Portraits et souvenirs littéraires  

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"Des soins éclairés devinrent nécessaires, à la grande indignation de Gérard, car il ne concevait pas que des médecins s'occupassent de lui parce qu'il s'était promené dans le Palais-Royal, traînant un homard en vie au bout d'une faveur bleue. « En quoi , disait- il, un homard est- il plus ridicule qu'un chien , qu'un chat, qu'une gazelle, qu'un lion ou loute autre bête dont on se fait suivre? J'ai le goût des homards, qui sont tranquilles, sérieux, savent les secrets de la mer, n'aboient pas et n'avalent pas la monade des gens comme les chiens, si antipathiques à Goethe, lequel pourtant n'était pas fou. »"--Portraits et souvenirs littéraires (1875) by Théophile Gautier

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Portraits et souvenirs littéraires (1875) is a posthumous anthology by Théophile Gautier with portraits of Gérard de Nerval, Madame Émile de Girardin, Henri Heine, Charles Baudelaire, Achim d'Arnim.

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11 1 BIBLIOTHÈQUE CONTEMPORAINE THÉOPHILE GAUTIER PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES & ML 3 PARIS MICHEL LÉVY FRÈRES ÉDITEURS RUE A UBER , 3 , PLACE DE L'OPERA LIBRAIRIE NOUVELLE BOULEVARD DES ITALIEXS , 15. AU COIN DE LA RUE DE GRAMMON 1875

ا ہے ۔ ? ( PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS OUVRAGES DE THÉOPHILE GAUTIER Format gr . in- 18. LA BELLE JENNY , 2e édition 1 vol . CONSTANTINOPLE , nouvelle édition .... 1 LES GROTESQUES, nouvelle édition .. 1 LOIN DE PARIS 1 • LA PEAU DE TIGRE 1 QUAND ON VOYAGE . 1 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES .... 1 1 ," 1P 75 VUSEUM CHATILLON - SUR - SEINR. IMPRIMERIE R. CORNILLAC . V PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES PAR THÉOPHILE GAUTIER R GÉRARD DE NERVAL MADAME ÉMILE DE GIRARDIN HENRI HEINE CHARLES BAUDELAIRE - ACHIM D'ARNIM ML PARIS MICHEL LÉVY FRÈRES , ÉDITEURS RUE AUBER , 3 , PLACE DE L'OPÉRA LIBRAIRIE NOUVELLE BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUR DE GRAMMONT 1875 Droits de reproduction, et de traduction réservés. BRITISTE GÉRARD DE NERVAL

GÉRARD DE NERVAL I « Les morts vont vite par lu frais ! » dit Bürger dans sa ballade de Lenore, si bien traduite par Gérard de Nerval ; mais ils ne vont pas tellement vite , les morts aimés , qu'on ne se sou vienne longtemps de leur passage à l'horizon , où, sur la lune large et ronde, se dessinait fantastiquement leur fugitive silhouette noire . Voilà bientot douze ans que, par un triste matin de janvier, se répandit dans Paris la 4 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. sinistre nouvelle . Aux premières lueurs d'une aube grise et froide, un corps avait été trouvé, rue de la Vieille-Lanterne , pendu aux barreaux d'un soupirail , devant la grille d'un égoul, sur les marches d'un escalier où sautillait lugubre ment un corbeau familier qui semblait croasser , comme le corbeau d'Edgar Poe : Never , oh ! never more! Ce corps, c'était celui de Gérard de Neryal , notre ami d'enfance et de college , notre collabora teur à la Presse et le compagnon fidèle de nos bons et surtout de nos mauvais jours,qu'il nous fallut , éperdu , les les yeux yeux troublés de larmes , aller reconnaitre sur la dalle visqueuse dans l'arrière chambre de la Morgue. Nous étions aussi påle que le cadavre , et , au simple souvenir de cette entrevue funèbre, le frisson nous court encore sur la peau . Le pic des démolisseurs a fait justice de cet GÉRARD DE NERVAL . 5 endroit infâme qui appelait l'assassinat et le suicide. La rue de la Vieille- Lanterne n'existe > plus que dans le dessin de Gustave Doré el la lithographie de Célestin Nanteuil , noir chef d'ouvre qui ferait dire : « L'horrible est beau ; » mais la perte douloureuse est restée dans toutes les mémoires, et nul n'a oublié ce bon Gé rard , comme chacun le nommait, qui n'a causé d'autre chagrin à ses amis que celui de sa mort . . Un immense corlége suivit le cercueil de la Morgue à Notre - Dame, - car l'Église ne refusa pas ses prières à cette belle âme inconsciente qui avait changé le rêve de la vie pour le rêve de l'éternité , - et de Notre-Dame au cimetière du Père-Lachaise , où une fosse l'attendait non loin de celle de Balzac, et que recouvrit une large dalle de granit portant son nom pour - 6 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. > épitaphe . Hélas ! beaucoup de ceux qui mar chaient derrière le corbillard ont fait le même voyage funèbre et ne sont pas redescendus vers la ville ; mais ceux qui restent pensent souvent à cette triste journée ; plus d'un sent qu'il lui manque quelque chose, éprouve un vague ennui dont il ne se rend pas compte, et se promene mélancoliquement sur le boulevard, auquel il ne trouve plus son ancien charme, et souffre comme si une ancienne blessure se rouvrait ; c'est l'absence de Gérard qui fait cela . Sa mort a causé un vide qui n'est pas comblé encore . On était si bien accoutumé à le voir apparaître dans une courte visite , familier et sauvage comme une hirondelle qui se pose un instant et reprend son vol après un petit cri joyeux ! On le suivait avec tant de plaisir dans ses courses vagabondes d'un bout de la ville à l'autre pour profiter de sa GÉRARD DE NERVAL . 7 conversation charmante, car demeurer en place était pour lui un supplice ! Son esprit ailé en traînait son corps, qui semblait raser la terre . On eût dit qu'il voltigeait au-dessus de la réalité , soutenu par son rêve . Nous l'avions connu à Charlemagne, déjà célèbre sur les bancs du collége comme auteur des Élégies nationales, qui promettaient, disaient les professeurs, un émule à Casimir Delavigne, la grande gloire du moment. C'était alors un jeune homme doux et modeste , rougissant comme une jeune fille, se dérobant volontiers à la curiosité admirative de ses condisciples , tout fiers d'avoir un camarade imprimé et dont on parlait dans les journaux. Il avait le visage d'un blanc rosé , animé d'yeux gris où l'esprit mettait son étincelle dans une douceur inaltéra - ble . Son front, que laissaient voir très- haut de 8 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. jolis cheveux blonds d'une finesse extrême et pareils à une fumée d'or, était d'une admirable coupe , poli comme de l'ivoire et brillant comme de la porcelaine . Jamais voûte mieux arron die, plus noble et plus vaste ne fut préparée par la nature pour la pensée humaine ; et ce pendant les idées y bourdonnèrent si nombreu ses , tant de connaissances et de systèmes s'y logèrent, tant de théogonies, de philosophies et d’esthétiques y prirent place , que ce panthéon devint un capharnaüm et que la coupole se fela . Le nez était fin , de forme légèrement aquiline, la bouche gracieuse avec la lèvre infé rieure un peu épaisse , signe de bonté ; le menton bien accusé et frappé d'une fossette. Tel le représente , mais plus viril déjà, un médaillon de Jean Duseigneur on disait alors : Jehan Duseigneur daté de 1831. Ce médaillon , GÉRARD DE NERVAL . 9 9 2 devenu très- rare , est le seul portrait de Gérard à cette époque que nous connaissions . Il était hàbituellement vêtu d'une sorte de redingote d'étoffe noire brillante, aux vastes poches , où , comme le Schaunard de la Vie de bohème, il enfouissait une bibliothèque de bouquins récoltés çà et là , cinq ou six carnets de notes et tout un monde de petits papiers sur lesquels il écrivait d'une écriture fine et serrée les idées qu'il prenait au vol pendant ses longues promenades. Qu'on nous pardonne ces détails ; ils commen cent à être rares , ceux qui ont vủ Gérard tout jeune et avant la révolution de Juillet , et nous fixons, nous qui allons bientôt partir à notre tour, ces traits d'un ami disparu que la généra tion actuelle n'a pas connu sous cet aspect. Gérard , comme toute la jeunesse du temps, se rattacha au grand mouvement romantique % 1 . 10 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTERAIRES. qui agitait alors la littérature . Il en était certes par le fond et la nouveauté des idées, par un certain germanisme intellectuel puisé dans la familiarité de Goethe et de Schiller, d'Uhland et de Tieck , qu'il lisait en la langue originale ; mais il était, pour la forme, un disciple du XVIII° siècle . Lorsque chacun cherchait les tour nures excentriques et les couleurs violentes et se fût volontiers peint de vert et de rouge comme un Ioway. partant pour la guerre , des plumes d'aigle sur la tele , des colliers de griffes d'ours au bas du col , des scalps , ou plutôt des perruques de classiques à la ceinture, pour avoir l'air plus étrange et plus formidable, lui se plaisait dans les gammes tendres , les pâleurs délicates et les gris de perle chers à l'école française de l'autre siècle . S'il admirait Hugo, il aimait Béranger ; il était ce qu'on GÉRARD DE NERVAL . 11 appelait alors libéral et, de plus , impérialisté , deux nuances qui se fondaient dans une commune haine des Bourbons. Cette opinion chez lui se comprenait, car il était fils d'un ancien chirurgien -major des armées napoléoniennes , Ce culte de l'empereur n'était cependant pas aveugle, car, dans une de ses odes, Gérard repro che au grand capitaine D'avoir répudié deux épouses sublimes : Joséphine et la Liberté ! Cette préoccupation politique ne l'empêchait pas de marcher avec l'école dont la devise était : La liberté dans l'art , et d'être un chefde bande menant une escouade aux représentations d'Hernani. Il installait ses hommes, applaudis sait consciencieusement et se retirait pour aller présenter ses devoirs à son père, qui se couchait 12 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. à neuf heures, déférence filiale dont il ne se départit jamais , même plus tard , lorsqu'on joua ses propres pièces. Sa traduction de Faust lui avait valu , du demi- dieu de Weymar, une lettre qu'il gardait précieusement et qui contenait ces mots : « Je ne me suis jamais mieux compris qu'en vous li sant . » Ce n'était pas là une vaine formule com plimenteuse . Le style de Gérard était une lampe qui apportait la lumière dans les ténèbres de la pensée et du mot. Avec lui , l'allemand, sans rien perdre de sa couleur ni de sa profondeur, devenait français par la clarté . C'est aux années qui suivirent immédiate ment 1830 qu'il faut reporter les plus ancien nes de ces petites pièces de vers charmantes qu'on a recueillies plus tard dans la Bohème ga lante, où l'odelette se marie au lied , et Ronsard GÉRARD DE NERVAL . 13 à Uhland, dans une proportion exquise . Tout le monde , du moins parmi les lettrés , sait par ceur ces mignons chefs-d'oeuvre qui ne dépas sent guère une douzaine de vers d'un senti ment si tendre , d'une forme si discrète et si sobre , mais par malheur peu nombreux . Si la première manière du poëte avait été féconde et relative ment facile , la seconde, bien supérieure, le fut beaucoup moins. Il semblerait que la múse un peu timide de Gérard fût effrayée, tout en les admirant, des grands coups d'aile et du fra cas de rimes du lyrisme romantique. On peut supposer que là n'était pas son secret idéal , et qu'il eût préféré une poésie plus naïve et plus simple, moins artiste en un mot, et se rappro chant des légendes ou des chansons populaires, qu'il recherchait déjà dans ses promenades à pied à travers les campagnes et dont il a recueilli > 14 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. quelques-unes. Il aurait au besoin admis l'as sonance pour alléger la rime trop lourde à l'o reille , selon lui , à cause de cette monotonie en nuyeuse reprochée souvent à la versification fran çaise. Ces idées , que Gérard ne mit pas en prati que, étaient aussi celles de Gozlan , qui fit, dans l'Europe littéraire , une sorte de poésie assonante sur un coucou de village avec son cadran verni , son oiseau battant des ailes et ses poids sus pendus qui tentent la patte des chats . II Puisque maintenant on recherche les moin dres pages de Gérard , et qu'on essaye de lui créer toute une série d'oeuvres posthumes qu'il renierait assurément, car ce charmant pares seux, qui fit dans sa vie une si large part à la fantaisie , au rêve et au loisir , ne voudrait pas avoir tant travaillé après sa mort il ne serait pas hors de propos d'indique, d'après nos sou venirs, des æuvres plus réelles et plus authen tiques qui semblent perdues ou ignorées, caj nousne les avons vues reproduites nulle part : une comédie en un acte , en vers, où figuraient Mo lière et sa servante Laforet ; un mystère ou dia 16 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. > blerie en vers de huit pieds , le Prince des sots, dont nous avions fait le prologue et qui avait pour acteurs principaux Satan et un ange jouant ensemble des âmes aux dés ; un drame en prose, Nicolas Flamel, dont quelques scènes, se passant sur la tour Saint -Jacques, ont été insérées dans le Mercure de l'époque ; plus, un autre drame en vers, la Dame de Carouge, en collaboration avec nous-même, qui était basé sur cette idée d'un esclave sarrasin ramené des croisades et introduisant dans le donjon féodal les passions farouches de l'Orient. La Dame de Carouge ne fut pas jouée, et ce que le manuscrit est devenu, nous l'ignorons . Gérard le trimballa longtemps dans ses poches , où tout entrait , mais d'où rien ne sortait, comme ce tiroir du diable où Gæthe serrait ses vers et qui garda si long temps le Second Haust. Notre Sarrasin Hafiz GÉRARD DE NERVAL . 17 était le précurseur d'Yaqoub , mais il ne lui fut pas donné de montrer aux feux de la rampe sa figure teintée de jus de réglisse comme celle d'Othello . Dès cette époque, Gérard commençait à rouler dans son esprit deux grands drames, l'un mo derne, philosophique , l'autre oriental , biblique et social . Le personnage principal du drame moderne était un médecin ambitieux qui dans son art rouvait de terribles ressources pour arriver à ses fins. C'était une sorte de Borgia en habit noir et en cravate blanche, et , en outre, un as sassin scientifique comme Eugène Aram , qui sa crifiait des victimes à l'éclaircissement de quel que point obscur de son art. Il avait aimé, étant pauvre, une femme qui l'avait repoussé, et , àà la scène de séparation , résolu à devenir riche , 1 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. il lui disait cette phrase restée dans notre mé moire : « Cet or9, comment vous le faut-il ? taché de sang ou taché de boue ? » Cette pièce , pleine de scènes remarquables , a-t -elle jamais été finie ? Nous n'en connaissons que des fragments et le scénario que nous raconta Gérard, qui essayait volontiers ses idées dans la causerie , et, pour cet usage , on peut dire qu'il ne regardait pas beaucoup au choix de l'auditeur . Il parlait de vant le premier venu , comme il eût fait devant Victor Hugo, Sainte - Beuve ou Balzac. Il éprou vait le besoin d'ébaucher sa pensée avant de l'écrire , et d'en faire l'épreuve sur un être quel conque, même in anima vili. Le second drame était la Reine de Saba . On ne saurait imaginer ce que Gérard lut de livres >, prit de notes et de renseignements pour cette pièce . La Bible , le Talmud, Sanchoniathon , Bérose , Hermès, GÉRARD DE NERVAL . 19 George le Syncelle, toute la bibliothèque orien tale de d'Herbelot y passèrent ; tout fut consulté, jusqu'à l'histoire des soixante-dix rois préadami tes et à la biographie de la dive Lilith , première femme d'Adam , pour bien prendre la couleur locale du sujet . Tout ce que les poëtes persans ont raconté de Hudhad, l'oiseau merveilleux, Gé rard le savait,etnous ne serions pas surpris qu'il eût entendu le langage de la huppe . Le Sir-Ha sirim lui donnait le ton pour les scènes d'amour, et , afin de ne pas être pris au dépourvu quand il faudrait exprimer les magnificences du pa lais et du trône de Salomon , de la parure et du cortège de la reine de Saba venant d'Ophir , le pays de l'or et des perles , il avait dressé un ca talogue de toutes les pierres précieuses fantas tiques et réelles, depuis l'escarboucle du Giams chid jusqu'à l'azerodrach dont les bohémiennes 2 20 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. se ſont des colliers . Ce qu'il avait entassé de notes et apporté de matériaux pour bâtir son monument était vraiment prodigieux. La Reine de Saba ne fit pas un heureux voyage et se per dit dans le désert avec sa suite bizarrement cha marrée d'or . Écrite d'abord en prose , elle tenta un instant Meyerbeer, que venait de révéler, sous sa forme nouvelle , l'éclatant succès de . Robert le Diable, et qui voyait avec raison dans ce sujet la matière d'u n magnifique opéra. La collaboration de Meyerbeer n'était pas à dédai gner , et Gérard se mit , non sans pousser plus d'un soupir, à tailler son drame en scénario . L'illustre compositeur parut ravi , demanda quel ques modifications, quelques retouches, garda l'ouvrage plusieurs années , souriant toujours aux visites de Gérard avec cette exquise urbanité qui le caractérisait ; mais, selon son habitude GÉRARD DE NERVAL . 21 d'éternelle hésitation , il ne fit rien . Au fond , il n'avait confiance qu'en M. Scribe et ses livrets . La pauvre Balkis, ainsi retenue , se fanait triste ment dans l'ombre et la poussière d'un carton . Gérard l'en tira, arrangea les scènes en chapitres et en fit un roman qui parut , si nous ne nous trom pons , dans le National . Plus tard , il reprit cette légende et l'inséra , sous forme de récit, dans les Nuits du Ramazan . Ainsi finit la caravane de la reine Balkis , cette vision d'Orient qui préoccupa Gérard autant que le jeune charpentier de la Fée aux miettes, et finit par l'amener comme lui dans la maison des lunatiques . Mais,moins heureux que l'ami de la Fée aux miettes, Gérard ne trouva pas la mandragore qui chante , et un vais seau à la poupe dorée , aux huit mâts gréés de voiles de pourpre et de cordages de soie, ne vint pas le prendre chez le docteur Blanche > 22 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTERAIRES. pour le mener vers la mystérieuse Ophir, où l'attendait la belle reine, objet de son amour. Malgré tous ces travaux , Gérard n'était pas connu hors du cercle littéraire où on l'estimait à sa juste valeur ; car, malgré l'envie dont on les accuse , les virtuoses de chaque art apprécient très- bien la force respective de leurs confrères et les mettent à leur vraie place . A une époque où chacun aurait voulu marcher dans les rues précédé par les clairons de la Renommée, sur un char d'or à quatre chevaux blancs , pour mieux attirer les regards de la foule, Gérard cherchait l'ombre avec le soin que les autres mettaient à chercher la lumière . Nature choisie 9 et délicate, talent fin et discret, il aimait à s'en velopper de mystère . Les journaux les moins lus étaient ceux qu'il préférait pour y insérer des articles signés d'initiales imaginaires ou de GÉRARD DE NERVAL . 23 . pseudonymes bientôt renouvelés , dès que l'ima gination charmante et le style pur et limpide de ces travaux en avaient trahi l'auteur aux yeux attentifs . Comme Henri Beyle , mais sans aucune ironie , Gérard semblait prendre plaisir à s'ab- , senter de lui-même, à disparaître de son ouvre, à dérouter le lecteur. Que d'efforts il a faits pour rester inconnu ! Fritz, Aloysius Block lui ont servi tour à tour de masque , et pour tant il lui fallut plus tard accepter la réputation qu'il fuyait. Dissimuler plus longtemps eût été de l'affectation . Cette conduite n'était nullement, nous pou vons l'affirmer, le résultat d'un calcul pour ir riter la curiosité, c'était l'inspiration d'une con science rare , d'un extrême respect de l'art . Quelque soin qu'il mit à ses travaux , il les trou vait encore trop imparfaits 2, trop éloignés del 24 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. l'idéal ; et les marquer d'un cachet particulier lui eût semblé une vanité puérile . Nous habitions alors impasse du Doyenné. Ca mille Rogier avait un appartement assez vaste , dans une vieille maison tout près d'une église en ruine , dont un reste de voûte faisait un assez bel effet au clair de lune, et dont les fenêtres donnaient sur des terrains vagues encombrés de pierres de taille entre lesquelles verdissaient les orties, et que la galerie du Louvre baignait de son ombre froide. Arsène Houssaye et Gérard demeuraient avec Camille et faisaient ménage commun . Nous occupions tout seul , dans la même rue, un petit logement où nous ne rentrions guère que la nuit ; car nous passions les jour nées avec les camarades dans le grand salon de Rogier, vaste pièce aux boiseries tarabiscotées et ornées de rocaille , aux glaces d'un cristal GÉRARD DE NERVAL . 25 - louche surmontées d'impostes, aux étroites fe nêtres vitrées de petits carreaux à la mode de l'autre siècle . Comme une ombre des marquises d'autrefois, errait dans ce logis fantastique, avec un oeil de poudre sur ses blonds cheveux et une rose-pompon à la main, cette jolie et délicate Cidalise, pastel sans cadre que devait effacer, au sortir du bal , un aigre souffle de bise . — Ce fut dans cet appartement qu'eut lieu cette fête où, selon le conseil de Gérard, les rafraichisse ments furent remplacés par des fresques bar bouillées sur les vieilles boiseries grises , au grand effroi du propriétaire , qui considérait les peintures comme des taches. Corot , Adolphe Leleux, Célestin Nanteuil , Camille Rogier , Lo rentz, Théodore Chassériau , alors bien jeunes , exercèrent leurs brosses et improvisèrent des fantaisies charmantes. > 2 26 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. > Rogier, qui dessinait de très - fines illustrations pour les Contes d'Hoffmann , et gagnait assez d'argent pour s'acheter des bottes à l'écuyère et des habits de velours nacarat, sur lesquels s'é talait sa magnifique barbe rousse, objet de notre envie , ayant à faire des dessins pour les Mille et une Nuits, partit en Orient, où il resta, et devint directeur des postes à Beyrouth . Réduite à à trois , l'association se transporta rue Saint Germain -des -Prés. Nous faisions notre cuisine > nous- mêmes. Arsène Houssaye excellait dans la panade ; nous , dans la confection du macaroni. Gérard allait, avec l'aplomb le plus majestueux, chercher de la galantine, des saucisses ou des côtelettes de porc frais aux cornichons chez le charcutier voisin, car on s'imagine bien que notre livrée n'était pas nombreuse . Nous vivions ainsi de la façon la plus amicale , et ce sont les GÉRARD DE NERVAL . 27 plus belles années de notre vie . Gérard, qui dor mait très- peu, lisait fort avant dans la nuit, et il avait trouvé un singulier , mode d'éclairage : il posait en équilibre sur sa tête un de ces larges chandeliers de cuivre qu'on appelle martinet, et la lueur se projetait sur les pages ouvertes; mais quelquefois le sommeil le gagnait et le chande lier tombait, au risque de mettre le feu au lit. Michel-Ange et Girodet peignaient nocturnement de la sorte avec des bougies sur la tête, comme les Turcs du Bourgeois gentilhomme.

III Ce fut à peu près vers cette époque qu'on nous confia le feuilleton dramatique de la Presse, avec Gérard pour collaborateur. Nous signions G.-G. par imitation du J. J. des Débats ; mais nous ne pesions pas à nous deux la mon naie de celui qu'on nommait déjà le prince des critiques. On trouverait sous cette double signa ture , facilement reconnaissables, les morceaux qui appartiennent en propre à Gérard . Nous étions d'humeur fort vagabonde. et chacun de nous venait tourner la meule du journal lorsque l'autre, cm porté par son instinct voyageur, par courait l'Espagne , l'Allemagne , l'Italie , ou 2 . 30 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. l'Afrique. Fraternelle alternative que Gérard comparait à celle des Dioscures , dont l'un pa rait quand l'autre s'en va. Hélas ! il est parti pour ne plus revenir . Mais bientôt ce travail à heure fixe, bien qu'allégé par la collaboration et de nombreuses vacances lui devint insupportable , et nous dûmes continuer seul la fastidieuse besogne d'analyser les vaudevilles et les mélodrames. On s'est attendri fort mal à propos sur la misère de Gérard, et l'on a voulu y voir une des causes de sa triste fin . Les journaux lui furent toujours ouverts , et chaque article qu'il présen tait à un directeur était le bienvenu . Les res sources que l'époque offrait aux écrivains étaient à sa disposition , et sa connaissance de l'allemand, lorsqu'il n'était pas en train d'in venter, lui fournissait un facile moyen de tra GÉRARD DE NERVAL. 31 vail . Il était juste aussi riche ou, si l'on veut, aussi pauvre que nous. Il fit même, vers ce temps- là, un petit héritage d'une quarantaine de mille francs qui dora les commencements de sa carrière, et lui permit l'accomplissement de quelque fantaisie, par exemple la fondation d'un journal, le Monde thédtral, dont le but était de faire valoir une actrice dans laquelle il croyait avoir trouvé la réalisation de son idéal . Au reste, l'argent était son moindre souci . Jamais l'amour de l'or, qui cause aujour d'hui tant de fièvres malsaines , ne troubla cette âme pure et vraiment antique . La richesse lui semblait un embarras, et , comme Diogène voyant un jeune berger puiser de l'eau dans sa main, il eût volontiers rejeté sa coupe inutile . Mais ne croyez pas, d'après cela, à un bohème, à un cynique ; personne n'eut des manières plus 32 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. polies, un ton meilleur, un langage plus ré servé, et ne se montra plus parfait gentleman. Seulement, les louis lui causaient une sorte de malaise et semblaient lui brûler les mains ; il ne redevenait tranquille qu'à la dernière pièce de cinq francs. Nous avons tout à l'heure touché en passant > un point délicat de la vie de Gérard sur lequel , malgré son amitié pour nous, il ne s'expliqua jamais formellement; car c'était une âme dis crète et pudique, rougissant comme Psyché, et , à la moindre approche de l'amour, se renfer mant sous ses voiles . Nous voulons parler de sa passion pour une cantatrice célèbre alors dont nous tairons le nom, puisque son adorateur ne l'a jamais écrit . Cette passion très-réelle a passé pour chimérique. Beaucoup d'entre nous en ont douté , car Gérard était un étrange amoureux . . GÉRARD DE NERVAL . 33 ! Nous l'avions parfois doucement raillé sur ses caprices soudains à l'endroit de femmes aper çues de loin et dont il évitait même de se rap procher, pour ne pas détruire son illusion , disait- il . Le reproche lui était resté sur le cour, et, dans son Voyage en Orient, il semble y ré pondre par ces lignes , auxquelles sa fin dou loureuse prête une signification sinistre : « J'ai entendu des gens graves plaisanter sur l'amour que l'on conçoit pour des actrices , pour des reines , pour des femmes poëtes , pour tout ce qui , selon eux , agite l'imagination plus que le cour : et pourtant, avec de si folles amours, on aboutit au délire, à la mort ou à des sa crifices inouïs de temps, de fortune ou d'intelli gence . Ah ! je crois être amoureux? ah ! je crois être malade, n'est - ce pas ? Mais , si je crois l'étre, je le suis. » 34 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. Lorsque cette passion l'envahit soudainement et s'empara pour jamais de son âme, de son in telligence et de sa volonté , car « le coup de fou dre » dont on a fait tant de railleries est un effet de l'amour plus fréquent qu'on ne le pense , Gé rard de Nerval , franchissant en idée toutes les phases intermédiaires d'une liaison qui n'était même pas commencée, car il n'avait pas encore adressé la parole à l'objet de sa flamme, regarda son désir comme accompli déjà et se mit à cher cher dans les magasins de bric- à-brac un lit ma gnifique et digne de ces amours imaginaires ; il en trouva un du temps de la renaissance, por tant dans ses sculptures vraies ou fausses la sa lamandre de François Jer, qu'il fit restaurer å grands frais et monter sur une estrade que de vait recouvrir un splendide tapis . Ce lit monu mental , qui embarrassait beaucoup la vie nomade GÉRARD DE NERVAL . 35 de Gérard, resta longtemps chez nous, car nous possédions seul une chambre assez vaste pour qu'il y pût tenir. Nous devions nous éclipser au moment solennel ; mais la divinité pour laquelle ce temple avait été bâti n'y descendit jamais. Balzac admirait beaucoup cet élan sublimed'ima gination qui supprimait la réalité et arrivait droit à sa chimère sans tenir compte du temps ni des obstacles. Ce n'était pas chez Gérard fatuité , certitude du triomphe, confiance outrée en ses moyens de séduction ; personne ne fut plus humble, plus timide , moins ravi de soi-même ; c'était la force de projection du rêve, cette puis sance de créer hors du temps et du possible, une vision presque palpable, pour ainsi dire, et qui devait fatalement aboutir à l'hallucina tion maladive. En ces jours d'excentricité littéraire , parmi 36 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. les originalités , les paroxysmes et les outrances volontaires ou involontaires, il était bien diffi cile de paraître extravagant ; toute folie semblait plausible , et le plus sage d'entre nous eût paru digne des Petites-Maisons . Le plaisir de contra rier les philistins nous poussait , comme les étu diants allemands , à des bizarreries concertées du goût le plus douteux. Il y avait longtemps , sans doute , que l'équilibre mental était dé rangé chez Gérard avant qu'aucun de nous s'en fût aperçu . Cela était d'autant plus difficile à deviner , que jamais style ne fut plus clair , plus limpide , plus raisonnable , en un mot , que celui de Gérard ; même lorsque la maladie eut atteint incontestablement son cerveau , il conserva intactes toutes les qualités de son in telligence . Aucune faute, aucune erreur , au cune incorrection ne trahit le désordre de ses GÉRARD DE NERVAL . 37 facultés intellectuelles . Jusqu'au bout , il resta impeccable . Probablement, quand il se sentait plus exalté que de coutume, il faisait quelque petit voyage où la solitude, l'air frais des champs et les dis tractions de la route lui rendaient le calme . Il put ainsi cacher longtemps un état que nul ne soupçonnait . Quelques propos étranges nous faisaient bien ouvrir de grands yeux ; mais il les expliquait d'une façon si ingénieuse , si sa vante et si profonde , que notre admiration pour lui en augmentait . Il eût fallu , du reste, de ter ribles paradoxes pour nous étonner. Cependant , il est certain que, dès lors , comme le cristal qui a inspiré à Sully- Prudhomme une si charmante pièce de vers , le cæur de Gérard avail reçu d'un coup d'éventail cette invisible fêlure par où s'écoulent l'âme et la raison d'un homme. vase de 3 38 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. L'histoire de ses amours resta toujours obscure ; il fonda un journal , il fit des pièces pour se rap procher de son idole, il écrivit des lettres pas sionnées et charmantes qu'il mit sans doute à la poste dans sa poche , car celle à qui elles s'adres saient en eût été touchée . Déclara- t- il jamais formellement son amour ? Nous l'ignorons . Mais , dans sa nouvelle d'Aurélie, qui est comme une sorte d'histoire voilée de sa passion , il sem ble s'accuser d'un tort imaginaire ou réel qui lui aurait valu les rigueurs méritées de l'objet adoré. A la séparation dans cette vie s'ajoute la séparation dans l'autre. Croyant se sous traire à l'obsession d'un trop cher souvenir , il a brûlé les lettres et les frèles reliques d'a mour laissées par Aurélie après sa mort, et cet holocauste réduit en cendres ses espérances de réunion extra -mondaine. Jamais il ne re GÉRARD DE NERVAL . ' 39 verra l'uniquement aimnée . Cette idée le pousse au plus sombre et au plus morne désespoir . Dans le temps où tout lui souriait encore , il nous avait prié de faire des sonnets en l'honneur de sa maitresse . Il trouvait que cela sentait son Valois d'avoir un Ronsard rimant sur le thème donné et pour le compte de son maitre . Nous nous prêtions volontiers à cette fantaisie à laquelle de plus grands poëtes que nous ont obéi autrefois. Il nous commanda aussi un portrait de la dame de ses pensées, qui fut inséré dans les Belles Femmes de Paris, une publication que dirigeait Alphonse Esquiros . Nous étions bien loin de prévoir quelles tristes conséquences devait avoir cet amour qui nous semblait un peu chimérique , et tout d'imagination . Mais bientôt les bizarreries s'accusèrent da vantage, et il devenait parfois difficile de les 40 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTERAIRES. excuser, car elles sortaient du domaine de la pensée pour entrer dans le domaine de l'action . Des soins éclairés devinrent nécessaires, à la grande indignation de Gérard ,> car il ne con cevait pas que des médecins s'occupassent de lui parce qu'il s'était promené dans le Palais-Royal , traînant un homard en vie au bout d'une faveur bleue . « En quoi , disait- il , un homard est- il plus ridicule qu'un chien , qu'un chat, qu'une gazelle , qu'un lion ou loute autre bête dont on se fait suivre ? J'ai le goût des homards, qui sont tranquilles, sérieux, savent les secrets de la mer, u aboient pas et n'avalent pas la monade des gens comme les chiens, si antipathiques à Goe the, lequel pourtant n'était pas fou. » Et mille autres raisons plus ingénieuses les unes que les autres . L'accès passé , il rentrait dans la pleine posses GÉRARD DE NERVAL . 41 > sion de lui- même, et racontait, avec une éloquence et une poésie merveilleuses , ce qu'il avait vu dans ces hallucinations, mille fois supérieures aux fantasmagories du haschich et de l'opium . Il est bien regrettable qu'un sténographe n'ait pas reproduit ces étonnants récits , qu'on eût pris plu tôt pour les rêves cosmogoniques d'un dieu ivre de nectar que pour les confessions et les réminis cences du délire . Nous l'avons déjà dit et nous ne saurions trop le redire , quel que fût l'état d'esprit où il se trouvait, jamais son sens littéraire ne fut altéré . A cette époque que nous venons d'indiquer se rapporte une suite de sonnets mystagogiques qu'il fit paraître plus tard sous le titre de Vers dorés, et dont l'obscurité s'illumine de soudains éclairs comme une idole constellée d'escarbou cles et de rubis dans l'ombre d'une crypte. Les 42 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. rimes sonnent comme des timbres d'or ; la phrase, quoique d'un mystère à faire trouver Orphée ou Lycophron limpides , a la plus magni fique tournure et la solennité la plus grandiose . On dirait les oracles d'un dieu inconnu . IV Mais laissons ces souvenirs personnels dont le charme nous entraîne, et quittons l'homme pour le littérateur . Dans sa première jeunesse , presque enfant, Gérard avait traduit Faust, et ses sympathies le poussaient naturellement vers l'Allemagne, qu'il a souvent visitée et où il a fait de fructueux séjours . L'ombre du vieux chêne teutonique a flotté plus d'une fois sur son front avec des murmures confidentiels ; il s'est promené sous les tilleuls à la feuille découpée en cour ; il a salué au bord des fontaines l'elfe dont la robe blanche traîne un ourlet mouillé parmi l'herbe verte ; il a vu tourner les corbeaux 44 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. au- dessus de la montagne de Kyffhausen ; les kobolds sont sortis devant lui des fentes de rocher du Harz, et les sorcières du Brocken ont dansé autour du jeune poëte français, qu'elles prenaient pour un étudiant d'Iéna , la grande ronde du walpurgisnachtstrum : plus heureux que nous, il s'est accoudé sur la table d'où Mé phistophélès faisait jaillir avec un foret des fusées de vins incendiaires . Il a pu descendre les degrés de cette cave de Berlin au fond de la quelle glissait trop souvent l'auteur de la Nuit de Saint- Silvestre et du Pot d'or . D'un oil calme , il a regardé quels jeux de lumière produisait le vin du Rhin dans le roemer d'émeraude , et quelles formes bizarres prenait la fumée des pipes au- dessus des dissertations hégéliennes dans les gasthaus esthétiques . Ces excursions nous ont valu des pages d'un GÉRARD DE NERVAL . 45 caprice charmant et qu'on peut mettre sans crainte à côté des meilleurs chapitres du Voyage sentimental de Sterne ; l'auteur, de la façon la plus imprévue , mêle la pensée au rêve, l'idéal au réel , le voyage dans le bleu à l'étape sur la grande route ; tantot il est à cheval sur une chimère aux ailes palpitantes, tantôt sur un maigre bidet de louage , et, d'un incident comique, il passe à quelque extase éthérée. Il sait souffler dans le cor du postillon les mé lodies enchantées d'Achim d'Arnim et de Clé ment Brentano , et , s'il s'arrête au seuil d'une hôtellerie brodée de houblon pour boire la brune bière de Munich, la chope devient dans ses mains la coupe du roi de Thulé . - Pendant qu'il marche, des figures charmantes sourient à travers le feuillage, les jolies couleuvres de l'étudiant Anselme dansent sur le bout de 3 . 46 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. leur queue, et les fleurs qui tapissent le revers du fossé tiennent des conversations panthéistes : la vie cachée de l'Allemagne respire dans ces promenades fantasques où la description finit en légende et l'impression personnelle en fine re marque philosophique ou littéraire . Seulement, notez-le bien , la veine française ne s'interrompt jamais à travers ces divagations germani ques . A cette époque de la vie de l'auteur il faut rattacher le beau drame de Léo Burckart, joué à la Porte - Saint-Martin , et qui restera une des plus remarquables tentatives de notre temps . Léo Burckart est un publiciste qui , dans le journal qu'il dirige, a émis des idées politiques et des plans de réforme d'une hardiesse et d'une nouveauté à faire craindre pour lui les rigueurs du pouvoir ; mais le prince, convaincu de sa GÉRARD DE NERVAL . 47 bonne foi, au lieu de le bannir, lui donne la place du ministre qu'il a critiqué , le sommant de réaliser ses théories et de mettre ses rêves en action . Léo accepte , et le voilà en contact direct avec les hommes et les choses , lui , libre rêveur qui , au fond de son cabinet, tenait si aisément le monde en équilibre sur le bec de sa plume . Épris d'un idéal, abstrait, il veut gouverner sans les moyens de gouvernement ; comme un ministre de l'âge d'or, il ferme l'oreille aux chu chotements de la police , et ne sait pas que la vie du prince est menacée et que son propre honneur est compromis . Regardé comme un traitre par son ancien parti , suspect au parti de la cour, fai sant en personne ce qu'il devrait laisser faire à des subalternes, contrariant les intérêts par des rigorismes outrés, marchant en aveugle dans le dédale des intrigues, en quelques mois de pou 48 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. voir il perd sa popularité , ses amitiés et presque son honnenr domestique, et résigne sa charge , désabusé de ses rêves, ne croyant plus à son talent, doutant de l'homme et de l'humanité . Ce pendant, ce n'est point un piége machiavélique qu'on lui a tendu : le prince s'est prêté loyale ment à l'expérience ; il a apporté en toute franchise son concours au penseur. L'impression de ce drame, d'une rare impar tialité philosophique , serait triste , s'il n'était égayé par la peinture la plus exacte et la plus vivante des universités . Rien n'est plus spirituel lement comique que ces conspirations d'étu diants pour qui boire est la grande affaire, et qui songent à Brutus en chargeant leur pipe . Cette pièce , d'un poëte enivré à la coupe capi teuse du mysticisme allemand , semble , chose bizarre, l'oeuvre froidement réfléchie d'un vieux GÉRARD DE NERVAL . 49 diplomate rompu aux affaires et mûri par la pratique des hommes ; nulle colère , nul empor tement , pas une tirade déclamatoire, mais par tout une raison claire et sereine , une indulgence pleine de pitié et de compréhension . De longs voyages en Orient succédèrent à ces travaux . Les Femmes du Caire et les Nuits du Ra mazan marquent cette nouvelle période . Passer des brumes d'Allemagne au soleil d'Égypte, la transition était brusque, et une moins heureuse nature eût pu en rester ébloui . Gérard de Ner val , dans ce livre , dont le succès grandit à cha que édition , a su éviter l'enthousiasme banal et les descriptions « d'or et d'argent plaqués des touristes vulgaires. Il nous a introduits dans la vie même de l'Orient, si hermétiquement. murée pour le voyageur rapide. Sous un voile transparent, il nous a raconté ses 'aven 50 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. tures avec ce ton modeste et cette naïveté en jouée qui font de certaines pages des Mémoires du Vénitien Carlo Gozzi une lecture si at trayante. L'histoire de Zeynab , la belle esclave jaune achetée au djellab dans un moment de pitié philanthropique , et qui embarrasse son voyage de tant de jolis incidents à l'orientale , est contée avec un art parfait et une discrétion du meilleur goût . Les mariages à la cophte, les noces arabes, les soirées de mangeurs d'opium , les moeurs des fellahs, tous les détails de l'exis tence mahométane sont rendus avec une finesse , un esprit et une conscience d'observation rares . Le style se réchauffe et prend des nuances plus ardentes sans rien perdre de sa clarté . Les légendes de l'Orient ne pouvaient man quer d'exercer une grande influence sur cette imagination aisément excitée , que l'érudition GÉRARD DE NERVAL . 51 sanscrite des Schlegel , le Divan oriental-occiden tal de Goethe, les ghazels de Ruckert et de Pla ten avaient, d'ailleurs , préparée depuis long temps à ces magies poétiques . La Légende du calife Hakem , l'Histoire de Balkis et de Salomon montrent à quel point Gérard de Nerval s'était pénétré de l'esprit mystérieux et profond de ces récits étranges où chaque mot est un symbole ; on peut même dire qu'il en garde certains sous entendus d'initié , certaines formules cabalisti ques, certaines allures d'illuminé qui feraient croire par moments qu'il parle pour son propre compte . Nous ne serions pas très-surpris s'il avait reçu , comme l'auteur du Diable amou reux , la visite de quelque inconnu aux gestes maçonniques , tout étonné de ne pas trouver en lui un confrère . Une préoccupation du monde invisible et des mythes cosmogoniques le fit 52 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. tourner quelque temps dans le cercle de Sweden borg, de l'abbé Terrasson et de l'auteur du Comte de Gabalis . Mais cette tendance vision naire est amplement contre- balancée par des études d'une réalité parfaile , telles que celles sur Spifame , Restif de la Bretonne , la plus complète , la mieux comprise que l'on ait faite sur"ce Balzac du coin de la borne, étude qui a tout l'intérêt du roman le mieux conduit. Sylvie, l'ouvre la plus récente de l'écrivain, nous sem ble un morceau tout à fait irréprochable ; ce sont des souvenirs d'enfance ressaisis à travers ce gracieux paysage d’Ermenonville , sur les sentiers fleuris, le long des rives du lac , au mi lieu des brumes légères colorées en rose par les rougeurs du matin ; une idylle des environs de Paris, mais si pure , si fraiche , si parfumée, si humide de rosée, que l'on pense involontaire > GÉRARD DE NERVAL . 53 ment à Daphnis et Chloé, à Paul el Virginie , à ces chastes couples d'amants qui baignent leurs pieds blancs dans les fontaines ou restent assis sur les mousses aux lisières des forêts d'Arca die ; on dirait un marbre grec légèrement teinté de pastel aux joues et aux lèvres par un ca price du sculpteur. Nous n'avons pas la place pour analyser le Chariot d'enfant, drame étrange traduit du roi Soudraka , le poëte aux oreilles d'éléphant, que Gérard fit avec Méry, si expert dans les choses de l'Inde, que personne n'a voulu croire qu'il n'y fût point allé . Gérard prétendait que Méry n'était qu'un ancien mouni de Bénarès, faisant son cinquième avatar dans la peau d'un Mar seillais . Cette idée de la continuation des types à travers diverses formes s'accuse clairement dans le beau drame de l'Imagier de Harlem , dont les 54 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. .· personnages semblent avoir existe de tout temps et se prolonger en ondulations toujours plus grandes vers l'océan des âges . Aspasie y figure en plein moyen âge , comme Hélène paraît dans le donjon féodal du Second Faust de Gæthe. V 1 Dans la dernière partie de son Voyage en Orient, Gérard - après avoir mis en pension chez ma dame Carlès , Zeynab, l’esclave couleur d'or aux cheveux bleus et à la poitrine tatouée de soleils , dont il était si embarrassé, qu'il voulait nous en faire cadeau , sachant nos idées turques à l'endroit des femmes, partit de Beyrouth et se dirigea vers ce Liban où croissent les cèdres qui fournissaient des poutres au temple et au palais de Salomon , où dans les grottes semble se tordre encore le dragon que transperça de sa lance monsieur saint Georges, le bon chevalier, et où l'on croit entendre Vénus pleurer sur le 56 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. corps d'Adonis. Il visita les châteaux des chefs druses et maronites, semblables à des burgs du X111° siècle . Ce n'était pas seulement l'amour du pittoresque et de la couleur locale qui l'entraînait dans ces hautes et sauvages montagnes , c'était aussi le désir de se renseigner sur la doctrine secrète des Druses , religion étrange, la seule qui ne se recrute pas , qui n'admette pas de néophyte , car on est Druse de toute éternité et l'on ne saurait le devenir. Sans être bien nettement d'aucune religion ,, Gérard avait la curiosité et le respect de toutes , même de celles qui sont tombées . S'il était poli pour Jého vah et pour Allah , il avait de bonnes paroles pour Jupiter et les autres Olympiens, « car, disait- il , on ne sait pas ce qui peut arriver » . Un jour, à la place Royale , debout devant la grande cheminée du salon de Victor Hugo, GÉRARD DE NERVAL . 57 Gérard dissertait sur son sujet favori, mélangeant les paradis et les enfers des différents cultes avec une impartialité telle , qu’un des assistants lui dit : » Mais, Gérard , vous n'avez aucune religion ! .» Il toisa dédaigneusement l'interlocuteur , et , fixant sur lui ses yeux gris étoilés d'une scintillation étrange : « Moi , pas de religion ? J'en ai dix-sept ... au moins . » On pense bien qu'une pareille profession de foi termina la discussion . Personne dans l'assem blée ne pouvait déployer un tel luxe de croyances . La religion des Druses est la dernière révélée . Son dieu Hakem , dont le nom mystique est Albar, se manifesta à lui - même et se reconnut . C'était , du reste , un personnage aussi puissant sur terre qu'il pouvait l'être au ciel . Cette éclo sion de la divinité s'opérait dans le corps du calife 58 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. Hakem , commandeur des croyants et régnant au Caire quatre cents ans environ après l'hégire . Cette croyance n'admet pas les renégats d'un autre culte . Comme dit la loi : « La porte est fermée , l'affaire est finie , la plume est émoussée. » Hamza fut le prophète de Hakem, qui eut quelque peine à se faire admettre comme dieu , quoiqu'il eût la face d'un lion, une voix de tonnerre et des yeux de saphir . Hakem est un dieu à la façon de Bouddha ; il apparut au monde sous plusieurs formes et s'est incarné dix fois en différents lieux de la terre, dans l'Inde d'abord , en Perse plus tard , dans l’Yémen , à Tunis, et ailleurs encore . C'est ce qu'on appelle les stations . Hakem doit se montrer encore une fois sous le nom du Madhi , et lady Esther Stanhope, qui , pendant son long séjour au Liban , s'était infatuée des idées des Druses , lui tenait GÉRARD DE NERVAL . 59 dans sa cour un cheval tout préparé. Toutes ces mystagogies plaisaient fort àGérard ;mais, quand il alla rendre visite; dans la montagne, au cheik Saïd- Escherazy , ce n'était plus le désir de pénétrer les arcanes de la religion druse qui lui faisait donner de l'éperon à son grand cheval blanc . Il se souciait assez peu de la pierre noire et de la plante aliledji . Un nouvel amour était né dans son cour, et il demandait au chef druse stupéfait la main de sa fille, l'attaké Siti- Saléma, qu'il avait entrevue en compagnie de Zeynab , chez madame Carlès . N'allez pas croire que cet amour fût une in > fidélité à la chère mémoire. Ce type de beauté n'était pas une révélation , c'était un souvenir . A travers cette jeune fille ressuscitée et rajeunie apparaissait l'ancien amour, dont il était allé chercher l'oubli en Orient . Ces cheveux blonds , > 60 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. cette blancheur lactée , ce nez aquilin d'une fierté presque royale , ce sourire tendre et sérieux, il les avait déjà vus ailleurs, et , devant cette beauté connue , son ceur à peine cicatrisé se rouvrait et versait des larmes rouges. Le hasard ou la fatalité , pour nous servir d'une expression plus lurque , le ramenait vers celle qu'il fuyait,et, tout joyeux de sentir battre ce cour qu'il croyait mort, il s'écrie dans une effusion lyrique : « En quittant la maison de madame Carlės , j'ai emporté mon amour commeune proie dans la solitude . Oh ! que j'étais heureux de me voir une idée , un bruit, une volonté, quelque chose à rêver, à tâcher d'atteindre. Ce pays qui a ranimé toutes les forces et toutes les aspirations de ma jeunesse , ne me devait pas moins sans doute . J'avais bien senti déjà qu'en mettant le pied sur cette terre maternelle , en me replongeant GÉRARD DE NERVAL . 61 aux sources vénérées de notre histoire et de nos croyances, j'allais arrêter le cours de mes ans, que je me refaisais enfant au berceau du monde, jeune encore au sein de cette jeunesse éter nelle ! , Ces rêves de bonheur furent un peu tempérés par la rencontre qu'il fit sur la route d'un escar bot pareil à ces scarabées égyptiens qui portent le globe sur leur tête , lequel poussait péniblement dans la poussière une boule de fiente plus lourde que lui. Gérard vit là un présage de contra riété , de malheur, d'obstacles invincibles . Initié aux mythologies et aux superstitions de tous les peuples , chaque chose devenait pour lui un augure et prenait des sens inconnus au yul gaire. Les nombres, les étoiles, les vols d'oiseaux, les traversées fortuites d'un animal surlechemin influaient sur ses résolutions . Comme Carlo 4 62 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. Gozzi , le charmant auteur des Contre- Temps, il voyait dans les plus minimes accidents de la vie le travail d'esprits taquins et malicieux . Il avait lulesMemorabilia de Swedenborg et il connaissait les correspondances mystérieuses des rêves . Per sonne plus que lui ne mélangeait nos deux exis tences diurne et nocturne, et pour lui le songe ne différait pas de l'action . Ce fut ainsi qu'il perdit la notion du chimérique etdu réel , et passa de la raison à ce que les hommes appellent folie, et qui n'est peut- être qu'un état où l'âme , plus exaltée et plus subtile, perçoit des rap ports invisibles, des coïncidences non remar quées et jouit de spectacles échappant aux yeux matériels . Quoi qu'il en soit , le présage de l'escarbot était vrai . Le cheik Saïd-Escherazy accorda bien sa fille, l'attaké Siti -Saléma, à Gérard de Nerval ; GÉRARD DE NERVAL . 63 و 2 la jeune fille lui donna une tulipe rouge et planta un petit arbre qui devait croître avec leurs amours ; mais le mariage ne se fit pas . Une de ces pernicieuses fièvres du Hauran si funestes aux voyageurs attaqua Gérard et le força de changer d'air. Il quitta le Liban pour Constan tinople, où l'air est meilleur, et , de là , voyant dans cette maladie un avertissement des puis sances supérieures, il écrivit au cheik pour dé gager sa parole. - Et Zeynab que devint-elle ? se demande le lecteur. Elle resta dans le Liban avec Siti-Saléma, qui l'avait prise en amitié . Ainsi finit ce petit roman oriental , moitié réel, moitié imaginaire, comme toute la vie et toute l'oeuvre de Gérard. Notre poëte regretta-t-il beaucoup Saléma ? Nous en doutons. Sans se l'avouer, il pensait, comme Chamfort, qu'il n'y a en amour que des commencements. Il se plai > 64 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. sait à disposer sa vie comme un drame . Il provo quait les aventures , arrangeait les situations , se passionnait pour l'héroïne, déployait beaucoup de ressources et d'éloquence, et , au dénoûment , il s'esquivait, soit timidité , soit lassitude, ou vague crainte de voir son désir accompli. Sans posséder l'objet aimé, il avait obtenu ce qu'il cherchait : l'émotion , l'enthousiasme , le dépla cement du but de l'existence, et surtout un motif de rêverie amoureuse. Cette rêverie était telle ment intense , que la réalisation n'y eût rien ajouté. Revenu à Paris , Gérard eût bien voulu re tourner en Orient ; mais sa santé morale, pro fondément altérée , et dont il avait conscience, l'empêchait de se hasarder dans un lointain voyage , et , avec la probité délicate et scrupuleuse qui le caractérisait, il crut - devoir rendre l'ar GÉRARD DE NERVAL . 65 gent qu'il avait reçu d'un ministère pour une mission en Syrie , qu'il ne se sentait plus capa ble de remplir. C'est alors qu'il entreprit d'é . crire un livre qui , depuis longtemps, roulait dans sa pensée et qui semblait se refuser à toute con densation littéraire . Nous voulons parler d'Aure lia ou le Réve et la Vie, une des plus étranges pro ductions qui soient sortiesd'uneplume humaine . On a dit d’Aurélia que c'était le poëme de la Folie se racontant elle-même. Il eût été plus juste en core de l'appeler la Raison écrivant les mémoi. res de la Folie sous sa dictée . Le philosophe y assiste avec sang- froid aux visionsde l'halluciné . Il ne les dément pas, il ne les combat pas ; il les explique, il en montre le point de départ, il en suit la filiation , il en détermine les rap ports avec les milieux, les circonstances, les ac cidents, les antériorités et les souvenirs de la 4 . 66 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. veille ou du rêve. On y voit, à propos d'un amour malheureux, la lutte du pressentiment et de la volonté, de la fatalité et du libre arbi tre . Les ressorts que fait mouvoir le hasard sont mis à nu, et la moindre action prend une im portance énorme, car un seul mouvemeut peut ébranler jusqu'à ses dernières limites le monde des esprits et des choses . Aux rêveries platoni ques se mêlent les mystères de la cabale ; aux ta bleaux du Songe de Polyphile, les visions de la Vita nuova. Creuzer avec sa Symbolique y cou doie le comte de Gabalis, et le Cazotte du Diable amoureux y tient la plume . Mais, vers la fin de la seconde partie, donton a trouvé les dernières pages inachevées dans la poche du mort, la rai son se trouble , le rêve se change en cauchemar. Les anges blancs de Swedenborg s'envolent pour faire place aux an es noirs et aux djinns de la GÉRARD DE NERVAL . 67 démonologie orientale . La mélancolie tourne au désespoir, la fatigue à l'accablement. On en tre dans cette période que les illuminés appellent le capharnaüm . La lampe, près de s'éteindre , ne jette plus que des lueurs intermittentes, éclai rant à demi des fantômes grimaçants et des chi mères monstrueuses qui, d'un ton somnolent, murmurent des choses oubliées , incompréhen. sibles ou vaguement effrayantes. On sent que le dénotment approche et que ce dénoûment sera fatal. En effet, avec un cordon qu'il prétendait avoir été la propre jarretière de la reine de Saba, le malheureux Gérard de Nerval termina ses an goisses, et le dernier objet qu'entrevirent ses yeux mourants fut ce corbeau qui lui était déjà apparu sur le pont du navire, quand il allait de Beyrouth à Saint-Jean d'Acre pour demander la 68 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. 9 rentrée en grâce du père de l'attaké Siti - Saléma . Peut- être, avant d'exécuter sa triste résolution , la maxime druse , avec son inflexible rigueur, lui était-elle revenue à l'esprit : « La porte est fermée, l'affaire est finie, la plume est émoussée. » 2 novembre 1867 , jour des Morts. 69 NI MADAME ÉMILE DE GIRARDIN

MADAME ÉMILE DE GIRARDIN I 9 Voilà deux ans bientôt qu'elle repose sous la dalle de marbre sculptée d'une simple croix en relief , modeste tombeau qu'elle avait exigé dans ce cimetière Montmartre, qui nous a déjà pris tant d'êtres chers ; et bien souvent, le pre mier tribut payé , aux jours mêmes du deuil , nous nous étions promis d'écrire quelque part , et plus au long, ce que nous savions d'elle ; mais nous avions reculé, non sans remords, devant 72 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. celle lâche douloureuse : notre cour à peine cicatrisé craignait de voir se rouvrir sa blessure ; car, lorsque la France déplorait la perte de la muse, nous ne songions qu'à la perte de l'amie : cette mort a été pour nous un de ces coups aux quels l'âme ne s'accoutume pas , et nous ne pouvons encore passer près de la maison aux blanches colonnes sans que nos yeux devien nent humides . . Que de fois nous sommes revenus à deux ou trois heures du matin , avec Victor Hugo, Cabarrus et ce pauvre Théodore Chassériau , au clair de lune ou à la pluie , de ce temple grec qu'habitait une Apolline non moins belle que l'Apollon antique ! Libres soirées , intimités délicieuses , conversations étincelantes, dialo gues du génie et de la beauté , banquet de Platon , dont les propos eussent dû être recueillis MADAME ÉMILE DE GIRARDIN . 73 par une plume d'or, hélas ! vous ne vous renou vellerez plus : mais ceux qui ont été admis à ces charmantes fêtes de l'esprit ne les oublie ront jamais ; l'exil s'en est souvenu , et ces vers sont partis de Jersey pour venir s'abattre sur le marbre funèbre : > Jadis je vous disais : « Vivez , régnez, madame ; Le salon vous attend , le succès vous réclame ! Le bal éblouissant pâlit quand vous partez ! Soyez illustre et belle, aimez , riez, chantez ! Vous avez la splendeur des astres et des roses ! Votre regard charmant où je lis tant de choses Commente vos discours légers et gracieux. Ce que dit votre bouche étincelle en vos yeux , Il semble quand , parfois, un chagrin vous alarme, Qu'ils versent une perle , et non pas une larme , Mème quand vous rêvez , vous souriez encor. Vivez , fétée et fière, ô belle aux cheveux d'or ! » Maintenant, vous voilà pâle, grave et muette, Morte et transfigurée, et je vous dis : « Poëte ! Vieus me chercher ; archange ! ètre mystérieux ! 5 74 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. Fais pour moi transparents et la terre et les cieux ! Révèle-moi d'un mot de ta bouche profonde La grande énigme humaine et le secret du monde ! Contirme en mon esprit Descartes ou Spinosa, Car tu sais le vrai nom de celui qui perca, Pour que nous puissions voir sa lumière sans voiles , Ces trous du noir plafond qu'on nomme les étoiles : Car je te sens Aotter sous mes rameaux penchants ; Car ta lyre invisible a de sublimes chants ; Car mon sombre océan où l'esquif s'aventure T'épouvante et te plaît ; car la sainte nature, La nature éternelle et les champs et les bois Parlent à ta grande âme avec leur grande voix ! » Nous empruntons à un petit livre commémo ratif, sorte de bout de l'an de la douleur où une main pieuse a recueilli tous les articles parus dans les journaux, à l'époque fatale, ces quelques lignes par lesquelles toute biographie humaine peut se résumer. Delphine Gay ,> née à Aix-la-Chapelle , paroisse MADAME ÉMILE DE GIRARDIN . 75 > de Saint-Adalbert, le 6 pluviôse an xii (26 jan. vier 1804) , fille de Marie-Françoise Nichault de la Valette, née à Paris le 1er juillet 1776, ma riée en premières noces à M. Liottier, agent de change , et en secondes noces à M. Gay, receveur général du département de la Roër, — petite fille de Francesca Peretti, – mariée à Paris le 1er juin 1831 à M. Émile de Girardin , décédée le 29 juin 1855 , repose au cimetière du Nord (cimetière Montmartre) . La première fois que nous vimes Delphine Gay, c'était à cette orageuse représentation où Hernani faisait sonner son cor comme un clai ron d'appel aux jeunes hordes romantiques . Quand elle entra dans sa loge et se pencha pour regarder la salle , qui n'était pas la moins curieuse partie du spectacle , sa beauté bellezza folgorante suspendit un instant le 76 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. tumulte et lui valut une triple salve d'applau dissements ; cette maniſestation n'était peut être pas de bien bon goût , mais considérez que le parterre ne se composait que de poëtes , de sculpteurs et de peintres, ivres d'enthousiasme, fous de la forme, peu soucieux des lois du monde . — La belle jeune fille portait alors cette écharpe bleue du portrait d'Hersent , et , le coude appuyé au rebord de la loge , en repro duisait involontairement la pose célèbre ; ses magnifiques cheveux blonds , noués sur le som met de la tête en une large boucle selon la mode du temps, lui formaient une couronne de reine, et , vaporeusement crépés , estompaient d'un brouillard d'or le contour de ses joues , dont nous ne saurions mieux comparer la teinte qu'à du marbre rose . C'étaient de vifs transports parmi cette ardente MADAME ÉMILE DE GIRARDIN . 77 jeunesse lorsqu'elle voyait se rapprocher ces belles mains pour applaudir son poëte favori . L'admiration était, du reste , un des besoins de cette généreuse nature , qui volontiers se faisait thuriféraire du génie . Avec quelle grâce elle maniait l'encensoir d'or , sachant y mettre tou jours le parfum préféré, et ne le cassant jamais sur le nez de l'idole ! Quel divin plaisir c'était d'être loué par elle ! Lamartine, Victor Hugo , Balzac le savent , et d'autres qui le méritaient 1 moins sans doute . Pendant quatre ou cinq ans , nous ne la ren contrâmes plus ; il est vrai que nous menións alors une vie sauvage et truculente , dans cette impasse du Doyenné que le nouveau Louvre a fait disparaître , vêtu d'habits impossibles, les épaules inondées , comme par une crinière de lion , d'une chevelure plus que mérovin 78 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. gienne , et passant la nuit à écrire sur les ar cades de la rue de Rivoli : Vive Victor Hugo ! avec l'idée consolante de contrarier les bour 2 - geois matineux . Quand nous la revimes , elle étaitmadameÉmile de Girardin . Émile venait de fonder la Presse, et, malgré notre jeunesse et notre romantisme , - ou plutôt pour ces deux motifs, - il nous avait investi du département des beaux- arts . Nous débutàmes par un article sur les peintures murales de la salle du Trone, à la Chambre des députés , d'Eugène Delacroix . Un dîner, qui réunissait la rédaction , au petit hôtel de la rue Saint-Georges, situé presque en face de la mai son qu'occupait la Presse, nous mit pour la pre mière fois en relation avec madame Émile de Girardin . L'amitié que Victor Hugo daignait témoigner à son plus fanatique séide nous fit ac > MADAME ÉMILE DE GIRARDIN. 79 cueillir avec indulgence , malgré nos airs de ra pin , dans cet élégant salon1 ; et les rapports créés par le journal nous servirent de prétexte pour des visites rares d'abord , plus fréquentes en suite , et presque quotidiennes plus tard . Nos souvenirs sont peu nombreux sur cette période ; nous n'avions pas encore nos grandes et nos petites entrées auprès de cette reine, et nous restions perdu parmi la foule des courtisans : mais , à dater de la rue Laffitte, où M. Émile de Girardin , s'étant défait de l'hôtel à cour circu laire de la rue Saint-Georges, alla demeurer, nous eûmes ce bonheur d'être admis dans la fa miliarité de ce charmant esprit et de ce grand ceur. Madame de Girardin était alors dans tout l'éclatdesa beauté ; ce que ses traits magnifiques avaient pu avoir de trop arrêté, de trop découpé 80 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. dans le marbre pour une jeune fille , seyait admirablement à la femme et s'harmoniait avec sa taille élevée et ses proportions de statue . Le col , les épaules, les bras et ce que laissait voir de poitrine la robe de velours noir , sa parure . favorite aux soirées de réception , étaient d'une perfection que le temps ne pul altérer ; elle a parlé quelquefois, dans ses poësies de jeunesse , « du bonheur d'être belle » en personne pleine de son sujet ;; et elle dit de ses splendides che veux dont les poëtes contemporains eussent fait volontiers un astre comme de la chevelure de Bérénice : Mon front était si fier de sa couronne blonde , Anneaux d'or et d'argent tant de fois caressés , Et j'avais tant d'espoir quand j'entrai dans le monde , Orgueilleuse et les yeux baissés ! Ce n'était pas coquetterie chez elle , mais pur MADAME ÉMILE DE GIRARDIN . 81 sentiment d'harmonie ; sa belle âme était heu reuse d'habiter un beau corps . Tout l'appartement était tendu d’un damas de laine vert d'eau , dont le ton glauque comme celui d'une grotte de néréide ne pouvait être sup porté que par un teint de blonde irréprochable ; elle avait choisi cette nuance sans méchanceté , mais les brunes égarées dans cette caverne verte y paraissaient jaunes comme des coings, ou en • luminées comme des furies. Elle recevait ses amis dans sa chambre à coucher ; — que la pudeur anglaise ne s'ef farouche pas et ne crie pas à l'impropriété ! — nous avons été bien longtemps à deviner le lit sous le pli de son rideau . Là, après l'Opéra et les Bouffes, ou bien avant d'aller dans le monde , entre onze heures et minuit, venaient Lamartine, Victor Hugo, Balzac, Lautour-Mézeray, Eugène 5 . 82 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. Sue, Alphonse Karr, Cabarrus, Chassériau , non pas tous à la fois, mais quelques-uns, chaque soir, assurément : Alfred de Musset y paraissait aussi de loin en loin . -Madame Émile de Girar din était extrêmement fière de ses amis: c'était sa coquetterie , son élégance, son luxe. Elle trouvait avec raison que nulle fête avec dix mille bou gies , une forêt de camélias et les bluettes de . - tous les diamants de Golconde, ne valait ces trois ou quatre fauteuils ainsi remplis autour de son · foyer. Si dans quelque salon -ce qui n'était pas rare alors – on attaquait l'un de nous , avec quelle éloquente colère elle nous défendait I quelles reparties acérées, quels sarcasmes incisifs ! A ces occasions sa beauté flamboyait et s'illumi. nait d'une splendeurdivine; elle était superbe: on eût dit Apollon s'apprêtant à écorcher Marsyas ! MADAME ÉMILE DE GIRARDIN . 83 Comme ses fureurs avaient toujours les motifs les plus nobles, quelque outrage au génie, quel que plate défection , quelque calomnie bête qui révoltaient sa nature chevaleresque et loyale, elles ne la défiguraient pas, elles la transfigu raient . — Nous l'avons vue plusieurs fois dans ces belles et saintes colères : jamais peintre n'a rêvé une tête plus sublime . Autrement, elle était douce ,bon garçon ( lemot est de Lamartine) etgaie . Malgré les ovations de sa jeunesse , ses vers ré cités au Capitole, son nom tiré d'un roman de madame de Staël , son admiration pour Alexan dre Soumet, et le souvenir d'un temps dont l'idéal avait été « Corinne improvisant au cap Misène » , elle ne posait en aucune façon ; et son beau bras , en pendant le long de son fau teuil, ne semblait pas chercher une lyre d'ivoire . Chez elle , l'esprit avait corrigé bien vite ce que 2 2 84 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. - la première éducation aurait pu donner de ridi cule à une nature moins bien douée . Nous sommes trop loin de cette époque pour assigner aujourd'hui leur valeur réelle aux vers que Delphine publia de 1822 à 1828 : le Dévoue ment des médecins français et des sours de Sainte - Camille dans la peste de Barcelone , les Essais poétiques, Ourika, l’Hymne à sainte Ge neviève, la Quéte, la Vision , les Nouveaux Essais poétiques, les vers sur la mort du général Foy, le Retour, le Dernier jour de Pompéi, obtinrent beaucoup de succès alors . La versification en est élégante et pure , racinienne , avec quelques har diesses timides comme les risquait le romantisme > > encore à ses débuts. II Mais madame Émile de Girardin ne date pour nous que de Napoline, un poëme qu'elle publia en 1833 , après son mariage . L'influence de Victor Hugo, et surtout d’Alfred de Musset, s'y fait sentir: la périphrase a disparu , la césure se déplace quand il le faut , la rime est plus riche , un grand progrès technique s'est opéré ; mais ce qui vaut mieux, la veine naturelle du poëte s’y montre et ne tarira plus désormais . Nous sommes surpris que Napoline n'ait pas eu un plus grand retentissement; il est vrai qu'alors avait lieu cette éclosion simultanée et magnifi que de chefs -d'æuvre qui fera de notre siècle 86 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. un des plus beaux siècles littéraires de la France, et , au milieu de ce bouquet, éclatant avec un fracas lumineux , cette bombe à pluie d'argent fut moins remarquée qu'elle ne le serait au jourd'hui dans notre ciel vide et noir. Les premiers vers de ce poëme, qui est un ro man et dont les chants sont des chapitres, con tiennent un portrait qui ressemble au moins au tant à madame Émile de Girardin qu'à l'amie qu'elle veut peindre . O Elle était mon amie, et j'aimais à la voir Le matin exaltée et moqueuse le soir ; Puis tour à tour coquette, impérieuse et tendre , Du grand homme et du sot sachant se faire entendre ; Sachant dire à chacun ce qui doit le ravir, Des vanités de tous sachant bien se servir ; Naive en sa gaîté, rieuse et point méchante, Sublime en son courage, en sa douleur touchante , Ayant un peu d'orgueil peut-être pour défaut, Mais femme de génie et femme comme il faut. MADAME ÉMILE DE GIRARDIN . 87 faut » Notez, s'il vous plait , ce « femme comme il elle était bien l'un et l'autre assuré ment, mais elle tenait plus encore au dernier hémistiche qu'au premier. Peut- être même, pour la perfection de son talent, eût-elle dû: sortir plus souvent du salon. Elle vit trop la société, et pas assez la nature . Pour nous, Napoline est une personnification de madame de Girardin , transposée dans des événements imaginaires, mais très - exacte et très fidèle. Nous y retrouvons même ce beau rire argenté de la jeunesse qui choqua Lamartine lorsqu'il rencontra Delphine avec sa mère au bord de la cascade de Terni . > Combien nous avons ri quand nous étions petites De ce rire bien fou, de ces gaîtés subites, Que rien n'a pu causer, que rien ne peut calmer, Riant pour rire, ainsi qu'on aime pour aimer ! 88 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. Ce rire , madame Émile de Girardin l'avait gardé, et même longtemps après, lorsqu'elle ne riait plus, elle savait encore le faire naître ; car cette belle femme, si majestueuse, si royale , qu'on abordait presque en tremblant, et dont le masque semblait moulé sur celui de la Melpo mène antique, avait le sentiment du comique et du bouffe à un haut degré ; ce qui ne l'empêchait pas d'avoir gardé un certain faible littéraire pour Oswald et les héros bien frisés dont elle se moquait elle-même, à l'occasion , plus spiri tuellement que personne. Cette noble nature avait l'amour du beau, du bien , du vrai;; elle abhorrait le mensonge et la lå cheté. En face de l'un ou de l'autre , elle manquait absolument de cette facile indulgence du monde ; et , quand elle trépignait sur une pensée basse , elle avait des attitudes d’archange irrité foulant MADAME EMILE DE GIRARDIN . 89 la croupe tortueuse du diable ; et pourtant qu'elle était bonne et facile aux erreurs , aux égarements, aux fautes même qui pouvaient donner la passion pour excuse ! comme elle savait distraire une douleur parfois méritée, en jouant autour du cour avec sa vive et tendre causerie ! Que souvent elle nous a consolé dans nos dé faillances d'artiste, dans nos découragements de poëte par un de ces mots sentis , par un de ces élo ges qui relèvent ! Que d'heures pesantes elle nous a rendues légères ! Que de fois nous sommes sorti joyeux après être entré chez elle abattu et triste ! Vous doutiez de votre esprit, elle vous renvoyait spirituel ; vous vous croyiez épuisé , tari , sans idées , elle vous en faisait naître گی mille . Nous ne parlerons pas du Lorgnon, des Con tes d'une vieille fille à ses neveux, de Monsieur le 90 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. a marquis de Pontanges, de la Canne de M. de Bal zac . Tout le monde les a lus : on y trouve ce mélange de sensibilité romanesque et d'observa tion ironique qui distingue , à dater de cette pé riode , le talent de madame Émile de Girardin . Dans ces romans et ces nouvelles, le monde est peint par quelqu'un qui l'a vu et qui en est ; chose assez rare parmi les auteurs de profession, que leurs études en tiennent ordinairement à l'écart. Cette fois, ce n'est pas le salon jugé du fond d'un cabinet. La prose de madame de Gi rardin est nette , vive, acérée, claire , malgré quelques recherches ingénieuses, d'une texture excellente, d'une originalité où personne n'a rien à réclamer si parfois ses vers reflètent ses admirations du moment. Vers 1836, madame de Girardin , sous le trans parent pseudonyme du vicomte de Launay, com MADAME ÉMILE DE GIRARDIN . 91 mença ce fameux Courrier de Paris qui fit naitre depuis tant d'imitations plus ou moins malheu reuses . Elle le poursuivit jusqu'en 1848 avec une verve toujours soutenue , une finesse d'observa tion toute féminine, un bon sens tout viril . Que de pages charmantes qui resteront parmi les meilleures de la langue, que de détails en appa rence frivoles, et déjà presque historiques ! Quelle mine inépuisable pour les romanciers de l'avenir, lorsqu'ils voudront peindre cette époque ! Elle est là , en effet, tout entière , se maine par semaine, avec ses meurs, ses modes , ses ridicules , ses tics , ses façons de parler, ses engouements, ses folies, ses fêtes, ses bals, ses soirées intimes, ses commérages, jugée par cet élégant vicomte dont la badine cingle si bien et qui (semble posséder le lorgnon magique d'Edgar de Lorville , tant il devine aisément 92 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. la pensée vraie à travers les babillages men teurs. Ces Lettres parisiennes, écrites au courant de la plume, éparpillées aux quatre vents de la publicité, sont peut- être l'ouvre la plus sé rieuse de l'auteur, et c'est là que vont de préfé rence le chercher ceux qui l'aiment . L'École des journalistes, comédie en cinq actes , en vers , fut le premier essai de madame de Girardin pour le théâtre ; reçue à l'unanimité au Théâtre-Français, la pièce fut arrêtée par la censure ; mais , pour que la leçon allât à son adresse, madame de Girardin fit une lecture de sa comédie dans son salon encombré , de jour nalistes qui n'ont peut-être pas trop profité à cette école, mais qui étaient assez spirituels pour rire sous les verges tenues par de si belles mains : -le premier acte étincelle de traits et MADAME ÉMILE DE GIRARDIN . 93 de mots et démontre une grande puissance co mique2 ; la fin tourneau drame, et la pièce , com mencée d'une manière éclatante, s'assombrit trop . Balzac , qui n'aimait pas beaucoup les jour nalistes, assistait à cette soirée et riait de son gros rire pantagruélique : il n'avait plus la fa meuse massue à pommeau de turquoises sur la quelle la maitresse du logis avait fait un ro man , mais il portait encore ce bel habit bleu å boutons d’or ciselés non moins célèbre , qu'il allait prendre et remettre chez Chevreul pour ces occasions solennelles . Nous doutons que la pièce au théâtre , même jouée par les plus excellents acteurs , eût produit autant d'effet. Madame Émile de Girardin lisait admirablement. Nous lui avons entendu dire des morceaux de Cléopâtre d'une façon que made moiselle Rachel n'a pas égalée , à notre avis , 94 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. malgré tout son art , toute sa puissance et tout son prestige. Puis vinrent Judith, la meurtrière biblique , et Cléopâtre, « le serpent du Nil » , comme l'appelle Shakspeare . Mademoiselle Rachel ser vit d'interprète à ces deux créations . Judith réussit faiblement, malgré des vers très- purs et une idée ingénieuse , -celle d'avoir supposé à l'héroïne juive un vague amour pour le général assyrien qu'elle a mission d'assassiner ; l'heure de la tragédie n'était pas encore venue. Cléopâtre , traitée à la fois d'une façon plus antique et plus moderne, tragédie et drame, obtint beaucoup de succès et restera le meil leur poëme scénique , écrit par une femme. L'apostrophe au soleil est dans toutes les mé moires. Dans Lady Tartuffe,> madame Émile de Gi MADAME ÉMILE DE GIRARDIN . 95 rardin , fidèle jusque- là au vers, le quitta pour la prose , toujours mieux acceptée d'un public de moins en moins littéraire , et qui n'entend plus que difficilement le langage des dieux . Mademoiselle Rachel représentait ce Tartuffe en jupons si haïssable et si charmant qu'on lui par donne lorsque son masque tombe, et qu'entr'ou vrant le noir domino de l'Hypocrisie, la femme laisse voir son corsage étincelant et rose . Mais le triomphe de madame Émile de Girar din a été la Joie fait peur, cette comédie poi gnante qui vous tient haletant de la première scène à la dernière, et qui a fait verser des lar mes à remplir toutes les fioles lacrymatoires des tombeaux antiques. Nous avons déjà dit que madame de Girardin avait le génie bouffe au même degré que le gé nie tragique . Le long éclat de rire du Chapeau 96 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. del'horloger, après le long sanglot de la Joie fait peur en est la première preuve . Marguerite, ou les Deux Amours, roman , Il ne faut pas jouer avec la douleur, nouvelle , se pla cent entre Lady Tartuffe et la Joie fait peur , de 1853 à 1854. Ce sont deux petits chefs d'oeuvre. Madame de Girardin est donc morte dans toute la force de son talent . Pour nous qui l'avons trouvée si supérieure à ses wuvres , nu ! doute qu'elle n'eût progressé encore . La confi dence de ses projets nous permet de l'affir mer. Après ce court examen littéraire, ajoutons quelques détails plus intimes . La rue Laffitte avait été abandonnée pour la rue de Chaillot , et ce bel hôtel bâti par M. de Choiseul , à son retour de la Grèce , sur le modèle de l'Érecthéum . Le jardin était beaucoup plus vaste alors qu'il ne MADAME ÉMILE DE GIRARDIN . 97 l'est aujourd'hui, et , à la place où įrésille maintenant cette petite fontaine dont parle M. de Lamartine , les quatre cariatides du Pandro sion , exactement copiées, soutenaient l'entable.. ment d'un petit temple auquel ne manquait que l'olivier sacré ; des marronniers touffus voilaient à demi la façade du côté des Champs-Élysées . Une salle à manger, un grand salon et un salon plus petit composaient le rez-de-chaussée . C'est dans le petit salon que se tenait habituelle ment madame Émile deGirardin ; elle travaillait là , à demi entourée d'un grand paravent chinois , où , sur un fond noir, voltigeaient des oiseaux bizarres à travers des bambous et des plantes exotiques, se laissant facilement distraire å l'attrait de quelque visite amicale ; elle était chez elle toujours vêtue d'un peignoir blanc , très- large, dont nulle ceinture ne marquait la 6 98 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. taille , et, quand elle écrivait , elle ne pouvait souf frir ni peigne ni lien dans ses cheveux , qu'elle laissait flotter en larges nappes sur ses épaules. Jamais ouvrier littéraire n'eut moins d'outils ; un pupitre en marqueterie posé sur une petite table lui servait de bureau, et la plume de fer dont elle écrivait ses billets du matin courait vive et nerveuse sur un papier transversal ; de même que Balzac, elle se vantait d'être très propre dans son ouvrage, et, comme elle justi fiait le vers du Dante La bella creatura di bianco vestita , on pouvait voir aisément que jamais goutte d'en cre n'avait taché sa blancheur d'hermine. En dépit de son esprit viril , madame de Girar din était femme et très- femme; elle eût monté à l'échafaud sans pâlir, comme madame Roland ; 1 MADAME ÉMILE DE GIRARDIN . 99 mais elle se mourait de peur en voiture et n'osait traverser le boulevard . Nous l'avons vue > haranguer, avec unsáng-froid et une éloquence admirables, des émeutiers qui , en 1849 , ve naient crier autour de l'hôtel ; et une chauve souris , entrée par la fenêtre , qui voletait contre le plafond , la faisait presque éva nouir. Dans les dernières années de sa vie, sa beauté avait pris un caractère de grandeur et de mé lancolie singulières. Ses traits idéalisés , sa pâleur transparente , la molle langueur de ses poses ne trahissaient pas les ravages sourds d'une maladie mortelle. A demi couchée sur un divan et les pieds couverts d'une résille de laine blanche et rouge , elle avait plutôt l'air d'être convalescente que malade . George Sand , qu'elle admirait sans aucune arrière-pensée, la vit 2 100 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. souvent vers cette époque , et, tandis que George fumait silenciensement sa cigarette, immobile et rêveur comme un sphinx, Delphine, oubliant ou cachant sa souffrance , savait encore lui adresser quelques flatteries ingénieuses , quel que mot charmant, plein de cœur et d'es prit . Quoiqu'elle fût tendrement dévouée à son mari , dont elle avait épousé les luttes , que la gloire , le succès , la fortune, tout ce qui peut faire aimer la vie , lui fussent arrivés à souhait, que des amis fidèles et sûrs l'entourassent , elle semblait secrètement désirer d'en finir . Ce temps ne lui plaisait plus ; elle trouvait que le niveau des âmes s'abaissait , et déjà elle cherchait à pressentir l'autre monde , en causant avec les esprits qui habitent les tables : comme Leo pardi , le poëte italien , auquel de Musset, des MADAME ÉMILE DE GIRARDIN . 101 cendu hier dans la tombe , a adressé de si beaux vers , elle semblait rêver « le charme de lamort. » Quand l'ange funèbre est venu la prendre, elle l'attendait depuis longtemps . 6 .

103 III HENRI HEINE

HENRI HEINE I La dernière fois que je vis Henri Heine, c'était quelques semaines avant sa mort ; je devais écrire une courte notice pour la réimpression de ses euvres : il gisait sur le lit où le retenait cette indisposition légère au dire des médecins, mais qui ne lui avait pas permis de se lever de puis huit ans ; on était toujours sûr de le trouver, comme il le faisait remarquer lui-même, et ce pendant, peu à peu , la solitude s'agrandissait 106 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. autour de lui ; aussi disait- il à Berlioz, qui était allé lui rendre visite : « Vous venez me voir, vous l... toujours original ! » Ce n'était pas qu'on l'aimât et qu'on l'admirât moins, mais la vie emporte malgré eux les caurs les plus fidèles ; il n'y a que la mère ou l'épouse qui puissent ne pas abandonner une si persistante agonie . Les yeux humains ne sauraient, sans se détourner, contempler trop longtemps le spec tacle de la douleur. Les déesses mêmes s'en lassent, et les trois mille Océanides qui vinrent consoler Prométhée sur sa croix du Caucase s'en retournèrent le soir . Lorsque ma vue se fut accoutumée à la pé nombre qui l'entourait, car un jour très - vif eût blessé son regard presque éteint , je dis tinguai un fauteuil près de sa couche de gra bataire et j'y pris place . Le poëte me tendit HENRI HEINE . 107 avec effort une petite main douce , fluette, mate et blanche comme une hostie , une main de malade soustraite à l'influence du grand air, et qui n'a rien touché, pas même la plume de puis des années ; jamais les plus durs osselets de la mort ne furent gantés d'une peau plus suave , plus onctueuse, plus satinée , plus polie . La fièvre, à défaut de la vie , yy mettait quelque chaleur, et cependant à son contact j'éprouvai un léger frisson comme si j'avais touché la main d'un être n'appartenant plus à la terre . De l'autre main , pour mevoir, il avait sou levé la paupière paralysée de l'ail qui , chez lui , conservait une perception confuse des objets et lui laissait encore deviner un rayon de soleil comme à travers une gaze noire . Après quelques phrases échangées, quand il sut le motif de ma venue il me dit : « Ne vous apitoyez pas trop 108 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES . sur moi ; la vignette de la Revue des Deux Mondes, où l'on me représente émacié et pen chant la tête comme un Christ de Morales , a déjà trop ému en ma faveur la sensibilité des bonnes gens ; je n'aime pas les portraits qui ressemblent , je veux être peint en beau comme les jolies femmes. Vous m'avez connu lorsque j'étais jeune et florissant; substituez mon ancienne image à cette piteuse effigie. » En effet , le Henri Heine à qui j'avais été présenté en 183... , peu de temps après son ar rivée à Paris , ne ressemblait guère à celui qui , alors , était étendu sous mes yeux , immobile comme un corps qui attend qu'on le couche au cercueil. C'était un bel homme de trente- cinq ou trente. six ans ayant les apparences d'une santé robuste ; on eût dit un Apollon germanique, à voir son HENRI HEINE . . 109 . haut front blanc, pur comme une table de mar bre , qu'ombrageaient d'abondantes masses de cheveux blonds . Ses yeux bleus petillaient de lumière et d'inspiration ; ses joues rondes, pleines, d'un contour élégant, n'étaient pas plombées par la lividité romantique à la mode à cette époque. Au contraire , les roses vermeilles s'y épanouissaient classiquement ; une légère courbure hébraïque dérangeait , sans en altérer la pureté , l'intention qu'avait eue son nez d'être grec ; ses lèvres harmonieuses « assorties comme deux belles rimes » , pour nous servir d'une de ses phrases, gardaient au repos une expression charm ante ; mais, lorsqu'il parlait, de leur arc rouge jaillissaient en sifflant des flèches aiguës et barbelées, des dards sarcastiques ne man quant jamais leur but ; car jamais personne ne fut plus cruel pour la sottise : au sourire divin 7 110 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. du musagete succédait le ricanement du satyre. Un léger embonpoint païen que devait expier plus tard une maigreur toute chrétienne arron dissait ses formes : il ne portait ni barbe , ni moustache, ni favoris, ne fumait pas, ne buvait pas de bière, et , comme Gæthe, avait horreur de trois choses : il était alors dans toute sa ferveur hégélienne ; s'il lui répugnait de croire que Dieu s'était fait homme, il admettait sans difficulté que l'homme s'était fait dieu, et il se compor tait en conséquence . Laissons- le parler lui même et raconter ce splendide enivrement intel . lectuel . « J'étais moi-même la loi vivante de morale, j'étais impeccable , j'étais la pureté in carnée ; les Madeleines les plus compromises furent purifiées par les flammes de mes ardeurs et redevinrent vierges entre mes bras : ces res taurations de virginités faillirent parfois, il est HENRI HEINE . 111 vrai , épuiser mes saintes forces ; j'étais tout amour et tout exempt de haine ; je ne me ven geais plus de mes ennemis ; car je n'admettais pas d'ennemis vis- à-vis de ma divine personne, mais seulement des mécréants , et le tort qu'ils me faisaient était un sacrilége, comme les injures qu'ils me disaient étaient autant de blasphèmes . Il fallait bien de temps en temps punir de telle impiétés, mais c'était un châtiment divin qui frappait le pécheur, et non une vengeance par rancune humaine . Je ne connaissais pas non plus à mon égard des amis, mais bien des fidèles, des croyants, et je leur faisais beaucoup de bien . Les frais de représentation d'un dieu qui ne saurait être chiche et qui ne ménage ni sa bourse ni son corps sont énormes. Pour faire ce métier superbe , il faut avant tout être doté de beaucoup d'argent et de beaucoup de ? 112 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES santé ; or, un beau matin,2 c'était à la fin du mois de février 1848 , - ces deux choses me - - firent défaut, et ma divinité en fut tellement ébranlée, qu'elle s'écroula misérablement. » Je vis beaucoup Heine pendant cette période divine , c'était'un dieu charmant -malin comme un diable --et très- bon , quoi qu'on en ait pu dire . Qu'il me regardât comme son ami ou comme son croyant, cela ne m'importait guère , pourvu que je pusse jouir de son étincelante conver .sation ; car, s'il fut prodigue de son argent et de sa santé, il le fut encore davantage de son esprit . Quoiqu'il sût très-bien le français, quel quefois il s'amusait à déguiser ses sarcasmesd'une forte prononciation tudesque qui eûl exigé pour être reproduite , les étranges onomatopées par les quelles Balzac figure, dans sa Comédie humaine, les phrases baroques du baron de Nucingen ; l'effet HENRI HEINE . 113 comique en était alors irrésistible , c'était Aristo phane parlant avec la pratique d'Eulenspiegel . A son lyrisme se mêlait une sorte de force joyeuse , et , si le clair de lune allemand argentait un des côtés de sa physionomie, le gai soleil de France dorait l'autre . Nul écrivain n'eut à la fois tant de poésie et tant d'esprit ; deux choses qui se détruisent ordinairement; quant à la sensibilité nerveuse qui fait le charme de l’In termezzo , du . Tambour Legrand , des Bains de Lucques et de tant de pages des Reisebilder , il la cachait dans la vie ordinaire avec une pudeur exquise , et arrêtait à temps par un bon mot la Jarme qui eût débordé. Pour sa mise , quoiqu'il n'eût aucune préten tion de dandysme, elle était plus soignée que ne l'est ordinairement celle des littérateurs, où tou jours quelque négligence gâte des velléités de 114 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. luxe . Les divers appartements qu'il habita n’a vaient pas ce qu'on appelle aujourd'hui le cachet artiste , c'est-à- dire n'étaient pas encom brés de buffets sculptés , d'esquisses, de statuettes et autres curosités de bric- à-brac, mais présen taient au contraireun confortable bourgeois où la volonté d'éviter l’excentrique semblait manifeste. Un beau portrait de femme par Laëmlein repré sentant cette Juliette dont le poëte parle dans le début d'Atta - Troll, est le seul objet d'art que je me souvienne d'y avoir vu . Pour affermir sa divinité qui chancelait un peu, Henri Heine alla passer la saison des bains à Cauterets, où il composa ce singulier poëme dont un ours est le héros , mêlant à la poésie la plus idéale les caprices les plus grotesques , et je le perdis de vue quelque temps . II Un matin , l'on vint me dire qu'un étranger, dont je ne pus comprendre le nom défiguré par le domestique, demandait à me parler . Je des cendis dans la pièce où je recevais les visiteurs, et je vis un homme très-maigre dont le masque rappelait celui de Géricault, et se terminait par une barbe pointue et fauve , déjà mêlée de beau coup de fils d'argent. Je cherchai dans mes souve nirs quel pouvait être cet hôte matinal qui me sa luait de mon petit nom et me tendait la main avec la franche cordialité d'un vieil ami . Je ne parvins pas à mettre un nom sur cette figure ainsi changée ; mais, au bout de quelques minutes 116 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES . de conversation , à un trait d'esprit de l'inconnu , je m'écriai : « C'est le diable ou c'est Heine ! » C'était Heine en effet, de dieu devenu homme. A quelques mois de là , Henri Heine prit le lit pour ne plus le quitter : il resta huit ans cloué sur la croix de la paralysie par les clous de la souffrance. Pendant cette longue agonie, il offrit le phénomène de l'âme vivant sans corps , de l'esprit se passant de la matière ; la maladie l'avait atténué, émacié , disséqué comme à plaisir, et dans la statue du dieu.grec taillait , avec la patience minutieuse d'un artiste du moyen âge , un Christ décharné jusqu'au sque lette , où les nerfs, les tendons, les veines appa raissaient en saillie . Ainsi dépouillé , il était beau encore ; et , lorsqu'il relevait sa paupière appe santie , une étincelle jaillissait de sa prunelle presque aveugle ; le génie ressuscitait cette face HENRI HEINE . 117 morte ; Lazare sortait de son caveau pendant quelques minutes : ce spectre, qui semblaitdans ses linceuls une effigie funèbre couchée sur un monument, trouvait une voix pour causer, pour rire,pour lancer de spirituelles ironies , pour dic ter des pages charmantes , pour donner l'essor å des strophes ailées , et , aux joursoù la pierre de sa tombe lui meurtrissait plus durement les reins, pour gémir des lamentations aussi tristes que celles de Job sur son fumier. Ses amis devraient se réjouir de ce que cette atroce torture soit ter minée enfin , et que le bourreau invisible ait donné le coup de grâce au pauvre supplicié ; mais penser que ce cerveau lumineux, pétri de rayons et d'idées , d'où les images sortaient en , bourdonnant comme des abeilles d'or, il ne reste plus aujourd’hui qu'un peu de pulpe grisâtre , est une douleur qu'on n'accepte pas sans révolte. 7 . 118 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. 9 C'est vrai , il était cloué vivant dans sa bière ; mais , en approchant l'oreille , on entendait la poésie chanter sous le drap noir: Quel deuil de voir un de ces microcosmes plus vastes que l'univers et contenus par l'étroite voûte d'un crâne, brisé, perdu, anéanti ! Quelles lentes com binaisons il faudra à la nature pour former une tête pareille ! Henri Heine était né le 1er janvier de l'année 1801 , ce qui lui faisait dire en riant qu'il était le premier homme du siècle . Topffer remarque l'inconvénient qu'il y a, lorsqu'on vieillit , à porter le millésime de son siècle , qui vous aver tit perpétuellemeut de votre âge et semble vous entraîner avec lui . Heine a quitté son compa gnon à la cinquante- sixième étape . Il faisait un temps froid , gris, brumeux ; l'heure indiquée pour le convoi était matinale ; HENRI AEINE . 119 quelques rares amis et admirateurs se prome. naient devant la maison mortuaire , attendant que l'on se mit en marche pour le cimetière . Le poëte avait défendu toute pompe, toute céré monie ; il se regardait comme mort depuis long temps, et il voulait que le peu qui restait de lui fût emporté silencieusement de cette chambre qu'il ne devait quitter que pour la tombe. — La vue du cercueil , très - large, très-long, très - lourd , où la mince dépouille était couchée plus à l'aise que dans son lit , nous fit souvenir involontaire ment de ce passage de l'Intermezzo : « Allez me chercher une bière de planches solides et épais ses : il faut qu'elle soit plus longue que le pont. de Mayence ; et amenez- moi douze géants en core plus forts que le vigoureux saint Christo phe du dôme de Cologne, sur le Rhin ; il faut qu'ils emportent le cercueil et le jettent à la 120 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. mer ; un aussi grand cercueil demande une grande fosse . Savez - vous pourquoi il faut que le cercueil soit si grand et si lourd ? J'y déposerai en même temps mon amour et mes souffran ces . » En effet, la bière n'était pas trop grande ; et , si on ne la jeta pas à la mer, on la descendit dans un caveau provisoire, en présence des poëtes et des artistes français ou allemands, peu nom breux , qui se tenaient là respectueusement rangés , sachant qu'ils assistaient aux funérailles d'un roi de l'esprit , quoiqu'il n'y eùt ni long cor tége , ni musique lugubre , ni tambours voilés , ni drap noir constellé d'ordres , ni discours em phatique, ni trépieds couronnés de flammes ver tes . La dalle refermée , chacun redescendit la triste colline et se perdit dans l'immense four millement de la vie humaine . HENRI HEINE. 121 2 Peu de poëtes nous ont ému et troublé autant que Heine . — Nous ne savons pas l'allemand , il est vrai , et n'avons pu l'admirer qu'à travers la traduction ; mais quel homme doit être celui qui , dénué du rhythme , de la rime , de l'heureux arrangement des mots, de tout ce qui fait le style enfin, produit eucore des effets si magi ques ! - Heine est le plus grand lyrique de l'Allemagne , et se place naturellement à côté de Goethe et de Schiller ; tel il nous apparait , bien que la poésie traduite en prose ne soit que du clair de lune empaillé , comme il le dit lui même. Jamais nature ne fut composée d'éléments plus divers que celle de Henri Heine ; il était à la fois gai et triste, sceptique et croyant, tendre et cruel , sentimental et persifleur, classique et romantique, Allemand et Français, délicat et 122 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. cynique , enthousiaste et plein de sang -froid ; tout, excepté ennuyeux. A la plastique grecque la plus pure il joignait le sens moderne le plus exquis ; c'était vraiment l'Euphorion , enfant de Faust et de la belle Hélène . Ce n'est pas ici la place de faire une apprécia tion de son cuvre, qui parlera d'elle-même, mais nous pouvons du moins en rendre l'impres sion. Quand on ouvre un volume de Heine, il vous semble entrer dans un de ces jardins qu'il aime à décrire ; les sphinx de marbre de l'esca lier aiguisent leurs griffes sur l'angle des piédes laux , et vous regardent de leurs yeux blancs avec une intensité inquiétante ; des frissons cou rent sur leur croupe léonine , leur gorge de femme palpite comme si un caur battait sous le contour rigide ; les portes gémissent en tour nant sur leurs gonds rouillés , et l'on croit voir HENRI HEINE . 123 > sem un pli de robe disparaître sous l’arceau , comme si l'âme de la solitude s'enfuyait, surprise par votre approche . La mousse , l'ortie et la bardane ont poussé entre les dalles disjointes de la ter rasse ; les charmilles non élaguées vous retien nent au passage par leurs branches et vous.sup plient de ne pas aller plus loin . Les roses blent saigner au milieu des ronces, et les gouttes de pluie suspendues à leurs pétales brillent comme des larmes; les fleurs, étouffées par les mauvaises herbes , ont des parfums étranges qui asphyxient et donnent le vertige . Dans le . bassin , l'eau noire croupit sous les lentilles ver tes , et la naïade tronquée est camarde comme le masque pâle de la Mort. Le crapaud sautelle à travers les sentiers et va conter votre venue à sa tante la vipère . Cependant, le vent soupire ses élégies et le rossignol chante ses peines d'a 124 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. mours perdues ; à la fenêtre du manoir délabré apparait une jeune fille, blonde et fraiche , ser rée dans sa robe de satin , pareille à ces jolies Néerlandaises que Gaspard Nestcher aime à peindre dans un cadre de pierre ou de vigne vierge ; elle est charmante, mais elle n'a pas de cour, et dans son sein se condense un petit gla cier . Jamais elle n'aura de torts envers vous ; mais, si vous avez de l'âme et des nerfs, mieux vaudrait être épris de ces femmes qui portent le vice peint en rouge sur la joue . Elle vous fera mourir avec mille supplices innocemment diabo liques, et , au jour du jugement, vous ne voudrez pas ressusciter, de peur de la revoir ! Heine a cela de commun avec Gøthe, qu'il fait des femmes vraies ; une touche lui suffit pour qu'une figurese dessine vivante et complète . Quel charme décevant, quelle langueur perfide, - HENRI HEINE . 125 quel rire d'hyène, quelles larmes de croco dile , quelle froideur brûlante, quelle flamme glacée, quelle coquetterie féline ! Jamais poëte n'a mieux fait frétiller le bout de queue du dra gon au coin d'une lèvre rose ; et avec quelle . conviction il dit de Lusignan , l'amant de Mé lusine : « Heureux homme dont la maitresse n'était serpent qu'à moitié ! » Si Heine a sculpté dans le paros le plus étin celant des statues de dieux grecs et des bas-reliefs de bacchanales aussi purs de forme que l'antique , il est au moins l'égal d’Uhland et de Tieck lors qu'il raconte les légendes catholiques et cheva leresques du moyen âge . Il tire du cor mer veilleux d'Achim d'Arnim et de Brentano des fanfares qui font tressaillir les cerfs au fond des forêts et s'abattre le pont- levis des manoirs féodaux. Quand il s'élance sur son destrier, il 126 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. frole bientot de sa botte la jupe armoriée de la châtelaine en chasse , et nul ne manie l'épieu de meilleure grâce. Nos meurs littéraires , très- adoucies, peuvent faire paraître d'une grande cruauté quelques unes des exécutions de Henri Heine; il est impi toyable pour les mauvais poëtes ; mais Apollon n'a -t - il pas le droit d'écorcher Marsyas ? La main qui tient la lyre d'or tient aussi le couteau pour disséquer le grossier satyre. — Terminons par cette page du livre de Lazare; elle donnera une idée de la manière du poëte , qui sait maintenant à quoi s'en tenir sur cette terrible question : « La pauvre âme dit au corps : -- Je ne te quitte pas, je reste avec toi ; avec toi , je veux m'abimer dans la nuit et la mort, avec toi boire le néant. Tu as toujours été mon second moi , tu m'enveloppais - amoureusement comme un vêtement de satin HENRI HEINE . 127 doucement doublé d'hermine; hélas ! il faut maintenant que, toute nue , toute dépouillée de mon cher.corps, un être purement abstrait , je m'en aille errer là- haut comme un rien bien heureux , dans le royaume de lumière , dans ces froids espaces du ciel où les éternités silencieuses me regardent en bâillant ; elles se traînent là , pleines d'ennui , et font un claquement insipide avec leurs panloutles de plomb ! Oh ! cela est effroyable ! Oh ! reste , avec moi , mon corps bien- aimé ! » Le corps dit à la pauvre âme : Oh ! conso le- toi, ne t'afflige pas ainsi . Nous devons suppor ter en paix le sort que nous fait le destin . J'étais la mèche de la lampe, il faut bien que je me consume : toi , l'esprit, tu seras choisi là haut pour briller, jolie petite étoile de la clarté la plus pure. Je ne suis qu'une guenille , moi . Je 128 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. ne suis que matière : vaine fusée , il faut que je m'évanouisse et que je redevienne ce que j'ai été un peu de cendre. Adieu donc et console-toi . Peut-être , d'ailleurs, s'amuse - t - on dans ce ciel beaucoup plus que tu ne penses . Si tu rencon tres la Grande- Ourse à la voûte des astres, salue la mille fois de ma part. » IV CHARLES BAUDELAIRE

CHARLES BAUDELAIRE I La première fois que nous rencontrâmes Bau > delaire , ce fut vers le milieu de 1849, à l'hôtel Pimodan , où nous occupions, près de Fernand Boissard , un appartement fantastique qui communiquait avec le sien par un escalier dérobé caché dans l'épaisseur du mur, et que devaient hanter les ombres des belles dames aimées jadis de Lauzun . Il y avait là cette superbe Maryx qui , toute jeune, a posé pour la Mignon de Scheffer, 132 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. et, plus tard , pour la Gloire distribuant des cou ronnes de Paul Delaroche, et cette autre beauté , alors dans toute sa splendeur, dont Clesinger tira la Femme au serpent, ce marbre où la douleur ressemble au paroxysme du plaisir et qui palpite avec une intensité de vie que le ciseau n'avait jamais atteinte et qu'il ne dépassera pas . Charles Baudelaire était encore un talent inédit, se préparant dans l'ombre pour la lumière , avec cette volonté tenace qui, chez lui , doublait l'in spiration ; mais son nom commençait déjà à se répandre parmi les poëtes et les artistes avec un certain frémissement d'attente, et la jeune génération , venant après la grande génération de 1830, semblait beaucoup compter sur lui . Dans le cénacle mystérieux où s'ébauchent les réputations de l'avenir, il passait pour le plus fort. Nous avions souvent entendu parler de lui >, CHARLES BAUDELAIRE . 133 mais nous ne connaissions aucune de ses cuvres . Son aspect nous frappa : il avait les cheveux coupés très - ras et du plus beau noir ; ces che veux, faisant des pointes régulières sur le front d'une éclatante blancheur, le coiffaient comme une espèce de casque sarrasin ; les yeux , couleur de tabac d'Espagne , avaient un regard spirituel, profond, et d'une pénétration peut-être un peu trop insistante ; quant à la bouche , meublée de dents très -blanches, elle abritait, sous une légère et soyeuse moustache ombrageant son con tour, des sinuosités mobiles, voluptueuses et ironiques comme les lèvres des figures peintes par Léonard de Vinci ; le nez , fin et délicat , un peu arrondi , aux narines palpitantes, semblait subodorer de vagues parfums lointains ; une fossette vigoureuse accentuait le menton comme le coup de pouce final du statuaire ; les joues , 2 3 134 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. soigneusement rasées, contrastaient, par leur fleur bleuâtre que veloutait la poudre de riz , avec les nuances vermeilles des pommettes ; le cou , d'une élégance et d'une blancheur féminines, apparaissait dégagé , partant d'un col de chemise rabattu et d'une étroite cravate en madras des Indes et à carreaux . Son vêtement consistait en un paletot d'une étoffe noire lustrée et brillante , un pantalon noisette , des bas blancs et des es carpins vernis , le tout méticuleusement propre et correct, avec un cachet voulu de simplicité anglaise et comme l'intention de se séparer du genre artiste , à chapeaux de feutre mou , à vestes de velours, å vareuses rouges , à barbe prolixe et à crinière échevelée. Rien de trop frais ni de trop voyant dans cette tenue rigou reuse . Charles Baudelaire appartenait à ce dan dysme sobre qui râpe ses habits avec du papier CHARLES BAUDELAIRE. 135 de verre pour leur Oter l'éclat endimanché et tout battant neuf si cher au philistin et si désa gréable pour le vrai gentleman . Plus tard même, il rasa sa moustache, ' trouvant que c'était un reste de vieux chic pittoresque qu'il était puéril et bourgeois de conserver. Ainsi dégagée de tout duvet superflu , sa tête rappelait celle de Lawrence Sterne , ressemblance qu'aug mentait l'habitude qu'avait Baudelaire d'ap puyer, en parlant , son index contre sa tempe ; ce qui est, comme on sait , l'attitude du portrait de l'humoriste anglais, placé au commencement de ses euvres . Telle est l'impression physique que nous a laissée , à cette première entrevue le futur auteur des Fleurs du mal. > % Nous trouvons dans les Nouveaux Camées pari siens, de Théodore de Banville , l'un des plus chers et des plus constants amis du poëte dont > 136 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. nous déplorons la perte , ce portrait de jeunesse et pour ainsi avant la lettre . Qu'on nous per mette de transcrire ici ces lignes de prose , égales en perfection aux plus beaux vers ; elles donnent de Baudelaire une physionomie peu connue et ra pidement effacée qui n'existe que là : « Un portrait peint par Émile Deroy, et qui est un des rares chefs - d'ouvre trouvés par la peinture moderne, nous montre Charles Bau delaire å vingt ans , au moment où , riche , heu reux , aimé, déjà célébre , il écrivait ses premiers vers , acclamés par le Paris qui commande å tout le reste du monde ! O rare exemple d'un visage réellement divin , réunissant toutes les chances , toutes les forces et les séductions les > plus irrésistibles ! Le sourcil est pur, allongé , d'un grand arc adouci , et couvre une paupière orientale, chaude, vivement colorée ; l’ail , long, CHARLES BAUDELAIRE. 137 noir, profond, d'une flamme sans égale, cares sant et impérieux, embrasse, interroge et réflé chit tout ce qui l'entoure ; le nez, gracieux, iro nique , dont les plans s'accusent bien et dont le bout, un peu arrondi et projeté en avant, fait tout de suite songer à la célèbre phrase du poëte : Mon âme voltige sur les parfums, comme l’dme des autres hommes voltige sur la musique ! La bouche est arquée et affinée déjà par l'esprit, mais à ce moment pourprée encore et d'une belle chair qui fait songer à la splendeur des fruits . Le menton est arrondi , mais d'un relief hautain , puissant comme celui de Balzac . Tout ce visage est d'une pâleur chaude, brune, sous laquelle apparaissent les tons roses d’un sang riche et beau ; une barbe enfantine, idéale , de jeune dieu , la décore ; le front, haut, large , magnifiquement dessiné , s'orne d'une noire, 8 . 138 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. épaisse et charmante chevelure qui , naturelle ment ondulée et bouclée comme celle de Paga nini , tombe sur un col d'Achille ou d'Anti noüs ! » Il ne faudrait pas prendre ce portrait tout à fait au pied de la lettre , car il est vu à travers la peinture et à travers la poésie , et embelli par une double idéalisation ; mais il n'en est pas moins sincère et fut exact à son moment. Charles Baudelaire a eu son heure de beauté suprême et d'épanouissement parfait, et nous le consta tons d'après ce fidèle témoignage . Il est rare qu'un poëte , qu’un artiste soit connu sous son premier et charmant aspect. La réputation ne lui vient que plus tard, lorsque déjà les fatigues de l'étude, la lutte de la vie et les tortures des passions ont altéré sa physionomie primitive : il ne laisse de lui qu'un masque usé, flétri, où cha > CHARLES BAUDELAIRE. que douleur a mis pour stigmate une meur trissure ou une ride. C'est cette dernière image, qui a sa beauté aussi , dont on se souvient. Tel fut Alfred de Musset tout jeune. On eût dit Phoe bus- Apollon lui-même avec sa blonde cheve lure, et le médaillon de David nous le montre presque sous la figure d'un dieu.- A cette sin gularité qui semblait éviter toute affectation se mêlait uue certaine saveur exotique et comme un parfum lointain de contrées plus aimées du soleil . On nous dit que Baudelaire avait voyage longtemps dans l'Inde , et tout s'expliqua. Contrairement aux mours un peu débraillées des artistes , Baudelaire se piquait de garder les plus étroites convenances, et sa politesse était excessive jusqu'à paraître maniérée . Il mesurait ses phrases , n'employait que les termes les plus choisis , et disait certains mots d'une façon par 140 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. ticulière, comme s'il eût voulu les souligner et leur donner une importance mystérieuse . Il avait dans la voix des italiques et des majuscules ini tiales . La charge, très en honneur à Pimodan , était dédaignée par lui comme artiste et gros sière ; mais il ne s'interdisait pas le paradoxe et l'outrance . D'un air très - simple, très-naturel et parfaitement détaché , comme s'il eût débité un lieu commun à la Prudhomme sur la beauté ou la rigueur de la température , il avançait quelque axiome sataniquement monstrueux ou soutenait avec un sang- froid de glace quelque théorie d'une extravagance mathématique, car il apportait une méthode rigoureuse dans le développement de ses folies. Son esprit n'était ni en mots ni en traits , mais il voyait les choses d'un point de vue particulier qui en changeait les lignes comme celles des objets qu'on regarde CHARLES BAUDELAIRE . 1-41 à vol d'oiseau ou en plafond , et il saisissait des rapports inappréciables pour d'autres et dont la bizarrerie logique vous frappait . Ses gestes était lents , rares et sobres , rapprochés du corps , car il avait en horreur la gesticulation méridio nale . Il n'aimait pas non plus la volubilité de parole , et la froideur britannique lui semblait de bon goût . On peut dire de lui que c'était un dandy égaré dans la bohème, mais y gardant son rang et ses manières et ce culte de soi-même qui caractérise l'homme imbu des principes de Brummel .

II Tel il nous apparut à cette première ren contre , dont le souvenir nous est aussi présent que si elle avait eu lieu hier, et nous pourrions , de mémoire, en dessiner le tableau . Nous étions dans ce grand salon du plus pur style Louis XIV, aux boiseries rehaussées d'or terni , mais d'un ton admirable, à la corniche à encorbellement, où quelque élève de Lesueur ou de Poussin , ayant travaillé à l'hôtel Lambert, avait peint des nymphes poursuivies par des sa tyres à travers les roseaux , selon le goût mytholo. gique de l'époque . Sur la vaste cheminée de mar bre sérancolin, tacheté de blanc et de rouge , se 144 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. dressait, en guise de pendule, un éléphant doré, harnaché comme l'éléphant de Pérus dans la ba taille de Lebrun , qui supportait sur son dos une tour de guerre où s'inscrivait un cadran d'émail aux chiffres bleus . Les fauteuils et les canapés étaient anciens et couverts de tapisseries aux couleurs passées , représentant des sujets de chasse , par Oudry ou Desportes. C'est dans ce salon qu'avaient lieu les séances du club des has chichins (mangeurs de haschich) , dont nous fai sions partie et que nous avons décrites ailleurs avec leurs extases, leurs rêves et leurs halluci nations , suivis de si profonds accablements . Comme nous l'avons dit plus haut, le maitre du logis était Fernand Boissard , dont les courts cheveux blonds bouclés, le teint blanc et ver meil , l'oeil gris petillant de lumière et d'espril, la bouche rouge et les dents de perle , sem > CHARLES BAUDELAIRE. 145 blaient témoigner d'une exubérance et d'une santé à la Rubens, et promettre une vie pro longée au delà des bornes ordinaires . Mais , hélas ! qui peut prévoir le sort de chacun ? Boissard , à qui ne manquait aucune des con ditions du bonheur, et qui n'avait pas même connu la joyeuse misère des fils de famille , s'est éteint , il y a déjà quelques années , après s'être longtemps survécu , d'une maladie analogue à celle dont est mort Baudelaire. C'était un garçon des mieux doués que Boissard ; il avait l'intel ligence la plus ouverte ; il comprenait la pein ture , la poésie et la musique également bien ; mais , chez lui , peut- être, le dilettante nuisait à l'artiste ; l'admiration lui prenait trop de temps, il s'épuisait en enthousiasmes ; nul doute que , si la nécessité l'eût contraint de sa main de fer , il n'eût été un peintre excellent . Le succès 9 146 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. qu'obtint au Salon sôn Épisode de la retraite de Russie en est le sûr garant. Mais , sans aban donner la peinture , il se laissa distraire par d'autres arts ; il jouait du violon , organisait des quatuors, déchiffrait Bach , Beethoven , Meyer beer et Mendelssohn , apprenait des langues , écrivait de la critique et faisait des sonnets char mants. C'était un grand voluptueux en fait d'art, et nul n'a joui des chefs-d'oeuvre avec plus de raffinement, de passion et de sensualité que lui ;; à force d'admirer le beau , il oubliait de l'exprimer, et ce qu'il avait si profondément senti , il croyait l'avoir rendu . Sa conversation était charmante, pleine de gaieté et d'imprévu ; il avait, chose rare , l'invention du mot et de la phrase , et toute sorte d'expressions agréable ment bizarres , de concetti italiens et d'agudezzas espagnoles passaient devant vos yeux, quand il > CHARLES BAUDELAIRE . 147 parlait, comme de fantasques figures de Callot, faisant des contorsions gracieuses et risibles . Comme Baudelaire , amoureux des sensations rares , fussent- elles dangereuses, il voulut con naitre ces paradis artificiels, qui , plus tard, vous font payer si cher leurs menteuses extases, et l'a bus du haschich dut altérer sans doute cette santé > 9 si robuste et si florissante. Ce souvenir à un > ami de notre jeunesse , avec qui nous avons vécu sous le même toit , à un romantique du bon temps que la gloire n'a pas visité , car il aimait trop celle des autres pour songer à la sienne, ne sera pas déplacée ici , dans cette notice des tinée à servir de préface aux cuvres complètes d'un mort, notre ami à tous deux . Là se trouvait aussi , le jour de cette visite, Jean Feuchères , ce sculpteur de la race des Jean Goujon , des Germain Pilon et des Benvenuto > > 148 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. Cellini , dont l'æuvre pleine de goût, d'inven. tion et de grâce a disparu presque tout entière , accaparée par l'industrie et le commerce , et mise , elle le méritait bien , sous les noms les plus illustres pour être vendue plus cher à de riches amateurs , qui réellement n'étaient pas attrapés . Feuchères, outre son talent de statuaire, avait un esprit d'imitation incroyable, et nul acteur ne réalisait un type comme lui . Il est l'inven teur de ces comiques dialogues du sergent Bridais et du fusilier Pitou , dont le répertoire s'est accru prodigieusement et qui provoquent encore aujourd'hui un rire irrésistible . Feu chères est mort le premier, et , des quatre ar tistes rassemblés à cette date dans le salon de l'hotel Pimodan , nous survivons seul . Sur le canapé, à demi étendue et le coude appuyé à un coussin, avec une immobilité dont CHARLES BAUDELAIRE . 149 elle avait pris l'habitude dans la pratique de la pose, Maryx, vêtue d'une robe blanche, bi zarrement constellée de pois rouges semblables à des gouttelettes de sang , écoutait vague ment les paradoxes de Baudelaire , sans laisser paraitre la moindre surprise sur son masque du plus pur type oriental , et faisait passer les bagues de sa main gauche aux doigts de sa main droite , des mains aussi parfaites que son corps , dont le moulage a conservé la beauté . Près de la fenêtre, la femme au serpent ( il ne sied pas ici de lui donner son vrai nom ), ayant jeté sur un fauteuil son mantelet de dentelle noire , et la plus délicieuse petite capote verte qu'ait jamais chiffonnée Lucy Hocquet ou ma dame Baudrand , secouait ses beaux cheveux d'un brun fauve tout humides encore , car elle 150 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. venait de l'École de natation , el , de toute sa personne drapée de mousseline , s'exhalait, comme d'une naïade , le frais parſum du bain . De l'æil et du sourire , elle encourageait ce tournoi de paroles et y jetait , de temps en temps , son mot, tantôt railleur, tantôt appro batif, et la lutte recommençait de plus belle . Elles sont passées, ces heures charmantes de loisir , où des décamérons de poëtes , d'artistes et de belles femmes su réunissaient pour cau ser d'art, de littérature et d'amour, comme au siècle de Boccace . Le temps , la mort, les im périeuses nécessités de la vie ont dispersé ces groupes de libres sympathies, mais le souvenir en reste cher à tous ceux qui eurent le bon heur d'y être admis , et ce n'est pas sans un in volontaire attendrissement que nous écrivons ces lignes . CHARLES BAUDELAIRE . 151 Peu de temps après cette rencontre, Baude laire vint nous voir pour nous apporter un vo lume de vers, de la part de deux amis absents, Il a raconté lui -même cette visite dans une no tice littéraire qu'il fit sur nous en des termes si respectueusement admiratifs , que nous n'o serions les transcrire. A partir de ce moment, il se forma entre nous une amitié où Baude laire voulut toujours conserver l'attitude d'un disciple favori près d'un maître sympathique, quoiqu'il ne dût son talent qu'à lui-même et ne relevât que de sa propre originalité . Ja mais, dans la plus grande familiarité , il ne manqua à cette déférence que nous trouvions excessive et dont nous l'eussions dispensé avec plaisir . Il la témoigna hautement et à plusieurs reprises, et la dédicace des Fleurs du mal, nous est adressée , consacre dans sa forme lapi - qu ; 152 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES . daire l'expression absolue de ce dévouementami cal et poétique . Si nous insistons sur ces détails, ce n'est pas, comme on dit, pour nous faire valoir, mais parce qu'ils peignent un côté méconnu de l'âme de Baudelaire . Ce poëte , que l'on cherche à faire passer pour une nature satanique , éprise du mal et de la dépravation ( littérairement, bien en tendu ) , avait l'amour et l'admiration au plus haut degré. Or, ce qui distingue Satan , c'est qu'il ne peut ni admirer ni aimer. La lumière le blesse et la gloire est pour lui un spectacle insupportable qui lui fait se voiler les yeux avec ses ailes de chauve- souris . Nul , même au temps de ferveur du romantisme , n'eut plus que Bau delaire le respect et l'adoration des maîtres ; il était toujours prêt à leur payer le tribut légitime d'encens qu'ils méritaient, et cela , sans aucune CHARLES BAUDELAIRE . 153 servilité de disciple , sans aucun fanatisme de séide,9 car il était lui -même un maître ayant son royaume , son peuple , et battant monnaie à son coin . 9 .

111 Il serait peut-être convenable , après avoir donné deux portraits de Baudelaire dans tout l'éclat de sa jeunesse et la plénitude de sa force, de le représenter tel qu'il fut pendant les der nières années de sa vie , ayant que la maladie eût étendu la main vers lui et scellé de son cachet ces lèvres qui ne devaient plus parler ici -bas . Sa figure s'était amaigrie et comme spiritualisée ; les yeux semblaient plus vastes , le nez s'était finement accentué et était devenu plus ferme ; les lèvres s'étaient serrées mys térieusement et dans leurs commissures parais saient garder des secrets sarcastiques . Aux nuan 156 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. ces jadis vermeilles des joues se mêlaient des tons jaunes de hâle ou de fatigue . Quant au front, légèrement dépouillé, il avait gagné en grandeur et pour ainsi dire en solidité ; on l'eût dit taillé par. méplats dans quelque marbre particulièrement dur . Des cheveux fins , soyeux et longs, déjà plus rares et presque tout blancs, ac compagnaient cette physionomie à la fois vieillie et jeune et lui prêtaient un aspect sacerdotal . Charles Baudelaire est né à Paris le 21 avril 1821 , rue Hautefeuille, dans une de ces vieilles maisons qui portaient à leur angle une tourelle en poivrière, qu'une édilité trop amoureuse de la ligne droite et des larges voies a sans doute fait disparaitre . Il était fils de M. Baudelaire , ancien ami de Condorcet et de Cabanis, homme très-distingué , fort instruit et gardant cette politesse du xvime siècle , que les meurs pré CHARLES BAUDELAIRE . 157 tentieusement farouches de l'ère républi - caine n'avaient pas effacée autant qu'on le pense . Cette qualité a persisté dans le poëte , qui conserva toujours des formes d'une urbanité extrême . On ne voit pas qu'en ses premières années Baudelaire ait été un enfant prodige , et qu'il ait cueilli beaucoup de lauriers aux dis tributions de prix des colléges . Il eut même assez de peine à passer ses examens de bachelier és lettres , et fut reçu comme par grâce . Troublé sans doute par l'imprévu des questions, ce gar çon , d'un esprit si fin et d'un savoir si réel , parut presque idiot. Nous n'avons nullement l'intention de faire de cette inaptitude ap parente un brevet de capacité . On peut être prix d'honneur et avoir beaucoup de talent . Il ne faut voir dans ce fait que l'incertitude des pré sages qu'on voudrait tirer des épreuves académi 158 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. > ques . Sous l'écolier souvent distrait et paresseux ou plutôt occupé d'autres choses , l'homme réel se forme peu à peu, invisible aux professeurs et aux parents . M. Baudelaire mourut, et sa femme, mère deCharles, se remaria avec le généralAupick , qui fut plus tard ambassadeur à Constantinople . Des dissentiments ne tardèrent pas à s'élever dans la famille à propos de la précoce vocation que manifestait pour la littérature le jeune Baudelaire . Ces craintes que ressentent les pa rents lorsque le don funeste de la poésie se déclare chez leur fils sont , hélas ! bien légitimes , et c'est à tort, selon nous, que, dans les bio graphies de poëtes , on reproche aux pères et aux mères leur inintelligence et leur prosaïsme . Ils ont bien raison ! A quelle existence triste , pré caire et misérable , et nous ne parlons pas ici des embarras d'argent, se voue celui qui s'engage CHARLES BAUDELAIRE . 159 dans cette voie douloureuse qu'on nomme la carrière des lettres ! Il peut dès ce jour se con sidérer comme retranché du nombre des hu mains : l'action chez lui s'arrête ; il ne vit plus ; il est le spectateur de la vie . Toute sensation lui devient motif d'analyse . Involontairement il se dédouble et , faute d'autre sujet, devient l'es pion de lui -même. S'il manque de cadavre, il s'étend sur la dalle de marbre noir, et , par un prodige fréquent en littérature , il enfonce le scalpel dans son propre cæur. Et quelles luttes acharnées avec l'Idée, ce Protée insaisissable qui prend toutes les formes pour se dérober à votre étreinte , et qui ne rend son oracle que lorsqu'on l'a contrainte å se montrer sous son véritable aspect ! Cette Idée , quand on la tient effarée et palpitante sous son genou vainqueur, il faut la relever, la vêtir, lui mettre cette robe de style 160 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. 2 9 si difficile à tisser , à teindre, à disposer en plis sévères ou gracieux . A ce jeu longtemps soute nu , les nerfs s'irritent , le cerveau s'enflamme, la sensibilité s'exacerbe ; et la névrose arrive avec ses inquiétudes bizarres, ses insomnies hallucinées, ses souffrances indéfinissables, ses caprices morbides , ses dépravations fantasques, ses en gouements et ses répugnances sans motif, ses énergies folles et ses prostrations énervées, sa re cherche d'excitants et son dégoût pourtoute nour riture saine. Nous ne chargeons pas le tableau ; plus d'une mort récente en garantit l'exactitude. Encore n'avons- nous là en vue que les poëtes ayant du lalent, visités par la gloire et qui , du moins , ont succombé sur le sein de leur idéal . Que serait-ce si nous descendions dans ces lim bes où vagissent, avec les ombres des petits en fants, les vocations mort-nées , les tentatives a CHARLES BAUDELAIRE . 161 vortées, les larves d'idées qui n'ont trouvé ni ailes ni formes , car le désir n'est pas la puissance , l'amour n'est pas la possession . La foi ne suffit pas : il faut le don . En littérature comme en théo logie , les oeuvres ne sont rien sans la grâce . Bien qu'ils ne soupçonnent pas cet enfer d'an goisses, car , pour le bien connaître , il faut en avoir soi-même descendu les: spirales sous la conduite non pas d'un Virgile ou d'un Dante, mais sous celle d'un Lousteau , d'un Lucien de Rubempré , ou de tout autre journaliste de Balzac , les parents pressentent instinctivement les périls et les souffrances de la vie littéraire ou artistique , et ils tâchent d'en détourner les enfants qu'ils aiment et auxquels ils souhai tent dans la vie une position humainement heu reuse . Une seule fois depuis que la terre tourne au 162 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. lour du soleil , il s'est trouvé un père et unemère qui souhaitaient ardemment d'avoir un fils pour le consacrer à la poésie . L'enfant reçut dans cette intention la plus brillante éducation littéraire , et , par une énorme ironie de la desti née, devint Chapelain , l'auteur de la Pucelle ! -C'était, on l'avouera, jouer de malheur. Pour donner un autre cours à ces idées où il s'entêtait, on fit voyager Baudelaire . On l'envoya très- loin . Embarqué sur un vaisseau et re commandé au capitaine , il parcourut avec lui les mers de l'inde , vit l'ile Maurice, l'ile Bour bon, Madagascar, Ceylan peut-être, quelques points de la presqu'île du Gange, et ne renonça nullement pour cela à son dessein d'être homme de lettres . On essaya vainement de l'in téresser au commerce ; le placement de sa paco tille l'occupait fort peu . Un trafic de beufs CHARLES BAUDELAIRE. 163 pour alimenter de biftecks les Anglais de l'Inde ne lui offrit pas plus de charme, et de ce voyage au long cours il ne rapporta qu'un éblouissement splendide qu'il garda toute sa vie . Il admira ce ciel où brillent des constellations inconnues en Europe, cette magnifique et gi gantesque végétation aux parfums pénétrants , ces pagodes élégamment bizarres , ces figures brunes aux blanches draperies , toute cette na lure exotique si chaude , si puissante et si colo rée , et dans ses vers de fréquentes récurrences le ramènent des brouillards et des fanges de Paris vers ces contrées de lumière, d'azur et de parfums. Au fond de la poésie la plus sombre souvent s'ouvre une fenêtre par où l'on voit, au lieu des cheminées noires et des toits fu meux, la mer bleue de l'Inde , ou quelque ri vage d'or que parcourt légèrement une svelte 164 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. figure de Malabaraise demi- nue, portant une amphore sur la tête . Sans vouloir pénétrer plus qu'il ne convient dans la vie privée du poëte , on peut supposer que ce fut pendant ce voyage qu'il prit cet amour de la Vénus noire , pour la quelle il eut toujours un culte . V Quand il revint de ces pérégrinations lointai nes , l'heure de sa majorité avait sonné ; il n'y avait plus de raison pas même de raison d'argent, car il était riche pour quelque temps du moins, -de s'opposer à la vocation de Bau delaire ; elle s'était affirmée par sa résistance aux obstacles, et rien n'avait pu la distraire de son but. Logé dans un petit appartement de garçon , sous le toit de ce même hôtel Pimodan où nous le rencontrâmes plus tard , comme nous l'avons raconté aux premières pages de cette notice , il commença celle vie de travail 166 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES, interrompu et repris sans cesse , d'études disparates et de paresse féconde, qui est celle de tout homme de lettres cherchant sa voie . Baude laire l'eut bientôt trouvée . Il avisa , non pas en deçà , mais au delà du romantisme , une terre inexplorée, une sorte de Kamtchatka hérissé et farouche, et c'est à la pointe la plus extrême qu'il se bâtit , comme dit Sainte-Beuve qui l'ap préciait , un kiusque , ou plutôt une yourle d'une architecture bizarre . Plusieurs des pièces qui figurent dans les Fleurs du mal étaient déjà composées. Baudelaire , comme tous les poëtes- nés , dès le début posséda sa forme et fut maître de son style , qu'il accentua et polit plus tard , mais dans le même sens. On a souvent accusé Baudelaire de bizarrerie concer tée , d'originalité voulue et obtenue à tout prix , et surtout de maniérisme. C'est un point auquel CHARLES BAUDELAIRE . 167 il sied de s'arrêter avant d'aller plus loin . Il y a des gens qui sont naturellement maniérés. Lasim plicité serait chez eux affectation pure et comme une sorte de maniérisme inverse . Il leur fau drait chercher longtemps et se travailler beau coup pour être simples . Les circonvolutions de leur cerveau se replient de façon que les idées s'y tordent, s'y enchevêtrent et s'enroulent en spirales au lieu de suivre la ligne droite . Les pensées les plus compliquées, les plus subtiles, les plus intenses , sont celles qui se présentent à eux les premières. Ils voient les choses sous un angle singulier qui en modifie l'aspect et la perspective. De toutes les images , les plus bizarres, les plus fantasquement lointaines du sujet traité , les frappent principalement, et ils savent les rattacher à leur trame par un fil mystérieux démêlé tout de suite . Baudelaire > > > > 168 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. avait un esprit ainsi fait, et , là où la critique a voulu voir le travail , l'effort, l'outrance et le paroxysme de parti pris, il n'y avait que le libre et facile épanouissement d'une individualité . Ces pièces de vers, d'une saveur si exquisement étrange , renfermées dans des flacons si bien ci selés , ne lui coûtaient pas plus qu'à d'autres un licu commun mal rimé . Baudelaire, tout en ayant pour les grands maîtres du passé l'admiration qu'ils méritent his toriquement, ne pensait pas qu'on dût les prendre pour modèles : ils avaient eu ce bonheur d'ar river dans la jeunesse du monde , à l'aube , pour ainsi dire , de l'humanité , lorsque rien n'avait été exprimé encore et que toute forme, toute image , tout sentiment avait un charme de nouveauté virginale. Les grands lieux com muns qui composent le fonds de la pensée hu . CHARLES BAUDELAIRE . 169 maine étaient alors dans toute leur fleur et ils suffisaient à des génies simples parlant à un peuple enfantin . Mais, à force de redites , ces thèmes généraux de poésie s'étaient usés comme des monnaies qui , à trop circuler, perdent leur empreinte ; el, d'ailleurs , la vie devenue plus complexe, chargée de plus de notions et d'idées, n'était plus représentée par ces compositions artificielles faites dans l'esprit d'un autre åge . Autant la vraie innocence est charmante , autant la rouerie qui fait semblant de ne pas savoir vous agace et vous déplait . La qualité du xixe siècle n'est pas précisément la naïveté , el il a besoin , pour rendre sa pensée, ses rêves et ses postulations , d'un idiome un peu plus compo site que la langue dite classique. La littérature estcommela journée : elle a un matin , unmidi , soir et une nuit . Sans disserter vainement pour un > 10 170 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. 2 savoir si l'on doit préférer l'aurore au crépus cule, il faut peindre à l'heure où l'on se trouve et avec une palette chargée des couleurs né cessaires pour rendre les effets que cette heure amène . Le couchant n'a-t- il pas sa beauté comme le matin. ? Ces rouges de cuivre, ces ors verts , ces tons de turquoise se fondant avec le saphir , toutes ces teintes qui brûlent et se décomposent dans le grand incendie final, ces nuages aux formes étranges et monstrueuses que des jets de lumière pénètrent et qui semblent l'écroule ment gigantesque d'une Babel aérienne, n'of frent- ils pas autant de poésie que l'Aurore aux doigts de rose , que nous ne voulons pas mé priser cependant ? Mais il y a longtemps que les Heures qui précèdent le char du Jour, dans le Plafond du Guide, se sont envolées ! Le poëte des Fleurs du mal aimait ce qu'on CHARLES BAUDELAIRE. 171 appelle improprement le style de décadence, et qui n'est autre chose que l'art arrivé à ce point de maturité extrême que déterminent à leurs soleils obliques les civilisations qui vieillissent : style ingénieux, compliqué, savant, plein de nuances et de recherches, reculant toujours les bornes de la langue , empruntant à tous les vocabulaires techniques, prenant des couleurs à toutes les pa lettes, des notes à tous les claviers, s'efforçant à rendre la pensée dans ce qu'elle a de plus ineffable , et la forme en ses contours les plus vagues et les plus fuyants, écoutant pour les traduire les confidences subtiles de la névrose, les aveux de la passion vieillissante qui se dé prave et les hallucinations bizarres de l'idée fixe tournant à la folie . Ce style de décadence est le dernier mot du Verbe sommé de tout exprimer et poussé à l'extrême outrance . On 172 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. 2 peut rappeler, à propos de lui , la langue mar brée déjà des verdeurs de la décomposition et faisandée du bas- empire romain et les raffine ments compliqués de l'école byzantine , dernière forme de l'art grec tombé en déliquescence ; mais tel est bien l'idiome nécessaire et fatal des peuples et des civilisations où la vie factice a remplacé la vie naturelle et développé chez l'homme des besoins inconnus . Ce n'est pas chose aisée , d'ailleurs, que ce style méprisé des pédants, car il exprime des idées neuves avec des formes nouvelles et des mots qu'on n'a pas entendus encore . A l'encontre du style clas sique, il admet l'ombre et dans cette ombre se meuvent confusément les larves des supersti tions , les fantômes hagards de l'insomnie , les terreurs nocturnes , les remords qui tressaillent et se retournent au moindre bruit, les rêves CHARLES BAUDELAIRE. 173 inonstrueux qu'arrête seule l'impuissance , les fantaisies obscures dont le jour s'étonnerait , el tout ce que l'âme , au fond de sa plus profonde et dernière caverne , recèle de ténébreux , de difforme et de vaguement horrible. On pense bien que les quatorze cents mots du dialecte racinien ne suffisent pas à l'auteur qui s'est donné la rude tâche de rendre les idées et les choses modernes dans leur infinie complexité et leur multiple coloration . Ainsi Baudelaire , qui , malgré son peu de succès aux examens du baccalauréat, était bon latiniste , préférait assurément, à Virgile et à Cicéron , Apulée, Pétrone, Juvénal, saint Augustin et ce Tertullien dont le style a l'éclat noir de l'ébène. Il allait même jusqu'au latin d'Église , à ces proses et à ces hymnes où la rime représente le rhythme an tique oublié, et il a adressé sous ce titre : 10 . 174 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. Francisco meæ Laudes, « à une modiste érudite et dévote » , tels sont les termes de la dédicace , une pièce latine rimée dans cette forme que Bri zéux appelle ternaire , composée de trois rimes qui se suivent au lieu de s'enlacer en tresse al ternée comme dans le tercet dantesque . A cette pièce bizarre est jointe une note non moins sin gulière, que nous transcrivons ici , car elle ex plique et corrobore ce que nous venons de dire sur les idiomes de décadence : « Ne semble- t- il pas au lecteur, comme à moi , que la langue de la dernière décadence latine suprêmesoupir d'une personne robuste déjà transformée et préparée pour la vie spi rituelle — est singulièrement propre àà exprimer la passion telle que l'a comprise et sentie le monde poétique moderne ? La mysticité est l'autre pole de cet aimant dont Catulle et sa - CHARLES BAUDELAIRE. 175 bande,poëtes brutaux et purement épidermiques, n'ont connu que le pole sensualité . Dans cette merveilleuse langue, le solécisme et le barba risme me paraissent rendre les négligences for cées d'une passion qui s'oublie et se moque des règles . Les mots, pris dans une acception nouvelle , révèlent la maladresse charmante du barbare du Nord agenouillé devant la beauté romaine . Le calembour lui-même, quand il traverse ces pédantesques bégayements, ne joue - t -il pas la grâce sauvage et baroque de l'enfance ? » Il ne faudrait pas pousser cette idée trop loin . Baudelaire, lorsqu'il n'a pas à exprimer quelque déviation curieuse , quelque côté inédit de l'âme ou des choses, se sert d'une langue pure , claire, correcte et d'une exactitude telle , que les plus difficiles n'y sauraient rien reprendre . Cela est surtout sensible dans sa prose , où il traite de 176 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. matières plus courantes et moins abstruses que dans ses vers, presque toujours d'une concen tration extrême . V Quant à ses doctrines philosophiques et litté raires, elles étaient celles d'Edgar Poe , qu'il n'avait pas encore traduit, mais avec lequel il avait de singulières affinités. On peut lui appliquer les phrases qu'il écri vait sur l'auteur américain dans la préface des Contes extraordinaires : « Il considérait le pro grès, la grande idée moderne comme une extase de gobe-mouches, et il appelait les perfection nements de l'habitacle hnmain des cicatrices et des abominations rectangulaires. Il ne croyait qu'à l'immuable , qu'à l'éternel et au self same, el il jouissait , cruel privilége , dans 178 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. une société amoureuse d'elle -même, de ce grand bon sens à la Machiavel qui marche de vant le sage comme une colonne lumineuse , à travers le désert de l'histoire . » - Baudelaire > avait en parfaite horreur les philanthropes , les progressistes , les utilitaires , les humani taires , les utopistes et tous ceux qui pré tendent changer quelque chose à l'invariable nature et à l'agencement fatal des sociétés . Il ne rêvait ni la suppression de l'enfer ni celle de la guillotine pour la plus grande commodité des pécheurs et des assassins ; il ne pensait pas que l'homme fût né bon , et il admettait la perversité originelle comme un élément qu'on retrouve toujours au fond des âmes les plus pures , per versité, mauvaise conseillère qui pousse l'homme à faire ce qui lui est funeste, précisément parce que cela lui est funeste et pour le plaisir de con CHARLES BAUDELAIRE . 179 trarier la loi , sans autre attrait que la désobéis sance, en dehors de toute sensualité , de tout pro fit et de tout charme. Cette perversité , il la con statait et la flagellait chez les autres comme chez lui-même, ainsi qu'un esclave pris en faute , mais en s'abstenant de tout sermon , car il la regardait comme damnablement irrémédiable. C'est donc bien à tort que des critiques à courte vue ont accusé Baudelaire d'immoralité, thème commode de déblatérations pour la médiocrité jalouse et toujours bien accueilli par les phari siens et les J. Prudhommes . Personne n'a pro fessé pour les turpitudes de l'esprit et les laideurs de la matière un plus hautain dégoût . Il haïs sait le mal comme une déviation à la mathéma tique et à la norme, et , en sa qualité de parfait gentleman , il le méprisait comme inconvenan ', ridicule , bourgeois et surtout malpropre . S'il a 180 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTERAIRES. > souvent traité des sujets hidrux, répugnants et maladifs, c'est par cette sorte d'horreur et de fascination qui fait descendre l'oiseau magnétisé vers la gueule impure du serpent ; mais plus d'une fois , d'un vigoureux coup d'aile , il rompt le charme et remonte vers les régions les plus bleues de la spiritualité. Il aurait pu graver sur son cachet comme devise ces mots : « Spleen et idéal , » qui servent de titre à la première partie de son volume de vers . Si son bouquet se com pose de fleurs étranges, aux couleurs inétalli ques , au parfum vertigineux , dont le calice, au lieu de rosée , contient d'âcres larmes ou des gouttes d'aqua - tofana, il peut répondre qu'il n'en pousse guère d'autres dans le terreau noir et saturé de pourriture comme un sol decimetière des . civilisations décrépiles , où se dissolvent , parmi les miasmes méphitiques, les cadavres des 1 CHARLES BAUDELAIRE . 181 siècles précédents ; sans doute les Vergiss-mein nicht, les roses , les marguerites, les violettes , sont des fleurs plus agréablement printanières; mais il n'en croit pas beaucoup dans la boue noire dont les pavés de la grand'ville sont sertis ; et , d'ail leurs, Baudelaire, s'il a le sens du grand paysage tropical où éclatent , comme des rêves , des explo sions d'arbres d'une élégance bizarre et gigan tesque , n'est que médiocrement touché par les petits sites champêtres de la banlieue ; et ce n'est pas lui qui s'ébaudirait comme les philistins de Henri Heine devant la romantique efflorescence de la verdure nouvelle et se pâmerait au chant des moineaux . Il aime à suivre l'homme pâle , crispé , tordu , convulsé par les passions factices et le réel ennui moderne à travers les sinuosités de cet immense madrépore de Paris , à le surprendre dans ses malaises , ses 11 182 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. angoisses, ses misères, ses prostrations et ses excitations, ses névroses et ses désespoirs. Comme des næuds de vipère sous un fumier qu'on soulève, il regarde grouiller les mauvais instincts naissants, les ignobles habitudes pares seusement accroupies dans leur fange; et , à ce spectacle qui l'attire et le repousse , il gagne une incurable mélancolie , car il ne se juge pas meil leur que les autres, et il souffre de voir la pure voûte des cieux et les chastes étoiles voilées par d'immondes vapeurs. Avec ces idées, on pense bien que Baudelaire était pour l'autonomie absolue de l'art et qu'il n'admettait pas que la poésie eût d'autre but qu'elle -même et d'autre mission à rem plir que d’exciter dans l'âme du lecteur la sensation du beau , dans le sens absolu du terme . A cette sensation il jugeait nécessaire, à nos CHARLES BAUDELAIRE . 183 époques peu naïves, d'ajouter un certain effet de surprise, d'étonnement et de rareté. Autant que possible , il bannissait de la poésie l’éloquence , la passion et la vérité calquée trop exactement. De même qu'on ne doit pas employer directement dans la statuaire les morceaux moulés sur na ture , il voulait qu'avant d'entrer dans la sphère de l'art , tout objet subît une métamorphose qui l'appropriât à ce milieu subtil , en l'idéalisant et en l’éloignant de la réalité triviale . Ces prin cipes peuvent étonner quand on lit certaines pièces de Baudelaire où l'horreur semble cher chée comme à plaisir ; mais qu'on ne s'y trompe pas, cette horreur est toujours transfigurée par le caractère et l'effet, par un rayon à la Rem brandt, ou un trait de grandesse à la Velasquez qui trahit la race sous la difformité sordide . En remuant dans son chaudron toute sorte d'ingré 184 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. dients fantastiquement bizarres et cabalistique ment vénéneux , Baudelaire peut dire comme les sorcières de Macbeth : « Le beau est horrible , l'horrible est beau . Cette sorte de laideur voulue n'est donc pas en contradiction avec le but suprême de l'art , et des morceaux tels que les Sept Vieillards et les Petites Vieilles ont arraché au saint Jean poétique qui rêve dans la Patmos de Guernesey cette phrase , qui carac térise si bien l'auteur des Fleurs du mal : « Vous avez doté le ciel de l'art d'on ne sait quel rayon macabre ; vous avez créé un frisson nou veau . » — Mais ce n'est , pour ainsi dire, que l'ombre du talent de Baudelaire, cette ombre ar demment rousse ou froidement bleuâtre qui lui sert à faire valoir la touche essentielle et lumi . neuse . Il y a de la sérénili dans ce talent si ner. reux , si febrile et si tourmenté en apparence. Sur CHARLES BAUDELAIRE. 185 les hauts sommels>, il est tranquille : pacem summa tenent . (( Mais , au lieu d'écrire quelles sont les idées du poëte à ce sujet , il serait bien plus simple de le laisser parler lui-même : La poésie , pour peu qu'on veuille des cendre en soi -même, interroger son âme, rap peler ses souvenirs d'enthousiasme , n'a pas d'autre but qu'elle-même ; elle ne peut pas en avoir d'autre et aucun poëme ne sera si grand , si noble , si véritablement digne du nom de poëme, que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d'écrire un poëme . Je ne veux pas dire que la poésie n'en noblisse pas les meurs, - qu'on me comprenne bien , que son résultat final ne soit pas d'élever l'homme au-dessus des intérêts vul - gaires . Ce serait évidemment une absurdité . Je 186 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. dis que, а si le poëte a poursuivi un but moral , il a diminué sa force poétique , et il n'est pas im prudent de parier que son cuvre sera mauvaise. La poésie ne peut pas , sous peine de mort ou de déchéance , s'assimilerà la science ou à la morale . Elle n'a pas la Vérité pour objet, elle n'a qu'elle même. Les modes de démonstration des vérités sont autres et sont ailleurs. La Vérité n'a que faire avec les chansons ; tout ce qui fait le charme, la grâce , l'irrésistible d'une chanson en lèverait à la Vérité son autorité et son pouvoir. Froide , calme , impassible, l'humeur démons trative repousse les diamants et les fleurs de la Muse ; elle est donc absolument l'inverse de l'humeur poétique . » L'Intellect pur vise à la Vérité , le Goût nous montre la Beauté et le Sens moral nous enseigne le Devoir . Il est vrai que le sens du CHARLES BAUDELAIRE . 187 milieu a d’intimes connexions avec les deux extrêmes, et il ne se sépare du Sens moral que par une si légère différence, qu'Aristote n'a pas hésité à ranger parmi les vertus quelques-unes de ses délicates opérations . Aussi , ce qui exas père surtout l'homme de goût dans le spectacle du vice , c'est sa difformité, sa disproportion . Le vice porte atteinte au juste et au vrai , révolte l'intellect et la conscience ; mais, comme ou trage à l'harmonie , comme dissonance , il bles sera plus particulièrement certains esprits poé tiques , et je ne crois pas qu'il soit scandalisant de considérer toute infraction à la morale , au beau moral , comme une espèce de faute contre le rhythme et la prosodie universels . » C'est cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu , comme une cor , 88 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. respondance du Ciel . La soif insatiable de tout ce qui est au delà et que voile la vie , est la preuve la plus vivante de notre immortalité . C'est à la fois par la poésie et à travers la poésie , par et à travers la musique que l'âme entrevoit les splen deurs situées derrière le tombeau . Et, quand un poëme exquis amène les larmes au bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d'un excès de jouissance, elles sont bien plutôt le témoi gnage d'une mélancolie irritée , d'une postu lation de nerfs, d'une nature exilée dans l'im parfait et qui voudrait s'emparer immédiate ment, sur cette terre même, d'un paradis ré vélé . » Ainsi le principe de la poésie est , strictement et simplement, l'aspiration humaine vers une beauté supérieure, et la manifestation de ce principe est dans un enthousiasme, un enlèvement de CHARLES BAUDELAIRE . 189 l'âme , enthousiasme tout à fait indépendant de la passion, qui est l'ivresse du cour, et de la vérité , qui est la pâture de la raison . Car la pas sion est chose naturelle, trop naturelle même pour ne pas introduire un ton blessant, discordant dans le domaine de la beauté pure ; trop fami lière et trop violente pour ne pas scandaliser les purs Désirs, les gracieuses Mélancolies et les nobles Désespoirs qui habitent les régions surna turelles de la poésie . » Quoique peu de poëtes cussent une origi nalité et une inspiration plus spontanémentjail lissantes que Baudelaire, sans doute par dé goût du faux lyrisme qui affecte de croire à la descente d'une langue de feu sur l'écrivain rimant avec peine une strophe , il prétendait que le véritable auteur provoquait , dirigeait et modifiait à volonté cette puissance mystérieuse 11 . 190 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. de la production littéraire, et nous trouvons dans un très-curieux morceau qui précède la tra duction du célèbre poëme d'Edgar Poe intitulé le Corbeau, les lignes suivantes demi ironiques, demi sérieuses, où la pensée propre de Baude laire se formule en ayant l'air d'analyser seulement celle de l'auteur américain : « La poétique est faite, nous dit-on , et mode lée d'après les poëmes . Voici un poëte qui pré tend que son poëme a été composé d'après sa poétique . Il avait certes un grand génie et plus d'inspiration que qui que ce soit, si par inspira tion on entend l'énergie , l'enthousiasme intellec tuel et le pouvoir de tenir ses facultés en éveil . Mais il aimait aussi le travail plus qu'aucun au tre ; il répétait volontiers, lui un original ache vé , que l'originalité est chose d'apprentissage, ce qui ne veut pas dire une chose qui peut être CHARLES BAUDELAIRE . 191 transmise par l'enseignement. Le hasard et l'incompréhensible étaient ses deux grands enne mis . S'est- il fait, par une vanité étrange et amu sante, beaucoup moins inspiré qu'il ne l'était na turellement ? A - t - il diminué la faculté gratuite qui était en lui pour faire la part plus belle à la volonté? Je serais assez porté à le croire ; quoi. que cependant il faille ne pas oublier que son génie , si ardent et si agile qu'il fût, était passion nément épris d'analyse , de combinaison et de calculs . Un de ses axiomes favoris était encore celui - ci : « Tout dans un poëme comme dans un » roman , dans un sonnet comme dans une nou. 9 ► velle , doit concourir au dénoûment. Un bon » auteur a déjà sa dernière ligne en vue lors qu'il écrit la première . » . Grâce à cette admi rable méthode, le compositeur peut commen cer son ouvre par la fin et travailler, quand il > 192 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. lui plaît, à n'importe quelle partie . Les ama teurs du délire seront peut- être révoltés par ces cyniques maximes ; mais chacun en peut pren dre ce qu'il voudra . Il sera toujours utile de leur montrer quels bénéfices l'art peut tirer de la délibération et de faire voir aux gens du monde quel labeur exige cet objet de luxe qu'on nomme poésie . Après tout, un peu de charla tanerie est toujours permise au génie et même ne lui messied pas . C'est comme le fard sur les joues d'une femme naturellement belle , un as saisonnement nouveau pour l'esprit . Cette dernière phrase est caractéristique et trahit le goût particulier du poëte pour l'artifi ciel . Il ne cachait pas , d'ailleurs cette prédilec tion . Il se plaisait dans cette espèce de beau composite et parfois un peu factice qu'élaborent les civilisations très- avancées ou très- corrom > CHARLES BAUDELAIRE . 193 9 pues. Disons, pour nous faire comprendre par une image sensible , qu'il eût préféré à une simple jeune fille n'ayant d'autre cosmétique que l'eau de sa cuvette , une femme plus mûre employant toutes les ressources d'une coquette rie savante , devant une toilette couverte de flacons d'essences , de lait virginal , de bros ses d'ivoire et de pinces d'acier. Le parfum profond de cette peau macérée dans les aro mates comme celle d'Esther, qu'on trempa six mois dans l'huile de palme et six mois dans le cinname avant de la présenter au roi Assuérus , avait sur lui une puissance vertigineuse . Une légère touche de fard rose de Chine ou hortensia sur une joue fraiche, des mouches placées d'une façon provoquante au coin de la bouche ou de l'oeil, des paupières brunies de k'hol , des che veux teints en roux et sablés d'or, une fleur de 194 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. poudre de riz sur la gorge et les épaules , des lèvres et des bouts de doigts avivés de car min, ne lui déplaisaient en aucune manière . Il aimait ces retouches faites par l'art à la na ture , ces rehauts spirituels, ces réveillons piquants posés d'une main habile pour aug. menter la grâce , le charme et le caractère d'une physionomie . Ce n'est pas lui qui eût écrit de vertueuses tirades contre le maquillage et la crinoline . Tout ce qui éloignait l'homme et sur tout la femme de l'état de nature lui paraissait une invention heureuse. Cos goûts peu primitifs s'expliquent d'eux-mêmes et doivent se compren dre chez un poëte de décadence auteur des Fleurs du mal. Nous n'étonnerons personne si nous ajoutons qu'il préférait à l'odeur simple de la rose et de la violette le benjoin , l'ambre et même le musc , si déconsidéré de nos jours, CHARLES BAUDELAIRE. 195 et aussi l'arome pénétrant de certaines fleurs exotiques dont les parfums sont trop capiteux pour nos climals modérés . Baudelaire était , en fait d'odeurs , d'une sensualité étrangement subtile qu'on ne rencontre guère que parmi les Orientaux . Il en parcourait délicieusement toute la gamme, et il a pu justement dire de lui cette phrase que cite Banville et que nous avons rap portée au début de notre article dans le portrait du poëte : « Mon âme voltige sur les parfums comme l'âme des autres hommes voltige sur la musique . Il aimait aussi les toilettes d'une élégance bi zarre , d'une richesse capricieuse , d'une fantai sie insolente , où se mêlait quelque chose de la comédienne et de la courtisane , quoiqu'il fût lui-même sévèrement exact dans son costume ; mais ce goût excessif, baroque, antinaturel, 196 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. presque toujours contraire au beau classique, était pour lui un signe de la volonté humaine corrigeant à son gré les formes et les couleurs fournies par la matière. Là où le philosophe ne trouve qu'un texte à déclamation , il voyait une preuve de grandeur. La dépravation, c'est-à dire l'écart du type normal, est impossible à la bête , fatalement conduite par l'instinct immua ble . C'est par la même raison que les poëtes inspirés, n'ayant pas la conscience et la direction de leur ouvre, lui causaient une sorte d'aver sion , et qu'il voulait introduire l'art et le travail même dans l'originalité . Voilà pour une notice bien de la méta physique ; mais Baudelaire était une nature subtile , compliquée , raisonneuse, paradoxale et plus philosophique que ne l'est en général celle des poëtes . L'esthétique de son art l'oc 9 CHARLES BAUDELAIRE . 197 cupait beaucoup ; il abondait en systèmes qu'il essayait de réaliser, et tout ce qu'il faisait était soumis à un plan . Selon lui , la littérature devait être voulue et la part de l'accidentel aussi restreinte que possible . Ce qui ne l'empêcha pas de profiter, en vrai poëte , des hasards heureux de l'exécution et de ces beautés qui éclosent du fond même du sujet sans avoir été prévues , comme des fleurettes mêlées par aventure à la graine qu'a choisie le semeur. Tout artiste est un peu comme Lope de Vega, qui , au moment de composer ses comédies, enfermait les précep tes avec six clefs con seis llaves. Dans le feu du travail >, volontairement ou non , il oublie les systèmes et les paradoxes.

VI La réputation de Baudelaire, qui , pendant quelques années, n'avait pas dépassé les limites de ce petit cénacle qui rallie autour de soi tout génie naissant , éclata tout d'un coup lorsqu'il se présenta au public tenant à la main le bouquet des Fleurs du mal, un bouquet ne ressemblant en rien aus innocentes gerbes poétiques des dé butants . L'attention de la justice s'émut , et quel ques pièces d'une immoralité si savante, si abstruse, si enveloppée de formes et de voiles d'art, qu'elles exigeaient, pour être comprises des lecteurs, une haute culture littéraire , durent être retranchées du volume et remplacées par 200 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. d'autres d'une excentricité moins dangereuse . Ordinairement, il ne se fait pas grand bruit au tour des livres de vers ; ils naissent, végètent et meurent en silence, car deux ou trois poëtes tout au plus suffisent à notre consommation in tellectuelle . La lumière et le bruit s'étaient faits tout de suite autour de Baudelaire , et , le scan dale apaisé , on reconnut qu'il apportait , chose si rare, une euvre originale et d'une saveur toute particulière . Donner au goût une sensa tion inconnue est le plus grand bonheur qui puisse arriver à un écrivain et surtout à un poële . Les Fleurs du mal étaient un de ces titres heu reux plus difficiles à trouver qu'on ne pense . Il résumait sous une forme brève et poétique l'idée générale du livre et en indiquait les tendances. Quoiqu'il soit bien évidemment romantique d’in tention et de facture, on ne saurait rattacher par CHARLES BAUDELAIRE. 201 un lien bien visible Baudelaire à aucun des grands maîtres de cette école . Son vers, d'une structure raffinée et savante , d'une concision parfois trop serrée et qui étreint les objets plutôt comme une armure que comme un vêtement, présente à la première lecture une apparencede difficulté et d'obscurité . Cela tient , non pas à un défaut de l'auteur, mais à la nouveauté même des choses qu'il exprime et qui n'ont pas encore été rendues par des moyens littéraires. Il a fallu que le poëte , pour y parvenir, se composât une langue , un rhythme et une palette . Mais il n'a pu empêcher que le lecteur ne demeurât sur pris en face de ces vers si différents de ceux qu'on a faits jusqu'ici . Pour peindre ces corrup tions qui lui font horreur, il a su trouver ces nuances morbidement riches de la pourriture plus ou moins avancée , ces tons de nacre et de 202 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. burgau qui glacent les eaux stagnantes , ces roses de phthisie , ces blancs de chlorose , ces jaunes fielleux de bile extravasée , ces gris plombés de brouillard pestilentiel , ces verts empoisonnés et métalliques puant l’arséniate de cuivre , ces noirs de fumée délayés par la pluie le long des murs plâtreux, ces bitumes recuits et roussis dans toutes les fritures de l'enfer si excellents pour servir de fond à quelque tête livide et spectrale , et toute cette gamme de couleurs exaspérées pous sées au degré le plus intense , qui correspondent à l'automne , au coucher du soleil , à la maturité extrême des fruits, et à la dernière heure des civilisations . Le livre s'ouvre par une pièce au lecteur, que le poëte n'essaye pas d'amadouer comme c'est l'habitude et auquel il dit les vérités les plus dures , l'accusant, malgré son hypocrisie , d'avoir CHARLES BAUDELAIRE . 203 9 tous les vices qu'il blâme chez les autres et de nourrir dans son cæur le grand monstre mo derne, l’Ennui , qui , avec sa lâcheté bourgeoise, rêve platement les férocités et les débauches ro maines , Néron bureaucrate, Héliogabale bou tiquier . – Une autre pièce de la plus grande beauté et intitulée, sans doute par une anti phrase ironique , Bénédiction , peint la venue en ce monde du poëte , objet d'étonnement et d'a version pour sa mère, honteuse du produit de son flanc, poursuivi par la bêtise , l'envie et le sarcasme , en proie à la cruauté perfide de quel que Dalilah , joyeuse de le livrer aux Philistins , nu , désarmé, rasé , après avoir épuisé sur lui tous les raffinements d'une coquetlerie féroce, et arrivant enfin , après les insultes , les misères , les tortures, épuré au creuset de la dou leur, à l'éternelle gloire , à la couronne de 2 > 204 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. > Tuiniere destinée au front des martyrs, qu'ils aient souffert pour le Vrai ou pour le Beau . Une petite pièce qui suit celle- là , et qui a pour titre Soleil , renferme comme une sorte de justi fication tacite du poëte dans ses courses vaga bondes. Un gai rayon brille sur la ville fangeuse ; l'auteur est sorti et parcourt, « comme un poëte qui prend des vers à la pipée » , pour nous servir de la pittoresque expression du vieux Mathurin Regnier, des carrefours immondes , des ruelles où les persiennes fermées cachent en les indi quant les luxures secrètes , tout ce dédale noir, humide , boueux des vieilles rues aux maisons borgnes et lépreuses, où la lumière fait briller , çà et là , à quelque fenêtre un pot de fleurs ou une tête de jeune fille. Le poëte n'est-il pas comme le soleil qui entre tout seul partout , dans l'hôpital comme dans le palais , dans le bouge CHARLES BAUDELAIRE . 205 comme dans l'église , toujours pur, toujours écla tant, toujours divin , mettant avec indifférence sa lueur d'or sur la charogne et sur la rose . Élévation nous montre le poële nageant en plein ciel , par delà les sphères étoilées , dans l'étherlumineux, sur les confins de notre uni vers disparu au fond de l'infini comme un petit nuage , et s'enivrant de cet air rare et salubre où ne monte aucun des miasmes de la terre et que parfume le souffle des anges ; car il ne faut pas oublier que Baudelaire , bien qu'on l'ait sou vent accusé de matérialisme, reproche que la sottise ne manque pas de jeter au talent, est , au contraire , doué à un degré éminent du don de spiritualité, comme dirait Swedenborg. Il pos sède aussi le don de correspondance, pour em ployer le même idiome mystique, c'est- à- dire qu'il sait découvrir par une intuition secrète 12 206 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. ainsi , par des rapports invisibles à d'autres et rapprocher des analogies inattenduēs que seul le voyant peut saisir, les objets les plus éloignés et les plus opposés en apparence . Tout vrai poëte est doué de cette qualité plus ou moins déve loppée , qui est l'essence même de son art . Sans doute Baudelaire , dans ce livre con sacré à la peinture des dépravations et des per versités modernes, a encadré des tableaux ré pugnants , où le vice mis à nu se vautre dans toute la laideur de sa honte ; mais le poëte , avec un suprême dégout , une indignation méprisante et une récurrence vers l'idéal qui manque sou vent chez les satiriques, stigmatise. et marque d'un fer rouge indélébile ces chairs malsaines, plâtrées d'onguents et de céruse . Nulle part la soif de l'air vierge et pur, de la blancheur im maculée,% de la neige sur les Himalaya, de l'a CHARLES BAUDELAIRE . 207 zur sans tache >, de la lumière immarcessible , ne s'accuse plus ardemment que dans ces pièces qu'on a taxées d'immorales, comme si la flagel lation du vice était le vice même, et qu'on fût un empoisonneur pour avoir décrit la pharma cie toxique des Borgia . Cette méthode n'est pas neuve, mais elle réussit toujours, et certaines gens affectent de croire qu'on ne peut lire les Fleurs du mal qu'avec un masque de verre , comme en portait Exili lorsqu'il travaillait à sa fameuse poudre de succession . Nous avons lu bien souvent les poésies de Baudelaire, et nous ne sommes pas tombé mort, la figure convulsée et le corps tigré de taches noires , comme si nous avions soupé avec la Vanozza dans une vigne du pape Alexandre VI. Toutes ces niaiseries, malheureusement nuisibles, car tous les sots les adoptent avec enthousiasme , font hausser les 208 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. épaules à l'artiste vraiment digne de ce nom , qui est fort surpris lorsqu'on lui apprend que le bleu est moral et l'écarlate indécent . C'est à peu près comme si l'on disait : la pomme de , terre est vertueuse et la jusquiame est criminelle . Un morceau charmant sur les parfums les distingue en diverses classes , éveillant des idées, des sensations et des souvenirs différents . Il en 2 est qui sont frais comme des chairs d'enfant, verts comme des prairies au printemps , rappelant les rougeurs de l'aurore et portant avec eux des pensées d'innocence . D'autres, comme le musc, l'ambre , le benjoin , le nard et l'encens , sont superbes , triomphants , mondains, provoquent à la coquetterie, à l'amour, au luxe , aux fes tins et aux splendeurs . Si on les transposait dans la sphère des couleurs , ils représenteraient 2 l'or et la pourpre . CHARLES BAUDELAIRE . 209 Le poëte revient souvent à cette idée de la signification des parfums . Près d'une beauté fauve, signare du Cap ou bayadère de l'Inde égarée dans Paris , qui semble avoir eu pour mis sion d'endormir son spleen nostalgique , il parle de cette odeur mélangée « de musc et de havane » qui transporte son âme aux rivages aimés du soleil , où se découpent en éventail les feuilles du palmier dans l'air tiède et bleu , où les mâts de navires se balancent à l'harmonieux roulis de la mer, pendant que les esclaves silencieux tâ chent de distraire le jeune maitre de sa mélan colie langoureuse . Plus loin , se demandant ce qui doit rester de son @uvre, il se compare à un vieux flacon bouché , oublié parmi les toiles d'araignée, au fond de quelque armoire , dans une maison déserte . De l'armoire ouverte s'ex halent, avec le relent du passé, les faibles 12 . 210 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. parſums des robes , des dentelles, des boites à pou dre qui suscitent des souvenirs d'anciennes amours , d'antiques élégances ; et, si par hasard on débouche la fiole visqueuse et rancie , il s'en dégagera un âcre parfum de sel anglais et de vi naigre des quatre voleurs, un puissant antidote de la moderne pestilence. En maint endroit, cette préoccupation de l'arome reparaît , entou rant d'un nuage subtil les êtres et les choses . Chez bien peu de poëtes nous retrouvons ce souci ; ils se contentent habituellement de mettre dans leurs vers la lumière, la couleur, la musi que ; mais il est rare qu'ils y versent cette goutte de fine essence , dont la muse de Baudelaire ne manque jamais d'humecter l'éponge de sa cas solette ou la batiste de son mouchoir. Puisque nous en sommes à raconter les goûts particuliers et les petites manies du poëte, disons CHARLES BAUDELAIRE. 211 qu'il adorait les chats, comme lui amoureux des parfums, et que l'odeur de la valériane jette dans une sorte d'épilepsie extatique . Il aimait : ces charmantes bêtes tranquilles, mystérieuses et douces , aux frissonnements électriques, dont l'attitude favorite est la pose allongée des sphinx qui semblent leur avoir transmis leurs secrets ; elles errent à pas veloutés parla maison, comme le génie du lieu , genius loci, ou viennent s'as seoir sur la table près de l'écrivain , tenant compagnie à sa pensée et le regardant du fond de leurs prunelles sablées d'or avec une in telligente tendresse et une pénétration magique. On dirait que les chats devinent l'idée qui des cend du cerveau au bec de la plume, et que, al longeant la patte , ils voudraient la saisir au pas sage . Ils se plaisent dans le silence , l'ordre et la quiétude , et aucun endroit ne leur convient 212 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. mieux que le cabinet du littérateur. Ils at tendent avec une patience admirable qu'il ait fini sa tâche, tout en filant leur rouel guttural et rhythmique comme une sorte d'accompagne ment du travail . Parfois, ils lustrent de leur langue quelque place ébouriffée de leur four rure ; car ils sont propres, soigneux , coquets , et ne souffrent aucune irrégularité dans leur toilette , mais tout cela d'une façon discrète et calme , comme s'ils avaient peur de distraire ou de gêner . Leurs caresses sont tendres, délicates , silencieuses , féminines, et n'ont rien de commun avec la pétulance bruyante et grossière qu'y ap portent les chiens , auxquels pourtant est dévo lue toute la sympathie du vulgaire . Tous ces mérites étaient appréciés comme il convient par Baudelaire , qui a plus d'une fois adressé aux chats de belles pièces de vers, – les Fleurs du 2 CAARLES BAUDELAIRE . 213 - mal en contiennent trois, —où il célèbre leurs qualités physiques et morales , et bien souvent. il les fait errer à travers ses compositions comme accessoire caractéristique. Les chats abondent dans les vers de Baudelaire comme les chiens dans les tableaux de Paul Véronèse et v forment une espèce de signature . Il faut dire aussi qu'il y a chez ces jolies bêtes, si sages le jour, un côté nocturne, mystérieux et cabalistique, qui sédui sait beaucoup le poële . Le chat , avec ses yeux phosphoriques qui lui servent de lanternes et les étincelles jaillissant de son dos , hante sans peur les ténèbres, où il rencontre les fantomes, errants, les sorcières , les alchimistes , les né cromanciens , les résurrectionistes, les amants , les filous , les assassins, les patrouilles grises et toutes ces larves obscures qui ne sortent et ne travaillent que la nuit . Il a l'air de savoir la > 214 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. 9 plus récente chronique du sabbat, et il se frotte volontiers à la jambe boiteuse de Méphistophélès . Ses sérénades sous les balcons des chattes, ses amours sur les toits , accompagnées de cris semblables à ceux d’un enſant qu'on égorge , lui donnent un air passablement satanique qui jus tifie jusqu'à un certain point la répugnance des esprits diurnes et pratiques, pour qui les mys tères de l'Érèbe n'ont aucun attrait . Mais un docteur Faust , dans sa cellule encombrée de bou quins et d'instruments d'alchimie, aimera tou jours avoir un chat pour compagnon . Baudelaire lui-même était un chat voluptueux, câlin , aux façons veloutées , à l'allure mystérieuse , plein de force dans sa fine souplesse , fixant sur les choses et les hommes un regard d'une lueur inquiétante, libre, volontaire, difficile à retenir , mais sans aucune perfidie et fidèlement attaché CHARLES BAUDELAIRE . 215 à ceux vers qui l'avait une fois porté son indépen dante sympathie. Diverses figures de femme paraissent au fond des poésies de Baudelaire, les unes voilées , les autres demi nues, mais sans qu'on puisse leur attribuer un nom . Ce sont plutôt des types que des personnes . Elles représentent l’éternel fémi nin , et l'amour que le poëte exprime pour elles est l'amour et non pas un'amour, car nous avons vu que dans sa théorie il n'admettait pas la passion individuelle, la trouvant trop crue , trop familière et trop violente . Parmi ces femmes, les unes symbolisent la prostitution inconsciente et presque bestiale, avec leurs masques plâtrés de fard et de céruse, leurs yeux charbonnés de k’hol , leurs bouches teintes de rouge et semblables à des blessures saignantes, leurs casques de faux cheveux et leurs bijoux > 216 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. d'un éclat sec et dur ; les autres, d'une corruption > 2 plus froide , plus savante et plus perverse , espèce de marquises de Marteuil du xixe siècle , trans posent le vice du corps à l'âme . Elles sont hautaines, glaciales , amères, ne trouvant le plaisir que dans la méchanceté satisfaite, insa tiables comme la stérilité' , mornes comme l'ennui , n'ayant que des fantaisies hystériques et folles, et privées, ainsi que le Démon, de la puissance d'aimer. Douées d'une beauté effrayante, presque spectrale , que n'anime pas la pourpre rouge de la vie , elles marchent à leur but pâles , insensibles, superbement dé goûtées, sur les cours qu'elles écrasent de leurs talons pointus . C'est au sortir de ces amours , qui ressemblent à des haines , de ces plaisirs plus meurtriers que des combats, que • le poëte retourne vers cette brune idole au CHARLES BAUDELAIRE . 217 parfum exotique, à la parure sauvagement baro que , souple el câline comme la panthère noire de Java , qui le repose et le dédommage de ces méchantes challes parisiennes aux griffes aiguës , jouant à la souris avec un cour de poëte . Mais ce n'est à aucune de ces créatures de plâtre, de marbre ou d'ébène qu'il donne son âme . Au - dessus de ce noir amas de maisons lépreuses, de ce dédale infect où circulent les spectres du plaisir, de cet immonde fourmillement de mi sère , de laideur et de perversités , loin , bien loin dans l’inaltérable azur, flolle l'adorable fantôme de la Béatrix, l'idéal toujours désiré, jamais atteint, la beauté supérieure et divine incarnée sous une forme de femme éthérée , spiritualisée , faile de lumière, de flamme et de parfum , une vapeur, un rêve, un reflet du nionde aromal et séraphique comme les Ligeia , 9 > 13 218 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. les Morella, les Una , les Eleonor d'Edgar Poe et la Seraphita- Seraphitus de Balzac , celle étonnante création . Du fond de ses déchéances, de ses erreurs et de ses désespoirs, c'est vers cette image céleste comme vers une madone de Bon- Secours qu'il lend les bras avec des cris, des pleurs et un profond dégoût de lui même. Aux heures de mélancolie amoureuse , c'est toujours avec elle qu'il voudrait s'enfuir et cacher sa félicité parfaite dans quelque asile mystérieusement féerique , ou idéalement con fortable, cottage de Gainsborough , intérieur de Gérard Dow, ou mieux encore palais à dentelles de marbre de Benarés ou d'Hyderabad . Jamais son rêve n'emmène d'autre compagne . Faut- il yoir dans cette Béatrix , dans cette Laure qu'aucun nom ne désigne , une jeune fille ou une jeune femme réelle, passionnément et religieuse CHARLES BAUDELAIRE . 219 ment aimée par le poëte pendant son passage sur cette terre ? Il serait romanesque de le supposer , et il ne nous a pas été donné d'étre mêlé assez profondément à la vie intime de son cæur pour répondre affirmativement ou négativement à la question . Dans sa conversation toute mé taphysique , Baudelaire parlait beaucoup de ses idées , très- peu de ses sentiments et jamais de ses actions. Quant au chapitre des amours , il avait mis pour sceau sur ses lèvres fines et dédaigneuses un camée à figure d’Harpocrate . Le plus sûr serait de ne voir dans cet amour idéal qu'une postulation de l'âme, l'élan d'un cour inassouvi et l'éternel soupir de l'im parfait aspirant à l'absolu . A la fin des Fleurs du mal se trouve une suite de pièces sur le Vin et les diverses ivresses qu'il produit, selon les cerveaux qu'il attaque . 220 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. Nous n'avons pas besoin de dire qu'il ne s'agit pas ici de chansons bachiques célébrant le jus de la treille , ni rien de semblable . Ce sont des pein tures hideuses et terribles de l'ivrognerie , mais sans moralité à la Hogarth . Le tableau n'a pas besoin de légende , et le Vin de l'ouvrier fait frémir. Les Lilanies de Satan, dieu du mal et prince du monde , sont une de ces froides ironies familières à l'auteur où l'on aurait tort de voir une impiété. L'impiélé n'est pas dans la nature de Baudelaire, qui croit à une mathématique supérieure établie par Dieu de toute éternité et dont la moindre infraction est punie par les plus rudes châtiments , non- seulement dans ce monde, mais encore dans l'autre. S'il a peint le vice et montré Satan avec toutes ses pompes, c'est sans nulle complaisance assurément. Il a même une préoccupation assez singulière du diable comme CHARLES BAUDELAIRE. 221 tentateur et dont il voit parlout la griffe, comme s'il ne suffisait pas àà l'homme , pour le pousser au péché, à l'infamie et au crime , de sa perversité native . La faule chez Baudelaire est toujours suivie de remords, d'angoisses, de dégoût, de désespoirs , et se punit par elle-même, ce qui est le pire supplice . Mais en voilà assez sur ce su jet . Nous faisons de la critique et non de la théologie . Signalons , parmi les pièces qui composent les Fleurs du mal , quelques- unes des plus remar quables , entre autres celle qui a pour titre Don Juan aux enfers. C'est un tableau d'une grandeur tragique et peint d'une couleur sobre et magis trale sur la flamme sombre des voûtes infer nales . La barque funèbre glisse sur l'eau noire , emmenant don Juan et son cortège de victimes 222 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. > ou d'insultés . Le mendiant auquel il a voulu faire renier Dieu , gueux athlétique , fiero sus ses guenilles comme Antisthène, manie les rames à la place du vieux Caron . A la poupe, un homme de pierre , fantôme décoloré, au geste roide et sculptural , tient le gouvernail . Le vieux don Luis montre du doigt ses cheveux blancs rail Jés par son fils hypocritement impie . Sganarelle demande le payement de ses gages à son maitre désormais insolvable . Doña Elvire tâche de ramener l'ancien sourire de l'amant sur les lèvres de l'époux dédaigneux, et les pâles amou reuses mises à mal , abandonnées, trahies, fou lées aux pieds comme des fleurs de la veille , lui découvrent la blessure toujours saignante de leur cour. Sous ce concert de pleurs , de gémis missements et de malédictions, don Juan reste impassible ; il a fait ce qu'il a voulu ; que le CHARLES BAUDELAIRE . 223 Ciel , l'enfer et le monde le jugent comme ils l'entendront , sa fierté ne connait pas le remords; la foudre a pu le tuer, mais non le faire re pentir. Par sa mélancolie sereine , sa tranquillité lu mineuse et son kief oriental , la pièce intitulée la Vie antérieure contraste heureusement avec les sombres peintures du monstrueux Paris moderne et montre que l'artiste a , sur sa palette , à côté des noirs, des bitumes , des momies, des terres d'ombre et de Sienne , toute une gamme de nuances fraiches, légères , transparentes, déli catement rosées , idéalement bleues comme les lointains de Breughel de Paradis, propres à ren dre les paysages élyséens et les mirages du rêve. Il convient de citer comme note particulière du poëte le sentiment de l'artificiel. Par ce mot, il faut entendre une création due tout entière à 224 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. l'Art et d'où la Nature est complètement absente. Dans un article fait du vivant même de Bau delaire, nous avions signalé cette tendance bi zarre dont la pièce qui a pour titre Rére parisien est un exemple frappant . Voici les lignes quies sayaient de rendre ce cauchemar splendide et sombre, digne des gravures à la manière noire de Martynn : « Figurez- vous un paysage extra naturel , ou plutôt une perspective faite avec du métal , du marbre et de l'eau et d'où le végétal est banni comme irrégulier . Tout est rigide , poli , miroitant sous un ciel sans soleil , sans lune et sans étoiles . Au milieu d'un silence d'éternité montent , éclairés d'un feu personnel , des palais , des colonnades, des tours , des escaliers, des châteaux d'eau d'où tombent, comme des rideaux de cristal, des cascades pesantes. Des eaux bleues s'encadrent comme l'acier des miroirs antiques 2 CHARLES BAUDELAIRE. 225 dans des quais et des bassins d'or bruni , ou cou . lent silencieusement sous des ponts de pierres précieuses . Le rayon cristallisé enchâsse le li . quide , et les dalles de porphyre des ter rasses reflètent les objets comme des glaces . La reine de Saba, en y marchant , relèverait sa robe, craignant de se mouiller les pieds , tellement les surfaces sont luisantes . Le style de cette pièce brille comme un marbre noir poli . , N'est- ce pas une étrange fantaisie que cette composition faite d'éléments rigides où rien ne vit , ne palpite , ne respire , où pas un brin d'herbe , pas une feuille, pas une fleur, ne viennent déranger l'im placable symétrie des formes factices inventées par l'art ? Ne se croirait-on pas dans la Pal myre intacte ou la Palenqué restée debout d'une planèle morte et abandonnée de son atmo sphère ? 13. 226 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. Ce sont là , sans doute , des imaginations baroques, antinaturelles , voisines de l'hallu cination et qui expriment le secret désir d'une nouveauté impossible ; mais nous les préférons, pour notre part , à la fade simplicité de ces pré. tendues poésies qui , sur le canevas usé du lieu commun, brodent, avec de vieilles laines passées de couleur, des dessins d'une trivialité bourgeoise ou d'une sentimentalité bête : des couronnes de > grosses roses, des feuillages vert de chou et des colombes se becquetant . Parfois, nous ne crai gnons pas d'acheter le rare au prix du choquant, du fantasque et de l'outré . La barbarie nous va mieux que la platitude . Baudelaire a pour nous cet avantage ; il peut être mauvais , mais il n'est jamais commun. Ses fautes sont originales comme ses qualités , et , là même où il déplait, il l'a voulu ainsi , d'après une esthétique parti CHARLES BAUDELAIRE . 227 culière et un raisonnement longtemps débattu . Terminons cette analyse déjà un peu longue , et que pourtant nous abrégeons beaucoup, par quelques mots sur cette pièce des Petites Vieilles qui a étonné Victor Hugo . Le poëte , se promenant dans les rues de Paris , voit passer de petites vieilles à l'allure humble et triste, et il les suit comme on ferait de jolies femmes, reconnais sant, d'après ce vieux cachemire usé , élimé, re prisé mille fois, d'un ton éteint, qui moule pau vrement de maigres épaules , d'après ce bout de dentelle éraillée et jaunie , cette bague , s011 venir péniblement disputé au mont-de-piété et prête à quitter le doigt effilé d'une main pâle , un passé de bonheur et d'élégance , une vie d'amour et de dévouement peut- être, un reste de beauté sensible encore sous le délabre ment de la misère et les dévastations de l'âge . 228 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. Il ranime tous ces spectres tremblolants, il les redresse , il remet la chair de la jeunesse sur ces minces squelettes, et il ressuscite dans ces pauvres coeurs flétris les illusions d'autrefois. Rien de plus ridicule et de plus touchant que ces Vénus du Père Lachaise et ces Ninons des Petits Ménages qui défilent lamentablement sous l'é vocation du maitre, comme une procession de spectres surpris par la lumière . La question de métrique, dédaignée par tous ceux qui n'ont pas le sentiment de la forme, et ils sont nombreux aujourd'hui , a été à bon droit jugée comme très- importante par Baude laire . Rien de plus commun, maintenant, que de prendre le poétique pour lu poésie. Ce sont des choses qui n'ont aucun rapport . Fénelon , Jean Jacques -Rousseau, Bernardin de Saint - Pierre , Chateaubriand, George Sand , sont poétiques , 2 CHARLES BAUDELAIRE . 229 mais ne sont pas poëtes,2 c'est- à- dire qu'ils sont incapables d'écrire en vers , même en vers médiocres , faculté spéciale que possèdent des gens d’un mérite bien inférieur à celui de ces maitres illustres . Vouloir séparer le vers de la poésie , c'est une folie moderne qui ne tend à rien demoinsque l'anéantissement de l'art lui -même . Nous rencontrons, dans un excellent article de Sainte - Beuve sur Taine , à propos de Pope et de Boileau , assez légèrement traités par l'auteur de l'Histoire de la littérature anglaise, ce para graphe si ferme et si judicieux , où les choses sont remises sous leur vrai jour par le grand cri . tique , qui fut à ses commencements un grand poëte, et l'est toujours . « Mais , à propos de Boileau , puis -je donc accepter ce jugement étrange d'un homme d'esprit , cette opinion méprisante que M. Taine en la citant prend à 230 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. son compte et ne craint pas d'endosser en pas sant : « Il y a deux sortes de vers dans Boileau : » les plus nombreux, qui semblent d'un bon » élève de troisième ; les moins nombreux , qui , semblent d'un bon élève de rhétorique ? » L'homme d'esprit qui parle ainsi (M. Guillaume Guizot) ne sent pas Boileau poëte , et, j'irai plus loin , il ne doit sentir aucun poëte en tant que poëte . Je conçois qu'on ne mette pas toute la poésie dans le métier ;; mais je ne conçois pas du tout que , quand il s'agit d'un art, on ne tienne nul compte de l'art lui -même, et qu'on déprécie à ce point les parfaits ouvriers qui y excellent . Supprimez d'un seul coup toute la poésie en vers, ce sera plus expéditif ; sinon , parlez avec estime de ceux qui en ont possédé les secrets . Boileau était du petit nombre de ceux-là ; Pope également. » CHARLES BAUDELAIRE . 231 On ne saurait mieux dire ni plus juste . Quand il s'agit d'un poëte , la facture de ses vers est chose considérable et vaut qu'on l'étudie , car elle constitue une grande partie de sa valeur intrinsèque . C'est avec ce coin qu'il frappe son or, son argent ou son cuivre . Le vers de Baude laire , qui accepte les principales améliorations ou réformes romantiques, telles que la rime ri che , la mobilité facultative de la césure, le rejet , l’enjambement, l'emploi du mot propre ou techni que, le rhythme ferme et plein , la coulée d'un seul jet du grand alexandrin , tout le savant mécanisme de prosodie et de coupe dans la stance et la strophe , a cependant son architectonique particulière, ses formules individuelles , sa structure reconnaissable, ses secrets de métier, son tour de main si l'on peut s'exprimer ainsi , et sa marque C. B. qu'on retrouve toujours 232 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. appliquée sur une rime ou sur un hémistiche . . Baudelaire emploie fréquemment le vers de douze pieds et de huit pieds . Ce sont les moules où sa pensée se coule de préférence. Les pièces en rimes plates sont chez lui moins nombreuses que celles qui sont divisées en quatrains ou en stances . Il aime l'harmonieux entre-croisementde rimes qui éloigne l'écho de la note touchée d'a bord , et présente à l’oreille un son naturellement imprévu, qui se complétera plus tard comme ce lui du premier vers, causant cette satisfaction que procure en musique l'accord parfait. Il a soin ordinairement que la rime finale soit pleine, sonore et soutenue de la consonne d'appui , pour lui donner cette vibration qui prolonge la der nière note frappée . Parmi ses pièces , il s'en rencontre beaucoup qui ont la disposition apparente et comme le dessin CHARLES BAUDELAIRE . 233 extérieur du sonnet, bien qu'il n'ait écrit « son net » en tête d'aucune d'elles . Celą vient sans doute d’un scrupule littéraire et d'un cas de con science prosodique, dont il nous semble voir l'origine dans la notice où il raconte la visite qu'il nous fit. et reproduit notre conversation. On n'a pas oublié qu'il venait nous apporter un volume de vers fait par deux amis absents , qu'il était chargé de représenter, et nous trouvons ces lignes dans son récit : « Après avoir rapidement feuilleté le volume, il me fit remarquer que les poëtes en question se permettaient trop souvent des sonnets libertins , c'est- à- dire non orthodoxes et s'affranchissant volontiers de la règle de la quadruple rime . » A cette époque, la plus grande partie des Fleurs du mal était déjà composée, et il s'y rencontrait un assez grand nombre de son nets libertins , qui non- seulement n'avaient pas 23 ' PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. la quadruple rime , mais encore où les rimes étaient enlacées d'une façon toutà fait irrégulière ; car, dans le sonnet orthodoxe, comme l'ont fait Pétrarque , Félicaja , Ronsard, du Bellay, Sainte Beuve, l'intérieur du quatrain doit contenir deux rimes plates, féminines ou masculines au choix du poëte, ce qui distingue le quatrain du son net du quatrain ordinaire, et commande , selon que la rime extérieure donne l'e muet ou le son plein , la marche et la disposition des rimes dans les deux tercets terminant ce petit poëme , moins difficile à réussir que ne le pense Boileau , pré cisément parce qu'il a une forme géométrique ment arrêtée : de même que, dans les plafonds, les compartiments polygones ou bizarrement con tournés servent plus les peintres qu'ils ne les gènent en déterminant l'espace où il faut encadrer et faire tenir leurs figures. Il n'est pas rare d'ar

CHARLES BAUDELAIRE . 235 river, par le raccourci et l'ingénieux agence ment des lignes , à loger un géant dans un de ces caissons étroits, et l'ouvre y gagne pår sa concentration même. Ainsi une grande pensée peut se mouvoir à l'aise dans ces quatorze vers méhodiquement distribués . La jeune école se permet un grand nombre de sonnets libertins, el , nous l'avouons , cela nous est particulièrement désagréable . Pourquoi , si l'on veut être libre et arranger les rimes à sa guise , aller choisir une forme rigoureuse qui n'admet aucun écart, aucun caprice ? L'irré gulier dans le régulier, le manque de corres pondance dans la symétrie , quoi de plus illogi que et de plus contrariant ? Chaque infraction à la règle nous inquiète comme une note dou teuse ou fausse . Le sonnet est une sorte de fugue poétique dont le thème doit passer et repasser 236 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. jusqu'à sa résolution par les formes voulues . Il faut donc se soumettre absolument à ses lois , ou bien, si l'on trouve ces lois surannées , pédantes ques et gênantes, ne pas écrire de sonnets du tout. Les Italiens et les poëtes de la pléiade sont en ce genre les maîtres à consulter : il ne serait pas non plus inutile de lire le livre où Guil laume Colletet traite du sonnet ex- professo. On peut dire qu'il a épuisé la matière . Mais en voilà bien assez sur les sonnets libertins , que Maynard le premier mit en honneur. Quant aux sonnets doubles , rapportés , septenaires, à queue , estram bots, rétrogrades, par.répétition retournés, acros tiches , mésostiches, en losange, en croix de Saint André et autres , ce sont des exercices de pédants donton peut voir les patrons dans Rabanus Maurus, dans l’Apollon espagnol et italien et dans le traité exprès qu'en a fait Antonio Tempo ,mais qu'il faut CHARLES BAUDELAIRE . 237 dédaigner comme des difficultés laborieusement puériles et les casse- tête chinois de la poésie . Baudelaire cherche souvent l'effet musical par un ou plusieurs vers particulièrement mélodieux qui font ritournelle el reparaissent tour à tour, comme dans cette strophe italienne appelée sex tine dont M. le comte de Gramont offre en ses poésies plusieurs exemples heureux . Il applique celte forme, qui a le bercement vague d'une incantation magique entendue à demi dans un rêve , aux sujets de mélancolique souvenir et d'amour malheureux . Les stances aux bruisse ments monotones emportent et rapportent la pensée en la balançant comme les vagues roulent dans leurs volutes régulières une fleur noyée tombée de la rive . Comme Longfellow et Edgar Poe, il emploie parfois l'allitération , c'est-à- dire le retour déterminé d'une certaine consonne pour 238 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. produire à l'intérieurdu vers un effetd'harmonie . Sainte- Beuve , à qui aucune de ces délicatesses n'est inconnue, et qui les pratique avec son art exquis , avait dit autrefois dans un sonnet d'une douceur fondue et tout italienne : Sorrente m'a rendu mon doux rêve infini. Toute oreille sensible comprend le charme de cette liquide ramenée quatre fois et qui semble vous entrainer sur son flot dans l'infini du rêve comme une plume de mouette sur la houle bleue de la mer napolitaine. On trouve de fréquentes allitérations dans la prose de Beaumarchais, et les Scaldes en faisaient grand usage. Ces minuties paraîtront sans doute bien frivoles aux hommes utilitaires, progressifs et pratiques ou simplement spirituels qui pensent, comme Stendhal, que le vers est une forme enfantine , bonne pour les CHARLES BAUDELAIRE . 239 âges primitifs, et demandent que la poésie soit écrite en prose , comme il sied à une époque raisonnable . Mais ce sont ces détails qui rendent les vers bons ou mauvais et font qu'on est ou qu'on n'est pas poëte . Les mots polysyllabiques et amples plaisent à Baudelaire , et , avec trois ou quatre de ces mots , il fait souvent des vers qui semblent immenses et dont le son vibrant prolonge la mesure . Pour Je poëte , les mots ont , en eux-mêmes et en dehors du sens qu'ils expriment , une beauté et une valeur propres comme des pierres précieuses qui ne sont pas encore taillées et montées en bracelets , en colliers ou en bagues : ils charment le connaisseur qui les regarde et les trie du doigt dans la petite coupe où ils sont mis en réserve , comme ferait un orſévre méditant un bijou . Il y a des mots diamant , saphir, rubis , 240 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. émeraude, d'autres qui luisent comme du phos phore quand on les frotte, et ce n'est pas un mince travail de les choisir . · Ces grands alexandrins dont nous parlions tout à l'heure, qui viennent , en temps d'accalmie, mourir sur la plage avec la tranquille et pro fonde ondulation de la houle arrivant du large, se brisent parfois en folle écume et lancent haut leurs fumées blanches contre quelque récif sourcilleux et farouche pour retomber ensuite en pluie amère . Les vers de huit pieds sont brusques, violents , coupants comme les lanières du chat à neuf queues et cinglent rudement les épaules de la mauvaise conscience et de l'hy pocrite transaction . Ils se prêtent aussi à rendre de funèbres caprices ; l'auteur encadre dans ce mètre, comme dans une bordure de bois noir, des vues nocturnes de cimetière où brillent dans CHARLES BAUDELAIRE . 241 l'ombre les prunelles nyctalopes des biboux, et , derrière le rideau vert -bronze des ifs , se glissent , à pas de spectre , les filous du néant, les dé vastaleurs des tombes et les voleurs de cadavres . En vers de huit pieds encore , il peint des ciels sinistres où roule au- dessus des gibets une lune renduemalade par les incantations des Canidies ; il décrit le froid ennui de la morte qui a échangé contre le cercueil son lit de luxure, et qui rêve dans sa solitude, abandonnée même des vers , en tressaillant à la goutte de pluie glacée , filtrant à travers les planches de sa bière , ou nous montre, avec son désordre significatif de bouquets fanés , de vieilles lettres, de rubans et de miniatures mêlés à des pistolets , des poignards et des fioles de laudanum , la chambre du lâche amoureux que visite dédaigneusement, pendant ses promena des , le spectre ironique du suicide , car la mort 14 242 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. inême ne saurait le guérir de son infâme passion . De la facture du vers , passons à la trame du style. Baudelaire y mêle des fils de soie et d'or à des fils de chanvre rudes et forts, comme en ces étoffes d'Orient à la fois splendides et grossières où les plus délicats ornements courent avec de charmants caprices sur unpoil de chameau bourru ou sur une toile âpre au toucher comme la voile d'une barque. Les recherches les plus co quettes, les plus précieuses même s'y heurtent à des brutalités sauvages ; et , du boudoir aux parſums enivrants , aux conversations voluptueu sement langoureuses , on tombe au cabaret ignoble où les ivrognes , mêlant le vin et le sang , se disputent à coups de couteau pour quelque Hélène de carrefour. VII Les Fleurs du mal sont le plus beau fleuron de lacouronne poétique de Baudelaire . Là, il a donné sa note originale et montré qu'on pouvait , après ce nombre incalculable de volumes de vers , où toutes les variétés de sujets semblaient épui sées, mettre en lumière quelque chose de neuf et d'inattendu , sans avoir pour cela besoin de décrocher le soleil et les étoiles et de faire dé filer l'histoire universelle comme dans une fres que allemande . Mais ce qui a fait surtout son nom célèbre , c'est sa traduction d'Edgar Poe ; car, en France , on ne lit guère des poëtes que leur prose, et ce sont les feuilletons qui font 24+ 4 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. connaitre les poëmes . Baudelaire a natura lisé chez nous ce singulier génie d'une indivi dualité si rare , si tranchée , si exceptionnelle qui d'abord a plus scandalisé que charmé l'Amérique , non que son æuvre choque en rien la morale : il est , au contraire , d'une chas teté virginale et séraphique , mais parce qu'il dérangeait toutes les idées reçues, toutes les banalités pratiques et qu'il n'y avait pas de criterium pour le juger. Edgar Poe ne parta geait aucune des idées américaines sur le pro grès, la perfectibilité, les institutions démo cratiques et autres thèmes de déclamation chers aux philistins des deux mondes . Il n'adorait pas exclusivement le dieu dollar ; il aimait la poésie pour elle - même et préférait le beau à l'utile : hérésie énorme ! De plus , il avait le malheur de bien écrire, ce qui a le don d'horripiler les CHARLES BAUDELAIRE . 245 sols de tous les pays. Un grave directeur de revue ou de journal , ami de Poe d'ailleurs et bien intentionné, avoue qu'il était difficile de l'em ployer et qu'on était obligé de le payer moins que d'autres, parce qu'il écrivait dans un style trop au- dessus du vulgaire ; admirable raison ! Le biographe de l'auteur du Corbeau et d'Eu reka dit qu'Edgar Poe , s'il avait voulu régula riser son génie et appliquer ses facultés créatrices d'une manière plus approriée au sol américain , aurait pu devenir un auteur à argent (a money making author ) ; mais il était indisciplinable , n'en voulait faire qu'à sa tête et ne produisait qu'à ses heures , sur des sujets qui lui conve naient. Son humeur vagabonde le faisait rouler comme une comète désorbitée de Baltimore à New - York et de New-York à Philadelphie, de Philadelphie à Boston ou à Richmond, sans 14 . 246 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. qu'il pût se fixer nulle part . Dans ses moments d'ennui , de détresse ou de défaillance, lorsqu'à la surexcitation causée par quelque travail fiévreux succédait cet abattement bien connu des littérateurs , il buvait de l'eau- de-vie , défaut qui lui a été amèrement reproché par les Améri cains, modèles de tempérance comme chacun sait . Il ne s'abusait pas sur les effets désastreux de ce vice , celui qui a écrit , dans le Chat noir, cette phrase fatidique : « Quelle maladie est com parable à l'alcool ! » Il buvait sans ivrognerie aucune, pour oublier , pour se retrouver peut être dans un milieu d'hallucination favorable à son ouvre , ou même pour en finir avec une vie intolérable en évitant le scandale d'un suicide formel. Bref, un jour, attaqué dans la rue d'un accès de delirium tremens, il fut porté à l'hôpital et y mourut tout jeune encore et lorsque CHARLES BAUDELAIRE. 247 rien dans ses facultés n'annonçait un affaiblis sement, car sa déplorable habitude n'avait in flué en rien sur son talent ni sur ses manières , qui restèrent toujours celles d'un gentleman ac compli, ni sur sa beauté jusqu'au bout remar quable . Nous indiquons en quelques traits rapides la physionomie d'Edgar Poe , quoique nous n'ayons pas à écrire sa vie ; mais l'auteur américain a tenu dans l'existence intellectuelle de Baudelaire une place assez grande pour qu'il soit indispensable d'en parler ici d'une façon un peu développée, sinon sous le rapport biographique , au moins au point de vue des doctrines . Edgar Poe a certainement influé sur Baudelaire , son traducteur , surtout dans la dernière partie de la vie , hélas ! si courte du poëte. 248 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. Les Histoires extraordinaires , les Aventures d'Arthur Gordon Pym ,9 les Histoires sérieuses et grotesques . Eureka, ont été traduites par Bau delaire avec une identification si exacte de style et de pensée , une liberté si fidèle et si souple , que les traductions produisent l'effet d'ouvrages originaux et en ont toute la perfection ge niale . Les Histoires extraordinaires sont précé dées de morceaux de haute critique dans les quels le traducteur analyse en poële le talent si excentrique et si nouveau d'Edgar Poe , que la France , avec sa parfaite insouciance des originalités étrangères, ignorail profondément avant que Baudelaire l'eût révélé . Il apporte à ce travail , nécessaire pour expliquer une na ture si en dehors des idées vulgaires , une sa gacité métaphysique peu commune et une 2 rare finesse d'aperçus. Ces pages peuvent comp CHARLES BAUDELAIRE. 249 ter entre les plus remarquables qu'il ait écrites. La curiosité fut surexcitée au plus haut point par ces mystérieuses histoires si mathématique ment fantastiques , qui se déduisent avec des formules d'algèbre , el dont les expositions ressemblent à des enquêtes judiciaires menées par le magistrat le plus perspicace et le plus subtil . L'Assassinat de la rue Morgue, la Lettre volée, le Scarabée d'or, ces énigmes plus difficiles à deviner que celles du sphinx et dont le mot arrive à la fin d'une façon si plausible , intéres sèrent jusqu'au délire le public blasé sur les romans d'aventures et de meurs . On se passionna pour cel Auguste Dupin d'une lu cidité divinatoire si étrange , qui semble tenir entre ses mains le fil rattachant les unes aux autres les pensées les plus opposées, et qui j « arrive à son but par des inductions d'une 250 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. justesse si merveilleuse . On admira ce Légrand , plus habile encore à déchiffrer les cryptogrammes que Claude Jacquet, l'em ployé du ministère, qui lit à Desmarets, dans l'histoire des Treize, avec la vieille grille de l'ambassade de Portugal , la lettre chiffrée de Ferragus , et le résultat de cette lecture est la découverte des trésors du capitaine Kid ! Chacun s'avoua qu'il aurait eu beau voir renaitre à la lueur de la flamme, en traits rouges, sur le parchemin jauni , la tête de mort et le che vreau , et les lignes de points , de croix , de virgules et de chiffres, qu'il n'eût pas deviné où le corsaire avait enfoui ce grand coffre plein de diamants , de joyaux , de montres , de chaînes d'or, d'onces , de quadruples, de doublons , de rixdales, de piastres et de monnaies de tous les pays qui récompensent la sagacité de Legrand. CHARLES BAUDELAIRE . 251 Le Puits et le Pendule causèrent une suffocation de terreur égale aux plus noires inventions d'Anne Radcliffe, de Lewis et du révérend père Mathurin, et l'on prit le vertige à regarder au fond de ce gouffre tournoyant du Maelstrom , colossal entonnoir aux parois duquel les vais seaux courent en spirale comme les brins de paille dans un tourbillon . La Vérité sur le cas de M. Waldemar ébranla les nerfs les plus robustes, et la Chute de la maison Usher in spira de profondes mélancolies . Les âmes tendres furent particulièrement touchées par ces figures de femmes, si vaporeuses, si trans parentes , si romanesquement påles et d'une beauté presque spectrale , que le poëte nomme Morella , Ligeia , lady Rowena , Trevanion , de Tremaine, Eleonor, mais qui ne sont que l'incarnation sous toutes les formes d'un uni ୧ 232 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. que amour survivant à la mort de l'objet adoré, el se continuant à travers des avatars toujours découverts. Désormais, en France, le nom de Baudelaire est inséparable du nom d'Edgar Poe, et le sou venir de l'un éveille immédiatement la pensée de l'autre. Il semble même parfois que les idées de l'Américain app.irtiennent en propre au Français. Baudelaire , comme la plupart des poëtes de ce temps-ci , où les arts, moins séparés qu'ils n'étaient autrefois voisinent les uns chez les autres et se livrent à de fréquentes transpositions , avait le goût, le sentiment et la connaissance de la pein ture .Il a écrit des articles de Salon remarquables , et , entre autres, des brochures sur Delacroix , qui analysent avec une pénétration et une subtilité extrêmes, la nature d'artiste du grand peintre a CHARLES BAUDELAIRE . 253 romantique. Il en a la préoccupation , et nous trouvons, dans des réflexions sur Edgar Poe, cette phrase significative: « Commenotre Eugène Delacroix , qui a élevé son art à la hauteur de la grande poésie , Edgar Poe aime à igiter ses figures sur des fonds violâtres et verdâtres, où se révèlent la phosphorescence de la pourri ture et la senteur de l'orage . » Quel juste senti ment en cette simple phrase incidente de la couleur passionnée et fiévreuse du peintre ! De lacroix , en effet, devait charmer Baudelaire par la maladie même de son talent si troublé, si inquiet, si nerveux , si chercheur, si exaspéré, si paroxyste, qu'on nous passe ce mot, qui seul rend bien notre pensée , et si lourmenté des mal aises, des mélancolies , des ardeurs fébriles, des efforts convulsifs et des rêves vagues de l'époque moderne. 15 254 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. Un instant , l'école réaliste crut pouvoir accaparer Baudelaire. Certains tableaux des Fleurs du mal, d'une vérité outrageusement crue et dans lesquels le poëte n'avait reculé devant aucune laideur, pouvaient faire croire à des esprits superficiels qu'il penchait vers cette doctrine . On ne faisait pas attention que ces tableaux , soi- disant réels , étaient toujours re levés par le caractère, l'effet ou la couleur, et , d'ailleurs , servaient de contraste à des pein tures idéales et suaves . Baudelaire se laissa un peu aller à ces avances , visita les ateliers réalistes, et dut faire sur Courbel, le maître peintre d’Ornans , un article qui ne parut jamais . Cependant , à l'un de ces derniers Salons, Fan tin , dans ce cadre bizarre où il réunit autour du médaillon d'Eugène Delacroix , comme les comparses d'une apothéose , le cénacle des, pein CHARLES BAUDELAIRE. 255 tres et des écrivains dits réalistes, a placé Charles Baudelaire en un coin , avec son regard sérieux et son sourire ironique . Certes , Baudelaire , comme admirateur de Delacroix, avait bien le droit d'être là . Mais faisait- il intellectuellement et sympathiquement partie de cette bande, dont les tendances ne devaient pas s'accorder avec ses goûts aristocratiques et son aspiration vers le beau ? Chez lui , nous l'avons déjà spécifié, l'emploi du laid trivial et naturel n'était qu'une sorte de manifestation et de protestation d'hor reur, et nous doutons que la Vénus capitonnée de Courbet, effroyable Maritorne callipyge, ait eu jamais beaucoup de charmes pour lui , l'a mateur des élégances exquises, des maniérismes raffinés et des coquetteries savantes . Non qu'il ne fût pas capable d'admirer la beauté grandiose ; celui qui a écrit la Géante devait aimer l'Aurore 236 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. et la Nuit, ces magnifiques colosses féminins que Michel -Ange couche sur la volute du tom beau des Médicis avec des contournements si superbes . Il avait, en outre 9, une philosophie et une métaphysique qui ne pouvaient manquer de l'éloigner de cette école, à laquelle il ne faut sous aucun prétexte le rattacher. Loin de se plaire au réel , il cherchait curieu sement l'étrange, et, s'il rencontrait quelque type singulier, original , il le suivait, l’étudiait, tâchait de trouver le bout de fil de la bobine et de le dérouler jusqu'au bout. Ainsi il s'était épris de Guys , un personnage mystérieux , qui avait pour état d'aller dans tous les coins de l'univers où il se passait quelque événement des siner des croquis pour les journaux illustrés an glais . Ce Guys, que nous avons connu, étail à lit lois CHARLES BAUDELAIRE . 257 . un grand voyageur, un observateur profond et rapide , et un parfait humoriste ; d'un coup d'ail, il saisissait les côtés caractéristiques des hommes et des choses ; en quelques coups de crayon , il en découpait les silhouettes sur son album , arrêtait à la plume ce trait eursif comme la sténographie , et la lavait hardiment d'une teinte plate pour en indiquer la cou Jeur. Guys n'était pas ce que régulièrement on ap pelle un artiste , mais il avait le don particulier de prendre en quelques minutes le signalement des choses . D'un coup d'æil , avec une clair voyance sans égale , il démêlait dans tout le trait caractéristique -celui- là seul et le mettait en saillie , négligeant instinctivement ou à des sein les parties complémentaires. Nul mieux que lui n'accusait une attitude 2, un galbe, une cas 258 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES . sure , pour nous servir d'un mot vulgaire , qui rend exactement notre pensée, qu'il s'agit d'un dandy ou d'un voyou, d'une grande dame ou d'une fille du peuple . Il possédait à un degré rare le sens des corruptions modernes, dans le haut comme dans le bas de la société , et il cueil lait, lui aussi , sous forme de croquis son bou quet de fleurs du mal . Personne ne rendait comme Gays la maigreur élégante et l'éclat d'a cajou d'un cheval de course , et il savait aussi bien faire déborder la jupe d'une pelite dame sur le bord d'un panier traîné par des poneys, qu'établir un cocher de bonne maison poudré et garni de fourrure, sur l'énorme siége d'un grand coupé à huit ressorts et à panneaux armoriés, partant pour le drawing -room de la Reine avec ses trois laquais suspendus aux embrasses de pas sementerie . - Il semble dans ce dessin spi CHARLES BAUDELAIRE . 259 rituel 2, fashionable et cursif, consacré aux scènes de high life, avoir été le précurseur des intelli gents artistes de la Vie parisienne, Marcelin , Hadol , Morin , Crafty, d'une modernité si au courant et si pénétrante . Mais , si Guys expri mait, à se faire approuver par un Brummel , le haut dandysme et les grandes allures aristocra tiques de la duckery, il excellait non moins à rendre dans leurs folles toilettes et leur désin volture provoquante les nymphes vénales de Piccadilly- saloon , et d’Argail-room, et ne crai gnait même pas de s'engager dans les lanes dé serts et d'y croquer, au clair de lune ou à la lueur tourmentée d'un bec de gaz, la silhouette d'un de ces spectres du plaisir qui errent sur les trottoirs de Londres, et , s'il se trouvait à Paris , il poursuivait, jusque dans les tapis francs décrits par Eugène Sue les modes outrées 260 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. 3 du mauvais lieu et ce qu'on pourrait appeler la coquetlerie du ruisseau . Vous pensez bien que Guys ne cherchait là que le caractère. C'était sa passion , et il dégageait avec une certitude éton nante le coté pittoresque et singulier des types, des allures et des costumes de notre époque. — Un talent de cette nature ne pouvait manquer de charmer Baudelaire, qui faisait, en effet, grand cas de Guys . Nous possédions une soixan taine dedessins , d'esquisses, d'aquarelles de cet humoriste au crayon, et nous en donnâmes quel ques - uns au poëte . Ce cadeau lui fit un vif plaisir et il l'emporta tout joyeusement . Certainement , il savait tout ce qui manquait à ces rapides pochades, auxquelles Guys lui même n'altachait plus aucune importance lors qu'elles avaient été reportées sur bois par les habiles dessinateurs de l'Illustrated London CHARLES BAUDELAIRE . 261 news ;; mais il était frappé de cet esprit , de cette clairvoyance et de cette puissance observatrices, qualités toutes littéraires traduites par un moyen graphique. Il aimait dans ces des sins l'absence complète d'antiquité , c'est- à - dire de tradition classique , el le sentiment profond de ce que nous appellerons décadence, faute d'un mot s'adaptant mieux à notre idée ; mais on sait ce que Baudelaire entendait par décadence . Ne dit- il pas quelque part à propos de ces dis tinctions littéraires : « Il me semble que deux femmes me sont présentées : l'une matrone rus tique , répugnante de santé et de vertu , sans al lure et sans regard ; bref, ne devant rien qu'à la simple nature ; l'autre une de ces beautés qui dominent et oppriment le souvenir , unissant à son charme profond et original l’éloquence de la toilette, maitresse de sa démarche , consciente et 15 . 262 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. reine d'elle-même, une voix parlant comme un instrument bien accordé , et des regards chargés de pensée et n'en laissant couler que ce qu'ils veulent. Mon choix ne saurait être douteux , et cependant il y a des sphinx pédagogiques qui me reprocheraient de manquer à l'honneur classique . Cette compréhension si originale de la beauté moderne retourne la question , car elle regarde comme primitive , grossière et barbare la beauté antique , opinion paradoxale sans doute , mais qui peut très- bien se soutenir. Balzac préférait de beaucoup, à la Vénus de Milo , une Parisienne élégante , fine , coquette , moulée dans son long cachemire par un mouvement de coudes , allant d'un pied furtif à quelque rendez-vous , sa voilette de Chantilly rabattue sur le nez , penchant la tête de manière à montrer, entre 9 CHARLES BAUDELAIRE . 263 le bavolet du chapeau et le dernier pli du chåle , une de ces nuques au ton d'ivoire où se tordent gracieusement dans la lumière deux ou trois frisons de cheveux follets. Cela a bien son charme, quoique, pour notre goût, nous aimions davantage la Vénus de Milo ; mais cela tient à ce que , par suite d'une première éduca tion et d'un sens particulier, nous sommes plus plastique que littéraire . On se rend compte qu'avec ces idées Baude laire ait incliné quelque temps vers l'école réa liste dont Courbet est le dieu et Manet le grand prêtre . Mais , si certains côtés de sa nature pou vaient être satisfaits par la représentation di recte et non traditionnelle de la laideur ou tout au moins de la trivialité contemporaine, ses as pirations d'art, d'élégance, de luxe et de beauté l'entraînaient vers une sphère supérieure , et 264 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES . Delacroix avec sa passion fébrile >, sa couleur orageuse , sa mélancolie poétique , sa palette de soleil couchant, et sa savante pratique d'artiste de la décadence fut et demeura son maitre d'é 9 lection . VIII Nous voici arrivé à un ouvrage singulier de Baudelaire, moitié traduit, moitié original , inti lulé les Paradis artificiels, opium et haschich , et sur lequel il convient de s'arrêter, car il n'a pas peu contribué, parmi le public, toujours heu reux d'accepter comme vrais les bruits défavo rables aux littérateurs, à répandre l'opinion que l'auteur des Fleurs du mal avait l'habitude de chercher l'inspiration dans les excitants. Sa mort, arrivée à la suite d'une paralysie qui le ré duisait à l'impuissance de pouvoir communiquer la pensée toujours active et vivante au fond de son cerveau , ne fit que confirmer cette croyance . 266 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES . Cette paralysie, disait- on , venait sans doute des excès de haschich ou d'opium auquel le poëte s'était livré d'abord par singularité , ensuite par l'entraînement fatal qu'exercent les drogues fu nestes . Sa maladie n'eut d'autre cause que les fatigues, les ennuis, les chagrins et les embarras de toute sorte , inhérents à la vie littéraire pour tous ceux dont le talent ne se prête pas à un travail régulier et de facile débit, comme celui du journal , par exemple, et dont les oeuvres épouvantent par leur originalité les timides directeurs de revues . Baudelaire était sobre > comme tous les travailleurs, et, tout en admet tant que le goût de se créer un paradis artificiel au moyen d'un excitant quelconque, opium, haschich , vin , alcool ou tabac, semble tenir à la nature même de l'homme, puisqu'on le re trouve à toutes les époques , dans tous les pays, CHARLES BAUDELAIRE . 267 dans les barbaries comme dans les civilisations et jusque dans l'état sauvage , il y voyait une preuve de la perversité originelle, une tentative impie d'échapper à la douleur nécessaire, une pure suggestion satanique pour usurper, dès à présent, le bonheur réservé plus tard comme ré compense à la résignation , à la volonté ,à la vertu , å l'effort persistant vers le bien et le beau . Il pensait que le diable disait aux mangeurs de haschich et aux buveursd'opium ,comme autrefois à nos premiers parents : « Si vous goûtez de ce fruit, vous serez comme des dieux , » et qu'il ne leur tenait pas plus parole qu'il ne la tint à Adam et Ève ; car, le lendemain , le dieu , affaibli, énervé, est descendu au-dessous de la bête et reste isolé , dans un vide immense, n'ayant d'autre ressource pour échapper à lui-même que de recourir à son poison , dont il doit graduellement augmenter 268 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. la dose . Qu'il ait essayé une ou deux fois du haschich comme expérience physiologique , cela est possible et même probable , mais il n'en a pas fait un usage continu . Ce bonheur acheté à la pharmacie , et qu'on emporte dans la poche de son gilet , lui répugnait d'ailleurs , et il compa rait l'extase qu'il produit à celle d'un maniaque pour qui des toiles peintes et de grossiers décors remplaceraient de véritables meubles et des jar dins embaumés de fleurs réelles . Il ne vint quc ra rement et en simple observaleur aux séances de l'hotel Pimodan , où notre cercle se réunissait pour prendre le dawamesk , séances que nous avons décrites autrefois dans la Pevue des Deur Mondes, sous ce titre : le Club des haschichins, en y mêlant le récit de nos propres hallucinations . - Après une dizaine d'expériences , nous renon câmes pour toujours à cette drogue enivrante, CHARLES BAUDELAIRE . 269 non qu'elle nous eût fait mal physiquement , mais le vrai littérateur n'a besoin que de ses rêves naturels, et il n'aime pas que sa pensée subisse l'influence d'un agent quelconque. Balzac vint à une de ces soirées , et Baude laire raconte ainsi sa visite : « Balzac pensait sans doute qu'il n'est pas de plus grande honte ni de plus vive souffrance que l'abdica tion de sa volonté . Je l'ai vu une fois, dans une réunion où il était question des prodigieux effets du haschich . Il écoutait et questionnait avec une attention et une vivacité amusantes . Les personnes qui l'ont connu devinent qu'il devait être intéressé . Mais l'idée de penser malgré lui- même le choquait vivement ; on lui présenta du dawamesk , il l'examina , le flaira, et le rendit sans y toucher . La lutle entre sa curiosité presque enfantine et sa répugnance > 270 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. pour l'abdication , se trahissait sur son visage expressif d'une manière frappante ; l'amour de la dignité l'emporta. En effet, il est difficile de se figurer le théoricien de la volonté, le jumeau spirituel de Louis Lambert consentant à perdre une parcelle de cette précieuse substance. » Nous étions ce soir-là à l'hôtel Pimodan , et nous pouvons constater la parfaite exactitude de cette petite anecdote. Seulement , nous y ajouterons ce détail caractéristique: en rendant la cuillerée de dawamesk qu'on lui offrait, Balzac dit que l'essai était inutile et que le haschich , il en était sûr , n'aurait aucune action sur son cerveau . Cela était possible : ce cerveau puissant où trônait la volonté, fortifié par l'étude , saturé des aromes subtils du moka , et que n'obscurcis saient pas de la plus légère fumée trois bouteilles CHARLES BAUDELAIRE . 271 de vin de Vouvray le plus capiteux , eût été peut- être capable de résister à l'intoxication passagère du chanvre indien . Car le haschich ou dawamesk, nous avons oublié de le dire , n'est qu'une décoction de cannabis indica , mêlée à un corps gras, à du miel et à des pistaches, pour lui donner la consistance d'une pâte ou confiture. La monographie du haschich est médicale ment très -bien faite dans les Paradis arti ficiels, et la science y pourrait puiser des ren seignements certains, car Baudelaire se piquait de scrupuleuse exactitude , et pourrien au monde il n'eût glissé le moindre ornement poétique dans ce sujet qui s'y prêterait de lui -même. Il spécifie parfaitement bien le caractère propre des hallucinations du haschich , qui ne crée rien, mais développe seulement la disposition 272 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. particulière de l'individu en l'exagérantjusqu'à la dernière puissance . Ce qu'on voit , c'est soi . même agrandi , sensibilisé , excité démesuré ment, hors du temps et de l'espace , dont la notion disparaît, dans un milieu d'abord réel , mais qui bientôt se déforme, s'accentue, s'exagère et où chaque détail , d'une intensilé extrême , · prend une importance surnaturelle ,, mais aisément compréhensible pour le mangeur de haschich , qui devine des correspondancesmysté rieuses entre ces images souvent disparates . Si vous entendez quelqu'une des ces musiques qui semblent exécutées par un orchestre céleste et des cheurs de séraphins, et près desquelles les symphonies d'Haydn, de Mozart et de Beethoven ne sont plus que d'impatientants charivaris, croyez qu'une main a effleuré le clavier du piano avec quelque vague prélude , ou qu'un CHARLES BAUDELAIRE. 273 orgue lointain murmure dans la rumeur de la rue un morceau connu d'opéra . Si vos yeux sont éblouis par des ruissellements , des scin tillations , des irradiations et des feux d'artifice de lumière, assurément un certain nombre de bougies doivent brûler dans les torchères et les flambeaux. Quand la muraille, cessant d'être opaque, s'enfonce en perspective vaporeuse, profonde , bleuâtre comme une fenêtre ouverte sur l'infini, c'est qu'une glace miroite vis - à - vis du songeur avec ses ombres diffuses mêlées de transparences fantastiques . Les nymphes, les déesses, les apparitions gracieuses , burlesques ou terribles , viennent des tableaux , des tapis series , des statues étalant leur nudilé mytholo gique dans les niches , ou des magots grimaçant sur des étagères . Il en est de même pour les extases olfactives 274 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES . qui vous transportent en des paradis de par fums où des fleurs merveilleuses , balançant leurs urnes comme des encensoirs, vous envoient des senteurs d'aromates, des odeurs innomées d'une subtilié pénétrante , rappelant 'le souvenir de vies antérieures, de plages balsamiques et lointaines et d'amours primitives dans quelque O’Taïti du rêve . Il n'est pas besoin de chercher bien loin pour trouver dans la chambre un pot d'héliotrope ou de tubéreuse, un sachet de peau d'Espagne ou un châle de cachemire imprégné de patchouli négligemment jeté sur un fau teuil . On comprend donc que, si l'on veut jouir pleinement des magies du haschich, il faut les préparer d'avance et fournir en quelque sorte les motifs à ses variations extravagantes et à ses fantaisies désordonnées . Il importe d'être dans CHARLES BAUDELAIRE . 275 une bonne disposition d'esprit et de corps, de n'avoir, ce jour-là , ni souci , ni devoir , ni heure fixée, et de se trouver dans un de ces apparte ments qu'aimait Baudelaire et qu'Edgar Poe, dans ses descriptions , meuble avec un confort poétique, un luxe bizarre et une élégance mysté rieuse ; retraite dérobée et cachée à tous, qui semble attendre l'âme aimée , l'idéale figure féminine, celle qu'en son noble langage • Chateaubriand appelait la sylphide. En de telles conditions , il est probable et même presque certain que les sensations naturellement agréa bles se tourneront en béatitudes , ravissements, extases , voluptés indicibles et bien supérieures aux joies grossières promises aux croyants par Mahomet dans son paradis trop semblable à un sérail. Les houris vertes , rouges et blanches sortant de la perle creuse qu'elles habitent et 276 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. s'offrant aux fidèles avec leur virginité sans cesse renaissante , paraîtraient de vulgaires maritornes comparées aux nymphes, aux anges, aux sylphides, vapeurs parfumées , transparen ces idéales , formes soufflées de lumière rose et bleue , se détachant en clair sur des disques de soleil et venant du fond de l'infini avec des élancements stellaires comme les globules d'ar gent d'une liqueur gazeuse , du fond d'une coupe de cristal que le haschichin voit passer par légions innombrables dans le rêve qu'il fait tout éveillé . Sans ces précautions, l'extase peut très - bien tourner au cauchemar. Les voluptés se chan gent en souffrances , les joies en terreurs ; une angoisse horrible vous saisit à la gorge , vous pose son genou sur l'estomac , et vous éciase de son poids fantastiquement énorme, CHARLES BAUDELAIRE. 277 comme si le sphinx des pyramides ou l'éléphant du roi de Siam s'amusait à vous aplatir. D'autres fois, un froid glacial vous envahit et vous fait monter le marbre jusqu'aux hanches, comme à ce roi des Mille et une Nuits à demi changé en statue et dont sa méchante femme venait baltre lous les matins les épaules restées souples . Baudelaire raconte deux ou trois hallucina tions d'hommes de caractères différents , et une autre éprouvée par une femme dans ce cabinet de glaces recouvert d'un treillage doré et fes tonné de fleurs , qu'il n'est pas difficile de recon naitre pour le boudoir de l'hôtel Pinodan, et il accompagne chaque vision d'un commen laire analytique et moral, où perce sa répu gnance invincible à l'endroit de tout bonheur obtenu par des moyens factices. Il détruit celle considération du secours que pourrait tirer 16 278 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. le génie des idées que suggère l'ivresse du has chich . D'abord ces idées ne sont pas si belles qu'on se l'imagine ; leur charme vient surlout de l'extrême excitation nerveuse où se trouve le sujet. Ensuite le haschich , qui donne ces idées , ôte en même temps le pouvoir de s'en servir , car il anéantit la volonté et plonge ses victimes dans un ennui nonchalant où l'esprit devient incapable de tout effort et de tout travail et d'où il ne peut sortir que par l'ingestion d'une nou velle dose . « Enfin , ajoute - t -il, admettant quel ques minutes l'hypothèse d'un temperament assez bien trempé , assez vigoureux pour résister aux fâcheux effets de la drogue perfide, il faut songer à un autre danger, fatal, terrible , qui est celui des accoutumances . Celui qui aura recours à un poison pour penser, ne pourra bientôt plus penser sans poison . Se figure- t-on CHARLES BAUDELAIRE . 279 le sort affreux d'un homme dont l'imagination paralysée ne saurait plus fonctionner sans le secours du haschich et de l'opium ! » Et, un peu plus loin , il fait sa profession de foi en ces nobles termes : « Mais l'homme n'est pas si abandonné de moyens honnêtes pour ga gner le ciel , qu'il soit obligéd'invoquer la phar macie et la sorcellerie ; il n'a pas besoin de ven dre son âme pour payer les caresses enivrantes et l'amitié des houris . Qu'est- ce qu'un paradis qu'on achèle au prix de son salut éternel ? » Suit la peinture d'une sorte d'Olympe placé sur le mont ardu de la spiritualité où les muses de Raphaël ou de Mantegna, sous la conduite d'A pollon , entourent de leurs cheurs rhythmiques l'artiste voué au culte du beau et le récompen sent de son long effort. « Au- dessous de lui , con tinue l'auteur>, au pied de la montagne, dans 280 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. les ronces et dans la boue , la troupe des humains, la bande des ilotes , simule les grimaces de la jouissance et pousse des hurlements que lui ar rache la morsure du poison , et le poëte attristé se dit : « Ces infortunés quin'ont ni jeûné ni prié , » et qui ont refusé la rédemption par le travail , » demandent à la noire magie les moyens de s'é » lever, d'un seul coup, à l'existence surnatu , relle . La magie les dupe et allume pour eux un faux bonheur et une fausse lumière : tandis que , nous, poëtes et philosophes, qui avons régénéré notre âme par le travail successil » et la contemplation , par l'exercice assidu de » la volonté et la noblesse permanente de l'in , tention , nous avons créé à notre usage un » jardin de vraie beauté . Confiants dans la pa » role qui dit que la foi transporte les mon · tagnes, nous avons accompli le seul mira > CHARLES BAUDELAIRE. 281 » cle dont Dieu nous ait octroyé la licence. ) Après de semblables paroles , il est difficile de croire que l'auteur des Fleurs du mal, malgré ses penchants sataniques, ait rendu de fréquen tes visites aux paradis artificiels. A l'étude sur le haschich succède l'étude sur > l'opium ; mais ici Baudelaire avait pour guide un livre singulier très -célèbre en Angleterre: Con fessions of English opium eater, qui a pour au teur de Quincey , belléniste distingué , écrivain supérieur, homme d'une respectabilité com plète , qui a osé , avec une candeur tragique , faire, dans le pays du monde le plus roidi par le cant, l'aveu de sa passion pour l'opium , décrire cette passion , en représenter les phases , les intermittences, les rechutes , les combats , les enthousiasmes, les abattements , les extases et les fantasmagories suivies d'inexprimables an 16 . 282 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. > > goisses . De Quincey , chose presque incroyable , était arrivé, en augmentant peu à peu la dose , à huit mille gouttes par jour; ce qui ne l'empêcha pas de parvenir jusqu'à l'âge très -normal de soixante-quinze ans, car il ne mourut qu'au mois de décembre 1859 et fit attendre longtemps les médecins, à qui , dans un accès d'humour, il avait moqueusement légué, comme curieux sujet d'ex périence scientifique , son corps gorgé d'opium . Sa mauvaise habitude ne l'empêcha pas de pu blier une foule d'ouvrages de littérature et d'é rudition où rien n'annonce la fatale influence de ce qu'il appelle lui-même « la noire idole » . Le dénoûment du livre laisse sous-entendre qu'avec des efforts surhumains l'auteur était enfin par venu à se corriger ; mais cela pourrait bien n'être qu'un sacrifice à la morale et aux convenances, comme la récompense de la vertu et la punition . CHARLES BAUDELAIRE AUDELAIRE . 283 du crime à la fin des mélodrames, l'impénitence finale étant de mauvais exemple . Et de Quincey prétend qu'après dix-sept années d'usage et huit années d'abus de l'opium , il a pu renoncer à cette dangereuse substance ! Il ne faut pas décou rager les thériakis de bonne volonté . Mais que d'amour pourtant dans cette lyrique invocation à la brune liqueur : « O juste, subtil et puissant opium ! toi qui , au coeur du pauvre comme du riche , pour les blessures qui ne se cicatriseront jamais et pour les angoisses qui induisent l'esprit en rébellion , apportes un baume adoucissant ; éloquent opium , toi qui par ta puissante rhétorique désarmes les résolutions de la rage et qui pour une nuit rends à l'homme coupable les espérances de sa jeunesse et ses anciennes mains pures de sang ; qui à l'homme orgueilleux donne un oubli pas 284 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. sager « des toris non redressés et des insulles ► non vengées » ! tu batis sur le sein des ténèbres , > avec les matériaux imaginaires du cerveau , avec un art plus profond que celui de Phidias et de Praxitele , des cités et des temples qui dépassent en splendeur Babylone ou Hecatompylos, et , du chaos d'un sommeil plein de songes , tu évoques à la lumière du soleil les visages des beautés depuis longtemps ensevelies et les physionomies familières et bénies , nettoyées des outrages de la tombe . Toi seul , tu donnes à l'homme ces trésors et tu possèdes les clefs du paradis, o juste , subtil et puissant opium ! Baudelaire ne traduit ' pas intégralement le livre de Quincey . Il en détache les morceaux les plus saillants , qu'il relie par une analyse entremêlée de digressions et de réflexions philosophiques, de manière à former un abrégé > CUARLES BAUDELAIRE . 285 qui représente l'oeuvre entière. Rien de plus curieux que les détails biographiques qui ou vrent ces confessions et racontent la fuite de l'écolier pour se soustraire à la tyrannie de ses tuteurs , sa vie errante, misérable et famélique à travers ce grand désert de Londres, son séjour dans ce logis transformé en galetas par la né gligence iu propriétaire, sa liaison avec la petite servante demi idiote et Ann , une pauvre fille , triste violette de trottoir , innocente et virginale jusque dans la prostitution . sa rentrée en grâce auprès de sa famille et sa prise de possession d'une fortune assez considérable pour lui permettre de se livrer à ses étudesfavorites au fond d'un charmant cottage , en compagnie d'une noble femme qu'Oreste de l'opium il appelle son Électre . Car déjà il a pris, à la suite de douleurs névralgiques, l'habitude in . 286 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. déracinable du poison dont il absorbait bientot, sans résultat fâcheux, la dose énorme de qua rante grains par jour. Il est peu de poésies, même chez Biron , Coleridge et Shelley, qui dépassent en magnificence étrange et grandiose les rêves de Quincey . Aux visions les plus éclatantes et qu'illuminent des lueurs argentines et bleues de paradis ou d'Élysée en succèdent d'autres plus sombres que l'Érèbe et auxquelles on peut appliquer ces vers effrayants du poëte : « C'était comme si un grand peintre eût trempé son pinceau dans la noirceur du tremblement de terre et de l'éclipse . " De Quincey , qui était un humaniste des plus distingués et des plus précoces , il savait le grec et le latin à dix ans, – avait toujours pris beaucoup de plaisir à la lecture de Tite- Live, et ces mots consul romanus résonnaient à son oreille CHARLES BAUDELAIRE . 287 comme une formule magique et péremptoire ment irrésistible . Ces cinq syllabes éclataient à son oreille avec des vibrations de trompettes sonnant des fanfares triomphales, et , lorsque , dans son rêve, des multitudes ennemies luttaient sur un champ de bataille éclairé d'une lueur livide avec des râles et des piétinements sourds, pareils au bruit lointain des grandes eaux , tout à coup une voix mystérieuse criait ces mots qui dominaient tout : Consul romanus. Un grand silence se faisait,oppressé d'une attente anxieuse, et le consul apparaissait, monté sur un cheval blanc , au milieu de l'immense fourmilière , comme le Marius de la Bataille des Cimbres, par Decamps, et , d'un geste fatidique, décidait la victoire . D'autres fois, des personnages entrevus dans la > . réalité se mêlaient à ses rêves et les hantaient 288 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. > comme des spectres obstinés que ne peut chas ser aucune formule d'exorcisme. Un jour de l'année 1813, un Malais , au teint jaune et bi lieux, aux yeux tristement nostalgiques venant de Londres et cherchant à gagner quelque port, ne sachant d'ailleurs pas un seul mot d'aucune langue européenne, vint frapper, pour s'y reposer un peu , à la porte du cottage . Ne voulant pas rester court devant ses domestiques et ses voi sins , de Quincey lui parla grec ; l'Asiatique répondit en malais et l'honneur fut sauf. Après lui avoir donné quelque argent , le maître du cottage , avec cette charité qui pousse le fumeur à offrir un cigare au pauvre diable qu'il suppose depuis longtemps privé de ' tabac, fit cadeau au Malais d'un gros morceau d'opium, que le Malais avala d'une bouchée. Il y avait de quoi tuer sept ou huit personnes non entrainées ; mais CHARLES BAUDELAIRE . 289 l'homme au teint jaune avait probablement l'ha bitude du poison , car il partit avec les marques d'une reconnaissance et d'une satisfaction indi cibles . On ne le revit plus , du moins physique ment, mais il devint un des hôtes les plus assidus des visions de Quincey. Le Malais à la face safranée et aux prunelles étrangement noires était comme une espèce de génie de l'extrême Orient, qui avait les clefs de l'Inde , du Japon , de la Chine et autres pays jetés, par rapport au reste du globe , dans un éloignement chimérique et impossible . Comme on obéit à un guide qu'on n'a pas appelé , mais qu'il faut suivre par une de ces fatalités que le rêve admet, de Quincey , sur les pas du Malais, s'enfonçait dans des régions d'une antiquité fabuleuse et d'une bizarrerie inexprimable qui lui causaient une profonde terreur. « Je ne sais , disait-il dans ses confes 17 290 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES . sions , si d'autres personnes partagent mes sen timents à ce point , mais j'ai souvent pensé que , si j'étais forcé de quitter l'Angleterre et de vivre en Chine parmi les modes, les manières et les décors de la vie chinoise, je deviendrais fou ... Un jeune Chinois m'apparaît comme un étre an tédiluvien ... En Chine surtout, négligeant ce qu'elle a de commun avec le reste de l'Asie méri dionale, je suis terrifié par les modes de la vie , par les usages , par une répuguance absolue , par une barrière de sentiments qui nous séparent d'elle et sont trop profonds pour être analysés ; je trouverais plus commode de vivre avec des Lunatiques ou avec des brutes . » Avec une malicieuse ironie , le Malais , qui semblait comprendre cette répugnance du man geur d'opium ,avait soin de le conduire au milieu de villes immenses , aux tours de porcelaine, aux CHARLES BAUDELAIRE . 291 toits recourbés en sabots et ornés de clochettes qui tintinnabulaient sans cesse, aux rivières chargées de jonques et traversées par des dra gons sculptés en forme de ponts , aux rues en combrées d'une innombrable population de ma gots agitant leurs petites têtes coupés d'yeux obli ques , agitant comme des rats leurs queues fré tillantes , et murmurant, avec force révérences, , des monosyllabes complimenteurs . La troisième et dernière partie des Réveries d'un mangeur d'opium porte un titre lamentable, qu'elle justifie bien : Suspiria de profundis. Dans une de ces visions apparaissent trois figures inoubliables , mystérieusement terribles , comme les Moires grecques et les Mères du Second Faust. Ce sont les suivantes de Levana , l'aus tère déesse , qui lève le nouveau- né de terre et le perfectionne par la douleur . Comme il y a 292 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES . ! trois Grâces , trois Parques, trois Furies , comme il y avait primitivement trois Muses, il y a trois déesses de la tristesse ; elles sont nos Notre - Dame des Tristesses . La plus âgée des trois sæurs s'ap pelle Mater Lacrymarum ou Notre- Dame des Larmes, la seconde Mater Suspiriorum , Notre Dame des Soupirs, la troisième et la plus jeune Mater Tenebrarum , Notre- Dame des Ténèbres , la plus redoutable de toutes et à laquelle l'esprit le plus ferme ne peut songer sans une secrète hor. reur. Ces spectres dolents ne parlent pas le lan gage articulé des mortels; ils pleurent, soupirent et font dans l'ombre vague des gestes fatidiques. Ils expriment ainsi les douleurs inconnues , angoisses sans nom, les suggestions du désespoir solitaire, tout ce qu'il y a de souffrances, d'amer tumes et de douleurs au plus profond de l'âme humaine . L'homme doit recevoir les leçons de les CHARLES BAUDELAIRE . 293 ces rudes initiatrices ; ? ainsi verra-t- il les choses qui ne devraient pas être vues , les spec tacles qui sont abominables et les secrets qui sont indicibles; ainsi lira- t- il les antiques vérités , les tristes vérités, les grandes et terribles vérités.» On pense bien que Baudelaire ne ménage pas à de Quincey les reproches qu'il adresse à tous ceux qui veulent s'élever au surnaturel par des moyens matériels ; mais, en faveur de la beauté des tableaux que peint l'illustre et poétique rê veur, il lui montre beaucoup de bienveillance .

IX Vers cette époque , Baudelaire quitta Paris et alla planter sa tente à Bruxelles. I ne faut voir dans ce voyage aucune idée politique , mais le désir d'une vie plus tranquille et d'un repos paci fiant, loin des excitations de l'existence pari sienne . Ce séjour ne paraît pas lui avoir pro fité. Il travailla peu à Bruxelles et ses papiers ne contiennent que des notes rapides, sommaires, presque hiéroglyphiques, dont lui seul aurait pu tirer parti. Sa santé, au lieu de se rétablir, s'altéra , soit qu'elle fût plus profondément at teinte qu'il ne le pensait lui-même, soit que le climat ne lui fût pas favorable . Les premiers 9 296 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. symptômes du mal se manifestèrent par une certaine lenteur de parole et une hésitation de plus en plus marquée dans le choix des mots ; mais , comme Baudelaire s'exprimait souvent d'une façon solennelle et sentencieuse , appuyant sur chaque terme pour lui donner plus d'impor tance, on ne prit pas garde à cet embarras de langage, prodrome de la terrible maladie qui devait l'emporter et qui se manifesta bientôt par une brusque attaque . Le bruit de la mort de Baudelaire se répandit dans Paris avec cette rapidité ailée des mauvaises nouvelles qui sem blent courir plus vite que le fluide électrique le long de son fil. Baudelaire était vivant encore, mais la nouvelle , quoique fausse, n'était que prématurément vraie ; il ne devait pas še relever du coup qui l'avait frappé. Ramené de Bruxelles par sa famille et ses amis , il vécut encore quel CHARLES BAUDELAIRE. 297 ques mois, ne pouvant parler , ne pouvant écrire , puisque la paralysie avait rompu la chaine qui rattache la pensée à la parole . L'idée vivait tou jours en lui , on s'en apercevait bien à l'expres sion des yeux ; mais elle était prisonnière et muette , sans aucun moyen de communication avec l'extérieur, dans ce cachot d'argile qui devait ne s'ouvrir que sur la tombe. —A quoi bon insister sur les détails de cette triste fin ? Il n'est pas de bonne manière de mourir, mais il est douloureux, pour les survivants, de voir s'en aller si tot une intelligence remarquable qui pouvait longtemps encore porter des fruits , et de perdre sur le chemin de plus en plus désert de la vie un compagnon de sa jeunesse . Outre les Fleurs du mal, les traductions d’Edgar Poe , les Paradis artificiels , des salons ou des articles de critique , Charles Baudelaire laisse > 17 . 298 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. un livre de petits poëmes en prose insérés å diverses époques dans des journaux et des re vues qui bientôt se lassaient de ces délicats chefs d'euvre sans intérêt pour les vulgaires lecteurs et forçaient le poëte , dont le noble entèlement ne se prêtait à aucune concession , d'aller porter la série suivante å un papier plus hasardeux ou plus littéraire . C'est la première fois que ces ' pièces , éparpillées un peu partout et presque introuvables , sont réunies en un volume qui ne sera pas le moindre titre du poëte auprès de la postérité . Dans une courte préface adressée à Arsène Houssaye, qui précède les Petits Poëmes en prose, Baudelaire raconte comment l'idée d'employer cette forme hybride , flottant entre le vers et la prose, lui est venue . « J'ai une petite confession à vous faire . CHARLES BAUDELAIRE . 299 C'est en feuilletant pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand ( un livre connu de vous , de moi et de quelques- uns de mes amis n'a-t- il pas tous les droits à être appelé fameux ? ) que l'idée m'est venue de tenter quelque chose d'analogue et d'appliquer à la description de la vie moderne ou plutôt d'une vie moderne et plus abstraite le procédé qu'il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne , si étrangement pittoresque.

» Quel est celui de nous qui n'a pas, dans

ses jours d'ambition , rêvé le miracle d'une prose poétique , musicale , sans rhythme et sans rime , assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondula tions de la rêverie, aux soubresauts de la con science ? ) Il n'est pas besoin de dire que rien ne l'es 300 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. semble moins à Gaspard de la Nuit que les Petits Poëmes en prose. Baudelaire lui - même s'en aperçut dès qu'il eut commencé son travail et il constata cet accident dont tout autre que lui s'enorgueillirait peut- être , mais qui ne peut qu'humilier profondément un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poëte d'accomplir juste ce qu'il a projeté de faire . On voit que Baudelaire prétendait toujours diriger l'inspiration par la volonté et introduire une sorte de mathématique infaillible dans l'art . Il se blámait d'avoir produit autre chose que ce qu ' il avait résolu de faire, fût-ce, comme au cas présent, une cuvre originale et puis sante . Notre langue poétique, il faut l'avouer, mal gré les vaillants efforts de la nouvelle école pour l'assouplir et la rendre malléable, ne se CHARLES BAUDELAIRE. 301 prête guère au détail un peu rare et circon stancié , surtout lorsqu'il s'agit de sujets de la vie moderne, familière ou luxueuse . Sans avoir, comme jadis, l'horreur du mot propre et l'a mour de la périphrase , le vers français se refuse , par sa structure même, à l'expression de la particularité significative, et , s'il s'obstine à la faire entrer dans son cadre étroit, il devient bien vite dur, rocailleux et pénible . Les Petits Poëmes en prose viennent donc fort à propos sup pléer cette impuissance, et, dans cette forme qui demande un art exquis et où chaque mot doit être jeté , avant d'être employé, dans des balances plus faciles à trébucher que celles des Peseurs d'or de Quintin Metsys , car il faut qu'il ait le titre , le poids et le son , Baudelaire a mis en relief tout un côté précieux , délicat et bizarre de son talent . Il a pu serrer de plus 302 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. près l'inexprimable et rendre ces nuances fugi tives qui flottent entre le son et la couleur et ces pensées qui ressemblent à des motifs d'ara besques ou à des thèmes de phrases musicales . — Ce n'est pas seulement à la nature physique, c'est aux mouvements les plus secrets de l'âme , aux mélancolies capricieuses, au spleen hallu ciné des névroses que cette forme s'applique avec bonheur. L'auteur des Fleurs du mal en a tiré des effets merveilleux et l'on est parfois surpris que la langue arrive, tantôt à travers la gaze transparente du rêve , tantôt avec la brusque nelteté d'un de ces rayons de soleil qui , dans les trouées bleues du lointain , détachent une tour en ruine , un bouquet d'arbres , une cime de montagne , à faire voir des objets qui semblent se refuser à toute description, et qui , jusqu'à présent, n'avaient pas été réduits par CHARLES BAUDELAIRE . 303 le verbe . Ce sera là une des gloires, sinon la plus grande de Baudelaire , d'avoir fait entrer dans les possibilités du style des séries de choses , de sensations et d'effets innomés par Adam , le grand nomenclateur. Un littérateur ne saurait ambitionner un plus beau titre , et celui là , l'écrivain qui a fait les Petits Poëmes en prose le mérite sans conteste . Il est bien difficile, à moins de disposer d'un grand espace , et alors il vaudrait mieux envoyer le lecteur aux pièces elles-mêmes, de donner une idée juste de ces compositions : tableaux , mé daillons , bas- reliefs, statuelles , émaux , pastels , camées qui se suivent, mais un peu comme les vertèbres dans l'épine dorsale d’un serpent . On peut enlever quelques- uns des anneaux et les morceaux se rejoignent toujours vivants , ayant chacun leur âme particulière et se tordant 2 304 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. convulsivement vers un idéal inaccessible. Devant clore cette notice déjà trop longue le plus brièvement possible, car nous chasserions de son volume l'auteur et l'ami dont nous expli > quons le talent, et le commentaire étoufferait l'æuvre, il faut nous borner å citer les titres de quelques- uns de ces petits poëmes en prose , bien .supérieurs selon nous, par l'intensité , la con centration , la profondeur et la grâce , aux fan taisies mignonnes de Gaspard de la Nuit , que Baudelaire s'était proposé comme modèle. Parmi les cinquante morceaux qui composent le recueil et qui sont tous divers de ton etde facture , nous ' ferons remarquer le Gateau, la Chambre double, les Foules, les Veuves , le Vieux Saltimbanque, un Hémisphère dans une chevelure, l'Invitation au voyage, la Belle Dorothée, une Mort héroïque, le Thyrse, Portraits de maitresses, le Désir de pein > CHARLES BAUDELAIRE. 305 1 dre, un Cheval de race et surtout les Bienfaits de la lune, adorable pièce où le poëte exprime avec une magique illusion ce que le peintre anglais Millais a manqué si complétement dans sa Veillée de la Sainte-Agnès : la descente de l'astre noc turne dans une chambre avec sa lueur phosphori quement bleuâtre, ses gris de nacre irisés , son brouillard traversé de rayonsoù palpitent, comme des phalènes, des atomes d'argent. Du haut de son escalier de nuages , la lune se penche sur le berceau d'un enfant endormi , le baignant de sa clarté vivante et de son poison lumineux; cette jolie tête pâle , elle la doue de ses bien faits étranges, comme une fée marraine , et lui murmure à l’oreille : « Tu subiras éternellement l'influence de mon baiser, tu seras belle à ma manière. Tu aimeras ce que j'aime et ce qui m'aime : l'eau , les nuages , le silence , la nuit, la 306 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. mer immense et verte; l'eau informe et mul tiforme; le lieu où tu ne seras pas, l'amant que tu ne connaîtras pas , les fleurs ' monstrueuses, les parfums qui troublent la volonté , les chats qui se pâment sur les pianos et qui gémissent comme les femmes,, d'une voix rauque et douce. » Nous ne connaissons d'analogue à ce morceau délicieux que la poésie de Li-tai - pé, si bien traduite par Judith Walter, où l'impératrice de la Chine traîne , parmi les rayons, sur son escalier de jade diamanté par la lune , les plis de sa robe de satin blanc . Un Lunatique seul pouvait ainsi comprendre la lune et son charme mystérieux . Quand on écoute la musique de Weber, on éprouve d'abord une sensation de sommeil magnétique , une sorte d'apaisement qui vous CHARLES BAUDELAIRE . 307 sépare sans secousse de la vie réelle , puis dans le lointain résonne une note étrangère qui vous fait dresser l'oreille avec inquiétude . Cette note est comme un soupir du monde surnaturel , comme la voix des esprits invisibles qui s'appel lent . Obéron vient d'emboucher son cor et la forêt magique s'ouvre , allongeant à l'infini des allées bleuâtres , se peuplant de tous les êtres fantastiques décrits par Shakspeare dans le Songe d'une nuit d'été, et Titania elle- même apparait dans sa transparente robe de gaze d'argent . La lecture des Petits Poëmes en prose nous a - - souvent produit des impressions de ce genre ; une phrase , un mot un seul bizarrement choisi et placé , évoquait pour nous un monde inconnu de figures oubliées et pourtant amies , ravivait les souvenirs d'existences antérieures 308 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. et lointaines , et nous faisait pressentir autour de nous un choeur mystérieux d'idées évanouies, murmurant à mi- voix parmi les fantômes des choses qui se détachent incessamment de la réa lité . D'autres phrases, d'une tendresse morbide , semblent comme la musique chuchoter des con solations pour les douleurs inavouées et les irrémédiables désespoirs . Mais il faut y prendre garde, car elles vous donnent la nostalgie comme le ranz des vaches à ce pauvre lansquenet suisse de la ballade allemande, en garnison à Stras bourg, qui traversa le Rhin à la nage, fut repris et fusillé , « pour avoir trop écouté retentir le cor des Alpes » . 1309 V ACHIM D’ARNIM

ACHIM D'ARNIM Achim d'Arnim n'est guère connu en France que par les appréciations que lui ont consacrées Henri Heine et Henri Blaze dans leurs travaux sur les écrivains de l'Allemagne ; aucune tra duction complète d'une de ses cuvres n'a été , que nous sachions , risquée jusqu'à présent . L'on s'est borné à des analyses el à des citations fragmentaires: ;; rien ne diffère plus en effet du génie français que le génie d'Achim d'Arnim , si profondément allemand et romantique dans toutes les acceptions qu'on peut donner à ce mot. Écrivain fantastique , il n'a pas cette net telé à la Callot d'Hoffmann qui dessine d'une 312 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. pointe vive des silhouettes extravagantes et bi zarres , mais d'un contour précis comme les Tar taglia , les Sconronconcolo , les Brighella, les Sca ramouche , les Pantalon , les Truffaldin et au tres personnages grotesques ; il procède plutol à la manière de Goya , l'auteur des Caprichos; il couvre une planche de noir, et , par quelques touches de lumière habilement distribuées, il ébauche au milieu de cet amas de ténèbres des groupes à peine indiqués, des figures dont le côté éclairé se détache seul , et dont l'autre se perd confusément dans l'ombre ; des physionomies étranges gardant un sérieux intense , des têtes d'un charme morbide et d'une grâce morte, des masques ricaneurs à la gaieté inquiétante, vous regardent, vous sourient et vous raillent du fond de cette nuit mêlée de va gues lueurs. Dès que vous avez mis le pied sur ACHIM D'ARNIM . 313 le seuil de ce monde mystérieux, vous êtes saisi d'un singulier malaise , d'un frisson de ter reur involontaire , car vous ne savez pas si ſvous avez affaire à des hommes ou à des spectres . Les êtres réels semblent avoir déjà appartenu à la tombe, et , en s'approchant de vous, ils vous murmurent à l'oreille avec un petit souffle froid qu'ils sont morts depuis longtemps, et vous re commandent de ne pas vous effrayer de cette par ticularité . Les fantômes ont, au contraire , une animation surprenante ; ils s'agitent, ils se dé mènent et font la grimace de la vie en comédiens consommés ; la rougeur de la phthisie, le pour pre de la fièvre colorent les joues bleuâtres des héroïnes et simulent l'éclat vermeil de la santé ; mais, si vous leur prenez la main , vous la trou verez moite d'une sueur glacée. Ce petit mon sieur à peau jaune et terreuse dont le torse se 18 314 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. bifurque en deux jambes tortillées comme une carotte à deux pivots , n'est pas un feld -maré chal , mais bien une racine , une mandragore née sous la potence « des larmes équivoques d'un pendu » ; cet étre huileux , blafard et gras qui frissonne dans sa redingote de peau d'ours est un mort sorti de sa fosse pour gagner quelque argent et solder un petit compte qu'il doit aux vers . N'allez pas devenir amoureux de cette jeune fille ; c'est un morceau d'argile, un golem, qu'un mot cabalistique écrit sous ses cheveux doue d'une vie factice . Si par un baiser vous effaciez le talisman , la femme retomberait en poussière . Il ne faut se fier à rien avec ce diable d’Arnim ; il vous installe dans une cham bre d'apparence confortable et bourgeoise , vous croyez être en pleine réalité : les larves ne peu vent pas s'accrocher par les ongles de leurs ailes ACHIM D'ARNIM . 315 de chauve-souris aux angles de ce plafond blanc ; les plis des rideaux , symétriquement arrangés, n'offrent aucune cachette aux gnomes ; relevez le tapis de la table , vous ne trouverez pas ac croupi dessous un kobold coiffé d'un chapeau vert ; mais , si , pour respirer la fraîcheur du soir, accoudez au balcon , vous 2 VOUS vous verrez de l'autre côté de la ruelle une fenêtre lumi neuse, et vous distinguerez dans l'appartement éclairé une charmante créature au pur profil hébraïqué qui reçoit nombreuse compagnie et fait gracieusement les honneurs de son thé. Il y a des magistrats , des conseillers auliques , des militaires en uniforme, tous très - polis , très cérémonieux, mais dont les visages rappellent ceux de personnes couchées depuis plusieurs an nées au cimetière de la ville , et dont les cartes d'invitation ont dû être copiées sur des épitaphes . > 316 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES. C'est un raout de trépassés que donne Mlle Esther, qui elle -même ne jouit pas d'une existence bien certaine . Si vous restez à la fenêtre jusqu'à mi nuit, vous apercevrez avec une horreur secrète votre double qui vient prendre une tasse de ce thé funèbre . – N'allez pas non plus , lorsque vous vous échauffez à déclamer la Phèdre de Racine , jeter votre habit de taffetas bleu de ciel sur le dos d'un mannequin : le mannequin croisera les bras, gardera l'habit , et vous serez obligé de vous sauver en chemise par outre votre habit, on vous volera votre cour, et vous n'entendrez plus battre sous votre poitrine les rues ; le tic tac de la vie. Ce qui caractérise surtout Achim d’Arnim , c'est son entière bonne foi, sa profonde con viction ; il raconte ses hallucinations comme des faits certains : aucun sourire moqueur ne vient ACHIM D'ARNIM . 317 vous mettre en garde, et les choses les plus incroyables sont dites d'un style simple, souvent enfantin et presque puéril; il n'a pas la manie si commune aux Français d'expliquer son fan tastique par quelque supercherie ou quelque tour de passe - passe : chez lui , le spectre est bien un spectre, et non pas un drap au bout d'une perche. Sa terreur n'est pas machinée, et ses appari- . tions rentrent dans les ténèbres sans avoir dit leur secret; il sait les mystères de la tombe aussi bien qu'un fossoyeur, et, la nuit, quand la lune est large à l'horizon , assis sur un monument funé raire , il passe sa lugubre revue de spectres avec le sang- froid d'un général d'armée; il loue celui-ci sur sa bonne tenue , et recommande à l'autre de ne pas laisser ainsi trainer son linceul ; il les con naît tous, et dit à chacun un petit mot amical. Achim d'Arnim excelle dans la peinture de la 318 PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES . pauvreté, de la solitude, de l'abandon ; il sait trouver alors des accents qui navrent, des mots qui résonnent douloureusement comme des cordes brisées , des périodes tombant comme des nappes de lierre sur des ruines ; il a aussi une tendresse particulière pour la vie errante et l'existence étrange des bohémiens , ce peuple , au teint cuivré , aux yeux nostalgiques , Ahasverus des nations, qui , pour n'avoir point voulu laisser se reposer la sainte famille en Égypte, promène ses suites vagabondes à travers les civilisations en songeant toujours à la grande pyramide où elle rapporte ses rois morts . Les Allemands reprochent au style d'Arnim de n'être point plastique; mais qui a jamais pu sculpter les nuages et modeler les ombres ? La vie d'un écrivain si singulier devrait être singulière ; il n'en est rien . La biographie , malgré sa bonne ACHIM D'ARNIM . 319 - volonté d'être bavarde , n'a pu réunir sur d'Arnim que les lignes suivantes : Il naquit à Berlin le 26 janvier 1781. — Étu dia à Gættingue les sciences naturelles ,et fut reçu docteur en médecine , profession qu'il n'exerça jamais . Après avoir longtemps parcouru l’Alle magne, voyage où il recueillit les éléments du charmant recueil intitulé l'Enfant au cor en chanté, il épousa Bettina Brentano, la seur de son aini Clément Brentano . Pendant la période malheureuse pour l'Allemagne qui s'écoula entre les années 1806 et 1813, Arnim s'occupa de ré veiller le patriotisme deses concitoyens . La guerre : finie , il se retira dans sa terre de Wiepersdorf, près de Dahme , où il mourut d'une attaque d'apoplexie foudroyante, le 3 janvier 1834 . 9 FIN TABLE Pages. I. GÉRARD DE NERVAL 1 . II. MADAME ÉMILE DE GIRARDIN . 69 III . HENRI HEINE . 103 IV. CHARLES BAUDELAIRE 129 V. ACHIM D'ARNIM 309 LIST 1 AP 55 CHATILLON - SUR - SEINR. IMPRIMERIE E CORNILLAC

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