Questions sur le beau  

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"This famous thing, the Beautiful," Delacroix had once written, "must be--every one says so--the final aim of art. But if it be the only aim, what then are we to make of men like Rubens, Rembrandt, and, in general, all the artistic natures of the North, who preferred other qualities belonging to their art? Is the sense of the beautiful that impression which is made upon us by a picture by Velasquez, an etching by Rembrandt, or a scene out of Shakespeare? Or again, is the beautiful revealed to us by the contemplation of the straight noses and correctly disposed draperies of Girodet, Gérard, and others of David's pupils? A satyr is beautiful, a faun is beautiful. The antique bust of Socrates is full of character, notwithstanding its flattened nose, swollen lips, and small eyes. In Paul Veronese's 'Marriage at Cana' I see men of various features and of every temperament, and I find them to be living beings, full of passion. Are they beautiful? Perhaps. But in any case there is no recipe by means of which one can attain to what is called the ideally beautiful. Style depends absolutely and solely upon the free and original expression of each master's peculiar qualities. Wherever a painter sets himself to follow a conventional mode of expression he will become affected and will lose his own peculiar impress; but where, on the contrary, he frankly abandons himself to the impulse of his own originality, he will ever, whether his name be Raphael, Michael Angelo, Rubens, or Rembrandt, be sure master of his soul and of his art." --tr. Richard Muther

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"Questions sur le beau" (1854) is an essay on aesthetics by French painter Eugène Delacroix. It was first published in the Revue des deux mondes of July 15, 1854.

Full text

En présence d’un objet véritablement beau, un instinct secret nous avertit de sa valeur et nous force à l’admirer en dépit de nos préjugés ou de nos antipathies. Cet accord des personnes de bonne foi prouve que si tous les hommes sentent l’amour, la haine et toutes les passions de la même manière, s’ils sont enivrés des mêmes plaisirs ou déchirés par les mêmes douleurs, ils sont émus également en présence de la beauté, comme aussi ils se sentent blessés par la vue du laid, c’est-à-dire de l’imperfection.

Et cependant il arrive que, quand ils ont eu le temps de se reconnaître et de revenir de la première émotion en discourant ou la plume à la main, ces admirateurs si unanimes un moment ne s’entendent plus, même sur les points principaux de leur admiration ; les habitudes d’école, les préjugés d’éducation ou de patrie reprennent le dessus dans leur esprit, et il semble alors que plus les juges sont compétents plus ils se montrent disposés à la contradiction ; car, pour les gens sans prétention, ou ils sont faiblement émus, ou ils s’en tiennent à leur admiration première. Nous ne comptons point dans ces diverses catégo­ries la cohorte des envieux, que le beau désespère toujours.

Le sentiment du beau est-il celui qui nous saisit à la vue d’un tableau de Raphaël ou de Rembrandt indifféremment, d’une scène de Shakespeare ou de Corneille, quand nous disons : « Que c’est beau ! » ou se borne-t-il à l’admiration de certains types en dehors desquels il ne soit point de beauté ? En un mot, l’Antinoüs, la Vénus, le Gladiateur, et en général les purs modèles que nous ont transmis les anciens, sont-ils la règle invariable, le canon dont il ne faut point s’écarter sous peine de tomber dans la monstruosité, ces modèles impliquant nécessairement avec l’idée de la grâce, de la vie même, celle de la régularité ?

L’antique ne nous a pas exclusivement transmis de semblables types. Le Silène est beau, le Faune est beau, le Socrate même est beau : cette tête est pleine d’une certaine beauté, malgré son petit nez épaté, sa bouche lippue et ses petits yeux. Elle ne brille pas, il est vrai, par la symétrie et la belle propor­tion des traits, mais elle est animée par le reflet de la pensée et d’une élévation intérieure. Encore le Silène, le Faune et tant d’autres figures de caractère sont-elles de la pierre dans l’antique. On concevra facilement que la pierre, le bron­ze et le marbre demandent dans l’expression des traits une certaine sobriété qui est de la roideur et de la sécheresse quand on l’imite en peinture. Ce dernier art, qui a la couleur, l’effet, qui se rapproche davantage de l’imitation immédiate, admet des détails plus palpitants, moins convention­nels, et qui s’écarteraient encore davantage de la forme sévère.

Les écoles modernes ont proscrit tout ce qui s’écarte de l’antique régulier ; en embellissant même le Faune et le Silène, en ôtant des rides à la vieillesse, en supprimant les disgrâces inévitables et souvent caractéristiques qu’entraî­nent dans la représentation de la forme humaine les accidents naturels et le travail, elles ont donné naïvement la preuve que le beau pour elles ne consis­tait que dans une suite de recettes. Elles ont pu enseigner le beau comme on enseigne l’algèbre, et non seulement l’enseigner mais en donner de faciles exemples. Quoi de plus simple, en effet, à ce qu’il semble ? Rapprocher tous les caractères d’un modèle unique, atténuer, effacer les différences profondes qui séparent dans la nature les tempéraments et les âges divers de l’homme, éviter les expressions compliquées ou les mouvements violents, capables de déranger l’harmonie des traits ou des membres, tels sont en abrégé les principes à l’aide desquels on tient le beau comme dans sa main ! Il est facile alors de le faire pratiquer à des élèves et de le transmettre de génération en génération comme un dépôt.

Mais la vue des beaux ouvrages de tous les temps prouve que le beau ne se rencontre pas à de semblables conditions : il ne se transmet ni ne se concède comme l’héritage d’une ferme ; il est le fruit d’une inspiration persévérante qui n’est qu’une suite de labeurs opiniâtres ; il sort des entrailles avec des douleurs et des déchirements, comme tout ce qui est destiné à vivre ; il fait le charme et la consolation des hommes, et ne peut être le fruit d’une application passagère ou d’une banale tradition. Des palmes vulgaires peuvent couronner de vulgaires efforts ; un assentiment passager peut accompagner, pendant la durée de leur succès, des ouvrages enfantés par le caprice du moment ; mais la poursuite de la gloire commande d’autres tentatives : il faut une lutte obstinée pour arracher un de ses sourires ; ce serait peu encore : il faut, pour l’obtenir, la réunion de mille dons et la faveur du destin.

La simple tradition ne saurait produire un ouvrage qui fasse qu’on s’écrie : « Que c’est beau ! » Un génie sorti de terre, un homme inconnu et privilégié va renverser cet échafaudage de doctrines à l’usage de tout le monde et qui ne produisent rien. Un Holbein avec son imitation scrupuleuse des rides de ses modèles et qui compte pour ainsi dire leurs cheveux, un Rembrandt avec ses types vulgaires, remplis d’une expression si profonde, ces Allemands et ces Italiens des écoles primitives avec leurs figures maigres et contournées et leur ignorance complète de l’art des anciens, étincellent de beautés et de cet idéal que les écoles vont chercher la toise à la main. Guidés par une naïve inspira­tion, puisant, dans la nature qui les entoure et dans un sentiment profond, l’inspiration que l’érudition ne saurait contrefaire, ils passionnent autour d’eux le peuple et les hommes cultivés, ils expriment des sentiments qui étaient dans toutes les âmes : ils ont trouvé naturellement ce joyau sans prix qu’une inutile science demande en vain à l’expérience et à des préceptes.

Rubens a vu l’Italie et les anciens ; mais, dominé par un instinct supérieur à tous les exemples, il revient des contrées où s’engendre la beauté et demeure Flamand. Il trouve la beauté du peuple et des apôtres, hommes simples, dans cette Pêche miraculeuse où il nous peint le Christ disant à Simon : « Laisse là tes filets et suis-moi ; je te ferai pêcheur d’hommes. » Je défie que l’Homme-Dieu eût dit cela à ces disciples si bien peignés auxquels il donne l’institution chez Raphaël. Sans l’admirable composition, sans cette disposition savante qui place le Christ tout seul, d’un côté, les apôtres rangés ensemble en face de lui, saint Pierre à genoux recevant les clefs, nous serions peut-être choqués d’un certain apprêt dans les poses et dans les ajustements. Rubens, par contre, présente des lignes brisées et décousues, des draperies sans élégance et jetées comme au hasard qui déparent ces sublimes et simples caractères : il n’est plus beau par ce côté.

Si l’on compare la Dispute du Saint-Sacrement, de Raphaël, au tableau des Noces de Cana, de Paul Véronèse, on trouvera chez le premier une harmo­nie de lignes, une grâce d’invention qui est un plaisir pour les yeux comme pour l’esprit. Cependant les mouvements contrastés des figures et la grande recherche des formes en général introduisent dans cette composition une sorte de froideur ; ces saints et ces docteurs ont l’air de ne point se connaître, et chacun d’eux semble poser là pour l’éternité. Dans le festin de Paul Véronèse, je vois des hommes comme je les rencontre autour de moi, de figures et de tempéraments variés, qui conservent et échangent des idées, le sanguin près du bilieux, la coquette près de la femme indifférente ou distraite, enfin la vie et le mouvement. Je ne parle pas de l’air, de la lumière, ni des effets de la couleur, qui sont incomparables.

Le beau est-il également dans ces deux ouvrages ? Oui, sans doute, mais dans des sens différents : il n’y a pas de degrés dans le beau ; la manière seule d’exciter le sentiment du beau diffère. Le style est aussi fort chez les deux peintres, parce qu’il consiste dans une originalité puissante. On imitera certains procédés pour ajuster des draperies et balancer les lignes d’une composition, on cherchera les types les plus purs de la forme sans atteindre, en aucune façon, le charme et la noblesse d’idées de Raphaël : on copiera des modèles avec leurs détails de nature ou des recherches d’effets propres à produire l’illusion, sans rencontrer cette vie, cette chaleur présente partout qui forme le lien de ce magique tableau des Noces de Cana.

Quand David témoignait l’admiration la plus vive pour le Christ en Croix de Rubens et en général pour les peintures les plus fougueuses de ce maître, était-ce à cause de la ressemblance de ces tableaux avec l’antique qu’il idolâtrait ?

D’où vient le charme des paysages flamands ? La vigueur et l’imprévu de ceux de l’Anglais Constable, le père de notre école de paysage, si remarquable d’ailleurs, qu’ont-ils de commun avec ceux du Poussin ? La recherche du style dans certains arbres de convention des premiers plans ne dépare-t-elle pas un peu ceux de Claude Lorrain ?

On se rappelle ce que dit Diderot à ce peintre qui lui apporte le portrait de son père, et qui, au lieu de le représenter tout simplement dans ses habits de travail (il était coutelier), l’avait paré de ses plus beaux habits : « Tu m’as fait mon père des dimanches, et je voulais avoir mon père de tous les jours. » Le peintre de Diderot avait fait comme presque tous les peintres, qui semblent croire que la nature s’est trompée en faisant les hommes comme ils sont ; ils fardent, ils endimanchent leurs figures : loin d’être des hommes de tous les jours, ce ne sont pas même des hommes ; il n’y a rien sous leurs perruques frisées, sous leurs draperies arrangées ; ce sont des masques sans esprit et sans corps.

Si le style antique a posé la borne, si l’on ne trouve que dans la régularité absolue le dernier terme de l’art, à quel rang placerez-vous donc ce Michel-Ange dont les conceptions sont bizarres, la forme tourmentée, les plans outrés ou complètement faux et très superficiellement imités sur le naturel ? Vous serez forcés de dire qu’il est sublime, pour vous dispenser de lui accorder la beauté.

Michel-Ange avait vu les statues antiques comme nous ; l’histoire nous parle du culte qu’il professait pour ces restes merveilleux, et son admiration valait bien la nôtre ; cependant la vue et l’estime de ces morceaux n’ont rien changé à sa vocation et à sa nature ; il n’a pas cessé d’être lui, et ses inventions peuvent être admirées à côté de celles de l’antique.

On remarquera que, parmi les productions d’un même maître, ce ne sont pas toujours les plus régulières qui ont le plus approché de la perfection. Je citerai Beethoven comme un exemple de cette particularité. Dans son œuvre entier, qui semble n’être qu’un long cri de douleur, on remarque trois phases distinctes. Dans la première, son inspiration se modèle sans effort sur la tradition la plus pure : à côté de l’imitation de Mozart, qui parle la langue des dieux, on sent déjà respirer, il est vrai, cette mélancolie, ces élans passionnés qui parfois trahissent un feu intérieur, comme certains mugissements qui s’exhalent des volcans alors même qu’ils ne jettent point de flammes ; mais à mesure que l’abondance de ses idées le force en quelque sorte à créer des formes inconnues, il néglige la correction et les proportions rigoureuses ; en même temps sa sphère s’agrandit, et il arrive à la plus grande force de son talent. Je sais bien que dans la dernière partie de son œuvre, les savants et les connaisseurs refusent de le suivre : en présence de ces productions grandioses et singulières, obscures encore ou destinées peut-être à le demeurer toujours, les artistes, les hommes de métier hésitent dans le jugement qu’il en faut porter ; mais si l’on se rappelle que les ouvrages de sa seconde époque, trouvés indéchiffrables d’abord, ont conquis l’assentiment général et sont regardés comme ses chefs-d’œuvre, je lui donnerai raison contre mon senti­ment même, et je croirai, cette fois comme beaucoup d’autres, qu’il faut toujours parier pour le génie.

Les critiques ne se sont pas toujours accordés sur les qualités essentielles qui établissent la perfection. Ceux qui seraient tentés de condamner aujourd’hui Beethoven ou Michel-Ange au nom de la régularité et de la pureté, les auraient absous et portés aux nues dans d’autres temps où triom­phaient d’autres principes. Ainsi, les écoles ont placé ces principes, tantôt dans le dessin, tantôt dans la couleur, tantôt dans l’expression, tantôt, qui le croirait ? dans l’absence de toute couleur et de toute expression. Les peintres anglais du dernier siècle et du commencement de celui-ci, école éminente et peu appréciée dans notre pays, les voyaient surtout dans les effets de l’ombre et de la lumière, comme on ne veut les voir aujourd’hui que dans le contour, c’est-à-dire dans l’absence complète de l’effet.

Il est permis de penser que les grands artistes de tous les temps ne se sont point arrêtés à toutes ces distinctions. La couleur et le dessin étant les éléments nécessaires dont ils avaient à se servir, ils ne se sont point appliqués à faire prédominer l’un ou l’autre. C’est leur propre penchant qui les a conduits à leur insu à mettre en relief certains mérites particuliers. Est-il raisonnable de penser qu’il puisse se rencontrer en peinture un chef-d’œuvre qui ne présente dans une certaine mesure la réunion des qualités essentielles de cet art ? Chacun des grands peintres s’est servi de la couleur ou du dessin qui allait à son esprit, qui surtout donnait à son ouvrage cette qualité suprême dont les écoles ne parlent pas, et qu’elles ne peuvent enseigner, la poésie de la forme et celle de la couleur. C’est sur ce terrain qu’ils se sont tous rencontrés et à travers toutes les écoles.

Devant ce paysage matinal, baigné de rosée, animé par le chant des oiseaux, embelli de tous les charmes naturels qui touchent le cœur, le savant et l’homme du peuple ne penseront ni à la ligne ni au clair-obscur : ils seront émus de même, leurs sens seront pénétrés d’un bonheur secret, de cette délectation dont Poussin faisait l’objet unique de la peinture.

De Piles expose gravement, dans sa fameuse Balance des Peintres, les différentes doses de couleur, de clair-obscur et de dessin qui entrent dans le talent de chacun des artistes célèbres. Il ne trouve la perfection dans aucun d’eux, mais le chiffre de 20 étant regardé comme le point le plus élevé, il ne donne à Raphaël, par exemple, que 18 parties de dessin, tandis qu’il en accorde 19 à Michel-Ange. En revanche, les Titien et les Rubens, auxquels il dispense libéralement la couleur, présentent une lacune considérable sous le rapport du dessin : il donne en quelque sorte l’actif et le passif des talents.

La plaisante chimie qui analyse ainsi les grands hommes ? La précieuse découverte que celle qui permettrait également de les recomposer au gré du critique, d’ôter par exemple à Michel-Ange une partie de ce dessin qui l’étouffe par sa surabondance, pour en doter cet infortuné Rubens qui se noie dans l’excès de sa couleur ! Quel chagrin pour le philosophe de voir le contour du Corrège périr dans ce clair-obscur dont il s’enveloppe et où il est maître, tandis que le Poussin, qui crève de science du côté de la composition et qui pourrait en donner à dix peintres, effraie par la pénurie de son clair-obscur ! Le bon de Piles paraît convaincu qu’avec de la bonne volonté et quelques efforts, chacun de ces hommes remarquables eût rétabli l’équilibre entre des qualités qu’il estime, et serait arrivé, selon lui, beaucoup plus près de la véritable beauté.

La nature a donné à chaque talent un talisman particulier, que je compa­rerais à ces métaux inestimables formés de l’alliage de mille métaux précieux, et qui rendent des sons ou charmants ou terribles, suivant les proportions diverses des éléments dont ils sont formés. Il est des talents délicats qui ne peuvent facilement se satisfaire : attentifs à captiver l’esprit, ils s’adressent à lui, par tous les moyens dont l’art dispose ; ils refont cent fois un morceau, ils sacrifient la touche, l’exécution savante, qui fait ressortir plus ou moins les détails à l’unité et a la profondeur de l’impression. Tel est Léonard de Vinci, tel est Titien. Il est d’autres talents, comme Tintoret, mieux encore, comme Rubens, et je préfère ce dernier parce qu’il va plus avant dans l’expression, qui sont entraînés par une sorte de verve qui est dans le sang et dans la main. La forces de certaines touches, sur lesquelles on ne revient point, donne aux ouvrages de ces maîtres une animation et une vigueur auxquelles ne parvient pas toujours une exécution plus circonspecte. Il faut en comparer les effets à ces saillies singulières des orateurs qui, entraînés par leur sujet, par le moment, par l’auditoire, s’élèvent à une hauteur qui les surprend eux-mêmes quand ils sont de sang-froid. On est convenu de donner le nom d’impro­visation à ces élans particuliers qui ravissent l’auditeur et l’orateur lui-même. On concevra facilement que, dans la peinture, pas plus que dans l’art oratoire, ce genre d’improvisation, si l’on veut l’appeler ainsi, ne produirait que des effets vulgaires, si ces effets n’étaient préparés et couvés, pour ainsi dire, à l’avance, par un travail persévérant, soit sur l’art en général, soit sur la matière même qui est l’objet de l’orateur ou du peintre. On prétend assez générale­ment que les effets de cette espèce ne supportent pas l’examen comme ceux que produisent les ouvrages plus châtiés dans la forme. Les discours de Mirabeau, par exemple, ne répondent pas, quand on les lit, à l’idée que nous donnent ses contemporains de leur prodigieux éclat à la tribune : en ont-ils moins satisfait à la condition du beau, quand il les a prononcés, quand il a ému, entraîné, non pas seulement une assemblée, mais une nation tout entière ? N’est-il pas arrivé, au contraire, que tel discours très étudié, très senti même dans le silence du cabinet, n’ait rencontré au forum et devant des milliers d’auditeurs qu’une froide approbation ? Tel tableau irréprochable dans l’atelier, a-t-il toujours rempli au grand jour d’une exposition ou placé à la hauteur nécessaire et encadré dans une place spéciale, l’attente de ses admirateurs et du public ?

Il faut voir le beau où l’artiste a voulu le mettre. Ne demandez pas aux Vierges de Murillo l’onction chaste, la timide pudeur des vierges de Raphaël : louez, dans les traits de leur visage et dans leur attitude l’extase divine, le trouble vainqueur d’une créature mortelle élevée vers des splendeurs incon­nues. Si l’un et l’autre de ces peintres introduisent dans ces tableaux, où ils nous montrent la Vierge dans sa gloire, quelques-unes de ces figures de pieux donataires ou de saints personnages de la légende, nous sommes charmés, chez Raphaël, de leur noble simplicité et de la grâce de leurs mouvements ; chez Murillo, nous admirons avant tout l’expression dont ils sont pénétrés. Ces moines, ces anachorètes qu’il nous montre, au désert ou dans leurs cellules prosternés devant le crucifix et tout meurtris de pieuses macérations, nous remplissent à notre tour d’un sentiment d’abnégation et de croyance.

Le beau serait-il absent de compositions si pénétrantes, qui nous enlèvent dans des régions si différentes de ce qui nous entoure, qui nous font conce­voir, au milieu de notre vie sceptique et adonnée à de puériles distractions, la mortification des sens, la puissance du sacrifice et de la contemplation ? Et si réellement le beau respire à un certain degré dans ces ouvrages, gagneraient-ils ce qui leur manque par une plus grande ressemblance avec l’antique ?

On a demandé comment ont fait les anciens qui n’avaient pas d’antiques. Rembrandt, qui était presque dans le même cas, puisqu’il n’était jamais sorti des marais de la Hollande, montrait ses broyeurs de couleurs et disait : « Voilà mes antiques. »

On a raison de trouver que l’imitation de l’antique est excellente, mais c’est parce qu’on y trouve observées les lois qui régissent éternellement tous les arts, c’est-à-dire l’expression dans la juste mesure, le naturel et l’élévation tout ensemble ; que, de plus, les moyens pratiques de l’exécution sont les plus sensés, les plus propres à produire l’effet. Ces moyens peuvent être employés à autre chose qu’à reproduire sans cesse les dieux de l’Olympe, qui ne sont plus les nôtres, et les héros de l’antiquité. Rembrandt, en faisant le portrait d’un mendiant en haillons, obéissait aux mêmes lois du goût que Phidias sculptant son Jupiter ou sa Pallas. Les grands et nécessaires principes de l’unité et de la variété, de la proportion et de l’expression n’éclataient pas moins chez l’un et chez, l’autre ; seulement les qualités s’y rencontraient à des degrés différents d’excellence ou d’infériorité, à raison de l’objet représenté, du tempérament particulier de l’artiste et du goût dominant de son époque.

On a reproché à Racine que ses héros n’étaient pas des héros grecs et romains : je serais tenté de l’en féliciter et, assurément, il ne s’en est pas préoccupé. Shakespeare lui-même ressemble beaucoup plus à l’antiquité, quoi qu’en puissent dire les classiques. Ses caractères sont calqués sur ceux de Plutarque : son Coriolan, son Antoine, sa Cléopâtre, son Brutus et tant d’autres sont ceux de l’histoire ; mais ce serait un faible mérite s’ils n’étaient vrais : ce sont des hommes qu’il a voulu peindre, et ce sont des hommes que Racine et lui ont peints. Que m’importe que Burrhus, que Néron, qu’Agrippine soient pris dans Tacite ? C’est au théâtre et devant un auditoire qui ne s’inquiète ni de Tacite ni de Plutarque, que je veux les voir avec tous les mouvements de leurs passions et mêlés à une action intéressante et poétique qui m’occupe plus que leur histoire réelle.

On a vu au théâtre, à plusieurs reprises, de bizarres imitations où on avait suivi pas à pas les grands tragiques ; on s’y inspirait d’une certaine couleur de simplicité primitive qui n’est plus dans nos mœurs et qui nous laissait froids. Des tragédies faites pour des sauvages de l’Amérique ne nous auraient pas surpris davantage. Quand un auteur de mérite a voulu mettre récemment sur la scène des actions tirées de l’Odyssée, il a nui, à mon sens, à des travaux très intéressants, présentés en beaux vers, par la recherche insolite de mœurs dont nous n’avons pas l’idée. Les porchers du divin Laërte m’ont étonné plus qu’intéressé ; j’en dirai autant des imprécations d’Ulysse et de Télémaque adressées aux suivantes de Pénélope, et de mille détails de mœurs qui peuvent piquer la curiosité dans une narration originale, mais qui, au théâtre, détruisent toute action.

Les anciens introduisaient dans leurs pièces des chœurs qui n’étaient autre chose qu’une personnification du peuple venant raisonner sur l’action qu’on représentait. Dans nos idées, c’est le spectateur qui tire lui-même la moralité de ce qu’il voit : il n’a que faire de réflexions qu’il a .dû faire lui-même, mais rapidement et sans que ces réflexions soient de nature à le détourner de l’attention qu’il est obligé de donner aux divers événements de la pièce et aux développements des caractères. Les Grecs avaient pris l’habitude de ce moyen, qui servait comme de transition et qui faisait pressentir la suite des événements. En revanche, ils se dispensaient très souvent d’une grande recherche des effets qu’on peut tirer de la contexture même de la pièce et de l’enchaînement logique des scènes, mérite dans lequel les modernes ont excellé.

La mode, qui ballotte les talents à son gré et qui décide de tout pour un peu de temps, a toujours agité cette question du beau ; sa frivole influence croit s’étendre jusqu’à ce qui est immuable. Les images du beau sont dans l’esprit de tous les hommes, et ceux qui naîtront dans des siècles le reconnaîtront aux mêmes signes. Ces signes, la mode ni les livres ne les indiquent point : une belle action, un bel ouvrage, répondent à l’instant à une faculté de l’âme, sans doute à la plus noble. Un certain degré de culture peut donner au plaisir causé par le beau quelque chose de plus délicat, peut dévoiler quelques beautés confuses pour les yeux peu exercés ; mais cette culture, souvent indiscrète, peut aussi bien fausser le jugement et dérouter le sentiment naturel.

Quoi ! le beau, ce besoin et cette pure satisfaction de notre nature ne fleurirait que dans des contrées privilégiées, et il nous serait interdit de le chercher autour de nous ! La beauté grecque serait la seule beauté ! Ceux qui ont accrédité ce blasphème sont les hommes qui ne doivent sentir la beauté sous aucune latitude, et qui ne portent point en eux cet écho intérieur qui tressaille en présence du beau et du grand. Je ne croirai point que Dieu ait réservé aux Grecs seuls de produire ce que nous, hommes du Nord, nous devons préférer ; tant pis pour les yeux et les oreilles qui se ferment, et pour ces connaissances qui ne veulent ni connaître, ni par conséquent admirer ! Cette impossibilité d’admirer est en proportion de l’impossibilité de s’élever. C’est aux intelligences d’élite qu’il est donné de réunir dans leur prédilection ces types différents de la perfection entre lesquels les savants ne voient que des abîmes. Devant un sénat qui ne serait composé que de grands hommes, les disputes de ce genre ne seraient pas longues. Je suppose réunies ces vives lumières de l’art, ces modèles de la grâce ou de la force, ces Raphaël, ces Titien, ces Michel-Ange, ces Rubens et leurs émules ; je les suppose réunies pour classer les talents et distribuer la gloire, non pas seulement à ceux qui ont suivi dignement leurs traces, mais pour se rendre entre eux la justice que l’assentiment des siècles ne leur a pas refusée : ils se reconnaîtraient bien vite à une marque commune, à cette puissance d’exprimer le beau, mais d’y atteindre chacun par des routes différentes.





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