On Love (Stendhal)  

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"Beauty is a promise of happiness" --On Love (1822) by Stendhal


"Au fond, le livre de L'Amour se résume en ceci : Les Français sont trop vaniteux; les Anglais sont trop orgueilleux et ont trop su, comme les anciens Romains, persuader à leurs femmes qu'elles doivent s'ennuyer; les Allemands, qui meurent d'envie d'avoir du caractère, sont trop rêve-creux, ils se jettent trop dans leurs imaginations et dans leur philosophie, espèce de folie douce, aimable, et surtout sans fiel. Les républicains d'Amérique adorent trop le dieu dollar; il n'y a d'amour qu'en Italie."


"A dictionary of music has never been achieved, nor even begun. It is only by chance that you find the phrase for: "I am angry" or "I love you," and the subtler feelings involved therein. The composer finds them only when passion, present in his heart or memory, dictates them to him. Well! that is why people, who spend the fire of youth studying instead of feeling, cannot be artists--the way _that_ works is perfectly simple." --On Love by Stendhal


"Aussi devons-nous ce qu'il y a de noble dans nos mœurs à ces croisades et aux Maures d'Espagne."--On Love by Stendhal

Stendhal's depiction of the process of falling in love, from On Love, 1822
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Stendhal's depiction of the process of falling in love, from On Love, 1822

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De l’Amour is a treatise by French author Stendhal published in 1822 in which he defines a theory of love and particularly his famous theory on crystallization.

In this book, Stendhal distinguishes four kinds of love, l'amour physique, l'amour de vanité, l'amour goût, and l'amour passion.

Excerpt:

"You remember Eponina, who kept her husband alive in an underground cavern so devotedly and heroically? The force of character she showed in keeping up his spirits would have been used to hide a lover from her husband if they had been living quietly in Rome. Strong characters need strong nourishment."

Full text[1]

PRÉFACE'


Cet ouvrage n'a eu aucun succès ; on Ta trouvé inintelli- gible, non sans raison. Aussi, dans cette nouvelle édition, Fauteur a-t-il cherché surtout à rendre ses idées avec clarté. 11 a raconté comment elles lui étaient venues; il a fait une préface, une introduction, tout cela pour être clair; et, mal- gré tant de soins, sur cent lecteurs qui ont lu Corinne, il n'y en a pas quatre qui comprendront ce livre-ci.

Quoiqu'il traite de Tamour, ce petit volume n'est point un roman, et surtout n'est pas amusant comme un roman. C'est tout uniment. une description exacte et scientifique d'une sorte de folie très-rare en France. L'empire des con- venances, qui s'accroît tous les jours, plus encore par l'ef- fet de la crainte du ridicule qu'à cause de la pureté de nos mœurs, a fait du mot qui sert de titre à cet ouvrage une parole qu'on évite de prononcer toute seule, et qui peut même sembler choquante. Tai été forcé d'en faire usage;

« Mal 1826.


VI ŒUVRES DE STENDHAL.

mais Taustérité scientifique du langage me met, je pense/à Tabri de tout reproche à cet égard.

Je connais un ou deux secrétaires de légation qui, à leur retour, pourront me rendre ce service. Jusque-là que pour- rais-je dire aux gens qui nient les faits que je raconte? Les prier de ne pas m'écouter.

On peut reprocher de Végotisme à la forme que j*ai adop- tée. On permet à un voyageur de dire : a J'étais à New-York, de là je m'embarquai pour FÂmérique du sud, je remontai jusqu'à Santa-Fé-de-6ogota. Les cousins et les moustiques me désolèrent pendant la route, et je fus privé, pendant trois jours, de Tusage de Tœil droit, j)

On n'accuse point ce voyageur d'aimer % parler de soi; on lui pardonne tous ces j^ et tous ces moi, parce que c'est la manière la plus claire et la plus intéressante de raconter ce qu'il à vu.

C'est pour être clair et pittoresque, s'il le peut, que Fau- teur du présent voyage dans les régions peu connues du cœur humain dit : n J'allai avec madame Gherardi aux mines de sel de Hallein... La princesse Grescenzi me disait à

Rome... Un jour à Berlin, je vis le beau capitaine L »

Toutes ces petites choses «ont réellement arrivées à l'auteur, qui a passé quinze ans en Allemagne et en Italie. Mais, plus curieux que sensible, jamais il n'a rencontré la moindre aventure, jamais il n'a éprouvé aucun sentiment personnel qui méritât d'être raconté; et, si on veut lui supposer l'orgueil de croire le contraire, un orgueil plus grand l'eût empêché d'imprimer son cœur et de le vendre au public pour six francs, comme ces gens qui, de leur vivant, impriment leurs Hémoires.


DE L'âMOUR. < m

En 1822, lorsqu'il corrigeait les^êpreQves de cette espèce de voyage moral en Italie et en Allemagne, Fauteur, qui avait décrit les objets le jour où il les avait vus, traita le manuscrit, qui contenait la description circonstanciée de toutes les phases de la maladie de Tâme nommée ammr^ avec CQ respect aveugle que montrait un savant du qua- torzième siècle pour un manuscrit de Lactance ou de Ouinte-Curce qu'on venait de déterrer. Quand Fauteur ren- contrât quelque passage obscur, et, à vrai dire, souvent eeh lui arrivait, il croyait toujours que c'était le moi d'aujour- d'hui qui avait tort. Il avoue que son respect pour Fancien manuscrit est allé jusqu'à imprimer plusieurs passages qu'il ne comprenait plus lui-même. Rien de plus fou pour qui eût songé aux suffrages du public; mais Fauteur, revoyant Paris après de longs voyages, croyait impossible d'obtenir un succès sans faire des bassesses auprès des journaux. Or» quand on fait tant que de faire des bassesses, il faut les ré- server pour le premier ministre. Ce qu'on appelle un succès étant hors de la question, Fauteur s'amusa à publier ses pensées exactement telles qu'elles lui étaient venues. C'est ainsi qn*en agissaient jadis ces philosophes de la Grèce, dont la sagesse pratique le ravit en admiration.

n faut des années pour pénétrer dans Fintimité de la so- ciété italienne. Peut-être aurai-je été le dernier voyageur en ce pays. Depuis le carbonarisme et Finvasion des Autri- chiens, jamais étranger ne sera reçu en ami dans les salons où régnait une joie si folle. On verra les monuments, les rues, les places publiques d'une ville, jamais la société; Fétran- ger fera toujours .peur; les habitants soupçonneront qu'il e^ un espion, ou craindront qu'il ne se moque de la bataille d'Antrodoco et des bassesses indispensables en ce pays


Tui ŒUVRES DE STENDHAL.

pour n'être pas persécuté par les huit ou dix ministres ou favoris qui entourent le prince. J'aimais réellement les habitants, etf ai pu voir la vérité. Quelquefois, pendant dix mois de suite, je n'ai pas prononcé un seul mot de français, et sans les troubles et le carbonarisme, je ne serais jamais rentré en France. La bonhomie est ce que je prise avant tout.

Malgré beaucoup de isoins pour être clair et lucide, je ne puis faire des miracles; je ne puis pas donner des oreilles aux sourds ni des yeux aux aveugles. Ainsi les gens à ar- gent et à grosse joie, qui ont gagné cent mille francs dans Tannée qui a précédé le moment où ils ouvrent ce livre, doivent bien vite le fermer, surtout s*ils sont banquiers, manufacturiers, respectables industriels, c'est-à-dire gens à idées éminemment positives. Ce livre serait moins inintelli- gible pour qui aurait gagné beaucoup d'argent à la Bourse ou à la loterie. Un tel gain peut se rencontrer à côté de l'habitude de passer des heures entières dans la rêverie, et à jouir de l'émotion que vient de donner un tableau de Prud'hon, une phrase de Mozart, ou enfin un certain regard singulier d'une femme à laquelle vous pensez souvent. Ce n'est point ainsi que perdent leur temps les gens qui payent deux mille ouvriers à la fin de chaque semaine ; leur esprit est toujours tendu à l'utile et au positif. Le rêveur dont je parle est l'homme qu'ils haïraient s'ils en avaient le leisir; c'est celui qu'ils prendraient volontiers pour plastron de leurs bonnes plaisanteries. L'industriel millionnaire sent confusément qu'un tel homme place diins son estimé une pensée avant un sac de mille francs.

Je récuse ce jeune homme studieux qui, dans la même année où l'industriel gagnait cent mille francs, s'est donné


DE L'AMOUR. a

la connaissance du grec moderne, ce dont il est si fier, qui déjà il aspire à Tarabe. Je prie de ne pas ouvrir ce livre tout homme qui n'a pas été malheureux pour des causes imaginaires étrangères h la vanité, et qu'il aurait grande honte de voir divulguer dans les salons.

Je suis bien assuré de déplaire à ces femmes qui, dans ces mêmes salons, emportent d'assaut la considération par une affectation de tous les instants. J'en ai surpris de bonne foi pour un moment, et tellement étonnées, qu'en s'interro- geant elles-mêmes, elles ne pouvaient plus savoir si un tel sentiment qu'elles venaient d'exprimer avait été naturel ou affecté. Gomment ces femmes pourraient-elles juger de la peinture de sentiments vrais? Aussi cet ouvrage a-t-il été leur bêie noire; elles ont dit que l'auteur devait être un homme infâme.

Rougir tout à coup, lorsqu'on vient à songer à certaines actions de sa jeunesse; avoir fait des sottises par tendresse d'âme et s'en affliger, non pas parce qu'on fut ridicule aux yeux du salon, mais bien aux yeux d'une certaine personne dans ce salon; à vingt-six ans, être amoureux de bonne foi d'une femme qui en aime un autre, ou bien encore (mais la chose est si rare, que j'ose à peine l'écrire de peur de re- tomber dans les inintelligibles, comme lors de la première édition), ou bien encore, en entrant dans le salon où est la femme que l'on croit aimer, ne songer qu'à lire dans ses yeux ce qu'elle pense de nous en cet instant, et n'avoir nulle idée de mettre de l'amour dans nos propres regards : voilà les antécédents que je demanderai à mon lecteur. C'est la description de beaucoup de ces sentiments fins et rares qui a semblé obscure aux hommes à idées positives. Comment faire pour être clair à leurs yeux? Leur annoncer une hausse


a.


% ŒUVRES DE STENDHAL.

de cinquante eeûtimes, ou un chaugement ddfis la Wtit Ah dotiânes de h Colombie^

Le livre qui suit explique simplement, raisonnabl^netit, mathématiqtt6mettt> pour ainsi dire, les divers sentiments qui se succèdent les uns aux autres, et dont TensemUe «*ap* pelle la passion de Tamour.

Imaginez une figure de géométrie a^ez conq[>liqtiéef, tra<^ cée avec du crayon blanc sur une grande ardoise : eh bien! je vais expliquer cette figure de géométrie,' mais une condi- tion nécessaire, c'est qu'il faut qu'elle exi9te dqk sur Far* doise ; je ne puis la tracer moi-môme. Cette impossibilité est tt qui rend si difficile de faire sur l'amour un livre qui ne soit pas un roman. 11 faut, pour suivre avec intérêt nn «ro* men phUêiùpkiqne de ce sentiment, antre cbose que de l'esprit chez le lecteur; il est de toute nécessité qu'il ait vu l'amour. Or où peut-on voir une passion î

Voilà une cause d'obscurité que je ne pourrai jamais éloi* jner.

L'amour est comme ce qu'on appelle au ciel la voie lactée^ un amas brillant formé par des milliers de petites étoiles, dont chacune est souvent une nébuleuse. Les livres ont noté quatre ou cinq cents des petits sentiments successifs et si difficiles à reconnaître qui composent eette passion, et les plus grossiers, et encore en se trompant souvent et prenant l'accessoire pour le principal. Les meilleurs de ces livres, tels que la NùuveUe HéhUity les romans de madame Cottin,


  • On me dit : < Otez ce morceau , rien de plus vrti; muis gare les in-

dustriels ; ils vont crier à rtristocrate. > — fia 1817, je n'ai pas craint les procarears généraux ; pourquoi aurûs-je peur des miUionnaires en 1826? Les vaisseaux fournis au pacha d'Egypte m'ont ouvert les yeux sur leur compte, et je ne crains que ce qoc j'estime.


DE L'ÂMOPR. xt

les Lettres de mademoiselle de Lespinâsse, Manon Lescaut, ont été écrits en France, pays où la plante nommée amour a toujours peur du ridicule, est étouffée par les exigences de la passion nationale, la vanité, elj.n' arrive presque jamais à toute sa hauteur.

Qu'est-ce donc que connaître Tamour par les romans? que serait-ce après Favoîr vu décrit dans des centaines de volu- mes à réputation, mafs ne l'avoir jamais senti, que chercher dans celui-ci Fexplication de cette folie? je répondrai comme un ëcho : c C'est folie. »

Pauvre jeune femme désabusée, voulez-vous jouir encore de ce qui vous occupa tant il y a quelques années, dont TOUS n'osâtes parler à personne, et qui faillit vous perdre dTionneurî (Test pour vous que j'ai refait ce livre et cher- ché à le rendre plus clair. Après l'avoir lu, n'en parlez ja- mais qu'avec une petite phrase de mépris, et jetez-le dans votre bibliothèque de citronnier, derrière les autres livres; j'y laisserais même quelques pages non coupées.

Ce n'est pas seulement quelques pages non coupées qu'y laissera Tétre imparfait, qui se croit philosophe parce qu'il resta toujours étranger à ces émotions folles qui font dé- pendre d'un regard tout notre bonheur d'une semaine. D'au- tres, arrivant à l'âge mûr, mettent toute leur vanité â oublier qu'un'jour ils purent s'abaisser au point de faire la cour à une femme et de s'exposer à l'humiliation d'un refus; ce livre aura leur haine. Parmi tant de gens d'esprit que j'ai vus condamner cet ouvrage par diverses raisons, mais tou- jours avec colère, les seuls qui m'aient semblé ridicules sont ces hommes qui ont la double vanité de prétendre avoir toujours été au-dessus des faiblesses du cœur, et toutefois posséder assez de pénétration pour juger a priori du degré


zii ŒUVRES DE STENDHAL.

d'exactitude d'un traité philosophique, qui n'est qu'une des- cription suivie de toutes ces faiblesses.

Les personnages graves, qui jouissent dans le monde du renom d'hommes sages et nullement romanesques, sont bien- plus près de comprendreHn roman, quelque passionné qu'il soit, qu'un livre philosophique, où l'auteur décrit froide- ment les diverses phases de la maladie de l'âme nommée amour. Le roman les émeut un peu; mais à l'égard du traité philosophique, ces hommes sages sont comme des aveugles qui se feraient lire une description des tableaux du Musée, et qui diraient à l'auteur : « Avouez, monsieur, que votre ouvrage est horriblement obscur. » Et qu'arrivera-t-il si ces aveugles se trouvent des gens d'esprit, depuis longtemps eo possession de cette dignité, et ayant souverainement la pré- tention d'être clairvoyants? Le pauvre auteur sera joliment traité. C'est aussi ce qui lui est arrivé lors de la première édition. Plusieurs exemplaires ont été actuellement brûlés par la vanité furibonde de gens de beaucoup d'esprit. Je ne parle pas des injures, non moins flatteuses par leur fureur : l'auteur a été déclaré grossier, immoral, écrivant pour le peuple, homme dangereux, etc. Dans les pays usés par la monarchie, ces titres sont la récompense la plus assurée de qui s'avise d'écrire sur la morale et ne dédie pas son livre à la madame Dubarry du jour. Heureuse la littérature si elle n'était pas à la mode, et si les seules personnes pour qui elle est faite voulaient bien s'en occuper I Du temps du Cid» Corneille n'était qu'un bon honime pour H. le marquis de Danjeau ^ Aujourd'hui, tout le monde se croit fait pour lire M. de Lamartine; tant mieux pour son libraire; mais tant

  • Voir page 120 des Uémoim de Danjeau^ ciUtion Gcnlis.


DE L'âMOUR. xm

pis et cent fois tant pis pour ce grand poète. De nos jours, le génie a des ménagements pour des êtres auxquels il ne devrait jamais songer sous peine de déroger.

La vie laborieuse, active, tout estimable, toute positive, d^on conseiller d'État, d'un manufacturier de tissus de coton ou d*un banquier fort alerte pour les emprunts, est récom- pensée par des millions, et non par des sensations tendres. Peu à peu le cœur de ces messieurs s'ossitie ; le positif et Futile sont tout pour eux, et leur âme se ferme à celui de tous les sentiments qui a le plus grand besoin de loisir, et qui rend le plus incapable de toute occupation raisonnable et suivie.

Toute cette préface n*est faite que pour crier que ce livre- ci a le malheur de ne pouvoir être compris que par des gens qui se sont trouvé le loisir de faire des folies. Beaucoup de personnes se tiendront pour offensées, et j'espère qu'elles n'iront pas plus loin.


DEUXIÈME PRÉFACE


Je n'écris que pour cent lecteurs, et ijle ces êtres malheu- reux, aimables, charmants, point hypocrites, point moraux, auxquels je voudrais plaire; j'en connais à peine un ou deux. De tout ce qui ment pour avoir de la considération coinçie écrivain, je n'en fais aucun cas. Ces belles dames-là doi- vent lire le compte de leur cuisinière et le sermonnaire à la mode, qu'il s'appelle Hassillon ou madame Necker, pour pouvoir en parler avec les femmes graves qui dispensent là considération. Et qu'on le remarque bien, ce beau grade s'obtient toujours, en France, en se faisant le grand prêtre de quelque sottise.

Âvez-vous été dans votre vie six mois malheureux par amour? dirais-je à quelqu'un qui voudrait lire ce livre.

Ou, si votr^ âme n'a senti dans la vie d'autre malheur que celui de penser à un procès, ou de n'être pas nommé député à la dernière élection, ou de passer pour avoir moins

> Mai 1834.


XVI ŒUVRES DE STENDHAL.

d^esprit qu'à Tordinaire à la dernière saison des eaux d*Aix, ^'e continuerai mes questions indiscrètes, et vous demande- rai si vous avez lu dans Tannée quelqu^un de ces ouvrages insolents qui forcent le lecteur à penser? Par exemple, TÊmife de J.-J. Rousseau, ou les six volumes de Montaigne? Que si vous n'avez jamais été malheureux par cette faiblesse des âmes fortes, que si vous n'avez pas Thabitude, contre nature^ de penser en lisant, ce livre-ci vous donnera de l'humeur contre l'auteur; car il vous fera soupçonner qu'il existe un certain bonheur que vous ne connaissez pas, et que connais* sait mademoiselle de Lespinasse.


TROISIÈME PRÉFACE*


le viens solliciter l'indulgence du lecteur pour la forme singulière de cette Physiologie de l'Amour.

11 y a vingt-huit ans (en 1842) que les bouleversements (jû suivirent la chute de Napoléon me privèrent de mon eut. Deux ans auparavant, le hasard me jeta, immédiate- ment après les horreurs de la retraite de Russie, au milieu d'une ville aimable où je comptais bien passer le reste de mes jours, ce qui m'enchantait. Dans Theureuse Lombardie, i Milan, à Venise, la grande, où, pour mieux dire. Tunique affaire de la vie, c'est le plaisir. Là, aucune attention pour les faits et gestes du voisin; on ne s'y préoccupe de ce qui nons arrive qu'à peine. Si Ton aperçoit Texistence du voi- sin, on ne songe pas à le haïr. Otez l'envie des occupations d'une ville de province, en France, que reste-t-il? L'absence, l'impossibilité de la cruelle envie, forme la partie la plus


1 Terminée le 15 mars 1842; Beyle est mort le 23 du même mois; ^est donc très-probablement son dernier écrit.


xvin ŒUVRES DE STENDHAL.

^ertainè de ce bonheur, qui attire tous les provinciaux à Paris.

 la suite des bals masqués du carnaval de 4820, qui fo- rent plus brillants que de coutume/ la société de Milan vit éclater cinq ou six démarches complètement folles; bien que Ton soit accoutumé dans ce pays-là à des choses qui passe- raient pour incroyables en France, Ton s'en occupa un mois entier. Le ridicule ferait pëiir dahk ce pays-éï â des actions tellement baroques; j*ai besoin de beaucoup d'audace seu- lement pour oser en parler.

Un soir, qu'on raisonnait profondément sur les effets et les causes de ces extravagances, chez Taimable madame Pie- tra Grua, qui, par extraordinaire, ne se trouvait mêlée à au- cune de ces folies, je vins à penser qu'avant un an, peut- être, il ne me resterait qu'un souvenir bien incertain de ces faits étranges et des causes qu'on leur attribuait. Je me saisis d'un programme de concert, sur lequel j'écrivis quelques mots au crayon. On voulut faire un pharaon; nous étions trente assis autour d'une table verte; mais la conversation était tellement animée, qu^on oubliait de jouer. Vers la fin de la soirée survint le colonel Scotti, un des hommes les plus aimables de l'armée italienne; on lui demanda son contin- gent de circonstances relatives aux faits bizarres qui nous occupaient; il nous raconta, en effet, des choses dont le hasard l'avait rendu le confident, et qui leur donnaient un as- pect tout nouveau. Je repris mon programme de concert, et j'ajoutai ces nouvelles circonstances.

Ce recueil de particularités sur l'amour a été continué de la même manière, au crayon et sur des chiffons de papier, pris dans les salons où j'entendais raconter les anecdotes. Bientôt je cherchai une loi commune pour reconnaître les


DE fi'ÂMOUR. m

divers degrés. Deux mois après, la peur d*être pris pour uq carbonaro me fit revenir à Paris, seulement pour quelques mois, à ce que je croyais; mais jamais je n'ai revu Milan, où f avais passe &cpt années.

h Fvû J0 Sipqrais d'ennui; j*eus Tidée de m'opcuper encore de ffiimable pays d'où la peur m'avait cliassé; je léanb en liasse mes morceaux de papier, et je fis cadeau du cahier à ini libraire; mais bientôt une difficulté survint; rimprimeur déclara qu'il lui était impossible de travailler sur des notes écrites au crayon. Je vis bien qu'il trouvait cette sorte de copie au-dessous de sa dignité. Le jeune ap- prepti 4'iiûpnfnerie qui me rapportait mes notes paraissait tout honteux du mauvais compliment dont on Tavait chargé; il savait écrire : je lui dictai les notes^u crayon.

Je compris aussi que la discrétion me faisait un devoir de changer les noms propres et surtout d'écourter les anecdo- tes. Quoiqu'on ne lise guère à Milan, ce livre, si on l'y por- tait, eût pu sembler une atroce méchanceté.

Je publiai donc un livre malheureux. J*aurai la hardiesse d'avouer ^'à cette époque j'avais l'audace de mépriser le style élégant. Je voyais le jeune apprenti tout occupé d'évi- ter les terminaisons de phrases peu sonores et les suites de mots formant des sons baroques. En revanche, il ne se faisait fiaute de changer ^ tout bout de champ les circonstances des faits difficiles à exprin^er : Voltaire, lui-même, a peur des choses difficiles à dire.

VEssat sur C Amour ne pouvait valoir que par le nom- bre de petites nuances de sentiment que je priais le lecteur de vérifier dans ses souvenirs, s'il était assez heureux pour en avoir. Mais il y avait bien pis; j'étais alors, comme tou- jours, fort peu expérimenté en choses littéraires; le libraire


XX ŒUVRES DE STENDHAL.

auquel j'avais fait cadeau du manuscrit l'imprima sur mau- vais papier et dans un format ridicule. Aussi, me dit-il an bout d*un mois, comme je lui demandais des nouvelles dû livre : <( On peut dire qu'il est sacré, car personne n*y touche.!

Je n'avais pas même eu l'idée de solliciter des articles dans les journaux; une telle chose m'eût semblé une igno* minie. Aucun ouvrage, cependant, n'avait un plus pressant besoin d'être recommandé à la patience du lecteur. Sous peine de paraître inintelligible dès les premières pages, il fallait porter le public à accepter le mot nouveau de crutal" lisation, proposé pour exprimer vivement cet ensemble de folies étranges que Ton se figure comme vraies et même comme indubitables à propos de la personne aimée.

En ce temps-là, tout pénétré, tout amoureux des moindres circonstances que je venais d'observer dans cette Italie que j'adorais, j'évitais soigneusement toutes les concessions, toutes les aménités de style qui eussent pu rendre YEssm sur l'amour moins singulièrement baroque aux yeux des gens de lettres.

D'ailleurs, je ne flattais point le public; c'était l'époque où, toute froissée de nos malheurs, si grands et si récents, la littérature semblait n'avoir d'autre occupation que de consoler notre vanité malheureuse ; elle faisait rimer gloire avec victoire, guerriers avec lauriers, etc. L'ennuyeuse litté«  rature de cette époque semble ne chercher jamais les cir- constances vraies des sujets qu*clle a l'air de traiter; elle ne veut qu'une occasion de compliments pour ce peuple es- clave de la mode, qu'un grand homme avait appelé la grande nation, oubliant qu'elle n'était grande qu'avec la condition de l'avoir pour chef.

Le résultat de mon ignorance des conditions du plus


DE L'AMOm. m

humble succès fut de ne trouver que dix-sept lecteurs de 1822 à 1833; c*est à peine si, après vingt ans d'existence, YEisai sur Vanumr a été compris d'une centaine de curieux. Quelques-uns ont eu la patience' d'observer les diverses phases de cette maladie chez les personnes atteintes autour d'eux; car, pour comprendre, cette passion, que depuis trente ans la peur du ridicule cache avec tant de soin parmi nous, il faut en parler comme d'une maladie; c'est par ce chemin- là que Ton prat arriver quelquefois à la guérir.

Ce n'est, en effet, qu'après un demi-siècle de révolutions qui tour à tour se sont emparées de toute notre attention ; ce n'est, en effet, qu'après cinq changements complets dans la forme et dans les tendances de nos gouvernements, que h révolution commence seulement à entrer dans nos mœurs. L'amour, ou ce qui le remplace le plus communément en loi volant son nom, Tamour pouvait tout en France sous Louis XV : les femmes de la cour faisaient des colonels; cette place n'était rien moins que la plus belle du pays. Après cinquante ans, il n'y a plus de cour, et les femmes les plus accréditées dans la bourgeoisie régnante, ou dans Taristocratie boudante, ne parviendraient pas à faire donner un débit de tabac dans le moindre bourg.

n ùtut bien l'avouer, les femmes ne sont plus à la mode; dans nos salons si brillants, les jeunes gens de vingt ans affectent de ne point leur adresser la parole; ils aiment bien mieux entourer le parleur grossier qui, avec son accent de province, traite de la question des capadtés, et tâcher d'y glisser leur mot. Les jeunes gens riches qui se piquent de paraître frivoles, afin d*avoir l'air de continuer la bonne compagnie d'autrefois, aiment bien mieux parler chevaux et jouer gros jeu dans des cercles où les femmes ne sont point


XV ŒUVRER PE 8T£fiDHÂL.

admises. Le sang-froid qiortel qi|i s^pbh présider ^m; rela-r tioQa des jeunes gens avec les femmes de vingt^cinq ans, que Tennui du mariage rend à la société, fera peut-être accueils lir, par quelques esprits sages, cette descriptiop scrupuleu- sement eiaete des ph^ne^ successives 0e ^ ma)!idie que Fou appelle amoup,

L'effroyable changement qui f|q]|s ^ prépipités daps l^n? nui actuel et qui rend i^iptelligible la spçicté de 1778, telle que nous la trouvons dans les |e^(rps de Qiderp^ à made- moiselle Voland, sa maltresse, ou dans }es Hémoires de madame d'Epinay, pçut faire repberpher IpqueL de nos gouvemeiiiients successifs a tué parmi pous |a faculté de s'amuser, et nous a rapprochés du petiple )e plus triste de la terre. Nous ne savons pas même copier leur parlm^ni et Thonnéteté de leurs partis, la seule cbose passable qu'ils aient inventée. En revanche, la plus stupide de leurs tristes conceptions, Tesprit de dignité, ^st venu remplacer parmi nous la gaieté française, qui ne se rpnppntre plus guère que dans les cinq cents bals de la baulieue 4e P^ri^, pu 49n^ le midi de la France, passé Bordeaux.

Mais lequel de nos gouvernements successifs nous fi valu l'affreux malheur de nous angli^erî Faut-il accuser ce gou- vernement énergique de i793, qui empêcha les étrai^gers de venir camper sur HontmartreY ce gouvernement qui, dans peu d'années, nous semblera héroïque, et forme le djgpe prélude de celui qui, sous Napoléon, alla porter notre nom dans toutes les capitales de l'Europe,

Nous oublierons la bêtise bien intentionnée du Directoire, illustré par les talents 4e Gamot et par Timmortelle campa- gne de 1796-1797, en Italie.

La corruption de la cour de Barras rappelait encore la


DE L'ÂHOUR zzm

gaieté de rancien régime; les grâces de madame Bouaparte montraient que nous n'avions dès lors aucune prédilection pour la maussaderie et la morgue des Anglais.

La profonde estime dont, malgré Tesprit d'envie du fau- boui^ Saint-Germain, nous ne pûmes nous défendre pour la feçon de gouverner du premier consul, et les hommes du premier mérite qui illustrèrent la société de Paris, tels que les Gretet, les Daru, etc., ne permettent pas de faire peser sur l'Empire la responsabilité du changement notable qui s'est opéré dans le caractère français pendant cette première moitié du dix-neuvième siècle.

Inutile de pousser plus loin mon examen : le lecteur ré«  fléchira et saura bien conclure...


DE


L'AMOUR


LIVRE PREMIER


CHAPITRE PREMIER.


DB L*ANOUB.


^e cberche à me rendre compte de cette passion dont (oui ^ déYeloppements sincères ont un caractère de beauté.

y a quatre amours différents :

i* L'amour-passion, celui de la Religieuse portugaise, celui ^'Béloise pour Abélard, celui du capitaine de Vésel, du gen- ^e de Gento ^

^ L'amour-goût, celui qui rouait à Paris vers 1760, et que l'OQ trouve dans les mémoires et romans de cette époque, daus Crâ)illon, Lauzun, Duclos, Marmontel, Ghamfort, madame d'É- pinay, etc., etc.

C'est un tableau où, jusqu'aux ombres, tout doit être couleur de rose, où il ne doit entrer rien de désagréable sous aucun

  • Lu tmis de M. Bejle lai ont demandé souvent qui étaient ce capi-

tiue et ee gendarme; il répondait qu'il avait oublié leur histoire. P. M.

». 1


2 ŒUVRES DE STENDHAL.

prétexte, et sous peine de manquer d'usage, de bon ton, de dé- licatesse, etc. Un homme bien né sait d'avance tous les procé* des qu'il doit avoir et rencontrer dans les diverses phases de cet amour; rien n'y étant passion et imprévu, il a souvent plus de délicatesse que l'amour véritable, car il a toujours beaucoup d'esprit ; c'est une froide et jolie miniature comparée à un ta- bleau des Garraches ; et, tandis que l'amour-passion nous éin- porte au travers de tous nos intérêts, Famour-goûtsait toujoun s'y conformer. Il est vrai que, si l'on ôte la vanité à ce pauvre amour, il en reste bien peu de chose; une fois privé de vanilé. c'est un convalescent affaibli qui peut à peine se traîner.

3<^ L'amour physique.

A la chasse, trouver une belle et fraîche paysanne qui fiiit dans le bois. Tout le monde connaît l'amour fondé sur ce genre de plaisir; quelque sec et malheureux que soit le caractère, on commence par là à seize ans.

¥ L'amour de vanité.

L'immense majorité des hommes, surtout en France, désire et a une femme à la mode, comme on a un joli cheval, comme chose nécessaire au luxe d'un jeune homme. La vanité plus ou moins flaltée, plus ou moins piquée, fait naître des transports. Quelquefois il y a l'amour physique, et encore pas toujours; souvent il n'y a pas même le plaisir physique. Une duchesse n'a jamais que trente ans pour un bourgeois, disait la duchesse de Ghaulnes; et les habitués de la cour de cet homme-juste, le roi Louis de Hollande, se rappellent encore avec gaieté une jo- lie femme de la Haye qui ne pouvait se résoudre à ne pas trouver charmant un homme qui était duc ou prince. Mais, fi- dèle au principe monarchique, dès qu'un prince arrivait à la cour, on renvoyait le duc : elle était comme la décoration du Gorps diplomatique.

Le cas le plus heureux de cette plate relation est celui où le plaisir physique est augmenté par Thabitude. Les souvenirs la lopt alors ressembler un peu à Tamour ; il y a la pique d*amour« 


DE L'AMOUR. S

propre et la tristesse quand on est quitté; et, les idées de ro- uan vous prenant à la gorge, on croit être amoureux et mé1an«  colique, car la vanité aspire à se croire une grande passion. Ce qnll y a de sûr, c*est qu'à quelque genre d'amour que Ton doive les plaisirs, dès qu'il y a exaltation de l'âme, ils sont vifs et leur souvenir entraînant; et dans cette passion, an contraire de la plupart des autres, le souvenir de ce que l'on a perdu paraît toujours au-dessus de ce qu'on peut attendre de l'avenir.

Qudquefois, dans l'amour de vanité, l'habitude ou le déses- poir de trouver mieux produit une espèce d'amitié, la moins ai- mable de toutes les espèces ; elle se vante de sa sûreté, etc. *.

Le plaisir physique, étant dans la nature, est connu de tout le monde, mais n'a qu'un rang subordonné aux yeux des âmes tendres et passionnées. Si elles ont des ridicules dans le salon, si souvent les gens du monde, par leurs iptriguQS, les rendent malheureuses, en revanche elles connaissent des plai- sirs à jamais inaccessibles aux co^ur? qui ne palpitent que pgur la vanité ou pour l'argent.

Quelques femmes vertueuses et tendres n'ont presque pas d*idéa des plaisirs physiques; elles s'y sont rarement exposées, si l'on peut parler ainsi, et même alors les transports de l'a- moor-passion ont presque fait oublier les plaisirs du corps.

n est des hommes victimes et instruments d'un orgueil in- fernal, d'un orgueil àl'Alfieri. Ces gens, qui peut-être sont cruels, parce que, comme Néron, ils tremblent toujours, jugeant tous les hommes d'après leur propre cœur, ces gens, dis-je, ne peu- vent atteindre au plaisir physique qu'autant qu'il est accompa- gné de la plus grande jouissance d'orgueil possible, c'est-à-dire qu'autant qu'ils exercent des cruautés sur la compagne de leurs plaisirs. De là les horreurs de Justine, Ces hommes ne trouvent pas à moins le sentiment de la sûreté.


> Dialogue connu de Pont de Veyle avec madame du Deflluit, tu omn in (eu.


4 ŒUVRES DE STfiKDHAU

Aq reste, ao fies de distingaer qatire uuoon diflérents, on peut fort bien admettre Imit en dix nuances. 11 y a peot-étre aotant de façons de sentir pamn les homaes que de laçons de fwt; mais ces diflérenees dans la nomendatnre ne diangent rien aox raisonnemenis qui suivent. Tons les amoors qu'on peut Toir id-bas naissent, riTcnt et meurent^ ou s'âëvent à rimmortalité, suivant les mêmes lois ^


CHAPITRE IL


W Ik RàlSSiBCB DB L*AIMNnU


Void ce qui se passe dansYlme :

i* L'admiration.

S* On se dit : c Qud plaisir de loi donner des baisers, d'en recevoir! etc. ».

^ L'espérance.

On étudie les perfections; c*est k ce moment qu*une femme devrait se rendre, pour le plus grand plaisir physique posaible. Même chez les femmes les plus réservées, les yeux rougissent au moment de Tespérance ; la passion est si forte, le plaisir si vif, qu'il se trahit par des signes frappants.

4^ L'amour est né.

Aimer, c'est avoir do plaisir à voir, toucher, sentir par tous les sens, et d'aussi près que possible, un oljct aimable et qui nous aime.

^ Ce livre est traduit hlnrement d'an manmerit italien de M. Lisio Yis-

conti» jeune homme de la plus hante distinction, qui vient de mourir à

Volterre» sa patrie. Le jour de sa mort imprévue, il permit an traductenr

de publier son essai sur rAmour, s'il trouvait moyen de le réduire à une

forme honnôte.

Castel Fiorentino, 10 juin 1819.


DB L'AMOUR. S

5* La première cristallisation ^ commence.

On se platt à orner de mille perfections une femme de Fa- monr de laquelle on est sûr; on se détaille tout son bonheur iTee bne complaisance infinie. Gela se réduit à s'exagérer une propriété superbe, qui Tient de nous tomber du ciel, que l*on ne eonnatt pas, et de la possession de laquelle on est assuré.

laissez travailler la tête d'un amant pendant yingt-quatre heures, et voici ce que vous trouverez .

Aux mines de sel de Sallzbourg, on jette dans les profon* deurs abandonnées de la mine un rameau d'arbre effeuillé par Fhiver; deux ou trois mois après, on le retire couvert de cris- tallisations brillantes ; les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d'une mésange, sont garnies d'âne infinité de diamants mobiles et éblouissants; on ne peut I^us reconnaître le rameau primitif.

Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections.

Un voyageur parle de la fraîcheur des bols d'orangers à Gê- nes, sur le bord de la mer, durant les jours brûlants de l'été : quel plaisir de goûter cette fraîcheur avec elle !

Un de vos amis se casse le bras à la chasse : quelle douceur 4e recevoir les soins d'une femme qu'on aime ! Etre toujours aiec elle et la voir sans cesse vous aimant ferait presque bénir la douleur; et vous partez du bras cassé de votre ami pour ne plus douter de l'angélique bonté de votre maîtresse. En un mot, il suffît de penser à une perfection pour la voir dans ce qu'on aime.

Ce phénomène, que je me permets d'appeler la cristallisa' tion, vient de la nature qui nous commande d'avoir du plaisir et qui nous envoie le sang au cerveau, du sentiment que les plaisirs augmentent avec les perfections de l'objet aimé, et de

  • Voir, poar plus ample explication de ce mot, le Rameau de Salzhourg

{Ikvgineiit iiiédit)à la fin dn Tolume.


6 ŒUVRES DE STENDHAL.

FMée : elle est à moi. Le saovage n'a pas le temps d'aller au delà du premier pas II a du plaisir, mais Factivité de son cer- veau est employée à suivre le daim qui fuit dans la forêt, et avec la chair duquel il doit réparer ses forces au plus vite, sous peine de tomber sous la hache de son ennemi.

A l'autre extrémité de la civUlsation, je ne doute pas qu'une femme tendre n'arrive à ce point, de ne trouver le plaisir phy- sique qu'auprès de Thomme qu'elle aime * . C'est le contraire du sauvage. Mais, parmi les nations civilisées, la femme a du loi- sir, et le sauvage est si près de ses affaires, qu'il est obligé de traiter sa femelle comme une bote de somme. Si les femelles de beaucoup d'animaux sont plus heureuses, c'est que la subsis- tance des mâles est plus assurée.

Mais quittons les forêts pour revenir à Paris. Un homme pas* sionoé voit toutes les perfections dans ce qu'il aime; cependaitt l'attention peut encore être distraite, car l'âme se rassasie de tout ce qui est uniforme, même du bonheur parfait *•

Voici ce qui survient pour flxer l'aUention :

e"" Le doute nait« 

Après que dix ou douze regards, ou toute autre série d*ao> tiens qui peuvent durer un moment comme plusieurs jours, ont d'abord donné et ensuite confirmé les espérances, l'amant, re* venu de son premier étonnement, et s'étant accoutumé à son bonheur, ou guidé par la théorie qui, toiiyours basée sur les cas les plus fréquents, ne doit s'occuper que des femmes faciles, l'amant, dis-je, demande des assurances plus positives et vent pousser son bonheur.

On lui oppose de Tindifférence ', de la liroideur ou même de'

  • ■ Si cette particalarité ne se présente pas chez l'homme, c^est qu'il n'a

pas la pudeur à sacrifier pour un instant.

  • Ce qui veut dire que la même nuance d'existence ne donne qu'un

instant de bonheur parfait; mais la manière d'être d'un homme passionné change dix fois par jour.

> Ce que les romans du dir-senlième siècle appelaient le coup d$ fomdrt,


DE L'AMOUR. 7

la colèrei s'il montre trop d'assurance ; en France, une nuance d'ironie qui semble dire : « Vous vous croyez plus avancé que vous ne Têtes. » Une femme se conduit ainsi, soit qu'elle se réveille d'un moment d'ivresse et obéisse à la pudeur, qu'elle tremble d'avoir enfreinte, soit simplement par prudence ou par coquetterie.

L'amant arrive à douter du bonheur qu'il se promettait ; ^^ devient sévère Air les raisons d'espérer qu'il a cru voir.

D veut se rabattre sur les autres plaisirs de la vie, il Us trouve anéaiUii, La crainte d'un affreux malheur le saisit, et avec elle l'attention profonde.

7" Seconde cristallisation.

Alors commence la seconde cristallisation produisant pour diamants des confirmations à cette idée :

Elle m'aime.

 chaque quart d'heure de la nuit qui suit la naissance des doutes, après un moment de malheur affreux, l'amant se dit : Oui, elle m'aime ; et la cristallisation se tourne à découvrir de nouveaux charmes ; puis le doute à l'œil hagard s'empare de luii et l'arrête en sursaut. Sa poitrine oublie de respirer; il se dit : Mais est-ce qu'elle m'aime ? Au milieu de ces alternatives déchirantes et délicieuses, le pauvre amant sent vivement : Elle me donnerait des plaisirs qu'elle seule au monde peut me don- Der.

(Test l'évidence de cette vérité, c'est ce chemin sur l'extrême bord d'un précipice afËreux, et touchant de l'autre main le bon-

qni décide du destin du héros et de sa maîtresse, est un mouvement de

Vlme tpiîf pour avoir été gâté par un nombre infini de barbouilleurs,

n'en existe pas moins dans la nature; il provient de l'impossibllilé de

cette manaravre défensive. La femme qui aime trouve trop de bon-

^tu dans le sentiment qu'elle éprouve pour pouvoir réussir à feindre;

ttmiyée de li prudence, elle néglige toute précaution et se livre en

K^agle au b<nihoir d'aimer. La défiance rend le coup de (o\xdx^\Gû:^ir

«Ut.


8 ŒUVRES DE STENDHAL.

heur parfait, qui donne tant de supériorité à la seconde cristal- lisation sur la première.

L'amant erre sans cesse entre ces trois idées :

1« Elle a toutes les perfections ;

2» Elle m'aime ;

3"* Gomment faire pour obtenir d'elle la plus grande preuve d'amour possible ?

Le moment le plus déchirantde Famour Jeune encore est ce- lui où il s'aperçoit qu'il à fait un faux raisonnement et qu'il faut détruire tout un pan de cristallisation.

On enlre en doute de la cristallisation elle-même.


CHAPITRE IIL

DB l'ESPÊRANOE.

n stifTit d'un très-petit degré d'espérance pour causer la nais- sance de Tamour.

L'espérance peut ensuite manquer au bout de deux ou trois jours, l'amour n'en est pas moins né.

Avec un caractère décidé, téméraire, impétueux, et une ima- gination développée par les malheurs de la vie»

Le degré d'espérance peut être plus petit.

Elle peut cesser plus tôt, sans tuer l'amour.

Si l'amant a eu des malheurs, s'il a le caractère tendre et pensif, s'il désespère des autres femmes, s'il a une admiration vive pour celle dont il s'agit, aucun plaisir ordinaire ne pourra le distraire de la seconde cristallisation. D aimera mieux rêver à la chance la plus incertaine de lui plaire un jour que recevoir d une femme vulgaire tout ce qu'elle peut accorder.

// aurait besoin qu'à cette époque, et non plus tard, notei


DE L'AMOUR. 9

bien, la femme qu'il aime tuât Tespérance d'une manière atroce, et le comblât de ces mépris publics qui ne permettent plus de revoir les gens.

La naissance de Tamour admet de beaucoup plus longs délais entre toutes ces époques.

Elle exige beaucoup plus d'espérance, et une espérance beau* coup plus soutenue, chez les gens froids, flegmatiqiies, pru dents, n en est de môme des gens âgés.

Ce qui assure la durée de Tamour, c'est la seconde cristalli- sation, pendant laquelle on voit à chaque instant qu'il s'agit d'être aimé ou de mourir. Gomment, après cette conviction de toutes les minutes, tournée en habitude par plusieurs mois d'a- mour, pouvoir seulement soutenir la pensée de cesser d'aimer? Plus un caractère est fort, moins il est sujet à l'inconstance.

Cette seconde cristallisation manque presque tout à fait dans les amours inspirées par les femmes qui se rendent trop vite.

Dès que les cristallisations ont opéré, surtout la seconde, qui de beaucoup est la plus forte, les yeux indifférents ne recon- naissent plus la branche d'arbre ;

Car, 1* elle est ornée de perfections ou de diamants qu'ils ne voient pas;

2® file .est ornée de perfections qui n'en sont pas pour eux.

La perfection de certains charmes dont lui parle un ancien ami de sa belle, et une certaine nuance de vivacité aperçue dans ses yeux, sont un diamant de la cristallisation * de Del


  • J*ai appelé cet essai un livre d'idéologie. Mon but a été d'indiqncr

que, quoiqu'il s'appelât l'Amour, ce n'était pas un roman, et que surtout il n'était pas amusant comme un roman. Je demande pardon aux philoso- phes d'avoir pris le mot idéologie : mon intention n'est certainement pas d'usurper un titre qui serait le droit d'un autre. Si l'idéologie est une description détaillée des idées et de tontes les parties qui peuvent les composer, le présent livre est une description détaillée et minutieuse de tous \m sentiments qui composent la passion nommée l'amour. ¥lt&^>&& je tire quelques conséquences de cette desciîpUou, p^i «i«,tà^^^N3k^tfiA^


10 ŒUVRES DE STENÇHAL.

Rosso. Ces idées aperçues dans une soirée le font rêver touCe une nuit.

Une repartie imprévue qui me fait voir plus clairement ûoe âme tendre, généreuse, ardente, ou, comme dit le vulgaire, romanesque S et mettant au-dessus du bonheur des rois le sim-


nière de guérir Famour. Je ne connais pas de mot pour dire, en grec' discours sur les sentiments, comme idéologie indique discours sur les idées. J'aurais pu me faire inirenter un mot par qudqu'un de mes amis savants, mais je suis déjà asses ci^trarié d'avoir dû adopter le mot nou- veau de crittàllitationf et il est fort possible que si cet essai trouve des lecteurs, ils ne me passent pas ce mot nouveau. J'avoue qu'il y aurait eu du talent littéraire à Téviter; je m'y suis essayé, mais sans succès. Sans ce mot, qui suivant moi eiprime le principal phénomène de cette folie nommée amour, foli» cependant qui procure* à Thomme les plus grands plaisirs qu'il soit donné aux êtres de son espèce de goûter sur la terre, sans l'emploi de ce mot qu'il fallait sans cesse remplacer par une périphrase fort longue, la description que je donne de ce qui se passe dans la tête et dans le cœur de l'homme amoureux devenait obs- cure, lourde, ennuyeuse, même pour moi qui fi^s l'auteur : qu'auraifc-ce été pour le lecteur?

J'engage donc le lecteur qui se sentira trop choqué par ce mot de crié» tallisation à fermer le livre. U n'entre pas dans mes vœux, et sans doute fort heureusement pour moi, d'avoir beaucoup de lecteurs. H me serait doux de plaire beaucoup à trente ou quarante personnes de Paris que je ne verrai jamais, mais que j'aime à la folie, sans les connrître. Par exem- ple, quelque jeune madame Roland, lisant en cachette qu^ue volume qu'elle cache bien vite, au moindre bruit, dans les tiroirs de l'établi de son père, lequel est graveur de boites de montre. Une fime comme celle de madame Roland me pardonnera, je l'espère,- non-seulement le mot de crittallisation employé pour exprimer cet acte de folie, qui nous fait apercevoir toutes les beautés, tous les genres de perfection dans la femme que nous commençons à aimer, mais encore plusieurs ellipses trop har- dies, n n'y a qu'à prendre un crayon et écrire entre les lignes les cinq ou •iz mots qui manquent.

A Toutes ses actions eurent d*abord i mes yeux cet air céleste qui ittr«  le-ehamp fait d'un homme un être à part, le différencie de tous les an- tres. Je croyais lire dans ses yeux cette soif d'un bonheur plus sublime, cette méltncolie non «vouée qui aspire à quelque chose de mieux que ce


DE L'AMOUR. 11

pie plaisir de se promener seule avec son amant k minuit, dans un bds écarté, me donne aussi à rêver toute une nuit ^

Il dira que ma maîtresse est une prude ; je dirai que la sienne est une filk.


CHAPITRE IV.

Dans ime âme parfaitement indifférente -— hne jeune fille hi» bitant un château isolé au fond d'une campagne— le plus petit étoonement peut amener une petite admiration, et, s'il survient la pins légère espérance, elle fait naître l'amour et la cristalli- sation.

Dans ce cas, Tamour plait d*abord comme amusant.

L^étonnement et Tespérance sont puissamment secondés par le besoin d'amour et la mélancolie que Ton a à seize ans. On sait assez que Tinquiétude de cet âge est une soif d'aimer, et le propre de la soif est de n'être pas excessivement difficile sur la nature du breuvage que le hasard lui présente.

Bécapitulons lès sept époques de Tamour; ce sont :

1* L*admiration;

3* Quel plaisir, etc.;

5® L*espérance;

4® L'amour est né;

que nous trouvons ici-bas, et qui, dans toutes les situations où la fortoni 0t lef^révolutions peuvent placer une finie romanesque,

Still prompts the celestial sight,

For which we wish to live or dare to die.

(Ultima lettera di Bianca a sua madré. Forli, 1817.) ^ C'est pour abréger et pouvoir pemdre l'intérieur des êmes que rtu- lear rapporte, en employant la formule du j9, plnsieurs sensations qui kp MBl 4trt9giro; il n'avait rien de personnel qui mâritlt d'être cité.


12 ŒUVRES DE STENDHAL.

5» Première cristallisatioD;

6"* Le doute paratt;

7** Seconde cristallisation.

Il peut s*écouler un an entre le n* i et le n* 3.

Un mois entre le n* 2 et le n<> 3 ; si Tespérance ne se bâte pas de Tenir, Ton renonce insensiblement ao n® 2 comme don- nant du malheur.

Un clin d'œil entre le n* 3 et le n* 4.

Il n*y a pas d'intervalle entre le n* 4 et le n* 5. Ils ne sali- raient être séparés que par rintimilé.

11 peut s'écouler quelques jours, suivant le dcgfé d'impétao- sité et les habitudes de hardiesse du caractère, entre les n^'S et 6, et il n'y a pas dlntervalle entre le 6 et le 7.


CHAPITRE V.

Lliomme n'est pas libre de ne pas faire ce qnl lui fiiit plus de plaisir que tontes les autres actions possibles K

L'amour est comme la fièvre, il natt et s*éleint sans que la volonté y ait la moindre part. Voilà une des principales diflë- rences de Tamour-goût et de Vamour-passion, et Ton ne penl s'applaudir des belles qualités de ce qu'on aime qne conune d'un hasard heureux.

Enfia, l'amour est de tous les âges : voyez la passion de ma«  dame Du Deffaut pour le peu gracieux Horace Walpole. L'on se souvient peut-être encore à Paris d'un exemple plus récent el surtout plus aimable.

^ La bonne éducation, i Tégard des crimes, est de donnet des re«  mords qui, prévus, mettent un poids dans h balance.


DE L'AMOUR. iS

Je n*admeis en preuve des grandes passions que celles de leurs conséquences qui sont ridicules : par exemple, la timidité, preuve de Famour ; je ne parle pas de la mauvaise honte au sortir du collée.


CHAPITRE VI.


LB BAMBAU OB SAtTZBOCRG*


La cristallisation ne cesse presque jamais en amour. Voici son histoire : tant qu'on n'est pas bien avec ce qu'on aime, il y a la cristallisation à solution imaginaire: ce n'est que par l'ima- gination que vous êtes sûr que telle perfection existe chez la femme que vous aimez. Après l'intimité, les craintes sans cesse renaissantes sont apaisées par des solutions plus réelles. Ainsi, le bonheur n^esC jamais uniforme que dans sa source. Chaque four a une fleur différente.

Si la femme aimée cède à la passion qu'elle ressent et tombe dans la fiiute énorme de tuer la crainte par la vivacité de ses transports ^, ki cristallisation cesse un instant ; mais, quand l'a- mmf perd de sa vivacité, c'est-à-dire de ses craintes^ il acquiert le chamie d'un entier abandon, d'une confiance sans IxNmes; une douce habitude vient émousser toutes les peines de la vie et donner aux jouissances un autre genre d'intérêt.

fites-vous quitté, la cristallisation recommence ; et chaque aete d'admiration, la vue de chaque bonheur qu'elle peut vous donner et auquel vous ne songiez plus, se termine par cette réflexion déchirante : « Ce bonheur si charmant, je ne le re- »

  • Diane de Poitiers, dans la PHncMt de Clivti.


U ŒUVRES DE STElfDHAL.

verrai jamai»! et c*est par ma faute que je le perds! » Que si vous cherchez le bonheur dans des sensations d'un autre genre, votre cœur se refuse à les sentir. Votre imagination vous peint bien la position physique, elle vous met bien sur «n die* val rapide à la chasse, dans les bois du Devonshire ^ ; mais vous voyez, vous sentez évidemment que vous n'y auriez aucun plai- sir. Voilà Terreur d'optique qui produit le coq^ de pistol^

Le jeu a aussi sa cristallisation provoquée par l'emploi àbire de la somme que vous allez gagner.

Les jeux de la cour, si regrettés par les nobles, sous le nom de légitimité, n'étaient si attachants que par la cristallisation qu'ils provoquaient. Il n'y avait pas de courtisan qui ne rêvât la fortune rapide d'un Luynes ou d'un Lauzun, et de femme aimable qui ne vit en perspective le duché de madame de Polî- gnac. Aucun gouvernement raisonnable ne* peut redonner cette cristallisation. Rien n*est anti-imagination comme le gouverne* ment des Etats-Unis d'Amérique. Nous avons vu que leurs voisins les sauvages ne connaissent presque pas la cristallisation. Les Romains n'en avaient guère d'idée et ne la trouvaient que pour l'amour physique.

La haine a sa cristallisation ; dès qu'on peut espérer de se venger, on recommence de haïr.

Si toute croyance où il y a de Vàbsurde ou du wm-dénumM tend toujours à mettre à la tête du parti les gens les plus ab- surdes, c'est encore un des effets de la cristallisaHùn. U y a cristallisation même en mathématiques (voyez les newtonieoB en 1740) dans les têtes qui ne peuvent pas à tout moment se rendre présentes toutes les parties de la démonstration de oe qu'elles croient.

Voyez en preuve la destinée des grands philosophes allemands.


^ Car, si vous poaviez vons imaginer là on bonheur, la cnstaUisttk» aurait déféré à votre maitrene le privilège exclusif de vous donner ca bonheur.


DE L'AMOUR. 15

dont rimmortalitë, tant de fois proclamée, ne peut jamais aller an delà de trente ou quarante ans.

C*est parce qu'on ne peut se rendre compte du pourquoi de ses sentiments que Thomme le plus sage est fenatique en mu- sique.

On ne peut pas à Tolonté se prouver qu*on a raison contre tel contradicteur.


CHAPITRE VIL

OBB MFFÊBEKGBS ENTRE Là NAISSANCE DE L*AMOUR DANS LES

DEUX SEXES.

Les ifemmes s'attachent par les faveurs. Comme les dix-neuf vingtièmes de leurs rêveries liabituelles sont relatives à l'amour, afNrès l'intimité, ces rêveries se groupent autour d'un seul objet: elles se mettent à justifier une démarche si extraordinaire, si décisive, si contraire à toutes les habitudes de pudeur. Ce travail n*ex!ste pas chez les hommes; ensuite l'imagination des femmes détaille à loisir des intants si délicieux. . Comme l'amour fait douter des choses les plus démontrées, celle fenmie qui, avant l'intimité, était si sûre que son amant est un homme au-dessus du vulgaire, aussitôt qu'elle croit n'a- voir plus rien à lui refuser, tremble qu'il n'ait cherché qu'à mettre une femme de f)las sur sa liste.

Alors seulement parait la seconde cristallisation, qui, parce ipie la cndnte l'accompagne, est de beaucoup la plus forte K

> Celte seconde cristallisaUon manque chez les femmes ^iles, qui sont bien loin 4e toutes ces idées romanesques.


16 ŒUVRES DE 3TEIU)UâL.

Une femme croit de reine f être faite esdare. Cet état de l*àme et de l*egprit est aidé par l'ivresse nerveuse qae font naî- tre des plaiùrs d'autant plus sensibles qu'ils sont plus rares. Enfin une femme, devant son métier à broder, ouvrage insipide ec qui n'occupe que les mains, songe à son amant, tandis que ce* lui-ci, galopant dans la plaine avec son escadron, esl mis aux arrêts s'il fait faire un faux mouvement.

Je croirais donc que la seconde cristallisation est beaucoup plus forte chez les femmes parue que la craiute est plus vive . la vanilé, l'honneur sont compromis, du moins les dislracUons sont-elles plus difficiles.

Une femme ne peut être guidée par l'habitude d*étré raison- nable, que moi, bomme, je contracte forcément à mon bureaa, en travaillant, six heures tous les jours, à des choses froides et raisonnables. Même hors de l'amour, elles ont du pencbant à se livrer à leur imagination et de l'exaltation habituelle; la dispa- rition des défauts de l'objet aimé doit donc être plus rapide.

Les femmes préfèrent les émotions à la raison , cest tout sim- ple : comme en vertu de nos plats usages, elles ne sont char- gées d'aucune affaire dans la famille, la raison ne leur ett jamais utile, elles ne l'éprouvent jamais bonne à quelque chose.

Elle leur est, au contraire, toujours nuisible, car elle ne leur apparaît que pour les gronder d'avoir eu du plaisir hier, ou pour leur commander de n'en plus avoir demain.

Donnez à régler à votre femme vos afiGaires avec les fermiers de deux de vos terres, je parie que les registres seront mieux tenus que par vous, et alors, triste despote, vous aurez au moins le droit de vous plaindre, puisque vous n'avez pas le ta- lent de vous faire aimer. Dès que les femmes entreprennent des raisonnements généraux, elles font de l'amour sans s'en aperce- voir. Dans les choses de détail, elles se piquent dêtre plus sé- vères et plus exactes que les hommes. La moitié du petit com- merce est confiée aux femmes, qui s'en acquittent mieux que


DE L'AMOUB. 17

leurs maris. C'est une maiime connue que, si l*on parle d*affai«  res avec elles, on ne saurait avoir trop de gravité.

C'est qu'elles sont toujours et partout avides d*émotion : voyez les plaisirs de rent^rrement en Ecosse*


CHAPITRE Vin.


This liras her fafoared lairy realm, and bere sbe erected her aeriai palacea. Bbidb of. Laxmebjioob, I, 70.


Une jeune fille de dix-huit ans n*a pas assez de cristallisation en son pouvoir, forme des désirs trop bornés par le peu d*expé* rience qu'elle a des choses de la vie, pour être en état d*aimer avec autant de passion qu'une, femme de vingt-huit.

Ce soir j'exposais cette doctrine à une femme d'esprit qui prétend le contraire, c L'imagination d'une jeune fille n'étant glaeée par aucune expérience désagréable, et le feu de la pre- mière jeunesse se trouvant dans toute sa force, il est possible qu'à propos d'un homme quelconque elle se crée une image ravissante. Toutes les fois qu'elle rencontrera son amant, elle joiira, non de ce qu'il est en effet, mais de cette image déli- cieuse qu'elle se sera créée.

c Plus tard, détrompée de cet amant et de tous les hommes, l'expérience de la triste réalité a diminué chez die le pouvoir de la cristallisation, la méfiance a coupé les ailes à rimagina*. Ikm. A propos de quelque homme que ce soit, fût-il un pro- dige, elle ne pourra plus se former une image aussi entraînante ; cQe ne pourra donc plus aimer avec le même feu que dans la première Jeunesse. Et, comme en amour on ne jouit que de Til-


18 ŒUVRES DB 8TBNDUAL.

Insion qu^on se feit, Jamais l'image qu'elle pourra se créer I vingt-hait ans n*anra le brillant et le sublime de celle sur b* quelle était fondé le premier amour & seize, et le secoûd amoui semblera toujours d'une espèce dégénérée. ^ Non maduM; la présence de la méfiance, qui n'existait pas à seize ans, esi évidemment ce qui doit donner une couleur différente à ce se cond amour. Dans la première jeunesse, Famour est comme ui fleuve immense qui entraîne tout dans son cours, et auquel oi sent qu'on ne saurait résister. Or, une àme tendre se connaît l vingt-huit ans; elle sait que si pour elle il est encore du bon' hear dans la vie, c'est à l'amour qu'il faut le demander; il s'é tablit dans ce pauvre cœur agité une lutte terrible entre l'a* mour et la méfiance. La cristallisation avance lentement; mais celle qui sort victorieuse de cette épreuve terrible, où l'àmc exécute tous ses mouvements à la vue continue du plus affireui danger, est mille fois plus brillante et plus solide que la cristal lisation de seize ans, où, par le privilège de l'âge, tout était gaieté et bonheur.

« Donc Tamour doit être moins gai et plus passionné ^. i

Cette conversation (Bologne, 9 mars 1820), qui contredit ui point qui me semblait si clair, me fait penser de plus en plu qu'un homme ne peut presque rien dire de sensé sur ce qui «  passe au fond du cœur d'une femme tendre ; quant à une co- quette, c'est différent : nous avons aussi des sens et de la vanité

La dissemblance entre la naissance de l'amour chez les dea: sexes doit provenir de la nature de l'espérance, qui n'est pasl même. L'un attaque et l'autre défend; l'un demande etFautn refuse; l'un est hardi, l'autre très-timide.

L'homme se dit : « Pourrai-je lui plaire? voudra-t-elle m'ai mer? »

La femme : « N'est-ce point par jeu qu'il me dit qu'il m'aime

^ Ëpicure disait que le discernement est nécessaire i k possession di plaisir.


DE L'AMOUR. 19

66(-ce un caracttee solide? peut-il se répondre à Boi-mèmo de la durée de sessentimeats ? » C'est aiosi que beaucoup de fem- met regardent et traitent conune un enfant un Jeune homme de ▼iogt-trois ans; s'il a fsài six campagnes, tout change pour lui> c'est un jeune héros.

Chez rhomme, i'espohr dépend simplemait des actions de ce ^^il aime ; rien de plus aisé à interpréter. Chez les femmes» Feq^rance doit être fondée sur des considérations morales liès-difficiles à bien apprécier. La plupart des hommes sollici- tent mie preuve d'amour qu'ils regardent comme dissipant tous les doutes; les femmes ne sont pas assez heureuses pour pou- voir trouver une teOe preuve; et il y a ce malheur dans la vie, que ee qui fait la sécurité et le bonheur de Tun des amants fait le danger et presque Thumlliation de Tautre.

En amour, les hommes courent le hasard du tourment secret de l'âme, les femmes s'exposent aux plaisanteries du public; dles sont plus timides, et d'ailleurs l'opinion est beaucoup plus pour elles, car Sois considérée, il le faut ^

EDes n'ont pas un moyen sûr de sybjuguer l'opinion en expo- sant un instant leur vie.

Les femmes doivent donc être beaucoup plus méfiantes. En varta de leurs habitudes, tous les mouvements intellectuels qui forment les époques de la naissance de l'amour sont chez elles plus deux, plus timides, plus lents, moins décidés ; il y a donc plm de dispositions à la constance ; elles doivent se désister moins facilement d'une cristallisation commencée.

Une femme, en voyant son amant, réûéchit avec rapidité ou se livre au bonheur d'aimer, bonheur dont elle est tirée désa- gréablement s'il fait la moindre attaque, car il faut quitter tous les plaisirs pour courir aux armes.

1 On se rappelle la maxime de Beaumarchais : < La nature dit à la femme : Sois belle si tu peux, sage si tu veux, mais sois considérée, il le fmt. > Sans considération, en France, point d'admiration, partant point d'amour.


20 ŒUVRES DE STENDHAL.

Le rôle dé Famant est plus simple , il regarde les yeax de ce qu'il aime ; un seul sourire peut le mettre an comble du bon- heur, et il cherche sans cesse à robtenir^. Un homme est hu- milié do la longueur du siège ; elle fait au contraire la gloire d*aii6 Cemmc.

Une femme est capable d'aimer, et, dans un an entier^ de ne dire que dix ou douze mots à Thomme qu'elle préfère. Elle tieal noie au fond de son cœur du nombre de fois qu^elle l'a tu; die est allée deux fois avec lui au spectacle, deux fois elle s'ot trouvée à dîner avec lui, il Ta saluée trois fois à la promcDide*

Un soir, à un petit jeu, il lui a baisé la mdn; on remarqM que depuis elle ne permet plus, sous aucun prétexte et mtmt au risque de paraître singulière, qu'on lui baise la main.

Dans un homme, on appellerait cette conduite de Tanov féminin, nous disait Léonore.


CHAPITRE IX.

I

Je fuis tous les efforts possibles pour èlre sec. Je veux impo- ser silence à mon cœur, qui croit avoir beaucoup à dire. Je tremble toujours de n'avoir écrit qu'un soupir, quand je crois avoir noté une vérité.

^ Qaando leggemmo il disiato riso

Esscr bacialo da cotanto amante, Gostui clie mai da me non fia diviso, La bocca mi bacciô tutto trcmante.

Dastb, Inf.f cant. r.


DE I/AMOUR. SI


CHAPITRE X.

Pour preuve de la cristallisation» je me conteaterai de rappe* 1er l'anecdote sui^nte ^.

Une jeone personne entend dire qu'Edouard, son parent, qii ▼a rerenir de Varmée, est un jeune homme de la plus grande Àatiiiclion ; on lui assure qu'elle en est aimée sur sa réputation ; fluôsS voudra probablement la voir avant de se déclarer et de la demander à ses parents. Elle aperçoit uo jeune étranger à r^^, éùe l'entend appeler Edouard, elle ne pense plus qu'à loi, elle l'aime. Huit jours après, arrive le véritable Edouard : ce n'est pas celui de l'église, elle pâlit, et sera pour toi](jours malheureuse ^ on la force à l'épouser.

Voilà ce que les pauvres d'esprit appellent une des déraisons de ramour.

Un homme généreux comble une jeune fille malheureuse des Uenfidts les plus délicats ; on ne peut pas avoir plus de vertus, etfamour allait naître, mais il porte un chapeau mal retapé, et elle le voit monter à cheval d'une manière gauche ; la jeune fille s*afvoue en soupirant qu'elle ne peut répondre aux empresse- ments qu'il lui témoigne.

. Un homme fait la cour à la femme du monde la plus honnête , eDe apprend que ce monsieur a eu des malheurs physiques et ridicules : il lui devient insupportable. Cependant elle n'avait nul dessein de se jamais donner à lui, et ces malheurs secrets ne nuisent en'rien à son esprit et à son amabilité. C'est tout simplement que la cristallisation est rendue impossible.

Pour qu'un être humain puisse s'occuper avec délices à divi- iiser un objet aimable, qu'il soit pris dans la forêt des Ârdennes 4» au bal de Coulon, il fau^ d'abord qu'il lui semble parfait,

• 1 Empoti, juin 1819.


23 ŒUVRES DE STENDHAL.

non pas sous tous les rapports possibles, mais sons tous les rap- ports qu'il voit actuellement; il ne lui semblera parfait à tous égards qu'après plusieurs jours de la seconde cristallisation. C'est tout simple, il suffît alors d'avoir Tidée d'une perfection pour la voir dans ce qu'on aime.

On voit en quoi la leauté est nécessaire à la naissance de Th mour. U iautque la laideur ne &ssq pas obstacle, L'amanf nrriva bientôt à trouver belle sa maîtresse telle qu'elle est, sanft wmgst à la vraie beauté.

Les traits qui forment la vraie beauté lui promettraieaty aH les voyait, et si j'ose m'exprimer ainsi, une quantité de bônbeur que j'exprimerai par le nombre un, et les traits de sa maltredaei tels qu'ils sont, lui promettent mille unités de bonbeur.

Avant la naissance de l'amour, la beauté e$t nécessaire oommQ enseigne; elle prédispose à cette passion par les louanges qu'on entend donner à ce qu'on aimera. Une admiration très-vive rend la plus petite espérance décisive.

Dans l'amour-goftt, et peut-être dans les premières cinq mi- nutes de Famour-passion, une femme, en prenant nn amant, tient plus de compte de la manière dont les autres femmes voient cet homme, que de la manière dont elle le voit elle-même.

De là les succès des princes et des officiers^.

Les jolies femmes de la cour du vieux Louis XIV étaient amou- reuses de ce prince.

1 Those who remarked io the coontenance of this joung hero a dîa- aolute audacity mingled with extrême haugbtiness and indiiïerence to the feelings of olhers, could not yet dcny to his countenance that sort of comcliness which belonga to an open aet of features, well formed fay nature, modelled by art to tbe usual rules of courteay, yet ao far frank and bonest, tbat they seeroed as if tbey disclaimed to conceal tbe natnral working of tbe soûl. Sucb an expression is oflen mistaken for manly frankneu, wben in trutb it arises from tbe reckless indilTerence of t libertine disposition, conscious of »uperiorxty of birlh of jjotaUhf op of aomeotber adventitious advantage totally unconnccled with personat fo^r}^ (vanAoe, tome I, paçe 14^,


DE L'AMOUR. 25

n tant bien m garder de présenter des facilités à Tespérance avant d'ôtre sur qu'il y a de Tadmirâlion. On ferait naître la fa- deur, qui rend à jamais Tan^our impossible, ou du moins que Tonne peut guérir que parla pique d*amour-propre.

On ne sympathise pas avec le niaU, ni avec le sourire à tout venant ;de là, dans le monde, la nécessité d un vernis de roue* rie; c'est la noblesse des manières. On ne cueille pas même le rire sur une plante trop avilie. En amour, notre vanité dédaigne une victoire trop facile; et, dans tous les genres, l'homme n'est paa siq^ à s'exagérer le prùL de ce qu'on lui offre.


CHAPITRE XI.


One fois la cristallisation commencée, l'on jouit avec délices de chaque nouvelle beauté que Ton déi^uvre dans ce qu'on aime.

Mais qu'est-ce que la beauté? c'est une nouvelle aptitude à vous donner du plaisir.

Les plaisirs de chaque individu sont différents et souvent op- posés : cela explique fort bien comment ce qui est beauté pour an individu est laideur pour un autre. (Exemple concluant de Del Rosso et de Lisio, le i«' janvier 1820.)

Pôor découvrir la nature de la beauté, il convient de recher- cher qneUe est la nature des plaisirs de chaque individu; par exemple, il faut à Del Rosso une femme qui souffre quelques moovements hasardés, et qui, par ses sourires, autorise des choses fort gaies; une femme qui, à chaque instant, tienne les plaisirs physiques devant son imagination, et qui excite à la fols le genre d'amabilité de Del Rosso et lui permeO^ d^\^^^ ployer.


2/> ŒUVRES DE STEUDHAL.

Del Rosso entend par amour apparemment ramourplijiiqiiie, et Lisio l'amonr-passion. Rien de plus évident qaHs ne ddmt pas être d*accord sur le mot beauté^.

La beauté que tous découvrez étant donc une nouvdle apti- tude à vous donner du plaisir, et les plaisirs Yariantcomme les individus,

La cristallisation formée dans la tête de chaque homme doU porter la couleur des plaisirs de cet homme.

La cristallisadon de' la maîtresse d'un homme, on sa BBAini, n'est autre chose que la collection de toutbs les SAnsFÀcnom, de tous les désirs qu'il a pu former successivement à son égard.


CHAPITRE XII.


SUITE DB U CRISTAIUSATION.


Pourquoi jouit-on avec délices de chaque nouvelle beauté que Ton découvre dans ce qu'on aime?

C'est que chaque nouvelle beauté vous donne la satisfaction pleine et entière d'un désir. Vous la voulez tendre, elle est tm* dre ; ensuite vous la voulez fière comme l'Emilie de Corneille» et, quoique ces qualités soient probablement incompatibles, elle parait à l'instant avec une âme romaine. Voilà la raison morale pour laquelle l'amour est la plus forte des passions. Dans les au- tres, les désirs doivent s'accommoder aux froides réalités; ici ce sont les réalités qui s'empressent de se modeler sur les dé*

■ Ma beauté, promesse d'un caractère utile i mon ftme, est au-dessus de l'attraction des senr, cette attraction n'est qu'une espèce particulière. 1S15.


DE L'AMOUR. ^

sifs; c'esl donc celle des passons où les désirs violeius ont lès plus grandes- jouissances.

Il y a des conditions générales de bonheur qui étendent leur empire sur toutes les satislactionsde désirs particuliers:

i^ Elle semble votre propriété» car c*est vous seul qui pouvez la rendre heureuse.

T Elle est juge de votre mérite. Cette condition était fort impor- tante dans les cours galantes et chevaleresques de François P' et de Henri II, et à la cour élégante de Louis XV. Sous un gouver- nement constitutionnel et raisonneur, les femmes perdent toute cette branche d'influ^ce.

3* Pour les cœurs romanesques, plus elle auraTâme sublime/ plus seront célestes et dégagés de la fange de toutes les consi- dérations vulgaires les plaisirs que vous trouverez dans ses bras.

La plupart des jeunes Français de dix-huit ans sont élèves de J.-J. Rousseau ; cette condition de bonheur est importante pour eux.

An milieu d'opérations si décevantes pour le désir du bon- heur, la tète se perd.

Du moment qu'il aime, Thomme le plus sage ne voit aucun oljet tel qu'il est. Il s'exagère en moins ses propres avantages, et en plus les moindres faveurs de Tobjet aimé. Les craintes et les espoirs prennent à Tinstant quelque chose de romanesque (de Wayward). 11 n'attribue plus rien au hasard; il perd le senti- ment de la probabilité ; une chose imaginée est une chose exis- tante pour l'eiTét sur son bonheur ^ Une marque elfirayante que la tête se perd, c'est qu'en peu-

i n y a «ne caïue physique, im eommencement de folie, une affluence àa nng ta eenreaa, un désordre dans les nerfs e\ dans le centre cérô- hraL Ywr le ooarage éphémère des cerfs et la couleur des pensées d'un êofrano. En 1922, la physiologie nous donnera la description de la putio phjnqiie de ce phénomène. Je le recommande k l'attention de


96 ŒUVRER DB STENDHAL.

sanrà quelque petit fait» difficile à observer, vous le Toja blauc, et vous l'interprétez en faveur de votre amour; on in- stant après vous vous apercevez qu'en effet il était noir, et vous le trouvez encore concluant en faveur de votre amour.

C'est alors qu'une âme en proie aux incertitudes nwtleUfiif sent vivement le besoin d'un ami ; mais pour un amant il n^ctf plus d'ami. On savait cela k la cour. Voilà la source da sed genre d^lndiscrétion qu'une femme délicate puisse pafdouMr.


CHAPITRE XUL


DU PREHIBR PAS, DU GRAND MOHDE, DES lfAtRBtIKS« 


Ce qu'il y a de plps étonnant dans la passion de Fi c'est le premier pas, c'est l'extravagance du changement qrf s'opère dans la tête d'un homme.

Le grand monde, avec ses fêtes brillantes, sert l'amour cooM favorisant ceprtmier pas.

Il commence par changer l'admiration simple (n* i) en idnl- ration tendre (n<> 2) : Quel plaisir de lui donner des baisaB, aie.

Une valse rapide» dans un salon éclairé de mille bougies» Jelia dans les jeunes cœurs une ivresse qui éclipse la timidité, ang^ . mente la conscience des forces et leur donne enfin rimifaMf d'aimer. Car voir un objet très-aimable ne suffit pas; an con- traire, l'extrême amabilité décourage les âmes tendres, il ùaA le voir, sinon vous aimant^, du moins dépouillé de sa nuijeslé.


i De là to possibilité des passions i origine fiietice, eelles-ci, et cells di Bénédict, et de Béatrix (Shakspeare)*




L^


DE L'AMOUR. 27

Qnî s'avise de devenir amoureux d'une reine, à moins qu'elle ne fasse des avances ^ ?

Bien n'est donc plus favorable à la naissance de Taniour que le mélange d'une solitude ennuyeuse et de quelques bals rares et longtemps désires; c'est la conduite des bonnos mères de fionille qui ont des filles.

Le vrai grand monde tel qu'on le trouvait à la cour de France \ et qui, Je crois, n'existe plus depuis 1780*, était peu favoralde à Famonr, comme rendant presque impossibles la êolitude et je loisir indispensables pour le travail des cristallisations.

La vie de la cour donne Thabitude de voir et d'exécuter un grand nombre de nuances^ et la plus petite nuance peut être le commencement d'une admiration et d'une passion ^.

Quand les malheurs propres de l'amour sont mêlés d'autres malheurs (de malheurs de vamté^ si votre maîtresse offense votre juste fierté, vos sentiments d'honneur et de dignité person- nelle ; de malheurs de santé, d'argent, de persécution politi- que, etc.), ce n'est qu*en apparence que l'amour est augmenté par ces contre-temps ; comme ils occupent à autre chose l'ima-

^ Voir les Amours de Struenzée dans In ûown du Nord, de Brown, 8 vol., 1819.

  • Voir les Lettres de madame da Deffant, de mademoiselle de Lespî■MM, les Mémoires de BezeoTal, de Lauzun, de madame d'Épinay, le

Hictiowiatre de« Étiquettes de madame de Genlis, les ISémoires de Dan- gean, d'Horace Walpole.

> Si ee n'est peut^tre à la cour de Pétersboùrg.

  • Voir Saint-Simoo et Werther. Quelque tendre et délicat que soit un

solitaire, son âme est distraite, une partie de son imagination est em«  ployée à prévoir la société. La force de caractère est un des charmes qui séduisent le plus les cœurs Traiment féminins. De là le succès des jeunes officiers fort graves. Les femmes savent fort bien faire la différence de la ▼îdence 'des mouvements de passion^ qu'elles sentent si possibles dans lenrs cœurs, à la force de caractère; les femmes les plus distinguées sont quelquefois dupes d'un peu de charlatanisme en ce genre. On peut s'en tenir sans nulle crainte, aussitôt que l'on l'apersoit que la cristallisation â commencé.


2X ŒUVRES DE STENDHAL.

gination, fls empêchent, dans Fainoor espérant, les cristallisa- tions, et dans l'amour heareux, la naissance des petits doutes. La douceur de Famour et sa folie reviennent quand ces malheun ont disparu. '

Remarquez que les malheurs favorisent hi naissance de Ft- mour chez les caractères légers ou insensibles, et qa^aprèssi naissance, si les malheurs sont antérieurs, ils Êivorisent Famov en ce que Fimagination, rebutée des autres circonstances^ de It vie, qui ne fournissent que des images tristes, se jette tout ea* tière à opérer la cristallisation.


CHAPITRE XIV.

Voici un effet qui me sera contesté, etque je ne présenté qu'aux hommes, dirai-je, assez malheureux pour avoir aimé avec pas- sion pendant de longues années et d'un amour contrarié par des obstacles invincibles:

La vue de tout ce qui est extrêmement beau, dans la nature et dans les arts, rappelle le souvenir de ce qu'on aime, avec la rapidité de Féclair. C'est qfxe, par le mécanisme de la branche d'arbre garnie de diamants dans la mine de Saltzbourg, tout ce qui est beau et sublime au monde fait partie de la beauté de ce qu'on aime, et cette vue imprévue du bonheur à Finstant rem- plit les yeux de larmes. C'est ainsi que Famour du beau et Fd- mour se donnent mutuellement la vie.

Un des malheurs de la vie, c'est que ce bonheur de voir ce qu'on aime et de hii parler ne laisse pas de souvenirs distincts. L'âme est apparemment trop troublée par ses émotions pour être attentive à ce qui les cause ou à ce qui les accompagne. Elle est la sensation elle-même. Cest peut-être parce que ces


DE L'AMOUR. 29

plaisirs ne peuvent pas être usés par des rappels à volonté, qu'ils se reuouyellent avec tant de force, dès que quelque objet vient nous tirer de la rêverie consacrée à la femme que nous aimons, et nous la rappeler plus vivement par quelque nouveau rap- port*. '

Un vieil architecte sec la rencontrait tous les soirs dans le monde. Entraîné par le naturel, et sans flaire attention à ce que je lui disais*, un jour je lui en Os un éloge tendre et pompeux, et elle se moqua de moi. Je n*eus pas la force de lui dîVe : Il vous voit chaque soir.

Cette sensation est si puissante qu'elle s^étend jusqu'à la per- sonne de mon ennemie qui l'approche sans cesse. Quand je la Tois, elle me rappelle tant Léonore, que je ne puis la haïr dans ce moment, quelque effort que j'y fasse.

On dirait que par une étrange bizarrerie du cœur, la femme aimée communique plus de charme qu'elle n'en a elle-même. L'image de la ville lointaine où on la vit un instant ^ jette dans une plus profonde et plus douce rêverie que sa présence elle- même. C'est l'effet des rigueurs.

La rêverie de l'amour ne peut se noter. Je remarque que je pois relire un bon roman tous les trois ans avec le même plai- sir. U me donne des sentiments conformes au genre de goût tendre qui me domine dans le moment, ou me procure de la variété dans mes idées, si je ne sens rien. Je puis aussi écou- ter avec plaisir la même musique, mais il ne faut pas que la mânoire cherche à se mettre de la partie. C'est rimagi- nalion uniquement qui doit être affectée ; si un opéra fait plus de plaisir à la vingtième représentation, c'est que l'on corn-

  • Les prirlums.
  • Voir la note 1 de la page il .

• Kessun maggior dolore

Ghc ricordarsi dcl tempo felice Kella miseria.

DAïmi, fnf.,cwv\.. ^.


30 ŒUVRES DE STENDHAL.

« 

prend mieux la musique, ou qu'il rappelle la sensation du pre- mier jour.

Quant aux nouvelles vues qu'un roman suggère pour la con- naissance du cœur humain, je me rappelle fort bien les an- ciennes; j'aime même à les trouver notées en marge. Mais ce genre de plaisir s'applique aux romans, comme m'avançant dans la connaissance de l*homme, et nullement à la rêverie, qui eit le vrai plaisir du roman. Cette rêverie est innotable. La noter, c'est la tuer pour le présent, car Ton tombe dans l'analyse phi- losophique du plaisir ; c'est la tuer encore plus sûrement pour l'avenir, car rien ne paralyse l'imagination comme l'appel à la mémoire. Si je trouve en mai^e une note peignant ma sensa- tion en lisant Old Mortality à Florence, il y a trois ans, à l'in- staut je suis plongé dans l'histoire de ma vie, dans l'estime du degré de bonheur aux deux époques, dans la plus haute plûlo- Sophie, en un mot, et adieu pour longtemps le laisser-aller des sensations tendres.

Tout grand poète ayant une vive imagination est timide, c'est-à-dire qu'il craint les hommes pour les interruptions et les troubles qu'ils peuvent apporter à ses délicieuses rêveries. C'est pour son attention qu'il tremble. Les honunes, avec leurs inté- rêts grossiers, viennent le tirer des jardins d'Ârmide pour le pousser dans un bourbier fétide, et ils ne peuvent guère le ren- dre attentif à eux qu'en l'irritant. C'est par Thabitude de nou^ rir sou âme de rêveries touchantes, et par son horreur pour le vulgaire, qu'un grand artiste est si près de l'amour.

Plus un homme est grand artiste, plus il doit désirer les ti- tres et décorations conmie rempart


DE L'âMOUIL Zl


CHAPITRE XV,


On rencontre, au milieu de la passion la plus violente et la plus contrariée^ des moments où l'on croit tout à coup ne plus aimer; c*est comme une source d*eau douce au milieu de la mer. On n'a presque plus de plaisir à songer à sa maîtresse, et, qmlqiie aeeablé de ses rigueurs, Ton se trouve encore plus iilhfnrrnT de ne plus prendre intérêt à rien dans la vie. Le BéanI le pins triste et le plus découragé succède à une manière d'être, agitée sans doute, mais qui présentait toutela nature sous nn aspect neuf, passionné, intéressant.

Cesl que la dernière visite que vous avez ladte à ce que vous aimez vous a mis dans une position sur laquelle une autre fois irotre imagination a moissonné tout ce qu'elle peut donner de sensations : par exemple, après une période de froideur, elle vous traite moins mal, et vous laisse concevoir exactement le même dogré d*espérance, et par les mêmes signes extérieurs qu'à une autre époqtfe; tout cela peut-être sans qu'elle s'en doute. L'imagination trouvant en son chemin la mémoire et ses tristes avis, la cristaltisation ^ cesse à l'instant.

^ Ob aie coDueille d'abord d'ôter ce mot, ou, si je ne puis y parrenir, bute de talent littéraire, de rappeler souvent que j'entends par crùtoU»- saiion une certaine fièvre d'imagination, laquelle rend méconnaissable un objet le plus souvent assez ordinaire, et en fait un être à part. Dans les âmes qui ne connaissent d'autre chemin que la vanité pour arriver au bonheur, il est nécessaire que l'homme qui cherche à exciter cette fèvre mette fort bien sa cravate et soit constamment attentif à mille détails qui excluent tout laisser-aller. Les femmes de la société avouent Tefiet, tout en niant ou ne voyant pas la cause.


32 , ŒUVRES DE STENDHAL.


CHAPITRE XVI.


Dans on petit port, dont j'ignore te i prcs Perpignan, 25 février 1822 K


Je viens d'éprouver ce soir ([ue la nrasiqney qmA de cK parfaite, met le cœur exactement dans la même situation oil se trouve quand il jouit de la présence de ce qu'il aime, c'etf- à-dire qu'elle donne le l)qnheur apparemment le plus Htt/k existe sur cette terre.

S'il en était ainsi pour tous les hommes, rien an monde tt disposerait plus à Tamour.

Mais j'ai déjà noté à Naples, l'année dernière, que la muaifH parfaite, comme la pantomime parfaite *, me fait songer à ce qui forme actuellement Tobjet de mes rêveries et me fait ve- nir des idées excellentes; à Naples, c'était sur le moyen d'v mer les Grecs.

Or, ce soir, je ne puis me dissimuler que j'ai le malheur o/ heing too great an admirer ofmilady L,

El peut-être que la musique parfaite que j'ai eu le bonheur de rencontrer, après deux ou trois mois de privation, qadqoe allant tous les soirs à TOpéra, n'a produit tout simplement que son effet anciennement reconnu, je veux dire celui de kln songer vivement à ce qui occupe.

— 4 mars, huit jours après.

Je n'ose ni effîicer ni approuver Tobservalion précc'îdentc. H est SÛT que, quand je l'écrivais, je la lisais dans mou cœur. Si je

^ Copie da journal de Lisio.

  • Othello et h YestaU: ballets de Vigano. exécutés par le Pallerim d

VoUintri.


DE L'AMOUR. 55

lels en doute aujourd'hui, c'est peut-être que j'ai perdu le ?eiiir de ce que je voyais alors.

i*babitude de la musique et de sa rêverie prédispose à Ta- nr. Un air tendre et triste, pourvu qu'il ne soit pas trop dra- ique, que Fimaginatlon ne soit pas forcée de songer à Tac- i, excitant purement à la rêverie de Tamour, est délicieux ir les âmes tendres et malheureuses : par exemple, le trs^it loi^é de clarinette, au commencement du quartetto de mea e Faliero, et le récit de la Gamporesi vers le milieu du trielto.

l'amant qui est bien avec ce qu'il aime jouit avec transport fameux duetto d'Armida e Rinaldo de Rossini, qui peint si te les petits doutes de Tamour heureux et les moments de [ces qui suivent les raccommodements. Le morceau instru- Qtal qui est au milieu du duetto au moment où Rinaldo veut '• et qui représente d'une manière si étonnante le combat

passions, lui semble avoir une influence physique sur son or ^ le toucher réellement. Je n'ose dire ce que je sens à

égard ; je passerais pour fou auprès des gens du Nord.


CHAPITRE XVIL


Là BBAUTi DéTRONÊE PAR L*A1I(WB« 


Jbëric rencontre dans une loge une femme plus belle que sa ttresse (je supplie qu'on me permette une évaluation malhé- lique], c'est-à-dire dont les traits promettent trois unités de iheur, au lieu de deux (je suppose que la beauté parfaite me une quantité de bonheur exprimée par le nombre itrc).


34 ŒUVRES DE STENDHAL.

. Est-il étonnant qu'il leur préfère les traits de sa maîtresse, qui lui promettent cent unités de bonheur? Même les petits dé- fauts de sa figure, une marque de petite vérole, par exemple, donnent de l'attendrissement à Thomme qui aime, et le jettent dans une rêyerie profonde lorsqu'il les aperçoit chei mie antre femme ; que sera-ce chez sa maîtresse ? C'est qu^il a éçftiWé mille sentiments en présence de cette marque de petite Térohl^ que ces sentiments sont pour la plupart délicieux, sont toosdi plus haut intérêt, et que, quels qu'ils soient, ils se renoàviSlMtt avec une incroyable vivacité à la vue de ce signe, mèmeapei^ sur la figure d'une autre fenune.

Si l'on parvient ainsi à préférer et à aimer la ïaidemr^ c'ctf que dans ce cas la laideur est beauté ^. Un homme aimait à 11 passion une femme très-maigre et marquée de petite iénàt : la mort la lui ravit. Trois ans après, à Rome, admia dans la fih jniliarité de deux femmes, l'une plus belle que le jour, l'antre maigre, marquée de petite vérole, et par là, si vous youlei, »- sez laide : je le vois aimer la laide au bout de huit jours qaH emploie à effacer sa laideur par ses souvenirs ; et, par une eo- quetterie bien pardonnable, la moins jolie ne manqua pas de l'aider en lui fouettant un peu le sang, chose utile à cette opé- ration '. Un homme rencontre une femme et est choqué de sa laideur; bientôt, si elle n'a pas de prétentions, sa physionomie lui fait oublier les défauts de ses traits : il la trouve aimable et conçoit qu'on puisse l'aimer ; huit jours après, il a des espé- rances; huit jours après» on les lui retire; huit jours après, il est fou.


  • ■ La beauté n'est que la prometie àa bonheur. Le bonheur d'an Ont

était différent du bonheur d'un Français de 1822. Voyez les yeux de la Vénus de Médicis et conoparez-lcs aux yeux de la Madeleine de Pordenone (chez M. de Sommariva).

  • Si l'on est sûr de l'amour d'une femme, on examine si die ett pin

ou moins belle; ai l'on doute de son cceur» on n'a pas le temps de à sa figure.


DE t'ÀMOUR. 85


CHAPITRE XVIII.

On remarqae an théâtre une ehose analogue envers les aeteurs diMs du publie : les spectateurs ne sont plus sensibles à ce qa*àê peuvent avoir de beauté ou de laideur réelle. Lel^ain, ■ttigré sa faddeor remarquable, faisait des passions à foison, GamdLausd, par plusieurs raisons, mais d'abord parce qu'on ■e vo^fait fdns la beauté réelle de leurs traits ou ide leurs ma* mères, mais bien celle que depuis longtemps l'imagination était liabitnée à leur prêter, en reconnaissance et en souvenir de tous les idaisirs qu'ils lui avaient donnés; et, par exemple, la figure seule d'un acteur comique fait rire dès qu'il entre en soène.

Une jeûne fille qu'on menait aux Français pour la première fois pouvait bien sentir quelque éloignement pour Lekain du- rant la première scène; mais bientôt il la faisait pleurer ou fré- mir; et comment résister aux rôles de Tancrède^ ou d'Oros- mane? Si pour elle la laideur était encore un peu visible, les transports de tout un public, et l'effet nerveux qu'ils produisent un jeune cœur * parvenaient laen vite à l'éclipser. U ne res-


A Yoir madame de Staël, dans Mpfm», je crois : voUà rarUlice des fémmea peu jolies.

  • C'est à cette sympathie nervease que je serais tenté d'attribuer l'effet

prodigieux et incompréhensible de la musique I la mode (à Dresde, pour Rossini, 1821). Dès qu'elle n'est plus de mode, elle n'en devient pas plus maoTaiite pour cela, et cependant elle ne bit plus d'effet sur les cœurs de bonne foi des jeunes tilles. Elle leur plaisait peut-être aussi comme excitant les transports des jeunes gens.

Madame 4e Sévigné (Lettre 202, le 6 mai 1672) dit à sa fille : c LuUy avait fait un dernier effort de toute la musique du roi ; ce beau Miserere y était encore augmenté; il y eut un Libéra où tous las yeux étaient pleins 6« larmes. >

On ne peut pas plus douter dt la vérité da ««i ^^ 9^%ààKviQto\tfl^*»


86 ŒUVRES DE STENDHAL.

tait plus de la laideur que le nom, et pas même le nom, car l'on cntcodait des femmes enthousiastes de Lekain s'écrier c : Qull est beau ! »

Bappcloas-nous que la beauté est Veipression du caractère, ou, autrement dit, des habitudes morales, et qu'elle est par con- séquent exempte de toute passion. Or c'est de la passion qu'à nous faut; la beauté ne peut nous fournir que des probabiMik sur le compte d'une femme^ et encore des probabilités sur ee qu'elle est de sang-froid ; et les regards de votre maîtresse mu^ quée de petite vérole sont une réalité charmante qui anéantit toutes les probabilités possibles.


CHAPITRE XIX.

s.

SUITE DES EXCEPTIONS A Là BBAUTf.

Les femmes spirituelles et tendres, mais à sensibilité fîm fa p ^ et méGante, qui, le lendemain du jour où elles ont paru dans le monde, repassent mille fois en revue et avec une timidité souf- frante ce qu'elles ont pu dire ou laisser deviner ; ces femmes-là, dis-je, s'accoutument facilement au manque de beauté chesles hommes, et ce n'est presque pas un obstacle à leur donner de l'amour.

C'est par le même principe qu'on est presque indifférent pour le degré de beauté d'une maîtresse adorée et qui vous comUe de rigueurs. Il n'y a presque plus de cristallisation de beauté;

prit ou la délicatesse & madame de Sévignê. La musique de Lully, qui la charmait, ferait fuir à cette heure; alors cette musique eacourage&it U • crittallUationf elle la rend impossible aiyoard'hiH.


DE L'AMOUR. 87

H, quand Tami guérisseur vous dit ([u'elle n'est pas jolie, on en convient presque» et il croit avoir fait un grand pas.

Mon ami, le brave capitrâneTrab me peignait ce soir ce qu'i mYait senti autrefois en voyant Mirabeau.

Personne, en regardant ce grand homme, n'éprouvait par les jeux un sentiment désagréable, c*esl-à-dire ne le trouvait laid. Entratné par ses paroles foudroyantes, on n'était attentif, on ne Iroavait du plaisir à être attentif qu*à ce qui était beau dans sa ûffsre. Comme il n*y avait en lui presque pas de traits beaux (de la beauté de la sculpture, ou de la beauté de la peinture^ roD n'était attentif qu'à ce qui était beau d'une autre beauté ^ de la beauté d'expreseiou.


^ C'est là l'avantage d'être à la mode. Faisant abstraction des défauts de la figure déjà connus, et qui ne fout plus rien à rimagination, on l'attache à l'une des trois beautés suivantes :

1* Dans le peuple, à l'idée de richesse;

2* Dans le monde, à Tîdée d'élégance, ou matérielle ou morale;

5® A la cour, à l'idée : je veax plaire aux femmes ; presque partout, à «n mélange de ces trois idées. Le bonheur attaché à l'idée de richesse fe joint à la délicatesse dans le plaisir qui suit l'idée d'élégance, et le tout s'applique à l'amour. D'une manière ou d'autre, l'imagination est entraînée p^ir la nouveauté. L'on arrive ainsi à s'occuper d'un homme tiés4aid sans songer à sa laideur *, et à la longue sa laideur devient beauté. A Vienne, en 1788, madame Viganè, danseuse, la femme à la mode, était grosse, et les dames portèrent bientôt des petits ventres à la Yiganà. Par les mêmes raisons retournées, rien d'affreux comme une mode surannée. Le mauvais goût, c'est de confondre la mode, qui ne vit que de efaangements, avec le beau durable, fruit de tel gouvernement, dirigeant tel climat. Un édifice à la mode, dans dix ans, sera à une mode surannée. Il sera moins déplaisant dans deux cents ans, quand on aura oublié la mode. Les amants sont bien fous de songer à se bien mettre; on a bien autre cbose à faire en voyant ce qu'on aime que de songer à M toilette; on regarde son amant et on ne l'examine pas, dit Rousseau. Si cet examen a lieu, on a afTaire à^l'amour-goût et non plus à l'amour- pession. L'air brillant de la beauté déplait presque dans ce qu'on aime;

  • Le petit Germain, Hémoires de Gnunmont.


S8 ŒUVRES DE STENDHAL.

En même temps que ratlenllon fermait les yeux 6 tont ce qui était laid, pittoresquement parlant, elle s'attachait avec trans- port aux plus petits détails passables, par exemple, à la beauté de sa vaste chevelure; s'il eût porté des cornes, on les eûttnm- vées belles*.

La présence de tous les soirs d'une jolie danseuse donne de l'attention forcée aux âmes blasées ou privées dlmaginâtion tpà garnissent le balcon de l'Opéra. Par ses mouvements gradénx, hardis et singuliers, elle réveille l'amour physique et leur pro- iîure peut-être la seule cristallisation qui soit encore possible. Cest ainsi qu'un laideron qui n'eût pas été honoré d*nn re^M dans la rue, surtout de la part des gens usés, s'il paraît sonv^ sur la scène, trouve à se faire entretenir fort cher. Geoffroy disait que le théâtre est le piédestal des femmes. Plus une danseuse est ^ élèbre et usée, plus elle vaut ; de là le proverbe des coulisses: <K Telle trouve à se vendre qui n'eût pas trouvé à se donner.! Ces filles volent une partie de leurs passions à leurs amants, et sont tres-susceptibles d'amour par pigue.

Gomment faire pour ne pas lier des sentiments généreux on aimables à la physionomie d une actrice dont les traits n'ont


on n*a que faire de la voir belle, on la voudrait tendre et langnîswnte. La parure n'a d'effet, en amour, que pour les jeunes filles qui, sivère- ment gardées dans la maison paternelle, prennent souvent une passion par les yeux.

Dit par L, 15 septembre 1810.

  • Soit pour leur poli, soit pour leur grandeur, soit pour leur forme;

c'est absi, ou par la liaison de sentiments (voir plus haut les maïqnei de petite v^^role). qu'une femme qui aime s'accoutume aux défauts de son amant. La princcssiî russe C. s'est bien accoutumée à un homme qui en définitif n'a pas de nez. L'image du courage et du pistolet armé pour se tuer de désespoir do. co malheur, et la pitié pour la profonde infortune, aidées par l'idée qu il guérira et qu'il commence à gyérir, ont opéré ce miracle. 11 faut que \e pauvre blessé n'ait pas l'air de penser à son malheur.

Beriin, 1807.


DE L'ABÎOUn 59

rien de choquant, que tous les soirs Von regarde pendant deux heures exprimant les sentiments les plus nobles, et que Ton ne connaît pas autrement ? Quand enûn Ton parvient à êlre admis chez elle, ses traits vous rappellent des seniiments si agréables, que toute la réalité qui Fenloure, quelque peu noble qu elle soit quelquefois, se recouvre à linstant d'une teinte romanesque et toochante.

€ Dans ma première jeunesse, enthousiaste de cette en- nuyeuse tragédie françaises quand j*avais le bonheur de souper avec mademoiselle Olivier, à tous les instants, je me surprenais le cœur rempli de respect, croyant parler à une reine : et réel- lenàent je n*ai jamais bien su si, auprès d'elle, j*avais été amou- reux d'une veiàe ou d'une jolie fille. i>


CHAPITRE XX,


Peut-être que les hommes qui ne sont pas susceptibles (f é- prouver Famour-passion sont ceux qui sentent le plus vivement Teffel de la beauté ; c'est du moins Timpression la plus forte qu'ils puissent recevoir des femmes.

L'homme qui a éprouvé le battement de cœur que donne de loin le chapeau de satin blanc de ce qu'il aime est tout étonné de la froideur où le laisse rapproche de la plu§ grande beauté du inonde. Observant les transports des autres, il peut même avoir un mouvement de chagrin.

Les femmes extrêmement belles étonnent moins le second


  • PhrAse înconTenante, copiée des ^lémoircs de mon ami, feu M. le

^aroQ de Botlmer. C'est par le même artifice qut ?eTam«nk ^^V\ai^^ Rook. Voir ce charmant poëme.


40 ŒUVRES DE STENDHAL.

jour. C*est un grand malheur, cela décourage la cristallisation. Leur mérile étant visible à tous et formant décoration, elles doivent compter plus de sots dans la liste de leurs amants, des- princes, des millionnaires, etc. ^.


CHAPITRE XXI


DE U PREMIÈRE VUE


Une âme h imagination est tendre et défiante, je dis même Tàme la plus uaîve '. Elle peut être méfiante sans s'en douter; elle a trouvé tant de désappointements dans la vie ! Donc loat ce qui est prévu et officiel dans la présentation d'un hoowM cfTarouche Timagination et éloigne la possibilité de la cristâUi- saiion. L'amour triomphe, au contraire, dans le rDmanesiiiie à la première vue.

Rien de plus simple ; l'étonnement qui fait longuement songer à une chose extraordinaire est déjà la moitié du mouvement cé- rébral nécessaire pour la cristallisation.

' On voit bien que l'auteur n'est ni prince ni millionnaire. J*ai voohi voler cet esprit-là au lecteur.

  • La fiancée de Lammermoor, miss Âshton. Un homme qui a véei

trouve dans sa mémoire une foule d'exemples d'amours, et n'a que l'embarras du choix. Mais, s'il ?eut écrire, il ne sait plus sur quoi t'ap- puycr. Les anecdotes des sociétés particulières dans lesquelles il a véen ■ sont ignorées du public, et il faudrait un nombre de pages immense pour les rapporter avec les nuances nécessaires. C'est pour cela que je cite des romans comme généralement connus, mais je n'appuie point les idées que je soumets au lecteur sur des fictions aussi vides, et cakvléei la plupart plutôt pour l'efiet pittoresque que pour la vérité


DE L'AMOUR. 4Î

Je citerai le couimencemeDt des amours de Sérapliine. (Gil Bla$, tome II, p. 142.) C'est don Fernando qui raconte sa fuite

lorsqu'il était poursuivi par les sbires de Tinquisition ce Après

avoir traversé quelques allées dans une obscurité profonde, et ^ la pluie continuant à tomber par torrents, j^arrivai près d'un salon dont je trouvai la porte ouverte; j'y entrai, et, quand j'en

eus remarqué toute la magni6cence je vis qu'il y avait à l'un

des côtés une porte qui n'était que poussée ; je Tcntr'ouvris et j'aperçus une enGlade de chambres dont la dernière seulement

était éclairée. Que dois-je faire? dis-je alors en moi-même

Je ne pus résister à ma curiosité. Je m'avance, je traverse les chambres, et j'arrive à celle où il y avait de la lumière, c'est-à- dire une bougie qui brûlait sur une table de marbre, dans un

flambeau de vermeil Mais bientôt, jetant les yeux sur un lit

dont les rkteanx étaient à demi ouverts à cause de la chaleur, je vis «n objet qui s'empara de toute mon attention : c'était une jeane fmiime qui, malgré le bruit du tonnerre qui venait de se fiiîre entendre, dormait d'un profond sommeil Je m'appro- chai d'dle je me sentis saisi Pendant que je m'enivrais

du plai«r de la contempler, elle se réveilla.

c Imaginez- vous quelle fut sa surprise de voir dans sa cham- iMre et an milieu de la nuit un homme qu'elle ne connaissait point. Elle frémit en m'apercevant et jeta un cri Je m'ef- forçai de la rassurer, et, mettant un geuou en terre : « Madaiî>c,

c hii dis-je, ne craignez rien» Elle appela ses filles

Devenue un peu plus hardie par la présence de cette ^)eiite ser- Tanfe, elle me demanda fièrement qui j'étais, etc., etc., etc. »

Voilà une première vue qu'il n'est pas facile d'oublier. Quoi 4e plus sot, au contraire, dans nos mœurs actuelles, que la pré seatation officielle et presque sentimentale du futur à la jeune fille ! Cette prostitution légale va jusqu'à choquer la pudeur.

« Je viens de voir, cette après-midi, 17 fémcr i790 (dit Qiamfort, 4, 155), une cérémonie de famille, cotûvcv^ ^w ^v\.^ c'est-à-dire ûes hommes rdputés honnêtes, uufe ^ç\^\t \ç.>\^^-


42 ŒUVRES m STENDHAL.

lable, applaudir au bpulieur de mademoiselle de Marille, jeune personne belle, spirituelle, vertueuse, qui oblient ravautage de devenir réponse de M. R., vieillard malsain, repoussant, mal- honnête, imbécile, mais riche, et qu'elle a vu pour la troisième fois ai^ourd'bui en signant le contrat.

« Si quelque chose caractérise un siècle infâme, o*est on pa- reil sujet de triomphe, c'est le ridicule d'une telle joie, et, dans la perspective, la cruauté prude avec laquelle la même société versera le mépris à pleines mains sur la moindre imprudence d'une pauvre jeune femme amoureuse, i»

Tout ce qui est cérémonie, par son essence d*être une chose affectée et prévue d'avance, dans laquelle il s'agit de se com- porter d'une manière convenable, paralyse l'imagination et ne la laisse éveillée que pour ce qui est contraire au but de la céré- monie et ridicule ; de là l'effet magique de la moindre plaisan- terie. Une pauvre jeune fille, comblée de timidité et de pudeur souffrante durant la présentation officielle du futur, ne peut songer qu'au rôle qu'elle joue ; c'est encore une manière sûre d'étouffer l'imagination.

Il est beaucoup plus contre la pudeur de se mettre au lit avec un homme qu'on n'a vu que deux fois, après trois mots latins dits à l'église, que de céder malgré soi à un homme qu'on adort depuis deux ans. Mais je parle un langage absurde.

C'est le p qui est la source féconde des vices et du mal*

heur qui suivent nos mariagca actuels. Il rend impossible la M» berté pour les jeunes filles avant le mariage, et le divorce après quand elles se sont trompées, ou plutôt quand on les a troah pées dans le choix qu'on leur lait faire. Voyez l'Allemagne, ce pays des bons ménages ; une aimable princesse (madame la du* chesse de Sa...) vient de s'y marier en tout bien tout bonneui pour la quatrième foi^, et elle n'a pas manqué d inviter à la féti ses trois premiers maris, avec lesquels elle est très-bien. Voilà l'excès ; mais un seul divorce, qui punit un mari de ses tyran- nies^ empêche des milliers de mauvais ménages. Ce qu'il y a de


DE L'AMOUR. 43

plaisant, c'est que Rome est Tua des pays où Ton vmt le plus de divorces **

L'amour aime, à la première vue, une physionomie qui indi- que à la fois dans un homme quelque chose à respecter et à plaindre.


CHAPITRE XXII.


DE l'eMGOUEBIEKT*


Des esprits fort délicats sont très-susceptibles de curiosité et de prévention ; cela se remarque surtout dans les âmes cfaei lesquelles s'est éteint le feu sacré, source des passions» et c'est mi des symptômes les plus funestes. Il y a aussi de Tengoue- menl ehes les écoliers qui entrent dans le mondç. Aux deux extrémités de la vie, avec trop ou trop peu de sensibilité, on ne s*expo8e pas avec simplicité à sentir le juste effer des choses, à éproover la véritable sensation qu'elles doivent donner. Ces âmes trop ardentes ou ardentes par excès, amoureuses à cré- dit, si l'on peut ainsi dire, se jettent aux objets au lieu de les attendre.

Avant que la sensation, qui est la conséquence de la nature des o^els, arrive jusqu'à elles, elles les couvrent de loin, et avattt ée les voir, de ce charme imaginaire dont elles trouvent en eflesHOièmesune source inépuisable. Puis, en s'en approchant, efles volent ces choses, non telles qu'elles sont/mais telles qu'el les les ont laites, et, jouissant d'elles-mêmes sous l'apparence de tel c^l, elles croient jouir de cet objet. Mais, un beau jour, on sehffise de faire tons les lirais, on découvre que Tcbjet adoré

A Tout cda a clé ôcrit à Home vers 18i0.


44 ŒUVRES DE STENDHAL.

ne renvoie pas la halle; Tengouement tombe, et Tcchec qu'é- prouve Famour-propre rend injuste envers l*objet trop ap- précié.


CHAPITRE XXIII.


DES COUPS DE FOUDRE.


Il faudrait changer ce mot ridicule ; cependant la chose existe. J'ai vu Taimable et noble Wilhelmine, le désespoir des beaux ée Berlin, mépriser Famour et se moquer de ses folies. Brillante de jeunesse, d*esprit, de beauté, de bonheurs de tous les gen«  res..., une fortune sans bornes, en lui donnant Foccasion de dé- velopper toutes ses qualités, semblait conspirer avec la natnre pour présenter au monde Fexemple si rare d'un bonheur par&it accordé à une personne qui en est parfaitement digne. Elle avait vingt-trois ans ; déjà à la cour depuis longtemps, elle avait écon* duit les hommages du plus haut parage ; sa vertu modeste, mais inébranlable, était citée en exemple, et désormais les hommes les plus aimables, désespérant de lui plaire, n'aspiraient qu'à son amitié. Un soir elle va au bal chez le prince Ferdinand, elle danse dix minutes avec un jeune capitaine.

a De ce moment, écrivait-elle par la suite à une amie ^ il fut le maître de mon cœur et de moi, et cela à un point qui m'eût remplie de terreur, si le bonheur de voir Herman m'eût laissé le temps de songer au reste de l'existence. Ma seule pensée était d'observer s'il m'accordait quelque attention.

€ Aujourd'hui, la seule consolation que je puisse trouver à mes fautes est de me bercer de Tillusion qu'une force supérieure

  • Traduit ad lituram des Mémoires de Butlmcr.


DE L'AMOUR. 45

ma ravie à moi-même el à la raison. Je ne puis par aucune pa- role peindre, d'une manière qui approche de h réalité, jusqu'à quel point, seulement à TaperceTOir, allèrent le desordre et le bouleversement de tout mon être. Je rougis de penser avec quelle rapidité et quelle violence j'étais entraînée vers lui. Si sa première parole, quand enfin il me parla, eût été : « M'adorez- c vous? 9 en vérité je n'aurais pas eu la force de ne pas luirépon- dre : « Oui. » J'étais loin de penser que les effets d'un sentiment pussent être à la fois si subits et si peu prévus. Ce fut au point qu'un instant je crus être empoisonnée.

€ Malheureusement vous et le monde, ma chère amie, savez que j'ai bien aimé Herman : eh bien, il me fut si cher au bout d*un quart d'heure, que depuis il n'a pas pu me le devenir da- vantage. Je voyais tous ses défauts, et je les lui pardonnais tous, pourvu qu'il m'aimât.

« Peu après que j'eus dansé avec lui, le roi s'en alla ; Iler- man, qui était du détachement de service, fut obligé de le sui- vre. Avec lui, tout disparut pour moi dans la nature. C'est en vain que j'essayerais de vous peindre l'excès de l'ennui dont je me sentis accablée dès que je ne le vijs plus. 11 n'était égalé que par la vivacité du désir que j'avais de me trouver seule avec moi-même. ^

« Je pus partir enfin. Â peine enfermée à double tour dans nan appartement, je voulus résister à ma passion. Je crus y réussir. Ah ! ma chère amie, que je payai cher ce soir-là et les journées suivantes, le plaisir de pouvoir me croire de la vertu ! »

Ce que l'on vient de lire est la narration exacte dun événe- ment qui fit la nouvelle du jour, car au bout d'un mois ou deux la pauvre NVilhelmine fut assez malheureuse pour qu'on s'aper- çût de son sentiment. Telle fut l'origine de ce^te longue suite de malheurs qui l'ont fait périr si jeune et d'une manière si tra- gique, empoisonnée par elle ou par sou amant Tout ce que nous pûmes voir dans ce jeune capitaine, c'est qu'il d^n&'^vv. fort bien ; il avait beaucoup de gaieté, cucoie i^^s.^^^'^^*^^^^^


40 ŒUVUES DE STKiNDllAL.

an grand air de ])outé, et vivait avec des ûiles ; du reste» à peine noble, fort pauvre, et ne venant pas à la coar.

Non-seulement il ne faut pas la méfjance, mais il faut la lassi- tude de la méfiance, et pour ainsi dire Timpaiience du courage contre les hasards de la vie. L*âme, à son insu, ennuyée de vi- vre sans aimer, convaincue malgré elle par Texemirie des aa* très femmes, ayant surmonté toutes les craintes de la vie, mé^ contente du triste bonheur de Torgueil, s'est fait, sans 8*eii apercevoir, un modèle idéal. £Ue rencontre un jour un être ^ ressemble à ce modèle, la cristallisation reconnaît son objet ai trouble qu'il inspire, et consacre pour toujours au maître de son destin ce qa'eWe rêvait depuis longtemps ^.

Les femmes sujettes à ce malheur ont trop de hauteur dans Tâme pour aimer autrement que par passion. Elles seraient aau- vées si elles pouvaient s*abaisser à la galanterie. . Comme le coup de foudre vient d*une secrète lassitude de ce que le catéchisme appelle la vertu, et de Tennui que ûaaaù Tuniformilé de la peifection, je croirais assez qu^il doit toinber le plus souvent sur ce qu'on appelle le monde de mauvais su- jets. Je doute fort que Fair Gaton ait jamais occasionné de coup de foudre.

Ce qui les rend si rares, c*est que, si le cspuT qui aime ainsi d'avance a le plus petit sentiment de sa situation, U n*y a plus de coup de foudre.

Une femme rendue méfiante par les malheurs n*est pas sus- ccplible de cette réyolution de Fâme.

Uicn ne facilite les coups de foudre comme les louanges don- nées d'avance et par des femmes à la personne qui doit en être l'objet.

Une des sources les plus comiques des aventures d*amonr, oe sont les faux coups de foudre. Une femme ennuyée, mais non sensible, se croit amoureuse pour la vie pendant %mû% une soi-

  • PlutîeQrs phnies prises i Grébîllon, tono m.


DE L'AMOUR. 47

rée. Elle est fière d'avoir enûn trouvé un de ces grands meuve- ments de l'àme après lesiquels courait son imagination. Le len- demain, elle ne sait plus où se cacher, et surtout comment évi- ter )e malheureux objet ({u'elle adorait la veille.

Les gens d'esprit savent voir, c'est-à-dire mettre à profit ces coups de foudre.

L'skHiour physique a aussi ses coups de foudre. Nous avons vu hier la plus jolie femme et la plus facile de Berlin rougir tout à coup dans sa calèche où nous étions avec elle. Le beau lieute- nant FindorfT venait de passer. Elle est tombée dans la rêverie profonde, dans Tinquiétude. Le soir, à ce qu'elle m'avoua an spectacle, elle avait des folies, des transports, elle ne pensait qu*à Fibdorff, auquel elle n*a jamais parlé. Si elle eût o^é, mê disait-elle, elle Teût envoyé chercher : cette jolie figure présen- tait tous les signes de la passion la plus violente. Cela durait en- core le lendemain ; au bout de trois jours, FindorfT ayant fait le nigaud, elle n'y pensa phis. Un mois après, il hii était o^ux« 


CHAPITRE XXIV.


▼OYAGE DANS UM PAYS INCONNU.


Je conseille à la plupart des gens nés dans le Nord de passer le présent chapitre. C'est une dissertation obscure sur quelques pbénoBi^Ms relatifs à l'oranger, arbre qui ne crott ou qui ne parvient à toute sa hauteur qu'en Italie et en Espagne. Pour être intelBgible ailleurs, j'aurais dû diminuer les faits.

(Test à quoi je n'aurais pas manqué si |'«lN«à& «»l\^ ^^^^cgl^rl fcil îostiBi d*é0rire on livre géo^rdem^olt «crtidE\t* 1M»>V


48 ŒUVRES DE STENDHAL.

ciel m'ayanl refuse le laleal littéraire, j'ai uDiqaement pensé à décrire avec toute la maussaderie de la science, mais aossi avec toute son exactitude, certains faits dont un séjour prolongé dans la patrie de Toranger m'a rendu Tinvolontaire témoin. Frédéric le Grand, ou tel autre homme distingué du Nord, qui n'a jamais eu occasion de voir Torauger en pleine terre, m^aurait sans doute nié les faits suivants et nié de bonne foL Je re^[)ecte infiniment la bonne foi, et je vois son pourquoi.

Cette déclaration sincère pouvant paraître de Forgaeil, J'a- joute la réflexion suivante :

Nous écrivons au hasard chacun ce qtii nous semble Trai, d chacun dément son voisin. Je vois dans nos livres autant de billets de loterie; ils n*ont réellement pas plus de valoir. La postérité, en oubliant les uns et réimprimant les autres, décla- rera les billets gagnants. Jusque-là, chacun de nous, ayant écrit de son mieux ce qui lui semble vrai, n*a guère de rsdson de se moquer de son voisin, à moins que la satire ne soit plaisante, auquel cas il a toujours raison, surtout s'il écrit comme M. Cour- rier à Del Furia.

Après ce préambule, je vais entrer courageusement dans l'examen de faits qui, j'en suis convaincu, ont rarement été observés à Paris. Mais enfin, à Paris, ville supérieure à toutes les autres sans doute, l'on ne voit pas des orangers en pleine terre comme à Sorrento, et c'est à Sorrento, la patrie du Tasse, sur le golfe de Naples, dans une position à mi-côte de la mer, plus pittoresque encore que celle de Naples elle-même, mais où on ne lit pas le Miroir, que Lisio Visconti a observé et noté les faits suivants :

Lorsqu'on doit voir le soir la femme qu'on aime, l'attente d'un si grand bonheur rend insupportables tous les moments qui en séparent.

Une fièvre dévorante fait prendre et quitter vingt occupa- tions. L'on regarde sa montre à chaque instant, et l'on est ravi fuand on voit qu'on a pu Dure passer dix minutes sans la regar-


DE LAMOUR. 49

der; rbeure tant désirée sonne enfin, et quand on est à sa porte prêt à frapper. Ton serait aise de ne pas la trouver; ce u*est que par réflexion qu'on s*en affligerait ; en un mot, l'attente de la Yoir produit on effet désagréable.

Voilà d 3 ces choses qui font dire aux bonnes gens que Tamour déraîsoniie.

G'esl qi e l'imagination, retirée violemment de rêveries déli denses où duKpie pas produit le bonheur, est ramenée à la se- ràre réalité.

L'âme tendre sait bien que, dans le combat qui va commen* cer aussitôt (pie vous la verrez, la moindre négligence, le mohi- dre muMpie d'attention ou de courage, sera puni par une dé«  faite empoisonnant pour longtemps les rêveries de Fimagina- lioD, et hors de Tintérét de la passion si Ton cherchait à s'y réfugier, humiliante pour Tamour-propre. On se dit : « J'ai man- qué d'esprit, j*ai manqué de courage ; :» maisFon n'a du courage envers ce qu'on aime qu'en l'aimant moins.

Ce reste d'attention que Ton arrache avec tant de peine aux rêveries de la cristallisation fait que, dans les premiers discours à la femme qu'on aime, il échappe une foule de choses qui n'ont ^ pas de sens, ou qui ont un sens contraire à ce qu'on sent, ou, ce qui est plus poignant encore, on exagère ses propres senti- ments, et ils deviennent ridicules à ses yeux. Gomme on sent vaguement qu'on ne fait pas assez d'attention à ce qu'on dit, un mouvement machinal fait soigner et charger la déclamation. Ce- pendant l'on ne peut pas se taire à cause de l'embarras du si- lence, dorant lequel on pourrait encore moins songer à elle. Oa dit donc d'un air senti une foule de choses qu'on ne sent paSy et qu'on serait bien embarrassé de répéter; l'on s'obstine

à se refuser à sa présence pour êlre encore plus à elle. Dans les

premiers moments que je connus l'amour, cette bizarrerie que

je seMais en moi me faisait croire que je n'aimais pas. k comprends la lâcheté, et comment les coUâeTvV.^ ^^\I\\^SQi(.

^ la peur en se Jetaat à corps perdu au icùW^u ^xx \.^>a^* V^


50 ŒUV1\ES DE STENDHAL.

nombre des sottises que j'ai dkes depuis deux ans pour ne nu me taire me met au d^spoir quand j'y songe.

Voilà qui devrait bien marquer aui yeux des femmtt b di^ férence de l'amour-passion et de b galanterie* do l'àme taadm et de Tàme prosaïque ^

Dans ces moments décisifs, Tune gagne autant que Vw9U$ perd : l'âme prosaïque reçoit justeioani le degré de ébaimf fu lui manque habituellement, tandis que b pauvre Hnia lendsi devient folle par excès de sentiment, et, qui plus est, jib |rti tention de cacher sa foUe. Tout occupée à gouvenmr Mftfio* près transports, elle est bien loin du gang-froid qa*il bui pcwr prendre ses avantages, et elle sort brouillée d'une Yisjle 4l Tàme prosaïque eût fait un grand pas. Dès qu'il s'agit dea ialfh rêls trop vils de sa passion, une âme tendre et ûère ne peut pas être éloquente auprès de ce qu'elle aime ; ne pas réusfiir hiifidl trop de mal. L'àme vulgaire, au contraire, calcule juste les chances de succès, ne s'arrête pas à pressentir b douleur delà défaiie, et» fière de ce qui la rend vulgaire, eUe se moque de làmc tendre, qui, avec tout l'esprit possible, n'a jamais Tai- sance nécessaire pour dire les choses les plus simples et dt succès le plus assuré. L'âme tendre, bien loin de pouvoir lien arracher par force, doit se ré::igncr à ne rien obtenir que de la chanté de ce qu'elle aime. Si la femme qu*on aime est vrai- ment sensible, l'on a toujours lieu de se repentir d'avoir voub se faire violence pour lui parler d'amour. On a l'air honteux, on a l'air glacé, on aurait l'air menteur, si b passion ne se traUsr sait pas à d'autres sigues certains. Exprimer ce qu'on sent é vivement et si en détail, à tous les instants de la vie, est une corvée qu'on s'impose, parce qu'on a lu des romans, car, si l'on était naturel, on n'entreprendrait jamais une chose si pénibb Au lieu de vouloir parler de ce qu'on sentait U y a un quart d*heure, et de chercher k bire un tableau général et ii

> C'était im mot de Lconora.


DE L'AMOUR. 5i

9aikt, (Ml exprimerait aTec simplicité le détail de ce qu'on sent dans le moment; mais non, Ton se fait une violence extrême pour réossir moins hksa, et comme Tévidence de la sensation actuelle manque à ce qu*oa dit, et que la mémoire n'est pas li- bre, on trouve convenables dans le moment el Ton dit des choses éà riiUcule le plus humiliant.

Quand en6n, après une heure de trouble, cet effort extrême* aeai pénible esc fait de se retirer des jardins enchantés de Ti- HMiginatiop, pour jimir tout simplement de la présence de ce qnVn aime, B se trouve souvent qu*il faut s*en séparer.

Tout oeci parait une extravagance. J*ai vu mieux encore, c*é- Iril WÊk de mes amis qu'une femme, qu'il aimait à l'idolâtrie, se piteodant offensée de je ne sais quel manque de délicatesse qaVm o'a jamais voulu me confier, avait condamné tout à coup i ne la voir que deux fois par mois. Ces visites, si rares et si dé- liféee, étaient un accès de folie, et il fallait toute la force de ca- raelèrc de Salviatl pour qu'elle ne parût pas au dehors.

Dès l'abord, l'idée de la fin de la visile est trop présente pour qu'on poisse trouver du plaisir. L'on parle'beaucoup sans s'é- eouier ; souvent l'on dit le contraire de ce qu'on pense. On s'em- barque dans des raisonnements qu'on est obligé de couper court, à cause de leur ridicule, si l'on vient à se réveiller et à s'écou- top. L'^fort qu'on se fait est si dolent, qu'on a l'air froid. L'a- iMur se cache par son excès.

Loin d'elle l'imagination était bercée par les plus charmants ^Balogues; l'on trouvait les transports les plus tendres et les fin Coucbants. On se croit ainsi pendant dix ou douze jours Tau- 4eede lui parler; mais, l'avant-veiUe de celui qui devrait être iKoreoi, la fièvre commence et redouble à mesure qu'on ap- fKwbe de l'instant terrible.

Au moment d'entrer dans son salon, l'on est réduit, pour ne |9i èke 00 taire des sottises incroyables, à se cramponner à la iMutkm de garder le silence, et de la regarder ^wt "^^s^n^w M noiM se fovreii/r <fe sa figure. A peine en %^ ^t«&^Tk.^^> *^


Dâ ŒUVRES D£ STENDHAL.

survient comme uiie sorte d'ivresse daus les yeux. Oq se leot porte comme un maniaque à faire des actions étrangeft, xm i k sentiment d'avoir deux âmes : Tune iH)ur faire, et Tautre pour blâmer ce qu*oo fait. On sent confusément que Fatteittioa forcée donnée à la sottise rafraîchirait le sang un moment, en bitM perdre de vue la Gn de la visite et le malheur de la quitlerpov quinze jours.

S'il se trouve là quelque ennuyeux qui ccmte nue bistoin plate, dans son inexplicable Mie, le pauvre amant, comBie sH était curieux de perdre des moments si rares, y devient attention. Cette heure, qu'il se promettait si déUcleuse, comme un trait brûlant, et cependant il sent, avec une indicible amertume, toutes les petites cfrconstances qui lui montrent combien il est devenu étranger à ce qu'il aime. Il se trouve ao milieu d'indifférents qui font visite, et il se voit le seul qui ignore

. tous les petits détails de sa vie de ces jours passés. Enfin il sort; et, en lui disant froidement adieu, il a l'alTireux sentiment d*é(re à quinze jours de la revoir; nul doute qu'il souffrirait moins à ne jamais voir ce qu'il aime. C'est dans le genre, mais bien plus noir, du duc de Policastro, qui tous les six mois faisait cent lieues popr voir un quart d'heure, à Lecce, une maîtresse ado- rée et gardée par un jaloux.

On voit bien ici la volonté sans influence sur l'amour : oulié contre sa maîtresse et contre soi-même, comme l'on seprécipi- lerait dans l'indifférence avec fureur 1 Le seul bien de cette vi* site est de renouveler le trésor de la cristallisation.

La vie pour Salviati était divisée en périodes de quinze jours, qui prenaient la couleur de la soirée où il lui avait été permis

. de voir madame ***; par exemple, il fut ravi de bonheur le îl mai, et e 2 juin il ne rentrait pas chez lui, de peur décéder à la tentation de se brûler la cervelle.

J'ai vu ce soir*là que les romanciers ont très-mal peint k moment du suicide. « Je suis altéré, me disait Salviati d'sD air simple^ j*ai l>esoin de prendre ce verre d'eau. » Je ne




DB L'AMOUR. 55

eombaliis point sa résolutioo, je loi 6s mes adieux ; et il $e mit i pleurer.

D'après le trouble qui accompagne les discours des amants, il ne serait pas sage de tirer des conséquences trop pressées d*ua déCaU isolé de la conTcrsation. Us n'accusent juste leurs senti- menls que dans les mots imprévus ; alors c'est le cri du cœur. Du reste, c'est de la physionomie de l'ensemble des choses diles que Ton peut tirer des inductions. 11 faut se rappeler qu'asseï souvent un être très-ému n'a pas le temps d'apercevoir l'émo* tkm de la personne qui cause la sienne.


CHAPITRE XXV.

U PBéSEKTATlON.

A la finesse, à la sûreté de jugement avec lesquelles je vois les fenmies saisir certains détails, je suis plein d'admiration; un instant après, je les vois porter au ciel un nigaud, se laisser éiMiivohr Jusqu'aux larmes par une fadeur, peser gravement comme trait de caractère une plate affectation. Je ne puis con- cevoir tant de niaiserie. 11 faut qu'il y ait là quelque loi géné- rale que j'ignore.

Attentives à un mérite d'un homme, et entraînées par un dé«  tail, elles le sentent vivement et n'ont plus d'yeux pour le reste. Tout le fluide nerveux est employé à jouir de cette qualité, il n'en reste |^ pour* voir les autres.

J'ai vu les hommes les plus remarquables être présentés à des tnunes 8e beaucoup d'esprit ; c'était toujours un grain de pré«  tenliou qui décidait de l'effet de la première vue.

^ Ton veut me permcUre un détail iamiUer, \à cû\i\^x^\ og^^


54 ŒUVRES PË STEMDUâL.

Taimable colone) L. B. allait être présenté à madame StrnTe dû Kœnigsberg; c'est une femme du premier ordre. Nous nova di- sions : Farà colpo? (fera-t*il effet?) Il 6*engage un parL Je m*approcbe de madame de Struve, et lui conte que le colonel porte deux jours de suite ses cravates ; le second jour, il fait la lessive du Gascon ; elle pourra remarquer sur sa craTgle to plis verticaux. Bien de plus évidemment dus.

Gomme j'achevais, on annonce cet homme cbammat, Jjepbn petit fat de Paris eût produit phis d'effet. Remarquez que ma- dame de Struve aimait ; c'est une femme honnête, et il ne pou- vait être question de galanterîe entre eux.

Jamais deux caractères n'ont été plus faits l'un pour Taulfe. On blâmait madame de Struve d'être romanesque, et il n*y avait que la vertu, poussée jusqu'au romanesque, qui pût toucher L. B. Elle Ta fait fusiller très-jepne.

Il a été donné aux femmes de sentir, d'une manière admira- ble, les nuances d'affection, les variations les plus insensibles du cœur humain, les mouvements les plus légers des amours-propres.

Elles ont à cet égard un organe qui nous manque; voyez^es soigner un blessé.

Mais peut-être aussi ne voient-elles pas ce qui est esprit, com- binaison morale. J'ai vu les femmes les plus distinguées se charmer d*un homme d'esprit qui n'était pas moi, et tout d'un temps, et presque du même mot, admirer les plus grands sols. Je me trouvais attrapé comme un connaisseur qui voit prendre les plus beaux diamants pour des strass, et préférer les atiass s'ils eont plus gros.

J'en concluais qu'il faut tout oser auprès des femmes. Là où le géuéral Lassale a échoué, un capitaine à moustaches et àju^ rements réussit Ml y a sûrement dans le mérite des hommes tout un côté qui leur échappe.

Pour moi, j'en reviens toujours aux lois physiques, ie fluide

' Posca, iBffJ,


DE L'AMOUR. 55

ocrveuxy chez les homiues> s'use par la cervelle, et chez les àCnimes par le cœur; c'est pour cela qu'elles soulplus sensibles. Oq grand travail obligé et dans le métier que nous avons £ait toute la vie, console, et pour elles rien ne peut les consoler que la distraction.

Appiani, qui ne croit à la vertu qu'à la dernière extrémité, et 9vec lequel j'allais ce soir i la chasse des idées, en lui exposant cettes de ce chapitre, me répond :

« La force d'àme qu'Éponine employait avec un dévouement' béro-que à ùire vivre son mari dans la caverne sous terre, et à Tempêchcr de tomber dans le désespoir, s'ils eussent vécu tran quiUement à Rome, elle l'cûi employée à lui cacher un amant; il laot un aliment aux âmes ioFtes. 9


CHAPITRE XXVI.


DE U PUDEUR


Ihe femme de Madagascar laisse voir sans y songer ce qu'on tMkt le plus ici, mais mourrait de honte plutôt que de montrer Mnbns. n est clair que les trois quarts de la pudeur sont une (Ime apprise. €'esi peut-être la seule loi, fille de la civilisation, <tQine produise que du bon)ieur.

Od a observé que les oiseaux de proie se cachent pour boire, c>8t qu'obligés de pbngor la tète dons l'eau, ils sont sans dé- fcin en ce moment. Après avoir considéré ce qui se passe à ^(iSje ne vois pas d'autre base naturelle à la pudeur.

  • Voir les vojages de BougainviUe, de Cook, etc. Ghei c\v\o\vYaçi% îvxvv-

• U femelle uemblo se refuser au tiioment où cWc se Aoutv^i. CV'sX^


56 ŒUVRES DE STËNDUÂL.

L'amour est le miracle de la civilisation. On ne trouve qii*att amour physique et des plus grossiers chez les peuples sauvages ou trop barbares.

Et la pudeur prête à Tamour le secours de rimaginationy c'est lui domier la vie.

La pudeur est enseignée de très-bonne heure aux petites filles par leurs mères, et avec une extrême Jalousie, on dindt conne par esprit de corps ; c*est (jpie les femmes prennent soin A- "vance du bouheur de Tamant qu'elles auront.

Pour une femme tîmàe et tendre rien ne doit être au-dessus du supplice de s'être pennis, en présence d'un homme, qudqoe chose dont elle croie devoir rougir; je suis convaincu qu'une femme un peu ficre préférerait mille morts. Une légère liberté, prise du c6té tendre par Tbomme qu'on aime, donne un moment de plaisir vif ^ ; s'il a l'air de la blâmer ou seulement de ne pas en jouir avec transport, elle doit laisser dans l'âme un doute affreux. Pour une femme au-dessus du vulgaire, il y a donc tout à gagner à avoir des manières fort réservées. Le jeu n'est pas égal; on hasarde contre un petit plaisir, ou contre l'avantage de paraître un peu plus aimable , le danger d'un remords cuisant et d'un sentiment de honte qui doit rendre même l'a- mant moins cher. Une soirée passée gaiement, à l'étourdie et sans songer à rien, est chèrement payée À ce prix. La vue d'un amant avec lequel on craint d'avoir eu ce genre de torts doit devenir odieuse pour plusieurs jours. Peut-on s'étoonèr de la force d'une habitude à laquelle les plus légères mfractious sont punies par la honte la plus atroce?

Quant à Tuliliié de la pudeur, elle est la mère de l'amour; on ne saurait plus lui rien contester. Pour le mécanisme da sentiment, rien n'est plus simple ; l'âme s'occupe à avoir honte»

ranatomie comparée que nous devons demander les plus importaotei ro- vclalions sur nous-mêmes. *

& Fait voir son amour d'une fa^on nouvelle.


l


DE L'AMOUR. 57

âo lieu de s'occuper h désirer; on s'interdit les désirs, et les désirs conduisent aux actions.

H est évident que toute femme tendre et fière, et ces deux choses étant cause et effet vont difficilement Tune sans Tautre, doit contracter des habitudes de froideur Que les gens qu'elles déconcertent appellent de la pruderie.

^accusation est d'autant plus spécieuse, qu'il est très^ifficile de garder un juste milieu ; pour peu qu'une femme ait peu d'es- prit et beaucoup d'orgueil, elle doit bientôt en venir à croire qu'en fait de pudeur oa n'en saurait trop, faire. C'est ainsi qu'une Anglaise se croit insultée si l'on prononce devant elle le nom de certains vêtements. Une Anglaise se garderait bien, le soir k la campagne, de se laisser voir quittant le salon avec son mari; et, ce qui est plus grave, elle croit blesser la pudeur si die montre quelque enjouement devant tout autre que ce mari ^ Cest peut-être à cause d'une attention si délicate que les Animais, gens d'esprit, laissent voir tant d'ennui de leur bonheur domestique. A eux la faute, pourquoi tant d'orgueil * ?

En revanche, passant tout à coup de Plymouth à Cadix et Séfille, Je trouvai qu'en Espagne la chaleur du climat et des passions faisait un peu trop oublier une retenue nécessaire. Je remarqiUM des caresses fort tendres qu'on se permettait en pu- Mie, et qui, loin de me sembler touchantes, m'inspiraient un aeniiment tout opposé. Rien n'est plus pénible.

n&nt s'attendre à icouy et incalculable la force des habitudes Insjûrées aux femmes sous prétexte de pudeur. Une femme vul< gaire, en outrant la pudeur, croit se faire l'égale d'une femme distinguée.

L'erajure de la pudeur est tel, qu'une femme tendre arrive à


^ Voir l'admirable peinture de ces mœurs ennuyeuses à la G n de Co'^ nnni; et madame de Slaêl a flatté le portrait.

' La Bible et Taristocratie se vengent cruellement sur les gens qui croient leur devoir tout.


ns ŒUVRES DE STENDHAL.

£6 trahir envers son amant plutôt par des faits qud pur été pa*^ rôles.

ta femme la plus jolie, la plus riche et la pins ISicile de Bo- logne, vient de me conter qu*hier soir, un fat firançiôA, qui ett ici et qui donne une drôle d*idée de sa hatioa» s*eBt atisdde se cacher sous son lit. 11 voulait apparemment ne pas perdre an nombre infini de déclarations ridicules dôbt il la (HNirsait de- puis un mois, filais ce grand homme à manqué de p r dBe ne e d*esprit; il a bien attendu que madame M. eût congédiée femme de chambre et se fût mise au lit, mais il n*a pas éa la patfameè dé donner aux gens le temps de s*endormir. Elle s*est jetée à la sonnette, et Ta fait chasser honteusement au rnlHeu des Iméés et des coups de cinq ou six laquais. « Et s'il eût attendu deix heures? » lui disais-je. — « J'aurais été bien malheiireiBe : Qui pourra douter, m'eût-il dit, que je ne sols M par vos o^ dres *. »

Au sortir de chez cette jolie femme» je suis allé chez la femne la plus digne d'être aimée que je connaisse. Son extrême dâl- catesse est, s'il se peut, au-dessus de sa beauté touchante. Je h trouve seule et lui conte Thistoire de madame M. Nous raison- nons là-dessus : « Ecoutez, me dit-elle, si l'homme qui se permet celte action était aimable auparavant aux yeux de cette femme, on lui pardonnera, et, par la suite on l'aimera. » — J'avoue que je suis resté confondu de cette lumière imprévue jetée sur les profondeurs du coeur humain. Je lui ai répondu au bout d^un silence : r- « Mais, quand on aime, a-t-on le courage desepor* 1er aux dernières violences ? »

11 y aurait bien moins de vague dans ce chapitre si une femme l'eût écrit. Tout ce qui tient à la fierté, à l'orgueil féminin, à l'habitude de la pudeur et de ses excès, à certaines délteO' j tesseSy la j^lupart dépendant uniquement d'associations de sensa*


< On IDC conseille de supprimer ce détail : t Vous me prenet poor one femme bien leste, d'oser conlrr de telles choses dcTant moi. t


DE L'AMOUR. £9

lions ^ qui ne peuvent pas exister cbez les liommes, et souvent délicatesses noo fondées dans la nature; toutes ces choses, dls-je, ne pourraient se trouver ici qu*autant qu'on se serait permis, d'écrire sur oui-dire.

Une femme me disait, dans un moment de franchise philoso- phique, quelque chose qui revient à ceci :

c Si je sacrifiais jamais ma liberté, l'homme que j'arriverais à préférer apprécierait davantage mes sentiments en voyant combien j'ai toujours été avare même des préiërcnces les plus légères, i C'est en faveur de cet amant, qu*elle ne rencontrera peut-être jamais, que telle femme aimable montre de fai froideur à l'homme qui lui parle en ce moment. Voilà la première exagé- ration de la pudeur: eeOe-ci est respectable; la seconde vient de l'orgueil des femmes ; la troisième source d'exagération, c'est l'orgueil des maris.

Il me semble que cette possibilité d'amour se présente sou- vent tox rêveries de la femme môme la plus Ycrtueuse, et elles ont raison. Ne pas aimer quand on a reçu du ciel une âme faite pour ramonr, c'est se priver soi et autrui d'un grand bonheur. Cest conune un oranger qui ne fleurirait pas de peur de faire un pédié^ et remarquez qu'une âme faite pour l'amour ne peut goûter avec transport aucun antre bonheur. Elle trouve, dès la seconde fois, dans les prétendus plaisirs du monde, un vide in- supportable; elle croit souvent aimer les beaux-arts et les aspects soMimes de la nature, mais ils ne font que lui promet- tre et lui exagérer l'amour, s'il est possible, et elle s'aperçoit bientôt qu'ils lui parlent d'un bonheur dont elle a résolu de se priver.

^ Lt pudeur est une des sources du goût pour la pnrurc; par tel ajus- tement une femme se promet plus ou moins. C'est ce qui fuit que la pa- rure est dépbcée dans la vieillesse.

l^oe femme de province, si elle prétend à Paris suivre la mode, so pro- Mi d'une mtotëre gauche et qui fait rire. Une provinciale arrivant à ^ ivX oominenccr par se mettre comme si cWe wtùiUwVii îccv^.


60 ŒUVRES DE STENDHAL.

La seule chose cfoe je yole à blâmer dans la pndeur, c*est de conduire à l'habitude de menlir ; c'est le seul avantage que les femmes faciles aient sur les femmes tendres. Une femme facile vous dit : a Mon cher ami, dès que vous me plairez. Je vous le dirai, et je serai plus aise que vous, car j'ai beaucoup d'estime pour vous. 3)

Vive satisfaction de Corutanee , s'écriant aprësL la victoire de son amant : <k Que je suis heureuse de ne m'ètre donnée k pe^ sonne depuis huit ans que je sub brouillée avec mon mari ! i

Quelque ridicule que je trouve ce raisonnement, cette joie tne semble pleine de fraîcheur.

Il faut absolument que je conte ici de quelle nature étaient les regrets d'une dame deSéville abandonnée par son amant. J'ai besoin qu'on se rappelle qu'en amour tout est signe» et siirtOBt qu on veuille bien accorder un peu d'indulgence à mon style*.

Mes yeux d'homme croient distinguer neuf parUcnkrités dans a pudeur.

V L'on joue beaucoup contre peu, donc être extrêmement ré- servée, donc souvent affectation; Ton ne rit pas, par exemple, des choses qui amusent le plus ; donc il faut beaucoup d'esprit pour avoir juste ce qu*il feut de pudeur^. C'est pour cela que beaucoup de femmes n'en ont pas assez en petit comité, ou, pour parler plus juste, n'exigent pas que les contes qu'on leur fait soient assez gazés, et ne perdent leurs voiles qu'à mesure du degré d'ivresse et de folie ^

> Note de la page 58.

  • Voir le ton de la société è GenèTO, surtoat dans les fomilles du ha»li

utilité d'une cour pour corriger par le ridicule la tendance è la pruderie; Duclos faisant des contes à madame de Rochefort : « En vérité, tous nooi croyez trop honnêtes femmes. » Rien n'est ennuyeux au monde comme la pudeur non sincère.

s Eh! mon cher Fronsac, il y a vingt bouteilles de Champagne entre le conte que ta nous commences et ce que nous disons i celte heure.


DE L'AMOUR. Cl

Senit-ce par un effet de la pudeur et du mortel ennui qu'elle doit imposer à plusieurs femmes, que la plupart d'entre elles n*estiment rien tant dans un homme que reffrooterle? ou piennent-dles Teffronterie pour du caractère ?

V Deuxième loi : mon amant m'en estimera davantage.

3" La force de Thabitude l'emporte même djsuis les instants les plus passionnés.

4* La podeor donne des plaisirs bien flatteurs à l'amant : elle lui fait sentir quelles lois Ton transgresse pour lui ;

5* Et aux femmes des j^aisûrs plus enivrants. ; conune ils font vaincre une habitude puissante, ils jettent plus de trouble dans Tàme. Le comte de Valmont se trouve à minuit dans la chambre à coochw d'une jolie femme, cela lui arrive toutes les se- naioes, et à di\fi peut-être une fois tous les deux ans ; la rareté <r k pudeur doivent donc préparer aux femmes des plaisirs infiniment plus vife^.

6* L'inconvénient de la pudeur, c'est qu'elle jette sans cesse dans Je monsonge.

7* L'excès de la pudeur et sa sévérité découragent d'aimer les âmes tendres et timides*, justement celles qui sont faites pour donner et sentir les délices de l'amour.

S* Chei les femmes tendres qui n'ont pas eu plusieurs amants, la podeur est un obstacle à l'aisance des manières, c'est ce qui les expose à se laisser un peu mener par leurs amies qui n'en


^ C'est l'histoire du tempérament mélancolique comparé au tempéra- ment sanguin. Voyez une femme vertueuse, même de la vertu mercantile de certains dévots (vertueuse moyennant récompense centuple dans un paradis), et un roué de quarante ans blasé. Quoique le Valmont des Liai» aoM dang9r$vu9i n'en soit pas encore là, la présidente de Tourvel tst |las beareute que lui tout le long du livre ; et, si l'auteur, qui avait taiit d'esprit, en eût eu davantage, telle eût été la moralité de son ingénieus toman. ' Le tempérament mélancolique, que l'on peut appeler le tempéra- Mat de l'amoar. J'ai vu les femmes les plus distinguées et les v\»a\.à-

i. V


62 ŒUVRES DE STENDHAL.

pasileméme manquera se repi'ocher. Elles âonneBl de Tatlention à chaque cas particulier, aa lieo de s'en remettre aveuglément à rbabîtude. Leur pudeur délicate communique à leurs actions quelque chose de contraint ; à force ée naturel, ellea se donnent Tapparence de manquer de naturel ; mais cette gaucbme tient à la grâce céleste.

Si quelquefois leur familiarité ressemble à de la tendresse^ c'est que ees âmes angéliques sont coquettes sans le savoir. Piv paresse d'interrompre leur rôterie, potnr s^éViter la peine iê parler, ^t de trouver quelque chose d'ag^afole el de poH, elqm ne soit que poli, à dire à un ami^ elles se mettent k s'appuyer tendrement sur son bras*.

9^ Ce qui feit que les femmes, quand elles se font auteurs, atteignent bien rarement au subHme, ce qui donne de la grftceà leurs moindres billets, e*est que jamais elles n'oftent être franches qu'à demi : être franche serait pour elles comme 8<Hrtir sans fichu. Rien de plu» fréquent pour un homme que d'écrire absohi- ment sous la dictée de son imagination, et sans savoir où il va.

tes pour aimer donner la préférence, foute d' jsprit, an prosaïque teah pérament sanguin. Histoire d'Alfred, Grande Chartreuse, 4810.

Je ne connais pas d'idée qui m'engage plus à voir ce qu'on appelle mauvaise compagnie.

(Ici le pauvre Visconti se perd dans les nues.

'routes les femmes sont les mêmes pour le fond des monvements do cœur et dos passions; les formes des passions sont difTérentes. Il y a b différence que donne une plus grande forlunc, une plus grande cullore de l'esprit, l'habitude de plus hautes pensées, et par dessus tOQl, & malheureusement, un orgueil plus irritable.

Telle parole qui irrite une princesse ne choque pas le moins da moêk une bergère des Alpes. Biais, une fois en colère^ la princesse et li be^ gère ont les mêmes mouvements de passion.)

{NoU unique de Tédi^ur.)

  • Mot de M...

• Vol. Guarna


DE L'AMOUR. 63

RÉSUMÉ.

L*errear commune est d'en agir avecles femmes comme avec des espèces d'hommes plus généreux, plus mobiles, et surtout avec lesquels il n'y a pas de rivalité possible. L'on oublie trop £M!ilement qaW y a deux lois nouvelles et singulières qui tyran- nisent ces êtres si mobiles, en concurrence avec tous les pen- cbants ordinaires de la nature humaine ; je veux dire :

L'orgueil féminin el la pudeur, et les habitudes souvent la* d^hilfirables, filles de la pudeur.


CHAPITRE XXVIL


C'est la grande arme de la coquetterie vertueuse. On peut tout dire avec un regard, et cependant on peut toujours nier un re- gard, car il ne peut pas être répété textuellement.

Ceci me rappelle le comte 6., le Mirabeau de Rome : l'aimable petit gouvernement de ce pays-là lui a donné une manière ori- {^lale de faire des récits, par des mots entrecoupés qui disent tout et rien. Il fait tout entendre ; mais libre à qui que ce soit de répéter textuellement toutes ses paroles, impossible de le compromettre. Le cardinal Lante lui disait qu'il avait volé ce ta- lent aux femmes, je dis même les plus honnêtes. Celte fripon* oerîe est une représaille cruelle, mais juste, de la tyrannie des bommcs.


C4 ŒUVRES DE STENDHAL.


CDÂPITRE XXVIII.


DE L*0E6UEIL TiimiIN.


Les femmes entendent parler toute leur y te, par les honmes» d'objets prétendus importants, de gros gains d'argent, de snecès à la guerre, de gens tués en duel, de vengeances atroces ou ad- mirables, etc. Celles d'entre eUes qui ont Time fière sentent que, ne pouvant atteindre à ces objets, elles sont hors d'état de déployer un orgueil remarquable par l'importance des choses sur lesquelles il s'appuie. Elles sentent palpiter dans leur sein uu cœur qui, par la force et la fierté de ses mouvements, est su- périeur à tout ce qui les entoure, et cependant elles voient les derniers des hommes s'estimer plus qu'elles. Elles s'aperçoivent qu'elles ne sauraient montrer d'orgueil que pour de petites choses, ou du moins que pour des choses qui n'ont d'importance que par le sentiment, et dont un tiers ne peut être juge. Tour- mentées par ce contraste désolant entre la bassesse de leur for- tune et la fierté de leur âme, elles entreprennent de rendre leur orgueil respectable par la vivacité de ses transports, ou par l'implacable ténacité avec laquelle elles maintiennent ses arrêts. Avant l'intimité, ces femmes-là se fièrent, en voyant leur amant, qu'il a entrepris un siège contre elles. Leur imagination est employée à s'irriter de ses démarches, qui, après tout, ne peuvent pas faire autrement que de iparquer de l'amour, puis- qu'il aime. Au lieu de jouir des sentiments de l'homme qu^eHes préfèrent, elles se piquent de vanité à son égard; et enfin, tvec l'âme la plus tendre, lorsque sa sensibilité n'est pas fixée sur on seul objet, dès qu'elles aiment, comme une coquette vulgaire, elles n'ont plus que de la vanité.

Une femme à caractère géaëreu\ stictVtooi mille fois sa vie


DE L'àHOUR. 65

pour 8(m amant, et se brouillera à jamais aveclui pour une que- relle d*orgueil, à propos d'une porte ouverte ou fermée. G*est là leur point d*honneur. Napoléon s'est bien perdu pour ne pas cé- der un village.

J'ai vu une querelle de cette espèce durer plus d'un an. Une fenmie très-distinguée sacriGait tout son bonheur plutôt que de mettre son amant dans le cas de pouvoir former le moindre doute sur la magnanimité de son orgueil. Le raccommodement fut l'efTet du hasard, et chez mon amie, d'un moment de fai- blesse qu'elle ne put vaincre, en rencontrant son amant, qu'elle croyait à quarante lieues de là, et le trouvant dans un lieu où certainement il ne s'attendait pas à la voir. Elle ne put cacher son premier transport de bonheur; l'amant s'attendrit plus qu'elle, ils tombèrent presque aux genoux l'un de l'autre, et ja- mais je n'ai vu couler tant de larmes ; c'était la vue imprévue du bonheur. Les larmes sont l'extrême sournre.

Le duc d*Argyle donna un bel exemple de présence d'esprit en n'engageant pas un combat d'orgueil féminin dans l'entrevue qu'il eut à Richement avec la reine Caroline^. Plus il y a d'élé- vation dans le caractère d'une femme, plus terribles sont ces orages.

Â8 the blackest sky Foretells the heavièft tempest.

P. Juan.

Serait-ce que plus une femme jouit avec transport, dans le cou- rant de la vie, des qualités distinguées de son amant, plus dans ces instants cruels où la sympathie semble renversée elle cherche à se venger de ce qu'elle lui voit habituellement de su- périorité sur les autres hommes? Elle craint d'être confondue avec eux. Il y a bien du temps que je n'ai lu Fennuyeuse darisse: il me

V

« The heart of Vidhtbian (tome ïïl).


GG ŒUVRES DE STEî^DIIAL.

semble pourlant que c'est par orgueil féminia qa^eHe se laisse mourir et n'accepte pas la main de Lovelace.

La faute de Lovelace était grande; mais, puisqa*elle Taimait ïn peu, elle aurait pu trouver dans son cœur le pardon d'un irime dont Tamour était cause.

Monime, au contraire, me semble un touchant modèle de dé- licatesse féminine. Quel front ne rougit pas de plaisir eo entais dont dire par une actrice digne de ce rôle :

Et ce fatal amour, dont j'avais triomphé,


Vos dctours l'ont surpris et m'en ont convaincae

Je vous l'ai confessé, je le dois soutenir;

En vain vous en pourriez perdre le souvenir;

Et cet aveu honteux, où voua m'avez forcée,

Demeurera toujours présent à ma pensée.

Toujours je vous croirais incertain de ma foi;

Et le tombeau, seigneur, est moins triste pour moi

Que le lit d'un époux qui m'a fait cet outrage.

Qui s'est acquis sur moi ce cruel avantage,

Et, qm, me préparant un éternel ennui,

M'a fait rougir d'un icu qui n'était pas pour lui.

ÏUCtSE,

Je m'imagine que les sieles futurs diront : Voilà à quoi la monarchie était bonne S à produire de ces sortes de caractères, et leur peinture par les grands artistes.

Cependant, même dans les républiques du moyen âge, je trouve un admirable exemple de cette délicatesse, qui semble détruire mon système de Finfluence des gouvernemenis sur les ^ssions, et que je rapporterai avec candeur.

n s'agit de ces vers si touchants de Dante :

Deh! quando tu sarai tornato al mondo, Ricorditi di me, che son la Pis :

^ le momrcbk 04119 charte et mai cVi^tsdftxe».


im L'AMOUR. 67

Sieaa mi fè : dbfecemi maremma; Salai colai, cbe inannellata pria, Diaposando, in'avea con la aaa gemma.

Purgatorio, cant. ▼ *.

La femme qui parle avec tant de retenue avait eu en secret le sort de Desdemona, et pouvait par un mot foire connaître le crime de son mari aux amis qu*elle avait laissés sur la terre.

Nello délia Pietra obtint la main de madonna Pia, Tunique héritière des Tolomei, la famille la plus riche et la plus noble de Sienne. Sa beauté, qui faisait Tadmiration de Ja Toscane, fit naître dans le cœur de sou époux une jalousie qui, envenimée par de faux rapports el des soupçons sans cesse renaissants, le conduisit à un affreux projet. Il est difficile de décider aujour- d'hui si sa femme fut tout à fait innocente, mais Dante nous la représente comme telle.

Son mari la conduisit dans la maremme de Volterre, célèbre alors comme aujourd'hui par les effets de Varia cattiva. Jamais il ne voulut dire à sa malheureuse femme la raison de son exil en mi lieu si dangereux. Son orgueil ne daigna prononcer ni plainte ni accusation. Il vivait seul avec elle, dans une tour abandonnée, dont je suis allé visiter les ruines sur le bord de la mer ; là il ne rompit jamais son dédaigneux silence, jamais il ne répondit aux questions de sa jeune épouse, jamais il n'écoula ses prières. Il attendit froidement auprès d'elle que l'air pestilentiel eût pro- duit son effet. Les vapeurs de ces marais ne tardèrent pas à flétrir ces traits, les plus beaux, dit-on, qui dans ce siècle eus- sent paru sur cette terre. En peu de mois elle mourut. Quelques chroliiqueurs de ces temps éloignés rapportent que Nello cm» ploya le poignard pour bâter sa fin : elle mourut dans les marem-

> HéUsl quand ta seras de retour au monde des vivants, daigne aussi m'accorder on soa?enir. Je sois la Pia; Sienne me donna la vie : je trou- vai h mort dant nos maremmes. Celui tfsû en m'épouwiiX m*vivX \<iy«^^ iM aimean Mût mon bhtoire^


68 ŒUVRES DE STENDHAL.

mes, de quelque manière horrible; mais le genre de sâ mort fut un mystère, même pour les contemporains. Nello délia Pieira survécut pour passer le reste de ses jours dans un silence qa'il ne rompit jamais.

Rien de plus noble et de plus délicat que la manière dont la jeune Pia adresse la parole an Dante. Elle-désire élre ra^ieléc à la mémoire des amis que si jeune elle a laissés sur la Um\ toutefois, en se nommant et désignant son mari, elle ne Teol pas se permettre la plus petite plainte d'une croauté inoiâe, mais désormais irréparable, et seulement indique qa'fl sait rhistoire de sa mort.

Cette constance dans la vengeance de l'orgueil ne se toit guère, je crois, que dans les pays du Midi.

En Piémont, je me suis trouvé rinvolontaire témoin d^onbit à peu près semblable ; mais alors j'ignorais les détails, ie fus envoyé avec vingt-cinq dragons dans les bois le long de la Sesia, pour empêcher la contrebande. En arrivant le soir dans ce lien sauvage et désert, j'aperçus entre les arbres les ruines d'un vieux château ; j'y allai : à mon grand étounement, il était ha- bité. J'y trouvai un noble du pays, à figure sinistre ; un homme qui avait six pieds de haut et quarante ans : il me donna deos chambres en rechignant. J'y faisais de la musique avec moD maréchal des logis : après plusieurs jours, nous découvrîmes que notre homme gardait une femme que nous appelions Ca- mille en riant; nous étions loin de soupçonner l'affreuse vérité. Elle mourut au bout de six semaines. J'eus la triste curiosîlé de la voir dans son cercueil ; je payai un moine qui la gardût, et vers minuit, sous prétexte de jeter de l'eau bénite, il min- iroduisit dans la chapelle. J'y trouvai une de ces figures super* bcs, qui sont belles même dans le sein de la mort; elle avait un grand nez aquilin dont je n'oublierai jamais le contour noble et tendre. Je quittai ce lieu funeste; cinq ans après, un détache- ment de mon régiment accompagnant l'empereur à son cooron- ncment comme roi d'Italie, je me fis conter toute lliistoke.


DE L'AMOUR. G9

J*appiià que le mari jaloux, le comte "*, avait trouvé un malin, accrochée au lit de sa femme, une montre anglaise appartenant à un jeune homme de la petite ville qu'ils habitaient. Ce jour méoie il la conduisit dans le château ruiné, au milieu des bois de la Sesîa. Gomme T>lello délia Pietra, il ne prononça jamais uue seule parole. Si elle lui faisait quelque prière, il lui présen- tait froidement et en silence la montre anglaise qu'il avait tou- jours sur lui. 11 passa ainsi près de trois ans seul avec elle. Elle moorot enfin de désespoir dans la fleur de Tàge. Son mari cher- eba à donner un coup de couteau au maître de la montre, le manqua, passa à Gênes, s*embarqua, et l'on n'a plus eu de ses noarelles. Ses biens ont été divisés.

Si, auprès des femmes à orgueil féminin, l'on prend les inju- res avec grâce, ce qui est facile à cause de Thabitude de la vie militaire, on ennuie ces âmes fîères ; elles vous prennent pour onlAche, et arrivent bien vite à l'outrage. Ces caractères ailiers cèdent avec plaisir aux hommes qu'elles voient intolérants avec les autres hommes. C'est, je crois, le seul parti à prendre, et il font souvent avoir une querelle avec son voisin pour l'éviter avec sa maîtresse.

Miss Cornel, célèbre actrice de Londres, voit un jour entrer chez cDe à Timproviste le riche colonel qui lui était utile. Elle se trouvait avec un petit amant qui ne lui était qu'agréable. c H. un tel, dit-elle tout émue au colonel, est venu pour voir le poney que je veux vendre. — Je suis ici pour tout autre chose, » reprit fièrement ce petit amant, qui commençait à l'en- nnyer, et que depuis cette réponse elle se mit à réaimer avec foreur *. Ces femmes-là sympathisent avec l'orgueil de leur

< Je rentre toujours de cbes miss Cornel plein d'admiration et de ▼nés profondes sur les passions observées à nu. Sa manière de com- mander si impérieuse à ses domestiques n'est pas do despotisme ; c'est qu'elle Toit itcc netteté et rapidité ce qu'il faut faire.

En colère contre moi au commencement de la visite, elle n'y songé plus à U fin. EUe me conte toute l'économie de tai^Q&ûoii v^^^ U5^tCv-


70 ŒUVUES DE STENDHAL.

amant, au lieu d'exercer à ses dépens leur disposltioii à h fierlé.

Le caractère du duc de Lauzun (celui de 1660 ^), d le pre- mier jour elles peuvent lui pardonner le manque de grâces, est séduisant pour ces femmes-là, et peut-être pour Contes les ienb mes distinguées ; la grandeur plus élevée leur échappe, eto prennent pour de la froideur le calme de Toeil qui volt tant €C qui ne s'émeut point d'un détail. ITai^je pas vu des feflunes de la cour de Saint-Gloud soutenir que Napoléon avait an caracc^ sec et prosaïque * ? Le grand homme est comme Taigle, plus il s'élève, moins il est visihle, et il esi puni de sa grandeur par la soUiude de Fâme.

De Torgueil fémiain natt ce que les femmes appellent les iiuni- ques de délicatesse. Je crois que cela ressemble ass^ex à ee que les rois appellent lèse-majesté, crime d*avtant plus' dangeren qu'on y tombe sans s'en douter. L*amant le plus tendre peot être accusé de manquer de délicatesse s*il n*a pas beancoop d'esprit, et, ce qui est plus triste, s'il ose se livrer au plus grand

mer. « J'aime mieux le voir ea société que seul aveo moi. » Une fdinnie du plus grand génie ne ferait pas mieux, c'est qu'elle ose être ptr&ite- ment naturelle et qu'elle n'est gênée par aucune théorie. < Je suis plus heureuse actrice que fename d'un pair. » Grande fime que je dois me coa* server amie pour mon instruction.

^ La hauteur et le courage dans les petites choses, mais rattentiaa passionnée aux petites citoses; la véhémence du tempérament bilieux. & conduite avec madame de &lonaco (Saipt-Simon, Y. .383); son aventure sous le Ht de madame de Montcspan, le roi y étant avec elle. S^ns l'at* tcntion aux petites choses, ce caractère reste invisible aux femmes.

  • Whcn Uinna Toil heard a taie of woe or of romance, it was then

her blood rushed to her chccks, and shewed plainly how ¥rarm it beat notwithstanding the generally serions composed and retiring disposi- tion which her countenance and demeanour seemed to exhibit. (Tkê N- rat§, 1, 33.)

Les gens communs trouvent froides les âmes comme Mimu Toil» qui Déjugent pas les circonstances ordinaires dii|;nes de leur éaiotion.


DE L'AMOUn. 7t

charme de I^anioar, au bonheur d'être parfakemenl naturel avec ce qu*on aime, et de ne pas écouter ce qu'on lui dît.

Voilà de ces choses dont un coeur bien né ne saurait avoir le soupçon, et qu'il faut avoir éprouvées pour y croire, car Ton est entraffië par Tbabitude d*en agir avec justice et franchise avee ses amis hommes.

Il ânrt se rappeler sans cesse qu'on a affaire à des êtres qui, quoique à tort, peuvent se croire inférieurs en vigueur de carac- tère, ov, pOQf Aieux dire, peuvent penser qu'on les croit infé- rieurs.

Le vérkaHe orgueil d'une femme ne devrait-il pas se placer daiA réùergie do sentiment qu'elle inspire? On plaisantait une iRle d'honneur de Id reine ^ouse de François P', sur la légèreté de son amsitit, qui, disait-on, ne Faimait guère. Peu de temps après^ cet amani eut une maladie et reparut muet à la cour. Un Joor, an boul de dent ans, comme on s'étonnsût qu'elle l'amiibt toujours, elle lui dit : « Parlez. » Et il parla.


CHAPITRE XXIX.


DU COURAGE DES FEMIIES.


I tell thee proud Templar, that not in thy ficrcest battles hadst thon displayed more of tliy Taunted coarage, than has bééa sbewn by woman when caBed opon td^Miffer by afféctioB or daty.

Ivanhoe, tome UT, page 220.


Je me souviens d'avoir rencontré la phrase suivante dans un livre d'histoire : « Tous les hommes perdaient la tête ; c*eA S»


n ŒUVRES DE STENDHAL.

moment où les femmes prennent sur eux une incontestaUe 80* périorité. »

Leur courage a uneréserve qui manque à celui de leur amant; elles se piquent d*amour-propre à son égard, et tronvenl (tôt de plaisir à pouvoir, dans le feu du danger, le disputer de ter- meté à Thomme qui les blesse souvent par la fierté de sa pro- tection et de sa force, que Ténergie de celte jouissance les dève nu-dessus de la crainte quelconque qui, dans ce moment, fidt Ja faiblesse des hommes. Un homme aussi, s'il recevait miiel secours dans un tel moment, se montrerait supMeur à to«t; car la peur n'est jamais dans le danger, elfe est dans nous»

Ce n'est pas que je prétende déprécier le courage des fem- mes : j'en ai vu, dans Toccasion, de supérieures aux hommes les plus braves. Il faut seulement qu'elles aient on homme à aimer; comme elles ne sentent plus que par lui, le danger £• rect et personnel le plus atroce devient pour elles comme lue rose à cueillir en sa présence ^.

J'ai trouvé aussi chez des femmes qui n'aimaient pas l'intr^ift- dite la plus froide, la plus étonnante, la plus exempte de nerft.

11 est vrai que je pensais qu'elles ne sont si braves que parée qu'elles ignorent l'ennui des blessures.

Quant au courage moral, si supérieur à l'autre, la fermeté d'une femme qui résiste à son amour est seulement la chose la plus admirable qui puisse exister sur la terre. Toutes les autres marques possibles de courage sont des bagatelles auprès d'une chose si fort contre nature et si pénible. Peut-être trouventréiles des forces dans cette habilude des sacrifices que la pudeur ùà contracter.

Un malheur des femmes, c'est que les preuves de ce courage restent toujours secrètes et soient presque indivulgables.

  • Marie Stuart parlant de Leicestcr après rentrevue avec Elisabeth, oè

elle vieot de se perdre.


DE L'AMOUR. 95

Un Qttlbeiir pins grand, c*est qu*il soit toujours employé con- tre leur bonheur :Ja princesse de Clèves devait ne rien dire à son mari, el se donner à M. de Nemours.

Peot-éire que les femmes sont principalement soutenues par Torgoeil de ûire nne belle défense, et qu'elles s'imaginent que kor amant met de la vanité à les avoir; idée petite et miséra- ble : on homme passionné qui se jette de gaieté de cœur dans tant de situations ridicules a bien le temps de songer à la va- nité 1 C'est OMnme les moines qui croient attraper le diable, et qm se payent par l'orgueil de leurs ciliées et de leurs macérations.

Je crois que si madame de Clèves fût arrivée à la vieillesse, à cette époqoe où l'on juge la vie et où les jouissances d'orgueil paraissent dans toute leur misère, elle se fût repentie. Elle anrait vonla aycur vécu comme madame de la Fayette ^

Je viens de relire cent pages de cet essai; j'ai donné une idée bien pauvre du véritable amour, de l'amour qui occupe toote rame, la remplit d*images tantôt les plus heureuses, tan- tôt désespérantes, mais toijyours sublimes, et la rend complète- ment insensible à tout le reste de ce qui existe. Je ne sais com- ment exprimer ce' que je vois si bien ; je n'ai jamais senti plus péniblement le manque de talent. Comment rendre sen- sible la simplicité de gestes et de caractère, le profond sé- rîenx, le regard peignant si juste et avec tant de candeur la nuance du sentiment, et surtout, j'y reviens, cette inexprimable mm-curance pour tout ce qui n'est pas la femme qu'dn aime? Un non ou un oui dit par un homme qui aime a une onction que l'on ne trouve point ailleurs, que l'on ne trouvait point chez cet homme en d'autres temps. Ce matin (5 août), j'ai passé à


  • Oo sait assex qae celte femme célèbre fit, probablement en société

avec M. de la Rocbefoucaald, le roman de la Prineuse de Clives, et qae les deuK aacenrs passèrent ensemble dans une amitié parfaite les yingt dernières années de leur vie. C'est exactement l'amour, à ritalienn^


74 ŒUVRES DE STENDHAL.

eheval, snr les neuf heures, devant le joli jaidbi anglais éa «in quis Zampieri, placé sur les dernières ondulations de ees eol- lines couronnées de grands arbres contre lesqaelleB Bdogneest adossée, et desquelles on jouit d'une si belle vue de cette riche et yerdoyante Lombardie, le plus beau pays du monde. Dai» m bosquet de lauriers du jardin Zampieri qui domine le diendn que je suivais et qui conduit it la cascade du Reao 4 Gasa-LM- cbio, j'ai vu le comte Delfante; il révakiffofondéaieiit, et, quoi- que nous ayons passé la soirée ensemble jusqu'à denx heures après minuit, à peine m'a4-il rendu mon salut. Je suis allé à h cascade, j'ai traversé le Reno; enfin, trois heures après ao moios, en repassant sous le bosquet du jardin Zampieri, Je Fai vu encore; il était précisément dans la même position, appuyé contre un grand pin qui s'élève au-dessus du bosquet de lan- riers ; je crains qu'on ne trouve ce détail trop simple et ne prouvant rien : il est venu à moi la larme à l'œil, me priant de ne pas faire un conte de son immobilité. J'ai été toudié; je fan ai proposé de rebrousser chemin, et d'aller avec lui passer le reste de la journée à la campagne. Au l^out de deux heures, il m'a tout dit : c'est une belle âme; mais que les pages que Tod vient de lire sont froides auprès de ce qu'il me disait!

En second lieu, il se croit non aimé; ce n'est pas mon avis, On ne peut rien lire sur la belle figure de marbre de la eon- tesse Ghigi, chez laquelle nous avons passé la soirée. Seulement quelquefois une rougeur subite et légère, qu'elle ne peut péri- mer, vient trahir les émotions de cette âme que Forgu^ féflri- nin le plus exalté dispute aux émotions fortes. On voit son coa d'albàlre et ce qu'on aperçoit de ces belles épaules dignes de Gi" nova rougir aussi. Elle trouve bien Tart de soustraire ses yeia noirs et sombres à l'observation des gens dont sa délicatesse de femme redoute la pénétration ; mais j'ai vu cette nuit, â cer- taine chose que disait Delfante et qu'elle désapprouvait, une su- bite rougeur la couvrir tout entière. Celte âme hautaine le trou- vait moins digne d'elle.


\ DE L'AMOUR. «75

Hais enfin, quand Je me tromperais dans mes conjectures sur le bonheor de Ddfantc, à la yanilé près, je le croîs plus heureux que moi indifférent, qui cependant suis dans une position de bonhear fort bien, en apparence et en réalité.

^ Bologne, 5 août 1818.


CHAPITRE XXX


SPECTACLE S1>(GULIER ET TRISTE.


Les femmes, avec leur orgueil féminin, se vengent des sots sur les gens d*esprit, et des âmes prosaïques à argent et à coups de bàtOD, sur les cœurs généreux. 11 faut convenir que voilà un beau résultat

Les petites considérations de Torgueil et des convenances du monde ont fait le malheur de quelques femmes, et par oi^ueil leurs parents les ont placées dans une position abominable. Le destin leur avait réservé pour consolation bien supérieure à tous leurs malheurs le bonheur d'aimer et d*étre aimées avec pas- sion ; mais voilà qu*un beau jour elles empruntent à leurs enne- mis ce même orgueil insensé dont eUes furent les premières vic- times, et c'est pour tuer le seul bonheur qui leur reste, c'est pour faire leur propre malheur et le malheur de qui les aime. Uue amie qui a eu dix intrigues connues, et non pas toujours les unes après les autres, leur persuade gravement que si elles aiment, elles seront déshonorées aux yeux du public; et cepen- dant ce bon public, qui ne s'élève jamais qu*à des idées basses, leur donne généreusement un amant tous les ans, parce que, dit-il, c'est la règle* Ainsi l'âme est attristée i^^ ^e %^^qX^^<^


76 ŒUVRES DE STENDHàL.

bizarre : une femme tendre et soavendiiemeiit délicate, tmaaie de pureté, sur l'avis d*une c.».. sans délicatesse, luit le senl et immense bonheur qui lui reste» pour paratirCy avec une lobe d'une éclatante blancheur, devant un gros butor de juge qu'on sait aveugle depuis cent ans, et qui crie à tue-téte : c Elle est fê«  tue de noir, j»


CHAPITRE XXXI.


EXTRAFT DU JOUBRAL DE 8ALVUT1.


Ingenium nobls ipsa pndla fecît Bologne, 29 avril 1818.


Désespéré du malheur où l'amour me réduit, je maudis existence. Je n'ai le cœur à rien. Le temps est sombre, il pleit, un froid tardif est venu rattrister la nature qui, après un long hiver, s'élançait au printemps.

Schiassetti, un colonel en demi-solde, un ami raisonnable ei froid, est venu passer deux heures avec moi. « Vous devriei i^ noncer à Taimer. — Gomment faire ? Rendez-moi ma passion pour la guerre. — C'est un grand malheur pour vous de l'avoir connue. » J'en conviens presque, tant je me sens abattu et sans courage, tant la mélancolie a aujourd'hui d'empire snr moL Nous cherchons ensemble quel intérêt a pu porter son amie à me calomnier auprès d'elle ; nous ne trouvons rien que ce viens proverbe napolitain : a Femme qu'amour et jeune^^ quittent se pique d'un rien. » Ce qu'il y a de sûr, c'est que cette femme cruelle est enragée contre moi; c'est le mot d'un de ses amis*


i


DE L'AMOUR. "77

Je puis me yenger d'une manière atroce; mais contre sa haine je n'ai pas le pins petit moyen de défense. Schiassett| me quitte. Je sors par la pluie, ne sachant que devenir. Mon appartement, ce salon que j'ai habité dans les premiers temps de notre con- niasance et quand je la voyais tous les soirs, m'est devenu in- supportable. Chaque gravure, chaque meuble, me reprochent le bonheur que j'avais rêvé en leur présence, et que j'ai perdu pour toujours.

Je cours les rues par une pluie froide; le hasard, si je puis Tailler hasard, me fait passer sous ses fenêtres. Il était nuit tombante, et je marchais les yeux pleins de larmes fixés sur la fenêtre de sa chambre. Tout à coup le rideau a été un peu en- tr'ouvert comme pour voir sur la place et s'est refermé à l'in- stant. Je me suis senti un mouvement physique près du cœur. Je ne. pouvais me soutenir : je me réfugie sous le portique de la maison voisine. Mille sentiments inondent mon âme : le ha- sard a pu produire ce mouvement du rideau ; mais, û c'était sa main qui l'eût entr'ouvert !

n y a deux malheurs au monde : celui de la passion contra- riée et celui du dead hlank,

Avee l'amour, je sens qu'il existe à deux pas de moi un bonheur nmnense et au delà de tous mes vœux, qui ne dé* pend que d'un mot, que d'un sourire.

Sans passion comme Schiassetti, les jours tristes, je ne "vois nulle part le bonheur, j'arrive à douter qu'il existe pour moi, je tombe dans le spleen. 11 faudrait être sans passions fortes et avoir seulement un peu de curiosité ou de "vanité.

n est deux heures du matin, j'ai vu le petit mouvement du rideau; à six heures j'ai fait dix visites, je suis allé au spec- tacle; mais partout silencieux et rêveur, j*ai passé la soirée à examiner cette question : « Après tant de colère et si peu fondée, car enfin, voulais-je l'offenser [et quelle est la chose au monde que l'intention n'excuse pas?] a-t-elle senti un mo- Bient d'amour? »


78 ŒUVRES I>B; 3TËNDUÂL.

Le pauvre Salviati, qui a écrit ce qui précède sur son P^ trarque, mourut quelque temps après; il était notre ami in«  time à Schiassetti et à moi ; nous coKmaissi(m& toutes ses pen Sjées, et c'est de lui que je tiens toute la partie lugubre ds cet essai. C'était l'imprudence incarnée; du reste, la femoie pour laquelle il a fait tant de folies est Têtre le plus inté- ressant que j'aie rencontré. Schiassetti me disait : « Maiscfoyex- vous que cette passion malheureuse ait été sans avantages pour Salviati? D'ahord, il éprouva le malheur d'argent le plus piquant qui se puisse imagiuer. Ce malheur, qui le rédoisail à une fortune très-médiocre, après une jeunesse brillanie, et qui l'eût outré de colère dans toute autre circonstance » il ne s'en souvenait pas une fois tous les quinze jours.

« Ensuite, ce qui est bien autrement important pour une lAle de cette portée, cette passion est le premier véritable cooii de logique qu'il ait jamais fait. Cela paraîtra sÎDguiier die» un homme qui a été à la cour; mais cela s'explique par im extrême courage. Par exemple , il passa sans sourciller la journée du ***, qui le jetait dans le néant; il s'étonnait U, comme en Russie, de ne rien sentir d'extraordinaire; il ett de fait qu'il n'a jamais rien craint au point d'y penser deux jours. Au lieu de celte insouciance, depuis deux ans, il chei- chait à chaque minute à avoir du courage ; jusque-là il n'^ vait pas vu de danger.

< Quand, par suite de ses imprudences et de sa confiance daas les bonnes interprétations ^, il se fut fait condamner à ne la femme qu'il aimait que deux fois par mois, nous W vu ivre de joie passer les nuits à lui parler, parce qa^il en avait été reçu avec celte candeur noble qu'il adorait en efle. Il tenait que madame ***' et lui avaient df.ox âmes hors de pair et qui devaient s'entendre d'un regard. 11 ne pouvait

^ Sotto l'asbcrgo del sentirst para.

Dakte, /n/1, xtfm, 117*


DE L'AMOUR. 79

com p re nd re qn^eBe accordât la moindre atteiltîon anx petites interprétations bom^eoises «qui pouvaient le faire criminel. Le résultat de cette belle confiance dans une femme entourée de ses ennemis fut de se faire fermer sa porte.

— Ayec madame ***, lui disais-je, vous oubliez vos maximes, et qn'il ne fiint croire à la grandeur d'âme qu'à la dernière extré- mité.— Groyez-vons, répondait-il, qu'A y ait au monde un autre coenr qui convienne mieux au sien? ~ U est vrai, je paye cette manière d'être passionnée qui me faisait voir Léonore en colère dans la ligne d'horizon des rochers de Poligny par le malheur de tontes mes entreprises dans la vie réelle, malheur qui pro- vient du manque de patiente industrie et d'imprudences pro- duites par la force de Fimpression du moment. j> On voit la nuance de folie.

Pour Salviatiy la vie étsdt divisée en périodes de quinze jours, qui prenaient la conleur de la dernière entrevue qu'on lui avait accordée. Mais je remarquai plusieurs fois que le bonheur qu'il devait à mi accueil qui lui semblait moins froid était bien infé- rieur en intensité au malheur que lui donnait une réception sé- vère ^. Madame *** manquait quelquefois de franchise avec lui : voilà les deux seules objections que je n'aie jamais osé lui faire. Outre ce que sa douleur avait de plus intime et dont il eut la délicatesse de ne jamais parier, même à ses amis les plus chers et les plus exempts d*envie, il voyait dans une réception sévère de Léonore le triomphe des âmes prosaïques et intrigantes sur les âmes franches et généreuses. Alors il désespérait de la vertu et surtout de la gloire. Il ne se permettait de parler à ses amis que des idées tristes à la vérité auxquelles le conduisait sa pas- sion, mais qui d'ailleurs pouvaient avoir quelque intérêt aux yeux de la philosophie. J'étais curieux d'observer cette âme bl-


  • C'est une chose qae j'ai souvent cra voir dans l'amour, que cette

disposition à tirer plus de malheur des choses malheureuses que de bon- heur des choses heareuses .


80 ŒUVRES DE STENDHAL.

zarre ; ordinairement ramour-passion se rencontre dben des gens un peu niais à Fallemande ^. $a1viati, au contraire» était au nombre des hommes les plus fermes et les plus spirituels que j'aie connus.

J'ai cru voir qu'après ces visites sévères, il n'était IranqoiOe que quand il s'était justifié les rigueurs de Léonore. Tant qu'il trouvait qu'elle pouvait avoir eu tort de le maltraiter, il élait malheureqx. Je n'aurais jamais cru l'amour si exempt de vanité.

11 nous faisait sans cesse l'éloge de l'amour, c Si un pouvoir surnaturel me disait : Brisez le verre de cette montre, et Léonore sera pour vous ce qu'elle était il y a trois ans, une amie indif- férente, en vérité, je crois que dans aucun moment de ma vie je n'aurais le courage de le briser. » Je le voyais si fou en fid- sant ce raisonnement, que je n'eus jamais le courage de loi pré- senter les objections précédentes.

Il ajoutait : <c Gomme la réformation de Luther, à la fti du moyen âge, ébranlant la société jusque dans ses fondements» renouvela et reconstitua le monde sur des bases raisonnables,.- ainsi un caractère généreux est renouvelé et retrempé par Fa- mour.

« Ce n'est qu'alors qu'il dépouille tous les enfantillages de la vie ; sans cette révolution, il eût toijjours eu je ne sais quoi d'empesé et de théâtral. Ce n'est que depuis que j*aime que j'ai appris à avoir de la grandeur dans le caractère, tant notre éducation d'école militaire est ridicule.

a Quoique me conduisant bien, j'étais un enfant à la cônr de Napoléon et à Moscou. Je faisais mon devoir; mais j'ignorais celte simplicité héroïque, fruit d'un sacrifice entier et de bonne foi. Il n'y a qu'un an, par exemple, que mon cœur compreid la simplicité des Romains de Tiie-Live. Autrefois je les trouvais froids, comparés à nos brillants colonels. Ce qu'ils faisaient pour leur Rome, je le trouve dans mon cœur pour Léonore. Si J'avais

^ Don Carlos, Saint-Preux, ruippolylc et le Bajaict de Racine.


DE L'AMOUR. 81

le boDhenr de pouvoir faire quelque chose pour elle, mon pre- mier désir serait de le cacher. La conduite des Bégulus, des Dé- eias était une chose convenue d'avance et qui n*avait pas le droit de les surprendre. J'étais petit avant d'aimer, précisément parce que j*étais tenté quelquefois de me trouver grand ; il y ayait mo certain effort que je sentais et dont je m'applaudis- sais.

c Et, da côté des affections, que ne 3oit-on pas à l'amour ? Après les hasards de la première jeunesse, le cœur se ferme à la sympathie. La mort ou l'absence éloigne-t-elle des compa- gaons de l'enfance, Ton est réduit à passer la vie avec de froids associés, la demi-aune à la main, toujours calculant des idées d'intérêt ou de vanité. Peu à peu, toute la partie tendre et gé- néreuse de Tâme devient stérile faute de culture, et à moins de trente ans l'homme se trouve pétrifié à toutes les sen- sations douces et tendres. Au milieu de ce désert aride, Fa- monr fait jaillir une source de sentiments plus abondante et plus fraîche même que' celle de la première Jeunesse. Il y avait alors une espérance vague, folle et sans cesse distraite ' , jamais de dévouement pour rien, jamais de désirs constants et profonds ; l'àme, toujours légère, avait soif de nouveauté et négligeait aujourd'hui ce qu'elle adorait hier. £t rieo n'est plus recadlli , plus mystérieux , plus éternellement un dans son objet, que la cristallisation de l'amour. Alors les seules choses agréables avaient droit de plaire et de plaire un in- stant ; maintenant tout ce qui a rapport à ce qu'on aime et même les dbjets les plus indifférents louclient prufondément. Ar- rivant dans une gi*ande ville, à cent milles de celle qu'habite Lconore, je me suis trouvé tout timide et tremblant : à cbi^que détour de rue, je frémissais de rencontrer Alviza, l'amie intime de madame ***, et amie que je ne connais pas. Tout a pris pour moi une teinte mystérieuse et sacrée, mon cœur palpiiait en par« 

  • Xordaunt Merton^ V' vol. du pirate.


83 ŒUVRË9 DE STENDHAL.

lant à un vieuiL savant. Je ne pouvais sans foi^ûr enlendm nommer la porte près de laquelle habite l'amie de Lëonofe.

« Même les rigueurs de la femme qu'on aime ont des grâ- ces infinies, et que Ton ne trouve pas dans les moments les plus flatteurs auprès des autres femmes. C'est ainsi que les grandes ombres des tableaux du Ciorrëge, loin d'être, comme chez les autres peintres , des passages peu agréables , mais nécessaires à faire valoir les d'airs, et à donner du relief aux figures, ont par elles-mêmes des grâces charmantes et qui Jet* tent dans une douce rêverie *. ^

« Oui, la moitié et la plus belle moitié de la vie est cachée â rhomme qui n'a pas aimé avec passion. »

Salviati avait besoin de toute la force de sa dialectique pour tenir têle au sage Schiassetti, qui lui disait toujours: « Voulez- vous être heureux, contentez-vous d'une vie exempte de peines, et chaque jour d'une petite quantité de bonheur. Défendez-vous de la loterie des graiides passions. -— Donnez-moi donc votre curiosité, » répondait Salviati.

Je crois qu'il y avait bien des jours où il aurait voulu pouvoir suivre les avis de notre sage colonel ; il luttait un peu, il croyait réussir ; mais ce parti était absolument au-dessus de ses forces; et cependant quelle force n'avait pas cette âme ! .

Un chapeau de satin blanc, ressemblant un peu à celui de madame***, qu'il voyait de loin dans la rue, arrêtait le batte- ment de son cœur, et le forçait à s'appuyer contre le mur. Même dans ses plus tristes moments, le bonheur de la rencontrer lu! donnait toujours quelques heures d'i>Tesse au-dessus de l'in- fluence de tous les malheurs et de tous les raisonnements '. Du


  • Puisque j'ai nommé le Corrége,' je dirai qu'on trouve dans une tête

d'ange ébauchée, à la tribune de la galerie dt Florence, le regard de Tamour heureux; el à Parme, dans la Madone couronniêe par Jésus, lef yeux baissés de l'amour.

• Corne wliat sorrow can, h caaDOt countcrvail the exchan^e oC^o^


DE L'ÂMOUB. 85

il Mi de lui qu'à sa mort S après deux ans de cette pas- lénéreuse et sans bornes, son caractère avait contracté pla-

That one short moment gîtes me in her siglit.

Bomeo aiid Juliet.

n de jours avant le dernier, il Gt une petite ode qui a le mérita imer juste les sentiments dont il nous entretenait.

L'ULTIMO DI.

AKACREOXnCA. A ELYIRA. ^

Vedi tu doTO il rio

Lambendo un mirto va,

Là dô( riposo mio

La pietra surgerà. U passero amoroso,

E il nobile usignuol

Entro quel mirto ombroso

Raccoglicranno il toI. Vieni, diletla Elvira,

A quella tomba vien,

E sulla muta lira,

Âppoggia il bianco sen. Su quella bruua pietra,

Le tortore verran,

E intorno alla mia^cetra.

Il nîdo iotrecieran. E ogni auno, il di che offendere*

M'osasti tu infedel,

Faro la su discendcre

La folgore del ciel. Odid'un uom che muore

Odi restremo suon,

Quesio appassito iiore

Ti lascio, Elvira, in doo Qnanto prezioso ei sia

Saper tu il dcvi appien*

n di che fosli mia^

Te i'iiiFolai dal fen*


84 ŒUVRES DB STENDHAL.

sieurs nobles habitudes, et qu'à cet égard du moins il se Jiifeaif correctement : s'il eùi vécu, et que les cifconstances renssent un peu servi, il eût fait parler de lui. JÇeut-être aussi qu'à fbioe de simplicité, son mérite eût passé invisible sur celte torre.

Olano

Qnanti dolci pénsîer, qnanto desiô:» Menô costoi al doloroso passo 1

Biondo era, e bello, e di gentile aspetto; Ma Tun de* cigli un colpo avea diviso ^.

Damxi.


CHAPifRE XXXII.

DE L'iNTOlITé.

Le plus grand bonheur que. puisse donner Tamour, c'est le premier serrement de main d'une femme qu'on aime.

Le bonheur de la galanterie, au contraire, est beaucoup pliii réel, et beaucoup plus sujet à la plaisanterie.

Simbolo allor d'affetto, Or pegno di dolor, Torno a posarti in petto, QuGst' appassito fior. E avrai ncl cuor scolpito, Se crudo il cor non ë, Corne ti fu rapito, Corne fu reso a le.

S. Raoael. 1 Pauvre malheureux! combien de doux pensers et quel dcsir constan ]c conduisirent à sa dernière iieure. Sa ligure clail belle et douce, sa che- velure blonde, seulement une noblo cicatrice venait couper un de sci sourvWs.


DE L'AMOOR. 85

Dans ramonfiiassion, Vintiinitë n'est pas tant le bonheur par* fait que le dernier pas pour y arriver.

Mais comment peindre le bonheur, s'il ne kdsse pas de sou- venirs?

Hortimer revenait tremblant d'un long voyage ; il adorait Jenny ; elle n'avait pas répondu à ses lettres. En arrivant à Lon- dres, il monte à cheval et, va la chercher à sa maison de cam- pagne, n arrive, elle se promenait dans le parc ; il y court, le cœnr palpitant; il la rencontre, elle lui tend la mam, le reçoit avec trooMe : il voit qu'il est aimé. En parcourant avec elle les aAéesdnparc, la robe de Jenny s'embarrassa dans un buisson d'acacia épineux. Dans la suite, Mortimer fut heureux, mais iemkj fut infidèle. Je lui soutiens que Jenny ne Ta jamais aimé ; D me cite comme preuve de son amour la manière dont elle le reçut à son retour du continent, mais jamais il n'a pu me don- na le moindre détail. Seulement il tressaille visiblement dès qa*il vcHt on buisson d'acacia; c'est réellement le seul souvenir distina qu'il avait conservé du moment le plus heureux de sa vie*^

Un iKNome sensible et franc, on ancien chevalier, me faisait confidence ce soir (au fond de notre barque battue par^in gros temps sur le lac de Garde*) de Thistoirede ses amours, dont à mon tour je ne ferai pas confidence au public, mais de laquelle je me crois en droit de conclure que le moment de l'intimité est comme ces belles journées du mois de mai, une époque dé- licate pour les plus belles fleurs, un moment qui peut être fatal et flétrir en un instant les plus belles espérances.


^ Viedt Baydn.

  • 20 septembre 1811.

' A la première qaerclle, madame lYcrnetta domia son congé an panvre Bariac. Barbe était Téritablement amoureux, ce congé le désespéra ; mais son ami Goillanme Balaon, dont nous écrivons la Tie, lui fut d'aw %\^tâL secours, et fit si bien ^'il apaisa la sévère IvemeXU. Va v^u. «^ ^v>« ^^


86 ŒUVRES DR STENDHAL..

On ne saurail trop louer le noluinsi. (Testla M^eoqnettevie permise dans une chose aussi sériense ^06 raosonr à la Wer* ther, oùFonnesdètpasoùronva; et, en môme lBmiw,p«riB hasard heureux pour la vertu, c'est la meilleure tactique, s*^ doutef , un homme vraiment touché dit des choias manies, il parle une langue qu'il ne sait pas.

Malheur à Thomme le moins du monde afCscté f il aimerait, même avec tout Tesprit possible, il perd Im quarts de ses avantages. Selaisse-t-on aller à Tinstant àl'alfee* tation, une minute après, Ton a un moment de sécheresse.

Tout l'art d'aimer se réduit,- ce me s^nhle, à dire ezadeoMi* ce que le degré dlvresse du moment comp<Hte, c-est-à-dire, ei d'autres termes, à écouter son âme. Il ne faut pas eroireqoe eefe soit si facile -, un hoqune qui aime vraiment, quand son auto hd dit des choses qui le rendent heureux, n*a phis la forw'ds' parier.

Il perd ainsi les actions qu'auraient fait nattre ses paroles', et il vaut mieux se taire que de dire hors de temps des choses trop tendres; ce qui était placé , il y a dix secondes, ne l'est ffo du tout, et fait tache en ce moment. Toutes les fois que je man^ quais à cette règle *, et que je disais une chose qui m'était yemia trois minutes auparavant, et que j^ trouvais jolie, Léonore ne

réconciliation Ait accompagnée de circonstances si délicieuses que Bariae jura a Balaon que le moment des premières fayeurs qu'il avait obtennef de sa maîtresse n'avait pas été si doux que celui de ce Toluptueos fM» commodément. Ce discours tourna la tête à BaUon, il voulut éprcaver es plaisir que son ami venait de lui décrire, etc., etc. Fie de quelques IroM- badourst par Nivernois, 1. 1, p. 32.

  • ■ C'est ce genre de timidité qui est décisif, et qui prouve un amour-

passion dans un homme d'esprit.

  • On rappelle que si l'auteur emploie quelquefois la tournure dujc, c'est '

pour essayer de jeter quelque variété dans la forme de cet essai. II n'a nullement la prétention d'entretenir ses lecteurs de ses propres senti- ments. U cherche à faire part avec le moins de monotonie qu'il lui soit poesiblû de ce qa'il a oteer? 6 ches vAm.


0Ë L'AMOUR. 87

iMimimit pas de me batlre. Je me disais ensuite, en sortant ; EDe a nîsoii; voilà de ces choses qui doivent choquer extrême- waeai une femme déficate; c'est une indécence de sentiment. Elles admettraient phit6l, comme les rhéteurs dé mauvais goât, vm degré de fiûUesse et de froideur. N'ayant à redouter au WMide que la iàosselé de leur amant, la moindre petite însiii> eëBlé de détail, fi)ifr*ell8 la plus innocuité du monde, les prive è VinstaBl éB tent boiAeur et les jette dans la méfiance.

Les fesmee honnêtes est de l'ëloignement pour la véhémence ci rîiBpiém, q^ sont cependant les csffactères de la passion ; eoMe 4M la vâiémence alarme la pudeur, dies se défendent. , Quand qndkpie mouvement de jalousie ou de déplaisir a mis de sang-ireid, on peut en général entreprendre des discours pvepres à (aire naître cette ivresse favorable à l'amour; et si, a^vès les deux ou trois premières phrases d'exposition, Ton ne manque pas l'occasion de dire exactement ce que l'âme suggère, OQ deanera des plaisirs vifs à ce qu'on aime. L'erreur de la plu- part des, hommes, c'est qu'ils veulent arriver à dire telle chose qu'ils trouvent jolie, spirituelle, touchante ; au lieu de détendre leur âme de l'empesé du monde, jusqu'à ce degré d'intimité et de naturel d'exprimer naïvement ce qu'elle sent dans le mo- ment. Si Ton a ce courage, l'on recevra à l'instant sa récom- pense par une espèce de raccommodement.

C'est cette récompense aussi rapide qu'involontaire des plai- sirs que Ton donne à ce qu'on aime, qui met cette passion si fort au-dessus des autres.

S^il y a le naturel parfait, le bonheur de 'deux individus arrive à être confondu ^ A cause de la sympathie et de plusieurs autres lois de notre nature, c'est tout simplement le plus grand bon- heur qui puisse exister.

D n'est rien moins que facile de déterminer le sens de cette parole, naturel, condition nécessaire du booheur par l'amour»

^ ▲ 86 fhtcer euictemêat dans l^ mêmes actions.


88 ŒUVRES DE STENDHAL.

On appelle naturel ce qui ne s'écarte pas de la manière haM- tuelle d*agir. Il va sans dire qu'il ne faut jamais non-seulement mentir à ce qu'on aime, mais même embellir le moins da monde et altérer la pureté de trait de la vérité. Car, si Ton embelfit, Fattention est occupée à embellir^ et ne répond plus naïvement» comme la touche d'un piano, au sentiment qui se montre dans ses yeux. Elle s'en aperçoit bientôt à je ne sais quélfiroidqa*de éprouve, et à son tour a recours à la coquetterie. Ne senit-eê point ici la raison cachée qui fait qu'on ne saurait aimer une femme d'un esprit trop inférieur ? C'est qu'auprès d'elle on peat feindre impunément, et comme feindre est plus commode, â cause de l'habitude, on se livre au manque de naturel. Dès Ion l'amour n'est plus amour, il tombe à n'être qu'une affaire ordî» naire: la seule différence, c'est qu'au lieu d'argent on gagne do plaisir ou de la vanité, ou un mélange des deux. Mais il est ^ ficile de ne pas éprouver une nuance de mépris pour une femme avec qui l'on peut impunément jouer la comédie, et par cmh séquent il ne manque pour la planter là que de rencontrer mieux à cet égard. L'habitude ou les serments peuvent retenir; mais je parle du penchant du cœur, dont le natutel est de voler au plus grand plaisir.

Revenant à ce mot naturel, naturel et habituel sont deux choses. Si l'on prend ces mots dans le même sens, il est évident que plus on a de sensibilité, plus il est difficile d'être tioltirel^ car rhabilude a un empire moins puissant sur la manière d'être et d'agir, et Fliomme est davantage à chaque circonstance. Ton- tes les pages de la vie d'un être froid sont les mêmes ; prcncz-le aujourd'hui, prenez-le hier, c'est toujours la même main de bois.

Un homme sensible, dès que son cœur est ému, ne trouve plus en soi de traces d'habitude pour guider ses actions; et comment pourrait-il suivre un chemin dont il n'a plus le senti- ment?

11 sent le poids immense qui s'attache à chaque parole qu'il ait à ce qu'il aime, il lui semble au'uu mot va décider de sou


DE L'AMOUR. 89

sort. Gommait pomra-t-îl ne pas chercher à bien dire? ou da moins comment n*aora-t-il pas le sentiment qu'il dit bien? Dès lors il n'y a plos de candeur. Donc, il ne faut pas pré- tendre à la candeor, cette qualité d'une âme qui ne fait au- cun retour sur elle-même. On est ce qu'on peut, mais on sent ee qu'on est. '

Je crois que nous voilà arrivés au dernier degré de naturel que le cœur le plus délicat puisse prétendre en amour.

Un homme passionné ne peut qu'embrasser fortement, comme sa seule ressource dans la tempête, le serment de ne jamais changer en rien la vérité et de lire correctement dans son cœur; si la conversation est vive et entrecoupée, il peut espérer de beaux moments de naturel, autrement il ne sera parfaitement naturel que dans les heures où il aimera un peu moins à la folie.

Auprès de ce qu'on aime, à peine le naturel reste-t-il dan» les mouvements, dont cependant les habitudes sont si profondé- ment enradnées dans les muscles. Quand je donnais le bras à Léonore, il me semblait toujours être sur le point de tomber, et je pensais à bien marcher. Tout ce qu'on peut, c'est de n'être ja- mais affecté volontairement; il suffit d'être persuadé que le man- que de naturel est le plus grand davantage possible, et peut aisément être la source des plus grands malheurs. Le cœur de la femme que vous aimez n'entend plus le vôtre, vous perdez ce mouvement nerveux et involontaire de la franchise qui répond à la franchise. C'est perdre tous les moyens de la toucher, j'ai presque dît de la séduire; ce n'est pas que je prétende nier qu'une femme digne d'amour peut voir son destin dans cette jo- lie devise du lierre, qui meurt s*il ne M'attache; c'est une loi de la nature, mais c'est toujours un pas décisif pour le bonheur, que de faire celui de l'homme qu'on aime. Il me semble qu'une femme raisonnable ne doit tout accorder à son amant que quand die ne peut plus se défendre, et le plus léger soupçon sur la sincérité de votre cœur lui rend sur-le-champ un f^u 4<^ Vst^^>


90 ŒUVRES BR STEMUAL.

assez da mdiw ]^iir retarder encere d'ut îtor m- êéblÊê K Est-il besoin d*a|ottter que pour rendre tout ceci te CQnMa dn ridicule, il sullt de l'appliquer à Rameur-goût?


CHAPITRE XXXIII.

Toujours un petit doute à calmer, To3à ce qui failla aoiffde tous les instants^ yoilà ce qui Daiit la ¥ie de Tamour lieiireuz. Gomme la crainte ne Takindonne jamais, ses plaisirs ne peureot jamais ennuyer. Le caraetore de ce bonbeur, c'est rextrèmeié*' rieux.


CHAPITRE XXXIV.


Dm CUnFWERCBS.


Il n'y a pas au monde d'insolence plus vite punie que celle qui vous fait confier à un ami intime un amour-passion. U sait, si ce que vous dites est vrai, que vous avez des plaisirs mille fois au-dessus des siens, el qui vous font mépriser les siens.

C'est bien pis encore entre femmes, la fortune de leur via


  • • Hœc autem ad acerbam rei memoriam, amara qoadam duloediMy

scribere Yisum est... ut cogltem nihii esse debere quod ampUus mihi pis* teat in hac vita.

Petbarca, Ed. Bbrsand. J5 janvier 1819.


DE L'AMOUR. 91

énnl diMpirtr «ne pftssîoa, et d'orâinaire, la confidenla ausn vf9M eiposé WD amabilité aox regards de ramant.

D'oB autre celé, poor l'être dé? oré de cette fièvre, il n'est pas aa monde de besoin moral plus impérieax que celai dm ami devant qni l*on poisse raisonner sur les doutes affreux qsà s'emparent de Fâme à chaque instant, car dans cette passion terrible, Umfowrs une chose imaginée est une chose existemte.

« Un grand défont du caractère de Salviati, écriyait-il en 1817, en cela bien opposé à celui de Napoléon, c'est que lorsque dans la disciissiOB des intérêts d'une passion quelque chose vient à élra Moralement démontré, il ne peut prendre sur lui de partir de eelle base comme d'un fait à jamais établi; et malgré lui, el à son grand malhenr, il le remet sans cesse en discussion. » C'est qnll est aisé d'avoir du courage dans Tambition. La eristaflisa- tion qui n'est pas subjuguée par le désir de la chose à obtenît s'emploie à fortifier le courage ; en amour, die est toute au ser- vice de rob||et contre lequel on doit avoir du courage.

Due femme peut trouver une amie perfide, elle peut trouver anssi one anûe ennuyée.

Une princesse de tr^te-cinq ans^, ennuyée et poursuivie par le besoin d'agir, d'intriguer, etc., etc., mécoûlcute delà tiédeur de son amant, et cependant ne pouvant espérer de faire naître u antre amour, ne sachant que faire de l'activité qui la dé- vore, et D*ayant d'autre distraction que des accès d'humeur noire, peut fort bleu trouver une occupation, c'est-à-dire un plaisir, et un but dans la vie, à rendre malheureuse une vraie passion,; passion qu'on a rinsclcnce de sentir pour une autre qu'elle, tandis que son amant s'endort à ses côtés.

C'est le seul cas où la haine produise bonheur; c'est qu'elle procure occupation et travail.

Dans les premiers instants, le plaisir de faire quelque chose, dès que Fentreprise est soupçonnée de la société, la pique de

i Venise, 181%


92 ŒUVRES DE STENDHAL.

réussir donne du charme à cette occnpaticm. La jakMUse pov l*amie prend le masque de la haine pour Tamant; aiilre»ent comment pourrait-on haïr à la fureur un homme qu^on n'a ja- mais vu? On n*a garde de s'avouer Tenvie, car il iaudriit d'a- bord s'avouer le mérite, et l'on a des flatteiars qui ne se aoutie» nent à la cour qu'en donnant des ridicules à la bonne amie.

La conGdente perfide, tout en se permettant des actions de la dernière, noirceur, peut fort bien se croire uniquement animée par le désir de ne pas p^dre une amitié précieuse. La îm/m ennuyée se dit que Tamitié même languit dans im cœur dévoré par l'amour et ses anxiétés mortelles ; à côté de l'amour Familié ne peut se soutenir que par les confidences ; or, qum de plus odieux pour l'envie que de telles confidences?

Les seules qui soient biep reçues entre femmes sont celles qu'accompagne la franchise de ce raisonnement : Ma chère amie, dans la guerre aussi absurde qu'implacable que nous font les préjugés mis en vogue par nos tyrans, servez-moi atiioarflMi» demain ce sera mon tour*.

Avant cette exception il y a celle de la véritable amitié née dans l'enfance et non gâtée depuis par aucune jalousie. • . •

Les confidences d'amour-passion ne sont bien reçues qa*entre écoliers amoureux de l'amour, et entre jeunes filles dévorées par la curiosité, par la tendresse à employer, et peiC-ètre en-

  • ■ Mémoires de madame d*Épiiiay, (jeliolte.

Prague, Kiagenlurth, toute la Moravie, etc., etc. Les femmes y sont

fort spirituelles, et les hommes de grands chasseurs. L'amitié y est fort

commune entre femmes. Le beau tcmpa du pays est l'hiver : on faitsoc-

cessivement des parties de chasse de quinze à vingt jours chez les grands

seigneurs de la province. Un des plus spirituels me disait un jour qae

Charles-Quint avait régne légitimement sur toute l'IlaUe, et que, ptr

conséquent, c'était bien en vain que les Italiens voudraient se révolter.

La femme de ce brave homme lisait les lettres de mademoiselle de

pinasse.

I.nayu, 1816.


I


DE L'AMOUR. tt3

tnkiétèê^k par Vinstînct* qui leur dit que o*esl là la grande affinre de leur yie, et qu'elles ne sauraient trop tôt s'en occu- per.

Tout le monde a yu des petites filles de trois ans s'acquitter fort bien des devoirs de la galanterie.

L'ttBOur-goât s'enflanune et Tamour-passion se refroidit par les confidences.

Outre les dangers, il y a la difficulté des confidences. En amour-passion, ce qu'on ne peut pas exprimer (parce que la langue est trop grossière pour atteindre à ces nuances) n'en existe pas moins pour cela; seulement, comme ce sont des clio- ses très-fines, on est plus sujet à se tromper en les observant.

Et mi observateur très-ému observe mal; il est injuste envers lelutfard.

Ce qii*fl y à peut-être de plus sage, c'est de se faire soi-même son propre confident. Écrivez ce soir, sous des noms emprun- tés, mais avec tous les détails caractéristiques, le dialogue que vous venez d'avoir avec votre amie et la difficulté qui vous trouble. Dans huit jours, si vous avez l'amour-passion, vous se- rez un autre homme ; et alors, lisant votre consultation, vous pourrez vous donner un bon avis.

Entre honmies, dès qu'on est plus de deux et que l'envie peut paraître, la pditesse oblige à ne parler que d'amour physique : ▼oyez la fin des dîners d'hommes. Ce sont les sonnets de BafTo ' que l'on récite et qui font un plaisir infini, parce que chacun prend au pied de la lettre les louanges et les transports de son

< Grande question. H mer semble qu'outre l'éducation qui commence i bnit on dix mois, il y a un peu d'instinct.

s Le dialecte vénitien a des descriptions de l'amour physique d une nnâté qui laisse à mille lieues Horace» Properce, la Fontaine et tous les poëtet. a. Burati, de Venise, est en ce moment le premier poète satiri- que de notre triste Europe. 11 excelle surtout dans la description du phy- sique grotesque de ses héros, aussi le met-on souvent en prison. Voir fBUfofUêidê, YVimo, la Streftidt.


91 ŒUVRES DE STENDHAL.

, vaisio» qui bien souvent ne vent tfae pliuraiCre gaioa poli. Les charmantes tendresses de Pétran|ae ou les madrigaux firançais seraient déplacés.


CHAPITRE XXXV.

DE U JAIX>USIE.

Onand on aime, à chaque nouvel objet qui frappe les yeux on la mémoire, âerré dans une tribune et attentif à ccouterone dis- cussion des chambres ou aUant au galop rdever une grand*- garde sous le feu de Tennemi, toujours Ton ajoute une non- velle perfection à Tidée qu'on a de sa maîtresse, ou Ton dé- couvre un nouveau moyen, qui d*abord semble excellent, de B*en faire aimer davantage.

Chaque pas de Fimagination est payé par un moment de dé«  lices. Il n'est pas étonnant qu'une telle manière d'être soit attachante.

 rinstant où naît la jalousie, la même habitude de FAme reste, mais pour produire un effet contraire. Chaque perfection que vous ajoutez à la couronne de l'objet que vous aimei, et qui peut-être en aime un autre, loin de vous procurer une jouis- sance céleste, vous retourne un poignard dans le coeur. Une voix vous crie : Ce plaisir si charmant, c'est ton rival qui en jouira *.

Et les objets qui vous frappent, sans produire ce premier effet, au lieu de vous montrer comme autrefois un nouveau

^ Voilà une folie de l'amoar, cette perfection que youi voyei n'en est pas une pour lui.


DE -L'AMOUR. 95

mof en de vous faire aimer, vous font voir un nouvel avantage du rival.

Vous rencontrez une jolie fesune galopant dans le parcS et le rival est fameux par ses beaux chevaux, qui lui font faire dix milles en cinquante minutes.

Dans cet état la fureur naît facilement; Ton ne se rappelle plus qu'en amour posséder n'est riem c'est jouir qui fait tout; Ton s'exagère le bonheur du rival, l'on s'exagère Tinsolence que lui donne ce bonheur, et l'on arrive au comble des tour- ments, c'est-à-dire à l'extrême malheur, empoisonné encore d'un teste d'espérance.

Le seul remède es| peutpêtre d'observer de très-près le bon- beor du rival. Souvent vous le verrez s'endormir paisiblement dans le salon où se trouve cette femme» qui, à chaque chapeau qjû ressemble au sien etque vous voyez de loin dans la rue» ar- rête le battement de votre cœur. . , .

Voulez-vous le réveiller, il suffit de montrer votre jalousie. Vous anrez peut-être l'avantage de lui ai^rendre le prix de la lèmme qui le prélere à vous, et il vous devra raqumr qu'il pren- dra pour elle.

 r^ard du rival, il n'y a pas de milieu : il iaut ou plaisanter avec kû de la manière la plus dégagée qu'il se pourra, (m lui llMrepeiir.

La jalousie étant le phis grand de tous les maux, on trouvera qu'exposer sa vie est une diversion agréable. Car alors nos rê- veries ne sont pas toutes empoisonnées et tournant au noir (par le mécanisme exposé ci-dessus) ; l'on peut se figurer quel- quefois qu'on tue ce rival.

D'après ce principe, qu'on ne doit jamais envoyer des forces à l'esntâni, il fout cacher votre amour au rival, et, sous un pré- texte de vanité et le plus éloigné possible de Tanour, lui dire en l^and secret, avec toute la politesse possible, et de l'air le phis

•VoQtagnola, 13 avril iai9/


96 ŒUVRES DE STENDHAL.

calme et le plus simple : < HoDsieur, Je ne sais pourquoi lepv blic s'avise de me donner la petite une telle ; on a même h bonté de croire que fen sois amoureux; si toos la Tonles, vous, je vous la céderais de grand cœur, si maUienreusement je ne m'exposais à jouer un r61e ri^cule. Dans six mois, pie- nez-la tant qu'il vous plaira ; mais aujourd'hui Thonneiir qu'on attache, je ne sais pourquoi, à ces choses-là, m*oblige de vow dire, à mon grand regret, que, si par hasard vous n'avei pas h justice d'attendre que votre tour soit venu, il faut que Fan da nous meure. »

Votre rival est très-probablement un homme non passionné, et peut-être un homme très-prudent, qui, une fois qu'il sera convaincu de votre résolution, s'empressera de vous céder la femme en question, pour peu qu'il puisse trouver quelque pré- texte honnête. C'est pour cela qu'ihfaut mettre de la gsdeté dam votre déclaration» et couvrir toute^la démarche du plnsprobod secret. '

Ce qui rend la douleur de la jalousie si aiguë, c'est que la va- niténe peut aider à la supporter, et parla méthode dont je parie, votre vanité a une pâture. Vous pouvez vous estimer comme brave, si vous êtes réduit à vous mépriser comme aimable.

Si l'on aime mieui^ ne pas prendre les choses au tragique, il faut partir, et aller à quarante lieues de là, entretenir une danseuse dont les charmes auront l'air de vous arrêter comme vous passiez.

Pour peu que le rival ait Fàme commune, il vous croira con- solé.

Très-souvent le meilleur parti est d'attendre sans sourciller que le rival s*u$e auprès de l'objet aimé, par ses propres sot- tises. Car, à moins d'une grande passion, prise peu à peu el dans la première jeunesse, une femme d'espritn'aime pas long- temps un homme commun *. Dans le cas de la jalousie après

  • La princtMa da Tanmta*sai|?oUe deSearron.


DE L'AMOUR. ^ 97

rinlimité, il fout encore de rindifférence apparente et de Tin- constance réelle, car beaucoup, de fenunes, offensées par un amant qu'elles aiment encore, s'attachent à Thomme pour lequel il montre de la jalousie, et le jeu devient une réalité ^.

Je suis entré dans quelques détails, parce que, dans ces mo- ments de jalousie, on perd la tête le plus souvent ; des conseils écrits depuis longtemps font bien, et, Tessentiel étant de feindre da calme» il est à propos de prendre le ton dans un écrit philo- sophique.

Comme Ton n*a de pouvoir sur vous qu'en vous étant ou vous faisant espérer des choses dont la seule passion lait tout le prix, si TOUS parvenez à vous faire croire mdifférent, tout à coup vos adversaires n'ont plus d'armes.

Si Ton n'a aucune action à faire, et que l'on puisse s'amuser à cherclier du soulagement, on trouvera quelque plaisir à lire (HheUo; il fera douter des apparences les plus concluantes. On arrêtera les yeux avec délices sur ces paroles :

Trifles light as air Seem to the jealous confirmations strong As proofs from holy writ.

Othello, acte m \

Tai éprouvé que la vue d'une belle mer est consolante.

« The morning which had arisen calm and bright, gave a « pleasant eileet to the waste mountain view which was seen « firom the castle on looking to the landward and the glorious « Océan crisped with a thousand rippling waves of silver, ex* c tended on the other side in âwful yet complacent majesty to the c verge of the horizon. With such scènes of calm sublimity, the c homan heart sympathizes even in his most disturbed moods,

  • Couniie dans Te Curieuœ impertinent, nouvelle de Cervantes,

s Des bagatelles légères comme Tair semblent à un jaloux des preuves aasâ fortes que oelles an^. Von puise dans les promesses dsL a»mLV.^^vfk%^^.


98 ŒUVRES DE STBUDHÂL.

« and deeds of bonoar and virtne are in^red by th^r nu^laetic a influence. 2> {The Bride of Lammermoor, i, 193.)

Je trouve écrit par SaWiati : c ^0 juillet 1848. — J'applique souvent et déraisonnablement, je crois, à la vie tout eotière le sentiment qu'un ambitieux ou un bon citoyen éprouve durant

« 

une bataille, s'il se trouve employé à garder le parc de réservtt^ ou dans tout autre poste sans péril et sans action. J'aurais eu da regret à quarante ans d'avoir passé Tâge d'auBer sans passioi profonde. J'aurais eu ce déplaisir amer et qui rabaisse» de mV percevoir trop tard que j'avais eu la duperie de laisser passer la vie sans vivre.

<K J'ai passé hiertroisbeuresaveclafemmequej'aime, elavee un rival qu'elle veut me faire croire bien traifé. Sans doute il y a eu des moments d'amertume en observant ses beaux yeux fixés sur lui, et, en sortant de chez elle, des transports vifs de rextréme malheur à l'espérance. Mais que de choses neuves! que de pen- sées vives ! que de raisonnements rapides t et malgré le bonheur apparent du rival, avec quel orgueil et quelles délices mon amour se sentait au-dessus du sien! Je me disais : Ces joues-là pâli- raienl de la plus vile peur au moindre des sacrifices que mon amour ferait en se jouant, quedis-je, avec bonheur; par exemple, mettre la main au chapeau pour tirer l'un de ces deux billets : être aimé d'elle^ l'autre mourir à l'instant; et ce sentiment est de si plain-pied chez mol, qu'il ne m'empêchait point d'être aimable et à la conversation.

« Si l'on m'eût conté cela il y a deux ans, je me serais moqué. »

Je lis dans le voyage des capitaines Lewis et GlarLe, fiût aux sources du Missouri en 1806, page 215.

a Les Ricaras sont pauvres, mais bons et généreux ; nonsvé'

eûmes assez longtemps dans trois de leurs villages. Leois

femmes sont plus belles que celles de toutes les autres peuplades

que nous avons rencontrées ; elles sont aussi trës-disposéesà ae

pas faire languir leurs amants. Nous trouvâmes un nouvel exonpte


OË L'AMOUR. • 99

de cette vérité, qu*il suffît de courir le monde pour voir que tout est variable. Parmi les Ricaras, c'est un grand sujet d'offense, si, sans le consentement de son mari ou de son frère, une femme accorde ses faveurs. Mais, du reste, les frères et les maris sont très-contents d*avoir l'occasion de flaire cette petite politesse à leurs amis.

c Nous avions un nègre parmi nos gens; U fit beaucoup de sensation chez un peuple qui, pour la première fois, voyait un homme de cette couleur. Il fîit bientôt le favori du beau sexe, et, au lieu d'en être jaloux, nous voyions les maris enchantés de le voir arriver chez eux. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que dans rintérieur de huttes aussi exiguës, tout se voit ^.»


CHAPITRE XXXVL


SUITE DE L4 JALOUSIE.


Quant à la femme soupçonnée d'inconstance.

Elle vous quitte, parce que vous avez découragé la cristalli-'

  • On devrait établir à Philadelphie une académie qui s'occuperait uni-

quement de recueillir des matériaux pour l'étude de l'homme dans Tctat sauvage, et ne pas attendre que ces peuplades curieuses soient anéanties.

Je sais bien que de telles académies existent; mais apparemment avec des règlements dignes de nos académies d'Europe. (Mémoire et discus- sion sur le Zodiaque de Dendérah à rAcadémic des sciences de Paris, en 1821.) Je vois que l'académie de Massachussct, je crois, charge prudem- ment un membre du clergé (M. Jarvis) de faire un rapport sur la reli- gion des sauvages. Le prêtre ne manque pas de réfuter de toutes ses forces on Français impie nommé Volney. Suivant le prêtre, les sauvages ont les idées les plus exactes et les plus nobles de la Divinité, etc. S'il habitait rÂnglcterre, un tel rapport vaudrait au dV^^ aLcaA.^^vÀ^^ ^"^


100 ŒUVRES DE STENDHAL.

sation, et vous avez peut-être dans son cœur Fappui de l'habi- tude.

Elle vous quitte, parce qu'elle est trop sûre de vous. Vous avez tué la crainte, et les petits doutes de Tamour heureux ne peuvent plus naître; inquiétez-la, et surtout gardez-vous de Tabsurdité des protestations.

Dans le long temps que vous avez vécu auprès d«*elle, vous aurez sans doute découvert quelle est la femme de la ville ou de la société qu'elle jalouse et qu'elle craint le plus. Faites la cour à cette femme; mais, bien loin d'afficher votre cour, cher- chez à la cacher, et cherchez-le de bonne foi; fiez-vous-en aux yeux de la haine pour tout voir et tout sentir. Le profond éloi* gnement que vous éprouverez pendant plusieurs mois pour tou- tes les femmes ^ doit vous rendre cela facile. Rappelez-vous que, dans la position où vous êtes, on gâte tout par l'apparenée de la passion : voyez peu la femme aimée, et buvez du Champagne en bonne compagnie.

Pour juger de l'amour de votre maîtresse, rappelez-vous :

\^ Que plus il entre de plaisir physique dans la base d'un amour, dans ce qui autrefois détermina rinlimilé, plus il est sujet à Tineonstance et surtout à Finfidélité. Gela s'applique surtout aux amours dont la cristallisation a été favorisée par le feu de la jeunesse, à seize ans.

2"^ L'amour de deux personnes qui s'aiment n'est presque ja- mais le môme '. L'amour-passion a ses phases durant lesquelles,


pre ferment de trob ou quatre cents louis^ et la protcclion de tous les nobles loids du canton. Mais en Amérique! Au reste, le ridicule de cette académie me rappelle que les libres Américains attachent le plus gnod prix à voir de belles armoiries peintes aux panneaux de teurs voitures; ce qui les afflige, c'est que par le peu d'instruction de leurs peintres de carrosse, il y a souvent des fautes de blason.

A On compare la branche d'arbre garnie de diamants à la branche d'arbre eiïeuillée, et les contrastes rendent les souvenirs plus vifs.

  • Exemple, l'amour d'Al/ieri pour cette grande dame anglaise (milady


DE L'AMOUR. iOl

et tour à tour, Tun des* deux aime davantage. Souvent la sim- pie galanterie ou Tamour de vanité répond à Tamour-passion, et c*est plutôt la femme qui aime avec transport. Quel que soit Tampur senti par Tun des deux amants, dès qu*il est jaloux, il exige que Fautre remplisse les conditions de Tamour-passion; la vanité simule en lui tous les besoins d*un cœur tendre. ^

Enfin, rien n'ennuie Tamour-goût comme Tamour-passion dans son partner.

Souvent un homme d'esprit, en faisant la cour a une femme, n'a fait que la faire penser à Tamour et attendrir son âme. Elle reçoit bien cet homme d'esprit qui lui donne ce plaisir. Il prend des espérances.

Un beau jour cette femme rencontre l'homme qui lui fait sen- tir ce que l'autre a décrit.

Je ne sais quels sont les effets de la jalousie d'un homme sur le cœur de la femme qu'il aime. De la part d'un amoureux qui ennuie, la jalousie doit inspirer un souverain dégoût qui va même jusqu'à la haine, si le jalousé est plus aimable que le ja- loux, car l'on ne veut.de la jalousie que de ceux dont on pour- rait être jalouse, disait madame de Goulanges.

Si l'on aime le jaloux et qu'il n'ait pas de droits, h jalousie peut choquer cet orgueil féminin si difficile à ménager et à re- connaître. La jalousie peut plaire aux femmes qui ont de la fierté, comme une manière nouvelle de leur montrer leur pouvoir.

La. jalousie peut plaire comme une manière nouvelle de prou- ver l'amour. La jalousie peut choquer la pudeur d une femme ultra-délicate.

La jalousie peut plaire comme montrant la bravoure de l'a* niant, ferrumest quod amant. Notez bien que c'est la bravoure qu'on aime, et non pas le courage à la Turenue, qui peut fort bien s'allier avec un cœur froid.

Ligonicr), qui faisait aussi l'amour avec son laquais, et qui signait si plaiçarament Pénélope. Vite, 2.

6.


lOi ŒUVRES DB STENDHAL.

Une des conséquences du principe de la cristalRsa^ii, è'est qu'une femme ne doit jamais dire oui à Tamant qii*dle a trompé si elle veut jamais faire quelque chose de cet homme.

Tel est le plaisir de continuer à jouir de cette hnage parfaite que nous nous sommes formée de Tobjet qui hous engage^ que jusqu'à ce oui fatal

L'on va chercher hien loin, plutôt que de iDOurir«  Quelque prétexte ami pour vivre et pour soufifrir.

ÂSDBé Ch&iibr.

On connaît en France Tanecdote de mademoiselle de Som- mery, qui, surprise en flagrant délit par sou amant, lui nie le fait hardiment, et comme Fautre se récrie : c Âh ! je vois bien, lui dit-elle, que vous ne m'aimez plus; vous croyez plus ce que TOUS voyez que ce que je vous dis. »

Se réconcilier avec une maîtresse adorée qui vous a fait une infidélité, c'est se donner à défaire à coups de poignard une cristallisation sans cesse renaissante. U faut queVamour meure, et votre cœur sentira avec d'affreux déchirements tous les pas de son agonie. C'est une des combinaisons les plus malheureu- ses de cette passion et de la vie : il faudrait avoir la force de ne se réconcilier que comme ami.


CHAPITRE XXXVII.


aOXAKE.


Quant à la jalousie chez les femmes, elles sont méfiantes, elles risquent infiniment plus que nous, elles ont plus sacrifié à ramour, elles ont beaucoup moins de moyens de distractiour


DE L'AMOUR. 103

elles en ont beaucoup moins surtout de vérifier les actions de leur amant. Une femme se sent avilie par la jalousie; elle a Tair de courir après un homme; elle se croit la risée de son lonant, et qu'il se moque surtout de ses plus tendres trans- ports; elle doit pencher à la cruauté, et cependant elle ne peat tuer légalement sa rivale.

Chez les femmes, la jalousie doit donc être un mal encore plus abominable, s'il se peut, que chez les honmies. G*est tout ce que le cœur humain peut supporter de rage impuissante et de aiépris de soi-même ^ sans se briser.

Je ne connais d'autre remède à un mal si cruel que la mort" de qui Tinspire ou de qui réprouve. On peut voir la jalousie française dans Fhistoire de madame de la Pommeraie de Jac» qtus le Fataliste. *

La Rochefoucauld dit : <k On a honte d'avouer qu'on a de la jalousie, et Ton se fait honneur d'en avoir eu et d'être capable d'en avoir '. » Les pauvres femmes n'osent pas même avouer qu'elles ont éprouvé ce supplice cruel, tant il leur^donne de ri- dicule. Une plaie si douloureuse ne doit jamais se cicatriser entièrement.

Si la froide raison pouvait s'eiposer au feu de l'imagination avec i'ombre de l'apparence du succès, je dirais aux pauvres femmes malheureuses par jalousie : < U y a une grande distance entre l'infidélité chez les hommes et chez vous. Chez vous cette action est en partie action directe, en partie signe. Par l'effet de notre éducation d'école militaire, elle n'est signe de rien chez l'homme. Par l'effet de la pudeur, elle est au contraire le plus décisif de tous les signes de dévouement chez la femme. Une mauvaise habitude en fait comme une nécessité aux hom-

  • - Ce mépris est une des grandes causes du suicide; on se tue pour se

(aire réparation d'honneur.

  • Pensée 4^. On aura reconnu, sans que je l'aie marqué k chaque fois,

plasieuri aotrei pensées d'écrivains célèbres. C'est de l'histoVs^ Q^^ \^ dierche àécrire et de telim peuf^ sont des faits*


lOÏ ŒUVRES DE STENDHAL.

mes Durant toute la première jeunesse, Texeraple de ce qu'on appelle les grands au collège fait que nous mettons toute notre vanité, toute la preuve de notre mérite dans le nombce des succès de ce genre. Votre éducation, à vous, agit dans le sens inverse. »

Quant à la valeur d*une action comme signe :~ dans un môn- vemciit de colère je renverse une table sur le pied de mon voi- sin ; cela lui fait un mal du diable, mais peut fort bien s^arran- ger, — ou bien je fais le geste de lui donner on soufflet.

La différence de Finfidélité dans les deux sexes est si réelle» qu*une femme passionnée peut pardonner une Infidélité, ce qui est impossible à un homme.

Voici une expérience décisive -pour faire la différence de ramoui;-passion et de l'amour far piqtie; chez les femmes, rinfidélité tue presque Tun et redouble Tautre.

Les femmes fières dissimulent leur jalousie par orgueil. Elles passent de longues soirées silencieuses et froides avec cet homme qu'elles adorent, qu'elles tremblent de perdre, et aux yeux duquel elles se voient peu airhabies. Ce doit être un des plus grands supplices possibles, c'est aussi une des sources les plus fécondes de malheur en amour. Pour guérir ces femmes, si di- gnes de tout notre respect, il faut dans l'homme quelque dé- luarciie bizarre et forte, et surtout qu'il n'ait pas l'air de voir ce qui se passe : par exemple, un grand voyage avec elles en* ircpris en vingt-quatre heures.


DE L'Arùv'JF.. i»


CHAPITRE XXXVIIL

tu Ik PIQUE ^ D'aMOUR.PBOPBE.

La pique est un mouvement de la vanité : je ne veux pas qu . mon antagoniste remporte surmoi, ei je prends cet antagoniste lui-^néfÊie pimr juge de mon mérite. Je veux faire effet sur son cœur. C'est pour cela qu'on va beaucoup au delà de ce qui est raisonnable.

Quelquefois, pour justifier sa propre extravagance, Ton en vient au point de se dire que ce compétiteur a la prétention de nous faire sa dupe.

La pique^ étant une maladie de Vhonneur, est beaucoup plus fréquente dans les monarchies, et ne doit se montrer que bien plus rarement dans les pays où règne l'habitude d'apprécier les actions par leur degré d'utilité, aux État-Unis d'Amérique, par exemple.

Tout h<»nme, et un Français plus qu'un autre, abhorre d'être pns pour dupe ; cependant 1^ légèreté de l'ancien caractère mo- narchique français ' empêchait la pique de faire de grands ra- vages autre part que dans la galanterie ou l'amour-goût. La pi- qoe ne produisait des noirceurs remarquables que dans les monarchies où, par le climat, le caractère est plus sombre (le Portugal, le Piémont).

Les provinciaux, en France, se font un modèle ridicule de ce


■ Je sais qae ce mot n'est pas trop français en ce sens, mais je ne trouve pas à le remplacer.

En italien puntiglio^ en anglais pique.

  • Jjes trois qoarts des grands seigneurs français, vers 1778, auraient

clè dans le cas d'être r de j, dans un pays où les Lola autaVeuV ^V^ ^\!bv.>àf^ Icet fans accq^tion de personnes.


\


106 ŒUVRES DE STENDHAL.

que doit être dans le monde la considération d'un galant homme, et puis ils se mettent à Taffût, et sont là toute leur vie à obser- ver si personne ne saule le fossé. Ainsi, plus de naturel, ils sont toujours piqués, et cette manie donne du ridicule même à leur amour. C'est, après Fenvie, ce qui rend le plus insoutenable le séjour des petiXes villes, et c'est ce qu'il faut se dire lorsqu'on admire la situation pittoresque de quelqu'une d'elles. Les émo- tions les plus généreuses et les plus nobles sont paral3rsé6s par le contact de ce qu'il y a de plus bas dans les produits de la d«  vilisation. Pour achever de se rendre affreux, ces bourgeois m parlent que de la corruption des grandes villes ^.

La pique ne peut pas exister dans l'amour-passion, elle estée l'orgueil féminin : <t Si je me laisse malcpener par mon amant» il me méprisera et ne pourra plus m'aimer ; » ou eDe est ia^ lousie avec toutes ses fureurs.

La jalousie veut la mort de Tobjet qo*elle craint. L'homme pi- qué est bien loin de là, il veut que son ennemi idve et surtôol soit témoin de son triomphe.

L'homme piqué verrait avec peine son riva! renoncer à la concurrence, car cet homme peut avoir l'insolence de se dire au fond du cœur: si j'eusse continué à m'occuper de cet objet, je l'eusse emporté sur lui.

Dans la pique, on n'est nullement occupé du but apparent, fl ne s'agit que de la victoire. C'est ce que Ion voit bien dans les amours des filles de l'Opéra ; si vous éloignez la rivale, la pré- tendue passion, qui allait jusqu'à se jetez par la fenêtre, tombe à rinstant.

L'amour par pique passe en un moment, au contraire de Ta- mour-passion. Il suffit que, par une démarche irréfragable, l'an- tagoniste avoue renoncer à la lutte. J'hésite cependant à avan*


^ Comme ils se font la police les uns sur les autres, par envie, pour M qui regarde l'amoar, il y a moins d'amour en province et plus de lîbef* tinage. L'Italie est plus heureuse»


DE L'AMOUR. ^ 107

cer cette maiime, je n*en ai qu'un exemple et qui me laisse des doutes. Voici le fait, le lecteur jugera. Doua Diana est une jeune personne de vingt-trois ans, fille d*nn des plus riches et des plus fiers boui^eois de Séville. Elle est belle, sans doute, mais d*une beauté marquée, et on lui accorde infiniment d'esprit et encore plus d'orgueil. Elle aimait passionnément, du moins en apparence, un jeune officier dont sa famille ne voulait pas. L'officier part pour l'Amérique avec MoriUo ; ils s'écrivaient sans cesse. Un jour, chez la mère de Dona Diana, au milieu de beau- coup de monde, un sot annonce la mort de cet aimable jeune homme. Tous les yeux se tournent sur elle, elle ne dit que ces mots : Cest dommage, si jeune! Nous avions justement lu, ce jonr-là, une pièce du vieux Massinger, qui se termine d'une ma- nière tragique, mais dans laquelle Thérolne prend avec cette tranquillité apparente la mort de son amant. Je voyais la mère frémir, ma^é son orgueil et sa haine ; le père sortit pour cacher sa joie. Au milieu de tout cela et des spectateurs interdits et fai- sant des yeux au sot narrateur, Dona Diana, la seule tranquille, continua la conversation comme si de rien n'était. Sa mère ef- frayée la fit observer par sa femme de chambre, il ne parut rien de changé dans sa manière d'être.

Deux ans après, un jeune homme très-beau lui fait la cour. Encore cette fois, et toujours par la même raison, parce que le prétendant n'était pas noble, les parents de Dona Diana s'oppo- sent violemment à ce mariage; elle déclare qu'il se fera. Il s'é* tablit une pique d'amour-propre entre la jeune fille et son père. On interdit au jeune homme l'entrée de la maison. On ne con- duit plus Dona Diana à la campagne et presque plus à l'église; on lui 6te avec un soin recherché tous les moyens possibles de rencontrer son amant. Lui se déguise et la voit en secret à de longs intervalles. EJle s'obstine de plus en plus et refuàe les partis les plus brillants, même un titre et un grand établisse- ment à la cour de Ferdinand VII. Toute la ville parle des mal- heurs de ces deux amants et de leur constance héroïque. Enfin^


108 ŒUVRES DE STENDHAL.

la majoritë de Dona Diana approche; elle fait entendre à son père qu'elle va jouir du droit de disposer d'elle-même. La fa- mille, forcée dans ses derniers retranchements, commence les négociations du mariage ; quand il est à moitié conclu, dans une réunion offjcielle des deux familles, après six années de constajice, le jeune homme refuse Dona Diana ^.

Un quart d'heure après il n*y paraissait plus. Elle était con- solée ; aimait-elle par pique? ou est-ce mie grande âme qui dé- daigne de se donner, avec sa douleur, en spectacle au monde?

Souvent Tamour-passion ne peut arriver, dirai-je au bonheur, qu'en faisant naître mie pique d'amour-propre; alors il obtient en apparence tout ce qu'il saurait désirer, ses plaintes seraient ridicules et paraîtraient insensées ; il ne peut pas faire confi- dence de son malheur, et cependant ce malheur, il le touche et le vérifie sans cesse ; ses preuves sont entrelacées, si je pois ainsi dire, avec les circonstances les plus flatteuses et les plus faites pour donnçr des illusions ravissantes. Ce malheur vient présenter sa tête hideuse dans les moments les plus tendres, comme pour braver Famant et lui faire sentir à la fois, et tout le bonheur d'être aimé de Têtre charmant et insensible qu'il serre dans ses bras, et que ce bonheur ne sera jamais sien. C'est peut-être, après la jalousie, le malheur le plus cruel.

On se souvient encore, dans une grande ville *, d'un homme doux et tendre, entraîné par une rage de cette espèce à don- ner la mort à sa maîtresse qui ne l'aimait que par pique contre sa sœur. 11 l'engagea un soir à aller se promener sur mer en tête-à-tête, dans un joU canot qu'il avait préparé lui-même; ar«  rivé en haute mer, il touche un ressort, le canot s'ouvre et dis- paraît pour toujours.

^ Il y a chaque année plusieurs exemples de femmes abandonnées aussi TÎlainement, et je pardonne la défiance aux femmes honnêtes. — Mira- beau, Lettres a Sophie. L'opinion est sans force dans les pays despoti- ques . il n'y a de réel que l'amitié du pacha,

' lAfournc, 1819.


DE L'AMOUR. 109

« 

J*ai va un homme'de soixante ans se mettre à entretenir Tac* triée la plus capricieusç, la plus folle, la plus aimable, la plus étonnante du théâtre de Londres, miss Cornel. « Et tous pré- « tendez qu'elle tous soit fidèle? lui disait-on. — Pas le moins « du monde; seulement elle m'aimera, et peut-être à la folie. » Et elle Fa aimé un an entier, et souvent à en perdre la rai- son; et eUe a été jusqu*à trois mois de suite sans lui donner • de sujets de plainte. Il avait établi une pique d*amour-propre choquante, sous beaucoup de rapports, entre sa maîtresse et sa fille.

La pique triomphe dans Tamour-goût, dont elle fait le destin. Cest l'expérience par laquelle on différencie le mieux Tamour- goût de l'amour-passion. G*est une vieille maxime de guerre que Ton dit aux jeunes gens, lorsqu'ils arrivent au régiment, que si Ton a un billet de logement pour une maison où il y a deux sœurs, et que l'on veuille être aimé de Tune d'elles, il faut faire la cour à Fantre. Auprès de la plupart des femmes espagnoles jeunes, et qui font Famour, si vous voulez être aimé, il suffit d'afficher de bonne foi et avec modestie que vous n'avez rien dans le cœur pour la maîtresse de la maison. G^est de Faimable général Lassale que je tiens cette maxime utile. C'est la manière la plus dangereuse d'attaquer Famour-passîon.

La pique d'amour-propre fait le lien des mariages les plus heureux, après ceux que Famour a formés. Beaucoup de maris s'assurent pour de longues années Famour de leur femme en prenant une petite maîtresse deux mois après le mariage ^. On fait naître Fhabitude de ne penser qu'à un seul homme, et les liens de Hamilie viennent la rendre invincible.

Si dans le siècle et à la cour de Louis XV l'on a vu une grande dame (madame de Ghoiseul) adorer son mari >, c'est qu'il paraissait avoir un intérêt vif pour sa sœur la duchesse de Granunont.

1 Voir les confessions d*an homme singulier (conte de \!s\&>^\««^^'^v^ s Lettres de madame dn Deffaatj Mémoires delAuum.


110 ŒUVRES DE STENDHAL.

La maîtresse la plus négligée, dès qu*elle nous &it voir qu^èlle préfère un autre homme, nous ôte le repos, et jette dans notre cœur toutes les apparences de la passion.

Le conrage de Fltalien est un accès de colère, le courage de rAllemand un moment dlvresse, le courage de r£q>agnol un trait d'orgueil. S'il y avait une nation où le courage fût souvent une pique d*amour-propre entre les soldats de chaque compa- guie, entre les régiments de chaque division, dans les déroutes, comme il n'y aurait plus de point d'appui, l'on ne saurait com- ment arrêter les armées de celte nation. Prévoir le danger et chercher à y porter remède serait le premier des ridicules,panni ces fuyards vaniteux.

a 11 ne faut qu'avoir ouvert une relation quelconque d'un voyage chez les sauvages de FAmérique-Nord , dit un des plus aimahles philosophes français ^, pour savoir que le son ordinaire des prisonniers de guerre est, non pas seulement d'ê- tre hrûlés vifs et mangés, mais d'être auparavant liés à un po- teau près d'un bûcher enflammé, pour y être, pendant plusieurs heures, tourmentés par tout ce que la rage, peut imaginer de plus féroce et de plus rafiné. Il faut lire ce que racontent de ces affreuses scènes les voyageurs témoins de la joie cannibale des assistants, et surtout de la fureur des femmes et des enfants, el de leur plaisir atroce à rivaliser de cruauté. Il faut voir ce qu'ils ajouleut de la fermeté héroïque, du sang-froid inaltérable du prisonnier, qui non-seulement ne donne aucun signe de douleur,- mais qui brave et défie ses bourreaux par tout ce que l'orgueil a de plus hautain, Tironie de plus amer, le sarcasme de plus iusultant ; chantant ses propres exploits, énumérant les pa- reuts, les amis des spectateurs qu'il a tués, détaillant les sup- plices qu'il leur a fait souffrir, et accusant tous ceux qui Teu- tourent de lâcheté, de pusillanimité, d'ignorance à savoir tour- menter; jusqu'à ce que, tombant en lambeaux et dévoré vivant

' VoJncy, tahlom des Étal8-\3ms d'Amérique, page 491 — 405.


DE L'AMOUR. lit

8oo^ tes propres yeux par ses ennemis enivrés de fureur, le dernier souffle de sa voiic et sa dernière injure s'exhalent avee sa vie ^. Tout cela serait incroyable chez les nations civilisées, paraîtra une fable à nos capitaines dç grenadiers les plus intré* pides, et sera un jour révoqué en doute par la postérité. i>

Ce phénomèrie physiologique tient à un état particulier de rame du prisonnier qui établit entre lui, d*un c6té, et tous ses bourreaux de l'autre, une lutte d'amour-propre, une gageure de vanité à qui ne cédera pas.

Nos braves chirurgiens militaires ont souvent observé que des blessés qui, dans un état calme d'esprit et de sens, auraient poussé les hauts cris durant certaines opérations, ne montrent, au contraire, que calme et grandeur d'âme s'ils sont préparés d'une certaine manière. Il s'agit de les piquer d'honneur, il faut prétendre , d'abord avec ménagement , puis avec contra- diction irritante, qu'ils ne sont pas en état de supporter Fopé* ration sans jeter des cris. '


CHAPITRE XXXlX,


DE l'amour à QUERELLES.


Il y en a de deux espèces : i' Cdm où le querellant aime; V Gdni où il n'aime pas.

Si l'on des deux amants est trop supérieur dans les avantages qu'ils estiment tous les deux» il faut que l'amour de l'autre

» Un ôlrc accoutumé à un tel spectacle, et qui se sent exposé à en être le héros, peut n'être attentif qu'à la grandeur d'âme, eV «\ox% t^ «^«^ tacle est le plos vonhme et h premier des plaisirs non acW\%.


112 ŒUVRES DE STENDHAL

meure, câr la crainte du mépris viendra tôt ou tard arrêter tout court la cristallisation.

Rien n'est odieux aux gens n)édiocres comme la supériorité de Tesprit : c'est là^ dans le monde de nos jours, la source de la haine ; et si nous ne devons pas à ce principe des haines atroces, c'est uniquement que les gens qu'il sépare ne sont pas obligés de vivre ensemble. Que sera-ce de l'amour, où, tout étant naturel, surtout de la part de Tétre supérieur, la supériorité n'est masquée par aucune précaution sociale?

Pour que la passion puisse vivre, il faut que Finférieur mal* traite son partner, autrement celui-ci ne pourra pas fermef une fenêtre sans que l'autre ne se croie offensé.

Quant à l'être supérieur, il se fait illusion, et l'amour qa^il sent, non-seulement ne court aucun risque, mais presque toutes les Êdblesses, dans ce que nous aimons, nous le rendent plus cher.

Immédiatement après l'amour-passion et payé de retour, en- tre gens de la même portée, il faut placer, pour la durée, Fa- tnour à querellées où le querellant n'aime pas. On en trouvera des exemples dans les anecdotes relatives à la duchesse 'de Berri (Mémoires de Duclos),

Participant à la nature des habitudes froides fondées sur le côté prosaïque et égoïste de la vie et compagnes inséparables de l'homme jus<|u*au tombeau, cet amour peut durer plus long- temps que l'amour-passion lui-même. Mais ce n'est plus l'a- mour, c'est une habitude occasionnée par l'amour, et qui n'a de cette passion que les souvenirs et le plaisir physique. Cette habitude suppose nécessairement des âmes moins nobles. Cha- que jour il se forme un petit drame, « Me grondera-t-il ? ;i qui occupe l'imagination, comme dans l'amour-passion chaque jour on avait besoin de quelque nouvelle preuve de tendresse. Voir les anecdotes sur madame d'floudetot et Saint-Lambert '.

' Mémoires de madame d'Êpm»^,')^ cxoU, ou de Marmontel.


DE L'AMOUR. 113

Il est possible que Torgueil reruse de s*habUuer à ce genre i'lutérêt ; alors, après quelques mois de tempêtes, Torgueil ttie famour. Mais on voit cette noble passion résister longtemps avant d'expirer. Les petites querelles de Tamour heureux font longtemps illusion, à un cœur qui aime encore et qui se voit maltraité. Quelques raccommodements tendres peuvent rendre la transition plus supportable. Sous le prétexte de quelque cha- grin secret, de quelque malheur de fortune, l'on excuse l'homme qu'on a beaucoup aimé ; on s'habitue en6n à être querellée. Où trouver, en effet, hors de l'amour-passion, hors du jeu, hors de la possession du pouvoir ^ quelque autre source d'intérêt de tous les jours, comparable à celle-là pour la vivacité? Si le querel- lant vient à mourir, on voit la victime qui survit ne se consoler jamais. Ce principe fait le lien de beaucoup de mariages bour- geois ; le grondé s'entend parler toute la journée de ce qu'il aime le mieux.

Il y a une fausse espèce d amour à querelles. J'ai pris dans une lettre d'une femme d'infiniment d'esprit le chapitre 53 :

< Toujours un petit doute à calmer, voilà ce qui fait la soif de tous les instants de Tamour-passion... Gomme la crainte la plus vive ne l'abandonne jamais, ses plaisirs ne peuvent jamais en- nuyer. »

Chez les gens bourrus ou mal élevés, ou d'un naturel extrê- mement violent, ce petit doute à calmer, cette crainte légère se manifestent par une querelle.

Si la personne aimée n'a pas l'extrême susceptibilité, fruit d'une éducation soignée, elle peut trouver plus de vivacité, et par conséquent plus d'agrément, dans un amour de cette espèce; et même, avec toute la délicatesse possible, si l'on voit le /«•


  • Quoi qu'en disent certains miniitrcs hypocrites, le pouvoir est le

premier des plaisirs. Il me semble que l'amour seul peut remporter, et Tamour est une maladie heureuse qu'on ne peut se procurer comme uxv ministère.


144 ŒUVRES DE STENDHAL.

rieux première yictime de ses transports, il est bien diQcile de ne pas l'en aimer davantage. Ce que lord Mortimer regrette peut-être le plus dans sa maîtresse, ce sont les chandeliers qu'elle lui jetait à la tête. En effet, si Torgueil pardonne et ad- met de telles sensations, il &ut convenir qu'elles font une cruelle guerre à Tennui, ce grand ennemi des gens heureux.

Saint-Simon, Tunique historien qu'ait eu la France, dit (tome 5, page 45) :

flc Apres maintes passades, là duchesse de Berri s'était éprise, tout de bon, de RioiQ, cadet de la maison de d'Aydie, fils d'une sœur de madame de Biron. D n'avait ni Ogure ni esprit; c'était un gros garçon, court, joufflu et pâle, qui, avec beaucoup de bourgeons, ne ressemblait pas mal à un abcès -, il avait de belles dents et n'avait pas imaginé causer une passion qui, en moins de rien, devint effrénée, et qui dura toujours, sans néanmoins empêcher les passades et les goûts de traverse ; il n'avait rien vaillant, mais force frères et sœurs qui n'en avaient pas davan* tage. M. et madame de Pons, dame d'atour de madame la du- chesse de Berri, étaient de leurs parents et de la même pro- vince; ils firent venir le jeune homme, qui était lieutenant de dragons, pour tâcher d'en faire quelque chose. Â peine fut-il arrivé, que le goût se déclara, et il fut le maître au Luxem- bourg.

a M. de Lauzun, dont il était petit-neveu, en riait sous cape; il était ravi et se voyait renaître en lui, au Luxembourg, do temps de Mademoiselle ; il lui donnait des instructions, et Biom. qui était doux et naturellement poli et respectueux, bon et hoa- nête garçon, les écoutait : mais bientôt il sentit le pouvoir de ses charmes, qui ne pouvaient captiver que l'hicompréhensible fantaisie de celte princesse. Sans en abuser avec untre personne, il se fit aimer de tout le monde; mais il traita sa duchesse comme M. de Lauzun avait traité Mademoiselle. Il fut bientôt parc des plus riches dentelles, des plus riches habits, muni d'ar* gent, de boucles, de joyaux; il se faisait désirer, se plaisait à


DE L'ÂMOtlR. 115

donner de la jalousie à la princesse, et à paraître jaloux lui- même ; souvent il la faisait pleurer : peu à peu il la mit sur le pied de ne rien faire sans sa permission, pas même les choses indifférentes : tantôt prête à sortir pour aller à TOpëra, il la disait demeurer; d'autres fois il Fy faisait aller malgré elle; il Tobligeait à faire du bien à des dames qu'elle n'aimait point, ou

dont elle était jalouse ; et du mal à des gens qui lui plaisaient, et dont il faisait le jaloux. Jusqu'à sa parure, elle n'avait pas la moindre liberté ; il se divertissait à la faire décoiffer, ou à lui faire changer d'habits, quand elle était toute prête ; et cela si sou- vent, et quelquefois si publiquement, qu'il l'avait accoutumée, le soir, à prendre ses ordres pour la parure et l'occupation du lende- main, etlelendemain il changeait tout, et la princesse pleurait tant et plus ; enfin elle en était venue à lui envoyer des messages par des valets affidés, car il logea presque en arrivant ai^ Luxem- bourg ; et lés messages se réitéraient plusieurs fois pendant sa toilette pour savoir quels rubans elle mettrait, et ainsi de l'ha- bit et des autres parures, et presque toujours il lui faisait por- ter ce qu'elle ne voulait point. Si quelquefois elle osait se licen- cier à la moindre chose sans son congé, il la traitait conune une servante, et les pleurs duraient souvent plusieurs jours.

< Cette princesse si superbe, et qui se plaisait tant à montrer et à exercer le plus démesuré orgueil, s'avilit à faire des repas obscurs avec lui et avec des gens sans aveu , elle avec qui nul ne pouvait manger s'il n'était prince du sang. Le jésuite Biglet, qu'elle avait connu enfant^ et qui l'avait cultivée, était admis dans ces repas particuliers, sans qu'il en eût honte, ni que la duchesse en fût embarrassée : madame de Mouchy était la con- fidente de toutes ces étranges particularités ; elle et Biom man- daient les convives et choisissaient les jours. Cette dame rac- commodait les amants, et cette vie était toute publique au Luxembourg, où tout s'adressait à Biom, qui, de son côté, avait som de bien vivre avec tous, et avec un air de te^^^O. ^^^ refusait, en publie; à sa seule princesse. D«vatkX\A\is»> î\V\\Và^*


H6 ŒUVRES DE STENDHAL.

sait des réponses brusques qui faisaient baisser les yeux aux présents, et rougir la duchesse, qui ne contraignait point ses manières passionnées pour lui. :»

Biom était pour la duchesse un remède souverain à Fennui.

Une femme célèbre dit tout à coup au général Bonaparte, alors jeune héros couvert de gloire et sans crimes envers la liberté* « Général, une femme ne peut être que votre épouse ou votre sœur. :» Le héros ne comprit pas le compliment; Ton s'en est venge par de belles injures. Ces femmes-là ainient à être mé- prisées par leur amant, elles ne Taiment que cruel.


CHAPITRE XXXIX bis.


REMëDES k LANOUB.


Le saut de Leucadc était une belle image dans Tantiquilé. En effet, le remède à Tamour est presque impossible. Il tant non- seulement le danger qui rappelle fortement Taltention de l'homme au soin de sa propre conservation*, mais il faut, ce qui est bien plus difficile, la continuité d*un danger piquant, et que Ton puisse éviter par adresse, afin que Thabitude de penser k sa prbpre conservation ait le temps de naître. Je ne vois guère qu'une tempête de seize jours, comme celle de don Juan * ou le naufrage de M. Cochelet parmi les Maures ; autrement Ton prend bien vite l'habitude du péril, et même Ton se remet à songer à ce qu'on aime, avec plus de charme encore, quand on est en vedette, à vingt pas de l'ennemi.

^ Le danger de Henri Morton, dans la Glyde.

Old Mortality, tome lY, page 224.

' Du. trop vfijilé lerd Dyron.


DE L'AMOUR. 117

Nous Favons répélé sans cesse, Famour d*un bomme qui aitaïc bien Joici^ on frémit de tout ce qu'il simagine, et il n'y a rien dans la nature qui ne lui pbrle de ce qu'il aime. Or, jouir et frémir fait une occupation fort intéressante, et auprès de la- quelle tontes les autres pâlissent.

Un ami qui veut procurer la guérison du malade doit d'abord être toujours du parti de la femme aimée, et tous les amis qui ont plus de zèle que d'esprit ne manquent pas de faire le con- traire.

C'est attaquer, avec des forces trop ridiculement inégales, cet ensemble d'illusions charmantes que nous avons appelé au- trefois cristallisation ^

L'ami guérisseur doit avoir devant les yeux que, s'il se pré- sente une absurdité à croire, comme il faut pour l'amant ou la dévorer ou renoncer à tout ce qui l'attache à la vie, il la dévo- rera, et, avec tout l'esprit possible, niera dans sa maîtresse les vices les plus évidents et les infidélités les plus atroces.' G*est ainsi que^ dans l'amour-passion, avec un peu de temps, fout se pardonne.

Dans les caractères raisonnables et froids, il faudra, pour que l'amant dévore les vices, qu'il ne les aperçoive qu'après plu- sieurs mois de passion *.

Bien loin de chercher grossièrement et ouvertement à dis- traire l'amant, i'ami guérisseur doit lui parler à satiété, et <lc son amour et de sa maîtresse, et en même temps faire naître sous ses pas une foule de petits événements. Quand le voyage isole, il n'est pas remède ^, et même rien ne rappelle plus ten- drement ce qu'on aime que les contrastes. C'est au milieu drs brillants salons de Paris, et auprès des femmes vantées comme


■ Uniquement pour abroger, et en demandant pardon du mot nouveau. ' Madame Dornal et Scrigny, Confessions du comte *** de Duclos. Voir la note de la page 50; mort du général Abdhallah, à Bolo^^. • J'ai pleure presque tous les jours. (Préâcuscs ^wc\^* dk» \û\ivçv^

1.


118 ŒUVRES DE STENDHAL.

i

les plus aimables, que j'ai le plus aimé ma pauvre maîtresse, solitaire et triste, dans son petit appavlement, au fond de la Romagne ^.

, J*épiais, sur la pendule superbe du brillant salon où j*étais exilé, rheure où elle sort à pied, et parla pluie, pour aller voir son amie. C'est en cherchant à Toublier que j*ai vu que les contrastes sont la source de souvenirs moins vifs, mais bien plus célestes que ceux que Ton va chercher aux lièttx où jadis on Ta rencontrée.

Pour que l'absence soit utile, faut ^ue l'ami guérisseur soit toujours là pour faire faire à l'amant toutes les réflexions pos- s^ibles sur les événements de son amour, et qu'il tâche de ren- dre ses réflexions ennuyeuses par leur longueur ou leur peu d'à-propos, ce qui leur donne l'effet de lieux communs : par exemple, être tendre et sentimental après un dîner égayé de bons vins.

S'il est si dîfOcile d'oublier une femme auprès de laquelle on a trouvé le bonheur, c'est qu'il est certains moments que l'ima- gination ne peut se lasser de représenter et d'embellir.

Je ne dis rien de l'orgueil, remède cruel et souverain, mais qui n'est pas à l'usage des âmes tendres.

Les premières scènes du Roméo de Shakspeare forment un tableau admirable ; il y a loin de l'homme qui se dit tristement : < She hath forsworn to love, y> à celui qui s'écrie au comble du bonheur : « Corne uohat sorroto can! »

^ SaWiati.


DE L'AMOUR. 110


CHAPITRE XXXIX ter.

Hcr passion will die Uke a lamp for

want of what the flame shouldfeed upon.

Bbioe op liAnœBXOoB, n, ll6.

L'ami guërissenr doit bien se garder des mauvaises raisons, par exemple de parler d'in^ratitticfe. C'est ressusciter la cristal- lisation que de lui ménager une victoire et un nouveau plaisir.

n ne peut pas y avoir d'ingratitude en amour; le plaisir ac- tuel paye toujours et au delà les sacrifices les plus grands en apparence. Je ne vois pas d'autres torts possibles que le man- qu^de franchise ; il faut accuser juste Fétat de son cœur.

Pour peu que Fami guérisseur attaque Tamour de front, l'a- mant répond : <c Etre amoureux, même avec la colère de ce qu'on aime, ce n'en est pas moins, pour m'abaisser à votre style de marchand, avoir un billet à une loterie dont le bon- heur est à mille lieues au-dessus de tout ce que vous pouvez m'ofirir, dans votre monde d'indifférence et d'intérêt 'person- nel, n faut avoir beaucoup de vanité, et de la bien petite, pour être heureux parce qu'on vous reçoit bien. Je ne blâme point les hommes d'en agir ainsi dans leur monde. Mais, auprès de Léonore, je trouvais un monde où tout était céleste, tendre, gé- néreux. La plus sublime et presque incroyable vertu de votre monde, dans nos entretiens, ne comptait que pour une vertu ordinaire et de tous les jours. Laissez-moi au moins rêver au bonheur de passer ma vie auprès d'un tel être. Quoique je voie bien que la calomnie m'a perdu et qi^e je n'ai plus d'espoir, du moins je lui ferai le sacrifice de ma vengeance. »

On ne peut guère arrêter Tamour que dans les commfôOL^^^- ments. Outre le prompt départ et les dislt^cVvQxis cMx^^^"^ ^i^ grand moade, coame dans le cas de la coml^^^e^^^^^^'^^^*^


120 ŒUVRES DE STENDHAL.

y a plusieurs petites ruses que Fami guérisseur peut mettre en usage. Par exemple il fera tomber sous vos yeux, comme par hasard, que la femme que vous aimez n*a pas pour vous, hors de ce qiii fait Fobjet de la guerre, les égards de politesse et d*esllme qu'elle accordait à un rival. Les plus petites choses suffisent, car tout est «i^tie en amour; par exemple, elle ne vous donne pas le bras pour monter à sa \o%e ; cette niaiserie, prise au tra- gique par un cœur passionné, liant une humiliation à chaque jugement qui forme la cristallisation, empoisonne la source de l'amour et peut le délruire. ^

On peut faire accuser la femme qui se conduit mal avec notre ami d'un d^aut physique et ridicule impossible à vérifier; si l'amant pouvait vériGer la calomnie, même quand il la trouve- rait fondée, elle serait rendue d^avorable par l'imagination, et bientôt il n'y paraîtrait pas. 11 n'y a que l'imaginaîtion qui puisse se résister à elle-même ; Henri III le savait bien quand il médi- sait de la célèbre duchesse de Montpensier.

C'est donc l'imagination qu'il faut surtout garder chez une jeune fille que l'on veut préserver de l'amour. Et moins eUe aura de vulgarité dans l'esprit, plus son âme sera noble et généreuse, pliis en un mot elle sera digne de nos respects, plus grand sera le danger qu'elle court.

Il est toujours périlleux pour une jeune personne de souflrir que ses souvenirs s'attachent d'une manière répétée, et avec trop de complaisance, au même individu. Si la reconnaissance, l'admiration ou la curiosité viennent redoubler les liens du sou- venir, elle est presque sûrement sur le bord du précipice. Plus grand est l'ennui de la vie habituelle, plus sont actifs les poisons nommés gratitude, admiration, curiosité. II faut alors une rapide, prompte et énergique distraction.

C'est ainsi qu'un peu de rudesse et de non-curance dans le premier abord, si la drogue est administrée avec naturel, est presque un sûr moyen de se faire respecter d'une femme d'es- prU.


LIVRE SECOND


\


CHAPITRE XL.

Toas les amours, loules les imagiaaiious, prennent dans les individus la couleur des six tempéraments :

Le sanguin, on le Français, ou M. de Francueil (Mémoires de madame d'Épinay) ;

Le bilieux, ou TEspagnol, ou Lauzun (Peguilhen des Mémoires de Saint-Simon) ;

Le mélancolique, ou l'Allemand, ou le don Carlos de Scbiller;

Le flegmatique, ou le Hollandais ;

Le nerveux, ou Voltaire ;

L'athlétique, ou Milon de Grotone^.

Si rinfluence des tempéraments se fait sentir dans l'ambition, Favarice, Famitié, etc., etc., que sera-ce dans Tamour, qui a un mélange forcé de physique?

Supposons que lous les amours puissent se rapporter aux quatre variétés que nous avons notées :

Amour-passion, ou Julie d'Étanges ;

Ajnour-goût, ou galanterie ;

Amour physique;

Amour de vanité (une duchesse n'a jamais que trente ans pour un bourgeois).

Il faut faire passer ces quatre amours par les six variétés dé-

  • Voir Cabanis, mUacncc du physique, etc.


122 ŒUVRES DE STENDHAL.

pendantes des habitudes que les six tempéraments donnent à rimagination. Tibère n'avait pas Fimagination foUe de Henri VIII.

Faisons passer ensuite toutes les combinaisons que nous au- rons obtenues par les différences d'halùtudes dépendantes des gouvernements ou des caractères nationaux :

V Le despotisme asiatique tel qu'on le voit à Gonstantinople;

S<* La monarchie absolue à la Louis XIV ;

3** L'aristocratie masquée par une charte, ou le gouverne- ment d'une nation au profit des riches, comme l'Angleterre, le tout suivant les règles de la morale soi-disant biblique;

4** La république fédérative,* ou le gouvernement au {Hrofit de tous, comme aux Etats-Unis d'Amérique;

5"* La monarchie constitutionnelle, ou...

6<* Un État en révolution, comme l'Espagne, le Portugal^ la France. Cette situation d'un pays, donnant une passion vive à tout le monde, met du naturel dans les mœurs, détruit les niai- series, les vertus de convention, les convenances bêtes ^, domie du sérieux à la jeunesse, et lui fait mépriser l'amour de vanité et négliger la galanterie.

Cet état peut durer longtemps et former les habitudes d'une génération. En France, il commença en 1788, fut interrompu en 1802, et recommença en 1815, pour finir Dieu sait quand.

Après toutes ces manières générales de considérer Vamowr, on a les différences d'âge, et l'on arrive enfin aux particularités individuelles.

Par exemple, on pourrait dire :

J'ai trouvé à Dresde, chez le comte Woltstein, l'amour de vanité, le tempérament mélancolique, les habitudes monarchi- ques, l'âge de trente ans, et... les particularités individueUes.


^ Les souliers sans rubans du ministre Roland : < Ahl monsieur, tout est perdu, » répond Dumourier. A la séance royale, le président de f ts- ^smbJée croise les jambes.


DE L'AMOUR. 123

Cette manière de voir les choses abrège et communique de la froideur à la tête de celui qui juge de Tamour, chose essentielle et fort difficile.

Or, comme en physiologie Thomme ne sait presque rien sur lui-même que par Fanatomie comparée, de même, dans les pas- sions, la vanité et plusieurs autres causes d'illusion font que nous ne pouvons être éclairés sur ce qui se passe dans nous que par les faiblesses que nous avons observées chez les autres. Si par hasard cet essai a un effet utile, ce sera de conduire l'es- prit à faire de ces sortes de rapprochements. Pour engager à les faire, je vais essayer d'esquisser quelques traits généraux du caractère de l'amour chez les diverses nations.

Jo prie qu'on me pardonne si je reviens souvent à l'Italie : dans l'état actuel des mœurs de l'Europe, c'est le seul pays où croisse en liberté la plante que je décris. En France, la vanité ; en Allemagne, une prétendue philosophie folle à mourir de rire; en Angleterre, un orgueil tknide, souffrant, rancunier, la tor- turent, l'étouffent, ou lui font prendre une direction baroque^.

^' On ne se sera que trop aperçu que ce traité est fait de morceaux écrits I mesure que Lisio Visconti voyait les anecdotes se passer sous aea yeux, dans ses voyages. L'on trouve toutes ces anecdotes contées an long dans le journal de «a vie; peut-être aurais-je dû les insérer, mais on les eût trouvées peu convenables. Les notes les plus anciennes por- tent la date de Berlin, 1807, et les dernières sont de quelques jours avant sa mort, juin 1819. Quelques dates ont été altérées exprès pour n'être pas indiscret; mais à cela se bornent tous mes changements : je ne me suis pas cru autorisé à refondre le style. Ce livre a été écrit cent lieux divers, puisse-t-il être lu de même.


Itè ŒUVRES IMS STENDHAL.


CHAPITRE XLI.

DES NATIONS PAR RAPPORT A L'AVOUR. DE U FRANCE.

Je cherche à me dépouiller de mes affections et à n*être qii*un froid philosophe.

Formées par les aimables Français, qui n'ont que de la- vanité et des désirs physiques, les femmes françaises sont des êtres moins agissants, moins énei^iques, moins redoutés, et surtout moins aimés et moins puissants que les femmes espagnoles et italiennes.

Une femme n*est puissante que par le degré de malheur dont elle peut punir son amant; or, quand on n*a que de la vanité, toute femme est utile, aucune n'est nécessaire ; le succès flat- teur est de conquérir et non de conserver. Quand on n*a que des désirs physiques, on trouve les filles, et c'est pourquoi les filles de France sont charmantes, et celles de TEspagiie fort mal. En France, les filles peuvent donner à beaucoup d*hommes autant de bonheur que les femmes honnêtes, c'est-à-dire du bonheur sans amour, et il y a toujours une chose qu'un Fran- çais respecte plus que sa maîtresse : c'est sa vanité.

Un jeune homme de Paris prend dans une maîtresse une sorte d'esclave, destinée surtout à lui donner des jouissances de va- nité. Si elle résiste auic ordres de celte passion dominante, il la quitte, et n'en est que plus content de lui en disant à ses amis avec quelle supériorité de manières, avec quel piquant de pro- cédés il l'a plantée là.

Un Français qui connaissait bien son pays (Mcilhan) dit : c En France, les grandes passions sont aussi rares que les grands hommes. »


DE L'AMOUR. . 123

Li lauguc manque de termes pour dire combien est impos- sible pour un Français le rôle d'amant quitté, et au désespoir, au vu et au su de toute une ville. Rien de plus commun à Ve- nise ou à Bologne.

Pour trouver Tamour à Paris, il faut descendre jusqu'aux classes dans lesquelles l'absence de Tëducation et de la vanité et la lutte avec les vrais besoins ont laissé plus d^énergie.

Se laisser voir avec un grand désir non satisfait, c^est laisser voir soi inférieur, chose impossible en France, si ce n'est pour les gens au-dessous de tout; c'est prêter le flanc à toutes les mauvaises plaisanteries possibles : de là les louanges exagérées des filles dans la bouche des jeunes gens qui redoutent leur cœur. L'appréhension extrême et grossière de laisser voir soi inférieur fait le principe de la conversation des gens de pro- vince. 19'en a-t-on pas vu un dernièrement qui, en apprenant l'assassinat de monseigneur le duc de Berri, a répondu : a Je le savais^.

Au moyen âge, la présence du danger trempait les cœurs, et c*e8t là, si je ne me trompe, la seconde cause de l'étonnante supériorité des hommes du seizième siècle. L'originalité, qui est chez nous rare, ridicule, dangereuse et souvent affectée^ était alors commune et sans fard. Les pays où le danger montre encore souvent sa main de fer, comme la Corse', l'Espagne,

^ Historique. Plusieurs^ quoique fort curieux, sont choqués d'appren- dre des oburelles : ils redoutent de paraître inférieurs à celui qui les leur conte.

  • Mémoires de M. Réalier-Dumas. La Corse, qui, par sa population,

cent quatre*vingt mille âmes, ne formerait pas la moitié de la plupart des départements français, a donné, dans ces derniers temps, Salliceti, Pozzo-di-Borgo, le général Sébastiani, Cervioni, Abbaiucci, Lucien et Napoléon Bonaparte, Ârena. Le département du Nord, qui a neuf cent mille habitants, est loin d'une pareille liste. C'est qu'en Corse chacun, en sortant de chez soi, peut rencontrer un coup de fusil; et le Corse, au lieu de se soumettre en vrai chrétien, cherche à se défendre et sutVnivA. V se Ycoger. Voilà comment se fabriquent les âmes ^\ai "^v^^^^* ^^ ^


126 ŒUVRES DE STENDHAL.

ritalie, peuvent encore donner de grands hommes. Dans ces climats, où une chaleur brûlante exalte la bile pendant trois mois de Tannée, ce n'est que la direction du ressort qui man- que ; à Paris, j'ai peur que ce soit le ressort lui-même *.

Beaucoup de nos jeunes gens, si braves d'aflleurs à Monfmi- rail ou au bois de Boulogne, ont peur d*aimer, et c'est réelle- ment par pusillanimité qu'on les voit à vingt ans fuir la vue d'une jeune fille qu'ils ont trouvée jolie. Quand ils se rappellent ce qu'ils ont lu dans les romans qu'il est cowoenable qu'on amant fasse, ils se sentent glacés. Ces âmes froides ne conçoi- vent pas que l'orage des passions, en formant les ondes de la mer, enfle les voiles du vaisseau et lui donne la force de les sur- monter.

L'amour est une fleur délicieuse, mais il faut avoir le courage d'aller la cueillir sur les bords d'un précipice affreux. Outre le ridicule, Tamour voit toujours à ses côtés le désespoir d'être quitté par ce qu'on aime, et il ne reste plus qu'un dead hlanh pour tout le reste de la vie.

La perfection de la civilisation sersdt de combiner tous les plai- sirs délicats du dix-neuvième siècle avec la présence plus fré- quente du danger ^. Il faudrait que les jouissances de la vie pri-


loin de là à un palais garni de menins et de chambellans, et à Fénelon obliqc de raisonner son respect pour monseigneur , parlant à monseigneur lui-même âg6 de douze ans. Voir les ouvrages de ce grand écrivain.

  • ■ A Paris, pour être bien, il faut faire attention à un million de petitcfl

choses. Cependant voici une objection très-forte. L'on compte beaucoup plus de femmes qui se tuent par amour, à Paris, que dans toutes les villes d'Italie ensemble. Ce fait m*embarrasse beaucoup; je ne sais qu'y répondre pour le moment, mais il ne change pas mon opinion. Peut- être que la mort parait peu de chose dans ce moment aux Français, tant la vie ultra-civilisée est ennuyeuse, ou plutôt, on se brûle la cervelle, ou- tré d'un malheur de vanité.

  • J'admire les mœurs du temps de Louis XIV : on passait sans cesse

et en trois jours des salons de Harly aux champs de bataille de Send et de Bamillies. Les épouses, les mères, les amantes, étaient dans des


DE L'AMOUR. 127

vce pussent être augmentées à Tinfini en s'exposant souvent au danger. Ce n*est pas purement du danger utilitaire que je parle. Je voudrais ce danger de tous les moments, sous toutes les formes, et pour tous les intérêts de Texistence qui formliient lessence de la vie au moyen âge. Le danger, tel que notre civi- lisation Ta arrangé et paré, s*allîe fort bien avec la plus en- nuyeuse faiblesse de caractère. ^

ie vois dans  voice from Saint-HeUna, de M. O'Meara, ces paroles d'un grand jbomme :

< Dire à Murât : Allez et détruisez ces sept à buit régiments ennemis qui sont là-bas dans la plaine, près de ce clocber; à llnstant il partait comme un éclair, et, de quelque peu de cava- lerie qu'il fût suivi, bientôt les régiments ennemis étaient en- foncés, tués, anéantis. Laissez cet hommeàhii-même, vous n'a- viez plus qu'un imbécile sans jugement. Je ne puis concevoir comment un bomme si brave était si lâche. Il n'était brave que devant Tehnemi ; mais là, c'était probablement le soldat le plus brillant et le plus hardi de toute TEurope.

c C'était un héros, un Saladln, un' Richard Gœur-de-Lion sur le champ de bataille : faites-le roi et placez-le dans une salle de conseil, vous n'aviez plus qu*uu poltron sans décision ni ju- gement. Murât et Ney sont les hommes les plus braves que j'ai connus. » p*Meara, tome II, page 94.)

transes continuelles. Voir les Lettres de madame de Suvigné. La pré- sence da danger avait conserve dans la langue une énergie et une fran- chise que nous n'oserions plus hasarder aujourd'hui; mais aussi M. de Lameth tuait l'amant de sa femme. Si un Waltcr Scott nous faisait un romiQ da temps de Louis XIY, nous serions bien étonnés. •


Vis ŒUVRES DE STENDHAL.


CHAPITRE XLII.


SUITE DE LA FBANCB.


Je demande la permission de médire encore un pen de h- France. Le leclcur ne doit pas craindre de voir, ma satire res- ter impunie ; si cet essai trouve des lecteurs, mes injures me seront rendues au centuple ; l'honneur national veille.

La France est importante dans le plan de ce livre, parce que Paris, grâce à la supériorité de sa conversation et dé sa littéra- ture, est et sera toujours le salon de l'Europe.

Les trois quarts des billets du matin, à Vienne comme à Londres, sont écrits en français, on pleins d'allusions et de ci- tations aussi en français^, et Dieu sait quel français. •

Sous le rapport des grandes passions, la France est, ce me semble, privée d'originalité par deux causes :

l'^ Le véritable honneur ou le désir de ressembler à Bayard, pour être honoré dans le monde et y voir chaque jour notre va- nité satisfaite ;

^^ L'honneur bête ou le désir de ressembler aux gens de Son ton, du grand monde de Paris. L'art d'entrer dans un salon, de marquer de l'éloignement à un rival, de se brouiller avec sa maîtresse, etc.

L'honneur bête, d'abord par lui-même, comme capable d'ôlrc compris par les sots, et ensuite qomme s'appliquant à des ac- tions de tous les jours, et même de toutes les heures, est bean-

^ Les écrivains les plus graves croient, en Angleterre, se donner an air cavalier en citant des mots français qui, la plupart, n'ont jamais été français que dans les grammaires anglaises. Voir les rédacteurs de VE* dinburgh^Review ; voir les Mémoires de la comtesse de Licblnau, nui* tresse de l'avant-dernicr roi de Prusse.


DE UAMOUR. 129

coup plus utile que riionneur vrai aux plaisirs de noire vanilé. On voit des gens très-bien reçus dans le monde avec de l'hon- neur bête sans honneur vrai, et le contraire est impossible.

Le ton du grand monde est :

1** De traiter avec ironie tous les grands intérêts. Rien de plus naturel; autrefois les gens véritablement du grand monde ne pouvaient être profondément affectés par rien; ils n'en avaient pas le temps. Leséjour à la campagne change cela. D'ail- leurs, c'est une position contre nature pour un Français que de, se laisser voir admirant^, c'est-à-dire'inférieur, non-seulement à ce qu'il admire, passe encore pour cela, mais même à son voisin, si ce voisin s'avise de ce moquer de ce qu'il admire.

En Allemagne, en Italie, en Espagne. Fadmiration est, au coa- traire, pleine de bonne foi et de bonheur; là l'admirant a or- gueil de ses transports et plaint le siffleur : je ne dis pas le mo- queur, c'est un rôle impossible dans des pays où le seul ridicule est de manquer la route du bonheur . et non Fimitation d'une certaine manière d'être. Dans le midi« la méfiance et l'horreur

m

d'être troublé dans des plaisirs vivement sentis met une admi- ration innée pour le luxe et la pompe. Voyez les cours de Ma- drid et de Naples ; voyez une fumionê à Cadix, cela va jusqu'au délire*.

^ Un Français se croit l'homme le plus malheureux et pres- que le plus ridicule s'il est obligé de passer son temps $eul. Or, qu'est-ce que l'amour sans solitude?

3** Un homme passionné ne pense qu'à soi, un homme qui veut de la considération ne pense qu'à autrui ; il y a plus : .avant 1789, la sûreté mdividuelle ne se trouvait en France qu'en liai'

  • L'admiration de mode, comme Home ver8l775, ou Franklin en 1784^

ne fait pas objection.

  • Voyage en Espagne de M. Semple; il peint vrai, et Ton trouvera une

description de k bataiUe de Trafiilgar, entendue dans le lointain, qui laisse un souvenir.


150 ŒUVRES DE STENDHAL.

sant partie d'un, cw^ty la robe, par exemple*, et étant prot^é par les membres de ce corps. La pensée de votre voisin était donc partie intégrante et nécessaire de votre bonheur, tela était encore plus vrai à la cour qu'à Paris. D est facile de sentir com-


^ Correspondance de Griinm, janvier 1783.

« M. le comte de K***, capitaine isn survivance des gardes de Mon- sieur, piqué de ne plus trouver da place au balcon, le jour de l'ouverture de la nouvelle salle, s'avisa fort mal.à propos de disputer la aîenne i on honnête procureur; celui-ci, maître Pernot, ne voulat jamais, ddsem- parer. — Vous prenez ma place. — Je garde la mienne. — Et qui étet- vous? — Je suis monsieur six francs... (c'est le prix de ces places). Et puis des mots plus vifs, des injures, des coups de coude. Le comte de K*** poussa l'indiscrétion au point de traiter le pauvre robin de voleor, et prit enUn sur lui d'ordonner an sergent de service de s'assurer de sa personne et de le conduire au corps de garde. Maître Pemot s'y rendît avec beaucoup de dignité, et n'en sortit que pour aller déposer sa plainte chez un commissaire. Le redoutable corps dont il a l'honneur d'être membre n'a jamais voulu consentir qu'il s'en désistât. L'affaire vient. d'être jugée au parlement. M. de *'* a été condamné à tous les dépens, à faire réparation au procureur, à lui payer deux mille écns de donuna- ges et intérêts, applicables, de son consentement, aux pauvres prison- niers de la Conciergerie; de plus, U est enjoint très-expressément audit comte de ne plus prétexter des ordres du roi pour troubler le specta- cle, etc. Cette aventure a fait beaucoup de bruit, il s'y est mêlé de grands intérêts : toute la robe a cru être insultée par l'outrage fait à un homme de sa livrée, etc. M. de ***, pour faire oublier son aventure, est allé chercher des lauriers aiT camp de Saint-Roch. U ne pouvait mieux faire, a-t-on dit, car on ne peut douter de son talent pour emporter les places de haute lutte, p Supposez un philosophe obscur au lieu de maître Per* net. Utilité du duel.

Grimm, troisième partie, tome II, page 102.

Voir plus loin, page 496, une lettre assez raisonnable de Beaumardiaii, qui refuse une loge grillée qu'un de ses amis lui demandait pour Figaro, Tant qu'on a cru que cette réponse s'adressait à un duc, la fermentatioa a été grande, et l'on parlait de punitions graves. On n'a plus fait qu'en rire quand Beaumarchais a déclaré que sa lettre était adressée à moa- sieur le président du Paty. U y a loin de 1785 à 1S221 Nous ne compre- nons plus ces sentiments. Et l'on veut que la même tragédie qui tôt* chait ces gen»*M soit bonne pour nous i


DE L'AMOUR. idi

bien ces habitudes, qui, à la vérité, perdent tous les jours de leur force, mais dont les Français ont encore pour un siècle, fa- vorisent les grandes passions.

Je crois voir un homme qui se jette par la fenêtre, mais qui cherche pourtant à avoir une position gracieuse en arrivant sur le pavé. ^

L*honune passionné est comme lui et non comme un autre, source de tous les ridicules en France; et de plus il offense les autres, e^ qui donne des ailes au ridicule.


CHAPITRE XLIII.


DE L'iTAUE.


Le bonheur de Tltalie est d'être laissée à Tiuspiration du mo«  mait, bonheur partagé ju^'à un certain point par FAliemagne et r Angleterre.

De plus, ritalie est un pays où Futile, qui fut la vertu des ré* publiques du moyen âgeS n'a pas été détrôné par l'honneur ou la vertu arrangée à Fusage des rois *, et Fhonneur vrai, ouvre

  • G. Pechîo neDe sue Tivacissime lettere ad nna bella gio^ane Inglesc

sopra la Spagna libéra, laquale è un medio-evo, non redidivo, ma sem«  pre TÎvo dice, pagina 60 :

c Lo scopo degli Spagnuoli non era la gloria, ma la indipendenza. Se gli Spagnuoli non si fossero battuti che per l'onore, la guerra era finita colla bataglia di Tudela. L'onore è di una natura bizarra, macchiato nna toita, perde tiitta la forza per agire... L'csercito di linea spagnnolo im- beTuto andi' egli, dai pregiodiq d'ell onore (vale a dire fatto Ëuropeo modemo) TÎnto che fosse si sbandava coll pensiero die tutto coU' onorê era p^doto^ etc.

  • Un homme s'honore, en 1620, en disant lans cesse, et le plus Wi*


1G2 ŒUVRES DE STENDHAL.

les voies à rhonneur bête ; il accoutume à se demander : Quelle idée le voisiu se fait-il de mon bonheur? et le bonheur de sen- timent ne peut être objet de yanité, car il est inTisible ^. Pour preuve de tout cela, la France est le pays du monde où il y a le moins de mariages d'inclination*.

D'autres avantages de Tltalie, c'est le loisir profond sous un ciel a jîmirable et qui porte à être sensible à la beauté sous toutes les formes. C'est une défiance extrême et pourtant raisonnable qui augmente Tisolement et double le channe de rintimité; c'est le manque de la lecture des romans et presque de toute lecture qui laisse encore plus à Finspiration du moment; c^est la pas- sion de la musique qui excite dans Tâme un mouvement si sem- blable à celui de l'amour.

En France, vers 1770, il n*y avait pas de méfiance; au con- traire, il était du bel usage de vivre et de mourir en public, et comme la duchesse de Luxembourg était intime avec cent amis, il n'y avait pas non plus d'intimité ou d'amitié propre- ment dites.

En Italie, comme avoir une passion n'est pas un avantage très- rare, ce n'est pas un ridicule *, et l'on entend citer tout haut


\ilemcnt qu'il peut : Le rot mon maître (Toir les mémoires de NotiDos, de Torcy ci de tous les ambassadeurs de Louis XIV); c'est tout simple : par ce tour de phrase, il proclame le rang qu'il occupe parmi les sujets. Ce rang qu'il tient du roi remplace, dans l'attention et dans l'estime de ces hommes, le rang qu'il tenait dans la Rome antique de ropimon de ses concitoyens qui l'avaient tu combattre à Trasimène et parler a« Fo- rum. On bat en brèche la monarchie absolue en ruinant la vanùéét ses ouvrages avancés qu'elle appelle les convenanceë. La dispute eotre Shakspeare et Racine n'est qu'une des formes de la dispute eoire Louis XIV et la Charte.

^ On ne peut l'évaluer que sur les actions non réfléchiet.

  • Miss O'Neil, Mrs Coûts, et hi plupart des grandes actrices anglaise^

quittent le thé&ire pour se marier richement.

> On passe hi galanterie aux femmes, mais Tamour leur donne du rî«  dicule, écrivait, la judicieux abbé Girard, à Paris, eu 1740.


DE L'AMOUR. 13S

dans les salons des maximes générales sur Tamour. Le puMic connaît les symptômes et les périodes de cette maladie et s'en occupe beaucoup. On dit à un homme quitté : « Vous allez être au désespoir pendant six mois; mais ensuite vous guérirez comme un tel, un tel, etc. »

En Italie, les jugements du public sont les très-humbles ser- viteurs des passions. Le plaisir réel y exerce le pouvoir qui ail- leurs est aux mains de la société ; c'est tout simple, la société ne donnant presque point de plaisirs à un peuple qui n'a pas le temps d*avoir de la vanité, et qui veut se faire oublier du pa- cha, die n*a que peu d'autorité. Les ennuyés blâment bien les passionnés, mais on se moque d'eux. Au midi des Alpes, la so- ciété est un despote qui manque de cachots.

A Paris, comme l'honneur commande de défendre Tépée à la main, ou par de bons mots si l'on peut, toutes les avenues de tout grand intérêt avoué, il est bien plus commode de se réfu- gier dans l'ironie. Plusieurs jeunes gens ont pris un autre parti, c'est de se Cadre de Técole de J.-J. Rousseau et de madame de Staël. Puisque l'ironie est devenue une manière vulgaire, il a bien Mu avoir du sentiment. Un de Pezai, de nos jours, écri- vait comme M. Darlincourt; d'ailleurs, depuis 1789, les événe- ments combattent en faveur de Vutiîe ou de la sensation indivi- duelle contre Vhùnnmr ou l'empire de l'opinion; le spectacle des chanibres apprend à tout discuter, même la plaisanterie. La nation devient sérieuse, la galanterie perd du terrain.

Je dOÊB dire, commeFrançais, que ce n'est pas un petit nom- bre de fortunes colossales qui h\i la richesse d'un pays, mais h multiplicité des fortunes médiocres. Par tous pays les pas- sions sont rares, et la galanterie a pins de grâces et de finesse et par conséquent plus de bonheur en France. Cette grande na- tion, la praaûère de l'univers S se trouve pour Tamour ce

  • Je n'en veux pour preuve que Ymmê . Voir YEdinbmrgK-'Bênmo de

1821; voir les jounuua litténires allemands et italiens, et le Somia- li^ d'AlfierL


134 ŒUVRES DE STENDHAL.

qu'elle est pour les talenls de Tesprit. Eu 1822, nous n*ayoQ8 assurément ni Moore, ni Walter Scott, ni Grabbe, ni Byron, ni Monti, ni Pellico; mais il y a cbez nous plus de gens d*esprit éclairés, agréables et au niveau des lumières du siècle ^'en Angleterre ou en Italie. C'est pour cela que les discussioim de notre chambre des députés, en 1822, sont si supérieures à cd- les du parlement d'Angleterre, et que quand un libéral 4'Aa- gleterre vient en France, nous sommes tout svprpris de loi trouver plusieurs opinions gothiques. Uq artiste romain écrivait de Paris : ' < Je me déplais infiniment ici; je crois que c'est parce qae Je n'ai pas le loisir d'aimer à çiou gi^é. Ici, la sensibilité se dé- pense goutte à goutte à mesure qu'elle se forme, et de manière, au moins pour moi, à fatiguer la source. Â Rome> par le peu d'intérêt des événements de chaque jour, par le sommeil de It vie extérieure, la sensibilité s'w<onoèle au profit des passions. »


CHAPITRE XLIY.


BOUS.


Ce n'est qu'à Rome S qu'une femme honuète et à camMse vient dire avec effusion à une autre femme, sa simjde connais- sance, comme je l'ai vu ce matin : « Ah! ma chère amie^ ne fais pas l'amour avec Fabio Yitteleschi; il vaudrait mieux pour toi prendre de Tamour pour un assassin de grands che- mins. Avec son air doux et mesuré, il est capable de te per- cer le cœur d'un poignard, et de te dire avec un sourire aimable

  • ■ 50 septembre 1819.


DE L'AMOUR. • 135

en (e le plongeant dans la poitrine : Ma petite, est-ce quil te fait mal? i Et cela se passait en présence d'une jdie personne de quinze ans, fille de la dame qui recevait Tavis, et fille très- alerte.

Si rhomme du Nord a le malheur de n*être pas choqué dV lK»ti par le naturel de cette amabilité du Midi, qui n*est que le déreloppement simple d'une nature grandiose, favorisé par la double absence du bon ton et de toute nouveauté intéressante^ en on an de séjour les femmes de tous les autres pays lui de- viennent insupportables.

U voit les Françaises avec leurs petites grâces ^ tout âThna- bles, séduisantes les trois premiers jours, mais ennuyeuses le quatrième, jour fatal, où Ton découvre que toute ces grâces étudiées d'avance et apprises par cœur sont éternellement les mêmes .tous les jours et pour tous.

Il voit les Allemandes si naturelles, au contraire, et se li- vrant avec tant d'empressement à leur imagination, n'avoir sou- vent à montrer, avec tout leur naturel, qu'un fond de stérilité, d'insipidité et de tendresse de la bibliothèque bleue. La phrase du comte Âlmaviva semble faite en Allemagne : ce Et Ton est tout étonné, un beau soir, de trouver la satiété où l'on allait chercher le bonheur. »

A Rome, l'étranger ne doit pas oublier que si rien n'est en- nuyeux dans les pays où tout est naturel, le mauvais y est plus mauvais qn'aiOeurs. Pour ne parler que des hommes \ on voit paraître ici, dans la société, une espèce de monstres qui se ca- chent aiUeurs. Ce sont des gens également passionnés, clair- voyants et lâches. Un mauvais sort les a jetés auprès d'une femme à titre quelconque; amoureux fous par exemple, ils boivent

1 Oatrc qae l'auteur ayait le malheur de n'âtre pas né à Paris, il y avait très-peu vécu. (Note de Véditeur,)

  • Hea f maie nunc artes miseras hœc secula tractant;

Jam tener assaevit monera velle puer.

T110L.9 1, nr.


136 . ŒUVRES DE STENDHAL.

jusqu'à la lie le malheur de la Yoir préférer un rival. Us sont là pour contrecarrer cet amant fortuné. Bien ne leur échappe, et tout le monde voit que rien ne leur échappe ; mais ils n'en con- tinuent pas moins, en dépit de tout sentiment d*honneur, à vexer la femme, son amant et eux-mêmes, et personne ne les blâme, car ils font ce qui leur faU plaisir. Un soir, Famant, poussé à bout, leur donne des coups de pied au cul; le lende- main ils lui en font bien des excuses et recommencent à scier constamment et imperturbablement la femme, I*amant et eux- mêmes. On frémit quand on songe à la quantité de malheur que ces âmes basses ont à dévorer chaque jour, et il ne leur manque sans doute qu'un grain de lâcheté de moins pour être empoi- sonneurs.

Ce n'est aussi qu'en Italie qu'on voit de jeunes élégants mil- lionnaires entretenir magnifiquement des danseuses du grand théâtre, au vu et au su de toute une ville, moyennant trente

sous par jour ^ Les frères , beaux jeunes gens toujours à la

chasse, toujours à cheval, sont jaloux d'un étranger. Au lieu d'aller à lui et de leur conter leurs griefs, ils répandent sourde- ment dans le public des bruits défavorables à ce pauvre étran- ger. En France, l'opinion forcerait ces gens à prouver leur dire ou à rendre raison à l'étranger. Ici l'opinion publique et le mé- pris ne signifient rien. La richesse est toujours sûre d'être bien reçue partout. Un millionnaire déshonoré et chassé de partout à Paris peut aller en toute sûreté à Rome; il y sera considéré juste au prorata de ses écus.

«  1 Voir dans les mœurs du siècle de Louis XV Thotincur et l'arisloera- tie combler de profusions les demoiselles Duthé, la Guerre et aotres. Quatre-vingt ou cent mille francs par an n'avaient rien d'eitraovdi* uaire : un homme du grand monde se fût avili a moins.


DE L'AMOUR. 137


CHAPITRE XLV.


DE l'aNGLETERBB.


Tai beaucoup vécu ces temps derniers avec les danseuses du théâtrç Del Sol, à Valence. L'on m'assure que plusieurs sont fort chastes ; c'est que leur métier est trop fatigant. Yiganô leur fait répéter son balTet de la Juive de Tolède tous les jours, de dix heures du matin à quatre, et de minuit à trois heures du matin; outre cela, il faut qu'elles dansent chaque soir dans les deux ballets.

Cçla me rappelle Rousseau qui prescrit de faire beaucoup marcher Emile. Je pensais ce soir, à minuit, en me promenant au frais sur le bord de la mer, ayec les petites danseuses, d'a- bord que cette volupté surhumaine de la fraîcheur de la brise de mer sous le ciel de Valence, en présence de ces étoiles res- plendissantes qui semblent tout près de vous, est inconnue' à nos tristes pays brumeux. Gela seul vaut les quatre cents lieues à faire, cela aussi empêche de penser à force de sensations. Je pensab que la chasteté de mes petites danseuses explique fort bien la marche que l'orgueil des hommes suit en Angleterre pour recréer doucement les mœurs du sérail au milieu d'une nation civilisée. On voit comment quelques-unes de ces jeunes filles d'Angleterre, d'ailleurs si belles et d'une physionomie si touchante, laissent un peu à désirer pour les idées. Malgré la liberté, qui vient seulement d'être chassée de leur île, etForigina lilé admirable du caractère national, elles manquent d'idées in- téressantes et d'originalité. Elles n'ont souvent de remarquable que la bizarrerie de leurs délicatesses. C'est tout simple, la pu- deur des femmes, en Angleterre, c'est l'orgueil de leurs maris. Mais, quelque soumise que soit une esclave, sa société est bien-

8.


138 ŒUVRES DE STENDHAL.

tôt à charge. De là, pour les hommes, la nécessité de s'enivre,' tristement chaque soir \ au lien de passer, comme en ItaHe, leurs soirées avec leur maîtresse. £n Angleterre, les gens riches ennuyés de leur msdson et sous prétexte d'an exercice néces- saire font quatre ou cinq lieues tous les jours, comme si llioinme était créé et mis au monde pour trotter. Us usent ainsi le fluide nerveux par les jambes et non par le eœnr. Après quoi ils osent bien parier de délicatesse féndniiie, et mépriser FBS' pagne et Fltalie.

Rien de plus désoccupé au contraire que les jeunes ItaKens ; le mouvement qui leur ôterait leur sensibilité leur est importon. Ils font de temps à autre une promenade de demi-lieoe comme remède pénible pour la santé; quant aux femmes, mie Romaine ne fait pas en toute Tannée les courses d'une jeune misa en une semaine.

Il me semble que Forgueil d'un mari anglais exalte très* adroitement la vanité de sa pauvre femme. Il lui persuade sor* tout qu'il ne faut pas être vulgaire, et les mères qui préparent leurs filles pour trouver des maris ont fort bien saisi cette idée. De là la mode bien plus absurde et bien plus despotique dans la raisonnable Angleterre qu'au sein de la France légère ; c^est dans Bond-street qu'a été inventé le earefully eareUss. En An- gleterre la mode est un devoir, à Paris c'est un plaisir. La mode élève un bien autre mur d'airain à Londres entre New-Rond- street et Fenchurch-street, qu'à Paris entre la Chaussée-d'An- tin et la rue Saint-Martin. Les maris permettent volontiers celte folie aristocratique à leurs femmes en dédommagement de '.a masse énorme de tristesse qu'ils leur imposent. Je trouve bien l'image de la société des femmes en Angleterre, teUe que Ta faite le taciturne orgueil des hommes dans les romans ai- trefois célèbres de miss Bumey. Gomme demander «nvene


' Cet usage commence â tomber uii peu dans la três-bomie guic» qui M Granciae comme partout; mais je parie de Timmenae gfaCwlitf.


DE L'ÂMOUa. 159

d'eau quand on a soif est vulgaire, les héroïnes de miss Burney ne manquent pas de se laisser mourir de soif. Pour fuir la vul- garité, Ton arrive à raffectation la plus abominable.

Je compare la prudence d'un jeune Anglais de vingt-deux ans» riche, à la profonde méfiance du jeune Italien du même âge. Lltalien y est forcé pour sa sûreté, et la dépose, cette méfiance, oa du moins Foublîe dès qn*fl est dans Fintimîté, tan^s que c^est précisément dans le sein de la société la plus tendre en apparencjs que Ton voit redoubler la prudence et la hauteur du jeuneÂnglais. J'ai entendu dire : «Depuis sept mois je ne lui par- lais pas du voyage à Brighton. i n s'agissait d'une économie obli- gée de quatre-vingts louis, et c'était un amant de vingt-deux ans parlant d'une maltresse, femme mariée, qu'il adorait ; mais, dans les transports de sa pasdon. Imprudence ne Tavait pas quitté, bien moins encore, avait-il eu l'abandon de dire à cette mat- tresse : c Je n'irai pas à Brighton, parce que cela me gênerait. »

Remarquez que le sort de Gianone de Pellico, et de cent au- très, fwce lltalien à la méfiance, tandis que le jeune heau An- glais n'est forcé à la prudence que par l'excès et la sensibilité maladive de sa vanité. Le Français, étant aimable avec ses idées de tous les moments, dit tout à ce qu'il aime. C'est une habi- tude ; sans cela il manquerait d'aisance, et îl sait que sans aisance il n'y a point de grâce.

C'est avec peine et la larme à l'œil que j'ai osé écrire tout ce qui ^^écède ; mais, pûsqu'il me semble que je ne flatterais pas im roi, pourquoi dirais-je d'un pays autre chose que ce qui m'en semble , et qui of courte peut être très-absurde , uniquement parce que ce pays a donné naissance à la femme la plus aima- ble que j'flôe connue ?

Ce serait, sous une autre forme, de la bassesse monarchique. Je me content^ai d'ajouter qu'au milieu de tout cet ensemble de moeurs, panm tant d'Anglaises victimes daAs leur esprit de rorgoeîl des hommes, comme il edste une oripnalité parfoite, il suffit d'une famille élevée loin des tristes restrictions destinées


140 ŒUVRES DE STEI^DHAL!

à reprodaire les moeurs da sérail pour donner des caratères charmants. Et que ce mot charmafU est insignifiant, malgré son étymologle, et commun pour rendre ce que je Tondrais expri- mer ! La douce Inlogène, la tendre Ophélie trouveraient bien des modèles vivants en Angleterre; mais ces modèles sont loin de jouir de la haute vénération unanimement accordée à la vérita- ble Anglaise accomplie, destinée à satisfoire pleinement à tomes les convenances et à donner à un mari toutes les jouissances de Torgueil aristocratique le plus maladif et un bonheur à oiowir d'ennui *.

Dans les grandes enfilades de quinze ou vingt pièces extrême- ment fraîches et fort sombres, où les femmes italiennes passent leur vie mollement couchées sur des divans fort bas, dles en- tendent parler d'amour ou de musique six heures de la journée. Le soir, au théâtre, cachées dans leur loge pendant quatre heu- res, elles enlcndent parler de musique ou d'amour.

Donc, outre le climat, la constitution de la vie est aussi favo- rable à la musique et à Tamour en Espagne et en Italie, qu^elle leur est contraire en Angleterre.

Je ne blâme ni n'approuve, j'observe.


CHAPITRE XLVL


SUITE DE l'aNGLETEBRE.


J'aime trop l'Angleterre et je l'ai trop pou vue pour en parltT. Je me sers des observations d'un ami.

1 Voir Richardson. Les mœurs de la famille des Hariowe, tradaitos en manières modernes, sont fréquentes en Anoleterre : leurs domestiques Talent mieux qu'eux..


DE L'AMOUR. i41

L'état actuel de Tlrlande (1822) y réalise, pour la vingtième fois depuis deux siècles^, cet état singulier de la société si fé- cond en résolutions courageuses, et si contraire à l'ennui, où des gens qui déjeunent gaiement ensemble peuvent se rencon- trer dans deux heures sur un champ de bataille. Rien ne fait un appel plus énergique et plus direct à la disposition de Tâme^la plus favorable aux passions tendres : le naturel. Rien n'éloigne davantage des deux grands vices anglais ; le eawt et la hashfuU- ne$$, [hypocrisie de moralité et timidité orgueilleuse et souf* frante. (Voir le voyage de M. Eusface, en Italie.) Si ce voyageur pdnt assez mal le pays, en revanche il donne une idée fort exacte de son propre caractère ; et ce caractère, ainsi que celui de H. Beattie, le poète (voir sa vie écrite par un ami intime), est malheureusement assez commun en Angleterre. Pour le prêtre honnête homme, malgré sa place, voir les lettres de Tévêque de Landaff*.]

On croirait l'Irbnde assez malheureuse, ensanglantée comme elle Test depuis deux siècles par la tyrannie peureuse et cruelle de TAngleterre; mais ici fait son entrée dans Tétat moral de rirlande un personnage terrible : le prêtre...

Dqmis deux siècles, Tlrlande est à peu près aussi mal gouver- née que la Sicile. Un parallèle approfondi de ces deux Sles, en un volume de 500 pages, fâcherait bien des gens et ferait tomber dans le ridicule bien des théories respectées. Ce qui est évident, c'est que le plus heureux de ces deux pays, également gouvernés par des fous, au seul profit du petit nombre, c'est la Sicile. Ses gou- vernants lui ont au moins laissé l'amottr et la volupté; il les lui auraient bien ravi aussi comme tout le reste; mais, grâce au ciel>


1

9


Le jeune enfant de Spencer brûlé vif en Irlande.

Réfuter autrement que par des injures le portrait d'une certaine classe d'Anglais présenté dans ces trois ouvrages, me semble la chose inaposaible.

Satmie schooU


142 ŒUVRES DE STENDHAL.

il y a peu en Sicilei de ce mal moral appelé loi et gouverne- ment*.

Ce sont les gens âgés et les prêtres qui font et font exécuter les lois, cela paraît bien à Fespèce de jalousie comique avec la- quelle la volupté est poursuivie dans les îles britamiiques. Le peuple y pourrait dire à ses gouvernants comme Diogène à Alexandre : « Contentez-vous de vos sinécures et taisses-moi, du moins, monsoleiP. :»

 force de lois, de règlements, de contre-règlements et de supplices, le gouvernement a créé en Irlande la pomme de terre, et la population de Flrlande surpasse de beaucoup celle de la Sicile ; c'est-à-dire Ton a fait venir quelques millions de paysans avilis et hébétés, écrasés de travail et de misère, traî- nant pendant quarante ou cinquante ans une vie malheureuse sur les marais de la vieille Érin, mais payant bien la dime. Voilà un beau miracle ! Avec la religion païenne, ces pauvres diables auraient au moins joui d'un bonheur; mais pas du tout, il faut adorer saint Patricia.

En Irlande on ne voit guère que des paysans plus malheureux que des sauvages. Seulement, au lieu d'être cent mille comme ils seraient dans Tétat de nature, ils sont huit millions *, et font vivre richement cinq cents absentées à Londres et à Paris.


  • J'appelle mal morale en 1822, tout gouYcrncment qui n'a pas les

deux chambres; il n'y a d'exception (fie lorsque le chef du gouTeme- ment est grand par la probité, miracle qui se Toit en Saxe et à Naples.

> Voir dans le procès de la fene reine d'Angleterre une liste curieiufi des pairs avec les sommes qu'eux et leurs familles reçoivent de TËtat. Par exemple, lord Laudcrdaleet sa famille, 36,000 louis. Le demi-pot de bière nécessaire à la clu'tive subsistance du plus pauvre Anglais paye un sou d'impôt au profit du noble pair. Et, ce qui fait beaucoup à noire objet, ils le savent tous les deux. Dès lors, ni le lord ni le paysan n'ont plus assez de loisir pour songer à l'amour: ils aiguisent leurs armes, l'un en public et avec orgueil, l'autre en secret et avec rage.(L'Ycomanry et les Whiteboys.)

s Piunkcll Graig, Vie de Curran,


DE L'ÂMOUn. 145

La société est infiniment plus avancée en Ecosse^ où, sous plusieurs rapports, le gouvernement est bon (la rareté des cri- mes, la lecture, pas d'évêques, etc.). Les passions tendres y ont donc beaucoup plus de développement, et nous pouvons quitter les idées noires et arriver aux ridicules.

Il est impossible de ne pas apercevoir un fond de mélancolie chez les femmes écossaises. Cette mélancolie est surtout sédui- sante au bal, où elle donne un singulier piquant à Tardeur et à l'extrême empressement avec lesquels elles sai^tent leurs dan- ses nationales. Edimbourg a un autre avantage, c'est de s'être soustrait à la vile omnipotence de Tor. Cette ville forme en cela, aussi bien que pour la singulière et sauvage beauté du site, un contraste complet avec Londres. Comme Rome, la belle Edim- bourg semble plutôt le séjour de la vie contemplative. Le tour- billon sans repos et les intérêts inquiets de la vie active avec ses avantages et ses inconvénients sont à Londres. Edimbourg me semble payer le tribut au malin par un peu do disposition à la pédanterie. Les temps où Marie Stuart habitait le vieux Uoly- roody et où l'on assassinait Riccio dans ses bras, valaient mieux pour ramour, et toutes les femmes en conviendront, que ceux où l'on discute si longuement, et même en leur présence, sur la préférenee à accorder au système neptunien sur le vulcanien

de J^aime mieux la discussion sur le nouvel uniforme donné

par le roi à ses gardes ou sur la pairie manquée de sir B. Bloom- Geld, qui occupait Londres lorsque je m'y trouvais, que la dis- cussion pour savoir qui a le mieux exploré la nature des roches,

deWemeroude

Je ne dirai rien du terrible ^manche écossais, auprès duquel celui de Londres semble une partie de plaisir. Ce jour destiné à honorer le ciel est la meilleure image de l'enfer que j'aie ja-


< Degré de civilisation da paysan Robert Bums et de sa famille; club ie paysans où Ton payait deux sous par séance; questions qu'on y discu- tait. (Voir les Lettres de Burns.)


144 OEUVRES DE STENDHAL.

mais vue sur la terre. Ne marchons pas si vite, disait un Écos- sais en revenant de l'église à un Français» son ami, nous aurions Fair de nous promener *.

Celui des trois pays où il y a le moins d'hypocrisie (Cant, voyez le NeW'Monthly'MagazinedeidJOiyï&t 1822, tonnant contre Mo- zart et les Noize di Figaro, écrit dans un pays où Ton joue le Citizen. Mais ce sont les aristocrates qui, par tout pays, achè- tent et jugent un journal littéraôre et la littârature; et. depuis quatre ans, ceux d'Angleterre ont fait alliance avec les évè- ques); celui des trois pays où il y a, ce me semble, le moins dliy- pocrisie, c'est Tlriande ; on y trouve, au contraire, une vivadté étourdie et fort aimable. En Ecosse, il y a la stricte observance du dimanche, mais le lundi on danse avec une joie et on aban- don inconnus à Londres. Il y a beaucoup d*amour dans la classe des paysans en Ecosse. La toute-puissance de Fimagination a francisé ce pays au seizième siècle.

Le terrible défaut de la société anglaise, celui qui, en qb Jour donné, crée une plus grande quantité de tristesse que la dette et ses conséquences, et même que la guerre à mort des riches contre les pauvres, c'est cette phrase que Fon me disait cet au- tomne à Croydon, en présence de la belle statue de Févèque : Dans le monde, aucun homme ne veut se mettre en avant, de peur d'être déçu dans son attente. »

Qu'on juge quelles lois, sous le nom de pudeur^ de tels hom- mes doivent imposer à leurs femmes et à leurs maîtresses!

.-»■•« ~

  • Le même (ait en Amende. En Ecosse, étalage des titres.


if'




DE L'AMOUR. 445


CHAPITRE XLVII.


DE l'eSPAGRR.


L'Ândalonde est Tan des plas aimables séjours qne la Tûlajkté se soit choisis sur la terre. J'avais trois ou quatre anecdotes qui montraient de quelle manière mes idées sur les trois ou quatre actes de folle différents dont la réunion forme Tamour sont vraies en Espagne ; Ton me conseille de les sacrifier à la dâîcalesse firançaise. J*ai eu- beau protester que j'écrivais en langue firançaise, mais non pas certes en littérature française. Dieu me préserve d'avoir rien de commun avec les littérateurs estimés aujourd'hui !

Les Haures, en abandonnant TÂndalousie, y ont laissé leur architecture et presque leurs mœurs. Puisqu'il m'est impossible de parier des dernières dans la langue de madame de Sévigné, je dirai du moins de l'architecture mauresque que son principal trait consiste à faire que chaque maison ait un petit jardin en- touré d'un portique élégant et svelte. Là, pendant les chaleurs msnpportables de l'été, quand, durant des semaines entières, le thermomètre de Réaumur ne descend jamais et se soutient à trente degrés, il règne sous les portiques une obscurité déli- cieuse. Au milieu du petit jardin, il y a toujours un jet d'eau dont le bruit uniforme et voluptueux est le seul qui trouble cette retraite charmante. Le bassin de marbre est environné d*une douzaine d'orangers et de lauriers-roses. Une toile épaisse en forme de tente recouvre tout le petit jardin, et, le proté- geant contre les rayons du soleil et de la lumière, ne laisse pé* nétrer que les petites brises qui, sur le midi, viennent des mon- tagnes.

Là vivent et reçoivent les charmantes Andalouses à la dé-

I. 9


146 ŒUVRES DE STENDHAL.

marche si vive et si légère ; une simple robe de soie noire gar- nie de franges de la même couleur, et laissant apercevoir un cou-de-pied charmant, un teint pâle, des yeux où se peignent toutes les nuances les plus fugitives des passions les plus ten- dres et les plus ardentes : tels sont les êtres célestes qu'il m'est défendu de faire entrer en scène. ^

Je regarde le peuple espagnol comme le représentant vivant du moyen âge.

Il ignore une foule de petites vérités (vanité puérile de ses voisins] ; mais il sait profondément les grandes, et a assez de caractère et d'esprit pour suivre leurs conséquences jus^e dans leurs effets les plus éloignés. Le cahictère espagnol fait une belle opposition avec Tesprit français; dur, brusque, peu élégant, plein d'un orgueil sauvage, jamais occupé des antres : c'est exactement le contraste du quinzième siècle avec le dix- huitième.

L'Espagne m*est bien utile pour une comparaison : le seul peuple qui ait su résister à Napoléon me semble absolument pur d'honneur bête, et de ce qu'il y a de bête dans Thonneur.

Au lieu de, faire de belles ordonnances militaires, de changer d'uniforme tous les six mois et de porter de grands éperons, il a le général no importa ^


CHAPITRE XLVIII.


DE l'amour ALLEKAlfD.


Si l'Italien, toujours agité entre la haine et Tamour, ^di de passions, et le Français de vanité, c'est d'imagination que vi*

^ Voir les charmantes Lettres de M. Pecchio. L'Italie est pleine de


DE L'AMOUR. 147

« 

Yent les bous et simples descendants des anciens Gennains. A peine sortis des intérêts sociaux les plus directs et les plus né- cessaires à leur subsistance, on les voit avec ctonnement s'é- lancer dans ce qu'ils appellent leur philosophie ; c'est une es- pèce de folie douce, aimable, et surtout sans fiel. Je vais citer, non pas tout à fait de mémoire, mais sur des notes rapides, un ouvrage qui, quoique fait dans un sens d'opposition, montre bien, même par les admirations de l'auteur, l'esprit militaire dans tout son excès : c'est le voyage en Autriche, par M. Ga- det-Gasfticourt, en 1809. Qu'eût dit le noble et généreux Desaix s'il eût Yo le pur héroïsme de 95 conduire à cet exécrable égoïsme?

]>eax amis se trouvent ensemble à une batterie à la bataille d0 Talavera : l'un comme capitaine commandant, l'autre* comme lieutenant. Un boulet arrive qui culbute le capitaine, c Son» dit le lieutenant tout joyeux, voilà François mort : c'est moi qui vais être capitaine. — Pas encore tout à fait! » s'écrie François en se relevant II n'avait été qu'étourdi par le boulet. Le lieutenant, ainsi que son capitaine, étaient les meilleurs garçons du monde,, point méchants, seulement un peu bêtes; enthousiastes de l'empereur l'ardeur de la chasse et l'égoisme furieux que cet homme avait su éveiller en le décorant du nom de gloire leur faisaient oublier l'humanité.

Au milieu du spectacle sévère donné par de tels hommes, se disputant aux parades de Schœnbrunn un regard du maître et un titre de baron, voici comment l'apothicaire de l'empereur décrit l'amour allemand, page 188 :

c Rien* n'est plus complaisant, plus doux, qu'une Autri- chienne. Chez elle, l'amour est un culte, et, quand elle s'atta- che à un Français, elle l'adore dans toute la force du terme.

c n y a des femmes légères et capricieuses partout, mais eti


gent de eette force; mais, au lieu de se produire, ils se tiennent tran- quilles : Paese délia virtu teonosciuta.


148 <EUVRES DE STENDHAL.

général les Viennoises sont fidèles et ne sont nullement co- quettes; quand je dis qu'elles sont fidèles, c*est à l'amant de leur choix, car les maris sont à Vienne comme partout. »

/ 7 juin 1809.

La plus belle personne de Vienne a agréé Thommage d'mi ami à moi, M. M..., capitaine attaché au quartier général de Tempereur. G*est un jeune homihe doux et spirituel ; mais cer- tainement sa taille ni sa figure n'ont rien de remarquable.

Depuis quelques jours, sa jeune amie fait la plus vive sensa- tion parmi nos brillants officiers d'état-major, qui passent leur vie à fureter tous les coins de Vienne. C'est à qui sera le plus hardi; toutes les ruses de guerre possibles ont été employées; - la maison de la belle a été mise en état de siège par les plus jo- lis et les plus riches. Les pages, les brillants colonels, les géné- raux de la garde, les princes mêmes, sont allés perdre leur temps sous les fenêtres de la belle, et leur argent auprès de ses gens. Tous ont été éconduits. Ces princes n'étaient guère accoutumé à trouver des cruelles à Paris ou à Milan. Gomme je riais de leur déconvenue avec cette charmante personne : « JUaû, me» Dieu, me disait-elle, est-ce quHU ne savent pas que famé if. M...1j>

Voilà un singulier propos et assurément fort indécent.

Page 290 : « Pendant que nous étions à Schœnbrunn, je re* marquai que deux jeunes gens attachés à l'empereur ne rece- vaient jamais personne dans leur logement a Vienne. Nous les plaisantions beaucoup sur cette discrétion. L'un d'eux me dit un jour : < Je n'aurai pas de secret pour vous : une Jeune « femme de la ville s'est donnée à moi, sous la condition qu'eDe ce ne quitterait jamais mon appartement, et que je ne recevrais <r qui que ce soit sans sa permission. » Je fus curieux, dit le voyageur, de connaître celte recluse volontaire, et ma qualîlé de médecin me donnant comme dans l'Orient un prétexte bon-


DE L'AMOUR. 149

nè(e,. j'acceptai un déjeuner que mon ami m'offrit. Je trouvai une femme très-éprise, ayaut le plus grand soin du ménage, ne désirant nullement sortir, quoique la saison invitât à la prome- nade, et d'ailleurs convaincue que son amant la ramènerait en France.

c L'autre jeune homme, qu'on ne trouvait non plus jamais à son logement ea ville, me fit bientôt après une confidence pa- reille. Je vis aussi sa belle; comme la première, elle était Monde, fort jolie, très-bien faite.

c L'une, âgée de dix-huit ans, était la fille d'un tapissier fort à son aise; l'autre, qui avait environ vingt-quatre ans, était la femme d'un officier autrichien qui disait la campagne à l'armée de rarchiduc Jean. Cette dernière poussa l'amour jusqu'à ce qgà nous semblerait de l'héroïsme en pays de vanité. Non-seu- Imieiit son ami lui fut infidèle, mais il se trouva dans le cas de hpi faire les aveux les plus scabreux. Elle le soigna avec un dé- ▼ooement parfait, et, s'attachant par la gravité de la maladie de son amant, qui bientôt fut en péril, elle ne l'en chérit peut-être qjœ davantage.

c On sent qu'étranger et vainqueur, et toute la haute société de Vienne s'étant retirée à notre approche dans ses terres de Hoogrie, je n'ai pu observer l'amour dans les hautes classes ; mais j'en ai vu assez pour me convaincre que ce n'est pas de l'amour c<Maaune à Paris.

c Ce sentiment est regardé par les Allemands comme une vertu, comme une émanation de la Divinité, comme quelque chose de mystique. 11 n'est pas vif, impétueux, jaloux, tyranni- qne, comme dans le cœur d'une Italienne : il est profond et ressemMe à Filluminismei il y a mille lieues de là à l'Angle- tenre.

c U y a quelques années., un tailleur de Leipsick, dans un ac- cès de jalousie, attendit son rival dans le jardin public, et le poîgnaffda. On le condamna à perdre la têlc. Les moralistes de U ville, fidèles à la bonté et à la ^icililé d'moûoYL 4$^ K^&-


150 ŒUVRES DE STENDHAL.

mands (faisant faiblesse de caractère), discotèrent le jugement, le trouvèrent sévère, et, établissant une comparaison entre le tailleur et Orosmane, apitoyèrent sur son sort. On ne put ce- pendant faire réformer Tarrét. Mais le Jour de Texécution toutes les jeunes filles de Leipsick, vêtues de blanc, se réunirent et ac- compagnèrent le tailleur à Téchafaud eu jetant des fleurs sur sa route.

« Personne ne trouva cette cérémonie singulière; cependant, dans un pays qui croit être raisonneur, on pouvait dire qu'eOe honorait une espèce de meurtre. Nais c'était une cérëmonie, et tout ce qui est cérémonie est sûr de n'être Jamais ridicule en Allemagne. Voyez les cérémonies des cours des pedts princes qui nous feraient mourir de rire, et semblent fort imposantes à Meinungen ou à Kœthen. Ils voient dans les six gardes-chasses qui défilent devant leur petit prince, garni de son crachat, les soldats d*Hermann marchant à la rencontre des légions de Varus.

« Différence des Allemands à tous les autres peuples : ils 8*exaltent par la méditation, au lieu de se calmer. Seconde nuance : ils meurent d'envie d'avoir du caractère.

« Le séjour des cours, ordinairement si favorable an dévelop- pement de Tamour, Fhébète en Allemagne. Vous n^avez pas d*idce de Tocéan de minuties incompréhensibles et de petitesses qui forment ce qu'on appelle une cour d'Allemagne ^, même celle des meilleurs princes. (Munich, 1820.)

« Quand nous arrivions avec un état-major, dans une ville d'Allemagne, au bout de la première quinzaine, les dames da pays avaient fait leur choixw Mais ce choix étaitvConstant; etf ai ouï dire que les Français étaient Técueil de beaucoup de vertus irréprochables jusqu'à eux. d

Les jeunes Allemands que j'ai rencontrés à Gœttingue, Dresde,

^ Voir les Mémoiret de la margrave de Bareuth, et Vingt am de téjaur à Berlin, par M. Thiébaut.


DE L'AMOUR. 151

KûODîdierg, eto«» sont élevés au miliett de systèmes prétendus philosophiques qoi ne sont qu'une poésie obscure et mal écrite, mais, sous le rai^rt nioral, de la plus haute et sainte subli- mité. 11 me semble voir qu'ils ont hérité de leur moyen âge, non le républicanisme, la défiance et le coup de poignard, comme les Italiens, mais une forte disposition à Tenthousiasme et à la booiie foi. C'est pour cela que, tous les dix ans, ils ont un nou- veau grand honnne qui doit effacer tous les autres. (Kant, Ste- ding, Fiehte, etc., etc.*)

Luther fit jadis un appel puissant au sens moral, et les Alle- mands se battirent trente ans de suite pour obéir à }eur con- science. Belle parole et bien respectable, quelque absurde que soit la croyance ; je dis respectable, même pour Fartiste. Voir les. combats dans Fâme de S... entre le troisième commande- ment de Dieu : Tu ne tueras point, et ce qu'il croyait Fintérêt de la patrie.

■ L'on trouve de Fenthousiasme mystique pour les femmes et Famour jusque dans Tacite, si toutefois cet écrivain n'a pas fait uniquement une satire de Rome \

L'on n'a pas plutôt fait cinq cents lieues en Allemagne que Fou distingue dans ce peuple désuni et morcelé, un fond d'enthou- siasme doux et tendre plutôt qu'ardent et impétueux.

Si Fon ne voyait pas bien clairement cette disposition^ Fon pourrait relire trois ou quatre des romans d'Auguste la Fontame que la jolie Louise, reine de Prusse, fit chanoine de Hagdebourg, en récompense d'avoir si bien peint la vkpamhlÉ^.


< Voir en 1821 leur enthousiasme pour la tragédie du Triomphe de la •roiœ, qoi fait oublier Guillaume Tell.

  • l'ai eu le bonheur de rencontrer un 'homme de Fesprit le pins Tif et

en même temps savant comme dix savants allemands, et exposant ce

qu'il a découvert en termes clairs et précis. Si jamais M. F imprime,

noos verrons le moyen âge sortir brillant de lumière à nos yeux, et nous l'aimerons.

  • Titre d'uo des romans d'Auguste la Fontaine. La Yie paiéible, autre


152 ŒUVRES DB STEHDHiL. *

Je vois une nouvelle preuve de cette dispoûtUm eommuiie aux ÂDemauds dans le code autrichien; qdi exige l'aveu du cou* pable pour la );>unition de presque tous les crimes. Ce code, cal- culé pour un peuple où les crimes sont rares, et plutôt im accès 'de folie chez un être faible que la suite d*un intérêt courageux, raisonné, et en guerre constante avec la société, est précisé- ment le contraire de ce qu'il faut à Tltalie, où Ton cherdie à rimplanter ; mais c'est une erreur d'honnêtes gens.

J*ai vu les juges allemands en Italie se désespérer des sen- tences de mort, ou réquivalent, les fers durs^ qu'ils Paient obU* gés de prononcer sans Taveu des coupables.


CHAPITRE XLIX.

UNS JOUBNÉE A FLOBBNCB,

Florence, 12 février 1819.

Ce soir j'ai trouvé dans une loge un homme qui avait quel- que chose à solliciter auprès d'un magistrat de cinquante ans. Sa première demande a été : « Quelle -est sa maîtresse? Chi ao- vUsina adesso? d Ici toutes ces affaires sont de la dernière publi- cité, elles ont leurs lois, il y a la manière approuvée de se conduire, qui est basée sur la justice, sans presque rien de coa- ventionnel; autrement on est un porco.

c Qu'y a-t-il de nouveau ? d demandait hier un de mes amis, arrivant de Volterre. Après un mot de gémissement énergique sur Napoléon et les Anglais, on ajoute avec le ton du plus vif inié*

grand trait des mœurs Allemandes, c'est le far nienu de l'Italien» c'est la critique physiologique du drotki russe ou du ftorteback anglais»


DE L'AMOUR. 153

rêt : c La Vitteleschi a changé diamant : ce pauvre Gherardesca se désespère. — Qui a-t-elle pris? — Nontegalli, ce bel officier à moustaches, qui avait la priucipessa Golona ; voyez-le là-bas au parterre, cloué sous sa loge ; il est là toute la soirée, car le mari ne veut pas le voir à la maison, et vous apercevez près de la porte le pauvre Gherardesca se promenant tristement et comptant de loin les regards que son infidèle lance à son suc- cesseur. H est très-cbangé, et dans le dernier désespoir; c*est en vain que ses amis veulent renvoyer à Paris et à Londres* 11 se sent mourir, dit-il, seulement à Fidée de quitter Florence. »

Chaque année il y a vingt désespoirs pareils dans la haute so* ciété ; j'en ai vu durer trois ou quatre ans. Ces pauvres diables sont sans nulle vergogne, et prennent pour confidents toute la terre. Au reste, il y a peu de société ici, et encore quand on aime, on n'y va presque plus. Il ne faut pas croire que les grandes passions et les belles âmes soient communes nulle part, même en Italie ; seulement des cœurs plus enflammés et moins étiolés par les mille petits soins de la vanité y trouvent des plai- sirs délicieux, même dans les espèces subalternes d'amour. J'y ai vu l'amour-caprice, par exemple, causer des transports et des moments d'ivresse, que la passion la plus éperdue n'a jamais amenés sous le méridien de Paris ^.

Je remarquais ce soir qu'il y a des noms propres en italien pour mille circonstances particulières de l'amour, qui, en fran- çais, exigeraient des périphrases à n'en plus finir : par exemple, l'action de se retourner brusquement, quand du parterre on loi^e dans sa loge la femme qu'on veut avoir, et que le mari ou le servant -viennent à s'approcher du parapet de la loge.

Voici les traits principaux du caractère de ce peuple.

i^ L'attention accoutumée à être au service de passions pro-


^ De ce Paris qui a donné au monde Voltaire, Molière et tant d'hom- tees distingués par l'esprit; mais l'on ne peut pas tout avoir, et il y au- rail peu d'esprit à en prendre de l'humeur.

9.


154 ŒUVRES DE STENDHAL.

fondes ne peut pas se mouvoir rapidement, c'esl la différence la plus marquante du Français à Fltalien. U faut voir un Italie s'embarquer dans une diligence, ou faire un payeoient, c'est là la furia francese; c'est pour cela qu'un Français des plus vul- gaires, pour peu qu'il ne soit pas un ht spirituel à la Dëma- sure, paraît toujours un être supérieur à une Italienne. (L'amant de la princesse D. à Rome.)

^ Tout le iiH>nde fait l'amour, et non pas en cachette comme en France; le mari est le meilleur ami de l'amant;

3° Personne ne lit;

4° Il n'y a pas de société. Un homme ne compte pas pour remplir et occuper sa vie sur le bonheur qu'il tire chaque jour de deux heures de conversation et de jeu de vanité dans telle maison. Le mot causerie ne se traduit pas en italien. L'on parie quand on a quelque chose à dire pour le service d'une passion, mais rarement Ton parle pour bien parler et sur tous les sujets venus;

5^ Le ridicule n'existe pas en Italie.

En France nous cherchons à imiter tous les deux le même modèle et je suis juge compétent de la manière dont vous le copiez ^ En Italie je ne sais pas si cette action singulière que je vois faire ne fait pas plaisir à celui qui la fait, etpeu^étre ne m'en ferait pas à moi-même.

Ce qui est affecié dans le langage ou dans les manières à Borne est de bon ton ou inintelligible à Florence, qui en est à dn- quante lieues. On parle français à Lyon comme à Nantes. Le vénitien, le napolitain, le (;énois, le piémontais, sont des lan- gues presque entièrement différentes il seulement parlées par des gens qui sont convenus de n'imprimer jamais que dans une langue commune, celle qu'on parle à Rome. Rien n'est absurde comme une comédie dont la scène est à Milan et dont les per-


  • Cette habitude des Françaig, diminuant tous les jours, éloignen de

nous tes héros de Molière.


DE L'AMOUR. i55

sonnages {mlent romain. La langue italienne, beaucoup plus faite pour être chantée que parlée, ne sera soutenue contre la clarté française qui Tenvahit que par la musique.

En Italie la crainte du pacha et de ses espions faiit estimer VutUe; il n*y a pas du tout d*honneur bête ^. Q est remplacé par une sorte de petite haine de société, appelée peiegolUtM.

Enfin donner un ridicule, c'est se faire un ennemi mortel, éhose fort dangereuse dans un pays où la force et Toffiee des gouvernements se bornent à arracher Timpôt et à punir tout ce qui se distingue.

((* Le patriotisme éP antichambre.

Cet o^eil qui nous porte à chercher l'estime de nos conci- toyens, et à faire corps avec eux, expulsé de toute noble entre» prise, vers Fan 1550, par le despotisme jaloux des petits prinoes d'Italie, a donné naissance à un produit barbare, à une espèce de Calihan, à un monstre plein de fureur et de sottise, le pa* triotisme d^ antichambre, comme disait M. Tnrgot, à propos du siège de Calais (le Soldat laboureur de ce temps-là). J'ai vu ce monstre hébéter les gens les plus spirituels. Par exemple un étranger se fera mal vouloir, même des jolies femmes, s'il s'avise de trouva des défauts dans le peintre ou dans le poète de ville, on lui dit fort bien et d'un grand sérieux qu'il ne faut pas ymût chez les gens pour s'en moquer, et on lui cite à ce sujet un mot de Louis XIV sur Versailles.

 Florence on dit : il nostro fienvenuti, comme à Brescia, il noflro Ârrici; ils mettent sur le mot nostro une certaine em- phase contenue et pourtant bien comique, à peu près comme le Miroir parlant avec onction de la musique nationale, et de^ M. Monsigny, le musicien de l'Europe.

Pour ne pas rire au nez de ces braves patriotes, il faut se rap- peler que, par suite des dissensions du moyen âge, envenimées

^ Tootet les infractions à cet honneur sont ndie«Ut ^ada >»& vwsi&vH bourgeoises en France. [Voir la Petite YilUf de II. Pioaxd.^


156 ŒUVRES DE'STËNDHÂL.

par la politique atroce des papes ^'chaque ville' hait mortelle- ment la cité voisine, et le nom des habitants de celle-ci passe toujours dans la première pour synonyme de quelque grossier dé- faut. Les papes ont su faire de ce beau pays la patrie de la haine. •^ Ce patriotisme d'antichambre est la grande plaie morale 'de ritalie, typhus délétère qui aura encore des effets funestes

longtemps après qu'elle aura secoué le joug de ses petits p

{ridicules *. Une des formes de ce patriotisme est la haine inexo- ,rable pour tout ce qui est étranger. Ainsi ils trouvent les Alle- mands bêtes, et se mettent en colère quand on leur dit : c Qu'a produit ritalie dans le dix-huitième siècle d'^al à Catherine II ou à Frédéric le Grand? Où avez-vous un jardin anglais compa- rable au moindre jardin allemand, vous qui par votre climat avez un véritable besoin d'ombre? d

1^ Au contraire des Anglais et des Français, les Italiens n*ont aucun préjugé politique ; on y sait par cœur le vers de la Fontaine :

Notre ennemi c'est notre M. ^

L'aristocratie, s'âppuyantsur les prêtres et sur les sociétés bi- bliques, est pour eux un vieux tour de passe-passe qui les (ait rire. En revanche, un Italien a besoin de trois mois de séjour en France pour concevoir comment un marchand de draps peut être ultra.

8<> Je mettrais pour dernier trait de caractère l'intolérance dans la discussion et la colère, dès qu'ils ne trouvent pas sous la main un argument à lancer contre celui de leur adversaire. Alors on les voit pâlir. C'est une des formes de l'extrême sensi- bilité, mais ce n'est pas une de ses formes aimables ; par con* séquent, c'est une de celles que j'admets le plus volontiers en preuve de son existence.

J'ai voulu voir l'amour éternel, et après bien des diflicttltés


^ Voir l'excellente et curieuse Bistùite de ttglUe^ par M. de Potter. • 1822.


DE L'AMOUR. 157

j'ai obtenu d*é(re présenté ce soir au chevalier G. et à sa mai- tresse, auprès de laquelle il vit depuis cinquante-quatre ans. Je suis sorti attendri de la loge de ces aimables vieillards; voilà l'art d'être heureux, art ignoré de tant de jeunes gens.

Il y a deux mois que j'ai vu monsignor R***^ duquel j'ai été bien reçu parce que je lui portais des Minerva. Il était à sa maison de campagne avec madame D., qu'il awicina, comme on dit, depuis trente-quatre ans. Elle est encore belle, mais il y a un fond de mélancolie dans ce ménage, on Tattribue à la perte d'un fils empoisonné autrefois par le mari.

Ici, faire l'amour, n'est pas, comme à Paris, voir sa maîtresse, un quart d'heure toutes les semaines, et, le reste du temps, ac- crocher un regard ou un serrement de main : l'amant, Theu- reux amant, passe quatre ou cinq heures de chacune de ses jour- nées avec la femme qu*il aime. Il lui parle de ses procès, de son jardin anglais , de ses parties de chasse, de son avance- ment, etc., etc. C'est l'intimité la plus complète et la plus ten- dre; il la tutoie en présence du mari, et partout.

Un jeune homme de ce pays, et fort ambitieux, à ce qu'il croyait, appelé à une grande place à Vienne (rien moins qu'am- bassadeur), n'a pas pu se faire à l'absence. Il a remercié de la place au bout de six mois, et est revenu être heureux dans la loge de son amie.

Ce commerce de tous les instants serait gênant en France, où il est nécessaire de porter dans le monde une certaine affectation, et oà votre siaftresse vous dit fort bien : c Monsieur un tel, vous êtesmaussadecesoir, voiMfitf dî^ rien, » En Italie il nes'agitque de dire à la femme qu'on aime tout ce qui passe par la tête, il faut exactement penser tout haut. D y a un certain effet nerveux de l'intimité et de la franchise provoquant la firanchise, que l'on ne peut attrapper que par là. Mais il y a un grand inconvénient; on trouve que faire l'amour de cette manière paralyse tous les goAts, et rend insipides toutes les autres occupations de la vie. Cet amour-là est le meilleur remplaçant de la passion.


158 ŒUVRES DE STENDHAL.

Nos gens de Paris qoi en sont encore i concevoir qu*(m puisse être Persan, ne sachant que dire, s*écrieront que ces mœurs sont indécentes. D'abord je ne suis qu'historien, et puis je me réserve de leur démontrer un jour, par lourds raisonne- nements, qu'en fait de mœurs, et'pour le fond des choses, Pa- ris ne doit rien à Bologne. Sans s'en douter, ces pauvres gens répètent encore leur catéchisme de trois sous.

12 juillet 1821. — Â Bologne il n*y a point d'odieux dans b société. Â Paris, le rôle de mari trompé est exécrable; id (à Bologne) ce n'est rien, il n'y a pas de maris trompés. Les moeurs sont donc les mêmes, il n'y a que la haine de moins; le cava- lier servant de la femme est toujours ami du mari, et cette ami- tié, cimentée par des services réciproques, survit bien soiwent à d*autres intérêts. La plupart de ces amours durent cinq ou six ans, plusieurs toujours. On se quitte ei^ quand on ne trouve plus de douceur à se tout dire, et, passé le premier mois de la rupture, il n'y a pas d'aigreur.

Janvier 1822. — L'ancienne mode des cavaliers servants» importée en Itajie par Philippe II avec l'orgueil et les mœurs espagnoles, est entièrement tombée dans les grandes villes. Je ne connais d'exception que les Gaiabres, où toujours le frère aîné se fait prêtre, marie le cadet et s'établit le servant de sa belle-sœur et en même temps l'amant.

Napoléon a été le libertinage à la haute Italie et même à ce pays-ci (Naples).

Les mœurs de la génération actuelle des jolies femmes fimt honte à leurs mères; elles sont plus favorables k ramoor-pas* sion. L'amour physique a beaucoup perdu ^

^ Vers 1780, la maxime était :

Molli aTerne,

Un goderne,

E cambîar spesM. Voyage de Shylock.


DE L'AMOUR. 169


CHAPITRE L


V

L*AMOUR AUX ÉTATS-UNIS.


Un gouveraement libre esl un gouvernement qui ne fait point de mal aux citoyens, mais qui, au contraire, leur donne la sûreté et la tranquillité. Mais il y a encore loin de là au bonheur, il faut que l*bomme le fasse lui-même, car ce serait une âme bien gros* ' sière que celle qui se tiendraitparfaitementheureuse parce qu'elle jouirait de la sûreté et de la tranquillité. Nous confondons ces cho> ses en Europe, surtout en Italie; accoutumés que nous sommes à des gouvernements qui nous font du mal, il nous semble qu'en être délivré serait le suprême bonheur ; semblables en cela à des malades travaillés par des. maux douloureux. L'exemple de FÂmérique montre bien le contraire. Là, le gouvernement s'ac- qmtte fort bien de son office» et ne fait de mal à personne. Mais, comme si le destin voulait déconcerter *et démentir toute notre philosophie, ou plutôt l'accuser de ne pas connaître tous les âéments de Fhomme, éloignés comme nous le sommes depuis tant de ûècles par le malheureux état de l'Europe de toute vé- ritable expérience, nous voyons que lorsque le malheur venant des gouvernements manque aux Américains , ils semblent se manquer à eux-mêmes. On dirait que la source de la sensibilité se tarit chez ces gens-là. Ils sont justes, ils sont raisonnables, et ils ne sont point heureux.

L. B..., c'est-à-dire les ridicules conséquences et règles de conduite que des esprits bizarres déduisent de ce recueil de poèmes ei de diansons, suffît-elle pour causer tout ce mal* heur? L^effet me semble bien considérable pour la cause.

M. de Volney racontait que, se trouvant à table à la campa* gne, ches un brave Américain, homme à son aise et environné


leO. ŒUVRE8 DE STENDHAL.

d'eufants déjà grands» il entre un jeune homme dans la salle : « Bonjour, William, dit le père de famille; asseyez-vous. » Le voyageur demanda qui était ce jeune homme : « G'eât le second de mes fils. — Et d'où vient-il? — De Canton. »

L'arrivée d*un fils des bouts de Tunivers ne faisait pas plus de sensation.

Toute Tattention semble employée aux arrangements raison- nables de la vie, et à prévenir tous les inconvénients : arrivés enfin au moment de recueillir le fruit de tant de soins et d*un si long esprit d'ordre, il ne se trouve plus de vie de reste pour jouir.

Oh dirait que les enfonts de Penn n*ont jamablu ce vers qui semble leur histoire :

Et propter Titam, Tivendi perdere causas.

Les jeunes gens des deux sexes, lorsque l'hiver est vena, qui comme en Russie est la saison gaie du pays, courent ensemble en traîneaux sur la neige le jour et la nuit, ils font des courses de quinze ou vingt milles fort gaiement et sans personne pour les surveiller; et il n'en résulte jamais d'inconvénient.

Il y a la gaieté physique de la jeunesse qui passe bientôt avec la chaleur du sang et qui est finie à vingt-cinq ans : je ne vois pas les passions qui font jouir. 11 y a tant é!hah%tude de raison

r

aux Etats-Unis, que la cristallisation y a été rendue impos- sible.

J'admire ce bonheur et ne l'envie pas ; c'est comme le bon- heur d'êtres d'une espèce différente et inférieure. J'augure beaucoup mieux des Florides et de l'Amérique méridionale ^.

^ Voir les mœurs des îles Âçores : l'amour de Dieu et l'autre amour y sccupent tous les instants. La religion chrétienne, interprétée par les jé- suites, est beaucoup moins ennemie de l'homme, en ce sens, que le pro- testantisme anglais; elle permet au moins de danser le dimanche; et vu jour de plaisir sur sept, c'est beaucoup pour le cultivateur, qiû tnvaille assidûment les six autres. •


DE L'AMOUR. 161

Ce qui fortifie ma conjecture sur celle du Nord, c*est le msm- que absolu d'artistes et d'écrivains. Les Etats-Unis ne nous ont pas encore envoyé une scène de tragédie, un tableau ou une vie de Washington.


CHAPITRE LL

DB L'AXOmt EN rROVENGE JU8QU*Â LA CONQUÊTE DB lOUJLOUSB, SN 1328, PAR LES BARBARES DU NORD.

L'amour eut une singulière forme en Provence, depuis Tan ilOO jusqu*en 1328. Il y avait une législation établie pour les rapports des deux sexes en amour, aussi sévère et aussi exac- tement suivie que peuvent l'être aujourd'hui les lois du point éThotmeur. Celles de l'amour faisaient d'abord abstraction com- plète des droits sacrés des maris. Elles ne supposaient aucune hypoeridcCes lois, prenant la nature humaine telle qu'elle est, dévalait produire beaucoup de bonheur.

D y avait la manière officielle de se déclarer amoureux d'une femme, et celle d'être agréé par elle en qualité d'amant. Apre» tant de mois de cour d'une certaine façon, on obtenait de Im baiser la main. La société, jeune encore, se plaisait dans les for- malités et les cérémonies qui alors montraient la civilisation, et qui aujourd'hui feraient mourir d'ennui. Le même caractère se retrouve dans la langue des Provençaux, dans la difficulté et l'en- tcelacement de leurs rimes, dansjeurs mots masculins et fémi- nins pour exprimer le même objet ; enfin dans le nombre infini de leurs poètes. Tout ce qui est forme dans la société, et qui au- jourd'hui est si insipide, avait alors toute la fraîcheur et la sa- veur de la nouveauté.


1G2 ŒUVRBB DE STfiNDHÂL.

Après avoir bané la main d'une femme, on s'avançait de grade en grade à toee de mérite et sana paBse*droiU. fant bien re- marcpier (joe si les maris étaient toujours liors de la (joestion, d'un autre côté Tayancement officiel des amants s'arrêtait à ce que nous appellerions les douceurs de Tamitié la plus tendre en* tre personnes de sexes différents ^ Mais après plusieurs mois ou plusieurs années d*épreuTe, une femme étant parfaitement sûre du caractère et de la discrétion d*un homme, cet homme, ayant avec elle toutes les apparence^ et toutes les facilités que donne Famiié la plus tendre, cette amitié devait donner à la verta de bien fortes alarmes.

J'ai parlé de passe-droits, c'est qu'une femme pouvait avoir plusieurs amants, mais un seul dans les grades supérieurs, n semble que les autres ne pouvaient pas être avancés beaucoup au delà du degré à'amitié qui consistait à lui baiser la main et à la voir tous les jours. Tout ce qui nous reste de cette singu- lière civilisation est en vers H en vers rimes de la manière la plus baroque et la plus difQcile; il ne faut pas s'étonner û les notions que nous tirons des ballades des troubadours sont va- gues et peu précises. On a trouvé jusqu'à un contrat de mariage en vers. Après la conquête en 1528, pour cause d'hérésie, les papes prescrivirent à plusieurs reprises de brûler tout ce qui était écrit dans la langue vulgaire. L*astuce italienne proclamait le latin, la seule langue digne de gens si spirituels. Ce serait une mesure bien avantageuse si l'on pouvait la renouveler en 1822.

Tant de publicité et d'ofûciel dans l'amour semblent an pre- mier aspect ne pas s'accorder avec la vraie passion. Si la dame disait à son servant : < Allez pour l'amour de moi visiter la tombe de notre Seigneur Jésus-Christ à Jérusalem; vous y passerez trois ans et reviendrez ensuite; l'amant partait aussitôt : hësi-


  • Mémoires de la fie de GbabânoDt écrits par lui-même. Les coopt

de canne au plafond.


DS L'AMOUR. 163

1er lu kisiant Taurait couvert delà même igiKMoinlequ'aijyour- d'hai une faiblesse sur le point d'houoeur. La langue de ces gens-là a une finesse extrême pour rendre les nuances les plus fugitives du sentiment. Une autre marque que ces mœurs étaient Ibït avancées sur la route de la véritable civilisation, c'est qu*à peine sortis des horreurs 4u moyen âge et de la féodalité, où la force était tout, nous voyons le sexe le plus faible moins tyran- nisé qu'Une Test légalement aujourd'hui; nous voyons les pau- vres et faibles créatures qui ont le plus à perdre en amour et dont les agréiâents disparaissent le plus vite, maîtresses du des- tin des hommes qui les approchent. Un exil de trois ans en Pa- lestine, lé passage d'une civilisation pleine de gaieté aufanatisme et à l'ennui d'un camp de croisés devaient être pour tout autre qu'on chrétien exalté une corvée fort pénible. Que peut faire à son amant une femme lâchement abandonnée par lui à Paris?

n n'y a qu'une réponse que je vois d'ici : aucune femme de Paris, qui se respecte, n'a d'amant. On voit que la prudence a droit de conseiller bien plus aux femmes d'aujourd'hui de ne pas te livrer à Tamour-passion. Mais une autre prudence, qu'assuré ment je suis loin d'approuver, ne leur çon8eilie4-elle pas de se venger avec ramour>physique?Nous avons gagné à notre hypocri- sie et à notre ascétisme ^, non pas un hommage rendu à la vertu, Ton ne eontredit jamais impunément la nalure, ma s il y a moins de bonheur sur k terre et infiniment moina d'inspirations géné- reuses.

Un amant qui, après dix ans d'intimité, abandonnait sa pau- Tre mattrease, parce qu'il s'apercevait qu'elle avait trente-deux ans, était perdu d'honneur dans l'aimable Provence ; il n'avait d'autre ressource que de s'enterrer dans la solitude d'un cloî- tre. Un homme non pas généreux, mais simplement prudent, avait donc intérêt à ne pas jouer alors plus de passion qu'il n'en avait.

  • Priocipe ascétique de Jérémie Bentham.


164 ŒUVRES DE STENDHAL.

Nous devinons tout cela, car il nous reste bien peu de monu- ments donnant des notions exactes...

Il faut juger Tensemble des mœurs d'après quelques faits; par- iculiers. Vous connaissez l'anecdote de ce poète qui avait of- fensé sa dame : après deux ans de désespoir, elle daigna enûn répondre à ses nombreux messages, et lui fit dire que, s'il se faisait arracher un angU, et qu'il lui fît présenter cet ongle par cinquante chevaliers amoureux et fidèles, elle pourrait peut- être lui pardonner. Le poète se hâta de se soumettre à l'opéra- tion douloureuse. Cinquante chevaliers bien venus de leurs dames allèrent présenter cet ongle à la belle offensée avec toute la pompe possible. Gela fit une cérémonie aussi imposante que Feutrée d'un des princes du sang dans une des villes du royaume. L'amant couvert des livrées du repentir suivait de loin son ongle. La dame, après avoir vu s'accomplir toute la cérémonie, qui fut fort longue, daigna lui pardonne^; il fut ré- intégré dans toutes les douceurs de son premier bonheur. L'his- toire dit qu'ils passèrent ensemble de longues et heureuses an- nées. Il est sûr que les deux ans de malheur prouvent une pas- sion véritable et l'auraient fait naître quand elle n'eût pas existé avec celle force auparavant.

Vingt anecdotes que je pourrais citer montrent partout une galanterie aimable, spirituelle et conduite entre les deux sexes sur les principes de la justice; je dis galanterie, car en tout temps l'amour-passion est une exception plus curieuse que fré- quente, et Ton ne saurait lui imposer de lois. En Provenbe, ce qu'il peut y avoir de calculé et de soumis à l'empire de la rai- son était fondé sur la justice et sur l'égalité de droits entre les deux sexes, voilà ce que j'admire surtout comme éloignant le malheur autant qu'il est possible. Au contraire; la monarchie absolue sous Louis XV était parvenue à mettre à la mode la scé- lératesse et la noirceur dans ces mêmes rapports ^.

« 

^ 11 faut avoir entendu parler l'aimable général Lados, Naples,1802. Si


DE L'AMOUR. i65

Quoique cette jolie langue provençale, si remplie de délica- tesse et si tourmentée par la rime ^, ne fût pas probablement ceHe du peuple, les mœurs de la haute classe avaient passe aux classes inférieures, très-peu grossières alors en Provence, parce qu'elles avaient beaucoup d'aisance. Elles étaient dans les pre- mières joies d'un commerce fort prospère et fort riche. Les ha* bitants des rives de la Méditerranée venaient de s'apercevoir (au neuvième siècle) que faire le commerce en hasardant quel- ques barques sur cette mer était moins pénible et presque aussi amusant que de détrousser les passants sur le grand chemin voisin, à la suite de quelque petit seigneur féodal. Peu après, les Provençaux du dixième siècle virent chez les Arabes qu'il y avait des plaisirs plus doux que piller, violer et se battre.

Il faut considérer la Méditerranée comme le foyer de la civi- lisation européenne. Les bords heureux de cette belle mer si favorisée par le climat l'étaient encore par l'état prospère des habitants et par l'absence de toute religion ou l^islation triste. Le génie éminemment gai des Provençaux d'alors avait traversé la religion chrétienne sans en être altéré.

Nous voyons une vive image d'un effet semblable de la même cause dans les villes d'Italie dont l'histoire nous est parvenue d'une manière plus distincte, et qui d'ailleurs ont été assez heureuses pour nous laisser le Dante, Pétrarque et la peinture.

Les Provençaux ne nous ont pas légué un grand poème, comme la Divine Comédie, dans lequel viennent se réfléchir toutes les particularités -des mœurs de l'époque. Ils avaient, ce me semble, moins de passion et beaucoup plus de gaieté que les Italiens. Ils tenaient de leurs voisins, les Maures d'Espagne, cette agréable manière de prendre la vie. L'amour régnait avee l'allégresse, les fêtes et les plaisirs dans les châteaux de l'heu- reuse Provence.

Ton n'a pas ea ce bonheur, Ton peut ouvrir la Vie privée du maréchal de BicheUeu, neuf volumes bien plaisamment rédigés. ^ Née à Narbonne; mélange de latin et d'arabe.


1C6 ŒUVRES DE STENDHAL»

Avez-vous à TOpéra le finale d'un bel opéra-comique de Ros- sini? Tout est gaietë, beauté, magnificence idéale sur la scène. Nous sommes à mille lieues des vilains côtés de la nature hu- maine. L'opéra finit, la toile tombe, les spectateur» s'en vont, le lustre s'élève, on éteint les qùinquets. L*odeur de lampe mal éteinte remplit la salle, le rideau se relève à moitié, l'on aper- çoit des polissons sales et mal vêtus se démener ^r la scène ; ils s'y agitent d'une manière hideuse, ils y tiennent la place des jeunes femmes qui la remplissaient de leurs grâces il n*y a qu^aa instant.

Tel fut pour le royaume de Provence l'effet de la conquête de Toulouse par îarmée des croisés. Au lieu d'amour, de grâces et de gaieté, on eut les Barbares du Nord et saint Dominique. Je ne noircirai point ces pages du récit à faire dresser les che- veux des horreurs de l'inquisition dans toute la ferveur de la jeunesse. Quant aux barbares, c'étaient nos pères; ils ttfaieni et saccageaient tout ; ils détruisaient pour le plaisir de détruire ce qu'ils ne pouvaient emporter; une rage sauvage les ai^mait contre tout ce qui portail quelque trace de civilisation, surtout ils n'entendaient pas un mot de cette belle langue du Midi, et leur fureur en était redoublée. Fort superstitieux, et guidés par l'affreux saint Dominique, ils croyaient gagner le ciel en tuant des Provençaux. Tout fut fini pour ceux-ci : plus d'amour, plus de gaieté, plus de poésie; moins de vingt ans après la conquête (1555), ils étaient presque aussi barbares et aussi grossiers que les Français, que nos pères *.

D'où était tombée dans ce coin du monde cette charmante forme de civilisation qui, pendant deux siècles, fit le bonheur des hautes classes de la société? des Maures d'Espagne appa- remment.

1 Voir VÉtat de la puissance militaire de la Rustie^ véridique ounagl du général sir Robert Wiison.


DE L'ÂlfOUB. 167


CHAPITRE LU.

U PROTENGJB AU DOUZIÈME SIÊGLI.

Je Tais traduire une anecdote des manuscrits provençaux; le fait que Ton va lire eut lieu vers Fan 1180, et Thistoire fut écrite vers 1250 S l'anecdote est assurément fort connue : toute la nuance des mœurs est dans le style. Je supplie qu'on me per- mette de traduire mot à mot et sans chercher aucunement Télé- gance du langage actuel.

< Monseigneur Raymond de Roussillon fut un vaillant baron, ainsi que le savez, et eut pour femme madona Marguerite, la plus belle femme que Ton connût en ce temps, et la plus douée de toutes beUes qualités, de toute valeur et de toute courtoisie. D arriva ainsi que Guillaunïe de Gabstaing, qui fut fils d'un pan* vre chevalier du château Gabstaing, vint à la cour de monsei* gneor Raymond de Roussillon, se présenta à lui et lui demanda s'il lui plaisait qu'il fût varlet de sa cour. Monseigneur Ray- mond, qui le vit beau et avenant, lui dit qu'il fût le bienvenu et qu'il demeurât en sa cour. Ainsi Guillaume demeura avec lui et sutsigentement se conduire, que petits et grands Taimaient; et il sut tant se distinguer, que monseigneur Raymond voulut qu'il fût doQzel de madona Marguerite, sa femme ; et ainsi fut (ait. Adonc s'efforça Guillaume de valoir encore plus et en dits et ai £ùt8. Mais ainsi, comme il a coutume d'avenir en amour, il se trouva qu'amour voulut prendre madona Mai^erite et en- flammer sa pensée. Tant lui plaisait le faire de Guillaume, et son dire, et son semblant, qu'elle ne put se tenir un jour de lui

' Le manuscrit est i la bibliothèque Laureniiana. M. Raynooard lo rapporte au tome V de ses Troubadours^ page 189. U y a plusieoi^ ^s^l- tes dans son texte; il a trop loué et trop peu C0Tmu\es \tQ\i^^VQisv


168 ŒUVRES DE STENDHAL.

dire : c Or çà, dis-moi, Guillaume, si une femme te faisait sem* a blant d'amour, oserais-tu bien Taimer? » Guillaume, qaï s'en était aperçu, lui répondit tout franchement : « Oui, bien ferais- a }e', madame, pourvu seulement que le semblant fût vérité. « — Par saint Jean ! fit la dame, bien avez répondu comme un c homme de valeur; mais à présent je te veux éprouver si tu c pourras savoir et connaître, en fait de semblants, quels sont « de vérité et quels non. »

« Quand Guillaume eut entendu ces paroles, il répondit : c Ma ff dame, qu'il soit ainsi comme il vous plaira. »

a U commença à être pensif, et Amour aussitôt lui chercha guerre; et les pensers qu'Amour envoie aui siens lui titrèrent dans le tout profond du cœur, et de là en avant il fut des ser- vants d'amour et commença à trouver *■ de petits couplets ave- nants et gais, et des chansons à danser, et des chansons de chant ' plaisant, par quoi il était fort agréé, et plus de celle pour laquelle il chantait. Or Amour, qui accorde à ses servants leur récompense quand il lui plaît, voulut à Guillaume donner le prix du sien ; et le voilà qui commence à prendre la dame si fort de pensers et de réflexions d'amour, que ni jour ni nuit elle ne pouvait reposer, songeant à la valeur et à la prouesse qui en Guillaume s'était si copieusement logée et 'mise.

a Un jour, il arriva que la dame prit Guillaume et lui dit : a Guillaume, or çà, dis-moi, t'es-tu à cette heure aperçu da ff mes semblants, s'ils sont véritables ou mensongers? » Guil- laume répond : a Madona, ainsi Dieu me soit en aide, du no- ff ment en çà que j'ai été votre servant, il ne m'a pu entrer aa « cœur nulle pensée que vous ne fussiez la meilleure qui ooe a naquit et la plus véritable et en parole^ et en semblants. Geb « je crois et croirai toute ma vie. » Et la dame répondit :

c Guillaume, je vous dis que si Dieu m'aide que jà ne sera

■ Faire.

  • U inventait lea airs et les Darolei •


DE L'AMOUR. 169

c par moi trompé, et que vos pensers ne seront pas vains- lû c perdus. » Et elle étendit les bras et Fembrassa doucement dans la chambre où ils étaient tous deux assis, et ils commen- cèrent leur drnerie ^; et il ne tarda guère que les médisants, que Dieu ait en ire, se mirent à parler et à deviser de leur amour, à propos des chansons que Guillaume faisait, disant qu'il avait mis son amour en madame Marguerite, et tant dirent-ils à tort et à travers, que la chose vint aux oreilles d^ monseigneur Ray- mond. Alors il fut grandement peiné et fort grièvement triste, d'abord parce qu'il lui fallait perdre son compagnon-écuyer qu*n aimait tant, et plus encore pour la honte de sa femme, c Un jour, il arriva que Guillaume s'en était allé à la chasse à r^iervier avec un écuyer seulement; et monseigneur Ray- mond fit demander où il était; et un valet lui répondit qu'il était allé à l'épervier, et tel qui le savait ajouta qu'il était en tel endroit. Sur-le-champ, Raymond prend des armes cachées et se fidt amener son cheval, et prend tout seul son chemin vers cet endroit où Guillaume était allé : tant il chevaucha qu'il le trouva. Quand Guillaume le vit venir, il s'en étonna beaucoup, et sur-le-champ il lui vint de sinistres pensées, et il s'avança à sa rencontre et lui dit : < Seigneur, soyez le bien arrivé. Gom- « ment ètefr-votts ainsi seul? » Monseigneur Raymond répondit : c GoiDaunie, c^est que je vais vous cherchant pour me divertir

< avec vous. ITavez-vous rien pris? — Je n'ai guère pris, sei- ff gnenr, car je n'ai guère trouvé; et qui peu trouve ne peut a guère praidre, comme dit le [proverbe. — Laissons là désor- « mais cette conversation, dit monseigneur Raymond, et, par « la fol que vous mé devez, dites-moi vérité sur tous les siyets c que }e vous voudrai demander. — Par Dieu! seigneur, dit « GuiDaimie» si cela est chose à dire, bien vous la dirai-je. — Je c ne veux id aucune subtilité, ainsi dit monseigneur Raymond,

< mais vous me direz tout entièrement sur tout ce quç je vous

  • A for ail' amortt.

1. 10


170 ŒUVRES DE STENDHAL.

« demanderai. — Seigneur, autant qu*il vous plaira me de* « mander, dit Guillaume, autant tqus dirai-je la vérité. » Et monseigneur Raymond demande : a Guillaume, si Dieu et la « sainte foi vous v^ut, avez-vous une maltresse pour qui voiu « chantiez ou pour laquelle Amour vous étreigqie? » Guillauipa répond ; c Seigneur» et conunent ferais-je pour chanter, si « Amour ne me pressait pas? Saches^ )a v^té, monseigneur. « qu'Amour m*a tout en son pouvoir. » Raymond répond : < Je ç veux bien le croire, qu'autrement vous ne pourriez pas 91 c bien chanter; mais je veux savoir s'il vous plaît qui esl votre < dame. — Ah ! seigneur, au nom de Dieu, dit Guillaume, voyes 4 ce que vous mi$ demandez. Vous savez trop bieid qu'il ne c fant pas nommer sa dame, et que BerAar4 4^ V^i^tadoor dit ;

c En une chose ma raison me sert*,

c Que jamais liomme ne m'a depaandé ma joie,

c Que je ne lui en aie menti volontiers.

< Car cela ne me semble pas bonne doctrine,

c Mais plutôt folie et acte d'enfant,

c Que quiconque est bien traité en amour

a En veuille ouvrir son cœur à un aiAJLre homme,

a A moins qu'il ne puisse le servir et Taider.

« Monseigneur Raymond répond : « Et je vous donne ma foi « que je vous servirai selon mon pouvoir, a Raymond en dit tant, que Guillaume lui répondit :

« Seigneur, il faut que vous sachiez que j'aime la sœur de m madame Marguerite, votre femme, et que je pense en avoir a échange d'amour. Maintenant que vous le savez, je vous prie « de venir à mon aide ou du moins de ne pas me faire dom- c mage. — Prenez main et foi, fit Raymond, car je vous jure e< a vous engage que j'emploierai pour vous tout mon pouvoir. » Et alors il lui donna sa foi, et quand il la lui eut donnée, lUy*

  • On traduit mot à mot les vers provençaux cités par GuiUamne.


i


DE L'AMOUR. 171

mond lui dit : « Je veux que nous allions k son château, car il c est près d'ici. — Et je vous en prie, fit Guillaume, par Dieu. » Et ainsi ils prirent leur chemin vers le château de Lîet. Et, quand ils furent au château, ils furent bien accueillis par En ^ Robert de Tarascon, qui était mari de madame Agnès, la sœur de ma«  dame Marguerite, et par madame Agnès elle-même. Et monsel* gneur Raymond prit madame Agnès par la main, il la mena dans la chambre, et ils s'assirent sur le lit. Et monseigneur Ray- inond dit t « Maintenant, dites-moi, belle-sœur, par la foi que c TOUS me devez, aimez-vous d'amour? » El elle dit : « Oui, t seigneur. — Et qui? fit-il. — Oh ! cela, je ne vous le dis pas, « répondit-elle; et quels discours me tenez-vous là? »

« A la fin, tant la pria, qu'elle dit qu'elle aimait Guillaume^de Cabstaing, elle dit cela parce que elle voyait Guillaume triste et pensif, et elle savait bien comme quoi il aimait sa sœur; et ainsi elle craignait que Raymond n'eût de mauvaises pensées de Guil- laume. Une telle réponse causa une grande joie à Raymond. Agnès conta tout à son mari, et le mari lui répondit qu'elle avait bien fait, et lui donna parole qu'elle avait la liberté de faire ou dire tout ce qui pourrait sauver Guillaume. Agnès n'y manqua pas. ERe appela Guillaume dans sa chambre tout seul, et resta tant avec lui, que Raymond pensa qu'il devait avoir eu d'elle plaisir d'amour; et tout cela lui plaisait, et il commença à pen- ser que ce que on lui avait dit de lui n'était pas vrai et qu'on parlait en l'air. Agnès et Guillaume sortirent de la chambre, le souper fut préparé, et l'on soupa en grande gaieté. Et après souper Agnès fit préparer le lit des deux proches de la porte de sa chambre, et si bien firent de semblant en semblant la dame el Guillaume, que Raymond crut qu'il couchait avec elle.

c Et le lendemain ils dînèrent au château avec grande allé- gresse, et après diner ils partirent avec tous les honneurs d'un

^ Bn, manière de parler parmi les Provençaux, qae nous tc^d^Vs»^'^^


172 ŒUVRES DE STENDHAL.

noUe congé et vinrent à Boussillon. Et aussitôt qoe Raymond le put, il se sépara de Guillaume et s'en vint à sa femme, et lui conta ce qu'il avai( vu de Guillaume et de sa sœur, de quoi eut sa femme une grande tristesse toute la nuit. Et le lendemain elle fit appeler Guillaume, et le reçut mal, et l'appela faux ami et traître. Et Guillaume lui demanda merci, conmie homme qui n'avait faute aucune de ce dont elle Taccusait, et lui conta tout ce qui s'était passé mot à mot. Et la femme manda sa soeur, et par elle sut bien que Guillaume n'avait pas tort. Et pour cela elle lui dit et commanda qu'il fit une chanson par laquelle il montrât qu'il n'aimait aucune femme excepté elle, et alors il fit la chanson qui dit :

« La douce pensée c Qu*amour souvent me donne. »

Et quand Raymond de Roussillon ouït la chanson que Guillaume avait faite pour sa femme, il le flt venir pour lui parler assez loin du château, et il lui coupa la tête» qu'il mit dans uu carnier; il lui tira le cœur du corps et il le mil avec la tète. 11 s'en alla au château; il fit rôtir le cœur et apporter à table à sa femme, et il le lui fit manger sans qu'elle le sût. Quand elle l'eut mangé, Raymond se leva et dit à sa femme que ce qu'elle venait de manger était le cœur du seigneur Guillaume de Gabstaing, et lui montra la tête et lui demanda si le cœur avait été bon à man- ger.' Et elle entendit ce qu'il disait et vit et connut la tète da - seigneur Guillaume. Elle lui répondit et dit que Iç cœur avait élé si bon et si savoureux, que jamais autre manger ou autre boire ne lui ôterait de la bouche le goût que le cœur du seigneur Guil- laume y avait laissé. Et Raymond lui courut sus avec une épée. Elle se prit à fuir, se jeta d'un balcon en bas et se cassa la tête. « Gela fut su dans toute la Catalogne et dans toutes les terres du roi d'Aragon. Le roi Alphonse et tous les barons de ces con- trées eurent grande douleur et grande tristesse de la mort du sei-


DE L'AMOUR. 173

gncur Gaillaume et de la femme que Raymond avait aussi laide- ment mise à mort. Ils lui firent la guerre à feu et à sang. Le roi Alphonse d'Aragon ayant pris le château de Raymond, il fit placer Guillaume et sa dame dans un monument devant la porte de relise d*un hourg nommé Perpignac. Tous les parfaits amants, toutes les parfaites amantes prièrent Dieu pour leurs âmes. Le roi d'Aragon prit Raymond, le fit mourir en prison et donna tous ses biens aux parents de Guillaume et aux parents de la femme qui mourut pour lui. »


CHAPITRE LUI.

I.*ABABIE.

Test sous la tente noirâtre deTArabe-Bëdouin qu'il faut cher^ chérie modèle et la patrie du véritable amour. Là, comme ail- leurs, la solitude et un beau climat ont fait naître la plus'noble des passions du cœur humain, (îelle qui, pour trouver le bon- heur, a besoin de l'inspirer au même degré qu'elle le sent.

n fiiUait pour que Tamour parût tout ce qu'il peut être dans le cceur de Fhomme, que Tégalité entre la maîtresse et son amant fût établie autant que possible. Elle n'existe point, cette Calice, dans notre trisie Occident : une femme quittée est mal- heureuse ou déshonorée. Sous la tente de l'Arabe, la foi don- née ne peut pas se violer. Le mépris et la mort suivent immé- diatement ce crime.

La générosité est si. sacrée chez ce peuple qu'il est permis de voIfT pour donner. D'aiOeurs les dangers y sont de tous les jours, el la vie s^écoule toute, pour ainsi dire, dans une solitude pas- siomiée. Même réunis, les Arabes parlent peu.


174 ŒUVRES DR STEHDHÂL.

Rien ne cbange chezrfaabitânt dn désert; tout y est étemel et immobile. Les mœurs singnHères, dont Je ne ptris, ftor igno- rance, que donner une faible esquisse, existaient probablement dès le temps d'Homère *. Elles ont été décrites pour la première fois vers Fan 600 de notre ère, deux siècles avant Gharlemagne.

On voit que c'est nous qui fûmes les barbares à Végard de rOrient, quand nous allâmes le troubler par nos croisades *. Aussi devons-nous ce qu'il y a de noble dans nos mœurs à ces croisades et aux Maures d'Espagne.

Si nous nous comparons aux Arabes, Forgueil de Thomme prosaïque sourira de pitié. Ifos arts sont extrêmement supé- rieurs aux leurs, nos législations sont en apparence encore

plus supérieures ; mais je doute que nous l'emportions dans Tari du bonheur domestique ': il nous a toujours manqué bonne foi et simplicité; dans les relations de famille, le trompeur est le premier malheureux. 11 n'y a plus de sécurité pour lui : tou- jours injuste, il a toujours peur.

A l'origine des plus anciens monuments historiques, nous voyons les Arabes divisés de toute antiquité en un grand nom- bre de tribus indépendantes, errant dans le désert. Suivant que ces tribus pouvaient, avec plus ou moins de facilité, pourvoir aux premiers besoins de Thomine, elles avaient des mœurs plus ou moins élégantes. La générosité était la même partout; mais, suivant le degré d'opulence de la tribu, elle se montrait par le don du quartier de chevreau nécessaire à la vie physique, oi par celui de cent chameaux, don provoqué par quelque rdt' tion de famille ou d'hospitalité.

Le siècle héroïque des Arabes^ celui où ces âmes généreuses brillèrent pures de toute affectation de bel esprit ou de sentimeot raffine, fut celui qui précéda Mohammed et qui correspond ai cinquième siècle de notre ère, à la fondation de Venise d ai


  • ■ 900 ans avant lésus^Christ.

« 1095.


D& L'AMOUR. ite

règne de Qovis. Je suf^lie notre orgueil de comparer les chants d'juuour qui nous restent des Arabes et les mœurs nobles re- tracées dans le§ Mille H une ^uiU aux horreurs dégoûtantes qui ensanglantent chaque page de Grégoire de Tours, Thistorien deCloTiSy ou d'Éginard, Thistorien de Gharlemagne.

Mohammed fut un puritain, il voulut proscrire les plaisirs qui ne font de mal à personne; il a tué Famour dans les pays qui ont admis Tislamisme \; c'est pour cela que sa religion a toujours été moins pratiquée dans l'Arabie, sen berceau, que dans tous les autres pays mahométans.

Les Français ont rapporté d'Egypte quatre volume in-foHo, intitulés : le Livre des Chansons. Ces vdumes contiennent :

1"* Les biographies des poètes qui ont fait les chansons.

2^ Les chansons elles-mêmes. Le poète y chante tout ce qui l'intéresse, il y loue son coursier rapide et son arc, après avoir parié de sa maîtresse. Ces chants furent souvent les lettres d'a- mour de leurs auteurs ; ils y donnaient à l'objet aimé un tableau fidèle de tontes les affections de leur âme. Ils parlent quelquefois de nuits froides pendant lesquelles ils ont été obligés de brûler leur arc et leurs flèches. LesÂrabcssont une nation sans maisons.

3<> Les biographies des musiciens qui ont fait la musique de ces chansons.

4^ Enfin l'indication des formules musicales ; ces formules sont des hiéroglyphes pour nous : cette musique nous restera à ja- mais inconnue, et d'ailleurs ne nous plairsdt pas.

Il y a un autre recueil intitulé : Histoire d^ Arabes ^i sont morts d'amour.

Ces livres si curieux sont extrêmement peu connus ; le petit nombre de savants qui pourraient les lire ont eu le cœur dessé- ché par l'étude et par les habitudes académiques.

Pour noos reconnaître au milieu de monuments si intéres-

^ Moears de Gonstantinople. La seule manière de tuer ramour->pt88ion est d'empêcher toute cristaUiMtîon par la faôlité.


176 ŒUVRES DB STENDHAL.

saats par leur antiquité et par la beauté singulière des moeurs qu'ils font deviner, il faut demander quelques faits à Thistoire. De tout temps, et surtout avant Mehammed, les Arabes se rendaient à la Mecque pour faire le tour de k Caaha ou maison d'Abraham. J*ai vu à Londres un modèle fort exact de la ville sainte. Ce sont sept à huit cents maisons à toit en terrasse, je- tées au milieu d'un désert de sable dévoré par le soleil. A Tune des extrémiiés de la ville, Ton découvre un édiifice immense à peu près de forme carrée ; cet édifice entoure la Caaba ; il se compose d*une longue suite de portiques nécessaires sous le so- leil d* Arabie pour effectuer la promenade sacrée. Ce portique est bien important dans l'histoire des mœurs et de la poésie ara- bes : ce fut apparemment pendant des siècles le seul lieu où les hommes et les femmes se trouvassent réunis. On faisait pêle- mêle, à pas lents, et en récitant en chœur des poésies sacrées, le tour de la Caaba; c'est une promenade de trois quarts d'heure : ces tours se répétaient plusieurs fois dans la même journée; c'était là le rite sacré pour lequel hommes et fenunes accouraient de toutes les parties du désert. C'est sous le porti- que de la Caaba que se sont polies les mœurs arabes. U s'éta- blit bientôt une lutte entre les pères et les amants; bientôt ce fut par des odes d'amour que l'amant dévoila sa passion à la jeune . fille sévèrement surveillée par ses frères ou son père, à côté de

laquelle il faisait la promenade sacrée. Les habitudes généreu- ses et sentimentales de ce peuple existaient déjà dans le camp; mais il me semble que la galanterie arabe est née s^utour delà Caaba : c'est aussi la patrie de leur littérature. D'abord elle ex- prima la passion avec simplicité et véhémence, telle que lasea- tait le poëte; plus tard le poêle, au lieu de songer à toucher sou amie, pensa à écrire de belles clioses ; alors naquit raffectaiioD* que les Maures portèrent en Espagne et qui gâte encore aujou^ d'hui les livres de ce peuple*.

^ Il y a uu fort grand nombre de manuscrits arabes à Paris. Ceux des


DE L'AMOUR. 177

Je Tois une preuve touchante du respect des Arabes pour le sexe le plus faible dans la formule de leur divorce. La femme, en l'absence du mari duquel elle voulait se séparer, détendait U tenté et la relevait en ayant soin d'en placer Fouverture du e6té opposé à celui qu'elle occupait auparavant. Cette simple cé- rémonie séparait à jamais les deux époux.


FRAGMENTS

ntBAITf BT TBADOITS D'cM RECUEIL ARABE UTITUlJ

LE DIVAN DE L*AMOUR

CompUé par Ebn-Abi-HadgUt (manuscrits de la bibliotbèqte da roi,

A** 1461 et 1462).

Mohammed, fils de Djaàfar Elahouâzadi, raconte que, Djamil étant makide de la maladie dont il mourut, Ëlâbas, fils de Sohail, le TÎsita et le trouva prêt à rendre l'âme. « fils de Sdiail ! lui dit Djamil, que penses-tu d*un homme qui n'a jamais bu de ▼in, qui n^a jamais fait de gain illicite, qui n'a jamais donné iojastement la mort à nulle créature vivante que Dieu ait dé- fendu de tuer, et qui rend témoignage qu'il n'y a d'autre dieu que Dieu, et que Mohammed est son prophète? •— Je pense, répondit Ben Sohail, que cet homme sera sauvé et obtiendra le paradis ; mais quel est-il, cet homme que tu dis ? — C'est moi, répliqua Djamil. — Je ne croyais pas que tu professasses l'isla- misme, dit alors Ben Sohail, et d'aiUeurs il y a vingt ans que tu fais l'amour à Bothaina et que tu la célèbres dans tes vers. -^

temps postérieurs ont de rafTectation, mais jamais aucune imitation des Grccf oa des Romains; c'est ce qui les fait mépriser des savante.


178 ŒUVRES DE STEIÏDHAL.

Me voici, répondit Djamil, au premier des jours de Tautré mmide et au dernier des jours de ce monde, et je veux que la clémence de notre maître Mohammed ne s'étende pas sur moi an Jour do jugement, si j'ai jamais porté la main sur Botbainapoiir quelque chose de répréhensible. »

Ce Djamil et Boihaina, sa maîtresse» appartenaient tous les deux aux Benou-Azra, qui sont une tribu célèbre en amour parmi toutes les tribus des Arabes. Aussi leur manière d*aimer a-t-elle passé en proverbe, et Dieu n'a point fait de créatures aussi tendres qu'eux en ampur.

Sahid, fils d'Agba, demanda un jour à un Arabe : c De quel peuple es-tu? — Je suis du peuple chez lequel on, meurt quand on aime, répondit TArabe. — Tu es donc de la tribu de Azra? ajouta Sahid. — Oui, par le maître de la Gaaba ! répliqua l'A- rabe. — D'où vient donc que vous aimez de la sorte? demanda ensuite Sahid. — Kos femmes sont belles et nos jeunes gens sont chastes, » répondit l'Arabe.

Quelqu'un demanda un jour à Arouâ-Ben-Hezam ^ : c Est-il donc bien vrai, comme on le dit de vous, que vous êtes de toos les hommes ceux qui avez le cœur le plus tendre en amour? — Oui, par Dieu ! cela est vrai, répondit Arouâ, et j'ai connu dans ma tribu trente jeunes gens que la mort a enlevés, et qui n'i* valent d'autre maladie que l'amour, b

Un Arabe des Benou-Fazârat dit un jour à un autre Arabe des Benou-Azra : ce Vous autres, Benou-Azra, vous pensez que mon* rir d'amour est une douce et noble mort; mais c'est là une îà- blesse manifeste et une stupidité; et ceux que vous prenez pon des hommes de grand cœur ne sont que des insensés et <fe molles créatures. — Tu ne parlerais pas ainsi, lui répondit TA-


> Cet Arouâ-Ben-Hezam était de la tribu de Azra dont il vient d'êiis fait mention. Il est célèbre comme poêle, et plus célèbre encore comiM un des nombreux martyrs de l'amour que les Arabes comptent pif*i eux.


DE L'AMOUR. 179

rabe de la tribu de Âzra, si tu avais tu les grands yeux noirft de nos femmes voilés par-dessus de leurs longs sourcils, et dé- cochant des flèches par-dessous; si tu les avais vues sourire, fît leurs dents briller entre leurs lèvres brunes ! i>

Âbou-el-Hassan, Ali, fils d*Abdalla, £lzagoun|, raconte ce qui suit : < Un musulman aimait une fille chrétienne jusqu'au point d*en perdre la raison, il fut obligé de faire un voyage dans un pays étranger avec un ami qui était dans la confidence de son amour. Ses affaires s'étant prolongées dans ce pays, il y fut at- taqué d*une maladie mortelle, et dit alors à son ami: « Voilà < que mon terme approche, je ne rencontrerai plus dans ce c monde celle que j*aiine, et je crains, si je meurs musulmaui c de ne pas )a rencontrer non plus dans Tautris vie. » 11 se fi( dirëtien et mourut. Son ami se rendit auprès de la jeune chré- tienne, qu'il trouva malade. Elle lui dit : c Je ne verrai plus c mon ami dans ce monde ; mais je veux me retrouver avec c loi dans l'autre : ainsi donc je rends témoignage qu'il n*y a c d*autre dieu que Dieu, et que Mohammed est le prophète de ç Piem » Là-dessns, elle mourut^ et que la miséricorde de Die^ soit sifT elle \ p

EUeipiwi raconte qu'il y avait dans la tribu des Arabes de T^t gldii une fille chrétienne fort riche qui aimait un jeune musu}* man. ^e lui offrit sa fortune et tout ce qu'elle avait de pré«  cieox s^ns ppuvoijr parvenir i se faire aimer de lui. Quand elle eut perdu toute espérance, elle donna cent dinars à un artisia poor li|i faire une figure du jeune homme qu'elle aimait. L'artiste fit cette figure, et, quand la jeune fille l'eut, elle la plaça dan«  un endroit où elle venait tous les jours. Là elle commençait par embrasser cette figure et puis s'asseyait à côté d'elle, et passait le reste de la journée à pleurer. Quand le soir était venu, elle s^uait la figure et se relirait. Elle fit cela pendant longtemps. Le jeune homme yint à mourir; elle voulut le voir et l'embras- ser oiorty après quoi elle retourna auprès de sa figure, la salua, reinbrasea comme à Tordinaire, et se coucha à côté d*elle. Is


180 ŒUVRES DE STENDHAL.

malin venu, on Ty trouva morte, la main étendue vers des li- gnes d'écriture qu'elle avait tracées avant de mourir *.

Oueddah, du pays de Yamen, était renommé pour sa beauté entre les Arabes. — Lui et 0m-el-6onain, fille de Âbd-el-Âziz, fils de Merouan, n*étant encore que des enfants, s^aimaient d^à tellement, que Tun ne pouvait souffirir d'être un moment sé- paré de Tautre. — Lorsque Om-el-6onain devint la femme de Oualid-Ben-Âbd-el-Malek, Oueddab en perdit la raison. — Après être resté longtemps dans un état d'égarement et de sonfifirance, il se rendit en Syrie, et commença à rôder cbaque jour autour de rbabitation de Oualid, fils de Malek, sans trouver d'abord de moyen de parvenir à ce qu'il désirait. — Â la fin, fl fit la ren- contre d'une jeune fille qu'il réussit à s'attacber à force de per- sévérance et de soins. Quand il crut pouvoir se fier à elle, n hd demanda si eUe connaissait 0m-el-6onain. — Sans doute, puis- que c'est ma maîtresse, répondit la jeune fille. — Eh bien! re- prit Oueddab, ta maîtresse est ma cousine, et, si tu veux lii porter de mes nouvelles, tu lui feras certainement plsdsir. — Je lui en porterai volontiers, répondit la jeune fille. » Et là-dessus elle courut aussitôt vers Om-el-Bonain pour lui donner des nou- velles de Oueddab. ce Prends garde à ce que tu dis ! s'écria c^e- ci. Quoi! Oueddab est vivant? — Assurément, dit la jeune fiDe. — Ya lui dire, poursuivit alors Om-el-Bonain, de ne point s'é- carter jusqu'à ce qu'il lui arrive un messager de ma part. »EIle prit ensuite ses mesures pour introduire Oueddab cbez eUe, oà elle le garda caché dans un coffre. Elle l'en Élisait sortir pour être avec lui quand elle se croyait en sûreté ; et, quand tf- rivait quelqu'un qui aurait pu le voir, elle le faisait rentrer dans le coffre.

Il arriva un jour que Ton apporta à Oualid une perle, et fl dit à l'un de ses serviteurs : « Prends cette perle et porte-la à Oib- el-Bonain. » Le serviteur prit la perle et la porta à Om-el-Bonaia. Ne s'étant pas fait annoncer, il entra cbez elle dans un moment où elle était avec Oued4âl^ éfi sorte qu'il put lancer on coap


DE L'AMOUR. 181

cl*œi1 dans Tappartement de Om-el-Bonain sans que celle-ci y prît garde. Le serviteur de Oualid s^acquitta de sa commission, et demanda quelque chose à Om-el-Bonain pour le bijou qu'il lui avait apporté. Elle le refusa sévèrement, et lui fit une répri- mande. Le serviteur sortit courroucé contre elle, et; allant dire à Oualid ce qu'il avait vu, il lui décrivit le cofDre où il avait va entrer Oueddah. « Tu mens, esclave sans mère ! tu mens ! lui dit Oualid. » Et il court brusquement chez Om-el-Bonain. Il y avait dans l'appartement plusieurs coffires; il s'assied sur celui où était renfermé Oueddah, et que lui avait décrit Tesclave, en disant à Om-el-Bonain : « Donne-moi un de ces coffres. — Us sont tous à toi, ainsi que moi-même, répondit Om-el-Bonain.— Eh bien ! poursuivit Oualid, je désire avoir celui sur lequel je sois assis. — D y a dans celui-là des choses nécessaires à une femme, dit Om-el-Bonain. — Ce ne sont point ces choses-là, c'est le coffire que je désire, continua Oualid. — Il est à toi, » répondit-elle. Oualid fit aussitôt emporter le coffre, et fit appe- ler deux esclaves auxquels il donna Tordre de creuser une fosse en terre jusqu'à la profondeur où fl se trouverait de Teau. Ap- prochant ensuite sa bouche du coffre : c On m'a dit quelque chose de toi, cria-t-il. Si Ton m'a dit vrai, que toute ta trace de toi soit séparée» que toute nouvelle de toi soit ensevelie. Si Ton m'a dit'fisiux, je ne fiads rien de mal en enfouissant un coffre : ce n'est que du bois enterré, d II fit pousser alors le coffre dans la fosse, et la fit combler des pierres et des terres que Ton en avait retirées. Depuis lors, Om-el-Bonain ne cessa de fréquenter cet endroit, et d'y pleurer jusqu'à ce qu'on Ty trouvât un jour sans vie, la £ice contre terre K

i Ces fragments sont extraits de divers chapitres da recueil cité. Les trois marqués d'une * sont tirés du dernier chapitre, qui est une biogra* phîe très-sommaire d'un asseï grand nombre d'Arabes martyrs de faBHMir.


182 ŒUVRES DE STENDHAL.


CHAPITRE LIV.

DE L*éDUCATION DES FEMMES.

Par réducation actuelle des jeunes filles, qui est le fimit da hassrrd et du plus sot oi^eil, nous laissons oisives chez elles les facultés leç plus brillantes et les plus riches en bonheur pour elles-mêmes et pour nous. Mais quel est Thomme qui ne se soit écrié an moins une fois en sa yie :

Une femme en sait toi^ours assez» Quand la capacité de son esprit se haussé Â connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse.

Les Femmei f ooanfM, acte II, scène ya,

A Paris, la première louange pour une jeune fille à marier est cette phrase : oc Elle a beaucoup de douceur dans le caractère, et par habitude moutonne. »^ien ne fait plus d'effet sur les sots épouseurs. Voyez-les deux ans après, déjeunant tète à tête avec leur femme par un temps sombre, la casquette sur la tète et en- tourés de trois grands laquais.

On a vu porter aux Etats-Unis, en 1 818, une loi qui condamne à trente-quatre coups de fouet Thomme qui montrera à lire à un nègre de la Virginie \ Rien de plus conséquent et de plos raisonnable que cette loi.

r

Les Etats-Unis d'Amérique eux-mêmes ont-ils été pins utiles à la mère patrie lorsqu'ils étaient ses esclaves ou depuis qu'ils sont ses égaux? Si le travail d'un honune libre vaut deux ou trois fois celui du même homme réduit en esclavage, pourquoi n'en serait-il pas de même de la pensée de cet homme?

^ Je regrette de ne pas trouver dans le manuscrit italien It citatioi de la source oflicielle de ce fait; je désire (|ue Ton puisse le démentir.


' DE L'ÂHOUB. 185

Si nous Tosions, nous donnerions aux jeunes filles une édu- cation d'esclave, la preuve en est ([u'elles ne savent d'utile que ce que nous ne voulons pas leur apprendre.

MaU ce peu d'éducation qu'elles aecroehentpar malheur ^ elles iê tournent contre nous, diraient certains maris. Sans doute, et ^ Napoléon aussi avait raison de ne pas donner des armes à la garde nationale, et les ultra aussi ont raison de proscrire Ten- seignonent mutuel; armez un homme, et puis continuez à Fop- primer, et vous verrez qu'il sera assez pervers pour tourner, ft^il le peut, ses armes contre vous.

Même quand il nous serait loisible d'éievet tes Jeunes filles en idiotes avec des Ave Maria et des chansons lubriques, comme dans les couvents de 1770, il y aurait encore plusieurs petites objections :

1*" En cas de mort du mari, elles sdnt appelées à gouverner la Jeune famille.

2* Gomme mères, elles donnent aux enfants mâles, aux Jeunes tyrans folurs, la première éducation, celle qui forme le carac- tère, celle qui plie Tâme à chercher le bonheur par telle route plutôt ^ par telle autre, ce qui est toujours une affaire faite à quatre ou cinq ans.

3* Malgré tout notre orgueil, dans nos petites affaires intérieu- res, celles dont surtout dépend notre bonheur, parce qu'en l'ab- sence des passions le bonheur estfondé sur l'absence des petites vexations de tous les jours, les conseils delà compagne nécessaire de notre vie ont la plus grande influence ; non pas que nous vou- lions loi accorder la moindre influence, mais c'est qu'elle répète les mêmes choses vingt ans de suite; et où est l'âme qui ait la vigueur romaine de résister k la même idée répétée pendant toute une vie? Le monde est plein de maris qui se laissent me- ner ; mais c'est par faiblesse et non par sentiment de Justice et d'égalité. Comme ils accordent par force, on est toujours tenté d'abuser, et il est quelquefois nécessaire d'abuser pour çon «ervcr.


184 ŒUVRES DE STENDHAL.

4® Enfin, en amoar^ à cette époque qui, dans les pays èa midi, comprend souvent douze ou quinze années, et les plus belles de la vie, notre bonheur est en entier entre les mains de la femme que nous aimons. Un moment d*orgueil déplacé peut nous rendre à jamais malheureux, et comment un esclave trans- porté sur le trône ne serait-il pas tenté d*abuser du pouvoir? De là les fausses délicatesses et Torgueil féminin. Rien de plus inutile que ces représeirtations ; les hommes sont despotes, tZ voyez quel cas font d'autres despotes des conseils les plus sen- sés : Thomme. qui peut tout ne goûte qu'un seul genre d'avis, ceux qui lui enseignent à augmenter son pouvoir. Où les pauvres jeunes filles trouveront-elles un Quiroga et un Riego pour don- ner aux despotes qui les oppriment, et les dégradent pour les mieux opprimer, de ces avis salutaires que Ton récompense par des grâces et des cordons au lieu de la potence de Porlier?

Si une telle révolution demande plusieurs siècles, c'est que par un hasard bien funeste toutes les premières expériences doivent nécessairement contredire la vérité. Éclairez Tesprit d'une jeune fille, formez son caractère, donnez-lui enfin une bonne éducation dans le vrai sens du mot : s'apercevant t6t on tard de sa supériorilé sur les autres femmes, elle devient pé- dante, c*es^à-dire Tétre le plus désagréable et le plus dégradé qui existe au monde. U n'est aucun de nous qui ne préférât, pour passer la vie avec elle, une servante à une fenune sa- vante.

Plantez un jeune arbre au milieu d'une épaisse forêt, privé d'air et de soleil par ses voisins, ses feuilles seront étiolées, fl prendra une forme élancée cl ridicule qui tCest pas celle de le nature. Il faut planter à la fois toute la forêt. Quelle est b femme qui s'enorgueillit de savoir lire?

Des pédants nous répètent depuis deux mille ans que les femmes ont l'esprit plus vif et les hommes plus de solidité, que les femmes ont plus de délicatesse dans les idées, et les hommes plus de force d'attention. Un badaud de Paris qui se promenail


DE L'AMOUR. 183

autrefois dans les jardins de Versailles concluait aussi de tout ce qu'il voyait que les arbres naissent taillés.

J'avouerai que les petites filles ont moins de force physique que les petits garçons : cela est concluant pour l'esprit, car Ton sait que Voltaire et d'Alembert étaient les premiers hommes de leur siècle pour donner un coup de poing. On convient qu'une petite fille dedix ans a vingt fois plus de finesse qu'un petit po- lisson du même âge. Pourquoi à vingt ans est-elle une grande idiote, gauche, timide et ayant peur d'une araignée, et le polis- son un homme d^esprit ?

Les femmes ne savent que ce que nous ne voulons pas leur apprendre, que ce qu'elles lisent dans l'expérience de la vie. De là Textrème désavantage pour elles de naître dans une famille très-riche; au lieu d'être en contact avec des êtres natureUJt leur égard, elles se trouvent environnées de femmes de chambre ou de dames de compagnie déjà corrompues et étiolées par la richesse *. Bien de bête comme un prince.

Les jeunes filles se sentant esclaves ont de bonne heure les jesoL ouverts; elles voient tout, mais sont trop ignorantes pour ▼oir bien. Une femme de trente ans, eu France, n'a pas les con- ' naissances acquises d'un petit garçonde quinze ans; une femme de cinquante, la raison d'un homme de vingircinq. Voyez ma- dame de Sévigné admirant les actions les plus absurdes de Louis XIV. Voyez la puérilité les raisonnements de madame d'Épinay*.

Les femmes doivent nourrir et soigner kurs enfants —Je nie le premier article, j'accorde le second. — Elles doivent de plus rigUr les comptes de leur cuisinière. — Donc elles n'ont pas le temps d'égaler un petit garçon de quinze ans en connaissances acquises. Les hommes doivent être juges, banquiers, avocats,


^ Mémoires de madame de Staal, de Collé, de Dados, de la margrave de Bareoth.

  • Premier volume.


186 ŒUVRES DE STENDHAL.

négociants, médecins, prêtres, etc. Et cependant ils trouyeut du temps pour lire les discours de Fox et la Lmiade da Ga-* moêns.

A Péking, le magistrat qui court de bonne hewe an palais pour chercher les moyens dîe mettre en prison et de miner, en tout biai tout honneur, un pauvre Journaliste qui a déplu aa sous- secrétaire d'État chez lequel il a eu Thonneur de diner la yeille, est sûrement aussi occupé que sa (emmey qui règle les comptes de sa cuisinière, fait faire son bas à sa petite fille, Im yoit f^eft- dre ses leçons de danse et de piano, reçoit une visite du vicaire de la paroisse qui lui apporte la QuotidUnne, et va ensuite choisir un chapeau rue de Richelieu et faire un tour aux Toi- leries.

An milieu de ses nobles occupations, ce magistrat trouve en- core le temps de songer k cette promende que sa femme fait aux Tuileries, et s'il était aussi bien avec le pouvoir qui régie l*univers qu*aVec celui qui r^ne dans VÉlat, il demanderait au ciel d'accorder aux femmes, pour leur bien, huit ou dix heu- res de sommeil de plus. Dans la situatioo actuelle de la sociëléb le loisir, qui pour l'homme est la source de tout bonheur et de toute richesse, non-seulement n'est pas un avantage pour ks femmes, mais c'est une de ces ftinestes libertés dont le digne magistrat voudrait aider à nous délivrer.


CHAPITRE LV.


OBJECTIONS CONTRE l'ÉDUCÂTION DES FEMIBS.


Hais les femmes sont chargées des petits travaux du miiia§ê, —Mon colonel, M". S***, a quatre filles, élevées dans les meîHcun


DE L'AMOUR. 187

principes, c'est-à-dire qu'elles travaillent toute la journée; quand j'arrive, elles chantent la musique de Rossini que je leur ai apportée de Naples ; du reste, elles lisent la Bible de Royau- mont, elles apprennent le bête de Thistoire, c'est-à-dire les ta- bles chronologiques et les vers de le Ragois; elles savent beau- coup de géographie, font des broderies admirables, et j'estime que chacune de ces jolies petites filles peut gagner, par son tra- vail, huit sous par jour. Pour trois cents journées, cela fait quatre cent quatre-vingts francs par an , c*est moins que ce qu'on donne à un de leurs maîtres. C'est pour quatre cent quatre-vingts francs par an qu'elles perdent à jamais le temps pendant lequel il est donné à la machine humaine d'acquérir des idées. ' . ' .

c Si les femmes lisent avec plaisir les dix. ou douze bons vo- lames qui paraissent chaque année en Europe, elles abandon- neront bientôt le soin de leurs enfants. ]» C'est comme si nous avions peur, en plantant d'arbres le rivage de l'Océan, d'arrêter le mouvement de ses vagues. Ce n'est pas dans ce sens que l'é- docation est toute-puissante. Au reste, depuis quatre cents ans l'on présente la même objection contre toute espèce d'éduca- tion. Non-seulement une femme de Paris a plus de vertus en 1820 qu'en 1720, du temps du système de Law et du régent, mais encore la fille du fermier général le plus riche d'alors avait une moins bonne éducation que la fille du plus mince avocat d'aujour- d'hui. Les devoirs du ménage en sont-ils moins bien remplis? non certes. Et pourquoi ? c'est que la misère, la maladie, la honte, l'instinct, forcent à s'en acquitter. C'est comme si l'on di- sait d'im officier qui devient trop aimable, qu'il perdra l'art de kionter à cheval; on oublie qu'il se cassera le bras la première fois qu'il prendra cette liberté.

L'acquisition des idées produit les mêmes effets bons et mauvais chez les deux sexes. La vanité ne nous manquera jamais, même dans l'absence la plus complète de toutes les raisons d'en avoir : voyez les bourgeois d'une petite ville; forçons-la du moins à


188 ŒUVRES DE STENDHAL.

s'appuyer sur un yrai mérite, sur un mérite utHe ou agréable & la société.

Les demi-sots, entraînés par la révolution qui change tout en France , commencent à avouer, depuis râgt ans , que les femmes peuvent (aire quelque chose; nuds elles doivent se li- vrer aux occupations convenables à leur sexe : élever des fleurs, former des herbier^, faire nicher des serins; on appelle cela des plaisirs innocents.

i« Ces innocents plaisirs valent mieux que de Toisiveté. Lais- sons cela aux sottes, comme nous laissons aux sots la gloire de faire des couplets pour la fête du maître de la maison. Mais est- ce de bonne foi que Ton voudrait proposer à madame Roland où à mistress Hutchinson * de passer leur temps à élever un pe- tit rosier du Bengale?

Tout ce raisonnement se réduit à ceci : Ton veut pouvoir dire de son esclave : « Il est trop béte pour être méchant. »

Mais, au moyen d*une certaine loi nommée sytàpiUhUy \(à de la nature, qu*à la vérité les yeux vulgaires n'aperçoivent jamais, les défauts de la compagne de votre vie ne nuisent pas à votre bonheur en raison du mal direct qu'ils peuvent vous occasionner. J'aimerais presque mieux que ma femme, dans un moment de colère, essayât de me donner un coup de poignard une fois par an que de me recevoir avec humeur tous les soirs.

Enfin, entre gens qui vivent ensemble, le bonheur est conta- gieux.

Que votre amie ait passé la matinée, pendant que vous étiez au Champ de Mars ou à la Chambre des communes, à colorier une rose d'après le bel ouvrage de Redouté, ou à lire un vo- . lume de Shakspeare, ses plaisirs auront été également innocents,* seulement avec les idées qu'elle a prises dans sa rose, elle vous

^ Voir les Mémoires de ces femmes admirables. J'aurais d'autres ooai ft citer, mais ils sont inconnus du public» et d'ailleurs on ne peut pis même indiquer le mérile VnanU


DE L'AMOUR. 189

ennuiera bientôt à votre retour, et de plus elle aura soif d'aller le soir dans le monde chercher des sensations un peu plus vives. Si elle a bien lu Sbakspeare, au contraire, elle est aussi fatiguée que vous, a eu autant de plaisir, et sera plus heureuse d'unft promenade solitaire dans le bois de Yincennes, en vous don- nant le bras, que de paraître dans la soirée la plus à la mode. Les plaisirs du grand monde n'en sont pas pour les femmes heureuses.

Les ignorants sont les ennemis nés de Féducation des femmes. Aujourd'hui ils passent leur temps avec elles, ils leur font l*a- momr, et en sont bien traités ; que deviendraient-ils si les fem- mes venaient à se dégoûter du boston? Quand nous autres nous revenons d'Amérique ou des Grandes Indes, avec un teint ba- sané et un ton qui reste un peu grossier pendant six mois, comment pourraient-ils répondre à nos récits, s*ils n'avaient cette phrase : « Quant à nous, les femmes sont de notre côté. Pendant que vous étiez à New- York la couleur des tilburys a changé ; c'est le tête-de-dègre qui est de mode aujourd'hui. y> Et nous écoutons avec attention, car ce savoir-là est utile. Telle jolie femme ne nous regardera pas si notre calèche est de mau- vais goût.

Ces mêmes sots, se croyant obligés en vertu delà prééminence de leur sexe à savoir plus que les femmes, seraient ruinés de fond en comble si les femmes s'avisaient d'apprendre quelque chose. Un sot de trente ans se dit, en voyant ^u château d un de ses amis des jeunes filles de douze : « C'est auprès d'elles que je passerai ma vie dans dix ans d'ici. » Qu'on juge de ses excla- mations et de son effroi s'il les voyait étudier quelque chose d'utUe.

Au lieu de la société et de la conversation des hommes-fem- mes, une femme instruite, si elle a acquis des idées sans per- dre les grâces de son sexe, est sûre de trouver parmi les hom- mes les plus distingués de son siècle une considération allant presque jusqu'à l'enthousiasme.


IdO ŒUVRES DE STENDHAL.

Les femmes deviendraient les rivales et non les compagnes de l'homme. — Oui, aussitôt que par un édit vous aurez sup- primé Tamour. En alteudant cette belle loi, l'amour redoublerar de charmes et de Iransporis; voUà tout. La base sur laquelle s'établit la cristallisation deyiendra plus large; l'homme pourra jouir de toutes ses idées auprès de la fenune qu'il aime, la na- ture tout entière prendra de nouveaux chifimes à leurs yeux» et comme les idées réfléchissent toujours quelques nuances écê caractères, ils se connaîtront mieux et feront mmns d'impruden- ces ; l'amour sera moins aveugle et produira moins de malbeonk

Le désir de plaire met à jamais la pudeur, la délicatesse et toutes les grâces féminines hors de l'atteinte de toute éducatioa quelconque. C'est comme si l'on craignait d'apprendre aux rofr signols à ne pas chanter au printemps.

Les grâces des femmes ne tiennent pas à l'ignorance; voyei les dignes épouses des bourgeois de notre village, voyez en Angleterre les femmes des gros marchands. L'affectation qui est une pédanterie (car j'appelle pédanterie l'affectation, de me parler hors de propos d'une robe de Leroy ou d'une romance de Romagnesi, tout comme l'affectation de citer Fra Paolo et le concile de Trente à propos d'une discussion sur nos doux mis- sionnaires), la pédanterie de la robe et du bon ton, la nécessité de dire sur Rossiui précisément la phrase convenable, tue les grâces des femmes de Paris ; cependant, malgréles terribles effets de cette maladie contagieuse, n'est-ce pas à Paris que sont les femmes les plus aimables de France? Ne serait-ce point que ce sont celles dans la tète desquelles le hasard a mis le plus d'idées justes et intéressantes? Or ce sont ces idées-là que je demande aux li- vres. Je ne leur proposerai certainement pas de lire Grotius ot Puffendorf depuis que nous avons le commentaire de Tracy sur Montesquieu.

La délicatesse des feinmes tient à cette hasardeuse posîtkNi où elles se trouvent placées de si bonne heure, à cette nécesnlé de passer leur vie au milieu d'ennemis cruels et chanoaiils. .


DE L'AMOUR. 191

11 y a peut-être cinquante mille femmes en France qui, par leur fortune, sont dispensées de tout travail. Mais sans travail il n*y a pas de bonheur. (Les passions forcent elles-mêmes à des travaux, et à des travaux fort rudes» qui emploient toute Facti- vite de rame.)

Une femme qui a quatre enfants et dix mille livres de rente travaUle en faisant des bas ou une robe pour sa fille. Mais il est impossible d'accorder qu'une femme qui a carrosse à elle travaille en faisant une broderie ou un meuble de tapisserie. A part quelques petites lueurs de vanité, il est impossible qu'elle y mette aucun intérêt ; elle ne travaille pas.

Donc son bonheur est gravement comprcunis.

Et, qui plus est, le bonheur du despote, car une femme dont le cœur n'est animé depuis deux mois par aucun intérêt autre que celui de la tapisserie, aura peut-être l'insolence de sen- tir que l'amour-goût, ou l'amouir de vanité, ou enfin même Ta- mour (^ysîque est un très-grand bonheur comparé à son état habitud.

Une femme ne doU pas faire parler de soi. — A quoi je réponds de nouveau : Quelle est la femme citée parce qu'elle sait lire?

Et qui empêche les femmes, en attendant la révolution dans leur sort, de cacher l'étude qui fait habituellement leur occu- pation et leur fournit chaque jour une honnête ration de bon- heur? Je leur révélerai un secret en passant. Lorsqu'on s'est donné un but, par exemple de se faire une idée nette de la conju- ration de Flesque, à Gênes, en 1547, le livre le plus insipide prend de rintérêt: c'est comme en amour la rencontre d'un être in- diffîârent qui vient de voir ce qu'on aime ; et cet intérêt double tous les mens jusqu'à ce qu'on ait abandonné la conjuration de Fiesque.

Le vrai théâtre des vertus d^une femme, e*est la chambre i^un malad/e, — Mais vous faites-vous fort d'obtenir de la bonté di- vine ^'eOe redouble la fréquence des maladies pour donner de l'occupation à nos femmes 7 C'est raisonner wt l'^ie^tion.


Id2 ŒUVRES DE STENDHAL.

D'ailleurs je dis qu'une feuune doit occuper chaque jour trois ou quatre heures de loisir comme les hommes de sens occupent leurs heures de loisir.

Une jeune mère dont le fils a la rougeole ne pourrait pas, quand elle le voudrait, trouver du plaisir à lire le voyage de Yolney en Syrie, pas plus que son. mari, riche banquier, ne pourrait , au moment d'une fiiillite , aymr du plaisir à méditer Malthus.

C'est là l'unique manière pour les femmes riches de se distin- guer du vulgaire des femmes : la supériorité morale. On a ahisi naturellement d'autres sentiments ^.

Vous vouUi faire d'une femme un auteur? — Exactement comme vous annoncez le projet de faire chanter votre fiDe i rOpéra en lui donnant un maître de chant. Je dirai qu'une femme ne doit jamais écrire que comme madame de SCaal (de Launay), des œuvres posthumes à publier après sa mort. Impri- mer, pour une femme de moins de cinquante ans, c'est mettre son bonheur à la plus terrible des loteries ; si elle a le bonheur d'avoir un amant, elle commencera par le perdre.

Je ne vois qu'une exception : c^est une femme qui fait des li- vres pour nourrir ou élever sa famille. Alors elle doit toijgours se retrancher dans l'intérêt d'argent en pariant de ses ouvrages, et dire, par exemple, à un chef d'escadron : c Votre état vous donne quatre mi}le francs par an, et moi, avec mes deux traduC' lions de l'anglais, j'ai pu, l'année dernière, consacrer trois mille cinq cents francs de plus à l'éducation de mes deux fils. »

Hors de là, une femme doit imprimer comme le baron d'Hol- bach ou madame de la Fayelte; leurs meilleurs amis l'igno- raient. Publier un livre ne peut être sans inconvénient que pour une fille; le vulgaire, pouvant la mépriser à son aise à cause do

^ Voir mistress Hutchinson refusant d'âti^ ^tiie à sa famiUe et à ioa mari, qu'elle adorait, en trahissant quela *<i régicides auprès des mioii- trcs du parjure Charles U. (Tome U, page 284.}


DE L'âMOUR. 05

Mm ëtat, la portera aux nues à cause de son talent, et même s'engouera de ce talent.

Beaucoup d'hommes en France, parmi ceux qui ont six mille livres de rente, font leur bonheur habituel par la littérature sans songer à rien imprimer; lire un bon livre est pour eux un des j^us grands plaisirs. Au bout de dix ans, ils se trouvent avdr doublé leur esprit, et personne ne niera cp'en général plus on a d*esprit moins on a de passions incompatibles avec le bonheur des autres ^ Je ne crois pas que Ton nie davantage que les fils d'une femme qui lit Gibbon et Schiller auront plus de génie que les enfants de celle qui dit le chapelet et lit ma- dame de Genlis.

Un jewie avocat, un marchand, un médecin, un ingénieur, peuvent être lancés dans la vie sans aucune éducation, ils se la donnent tous les jours en pratiquant leur état. Mais quelles res- sources ont leurs femmes pour acquérir des qualités estima- Ûes et nécessaires? Cachées dans la solitude de leur ménage, le grand livre de la vie et de la nécessité reste fermé pour elles. Elles dépensent toujours de la même manière, en discutant un compte avec leur cuisinière, les trois louis que leur mari leur donne tous les lundis.

Je dirai, dans Tintérét des despotes : Le dernier des hommes, 8*fl a vingt ans et des joues bien roses, est dangereux pour une fonme qui ne sait rien, car elle est toute à Finstmct; aux yeux d'une femme d'esprit, il fera justement autant d'effet qu'un beau laquais.

Le plaisant de Téducation actuelle, c'est qu'on n'apprend rien aux jeunes filles qu'elles ne doivent oublier bien vite dès qu'elles seront mariées. Il faut quatre heures par jour, peu* dant six ans, pour bien jouer de la harpe; pour bien peindre

  • C'est ce qai me fait espérer beanconp de la génération naissante des

priTilégiés. J'espère aussi qu«* les maris qui liront ce chapitre seront moins despotes pendant trois jours.


184 ŒUVRES DE STENDHAL.

4® Enfin» en amour^ à cette époque qui, dans les pays éa midi, comprend souvent douze ou quinze années, et les plus belles de la vie, notre bonheur est en entier entre les mains de la femme que nous aimons. Un moment d'orgueil déplacé peut nous rendre à jamais malheureux, et comment un esclave trans- porté sur le trône ne serait-il pas tenté d'abuser du pouvoir ? De là les fausses délicatesses et l'orgueil féminin. Rien de plus inutile que ces représentations ; les hommes sont degpoies, et voyez quel cas font d'autres despotes des conseils les plus sen- sés : l'homme, qui peut tout ne goûte qu'un seul genre d'avis, ceux qui lui enseignent à augmenter son pouvoir. Où les pauvres jeunes filles trouveront-elles un Quiroga et un Riego pour don- ner aux despotes qui les oppriment, et les d^pradent pour les mieux opprimer, de ces avis salutaires que l'on récompense par des grâces et des cordons au lieu de la potence de PorlierT

Si une telle révolution demande plusieurs sîèdes, c'est que par un hasard bien funeste toutes les premières expériences doivent nécessairement contredire la vérité. Ëdairez l'esprit d'une jeune fille, formez son caractère, donnez-lui enfin une bonne éducation dans le vrai sens du mot : s'apercevant t6t ou tard de sa supériorité sur les autres femmes, elle devient pé- dante, c'est-à-dire l'être le plus désagréable et le plus dégradé qui existe au monde. Il n'est aucun de nous qui ne préférât, pour passer la vie avec elle, une servante à une femme sa- vante.

Plantez un jeune arbre au milieu d'une épaisse forêt, privé d'air et de soleil par ses voisins, ses feuilles seront étiolées, il prendra une forme élancée et ridicule qui tCest pas celle de la nature. 11 faut planter à la fois toute la forêt. Quelle est la femme qui s'enorgueillit de savoir lire?

Des pédants nous répètent depuis deux mille ans que les femmes ont l'esprit plus vif et les hommes plus de solidité, que les femmes ont plus de délicatesse dans les idées, et les hommes plus de force d'attention. Un badaud de Paris qui se promenail


DE L'AMOUR. 183

autrefois dans les jardius de Versailles concluait aossi de tout ce qu'il voyait que les arbres naissent taillés.

J'avouerai que les petites filles ont moins de force physique que les petits garçons : cela est concluant pour Tesprit, car Ton sait que Voltaire et d*Alembert étaient les premiers hommes de leur siède pour donner un coup de poing. On convient qu'une petite fille dcjdix ans a vingt fois plus de finesse qu'un petit po- lisson du même âge. Pourquoi à vingt ans est-elle une grande idiote, gauche, timide et ayant peur d'une araignée, et le polis- son un homme d'esprit ?

Les femmes ne savent que ce que nous ne voulons pas kur appremjbre, que ce qu'elles lisent dans l'expérience de la vie. De là rextréme désavantage pour elles de naître dans une fiunille très-riche; an lieu d'être en contact avec des êtres natureUJt leur égard, eDes se trouvent environnées de femmes de chambre ou de dames de compagnie déjà corrompues et étiolées par la fichesse *. Bien de béte connue un prince.

Les Jeunes filles se sentant esclaves ont de bonne heure les yeux ouverts; elles voient tout, mais sont trop ignorantes pour Toîr bien. Une femme de trente ans, eu France, n'a pas les con- naissances acquises d'un petit garçonde quinze ans; une femme de cinquante, la raison d'un homme de vingtrcinq. Voyez ma- dame de Sévigné admirant les actions les plus absurdes de Louis XIV. Voyez la puérilité les raisonnements de madame d'Épinay*.

Les femmes doivent nourrir et soigner leurs enfants — Je nie le premier article, j'accorde le second. — Elles doivent de plus régler les comptes de ]mr cuisinière, — Donc elles n'ont pas le temps d'^aler un petit garçon de quinze ans en connaissances acquises. Les hommes doivent être juges, banquiers, avocats,


^ Mémoiref de madime de Staal, de GoUé, de Dados, de la margrafs dtBarenth.

  • PMaûer volume.


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négociants^ médecins, prêtres, etc. Et cependant ils trouvent du temps pour lire les discours de Fox et la Lmiade du Ga- moêns.

A Pékîng, le magistrat qui court de bonne heure au palais pour chercher les moyens de mettre en prison et de ruiner, en tout bien tout honneur, un pauvre Journaliste ^i a déplu au sous- secrétaire d*£tat chez lequel il a eu Thonneur de dîner la veille, est sûrement aussi occupé que sa femme, qui règle les comptes de sa cuisinière, fait faire son basa sa petite fiUe, lui voit pren- dre ses leçons de danse et de piano, reçoit une visite du vicaire de la paroisse qui lui apporte la Quotidienne, et va ensuite choisir un chapeau rue de Richelieu et fahre un tour aux Tui- leries.

Au milieu de ses nobles occupations, ce magistrat trpuve en- core le temps de songer à cette promende que sa femme fait aux Tuileries, et s'il était aussi bien avec le pouvoir qui règle Tunivers qu'avec celui qui règne dans VÉtat, il demanderait au ciel d'accorder aux femmes, pour leur bien, huit ou dix heu- res de sommeil de plus. Dans la situation actuelle de la société, le loisir, qui pour Vhomme est la source de tout bonheur et de toute richesse, non-seulement n*est pas un avantage pour les femmes, mais c'est une de ces funestes libertés dont le digne magistrat voudrait aider à nous délivrer.


CHAPITRE LV.

OBJECTIONS CONTRE L'ÉDUCATION DES FEMMES.

Siais les femmes sont chargées des petits travaux du mina§$. —Mon colonel, M^. S***, a quatre filles, élevées dans les moeurs


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principes, c'est-à-<lire qu'elles travaillent toute la journée; quand j'arrive, elles chantent la musique de Rossini que je leur ai apportée de Naples ; du reste, elles lisent la Bible de Royau- mont, elles apprennent le bêle de l'histoire, c'est-à-dire les ta- ' blés chronologiques et les vers de le Ragois; elles savent beau- coup de géographie, font des broderies admirables, et j'estime que chacune de ces jolies petites filles peut gagner, par son tra- vail, huit sous par jour. Pour trois cents journées, cela fait quatre cent quatre-vingts francs par an , c'est moins que ce qu'on donne à un de leurs maîtres. C'est pour quatre cent quatre-vingts francs par an qu'elles perdent à jamais le temps pendant lequel il est donné à la machine humaine d'acquérir des idées. . ' .

c Si les femmes lisent avec plaisir les dis ou douze bons vo- lames qui paraissent chaque année en Europe, elles abandon- neront bientôt le soin de leurs enfants. j> C'est comme si nous avions peur, en plantant d'arbres le rivage de l'Océan, d'arrêter le mouvement de ses vagues. Ce n'est pas dans ce sens que l'é- ducation est toute-puissante. Au reste, depuis quatre cents ans l'on présente la même objection contre toute espèce d'éduca- tion. Non-seulement une femme de Paris a plus de vertus en 1820 qu'en 1720, du temps du système de Law et du régent, mais encore la fille du fermier général le plus riche d'alors avait une moins bonne éducation que la fille du plus mince avocat d'aujour- d'hui. Les devoirs du ménage en sont-ils moins bien remplis? non certes. Et pourquoi? c'est que la misère, la maladie, la honte, l'instinct, forcent à s'en acquitter. C'est comme si l'on di- sait d'un officier qui devient trop aimable, qu'il perdra l'art de ■lonter à cheval; on oublie qu'il se cassera le bras la première fois qu'il prendra cette liberté.

L'acquisition des idées produit les mêmes effets bons et mauvais chex les deux sexes. La vanité ne nous manquera jamais, même dans Tabsence la plus complète de toutes les raisons d'en avoir: voyex les boèrgeois d'une petite ville; forçons-la du moins à


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s'appuyer sur un vrai mérite, sur un mérite ut0e ou agréable à. la société.

Les demi-sots, entraînés par la révolution qui change tout en France , commencent à avouer, depuis vingt ans , q[ue les femmes peuvent iaire quelque chose; mais elles doivent se !!• vrer aux occupations convenables à leur sexe : élever des fleurs, former des herbier^, faire nicher des serins; on appelle cela des plaisirs innocents.

lo Ces innocents plaisirs valent mieux que de l'oisiveté. Lais- sons cela aux sottes^ comme nous laissons aux sots la gloire de faire des couplets pour la fête du maître de la maison. Mais est* ce de bonne foi que l'on voudrait proposer à madame Roland où à mistress Hutchinson ^ de passer leur temps à élever un pe- tit rosier du Bengale ?

Tout ce raisonnement se réduit à ceci : l'on veut pouvoir dire de son esclave : « Il est trop bête pour être méchant. »

Mais, au moyen d'une certaine loi nommée syiàpalhief loi de la nature, qu'à la vérité les yeux vulgaires n'aperçoivent jamais, les défauts de la compagne de votre vie ne nuisent pas à votre bonheur en raison du mal direct qu'ils peuvent vous occasionner. J^aimerais presque mieux que ma femme, dans un moment de colère, essayât de me donner un coup de poignard une fois par an que de me recevoir avec humeur tous les soirs.

Enfin, entre gens qui vivent ensemble, le bonheur est conta- gieux.

Que votre amie ait passé la matinée, pendant que vous étiez au Champ de Mars ou à la Chambre des communes, à colorier une rose d'après le bel ouvrage de Redouté, ou à lire un vo- ; lume de Shakspeare, ses plaisirs auront été également innocents; seulement avec les idées qu'elle a prises dans sa rose, elle vous


^ Voir les Mémoires de ces femmes admirables. J'aaraîs d'aatrcs nooi & citer, mais ils sont inconnus du publict et d'ailieun on ne peut pu même indiquer le mérite rivant*


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ennuiera bientôt à votre retour, et de plus elle aura soif d'aller le soir dans le monde chercher des sensations un peu plus vives. Si elle a bien lu Shakspeare, au contraire, elle est aussi fatiguée que vous, a eu autant de plaisir, et sera plus heureuse d^une promenade solitaire dans le bois de Vincennes, en vous don- nant le bras, que de paraître dans la soirée la plus à la mode. Les plaisirs du grand monde n'en sont pas pour les fenunes beureoses.

Les ignorants sont les ennemis nés de Téducation des femmes. Aujourd'hui ils passent leur temps avec elles, ils leur font Ta- momr, et en sont bien traités ; que deviendraient-ils si les fem- mes venaient à se dégoûter du boston? Quand nous autres nous revenons d'Amérique ou des Grandes Indes, avec un teint ba- sané et un ton qui reste un peu grossier pendant six mois^ comment pourraient-ils répondre à nos récits, s*ils n'avaient cette phrase : « Quant à nous, les femmes sont de notre côté. Pendant que vous étiez à New- York la couleur des tilburys a changé ; c'est le téte-de-dègre qui est de mode aujourd'hui. » Et nous écoutons avec attention, car ce savoir-là est utile. Telle jolie fenune ne nous regardera pas si notre calèche est de mau- vais goût

Ces mêmes sots, se croyant obligés en vertu delà prééminence de 1^ sexe à savoir plus que les femmes, seraient ruinés de Ibod en comble si les fenunes s'avisaient d'apprendre quelque chose. Un sot de trente ans se dit, en voyant ^u château d un de ses amis des jeunes fiUes de douze : « Cest auprès d'elles que je passerai ma vie dans dix ans d'ici. » Qu'où juge de ses excla- mations et de son effroi s'il les voyait étudier quelque chose d'utile.

Au lieu de la société et de la conversation des hommes-fem- mes, une femme instruite, si elle a acquis des idées sans per- dre les grâces de son sexe, est sûre de trouver parmi les hom- mes les plus distingués de son siècle une considération allant presque Jusqu'à l'enthousiasme.


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Les femmes deviendraient les rivales et non les compagnes de ï homme, — Oui, aussitôt que par un édit vous aurez sup- primé Tamour. En attendant cette belle loi, l'amour redoublerar de charmes et de transports; voilà tout. La base sur laqudle s'établit la cristallisation deviendra plus large; l'homme pourra jouir de toutes ses idées aijiprès de la femme qu'il aime, la na- ture tout entière prendra de nouveaux dii^rmes à leiurs yeux^ et comme les idées réfléchissent toujours quelques nuances é^ caractères, ils se connaîtront mieux et feront moins d'impruden- ces ; l'amour sera moins aveugle et produira moins de malheurs»

Le désir de plaire met à jamais la pudeur, la délicatesse et toutes les grâces féminines hors de l'atteinte de toute ^ucation quelconque. C'est comme si l'on craignait d apprendre aux roch signols à ne pas chanter au printemps.

Les grâces des femmes ne tiennent pas à Tignorance; voyes les dignes épouses des bourgeois de notre village, voyex en Angleterre les femmes des gros marchands. L'affectatioB qui est une pédanterie (car j'appelle pédanterie l'affectation, de me parler hors de propos d'une robe de Leroy où d'une romance de Romagaesî, tout comme l'affectation de citer Fra Paolo et le concile de Trente à propos d'une discussion sur nos doux mis- sionnaires), la pédanterie de la robe etdu bon ton, la nécessité de dire sur Rossiui précisément la phrase convenable, tue les grâces des femmes de Paris ; cependant, malgré les terribles effetsde cette maladie contagieuse, n'eslrce pas à Paris que sont les femmes les plus aimables de France? Ne serait-ce point que ce sont ceUes dans la tète desquelles le hasard a mis le plus d'idées justes et intéressantes? Or ce sont ces idées-là que je demande aux li- vres. Je ne leur proposerai certainement pas de lire Grotius ou Puffendorf depuis que nous avons le commentaire de Tracy sur Montesquieu.

La délicatesse des fetnmes tient à cette hasardeuse positkm où elles se trouvent placées de si bonne heure, à cette nécessité de passer leur vie au milieu d'ennemis cruels et channaots. .


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Il y a peut-élre cinquante mille femmes en France qui, par leur fortune, sont dispensées de tout travail. Mais sans travail il n'y a pas de bonheur. (Les passions forcent elles-mêmes à des travaux, et à des travaux fort rudes, qui emploient toute Tacti- vité de rame.)

Une femme qui a quatre enfants et dix mille livres de rente travaille en faisant des bas ou une robe pour sa fille. Mais il est impossible d'accorder qu'une femme qui a carrosse à elle travaille en faisant une broderie ou un meuUe de tapisserie. A part qudques' petites lueurs de vanité, il est impossible qu*^e y mette aucun intérêt ; elle ne travaille pas.

Donc son bonheur est gravement comprcunis.

Et, qui plus est, le bonheur du despote, car une femme dont le cœur n*est animé depuis deux mois par aucun intérêt autre que celui de la tapisserie, aura peut-être Tinsolence de sen- tir que l'amour-goût, ou Tamouir de vanité, ou enfin même Ta- mour physique est un très-grand bonheur comparé à son état habituel.

Une femme ne doit pa$ faire parler de soi. — A quoi je réponds de nouveau : Quelle est la femme citée parce qu'elle sait lire?

Et qui empêche les femmes, en attendant la révolution dans leur aorty de cacher l'étude qui fait habituellement leur occu- pation el leur fournit diaque jour une honnête ration de bon- heur? Je leur révélerai un secret en passant. Lorsqu'on s'est doDué un but, par exemple de se faire une idée nette de la conju- ration de Fiesque, à Gênes, en 1547, le livre le plus insipide prend de rintévêl: c'est comme en amour la rencontre d'un être in- ^Sénai qui vient de voir ce qu'on aime ; et cet intérêt double tous les wûm jusqu'à ce qu'on ait abandonné la conjuration de Fiesque.

Le vrai théâtre des vertus d^une femme, c'est la chambre (Tu n wuMk. — Mais vous faites-vous fort d'obtenir de la bonté di- vine ^cDe redouble la fréquence des maladies pour donner de VaoeûtÊSM à nos femmes 7 G'esl nûsonner wt reieeption.


102 ŒUVRES DE STENDHAL.

D'ailleurs je dis qu'une femme doit occuper cha<iQe jour tn^ ou quatre heures de loisir comme les hommes de sens occupent leurs heures de loisir.

Une jeune mère dont le fils a la rougeole ne pourrait pas* quand elle le voudrait, trouver du plai^r à lire le voyage de Volney en Syrie, pas plus que son. mari, riche banquier, ne pourrait , au moment d'une Mlite , avoir du plaisir & mé^ter Malthus.

C*est là l'unique manière pour les femmes riches de se distin- guer du vulgaire des femmes : la supériorité morale. On a ainsi naturellement d'autres sentiments ^.

Foi» wmht faire d'une femme tin auteur? — Exactement comme vous annoncez le projet de faire chanter votre fiOe à rOpéra en lui donnant un maître de chant. Je dirai qu^nne femme ne doit jamais écrire que comme madame de Staal (de Launay), des œuvres posthumes à publier après sa mort. Impri- mer, pour une femme de moins de cinquante ans, c'est mettre son bonheur à la plus terrible des loteries ; si elle a le bonheur d'avoir un amant, elle commencera par le perdre.

Je ne vois qu'une exception : c'est une femme qui fait des li- vres pour nourrir ou élever sa famille. Alors elle doit toujours se retrancher dans l'intérêt d'argent en parlant de ses ouvrages, et dire, par exemple, à un chef d'escadron : c Votre état vous donne quatre mi)le francs par an, et moi, avec mes deux traduc- tions de l'anglais, j'ai pu, l'année dernière, consacrer trois mille cinq cents francs de plus à Téducation de mes deux fils. »

Hors de là, une femme doit imprimer comme le baron d'HoP bach ou madame de la Fayelte; leurs meilleurs amis l'igno- raient. Publier un livre ne peut être sans inconvénient que pour une fille; le vulgaire, pouvant la mépriser à son aise à cause di'


^ Voir mistress Hutchinson refusant à'èiu <Uiie à sa famille et i soo mari, qu'elle adorait, en trahissant quela >*v; régicides auprès des minis- tres 4u parjure Charles IL (Tome U, page 284.}


DE L'âMOUR. 95

ion ëtal, la portera aux nues à cause de son talent» et même s'engouera de ce talent.

Beaucoup d'hommes en France, parmi ceux qui ont six mille livres de rente, font leur bonheur habituel par la littérature sans songer à rien imprimer; lire un bon livre est pour eux un des i^us grands plaisurs. Au bout de dix ans, ils se trouvent avoir doublé leur esprit, et personne ne niera qu'en général plus on a d'esprit moins on a de passions incompatibles avec le bonheur des autres ^ Je ne crois pas que Ton nie davantage <pie les fils d'une femme qui lit Gibbon et Schiller auront plus de génie que les enfants de celle qui dit le chapelet et lit ma- dame de Genlis.

Un jeune avocat, un marchand, un médecin, un ingénieur, peuvent être lancés dans la vie sans aucune éducation, ils se la donnent tous les jours en pratiquant leur état. Hais queDes res- sources ont leurs femmes pour acquérir des qualités estima- Ùes et nécessaires? Cachées dans la solitude de leur ménage, le grand livre de la vie et de la nécessité reste fermé pour elles. Elles d^»ensent toujours de la même manière, en discutant un compte avec leur cuisinière, les trois louis que leur mari leur donne tous les lundis.

Je dirai, dans Tintérêt des despotes : Le dernier des hommes, s*fl a vingt ans et des joues bien roses, est dangereux pour une femme qui ne sait rien, car elle est toute à l'instinct; aux yeux d'une femme d'esprit, il fera justement autant d'effet qu'un beau laquais.

Le plaisant de l'éducation actuelle, c'est qu'on n'apprend rien aux jeunes filles qu'elles ne doivent oublier bien vite dès qu'elles seront mariées. Il faut quatre heures par jour, pen- dant six ans, pour bien jouer de la harpe; pour bien peindre


  • G'ett ce qui me fait espérer beaucoup de la génération naissante des

pririlégiés. J'espère aussi que. les maris qui liront ce chapitre seront noins despotes pendant trob jours.


m ŒUVRES DE STENDHAL.

a minialure ou l'aquarelle, il faut la moitié de ce temps. La plupart des jeunes filles n'ainrivent pas même à une médiocrité supportable; de là le proverbe si yrai : Qui dit amateur dit igno- rant ^.

Et supposons une jeune fille avec quelque talent ; trois ans après qu'elle est mariée, elle ne prend pas sa harpe ou ses pin- ceaux une fois par mois : ces objets de tant de travail lui sont devenus ennuyeux, à moins que le hasard ne lui ait donné TÂme d*un arliste, chose toujours fort rare et qui rend peu propre aux soins domestiques.

C'est ainsi que sous un vain prétexte de décence. Ton n'ap- prend rien aux jeunes filles qui puisse les guider dans les cir- constances qu'elles rencontreront dans la vie; on fait plus, on leur cache, on leur nie ces circonstances afin d'ajouter à leur force : !<> l'efTet de la surprise, S"" Teffet de la défiance rejetée sur toute l'éducation comme ayant été menteuse *. Je soutiens qu'on doit parler de l'amour à des geunes filles bien élevées. Qui osera avancer de bonne foi que dans nos mœurs actuelles les jeunes filles de seize ans ignorent l'existence de l'amour? par qui reçoivent-elles cette idée si importante et si difficile à bien donner? Voyez Julie d'Etanges se plaindre des connaissan- ces qu'elle doit à la Ghaillot, unefemme de chambre de la mai- son. Il faut savoir gré à Rousseau d'avoir osé élre peintre fidèle en un siècle de fausse décence.

L'éducation actuelle des femmes étant peut-être la plus plai- sante absurdité de l'Europe moderne, moins elles ont d*éduca- tion proprement dite^ et plus elles valent '. C'est pour cela peut- être qu'en Italie, en Espagne, elles sont si supérieures aux

^ Le contraire de ce proverbe est vrai en Italie, où les pliu beUes voix

se trouvent parmi les amateurs étrangers au théâtre.

  • Éducation donnée à madame d'Epinay. (Mémoires, tome I.)

' J'excepte l'éducation des manières; on entre mieux dans un rue Verte que rue Saint-Martin.


DE L'AMOUR. 195

homioes, cl je dirais même si supérieures aux femmes des au* très pays.


CHAPITRE LTL


8UITK.


T4Niies nos idées s^r les femmes nous viennent en France du caUcbisme de trois sous; et ce qu'il y a de plai&ant, c*est que beaucoup de gens qui n'admettraient pas Tautorité de ce livre pour régler une affaire de cinquante francs, la suivent à la lettre et stupidement pour rol]iet qui, dans Fétat de vanité des habitudes du dix-neuvième âècle, importe peut-être le plus à

leur bonheur.

U ne faut pas de div(»t» parce que le mariage est un mystère, et ^lel mystère? remblème de Tunion de Jésus-Gbrist avec son église. Et que devenait ce mystère si Y Église se fût trouvée un nom du genre masculin ^? Mais quittons des préjugés qui tombent *, observons seulement ce spectacle singulier, la ra- dae de Taibre a été sapée par la hache du ridicule; mais les

A ' Tu es Petrus, et super haac petram

il^dificabo Ecclesiam meam.

(Voir M. de Potier, Bisioire de VÉglise.)

  • La religion est une affaire entre chaque homme et la Divinité. Da

quel droit yenez-vous vous placer entre mon Dieu et moi? je ne prends de procareur fonde par le contrat social que pour les choses que je ne puis pas faire moi-même.

Pourquoi on Français ne payerait-il pas son p***** comme son bou- langer? Si nous ayons de .bon pain à Paris, c*est que l'État ne s'est pas encore afiaé de déclarer gratuite la fonmitore du pain et de mettre to^c les bouliagerB à la diarge du trésor.

Aux Ét«l3-UmS| chacun paye son prêtre; ces moumn «ont obligéf


196 ŒUVRES DE STENDHAL.

branches continuent à fleurir. Pour revenir à.robservatk» des faits et de ieurs conséquences :

Dans les deux sexes, c'est de la manière dont on a employé la jeunesse que dépend le sort de Textrême Tieillesse; cela est vrai de meilleure heure pour les femmes. Comment une femme de quarante-cinq ans est-elle reçue dans le monde ? d*une ma- nière sévère et plutôt inférieure à son mérite; on les flatte à vingt ans» on les abandonne à quarante.

Une femme de quarante-cinq ans n*a d'importance que par ses enfants ou par son amant.

Une mère qui excelle dans les beaux-arts ne peut communi- quer son talent à son fils que dans le cas extrêmement rare oè ce fils a reçu de la nature précisément TAme de ce talent. Une mère qui a Tesprit cultivé donnera à son jeune fils une idée, non-seulement de tous les talents purement agréables, mais en- core de tous les talents utiles à Thomme en société, et il pourra choisir La barbarie des Turcs tient en grande partie k Télat d'abrutissement moral des belles Géorgiennes. Les jeunes gens nés à Paris doivent à leurs mères Tincontestable supériorité qu'ils ont à seize ans sur les jeunes gens provinciaux de leur âge. C'est de seize à vingt-cinq ans que la chance tourne.

Tous les jours les gens qui ont inventé le paratonnerre, Tim- primerie, l'art de faire le drap, contribuent à notre bonheur, et il en est de même des Montesquieu, des Racine, des la Fontaine. Or, le nombre des génies que produit une nation est propor- tionnel au nombre d'hommes qui reçoivent une culture suffi- santé ^, cK rien ne me prouve que mon bottier n'ait pas Tàmc

d'avoir du mérite, et mon voisin ne s'avise pas de mettre son bonheur à m'imposer son prêtre. (Lettres de Birkbeck.) Que sera-ce si j'ai la conviction, comme nos p.. .s, que mon prêtre

est l'allié intime de mon é ? Donc, à -moins d'un Luther, il n'y aura

plus de catholicisme en F «n 1850. Cette relip[ion nej)Ouvait ôlro

sauvée, en 1820, que par M. Grégoire : voyez comme on lo traite.

^ Voiries généraux en 1795.


DE L'âMOUR. 197

qn*H faut pour écrire comme Corneille ; il loi manqae Téduca- lion nécessaire pour développer ses sentiments et lui apprendre à les communiquer au public.

D'après le système actuel deTéducation des jeunes filles, tous les génies qui naissent femmes sont perdus pour le bonheur du public ; dès que le hasard leur donne les moyens de se mon- trer, Toyez-les atteindre aux talents les plus difficiles ; voyez de nos jours une Catherine II, qui n*eut d'autre éducation que le

danger et le c ; une madame Roland, une Âlessandra

ilari, qui, dans Ârezzo, lève un régiment et le lance contre les Français; une Caroline, reine de Naples, qui sait arrêter la con- tagion du libéralisme mieux que nos Castlereagh et nosP...«  Quant à ce qui met obstacle à la supériorité des femmes dans les ouvrages de l'esprit, on peut voir le chapitre de la pudeur, ar* tîde 9. Où ne fût pas arrivée miss Edgeworth si la considéra- tion nécessaire 'à une jeune miss anglaise ne lui eût (ait une né- cessité, lorsqu'elle débuta, de transporter la chaire dans le roman ^? ^

Quel est l'homme, dans l'amour ou dans le mariage, qui a le bonheorde pouvoir communiquer ses pensées, telles qu'elles se présentent à lui, à la femme avec laquelle il passe sa vie? Il trouve im bon cœur qui partage ses peines, mais toujours U est «^iligë de mettre ses pensées en petite monnaie s'il veut être emenda, et il serait ridicule d'attendre des conseils raisonnables d'an esprit qui a besoin d'un tel régime pour saisir les objets. La femme la plus parCadte, suivant les idées de l'éducation ac-

^ Sooi le rapport des arts, c'est là le grand défaut d'un gouTememciit nitOBiiable, et rassi le seul éloge raisonnable de la monarchie à la Loni«  XIV. Voir U stérilité littéraire de l'Amérique. Pas une seule romance comme celles de Robert Bums on des Espagnols du treizième siècle*.


  • Voir les admirables romances des Grecs modernes, celles dbs Espagnols et

des naoois du trôiièmê siècle, et encore mieux les poésies arabes du septième


196 ŒUVRES DE STENDHAL. -

tuelle, laisse son partenaire isolé dans les dangers de là vie, et bientôt court risque de Tennuyer.

Quel excellent conseiller un homme ne troaverait-il pas dans sa femme si elle savait penser ! un conseiller dont, après tout, hors un seul objet, et qui ne dure que le matin de la vie, les intérêts sont exactement identiques avec les siens !

One des plus belles prérogatives de Tesprit, c'est qu'il donne de la considération à la Tieillesse. Voyez l'arrivée de Voltaire à Paris faire pâlir la majesté royale. Mais, quant aux pauvres femmes, dès qu'elles n'ont plus le brillant de la jeunesse, leur unique et triste bonheur est de pouvoir se faire illusion sur le rôle qu'elles Jouent dans le monde.

Les débris des talents de la jeunesse ne sont plus qu'un ridicoley et ce serait un bonheur pout nos femmes actuelles de mourir à cinquante ans. Quant à la vraie morale, plus on a d'esprit et plus on voit clairement que la justice est le seul chemin du bon- heur. Le génie est un pouvoir, mais il est encore plus un flam- beau pour découvrir le grand art d'èlre heureux.

La plupart des hommes ont un moment dans leur vie où ils peuvent faire de grandes choses, c'est celui où rien ne leur semble impossible. L'ignorance des femmes fait perdre au genre humain celte chance raagniûque. L'amour fait tout au plus au- jourd'hui bien monter à cheval, ou bien choisir son tailleur.

Je n'ai pas le temps de garder les avenues contre la critique ; si j'étais maître d'établir des usages, je donnerais aux jeunei filles, autant que possible, exactement la même éducation qu'aux jeunes garçons. Gomme je n'ai pas l'intention de faire un livre à propos de botte, on n'exigera pas que je dise en quoi l'éduca- tion actuelle des hommes est absurde. (On ne leur enseigne pas les deux premières sciences, la logique et la morale.) La prenant telle qu'elle est, celte éducaiion, je dis qu'il vaut mieux la donner aux jeunes filles que de leur montrer uniquement à faire de la mu- sique, des aquarelles et de la broderie.

Donc, apprendre aux jeunes filles à lire, à écrire et l'aritlmé»


DE L'âMOUR. 199

tique par l'enseignement mutuel dans les écoles-centraies-cou- vents, où la présence de tout homme, les professeurs exceptés, serait sévèrement punie. Le grand avantage de réunir les en- fants, c*est que, quelque bornés que soient les professeurs, les enfants apprennent malgré eux de leurs petits camarades Tart de vivre dans le monde et de ménager les intérêts. Un profes- seur sensé devrait expliquer aux enfants leurs petites querelles et leurs amitiés, et commencer ainsi son cours de morale plutôt que par Tbistoire du Feau d'or ^,

Sans doute, d'ici à quelques années l'enseignement mutuel sera appliqué à tout ce qui s'apprend; mais, prenant les choses dans leur état actuel, je voudrais que les jeunes filles étudiassent le latin conune les petits garçons; le latbi est bon parce qu*il apprend à s'ennuyer; avec le latin, l'histoire, les mathématiques, la eonnaissance des plantes utiles comme nourriture ou comme remède, ensuite la logique et les sciences morales, etc. La danse, la musique et le dessin, doiveiît se commencer à cinq ans.

 seize ans, une jeune fille doit songer à se trouver un mari et reeevofar de sa mère des idées justes sur l'amour, le mariage et le peu de probité des hommes ^

< XoD cher élève, monsieur voire père t de la tendresse pour vous; c'est eeqai lait qu'il me donne quarante francs par mois pour que je voua appreiwe les nutthématiques, le dessin, eu'un mot ,à gagner de quoi vivre. Si foof aviei froid faute d'un petit manteau, monsieur votre père souf- frirait Il foaQrirait parce qu'il a de la sympallûe, etc. , etc. Mais« quand voas aorei dii-huit ans, il faudra que vous gagniez vous-même l'argent aéeessaire pMur acheter ce manteau. Monsieur votre père a, dit-on, fingt^ciiiqBiiUe livres de rente, mais vous êtes quatre enfants; donc il fau- dra «eus déthabitaer de la voiture dont vous jouissez chez monsieur

votre père, etc., etc.
  • Hier wir, j'ai vu deux charmantes petites filles de quatre ans chan-

ter des ehinsoDs d'amour fort vives dans une escarpolette que je faisais aller. Les femmes de chambre leur apprennent ces chansons, et leur nèie kor dit qià* amour et anuint sont des mots vides de sens.'


200 ŒUVRES DE STENDHAL.


CHAPITRE LVI bis


DU ICÂRUGg.

La fidélité des femmes dans le mariage, lorsqu'il n*y a paBd*a- mour, est probablement une chose contre nature^.

On a essayé d'obtenir cette chose contre nature par la peur de l'enfer et les sentiments rdigîeux ; l'exemple de l'Espagne et de Ntalie montre jusqu'à quel point on a réussi.

On a voulu l'obtenir en France par l'opinion, c'était la seule digue capable de résister; mais on l'a mal construite, n est ab- surde de dire à une jeune fille : « Vous serez fidèle à l'ëprâx de votre choix ; » et ensuite de la marier par force à un vieillard ennuyeux*.

' Anzi certainente. Goll' amore uno non tro?a gosto t bevere teqm altra chc quella di questo fonte prediletto. Resta naturale allora la feddtà.

Goll matrimonio senza amore, in men di due anni l'acqua di qoeslo fonte diventa amara. Esiste sempre pero in natura il bisogno d'acqua. I costumi fauno superare la natura, ma solamente quando si puo yin- cerla in un instante : la moglie indiana che si abruccia (21 octobre 1821) dopo la morte del vecchio marito che odiava, la ragazza earopea che trucida barbaramente il tenero bambino al quale testé diede vita. Senu raltissimo muro dell monistero le monache anderebbero via.

  • Même les minuties, tout chez nous est comique en ce qui oonceme

l'éducation des femmes. Par exemple, en 1820, sous le règne de ces mêmes nobles qui ont proscrit le divorce, le ministère envoie k la villfi de Laon un buste et une statue de Gabrielle d'Estrées. La statne sert placée sur la place publique, apparemment pour répandre panrn ^ jeunes filles l'amour des Bourbons, et les engager, en cas de besoin, 1 n'être pas cruelles aux rois aimables, et à donner des rejetons i cette illustre famille.

Mais, en revanche, le même ministère refuse à la ville de Laoo ^ buste du maréchal Serrurier, brave homme qui n'était pas galant, et qo de plus avait grossièrement commencé sa carrière par le métier de sisi*


DE L'AMOUR. SOI

Uaii le$ jeûna filUi ie marient avfcplatnr.— C'est que, dans le système contraint de l'éducation actuelle, resclayagequ*elles subissent dans la maison de leur mère est d'un intolérable en- nui ; d'ailleurs elles manquent de lumières; enfin c'est le vœu de la nature. 11 n'y a qu'un moyen d'obtenir plus de fidélité des femmes dans le mariage : c'est de donner la liberté aux jeunes filles et le divorce aux gens mariés.

Une femme perd toujours dans un premier mariage les plus beaux jours de la jeunesse, et par le divorce elle donne aux sots quelque chose à dire contre elle.

Les jeunes fenmies qui ont beaucoup d*amants n*ont que faire du divorce. Les femmes d'un certain âge qui ont eu beaucoup d'amants croient réparer leur réputation, et en France y réus- siisent toiyoars, en se montrant- extrêmement sévères envers des erreurs qui les ont quittées. Ce sera quelque pauvre jeune femme vertueuse et éperdument amoureuse qui demandera le divorce et qui se fera honnir par des femmes qui ont eu cin- quante iMNiimes.


CHAPITRE LVII.


DE CE qu'on APPBLUS VERTU.


Moi, j'honore du nom de vertu l'habitude de faire des ac- tions pénibles et utiles aux autres.

Saint Siméon Stylite, qui se tient vingt-deux ans sur le haut d'une colonne et qui se donne les étrivières, n'est guère ver-


^•oldit. (Diseoura da général Foy, Courrier àvL 17 juin 1820. Dulaurc, diM M cnrieiise Bistom dt Farit, article : Âmourp de Henri /F.)


202 ŒUVRES DE STENDHAL.

tueax à mes yeux, j*en coaTiens, et c'est oe qui donne uà Ion trop leste à cet essai.

Je n'estime gaère non ploi mi chartreux qoi ne mange qoe dn poisson et qui ne se permet de parler que le jeudi. J*aYoue que j*aime mieux le général Gamot, qui, dans un âge avancé» supporte les rigueurs de T^il dans une petite ville du Nord plutôt que de faire une bassesse*

J'ai quelque espoir que cette déclaration extrêmement vul- gaire portera à sauter le reste du chapitre.

Ce matin, jour de fête, à Pesaro (7 mai 1819), étant obligé d'aller à la messe, je me suis fait donner un missel et je suis tombé sur ces paroles :

Joanna, Alphonsi quinti Lusitaniœ régis iUia, tanta dÎTini amoris flamma prsventa fîiit, ut ab ipsa pneritia rerum cadocaram pertesa, solo ogb- lestîa patri» desiderio flagraret.

La vertu si touchante prèchée par .les phrases si belles du Génie du christianisme se réduit donc à ne pas manger de uruffes de peur des crampes d'estomâc. C'est un calcul fort raisonnable si l'on croit à l'enfer, mais calcul de rintérét le plus person- nel et le plus prosaïque. La vertu philosophique qm explique si bien le retour de Régulus à Garthage , et qui a amené des traits semblables dans notre révolution S prouve au contraire gé- nérosité dans Tâme.

G'est uniquement pour ixe pas être brûlée en l'autre monde, dans une grande chaudière d'huile bouillante, que madame de Tourvel résiste à Valmont. Je ne conçois pas comment l'idée d'être le rival d'une chaudière d'huile bouillante n'éloigne pa» Valmont par le mépris.

Gombien Julie d'Ëtanges, respectant ses serments et le bon- heur de M. de Wolmar, n'est-elle pas plus touchante?

^ Mémoires de madame Roland. M. Grangcneuve qui va se promener à huit heures dans une certaine rue pour se faire tuer par la Chabot. On croyait une mort utile k U ciiose de U liberté.


DE LâMOUR. SOS

Ce que je dis de madame de Tourrel, je le treuye applicable à la haute vertu de mistress Hutchinson. Qudle âme le purita* nisme enleva à l'amour !

Un des travers les plus plaisants dans le monde, c'est que les hommes croient toujours savoir ce qu'il leur est ëvidem«  ment nécessaire de savoir. Voyez-les parler de politique, cette science si compliquée; voyez-les parler de mariage et de moeurs.


CHAPITRE LVin.

srrnATiON de l'europb a l*égard du marugb.

Jusqu'ici nous n'avons traité la question du mariage que par le raisonnement ^ ; la voici traitée par les faits.

Quel est le pays du monde où il y a le plus de mariages heu- reux? incontestablement c'est l'Allemagne protestante.

J'extrais le morceau suivant du journal du capitaine Salviati, sans y changer un seul mot :

c Halberstadt, 23 juin 1807 M. de Bulow cependant est bon- nement et ouvertement amoureux de mademoiselle de Feltheim ; il la soit partout' et toujours, lui parle sans cesse, et très-souvent la retient à dix pas de nous. Cette préférence ouverte cho- que la sodétë, la rompt, et aux rives de la Seine passerait pour le comble de Tindécence. Les Allemands songent bien flM>lii8i|iie nous à ce qui rompt la société, et l'indécence n'est

A L'tntear iviît Iv un chapitre intitulé delV Àmon, dans la traduction îtaliimiMi de l'idéologie de M. de Tracy. Le lecteur trouyera dans ce cha- pitre dei iiéea d'une bien autre portée philosophlijue i)ue tout ce qu'il


SOI ŒUVRES DE STENDHAL.

prei^ue (jn an mal de convention. U y cinq ans qne M. de finlow fait ainsi la cour à Mina, qq*il n*a pas po épouser à cause de la guerre. Toutes les demoiselles de la société ont leur amant connu de tout le monde; mais aussi, parmi les Allemands de la connais- sance de mon ami M. de Mermann, il n'en est pas on seul qui ne se soit marié par amour» savoir:

« Mermann, son frère George, M. de Voigt, M. deLazing» etc. Il vient de m*eu nommer une douzaine.

« La manière ouverte et passionnée dont tous ces amants font la cour à leurs maîtresses serait le comble de rindécence, dn ridicule et de la malhonnêteté en France.

« Mermann me disait ce soir, en revenant du Chatimr vert^ que^ de toutes les femmes de sa famille très-nombreuse, il ne croyait pas qu'il y en eût une seule qui eût trompé son mari. Mettons qu'il se trompe de moitié, c'est encore un pays singulier.

« Sa proposition scabreuse à sa belle-sœur^ madame de Ma* nichow, dont la famille va s'éteindre faute d'héritiers mâles et les biens très-considérables retourner au prince, reçue avec froideur, mais < ne m'en reparlez jamais, p '^'

c Halbentadt, 7 juillet 1B07.

c Id les maris ne sont pas trompés, il est vrai ; mais quelles femmes, grands dieux ! des statues, des masses à peine organi- sées. Avant le mariage elles sont fort agréables, lestes comme des gazdles, et un œil vif et tendre qui comprend toujours les allusions de Tamour. Cest qu'eUes sont à la chasse d'un mari. A pdne ce mari trouvé, elles ne sont plus exactement que des fûseoses d*enfant, en perpétuelle adoration devant le faiseur. n fliat que dans une famille de quatre ou cinq enfants il y en ail toujours un de malade, puisque la moitié des enfants meurt avant sept ans, et dans ce pays, dès qu'un des bambins est malade, la mère ne son plus. Je les vois trouver un plaisir indi- cible à être caressées par leurs enfants. Peu à peu elles perdent L Vk


206 ŒUVRES DE STENDHAL.

toutes leurs idées. G*e&t comme à Philadelphie. Des jeunes filles de la gaieté la plus folle et la plus innocente y deviennent, en moins d'un an, les plus ennuyeuses des femmes. Pour en finir sur les mariages de l'Allemagne protestante, la dot de la fenmie est à peu près nulle à cause des fiefs. Mademoiselle de Diesdorff, fille d'un homme qui a quarante mille livres de rente, aura peut- être deux mille écus de dot (sept mille cinq cents francs}»

< M. de Mermann a eu quatre mille éeus de sa femme.

« Le supplément de dot est payable en vanité à la cour, c iOn « trouverait dans la bourgeoisie, me disait Mermann, des partis « de cent ou cent cinquante mille écus (six cent mille fhmcs au « lieu de quinze). Mais on ne peut plus être présenté à la cour; c on est séquestré de toute société où se trouve un prince oa « une princesse : c'eit affrtuœ. » Ce sont ses tennw, et c'était le cri du cœur.

a Une femme allemande qui aurait TAme de Phi***, avec soo esprit, sa figure noble et sensible, le feu qu'elle devait avoir à dix-huit ans (elle en a vingt-sept), étant hoùnéte et pleine de naturel par les mœurs du pays, n*ayant, par la même cause, que la petite dose utile de religion, rendrait sans doute sod mari fort heureux. Mais comment se flatter d'être constant au- près de mères de famille si insipides?

a — Mais il était mariée » m'a-t-elle répondu ce matin comine je blâmais les quatre ans de silence de Tamantde Corinne, lord Oswâld. Elle a veillé jusqu'à trois heures pour lire Corinne: ee roman lui a donné une profonde émotion, et elle me répood avec sa touchante candeur : « Uaii il était marié. »

« Phi***^ a tant de naturel et une sensibilité si naïve, qne«  même en ce pays du naturel, elle semble prude aux petits es- prits montés sur de petites âmes. Leurs plaisanteries loi M • mal au cœur, et elle ne le cache guère.

a Quand elle est en bonne compagnie, elle rit comme uœ folle des plaisanteries les plus gaies. C'est elle qui m'a cooté l'histoire de cette jeune princesse de seize ans, depuis si câè"


DE L'AMOUR. 907

bre, qui entreprenait souvent de faire monter dans son appar- tement l'oiDcier de garde à sa porte. »

/

U SUISSE*

Je connais peu de familles plus heureuses que celles de 1*0- herlandy partie de la Suisse située près de Berne, et il est de notoriété publique (1816) que les jeunes filles y passent avec leurs amants les nuits du samedi au dimanche.

Les sots qui connaissent le monde pour avoir fait le voyage de Paris à Saînt-Cloud vont se récrier; heureusement je trouve dan» un écrivain suisse la confirmation de ce que j'ai vu moi- néme^ pendant quatre mois.

« Un bon paysan se plaignait de quelques dégâts faits dans son verger; je lui demandai pourquoi il n'avait pas de chien : c Mes filles ne se marieraient jamais. » Je ne comprenais pas sa réponse; il me conte qu'il avait eu un chien si méchant, qu'il n'y avait plus de garçons qui osassent escalader ses fe- nêtres.

c Un antre paysan, maire de son village, pour me faire l'éloge de sa Cemme, me disait que, du temps qu'elle était fille, il n'y en avait point qui eût plus de kiUer ou vHlleurê (qui eût plus de jeunes gens qui allassent passer la nuit avec elle).

c Un colonel généralement estimé fut obligé, dans une course de mootagnes, de passer la nuit au fond d'une des vallées les plus solitaires et les plus pittoresques du pays. Il logea chez le premier magistrat de la vallée, homme riche et accrédité. L'é- tranger remarqua en entrant une jeune fille de seize ans, mo- dèle de grâce, de fiidcheur et de simplicité : c'était la fille du maître de la maison. Il y avait ce soir-là bal champêtre : Té- tranger fit la cour à la jeune fille, qui élait réellement d'une

t FHneipet ^Uloiophiques ^« coUmel Weîfi, septième édition, tomell, pageSéo.


208 ŒUVRES DE STENDHAL.

beauté frappante. En6ii, se faisant courage, il osa lai demander s'il ne pourrait pas veiller avec elle. « Non, répondît la jeune a fille, je couche avec ma cousine; mais je viendrai moi-même <!c chez vous. j> Qu'on juge du trouble que causa cette réponse. On soupe» l'étranger se lève, la jeune fille prend le flambeau et le suit dans sa chambre ; il croit toucher au bonheur, c Non, « lui dit-elle avec candeur; il faut d*àbord que je demande ce permission à maman. » La foudre Teût moins atterré. Elle sort ; il reprend courage et se glisse auprès du salon de bois de ces bonnes gens ; il entend la fille, qui, d'un ton caressant, priait sa mère de lui accorder la permission qu'elle désirait; elle robtient enfin. < N'est-ce pas, vieux, dit la mère à son mari, a qui était déjà au lit, tu consens que Trinell passe la nuit avec <r M. le colonel? — De bon cœur, répond le père; je crois qu'à « un tel homme je prêterais encore ma femme. — £h bien! va, a dit la mère à Trineli ; mais sois brave fille, et n'ôte pas ta <x jupe... » Au point du jour, Trineli, respectée par l'étranger, se leva vierge ; elle arrangea les coussins du lit, prépara du café et de la crème pour son veilleur, et, après que, assise sur le lit, elle eut déjeuné avec lui, elle coupe un petit morceau de son hroustpletz (pièce de velours qui couvre le sein). « Tiens, « lui dit-elle, conserve ce souvenir d'une nuit heureuse; je ne ce Toublierai jamais. Pourquoi es- tu colonel? ]» Et, lui ayant donné un dernier baiser, elle s'enfuit; il ne put plus la revoira» Voilà l'excès opposé à nos mœurs françaises et que je suis lois d'approuver.

Je voudrais, si j*étais législateur, qu'on prît en France, comme en Allemagne, l'usage des soirées dansantes. Trois fois par se* maine, les jeunes filles iraient avec leurs mères à un bal c(HD- mencé à sept heures, finissant à minuit, et exigeant pour tons

Je suis heureux de pouvoir dire avec les paroles d'un autre des hi^ extraordinaires que j'ai eu l'occasion d'observer. Certainement sa* M. de Weiss je n'eusse pas rapporté ce trait de mœurs. J'en ai omis d'aussi caractéristiques à Valence et à Vienno.


DE L'AMOUR. 209

frais ou violon et des verres d*eau. Dans une pièce voisine, les mères, peut-être un peu jalouses de Fheureuse éducation de leurs filles, joueraient au boston ; dans une troisième, les pères trouveraient les journaux et parleraient politique. Entre minuit et une heure, toutes les familles se réuniraient et regagneraient le toit paternel. Les jeunes filles apprendraient à connaître les jeunes hommes; la fatuité et Tindiscrétion qui la suit leur de- viendraient bioi vite odieuses; enfin, elles $e choisiraient un flwiri. Quelques jeunes filles auraient des amours malheureuses, mais le nombre des maris trompés et des mauvais ménages di- minuerait dans une immense proportion. Alors il serait moins absurde de chercher à punir Tinfidélité par la honte; la loi di- rait aux jeunes femmes : « Vous avez choisi votre mari ; soyez-hn tài^e. » Alors j*admettrais la poursuite et la punition par le& tribunaux de ce que les Anglais- appellent eritninal concersa" Ko». Les tribunaux pourraient imposer, au profit des prisons et des hôpitaux, une amende égale aux deux tiers de la fortune du séducteur et une prison de quelques années. - Une lemme pourrait être poursuivie pour adultère devant u^ jury. Le jury devrait d'abord déclarer que la conduite du mari a été irréprochable.

La femme convaincue pourrait être condamnée à la prison pour la vie. Si le mari avait été absent plus de deux ans, la femme ne pourrait être condamnée qu'à une prison de quelques années. Les mœurs publiques se modèleraient bientôt sur ces lois et les perfectionneraient ^.

< VBœ&mintrf jonmal anglais, en rendant compte du procès de k reine (nP 602, dn 3 septembre 1820), ajoute :

c We ktn t System of sezual morality, under which ihousands of wo- men become mereenary prostitutes whom yirtuous women are taught to tcom, wfaile ?irtuous mcn retaîn Ihe privilège of frequenting those very womeo, withoot it's being rcgurded as any thing more than a venial offenoe. »

Il y t une noble hardiesse dans le pay« du Cant a oser exprimer, sur


210 ŒUVRES DE STENDHAL.

Alorg les nobles et les prêtres, tout en regrettant amèrement les siècles décents de madame de Montespan ou de madame da Barry, seraient forcés de permettre le divorce *.

11 y aurait dans un village, en vue de Paris, un élysée pour les femmes malheureuses, une maison de refuge où, sous peine des galères, il n'entrerait d'autre homme que le médecin et Taumônier. Une femme qui voudrait obtenir le divorce serait tenue, avant tout, d'aller se constituer prisonnière dans M élysée; elle y passerait deux années sans sortir une seule kàê. Elle pourrait écrire, mais jamais recevoir de réponse.

Un conseil composé de pairs de France et de quelques magis- trats estimés dirigerait, au nom de la femme, les poursuites pour le divorce, et réglerait la pension à payer par le mari i rétablissement. La femme qui succomberait dans sa demande devant les tribunaux serait admise à passer le reste de sa vie à rélysée. Le gouvernement compléterait à Tadministration de rélysée deux mille francs par femme réfugiée. Pour être reçoe à rélysée, il faudrait avoir eu une dot de plus de vingt mille francs. La sévérité du régime moral serait extrême.

<

cet objet une yérité, quelque triviale et palpable qu'elle soit; cela est encore plus méritoire à un pauvre journal qui ne peut espérer de succès qu'en étant acheté par les gens riches, lesquels regardent les évêqaes et la Bible comme l'unique sauvegarde de leurs belles livrées.

1 Madame de Sévigné écrivait à sa fille, le 23 décembre 1671 : c Je ne sais si vous avez appris que Yillarceaux^ en parlant an roi d'one charge pour son ûls, prit habilement roccasion de lui dire qu'il y ayait des gens qui se mêlaient de dire à sa nièce (mademoiselle de Roiixel), que Sa Majesté avait quelque dessein pour elle; que si cela était, il ^ suppliait de se servir de lui, que l'affaire serait mieux entre ses miÛDS que dans celles des autres, et qu'il s'y emploienût avec succès. Le roi u mit à rire, et dit: Villarceauœf nous sommta trop vieux f vaut tt nun, pour attaquer des demoiselles de quinze ans. Et comme un galant homne se moqua de lui et conta ce discours chez les dames. (Tome U, page 540.)

Mémoires de Lauzun, de Bezenval, de madame d'Épinay, etc., etc. Je supplie qu'on ne me condamne pas tout à fait sans relire ces ni- moircs.


VE L'AMOUR. 211

Après deux ans d'une totale séparation du monde, une femme diYorcëe pourrait se remarier.

Une fois arrivés à ce point, les chambres pourraient exami- ner si, pour établir l'émulation du mérite entre les jeunes filles, il ne conviendrait pas d'attribuer aux garçons une part double de celles des sœurs dans le partage de l'héritage paternel. Les filles qui ne trouveraient pas à se marier auraient une part égale à celles des mâles. On peut remarquer en passant que ce sys- tème détruirait peu à peu Fhabitude des mariages de conve- nance trop inconvenants. La possibilité du divorce rendrait inu- tiles les excès de bassesse.

n faudrait établir sur divers points de la France, et dans des villages pauvres, trente abbayes pour les vieilles fiDes. Le gou- vernement chercherait à entourer ces établissements de consi- dération, pour consoler un peu la tristesse des pauvres filles qui y achèveraient leur vie. D faudrait leur donner tous les hochets de la dignité.

Hais laissons ces chimères.


CHAPITRE LIX.


WERTBER ET DON lUAN.


hurad les Jeunes gens, lorsque Ton s'est bien moqué d'un pauvre amoureux et qu'il a quitté le salon, ordinairement U conversation finit par agiter la question de savoir s'il vaut mieux prendre les femmes comme le dou Juan de Mozart, ou comme Werther. Le contraste serait plus exact si j'eusse cité Saint* Preux; mils c'est on si plat personnage, que je fends tort aux âmes tendres en le leur donnant pour représentant.


212 ŒUVnES DE STBNDHÂL.

Le caractère de don Juan requiert un plus grand nombre de ces vertus utiles et estimées dans le monde ; l'admirable intré- pidité, Tcsprit de ressource, la vivacité, le sang-froid, Fe^rit amusant, etc.

Les don Juan ont de grands moments de sécheresse et uie vieillesse fort triste; mais la plupart des h<Mnmes n'arrivent pas à ia vieillesse.

Les amoureux jouent un pauvre r61e le soir dans le saloa, car Ton n'a de talent et de force auprès des femmes qa*antaot iiu*on met à les avoir exactement le même intérêt qu'à une pa^ tic de billard. Gomme la société connaît aux amoureux on grand intérêt dans la vie, quelque esprit qu'ils aient, ils prêtent le liane à la plaisanterie ; mais le matin en s'éveillant, an lieo d'avoir de Thumeur jusqu'à ce que quelque chose de piquant et de malin les soit venu ranimer, ils songent à ce qu'ils ai- ment et font des châteaux en Espagne habités par le bonheor.

L'amour à la Werther ouvre l'âme à tous les arts, à toutes les impressions douces et romantiques, au clair de lune, à la beauté des bois, à celle de la peinture^ en un mot au sentiment et à la jouissance du leau, sous quelque forme qu'il se présente, fut-ce sous un habit de bure. Il fait trouver le bonheur même sans les richesses ^. Ces âmes-là, au lieu d'être sujettes k se blaser comme Miclhan, Bezenval, etcr., deviennent folles par

^ Premier volume de la Nouvelle HéloUet et tous les volumes, si Saiot- Preux se fiU trouvé avoir l'ombre du caractère; mais c'était un vrai poète, uu bavard sans résolution, qui n'avait du cœur qu'après avoir pérun;, d'ailleurs homme fort plat. Ces gens-là ont l'immense avantage de ne pas choquer l'orgueil féminin, et de ne jamais donner à'e'tonnement * leur amie. Qu'on pèse ce mot; c'est peut>être là tout le secret da soc- ces des hommes plats auprès des femmes distinguées. Cependant i'iioo«r n'est une passion qu'autant qu'il fait oublier ramour-propre. Elles ne sentent donc pas complètement l'amour, les femmes qui, comme L., lo* demandent les plaisirs de l'orgueil. Sans s'en douter, elles sont àl* môme hauteur que l'homme prosaïque, objet de leur mépris, qui cbtf* cbe dans l'amoar, l'amour et la Yanité. Elles, elles veulent rimoir et


DE L'AMOUR. 315

excès de sensibilité comme Rousseau. Les'femmes douées d'une certaine élévation d*âme qui, après la première jeunesse, sa- vent voir l'amour où il est, et quel est cet amour, échappent en général aux don Juan qui ont pour eux plutôt le nombre que la qualité des conquêtes. Remarquez, au désavantage de la considération des âmes tendres, que la publicité est nécessaire au triomphe des don Juan, comme le secret à ceux des Werther. La plupart des gens qui s'occupent de femmes par état sont nés au sein d'une grande aisance, c'est-à-dire sont, par le Mt de leur éducation et par l'imitation de ce qui les entourait dans leur jeunesse, égoïstes et secs ^.

Les vrais don Juan finissent même par regarder les femmes comme le parti ennemi, et par se réjouir de leurs malheurs de tous genres.

Au contraire, l'aimable duclfôlle Pignatelle nous montrait à Honich la vraie manière d'être heureux par la volupté, même sans l'amour-passion. c Je vois qu'une femme me plaît, me di- sait-il un soir, quand je me trouve tout interdit auprès d'elle et que je ne sais que lui dire.^^Bien loin de mettre son amour-pro- pre à rougir et à se venger de ce moment d'embarras, il le cul- tivait précieusement comme la source du bonheur. Chez cet ai- BaUe jeune homme, l'amour-goût était tout à fait exempt de la vanité qui ciwrode; c'était une nuance affaiblie, mais pure et sans mélai^e, de l'amour véritable ; et il respectait toutes les femmes comme des êtres charmants envers qui nous sommes bien injustes (20 février 1820).

Gomme on ne se choisit pas un tempérament, c'est-à-dire


forguôl; mais l'amoiir se retire la rougeur sur le front; c'est le plus orgneilleiiz des despotes : ou il est tout, on il n'est rien.

1 Voir ose page d'André Ghénier, Œuvres, page 370; ou bien ovfrir kt yen dnt le monde, ce qui est plus diliiçile. « En général, ceux ^ne BOUS appelons patriciens sont plus éloignés que les autres hommcflt ie rion aimer, » dit remperenr Uaro-Aarèle. (Pensées, page 50.)


214 ŒUVRES DE STENDHAL.

une âme, l'on ne se donne pas un rôle supérieur. J.*J. Rous* seau et le duc de Richelieu auraient eu beau faire, malgré tout leur esprit, ils n'auraient pu changer de carrière auprès des femmes. Je croirais volontiers que le duc n*a jamais eu de mo- ments comme ceux que Rousseau trouva dans le parc de h Chevrette, auprès de madame d'Houdetot; à Venise, en écou- tant la musique des Scuole; et à Turin, aux pieds de madame Bazile. Mais aussi il n*eut jamais à rougir du ridicule dont Roos* seau se couvre auprès, de madame de Larnage et dont le re- mords le poursuit le reste de sa vie.

Le rôle des Saint-Preux est plus doux et remplit tous les mo- ments de Texistence ; mais il faut convenir que celui de don Juan est bien plus brillant. Si Saint-Preux change de goût au milieu de sa vie, solitaire et retiré, avec des habitudes pensives, il se trouve sur la scène du monde à la dernière place , tandis que don Juan se voit une réputation superbe paitni les hommes, et pourra peut-être encore plaire à une femme tendre en lof faisant le sacrifice sincère de ses goûts libertins.

Par toutes les raisons présentées jusqu'ici, il me semble que la question se balance. Ce qui me fait croire les Werther plas heureux, c*est que don Juan réduit Famour à n'être qu'une af- faire ordinaire'. Au lieu d'avoir, comme Werther, des réalités qui se modèlent sur ses désirs, il a des désirs imparfaitement satis- faits par la froide réalité, comme dans Tambition, Tavarlceet les autres passions. Au lieu de se perdre dans les rêveries en- chanteresses de la cristallisation, il pense comme un générai ao succès de ses manœuvres ^, et, en un mot, tue Tamour, au Ueo d'en jouir plus qu'un autre, comme croit le vulgaire.

Ce qui précède me semble sans réplique. Une autre raison, (J^ Test pour le moins autant à mes yeux, mais que, grâce à la mé* chanceté de la Providence, il faut pardonner aux hommes de ne pas reconnaître, c'est que l'habitude de la justice me parait»

^ Comparez Lovelace à Tom Jones.


\


DE L'ÀHOUR. 215

saoT les accidents, la roule la plus assurée pour arriver au bon- heur, et les Werther ne sont pas scélérats ^

Pour être heureux dans le crime, il faudrait exactement n*a- yoir pas de remords. Je ne sais si un tel être peut exister' ; je ne l'ai jamais rencontré, et je parierais que Taventure de madame Uichelin troublait les nuits du duc de Richelieu.

Il faudrait, ce qui est impossible, n'avoir exactement pas de sympathie, ou pouvoir mettre à mort le genre humain '.

Les gens qui ne connaissent Tamour que par les romans prouveront une répugnance naturelle en lisant ces phrases ea fiivenr de la vertu en amour. C'est que, par les lois du roman, la peinture de Tamour vertueux est essentiellement ennuyeuse et peu Intéressante. Le sentiment de la vertu parait ainsi de bia neatraliser celui de Tamour, et les paroles amour vierhtiux semblent synonymes d*amour faible. Mais tout cela est une in' firmité de l'art de peindre, qui ne fait rien à la pas^on telle qu'elle existe dans la nature*.

A Voir la Vie ftivéê du due de Biehelieu, 9 ▼olamet io-S^. Pourquoi, an moment oA un assassin tae un homme, nie tombe-t*ii pas mort aux piedf de sa TÎctime? Pourquoi les maladies? et, s'il y a des maladies, poarqnoi un Troistaillons ne menrt-ii pas de la colique? Pourquoi Heari IV rftgno-i-il vingt et un ans, et Louis XV cinquante-neuf? Pourquoi k darée de la fie n'est-elle pas en proportion eiacte avec le degré de verto de chaque homme? Et autres questions infâniêt, diront les philo» sopbes anglais, qu'il n'y a assurément aucun mérite à poser, mais aux- quelles il y aurait quelque mérite à répondre autrement que par des injures et du eani.

' Voir Néron après le meurtre de sa mère, dans Suétone; et cependant de quelles béllei masses de flatterie n'était-il pas environné 1

  • La cruauté n'est qu'une sympathie souffrante. Le pouvoir n'est la

premier des bonheurs, après l'amour, que parce que l'on croit être en état de commander la sympathie.

  • Si l'on peint aux yeux du spectateur le sentiment de k vertu à eôté

Jn sentiment de l'amour* on se trouve avoir représenté un ccaur partagé entre deux sentiments. La vertu dans les romana n'eat bonne qu'à aacri- Ser: Jolie d'Éltnges.


210 ŒUVRES DE STENDHAL.

Je demande la pennissloo de faire le portrait du plus intime de mes amis.

Don Juan abjure tous les devoirs qui le lient au reste des hommes. Dans le grand marché de la vie, c'est un marchand de mauvaise foi qui prend toujours et ne paye jamais. L*idée de rëgalité lui inspire la rage que l'eau donne à Thydrophobe; e*est pour ceU que Forgueil de la naissance va si bien an carac- tère de don Juan. Avec Tidée de Tégalité des droits disparaf celle de la justice, ou plutôt si don Juan est sorti d^nn sang illustre, ces idées communes ne Font jamais approché; et je croirais assez qu'un homme qui porte un nom historique est plus disposé qu'un autre à mettre le feu à une ville pour se faire cuire un œuf^ Il faut l'excuser; il est tellement possédé de l'a- mour de soi-même, qu'il arrive au point de perdre Tidée du mal qu'il cause, 'Ct de ne voir plus que lui dans l'univers qui poisse jouir ou souffrir. Dans le feu dé la jeunesse, quand tout^ les pas- sions font sentir la vie dans notre propre cœur et éloignent la mé- fiance de celui des autres, don Juan, plein de sensations et de bonheur apparent, s'applaudit de ne songer qu'à soi, tandis qu'il voit les autres hommes sacrifier au devoir ; il croit avoir trouvé le grand art de vivre. Mais, au milieu de son triomphe, à peine à trente ans, il s'aperçoit avec étonnement que la vie lui manque, il éprouve .un dégotit croissant pour ce qui faisait tous ses plaisirs. Don Juan me disait à Thom, dans un accès


1 Voir Saint-Simon, fausse couche de madame la duchesse de Bour- gogne; et madame de Moiteville, passim. Cette prlncess^ qui s'étounait que les autres femmes eussent cinq doigts à la main comme elle; ce doc d'Orléans, Gaston, frère de Louis XIII, trouvant si simple que ses faToris allassent à l'échafaud pour lui faire plaisir. Voyez, en 1820, ces messieurs mettre en avant une loi d'élection qui peut ramener les Robespierre en France, etc., etc.; voyez Naples en 1799. (Je laisse cette note écrite en 1820. Liste des grands seigneurs de 1778 avec des notes sur leur mora- lité, données par le général Laclos, vue à Naples, chez le marquis Berioj manuscrit de plus de trois cents pages bien scandaleux.)


DE L'AMOUR. 217

noire : « Il n'y a pas vingt variétés de femmes, et une m en a eu deux ou trois de chaque variété, la satiété e. )» Je répondais : « Il n'y a que Timagination qui î pour toujours à la satiété. Chaque femme inspire tin liftèrent, et bien plus, la même femme, si le hasard, présente deux ou trois ans plus tôt ou plus tard dans le e la vie, et si le hasard veut que vous aimiez, est ai- me manière différente. Hais une franme tendre, même \ aimant, ne produirait sur vous, par ses prétentions ité, que l'irritation de l'orgueil. Votre manière d'avoir mes tue toutes les autres jouissances delà vie; celle iher les centuple. »

te drame arrive au dénoAment. On voit le don Juan it s'en prendre aux choses de sa propre satiété, et ja- . On le voit, tourmenté du poison qui le dévore, s'agiter inset changer continuellement d'objet. Mais, quel que liant des apparences, tout se termine pour lui à chan- ne ; il se donne de Tennui paisible ou de l'ennui agité : îul choix qui lui reste.

[ découvre et s'avoue à soi-même cette fatale vérité; I est réduit pour toute jouissance à faire sentir son et à faire ouvertement le mal pour le mal. C'est aussi

degré du malheur habituel ; aucun poète n'a osé en

l'image fidèle, ce tableau ressemblant ferait horreur. Q peut espérer qu'un homme supérieur détournera ses tte route fatale, car il y a une contradiction au fond ère de don Juan. Je lui ai supposé beaucoup d'esprit, »up d'esprit conduit à la découverte de la vertu par la a temple de la gloire ^.

lefoucauld, qui s'entendait pourtant en amour-propre, ts la vie réelle n'était rien moins qu'un nigaud d'homme

ictère du jeune privilégié, en d822, est assez correctement par le bnu Bethwell, d'OM MortaHiy.


Qi8 ŒUVRES DE ST&RDHÂL.

de lettres *, dit (367) : « Le plaisir de Timoiir est ralmer, et Ton est plus heureux par la passion que Ton a que par c^ que l'on inspire. »

Le bonheur de don Joan ii*est que de la tanitë basde, il est vrai, sur des circonstances amenées par beauconp d'esprit et d'activité ; mais il doit sentir que le moindre général qui gagne une bataille, que le moindre préfet qui contient un départemeafi k une jouissance plus remarquable que la sienne ; tandi» qtte le bonheur du duc de Nemours quand madame de Glëvea loi dit qu'elle Taime est, je crois^ au-dessus du bonheur deRapdéOD à Marengo.

L'amour à la don Juan est un sentiment dahs le genre du goût pour la chasse. C'est tin besoin d'activité qui doit être ré- veillé par des objets divers et mettant sans cesse en doute votre talent.

L'amour à la Werther est comme le sentiment d*ira édofier qui fait une tragédie et mille fois mieux ; c'est an bat nouveao dans la vie, auquel tout se rapporte, et qui change la face de tout. L'amour-passion jette aux yeux d'un homme toute la nature avec SCS aspects sublimes, comme une nouveauté inventée d'hier. 11 s'étonne de n'avoir jamais vu le spectacle singulier qui se découvre à son âme. Tout est neuf, tout est vivant, toot respire l'intérêt le plus passionné'. Un amant voit la femme qu'il aime dans la ligne d'horizon de tous les paysages qu'il rencontre, et faisant cent lieues pour aller l'entrevoir un instant, chaque arbre, chaque rocher lui parle d'elle d'une manière dif- férente et lui en apprend quelque chose de nouveau. Au lien do fracas de ce spectacle magique, don Juan a besoin que les objets extérieurs, qui n'ont de prix pour lui que par leur degré d'uti- lité, lui soient rendus piquants par quelque intrigue nouvelle.


^ Voir les Mémoires de Retz, elle mauvais moment qu'il fit oasseria GOadjuteur, entre deux portes, au parlement.

  • Vol. 1819. Les Ghèvrefeailles à la descente


DE L'AMOUR. 2l9

L*amour à la Werther a de singuliers plaisirs ; après uo an ou deux, quand Tamant n*a plus, pour^insi dire, qu'une âme avec ce qu'il aime, et cela, chose étrange, même indépendamment des succès en amour, même avec les rigueurs de sa maîtresse, quoi qu'il fasse ou qu'il voie, il se demande : a Que dirait-elle si elle était avec moi? que lui dirais-je de cette Tue de Casa-Lcc- ehio ^ » n lui parle, il écoute ses repensées, il rit des plaisanteries qu'elle lui fait. A cent lieues d'elle et sous le poids de sa colère, il se surprend à se faire cette réflexion : c Léonore était fort gaie ce soir. • Il se réveille : « Mais, mon Dien ! se dit41 en soupirant, il y a des fous à Bedlam qui le sont moins que moi !

c — Mais TOUS m'impatientez, me dit un de mes atnis auquel je lis cette remarque : vous opposez sans Cesse l'Iiomtne pas-* slonné au don Juan, ce n'est pas là la question. Vous atirielt raison si l'on pouvait à volonté se donner une passion. Mais dans l'iodifTérence, que faire ? »•=- L*amour-^oût, sans horreurs. Les horreurs viennent toujours d'une petite àme qui a hesoin de se rassurer sur son propre mérite.

Continuons. Les don Juan doivent avoir bien de la peine à convenir de la vérité de cet état de l'âme dont je parlais tout à rheore. Outre qu'ils ne peuvent le voir ni le sentir, il choque trop leur vanité. L'erreur de leur vie est de croire conquérir en quinze jours ce qu'un amant transi obtient' â peine en six mois. Ils se fondent sur des expériences faites aux dépens de ces pauvres diables qui n'ont ni l'âme qu'il faut pour plaire, en révélant ses mouvements naïfs à une femme tendre, ni l'esprit nécessahre pour le rôle de don Juan. Ils ne veulent pas voir que ce qu'ils obtiennent, fût-il mêiùe accordé par la même femme, D'est pas la même chose.

L'homme prndent sans eesse se méfie. C'est pour cela que des amants trompeurs Le nombre est grand. Les dames que l'on prie Font soupirer longtemps des serviteurs Qui n'ont jamais été faux de leur vie.


220 ŒUVRES DE STENDHAL.

Mais du trésor qu'elles donnent enfin

Le prix n'est su que du cœur qui le goûte;

Plus on l'achète et plus il est divin :

Le los d'amour ne vaut pas ce qu'il coûte.

NivEBNAis, le Troubadour Guillaume de la Tour^ nii Stô.

L'amour-passion à Tégard des don Juan peut se comparera une roule singulière, escarpée, incommode, qui commenceàla vérité parmi des bosquets charmants, mais bientôt se perd eain des rochers taillés à pic, dont l'aspect n'a rien de flatteur potf les yeux vulgaires. Peu. à peu la route s'enfonce dans les hantes montagnes au milieu d*une forêt sombre dont les arbres immea- ses, en interceptant le jour par leurs têtes touiïues et élevées jusqu'au ciel, jettent une sorte d'horreur dans les âmes noo trempées par le danger.

Après avoir erré péniblement comme dans un labyrinthe ioM dont les détours multipliés impatientent Tamour-propre, tout à coup l'on fait un détour, et Ton se trouve dans un monde nou- veau, dansja délicieuse vallée de Cachemire de Lalla-Rook.

Gomment les don Juan, qui ne s'engagent jamais dans cette route ou qui n'y font tout au plus que quelques pas, pourraient- ils juger des aspects qu'elle pressente au bout du voyage?


• •


€ Vous voyez que l'inconstance est bonne : c II me faut du nouveau, n'en fût-il plus au monde.»

— Bien, vous vous moquez des serments et de la justice. Qoe cherche-t-on par l'inconstance? le plaisir apparemment.

Mais le plaisir que Ton rencontre auprès d'une jolie feone désirée quinze jours et gardée trois mois, est différent du plan sir que Ton trouve avec une maîtresse désirée trois ans et gar- dée dix. '

Si je ne mets pas toujours, c'est qu'on dit que la vieiUesse, changeant nos organes, nous rend incapables d'aimer; pour


I


I)E L'AMOUR. 221

moi, je n*cn crois rien. Votre maîtresse, devenue votre amie in- time, vous donne d'autre plaisirs, les plaisirs de la vieillesse. C'est une fleur qui, après avoir été rose le matin, dans la saison des fleurs, se change en un fruit délicieux le soir, quand les ro- ses ne sont plus de saison ^.

Une maîtresse désirée trois ans est réellement maîtresse dans toute la force du terme; on ne Taborde qu*en tremblant, et, dirais-je aux don Juan, Thomme qui tremble ne s'ennuie pas. Les plaisirs de l'amour sont toujours en proportion de la crainte.

Le malheur de Finconstance, c'est l'ennui ; le malheur de Ta- mour-passion, c'est le désespoir et la mort. On remarque les désespoirs d'amour, ils font anecdote; personne ne fait atten- tion aux vieux libertins blasés qui crèvent d'ennui et dont Pa- ris est pavé.

c L'amour brûle la cervelle à plus de gens que Tennui. » — Je le crois bien, l'ennui ôte tout, jusqu'au courage de se tuer. 11 y a tel caractère lait pour ne trouver le plaisir que dans la variété. Mais un homme qui porte aux nues le vin de Champa- gne aux dépens du bordeaux ne fait que dire avec plus ou moins d'éloquence : « J'aime mieux le Champagne. »

Chacun de ces vins a ses partisans, et tous ont raison, s'ils se connaissent bien eux-mêmes, et s'ils courent après le genre de bonheur qui est le mieux adapté à leurs organes ' et à leurs habitudes. Ce qui gâte le parti de l'inconstance, c'est que tous les sots se rangent de ce côté par manque de courage.

Mais aifin chaque homme, s'il veut se donner la peine de s'é- tudier soi-même, a son beau idéal, et il me semble qd'il y a toajoors un peu de ridicule à vouloir convertir son voisin.

^ Voir let Mémoires de Collé ; sa femme.

' Let physiologistes qui connaissent les organes vous disent : c L'in- justice, dans lea relations de la vie sociale, produit sécheresse, défiance et malbear.»


339 ŒUVRES Df; ^TE}|D11AL.


GHAPITH6 LX.

DES viàsco. (usésxn.)

ce Tout l'empire amoureux est rempli dlûstoires tragiques, • dit madame de Sévigné, racontant le malheur de sou fils au- près de la célèbre Ghampmeslé.

Montaigne se tire fort bien d'un sujet si seabreui^.

flc Je suis encore en ce doute que ces plaisantes liaisons d'ai* guillettes, de quoy nostre monde se void si entraué, qu'il ne le parle d'autre chose, ce soQt volontiers des impressions de l'jip- préhension et de la crainte; car ie sçay par expérience que tel de qui ie puis respondre comme de moy-mesme, en qui il pe poa- uoit cheoir soupçon aucun de foiblesse, et aussi peu d'enchan- tement, ayant oûy faire le conte à vn sien compagnon d'?ne dé- faillance extraordinaire, en quoy il estoit tombé sur le poinct qu'il en avoit le moins de besoin, ^e trouuant en pareille occasion, Thorreur de ce conte luy vint à coup si rudement frapper Timagination, qu'il encourut, vne fortune pareille. Et de là en hors fut subiect à y recheoir, ce vilain souuenir de soa inconuénient le gourmandant et le tyrannisant. Il trouva quel-, que remède à cette resuerie par vne autre resuerie. C'est que, aduoûant luy-mesme, et preschant, auant la main, cette sipooe subieciion, la contention de son asme se soulageoit sur ce qœ, apportant ce mal comme attendu, son obligation s'en amoia- drissoit et lui en poisoit moins...

« Qui en a esté vne fois capable n'en est plus incapable, sinon par iuste foiblesse. Ce malheur n'est à craindre qu'aux entreprises où notre asme se trouue outre mesure tendue de dcsir et de respect... J'en sçay à qui il a seruy d'y apporter le corps mesme, demy rassasié d'ailleurs... L'asme de l'assaillaQl»


DE L'4M0DR. 933

troublée de plusieurs diuerses allannes, se perd aisément..: La bru de Pyihagoras disoit que la femme qui se couche auee m homme doit auee sa cotte laisser quant et quant la honte, et la reprendre auee sa cette. »

Cette femme avait raison pour la galanterie et tort pour Ta- mour.

Le premier triomphe, mettant à part toute vanité, n'est direc- tement agréable pour aucun homme 9

i* Â moins qu'il n'ait pas eu le temps de désirer cette femme et de la livrer à son imagination, c'est-à-dire k moins qu'il ne l'ait dans les premiers moments qu*il la désire. C'est le cas du plus grand plaisir physique possible; car toute Tâme s'ap* plique encore à voir les beautés sans songer aux obstacles.

f* On à moins qu'il ne soit question d'une femme absolument sans conséquence, une jolie femme de chambre, par exemple, une de ees femmes que Ton ne se souvient de désirer que quand on les voit. S'il entre un grain de pasmn dans le cœur, il entre m gndn de fUueo possible.

3® Ou à moins que l'amant n'ait sa maîtresse d'une manière sl.In^févue, qu'elle ne lui laisse pas le temps de la moindre ré- flexion.

4^ On à moins d'un amour dévoué et excessif de la part de la ftnme, et non senti au même degré par son amant.

Fins un homme est éperdument amoureni, pkis grande est la vidence qu'il est obligé de se faire pour oser toucher aussi fa- milièrement, et risquer de âcber un être qui, pour lui, sein- UaMe k la Divinité, hii inspire à la fois l'extrême amour et le respect extrême.

Cett^ crainte-là, suite d'une passion fort leiidre, et dans r«sumr-godl la mauvaise honte qui provi<;iU d'un iwiiieuM: Aé- àr de plaire et du manque de courage, forment un wiuimmi emteement pénible que l'on sent en m\ Muunfiofitubl(^<:t dont Où roi^;it. Or, si l'âme est occupée; â avoir d<; la lioute H â la % elle ne peut pas élre employée à avoir éii plaintr^


224 ŒUVRES DE STENDHAL.

car, avant de songer au plaisir, qui est un taxe, il faut que la sûreté, qui est le nécessaire, ne courre aucun risque. ^

Il est des gens qui, comme Rousseau, éprouvent de la mau- vaise honte, même chez les filles; ils n'y vont pas, car on ne les a qu'une fois, et cette première fois est désagréable.

Pour voir que, vanité à part, le premier triomphe est très-son- vent un effort pénible, il faut distinguer entre le plaisir de raven- ture et le bonheur du moment qui la suit; on est tout content:

i<» De se trouver enfin dans cette situation qu'on a tant dési- rée : d*être en possession d'un bonheur parÊdt pour l'avenir, et d'avoir passé le temps de ces rigueurs «i cruelles qui voos fai- saient douter de Famour de ce que vous aimiez ;

2» De s'en être bien tiré, et d'avoir échappé à un danger; cette circonstance fait que ce n'est pas de la joie pure dans Yamour-passion; on ne sait ce qu'on fait, et l'on est sûr de ce qu'on aime ; mais dans Yamour-goût, qui ne perd jamais la tôle, ce moment est comme lé retour d'un voyage ; on s'examine, et, si Famour tient beaucoup de la vanitâ on veut masquer Fexamen ; /

5<» La partie vulgaire de l'âme jouit d'avoir emporté une No- toire.

Pour peu que vous ayez de passion pour une femme, ou que votre imagination ne soit pas épuisée, si elle a la maladresse de vous dire un soir, d'un air tendre et interdit : « Venez demain à midi, je ne recevrai personne. » Par agitation nerveuse, vous ne dormirez pas de la nuit ; l'on se figure de mille manières le bonheur qui nous attend ; la matinée est un supplice ; enfin, Fheure sonne, et il semble que chaque coup de Fhorloge vous retentit dans le diaphragme. Vous vous acheminez vers la rue avec une palpitation ; vous n'avez pas la force de faire un pas. Vous apercevez derrière sa jalousie la femme que vous aimex; vous montez en vous faisant courage... et vous faîtes le fiùico d'imagination,

M. Rapture, homme excessivement nerveux, artiste et tète


, À


DE L'AMOUR. 2'i5

étroite, me contait à Messine que, non-seulement toutes les premières fois, mais même à tous les rendez- vous, il a toujours eu du malheur. Cependant je croirais qu'il a été homme tout autant qu'un autre ; du moins je lui ai connu deux maîtresses charmantes.

Quant au sanguin parfait (le vrai Français, qui prend tout du beau côté, le colonel Mathis), un rendez-vous pour demain à midi, au lieu de le tourmenter par excès de sentiment, peint tout en couleur de rose jusqu'au moment fortuné. S'il n'eût pas en de rendez-vous, le sanguin se serait un peu ennuyé.

Voyez l'analyse de Famour par Helvétius ; je parierais qu'il sentait ainsi, et il écrivait pour la majorité des hommes. Ces gens-là ne sont guère susceptibles de Yamaur-passion; il trou- blerait leur belle tranquillité ; je crois qu'ils prendraient ses transports pour du malheur; du moins ils seraient humiliés de sa timidité.

Le sanguin ne peut connaître tout au plus qu'une espèce de fiasco moral : c'est lorsqu'il reçoit un rendez-vous de Messaline, et que, au moment d'entrer dans son lit, il vient à penser devant quel terrible juge il va se montrer.

Le timide tempérament mélancolique parvient quelquefois à se rapprocher du sanguin, comme dit Montaigne, par l'ivresse in vin de Champagne, pourvu toutefois qu'il ne se la donne pas exprès. Sa consolation doit être que ces gens si brillants qu'il envie, et dont jamais il ne saurait approcher, n'ont ni ses plai- sirs divins ni ses accidents, et que les beaux-arts, qui se nour- rissent des timidités de l'amour, sont pour eux lettres closes, L*bomme qui ne désire qu'un bonheur commun, comme Duclos» le trouve souvent, n'est jamais malheureux, et, par conséquent, n'est pas sensible aux arts.

Le tempérament athlétique ne trouve ce genre de malheur que par épuisement ou faiblesse corporelle, au contraire des tempéraments nerveux et mélancoliques, qui semblent créés tout exprès.


226 ŒUVRES DE STENDHAL.

Souvent, en se fatiguant auprès d'une autre femme, ces pau- vres mélancoliques parviennent à éteindre un peu leur imagi- nation, et par là â jouer un moins triste rôle auprès de la femme objet de leur passion. « 

Que conclure de tout ceci? Qu'une fçmme sage ne se donne jamais la première fois par rendez- vous.— Ce doit ^tre un bon- heur imprévu.

Nous parlions ce soir de fUueo à Tëtat-major du général Mi- chaud, cinq très-beaux jeunes gens de vingt-cinq à trente ans et moi. Il s'est trouvé que, à l'exception d'un fat, qui proba- blement n'a pas dit vrai, nous avions tous fait fiasco la pre- mière fois avec nos maîtresses les plus célèbres. Il est vrai qœ peut-être aucun de nous n'a connu ce que Delfante appelle Vamour-passion,

L'idée que ce malheur est extrêmement conunun doit ^- nuer le danger.

J'ai connu un beau lieutenant de hussards, de vingt-trois aos, qui, à ce qu'il me semble, par excès d*amour, les trois premiè- res nuits qu'il put passer avec une maîtresse qu'il adorait de- puis six mois, et qui, pleurant un autre amant tué à la guerre, Tavait traité fort durement, ne put que Fembrasser et pleurer de joie. Ki lui ni elle n'étaient attrapés.

L'ordonnateur H. Mondor, connu de toute l'armée, a fait fiasco trois jours de suite avec la jeune et séduisante com- tesse Koller.

Mais le roi du fiasco, c'est le raisonnable et beau colonel norse, qui a fait fiasco seulement trois mois de suite avec Tes piègle et piquante N... V..., et, enfin, a été réduit à la quitter sans l'avoir jamais eue.


■u kw^U. -L


FRAGMENTS DIViËRS


•t*m


4'aji réwH fUM» ca UtrCi que ^aurais voultt i^dre eacore plus i9ode$|a» un choix fait »aaii trop 4e ^yérité parmi trois ou qsmvte eema cartes i jouer sur leaq[iielles j'ai trouvé des lignes tracées au crayon; souvent ce qu'il £aut bien appeler le ma- nuscrit original, faute d*un nom plus simple, est bâti de mor- ceaux de papier de toute grandeur écrits au crayon, et que Lî- sio attai^bait avec de la cire pour ne pas avoir l'embarras de recopier. U m'a dit une fois que rien de ce qu'il notait ne lui semblait une heure après valoir la peine d'être recopié. Je suis entré dans ce détail avec l'espérance qu'il me servira d'excuse pour les répétitions.

I

On peut tout acquérir dans la solitude, hormis du carac* ère.

II

En 4821, la haine, l'amour et l'avarice, les trois passions les plus fréquentes, et avec le jeu, presque les seules à Rome.

Les Romains paraissent méchanU au premier abord ; ils ne sont qu'extrêmement méGants, et avec une imagination qui s'enflafluiie à la plus légère apparence.


228 ŒUVRES DE STENDHAL.

S'ils font des méchancetés gratuites, c*est un homme rongé par la peur, et qui cherche k se rassurer en essayant son fusil.

III

Si je disais, comme je le crois, que la honte est le trait dis- tiuctif du caractère des habitants de Paris, je craindrais heN" coup de les offenser.

c Je ne veux pas être bon. » '

IV

Une marque de Tamour vient de naître, c'est que tons les plaisirs et toutes les peines que peuvent donner toutes les as- tres passions et tous les autres besoins de llionuiie cesseiti l'instant de l'aifecter.


La pruderie est une espèce d'avarice, la pire de toutes.

VI

Avoir le caractère solide, c'est avoir une longue et ferme ex- périence des mécomptes et des malheurs de la vie. Alors Tod désire constamment ou Ton ne désire pas du tout

VII

L'amour tel qu*il est dans la haute société, c'est l'amour des combats, c'est l'amour du jeu.

VIII

Rien ne lue l'amour-goût comme les bouffées d'amour-pas

siou dans le partner.

Gontcssina L. Forli, 1819.


DE L'AMOUR. 229


IX


défaut des femmes, le plus choquant de tous pour un

un peu digne de ce nom : le public, en fait de senti-

le s*élèye guère qu'à des idées basses, et elles font le

nge suprême de leur vie; je dis même les plus distin-

!t souvent sans s'en douter, et même en croyant et di-

lontraire.

Brescia, 1819.


Jkpte est un mot nouveau qu'autrefois )e trouvais ridi- r rien de plus froid que nos poésies; s'iT y a quelque en France depuis cinquante ans, c'est assurément dans

Enfin la contessina L. se servait du mot prosaïque, et récrire.

finition est dans Don Quichotte et dans le Contraste du maître et de Véeuyer. Le maître, grand et pâle ; l'é- ras et frais. Le premier, tout héroïsme et courtoisie; le toutégoîsme et servilité; le premier, toiiyours rempli tations romanesques et touchantes; le second, un mo- »prit de conduite, un recueil de proverbes bien sages; er, toujours nourrissant son âme de quelque contem* déroïque et hasardée; l'autre, ruminant quelque plan e et dans lequel il ne manque pas d'admettre soigneu- en ligne de compte l'influence de tous les petits mod- honteux et égoïstes du cœur humain, •ment où le premier devrait être détrompé par le non- ) ses imaginations d'hier, il est déjà occupé de ses ch&- Espagne d'aujourd'hui.

avoir un mari prosaïque et prendre un amant roma-


230 ŒUVRES DIS STENDHAL.

Marlborough avait Tâme proscCique ; Henri IV amoureux à cinquante-cinq ans d*aue Jeune princesse qui n'oubliait pas son âge, un coeur romanesque ^.

Il y a moins d'âmes prosaïques dans la noblesse qne dans le tiers-état.

C'est le défaut da commerce, il rend prosaïque.


XI


Rien d'intéressant comme la passion, c'est que tout y est im- prévu et que l'agent y est victime. Rien de plat comme l'amour- goût, où tout est calcul comme dans toutes les prosaïques afEû* resdelavle>


XII


On fmit toujours, à la fin de la visite, par traiter son amant mieux qu*on ne voudrait.

L. 2 novembre 1818.


XIII


L'influence du rang se fait toujours sentir à travers le génie chez un parvenu. Voyez Rousseau tombant amoureux de toutes les dames qu'il rencontrait, et pleurant de ravissement, parce que le duc de L***"***, un des plus plats courtisans de l'époque, daigne se promener à droite plutôt qu'à gauche, pour accompa- gner un M. Goindet, ami de Rousseau.

L. 3 mai 1820.


1 Dulaarc, Histoire de Paris.

Scène muette dans l'appartement de la reine, le soir 4e la faite de h princesse de Condé; les ministres coUés contre les mors et sHencieox; le roi se promenant à grands pas.


1>B L'AMOUR. 251


XIV


RaTenne, S9 janvier 1890.

Les femmes ici n*0Dt que l'éducation des chos^^; une nvère ne se gêne guère pour être au désespoir ou au comble de la joie, par amour, devant ses filles de douze à quinze ans. Rap- pelez-vous que dans ces climats heureux, beaucoup de femmes sont tràiH>ien jusqu'à qpwiQV^-ciiiq ans, et la plupaf I sont ma- riées à dix-huit.

La Valchiusa, disant hier de Lampugnani : c Ah ! celui-là était lait pour moi, il savait aimefn e|c„ etc., » et suivant longtemps ce discours avec une amie, devant sa fille, jeune personne très- alerte, d6 quator90 à qninzQ an», qu'elle menait aussi aui pro- menades sentimeptjries av^ oet amant.

Quelquefois les jeunes filles accrochent des maxhnes de con- duite excellentes : par exemple, madame Guamacci, adressant à ses deux filles et à deux hommes qui en toute leur vie ne lui ont fait que cette visite, des maximes approfondies pendant une derai-heore, et appuyées d'exemples à leur connaissance (celui de la Cereara en Hongrie) , sur Tépoque précise à laquelle il con- vint de ponlr, par liafidéUté, les amants qui se conduisent mal.


XY


Le saiifaia, le Français vériti^le(le eolond H..i8), au lien de se tûormenter par exeès de sentiment comme Rousseau, a'U a un rendez-vous pour demain soir à sept heures, se peint tout en couleur de rose jusqu'au moment fortuné. Ces gens-là ne sont gpère susceptibles de l'amour-p'assion, il troublerait leur belle traaqnîlfité. Je vais jusqu'à dire que peut-être ils prendraient set traoaportft pour du malheur, du molas il» aeraieiit humIMés de sa tknidité.


232 ŒUVRES DE STENDHAL.


XVI


La plupart des hommes du m<yikde, par vanité, par méfiance, par crainte du malheur, ne se Myr^t à aimer une femme qu'a- près riutimité.

XVII

Les âmes trèis-tendres ont besoin de la fecilité ohes ttie femme pour encourager la cristallisatim.

XVIII

Une femme croit entendre la voix du public dans le premier sot ou la première amie perfide qui se déclare auprès d^eHa rinterprète fidèle dii public.

XIX

Il y a un plaisir délicieux à serrer dans ses bras une feimnc qui vous a fait beaucoup de mal, qui a été votre cruelle enae* mie pendant longtemps et qui est prêteà Tétre encore. Bonlieitf des officiers français en Espagne, 1812.

XX

Il faut la solitude pour jouir de son cœur et pour aimer, mais il faut êlre répandu dans le monde pour réussir.

XXI

Toutes les observations des Français surTamour sontbicû écrites, avec exactitude, point outrées, mais ne portent q«c sur des affectations, légères, disait Taimable cardinal Lante.


DE L'AMOUR. 233

XXII

Tons les mouvemenU de pastùm de la comëdie des InnamO' raUde Goldoni sont excellents, c'est le style et les pensées qui révoltent par la pins dégoûtante bassesse : c'est le contraire d*one comédie française.

XXIII

Jeunesse de 1822. Qui dit penchant jséiieux, disposition ac** tive, dit sacrifice du présent à Tavenir ; rien n'élève Tâme comme le pouvoir et l'habitude de faire de tels sacrifices. Je vois plus de probabilité pour les grandes passions en 1832 qu'en 1772.

XXIV

t

Le tempérament bilieux, quand il n'a pas des formes trop repoussantes» est peut-être celui de tous qui est le plus propre à frapper et à nourrir l'imagination des femmes. Si le tempéra- ment bilieux n'est pas placé dans de belles circonstances, comme le Laiiiznn de Saint-Simon (Mémoires, tome Y, 380), le difficile, e*est de s'y accoutumer. Mais, une fois ce caractère saisi par une lemne, il doit l'entraîner. Oui, même le sauvage et fanatique Balfoor {Old Mortality). C'est pour elles le contraire du pro- saïque.

XXV

En amour on doute souvent de ce qu'on croit le plus (la R. 355). Dans toute autre passion, l'on né doute plus de ce qu'on a'est une fois prouvé.

XXVI I^ wen furent inventés pour aider la mémoire. Plus tard on


234 . ŒUVRES DB STENDHAL.

les conserva pour augmenter le plaisir par la vue de la ££Beiilté vaincue. Les garder aujourd'hui dans Fart dramatique, reste de barbarie. E^mplç ; rord<Mmnçe de la cavalerie, mise en vers par M. de Boima;.

XXVII

Tandis que ce servant jaloux se' nourrit d'ennui, d'avarice, de haine et de passions vénéneuses et froides, je passe une nnit heureuse à rêver à elle» à elle qui me traite ma) par méfiance.

XXVIII

« 

Il n'y a qu'une grande âme qui ose avoir un style simple; c'est pour cela que Rousseau a mis tant de rhétorique dans la Nouvelle Héloïse, ce qui la rend illisible à trente ans.

XXIX

a Le plus grand reproche que nous puissions nous faire est assurément de laisser s'évanouir, comme ces fantômes légers que produit le sommeil, les idées d'honneur et de justice qui de temps en temps s'élèvent dans notre cœur. »

Lettre de Jena, mars 1819.


XXX


Une femme honnête est à la campagne, elle passe une beare dans la serre-'Chaude avec son jardinier; des gens dont elle a coairarié les vues l'accusent d'avoir trouvé un amant dans ce jardinier.

Que répondre? Absolument parlant, la chose est possible. Elle pourrait dire : « Mon caractère jure pour moi, voyez les mœurs de toute ma vie ; » mais ces choses sont égalemeni in-


DE L'AMOUR. 255

▼isiblcs, et aux méchants qui ne veulent rien voir, et aux sots qui ue peuvent rien voir.

Saltuti. Rome, 23 juillet J819.

XXXI

Tai vu un homme découvrir que son rival était aimé, et ce- iui-ci ne pas le voir à cause de sa passion.

XXXII

Plus un homme est éperdument amoureux, plus grande est la violence qu*il est obligé de se faire pour oser risquer de fâcher la femme qu'il aime et lui prendre la main.

XXXIII

Rhétorique ridicule, mais à la différence de celle de Rousseau inspirée par la vraie passion : Mémoires de Al. de Mau'**., lettre

XXXIV

NATUREL.'

J*ai vu, ou j'ai cru voir ce soir le triomphe du naturel dane une jeune personne qui, il est vrai, me semble avoir un grand caractère. Elle adore un de ses cousins, cela me semble évi- dent, et elle doit s'être avoué à elle-même Fétat de son cœur. Ce cousin raime ; mais, comme elle est très-sérieuse avec lui, il croit ne pas plaire, et se laisse entraîner aux marques de pré- férence que lui donne Clara, une jeune veuve amie de Mélanîe. Je crois qu'il va Tépouser ; Mélanîe le voit et souffre tout ce qu'un cœur fier et rempli malgré lui d'une passion violente peut souffrir. Elle n'aurait qu'à changer un peu ses manières; mais


256 ŒUVRES DE STENDHAL.

elle regarde comme une bassesse qai aurait des conséqaenoes durant toute sa vie de s'écarter un instant du natareL


XXXV

Sapho pe vit dans Tamour que le délire des sens ou le plaisir physique sublimé par la cristallisation. Anacréon y chercha aa amusement pour les sens et pour Tesprit. Il y avait trop peu de sûreté dans Vanliquité pour qu'on eût le loisir d'avoir un auioiu passion.

XXXVI

11 ne me faut que le fait précédent pour rire un peu des geos qui trouvent Homère supérieur au Tasse. L'amour-passion eiis* tait du temps d'Homère et pas très-loin de la Grèce.

XXXVII

Femme tendre, qui cherchez à voir si l'homme que vous ado- rez vous aime d'amour-passion, éludiez la première jeunesse de votre amant. Tout homme distingué fut d'abord, à ses pre- miers pas dans la vie, un enthousiaste ridicule ou un infortuné. L'homme à l'humeur gaie et douce, et au bonheur facile, ne peut aimer avec la passion qu'il faut à votre cœur.

Je n'appelle passion que celle qu'ont éprouvée de longs mal' heurs, et de ces malheurs que les romans se gardent bien de peindre, et d'ailleurs qu'ils ne peuvent pas peindre.

XXXVIII

• Une résolution forte change sur-le-champ le plus extrême malheur en un état supportable. Le soir d'une bataille perdue, un homme fuit à toutes jambes sur un cheval harassé ; il entend


DE L'AMOUR. 237

distinctement le galop du groupe de cavaliers qui le poursui- vent ; tout à coup il s'arrête, descend de cheval, renouvelle Ta* morce de sa carabine et de ses pistolets, et prend la résolution de se défendre. Â Tinstant» au lieu de voir la mort^ il voit la croix de la Légion d*honneur.

XXXIX

Food des moeurs anglaises. Vers 1730, quand nous avions déjà .Voltaire et Fontenelle, on inventa en Angleterre une ma- chine pour séparer le grain qu'on vient de battre des petits frag- ments de paille ; cela s'opérait au moyen d'uncTOue qui donnait à l'air le mouvement nécessaire pour enlever les fragments de paille; mais en ce pays biblique les paysans, prétendirent qu'il était impie d'aller contre la volonté de la divine Providence, et de produire ainsi un vent factice, au lieu de demander au ciel, par une ardente prière, le vent nécessaire pour vanner le blé, et d'attendre le moment marqué par le dieu d'Israël. Comparez cela aux paysans français ^.

XL

Nul doute que ce ne soit une folie pour un homme de s'expo- ser à l'amour-passion. Quelquefois cependant le remède opère avec trop d'énergie. Les jeunes Américaines des États-Unis sont

^ Pour l'état actuel des mœurs anglaises, voir h Vie de M, BtaUie, écrite par un ami intime. On sera édifié de l'humilité profonde de 11. Beattie recevant dix guinées d'une vieille manjuise pour calomnier Hume. L'aristocratie tremblante s'appuie sur des évéques i 200,000 livres de rente, et paye en argent ou en considération des écrivains, frétêndut UbérawDf pour dire des injures i Ghénier. (Edinburg'IUvieWf «M.)

Le cmU le plus dégoûtant pénètre partout. Tout ce qui n'est pas pein- ture de sentiments sauvages et énergiques en est étouffé; impossible d'écrire une page gaie en anglais.


28 ŒUVREB DE STENDHAL.

tellemenl pénétrées et fortifiées didées raisonnables, que Fa* mour, cette flear de la vie, y a déserté la jeunesse. On peut lais* ser en toute sûreté, à Boston, une jeune fille seule aveo un bel étranger, et croire qu'elle ne songe qu'à la dot du futur.


XLI


En France, les honuues qui ont perdu leur femme sont tristes; les veuves, au contrait^, gales et heureuses» Il y a un proverbe parmi les femmes sur la félicité de cet état. Il n'y à donc pas d'égalité dans le contrat d'union.

XLII

Les gens heureux en amour ont l'air profondément attentit ce qui, pour un Français, veut dire profondément triste. '

Dresde, 1818.

XLIII Plus on plaît généralement, moins on plaît profondément

XLIV

L'imitation des premiers jours de la vie fait qtie nous con- tractons les passions de nos parents, même quand ces passions empoisonnent notre vie. (Orgueil de L.)

XLV

La source la plus respectable de Vorgueil féminin, c'est U crainte'de se dégrader aux yeux de son amant par quelque dé- marche précipiléc ou par quelque action qui peut lui sembler peu fcaûuine. *


DE L'AMOUR. 259

XLVi

Le véritable amour rend la pensée de la mort fréquente, aisée.^ sans terreurs, un simple objet de comparaison, le prix qu*oa donnerait pour biei^ des choses.

XLVII

Que de fois ne me suis-je pas écrié au milieu de mon courage : c Si quelqu'un me tirait un coup de pistolet dans la tète, je le re- mercierais avant que d'expirer si j*en avais le temps ! j» On ne peut avoir de courage envers ce qu'on aime qu'en Faimant moins.

S. Fémer, 1820.

xLVin

c Je ne saurais aimer, me disait une jeune femme ; Mirabeau et les lettres à Sophie m'ont dégoûté des grandes âmes. Ces lettres fatales m'ont fait l'impression d'une expérience person- nelle. 9 Cherchez ce qu'on ne voit jamais dans les romans ; que deux ans de constance avant Finâmité vous assurent du €œar de votre amant.

XLIX

Le fidieulê effraye l'amour. Le ridicule impossible en Italie, ce qui est de bon ton à Venise est bizarre à Naples, donc rien n'est bizarre. Ensuite rien de ce qui fait plaisir n*est blâmé. Yoîlà qui tue l'honneur bête, et une moitié de la comédie.


LeseDhots commandent par les larmea» et quand on ne les


240 ŒUVRES DE STENDHAL.

écoute pas, ils se font mal exprès. Les jeunes f^nmes se pificorf 'd'amour-propre.

LI

C'est une réflexion commune, mais que sous ce prétexte Ton oublie de croire, que tous les jours les âmes qui sentent devien* nent plus rares, et les esprits cultivés plus communs.

LU

ORGUEIL FÉMIRiH.

Bologne, 18 avril, deux heures du matin.

Je viens de voir un exemple frappant; mais, tout calcul (ait, il faudrait quinze pages pour en donner une idée juste, j'aimerais mieux, si j'en avais le courage, noter les conséquences de ee que j'ai vu à n'en pas douter. Voilà donc une conviction qiill faut renoncer à communiquer. Il y a trop de petites circonstan- ces. Cet orgueil est l'opposé de la vanité française. Autant que je puis m'en souvenir, le seul ouvrage où je l'aie vu esquissé, c'est la partie des Mémoires de madame Roland où elle conte les petits raisonnements qu'elle faisait étant fille.

LUI

En France, la plupart des femmes ne font aucun cas d'on jeune homme jusqu'à ce qu'elles en aient fait un fat. Ce n'^^st qu'alors qu'il peut flatter la vanité. *

DUCLOS.

LÏV

Modène, 1820.

Zilietti me dit à minuit, chez l'aimable Harchesina R... : c Je


DE L'AMOUR. 241

irai pas diaer.à San-Michelle (c'est une auberge) ; hier j*ai dit is boas mots, j*ai été plaisant en parlant à Cr**, cela pourrait 3 faire remarquer. »

N*allez pas croire que Zilietti soit sot ou timide. C'est un •nune prudent et fort riche de cet heureux pays-ci.


LV


Ce qu'il faut admirer en Amérique, c'est le gouvernement et Q la société. Ailleurs, c'est le gouvernement qui fait le mal. ont changé de rôle à Boston, et le gouvernement fait l'hypo- ile pour ne pas choquer la société.


LVI


Les jeunes allés d*Italie, $i elles aiment, sont livrées entière- mt aux inspirations de la nature. Elles ne peuvent être aidées Ht an plus que par un petit nombre de maximes fort justes ,*dUes ont apprises en écoutant aux portes. Comme â le hasard avait décidé que tout ici concourrait à éicrver le naturel, elles ne lisent pas de romans par la raison ril n'y en a pas. A Genève et en France, au contraire, on fait imoar à seize ans pourfaire un roman, et Ton se demande à laqoe démarche et presque à chaque larme : c Ne suis-jepas en comme Julie d'Étange ? »

LVII

Le mari d^une jeune femme qui est adorée par son amant Quelle traite mal, et auquel elle permet à peine de lui baiser la tain, n a tout au plus que le plaisir physique le plus grossier, à où le premier trouverait les délices et les transports du boii- iQv le plut vif qui existe sur cette terre.


Z& ŒUVRES DB STENDHAL.

LVIII

Les lois de Yimagination sont encore si peu cimuiiei, q[ae j'id* mets Taperçu suivaut qui peut-être n'est qu'une erreur»

Je crois distinguer deux espèces d'imaginations.

1» L*imagînation ardente, impétueuse, prime-saùtière, coi- duisant sur-le-champ à Faction, se rongeant elle-même et lan- guissant si Von diffère seulement de vingt-quatre heures, comme celle de Fabio. L'impatience est son premier caractère, elle se met en colère contre ce qu'elle ne peut obtenir, fille voit tous les objets extérieurs, mais ils ne font que renflammer, elle les assimile à sa propre substance, et les tourne sur-le- champ au proût de la passion.

2» L'imagination qui ne s'enflamme que peu à peu, lente- ment, mais qui ave'c le temps ne voit plus les objets extérieurs et parvient à ne plus s'occuper ni se nourrir que de sa passkm. Cette dernière espèce d'imagination s'acconmiode fort bien de la lenteur et même de la rareté des idées. Elle est favorable à la constance. C'est celle de la plupart des pauvres jeunes filles allemandes mourant d'amour et de phthisie. Ce triste spectacle, si fréquent au delà du Rhin, ne se rencontre jamais en Italie.


LIX


Habitudes de l'imagination. Un Français est réellement cbo(|oé de huit changements de décorations par acte de tragédie. Le' plaisir de voir Macbeth est impossible pour cet homme; il se console en damnant Shakspeare.


LX


En France, la province, pour tout ce qui regarde les femmes, est à quarante ans en arrière de Paris. À* C...» une femme w»


DE L'AMOUR. SI3

»

riéc me dit qu'elle ne s*est pennis de lire que certains mor- ceaux des Mémoires de Lauzun. Cette sottise me glace, je ne trouve plus une parole à lui dire; c'est bien là, en effet, un livre q«e l*on quitte.

Manque de naturel, grand d^ant des femmes de province. Leurs gestes multipliés et gracieux. Celles qui jouent le premier rôle dans leur ville, pires que les autres.


LXl


Cîoethe, ou tout autre hmnme de génie allemand, estime Far- gent ce qu'il vaut» H ne faut penser qu'à sa fortune, tant qu'on n'a pas six mille fhincs de rente, et puis n'y plus penser. Le sot, de son c6té, ne comprend pas l'avantage qu'il y a à sentir et penser comme Goethe; toute sa vie, il ne sent que par l'ar- gent et ne pense qu'à l'argent. Cest par le mécanisme de ce double vote que dans le monde les prosaïques semblent l'em- porter sur les cœurs nobles.


Lxn


En Europe, le désir est enflammé par la contrainte; eau Amé- rique, il s*émousse par la liberté.

LXIII

Une certaine manie discutante s'est emparée de la jeunesse et Tenlève à Famour. En examinant si Napoléon a été utile à la France, on laisse s*énfuir Fàge d'aimer. Même parmi ceux qui veulent être jeunes, Faffectation de la cravate, de Féperon, de fair martial, Foccupation de soi, fait oublier de regarder cette jeoné fille qui passe d'un air si simple et à laquelle son peu de furtone ne permet de sortir qu*une fois tous les huit jours.


244 ŒUVRES DE STENDHAL.

LXIV

é

J'ai supprimé le chapitre VruûA, et quelques autres.

Je suis heureux de trouver le passage suivant dans les mé- moires d'Horace Walpole :

THE TWO ëLISàBETHS. Let us compare the danghters of two ferocious men» and see which v?as sovereign of a civilisée nalion, which of a barharous one. Both were Elisabeths. The daughter of Peter (of Russia) was absolute yet spared a compe- titor and a rival; and thought the person of an empress had sufBcient allurements for as many of her subjects as she chose to honour >vith the comunication. Elisabeth of England coàM neither forgive the claim of Mary Stuart nor her charms, bot ungenerously emprisoned her (as George did IV Napoléon), vfaea imploring protection, and without the sanction of either despo> tism or law^ sacrificed many to her great andlitile jealousy.Tet this Elisabeth, piqued herself on chastity; and while she pradi- sed every ridiculoiis art of coquetery to be admired at an on- seemly âge, kept off lovers whoni she encouraged, and neither gratified her own desires nor their ambition. Who can helppre- fering the honest, open-hearted barbarian empress? (Lord (h- ford's iUfemom.)

LXV

L'extrême familiarité peut détruire la mstoWisalton. lue charmante jeune fille de seize ans devenait amoureuse d'un beau jeune homme du même âge, qui ne manquait pas chaque soir, à la tombée de la nuit *, de passer sous ses fenêtres. La mère l'invite à passer huit jours à la campagne. Le remède était hardi- j'en conviens, mais la jeune fille avait une âme romanesque, et

i A l'ive IfaHa.


DE L'AMOUR. ^245

le beau jeune homme était un peu plat *. elle le méprisa au boui de trois jours.

LXVI

Bologne, 17 avril 1817,

Ave Maria (twilighl), en Italie, heure de la tendresse, deb plaisirs de l'âme et de la mélancolie : sensation augmentée par le son de ces belles cloches.

Heures des plaisirs» qui ne tiennent aux sens que par les sou- venirs.

LXVII

Le premier amour d'un jeune homme qui entre dans le ■onde, est ordinairement un amour ambitieux. Il se déclare nrement pour une jeune fille douce, aimable, innocente. Com- meot trembler, adorer, se sentir en présence d'une divinité? Ho adoleseent a besoin d'aimer un être dont les qualités relè- vent à ses propres yeux. C'est au déclin de. la vie qu'oo en re- vient tristement à aimer le simple et l'innocent, dcsespcrani du soUime. Entre les deux se place Famour véritable, qui ne pense à rien qu'à soi-même.

LXVIII

Les grandes âmes ne sont pas soupçonnées, elles se cachent^ Offiinaireaient il ne parait qu'un peu d'originalité. 11 y a plus de grandes âmes qu'on ne le croirait.

LXIX

Quel moment que le premier serrement de main do la femme qo'on aime ! Le seul bonheur à comparer à celui-ci est le i:;wis-


246 ŒUVRES DE STENDHAL.

sant bonheur da PouToir, celui qae les ministres et rob font semblant de mépriser. Ce bonheur a aussi sfi erUialUtalikm, qd demande une imagination plus frdde et plus raisonnaUe. Yoyei un homme qui vient d'être nommé nunistie, depuis nu qoirt d'heure, par Napolten.


LXI


m

La nature a donné la force au Nord et tmptk m BA^ Mtëf sait le célèbre lean de Kolkr à Gassil, m IMS.

r

LUI

Rien de plus faux que la maxime: cN«ltt*asthéKotpsvrMi valet de chambre» » ou plutôt rien de pfau» vrai dm le wmi- monarchique: héros affecté comme l'i^poifla de PkMH^ Desaix, par exemple, aurait été un héros mâme pov son nM de chambre (je ne sais, il est vrai, s'il en avait un), et ^nt hé- ros pour son valet de chambre que pour tout autre. Sans le boft ton et le degré de comédie indispensable, Turenne et FéneloB eussent été des Desaix.

LXXII

Voici un blasphème : Moi, BoUandaîs, j'ose dire : les Français n'ont ni le vrai plaisir de la conversation, ni le vrai pkhir du théâtre ; au lieu dé délassement et de laisser aller parfA c'est un travail. Au nombre des JEatigues qui ont hâté la mort éù madame de Staël, j'ai oui compter le travail de la conversatioa pendant son dernier hiver K

i Mémoires de Marinontd, conversation de Montes^eu.


M L'AHOUB. U1


IXXIII


^é de tension des nerfs de Toreille» pour écouter chaque plique assez bien la partie physique du plaisir de la mu-

LXXIV

1 avilît les femmes galantes, c'est Tidée qu'dles ont et qu'elles commettent une grande faute.

LXXV

née, dans «ne retraite, avertissez d*nB pérO inutile à n soldat italien, il vous remercie presque et Févite soi- lent. Indiques le même péril par humanité à un soldat , U croit que vous le d^z, se;jpi^ d'amour-propre,

aussitôt s'y exposer. Si! l'osait, il chercherait à se

de vous.

Giat, 1812.

LXXVI

idée extrêmement utile, si elle ne peut être exposée is termes fort shaples, sera nécessairement méprisée en Jamais YemeignemetU mutuel n'eût pris, trouvé par un . Cest exactement le contraire en Italie.

LXXVIP


mppriné ieiun fMMage qui setroufe dedans le chapitre LX


2i3 ŒUVRES D£ STENDHAL.

LXXVIII

En amour, quand on divise de l'argent, on augmente Tamour; quand on en donnSy on tw Tamour.

On éloigne le malheur actuel, et pour Favenir l'odieux de la crainte de manquer, ou bi^ Ton fait naître h^poUUque et le scniimcnt d'être deux, on détruit la sympathie.

IXXIX

(Messe des Toileries, 1811.)

Les cérémonies de la cour avec les poitrines découvertes des femmes, qu'elles étalent là comme les officiers leurs unifonoes, et sans que tant de charmes fassent plus de sensation, rappel- lent involontairement à Fesprit les scènes de l'Ârétin.

On voit ce que tout le monde fait par intérêt d* argent pour plaire à un homme ; on voit tout un public agir à la fois sans morale et surtout sans passion. Gela joint à la présence de fem- mes très-décolletées avec la physionomie de la méchanceté et le rire sardonique pour tout ce qui n*est pas intérêt personnel payé comptant par de bonnes jouissances, donne l'idée des scènes du Bagno, et jette bien loin toute difficulté fondée sur la vertu ou sur la satisfaction intérieure d'une âme contenu d'elle-même.

J'ai vu, au milieu de tout cela, le sentiment de l'isolemeo^' disposer les cœurs tendres à l'amour.

LXXX

Si râmc est employée à avoir de la mauvaise honte et à la surmonter, elle ne peut pas avoir du plaisir. Le plaisir est un


DE L'AMOUR. 249

luxe: pour eu jouir, il faut que la sûreté, qui est le nécessaire, ne coure aucun risque.

LXXXI

Marque d*amour que ne savent pas feindre les femmes inté- ressëes. Y a-t-il une véritable joie dans la réconciliation? ou songe-t-on aux avantages à en retirer?

LXXXII

Les pauvres gens qui peuplent la Trappe sont des malheu- reux! qui n'ont pas eu tout à fait assez de courage pour se taer. J'excepte toujours les chefs qui ont le plaisir d'être chefs.

IXXXIII

C'est un malheur d'avoir connu la beauté italienne : on de^ Tient insensible. Uors de Fltalie, on aime mieux la conversation des hommes.

LXXXIV

La prudence italienne tend à se conserver la vie, ce qui ad- met le jeu de Timagination. (Voir une version de la^ort du fa- meux acteur comique Pertica, le 24 décembre 1821.) La pru- dence anglaise, toute relative à amasser ou conserver assez d'argent pour couvrir la dépense, réclame au contraire une exactitude minutieuse* et de tous les jours, habitude qui para- lyse l'imagination. Remarquez qu'elle donne en même temps la plus grande force à ridée du devoir.

LXXXV L'inmiense respect pour Targent, grand et premier défaut de


250 ŒUVRES DE STENDHAL.

l'Anglais et de Tltalien, est moins sensible en France, et tout à fait réduit à de justes bornes en Allemagne. .

LÏXXVI

Les fenmies françaises u^ayant jamais tu le bonheur des pas- sions vraies, sont peu difficiles sur le bonheur intérieur de leur ménage et le tous les Jours de la yie.

Gompiègne.

IXXXVII

« Vous me parlez d'ambition comme chasse-ennui, disait Ka^ mcnslîy ; tout le temps que je faisais chaque soir deux lieues an galop pour aller voir la princesse à Kolich, j*élais en société in- time avec un despote que je respectais, qui avait tout mon bon- heur en son pouvoir et la satisfaction de tous mes désirs pos- sibles. »

Wilna, 1812.

LXXXVIII

La perfection dans les petits soins de savoir vivre et de toi- lette, une grande bonté, nul génie, de l'attention pour une cen- taine de petites choses chaque jour, Fincapacité de s'occopef plus de trois jours d'un même événement ; joli contraste avec la sévérité puritaine, la cruauté biblique, la probité stricte, l'a- mour-propre timide et souffrant, le caiU universel; et cepen* \iant voilà les deux premiers peuples du monde!

LXXXIX

Puisque, parmi les princesses, il y a eu une Catherine 11 im- pératrice, pourquoi, parmi les bourgeoises, n*y aurail41 pas une femme Samuel Bernard ou Lagrange?


DE L'AMOUR. 251


XG


Âlviza appelle on manque de délicatesse impardonnable d'o- ser écrire des lettres où vous parlez d*amour à une femme que vous adorez, et qui, en vous regardant tendrement, vous jure 4|u'eUe ne vous aimera jamais.

xcr

n a manqué au plus grand philosophe qu'aient eu les Fran- çais de vivre dans quelque solitude des Alpes, dans quelque sé- jour éloigné, et de lancer de là son livre dans Paris sans y ve- nir jamais lui-même. Voyant Helvétius si simple et si honnête homme, jamais -des gens musqués et affectés comme Suard, Marmontel, Diderot, ne purent penser que c'était là un grand philosophe. Ils furent de bonne foi en méprisant sa raison pro- fonde ; d'abord elle était simple, péché irrémissible en France; en second lieu, l'homme, non pas le livre, était rabaissé par une faiblesse : il attachait une importance extrême à avoir ce qu'on appelle en France de la gloire, à ê^e à la mode parmi les eoatemporains comme Balzac, Voiture, Fontenelle.

Bonsseau avait trop de sensibilité et trop peu de raison, Buf- lon trop d'hypocrisie à son jardin des plantes. Voltaire trop d'enfantillage dans la tête, pour pouvoir juger le principe d'flel- vécios.

Ce philosophe commit la petite maladresse d'appeler ce prin- cipe Yintérét, au lieu de lui donner le joli nom de plaisir ^i tnais que penser du bon sens de toute une littérature qui se hisse fourvoyer par une aussi petite faute?

A Torra leoena lapam seqnitar, lapns ipse capelttm; Florentem cytisum sequitur lasciva capella.

• • Trahit sua qoeiuque volaptas.

Virgile, églogae p.


£52 ŒUVRES DE STENDHAL

Un homme d'esprit ordinaire, le prince Eugène de Savoie, par exemple, à la place de Régulus, serait resté tranquillement à Rome, où il se serait même moqué de la bêtise du sénat de Car* tbngc ; Régulus y retourne. Le prince Eugène aurait suivi son intérêt exactement comme Régulus "suivit le sien.

Dans presque tous les événements de la vie, une âme géné- reuse voit la possibilité d'une action dont Tâme commune n't pas même l'idée. Â l'instant même où. la possibilité de cet^ ac- tion devient visible à Tàme généreuse, il est de ton intérêt de la faire.

Si elle n'exécutait pas cette action <iui vient de lui apparaître, elle se mépriserait soi-même ; elle serait malheureuse. On a des devoirs suivant la portée de son esprit. Le principe d'Helv^os est vrai, même dans les exaltations les plus folles de l'amour, même dans le suicide. Il est contre sa nature, il est impossible que l'homme ne fasse pas toujours, et dans quelque instant qa^ vous vouliez le prendre, ce qui dans le moment est possible et lui fait le plus de plaisir.

XCIT

Avoir de la fermeté dans le caractère, c'est avoir éprooré i'cilfet des autres sur soi-même ; donc il faut les autres.

XCIII .

L*AHOUR ANTIQUE.

L'on n'a point imprimé de lettres d'amour posthumes des dames romaines. Pétrone a fait un livre charmant, mais n'a point que la débauche.

Poïir Yamour à Rome, après la Didon * et la seconde églogue

  • ■ Voir le regard de Didon, dans la superbe esquisse de H. Guérin M

Luxembourg.


DE L'AMOUR. 255

le Virgi.Cy nous n'avons rien de plus précis que les écrits des rois grands poêles, Ovide, Tibulle et Properce.

Or, les élégies de Parny ou la lettre d*iIéloîse à Abeilard, de ]olardeau, sont des peintures bien imparfaites et bien vagues >i on les compare à quelques lettres de la Nouvelle-Héloïse, à ^Ues d'une Religieuse portugaise, de mademoiselle de Lespi- lasse, de la Sophie de Mirabeau, de Werther, etc., etc.

La poésie, avec ses comparaisons obligées, sa mythologie que le croit pas le poète, sa dignité de style à. la Louis XIV, et tout 'attirail de ses ornements appelés poétiques, est bien au-des- sous de la prose dès qu'il s'agit de donner une idée claire et Hrécise des mouvements du cœur ; or, dans ce genre, on n'é- neut que par la clarté.

Tibulle, Ovide et Froperce furent de meilleur goût que nos Miêtes ; ils ont peint Tamour tel qu'il put exister chez les fiers âloyens de Rome ; encore vécurent-ils sous Auguste, qui, après iTOir fermé le temple de Janus» cherchait à ravaler les citoyens i l'état de sujets loyaux d'une monarchie.

Les maîtresses de ces trois grands poètes furent des femmes oquettes, infidèles et vénales ; ils ne cherchèrent auprès d'elles [ue des {daisirs physiques, et je croirais qu'ils n'eurent jamais 'idée des sentiments sublimes^ qui, treize siècles plus tard, firent palpiter le sein de la tendre Héloise.

J'emprunte le passage suivant à un littérateur distingué et pu connaît beaucoup mieux que moi les poètes latins :

c Le brillant génie d'Ovide ^, l'imagination riche de Properce, 'âme sensible de Tibulle, leur inspirèrent sans doute des vers le nuances différentes, mais ils aimèrent de la même manière les femmes à peu près de la même espèce. Ils désirent, ils


  • ■ Tout ce qu'il y a de beau au monde étant devenu partie de la beanté

le la femme que vous aimez, vous vous trouvez disposé à faire tout co [o'il y a de beau au monde.

  • Gaîngiieiié, Histoire litté'^aire de V Italie, vol. IT, p.igc490.


«54 ŒUVRES DE STENDHAL.

triomphent, ils ont des rivaux heureux, ils sont jaloux, ils se brouillent et se raccommodent ; il sont infidèles à leur tour, on leur pardonne, et ils retrouvent un bonheur qui bientôt est trou- blé par le retour des mêmes chances.

<r Corinne est mariée. La première leçon que lui donne (hide est pour lui apprendre par quelle adressé elle doit tromper son nf^ari ; quels signes ils doivent se faire devant lui et devant le monde, pour s'entendre et n*étre entendus que d'eux seuls. La jouissance suit de près ; bientôt des querelles, et, ce qu'on n'at- tendrait pas d'un homme aussi galant qu'Ovide, des injures et 'des coups : puis des excuses, des larmes et le pardon. Il s'a- dresse quelquefois à des subalternes, à des domestiques, aa portier de son amie pour qu'il lui ouvre la nuit, à une maudite vieille qui la corrompt et lui apprend à se donner à prix d'or à un vieil eunuque qui la garde, à une jeune esclave pour qu'elle lui remette des tablettes où il demande un rendez-vous. Le rendez-vous est refusé : il maudit ses tablettes, qui ont en un si mauvais succès. Il en obtient un plus heureux : il s'adresse à l'Aurore pour qu'elle ne vienne pas interrompre son bonheor.

« Bientôt il s'accuse de ses nombreuses infidélités, de son goût pour toutes les femmes. Un instant après, Corinne est aussi infidèle : il ne peut supporter l'idée qu'il lui a donné des leçons dont elle profite avec un autre. Corinne à son tour est jalouse; elle s'emporte en femme plus colère que tendre; elle ^accuse d'aimer une jeune esclave. 11 lui jure qu'il n'en est rien, et il écrit à cette esclave; et tout ce qui avait fôché Co- rinne était vrai. Comment l'a-t-elle pu savoir? Quels indices les ont trahis? Il demande à la jeune esclave un nouveau rendez- vous. Si elle le lui refuse, il menace de tout avouer à Corinne. Il plaisante avec un ami de ses deux amours, de la peine et des plaisirs qu'ils lui donnent. Peu après c'est Corinne seule qui l'occupe. Elle est toute à lui. Il chante son triomphe comme si c'était sa première victoire. Après quelques incidents que, pour plus dune raison, il faut laisser dans Ovide, et d'autres qu'il se-


DE L'AMOUR. 255

long de rappeler, il se trouve que le mari de Coriime u trop facile. II n'est plus jalouic ; cela déplaît à l'amant, înace de quitter sa femme s*il ne reprend sa jalousie, li obéit trop ; il fait si bien surveiller Corinne, qu'Ovide lus en approcher. Il se plaint de cette surveillance qu'il lée, mais il saura bien la tromper; par malheur il n'est ul à y parvenir. Les infidélités de Corinne recommen- 3 multiplient ; ses intrigues deviennent si publiques, iile grâce qu'Ovide lui demande, c'est qu'elle prenne peine pour le tromper, et qu'elle se montre un peu idemment ce qu'elle est. Telles furent les mœurs et de sa maîtresse, tel est le caractère de leurs

lie est le premier amour de properce, et ce sera le der- qu'il est heureux, il est jaloux. (Hnthie aime trop la 1 Jui demande de fuir le luxe et d'aimer la simplicité, ré lui-même à plus d'un genre de débauche. Ciuthie il ne se rend qu'au matin auprès d'elle, sortant de ta- s de vin. 11 la trouve endormie; elle est longtemps tout le bruit qu'il fait, sans que ses caresses mêmes înt ; elle ouvre enfin les yeux et lui fait les reproches île. Un ami veut le détacher de Cinthie ; il fait à cet e de sa beauté, de ses talents. Il est menacé de la per- part avec un militaûre ; elle va suivre les camps, elb ï tout pour suivre son soldat. Properce ne s'emporte

)leure, il fait des vœux pour qu'elle soit heureuse. Il

. point de la maison qu'elle a quittée; il ira au-devant gers qui Tauront vue ; il ne cessera de les interroger e. Elle est touchée de tant d'amour. Elle quitte le sol- te avec le poète. U remercie Apollon et les muses; il e son bonheur. Ce bonheur est bientôt troublé par de accès de jalousie, interrompu par l'éloignement et 3nce. Loin de Cinthie, il ne s'occupe que d'elle. Ses passées lui en font craindre de nouvelles. La mo>cV.\v^


S56 ŒUVRES DE STENDHAL.

FelTraye pas, il ne craint que de perdre Gintbie; qu*il soit sûr qu'elle lui sera Gdèle, il descendra saQs regret au tom- beau.

<r Après de nouvelles trahisons, il s'est cru délivré de soo amour, mais bientôt il reprend ses fers. Il fait le portrait le plus ravissant de sa maîtresse, de sia beauté, de Télégance de sa pa- rure, de ses talents pouir le chant, la poésie et la danse ; toot redouble et justifie son amour. Mais Ginthie , aussi perverse qu'elle est aimable, se déshonore dans toute la ville par des aventures d'un tel éclat, que Properce ne peut plus Taimer sans honte. Il en rougit, mais il ne peut se détacher d'elle, n sera son amant, son époux ; jamais il n'aimera que Ginthie. Ds se quittent et se reprennent encore. Ginthie est jalouse, fl la rassure. Jamais il n'aimera une autre femme. Ge n'est point en effet une seule femme qu'il aime : ce sont toutes les fanines. Il n'en possède jamais assez, il est insatiable de plaisirs. Il UsA pour le rappeler à lui-même que Ginthie l'abandonne encore. Ses plaintes alors sont aussi vives que si jamais il n'eût été in- fidèle lui-même. Il veut fuir. Il se distrait par la débauche. Il s'était enivré comme à son ordinaire. Il feint qu'une troupe d'à* mours le rencontre et le ramène aux pieds de Ginthie. Leur rac- commodement est suivi de nouveaux orages. Ginthie, dans on de leurs soupers, s'échauffe de vin comme lui, renverse la ta- ble, lui jette les coupes à la tête ; il trouve cela charmant. De nouvelles perfidies le forcent enfin à rompre sa chaîne; U veut partir ; il va voyager dans la Grèce ; il fait tout le plan de son voyage, mais il renonce à ce projet, et c'est pour se voir encore l'objet de nouveaux outrages. Ginthie ne se borne plus à le tra- hir, elle le rend la risée de ses rivaux; mais une maladie vient la saisir, elle meurt. Elle lui reproche ses infidélités, ses capri- ces, l'abandon où ill'a laissée à ses derniers moments, et jure qu'elle-même, malgré les apparences, lui fut toujours fidèle. Telles sont les mœurs et les aventures de Properce et de sa maîtresse; telle est en abrégé l'histoire de leurs amours. Voilà


DE L'AMOUR. 257

la femme qu*ane âme comme celle de Properce fut réduite à aimer.

ff Ovide et Properce furent souvent infidèles, mais Jamais m- conslants. Ce sont deux libertins fixés qui portent souvent çà et là leurs hommages, mais qui reviennent toujours reprendre la même chaîne*. Corinne et Gihthie ont toutes les femmes pour ri- vales : elles n'en ont particulièrement aucune. La muse de ces deux poètes est fidèle si leur amour ne Test pas, et aucun autre nom que ceux de Corinne et de Cinihie ne figure dans leurs vers* Tibulle, amant et poète plus tendre, moins vif et moins emporté qu'eux dans ses goûts, n*a pas la même constance. Trois beau- tés sont l'une après l'autre les objets de son amour et de ses Ters. Délie est la première, la plus célèbre et aussi la plus ai- mée. Tibulle a perdu sa fortune, mais il lui reste la campagne et Délie; qu'il la possède dans la paix des champs, qu'il puisse en expirant presser la ihain de Délie dans la sienne; qu'elle suive en pleurant sa pompe funèbre, il ne forme point d'autres vœux. Délie est enfermée par un mari jaloux : il pénétrera dans sa prison malgré les Ai^s et les triples verrous. Il oubliera dans ses bras toutes ses peines. Il tombe malade, et Délie seule recoupe, il l'engage à être toujours chaste, à mépriser Vor, à n'accorder qu'à lui ce qu'il a obtenu d'elle. Mais Délie ne suit point ce conseil. Il a cru pouvoir supporter son infidélité : il y succombe et demande grâce à Délie et à Vénus. U cherche dans le vin un remède qu'il n'y trouve pas; il ne peut ni adoucir ses regrets, ni se guérir de son amour. Il s'adresse au mari de Dé- lie, trompé comme lui ; il lui révèle toutes les ruses dont elle se sert pour attirer et pour voir ses amants. Si ce mari ne sait pas la garder, qu'il la lui confie : il saura bien les écarter et ga- rantir de leurs pièges celle qui les outrage tous deux. Il s'apaise, il revient à elle, il se souvient de la mère de Délie, qui proté- geait leurs amours ; le souvenir de cette bonne femme rouvre son cœur à des sentiments tendres, et tous les torts de Délie sont oubliés. Mais elle eu a bientôt de plus graves. Elle s'est


^58 ŒUVRES DE STENDUÂL.

laissé corrompre par For et les présents, elle est à un autre, i d'autres. TibuUe rompt enfin une chaîne honteuse, et loi db adieu pour toujours,

c II passe sous les lois de Némésis et n*en est pas plus heureui; elle n*aime que l'or, et se soucie peu des vers et des dons da génie. Némésis est une femme ^vare qui se donne au plus of- frant; il maudit son aYarice, mais il l'aime et ne peut Tivre s'A n'en est aimé. Il tâche de la fléchir par des imn^^es touchantes. Elle a perdu sa jeune sœur; il ira pleurer sur son tombeau, et confier ses chagrins à cette cendre muette. Les mânes de h sœur de Némésis s'offenseront des larmes que Némésis fait ré* pandre. Qu'elle n^aille pas mépriser leur colère. La triste image de sa sœur viendrait la nuit troubler son sommeil.... Hais ces tristes souvenirs arrachent des pleurs à Némésis. Il ne y&A point k ce prix acheter même le bonheur. Nééra est sa troisième maîtresse. Il a joui longtemps de son amour ; il ne demande aux dieux que de vivre et mourir avec elle; mais elle part, elle est absente; il ne peut s'occuper que d'elle, il ne demande qu'elle aux dieux; il a vu en songe Apollon, qui lui a annoncé que Nééra l'abandonne. Il refuse de croire à ce songe ; il ne pourrait survivre à ce malheur, et cependant ce malheur existe. Nééra est infidèle; il est encore une fois ajbandonné. Tel fut le caractère et le sort do TibuUe, tel est le triple et assez triste ro- man de ses amours.

« C'est en lui surtout qu'une douce mélancolie domine, qu'elle donne même au plaisir une teinte de rêverie et de tristesse qui on fait le charme. S'il y eut un poëie ancien qui mit du moral dans l'amour, ce fut TibuUe ; mais ces nuances de sentiment qu'U exprime si bien sont en lui, il ne songe pas plus que les deux autres à les chercher ou à les faire naître chez ses maîtres- ses : leurs grâces, leur beauté, sont tout ce qui l'enflamme ; leurs faveurs, ce qu U désire ou ce qu'il regrette ; leur perfidie, leur vénalité, leur abandon, ce qui le tourmente. De toutes ces femmes devenues célèbres par les vers de trois grands poètes.


DE L'AMOUR. 259

Ciothie paraît la plas aimable. L'attrait des talents se Joint en elle à tous les autres; elle cultive le chant, la poésie ; mais, pour tous ces talents, qui étaient souvent <;eux des courtisanes d'un certain ordre, elle n'en vaut pas mieux : le plaisir, Tor et le ▼la n'en sont pas moins ce qui la gouverne ; et Froperce, qui vante mie ou deux fois seulement en elle ce goût pour les arts, n'en est pas moins, dans sa passion j^ur elle^ maîtrisé par une tout autre puissance. »

Ces grands poètes furent apparemment au nombre des âmes les plus tendres et les plus délicates de leur siècle, et voilà pourtant qui ils aimèrent et comment ils aLùoèrent. Ici il faut faire abs- traction de toute considération littéraire. Je ne leur demande qa'an témoignage sur leur siècle ; et dans deux mille ans un roman de Ducray-Duminil sera un témoignage de nos mœurs.

XCIII BIS.

Un de mes grands regrets, c'est de n'avoir pu voir Venise de 1760^; une suite de hasards heiyreux avait réuni apparem- ment, dans ce petit espace, et les institutions politiques et les opinions les plus favorables au bonheur de Thomme. Une douce volepté donnait à tous un bonheur facile. Il n'y avait point de combat intérieur et point de crimes. La sérénité était sur tous les TÎsajies, personne ne songeait à paraître plus riche, Thypo- crine ne menait à rien. Je me figure que ce devait être le con* tnire de Londres en 1822.

XCIV

^ TOUS remplacez le manque de sécurité personnelle par la juste crainte de manquer d'argent, vous verrez que les États*

1 Yoyige du président de Brosses en Italie, voyage d'Ëustace, de Sharp, de SiBolett.


è^ œuvres de STENDHAL.

Unis d'Amérique, par raïq^n à la passion dont noas essayons une monographie, ressemblent beaucoup à l'antiquité.

En parlant des esquisses plus ou moins imparfaites de ^amoll^ passion que nous ont laissées les anciens, je yois que j'ai'oublié les Awwun de Médée dans VArgonaïuUque. Virgile les a copiées dans sa Didon. Comparez cela à Tamour td qu'il est dans on roman moderne : le doyen de Killerine, par exemple.


XCV


Le Romain sent les beautés de la nature et des arts avec nne force, une profondeur, une justesse étonnantes ; mais, s'il se meta vouloir raisonner sur ce qu'il sent avec tant d'énergie, c'est à faire pitié. « 

C'est peut-être que le sentiment lui vient de la nature, et sa logique, du gouvernement.

On voit sur-le-champ pourquoi les beaux-arts, hors de lltalie, ne sont qu'une mauvaise plaisanterie ; on en raisonne mieuxi mais le public ne sent pas.

XCVI

Londres, 20 novembre 1S2L

Un homme fort raisonnable, et qui est arrivé hier de Madras, me dit eu deux heures de conversation ce que je réduis aux vingt ligues suivantes :

« Ce sombre, qu'une cause inconnue fait peser sur le carac- tère anglais, pénètre si avant dans les cœurs, qu'au bout du monde, à Madras, quand un Anglais peut obtenir quelques jours de vacance, il quitte bien vite la riche et florissante Madras pour venir se dérider dans la petite ville française de Pondichéry, qui, sans richesses et presque sans commerce, fleurit sous Tad- ministraiion patcrucUo do M. Dupuy. A Madras on boit du viu


DE L'AMOUR. 261

de Bourgogne à trente-six francs |a bonleille; la pauvreté des Français de Pondichéry Hait que^ dans les sociétés les plus dis- tinguées, les rafraîchissements consistent en grands verres d'eau. Mais on y rit. »

Maintenant il y a plus de liberté en Angleterre qu'en Prusse. Le climat est le même que celui de Kœnigsberg, de Berlin, de Varsovie, villes qui sont loin de marquer par leur tristesse. Les classes ouvrières y ont moins de sécurité et y boiv^ent tout aussi peu de vin qu*en Angleterre ; elles sont beaucoup plus mal vê- tues.

Les aristocraties de Venise et de Vienne ne sont pas tristes.

Je ne vois qu'une différence : dans les pays gais, on lit peu la Bible çt il y a de la galanterie. Je demande pardon de revenir souvent sur une démouslraliondontje doute. Je supprime vingt faits dans le sens du précédent.

xcvn

Je râns de voir, dans un beau château près de Paris, un jeune homme très-joli, fort spirituel, très-riche, de moins de vingt ans; le hasard Vy a laissé presque seul, et pendant longtemps, avec une fort belle fille de dix-huit ans, pleine de talents, de Tesprit le plus distingué, fort riche aussi. Qui ne se serait attendu à une passion ? Rien moins que cela, Taffectation était si grande chez ces deux jolies créatures, que chacune n'était occupée que de soi et de Feffet qu'elle devait produire

XCVIÏI

ren conviens, dès le lendemain d'une grande action, un or- gueil sauvage a fait tomber ce peuple dans toutes les fautes et les niaiseries qui se sont présentées. Voici pourtant ce qui m'em- pêche d'effacer les louanges que je donnais autrefois à ce repré- sentant du moyen âge.

15*


262 XUVEES DE STENDHAL.

La plus jolie femme de Narbooae est une jeune Esps^nole à peine âgée de vingt ans, qui vît là fort retirée avee son mari, Espagnol aussi et officier en demi-solde. Cet officier fut obligé, il y a quelque temps, de donner un soufflet à un fiit : le lende- main, sur le champ de bataille, le fat voit arriver la jeune Espa- gnole; nouveau déluge de propos affectés: « Mais, en vérité, c*est une horreur ! comment avez- vous pu dire cela à votre femme? madame vient pour empêcher notre combat! » — /e viens vous enterrer, répond la jeune Espagnole.

Heureux le mari qui peut tout dire à sa femme. Le résultat do démentit pas la fierté du propos. Cette acdon eût passé pour peu convenable en Angleterre. Donc la fausse décence diminue le peu de bonheur qui se trouve ici-bas« 

XCIX

L'aimable Donézan disait hier : < Dans ma jeunesse, cl jus- que bien avant dans ma carrière, puisque j'avais cinquante ans en 89, les femmes portaient de la poudre dans leurs che- veux.

« Je vous avouerai qu'une femme sans poudre me fait répu- gnance ; la première impression est toujours d'une femme de chambre qui n'a pas eu le loisir de faire sa toilette. i>

Voilà la seule raison contre Shakspeare et en faveur des unités.

Les jeunes gens ne lisant que la Harpe, le goût des grands toupets poudrés, comme ceux que portait la feue reine Mario- Antoinette, peut encore durer quelques années. Je connais aus>i des gens qui méprisent le Corrégc et Michel-Ange, et certes, M. Douézan était homme d'infiniment d'esprit.


Froide, brave, calculatrice, méfiante, discutante, ayant tou-


DE î/AMOUR. %ô

jours peur detrc ëlcctriséc par quelqu'un qui pourrait se mo- quer d'elle eu secret, absolument libre d'enthousiasme, un peu jalouse des gens qui ont vu de grandes choses à la suite de Na- poléon, telle était la jeunesse de ce temps-là^ plus csiimable qu'aimable. Elle amenait forcément le gouvernement au rabais du centre gauche. Ce caractère de la jeunesse se retrouvait jus- que parmi les conscrits^ dont chacun n'aspire qu'à finir son temps.

Toutes les éducations, données exprès ou par hasard, forment les hommes pour une certaine époque de la vie. L'éducation du siècle de Louis XV plaçait à vingt-cinq ans le plus beau moment de ses élèves *.

C'est à quarante que les jeunes gens de ce temps-là seront le mieux, ils auront perdu la méfiance et la prétention, et gagné l'aisance et la gaieté.

Cl

DISCUSSION ENTRE l'oOMME DE BONKE FOI ET l'hOMHE d'ACAI)£hI£.

c Dans celte discussion avec l'académicien, toujours Tacadé- micien se sauvait en reprenant de petites dates et autres sem- blables erreurs de peu d'importance ; mais la conséquence et qualification naturelle des choses, il niait toujours, ou semblait ne pas entendre : par exemple, que Néron eût clé cruel empe- reur ou Charles II parjure. Or, comment prouver de telles choses, ou, les prouvant, ne pas arrêter la discussion générale et en per- dre le fil?»

c TeHe mamère de discussion ai-je toujours vue entre telles gens, dont l'un ne cherche que vérité et avancement en îcelle, Fautre faveur de son maître ou parti, et gloire du bien dire. Et

t M. de Fnncaeil, quand il portait trop de poudre. Hémoires dd midame d'Épinay.


264 ŒUVRES DE ST£KDHÂL.

j*ai cslimé grande duperie et perdemenl de temps en rhomme de bonne foi de s'arrêter à parler avec lesdits académiciens, t (Œuvres badines de Guy Âllard de Voiron.)


Cil


Il n'y a qu'une très-petite partie de Tart d'être heureux qui soit une science exacte, une sorte d'échelle sur laquelle on soit assuré de monter sur un échelon chaque siècle : c'est celle (pî dépend du gouvernement ; (encore ceci n'est-U qu'une théorie» je vois les Vénitiens de 1770 plus heureux que les gens de Phi- ladelphie d'aujourd'hui.)

Du reste, l'art d'être heureux ec| comme la poésie ; malgré le perfectionnement de toutes choses, Homère, il y a deux mille sept cents ans, avait plus de talent que lord Byron.

En lisant attentivement Plutarque , je crois m'apercevoir qo'oo était plus heureux en Sicile du temps de Dion, quoiqu'on n'eût ni imprimerie ni punch à la glace, que nous ne savons l'être aujourd'hui.

J'aimerais mieux être un Arabe du cinquième siècle qu'on Français du dix-neuvième.

cm

Ce n'est jamais cette illusion qui renaît et se détruit à chaqae seconde que l'on va chercher au théâtre, mais l'occasion de prouver à son voisin, ou du moins à soi-même, si Ton a la con- trariété de n'avoir point de voisin, que l'on a bien lu son la Harpe et que Ton est homme de goût. C'est un plaisir de vieux l^édant que se donne la jeunesse.

CIV

Une femme appartient de droit à 1 homme qui Taime et qu'elle

iimo pÎHs qne la vie.


DE L'AMOUR. 205


CV '


La cristallisation ne peut pas être excitée par des hommes- copies» et les rivaux les plus dangereux sont les plus différents.


CVI


Dans une société trës-ayancée, Vamour»pa$$iQn est aussi na- tard que Tamour physique chez les sauyages*


CVII

Sans les nuances, avoir une femme qu'on adore nerserait pas bmiheur et même serait impossible.

L. 7 octobre.

CVIII


D'où vient Tintolérance des stoïciens? de la même source que ceOes des dévots outrés. Ils ont de l'humeur parce qu'ils luttent contre la nature, qu'ils se privent et qu'ils souffrent. Sils vou- laient s'interroger de bonne foi sur la haine qu'ils portent à ceux qui professent une morale moins sévère, ils s'avoueraient qu*elle naît de la jalousie secrète d'un bonheur qu'ils envieut'et qulls se sont interdit, sans croire aux récompenses qui les dé- dommageraient de leurs sacrifices.

DiDEBOT.


CIX


Les femmes qui ont habituellement de l'humeur pourraient se demander si elles suivent le système de conduite qu'elles croient


266 ŒUVRES DE STENDHAL.

sincèrement le chemin du bonheur. N*y a-t-il pas un peu de manque de courage accompagné d'un peu de vengeance basse au fond du cœur d'une prude? Voir la mauvaise humeur de ma- dame Deshoulières dans ses derniers jours. (Notice de M. k- montey.)


ex


Rien de plus indulgent, parce que rien n'est plus heureux, qae la vertu de bonne foi; mais mislress Hutchinson elle-même man- que d'indulgence.


GXl


Immcdî£(tement après ce bonheur vient celui d'une femme jeune, jolie, facile, qui ne se fait point de reproches. A Messine on disait du mal de la contessina VicenzeUa : ce Que voulez-vous? disait-elle, je suis jeune, libre, riche, et peut-être pas laide. J'en souhaite autant à toutes les femmes de Messine. » Celte femme charmante, et qui ne voulut jamais avoir pour moi que ' de ramiiié, est celle qui m'a fait connaître les douces poésies de Tabbé Melli, en dialecte sicilien; poésies délicieuses, quoique gâtées encore par la mythologie.

DfiLFAKTE.


CXII


Le public de Paris a une capacité d'attention, c'est trois jours; après quoi, présentez-lui la mort de Napoléon ou la condamna- lion de M. Déranger à deux mois de prison, absolument la même sensation ou le même manque de tact à qui en reparle le quatrième jour. Toute grande capitale doit-elle être ainsi, oo cela tient-il à la bonté et à la légèreté parisienne? Grâce à ^o^ gueil aristocratique et à la timidité souffrante, Londres neA


DE L'AMOUR. 267

qu^une nombreuse collection d'ernûles. Ce n*est pas une ca- pitale. Vienne n'est qu'une oligarchie de deux cenls familles environnées de cent cinquante nulle artisans ou domestiques qui les servent. Ce n'est pas là non plus une capitale. Na- ples et Paris, les deux seules capitales. (Extrait des Voyagea de Birhheck, page 371.)

GXIIl

S*il était une époque où, d*après les théories vulgaires, appe- lées raisonnables par les hommes communs, la prison pût être supportable, ce serait celle où, après une détention de plusieurs années, un pauvre prisonnier n'est plus séparé que par un mois ou deux du moment qui doit le mettre en liberté. Mais la crû- tallisation en ordonne autrement. Le dernier mois est plus pé- nible que les trois dernières années. M. d'Hotelans a vu à la maison d'arrêt de Melun phisieurs prisonniers détenus depuis longtemps, parvenus à quelques mois du jour qui devait les reor dre à la liberté, mourir d'impatience.

CXIV

Je ne puis résister au plaisir de transcrire une lettre écrite en mauvais anglais par une jeune Allemande. 11 est donc prouvé q^*il y a des amours constantes, et tou& les honunes de génie ne sont pas des Mirabeau. Klopstock, le grand poète, passe à Hambourg pour avoir été un homme aimable; voici ce que sa jeune femme écrivait à une amie intime :

€ After havîng seen him two hours, I was obliged to pass ihe evening in a Company, wliich never had been so wearitomc lo DQie. I could not speak, I could nol play; I thoughti saw no- Jiiiig but Klopstock ; 1 saw him the next day, and the following lod we were very seriously friends. But the fourth day he de- MVted. Il was a^strong hour the hour of his deparlure ! He


268 ŒUVRES DE STENDHAL.

wrote soon aller; from that. tûne oar correspondence began to be a very diligent one. I sincerely belieyed my love to be friendship. I spoke ivhh my friends of nothing but Klopstock, and showed bis letters. They raillied at me and said I was in love. I raillied tben again, and said that they mnsl bave a very friendshipless heart, if they had no idea of friendship to a man as well as to a woman. Thus it contihned eight months,in whidi time my friends found as much love La Klopstock's letters as in me. I perceived it likewise, but I would not believe it ^t tbe last Klopstock said plainly that he loyed ; and I startled as for i wrong ihing; I answered thatitivas no love, but friendship, as it wàs what I felt for him ; we had not seen one another enoogk to love (as if love must bave more time than friendship). This was sincerely my m'eaning, and I had this meaning till Klopstock came again to Hamburg. This he did a year after we had seeo one aifother the first time. We saw, we were friends, we k>- ved; and a short time after, I could even tell Klopstock that I loved. But we were obliged to part agàin, and wait two years for our wedding. My mother would not let marry me a stranger. I could marry then wîthout her consent, as by ihe death of my father my fortune depended not on her ; but this was a horrible idea for me ; and thank heaven that I bave prevailed by prayers ! Ât this time knowing Klopstock, sfae loves hioi as her lifely son, and tbanks god that she bas not persisted. We married and I am the bappiest wife im the world. In some few

montbs it will be four years thaï I am so happy j» (Corres-

pondenee of Richardson, vol. III, page 147.)


cxv


Il n'y a d^unions à jamais légitimes que celles qui sont com* mandées par une vraie passion.

U.


DE L'AMOUR. 269

CXVI

Pour être heureuse avec la facilité des mœurs, il faut une Vunplicilé de caractère qu'on trouve en Allemagne, en Italie, nais jamais en France*

La duchesse de G....

CXVII

Par orgueil, les Turcs privent leurs femmes de tool ce qd peut donner un aliment à la cristallisation. Je vis depuis trois mois chez un peuple où, par orgueil, les gens titrés en seront bientôt là.

Les hommes appellent pudmr les exigences d'un orgueil rendu fou par Taristocratie. Gonunent oser manquer à la pu- deur? Aussi, comme à Athènes, les gens d'esprit ont une ten* dance marquée à se réfugier auprès des courtisanes, c'est-à-dird auprès de ces femmes qu'une faute éclatante a mises à Tabri des affectations de la pudeur. (Vie de Fox,)

CXVIII

Dans le cas d'amour empêché par victdre trop pron^Me, j'ai vn la cristallisation chez les caractères tendres chercher à se former après. Elle dit en riant : c Non, je ne t'aime pas. >

CXIX

L'éducation actuelle des femmes, ce mélange bizarre de pra* Iques pieuses et de chansons fort vives (di placer mi halxa il cor de la Ga::za ladra)y est la chose du monde la mieux calculée * pour âoigucr le bonheur. Cette éducaUoubil\^\i^Vfôs» V.*^ ^^is^


270 ŒUVRES DE 8T6MDHAL.

inconséquentes. Madame deB..., qui craignait la mort, vient de mourir parce qu'elle trouvait drôle de jeter les médecines par la fenêtre. Ces pauvres petites femmes prennent Tinconséquence pour de la gaieté, parce que la gaieté est souvent inconséquente en apparence. C'est comme TAllemaud qui se fait vif Qn se je- tant par la fenêtre.

GXX

La vulgarité, éteignant Timagination, produit sur-le-champ pour moi l'ennui mortel : la charmante comtesse E.... me mon- trant ce soir les lettres de ses amants, que je trouve giosr sières.

Forli, 17 mars. Henri,

L'imagination n^était pas éteinte ; elle était seulement fotff- voyée, et, par répugnance, cessait bien vite de se figurer la gros- sièreté de ces plats amants.

CXXl

RâvERIÊ MÉTAPHYSIQUE.

Belgirate, 26 octobre 1816.

Pour peu qu'une véritable passion rencontre de contrariétés, elle produit vraisemblablement plus de malheur que de bon- heur ; cette idée peut n'être pas vraie pour une âme tendre, mais elle est d'une évidence parfaite pour la majeure partie des hommes, et en particulier pour les froids philosophes qui, en fait de passions, ne vivent presque que de curiosité et d'amour- propre.

Ce qui précède, je le disais hier soir à la contessina Fulvii) en nous promenant sur la terrasse de TIsola-Bella, à rorienl, près du grand pin. Elle me répondit : <x Le malheur produit une


DE L'AMOUR. 271

ip plus forte impression sur rexislcncc humaine que le

première vertu de tout ce qui prétend à nous donner du c'est de frapper fort.

pourrait-on pas dire que, la vie elle-même n'étant faite iensations, le goût universel de tous les êtres qui ont vie •e avertis qu'ils vivent par les sensations les plus fortes !S? Les gens du Nord ont peu de vie; voyez la lenteur > mouvements. Le dolce far nientc des Italiens, c'est le le jouir des émotions de son âme, mollement étendu divan, plaisir impossible si Ton court toute la journée à ou dans un droski, comme l'Anglais ou le Busse. Ces )urraient d*cnnui sur un divan. Il n*y a rien à regarder jrs âmes.

mour donne les sensations les plus fortes possibles; la. en est que, dans ces moments d'tn/Zawimation, comme t les physiologistes, le cœur forme ces alliances de sen- qui semblent si absurdes aux philosophes llelvétius, H autres. Luizina, l'autre jour, s'est laissée tomber dans comme vous savez; c'est qu'elle suivait des yeux une de laurier détachée de quelque arbre de llsola-Madre rromées). La pauvre femme ûi'a avoué qu'un jour son en lui parlant, eiTcuillait une branche de laurier dans le lui disait : « Vos cruautés et les cabmoies de votre m'empêchent de proCter de la vie et d'acquérir quelque

e âme qui, par l'effet de quelque grande passion, ambi- u, amour, jalousie, guerre, etc., a connu les moments isse et d'extrême malheur, par une bizarrerie bien in- îhensible, méprise le bonheur d'une vie tranquille et où mble fait à souhait : un joli château dans une position jque, beaucoup d'aisance, une bonne femme, trois jolis ), des amis aimables et en quantité, ce n'est là qu*unc esquisse de tout ce que possède notre ïA\a^ \t ^«^irA


â72 ŒUVRES DE STENDHâL.

G..., et cependant tous savez qu'il a dit être tenté d*aller à Na- ples prendre le commandement d'une guérilla. Une àme faite pour les passions sent d'abord que cette vie heureuse Yewmii, et peut-élre aussi qu'elle ne lui donne que des idées communes. « Je voudrais, vous disait G..., n'avoir jaîmais connu la fièvre <K des grandes passions, et pouvoir me payer de l'apparent bon- « heur sur lequel on me fait tous les jours de si sots compli- a ments, auxquels, pour comble d'horreur, je suis forcé deré- « pondre avec grâce. » Moi, philosophe, j'ajoute : c youle^ <r vous une millième preuve que nous ne sommes pas faits par a un être bon? c'est que le plaisir ne produit pas peut-être h <c moitié autant d'impression sur notre être que la douleur ^..t La contessina m'a interrompu : « Il y a peu de peines morales « dans la vie qui ne soient rendues chères par Yémotion qu'elles a excitent; s'il y a un grain de générosité dans l'âme, ce plaisir a se centuple. L'homme condamné à mort en 1815, et sauïé a par hasard (M. de Lavalette, par exemple), s'il marchait an cf supplice avec courage, doit se rappeler ce moment dix fois H par mois; le lâche qui mourait en pleurant et jetant les hauts « cris (le douanier Morris, jeté dans le lac, Roh Roy, 111, 120), <( s'il est aussi sauvé par le hasard, ne peut tout au plus se sou- i( venir avec plaisir de cet instant qu'à cause de la circonstance (( qu'il à été sauvé, et non pour les trésors de générosité qu'A a a découverts en lui-même, et qui ôtent à l'avenir toutes ses n craintes. »

Moi. — ce L'amour, même malheureux, donne à une âme ten* dre, pour qui la chose imaginée est la chose existante, des tré- sors de jouissances de cette espèce ; il y a des visions sublimes de bonheur et de beauté chez soi et chez ce qu'on aime. Que de fois Salviati n'a-t-il pas entendu Léonore lui dire, comme ma-


^ Voir l'analyse du prmctpe ascétique, Bentham, Traitét de légtflàtmt tome L On fait plaisir à un être bon en se faisant soudrir.


DE L'AMOUR. 273

demoiselle Mars dans les Fausses Confidences, avec son sourire CDckanteur : « Eh bien ! oui, je vous aime! » Or, voilà de ces illusions qn'un esprit sage n'a jamais.

FuLYiA, levant les yeux au ciel. — c Oui, pour vous et pour moi, l'amour, même malheureux, pourvu que notre admiratloa pour l'objet aimé soit infinie, est le premier des bonheurs. »

(Fulvia a vingt-trois ans; c'est la beauté la plus célèbre de **^i ses yeux étaient divins en parlant ainsi et se levant vers ce beau ciel des Iles Borromées, à minuit ; les astres semblaient lui répondre. J'ai baissé les yeux, et n'ai plus trouvé de raisons philosophiques pour la combattre. Elle a continué.) Et tout ce que le monde appelle le bonheur ne vaut pas ses peines. Je crois que le mépris seul peut guérir de cette passion; non pas on mépris trop fort, ce serait un supplice, mais, par exemple, pour vous autres hommes, voir l'objet que vous adorez aimer un homme grossier et prosaïque, ou vous sacrifier aux jouis- sances du luxe aimable et délicat qu'elle trouve chez son amie.

GXXII

Vouloir, c'est avoir le courage de s'exposer à un inconvé- nient; s'exposer ainsi, c'est tenter le hasard, c'est jouer. 11 y a des militaires qui ne peuvent vivre sans ce jeu : c'est ce qui les rend insupportables dans la vie de famille.

CXXIII

Le général Teulic me disait ce soir qu'il avait découvert que ce qui le rendait d'une sécheresse et d'une stérilité si abomi- nable quand il y avait dans le salon des femmes affectées, c'est qu'il avait ensuite une honte amère d'avoir exposé ses senti- ments avec feu devant de tels êtres. (Et quand il ne parlait pas avec son àme, fût-ce de Polichinelle, il n'avait rien à dire. Je voyais de reste qu'il ne savait sur rien Va ^V^t^^ eoi^H^^eofe ^ ^^


27i ŒUVRES DE STENDHAL.

bon ton. II était parla rëellement ridicule et barroqne aux yaii des fonimcs affectées. Le ciel ne Ta^Bit pAs Mt pour ôtre élé- gant.) ' .

GXXIV

A la cour, IT***^^ est de mauvais ton, parée ^*il eu cessé qirelle est contre Tintérôt de& princes: Ti*^***^* est aussi de mt» vais ton en présence des jeunes filles, cela les empèdierallde trouver un mari. 11 laut convenir que s* D^ e**^, il doit lui être agréable d'être honoré pour de t^ls motife.

CXXV

Dans rame d*un grand peintre ou d^n grand poète, ramour est divin comme centuplant le domaine et les plaisirs de l'art, dont les beautés donnent à son âme le pain quotidien. Que de grands artistes qui ne se doutent ni de leur âme ni de leur gé- nie ! Souvent ils se croient un médiocre talent pour la chQse qu'ils adorent, parce qu'ils ne sont pas d'accord avec les eu- nuques du sérail, les la Harpe, etc. : pour ces gens-là, même l'amour mallieureux est bonheur.

GXXVI

L'image du premier amour est la plus généralement lou- chante ; pourquoi? c'est qu'il est presque le même dans lousles pays, dans tous les caractères. Donc ce premier amour n'est pas le plus passionné.

CXXVII

La raison ! la raison ! Voilà ce qu'on crie toujours à un paurrc amant. En 1760, dans le moment le olus animé de la guerre de


DE L'AMOUR. 875

sept ans, Grimmj^rivait :«.... Il n'est point douteux que le roi de Prusse n*eût prévenu celte guerre ayant qu'elle éclatât, en- cédant la Silësie. En cela- il eût fait une action très-sage. Gom* bien de maux il aurait prévenus ! Que peut avoir de commun la possession d'une province avec le bonheur d'un roi ? et le grand électeur n'était-il pas un prince très-heureux et irès-respecté sans posséder la Silésie? Voilà comment un roi aurait pu'se con- duire en suivant les préceptes de la plus saine raison, et je ne sais comment il serait arrivé que ce roi eût été l'objet des mépris de toute la terre, tandis que Frédéric, sacriGant tout au besoin de conserver la Silésie, s'est couvert d'une gloire immortelle.

< Le fils de Cromwell a sans doute lait l'action la plus sage qu'un homme puisse faire ; il a préféré l'obscurité et le repos à l'em- barras et au danger de gouveri|er un peuple sombre, fougueux et fier. Ce ftage a été méprisé de son vivant et par la postérité, et son père est resté un grand homme au jugement des nations.

c La Belle Pénitente est un sujet sublime du théâtre espagnol ^, gâté en anglais et en français par Otway et Colardeau. Galiste a été violée par un homme qu'elle adore, que les fougues d'orgueil de son caractère rendent odieux, mais que ses talents, son es- prit, les grâces de sa figure, tout enfin concourt à rendre sédui- sant. Lothario eût été trop aimable s'il eût su modérer de cou- pables transports ; du reste, une haine héréditaire et atroce di- vise sa famille et celle de la femme qu'il aime. Ces fomilles sont à la tête des deux factions qui partagent une ville d'Espagne durant les horreurs du moyen âge. Sciolto, le père de Galiste, ' est le chef de Tautrc fâclion, qui, dans ce moment, a le dessifs; il sait que Lothario a eu l'insolence de vouloir séduire sa fille. La faible Galiste succombe soil^ les tourments de sa honte et de sa passion. Son père est parvenu à faire donner à son ennemi le commandement d'une armée navale, qui part pour uneexpé-


^ Voir les romances espagnoles et danoises du treizième siècle; elles P^ruitraieut plaies ou grossières au goût français.


276 ŒUVRES DE STENDHAL.

dition lointaine et dangereuse, où probablement Lotharîo troa- vera la mort. Dans la tragédie de Golardeau, il vient donner cette nouvelle à sa fille. A ces mots, la passion de Galiste s'échai^:

€ dieux 1 « Il parti... vous l'ordonnez!... il a pu s'y résoudre?

a Jugez du danger de cette situation ; un mot de plus, etScioIto va être éclairé sur la passion de sa fille pour Lothario. Ce père confondu s'écrie :

< Qu'entends-je? me trompé-je? où s'égarent tes vœux? c A cela Galiste, revenue à elle-même, répond :

< Ce n'est pas son exil, c'est sa mort que je veux,

< Qu'il périsse !

« Par ces mots, Galiste étouffe les soupçons naissants de sqb père, et c*est cependant sans artifice, car le sentiment qu*efle exprime est vrai. L'existence d'un homme qu'elle aime et quia pu Toutrager doit empoisonner sa vie, fût-il au bout du monde; sa mort seule pourrait lui rendre le repos, s*il en était pour les

amants infortunés Bientôt après Lothario est tué, et Galisie

a le bonheur de mourir.

ce Voilà bien des pleurs et bien des cris pour peu de chose! ont dit les gens froids qui se décorent du nom de philosophes. Un homme hardi et violent abuse de la faiblesse qu'une femme a pour lui : il n'y a pas là de quoi se désoler, ou du moins il n'y a pas de quoi nous intéresser aux chagrins de Galiste. Elle n a qu'à se consoler d'avoir couché avec son amant, et ce ne sera pas la première femme de mérite qui aura pris son parti sur ce malheur-là*. »

Richard Cromwell, le roi de Prusse, Galiste, avec les âmes que

  • Grimm, tome lïl, page 407.


DE L'AMOUR. 277

le ciel leur avait données, ne pouvaient troaverla tranquillité et le bonbeor qu'en agissant ainsi. La conduite de ces deux der- niers est éminemment déraisonnable, et cependant ce sont les seuls qu'on estime.

Sagan^iSiS.

CXXVIII

La constance après le bonbeur ne peut se prédire que d'après celle que, malgré les doutes cruels, la jalousie et les ridicules, on a eue avant Tintimité.

CXXIX

Chez une femme au désespoir de la mort de son amant, qui vient d'être tué à Tannée, et qui songe évidemment à le suivre. Il Ciut d'abord examiner si ce parti n'est pas convenable ; et, dans le cas de la négative, attaquer, par cette habitude si andome diez l'être humain, l'amour de ta contervaUim. Si cette femme

a OD emiemi» on peut lui persuader que cet ennoni a obtenu une lettre de cachet pour la mettre en prison. Si cette menace n'aug- seotepaasoiiamourpourla mort, die peut songer àse eadier fiiiréviter la prison. EBe se cachera trois semaines, fu]fant de retraite en retraite ; elle sera arrêtée et au bout de trois jours te saavera. Alors, sous un: nom supposé, on lui ménagera un asile dans «ne vUle fort éloignée, et la fhx& différente possible de eeDe où die était au désespoir. Mais qui veut se dévouer à consoler un être aussi malheureux et aussi nul pour l'amitié?

Varsovie, 1808.

cxxx

Les savairts d'académie voient les moeurs d'un peuple dans s% tangue : Fltalie est le pays du monde où Ton prononce le moins le mot d'amour, toujours amicizia et awicinar {amieizia pour amour etatwtcinar pour faire la cour avec succès).


1


S78 ŒUVRES DE STENDHAL.

CXXXI

Le dictionnaire de la musique n'est pas fait, n*e6t pas mtee commencé ; ce n*est que par hasard que Ton trouye les phrases qui disent :je suis en colère, on je wm» aime, et leurs nuances» Le maestro ne trouve ces phrases que lorsqu'elles loi sont di^ tées par la présence de la passion dabs son coeur on par Ma souvenir. Les gens qui passent le feu de la Jeanssae à ëtodler^ ai lieu de sentir, ne peuvent donc pas étrs artistes : rien éê plss «simple que ce mécanisme.

CXXXIl

L'empire des femmes est beaucoup trop grand en France» l'empire de la femme beaucoup trop restreint.

CXXXIII

La plus grande flatterie que l'imagination la plus exallée sas- rait inventer pour l'adresser à la génération qui s'âève panni nous, pour prendre possession de la vie, de l'opinion et do poU" voir^ se trouve une vérité plus claire que le jour. Elle n'a rien à continuer, cette génération, elle a tout à créer. Le grand mé- rite de Napoléon est d'avoir fait maison nette,

CXXXIV

Je voudrais pouvoir dire quelque chose sur la consolation. On n'essaye pas assez de consoler.

Le principe général, c'est qu'il faut tâcher de former une cristallisation la plus étrangère possible au motif qui a jeté daûd la douleur.


, DE L'AMOUR. 279

n faut avoir le courage de se tiyrer & un peu d'anatomie pour découvrir un principe inconnu. ,

Si Ton veut , consulter le chapitre II de l'ouvrage de M. Vil- lenné sur les prisons (Paris, 1820], on verra que les prison- lûers <l moritono fra ii loro (c'est le mot du langage des pri- saos). Les femmes si maritano anche fra di hro, et il y a en général beaucoup de Odélité dans ces unions, ce qui ne s'ob- (lerve pas dies les hommes, et qui est un effet du principe de la pudeur.

c A Saiat*Lazare, dit M. Villermé, page 96, à Saint-Lazare, en octobre 1818, une femme s'est donné plusieurs coups de cou* teau parce qu'elle s'est vu préférer une arrivante. ,

< C'est ordinairement la plus jeune qui est \i plus attachée à l'autre. »

cxxxv

Vivacitâ, Icggerezza, soggettissima a prendere punliglio, oc- cupazione di ogni momento délie apparenxe délia propria esis- lenza agli oochi altrul : Eceo i tre gran caratteri di questa planta die rlsveglia Europa nell 1808.

Parmi les Italiens, les bons sont ceux qui ont encore un peu ie sauvagerie et de propension au sang : les Bomagnols, les Ga- labrois, et, parmi les plus civilisés, les Bressans, les Piémontais, les Corses.

Le bourgeois de Florence est plus mouton que celui de Paris.

L'espionnage de Léopold Fa avili à jamais. Voir la lettre de M. Courier sur le bibliothécaire Furia et le chambellan Fuccini.

CXXXVI Je ris de voir des gens de bonne foi ne pouvoir jamais ètcc


280 ŒUVRES DE STENDHAL.

d'accord, se dire natureDement de grosses injures et en pens» davantage. Vivre, c'est sentir la vie; c'est avoir des sensations fortes. Gomme pour chaque individu le taux de celte force change, ce qui est pénible pour un homme comme trop fort est précisément ce qu'il faut à un autre pour que l'intérêt com- mence. Par exemple, la sensation d'être épai^é par le canon quand on est au feu, la sensation de s'enfoncer en Russie à h suite de ces Parthes, de même la tragédie de Shakspeare et h tragédie de Racine, et6., etc.

Orcha, 13 août 1812.

CXXXVII

D'abord le plaisir ne produit pas la moitié autant d'impressioa que la douleur, ensuite, outre ce désavantage dans la quantité d'émotion, la sympathie est au moins là moitié moins excitée par la peinture du bonheur que par celle de l'infortune. Done les poëtes ne sauraient peindre le malheur avec trop de force; ils n'ont qu'un écueil à redouter, ce sont les objets qui inspi- rent le dégoût. Encore ici, le taux de cette sensation dé- pend-il de la monarchie ou de la république. Un Louis XIV centuple le nombre des objets répugnants. (Poésies de Crabbe.)

Par le seul fait de l'existence de la monarchie à la Louis XIV environnée de sa noblesse, tout ce qui est simple dans les arts devient grossier. Le noble personnage devant qui on l'expose se trouve insulté; ce sentiment est sincère, et partant respee* table.

Voyez le. parti que le tendre Racine a tiré de l'amitié héroï- que, et si consacrée dans l'antiquité, d'Oreste et de Pyladc. Oreste tutoie Pylade, et Pylade lui répond Seigneur. Et Ton veut que Racine soit pour nous l'auteur le plus touchant 1 Si l'on ne se rend pas à un tel exemple, il faut parler d'autre chose.


DE L'AMOUR. 28)


CXXXVIIl


Dès qa*oa peut espérer de se venger, on recommence de haïr. Je n*eas Tidée de me'sauver et de manquer à la foi que j'avais jurée à mon ami que les dernières semaines de ma prison. (Deax confidences faites ce soir devant moi par un assassin de bcMine compagnie qui nous fait toute son histoire.)

Faenza, 1817.

CXXXIX

Toute l'Europe, en se cotisant, ne pourrait faire un seul de nos bons volumes français : les LeUres persanes, par exemple.


CXL


J^appelle plaisir toute perception que* Fàme aime mieux prouver que ne pas éprouver K

J'appelle peine toute perception que Tâme sdme mieux ne pas éprouver qu'éprouver.

Désiréje m*endormir plutôt que de sentir ce que j'éprouve, mil doute, c'est une peine. Donc les désirs d'amour ne sont pas des peines, car l'amant quitte, pour rêver à son aise, les socié- tés les plus agréables.

Par la durée, les plaisirs du corps sont diminués et les peines augmentées.

Pour les plaisirs de l'âme, ils sont augmentés ou diminués par la durée, suivant les passions : par exemple, après six mois pas- sés à étudier raslronomio, on aime davantage raslrouomie; après un an d'avarice, on aime mieux l'argent.

> Manpertuis.


383 ŒUVRES DB STERDHAL.

Les peines de rame sQBt dinûnqées porla* durée; c gpe de veuves véritablemeiu? fàchéea «a coascdfiDt pw le tenps l » llî- lady Waldegrave d*Horace Walpde.

SoU un hmjm d^n» w étot d^indiff^ri^ Q li|i «nlv« w

plaisirj . ^ .

SoU m autre homme dans no iW 4e ylv» doidMV jfâieJiÉ leur ces9e subitemen^r lo ptaiflir ^'B wiMiil o^H^ 4t-Vî(^ nature que délai do ppemi^ hram? H* VfRi .#piifl^#k il me semblé que 1101. ; * >: "•■,.-: 'v

Tous les plaisirs ne viennent pas de It ceOTifaw» é» kd» leur. /

Un homme avait depuis longtemps six mille livies de reii^ il gagne cinq cent mille francs à fat loterie. Cet homme 6*élvt déshabitué de d^irer les choses que Ton ne peit obtenlf qm par une grande fortune. (Je dhrai, en ptiBiaM, ^liHui de» hm» vénients de Paris, c'est la facilité de perdre cette habitude.)

On invente la machine à tailler les plumes; je l'ai achetée ce matin, et c'est un grand plaisir pour mol, qui m'impatiente I tailler les plumes; mais certainement je n'étais pas maOïeoreai hier de ne pas connaître cette machine. Pétrarque ^taît-U mai- heureux de ne pas prendre de café?

Il est inutile de définir le bonheur, tout le monde le cooniMt: par exemple, la première perdrix que Ton tue au vol à doue ans ; la première bataille d'où Ton sort sain et sauf k dix-sepL

Le plaisir qui n'est que la cessation d*une peine passe bien vite, et au bout de quelques années le sonvenir n'en est pas même agréable. Un de mes amis fut blessé ^u côté par un^dat d'obus, à la bataille de la Moskowa, quelques jours après il lut menacé de gangrène, au bout de quelques heures on put réunir M.' Béclar, M. Larrey et quelques chirurgiens estimés : on fit une consultation dont le résultat fut d'annoncer à mon ami qall n'avait pas la gangrène. A ce mom^ent je vis son bonheur» il M grand, cependant il n'était pas pur. Son &me, en secret, ne croyait pas en être tout à fait quitte, il refait le travail des


DE L'AHOUR. 283

chirurgiens, il examinait s*il pouvait entièrement s'en rapporter à eux. Il entrevoyait encore un peu la possibilité de la gangrène. Âujourd'liui, au bout de huit ans, quand on lui parle de cette consultation, il éprouve un sentiment de peine : il a la vue im- prévue d'un des malheurs de la vie.

Le plaisir oaiisë par la cessation de la douleur consiste : i® à remportar h victoire contre toutes les (éjections qu'on 4ie fait 8«eceiftiTemenl;

V A revoir tous les avantages dont on allait être privé.

Le pbisir causé par le gain de cinq cent mille francs con- siste à prévoir tous les plaisirs nouveaux et extraordinaires qa*oii va se donner.

Il y a une exception singulière : il faut voir si cet homme a ttùp ou trop peu d'habitude de désirer une grande fortune. S'il a trop peu de cette habitude, s'il a la tête étroite, le sentiment d'enibarras durera deux ou trois jours.

S*il a l'habitude de désirer souvent une grande fortune, il aura usé d'avance la jouissance par se la trop figurer.

Ce malheur n'arrive pas dans l'amour-passion.

Une âme enflammée ne se figure pas la dernière des faveurs, mais la plus prochaine : par exemple, d'une maîtresse qui vous tndte avec sévérité, l'on se figure un serrement de main. L'ima- gination ne va pas naturellement au delà; si on la violente, ^près un moment, elle s'éloigne par la crainte de profaner ce qu'elle adore.

Lorsque le plaisir a entièrement parcouru sa carrière, il est dair que nous retombons dans l'indifférence; mais cette indif- férence n'est pas la même que celle d'auparavant. Ce second état diffère du premier, en ce que nous ne serions plus capables de goûter, avec autant de délices, le plaisir que nous venons d'avmr.

Les organes qui servent à le cueillir sqint fatigués, et l'imagi- natioa n'a plus autant de propension à présenter les images qui seraient agréables aux désirs qui se trouvent satisfaits.


28i ŒUVRES DE STENDHAL.

Mais, 81 au milieu du plaisir on vient nous en anradier, il y :i production de douleur.

GXLI

La disposition à Famour physique» et mime an {Msir pliysi* que, n'est point la même chez les deux sexes. Au contraire des hommes, presque toutes les femmes sont au moins susccfilibks d'un genre d'amour. Depuis le premier roman qa*iine femmes ouvert en cachette à quinze ans, elle attaid en secr^ It ma» de Tamour-passion. Elle voit dans une grande passion la preme die son mérite. Cette attente redouble vers vingt ans, lorsqu*dk est revenue des premières étourderies de la vie, tandis qs'i peine arrives à trente, les hommes croient Tamour impossiirie ou ridicule.

CXLII

Dès l'âge de six ans nous nous accoutumons à chercher le bonheur par la même route que nos parents. Llorgueii de li mère de la contessina Nella a commencé le malheur de cette ai- mable femme, et elle le rend sans ressource par le même or* gucil fou.

Venise 1810.

CXLIII

DU GENRE ROMANTIOUB.

On m'écrit de Paris qu'on y a vu (exposition de 1822) oi millier de tableaux roprcsentanl des sujets de l'Ecriture sainie. peints par des peintres qui n'y croient pas beaucoup, admirés et jugés par des gens qui n'y croient pas, et enfin payés par des gens qui n'y croient pas.

On cherche après cela le pourquoi de la décadence de l'art.


DE L'AMOUR. 285

Hé eroyant pas en ce qu'il dit, Taniste craint toujours de pa- raître exagéré et ridicule. Gomment arriverait-il au grandiose/ rien ne Vj porte. (léettera di Roma, giugno 1822.)

CXLIV

L*on des ptas grands poètes, selon moi, qui aient paru dans ces derniers temps, c'est Robert Rurns, paysan écossais mort de misère. Il avait soixante-dix louis d'appointements comme doua- nier, pour lui, sa femme et quatre enfants. Il faut convenir que le tyran Napoléon était plus généreux envers son ennemi Ché- nier, par exemple. Burns n'avait rien de la pruderie anglaise. Cest un génie romain sans chevalerie ni honneur. Je n'ai pas assez de place poui* conter ses amours avec Mary Campbell et leur triste catastrophe. Seulement je remarque qu'Edimbourg est à la même latitude que Moskou, ce qui pourrait déranger un peu mon système des climats.

< One of Biim's remarks, when he first came to Edimburgh, was tbat between the men of rustic life and tbe polite world he diiservedlittle différence; that in the former, though unpolished by fashion and unenlightcned by science, he had found much observation and much iuteUigence ; but a refined and'accom- plished woman was a being almost new to him, and of which he had formed but a very inadéquate idea. » (Loiîdres, 1" no- membre 1821, tome V, page 69.)

CXLV

L^amoor est la seule passion qui se paye d'une monnaie qu'elle &biiqoe elle-même.

CXLVI

Les compliments qu'on adresse aux petites ûllc^ d& v\vâ^ ^v^s»


288 ŒUVRES DE STEHDHAL.

forment précbément la meilleure éducation itottùMa pour tair enseigner la vanilé la plus pernicieuse. Être jolie e«| la.pn- mière vertu, le plus grand avantafe au anoiid^^ AinE^riina j^b robe, c'est être jolie.

Ces sots compliments ne sont urités que dans la bouigeoiale^ ils sont heureusement de mauvais ton, comme trop aisés à fûte, chez les een« à caNQ^^f « 

■ ■' - ■ . ' . • CXLVII .

Lorette,'!! leptenlNwltil.

Je viens dé voir un très-beau batdHon de gens de ee p^r>; c*est le reste de quatre nulle hommes qniétaîent aMa à TiflMO en 1809. J'ai passé dans les rangs avec le colondl, et Adi Un leur histoire à plusieurs soldats. C'est la vertu des répuUiiiiwi du moyen âge, plus ou moins abâtardie par lea Bspagnirii ^k

P *, et deux siècles des gouvernements Iftches et cmds qiii

ont tour à tour gâte ce pays-ci.

Le brillant homneur chevaleresque, sublime et sans raison, est une plante exotique importée seulement depuis no petit nombre d'années.

On n'en trouve pas trace en 1740. Voir de Brosses. Les ofii- eiers de Montenotte et de Rivoli avaient trop d'occasions de mou- trer la vraie vertu à leurs voisins pour chercher à imUer us


^ Vers 1580, les Espagnols, hors de chez eux, n'étaient qne des agents énergiques de despotisme, ou des joueurs de guitare sous les fènârei des belles Italiennes. Les Espagnols passaient alori en Italie coouM aa- jourd'hui Ton vient à Paris ; du reste, ils ne mettaient leur orgueil qa'i faire triompher le roi, leur maître. Ils ont perdu l'Italie, et l'ont perdue en l'avilissant. En 1626, le grand poule Galderon était oflicier à Milan.

  • Voir la Vie de saint Charles Borromée, qui changea Milan et l'avilit

ll'fit déserter les salles d'armes et aller au chapelet. Merveilles tue Gas- tiglione, 1533.


^ BU ^isr fA ^esM iMttt DinMiiiir<^

s •tac ^ jnDMCs 9 luiit? nsr il^ ir,*«tï^«*^t t&s^;«i^ a Mb 4b fifiira^ ât W pçiaac ^i%xxf ^dciâft*^ m ^m> «r> ^

de FBBl9Bf - «JBBIB pÛâÊOL JKl JL^{i^ <t k <àl|f«N|lft >M«L ^



CïlTIIl


par exei^it, KrliRiinl Û^tmii^li^lJl^ ei ee Ibi VI roi iMkBle CXLIX


OpbrfOD ]^iqoe en i89S. Un bonuDc de trente «n» pMnW nno Jeonè penoBoe de quinze ans, c'esl la jciuie persouuc qui e«t désboatftée.


CL


Dix ans plus tard je retrouvai la comtesse Ottaflo | elle ploum beaucoup en me revoyant; je lui rappelai» Ogiuski. « Je ue puU pins akner, » me disait-elle ; je lui répondis nveo le |N)flte : « llow cliaDged^ bow saddened, yet how elevatcd was bcr character I


GLI


Comme les mœurs anglaises sont nies de \^%% V VH^^ ^ t:iâ^<M»


2S8 (BUTEES DB STERBIBIAL.

de France toui nattre de 18!5 i 1S80, Bien ne imbera, faiâ^ heureux, comme la Rnooé monde ters 1000. AetaRBemeaidfe

n'est rien. Ce qui e8limeinf)unled|BS larve 4b BdlMliame eic une action bâroiijpielriie daHont^Blane, «1» an tntfmde iMtei les exagérations» les gens ré^lemeot fidts^pow le mëprii ae aaih vent de rue en me. Nous avions une reMiMirea» la liberté dai journaux, qui finissent par direà «kacon son Mt» el qnand ce £sdt se trouve être Tc^inion piddiq^e, il reste. On now ar- raclie ce remède, cda retardera «n pen la BatawM»éB k «a- raie.

GLU

L'abbé Rousseau était on panvie leone bMQttè <1Ï84)^ nfr duit à courir du matin an soir tous kaqjoartiera.de la vHs pour y donner des leçons d'histoire et de géognq^e. reux d'une de ses élèves, comme Abeilard d*Hélolse, Saint-Preux de Julie; moins heureux sans doute, mais pnte- blement assez près de Télre ; avec autant de passion que ce dernier, mais Tâme plus honnête, plus délicate, et surtout pins courageuse, il parait s'être immolé à l'objet de sa passion. Toid ce qu'il a écrit avant de se brûler la cervelle, après avobr dlaé chez un restaurateur au Palais-Royal sans laisser écbai^^ai- cune marque de trouble ni d'aliénation : c'est du jmMsès-verbiI dressé sur les lieux par le commissaire et les ofifoiers de la po- lice qu'on a tiré la copie de ce billet, assez remarquable pour mériter d'être conservé.

« Le contraste inconcevable qui se trouve entre la noMlmo de mes sentiments et la bassesse de ma naissance, un amour aussi violent qu'insurmontable pour une fille adorable^, la crainte de causer son déshonneur, la nécessité de choisir &ûtit


  • ■ Il paraît qu'il s'agit de mademoiselle Gromaire, fille de M. Grom«ir%

erpédilionnaire eu coar de Romo.


DE L'AMOUR. 289

le crime et la mort, tout m'a déiemiiué à abamlouner la vie. J étais ué pour la vertu, j'allais être crimiuel; j'ai préféré mou- rir. » (Grinmi, troisième partie, tome II, page 495.)

Voilà UQ suicide admirable, et qui ne serait qu'absurde avec les moeurs de 1880.

GLIII

Oq a beau faire, jamais les Français, en fait de beaux-arts, ue passeront le joli.

Le comique qui suppose de la verve dans le public et du hrio dans Tacteur. les délicieuses plaisanteries de Palomba, à Naplcs, jouées par Gasaccia, impossibles à Paris ; du joli et jamais que du joli, qaelquefws, il est vrai, annoncé comme sublime.

On Toit que je ne spécule pas en général sur Thonneur nt- tionaL

CLIV,

Noos aimons beaucoup un beau tableau, ont dit les Français, et ils disent Trai, mais nous exigeons, comme condition essen- tielle de la beauté, qull soit fait par on peintre se tenant con- stanmient k doche-pied pendant tout le. temps qu'il travaille. Les Ter» dans l'art dramatique.


CLV


Beancovp moins é'emok en Amérique qu'en France» et b^.»tu coop moins d'esprit.

CLVI

La tjrannie à la Philippe H a Urlkment avili les esprits «li^iiu 1550» qaTeile pôe wr le jardin du m^tn^ . pfi^ W v^iKvt v.^ 'm^

M


290 ŒUVRES DE STENDHAL.

teors italiens n'ont pas encore en le courage d'<fi«0iil0r le Toman de leur pays. A cause de la règle du nofur el, rien de plus am- ple pourtant : il fout oser copier franchement ce qui crève ks yeux dans le monde. Voirie cardinal GoniaM, épluchant gra- vement pendant trois heures, en i 822, le livret d*un opéra borf- fon, et disant au maestro avec inquiétude : c Mais vous r^éte- rez souvent ce mot cotxary commot. »

CLYII

Héloîse vous parle de l'amour, m fat vous parte de sqb amour; sentez-vous que ces choses n'ont presque que le mm de commun? C'est comme l'amour 4es concerts et l'amour de h musique. L'amour des joidssances de vanité que votre haipe vous promet au milieu d'une société brillante, ou l'amour d*àie rêverie tendre, solitaire, timide.

CLVIII

Quand on vient de voir la femme qu'on sdme, la vue de toote autre femme gâte la vue, fait physiquement mal aux yeux ; j'ea vois le pourquoi.

CLIX

Réponse à une objection.

Le naturel parfait et Tintimité ne peuvent avoir lieu que dans l'amour-passion, car dans tous les autres l'on sent la possibilité d*un rival favorisé.

CLX

Chez l'homme qui, pour se délivrer de la tie, a pris du poi- jBOO> l'être moral est mort^ étonné de ce qu'il a fait et de ce


DE L'A MOI] R. 201

qam Ta ^roBfcr, n n'a i^as d^attentioo pour rieu : quelques rares eie^Ckns.

CLXI

Vil Tien eapiudue de vaisseau, oncle de Tauteuri auquel Je ftls hommage du présent manuscrit, ne trouYC rien de si ridi- cule que llmportance donnée pendant six cents pages à une cliose aussi frhrole que Famour. Cette chose si frivole est ce- pendant la seule aime avec laquelle ou puisse frapper les âmes fortes.

Qo^esl-ce qui a empêché, en 1814, H. de M... d'immoler Hapoléon dans la forêt de Fontainebleau? Le regard méprisant i*nne jdfie femme qui entrait aux Bains-Chinois ^ Quelle diffé- fmee dans les des'tinées du monde si Napoléon et son fils eus- sent été tués en 1814?

CLXII

Je transcris les lignes suivantes d'une lettre française que Je reçois de Znaïm, en ohsenrant qu'il n'y a pas dans toute la pro- vince un homme en état de comprendre la femme d'esprit qui m*écrit :

c ... L'accident fait beaucoup en amour. Lorsque Je n'ai pas lu de l'anglais depuis un an, le pnimicr roman qui me tombe sous la main me semble délicieux. L'babitude d'aimer une Ame prosmque, c'est-à-dire lente et timide pour tout ce qui est déli- .cat, et ne sentant avec passion que les intérêts grossiers de la vie : l'amour des écus, l'orgueil d'avoir de beaux chevaux, les désirs physiques, etc., etc., peut facilement faire paraître offen- santes les actions d'un génie impétueux, ardent, à imagination impatiente, ne sentant que l'amour, oubliant tout le reste, et

^ Mémoiref, fÊge 98,léâiUoa de Londref.


292 ŒUVRES DE STENDHAL.

qui agit sans cesse, et avec impétuosité, là où Tautre se hissait guider, et n'agissait jamais par lui-même. L'étonnement qa*Q donne peut offenser ce que nous appelions, l'année dernière, à Zitliau, Torgueil féminin : est-ce français, ça ? Avec le second, on a de Yétonnement, sentiment que Ton ignorait auprès du pre- mier (et, comme ce premier est mort à Tannée, à l'improviste, il est resté synonyme de perfection), et sentiment qa^une âme pleine de hauteur et privée de cette aisance qui est le fruit d*a certain nombre d'intrigues peut confondra facilement atee ee qui est offensant. »


n


LXIIl


« Geoffroy Rudel, de Blaye; fut un très-grand gentiOiomne, prince de Blaye, et il devint amoureux de la princesse de Tri- poli; sans la voir, pour le grand bien et pour la grande eour* toisie qu'il entendit dire d'elle aux pèlerins qui venaient d'An- tioche, et fit pour elle beaucoup de belles chansons, avec de bons airs et de chétives paroles ; et, par volonté de la voir, se croisa et se mit en mer pour aller vers elle. Et advint qu'en le navire le prit une très-grande maladie, de telle sorte que ceux qui étaient avec lui crurent qu'il filt mort, mais tant firent qu'ils le conduisirent à Tripoli, dans une hôtellerie, comme un homme mort. On le fit savoir à la comtesse, et elle vint à son lit et le prit entre ses bras. Il sut qu'elle était la comtesse; H recouvra le voir, l'entendre, et il loua Dieu, et lui rendit grâce qu'il lui eût soutenu la vie jusqu'à ce qu'il l'eût vue. Et ainsi mourut dans les bras de la comtesse, et elle le fit honorablement ensevelir dans la maison du Temple, à Tripoli. Et puis en ce même jour elle se fit religieuse pour la douleur qu'elle eut de lui et de sa mort ^ :»

< Traduit d'un matvusct'vt ^vovenqal du treizième siècle.


I


DE L'AMOUR. 293


CLXIV


Voici une sbgulière preuve de la folie nommée cristallisa- tion, que Ton trouye dans les Mémoires de mistriss Hùtchin-

c He told to M. Hutchinson a very true slory of a gentle*

Van wlto not long before had come for some time to lodge in Ridmiond, and found aU the people he came in company with, bewailing the death of agentleyornan that had lived there. Hear- ring her so much deplored he made inquiry aflter her, and grew so in love with the description, that no other discourse could at first please him, nor could he at last endure any other; he grew desperately mdancholy, and wouldgo to a mount where ' the print of her foot was cutt, and lie there pining and kissing ol it aU the day long, till at leng^t death in some months space conduded his langhuishement. This story was very true. » (Tome If page 85.)

CLXV

lisio Visconti n'était rien moins qu'un grand lecteur de li- ▼res. Outre ce qu'il avait pu voir en courant le monde, cet es- sai est fondé sur les mémoires de quinze ou vingt personnages câèbres. S'il se rencontrait, par hasard, un lecteur qui trouvât ces bagatelles dignes d'un instant d'attention, voici les livres des- quels Lisio a tiré ses réflexions et conclusions:

Vie de Betwenuto Ceîîinit écrite par lui-même.

Les NimvelUs de Cervantes et de Scarron.

Manon Le$eaut et le Doyen de Killeriney de Tabbé PrévôL

Leitres latines d'Héhîse à Àhailard.

Tarn Jones.

Lettres d^une Religieuse portugaise.

Deux ou trois romans d'Auguste La Fontmi^.


m ŒUVRES m STENDHAL.

V Histoire de Toscane, de Pigootti.

Werther.

Brantôme.

Mémoires de Carlo Goiin (Venise, 1760). seulement les 80 pa* ges sur l'histoire de ses amours. *

Mémoires de Lanzun, Saint-Simon, d'Epinay, de Staal, Mai- montel, Bezenval, Roland, Duclos» Horace Walpole» ÉifeljQ, Butchinson.

Lettres de mademoiselle Iiospinasse

CLXYI

Un des plus grands personnages de ce temps-là, on des hm mes les plus marquants dans FÉglise et dans l^tat, noustconlj^ ce soir (janvier 1822), chez madame de H., les dangers Art réels qu'il avait courus du temps de la terreur. -

c J'avais eu le malheur d'être au nombre des membres la plus marquants de l'Assemblée constituante : je me Uns à Paru, cherchant à me cacher tant bien que mal, tant qu'il y eut quel- que espoir de succès pour la bonne cause. Enfin, les dangers augmentant et les étrangers ne faisant rien d'énergique pour nous, je me déterminai à partir, mais il fallait partir sans passe- port. Gomme tout le monde s'en allait à Goblentz« j'eus l'idée de sortir par Calais. Mais mon portrait avait été si fort répandu, dix-huit mois auparavant, que je fus reconnu à la dernière poste ; cependant on me laissa passer. J'arrivai à une auberge à Calais, où, comme vous pouvez penser, je ne dormis guère, et fort heureusement pour moi, car vers les quatre heures du matin j'entendis très-distinctement prononcer mon nom. Pen- dant que je me lève et m'habille à la hâte, je distingua fort bien, malgré l'obscurité, des gardes nationaux avec leurs fusils, pour lesquels on ouvre la grande porte et qui entrent dans la cour de l'auberge. Heureusement il pleuvait à verse; c'était une matinée d'hiver fort obscure avec un grand vent. L'obscurité et le bruit


OB L'AMOUR. aB5

du veot me permireot de me sauver par la cour de derrière et l'écurie des chevaux. Me voilà dans la rue à fuagi heures du ma* tin, sans ressource aucune.

c Je pensai qu'on allait me courir après de mon auberge. Re lâchant trop ce que je faisais, j'allai près du port, sur la jetée. Taivoue que j'avais un peu perdu la tète: je ne me voyais pour toute perspective que la guillotine.

1 D y avait un paquebot qui sortait du port par une mer fort (TOMe et qui était d^à à vingt toises de la jetée. Tout à coup i*entends des cris du côté de la mer, comme si Ton m'appelait. lé vois s'approcher un petit bateau, c Allons, donc, monsieur, I venes, on vous attend.» Je passe machinalement dans le bateau* I y avait un homme qui me dit à roieille : « Vous voyant mar- I dier sur la jetée d'un air effaré, j'ai pensé que vous pourriez K bien être un malheureux proscrit. J'ai dit que vous étiez mon ï ami que j'attendais; faites semblant d'avoir le mal de mer et I allez vous cacher en bas dans un coin obscur de la chambre.»

— Ah ! le beau trait, s'écria la maîtresse de la maison respi- rant à pebe, et qui avait été émue jusqu'aux larmes par le long récit fort bien fait des dangers de Fabbé. Que de remerchnents roQs dAtes taire à ce généreux inconnu! Gomment s'appe- lait-n?

—Je ne ^s pas son nom» a répondu l'abbé un peu confos.

Bt il j a eu un moment de pnrfbnd ûlence dans le sahm.

CLXVII

LE PÈRE ET LE FILS Dialogue de 178T.

u rftBB (ministre de la .....)

c Je vous fiilicite, mon fils; c'est une chose fort agréable i^^is^l rous d'être invité chez M. le duc d'- ; c'csiu&!& ^^àSLeÀss^


296 ŒUVRES DE STENDHAL.

pour uQ homme de votre âge. Ne manquez pas d'être ao Palais .. à six heures prédses. *

) LE FILS.

\ « Je pense, monsienr, que vous y dtnes aussi?

\ us P&RB.

! « M. le duc d'- , toujours parûit pour notre CunDle,

vous engageant pour la première fois, a bien vonhi m*iiifit«f aussi. »

, Le fils, jeune homme fort bien né et de Tesprlt le i^os distin- gué, ne manque pas d*être au Palais... à dx heures. On servit

. à sept. Le fils se trouva placé vis-à-vis du père. Chaque convive avait à côté de soi une femme nuC: L'on était servi par une Yinf* taine de laquais en grande livrée^.

CLXVIII

Londres, août 1817.

Je n'ai de ma vie été frappé et intimidé de la présence de la beauté comme ce soir, à un concert que donnait nuidane Pasta.

Elle était environnée, en chantant, de trois rangs de jeunei fenmies tellement belles, d'une beauté tellement pure et cé- leste, que je me suis senti baisser les yeux par respect, au lien de les lever pour admirer et jouir. Cela ne m'est arrivé dans aucun pays, pas même dans ma chère Italie.

CLXIX

Une chose est absolument impossible dans les arts, en France, c'est la verve. 11 y aurait trop de ridicule pour l'homme en- traîné, il a Vair trop hmreux. Voir un Vénitien réciter les sf tires de Buratli.

« From december 'il , \%V^ VvW V\v^'î>\>i'Wi \^*20, MU.


DE L'AMOUR. 297

CLH

II y avait à Valence, en Espagne, deux amies, femmes très- honnétes, et des familles les plas distingaées. L*ane d*elles fut courtisée par un officier firançais, qui l'aima avec passion, et au point de manquer la croix après une bataille, en restant dans on cantonnement auprès d'elle, au lieu d'aller au quartier gé- néral faire la cour au généra) en chef.

A la fin, il en fut aimé. Après sept mois de froideur aussi dés- espérante le dernier jour que le premier, elle lui dit un soir : c Bon Joseph, je suis à vous. » 11 restait Tobstacle d*un mari, homme d'infiniment d'esprit, mais le plus jaloux des hommes. En ma qualité d'ami, j'ai dû lire avec. lui toute l'histoire de Po- logne, de Rulhière, qu'il n'entendait pas bien. 11 s'écoula trois mois sans qu'on pût le tromper. Il y avait un télégraphe les jours de fêtes, pour indiquer l'église où l'on irait à la messe.

Un jour, je vis mon ami plus sombre qu'à l'ordinaire ;- voici oe qui allait se passer. L'amie intime de dona Inezilla était dan- gereusement malade. Celle-ci demanda à son mari la permission de passer la nuit auprès de la malade, ce qui fut aussitôt accordé, à condition que le mari choisirait le jour. Un soir, il conduit dona hiezilla chez son amie, et dit, en badinant et comme ino~ Iiinément, qu'il dormira fort bien sur un canapé, dans un petit salon attenant à la chambre à coucher, et dont la porte fut lais- sée ouverte. Depuis onze jours, tous les soirs, rofficier français passait deux heures, caché sous le lit de la malade. Je n'ose ajouter le reste.

Je ne crois pas que la vanité permette ce degré d'amitié à 9nc Française.


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APPENWX


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DES COURS D'AMOOll.

11 y a eo des cours (Tamonr en France, de Tan 1150 à l'iD 15^00. Voilà ce qui est prouvé. Probablement Texistence des cours d'asiour remonte à une époque beaucoup phw racolée.

Les dames, réunies dans les cours d*amonr, rendaieat des a^ rets soit sur des questions de droit, par exemple : L'amour peul* il exister entre gens mariés?

Soit sur des cas particuliers que les amants leur somnet- taient ^

Autant que je puis me figurer la partie morale de cette juris- prudence, cela devait ressembler à ce qu'aurait été la cour des maréchaux de France, établie pour le point d'honneur par Louis XIV, si toutefois Topinion eût soutenu cette institution.

André, chapelain du roi de France, qui écrivait vers Tan il 70, cite les cours d'amour

des dames de Gascogne,

d'Ermengarde, vicomtesse de Narbonne (1144, 1194),

de la reine Eléonore,

de la comtesse de Flandre,

de la comtesse de Champagne (1174).

A André lcchapeiain,NostradaiDU8,Raynouarcl,Crescimbeni,d'Ârétni.


DE L'AMOUR. 299

André rapp<Nrte neuf jugements prononcés par la comtesse de Champagne.

n cite deux jugements prononcés par la comtesse de Flandre.

JeandeNostradamus, Vieëespoikspfùvei^çaàXy dit(pagel5):

€ Les tensons étaient disputes d^amours qui se disaient entre les cheraliers et dames poètes entre-parlant ensemble de quel- que belle ei subtile question d*anMHirs ; et où ils ne 8*en pou- taieiit accorder, ils les ewtofsAeatf pour en aTOirla définition, aux dames illustres présidentes, qui tenaient cour d^amour ou- ferte et planière à Signe et Pierrefeu, ou à Romanin, ou à ntres, et là-dessus, en faisaient airêts qu'on n(»nmait unis ABU» b'asoubs.»

Toid les noms de ^lelques-ones des dames qui présidaient eovs d'amour de Pierrefeu et de ^gne :


c Stephanette, dame de Brulx, fille du comte de Provence;

c Adalarie, vicomtesse d'Avignon ^

c Âlalète, dame d'Ongle ;

c Hermissende, dame de Posquiëres i

c BenranCi dame d'Urgon;

c Habille, dame dTères,

c ÏA comtesse de Dye;

c Rostangue, dame de Pierrefeu;

c Berlrane, dame de Signe ;

c ikusserande de Claustral. »

If ostradamask page S7.

n est vraisemblable que la même cour d'amour s'assemblait tantôt dans le château de Pierrefeu, tantôt dans cehii de Signe. Ces deux villages sont très-voisins Tun de l'autre» et situés à peu près à égale distance de Toulon et de Brignoles. Dans l^Viede Bertrand ^Àlamanon, Nostradamus dit : c Ce troubadour fut amoureux de Phanette on Estephanette de Romanin, dame dudit lieu, de la maison de GaaU&ssL<^^ ^ tenait de fùa temps cour d'amour ouveU^ el \)\Kàv^'c^ ^\v ^^"^


300 ŒUVRES DE STENDHAL.

châleau de Romanin, près la ville de Saint-Remy, en Profeneei tante de Laurette d*Âvigaon, de la maison de Sado^ tant oâé* brjée par le poète Pétrarque. » '

A Tartice de Laurette, <m Ut que Laurette de Sade, câânée par Pétrarque, vivait à Avignon, vers Tan 1341 , qn^eUe Ait in- struite par Phanette de Gantelmes, sa tante, dame de Romaoln; que a toutes deux romansoyent promptement en tonte sorte de rithme provensalle, suyvant ce qu'en a escrit le monge des Isles d'Or, les œuvres desquelles rendent ample tesmoignage de

leur doctrine Il est vray (dict le monge) que Phanette oo

Estephanette, comme très-excellente en la poésie» av«^t une fo- reur ou inspiration divine, laquelle fureur estoit estimée la vray don de Dieu ; elles estoyent accompagnées de plasiem dames illustres etgénéreoses* de Provence, qui fleurissoyeotde ce temps en Avignon, lorsque la cour romaine y résidoît, qn s'adonnoyent à l'estude des lettres, tenans oonr d'amoor ou- verte et y def&nissoyent les questions d'amour qà y estoycit proposées et envoyées. . . .

« Guillen et Pierre Balbz et Loys des Lascaris, comtes de Vin- timille, de Tende et de la Brigue, personnages de grand renom, estant venus de ce temps en Avignon visiter Innocent VI* da nom, pape, furent onyr les deffînitions et sentences d'amour


  • ■ € Jehanne, dame de Baubr,

a Huguette de Forcarquier, dame de Trects, c Briande d'Âgoult, comtesse de h Lune, a Habille de Yilleneufve, dame de Vence, a Béatrix d'ÂgouIt, dame de Sault,

< Ysoarde de Roquefueilh, dame d'Ânsoys,

< Anne, vicomtesse de Tallard,

€ Blanche de Flassans, surnommée Blankaflour, a Doulce, de Monstiers, dame de Glumane, € Ântonette de Gadenet, dame de Lambcsc, c Magdalène de Sallon, dame dudict lieu, € Rixendc de Puyvard, dame de Trans. »

^Q^tcadomus, page 217.


DE. L'AMOUR. 301

prononcées par ces dames ; lesquels esmerveillez et ravis de leurs beaultés et savoir, furent surpris de leur amour. :»

Les troubadours nommaient souvent, à la fin de leurs ten- sons, les dames qui devaient prononcer sur les questions qu'ils agitaient entre eux.

Un arrêt de la cour des dames de Gascogne porte :

c La cour des dames, assend)lée en Gascogne, a établi, du consentement de toute la cour, celte constitution perpé- toelle» etc., etc. »

La comtesse de Champagne, dans Tarrét de 1174, dit :

c Ce jugement, que nous avons porté avec une extrême pru- denoCy est appuyé del'avîsd'un très^prand nombre de dames.... » On trouve dans un autre jugement :

c Le chevalier, pour la fraude qui lui avait été foite, dénonça tome cette affaire à la comtesse de Champagne, et demanda konUement que ce délit lût soumis au jugement de la comtesse de Champagne et des autres dames.

c La comtesse, ayant appelé auprès d'elle soixante dames, raidit ce jugement, » etc.

André le chapelsdn, duquel nous tirons ces renseignements, npponb que le code d'amour avait été publié par une cour composée d'un grand nombre de dames et de chevaliers.

André nous a conservé la supplique qui avait été adressée à la comtesse de Champagne, lorsqu'elle décida par la négative cette question : Le véritable amour peuUil exister entre époux?

Mais quelle était la peine encourue lorsqu'on n'obéissait pas aux arrêts des cours d'amour?

Nous voyons la cour de Gascogne ordonner que tel de ses ju- gements serait observé comme constitution perpétuelle, et que ces dames qui n'y obéiraient pas encoureraient rmimitié de toute dame honnête.

Jusqu'à quel point ropinion sanctionnait-elle teft «rt^\& ^^ c'ours d'amour?


302 ŒUVRBS DE STENDHAL.

Y avait-il aulant de honte à s'y soustraire qu'atjjourd'iuûà une aiXairè commandée par Thonneor ?

Je ne trouve rien dans André ou dans Hostradamns qui ne mette à même de résoudre cette questioo.

Deux troubadours» Simon D<ma et Lanfiranc Gigalhy agitfactt la question :< Qui est plus digne d*étre aimé, ou cehdquidimDe libéralement, ou celui qui donne malgré soi, afin de passerpour libéral? »

Cette question fut soumise aux dames de la cour d*amûiir de Pierrefeu et de Signe ; mais les deux troubadours ayant été mé- contents du jugement, recoururent à la cour d^amoursouveraiBe des dames de Romanin K

La rédaction des Jugemasts est contome i edie des frib» naux judiciaires de cette époque.

Quelle que smt Vopinion du lecteur sur le degré d^impor tance qu'obtenaient les cours d'amour dans l'att^ition des tm- temporains, je le prie de eonsid&cr qnds sont anjourdW, en 1822, les sujets de conversation des danaes les plus eoBsUé- rées et les plus riches de Toulon et de Marseille.

N'ëtaient-elles pas plus gaies» plus spirituelles» plus heureMOi en 1174 qu'en 1822?

Presque tous les arrêts des cours d'amour ont des considé- rants fondés sur les règles du code d'amour.

Ce code d'amour se trouve en entier dans l'ouvrage d'André le chapelain.

11 y a trente et un articles, les voici :

CODE vmom du douzième siècle

I

L'allégation de mariage n^est pas excuse l^jhîme contre l'amour.

A Mostradamùs, page 131.


DE L'AMOUR. 20:^

II

Qui ne sait celer ne sait aimer.

(Il Personne ne pent se donner à deax amours.

IV L*amonr peat toiyours croître ou diminuer.

V

ITa pas de sapeur ce que l'amant fteai de force à Tanire amant.

VI Le mâle n'aime d^ordinaire qu'en pleine pnborté.

VII

On prescrit à Pun des amants» pour h mort de Fautre, une ▼idoité de deux années.

VIII

Personne sans raison plus que sufGsante ne doit toc privé de son droit en amour.

IX

Personne ne peut kimer s*ii n'est engagé par la persuasion d'amour (par Tespoir d'être aimé).

X l'amoor d'ordinaire est chassé de la maison par l'avarice.

XI

Il ne convient pas d'aimer celle qu'on aurait honte de désirer en mariage.


ibl ' (BOviftftS bis ÀTlékDH&L.

XII

l'amcrar iPÙtâUe A't dédr de €ii^^ iiaHiliiie.

XÎIII

Amour £tii|piéeilnraB«t de dnée. ..,^

IIV

Le siioeët trop Hm^ ftte èieirtAtioiichttlieàranMMii; ototides hd doniieiit éi' pkx.

Toote penpme qd aiaw pèBt i l't^aet è» ae qa>lsih

XVI A U Toe iuvcéfoe de oe qa'oa «101», oa tieoiblAi

XVII NouTel amour chasse Tanden.

xyiii

I

Le mérite seul rend digne d'amour.

XIX

L*amoar qui s'éteint tombe rapidement, et rarement se

nime. >

XX

L*amoureax est toujours eraintif.

XXI

< Pat la jalonne véritable.V^QiectioB d'amour crott toqjom


DE L'AMOUR. 305

XXII

Da soupçon et de la jalousie qui en dérive croit raffeciion d*amour.

XXIII

Moins dort et moins mange celui qu'assise pensée d*a* mour.

XXIV

Toute action de Tamant se termine par penser à ce qu'il aime.

XXV

L'amour véritable ne troove rien de bien que ce qu*il sait plaire à ce qu'il aime.

XXVI L'amour ne peut rien refuser à l'amour.

XXVII

L*amant ne peut se rassasier de la jouissance de ce qu'il aime.

XXVIII

Une faible présomption fa^t que l'amant soupçonne des cho- ses sinistres de ce qu'il aime.

XXIX

L'habitude trop excessive des plaisirs empêche ja naissance de Tamour.

XXX

Une personne qui aime est occupée par Timage de ce qu'elle aime assidûment et sans interruption.


306 ŒUVRES DE STENDHAL.

XXXI

Rien n*empêche qahine femme ne soit aimée par deia bon- mes, et un liomme par deux fenmies ^.

  • • I. Causa co^jugii ab amore non eiiezciuatîo reçti.

n. Qai non celât amare non potest. m. Nemo daplici potett amore ligari. IV. Semper amorem minai Td creseere eonattt. y. Non est sapidum cpiod amans ab invito samit amante. VI. Masculus non solet niai in plena pnbertata «isare* VU. Biennalis Tiduitas pro amante defùncto superstiti pneseiibitir amanti.

VIII. Nemo, sine rationis excessa, rao débet amore prÎTari.

IX. Amare nemo potest, nisi qui amoris suasione compeUitnr.

X. Amor semper A ayaritia consuBYÎt domicUiit exulare.

XI. Non decet amare cpiarum pador est nuptias ftffectare.

XII. Verus amans alterios nisi sa» coamantis ex affectu non cupit amplexus.

Xin. Amor raro consnent durare Tulgatus.

XIV. Facilis perceptio contemptibilem reddit amorem, diffidfis eom parum facit haberi.

XV. Omnis consuevit amans in coamantis aspcctu palleseere.

XVI. In repentina coamantis Tisione, cor tremescit amantia.

XVII. Novns amor veterem compellit abire.

XVm. Probitas sola qaemcnmcpie dignnm facit amore.

XIX. Si amor minuatur, cito déficit et raro convalescit.

XX. Amorosus semper est timorosus.

XXI. Ex vera zelotypia affectus semper creseit amandl.

XXII. De coamante suspicione percepta zelus interea et affectas creseit amandi.

XXIII. Minus dormit et edit quem amoris co^tatio vexât.

XXIV. Quilibet amantis actus in coamantis cogitatione finitiir.

XXV. Vems amans nihil beatmn crédit, nisi qaod cogitât amuti placere.

XXVI. Amor nihil posset amori denegare.

XXVII. Amans coamantis solatiis satiari non potest.

XXVIII. Modica pneswnptio cogit amantem de coamante sospican sinistra.

XXIX. Non solet amare quem nimia volaptatis abundantia yeoL


DE L'âMOUB. 307

Voici le dispositif d'un jugement rendu par une cour d'a- mour :

Question : « Le véritable amour peut-il exister entre person- nes mariées?»

Jugement de la comtesse <fo Chimpagne : < Nous disons et as- surons, par la teneur des présentes, que Tamour ne peut éten- dre ses droits sur deux personnes mariées. En effet, les amants s'accordent tout, mutuellement et gratuitement, sans être con- traints par aucun mptif de nécessité, tandis que les époux sont tenus, par devoir, de subir réciproquement leurs volontés, et de ne se refuser rien les uns aux autres.... - € Que ce jugement, que nous avons rendu avec une extrême pmdence, et d'après l'avis d'un grand nombre d'antres da- mes, soit pour vous d'une vérité constante et irréfragable. Ainsi Jugé, l'an 1174, le troisième jour des calendes de mal, indic- tion VU* t, »

XXX. Ven» tmaas assidiii, Mua iatermÎMione, «oamantis imagine delinetor.

XXXI. Unam feminam nibil prohibet t dnolma amari, et a doabiis mnlieribus uimm.

Fol lOS.

" ff Utrum bter coDJugatos anor possit habere loctim?

c Dicimut enim et atabilito lenore ûrmamus amorem bob posae bter dooa jogales anaa extendere virea, nam amantea aibi ioTicem graUaonuiia largiantnr, nuUiua necessitatia ratione cogente; jagales ▼ero muluia te- nentor ex debilo voliintatibua obedire et in nuUo aeipaoa nbi ad infioem denegare.....

ff Hoc igitor nOatrom judiciam, cnm ninia moderatione prolatam, rtalianmi quamplurium dominanim eonailio roboratmn, pro indnbita- bfli ▼obia ait ac veritate conatanti.

c Ab anno M. C. LXXIV, tertio calend. naii, indictione VU; »

Fol. 56.

Ce jugement eat conforme à la première règle da code d'amour c Caut «Qqogii non eat ab amore ezcnaatio recta. »


NOTICE


svi


àNDRÉ LE CHAPELAIN


André parait avoir écrit vers Tan 1176.

On trouve à la Bibliothèque du roi (n* 8758) un manuscrilde Touvrage d'André qui a jadis appartenu à Baluze. Voici le pre- mier titre : <c Hic inciniunt capitula libri de Arte amatorii et réprobations amoris.

Ce titre est suivi de la table des chapitres.

Ensuite on lit ce second titre :

(( Incipit liber de Arte amandi et de reprobatione amoris. editus et compillatus a magistro Andréa, Francorum aulae regûe capellanO; ad Galterium amicum suum, cupientem in amoris exercitu militare : in quo quidem libro, cujusque gradus et o^ dinis mulier ab homine cujusque conditionis et status ad am(h rem sapientissime invitatur; et ultimo in fine ipsius libri de amoris reprobatione subjungitur. »

Grescimbeni, Vite de* poeti provenzali, article Febciyâlle Do* RiA, cite un manuscrit de la bibliothèque de Nicolo Bargiaccbi à Florence, et en rapporte divers passages; ce manuscrit est une traduction du traité d'André le chapelain. L'académie de la Grusca Ta admise parmi les ouvrages qui ont fourni da exemples pour son dictionnaire.


DE L'AMOUR. 309

n y a eu diverses éditions de Toriginal latin. Frîd. ptto Menc- kenius, dans ses MUcellanea Lipsiensia nova, Lipsiae, 1751, t. VIII, part. I, p. 545 et suiv., indiqae une très-ancienne édi- tion sans date et sans lieu d'impression, qu'il juge être du com- mencement de l'imprimerie : € Tvactatus amoris et de amoris remedio Andreae capellani Innocentii papae quarti. i»

Une seconde édition»de 1610 porte ce titre .*

c Erotica seu amatoria Andreae capellani regii, vetustissimi scriptoris ad venerandum snum amicnm Guualterium scripta, nunquam ante bac édita, sed ssepius a multis desiderata; nunc tandem fide diversorum mss. codicum in publicum emissa a Dethmaro Mulhero, Dorpmundae, typis Westhovianis» anno Yna Caste et Verè amanda. »

Une troisième édition porte : c Tr^aiomae, typis Westhovianis, anno 1614. »

André divise ainsi méthodiquement le sujet qu'il se propose .de traiter :

1** Quid sit amor et undè dicatur ^.

â<* Quis sit effectus amoris.

3** Inter quos possit esse amor.

4i>Qualiter amor acquiratur, retineatar, augmentetur, mi- nuator, finiatur.

5® De notitia mutui amoris, et quid unus amantium agere de- beat, altero fidem fallente.

Chacune de ces questions est traitée eu plusieurs para- graphes.

André fait parler alternativement Tamant et la dame. La dame

i Ce qu'est ramour et d'où il prend nom.

Quel est reffet d'amour.

Entre quelles personnes peat exister amour.

De qndle &çon l'amour s'acquiert, se conserve, augmente, diminue, fioft.

A quels signes connait-on d'être aimé, et ce que doit faire l'un âes aiaants quand l'autre manque i st foi.


310 ŒUVRES DE STENDHAL.

fait des objections, Tamant cherche à la eoiiTftiiicre par dei raisons phis ou moins subtiles. Voici un passage qae Tauteiir met dans la bouche de l'amant :

Sed si fort0 hiuram sermobimi te partnriMst obacoritas,

eorum tibi sententiam indicabo ^

Âb anticpio igitur quatuor sont in amord gradns distiiictl :

Primus, in spd datione contistit. •

Secundui, in osculi eihibitione.

Tertius, in amplexus fruidone.

Quartus, in totiuâ concessloiMS persoUft filitttir.

< Hais si paf hasard robsoirité de ce dtNoari lom Mabammè, Jt Tais vous en donner le sommaire.

De toute antiquité il y t en amodr quatre degrés différents :

Le |)remier consiste à donner des espérances, le second du» follN du baiser.

Le troisième dans la jouissance des embrusements les pkw iirtir

Le quatrième dans l'octroi de toute h personne.


LE RAMEAU DE SALZBOURG


àm milles de sel de HaHein, près de Salzbourg, les mineurs ttent dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau 'arbre effeuillé par Thiver ; deux ou trois mois après, par Tef- t des eaux chargées de parties salines, <pii humectent ce ra- lean el ensuite le laissent à sec en se retirant, ils le trouvent nt couvert de cristallisations briUantes. Les plus petites bran- kety celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d'une mé- mge, sont incrustées d'une inflnité de petits cristaux mobiles i éUooissants. On ne peut plus reconnaître le rameau primitif; est un petit jouet d*enfant très-joli à voir. Les mineurs d*Hal- în ne manquent pas, quand il fait un beau soleil et que Pair it parfaitement sec, d*olfrir de ces rameaux de diamants aux opgeurs qui se préparent à descendre dans la mine. Cette eseente est une opération singulière. On se met à cheval sur Immenses troncs de sapin, placés en pente à la suite les uns es autres. Ces troncs de sapin s<mt fort gros et l'office de che- al»qallft font depuis un siècle ou deux, les a rendus complète- lent lisses. Devant la selle, sur laquelle vous êtes posé et qui Base sur les troncs de sapin placés bout à bout, s'établit un mi- eut qui, as^ sur son tablier de cuir, glisse devant vous et se hnge de vous empêcher de descendre trop vite.

A Ge fragment, trouré dans les papiers de H. Beyle, est publié n^om* Hiû pour la première fois. U expfiqne le phénomène do la crii laOtMlioi» st bit cooniAtre Torigine de ce mot.


312 ŒUVRES DE STENDHAL.

Avant d'entreprendre ce voyage rapide» lea minears engagett les dames à se revêtir d'au immense pantalon de serge grise, dans lequel entre lenr robe, c6 qai leor donne la tournure h plus comique. Je visitai ces mines si pittoresques d'HaOeln, dans l'été de 18..., avec madame Gherardi. D*abord, il n'avait élé question que de fuir la chaleur insupportable que nous ^iroa- vions à Bologne, et d'aller prendre le frais an mont Saint-Go- thard. En trois nuits nous eûmes traversé les marais pestOentldi de Mantoue et le' délicieux lac de Garde, et nous arrivâmes i Riva, à Bolzano, à Insprudi.

Madame Gherardi trouva ces montagnes si jolies, qae» partb pour une promenade, nous finîmes par un voyage. Sidvant ks rives de Tlnn et ensuite celles de la Salza, nous descendlIflDes juqu*à Salzbourg. La fraîcheur charmante de ce revers des Al- pes, du côté du Nord, comparée à Talr étouffé et à U pouadhe que nous venions de laisser dans la plaine de Lombardie, noss donnait chaque matin un plaisir nouveau et nous engageait à pousser phis avant. Nous ach^âmes des vestes de paysans! Golling. Souvent nous trouvions de la difficulté à nous loger et même à vivre ; car notre caravane était nombreuse ; mais ces embarras, ces malheurs, étaient des plaisirs.

Nous arrivâmes de Golling à Hallein, ignorant jusqu'à l'eiis- tence de ces jolies mines de sel dont je parlais. Nous y trouvâ- mes une nombreuse société de curieux, au mifieu desquels nous débutâmes en vestes de paysans et nos dames avec d'énonaes capotes de paysannes, dont elles s'étaient pourvues. Nous aBft- mes à la mine sans la moindre idée de descendre dans les gak* ries souterraines ; la pensée de se mettre à cheval pour une route de trois quarts de lieue, sur une monture de bois, sembhH singulière, et nous craignions d'étouffer an fond de ce viliii trou noir. Madame Gherardi le considéra un instant et déclan que, pour elle, elle allait descendre et nous laissait toute S* berlé.

Pendant les préparati6, qui furent longs, car, avant de no»


DE L'AMOUIL 315

engouffrer dans cette cavité fort profonde, fl fallut chercher à diner, je m'amusai à observer ce qui se passait dans la tête d*un joli officier bien blond des chevau-légers bavarois. Nous ve- nions défaire connai^ance avec cet aimable jeune homme, qui parlait français, et nous était fort utile pour nous faire entendre des paysans allemands de Hallein. Ce jeune officier, quoique très- joli, n'était point fat, et, au contraire, paraissait homme d'esprit; ce Alt madame Gherardi qui ût cette découverte. Je voyais l'offi- cier devenir amoureux à vue d'oeil de la charmante Italienne, qui était folle de plaisir de descendre dans une mine et de l'idée que iMOitôt nous nous trouverions à cinq cents pieds sous terre, Ifa- dame Gherardi, uniquement occupée de la beauté des puits, des grandes galeries, et de la difficulté vaincue, était à mille lieues de aoagtf à plaire, et encore plus de songera être charmée par qui qae ce soU. Bientôt je fus étonné des étranges confidences que ne fit, sans s*en douter, l'officier bavarois, n était tellement oc- copé de la figure céleste, animée par un esprit d'ange, qui se iKNnrait à la môme table que lui, dans une petite auberge de Montagne, à peine éclairée par des fenêtres garnies de vitres vertes, que je remarquai que souvent il parlait sans savoir k qui, ni ce qu'il disait. J'avertis madame Gherardi, qui, sans moi, perdait ce spectacle, auquel une jeune femme n'est peut-être Jamais insensible. Ge qui me frappait, c'était la nuance de folie qni, sans cesse, augmentait dans les réflexions de l'officier; sans Q trouvait à cette femme des perfections plus invisibles à

yeoz. A chaque moment, ce qu'il disait peignait d'une ma- nière iRoiiu reaemblante la femme qu'il commençait à aimer. Je me disais : c La Ghita n'est assurément que l'occasion de

les ravissements de ce pauvre Allemand.:» Par exemple, il se ■C à vanter la main de madame Gherardi, qu'elle avait eu frap- pée, d'une manière fort étrange, parla petite vérole, étant enfant, ce qui en était restée très-marquée et assez brune. c Gomment expliquer ce que je vois? me disais-je. Où trouver

comparaison pour rendre ma pensée plus claire?»

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314 ŒUVRES DE STENDHAL.

A ce moment, madame Gherardi Jouait avec le Joli couvert de diamants mobiles, que les mineara venaient de W donner. Il faisait un beau soleil: c'était le 5 août, et les petfn prismes salins jetaient autant d*ëclat que les plua beaux diamami dans une salle de bal fort éclairée. L'officier bavarois, à qii était échu un rameau plus singulier et plus brillant, demiadi à madame Gherardi de changer avec hii. Elle y consentit; Ci recevant ce rameau il le pressa sur son cœur avec on mouie- ment si cmnique, que tous les Italiens se mirent à rire. Dm son trouble, Tofficier adressa à madame Gherardi les compli- ments les plus exagérés et les plus sinc^es. Gonune Je Favals jA sous ma protection, Je cherchais à justifier la folie de sesloou- ges. Je disais à Ghita : « L'effet que produit sur ce Jeune honnie h noblesse de vos traits italiens, de ces yeux tels qu'il n*en a Jamii vus, est précisément semblable à celui que la cristallisatiai a opéré sur la petite branche de charmille que vous tenez et qal vous semble si jolie. Dépouillée de ses feuilles par l'hiver, am- rément elle n'était rien moins qu'éblouissante. La cristallisstioa du sel a recouvert les branches noirâtres de ce rameau avec des diamants si brillants et en si grand nombre, que l'on ne peut plus voir qu'à un petit nombre de places ses branches tettei qu'elles sont.

— Eh bien ! que voulez-vous conclure de là 7 dit madane Gherardi.

— Que ce rameau représente fidèlement la Ghita, telle que It- magination de ce jeune officier la voit.

— C'est-à-dire, monsieur, que vous apercevez autant de difté- rence entre ce que je suis en réalité et la manière dont me voit cet aimable jeune homme qu'entre une petite branche de div- mille desséchée et la jolie aigrette de diamants que ces mmeon m'ont offerte.

— Madame, le Jeune officier découvre en vous des qualités que nous, vos anciens amis, nous n'avons jamais vues. Noos ne saurions apercevoir^ par exemple, un air de bonté tendre el


DE L'AMOUR. 315

compatissante. Gomme ce jetmei homme est Allemand, la pre- mière qualité d'une femme, à ses yeux, est la honte, et sur-le- cliampi il aperçoit dans vos traits Texpression de la bonté. S'il était Anglais, il verrait en vous Tair aristocratique et lady Uke^ d'une duchesse i mais, s'il était moi, il vous verrait telle que irons êtes, parce que depuis longtemps, et pour mon malheur» je ne puis rien me figurer de plus séduisant.

•* Âh! j'entends, dit Ghita; au moment où vous commencez à iFOUS occuper d'une femme, vous ne la voyez p!us UlU fu^eUe est réelkmmty mais telle qu'il vous convient qu'elle soit. Vous comparez les illusions favorables que produit ce commeo- oemeni d'intérêt à ces jolis diamants qui cachent la branche de diarmille effeuillée par l'hiver, et qui ne sont aperçus, remar- qnei-le bien, que par l'osil de ce jeune homme qui commence à aimer.

— C'est, repri»je, ce qui fait que les propos des amants sem- blent ai ridicules aux gêna sages, qui ignorent le phénomène de la cristallisation.

— Ah! voua appelez cela erittaUisatiùn^ dit Ghita; eh bien» monsieur, cristallisez pour moi. »

Cette image, singulière peut-être, frappa l'imagination de madame Gherardi, et quand nous fûmes arrivés dans la grande aile de lamine, illuminée par cent petites lampes qui parais- saient être dix mille, à cause des cristaux de sel qui les reflé- taient de tous côtés : c Ah! ceci est fort joli, dit-elle au jeune Bavarois, je cristallise pour cette salle, je sens que je m'exa- Kjfere sa beauté ; et vous, cristallisez- vous 7

— Oui, madame, » répondit naïvement le jeune officier, ravi d'avoir un sentiment commun avec cette belle Italienne; mais , ponr cela n'en comprenant pas davantage ce qu'elle lui disait Cette réponse simple nous fit rire aux larmes, parce qu'elle dé- cida la jalousie du sot que Ghila aimait et qui commença à de*

^ li'iir grande dima.


316 ŒUVRES DE STENDHAL.

venir fiérieasement jaloux de Tofficier bavards. D prit le not crUtaUUatiUm en horreur.

Âa sortir de la mine d'Hallein, mon nouvel ami, le jeane of* ficier, dont les confidences involontaires m'amusaient beaacoiy plus que tous les détails de Texploltaâon du sel, apprit de noi que madame Gherardi s'appelait Ghita, et que l'usage, en Italie» était de l'appeler devant elle la Ohita. Le pauvre garçon, toat tremblant, hasarda de l'appeler, en lui pariant, la 6iMfiB,et madame Gherardi, amusée de l'air timidement passionné di jeune homme et de la mine profondément irritée d'une antre personne, invita l'officier à déjeuner pour le lendemain, ataot notre départ pour l'Italie. Dès qu'il se fut éloigné :— c ^Ik ^ / «• I^iquez-moi, ma chère amie, dit le personnage irrité, pourquoi vous nous donnez la compagnie de ce blondin fade et aux yeax hébétés ?

— Parce que, monsieur, après dix jours de voyage, passant toute la journée avec moi, vous me voyez tous telle que je sois, et ces yeux fort tendres et que vous appelez hébétés me voient parfaite. N'est-ce pas, Filippo, ajouta*t-elle en me regardant, ces yeux-là me couvrent d'une cristallisation brillante; je sois pour eux la perfection ; et, ce qu'il y a d'admirable, c'est que quoi que je fasse, quelque sottise qullm'arrive dédire, aux yeux de ce bel Allemand, je ne sortirai jamais de la perfection : cela est commode. Par exemple, vous, Annibalino (l'amant que nons trouvions un peu sot s'appelait le colonel Annibal), je parie que, dans ce moment, vous ne me trouvez pas exactement pa^ faite ? Vous pensez que je fais mal d'admettre ce jeune homme dans ma société. Savez-vous ce qui vous arrive, mon cher ? Yoos ne cristallisez plus pour moi. »

Le mot cristallisation devint à la mode parmi nous, et il avait tellement frappé Timaginalion de la belle Ghita, qu'elle Tadopia pour tout.

De retour à Bologne, on ne racontait guère d'anecdotes d'à- jnour dans sa loge qu'eVk w<^ m'adressât la parole, c Ce trail-ci


Oe L'AMOUR. 517

eoDGime oa délruit leUe de nos théories* » me disait-elle. Les actes de folie répétés par lesquels un amant aperçoit toutes les perfections dans la femme qu'il commence à aimer s'appelè- rent toujours crûtoNûation entre nous. Ce mot nous rappelait le plus admable voyage. De ma vie je ne sentis si bien la beauté loftcbante et solitaire des rives du lac de Garde ; nous passâmes dans des barques des soirées délicieuses, malgré la chaleur étouffante. Nous tronvflmes de ces instants qu*on n'oublie plus : ce (ut on des moments brillants de notre jeunesse.

Dn soir, quelqu'un vmt nous donner la nouvelle que la prin- cesse Lanfiranchi et la belle Florenza se disputaient le cœur dn jeune peintre Oldofredi. La pauvre princesse semblait en être léeUement éprise, et le jeune artiste milanais ne paraissait oc- cupé que des charmes de Florenza. On se demandait :« Oldofredi est-U amoureux?» Mais je supplie le lecteur de croire que je ne prétends pas justifier ce genre de conversation, dans lequel on a Fimpertinence de ne pas se conformer aux règles imposées par les convenances françaises. Je ne sais pourquoi ce soir-la notre amour^ropre s'obstina à deviner si le peintre milanais était amoureux de la belle Florenza.

On se perdit dans la discussion d*un grand nombre de petits ■ faits. Quand nous fûmes las de fixer notre attention sur des nuances presque imperceptibles, et qui, au fond, n'étaient guère concluantes, madame Gherardi.se mit à nous racouicr le petit roman qui, suivant elle, se passait dans le cœur d'Oldo- fredi. Dès le commencement de son récit, elle eut le malheur do se servir du mot cristallisation; le colonel Annibal, qui avait toujoors sur le cœur la jolie figure de rofGcier bavarois, fit sem- blant de ne pas comprendre, et nous redemanda pour la cen- tième fois ce que nous entendions par le mot eristallisatfoH, c C'est ce que je ne sens pas pour vous, lui répondit vivement madame Gheranli. » Apres quoi, T^bandonnant dans son coin, avec son humeur noire, et nous adressant la parole : « Je croî&^ dit-elle, qu'un homme commence à aîm^^t c^^w^ V^ V:v n^v^


318 ŒUVRES DE STENDHAt.

triste. » Nous nous récriâmes aussitôt :c Gomniumt! ramouryCi sewHment d^{i0i0ii«gtti0omiiMtiC0fiU«ii...-*£t quiqodqpefiDis finit si mal, par de Thumeur, par des qpereHes» dit loadaBS Gherardi en riant et regardant Annibal. Je ccHoprends YOlie ob- jection. Vous autres, hommes grossiers, tous œ vo3fei qii*na chose dans la naissance de Famour : on aime oa ron n^aine pas. C'est ainsi que le vulgaire s'imagine que le chant de tau les rossignols se ressemble; mais nous, qui prenons pfaûiir à Fentendre, savons qu'il y a pourtant dix nuances différentes dt rossignol à rossignol. — Il me semble pourtant, madame» A quelqu'un, qu'on aime ou qu'on n'aime pas. — Pas du to^ monsieur; c'est tout comme si vous disiez qu^un homme qii part de Bologne pour aller à Rome est déjà arrivé aux portes de Rome quand, du haut de l'Apennin, il voit encore. notre tiMr Garisenda. Il y a loin de Fune de ces deux villesà Faulre, et Fon peut être au quart du chemin, à la moitié, aux trois quarts, sans pour cela être arrivé à Rome, et cependant l'on n'est plus à Bologne. — Dans celte belle comparaison, dis-je, Bologne re- présente apparemment Vindifférence et Rome Yamawr parfait. — Quand nous sommes à Bologne, reprit madame Gherardi* nous sommes tout à fait indifférents, nous ne songeons pas à admirer d'une manière particulière la femme dont un jour peut- être nous serons amoureux à la folie; notre imagination songe bien moins encore à nous exagérer son mérite. En un mol, comme nous disions à Hallein, la cristallisation n'a pas encore commencé, jd

A ces mots» Annibal se leva furieux, et sortit de la loge eo nous disant : < Je reviendrai quand vous parlerex italien. » Aussitôt la conversation se fit en français, et tout le mondes prit à rire, même madame Gherardi. < Eh bien ! voilà l'anioor parti, dit-elle, et Fon rit encore. On sort de Bologne, on monte FApenuiu, Fon prend la route de Rome... — Mais, madame, dit quelqu'un, nous voilà bien loin du peintre Oldofredi,» ce qui lui donna un petit mouveniftat d'impatience qui, probablemeHi, A


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DE L'AMOUR. 310

toot à fait oublier Annibal et sa brasque sortie.— c Voulez-vous 8tToir, nous dit-elle» ce qui se passe quand on quitte Bologne? D'abord je cnis ce départ complètement involontaire : c'est un mouvement instinctif. Je ne dis pas qu'il ne soit accompagné de beaneoi^ de plaisir. L'on admire, puis on se dit : c Quel plaisir € d'êlrë aimé de cette femme charmante ! » Enfin paraf t Tespé- rance; après l'espérance (souvent conçue Inen légèrement, car f oa ne doute de rien, pour peu que l'on ait de cbaleur dans le aang), après re^iârance, dis-je, on s'exagère avec délices la beniité et les m^tes de la femme dont on espère être aimé. » Pendant que madame Gherardi parlait, je pris une carte h jouer, sur le revers de laquelle j'écrivis Rome d'un c6té et Bo- logne de l'autre, et, entre Bologne et Rome, les quatre gttes que madaBie Gherardi venait d'indiquer.



as 4



BOLOan. ROITE.

i. L'admiration.

8. L'on arrive à ce second point de la route quand on se At t c Qud plaisir d'être aimé de cette femme charmante ! »

5. La naissance de l'espérance marque le troisième gfte.

4. L'on arrive au quatrième quand on s'exagère avec délices la beauté et les mérites de la femme qu'on aime. C'est ce que, nous antres adeptes, nous appelons du mot de crUtallisatUm, qui met Carlhage en fuite. Dans le fait, c'est difficile à com- prendre.

Hadame Gherardi continua : « Pendant ces quatre mouve- ments de rame, ou manières d'être, que Filippo vient de dessi- ner, je ne vois px Ja plus petite raison pour que uaVs^^^'^*^* geuf soit triste. Le fait est que le phîsit esX n\\, c^c^'A t^*!»»»


380 ŒUVRES DE STENDHAL.

toute Faltention dont Tâme est sasceptible. On est sérienz, wéê .Ton n'est point triste : la différence est grande. — Noos eattB- dons, madame, dit nn des assistants, voos ne parles pas de eei mallieureux auxquels il semble que tous les rossignols venkiil les mêmes sons.— La diffârence entre toe sérieux etteetrisla (l'esser serio e Fesser mesto), reprît madame taienurdf , est dé* cisive lorsqu'il s'agit de résoudre un problème tel qoe eehi-d : « Oldofredi aime-t-il la belle Florema? » Je crois qotMdfllredi aime, parce que, après aToir été fort occupé de te Roram, Je l'ai TU triste et non pas seulement sérieux, n est triste, pane que voici ce qui lui est arrivé. Après s'être exagM le boidieiir que pourrait lui donner le caractère annoncé par la figure n- pbaélesque, les belles épaules, les beaux bras, en nn mot ks formes dignes de Ganova de la belle marchera Florenxa, il • probablement cherché à obtenir la confirmation des e^iéranees qu*il avait osé concevoir. Très-probablement aussi, la Florenu, effrayée d*aîmer un étranger qui peut quitter Bologne au pre- mier moment, et surtout très-fâchée qu'il ait pu concevoir sitôt des espérances, les lui aura ôtées avec barbarie. :»

Nous avions le bonheur de voir tous les jours de la vie ma- dame Gherardi ; une intimité parfaite régnait dans cette société; on s*y comprenait à demi-mot; souvent j'y ai vu rire de plaisan- teries qui n'avaient pas eu besoin de la parole pour se faire en- tendre : un coup d*œil avait tout dit. Ici, un lecteur français s'apercevra qu'une jolie femme d'Italie se livre avec folie à ton- tes les idées bizarres qui lui passent par la tête. Â Rome, à Bo- logne, à Venise, une jolie femme est reine absolue ; rien ne peut élre plus complet que le despotisme qu'elle exerce dans sa société. A Paris, une jolie femme a toujours peur de l'opiniou et du bourreau de l'opinion : le ridicule. Elle a constammeni au fond du cœur la crainte des plaisanteries, comme un roi ih- solu la crainte d'une charte. Voilà la secrète pensée qui vient la troubler au milieu d'une joie de ses plaisirs, et lui donner tout i coup une mine sému^^, VSw^ U^Ucnue trouverait bien ridicfllt*


DB L'AMOUR. 321

celle utlorité limilëe qu'une femme de Paris exerce dans son mIob. a la lettre, die est toute-puissante sur les hommes qui ripprodien^ et d<mt toujours le bonheur, du moins pendant la soirée, dépend d*un de ses caprices : j'ent^ds le bonheur des rinpies amis. Si tous d^laisez à la femme qui règne dans une loge, TOUS ToycE Tennui dans ses yeux, et n*avez rien de mieux à Cdre que de diq[»aratlre pour ce jour-là.

Un jov, je me promenais ayec madame Gherardi sur la route de la Cûieata dd Beno; nous rencontrâmes Oldoiredi seul, fort WBSaai, Tair irès-préoecupé, mais point sombre. Madame Gbe- fiiA rappela et lui parla, afin de mieux Tobserver. « Si je ne ne trompe, dis-je à madame Gherardi, ce pauvre Oldofredi est tout à fait livré à la passion qu'il prend pour la Florenza ; dites- taoif de grâce, à moi qui suis votre séide, à quel point de la ma- ladie d*aniour le croyez-vous arrivé maintenant? — Je le vois, dit madame Gherardi, se promenant seul, et qui se dit à chaque inalant : « Oui, elle m'aime. » Ensuite il s'occupe à lui trouver de nouveaux charmes, à se détailler de nouvelles raisons de Paimer à la folie. — Je ne le crois pas si heureux que vous le aopposez. Oldofredi doit avoir souvent des doutes cruels; il ne peut pas être si sûr d'être aimé de la Florenza; il ne sait pas comme nous à quel point elle considère peu, dans ces sortes d'affaires, la richesse, le rang, la manière d'être dans le monde K Oldofredi est aimable, d'accord, mais ce n'est qu'un pauvre étranger. — N'importe, dit madame Gherardi, je parierais que BOQS venons de le trouver dans un moment où les raisons pour espérer l'emportaient. — Mais, dis-je, il avait l'air trop profon- démeot troublé; il doit avoir des moments de malheur affreux; il se dit : « Mais, est-ce qu'elle m'aime? :» — J'avoue, reprit madame Gherardi, oubliant presque qu'elle me parlait, que,


  • Tout ett opposé entre la France et lltalîe. Par exemple, les richea-

aet, la baote naissance, l'éducation parfidte, disposent i Tamour an dék des Alpes, et en éloignent en France.


392 ŒUVRES DE STENDHAL.

quand la réponse qu'on ae bit à soi-même e«t aatiafatsante, Uy a des moments de bonheur divin et tels que peul-éUre rien an monde ne peut leur être comparé. C'est là saqs doate ce qu'il y ade mieux dans la vie.

« Quand, enfin, l'âme, fatiguée et cmmme accablée de ae»U- ments si violents, revient à la raison par lassitude, ee qui 6ll^ nage après tant de mouvements st opposés, c'est cette certi- tude : « Je trouverai auprès de diiw bonbeur que btî «ml ai « monde peut me donner.» Je laissai peu à peu vnm ebeval s'é- loigner de celui de madame Gherar^i- -Nous fîmes les trois milles qui nous séparaient de Bologne sans dilre une seule fiâirole, pn- tiquant la vertu nommée discrétion


ERNESTINE

ou

LA NAISSANCE DE L'AMOUR


AVBRTISSEMBNT

Une femme de beaucoup d'esprit et de quelque exp<^rience prétendait un jour que Famour ne naît pas ausBÎ subitement qu*on le dit.c n me semble, disait-elle, que je découvre sept épo- ques tout à fait distinctes daqs la naissance de Tamour;» et, pour piouver son dire, elle conta Fanecdote suivante. On était à la campagne, il pleuvait à verse, on était trop beureux d'écouter.


Diiit nne âme parfaitement indifférente, une jeune fille ba- bilant wi cbAteau isolé, au fond d'une campagne, le plus petit étonnement excite profondément l'attention. Par exemple, un Jenne cbasseur qu'elle aperçoit à l'improviste, dans le bois, près do cbitcau.

Ce Alt par un événement aussi simple que commencèrent les malhenrs d'Emestine de S... Le cbàteau qu'elle babitait seule, mwec son vieux oncle, le comte de S..., bâti dans le moyen âge, près des bords du Drac, sur une des rocbes immenses qui res- serrent le cours de ce torrent, dominait un des plus beaux silos


324 ŒUVRES DE STENDHAL.

dû Dâuphîoé. Ernestine trouva que le jeune chasseur ofTen par le hasard à sa vue avait l'air noble. Son image se présenta plusieurs fois à sa pensée: car à quoi songer dans cet antique uiaiioir? — Elle y vivait au sein d'une sorte de magnificence; elle y commandait à un nombreux domestique; mais depuis vingt ans que le maître et les gens étaient vieux, tout s'y faisait ton- jours à la même heure; jamais la conversation ne commençait que pour blâmer tout ce qui se fait et s'attrister des choses les plus simples. Un soir de printemps, le jour allait finir, Ernestme était à sa fenêtre; elle regardait le petit lac et le bofs qui est ai delà : l'extrême beauté de ce paysage contribuait peut-être à la plonger dans une sombre rêverie. Tout à coup elle revit ce jeune chasseur qu'elle avait aperçu quelques jours auparavant; il était encore dans le petit bois au delà du lac ; il tenait un bou- quet de fleurs à la main; il s'arrêta comme pour la regarder; elle le vit donner un baiser à ce bouquet et ensuite le pbeer avec une sorte de respect tendre dans le creux d*an grand chêne sur le bord du lac.

Que de pensées cette seule action fit nattre ! et que de pen- sées d'un intérêt très-vif, si on les compare aux sensations mo- notones qui, jusqu'à ce moment, avaient rempli la vie d'Emes- tine! Une nouvelle existence commence pour elle; osera- t-cDe aller voir ce bouquet? « Dieu ! quelle imprudence, se dit-elle en tressaillant; et si, au moment où j'approcherai du grand chêne, le jeune chasseur vient à sortir des bosquets voisms 1 Quelle honte! Quelle idée prendrait-il de moi? :» Ce bel arbre était pourtant le but habituel de ses promenades solitaires; souvent elle allait s'asseoir sur ses racines gigantesques, qui s'âèvent au-dessus de la pelouse et forment, tout à Tentour du tionc, comme autant de bancs naturels abrités par son vaste ombrage.

La nuit, Ernestine put à peine fermer l'œil; le lendemain, dès cinq heures du matin, à peiue l'aurore a-trcUe paru, qu'elle moule dans les combles du château. Ses yeux cherchent Je grand chêne au delà du lac; à peine Ta-trcUe aperçu, qu'elle


DE L'AMOUR. 325

reste immobile et comme sans respiration. Le bonheur si agité des passions succède au contentement sans objet et presque machinal de la première jeunesse.

Dix jours s'écoulent. Ernestine compte les jours ! Une fois seulement, elle a vu le jeune chasseur; il s*est approché de Farbre chéri, et il avait un bouquet qu'il y a placé comme le premier. — Le vieux comte de S... remarque qu^elle passe sa vie à soigner une volière qu'elle a établie dans les combles du château; c'est qu'assise auprès d'une petite fenêtre dont la per^ sienne est fermée, elle domine toute l'étendue du bois au delà da lac. Elle est bien sûre que son inconnu ne peut l'aperce- voir, et c'est alors qu'elle pense à lui sans contrainte. Une idée loi vient et la tourmente. S'il croit qu'on ne fait aucune atten- tion à ses bouquets, il en conclura qu'on méprise son hommage, qai, après tout, n'est qu'une simple politesse, et, pour peu qu'il ait Tâme bien placée, il ne paraîtra plus. Quatre jours s'écou- lent encore, mais avec quelle lenteur ! Le cinquième, la jeune fflle, passant par hasard auprès du grand chêne, n'a pu résiçtcr à la tentation de jeter un coup d'oeil sur le petit creux où elle a vu déposer les bouquets. Elle était avec sa gouvernante et n'a- vait rien à craindre. Ernestine pensait bien ne trouver que des fleurs fanées; à sou inexprimable joie, elle voit un bouquet composé des fleurs les plus rares et les plus jolies; il est d'une fraîcheur éblouissante; pas un pétale des fleurs les plus déli- cates n'est flétri. A peine a-t-elle aperçu tout cela du coin de Foril, que, sans perdre de vue. sa gouvernante, elle a parcouru avec la légèreté d'une gazelle toute cette partie du bois à cent pas à la ronde. Elle n'a vu personne ; bien sûre de n'être pas observée, elle revient au grand chêne, elle ose regarder avec délices le bouquet charmant. ciel ! il y a un petit papier pres- que imperceptible, il est attaché au nœud du bouquet, a Qu'a- vez-YOUs, mon Ernestine? dit la gouvernante alarmée du petit cri qui accompagne celte découverte.;— Rien, bonne amie, c'est une perdrix qui s'est levée à mes pieds. » — Il ^ ^ c\^\\\\l^


896 ŒUVRAS DE STENDHAL.

jours, Eniestiae n'aurait pas eo ndéo de mcnlir. Elle se rap- proche de plus en plus du bouquet charmant; eOe penche h tête, et, les joues rouges comme le feu, sans oser y toucher, elle lit sur le petit morceau de pa|ûer :

« Voici un mois que tous les matins j'apporte un bonqpet, Celui-ci sera-t-il assez heureux pour être aperça? »

Tout est ravissant dans ce joli billet; récriture anglaise qui traça ces mots est de la forme la plus élégante. Dqwis quatre ans qu'elle a quitté Paris et le couvent le plu» à la pmde dn Êmbourg Saint-Germain, iEmestine n'a rien vu d'aussi joli. Tout k coup elle rougit beaucoup, elle se rapproche de sa gouver- nante et rengage à retourner au chAleau. Pour y arriver phis vite, au lieu de remonter dans le vallon et de faire le tour du lac comme de coutume, Emestine prend le sentier du petit pont qui mène au château en ligne droite. Elle est pensive, ^Ue se promet de ne plus revenir de ce c6té; car enfin eUe vient de découvrir que c'est une espèce de billet qu'on a osé lui adres- ser. Cependant, il n'était pas fermé, se dit-elle tout bas. De ce moment sa vie est agitée par une affireuse anxiélé. Quoi donc! ne peutrclle pas, même de loin, afler revoir Tarbre chéri? Le sen- timent du devoir s'y oppose, a Si je vais sur Tautre rive du lac, se dit-elle, je ne pourrai plus compter sur les promesses que je me fais à moi-même, x) Lorsqu'à huit heures elle entendit le portier fermer la grille du petit pont, ce bruit qui lui était tout espoir sembla la délivrer d*un poids énorme qui accablait sa poitrine; elle ne pourrait plus maintenant manquer à son devoir, quand même elle aurait la faiblesse d'y consentir.

Le lendemain, rien ne peut la tirer d'une sombre rêverie; elle est abattue, pâle; son oncle s'en aperçoit; il fai^ mettre les chevaux à l'antique berline, on parcourt les environs, on va jusqu'à l'avenue du château de madame Dayssin, à trois lieues de là. Au retour, le comte de S... donne l'ordre d'arrêter dans le petit bois, au delà du lac; la berline s'avance sur la pelouse, il veut revoir le chêne immense qu'il n'appelle jamais que k


PE L'àMOUB. 3Sfl

eontemporain deCharlemagne. « Ce grand empereur pent Vavoir TU, dit-il, en traversant nos montagnes pour alcr en Lombardie, vaincre le roi Didier ; n et cette pensée d'une vie si longue sem- ble rajeunir un vieillard presque octogénaire. Emestîne est \nen loin de suivre les raisonnements de son onde ; ses joues sont brA- bntes; elle va donc se trouver encore une fois auprès du vieux chêne; elle s'est promis de ne pas regarder dans la petite ca- chette. Par un mouvement instinctif, sans savoir ce qu'elle fait, elle y jette les yeux, elle voit le bouquet, elle pâlit. Il est com- posé de roses panachées de noir. — « Je suis bien malheureux, il faut que je m'éloigne pour toujours. Celle que j'aime ne dai- gne pas apercevoir mon hommage. :» — Tels sont les mots tracés sur le petit papier fixé au bouquet. Emestîne les a lus avant d'avoir le temps de se défendre de les voir. EHe est si faible, qu'elle est obligée de s'appuyer ébntre l'arbre ; et bientôt elle fond en larmes. Le soir, elle se dit : c II s'éloignera pour tott- jonrs, et je ne le verrai plus ! »

Le lendemain, en plein midi, par le soleil du mois d'août* comme eUe se promenait avec son oncle' sons l'allée de plata-^ nés le long du lac, ' elle voit sur l'autre rive le jeune homme s'approcher du grand chêne; il saisit son bouquet, le jette dans le lac et disparaît. Ernesti:^9 !^ Fidée quil y avait du dépit dans son geste, bientôt elle n'en doute ;[^lus. EDe s'étonne d'avoir pu en douter un seul instant ; il est évident que, se voyant méprisé, U va partir; jamais elle ne le reverra.

Ce jour-là on est fort inquiet au château, où eUe seule répand quelque gaieté. Son oncle prononce qu'elle est décidément in- disposée; une pâleur morlelle, une certaine contraction dans les traits, ont bouleversé cette figure naïve, où se peignaient na- guère les sensations si tranquilles de la première jeunesse. Le soir, quand l'heure de la promenade est venue, Emestine ne s'oppose point à ce que son oncle la dirige vers la pelouse au delà du lac. Elle regarde en passant, et d'un œil morne où les larmes sont à peine retenues, la petite cachent \ Xt^vii ^x^^^s^


328 ŒUVRES DE STE5DHAL.

aa-dessasda soi, bien sArede n^j rien iroarer: elle a inplMen To jeter le boaqoel dans le be. Mais, 5 surprise! die en aper- çoit an aotre. — c Par pitié poor mon afEtem naihenr, dûgnex prendre la rose bbnehe. > Pendant qn^eOe relit ces omms âon- nanls, sa main, sans qa'dle le sadie, a détadié la rose blan- che qoi est an mOîen dn bonqnet. — c D est donc bien mal- henreos, se dil-elle! » — En ce moment son onde Tappdle, die le soit, mais elle est henreose. Elle tient sa rose blanche dans son petit moeefaoir de batiste, et la batiste est si fine, qoe font le temps qae dore encore la promenade, elle pent aperce- voir la cookor de la rose à travers le tisso l^r. Elle tient son mouchoir de mani^ à ne pas Cmer cette rose chérie.

A peine rentrée, die monte en coorant rescaller rapide qm conduit à sa petite toor, dans Tangue dn château. Elle ose enfin contempler sans contrainte cette rose adorée et en rassasier ses regards à travers les dooces larmes qui s'échappent dç ses yenx.

Que veulent dire ces pleurs? Emestine l'ignore. Si die poo- vait deviner le sentiment qoi les fait couler, elle aurait le cou- rage de sacriûer la rose qu'elle vient de placer avec tant de soin dans son verre de cristal, sur sa petite table d'acajou. Mab, pour peu que le lecteur ait le chagrin de n'avoir plus vingt ans, il devinera que ces larmes, loin d*étre de la douleur, sont les compagnes inséparables de la vue inopinée d'un bouheur ex- trême; elles veulent dire : < QuHl est doux d^étre aimé! i — C'est dans un moment où le saisissement du premier bonheur de sa vie égarait son jugement qu'Emestine a eu le tort de prendre cette fleur. Mais elle n'en est pas encore à voir et à se reprocher cette inconséquence.

Pour nous, qui avons moins d'illusions, nous reconnaissons la troisième période de la naissance de l'amour : Tapparition de l'espoir. Emestine ne sait pas que son cœur se dit, en regardant cette rose : a Maintenant, il est certain qu'il m'aime. >

Mais peut-il être vrai qu'Emestine soit sur le point d*aimer? Ce sentiment ne choque-t-il pas toutes les règles du plus simple


DE L'AMOUR. 329

bon sens? Quoi! elle n'a vu que trois fois rhomme qui, dans ce moment, lui fait verser des larmes brûlantes ! fit encore elle ne Ta vu qu*à travers le lac, à une grande distance, à cinq cents pas peut-être. Bien plus, si elle le rencontrait sans fusU et sans veste de chasse, peut-être qu'elle ne le reconnaîtrait pas. Elle ignore son nom, ce qu'il est, et pourtant ses journées se pas- sent à se nourrir de sentiments passionnés, dont je suis obligé d'abréger l'expression, car je n'ai pas l'espace qu'il faut pour faire un roman. Ces sentiments ne sont que des yariations de cette idée : « Quel bonheur d'en être aimée! » Ou bien, elle examine cette autre question bien autrement importante : € Puis-je espérer d'en être aimée véritablement? N'est-ce point par jeu qu'il me dit qu'il m'aime? » Quoique habitant un châ- teau bâti par Lesdiguières, et appartenant à la famille d'un des plus braves compagnons du fameux connétable» Emestine ne s'est point fait cette autre objection : « Il est peut-être le fils d'un paysan du voisinage. » Pourquoi ? Elle vivait dans une so- litude profonde.

G^tainement Emestine était bien loin de reconnaître la na- ture des sentiments qui régnaient dans son cœur. Si elle eût pu prévoir où ils la conduisaient, elle aurait eu une chance d'échap- per à leur empire. Une jeune Allemande, une Anglaise, une Ita- lienne, eussent reconnu l'amour ; notre sage éducation ayant pris le parti de nier aux jeunes filles l'existence de l'amour, Ernestine ne s'alarmait que vaguement de ce qui se passait dans son cœur; quand elle réfléchissait profondément, die n'y voyait que de la simple amitié. Si elle avait pris une seule rose, c'est qu'elle eût craint, en agissant autrement, d'affliger son nouvel ami et de le perdre. « Et, d'ailleurs, se disait-elle, après y avoir beaucoup songé, il ne faut pas manquer à la poli* tesse. >

Le cœur d'Ernestine est agité par les sentiments les plus vio* lents. Pendant quatre journées, qui paraissent quatre siècles à la jeune solitaire, elle est retenue par ua<^ wàa!UfeVB^fe&{ftvg^^


S30 ŒUVRES DE STËNDUÂL.

eHe ne sort pas du château. Le cinquième jour son oncle, tou- jours plus inquiet de sa santé, la force à raccompagner dans le petit bois ; elle se trouve près de Tarbre fatal; elle lit sur le pe- tit fragment de papier caché dans le bouquet :.

€ Si TOUS daignez prendre ce camellia panaché, dimanche je serai à Téglise de votre village. »

Emestine vit à Féglise un homme nus avec une simplicité ex- trême, et qui pouvait avoi^ trente-cinq ans. Elle reil^arqua qu'il n*avait pas même de croix. Il lisait, et, en tenant son livre d'heu- res d'une certaine manière, il ne cessa presque pas un instant d'avoir les yeux sur elle. C'est dire que, pendant tout le ser- vice, Emestine fut hors d'état de penser à rien. Elle laissa choir son livre d'heures, en sortant de l'antique banc seigneu- rial, et faillit tomber elle-même en le ramassant. Elle rougit beaucoup de sa maladresse. « Il m'aura trouvée si gauche, se dit- cllç aussitôt, qu'il aura h(mte de s^occuper de moi. » En effet, i partir du moment où ce petit accident était survenu, elle ne vit plus rélranger. Ce fut en vain qu'après êlre montée en voiture elle s'arrêta pour distribuer quelques pièces de monnaie à tous les petits garçons du village; elle n'aperçut point, parmi les grou- pes de paysans qui jasaient auprès de l'église, la personne que, pendant la messe, elle n'avait jamais osé regarder. Eruestiiie, qui jusqu'alors avait été la sincérité même, prétendit avoir oublie son mouchoir. Un domestique rentra dans l'cglise et cbci'cha longtemps dans le banc du seigneur ce mouchoir qu'il n'avait garde de trouver. Mais le retard amené par cette petite ruse fut inutile, elle ne revit plus le chasseur, a C'est clair, se dit-elle; ma- demoiselle de C... me dit une fois que je n'étais pas jolie et que j'avais dans le regard quelque chose d'impérieux et de repous- sant; il ne me manquait plus que de la gaucherie; il même- prise sa?is doute. »

Les tristes pensées l'agitèrent pendant deux ou trois visiter que son oncle fit avant de rentrer au château.

A peine de retour, n^i^Vv^s <^sjâ.tcc heures, elle courut soih


DE L'AMOUR. 331

TaHée de platanes, le long da lac. La grille de la diaussée était fermée à cause du dimanche ; henreusement, elle aperçut un jardinier; elle l'appela et le pria de mettre la barque à flot et de la conduire de Fautre e6té du lac. Elle prit terre à cent pas du grand chêne. La barque c6toyait et se trouvait toujours assez près d'elle pour la rassurer. Les brandies basses et à peu près horizontales du chêne immense s'étendaient presque jusqu'au lac. D'un pas décidé et avec une sorte de sang-froid sombre et résolu, eDe s'approcha de Tarbre, de l'air dont elle eût marché à la mort. Elle était bien sûre de ne rien trouver dans la ca- chette ; en effet, elle n'y vit qu'une fleur fanée qui avait appar- tenu au bouquet de la veille : — « S'il eût été content de moi, se dît-elle; il n'eût pas manqué de me remercier par un bou- quet. »

Elle se fit ramener au château, monta chei elle en courant, et» une fois dans sa petite tour, bien sûre de n'être pas surprise» fondit en larmed. « Mademoiselle de G... avait bien raison, se dit-elle ; pour me trouver jolie, il faut me voir à cinq cents pas de distance. Gomme dans ce pays de libéraux, mon oncle ne vdt personne que des paysans et des curés, mes manières doi- vent avoir e(mtracté qudque chose de rude, peut-être de gros- sier, raurad dans le regard une expression impérieuse et re- poussante. > — Elle s'approche de son mirohr pour observer ce regard, elle voit des yeux d'un bleu sombre noyés de pleurs. — c Dans ce moment, dit-elle, je ne puis avw cet air impérieux qui m'empêchera toujours de plaire. »

Le dîner sonna ; eUe eut beaucoup de peine à sécher ses lar- mes. Elle parut enfin dans le salon ; elle y trouva M. Yillars, vieux botaniste, qui, tous les ans, venait passer huit jours avec H. de S..., au grand chagrin de sa bonne, érigée en gouver- nante, qm, pendant ce temps, perdait sa place à la table de M. le comte. Tout se passa fort bien jusqu^au moment du Champagne; on apporta le seau près d'Ernestine. La glace était fondue de- puis longtemps. Elle appela un dome&l\q>i« ^tVoi ^x •. «^^îûasv-


353 ŒUVRES DE STENDHAL.

gez cette eau et mettez-y de la i^ace. TÎte. — Voilà on petit Ion impérieux qui te Ta fort bien, dit en rimt sod bon grand onde. :» Au mot d'impérieux, les lannes inondèTent les yenx d'Ernestine, an point qn*il lui fut impossible de les cacher ; die fot obligée de quitter le salon, et comme die Cermait la porte, on entendit que ses sanglots la suffoquaient. Les TieiDards res- ièrent tout interdits.

Deux jours après, elle passa près du grand cbêne; die s'ap-

procha et regarda dans la cachette, comme pour reY
^D*unepa$iwnI

dit Emestine en levant les yeux au ciel. Ce moment fut bien doux. Cette jeune fille, remarquable par sa beauté, et à la fleur dé la jeunesse, s'écria avec ravissement: « Il daigne m'aimer; ah! mon Dieu! que je suis heureuse! » Elle tomba à genoux devant une charmante madone de Carlo Dolci rapportée d'Italie par un de ses aïeux. » c Ah ! oui, je serai bonne et vertueuse! s'écria-t-elle les larmes aux yeux. Mon Dieu, daignez seulement m'indiquer mes défauts, pour que je puisse m'en corriger ; main- tenant, tout m'est possible. »

Elle se releva pour relire les billets vingt fois. Le second sur- tout b jeta dans des transports de bonheur. Bientôt elle remar- qua une vérité établie dans son cœur depuis fort longtemps: c'est que jamais elle n'aurait pu s'attacher à un homme de moins de quarante ans. (L'inconnu parlait de son âge.) Elle se souvint qu'à l'église, comme il était un peu chauve, il lui avait paru avoir trente-quatre ou trente-cinq ans. Mais elle ne pouvait être sûre de celte idée ; elle avait si peu osé le regarder ! et elle était si trou- ' blée! Durant la nuit, Ernestine ne ferma pas l'œil. De sa vie, elle n'avait eu l'idée d'un semblable bonheur. Elle se releva pour écrire en anglais sur son livre d'heures : N*étre jamais impé* rieuse. Je fais ce vœu le 30 septembre 18...


334 ŒUVRES DE STENDHAL.

Pendant cette nuit, elle se décida de plus en plus sur cette Yéritë : il cs(t impossible d'aimer un homme qui n'a pas quarante ans. A force de rêver aux bonnes qualités de s<m inconnu, Olui Tint dans ridée qu'outre Tavantage d'avoir quarante ans, il avait probablement encore celui d'être pauvre. Il était mis d'nnenuh niëre si simple à l'église, que sans doute il était pauvre. Bien ne peut égaler sa joie à cette découverte. « 11 n'aura jamais Fair bête et ht de nos amis, MM. tels et tels, quand ils viennent, à la Saint-Hubert, faire l'honneur à* mon oncle de^ tuer ses chevreuils, et qu'à table ils nous comptent leurs exploits de jeunesse, sans qu'on les en prie.

« Se pourrait-il bien, grand Dieu ! qu'il fût pauyre I En ce cas, rien ne manque à mon bonheur ! » Elle se leva une seconde fois pour allumer sa bougie à la veilleuse, et rechercher une évaluation de sa fortune qu'un jour un de ses cousins avait écrite sur un de ses livres. Elle trouva dix -sept mille livres de rente en se mariant, et, par la suite, • quarante ou cinquante. Comme elle méditait sur ce chiffre, quatre heures sonnèrent; elle tressaillit. « Peut-être fait-il assez de jour pour que je puisse apercevoir mon arbre chéri. » Elle ouvrit ses per siennes ; en effet elle vit le grand chêne et sa verdure sombre ; mais, grâce au clair de lune, et non point par le secours des premières lueurs de l'aube, qui était encore fort; éloignée.

En s'habillant le matin, elle se dit: « Il ne faut pas que Tamie d'un homme de quarante ans soit mise comme une enfant. » El pcndaijt une heure elle chercha dans ses armoires une robt», uu chapeau, une ceinture, qui composèrent un ensemble si origi- nal, que, lorsqu'elle parut dans la salle à manger, son oncle, sa gouvernante et le vieux botaniste ne purent s'empêcher de par- tir d'un éclat de rire. « Approche- toi donc, dit le vieux conilc de S..., ancien chevalier de Saint- Louis, blessé à Quiberon : ap- proche-toi, mon Ernestine ; tu es mise comme si tu avais voulu te déguiser ce matin en femme de quarante ans. :» A ces mois eJie rougit, et le plus vvt bm\\v^ur se ^eiçnit sur les traits de la


DE L'AMOUR. 535

Jeane fille, a Dieu me pardonne ! dit le bon oncle à la fin du re- pas, en s'adressant au vieux botaniste, c*estane gageure; n*est-il pas vrai, monsieur, que mademoiselle Emestine a, ce matin, toutes les manières d'une femme de trente ans ? Elle a surtout Un petit air paternel en parlant aux domestiques qui me charme par son ridicule ; je Tai mise deux ou trois fois à Tépreuve pour être sûr de mon observation. » Cette remarque redoubla le bon- heur d'Emestine, si l'on peut se servir de ce mot en pariant d'une félicité qui déjà était an comble.

Ce fut avec peine qu'elle put se dégager de la société après déjeuner. Son oncle et Tami botaniste ne pouvaient se lasser de l'attaquer sur son petit air vieux. Elle remonta chez elle, elle regarda le chêne. Pour la première fois, depuis làngt heures, un nuage vingt obscurcir sa félicité, msds sans qu'elle pût se rendre compte de ce changement soudain. Ce qui diminua le ravisse- ment auquel elle était livrée depuis le moment où, la veille, plongée dans le désespoir, elle avait trouvé les bouquets dans Varbré, ce fut cette question qu'elle se fit : « Quelle conduite dois-je tenir avec mon ami pour qu'il m'estime? Un homme d'au- tant d'esprit, et qui a l'avantage d'avoir quarante ans, doit être bien sévère. Son estime pour moi tombera tout à fait si je me permets une fausse démarche. j>

Gomme Emestine se livrait à ce monologue, dans la situation la plus propre à seconder les méditations sérieuses d'une jeune fille devant sa psyché, elle observa, avec un étonnement mêlé d'horreur, qu'elle avait à sa ceinture un crochet en or avec de petites chaînes portant le dé, les ciseaux et leur petit étui, bijou charmant qu'elle ne pouvait se lasser d'admirer encore la veille, et que son oncle lui avait donné pour le jour de sa fête fl n'y avait pas quinze jours. Ce qui lui fit regarder ce bijou avec hor- reur et le lui fit ôter avec tant d'empressement, c'est qu'elle se rappela que sa bonne lui avait dit qu'il coûtait huit cent oiù- quante francs, et qu'il avait été acheté chez le plus fameuiLbl- joutier de Paris, qui s'appelait Laurcu<^V \ tQjaft^^^^^v^^^asX


556 ŒCVRES ÙB STE!iDHAL.

iJHioami, lui qui a rhomiev d*èlre ittnvre, s^Une myaift on bi- jou d'un prix si ridicule? Quoi de ptas ahsanle ^e d'afficher ajiisi les goûis d*oiie bonne méaagère ;car c est ce ipie veulent dire ces ciseaux, cet étui, oe dé, 91e Ton porte sans cesse are» sf /i ; et la bonne ménagée ne pense pas qne ce bijoo coite chaque année Fintérêt de son prix. » EBe se mit à calcater sé- rieusement et trouva que ce b^ou coûtait près de <*inqnante francs par an.

Cette belle réflexion d'économie domestique, qu'Emesline de- vait à réducation très-forte qu'elle avait reçue d^'un conspira* teur caché pendant plusieurs années an chiteau de son onde, cette réflexion» dis;je» ne flt qu'éloigner la difficulté. Quand eDe eut renfermé dans sa commode le bijou d'un prix ridicule, fl fallut bien revenir à cette question embarrassante :'Qne iaut-il laire pour ne pas perdre l'estime d'un homme d'autant d'esprit?

Les méditations d'£mestine(que le lecteur aura peut-être re- connues pour être tout amplement la cinquième période de h naissance de l'amour) nous conduiraient fort loin. Cette jeune fille avait un esprit juste, pénétrant, vif comme l'air de ses moniagnes. Son oncle, qui avait eu de l'esprit jadis, et à qui il eu restait encore sur les deux ou trois sujets qui l'in- téressaient depuis longtemps, son oncle avait remarqué qu'elle apercevait spontanément toutes les conséquences d'une idée. Le bon vieillard avait coutume, lorsqu'il était dans ses jours de gaieié, et la gouvernante avait remarqué que cette plaisanterie en était le signe indubitable, il avait coutume, dis-je, de plai- santer son Eruesliue sur ce qu'il appelait son coup d'œil mili» taire. C'est peut-être cette qualité qui, plus tard, lorsqu'elle a paru dans le monde et qu'elle a osé parler, lui a fait jouer ao 1 ôl(5 si brillant. Mais, à l'époque dont nous nous entrctcnoDS, Erneslino, malgré son esprit, s'embrouilla tout à fait dans ses raisonnements. Vingt fois elle fut sur le point de ne pas aller se promener du côté de l'arbre : « Une seule étourderie, se disait- cllo, annonçant l'enfantillage d'uue petite fille, peut me perdre


DE L'AMOUB. 357

dans Tespritde mon ami » Mais, malgré des argamenls extrê- mement subtils, et où elle employait toute la force de sa tête, elle ne possédait pas encore Fart si difBcile de dominer ses passions par son esprit. L'amour dont la pauvre fille était transportée à son insu faussait tousses raisonnements et ne l'en- gagea que trop t6t, pour son bonheur, à s'acheminer vers l'arbre fatal. Après bien des hésitations, elle s'y trouva avec sa femme de chambre vers une heure. Elle s'éloigna de cette femme et s'approcha de l'arbre, brillante de. joie, la pauvre petite ! Elle semblait voler sur le gazon et non pas marcher. Le vieuiL botaniste, qui était de la promenade, en fit faire l'observation à la femme de chambre, comme elle s'éloignait d'eux en courant. Tout le bonheur d'Ernestine disparut en un clin d'œil. Ce ii*e8t pas qu'elle ne trouvât un bouquet dans le creux de l'arbre; il était charmant et très-frais, ce qui lui fit d'abord un vif plai- sir. Il n'y avait donc pas longtemps que son ami s'était trouvé prédsément à la même place qu'elle. Elle chercha sur le gazon quelques traces de ses pas; ce qui la charma encore, c'est qu'au liea d'un simple petit morceau de papier écrit, il y avait un bil- let, et un long billet. Elle vola à la signature ; elle avait besoin de savoir son nom de baptême. Elle lut ; la lettre lui tomba des mains, ainsi que le bouquet. Un frisson mortel s'empara d'elle. EOe avait lu au l}as du billet le nom de Philippe Astézan. Or M. Astézan était connu dans le château du comte de S... pour être Pâmant de madame Dayssin, femme de Paris fort riche, fort élégante, qui venait tous les ans scandaliser la province en osant passer quatre mois seule, dans son château, avec un homme qui n'était pas son mari. Pour comble de douleur, elle était veuve, jeune, jolie, et pouvait épouser M. Astézan. Toutes ces tristes choses, qui, telles que nous venons de les dire, étaient vraies, paraissaient bien autrement envenimées dans les dis- cours des personnages tristes et grands ennemis des erreurs du bel âge, qui venaient quelquefois en visite à J'antique manoir du grand-oncle d'Ërncâtine. Jamais, eu quelques secondes, un


■ I


celle triste pensée. EraesiiDe tomba éranoine à e5tê i

fatal que depuis trois mois eDe arait si sonrent reg

I moins, one demî-heore après, c*est là qae b femme de

f "^ et le TÎeax botaniste la trooTèrent sans moaTement.

- [ ; croit de malbeor, qoand on Tent rappdée à la ^e,

aperçut à ses pieds la lettre d*Astézan, onrerte éa c feigDati;re et de mani<?re qo*<fti pourût la Ere. EIV prompte comme nn éclair, et mit le pied snr la lettre

I .< E!hoxpiiqaasonaecideDt,etpm,sanstoeobser¥ée,

la lettre fatale. De longtemps il ne lui fot pas posdble ( car sa gonvemante la fit asseoir et ne la qnitta plus. Le appela un oavricr occupé dans les champs, qui alla cl voiture au château. Ernestine, pour se dispenser de aux réflexions sur son accident, feignit de ne pouToir ] m:il à la tête affreux lui servit de prétexte pour tenir choir sur ses yeux. La voiture arriva. Plus livrée à e1 une fois qu'elle y fut placée, on ne saurait décrire leur déchirante qui pénétra son âme pendant le u

<| fullulà la voiture pour revenir au château. Ce qu'il ;

phis affreux dans son état, c'est qu'elle était, obligée


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DE L'AMOUR. 339

moment de répîl, après deux heures de la douleur morale la plus atroce, à une résolution courageuse. « Je ne lirai pas cette lettre dont je n*ai vu que la signature; je la brûlerai, se dit-ellfe, en arrivant au château, x» Alors elle put s'estimer au moins comme ayant du courage, carie parti de Tamour, quoique vaincu en apparence, n*avait pas manqué d'insinuer modestement que cette lettre expliquait peut-être d'une manière satisfiûsante les relations de M. Astézan avec madame Dayssin.

En entrant au salon, Ernestine jeta la lettre au feu. Le lende- main, dès huit heures du matin, elle se remit à travailler à son piano, qu'elle avait fort négligé depuis deux mois. Elle reprit la collection des Mémoires sur Fhistoire de France, publiés par Petitot, et recommença à faire de longs extraits des Mémoires du sanguinaire Montluc. Elle eut l'adresse de se faire oCTrir de nouveau par le vieux botaniste un cours d'histoire naturelle. Au bout de quinze jours, ce brave homme, simple comme ses plantes, ne put se taire sur l'application étonnante qu'il re- marquait chez son élève ; il en était émerveillé. Quant à eUe, tout lui était indifîérent ; toutes les idées la ramenaient égale- ment au désespoir. Son oncle était fort alarmé : Ernestine mai- grissait à vue d'oeil. Gomme elle eut, par hasard, un petit rhume, le bon vieillard, qui, contre l'ordinaire des gens de son âge, n'avait pas rassemblé sur lui-même tout l'intérêt qu'il pouvait prendre aux choses de la vie, s'imagina qu'elle était attaquée delà poitrine. Ernestine le crut aussi, et elle dut à cette idée les seuls moments passables qu'elle eut à cette époque ; l'espoir de mourir bientôt lui faisait supporter la vie sans impatience.

Pendant tout un long mois , elle n'eut d'autre sentiment que celui d'une douleur d'autant plus profonde, qu'elle avait sa ^nrce dans le mépris d'elle-même ; comme elle n'avait aucun usage de la vie, elle ne put se consoler en se disant que per- sonne au monde ne pouvait soupçonner ce qui s'était passé dans son cœur, et que probablement l'homme cruel qui l'avait tant occupée ne saurait deviner la centième partie de ce qu'elle


340 ŒUVRES DE STENDHAL.

avait senti pour lui. Au milieu de son malheur, elle ne manquait pas de courage; elle n*eut aucune peine à jeter au feu sans les lire deux lettres sur Tadresse desquelles elle reconnut la funeste écriture anglaise.

Elle s'était promis de ne jamais regarder la pelouse au deli du lac; dans le salon, jamais elle ne levait les yeux sur les croisées qui donnaient de ce côté, llnjour^près de six semaines après celui où elle avait lu le nom de Philippe Àstézan, son maître d'histoire naturelle, le bon M. Villars, eut l'idée de loi faire une leçon sur les plantes aquatiques ; il s'embarqua avec elle et se fit conduire vers la partie du lac qui remontait dans le vallon. Gomme Ernestine entrait dans la barque, un regard de côté et presque involontaire lui donna la certitude qu'il n'y avait personne auprès du grand chêne ; elle remarqua à peine une partie de Técorce de l'arbre, d'un gris plus clair que le reste. Deux heures plus tard, quand elle repassa, après la leçon, vis-à-vis le grand chêne, elle frissonna en reconnaissant que ce qu'elle avait pris pour un accident de l'écorce dans l'arbre était la couleur de la veste de chasse de Philippe Astézan, qui, depuis deux heures , assis sur une des racines du chêne , était im mobile comme s'il eût été mort. En se faisant cette comparai- son à elle-même, l'esprit d'Ernestine se servit aussi de ce mot : comme s'il était mort; il la frappa. « S'il était mort, il n'y aurait plus d'inconvenance à me tant occuper de lui. » Pendant quel- ques minutes cette supposition fut un prétexte pour se livrer à un amour rendu toul-puissant par la vue de Tobjet aimé.

Celte découverte la troubla beaucoup. Le lendemain, dans la soirée, un curé du voisinage, qui était en visite au château, de- manda au comte de S... de lui prêter le Moniteur, Pendant que le vieux valet de chambre allait prendre dans la bibliothèque la collection des Moniteurs du mois : « Mais, curé, dit le comte, vous n'êtes plus curieux cette année , yoilà la première fois que vous me demandez le Moniteur! — Monsieur le comte, repondit le curé, madame Dayssiu, ma voisine, me Ta j»rctc


DE L'AMOUR. ., 341

tant qu'elle a été ici ; mais elle est partie depuis quinze jours. » Ce mot si indifférent causa une telle réyolution à Emestine, qu*elle crut se trouver mal ; elle sentit son coeur tressaillir au mot du curé» ce qui Thumilia beaucoup. « Voilà donc, se dit- elle» comment je suis parvenue à Toublier ! :»

Ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, il lui ar- riva de sourire. « Pourtant, se disait^Ue, il est resté à la campa- gne, à cent cinquante lieues de Paris, il a laissé madame Days- sin partir seule. » Son immobilité sur les racines du chêne lui revint à Tesprit, et elle souffrit que sa pensée s'arrêtât sur cette idée. Tout son bonheur, depuis un mois, consistait à se persua- der qu'elle avait mal à la poitrine ; le lendemain elle se surprit à penser que, comme la neige commençait à couvrir les sommets des montagnes, il faisait souvent très-frais le soir ; eUe songea qu'il était prudent d'avoir des vêtements plus chauds. Une âme vulgaire n'eût pas manqué de prendre la même précaution; Er- nestiue n'y songea qu'après le mot du curé.

La Saint-Hubert approchait, et avec elleTépoque du seul grand dtner qui eût lieu au château pendant toute la durée de l'année. On descendit au salon le piano d'Ernestine. En l'ouvrant le jour d*s^rèi, elle trouva sur les touches un morceau de papier con- tenanl cette ligne : c Rejetez pas dé cri quand vous m'apercevrez. » Gela était si court, qu'elle le lut avant de reconnaître la main de la personne qui l'avait écrit : l'écriture était contrefaite. Comme Emestine devait au hasard, ou peut-être à l'air des montagnes du Dauphiné, une âme ferme, bien certainement, avant les paroles du curé sur le départ de madame Dayssin, die serait allée se renfermer dans sa chambre et n'eût plus rqpam qu'après la fête.

Le soriendemain eut lieu ce grand dhier annuel de la Saint- fioberC A table, Emestine flt les honneurs, placée vis-à-vis de son oncle ; elle était mise avec beaucoup d*éléganoe. La table, présentait la collection à peu près oycEk^\ft\A ^<^^ C9^^^


342 ŒUVRES DE STENDHAL.

et des maires des environs, pins elnq on six fats de provinee, parlant d*eux et de leurs exploits à la guerre, à la chasse et même en amour, et surtout de Tancienneté de leur race. Jamais ils n'eurent le chagrin de faire moins d*effet sur l'héritière da château. L*extrême pâleur d'Emestine, jointe à la beauté de ses traits, allait jusqu'à lui donner Tair du dédahi. Les fats qui cher- chaient à lui parler se sentaient intimidés en lui adressant la parole. Pour elle, elle était bien loin de rabaisser sa pensée Jus- qu'à eux.

Tout le commencement du dîner se passa sans qu'elle vit lien d'extrordinaire; elle commençait à respirer lorsque, vers la (in du repas, en levant les yeux, elle rencontra vis-à-vis d'elle ceux d'un paysan déjà d'un âge mûr, qui paraissait être le valet d'un maire venu des rives du Drac. Elle éprouva ce mouvement sin- gulier dans la poilHne que lui avait déjà causé le mot du curé; cependant elle n'était sûre de rien. Ce paysan ne ressemblait point à Philippe. Elle osa le regarderune seconde fois ; elle n'eut plus de doute, c'était lui. Il s'était déguisé de manière à se ren- dre fort laid.

n est temps de parler un peu de Philippe Âstézan, car il fait là une action d'homme amoureux, et peut-être trouverons-noos aussi dans son histoire l'occasion de vérifier la théorie des scpi époques de l'amour. Lorsqu'il était arrivé au château de Lafrc}' avec madame Dayssin, cinq mois auparavant, un des cuiils qu'elle recevait chez elle, pour faire la cour au clergé, rcpéla un mot fort joli. Philippe étonné de voir de l'esprit dans Li bouche d'un tel homme, lui demanda qui avait dit ce mot sin gulier. « C'est la nièce du comte de S***, répondit le curé, uue fjlle qui sera fort riche, mais à qui l'on a donné une bien man- valse éducation. Il ne s'écoule pas d'année qu'elle ne reçoive de Paris une caisse de livres. Je crains bien qu'elle ne fasse une mauvaise fin et que môme elle ne trouve pas à se marier Qui voudra se charger d'une telle femme? » etc., etc.

Philippe fil quelques qjve^lxoxv^, et le curé ne put s'empêcher


DE L'AMOUR. 315

de déplorer la rare beauté d'Ernesiine, qui ccrtaînement l'en- traînerait à sa perte ; il décrivit avec tant de vérité Tennui du genre de vie qu*on menait au château du comte, que madame Dayssin sMcria : < Ah! de grAce» cessez, monsieur le curé, vous allez me faire prendre en horreur vos belles montagnes. — On ne peut cesser d'aimer un pays où Ton fait tant de bien, répli- qua le curé, et l'argent que madame a donné pour nous aider

à acheter la troisième cloche de notre église lui assure j»

Philippe ne l'écoutait plus, il songeait à Ernestine et à ce qui devait se passer dans le cœur d une jeune ûlle reléguée dans un château qui semblait ennuyeux même à un curé de campa- gne, c n faut que je Tamuse, se dit-il à lui-même, je lui ferai la cour d'une manière romanesque ; cela donnera quelques pen- sées nonvelles à cette pauvre fille. » Le lendemain il alla chasser du c5té du château du comte, il remarqua la situation du bois, séparé du château par le petit lac. Il eut ridée de faire hommage d'iui bouquet à Ernestine ; nous savons déjà ce qu'il fit avec des bouquets et de petits billets. Quand il chassait du c6té du grand chêne, il allait lui-même les placer, les autres jours il envoyait son domestique. Philippe faisait tout cela par philan- thropie, il ne pensait pas même à voir Ernestine ; il eût été trop dUGcilc et trop ennuyeux de se faire présenter chez son oncle. Lorsque Philippe aperçut Ernestine à Téglise, sa première pen- sée fut qu'il était bien âgé pour plaire à une jeune fille de dix- huit ou vingt ans. Il fut touché de la beauté de ses traits et sur- tout d'une sorte de simplicité noble qui faisait le caractère de sa physionomie, a 11 y a de la naïveté dans ce caractère, se dit-il à luî-mème ; » un instant après elle lui parut charmante. Lorsqu'il la vit laisser tomber son livre d'heures en sortant du banc sei- gneurial et chercher à le ramasser avec une gaucherie si aima- ble, il songea à aimer, car il espéra. Il resta dans l'église lors- qu'elle en sortit; il méditait sur un sujet peu amusant pour un homme qui commence à être amoureux : il avait treute-cinq^ ans et un conuuencemeut de rareté daius Vcs OeiviNcasw, ^\\«^-


544 lEUVRËS DE STENDHAL.

yait bien lui faire un beau front à la manière du docteur Gall, mais qui certainement ajoutait encore trois ou quatre ans à son âge. <E Si ma vieillesse n*a pas tout perdu à la première yoe, se dit-il, il faut qu'elle doute de mon cœur pour oublier mon âge. 9

Il se rapprocha d'une petite fenêtre gothique qui donnait sur la place, il vit Emestin^ monter en voiture, il lui trouva une taille et un pied cjiannants , elle distribua des aumônes; il Itî sembla que ses yeux cherchaient quelqu'un, c Pourquoi, se dilr il, ses yeux regardent-ils au loin, pendant qu'elle distribue de la petite monnaie tout près de la voiture? Lui aurais-je in^ké de l'intérêt ?j»

Il vit Emestine donner une commission à un laquais; pen- dant ce temps il s'enivrait de sa beauté. Il la vit rougir, ses yeux étaient fort près d'elle : la voiture ne se trouvait pas à dix pas de la petite fenêtre gothique ; il vit le domestique ren- trer dans l'église ' et chercher quelque chose dans le banc da seigneur. Pendant Fabsence du domestique, il eut la certitude que les yeux d'Ërnestine regardaient bien plus haut que la foule qui Fentourait, et, par conséquent cherchaient quelqu'un ; mais ce quelqu'un pouvait fort bien n'être pas Philippe Âstézan, qui, aux yeux de cette jeune fille, avait peut-être cinquante ans, soixante ans, qui sait? Â son âge et avec de la fortune, n'a- t-elle pas un prétendu parmi les hobereaux du voisinage?— cCe- pendant je n'ai vu personne pendant la messe. »

Dès que la voiture du comte fut partie, Âstézan remonta i cheval, fit un détour dans le bois pour éviter de la rencontrer, et se rendit rapidement à la pelouse. Â son inexprimable plaisir, il put arriver au gr;fnd chêne avant qu'Ernestine eût vu le bou- quet cl le petit billet qu'il y avait fait porter le matin ; il enleva ce bouquet, s'enfonça dans le bois, attacha son cheval à un ar- bre et se promena. Il était fort agité ; l'idée lui vint de se blot- tir daus la partie la plus touffue d'un petit mamelon boise, à cent pas du lac. De ce réduit, qui le cachait à tous les ycïïu


DE L'AMOUR. 545

Cirùcc à une clairière dans le bois, il pouvait découvrir le grand chêne et le lac.

Quel ne fut pas son ravissement lorsqu'il vit peu de temps «près la petite barque d'Ernestine s'avancer sur ces eaux lim- pides que la brise du midi agitait mollement ! Ce moment Ait décisif; Timage de ce lac et celle d'Emestine qu'il venait de voir si belle à l'église se gravèrent profondément dans son cœur. De ce moment, Emestine eut quelque chose qui la dis- tîDgiiait à ses yeux de toutes les autres femmes, et 11 ne lui manqua plus que de l'espoir pour l'aimer à la folie. Il la vit s'approcher de l'arbre avec empressement; il vit sa douleur de n*y pas trouver de bouquet. Ce moment fut si délicieux et si vif, que, quand Emestine se fut éloignée en courant, Philippe OTQt- s'être trompé en pensant voir de la douleur dans son expression lorsqu'elle n'avait pas trouvé de bouquet dans le erem de l'arbre. Tout le sort de son amour reposait sur cette circonstance. Il se disait : c Elle avait l'air triste en descendant de la barque et même avant de s'approcher de l'arbre. — Mais, répondait le parti de l'espérance, elle n'avait pas l'air triste à r^se; elle y était, au contraire, brillante de fraîcheur, de beaoté, de jeunesse et un peu troublée ; l'esprit le plus vif ani- nudt ses yeux. »

Lorsque Philippe Âstézan ne put plus voir Emestine, qui était dâbarqnée sous l'allée des platanes de l'autre côté du lac, il sortit de son réduit un tout autre homme quil n'y était entré. En regagnant au galop le château de madame Dayssin, il n'eut que deux idées : c A-t-elle montré de la tristesse en ne trouvant pas de bouquet dans l'arbre? Cette tristesse ne vient-elle pas tout simplement de la vanité déçue ?j» Cette supposition phis probable finit psEr s'emparer tout à fait de son esprit et lui rendit toutes les idées raisonnables d'un homme de trente-cmq ans. Il était ort sérieox. Il trouva beaucoup de monde chez madame Days- An ; dans le courant de la soirée, elle le plaisanta sur sa gra- cile el.sur sa fatuité. Il ne pouvait plus, disa\l-^te« \^^9ifex ^-


546 (ËUVRES DE STENDHAL.

Yaat une glace sans a*y regarder, c J'ai en horrettr, dissôtm^ dame Dayssin, cetle habitude des jeunes gens à la mode. (Tesl une grâce que vous n'aviez point ; tâchez de vous en défahe, ou je vous joue le mauvais tour de £adre enlever toutes les |^- ces. i> Philippe était embarrassé ; il ne savait comment déguiser une absence qu'il projetait. D'aiUeurs il était très-vrai qu'il eia- minait dans les glaces s'il avait l'air vieui.

Le lendemain, il fut reprendre sa position sur le mMwJna dont nous avons parié, et d'où l'on voyait fort biea le lac ; il t'y plaça muni dune bonne lunette, et ne quitta ce gtte qu'à la nuit close, comme on dit dans le pays.

Le jour suivant, il apporta un livre ; seulement il eût été lûea en peine de dire ce qu'il y avait dans les pages qu il lisait; mais, s'il n'eût pas eu un livre, il en eût souhaité un. Enfin, à son inexprimable plaisir, vers les trois heures, il vit Emestîne s'avancer lentement vers l'allée de platanes sur le bord du lac; il la vit prendre la direction de la chaussée, coiffée d'un grand chapeau de paille d'Italie. Elle s'approcha de Tarbre fatal; son air était abattu. Avec le secours de sa lunette, il s'assura parfiiî- temcnt de Fair abattu. Il la vit pretidrc les deux bouquets qu1l y avait placés le matin, les mettre dans son mouchoir et dispa- raître en courant avec la rapidité de l'éclair. Ce trait fort simple acheva la conquête de son cœur. Cette action fut si vive, si prompte, qu'il n'eut pas le temps de voir si Erncsline avait con- servé 1 air triste ou si la joie brillait dans ses yeux. Que devait-il penser de cette démarche singulière? Allait-elle montrer les deux bouquets à sa gouvernante? Dans ce cas, Ernestinc n*était qu'une enfant, et lui plus enfant qu'elle de s'occuper à ce point d'une peiitc fille. « Heureusement, se dit-il, elle ne sait pas mco nom ; moi seul je sais ma folie, et je m'en suis pardonné bien d'autres. »

riiilippe quitta d'un air très-froid son réduit, et alla, tout pen- sif, chercher son cheval, qu'il avait laissé chez un paysan â une demi-lieue de là. « Il faut convenir que je suis encore un grand


DE L'AMOUR. 547

fou! » se dit^il en mcllant pied à terre dans la cour du cliâicau de madame Dayssio. En enlrant au salon, il avait une figure im- mobile, étonnée, glacée. 11 n'aimait plus.

Le lendemain, Philippe se trouva bien vieux en mettant sa cravate. Il n'avait d'abord guère, d'envie de faire trois lieues pour aller se blottir dans un fourré, afin de regarder un arbre ; mais il ne se sentit le désir d'aller nulle autre part. < Gela est bien ridicule, » se disait-il. Oui, mais ridicule aux yeux de qui? D'ailleurs, il ne faut jamais manquer à la fortune. Il se mit à écrire une lettre fort bien faite, par laquelle, comme un autre Lindory il déclarait son nom et ses qualités. Cette lettre si bien faite eut» comme on se le rappelle peut-être, le malheur d'être brûlée sans être lue de personne. Les mots de la lettre que notre héros écrivit en y pensant le moins, la signature Philippe AMtésan, eurent seuls Thonneur de la lecture. Malgré de fort beaux raisonnements, notre homme raisonnable n'en était pas moins caché dans son gtte ordinaire au moment où son nom produisit tant d'effet; il vit l'évanouissement d'Ernesline en ou- vrant sa lettre ; son étonnement fut extrême.

Le jour d'après, il fut obligé de s'avouer qu'il était amou- reux; ses actions le prouvaient. Il revint tous les jours dans le petit bois, où il avait éprouvé des sensations si vives. Madame Dayssiu devant bientôt retourner à Paris, Philippe se fit écrire une lettre et annonça qu'il quittait le Dauphiné pour aller pas- ser quinxe jours en Bourgogne auprès d*un oncle malade. H prit la poste, et fit si bien en revenant par une autre route, qu'il De se passa qu'un jour sans aller dans le petit bois. Il *s'éta- Uit à deux lieues du château du comte de S***, dans les so- litudes de Grosscy, du coté opposé au château de madame Dayssin, et de là, chaque jour, il venait au bord du pelil bc. Dy vûnt trente-trois jours de suite sans y voir Erncsline ; elle np paraissait plus à l'église ; ou disait la messe au château ; il s'en approcha sous uu déguisement, et deux fois il eut le bonheur de voir Ernestine. Rien ne lui parut pouvoir égaler V^v^\^-


348 ŒUVRES DE STENDHAL.

8îon noble et naïve à la fois de ses traits. D se disait : < Jamaôs auprès d'une telle femme je ne connaîtrais la satiété, j» Ce qû touchait le plus Âstézan, c'était Textréme pâleur d'Emestîne.et son air souffrant. J*écrirais dix volumes comme Richardson si j'entreprenais de noter toutes les manières dont nn homme, qui d'ailleurs ne manquait pas de sens et d'usage, expliquait Téva* nouissement et la tristesse d'&nestine. Enfin, il résolut d'avoir un éclaircissement avec elle, et pour cela de pénétrer dans le château. La timidité, être timide à trente-cinq ans! la timidilé Ten avait longtemps empêché. Ses mesures furent prises aiec tout l'esprit possible, et cependant, sans le hasard, qui mit dans la bouche d'un indifférent l'annonce du départ de madame Dayssin, toute l'adresse de Philippe était perdue, on du moins il n'aurait pu voir l'amour d'Ëmestine que dans sa colère. Pro- bablement il aurait expliqué cette colère par l'étonnement de se voir aimée par un homme de son âge. Philippe se serait cm mé- prisé, et, pour oublier ce sentiment pénible, il eût eu recours an jeu ou aux coulisses de l'Opéra, et fôt devenu plus égoïste et plus dur en pensant que la jeunesse était tout à fait finie pour loi.

Un demi^monsieurf comme on dit dans le pays, maire d'une commune de la montagne et camarade de Philippe pour la chasse au chamois, consentit à l'amener, sous le déguisement de son domestique, au grand dîner du château de S^, où il fol reconnu par Ernestine.

Ernestine, sentant qu'elle rougissait prodigieusement, eut une idée affreuse : « Il va croire que je l'aime à l'étourdie, sans le connaître ; il me méprisera comme un enfant, il partira pour Paris, il ira rejoindre sa madame Dayssin ; je ne le verrai plus. » Cette idée cruelle lui donna le courage de se lever et de monter chez elle. Elle y était depuis deux minutes quand elle enlendii ouvrir la porte de l'antichambre de son appartement. Elle peofa que c'était sa gouvernante, et se leva, chefehant un prcicïie pour la renvoyer. Gomme elle s'avançait vers la porte de sa chambre, cette porte s'ouvre : Philippe est à ses pieds.


DE L'AMOUR. 349

c Au nom de Dieu, pardonnez-moi ma démarche, lui dit-il; je suis au désespoir depuis deux mois ; voulez-YOus de moi pour époux? »

Ce moment fut délicieux pour Ernestine. « 11 me demande en mariage» se dit-elle ; je ne dois plus craindre madame Dayssin. » Elle cherchait une réponse sévère, et, malgré des efforts in- croyables, peut-être elle n'eût rien trouvé. Deux mois de déses- poir étaient oubliés; elle se trouvait au comble du bonheur. Heoieasement, à ce moment, on entendit ouvrir la porte de l'aptlchamhre. Ernestine lui dit : c Vous me déshonorez. — Fatouez rien ! » s*écria Philippe d'une voix contenue, et, avec beanooup d'adréise, il se glissa entre la muraille et le joli lit d'Emestine, blanc et rose. C'était la gouvernante, fort inquiète de la santé de sa pupille, et Tétat dans lequel elle la retrouva était ùit pour augmenter ses inquiétudes. Cette femme fut lon- gue à renvoyer. Pendant son séjour dans la chambre, Emes- Imeeiit le temps de s'accoutumer à son bonheur; elle pat re- pnodre son sang-froid. Elle fit une réponse superi>e à Philippe ^piand, la gouvernante étant sortie, il risqua de reparaître.

Ernestine était si belle aux yeux de son amant, Fexpression de ses traits si sévère, que le premier mot de sa réponse donna ridée à niilippe que tout ce qu'il avait pensé jusque-là n'était fa^ime ilhision, et qu'il n'était pas aimé. Sa physionomie chan- gea tout à coup et n'offrit plus que l'apparence d'un homme au désespi^. Ernestine, émue jusqu'au fond de l'âme de t»ôn air déseqiéré, eut cependant la force de le renvoyer. Tout le sou- venir qu'elle conserva de cette singulière entrevue, c'est que, loffiqaH l'avait suppliée de lui permettre de demander sa main, cDe avait répondu que ses affaires, comme ses affections, devient le rappeler à Paris. Il s'était écrié alors que la seule aftdre an monde était de mériter le cœur d'Emestine, qu'il ju- rait à ses pieds de ne pas quitter le Dauphiné tant qu'elle y se- ' rait, et de ne rentrer de sa vie dans le chAteau qu'il avait habile avant' de la connaître*


Z50 ŒUVRES DE STENDHAL.

Eruestine fut presque au ctfmble du bonhear. Le jour stùrant, elle revint au pied du grand chêne» mais biea escortée par k gouvernante et le vieux botaniste. Elle ne manqua pas d'y trouw un bouquet, et surtout un billet. Au bout de huit jours» Asténn Tavait presque décidée à répondre à ses lettres lorsque» une M* maine après, elle apprit que madame Dayssin était reveoue tb Paris en Dauphiné. Une vive inquiétude remplaça tous les sen- timeuts dans le cœur d'Eraestiae. Les commères do iFÎUage m* sin, qui, dans cette coi^oncture, sans le savoir, décidaient di sort de sa vie, et qu'elle ne perdait pas une occasion de faire jaser, lui dirent enfin que madame Dayssin, remplie de colère et de jalousie, était venue chercher son amant, Philippe Âstézan, qui, disait-on, était resté dans le pays avec Tinteutiop de se faire chartreux. Pour s'accoutumer aux austérités de Tordre, il s'é- tait retiré dans les solitudes de Grossey. On fjoutail que madame Dayssin était au désespoir.

Ernestine sut quelques jours après que jamais madame Da]r9- sin n'avait pu parvenir à voir Philippe, et qu'elle était repartie furieuse pour Paris. Tandis qu'Ërnestine cherchait à se faire confirmer celte douce cerUlude, Philippe était au désespoir; il l'aimait passionnément et croyait n'en être point aimé. 11 se présenta plusieurs fois sur ses pas, et fut reçu de manière à lui faire penser que, par ses entreprises, il avait irrité l'orgueil de sa jeune maîtresse. Deux fois il partit pour Paris, deux fois, après avoir fait une vingtaine de lieues, il revint à sa cabane, dans les rochers de Grossey. Après s'être flatté d'espérances que maintenant il trouvait conçues à la légère, il cherchait à renoD- cer à Tamour, et trouvait tous les autres plaisirs de la vie anéantis pour lui.

Ernestine, plus heureuse, était aimée, elle aimait. L'amoor régnait dans cette âme que nous avons vue passer successive- ment par les sept périodes diverses qui séparent rindiffércoM de la passion, et au lieu desquelles le vulgaire n'aperçoit qu'of seul changement, duouel encore il ne peut expliquer la nature.


DE L'AMOUR. S5I

Qoant a Philippe Âstczan, pour le punir d*avoir abandonné une ancienne amie aux approches de ce qu'on peut appeler l'époque de la vieillesse pour les femmes, nous le laissons en proie à Tun des états les plus cruels dans lesquels puisse tom- ber rame humaine. 11 fut aimé d'Ernestine, mais ne put obte- nir sa main. On la maria Tannée suivante à un vieux lieute- nant général fort riche et chevalier de plusieurs ordres.


EXEMPLE


M


L^ÂHOUR EN FRANGE DANS U CLASSE RICHE <


J'ai reçu beaucoup de lettres à Toccasion de V Amour. Yaki une des plus intéressantes.

Saint-Dizier, le juin 1825. Je ne sais trop, mon cher philosophe, si vous pourrez appe-

^ Victor Jacquemont (ce jeune et spirituel écrivain, mort à Bombay Jo 7 décembre 1832] adressa à Beyle la lettre qu'on va lire ; Beyle, après l'avoir fait mettre au net, envoya la copie à V. Jacquemont avec ce billet :

Mon cber colonel.

Il est impossible qu'en relisant ceci il ne vous revienne pas une qaaa- tité de petits faits, autrement dits nuances. Ajoutez-les à gauche sur h page blanche. Il y a une bonne foi qui touche dans ce récit que j'avais oublié. Il y a aussi quelques phrases inélégantes, que nous rendrons plus rapides. Si j'avais cinquante chapitres comme celui-ci, le mérite de l'Amour serait réel. Ce serait une vraie monographie. Ne vous occapei pas de la décence, c'est mon affaire.

J'ai trouvé excellent un avis de vous, de septembre 1824, sur la prc* face du elle est détestable.

Tempête. ^ décembi^ \%^.


DE L'âMOUR. 553

1er amùur-vanité le petit calcul de vanité de la jeune Française que TOUS avez rencontrée Tété dernier avx eaux d*Aix en Sa- voie, et dont je vous ai promis l'histoire; car dans toute cette comédie, très-plate d'ailleurs, il n'y a jamais eu Tombre d'a- mour ; c'est-à-dire de rêverie passionnée, s'exagérant le bon- heur de rintimité,

K'allez pas croire à* cause de cela que je n'ai pas compris votre Mvre ; je m'en prends seulement à un mot mal fait.

Dans toutes les espèces du genre amour, il devrait y avoir qadqoe caractère commun : le caractère du genre est propre- ment le désir de Tintimité parfaite. Or, dans Yamour-vanité, co caractère n'existe pas.

Lorsqu'on est habitué à l'exactitude irréprochable du langage des sdences physiques, on est facilement choqué par Timper- fèclîoB du langage des sciences métaphysiques.

Madame Félicie Féline est une jeune Française de vingt-cinq ans, qui a des terres superbes et un château délicieux en Bour- gogne. Quant à elle, elle est, comme vous savez, laide, mais assez bien faite (tempérament nerveux-lymphatique). Elle est à mille fieues d'être bête, mais, certes, elle n'a pas d'esprit; de sa vie die ne trouva une idée forte ou piquante. Gomme elle a été âevée par une mère spirituelle et dans une société fort distin- gode, die a beaucoup de métier dans l'esprit ; elle répète par- faitement les phrases des autres, et avec un air de propriéié étonnant. En les répétant, elle joue même le petit étonnement qui accompagne l'invention. Elle passe ainsi, auprès des gens qol root vue rarement, ou des gens bornés qui la voient son- Test, pour une personne charmante et très-spirituelle.

BDe a en musique précisément le même genre de talent que dans la conversation. A dix-sept ans, elle jouait parfaitement do piano ; assez pour donner des leçons à huit francs (non pas qa*elle en donne, sa position de fortune est très-belle). Quand die a TU un opéra nouveau de Bossini, le lendemain, à son |Mano, elle s'en rappelle au moins la mollit. TiWv&^^'âsfSx^^iii:^^


354 ŒUVRES DE STENDHAL.

d'inslinct, clic jonc avec infiniment d'expression, et à la prc* mièrc vue, les parlitions les plus difficiles. Avec cette espèce de facilité, elle ne comprend pas les chose» difficiles, et ceh dans ses lectures comme dans sa mosiqae. Madame Gberardî, en deux mois, eût compris, j'en suis sûr, la théorie des proper tions chimiques de Berzelius. Madame Féline est, au contraire, incapable de comprendre un des premiers chapitres de Say oa la théorie des fractions continues.

Elle a pris un maître d'harmonie fort eélèhre en Allemagne, et n'en a jamais compris an mot.

Pour avoir eu quelques leçons de Redouté, elle surpasse, è quelques égards, le talent de son maître. Ses roses sont phis légères encore que celles de cet artiste. Je l'ai vue plusieurs an- nées s'amuser de ses couleurs, et jamais elle n'a regardé d'autres tableaux que ceux de l'exposition; jamais, lorsqu'elle appre- nait à peindre des fleurs, et quand alors nous possédions encore les chefs-d'œuvre de la peinture italienne, elle n*eut la curiosité de les aller voir. Elle ne comprend pas la perspective dans on paysage ni le clair-obscur [chiaroscuro).

GcLte inhabilelé de Tesprit à saisir les choses difficiles est m trait de la femme française; dès qu'une chose est malaisée, eQe ennuie et on la plante là.

C'est ce qui fait que votre livre de l'^imour n'aura jamais de succès parmi elles. Elles liront les anecdotes et passeront les conclusions, et elles se moqueront de toîil ce qu'elles auront passé. Je suis bien poli de mettre tout cela au futur.

Madame Féline, à dix-huit ans, fit un mariage de convenance. Elle se trouva unie à un bon jeune homme de trente ans, un peu lymphatique et sanginn, tout à fait antibilieux et nerveux, bon, doux, égal et très-bête. Je ne sais pas d'honame plus com- plètement dépourvu d'esprit. Le mari pourtant avait eu bcao- coup de succès dans ses études à l'Ecole polytechnique, où je l'avais connu, et Ton avait bien fait mousser son mérite dans la société où était élevée Félicie, pour lui dérober sa bêtise, qw


DE LaMOUR. 3S5

s*é(eiul à tout, hors le talent de conduire supérieurement ses mines et ses fonderies.

Le mari la féia de son mieux, ce qui veut dire ici très-bien; mais U avait affaire à un être glacé auquel rien ne faisait. Cette Mpèce de reconnaissance tendre que les maris inspirent ordi«  uaireaient aux filles les [dus indifférentes ne dura pas huit jours diez elle.

Seulem^At, à vivre.ainsi avec lui, elle s'aperçut bimtôt qu'on loi avait donné une hête pour le téte-à4ête ; et, ce qui est bien plus afiireux, une bête quelquefois ridicule dans le monde. Elle trouva plus que compensé par là le plaisir d'avoir épousé un homme fort riche et de recevoir souvent des compliments sur le mérite de son mari. ^ *

Alors elle le prit en d^laisance.

Le mari, qui n'était pas si bien né qu'elle, crut qu'elle faisait la duchesse. Il s'éloigna aussitôt de son côté. Cependant, comme c'était vn homme excessivement occupé et très-peu difficile, et comme il n'y avait rien de plus commode pour lui que sa femme entre un compte de contre-maitre à relire et une machine à éprouver» il essayait quelquefois de lui faire un petit bout de cour. Cette idée ne manquait pas de changer en aversion la dé- plaisance de sa femme, lorsqu'il faisait cette cour devant un tiers, devant moi, par exemple, tant il y était gauche, commun et de mauvais goût.

Je crois que j'aurais eu l'idée de l'interrompre par des souf- flets, s'il eût dit et fait ces chose&4à devant moi à une autre femme. Mais je connaissais à Félicie une âme si sèche, une ab- sence si complète de toute vraie sensibilité, j'étais si souvent ÎBqiatîenté de sa vanité, que je me contentais de la plaindre on peu quand je la voyais souffrir dans cette vanité, de par son mari, et je m'éloignais.

Le ménage alla ainsi quelques années (Félicie n'a jamais eu dTenfants). Pendant ce temps-là, le mari, vivant en bonne com- pagnie loaqu'il était à Paria (et il ne passait 91e six semaines


d56 . ŒUVRES DE STEMDIIÂL.

de Tété à ses forges de Bourgogne), en prit le ton et devint beau- coup mieux ; eu restant toujours bête, il cessa presque entiè* rement d'être ridicule, et continua toujours d'avoir 4le grands succès dans son état, comme tous avez pu en juger par les grandes acquisitions qu'il a faites depuis et par le dénia rapport du jury sur Texposition des produits de Tindustrie na- tionale.

 force d'être rebuté par sa femme, M. Féline imagina, àdoq ou six reprises» d'en être un peu amoureux et de bonne fui. Elle lui tenait la dragée haute. La coquetterie de Félicie, àuà ce temps-là, consistait à lui dire des choses aimables en pobliCi et à trouver des prétextes pour lui tenir rigueur dans le tête^ tête. Elle augmentait ainsi les désirs de son mari; et quand eUe daignait lui permettre il payait tous les mémoires de ta- pissiers, de Leroy, de Gorcdet, et la trouvait encore trèsHOdodé- rée dans ses dépenses, qui étaient absurdes.

Pendant les deux ou trois premières années, jusqu'à vingt oa vingt et un ans, Félicie n'avait cherché le plaisir que dans la sa- tisfaction des vanités suivantes :

a Avoir de plus belles robes que toutes les jeunes femmes de sa société.

« Donner de meilleurs dîners.

« Recevoir plus de compliments qu'elles quand elle joue du piano.

« Passer pour avoir plus d'esprit qu'elles. j>

 vingt et un ans commença la vanité du sentiment.

Elle avait été élevée par une mère athée, et dans une socicic de philosophes athées. Elle avait été tout juste une fois à l'église, pour se marier; encore ne le voulait-elle pas. Depuis son ma- riage, elle lisait toutes sortes de livres. Rousseau et madame de Staël lui tombèrent entre les mains : ceci fait époque, et prouve combien ces livres sont dangereux.

Elle lut d'abord YÈmile; après quoi elle se crut le droit de bien mépriser intellectuellement toutes les jeunes femmes de sa


DE L'âMOUR. 551

eonnaissance. Notez bien qu'elle n'avak pas compris un mot de la métaphysique du vicaire savoyard.

Mais les phrases de Rousseau sont très-travaillées, subtiles et très-malaîsées à retenir. Elle se contentait de risquer quelque- fms mie pointe de religiosité, pour faire effet dans une société sans religiosité, et où il n'était pas plus question de ces choses qae du rd de Sîam.

Hle lut Cortmie, c'est le livre qu'elle a le plus lu. Les phra> ses sont à l'efTet et se retiennent bien. Elle s'en mit un bon nombre dans la tête. Le soir elle choisissait dans son salon les hommes Jeunes et un peu bêtes, et, sans leur dire gare, eUe leur répétait très-proprement sa leçon du matin.

QnelqQes-ans y forent pris, ils la crurent une personne sus- ceptible de pasâon, et lui rendirent des soins.

Cependant, die n'avait amené là que les gens les plus com- orans et les plus niais de son salon ; eUe n-était pas bien sûre qae les autres ne se moquaient pas un peu d'elle. Le mari, tenu sans cesse hors de chezlri par ses affaires, et d'ailleurs un boi\ homme WhfU i&en (que m'importe?), ne s'apercevait pas, ou ne s'occupait en rien de ces coquetteries d'esprit.

Fétide lut la Nouvelle Héloïse, Elle trouva alors qu'il y avait dans son âme des trésors de sensibilité; elle confia ce secret à sa mère et à un vieil onde qui lui avait servi de père ; ils se moquèrent d'eUe comme d'un enfant. Elle n'en persista pas moins à trouver qu'on ne pouvait vivre sans un amant, et sans an amant dans le genre de Saint-Preux.

U y avait dans sa société un jeune Suédois, qui est un homme assex bizarre. En sortant de l'Université, quand il n'avait que dix-huit ans, il fit plusieurs actions d'éclat dans la campa* gne de 1812, et il obtint un grade élevé dans les milices de son pays ; ensuite il partit pour l'Amérique et vécut six mois parmi les Indiens. Il n'est ni bête ni spirituel ; mais il a un grand ca- ractère; il a qudques côtés sublimes de vertu et de grandeur. H'ailleors, l'homme le plus lymphatique q^ V^^^ ^^wv^is^N ^^^^


Û* ^•' •'•


858 (EUTEBS DB STEVDHAL.

ime asfiec béSe flgnre, dM mjmièreft ttd^^lèd) iébIs fS ÊÊ ^ïm ib^ ment graves. De là, de granden déauNUtiMiAlii itMÊÊèmêb eonsid^tion aujUHir de loi* '

Fâicie se dt : « Voflà l^lMMiiiiie it«1I BN^biitliMi 4*atoir pour «mutl. Omtot c'est le ptoMMl ie tovtf; imi îÉ* loi dont la paeskm ine feirt le flvtdlMitttélrb "» ' ' *-' * ^< ^'

Le Suédois Weilberg était toat à ùit and 4é% mÈÈUÊk Wf a cinq fm, ^iamtM, immuÊgèà^ÎÊ^i^ mari. ^'^'"'^ f- -■ '^' ••■

Coiome c*était in homme de mems fgL CCttl i mi e m s <llN i> iortoiit comme il n*ét«it mdlemeiit enomaix deMHdeilli Toyait telle qu'elle étidt,ft»thlile.D*aiQedrs, on neMMltfÉ dit en partant à quoi on le destinait. Le nari, que «es âMis- nuyaient, et qui désirait anssl réUrer de rmiHté poo^ M fta voyage entrepris pour plaire à sa femme, la plantait là dèsfaHs arrivaient quelque part; H allait comtr les bbriqiiei» 'fl vUM lesusines, les mines, en disant à We&beig :c ChnlKveiJtirin laisse ma femme. »

Weilberg parlait très-mal fVançais ; il n*avait }ainafe là low* seau ni madame de Staël, drconstance admirable pour Félide.

La petite femme fit donc bien la malade, pour écarter sni mari par l'ennui, et pour exciter la pitié du bon jeone homme, avec qui elle restait sans cesse en tète-à-téte. Pour l'attendrir en sa faveur, elle lui parlait de Famour qu'elle avait ponr ssa mari, et de son chagrin de Ty voir répondre si peu.

Cette musique n'amusait pas Weilberg ; il Técoutait par simple politesse. Elle se crut plus avancée; elle lui parla de la sympa- thie qui existait entre eux. Gustave prit sim chapeau et aBa se promener.

Quand il rentra, elle se fàcba contre M : elle Inl dit qa*îl l'avait injuriée en regardant comme un commencement de dé- claration une simple parole de bienveillance.

La nuit, quand ils la passaient en voiture, elle appuyait sa lén sur r^ule de Gustave, q^ le souffrait par politesse.


DE L'AMOUR. 569

Ils Toyagèrent ainsi deux mois, mangeant beaoconp d'argent» s^auiuyant plus encore.

Quand ih forent de retour, Félicie changea toutes ses liabi- tudes. Si die avait pu envoyer des lettres de faire part, elle eût faitsav<^r à tous ses amis et connaissances qu'elle avait une passion violente pour H. Wdlberg le Suédois, et que M. Weil- berg était son amant.

PIssde bals, plus de toilette : elle néglige ses anciens amis, fidt des impertinences à ses anciennes connaissances. £n6n elle se condamne au sacrifice de tous ses goûts, pour faire croire qu^dle aime profondément ce M. Weilberg, cette espèce de sau- vage indien, colonel dans les milices suédoises à dis-huit ans, et qœ cet homme est fou d'elle.

EHe commence par le signifier à sa mère, le jour de son arri- vée. Sa mère, suivant elle, est coupable de l'avoir mariée avee OB homme qu'elle n'aimait pas ; elle doit actuellement favoriser 4e tous ses moyens son amour pour Thomme qu'elle a choisi et qu'elle adore; il faut donc qu'elle persuade au mari d'établir e& quelque sorte Weilberg dans sa maison. Si elle ne l'a pas sans cesse chez elle, elle menace de l'allé trouver chez lui à son hôtel.

La nère, comme une béte, crut cela, et elle fit si bien au- près de son gendre, que Wdlberg ne pouvait avoir d'autre mai- son que la neane. Charles le priait sans cesse, la mère aussi lui faisait tant de politesses et lui montrait tant d'empressement* que le pauvre jeune homme, ne sachant ce qu'on voulait de lui. et craignant à l'excès de manquer à des gens qui l'avaient par- i^lement accueilli, n'osait se refuser à rien.

Les femmes pleurent à volonté» comme vous savez.

Un j€«r que j'étais seul chez Fétide, elle se prit à pleurer, et, me serrant k main, elle me dit : c Âh ! mon cher Goncelin, votre amitié clairvoyante a bien deviné mon cœur l Afitrefois vous étiez bien avee Wdlberg; depuis notre voyage , vous avez changé ; vous semblés avoir de la haine pour lui. (Cela \i<&^^s:^vàx\^


86D . ŒUVRES DB STEHDHAL.

du tout. Je saTate à quoi m'en tenir.) Ah ! mmi and, je a'4jds

pas lieureuse auparaTant Ce n'est ^pie depuis.*..*. S voes

saTiet tontes les barbaries de Charles pendant le TOjage!.....

Si Toas connaissies mieux Giifstayel Si toos ssTlei qiie de

soins toudiants» qpe de^tendresae !••.•• Poôirais-Je vésitfap?..... Si TOUS saviez queUe âme de fen, qoeUes psarions efflEnjpBiest

cet homme, en apparence si froid! Non» iWMi^ od^. voss

ne me mépriseries pas ! Je sensUen^hâssj^l'ilneBiB- qae quelque chose Ce bonheur n'est pis piir..\,^ Js slii

bien ce que je devais à Choifl». Mais, ttim ami I œ qpeetade continuel de rindifférence, des nlképris de Ton» des soins ec

de Tamour de ranue et cette ftadliarité obligée de h

vie en voyage Tant de dangers !•••• Pouvais^ résistari

tant d'amour! et d'aUlenrs. p(mvais>je rMster à ses violes- ces?» etc., etc., etc.

Voilà donc le pauvre Weilberg. bonnSte eomme losqpbi ae- cnséd*avoirvioldla femme desoaami»etiliratlecndre»cfM elle qui Je dit : elle s'en est vantée àdeqxperscmnesdemseeih naissance, et sans doute aussi à d'autres que je ne connais pas.

La déclaration ci-dessus ressemble beaucoup à ce qu'elle ae dit : j'ai conservé le souvenir de ses expressions. Peu de jours après, je vis une des personnes qui avaient reçu la même con- fid^ce. Je la priai de chercher à s^en rappeler les termes; die me répéta exactement la^ version que j'avais entendue, ce qui me fit rire.

Après sa confession, Félicie me dit, en me tendant la main^ qu'elle comptait sur ma discrétion; que je devais être avec Weilberg comme par le passé, et faire semblant de ne m'iq^- ccvoir de rien. <e La vertu sauvage de cet homme sublime hd faisait peur. ï> Quand il la quittait, elle craignait toujours de ne plus le revoir; elle craignait que, par une résolution inopinée, il ne s'embarquât tout à coup pour retourner en Suède. Moi, je lui promis sur notre conversation le plus inviolable secret

Cependant tous les amis de la famille trouvaient indigne fw


DE L'ANoun. m

te paorre Weilberg eût téduit nue jeum; r«*iiiiH<« duttu In immUoi» de hqodle il aTait presque reçu rbotk|iiiailt()« ilutii 1» m»n lui avait rendu mifle serrices, et qui avait Jum|u<' lu inhm M Ot» droit. Je le j^rénns du sot r6le qu'on lui faibaii Jouer II m'am- lirassa en me remerciant de l'avi», et w*$ dit qu'il m i<^w»«44ttiii plos les pieds dans cette maiiiuu. C'e4 lui qui m*^ »'AHhii$ hUh» comment le Toyage s'était paKt»é.

Fâicle, privée quelques jour« de YfAWmri^, ^^ï dlimii niiiin cesse chez elle auparavant, joua le d<^fa4iapoir KIU* au ^uc i c tait aoe indignité de son mari, qui avait vh^*»^ éytiÏMmuu: vi^i tneox. (EOe avait dit k mtÀ et k deux autn^ qui: 4,411 liiiimui; vertueux Favait violée sur la uaoumm^ mu pU'4 d'uu ttift^u diiur li; Sdiwartzwald, comme il couvieut qu«^ «^^it^ cUoma t^ fîiMi' 1 tfMa dit ansâ, en termes polis, que tui mèrr, aprAm lu) avoir dm vi ilc complaisante, lui avait soufllé mm V4}riu«tu» uiiiaui . (MoiA>/ qu«; la mère est une pauvre vieille feuiiM*- uuiiiA- uur.. qui mi pense plus à rien depuis viu(|^aus.] lilllc «^oiiiiiiuuda «lu / uti unn habile coutelier uu poignard à lame de ditiiiab, qii'tUU- lit upiHn ter un jour au milieu du di u«ir, «a que je lui ai vu payeur quii rante francs et serrer très-proprcun^nt dttvaut iioub umn i\tkutï son secrétaire, à côté de sa cin: d'Kspiigui*. l'ur <luu/uui»' ili- garçons apothicaires apportèrent <:liar,uii auatii une pt^iilt* bon teille de sirop d*opium, et toutes cok iHiutttilbth r^)uuit*4> «tu lai salent une quautité considérable. Elle hïhsiiirra dauh ha loibtlti-

Le lendemain, elle signifia à sa men? qui*, bi elli* w. fainaii pab revenir Gustave, elle s'euipoibouutsrail av4î<j l'otHuni, et w in»: rait avec le poignard qu'elle avait fait lit in; irxpr»n%.

La mère, qui savait à quoi s'en tenir sur l'amour d(: Weilb^MK, et qui craignait Tesclaudre, alla cbtrx celui-ci. Elle lui conta qui^ sa (Jlle élait folle; qu'elle faisait seutblant d'êtn^ tnrvamoureutH' dt' lui. qu'elle le disait amoureux délie, et qu'elk* prét«Midail m tu**! . s'il ne revenait pas. Elle lui dit : « Keveuez chez (»lle, humi* liez-ht bien ; elle vous prendra en horreur, et alors vous ue re* Ti«'ndrez plus. 9

i. X


302 ŒUVRES DE STENDHAL.

Weilberg était un brave homme ; il eut pitié de la vieille mère qui venait le prier ainsi, et il consentit à se prêter à cette ennuyeuse comédie, pour éviter Tesclandre que la mère crai- gnait.

n revint donc. La jeune femme ne lui parla de rien ; elle lai fit seulement quelques reproches aimables sur son absence pen- dant cinq jours. Quand ils étaient seuls ensemble, elle ne se se- rait pas avisée de lui parler d'amour, depuis qu'il avait pris son chapeau, un jour, en voyage, et qu'il était parti quand elle allait commencer une déclaration. Weilberg aime la musique; elle pas- sait le temps à jouer du piano, et comme elle enjoué admirable- ment, Weilberg restait assez volontiers à Tentendre. En public, c*étaitbien différent; elle ne lui parlait que d'amour; mais il faut avouer qu'elle y mettait beaucoup d'art. Gomme, heureu- sement, il savait mal le français, elle trouvait moyen de fabe savoir à tous les assistants qu'il était son amant, sans qu'il pût le comprendre. '

Tous les amis de la maison étaient dans le secret de la comé- die; mais les connaissances n'y étaient pas encore. Il fut de nouveau question, parmi elles, de l'indignité du procédé de M. Weilberg, et celui-ci de nouveau se retira et ne voulut plus revenir.

Fclicie se ndit au lit et signifia à sa mère qu'elle se laisserait mourir de faim. Elle se mit à ne prendre que du thé ; elle se le- vait pour riieure du dîner; mais elle ne prenait exactement rien.

Au bout de six jours de ce régime, elle fut gravement indis- posée ; on envoya chercher des médecins. Elle déclara qu'elle s'était empoisonnée, qu'elle ne voulait recevoir de soins de per- sonne, que tout était inutile. La mère et deux atnis étaient là, avec les médecins ; elle dit qu'elle mourait pour M. Weilberg, dont on lui avait aliéné le cœur. Du reste, elle priait qu'on épar- gnât celte triste confidence à son pauvre mari, qui, heureuse- ment, ignorait toutes ces choses, etc., etc.

Cependant elle consentit à prendre une drogue ; on lui donna


DE L'AMOUR. ma

un vomîiif, et elle, qui u'avait vécu que de thé depuis six jours, reudil trois à quatre livres de chocolat, sa maladie, son empoisonnement, n'étaient qu'une épouvantable indigestion. Je l'avais prédit.

Ne sachant qu'inventer pour émouvoir sa mère et pour la pousser à de nouvelles démarches qui pussent ramener Weil- berg dans sa maison, elle la menaça de tout avouer à Charles. Le mari, qui eût cru sa femme sur parole, laurait plantée là in- dubitablement. Cet esclandre étant donc possible, la mère re- tourna à la charge auprès du bon Gustave, qui consentit encore à revenir. Lui et moi, nous nous voyions beaucoup alors; nous faisions un travail en conmiun; il s*était pris de goût pour moi, et j'étais à peu près le Français qu'il aimait le mieui à voir. Nous passions ensemble une partie des journées ; il m'apprenait le suédois. Je lui montrais la géométrie descriptive et le calcul différentiel ; car il s'était pris de passion pour les mathémuti- ques, et souvent il m'obligeait à rajeunir dans nos livres mes souvenirs déj^ anciens de Téeole polytechnique. Je prenais en- suite mon violon, et, beaucoup plus tolérant que vous, il restait volontiers des heures à m'enlendre.

Félicie me fit la cour pour que je fusse sans cesse chez elle ; elle savait que c'était un moyen d'attirer VVeilberg. Un matin que nous déjeunions tous trois ensemble chez elle, elle ima- gina de £iire preuve d'amour à Gustave devant moi, et elle af- fecta avec lui les privautés de gens qui vivent dans la plus par- faite iuiimité. L'autre, d'abord, ne comprit pas; enfin elle mit tellement les points sur les i, qu'il fallut bien comprendre; il me regarda, rit, et sans bouger avala son morceau. On lui proposait de faire quelque rajustement à la toilette de Félicie. Il lui dit brutalement : a Pardieu, vous avez une femme de chambre pour vous habiller! j» Et elle me dit tout bas à l'oreille : ce Voyez-vous comme il est délicat; j'étais sûre que, devant vous, il ne vou- drait pas remettre une épingle à mon fichu. »

Cependant, elle u'élait pas si contente qu'elle me le dirait de


364 ŒUVRES DE STENDHAL.

la délicatesse et de la retenue de son prétendu amant. G*était, je me le rappelle, un dimanche de Pâques. Quand nous eûmes fini le déjeuner et qqe nous ne prenions plus que du thé, elle dit à son domestique : « Paul, dites à ma femme de chambre que je B*ai pas besoin d'elle et qu*elle.profite de ce moment pour alkr à la messe. »

Nous restâmes à prendre le thé. Le domestique n'entrant plus, elle s'approcha très-près du feu. « J'ai bien froid, » dit-elle; et tendant la main à Weilberg : <c Est-ce que je n*ai pas la fièvre? —Ma foi, je ne m'y connais pas; mais voilà Goncelin qui se fait, à sa campagne, le médecin de ses paysans ; il doit se connaître à la fièvre : il vous le dira, d Je lui tâtai le pouls : « Pas le moins du monde, lui dis-je. — C'est singulier, reprit-elle ; je snis tonte je ne sais comment ; il me semble que je vais me trouver mal. Tenez, voilà que je vais me trouver ij^al ; j'étouffe, desserrez- moi, monsieur Gustave, desserrez-moi. Goncelin, je vous ea prie, allez chercher dans l'appartement de mon mari... — Quoi? — Du benjoin, pour le brûler; il y en a dans son médaiiler. — Je sais où il est, dit Weilberg; j'y vais. Goncelin va vous aider; je retourne dans l'instant. 3> Et il revint cinq minutes après. %

Je m'étais amusé à la délasser. La figure à part, elle était bien, jeune, bien faite, la peau blanche et douce. Je lui avais découvert la poitrine ; elle se serait laissé mettre toute nue. J'usais passablement de la partie découverte, et je lui disais : « Votre cœur bat très-doucement; n'ayez pas peur, ce n'est ab- solument rien. y> Elle jouait un évanouissement modéré. Weil- berg, qui faisait exprès d'élre longtemps dehors, rentra à h fin, posa le benjoin sur la cheminée, et se remit tranquillement à manger des biscuits et à avaler des tasses de thé. Félicie, qui voyait tout cela, en faisant semblant de ne pas y voir, n'y tiut plus. Aussi bien, comme j'avais dit à Gustave qu'elle n'avait au- cune altération dans le pouls ni dans la respiration, il avait ajouté : a C'est bien singulier qu'avec cela elle ait une syu-


f)K L'AMOUR. 865

cope! » Félicie, poassée à bont, rev' t peu à peu à elle; elle se rajusta et nous pria de la laisser seule.

Gomme elle croyait avoir grand intérêt à paraître réellement évanouie devant Gustave, je crois que si j'avais essayé de satis- faire une fantaisie, qui ne me prit pas, elle se fût laissé faire, sauf à dire ensuite que c'était, de ma part, Texcès de Findi- gnité, et, de la sienne, Texcès du malheur. Et notez bien que, matériellement honnête jusque-là, et fort insensible, d'ailleurs, à ce plaisir, elle eût souffert très-certainement d'être ainsi violée.

Féliciefutsi cruellement humiliée de cette manifestation d'in- différence de Weilberg pour elle devant moi, à qui elle en par- lait toujours comme de l'amant le plus passionné, qu'dle en fut réellement malade. Weilberg, après cette iaroe ridicule, ne vou- lait plus revenir chez elle. Cependant, comme elle garda le lit quelque temps, et qu'auparavant on le voyait sans cesse dans cette maison, pour éviter qu'on ne remarquât son absence, il parut; ses visites, peu à peu, furent plus rares, et ce ne fut qu'après huit mois qu'il cessa d'y aller tout à fait. Pendant ces huit mois, elle n'a cessé de le représenter à tous comme son amant, alors même qu'on ne le voyait presque plus jamais chez elle.

Félicie aime beaueoup la musique. N'ayant pas de loge aux Bouffes, elle avait très-rarement l'occasion d'y aller. Un jour, des amis nous prêtèrent leur loge tout entière, et elle arrangea que Weilberg et moi nous l'y conduirions ; son mari viendrait nous y retrouver. Vous remarquerez qu'alors, au fond de son cœur, elle exécrait Weilberg ; elle l'avait forcé de venir là pour qu'il se mît avec elle sur le devant de la loge. Gustave dit qu'il fai- sait trop chaud et sortit du théâtre, me laissant seul avec elle. Ma foi, comme il lui donnait sans cesse de "pareils démentis, à partir de ce jour elle changea de ton, et, après avoir parlé pen- dant un an de la passion, de l'amour de Weilberg, elle com- mença à toucher quelques mots de son inconstance et des pei- nes qu'il lui causait.

21.


866 (EUVRB8 DB STENDHAL.

En même tenq»» il me revint aux oreille» qoe je pastalB '^ être son amant. J'allai la tnmwAp je le lui dis, et j'ijoùtai tpi^ je ne voolaia, pas passer poor l'être, sans ^a avmr an moins le firofit. Je la pns tar mes genoux» je la iMrasgiiai. Gomme je sa- vais brès^positiTement qnll loi était dësagréaMe d'être noMe et qa'elle sentait la chose imminente» je Ini disab qoe je Toolab mânter la rotation qa*èie me Csiaait» etc.... C'était dans la jonr, on pontail entrer dW moment à Pantra dans sa cham- iire; die eotnnepesrdadiaMe;èOe me ooBjiffa de la laisser; elle me dit qu'elle n'avait jamais aimé que Weilberg et qn'dle n'en aimerait jamais d'antre. Enfin eQe se dégagea de moi ; die sonna. Un domestique vint, anqud elle commanda de refaire le feu, d'arranger les rideaux, de lui af^rter du tbé. Je sortis. Depuis ce temps, nous sommes à peu près brouillés. fiUe dit partout que je suis une espèce de scdârat à la lago; que de- puis longtemps j'avais ppur die une abominaUe passion, et que c'est moi qui ai éloigné d'elle son amant Weilberg. Elle a été jusqu'à montrer comme des déclarati<ms de ma part quel- ques lettres familièrement amicales que je lui avais écrites il y a six ans, quand j'étais avec vous à Rome.

 présent, la vanité de Félicîe s'exerce sur d'autres objets. Elle dit, en parlant de Weilberg, des pbrases tristes du troisième volume de Ctyrinne; elle joue le deuil d'une grande passion ; elle ne va plus dans lé monde; chez elle, plus de toilette; mais elle donne d'excellents dîners, où viennent de vieux imbéciles qui passent pour avoir été des gens d'esprit autrefois, et de pauvres diables qui n'ont pas de diner chez eux. Elle parle avec admiration de lord Byron, de Canaris, de Bolivar, de M. de la Fayette. On la plaint, dans son petit monde, conuneune jeune femme bien malheureuse, et on la loue comme une per- sonne inGniment sensible et spirituelle ; elle est passablement contente de la sorte. Gela fait une de ces maisons bourgeoises que vous détestez tant.

Âvais-je raison de vous dire que cette ennuyeuse histoire ne


DE L'AMOUR. 367

VOUS servirait à rien ; elle est plate par sa nature. Tout se passe en discours dans V amour-vanité. Les discours racontés ennuient; la plus petite action vaut mieux.

Ensuite, ce n'est pas, je crois, ici Yamour -vanité comme vous Fentendez. Félicie a un trait rare, s'il ne lui est point particu- lier; c'est que c'est une chose désagréable pour elle que de faire son métier de femme, et qu'il lui importait fort peu de faire croire à l'homme qu'elle proclamait son amant, de lui faire croire, dis-je, qu'elle l'aimait réellement.

GOKCELir


FIN.


\


TABLE


Préface ▼

Deuxième préface xv

Troisième préface xvii

LIVRE PREMIER.

Ghipitbe I. De Tamoar «...•.• i

— IL De la naissance de Tamour. • 4

— 111. De l'espérance 8

— IV 11

— V 12

— 'VI. Le rameau de Salzbourg 13

— VII. Des différences entre la naissance de Tamour dans

les deux sexes 15

— VUI 17

— IX 20

— X. Exemples de la cristalHaaiUm 21

— XI 23

— XII. Suite de la cristallisation 24

— XIII. Du premier pas, du grand monde, des malheurs. . 26

— XIV 28

— XV 31

— XVI 32

— XVII. La beauté détrônée par l'amour 33


870 OBUTRES DE STENDHAL.

— xvra. • S

— XIX. Suite des exceptions à la beauté. .' SS6

— XX • • • • ®

— XXI. De la première vue. ..•• 40

-~ XXn.Derengouement .> 43

— XXin. Des coups de foudre 44

— XXlV. Voyage dans un pays inconnu 41

•^ XXV. La présentation ^ 53

. — XXVI. De la pudeur^ . . « 53

— XXVII. Des regards G3

' — XXVra. De l'orgueil féminin 64

— XXIX. Du courage des femmes. ^1

— XXX. Spectacle singulier et triste • . 75

' — XXXI. Extrait du journal de SaWiati 76

— XXXn. De rintimité. 8ft

— XXXIII 90

— XXXIV. Des confidences 90

— XXXV. De la jalousie 94

^ XXXVI. Suite de la jalousie 99

— XXXVII. Roxane. . . . i ^ .' 102

— XXXyilI.' De la pique d'amour-propre i03

— XXXIX. De Famoup à querelles Ui

— XXXIX bis. Remèdes à l'amour 116

— XXXIX ter 119


LIVRE SECOND.

CiiAiiTRE XL. Des tempéraments et des gouvernements i2l

— XLI. Des nations par rapport à Famour. — De la France. l2i

— XLIÏ. Suite de la Franco 128

— XLIII. De l'Italie 151

— XLIV. Rome l.>i

— XLV. De l'Angleterre 137

— XLVI. Suite de l'Angleterre lib

— XLVII. De l'Espagne i'.j

— XLVIII. De l'amour allemand 1 '. '

■— XLIX. Une journée à Florence . . . « loi

— L. L'amour aux États-Unis iîM

— U. De l'amour en Provence jusqu'à la conquête de Tou-

louse, en 1328, par les barbares du Noiii Ibl


\


DE L'AMOUR. 371

«> LIT. La Provence au douzième siècle. • 167

— LIIL L'Arabie 173

Fragments extraits et traduits d'un recueil arabe intitulé

le Divan de l'Amour 177

— LIV. De l'éducation des femmes 182

— LV. Objections contre l'éducation des femmes 186

— LVL Suite 195

— LVI bis. Du mariage 200

— LVIL De ce qu'on appelle yertu 201

— LVIIL Situation de l'Europe à regard du mariage. . . . 203

La Suisse et rOberland • 207

— LIX. Werther et don Juan 211

— LX. Dos fiasco 222

FRAGMENTS DIVERS 227

Amours de Tibulle et de Properce. . 252

[.cttre anglaise de la femme de Klopstock 267

Promenade aux îles Borromées. ., -.. 270

Qu'est-ce que le plaisir? 281

APPENDIX.

Dûs Cours d'amour • 296

Code d'amour du douzième siëdô • •• 302

Notice sur André le Chapelain 309

Le rjmeau de Salzbourg •••••• 311

Krncsline ou la naissance de l'amour •.••••• 323

l:^xemple, de l'amour en France dans la classe riche, •••••• 353


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See also





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