux bras noueux les pans du monolithe; en haut l'on voit cette inscription : Eo spe me ducente, amore consumor ; en bas, entre des S et des carquois : Celsior ignis adurat. Le cœur empalé signifie amour platonique ; le feu qui brûle au pied de la pyramide représente l'amour charnel ; le lierre *ainsi que le sait la plus petite couturière, est le symbole de la fidélité; la pyramide veut dire solidité et force. Voilà qui est très-bien. Si j'étais femme, je ne ré-


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sisterais certes pas à des allégories aussi convaincantes; mais Angélique était une vraie tigresse hyrcanienne : aussi Virbluneau, voyant que les symboles ne réussis- saient pas, dessine une nouvelle vignette on ne peut pas plus claire et persuasive : d'abord elle est trois fois grande comme les autres, et se plie en plusieurs morceaux, en manière de carte de géographie.

La scène est dans une campagne bossuée de petites collines, semée de châteaux et de villages, entrecoupée d'eaux et de bois; dans un coin du ciel, au milieu d'un nuage, un amour, l'arc à la main, tire ses flèches sur la terre ; tous les animaux de la création sont rassemblés comme au jour de leur entrée dans l'arche ; c'est le prin- temps, toutes les fleurs s'épanouissent, tous les arbres se chargent de feuilles. — Les flèches de l'amour ont atteint leur but, le cerf court après la biche, les oiseaux se cher- chent dans les branches, les colombes se becquètent, les oies s'avancent côte à côte en se dandinant, le brochet et la brochette lèvent leur museau hors de l'eau et se sourient le plus amicalement du monde, le crapaud fait des avances à la crapaude, les limaçons se montrent les cornes, les serpents s'entortillent, les lapins assis sur leur derrière se frottent les moustaches avec leurs pattes de devant, les hérissons se rapprochent au risque de s'em- brocher avec leurs piquants, les lézards se regardent de l'air le plus langoureux, les boucs se donnent des coups de tête à la bretonne, les papillons dansent dans un rayon de soleil, le chien récite une élégie à la chienne, le coq est très-aimable avec la poule. A la manière dont y vont tous ces différents groupes, il est aisé de conjecturer que


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le monde sera encore peuplé longtemps. Deux inscrip- tions, Tune en latin, l'autre en français, afin que petits et grands comprennent, remplissent une bonne partie du ciel. Voici l'inscription latine : Omnia amore vivunt sine quo deficiunt. Voici l'inscription française :

Chacun recherche sa chacune; A tout sexe amour est commun : Suyvant cette règle commune, Aymez-moi, mais n'en aymez qu'un.

Pour qu'il n'y eût pas la moindre obscurité dans son tableau et que le sens en résultât clair et net, Virbluneau s'est représenté lui-même dans une posture anacréontique avec sa dame, tout à l'angle de la gravure. Je ne sais si c'est timidité ou ignorance de la perspective, il s'est fait deux fois moins gros que la poule placée au même plan que lui. — Angélique ne fut pas convaincue; ce- pendant la conséquence du syllogisme était facile à dé- duire et scolastiquement régulière : les oies aiment, les canards aiment, les crapauds aiment, donc vous devez aimer. Il eût été plus facile de se tirer de l'âne de Buri- dan. — Angélique se tira de là, et demeura de la cruauté la plus féroce. — Virbluneau, ne sachant où donner de la tête, compose une autre gravure où on le voit couché par terre, faisant la plus piteuse mine du monde, navré au côté et au bras comme un saint Sébastien par des flè- ches aussi longues que des broches. Une légende tortillée comme un tire-bouchon, ou comme un plumet de tam- bour-major quand il fait du vent, lui sort de la bouche et se déroule capricieusement en l'air ; cette fois-ci c'est de l'italien :


LES GROTESQUES. 55

WELLo CO^ S0L ° MI H LA no«tB-

On dirait le tour de bâton du caporal Trimm, qui sert si élégamment d'épigraphe à la Peau de chagrin de M. Honoré de Balzac.

D'une espèce de soleil dont le disque est rempli par quelques mots hébreux que je ne vous expliquerai pas, attendu que je ne suis pas polyglotte comme Virbluneau, il pleut abondamment des têtes de mort, — ceci est tout à fait romantique, — et des flèches barbelées, — ceci est un peu plus rococo. À quelque distance du soleil est un pauvre petit cœur qui se grille et se consume, — c'est le cœur de l'infortuné Scalion. Plaignez-le, amoureux et amoureuses, car Angélique ne fut pas plus touchée de cette preuve d'amour que des autres : aussi Scalion per- dit-il tout à fait patience et prit-il bravement le parti de ressusciter; il planta là sa cruelle, et fît bien. Voici comme il s'en explique dans sa dédicace à très-sage et très-vertueuse dame madame de Boufflers :

« Quelques années du depuis considérant ma pour- suite être infructueuse, je me suis desgagé de la première pour m'esclaver soubz l'obéissance d'une autre si favora- ble à la pudique recherche que j'ay fait de ses bonnes grâces, que de nos mutuelles amitiez s'en est suivi l'insé- parable union de deux coeurs atteints de mesme flamme, et par conséquent l'aschevement de ce petit œuvre que j'ay tenu longtemps songneusement cachée... »

Cet amour malheureux dura cinq ans entierSo Ce n'est pas aujourd'hui que l'on trouverait des amants assez


56 LES GROTESQUES.

contemplateurs pour être capables d'une telle persévé- rance. Pendant tout ce temps, le loyal etpudicque Scalion I de Virbluneau n'eut d'autres mets pour alimenter son | amour que quelques baisers sur la main ou sur la joue, et tels autres menus suffrages; encore chaque baiser lui coûte dix ou douze sonnets où il crie pitié et merci, et demande pardon de tant d'audace :

Je blasme, malheureux, mon infélicité De vous estre blessée, et faillir l'entreprise De vous baiser sans plus une fois par surprise, Quand à la cheminée eustes du front heurté.

Malheureux, dis-je alors, le ciel est irrité Contre moi, puisqu'ainsi mes vœux ne favorise ; J'estimois que ma main tenant la vôtre prise, Pourroit à mon desseing donner commodité.

Et pour un tel meschef je vous supply de croire Que depuis n'a esté sans regretz ma mémoire : Si vous faisiez ainsi du moindre de mes maux,

Je croiray de sortir de ma peine et souffrance, Et selon mon service avoir la récompense, Telle qu'ont mérité mes amoureux travaux.

11 souhaite d'être un gant, afin de pouvoir toucher la main de sa déesse : <


K


Ah ! main qui doucement me déchirez le cœur, Et qui tenez ma vie en l'amoureux cordage ; Main où nature veult montrer son bel ouvrage, Et où le ciel versa sa bénigne faveur.

Las ! au lieu de ce gand qui reçoit tant d'honneur, Que d'embrasser ce qui m'enflamme le courage, Permettez qu'à présent j'aye cet avantage Que d'estre gardien d'une telle valeur.


LES GROTESQUES. 57

Si vous aymez le froid, je suis la froideur mesme 5 Si vous cherchez le chaud, j'ai un feu si eslresme Qu'il enilamerait bien l'air, la terre et les cieux.

Faictes donc, je vous prf, que mon désir avienne, Ou si me refusez, je suppliray les dieux (0 déiicatte main !) que le gand je devienne.

A ce qu'il paraît, mademoiselle Angélique était un bas bleu, non pas un bas bleu d'azur, mais de l'indigo ie plus foncé et digne d'entrer à la Crusca :

Prions Mercure orner notre langage : Qu'en nos discours n'y ait aucun deffault; Car les beaux yeux qui m'ont livré l'assault, Des beaux escritz ont praticqué l'usage.

C'était une femme devant qui il était dangereux de se permettre un solécisme et avec qui il fallait faire l'amour correctement. trois fois misérable Scalion, sieur d'O- fayel !

Pour le physique, elle ressemble à toutes les Dulcinées de poètes et de chevaliers errants, c'est un écrie com- plet : elle a des cheveux d'or, un front de nacre, des yeux de cristal et de saphir, un teint d'œillets, de lis et de roses, des lèvres de corail, des dents en perles orien- tales, une gorge d'albâtre avec une framboise pour bou- ton, un corps d'ivoire, des pieds de neige, des jambes de lait, peau de satin et le reste, avec cela une haleine mieux flairant qu'ambre gris et civette, une voix de syrène, une démarche de déesse, et toutes les qualités que les poètes prodiguent à leurs héroïnes.

Ce qui veut dire qu'Angélique était blende, avait les


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yeux bleus et la peau blanche, et que c'était une assez agréable personne, toutefois, sauf la cruauté :

Ces blonds cheveux dextrement tortillez, De nœuds d'espoir et de douleurs cruelles, Ce tein d'aurore en ses joues vermeilles, Ces beaux coraulx doublement esmaillez.

Ces monts d'ivoyre en rondeur bien taillez, Ces belles mains, ce col et ces oreilles, Ces yeux trop plus brillans que deux estoilies» En un instant m'ont tout ensorceliez.

Par eux amour se logea dans mes veines, Et m'engendra les douloureuses peines Que mon cœur souffre en sa belle prison.

Tant plus sa paix je poursuis et désire, Plus je le sens en flamme se réduire, Et moy privez de sens et de raison.

Nous voyons parmi les sonnets de Virblune&u qu'An- gélique demeurait en Brie, qu'elle quitta pour s'en aller en Normandie.

pauvre Brye ! ô veuve des beaux yeux Qui de leur jour te rendoient fructueuse : Absente d'eux, tu es si ennuyeuse Qu'en -te voyant tout me semble odieux.

Comme je suis chagrin et soucieux (Pour leur départ) tu seras langoureuse ; Toute contrée où ils sont est heureuse, Et tout climat sans eux est malheureux.

Qui a pour dame Angélique choisie, Très-heureux est (s'elle luy est amye), £ar autrement amour n'est que tourment.

Demy dieu est qui lui parle à son aise, Est dieu du tout qui librement la baise. Je n'en sauroy faire autre jugement.


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Si en partant, seul vous m'avez laissé f Sans m'avoir dit l'adieu que je désire, Vous en avez augmenté le martyre, Qui me retient de regrets oppressé.

Je me senty aussitost offencé En vous oyant la vérité desdire, Car on ne peut mon amour contredire Que je ne soy dans l'ame courroucé.

Quel creve-cœur ! après si longue preuve De mon debvoir, qu'il faille que j'abreuve Mon lict en l'eau du ruisseau de mes pleurs!

Quelle fureur conduit ma destinée, D'estre subject aux loix d'une obstinée Qui s'esjouit quand pour elle je meurs?


En Normandie, Angélique (ma belle) S'en est allée establir son séjour, Qui faict paroistre à minuict un beau jour, D'un seul rayon de sa vive étincelle.

La cruelle Angélique eut les pâles couleurs à peu près vers ce temps, et le pauvre Scalion lui conseille un re- mède que je crois très-efficace ; mais Angélique ne fut pas de cet avis, et aima mieux être malade.

Ce fut en 1591 que cette belle passion le prit au ven- tre. — Voici le sonnet où il raconte l'origine de son amour ; il ressemble au sonnet de Pétrarque :

Era'l giorno ch'al sol si scoloraro Per la pieta del suo fattore i rai, t}uand* io fui preso, e non me ne guardai ; Che i bei vostr' occhi, Donna, mi legaro.


Le jour où Pétrarque devint amoureux de Laure était un vendredi saint. — Ce fut un jeudi que Scalion s'éna- moura d'Angélique.


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Toujours j'aurai présent dans la pensée L'an, la saison, le mois, l'heure et le jour Que je senty par la force d'amour Mon cœur brusié d'une ardeur insensée.

J'honoreray l'emprise commencée, Si mon destin me conduit au séjour, Où de mon heur je verrai le retour Récompenser ma pauvre asme offensée.

L'heure, le jour, Fan, le mois, la saison Qu'en aoust le peuple achève la moisson, Mille cinq cens nonante et une année,

Par un jeudi, à quatre heures du soir, Il pîeust si fort à mes yeux de te voir, Qu'à te servir ma foy fut adonnée.

Eh bien ! malgré et peut-être à cause de tous ces sou- pirs, de toutes ces larmes, de tous ces sonnets, de tous ces concetti, de toutes ces pointes, de tous ces rébus, Scalion ne put venir à bout de se faire aimer d'Angéli- que, et force lui fut de reporter son amour aux pieds de mademoiselle Adriane, qui ne fut pas cruelle comme An- gélique.

Le bonheur de Scalion lui fit commettre un troisième livre de sonnets intitulé les Prospères et parfaites amours de Scalion de Virbluneau ; il y pleurniche bien encore de temps à autre, par l'effet de l'habitude, mais ce n'est rien.

Il n'y a que deux gravures dans cette partie : l'une re- présente un phénix sur un bûcher, avec cette devise : Ardendo me renovo; — l'autre un cœur attaché par une chaîne, tenaillé, percé de clous, ouvert comme une ar- moire, par deux mains qui le tirent en sens inverse, avec accompagnement obligé de flèche et de tonnerres. Sur


LES GROTESQUES. 61

deux colonnes entourées de feuillages on voit un hibou et une lampe ; le blason de Virbluneau est au milieu ; sous le hibou est écrit : Inde mors; sous la lampe : Inde vita. Mais je l'ai dit, ce n'est qu'une vieille habitude; il y a au moins vingt sonnets dans cette dernière partie sur les baisers de sucre et de miel qu'Adriane lui a octroyés. Scalion, qui est pudique et loyal en tout, visait au ma» riage :

Acceptez pour mari Scalion de Virbluneau, dit-il.

Il se maria donc avec Àdriane ; ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants. — Ceci finit comme les con- tes de fées; mais, en vérité, je n'ai pu trouver un meil- leur dénoûment. — J'espère qu'il n'a plus jamais fait de sonnets ni dessiné de gravures allégoriques.

Cependant, si détestable poëte qu'il soit, Scalion de Virbluneau aura l'ineffable gloire d'avoir fourni au grand Molière l'idée du madrigal que chante le marquis de Mascarille aux deux précieuses sœurs Cathos et Madelon. Le fameux : Au volew* ! au voleur l se retrouve presque textuellement dans un sonnet du sieur d'Ofayel. Voici les deux vers.

Alarme ! alarme ! alarme î et au secours ! On m'a volé mon cœur dans ma poitrine.

Il y a cent à parier contre un que Molière n'avait pas lu notre platonique poëte, mais il était donné à Molière de tout comprendre, de tout pénétrer, et de reproduire comme par divination jusqu'aux plus incroyables aber- rations du ridicule humain.




THEOPHILE DE YLUL


Cette fois, c'est d'un véritable grand poète que nous allons parler. — Il est mort jeune ; il a été persécuté toute sa vie et méconnu après sa mort. On voit que sa destinée de malheur a été complète : aussi dit-il lui-même qu'il fallait qu'il fût né sous une étoile enragée.

Il serait complètement oublié sans les deux ricicules vers de Nicolas Boileau dans Y Art poétique :

A Malherbe, à Racan préférer Théophile,

Et le clinquant du Tasse à tout For de Virgile,

et sans une mauvaise pointe tirée de sa tragédie de P y rame et Tkisbé :


64 LES GROTESQUES.

Le voilà, ce poignard qui, du sang de son maître S'est souillé lâchement ; — il en rougit, le traître,

que Ton cite dans tous les traités de rhétorique comme un monstrueux exemple de faux goût, ce qui ne l'empê- che pas d'être un poète dans le sens le plus étendu du mot, et d'avoir fait un des vers les plus vantés de l'abbé

Delille :

/

Il n'yot que le silence, il ne voit rien que l'ombre,

et beaucoup d'autres dont de plus heureux ont profité, entre autres le même Nicolas Boileau qui parle de lui d'un ton si dédaigneux. — Il est vrai qu'il le met en compa- gnie du Tasse, et que c'est un affront que l'on pourrait envier.

Avant d'avoir lu un seul de ses vers je lui portais déjà un tendre intérêt à cause de son nom de Théophile, qui est le mien, comme vous le savez ou comme vous ne le sa- vez pas. — C'est peut-être une puérilité, mais je vous avoue que tout le mal que l'on disait de Théophile de Viau me semblait adressé à moi Théophile Gautier. — J'aurais volontiers battu le régent Boileau pour le vers coriace où il outrage mon pauvre homonyme, et jeté au feu les trai- tés de rhétorique pour leur impertinente citation. — Ja- mais critiques faites à moi personnellement contre mes propres vers ne m'ont été plus sensibles, pardonnez-moi cette folle bouffée d'orgueil, mais il ne me paraissait pas croyable qu'un homme portant mon nom fût un aussi mauvais poëte qu'on prétendait que Théophile de Viau l'avait été. Théophile est un nom comme un autre, et je suis peut-être une preuve qu'on peut très-bien le porter


LES GROTESQUES.

et faire mal les vers; — mais ce nom obscur, je l'ai en- tendu dire si doucement, par des voix si douces, que je l'aime dans moi et dans les autres, et que je 21e le chan- gerais pas contre ton prénom de Williams, ô vieux Shak- speare ! ni contre ton prénom de Noël, ô beau Gordon Rvron !

Il était nécessaire, pour mon repos, de me confirmer dans la supposition tout à fait gratuite que j'avais faite, que Théophile de Vian était effectivement aussi bon poëte que moi, Théophile Gautier. Une lecture rapide suffit pour m'en convaincre et au delà, et je pense que cet article et quelques citations prises au hasard et çà et là, vous ran- geront tout à fait de mon avis, si récalcitrants et si admi- rateurs de Boileau que vous soyez.

C'est pour moi une affaire de cœur et presque de fa- mille, et je ne vous laisserai aucun repos que vous n'ayez ployé le genou devant mon idole. — Je suis très-tolérant pour toute religion quelconque, mais je suis très-fanati- que et très-intolérant à l'endroit du Théophile, et si vous n'y croyez pas comme moi je ne vois point de salut pour vous.

Voyez comme ïa marraine de Théophile a eu une idée triomphante de l'appeler ainsi et pas autrement ! Car il est certain que, si elle lui eût donné pour nom Christo- phe ou Barthélémy, je ne m'en serais pas occupé le moins ûu monde, ce qui eût été un grand malheur pour lui d'a- bord, — pour vous et pour moi ensuite. — Sur le titre de ses œuvres, Théophile, je ne sais pourquoi, n'est dé- signé que par son prénom. — Son nom de famille était

de Viau, et non pas Viaud, comme on l'orthographie

4.


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communément. Un passage de son apologie écrite par lui-même en fait foi, et le père Garasse, son ennemi juré, joue sur ce nom avec son aménité ordinaire, et, par une équivoque digne d'un savant et d'un théologien du xvi e siècle, il l'appelle Veau.

Théophile de Viau naquit, en 1590, à Boussère-Sainte- Radegonde, petit village de l'Agenois, sur la rive gauche du Lot, un peu au-dessus d'Aiguillon, et à une demi-lieu du port Sainte-Marie, ainsi qu'on peut le voir par plu- sieurs passages de ses œuvres et par une pièce louan- geuse, probablement composée par Scudéry, qu'on a imprimée en tête du volume. C'est par erreur que des biographes et des annotateurs le font naître à Clérac.

On a prétendu qu'il était fils d'un cabaretier. — Telle était l'animosité endiablée que l'on avait contre lui, car sa famille était connue, et rien au monde n'était plus fa- cile à démontrer que l'absurdité d'une pareille assertion ; mais le père Garasse n'y regardait pas de si près. — Son aïeul avait été secrétaire de la reine de Navarre. Henri IV avait nommé son oncle gouverneur de Tour- non, en récompense de ses bons et loyaux services. Son père, après avoir exercé la profession d'avocat à Bor- deaux, s'était retiré àBoussère, à cause des guerres civi- les, et de peur d'être inquiété en sa qualité de huguenot.

Là se voit un petit chasteau Joignant le pied d'un grand costeau.

Une tourelle bâtie par les ancêtres du poète fait aper- cevoir le manoir d'assez loin et dépasse de toute la tête les maisons plus humbles et plus bourgeoises groupées


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tout à l'entour. — L'aspect du paysage est des plus ro- mantiques. — Sur la colline, le terroir est assez maigre et coupé de roches, mais il produit d'excellent claret, et l'on peut vivre là très-confortablement; en bas, les prai- ries sont fraîches et plantureuses, les bois feuillus et pleins d'ombrage. C'est un véritable petit paradis terrestre que Boussère, si l'on ajoute textuellement foi aux poétiques descriptions qu'en fait le pauvre Théophile au fond de son cachot; car bien des mois, bien des années de cette vie si courte et si remplie se sont passées en prison, et c'est un merveilleux cadre pour un paysage que la fenêtre d'une prison. Tout apparaît bien plus charmant lorsqu'on est séparé de tout, et les choses vues à la chambre noire du souvenir prennent uu relief singulier.

Dans une pièce que nous nous réservons de citer, il parle de son patrimoine héréditaire, et nous 'apprend qu'il avait un intendant nommé Bellegarde.

Il n'y a rien là-dedans qui sente son cabaret. Une mai- son assez considérable pour qu'il y ait un intendant ne sert pas habituellement d'hôtellerie. D'ailleurs Théophile, dans son apologie latine, car il écrivait pour le moins aussi élégamment en latin qu'en français, s'explique for- mellement là-dessus :

a Eam domum quam tu cauponam vocas, aulici plures, atque ii qui mêlions notœ dignitatis sunt, invisêre etpro tenui nostro proventu aliquot dies frugaliter excepti, sal- tem immunes abiêre. »

ce Cette maison que toi tu appelles une taverne, plu- sieurs courtisans, et de la meilleure noblesse, n'ont pas


68 LES GROTESQUES,

dédaigné delà visiter, et traités frugalement, selon notre modeste revenu , pendant quelques jours, ils s'en sont au moins allés sans rien payer.

c< Rem novam, ô Garasse, filius cauponis in celeùerrimâ Galliarum régis aulâ annos ultra tredecernmtritus, tôt no- bilium familiaritate notusl »

a Ce serait une chose nouvelle , ô Garasse ! qu'un fils de cabaretier nourri pendant plus de treize ans à la cour d'un roi de France, et honoré publiquement de la fami- liarité de tant de grands personnages ! »

Le père de Théophile, dans cette retraite de Boussère, se livra tout entier à l'étude des belles-lettres, et ce fut probablement lui qui donna les premières leçons à son fils ; — car il paraît, par une lettre de celui-ci à Balzac, qu'il n'avait pas reçu une éducation dans les formes. «Je n'ai eu pour régens que des écoliers écossais, et vous des docteurs jésuites. » Ce qui ne l'a pas empêché d'être très-instruit et très-excellent poète. — Un passage de la Doctrine curieuse montre qu'il fit sa philosophie à Sau- mur. Théophile vint à Paris en 1610 ; il avait alors vingt ans. — S'il faut s'en rapporter à un portrait qui illustre la dernière édition de ses œuvres, il n'était rien moins que beau garçon. — Il est représenté avec un pallium antique sur l'épaule, une couronne de laurier sur le chef, ce qui produit un singulier contraste avec ses mousta- ches troussées en l'air et sa barbe taillée à la manière des raffinés ; c'est une figure osseuse et sèche, profondément labourée en tous les sens, les protubérance? frontales fortement accusées ; l'œil mal fendu, mais plein de feu ;


LES GROTESQUES. 69

le. nez assez gros, quoique de forme aquiline ; la lèvre in- férieure bouffie et dédaigneusement saillante ; la figure de quelqu'un qui a aimé et souffert, qui a pensé et qui a agi, qui a manqué de tout et abusé de tout ; la fig ,--;e d'un poëte qui a vécu enfin, chose malheureusement trop rare parmi les poètes. — Le portrait, du reste., est confirmé par cette ligne de Théophile. « La nature et la fortune ne m'ont pas donné beaucoup départies à plaire. » Mais les agréments de son esprit, qu'il avait subtil et prompt, compensaient, et au delà, le manque d'agréments natu- rels, et il n'en était pas moins bien venu dans les meil- leures sociétés et recherché par les jeunes seigneurs qui se piquaient de poésie. — En effet, il est difficile d'avoir un plus heureux tempérament poétique que Théophile. — Il a de la passion non-seulement pour les hommes de vertu, pour les belles femmes, mais aussi [ cur toutes les belles choses; il aime un beau jour, des fontaines claires, Faspect des montagnes, l'étendue d'une grande plaine, de belles forêts, l'océan, ses vagues, son calme, ses riva- ges; il aime encore tout ce qui touche plus particulière- ment les sens, la musique, les fleurs, les beaux habits, la chasse, les beaux chevaux, les bonnes odeurs, la bonne chère; c'est une âme facile et pleine de sympathies, prête à se passionner à propos de tout et de rien, un vrai cris- tal à mille facettes, réfléchissant dans chacune de ses nuances un tableau différent, avivé et nuancé de tous les feux de l'Iris, et je ne sais vraiment pourquoi son nom est si totalement oublié, tandis que celui de Malherbe, Téplucheur juré de diphthongues, est partout cité avec honneur. Mais, comme je l'ai dit, Théophile était né sous


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une étoile enragée, et de tout temps les hommes de pru- dence l'ont emporté sur les hommes d'audace : c'est ce qui explique comment le grammairien Malherbe a éclipsé Théophile le pcëte.

A peu près vers ce temps, Théophile se lia d'amitié avec Bateac l'épistoîier, — assez étroitement pour donner lieu à de sottes médisances, ressource ordinaire de la mé- chanceté qui n'a rien à dire. Ils firent ensemble un voyage en Hollande, au retour duquel ils se brouillèrent ; on ne sait pas positivement la cause de leur rupture. — Un au- teur contemporain, le père Goulu, général des Feuillants, dans ses Lettres de Phillarque^ dit seulement que Balzac joua un mauvais tour à Théophile ; celui-ci accuse obscu- rément Balzac de plusieurs actions peu louables. — Il lui reproche d'être envieux, orgueilleux, servile, plagiaire, quinteux et d'humeur bizarre. « Votre visage, dit-il, et votre mauvais naturel retiennent quelque chose de leur première pauvreté et du vice qui lui est ordinaire. — Je ne parle point du pillage des auteurs ; le gendre du doc- teur Baudius vous accuse d'une autre sorte de larcin. — En cet endroit, j'aime mieux paroître peu clair que vin- dicatif; s'il se fût trouvé quelque chose de semblable dans mon procès, j'en fusse mort, et vous n'eussiez jamais eula peur que vous cause ma délivrance. J'attendois en ma cap- tivité quelque ressentiment de l'obligation que vous m'aviez depuis ce voyage ; mais je trouve que vous m'avez voulu nuire, d'autant que vous me deviez servir, et que vous me haïssez à cause que vous m'avez offensé. Si vous eussiez été assez honnête pour vous excuser, j'étois assez généreux pour vous pardonner; je suis bon et obligeant,


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vous êtes lâche et malin, et je crois que vous suivrez tou- jours vos inclinations et non les miennes. Je ne me re- pens pas d'avoir pris autrefois l'épée pour vous venger du bâton -, il ne tint pas à moi que votre affront ne fût ef- facé : c'est peut-être alors que vous ne me crûtes pas assez bon poëte, parce que vous me vîtes trop bon soldat. Je n'allègue point ceci par aucune gloire militaire ni pour aucun reproche de votre poltronerie, mais pour vous montrer que vous devriez vous taire de mes défauts, puis- que j'avois toujours caché les* vôtres. Je ne suis poëte ni orateur... Je suis sans art, je parle simplement et ne sais rien que bien vivre ; ce qui m'acquiert des amis et des en- vieux, ce n'est que la facilité de mes mœurs, une fidélité incorruptible, et une profession ouverte que je fais d'ai- mer parfaitement ceux qui sont sans fraude et sans lâ- cheté : c'est par où nous avons été incompatibles vous et moi. M'ayant promis autrefois une amitié que j'avois si bien méritée, il faut que votre tempérament soit bien altéré, de me venir quereller dans un cachot, et vous jouer à Tenvi de mes ennemis à qui mieux braveroit mon affliction. »

A la fin de la lettre il répond à Balzac, qui lui repro- chait une maladie honteuse, suite des faveurs de quelque Chloris malsaine, qu'il n'avait, lui Balzac, évité ce mal-là que pour en gagner un pire, et qu'il conçoit très-bien pourquoi il est si médisant contre les dames. — Au xvi e siècle deux savants et deux théologiens ne se peuvent disputer sans s'accuser réciproquement de sodomie et d'athéisme, tant il y avait de douceur et de politesse dans les relations littéraires de ce temps-là. — Théophile ter-


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mine ainsi : «Vous savez que, depuis quatorze ans ae notre connoiss^nce, je n'ai point eu d'autre maladie que Th®rreur d^s vôtres, mes déportemens ne laissent point en mon corps quelque marque d'indisposition honteuse, non plus que vos outrages en ma réputation, et, après une très-exacte recherche de ma vie, il se trouvera que mon adventure la plus ignominieuse est la fréquentation de Balzac. »

Balzac ne repondit rien à ces récriminations fou- droyantes, et son silence prouve qu'il devait avoir beau- coup de torts, puisqu'il se laissait traiter aussi cruelle- ment après avoir été l'agresseur, — et ressuscité une vieille querelle éteinte depuis longtemps. L'attaque de Balzac, au reste, est vague et déclamatoire, et sa conduite est inexcusable, car il ne faut pas oublier qu'en ce mo- ment Théophile était sous le coup d'une accusation ca- pitale, et en prison à la Conciergerie, dans le même ca- chot où avait été enfermé le régicide Ravaillac.

A son retour de Hollande il composa, pour les fêtes de la cour, des ballets, cartels, devises et mascarades qui lui firent beaucoup d'honneur, tels qu'Apollon Champion, les Princes de Cypre, les Nautonniers, et autres allégories dans le goût de l'époque. Ces pièces sont pleines de con- cetti, à la manière italienne, et se font remarquer par l'excessive recherche des idées ; elles sont, au reste, bien écrites, et aussi ingénieuses que tout ce queBenserade et Boisrobert ont fait de mieux en ce genre.

Dans Y Apollon Champion on lit ces beaux vers :

C'est moi dont la chaleur donne la vie aux roses, Et fait ressusciter les fruits ensevelis.


LES GROTESQUES. 7-

Je donne la durée et la couleur aux choses, Et fais vivre l'éclat de la blancheur des lis. Sitôt que je m'absente, un manteau de ténèbres Tient d'une froide horreur ciel et terre couverts :

Les vergers les plus beaux sont des objets funèbres, Et quand mon œil est clos tout meurt dans l'univers.

Théophile avait une excessive facilité dont il abusait, car il est dans la nature de l'homme d'abuser de tout, même de ses qualités, et Ton a conservé plusieurs de ses impromptus, car il en faisait et de charmants.

Un jour qu'on lui montrait une petite statue équestre d'Henri IV, il se prit à sourire, et, passant sa main sur la croupe de bronze du cheval, il récita le quatrain sui- vant :

Petit, gentil, joli cheval,

Doux au montoir, doux au descendre,

Sans être un autre Bucéphaî,

Tu portes plus grand qu'Alexandre.

C'est très-certainement un des plus heureux im- promptus que Ton connaisse.

Une autre fois, ayant trouvé sous son couvert une épigramme assez maligne, il se tourna vers un des assis- tants qu'il soupçonnait en être l'auteur et lui répliqua par cette boutade :

Cette épigramme est magnifique, Mais défectueuse en cela Que, pour la bien mettre en musique, 11 faut dire un sol, la, mi, la.

A peu près vers ce temps il fit sa tragédie de Pasiphaé, qui n'a pas été jouée que je sache, et qui n'est pas im-


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primée dans le recueil de ses œuvres; mais elle l'a été séparément en 1631, quelques années après sa mort. — Voici ce que Ton trouve dans l'avant- propos de cette pièce, devenue extrêmement rare : Plusieurs estiment que ce poème est du style de feu Théophile ; un de ses plus particuliers amis me Ta asseuré, et qu'il le fit au commencement qu'il s'introduisit en cour; j'ai, sur son affirmation, cru que cela estoit ainsi. Le jugement que plusieurs braves hommes en ont porté m'a fait résoudre à le divulguer pour tel, afin qu'il survesquit à son au- theur. » Cette pièce, avec Pyrame et Tkisbé, compose tout le bagage dramatique de Théophile, qui, à vrai dire, avait peu de dispositions pour le théâtre, à cause de la tournure fantasque et irrégulière de son esprit : il ne se fait pas illusion là-dessus, et en explique les motifs avec une singulière sagacité :

Autrefois, quand mes vers ont animé la scène, L'ordre où j'étois contraint m'a bien fait de la peine j Ce travail importun m'a longtemps martyre ; Mais enfin, grâce aux dieux, je m'en suis retiré. Peu sans faire naufrage et sans perdre leur Ourse Se sont aventurez à cette longue course : Il y faut par miracle estre fol sagement, Confondre la mémoire avec le jugement, Imaginer beaucoup, et d'une source pleine Puiser toujours des vers (?ans une mesme veine.


Je veux faire des vers qui ne soient pas contraints, Promener mon esprit par de petils desseins, Chercher des lieux secrets où rien ne me déplaise, Méditer à loisir, resver tout à mon aise, Emploïer toute une heure à me mirer dans l'eau. Ouïr comme en songeant la course d'un ruisseau, Escrire dans les bois, m'interrompre, me taire,


LES GROTESQUES.

Composer un quatrain sans songer à le faire.


Ces vers sont aussi poétiques que justes. — Le théâtre exclut absolument la fantaisie. — Les idées bizarres y sont trop en relief, et les quinquets jettent un jour trop vif sur les frêles créatures de l'imagination. Les pages d'un livre sont plus complaisantes; le fantôme impal- pable de l'idée se dresse silencieusement devant le lec- teur, qui ne le voit que des yeux de l'âme. Au théâtre, l'i- dée est matérielle, on la touche au doigt dans la personne de l'acteur; Fidée met du plâtre et du rouge, elle porte une perruque., elle se passe un bouchon brûlé sur les sourcils pour se les rendre plus noirs, elle est là sur ses talons, près du trou du souffleur, tendant l'oreille et fai- sant la grosse voix. — Cela est si ridicule à voir, que je m'étonne beaucoup que Ton n'éclate pas de rire dès la première scène de toute tragédie quelconque : il faut y avoir été habitué de longue main pour supporter un pa- reil spectacle. Aussi, tout ce qui s'écarte le moins du monde d'un certain nombre de situations et de paroles convenues vous paraît-il étrangement monstrueux; c'est ce qui fait que l'innovation au théâtre est la plus difficile et la plus dangereuse de toutes; presque toujours la scène neuve fait tomber une pièce, il n'y a d'exemple qu'une situation banale ait compromis un succès. — Dans toute rénovation littéraire , le théâtre est toujours l'ar- rière-garde : l'ode ouvre la marche, donnant la main au poème, son frère cadet ; le roman vient ensuite ; le théâtre se traîne à pas inégaux, non passions cequis, à quelque


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distance de celui-ci, qui se retourne quelquefois pour voir s'il le suit, et qui s'arrête pour l'attendre s'il est trop loin. — L'ode est le commencement de tout, c'est l'idée • le théâtre est la fin de tout, c'est l'action; l'un est l'esprit, l'autre est la matière ; l'ode, c'est la musique sans libret- to, le poème est la musique avec libretto, le roman c'est le libretto seul, le théâtre est la matérialisation du li- bretto, au moyen de toiles peintes, d'oripeaux et de quinquets. — Ce n'est que dans leur vieillesse que les so- ciétés ont un théâtre ; dans leur décrépitude, quand elles ne peuvent plus supporter le peu d'idéalité que le théâtre contient, elles ont la ressource du Cirque. Après les co- médiens, les gladiateurs. — Après les éclats de Melpo- mène, les rugissements des bêtes fauves, car l'effet de toute civilisation extrême est de substituer la matière à l'esprit et la chose à l'idée. Aux premiers temps du théâ- tre, Théramène s'en venait piteusement taire le récit de la mort d'Hippolyte; aujourd'hui Hippolyte mourrait sur la scène. Dans quelque temps une véritable bête dévo- rera réellement le héros malheureux, pour plus de vérité, et à la grande satisfaction du public.

Comme toutes les natures extrêmes, Théophile se porta au plaisir avec une ardeur excusable sans doute, mais qui lui causa bien des chagrins par la suite. Ce n'est pas que j'ajoute foi à tout ce qu'on a dit sur son compte; je crois q .'il y a eu dans son affaire autant d'imprudence que d'autre chose, et que, somme toute, il ne valait ni plus ni moins, du côté de la morale, quie les jeunes cour- tisans qu'il fréquentait, et a mené la vie que menaient tous les poètes de ce temps-là, commensaux de grands


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seigneurs. Quant à ses vers, du moins ceux qu'il avouait et qui sont signés de son nom, ils sont certainement aussi chastes, s'ils ne le sont pas plus, que les plus chastes vers du plus chaste poète de ce temps. — Il aimait la bonne chère, il en convient lui-même ; mais ce n'est pas une raison pour bannir un homme du royaume, et encore moins pour le brûler vif. — Il s'en explique ainsi avec la plus noble franchise : « Je me tiens plus asprement à l'é- tude et à la bonne chère qu'à tout le reste. Les livres m'ont lassé quelquefois, mais ils ne m'ont jamais étour- di, et le vin m'a souvent resjouy, mais jamais enyvré. La desbauche des femmes et du vin faillit à m'empiéter au sortir des escholes, car mon esprit un peu précipité avait franchy la subjection des précepteurs, lorsque mes mœurs avoient encore besoin de discipline ; mes compa- gnons avoient plus d'âge que moi, mais non pas tant de liberté. Ce fut un pas bien dangereux à mon âme que cette licence qu'elle trouva après les contraintes de l'é- tude : la je m'allois plonger dans le vice qui s'ouvroit assez favorablement à mes jeunes fantaisies, mais les em- pêchements de ma fortune destournèrent mon inclina- tion, et les traverses de ma vie ne donnèrent pas loisir à la volupté de me perdre. Depuis, insensiblement, mes désirs les plus libertins se sont attiédis avecques le sang, et leur violence, s'évanouissant tous les jours avec l'âge, me promet doresnavant une tranquillité bien assurée : je n'aime plus tant ni les festins ni les ballets, et me porte aux voluptés tes plus secrettes avec beaucoup de médio- crité.... (Fragment, chap. h.) a Quant à cette licence de ma vie, que vous pensez


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rendre coupable de la corruption de la jeunesse, je vous jure que, depuis que je suis à la cour et que j'ai vescu à Paris, je n'ay point connu de jeunes gens qui ne fussent plus corrompus que moi, et qu'ayant descouvert leur vices ils n'ont pas été longtemps de ma conversation ; je ne suis obligé à les instruire que par mon exemple, ceux qui les ont en charge doivent répondre de leurs débau- ches, et non pas moy, qui ne suis ny gouverneur ny ré- gent de personne. »

Sa liberté et sa franchise lui attirèrent des ennemis nombreux et puissants ; en outre, il était calviniste, et ne parlait pas des jésuites avec tout le respect nécessaire. A la cour d'un roi bigot comme Fêtait Louis XIII, c'était un motif de disgrâce : aussi obtint-on du roi un ordre qui obligeait Théophile à sortir du royaume le plus prompte- ment possible, et qui lui fut signifié, au mois de mai 1619, par le chevalier du guet. Avant de s'embarquer il fit cette pièce de vers (une effroyable tempête empêchait de lever l'ancre) :

Parmi ces promenoirs sauvages, J'oy bruire les vents et les flots, Attendant que les matelots M'emportent hors de ces rivages. Icy les rochers blanchissans, Du choc des vagues gémissans, Hérissent leurs masses cornues Contre la cholère des airs, Et présentent leurs testes nues À la menace des éclairs.

J'oy sans peur l'orage qui gronde, Et, fut-ce l'heure de ma mort, Je suis prest à quitter le port


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En dépit du ciel et de Tonde. Je meurs d'ennui dans ce loisir, Car un impatient désir De revoir les pompes du Louvre Travaille tant mon souvenir, Que je brusle d'aller à Douvre, Tant j'ay haste d'en revenir.

Dieu de Tonde, un peu de silence, Un dieu fait mal de s'émouvoir. Fais-moi paroistre ton pouvoir A corriger ta violence ! Mais à quoi sert de te parler, Esclave du vent et de Tair, Monstre confus qui de nature, Vuide de rage et de pitié, Ne njonstre que par adventure. Ta hayne ni ton amitié ?

Nochers qui par un long usage Voyez les vagues sans effroi, Et qui connoissez mieux que moi Leur bon et leur mauvais visage, Dites-moi, ce ciel foudroyant, Ce flot de tempête aboyant, Les flancs de ces montagnes grosses, Sont-ils mortels à nos vaisseaux? Et sans applanir tant de bosse9 Pourrai-je bien courir les eaux ?

Allons, pilote, où la fortune Pousse mon généreux dessein ; Je porte un dieu dedans mon sein Mille fois plus grand que Neptune,


Desjà ces montagnes s'abaissent, Tous les sentiers sont aplanis, Et sur ces flots si bien unis le vois des alcyons qui naissent.


LES GROTESQUES.

L'ancre est levée, et le zéphire, Avec un mouvement léger, Enfle la voile et fait nager Le lourd fardeau de la navire. Mais quoy, le temps n'est plus si beau, La tourmente revient dans l'eau. Dieu ! que la mer est infidèle ! Chère Chloris, si ton amour N'avoit plus de constance qu'elle, Je mourrois avant le retour.

Théophile vint à Londres, et tâcha d'obtenir l'hon- neur d'être présenté au roi Jacques I er ; il paraît que ce- lui-ci, prévenu contre le poète, ne voulut pas en en- tendre parler. Théophile, pour s'en consoler, rima cette boutade :

Si Jacques , le roi du bon sçavoir, N'a pas jugé bon de me voir, En voici la cause infaillible : C'est que, ravi de mon écrit, Il a cru que j'étois un esprit, Et par conséquent invisible.

L'ode qu'il adressa au roi Louis XIII, pendant son exil, est pleine de mouvement et d'un goût irréprochable ; elle commence ainsi :

Celui qui lance le tonnerre,

Qui gouverne les éléments,

Et meut avec des tremblements

La grande masse de la terré.

Dieu, qui vous mit le sceptre en main,

Qui vous le peut oster demain,

Lui qui vous preste sa lumière,

Et qui, malgré vos fleurs de lis,

Un jour fera de la poussière

De vos membres ensevelis.


LES GROTESQUES St

Ce grand Dieu, qui fit les abysmes Dans le centre de l'univers, Et qui les tient toujours ouverts A la punition des crimes, Veut aussi que les innocents, A l'ombre de ses bras puissants, Trouvent un assuré refuge, Et ne sera point irrité Que vous tarissiez le déluge Des maux où vous m'avez jeté.

Esloigné des bords de la Seine Et du doux climat de la cour, 11 me semble que l'œil du jour Ne me luit plus qu'avecque peine. Sur le faîte affreux d'un rocher, D'où les ours n'osent approcher, Je consulte avec des furies Qui ne font que solliciter Mes importunes resveries A me faire précipiter.

Aujourd'hui parmi des sauvages. Où je ne trouve à qui parler, Ma triste voix se perd dans l'air Et dedans l'écho des rivages. Au lieu des pompes de Paris, Où le peuple avecque des cris Bénit le roi parmi les rues, Ici les accents des corbeaux Et les foudres dedans les nues Ne me parlent que de tombeaux.

Ne dirait-on pas d'Ovide exilé en Scythieî La contrée décrite par le poète a plus l'air d'être le Kamtschatka ou le Goënland que la bonne vieille Angleterre, où le porter est double et le bœuf plus saignant qu'ailleurs : et John Bull même, en 1619. ne devait pas avoir, à beaucoup près, la mine aussi rébarbative. — Mais, à cette époque.

5.


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il n'y avait au monde qu'un pays pour les Français, et c'était la France, — et encore il n'y avait que Paris qui fût la véritable France, — Paris, et surtout la cour. L'expression employée par Théophile est plus caracté- ristique qu'on ne pense ; il dit : le doux climat de la cour; et, en effet, pour toute cette noblesse, la cour était un pays particulier, un climat spécial et fait pour elle, une atmosphère hors de laquelle elle ne pouvait plus vivre, non plus que les poissons hors de l'eau. La vue du roi lui est plus nécessaire que la vue du soleil; toute sa vie se passe à guetter un coup d'œil du roi, un mot du roi la rend folle. Que dit le roi? que fait le roi? où est le roi? le roi a-t-il bon ou mauvais visage? — C'est que déjà le temps approche où Louis XIV pourra dire : « L'État, c'est moi ! » Tous ces gentilshommes si affairés, si em- pressés, si bourdonnants autour du dais royal, ces cour- tisans qui meurent de désespoir pour une rebuffade, qui perdent la tête de joie pour un sourire, pressentent déjà confusément, et comme à leur insu, cette importante vé- rité. Richelieu, qui va venir, portera de ses mains san- glantes le dernier coup de hache au grand arbre de la féo- dalité. En fauchant la haute aristocratie, le cardinal-mi- nistre fait la place nette à 93 ; à dater de lui, il n'y a plus de grands seigneurs , de hauts barons féodaux luttant contre le roi, et presque rois dans leurs terres :

Il a, de ses mains aguerries, Dans leurs nids crénelés, tué les seigneuries.

Il a achevé l'œuvre commencée p^r Louis XI, celui de us les rois qui, après lui, cardinal-roi (car Louis XIII


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n'était qu'un prête-nom), a fait le plus de ma! à la monarchie, tout en ayant l'air de la consolider.

II n'y a plus de grands seigneurs, il n'y a plus que des courtisans. Le roi est placé tout seul, debout sur un haut piédestal, il paraît grand au premier coup d'œil, mais cette élévation et cet isolement le rendent le point de mire de toutes les attaques. Il est trop haut ; il y a un abîme entre le peuple et lui : il n'existe plus de classe assez royale pour être vraiment royaliste. Les intérêts du roi ne sont les intérêts de personne, et personne ne le défendra contre son peuple, pas même les courtisans, qui ne voient en lui qu'un dispensateur de pensions, et non un homme avec qui ils puissent faire cause commune.

Les œuvres de Théophile fourmillent de plaintes sur le malheur de n'être plus à la cour, de ne pouvoir être admis au coucher du roi ; et, Dieu me pardonne ! il s'in- quiète plus de cela que d'être brûlé vif. Ce n'est pas que notre poëte soit un servile; sa liberté de langue a failli lui coûter cher, mais il subissait l'influence de son temps, influence dont les meilleurs esprits ne peuvent se défendre qu'imparfaitement. Nous avons insisté là-dessùs, parce que ce besoin de patronage et de courtisanerie a été un des caractères distinctifs des littérateurs et des poètes, jusqu'à une époque encore bien rapprochée de la nôtre, mais qui en semble séparée par un gouffre de deux mille ans, tant elle est différente. Les patrons furent d'abord des rois et des princesses, puis des grands sei- gneurs et des précieuses, puis des fermiers-généraux et des filles d'Opéra ; l'on en vint à avoir son poëte, comme une guenon ou comme un magot de la Chine, tant il est


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vrai que l'esprit humain est essentiellement progressif. Théophile, ayant été rappelé, ne se possédait pas de joie, et, dans son enivrement, il rima cette petite pièce de vers assez innocente, selon nous, mais qui semble une monstruosité au révérend Père Garassus :


Mon frère, je me porte bien. Ma muse n'a souci de rien ; J'ay perdu cette humeur profane, On me souffre au coucher du roi, Et Phœbus tous les jours chez moi A des manteaux doubles de pane.

Mon âme incague les destins, Je fais tous les jours des festins ; On va me tapisser ma chambre ; Tous mes jours sont des mardy-gras, Et je ne bois point d'hypocras S'il n'est fait avec de l'ambre.


Il trouve dans cette expression incague les destins, et dans une strophe de l'ode au roi Louis XIII, où Théo- phile se compare à Job, une preuve irrécusable d'a- théisme, et vomit contre lui, à ce propos, un torrent d'injures qui seraient très-plaisantes, surtout dans la bouche d'un théologien, si l'on ne songeait qu'elles ont manqué être cause de la mort du pauvre poète. — Le frère auquel il s'adresse se nommait Paul; il le remercie dans plusieurs endroits, de sa bonne amitié et de tous les secours qu'il lui a fait passer pendant sa prison.

Nous avons dit que Théophile était huguenot, et même que c'était là un des motifs pourquoi on le persécutait. — Non que ce fût un huguenot fougueux et intolérant, car


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il se conduisit avec beaucoup de sagesse et de retenue dans une occasion où un des compagnons moins raison- nable que lui s'attira une mauvaise affaire sur les bras. — Voici comment il raconte cette aventure :

« Comme nous allions vers la porte du quai , nous rencontrâmes, au détour d'une petite rue, le Saint-Sa- crement, que le prestre portoit à un malade ; nous fus- mes assez surpris à cette cérémonie, car nous étions huguenots, et Clitiphon et moi; mais lui surtout, avec une opiniâtreté invincible, ce qu'il tesmoigna très-mal à propos en cette rencontre, car tout le monde se mettant à genoux en l'honneur de ce sacré mystère, je me ran- geai contre une maison, nu-teste et un peu incliné, par une révérence que je croyois devoir à la coutume reçue et à la religion du prince (Dieu ne m'avoit pas encore fait la grâce de me recevoir au giron de son Église). Cli- tiphon voulut insolemment passer par la rue où tout le monde étoit prosterné, sans s'humilier d'aucune appa- rence de salut. Un homme du peuple, comme souvent ces gens-là, "par un aveuglement de zèle, se laissent plus émouvoir qu'à la cholère qu'à la pitié, saute à la teste de Clitiphon, lui jette son chapeau par terre et ensuite se prend à crier : calviniste ! »

  • Un huguenot si modéré n'était pas éloigné de devenir

catholique; aussi fit-il abjuration : peut-être fût-ce par conviction, mais'oo pourrait conjecturer qu'il espérait par-là se mettre à couvert de îa malignité de ses enne- mis ; mais il se trompa, les persécutions continuèrent aassi furieuses que jamais. — Il s'était instruit à la foi romaine par les conférences du Père Athanase, du Père


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Arnoux et du Père Seguerand; un athée, comme on l'accusait d'être , n'eût pas été assez soucieux de son salut pour changer de religion; une haine de moine tient comme une tache d'huile; pour la faire disparaître il faut emporter la pièce, et les criailleries du Père Garassus débordaient en un gros in-quarto*

« Voicy, dit Théophile, encore un flot d'injures où il escume avec plus de fureur; il m'appelle athéiste, cor- rupteur de jeunesses et adonné à tous les vices imagina- bles. Pour athéiste, je lui réponds que je n'ai pas publié, comme luy et Lucilio Vanino (professeur de théologie, qui fut brûlé vif j, les maximes des impies, qui ont été autant de leçons d'athéisme (car ils les ont réfutées aussi bien l'un que l'autre, et laissent au bout de leurs dis- cours un esprit foible, fort mal édifié en sa religion) ; que, sans faire le savant en théologie, je me contente, avec l'apôtre, de ne sçavoir que Jésus-Christ et iceluy crucifié, et où mon sens se trouve à court à ce mystère, j'ay re- cours à l'autorité de l'Eglise, et croy absolument tout ce qu'elle croit; pour l'intérieur de mon âme, je me tiens si content des grâces de Dieu que mon esprit se témoigne partout incapable de méconnaître son Créateur; je l'adore et je l'aime de toutes les forces de mon entende- ment, et me ressens vivement des obligations que j£ lui ai ; que pour ce qui paroît au dehors en la règle de mes mœurs, je fay profession particulière et publique de chrétien catholique romain, je vay à la messe, je com- munie, je me confesse; le Père Seguerand, le Père Atha- nase et le Père Aubigny en feront foy ; je jeûne aux jours maigres, et le dernier caresme, pressé d'une maladie où


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les médecins m'alloient abandonner pour l'opiniâtreté que j'avois de ne peint manger de viande, je fus contraint de recourir a la dispense, de peur d'être coupable de ma mort; messieurs de Rogueneau, curé de ma paroisse, et de Lorme, médecin, qui ont signé l'attestation, sont té- moins irréprochables de cette vérité. Je n'allègue point cecy par une vanité d'hypocrite, mais par la nécessité d'un pauvre accusé qui ne publie sa dévotion que pour déclarer son innocence. »

Certainement beaucoup de dévots d'aujourd'hui ne remplissent pas leur devoir de religion avec l'exactitude d'un athée de ce temps-là.

Le Parnasse satyrique, recueil de vers licencieux, qui venait de paraître sous le nom de Théophile, et qui n'é- tait effectivement qu'un choix de ces pièces que les ron- sardisants appelaient gayetés, par différents poètes, tels que Colletet, de Frenide, Motin, Ogier et d'autres, servait de prétexte à ces attaques furibondes, quoiqu'il l'eût dés- avoué, et qu'il eût même fait saisir l'ouvrage et pour- suivi les imprimeurs, qui, confrontés avec lui pendant son procès, affirmèrent ne pas le connaître et n'avoir eu aucun rapport ensemble. — Le Parnasse satyrique porte la date de 1622.

C'est un singulier monument littéraire, dans son genre, que le Parnasse satyrique : quelle différence avec les pe- tits vers orduriers de Ferrand, de Dorât, de Voisenon, et autres coureurs de ruelle, mousquetaires ou abbés i — c'est comme une tête du Caravage , toute noire de bi- tume, à côté d'un pastel de Latour, enluminé de carmin; comme un bas-relief de vase antique à côté d'une litho-


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graphie de Bfaurin. Sans doute de pareilles productions sont indignes de Part; mais cependant il y reste encore assez d'art pour qu'on les voie brûler avec un sentiment de regret, et qu'on en retire avec le bout des doigts quel- ques feuillets échappes au feu de paille du bourreau : c'est comme ce musée erotique de Naples et ces belles statues qu'on n'a pas le courage de briser, mais sur qui la morale est obligée de tirer à tout jamais son rideau.

Admirable seizième siècle ! — Car Théophile et la so- ciété qui l'entoure, tiennent plutôt au seizième siècle qu'au dix-septième, quoiqu'ils aient déjà fait quelques pas dans celui-ci. — Siècle fécond, touffu, plantureux, où la vie et le mouvement surabondent! — Admirable jusque dans ses turpitudes ! — Que nous sommes petits à côté de ces grands-là! — Ils savent le grec, ils savent l'hébreu.— Les cuisinières parlent très-bien latin. — Théologie, ar- chéologie, astrologie, sciences occultes, ils ont tout appro- fondi ; ils connaissent tout ce qui est, et même ce qui n'est pas; ils mordent en plein dans les fruits de l'arbre de science; ils desserrent in-folio sur in-folio; un in~ quartoteuv coûte moins qu'à nous un in-trente-deu% -, les peintres et les sculpteurs couvrent des arpents de toile de chefs-d'œuvre et pétrissent des armées de statues ; on se bat avec des épées que nous soulevons à peine, avec des armures qui nous feraient tomber sur nos genoux. — Querelles de théologie, émeutes, duels, enlèvements, aventures périlleuses, repues franches dans les^caba- rets. — Sonnets à l'italienne, madrigaux en grec sur une puce, savantes scholies sur un passage obscur, débauches effrénées avec les grandes dames ou les petites bour-


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geoises : quel mélange inouï, quel inconcevable chaos! — Le sang et le vin coulent à flots, on s'engueule en ex- cellent latin, on se fait brûler vif. — . On embrasse toutes les filles, on mange de tous les plats, et quels plats ! de véritables montagnes de viande ; on vide son verre d'un seul coup, et quels verres ! des verres qui tiennent trois de nos bouteilles, et qui sont à nos petits gobelets ce que leurs in-folio sont à nos in-octavo. De quelles côtes ces gaillards-là avaient-ils le cœur cerclé pour résister à un pareil travail, à un pareil amour, aune pareille débauche? de quoi leurs mères les avaient-elles faits? les nuits pendant lesquelles ils avaient été forgés étaient-elles de quarante-huit heures, comme la nuit ou fut conçu Her- cule! Ah! misérables que nous sommes! pauvres bu- veurs ! pauvres débauchés ! pauvres amoureux ! pauvres littérateurs ! pauvres duellistes ! nous qui roulons sous la table à la quatrième bouteille de vin, qui blêmissons pour trois ou quatre nuits mal dormies, qui devenons poitri- naires pour avoir deux ou trois maîtresses, qui nous re- posons quinze jours après avoir fait cent vers, et qui ne nous battons que lorsque Ton couche avec notre femme! Oh ! comme depuis Homérus, le rhapsode, les hommes s'en vont dégénérant!

— Les Pères Voisin, Garasse, Guérin et Renaud se por- tèrent accusateurs contre Théophile; le père Voisin, qui avait du crédit auprès du cardinal de Larochefoucauld, suborna des témoins, et, par l'entremise du Père Caussin, jésuite, confesseur du roi, obtint un décret de prise de corps.

Théophile, se voyant sur les bras tant d'ennemis puis-


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sants, se mit à fuir, avec lenteur cependant, pour voir la tournure que prendrait cette affaire : le Parlement instrui- sit son procès, et le condamna, comme coupable de lèse- majesté divine, à faire amende honorable au Parvis- Notre-Dame, pour ensuite être brûlé vif en place de Grève. — Cette sentence fut rendue le 19 août 1623; Fexécution eut lieu en effigie. Théophile, errant de re- traite en retraite, fut arrêté le 28 septembre suivant, et transporté à la Conciergerie, dans la tour dite de Mont- gommery, où il eut à endurer toutes les souffrances imaginables. — Laissons Théophile lui-même en faire le récit :

Après cinq ou six mois d'erreurs, Incertain en quel lieu du monde Je pourrois rasseoir les terreur» De ma misère vagabonde, Une incroyable trahison Me fit rencontrer la prison Où j'avois cherché mon azile. Mon protecteur fut mon sergent. Mon Dieu ! comme il est difficile De courre avecque de l'argent !

Le billet d'un religieux, Respecté comme des patentes, Fit espier en tant ôe lieux Le porteur des muses errantes, Qu'à la fin deux méchants prevost, Fort grands voleurs et très-devosts, Priant Dieu comme des apostres, Mirent la main sur mon collet, Et tout disant leurs patenostres Pilièrent jusqu'à mon valet.

A l'esclat du premier appas, Esblouis un peu de la proie,


LES GROTESQUES. H


Ils doutaient si je n'estois pas Un faiseur de fausse monnoye ; Ils m'interrogeoient sur le prix Des quadruples qu'on m'avoit pris Qui n'estoit pas du coin de France. Lors il me prit un tremblement, En craignant que leur ignorance Me jugeast prévosiablement.

Ils ne pouvaient s'imaginer, Sans soupçon uc beaucoup de crimes* Qu'on trouvât tant à butiner Sur un simple faiseur de rimes. Et quoique l'or fust bon et beau, Aussi bien au jour qu'au flambeau, lis croyoient, me voyant sans peine. Quelque fonds qu'on me dérobast, Que c'estoient des feuilles de chesne Avec la marque du Sabbat.

Sans cordons, jartières ni gands, Au milieu de dix hallebardes, Je flattois des gueux arrogants Qu'on m'avoit ordonné pour gardes; Et nonobstant, chargé de fers, On m'enfonce dans les enfers D'une profonde et noire cave Où l'on a qu'un peu d'air puant, Des vapeurs, de la froide bave D'un vieux mur humide et gluant.

Dedans ce commun lieu de pleurs» Où je me vis si misérable, Les assassins et les voleurs Avoient un trou plus favorable. Tout le monde disait de moy jQue je n'avois ni foy ni loy Qu'on cognoissoit point de vice Où mon âme ne s'adonnât, Et quelque trait que j'écrivisse» C'étoit pis qu'un assassinat.


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Qu'un saint homme de grand espril Enfant du bienheureux Ignace, Disoit, en chaire et par écrit, Que j'étois mort par contumace % Que je ne m'estois absenté Que de peur d'estre exécuté, Aussi bien que mon effigie : Que je n'estois qu'un suborneur, Et que j'enseignois la magie Dedans les cabarets d'honneur ;

Qu'on avoit bandé les ressorts De la noire et forte machine Dont le souple et vaste corps Estend ses bras jusqu'à la Chine; Qu'en France et parmi l'estranger Ms avoient de quoy se venger, Et de quoy forger une foudre Dont le coup me seroit fatal, En deust-il couster plus de poudre Qu'ils n'en perdirent à Vital.


A Paris soudain que j'y fus, J'entendois, par le bruit confus, Que tout estoit prest pour me cuire Et je doutois avec raison Si ce peuple m'alloit conduire A la Grève ou dans la prison.

lcy donc comme en un tombeau, Troublé du péril où je resve, Sans compagnie et sans flambeau, Toujours dans le discours de Grève % A l'ombre d'un petit faux jour Qui perce un peu l'obscure tour, Où les bourreaux vont à la guette, Grand roy, l'honneur de l'univers,


LES GROTESQUES. m 93

Je vous présente la requeste De ce pauvre faiseur de vers.

Si j'estois du plus vil mestier

Qui s'exerce parmi les rues,

Si j'estois fils de savetier

Ou de vendeuse de morues,

On craindroit qu'un peuple irrité

Pour punir la témérité

De celuy qui me persécute,

Nefistavec sédition

Ce que sa fureur exécute

Dans son aveugle émotion. - 5 - i > .;

Dedans ces lieux voués au malheur, Le soleil, contre sa nature, A moins de jour et de chaleur Que Ton n'en fait à sa peinture ; On n'y voit le ciel que bien peu, On n'y voit ni terre ni feu; On meurt de l'air qu'on y respire; Tous les objets y sont glacez ; Si bien que c'est icy l'empire Où les vivants sont trespassez.

Comme Alcide força la mort Lorsqu'il lui fit lascher Thésée, Vous ferez avec moins d'effort Chose plus grande et plus aisée : Signez mon eslargissement ; Ainsi de trois doigts seulement Vous abattrez vingt et deux portes Et romprez les barres de fer De trois grilles qui sont plus fortes Que toutes celles de l'enfer.

Voici comme il s'exprime dans une apologie adressée au roi :

« Un homme qui fait profession de religieux et qui a fait le dernier vœu, s'advisa de corriger votre clémence,


94 LES GROTESQUES.

et, n'étant hardi que de ma timidité, s'adventura de me tendre les pièges dont il se trouve enveloppé. Il avait à sa dévotion un prévost de connétablie, nommé Leblanc, son confident particulier. Celui-là prit un tel soin de lui rendre cette complaisance, et se trouva si puissant dans cette commission, qu'une place qui peut soutenir des sièges royaux se trouva foible pour ma protection. Ce religieux, qui disposa si absolument de cet officier de jus- tice, et qui trouva le gouverneur de votre citadelle si fa- cile, c'est, sire, le Père Voisin, jésuite, qui, par une fan- taisie déréglée et par un caprice très-scandaleux, s'est jeté dans la vengeance d'un tort qu'il n'a point reçeu, et s'est forgé des sujets d'offense pour avoir prétexte de me haïr... Cet homme-là est égaré de son sens et très-igno- rant du mien ; il a fait glisser dans des âmes foibles une fausse opinion de mes mœurs et de ma conscience; et, prostituant l'autorité de sa robe à l'extravagance de la passion, il a fait esclat de toutes ces infâmes accusations dont il fait aujourd'hui pénitence; il a pénétré tous les lieux des cognoissances et des miennes, pour y répandre la mauvaise odeur qui avait rendu ma réputation si odieuse ; il a suborné le zèle d'un Père estourdy, qui a vomi tout un volume pour descharger la bile de son com- paignon : c'est l'auteur de la Doctrine cwneuse...

« Voilà comme cestui-cy faisoit couler ses profanations à l'aide de l'ignorance publique... Voicy encore qu'un autre crioit en chaire, à gorge déployée : c< Lisez le révé- « rend Père Garassus! je vous dis que vous le lisiez; « c'est un très-bon livre! » Et dès que je fus conduit en cette ville, il orna un de ses sermons de cette équipée :


LES GROTESQUES. 95

« Maudit sois-tu, Théophile! maudit soit l'esprit qui « t'a dicté tes pensées, maudite soit la main qui les a c< écrites , malheureux le libraire qui les a imprimées, ce malheureux ceux qui les ont lues, malheureux ceux qui « t'ont jamais cognu ; et béni soit le premier président, et « béni soit M. le procureur-général qui a purgé Paris de « cette peste ! C'est toi qui es cause que la peste est dans « Paris. — Je dirai, après le révérend Père Garassus, que « tu es un bélître, que tu es un veau : que dis-je, un et veau ? d'un veau la chair en est bonne bouillie, la chair et en est bonne rostie; de sa peau on en couvre les livres : c< mais la tienne, meschant, n'est bonne qu'à estre grillée; « aussi le seras-tu demain. Tu t'es mocqué des moynes, et les moynes se mocqueront de toy. » — beau torrent d'éloquence ! ô belle saillie de Jean Guérin !

Tout Y in-quarto du Père Garasse, car c'est un in- quarto, est écrit sur ce ton ; c'est un singulier livre; il y injurie en même temps Théophile, Luther et un certain Lucilio Vanino. — Il les accuse de goinfrerie et d'a- théisme. — Il appelle Théophile poétastre, vilain, poua- cre, écorniffleur, ivrognet; Luther gros buffle d'Allemand, gros tripier, gros piffre, qui ne sait rien que boire et manger, qui n'a l'âme qu'à îa viande, et qui ne saurait jeûner un jour sans se croire mort; Lucilio Vanino pail- lard, corrupteur de la jeunesse, naturaliste etathoiste. Il montre comme quoi les athées sont pareils aux griffons, qui sont toute gueule et tout ventre, et aux crocodiles , ave?, cette différence pourtant que les griffons mangent en une fois pour quarante jours, ce qui n'est jamais arrivé aux athées, qui mangent quarante fois pour un jour. —


M LES GROTESQUES.

Comment ils vont dans les cabarets d'honneur dîner à deux pistoles par tête, avec les jeunes seigneurs, dont ils sont les ombres matérielles ; comment on peut les appe- ler chenilles à l'heure du dîner, en ce sens qu'ils ont mille pieds, comme les chenilles, pour arriver à la table, et ne laissent rien dans les plats, non plus qu'elles sur les arbres. — Comment ils ne sont bons qu'à produire les vers avant et après leur mort, et que les plus pestilents ne sont pas ceux qui grouillent dans leurs charognes. — - Comment, s'ils ne rimaillaient quelques sonnets et sor- nettes pour les catins des beaux fils, ils courraient risque de crever de male-rage de faim, et en seraient réduits à manger leur bave, comme des colimaçons en cage; et, dernièrement, comme ils sont à la fois des ânes, des loups, des chiens et des escharbots; des ânes pour leur stupidité et les chansons bachiques qu'ils ont l'habitude de braire à la Pomme-du-Pin et à la taverne de l'isle-aux- Bois; des loups pour ce qu'ils sont voraces et qu'ils ont, comme les loups, l'échiné toute d'une pièce, et ne savent pas plier quand passe la procession; des chiens pour ce qu'ils sont sans vergogne, et portent leur plumet comme les chiens la queue, en trompette; des escharbots pour ce qu'ils sont toujours à farfouiller et à barbotter dedans l'ordure, et portent, comme eux, une peloté de fiante, qui est la viande à moitié digérée, qui leur farcit leurs

tripes damnées les jours de jeûne et le carême

Quelle politesse! quelles expressions! — C'est pour- tant là le ton général de la polémique entre savants au 46 e siècle. Les réponses de Théophile, par une exception bien rare, sont des chefs-d'œuvre de convenance et de


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beau langage ; sa modération fait le plus singulier effet à côté de cette furie échevelée, et tout ce qui est honnête ne peut que se ranger de son côté. Quoiqu'il en soit, le Parlement fut deux ans entiers à revoir son procès. — Ces deux années, il les passa dans d'incroyables souf- frances. — Son cachot était obscur et humide; c'était un cachot qu'on avait jugé digne, quelques années aupara- vant, de recevoir le régicide Ravaillac. C'est tout dire.

Sa peine fut commuée en un simple bannissement ; il se retira à Chantilly , chez le duc de Montmorency, qui avait toujours été son protecteur, et qui ne fut guère plus heu- reux que son protégé, car après avoir gagné des batailles il mourut sur un échafaud. — Ce fat dans cette retraite qu'il composa, en l'honneur de la duchesse, la pièce in- titulée le Bosquet de Sylvie. — Le nom est resté au bo- cage qu'elle célèbre. — Théophile ne jouit pas de sa liberté longtemps : les privations, les inquiétudes , les excès de travail et de débauche, les souffrances de toutes sortes, avaient profondément altéré sa constitution , na- turellement robuste; il tomba malade et ne se releva plus- Quelques minutes avant sa mort il demanda avec instance un hareng-saur à son ami Mayret, qui le lui refusa, crai- gnant qu'il ne se fît mal , et qui se reprocha toute sa vie de ne pas avoir satisfait cette dernière fantaisie d'un homme qu'il avait beaucoup aimé. — On était en 1626, et Théophile n'avait que trente-six ans ! Quand on voit tout ce qu'il a fait à travers une vie si agitée et si mal- heureuse, on n'ose penser jusqu'où il aurait été si le ciel lui avait souri et s'il avait vécu les années que semblait lui promettre son corps robuste et brisé à la fatigue. —


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Nous n'avons raconté ici que sa vie matérielle; nous exa- minerons sa vie intellectuelle, son système poétique, son procédé de versification , la nature de ses défauts et de ses qualités; nous le considérerons dans ses rapports avec les autres poètes du temps, et principalement avec Malherbe; car, nous l'avons déjà dit, Théophile est un véritable grand poète, et son influence, bien que souter- raine et inexpliquée, est très-sensible sur la littérature actuelle. — On sera bien surpris de retrouver dans Théo- phile des idées qui paraissaient, il y a dix ou douze ans, de la plus audacieuse nouveauté. — Car c'est lui , il faut le dire, qui a commencé le mouvement roman- tique.

Je vous ai dit que Théophile de Viau était un grand poëte ; vous avez pu voir, par les fragments que j'ai cités plus haut, que c'était un non moins grand prosateur, que ses pieds valaient ses ailes, et qu'il marchait aussi bien qu'il volait : cela est un privilège de poète. Quand il quitte la langue des dieux pour celle des hommes , il parle celle-ci aussi bien que l'autre. Les prosateurs, au contraire, ne peuvent pas aligner quatre vers passables. Car les oiseaux peuvent bien descendre à terre et mar- cher comme les quadrupèdes; mais les quadrupèdes, si rapide d'ailleurs que soit leur course, ne peuvent s'élever en IVar et voler coname les oiseaux. C'est une chose qu'on peut aisément justifier et qui donnerait lieu à de curieuses recherches, mais qui nous mènerait trop loin, et que nous traiterons peut-être une autre fois. Toujours est-il que la prose de Théophile est une des plus belles que nous connaissions; elle est pleine de ces grandes


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manières de dire castillanes, de ces bonnes façons de gentilhomme qui donnent à la prose de ce temps-là une tournure si large et si magnifique; c'est un style de vieille roche et qui sent son bon lieu. La phrase y tombe à grands plis, comme ces riches étoffes anciennes toutes brodées d'or et d'argent, mais sans raideur aucune. Ja- mais on ne voit un mot se prendre les pieds dans la queue de sa robe, comme une comtesse parvenue , et tomber sur le nez au beau milieu d'une période; il règne dans tout cela une familiarité de bon goût, un ton de grand seigneur habitué à l'être, je ne sais quel parfum de haute aristocratie dont le charme est indéfinissable; on peut lire en toute sûreté, il n'y a aucune expression qui ne soit bien en cour et vue du roi d'un bon œil. — On ne retrouvera le secret de ce style que lorsqu'on reprendra l'épée et les plumes au chapeau , non pas la petite épée de baleine dans un étui de velours des marquis de Cré- billon, non pas le tricorne fourré de plumes blanches, mais la grande rapière de fer et le feutre pointu des raf- finés, avec sa penne rouge. — Les manchettes de M. de Buffon sont peu de chose auprès des manches tailladées et des crevés des élégants de ce siècle-là.

Qu'y a-t-il de plus adorablement écrit , de plus spiri- tuel et de plus charmant en tout point , que ce morceau que nous allons transcrire, et qui est doublement inté- ressant, en ce qu'il est en quelque sorte comme l'expresse profession de foi littéraire de notre poète !

L'élégance ordinaire de nos écrivains est à peu près selon ces termes :

«L'aurore toute d'or et d'azur, brodée de perles et de


100 ^ LES GROTESQUES.

« rubis, paroissoit aux portes de l'Orient; les étoiles, a éblouies d'une plus vive clarté , laissoient effacer leur « blancheur et devenoient peu^peude la couleur du « ciel. Les bêtes de la queste revenoient aux bois, et les « hommes à leur travail; le silence faisoit place au bruit, « et les ténèbres à la lumière. »

Et tout le reste, que la vanité des faiseurs de livres fait éclater à la faveur de l'ignorance publique.

Il faut que le discours soit ferme, que le sens y soit naturel et facile, le langage exprès et signifiant 5 les afféteries ne sont que mollesse et qu'artifice, qui ne se trouvent jamais sans effort et sans confusion. — « Ces larcins, qu'on appelle imitation des autheurs anciens, se doivent dire des ornements qui ne sont plus à notre mode. Il faut écrire à la moderne. Dé- mosthène et Virgile n'ont point écrit en notre temps, nous ne saurions écrire en leur siècle. Leurs livres, quand ils les firent, étoient nouveaux, et nous en faisons tous les jours de vieux : l'invocation des Muses, à l'exemple de ces payens, est profane pour nous et ridicule. Ronsard, pour la vigueur de l'esprit et la nue imagi- nation, a mille choses comparables à la magnificence des anciens Grecs et Latins, et a mieux réussi à leur ressem- bler qu'alors qu'il les a voulu traduire, et qu'il en a pris ceCytherean,« Patarean par qui le trépied Tymbrean.»Ii semble qu'il se veuille rendre incognupourparoître docte, et qu'il affecte une fausse réputation de nouveau ethardy écrivain. Dans ces termes étrangers il n'est point intel- ligible pour les Français. Ces extravagance ne font que dégoûter les sçavants et étourdir les faibles. On appelle


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cette façon d'usurper les termes obscurs et impropres, les uns barbarie et rudesse d'esprit, les autres suffisance et pédanterie. Pour moy, jecrois que c'est un respect et une passion que Ronsard avoit pour ces anciens, à trou- ver excellent tout ce qui venoit d'eux, et chercher de la gloire de les imiter partout ; jesçay qu'un prélat homme de bien est imitable à tout le monde : il faut être chaste ? comme lui charitable et sçavant qui peut ; mais un cour- tisan, pour imiter sa vertu, n'a que faire de prendre ni le vivre ni les habillements à sa sorte ; il faut, comme Ho- mère, faire bien une description, mais non point par ses termes et avec ses épithètes ; il faut écrire comme il a écrit, mais non pas ce qu'il a écrit. C'est une dévotion louable et digne d'une belle âme que d'invoquer au commence- ment d'une œuvre des puissances souveraines. Mais les chrétiens n'ont que faire d'Apollon ni des Muses, et nos vers d'aujourd'hui, qui ne se chantent pas sur la lyre, ne. se doivent point nommer lyriques, non plus que les autres héroïques, puisque nous ne sommes plus au temps des héros, et toutes ces singeries ne sont ny du plaisir ny du profit d'un bon entendement. Il est vrai que le dégoût de ces superfluités nous a fait naître un autre vice ; car les es- prits foibles que l'amorce du pillage avait jetés dans le mestier des poètes, de la discrétion qu'ils ont eu d'éviter les extrêmes redites, déjà rebattues par tant de siècles, se sont trouvés dans une grande stérilité, et n'estant pas d'eux- mêmes assez vigoureux ou assez adroits pour se servir des objets qui se présentent à l'imagination, n'ont cru qu'il n'y avoit rien dans la poésie que matière de prose, et se sont persuadé que les figures n'en étaient


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point, et qu'une métaphore étoit une extravagance. » Ces lignes ont été écrites au commencement du 17 e siècle, et, en vérité, on les croirait détachées de la pré- face de quelque livre romantique éclos d'hier ; elles mon- trent que la lutte des deux principes a existé de tous les temps, que la perruque n'est pas une invention mo- derne, et qu'elle subsiste depuis la confection du monde. Au 17 e siècle comme au i6 e , on retrouve toujours la rou- tine qui veut régenter l'inspiration avec sa lourde férule, et qui donne la recette pour être pindarique, élégiaque ou héroïque, à volonté. C'est la grande querelle des moder- nes et des anciens, qui a commencé à Ronsard et qui n'est pas encore finie ; car Ronsard, dont les romanti- ques ont relevé la statue, tant honnie et tant conspuée, par une espèce de contradiction qui ne manque pas de logique, est indubitablement l'introducteur du classi- cisme en France. Il a rompu violemment avec le bon vieil esprit gaulois dont Clément Marot est le dernier représentant. C'est bien lui, Pierre de Ronsard, le gen- tilhomme vendomois, qui a pris par la main le chœur des Muses antiques et qui les a présentées en cour avec un habit mi-partï grec, mi-parti gaulois. Il a changé les ballades, les chants royaux, les rondeaux et toutes les formes nationales de notre poésie contre les strophes les antistrophes, les épodes et les formes grecques et latines > il a forgé des épithètes barbares dans le goût de celles que vous venez de voir, et bien d'autres encore; il a fait des mots à deux faces, Janus difformes que la gram- maire ne peut regarder sans épouvante, et dont Durbatas a si étrangement abusé; il a syncopé des verbes, il a


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effilé en diminutifs, à la façon antique, une quantité de vocables qui semblent fort étonnés de la queue de mi- gnardises qu'on leur a intempestivement affûtée au der- rière, tout cela est vrai ; mais il a donné au vers un nombre plein et sonore, un accent mâle et robuste, in- connu avant lui ; mais il a dessiné les muscles et fait sentir les os, sous les formes molles et pâteuses de l'an- cien idiome. 11 a mis un langage plus convenable dans la bouche de la muse française, déjà un peu bien vieille, pour grasseyer des gentillesses et des naïvetés dans le style enfantin des trouvères et des ménestrels ; mais sous une croûte épaisse de pédanterie, à travers le vernis jaune de la vétusté, resplendissent des touches d'une fraîcheur et d'une vivacité non pareille. Derrière ces figures mythologiques, il y a des fonds de paysage ac- cusés avec un accent de nature inimitable ; mais sa muse drapée à la grecque a des soupirs d'une mélancolie toute moderne ; mais les sonnets ont des tendresses que n'ont point ni les élégies de Tibulle ni celles de Properce ; mais il est bien gaulois au fond, malgré toutes les guenilles qu'il s'en va ramassant de çà de là chez les auteurs, et son style, en dépit de ses efflorescences grecques et la- tines, adhère parfaitement au tronc robuste du vieil idiome et en pompe toute la sève ; l'habit est différent, mais le corps est le même. Ses discours en vers ont nombre de passages que vous croiriez écrits par la plume de bronze du grand Pierre Corneille. — C'est peut-être un pédant, mais à coup sûr c'est un poëte, et tout ce qui a été poëte en France depuis le seizième siècle relève directement de lui, Mathurin Régnier l'avoue hautement pour son maître.


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Quel poète est celui-là que Régnier, admirable lui- même proclame admirable ! Corneille n'écrit pas d'un autre style une tirade politique, et trouve sa forme assez so- lide pour y couler son vers d'airain. Molière s'accommode de ses enjambements, de ses césures mobiles, et ne trouve point, après si longtemps, que son procédé soit vieilli. La Fontaine s'y rattache par les archaïsmes et les idio- tismes nombreux qui donnent tant de saveur et de grâce à son style si français qu'il en est gaulois. Sans parler de ses contemporains, tels que Rémi Relleau, Antoine Baif, Amadys Jamin et d'autres, de très-recommandables poètes, comme Théophile, Saint-Amand, etc., ont subi sa puissante influence et reflété quelques rayons de ce magnifique soleil de poésie qu'il fit luire sur la France. Quelque temps après son apparition, il s'éleva une autre école, école envieuse et improductive, éplucheuse de mots et peseuse de syllabes, une école de grammairiens contre une école de poètes, comme cela se fait toujours, qui s'est mise à reviser, strophe par strophe, virgule par virgule, tous les vers de la Pleïade, et en traiter les étoiles de bas en haut. Le régent de cette classe était le sec, le coriace et filandreux Malherbe, sur qui Nicolas Despréaux Boileau, esprit de même trempe, a fait ces vers triom- phants et superlatifs qui renferment à peu près autant Terreurs que de syllabes i

Enfin Malherbe vint qui le premier en France Fit sentir dans les vers une juste cadence ; D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir, Et îéduisit la muse aux règles du devoir. Par ce sage écrivain la langue réparée N'offrit plus rien de rude à l'oreille épurée.


LES GROTESQUES.

Ces stances avec grâce apprirent à tomber,

ït le vers sur le vers n'osa plus enjamber. m Je pense, malgré l'avis de l'auteur de Y Ode sur la prise de Namur, que l'on mettait les mots à leur place, même avant l'arrivée du sieur François de Malherbe. Quant à la juste cadence, je ne me suis pas aperçu que jusque-là on eût fait des vers faux. Quant aux stances, qui, avec grâce, apprirent à tomber, je trouve, pour mon compte, que les stances de Ronsard, le plus grand inventeur lyrique qui jamais ait été, tombent avec autant de grâce que celles de la très-peu pindarique ode : Le croirezvous, races futures f Et je ne pense pas, romantique indigne que je suis, que la suppression de l'enjambement soit un très-grand bien- fait, bien au contraire.

Malherbe, l'esprit le moins poétique qui fût jamais, est en vers un pendant assez exact de ce qu'était Balzac pour la prose. C'est le même purisme étroit et sans portée, les même minuties de syntaxe, la même pauvreté d'idées et de passion. Dans les lettres de l'un comme dans les vers de l'autre tout est mesquin, symétrique et rabougri ; le style pousse la sobriété jusqu'à la lésine : il n'y a rien d'a- bondant, rien d'ample et de flottant; le vêtement de l'idée est trop court pour elle, et il le faut tirer à deux mains pour l'amener jusqu'aux pieds. La recherche du congru et du galant dégénère souvent en préciosité : la ri- chesse maladroite des rimes ramène à chaque bout de vers les, mêmes assonances. Ce sont les merveilles à nulles au- tres Secondes * les plus belles du monde, w expressions indubitablement admirables et du plus bel air, et, dignes en tous points de messieurs du Recueil choisi, mais dont


108 LES GROTESQUES.

la répétition ne laisse pas de devenir fastidieuse à la longue. Quant aux métaphores, aux figures, à la passion, à tout ce que est poésie enfin, il n'en faut pas chercher; ce sont lettres closes pour eux 5 ils ne s'en doutent même pas, et professent pour la poésie un mépris au moins fort singulier. Malherbe n'a pas eu de repos qu'il n'ait eu, à force de le faire passer à travers les filtres de la syntaxe , enlevé toute la partie colorante de la langue qu'il travaillait : il a fait comme un chimiste qui d'un vin généreux ne laisserait au fond de la cornue que la partie incolore et insipide. D'autres sont venus après lui, et ont encore filtré par une chausse moins perméable la liqueur clarifiée qu'il avait obtenue, de sorte qu'on a eu pour résultat, à propos de poésie, une langue transparente comme du cristal, mais froide et dure comme lui, d'ailleurs merveilleusement propre à écrire des traités de ma- thématiques. Jean-Baptiste Rousseau, notre premier lyrique, comme on dit, procède directement de Malherbe, triste conséquence ! Aussi, quand les poètes sont venus, ont-ils été obligés de remonter brusquement et tout d'un saut au 16 e siècle pour y retrouver la langue poétique perdue, en attendant qu'ils aient pu s'en fabriquer une autre !

Rien au monde n'égale, du reste, l'outrecuidance et l'aplomb damné de Malherbe ; on sait ce qu'il répondit à Yvrande, à Racan, à Collomby, et quelques autres de ses amis, à propos de son Ronsard, dont il avait effacé la moi- tié et dont il raya le reste. La grossière et brutale répli- que qu'il fit à Desportes, en lui disant que son potage valait mieux que ses psaumes, et qu'il ne se dérangeât


LES GROTESQUES. 107

point pour les aller quérir ; la manière dont il traitait Pindare, la préférence qu'il accordait à Stace et à Sénè- que, donnent assez la mesure de sa politesse et de son jugement. — Lors du procès de Théophile, il dit que, quant à lui, il le croyait innocent, mais que, si l'on brûlait les gens pour faire de méchants vers, il le méritait bien ; et, se tournant vers Racan, il ajouta : c< Vous ne courez pas risque que Ton vous prenne pour son complice. » Théophile, qui parle de Malherbe en quelques endroits de ses ouvrages, le juge avec plus de finesse et d'in- telligence, et, sans le priser au delà de sa valeur, il lui rend l'espèce de justice qu'il mérite en un sens; voici ce qu'il dit :

Je ne fut jamais si superbe Que d'osier aux vers de Malherbe Le françois qu'ils nous ont appris.

Et autre part :

Imite qui voudra les merveilles d'autrui : Malherbe a très-bien fait, mais il a fait pour lui. Mille petits voleurs l'écorchent tout en vie; Quant à moi, ces larcins ne me font point envie ; J'approuve que chacun escrive à sa façon ; J'aime sa renommée, et non pas sa leçon. Ces esprits mendiants d'une veine infertile, Prennent à tout propos ou sa rime ou son style, Et de tant d'ornements qu'on trouve en lui si beaux. Joignent l'or et la soie à de vilains lambeaux, Pour paroître aujourd'hui d'aussi mauvaise grâce Que parut autrefois la corneille d'Horace. Ils travaillent un mois pour chercher comme à fus Pourra s'apparier la rime de Memphis.


m ^ LES GROTESQUES.

Ce Liban, ce turban, et ces rivières mornes Ont souvent de la peine à retrouver leurs borne» ; Cet effort tient leur sens dans la confusion, Ils n'ont jamais un rais de bonne vision. J'en cognois qui ne font des vers qu'à la moderne, Qui cherchent à midi Phœbus à la lanterne, Grattent tant le françois qu'ils le déchirent tout, Blasmant tout ce qui n'est facile qu'à leur goût ; Sont un mois à cognoistre, en tastant, la parole; Lorsque l'accent est rude ou que la rime est molle, Veulent persuader que ce qu'ils font est beau, Et que leur renommée est franche du tombeau, Sans autre fondement, sinon que tout leur âge S'est laissé consommer en un petit ouvrage ; Que leurs vers dureront au monde précieux. Pour ce qu'en les faisant ils sont devenus vieux. De même l'araignée en filant sans ordure Use toute sa vie et ne fait rien qui dure.

Il semble, à propos de cette tirade, que Boileau s^en est un peu trop souvenu quand il a dit :

Dans des vers recousus mettre en pièces Malherbe.


N'avons-nous pas, cent fois, en faveur de la France, Comme lui, dans nos vers, pris Memphis et Bysance, Sur les bords de l'Euphrate abattu le turban, Et coupé, pour rimer, les cèdres du Liban ?

Ces vers (ceux de Théophile) sont aussi justes que spiri- tuels : le tour est net, aisé, et ils sont d'un goût irré- prochable. Il est impossible^de critiquer plus finement les travers de Malherbe tout en ayant l'air de ne s'en pren- dre qu'à ses imitateurs ; de plus, il nous fait voir que la dispute des littérateurs difficiles contre les faciles, de grammairiens contre les poètes, existait déjà de ce temps;


LES GROTESQUES. 109

c'est l'éternel combat des eunuques contre les étalons.^ Malherbe disait déjà qu'après un discours de trois feuilles et une pièce décent vers il se fallait reposer dix ans. Théophile a peint admirablement ces critiques dé- daigneux.

Blasmant tout ce qui n'est facile qu'à leur goût,

et consacrant leur vie à ourdir une œuvre qui n*a non plus de consistance qu'une toile d'araignée, et n'en vaut pas plus pour avoir été longue à faire. Le brave Régnier s'est chargé de donner un pendant au tableau \ et Ton ne sait lequel on doit le plus louer, ou de la fierté du crayon ou de l'ardeur du pinceau. C'est au poète Rapin qu'il s'adresse :

Ces resveurs dont la muse insolente

Censurant les plus vieux, arrogamment se vante

De réformer les vers, non les leurs seulement,

Mais veulent déterrer les Grecs du monument,

Les Latins, les Hébreux et toute l'antiquaille,

Et ieur dire à leur nez qu'ils n'ont rien fait qui vaille

Ronsard en son mestier n'étoit qu'un apprentif,

Il avoit le cerveau fantastique et rétif;

Desportes n'est pas net ; Du Bellay trop facile ;

Belleau ne parle plus comme on parle à la ville,

Il a des mots hargneux, boufliz et relevez,

Qui du peuple aujourd'hui ne sont plus approuvez.


Pensent-ils des plus vieux offensant la mémoire Par le mépris d'autrui s'acquérir de la gloire, Et pour quelque vieux mot étrange ou de travers Prouver qu'ils ont raison de censurer leurs vers ?

Cependant leur savoir ne s'étend seulement $u' egratter un mot douteux au jugement,


iiO LES GROTESQUES.

Prendre garde qu'un qui ne heurte une dipthongue, Épier si des vers la rime est brève ou longue; Ou bien si la voyelle à l'autre s'unissant Ne rend point à l'oreille un vers trop languissant ; Et, laissant sur le vers le noble de l'ouvrage, Nul aiguillon divin n'élève leur courage ; Us rampent bassement, faibles d'inventions, Et n'osent, peu hardis, tenter les fictions; Froids à l'imaginer ; car s'ils font quelque chose, C'est proser de la rime et rimer de la prose, Que l'art lime et relime et polit de façon Qu'elle rend à l'oreille un agréable son ; Et 'voyant qu'un beau feu leur cervelle n'embrase, Us attifent leur mots, enjolivent leur phrase, Affectent leur discours, partout relevé d'art, Et peignent leurs défauts de couleur et de fard.

S'ils ont l'esprit si bon et l'intellect si haut,

Le jugement si clair, qu'ils fassent un ouvrage

Riche d'inventions, de sens ou de langage ,

Que nous puissions draper comme ils font nos escrits,

Et voir, comme l'on dit, s'ils sont si bien appris.

Rien ne manque à cette apostrophe du vieux Régnier^ pas même le mot d'art dont on abuse tant aujourd'hui et dont on se sert pour entraver ceux qui en font vérita- blement.

Théophile, dans le fragment que nous avons rapporté plus haut, fait justice, avec un bon sens admirable, de tous ces pauvres grimauds, fantastiques d'humeur, qui, im- productifs comme les frelons, trouvent mauvais que les abeilles aillent aux fleurs et fassent leur gâteau ; car les figures et les métaphores sont, à proprement parler, les fleurs du jardin de poésie, et celui-là qui veut qu'on les coupe ne s'entend aucunement en ce métier, et la mouche du grec ne lui a point emmiellé la lèvre. — Il est digne


LES GROTESQUES. ili

d'écrire en prose poétique, c'est-à-dire dans le pire lan- gage du monde après la poésie prosaïque, renversement qui, par malheur, est à la mode dans le temps d'épreuve littéraire où nous sommes.

£ Tout ce que demande Théophile nous l'avons demandé lors de l'émeute poétique qui a eu lieu sous la restaura- tion ; et personne ne peut nier que cet auteur tant décrié ait raison dans ce qu'il dit pour le fond et la forme. Voilà le secret de tous les anathèmes dont il a été accablé et ce qui s'explique la furieuse animosité que certaines gens avaient contre lui. On sait combien sont vivaces et terri- bles les haines littéraires : ces derniers temps ont fait voir jusqu'où elles pouvaient aller. Elles sont encore plus envenimées, s'il est possible, que les haines politiques ; car l'ordinaire celles-ci ne touchent que les intérêts, et les autres froissent les amours-propres blessés ou souf- frants, ce qui est bien autre chose.

Il proscrivait l'emploi de la mythologie, et voulait qu'on laissât dans leur vieux ciel de papier peint les di- vinités décrépites de l'ancien olympe. Il trouvait que l'aurore aux doigts de rose commençait à devenir très- peu récréative et à se couperoser terriblement, qu'il était temps de laisser là Phébus avec sa perruque blonde et sa vielle, et que, à tout prendre, la basse de la pâle sainte Cécile valait bien la trompette de Clio la bouffie ; il avait l'air de se soucier assez peu de la symbolique vir- ginité des neuf sacrées pucelles, crime impardonnable !

Je fausse ma promesse aux vierges du Permesse T | Je ne veux réclamer ni Muse ni Phœbus, Et je suis, grâce à Dieu, guéri de cet abus.


412 m LES GROTESQUES.

Ne croyez pas non plus qu'il fît un grand cas de ce pauvre petit cul-nud d'amour ; il lui plume les ailes im- pitoyablement, il lui ôte sa trousse, son brandon, ses flèches de plomb et d'or, et tout son attirail suranné.

Cette divinité, de» dieux même adorée,

Ces traits d'or et de plomb, cette trousse dorée,

Ces ailes, ces brandons, ces carquois, ces appas,

Sont vraiment un mystère, où je ne pense pas.

La sotte antiquité nous a laissé des fables

Qu'un homme de bon sens ne croit point recevables,

Et jamais mon esprit ne trouvera bien sain

Celui-là qui se paît d'un fantôme si vain,

Qui se laisse emporter à de confus mensonges,

Et vient, même en veillant, s'embarrasser de songes.

Si Alfred de Musset demandait à notre poète dans le magnifique début de Rolla :


Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre Palpitait et marchait dans un peuple de dieux, Où Vénus Astarté, fille de l'onde amère, Secouait, vierge encor, les larmes de sa mère, Et fécondait le monde en tordant ses cheveux.


répondrait fièrement, et sans aucun soupir, pour toutes ces blondes chimères à jamais envolées :

Autrefois les mortels parloient avec les dieux, On en voyoit pleuvoir à toute heure des cieux. Quelquefois on a vu prophétiser les bestes; Les arbres de Dodone étoient aussi prophestes. Ces contes sont fascheux à des esprits hardis Qui sentent autrement qu'on ne faisoit jadis. Sur ce propos un jour j'espère bien d'écrire.


LES GROTESQUES. H3

Je ne sache pas de jeune moderne qui étale un dédain si prononcé pour l'ancienne mythologie, donne si inso- lemment du pied au derrière de tous ces pauvres diables de dieux qui n'en peuvent mais. — Encore s'il s'était contenté d'être impie et athée avec ces divinités païennes, peut-être on lui aurait pardonné ; mais il ne s'en tient pas là, le damné novateur !

Vous savez tous combien Philis était puissante en ce temps-là, comme elle était choyée, encensée, madriga- lisée. — Quels innombrables soupirs n'a-t-elle pas fait pousser! que de pâmoisons, que de songes galamment indiscrets, que d'ivresses et de désespoirs, que de qua- trains, que de stances, que de petits vers, que de grands vers, que de vers libres et autres, que de sonnets, que de complaintes, que de chansons elle nous a valu ! — Tous les échos et les perroquets de cette époque le savent parfaitement ce nom qui rime si bien à lis. Son œil a été cause de six mille sonnets ; chacun de ses cheveux en a produit un ; sa bouche en a fait naître plus que vous ne comptez de saints dans le calendrier. Je n'essayerai pas d'énumérer ceux qu'on a rimoyés sur sa gorge, les chif- fres arabes et romains n'y suffiraient pas. Eh bien ! cette Philis, si grande dame, si précieuse, toujours jeune, toujours belle, qui 'semble avoir été pendant deux ou trois siècles la seule femme existante en France, cette Philis qu'il avait courtisée lui-même comme les autres, il lui jette un jour à la face, comme un gant de défi, ces vilains brutaux de vers :

Aussi souvent qu'amour fait penser à mon âme Combien il mit d'attraits dans les yeux de ma dame,


il* LES GROTESQUES.

Combien c'est de l'honneur d'aimer en si bon lien ! Je m'estime aussi grand et plus heureux qu'un dieu ! Amaranthe, Philis, Caliste, Pasithée, Je hais cette mollesse à vos noms affectée ; Ces titres qu'on vous fait avecque tant d'appas Témoignent qu'en effet vos yeux n'en avaient pas. Au sentiment divin de ma douce furie, Le plus beau nom du monde est le nom de Marie. Quelque soucy qui m'ait enveloppé l'esprit, En l'oyant proférer ce beau nom me guérit, Mon sang en est ému, mon âme en est touchée, Par des charmes secrets d'une vertu cachée. Je la nomme toujours, je ne m'en puis tenir; Je n'ai dedans le cœur autre ressouvenir ; Je ne cognois plus rien, je ne vois plus personne : ' Plût à Dieu qu'elle sût le mal qu'elle me donne !

Marie, fi donc! Marie, le nom de la mère de Dieu! un nom de reine ! un nom de chrétienne ! monstruosité à nulle autre seconde! Quelle dépravation de goût ! Pré- férer un tel nom à ces beaux noms grecs et latins si melliflus et si euphémiques ! — A dater de là Théophile fut décidément perdu. Ajoutez à cela qu'il devait faire, si la camarde ne l'avait prévenu,, un poème, non sur la mort d'Adonis ou sur quelque sujet de ee genre, comme il eût été décent de le faire, mais un poème national tiré de nos vieilles chroniques.

Et ces vieux portraits effacez, Dans mes poèmes retracez, Sortiront des vieilles chroniques; Et ressuscitez par mes vers, Ils reviendront plus magnifiques En l'estime de l'univers.

Vous voyez que son plan d'insurrection était complet,


LES GROTESQUES. 115

et que rien n'y manque pour être parfaitement semblable à celle qui vient d'avoir lieu, pas même le retour au mo- yen âge. À tous ces points de rapports se joint encore la recherche de la couleur et l'étude sur la nature du paysage et des*effets pittoresques. Quelques citations nous feront mieux comprendre que tout ce que nous pourrions dire. Voici un tableau avec figure et paysage dans le goût du Giorgione, d'une couleur blonde, transparente et fraîche, et dont le dessin, pour être quelque peu maniéré dans ses contours, ne manque cependant ni de correction ni de charme. La scène est dans une forêt, — ou plutôt un parc, celui de Chantilly probablement, — où le poète se pro- mène avec sa maîtresse. Les strophes descriptives et les strophes amoureuses alternent gracieusement •

Dans ce val solitaire et sombre, Le cerf qui brame au bruit de l'eau, Penchant ses yeux dans un ruisseau, S'amuse à regaider son ombre.

Un froid et ténébreux silence Dort à l'ombre de ces ormeaux, Et les vents battent les rameaux D'une amoureuse violence.

Corinne, je te prie, approche ! Couchons-nous sur ce tapis vert p Et, pour être mieux à couvert, Entrons au creux de celle reçue.

Que ton teint est de bonne grâce ! Qu'il est blanc et qu'il est vermeil ! Il est plus net que le soleil, il est uni comme une glace !

Mon Dieu, que tes cheveux me plaisent * Ils s'esbattent dessus tou front ;


116 LES GROTESQUES.

Et, les voyant beaux comme ils sont f Je suis jaloux quand ils te baisent.

Belle bouche d'ambre et de rose, Ton entretien est déplaisant, Si tu ne dis en me baisant Qu'aimer est une belle chose !

D'un air plein d'amoureuse flamme, Aux accents de ta douce voix, Je vois les fleuves et les bois S'embraser comme a fait mon âme.

Vois-tu ce tronc et cette pierre, Je crois qu'ils prennent garde à nous» Et mon amour devient jaloux De ce myrthe et de ce lierre.

Sus, ma Corinne, que je cueille Tes baisers du matin au soir ; Vois comment pour nous faire asseolf Ce myrthe a laissé cheoir sa feuille!

Oy le pinçon et la linotte Sur la branche de ce rosier ; Vois trembler leur petit gosier; Oy comme ils ont changé de note.

Approche, approche, ma dryade; Ici murmureront les eaux, Ici les amoureux oiseaux Chanteront une sérénade.

Prête-moi ton sein pour y boire Des odeurs qui m'embaumeront ; Ainsi mes sens se pâmeront Dans les lacs de tes bras d'ivoire.

Je baignerai mes mains folastres Dans les ondes de tes cheveux, Et ta beauté prendra les vœux De mes œillades idolastres.

Ne crains rien, la forest nous garde, Mon petit ange, est-tu pas mien ?


LES GROTESQUES. 417

Ah ! je vois que tu m'aimes bien ! Tu rougis quand je te regarde.

Ma Corinne, que je t'embrasse ; Personne ne nous voit qu'amour, Et les rayons des yeux du jour Ne trouvent point ici de place.

Les vents qui ne se peuvent taire Ne peuvent écouter aussi, Et ce que nous faisons ici Leur est un inconnu mystère.

Pour trouver dans la poésie française une pièce plus admirablement amoureuse, plus roucoulante, plus pleine de souffles et de soupirs , plus divinement parfumée de l'émanation des fleurs sauvages , il ne faut rien moins que descendre jusqu'aux premières méditations de La- martine, c'est-à-dire à notre plus grand poète ; son Elvire est sœur de la Corinne de Théophile, et lui seul serait ca- pable de jeter autant de fraîcheur sous les feuillages et de donner tant de mélodie au bruissement des eaux et aux haleines des vents. On sent passer par-là quelque souffle de l'amour qui a dicté à Salomon son admirable Cantique des cantiques; seulement l'amour de Théophile est plus sensuel, moins chrétien et mystique que celui de Lamar- tine, cela doit être, — et ces stances plus exclusivement descriptives :


Je verrai ces bois verdissants

Où nos isles et l'herbe fraische Servent aux troupeaux mugissants Ht de promenoir et de cresche. L'aurore y trouve à son retour L'herbe qu'ils ont mangé le jour;


[18 LES GROTESQUES*

Je verrai l'eau qui les abreuve, Et j'orrai plaindre les graviers Et repartir l'écho du fleuve Aux injures des mariniers.

Je cueillerai ces abricots, Ces fraises à couleur de flammes, Où nos bergers font des écots Qui seroient ici bons aux dames; Et ces figues et ces melons, Dont la bouche des aquilons N'a jamais su baiser Técorce, Et ces jaunes muscats si chers, Que jamais la gresle ne force Dans l'asyle de nos rochers.

Je verrai sur nos grenadiers

Leurs rouges pommes entr'ouvertes,

Où le ciel, comme à ses lauriers,

Garde toujours des feuilles vertes.

Je verrai ce touffu jasmin

Qui fait ombre à tout le chemin

Et le parfume d'une fleur

Qui conserve dans la gelée

Son odorat et sa couleur.


On chercherait en vain dans la poésie éthique et dé- charnée de Malherbe quelque chose qui approchât de cet vivacité, de cette nouveauté, de ce nombre, et même de cette correction ; les vers pour la vicomtesse d'Auchy et les sonnets sur Fontainebleau sont d'une sécheresse et d'une aridité inconcevable; et pourtant c'était là, ou jamais, qu'il fallait mettre de la passion et de la couleur. Il y en a plus dans la moindre pièce de Théophile que dans tout son volume, qui heureusement n'est pas gros; car Dieu permet, par une grâce toute spéciale que ceux


LES GROTESQUES. ii9

qui font de pareils vers ne puissent pas en faire beaucoup. Il est vrai qu'il y a dans Théophile des passages de mau- vais goût et en assez grand nombre, mais c'est d'un mau- vais goût ingénieux et amusant, plein de brillants et de facettes, curieux et inattendu, un mauvais goût à la manière du cavalier Marin, et qui ne provient, les trois quarts du #mps, que de la recherche du neuf. Ce n'est pas que M alherbe, tout sec qu'il soit, ait le goût, à beaucoup près, aussi pur qu'on veut bien le dire, et, sans parler des larmes de saint Pierre, on rencontre dans ses pièces les plus vantées des vers d'un maniérisme outré et des anti- thèses forcées qui sentent leur rhéteur. Seulement c'est un mauvais goût sourd, peu oseur, qui ne saute pas aux yeux dès l'abord, et qui, ne provenant pas d'exubérance comme celui de Théophile, mais de pauvreté et d'étroi- tesse, rencontre de moins fréquentes occasions de se re- produire au soleil ; c'est ce que Théophile a très-bien senti et exprimé en blasonnant ces manières de poètes qui ne voient dans la poésie que matière à prose, et re- gardent une métaphore comme une extravagance.

Théophile a fait à Chantilly trois ou quatre pièces de vers où fourmillent, parmi un grand nombre de beautés, un aussi grand nombre de fautes de goût. Ces pièces sont malheureusement trop longues pour les rapporter ici. Elles sont semi-mythologiques, semi- descriptives et marquées du sceau le plus original et le plus étrange. Je ne sais si vous avez vu dans quelque ga- lerie un de ces tableaux, où FAlbane jette sur un fond si vert qu'il en est noir, un essaim de petits amours bien


no % LES GROTESQUES.

blancs, avec de toutes petites ailes bien roses : ou bien., avez-vous vu au Musée la délicieuse aquarelle de De- camps représentant des baigneuses ? Si vous avez vu Pun ou l'autre, ou tous les deux, vous pouvez vous former une idée de ce que sont les charmantes stances de Théo- phile : ce sont de grands arbres, vieux chênes séculaires dont le front s'arrondit en panache d'un vert foncé, se détachent sur un ciel d'outremer, pommelé çà et là de nuages blonds et floconneux. Ce sont des terrasses de brique avec des angles de pierres, de grandes fleurs épanouies dans des vases de marbre, des rampes à pente douce et à balustres ventrus. C'est un parc Louis XIII dans toute sa magnificence. On voit à travers les arbres et derrière les charmilles courir des daims privés et blancs comme la neige ; des perdrix, des faisans de la Chine se promènent familièrement dans les allées avec toute leur couvée ; des ruisseaux coulent en babillant sous des ar- cades de feuillage, et se vont rendre à l'étang et aux vi-

  • viers, où nagent indolemment, dans une eau diamantée,

quelques cygnes, le col replié, les ailes ouvertes. Pour personnage, sur le devant, une belle jeune femme, assise sur l'herbe haute et drue de la rive, pêche à la ligne les beaux poissons bleus et rouges des réservoirs. Dans le fond des vallées, de petits amours rebondis, olancs et potelés qui se jouent ensemble, et puis un groupe de ces belles nymphes allégoriques comme on les peignait dects temps, un peu cousines de celles de Rubens, plus femmes que déesses,*avec des mammelles saillantes, les hanches larges et ondoyantes, les bras gras et ronds, les mains et les joues toutes pleines de fossettes, la chevelure blonde


LES GROTESQUES. 121

et flottant en arrière comme un manteau d'or, l'œil lim- pide et bleu, la bouche souriante et rouge comme un pavot, le dos et l'épaule d'une blancheur de lis et d'un poli d'agate, qui reluisent sous l'eau verte comme autant de statues d'ivoire submergées. Cette onde est si claire et si fraîche dans son cadre de verdure que les étoiles, la nuit, descendent du ciel pour s'y baigner toutes nues. Ce val est si solitaire et si discret que Diane, la chaste, ne craint pas d'y amener son Endymion et de l'y baiser au front avec ses lèvres d'argent. C'est un paradis à dégoûter du paradis terrestre. C'est un de ces beaux rêves que les poètes et les peintes font le soir quand ils regardent le soleil se coucher derrière les grands marronniers, et comme j'en ai fait bien souvent à ma fenêtre en regar- dans les pavillons de brique et les toits d'ardoise de ma place Pioyale, au bruit de l'eau dans les bassins et du vent dans les arbres.

Quant à la place que Théophile doit tenir parmi les poètes de son temps, elle est difficile à marquer. II est mort très-jeune et n'a pas eu le temps de réaliser ses idées, ou du moins il n'a pu le faire 'que d'une manière incomplète ; mais tel qu'il est, il nous semble, Régnier étant mort et Corneille n'étant pas encore venu, le poète le plus remarquable de cette période ; il vaut mieux que Hardy et que Porchère, que Bois-Robert, Maynard, Gombaud, et tous les beaux esprits du temps qui ont, du reste, plus de mérite que Ton a l'air de le croire. Saint- Amand est le seul, à notre avis, qui le puisse balancer avec avantage ; mais aussi Saint-Àmand est-il un grand poète, d'un magnifique mauvais goût, et d'une verve


i22 LES GROTESQUES.

chaude et luxuriante qui cache beaucoup de diamants dans son fumier, mais il n'a pas l'élévation et la mélancolie de Théophile/ ce qu'il rachète par un grotesque et un en- train dont Théophile n'est pas doué. — L'un fait de la poésie d'homme gras, l'autre de la poésie d'homme mai- gre, voilà la différence. Pour Malherbe et Racan, quoi- qu'ils soient plus irréprochables, ils lui sont assurément inférieurs, et [j'ai toujours été étonné du discrédit et de l'oubli où ce nom recommandable à tant d'égards est tombé depuis si longtemps , maintenant que les ré- formes qu'il voulait introduire sont acceptées de tout le monde, peut-être n'y trouvera-t-on rien que de fort simple et de fort naturel ; mai il faut se reporter au temps; et par ce qui arrive dans la suite, on verra combien Théo- phile était un esprit progressif et en avant de son siècle ; mais toutes les vérités ont toujours quelque pauvre saint Jean précurseur qui marche hors de la voie, prêche dans le désert et meurt à la peine. — Théophile a été un de ceux-là y et s'il revenait au monde maintenant, nul doute qu'il ne fut une des plus lumineuses étoiles de la nou- velle pléiade.

Une chose assez singulière à remarquer, c'est que Théophile est le premier qui ait écrit un ouvrage en prose et en vers. Le sujet est la mort de Socrate, sujet traité aussi par M. de Lamartine coïncidence assez bizarre, si elle est fortuite. — Voilà à peu près tout ce que je puis vous dire de mon homonyme. Si vous vou- lez en savoir davantage, tâchez de trouver ses œuvres complètes en un gros volume assez mal imprimé et plein de fautes, qui se rencontre quelquefois sur les parapets


LES GROTESQUES. 123

du Pont-Neuf et dans les mannes des bouquinistes : outre ceux que je vous ai cités, vous y lirez de fort beaux vers, des sonnets dont plusieurs sont remarquables, et assez d'odes et d'élégies pour vous dédommager amplement des vingt sous qu'il vous aura coûté.


IV.


LE PÈRE PIERRE DE SAINT-LOUIS.


Vous avez peut-être cru, ami lecteur, en lisant l'article du sieur Scalion de Virbluneau, que c'était le comble du ridicule, les colonnes d'Hercule du mauvais goût, et qu'il n'était pas donné à la sottise humaine d'aller au delà ; vous vous êtes étrangement trompé : l'esprit de l'homme n'a point de bornes en ses aberrations.

Voici un poème de la Magdelaine au désert par le père Pierre de Saint-Louis, religieux carme, qui laisse bien loin derrière lui, pour le bouffon et le drolatique, tout ce que Scaiion de Virbluneau a pu faire de superlatif en ce genre. Le ridicule du père Pierre de Saint-Louis, est un ridicule énorme et titanique qui n'admet aucune compa-


126 LES GROTESQUES.

& •

raison. Le sieur d'Ofayel est un Lilliputien à côté de lui, et ne lui va pas seulement à la cheville. Pour pousser le mauvais aussi loin et avec un parti pris aussi complet, il faut une espèce de génie, déjeté et bossu il est vrai; mais, à coup sûr, une organisation ordinaire n'aurait pas cette puissance de détestable et cette fécondité pro- digieuse d'inventions burlesques et baroques. Les son- nets du Virbluneau sont des chefs-d'œuvre de bon sens ; ses allégories sont les plus simples et les plus naturelles du monde ; ses concetti sont du goût le plus pur, si on les compare à la Magdalenéide du pauvre carme. Le pauvre carme a eu, du reste, plus de bonheur que l'é- légant cavalier à moustache pointue et à fraise goudron- née. Il s'est fait avec son œuvre un nom aussi impéris- sable que s'il avait été effectivement un très-grand et très-excellent poète. Sa mémoire embaumée dans le ri- dicule ira jusqu'à la postérité la plus reculée. — Hélas! quel est celui de nous qui peut se flatter qu'une bouche prononce notre nom dans cent ans d'ici, ne fût-ce que pour s'en moquer? les plus grands génies de maintenant n'oseraient l'espérer.

Heureux père Pierre de Saint-Louis ! On ne sait pas où est né Homère ni où il est mort ; on n'est pas même bien sûr qu'Homère ait existé ; et ce que Y Iliade et l'O- dyssée n'ont pas fait pour le Melesigène, ta Magdalenéide et ton Eliade l'ont fait pour toi, pauvre religieux carme ! On a sur ta vie plus de détails que sur celle du prince des poètes ; on sait ton nom de famille et de religion, on sait le nom de ton père et même celui de ta mère, et celui de ton frère, et celui de ton professeur; on connaît


LES GROTESQUES. *27

Tannée, le mois, le jour, le lieu où tu es ^né ; combien de tempstuasmis à faire la Magdalenéide ; combien à faire VEliade ; rien de ce qui te regarde n'a été oublié, ô grand homme !

Ce fut à Vaureas, diocèse de Vaison, dans le comtat, un mercredi5 avril de Tan de grâce 4626, que naquit l'enfant qui plus tard devait faire le glorieux poème de la Magdeleine, de Jacques Barthélémy d'une part, et d'Anne Canal de l'autre : je ne sais si les mouches lui emmiellèrent la lèvre comme au divin Platon, et si sa mère, pendant sa grossesse, vit un laurier en songe comme la mère de Maron; mais je le croirais assez vo- lontiers, car le petit Ludovic, c'est ainsi qu'il s'appelait, était un enfant précoce, une véritable merveille, et mon- trait les dispositions les plus étonnantes pour son âge. A cinq ans, il témoigna le désir d'apprendre à lire; son père s'y refusa parce qu'il était frêle et délicat, déjà pâle de son génie futur. Avant que d'appliquer son fils à Ter tude et de perfectionner sa raison, il voulait que sa santé devînt plus ferme et son corps plus robuste; mais le pe- tit Ludovic, impatient d'apprendre et curieux de mordre à la pomme de la science, s'en alla tout seul et sans en rien dire à personne chez un maître d'école du voisinage. Il s'assit avec les autres sur le banc, ouvrant * les oreilles et les yeux et tâchant de profiter. Par malheur, le maître, qui n'était pas ami avec son père, ayant aperçu cette brebis qui n'était pas des siennes, furtivement introduite dans le bercail, entra dans une belle colère rouge, prit le bambin, le fouetta et le mit honteusement à la porte. C'est bien ici le cas, ou jamais, de s'écrier : La racine de


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la science est amère, si les fruits en sont doux! Malgré un si malencontreux début, le pauvre enfant ne se rebuta pas ; il s'en alla chez un religieux carme qui faisait des éducations, et qu'il avait vu plusieurs fois chez son père ; il lui exposa naïvement sa requête : le bon père le fit d'abord déjeuner, et ensuite il lui donna une leçon de lecture; l'enfant revint le lendemain et puis le surlendemain, et si souvent, que non-seulement il sut bientôt lire, mais encore écrire; qu'il apprit le latin, le grec, l'histoire, la géographie et les belles-lettres, enfin tout ce qui constitue la meilleure et la plus brillante éducation. — Par manière d'exercice et de divertisse- ment, le bon religieux lui faisait composer des anagram- mes, des logogriphes, des devises, des charades et des rébus, charmantes inventions fort à la mode et du plus bel air en ce temps-là. Ludovic y devint de la plus dé- sespérante habileté, et il aurait mis le sphinx à quia plus aisément qu'OEdipe. Ces belles choses faisaient les déli- ces des salons provinciaux, alors réceptacles de mauvais goût et de faux bel esprit, asiles de toutes les niaiseries et de toutes les préciosités tombées en désuétude, et l'élève du carme obtint une espèce de célébrité dans un rayon d'une ou deux lieues : il avait alors dix-huit ans. Ce fut à peu près vers cette époque qu'il s'énamoura d'une demoiselle de Vaureas, nommé Magdelaine. Pen- dant cinq ans entiers il lui rendit les soins les plus assi- dus et n'oublia rien pour s'en faire aimer. On pense bien qu'il ne se fit pas faute de chanter sa belle en vers latins, en vers grecs, en vers français, en vers provençaux, en vers de toutes les longueurs et de toutes les mesures : il


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la compara au soleil et à la lune, et célébra ses perfec- tions en sonnets acrostiches ; il fit plus de mille fois l'anagramme de ce nom dont il avait l'imaginative si doucement blessée ; il en composait jusqu'à trois dou- zaines par jour, qu'il allait porter lui-même, en sorte que le nom de Magdelaine est incontestablement, de tous les noms du monde, celui qui a été le plus tourné et re- tourné.

Ludovic avait besoin de faire des anagrammes. Il n'était pas précisément beau : il avait la tête énorme, la taille ramassée ; il était bossu, les uns disent par devant, les autres par derrière, quelques-uns disent par derrière et par devant ; son nez était taillé de façon que, n'était la place qu'il occupait, on l'aurait pris pour tout autre chose; la seule partie qu'il eût de bien, c'étaient ses yeux, qui étaient grands et doux. Ainsi fait, Ludovic parvint néanmoins à se faire aimer, tant l'amour vrai est contagieux ; et il était près d'obtenir la main de sa maî- tresse quand celle-ci tomba malade de la petite-vérole et mourut en 4651 : cette mort décida de la vie de Lu- dovic; il ne pouvait rester dans un monde d'où ses amours s'en étaient allés, et il résolut d'entrer en reli- gion. — En ce temps-là c'était la ressource de toutes les grandes douleurs : un couvent était le port où venaient aborder les naufragés du monde et ceux qui ne voulaient pas se consoler parce que leurs amours n'étaient plus. Maintenant Ton s'asphyxie ou l'on se fait sauter. — Quel- ques jours avant sa maladie, sa maîtresse lui avait donné un scapulaire en souvenir d'elle, don chaste et simple d'une pure tendresse : il crut voir là-dedans un avertis-


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sèment du ciel, et, au lieu d'entrer chez les dominicains comme il en avait l'intention, il se décida pour les car- mes. A ce motif si puissant pour lui il s'en vint joindre un autre non moins puissant : ayant fait l'anagramme de son nom (Ludovicus Bartelemi), il se trouva qu'il don- nait en latin carmelo se devovet, et en français il est du Carmel; car le père Pierre de Saint-Louis, que nous appellerons désormais toujours ainsi, croyait que la des- tinée de chaque homme était contenue dans son nom, et qu'on en avait le mot en faisant l'anagramme. Il accor- dait une pleine et entière confiance aux songes et était infatué de mille superstitions qu'il avait prises en lisant les cabales des rabbins et des massoreths. Il reprit ses études interrompues, et fit sa théologie à Aix ; ensuite on l'envoya à Aiguelades, couvent de l'ordre, près de Mar- seille : ce fut là qu'il rencontra le père Groslier. Heu- reuse rencontre ! Ces deux hommes si différents ne se furent pas plus tôt vus qu'ils se prirent l'un pour l'autre d'une amitié non pareille : on eût dit un de ces beaux groupes d'amis antiques, Castor et Pollux, Thésée et Pirithoùs, Oreste et Pylade. Ce sobriquet leur en resta, et dans la commuuauté on ne les appelait pas autrement que les RR. PP. Oreste et Pylade. Autant le père Pierre de Saint-Louis était fantasque, inégal, d'humeur inquiète et vagabonde, autant le père Groslier était tranquille, sage et réglé. C'était lui qui faisait le Pylade *le père Pierre de Saint-Louis était l'Oreste. Ces deux hommes s'aimaient d'une amité si tendre qu'ils ne pouvaient vivre séparés. Lorsque leurs supérieurs les changeaient de ré- sidence ils avaient soin de les mettre tous les deux en-


LES GROTESQUES. 131

semble pour ne les point chagriner. Depuis sa profession le père Pierre de Saint-Louis s'était soigneusement abs- tenu de poétiser, croyant les vers chose trop mondaine et profane pour qu'un religieux pût s'en occuper ; mais le feu dormait sous la cendre et n'était pas éteintf au contraire, il prenait plus de force par la concentration. Qui a bu boira, qui a versifié versifiera, c'est une de ces mauvaises habitudes qu'il est bien difficile de perdre^ et la conversion d'un poëte à la prose n'est jamais sincère ni sans restriction intérieure. Le père Pierre de Saint- Louis se remit à faire des vers, mais il rie travailla plus sur des sujets profanes.

Phœbus, je n'attends pas que ta Daphné m'apprête Un rameau de laurier pour m'en ceindre la tête, Et je ne puis briguer ton secours prétendu Pour un livre d'amour qui n'est point défendu. Mes larmes, mes amours et mes guerres sont saintes, Ma matière n'est point un rang des choses feintes; Je rejette Médor, Angélique et Roland, Mon style n'étant point cavalier ni galant. Je me rétracte ici de quantité d'ouvrages Satiriques, impurs, impertinents, volages, Non plus que s'ils étaient des contes d'Amadis : Ou je les désavoue, ou bien je m'en dédis.

Ce n'est plus sur les noms des seigneurs et des dames Que je pense à trouver des justes anagrammes, Et ne m'amuse plus, pour me mettre en renom, Toujours morne et rêveur, à renverser un nom ; 3e ne suis plus touché d'une sotte tendresse Aux mignardes douceurs de la voix de Lucrèce, Et je ne décris point combien elle me plut Quand je la vis jouer des yeux et de son luth.

Valberinthe n'est plus, ayant rompu ses chaînes, Le sujet de mes vers ni celui de mes peines,


Î32 LES GROTESQUES.

Et je ne chante plus Laure à la tresse d'or,

Laure, la chère sœur de mon cher Alidor ;

Je quitte ces beautés qu'enfin le temps efface,

Oa que la mort détruit pour prendre une autre face.

Des yeux plus innocents ou de meilleurs desseins,

Des sentiments meilleurs et des sujets plus saints, etc,, etc.


Ces vers sont agréablement tournés et d'un meilleur goût que beaucoup d'autres du même poëme que nous citerons pour égayer le lecteur ; ils font partie du début de la Magdalénéide, et montrent dans le poème l'inten- tion de renoncer au monde et de ne plus traiter désor- mais que des sujets pieux et édifiants : intention qu'il a exécutée fidèlement. Depuis son entrée en religion il fit deux poèmes, tous deux sacrés : l'un qui est la Magda- lénéide, l'autre qui est YEliade, à la gloire d'Élie, patron de Tordre du Carrnel, qui n'a pas été imprimé, et la Muse bouquetière de Notre-Dame~de-Lorette, imprimée en 1672, à Viterbe, in-8° qu'il nous a été impossible de trouver, quelques recherches que nous ayons faites. Le seul auteur qui en fasse mention est le père de Villiers, dans sa Bibliotheca carmelitana. Nous ne l'avons jamais vue sur aucun catalogue ; et c'est dommage, car le titre, à la fois galant et mystique, promettait quelque chose de peu commun et de singulièrement bouffon.

En mémoire de son ancienne maîtresse, il choisit d'a- bord la Magdelaine, et y travailla pendant quelques jours avec beaucoup de feu et d'assiduité ; mais il lui prit un scrupule : il se reprocha la secrète douceur qu'il avait à écrire le nom de celle qu'il avait autrefois tant aimée, et son esprit s'apercevant du subterfuge que son cœur avait


LES GROTESQUES. 133

pris pour célébrer, sous le voile de l'ancienne Magde- laine, -sa Magdelaine à lui, il crut trouver en cela un retour condamnable vers les choses et les passions du monde, — et, bien que ce ne fut que le regret d'une ombre et que la tombe sanctifiât ce pieux souvenir d'un chaste amour, il laissa là son poème et se mit à faire l'Eliade, dont la ressemblance de nom avec Y Iliade le flattait d'ailleurs particulièrement. Mais étant allé faire un pèlerinage à la Sainte-Beaume avec son inséparable le père Groslier, il lui arriva une chose qui le frappa singulièrement et le détermina à reprendre le poème de la Magdelaine. Après avoir fait ses dévotions, avoir bu à la fontaine, adoré le crâne de la sainte, où Ton voit encore l'empreinte du doigt de Dieu, et contemplé le rocher qui pleure éternellement, pénétré qu'il a été des larmes in- tarissables de la grande repentie, le sommeil le gagna ; il eut un songe qui l'effraya et le troubla on ne peut plus. Sa maîtresse morte, la pauvre Magdelaine de Vaureas, celle pour qui il avait fait tant d'anagrammes et qui l'avait aimé quoiqu'il fût bossu, se dressa lentement de- vant lui, aussi belle qu'au temps où elle était vivante, mais plus pâle que de la cire, un chapeau de roses blan- ches sur la tête, enveloppée d'une longue draperie qui tenait le milieu entre un linceul de trépassée et un voile de mariée; elle avait ses mains transparentes croisées sur la poitrine, et regardait son amant, sans rien dire, d'un air à la fois triste et doux. Quand elle l'eut bien con- templé quelque temps en silence, elle décroisa ses mains et se mit à lui parler avec sa voix connue, et l'appelant du nom qu'il portait avant d'avoir renoncé au monde :

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134 LES GROTESQUES.

« Ludovic ! il ne te souvient donc plus de la pauvre Magdelaine qui t'aimait tant? je suis donc morte aussi dans ton cœur; il ne reste donc plus rien de moi ! mon nom s'est donc effacé de la terre des vivants ! Quoi ! parce que mon corps est retourné à la poussière dont il était venu, on m'abandonne, on m'oublie ! — Mon âme n'est pas morte, si mon enveloppe est morte : c'était donc cela que tu aimais en moi, puisque tu ne m'aimes plus maintenant que je suis en proie au ver. Moi, je t'aime toujours, je souffre, au fond de ma froide demeure,, quand je te vois abandonner le soin de célébrer le nom de ma patronne, le doux nom qui te plaisait tant. La Magdelaine qui est là-haut, assise aux pieds de son bien- aimé Jésus, n'a pas été contente de te voir célébrer avant elle le vieux prophète Élie. Au nom de Magdelaine qui est le mien, au nom de l'amour que tu as eu pour moi, ô Ludovic! pendant ces jours que je regrette même au ciel où je suis, je t'en supplie, reprends l'œuvre que tu as laissée, continue ton poème si tu veux rentrer en grâce auprès de ma sainte patronne ; sinon, tu mourras dans L'année. Voilà ce que j'avais à te dire. Adieu, ô mon chéri !

L'ombre disparut, et ie religieux se réveilla.

Nous avons dit que le père Pierre de Saint-Louis ajou- tait une foi implicite aux songes et aux visions. L'appa- rence et la réalité étaient choses semblables pour lui. 11 regarda ce rêve comme un avertissement d'en haut, et il se remit à son poème avec plus d'ardeur que jamais. Il montrait ses vers, à mesure qu'il les composait, à tous les frères de la communauté. Les uns en faisaient de?


LES GROTESQUES. 135

gorges chaudes, les autres les prenaient au sérieux» selon qu'ils avaient plus ou moins de littérature ou de goût. Le père Pierre de Saint-Louis ; du reste , ne semble pas attacher une grande importance à ce qu'on pensait de son livre, si Ton doit ajouter foi à ce qu'il dit dans sa préface^ où se trouve ce quatrain :

Ce livre est à la bonne foi; Mais au reste, si tu t'en fâches, Je veux bien, lecteur, que tu saches Qu'il n'a pas été fait pour toi.

Cependant, malgré toute cette belle modération appa- rente, l'orgueil du bon père était aussi irritable qu'un autre. Il montra le premier chant à Balthazar de Vias, célèbre poète latin de ce temps-là , qui en fit devant les religieux les plus outrés éloges, et s'en moqua de la ma- nière la plus impitoyable dans les sociétés de Marseille, et particulièrement chez M. de Ruffi. On rapporta cette palinodie au père Pierre de Saint-Louis, qui, pour s'en venger, fit l'anagramme du nom patoisé de Balthazar de Vias, Baoutazade Vias, en ces termes : Dia uro, aze basto! (marche droit, âne bâté!) et la lui envoya. Balthazar ré- pondit par un joli billet latin que voici :

(( Asinus clitellarius Petro carmelitse asinario suo salu- « tem.

« Ita est, Petre carmelita optime , neque ehim ire in- « ficias possum, poema tuum egregium, alterum Eneida, « midius tertius irrisi apud Ruffum caenans. Hoc mihi « ignoscas velim, quamquam ego minime hic in culpa


136 . LES GROTESQUES.

a sim; in culpa est coqua mea qusa mihi hodie bilem « moverat quod pultem meam vino madida maie condi- « disset. Hanc tibi plectandam et anagrammatibus lace- a randam trado. Quod ut facere possis hujus tibi nomen a mitto, ea est Elisabetta de Santo Marcello quod nomen « cum fere omnia litterarum elementa complectatur tan- « tum tibi anagrammatum quantum toti obruenda sis « satis facile sufficiet. — Vale.»

Après avoir passé quelque temps dans différentes mai- sons de Tordre, le père Pierre de Saint-Louis fut envoyé régenter à Saint-Marcelin. Le soin de sa classe lui prenait presque tout son temps , en sorte qu'il ne pouvait que très-peu travailler à son poème, ce qui le contrariait fort. Il mit cinq ans à l'achever et parachever, et ce ne fut pas sans peine qu'il le guinda à cette hauteur de ridicule sou- verain et inaccessible où nous le voyons. Il restait quel- quefois des jours entiers et plus sur un vers : ceux-là sont probablement les plus mauvais de tous, ce qui n'est pas peu dire.

Le poème fini, le plus difficile restait à faire , c'est-à- dire de le faire imprimer. Les supérieurs craignaient qu'une pareille publication ne jetât du ridicule sur l'or- dre, et que les libertins n'en prissent sujet pour faire de mauvaises plaisanteries sur les religieux et la religion. Ils n'auraient cependant pas voulu chagriner et désobliger le père Pierre de Saint-Louis, qui , à ce travers près , était le meilleur homme qui fût au monde : humble, exact à ses devoirs , et de tout point un très-digne religieux. Aussi le père provincial, à qui il demanda la permission


LES GROTESQUES. 137

d'aller à Lyon faire imprimer son livre, la lui accorda , à celte condition qu'il obtiendrait l'agrément du père pré- fet, croyant intérieurement qu'il lui serait refusé , et s'i- maginant se débarrasser ainsi d'un refus direct et désa- gréable. Le] père Pierre de Saint-Louis partit aussitôt pour Lyon, muni de l'approbation de trois docteurs de Tordre.

Le préfet n'eut pas plutôt lu deux pages du poème que son jugement fut porté, et il fit remettre le ma- nuscrit au frère portier, avec ordre de dire à celui qui le viendrait chercher qu'il ne fallait point qu'il y pensât et que son livre ne pouvait être imprimé. Le père Pierre de Saint-Louis, suivi de son fidèle Achate, le père Gros- lier, qui ne le quittait non plus que son ombre, s'en vint le lendemain, pâle et tremblant, savoir le mot de sa des- tinée.

Quand le portier lui eut dit ce qu'il en était, il en- tra dans un désespoir horrible, et, malgré la consigne, monta droit chez le père préfet, parvint à son cabinet, se jeta à ses pieds tout en pleurs, le supplia et le pria en tant de manières que le bon père se laissa aller à l'atten- drissement et lui accorda la bienheureuse permission. Muni de cette pièce importante, il courut chez l'impri- meur, et l'ouvrage parut bientôt sous ce titre , dont nous reproduisons ici la configuration typographique pour lui laisser toute sa baroque originalité.


h* LES GROTESQUES,

LA

MAGDELAINE

AU DÉSERT

DE LA SAINTE-BEAUME

EN PROVENCE ;

POÈME SPIRITUEL ET CHRÉTIEN

PAR LE P. PIERRE DE SAINT-LOUIS, RELIGIEUX

CARME DE LA PROVINCE

DE PROVENCE.

Avec cette triple épigraphe, tirée de l'Écriture r

Erat in desertis usque in diem ostensionis.

Dédit ei Deus locum paenitentiae.

In foraminibus petrae, in cavernâ maceriœ.

Les premières pages sont remplies par des anagram- mes, un vœu de Fauteur à Notre-Dame-de-Lumière, une préface assez cavalière, ma foi, et où le public est traité du haut en bas ; une dédicace à madame de la Blache Gabrielle de Levi, dont la maison prétendait descendre de la Vierge ; un sonnet acrostiche à la même dame, des sonnets élogieux, des distiques latins, des galanteries spirituelles par différents religieux et plusieurs petites pièces à la louange de Fauteur. Puis vient le poème, qui a douze chants, ni plus ni moins. Le volume finit comme il a. commencé, par des anagrammes et des sonnets tan- tôt en l'honneur de Magdelaine, tantôt en l'honneur du père Pierre de Saint-Louis. C'est assurément une naï- veté rare et charmante que cet usage que Ton avait


LES GROTESQUES. 439

alors de faire imprimer en tête de son livre les éloges de ses amis, et de les rendre ainsi solidaires du succès de l'ouvrage. Il y a là-dedans une bonhomie et une fran- chise vraiment regrettables. Parmis ces anagrammes quel- ques-unes sont réellement très-belles et très-poétiques ; ces deux-ci sont parfaites pour le genre :

Sancta Maria Magdalena.

Anagramme. Es alta, magna ac miranda.


Sancta Maria Magdalena.

Anagramme, Magna et clara dei amans.

Le père Pierre de Saint-Louis avait la passion des ana- grammes ; il avait mis en anagrammes les noms des papes, des empereurs, des rois et de beaucoup d'autres person- nages illustres. Je ne pense pas qu'on les ait conservées. Cette passion lui fut même funeste : ayant fait une ana- gramme injurieuse sur un certain carme d'un caractère brutal et emporté que tout le monde haïssait dans la communauté, il eut la faiblesse de la montrer : le religieux en fut informé, — la haine d'un moine est tenace, et quel- ques années après, étant devenu supérieur, il relégua le père Pierre de Saint-Louis à Pineti, couvent \ie l'ordre, au milieu des Alpes, dans un site triste et désolé, où il mourut d'une hydropisie de poitrine, à 58 anfc, entre les bras du père Groslier, qui ne l'avait pas quitté, un an avant la fortune de son poème, qui était d'abord resté dis


140 LES GROTESQUES.

ans dans la boutique du libraire sans qu'il s'en fût débité un seul. — Le libraire, désespérant de s'en défaire et, ayant besoin de la place que l'édition occupait, allait la faire passer chez l'épicier, quand tout à coup les acheteurs se présentèrent en si grand nombre qu'elle fut bientôt entièrement épuisée et que l'on fut obligé d'en ; faire promptement une seconde. La cause de ce succès inespéré est douteuse. Les uns Tattibuent au pèreBaillet, jésuite; d'autres à M. Nicole, qui, ayant trouvé le poëme de la Magdelaine à la bibliothèque des Billettes, le parcourut, et, singulièrement réjoui par la verve burlesque et extra- vagante qui Tanime d'un bout à l'autre, le mit dans sa poche et l'emporta à Port-Royal-des-Champs, où il en fit part aux solitaires. Ceux-ci rirent au éclats des incon- gruités et des baroqueries qui se hérissent à chaque vers de cet étonnant poëme, et le firent acheter par tous leurs amis. Voilà comment l'édition s'enleva, et comment le nom, auparavant obscur, du père Pierre de Saint-Louis acquit subitement une énorme célébrité. L'ouvrage eut tout d'abord une très-grande vogue dans les com- munautés , principalement chez les bénédictins de Saint-Maur, puis chez les pères de l'Oratoire, les jésuites, les pères de la doctrine chrétienne, où il y avait beau- coup d'Italiens qui l'admiraient le plus sérieusement du monde , et estimaient les concetti dont il fourmille à l'égal de ceux du célèbre cavalier Marin. Lamonnoye l'in- séra dans son Recueil de pièces choisies, tant en prose qu'en vers, qui parut en 1714. Rien ne manquait au triomphe que le pauvre Pierre de Saint-Louis, qui s'était trop dépêché de mourir. Quelle joie pour lui s'il avait pu


LES GROTESQUES. 141

assister à un succès aussi colossal ! et que ses derniers moments durent être amers ! car il n'est pas, que je sache, de situation plus affreuse que celle d'un poète qui meurt ayant sur la conscience une édition qui ne s'est pas vendue et laissant un poëme inédit que personne n'aura peut-être la pitié de faire imprimer. Le père Pierre de Saint-Louis, sans se laisser décourager par le peu de réussite de son premier ouvrage, avait vertueusement terminé son grand poëme de XEliade, qu'on assure être beaucoup au-dessus de la Magdelaine. II y travailla huit ans, un an de moins seulement qu'Horace n'en de- mande. Une telle opiniâtreté et un tel dévouement se rencontrent souvent chez des poètes, médiocres d'ailleurs; car, ainsi que le dit avec tant de justesse Alfred de Musset,

La muse est toujours belle, Même pour l'insensé, même pour l'impuissant ; Car sa beauté pour nous c'est notre amour pour elle.

Un frère vint dans la cellule du père Pierre de Saint- Louis au moment où il allait mourir et emporta le manus- crit de YEliade. Il en traita secrètement à Lyon avec un libraire ; mais le supérieur des carmes, en ayant eu vent, s'y prit de telle manière que l'opération manqua, et l'ou- vrage ne parut pas. Cette satisfaction fut refusée à la pauvre ombre du père Pierre de Saint-Louis, qui, s'il n'eut pas les qualités d'un véritable poète, eut du moins tous les diagnostics à quoi Ton reconnaît un attaqué du m**, de poésie. Il était distrait , rêveur , d'humeur inquiète, et ne pouvait tenir dans la même place. Il était


ili LES GROTESQUES.

si sensible à la beauté des femmes que, pour n'être point tenté, il s'en allait par les rues les yeux fermés, ce qui l'exposait aux chocs les plus désagréables et mettait souvent sa vie en danger : aussi fût-ce pour une peine d'amour, comme nous l'avons dit, qu'il quitta le monde et se jeta dans le cloître.

Le père Groslier se trouva bien seul quand on eut em- porté au cimetière son inséparable. Depuis le jour où ils s'étaient connus ils ne s'étaient pas éloignés une fois l'un de l'autre. Amitié touchante et respectable ! Le père Groslier mourut à Lyon, dans un âge très-avancé, par- lant toujours de son ami les larmes aux yeux, et c'est à lui qu'on doit la plupart des détails qui remplissent cette notice. Il n'a voulu les donner à celui qui les lui deman- dait qu'à condition qu'on ne s'en servirait point pour tourner en ridicule celui qui lui avait été le plus cher au monde; et, chose remarquable, il mourut le lendemain même qu'il eut remis les notes, comme s'il n'avait plus rien à faire au monde après avoir assuré la mémoire de son ami contre l'oubli des hommes et l'ignorance des biographes.

Maintenant que vous savez de point en point l'histoire du père Pierre de Saint-Louis, nous allons examiner, j'en demande bien pardon à l'ombre du père Groslier, les vers abracadabrans du poème de la Magdelaine, le seul de ses ouvrages qui nous soit parvenu.

C'est une singulière tête que la tête du père Pierre de Saint-Louis, et c'est une chose incroyable que la vigueur d'imagination qu'il a dépensée à trouver les plus mau- vaises choses du monde. La Magdalenéide est dans son


LES GROTESQUES. U?

genre une chose aussi complète que Y Iliade ou V Odyssée. Je suis convaincu qu'il serait impossible à qui que ce soit de faire volontairement dix vers aussi étranges que ceux du père Pierre de Saint-Louis, car son détestable n'est jamais commun, ni facile; c'est un détestable exquis, savant, consciencieux, admirablement soutenu d'un bout à l'autre. Il n'y a pas un seul vers faible dans tout le poème (par vers faible j'entends un vers raisonnable ou insignifiant); chacun renferme un concetti inattendu, une bizarrerie inexplicable. On marche de surprise en surprise, et rien au monde n'est plus difficile que de se rendre compte de la formation et de la cristallisation de pareilles idées : ni l'analyse ni la critique ne sont possi- bles pour de semblables œuvres ; on ne peut que les ra- conter. C'est comme ces anciens tableaux que l'on ren- contre le long des quais et des ponts, où le ciel est vert- pomme, les lointains rose-clair, les arbres blonds et roux, comme s'ils allaient prendre feu : où tous les tons et tous les plans sont tous déposés de la façon la plus baroque; où des personnages démesurés se dressent à côté de maisons deux fois plus petites qu'eux; qu'on regarde avec surprise et non sans quelque plaisir, et avec plus d'intérêt qu'on ne ferait d'une chose raisonnable et mé- diocre. Le poème du père Pierre de Saint-Louis est une véritable forêt vierge où il est impossible de faire un pas sans être arrêté. Autant le Scaxion est sec, incolore et abstrait, autant le père Pierre de Saint-Louis est hyper- bolique, enflé jusqu'à l'hydropisie, excessif, touffu et plantureux; chez lui les métaphores poussent en tout sens leurs branchages noueux. Les parenthèses filan-


144 LES GROTESQUES.

cireuses se pendent avec leurs doubles crochets au tronc de chaque phrase comme des plantes grimpantes avec leurs vrilles. Les rhébus et les concetti s'entrecroisent inextricablement. Parmi les hyperboles et les jeux # de mots, sautent, comme des crapauds, des adjectifs bouffis et coassants. Les antithèses se choquent à coups de tête comme les boucs des bas-reliefs antiques. Les plus sim- ples fleurs de réthorique prennent une dimension mon- strueuse, ainsi que les fleurs de l'île de Java, et répan- dent un parfum étrange qui porte à la tête comme l'assa fœtida; la moindre efllorescence de langage y devient sur-le-champ agaric ou champignon. Chaque mot vous tire la langue, vous fait la moue et vous regarde avec des yeux de basilic, et, jusqulaux simples particules, tout y a l'air louche et venimeux. Les objets vus à ce prisme ont un aspect des plus extraordinaires. Le lieu de la scène est on ne peut plus étrange : ce sont des rochers barbus et chassieux qui font suer de grosses larmes de leurs yeux de pierre, de grands arbres centenaires et chenus qui se haussent contre le ciel comme des titans, et accrochent au passage les nues floconneuses ; des buissons qui cher- chent à vous blesser de leurs mille poignards, ou ram- pent hideusement comme des scolopendres ou des ser- pents; une source obscure et miroitante, moitié eau, moitié pleurs, défigure les formes qu'elle réfléchit et les change en spectres ou en figures grimaçantes. La Magde- ?aine est là, toute nue, n'ayant pour voile que ses che- veux qui rampent jusqu'à ses talons comme*autant de couleuvres. Sa main repose sur un crâne ras que les larmes que ses yeux distillent incessamment ont rendu


LES GROTESQUES. i4S

blanc et poli comme l'ivoire. Des anges en perruque blonde et en dalmatique de brocard viennent prendre la sainte repentie et l'enlèvent au ciel sept fois par jour. Il y a des dialogues de deux cents vers avec l'écho sur des questions théologiques. L'écho répond en vers monosyl- labiques et contrepetes. La voix du monde cause avec la voix de la solitude, et la tête de mort fait des leçons de morale à Magdelaine dans le style le plus hétéroclite qui ait jamais été donné à un vivant de lire ou d'entendre. Voici quelques vers du dialogue du monde et de Magde«  îaine; ils ne sont que bizarres.

LE MONDE.

Que fais-tu, Magdelaine, en ce triste séjour Qui prive tes beaux yeux de la clarté du jour? Pourquoi t'ensevelir en des lieux si funèbres, Où tu ne semblés plus qu'un ange des ténèbres, Qu'as-tu fait des souris, des grâces, des attraits Qui te faisaient briller sur les plus beaux portraits ? Quelle métamorphose en cette grotte sombre î Tu fus un beau soleil, et tu n'es plus qu'une ombre Qui semble être venue en cet antre si noir Du profond de l'abîme et damnable manoir. Pour venir habiter cette affreuse demeure Pourquoi n'attendais-tu que la vieillesse meure Vint déteindre ton teint et sillonner ton front, Sans te faire toi-même un si cruel affront, Comme pour empêcher qu'on ne te reconnaisse ? Pourquoi flétrir ainsi la fleur de ta jeunesse Dans la verte saison de tes plus doux appas. Sachant que c'est un fruit qui ne se garde pas, Que la beauté du corps et l'embonpoint de l'âge Passent comme l'éclair transparent et volage, Comme un cheval ailé qui va sans éperon, Et mieux qu'aucun vaisseau de voile et d'aviron; Que c'est un cerf-volant qui court à toute bride

9


i4S LES GROTESQUES.

Pour te venir marquer d'une éternelle ride? Veux -tu savoir son nom ? Ce coursier que j'entends, Q"i galope toujours, n'est autre que le temps. Pourquoi donc n'attends-tu pour faire ta retraite Que l'hiver de ta vie ait neigé sur ta tête, Et que ta tresse blonde, en te désobligeant, Passe d'un âge d'or dans un siècle d'argent ?

Après ce bel exorde le monde lui demande 5 en vers alternés, à quoi servent ces disciplines, ces orties, ces haires, ces cilices, et engage Magdelaine à revenir à lui, alléguant qu'elle est trop délicate pour supporter de semblables macérations.

Magdelaine à cela, pour toute sa réponse,

Lui dit, le repoussant avec un coup de ronce :

« Sors d'ici, malheureux! avec tes faux appas;

Si je te fais pitié tu ne m'étonnes pas;

Si tu n'as pas pour moi de ruse plus subtile,

Je n'entends point d'ici ta voix de crocodile;

Et quoiqu'en me flattant tu me semblés pleurer,

Tu n'as d'autre dessein que de me dévorer.

Mais je suis du tout sourde à ta voix de syrène,

Et j'aime mieux servir qu'être ta souveraine,

Être plutôt esclave et ne rien posséder

Que d'être possédée, et de te voir céder

Le hérissé cilice et la chaîne pesante.

L'un me semble plus doux, et l'autre plus plaisante

Que mes colliers dorés, que ma gaze et mon lin,

Que mon drap d'or frisé, que mon linge plus fin.

Les cailloux que tu vois, comme mes pierreries,

Sont bons pour t'accabler avec tes tromperies;

Mes roses, mes plaisirs, mes passe-temps plus chers

Se trouvent aux chardons, aux ronces, aux rochers:

Ne me cherche donc plus parmi ces solitudes,

Des douillets comme toi les trouveraient trop rudes;

Laisse qui t'a quitté, sans troubler mon repos.

Ce sont là les discours* entretiens et propos


LES GROTESQUES. 147

Que Marie eut ici, dans sa grotte profonde, Quand elle rejetait les amorces du monde, Méprisant ses appas et ses allèchements, Et se bouchant l'oreille à tous ses sifflements.

On ne peut se faire une idée de l'intarissable verve d'incongruités que déploie le père Pierre de Saint-Louis. Voici un petit passage sur les yeux de la sainte qui n'est pas médiocrement agréable :

Voyez encore ses yeux qui ne veulent rien voir, Dans une affliction qu'on ne peut concevoir; Ces glaces, ces miroirs, ces chandelles fondues, Sur la joue, et de là sur les lèvres fendues, Roulent jusqu'à sa bouche, autrefois de corail, Et maintenant d'ébène et faite en soupirail; Bouche dont les souris découvroient avec gloire Un petit double rang de perles d'ivoire; Lèvres dont l'incarnat faisoit voir à la fois Un rosier sans épine, un chapelet sans croix. Voyez ces mêmes yeux plus mourants que malades, Abattus et noyés sous ces belles arcades, Sous ces arcs de triomphe et des iris dorez, Dont ils coulaient tirer leurs traits plus acérez !

Une chose fort curieuse, c'est la description de la tra- versée de la sainte. L'anachronisme de costume y est aussi fort que dans les compositions de Paul Véronèse ., cet admirable ignorant. Cela respire un adorable parfum de prologue d'opéra , et s'agence dans le goût des ta- bleaux de M. Ch. Lebrun , premier peintre du roi. Je ne connais rien qui soit plus Louis XIV et qui porte aussi distinctement le cachet de l'époque. N'oubliez pas, s'il vous plaît , que cette description lait partie d'un poème chrétien :


148 LES GROTESQUES.

Sur un char azuré le dieu marin Neptune, © Tout interdit de voir cette bonne fortune, Et sans pouvoir comprendre un pareil accident, Arrête ses chevaux et laisse son trident, Reconnaissant assez au cours de cet barque Que la mer reconnoît un plus puissant monarque* À son signal soudain les cornets des tritons Font sauter et bondir les dauphins et les thons, Et Ton voit tout autour les vertes néréides Escorter le bateau sur les plaines humides Où cette troupe court pour y paroître mieux, Coiffée également de joncs et de glayeux. Les syrènes ensuite embouchent les coquilles, Et joignent leurs chansons à celles de ces tilles Qui toutes ont en main des branches de corail Afin d'en augmenter la pompe et l'attirail. On voit monter du fond les troupes écaillées, De ce beau train naval toutes émerveillées, Qui portent sur leur dos de leur pays natal Les perles, l'ambre gris, la nacre et le cristal. Sur son teint si poli qu'il semble être solide Cette vieille Thétis n'a plus aucune ride; Et voyant son désir et plaisir accompli, Paroit tout ajustée et ne fait pas un pli, Les tempêtes sans bruit étant toutes allées Troubler en autre part les campagnes salées.

Tous les vents attachés aux pieds de Magdelaine Retiennent par respect leur souffle et leur haleine; Exceptez seulement quelques petits zéphirs Qui la font avancer autant que ses soupirs, Faisant flotter en l'air, d'une façon galante, Le voile de sa tête et sa tresse volante; Tout superbes et fiers de baiser ce bel or Et friser en passant cet ondoyant trésor.

Ne dirait-on pas du Triomphe <V Àmphitrite ou du prologue des Amants magnifiques, du sieur Pocquelin de Molière, valet de chambre du grand roi? Du reste, ie


LES GROTESQUES. 149

père Pierre de Saint-Louis rencontre quelquefois de très- beaux vers et des mouvements singulièrement poétiques. Tel qu'il est, c'est-à-dire le poète du monde qui a eu le goût le plus monstrueusement dépravé qu'il se puisse voir, il est très-intéressant à lire pour les artistes : c'est une étude curieuse et qui sert à faire toucher au doigt le point d'intersection où le génie tourne à la folie, et comment ces meilleures qualités deviennent des défauts énormes en étant poussées à l'excès. Les gens inatten- tifs riront aux éclats, et certes on ne peut pas dire que ce soit à tort ; mais ceux que des barbarismes et des fautes de goût ne rebutent pas trouveront encore quel- ques perles dans ce fumier.

Le poème du père Pierre de Saint-Louis est indubita- blement l'ouvrage le plus excentrique , pour le fond et la forme, qui ait jamais paru dans aucune langue du monde, et, à ce titre, quoiqu'il soit détestable , il méritait qu'on s'en occupât. Le suprême mauvais est aussi utile à con- naître que le suprême beau. Avec l'un l'on apprend comme il ne faut pas faire , avec l'autre comme il faut faire: le jour n'existerait pas sans la nuit, car il faut à toute chose son contrepoids. Le père Pierre de Saint- Louis est le contrepoids d'Homère : il est aussi absolu et aussi complet que lui dans la chose qu'il représente; c'est pourquoi ce n'est point un homme méprisable. Il est la personnification d'une des facultés de l'intelligence humaine. Homère est l'inspiration; le père Pierre de Saint-Louis est la fièvre chaude poétique.


V.


SAINT-AMANT.


Ce que l'on sait de la vie de Saint- Amant se borne à fort peu de chose : — ce n'est pas que cette vie n'ait été agitée, aventureuse et digne des honneurs de la biographie, — au contraire* — Mais Saint-Amant était un homme de plaisir, rompu à l'existence du monde, très-insouciant de ce que la postérité ferait de son nom, et qui n'a laissé au- cun document sur lui. Ce queBoileau en dit est un conte inventé à plaisir et qui ne mérite pas la moindre créance : en étudiant l'histoire littéraire de ce temps, il est facile de se convaincre que la plupart des autres assertions du fa- meux critique sont aussi dénuées de fondement, et que ses sentences en matière de goût, jusqu'ici sans appel, sont loin d'être toujours impartiales et judicieuses.


  • 52 f LES GROTESQUES.

Marc-Antoine Gérard, sieur de Saint- Amant, écuyer, naquit à Rouen en Tan 1594. Plusieurs auteurs, entre autres Ménage et Brossette, ont avancé que Saint-Amant était un gentilhomme verrier, en quoi ils se sont trompés, Cette épigramme de Maynard :

Votre noblesse est mince, Car ce n'est pas d'un prince, Daphnis, que vous sortez : Gentilhomme de verre, Si vous tombez à terre, Adieu les qualités,

ne veut pas dire qu'il fut précisément gentilhomme ver- rier, mais fait allusion à un privilège de verrerie qu'il avait sollicité du chancelier Séguier, en 1638, comme on peut le voir par un placet en vers qui se trouve dans la troisième partie de ses œuvres. — Voici un passage qui ne laisse aucun doute :

Page, remplis moy ce grand verre

Fourby de feuilles de figuier,

Afin que d'un son de tonnerre

Je m'escrie à toute la terre :

Masse, à l'honneur du grand Séguier!

Je le révère, je l'admire ;

11 m'a fait, avec de la cire,

Une fortune de cristal

Que je feray briller et lire

Sur le marbre et sur le métal.

C'est par lui que dans ma province On voit refleurir, depuis peu, Cet illustre et bel art de prince, Dont la matière fresle et mince Est le plus noble effort du feu. C'est par lui que de sable et d'herbe


LES GROTESQUES. *53

Dessus les champs brûlée en gerbe, Des miracles se font chez moi, Et que maint ouvrage superbe Y prétend aux lèvres d'un roy.

Il est de toute évidence que Saint-Amant n'était pas un ouvrier verrier, mais qu'il dirigeait une grande et belle manufacture dont les produits étaient assez parfaits pour fournir les maisons royales. Au reste, il n'eut pas dérogé en soufflant lui-même le verre : c'était la ressource de beau- coup de pauvres gentilshommes ruinés. — Ce métier n'é- tait point regardé comme dégradant et n'ôtait pas le droit de porter l'épée : exposant ceux qui le pratiquaient à une mort presque certaine, à cause de l'air embrasé des four- neaux^ il n'était point abaissé au rang des professions pa- cifiques et viles, car il fallait du courage pour s'y dévouer, et le courage > en France, a toujours été considéré comme la vraie et naïve marque de noblesse.

Son père, officier de marine fort distingué, servit vingt- deux ans la reine Elisabeth, et resta trois ans prisonnier dans la Tour-Noire, à Constantinople, et ses deux frères, dont l'un servait le grand Gustave, furent tués en com- battant contre les Turcs ; lui-même fut longtemps atttaché au comte d'Harcourt, cadet de la maison de Lorraine, qu'il suivit à la Rochelle, en Savoie, en Sardaigne, à Gi- braltar, où il se conduisit non pas en poète, mais en brave, ou plutôt en brave et en poète, car il a fait sur ce sujet une de ses meilleures pièces qui . a de singuliers rapports avec les pièces de Canaris et de Navarin de Victor Hugo, et surtout avec la Sérieuse de M. de Vigny, coïncidence fortuite sans aucun doute. — Il était gentilhomme ordi-

9.


AU LES GROTESQUES.

naire de Marie-Louise de Gonzague, devenue reine de Pologne par son mariage avec Ladislas Sigismond, et touchait en outre une pension de trois mille livres que lui avait fait avoir l'abbé de Marolles, son ami. — Beaucoup de grands seigneurs, et des mieux en cour, vivaient avec lui sur le pied de la familiarité la plus cordiale; il était de l'Académie, avait beaucoup voyagé et visité toutes les cours de l'Europe, où il avait été reçu avec distinction. Certes, il y a loin de là à la pauvreté tout homérique du reste et qui ne prouverait rien contre son talent que le pédagogue du Parnasse ose lui reprocher dans ces vers :

Saint- Amant n'eut du ciel que sa veine en partage* L'habit qu'il eut sur lui fut son seul héritage. Un lit et deux placets composoient tout son bien, Ou, pour mieux en parler, Saint-Amant n'avoit rien.

11 n'est pas vrai non plus qu'il vint à la cour pour se produire lui et ses vers ; il y avait déjà longtemps que ses œuvres étaient imprimées et que sa belle ode à la Solitude lui avait fait un nom mérité. Saint- Amant, quoi qu'en dise Boileau, obtint beaucoup de succès; la nature de ses qualités et même de ses défauts devait immanquable- ment produire cet effet dans une littérature toute pénétrée encore de la forte saveur de Ronsard, et que l'école des versificateurs-grammairiens, fondée par Malherbe et con- tinuée par Despréaux, tâchait de dépouiller de sa partie colorante et individuelle.

Saint- Amant eut sans doute des moments de gêne ; dans une vie de voyages et de plaisirs comme la sienne, la chose a dû arriver plus d'une fois ; mais ce sont de ces embarras comme en éprouvent tous les fils de famille


LES GROTESQUES. ioo

qui ont laissé trop vite ruisseler leur Pactole entre leurs doigts et qui sont aux expédients en attendant l'échéance du premier quartier de leur pension. Saint-Amant était un viveur dans la force du terme; — ivrogne de science et de passion, capable d'être profès dans l'ordre des co- teaux, gourmet raffiné, se connaissant mieux que pas un aux bons morceaux ; — un ivrogne et un gourmet d'une façon toute gauloise et toute rabelaisienne. Il faut voir comme il a un respect profond, une vénération presque tendre pour le fromage marbré de vert et de bleu, l'oreille de sanglier, la langue de bœuf fumée, le cotignac, le jam- bon et tels autres éperons à boire d'autant. — Il est bien de l'humeur de ce Grec dont parle le Moyen de parvenir, qui souhaitait avoir le col long comme une grue, afin de sentir plus longtemps le passage de la purée septembrale, et qui ne voyait pas au monde et ailleurs de sort plus digne d'envie que celui d'entonnoir; il aime les écots dans les mauvais cabarets, les parties fines dans les bons lieux et dans les mauvais ; chez la Coiffier, à l'Ile-au-Bois, et à la taverne, chez Laplante-le-Borgne; il est là dans son centre; sa grosse figure enluminée s'y épanouit d'aise; il demande à boire plus haut que Pantagruel en venant au monde; il crie : Masse! à celui-ci, à celui-là, et ne refuse aucune santé ; et comme le moine d'Amiens qui s'indigne de ne pas trouver à Florence, la ville des ta- bleaux et des statues, une seule rôtisserie, il entre dans une fureur endiablée contre Évreux, où Ton voit trente églises et pas un pauvre cabaret ! Ne croyez pas cependant que Saint- Amant soit un ivrogne vulgaire qui ne boit que pourboire; non, certes, c'est un ivrogne à la manière


\m LES GROTESQUES.

d'Hoffmann, un buveur poétique qui entend l'orgie à merveille, et qui sait tout ce qu'il peut jaillir d'étincelles du choc des verres de deux hommes d'esprit. — Il com- prend que le génie n'est que l'ivresse de la raison, et il s'enivre le plus souvent qu'il peut. — Certains hommes ont le don de pouvoir dégager quand ils veulent leur rêve de la réalité et de se séparer complètement du milieu qui les environne, comme La Fontaine, qui dormit debout toute sa vie ; d'autres sont obligés de recourir à des moyens factices, au vin ou à l'opium , pour assoupir la geôlière de la prison et faire prendre sa volée à la folle du logis. Saint-Amant est de ceux-là ; le rayon lui arrive bien plus étincelant et coloré à travers le ventre vermeil d'un flacon de vin. Sa métaphore jaillit plus hardiment avec le bou- chon de la bouteille et va frapper le plafond en même temps que lui. Quelle ardeur de touche! quelle vivacité ! quel entrain ! — Ce n'est plus le même homme, c'est comme un autre poète dans le poète.

— Dites-moi si cette inégalité pleine de lueurs flam- boyantes et d'obscurités impénétrables, cimes très-élevées et fondrières très-profondes , ne vous plaît pas mieux qu'une médiocrité sobre et honnête, sans étoiles et sans nuages, éclairée partout d'un jour pâle et artificiel comme la clarté des bougies. — Un tel écrivain, si chaud, si vi- vace, avec cette chair et ce sang à la R.ubens, cette tour- nure d'esprit à la fois allemande et espagnole, un homme qui avait vu tant de choses et qui peignait avec ses pro- pres couleurs ce qu'il avait vu de ses yeux, ne devait pas convenir le moindrement du monde à Boileau, esprit juste, mais étroit, critique passionné et ignorant si Ton


LES GROTESQUES. 157

en excente la littérature ancienne, poète qui parle tou- jours de vers et de rime et jamais de poésie, adroit arran- geur qui n'a peut-être pas dans toute son œuvre quatre lignes qui lui appartiennent en propre ; satirique sans portée, qui ne voit pas d'autres crimes au monde et d'au- tres vices à flageller que des fautes de français ou de vers discordants : aussi en parle-t-il d'un ton fort dédaigneux dans son Art poétique. — Il est vrai que, par compensa- tion, il lui accorde dans ses Réflexions sur Longin assez de génie pour les ouvrages de débauches, mais c'est comme à regret.

Quoiqu'il en soit, Saint- Amant est à coup sûr un très-grand et très-original poète , digne d'être cité entre les meilleurs dont la France puisse s'honorer. Sa rime est extrêmement riche, abondante, imprévue et sou- vent inespérée. — Son rhythme est nombreux , habile- ment soutenu et ménagé. — Son style est très-varié, très-pittoresque, très-imaginé , quelquefois sans goût, mais toujours amusant et neuf. Par l'analyse et les cita- tions nous ferons voir quel cachet et quelle tournure il sait imprimer aux moindres choses. Mais, avant de pas- ser à l'appréciation littéraire, il serait bon d'en finir, une fois pour toutes, avec les détails biographiques, — Il ne nous reste heureusement plus grand'chose à dire.

Saint- Amant ne savait pas à fond son grec ni son la- tin , comme il le dit lui-même ; en revanche, il possédait parfaitement l'anglais, l'espagnol et l'italien; il était, en outre, très -bon musicien et jouait bien du luth. — Théophile dit de lui :


438 LES GROTESQUES,

Sa iîit-À niant sait polir la rime

Avec une si douce lime

Que son luth n'est pas plus mignard.

Il fait allusion lui-même, plusieurs fois, et assez peu modestement , il faut en convenir, à son talent pour la musique dans le cours de ses ouvrages, et, entre autres, dans le Moïse sauvé , où; pour donner une idée de la suavité du chant des rossignols, il la compare aux char- mes de son luth: ce qui donne lieu de croire qu'il en jouait, non en simple amateur, mais en virtuose con- sommé. C'est d'ailleurs une particularité assez remar- quable chez un poète français ; on n'en cite guère qui aient été musiciens et poètes à la fois, à moins que ce ne soit dans des temps très-anciens; car la poésie et la musique, que l'on croirait sœurs, sont plus antipathiques qu'on ne le pense communément. Il n'y a qu'un petit- nombre de musiciens capables de refaire les vers de leur libretto quand ils ne leur conviennent pas; il n'y a pas de poète , que je sache, qui soit en état de chanter juste l'ariette la plus facile : Victor Hugo hait principalement l'opéra et même les orgues de Barbarie ; Lamartine s'en- fuit à toutes jambes quand il voit ouvrir un piano; Alexandre Dumas chante à peu près aussi bien que Mademoiselle Mars, ou feu Louis XV, d'harmonieuse mé- moire ; et moi-même , s'il est permis de parler de l'hysope après avoir parlé du cèdre, je dois avouer que le grin- cement d'une scie ou celui de la quatrième corde du plus habile violoniste me font exactement le même effet. — C'est une remarque que personne n'a faite avant moi et que j'ai vérifiée autant que le cercle de mes relations


LES GROTESQUES. m

a pu me le permettre, je la livre au public, Gt je serais bien aise qu'un homme de science s'en emparât et en fit l'expérience plus en grand. — Cela servirait à remettre à son véritable rang la musique, que l'on affecte de re- garder comme la poésie même, quoique l'une s'adresse plus particulièrement aux sens, et l'autre à l'idée, ce qui est fort différent. — La musique fait de l'effet sur les animaux ; il y a des chiens de chasse dilettanti qui ont des spasmes en entendant toucher de l'orgue expressif, et des caniches qui suivent les chanteurs ambulants en hurlant de la manière la plus harmonieuse et la plus in- telligente. Lisez-leur les plus magnifiques vers du monde, ils y seront peu sensibles.

Outre ce talent de jouer du luth, Saint-Amant avait celui de lire ses vers admirablement bien, à tel point qu'il en dissimulait parfaitement les défauts, et qu'il n'y avait point jour à discerner les excellents d'avec les bons et les médiocres d'avec les pires. Gombaud, souvent trompé par cette magie et dépité de s'y laisser toujours reprendre, fit là-dessus cette épigramme, qu'il ne faut pas prendre au pied de la lettre 9 non plus qu'aucune autre épigramme -

Tes vers sont beaux quand tu les dis, Mais ce n'est rien quand je les lis; Tu ne peux pas toujours en dire, Fais-en donc que je puisse lire.

11 fut un des premiers de l'Académie, où il eut pour successeur l'abbé Cassaigne. On l'exempta de faire un discours de réception , à cette condition qu'il se char-


160 LES GROTESQUES.

gérait de la partie burlesque et joviale du célèbre dic- tionnaire, objet de tant de plaisanteries; et certes, il était en état mieux qu'homme du monde de s'en tirer avec honneur, et par théorie et par expérience, car son vocabulaire en. ce genre est très-étendu et très-pittores- que, et Ton peut voir par ses écrits que la langue fran- çaise n'est point si prude et si petite bouche que l'on veut bien la faire, et qu'au bout du compte elle sait, aussi bien que langue de la terre, trouver le mot pour la chose , et dit fort bien ce qu'elle ne veut pas cacher.

En 1656, la reine Christine, lorsque Y Académie lui fut présentée , reconnut très-bien Saint- Amant et lui marqua le plaisir qu'elle avait de le voir membre de Fil- lustre compagnie : ceci arriva cinq ans avant la mort du poète; il faut croire qu'il n'était pas tombé dans un aussi grand discrédit que Boileau veut bien le dire.

— Ayant commencé le Moïse, il fit exprès le voyage de Varsovie pour montrer à Marie de Gonzague , à qui l'ouvrage est dédié, ce qu'il en avait déjà composé. — îl fut arrêté à Saint-Omer, comme on le voit par ce pas- sage de l'épître liminaire que nous allons transcrire :

« Cette puissante faveur, Madame, ne s'est point fait voir seulement au salut de l'œuvre, mais au salut de l'ouvrier mesme: car lorsque m'en allant en Pologne, pour rendre mes très-fidèles devoirs à V. M. et pour lui porter ce que j'avois déjà fait de cette pièce, je fus pris par la garnison de Saint-Omer. Sans doute que si je n'eussenl dit aussitôt que j'avois l'honneur d'estre un des gentilshommes de sa chambre, et que je ne fusse


LES GROTESQUES. 161

comme revestu de si belles et si fortes armes, je n'aurois jamais pu parer le coup d'infortune , je courois risque de perdre la vie, et le Moïse sauvé était le Moïse perdu. Mais ceux qui me prirent, quelques farouches et quel- qu'insolents qu'ils fussent, ^respectèrent en la personne du domestique la grandeur de la maîtresse : l'éclat d'un nom si fameux et si considérable leur fit suspendre la foudre qu'ils étoient tout prêts de faire tomber sur moi , et leurs yeux le voyant luire comme un bel astre au pre- mier des cahiers de mon ouvrage en furent tellement éblouis qu'ils n'osèrent plus le regarder...

«La crainte que quelque curiosité profane n'en eût tiré quelque copie me fit résoudre dès-lors d'en changer la face et toute la tissure. L'envie d'accomplir ce dessein me sollicita pendant tout mon voyage, j'essayai même par plusieurs fois et en plusieurs lieux de l'effectuer, mais je reconnus que les muses de la Seine étoient si délicates qu'elles n'a voient pu me suivre dans cette lon- gue course, et que la fatigue du chemin les avoit éton- nées, et qu'absolument il me falloit une retraite solitaire et naturelle où ces belles vierges habitassent pour venir à bout de ce que j'avois projeté. — C'est ce qui me fit re- venir en France, Madame; et sij'ay commis quelque faute en ce retour, j'espère que V. M. me fera la grâce de me la pardonner, puisque c'est à cause de cela que j'ay mis en meilleur ordre, et que j'ay achevé ce que je n'ay jamais entrepris que pour contribuer en quelque chose à ses divertissements. »


162 LES GROTESQUES.

Dans ces vers, il semble manifester le désir de se natu- raliser en Pologne.

Il m'entre en la pensée,

Si vers le Nord ma fortune est poussée, Si la Vistule à mes yeux se fait voir, Comme le ciel m'en a donné l'espoir, De me vestir, en noble et fier Sarmate, D'un beau velours dont la couleur éclate, Qui, grave et doux sur un poil précieux, Rende mon port superbe et gracieux ; D'armer mon flanc d'un riche et courbe sabre § De m'agrandir sur un turc qui se cabre ; De transformer mon feutre en un bonnet Qui tienne chaud mon crâne rasé net ; De suivre en tout la polonoise mode, Jusqu'à la botte au marcher incommode, Jusqu'aux festins où tu dis qu'on boit tant, Et dont l'excès m'étonne en me flattant ; Bref, jusqu'aux murs, et même je m'engage Jusqu'à ce point d'apprendre le langage, De le polir, de me traduire en vers D'un style haut, magnifique et divers : Si que de tous en la cour florissante De notre reine adorable et puissante, Et pour qui seule au monde le nasquy, Je sois nommé le gros Saint-Amantsky.

Mais il n'en fit rien, et Saint-Amant ne devint pas Saint-Amantsky. Il retourna en France et refit le Moïse sous le titre d'Idylle héroïque, titre qui fut assez vive- ment critiqué, malgré l'approbation de l'Académie, dont l'auteur s'appuie dans la préface, qui est fort remarqua- ble comme style et comme renfermant les opinions littéraires du poète. — En voici quelques fragments :


LES GROTESQUES. 463

a J'ai meslé des épisodes pour remplir la scène, s'il faut ainsi dire. Et, sans m'arrester tout à fait aux règles des anciens que je révère toutefois et que je n'ignore pas, m'en faisant de toutes nouvelles à moi-même à cause de la nouveauté de l'invention, j'ay jugé que la seule raison me seroit une autorité assez puissante pour les soutenir; car en effet, pourvu qu'une chose soit judicieuse et qu'elle convienne aux temps , aux lieux et aux personnes , qu'importe qu'Aristote Tait ou ne l'ait pas approuvée ! — Il s'est descouvert des étoiles en ces derniers siècles qui lui auroient fait dire d'autres choses qu'il n'a dites s'il les avait vues ; et la philosophie de nos modernes ne demeure pas toujours d'accord, avecque la sienne, de tous ses principes et de toutes ses définitions. »

Plus loin, s'excusant de remploi de quelques mots surannés, il dit :

« Une grande et vénérable chaise à l'antique a quel- quefois très-bonne grâce et tient fort bien son rang dans une chambre parée des meubles les plus à la mode et les

plus superbes Pour moy, quoi qu'on die des langues

grecque et latine, quelque copieuses qu'elles soyent, et quelques avantages qu'elles aient dessus les nôtres, je ne crois pas que les Homère et les Virgile ne les trouvassent fort pauvres et défectueuses à comparaison de la richesse et de l'abondance de leurs pensées, et qu'il ne leur restât toujours dans l'esprit quelques images qui ne pouvoient passer jusqu'au bout dé leur plume. — C'est mon senti- ment; un autre dira le sien.


164 LES GROTESQUES.

oc Je prévois encore que ceux qui n'aiment que les imitations des anciens, qui en font leurs idoles qui vou- droient que Ton fût servilement attaché à ne rien dire que ce qu'ils ont dit, comme si l'esprit humain n'avoit pas la liberté de produire rien de nouveau, diront qu'ils estimeroient plus un larcin que j'aurois fait sur autruy que tout ce que je pourrois leur donner de mon propre bien... Il est vrai que je ne me plais pas beaucoup à me parer des plumes d'autruy, comme la corneille d'Horace, et que, la plupart du temps, je ne m'amuse qu'à faire des bouquets de simples fleurs tirées de mon par- terre.

« Je voudrois bien, pour conclusion, dire quelque mot en passant de mon style et de la manière que j'ai obser- vée à faire mes vers. Si j'avois le loisir, je dirois que je ne suis pas de l'avis de ceux qui veulent qu'il ait toujours un sens absolument achevé aux deuxième et aux qua- trième. Il faut quelquefois rompre la mesure, afin de la diversifier autrement : cela cause à l'oreille un certain en- nui qui ne peut provenir que de la continuelle uniformité. Je dirois qu'en user de la sorte, c'est ce qu'en termes de musique on appelle rompre la cadence ou sortir du mode pour y rentrer plus agréablement : je dirois la dif- férence du style qui narre au style qui décrit... et quand Y aurois dit tout cela bien au long, avec les circonstances requises, je n' aurois pas dit la centième partie de ca qui s'en peut dire. »

Dn voit par ces quelques lignes de quel parti était Saint -Amant dans cette grande querelle des anciens et


LES GROTESQUES. Ib5

des modernes qui fit tant de bruit à cette époque : ces phrases, qui paraissent aujourd'hui d'une simplicité pa- triarcale et presque niaises à force d'être vraies, sont, pour le temps, de la hardiesse la plus singulière. Quel courage ! que de paradoxes inouïs et déchargés à bout portant ! Comment ! dès qu'une chose convient aux per- sonnes, aux temps et aux lieux, il est peu important qu'Aristote l'approuve ou non! Mais ce que vous dites là est monstrueux ; il faut que vous soyez un bien grand misé- rable pour soutenir une pareille hérésie ; on en a brûlé qui n'en avaient pas tant dit. Vous prêchez la liberté et le progrès de Fesprit humain et estimez plus une fleur in- digène s'épanouissant toute fraîche et toute parfumée au soleil de l'inspiration que toutes ces plantes artificielles et étrangères transplantées à grand'peine du Parnasse an- tique dans les serres chaudes du Parnasse moderne ; vous préférez votre plumage tel qu'il est à la plume du paon, si riche et si bien nuancée, dont vous pourriez vous déguiser; vous prétendez qu'Homère et Virgile de- vaient se plaindre de la pauvreté du grec et du latin ; vous prêchez le vers brisé à césure mobile et à chute irrégu- lière, et tout cela ni plus ni moins qu'un jeune roman- tique moderne dans une seule et même préface ! Il faut convenir que vous n'avez pas volé les coups de férule que le Boileau vous assène çà et là de sa main doctorale dans les Satires et dans Y Art poétique.

Le Moïse sauvé eut beaucoup de succès, quoiqu'il soit loin d'être un ouvrage irréprochable, mais la partie des- criptive y est extrêmement brillante et fait passer sur beau- coup de défectuosités. Le descriptif est l'endroit où Saint-


m LES GROTESQUES.

Amant excelle entre tous autres ; ses voyages nombreux en Italie, en Angleterre, en Amérique, aux îles Canaries, En Espagne, en Afrique, sur la Méditerranée et ailleurs, le mettent à même de varier sa palette à l'infini et de la charger de couleurs originales et franches.

« Je m'assure, dit-il, que ceux qui n'ont pas tant voyagé que moi et qui ne savent pas toutes les raretés de la nature, pour les avoir presque toutes vues comme j'ai fait, ne seront point marris que je leur en apprenne quelque particularité.

c< La description des moindres choses est mon apanage particulier; c'est où j'emploie le plus souvent ma petite industrie. »

A son retour de Pologne, il commença à vivre d'une manière plus sage et plus réglée, et se vint loger rue de Seine. — Malgré ses désordres, il avait toujours eu un fonds de piété naturelle, et un beau sentiment religieux respire dans quelques pièces qu'il a écrites sur la fin de sa vie. — Ce fut la seule époque où l'inculpation de Boi- leau sur sa misère semble avoir quelque fondement : il paraît qu'il manqua d'argent pour payer son hôte, qui du reste ne lui en demandait point, le connaissant de lon- gue main et le sachant incapable de lui faire tort; — cela le fit entrer dans une mélancolie que la mort de ce même hôte et la crainte de se trouver sans ressources augmen- tèrent encore, et qui le conduisit au tombeau, après une maladie de peu de jours, en l'an 1666, d'autres disent que le peu de succès d'un poème à la louange de Louis XIV,


LES GROTESQUES. Il 67

intitulé la Lune parlante, et sur lequel il avait fondé de grandes espérances, fut la cause de sa mort. Cela n'est guère croyable ; il faut être Kirke-White ou Keats, c'est- à dire être excessivement naïf, et n'avoir pas plus de vingt ans pour mourir de ces choses-là. Les vieux au- teurs n'ont point une sensibilité tellement maladive, si chatouilleuse que soit d'ailleurs leur vanité de poète, et Saint-Amant était loin d'en être à ses débuts, car il avait alors quelque soixante-sept ans.

Maintenant, pour achever de peindre le côté physique et matériel du poète, après avoir conté sa vie et sa mort, il nous reste à faire son portrait. Cela n'est pas difficile et se peut achever en deux traits. Saint- Amant était gros, gras, court, les yeux doux, le teint frais, les cheveux blonds et frisés comme un gros comte allemand, la face épanouie, la bouche vermeille et la moustache en croc. — Quelque peu cousin de Falstaff, et préférant d'ailleurs un broc de claret à toutes les Philis de la terre, il s'ap- pelle lui-même et à plusieurs reprises le bon gros Saint- Amant, le bedon, le muids, le tonneau, et autres tels sobriquets qui ne conviennent guère à un poète mort de iaim. — Son embonpoint était devenu en quelque sorte proverbial dans la société qu'il fréquentait. — Mais, quoiqu'il fût gros et gras, il n'était point bête : loin de là. — Ce lansquenet de Terburg, qui boit chez une cour- tisanne dans un vidrecome démesuré, peut donner à notre lecteur ou à nos lecteurs, car nous aimons à croire que nous en aurons plus d'un, une idée parfaitement juste de la figure et du costume de notre poète. — Un coup d'œil sur le tableau lui en apprendra plus que toutes nos


168 LES GROTESQUES.

paroles, si toutefois il se trouve quelque curiosité de con- naître précisément de la physionomie d'un auteur dé- crié et tombé dans l'oubli le plus profond, — ce qui est au moins douteux.

Saint-Amant, quoique bon ivrogne, n'est cependant pas exclusivement un poète bachique à la façon de Pa- nard, de Désaugiers et des membres da Caveau. Son ha- leine est plus longue que le couplet d'une chanson à boire, et il a souvent un beau souffle lyrique. — Sa Solitude, qui a été imprimée un très-grand nombre de fois et tra- duite en vers latins , est une très-belle chose et de la plus étrange nouveauté pour l'époque où elle parut ; elle contient en germe presque toute la révolution littéraire qui éclata plus tard. La nature y est étudiée immédiatement et non à travers les œuvres des maîtres antérieurs. Vous ne trouverez rien dans les poètes dits classiques de ce temps qui ait cette fraîcheur de coloris, cette transpa- rence de lumière, cette rêverie flottante et mélancolique, cette manière calme et douce qui donnent un si grand charme à l'ode sur la Solitude. — Le poète se promène en un lieu écarté, où n'arrive pas le bruit du monde, et il décrit ce qu'il voix, non à la façon sèche et géométri- que de l'abbé Delille, mais avec une liberté et une finesse de touche , avec un sentiment qui sentent leur grand maître ; il n'est guère possible de faire mieux dans le genre pittoresque. — Ce sont de grands, arbres qui se sont trouvés à la naissance du temps, et qui semblent encore jeunes, tant leur feuillage est vert, tant leur om- bre est humide et fraîche; ils font aller doucement leurs têtes en écoutant les fioritures du rossignol comme des


LES GROTESQUES, 169

dîlettantJ à rOpéra-Italien ; ils livrent aux doigts rosés de la brise de mai leur épaisse chevelure, et bercent dans leurs bras les nids des colombes et des bouvreuils ; l'au- bépine parfumée, amour du printemps, fait pleuvoir sa neige d'argent sur l'émeraude du gazon; du haut de ce mont à pic, dont les flancs déchirés laissent voir l'ocre et la craie, tombe un torrent fougueux qui va bondissant par la vallée verte et sauvage, et qui bientôt, apaisant sa furie, se glisse, à travers l'herbe haute et drue, comme un serpent au dos azuré, et fait un trône de cristal à la naïade du lieu. Plus loin, c'est un étang bordé d'aliziers, d'aunes et de saules; iesglayeuls et les roseaux frisson- sent au vent; la grenouille peureuse saute et se plonge dans l'eau à votre approche; le héron s'amuse à becque- ter sa plume, sans crainte du chasseur ; mille oiseaux aquatiques jouent, nagent et font l'amour ; on voit flotter le nénuphar sur la face immobile de l'eau où jamais voya- geur n'a trempé sa main pour boire et que jamais rame n'a plissée d'une ride. Newton Fielding, le Raphaël des canards, n'eût pas mieux fait avec sa mine de plomb si pétillante et si colorée. — La scène change encore : c'est un vieux château ruiné où les sorciers font le sabbat, où les démons follets se retirent ; l'orfraie fait danser les lutins avec sa chanson funèbre; les couleuvres et les hi- boux se nichent dans les murailles que la limace souille de sa bave argentée ; le plancher du lieu le plus haut est tombé jusque dans la cave, et le lierre croît dans le foyer; sous un chevron de bois maudit, le vent remue le squelette d'un pauvre amant rebuté qui se pendit de désespoir ; et, n'en déplaise à Boileau, je crois que ce pendu est très-

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470 LES GROTESQUES.

bien à sa place. Après avoir erré quelque temps dans ces ruines où le pâle Morphée dort aux bras de la noncha- lance* couché sur des gerbes de pavots, le poète monte sur une falaise escarpée dont le front semble aller cher- cher en quel lieu se font les bruines, et de là il contemple l'étendue de la mer qui apporte et rentraine les galets; il voit flotter les éponges, ie goémon, l'ambre gris, les corps des monstres naufragés ; il voit les tritons chevelus qui se haussant sur les vagues agitées, font sonner leurs trompes et calment -la tempête; puis vient cette strophe avec laquelle Victor Hugo s'est si merveilleusement ren- contré dans le Feu du ciel {Orientales); c'est de la mer que parle Saint-Amant :

Tantôt la plus claire du monde, Elle semble un miroir flottant, Et nous représente à l'instant Encore d'autres cieux sous l'onde; Le soleil s'y fait si bien voir, Y contemplant son beau visage, Qu'on est quelque temps à savoir Si c'est lui-même ou son image, Et d'abord il semble à nos yeux Qu'il s'est laissé tomber des cieux.

La pièce se termine par quelques strophes d'envoi très- ingénieuses.

L'ode du Contemplateur sans être aussi connue et aussi souvent citée que l'ode à la Solitude, renferme des pas- sages d'une grande beauté et à peu près de la même na- ture : c'est une rêverie à propos de tout, à propos d'une dorade qui passe, d'un cormoran qui s'envole, d'une pha- lène qui bat de l'aile, d'un nid d'alcyon qui flotte, entre-


LES GROTESQUES. 171

mêlée de réflexions religieuses et d'élans pieux : aussi le pièce est-elle adressée à un évêque, qui est messire Phi- lippes Cospéan, évêque de Nantes. Mais ce n'est là qu'ur côté du talent de Saint-Amant ; le grotesque, cet élément indispensable que des esprits étroits et minutieux ont voulu rejeter du domaine de l'art, abonde chez lui à cha- que vers, et se tortille au bout des rimes aussi capricieu- sement que les guivres et les tarasques au bout des gou- tières gothiques et sous les porches des vieilles cathédrales. — Il a moins d'enjouement en ce genre que Scarron; mais une couleur forte et tranchée, que celui-ci n'a ja- mais, donne à son grotesque une bien plus haute valeur artistique. — Son trait est fin et brusque à la manière de Callot, avec quelque chose d'excessif et d'étrange qui fait que les figures qu'il dessine ont des airs de famille avec les Tartaglia, les Brighelle et les Pulcinelli du graveur lorrain. Voici un tableau d'intérieur esquissé au charbon et qu'Ostade ne désavouerait pas: c'est la chambre du débauché. La pièce est trop longue et trop libre pour que nous la citions ; nous en réunissons en quelques lignes les principaux traits. Après avoir monté assez haut pour se croire au troisième ciel, où fut ravi saint Paul, on arrive devant une porte où un rat ne saurait passer qu'à ge- noux ; la chambre est si froide qu'au milieu de Tété on y gèle couime au mois de décembre et qu'il y faut faire du feu. — Un petit galopin de valet revient tout chargé de cot- terets, qu'il a escroqués en ville; mais la fumée se répand par la chambre et fait verser aux assistants plus de larmes que s'ils venaient de perdre toute leur famille : c'est à travers cette fumée blonde et rousse que le poêle fait Tin-


i72 LES GROTESQUES.

ventaire des meubles du compagnon, et il est assez suc- cinct, comme on le peut bien penser. Un vieux panier y sert de chaise et de tabouret et de fauteuil, en sorte que si l'un est assis et ménage ainsi la semelle de ses souliers s Fautre est tout droit comme un sapin ou un cierge pas- cal ; un étui de luth tout cassé fait alternativement l'of- fice de malle et d'oreiller. Une bouteille sert de chande- lier ; la rapière du sire remplit avec un égal succès le rôle de broche et de couteau. Sur le bord de la cheminée on voit des fagots de bouts de vieilles pipes, un cornet avec ses trois dés et les Heures de Robert Benière à Tu- sage du lansquenet. — Quant au linge, la toile ne man- que pas, mais malheureusement c'est la toile d'araignée qu'il faut entendre, et tout l'équipage du drôle se réduit à un peigne dans un chausson, et encore ce peigne n'est qu'une arête de poisson. — Des parfums et des poudres de senteur, il n'en faut pas chercher ; la cendre lui sert de poudre d'iris, et une gousse d'ail de pistache ; ses ongles, plus longs que ses doigts, lui sont comme des curedents d'Ecosse ; il fait d'un compas un fer à moustache, un che- net d'un pavé, et un collet d'une rotonde ; puis, quand il est fatigué, et que, las et non soûl de débauche, il donne le bonsoir aux pots, avec un demi-tour à gauche il fait de sa nappe un drap, et de sa table un lit. Le mur lui sert de rideau, et la lune, qui passe par une lucarne, lui tient lieu de veilleuse. Tout cela n'empêche pas kos deux épicuriens de faire en ce lieu de plaisance le meilleur re- pas qui se puisse faire entre deux pôles. — Certes, le tableau n'est pas noble, mais il est fait chaudement, et ceux qui ne disent pas comme Louis XIV devant les


LES GROTESQUES. 173

toiles de Téniers : c< Tirez-moi ces magots ! v ïe verront, j'espère, avec quelque plaisir, ainsi que cette pochade sur un sujet analogue, que son peu d'étendue nous permet de transcrire ; c'est un sonnet intitulé les Goinfres :

Coucher trois dans un drap, sans feu ni sans chandelle, Au profond de l'hiver, dans la salle aux fagots, Où les chats ruminant le langage des Goths Nous éclairent sans cesse en rouant la prunelle;

Hausser notre chevet avec une escabelle, Être deux ans à jeun comme les escargots, Rêver en grimaçant ainsi que les magots Qui baillans au soleil se grattent sous Faisselle;

Mettre au lieu de bonnet la coiffe d'un chapeau, Prendre pour se couvrir la frise d'un manteau Dont le dessus servit à nous doubler la panse ;

Puis souffrir cent brocards d'un vieux hôte irrité Qui peut fournir à peine à la moindre déper: C'est ce qu'engendre enfin la prodigalité.

Il y a dans ces vers quelque chose de vivace et de pé- nétré, un accent de nature qui est rare dans la poésie française. — Ce volume en renferme beaucoup de pareils. — Que dites-vous de ce portrait? — Vous voyez cet homme qui fait la cour au roi de bronze sur le terre-pleia du Pont-Neuf, avec ses yeux de chouette, sa barbe en feuille d'artichaut, sont nez en flûte d'alambic. On s'a- masse pour le regarder, i'un croit que c'est un orang-ou- tang, l'autre un loup-garou; celui-ci pense que c'est une autruche, et l'autre un des chameaux que M. deNevers a ramenés dans son bagage ; — il y en a qui disent que c'est une cruche, quelques-uns un jacquemar à frapper

10.


174 . LES GROTESQUES.

l'heure échappée de quelque clocher. — C'est un poète. — Voulez-vous savoir comme un poète était habillé en ce temps-là? Un feutre noir tout blanc à force d'avoir servi, entouré d'un cordon de graisse et ombragé d'une plume de coq, lui couvre le chef; son pourpoint montre les dents à tout le monde et rit par toutes les coutures; si vous voulez souhaiter une longue vie à quelqu'un, souhaitez-lui de durer autant, il vivra les jours de Ma- thusalem; un rocquet de bourracan rouge l'affuble en toute saison, hiver comme été; une étroite jarretière faite d'un lambeau de frise lui enzodiaque le jupon et lui tient lieu d'écharpe; un fleuret y est pendu en guise d'épée, et s'en va creusant le pavé derrière lui comme un soc de charrue; pour pétrir la boue il chausse à cru de vieilles bottes, l'une en pêcheur d'huîtres, très-grande et de cuir noir, l'autre à genouillière en cuir blanc de Russie, l'une à bout pointu et plat, l'autre à pont-levis tortu; il a le talon gauche ergoté d'un petit éperon à l'anglaise; quant au pied droit, il n'y porte rien, qu'une ficelle, à peu près comme Gringoire dans Notre-Dame de Paris, afin de retenir la semelle prête à quitter à tous coups la plante de son pied; pour ses grègues, elles sont d'un faux satin jaune, trop longues d'un côté, trop courtes de l'autre; c'est le reste d'un ballet dansé qu'un galant lui a donné jadis avec un quart d'écu pour avoir fait l'anagramme de la princesse dont il était coiffé. Assurément c'est là un assez piteux équipage, et il faut croire, pour l'honneur de là poésie, que les couleurs du tableau sont un peu chargées; — néanmoins la caricature est excellente et provoque un rire involontaire comme les figures grima-


LES GROTESQUES. fl5

çantes du Bamboche. Mais c'est surtout dans la Rome ri- dicule que sa verve bouffonne est le plus originale et réjouissante ; — c'est une excellente leçon donnée en plaisantant aux touristes enthousiastes : il faut voir comme il se moque du Tibre tant vanté ! comme il l'appelle mau- vais petit fleuve, va-nu-pieds de fleuve, fleuve de rien, qui se donne les gants d'avoir des ponts comme s'il y en avait besoin pour le passer! Comment! c'est là ce Tibre qui fait une si belle rime à libre; qu'on s'attend avoir avec des flots de cristal, un sablon d'or, une urne de por- celaine et une belle couronne de nymphaea sur la tête ! — mais ce n'est qu'un ruisseau qu'un nain franchirait d'une demi -enjambée ; la rivière que les chiens ont faite à la porte de la dame de Panurge était six fois grande comme cela; une canepetière ne pourrait y nager que d'une patte, elle aurait pied de l'autre ; le Sublon d'or n'est que de la boue infecte, le flot de cristal un filet d'eau sale, l'urne de porcelaine une cruche de grès, la couronne de nymphœa un bonnet de laine troué, et le dieu un por- tefaix. Et ces pauvres monuments antiques, comme ils sont traités ! jamais personne n'en a parlé avec cette irré- vérence; comme il se moque de l'enthousiasme des anti- quaires pour des tas de pierres informes qui ne sont bons qu'à servir de repaires aux crapauds et aux scorpions! Comme il rit des tritons de la place Navone qui s'enfari- nent la perruque d'une poussière d'eau, et qui, avec le jet qui leur sort de la bouche ont plutôt l'air de singes qui fument que de divinités marines ! Comme il vous dit votre fait, belles Romaines ! c'est bien à tort, selon lui, que Ton a fait à vos charmes cette réputation qu'on leur


176 LES CROTESQUES.

donne : vous n'avez ni beauté, ni esprit, ni talents ; vous avez un teint d'Egyptiennes, les cheveux gras, la gorge mal faite, la taille mal prise, la tête trop forte et les pieds plats ; vos maris ont grand tort de vous cadenasser ; il n'est pas besoin qu'une duègne vous talonne incessamment et fasse le duplicata de votre ombre, vous vous gardez très-bien vous-mêmes, et votre laideur vous est une duè- gne suffisante. Les cardinaux eux-mêmes ne sont pas à l'abri de ses railleries ; il blasonne le plus plaisamment du monde leurs grands carrosses à la vieille mode, à moi- tié dédorés et traînés par des mules étiques ; leurs pages en guenilles et leurs laquais sans souliers. descendants des nourrissons de la louve ! comme il vous tance sur votre servilité, votre bassesse, votre avarice et votre fri- ponnerie ; comme il peint bien toute cette canaille qui vous demande la manche et le paraguante, celui-ci pour vous avoir regardé, celui-là pour avoir dit : Dieu vous bénisse ! comme il vous reproche votre admiration mon- strueuse pour la Vénus Caliipyge ! comme il se moque de votre musique, de vos sérénades plus discordantes qu'un concert d'amateurs ! Hector Berlioz n'en eût pas dit da- vantage. Et vos grands feutres flasques, et ces plumes qui battent de l'aile comme des choucas prêts à prendre leur vol, et vos longues épées rouillées, et vos velours râpés, et vos galons ternis, comme il vous flagelle sans pitié ! Une seule chose trouve grâce à ses yeux en Italie : c'est la polenta au fromage et le vin de Montefiascone ! — Vous conviendrez que Saint- Amant était un homme pro- digieusement avancé pour son siècle : c'est à ce séjour en Italie que se rapporte le sonnet suivant :


LES GROTESQUES. 177

Quelle étrange chaleur nous vient ici brûler! Sommes-nous transportez sous la zone torride, Ou quelqu'autre imprudent a-t-il lâché la bride Aux lumineux chevaux qu'on voit étinceler?

La terre en ce climat, contrainte à panteler,

Sous l'ardeur des rayons s'entrefend et se ride,

Et tout le champ romain n'est plus qu'un sable aride

D ? où nulle fresche humeur ne se peut exhaler.

Les regards furieux de l'âpre canicule

Forcent même le Tibre à périr, comme Hercule,

Dessous l'ombrage sec des joncs et des roseaux.

Sa qualité de dieu ne l'en sauroit défendre, Et le vase natal d'où s'écoulaient ses eaux Sera l'urne funeste où l'on meitra sa cendre.

L'inséparable ami du vieux père Faret, dont le nom rime si souvent à cabaret, et du pâle et morne Bilot, qui souffle la fumée du petun par les narines, sait aussi, quand il le veut, s'élever au style le plus grave et le plus ferme, et je n'en veux pour témoins que ces vers qui sont dans le Moïse :

Le barbare insolent, armé d'une zagaye Humide et rouge encor du sang de mainte playe, S'avance le premier, et de son bras nerveux, La dardant à Moyse, effleure ses cheveux ; Le bois en vain jeté passe comme un tonnerre Et se fiche en tremblant plus d'un pied dans la terre 5 De la faute du coup l'Égyptien paslit, Et la rage déçue en sa pasleur se lit.

Moyse., agile et roide, en même temps l'enfonce, Et d'un acier qui brille et qui le meurtre annonce, L'esblouit et lui porte un horrible fendant Qu'il oït, non sans effroy, siffler en descendant. 11 esquive, il recule, et monstrant son adresse, Saute* l'épée au poing, vers l'Hébreu qui le presse 1


c ■ LES GROTESQUES.

i/un charge, l'autre pare, et du gîaive soutient

Le tranchant furieux qui contre lui revient.

Des fers entre-heurtez il sort mainte étincelle;

Icy l'un se tient ferme, et là l'autre chancelle,

Et quoiqu'en ce combat leurs corps soient désarméi,

Ils n'en sont pourtant pas au choc moins animez. )

Tous deux grands, tous deux forts, à la palme ils prétendent^

Le pied, l'œil et la main se suivent et s'entendent;

Le bras s'accorde au cœur, l'art répond au désir;

Et de reprendre haleine ils n'ont pas le loisir.

Les ruses, les détours, les surprises, les feintes,

Et tout ce que l'escrime en ses vives atteintes

A de hardy, d'affreux, de brusque et de cruel,

Se mettent en pratique en cet aspre duel.

Mais quoique le payen vaillamment se comporte, Quoiqu'il paraisse adroit, il ne Test point en sorte Que du glaive ennemy, formidable à ses yeux, Le ravage mortel ne l'offence en maints lieux. be douleur et de honte il forcené, il blasphème, îl se renfrogne, il hurle, et d'un dépit extrême, Décochant à Moyse un regard de travers, Lui lasche sur la tête un rapide revers. Moyse qui l'observe et qui voit qu'il s'allonge, Loin à l'écart du fer, à chef baissé se plonge.

Le fer rencontre un pin, y marque son erreur,

Et l'arbre, atteint du coup, tonne et frémit d'horreur.

Le payen, confondu de voir que son épée

S'est en ce grand effort à son poing échappée,

Tourne viste à Moyse, et sur lui se jetant,

Des jambes et des bras le saisit à l'instant.

Moyse le reçoit ; à la lutte ils se nouent, Ramassent leur vigueur, des mains s'entre-secouent; Soufflent, grincent les dents, déchirent leurs.habits, Et de leurs yeux ardents font d'étranges rubis; Tentent mille desseins, et, redoublant de forces, Se donnent l'un à l'autre entorces sur entorces. «ls changent de posture, ils brûlent d'action, Et l'eau que rend leur corps en cette oppression


LES GROTESQUES. n*

Montre qu'ils n'ont en eux muscle, artère, ni veine, Ni nerf, qui ne frémisse et ne s'enfle de peine; Et mon œil agité voit en leur mouvement Leurs pas sur le sablon empreints confusément.

m Courage ! du payen la valeur diminue :

Sa forée de son ire est en vain soutenue,

31 fleschit, et l'Hébreu, terminant le combat,

L'estraint, le fait gémir, le soulève, l'abat,

Lui presse d'un genouïl i'estomach qui pantèle,

Et, lui voyant tirer une dague mortelle

Qu'en l'ardeur de la lutte il a mise en oubly,

Lui surprend d'une main le poignet affaibly,

De l'autre ouvre ses doigts, les détord, l'en arrache,

En tourne en bas la pointe, et par trois fois la cache

Jusqu'à l'argent du manche, exquisement gravé,

Dans le flanc de son maître

Ceux qui s'occupent de poésie peuvent faire une com- paraison de ce morceau à celui du combat de don Paéz avec Etur de Guadassé dans les Contes d'Espagne et d'I- talie; c'est un rapprochement très-curieux à faire pour les similitudes d'action et de style qu'il présente.

La comparaison suivante est un petit tableau achevé :

Ainsy seroit ému l'oiseau qui niche à terre,

Si lorsque le réveil ses paupières desserre,

Au lieu de sa compagne, il trouvoit à son flâne

Une longue couleuvre au dos bleu, gris et blanc;

il quitteroit le nid, battroit l'une et l'autre aile,

Se mettrait aussitôt à chercher sa femelle,

Et d'un ton gémissant et d'un air effrayé

Pr endroit soudain de l'air le chemin non frayé.

M. de Vigny serait peut-être bien étonné de retrouver

dans Saint-Amant l'idée qu'on a trouvée si charmante

cette larme du Christ recueillie dans l'urne de dia-


180 LES GROTESQUES.

mant; elle y est pourtant, et très-bien développée; seu- lement, c'est une larme de Joeabed.— Smarra, ou le Cau- chemar, a été aussi exploité par Saint-Amant aussi bien que par Charles Nodier, et Ton trouve dans son œuvre beau- coup de pièces de fantasmagorie qui rendraient des points à ce qu'il y a de plus noir en ce genre en anglais et en allemand. — Martin, à lui seul, ferait un tableau de na- ture biblique plus éblouissant que celui du bain de la princesse de Termuth. — Elle met le pied dans le fleuve sur un degré de nacre et d'agate, entre deux pyramides, sous un pavillon couleur de saphir; un grillage d'or laisse passer l'eau d'argent du fleuve, où de grands arbres trempent le bout de leurs cheveux ; elle sort du bain, et son ombre blanche se réfléchit de colonne en colonne sur le porphyre poli comme l'ombre d'un cygne sur un lac. — Je crois qu'en voilà assez pour faire pardonner à Saint- Amant le fameux vers :

Les poissons ébahis les regardent passer.


"VI.


CYRANO DE BERGERAC.


Certains physiologistes prétendent que la longueur du ïiez est le diagnostic de l'esprit, de la valeur et de toutes les belles qualités, et qu'on ne peut-être un grand homme si l'on n'a un grand nez. — Beaucoup de physiologistes femelles tirent aussi de la dimension de cette honnête partie du visage un augure on ne peut pas plus avanta- geux. — Quoi qu'il en soit, Socrate était camus : aussi Socrate avouait-il qu'il était né avec les dispositions les plus vicieuses, et qu'il ne tenait peut-être qu'à un peu de paresse qu'il ne fût un grand scélérat; César, Napoléon ont un bec d'aigle au milieu de la figure; le vieux Pierre Corneille a le promontoire nasal très-déveîoppé Voyez lec>


182 LES GROTESQUES.

n dailles, voyez les portraits; vous trouverez que les héros ont le nez proportionné à la grandeur de leur gloire et qu'il n'y en a point de punais. Ce qui fait que les nègres sont en général stupides, ce n'est pas qu'ils aient le crâne écrasé, le crâne n'y fait rien; c'est qu'ils sont aussi camards que la mort elle-même. Les éléphants, qui ont de l'intelligence à faire rougir bien des poètes, ne doivent cet esprit qu'on leur voit qu'à la prodigieuse ex- tension de leur nez; — car leur trompe est un véritable nea de cinq ou six pieds de long. — Excusez du peu !

Cette nasologie pourra fort bien ne pas paraître très à sa place au commencement d'un article de critique lit- téraire; — mais en ouvrant le premier volume de Ber- gerac, où se voit son portrait en taille douce, la dimen- sion gigantesque et la forme singulière de son nez m'ont tellement sauté aux yeux que je m'y suis arrêté plus longtemps que la chose ne valait, et que je me suis laissé aller à ces profondes réflexions que l'on vient de lire et à beaucoup d'autres dont je fais grâce au lecteur.

Ce nez invraisemblable se prélasse dans une figure de trois-quarts dont il couvre entièrement le petit côté; il forme, sur le milieu, une montagne qui me paraît devoir être, après l'Hymalaya , la plus haute montagne du monde; puis il se précipite vers la bouche, qu'il obom- bre largement, comme une trompe de tapir ou un rostre d'oiseau de proie ; tout à fait à l'extrémité, il est sé- paré en deux portions par un filet assez semblable, quoique plus prononcé , au sillon qui coupe la lèvre de cerise d'Anne d'Autriche, la blanche reine aux longues mains d'ivoire. Cela fait comme deux nez distincts dass


LES GROTESQUES. 183

une même face, ce qui est trop pour ïa coutume. Quel- ques chiens de chasse offrent aussi cette conformation; elle est !e signe d'une grande bienveillance; les portraits de saint Vincent de Paule ou du diacre Paris vous mon- treront les types le mieux caractérisés de cette espèce de structure; seulement le nez du Cyrano est moins pâteux, moins charnu dans le contour; il a plus d'os et de carti- lages, plus de méplats et de luisants, il est plus héroïque. Quant au reste de la figure, autant que ce nez triomphal permet de l'apercevoir , il m'a semblé gracieux et régu- lier : les yeux sont coupés en amande et fort noirs, ce qui leur donne un feu et une douceur surprenante; les sour- cils sont minces, quoique très-apparents; la moustache, un peu fine et maigre, se perd avec l'ombre des commis- sures des lèvres; les cheveux à la mode des raffinés, tombent avec grâce de chaque côté de la face. N'était le nez, ce serait réellement un joli garçon. Ce nez malen- contreux fut du reste, pour Cyrano de Bergerac, une oc^ casion de déployer sa valeur dans des duels qui se renou- velaient presque tous les jours. — Si quelqu'un avait le malheur de le regarder et montrait quelque étonnement de voir un nez pareil, vite il lui fallait aller sur le pré. — Et comme les duels de ce temps-là ne finissaient pas par des déjeuners et que Cyrano était un habile spadassin , on courait risque de recevoir quelque bon coup d'épée au ventre et de remporter son pourpoint percé de plus de boutonnières qu'il n'en avait auparavant, ce qui fit qu'au bout de peu de temps tout le monde trouva la forme du nez de Cyrano excessivement convenable et que tout au plus quelque provincial non encore usagé s'avi-


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sait d'y trouver le mot à rire. Il n'est pas besoin d'ajouter que quelque bonne botte poussée à fond apprenait bien- tôt à vivre au plaisant si elle ne le tuait pas. Jusqu'ici il n'y a rien à dire, tout homme doit faire respecter son nez, rien de mieux; mais Cyrano, non content de tuer ou de blesser grièvement ceux qui ne paraissaient pas satisfaits de son appareil olfactif, voulut établir comme principe que tout le monde devrait avoir un grand nez, et que les camus étaient d'informes avortons, des créatures à peine ébauchées et dont la nature rougissait; c'est dans le Voyage à la lune qu'il avance ce singulier paradoxe : aux états delà lune s'il naît un enfant camard, de peur qu'é- tant devenu grand il ne perpétue cette abominable dif- formité, on a soin de lui assurer une voix de soprano pour toute sa vie, et on le met en état d'entrer sans dan- ger au sérail du grand seigneur. Le mérite se mesure à la longueur du nez; — l'on est ou plus haut ou plus bas placé selon que l'on en a plus ou moins. Sans nez, selon Cyrano, point de valeur, point d'esprit, point de finesse, point de passion, rien de ce qui fait l'homme; le nez est le siège de l'âme , c'est ce qui distingue l'homme de la brute, car aucun animal n'a le nez fait comme l'homme... Ah! monsieur Savinien Cyrano de Bergerac! il me sem- ble que vous retournez un peu trop visiblement pour votre usage la fable du renard sans queue.

Je ne sais si la valeur de l'esprit et la passion dépen- dent de la configuration du nez : toujours est-il que Cy- rano était vaillant, spirituel et passionné, et c'est la meil- leure preuve qu'il put apporter de son système; après cela reste à savoir s'il était vaillant, spirituel et passionné


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parce qu'il avait le nez grand, ou s'il avait le nez grand, parce qu'il était vaillant, spirituel et passionné : la poule naît-elle de l'œuf ou l'œuf de la poule? — that is question — de plus savants que moi décideront.

Savinien Cyrano de Bergerac , possesseur de ce nez prodigieux, naquit, en 1620, au château de Bergerac, en Périgord. Son père le mit, pour faire ses études, chez un pauvre curé de campagne qui prenait des pensionnaires et faisait tant bien que mal des éducations de petits hobe- reaux. Cyrano n'y fit pas grands progrès , car il n'avait pas la moindre confiance en la doctrine du bonhomme, qu'il trouvait pédant au possible et un vrai âne aristoté- lique; il suffit qu'il dît blanc pour qu'il crût noir et fit précisément le contraire : c'est sans doute là qu'il prit cette horreur des pédants et de tout ce qui sentait son régent de collège qu'il garda toute sa vie et qui lui in- spira tant de piquantes épigrammes contre les Sidias de toute robe et de toute couleur qui cherchent, comme celui de Théopile, siodor in porno est forma aut accidens. Il ne tarit pas sur leur gourmandise, sur leur ivrognerie, leur couardise, leur saleté, leur avarice, leur ignorance crasse, leur sot orgueil , leur entêtement, tous leurs petits vices honteux, vices à la fois d'enfants et de vieillards, il bla- sonne avec une verve admirable leurs ongles noirs, leurs mains qui n'ont pas été lavées depuis l'averse du déluge, leurs cheveux gras et peuplés , leur nez roupieux tou- jours bistré de petun, leur ton superlatif et leurs façons outrecuidantes et plates tout ensemble. Un croquis de frère ignorantin par Charlet n'est pas plus fin et plus naïf. Croyez que les Métaphraste et les Pancrace du Po-


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quelin sont très-proches parents des Sïdias de Théophile et des pédants de Cyrano ; assurément ils ont régente la même classe dans quelque collège de province, c'est la même férule qu'ils ont à la main , c'est le même jargon qu'ils ont dans la bouche; ils jurent tous par Aristote et sa docte cabale : la question de savoir si Ton doit dire la forme ou la figure d'un chapeau vaut bien le si odor in porno.

Cyrano se plaignit à son père tant et si souvent de l'ineptie de son maître que celui-ci, bon gentilhomme de campagne, se souciant plus de ses chiens que de ses en- fants , le retira de chez le prêtre, et, sans s'inquiéter d'autre chose que de faire bonne chère, l'envoya tout seul à Paris, à l'âge où les passions qui s'éveillent sont le plus à craindre, surtout dans les natures excessives comme celle du jeune Savinien.

Ce qui devait arriver arriva : Bergerac se laissa aller à l'entrain de toute cette jeunesse folle et turbulente d'a- lors ; il se livra à la débauche avec l'ardeur d'un jeune homme de dix-huit ans qui voit Paris pour la première fois, et qui sort d'un petit presbytère de province, d'une maison tranquille et discrète, sobre et froide, rangée et silencieuse, presque toujours à moitié endormie à l'ombre de ses pâles noyers entre l'église et le cimetière, gou- vernée par un vieux prêtre radoteur et quelque Toinon chassieuse et refrognée. Le vin et les femmes, ces deux charmantes choses qui sourient si gracieusement à nos jeunes fantaisies, faillirent à l'empiéter complètement au sortir de cette vie de discipline et de retenue. C'était alors le temps de ces belles aventurières espagnoles et italien-


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nés, voluptueuses et fières créatures, aimant d'un égal amour l'or, le sang et les parfums, pâles comme l'ambre, souples comme le saule, fortes comme l'acier, le nez légèrement arqué, la lèvre dédaigneusement retroussée à ses coins et ayant Fair de faire fi, l'œil nageant et scin- tillant, les cheveux drus et crêpeîés, les mains pleines de fossettes et presque royales, les doigts effilés plus blancs, que l'ivoire de l'éventail ; — le beau temps des belles courtisanes poétiques ! c'était le temps des balcons esca- ladés, des échelles de soie, des ballets et des mascarades; de cette galanterie espagnole grave et folle à la fois, dé- vouée jusqu'à la niaiserie, ardente jusqu'à la férocité; des sonnets et des petits vers, et des grands coups d'épco, et des grands rasades et du jeu effréné; on jetait sa vie par la fenêtre, on semait son âme à tous les vents, comme si l'on n'eût su qu'en faire ; on se joue sur un coup de dé à toutes les minutes, on se bat pour soi, oa sert de second aux autres plutôt que de rester les bras croisés; quelqu'un vous regarde, vite un duel; quel- qu'un ne vous regarde pas, encore un duel; l'un vous insulte, l'autre vous méprise : et tout cela sans forfan- terie, avec un laisser-aller et une nonchalance admirable, comme s'il ne s'agissait d'autre chose que de boire un verre d'hypocras. Quel courage dépensé à rien ! — la monnaie de cent mille héros éparpillée aux coins des carrefours, le soir, sous quelque lanterne! Cyrano trouva moyen de se faire nommer l'Intrépide par une société ainsi faite, lui, tout jeune homme, arrivé hier du Péri gord, de chez un pauvre curé de campagne.— Magni- fique début !


LES GROTESQUES. ïl était déjà à la mode et du bel air d'afficher de l'im- piété et de faire l'esprit fort. Je n'affirmerai pas que Cyrano donna dans ce travers ; cependant il en fut ac- cusé, comme presque tous les beaux esprits du temps ; ce qui servit à motiver cette imputation, ce sont quelques passages de sa tragédie id'Agrippine, où sont ouverte- ment eÇénergiquement exprimées des maximes d'athéisme comme celles-ci ;

TERENTIUS.

Ta connois cependant que Rome est monarchique, Qu'elle ne peut durer dans l'aristocratique, Et que l'aigle romaine aura peine à monter Quand elle aura sur soi plus d'un homme à porter : Respecte et crains des dieux l'effroyable tonnerre.

SEJANUS.

Il ne tombe jamais en hiver sur la terre ;

J'ai six mois, pour Je moins, à me moquer des dieux,

Ensuite je ferai ma paix avec les cieux.

TERENTIUS.

Ces dieux renverseront tout ce que tu proposes.

SEJANUS.

Un peu d'encens bruslé rajuste bien des choses.

TERENTIUS.

Qui les craint

SEJANUS.

Ne craint rien. — Ces enfants de l'effroi, Ces beaux riens qu'on adore et sans savoir pourquoi, Ces altérés du sang des bêtes qu'on assomme, Ces dieux que l'homme a faits et qui n'ont point fait l'homme, Des plus fermes états ce burlesque soutien, Va, va, Terentius, qui les craint ne craint rien.

TERENTIUS.

Mais, s'ils n'en étoient pas, cette machine ronde... ••


LES GROTESQUES. 189

SE J AS OS.

Oui, mais s'il en étoit, serois-je encore au monde ?

Et cet autre passage où l'immortalité de l'âme est niée :

AGRIPPINE.

D'un si triste spectacle es-tu donc à répreuve ?

SEJANUS.

Cela n'est que la mort, et n'a rien qui m'émeuve,

AGP.1PPINE.

Et cette incertitude où mène le trépas?...

SEJANUS.

Étois-je malheureux lorsque, je n'étois pas ? Une heure après la mort, notre âme évanouie Sera ce qu'elle étoit une heure avant la vie.

Mais cela ne prouve rien ; ce n'est pas le poète qui dit cela, c'est le personnage qu'il met en scène : distinction bien facile à faire, et qu'on ne veut jamais faire, je ne sais pourquoi. On a ainsi accusé d'irréligion et d'athéisme de parfaitement zélés chrétiens qui venaient de faire leurs pâques et s'abstenaient expressément de la chair les ven- dredis et samedis ; la malignité y trouve son compte. On cite quelques vers perfidement isolés, et voici un honnête homme de cœur et de génie proclamé athée et libertin par des cuistres obscurs qui devaient porter l'alphabet à Tépaule, et qui, de la fange où ils sont, ne cessent d'en- voyer leurs croassements à toute renommée, et remplis- sent en littérature la charge des insulteurs-jurés des triomphes romains. Ces maximes sont dans la bouche de Séjan, un scélérat pourri de vices, un de ces monstrueux

11.


190 LES GROTESQUES,

colosses d'infamie qui effrayaient le monde au temps de la décadence; il est tout simple qu'il parle ainsi * l'a- théisme n'est qu'une gentillesse pour un pareil person- nage; il est païen d'ailleurs, et les dieux qu'il insulte ne sont que des démons, au dire de tous les pères de l'Église ; soutenir qu'ils ne sont pas des dieux est tout à fait ortho- doxe, et je trouve assez singulier qu'un poète chrétien soit accusé d'athéisme pour avoir fait nier par un païen la divinité de Jupiter. C'est une anomalie de plus à clas- ser dans le répertoire immense des bigarrures de l'esprit humain. D'ailleurs cela a toujours été ainsi : Byron prend pour héros de ses poèmes des corsaires et des meurtriers, on veut à toute force qu'il soit un meurtrier et un vampire. Bien des gens ne sont pas encore bien certains que l'au- teur de Han -d'Islande et du Dernier jour d'un condamné n'ait mangé de la chair humaine et n'ait été guillotiné. Avec cette méthode d'attribuer au poète ce qu'il fait dire à ses créatures, les poètes tragiques devraient tous être pendus haut et court; ils ont commis plus de meurtres, d'empoisonnements, de viols et d'adultères, ils ont fait plus de choses cruelles, impies et scélérates que les plus affreux brigands du monde ; et en ceci, les classiques, malgré cette pastorale horreur du sang qu'ils nous font voir à chaque pièce nouvelle n'ont pas la moindre chose à reprocher aux romantiques. — Pour donner une idée de l'intelligence de la cabale ameutée contre Cyrano, il nous suffira de rapporter ce trait, qui est digne d'une cabale moderne.

De braves bourgeois — des épiciers de ce temps-là — allèrent à une représentation de YAgrippine, bien cou-


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vaincus que, s'ils ne la faisaient tomber, l'édifice social croulait infailliblement sur la tête; ils laissèrent passer tous les endroits scabreux sans y rien comprendre, et se regardaient entre eux avec leurs gros yeux à ' grenouille, et tournaient leur feutre dans leurs doigt, d'un air assez décontenancé, attendant le signal des sif- flets; mais quand Séjan, décidé d'assassiner Tibère, vint à s'écrier :

Allons, frappons l'hostie !

tous mes croquants de s'écrier, de se mettre à siffler comme des aspics, et de dire tout haut : Ah le poétaste ! ah le goinfre ! ah le méchant î ah l'athée ! ah le huguenot ! comme il parle du saint-sacrement ! Ça, vitement, qu'oi. le brûle !

Malgré ces pieuses insinuations, on ne brûla point Ber- gerac ; on n'était plus au temps d'Etienne Dolet, il était trop tard ; mais beaucoup périrent sur le bûcher pou: d'aussi bonnes raisons: — sur des motifs aussi légers, Théophile, comme vous avez pu le voir, fut exécuté er effigie, et passa de longues années en prison.

homme, seul animal qui regardes le ciel, je ne sai> pas vraiment en quoi tu as mérité de ne pas marcher h quatre pattes !

Cyrano retrouva à Paris un sien compagnon qui avait fait ses études avec lui chez le bon curé de campagne et qui depuis devint son plus particulier ami ; cet ami se nommait M. Le Bret ; il servait au régiment des gardes, dans la compagnie de M. de Carbon-Castel-Jaloux. II


m LES GROTESQUES.

força, ce sont ses propres termes, à y entrer, en qualité de cadet, notre jeune débauché, qui s'y fit bientôt re- marquer par son audace et son adresse à l'escrime : les duels étaient en ce temps-là regardés comme le moyen le plus prompt et même le seul moyen qu'il y eût de faire montre de sa valeur ; il attira tellement l'attention sur lui, et en si peu de jours, par le nombre des rencontres qu'il eut et la manière dont il en sortit, qu'on ne l'appela plus dans ce régiment, presque entièrement composé de Gas- cons, que le Démon de la bravoure; et, malgré le peu de foi que l'on ajoute communément aux hyperboles des enfants de la Garonne, ces Irlandais de la France, per- sonne ne trouva cette fois qu'il y eût exagération dans le sobriquet, et il lui resta toute sa vie. Il comptait littérale- ment ses jours par ses combats, et même il comptait plus de combats que de jours, vidant quelquefois deux ou trois affaires dans une seule et même matinée. Ce n'est pas seulement dans les duels qu'il se fit cette réputation d'intrépide, mais dans des affaires plus générales dont nous allons raconter une qui paraît presque fabuleuse et qui lui fit infiniment d'honneur et le mit sur un très-bon pied à la cour et à la ville. On croirait lire un de ces vieux romans de chevalerie pleins de ces grands coups d'épée qui fendent les géants jusqu'à la ceinture : c'est sur le fossé de la porte de Nesle qu'eut lieu cette bataille de Cid Campéador. Cyrano était avec un de ses amis ; cent hommes attroupés, cent hommes ne veut pas dire ici beaucoup d'hommes, mais cent hommes se mirent à lui crier haro ! et à lui insulter ; il dégaina sans être effrayé de leur nombre le moindrement du monde, fondit sur


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eux, en jeta deux sur le carreau, fit à sept autres de si grandes blessures qu'ils n'en purent revenir, et chassa tout le reste devant lui comme un troupeau. Cette ren- contre lui rapporta d'autant plus de gloire que c'était son ami et non pas lui qui avait été insulté, et il faut dire à l'honneur de Cyrano, qui était ardent et chaud à servir ceux qu'il aimait, qu'il eut assez peu de querelles de son chef et que c'était plutôt comme second qu'il se battait que pour son propre compte. M. de Bourgogne, mestre de camp du régiment d'infanterie de Monseigneur le prince de Conti, et plusieurs autres seigneurs non moins recommandables et aussi experts connaisseurs en matière de bravoure, virent ce combat surhumain et en rendirent par le monde le témoignage le plus favorable ; l'illustre Cavois, Brissailles, enseigne des gendarmes de son al- tesse royale, II. de Zedde, M. Duret de Montchenin, un brave de la plus haute classe, qui le servirent et furent servis par lui dans quelques occasions souffertes en ce temps-là aux gens de leur métier, égalaient son courage à celui des plus vaillants. Nous avons beaucoup insisté sur cette audace et cette témérité de Cyrano, d'abord parce que, depuis Horace et même à dater de bien plus haut, les poètes se sont fait une réputation de couardise on ne peut plus méritée, et que nous sommes bien aise d'en trouver un qui ait du courage et soit homme quoique poëte ; ensuite, parce que cette audace et cette témérité n'abandonnaient pas Cyrano lorsqu'il quittait l'épée pour la plume ; le même caractère de hardiesse extravagante et spirituelle se retrouve dans tous ses ouvrages ; chaque phrase est un duel avec la raison ; la raison a beau se


194 . LES GROTESQUES.

mettre en garde et se ramasser sous la coquille de sa ra- pière, la folle du logis a toujours en réserve quelque botte secrète qu'elle lui pousse au ventre et qui la jette sur le pré; comme le capitan Chasteaufort, en moins d'une mi- nute elle a gagné et rompu la mesure, surpris le fort, coupé sous le bras, marqué tous les battements, tiré la flanconade, porté le coup de dessous ; elle s'est allongée de tierce sous les armes, elle a quarté du pied gauche, marqué feinte à la pointe et dedans et dehors, estrama- çonné, ébranlé, empiété, engagé, volté, paré, riposté, carte, passé et tué, non pas plus de trente hommes, mais plus de trente belles idées vraiment neuves et philoso- phiques ; les bottes dont elle se sert le plus communément sont les métaphores outrées, les comparaisons alambi- quées, les jeux de mots, les équivoques, les rébus, les concetti, les pointes, les turlupinades, les recherches pré- cieuses, les sentiments quintessentiés, tout ce que le mau- vais goût espagnol a de démesuré, le mauvais goût italien d'ingénieux et de chatoyant, le mauvais goût français de froid et de maniéré. Vous concevez que cette pauvre rai- son ne peut pas avoir bien souvent le dessus avec un tel adversaire ; cependant elle sort quelquefois victorieuse de ce duel inégal, et fait regretter qu'elle ne remporte pas plus d'avantages sur sa fantasque ennemie.

Au reste, Cyrano, sous tous les rapports, est bien de son temps : cette folle audace qu'on lui voit dans la pensée et dans l'action n'était pas rare dans ce siècle; le matamore, type charmant effacé de nos comédies, comme vont l'être ou le sont déjà "heure où je parie


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les types des Scapins et des Lisettes, n'était réellement qu'un portrait légèrement chargé.

II ne manquait pas de ces fendeurs de naseaux, la moustache en croc, bien cambrés, bien guédés, le man- teau sur le coin de l'épaule, le feutre sur les yeux, fendus comme des compas, armés d'une rapière aussi longue qu'un jour sans pain, qui se battaient avec ceux qui marchaient dans leur ombre, renversaient les escadrons au vent de leur tueuse, et envoyaient défendre au genre humain d'être vivant dans trois jours, sous peine d'avoir affaire à eux.

Écoutez le matamore du théâtre :

— Qui sont les canailles qui font du bruit là-bas ? — Si je descends je lâcherai la bride aux Parques... Eh? ne savez- vous qu'à ces heures muettes j'ordonne à toute chose de se taire, hormis à ma renommée ? Ne savez-vous que mon épée est faite d'une branche des ciseaux d'Atropos? — Ne savez-vous pas que si j'entre, c'est par la brèche; si je sors, c'est du combat; si je monte, c'est dans un trône ; si je descends, c'est sur le pré ; si je couche, c'est un homme parterre; si j'avance, ce sont mes conquêtes; si je recule, c'est pour mieux sauter ; si je joue, c'est au roi dépouillé ; si je gagne, c'est une bataille ; si je perds, ce sont mes ennemis ; si j'écris, c'est un cartel ; si je lis, c'est un arrêt de mort; enfin, si je parle, c'est par la bouche d'un canon?

Écoutez maintenant le matamore de la ville :

« Enfin, gros homme, je vous ai vu, mes prunelles ont achevé sur vous de grands voyages ; mais comme je no suis pas tout seul les yeux de tout le monde, permettez


196 " LES GROTESQUES,

que je donne votre portrait à la postérité, qui sera un jour bien aise de savoir comme vous étiez fait. On saura donc, en premier lieu, que la nature, qui vous ficha une tête sur la poitrine, ne voulut pas expressément y mettre le col, afin de le dérober aux malignités de votre horos- cope ; que votre âme est si grosse qu'elle serviroit bien de corps à une personne^un peu déliée ; que vous avez ce qu'aux hommes Ton appelle la face si fort au-dessous des épaules, que vcus semblezun saint Denis portant son chef entre ses mains. Mais, bons dieux ! qu'est-ce que je vois? vous me paroissez encore plus gonflé qu'à l'ordinaire ; déjà vos jambes et votre tête se sont tellement unies par leur extension à la circonférence de votre globe que vous n'êtes plus qu'un ballon... Vous vous figurez peut-être que je me moque : vous avez deviné. — Je vous puis même assurer que si les coups de bâtons s'entrevoyoient par écrit vous liriez ma lettre des épaules ; et ne vous étonnez pas de mon procédé, car la vaste étendue de votre rondeur me fait croire si fortement que vous êtes une terre que, de bon cœur, je planterois du bois sur vous pour voir comment il s'y porteroit. Pensez-vous, à cause qu'un homme ne sauroit vous battre tout entier en vingt-quatre heures et qu'il ne sauroit en un jour échiner qu'une de vos omoplates, que je me veuille reposer de votre mort sur le bourreau ? Non, non, je serai moi- même votre parque, et ce seroit déjà fait de vous si j'é- tois délivré d'un mal de rate, pour la guérison duquel les médecins m'ont ordonné encore quatre ou cinq prises de vos impertinences, mais sitôt que j'aurai fait banque- route aux divertissements et que je serai las de rire, tenez-


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vous pour assuré que je vous enverrai défendre de vous compter entre les choses qui vivent. »

L'homme qui parle ainsi n'est autre que notre héros Savinien Cyrano de Bergerac, qui a tout le style et toutes les manières du capitaine Fracasse. L'homme à qui il parle ainsi est le comédien Montfleury, de l'hôtel de Bourgogne.

Molière, dans Y Impromptu de Versailles, à la scène où il contrefait les cpmédiens de la troupe rivale, fait aussi allusion à la grosseur hippopotamique de Mont- fleury.

« Et qui fait les rois parmi vous ? — Voilà un acteur qui s'en démêle parfois. — Qui, ce jeune bien fait? Vous moquez-vous ? Il faut un roi qui soit gros et gras comme quatre; un roi, morbleu ! qui soit entripaillé comme il faut, un roi d'une vaste circonférence et qui puise rem- plir un trône de la belle manière. La belle chose qu'un roi de taille galante ! ».

Chi'on ne croie pas que ce soit là une plaisanterie. Le comédien ainsi admonesté ayant osé paraître sur la scène Cyrano lui cria, du milieu du parterre, qu'il eût à se re- tirer, sinon qu'il pouvait faire son testament et se rega- der comme mort. Montfleury, qui savait bien qu'il était homme à faire comme il disait, obéit sur-le-champ, et ce ne fut qu'un mois après que notre spadassin lui permit de remonter sur les planches et de continuer à beugler de sa voix de taureau des rôles de rois et de tyrans.

Cette incartade avait probablement pour motif quelque fémêlé survenu entre le poète et le comédien pendant les


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répétitions ou les représentations d'Agrippine, ou peut- être était-ce un pur caprice.

Cyrano s'étant trouvé au siège de Mousson y reçjt un coup de mousquet au travers du corps, et plus tard, au siège d'Arras, en 4640, un coup d'épée en la gorge ; il avait alors vingt ans; c'est commencer de bonne heure et bien des braves militaires servent toute leur vie sans avoir cette bonne fortune d'être aussi honorablement blessé. Toutefois l'incommodité que lui causaient ces deux grandes plaies, la fréquence des duels que lui attirait sa réputation, les privations qu'il avait eues à souffrir pen- dant ces deux campagnes, son amour pour l'étude, son esprit d'indépendance et le peu d'espoir qu'il avait de parvenir, n'ayant point de patron, tout contribuait à le dégoûter du service ; il renonça entièrement à ce métier de la guerre, qui veut un homme tout entier et ne lui laisse point sa liberté d'esprit et d'action. Le maréchal Gassion, qui aimait les gens de cœur et d'esprit, avait bien cherché à l'attacher à sa personne sur le bruit qu'a- vait fait son engagement de la porte de Nesle > mais Cyrano, malgré les sollicitations de ses amis, n'avait pas donné dans cette ouverture, tellement il avait peur de com- promettre sa liberté par sa reconnaissance. Il avait l'esprit naturellement très-désintéressé, et se souciait d'ailleurs aussi peu que possible des personnes du temps, et ne ? trouvait pas que la sujétion qu'occasionnent la familiarité et le patronage des grands fût assez compensée par les services et l'avancement qu'on pouvait en tirer. Cette dis- position d'humeur lui fit négliger de très-belles et très- utiles connaissances que voulait lui procurer et lui faire


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cultiver la révérende mère Marguerite , quiprofessait pour lui une estime toute particulère. Cependant, par com- plaisance pour ses amis, il consentit à se faire un patron à la cour, et se mit auprès de M. le duc d'Arpajon, à qui il dédia ses œuvres : cette protection ne lui servit pas à grand'chose : Ton voit même que Cyrano se plaint d'avoir été abandonné par lui pendant sa maladie, et n'eut pas à s'en louer sous aucun rapport. Il y resta cependant jus- qu'au soir où, en rentrant à l'hôtel d'Arpajon, il reçut sur la tête une pièce de bois jetée par inadvertance : il mourut des suites de cette blessure à la campagne, chez M. de Cyrano, son cousin, dont il aimait beaucoup la conver- sation, et chez qui, par une affectation de changer d'air qui précède la mort et qui en est comme un symptôme presque certain chez la plupart des malades, il se fit porter cinq jours seulement avant de rendre l'âme. Cette mort arriva en 1655; Cyrano avait alors trente-cinq ans. Il mourut dans des sentiments chrétiens, ayant depuis longtemps renoncé au vin et aux femmes et ne se nourris- sant que d'aliments excessivement simples.

Cyrano était d'un caractère fort aimable, très-enjoué, et très-abondant en spirituelles saillies : aussi eut-il beaucoup de liaisons et d'amitiés étroites, et ce bon- heur d'être chéri de tous jusqu'à sa mort et au delà de quelques-uns; outre son ami d'enfance M. Le Bret, il avait de charmants commerces avec beaucoup d'autres, tous gens de courage, d'esprit ou de naissance : tels que M. de Prade, en qui la belle science égale un grand cœur et beaucoup de science; M. de Chavagne, qui court tou- jours au devant de ceux qu'il veut obliger avec une si


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agréable impétuosité ; cet illustre conseiller, M. de Lon- gueville-Gontier, qui a toutes les qualités d'un homme achevé ; M. de Saint-Gilles, en qui l'effet suit toujours l'envie do rendre service; M. de Lignière, dont les pro- ductions sont les effets d'un parfaitement beau feu ; M. de Châteaufort, en qui la mémoire et le jugement sont si admirables, et l'application si heureuse d'une infinité de belles choses qu'il sait; M. des Billettes, qui n'ignore rien à vingt-trois ans de ce que les autres se font gloire de sa- voir à cinquante; M. de La Morlière, dont les mœurs sont si belles et la façon d'obliger si charmante ; M. le comte de Brienne, de qui le bel esprit répondit si bien à la grande naissance; et ce tout savant et infatigable à produire tant de bonnes et si utiles choses, M. l'abbé de Villeloin. II ne faut pas oublier dans cette nomenclature le célèbre ma- thématicien Rohaut, qui avait pour lui beaucoup d'amitié et d'estime ; ni Molière, qui faisait assez de cas de son talent pour lui voler une de ses meilleures scènes ; ni Gassendi, qui voulut bien l'admettre à ses leçons, dont il profita on ne peut mieux. — Gassendi, qui était précep- teur de Chapelle, eut aussi Molière et Bernier pour élè- ves. — Heureux maître !

On a beaucoup parlé récemment du droit qu'avaient les grands génies de reprendre leur bien où ils le trou- vaient; on a tait beaucoup de folles phrases à ce sujet; on a dit que ce n'était pas voler, mais conquérir; on a cité le fumier d'Ennius , dont les perles appartenaient de droit à tout Virgile, qui les voulait prendre ; on a pré- tendu que c'était bien de l'honneur au pauvre Ennius qu'un Virgile daignât prendre la peine de polir, d'en-


LES GROTESQUES. 20 i

chasser et de faire briller aux yeux du monde les joyaux bruts enfouis dans sa mine; que copier ainsi c'était plus que créer; seulement on y a mis cette condition, 'qu'il fallait assassiner ceux qu'on volait : jolie morale litté- raire! Tout cela est très-charmant et commode pour les cervelles bréhaignes, et je ne m'étonne pas qu'un pareil paradoxe trouve des souteneurs ; mais quoi qu'en disent tous les phrasiers, je suis complètement de l'avis de Cyrano, qu'on devrait établir des peines plus rigou- reuses pour les plagiaires que celles dont on punit les voleurs de grand chemin, à cause que la gloire étant quel- que chose de plus précieux qu'un habit et qu'un cheval, et même que de l'or, ceux qui s'en acquièrent par des livres qu'ils composent de ce qu'ils dérobent chez les autres étaient comme ces tire-laines qui se parent aux dépens de ceux qu'ils dévalisent, et que si chacun eût travaillé à ne dire que ce qui n'eût point été dit, les bi- bliothèques eussent été moins grosses , moins embar- rassantes et plus utiles ; et la vie de l'homme, quoique très-courte, eût presque suffi pour lire et savoir toutes les bonnes choses ; au lieu que , pour en trouver une qui soit passable, il en faut lire cent mille qui ne valent rien, ou qu'on a lues ailleurs une infinité de fois, et qui font consumer le temps inutilement et désagréablement.

Nous n'entendons pas cependant qu'on ne puisse s'inspirer de l'œuvre des maîtres en général ou de celui dont la nature a le plus d'affinités secrètes avec la vôtre ; ce serait à peu près comme si Ton voulait que tout homme qui professe un art ou une science en eût deviné graduellement les principes de lui-même et par sa propre


202 ^ LES GROTESQUES.

intuition, ce qui est déraisonnable : tout le monde a le droit de profiter de l'expérience d'un maître et de partir du point où il est arrivé, de se servir de ses procédés et de ses manières de rendre, mais on doit s'en tenir là; prendre une figure, un mot, une phrase, une page, est voler comme si on volait un mouchoir dans une poche, et il faut être arrivé à un état de civilisation bien avancé pour appeler cela autrement. — Vous avez sans doute entendu dire que la scène de la galère, dans les Fourbe- ries de Scapin, était imitée de Cyrano de Bergerac ; mais if est probable que vous l'ayez été déterrer où elle est, dans le Pédant joué; lisez ceci, et, malgré tout le respect que l'on doit au grand Molière , dites si ce n'est pas le plus effronté plagiat qu'il se puisse voir; ce plagiat, d'ailleurs , n'est pas le seul que Molière ait à se repro- cher : si l'on consultait les anciens canevas et les nouvel- listes italiens, tels que, par exemple, les Nuits facétieuses du seigneur Straparole, il resterait au 'maître de la "scène française bien peu de chose du côté de l'invention ; il n'en resterait pas davantage à Shakespeare. Une chose très- singulière et qui devient plus notoire de jour en jour par les investigations de la science, c'est que les hommes que l'on est convenu d'appeler des génies n'ont rien in- venté à proprement parler, et que toutes leurs imagina- tions et leurs données se trouvent le plus souvent dans des auteurs ou médiocres, ou obscurs, ou détestables. — Qui en fait donc la différence? Le style et le caractère, qui, au bout du compte, sont les seules choses qui consti- tuent le grand artiste, tout le monde pouvant trouver un incident ou une idée poétique; mais bien peu étant en


LES GROTESQUES. 203

état de la réaliser et de la rendre de façon à se faire corn- era des autres. — Voici la scène du Pédant joue :

corbinelli (Scapin). Hélas : Tout est perdu; votre fils est mort.

GRANGER :GérODte).

Mon fils est mort!... Es-tu hors de sens ?

CORBINELLI. y

je parie sérieusement : votre fils, à la vérité, n'est pas mort; mais il est entre les mains des Turcs.

GRANGER.

Enii e les mains des Turcs ?... Soutiens-moi ; je^uis mort î

CORBINELLI.

Lions entrés en bateau pour passer de la porte de

Nesle au quai de l'Ecoie...

GRANGER.

Et qu'aiiois-tu faire à l'École, baudet?

CORBINELLI.

Mon maître s'étant souvenu du commandement que vous lui avez fait d'acheter quelque bagatelle qui fui rare à Venise et de peu de valeur à Paris, pour en régaler son oncle, s'étoit imaginé qu'une douzaine de coterets n'étant pas chers et ne s'en trouvant point par toute l'Europe de mignons comme en cette ville, il devoit en porter là : c'est pourquoi nous passions vers l'École pour en acheter ; mais à peine avons-nous éloigné la côte que nous avons été pris par une galère turque.

GRANGER.

Ebï de par le cornet retors de Triton, dieu marin, qui jamais ouït parler que la mer fût à Saint-Cioud, qu'il y eût là des galères, des pi- rates, ni des écuelU?

CORBINELLI.

C'est en cela que la chose est plus merveilleuse; et quoiqu'on ne les ait point vus en France que là, que sait-on s'ils ne sont point venus de Constantinople jusques ici entre deux eaux?


204 LES GROTESQUES.

PAQC1ER.

En eïï'et, monsieur, les Topinambous, qui demeurent quatre ou cinq cents lieues au-delà du monde, vinrent bien autrefois à Paris; tt l'autre jour, encore, les Polonais enlevèrent la princesse Marie, en plein jour, à l'hôtel de Nevers, sans que personne osât branler.

CORBINELLI.

îvlais ils ne sont pas contents de ceci; ils ont voulu poignarder votre fils.

PAQWER.

Quoi! sans confession?

CORBINELLI.

S'il ne se rachetoit par de l'argent.

GKANGER.

Ali ! les misérables i c'étoit pour inoculer la peur dans cette jeune poitrine.

PAQU1ER.

En effet, les Turcs n'ont garde de toucher à l'argent des chré- tiens, à cause qu'il a une croix.

CORBINELLI.

Mon maître n'a jamais pu dire autre chose, sinon : Va-t'en trouver mon père, et lui dis... Ses larmes aussitôt, suffoquant la parole, m'ont bien mieux expliqué qu'il n'eût su faire la tendresse qu'il a pour vous.

G RANGER.

Que diable aller faire aussi dans la galère d'un Turc! d'un Turc ! — Perg'e !

CORBINELLI.

Ces écumeurs impitoyables ne me vouloient pas accorder la li- berté de vous venir trouver, si je ne me fusse jeté aux genoux du plus apparent d'entre eux. Eh ! monsieur le Turc, lui ai-je dit, per- mettez-moi d'aller avertir son père, qui vous enverra tout à l'heure sa rançon.

GRANGER.

Tu ne devois pas parler de rançon ; ils se seront moqués de toi.

CORBINELLI.

Au contraire, à ce mot, il a un peu rasséréné sa face. Va,m'a-t-ii


LES GROTESQUES, 205

dit ; mais, si tu n'es de retour dans un moment, j'irai prendre ton maître dans son collège, et je vous étranglerai tous trois aux an tennes de notre navire!... J'avois si peur d'entendre encore quelque chose de plus fâcheux, ou que le diable me vînt emporter étant en la compagnie de ces excommuniés, que je me suis promptement jeté dans un esquif pour vous avertir des funestes particularités de cette rencontre.

GRÀNGER.

Que diable aller faire dans la galère d'un Turc !

PAQU1ER.

Qui n'a peut-être pas été à confesse depuis dix ans.

GRANGER.

Mais penses-tu qu'il soit bien résolu d'aller à Venise ?

CORBJNELLI.

Il ne respire autre chose.

GRANGER.

Le mal n'est donc pas sans remède? Paquier, donne-moi le ré- ceptacle des instruments de l'immoralité. Scriptoriwn scilicct.

C0RB1NELL1.

Qu'en désirez-vous faire ?

GRANGER.

Écrire une lettre à ce Turc.

C0RBINELL1,

Touchant quoi ?

GRANGER.

Qu'ils me renvoient mon fils, parce que j'en ai affaire; qu'an reste ils doivent excuser la jeunesse, qui est sujette à beaucoup de fautes, et que, s'il lui arrive une autre fois de se laisser prendre, je lui promets, foi de docteur, ne leur en plus obtunder la faculté auditive.

CORBINELLl.

II? se moqueront, par ma foi, de vous.

GRANGER.

Va-t'en donc leur dire de ma part que je suis tout prêt de leur ré- pondre, par-devant notaire, que le premier des leurs qui me tom-

/ 1-2


206 LES GROTESQUES.

bera entre les mains je le lesr renvoyerai pour rien. — Àh! que diable, que diable aller faire en cette galère ! — Ou dis-leur qu'au- trement je vais m'en plaindre à la justice. Sitôt qu'ils l'auront remis en liberté, ne vous amusez ni l'un ni l'autre, car j'ai affaire de vous.

CORBINELLI.

Tout cela s'appelle dormir les yeux ouverts.

GRANGER.

Mon Dieu î faut-il être ruiné à Page où je suis! Va-t'en avec Pa- quier, prends le reste du teston que je lui donnai pour la dépense il n'y a que huit jours (aller sans dessein dans une galère!) ; prends tout le reliquat de cette pièce. — Ah î malheureuse géniture tu me coûtes plus d'or que tu n'es pesant ! — Paye la rançon, et ce qui restera emploie-le ?n œuvres pies. — Dans la galère d'un Turc ! — Bien, va-t'en. — Mais, misérable ! dis-moi, que diable aliois-tu faire dans cette galère ? Va prendre dans mes armoires ce pourpoint dé- coupé que quitta feu mon père l'année du grand hiver.

CORBINELLI.

A quoi bon toutes ces fariboles ? vous n'y êtes pas ; il faut tout au moins cent pistoles pour sa rançon.

GRANGER.

Cent pistoles ! Ah!... mon fils, ne tient-il qu'à ma vie pour con- server la tienne ! mais cent pistoles!... Corbinelli, va-t'en lui dire qu'il se laisse prendre sans dire mot; cependant qu'il ne s'afflige pas, car je les en ferai bien repentir.

CORBINELLI.

Mademoiselle Genevotte n'étoitpas trop sotte, qui se refusoit tantôt de vous épouser, sur ce que l'on assuroit que vous seriez d'humeur, «uand eUe seroit esclave en Turquie, de l'y laisser.

GRANGER.

Je les ferai mentir. — S'en aller dans la galère d'un Turc ! Eh ! quoi faire, de par tous les di-ables, dans cette galère?... galère ! ga- lère ! tu mets bien ma bourse aux galères !

PAQU1ER.

Voilà ce que c'est que d'aller aux galères ! Qui diable le pressoit ? Peut-être que, s'il eût eu la patience d'attendre encore huit jours,


LES GROTESQUES. 207

le roi l'y eût envoyé en si bonne compagnie que les Turcs ne l'eus- sent pas pris.

CORBINELLI.

Notre domine ne songe pas que les Turcs me dévoreront.

PAQU1ER.

Vous êtes à l'abri de ce côté-là : les mahométans ne mangent point de porc.

GRANGER.

Tiens, va-t'en ! emporte tout mon bien.

Ne trouvez-vous pas que c'est abuser bien étrangement du privilège des hommes de génie? Cette scène n'est pas la seule que Molière ait prise à Cvrano : la scène si plai- sante des Fourberies de Scapin, où la rieuse Zerbinette raconte à Géronte le stratagème employé pour lui soule- ver de l'argent, est toute entière dans le même Pédant joué; elle est encore plus textuellement 'copiée que l'au- tre, et tout s'y retrouve, jusqu'à l'interminable ha ha ha, hi hi hi de l'égrillarde aventurière. Je ne sais pas ce qu'ont dû dire les Granier-Cassagnac du temps. Ce Pé- dant joué est, entre autres singularités, la première co- médie écrite en prose et où un paysan parle son jargon, — Ce n'est pas le seul emprunt que des hommes d'une très-haute réputation aient fait à l'obscur Cyrano de Bergerac : son Voyage à la lune et son Histoire comique des états empires du soleil ont donné à Fontenelle l'idée de ses mondes, à Voltaire celle de Micromégas, à Swift celle de Gulliver, et peut-être à Montgolfier l'idée des bal- lons ; car, entres autres moyens pour aller dans la lune ou le soleil, Cyrano donne celui-ci; savoir : « de remplir un globe creux et très-mince d'un air très-subtil ou d'une


208 LES GROTESQUES.

fumée d'un poids moindre que celui de l'atmosphère. »

— Avec cette indication il ne reste pas grand'chose à faire, et le véritable inventeur du ballon est, à mon avis, Cyrano de Bergerac et non autre. Parmi les paradoxes ingénieux et les idées philosophiques de la plus haute portée, à travers le dévergondage de l'imagination la plus effrénée et la plus aventureuse, il est facile de voir que Cyrano possédait à fond les sciences exactes , qu'il sa- vait parfaitement la physique et connaissait parfaite- ment le système de Descartes ; il avait aussi fait une His- toire de l'étincelle, où, en même style qu'il prouvait la lune habitable, il prouvait le sentiment des pierres, l'ins- tinct des plantes et les raisonnements des brutes ; mais un voleur pilla son coffre dans sa maladie, et malheu- reusement on n'a pu laretouver. S'il faut en croire son ami, M. Le Bret, cette pièce était bien au-dessus de tous ses autres ouvrages, et il en déplore la perte amèrement.

Les ouvrages de Cyrano sont un recueil de lettres sur différents sujets qui sont des espèces d'amplifications où la bizarrerie du style le dispute à la recherche des idées 9

— c'est le genre pointu et précieux à sa plus haute ex- pression, mais il y brille un feu surprenant et une fécon- dité d'invention prodigieuse -, ce sont ses juvenalia et les premiers jeux de sa plume; le Pédant joué, comédie en cinq actes et en prose ; la Mort d'Agrippine, tragédie d'un goût beaucoup plus sévère que tout le reste de ses œuvres, versifiée avec une vigueur toute cornélienne, et où beaucoup de passages approchent de la sublime \vo- me à=t Nico?nède ; le morceau suivant peut servir d'é- chantillon :


LES GROTESQUES, SftO

TIBÈRE.

La femme de mon fus conspire contre mm /

ti villa. Moi, femme de ton ûls, moi fille de ton frère, j'alloiste poignarder, toi, mon oncle et mon père 5 Par cent crimes en un me donner le renom De commettre un forfait qui n'eût point eu de nom; Moi, ta nièce, ta bru, ta cousine, ta fille, Moi qu'attachent par tout les nœuds de ta famille, Je menois en triomphe à ce coup inhumain Chacun de tes parents dégorger par ma main; Je voulois profaner du coup de ma vengeance Tous les degrés du sang et ceux de l'alliance, Violer dans ton sein la nature et la loi, Moi seule révolter tout ton sang contre toi, Et montrer qu'un tyran, dans sa propre famille, Peut trouver un bourreau quoiqu'il n'ait qu'une fille? J'ai tué mon époux, mais j'eusse encor fait pis, Afin de n'être plus la femme de ton fils Car j'avais dans ma couche à ton fils donné place Pour être en mes enfants maîtresse de ta race v ^

Et pouvoir à mon gré répandre tout ton sang Lorsqu'il serait contraint de passer par mon flanc.

Enfin le Voyage à la lune, dont le début, où sont ex- primées diverses conjectures sur ce que peut être le petit soleil nocturne, a de merveilleuses similitudes avec la cé- lèbre ballade du Point de Vi et Y Histoire comique du soleil.

Quoique tout jeune et malgré son manque de goût, Cyrano, à force de feu, de hardiesse et d'esprit, avait presque trouvé grâce auprès de Boileau, qui dit de lui :

J'aime mieux Bergerac et sa burlesque audace Que ces vers où Motin se morfond et se glace.

12.


LES GROTESQUES.

Ces deux vers l'ont plus fait connaître que tout ce qu'il a fait. Regardez comment vont les fortunes humaines et que vous sert d'être un homme de génie ! car si homme de génie veut dire inventeur, original dans le fond et la forme, personne au monde n'a autant de droits à ce titre que Cyrano de Bergerac, et cependant on ne le regarde que comme un fou ingénieux et amusant.


VIL COLLETET, L'UN DES QUARANTE DE I/ACÀÏ)ÉMÏE


Ce fut à Paris la bonne ville, le 12 mars 1598, que na- quit Guillaume Colletet, le héros de cette notice : il était le premier né ; aussi fut-il bien venu. Mais il ne resta pas longtemps enfant unique, et sa mère, douée d'une fécon- dité égale à celle de la très-célèbre mère Gigogne, cette Niobé du théâtre des Marionnettes, lui donna une ample compagnie de frères et de sœurs jusqu'à la concurence de vingt-quatre, ce qui est un nombre presque fabuleux et tout à fait déplorable. Lorsqu'il s'agit de partager un héritage, quel agrément d'avoir, à trente ans, des petits frères de six semaines !

L'aîné de toute cette marmaille, le plus long de cette flûte de Pan composée d'enfants d'inégale grandeur, ne


2f2 LES GROTESQUES,

se destinait pas d'abord à ce glorieux métier de poète qu'il fit par la suite à la satisfaction de ses nombreux amis et même d'une certaine portion du public. Il étudia le droit et se fit recevoir avocat au parlement; cependant il ne paraît pas qu'il ait jamais plaidé. Nous ne savons pas si cela tient à une horreur naturelle de la chicane, ce monstre aux griffes noires d'encre, et du style barbare des procédures, ou à la difficulté de l'improvisation, ou au manque de voix et de moyens oratoires. Pourtant il est probable que c'est autant à une de ces dernières causes qu'à l'antipathie que toute âme un peu bien située se sent pour cet odieux métier de l'avocasserie que Ton doit attribuer cette réserve et ce bon goût qu'il eut de ne point plaider étant avocat : car Ton voit par un passage de son livre d'épigrammes qu'il n'était du tout propre à briller en société, à cause d'une espèce de bre- douillement et d'embarras de langue qu'il avait, et il ne feint point de dire qu'il est, en revanche, un fier cham- pion sur le pré du cabinet et que c'est là qu'il se fait tout blanc de son épée. — Je veux dire de sa plume.

Ayant fait la connaissance de quelques jeunes dé- bauchés du temps qui, tout en cherchant les aven- tures et en suçant l'âme des pots, s'occupaient des choses de la littérature et savaient ce qui courait de mieux par les ruelles et les plus galantes productions du jour, il prit goût à la poésie et se tourna tout à fait de ce côté, au grand déplaisir sans doute de ses parents. Car depuis un temps immémorial les pères sont» en possession de se hérisser dès que les fils offrent le plus léger symp- tôme de poésie, et ce n'est pas d'aujourd'hui non plus


LES GROTESQUES. 2*3

que les femmes qui ont cette calamité d'avoir des littéra- teurs pour maris sont singulièrement jalouses des infidé- lités qu'ils font à la prose lucrative, témoin cette épi- gramme du bon Guillaume, datée de l'an 1633 .

Tout ce que j'ay d'acquis ma femme le possède, Elle a trop de bonté pour lui rien refuser ; Dès que j'ai de l'argent je vois qu'elle s'en aide : Je ne l'en blâme point, elle sait en user. Mais quand l'utile prose a terminé ma tâche, Si mon esprit se donne un moment de relâche, Et qu'en taisant des vers je ne gagne plus rien, Elle se plaint à moi de ma paresse extrême... Femme, éternellement jouyssez de mon bien, Et laissez-moi jouir un moment de moy-même.

Colletet eut, pour le malheur de sa réputation, un fils aussi littérateur, mais tout à fait médiocre. Ce fils , nommé François Colletet, est celui qui est si durement et si indécemment raillé dans ces vers de Boileau qui font plus d'honneur à la pureté de son goût qu'à la bonté de son cœur ;

Tandis que Colletet, crotté jusqu'à l'échiné, S'en va chercher son pain de cuisine en cuisine.

Et cet autre :

c et comme Colletet

Attendre pour dîner le succès d'un sonnet.

On les a confondus très-souvent, et le père s'est trouva enveloppé dans le mépris fort juste d'ailleurs que l'on taisait dû fils. — Voilà ce que c'est d'être poëte et d'avoir


51 4 LES GROTESQUES.

cres enfants poètes. — Triste chose ! — Les grands hommes ne devraient jamais avoir de postérité : les Cé- sars engendrent communément les Laridons, et les Ra- cine père des R.aeine le fils; c'est-à-dire qu'Athalie a souvent pour conséquence ie poëme do la Religion. Ce n'est pas que Colletet père soit un Racine ou un César, loin de îà ; mais c'était un très-honnête, très-savant et très-laborieux littérateur, versé mieux que pas un dans la connaissance de la vieille poésie, qui tournait le vers fort agréablement et qui mérita d'être un des premiers de l'Académie française, il n'était pas riche comme un par- tisan, mais il n'était pas non plus réduit à cette misère extrême reprochée par Boileau à son fils. Il avait maison de ville et maison des champs. — Il n'y a pas beaucoup de poètes de maintenant, même entre les plus habiles, qui se puissent vanter d'une pareille richesse : il est vrai que sa maison de campagne ressemblait un peu à la mai- son de Socrate ; mais enfin c'était une maison, et n'eût- on pu y tenir qu'une seule personne en deux fois, c!est pour un poëte un luxe tout à fait asiatique et digne de Sardanapale. Voici quelques vers de Colletet lui-même où il est parlé ; ceux-ci sont adressés au receveur des consignation :

Courtain, j'ai fait achat d'an petit héritage,

Bans le sein d'un village, Pour y donner carrière à mes productions.

Cette retraite était à Rungis au Val-Joyeux, et le poète y avait mis cette inscription, où il semble avoir oublié sa galanterie habituelle :


LES GROTESQUES.

Quoique cette maison n'ait pas un grand espace, Elle est propre en tout temps aux enfants du Parnasfë. Puisque pendant le jour, puisque pendant la nuit, Je la vois sans fumée et sans femme et sans bruit.


Sa maison de Paris se trouvait située tout en haut du faubourg Saint-Marceau. Par une coïncidence assez bi- zarre, c'était la propre maison de Pierre Ronsard, l'il- lustre Vendomoîs, et, pour peu que l'on sache la fortune et îa vogue de ce grand poëte si décrié depuis, Ton doit croire que c'était tout autre chose qu'une bicoque. II y avait un beau portique, de grands lions de marbre, une cour magnifique, un jardin plein de fleurs avecde doubles allées, comme on le peut apprendre plus amplement par ce sonnet, qui a ce double avantage, d'avoir un assez beau tour et de contenir des détails sur un endroit habité par un personnage illustre :


Je ne vois rien ici qui ne flatte mes yeux : Cette cour du balustre est gave et magnifique, Ces superbes lions, qui gardent ce portique, Adoucissent pour moi leurs regards furieux.

Le feuillage, animé d'un vent délicieux, Joint au chant des oiseaux sa tremblante musique; Ce parterre de fleurs, par un secret magique, Semble avoir dérobé les étoiles des cieux.

L'aimable promenoir de ces doubles al'iées, Qui de profanes pas n'ont point été foulées, Garde encore, ô Ronsard, les vestiges des tiens î

Désir ambitieux d'une gloire infinie !

3e trouve men ici mes pas avec les siens,

Mais non pas, dans mes vers, sa force et son géalff


2îd LES GROTESQUES.

îl n'y a rien là qui sente le poëte et le grenier. — G. Coîletet, en outre, avait des terres. Il obtint des places honorables et lucratives; il était avocat au conseil du roi, et le cardinal éaiinentissime Armand, duc de Richelieu, Fhonorait d'une estime toute particulière; et à coup sûr, malgré quelques embarras temporaires, il n'en fut ja- mais réduit^ comme son pauvre fils, à mendier son pain dans l'office des grands seigneurs, quoiqu'il ne se fît au-» cun scrupule non plus qu'aucun poëte de ce temps d'ac- cepter les cadeaux que les princes ou les personnes de qualité voulaient bien lui faire en argent ou en bijoux.

Byron, à ce qu'on dit, vendait ses vers uneguinée pièce; Delille, sept francs dix sous; d'autres célébrités contem- poraines, que je ne nommerai pas parce qu'il n'en est pas besoin, vendent les leurs huit francs et neuf francs ; mais certainement jamais vers, même alexandrins, c'est-à-dire les plus longs qui soient, n'ont été payés aussi cher à aucun poète du monde que les six de Colletet qui con- tiennent la description de la pièce d'eau des Tuileries. — Il reçut pour ces six vers seulement la somme énorme de six cents livres ; sur quoi il fit ce distique :

Armand, qui pour six vers m'a donné six cents livres, Que ne puis*je à ce prix te vendre tous mes livres !

La manière dont elle lui fut donnée dut en doubler le prix à ses yeux ? car, en écoutant la suite du morceau, le ministre bel esprit, tout trépignant d'aise et tout hors de lui, lui dit qu'il les lui donnait pour ces six vers là expressément et que le roi ne serait pas assez riche pour payer le reste, Ce passage se trouve dans la pièce des


LES GROTESQUES. 217

Tuileries, par les cinq auteurs, dont Colletet a fait le monologue. Le cardinal, tout en admirant cette tirade, se permit néanmoins de faire une observation et voulut faire changer un mot à son poète. — Le vers, sujet de la contestation, est ainsi fait. — On voit, dit l'auteur.

La canne s'humecter de la bourbe de l'eau.

Le cardinal voulait barbotter, comme plus exact et plus pittoresque : Colletet prétendait que le mot était trop bas et ne pouvait faire une figure convenable dans un vers. — En sa qualité d'académicien il avait apparemment une grande horreur du mot propre, ainsi que ses illustres successeurs, car il n'en voulut pas démordre, et quoi que le grand Armand pût dire il ne lui céda pas. Non content de lui avoir ainsi résisté en face, de retour chez lui il lui écrivit une fort longue lettre où il lui déduisait ses raisons. N'en déplaise à Colletet et sans être ministériel le moins du monde, nous sommes pour cette fois de l'avis du ministre. — Cet entêtement amusa beaucoup le cardinal; et comme quelques courtisans le félicitaient sur ce que rien n'avait l'audace de lui résister et qu'il était le vrai et le grand victorieux, il leur répondit en riant, à ce que dit Pélisson : a Messieurs, c'est ce qui vous trompe, car voici Colletet qui est en contestation avec moi pour un mot et qui me résiste bel et bien. » — Heureux siècle que celui où un ministre comme Richelieu, entre tant de grandes choses qu'il faisait ou méditait, trouvait encore le temps de s'occuper des productions de l'esprit et de disputer avec un poète sur le plus ou moins de propriété d'un terme !

13


218 LES GROTESQUES.

Ce cardinal n'était pas moins magnifique pour les étrangers que pour les Français, car il fit donner à ce fameux poète italien, Achillini, mille écus pour un sonnet qu'il avait composé sur la réduction de La Rochelle en l'obéissance du roi Louis XIII ; et comme l'auteur était absent, il eut encore le soin de les lui faire tenir jusqu'au fond de l'Italie. — Ce sonnet commence :

Ardete fuochi a liquefar metalli,

et le reste se peut voir dans un recueil de vers de différents auteurs intitulé le Parnasse royal et publié à Paris Tan 1635. Ce qui montre moins, quoi qu'en dise Colletet, l'excellence et la distinction du sonnet sur tous les autres poèmes que la grande générosité du cardinal-duc.

Le cardinal l'ayant engagé à travailler pour le théâtre, il fit tout seul Cyminde ou les Deux Victimes, ou du moins il la versifia d'un bout à l'autre ; car on prétend que cette pièce fut d'abord composée en prose par l'abbé d'Aubignac. S'il faut en croire l'épître liminaire, la pièce eut un succès colossal, et le cardinal s'y attendrit consi- dérablement. 11 faut, en vérité, que ce Richelieu fût d'une sensibilité bien primitive pour pleurer à une pareille pièce. Cela est beau à un faucheur de têtes et à un vieux politique comme l'était le cardinal d'être ainsi ému par des niaiseries qui feraient éclater de rire le peuple lilliputien de M. Comte. — Rien au monde n'est plus mortellement ennuyeux que cette pièce : le sujet,; autant que j'ai pu le voir en la feuilletant, est une espèce d'expiation comme celle d'Andromède, où l'on expose des victimes tirées au sort. Il y a des combats de gêné-,


LES GROTESQUES. 219

rosité à dormir debout, et des scènes d'amour vertueux et conjugal qui valent l'opium le plus fort; le traître est puni, et tout se termine heureusement. — Par manière de récréation j'ai copié la liste des personnages, qui donnera au lecteur une idée assez juste du goût dans lequel la pièce est conçue.

CYMINDE,

ou

LES DEUX VICTIMES,

tragi-comédie.

Acteurs :

Arbanes, roi de Sarmacie.

Lisidas, premier prince du sang de Sarmacie.

Ctminde, demoiselle d'Albanie, depuis peu femme de Lteidas,

Ostane, prince de Sarmacie.

Calionte, seigneur sarmacien.

Hésione, femme d'honneur de Cyminde»

Scïle, fille d'honneur de Cyminde.

Licaste, bourgeois d'Astur,

Êrymant, bourgeois d'Astur.

Zoraste, grand-prêtre.

Derbis, ministre du temple.

Un page.

Deux troupes de bourgeois.

La scène est dans Astur, ville de la Sarmacie asiatique, sur les bords de la mer Caspie.

Que dites-vous de Lisidas, premier prince du sang de Sarmacie, et de Licaste et d'Érymant, bourgeois d'Astur? Cela ne fait-il pas le plus drôle d'effet du monde, et se


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peut-il voir quelque chose déplus bouffon? Calionte, sei- gneur sarmacien, est aussi bien agréable ! On voit là le mauvais goût des grands romans et toute la préciosité qui distingue les productions de l'époque : le galant so- leil de la Divine Astrée jette un fade rayon sur toute la littérature de Louis XIII à Louis XIV ; Corneille, tout robuste qu'il soit, ne résiste pas toujours à cet entraîne- ment ; on se souvient de son adorable furie, des stances du Cid et d'autres passages analogues; Racine a besoin d'avoir Boileau d'un côté et Euripide de l'autre pour n'y pas retomber à toutes les minutes; et Molière lui-même, quoiqu'il ait fait les Précieuses ridicules, quoique ce soit le génie du monde le moins entaché d'affectation, offre beaucoup d'endroits d'un maniérisme qui nous semblerait fort étrange, et il ne s'est pas autant dérobé à l'influence d'Honoré d'Urfé qu'on pourrait bien le croire. — Tous ces messieurs des tragédies héroïques ou autres savent leur Clélie sur le bout du doigt, et dans quelque pays et à quelque époque qu'ils soient placés ils ont toujours la royale des raffinés ou la grande perruque et les grands sentiments de la cour de Louis XIV. Il est vrai que, par manière de revanche, si tous les héros tragiques sont tra- vestis à la française, tous les personnages modernes, prin- ces ou héros, sont travestis à l'antique, et nous font voir leur rotule toute bleue de froid sur les places publiques et dans les galeries des musées. Ainsi, comme dirait M. Azaïs, il y a compensation.

Colletet, outre ce qu'il fit dans la pièce des cinq auteurs, eut encore part à l'Aveugle de Smyrne ; mais ce qu'il a écrit pour le théâtre est assurément ce qu'il y a de moins


LES GROTESQUES- 221

bien dans la collection de ses œuvres. — C'était un gé- nie plutôt didactique qu'inventif, plus descriptif que lyri- que, un vrai talent d'académicien qui a du talent. — Il remporta des prix à différents concours. Il gagna l'églan- tine de Clémence Isaure aux Jeux floraux de Toulouse, comme on le peut voir dans la Gazette, en vers burles- ques, dédiée à madame la princesse de Longueville, que Loret faisait paraître chaque semaine, et qui contenait les divers événements du temps, avec des réflexions et des plaisanteries ; ce qui prouve qu'une publication hebdo- madaire rimée n'est pas aussi neuve qu'on a voulu le faire croire à l'occasion de la Némésis de Barthélémy. — C'est dans le numéro du 16 novembre 4652. — Le style n'est pas [fort élégant, mais il est assez clair et dit ce qu'il veut dire.


Monsieur Colletet, homme rare, Dont l'esprit, en ce temps barbare, Est un miraculeux trésor, Digne cent fois du siècle d'or, Durant la saison printanière (J'entends parler de la dernière), Ayant, d'un labeur sans égal, Fait un excellent chant royal, Contenant de vers cinq fois douze Pour les Jeux 'floraux de Toulouse, Obtint sur plusieurs grands esprits Le triomphe, l'honneur, le prix Dus à la science divine ; Savoir : une riche églantine D'ouvrage fort élabouré Et d'un très-fin argent doré, Qu'avec patente bien civile, Les sieurs magistrats de la ville


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Ont pris un soin très- curieux D'envoyer au victorieux. Et pour mieux le combler de gloire. Sur le sujet de sa victoire, Ils ont ses vers enregistrez Comme des monuments sacrez Et des choses fort authentiques Parmi leurs archives publiques, Avec des éloges divers Dessus ses admirables vers ; Honneur d'autant plus plein de lustre Que jusqu'ici ce corps illustre, Entre tous les maîtres de l'art, Ne l'avoit fait qu'au grand Ronsard.

Le sujet de ce chant royal est — le feu élémentaire. — Messire François de Harlay, archevêque de Rouen, fît cadeau au poète d'un superbe Apollon d'argent, en ré- compense d'une hymme qu'il avait faite sur la pure con- ception de la Vierge pour le palinod de Rouen. Colletet fit là-dessus la petite pièce de vers suivante, qui se trouve parmi ses épigrammes et qui me semble une vraie et naïve épigramme à la grecque, c'est-à-dire sans sel ni pointe :

Que ce prix glorieux élève mon courage ! Il me fait concevoir de généreux desseins : 11 semble que le dieu dont je reçois l'image Vienne animer déjà les tableaux que je peins. Prélat, je n'aurai plus une fureur vulgaire, Puisqu'Apolion m'échauffe aussi bien qu'il m'éclaire.

Ce serait peut-être ici le lieu de placer quelques ré- flexions sur le paganisme de l'art à celte époque. N'est-ce pas fort singulier qu'un archevêque, un prélat chrétien,


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donne, pour récompense à un poète qui a fait une hymne à la Vierge , un Apollon , une idole , un démon selon l'Église? — Ce mélange perpétuel de l'olympe et du paradis se retrouve partout dans les productions du temps. Il faut examiner les anges avec beaucoup de cir- conspection, car ce pourrait bien être de petits amours. Les vierges ne sont guère que des Vénus qui ont passé une chemise et mis une robe bleue. Le Père Éternel a emprunté ses gros sourcils noirs au Jupiter-Olympien , et le Christ en croix a bien souvent l'air d'an Adonis mourant. — Il ne faut pas croire qu'Apollon , ne soit ici qu'un symbole (on ne pensait guère aux mythes en ce temps pour signifier la poésie: Apollon est bien le fils de Latone), un beau jeune homme bien fait, avec une perruque blonde, un tonnelet de brocart d'or , un grand manteau de pourpre , un violon à la main et une cou- ronne de laurier au chef, qui descend de son coche à quatre chevaux pour aller réciter un madrigal dans la ruelle de madame Thétis, et qui de là va au coucher du roi faire prendre à ses canons l'air du Louvre ou de Versailles , où il a ses grandes et petites entrées. — A force de voir des dieux dans les jardins, dans les vers, dans les niches, au-dessus des portes, sur les éventails et les enseignes des cabarets, on est devenu tout à fait païen pour la forme, et beaucoup de gens, fort honnêtes d'ailleurs, étaient plus instruits dans la mytho- logie que dans le catéchisme, et tel vous aurait récité les noms des douze grands dieux fort couramment, qui au- rait été fort embarrassé de réciter son Credo à quelque baptême. Le christianisme étant, d'après la poétique de


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cetemps-là, entièrement banni de l'art comme n'étant pas susceptible d'ornements égayés, il se retira peu à peu de la vie réelle et de la cité vivante, si bien qu'on finit par oublier qu'il existait et qu'il se trouva relégué au nom- bre des choses respectables et surannées \ quelque volcan aurait enseveli Versailles et Paris sous un manteau de lave et de cendres qu'en y fouillant mille ans après il eût été difficile de croire que ces villes eussent été des villes chrétiennes ; on eût retiré des ruines force Pans , force Nymphes, des Vénus Callipyges, Anadyomènes et de cent laçons , des Bacchus , des Mercures , tout un olympe dans chaque jardin de guinguette , et pas une seule madone , pas une seule croix sculptée, pas un seul saint de marbre ou de pierre comme on en voyait à chaque coin de rue dans le moyen âge. Les artistes du 46 e et du 17 e siècle étaient de vrais païens baptisés et ont contribué pour beaucoup à la chute du catholicisme > et Voltaire n'eut pas grand'chose à faire après eux.

Cet Apollon d'argent ne fut pas le seul cadeau pré- cieux qu'ait reçu Colletet ; monseigneur le prince de Lictestein lui donna une belle chaîne d'or. Il faut voir comme il l'en remercie, et les compliments et les concetti qu'il lui adresse sur ce qu'il y a de gracieux et de séant à un grand prince d'enchaîner les Muses avec des chaî- nes d'or, les seuls liens dont elles doivent être liées, sui- vant lui ! En général , le bon Colletet est assez rapace , et il se colère fort contre ceux qui ne lui donnent rien. Il traite fort mal les beaux-fils qui lui viennent demander des vers sans avoir Fescarcelle garnie, et ne veut délivrer un soupir, une attente ou une jouissance qu'à beauà


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deniers comptants. Un vers, un écu : voilà son tarif. — C'est cher ! — Pas trop pourtant pour un homme à qui l'on en avait payé cent francs la pièce.

Cependant il est permis de croire qu'il n'en vendait pas beaucoup ou qu'il n'en vendait pas souvent, car en plusieurs endroits de ses ouvrages il se plaint de man- quer d'argent et il se lamente sur sa destinée. Ainsi, dans des vers intitulés Disgrâces, adressés à Colletet , son fils , il se montre fort alarmé de la dépense qu'on fait chez lui pendant la maladie de sa femme.

Mon fils, veux-tu savoir l'état de mes affaires ? Trois savants médecins et deux apothicaires, Faisant souffrir ma femme, agissent contre moi, Puisque leurs recipés, en forme d'ordonnances,

Espuisent mes finances, Qui ne sont pas les finances d'un roy.

Dans cet excès d'inquiétude, Qui rend mon pauvre esprit incapable d'estude, Je vois toujours chez moi trois grands feux allumez ; Et la garde qui veille, et qui veille à ma perte, Cependant que la nuit me tient les yeux fermez À pour tarir mon vin toujours la bouche ouverte.

La touche de ce morceau est assez fine ; ell rappelle certains tableaux burlesques de l'école flamande où, pen- dant que l'hôtellier dort, quelque jojeux compagnon boit le vin de son vidrecome et met la main dans la gorge de sa femme. — Un trait d'un bourgeois admirable est celui-ci.

Je vois toujours chez moi trois grands feux allumez. Le vers est d'un piteux et d'un solennel on ne peut

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plus risible. — Le brave poète se montre beaucoup moins inquiet de voir sa femme malade que de voir son bû- cher et son vin au plus bas : il y a là-dedans quelque chose de naïvement et de cruellement propriétaire qu'il serait très-difficile d'attraper. Cette femme était demoi- selle Marie Prunelle , et Ton apprend par le tombeau de quatre vers que lui adressa son mari, qu'elle mourut en Tan 1641 , c'est-à-dire Tannée même où cette précédente épigramme a été composée. Elle avait été sa servante, car Colletet avait la maladie de prendre des maîtresses ou des femmes parmi ses servantes, et plus tard il épousa encore Claudine le Hain, sa chambrière.

L'année 1651 et 1652 furent deux années fatales pour Colletet : il se trouva tellement dénué qu'il fut obligé de mettre en gage le bel Apollon d'argent, source de tant de concetti.

Si voyant nos exploits divers

Je ne compose plus de vers. C'est que, pour subsister et nourrir mon ménage, J'ay mis mon Apollon et mes Muses en gage.

Son fils, qui avait pris du service, fut fait prisonnier en Espagne, où il resta près de trois ans. — Dans son traité de la poésie morale , Colletet père, parlant des quatrains de François Colletet intitulés les Entretiens de la semaine sainte, du latin du révérend père dom Domi- nique , chartreux , s'en exprime ainsi , avec une sensibi- lité tout à fait touchante : a Sans flatterie , ces quatrains sont tels, dit-il , que, comme leur jeune auteur y exhorte les pécheurs à la pénitence, il ne doit pas se repentir de


LES GROTESQUES. 227

les avoir faits. Les diverses et nouvelles éditions qui en ont paru pendant ces jours de dévotions et de pénitence passent, à mon avis, pour une marque visible de l'estime qu'on en a faite. — Témoignage que je rends ici les larmes aux yeux quand je me représente que ce fils uni- que dont je parle ne m'est plus visible que par ses lettres depuis plus de trois longues et tristes années que FEspagne triomphe d'une jeune liberté qui m'est si chère; mais si la cour est juste et généreuse comme elle Test en effet, et si elle me tient sa parole, comme je l'espère avec tant de raison , je reverrai ce gage précieux de ma première moitié, et ce sera lorsque, par la grâce du ciel, nous nous consolerons ensemble de tant de pertes et de traverses passées. — Cependant , ô mon cher fils ! si , malgré tant de forteresses et de troupes ennemies qui nous séparent , ce petit ouvrage peut tomber entre tes mains , fais-en ton profit et tes délices tout ensem- ble, etc. »

François Colletet était détenu au fort de Porcheresse.

Dans les troubles civils le petit manoir de Rungis avait été pillé et ravagé, et le logement des troupes lui avait causé de grands dommages.


Je soupire mon val de joye Que nos guerres ont mis en proye, Et je plains mon petit logis Des belles sources de Rungis, Où le soldat, dur et sauvage, A fait un horrible ravage.

S'il pillioit encore le faux bourg, Adieu la campagne et la cour !


2*28 LES GROTESQUES

Après une telle disgrâce

Je serois le Job du Parnasse,

Couché sur le noble fumier

De quelques feuilles de laurier.

Dans cette malencontreuse année 1652, il arriva en- core une autre catastrophe à notre poète. Comme il pas- sait dans la rue des Carneaux, près de la Ferronnerie, le 26 septembre, l'entablement d'une vieille maison se détacha et lui tomba sur la tête. Il fut très-longtemps entre la vie et la mort, car il avait au front une plaie énorme en largeur et en profondeur. Quand il fut un peu rétabli, il lâcha la bonde à sa colère poétique et rima de belles invectives contre cette rue de la -Ferronnerie où Ton assassinait les rois et où Ton assommait les poètes, ces deux sommités de l'ordre social. Il se plaint beau- coup d'un de ses amis qui ne lui a envoyé qu'un pot de confitures pendant sa maladie, de ses protecteurs qui Font laissé manquer d'argent ou qui ne sont pas venus le voir, et rien n'est plus comique que la manière dont il formule ses griefs ; car les littérateurs de ce temps-là res- semblent assez à ces mendiants d'Espagne qui vous de- mandent d'abord fort humblement et de la voix la plus moelleuse, et puis vous disent des injures et vous cou- chent en joue avec leur carabine si vous leur refusez. Une épître liminaire, une dédicace était une vraie lettre de change tirée sur celui à qui elle était adressée; la sus- cription du plus chétif sonnet avait son intention cachée et visible. — Aussi évitait-on une dédicace comme le feu ; et Boursault, dans sa préface du Jeune Polyanthe, nous apprend-il qu'un de ses meilleurs amis se brouilla avec


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lui et ne voulut plus jamais le revoir parce qu'il lui avait dédié quelque chose, et déplorait-il amèrement de s'être rompu la cervelle à inventer des qualités et des vertus à de riches seigneurs qui n'en avaient effectivement point et qui ne lui avaient rien donné pour la peine qu'il avait prise de les rendre célèbres à tout jamais. — Da- moiselle Marie Prunelle, sa chère moitié, étant bien et dûment enfermée sous sa tombe rimée, le cœur naïf et tendre du débonnaire académicien fie pouvait rester plus longtemps sans occupations, et trouvant que les Isis nua- gères et les fantastiques Chloris offraient de minces régals aux ardeurs des terrestres flammes, il se prit de belle passion, non pour une grand dame, mais tout bonnement pour une fraîche et grasse fillette qui lui servait de ména- gère. — A quoi il n'y a pas grand mal, quoi qu'en disent toutes les biographies qui reprochent à Colletet la bas- sesse de ses inclinations et le mauvais choix de sa com- pagnie. Il vaut bien mieux posséder librement et à son aise une fille jeune et bien faite qui se trouve fort honorée de votre choix, que de faire le pied de grue sous le balcon de quelque Phiiaminte surannée ou de quelque duchesse plâtrée qui vous regarde comme un manœuvre d'amour, et vous ferait volontiers manger à l'office après vous avoir fait efficacement remplacer monsieur le duc. — Et d'ail- leurs, la seule et vraie aristocratie de la femme n'est-elle pas dans la jeunesse et la beauté, et ne sont-ce pas les blanches mains qui font la reine plutôt que le sceptre d'or?

Quoique Guillaume fût loin d'être alors un adolescent romanesque, puisqu'il avait à cette époque quelque cin-


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f

quante-quatre ans, sa flamme ne fut pas moins vive, sa verve moins abondante, et ses concetti moins recherchés que s'il eût été au plus vert de ses mois ; car il a fait tout un livre de sonnets erotiques 'ntitulé les Amours de Clau- dine, et beaucoup d'autres pièces, les unes élégiaques, les autres louangeuses, toutes en l'honneur de la jeune chambrière subitement érigée en déesse.

S'il faut en croire Colletet, elle était fort charmante, fort spirituelle, et... vierge. — Voilà beaucoup de belles qualités réunies et antipathiques de leur nature; et si Claudine était tout cela, je ne sais trop ce que Colletet aurait pu aimer de mieux. De mauvaises langues du temps prétendent qu'elle n'était rien moins que cela. — Je n'ajoute pas foi aux mauvaises langues, et d'ailleurs, Colletet le fils étant du même avis que Colletet le père et ne parlant de sa belle-mère Claudine que comme d'un miracle de beauté et d'esprit, il fallait nécessairement que cela fût, car les fils ne sont guère portés à être de l'avis de leur père et à trouver leurs marâtres charmantes.

Cette belle était blonde, et les vers de Colletet sont pleins de jeux de mots sur ces beaux cheveux d'or qui sont les rayons lumineux de son soleil, des lacs d'amour où les cœurs se vont prendre et les chaînes visibles de sa liberté, l'Océan qui porte ses amours sur ses ondes paisi- bles, le fleuve qui roule plus d'or que le Pactole, et tout ce que l'on peut dire sur les cheveux blonds quand une immense érudition met à votre service tout le mauvais goût de tous les poètes de la terre anciens et modernes. Chaque madrigal ou sonnet a ordinairement pour sus- cription: à ma belle et sage Claudine, pour ma chère


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Claudine; ce qu'il est d'autant plus attendrissant que Vu du nom de Claudine est écrit selon l'orthographe du temps, avec un V à la romaine. — Voici deux de ces


SUR LE PORTRAIT DE LA BELLE CLÀVDINE.

Ce beau visage a tant de charmes, Et ses cheveux d'or tant de nœuds. Que ma liberté devant eux Fut captive et rendit les armes.

POUR MA BELLE ET SAGE CLAVDINE.

Qui veut voir la même beauté Jointe à la sagesse divine, L'amour et la fidélité, N'a qu'à voir ma jeune Clavdine.

Il est vraiment dommage que la jeune Claudine ait vécu en 1650, puisqu'elle renfermait en elle tant de belles qualités si rares en tous les temps, et j'aurais été fort curieux de la connaître, pour voir, par la même occa- sion, une jolie fille et plusieurs vertus que jusqu'ici j'ai eu passablement de peine à rencontrer, même isolées. — Mais la figure appelée hyperbole en rhétorique doit être pour quelque chose dans tout cela, et il y a nécessaire- ment beaucoup à rabattre. — Le morceau qui suit est tout à fait appétissant.


Mais Dieu ! qui n'aimeroit d'une ardeur idolâtre Cette plaine de lait, ces collines d'albâtre, Celte neige qui fond et brûle les amants, Ces globes animez d'éterneis mouvements,


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Qui s'approchent de nous aussitôt qu'ils soupirent, Et de peur d'être pris aussitôt se retirent, Qui, se montrant aux yeux et se cachant aux mains, Font naître cent désirs et mourir cent humains !

Sublime trame d'or, vive table d'ivoire, Thrésors étincelants de lumière et de gloire, Throne où la grâce même établi son séjour, Verger qui produisez les doux fruits de l'amour ! Beaux yeux, et vous, beau sein !...


Le reste est un peu trop galant pour que je le cite, mais ce que j'en ai rapporté peut servir à faire prendre une idée de la littérature anacréontique qui courait les ruelles d'alors. Ces vers représentent assez fidèlement la tournure d'esprit de l'époque ; on trouve des charretées de vers, des millions de sonnets qui ne contiennent rien autre chose que de la neige ardente, de la glace de feu, des doubles collines d'ivoire à former une chaîne plus longue que celle des Andes où des Cordillières, des che- veux qui pèchent des cœurs à l'hameçon, des yeux qui réduisent les cieux et le soleil en poudre, et auprès de qui les diamants ne sont que des charbons, des soupirs à faire voguer un vaisseau, et mille autres belles inventions de cette espèce. — Les vers suivants, sur une Jouyssance inespérée, ne sont pas moins curieux et renferment de véritables beautés poétiques. — Le poète a rencontré sa Philis dans un bois , et l'ombre, l'occasion et l'herbe tendre, tout le favorisant, il en a obtenu ce qu'il ne croyait jamais obtenir.

Petits globes d'argent dont la flamme connue Sort du fond de la mer pour luire dans la nue ;


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Flambeaux étincelants dont, les aimables traits Naissent du sein de l'ombre et l'étouffent après ; Ténébreuses clartéz, yeux de la nuit obscure, Qui veillez quand tout dort au sein de la nature, Puisque vous êtes seuls les fidèles témoins De la douce faveur que j'espérois le moins, Puisque votre clarté ne donne plus d'ombrage À l'aimable sujet des plaisirs où je nage, Astres, soyez secrets, et ne publiez pas Que Philis me fait vivre après tant de trépas!

Sur les lis de son sein mollement je repose, Je baise mille fois ses deux lèvres de rose, .l'idolâtre sa joue et frise ses cheveux, Je les épands en onde ou les resserre en nœuds. Je me pasme aux rayons de ses douces œillades, Qui guérissent mon corps et mes esprits malades.


Mille petits amours, nos folâtres complices, Viennent participer à nos chères délices ; Sur son front de crystal l'un aiguise ses dards, L'un se mêle en sa tresse et l'autre en ses regards, L'un nous couvre de myrthe et de fleurs immortelles, L'autre évente nos feux du doux vent de ses ailes.

Beaux astres, qui voyez tant de ravissements, Si vous fûtes jamais propices aux amants, Tandis que dans le ciel vos clartéz font la ronde, Contentez-vous de voir ce que je cache au monde ! Votre splendeur obscure est plus douce à mes yeux Que les feux éclatants du soleil radieux.


Pour en finir avec Claudine, nous ajouterons que Col- letet, non content de vouloir la faire passer pour un pro- dige de beauté, la voulut semblablement faire passer pour un prodige d'esprit. Après en avoir fait une Vénus, il vou- lut en faire une Muse : pour cela dit la chronique scan- daleuse, il ne trouva rien de mieux que de composer sous


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son nom de petites pièces de vers qu'il lui faisait appren- dre par cœur, et qu'elle venait ensuite réciter à table, d'assez bonne grâce et avec beaucoup d'intelligence : l'on ajoute même que Claudine étant fort maSade, Colletet eut cette ingénieuse précaution de rimer pour elle, au cas qu'elle mourût, une manière d'adieu aux Muses. — Heu- reusement la Parque ne voulut point une aussi belle vie, et l'adieu ne servit pas. — Et même, quelque temps après, Colletet père ayant laissé son fauteuil vacant, Colletet fils écrivit, sous le nom de Claudine, une pièce sur la mort de son mari qui se termine en ces termes :

Pour ne plus rien aimer ni rien louer au monde, J'ensevelis mon cœur et ma plume avec vous.

Sur quoi La Fontaine, qui n'était point bon homme, et qui avait été chez Colletet à la maison du faubourg, et qui même avait fait un doigt de cour à l'incomparable Claudine, fit cette bénigne épigramme :

Les oracles ont cessé, Colletet est trépassé. Dès qu'il eût la bouche close, Sa femme ne dit plus rienj Elle enterra vers et prose Avec le pauvre chrétien.

Pour moi, je ne vois pas d'obstacle à ce que les quel- ques vers imprimés dans les œuvres de Colletet sous le nom de Claudine soient bien réellement d'elle; ils n'ont rien d'assez merveilleux pour qu'une femme n'ait pu les faire sans le secours d'un mari académicien, et je crois


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très-fermement qu'elle en est Fauteur; ce qui, au reste, est d'une assez maigre importance.

Lorsque Colletet mourut (11 février 1659), les guerres civiles et les troubles du temps l'avaient réduit à un état si voisin de la misère que ses amis furent obligés de se cotiser pour le faire enterrer convenablement. Ainsi il n'est pas fort étonnant que Colletet fils ait souvent attendu le succès d'un sonnet pour dîner, car ce qu'il dut trouver dans l'héritage de son père ne le pouvait mener fort loin.

Colletet, outre ses œuvres poétiques et son livre d'é- pigrammes, où il y en a beaucoup d'un tour très-naïf et très-piquant, a fait différents traités réunis sous le titre à! Art poétique, et une Histoire des Poètes français qui n'a pas été imprimée en entier ; on n'en a qu'une faible partie, dont le manuscrit s'est trouvé longtemps après la mort de Colletet, chez le libraire de Laune. Ce recueil entier devait former 10 volumes in-folio et contenir 400 vies. — Le manuscrit est maintenant dans la bibliothèque du Conseil d'Etat. On prétend que cet ouvrage a beaucoup servi à Lamonnoye : c'est une chose dont il est assez difficile de juger et qu'il ne faut pas croire à la légère. — Il serait à souhaiter que cette histoire fût publiée; elle ne peut manquer d'être fort intéressante, car Colletet con- naissait et appréciait parfaitement nos vieux poètes, et son goût le portait vers ce genre de recherches. Il savait à fond la structure des rondeaux, des chants royaux, des triolets, des ballades et toutes les formes de l'ancien Par- nasse dès lors tombées en désuétude. Son traité de poésie bucolique est une chose complète et qui ne laisserait rien


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à désirer, même maintenant, et le livre où il traite du sonnet est fait ex professo. — Colletet était un grand ad- mirateur du sonnet, et il en parle avec amour. Rien de ce qui touche à cette importante matière ne lui paraît de peu d'importance; il fait tout ce qu'il peut pour démon- trer que le sonnet n'est pas d'origine italienne, comme on le croit communément, ni même d'origine provençale, mais bien d'origine purement française. Il dit que ce n'est ni Bertrand de Marseille, ni Guilhem des Amalrics, ni même Girard de Bourneuil qui ont inventé ce noble poème, puisque dans les chansons du comte de Cham- pagne Thibaut VII, qui vivait du temps de la reine Blan- che, c'est-à-dire l'an 1226, il en est fait mention expres- sément; le vers est ainsi conçu :

Et maint sonnet et mainte recordie.

Et dans le roman de la flose, dans la partie rimée par le poète Guillaume de Lorris, qui vivait sous le roi saint Louis, on trouve cet autre vers qui témoigne que les Français en avaient usé :

Lais d'amour et sonnets courtois.

Ainsi donc, nous pouvons bien, à juste titre, ôter aux Italiens l'honneur du sonnet qu'ils s'attribuent faussement, puisque nous avions Sonnet avant qu'ils eussent jamais pensé d'avoir Sonetto.

Les premiers qui restaurèrent le sonnet en France, fu- rent Mellin de Saint-Gelais, Clément Marot et surtout Du Bellay, car on n'en rencontre que très-peu dans les œu-


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vres des deux premiers. Du Bellay en a fait beaucoup et de fort beaux. Ses sonnets sur une belle fille nommée Olive sont accompagnés d'autres sur la ville de Rome qui ont forcé le temps et sont restés au nombre des beaux sonnets de la langue. Ponthus de Thiart suivit de bien près Du Bellay dans cette nouvelle composition, puisque ce fut à son imitation qu'il composa ses Erreurs amou- reuses pour Panthée, avec des sonnets qu'il publia pour la première fois à Paris, l'an 1554. Antoine de Baif écrivit les amours de Francine en quatre livres, aussi en sonnets, et le grand Ronsard, lui-même, publia, à peu près vers ce temps, une centaine de sonnets amoureux pour sa belle Cassandre, qui obtinrent un succès prodigieux. Olivier de Magny, auteur des Amours de Eustyanire, Jacques Tabureau, Amadis Jamin, Jodelle, Jean de la Péruse, Scœvole de Sainte-Marthe, Pierre de Brach et beaucoup d'autres publièrent, vers ce temps-là, leurs sonnets amoureux pour leurs belles maîtresses.

Mais certes, celui qui, de son temps, effaça tous les autres dans ce genre d'écrire, je veux dire dans l'artifi- cieuse contexture du sonnet, ce fut Philippe Desportes, abbé de Tyron, puisque ses sonnets amoureux pour Diane, pour Hippolyte et pour Cléonice, plurent infini- ment aux beaux esprits de la cour pour leur grâce naïve et pour leur grande et nouvelle douceur. Isaac Habert, Gilles Durand et Laroque de Clermont en tirent aussi qui ne cèdent guère à ceux de Desportes, quoiqu'ils soient moins connus.

Depuis cela on peut bien dire avec raison que le son- net dégénéra en quelque sorte entre les mains et par la


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négligence de Béroalde de Verville, d'Ollenix du Mont- Sacré, de Guillaume du Buis, de Timothée de Chillac, d'Antoine de Nervèze, d'Abraham Vermeil, de Flaminio de Birague, de Cholière, de du Souhait, de la Valletrie et de quelques autres encore, puisqu'il n'y a rien de plus fade ni de plus rampant que leurs sonnets héroïques, ni même rien de plus froid que leurs sonnets amoureux.

Après cette histoire du sonnet, il en donne les règles et en quelque sorte la syntaxe, que devraient lire et mé- diter avec soin beaucoup de jeunes gens de maintenant qui se mêlent d'en faire et ne se doutent pas le moin- drement du monde de ce que c'est. — Il touche en pas- sant un mot des sonnets rapportés, des sonnets doubles, enchaînés, à queue, rétrogrades, septénaires par répéti- tion, retournés, acrostiches, mésostiches, en losange, en croix de saint André et autres dont on peut voir le vé- ritable mode dans les écrits alambiqués de Rabanus Maurus, dans l'Apollon italien et espagnol et dans le traité exprès qu'en a fait Antonio Tempo.

Venant ensuite au sommet en bouts rimes dont il se prétendait l'inventeur, il s'exprime ainsi : ®>

« Un certain autre esprit bizarre eut la hardiesse et le bonheur tout ensemble d'introduire parmi nous un nou- veau genre de sonnets qu'il appela bouts rimes; ce qui a eu certes tant de succès et ce qui a tellement agréé aux plus sages qu'il n'y a presque point de bon poète qui n'ait essayé d'en faire par exemple ou par divertissement. . . Mais comme les curieux des choses nouvelles sont toujours bien aises d'en connaître les véritables sources, ils sau- ront qu'un certain ecclésiastique de notre temps qu'on


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nommait du Lot, dont la profonde méditation avait en quelque sorte fait évaporer l'esprit, s'avisa de cette agréa- ble rêverie de faire des sonnets en bouts rimes, ou plutôt, comme il les appelait, des sonnets en blanc, pour les raisons que Ton peut voir dans la noble préface du poème de la Défaite des bouts rimes, composé par Jean Sarrazin et imprimé depuis peu de jours; et comme cet extrava- gant étoit de. ceux qui avoient ingenium in numerato, c'est- à-dire fort prompt, je l'ai vu quelquefois, en mon logis du faubourg où notre illustre ami Saint-Amant l'avait in- troduit, en composer plusieurs sur-le-champ; ce qui nous surprit d'autant plus que nous lui en donnâmes toutes les rimes, et les rimes encore les plus difficiles et les plus hétéroclites dont nous pûmes nous adviser. Ce qu'il exé- cuta toujours si heureusement et si bien qu'il fit depuis naître à plusieurs excellents hommes l'envie de marcher sur ses pas (pends-toi, Eugène de Pradel !) ; et l'on voit par là que quelquefois une vaine ou méchante cause est capable de produire de bons et solides efiets. Il est bien vrai que, pour rendre témoignage à la vérité, je pourrai en quelque sorte et sans vanité même m'attribuer cette invention telle quelle, puisque dès l'an 1525 j'excitai par hasard trois de mes amis de composer avec moi un cer- tain sonnet sur les quatorze rimes que je leur donnai sur-le-champ et qui dès lors furent heureusement em- ployées. J'en garde encore parmi mes papiers l'original écrit de la propre main des auteurs, dont quelques-uns se sont signalés par des productions d'esprit éclatantes et utiles au public. » Puisque nous en sommes sur le sonnet, il ne serait


240 LES GROTESQUES,

peut-être pas hors de propos d'en placer ici un de sa fa- çon qui vaut probablement mieux que tous les sonnets en bouts rimes du monde, qu'il en soit ou non l'inventeur, ce qui, après tout serait un assez maigre rayon dans son auréole académique.


HOMMAGE A UN GRAND POETE.

Afin de témoigner à la postérité Que je fus de mon temps partisan de la gloire, Malgré ces ignorants de qui la bouche noire Blasphème parmi nous contre ta déité,

Je viens rendre à ton nom ce qu'il a mérité, Belle âme de Ronsard, dont la sainte mémoire Remportera du temps une heureuse victoire, Et ne se bornera que de l'éternité .

Attendant que le ciel mon désir favorise, Que je te puisse voir dans les plaines d'Élise, Ne t'ayant jamais vu qu'en tes doctes écrits.

Belle âme, qu'Apollon ses grâces me refuse, Si je n'adore en toy le roy des grands esprits, Le père des beaux vers et l'enfant de la Muse.

Sainte-Beuve a aussi adressé tout récemment à l'ombre de Ronsard un fort beau sonnet dont ridée est la même. — Au reste, cette admiration pour Ronsard est commune à toute cette école qui tient plus du seizième siècle que du dix-septième. Théophile, Scudéry, Saint-Amant, Fre- nicle, Rampale et les autres vénéraient pieusement la mé- moire du maître. — Car Malherbe qui ébranla le premier l'idole, Boileau qui acheva de la déraciner de son pié- destal, et qu'on regarde à présent comme des perruques,


LES GROTESQUES. 241

étaient en ce temps les novateurs, les blasphémateurs, les romantiques y puisqu'il faut trancher le mot, et ils trai- taient les bustes aussi cavalièrement que jamais jeune france n'a traité Racine. — Ainsi vont les fortunes du monde !


VIII.


chapelain;


C'est un fait généralement reconnu, que les parents, quels qu'ils soient, bourgeois ou nobles, de robe ou crê- pée, sont tous atteints à un degré très-prononcé d'une maladie étrange que l'on pourrait nommer tepoésophobie, ou horreur enragée des vers. — Un héritier présomptif met ses bras à l'envers, verse son potage dans son gilet, ou regarde la lune avec des yeux hébétés ; monsieur le père, grandement inquiet et voulant savoir d'où provient ce désordre énorme, observe attentivement ce tendre re- jeton, et un beau jour, tout d'un coup, sans préparation, à l'instant où il commençait à espérer que l'enfant n'était qu'imbécile, il trouve dans un tiroir, malencontreusement laissé ouvert, quoi donc? un petit serpent frétillant, sifflant


244 LES GROTESQUES.

et dardant sa petite langue fourchue, un gros scorpion bouffi agitant d'un air terrible sa queue et ses pinces? — Non pas, mais quelque chose de plus affreux J — une simple feuille de papier formidablement blanche par les bords et non moins formidablement noire dans le milieu, ayant à droite et à gauche deux marges inexplicables et de l'aspect le plus équivoque du monde. — brave père ! à ce symptôme d'effroyable augure, tu commences à croire que, malgré les bons et prosaïques avis dont tu l'avais soigneusement entouré, ton cher fils est attaqué des vers. — Tu mets à cheval tes besicles de corne sur ton respectable nez violet, et, à travers mille ratures, tu parviens à déchiffrer quelque chose comme ceci :

Beaux yeux, soleils jumeaux, astres du ciel d'amour, Qui même dans la nuit nous faites voir le jour; Bouche éclose à demi, fraîche à tromper l'abeille ; Front poli, nuancé d'une pudeur vermeille; Blonds cheveux, lacs de soie où se prennent les cœurs, Cordages de pur or, dont les amours vainqueurs Garottent en riant les libertés de l'âme, Adorables appas, chers objets de ma flamme ! Trop cruelle Philis, etc., etc.

Alors ta paternelle perruque se hérisse d'indignation comme la perruque d'Haëndel quand on battait la me- sure à faux, et l'olympe majestueux de ta tête reste quel- que temps enveloppé d'un impénétrable brouillard de poudre blanche. Tes manches désolées forcent tes au- gustes bras à s'abattre au long de ton corps et à pendre désespérément et perpendiculairement ; — car il est in- dubitable que le fils de ta femme esl à tout jamais hors


LES GROTESQUES. 245

d'état de faire passer du drap puce pour du noir, du vieux pour du neuf, trois quarterons pour une livre; il est évident qu'il ne se portera pas volontiers à lire Cujas et Barthole, et qu'il sera plus souvent dupé que dupeur, et cela t'ouvre les entrailles, honnête père ! c Ce que j'ai dit de la poésie s'applique aussi à la pein- ture, également redoutée des aïeux ; la misère des pein- tres étant en quelque sorte proverbiale, c'est pour cela que presque toutes les biographies de poêles ou d'artistes commencent fatalement par le récit des persécutions pa- ternelles.

Eh bien ! une seule fois, depuis le glorieux jour où Adam s'est marié avec Eve, il s'est trouvé des parents qui souhaitaient d'avoir un enfant poète, et le destin goguenard, qui se plait à contrarier les desseins des hommes en général et des pères en particulier, leur a donné pour fils Jean Chapelain, auteur de la Pucelle. — Sarcasme gigantesque ! — sanglante ironie de la na- ture !

Jean Chapelain naquit à Paris, le A décembre 1569, sur la paroisse de Saint-Méry, de Sébastien Chapelain et de Jeanne Corbière, fille d'un certain Michel Corbière, ami particulier de Ronsard. — Son père était notaire au Châ- telet, d'une bonne famille d'auprès de Tréguier. en Basse-Normandie, et dont personne n'a jamais contesté la noblesse; un cadet de cette famille, après avoir honora- blement servi le roi François I er , vint prendre alliance et s'étabir en Beauce.

Jeanne Corbière tout éblouie encore des splendeurs flamboyantes de l'auréole de Ronsard et frappée des hon-

14.


246 LES GROTESQUES.

neurs rendus à ce grand poète, désira pour son fils une gloire pareille, et comme quelques mères qui vouent leurs enfants au blanc, elle voua le sien à la poésie : idée belle et touchante, — noble souhait qui méritait d'être accompli !

On donna à l'enfant la plus belle éducation; il eut d'a- bord pour maître un régent particulier qui enseignait chez les Garmes-Billettes ; — puis il fut mis en pension chez Frédéric Morel, doyen des lecteurs du roi, dont la maison était alors l'école la plus célèbre de l'Université. Outre les leçons de cet habile maître, il allait prendre celles de Valens au collège Montaigu, et au collège de Cluni, celles de Nicolas Bourbon, le fameux poète la- tin. — Il fit ensuite un cours de philosophie au collège de Lisieux, et en même temps il apprit sans maître l'es- pagnol et l'italien qu'il posséda parfaitement. Il entreprit aussi l'étude de la médecine, mais il l'abandonna ensuite.

Malgré son application et l'excellence des maîtres, ses progrès furent lents quoique réels, car c'était un esprit droit, exact, mais peu soudain, s'ouvrant avec difficulté, et à qui, entre autres qualités, manquaient principale- ment l'imagination et la fougue. — Le beau portrait gravé par Nanteuil, et dessiné d'après nature, prouverait victo- rieusement que Jean Chapelain ne pouvait remplie les intentions de sa mère, si la Pucelle et les vers satiriques de Boileau laissaient le moindre doute à ce sujet.

— C'est une tête austère, sobre, avec quelques grandes rides scientifiques pleines de grec et de latin, des rides qui ressemblent à des feuillets de livre; le front est élevé, mais peu large ; les extrémités des sourcils serrent de


LES GROTESQUES. 247

près l'angle externe des yeux, ce qui indique l'absence du sentiment de la couleur ; les paupières sont molles et diffuses; le regard est triste, un peu éteint; la chair des joues martelée de petits plans, le nez majestueux et presque royal. Quant à la bouche, qui est assez éloignée du nez, elle est très-fine à la lèvre supérieure, plus grasse à l'inférieure, et aucune sinuosité ne la sépare du menton. Il y a une vague ressemblance entre le bas de cette figuré et celle du cardinal de Richelieu, mais le haut n'est pas illuminé de rayons et d'éclairs, et l'on n'y voit pas flamboyer les deux jaunes prunelles d'aigle. Une grande perruque in-folio descend comme uue cascade de cheveux le long de ces deux pâles joues. — Cette perru- que, il faut le dire, ne répond pas à l'idée qu'on a de la perruque de Chapelain sur les mauvaises plaisanteries rimées du sieur Furetière : elle est ample, ondoyante, bien frisée et digne de marcher entre les plus illustres perruques ; la perruque de Racine, ou de M. Arnaud d'Andilly lui-même, n'ont pas assurément meilleure fa- çon. Une petite calotte couvre le haut du crâne, suivant une mode commune alors aux prêtres et aux personnes du siècle. Un manteau de couleur sombre se drape sur l'épaule avec noblesse et simplicité. — Il n'y a rien là qui sente l'avarice et la lésine \ c'est la mise d'un homme du monde d'un certain âge, élégante, sans recherche de petit-maître et tout à fait convenable pour un savant.

Chapelain ayant perdu son père hésitait sur le parti qu'il avait à prendre et ne savait trop à quoi se résou- dre. Monseigeur de Sourdeac, évêque de Laon, qui l'aimait et appréciait ses talents, le fit mettre auprès du jeune


248 LES GROTESQUES.

baron du Pec, dernier fils du marquis de Vardes, pour lui apprendre l'espagnol seulement; il y resta quelque temps, et ensuite, par la protection de monseigneur de l'Aubespine, évêque d'Orléans, il entra chez M. de la Trousse, qui depuis devint grand-prévot de ïrance. H fit l'éducation de ses deux fils, et sut si bien gagner sa confiance qu'il en vint à gérer ses affaires et à être re- gardé tout à fait comme de la maison ; il suivit M. de La Trousse dans ses différents voyages à file de Rhé, à Nantes, à La Rochelle et en beaucoup d'autres lieux, et resta dix-sept ans entiers avec lui. Ce fut dans ce temps- là apparemment qu'il traduisit le Gusman d'Alfaracke, roman picaresque de Matheo Allemani , employé, sous Philippe H, à la cour des comptes de Madrid. Cette tra- duction n'est pas signée ; mais l'abbé de Marolles, sur le catalogue des livres qui lui ont été donnés par les au- teurs, la désigne comme étant de Chapelain, ce qui est une suffisante autorité.

A travers tout cela, par obéissance filiale, sans doute, il s'occupait sourdement de poésie et surtout de poéti- ques; il se préparait d'avance à ce qui devait être l'œuvre de toute sa vie et méditait peut-être déjà sa triomphante épopée. Il voyait familièrement M. de Malherbe, M. de Gombault, le doyen des poètes français et le mieux mis des hommes de lettres du temps, le puriste Vaugelas, et Faret, l'auteur de l'Honnête homme, la rime naturelle de cabaret et le plus cher ami du gros Gérard de Saint- Amant.

\ers cette époque, le célèbre cavalier Marini, étant venu en Francepour faireimprimer son poème de l'Âdone,


LES GROTESQUES. 24$

voulut auparavant en faire lecture à Malherbe et à Vau- gelas, afin d'avoir leur avis. Ceux-ci le prièrent de leur permettre de faire venir un jeune homme très-expert en matière de vers, qui savait l'italien aussi bien qu'eux et n'avait point d'égal sur la poétique. — La lecture ache- vée, Chapelain dit que le sujet était mal choisi, essen- tiellement vicieux, et que la fable était conduite d'une manière contraire aux véritables règles, mais que beau- coup d'endroits étaient fort galamment et fort vivement touchés, que la finesse des pointes et l'éclat des orne- ments déguisaient les défauts sensibles pour les seuls connaisseurs, et qu'à l'aide d'une préface spécieusement arrangée on pourrait dissimuler ces fautes et jeter de la poudre aux yeux du public; que, de cette façon, l'ou- vrage se débiterait et aurait de la vogue ; il parla si per- tinemment et montra une connaissance si approfondie de ces matières, qu'on le supplia de faire cette préface lui-même, personne n'étant capable de s'en acquitter aussi bien que lui ; il résista longtemps et finit cepen- dant par se décider à l'écrire. — Cette préface fit grand bruit parmi les savants et les gens du monde pour les nouveautés qu'elle renfermait, et ce fut elle qui com- mença la réputation de Chapelain, qui, dès lors, passa pour grand connaisseur et devint l'arbitre souverain pour les choses de goût. $

Cette dissertation qui parut en 1623, le fit connaître au grand Armand, qui conçut tout d'abord une haute estime pour son talent, et qui lui trouvant beaucoup de sagacité et d'usage du monde, le voulut employer en des négocia- tions diplomatiques, ce dont il se défendit avec une mo-


280 , LES GROTESQUES,

destie et un désintéressement admirables. Le cardinal, qui, ainsi que chacun le sait, avait de grandes prétentions au bel esprit et s'occupait particulièrement de littérature, se plaisait beaucoup à l'entretien de Chapelain, et un jour celui-ci, dans une discussion sur Fart dramatique, ayant parlé de la fameuse règle des trois unités, parfaite- ment ignorée alors, non-seulement du cardinal-duc, mais même des gens du métier, il dit tant de belles choses sur ce propos, et donna des raisons si justes et si pertinentes, que le cardinal, émerveillé et ravi, lui ac- corda une pension de mille écus et lui octroya pleine au- torité sur le troupeau de poètes qu'il avait à ses gages.

Il ne se fit plus une pièce de théâtre, un madrigal ou un sonnet sur quoi Ton ne voulût avoir son avis. — Ces vers de Godeau, évêque de Vence, en font foi :

Illustre Chapelain dans cette solitude Où je goûte en repos les plaisirs de l'étude, Je songe tous les jours au trouble infortuné Où pour être trop franc tu t'es abandonné, Et je souhaiterois pour ta savante muse Un calme égal au mien, dont peut-être j'abuse

Et plus loin :

Le grand bruit de ton nom te trouble et t'incommode : L'un t'apporte un sonnet, l'autre t'apporte une ode.

Il était l'oracle de l'hôtel Rambouillet. Racine *ui- méme, étant fort jeune encore, le vint consulter sur l'ode de la Nymphe de la Seine, qu'il fit à l'occasion du ma- riage du roi. Chapelain releva obligeamment quelques


LES GROTESQUES. 25i

fautes qui s'y trouvaient, entre autres celle d'avoir mis en eau douce des tritons, divinités essentiellement salées, ce qui est une énorme incongruité mythologique. Il lui fit avoir une gratification de cent louis et une pension de six cents livres de la part du roi, procédé généreux s'il en fut, et dont on ne voit pas que Racine ait été très-recon- naissant.

Chapelain était, en eflet, le plus honnête homme du monde, allant au devant des occasions d'obliger, ami sincère et effectif, plein de politesse et de mesure, fait pour plaire également à la cour et à la ville. Il n'y a guère autre chose à lui reprocher que d'avoir fait des vers inexprimablement durs et mortellement ennuyeux. Boileau lui-même, son plus acharné ennemi, ne peut lui refuser toutes ces belles qualités dont nous avons fait le catalogue ci-dessus :

Qu'on vante en lui la foi, l'honneur, la probité, Qu'on prise sa candeur et sa civilité, Qu'il soit doux, complaisant, officieux, sincère, Je le veux, j'y souscris, et suis prêt à me taire.

C'est principalement dans la Pucelle que Chapelain s'est élevé à cette puissance de coriacité et de dureté qu'on lui voit, car ses odes et ses petites pièces sont d'un tour net et coulant et ne manquent pas d'harmonie. Voici quelques strophes de l'ode au cardinal de Richelieu que Boileau trouvait assez belle, et qui est, à coup sûr, beau- coup moins rocailleuse que l'ode sur la Prise de Namur :

Grand Richelieu de qui la gloire, Par tant de rayons éclatants,


2W LES GROTESQUES.

De la nuit de ces derniers temps Écîaircit l'ombre la plus noire ; Puissant esprit dont les travaux Ont borné le cours de nos maux, Accompli nos souhaits, passé notre espérance, Tes célestes vertus, tes faits prodigieux, Font revoir en nos jours, pour le bien de la France, La force des héros et la bonté des dieux.


Ils chantent nos courses guerrières Qui, plus rapides que le vent, Nous ont acquis en te suivant La Meuse et le Rhin pour frontières; Ils disent qu'au bruit de tes faits Le Danube crut désormais N'être pas dans son antre assuré de nos armes, Qu'il redouta le joug, frémit dans ses roseaux, Pleura de nos succès, et grossi de ses larmes, j Plus vite vers l'Euxin précipita ses eaux.

• >••••••..••••••

Toutefois en toi Ton remarque Un feu qui luit séparément De celui dont si vivement Resplendit notre grand monarque; Comme le pilote égaré Voit en l'ourse un feu séparé Qui brille sur sa route et gouverne ses voiles, Cependant que la lune accomplissant son tour Dessus son char d'argent environné d'étoile» Dans le sombre univers représente le jour.

Ébloui de clartés si grandes,

Incomparable Richelieu,

Ainsi qu'à notre demi-dieu

Je te viens faire mes offrandes,

L'équitable siècle à venir

Adorera ton souvenir Et du siècle présent te nommera l'Alcide Tu serviras un jour d'objet à l'univers,


LES GROTESQUES. 2b-2

Aux ministres d'exemple, aux monarques deguide^ De matière à l'histoire, et de sujet aux vers.


De quelque insupportable injure

Que ton renom soit attaqué

Il ne sauroit être offusqué :

La lumière en est toujours pure ;

Dans un paisible mouvement

Tu t'élèves au firmament Et laisses contre toi murmurer cette terre; Ainsi le haut Olympe, à son pied sablonneux, Laisse fumer la foudre et gronder le tonnerre, Et garde son sommet tranquille et lumineux.

Cette chute est d'une grande beauté. Plusieurs strophes des autres odes, qui, en général, n'ont pas moins de trois cents vers, ne le cèdent pas à celle-ci ; elles aident à com- prendre la prodigieuse célébrité dont a joui Chapelain jusqu'à l'apparition de la Pucelle.

Tout le monde avait la ferme espérance que lui seul pouvait restaurer les lettres françaises,

Et de Malherbe éteint rallumer le flambeau.

On attendait des miracles de lui, En effet, on ne pouvait pas attendre moins d'un homme qui savait à fond les règles et les proportions de Fart et qui était plus fort qu'un Turc sur la poétique, d'un homme si bien rente, si bien en cour, et qui était le canal par lequel le divin Richelieu faisait couler ses grâces. — Quelques petits ou- vrages raisonnablement pensés, écrits avec sagesse, limés et polis soigneusement, donnant, par leur médiocrité même, peu de prise à la critique, et colportés à la ronde

15


254 LES GROTESQUES.

et vantés outre mesure, entretenaient la cour et la ville dans une respectueuse admiration; et il est certain que, & la Pucelle n'eût point paru, Chapelain, dont le nom est si décrié, aurait gardé sur le Parnasse la haute place qu'il y occupait. — C'est un sort singulier que le sien. — Il a joui de la plus immense gloire inédite, et a eu le talent de persuader à tout le monde qu'il était effectivement lin fort grand poète. Cette conviction était tellement an- crée dans les esprits, que plusieurs hommes doctes et re- Bommandables ne furent pas même désabusés par la lec- îure de la Pucelle. Jamais écrivain n'a été si loué, si ixalté, tant en prose qu'en vers, et il ne faut pas croire que ce fut par des grimauds. — M. le duc de Montansier, l'original du Misanthrope, a fait à sa louange deux son- nets et une ode; madame la princesse de Guéménée s'est aussi mise sur les rangs; monseigneur Godeau, évêque de Vence, monseigneur Huet, évêque d'Àvranches, Font chanté en latin et en français; de Balzac l'exalte en plu- sieurs endroits; Sarrazin, Ménage, Vaugelas, Lanceîot, le ^omte d'Etlan, Maynard, Chardin, Tallemant des Réaux et tout ce qu'il y avait de plus estimé alors dans la répu- blique des lettres, en ont parlé le plus favorablement du monde; le fier Corneille lui-même, en des vers latins qu'il a faits, s'écrie d'un ton d'humilité chagrine et dé- couragée :

Sed neque Godaeis accédât musa tropœis, Nec Capellanum fas mihi velle sequi,

Et que Ton ne croie pas que ces vers soient ironiques ou exagérés ; ils sont les plus exacts et les plus sérieux du monde.


LES GROTESQUES. 25o

Sî Ton voulait citer toutes les personnes qui ont porté un témoignage favorable sur Chapelain, il faudrait faire le relevé de tous les écrivains de l'époque tant Français qu'étrangers, car aucun ne s'en est tu. — Le grand Col- bert professait une telle estime pour lui qu'il l'écoutait exclusivement pour les matières de littérature, et que lorsqu'on voulut gratifier les savants et les auteurs, ce fut lui qui dressa la liste de ceux qu'il croyait mériter une récompense ou une pension. — Ce travail, où chaque nom est accompagné d'une courte notice ou d'une ap- préciation, est extrêmement curieux; des noms peu ou point connus y sont cités comme des illustrations sans pareilles et ont des articles fort longs; d'autres, tout rayonnants aujourd'hui, y sont à peine indiqués en quel- ques lignes. Voici le jugement et la note très-cavalière- ment succincte qui concerne Molière :

« Il a connu le caractère comique et l'exécute natu- rellement. L'invention de ses meilleures pièces est imitée, mais judicieusement; sa morale est bonne, et il n'a qu ? à se garder de sa scurrilité. »

Vous voyez que l'éloge est maigre; c'est de Molière que Jean Chapelain parle ainsi. Il se croyait de beaucoup au-dessus de lui, et en cela il était fort excusable, car c'était alors une opinion pour ainsi dire générale. L portrait qu'il fait de lui-même est infiniment plus amph ?t travaillé avec une complaisance toute paternelle :

a C'est un homme qui fait une profession exacte d'ai- mer la vertu sans intérêt; il a été nourri jeune dans 1 s langues et la lecture : ce qui, joint à l'usage du monde, lui a donné assez de lumière des choses pour l'avoir fai!


256 LES GROTESQUES.

regarder des cardinaux de Richelieu et Mazarin comme propre à servir dans les négociations étrangères. Mais son génie modéré s'est contenté de ce favorable jugement et s'est renfermé dans le dessein du poème héroïque qui occupe sa vie et qui est tantôt à sa fin. On le croit assez fort dans les matières de langue, et Ton passe volontiers par son avis sur la manière dont il faut s'y prendre à former le pian d'un ouvrage d'esprit de quelque nature que ce soit, ayant fait étude sur tous les genres, et son caractère étant plutôt de judicieux que de spirituel ; surtout il est candide, et comme il appuie toujours de son suffrage ce qui est véritablement bon, son courage et sa sincérité ne lui pemettent jamais d'avoir de la complai- sance pour ce qui ne l'est pas. S'il n'était pas attaché à son poème, il ne ferait peut-être pas mal l'histoire, de laquelle, il sait assez bien les conditions. »

En général, ces appréciations portent beaucoup plus sur la forme que sur le fond. — On y voit beaucoup de phrases comme ceci : — Il a la belle manière du style. — Il écrit d'un tour net, aisé et coulant; il sait à fond les deux langues; sa latinité est bonne. — Ce qu'il fait est sans ornement, mais suffisamment pur, — S'il se laissait diriger, on en pourrait tirer parti, mais il a un orgueil insupportable, etc., etc.

Cette accusation d'amour-propre démesuré sert de finale et de correctif à chaque note et ne donne pas une très-haute idée de la modestie des auteurs du temps. — Cette phrase : « Il refuse obstinément de suivre les conseils et n'en veut faire qu'à sa tête, » se représente assez sou- vent et montre dans Chapelain une tendance à régenter


LES GROTESQUES. 257

et à faire la classe du Parnasse, suite naturelle de ses études profondes sur la manière dont il s'y faut prendre à former le plan d'un ouvrage d'esprit de quelque nature que ce soit. — Sa censure n'épargnait pas le grand Armand lui-même, le héros/ le presque dieu du siècle ; et Ton conte que l'illustre cardinal ayant communiqué à Chapelain le ma- nuscrit d'une grande pastorale où il y avait jusqu'à cinq cents vers de sa façon, le candide Chapelain, de la manière la plus respecteuse du monde, y fit un si grand nombre d'observations grammaticales et autres que le cardinal, outré de colère et blessé au vif dans son amour-propre de poète, le plus chatouilleux de tous les amours-propres, déchira en mille morceaux le papier où elles étaient con- signées, sans achever de lire; mais comme la nuit porte conseil, le lendemain il se ravisa et fit réunir et recoller ensemble les fragments épars, et, après une seconde lec- ture, il reconnut la justesse des critiques et défendit que l'on imprimât la pièce. Le chevalier de Linière, dans une pareille occasion, ne prit pas la chose aussi bien. Ayant été montrer à Chapelain un produit de sa veine, celui-ci lui dit qu'ayant de la naissance et de la fortune il avait tort de se mêler d'écrire et que c'était un ridicule que tout galant homme devait éviter de se donner, ce qui irrita beaucoup plus Linière que s'il lui eût tout simple- ment dit que ses vers étaient mauvais, et le poussa à faire des pamphlets et des épigrammes qui mirent les rieurs de son côté : lui, La Mesnardière et Despréaux furent les trois guêpes les plus acharnées au dos du mal- heureux Chapelain, à qui sa haute position et ses fami- liarités illustres avaient attiré des éloges hyperboliques


258 LES GROTESQUES.

et peut-être peu sincères de la part des écrivains affamés et désireux d'être portés sur la bienheureuse liste. — Ils ne quittèrent sa peau que lorsqu'ils le virent sur le flanc et hors d'état de se relever. — Les autres, ayant eu ce qu'ils voulaient, tournèrent casaque pour la plupart et chantèrent la palinodie.

II y eut jusqu à soixante savants, tant Français qu'é- trangers pensionnés ou gratifiés. — Le lecteur ne sera peut-être pas fâché de savoir les noms de ces illustres ; bien peu ont gardé la célébrité qu'il avaient. Voici les principaux :

En Italie, Léo Allatius , bibliothécaire au Vatican , à qui le pape défendit d'abord d'accepter la pension, pour ne lever cette défense que deux ans plus tard ; le comte Graziani, secrétaire d'État du duc de Modène; Ottavio Ferrari, professeur en éloquence à Padoue; Carlo Dati, professeur en humanités à Florence; Vicenzo Viviani, premier mathémacien du grand-duc.

Pour la Hollande et la Flandre, Jean-Henri Boeelarus, professeur d'histoire à Strasbourg; Thomas Reinesius, conseiller de rélecteur de Saxe; Jean-Chrysostôme Wa- genseil, professeur à l'académie d'Altorff ; Jean Hevelius, fameux astronome de Dantziek; Hermanus Conragius, professeur en politique à Amsterdam (j'espère que voilà une assez respectable kyrielle de savants en us).

En France , Chapelain , comme de raison; d'Ablan- court, Conrat, Gomberville, Bourzeys, le gros Charpen- tier, Perrault l'anti-homérique, Fléchier, Cassagne, Cor- neille, Segrais, Racine , Desmarets le visionnaire. Huet.


LES GROTESQUES. 239

Mézeray, Leclerc, Gombaulcl, LaChambr? ; Siihon,Boyer, Quinault, tous de l'illustre compagnie.

Dès 1629, Chapelain se trouvait à rassemblée tenue chez M. Conrart, qui était composée de MM. Godeau, Gombaud, Malleville, Cerisay, CivîIIe, Fabbé de Cerisy, et où l'on s'occupaitde littérature; l'abbé de Bois-Robert, qui y venait quelquefois, en parla au duc de Richelieu, et c'est ce qui lui donna l'idée de l'Académie française. — A la seconde séance , le 20 mars 1634 , Chapelain , comme Ton cherchait de quoi l'Académie se devait préa- lablement occuper pour se rendre digne de son titre de française, soutint qu'il fallait d'abord, et avant toutes choses , s'occuper d'épurer la langue et travailler à la rendre capable de la haute éloquence ; que , pour cet effet, il était bon d'en régler premièrement les termes et les phrases dans un ample dictionnaire et une gram- maire fort exacte, qui lui donneraient une partie des or- nements qui lui manquaient, et qu'ensuite elle pourrait acquérir le reste par une rhétorique et une poétique que l'on composerait pour servir de règle à ceux qui vou- draient écrire en prose ou en vers.

La savante compagnie accéda volontiers à cette pro- position; — Chapelain arrêta le plan; et ce dictionnaire interminable, source inépuisée de plaisanteries, et qui a fait éclore plus de sarcasmes qu'il n'est gros (ce qui n'est pas peu dire), fut commencé avec une activité qui se ra- lentit bientôt, plus par la nature minutieuse du travail que par manque de bonne volonté de la part des acadé- miciens. Le cardinal de Richelieu , surpris de cette len- teur , voulant juger par lui-même si elle se devait attri-


200 ' LES GROTESQUES.

buer à la paresse ou à la négligence, se transporta un jour à l'Académie sans prévenir personne et assista à une séance : on en était au mot ami. La discussion fut si longue et si vive que le cardinal, le meilleur ménager du temps, l'homme qui fit le plus de choses en peu d'espace, se retira pleinement convaincu que l'ouvrage, pour être fait comme il devrait être, ne se pouvait mener avec plus de célérité.

Ce fut Chapelain qui tint la plume dans les Sentiments de V Académie sur le Cid. Cette critique juste , décente et honnête, lui fit et lui fait encore honneur. C'est certaine- ment une des meilleures et des plus sensées qu'on ait faites.

— Maintenant que nous voici à peu près quitte des détails biographiques , nous allons procéder à l'examen de cette fameuse Pucelle, qui est le plus mauvais ouvrage de Chapelain et le seul dont on ait cependant gardé mé- moire. Laissons parler Chapelain lui-même et écoutons les motifs qui Font porté à faire un poème épique en vingt-quatre chants, dont douze encore inédits.

« Ce fut plutôt un essai qu'une résolution déterminée, pour voir si cette espèce de poésie, condamnée comme impossible par nos meilleurs écrivains, était une chose véritablement déplorée, et si la théorie, qui ne m'en étoit pas tout à fait inconnue, ne me serviroit pas à montrer à mes amis, par mon exemple , que, sans avoir une trop grande élévation d'esprit, on la pouvoit mettre m pra- tique; surtout, je n'avôis garde de me persuader qu'un travail que je faisois à l'ombre dût jamais s'exposer au jour. »


LES GROTESQUES. 261

On voit par cette phrase que les Français avaient déjà la réputation, bien méritée du reste, de ne pas avoir la tête épique. — Quant à moi, je simplifierais la question en disant que les Français n'ont pas la tête poétique du tout. — Je sais bien que Ton me va jeter aussitôt cin- quante noms à la figure et crier au paradoxe, mais rien au monde n'est plus véritable : tout ce qui est poésie et lyrisme répugne naturellement au public français, le public le plus indolent et le moins attentif qui soit. La poésie ne se comprend pas au premier coup ; il faut être dans un état d'âme particulier pour en bien percevoir les beautés, et le Français veut comprendre au premier coup et même sans avoir écouté. Tout ce qui est sur un ton un peu élevé, tout ce qui palpite et bat des ailes lui est par cela même suspect ; il est travaillé de la peur d'être ridicule en admirant une chose neuve ; il lui faut une clarté de verre, une limpidité d'eau filtrée, une exactitude géomé- trique, une grande sobriété d'ornements, car le moindre détail le distrait du fond. — Ce qu'il cherche avant tout dans toutes choses, c'est la fable, le sujet ; il veut savoir si le prince épousera la princesse; contentez sa curiosité sur ce point important, et il vous tiendra quitte du reste : il ne supporte le commencement que dans l'espérance d'une fin prochaine. — Plus tôt vous arriverez, plus il vous en saura gré : pour atteindre ce bienheureux *erme, jetez en route et les développements, et les préparations, et l'étude des mœurs, le costume, la couleur, la fantaisie, la forme, tout ce qui est l'art enfin, — il vous remerciera de ces sacrifices et battra des mains. Le Français n'est ni poétique, ni plastique ; il ne s'entend pas plus en statues

15*.


262 LES GROTESQUES.

qu'en tableaux ; il est spirituel dans le sens le plus misé- rable du mot. Son auteur favori, quoi qu'on dise et qu'on fasse, est et sera toujours Voitaire ; le lyrique selon son cœur est incontestablement Jean-Baptiste ilousseau, dit le Grand. Pour la première toile bien léchée et bien luisante de M. Paul Delaroche, il donnerait volontiers toutes les stanze du Vatican et les fresques de la Sixtine. Au musée, vous trouverez toujours le vrai Français se mirant d'un air émerveillé dans le chaudron de M. Drolling ; ce chau- dron lui va; l'art fait ainsi lui convient. L'Opéra-Comique lui convient semblablement ; il est à l'aise dans cette mu- sique et dans ce théâtre ; ce sont des émotions douces qui ne troublent pas sa digestion, et il rentre chez lui fort satisfait en chantonnant à faux quelque phrase d'a- riette.

Avant de commencer son poëme, Chapelain en médita le plan cinq ans entiers, et l'écrivit en prose d'un bout à l'autre. M. d'Andilly et Vaugelas, qui virent ce plan, le trouvèrent si sage, si bien ordonné et si conforme aux règles, qu'ils s'en préoccupèrent très-favorable- ment et eurent dès lors une fort haute idée de l'ou- vrage ; ils en dirent beaucoup de bien de par le monde, et persuadèrent au duc de Longueville que l'honneur de sa maison y était intéressé, et qu'il lui serait glorieux de doter la France de l'épopée qui lui manquait: ce géné- reux prince, protecteur des lettres plus zélé qu'éclairé, accorda à Chapelain une pension de mille écus qu'il lui continua tout le temps que dura son travail, et qu'il lui doubla ensuite pour le consoler des critiques que l'on fit de son ouvrage lorsqu'il vit le jour




LES GROTESQUES. 263

En vérité, si Ton ne savait pas que Jean Chapelain « fai- sait une profession exacte d'aimer la vertu sans intérêts », on croirait qu'il a prolongé à dessein la durée de son la- beur pour jouir plus longtemps de la pension, car il ne s'écoula pas moins^Ie trente ans entre le jour où il écrivit le premier vers de son poëme et celui où il mit au bas de son œuvre le bienheureux mot fin. Horace lui-même ne demande pas plus de neuf ans, ce qui est déjà bien hon- nête. — Le divin Mélésigène, après avoir fait Y Iliade et Y Odyssée, s'en allait pauvre et nu sur les grèves de la mer, mendiant son pain et chantant des vers pour gagner quel- que petite pièce de monnaie ; et Chapelain empoche près de cent mille francs pour ce poëme, le plus prosaïque et le plus impossible à lire ou à entendre dont ait jamais accouché une cervelle humaine ouverte avec la hache et le marteau. — C'est dans Tordre, et ce n'est pas pour rien que la médiocrité a reçu I'épithète d'auréa il y a déjà fort longtemps.

C'était alors la grande mode du poëme héroïque ; il y avait des averses d'épopées in-folio, et chaque écrivain tenait à honneur de faire la sienne ; une véritable épidé- mie épique I — On Savait que le glorieux Chapelain fai- sait une épopée, et l'ouvrage, bien qu'inédit, était re§an dé comme le suprême effort de l'esprit humain ; tous les poètes de suivre l'exemple du poète en vogue, et de se tourner à l'héroïque. Mais ils ne recevaient pas mille écus par an, ils furent beaucoup plus expéditifs, et leurs poè- mes, commencés bien après la Pucelle, parurent beau* coup avant. — C'est à quoi Chapelain fait alluma dam sa préface i


264 LES GROTESQUES.

« Venant d'ailleurs après tant d'écrivains illustres et dont le mérite a occupé la faveur du peuple, ne dois-je pas appréhender qu'il me refuse l'applaudissement que j'en eusse peut-être obtenu si je me fusse fait voir aussi bien le premier dans la carrière que j'ai paru sur les rangs? En effet, qu'est-ce que la Pucelle peut opposer dans la peinture parlante au Moïse de M. Saint-Amant, dans la hardiesse et la vivacité, au Saint-Louis du révé- rend père Le Moyne; dans la pureté, dans la facilité et dans la majesté, au Saint-Paul de Monseigneur l'évêque de Vence ; dans l'abondance et dans la pompe, à YAlaric de M, de Scudéry; enfin, dans la diversité et dans les agréments, au Clovis de M. Desmarets? Je ne parle point de laPharsale de M. de Brébœuf, quoique ses vigoureuses expressions ne cèdent en rien à celles de l'original, et qu'il soit aisé de voir par une si brillante copie jusqu'où il pouvoit porter son vol s'il ne se fût point borné à une moindre élévation que la sienne. La Pucelle se reconnaît inférieure en toutes choses à tous ces héros, et si elle ne se pouvoit vanter de les avoir excités, par son exemple, à entreprendre cette glorieuse course, elle n'oseroit pas même se croire digne de la faire après eux. Que dirois-je encore de l'avantage qu'a sans doute la gravité magni- fique du Constantin du révérend père Mambrun, et du Martel de M. de Boissat, sur l'inculte simplicité de ma bergère 5 et si l'on -pouvoit aussi bien faire comparaison entre des poèmes de langage différent qu'entre ceux d'une même langue, que ne dirois-je enfin du Conquistodi Gra- nata du seigneur Girolamo Graziani, mettant sa richesse en parallèle avec la pauvreté de ma France délivrée ? »


LES GROTESQUES. 265

Certes, voilà une respectable nomenclature, et en vé- rité la France ne se doute guère des richesses qu'elle pos- sède : or ne voilà pas moins, ou peu s'en faut, d'une douzaine ds poèmes épiques, et je ne sache guère de na- tion qui puisse en citer autant. — Il faut considérer, en outre, qu'il n'est fait mention ici que des ouvrages parus pendant le temps que le brave Chapelain a employé pour armer de toutes pièces sa massive Pucelle ; car à partir de la Franciade de Ronsard jusqu'à la Henriade de Yol- taire , on en trouverait bien encore deux ou trois autres douzaines.

— Pauvre Jeanne Corbière ! ton fils, comme tu le sou- haitais, a bien eu la gloire du Vendômois, mais il ne l'a pas emportée dans la tombe, et il lui a survécu; la muse n'a pas baisé ses doctes lèvres, et l'amour s'est vengé de la harangue injurieuse qu'il a prononcée contre lui en pleine Académie , en ordonnant au trio des Grâces de le fuir à tout jamais. — Le malheureux, si savant en poé- tique, a pu faire, sur Agnès Sorel, l'adorable châtelaine du château de Beauté, sur Agnès Sorel, dont le nom seul est une musique, soixante ou quatre-vingts vers plus criards que des scies ou que des geais plumés tout vifs, plus rocailleux que la Sierra-Morena, et où les mots sont accouplés d'une manière si hétéroclite que l'on ne sait plus si c'est du haut allemand ou du théotisque !

  • ? — La dureté du style de la Pucelle est inimaginable.

f Ce n'est pas une note qui détonne quelquefois, ou un son qui heurte un son, c'est une dureté perpétuelle, com- plète et telle qu'on la croirait cherchée ; c'est une espèce d'harmonie inharmonique, si l'on peut s'exprimer ainsi, !


266 LES GROTESQUES,

et où Faccofd se trouve à force de discordance. On ne peut pas dire précisément qu'un vers soit plus aigre que l'autre, car ils le sont tous également et partout : le pre- mier mot déchire aussi affreusement l'oreille que le se- cond ou le troisième : si on les récite à haute voix, ce qui est impraticable sans se mettre les lèvres en sang et se râper la langue, il vous semble que l'on renverse des voitures pleines de pavés et qu'il passe sous vos fenêtres des chariots chargés de barres de fer.

Il n'y a pas d'âneries proprement dites, ni de stupidi- tés énormes à provoquer un rire homérique; ce n'est plus la mystique extravagance du père Pierre de Saint-Louis, ni la fatuité cavalière du Scudéry, qui amuse tout en fai- sant hausser les épaules, c'est une raison lourde, épaisse, un bon sens ennuyeux et commun à vous jeter de dégoût dans toutes les hyperboles du Marini et du Gongora ; — jamais personne n'a atteint une pareille intensité d'ennui; c'est comme si l'on vous mettait une chape de plomb sur la tête : tout est gris, morne, décoloré, blafard; les for- mes sont sèches, découpées, la couleur lourde et fausse; les descriptions des choses les plus agréables vous im- pressionnent dans un sens inverse, le peu de roses qui fleurissent çà et là entre les blocs épars ont aussi mau- vaise grâce que des choux, et leurs épines sont plutôt des épines de chardon que des épines de rose.

La Pucelle, cette figure si rayonnante, si céleste, si poé- tique, n'est plus qu'un spectre de pierre vêtu d'une ar- mure de pierre et disant des paroles de pierre. — La sta- tue du Commandeur ne frappe pas le sol plus lourde- ment de ses bottines de marbre. Dunois, au lieu d'être un


LES GROTESQUES. 267

véritable héros vivant ou tout au moins un héros taillé dans l'albâtre ou le jaspe, n'est qu'une grossière acadé- mie de terre cuite. — L'air aussi est de pierre, et je m'é- tonne comme ces lourdes épées, que les combattants agi- tent avec de si furieux efforts, peuvent parvenir à le di- viser sans voler en éclats. — Les petits ruisseaux qui tom- bent des rochers ont l'air de stalactites plutôt que d'eaux molles et pénétrables, le feuillage des arbres semble fait avec du fer blanc, et les anémones couleur de sang qui diaprent les gazons tondus de près et tirés au cordeau paraissent montées sur des fils d'archal. — Le bruit des marteaux des Cyclopes devait être, en comparaison de ce style et de cette harmonie, la plus délicieuse musique du monde; les raides et informes ébauches de la peinture by- zantine sont des chefs-d'œuvre de grâce et de souplesse à côté des coriaces silhouettes frappées à i'emporte-pièce du brave Jean Chapelain. Du moins l'œil y est-il réjoui par la beauté des outremer et des lacques et la richesse des fonds d'or mat ou bruni, compensation qui n'existe pas dans la Pucelle.

pauvre Agnès Sorel, ô charmante amoureuse d'un roi jeune et beau, quels vers ce misérable savant a com- mis à propos de toi ! — Avec ses grosses mains rouges il plaque stupidement contre tes délicates tempes d'ivoire tes souples cheveux blonds dont il fait une perruque à la Louis XIV; il transforme tes yeux clairs et transparents en uneespèce d'officine où de gros amours pansus for- gent des traits et des broches pour enfiler les cœurs comme des mauviettes ou des becfigues. Il fait disparaître l'in- carnat divin de tes belles joues sous un fard grossier cou-


268 LES GROTESQUES,

leur de brique, et les roses et les lis qu'il arrache du par- terre de poésie pour en fleurir tes louanges se flétrissent subitement et deviennent plus pâles que l'asphodèle des morts. Il t'ajuste dans la bouche un double rang de perles qui ont l'air de ces mâchoires d'ivoire sculpté à gencives écarlates que Désirabode expose dans ses cadres. — Il ose décrire ces deux blanches poésies qui s'épanouissent sous ton cou de satin en quatre lignes riméesqui sont qua- tre crimes contre Vénus et les Grâces ; — et tes belles mains si pures, si royales, trouées de petites fossettes, il les fait grotesquement sortir de tes manches comme les mains de bois de Colombine ; et pour mettre le comble à la mesure, il compare tes doigts à des bras. — pauvre ombre d'Agnès Sorel !

On voit hors des deux bouts de ses deux courtes manches Sortir à découvert deux mains longues et blanches Dont les doigts inégaux, mais tout ronds et menus, Imitent l'embonpoint des bras ronds et charnus.

Aglaé, Pasithée, Euphosine, charmantes sœurs, voilez vos doux yeux avec vos mains de lis.

Lugete ô Vénères, Cupidinesque,

Et quantum est hominum venustiorum.

Iou y.XatETe Kurcpi *a«. spcare;, Oaact ôWspoevTsç av^psç eîat.

Et toi, Apollon Sminthien, écorche tout vif, comme tu fis du satyre Marsyas, le misérable qui tire de son rebec des sons si aigres et si discordants, et que sa peau sus- pendue dans ton temple serve d'avertissement aux ri-


LES GROTESQUES. 269

meurs futurs ! — Le gracieux, comme on peut le voir, n'est pas le côté brillant de Chapelain.

La manière de Chapelain est précise jusqu'à la séche- resse, exacte jusqu'au pédantisme : il vise à la concision et à la pureté avant toute chose, et il n'a que les défauts de ces qualités. Quoique souvent son style soit serré à en être obscur, il semble long et diffus ; il tend à être grani- tique et n'est que rocailleux ; ce qu'il jette en bronze se tourne en plomb dans le moule. Il trouve le moyen d'être pâteux et sec, bouffi et plat, enluminé et incolore, tour- menté et sans mouvement ; et ce qu'il y a de pis, c'est qu'au fond son ouvrage est très-raisonnable, très-bien con- duit, très-bien charpenté, comme on dit maintenant, et qu'il aurait pu être un véritable poëme s'il eût été versifié par un autre que par lui.

Chapelain s'y est pris tout au rebours. Il a appris le grec, le latin, l'espagnol, l'italien, la rhétorique, la poé- tique ; il a lu Aristote, et médité soigneusement tous les traités anciens et modernes qui ont été faits sur la manière dont se doit conduire une épopée : il s'est beaucoup tra- vaillé pour savoir si une femme peut être régulièrement l'héroïne d'un poëme, si l'on pouvait ou non y employer la machine de la magie, comme dans les vieux romans, et si les figures et les personnifications mythologiques étaient admissibles dans une œuvre chrétienne ; il cher- che quel est le caractère de la narration, en quoi le style narratif est différent du discours ; s'il est permis d'user d'hyperboles et de comparaisons ; s'il faut se jeter en des hardiesses et des témérités de langue à la façon des anciens, ou n'user que des termes qui ont cours parmi ceux que


270 LES GROTESQUES,

l'on' a coutume d'appeler les honnêtes gens; et mille questions de pareille importance. Maïs de la poésie, il ne s'en occupe guère, et en vérité il n'en aurait pas le temps.

Il eût beaucoup mieux fait, à mon avis, de laisser débattre toutes ces choses aux grammairiens, dont c'est la besogne, et de tracer son sillon sur la croupe du Par- nasse en bon et simple bœuf poétique, tirant de toutes ses forces sans s'inquiéter d'autre chose que d'arriver au bout : il sort d'une terre ainsi labourée de beaux épis dorés entremêlés de bluets et de jolies fleurs rouges. Il ne vient que des chardons et de la bardane dans le maigre • sable des traités et des préfaces sur l'art. — Un poète , quoi qu'on dise, est un ouvrier ; il ne faut pas qu'il ait plus d'intelligence qu'un ouvrier, et sache un autre état que le sien sans quoi il le fait mal : je trouve très- parfaitement absurde la manie qu'on a de les guinder sur un socle idéal; — rien n'est moins idéal qu'un poëte. — Le poëte est un clavecin et n'est rien de plus. Chaque idée qui passe pose son doigt sur une touche ; — la touche résonne et donne sa note, voilà tout. Personne ne croit qu'un piano soit un musicien : les poètes sont les pianos de la foule; les uns ont plus d'octaves, les autres moins.

Homère n'était probablement pas de première force en esthétique. Les miraculeux artistes du moyen âge ne savaient souvent ni lire ni écrire, et produisaient des chefs-d'œuvre sans en avoir la conscience, de même que les pommiers portent des pommes, parce que ce sont des pommiers et non par une autre raison. La poésie est une


LES GROTESQUES. 27î

chose de tempérament; on naît poëte comme on naît brun ou blond, et c'est une grande erreur de croire que, par la réflexion, l'étude , le travail, on puisse arriver à faire de bons vers. Tout l'esprit, toute la science, tout le style du monde réunis ne vous mettront pas en état d'ac- coucher d'un quatrain passable, et le premier goujat ivre, chantant à tue-tête au fond d'une taverne, dira à lui seul, en une heure, plus de choses poétiques que plusieurs académies ensemble n'en disent dans un an.

Pour bien faire les vers, il faut en avoir fait tout jeune, et s'être rompu de bonne heure les poignets et les membres à ce genre d'escrime : — les Muses, en leur qualité de vieilles filles, aiment les adolescents encore imberbes, et elles ne se plaisent point à déniaiser de grands nigauds de trente ou quarante ans. — Or Chapelain ne fit guère de vers avant trente-quatre ans : ce qui serait plutôt Fâge de cesser d'en faire, si les poètes, pour avoir hanté les immortelles, ne gardaient ce glorieux privilège d'une éternelle jeunesse et ne restaient toute leur vie de grands enfants. — De plus, il écrivit toute sa Pucelle en prose, de sorte qu'il ne fit que rimer des lignes, travail fastidieux et nauséabond, et le plus contraire du monde à l'inspi- ration.

S Et puis, Chapelain eût-il été le plus grand poëte de la terre, il y avait une raison pour que son poëme fût fata- lement détestable. — C'était la haute opinion que Ton en avait d'avance, et la prodigieuse estime que Chapelain devait nourrir pour un écrivain si admiré, si loué, si son- neté et si bien rente qu'il était. — Nécessairement cet homme nourrissait le plus profond respect pour sa per-


272 LES GROTESQUES,

sonne et devait passer ses journées à genoux devant lui- même, et se dire, du matin au soir et du soir au matin : Un poète comme moi, payé par un duc, estimé de deux cardinaux, désiré à l'hôtel Rambouillet et honoré de la familiarité de tout ce qu'il y a d'illustre en France, ne peut faire exclusivement que des choses admirables; tout, dans ses écrits, jusqu'aux virgules, doit renfermer des beautés qui ne soient point ailleurs ; les points sur les i eux-mêmes sont obligés d'avoir quelque signification symbolique de la plus haute portée.

M. de Marivaux fait ressortir avec beaucoup de justesse l'inconvénient de ces louanges anticipées dans une es- pèce de revue intitulée le Miroir où il feint de voir passer devant lui les esprits des différents poètes. Voici ses termes exprès :

a L'esprit que Chapelain avoit eu de son vivaut étoit là aussi bien que son poème, et il me sembla que ce poème étoit bien au-dessous de l'esprit.

« J'examinai en même temps d'où cela venoit, et je compris, à n'en pouvoir douter, que si Chapelain n'avoit su qhe la moitié de la bonne opinion que Ton avoit de lui, son poème auroit été meilleur ou moins mau- vais.

« Mais cet auteur , sur la foi de sa réputation, conçut une si grande et si sérieuse vénération pour lui-même, se crut obligé d'être si merveilleux, qu'en cet état il n'y eut point de vers sur lequel il ne s'appesantît gravement pour le mieux faire, point de raffinement difficile et bi-


LES GROTESQUES. 273

zarre dont il ne s'avisât, et qu'enfin il ne fît plus que des efforts de misérable pédant qui prend les contorsions de son esprit pour de Fart, son froid orgueil pour de la capacité , et ses recherches hétéroclites pour du su- blime.

« Et je voyois que tout cela ne lui seroit point arrivé s'il avoit ignoré l'admiration qu'on avoit d'avance pour son poème.

et Je voyois que Chapelain, moins estimé, seroit devenu plus estimable, car, dans le fond, il avoit beaucoup d'es- prit, mais il n'en avoit pas assez pour voir clair à travers tout l'amour-propre qu'on lui donna, et ce fut un mal- heur pour lui d'avoir été mis à une si forte épreuve que bien d'autres que lui n'ont pas soutenue.

« Aussi il n'y a guère que les hommes absolument su- périeurs qui se soutiennent et qui profitent , parce qu'ils ne prennent jamais de ce sentiment d'amour-propre que ce qu'il en faut pour encourager leur esprit. »

Ce n'est pas qu'il n'y ait quelquefois dans la Pucelle de beaux vers simples et graves, et dignes d'être en meil- leure compagnie. — Ceux-ci, qui se trouvent au livre premier, sont assurément fort beaux :

Loin des murs flamboyants qui renferment le monde f Dans le centre caché d'une clarté profonde, Dieu repose en lui-même et vêtu de splendeur, Sans bornes est rempli de sa propre grandeur. Une triple personne en une seule essence, Le suprême pouvoir, la suprême science,


274 LES GROTESQUES.

Et le suprême amour, unis en trinité, Dans son règne éternel forment sa majesté.

Neuf corps d'esprits ardents, de ministres fidèle». Dans un juste concert de différents degrés, Chantent incessamment des cantiques sacrés. Sous son trône étoile, patriarches, prophètes, Apôtres, confesseurs, vierges, anachorètes. Et ceux qui , par leur sang, ont cimenté la foi, L'adorent à genoux, saint peuple du saint roi. Debout à son côté la Vierge immaculée, Qui de grâce remplie et de vertus comblée, Conçut le Rédempteur en son pudique flanc, Entre tous les élus obtient le premier rang. Au même tribunal où tout bon il réside, La sage Providence à l'univers préside, Et plus bas à ses pieds l'inflexible destin Recueille les décrets du jugement divin. De son être incréé tout est la créature; 11 voit rouler sous lui l'ordre de la nature, Des éléments divers est Tunique lien, Le père de la vie et la source du bien. Tranquille possesseur de sa béatitude, Il n'a le sein troublé d'aucune inquiétude; Et voyant tout sujet aux lois du changement, Seul, par lui-même, en soi, dure éternellement. Ce qu'il veut une fois est une loi fatale Qui toujours, malgré tout, à soi-même est égale, Sans que rien soit si fort qu'il le puisse obliger A se laisser jamais ni fléchir ni changer. Du pécheur repenti la plainte lamentable Seule peut ébranler son pouvoir immuable, Et forçant sa justice et sa sévérité, Arracher le tonnerre à son bras irrité.

L'ouvrage est dédié à Son Altesse monseigneur Henri d'Orléans , duc de Longueville et Destouville, pair de France, prince de Neufchâtel, comte de Dunois, de Saint- Pol, de Chaumont, etc., gouverneur pour le roi, et con-


LES GROTESQUES. 27o

îîétabie héréditaire de Normandie; et après le Je chante

et l'invocation de rigueur, on tombe comme dans la

Jérusalem délivrée^ où le début est suivi de vers à la

louange d'Alphonse d'Est , sur une tirade qui commence

ainsi :

Auguste successeur de cet auguste prince...

Madaaie la duchesse de Longueville , qui apparem- ment avait le goût meilleur que son mari, ayant entendu une lecture de la Pucelle , ne put s'empêcher de dire : « Cela est parfaitement beau, mais cela est parfaitement ennuyeux....» Certes, il fallait être duchesse et grande dame comme elle était pour oser dire quelque chose d'une audace aussi inouïe. Car la Pucelle eut d'abord un succès énorme, — et il ne s'en fit pas moins de six éditions, en dix-huit mois; — c'est beaucoup. — La pre- mière édition est in-folio , imprimée en lettres italiques, avec le portrait du duc de Longueville , celui de Chape- lain par Nanteuil, — et une planche à chaque chant, plus des têtes de pages, des lettres ornées, des culs-de-lampe, et des cartouches renfermant les armes du noble Mécène. Les dessins sont de Vignon , et la gravure a été payée 1800 livres à Abraham Bosse, célèbre ouvrier du temps. On voit qu'on n'y avait rien épargné. Le volume, d'après lequel je fais cette description, offre une particularité assez curieuse : c'est l'exemplaire même donné par Cha- pelain à mademoiselle de Scudéry; la première page porte la dédicace disposée ainsi :

Pour Mademoiselle de SCUDÉRY,

son très-humble serviteur, Chapelain.


276 LES GROTESQUES.

L'écriture est une espèce de ronde négligée et cou- rante ; les caractères ont un aspect net et propre ; bien en harmonie avec la personne et les ouvrages de Chape- lain. C'est récriture d'un savant plutôt que celle d'un poète.

L'opinion émise par madame la duchesse de Longue- ville eut bientôt de nombreux partisans. — Seulement ils s'accordaient bien pour dire que cela était parfaitement ennuyeux, mais ils ne convenaient pas à beaucoup près que cela fut parfaitement beau. — Les grenouilles du marais se mirent à coasser de la belle façon dès qu'elles reconnurent que ce qu'elles avaient pris si longtemps pour un roi n'était, au bout du compte, qu'un débon- naire et inoffensif soliveau. On sauta sur l'idole, et l'on ne se fit pas faute de lui insulter et de la gâter outrageu- sement. Les épigrammes et les pamphlets de pleuvoir dru comme grêle, si bien que le pacifique Chapelain, mal consolé par les mille écus de surcroît du généreux duc de Longueville, perdit patience, et répliqua aux aggres- seurs par une lettre à Éraste, qui n'est autre que Linière. Il démontre d'abord l'absurdité qu'il y a à critiquer son poème. Ensuite il lui reproche surtout de s'être vanté d'avoir mis de son parti l'incomparable Doralise ; ce qui est aussi faux qu'il est vrai que ses yeux sont les plus beaux du monde. Il lui montre aussi que son langage a des trivialités et des bassesses qui rebutent et qu'on ne souffrirait pas chez des personnes de condition, mais tout au plus chez de petits bourgeois ou des hobereaux de province ; il prouve qu'il n'entend rien en logique et qu'il n'est pas non plus très-fort en poétique. Quant à ses


LES GROTESQUES. 277

épigrammes, il ne s'en soucie nullement ; et, en chan- geant quelques mots, il s'en fait des éloges. Voici la va- riante c^u'il propose modestement pour celles-ci :

On nous promet de Chapelain, Ce docte et fameux écrivain, Une incomparable Pucelle ; La cabale en dit force bien. Depuis vingt ans on parle d'elle *, Dans six mois on n'en dira rien.

AUTRE.

Par bonheur, devant qu'on imprime * Cette Pucelle magnanime, Chapelain, tu tiens le haut bout ; Mais on dit que cette Pucelle Ne s'est fait voir qu'à la chandelle, Et que le jour gâtera tout.

AUTRE.

Après une vie éclatante, La Pucelle fut autrefois Condamnée au feu par l'Anglois, Quoiqu'elle fut très-innocente; Mais celle qu'on voit depuis peu s Mérite justement le feu.

M. de Montmor, maître des requêtes, lui décocha ce distique doucereux :

  • Va». Dans mille ans l'on parlera d'elle,

Ou l'on ne parlera de rien.

  • Via. Devant même que l'on imprime

Cette Pucelle magnanime, Chapelain tu tiens le haut bout. Mais, comme on dit, si la Pucelle A plu mesraes à la chandelle, Au jour elle ravira tout. Vaju Mais celle qu'on voit depuis peu, Comme elle est tout d'esprit ne craindra pas le fen»

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278 LES GROTESQUES.

Ma Capeîlani dudùm expectata puella Post tanta in lucem tempora prodit anus.

Saint-Pavin, l'athée, ne paraît pas avoir plus foi an talent de Chapelain qu'aux mystères de la sainte Église; <ce sonnet en est la preuve :

Je vous dirai sincèrement Mon sentiment sur la Pucelle. L'art et la grâce naturelle S'y rencontrent également.

Elle s'explique fortement. Ne dit jamais de bagatelle, Et toute sa conduite est telle Qu'il faut la louer hautement.

Elle est pompeuse, elle est parée, Sa beauté sera de durée, Son éclat peut nous éblouir.

Mais enfin, quoiqu'elle soit telle, Rarement on ira chez elle Quand on voudra se réjouir.

Mais ce qui fit le plus de tort au malheureux Chape- lain, ce furent les railleries de Despréaux ; elles sont tel- lement connues que ce serait abuser de la patience du lecteur que de les rapporter ici : nous renvoyons aux Bolœana ou additions aux œuvres de Boileau ceux dont cet échantillon n'aurait pas satisfait la curiosité. Us trou- veront là de quoi se rassasier.

-* Ce pauvre Chapelain eut vraiment du malheur : rester cinq ans entiers à méditer le plan d'un ouvrage, vingt ans à récrire, avoir usé tant d'huile et de pierre ponce, et, pour prix de tant de peines, perdre la réputation qu'il


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avait acquise à ne rien faire ! — Car ce n'est pas une ba- gatelle qu'un poème héroïque en vingt-quatre chants, de douze cents vers chacun, avec invocation, apparitions, combats à la hache et au sabre, marches et contre-mar- ches, épisodes, descriptions, prédictions et tout le maté- riel de l'épopée, plus un sens allégorique et symbolique très-passablement entortillé, ainsi qu'on peut le voir par l'explication suivante :

« Je lèverai ici le voile dont ce mystère est couvert, et je dirai, en peu de paroles, qu'afin de réduire Faction à runiyersel, suivant les préceptes, et ne pas la priver du sens allégorique par lequel la poésie est faite l'un des principaux instruments de l'architectonique, je disposai toute la matière de telle sorte que la France doit repré- senter l'âme de l'homme en guerre avec lui-même et tra- vaillé par les plus violentes émotions. Le roi Charles, la volonté maîtresse absolue, et portée au bien par sa na- ture, mais facile à porter au mal sous l'apparence du bien; l'Anglois et le Bourguignon, sujets et ennemis de Charles, les divers transports de l'appétit irrascible qui altèrent l'empire légitime de la volonté; Amaury et Agnès, l'un favori, et l'autre amante du prince, les diffé- rents mouvements de l'appétit concupiscible qui corrom- pent l'innocence de la volonté par leurs inductions et par leurs charmes; le comte de Dunois, parent du roi, inséparable de ses intérêts et champion de sa querelle, la vertu qui a ses racines dans la volonté , qui main- tient les semences de la justice qui sont en elle et qui combat toujours pour l'affranchir du jougtyrannique des passions. — Tanneguy, chef du conseil de Charles, l'en-


280 LES GROTESQUES.

tendement qui éclaire la volonté aveugle ; et la Pucelle qui vient assister le monarque contre le Bourguignon et PAnglois , et qui le délivre d'Agnès et d' Amaury , la grâce divine qui, dans l'embarras et rabattement de toutes les puissances de l'âme, vient raffermir la volonté, soutenir l'entendement, se joindre à la vertu, et, par un effort victorieux, assujettissant à la volonté les appétits irascibles et concupiscibles qui la troublent et ramollis- sent, produire cette paix intérieure et cette parfaite tran- quillité en quoi toutes les opinions conviennent que con- siste le souverain bien. »

— C'était cependant un bien beau sujet que celui de Jeanne d'Arc, la blonde bergère de Domrémy, qui, tout en conduisant ses moutons sous les vieux chênes de la forêt des Ardennes , conçoit ce projet de délivrer la France, et y réussit, elle, simple et pauvre fille ! Le sur- naturel s'y alliait de lui-même à la réalité ; il n'y avait rien à inventer ; la donnée était nationale et d'un grand intérêt. Quelle chaste et suave figure que cette Jeanne d'Arc, vierge au milieu de tous ces hommes d'armes qui la respectent et qui l'adorent comme un être supérieur ! — Quelle touchante histoire ! A la voir si blanche et si rayon- nante au milieu de la poussière des batailles, on dirait que c'est un ange qui a coupé ses ailes afin de pouvoir endosser une cuirasse et revêtu un corps mortel pour courir les mêmes risques que ses compagnons d'armes.

Et cette colombe couleur de neige qui s'envole de la flamme du bûcher où la sainte a expié ses victoires et consommé son sacrifice (car Jeanne d'Arc était un christ femelle, une hostie sans tache offerte pour les crimes de


LES GROTESQUES. 281

la France), et cette circonstance inexplicable du cœur qu'on retrouva intact au milieu des cendres, et ce bour- reau qui se prend de désespoir et devient fou en pensant que Dieu ne lui pourra jamais pardonner d'avoir mis à mort sa plus belle créature, quoiqu'il y fut forcé : que de merveilles dans cette vie si courte et si pleine ! On croi- rait plutôt lire une légende qu'une chronique. — Il y a là- dedans la matière de tout un romancero. — Eh bien ! avec un si magnifique sujet, une héroïne véritable qui laisse de bien loin derrière elle la Camille de Virgile, les Bradamante, les Marphise, les Clorinde et toutes les belles guerrières des épopées italiennes, Chapelain n'a pu faire qu'une lourde gazette rimée, ennuyeuse comme la vie ; Voltaire, qu'une infâme priapée, abominable comme in- tention et d'une médiocrité singulière, même dans ce misérable genre. — Pauvre Jeanne d'Arc î les Anglais t'ont fait brûler seulement et ne t'ont pas violée.

Il ne nous reste plus guère à dire maintenant autre chose, sinon que Chapelain est mort ; ce qui n'est une nouvelle pour personne. — Les Ana donnent une cause singulière à cette mort. — Ils prétendent que Chapelain, se rendant à l'Académie, fut surpris en chemin par une averse si grande que les chiens altérés pouvaient boire debout et que les ruisseaux débordés étaient devenus de vraies rivières qu'il fallait traverser sur des planchettes disposées en manière de pont. Mais pour passer sur ces planches on payait un sou alors comme aujourd'hui, et Chapelain, qui était, prétend-on, d'une avarice sordide, pour épargner le bienheureux sou, passa bravement le ruisseau à gué, ayant de l'eau jusqu'à mi-jambe. — Puis

1-6.


282 LES GROTESQUES.

s'étant rendu à l'Académie pour toucher son jeton de présence, il se tint a l'écart du feu, de peur qu'on ne s'a- perçut de quelque chose, et cacha ses jambes sous un bureau. Il gagna du froid, rentra malade chez lui, et tré- passa de ce siècle-ci en Y autre. Le lecteur en croira ce qu'il voudra. — Le fait est qu'il est mort.

  • On trouva cinquante mille écus dans son coffre, et ceci

est plus croyable ; il avait mille écus du Cardinal, mille écus d'abord du duc de Longueville, et puis deux mille à partir du jour où la Pucelle parut; quinze cents livres sur l'abbaye de Corbie que lui avait accordées le cardinal de Mazarin, qui n'était pourtant pas très-généreux avec les gens de lettres, et aimait mieux garder son argent pour jouer ou faire la guerre ; ajoutez à cela ce qu'il pou- vait avoir de bien par lui-même, et vous aurez un total fort honnête, surtout si vous considérez que la valeur de l'argent était triple en ce temps-là. — 11 pouvait être très- économe, mais il avait trop de monde et d'usage pour être d'une avarice aussi plate et aussi bête que celle qu'on lui attribue, et on pourrait citer plusieurs preuves de son désintéressement ; celle-ci suffira :

Lorsque M. le duc de Montansier devint gouverneur du dauphin, sans même en prévenir Chapelain, qu'il estimait fort, il sollicita pour lui la place de précepteur : Chape- lain la refusa à son grand étonnement , se prétendant trop vieux et trop infirme pour être agréable au jeune prince et ne voulant pas l'attrister du spectacle de ses rides. Certes, c'était une brillante position et dont on pouvait profiter, et un homme qui la refuse ne



LES GROTESQUES. 28a

marche pas dans le ruisseau pour épargner un misérable sou.

Il fut enterré à Saint-Merry, au pillier qui est derrière l'œuvre. Ceux qui voudront voir son épitaphe latine la trouveront dans Piganiol de La Force.


IX.

GEORGES DE SCUDÉRY.


Scudéry est assurément un très-détestable poète, et un non moins détestable prosateur, il mérite de tout point l'oubli où il est tombé, et il est difficile de rencontrer un fatras plus énorme et plus indigeste que la collection de ses œuvres. — Ce qu'il faut de courage obstiné pour lire de pareilles inepties ne se peut concevoir que par ceux qui ont l'habitude de ce genre de recherches. — Quand je songe à cela, que j'ai lu d'un bout à l'autre i'Alaric % ou la Ro.de vaincue, j'en ai la chair de poule ! Un poëme épique en dix chants, qui n'a que onze mille vers tout au plus, comme le dit dans sa préface, et de l'air le plus dé-


286 LES* GROTESQUES.

,jagé du monde, ce grand matamore, Georges de Scudéry! — La seule chose qui me console un peu de la peine que j'ai prise, c'est de penser que je suis le seul homme vivant qui, en cet an de grâce 1843, ait lu un poëme épique tout entier, ce qui n'est pas un médiocre régal. — Ce- pendant, si ennuyeux que soient les poêles de cette trempe, j'avoue que je les préfère encore à ceux de cette époque qu'on a l'habitude de vanter. J'aime mieux un poëme barbare et ridicule comme YAlaric, par exemple, plein d'inventions incongrues et singulières, que ces mi- sérables traductions et paraphrases des auteurs grecs et latins faites avec tant de gaucherie et si peu d'intelligence de l'antique qui remplissent les vers de ce temps-là. — Et d'ailleurs Scudéry est un type merveilleux d'une es- pèce de littérateurs éteinte maintenant, et c'est sous ce rapport que je m'occupe de lui. — C'est le bravache, le fanfaron, le capitaine Fracasse, le Château-fort du sacré vallon, un vrai mâche-laurier qui taille sa plume avec sa rapière, et semble à chaque phrase offrir un cartel à son lecteur; il est en cela quelque peu cousin du Cyrano. — Mais il y a cependant entre eux plusieurs différences es- sentielles : la première, et qui suffit pour mettre un abîme au milieu d'eux, c'est que le Bergerac était un homme de prodigieusement d'esprit; la seconde consiste en ceci, que Bergerac ne passait guère un jour sans aller sur le pré, et qu'il mettait toutes ses rodomontades en action. Dans le Scudéry il se mêle au caractère de Tranche-Mon- tagne un tilon de cuistrerie et de pédanterie qu'on ne trouve pas dans le Cyrano. — Scudéry est plus râpé, plus affamé, plus sale, plus ridicule, plus homme de lettres


LES GROTESQUES. 2S7

enfin, que l'auteur du Voyage à la lune, et je ne pense pas que Molière lui ait volé quelque chose.

Ce capitan littéraire naquit, vers l'an 1601, au Havre, où son père était lieutenant du roi ; il était originaire d' Apt en Provence, et il y passa ses premières années. Ce fut là qu'il connut et qu'il aima la jeune Catherine de Rouyère. Les premiers vers qu'on ait de lui sont ceux qu'il a faits pour cette belle. C'est toujours ainsi. — Et. au fond de toute vocation de poète, bon ou mauvais, il y a quelque amour de femme. — La chose est simple : il faut au poète, si classique qu'il soit, une muse un peu plus accessible et moins nuageuse qu'une des neuf vieilles filles nichées sur le Parnasse au double chef. — Georges suivit d'abord le parti des armes et servit au régiment des gardes-françaises; puis, s'étant ennuyé de ce métier, il commença à travailler pour le théâtre. Il débuta par Lyg- damon et Lydias, ou la Ressemblance. C'est une tragi-co- médie, ni meilleure, ni pire que toutes celles que l'on faisait dans ce temps-là. — Il y a même au commence- ment une scène assez jolie et dont nous citerons quelques morceaux. Le sujet est pris du roman de VAstrèe, de M. Honoré d'Urfé, le roman en vogue de l'époque, et dy qui l'on a tiré plus de pièces que l'on n'en tire aujour- d'hui des contes de M. Michel Masson. Il donna ensuite le Trompeur puni y en beaucoup d'autres pièces, jusqu'à la concurrence de seize, depuis l'année 1631 jusqu'à 1644.

Lygdamon, amant rebuté de Silvie, ouvre la scène par un monologue où il agite cette question importante à savoir s'il finira sa triste existence au moyen d'un licol ou d'une épée, s'il se précipitera d'un rocher ou s'il se jettera


288 LES GROTESQUES. "

à Feau ; sur ces entrefaites arrive la belle Silvie, toute rêveuse et préoccupée,

LYGDAMON*

A ce coup je vous prends dedans ïa rêverie.

SILVIE.

Le seul émail des fleurs me servoit d'entretien ; Je revois comme ceux qui ne pensent à rien.

LYGDAMON.

Votre teint que j'adore a de plus belles roses, Et votre esprit n'agit que sur de grandes choses.

SILVIE.

11 est vrai, j'admirois la hauteur de ces bois.

LYGDAMON.

Admirez mon amour, plus grande mille fois.

SILVIE.

Que l'aspect est plaisant de cette forêt sombre?

LYGDAMON.

C'est où votre froideur se conserve dans l'ombi #•

SILVIE.

Je n'ai jamais rien vu de si beau que les cieux*

LYGDAMON.

Eh quoi ! votre miroir ne peint-il pas vos yeux £

SILVIE.

Que le bruit de cette onde a d'agréables charmes I

LYGDAMON.

Pouvez-vous voir de l'eau sans penser à mes larmes?

SILVIE.

Je cherche dans ces prez la fraîcheur des zéphirs.

LYGDAMON.

Vous devez ce plaisir au vent de mes soupirs.

SILVIE.

Que d'herbes, que de fleurs vont bigarrant ces plaines l

LYGDAMON.

Leur nombre est plus petit que celui de mes peines.

SILVIE.

Les œillets et les lys se rencontrent ici.


LES GROTESQUES. 289

LYGDAMON.

Oui, sur votre visage, et dans moi le souci.

S1LVIE.

Que ces bois d'alentour ont des routes diverseil

LYGDAMON.

Autant que mon amour éprouve de traverses.

S1LVIE.

Ce petit papillon ne m'abandonne pas.

LYGDAMON.

Mon cœur, de la façon, accompagne vos pas.

SILV1E.

Que le chant des oiseaux me chatouille l'oreille ! Que de tons, que d'accords! oyez quelle merveille!

LYGDAMON.

Hélas! belle Sylvie, un Dieu les fait chanter Que vous allez fuyant pour ne me contenter.

SILV1E.

De grâce, Lygdamon, faites-le moi connoître !

LYGDAMON.

Donc vqus n'acconnoissez ce que vous faites naître.

S1LVIE.

Chaste, je n'ai point eu d'enfant jusqu'à ce jour.

LYGDAMON.

Si avez.

S1LVIE.

Noraraejfr-le.

LYGDAMON.

Chacun l'appelle Amour.

Assurément, pour un homme qui tout à l'heure allai se tuer, c'est avoir l'esprit assez vif et alègre. Tout cela est d'un spirituel un peu aigu, mais l'intention de la scène est assez poétique. Cet amant qui poursuit son idée à travers toutes les choses indifférentes que dit sa maîtresse pour l'empêcher d'en venir à lui parler de sa flamme, et


290 LES GROTESQUES.

qui sait ramener à son dessein les phrases qui l'en écartent le plus, cet amant est ingénieusement trouvé.

Cette tragi-comédie, s'il faut en croire l'auteur, a ob- tenu le plus grand succès du monde, c< Lygdamon, que je fis en sortant du régiment des gardes et dans ma première jeunesse, eut un succès qui surpassa mesespérances aussi bien que son mérite ; toute la cour le vit trois fois de suite dans Fontainebleau ; et soit qu'elle excusât les fautes d'un soldat, soit qu'elle mît ces fautes au nombre des péchés agréables, il est certain que ses pointes touchèrent cent illustres cœurs, et que chacun loua beaucoup une chose qui étoit peu digne de l'être, etc.. » Le matamore con- tinue assez longtemps sur ce ton et loue toutes ses pièces les unes après les autres avec la plus admirable effron- terie, ce Enfin, dit-il, nous voici arrivés à ce bienheureux prince déguisé qui fut si longtemps les délices et la pas- sion de toute la cour. — Jamais ouvrage de cette sorte n'eut plus de bruit, et jamais chose violente n'eut plus longue durée. Tous les hommes suivoient cette pièce partout où elle se représentoit, les dames en savoient les stances par cœur, et il se trouve encore mille honnêtes gens qui soutiennent que je n'ai jamais rien fait de plus beau, tant ce faux enchanteur charma véritablement tout le monde. »

Chacune de ses pièces a un mérite particulier : celle- ci a tiré cent et cent fois des larmes, non seulement des yeux du peuple, mais des plus beaux yeux du monde; — celle-là n'aurait pas eu moins de succès si l'acteur qui en faisait le premier personnage ne fût pas mort; Tune n'a pas réussi beaucoup, mais l'impression a fait ce


LES GROTESQUES. 291

qu'on espérait du théâtre ; l'autre s'est encore un peu sentie du malheur dû à de mauvaises constellations, et quelque divertissante qu'elle fût et quelque beau qu'en fût le sujet, elle n'a été que médiocrement louée ; mais P Amour tyrannique qui la suivit compensa pleinement cette petite disgrâce, car toute la cour, ensuite toute la France, dirent des choses de cet ouvrage, que lui, Geor- ges de Scudéry, modeste et pudibond écrivain qu'il est 3 n'ose pas reproduire, tant elles lui sont favorables et glorieuses. — «Pour le grand Arminius, c'est mon chet- d'œuvre que je vous offre en cette pièce et l'ouvrage îe plus achevé qui soit jamais sorti de ma plume : car, soit pour la fable, pour les mœurs, pour les sentiments ou pour la versification, il est certain que je n'ai jamais rien fait de plus grand et de plus beau, ni de plus juste; et si mes labeurs avaient pu mériter une couronne, je ne l'attendrais que de ce dernier. C'est donc par ce poëme que j'achève ceux de cette espèce, et désormais vous n'en verrez plus de moi, si les puissances souveraines ne m'y obligent. Il est temps que je me repose, et que du bout de la carrière, dont j'ai parlé au commencement de ce discours, je regarde ceux qui la passeront ensuite, que je batte des mains pour les exciter à la gloire, et que je leur montre le prix qui les attend. »

En tête du Trompeur puni on voit le portrait du ^rand homme, avec cette inscription un peu outrecuidante :

Et poète et guerrier, 11 aura du laurier.

Ce qui fit dire à quelques-uns quinegoûtaientpasla chose :


SS2 LES GROTESQUES,

Et poëte et Gascon, Il aura du bâton.

Ses armes sont au-dessous : — Elles sont à un non grimpait sur fond d'argent probablement, car le champ de Técu ne présente aucune taille. — C'est une tête longue, maigre et brune, d'un caractère tout à fait espa- gnol, qui ressemble à toutes les têtes du temps; cheveux rrépus, moustaches cirées et retroussées, barbe aiguisée en pointe de lance, yeux un peu gros, surmontés de forts sourcils j nez aquilin et bossue : vous connaissez cette physionomie. Le poëte, pardessus un hausse-col d'acier, a un grand rabat en point de Venise à grandes dents de loup, tout découpé à jour et chargé de broderies; son pourpoint est couvert d'aiguillettes, et, somme toute, il est dans un équipage assez galant, moitié petit-maître, moitié militaire. — Ce qui doit paraître assez singulier, on trouve en tête de cette même pièce, parmi les vers élogieux en toutes les langues du monde, un madrigal de Corneille que je ne pense pas fort connu :

Ton Cléonte par son trépas Jette un puissant appas A la supercherie ; Veu Téclat infiny Qu'il reçoit de ta plume après sa tromperie, Chacun voudra tromper pour être ainsi puny; Et quoiqu'il en perde la vie, On portera toujours envie A l'heur qui suit son mauvais sort, Puisqu'il ne vivroit plus s'il n'étoit ainsi mort.

Depuis, Scudéry ayant fait paraître, sans nom d'au*


LES GROTESQUES. 293

teur, ses réflexions sur le Cid, Corneille, qui était loin d'être aussi modeste et patient qu'on a eu la fantaisie de le représenter, lui adressa une lettre très-piquante, et lui décocha un rondeau en style marotique, qui vaut bien le madrigal, et qui en est la -palinodie :

Qu'il fasse mieux, ce jeune jouvencel A qui le Çid donne tant de martel, Que d'entasser injure sur injure, Rimer de rage une lourde imposture, Et se cacher ainsi qu'un criminel. Chacun connoit son jaloux naturel, Le montre au doigt comme un fou solemnel, Et ne croit pas en sa bonne écriture. Qu'il fasse mieux.

Paris entier ayant lu son cartel L'envoyé au diable., et sa muse au... Moi j'ai pitié des peines qu'il endure, Et comme amy, je le prie et conjure, S'il veut ternir un ouvrage immortel, Qu'il fasse mieux.

Omnibus invideas, livide, nemo tibi.

— Scudéry fit cette critique, adressée à l'illustre Aca- lémie, pour faire sa cour au cardinal-duc, qui voyait avec peine le succès éclatant du Cid éclipser celui de ses propres pièces, et qui ne pouvait souffrir que Corneille, qui d'abord avait été un des cinq auteurs travaillant sous ses ordres, eût fait mine de s'émanciper. C'est du moins ie que Ton dit. Pour moi, sans prétendre que ce motif y ai été absolument étranger, je pense que Scudéry peut bien l'avoir faite pour se contenter, et que de très- bonne foi il trouvait la pièce détestable. Qu'y a-t-ïl d'é*


294 LES GROTESQUES.

tonnant à cela, et où ne peut pas mener la prévention ! Tous les jours, des gens de plus d'esprit que Scudéry trouvent pitoyables les plus belles choses du monde, H démontrent avec tous les apparences de la logique qu'ef- fectivement elles les sont. Il y a pour cela une méthode fort simple, et qui, pour n'être pas neuve, n'en est pas moins d'un effet infaillible. — Vous dites , par exemple : Pour faire une bonne tragédie il faut telle et telle chose \ il faut que ridée en soit morale et qu'il en résulte une leçon grave et austère pour l'humanité, il faut qu'il y ait de la ter- reur et de la pitié, — çoëbs xal ilzoç — ce qui est le fonde- ment de toute tragédie ; il faut ceci et cela, car l'on voit dans le Stagyrite ou ailleurs qu'il n'en peut être autrement. — Vous voyez bien qu'il n'y a rien de tout cela dans l'ou- vrage dont nous rendons compte ; que les règles n'y sont pas observées, que les mœurs et le costume y sont inexacts, que les sentiments y sent exagérés et la vrai- semblance choquée à tout moment, et que le public a évidemment tort de s'y ruer comme il fait et d'y prendre plaisir.

La critique de Scudéry sur le Cid, s'il pouvait y avoir quelqu'un sachant le français qui n'eût pas lu le Cid, pa- raîtrait la plus juste et la plus naturelle du monde. — Il commence d'abord, comme tout critique qui entend son affaire, par vous prévenir charitablement que la pièce est tout à fait damnable, que c'est une énormité et une monstruosité morale, qu'elle est parricide est incestueuse, qu'elle viole toute convenance et tout respect humain. Il explique cela fort au long, et donne des raisons qui ne sont certainement pas plus mauvaises que tant d'autres


LES GROTESQUES. 295

qu'on a trouvées judicieuses. Ensuite, quand i! a bien établi que la pièce est immorale, infâme et digne d'être brûi!ée par la main du bourreau, il vous démontre qu'elle efc'c absurde, impossible et conduite en dépit du sens commun; il vous fait toucher au doigt la pauvreté et la puérilité des moyens, l'invraisemblance des entrées et des sorties, le tout avec une dialectique très-serrée et à la- quelle il est difficile de ne pas se rendre ; puis il fait res- sortir la fausseté et l'exagération des caractères ; il vous montre comme quoi le comte de Gormas n'est qu'un ca- pitan de comédie, un avale-montagne ; Rodrigue, un fat; Ximène , une coureuse et une aventurière qui n'a pas îe ton qu'il faut; don Arias, un amoureux transi • Isa- belle, une inutilité ; îe roi, un franc imbécile. Cela prouvé, il ne reste plus qu'à porter la dernière botte, un coup fourré, et plus difficile à parer que tous les autres. Non seulement l'ouvrage est immoral, absurde, invrai- semblable, il est copié d'un bout à l'autre. Ce Cid tant vanté vous le croyez de Corneille ! Pas du tout, il est de Gaillen de Castro; et, comme dit élégamment Claveret : « Corneille n'a eu qu'à choisir dans ce beau bouquet de jasmin d'Espagne tout fleuri que l'on lui a apporté de- dans son cabinet même ; et encore comment a-t-il imité tout cela? dans quels vers a-t-il enchâssé ces belles étoi- les d'argent qui fleurissent au parterre de Guillen de Castro? Dans des vers qui manquent fort souvent de re- pos en l'hémistiche, et qui sont pleins de fautes contre la langue et de barbarismes. — Et pour prouver cette as- sertion, il cite plus de deux cents passages traduits, co- piés ou imités. »


2!>0 LES GROTESQUES.

Deux ou trois cents passages copiés !

J'espère que voilà qui est on ne peut plus concluant; de nos jours un auteur ne se relèverait pas de cela ; et vrai- ment sans partager l'avis de Scudéry, on ne peut s'em- pêcher, si grand que soit le respect que Ton ait pour la statue de bronze du vieux Corneille, de convenir que le haut mérite du Cid n'est pas dans l'invention ni du sujet ni des détails, mais dans l'élévation de la pensée, dans la forme vigoureuse, solide, indestructible du style et des vers.

Ce qu'il y a de plus amusant, c'est la tartine finale, où Scudéry reproche gravement à M. de Corneille, gentil- homme depuis peu, d'être un vrai et naïf hydropique d'orgueil, d'être plus bouffi et plus monté sur échâsses que les Castillans de sa tragédie, de se croire le premier poëte du monde pour quelques applaudissements, et de faire le dédaigneux à l'endroit de plus illustres que lui; — qu'il devrait tenir à honneur de faire partie de la répu- blique des lettres comme simple citoyen, et non pas pré- tendre à en devenir le tyran.

Ces dernières accusations ne sont par dénuées de fon- dement. Corneille, à ce qu'il paraît, avait pris pour devise ce vers du Cid.

'Et je dois à moi seul toute ma renommée.

Cela choque prodigieusement Scudéry, qui apparem- ment se croyait fort modeste. — La modestie, au reste, n'est guère le défaut des littérateurs de cette époque; ils sont plus gonflés que la grenouille envieuse du bœuf; un souffle castillan leur tend la peau jusqu'à la crever.


LES GROTESQUES. 297

— L'hyperbolique Espagne a tout envahi, roman, tragi- comédie, ce qui est le drame d'alors, chansons, couplets, musique, danse et modes. — - C'est la même misère or- gueilleuse, la même vanité de mendiant, le même luxe d'oripeaux; c'est le vrai temps des poètes crottés et fiers- à-bras, de la poésie quintessenciée et plate. Toutes les épi- graphes, les devises sont espagnoles ; tout est imité ou tra- duit de l'espagnol ; les fêtes, les cartes, les mascarades, les carrousels sont dans le goût espagnol ; l'amour se fait à l'espagnole ; la galanterie a ce caractère de puérilité gigan- tesque qui distingue le commerce amoureux de là les Pyrénées. Ce ne sont qu'escalades et duels ; des amants qui ne savent pas nager se jettent à l'eau tout bottés et tout épe- ronnés, dans l'espoir d'attendrir leurs belles, ou se font apporter chez elle dans des coffres, au risque d'y étouf- fer. Tous les madrigaux sont poussés à un point d'exa- gération fabuleux, et l'on se refuse à croire que jamais de pareilles choses aient pu être dites sérieusement. — Cha- que sonnet est un écrin qui contient plus de perles, de diamants, de saphirs, de topazes qu'il n'y en eut jamais dans la boutique d'un lapidaire ou dans le trésor du roi. Le soleil y est à toute minute, à propos du premier œil venu, traité de borgne et d'aveugle, et on lui ôte la place de grand-duc des chandelles que le Dubartas lui a si gracieusement donnée, pour en investir quelque Philis de mauvais lieu ou quelque Philaminte surannée. — Voilà un beau temps ! — Comme les types y abondent de tous côtés," comme chaque figure se détache nettement sur le fond de ce siècle, comme tous ces caractères jettent en passant sur le mur une silhouette vive et bien tranchée.


298 LES GROTESQUES.

— Vous avez le savant, le pédant, le Sidias, moitié cuistre, moitié valet, les mains sales, la figure pareille, avec sa soutane noire, rapiécée, trouée, prestelée de crotte, grinçant des dents à toutes les coutures, tachée de lie de vin, lustrée et moirée de graisse, des bas de laine faisant la colonne torse autour de ses mollets absents, des chausses débraillées et la perruque hospitalière; uae es- pèce d'animal hérissé de grec et de latin comme un porc- épic, toujours grommelant et mâchant quelque citation filandreuse, les poches toujours pleines de livres et de papiers ; ivrogne, puant, avare, entêté, libertin de bas étage, et adressant des vers hendecasyllabiques à la ma- nière de Catulle aux Gothons et aux Cathos de son ca- baret. — Au demeurant, très-docte, très-versé dans toutes les langues du monde, et capable de dire : Donnez-moi à boire, en cinquante-deux idiomes différents. Et le poète, — croyez-vous que ce ne soit pas une bonne figure ? Re- gardez-le comme il marche d'un air fier et comme il pé- trit héroïquement la boue à cru avec ses bottes sans se- melles. Il est à jeun, et cependant il passe devant les rôtisseries de la mine la plus indifférente du monde ; abordez-le, il va vous dire : — Ah ! quelle repue franche j'ai faite ce matin ! Nous étions-là cinq ou six goinfres émérites, et nous avons briffé et lampe au mieux; il y avait entre autres choses une certaine oreille de sanglier et un rable d'ânon, le tout arrosé d'un petit vin d'Arbois qui n'étais pas méchant je m'en lèche encore les babines rien que d'y penser. — Et si vous suivez ce poète qui a si bien déjeuné, vous le verez, au détour d'une allée soli- taire, grignoter sous son manteau un peu de pain dur et


LES GROTESQUES. 299

un morceau de couenne rance qu'il a dérobé dans uïie souricière. Ses grègues sont feites avec une thèse de satin, et sa rapière a servi autrefois de broche. Cette misère n'empêche pas qu'il se croie le vrai mignon des Muses, l'enfant chéri d'Apollon, le favori des rois et des belles, et qu'il ne promette gravement l'immortalité à tous ceux qui voudront le laisser dîner à la table de leurs marmitons et coucher au chenil ou à l'écurie. — Le fanfaron n'est pas moins amusant avec sa tournure cambrée comme les grotesques de Callot, le pied en avant, la main sur la hanche, la tête renversée en arrière, son incommensurable rapière ornée d'une non moins incommensurable co- quille, son panache excessif et prodigieux, sa moustache titanique et éventrant le ciel de ses deux crocs pointus. — Et lorsque, à l'exemple de Scudéry, il mêle des préten- tions littéraires à toute bravacherie, il faut indispensable- ment se faire cercler les côtes pour ne pas éclater de rire. Écoutez-le ; comme il traite la poésie par-dessous la jambe d'un air superlatif et grandiose : a Je ne suis qu'un soldat; je m'entends mieux à quarrer des bataillons que des périodes, et j'ai usé plus de mèches d'arquebuse que de mèches de chandelles ; je sais manier l'épée autrement que la plume et c'est plutôt sur le champ de bataille que sur ce pré de papier blanc que l'on peut juger de ma va- leur. Ce petit ouvrage que le lecteur ne peut manquer de trouver admirable, car les plus gens de bien du monde en ont jugé ainsi, je l'ai fait par manière de fantaisie et de passe-temps, et non pour en tirer aucun profit, de sorte que j ai donné aux comédiens ce que j'aurois pu leur vendre... » Et mille autres belles vanteries. — Et les


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grands seigneurs spadassins/ pipeurs de dés, faiseurs de fausse monnaie ; — et les aventurières italiennes, mas- quées de velours, parfumées, fardées, d'une tournure si élégante et si hardie, ayant toujours parmi leurs^pots d'onguents, de pommades, leurs fioles d'odeur, quoique petite bouteille de fin poison et quelque poudre à prépa- rer le boccone -, — et les bons gros bourgeois ventrus, cau- teleux et mutins, toujours prêts à faire des barricades ; comme tous ces types sont harmonieux et différents, et que cela compose un tableau plein de variété et d'en- semble !

Scudéry, malgré son peu de talent et ses forfanteries, ne laissait pas que d'être estimé du grand Armand ; et Sarra- zin, clans un discours sur la tragédie, placé en tête de l'A- mour tyrannique, ne feint pas de dire que cette pièce est une des plus belles et des plus admirables qu'il se puisse voir, et qu'elle est au-dessus des attaques de l'envie et par son propre mérite et par une protection qu'il serait plus que sacrilège de violer, puisque c'est celle d'Armand, le dieu tutélaire clos lettres. — Par l'entremise de madame de Rambouillet, avec qui sa sœur, Magdeleine de Scu- déry, était fort liée, Georges de Scudéry obtint la place de gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde en Provence. C'est une espèce de masure juchée au sommet d'une mon- tagne : sur quoi madame de Piambouillet qui connaissait à fond l'humeur du personnage, disait assez plaisamment que cela se trouvait le mieux du monde, et que ce diable d'homme n'eût pas, pour quoi que ce fût accepté un gouvernement dans une vallée, et qu'il serait parfaitement là, perché sur son roc dominant toute la campagne et le


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chef dans la nue. — Ce gouvernement a dû lui être donné vers 1641 ou 1642. Chapelle et Bachaumont parlent du château de Notre-Dame-de-la-Garde d'une manière fort bouffonne, et c'était de tout point un nid digne d'un pa- reil oiseau.

Tout le monde sait que Marseille Est riche, illustre et sans pareille Pour son terroir et pour son port; Mais, s'il faut vous parler du fort, Qui, sans doute, est une merveille, C'est Notre -Dame-de-la-Gàrde, Gouvernement commode et- beau, A qui suffit pour toute g Un Suisse avec sa hallebarde Peint sur la porte du château. . . . rs, ià-àedans,

On n'entre pins depuis longtemps. Le gouverneur de cette roche. Retournant en cour par le coche, A depuis envir ; ans

porté la clé dans sa poche.

Il paraît toutefois que ce gouvernement ne ra pas grand'chose, à en juger par ces vers que -Scu envoya, étant malade, au cardinal-duc, qu'il avait dej peu accompagne en Piémont :

Mais malgré cette illustre grâ Qui rend mon sort illustre e Sans toi cette importante place Seroit celle de mon tombeau.

Oui, sur cette roche escartée, Si ta main ne m'y secouroit, Je serois comme Prométhée Qu'on dit qu'un vautour dévoroit.


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La faim, ce vautour effroyable, Et que l'on doit tant redouter, Avec un bec impitoyable Y viendroit me persécuter...

Grand duc, ôte-moi cet obstacle ! Prends soin d'un soldat qui te sert, Et fais par un nouveau miracle Pleuvoir la manne en ce désert.

Scudéry avait dépensé beaucoup d'argent pour s'y aller installer et y faire transporter une infinité de caisses con- tenant les portraits de tous les poètes, depuis Jean Marot, père de Clément, jusqu'à Colletet; car Scudéry, qui avait la tête assez légère, éparpillait le peu qu'il possédait en badineries de cette espèce, et gouvernait son bien assez mal, malgré les efforts de sa sœur pour lui donner l'es- prit de ménage et d'économie. Assurément il n'était pas d'une richesse à former des galeries, s'il faut en croire ce que dit Segrais, qui conte que, venant de fort loin pour voir une certaine demoiselle de Palaiseau , autrefois courtisée par Paul Scarron, il mangeait un morceau de pain sous son manteau dans une des allées du Luxem- bourg, n'ayant apparemment pas le moyen de dîner ail- leurs. Les vers que nous venons de citer viennent à l'ap- pui de cette assertion. Cependant, si Scudéry manquait d'argent, cela se doit attribuer plutôt à son inconduite qu'à une misère réelle ; car ses livres, tout décriés qu'ils aient été depuis et pour méchants qu'ils fussent, se ven- daient on ne peut mieux, et il en faisait beaucoup. Boi- > leau lui-même en convient ayec ce ton d'humeur ohagrine et rechignée qui lui est ordinaire


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Bienheureux Scudéry, dont la fertile plume

Peut chaque mois sans peine enfanter un volume,

Tes écrits, il est vrai, sans arts et languissants.

Semblent être formés en dépit du bon sens ;

Mais ils trouvent pourtant, quoi qu'on en puisse dire,

Un marchand jour les vendre et des sots pour les lire.


Balzac , quoiqu'il ait loué la tragédie d'Arminius, n'était pas, à ce qu'il me semble, très-grand admirateur de notre poète ni du docte Saumaize, avec lequel il Tac- couple.

« bienheureux écrivains! M. de Saumaize en latin, M. de Scudéry en français, vous pouvez écrire plus de callepins que moi d'almanachs. Bienheureux tous ces écrivains qui ne travaillent que de la mémoire et des doigts! »

Si M. de Balzac veut dire que MM. de Saumaize et de Scudéry avaient tort de faire un grand nombre de mau- vaises choses, son reproche est très-juste, mais la phrase est bâtie de manière que l'on croirait que c'est la facilité à produire qu'il tourne en ridicule. — Un des premiers dons du génie, c'est l'abondance, la fécondité. Tous les grands génies ont produit énormément, et il n'y a jamais eu de mérite à rester fort longtemps à faire peu de chose, quoi qu'en puissent dire et Malherbe et Balzac, et tous ces littérateurs difficiles, à qui lui les fumées de la lampe nocturne engorgent le cerveau de suie et qui sont mala- des d'une strangurie de pensées.

Scudéry avait aussi ses admirateurs, Claveret, Chaude- ville, Mayret, Chapelain, Conrart et autres beaux-esprits du temps ; car il n'est pas aussi totalement dénué de mé-


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rite que Ton pourrait se l'imaginer d'abord ; il a de l'in- vention, une facilité dont il abuse toujours, il est vrai, et on rencontre çà et là des touches vives et sipirituelles. ' Comme poète descriptif, il est souvent digne* d'éloges. — L'idée d'un de ses volumes de vers intitulé lt Cabinet est vraiment fort ingénieuse : il suppose une galerie formée de tous les objets d'art, tableaux ou statues, qu'il a vus en Italie ou ailleurs dans les voyages qu'il a faits ou qu'il possède lui-même, et il fait sur chaque tableau de petites pièces de vers où le récit du sujet s'amalgame avec la description ; il s'arrête fort longtemps sur le por- trait du duc Armand de Richelieu , par Philippe de Champagne (ce portrait est maintenant dans la galerie du Palais-Royal), et sur celui de maître Adam, menui- sier de Nevers et auteur des Chevilles. Cette peinture est de Chauvau. Il s'étend aussi fort longuement sur l'œuvre de Callot. Il a fait encore un autre volume de poésies di- verses où il s'en trouve d'un tour assez agréable, outre un nombre énorme de sonnets, dont plusieurs sur la fontaine de Vaucluse et les amours de Laure et de Pétrarque, et je ne sais combien de poèmes et de harangues; le Caloan- dre fidèle , roman de chevalerie traduit de l'italien, que j'ai lu il y a six ou sept ans dans un presbytère de cam- pagne , et qui n'a pas laissé autrement trace dans ma mémoire, et le roman de Polixcmdre, suite de YÀstrée. On voit que c'est un auteur prolifique. Pélisson fait monter le nombre de ses vers à onze ou douze mille, calcul qui est évidemment fort au-dessous de la réalité, puisqu'il a dans son œuvre seize pièces de théâtre toutes en vers, à l'exception de la Comédie des Comédiens,


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et que chacune d'elles a au moins quinze cents vers. UAlariCy à lui seul, en contient onze mille. Boileau a donc pu dire, avec vérité, qu'il enfantait sans peine un volume chaque mois. L Illustre Bassa, le grand Cyrus, parurent sous le nom de Georges de Scudéry, gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde et capitaine entretenu sur les galères du roi, comme il ne faillait jamais à le mettre. Il n'y a de lui que les préfaces et les épîtres dédicatoires, et le seul travail qu'il y fît c'était de revoir les épreu- ves. A la fin il en était venu à croire que c'était réelle- ment lui qui avait fait les romans de sa sœur, et il entrait dans les plus belles fureurs du monde quand on lui sou- tenait le contraire : cela donna lieu à de plaisantes que- relles.

Ayant été obligé de se retirer à Granville, en Nor- mandie, à cause de je ne sais quelle petite intrigue pour M. le Prince, il rencontra, chez madame de l'Épinay-Miron, mademoiselle Marie-Françoise de Moncel de Martin- Wast, qui s'éprit de belle passion pour lui et qu'il épousa. Il eut de ce mariage un garçon fort joli et fort spirituel qui Se fit abbé. Madame de Scudéry, demeurée veuve à trente- six ans, ne se remaria pas, et vécut à Paris, où elle mourut âgée de quatre-vingt-un ans en 1712. — Pour Scudéry il mourut aussi à Paris le 14 mai 1667. 11 avait été reçu à l'Académie en 1650, en remplacement du puriste Vau- gelas, traducteur de Quinte -Curée.

Avee tous ses ridicules, Scudéry avait de belles quali- tés ; il était fidèle dans ses amitiés et du commerce le plus sûr : il fit l'apologie de Hardy, son maître en l'art dra- matique; il édita complaisamment les œuvres de plusieurs


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de ses amis , entre autres d'Elzéar de Sarcilly, sieur de Chaudeville, mort à vingt-deux ans ; lui seul n'abandonna pas Théophile dans ses malheurs ; il soutint qu'il était le premier poète du monde et l'esprit le plus rare qui eût jamais été, et finissait en disant que quiconque en doutait apprît qu'il se nommait de Scudéry ; il lui dressa aussi un tombeau en vers que l'on voit en tête de ses œuvres, où il le loue de la manière la plus intrépide dans un temps où les plus chers amis de Théophile faisaient semblant d'ignorer qu'il eût vécu. Et Chevreau rapporte dans ses Ana un trait qui lui fait le plus grand honneur. — Nous trans- crivons le passage : « La reine Christine m'a dit une fois qu'elle réservoit pour la dédicace qu'il lui ferait de son Alaric une chaîne d'or de mille pistoles. Mais comme M. le comte deLagardie, dont il est fort avantageusement parlé dans ce poëme, essuya la disgrâce de la reine, qui souhaitoit que le nom du comte fût ôté de l'ouvrage, et que je l'en informai, il me répondit que cette chaîne se- roit aussi grosse et aussi pesante que celle des Incas il ne détruiroit pas l'autel où il avoit sacrifié. Cette fierté hé- roïque déplut à la reine, qui changea d'avis ; et le comte de Lagardie, obligé de reconnoître la générosité de Scu- déry, ne lui fit pas même un remerciement. »

Scudéry avait du malheur en tout, madame d'Aiguillon lui avait fait avoir un prieuré de quatre mille livres de rente ; mais, au bout de six mois, le prieur, que l'on avait cru défunt et qui était seulement tombé aux mains des ennemis, reparut, et il fallut lui rendre son bien.

Et au moment même où il achevait son Alaric la reine


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de Suède, en l'honneur de laquelle il l'avait entrepris, faisait piteusement son abdication.

Puisque nous en avons fini avec ces détaits biogra- phiques assez fastidieux que l'on vient de lire, parlons maintenant plus au long d'Alaric, ou Rome vaincue, poëme héroïque dédié à la sérénissime reine de Suède, par M. de Scudéry, gouverneur de Notre-Dame-de-la Garde. L'ouvrage est orné de tailles-douces, et s'ouvre par un frontispice où l'on voit Alaric, le sceptre au poing, avec un casque empanaché, dans une architecture sur- montée d'un écusson aux armes de Suède, soutenus par deux lions couronnés; au bas sont des captifs, les mains attachées au dos, réminiscence des statues du grand roi. Suit Tépître dédicatoire, qui n'est pas des moins cu- rieuses ; l'auteur y professe l'admiration la plus outrée pour la reine Christine ; il y dit, entre autres choses : « Je vous proteste, madame, que je n'ai pas moins de vénéra- tion pour Votre Majesté que si j'étois né au bord de la mer Baltique, et je doute même si elle rencontre parmi les Goths autant d'admiration et de respect qu'elle en peut trouver dans mon cœur. Véritablement, ceux qui nous ont voulu faire passer pour les merveilles de l'uni- vers des pyramides, des tombeaux et des colosses, nous ont bien dit par là tacitement qu'ils n'avoient pas de Christines en leur siècle, car ils ne se seroient pas amu- sés à nous parler d'un aussi grand miracle de la na- ture. »

Voilà qui est du dernier galant et très-pertinemment raisonné. Plus loin il ajoute :

a Je suis obligé d'avouer que le Nord a maintenant sa


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Minerve dans Stockholm, comme il eut autrefois une Diane dans Tauris ; que l'esprit et la vertu n'ont point de climat affectés, et qu'ils sont aussi bien à Stockholm et à Upsal que dans Rome ou dans Athènes. Depuis la mort du grand cardinal de Richelieu, mon maître, j'ai loué fort peu de chose, parce que j'ai vu fort peu de chose louable ; mais il n'y a moyen de se taire d'une main royale qui daigne souvent quitter le sceptre pour prendre nos livres, et qui ramène cet heureux temps où l'on nous a dit que les philosophes régnoient et que les rois philosophoient... Je sais que ce n'est nas à un broyeur d'ocre à oser entre- prendre de vous peindre ; mais si ma force a répondu à mon zèle, une belle reine amazone aura peut-être son Apelle comme Alexandre avoit le sien, et la gloire des Thomyris et des Amalazonthes, vos devancières sera ab- solument obcurcie par l'incomparable éclat de celle de Votre Majesté... Ce n'est point assez pour moi de se nom- mer Porphyrogenète, et si le sceptre des rois n'est accom- pagné des vertus royales, je le considère aussi peu qu'une houlette. » Il paraît que ce mot, passablement baroque, de porphyrogenète, tenait fort au cœur de Scudéry ; car lorsqu'il entra à l'Académie, et que, selon l'usage, il eut composé son compliment de réception, il envoya à Gon- rart, secrétaire de l'Académie ces trois lignes pour les rajouter à un endroit qu'il désignait :

oc L'Académie peut se dire à plus juste titre porphyro genèteque les empereurs d'Orient, puisqu'elle est née dans la pourpre des cardinaux, des rois et des chanceliers, n

Idée sublime et triomphante, et qui valait en effet que l'on fît un carton.


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Revenons à Fépître dédicatoire. — ce Pour voir une chose aussi extraordinaire, je n'irois pas seulement jus- qu'à Thule, où Virgile met les dernières bornes du vieux monde, mais j'irois, s'il la falloit, au-delà de ce nouveau qu'on a découvert depuis. L'on dit qu'il faut connoître pour aimer, et cependant j'aime sans connoître, si l'iné- galité des conditions permet ce mot et si le respect le souffre; mais pourquoi ne souffriroit-il pas d'aimer les rois, qui ne sont que les images de Dieu, puisque Dieu lui-même, non-seulement souffre d'être aimé, non-seule- ment le commande, mais en fait le premier de tous ses commandements? Aussi, lorsque j'appris que Votre Ma- jesté étoit tombée dans la mer, je me sentis le cœur battre à cette funeste nouvelle, et, au milieu du même péril où elle se trouva, j'eusse été moins pâle que je ne le devins alors. Si cette terrible aventure eût été telle qu'on la di- soit, le ciseau, les pinceaux et les couleurs me fussent tombés des mains, l'arc de triomphe que j'ai élevé à votre gloire fut demeuré imparfait, et on ne l'eût vu que comme on voit les illustres ruines de Rome, où, par la grandeur de quelques colonnes brisées, on juge de celles du bâti- ment. »

— Voilà qui peut donner une idée au lecteur de la mo- destie du personnage et du style liminaire. Il paraît, du reste, que les reines du Nord avaient le triste monopole des dédicaces de poèmes épiques. Le Moyse de Saint-Amant est dédié à la reine de Pologne. Après l'épître dédicatoire vient un portrait de la reine Christine, avec ce quatrain au bas :

Christine peut donner des lois

Aux cœurs des vainqueurs les plus braves;


310 LES GROTESQUES.

Mais la terre a-t-elle des rois

Qui soient dignes d'en être esclaves ?


Puis la dissertation de rigueur sur l'excellence et pré- cellence du poëine épique sur tous autres, la manière de le conditionner et de le servir; si le poëme épique doit être fabuleux ou historique; si Ton peut ou non y employer la mythologie, et mille autres belles questions où le poète fait voir, comme c'est la coutume, qu'il sait fort bien tou- tes les proportions et les alignements que l'art enseigne et qu'il a consulté les maîtres là-dessus, c'est-à-dire Aris- tote et Horace, et après eux Macrobe, Scaliger, le Tasse, Castelvetro,Picolomini, Vida, Vossius, Pacius, Riccobon, Robortel, Paul Benni, Mambrun et plusieurs autres ; qu'il a lu et relu fort exactement Y Iliade et Y Odyssée d'Homère, Y Enéide de Virgile, la Guerre civile de Lucain, la Thébaïde de Stace, les Roland amoureux et furieux du Boyardoet de TArioste, l'incomparable Hiérusalem du fa- meux Torquato, et grand nombre d'autres poèmes épi- ques en diverses langues, tels que sont les premiers livres de la Franciade, de Ronsard; et Saint-Louis du père Le- moine, ce beau poëme de la Conquête de Grenade, le plus bel ouvrage que l'Italie nous eût donné depuis le Tasse; et finalement il prouve comment la poésie n'a pas été in- ventée, comme Castelvetro le prétend à tort, per dilettare è ricreare gli animi délia rozza moltitudine è del commune popolo, mais bien pour délecter les dieux et les rois.

Dans la même dissertation il s'excuse, par les pius illus^ très autorités, d'avoir fait son Alaric amoureux de la belle Amalazonthe, Hugo a dit :


LES GROTESQUES. 31 i

L'amour chaste agrandit les âmes, Et qui sait aimer sait mourir.

Scudéry est aussi d'avis qu'il n'y a pas d'héroïsme sans amour, et dit que l'amour honnête est proprement le feu d'Hercule qui, en le consumant, le fit dieu ; et comme Ta fort élégamment écrit Guevarre, l'un des plus beaux es- prits de toute l'Espagne : Ardeyno quema; alumbra y no dana ; quema y no.consume ; resplandece y no lastima; pu- rifica y no abrasa, y aun calienta y no congoxa. — Voilà les plus excellentes raisons du monde, et il n'y a rien à dire à cela. Il raconte aussi comme quoi son Alaric n'a que dix livres, parce que cela lui a plu ainsi, et que d'ail- leurs Y Iliade si Y Odyssée ont vingt-quatre livres, Y Enéide douze, le poëme de Silius ltalicus dix- sept, le Roland d'Arioste quarante-six, celui de Boyardo soixante-huit, la Hiérusalem vingt, et Y Adonis du Marini vingt encore : ce qui prouve qu'il n'y a aucune règle certaine, et que cha- cun en peut agir à sa guise. Dieu soit loué, et M. Georges de Scudéry ! car, en vérité, je ne vois pas pourquoi il n'a pas fait soixante- huit chants comme le Boyardo.

Ensuite l'on tombe sur le privilège, qu'on aurait tort de passer, car c'est l'endroit le plus curieux du livre. Il est de Conrart, et Scudéry l'ayant lu le lui renvoya, en se plaignant que ce n'était pas là un privilège comme il les faisait pour ses amis et qu'il eût à le retoucher : à quo : . Conrart accéda le pluscomplaisamment du monde.

Voici les passages... « Notre cher et bien amé le sieur de Scudéry, gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde en Provence et capitaine entretenu sur nos galères, nous a fait remontrer qu'il a fait un poëme héroïque intitulé Ala-


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rie y ou Rome vaincue, lequel il a dessein de mettre en lu- mière avec des figures gravées et dessinées par les meil- leurs maîtres qui soient aujourd'hui, pour le rendre plus digne de la dédicace qu'il prétend en faire à îa sérénis- sime reine Suède, notre très-chère et très-amée cousine et alliée, qui, par ses rares vertus et ses libéralités royales, attire l'admiration et les vœux des personnes d'esprit et de savoir de toutes les parties de l'Europe ; mais parce que cela ne peut se faire sans de grands frais, tant pour l'im- pression que pour les figures, il nous a très- humblement fait supplier de lui accorder nos lettres nécessaires pour empêcher qu'il ne soit contrefait en ce royaume, et qu'on ne l'y expose en vente s'il était contrefait ailleurs. A ces causes, désirant favorablement traiter l'exposant, qui, après s'être signalé par diverses actions de valeur et de courage durant plus de vingt ans qu'il a passés dans les armées pendant le règne du feu roi notre très-honoré sei- gneur et père, tant sur terre que sur mer, en France et aux pays étrangers, où il a eu des commandements et des charges honorables, s'est depuis quelque temps retiré de ce pénible exercice, et, dans un genre de vie plus tran- quille, a fait voir, par un très-grand nombre de belles productions de son esprit, qu'il n'est pas moins né pour les lettres que pour les armes, nous lui avons permis, etc.. — Par le roi, en son conseil, Conrart. — Et scellé du grand sceau de cire jaulne sur simple queue. — C'est une belle invention et digne d'une camaraderie moderne que de se faire donner des louanges d'un caractère aussi offi- ciel que celles-là. Être déclaré grand homme nonobstant clameur de haro et charte normande, le tout scellé d'un


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sceau de cire jaulne avec une L, car elle y est et sur sim- ple queue ! quoi de plus respectable et de plus capable d'imposer silence aux malignités de la critique! Les pro- pectus de maintenant sont de pauvres choses à côté de cela^même quand ils sont rédigés par ce bon Charles Nodier, l'homme d'aujourd'hui qui loue avec la bonho- mie, et la candeur la plus effrontée. Je mets cette louange dans le privilège bien au-dessus des sonnets espagnols ou italiens, latins et grecs, des madrigaux en hébreu ou ec syriaque, dont la scientifique théorie se déroulait pompeu- sement sur les premières pages de tout ouvrage nouveau, et je suis fâché, en vérité, qu'on ne mette plus de privi- lèges aux livres, car je me serais servi immanquablement de ce subterfuge laudatif dans mon prochain poëme épique.

La fable du poëme est fort simple. Un ange suggère à Alaric le dessein de renverser Rome, dont les crimes ont enfin lassé la patience du Tout-Puissant. Alaric accepte avec joie cette haute mission ; mais la belle Amalazonthe, qui est l'objet de sa flamme, ne peut souffrir qu'il parte, et fait tous ses efforts pour le retenir ; elle n'y réussit pas, et appelle au secours de ses charmes les charmes d'un nécroman nommé Rigilde. Celui-ci remplit de fantômes la forêt où Ton coupe les arbres pour faire des vaisseaux, et met le diable au corps d'un ours blanc qui mange les travailleurs. Le tuer n'est qu'un jeu pour Alaric, qui est fort vaillant et très-adroit. La flotte part enfin, le magi- cien Rigilde endort les matelots et emporte Alaric, aussi endormi, dans une île enchantée où il lui fait voir une fausse Amalazonthe. Le prélat d'Upsal rompt à grand'-

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peine le charme et emmène le prince goth malgré lui. Des ombres d'assassins ont l'air de percer de coups une om- bre d'Amalazonthe : c'est une illusion diabolique pro- duite par Rigilde et qui s'évanouit bientôt. Voilà le dua- lisme, la lutte du poëme. Rigilde tire Alaric d'un côté, le prélat d'Upsal le tire de l'autre, car il y a un mythe dans ce susdit poëme, ni plus ni moins que dans un roman de madame Sand. Alaric est l'âme de l'homme; l'enchante- ment où il tombe, comme Ulysse dans l'île de Calypso, est une allégorie de la faiblesse des hommes, même des plus forts, qui, sans le secours de la grâce, tombent èii des erreurs étranges, et qui, par ce puissant secours, s'en relèvent et s'en dégagent après. Par le magicien qui le persécute, il faut entendre les obstacles que les démons mettent toujours aux bons desseins; par la belle Amala- zonthe, la puissante tentation de la volupté ; par ce grand nombre d'ennemis qui le combattent, le monde, qui est un des trois que l'âme chrétienne a en tête, selon le té- moignage de l'Écriture et des Pères ; par l'invincible ré- sistance de ce héros, la liberté du franc-arbitre; par les continuelles malices des démons, la guerre continuelle qu'ils font à l'âme; par la prise de Rome et par le triom- phe de ce prince, la victoire de la raison sur les sens, sur l'enfer et sur le monde, et les immortelles couronnes que Dieu donne à la vertu.

Malgré tout cela, le poëme ne laisse pas que d'être fort ennuyeux, à le prendre comme poëme. Comme couleur et comne détails, il renferme nombre de choses curieuses. ■— Il représente beaucoup plus exactement l'époque où s -i* été composé qu'aucun des ouvrages qui lui sont supé-


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rieurs. — On sent bien le Louis XIV et sa cour à travers tous ces princes goths et ces seigneurs Scandinaves. Us portent tous des perruques in-folio, des cuirasses lamées et des tonnelets. Le costume ressemble assez à celui des batailles d'Alexandre. Ce sont des guerriers couverts d'é- cailles jaunes d'un côté et rouges de l'autre, avec des baudriers tout chargés de passequilles, des draperies vo- lantes gorge-de-pigeon, des aigrettes et des plumets dé- mesurés, le nez au vent et les pieds en dehors, comme s'ils allaient danser le menuet ; des chars massifs sculptés et dorés, traînés par de gros chevaux d'un blanc de satin, à croupes énormes, et la queue congruement troussée ; de grands arbres avec de longues feuilles profondément découpées et d'un vert cru; desbarques à proue historiée, manœuvrées par des hommes demi-nus, couleur de po- tiron, et faisant saïlir académiquement tous les muscles de leurs bras noueux; des paysages où le jaune et l'ou- tremer dominent; des mers d'un ton de poireau ; des pa- lais à gros pavillons avec des terrasses et des rampes; des allées d'orangers dans des caisses vert-pomme ; des ronds d'eau, des buffets d'eau, des jets d'eau et toute l'hydraulique des jardins de Versailles. Tout cela se re- trouve dans YAlaric, dessin, costume, couleur, architec- ture, paysage; l'époque s'y reflète entièrement, jusque dans les moindres détails. — Ne dirait-on pas que ceci a été crayonné et colorié par Lebrun ou Parrocel? c'est îe portrait d'une guerrière ;


Ses cheveux ondoyants, à grosses boucles d'or. Tombant négligemment, l'embellissent encor;


316 LES GROTESQUES.

Son front paroît orné d'un grand bonnet d'hermine

Dont l'extrême blancheur sert à sa bonne mine ;

Un plumet de héron, d'un noir âprement noir,

Augmente encore le blanc que l'hermine fait t4î.

Elle a de peau de tigre une robe volante

Qui, bien que fort sauvage, est pourtant fort galante |

L'agrafe la retrousse et fait qu'on voit au jour

Ses brodequins doublés de la peau d'un vautour ;

Son carquois est fait d'herbe, et son arc de baleine f

Une écharpe de jonc jusqu'à terre lui traîna,

Qui suspend son épée et qui mêle un beau vert

A ce blanc moucheté dont son corps est couvert.

La blancheur de ses bras, à l'hermine opposée,

Y trouve un nouveau lustre et l'en rend plus prisée,

Et celle de son teint, malgré son incarnat,

Pourroit noircir un cygne auprès de son éclat.

Tous ses traits sont fort beaux, et sa taille est fort belle;

Elle marche d'un pas digne d'une immortelle,

Et l'on voit dans son air superbe, comme il est,

Je ne sais quoi de fier qui fait craindre et qui plaît.

Ce costume est charmant, et serait le plus galant du monde pour une entrée de ballet. Cela est bien dans la tournure demi-antique, demi-romanesque du temps. Rien ne va mieux avec les palissades de buis et les tri- tons frisés des bassins. — Voici un dessin de fontaine :

Au milieu de la cour, une rare fontaine

Élance le crystal dont elle est toujours pleine,

Et ces jets élancés retombent en bruyant

Sur l'albâtre mouillé que leur eau va noyant ;

De cent monstres marins la bizarre figure

Sur ce corps transparent a placé la sculpture •

Et ce large bassin, en vase découvert,

Pose sur un pilier de jaspe rouge et vert.

Au milieu du bassin est une Néréide

Qui tâche d'essuyer son poil toujours humide,

Et qui, semblant presser ce poil et long et beau,


LES GROTESQUES. Si 7

En fait toujours sortir de récurne et de l'eau. — L'on voit douze tritons soutenir la machine, Qui semblent regarder cette nymphe marine, Et qui, par une conque élancent haut en Tair Mille et mille filets d'un crystal pur et clair/

Ces tritons sont cousins germains de ceux de Versailles 5 ils doivent tous avoir été fondus par les frères Anguier ou les Relier; — la nymphe est probablement de Coysevox ou de Girardon. Le style est le même, et Ton ne sali pas si le poète décrit d'après l'œuvre du sculpteur, ou si le sculpteur réalise en marbre ou en bronge la description imaginaire du poète.

On connaît le vers de Boilean :

Ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales.

N'en déplaise à Boileau : il y a beaucoup de verve et d'imagination dans la description du palais enchanté; l'architecture y est d'une richesse merveilleuse, et ce sont des entassements de colonnes, de dômes d'une hauteur prodigieuse, de galeries à perte de vue, de treillis dorés, de jets d'eau s'élançant jusqu'au ciel, de grands escaliers de marbre; desbalustres un peu ventrus, mais d'un bon style et d'une grande tournure; des cabinets rustiques et autres; des vases et des statues; des charmilles taillées de mille façons; des groupes de statues. — Un Versailles féerique que n'eussent désavoué ni Levau , ni Hardouin Mansart, ni Le Nostre. — Cette façade me paraît digne de quelque architecte que ce soit. Le Bramante et Le Bernin ne seraient ni plus féconds ni plus riches.

'- Mais du grand bâtiment la façade royale Efface tout le reste et n'a rien qui l'égale \


338 LES GROTESQUES.

Elle charme les yeux, elle étonne l'esprit,

Et fait même trembler la main qui la décrit.

L'ordre corinthien règne partout l'ouvrage;

L'on voit ramper partout l'acanthe au beau feuillage,

Et partout on peut voir entre ces ornements

Des chapeaux de triomphe et des vases fumants;

Ce ne sont que festons, ce ne sont que couronnes,

Bases et chapiteaux, pilastres et colonnes,

Masques, petits amours , chiffres entrelacés,

Et crânes de béliers à des cordons passés;

Les yeux trouvent partout moulures et corniches,

Et figures de bronze en de superbes niches,

Frises, balcons, hors-d'œuvre et cartouches encor,

Et -cornes d'abondance à fruit, feuille et fleur d'or;

Enfin tout ce que peut la noble architecture,

Le bel art du dessin, la savante sculpture, •

Tout brille avec éclat au front de ce palais

Qui n'eut pas de semblable et n'en aura jamais.

L'escalier n'est pas indigne de cette façade :

L'escalier

Se déroule, superbe autant que singulier ; D'un marbre blanc et pur cent nymphes bien rangées, De grands paniers de fleurs sur leurs têtes chargées, Où l'art et la nature ont mis leurs ornements, Semblent vouloir monter aux beaux appartements ; Leur main gauche soutient ces paniers magnifiques, Leur droite tient les plis de leurs robes antiques, Et l'art a fait changer, par ses nobles efforts, Les veines de ce marbre aux veines de leurs corpi.

Voici la salle de bain :

Sa figure octogone est au soleil levant; Quatre degrés de marbre enfoncés bien avant Sont propres à s'asseoir près d'une onde argentée Dans la cuve de jaspe abondamment jetée. Cette eau sort à grands flots de l'urne de crystal Que tient sous le bras droit un fleuve de métal,



LES GROTESQUES. 319

Qui, parmi les roseaux et les glayeuls humides, Semble comme appuyer son front coupé de rides, Pendant que d'une main on voit qu'il veut sécher Ce long poil tout mouillé qui paroît l'empêcher, Et sécher à la fois sa barbo hérissée Dégouttant sous la main dont on la voit pressée. Chaque angle a sa colonne, et Ton y voit encor. Le linge et les parfums en quatre vases d'or, De qui les bas-reliefs sont superbement riches. Quatre nymphes de marbres en quatre grandes niches Reprennent leurs habits comme sortant de l'eau, Et découvrent un corps aussi blanc qu'il est beau.

J'avoue que ce palais, quoique solennellement anathé- raatisé par Nicolas Boileau, me plaît singulièrement, et que j'aimerais assez, avec quelque La Vallière ou quelque Amalazonthe, me promener sous

L'ombre opaque et couverte Que fait de ce jardin l'architecture verte.

Et cela avec d'autant plus de tranquillité que, comme le fait remarquer naïvement le bon Scudéry,

Les préceptes de l'art y sont bien observés.

A propos de préceptes de l'art, j'ai oublié, et c'est un de ses plus beaux titres à la gloire classique, que Scu- déry a introduit le premier la règle des vingt-quatre heures dans son Amour libéral, — ce qui provient assu- rément d'une belle imaginative, et qui aurait dû lui mé- riter l'indulgence du régent du Parnasse.

Scudéry ne s'en est pas toujours tenu malheureuse- ment à cette régularité classique ; il a fait une comédie où règne une liberté fantasque, une espèce de pièce re-


320 LES GROTESQUES,

tournée, où la décoration est à Fenvers, et qui fait voir le comédien par le dos, le spectateur étant en quelque sorte placé au fond du théâtre.

Cette production singulière a pour titre la Comédie des Comédiens.

Entre tant de personnages historiques ou fabuleux, dé- plorables ou risibles, qui s'agitent sur la grande scène du monde et que le caprice du premier grimaud expose à être transformés subitement tout vifs en héros drama- tiques sans qu'ils aient rien à dire, il est une classe de gens que Içur profession même semble mettre expressé- ment à l'abri d'un pareil malheur. — C'est une idée qui vous vient difficilement qu'un croquemort soit enterré ou qu'un bourreau soit pendu , et pour la même raison il paraît étrange qu'un comédien se joue lui-même, lui qui a l'habitude déjouer les autres. — Pourtant il y a quelque chose de piquant à voir un acteur, un homme qui n'ex- prime que des pensées étrangères aux siennes, qui vit de l'amour et de la passion qu'on lui fait, qui n'a pas un soupir qui ne soit noté d'avance, pas un mouvement qui ne soit artificiel, exprimer cette fois ses idées à lui, ses idées de tous les jours, et parler un peu de ses affaires de ménage, de sa marmite , de ses amours, de sa femme et de ses enfants légitimes ; lui qui a tant fait de déclara- tions à de belles princesses sous des ombrages de papier découpé, et qui a si misérablement sali son unique cu- lotte de soie en se traînant à genoux sur des tapis de toile peinte; il est beau de voir battre par sa ménagère ce li- bertin fiefié qui a contracté tant de mariages secret&r et qui presque tous les soirs, à la fin de la pièce, est obligé


LES GROTESQUES. &g§

de reconnaître, à un bracelet d'or en cuivre orné de s&«  phirs de verre bleu,, quelque petite bâtarde on De peut plus charmante, enlevée toute jeune et emmenée à Àlge? par des corsaires barbaresques. — Mais le pauvre corné* dien s'appartient si peu, il est si fatalement en proie au faux, qu'il ne peut pas même être lui en étant lui, il faut qu'il joue et toujours et sans cesse; il ne peut pas es- suyer cet horrible fard qui ronge ses couleurs naturelles et qui lui est entré dans la peau ; la souquenille de Scapm s'attache à son corps comme la robe deDéjanire au corpfi d'Hercule, et s'il boit une bouteille, non une de ces boi> teilles de bois tourné dont il se verse des rasades à sea dans un gobelet sans fond, mais une sincère et joyeuse bouteille pleine de vin du bon Dieu, il ne peut en jetef insouciamment le bouchon comme tout le monde, il Je ramasse et le serre dans sa poche pour se noircir les sour* cils quand il fera le tyran ou le traître. — Quelle vie que celle-là ! où votre voix ir est pas à vous, où votre sourire et vos larmes ne vous appartiennent pas, où vous êtes forcé de cacher vos lis sous du plâtre, vos roses sous du rouge; où, selon l'exigence du rôle, il faut que vous changiez voo beaux cheveux noirs contre une perruque de filasse ; où votre véritable nom est le seul nom dont on ne vous appelle jamais; où la fantaisie d'un auter.' peut vous obliger à délayer sur votre figure la réglisse destinée à guérir ce rhume que vous gagnâtes l'hivei dernier en jouant un Romain bras nus et jambes nues, par un froid de seize degrés. — Certes, après la condi- tion d'amant d'une femme qui a des moustaches, la pire. Ke toutes les conditions humaines est celle de comédief


I<,


322 LES GROTESQUES,

ou d'artiste dramatique, comme on dit maintenant. pu- blic bête brute ! c'estpourtantpour se faire jeter des pom- mes crues par toi que Ton se résigne à un pareil martyre!

— Cette vie ainsi faite prête singulièrement à l'imagina- tion, et" peut fournir une excellente donnée de comédie, quoique M. Casimir Delavigne en ait fait une fort méchante sur ce sujet, et qui a eu de la réputation en ce temps-là.

Un autre poète, Gougenot, de Dijon, compatriote de la moutarde, a fait aussi une Comédie des Comédiens.

— La pièce du Dijonnais porte le même titre que celle de M. le gouverneur de Notre-Dame de Lagarde; et je ne sais trop comment arranger tout cela avec la prétention de Scudéry, qui appelle sa comédie poëme de nouvelle invention dans le genre que les Italiens nomment capric-

  • 3 * cioso. La pièce de Gougenot est de 1603, et celle de Scu-

déry de 1605, ce qui est une forte présomption en faveur du premier. Cependant le drame du second est plus spi- rituel et conduit plus fantasquement, et nous ne mention- nons l'autre que pour mémoire.

M. le comte de Vigny n'a pas dédaigné de nous dire que Chatterton lui avait coûté dix-sept nuits de travail.

— Scudéry commence par nous informer que si l'im- pression fait réussir sa pièce aussi bien que le théâtre, il ne plaindra pas quinze jours que sa production lui a coûtés. Quinze jours sont moins prétentieux que dix-sept nuits; mais pour l'époque cela n'est pas mal.

Chut ! voici le prologue... C'est le fameux Mondory ; il est indigné des choses absurdes qu'on lui veut faire ac- croire. Ses camarades sont assurément fous. Ils lui disent qu'il n'est point sur un théâtre et que c'est ici la ville de


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Lyon ; que voilà une hôtellerie, et que voici un jeu de paume où des comédiens qui ne sont point eux, et les- quels ils sont pourtant, représentent une pastorale. Cci3- ment diable ajouter foi à de semblables billevesées! On prétend qu'il est, lui, un certain monsieur de Blandi- mare, bien qu'il s'appelle véritablement Mondory, et ses compagnons ont tous pris des noms de guerre, Belleom- bre, Beauséjour, Beausoleil, comme si le public ne les connaissait pas, et ne savait point qu'ils sont les comé- diens de l'hôtel de Bourgogne, et non une troupe de province. Pour lui, il s'en lave les mains, et prie le pu- blic d'excuser une pareille fantaisie, et de se tenir coi. attendu que ces messieurs étant mélancoliques, sont fort amateurs du silence.

La scène représente l'entrée de la comédie. Deux affi- ches aussi démesurées que les affiches d'une représenta- tion à bénéfice moderne, sont collées de chaque côté de la porte. Belleombre, le portier de la comédie, avec un sombrero à l'espagnole, des moustaches en croc, une royale en feuille d'artichaut, les souliers chargés de bouf- fettes extravagantes, un manteau capricieusement tortillé autour du corps, la main posée sur la garde d'un espa- don colossal qui a dû servir au géant Goliath, et qui res- semble à l'épée symbolique ques les peintres prêtent à saint Paul, le pied en avant et fièrement campé sur ses reins, attend dans une attitude stoïque et solennelle le bon public qui ne se dépêche guère d'arriver. — Si cela con- tinue ainsi, il sera forcé, bien malgré lui, de faire mentir le proverbe : qui dit portier de comédie dit voleur ; car, si passé maître que l'on soit en Fart de la pince et du croc,


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iî n'est point de doigts assez crochus pour extraire quel- que chose du vide et tirer la bourse de la poche du néant. — La caisse du théâtre est aussi creuse que la caisse du tambour ; il n'y a pas un pauvre doublon, pas un rouge liard, pas un sou marqué, et l'on pourrait tambouriner dessus. Cependant il est déjà plus de cinq heures, on n'a pas commencé et l'on devrait avoir fini. Le tambourineur, accompagné de Harlequin son fidèle Achate, vient de faire une tournée dans la ville. — Harlequin ne sait plus où il en est; c'est la première fois qu'il s'est promené dans les rues sans être remarqué ; on n'a pas fait plus d'attention à lui que s'il eût été un bourgeois, ou que tous les bourgeois eussent été des Harlequins. Les petits garçons mêmes sont autant de sages de la Grèce en jaquette, et ne se sont inquié- tés de ses lazzis non plus que s'ils fussent des Socrates. Cette queue de polissons, qui depuis un temps immémorial se visse instinctivement à l'échiné de tout tambour, est restée à jouer à la marelle et à la fossette. Il n'y a pas moyen de réveiller ces bons provinciaux de leur torpeur de marmotte. Le plan plan de la caisse et le sangodemi de Harlequin n'y ont pas plus fait que les menteries de l'affiche. — La troupe court grand risque d'être privée pour ce soir de la répa- ration de dessous le nez, et d'aller se coucher sans avoir mâché autre chose que le brouillard et la bise d'automne. $ Enfin on voit poindre une honnête et bénigne figure qui longe la muraille d'un air de désœuvrement qui pro- met assez : — cela a l'air d'un père noble ou d'un oncle : cela est un oncle qui cherche son mauvais sujet de neveu, occupation digne d'un oncle; — l'oncle lève le nez, lit l'affiche, et demande à quel prix sont les places. — C'est


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Huit sous, lui répond Belleombre, qui n'est autre que le neveu du susdit oncle, lequel, après avoir parcouru tou- tes les formes de vie où la débauche peut réduire un jeune homme, s'est engagé dans une troupe de comé- diens ambulants. — Ah! fait le neveu, c'est mon diable d'oncle; jejsuis perdu, perdu! — L'oncle lui fait une se- monce comme un vrai oncle qu'il est. Son neveu l'engage à entrer tout de suite et à marquer sa place ; car s'il n'y a personne, c'est que toute la compagnie est là dans le jeu de paume à côté , et qu'elle attend que la pièce commence pour entrer tout d'un coup. L'oncle ne prend pas le change ; et comme tout oncle de comédie, quoique grondeur et bourru en apparence, est foncièrement bon enfant, il invite son neveu et toute la troupe à venir sou- per à l'hôtel de la Pomme-du-Pin, où il loge.

Le souper est fini, on a donné à laver; M. Blandimare (l'oncle), qui est galant, présente la main aux dames pour passer dans la salle, et affecte malicieusement de se tromper de nom en leur parlant ; sa faute est en effet excusable, et les noms des comédiens ont tant de rapport, qu'il est bien difficile qu'on ne les prenne point l'un pour l'autre. M. de Bellerosse, deBelleville, Beauchâteau, Bel- leroche, Beaulieu, Beaupré, Bellefleur, Belleépine, Beau- séjour, Belleombre, Beausoleil ; enfin eux seuls possèdent toutes les beautés de la nature -, malgré tout cela , M. Blandimare aime au fond la comédie et les comédiens; mais c'est un amateur difficile, et il estime que les acteurs doivent être comme les vers, les melons et les vins, c'est-à-dire excellents, sans quoi ils sont détestables, et il trace un portrait idéal du comédien qui paraît assez


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difficile à réaliser. « Il faut tant de qualités à un comédien pour mériter le titre de bon, qu'on ne les rencontre que fort rarement ensemble; il faut premièrement que la nature y contribue, en lui donnant la bonne mine, car c/est ce qui fait la première impression dans l'âme des spectateurs; qu'il ait le port du corps avantageux, l'ac- tion libre et sans contrainte, la voix claire, nette et forte; que son langage soit exempt des mauvaises prononciations et des accents corrompus qu'on acquiert dans les pro- vinces, et qu'il conserve la pureté du français ; qu'il ait l'esprit et le jugement bons pour l'intelligence des vers, et la force de la mémoire pour les apprendre prompte- ment et les retenir, après, toujours ; qu'il ne soit igno- rant ni de l'histoire, ni de la fable; car autrement il fera du galimatias quoi qu'il en ait, et récitera des choses bien souvent à contre-sens, et aussi hors de tout qu'un musicien qui n'aurait point d'oreille. Les actions mêmes seront d'un mauvais baladin qui saute une heure après la cadence, et de là viennent tant de postures extrava- gantes, tant de levers de chapeaux hors de saison, comme on en voit sur les théâtres ; enfin il faut encore que toutes ses reparties soient accompagnées d'une har- diesse modeste qui, ne tenant en rien de l'effronté ni du timide, se maintienne dans un juste tempérament; et pour conclusion, il faut que les pleurs, le rire, l'amour, la haine , l'indifférence , le mépris, la jalousie, la colère , l'ambition, et bref que toutes les passions soient peintes sur son visage, toutes les fois qu'il le voudra, — Or, jugez maintenant si un homme de cette espèce est beaucoup moins rare que le phénix. »


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Les pauvres comédiens de campagne avouent humble- ment à l'amphitryon, qu'ils sont effectivement fort loin de posséder toutes ces qualités ; mais que pour ne pas les posséd^ toutes, ils ne sont pas cependant privés de toutes, et %i \ue si M. de Blandimare veut avoir la bonté de les entendre, il verra qu'ils ne sont point tant à mé- priser. — Quelles pièces avez-vous ? dit M. de Blandi- mare. — Toutes celles de feu Hardy, la Pirame de Théophile, la Sylvie, la Chry séide et la Sylvanire, les Folies de Cardénio, Y Infidèle confidente, et la Philis de Scyre, les bergeries de M. Racan, le Lygdamon, le Trom- peur puni, Mélite, Clitandre, la Veuve, la Bague de l'ou- bli, et tout ce qu'ont mis en lumière les plus beaux es- prits du temps. — Pour le moment, on pense qu'il suffira d'une églogue pastorale de l'auteur du Trompeur puni (Scudéry). — M. de Blandimare accède volontiers à cette proposition, car il est fort des amis de ce gentil- homme, qui, à son gré, entre tous ceux qui portent une épée, est celui qui s'aide le mieux d'une plume. — On récite l'églogue ; M. de Blandimare enchanté veut céder sa propre chambre et son lit aux comédiennes, et loin de blâmer son neveu, il s'engage lui-même dans la troupe, et prend un rôle dans la tragi-comédie que l'on doit jouer le lendemain, et qui est intitulée V Amour caché par V Amour. — L'on se sépare, et le théâtre représente le Théâtre. — C'est le troisième acte et en même temps le premier, et, comme celle d'IIamlet, prince de Dane- marky cette pièce en a une autre dans le ventre. La pre- mière était en prose, chose extraordinaire à cette bien- heureuse époque , où les poèmes dramatiques étaientt


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tous rimes. La seconde est en vers. — Messieurs, dit le Prologue. — Mesdames, dit l'Argument. — Cet ancien philosophe~grec avait raison... — Taraminte, berger de Forez.... — Qui disait que les hommes.... — N'ayant qu'un fils nommé Florintor... — Quel est cet épou van- tail de chenevière qui me vient ici interrompre ? — Et quel est ce revêtu de la friperie qui me le demande de si mauvaise grâce? — Je suis le Prologue. — Je suis l'Ar- gument.

L'Argument et le Prologue se disputent et se prou- vent réciproquement leur inutilité. Le Prologue envoie l'Argument se cacher dans la foule, et lui dit qu'il n'est bon qu'à se barbouiller d'encre d'imprimerie et à s'habil- ler de papier ou de parchemin. L'Argument l'appelle selle à tous chevaux, écho, perroquet, et ils se retirent sans rien conclure, comme ils étaient venus. — Adieu, monsieur l'Argument; — Adieu, monsieur le Prologue.

Le théâtre change de face et paraît bocager. Nous sommes dans le Forez, en plein Honoré d'Urfé, sur les bords doucereux du Lignon, cette galante rivière qui roule des flots de petit lait; c'est un charmant pays que celui-là, et que je regrette fort pour ma part. Les arbres y ont des feuillages en chenilles de soie vert-pomme ; les herbes y sont en émail, et les fleurs en porcelaine de la Chine; du milieu des buissons bien peignés, de grandes roses, grosses comme des choux, vous sourient amicale- ment de leurs lèvres purpurines, et vous laissent lire leurs innocentes pensées au fond de leur cœur écarlate. Des nuages en ouate bien cardée flottent moelleusement sur le taffetas bleu du ciel; de petits ruisseaux faits des


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armes des amants, se promènent, avec un gazouillis élé- giaque, sur un fond de poudre d'or; de jeunes zéphirs agitent doucement leurs ailes en guise d'éventail, et ré- pandent dans l'air une fraîcheur délicieuse ; les échos y sont fort ingénieux et les mieux appris du mondé; ils ont toujours à répondre quelque assonance réjouissante aux stances qu'on leur adresse, et ne manquent jamais de répliquer à l'amant qui leur demande si sa maîtresse est sensible aux tourments qu'il endure — dure. Car dans ce pays fabuleux, la rime naturelle de maîtresse est tigresse. — D'adorables petits agneaux crêpés et poudrés, avec un ruban rose et une clochette d'argent au cou, bondissent en cadence et exécutent le menuet au son des musettes et des pipeaux. Les bergers ont des souliers à talons hauts, ornés de rosettes prodigieuses, un tonnelet avec des pas- sequilles, et des rubans partout; les bergères étalent sur le gazon une jupe de satin relevée de nœuds et de guir- landes. Quant aux loups, ils se tiennent discrètement à l'écart et ne font guère paraître le bout de leur museau noir hors de la coulisse, que pour donner à Céladon l'occa- sion de sauver la divine Astrée. Cette heureuse région est située entre le royaume de Tendre et le pays de Cocagne, et, depuis bien longtemps, l'on a oublié le chemin qui y conduit. — C'est dommage ! j'aurais bien voulu l'aller voir. Rousseau eut longtemps cette envie. Mais il paraît que le véritable Forez est tout prosaïquement une pro- vince où il y a des forges, et où un garçon serrurier trouve facilement de l'ouvrage. — imagination des poètes, quelles cruelles déceptions vous nous préparez ! Au reste, ces bergers ne ressemblent en rien aux anti-


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ques bergers de Théocrite et de Virgile. Ce n'est plus &e Philis, ni d'Amarillis, ni de Thestilis, qui broie des gousses d'ail poui- les moissonneurs, qu'il s'agit; ce n'est pas même de la Chloé du roman de Longus, ni de Théano, ni d'aucune de ces dames. — C'est un cycle tout différent que le cycle dont le livre d'Urfé est le point central. C'est la période espagnole et romanesque; c'est une tout autre population de bergers. Les noms ont d'autres racines, et ne sont pas composés de la même manière : Dap&nis s'appelle Florintor, et Ménalque, Taraminte; Tityrus de- vient Alphause ou Lisimant. La Galathée qui se sauve derrière les saules se change en Isomène ou en Luciane ; la simplicité alternée de l'églogue antique semblerait un peu bien fade à ces raffinés. Leurs conversations sont de véritables entretiens pointus où la préciosité la plus exquise pousse à droite et à gauche ses vrilles capricieu- ses et ses fleurs bizarres aux parfums enivrants. — La préciosité, cette belle fleur française qui s'épanouit si bien dans les parterres à compartiments des jardins de la vieille école, et que Molière a si méchamment foulée aux pieds dans je ne sais plus quelle immortelle mauvaise pe- tite pièce.

L'idée de la pastorale intercalée dans la Comédie des Comédiens est assez jolie. — Pirandre adore Melisée, qui, pour éprouver la force de son amour, feint d'accueillir favorablement un autre berger nommé Florintor. — Pi- randre, de son côté, afin d'éveiller la jalousie de Melisée et de piquer son amour-propre, rend des soins à la belle Isomène, qui le reçoit fort doucement, en apparence du moins ; car ce qu'elle en fait n'est que pour cacher son


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jeu, et son véritable amant est le même Florintor, amant fictif de Melisée, et que les parents d'Isomène ne voient pas d'un bon œil. On conçoit facilement les scènes et les situations qui résultent d'un pareil imbroglio. Les pa- rents de comédie se résolvent à faire le bonheur de leurs enfants et à les marier sans différer plus. — Pirandre épousera Isomène, — Florintor, Melisée. — La nouvelle n'est pas reçue avec un grand enthousiasme par les pau- vres amants, qui se trouvent pris dans le piège qu'ils ont tendu, et englués de leurs propres finesses. Comme dans ce temps-là l'idée du devoi? était toute-puissante, et que le père était extrêmement redouté, les amants n'osent pas déclarer leurs tromperies à leurs parents réciproques, et se donnent rendez-vous sur les bords du Lignon pour s'y voir une dernière fois et faire leurs noces dans son lit froid et humide : heureusement les parents, qui se dou- tent de quelque chose, les ont suivis, et, cachés derrière un de ces arbres touffus et propices qui ne font jamais faute dans les comédies, ils ont entendu leur conversation. Touchés de tant d'amour, ils sortent de leur retraite , et unissent les quatre amants dans leur ordre naturel, c'est- à-dire, Pirandre avec Melisée, et Florintor avec Isomène. — Us ont eu beaucoup d'enfants. L'auteur n'en dit rien ; mais je le présume.

e M. de Blandimare fait au public une espèce de compli- ment en prose qui amène le couplet final, et la pièce est terminée.

Je pense que l'on verra avec plaisir le tableau d une Loge d'actrice en 1635. C'est un morceau complet qui


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se peut facilement détacher de l'ensemble. C'est la Beau- soleil qui parle :

« Comme nos chambres tiennent des temples en ce qu'elles sont ouvertes à chacun, pour un honnête homme qui nous y visite, il nous faut endurer les impertinences de mille qui ne le sont pas. L'un viendra branler les jam- bes toute une après-dînée sur un coffre, sans dire mot, seulement pour nous montrer qu'il a des moustaches, et qu'il les sait relever ; l'autre, un peu moins rêveur que celui-ci, mais non plus habile homme, fera toute sa con- versation de bagatelles aussi peu considérables que son esprit; et tranchant de l'officieux, il voudra placer une mouche sur la gorge, mais à dessein d'y toucher; il vou- dra tenir le miroir, attacher un nœud, mettre de la pou- dre aux cheveux, et prenant sujet de parler de toutes ces choses, il le fait avec des pointes aussi nouvelles que La- guimbarde et Lanturlu. Le troisième, prenant un ton plus haut et trop fort pour son haleine, s'engage inconsidéré- ment à la censure des poèmes que nous avons représen- tés. L'un sera trop ennuyeux pour ses longueurs, l'autre manque de jugement en sa conduite. Celui-ci est plat et stérile en pensées; celui-là au contraire, à force d'en avoir, s'embarrasse et parle galimatias. L'un est défectueux en ce qu'il ne s'attache pas aux règles des anciens, ce qui té- moigne son ignorance ; l'autre, pour les avoir trop reli- gieusement observées, est froid, et presque du tout sans action. Celui-ci ne lie pas son discours, et fait des fautes au langage; celui-là n'a pas la politesse de la cour. L'un manque des ornements de la poésie ; l'autre est trop abondant en fables, ce qui sent plus le pédant que Thon-


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nête homme, et plus l'huile que l'ambre gris. Enfin il n'en échappe pas un à la langue de ce critique qui, fai- sant ainsi le procès de tant de bons esprits sans les ouïr en leur défense, montre qu'il est aussi mauvais juge en matière de vers, que le sont en la connaissance de l'hon- nêteté des femmes , ceux qui nous soupçonnent d'en manquer.»


su.


X.


PAUL SCARRON.


Dans les époques classiques, lorsque les écrivains s'ef- forcent de retrouver par l'étude les lignes simples et sévères des anciens poètes, ils retombent souvent dans un excès fâcheux, dans l'ennui, dans la sécheresse. Une idée de fausse noblesse semble les poursuivre, le familier les effraye, ils écrivent dans un dialecte savant comme celui des brahmes de l'Inde. Le bon goût est une belle chose ; cependant il n'en faudrait pas abuser : à force de bon goût, on arrive à se priver d'une multitude de sujets, de détails, d'images et d'expressions qui ont la saveur de la vie. La belle et riche langue du xvi e siècle, blutée et vannée par des mains trop méticuleuses, pour quelques


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mauvaises herbes qu'on en a retirées, nous paraît avoir perdu beaucoup d'épis pleins de grains d'or. Nous som- mes de ceux qui regrettent que Malherbe soit venu. Un grand et admirable poète, Mathurin Régnier, a exprimé la mêrne idée en vers d'une énergie et d'une vigueur sur- prenantes. L'influence de Louis XIV n'a pas toujours été heureuse sur la littérature et les arts de son temps. La perruque du grand roi y domine trop. La majesté, l'éti- quette, la convention, ont quelque peu chassé la nature. Les arbres du parc de Versailles portent des boucles et des frisures comme les courtisans; lespoëmes sont tracés au cordeau comme les allées. Partout la régularité froide est substituée au charmant désordre de la vie ; la volonté d'un seul homme remplace le caprice individuel; Louis XIV, qui se laissait benignement personnifier sous la figure du soleil, avait plutôt l'amour du faste que celui de l'art. Il n'était pas doué de l'intelligence passionnée des Jules II, des Léon X. Il savait qu'il entre dans la composition de tout beau règne une certaine quantité de poètes, de prosateurs, d'architectes, de statuaires et de peintres, et il se procura les artistes dont il avait besoin pour sa gloire , car les grands rois font les grands artistes; ils n'ont qu'à vouloir : un regard d'at- tention, une bonne parole et une poignée d'or suffisent pour cela. Mais cet art improvisé n'avait pour centre et pour but que Louis XIV. Plaire au roi, divertir le roi, louer Je roi, peindre le roi, sculpter le roi, telle était la pensée unique; et comme le roi aimait la pompe un peu roide, la solennité un peu guindée, tout se modelait sur son goût. La poésie avait toujours des habits de gala,


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avec un page pour lui porter la queue, de peur qu'elle ne se prît les pieds dans ses jupes de brocart d'or en montant les escaliers de marbre de Versailles. Une expres- sion qui n'avait pas été reçue à la cour n'était admise nulle part. Lesd'Hozierde la grammaire revisaient les titres de chaque mot, et ceux qui se trouvaient d'origine bour- geoise étaient impitoyablement rejetés . La peinture , tout entière aux tableaux d'apparat, aux plafonds mythologiques, jugeait l'imitation de la nature au-des- sous d'elle. La nature n'avait pas été présentée, et Louis XIV avait horreur de la vérité en toutes choses, et surtout en art. Les Flamands lui déplaisaient souverai- nement ; il aimait mieux Charles Lebrun, son premier peintre : — un goût royal dont il ne faut pas disputer.

De tout cela il est résulté un art magnifique, grandiose, solennel, mais, osons le dire, sauf deux ou trois glo- rieuses exceptions, légèrement ennuyeux, et qui produit une impression à peu près pareille à celle que vous don- nent les jardins de Le Nôtre ou de la Quintinie : partout du marbre, du bronze, des Neptunes, des tritons, des nymphes, des rocailles, des bassins, des grottes, des co- lonnades, des ifs en quenouille, des buis en pot-au-feu, tout ce qu'on peut imaginer de plus noble, de plus riche, de plus coûteux, de plus impossible ; mais au bout d'une heure ou deux de promenade, vous sentez l'ennui vous tomber sur le dos en pluie fine avec la rosée des jets d'eau : une mélancolie sans charme s'empare de vous à la vue de ces arbres dont pas une branche ne dépasse l'autre, et dont l'alignement irréprochable ravirait d'aise un instructeur de landwehr prussienne. Vous vous pre-


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nez, malgré vous, à désirer quelque petit coin de paysage agreste : un bouquet de noyers près d'une chaumière au toit moussu, fleuri de giroflée sauvage, avec une paysanne tenant un enfant au bras, sur le seuil encadré d'une folle guirlande de vigne ; un lavoir dans les eaux du vallon, sous l'ombre bleuâtre des saules, égayé par le babil et le battoir des lavendières ; une grasse prairie où nagent à plein poitrail dans des vagues d'herbes ces belles va- ches rousses que Paul Potter sait si bien peindre, et à qui les idylles de cour font paître un gazon de satin vert sous le nom euphonique de génisses.

Sous le règne précédent, l'élément gaulois se retrou- vait plus visible au fond de la littérature, à travers un mélange d'espagnol et d'italien : la greffe hellénique que Ronsard avait entée sur le vieux tronc de l'idiome, nour- rie par la sève du terroir, s'était fondue avec l'arbre. Il n'y a pas une si grande différence qu'on pourrait le croire entre les discours politiques du gentilhomme ven- domois et certaines tirades de Pierre Corneille. C'était une langue charmante, colorée, naïve, forte, libre, hé- roïque, fantasque, élégante, grotesque, se prêtant à tous les besoins, à tous les caprices de l'écrivain, aussi propre à rendre les allures hautaines et castillanes du Cid qu'à charbonner les murs des cabarets de chauds refrains de goinfrerie.

l'esprit français, fin, narquois, plein de justesse et de bon sens, manquant un peu de rêverie, a toujours eu pour le grotesque un penchant secret. Nul peuple ne saisit plus vivement le côté ridicule des choses, et dans les plus sérieuses, il trouve encore le petit mot pour rire.


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Du temps de Louis XIII, il régnait en littérature un goût aventureux, une audace, une verve bouffonne, une al- lure cavalière tout à fait enharmonie avec les mœurs des raffinés. On ne regardait de près ni aux mots^ ni aux choses, pourvu que la touche fut franche, la couleur har- die et le dessin caractéristique. L'influence du cavalier Marin, de Lalli , de Caporali, de Quevedo, avait donné lieu à une foule de compositions burlesques où la singu- larité du fond le dispute au caprice de l'expression. On ferait un gros volume, rien que avec les titres de toutes ces œuvres que la réaction, en tête de laquelle se trouvaient Boileau et Racine, a fait rentrer dans un oubli profond, d'où les tire de loin en loin la curiosité d'un bibliophile ou d'un critique qui va chercher dans ce qu'on appelle les poetœ minores des traits de physionomie négligés par le large pinceau des talents de premier ordre. Paul Scar- ron est en quelque sorte l'Homère de cette école bouf- fonne, celui qui résume et personnifie le genre ; il pos- sédait de son emploi jusqu'au physique. Byron, le chef de l'école satanique, avait le pied-bot comme le diable: Scarron, chef de l'école burlesque, était contrefait et bossu comme une figure du Bamboche. Les déviations de ses vers se répétaient dans les déviations de son épine dorsale et de ses membres : les idées, comme les mar- teaux des orfèvres , repoussent la forme extérieure, et lui font prendre leurs creux et leurs saillies. Le iiom do Scarron est à peu près le seul qui ait surnagé de toute cette bande, et de temps à autre on lit encore quelques pièces de lui. Ce n'est pas que parmi ses confrères, en- gouffrés sans retour dans l'eau noire de l'oubli, on ne


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trouve des morceaux d'une verve aussi franche, d'un comique aussi épanoui et d'une facture non moins ha- bile; la mémoire humaine, déjà surchargée de tant de noms, en choisit ordinairement un pour chaque genre, et le lègue d'âge en âge, sans aucun examen. Un travail amusant pour quelqu'un qui aurait du loisir, et qui ne craindrait pas de traverser et de remonter quelquefois le torrent des opinions reçues, serait la révision des arrêts portés par les contemporains ou la postérité, qui n'est pas toujours si équitable qu'on veut bien le dire, sur une foule d'auteurs et d'artistes : plus d'un de ces jugements serait cassé à coup sûr. Un pareil travail, appuyé de pièces justificatives, mettrait en lumière une foule de choses charmantes dans les écrivains voués à la réproba- tion et au ridicule, et trahirait un nombre pour le moins équivalent de sottises et de platitudes dans les écrivains cités partout avec éloge. Tous les poètes grotesques n'ont pas eu pour leur renommée l'avantage de laisser une veuve épousée par un roi de France, et cette bizar- rerie de fortune a contribué pour beaucoup à sauver de l'oubli le nom de l'auteur de Don Japhet d'Arménie.

Scarron naquit à Paris en 1610 ou 1611, d'une famille ancienne et bien située, originaire de Moncallier en Piémont, où l'on voit dans l'église collégiale une chapelle fondée sur la fin du xm e siècle par Louis Scarron, qui y repose sous un tombeau de marbre blanc blasonné de ses armes. Il eut pour père Paul Scarron, conseiller au par- lement, qui jouissait d'une fortune de vingt-cinq mille livres de rente, somme considérable pour ce temps, et qui représenterait aujourd'hui plus du double. — Un Pierre


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Scarron fut évêque de Grenoble; un Jean Scarron, sieur de Vaujour. — Il n'y a rien là qui sente son poète et son bouffon , et l'on aurait pu, sans crainte de passer pour un faux prophète, prédire un avenir agréable au petit Scarron et à ses deux sœurs Anne et Françoise. Cet avenir si clair et si net en apparence ne tint cependant pas ses promesses. Le conseiller Scarron perdit sa femme , et, sans tenir compte de cette faveur que le ciel lui faisait de rompre un nœud indissoluble, il commit la sottise de convoler en secondes noces. •

Françoise de Plaix, la femme qu'il épousa, lui donna trois autres enfants : deux filles, Madeleine et Claude ; un fils , Nicolas. — Vous savez que , si rien au monde ne vaut une mère, rien n'est pire qu'une marâtre, — si ce n'est une belle-mère. — Donc Françoise de Plaix, comme une vraie marâtre qu'elle était, aimait peu les enfants de l'autre lit, et tâchait de favoriser les siens de tout ce qu'elle pouvait tirer de son côté et du leur. Le petit Scarron, quoiqu'il fût tout jeune, s'apercevait de ces manèges et ne s'en taisait pas; il avait une amitié fort mince pour sa famille, et savait un gré médiocre à monsieur son père de lui donner des petits frères qui de- vaient diminuer sa succession d'autant. Déjà il avait le parler fort libre et fort caustique, et décochait à sa ma- râtre des pointes piquantes qui envenimaient encore la haine qui existait entre eux; il fit si bien que le séjour de la maison paternelle lui devint impossible. Ce n'étaient, du matin jusqu'au soir, que tracasseries et querelles, de sorte que le conseiller, excellent homme, mais père assez faible, fut obligé de le sacrifier à la paix du ménage et de


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renvoyer chez un parent, à Charleville. Il y resta deux ans, et ce bannissement ayant un peu fait rentrer les griffes à l'humeur féroce de la marâtre, il revint à Paris, où il acheva ses études, après quoi il prit le petit collet, non qu'il eût une vocation pour l'état ecclésiastique. Son tempérament bilieux-sanguin le portait plutôt à l'activité du plaisir qu'au recueillement de la vie méditative , et il ne possédait aucune à^ô qualités qu'exigent les grandes fonctions du prêtre y aussi s'en tint-il au petit collet, qui n'engageait à riqn, et ne vous empêchait même pas de porter l-'épée et d'être un raffiné duelliste, comme l'abbé de Gondi. Le petit collet était un costume propre, leste, dégagé, presque galant et peu coûteux, qui signifiait seu- lement que la personne qui le portait avait des préten- tions à la littérature ou à quelque bénéfice. Rien n'était, du reste, plus profane, plus libre de tout préjugé que ces petits collets. Costumé de la sorte et suivi d'un laquais, l'on pouvait se présenter partout sans crainte d'encourir la colère des suisses; bien des portes, qui seraient restées fermées , s'ouvraient d'elles-mêmes devant monsieur l'abbé, et pourvu qu'il eût l'œil vif, la de nt belle et la re- partie prompte, il était le bien venu des grands seigneurs et des belles dames.

Avec cet enjouement et cette tournure d'esprit, d'une famille honorable comme il était, et recevant quelque ar- gent de son père, Paul Scarron devait avoir du succès dans le monde; il fréquentait les sociétés galantes et spi- rituelles du temps, il était bien venu chez Marion de Lorme et Ninon de Lenclos, les deux lionnes de l'époque, qui réunissaient chez elles tout ce que la cour et la ville


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avaient d'illustre et de remarquable, les plus beaux noms et les plus fins esprits. Ce devaient être, dans ces grands hôtels de la place Royale et de la rue des Tournelles^ car alors le Marais était le quartier élégant , le quartier à la mode, de bien charmantes causeries , de bien pi- quantes divagations à propos de rien et de tout ; Fé- picurisme délicat de Saint-Évremont , les saillies de Chapelle , l'entrain bachique de Bachaumont, mêlaient à la conversation des grands seigneurs un élément litté- raire suffisant pour éviter la banalité des propos vulgai- res, sans tomber dans la préciosité et le phébus, comme le fit la société de l'hôtel Rambouillet. A un pareil com- merce, Scarron ne pouvait que gagner, et c'est là sans doute qu'il puisa cette liberté de badinage, cette heu- reuse facilité de plaisanterie, cet enjouement qui, s'il n'est pas toujours de bon goût, au moins n'est jamais forcé, et fait naître le sourire sur les lèvres les plus re- belles à la gaieté.

On trouve, dans les poésies diverses de Scarron, deux petites pièces de vers., l'une à Marion de Lorme, l'autre à mademoiselle de Lenclos, qui prouvent en quelles rela- tions amicales il était avec ces deux célèbres courtisanes, et qui sont assez curieuses en ce qu'elles montrent sous quel aspect les contemporains envisageaient ces deux émules de Phryné et d'Aspasie. Voici Pétrenne adressée à mademoiselle Marion de Lorme :

Félicité des yeux et supplice des âmes, Beauté qui tous les jours allumez tant de flammes,

Ce petit madrigal ici Est tout ce que je puis vous donner pour éîrennes ; Mais je vous demande aussi


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Au lieu de me donner les miennes, Sinon que vos yeux pleins d'appas Veuillent bien épargner les nôtres, Afin qu'ils ne nous brûlent pas Comme ils en ont brûlé tant d'autres.

Celle-ci est adressée à Ninon :

belle et charmante Ninon,

A laquelle jamais on ne répondra non,

Pour quoi que ce soit qu'elle ordonne,

Tant est grande l'autorité

Que s'acquiert en tous lieux une jeune personne.

Quand avec de l'esprit elle a de la beauté !

Ce premier jour de l'an nouveau, Je n'ai rien d'assez bon, je n'ai rien d'assez beau De quoi vous bâtir une étrenne. Contentez-vous de mes souhaits : Je consens de bon cœur d'avoir grosse migraine Si ce n'est de bon cœur que je vous les ai faits.

Je souhaite donc à Ninon Un mari peu hargneux, mais qui soit bel et bon, Force gibier tout le carême, Bon vin d'Espagne, gros marron, Force argent, sans lequel tout homme est triste et blême. Et qu'un chacun estime autant que fait Scarron.

Souhaiter un mari à Ninon! le vœu est assez bizarre; et qu'en aurait-elle fait, bon Dieu?

Notre petit abbé vécut ainsi jusqu'à l'âge de vingt- quatre ans, ne s'occupant sérieusement que de ses plai- sirs et tout entier aux charmes de nombreuses liaisons. Dans ce temps il était du bel air, pour tout jeune homme posé sur un bon pied dans le monde , d'aller faire un tour en Italie. Scarron n'eut garde de manquer à cette mode. 11 était à Rome en 1634, et il y rencontra le poëte Maynard. L'aspect de ces ruines grandioses, la tristesse


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solennelle de cette ville, où chaque pierre éveille un sou- venir, où le passé écrase le présent de tout son poids, ne fit aucune impression sur le jeune Scarron ; le pitto- resque n'était pas son fort. Il vit la cité des Césars du même œil que Saint-Amant, qui, lui pourtant, avait à un haut degré le sentiment des merveilles de l'art et de la nature. Il en revint tout aussi mondain qu'il était parti, et sa vocation ecclésiastique ne paraît pas s'être augmentée à voir de près le pape, les cardinaux et les moines.

Scarron ne fut pas toujours ce goutteux, ce cul-de-jatte ce paralytique à la poitrine concave , au dos convexe, que Ton voit grimacer sur le frontispice de ses œuvres. Dans une épître au lecteur qui ne Ta jamais vu, voici comme il parle de son état passé et de son état présent :

ce Lecteur, qui ne m'as jamais vu et ne t'en soucies guère , à cause qu'il n'y a pas beaucoup à profiter à la vue d'une personne faite comme moi , sache que je ne me soucierais pas que tu me visses , si je n'avais appris que certains beaux esprits facétieux se réjouissent aux dépens du misérable, et me dépeignent d'une autre fa- çon que je ne suis fait. Les uns disent que je suis cul-de- jatte; les autres, que je n'ai point de cuisses, et que Ton me met sur une table dans un étui, où je cause comme une pie borgne ; et les autres, que mon chapeau tient à une corde qui passe dans une poulie, et que je le hausse et le baisse pour saluer ceux qui me visitent. Je pense être obligé , en conscience, de les empêcher de mentir plus longtemps, et c'est pour cela que j'ai fait faire la planche que tu vois au commencement de mon livre. Tu murmureras sans doute, car tout lecteur murmure, et je


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murmure comme les autres quand je suis lecteur; tu murmureras , dis-je, et tu trouveras à redire de ce que je ne me montre que par le dos. Certes, ce n'est pas pour tourner le derrière à la compagnie, mais seulement à cause que le convexe de mon dos est plus propre à re- cevoir une inscription que le concave de mon estomac, qui est tout couvert de ma tête penchante, et que par ce côté-là aussi bien que par l'autre, on peut voir la situa- tion ou plutôt le plan irrégulier de ma personne. Sans prétendre faire un présent au public (car, par mesdames les neuf Muses, je n'ai jamais espéré que ma tête devînt l'original d'une médaille), je me serais bien fait peindre si quelque peintre avait osé l'entreprendre. Au défaut de la peinture , je m'en vais te dire à peu près comme je suis fait.

« J'ai trente-huit ans passés, comme tu vois au dos de ma chaise; si je vais jusqu'à quarante, j'ajouterai bien des maux à ceux que j'ai déjà soufferts depuis huit ou neuf ans. J'ai eu la taille bien faite, quoique petite ; la ma- ladie l'a raccourcie d'un bon pied. Ma tête est un peu grosse pour ma taille. J'ai le visage assez plein pour avoir le corps décharné, des cheveux assez pour ne por- ter point perruque; j'en ai beaucoup de blancs, en dépit du proverbe. J'ai la vue assez bonne, quoique les yeux gros; je les ai bleus : j'en ai un plus enfoncé que l'autre, du côté où je penche la tête. J'ai le nez d'assez bonne prise. Mes dents, autrefois perles carrées , sont de cou- leur de bois, et seront bientôt de couleur d'ardoise ; j'en ai perdu une et demie du côté gauche, et deux et demie du côté droit, et deux un peu égrignées. Mes jambes et


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mes cuisses ont fait d'abord un angle obtus, et puis un angle égal, et enfin un aigu ; mes cuisses et mon corps en font un autre, et, ma tête se penchant sur mon estomac, je ne ressemble pas mal à un Z. J'ai les bras raccourcis aussi bien que les jambes, et les doigts aussi bien que les bras; enfin, je suis un raccourci de la misère humaine. Voilà à peu près comme je suis fait. Puisque je suis en si beau chemin , je vais t'apprendre quelque chose de mon humeur. Aussi bien cet avant-propos n'est-il fait que pour grossir le livre à la prière du libraire , qui a eu peur de ne retirer pas les frais d'impression, sans cela il serait très -inutile, aussi bien que beaucoup d'autres; mais ce n'est pas d'aujourd'hui que l'on fait des sottises par complaisance, outre celles que Ton fait de son chef.

« J'ai toujours été un peu colère, un peu gourmand, un peu paresseux. J'appelle souvent mon valet sot, et un instant après monsieur. Je ne hais personne, Dieu veuille qu'on me traite de même. Je suis bien aise quand j'ai de l'argent, et je serais encore plus aise si j'avais delà santé. Je me réjouis assez en compagnie. Je suis assez content quand je suis seul. Je supporte mes maux assez patiemment. Mais il me semble que mon avant- propos est assez long, et qu'il est temps que je le finisse. r>

Dans une lettre à Marigny , il dit : « Quand je songe que j'ai été sain jusqu'à l'âge de vingt-sept ans, assez pour avoir bu souvent à l'allemande! » Le Typhon ren- ferme un passage où le poëte parle du commencement de son mal, qui le prit dans le temps que la reine ac- coucha de Louis XIV. Voici l'endroit :


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Je suis persécuté dès lors Que du très-adorable corps De. notre reine, que tant j'aime, Sortit Louis quatorzième; Louis surnommé Dieu-Donné, Pour le bien de la France né.

Ce prince naquit en 1638. Scarron avait donc à peu près vingt-huit ans lorsqu'il perdit la santé et gagna son talent.

Ce fut quelque temps après son retour de Rome qu'il ressentit les premières atteintes des douleurs étranges dont il souffrit sans relâche jusqu'à sa mort. La cause de cette maladie n'est pas bien claire. Suivant un récit pro- bablement apocryphe, Scarron aurait eu pendant le car- naval l'idée de se déguiser en oiseau. Pour remplir ce but, il s'était préalablement mis tout nu et frotté le corps de miel; après quoi il avait ouvert un lit de plume et s'était roulé dedans, de manière à ce que le duvet s'atta- chât à sa peau et lui donnât l'apparence d'un véritable volatil. Emplumé de la sorte, il fit plusieurs visites dans des maisons où la plaisanterie fut trouvée de bon goût et des plus réjouissantes ; mais la chaleur ayant fait fondre le miel, les plumes se détachèrent et trahirent la nudité de Scarron, au grand scandale de la populace, qui se mit à le poursuivre. Effrayé des clameurs, il prit la fuite et se cacha dans un marais, où il s'enfonça jusqu'au menton. La froideur de l'eau le saisit tellement, qu'il fut pris de rhumatismes qui lui tordirent les membres et le rendi- rent impotent et perclus. Des contemporains moins bé- névoles, tels que Tallemant des Réaux et Cyrano de Bergerac, attribuent cette maladie à une autre cause que


LES GROTESQUES. 349

rend tout à fait probable la vie quelque peu licencieuse que menait le jeune abbé. En ce temps-là, les remèdes étaient pires que le mal, et, si quelquefois on guérissait de l'un, on ne guérissait pas des autres. Il est à présu- mer toutefois que Scarron ne fut pas tout d'abord aussi infirme qu'il le devint par la suite. Les biographes bien- veillants se bornent à dire qu'une lymphe acre se jeta sur ses nerfs et le réduisit à un état de souffrances conti- nuelles. Aussi l'épitaphe que le pauvre diable se composa lui-même, et dans laquelle on retrouve la pensée de l'in- scription gravée sur la tombe de Trivulce : Hic quiescit qui nurnquam quievit, tace, est-elle plus véridique que ne le sont habituellement ces sortes de poésies :

Celui qui cy maintenant dort Fit plus de pitié que d'envie, Et souffrit mille fois la mort Avant que de perdre la vie. Passant, ne fais ici de bruit, Garde bien que tu ne l'éveille, Car voici la première nuit Que le pauvre Scarron sommeille !

Les stoïciens niaient la douleur, et ils mettaient à la supporter une constance, une insensibilité de parti pris, où la morgue de l'école et l'entêtement de la doctrine avaient peut-être plus de part qu'une résignatior réelle. Souffrir sans se plaindre est beau, sans doute, mais il faut une bien plus grande force d'âme pour plaisanter de ses tortures, y trouver le sujet de mille bouffonneries, et faire bonne mine à fort mauvais jeu. Tourner son mal en dérision sans chercher à provoquer la pitié des autres, la pitié, ce baume des malheureux, soutenir ce rôle pen-

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dant de longues années , sans qu'un soupir d'angoisse vienne se mêler à l'éclat de rire, nous semble plus phi- losophique que toutes les vaines déclamations des so- phistes. Nous serions curieux de voir des vers burles- ques de Zenon écrits dans un accès de sciatique ou de rhumatisme; il est douteux que Ton y trouvât le plus petit mot pour rire.

Le style burlesque, dont Scarron n'est pas l'inventeur, assurément, mais dans lequel il excelle et qu'il résume en quelque sorte, a eu ses partisans et ses détracteurs. Le mot burlesque, en lui-même, n'est pas fort ancien. Ce n'est guère que de 1640 à 1650 qu'on le voit se pro- duire ; avant cette époque, il n'avait pas franchi les monts. Sarrazin, selon la remarque de Ménage, est le premier qui l'ait employé en France, où la chose existait cepen- dant, mais où elle était désignée par le terme de grotes- que. L'étymologie de grotesque est grutta, nom qu'on donnait aux chambres antiques mises à jour par les fouil- les, et dont les murailles étaient couvertes d'animaux ter- minés par des feuillages, de chimères ailées, de génies sortant de la coupe des fleurs, de palais d'architecture bizarre, et de mille autres caprices et fantaisies. Burles- que vient de l'italien burla, qui signifie plaisanterie, mo- querie, et d'où dérivent les mots burlesco et burlare. Burla y que les Italiens ont adopté, est au fond un terme castillan. On nomme en Espagne burladores, certains jets d'eau cachés sous le gazon, qui jaillissent subitement sous les pieds, et mouillent les promeneurs sans défiance de leur rosée imprévue. La comédie de Tirso de Molina, qui servit de modèle m don Juan de Molière, porte pour ti-


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tre : El Burlador de Sevilla, ce mot ayant dans sa signi- fication espagnole une nuance plus dérisoire et plus iro- nique ; car celui qui invite à souper le convive de pierre peut être moqueur, mais, à coup sûr, il n'est pas bouffon, L'emploi de ce style devint général ; depuis les moutons de Panurge et bien avant, la France est le pays de l'imi- tation par excellence, car les Français, si hardis sur le champ de bataille et dans les situations périlleuses, sont d'une timidité extrême sur le papier, et cette nation si folle et si légère, au dire des observateurs, est celle qui a toujours conservé le plus profond respect pour les rè- gles, et qui a le moins risqué en littérature. Dès qu'ils ont une plume à la main, ces Français si téméraires de- viennent pleins d'hésitations et d'anxiétés ; ils tremblent de dire quelque chose de nouveau et qui ne se trouve pas dans les auteurs du bel air. Aussi qu'un écrivain ait la vogue, et tout de suite, il paraît des nuées d'ouvrages taillés sur le patron du sien. On aurait tort d'attribuer cet esprit imitateur au manque d'invention ou de res- sources individuelles ; ce n'est qu'une déférence àla mode, une crainte de paraître manquer de goût. Il n'y a qu'en France que le mot original, appliqué à un individu, soit presque injurieux. Tout Français qui écrit est travaillé de la peur du ridicule, et c'est ce qui fait que lorsqu'un style ou un genre a été adopté par le public, tous les auteurs se jettent de ce côté, heureux de décliner la responsabi- lité d'une manière à eux. Ce n'est pas d'aujourd'hui que le succès d'un ouvrage fait éclore un cycle d'œuvres du même genre. Chaque époque a un poëme ou un roman en vogue dont il se tire de nombreuses contre-épreuves,


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et ce serait un travail curieux de faire l'histoire de ces familles congénères. A cause de cela, notre littérature est plus pauvre que toute autre en ouvrages excentriques, le ton général se retrouvant dans le plus grand nombre des écrits contemporains, et chaque période ayant sa nuance particulière donnée par un succès. La réussite de Scarron amena une débâcle de poésies burlesques, ou du moins prétendues telles. Les sujets les moins aptes à la plaisan- terie furent traités de cette manière. Brébeuf lui-même, l'auteur ampoulé de la Pharsale, fit une parodie de Lu- cain, la plus froide et la plus ennuyeuse du monde, tant le goût du burlesque était généralement répandu. Tout le monde s'en mêlait, jusqu'aux laquais et aux femmes de chambre, car la plupart des gens pensaient qu'il suffit d'accoupler des rimes burlesques, de rassembler des ter- mes extravagants et bas, en un mot, de parler en langage du Ponceau ou de la Halle, pour être un poëte bouffon. Le vers de huit syllabes à rimes plates, que Scarron a presque toujours employé, et avec lequel sont écrits le Typhon et le Virgile travesti, offre des facilités dont il est malaisé de n'abuser point. Entre les mains d'un versifi- cateur médiocre, il devient bientôt plus lâche et; plus rampant que la prose négligée, et n'offre pour compen- sation à l'oreille qu'une rime fatigante par son rappro- chement. Bien manié, ce vers, qui est celui des romances et des comédies espagnoles, pourrait produire des effets neufs et variés. Il nous paraît plus propre que l'alexan- drin, pompeux et redondant, aux familiarités du dialogue, à l'enjouement des détails, et nous aimerions aie voir en usage au théâtre. Il nous épargnerait beaucoup d'hémis-


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tiches stéréotypés, dont il est difficile aux meilleurs et aux plus soigneux poètes de se défendre, tant la nécessité des coupes et des rimes du vers hexamètre les ramène im- périeusement. Ce vers octosyllabique était si spécialement affecté aux bouffonneries, qu'il était appelé vers burles- que, bien qu'il se prête également aux inspirations nobles et sérieuses. C'est dans ce mètre que le bon Loret, le journaliste du temps, écrivait sa Muse historique. • Le burlesque, ou, si vous aimez mieux, le grotesque, a toujours existé, dans l'art et dans la nature, à l'état de repoussoir et de contraste* La création fourmille d'ani- maux dont on ne peut s'expliquer l'existence et la néces- sité que par la loi des oppositions. Leur laideur sert évi- demment à faire ressortir la beauté d'êtres mieux doués et plus nobles; sans ledémon, l'ange n'aurait passa valeur; le crapaud rend plus sensible et plus frappante la grâce du colibri. La vie est multiple, et beaucoup d'éléments hétérogènes entrent dans la composition des faits et des événements. La scène la plus touchante a son côté comi- que, et le rire s'épanouit souvent à travers les pleurs. Un art qui voudrait être vrai devrait donc admettre l'une et l'autre face. La tragédie et la comédie sont trop absolues dans leurs exclusions. Aucune action n'est d'un bout à l'autre effrayante ou risible; il y a des choses fort comi- ques dans les événements les plus sérieux, et des choses fort tristes dans les plus bouffonnes aventures. La tragédie et la comédie sont donc des poèmes classiques, attendu que ? d'après une convention arrêtée d'avance, elles rejet- tent l'expression de certains sentiments et de certaines idées. La netteté un peu sèche de l'esprit français s'ac-


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commode de ces divisions et de ces compartiments dans le domaine de Fart. Pleurons ou rions pendant cinq ac- teJ, c'est bien; mais ce désir d'harmonie et de régularité ne se satisfait que par le sacrifice des couleurs et des toas. On a une littérature monochrome, comme ces combats de gladiateurs peints avec de l'ocre rouge dont parle Horace, ou ces peintures en camaïeu dont les artistes de l'autre siècle ornaient les dessus déportes et les trumeaux. Tel poëme est bleu, tel autre est vert; tout y est modelé, comme dans les grisailles, par l'ombre et le clair; dans aucun ne se marient harmonieusement les teintes variées de la nature. Nous ne reviendrons pas faire ici, à propos de Scarron, la théorie du grotesque, si éloquemment ex- posée dans une préface célèbre. Depuis Malherbe, la lan- gue française a été prise d'un accès de pruderie et de préciosité dans les idées et dans les termes vraiment ex- traordinaire. Tout détail était proscrit comme familier, tout vocable usuel comme bas ou prosaïque. L'on en était venu à n'écrire qu'avec cinq ou six cents mots, et la langue littéraire était, au milieu de l'idiome général, comme un dialecte abstrait à l'usage des savants. A côté de cette poésie si noble et si dédaigneuse, s'établit un genre complètement opposé, mais tout aussi faux assuré- ment, le burlesque, qui s'obstinait à ne voir les choses que par leur aspect difforme et grimaçant, à rechercher la trivialité, et à ne se servir que de termes populaires ou ridicules. C'est l'excès inverse, et voilà tout. Nous admet- tons parfaitement la bouffonnerie, l'invention des détails comiques, la gaieté du style, la réjouissante bizarrerie des mots, les rimes imprévues et baroques, les plus folles


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imaginations de tous genres; mais nous avouons ne rien comprendre à la parodie, au travestissement. Le Virgile travesti^nn des principaux ouvrages de Scarron et celui qui a fondé sa réputation, est à coup sûr un de ceux qui iious plaisent le moins, bien qu'il soit semé de mots plai- sants et de vers très-drôlement tournés. Après tout, qu'est- ce que cela signifie? Mettre à la place d'un héros une épaisse figure bourgeoise, à la place d'une belle princesse une grosse maritorne, et les faire parler en style des halles, n'a rien en soi-même de fort récréatif. Il n'est pas de chef- d'œuvre dont on ne puisse, par ce procédé, faire aisément la chose la plus plate du monde. Nous concevons la pa- rodie dans le sens critique, c'est-à-dire au moyen d'une certaine exagération humoristique des défauts de l'œuvre qu'on travestit, qui en fait ressortir le ridicule ou le dan- ger, comme le Bon Quijote, quand il parle des Amadis de Gaule, des Galaor, des Agesilan de Colchos, des Lan- celot du Lac, des Esplandian et des autres romans de chevalerie. Nous avons vu la parodie de toutes les pièces représentées avec succès depuis une dizaine d'années, et bien qu'il y ait au fond de l'homme le moins envieux du monde un petit sentimenrt de malveillance qui lui fasse écouter avec une certaine satisfaction des plaisanteries sur une tragédie ou sur un drame en vogue, nous devons avouer n'y avoir jamais pris le moindre divertissement. Du reste, Scarron était tout à fait de notre avis sur les parodies, et la manière dont il s'en exprime dans une épître à M. Deslandes-Payen, à qui il dédie le cinquième livre du Virgile travesti, prouve une modestie qui va jusqu'à l'injustice :


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  • «Je suis près de signer devant qui Ton voudra que tout

le papier que j'emploie à écrire est autant de papier gâté, et qu'on aurait droit de me demander, ainsi qu'à l'A- rioste, où je prends tant de c... Tous ces travestissements de livres, et mon Virgile tout le premier, ne sont autre chose que des c... ? et c'est un mauvais augure pour ces compilateurs de mots de gueule ; tant ceux qui se sont jetés sur Virgile que sur moi comme un pauvre chien qui ronge son os, que les autres qui s'adonnent à ce genre d'écrire comme au plus aisé; c est, dis-je, un très- mauvais augure pour ces très-brûlables burlesques que cette année, qui en a été fertile, et peut-être autant incom- modée que de hannetons, ne l'ait pas été en blé. Peut- être que les plus beaux esprits qui sont gagnés pour te- nir notre langue saine et nette, y mettront bon ordre, et que la punition du premier mauvais plaisant qui sera convaincu d'être burlesque relaps, et comme tel con- damné à travailler le reste de sa vie pour le Pont-Neuf, dissipera le fâcheux orage de burlesque qui menace l'em- pire d'Apollon. Pour moi, je suis toujours prêt d'abjurer un style qui a gâté tout le monde, et sans le commande- ment exprès d'une personne de condition qui a toute sorte de pouvoir sur moi, je laisserais le Virgile à ceux qui en ont tant envie, et me tiendrais à mon infructueuse charge de malade, qui n'est que trop capable d'exercer un homme entier. »

4 x i résulte de cette épître que les contrefacteurs et les copistes ne manquaient pas à Scarron, et le travestisse- ment du Virgile lui était vivement disputé. Le mode de publication qu'il avait adopté favorisait les fraudes des


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continuateurs. Il devait d'abord faire paraître un livre chaque mois ; toutefois, soit que les souffrances l'en em- pêchassent, soit qu'il fût ennuyé et rebuté de cette beso- gne, ce qui est plus vraisemblable, il ne mit pas beaucoup d'exactitude à tenir son engagement, et de longs inter- valles séparèrent les apparitions des diverses parties de son poëme. Certes, il faut toute la verve de Scarron pour soutenir une si longue plaisanterie; il faut son habileté souveraine à manier le vers de huit pieds, sa facilité à trouver des rimes imprévues, des tours piquants, des suspensions, des enjambements hardis, des coupes bi- zarres, enfin tout ce qui peut varier une œuvre d'une telle haleine. Souvent, à travers mille incongruités plus étranges les unes que les autres, se trouvent des mor- ceaux vraiment bien traités, et dont la littéralité familière rend beaucoup mieux l'antique que les traductions sé- rieuses et en beau style. Des réflexions judicieuses ser- vent de commentaire au texte :

Soyez justes, craignez les dieux; Cette sentence est bonne et belle, Mais en enfer, à quoi sert-elle?

Il est impossible de railler plus finement le fameux

vers :

Discite juslitiam moniti et non temnere divos !

h' Enéide travestie n'a pas été poussée au delà du vin e livre; le Roman comique lui-même n'est point achevé, soit caprice, soit fatigue. Nous aimons assez ces œuvres interrompues auxquelles l'imagination du lecteur est for- cée de chercher un dénoûment.


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Le Virgile fut continué, si cela peut s'appeler conti- nué, par un certain Jacques Moreau, marquis ou comte de Brazey, et par un autre rimeur dont le nom est resté inconnu. Il est difficile de lire quelque chose de plus plat, de plus rampant et de plus insipide. Le sieur Offray n'a guère été plus heureux dans sa suite du Roman co- mique. L'immortel auteur du Don Quijote, don Miguel Cervantes de Saavedra, ayant laissé un long intervalle entre la publication de la première et de la dernière partie de son roman, eut aussi cet inconvénient d ? être continué par un sacrilège barbouilleur de papier; mais Cid- Hamet-Ben-Engeli accrocha si haut sa plume, que per- sonne depuis ne put la reprendre.

Le Typhon, qui fut composé avant le Virgile travesti, est un poème burlesque sur la guerre des dieux et des géants. Il a cinq chants en vers de huit pieds. S'il y eut jamais un personnage mythologique sinistre et grandiose, c'est ce monstre informe que fit sortir de la terre Junon, jalouse de la création de son mari, qui avait produit Pallas tout seul. Sa révolte gigantesque a un caractère mystérieux et cosmogonique, effrayant comme ces bas- reliefs sculptés dans les cavernes d'Ellora, qui font allusion à des événements dont on a perdu la mémoire et le sens symbolique, mais qu'on pressent avoir été terribles. Ce Typhon fut sur le point de mettre la terre à la place du ciel; il coupa les bras et les jambes à Jupiter avec une faux dp diamant, et inspira aux Olympiens une telle pa- nique, qu'ils se déguisèrent, pour lui échapper, en ani- maux, en légumes, formes sous lesquelles les Egyptiens les adorent. Son aspect était formidable et monstrueux ;


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il avait cent têtes, et de ses cent bouches sortaient avec des flammes des cris si horribles, que les dieux et les hommes en tremblaient. Le haut de son corps était cou- vert de plumes, et le bas s'effilait en queues de dragon. Ce géant, tout abominable qu'il était, trouva à se marier, et d'Échidna, sa femme, il eut toute une affreuse famille de monstres : Orcus, Cerbère, l'hydre de Lerne, la Chi- mère, le Sphinx et le lion de Némée. Enfin, Jupiter, ayant recouvré ses bras et ses jambes, par l'adresse de Mercure et de Pan, monta sur un char attelé de chevaux ailés, et foudroya Typhon si dru et si serré, qu'il le ren- versa et lui mit sur la poitrine, pour l'empêcher de se re- lever, le mont Etna, qui, depuis ce temps, ne cesse de cracher à la face du ciel, en signe de mépris et de ré- volte, des jets de flamme, des rochers, des torrents de lave et des trombes de fumée.

Voyons comment Scarron a caricaturé ce sujet épique et traduit cette lutte colossale.

Au début du poëme, les dieux font bombance dans un Olympe macaronique arrangé en pays de Cocagne. Ils ont bu du nectar un peu plus qu'assez, et se sont donné des indigestions d'ambroisie. Jupiter dort le nez sur la table; Junon est étendue sur son lit très-peu chastement drapée; Mars, qui vient de Flandre, boit de la bière et fume du petun en vrai soudard qu'il est. Quant à Vénus elle fait l'œil à quelque jeune dieu encore imberbe qu'elle veut déniaiser.

Typhon et les géants ses amis s'amusent aussi sur terre à leur façon. Ils jouent aux quilles dans les champs de Thessalie. Vous pensez que les quilles de gaillards pareils


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ne peuvent être des jouets d'enfants : ce sont d'énormes roches, aussi hautes que le clocher de Strasbourg, que Typhon a arrachées de ses mains puissantes et qu'il a grossièrement façonnées. Un prodigieux quartier de mon- tagne à peine dégrossi sert de boule. Cette partie de quilles cause des tremblements de terre dans la contrée. Cependant les géants ne sont pas encore échauffés ; ils jouent posément, comme cela se pratique d'abord ; petit à petit, le jeu s'anime, et Mimas, en lançant la boule, attrape le pied de Typhon précisément à l'endroit de son durillon. Typhon, enragé de douleur, mais ne pouvant s'en prendre à Mimas, qui ne Ta pas fait exprès, ramasse les quilles et la boule, et les jette en Tair avec tant de force, qu'elles percent les voûtes bleues du ciel et retom- bent sur le buffet des dieux, où elles brisent tous les ver- res et toute la vaisselle. Jupiter se réveille en sursaut à ce tintamarre d'assiettes cassées, et demande, transporté de colère, ce que signifie une pareille bacchanale : — Ma- jesté, répond Pallas, c'est un coup de quelque épouvan- table machine de guerre braquée de la terre contre le ciel qui a causé ce dégât dans votre buffet. Tous les verres sont en pièces, et il nous faudra désormais boire dans nos

mains ^omme des mendiants ou des philosophes cyni-

t. ques. — Ce sont neuf quilles et une boule, ajoute Morne,

le gentil bouffon. — Ah çà, dit Jupiter, le ciel est donc pénétrable ? on le crève donc comme un plafond de pa- pier ? nous ne sommes donc plus en sûreté dans cette bicoque d'azur ? Les fils de la terre deviennent de plus en plus insolents, mais je leur rabattrai bien le caquet ; je tonnerai, je grêlerai, je pleuvrai sur eux d'une si rude


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manière, qu'ils rentreront bien vite dans le devoir!

La conversation en est là quand paraît Apollon, qui a fini sa journée, mis ses rosses à l'écurie et son coche sous la remise; il est naturellement mieux informé que per= sonne de ce qui se passe sur la terre, qu'il est chargé d'éclairer en sa qualité de grand-duc des chandelles, que lui a décernée Dubartas. Il a vu Typhon, qui jouait avec sa bande en Thessalie, jeter les quilles contre le ciel. — Ce drôle finit par m'éehauffer la bile, et la moutarde com- mence à monter à mon nez olympien , dit Jupiter en fronçant son sourcil de peau de taupe. Holà! Mercure, chausse au plus vite tes souliers à talonnières , ils sont tout frais ressemelés, et va dire à ce sacripant que, s'il ne se tient pas tranquille, il aura affaire à moi.

Le fils de Cyllène se coiffe de son petasus, s'attache les ailes au pied avec une bonne ficelle, prend sa canne en- tourée d'anguilles, fait une révérence d'enfant de chœur, et le voilà parti. Il fend l'air, traverse les nuées, et ne s'arrête que sur l'Hélicon pour casser une croûte et boire un coup. Il trouve là les neuf Muses occupées à bluter des rondeaux, à vanner de sonnets, à trier des jouissances et des regrets. C'est le propre des vieilles filles et des dé- votes de s'adonner à faire des confitures ; aussi présen- tent-elles à Mercure un pot de cerises et un fond de pâté entamé la veille par Apollon. Quand il a mangé, il s'essuie proprement la bouche avec le dos de la main, comme le fait un dieu bien élevé à qui l'on n'a pas pré- senté de serviette, et il repart au pas de course pour s'ac- quitter de sa commission.

Mercure arrive entre chien et loup dans l'endroit où se

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trouvent les géants; on y voit encore un peu clair, mais la nuit ne tarde pas à déployer ses jupons pailletés d'étoiles. Les vauriens sont dans une plaine, non „ loin d'une forêt, occupés à faire un bûcher pour faire cuire une carbonnade. La forêt tout entière y passe : c'est un entassement de chênes noueux, de pins échevelés, d'ormes avec leurs racines, à croire que l'on veut brûler le monde. Des centaines de bœufs mis en quartier et qu'on a né- gligé d'éplucher de leurs charrues, rôtissent sur cet océan de charbons. Des milliers de moutons enfilés comme des alouettes dans des broches faites de cyprès tout entiers tournent lentement devant la flamme : ce souper a dû affamer toute une nation.

Les géants entourent Mercure, qui n'est pas plus ras- suré quil ne faut en voyant se resserrer autour de lui cette ceinture de corps monstrueux 5 pourtant il prend son courage à deux mains, et tient ce discours à Typhon, qui le regarde de travers et de sa mine la plus effroyable: — Seigneur Typhon, malgré votre gigantosité, vous n'êtes qu'une grande canaille. Jupin, mon bourgeois et le vôtre, m'envoie vous dire que vous vous teniez coi désormais, sinon il vous foudroiera bel et bien. Vous avez démoli notre vaisselle, et il faut que vous alliez promp- tement à Venise chercher une centaine déferres pour remplacer ceux que vos quilles ont brisés : qui casse les verres les paye. — Vous êtes assez ivrogne pour connaî- tre cette maxime. — Vous^avezune semaine devant vous, mais pas plus. Sur ce, bonsoir.

A ce discours, une huée formidable, à rendre sourds les quatre éléments, sort de ces bouches plus larges que


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des fours, de ces poitrines plus profondes que des caver- nes. , Mercure pensa en rendre le sang par les oreilles, comme un canonnier qui a manœuvré sa bombarde toute la journée. — Sauve-toi vite, bélître, maroufle, ou je te jette tout vif dans le feu, hurle Typhon. Je me moque de ton maître et de ses fusées et pétarades comme de colin- tampon. — Là-dessus, le colosse se met à dévorer avee sa bande des montagnes de viande à moitié grillée, et ne tarde pas à s'endormir auprès du feu qui s'éteint, après avoir mis sous sa tête, en guise d'oreiller, un rocher que vingt mille hommes n'auraient pas fait bouger d'un pouce. Ainsi se termine le premier chant.

Le pauvre Mercure, fort effrayé, grimpe sur un arbre où il se perche jusqu'au retour de l'aurore, les chemins étant peu sûrs et infestés de tire-laines. Le jour venu, il descend de son juchoir et se remet en route; il trouve Jupiter encore au lit, et ce dieu se donne à peine le temps de passer une robe de chambre, tant il est pressé de sa- voir les nouvelles que son messager apporte de la terre. — Tout ce que j'ai pu obtenir, dit Mercure au maître des dieux, c'est la chanson de Daye-Dandaye. Ces faquins m'ont éclaté de rire au nez comme un cent de mouches. et peu s'en est fallu qu'ils ne me bernassent. Typhon en particulier m'a accueilli comme un cueilleur de pommes du Perche. Que j'aie la gale qui dure sept ans si je n'ai dit la vérité aussi nue qu'au sortir de son puits !

Le conseil céleste s'assemble, et l'on agite la question de savoir s'il faudra sévir ou non. De leur côté, les géants se consultent et se démènent. Encelade, dont le nom four- nit la plus heureuse rime à escalade, veut absolument dé-


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nicher Jupiter' de son taudis aérien, et se propose de faire déloger tous les hôtes des maisons étoilëes. Il n'a besoin de personne pour cette entreprise ; il en aura tout seul le péril et l'honneur. Typhon entend ces fanfaronnades avec joie, et toute la bande démesurée pousse des accla- mations en signe d'acquiescement. Mimas se met à braire d'aise, Porphyrion étend ses griffes de bête fauve ; Poly- botte, au groin de baleine, grogne pesamment ; Asie, le grand assommeur d'ours, Thoon, Ephialte, Coée, Japet, Echion, Almops, se mettent à crier comme des enragés: Vive Typhon ! Malheur aux dieux !

Pendant ce temps-là, Jupiter tempête et jure dans son Olympe comme un charretier dans un chemin creux de Basse-Bretagne. On fait la revue des munitions qui ne sont pas très-considérables, et Ton députe le factotum Mercure au dieu qui produit les exhalaisons. Celui-ci ne veut pas d'abord en donner à crédit, on lui doit déjà beaucoup, car au ciel on ne paye personne ; cependant, vu l'urgence du danger, il répond qu'il va en faire mon- ter de quoi contenter maître Jupin. — Mercure, chemin faisant, met dans sa poche la Gazette et Y Extraordinaire qui renferment des détails sur les forces des géants.

Le conseil des dieux ressemble beaucoup à un conseil terrestre; on s'y dispute d'abord sur le pas et la pré- séance. Neptune, qui n'est pas grand orateur et ne sait que gronder, s'embrouille dans son discours; Mars fait le capitaine Fracasse, le tranche-montagne : au seul vent de sa tueuse il renversera l'armée des géants. Vulcain s'offre à fabriquer pour les fenêtres et les portes de l'O- lympe des grilles et des serrures si compliquées, que


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Typhon s'y retournerait les ongles. Le temps se passe en délibérations ridicules, et Jupiter lève la séance. Cha- cun retourne dans sa chacunière sans que les choses soient plus avancées.

Au commencement du troisième chant, Apollon fait monter là-haut les nuages demandés : ce sont des nuages première qualité, gros de nitre, de soufre et de résine; Fair en est obscurci : jamais brouillard de Londres ne fut d'une telle épaisseur. A la faveur de ces nuages qui empêchent de voir la terre du ciel , Encelade com- mence à poser des montagnes les unes sur les autres, comme un maçon qui arrange des briques ; il met Pélion sur Ossa, et fait un si prodigieux entassement, qu'il at- teint à la hauteur du logis des Olympiens, dont il rejoint les murailles à l'aide d'un pont volant. Jupiter, voulant voir le temps qu'il fait, ouvre une fenêtre, et n'est pas médiocrement effrayé en se trouvant face S, face avec le monstrueux visage du géant. Heureusement la fenêtre est trop étroite pour quil y puisse passer. Jupiter crie : A moi ! à moi ! demande sa boîte à poudre, retrousse sa manche jusqu'au coude et s'apprête à darder un coup dans la tête du géant, qui, voyant le péril, enfonce par la croisée un immense tronc de cèdre. — Il ne s'en faut pas de trois doigts que Jupiter ne soit embroché et piqué contre le mur comme une chouette à la porte d'un garde- chasse. L'alarme est donnée ; les dieux jettent par-dessus les créneaux des remparts célestes des fagots, des plâ- tras, des escabeaux, des eaux de toutes sortes, excepté des eaux de senteur, des poêles pleines de beurre bouil- lant } Encelade en reçoit une sur le museau, qui, biençue


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fort chaude , refroidit son courage et lui fait céder sa place à Mimas, qui, plus mince de taille, parvient à s'in- troduire par l'ouverture, La bataille devient générale. Jupiter monte à cheval sur son aigle, et fait une sortie à la tête de tous les dieux. La foudre étonne d'aborà les géants, mais elle leur fait plus de peur que de mal. Mars et Encelade se provoquent en combat singulier; mais ils se trouvent si redoutables l'un l'autre, qu'ils se tournent le dos après s'être injuriés, comme des héros d'Homère. Pendant la bataille, une vieille bohémienne fait parvenir à Jupiter, par un valet de pied, une lettre ainsi conçue : a Tirésias et Protée ont prédit que cette guerre ne pou- vait être terminée à la gloire des dieux qu'avec l'aide d'un fils de mortelle; c'est l'arrêt du destin. » Cet avis jette le découragement dans l'Olympe, et les dieux sont déjà vaincus, lorsque revient Typhon avec des géants frais cuirassés de pierres de taille. La déroute est complète, et Jupiter gagne au pied en criant : Sauve qui peut! Les dieux et les déesses en font autant, et détalent comme des Basques ou des coureurs dératés. Pour échapper aux énormes drôles qui les poursuivent en faisant des enjam- bées plus grandes que le Petit-Poucet avec ses bottes de sapt lieues, ils sont obligés de se cacher sous des formes d'animaux. Jupiter se change en bélier, Junon en vache, comme son épithète de Boanuç lui en donne bien le droit; Neptune en lévrier, Morne en singe, Apollon en corbeau, Bacchus en bouc, Pan en rat, Diane en chatte, Vénus en chèvre, Mercure en cigogne. Les géants, qui ne sont pas très-fins de leur nature, ne savent ce que leurs ennemis sont devenus, et, pendant qu'ils les cherchent, ceux-ci, à


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h faveur de leur mascarade, gagnent les bords du Nil, où ils vont attendre que la chance tourne, et que le jour pa- raisse de punir cette engeance impie et grossière.

La troupe céleste arrive près de Memphis. Jupiter, peu habitué à être vêtu de laine, a très-chaud et se fond en sueur ; il traîne péniblement le gigot ; il s'est fourré une épine dans le pied et se laisse choir piteusement sur l'herbe tendre. Dans cette position, il bêie une harangue en grec, et conseille à Mercure de tâcher de dérober quelque habillement, et d'entrer dans la ville prochaine pour aller chercher des vêtements pour les dieux ; un collier de perles que Vénus a gardé à son cou payera la dépense.

Mercure, sans se décigogner, vole au bord du Nil, où des naturels du pays sont en train de se baigner et de chercher des œufs de crocodiles ; le dieu des larcins, na- turellement passé maître dans le vol à la tire, s'empare d'une tunique et reprend sa forme, sous laquelle il entre dans Memphis. Il charge un mulet de pourpoints, de manteaux, de jupes et de caleçons, une friperie complète dont les dieux se revêtent après avoir dépouillé leurs dé- guisements d'animaux. Ils vont se loger dans une au- berge dont l'hôte est cocu et la femme coquette, allitéra- tion et rapprochement tout à fait vraisemblables, et bientôt leur divinité se révèle par un symptôme que nous vous donnons en mille à deviner, et dont nous laissons foute la responsabilité à la bouffonnerie de Scarron. — Le vulgaire des mortels n'a pas, en général, le gousset fort parfumé, et l'on peut adresser à beaucoup de gens la question : An gravis hirsutis cubet hircus in alis ? Les


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voyageurs mystérieux se distinguent, au contraire, par l'excellente odeur qui s'exhale de leur aisselle. Cette par- ticularité surprend si fort les gens de la ville, qu'ils n'hé- sitent pas à reconnaître sur ce seul fait la divinité de leurs hôtes. Ajoutez à cela qu'ils marchent ou plutôt qu'ils glissent sans lever les pieds, comme s'ils patinaient, at- tribut distinctif des puissances supérieures. Les prêtres de Memphis, informés de ces circonstances, apportent en présents aux célestes étrangers quatre poinçons de vrai baume, des poissons du Nil, des crocodiles, des hippopo- tames, et deux paires de gants lavés.

Sur ces entrefaites, Hercule, qui était occupé nous ne savons où, rejoint la bande divine, que sa présence ra- gaillardit, et Mercure est de nouveau détaché en manière d'espion pour voir ce que deviennent les géants. — Les géants continuent à entasser montagnes sur montagnes, et à faire de la Thessalie un vrai pays de casse-cou. Ty- phon a élevé si haut sa plate-forme, qu'il croit pouvoir bientôt s'asseoir de plain-pied sur le trône de Jupiter ; mais il a compté sans son hôte. L'armée céleste arrive en tapinois, suivie de charrettes pleines de foudres fabri- quées à Memphis. Jupiter lâche un coup de foudre, mais seulement pour faire diversion et dissimuler le vrai point d'attaque. Les colosses à moitié endormis se jettent à bas du lit en caleçons, et se portent du côté où le tonnerre a grondé. Pendant qu'ils se frottent de leurs doigts gros comme des colonnes les yeux larges comme des boucliers, les dieux envahissent le camp, et bientôt la mêlée devient générale. Les plus terribles horions sont échangés ; plu- sieurs des géants sont tués, ce qui les contrarie beaucoup,



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attendu qu'ils n'étaient jamais morts jusqu'à cette heure; et après diverses alternatives, grâce à la valeur d'Hercule, qui est né d'une mortelle, l'armée gigantale est mise en déroute, et la prédiction de la bohémienne accomplie. Typhon, sautant de sommet en sommet, enjambe la botte de l'Italie et se sauve en Sicile, où Jupiter le poursuit, le renverse et lui met, en manière de cauchemar, !e mont Etna sur la poitrine, ce qui ne le gêne pas médiocrement : quand il tousse, il y a une éruption; quand il se retourne, un tremblement de terre.

Ainsi presque toujours le vice A ia fin trouve son supplice, Et jamais la rébellion N'évite sa punition!

Lagigantomachie dont nous venons de donner une idée succincte abonde en vers plaisants, en manières de dire originales, en idiotismes qui sentent bien leur terroir. Il est dommage que la pruderie de goût qui règne au- jourd'hui et qui ne pardonne pasunejoyeuseté de style, même dans une étude purement philosophique et litté- raire, ne nous permette pas de citer les traits les plus vifs et les plus drolatiques. Autrefois la langue française ne respectait pas tant l'honnêteté dans les mots qu'elle ne \ le fait de notre temps ; les anciens conteurs avaient une liberté d'allure que nul ne pourrait prendre aujourd'hui, et dans le genre faogtieux nous comptons beaucoup de chefs-d'œuvre : Rabelais, Béroalde de Verville, la reine de Navarre, Bonaventure Desperriers, ont des manières d'écrire et des inventions de style merveilleuses dont La Fontaine ne donne dans ses contes qu'une idée bien affai-

2t.


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blie. C'est là que brille dans tout son éclat le véritable es- prit gaulois, et il est à regretter que le cant anglais, qui s'est introduit dans nos mœurs, nous prive de ces bonnes farces un peu grasses où le drolatique de l'expression fait oublier la licence du détail. Scarron, par le fond de son style, tient au vieil idiome, et, relativement à plusieurs de ses contemporains, il est quelque peu archaïque, le bur- lesque se composant d'une foule d'expressions proverbia- les, de locutions familières, de termes populaires qui res- tent encore longtemps dans la conversation après avoir été bannis du style soutenu. Ce que nous disons de Scar- ron peut s'appliquer à d'autres et aux plus illustres. Mo- lière, bien que écrivant à la même époque que Racine, est de cent ans plus vieux comme langue. Nous n'entendons pas par là lui faire un reproche; car, selon nous, la lan- gue de Molière est une des plus belles qu'il ait été donné à Phomme de parler; nous voulons seulement dire que la tragédie, du moins telle que les classiques la compren- nent, renferme moins d'idiotismes que la comédie.

Boileau ne se montre pas fort tendre à l'endroit de Scarron et du Typhon en particulier. On connaît ces vers de VArt poétique :

La cour, enfin désabusée, Distingua le naïf du plat et du bouffon, Et laissa la province admirer le Typhon.

Mais Boileau, outre la délicatesse superbe de son goût, avait peut-être quelque rancune contre Scarron; Gilles Boileau, frère aîné du poète, avait eu avec l'écrivain de vives escarmouches d'épigrammes; il avait été même jus-


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qu'à dénigrer la vertu de madame Scarron dans un sixain que voici :

Vois sur quoi ton erreur se fonde, Scarron, de croire que le monde Te va voir pour ton entretien ; Quoi ! ne vois- tu pas, grosse bête, Si tu grattais un peu ta tête, Que tu le devinerais bien ?

Scarron, furieux, lui répondit par un déluge d'épi- grammes qui ne sont pas toutes, il faut l'avouer, relevées de sel attique, mais de gros sel gris salpêtre. Il riposte aux injures de Gilles par des accusations de promenades nocturnes sur le quai de la Mégisserie, les Champs-Ely- sées de ce temps-là, pour les rendez-vous équivoques et monstrueux. Celait alors l'habitude entre savants et lit- térateurs en querelle d'aller chercher des épithètes à So- dome et k Gomorrhe ; ici du moins la cruauté de l'attaqur excusait la violence de la riposte.

Le Typhon, dont Boileau lui-même reconnaissait que le début était bien tourné et d'une assez fine plaisanterie, est dédié à Son Eminence monseigneur le cardinal Jules de Mazarin. Cette dédicace offre un assez curieux rappro- chement avec la Mazarinade du même auteur. Scarron appelle Mazarin grand homme, Jules plus grand que le grand Jules, Alcide sur lequel Atlas peut s'accouder quand il se sent fatigué, il le supplie de jeter du haut de son Olympe un regard sur le pauvre poète; s'il l'obtient, il sera aussi joyeux que s'il avait recouvré la santé, et que si, n étant plus impotent, il pouvait à Son Eminence faire profonde révérence. Il paraît que le Mazarinine se montra pas très-sensible au compliment, ou que, pressentant


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quelque largesse à faire, quelque nouvelle pension à émarger (Scarron en touchait déjà une de la reine), il fit îa sourde oreille, et trompa les espérances quelle poète avait fondées sur sa dédicace.

L'admiration de Scarron pour le grand Jules fut immé- diatement calmée, et il se fit dans sa manière d'apprécier îe ministre écarlate une révolution complète. Ce fat dans cette disposition d'esprit qu'il fit la Mazo.rinade; il est difficile d'aller plus loin en fait d'invectives et d'ordures : c'est du Juvénal, moins l'indignation honnête. A ne la considérer que sous le rapport littéraire, cette pièce, qui est fort longue, contient des morceaux très-remarquables de verve et d'esprit, mais de cet esprit affreux dont Ca- tulle étincelle dans ses épigrammes contre Mamurra. Il lui reproche, entre autres crimes, et c'est sans doute le plus noir à ses yeux, d'avoir sa bourse fermée à ces gueux qu'on appelle poètes, si chéris du feu rouge-bonnet Riche- lieu, qui craignait sur toute chose de voir ses beaux faits ternis par ces divins affamés ; il lui reproche le ballet. d'Orphée, où tout le monde dormit, sa musique de châ- trés, ses courtisanes, ses gardes, ses deux cents robes de chambre, ses extraits d'ambre et de musc, son jeu de hoc, ses amours doubles, où il se montre

Homme aux femmes, et femme aux hommes !

et mille peccadilles du même genre, dont le cardinal, ha- bitué aux licences des pamphlets, ne se fût pas autrement inquiété, lui qui avait pris pour devise : Qu'ils chantent, pourvu qu'ils payent ! Mais Scarron ne s'en était pas tenu là; il avait raconté une aventure qui touchait au vif le


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cardinal, c'est-à-dire l'histoire de ses amours avec une fruitière d'Alcala, amours qui lui avaient valu des coups d'étrivières et fait perdre les bonnes grâces de son patron le cardinal Colonna. Aucun détail n'est omis; il raconte comment, chassé d'Alcala, Mazarin se sauve à pied et en fort mince équipage à Barcelone, d'où il regagne son pays comme il peut, et recommence sa fortune en occu- pant la place de Ganimède auprès d'un Jupiter empour- pré ; puis il lui jette à la face ses fautes et ses crimes po- litiques : il le tance de la simonie insolente qu'il fait des bénéfices, de Lerida deux fois manquée, de Courtrai d'où ses menées ont fait sortir la garnison, du fruit du combat de Lens perdu par sa lenteur, de la Catalogne désespérée, du duc de Guise, mal logé à Naples où on l'abandonne, du duc de Beaufort mis en cage, du vol du duché de Cardone, de l'empoisonnement du feu président Barillon, du parlement outragé, des Anglais qu'il laisse mourir de faim, de leur reine désolée à qui il a volé ses bagues, et de je ne sais combien de forfaits plus ou moins vrais pour lesquels il lui souhaite de voir

Sa carcasse désentraillée, Par la canaille tiraillée !

Nous ne rapportons ici que les injures les plus douces; le reste est d'une virulence que les Latins eux-mê- mes n'ont pas dépassée. Le burlesque y va jusqu'à la férocité ; les plaisanteries sont trop littéralement san- glantes. La colère poétique tourne à la rage, et il est étrange qu'il se soit trouvé autant de fiel dans ce petit corps rabougri. Le père Duchêne est pâle à côté de cela. C'est


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pousser bien loin le ressentiment d'une dédicace et d'une belle reliure perdues. Mazarin, qui était un homme d'as- sez d'esprit pour rire aux bons endroits des pamphlets et des chansons qu'on faisait contre lui, trouva cette fois la plaisanterie un peu forte et le style un peu libre* On ne voit pas cependant qu'il ait cherché à en tirer vengeance.

Le logis de Scarron servait de lieu de rendez-vous aux frondeurs. On appelait ainsi, comme chacun le sait, ceux qui tenaient pour le parlement, et mazarins ceux qui te- naient pour l'autorité royale. M. le prince n'y allait pas lui-même, mais il y envoyait des gens de sa maison. On lisait là en petit comité l'Avis de dix millions et plus, le Courrier burlesque de la guerre de Paris, la Juliade, le Ramage de r Oiseau, les Triolets frondeurs.

Les mazarins avaient aussi leurs poètes et leurs écri- vains. Cyrano de Bergerac, qui était du parti de Terni- nence, détacha en manière de réponse à Scarron, qu'il désigne sous l'anagramme transparent de Ronscar, une épître vertement sanglée. Cyrano, à qui les nombreux duels qu'il avait soutenus pour la forme de son nez don- naient, même la plume à la main, des airs de capitan matamore, traite le pauvre Scarron du haut en bas; il lui dit qu'il n'a jamais vu de ridicule plus sérieux ni de sérieux plus ridicule que le sien; il l'accuse d'avoir fait radoter Virgile, et l'appelle grenouille fâchée qui coasse dans les marécages du Parnasse. Il prétend que ce qu'il écrit est fait pour les harengères, et que, si le jargon de la halle vient à changer, il ne sera plus compris. Puis, pas- sant à la description de sa personne, il assure que si la mort voulait danser une sarabande, elle prendrait unepaire


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de Ronscars pour castagnettes. — Voilà dix ans que la Parque lui a tordu le cou sans pouvoir l'étrangler. A le voir ses bras tors et pétrifiés sur ses hanches, on pren- drait son corps pour un gibet, où le diable a pendu une âme. Et quelle âme ! plus laide que le corps ! Ce monstre difforme, qui reste sur la terre pour être un exemple continuel de la vengeance de Dieu, a osé vomir sa bave et son venin sur la pourpre d'un prince de l'Église, qui, sous les auspices de Louis, conduit si heureusement le premier État de la chrétienté, La vue d'un chapeau écar- late le fait entrer en fureur, comme un bœuf ou un coq d'Inde, et même il n'a pas voulu entendre un sonnet assez doux de Cyrano, et a forcé la personne qui l'avait déplié à le remettre dans sa poche. — Certes, l'on ne peut dou- ter que Cyrano de Bergerac ne professât une grande ad- miration pour le cardinal Mazarin et ne lui fût tout dé- voué ; cependant le certain petit sonnet assez doux, qui a dû sembler fade à un homme poivré, entre pour quelque chose dans toute cette colère.

v Scarron, du reste, n'avait pas la chance pour les dédi- caces. Son père, qui était un homme d'humeur assez sin- gulière, une espèce de philosophe cynique, bizarre et fantasque dans sa conduite, eut l'imprudence de se met- tre d'une partie faite entre des conseillers pour traverser quelques desseins que le cardinal-duc Armand de Riche- lieu avait fort à cœur : la robe rouge ne badinait pas en fait d'incartades politiques, et pourtant elle montra une clémence relative en se contentant d'exiler en Touraine le conseiller Scarron. Heureusement le bonhomme avait du bien près d'Amboise \ il s'y retira et s'y tint tranquille.


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Notre poëte comique, qui savait le cardinal rancunier comme un Espagnol, et vindicatif comme un Corse, laissa du temps s'écouler, et lorsqu'il pensa le ressentiment de l'affaire amorti, il se hasarda d'adresser une requête à l'emmenée, démarche d'autant plus nécessaire, que, pen- dant l'absence du père Scarron, la marâtre, restée à Paris, n'avait rien négligé pour s'approprier le bien, et que îa pension du pauvre infirme, comme vous le pouvez pen- ser, n'était guère exactement payée. Dans cette requête, une de ses meilleures pièces, il demande à monseigneur le cardinal la grâce de son père, qu'il excuse de son mieux. Depuis ce malencontreux exil, Paul fils de Paul se trouve attaqué d'un mal bien dangereux :

C'est pauvreté, qui perd tous les esprits Et tous les corps quand par elle ils sont pris. Elle me prit lorsque mon pauvre père, Qui de vous seul tout son salut espère, Prit certain mal qu'on prend au parlement, Et qu'on ne prend ailleurs aucunement. Ce mal, nommé le zèle des enquêtes, Fait aujourd'hui grand mal à bien des têtes.

Tout en demandant le retour de son père, il sollicitait en passant la faveur d'un petit bénéfice, mais d'une ma- nière épisodique et timide, et seulement comme pour prendre acte. La requête se termine par ces quatre vers, c'est-à-dire en vile prose en l'an 1642 :

Fait à Paris ce dernier jour d'octobre, Par moi Scarron, qui malgré moi suis sobre, L'an que l'on prit le fameux Perpignan, Et sans canon la ville, de Sedan.

C'était flatter l'orgueil du cardinal à deux endroits bien


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chatouilleux ; aussi, lorsqu'on lui lut l'épître Scarron, il la trouva assez agréblement tournée, et il dit à plusieurs repri- ses qu'elle était datée plaisamment. Malheureusement le poète ne put ressentir l'effet de la bonne volonté de l'émi- nence qui mourut fort peu de temps après, événement qu'il déplore en ces termes dans une autre requête au roi :

Je suis, depuis quatre ans, atteint d'un mal hideux

Qui tâche de m'abattre; J'en pleure comme un veau, bien souvent comme deux,

Quelquefois comme quatre. Pressé de mon malheur, je voulus présenter

Au cardinal requête ; Je fis donc quelques vers, à force de gratter

Mon oreille et ma tête. Ce grand homme d'État ma requête écouta

Et la trouva jolie ; Mais, là-dessus, survint la mort qui remporta

Et ne m'emporta mie.

Grâce à la protection de mademoiselle de Hautefort, il avait été présenté à la reine, qui daigna, lui permettre de se nommer son malade en titre, emploi dont il s'acquitta avec toute la conscience imaginable. La reine lui accorda une gratification de cinq cents écus. A force de placets, de requêtes, d'importunités et de protections, il vint à bout de changer cette gratification en une espèce de pen- sion aussi régulière que pouvaient le permettre l'incerti- tude des temps et le désordre des finances. Scarron, qui portait le titre d'abbé gratuitement depuis près de qua- torze ans, aurait bien voulu le justifier par quelque béné- fice, prieuré, prébende ou autre; mais la vie licencieuse qu'il avaitmenée et la bouffonnerie dont il faisait profes- sion ne s'accordaient guère avec des fonctions cléricales


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que ses infirmités l'eussent d'ailleurs empêché de remplir. Il demandait un bénéfice où il y eût si peu de chose à faire, que pour s'en acquitter il suffît de croire en Bieu. Ce fut encore mademoiselle de Hautefort, son bon ange, qui lui procura l'objet de ses désirs incessants. Elle en- gagea monseigneur de Lavardia, évêque du Mans, où elle avait des terres, à conférer quelque bénéfice de son diocèse au pauvre Scarron, que sa paralysie bien avérée permettait aux femmes les plus prudes de pousser et de recommander le plus chaudement possible. Notre poète, satisfait de ce côté-là, avait encore une autre ambition qui ne fut pas réalisée, celle d'obtenir un logement dans le Louvre ; on le lui fit longtemps espérer, mais il fut obligé de s'en tenir à l'espérance.

On aurait tort, après tout, d'après ces cris de misère et de détresse, d'induire que Scarron fût réellement mi- sérable. Cette espèce de mendicité poétique était à la mode alors, et n'avait rien qui déshonorât. Par les soi£ nets flatteurs, les épîtres liminaires, les dédicaces, les auteurs cherchaient à se faire des protecteurs, à extorquer quelques cadeaux, pensions ou secours pécuniaires. Comme c'était la cour qui décidait de tout, et qu'un mot de monsieur le duc, un sourire de madame la marquise suffisaient pour mettre un ouvrage en vogue, il était na- turel que les auteurs tâchassent de se concilier les suffra- ges des personnes haut situées par toutes les cajoleries possibles, et l'on sait qu'en matière de flatteries il n'y en a point de trop grosses, surtout auprès des gens de cour. accoutumés à se regarder comme le parangon et le centre de toutes les perfections. Ces phrases, qui nous paraissent


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aujourd'hui d'unebassesse abjecte, n'avilissaient pas plus les gens qui les employaient que les formules de pro- stration dont on se sert maintenant encore au bas des let- tres. Et puis, il ne faut pas oublier qu'alors les gens nobles et les gens titrés étaient considérés comme une espèce supérieur comme des déités visibles auxquelles il n'é- tait pas plus humiliant de demander des grâces qu'à Dieu lui-même, tant était grande la distance qui séparait le protecteur du protégé. Sans doute, la dignité humaine semble avoir gagné à la fierté qu'affichent aujourd'hui les écrivains : leurs livres ne sont plus précédés de ces épîtres à deux genoux Où l'auteur élève au-dessus du Maecenas antique un grand seigneur ignare, dans l'espoir d'un régal de quelques écus ; mais aussi ils ne fréquen- tent plus le grand monde et ne vivent plus dans la fami- liarité des princes et des gens de qualité. Réduits à leurs propres ressources, ils sont contraints à un travail inces- sant et manquent presque tous de loisir, — le loisir, cette dixième muse, et la plus inspiratrice ! — s'ils ne sacrifient pas leur orgueil, il faut qu'ils sacrifient leur art. L'honneur de l'homme est sauf, mais la gloire du poète périclite.

Scarron, bien qu'il se prétendît logé à Y hôtel de Vim- pécuniosiîé, habitait réellement une assez jolie maison ; il avait une chambre à coucher tendue de damas jaune, avec un ameublement de six mille livres ; il portait des habits de velours, faisait une chère délicate, avait plu- sieurs domestiques, et menait un train assez considéra- ble. La pension qu'il touchait de la reine, celle que lui servait son père, son bénéfice et l'argent que lui rappor-


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taient ses livres, devaient subvenir abondamment à ses dépenses. Son marquisat de Quinet lui rendait de bonnes sommes. Il appelait ainsi le revenu de ses écrits; son li- braire avait nom Quinet. Il n'était donc pas aussi à plain- dre qu'il voulait bien le dire, et s'il souffrait de toutes les tortures de Job, il n'en fut du moins jamais réduit à s'as- seoir sur un fumier et à racler ses plaies avec un tesson. Son fumier était un très-bon fauteuil parfaitement rem- bourré, avec des bras et une planchette, disposés de fa- çon qu'il pût travailler lorsque la goutte ne le tourmen- tait pas trop. Il avait même un secrétaire ou un laquais qui en tenait lieu, s'il faut s'en rapporter à ces vers :

Et le valet que je faisais écrire, Autre démon qu'on ne vil jamais rire, Et dont l'esprit indifférent et froid Eût fait jurer un chartreux tout à droit, Cessant enfin d'être mon domestique, M'a délivré d'un fou mélancolique.

Il était en relation amicale et familière avec mesdames îa comtesse du Lucie, de la Suze, deBassompîerre; — avec MM. de Villequier, le prince et la princesse de Gué- menée, madame de Blérancourt, la duchesse de Rohan ? madame de Maugiron, de Bois-Dauphin, M. de Courcy, le major Aubry, Sarrazin, la Ménardière, et beaucoup d'autres, ses voisins et ses voisines, qui habitaient la place Royale ou les environs, et qu/il désigne par quelque compliment ou mention obligeante dans son adieu au Marais, lorsqu'il alla prendre des bains de tripes à l'hô- pital de la Charité, au faubourg Saint-Germain, dans l'espérance de trouver quelque soulagement à ses maux.


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Le bain de tripes n'y fit pas plus que les eaux de Bour- bon, qu'il était allé prendre par deux fois, et qui n'a- vaient pas même réussi, comme il le dit plaisamment, à changer son pis en simple mal. Si ces voyages ne contri- buèrent pas au rétablissement de sa santé, ils servirent du moins sa fortune. Il y fit quantité de belles connais- sances, et s'y créa d'illustres relations. Les deux Légendes de Bourbon, qu'on peut mettre au nombre de ses plus agréables poëmes, lui fournirent l'occasion de placer toutes sortes de gracieusetés et d'allusions flatteuses pour les grands personnages avec lesquels il s'était trouvé aux eaux : il y acquit un protecteur dans la personne de Gas- ton de France, duc d'Orléans, frère de Louis XIII, qui daigna s'informer de la santé du pauvre diable, et parut s'intéresser à sa situation. — Il s'employa pour faire re- venir d'exil le père Scarron ; mais soit qu'il n'eût pas pris sa cause assez chaudement, soit que le ressentiment de Richelieu persistât encore, le conseiller récalcitrant ne fut pas rappelé, et il mourut à Loches, en Touraine, c'est-à-dire sans autre divertissement que le voisinage de son ami l'abbé Deslandes-Payen , conseiller de la grand'chambre, prieur de la Charité-sur- Loire et abbé du Mont-Saint-Martin. Le duc de Saint-Aignan en parti- culier fut si flatté de l'endroit qui le regardait dans la Légende de Bourbon, qu il en remercia Scarron par une épître en vers de sa façon, à laquelle celui-ci ne manqua pas de répondre. Mais ceux qui lui firent le plus d'accueil k Bourbon furent un M. Fransaiche et sa femme, qui l'emmenèrent dans leur maison, où il resta un mois, gorgé de bonne chère et de friandises : car dans le grand


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ravage que la maladie avait fait sur notre poète burlesque, elle avait respecté l'appétit 3 son estomac semblait avoir retiré à lui la vie qui désertait le reste du corps. Il était gourmand comme un chat de dévote, et ne laissait les bons morceaux que pour les meilleurs; aussi parle-t-il avec une reconnaissance qui donne envie de manger, des chapons du Maine et des pâtés de perdrix que lui donnaient mesdemoiselles d'Hautefort et d'Escars.

On faisait souvent dans sa maison des écots et des régals entre gens de la meilleure compagnie; le vin y était bon, la chère délicate, et la conversation des plus enjouées. Il est probable que ses illustres convives ne laissaient pas toute la dépense à sa charge, qu'ils lui envoyaient soit des bourriches de gibier, soit des paniers de vins généreux, et que Scarron ne fournissait guère que l'esprit, la table et les morceaux de résistance. Il ne manquait même pas dans le logis du poëte de jolis visages, quoiqu'il ne fût pas encore marié. Il avait retiré chez lui ses deux sœurs du premier lit, Anne et Françoise. L'une d'elles avait de la tournure, une figure charmante et de l'esprit. Le duc de Trêmes, qui fréquentait chez Scarron, se prit de goût pour elle, et lui rendit des soins qui furent assez favorablement accueillis pour qu'il en résultât un en- fant que Scarron appelait en plaisantant son neveu à la mode du Marais. Ce garçon épousa une demoiselle Anne de Thibourt et fut écuyer de madame de Maintenon. Scarron était loin, comme on voit, de se poser en frère féroce, et'il disait de ses deux sœurs, que Tune aimait le vin et l'autre aimait les hommes ; cette apprécia- tion succincte nous a la mine d'êlre sincère. Il préten-


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daii aussi que dans la rue des Douze-Portes il y avait douze coureuses, en ne comptant les deux mesdemoi- selles Scarron que pour une : cette pauvre rue du Marais n'est plus aussi gaillarde aujourd'hui, et la vertu y règne sur des murailles moisies.

Quoique perclus de tous ses membres, Scarron avait l'imagination vive. La lecture des auteurs espagnols dont il se nourrissait (car il possédait fort bien le castillan), lui remplissait la tête d'aventures romanesques. Madaillan, i un de ses amis, résolut de le mystifier; il lui écrivit des lettres sous un nom de femme , et lui assigna quelques rendez-vous où le pauvre diable se fit porter en chaise, la seule manière de se mouvoir qui fût à sa disposition; il est bien entendu qu'il n'y trouva personne, et il com- prit qu'on lui avait joué un tour; une correspondance poétique avait préalablement été établie entre la dame mystérieuse et le galant paralytique, qui lui adressa, entre autres, une épître en vers dont voici le commence- ment :

Vous voyez, ô dame inconnue, Par ma procédure ingénue Et par ma ponctualité A faire votre volonté, Que je tâche au moins de vous plaire. Vous m'avez ordonné de faire Des vers. Eh bien ! je vous en fais. Recevez-les, bons ou mauvais, D'aussi bon cœur que je les donne A votre invisible personne.

Il eut beaucoup de peine à pardonner ce bon tour à Ma- daillan, de qui il ne parlait qu'avec grosses injures, et il lui en voulut longtemps. Cependant il n'avait été dupe


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que de son amour-propre, et il était son seul mystifica- teur, car comment avait-il osé croire un instant, dans Fétat où il était, avoir pu inspirer une passion, un ca- price, à une femme ? Il est vrai qu'il comptait sur les agréments de son esprit et sur sa réputation littéraire, qui était grande, pour couvrir les défauts de sa personne. Les poètes disgraciés et contrefaits sont toujours prêts à trouver vraisemblable le baiser de la reine qui descendit sur la bouche d'Alain Chartier endormi , bien qu'il fût d'une laideur exemplaire; sans doute aussi notre poète était assez desséché pour prendre feu facilement, — qu'on nous passe cette mauvaise pointe , qu'il ne se serait pas refusé le plaisir de faire, malgré l'horreur que, selon Cyrano de Bergerac, Scarron professait pour les pointes.

Ce n'est pas à la vanité, mais à la seule bonté de son cœur qu'il faut attribuer l'action suivante. — Ayant appris qu'une certaine mademoiselle Céleste de Palaiseau, qu'il avait aimée avant qu'il fût malade, se trouvait dans un état voisin de l'indigence, il la retira chez lui, et s'agita de telle sorte qu'il lui fit obtenir le prieuré d'Argenteuil, qui était de deux mille livres; cette pauvre fille n'avait pas vu le jour sous une étoile heureuse, car elle eut l'im- prudence et la faiblesse de résigner son prieuré à une personne qui la laissa à la lettre mourir de misère.

Pour en finir avec les détails biographiques , arrivons à l'époque où Scarron fit la connaissance de mademoi- selle d'Aubigné, qui devint plus tard sa femme, et dans la suite reine de France sous le titre de madame de Main- tenon. Si jamais existence fut aventureuse et accidentée, c'est assurément celle de mademoiselle d'Aubigné. Elle




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est fabuleuse comme la réalité. Un roman n'oserait pas être si invraisemblable.

Mademoiselle d'Aubigné descendait de ce fameux d'Au- bigné qui se fit connaître sous Henri III par la Confession de Sancy et le Lfivorce satirique, œuvres étincelantes de verve, d'une fermeté et d'une énergie de style admi- rables. Nous ne nous arrêterons pas à faire ici l'histoire de mademoiselle d'Aubigné, elle est assez connue, et on peut la trouver dans toutes sortes de livres, sans que nous prenions la peine de la transcrire. A son retour d'Amé- rique, madame d'Aubigné vint se loger avec sa fille, qui n'avait pas plus de quatorze ans, vis-à-vis de la maison de Scarron. Le voisinage ayant établi la liaison , notre burlesque, qui, malgré son gros rire, avait le cœur facile à émouvoir, s'intéressa aux malheurs de la mère, qui était dans la plus précaire des situations; il trouva la petite charmante et proposa de l'épouser. Bien qu'il fût impotent et tordu comme un Z , sa demande ne fut pas rejetée, et la seule objection qu'on y fit, c'est la trop grande jeunesse de mademoiselle d'Aubigné. Il fut convenu que l'on attendrait deux ans, et que, ce temps passé, le ma- riage se ferait . ce qui eut lieu effectivement. Il fallait que ces deux femmes, la mère et la fille, fussent réduites à de bien tristes extrémités pour accepter un semblable parti; peut-être cet espace de deux ans fut-il demandé par elles dans l'espoir de quelque chance heureuse qui ne se présenta point, puisque mademoiselle d'Aubigné de- vint madame de Scarron. Voici une lettre assez curieuse que Scarron écrivait à mademoiselle d'Aubigné dans les

commencements de leur liaison.

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a Je m'étais to^urs bien douté que cette petite fille que je vis entrer il y a six mois dans ma chambre avec une robe trop courte, et qui se mit à pleurer je ne sais pas bien pourquoi, était aussi spirituelle qu'elle en avait la mine. La lettre que vous ave2 écrite à mademoiselle de Saint-Hermant est si pleine d'esprit , que je suis mal content du mien de ne pas m'avoir fait connaître assez tôt tout le mérite du vôtre. Pour dire vrai, je n'eusse jamais cru que dans les îles d'Amérique ou chez les reli- gieuses de Niort on apprît à faire de belles lettres, et je ne puis bien m'imaginer pour quelle raison vous avez apporté autant de soin à cacher votre esprit que chacun en a de montrer le sien. A cette heure que vous êtes dé- couverte, vous ne devez point faire de difficulté de m'é- crire aussi bien qu'à mademoiselle de Saint-Hermant. Je ferai tout ce que je pourrai pour faire une aussi bonne lettre que la vôtre, et vous aurez le plaisir de voir qu'il s'en faut beaucoup que j'aie autant d'esprit que vous. »

Dans une autre lettre, on trouve ce passage : « Je ne sais si je n'aurais point mieux fait de me défier de vous la première fois que je vous vis. Je devais le faire, à en juger par l'événement; mais aussi, quelle apparence y avait-il qu'une jeune fille dût troubler l'esprit d'un vieil garçon, et qui l'eût jamais soupçonnée de me faire assez de mal pour me faire regretter de n'être plus en état de me revancher ?... La maie peste que je vous aime, et que c'est une sottise que d'aimer tant ! A tout moment, il me prend ^nvie d'aller en Poitou ; et, par le froid qu'il fait, n'est-ce pas une forcenerie ? Ha ! revenez de par Dieu ; de par Dieu, revenez, puisque je suis assez fou pour me


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mêler de regretter des beautés absentes. Je me devais mieux connaître, et considérer que j'en ai plus qu'il ne m'en faut d'être estropié depuis les pieds jusqu'à la tête, sans avoir encore ce mal endiablé qu'on appelle l'impa- tience de vous voir... »

N'est-ce pas un spectacle étrange et philosophique de voir celle qui plus tard partagea presque le trône de France entrer dans le mince taudis d'un poëte avec un jupon trop court , car elle avait grandi depuis qu'il était fait, et sa pauvreté l'avait empêchée de le renouveler? - — Et ce bélître de Scarron qui se demande pourquoi elle pleurait? Elle pleurait parce que sa robe n'était pas assez longue. N'est-ce pas une bonne raison, une vraie raison de femme?

Pour se marier, il fallut que Scarron résignât son bé- néfice, qu'il céda, moyennant trois mille livres, à un valet de chambre de Ménage, garçon d'esprit que son maître protégeait. Il se défit aussi d'une petite terre qu'il avait du côté du Maine, et dont M. de Nublé eut la délicatesse de lui donner vingt-quatre mille livres, ayant reconnu, après l'avoir visitée , que le prix de dix-huit mille, au- quel elle avait été fixée d'abord, était au-dessous de sa valeur réelle. Malgré son mariage, Scarron, avec Qe pen- chant à changer de lieux qui caractérise les gens ma- lades, nourrissait depuis longtemps l'idée d'aller à la Martinique, d'où Tun de ses amis était revenu parfaite- ment guéri de douleurs semblables aux siennes. Dans une lettre à Sarrazin , il parle de cette intention en ter- mes explicites : « Je me suis donc mis pour mille écus dans la nouvelle compagnie des Indes, qui va faire une


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colonie à trois degrés de la ligne, sur les bords de l'Oril- lane et de l'Orénoque. Adieu, France! Adieu, Paris! Adieu , tigresses déguisées en anges ! Adieu , Ménages, Sarrazins et Marignys! Je renonce aux vers burlesques, aux romans comiques et aux comédies, pour aller dans un pays où il n'y aura ni faux béats, ni filous de dévo- tion, ni inquisition, ni d'hiver qui m'assassine, ni de défluxion qui m'estropie, ni de guerre qui me fasse mou» rir de faim. »

Son union avec mademoiselle d'Aubigné ne pouvait que raviver ces projets , qui pourtant ne s'accomplirent pas. Admirez la marche des choses ! Si, par un concours de circonstances quelconques, Scarron n'eût pas été em- pêché d'accomplir son dessein, mademoiselle d'Aubigné, devenue sa femme, serait retournée en Amérique, et la fin du règne de Louis XIV eût sans doute été toute diffé- rente. L'influence de madame de Maintenon a été grande sur le roi vieilli et tourné vers les idées moroses, dans lesquelles elle le maintint, soit pour assurer son empire,

soit par suite d'une dévotion que rien ne prouve ne pas

avoir été sincère. Bien que madame de Maintenon eût de la coquetterie, etla poussât jusqu'à se faire saigner très- souvent pour conserver la blancheur délicate qui était une de ses principales beautés, les rudes leçons qu'elle avait reçues de l'adversité, les chances si diverses de sa fortune, avaient dû jeter dans son âme un sentiment grave et mélancolique de la vanité des choses d'ici-bas; elle qui avait dormi sous la couverture de Ninon et sous

! le toit d'un pauvre poëte contrefait , couchée entre les courtines d'or des alcôves de Versailles, devait faire d'é-


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tranges rêves et douter de sa propre identité. Il ne serait pas étonnant que madame de Maintenon eût regretté du haut de sa grandeur le logis si joyeux, si gai et si libre de Scarron, et les jours où elle remplaçait le rôti absent par une histoire, Scarron n'était pas si difficile à rire que Louis XIV, dont elle disait qu'elle s'ennuyait à la fin de tâcher de divertir quelqu'un qui n'était plus amusable. Dans cet intérieur royal qui va s'assombrissant, se glis- sent les robes noires, les confesseurs rôdent en chucho- tant, et doucement se préparent et s'organisent l'édit de Nantes, les dragonnades des Cévennes, le ministère Cha- millard. A quoi cela a-t-il tenu? à quelques centaine sde pistoles, à un rhumatisme de plus ou de moins. — Cromwell manque de souliers pour se rendre au vaisseau qui devait l'emporter à la Jamaïque. Si le farouche puritain avait eu une paire de chaussures, Charles I er aurait gardé sa tête sur ses épaules.— Si madame Scarron fût retournée en Amérique, Louis XIV aurait probablement continué ses ballets, ses carrousels et ses amours; l'ennui des der- nières années de son règne n'eût pas provoqué le long carnaval de la régence et les orgies de Louis XV , où la noblesse fit tant d'excès, que la révolution devint fatale- ment indispensable comme réaction et comme châtiment. Il faut si peu de chose pour faire gauchir et détourner à sa source tout un fleuve d'événements !

    • Lorsqu'on dressa le contrat de mariage, le notaire de-

manda à Scarron ce qu'il reconnaissait lui être apporté par sa future ? « Deux grands yeux fort mutins, un très- beau corsage, une paire de belles mains et beaucoup d'esprit, répondit-il. — Quel douaire lui assurez-vous?

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ajouta le notaire. — L'immortalité, continua le poète. Les noms des femmes de rois meurent avec elles ; celu* de la femme de Scarron vivra éternellement. Madame Scarron amena dans la maison de son mari Tordre, la bonne tenue, et, sinon la décence, du moins un enjoue- ment plus voilé. Elle changea l'aspect de ce triste inté- rieur de vieux garçon malade, où les fioles coudoyaient les bouteilles, et si la compagnie fut aussi nombreuse qu'auparavant, du moins elle était plus choisie et plus contenue. Sous cette douce influence, Scarron, qui avait une liberté de langage toute cynique et toute rabelai- sienne, se corrigea de ses vilains mots et de ses équi- voques. L'on remarque dans tout ce qu'il a fait depuis son mariage une plaisanterie de meilleur goût, moins de choses grossières et surtout d'obscénités. Il ne faut pas croire pourtant, d'après cela, que notre burlesque se fût amendé complètement : une originalité aussi forte que la sienne nepouvait ainsi renoncera elle-même ; il se permet- tait encore beaucoup de licences, et justifiait le programme qu'il avait adopté en se mariant : — Si je ne fais pas de sottises à ma femme, au moins je lui en dirai beaucoup. Eh bien, ce petit homme contrefait, malade et ridicule, évita le malheur dont les plus grands hommes , dont les plus fiers génies n'ont pas toujours été à couvert. Sa femme, belle, jeune, spirituelle, courtisée par tout ce qu'il y avsit de galant, d'illustre et de riche, lui # garda une stricte fidélité, que personne ne mit en doute, excepté le Gilles Boileau, et qui fut reconnue des auteurs les plus médisants, au nombre desquels on peut compter Sor- bière. Lorsque tant de maris jeunes, amoureux, char


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' mants, sont trompés pour des magots ou des bélîtres. une mandragore sculptée comme Scarron évita ce qui fit le malheur de la vie de Molière. — On doit rendre du moins à l'auteur du Virgile travesti cette justice, qu'il n'abusait pas de ses prérogatives conjugales, et ne s'en faisait pas accroire sous ce rapport.

Un jour, Ménage lui disait : « Vous devriez au moins avoir un enfant de votre femme. » Notre paralytique se tourna vers un sien valet nommé Mangin, homme simple et rustique, et lui dit : « Mangin, ne ferais-tu pas bien un enfant à ma femme, si je te le commandais? — Oui-dà, monsieur, s'il vous plaît et avec la grâce de Dieu, »

Les affaires de Scarron n'allaient pas trop mal ; il avait, avec la protection du surintendant Fouquet, organisé une espèce de garantie pour les voitures arrivées à la barrière, et qu'il faisait conduire à leur destination dans la ville par des agents sûrs qui répondaient des droits. Cette entreprise lui rendait environ six mille livres par an. Outre ses nouvelles et son Roman comique, Scarron tra- vaillait pour le théâtre, et fit plusieurs pièces qui lui rapportèrent beaucoup d'argent. Jodelct maître et valet fut représenté en 1645. Le sujet en est tiré d'une pièce espagnole de don Francisco de Rojas, intitulée Don Juan Alvaredo. — Jodelet duelliste se donna la même année, à l'hôtel de Bourgogne, sous le titre des Trois Dorothêes, et ne fut imprimé sous l'autre titre qu'en 1651. — Les Boutades du capitan Matamore, tirées du Miles gloriosus de Plaute, furent jouées en 1646 (car Scarron avait une extraordinaire facilité), et offrent cette particularité, d'être en vers de huit pieds, tous sur la même rime :


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l'assonance choisie est ment ; pour continuer la plaisan- terie, il est juste de dire que rien n'est plus assommant. —L'Héritier ridicule eu la Darne intéressée parut en 4649. Cette pièce plut tant au roi Louis XIV, qu'il la fit, dit-on, jouer trois fois devant lui dans la même journée. Nous l'avons lue, et nous avouons qu'une représentation nous satisferait et au delà. Le caractère odieux et vil de dona Hélène, les vanteries et les coq-à-Fâne du valet Filipin, que son maître fait travestir en don Pedro de Bufïalos pour éprouver la dame intéressée, qui ne manque pas de Je trouver charmant, le croyant possesseur des mines du Pérou, le tout relevé des naïvetés du laquais Carmagnole, ne nous semblent pas mériter cet engouement. Après cela, l'anecdote est peut-être controuvée.

S'il fut jamais un cadre heureux et commode, c'est celui de Don Japhet d'Arménie, une des pièces les plus drolatiques de Scarron. Voici comme don Japhet se pose et décline ses qualités :

Moi je suis don Japhet, de Noé, petit-fils. D'Arménie est mon nom par un ordre préfix Qu'avant sa mort laissa ce fameux patriarche, Parce qu'en Arménie un mont reçut son arche.

11 y eut deux portiers étouffés à Don Japhet, tant la presse était grande. La première représentation eut lieu en 1653. Réduit en trois actes avec des intermèdes de chant et de danse, Don Japhet fut joué le 10 mai 1721, devant le roi Louis XV , sur le théâtre de la salle des machines aux Tuileries \ Méhémet Effendi, ambassadeur turc, y assista. Ce fut sur le théâtre du Marais, en 1634, que sf pro-


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duïsit l'Ecolier de Salamanque ; c'est la première pièce où le rôle de Crispin ait été introduit. Ce sujet fut traité simultanément par Thomas Corneille et Boisrobert. La pièce de ce dernier fut donnée à l'hôtel de Bourgogne la même année , et il est probable qu'il abusa d'une lecture que Scarron- avait faite de son manuscrit, comme c'était son habitude, pour brocher au plus vite une tragi-co- médie sur le même argument. — Nous ne nous arrêterons pas au Prince corsaire, à la Fausse apparence, et à quel- ques autres comédies dont on n'a imprimé que des frag- ments, et nous donnerons, pour faire connaître la manière de Scarron , une analyse du Jodelet. — Don Juan Alva- redo arrive nuitamment à Madrid, si pressé de conclure son mariage avec dona Isabelle, fille de don Fernan, que sans descendre dans aucun parador, sans se donner le temps de boire ni de manger, il veut aller au logis de son futur beau-père, malgré les sages représentations de son laquais Jodelet, qui voudrait bien se mettre quelque chose sous la dent, et trouve qu'il est incongru de ré- veiller ainsi les gens, et d'aller chercher à tâtons une maison dans une ville qu'on ne connaît pas. Don Juan est amoureux fou d'Isabelle, dont il n'a cependant vu que le portrait. Il lui a envoyé le sien, fait par un peintre de Flandre, pensant qu'il produira un eflet semblable. Jo- delet n'a pas l'air aussi sûr que don Juan du pouvoir de cette peinture, et cela, par une bonne raison : c'est que Jodelet, qui est la distraction même, a emballé, au lieu du médaillon de son maître, son propre museau à lui Jodelet, que le peintre flamand, fort bon homme, avait eu la complaisance de portraire par-dessus le marché. Cet


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aveu transporte de rage le seigneur Alvaredo. et Qu'aura dit Isabelle , s'écrie le galant désespéré. — Elle aura dit que vous n'êtes pas beau , » répond Jodelet avec un flegme désespérant. Enfin don Juan s'apaise un peu, et, tout en cherchant la maison de don Fernan de Rochas, il raconte qu'en revenant (Je Flandre à Burgos, sa patrie, il a trouvé son frère tué en duel et sa sœur Lucrèce en- levée, sans savoir ni par qui ni comment. En errant dans l'ombre, Jodelet se heurte contre un drôle qu'il interroge, et qui lui apprend que c'est bien là le logis de don Fernan de Rochas. Pendant cette conversation, un homme des- cend du balcon et manque d'enfoncer avec son pied le sombrero des voyageurs jusque sur leurs yeux. Il appelle Estienne, et, voyant que c'est Jodelet qui répond, il s'échappe, non sans avoir échangé, à travers l'obscurité, quelques estocades inutiles avec don Juan d' Alvaredo. « Est-ce donc l'habitude, à Madrid, de se servir des fenê- tres en manière de portes ? » dit Jodelet à son maître, tout penaud et tout déconfit, qui commence à prendre une mauvaise idée de la vertu d'Isabelle. Pour savoir à quoi s'en tenir, il propose à Jodelet de prendre ses habits et de jouer le rôle de maître dans la maison de don Fernan, déguisement déjà préparé par l'erreur dans l'envoi des portraits. Grâce à ce déguisement, don Juan Alvaredo apprend que don Luiz, l'homme qu'il a vu descendre du balcon, est le séducteur de Lucrèce et le meurtrier de son frère. Lucrèce , par un hasard romanesque"', est venue précisément chercher un asile chez dona Isabelle ; don Luiz répare sa faute et rend l'honneur à celle qu'il a séduite. Don Juan Alvaredo épouse Isabelle, qui l'a


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aimé, bien qu'elle le prît pour un domestique , et a su reconnaître l'âme du maître sous les habits du valet. Quant à mons Jodelet, ce qu'il entasse de bévue*, ce qu'il commet d'extravagances et de bêtises énormes, monte à un chiffre que nous ne sommes pas en état de calculer. Ce rôle est assurément un des plus naturellement bouf- fons qui se puisse voir; il a été fait pour un acteur de beaucoup de talent, nommé Julien Geoârin , qui prenait au théâtre le nom de Jodelet et a joué tous les Jodelets. Cet acteur fut incorporé par ordre royal dans la troupe de l'hôtel de Bourgogne. Ce fut lui qui joua le personnage de don Japhet d'Arménie , et il contribua fortement au succès des pièces de Scarron.

Ces pièces , que Scarron brochait en trois ou quatre semaines au plus, sont tout à fait conduites à l'espagnole, sans nul souci des règles d'Aristote , et notre burlesque y met en pratique le précepte de Lope de Vega, d'en- fermer les préceptes sous six clefs, quand il s'agit de faire une comédie. La scène est tantôt dans une rue, tantôt dans un jardin, dans une chambre ou sur un balcon ; les duels, les rencontres imprévues, les travestissements, les substitutions de personnes, les enlèvements, \e^ masques, les lanternes sourdes et les échelles de soie y sont pro- digués. Quelque valet ridicule ou stupide remplit le per- sonnage du gracioso. Le style, précieux et contourné dans les scènes d'amour ou de galanterie, offre en général cette rondeur familière et cette propriété qui est la grande qualité de la manière de Scarron. La plupart de ses co- médies sont entremêlées de stances, comme c'était ia mode alors. Au second acte de Jodelet se trouve une


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parodie en stances du Cid , qui commence ainsi :

Soyez nettes, mes dents, l'honneur vous le commande.

r Mais le chef-d'œuvre de Scarron est à coup sûr le Ko- \ man comique, vrai modèle de naturel, de narration et d'originalité. Rien ne ressemble moins à V Illustre Bassa, à la Cle'lie, à VOroondate, au Grand Cyrus et autres fa- daises contemporaines. Si quelque chose peut en donner l'idée, ce sont les romans espagnols du genre dit pica- resque, parmi lesquels on compte Lazarille de Tormes, Gusman d'Alfarache, el Diablo Cojaelo, et beaucoup d'autres.

L'action du Roman comique se passe aux environs do Mans, que Scarron avait visités, et qu'il décrit avec la sûreté et la facilité de touche d'un homme qui peint d'a- près nature. Les personnages ne sont pas moins finement indiqués que les lieux. Il semble qu'on assiste aux més- aventures de Ragotin, tant le détail est vrai, le geste sûr, et la scène nettement indiquée. Les caractères du comé- dien La Rancune, de l'avocat Ragotin, sont devenus des types. Le Destin, mademoiselle de l'Estoile et mademoi- selle Lacaverne, vivent dans toutes les mémoires. Il n'est pas jusqu'à la grosse Bouvillon qui n'ait un cachet de réalité, si fermement empreint, qu'il semble qu'on l'ait connue. C'est d'ailleurs une excellente prose, pleine de franchise et d'allure, d'une gaieté irrésistible, très-souple et très-commode aux familiarités du récit, et, quoique plus portée au comique, ne manquant cependant pas d'une certaine grâce tendre et d'une certaine poésie aux endroits amoureux et romanesques. Mademoiselle de l'Estoile est


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une figure charmante, une délicieuse personnification de la poésie. Qui de nous d'ailleurs n'a suivi comme le Des- tin, en imagination du moins, dans les routes effondrées du Mans, quelque mademoiselle de TEstoile sur la cha- rette embourbée des comédiens? N'est-ce pas l'histoire éternelle de la jeunesse et de ses illusions.

La première partie du Roman comique est dédiée au coadjuteur, le cardinal de Retz, qui était des amis de Scarron et le venait visiter assez fréquemment, et la se- conde à madame la surintendante, avec qui madame Scarron était en relation d'amitié, ainsi qu'on le voit par un passage d'une lettre de Scarron au maréchal d'Albret. « Madame Scarron a été à Saint-Mandé voir madame la surintendante, et je la trouve si férue de tous ses attraits, que j'ai peur qu'Une s'y mêle quelque chose d'impur; mais comme elle n'y va que quand ses amis la mènent, faute de carrosse, elle ne peut lui faire la cour aussi sou- vent qu'elle le souhaite. » Le succès du Roman comique fut si grand, que La Fontaine ne dédaigna pas d'écrire une comédie des aventures de La Rancune, où il ne fait, le plus souvent, que rimer la prose de Scarron. Le Roman comique est entremêlé de nouvelles fort agréables, imitées ou traduites de l'espagnol : outre celles-là, Scarron en a fait quelques autres tirées du recueil de dona Maria de Layas, intitulé Novelas ejemplares. — Le Châtiment de V Avarice est, pour ainsi dire, une traduction interlinéaire d'El Castigo de la Miseria. Ce n'est pas là, du reste, le seul emprunt que notre poète burlesque ait fait à la litté- rature d'au delà des monts.

Un volume ne suffirait pas pour mentionner toutes les

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pièces et les poésies diverses de Scarron, sonnets, épi- thalames, requêtes, étrennes, épîtres, rondeaux, odes burlesques-; chansons à boire. Ne pouvant marcher et n'ayant guère d'autres distractions, il composait presque sans cesse; joignez à cela qu'il avait une immense facilité, et vous comprendrez aisément que le recueil de ses œu- vres soit considérable. Les deux Légendes de Bourbon, Us Adieux au Marais, la Foire de Saint-Germain, Hêro et Léandre, les Requêtes à la Reine, YEpître à la comtesse de Fiesque, la Lettre à son ami Sarrazin, en vers trisylla- biques, son Sonnet sur Paris, et deux ou trois autres où l'emphase poétique est fort agréablement raillée, sont les morceaux les plus lus et les plus souvent cités.

L'existence de Scarron n'était en quelque sorte qu'une trêve entre la vie et la mort, et qu'il fallait s'attendre à voir rompre au premier jour. Chaque année, malgré les secours de la médecine, les soins de Quenault et ceux de sa femme, ses souffrances s'aggravaient de façon à lui faire comprendre que sa fin était prochaine. Toute son inquié- tude était de laisser sans ressource une femme jeune, belle et honnête, à laquelle il était tendrement attaché. La cour se disposait alors au voyage en Guyenne pour te mariage de Louis XIV, et cet éloignement de ses amis l'attristait encore davantage. Un jour, il fut pris d'un accès de hoquet si violent, que l'on crut qu'il allait mou- rir. Dans les courts moments de répit que lui laissaient les convulsions, il dit: Si j'en reviens jamais, je ferai une belle satire contre le hoquet. » Il ne put tenir sa parole, car il retomba bientôt malade, et voyant autour de son Kt les gens de sa maison tout en larmes : « Mes amis,


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leur dit-il, vous ne pleurerez jamais tant pour moi que je vous ai fait rire. » Il mourut en 1660, âgé d'environ cm- quante ans, les uns disent au mois de juin, les autres au mois d'octobre. Un passage de la Muse historique de Lo- mt, du 16 octobre de la même année, semblerait corro- borer cette dernière opinion :

Scarron, cet esprit enjoué Dont je fus quelquefois loué, Scarron, fondateur du burlesque, Et qui dans ce jargon grotesque Passait depuis plus de seize ans Les écrivains les plus plaisam, A vu moissonner sa personne Par cette faux qui tout moissonne; Lui qui ne vivait que de vers Est maintenant mangé des vers. 11 était de bonne famille; 11 ne laisse ni fils ni fille, Mais bien une aimable moitié Oigne tout à fait d'amiUé, JÈtant jeune, charmante et belle, Et tout à fait spirituelle.

Scarron fut enterré à Saint-Gervais, où, si nous no nous trompons, son tombeau se voit encore. Madame Scarron resta seule, mais non sans protection. La pension que son mari touchait, et qui était de cinq cents écus, lui fut continuée sur le pied de deux mille livres ; au sortir du couvent où elle s'était retirée pour passer le temps de son veuvage, elle fit la connaissance de madame de Thianges, qui la mit en rapport avec madame de Montes- pan. De là date le commencement de sa fortune ; mais ceci est de l'histoire et ne nous regarde plus, simple bio- graphe littéraire, humble critique cherchant quelques


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perles dans le fumier des écrivains de second ordre. Quand madame Scarron fut devenue la marquise de Maintenon, il arriva une chose singulière. Il ne fut pas plus question de Scarron, qui avait si fort occupé la cour et la ville, que s'il n'eût jamais existé ; la flatterie des courtisans supprima complètement le poète comique. Personne ne se permit de faire l'allusion la plus détour- née au Typhon, à V Enéide travestie. Il se fit un grand si- lence sur la tombe du pauvre cul-de-jatte, et si madame de Maintenon n'avait pas eu bonne mémoire, elle aurait pu parfaitement oublier que mademoiselle d'Aubigné avait épousé Paul Scarron. Le genre qu'il avait mis à îa mode disparut avec lui. Vainement le plat d'Assoucy, pensant recueillir l'héritage du maître, se proclama lui- môme empereur du burlesque : Boileau l'emporta, et Scarron n'eut pas plus de postérité littéraire que natu- relle : ce n'est que lorsque le grand roi fut bien et dûment couché à Saint-Denis, que l'on osa se souvenir des œuvres du pauvre poète et les réimprimer.





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