Nouveaux Dialogues des morts  

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Nouveaux Dialogues des morts (1683, English: The New Dialogues of the Dead) is a work by Bernard Le Bovier de Fontenelle based on Dialogues of the Dead.

Full text[1]

NOUVEAUX

DIALOGUES

DES

MORT S.



A C O L O G N E,

Chez J A ctu E s D U L o N T.


M. DC LXXXIII.


A LUCIEN>

AUX CHAMPS

E L I s 1 E N s.


Jllustre mort,

efl bien jufle qu'après avoir prk une idée qui vom appartient ^ je recon - noijfedu moins que je l'ayprife^ &- que je vom en rende quelque forte d'hommage. V Auteur dont on a tiré leplm defecours dans un Livre , efl le vray Héros de l'Epitre Dedicatoire ; v'eft luj dont on peut publier les louan- les avec fincerité , cr qu'on doit choi^ Çr pour Protecteur, Peut-être on ■rouveraque fay été bien hardi d'a- voir ofé travailler fur votre Plan;

A z ma^


E P I T R E._

tnals il me f rmhle que je Veu^e été en^ £^rc davantage y fi f^^Sf^ travaillé fur un Plan de mon imagination, J'ay ^telcjue lieu d'efperer que le dejf qui e^ de vom , fera pafer les cloofes qui font de moy , & fof ? vom dire que fi par haz,ard mes Dialogues av oient un peu de fuccés , il vom fer oient plus honneur que les vôtres même ne vom en ont fait , puis quon verroit que cet^ te idée ejl afe-^ jolie , pour n'avoir pas be foin d'être bien exécutée, ay fait tant de fonds fur elle ^ que faj crii qu'une partie ni en pourroit fujf" re, 'J'aj fupprimé Pîuton , Caron, Cerbère j <cr tout ce qui eflujédans les Enfers, Que je fuis fâché que njomayez, épuifé toutes ces belles ma^ itères de r égalité des Morts ^ du re- gret qu'ils ont à la vie, delà faujfe fermeté que les Philo fophes afférent de faire paroître en mourant , du ri- dicule raalheur de ces jeunes Gens qui meurent avant les Vieillards dont ils crojoieni hériter yC^^^-' q^i ils f ai--


I


E P I T R E.

foient la cour ! Afais après tout , ptk (juevopps aviez, inventé ce deffein y il était rai fonnable que vom en -p ri (fiez, ce qtiily avait déplue heau.Du moins^ y ay taché de voy^ imiter dans la Jim que vom vom étiezpropofée, Tom vos Dialogues renferment leur Morale^ €^ fay fait moralifer tom mes Morts ; autrement ce n'eut pa^ été la. peine de les faire parler , s ils n'euf^^ fent eu k dire que des chofes inutiles.^ que des Vivans dir oient bien, Deplm^, il y a cda de commode , q'/on peut fup^ pofer qtie les Morts font Gens d$ grande réflexion , tant à cauf ? 55?^ leur expérience que de leur loiflr & ejfety ce fer oit grand* pitié qu'ils ne. fcnfajf mtpcî6 un peu plus qu^on ne fait ordinaire pendant la vie. Ils doi^ vent regarder les chofes d'ici haut avec une tranquilité & une indiffe^ rence mêlées d'un refle dHnterefl qu\ih y prennent , & tout cela les rend fort propres k en difcourir. Vous n avez, pM cru qu'ils fujfent de grands par^* A 3 lenrsy


E P I T R E.

. ,' ^ ^^«^ ^■veK. fait prefque toH^Jeurs Btdogues très -courts. Jay fuiv, vjtre pe^ée , qui était jondee fur beaucoup d'apparence Comme les Morts ont bien de l'ef- pnt, tlsdoivem voir bien-tôt le bout de ^toutes les matières. Je croirais '"^"^e fans peine (ju'ils devraient être Aillez, éclairez four convenir de tout les uns avec les autres , Cr par confè- rent pour nefe parler prefque ja- mais ; car il me jemble qu'il n'appar- tient de dtfpmer qu'à nous autres Jgnorans , qui ne découvrons pas la •vérité -, de même qu'il n'appartient quA des^ Aveugles qui ne voyentp^ ■le but OH ils vont, de s' entreheurter dans un chemin. Mais on ne pourrait pa6 fe perfuad^r ici - que les Morts eujfent changé de caraBeres , juf- <3uau point de n'avoir plus de fenti- mens^ oppofez.. Quand on a une fois conçu dans Je monde une opinion des Gens , an n'en fçauroit revenir. Ain- f je me fuis attaché k fuivre ces opi-


nions


E P I T K E.

nions communes^ faj peint 1er Morts tels à peu prés quils étoient pendant leur vie , du moins ceux qui font fort connus. Vom n^avez* pas fait de diff culte d'en fuppofer quel- ques-uns , & "peut-être rnême mjfi quelques-unes des Avmtures que vom leur attribuez. ; mais je n'ay ptts ew hefoin de ce privilège, UHifloirs me feurnijfoit ajfez. de véritables Morts ^ & d' Av amures véritables i je n'ay emprunté aucun fecours delà Fiflion, Fouine ferez^pas furpri^ que des Morts parlent de ce qui s'eft pajfé long-temps après eux , vom qui les voyez tom les jours s'entretenir des affaires les uns des autres. Je fuî6 fur qith r heure qu'il efl y vom connoijfez, la France fur une infinité de rapports quon vom en a faits , que vom fçavez quelle efr aujourd'huy pour les Lettres ce que la Grèce étoit autre- foP5, Sur tout 5 votre illufîre Tradu-^ Beur^ qui vom a fi bien fait parler notre Langue ^ n'aura pas manqué de A 4 vom


E P I T R E.

vous dire que Par ^ a eu four vos Ou-* vrages le même goût que Rome Cr Athènes avaient eu. Heureux qui pourrait prendre votre jlile comme ce grand Homme le frit y Cr attrafer dans [es expreffions cette fimf licite fine , cet enjouement natf , qui fontfifrofres four le Dialogue ! Four raoy^jen'ay garde de prétendre à la gloire de vom avoir bien imité ; je ne veux que celle cC avoir bien fçu qu'on nef eut imiter un flm excellent Mode-^ le que vous.


DIALOGUES

D E

MORTS ANCIENSi


î J 5 : : i I ! ! ; î

fsAf- «Af eAî èA*; îîA* e A5 4.A5 ^* .A^ rj^f) t» y* iy« i ye ïy*^ iy-û jy >yâ iy* ^y*^ * Y*^ ^ ^^»'*

<§D ^ c§s c§s» <§D ç§s? e^f) '^b

i I î 5 : 5 î ? ?! ! s

DI AL O GU E L

A L E X A N D R E, P H R I N E\

P H R I N E'.

OU S pouvez le fçavoij: de tous les Thébains qui |, ont vécu de mon temps. Ils vous diront que je leur offris de rebâtir à mes dépens les Murailles de Thébes, que vous aviez ruinées, pourvu que Ton y mît cette Infcription. Alexandre le Grand avoit abat H ces Murailles , mais la^- Cmrtifanne Fhriné les a relevées.

ALEXANDRE, Tous aviez donc grand' peur que A ^ les



Il DIALOGUES

îesSiccies à venir nlgnoraffent qiicî Métier vous aviez fait ?

-> r H R I N E*. J V avois excellé 3c toutes les Perlonncs extraordinaires dans quel- que Profelîîon que ce puifle être , ont la folie des Monumens & des Int criptions.

ALEXANDRE. Il eft vray que Rhodope Pavok déjà eue avant vous. Sa beauté luy valut tant d'argent, quMle en bâtit en Egypte une de ces fameufes Pyra- mides qui font encore fur pied j & je me fouviens que comme elle en par- loit Tautre jour à de certaines Mortes Françoifes , qui prétendoient avoir été fort aimables, ces Ombres fc mirent à pleurer, en difant que dans le Païs , & dans le Siècle où elles venoient de vivre , les Belles ne fai- foient plus d'alTez grandes fortunes pour élever des Pyramides.

PHRI:


, • DES MORTS. i^,

f

P H R I N F.

Mais moy, j'avois cet avantage par deffjs Rhodope , qu'en rétabliC^ Tant les Murailles de Thébes, je me mettois en paralelle avec vous, qui aviez été le plus grand Conquérant du monde, Se que je failbis voir que ma beauté avoit pu reparer les rava;^ ges que vôtre valeur avoit faits,

al:&xandre.

Voilà deux cîiofes qui affurément n'étoient jamais entrées en compa- raifon Tune avec l'autre. Vous vous fçavez donc bon gré d'avoir eu biea des galanteries ?

P H R I N F.

Et vous , vous êtes fort fatisfaît d'avoir deiolé la meilleure partie de rUnivers? Que vous euffiez été attrapé , fi chaque Ville que vous avez ruinée, eûteuunePhrinéj II ne fe-» roit refté aucune marque de vos fu-< reiirs. ALEi


M DIALOGUES

ALEXANDRE. Si j'avois à revivre, je voudrois être encore un grand Conquérant. P H R I N E'.

Et moy une petite Conquérante. La Beauté a un droit naturel de com- mander aux Hommes, & h Valeur n enaqu un droit acquis par la force, ^es iJelles font de tout Pais, & les Rois même, ni les Conquerans, n en font pas. Mais pour vous con- vaincre encore mieux, vôtre Pere Phihppe etoit bien vaillant, vous i étiez beaucoup auffi ; cependant vous ne pûtes ni l'un ni l'autre inf- pirer aucune crainte à l'Orateur De- mollhene , qui ne fit pendant toute la vie que haranguer contre vous deux : Et une autre Phriné que moy ( car lenomeftheurcux)étantfurlepoint Reperdre une Caufcfort importante, Ion Avocat qui avoit épuilé vaine- ment toute fon éloquence pour elle,

s'a-


DES MORTS. ïj sVIfa de luy arracher un grand Voi- le , qui la couvroit en partie, 3c auffi- tôt à la veuë des beautez qui paru- rent, les Juges qui étoient prêts à la condamner , changèrent d'avis. C'eft ainfi que le bruit de vos armes ne pût pendant un grand nombre d'années faire taire un Orateur, & que les at- traits d'une belle Perfonne corrom- pirent en un moment tout le fevere Aréopage.

ALEXANDRE.

Quoy que vous ayez appelle en-» corc une Phriné à vôtre fecours , je ne croy pas que le party d'Alexandre en foitplusfoible. Ce feroit grand* pitié fi.... •

P H R I N F.

Je fçay ce que vous m'allez dîreJ La Grèce, TAfie, la Perfe, les Indes, tout cela eft d'un bel étalage. Cepen- dant , fi je retranchois de votre gloire, ce qui ne vous en appartient pas ^ fi je


1^ DIALOGUES donnois à vos Soldats, à vos Capi- taines, auhazardmême, la part qui leur en eft deuë, croyez -vous que vous n'y perdiffiez guère ? Mais une Belle ne partage avec perfonne I honneur de fes conquêtes , elle ne doit rien qu'à elle-même. Croyez- moy, c'eft une jolie condition que celle d'une jolie Femme.

ALEXANDRE. Il a paru que vous en avez été hkn perfuadée. Mais penfez-vous que ce Perfonnage s'étende auffi loin que vous lavez pouffe?

P H R I N F.

Non , non , car je fuis dé bonne foy. J'avoue que j'ay extrêmement outré le caraâere de jolie Femme,, mais vous avez aulïî outré celuy de Grand Homme. Vous & moy nous avons fait trop de conquêtes. Si je n'avois eu que deux ou trois galan- à teriçs.tout au plus, cela étoit daos J

H


DES MORTS. X7 Fordre , & il n'y avoir rien a redire ; mais d'en avoir aflcz pour rebâtir les Murailles de Thébes, c'étoit aller beaucoup plus loin qu'il ne faloit. D'autre côté, fi vous n euffiez fait que conquérir la Grèce, les Ifles voiiines, & peut-être encore quelque petite partie de r Aile Mineure, & vous en compofer un Etat, il nyavoit rien de mieux entendu , ni de plus raiibn- nable; mais de courir toujours, fans fçavoir cù,. de prendre toûjours des Villes, fans fçavoirpourquoy, ôc d'exécuter toujours, fans avoir aucun deffein, c'eft ce qui n a pas plu à beaucoup de Perfonnesbicn fenfées.

ALEXANDRE,

Que ces Perfonnes bien fenfées en difent tout ce qu il leur plaira. Si j'avois ufé fi fagement de ma va- leur Se de ma fortune , on n'auroit prefque point parlé de moy.


PHRI-


'S DIALOGUES

P H R I N E".

trop fagement de ma beauté. QLund on ne vept que faire du bruit ,?e ne ionpaslescaraâereslesplusr.ifon! «ablesquiylomlespluspropres

^ I A L O G V E IL

M I L O N, S M I N D I R I D E.

s M I N D I R I D

"T^ U es donc bien glorieux , Mi- J. ion , d avoir porté un Boeuf fur tesepaules.auxJeuxOlimpiques?

M I L O N. A {Turémcnt l'adion fut fort belle 1 oute la Grèce y applaudit , & I honneur s en répandit jufques fur la viae ae Crotone ma Patrie, d'où

lont


DES MORTS. 19 font fortis une infinité de braves Athlètes. Au contraire, ta Ville de Sibaris fera décriée à jamais par la mollefle de fes Habitans , qui avoient banni les Coqs , de peur d'en être éveillez , & qui prioient les Gens à manger un an avant le jour du Re- pas, pour avoir le loifir de le faire auflî délicat qu'ils le vouioient.

S M I N D I R I D E.

Tu te moques des Sibarites; mais toy, Crotoniate grolTîer, crois-tu que fe vanter de porter un Bœuf , ce ne foit pas fe vanter de luy reflembk^ beaucoup ?

M I L O N.

Et toy 5 crois-tu avoir reffemblé à un Homme , quand tu t'es plaint d'a- voir paffé une nuit fans dormir , à caufe que parmi les feuilles de Ro- fes 5 dont ton Lit étoit femé , il y en avoit eu une fous toy qui s'étoit pliée en deux ?

SMIN-


DIALOGUES

s M I n'd I R I d E. lleftvrayque j'ay eu cette deika- tclk; mm polirqiîoy te paroît-eUe

M I L O N.

Et comment fe pourroit-il qu'elle ns me le parût pas?

s M I N D I j

Qiioy, n'as-tu jamais vu quelque Amont , qui étant comblé des famirs d une Maîtreffe , h cpi il a rendu des Jemces fignaiez , foit troublé dans la policffion de ce bonheur, par la crainte qu'il a que la reconnoifl-încc n agiile dans le cœur de la Belle, plus quel inclination? ^


M I L O N.


-^'^"'/^ "'en ay jamais vu. Mais quand cela feroit?


SMIN-


DES MORTS. 2ï ♦

s M I N D I R I D E.

Et n as-tu jamais entendu parier de quelque Conquérant , qui au re- tour d'une Expédition glorieufe , fc trouvât peu fatisfait de fes triomphes, parce que la Fortune y auroit eu plus de part que fa valeur ni fa conduite^ & que fes delTeins auroient réiiffi fur des mefures fauffes ôc mal prifes ?

M I L O N.

Non, je n'en ay point entendu parler. Mais encore une fois, qu'en vcux-tu conclure ?

S -M I N D I R I D E.

Que cet Àmant, & ce Conqué- rant , de généralement prefque tous les Homm^es, quoy que couchez fur des Fleurs, ne fçauroient dormir , s'il y en a une feule feuille piiee en deux. Il ne faut rien pour gâter les plaifirs. Ce font des Lits de Rofes , où il eft bien difficile que toutes les feuilles fe

tien-


" DIALOGUES tiennent étendu*, & qu^aucune ne le phe- cependant le plyd^une feule iuffitpour incommoder beaucoup.

M I L o N.

Je ne fuis pas fort fçavant fur ces «latieres-U; mais il me femble que toy, & r Amant, & le Conquérant ^ue tu fuppofes, 8c tous tant que vous êtes vous avez extrêmement tort, Pourquoy vous rendez-vous fi dcli^ cats?

S M I N D I R I D E. Ah! Milon, les Gensd'efprit ne font pas des Crotoniates comme toy, mais ce font des Sibaritcs encore plus raffinez que je n'étois.

M I L O N. ^ Je yoy bien ce que c'eft. Les Gens d'efprit ont alTurément plus de plai- firs qu'il ne leur en faut, & ils per- mettent à leur delicatefîe dVn re- trancher ce qu'ils ont de trop. Ils

vcu-


DES MORTS. 25 Teulent bien être fqjifibles aux plus petits defagrémens , parce qu'il y a d'ailleurs aflcz d'agrémens pour euxj> & fur ce pied-là je trouve qu'ils ont l'aifon.

S M I N D I R I D E.

Ce n'eft point du tout cela. Les Gens d'efprit n'ont point plus de plaifirs qu'il ne leur en faut%

M I L O N.

Ils font donc fous, de s'amufer I être fi délicats.

S M I N D I R I D E,

Voilà le malheur. La delicateflc cft tout à fait digne des Hommes ^ elle n'eft produite que par les bonnes qualitcz & de l'efprit, & du coeur. On fe fçàit bon gré d'en avoir, on tâche à en acquérir quand on n'en a pas ; cependant la delicatelTe dimi- nue le nombre des plaifirs , & on n'en a point trop. Elle eft caufe


24 DIALOGUES qu'on les fcnt moins vivement, & d'eux-mêmes ils ne font point trop vifs. Que les Hommes font à plain- dre ! Leur condition naturelle leur fournit peu de chofes agréables , & leur raifon leur apprend à en goûter encore moins.

DIALOGVE III.

D î D O N, S T R A T O N I C E.

D 1 D o N.

HElas! ma pauvre Stratonicc, que je fuis malheureufe! Vous fçavez comme j'ay vécu. Je garday une fidélité fi exacte à mon premier Mary, que je me brulay téute vive, plutôt que d'en époufer un fécond. Cependant jen'aypûêtre à couvert de lamédifance. 11 a plu à un Poëte nommé Virgile , de changer une ' ' Pruds


DES MORTS. 2y Prude auffi fevere que moy, en une jeune Coquete , qui fe laiffe charmer de la bonne mine d'un Etranger dés le premier jour qu'elle le voit. Toute mon Hiftoirc eft renverfée. A la vé- rité, le Bûcher oùjefus confumée, m'eft demeuré. Mais devinez pour- quoy je m'y jette .^^ Ce n'eftpius de peur d'être obligée à un fécond ma- riage , c'eft parce que je fuis au defef- poir de ce que cet Etranger m'abau-^ donne.

STRATONICE. De bonne foy, cela peut avoit des confequences tres-dangereules. Il n'y aura plus guère de Femmes qui veuillent fe brûler par fidélité

onjugale , fi après leur mort un

Poète eft en liberté de dire d'elles uout ce qu'il voudra. Mais peut-être i^ôtre Virgile n'a-t"il pas eu fi grand

ort. Peut-être a-t-il démêlé dans vô-

tre vie quelque intrigue que vous ef- periez quineferoit pas connue. Que

f^ait^


DIALOGUES

fçait-on ? Je ne voudrois pas répon dre de vous fur lafoy de vôtre Bu- cher.

D I D O N.

Si la galanterie que Virgile m'at- tribue , avoic quelque vray-lemblan- ce , je ne me plaindrois pas tant d< luy : mais il me donne pour Amant, Enée, un Homme qui étoit mort trois cens ans avant que je FulTe au monde.

STRATONICE.

Ce que vousdites4à eft quelque choie. Cependant, Enée & vous, vous paroiffiez extrêmement être le fait Tun de l'autre. Vous aviez été tous deux contraints d'abandonnée vôtre Patrie; vous cherchiez fortune tous deux dans des Païs étrangers ; il ctoit Veuf, vous étiez Veuve; voilà bien des rapports.Il eft vray que vous êtes née trois cens ans après luy ; mais Virgile a vu tant de raiions

pour


DES MORTS. if pour vous aflbrtirenfemble, qu'il a crû que les trois cens années qui vous feparoient, n^étoient pas une affaire.

D I D O N.

Quel raifonnement eft - ce là ? Quoy, trois cens ans ne font pas toû- jours trois cens ans, & malgré cet obftacle , deux Gens peuventfe ren- contrer, & s^aimer ?

STRATONICE.

Gh! c'eft fur ce point que Vîrgîîc a entendu finefle. A ifurément il étoit Homme du monde. Il a voulu faire voir qu'en matière de commerc^^ amoureux, il ne faut pas juger fur Fapparence , & que ceux qui en ont le moins, font bien fouvent les plus vrais.

D I D o N.

J'avols bien affaire qu'il me des- honorât , pour mettre ce beau my- ftere dans fes Ouvrages ?

B z STRA^


2S DIALOGUES

STRATONICE. ^ Mzis quoy ? vous a-t-il tournée en riQicuie? Vous a-t-il fait dire des cho* les impertinentes?

D I D O N. Rien moins. C'eft le plus b'-au morceau de fon Poëme, que ccluy eu il me fait paroître. 11 me l'a recité icy; mais, à la médifance prés c'eft quelque chofcde divin; & s'il etoit obligé à me reconnoître dans TE- ncïdc pour Femme de bien , l'Eneï- «e y perdroiî beaucoup.

S T R A T o N I c E. Dequoy vous plaignez - vous donc ? On vous donne uiîe galanterie que vous n'avez pas eue; voilà un grand malheur! Mais en recompenfe on vous donne de la beauté & de iefprit, que vous n'aviez peut-être pas. ^ j


DES MORTS. 25^


D I D O N.

Quelle confolation!

STRATONÎCE.

Je ne fçay comment vous êtes faite; mais la plupart des Femmes aiment mieux, cemefembie, qu^oii médife un peu de leur vertu , que de leur efprit ou de leur beauté. Pour moy, j'étoisde cette humeur-là. Ua Peintre qui étoit à la Cour du Roy de Syrie mon Mary , fut mal-contenÊ de moy ; & pour fe venger , il me pei^ gnit entre les bras d'un Soldat. Il ex- pofa fon Tableau, 3c prit auffi-tôt la fuite. Mes Sujets, zelez pour ma gloi- re , vouloicnt brûler ce Tableau pu- bliquement ; mais comme j'y étois peinte admirablement bien, ôc avec beaucoup de beauté , quoy que les attitudes qu'on m^ydonnoit, ne fuC- fent pas avantageufes à ma vertu , je défendis qu^on le brûlât , & fis reve- nir le Peintre, à qui je pardonnay.

B 5 Si


30 DIALOGUES

Si vousm'encroyp, vous en «ferez de même a l'égard de Virgile.

r> I D O N.

Cela feroit bon , fi k premier

tnented'uneFemmeétoitd'êtrebeî ie^oudavoirdel'efprit.

STRATONICE. Je ne décide point que] eft ce pre- miermente,. mais dans l'ufage ordi-

SiTm ^"'v' que l'on

tau iui une Femme qu'on ne con- noupo,nt, c'eft, eft-clie helk} U

ra.me.


DES MORTS.


D I A L O G V E IK

ANACREON, A R I S T O T E.

A R I s T O T E.

JE n^'euiTe jamais crû qu\în Fai- leur de Chanfonnettes eût ofé fe comparer à un Philolophc d'une auffi grande réputation que moy ?

ANACREON.

Vous faites fonncr bien haut le nom de Phiiofophe ; mais moy ^ avec mes Chanfonnettes, je n'ay pas laiffé d'être appelle le fage Anacreon, de il mefemble que le titre de PliiiofO'»* plie ne vaut pas celuy de Sage.

A R I S T O T E.

Ceux qui vous ont donné cettt qualité-là , ne fongeoient pas trop B 4 bien


^.^ , DIALOGUES

b>en a ce qu'ils difoient. Qu'avîez rous;amaisfaitpourlamerker? ANACREON.

.J^"'T^'1^^ boire, quechan- ter qu être amoureux; & Ja mer- veille eft, qu'on m'adonne le nom ^eSagt ace prix, au lieu qu'on ne vous a donne que celuy de Philofo- P'-e, qui vous a coûté des peines in- W. Cnr combien ayez-vouspaSë denu„saepIucherlesQi,eftionsépi! «eu/esdela Dialediqu^p Combien a^ez-vous compofé de gros \'olu- mes fur des matières oblcures,que

vous «entendiez peut-être pasVen vous-même ?

A R I s T O T E.

JVouë que vous avez pris un chenim plus commode pour parvenir

^ la iageire,&qu',lfaW être bien habi e pour trouver moyen d'acque- nrplusdeg oireavec vôtre Lut & votre Bouteille, quelesplusGrands

Hom-


DES MORTS. 33 Hommes n^'en ont acquis par leurs veilles & par leurs travaux,

ANACREON.

Vous prétendez railler; mais je vous foûtiens qu'il eft plus difFicile de boire & de chanter , comme f^j chanté, & comme j'ay bû, que de phiîefopher comme vous avez phiio- Ibphé. Pour chanter & pour boire comme moy , il Êiudroit avoir dégagé fon ame des paffions violentes, n'af- pirer plus à ce qui ne dépend pas de nous, s'être diipoié à prendre tou- jours le temps comme il viendroit; enfin il y auroit auparavant bien de petites chofes à régler chez foy ; Se quoy qu^il n^'y ait pas grande Diale- dique à tout cela , on a pourtant de \z peine à en venir à bout. Mais on peut à moins de frais philofopher comme vous avez fait. On n^'eft point obligé à le guérir ni de l'ambition , ni de Tavarice ; on fe fait une entrée agrea- Ue à la Cour du grand AleKandre;

B 5 on


54 ^ DIALOGUES

on s'attire des Prefens de cinq cens mille écus, que l'on n'employé pas entièrement en expériences de Pliyfi- que , félon l'intention du Donateur; & en un mot , cette forte de Philofo- phie mené à des chofesalTez oppo- lées à la Philofophie. ^

A R I s T O T E. îl faut qu'on vous ait fait icy bas bien des médifances de moy; mais ^prés tout, THommen^eft Homme e^ue parla raifon, ôc rien n'eft plus beau que d'apprendre aux autres comment ils s'en doivent fervir à étudier la Nature, & à déveloper toutes ces Enigmes qu'elle nous pro-* pofc, • ^

ANACREON. Voilà comme les Hommes ren- verfent Tufagede tout. La Philofo-^ phieeft en elle-même une chofe ad- mirable, & qui leur peut être fort Utile,- mais parce qu'elle les incom- mode-^


DES MORTS. 35 modcroit, fi elle fe mêloit de le. rs affaires, & fi elle demeuroit auprès d'eux à régler leurs pallions , ils Tout envoyée dans le Ciel arranger des Planettes, & en mefurer les mouve- mens, ou bien ils la promènent fur la Terre pour luy faire examiner tout ce qu^'ils y voyent. Enfin ils Toccu- pent toujours le plus loin d'eux qu'il leur eft poffible. Cependant comme ils veulent être Philofophes à bon marché , ils ont Tadrefle d'étendre ce nom , & ils le donnent le plus fou- vent à ceux qui font la recherche des Caufes naturelles.

A R I S T O T E.

Et quel nom plus convenable leur peut-on donner?

ANACREON.

La Philofophie n'a affaire qu'aux Hommes, & nullement au refte de rUnivers. L'Aftronome penfe aux Aftresjle Phyficien penfe à la Natur< , B ^ ^


3^ DIALOGUES

& le iPhilofophe penfe à foy. Maïs

d'ire Z f^u"^' PMol-ophes d are Pb ofophes, & on s'eft con-

teinequ.lsfuflemAftronomes, ou Phyfiacns. Pourmoy,,en'aypoint

eœ d humeur a m'engager dans les Spéculations ; mais )e luis fûr qu'a y a mens de Philofophie dans beau, coup de Livres, qui font profeflîon

Icefct,;*^"'^"'!"^^""-""" ûe ces Chanlonncttes que vous mé-

pnfez tantj dans ccUe-cy par exemV

St l'orprolorjgeoit la vie,

Je n'aurais point d'autre envie

^e d'amajf er bien de l'or.

La mort me rendant vijttèy

Je la renvoyer ois bien vtte^

En luy donnant mon trefor.

Mais Jf la Parque fevere Ne le permet pas ainft, L'or ne m' e fi plus nece faire; L'amour Zsr la bonne chère ' partageront mm foHcj. ARIS-.


DES morts: 37


A R I s T O T E.

Si vous ne voulez appeller Philo-* fophie que celle qui regarde les mœurs, il y a dans mes Ouvrages ds morale des chofes qui valent bien vôtre Chanfon; car enfin cette obf-^ curité qu'on m'a reprochée, & qui fe trouve peut-être dans quelques- uns de mes Livres , ne fe trouve nul- lement dans ce que j'ay écrit fur cette matière ; ôc tout le monde a avoîîé qu'il n'y avoit rien de plus beau ni de plus clair que ce que j'ay dit des pariions.

A N A C R E O N.

Quel abus ! Il n'eft pas queftîon de définir les paffions avec méthode, comme on dit que vous avez fait, mais de les vaincre. Les Hommes donnent volontiers à la Philofophie leurs maux à confiderer , mais non pas à guérir; & ils ont trouvé le fe- cret de faire une Morale qui ne les

tou-*


?8 DIALOGUES touche pas de plus prés que l'Aftro- nomie. Peut-on s'empêcher de rire en voyant des Gens, qui pour de l'ar- gent, prêchent le mépris des richelTes, & les Poltrons qui le battent fur h oehnition du Magnanime ?

HOMERE, ESOPE.

HOMERE.

T^N vérité, toutes les Fables que J-^vous venez de me reciter, ne peuvent être alTez admirées. Il a faki beaucoup d'art pour déguifer ainfi en petits Contes, les Inftruâions les plus importantes que la Morale puif- le donner & pour couvrir lès penfées lous des Images auffi juftes & aulîi tamiheres que celles-là. j

ESO- \


DES MORTS.


ESOPE. Ilm'eftbieii doux d'être loiié fuî! cet Art, par vous qui l'avez fi bien entendu.

HOMERE. Moy? j e ne m'en fuis jamais piqué.

ESOPE. Quoy, n'avez-vous pas prétendu cacher de grands myfteres dans vos Ouvrages?

HOMERE.

Helas ! point du tout,

ESOPE.

Cependant tous les Sçavans de mon temps le difoient; il n'y avoit rien dans l'Iliade , ni dans rOdiflec, àquoyilsnedonnaffent des Allégo- ries les plus belles du monde. Us fou- ten oient que tous les fecrets de la Theoloeie, de la Phyfique , de la Mo- ' raie.


4° DIALOGUES

ra!c, & des Mathématiques même etûsent renfermez dans ce que vous aviezecnt Verkablememi?yavoit quelqusdifficulteàlesdéveioper, & oui untrouvoitunfens moral, l'au- tre entrouvoit un phyfique mais à cela près ils convenoient que vous

aviez tout Içû, & tout dit, à quils comprenoitbien. > " ^«'^v

HOMERE. Sans mentir je m'étois bien douté, que de certaines Gens ne manque- roient point d'entendre fineffe , oû je n en avois point entendu. Comme il ncftnen tel que de propheti/er à bon conte des chofes éloignées en at en^nt l'événement; il n'eft rien telauffique de débiter des Fables en attendant l'Allégorie.


ESOPE.


II faloit que vous fuffiez bien hardi pour vous^repofer furvos Ledeurs, du loin de mettre des Allégories

dans


DES MORTS^ 4ï ïaiis vos Poëmes. Ou en euffiez-vous îte 11 on les eût pris au pié de la lettre?

HOMERE.

Hé bien , ce n'eût pas été un grand malheur.

E S O P E. Qiioy? ces Dieux qui s'entreftro- pient, ce Fo:idroy^nt Jupiter , qui dans une alTembiée de Divinitez, menace l'Augufce Junon de !a battre; ce Mars , qui étant bleffé par Diome- de, crie , dites-vous ^ comme neuf ou dix mille Hommes, & n'agit pas comme un feul , ( ^^^^ tre tous les Grecs en pièces, il s'amu- fe à s'aller plaindre de fa bleffure à Jupiter ) tout cela eût été bon fans Allégorie?

HOMERE.

Pourquoy non? Vous vous ima- ginez que Fefprit humain ne cherche oue le vray ? détrompez-vous. L^'ef-


4i DIALOGUES prit humain, & le faux, fimpatifcnt extrêmement. Si vous avez la vérité a dire, vous ferez fort bien de l'enve- loper dans des Fables, elle en plaira beaucoup plus. Si vous voulez dire des Fables, elles pourront bien plaire lans contenir aucune vérité. Ainfi le vray a befoin d'emprunter h fiaure du faux pour être agreablemen? re- çu dans l'tifpnt humain; mais le faux y entre bien ibus fa propre figure, car c'eft le lisu defanaiihmce & fa de- meure ordinaire, & le vray y eft étranger. Je vous diray bien plus. QiJcind je me fulîe tué à imaginer des Faoles allégoriques, il eût bien pu arriver que la plûpart des Gens au- roient pris la Fable , comme une cho- ie qui n'eût point trop été hors d'ap- parence, & auroientlaiffélà l'Allé- gorie ; & en effet, vous devez fçavoir que mes Dieux, tels qu'ils font, & tousmrfteresàpart, n'ont point été trouvez ridicules.


ESO-


DES MORTS. 43

ESOPE. Cela me fait trembler. Je crains jrieulement que l'on ne croye que es Bêtes ayent parlé comme elles ont dans mes Apologues,

HOMERE. Voilà une plaifante peur. ESOPE.

Hé quoy ? fi l'on a bien crû que les Dieux ayent pû tenir les difcours me vous leur avez fait tenir; pour- 3uoy ne croira-t-on pas que les Betcs lyent parlé de la manière dont je les îy fait parler ?

HOMERE.

Ab 1 ce n'eft pas la même cbofe. Les Hommes veulent bien que les Dieux foient auffi foux qu'eux ; mais ils ne veulent pas que les Betes loient auflî fages.

DIA-


44 DIALOGUES


A T H E N A I S, I C A S I E.

I C A s I E.

p Uis que vous voulez fçavoi] ^ mon avanture, k voici. LTm- pereur fous cjui je vivois, voulut f( marier; & pour mieux clioifir une Impératrice , il fit publier que toute5 celles qui k croyoient d\nie beauté & d^un agrément à prétendre au Trône, fe trouvalTent à Conftan- tinople. Dieu rçaitTaffluence qu'il y eûtj'yallay, & je ne doutay point qu'avec beaucoup de jeune/Te, avec des yeux trcs-vifi, ^ un air afle- agréable a: aiîez fin,)e ne puile difou-^ ter PEmpire. Le )our que le dnt 1 A iiembke de tant de jolies Préten- dantes , nous parcourions toutes aune manière inquiète les vifaaesles unes des autres^ & ;e remarquay avec

plai-« 


DES MORTS. 4^

laifir que mes Rivales me regar- [oient d'aflez mauvais ceiî. L'Empc- cur parut. Il paiîa d'abord plufieurs angs de belles fans rien dire ; mais ]uand il vintàmoy, mes yeux ma rrvircnt bien , & ils Farrêterent. En vérité ^mt dit- il, en me regardant de 'air que je pouvois fouhaiter , Icî Femmes font bien danger eu fe s ; elles feuvent faire beaucoup de mal. Je

rûs qu'il n^'etoit qucition que d'avoir

anpeud^eiprit, & que j'étois Impé- ratrice; & dans le trouble d'efperance 3c de joye où je me trouvois , je fis un efiort pour répondre. En recompen-»^ Çe^ Seigneur j les Femmes feuvent^ faire ^ ont fait quelquefois beau-* coup de bien. Cette reponfe gâta tout. UEmpereur la trouva fi Ipirituellc, qu'il n^^ofa m'époufer.

A T H E N A I S.

II faloit que cet Empereur-là fut d'un caradere bien étrange pour craindre tantrefprit, & qu'il ne s^y

cou*


4^ ^ DIALOGUES connût guère, pour croire que vôtr réponfe en marquât beaucoup; ca franchement elle n cft point troj bonne,& vous n'avez pas grand' cho fe à vous reprocher.

I C A S I E. Ainfi vont les fortunes. L'efprîi feul vous a faite Impératrice ; de moy. la feule apparence de Tefpritm'a em- pêchée de l'être. Vous Içaviezmcme encore la Philofophie , ce qui eit bien pis que d'avoir de Pefprit ; & avec tout cela vous ne lai{râtes pas d^épou-^ fer Theodofe le jeune.

A T H E N A I S. Si j^euflè eu devant les yeux un exemple comme le vôtre , j'^eufle eu grand' peur. MonPere, après avoir fait de moy une Fille fort fçavante & fort {pirituelle, medes-herita, tant il fe tenoit fur qu'^avec ma fciencc & mon bel elprit, je ne pouvois man- quer de faire fortune ; ôc à direvray, jelecroyoiscommeluy. Mais âpre-


DES MORTS. 47 ènt je voy bien que je courois un jrand hazard , & qu'il n^'étoit pas im- )o{Tîble que je ne demeuraffe-là fans lucunbien, & avec la feule Philofo-^^ >hie en partage.

I C A S I E.

Voilà comme il faut fe régler fur [çs exemples. Il feroit alTez plaifant jue dans une occafion pareille à celle 3Ù je me trouvay , quelque autre qui ^çauroit mon Hiftoire & qui voudroit m profiter , eût la finefle de ne laifTeC point voir d'efprit, & qu'on fc mo« 

auât d'elle.

A T H E N A I S.

Je ne voudrois pas répondre <que cela luy réiiffit, fi elle avoit un deflèin; mais bien fouvent on fait par hazard des plus heureufes fottifes du monde. N'avez -vous pas ouï parler d'un Peintre qui avoit fi bien peint des Grapcs de Raifin , que des Oifeaux s'y trompèrent , & les vinrent bec- queter ? Jugez quelle réputation cela luy donna. Mais les Raifîns étoient

por-*


4S DIALOGUES portez dans le Tableau par un petit Païfan ; & on diioit au Peintre , qu'à îa vérité il faioit qu'ils fuiïent bien faits , puis qu'ils attiroient les Oi- féaux ; mais qu'il faloit aufïî que le pe- tit PaiTan fût bien mal fait, puis que ies Oileaux n'en avoient point de peur. On avoit raifon. Cependant fi le Peintre ne fe fût pas oublié dans le petit Païlan , les Raifins n^'eulTent pas çu ce fuccés prodigieux qu'ails eurent.

I C A S I E.

En vérité, quoy qu'on fafle dans j le monde, on ne fçait ce qu'ion fait;' ^ après lavanture de ce Peintre , on 1 doit trembler même dans lesafiaires l où l'on fe conduit bien, & craindre de n'avoir pas fait quelque faute qui eût été necefiaire. Tout eft incertain. Il fembleque la Fortune ait foin dei donner des fuccés dififerens aux mê- mes chofes , afin de fe moquer tou- jours de la raifon humaine, qui ne, peut ayoir de règle affurée.

DIA.f


DIALOGUES

D E

VlOPtTS ANCIENS,

AVEC

.ES MODERNES.


c


51'

s : < ! > : : ; : s s >

\M aAf ôA^ «A5 c Aî iA? «tAs «»A5 ? A9


DIALOGUE I.

AUGUSTE, PIERRE ARETIK .

P. A R E T I N.

UY, jefusbelEfpritdam m\ ^ m\ ^^^^^ ^^^^^^ y & je fis auprès [j^^^l des Princes une fortune

aiTez confiderable.

AUGUSTE.

Vous compofâtes donc bieri de^ Ouvrages pour eux?

P. A Pv E T I N.

Point du tout. J'avois penfion de tous les Princes de rEurope , & cela n'eût pas pu être fi je me fuite amufé Ci à


p DIALOGUES à louer. Ils étoient en guerre les un avec les autres; quand les uns bat toient, les autres etoient battus; i n'y avoit pas moyen de leur chante à tous leurs louanges.

AUGUSTE. Que faifiez - vous donc ?

P. A R E T I N,

Je faifois des Vers contre eux. î] ne pouvoient pas entrer tous dans ui Panégyrique ; mais ils entroient biei tous dans une Satire. J'avois fi biei répandu la terreur de mon nom qu'ils me payoient tribut pour pou voir faire desfottifes en fureté. L'£m pereur Charles V. dont affurémen vous avez entendu parler ici bas , s^é tant ailé faire battre fort mal à pro- pos , vers les Côtes de l'Afrique m'envoya auflî-tôt une affez belh Chaîne d'or. Je la reçus, Se la regar- dant triftement; ^Z? ! c'eftlkbien pet de chofe , m'écriay-je , pour une aufJ


DES MORTS. 5^

grande folie que celle quil a faite*

AUGUSTE.

V ous aviez trouvé une nouvelie manière de tirer de l'argent des prin- ces.

P. A R E T I N.

N'avois-je pasfujet de concevoir refperance d'une merveiileufe fortu- ne, en m'établiflant un revenu furies fottifes d'autruy? C'eilun bon fonds^ & qui rapporte toujours bien.

AUGUSTE.

Quoy que vous en puiffiez dire , le métier de ioiier eft plus fur, & par confequent meilleur.

P. A R E T I N.

Que voulez-vous? je n'étois pas aflez impudent pour Ioiier.

AUGUSTE.

Et vous Fêtiez bien alTez pour^ C 3 faire


54 DIALOGUES

f air e des Satires fur les Têtes couron

nées ?

P. A R E T I N.

Ce n'eftpaslamêmechofe. Pou faire des Satires, il n'eftpas toûjour befoin de méprifer ceux contre qu on les fait, mais feulement le Bâton au lieu que pour donner de certainej louanges fades & outrées , il me fem- ble qu^il faut en quelque forte mépri- fer ceux- mêmes à qui on les donne, & les croire bien dupes. De quel front Virgile ofoit-il vous dire, qu on ignoroit quel party vous prendriez parmy les Dieux, & que c'étoitune chofe incertaine, fi vous vous charge- riez du foin des affaires de la Terre, ou fi vous vous feriez Dieu Marin, en époufant une Fille de Thétis, qui auroit volontiers acheté de toutes fes eaux, rhonneur de vôtre alliance, ou enfin fi vous voudriez vous loger dans le Ciel , auprès du Scorpion qui tenoit la place de deux Signes , & qui

Cil


DES MORTS.

en V3tre confideration fe feroit mis plus i rétroit ?

AUGUSTE.

foyez pas étonné que Virgile eût :e front-là. Quand on ett loiié, on ne prend pas les louanges avec tant de rigueur; on aide à la lettre , & la pideur de ceux qui les donnent , eft biîn foulagée par Tamour propre de C(ux à qui elles s'adreffent. Souvent oi croit mériter des louanges qu'on ni reçoit pas ; 3c comment croiroit- on ne mériter pas celles qu'on reçoit?

P. A R E T I N.

Vous efpcriez donc fur la parole ie Virgile , que vous épouferiez une Nimphe de la Mer , ou que vous au- riez un Apartement dans le Zodia-^ que?

AUGUSTE.

Non, non. De ces fortes de loiian-» geelà , on en rabat quelque chofe , C 4 pour


5^ DIALOGUES pour les réduire à une mefure m pet plus raifonnable ; mais a la veri:é on n^en rabat guère , & on fe fait àfoy- même bonne compofition. Enfo de quelque manière outrée qu'on {oit loiié, on en tirera toujours le p.ofii de croire qu'on eft au delTus de toues les louanges ordinaires. Se que oai fon mérite on a réduit ceux \u] louoient, à palier toutes les borres, La vanité a bien des reffources.

P. A R E T I N.

Je voy bien qu'il ne faut faire atir cune difficulté de pouffer les loiiai- ges dans tous les excès; mais du moios pour celles qui font contraires les unes aux autres , comment a-t-onh hardisffe de les donner aux Princej ?

g^'g^? P^^ exemple, que qua^d vous vous vengiez impitoyablement de vos Ennemis, ii ny ayoit riende plus glorieux , félon toute vôcre Cour, que de foudroyer tout ce pi ayoit la témérité de s oppofer à vais ,

i


DES MORTS. 57

& que dés que vous aviez fait quelque aâion de douceur , les choies chaii- geoient de face , Se qu'on ne trouvoit plus dans la vengeance , qu'une gloi- re barbare & inhumaine. On loîioit une partie de vôtre vie aux dépens de [autre. Pour moy, j'aurois craint que vous ne vous fuffiez donné le diver- tiffement de me prendre par mes pro- pres paroles,& que vous ne m'euffiez àit^ choiftJfez> delafeveritéy ou de la clémence y four enfairelevray cara- Bere d'un Héros ; mms après cela te^ nez.-vous-en à votre choix.

AUGUSTE,

Pourquoy voulez-vous qu'on y regarde de fi prés ? Il eft avantageux aux Grands, que toutes les matières foient problématiques pour la flate- rie. Quoy qu'ils faffent , ils ne peu- vent manquer d'être louez ; & s'ils le font fur des chofes oppofées, c'eft qu'ils ont plus d'une forte de mérite.


C 5 P. ARE-


5§ DIALOGUES


P. A R E T I N.

Mais quoy? Ne vous venoit-il ja- mais aucun fcrupule fur tous les Elo- ges dont on vous accabloit ? Etoit-i] bcfoin de raffiner beaucoup, poui s'appercevoir qu'ils étoient attachez à vôtre rang ? Les louanges ne diftin- guent point les Princes; on n'en donne pas plus aux Héros qu'aux au- tres j mais la Pofterité diftingue les louanges qu'on a données à difierens Princes. Elles en confirme les unes, & déclare les autres de viles flateries.

AUGUSTE.

Vous conviendrez donc du moins queje meritois les louanges quej'ay remues , puis qu'il eft fur que la pofte- rité les a ratifiées par fon jugement. J'ay même en cela quelque fujet de me plaindre d'elle ; car elle s'eft telle- ment accoutumée à me regarder comme le modelle des Princes, qu'on les loiie d'ordinaire en me les

com-^


DES MORTS, ff comparant , & fouvent la comparai- fon méfait tort.

P. A R E T I N.

Confolez-vous. On ne vous don- nera plus ce fujet de plainte. De la manière dont tous les Morts qui vien- nent ici, parlent de Louis XIV. qui rcgne aujourd'huy en France, c'eft luy qu'on regardera déformais com- me le modelle des Princes , 3c je pré- voy qu'à l'avenir on croira ne les pou- voir louer davantage, qu'en ofant les comparer à ce grand Roy.

AUGUSTE.

Hé bien ? Ne croyez-vous pas que ceax à qui s'adreffera une exagération fi forte, l'écouteront avec plaifir ?

P. A R E T I N.

Cela pourra être. Oneft fi avide de louanges, qu'on les a difpenfées^ & de la juftefle , & de la vérité, & de tous les affaifonnemens qu'elles de- vroient avoir.

C 6 AV-


DIALOGUES


AUGUSTE. II paroîc bien que vous voudriez exterminer les louanges. S'il faJoit n'en donner que de bonnes, qui le méleroit d'en donner ?

P. A R E T I N. Tous ceux qui en donneroient fans intérêt. Il n'appartient qu'à eux de louer. D'où vientque vôtre Vir- gile a fi bien loîié Caton , en difant qu'il préfide à l'AlTemblée des plus Gens de bien, qui dans les Champs Elifées font Icparez d'avec les autres? C'eft que ce Caton étoit mort, ôc que Virgile n'efperoit plus rien ni de luy , ni de fa Famille. D'où vient qu'il vous a fi mal loué au commencement defesGeorgiques.î^ Il avoit penfioa de vous.

AUGUSTE.

Tay donc perdu bien dt Targent en louange s?

P. ARE-.


DES MORTS. 6t

p. A R E T I N.

T'en fuis fâché. Que ne faifiez-vous ce qu'a fait un de vos Succefleurs , qui auffi-tQt qu il fat parvenu à TEmpire, défendit par un Edit exprés, que Von compofât jamais de Vers pour luy ?

AUGUSTE.

Helas ! Il avoir plus de raifon que moy. Les vrayes louanges ne font pas celles qui s'offrent à nous ; mais celles que nous arrachons.

D I A L O G V E IL S A P H O, L A U R E.

L A U R

IL eft vray que dans les paffions que nous avons eues toutes deux, les Mufes ont été delà partie, & y ont mi* beaucoup d'agrément ^ mais


DIALOGUES

il y a cette difTcrence, que c'étoit vous qui chantiez vos Amans, & moy

'étois chantée par le mien.

S A P H O.

Hé bien ? cela veut dire que j'ai- mois autant que vous étiez aimée.

L A U R E. Je n'en fuis pas furprife, car je fçay que les Femmes ont d^ordinaireplus de penchant à la tendrefTe que les Hommes. Ce qui me furprend, c'eft que vous ayez marqué à ceux que vous aimiez, tout ce que vous fentiez pour eux, & que vous ayez en quel^ que manière attaqué leur cœur par vos Poëfies. Le Perfonnage d une Pcmme n'cft que de fe défendre.

S A P H O.

Entre-nous, j'en étoisunpeu fâ- <:née ; celt une injuftice que les Hom- mes nous ont faite. Ils ont pris le par- ti d attaquer, qui eft bien plus aifé que celuy de fe défendre, L AU-^


DES MORTS.

L A U R E. Ne nous plaignons point, nôtre parti a les avantages. Nous qui nous défendons, nous nous rendons quand il nous plaît ; mais euK qui nous atta-^ quent, ils ne (ont pas toujours vain- queurs , quand ils le voudroieiit bien.

S A P H O. Vous ne dites pas que fi les Hom-* mes nous attaquent , ils fuivent le penchant qu'ils ont à nous attaquer , mais quand nous nous défendons , nous n'avons pas trop de penchant à nous défendre.

L A U R E.

Ne comptez - vous pour rien le plaifir de voir par tant de douces atta- ques fi long-temps continuées, & redoublées fi fouvent , combien ils eftiment la conquête de vôtre cœur?


SA-


?f DIALOGUES

s A P H O.

Et ne comptez-vous pour rien la peine de réfifter à ces douces atta- ques? Us en voient ]e fuccés avec piaifir dans tous les progrés qu'ils font auprès de nous; &nous, nous knons bien fâchées que nôtre ré/I- Itance eut trop de fuccés.

L A U R E. Mais enfin, quoy qu'après tous Jeurs foins , ils foient vidorieux à bon titr^ vous leur faites grâce en recon- noiflant qu'ils le font. Vous ne pou- vez plus vous défendre , & ilsnelaif- lent pas de vous tenir compte de ce gue vous ne vous détendez plus.

S A P H o.

Ah ! cela n'empêche pas que ce qui cft une vidoire pour eux, ne foit toujours une efpece de défaite pour nous. Ils ne goûtent dans le plaifir d être aimez que celuy de triompher

de


I


DES MORTS. 6^ c la Perfonne qui les aime ; & les mans heureux ne font heureux, quç irce qu'ils font Conquerans.

L A U R Quoy ? auriez-vous voulu qu'on ût établi que les Femmes attaquc- Disnt les Hommes?

S A P H O.

Et quel befoin y a-t-il que les uns ttaquent , & que les autres fe défen- ent ? Qu'on s'aime de part & d'autre utant que le cœur en dira.

L A U R E.

Oh ! les chofes iroient trop vite, &

  • amour eft un commerce ii agréable,

ju'on a bien fait de le prolonger le >ius qu'on a nu. Que feroit-ce fi l'on koit rerû dés que l'on s'oftriroit? Q.îe deviendroient tous ces loins ya'on prend pour plaire ; toutes ces inquiétudes que l'on fent quand on fe reoroche de n'avoir pas affez plû;

^ tous


<^<? DIALOGUES tous ces emprelTemens avec lefquel on cherche un moment heureux ; en- fin tout cet agréable mêlante de plai- lirs & de peine-squ'on appelle amour Kien ne feroit plus infipide , Il l'on nç railou que s'entr'aimer.

S A P H O. Hé bien , s'il faut que l'amour foit une elpece de combat , j'aimerois mieux qu'on eût obligé les Hommes aletemrlur ladefenrive. Auffi bien ne m'avez- vous pas dit que les Fem- mes a voient plus de penchant qu'eux alatendrefle?Ace compte elles les attaqueroier.t mieux.

L A U R E.

Oiii, mais ils fe dtfendroient trop bien. Qiiand on veut qu'un lexe re- fîfte, on veut qu'il refifte autant qu'il faut pour faire mieux goûter la victoi- re à celuy qui la doit remporter, mais nonpasaffez pour la remporter luy- meme. Il doit n'être ni fi foible qu'il

fs


DES MORTS. <?7

fe rende d'abord , ni fi fort qu'il ne fe rende jamais. C'eft-là nôtre cara- dere , & ce ne feroit peut-être pas ce- lu) des Hommes. Croyez-moy,aprés qu'on a bienraifonné ou fur Tamour, ou fur telle autre matière qu'on vou- dra , on trouve au bout du compte^ que les chofes font bien comme elles font ; & que la réforme qu'ion préten- droit y apporter , gâteroit tout.

D I A L O G V E III

S O C R A T E, MONTAIGNE.

MONTAIGNE.

C'Eft donc vous, divin Socrate! Quefay de joye de vous voir! Je fuis tout fraîchement venu en ce Païs-ci, & dés mon arrivée, je me fuis mis à vous y chercher. Enfin ^prés avoir rempli mon Livre de vô-


^8 DIALOGUES tre aôm , Ôc de vos éloges, je puis m'entretenir avec vous , ik apprendre comment vous poffediez cette vertu h-^?2ajve, dont les allures étoient fi naturelles, & qui navoit point d'e- xemple, même dans les heureux fie- des ou vous viviez.

S O C R A T E. Je fuis bien-aile de voir un Mort qui me paroît avoir été Philofophe; mais comme vous êtes nouvellement venu de la-haut, & qu'il y aMong- temps que je n'ay vu ici perionne, (caronme laifle affesTcul, & il n'y a pas beaucoup de preflè à recher- cher ma convcrfation ) trouvez bon que je vous demande des nouvelles. Comment va le monde ? N^eit-ii pas bien changé?

MONTAIGNE.

Extrêmement. Vousnele recon- noîiriez pas.

Termes de Montaigne.


DES MORTS. 6p

s O C R A T

J'en fuis ravi. |e m'étois toujours 3îen douté qu'il faloit qu'il devint neiiieur & plus l'âge qu'il n'étoit ds [non temps.

MONTAIGNE.

Que voulez-vous dire ? Il eftpluâ fou, oc plus corrompu qu'il n'a jamais été. C^eft le changement dont je voulois parler > & je m'attendois bien âfiçavoirde vousTHiftoire du temps que vous avez vu. Se où regnoittant de probité 5 & de droiture.

S O C R A T E.

Et moy 5 je m'attendois an con-* traire à apprendre des merveilles du fieclc où vous venez de vivre. Quoy ? Les Hommes d'à prefent ne fe font point corrigez des foîtifcs de Tanti- quité }


MON-


DIALOGUES


MONTAIGNE.

Je croy que c'eft parce que vous êtes ancien , que vous parlez de TAn- tiquité fi familièrement ; mais fçachez qu'on a grand fujet d'en regretter les mœurs, & que de jour en jour tout empire.

S O C R A T E.

Celafepeut-ilPIIme femble que de mon temps les chofes alloienc déjà bien de travers. Je croyois qu'à la fin elles prendroient un train plus raifon- nable, & que les Hommes profite- roient de l'expérience de tant d'an- nées.

MONTAIGNE.

Et les Hommes font-ils des expe- liences? Ils font faits comme les Oi- feaux, qui fe laiiTent toujours pren- dre dans les mêmes filets, où Von a déjà pris cent mille Oifeaux de leur dpece. Il n'y a perlbnne qui n'entre

tout


DES MORTS. 71

out neuf dans la vie , Se les fottiles les Pères font perdues pour les En-* ans.

S O C R A T E.

Mais pourquoy ne fait-on point inexpériences ? Je croirois que le nonde devroit avoir une vieillefle ?\us fage , 3c plus réglée que n'a été 'ajeuneflè,

MONTAIGNE.

Les Hommes de tous les fiecles ont les mêmes penchans , fur lefquels la raifon n'a aucun pouvoir. Ainfi par tout où il y a des Hommes , il y a des fottifes, & les mêmes fottifes.

S O C R A T E.

Et fur ce pié-Ià , comment vou*^ driez-vous que les fiecles de Fantiqui- ce euffent mieux valu que le fiecle d'aujourd'huy?


MON^


DIALOGUES


M O N T A I G N E.

AlilSocrate. Je fçavoisbicn qa< vcus aviez une manière particuliert de raiionner , Si d'enveîoper fi adroi- tement ceux à qui vous aviez affaire dans des argumens dont ils ne pré- voyoicnt pas la conciufion 5 que vou* les ameniez où il vous plaiioit , & c'eftceque vousappelliez être la Sa- ge-Femme de leurs penfécs , & le< faire accoucher. J*avouë que me voi- la accouché d'une propofition tout^ contraire à celle que j'avançois ; ce- pendant je ne fçaurois encore me rendre. Il eft fur qu'il ne fe trouve plus de ces ames vigonreuf ?s & roides de Tantiquité , des Ariftides, des Pho- cions, des Periclés, ni enfin des So- crates.

S O C Pv A T E.

A quoy tient-il ? Eft-ce que la Na- ture s' eft épuifée , & qu'elle n'a plus la force de produire ces grandes

Amesj


DES MORTS. 75 Vmes; & pourquoy nefeleroit-ellc

ncore épuilée en rien, horfmis en

rîommes raifonnables? Aucun de fes Ouvrages n'^a encore dégénéré j >ourquoy n'y auroit-il que ies Hom- nes qui dégenerafl'ent ?

MONTAIGNE.

Ceft un point de fait, ils dégénè- rent. Il femble que la Nature nous aie autrefois montré quelques échantil- lons de grands Hommes , pour nous perfuader qu'elle en auroit fçû faire fi elle avoit voulu , & qu'en fuite elle ait fait tout lerefte avec affez de né- gligence.

S O C R A T E. Prenez garde à une chofe. L^anti- quitéeft un objet d'une efpece parti- culière, l'éloignement le groflît. Si vous euffiez connu Ariftide, Phocion, Periclés, de moy , puis que vous vou- lez me mettre de ce nombre, vous eu(Tîez trouvé dans vôtre fiecle des Cens qni nous rciTembloient. Ce qui D fait


74 DIALOGUES tait d'ordinaire qu'on eft fi préveni pour Tantiquité , c'eft qu'ion a du cha grin contre fonfiecie, & l'antiquité en profite. On met ies Anciens biei haut , pour faire dépit à Tes Contem- porains. Quand nous vivions, nou; eftimionsnos Ancêtres plus qu'ils m méritoient; Se à prefent, nôtre Pofte- rité nous eftimc plus que nous m méritons; mais, & nos Ancêtres, & nous, 3c nôtre Pollerité , tout cela efl bien égal , & je croy que le Spedack du monde leroit bien cnnuyeux,poui qui le regarderoit d'un certain œil ^ car c'eA toujours la même cliofc.

MONTAIGNE. J'aurois crû que tout étoit en mou- vement, que tout changeoit, & que les fiecles difFercns avoient leurs dife- rens caractères comme les Hcmimes. En effet, ne voit-on pas des fiecles fçavans,& d'autres qui font ignorans? N'en voit-on pas de naïfs , Se d'autres quifont plus raffinez N^'en voit-on pas de ferieux & de badins^de^polis Se de greffiers? SO-


DES MORTS. 7f


s O C R A T E.

Ileftvray.

MONTAIGNE.

Et poiirquoy donc n'y aura-t-il pas les lîeclesplus vertueux , & d'autres lusméchans?

S O C R A T E.

Ce n'eft pas mie confequence. Les ■îabits changent ; mais ce n'eft pas à [ire que la figure des corps change uffi. La politeffe, ou la generoftté, la cience ou l'ignorance , le plus ou le noins d'une certaine naiVeté^le genia cricux ou badin,ce ne font là que les lehors de l'Homme, de tout cela hange; mais le cœur ne change >oint , Se tout l'Homme eft dans le

œur. On eft ignorant dans un fiecle,

nais la mode d'être fçavant peut ve- îir; on eft intereffé, mais la mode d'è- re des-interelTé ne viendra point, >ur ce nombre prodigieux d'Hom- nés îiflez déi'aifonnables qui nailTenc D 2 en


r]6 DIALOGUES en cent ans , la Nature en a peut-êi deux ou trois douzaines de raifonr blcs , qu'il faut qu'elle répande j: toute la Terre, & vous jugez bi qu'ils ne fe trouvent jamais nulle pi en aflèz grande quantité , pour y fai line mode de vertu & de doiture.

MONTAIGNE.

Cette diftribution d'Hommes ra fonnables fe fait-elle également ? pourroit bien y avoir des fiecles miet partagez les uns que les autres.

S O G R A T E. La Nature agit toujours ave beaucoup de règle, mais nous ne ju gconspas comme elle agit.


DES MORTS. 77

D I A L O G V E IV.[and the rest]

UE M PERE U R A D R I E N,

M A R G U E R I T E D^A U T R I C H E.

M. D' A U T R I G H E.

U'a^ez-vous ? je vous vois tout ichaufîé.

A D R r E R

Je viens d'avoir une grofle conte-* ationavec Caton d'U tique, fur laniere dont nous fommes morts LUI & i'autre. Je prétendois avoir aru dans cette dernière adion plus, •hilofophe que iuy.

M. D'A U T R I C H E.

Je vous trouve bien liardy d'ofer D 3 atta*


78 DIALOGUES attaquer une mort auffi fameufe que la lîeiine. Ne fut-ce pas quelque chofç de fort glorieux , que de pourvoir i tout dans Utique , de mettre tous fes Amis en fûreté , & de le tuer luy-mê- nie pour expirer avecla liberté de fa Patrie, Ôc pourne pas tomber entre les mains d'un Vainqueur, qui cepen- dant luy auroit infailliblement par- donné ?

ADRIEN. Oh ! fi vous examiniez de prés cet- te mort-là, vous y trouveriez bien deschofes k redire. Premièrement il y avoiî fi long-temps qu'il s'y prepa- roit, & il s'y étoit préparé avec des ef- forts fi vifibles , que perfonne dans Utique ne doutoit que Caton ne fe dût tuer. Secondement , avant que de fe donner le coupjil eut befoin de lire plufieùrs fois le Dialogue , où Platon traite de Tlmmortalité de TA me. Troifiémement , le deflein qu^ii avoit pris le rendoit de fi mau vaife humeur, que s'étant couché , & ne trouvant

poinc


DES MORTS. 79

Mnt fonEpéefous le chevet defon it , ( car comme on devinoit bien ce uni avoit envie défaire , on l'avoit tée de là, ) il appella pour la deman- er un de fcs Et'chves , luj déchar- ea fur le vifiige un grand coup de cing,dont il luy cafla'les dents, à tel-

s enfeignes qu'il retira fa main toute

nfan^lantée.

M. D'A U T R I C H E.

J'avoue que voilà un vilain coup le poing , & qui gâte bien cette mort ►hilofophique.

A D R I E N.

Vous ne fçauriez croire quel bruit 1 fit fur cette Epéeôtée , & combien 1 reprocha à fon Fils & à fesDome- Hques , qu'ils le vouloient livrer à

efar pieds & poings liez. Enfin il les
ronda tous de telle forte, qu'il falut

Qu'ils fortiffent de fa Chambre , & le LailTaffentfetuer.

M. D'A U T R I C H E.

V eritablement il n'étoit guère be- D 4 foiii


2o ^ DIALOGUES loin d'un fi grand tintamarre, il n'a- voit qiî^à attendre doucement le len- demain pour fe donner la mort ; il n'y a rien de plus aifé que de mourir quand on le veut , mais apparemment les melures qu'il avoit priies , en comptant fur fa fermeté, étoicnt pri- fcsfi)ufte,qu'il ne pouvoitplus attcn- di*e, & il ne fe fût peut-être pas tué,, h il eût différé d'un jour.

ADRIEN.

Vous dites vray, & je voy que vous vous connoiflez en morts genereufes.

M. D'A U T R I C H E.

Cependant on dit qu^aprés qu^on eut apporté cette Epée à Caton, que tout le monde fe fut retiré, il sendormit,& ronfla.Cela feroit aflez beau.

ADRIEN. Quel conte! il venoit de crier com-^ me un perdu , & de battre fes Valets ; on ne dort pas fi aifement après un tel

cxer-


DES MORTS. 8i îxcrcice. De plus, la main dont il ivoitfrappé rEfcIavc, liiy faifoit trop le mal pour iuy permettre de s'en» lormir^car il nepûc fupporter la dou- eur qu'iiy fentoit. Se il fe la fit ban- 1er par un Médecin , quoy qu'ail fut iir le point de fe tuer. Enfin depuis ju'on luy eut apporté ion Epée }ui- ju a minuit 5 il lût deux fois le Dialo- gue de Platon , Se par confequent s'il lormit, il ne dormit guère. En veritéji e crains bien qu'il n'ait fait femblant^ ie ronfler , pour en avoir Thonneur mprés de ceux qui écoutoient à la jorte de fa Chambre.

M. D'A U T R rC H E.

Vous ne faites pas ma! la critique (Je fa mort , qui ne laiffe pas d'avoit toujours dans le fond quelque chofe. de fort héroïque. Mais par où pouvez^ vous prétendre que la vôtre Fempor- te.> Autant qu'il m'en fou vient , vous êtes mort dans vôtre Lit^tout animent & d'une manière qui n'a rien de re- marquable. D 5' A-


8^ DIALOGUES


ADRIEN.

Quoy ? n'eft-ce rien de remarqua^ ble, que ces Vers que ;e fis prelque en expirant ?

Ma petite anid ma, mignonne y Tu t'en vas donc y ma Fillcy & Dieu

fçache où tu vas lu parsfeulette, nu^ y & tremblotante. Hz'las !

Que deviendra ton humeur folichonne ^ Que deviendront tant de jolis zbats ?

Caton traita la mort comme une affaire trop ferieufe ; mais pour moy, vous voyez que je badinay avec elle; ^ c'eft en quoy je prétens que ma philofophie alla bien plus loin que celle de Caton. Il n'eft pas fi difficile de braver fièrement la mort, que d^'en railler nonchalamment, ni de la bien recevoir quand on Tappelle à fôn fe- cours,que quand elle vient fâns qu'on ait bcioin d'elle.


M. D'AU-


X>ES MORTS. 8?


M. D'A U T R I C H E. Oui, je conviens que la mort de Caton eft moins belle que la votre; mais par malheur je n^avoispomt re- marqué que vous euffiez fait ces pe- tits Vers, en quoy confifte toute la beauté.

ADRIEN. Voilà comme tout le monde eft fait Que Caton fc déchire les entrail- les, plutôt que de tomber entre les mains de fon Ennemi; ce u'eft peut- être pasau fond fi grand chofe; cepen^ dant un trait comme celuy-ia brille extrêmement clansrHiftoire,&iln y a perfonne qui n'en foit frapé. Qu'un autre meure tout doucement, & le trouve en état de faire des Vers ba- dins fur fa mort, c'eft plus que ce qu a fait Caton ; mais cela n'a nen qui Ira- pe, & l'Hiftoire n'en tient prdque pas de compte.

D6 M.


% DIALOGUES

M. D-A U T R I C H E. Helas ! rien n'efl: plus vray que ce que vous dites ; & moy, qui vous par- ^e, j'ay une mort que je prétens plus belle que la vôtre , & qui a fait encore moins de bruit. Ce n'eft pourtant pas une mort toute entière; mais telle qu elle eft, elle eft au deffus de la vô- tre, quieftaudeffusdecelle de Ca- ton.

ADRIEN. Comment.? que voulez-vous dire?

M. D'A u T R I c H E. . rétois Fille d'un Empereur. Te tus fiancée à un Fils de Roy, & ce Prince après la mort de Ibn Pere, me renvoya chez le mien, en fe moquant de la promelTe qu'il avoit faite de m epoufer. En fuite on me fiança en- core au Fils d'un autre Roy ; & com- me j'allois par Mer troui^er cet Jpoux mon Vaifieau fut batu o une hmuf^ tempête , qui mit


raa


DES MORTS. 8^

la vie en un danger tres-évidem.. Ce it alors que je me compofay moy- lême cette Epitaphe.

Cy ^ItMdrgût y Ugentl'î' Damoifelle» Qjl'a deux maris encore efi fucelle.

A la vérité, je n'en mourus pas; lais il ne tint pas à moy. Concevez ien cette efpece de mort-là , vous en îrez fatisfait. La fermeté de Caton ft outrée dans un genre , la vôtre lans un autre , la mienne eft naturel- Il eft trop guindé , vous êtes trop >adin , je fuis raifonnable.

ADRIEN.

Quoy ? vous me reprochez d'avoir rop peu craint la mort }

M. D' A U T R I C H E.

Oiii, il n'y a pas d'apparence que 'on n'ait aucun chagrin en mourant ;

je fuis fûre que vous vous fites alors mtant de violence pour badiner , que Caton pour fe déchirer les entrailles.

J'at-


8(f DIALOGUES J'attens un naufrage à tousmomeni lansm'épouventer, & je compofe fang froid mon Epitaphe ; cela cft fori extraordinaire, ëc s il ny avoit rien qui adoucit cette Hiftoire 5 on auroiî raifon de ne la croire pas , ou de croi- re que je n'euiïe agi que par fanfaron- nade. Mais en même temps, je fuis une pauvre Fille deux fois fiancée , & qui ay pourtant le malheur de rnourir Fille ; je marque le regret que j'en ay, & cela met dans mon Hiftoire toute la vray-femblance dont elle a befoin. Vos Vers , prenez y garde , ne veu- lent rien dire ; ce n'eft qu'un galima- tias compofé de petits termes folâ- tres ? mais les miens ont un fens fort clair , & dont on fe contente d'abord, ce qui fait voir que la nature y parle bien plus que dans les vôtres.

ADRIEN.

En vérité , je n'eufle jamais crû que le chagrin de mourir avec vôtre 'rirginité , eût dû vous être fi glorieux.

M.


DES MORTS. 87


M. D* A U T R I C H E.

Plaifantez-en tant que vous vou- Irez ; mais ma mort , fi elle peut s'ap- )ellerainri, a encore un avantage ef- ènciel fur celle de Caton, 3c fur la AÔtre. Vous aviez tant fait les Philo- bphes Fun & Tautre pendant vôtre ne , que vous vous étiez engagez i'honneur à ne craindre point la nort ; & s'il vous eût été permis de la

raindre , je ne fçay ce qui en fût arri-

iré. Maismoy, tant que la tempête 3ura, j'étois en droit de trembler, & de pouffer des cris jufqu'au Ciel, fans queperfonne y trouvât à redire, ni m'en eftimât moins ; cependant je de- meuray affez tranquille pour faire mon Epitaphe.

ADRIEN.

Entre nous , l'Epitaplie ne fut-elle point faite fur la terre ?


M.


88 DIALOGUES

M. D' A U T R I C H E. Ah ! cette cliicane-là eft de mau vaife grâce ^ je ne vous cnaypasfai de pareille fur vos Vers.

A D R I E iv^,

^ Jemerens donc de bonne foy ^ &

avoue que la vertu eft bien grande,

quand elle ne pafTe point les borncî de la nature.


^ l ^ L O G V E r,

ERASISTRATE, HERVE'.

ERASISTRATE.

\TOus m'apprenez des chofes merv-ciUeufes. Quoy .Me fang circule dans le corps Les veines Je portent des extrcmitez ail cœur, & il

fort


DES MORTS. 89 )rt du cœur pour entrer dans les ar-

res , qui le reportent vers les extré-

litpz ?

H E R V E^

J'en ay fait voir tant d'experience% ue perlonne n'en doute plus.

ERASISTRATE.

Nous nous trompions donc bien eus autres Médecins de Tantiquité, ui croyions que le fang n^avoit qu^ua louvement tres-lent du cœur vers esextrémitez du corps ; ôc on vous ft bien obligé d'avoir aboli cette ieille erreur.

HERVE'.

Je le prétens ainu , & même on ioit m'avoir d'autant plus d'obliga- .ion , que c'eft moy qui ay mis les 3ens en train de faire toutes ces bel- .cs découvertes , qu'ion fait aujour- i'huydans TAnatomie. Depuis que l'ayune fois eu trouvé la circulation


90 DIALOGUES du fang , e'cft à qui trouvera un nou- veau conduit , un nouveau canal, un nouveau refervoir. I! femblc qu'on ait refondu tout THomme. Voyez combien nôtre Médecine moderne doit avoir d'avantages fur la vôtre. Vous vous mciiez de guérir le corps humain , 3c le corps humain ne vous étoit feulement pas connu.

E R A S I s T R A T E.

J'avoue que les Modernes font meilleurs Phificiens que nous ; ils connoiflènt mieux la Nature , mais ils ne font pas meilleurs Médecins ;nous gueriffions les Malades auffi bien qu'ils les guerilTent. J'aurois bien voulu donner à tous ces Modernes, & à vous tout le premier, le Prince Antiochus à guérir de fa fièvre quar- te. Vous Içavez comme je m'y pris, ê>c comme ;e découvris par fon poux qui s'ëmut plus qu'ai ordinaire en prefence de Stratonice , qu'il étoitj amoureux de cette belle Reine , ôm

qui


DES MORTS. 5)T jue tout fon mal venoit de la vioknce ju'il le faifoit pour cacher fa partion, Cependant je fis une cure auffi difficî- e & auffi confîderabie que celle-là, ~ans fçavoir que le fang circulât , & je

roy qu'avec tout le fecours que cet-
e connoiflance eût pu vous donner,

i^ous euffiez été fort effîbaralTé en ma 5lace. line s'agiflbit point de nou- ?reaux conduits, ni de nouveaux refer-^ voiïs ; ce qu'il y avoit de plus impor-

anr à connoître dans le Malade , c'é-

toitie cœur.

H E R V F.

Il n'eft pas toujours queflion du cœur , & tous les Malades ne font pas amoureux de leur Belle-Mere , com- me /Vntiochus. Je ne doute point que faute de fçavoir que le fang circule, vous n'ayez lailTe mourir bien des Gens entre vos mains.

ERASISTRATE.

Vous croyez donc vos nouvel- ' les


m


9a DIALOGUES les découvertes fort utiles ?

H E R V E'. rement.

E R A s I s T R A T E. Répondez donc , s'il vous plaît, à. une petite queftion que je vais vous faire. Pourquoy voyons-nous venir ici tous les jours autant de Morts qu'it y en] oit jamais venu?

HERVE'.

Oh!s% meurent, c'eft leurfau-* te i ce n'eft plus celle des Médecins.

E R A S I s T R A T E. ' Mais cette circulation du fang, ces conduits , ces canaux , ces refervoirs, tout cela ne guérit donc de rien ?

HERVE'.

On n'a peut-être pas encore eu le loîfir de tirer quelque ulage de tout ce cju on a appris depuis peu, mais ileft

impolîl-


DES MORTS. 9?

împoffible qu'avec le temps , on n^'eii Yoye de grands effets.

. £ R A S I S T R A T E.

Sur ma parole , rien ne changera. Voyez-vous ? II y a une certaine me-- fure de connoiflances utiles , que les Hommes ont eue de bonne heure, à laquelle ils n'ont guère ajouté , & qu'ils ne pafferont guère , s^'ils la paf- lent. Ils ont cette obligation à la Na- ture , qu'elle leur a inipiré fort prom- ptement, ce qu'ils avoient befoin de fçavoir ; car ils étoient perdus , û elle «eût laifle à la lenteur de leur raifbn à Je chercher. Pour les autres chofes qui ne font pas fi neceffaires , elles fc découvrent peu à peu , & dans de longues fuites d'années.

H E R V E'.

Ce feroit grand' pitié qu'en <:oîi- îioiflant mieux l'Homme , on ne le guérit pas mieux. A ce compte, pour- quoj s'amufcroit-on à pçrfeâionner

la


94 . DIALOGUES

la Icience du corps humain ? Il vau-*

droit mieux laifler là tout.

ERASISTRATE.

On y perdroit des connoilTances fort agréables ; mais pour ce qui eft de Tucilité , je croy que découvrir un nouveau conduit dans le corps de l'Homme , ou une nouvelle étoile dans le Ciel, c'eft bien la même cho- fe. La Nature veut que dans de cer- tains temps les Hommes le fuccedent les uns aux autres par le moyen de la mort ; il leur eft permis de le défen- dre contre elle jufqu à un certain point ; mais parte cela, on aura beau faire de nouvelles découvertes dans rAnatomie, on aura beau pénétrer de plus en plus dans les fecrets de la ftructure du corps humain , on ne prendra point la Nature pour dupe, on mourra comme à Tordinaire.


DES MORTS.


95


D I A L O G V E ri.

BERENICE , COSME IL DE M EDI CI S,

C. DE M E D I C I S.

TE viens d'apprendre de quelques Sçavans qui font morts depuis peu 5 une nouvelle qui m'afflige )eaucQup. Vous f(^aurez que Galilée, jui étoit mon Mathématicien , avoit îécouvert de certaines Planettes , qui ournent autour de Jupiter , aufquel- es il donna en mon honneur , le nom i'Aftres de Medicis. Mais on m'a iit qu'on ne les connoît prefque 3lus ious ce nom-là , & qu'on les ap- pelle limplement , Satellites de Jupi- ter. Il faut que le monde foit prefen- tement bien méchant , & bien ent^ neux de la gloire d'autruy.


BÊRE-


DIALOGUES


BERENICE.

Sans doiîte,je n'ay guère vu d'eftet plus remarquables de fa malignité.

C. DE MEDICIS.

Vous en parlez bien à vôtre aife, S vous avez été beaucoup plus hcureu fe que moy. Vous aviez fait vœu d( couper vos cheveux , fi vôtre Maf Ptoloméc revenoit vainqueur de j! ne fçay qudle guerre. II revint ayan défait fes Ennemis ; vous confacrâte: vos cheveux dans un Temple de Ve- nus, & le lendemain un Mathémati- cien les fe difparoître , publia qu'il étoient dans le Ciel, & appella une Conftellation , la chevelure de Béré- nice. Faire pâfTcr des étoiles pour lej cheveux d'une Femme, c'étoit hier pis que de donner le nom d'un Prince à de nouvelles Planettes ; cependani vôtre chevelure a réû'ffi , & cet pauvres Aftres de Medicis n'ont pu avoir la mcms fortune.

BERE-


DES MORTS. ^7


BERENICE.

Sijepoiivois vous donner ma che^ '•dure celefte, je vous la donnerois )Our vous conlbler ; & même je le- oisaflez genereufe pour ne préten- Ire pas que vous me fuffiez fort obln jé de ce prefent-Ià.

C D E ME D ICIS.

Il feroit pourtant confiderable , & e voudrois que mon nom fut auiïî iTuré de vivre que le vôtre.

BERENICE.

Helas ! quand toutes les Conftel-» ations porteroient nom nom 5 en le- ois-je mieux ? Il feroit là haut dans e Ciel, & moy, je n'en ferois pas noins ici bas Les Hommes font »laifans ; ils ne peuvent fe dérober à a mort, & ils tâchentàluy dérober ieux ou trois fyllables qui leur appar- iennent. Voilà une belle chicane ju'ils s'avifent de luy faire» Ne vau-


çS DIALOGUES droit-ilpas mieux qu'ils confentiffent de bonne grâce à mourir^ eux & leurs noms?

C. DE M E D I C î S.

Je n€ fuis point de vôtre avis ; on ne meurt que le moins qu il cft poffi- ble , de tout mort qu'on eft , on tâ- che à tenir encore à la vie , par un marbre où Ion eft reprefenté , par des pierres qu on a élevées les unes fur les autres , par fon Tombeau mê- me. On fe noyc , & on s'accroche à tout cela.

BERENICE.

Oui 5 mais les chofes qui devroient garantir nos noms de la mort , meu- rent elles-mêmes à leur manière. A quoy attacherez-voLis vôtre immor- talité ? Une Ville, un Empire mê- me , ne vous en peut pas bien ré- pondre.

C


DES MORTS. 9^


C. DE M E D 1 C I S.

Ce n'cft pas une mauvaife inven- tion que de donner fon nom à des Aftres ; ils demeurent toujours.

BERENICE.

Encore de la manière dont j'en cntens parler, les Aftres eux-mêmes ibnt-ilslujets à caution. On dit qu'il y en a de nouveaux qui viennent, & d'anciens qui s'en vont ; de vous ver- rez qu'à la longue il ne me reftera peut-être pas un cheveu dans le Ciei. Du moins ce qui ne peut manquer à nos noms , c'eft une mort , pour ainfi dire , Grammaticale ; quelques changemens de lettres les mettent en état de ne pouvoir plus fervir qu'à donner de l'embarras aux Sçavans. Il y a quelque temps que je vis ici bas deux Morts , qui conteftoient avec beaucoup de chaleur l'un contre l'au- tre. Je m'approchay ; je demanday €\\\\ ils çtoient 3 & on me répondit que


.îoo DIALOGUES etoitle Grand Conftantin, & TaH- trc un Empereur Barbare. Ils difpu- toient fur la préférence de leurs gran- deurs paflTées. Conftantin dilbit qu'il avoit été Empereur de Conftantino- ple ; Se le Barbare , qu'il Tavoit été de Stamboul. Le premier pour faire valoir fa Conftantinople, difoit qu'el- le étoit fituée fur trois Mers, fur le Pont Euxin , fur le Bofphore de Thrace, &fur laPropontide. L'au- tre repliquoit que Stamboul com- mandoit aulTi à trois Mers, à la Mer Noire 5 au Détroit, & à la Mer de Marmara. Ce rapport de Conftanti- nople de de Stamboul étonna Con- ftantin; mais après qu'il fe fut informé exactement de la fituation de Stam- boul, il fut encore bien plus furpris de trouver que c^'étoit Conftanti- nople, qu'il n'avoit pu reconnoître à caufe du changement des noms. Hel^ ! s'écria-t-il , feujfe aujfihien fait de laijfer k Conflantinople fort premiermmde Bifance, Qui demi-'


DES MORTS. loï

le mm de Con^antin dans Stam- hêd ? il y tire bien k Ça fin.

C. DEMEDICIS,

De bonne foy , vous me confo- lez un peu, & je me relbiis à pren- dre patience. Apres tout , puis que nous n avons pu nous difpenfer de mourir , il eft affez raifonnable que Qos noms meurent auiri;iîs ne font pas de meilleure condition que nous.


DIALOGUES

D E

MORTS MODERNES.


E 4


105



à^i'i' ^ f #^

î i i ? ? î t î ^ - •

DIALOGUE L

ANNE DE BRETAGNE, MARIE D^ANGLETERRE. ANNE DE BRETAGNE.

Siurément ^ ma moit vous


fit grand plaifir. Vous paf- M^JM ^^^^^ auflî-tôtiaMerpoui- ^ ^^^ venir époufer Louïs XII. & vous faifir du Trône que je laiflbis vuide. Mais vous n'en jouîtes guère, & je fus vengée de vous par vôtre jeunefle même , & par vôtre beautéj. qui vous rendoient trop aimables 2ux yeux du Roy , & le confoloient trop aifémcntdemaperte ; car elles hâtè- rent fa mort , ôc vous empêchèrent d'être lone- temps B.eine.

B î - M.


iodr DIALOGUES

M. D' A N G L E T E R R E. Il eft vray que la Royauté ne fit C[uc fe montrer à moy , Se difparut en moins de rien.

A. DE BRETAGNE.

Et après cela, vous devîntes Du- clielTede SufFolc ? C'étoit une belle chute. Pour moy , grâce au Ciel, j^ay eu une autre deftinée. Quand Char- les VIII. mourut, je ne perdis point mon rang par fa mort, & j'époufay fon Succeffeur , ce qui eft un exemple d'un bonheur fort fingulicr.

M. D' A N G L E T E R R E.

M'en croiriez-vous, lî je vous dî- foisque jene vous ay jamais envié c«  bonheur4à ?

A. DE BRETAGNE.

Non. Jeconçoy trop bien ce que c'eft que d'être Ducheflë de Suffolc, après qu'on a été Reine de France.

M.


DES MORTS. 107 M. D-^ANGLETERR E. Mais j'aimois k Duc de Suffolc.

A. D E B R E T A G N E. Il n'importe. Quand on a goûté les douceurs de la Royauté , en peut- on goûter d'autres ?

M. ANGLETERRE. Oui, pourvû que ce foient celles de Tamour ; je vous affure que vous ne devez point me vouloir de mal de cequejcvous a^^ fuccedé. Si j'euffe toujours pû ditpoler de moy , je n'eufte été que DuchelFe, & je re- tournay bien vite en Angleterre pour y prendre ce titre, dés que je fus dé- chargée de celuy de Reine.

A. D E B R E T A G N E.

Aviez-vaus les fenttmens fi peu «levez?

Mv ANGLETERRE. Javouë que l'ambition n'étoit point E 6 de


io8 DIALOGUES de mon goût. La Nature a fait aux Hommes des plaifirs fimples, aifez^ tranquilles, & leur imagination leur en fait qiii font embaraflans , incer- tains , difficiles à aquerir ; mais la Na- ture efl bien plus habile à leur faire des plaifirs , qu^ils ne le font eux-mê- mes. Que ne fe repofent-ilsfurelk de ce foin-là ? Elle a inventé Tamour,, qui elt fort agreable,^^ ils ont inventé Tambition , dontiln'étoitpas befoiu.

A. DE BRETAGNE.

Qui vous dit que les Hommes] ayent inventé Tambition ? La Nature n^infpire pas moins les defirs de Télé- vation & du commandement , que le penchant de Tamour.

M. A N G L E T E R R E.

L'ambition eft aifée à reconnoître pour un ouvrage de Timagination ; elle en a le caradere. Elle eft inquiè- te , pleine de projets chimériques i elle va au de là de fes fouhaits , dés

qu'ils


DES MORTS. 109 qu'ils font accomplis ; elle a un ternie

ju elle n attrappe jamais.

A. DE B R E T A G N E. Et malheiireufement Tamour en a un qu'il attrappe trop tôt.

M. D'A NGLE TERRE.

Ce qui en arrive, c'eft qu'on peut être pluiîeurs fois heureux jar Ta- mour, & qu'on ne le peut être une feule fois par l'ambition ; ou s'il eft polTible qu'on le foit , du moins ces plaifirs-là font faits pour trop peu de Gens; & par confequent ce n'eft point la Nature qui les propofe âux Hommes, car fes faveurs font tou- jourstres-generales. Voyez l'amour 5 il-eft fait pour tout le monde. Il n'y a que ceux qui cherchent leur bonheur dans une trop grande élévation , à qui il femble que la Nature ait envié les douceurs de l'amour.UnRoy qui peut s'afTurer de cent mille bras, ne peut euere s'alTurer d'un coeur. Il ne Içait


ïio ^ALOGUES fi on ne fait pas pour Ibn rang , tout c«  qu'ion aiiroit fait pour la perfonnc d'un autre. Sa Royauté luy coûte tous les plaifirs les plus fimples&les plus doux. I

A. D E B R E T A G N E. i

Vous ne rendez pas les Rois beau- coup plus mal-heureux par cette in- commodité que vous trouvez à leur condition. Quand on voit fes volon- tez non feulement fuivies , mais pré- Tenues, une infinité de fortunes qui dépendent d^'un mot ^ qu'on peut pro- noncer quand on veut ; tant de foins , tantde deffeins, tant d'emprelTemcns,, tant d'application à plaire, dont on eft le feul objet ; en vérité on fe confole dencpasfçavoir tout à fait aujuficj, fi on eft aimé pour fon rraig , ou pour fa perfonne. Les plaifîrs de l'ambitioa font faits, dites- vous, pour trop peu de Gens,- je ne les enaimerois quSi mieux. En fait de bonheur , c^cft Tcx- ception qui flate ; & ceux qui régnent


DES MORTS. iiï

[ont exceptez fi avantageufement de la condition des autres Hommes, que quand ils perdroient quelque chofe des plaifirs qui font communs à tout le monde , ils feroient récompenfez de refte.

M. D* A N G L E T E R R E.

Ah! jugez de la perte qu'ils font,par la fenlibilité avec laquelle ils reçoi- vent ces plaifirs fimples & communs , lors qu'il s'en prefentc quelqu'un à eux. Apprenez ce que me conta ici l'autre jour une Princeffe de mon fang,qui a régné en Angleterre & fort long-temps, & forthcureufement, & fans Mary. Elle donnoit une première Audience àdesAmbafîadeursHollan- dois, qui avoicnt à leurfuite un jeune Homme bien fait.D és qu'il vit laRei- ne, il fe tourna vers ceux qui étoient auprès de luy,& leur dit quelque cho- fe afl'ez bas,mais d'un certain air qui fit qu'elle devina à peu prés ce qu'il di- fok;, car les Femmes ont un inftinéi


112 DIALOGUES admirable. Les trois ou quatre mots decejeuneHoUandois, qu'elle n'a- voit pas entendus, luy tinrent plus à refprit que toute la Harangue des Ambafladeurs^&auffi-tôt qu'ils fu- rent fortis, elle voulut s'aflurer de ce qu'elle avoit penfe. Elle demanda à ceux à qui avoit parlé ce jeune Hom- •mey ce qu'il leur avoit dit ; Ils luy ré- pondirent avec beaucoup, de refpea, que c'étoit une choie qu'on n'ofoit redire à une grande Reine , & fe dé- fendirent long-temps de la repeter. Enfin quand elle fc fervitde Ton au- torité abfoluë; elle apprit que le Hol- landois s'étoit écrié tout bas. Ah l "voilkme Femme bien faite y & avoit ajouté quelque expreffion aflTez grof- fiere, mai^ vut, pour marquer qu'il la trouvoit à fongré. On ne fit ce récit à la Reine qu'en tremblant ; cepen- dant il n'en arriva rien autre cbofe, fi- non que quand elle congédia les Am- bafTadeurs, elle fit au jeune Hollan- dais^ un prefeii: confiderabie. Voyez

coin-


DES MORTS. 113 omme au travers de tous ces plaifirs le arandeur & de Royauté dont elle toit environnée, ce plaifir d'être couvée beUe,alla la fraper vivement.

A. DE BRETAGNE. Mais enfin elle n'eût pas donné fa [Couronne pour tous les plaifirs ima- ginables de cette eipece-là. Tout ce lui eft trop fimple n'accommc^dc )oint les Hommes. Il ne fuffit pas que es plaifirs touchent avec douceur ; on réut qu'ils agitent & qu'ils tranfpor- ent. D'où vient que la vie paftorale, elle que les Poètes la dépeignent, n a àmais été que dans leurs ouvrages, & le réîiffiroit pas dans la pratique? EUc

ft trop douce, & trop unie.

M. D*A N G L E T E R R

J'avoue que les Hommes ont tout >até. Mais d'où vient que la veuë d'u- le Cour la plus fuperbe & la plus pompeufe du monde , les flate moins gue les idées qu'ils fc propofent

quel-


ii4 DIALOGUES

quelquefois de cette vie paftorale? C'eft qu'ils étoient faits pour elle.

A. D E B R E T A G N E.

Ainfi le partage de vos plaifirs {im- pies & tranquilles , n'eft plus que d'entrer dans les chimères que les Hommes fe forment.

M. D'A N G L E T E R R E.

Non , non. S'il eft vray que peu de Gens ayent le gout aflèz bon pout commencer par ces plaifirs-là, du moins on finit volontiers par eux <)uand on le peut. L'imagination a fait fa courfc fur les faux objets^ 2c elle revient aux vrais.



DES MORTS. Ï15

' D I A L O G V E II'

CHARLES V. ERASME.

ERASME.

N 'En doutez point ; s'il y avolt un pas aevant chez les Morts, )c ne

youslc cederois pas.

C H A R L E S t. Quoy? un Grammairien, un Sça- vant; & pour dire encore ]?lus, & pouffer vôtre mérite jufquouilpeut Suer, un Homme d'cfprit, preten- droit l'emporter fur un Prmce qui s'eftvû maître de la meilleure partie

de l'Europe?

^ERASME.

Toignez-y encore l'Amérique, &: ie ne vous en craindray pas davan- tage. Toute cette grandeur n etoit.


ïi<? DIALOGUES pour ainfi dire^ qu'un conipoi e de pîu- îîeurs hazards , & qui defaffembleroïl toutes les parties dont elleétoit for- mée, vous le fcroit voir bien claire- ment. Si Ferdinand vôtre Grand-Pe- re eût été Homme de parole, vouî n'aviez prefque rien en Italie; fi d'au- tres Princes que luy cuflent eu Tel- prit de croire qu'il y avoit des Anti- podes, Chriftophle Colomb ne fe fût point adreffé à luy, & l'Amérique n'étoit point au nombre de vos Etats ; il après la mort du dernier Duc de Bourgogne, Louïs XL eut bien fongé à ce qu'il faifoit, F Héritière de Bour- gogne n'étoit point pour Maximilien> ni les Païs-Bas pour vous ^ fi Henry de Caftille, Frère de vôtre Grand* Mere Ifabelle, n'eût point été en mauvaile réputation auprès des Fem- mes , ou fi Ta Femme n'eût point été d'une vertu affez douteufe, la Fille de Henry eût pafie pour être fa Fille ^ ^ le Royaume de Caftille vous écha- poit.

CHAR-


DES MORTS. L17


C H A R.L E S V.

Vous me faites tremblen II me emble qu'à rheure qu'il eft 5 je per$ 3U la Caftille, ou les Païs-Bas, pu l'Amérique, ou ritalie.

ERASME,

N'en raillez point. Vous nefçau-; riez donner un peu plus de bon lens à L'un , ou de bonne foy à l'autre, qu il ne vous en coûte beaucoup. Il n'y a pas jufqu'à Pimpuiflance de vôtre Grand-Oncle, ou jufqu'à la coquet- terie de vôtre Grand' Tante , qui ne vousfoientneceffaires. Voyez com- bien c'eft un édifice délicat, que celuy qui eft fondé fur tant déchoies qui dépendent du hazard.

CHARLES V,

En vérité, il n'y a pas moyen dt foûtenirun examen auffi ievere que le vôtre. J'avoue que toute ma gran- deur, & tous mes titres , difparoiflènt devant vous, . ERAS-


DIALOGUES


ERASME.

Ce font-là pourtant ces qualitez dont vous prétendiez vous parer; je vous en ai dépouillé fans peine. Vous fouvient-ii d'avoir ouï dire que TA- thenien Cimon , ayant fait beaucoup de Perfes Prifonniers, expofa en ven- te d'un côté leurs Habits, & de l'au- tre leurs corps tout nûs ; & que com- me les Habits étoient d'une jurande magnificence , il y eût preffe à les acheter ; mais que pour les Hommes Çerfonne n'en voulut? De bonne toy , je croy que ce qui arriva à ces Perfes-là, arriveroit à bien d'autres, fiPonfeparoit leur mérite perfonnel d'avec celuy que la Fortune leur a donné.

CHARLES V. Mais quel eft ce mérite perfornel ?

ERASME. Faut- il le demander ? tout ce qui cft en nous. L'efprit^ par exemple, les fcicncss, CHAR-;


DES MORTS. 11^

CHARLES V.

Et Ton peut avec raifon en tirer de a gloire ?

E R A S M E. Sans doute. Ce ne font pas des 3icns de fortune, comme la noblefle 5u les richelTes.

CHARLES V.

Je fuis furpris de ce que vous dites» Les fciences ne viennent-elles pas aux Sçavans, commes les richelTcs viennent à la plupart des Gens ri- ches ? N'eft-ce pas par voye de fuccef- fion? Vous héritez des Anciens , vous autres Hommes dodes , abfi que nous de nos Pères. Si on nousalaiffé tout ce que nous poffedons, on vous a laifle auffi tout ce que vous fçavez ? & de là vient que beaucoup de^Sça- vans regardent ce qu'ils ont reçu des Anciens avec le même refpeâ, que qiielquesGens regardent lesTerres &c


iio DIALOGUES

les Maifons de leurs Ayeux , où ils fa roient bien fâchez de rien changer*

ERASME.

Mais les Grands naiflent hcritien de la grandeur de leurs Pères , & leî S^avans n'étoient pas nez heritien des connoilTances des Anciens. La fcience n^'eft point une fucceffioii qu'ion reçoit, c^'eft une acquifition toute nouvelle que Ton entreprend de faire; ou fi c^'eft une iucceffion, elle eft aflèz difficile à recueillir, pour être fort honorable.

CHARLES V.

Hé bien , mettez la peine qui fe trouve à acquérir les biens de Teiprit, contre celle qui fe trouve à conferver les biens de fortune , voilà les chofes égales. Car enfin , fi vous ne regardez que la difficulté, il eft fur que les af- faires du monde en ont plus , que les fpeculations du Cabinet.


ERAS-


DES MORTS. m


ERASME.

Mais ne parlons point de la fcien-

e; tenons noas-en à refprit; ce

Men-là ne dépend aucunement da lazard.

C H A R L E S V.

Il n'en dépend point ? Quoy , Tef- prit ne confifte-t-il pas dans une cer-

aine conformation du cerveau, & le

liazard eft-il moindre de naître avec im cerveau bien difpofé 5 que de naî- tre d'un Pere qui foit Roy ? Vous- étiez un fort habile Homme ; mais demandez à tous les Philofophes, à quoy il tenoit que vous ne fuffiez une bête. Prefquc à rien ; à une petite dif-* pofitionde fibres; enfin, à quelque chofe que TAnatomie la plus délicate ne fçauroit jamais appercevoir. Ec après cela, ces Meilleurs les beaux E/prits nous oferont foûtenir qu'il n'y a qu'eux qui ayent des biens in-» dépendans du hazard , & croî-' F vont


122 DIALOGUES

ront avoir droit de fe mettre au deflus

de tous les autres Hommes ?

ERASME.

A vôtre compte , être riche , ou avoir de Tefprit , c'eft le même mcri-» îe.

CHARLES V.

Avoir de l'efprit , eft un hazarcl plus heureux, mais au fond c'eft tou- jours un hazard.

ERASME.

Tout eft donc hazard ?

CHARLES V-

Oili , pourvû qu'on donne ce nom à un ordre que Ton ne connoit point. Je vous laine à juger, fi je n^'aypas dépouillé les Hommes encore mieux que vous n'aviez fait ; vous ne leur ôtîez que quelques avantages de la oaiflance. Se je leurôte jufqu'àceux de refprit. Si avant que de tirer vani-


DES MORTS. 125 té d'une chofe , ils vouloicnt s'afllirer bien qu'elle leur appartint, il n'y au- roit guère de vanité dans le monde.


DIALOGVE Iir.

ELISABETH D'ANGLE- TERRE.

LE DUC D'ALENCON.

LE DUC.

MAis pourquoy m'avez-vous fi long-temps flâté de re/peran- ce de vous époufer , puis que vous étiez refoluë dans Tamc à ne rien conclure?

ELISABETH.

J'en ay bien trompé d'autres , qui îîe valoient pas moins que vous. J'ay été la Pénélope de mon fiecle. Vous, k Duc d'Anjou vôtre Frère, TArchi-^ 4uc , le Roy de Suéde , vous étier F a tous


124 DIALOGUES

tons des Pourfuivans , qui en vouliez à une Ifle bien plus confiderable que celle d'Ithaque ; je vous ay tenus en haleine pendant une longue fuite d'années , & à la fin je me fuis mo-* quée de vous.

LE DUC.

Il y a ici de certains Morts, qui ne tomberoient pas d'accord que vous rcflemblaffiez tout à fait à Pénélope ; mais on ne trouve point de comparai- fons qui ne foient défedueules en quelque point.

ELISABETH.

Si vous n'étiez pas encore auflî étourdi que vous Tétiez , & que vous puiflîez longer à ce que vous dites.. r,

LE DUC.

Bon , je vous confeille de prendre vôtre ferieux. Voilà comme vous avez toujours fait des fanfaronnades de virginité ; témoin cette grande

Con-^


DES MORTS. I2J Contrée d'Amérique, à laquelle vous fîtes donner le nom de Virginie , en mémoire de la plus douteufe de tou- tes vos qualitez. Ce Païs-là feroit aflez mal nommé , Ci ce n^'étoit que par bonheur , il eft dans un autre monde ; mais il n'importe ce n'eft pas là dequoy ii s'agit, Rendez-moy un peu raifon de cette conduite myfte- rieufe que vous avez tenue, & de tous ces projets de mariage qui n^ont abouti à rien ?Eft-ce quclesfîx Ma- riages de Henri VIII. vôtre Pere, vous apprirent à ne vous point marier, comme les courfes perpétuelles- d e Charles V. apprirent à Philippes II. à ne point fortir de Madrid ?

ELISABETH.

Jepourroîs m'en tenir à la raifon que vous me fourniflez ; en effet mon Perepaffatoutefavieàfe marier, & à fe démarier, à répudier les unes de fes Femmes, & à faire couper la tête aux autres. Maisle vray fecret de ma F 3 con-


ïi6 DIALOGUÊS conduite, c'eft que je trou vois qu'il n y avoit rien de plus joly , que de for- mer des deffeins , défaire des prepa^ ratifs , ôc de n'exécuter point. Ce qu'on obtient, vaut toujours moins quil ne valoit, quand on ne faifoit q[ue refperer , & les chofes ne pafTent point de nôtre imagination k la réali- té, qu'il n'y ait de la perte. Vous ve- nez en Angleterre pour m'époufer; ce ne font que Bals, que Fêtes, que RéjouïlTances, je vais mêmejufqu'à vous donner un Anneau. Jufques-là tout eft le plus riant du monde ; tout iieconfifte qu'en apprêts & en idées; auffi ce qu'il y a d'agrcable dans le Mariage eft déjà épuiié. Je m'en tiens là, & vous renvoyé.

LEDUC.

Franchement , vos maximes ne m'euffent point accommodé ; j'eulTc voulu quelque chofe de plus que des chimères.


DES MORTS. 127

ELISABETH.

Ah ! fi Ton ôtoit les chimères aux Hommes , quel plaifir leur refteroic- il? Jevoybien que vous n^'aurexpas fenti tous les agrémens qui étoient dans vôtre vie ; mais en vérité, vous êtes bien malheureux qu ils ay cnt été perdus pour vous.

L E D U C. Quoy ? quels agrémens y avoit-iî dans ma vie ? Rien ne m'a jamais réiiffi. J'ay penfé quatre fois être Roi^ d'abord il s'agifloit de la Pologne , en fuite de l'Angleterre , & des Païs- Bas ; enfin la France dcvoit apparem-- ment m'appartenir , & au bout dit compte je nay été Roy de rien.

ELISABETH.

Et voilà ce bonheur dont vous ne vous êtes pas apperçû. Toûjours des imaginations, des efperances, & ja-- mais de réalité. Vous n'avez fait pen- F 4 dant


128 DIALOGUES dant toute vôtre vie que vous prepa- l-er à la Royauté, comme je n'ay fait que me préparer au mariage,

LE DUC.

Mais comme je croy qu'un maria- ge effeaif ne vous eut point fait de niai, je vous avoue qu'une véritable Jloyauté eût été affez de mon goût.

ELISABETH.

Les plaifirs ne font point aflTez folides pour fouffrir qu'on les appro- fondiffe. Une faut que les effleurer» Ils reflemblent à ces terres maréca- geufes fur lefquelies on eft obligé de courir légèrement , ftns y arrêter jamais le pied.


DES MORTS. 129



jy I A L O G V E I K


G UILL AUME DE CABESTAN,

ALBERT FREDIRIC DE BRANDEBOURG.

A. P. DE BRANDEBOURG,

JE vous en aime mieux , d'avoii: étéfouauffi bien que moy. Ap- prenez-moy un peu THiftoire de vôtre folie ; comment vint-elle ?

G. DE CABESTAN.

J'étois un Poëte Provençal, fort cftimé dans mon fiecle , ce qui ne fit que me porter malheur. Je devins amoureux d'une Dame , que mes Ouvrages rendirent illuftre. Mais el- le prit tant de goût à mes Vers, qu'el- le craignit que je n'en filTc un jour


îjo DIALOGUES pour quelque autre ; & afin de s'aflii^ rer de la fidélité de ma Mufe , elle me donna un maudit breuvage qui me fit tourner Tefprit , & me mit hors d'état de compofcr.

A. F. DE BRANDEBOURG.

Combien y a-t-il que vous êtes mort?

G. DE CABESTAN. Il y a peut-être quatre cens ans. A. F. DE BRANDEBOURG..

Ufaloitquclcs Poètes fuflent bien rares dans vôtre fîecle , puis qu'on les cftimoit affez pour les empoifonncr de cette manière là. Je fuis fâché que vous ne foyez pas né dans le fiecle où )'ay vécu ; vous euilîez pû faire des Vers pour toutes fortes de Belles^ fans aucune crainte de poifon.

G. DE CABESTAN.

Je le fgay. Je ne voy aucun de tous

ces


DES MORTS^ 151 ces beaux efprits qui viennent ici fe plaindre d^avoir eu ma deftinéc. Mais vous , de quelle manière devinces- vousfou?

A. F. DE BRANDEBOURG.

D'une manière fort raifonnablco. Un Roy Teft devenu pour avoir vu un Spedre dans une Foreft, ce n'étoit pas grand' choie. Mais ce que je vis> étoit beaucoup plus terrible.

G. D E G A BEST AN. Et que vîtes-vous? '"J^-É DE BRANDEBaURG..

L'appareil de mes Noces. J-épou^ Ê)is Marie-Eleonor de Cleves ; & je fis pendant cette grande fête des ré- flexions fur le Mariage , fi judicieufes^. que j'en perdis le jugements

G. DE cabestan;

Aviez -vous dans vôtre maladie cruelques bons intervales ^


13^ DIALOGUES

A. P. DE BRANDEBOURG. Oui,

G. DE CABESTAN.

Tant pis , & moy je' fus encore plus mallieureux ^ refprit me revint tout à fait.

A. F. DE BRANDEBOURG.

Je n'euflê jamais crû que ce fût- là un malheur.

G. DE CABESTAN.

Quand on eft fou , il faut Têtre en* tierement , & ne eelïer jamais cîe Te- tre. Ces alternatives de raifon ôc de folie, & ces retours entiers delà rai- fon, n'appartiennent qu^à ces petits fous qui ne le font que par accident, & dont le nombre n'eft nullement confiderable. Mais voyez ceux que Ja Nature produit tous les jours dans fon cours ordinaire , &dont le mon- de efl peuplé ; ils font toujours égale- ment


DES MORTS. ijî

ment fous, & ils ne fe gueriffent ja^ mais.

A. F. DE BRANDEBOURG.

Pour moy , je me ferois figuré que le moins qu'on pouvoit être fou , c'é- toit toûjours le mieux.

G. D E C A B E S T A N.

Ah l vous ne fçavez donc pas^à quoyfert la folie ? tliefert à empê- cher que Ton ne feconnoilTe, car la vûë'defoy-même eft bien trifte ; & comme il n;eft jamais temps de le connoîtrea il ne faut pas que lafolie abandonne les Hommes un feul mo- ment.

A. P. DE BRANÔEBOURG.

■ Vous avezbeau dire ; vous ne me persuaderez point qu'il y ait d'autres fous 5 que ceux qui le font , comme nous l'avons été tous deux. Tout le rcfte des Hommes parle raifon ; au- trement ce ne {exoit rien perdre que


134 DIALOGUES de perdre lefprit ^ & on ne diftingue- îoit point les Frénétiques d avec les Gensde bonfens»

G. DE CABESTAN. Les Frénétiques font feulement des fous d'un autre genre. Les folies, de tous les Hommes étant de même nature, elles fe font fiaifémentaju- ftees enfemble , qu'elles ont fervi à faire les forts liens de la focieté hu- maine, témoin ce defir d'immortali- té, cette faulTe gloire, & beaucoup d'autres principes , ^urquoy roule tout ce qui fe fait dans le monde ^& Ton n'appelle plus fous , que de cer«  tains fous qui font , pour ainfi dire, horsd'œuvre , &r dont la folie n'a pâ s'accorder avec celles de tous les au- tres, ni entrer dans le commerce or- dinaire de la vie.

A. F. DE BRANDEBOURG. Les Frénétiques font fi fous, que îe plus fouvent ils fe traitent de fous.

te;


DES MORTS. 135

les uns les autres ; mais les autres Hommes fe traitent de perfonnes fages.

G. D E C A B E S T A N.

Ah ! que dites -vous ? Tous les Hommes s'entremontrent au dôigt,. & cet ordre eft fort judieieufement ctablipar la Nature. Le Iblitaire f©: moque du Gourtifan ; mais en r^-» compenfeilne le va point troubler à la Cour ; le Courtifan fe moque du So]itaire,mais il le laifle en repos dans fa retraite. S'il y avoit quelque parti qui fût reconnu pour le ieul parti rai- ibnnable , tout le monde voudroit Vembraffer , & il y auroit trop de prefle ; il vaut mieux qu on fe divife en plufieurs petites troupes, qui ne s'entr'erabarallent point, parce que les unes rient de ce que les autres; font.

A. r. DE BRANDEBOURG.

Franchemeat tout mort que vous

etes^


t^^ DIALOGUES «tes , je voHs trouve bien fou avec vos raifonnemens vous n'êtes pas encore bien guéri du breuvage qu'on vous donna.

G. D E C A B E s T A N.

Et voilà ridée qu'il faut qu'un fou Conçoive toujours d'un autre. La vrayefagefle diftingueroit trop ceux qui la poflederoient ; mais Fopinion de fagefTe égale tous les Hommes, & ne les iatishit pas moins.

I> I ^ L O G V E r.

A G N E s s O R E L, ROXELANE.

A. S O R E L.

A Vous dire le vray, Je ne com- prens point vôtre galanterie Turque. Les Belles du Serrail ont un Amant oui n'a qu'à dire,;^ le veux ; il

n'y


DES MORTS. 13? ^'y a jamais d'un côté m tcnàrcs refos, li refiftances engageantes ; il n ^ a ja- nais de l'autre ni loumiffions, m ioms dc\4aire ; c'eft à dire que tous les jarémens de Tamour font perdus pour les Sultans, & pour leurs Sul- tanes,

R O X E L A N E.

Que youlez-yous ? Les Empereurs Turcs , qui font extrêmement jaloux de leur autorité, ont négligé par des raifons de politique , ces douceurs de ramour fi raffinées. Ils ont crauit que des Belles qui ne dépendroient pas abfoUiment d^eux , n^ifurpaffent trop de pouvoir fur leur efprit , & ne le mêlaffent trop des affaires.

A. S O R E L. Hé bien, que fçavent-ils fi ce fe- roitun malheur ? L'amour eft quel- quefois bon à bien des chofes ; & moi qui vous parle, fi je navois été mai- ueffe d'un Roy de France , & fi ]^

n'avois


Ï38 DIALOGUES n'avois eu beaucoup d'empire fur iuy, jc ne fçay où en feroit la France à l'heure qu'il eft. Avez-vous ouï dire combien nos affaires étoicnt delefpe- rées fous Charles VII. & en quel état fe trouvoit réduit tout le Royaume^ dont les Anglois étoient prefque en* tieremcnt les Maîtres?

ROXELANE. Oui ; comme cette Hiftoireafait grand bruit, je fçay qu'une certaine Pucellefauva la France. C'eft donç vous qui étiez cette Pucelle-là ? 84 comment étiez-vous en même temps maîtrefleduRoy?

A. s O R E L.

Vous vous trompez ; je n'ayrieiï de commun avec la Pucelle dont on vous a parlé. Le Roy , dont j'étois ai* mée, vouloit abandonner fon Royau- me aux Ufurpateurs Etrangers , & s'aller cacher dans un Païs de Monta- gaesj où je a'eulTepas été trop aife dç

le


DES MORTS. 13^ z fuivre. Je nVavifay d'un ftratageme ourle détourner de ce deflein. Je fis enir un Aftrologue avec qui jem'en- gndoislecrettement ; & après qu'il utfaitfemblant de bien étudier ma lativité , il me dit un jour en prefence le Charles VIT. que tous les Aftres toient trompeurs, ou que j'infpire- ois une longue paffion à un grand Xoy.^ujfi'tot je dii a> Charles ^vom ne rouverez. donc pa^ mauvais^ Sire^que^ e pajfe a la Cour d'Angleterre car voHsnevoule^ plm être Roy ^ Cr il 7 y a pa4 afez. de temps que vom n'aimez, pour avoir rempli ma de- 9inée, La crainte qu'il eût de me perdre, luy fit prendre larefolution d'être Roy de France ; & il com- menta dés-lprsàfe rétablir. Voje^ combien la France eft obligée à l'a- mour , & combien ce Royaume doit être galant, quand ce ne feroit que par recoonoiflance.


ROXE-


Î40


DIALOGUES


Pv O X E L A N E.

Il cft vray , mais j'en reviens à ma Pucellc ; quVt-elie donc fait ? L'Hi- ftoire fe feroit-clle aflez trompée poui attribuer à une jeune Païfanne pucel- le , ce qui appartenoit à une Dame de la Cour, Maîtrefle du Roy ?

A. S o R E L.

Quand THiftoire fe feroit trom- pée jufqu'à ce point , ce ne feroit pas une fi grande merveille. Cepen- dant il eft fur que la Pucelle anima beaucoup les Soldats ; mais moy j'a- vois auparavant animé le Roy. EII0 fiit d'un grand fecours à ce Prince, qu'elle trouva ayant les armes à la main contre les^Anglois ; mais fans moy elle ne l'eût pas trouvé en cet état. Enfin vous ne douterez plus de la part que j'ay dans cette grande af- faire, quand vous fçaurez le témoi- gnage qu un des Succcfleurs de

Chai:^


DES MORTS. 141 'harles V 1 1. a rendu en ma faveur ans ce Quatrain.

eyitille Agnù i^lm d'honneur tu mérite s a caufe ùant de France recouvrer y ue ce que f eut dedans un Cloître ouvrer lofe Nonnain ^ ou bien dévot Hermite,

Q^cn dites -vous , Roxclane ? r^ous m^avoîierez que fi j^euffe été me Sultane comme vous , & que e n'eufle pas eu le droit de faire à Charles VII. la menace que je luy is, il étoit perdu.

R O X E L A N E.

J'admire la vanité que vous tîrei Je cette petite adion. Vous n'aviez nulle peine à acquérir beaucoup da pouvoir fur refprit d'un Amant, vous qui étiez libre & maîtrclTe de vous-même ; mais moy , toute Ef- clave que j'étois , je ne laiffay pas de m'aflçrvir le Sultan» Vous avez

fait


tfi DIALOGUES fait Charles VII. Royprefquemal grcluy; & moy, de Soliman, j'en fi: mon Epoux, malgré qu'il en eût.

A. S O R E L,

^ Hé quoy? on dit que les Sultam a'époul'entjamais.

ROXELANE.

J'en ^conviens; cependant ;e me mis en tête d'époufer Soliman, quoy que l^'extréme paffion qu'il a voit pour moy , eût déjà été fatisfaite bien des fois. Vous allez entendre un ftrata- géme plus fin que le vôtre. Je com- mencay à bâtir des Temples, & à faire beaucoup d'autres adions pieu- fes ; après quoy je fis paroîtrc une mélancolie profonde. Le Sultan m'en demanda la caufe mille & mille fois; & qi^ndj^'eus fait toutes les fa- çons neceflaires, je luy dis que le fujet de mon chagrin étoit , que toutes mes bonnes adions, à ce que m'avoient dit nos Dodeurs , ne me fervoient de

rien ;


DES MORTS.

ien ; & que comme j'étois Efclavc, e ne travaillois que pour Soliman non Seigneur. Auflî-tôt Soliman n'^aflranchit, afin que j'eufle moy- iiême le mérite de mes bonnes idions. Mais quand il voulut vivre ivec moy comme à l'ordinaire, & me

raiter en Belle du Serrail, je luy

îiarquay beaucoup de furprife , & uy reprefentay avec un grand fe- •ieux, qu'il n'avoit nul droit fur la >erfojine d'une Femme libre. Soli- nan avoit la confcience délicate ; il lUa confulter ce cas à un Dodeur de aLoy, avec qui j^'a vois intelligence. i>a réponfe fut, que Soliman fe gardât 5ien de prétendre rien fur moy qui l'étois plus fon Efclave^ & que s'il le m'époufoit, je nepouvois être à uy. Alors le voilà plus amoureux que jamais. Il n'avoit qu'un feulparty 1 prendre, mais un party fort extraor- dinaire , & même dangereux pour un îultan; cependant il le prit; & m'é-* ïoufa.

A. SO-


144 DIALOGUES

A. S O R E L. J'avoue qu'il eftbeau d'affujettîr ceux qui fe précautionnent tant con- tre nôtre pouvoir.

ROXELANE.

Les Hommes ont beau Eiire; quand on les prend parles pa(ïîons,oii les mené où Ton veut. Qu'on me falTe revivre , & qu'on me donne THom-^ me du monde le plus impérieux; je feray de luy tout ce qu'il me plaira, pourveu que )'aye beaucoup d'et prit, affez de beauté, & peu d'amour,

DIALOGVE VL


JEANNE L DE NAPLES, ANSELME.


J. DE N A P L E S.

Uoy? ne pouvez- vous pas me j;aire quelque prédidion ? Vous n'ayez


DES MORTS. ï4f n'avez pas oublié toute T Aftrologie jue vous fçaviez autrefois ?

ANSELME.

Et comment la mettre en prati- que? Nous n'avons point ici de Ciei li d'Etoiles.

J. DE NAPLES.

Il n'importe. Je vous difpenfe i'obferver les règles fi exadement.

ANSELME.

Il feroit plaiiant qu^un Mort fit des prédidions. Mais encore furquoy voudriez-vous que j'en fifle ?

J. D E NAPLES. Sur moy, fur ce qui me regarde.

ANSELME.

Bon. Vous êtes morte, & vous le ferez toujours , voilà tout ce que j'ay à vous prédire. Eft-ce que nôtre con- dition, ou nos affaires peuvent chan- ger .>

G l DE


is6 DIALOGUES

J. D E N A P L E s.

Non y mais auffi c'eft ce qui m'en- nuye cruellement; de quoy que je fça- che qu'il ne m'arriverarieu ^ fi vous vouliez pourtant me prédire quelque choie, cela ne laifferoit pas de m'oc-» cuper. Vous ne fçauriez croire com- bien il eft trifte de n'envifager aucun avenir. Une petite prédiâion , je vous en prie, telle qu'il vous plaira.

ANSELME.

On croiroit , à voir vôtre inquiéta^ àc , que vous feriez encore vivante, C'eft ainfi qu^on eft fait là haut. On n'y fçauroit être en patience ce qu'ion eft ; ou anticipe toujours fur ce qu'on fera ; mais ici il faut que Ton foit plus fage.

J. DE NAPLES.

Ah! les Hommes' n'ont-ils pas raifon d'en ul'er comme ils font ? Le prefent n'eft qu'un inltant, & ce


DES MORTS. 247 feroit grand' pitié qu'ils fuflfent ré- duits à borner U toutes leurs veuës. Ne vaut-il pas mieux qu'il les éten- dent le plus qu'il leur eft pollîble , 8c qu'ils gagnent quelque chofe fur l'a- venir ? C'eft toujours autant , dont ils fe mettent en poffeiïion par avarice.

ANSELME.

Et qu'en arrive-t-il? Ils emprun- tent tellement fur l'avenir par leurs imaginatiom^ ôc -par leurs efperances, que quand il eft enfin prefent , ils trouvent qu'il eft toutépuifé, & ik ne s'en accommodent plus. Cepen- dant ils ne fe défont point de leur im- patience , ni de leur inquiétude ; le grand leurre des Hommes , c'eft tou- jours f avenir , & nous autres Âftro- logues nous le fçavons mieux que perfonne. Nous leur difons hardi- ment qu'il y a des fignes froids & des figues chauds , qu'il y en a de mâles & de femelles, qu'il y a des Planettes bomies & mauvaifes , & G 2 d'au-


148 DIALOGUES d'autres qui ne font ni bonnes nî rnauvaifes d'elles-mêmes, mais qui prennent Tun ou Tautre caradere , ïelon la compagnie où elles fe trou- vent ; 3c toutes ces fadaifes font fort bien reçues, parce qu'ion croit qu'el- les mènent à la connoiffance de l'a- venir.

J. DE NAPLES.

Quoy? n^'y menent-elîes pas eîi eflPet ? Je trouve bon que vous qui avez été mon Aftrologue , vous me diiiez du mal de T Aftroiogie.

ANSELME.

Ecoutez ; unMort ne voudroit pas mentir. Franchement, jevoustrom- pois avec cette Aftrologie que vous eftimez tant.

J. DE NAPLES

Oh ! je nevousencroy pas vous- même. Comment m'eulTiez - vous prédit que je de vois me marier quatre

fois?


DES MORTS. 1^9 fois ? Y avoit-il la moindre apparence qu^une perfonne un peu raifonnable s'engageât quatre fois de fuite dans le Mariage ? Il faloit bien que vous euf- fiez lû cela dans les Cieux.

ANSELME.

Je les confultay beaucoup moins que vos inclinations ; mais après tout quelques Prophéties qui reiiffiffent ne prouvent rien. Voulez- vous que je vous mené a un Mort qui vous con- tera une Hiftoire aflez plaifante? Il ctoit Aftrologue, Se ne croyoit non plusquemoy ài'Aftrologie. Cepen- dant pour effayer s'il y avoit quelque chofe de fur dans fon art, il mit un jour tous fes foins à bien obferver les règles j &: prédit à quelqu'un des éve- nemens particuliers, plus difficiles à deviner que vos quatre Mariages, Tout ce qu'il avoit prédit arriva. Il ne fut jamais plus étonné. Il alla re- voir auffi-tôt tous fes calculs Aftro- îiomiqu^s, qui avoient étélcfonde- G 3 ment


î)-o DIALOGUES ment de fes prédicSions. Sçavez-vous. ce qu'il trouva ? Il s'étoit trompé ; & û lesfupputations eufient été bien fai- tes, il auroit prédit tout le contraire de ce qu'il avoit prédit.

J. DE N A P L E S.

Si je croyois que cette Hiftoîre fôt vraye , je ferois bien fâchée qu'on nclarçut pas dans le monde, pour fe détromper des Aftrologuçs.

A N S E L M E.

On fçait bien d'autres Hiftoires à leur defavantage, 3c leur métier ne laifle pas d'être toujours bon. On ne fe defabufera jamais de tout ce qui regarde Tavenir ; il a un charme trop puiffant. Les Hommes , par exemple, Sacrifient tout ce qu'ils ont à une ef- perance , & tout ce qu'ils avoient , & ce qu'ils viennent d'acquérir, ils le facrifienç encore à une autre efperan- ce ; & il lembîe que ce foit - là un ordre malicieux étably da^slaNat.u- ^«^


DES MORTS. iji

re, pour leur ôter toujours d'entre les mains ce qu ils tiennent On ne fe foucie guère d'être heureux dans le moment où l'on eft, on remet à rêtre dans un temps qui viendra^ comme fi ce temps qui viendra, dc- voit être autrement fait que ceiuy qui eft déjà venu.

J. DE N A P L E S-

Non , il n'eft pas fait au^tremenî^ maisjl eft bon qu'ion fe l'imagine.

ANSELME,

Et que produit cette belle opi- nion? Je fçay une petite Fable qui vous le dira bien. Je Tay apprifc au- trefois à la Cour d' A mour , qui fe te- noit dans vôtre Comté de Provence. Un Homme avoit foif , & étoit affis fur le bord d'une Fontaine. Il ne vou- loit point boire de Teau qui couloit devant luy , parce qu'il efperoit qu'au bout de quelque temps il en alloit venir une mdikurç. Ce tm^s i-tant


1^1 DIALOGUES

f^ffé ^ voici encore la même eau y di- l'oit- il, ce n'e/t point celle4k dont je veux boire y faime mieux attendre en-^ core un feu. Enfin, comme Teau étoit toujours la même, il attendit fi bien que la fource vint à tarir , & il ne but point.

J. D E N A P L E S.

Il m'en eft arrivé autant, & je croy que de tous les Morts qui font ici, il n'y en a pas un à qui la vie n'ait manqué , avant qu'il en eût fait Tufa- ge qu'il en vouloit faire. Mais qu'im- porte } Je compte pour beaucoup le plaifir de prévoir, d efpcrer , de crain- dre même, & d'avairun avenir de- vant foy. Un Sage, félon vous, feroit comme nous autres Morts , pour qui le prefent & l'avenir font parfaite- ment femblables; & ce Sage par con- fequeiit s'ennuycroit autant que je fais.

A N S E L M E.

Hélas ! C'eft une plaifantc condi- tion


DES MORTS. 15?

tion que celle de rHomme, ft elle eft telle que vous le croyez. Il eft né pour alpireràtout, & pour ne jouïr de rien ; pour marcher toûjours > & pour n arriver nulle part.

F I N.


TITRES ET SUJETS des Dialogues contenus dans ce Volume.


DIALOGUES DE MORTS ANCIENS.

L

ALEXANDRE, PHR1NE\ Quels caraderes font le plus de bruit. Page II.

7 MILON , SMINDIRIDE. SurlaDelicateffe. 18


III.

DIDON , STRATONICE. Sur rintrigue que Virgile attribue fauflement à Didon. 2 4

IV.

ANACREON, ARISTOTE. SurlaPhilofophic. 3 1

HOMERE, ESOPE. Sur les myfteres des Ouvrages d'Ho- merc. 3 8

V I.

ATHENAIS , ICASIE. Sur la bizarrerie des fortunes, 44


DIALOGUES DE MORTS ANCIENS AVEC LES MODERNES. I.

AUGUSTE, PIERRE ARETIN. Sur les Louanges. 51 IL

SAPHO,LAURE. S'il a été bien établi que les Hommes attaquent, &: que les Femmes fe défendent. 61


1


III.

SOCRATE , MONT AIGNE.

i les Anciens ont eu plus de vertu

que nous. 6^ I V.

L'EMPEREUR ADRIEN, MARGUERITE D'AUTRICHE. Quelles morts font les plus genereu-* fes. ^ ,7

ERASISTRATE , HERVE'. De quelle utilité font les découvertes que les Modernes ont faites dans la Phyfique , & dans la Médecine. 88 VI.

BERENICE , COSME II. DE MEDICIS. Sur rimmortalité du Nom. 9 j


DIALOGUES DE MORTS MODERNES. I.

ANNE DE BRETAGNE, MARIE D'ANGLETERRE. Comparaifon de Tambition & do l'Amour. 105


II.

CHARLES V. ERASME, S'il y a quelque chofe dont ont puiflc tirer de la gloire. 115 III.

ELISABETH D'ANGLETERRE,

LE DUC D'ALENCON. Sur le peu de folidité des Plaifirs. 123 IV.

GUILLAUME DE CABESTAN, ALBERT FREDIPvIC DE BRAN- DEBOURG.

Sur la Folie. 129 V.

AGNES SOREL ,ROXELANE. Sur le pouvoir des Femmes. 1^6 VI.

JEANNE L DE NAPLES, ANSELME. Sur l'inquiétude que Von a pour l'a- venir. 144


NOUVEAUX

DIALOGUES

D E

MORTS ANCIENS.

SECONDE PARTIE.



A COLOGNE,

Chez J A C Q_U ES DULONT.


M. DC. LXXXIV.



DIALOGUE 1.

HEROSTRATE,

3EMETRIUS DE P H A L E R E

HEROSTRATE,


\\ Rois cens fokante Sta-


P E M E T R I U S.

Je m'étois faifi du Gouverne- lent ; & aprçs cela > il étok a0èz aifé 'obtenir du Peuple des Statues.

HEROSTRATE. Vous étiez bien content de vous



tues élevées dans Athè- nes à vôtre honneur ! C'eft beaucoup.


A z


être


4 DIALOGUES

ctreainfi multiplié vous-même troîs cens foixante fois, & de ne rencon- trer que vous dans toute une Ville ?

DEMETRIUS.

JeTavouë ; mais helas ! cette joye ne fut pas d'alTez longue durée. La face des affaires changea. Du jour au lendemain , il ne refta pas une feule de toutes mes Statues. On les abattit, on les brifa.

H E R O S T R A T E.

Voilà un terrible revers ; Et qui fut celuy qui fit cette belle Expé- dition }

DEMETRIUS.

Ce fut Demetrius-PoliorcetejFils d'Antigonus.

HERpSTRATE.

Demetrius - Poliorcète ! J'aurois bien voulu être en (a place. Il y avoit beaucoup de plaifif à abattre un fi

grand


DES MORTS. s

grand nombre de Statues faites pouf un même Homme.

DEMETRIUS.

Un pareil fouhait n'eft digne que de celuy qui a brûlé le Temple d'E-- phefe. Vous confervez encore vôtre ancien caraâere.

HEROSTRAtE.

On m'a bien reproché cetembra-* fement du Temple d'Ephefe ; toute la Grèce en a fait beaucoup de bruit ; tuais en vérité , cela eft pitoyable , on ne juge gueresfainementdes choies.

DEMETRIUS.

Je fuis d'avis que vous vous plaî-- ^niezde Tinjudice qu'on vous a faite de détefter une fi belle adion , & de la Loy par laquelle les Ephefiens dé- pendirent que Ton prononçât jamais le nom d'Heroftrate.

HEROSTRATE. Je n'ay pas du moinsfujet de me A 3 plaiu;^


^ DIALOGUES plaindre de l'effet de cette Loy ; <ar les Ephefiens furent de bonnes gens, qui ne s'apperçûrent pas que défen- dre de prononcer un Nom , c'étoit rimmortalifer. Mais leur Loy mê- me, furquoy étoit-elle fondée ?J'a- vois une envie demefurée de faire parler de moyjôc je brûlay leur Tem- ple. Ne de voient-ils pas fe tenir bien- heureux 5 que mon ambition ne leur coûtât pas davantage ? On ne les en pouvoit quitter à meilleur marché» Un autre auroit peut-être ruine toute leur Ville , ôc tout leur Etat.

^ D E M E T R I U S.

Ondiroit, à vous entendre, que vous étiez en droit de ne rien épar- gner, pour faire parler de vous , 3c que Ton doit compter pour des grâ- ces, tous les maux que vous n'avez pas faits.

HEROSTRATE.

Il eft facUe de vous prouver le droit

que


DES MORTS. 7 quej'avois de brûler le Temple d*E-* phsle. Pourquoy ravoit-on bâti avec tant d'art ôc tant de magnificence ? Le deflein de T Architede n'ecoit-il de faire vivre fon nom ?

DEMETRIUS.

Apparemment.

HEROSTUATE.

Hé bien , ce fut pour faire vivre auffi mon nom que je brûlay et Temple.

DEMETRIUS.

Le beau raifonnement! Vouseft- îl permis de ruiner pour vôtre gloire ks Ouvrages d'un autre ?

HEROSTRATE.

Oui. La vanité qui avoit élevé ce . Temple par les mains à\m autre , l'a pu ruiner par les miennes. Elle a un droit légitime fur tous les Ouvrages des Hommes , elle les a faits , & elk A 4 les


8 DIALOGUES les peut détruire. Les plus grands Etats même n'ont pas îujet de fe plaindre qu'elle lesrenverle, quand elle y trouve fon compte; ils ne pour- roicnt pas prouver une origine indé- pendante de la vanité. Un^^Roy^qui pour honorer les Funérailles d'un Cheval, feroit rafer la Ville de Ba- cephalie, luy feroit-ilune injuftice? Jenelecroy pas, caronne fongea à bâtir cette Ville , que pour affurer la mémoire de Bucephale; êc par confe- quent elle eft affedée à Thonneur des Chevaux.

DEMETRIUS,

Selon vous , rien ne feroit en fûre^ . té. Je ne fçay fi les Hommes même y feroient.

H E R O S T R A T E.

La vanité fe joue de leurs vies ainfi que de tout le refte. Un Pere laifle le plus d'Enfans qu'il peut^ afin de perpétuer fon nom. Un Conqué- rant,


DES MORTS. 5>

rant , afin de perpétuer le fien, exter- mine le plus d'Hommes qu'iUuy eft poffible.

D E M E T R I U S.

Je ne m'étonne pas que vous em-^ ployiez toutes ibrtes de raifons pouc Ibûtenir le parti des Deftrudeurs; mais enfin fi c'eft un moyen d'établit: fa gloire , que d'abattre les Monu- mens de la gloire d'autruy , du moins il n'y a pas de moyen moins nobl^ que celuy-là.

H E R O S T R A T E.

Je ne fçay s^'il eft moins noble que les autres ; mais jefçay bien qu'il eft neceffaire qu'il le trouve des gens qui le prennent.

DEMETRIUS. • Neceflaire !

H E R O S T R A T e:

Aflurément. La Terre refîemble A 5 à


îo DIALOGQES

à de grandes Tablettes, où cliacuîl veut écrire Ion nom. Quand ces Ta- blettes font pleinesjil faut bien eflàc^r les noms qui y font déjà écrits, pour y en mettre de nouveaux. Que feroit- ce, fi tous les Monumens des Anciens fubfiftoientPLesModernes n^'auroient pas où placer les leurs. Pouviez-vous efperer que vos trois cens foixante Statues fuiïent iong-temps fur pied ? Ne voyiez-vous pas bien que vôtre gloire tenoit trop de place ?

D E M E T RI U S.

Ce fut une plaifante vengeance que celle que Demctrius-Poliorcete exerça fur mes Statues. Puis qu'el- les étoient une fois ékvées dans tou- te la Ville d'Athènes , ne valoit-il pas autant les y laiffer ?

HEROSTRATE.

Oui ; mais avant qu'elles fuffent élevées , ne valoit-il pas autant ne les point élever ? Ce font les Partions

qui


DES MORTS. tt

qui font , & qui défont tout. Si la rai- fon dominoit fur la Terre, il ne s'y pafferoit rien. On dit que les Pilotes craignent au dernier point ces Mers pacifiques où Ton ne peut naviger , & qu'ils veulent du vent, au hazard d'a- voir des tempêtes. Les Palïîons font chez les hommes des vents qui font neceffaires , pour mettre tout en mouvemenr^quoy qu'ils caufent fou- vent des orages.

D I A L O G V E IL C A L L I R H E , PAULINE.

PAULINE.

POurmoy, je tiens qu'une Fem- me eft en péril dés qu^elle eft ai- mée avec ardeur. Dequoy un Amant paflîonnénes'avife-t-il pas pour ar- river à fes fins ? J'avois long-temps A 6 reftftè.


1% DIALOGUES refiftéaMundus, qui étoit un jeun© Romain fort bienfait ; mais enfin il remporta la vidoire parun ftratage- me. J'étois fort dévote au Dieu Anu- bis. Un jour une Prêtrefle de ce Dieu me vient dire de fa part qu'il étoit amoureux de moy, & qu'il me demandoitun rendez-vous dans fon Temple. Maîtreile d'Anubis ! Figu- rez-vous quel honneur. Je ne maa- quaypasau rendez- vous, j'y fus re- çue avec beaucoup de marque de ten- drelle; maisàvousdirela vérité, cet Anubis, c'étoit Mundus. Voyez fi )e pouvois m'en défendre.. On dit bien que des Femmes fe font ren- dues à des Dieux déguifez en Fîom- ines , ôc quelquefois en Bétes ; à plus forte raifon devra-t-on fe rendre à des Hommes déguifez en Dieux.

CALLIRHEE.

En vérité, les Hommes font bien ,remplis d'artifice. J'en parle par ex- périence, ëc il ePc m'ell arrivé pref-

que


DES MORTS. ^ 5| que la même avanture quM vous.

Jf'etois une Fille de la Troade ; de fur e point de me marier , j'allay , félon la coûxume du Païs , accompagnée d'un grand nombre de Perfonnes, & fort parée , offrir ma viginité au Fleu- ve Scamandre. Après que je luy eus fait mon compliment, voici Scaman^ dre qui fort d^'entre fes rofeaux , Se qui me prend au mot. Je me crûs fort honorée, Se peut-être n'y eut- il pas jufqu^à mon Fiancé qui ne le crût auf^ fi. Toutle monde fe tint dans un fi- lence refpecèueux ; mes Compagnes cnvioient fecretement ma félicité , dc Scamandre fe retira dans fes rofeaux quand il voulut. Mais combien fus- je étonnée un jour que je rencontray ce Scamandre qui fe promenoit dans une petite Ville de la Troade , de que j'appris que c'étoit un Capitaine Athénien , qui avoit fa Flote fur cet- te Coce-la !

PAU-


14 DIALOGUES

PAULINE.

Quoy ? Vous l'aviez Jonc pris pour le vray Scamandre ?

CALLIRHEE. Sans doute.

PAULINE.

Et etoit-ce la mode en vôtre Païs, que le Fleuve acceptât les offres que les Filles à marier luy venoient faire ?

CALLIRHEE.

Non ; & peut-être s'il eût eu cou- tume de les accepter, on ne les luy eût pas faites. Il fe contentoit des honnêtetez qu'on avoit pour luy , & n'en abufoit pas.

PAULINE. Vous deviez donc bien avoir le Scamandre pour fufped.

CALLIRHEE.

Pourquoy } Une jeune Fille ne

pou-


DES MORTS. tf

pou voit-elle pas croire que toutes les autres n'avoicnt pas eu affez de beau-» té pour plaire au Dieu, ou qu'elles ne luy avoient fait que de fauffes ofltes^ aulqucUes il n'avoit pas daigné ré- pondre ? Les Femmes fe flatent fi ai-* iément. Mais vous , qui ne voulez pas que j^aye été la l>upe du Smacan-* dre , vous Tavez bien été d^^nubis,

PAULIN E.

Non pas tout à fait. Je me doutofe tin peu qu'Anubis pouvoit être \m fimple Mortel.

C A L L I R H E E.

Et vous Tallâtes trouver cela n'efi pas excufable.

PAULINE.

Qiievoukz-vous ? j'entendois di-* rc à tous les Sages, que fi Tonn^ai- doitfoy-mêmeà le tromper, on ne gouteroit gueres de plaifirs.


CAL.


DIALOGUES


C A L L I R H E E.

Bon ; aider à fe tromper ! Ils r^e Tentendoient pas apparemment dans ce fens-là. Ils vouloient dire que les chofes du monde les plus agréables, font dans le fonds fi minces , qu'elles ne toucheroient pas beaucoup, fi Ton y faiioit une reflexion un "jÉ;u ferieu- fe, Lcsplaifirsne font pas fliitspour être examinez à la rigueur, 8c on eft tous les jours réduit à leur paner bicn des chofes, far lefquelles il ne feroît pas à propos de le rendre dffi- cile. C'tttlà ce que vos Sages...

PAULINE.

Ceftaujfli ce que je veux dire. Si îe me fulTe rendue difficile avec A nu- bis, j'eulTe bien trouvé que ce n'étoit pas un Dieu ; mais je luy pafiay fa Di- vinité fans vouloir l'examiner trop cu- rieu^ement.Et où ett r A mant dont on fouffriroit la tendreffe , s'il faloit qu'il efluyât un examen de nôtre raifon ?

CAL-


DES MORTS. ï?


C A L L I R H E EJ

La mienne n étokpasfi rigoufeu-i fe. Il fe pouvoit trouver tel Amantj □libelle eût confenti que j'aimafle ; & enfin il cft plus aile de fe crmre aimée d'un Homme fincere & fidèle que d'un Dieu.

PAULINE.

De bonne foy , c'eft prefque la même chofe. J'euffe été aulTi-tôt per- luadée de la fidélités delà conlha-*^ ce de Mundus, que de fa Divinité.

CALLIRHEE.

Ah ! il n'y a rien de plus outré que ce que vous dites. Si Ton croit que des Dieux ayent aimé 5 du moins on ne peut pas croire que cela foit arrive fouvent ; mais on a vû fouvent des Amansfideles, qui n ont point par- tagé leur cœur , & qui ont facrihe tout à leurs Maîtreffes.


PAU-


18 DIALOGUES


PAULINE. ^

Si vous prenez pour de vrayes marques de fidélité , les foins , les cmpreffemens des facrifices , une pré- fcrence entière , j'avoue qu'il fe trou- vera affe^ d'Amans fidèles ; mais ce n'eftpas ainfi que je compte. J ote du nombre de ces Amans, tous ceux dont la paffion n'a pûêtreaffez lon- ue pour^avoir le loifir de s'éteindre 'elle-même , ou aflez heureufe pour en avoir fnjet. Il ne me refte que ceux qui ont tenu bon contre le temps, & contre les faveurs, & ils font à peu prés en même quantité que les Dieux qui ont aimé des Mor- telles.

C A L L I R H E E.

Encore faut-il qu'il fe trouve de la fidélité, même félon cette idée. Car qu'on aille dire u une Femme , qu'on eft un Dieu , épris de fon mérite, elle n'eu croira rien j qu'on luyjure d'ê- tre


DES MORTS. ï9 trc fidèle , elle le croira. Poiirquoy cette difiêrcncc ? C*eft qu'il y a des exemples de ru«, & qu'il n'y en a pas de Tautre.

P A U L I K

Pour les exemples, je tiens la cho^ fc égaie ; mais ce qui fait qu'on ne donne pas dans Terreur de prendre un Homme pour un Dieu , c'eft que cette erreur-là n'eft pas foûtenuë par le coeur. On ne croit pas qu'un Amant foit une Divinité , parce qu'on ne le fouhaite pas ; mais on fouhaite qu'il foit fidèle , & on croit qu'il reft.

C A L L I R H E E.

Vous vous moquez. Quoy , tou- tes les Femmes prendroient leurs A mans pour des Dieux , fi elles fou-^ haitoient qu'ils le fùflent ?

PAULINE,

Jcn'cn doute pref ^ue pas. Si cette erreuE


DIALOGUES erreur étoit necefTaire pour Tamour, la Nature auroit difpofé nôtre cœur a nous rinfpirer. Le cœur eft la four- ce de toutes les erreurs dont nou5 avons befoin ; ilne nousrefufe rien dans cette matière là.


^ I -A L O G V E I I L

CANDAULE^

G I G E' S.

CANDAULE.

pLusjV penfe, & plus je trou ve J qu'il ij 'étoit point necelTaire que vous me filïicz mourir.

G I G E' S.

Quepouvois-je faire ? Le lende- main que vous m'eûtes fait voir les bcautez cachées de la Reine , elle m'envoya quérir , me dit qu^elle s'é- toit apper^ûë que vous m'aviez fait

entrer


DES MORTS. tt entrer le loir dans fa Chambre , & me fit , fur roffcnfe qu'avoit reçûë fa pudeur , un tres-beau difcours , dont la conclufion étoit, qu'il faloit me re- foudre à mourir , ou à vous tuer , & à répoufer en même temps ; car , à ce qu'elle prétendoit , il étoit de fon honneur , ou que je polfedafle ce que j'avois vu , ou que je ne pulfe jamais me vanter de Tavoir vû. J'entendis bien ce que tout cela vouloit dire. L'outrage n'étoit pas fi grand , que la Reine n'eût bien pu le diffimuler , & fan honneur pouvoit vous laifler vivre , fi elle eût voulu ; mais franche- ment , elle étoit dégoûtée de vous, & elle fut ravie d^avoir un prétexte de gloire pour fe défaire de fon Mari. Vous jugez bien que dans l'alterna- tive qu^^elle me propofoit, je n'avois qu^un parti à prendre.

C A N D A U L E.

Je crains fort que vous n'euflîez pris plus de goût pour cUe, qu'elle

n'avoit


%% DIALOGUES n'avoit de dcgoût pour moy. Ah 1 que ;'eus tort de ne pas prévoir TefFet que fa beauté feroit fur vous , & de vous prendre pour un trop honnête Homme !

G I G E' S.

Reprochez - vous plutôt d^avoir été fi lenfible au plaifir d'être le Mari d\ine Femme bien faite , que vous ne pûtes vous en taire.

CANDAULE.

Je me reprocherois la chofê du monde la plus naturelle. On ne l'çau-^ foit cacher fa joye dans un extrême bonheur.

G I G E' S.

Cela feroit par^lonnable , fi c'^toît nn bonheur d'Amant , mais U vatr^ étoit un bonheur de Mari. On peut -être indifcret pour une Maîtreffe ; mais pour une Femme ! Et que croi- iroit-on 4u Mariage , fi l'on en ;ugeoit

pai;


DES MORTS. 2}

>ar ce que vous fîtes ? On s'imagine* oit qu'ihVy auroit rien de plus de- icieux.

CANDAULE.

Mais ferieufement , penfez-vous ju^on puiffe être content d'un bon- leur , qu'on poffede fans témoins ? !^es plus Braves veulent être regard- iez pour être braves ; & les Gens leureux veulent être auffî regardez jour être parfaitement heureux. Que çay-je même s'ils ne Te refoudroient )as à rêtre moins , pour le paroître Javantage ? Il eft toujours fur qu'on le fait point de montre de fa félicité, fans faire aux autres une efpece d'in- fuite , dont on fe fent fatisfait,

G I G E* S.

Il feroit fort aifé, fçlon vous , de fe ïrenger de cette infulte. Il nefaudroit que fermer les yeux , & rcfufer aux Gens ces regards , ou fi vous voir- iez , ces fentwens de jaloufie qui

font


^4 DIALOGUES font partie de leur bonheur.

CANDAULE.

J^en conviens. J'entendois Tau-» tre jour conter à un Mort qui avoit € té Roy de Perfe , qu'on le menoit Captif, & chargé de chaînes, dans la Ville Capitale d'un grand Empi- re. L'Empereur viâorieux , envi- Tonné de toute fa Cour, étoit afTîs fur un Trône magnifique , Ôc fort élevé ; tout le Peuple rempliffbit une grande Place, qu'on avoit ornée avec beaucoup de foin. Jamais Spedacle ne fut plus pompeux. QiiandceRoy parut après une longue marche de Prifonniers & de Dépouilles, il s'ar- rêta vis à vis deTEmpereur, & s'écria d'un air gay , Sottife , / 7ttife , ^ tou^ tes fhofes y fottife. Il diiojcque ces feuls mots avoicnt gâté à l'Empe- reur tout fon triomphe ; & je le conçôyfi bien , que je croy que je n'eufle pas voulu triompher à ce prix-là du plus cruel , & du plus

redou-j


DES MORTS. 2J redoutable de mes Ennemis,

G I G E' S. Vous n'euffiez donc plus aimé la Reine , fi je ne l'euflc pas trouvée belle, fi en la voyant, jemefufle écrié , Sottife , / ittife,

C A N D A U L E.

J'avoue que ma vanité de Mari en eût été blclTée. Jugez lur ce pied-là combien Pamour d'une Femme ai- mable doit flater fenfiblemp^t , & combien la dilcretion doit être une vertu difficile.

G I G E' S.

Ecoutez, tout Mort que je fi^iis , je ne veux dire cela à un autre Mort qu'aToreille ; il n'y a pas tant de va- nité à tirer de Tamour d'une MaîtreC- fe. La Nature a fi bien établi le com- merce de Tamour , qu'elle n'a pas laiffé beaucoup de chofes à faire au mérite. Il n'y a point de cœur , à qui

2. Part. ' B ello


^6 DIALOGUES

elle n'ait deftiné quelqu'autre coeur;

elle n'a pas pris foin d'affortir toû- jours enfemble toutes les Perfonnes dignes d'eftime ; cela eft fort mêlé , & Texperience ne fait que trop voir que le choix d'une Femme aimable ne prouve rien , ou prefque rien en fa- veur de celuy fur qui il tombe, lime femble que ces raifons-là devroient faire des Amans difcrets.

CANDAULE.

Je TOUS déclare que les Femmes ne voudroient point d'une difcretion de cette efpece, qui ne feroit fondée que fur ce qu'on ne fe feroit pas un grand honneur de leur amour.

G I G E' S.

Ne fuffit-il pas de s'en faire un plaifir extrême ? La tendreffe profite- ra de ce que j^ôteray à la vanité.

CANDAULE.


Non, Elles u'accepteïoient pas ce parti. ' GI-


DES MORTS, 27

G I G E' S.

Mais fongez que Thonneur gâte tout en amour, dés qu'il y entre. D'a- bord c'-eft rhonneur des Femmes, qui eft contraire aux intérêts des Amans ; & puis du débris de cet hon- neur-là , les Amans s'encompofent un autre, qui eft fort contraire aux intérêts des Femmes. Voilà ce que c'eft que d'avoir mis Thonneur d'une partie dont il ne devoit point être*



D I A L O G V E I HELENE ,FULVIE„


HELENE.

IL faut que je fçache d^ vous. Fui- vie , une choie qu' Augufte m'a di- te depuis peu. Eft-il vray que vous conçûtes pour luy quelque inclina- tion , mais que comme il n'y répondit


a8 DIALOGUES

pas , vous excitâtes vôtre Mari Marc-i

Antoine à luy faire la guerre ?

F U I. y I E.

Rien n'eft plus vray , ma cherc Hélène ; car parmi nous autres Mor- tes , cet aveu ne tire pas à confequen- ce. Marc- Antoine étoit fou de la Comédienne Citheride , & j'eufle bien voulu me venger de luy , en me faifant aimer d'Augufte ; mais Augufte étoit difficile en Maîtrefles. Il ne me trouva ni aiïez jeune , ni af- fez belle ; & quoy que je luy fiffc en- tendre qu'il s'embarquoit dans la guerre civile, faute dVoir quelques loinspour moy, il me fut impoffible d'en tirer aucune complaifance. Je vous diray même , fi vous voulez, des Vers qu'il fit fur ce fujet, & qui ne font pas trop à mon honneur. Les voici.

Farce cju' Antoine ejl charmé de Gla- phire ,

C'ciiaiafi qu'il appelle Githeride.

Fulvie


DES MORTS. 29

Fulvie à [es beaux yeux me veut

ajj ujettir, .Antoine efl infidèle. Hé bien donc }'

efl'Ceàdire Que des fautes d'Antoine on mefe-^

va pâtir }

Qui} moy} que je ferve Fuhie> Sujfi t-il qu'elle en ait envie ? Ace compte on ver r oit fe retirer vers moy \ A4ille Epoufesmal fdtisfaites. Aime-moy j me dit- elle , ou combat--

tons. Ai ai s quoy ? EUe efl bien laide ! Allons ^ fonnex^ y Trompettes^

•H E L E N E.

Nous avons donc caufé vous & moy, les deux plus grandes guerres quiayent peut-être jamais été ; vous, celle d'Antoine éc d'Augufte moy , celle de Troye,

FULVIE.

Mais il y a cette différence , que B 3 vous


50 DIALOGUES vous avez caufé la guerre de Troye par vôtre beauté ; & raoyjCelle d' Au- gufte & d'Antoine , par ma laideur.

HELENE

En recompenfe , vous avez un au- tre avantage fur n)oy;c'eft que vôtre guerre eft beaucoup plus plaifante que la mienne. Mon Mari fe venge de Taffront qu'on luy a fait enm'ai- mant, cequieftaflTez naturel ; & le vôtre vous venge de Taffront qu^'on vous a fait en ne vous aimant pas , ce qui n'eft pas trop ordinaire aux Maris»

F U L V I E.

Oiii ; mais Antoine ne fçavoit p^ iqu'ilfaifoit la guerre pour moy , & Menelas içavoit bien que c'étoit pour vous qu'il la faifoit. C eft là un point qu'ion ne luy fçauroit pardonner; car aulieuque MenelasTuividc toute la Grèce, afîîegea Troye pendant dix ans , pour vous retirer d'entre les bras de Paris , n'eft-il pas vray que fi Paris


DES MORTS. 3î eût voulu abfolument vous rendre, Mcnelaseût dû Ibûtenir dans Sparte un Siège de dix ans , pour ne vous pas recevoir ? De bonne foy, je trouve qu'ils avoient tous perdu refprit, tant Grecs que Troyens. Les uns étoient fous , de vous redemander ; & les au- tres rétoient encore plus , de vous re- tenir. D'où vient que tant d'honnê- tes Gens fe facrifioient aux plaifirs d'un jeune Homme qui ne fçavoit ce qu'ilfaifoit? Jene pouvois m'empê^ cher de rire , en iifant cet endroit d'HomerCjOÙ après neuf ans de guer-* re, & un combat dans lequel on vient tout fraîchement de perdre beau-* coup de monde , il s'affemble un Confeil devant le Palais de Priam. Là y Antenor eft d'avis que Ton vous rende , & il n'y avoit pas , çe me fem** ble , à balancer ; on de voit feulement fe repentir de s'être avifé un peu tard de cet expédient. Cependant Paris témoigne que la propofition luy dé-* plaît ; & Priam qui , à ce que dit Ho^ B 4 mercj


^2 DIALOGUES mere, ellégal aux Dieux en fageffe, embaralTéde voirfon Confeil qui fe partage fur une affaire fi difficile , & ne Içachant quel parti prendre , or- donne que tout le monde aille fouper.

HELENE.

Du moins , la guerre de Troye avoit cela de bon , qu'on en décou- vroit aifément tout le ridicule ; mais la guerre civile d'Augufte & d'An- toine , ne paroiflbit pas ce qu^'elle étoit. Lors qu'on voyoit tant d'Ai- gles Romaines en campagne , on n'a- voit garde de s'imaginer que ce qui les animoit fi cruellement les unes contre les autres , c^'étoit le refus qu^'Augufte vous avoit fait de fes bonnes grâces.

F U L V I E.

Ainfi vont les chofes parmi les Hommes. On y voit de grands mou- vemens,mais les reflbrts en font d'or- dinaire aflez ridicules. Il eft impor- tant,.


DES MORTS. 3f tant 5 pour rhonneiir des évenemens les plus Gonfiderables , que les caufes en loient cachées.

D I A L O G V E K P A R M E N I S Q^U E,

THEOCRITE DE C H I O.

THEOCRITE.

TOut de bon, vousnepouvîe:^ plus rire après que vous eûtes defcendu dans 1 Antre de Tropho- nius?

r A K M E N I S Q^U E.

Non. J^étois d^'un ferieux extra- ordinaire.

THEOCRITE.

Si i'euffe fçû que FAntre de Tro- phonius avoit cette vertu^j'eufle bien B î dû


34 DIALOGUES ou y faire un petit voyage. Je n'ajr gue trop ri pendant ma vie , 8c même elle eût été plus longue fi j'e«ffe moins ri. Une mauvailé raillerie m'a amené dans le Lieu où nous fommes. LeRoy x\ntigonus étoit borgne. Je Tavois cruellement oflenfé ; cepen- dant il avoit promis de n'en avoir au- cun rcffentiment , pourvu que j'al- laffe me prefenter devant luy. On m'y conduifoitprefque par force, & mes Amis me difoient pour m'en- courager ; ^Uez, , ne craignez, rien , 'Votre vie efi en fureté y dés que vom mrez^ paru aux yeux du Roy, Ah \ leur répondis- je , y? je ne fuu obtenir ma grâce fans faroître a fes yeux , je fuis perdu. Antigonus qui étoit; dif- polé à me pardonner un crime, ne me put pardonner cette plaifanterie, & il m'en coûta la ttte pour avoir raillé hors de propos.

P A R M E N I S CLU E.

Je ne fçay fi je n'eufle point voulu avoir


DES MORTS. avoir vôtre talent de badiner, même à ce prix-là.

THEOCRITE.

Et moy 5 combien voudroîs-Jc prefentement avoir acheté vôtre ricux !

P A R M E N I S QJJ E.

Ah ! vous n'y fongez pas. Je pen^ fay mourir du ferieux que vous fou- haitez fi fort. Rien ne me divertif- foit plus ; je faifois des efforts pout rire , & je n'en pouvois venir à bout. Je ne jouïflbis plus de tout ce qu'il y a de ridicule dans le monde , ce ri- dicule étoit devenu trifte pour moy.. Enfin defefperé d'être fi fage , j'allay â Delphes , & je priay inftamment le Dieu de m^enfeigner un moyen de rire. Il n\e renvoya en termes ambi- gus , au pd^voir Maternel. Je crûs que par le^uvoir Maternel , il en- tefndoît ma Patrie. J'y retourne, mais ma Patrie ne pût vaincre mon fe- B 6 rieux»


l6 DIALOGUES rieux. Je commençois à prendre mott party, comme dans une maladie in- curable 5 lors que je fis par hazard un voyageàDélos. La, jecontem- play avec (iirprife la magnificence des Temples d'Apollon , & la beauté de fes Statues. Il étoit par tout en marbre , ou en or , ôcdc la main des meilleurs Ouvriers de la Grèce; mais quand je vins à uneLatonede bois 5 qui ëtoit tres-mal faite , & qui avoit tout Tair d'une Vieille , je m'é- clatay de rire y par la comparaiion des Statues du Fils à celle de la Mere. Je ne puis vous exprimer affez combien je fijs étonné^ content', charmé d'a- voir ri. J'entendis alors le vray fens de rOracle. Je ne prefcntay point d'oflrandcs à tous ces A poUons d'or, ou de marbre. La Latone de bois eut tous mes dons , Se tous mes vœux. Je luy fis je ne fçay combien de facrih- tes. Je Tenfumay toute d'encens ; & fi j'euflTe été en état de foûte- nir cette dépenfe , j'eqffc élevé un Y Tem-


DES MORTS. 3f Temple , A Latone qui fait rire.

T H E O C R I T E

Il me femble qu'Apollon pouvoit vous rendre la faculté de rire, fans que ce fut aux dépens de laMere. Il ne fe fut montré à vous que trop d^objets qui étoient propres à faire le même efFet que Latone.

P A R M E N I S QJL; E.

Quand on eft de mauvaife hu-^ meur , on trouve que les hommes ne valent pas la peine qu'ion en rie i ils font faits pour être ridicules, & ils le font , cela n'elt pas étonnant ; mais uneDeefTe qui femet à Tétre, Feft bien davantage. D'ailleurs, Apollon vouloir apparemment me faire voie que mon lerieus étoit un mal qui ne pouvoit être guéri par tous les remè- des humains,& que j'étois rcduit dans un état où j'avois befoin dufecours même des Dieux.


THEO-


58 DIALOGUES

THEOCRITE.

Cette joye & cette gayeté que vous enviez, eft encore un bien plus grand mal. Tout un Peuple en a autrefois été atteint , & en a extrê- mement fouffert.

P A R M E N I S QJJ E.

Quoy ? Il s'eft trouvé tout un Peu- ple trop difpofé à la gayeté , & à la joye ?

THEOCRITE. Oiii, c'étoient les Tirinthiens.

P A R M E N I S QJJ E- Les heureufes Gens!

THEOCRITE.

Point du tout. Comme ils ne pou- voient plus prendre leur ierieux fur rien , tout alloit en defordre parmi eux. S'ils s'aflembloient fur la place, tous leurs entretiens rouloient fur

des


DES MORTS. ^9

àes folies , au lieu de rouler fur les Aftaires publiques ; s'ils recevoieiit des Ambafladeurs , ils les tournoient en ridicules ; s'ils tenoient le Confeil de Ville, les avis des plu;> graves Se*- nateurs n'étoient que des bouffonnC'- lies ; enfin une parole , ou une actioa raifonnable , eût été un prodige chez les Tirinthiens. Ils fe lentirent in- commodez de cet efprit de plaifante^- ric , du moins autant que vous Taviez été de vôtre trifteffe, Se ils allèrent confulter TOrade de Delphes , auffi bien que vous, mais pour une fin bien diflçrente , c'eft à dire pour luy de- mander les moyens de recouvrer unt peu de ferieux. L'Oracle répondit,^ que s'ils pouvoient facrifier un Taiî^ reau à Neptune fans rire ,il feroit de-^ formais en leur pouvoir d'être plus fages.Un facrifice n'eft pas une aâion fiplaifante d'elle-même ; cependant pour la faire ferieufement , ils y ap- portèrent bien des préparatifs. Ils xefolurent de n'y recevoir point dç

jeu-^


40 DIALOGUES

jeunes Gens , mais feulement des Vieillards, & non pas encore toutes fortes de Vieillards, mais feulement ceux qui avoient ou des maladies , ou beaucoup de dettes , ou des Femmes bien incommodes. Quand toutes ces Perfonnes choifies furent fur le bord de la Mer , pour immoler la Viétime, il fut befoin , malgré les Femmes , les dettes, les maladies, ^Fage, quils compofalTent leur air, bailTalTent les yeux à terre, & fe mordiffent les lè- vres ; mais par malheur il fe trouva là un Enfant, qui s'y étoit coulé. On ■voulut le chalfer félon Fordre, & il cria; Quoy ? craigncTirVom que je na^ 'vale votre Taureau ? Cette fottife déconcerta toutes ces gravitez con- trefaites. On éclata de rire , le facri- fice fut troublé , & la raifon ne revint point aux Tirinthiens. Ils eurent grand tort , après que le Taureau leur eut manqué, de nepasfongerà cet Antre de Trophonius, qui avoit la vertu de rendre les Gens fi ferieux,

&


DES MORTS. 4î

& qui fit un êfFet fi remarquable fuï vous.

P A R M E N I s OU E.

A la vérité, je dcfcendis dans TAn^ tre deTrophonius ; mais T Antre de TrophonÎLis , qui m'attrifta fi fort ^ n'cft pas ce qu on penfe.

T H E O C I T E.

Etqu'eft-GC donc.>

p A R M E N I S a.u e:

CefontlesReffexfeîïs. Jenavoîs fait, & je n'en riois plus. SiTOracle eût ordonné aux Tirinthiens d'ea faire , ils étoient guéris de leur enjoâ-" ment.

THEOCRITE.

J'avoue que je ne fçay pas trop ce que c'eft que les Reflexions , mais je ne puis concevoir pourquoy elles fe- roient chagrines. Ne fçaiiroit - on, avoir des yûës laines , qui ne foient en

même


42; DIALOGUES

même temps triftes ? N'y a-t-ilque Terreur qui foit gaye ; & la raifon Jî'eft-elle faite que pour nous tuer ?

P A R M E N I S CLU E.

Apparemment l'intention de h Nature n'a pas été que Tonpenfât, car elle vend les penfées bien cher. Vous voulez faire des Réflexions^ nous dit-elle ; prenez-y garde , je m'en vengeray par la triftelfe qu elles vouscauferont.

THEOCRITE.

Mais vous ne me dites point pour-, quoy la Nature ne veut pas que ïoa penje.

r A R M E N I S Q^U E.

Elle a mis les Hommes au monde pour y vivre ; de vivre, c'eft ne fçavoir ce que Ion fait la plupart du temps. Quand nous découvrons le peu d'im- portance de ce qui nous occupe , & de ce qui nous touche , nous arra- chons


DES MORTS. 45

chonsàlaNature fon fecret;on de- vient fage , & on cefle d'être Hom- me ; on penfe, & on n^'agit plus; voilà ce que la Nature ne trouve pas boa^

THEOCRITE.

Mais la Raifon qui vous fait penfer mieux que les autres , ne laiffe pas de vous condamner à agir comme eux.

P A R M E N I S CLU E.

Vous dites vray. Il y aune raifoit qui nous met au deflus de tout par les penfées ; il y en a une autre qui nous ramené en fuite à tout par les actions ; mais à ce compte-là même , ne vaut- il pas prefque autant n'avoir point penfé?



44 DIALOGUES



I> I A L O G V E V L BRUTUS , FAUSTINE.


B R U T U s.

Ç\ Uoy? Se peut-il que vous ayez y4«^pnspîai(îràfaire mille infide- litez à FEnipereur Marc-Aure!e , à un Mari qui avoit toutes les complai- fanccs imaginables pour vous , & qui «toit fans cor tredit le meilleur Hom- me de tout TEmpire Romain?

F A U s T I N E. Et fe peut- il que vous ayez affaflî- né Jules Cefar, qui étoit un Empe- reur fi doux & fi modéré ?

BRUTUS.

Je voulois épouventer tous les Ulurpateurs, par l'exemple de Ce- lar , que Ta douceur & la modera- - ' tion


DES MORTS. 45 tion n'avoient pu mettre en fureté.

F A U S T I N E.

Et fi je vous difois que je vouloîs effrayer tellement tous les Maris, que perfonne n'ofât fonger à Têtre , après l'exemple de Marc-Aurele, dont la bonté avoit été fi mal payée ?

B R U T U S.

C'étoît un beau delTein ! II faut qu'il foit des Maris, car qui gouver- neroit les Femmes ? Mais Rome n'a- voit point befoin d'être gouvernée par Ccfar.

F A U S T I NE.

Qui vous Ta dit ? Rome commen-^ çoit à avoir des fantaifies auffi déré- glées, &des humeurs auffi étranges que celles qu'on attribue à la plûpart des Femmes; elle ne pouvoitplus fe paffer de Maître , mais elle ne fe plai- ïoit pourtant pas à en avoir un. Les ][^mmes font juftement de même na-


45 DIALOGUES îure. On doit convenir auiîî que les Hommes font trop jaloux de leur domination. Ils Texercent dans le mariage, c'eft déjà un grand article, mais ils voudroient Texercer même €n amour. Quand ils demandent qu'une Maîtreiîë leur foit fidèle ; fi^ dele , veut dire loumife. L'empiré devroitêtre également partagé entre TAmant & la MaîtrelTe ; cependant il paffe toujours de Tun ou de Tautre côté , & prefque toujours du côté de l'Amant.

B R O T U S.

Vous voilà étrangement révoltée contre tous Ibs Hommes.

F A U S T I N E.

Je fuis Romaine , & j'ay des fcn-* timcns Romains fur la liberté.

B R U T U S.

Je vous affure qu'à ce compte-là tout rUnivers cft plein de Romai- nes;


DES MORTS. 47

nés ; mais avouez que les Romains, tels que moy , font un peu plus rares.

F A U S T I N E.

Tant mieux , qu^'ils foient fi rares, f e ne croy pas qu'un honnête Hom- me voulût faire ce que vous avez fait^ ic afliiffincr fon Bienfaicleur.

B R U T U S.

^ Je ne croy pas non plus qu'il y eut ^'honnêtes Femmes qui vouluffent miter vôtre conduite. Pour la micn*^ le , vous ne fçauriez difconvenic lu'elle n'ait été affez ferme. Il a falii lu courage pour n'être pas touché )ar l'amitié que Cefar avoit pour noy.

F A U S T I N E.

Croyez-vous donc que j'aye eu noins befoin d'avoir du courage, )our tenir bon contre la douceur , & a patience de Marc-Aurcle ? II re-

ardoit avec indifFçi
ence toutes les

infi-*^


48 DIALOGUES infidelitez que je luy faifois ; il ne me vouloit pas taire l'honneur d'être ja- loux ; il m'ôtoit abfolum(*4n le plaifir de le pouvoir tromper. J'en étois foiivent dans un tel deielpoir , que je fufle volontiers devenue Fcmn:ie de t)ien. Cependant je me prefervay tou- jours de cette foiblefle ; & après ma mort même, Marc-Aurele ne m'a- t-il pas fait l'outrage de me bâtir des Temples , de me donner des Prêtres, d'inftituer à mon honneur des Fêtes Fauftiniennes ? Ah ! cela n'eft pas par- donnable. M'avoir fait une Apo- theofe magnifique pour m'infulter! M'avoir érigée en Deeflè par mépris!

B R U T U S.

Javouë que je ne connois plus les Femmes. Voilà les plaintes les plus bizarres que j'aye jamais entendues.

F A U S T I N E,

TSl'euffiez - vous pas mieux aîmé itre obligé de conjurej; contre Silla

que


DES MORTS. 49 que contre Cefar ? Silla eût excité vôtre indignation & vôtre haine par fon extrême cruauté. J'euffe bien mieux aimé aulïi avoir à tromper un Homme jaloux; ce même Cefar, par exemple ^ de qui nous parlons. Il avoit une vanité infupportable; il vouloit avoir TEmpire de la Ter- re tout entier , & fa Femme toute entière ; & parce qu'il vit que Clo- dius partageoit Tune avec luy , & Pompée Tautre , il ne pût IbufFrir ni Pompée, ni Clodius. Quej'eulïe été heureufeavec Ceiar !

E K U T U S.

Mais vous vouliez tantôt extermi- ner tous les Maris, & à prefent vous préférez les pljs mauvais.

F A U S T I N E.

Je voudrois qu'il ncn fût point^ afin que Ton fût toûjours libre ; mais s^il faut qu'il en foit , je préfère les plus mauvais , afin que Ton re-

2. Parc. G prea-


5a DIALOGUES

|)renne fa liberté avec plus de plai-

B R U T U S.

Je croy que pour les Femmes qui vous reffembknt , le meilleur eft qu'il foit des Maris. Le fenti- ment de la liberté eft plus vif, plus il y entre de malignité.


DIALOGUES

D E

^ORTS ANCIENS,

AVEC

ES MODERN ES.


l , ' i : ! . : . I : î i • 2

^S'. o t, ,

CY^ . <^à jy») iyï» i^"*. . sya. ^sy* • *\

DIALOGUE I.

SENEQUE , MAROT.

SENE QJJ E. O u s me comblez cîe joye , en m'apprenant que les Stoïciens fubfiftent encore , & que dans ces derniers temps vous avez fait pro- fcffiondc cette Sefle.

M A R O T.

Jay été fans vanité Stoïcien plus ^ue vous-même , ni que Chrifippe, ai que Zenon notre Fondateur. V^ous pouviez tous pîiilofopher à rôtre aife ; vous , en particulier , vous ne manquiez pas de bien. Pour les mtres, du moins on ne les envoyoic C j poin^



H DIALOGUE point en exil , & on ne les mettor point en priion; mais moy, j'ay eu ; îbûtenir&la pauvreté, 6c l'exil, & Temprilonnement ^ & )'ay fait voii que toutes ces incomnioditez s'nrrê- toient au corps , & ne pouvoient ar- river jufqu'à Tame du Sage. Le cha- grin a toujours eu la honte de ne pou- voir entrer chez moy par tous leî chemins qu'il s'étoit faits.

S E N E Q U E.

Ah ! je fuis ravi de vous entendre parler. A vôtre langage feul, je vous reconnoîtrois pour un grand Stoï- cien. Et n^'etiez-vous pas Tadmira^- tion de vôtre Siècle }

M A R O T.

J^avouë que je l'etois. Je ne me contentois pas d'endurer mes maux avec beaucoup de conftance , je leur înfultois par des railleries que j^'en faifois. La fermeté eût fait aflez d'honneur à un autre, mais j^'allois jufqu'à la gayeté. S E-


DES MORTS.


S E,N E QJJ £•

O fageflfe Stoïcienne, tu n'es donc pas une Chimère comme on fe le perfuade ! Tu te trouves parmi liommes , & voici un Sage que tii n'avois pas rendu moins heureux que Jupiter même. Venez que je vous prefente à Zenon , & à nos autres Stoïciens 5 je veux qu'ils voyent le fruit des admirables leçons qu'ils Ont données au monde.

M A R O T.

Vous m'obligerez beaucoup, éc me faire connoîtré à des Morts fi luftres,

S E N E Q U E.

Comment vous nommeray- jje k eux?

M A R O T. Clément Marot.


C 4 S E-*


5^ DIALOGUES

SENE QJJ E.

Marot ? Je connoy ce nom-là, N'ay-je poiat ouï parler de vous à plufieurs Princes modernes qui font ici? ^

M A R O T. Cela fe peut.

SENE Q^U E. N'avez-vous pas fait , pour les ré- jouïr , beaucoup de petits Poëmes qui ont été trouvez agréables?

MAROT.

Oui.

SENE CLU E. Mais vous n'étiez donc pas un Philofophe ?

MAROT. Pourquoynon?

SENE Q^U E.

Ce n'eft pas l'occupation d^un Stoïcien, que de faire dçs Ouvrages

de


DES MORTS. l^y de plaifanterie , & de fonger à faire rire.

M A R O T.

Oh ! jevoy bien que vous n'avez Ças compris les perfedions de la plai- lanterie. Toute fagefle y eft renfer- mée. On peut titer du ridicule de tout ; j'en tirerois de vos Ouvrages gesmême, lîjevoulois, &fortaifë- ment ; mais tout ne produit pas du fe- rieux, & je vous défie de tourner ja- mais mes Ouvrages de forte qu'ils en produifent. Cela ne veut-il pas dire que le ridicule domine par tout , & que les chofes du monde ne font pas faites pour être traitées ferieufement? 'apprens ici qu'on a mis en Vers urlefques la divinfe Enéide de vôtre Virgile. J'en fais ravi, on ne fçaurôit mieux faire voir que le magnifique & le ridicule font fi voifins qu'ils fe touchent. Tout reflemble à ces Ouvrages^de Perfpedive , où des Figures difperfée's ça & là / vous


î8 DIALOGUES forment , par exemple, unCefar, fi vous les regardez d'un certain point ; changez ce point de vue , ces mêmes Figures vous forment un Gueux.

SENE au E.

Je vous plains de ce qu'on n'a pas compris que vos Vers badins fuflent faits pour mener les Gens à des refle- xions fi profondes. On vous eût ref- pedé plus qu'on n'a fait, fi l'on eût fçû combien vous étiez grand Philo- fophe ; mais il n'étoit pas facile de le deviner par les Pièces qu'on dit que vous avez données au Public.

M A R O T. Si j'avois fait de gros Volumes pour prouver que la prifon , le man- que de fortune , l'exil , ne doivent donner aucune atteinte à la gayeté du Sage , n'euflent-ils pas été dignes d'un Stoïcien ?

SENE CLU E. Il n'y a pas de difficulté»

MA-


DES MORTS. y>

M A R O T.

Et j'ay fait je ne fçay combieii d^Ouvrages qui prouvent que mal-* gré Texil , la prifon , le manque de fortune, j'avois cette gayeté , cela ne vaut-il pas mieux ? Vos Traitez de Morale ne font que des fpeculations fur la Sageffe ; mais mes Vers en etoient une pratique continuelle dans les differens états ôù;e mç trou;^ vois.

SENE CLU E.

Je fuis certain que vôtre préten-^ due fageffe n'étoit pas un effet de vô- tre raifon , mais de vôtre tempera*^^ ment.

M A R O T.

Etc'eftlàla meilleure efpece de fegcffe qui foit au monde.

S E N E CLU

Bùù. Ce font de plaifafts Sages C 6 ^ue


<o DIALOGUES

que ceux qui le font par tempéra- ment. S'ils ne font pas fous, doit-on leur en tenir compte ? Le bonheur d'être vertueux peut quelquefois ve- nir de la Nature ; mais le mérite de rêtre ne peut jamais venir que de la raifon.

M A R o T.

On ne fait communément gueres de cas de ce que vous appeliez un mé- rite^ car fi un Homme a quelque ver- tu , & qu'on puilTe démêler qu'elle ne luy loit pas naturelle , on ne la compte prelque pour rien. Il femble pourtant que parce qu'elle eft acquife a force de foins , elle en devroit être plus eltimée ; il n'importe , c^'eft un pur eflet de la raifon, on. ne s'y fie pas.

SENE Q^U E.

On doit encore moins fe fier àTî- négalité du tempérament de vos Sa- ges. Ils le font félon qu'ail plaît à leur fang, U f4udioit f^javoii: comment le

de-


DES MORTS. €i dedans de leur corps eft difpofé, pour fçavoir jufqu'où ira leur vertu. Ahl ne vaut-il pas incomparablement mieux ne fe laifTer conduire qu'à la raifon , & fe rendre Ci indépendant delà Nature, qu'on foit en état d€ n'en craindre plus de furprifes

M A R O T.

Ce feroit le meilleur , fi cela étoît poffible ; mais par malheur, la Na*^ ture garde toujours fes droits, elle a fes premiers mouvemens qu'on ne luy peut jamais ôter ; fouvent ils vont bien loin avant que la raifon en foit avertie ; & quand elle s'ert mife enfin en devoir d'agir , elle trouve déjà bien du defordre. Encore c'eft une grande queftioa, que de fçavoir fi eK le le reparera. En vérité, je nem^é- tonne pas fi Ton voit tant de Gen$ qui méprifent la raifon.

SENE QJJ E.

U n'appartient pourtant qu'à elle

d« 


Si DIALOGUES

de gouverner les Hommes , & de rc^ gler tout dans l'Univers*

M A R o T.

Elle n'eft gueres en état de faire raloir fon autorité. J'ay oiii dire que quelque cent ans après vôtre mort^. un Philofophe Platonicien demanda. àrEmpereur qui regnoit alors , une petite Ville de Calabre toute ruinée,, pour la rebâtir, la policer félon les Loix de la Republique de Platon , TappellerPlatonopolis ; maisTEm- pereur la refufa tout net au Philofo-. phc, & nefefia pas aflez à la raifon du divin Platon , pour luy donner le Gouvernement de cette petite Ville. Jugez par là combien la raifon eft décriée. Si elle étoit eftimable le moin^ du mondejce feroit aux Hom-* mes à Teftimer ; cependant les Hom^ mes même ne Teftiment pas.


DES MORTS.


D I A L O G V E I T.

A RTE MI SE, RAIMOND LULLE.

A R T E M I s E.

CEla m'eft tout à fait nouveau^ Vous dites qu'il y a un fecret pour changer tous les Métaux en or^ & que ce fecret s'appelle la Pierre Philofophale, ou le Grand Oeuvre?

R. L U L L E. Oui,& je Tay cherché long-temp^.

A R T E M I SE. L'ayez-vous trouvé ?

R. L U L L E.

Non ; mais tout le monde Ta cr% & onle croit encore. La vérité t% que ce fecret-làn'eft qu'une Ghime-


^4 DIALOGUES

A R T E M I s E. Pourquoy donc le cherchiez- vous?

L. L U L L E. Je ii^cn ay été defabufé qu'ici bas.

A R T E M I s E.

C'cft , ce me femble , avoir at- tendmin peu tard.

R. L U L L E.

Je voy bien que vous avez envie de me railler. Nous nous relTemblons pourtant pkis que vous ne croyez,

A R T E M I S E.

Moy } je vous refTcmbleroisPMoy, qui fus un modèle de fidélité conjii^ gale , qui bus les cendres de mon Ma- ri, qui luyélevay un luperbe Monu- ment, comment pourrois-jereflcm- blcr à un Homme qui a pafTé la vie à chercher le fecret de changer les Mé- taux en or?

R.


• DES MORTS. tfj

R. L U L L E.

Oiii, oiii. Je fçay bien ce que je dis ; après toutes les belles chofes dont vous venez de vous vanter, la tête vous tourna , Se vous devîntes folle d'un jeune Homme qui ne vous aimoit pas. Vous luy facrifiâtes ce Bâtiment magni-fique , dont vous euffiez pu tirer tant de gloire ; Se les cendres de Maufole que vous aviez avalées , ne furent pas uns bonne recepte contre une nouvelle paffion.

A R T E M I S E.

Je ne vous croyois pas fi bien în- ftruic de mes affaires. Cet endroit de nia vie étoit aflez inconnu , & je ne m'imaginois pas qu'il y eût bien des Gens qui le fçûffent •

R. L U L L E.

Vous avoûrez donc que nos de-- ftinéesont du rapport ^ en ce qu'on

nous


DIALOGUES

nous fait à tous deux un honneur que nous ne méritons pas ; à vous.de croi- îe que vous avez été toujours fidèle îîiux Mancs de vôtre Mari; & à moy, de croire que j'étois venu à bout du Orand Oeuvre.

A R T E. M I s E.

Je l'avoûray tres-volontiers. Lè Public eft fait pour être la Dupe de certaines chofes ; il faut profiter des- dilporicionsoLiileft.

R. L U L JL E.

Mais n'y auroit-il plus rien qui nous fût commun à tous deux l

A R T E M I S E.

Jufqu'àprerentje me trouve fort bien de vous reflembicr. Dites.

R. L U L L E.

N'ayons -nous point tous deujr cherché une chofe qui ne fe peut trou ver ; vous,, le fecret d'être fidèle


DES MORTS- (Î7

a vôtre Mari ; 3c moy, celuy de chan- ger tous les Métaux en or ? Je croy (ju'il eneft de la fidélité conjugale comme du grand Oeuvre.

A R T E M I S E.

11 y a des Gens fi mal prévenus- des Femmes , qu'ils diront peut-être que le Grand Oeuvre n'eft pas affez impoffible , pour entrer dans cette: comparaifon.

R. L U L L E.

Oh 1 je vous le garantis auffiim^ poffible qu'il fautu

, A R T E M î S E.

Mais d'où vient qu'ion le cherchep •& que vous-même qui paroiffez avoir été Homme de bon fens > vous avez, <ionné dans cette iottife ?

R. L U L L E,

Ileft vray qu'on ne peut trouvei? la Pierre Philofophale , mais il eft à

propos


DIALOGUES

propos^u'on la cherche. On trouve en la cherchant , de f^rt beaux fecreis qu'on ne cherchoit point.

A R T E M I s E. II vaudrait mieux chercher ces fe- crets, qu'on peut trouver, ûns fbn- ger a ce qu'on ne trouvera jamais.

L U L L E.

Toutes les Sciences ont leur Chi- mère , après quoy elles courent, fans la pouvoir attraper ; mais elles attra- ,pent en chemin d'autres connoif- Ws fort folides. Si la Chimie a la Pierre Philofophale , la Géomé- trie a fa Quadrature du Cercle, VA- «ronomie fes Longitudes , les Mé- caniques leur Mouvement perpé- tuel ,• il eft impoffible de trouver tout cela, mais fort utile de le cher- cher. Je vous parle une Langue que vous n'entendez peut-être pas bien, mais vous entendrez bien du moins que la Morale a auffi fa Chimère;

c'eft


DES MORTS. 6^ c'eft le des-intereflement , ramitié parfaite. On n'y parviendra jamais, mais il eft bon qu'on y prétende. Du moins en y prétendant, on parvient à beaucoup d'autres vertus.

A R T E M I S E.

Encore une fois , je feroîs d'a- vis qu'on laiffât là toutes les Chi- mères , & qu'on ne s'attachât qu'à la recherche de ce qui eft réel.

R- L U L L E.

Le croîriez-vous ? Il faut qu'en toutes chofes les Hommes fe pro- pofentun point de perfedipn au de là même de leur portée. Us ne fe mettroient jamais en chemin , s'ils croyoient n'arriver qu'où ik arrive- ront efFedivcment^ils ont befoind'en- vifager un terme imaginaire qui les anime. Qui m'eût dit que la Chimie n'eût pas dû m'apprendre à faire de l'or , je Teufle négligée. Qui vous eût


70 DIALOGUES dit que rexirême fidélité dont vous vous piquiez à régard de vôtre Mari, n'étoit point naturelle, vous n'euf- fiez pas prisi U peine d'honorer la mé- moire de Maufole , par un Tombeau magnifique. On perdroit courage, fi on n^étoit pas ioûtenu par des idées fauiTes.

A R T E M I 5 E.

Il n'eft donc pas inutile que le^ Hommes foient trompez ?

R. L U L L E.

Comment, inutile ? Si par mâl- heur la vérité fe montroit , tout feroit perdu ; mais il paroît bien qu'elle fçait de quelle importance il eft, qu'elle k tienne toûjours cachée.



DES MORTS.



J> I A L O G V E I I L APICIUS, GALILEE. A P I C I U s.



H ! que je fuis fâché dç n'être pas né dans vôtre Siècle 1


GALILEE.

II me fembie que de riiumeut îont vous étiez , vous ne choifites >as mal le Siècle où vous vécûtes. Vo\\% ne vouliez que manger deln

ieufement, & vous vous trouvâtes

m monde , & dans Rome , juftement [ors que Rome étoit Maîtrefle paifi^ ile de rUnivers , qu'on y voyoit ar-»

iver de tous cotez les Ôifeaux, &

[es Poiflbns les plus rares, & qu'en- Sn toute la Terre fembloit n'avoii: kéfubjuguée par les Romains, que ^ourcontâbuei: 4 i«ur bonne chère.

API-


ji DIALOGUES


A P I C I U s.

Mais mon Siècle étoit ignorant ; & s'il y eût eu un Homme comme TOUS, j'euffe été le chercher aubôut du monde. Les voyages ne mecoû- toientrien. Sçavez-vous celuy que je fis pour une certaine forte de Poif- fon 5 dont je mangeois à Minturnc dans la Campanie ? On me dit que ce Poiffon-là étoit bien plus gros en Afrique ; aullî-tôt j'équipe un Vaif- fean y Se fais voile en Afrique. La na- vigation fut difficile &c dangereufe. Quand nous approchâmes des Côtes d'Afrique , voici je ne fçay combien de Barques de Pêcheurs, qui vien- nent au de van t de moy, car ils étoient déjà avertis de mon voyage , & m'ap- portent de ces Poiflbnsqui en étoient le iujet. Je ne les trouvay pas plus gros que ceux de Minturne ; 8c dans le même moment , fans être touché de la curiofité de voir un Païs que je n'ayois jamais vu , fans avoir égard

aux


DES MORTS. 73

aux prières de l'Equipage qui vouloit fe rafraîchir à terre, j^ordonnay aux Pilotes que Ton retournât en Italie. Vous pouvez croire que j'euflfe bien plus volontiers efluyé cette fatigue-là pour vous.

GALILEE.

Je ne puis deviner que! eût été vô- tre deflein. J'écois un pauvre Sçavantj, accoutumé à une vie frugale , toû-^ jours attaché aux Etoiles , & fort peu habile en Ragoûts.

A P I C î U S.

Mais vous avez inventé les Lu- nettes de longue vue ; après vous , oîî a fait pour les oreilles, ce que vous aviez fait p€njr4^s yeux , & j^'entens dire qu'on a inventé des Trompettes qui redoublent & grolTiffent la voix. Enfin vous avez perfedionné , & vous avez appris aux autres à perfe- âionner leslens. Je vous euiTesprié dç travailler pour le fens du goùr ^


74 DIALOGUES

& d'imaginer quelque Inftrument

qui augmentât le plaifir de manger.

GALILEE.

Fort bien ; comme fi le goût n'a- voit pas naturellement toute fa per- fedion.

A P I C I U S.

Pourquoy Ta-t-il plutôt que la vue?

GALILEE.

Lavûëeft auffi tres-parfaite. Les Hommes ont de fort bons yeux.

A P I C I U S.

Et qui font donc les mauvais yeux, auiquels vos Lunettes peuvent fervir.^

GALILEE.

Ce font les yeux des Philofophes. Ces Gens- là , à qui il importe de fça- voir fi le Soleil a des taches , fi les Pla- iiettçs tournent fur leur centre , fi Iç

chc-


DES MORTS. 7î chemin de lait eft compofé de petites Etoiles, n'ont pas les yeux alTez bons pour découvrir ces objets auffi claire- ment , & auffi diftindement qu'il faudroit ; mais les autres Hommes , à qui tout cela eft indiffèrent, ont la vue admirable. Si vous ne voulez que jouïrdeschofes, rien ne vous man- que pour en jouïr ; mais tout vous manque pour les connoître. Les Hommes n'ont befoin de rien , Se les Pnilofophes ont beloin de tout.L'Art n'a point de nouveaux Inftrumens à donner aux uns, 8z jamais il n'en don-* nera aflèz aux autres.

A P I C I U S-

.. Je confens que TArt ne donne pas au commun des Hommes de nou- veaux Inftrumens pour mieux man- ger ; mais je voudrois qu'il en donnât aux Philolbphesj comme il leur don- ne des Lunettes pour mieux voir, & alors je les tiendrois^ bien payez des ibins que la Philolbphie leur coûte;

D 2 car


DIALOGUES car enfin , à quoy fert-elle , fi elle ne fait des découvertes , Se quVt-oii affaire de découvertes, fi elles ne font fur le chapitre des plaifirs ?

GALILEE.

Cette matiere-làeftépuifée il y a long-temps.

A P I C I U S.

Mais la raifon fait quelquefois des acquifitions nouvelles , pourquoy les fens n en feront-ils pas auflî ? Il fe- roitbien plus important qu'ils en fif- fent.

GALILEE.

Ils en vâudroient beaucoup moins. Ils font fi parfaits, qu'ils ont trouvé d'abord tous les plaifirs qui les pou- voientflater. Si la raifon trouve de nouvelles connoilTances, il faut Ten plaindre ^ c'eft qu'elle étoit naturel- lement tres-imparfaitç.


API-


DES MORTS.


A P I C I U s.

Et les Rois de Perfe , qui propo- foient de grandes recompenfes à ceux qui inventeroient de nouveaux plai-; firs , étoient-ils Fous ?

GALILEE.

Oui. Je fuis aflliré qu'ils ne fe font pas ruinez à ces fortes de recom- penfes. Inventer de nouveaux plai- firs! Il eût falu auparavant faire naître dans les Hommes de nouveaux be-* foins.

A P I C I U S.

Quoy? chaque plaifir feroit fondé fur un beloin ? J'aimerois autant abandonner Tun pour Tautre. La Nature ne nous auroit donc rien donné de bonne grâce ?

GALILEE.

Ce n^'eft pas ma faute. Mais vous» qui condamnez mon avis , vous D 3 avez


78 DIALOGUES avez plus d'interefl qu'un autre , qu'il foitvray. S'il fe trouvoit des plaifirs nouveaux , vous confolericz-vous ja- Biais de n^'avoir pas été refervé pour vivre dans les derniers tempSjOÙ vous cuflîez profité des découvertes de tous les Sieles? Pour les connoiffan- ces nouvelles , je fçay que vous ne les envierez pas à ceux qui les auront ?

A r I C I U S.

J'entre dans vôtre fentiment, il fa- vorife mes inclinations plus que je ne croyois. Je voy que ce n'eftpns un grand avantage que les connoiflan- ccs, puis qu'elles font abandonnées a ceux qui veulent s^'en iaifir , & que la Nature n^'a pas pris la peine d'éga- ler fur cela les Hommes de tous les Siècles ; mais les plaifirs font de plus grand prix , il y auroit eu trop d'inju- ftice à fouflrir qu'un Siècle en pût avoir plus qu'un autre , & le partage CB a été egaL


DES MORTS^ 79



I A L O G V E I K PLATON, MARGUERITE D'ECOSSE.

M. D' E C O S S E.

VEnez à mon fecours, divin Pla^ ton , venez prendre mon parti, je vous en conjure.

PLATON.

Dcquoy s'agit-i!?

M. D' E C O S S E.

Il s'agit d'un baifer que je donnay

à un {çavant Homme fort laid^vec affez d'ardeur* J'aybeau dire encore à prefent pour ma j unification , ce (Jue je dis alors , que j'avois voulu bail'er cette bouche d'où étoient for- ties tant de belles paroles ; il y a là je D 4 M

'^ç^lainChartier.


?o DIALOGUES ne fçay combien d'Ombres qui fe moquent de moy , & qui me foûrien- nent que de telles faveurs ne font que pour les bouches qui font belles, & non pour celles qui parlent bien, & que la (cience ne doit point être payée en même monnoye que Ta- mour. Venez apprendre à ces Om- bres , que ce qui eft véritablement digne de caufer des paffions , les yeux Be le découvrent pas, & qu'on peut être charmé du Beau, même au tra- vers de Tenveloppe d'un Corps t^es^ dont il fera revêtu.

PLATON.

Pourquoy voulez-vous que j'aille débiter ces chofes-là ? Elles ne font pas vrayes.

M. E C o S S E.

Vous les avez déjà débitées mille & mille fois.


PLA'


DES MORTS.


8x


PLATON.

Oiii, mais c'étoit pendant ma vie. J'étois Philofophe, & je voulois par- ler d'amour ; il n'eût pas été de la bien-féance de mon caradere , que j'cneuffe parlé comme les Auteurs des Fables Milefiennes ; je cou- vroiscesmatieres-là d'un galimatias philofophique ^ comme d'un nuage qui empêchoit que les yeux de tout le monde ne les reconnurent pour ce qu'elles étoient.

M, D' E C O S S E

Jenecroy pas que vous fongies^ ce que vous me dites. 11 faut bien que vous ayez parlé d'un autre amour que de l'amour ordinaire, quand vous avez décrit fi pompeu- fement ces voyages que les Ames ailées font dans des Chariots fur la dernière voûte des Cieux , où elles D j con-

'^Romans de ce tem^s4à-.


82 DIALOGUES contemplent le Beau dans fon eflen- ce , leurs cluites malheureufes d\m lieu fi élevé jufques fur la terre, par la faute d'un de leurs Chevaux qui eft tres-mal-aifé à mener , le froiffement de leurs ailes , leur fcjour dans les corps, ce qui leur arrive à la rencon- tre d'un beau vifage , qu'elles recon- noiflcnt pour une copie de ce Beau qu'elles ont vu dans le Ciel , leurs ai- les qui fe réchaulRnt , qui recom- mencent à poufler, &dont elles tâ- chent à fefcrvir pour s'envoler vers ce qu'elles aiment , enfui cette crain- te , cette horreur, cette épouvente, dont elles font frappées à la vue de la Beauté qu'elles fçavent qui eft divi- ne, cette fainte fureur quilestranf- porte , Se cette envie qu'elles fentent de faire desfacrifices à l'Objet de leur amour , comme on en fait aux Dieux.

PLATON.

Je vous aiïure que tout cela bien entendu , & fidèlement traduit, veut

feule-


DES MORTS. 8?

feulement dire que les belles Per- fonnes font propres à infpirer bien des tranlports.

M. E C O S S E.

Mais félon vous on ne s^arrête point à la beauté corporelle, qui ne fait que rappcUer le fouvenir d'une beauté infiniment plus charmante., Seroic-il poffible que tous ces mou- vemens fi vifs que vous avez dépeints, ne fuffent caufez que par de grands yeux 5 une petite bouche , Se un teint frais ? Ah ! donnez-leur pour objet la beauté de T Ame , fi vous voulez les juftifier , & vous juftifier vous-même de les avoir dépeints.

PLATON.

Voulez-vous que je vousdife la vérité? La beauté de TEfprit donne de Tadmiration ; celle de TA me don-, ne de Teftime ; 6c celle du Corps , de Tamour. L^eftime & l'admiration font affez tranquilles , il n'y a que Ta- mour qui ioicimpeuîeux.

^ D 6 M,


DIALOGUES


M. E C O S S E.

Vous êtes devenu libertin depuis vôtre mort ; car non feulement pen- dant vôtre vie, vous pariiez un autre langage furTamour; mais vous met- tiez en pratique les idées fublimes que vous en aviez conçûës. N^'avez- vous pas été amoureux d^Arqueanaflè de Colophon , lors qu'elle étoit vieil- le? Ne fîtes- vous pas ces Vers pour elle?

V aimable Arcpie an a(fe n mérité ma foy.

Elle a des rides ^ mais jevoy VneTroupe d'Amours fe jouer dans fes rides.

Vom qui fûtes la voir , avant que fes afpas

FuJJentdu cours des ans remuées pc^ tits vu ides y Ah ! que nefoujjrîteS'Vouspa^ ?

AiTurément cette Troupe d'A- mours


DES MORTS. 8f moursquife joiioient dans les rides d'Arqueanaffe , c'étoient les agré- mens de fon elprit que Tâge avoit perfedionné. Vous plaigniez ceux qui l'a voient vue jeune , parce que fa beauté avoit fait des impreffions trop fenfibles fur eux , & vous aimiez en elle le mérite qui ne pouvoit être dé- truit par les années.

PLATON,

Je vous fuis trop obligé , de ce que vous voulez bien interpréter fi favo- rablement une petite Satyre que je fis contre Arqueanafle , qui croyoit me donner de Tamour , à l'âge qu'el- le avoit. Mes partions n^'étoient point fimetaphifiquesque vous penfez, & je puis vous le prouver, par d'autres Vers que j^iy faits. Si j^étois encore vivant , je ferois la vainc cérémonie que je fais faire à mon Socrate lors qy'il va parler d'amour ; je me couvrirois le vifage , & vous ne m'entendriez qu'au travers d'ua


U DIALOGUES voile ; mais ici , ces façons-là ne font pas neceffaires. Voici mes Vers.

Lors qu'Jgathis par un haifer de fiame

Confent kmepajer des maux que 'fay

. fentps , Sur mes lèvres foudam je [en s venit

mon ame , Qui veut pafer fur celtes d'Agathis.

M. D' E C O S S E. Eft-ce Platon que j'entens ?

PLATON. Luy-même.

M. D' E C O S S E.

Qtioy , Platon avec fes épaules quarrées , fa figure ferieufe , & toute la Philofophie qu^il avoit dans la tête, Platon a connu cette efpece de bai- fers ?

PLA-


DES MORTS, 87


PLATON.

Oiii.

M. D' E C O S S E.

Mais fongez-vous bien que le bai- fer que je donnay à mon Sçavant , fut toutàfaitphilofophique , & que ee- luy que vous donnâtes à vôtre Maî^- treffe, ne le fut point du tout, que je fis vôtre perfonnage, & que vous fîtes le mien?

PLATON.

J'en tombe d'accord ; les Philo- fopheslbnt galans, tandis que ceux qui leroient nez pour être galans^ s'amufent à être Philofophes. Nous laiffons courir après les chimères de la Philofophie les Gens qui ne les connoiflfent pas , & nous nous rabat- tons fur ce qu il y a de réel.

M. D* E C O S S E.

Je voy que je m'^ctois tres-mal adrefifôé


88 DIALOGUES adrelTée à FA niant d^Agathis, pour ladefcnfede mon baifcr. Si eu de lamour pour ce Sçavant fi laid, je trouverois encore bien moins mon compte avec vous. Cependant Tef-. prit peut faire des palTîons par luy- mcmQ, 8c bien en prend aux Fem- nies Elles fe (auvent de ce côté-]L Il elles ne font pas belles.

1" L A T O N. Je ne fçay fi refprit fait des paU lions j je Içay feulement qu^il met le corps en état d'en faire fans le fecours de la beauté,& luy donne Tagrément qui luy manquoit. Et ce qui en eft une preuve , c^eft qu'il faut que le corps foit de la partie , & fourniflc toujours quelque chofc du fien , c'cft adiré, tout au moins de la jeunefle; car s'il ne s'aide point du tout, Teiprit luy eftabfolument inutile.

M. D' E C O S S E.

Toujours de la matière dans Ta- mour! pla-


DES MORTS.


85


P L A T O K.

Telle eft fa nature. Donnez-luy, fi vous voulez , Tefprk feul pour ob- jet , vous n'y gagnerez rien ; vousal- lez être toute étonnée qu'il va ren- trer dans la matière. Vous n'aimiez que i'efprit de vôtre Sçavant ; mais pourquoy donc le baifâtes - vous > C'eft que le corps eft deftiné à re- cueillir le profit des paffionsj que l'ef- prit même auroit infpirées.

B I A L O G V E K

S T R A T O N, RAPHAËL D^URBIN. s T R A T O N.

JE ne m'.attendois pas que le con-* leil que je donnay à mon Efclave, dût produire des effets fi heureux. Il me valut là-haut la vie , & la Royau-


DIALOGUES Royauté tout enl'emble; de ici i] m'at- tire Tadmiration de tous les Sages.

R. U R B I N.

Et queleftceconfeil?

S T R A T O N.

J^étoisde Tyr. Tous les Efdaves de cette Ville fe révoltèrent, & égor- gèrent leurs Maîtres; mais unElcla- veque j'avois, eut aiïez d'humanité pour épargner mon fang, & pour me dérober à la fureur de tous les autres» lis convinrent de choinr pour Roy, celuy d'entr'eux qui à un certain jour, appercevroit le premier le lever du Soleil. Ils s'aflemblerent dans une campagne. Toute cette multitude avoit les yeux attachez fur la Partie Orientale du Ciel , d'où le Soleil de- voit fortir ; mon Efclave feul , que j'avois inftruit de ce qu'il avoit àfairç, regardoit vers TOccident. Vous ne doutez pas que les autres ne le trai- talTent de fou. Cependant en leur^

tour-


DES MORTS. 91 tournant le dos , il vit les premiers rayons du Soleil qui paroiffoient fur le haut d'une Tour fort élevée , & fes Compagnons en étoient encore chercher vers rOricnt, le corps mê- me du Soleil. On admira la fubtilicé d'cfprit qu'il avoit eue ; mais il avoua qu'il me la dcvoit , & que je vivois encore, ôc auffi-tôt je ftis élû Roy^ comme un Homme divin.

R. D' U R B I N.

Je voy bien que le confeil que vou^ donnâtes à vôtre Efclave , vous fut fort utile, mais je ne voy pas ce qui! avoit d'admirable.

S T K A T O N,

Ah 1 tous les Philofophes qui font ici, vous répondront pour moy, que j'appris à mon Efclave , ce que tous les Sages doivent pratiquer ;que pour troaver la vérité , il faut tourner le dos à la multitude , de que les opi- nions communes font toûjourslare-


>2 DIALOGUES

gle des opinions faines, pourvu qu'oi les prenne à contre-fens.

R. D- U R B I N.

Ces Philofophes-]à, parlent bici en Philofophes. C'eft leur métier d. médire des opinions communes , & des Préjugez ; cependant il n'y a rier m déplus commode , ni déplus utile

S T R A T O N. A la manière dont tous en parlez, on devine bien que vous ne vous êtes pas mal trouvé de les luivre.

R- D' U R B I N.

Je vous alTure que fi je me déclare pour les Préjugez , c'eft fansintereftj car au contraire , ils me donnèrent dans le monde un alTez grand ridicu- le. On travailloit à Rome dans des Ruines, pour en retirer des Statues, & comme j'étoisbon Sculpteur, & bon Peintre, on m'avoitchoifi pour

uger fi elles ctoient antiques. Mi-

chel-


DES MORTS. 9j

liel-Ange , qui étoit mon Conçu»*

rent, fit fecrcttement une Statue de Bacchus parfaitement belle. Il luy rompit un doigt après Tavoir faite , & l'enfouît dans un lieu , où il fçavoit

\u'on de voit creufer. Dés qu'on

l'eut trouvée , je la déclare antique. Michel-Ange foûtint que c'étoit une Figure moderne. Je me fondoisprin-

ipalement fur la beauté de la Statue,

qui dans les principes de l'Art , meri- toit de venir d'une main Grecque ; & à force d'être contredit , je pouffay le Bacchus juiqu'au temps de Policlete, DU de Phidi-as. A la fin Michel-Ange montra le doigt rompu , ce qui étoit Lin FAiionnement fans réplique. On fe moqua de ma préoccupation ; mais fans cette préoccupation qu^eulïay-je Fait ? J'etois Juge , & cette qualité-là veut qu'on décide.

S T R A T O N.

Vous euflîez décidé félon la rai- fon.


94 DIALOGUES


R. U R B I N.

Et la raifon décide-t-elle > J îi'euffe jamais {<^ù. en la confultant , 1 la Statue éioit antique,ou non ; j'euil feulement fçû qu'elle etoit tres-belle mais le Préjugé vient au fecours, qu me dit qu'une belle Statué doitêtn antique ; voilà une décirion,& je juge

S T R A T O N.

Il fe pourroit bien faire que larar fbn ne tourniroit pas des principes in* conteftables , fur des matières auflî peu importantes que ceHe-là ; maiî fur tout ce qui regarde la conduite des Hommes , elle a des décifions tres-lûres ; le maiheuir eft qu'on ne la confulte pas.

R. D' U R B I N.

Confultons-laTur quelque point, pour voir ce qu'elle établira. De- mandons luy s'il faut qu'on pleure, ou qu'on rie , à la mort de fes Amis &

de


DES MORTS. 9y

de fes Parens. D'un côté , vous dira- t-elle , ils font perdus pour vous ; pleurez. D'un autre côté , ils font délivrez des miferes de la vie ; riez. Voilà des réponfes de la raifon ; mais la coutume de nôtre Païs nous déter- mine. Nous pleurons , fi elle nous l'ordonne , & nous pleurons fi bien, que nous ne concevons pas qu'on puiflerirefurcefujet-là, ou nous en rions , & nous en rions fi bien , que nous ne concevons pas qu'on puiffe en pleurer.

S T R A T O N.

La raifon n^'eft pas toû^urs fi irre- foluë. Elle lailTe à faire au Préjugé ce qui ne mérite pas qu'elle le fafle elle-même ; mais fur combien de chofes tres-confiderables , a-t-elle des idées nettes,d'où elle tire des con- fequences qui ne le font pas moins ?

R. U R B I N.

|e fuis fort trompé fi elles ne font

en


^6 DIALOGUES en petit nombre , ces idées nettes.

S T R A T O N.

I! n^'importe. On ne doit ajouter ^u'à elles une foy entière.

R. D' U R B I N.

Cela ne fe peut.

S T R A T O N.

Il me femble que vous décidez trop abiolument. Pourquoy cela ne fepouiToit-il?

R. D' U R B I N.

Parce que la raifon nous propofe un trop petit nombre de maximes certaines, & que nôtre efpritcftfait pour en croire davantage. Ainfi le lurplus de fon inclination à croire , va au profit des Préjugez.

S T R A T O N:

Et ne peut-on pas fufpendre fon jugement.^ La raifon s'^arrête, quand


DES MORTS. 97 elle ne fçait quel chemin prendre.

R. U R B I N.

Vous dites vray. La raifon n'a point d'autre fecret pour ne point s^'é- garer , que de ne pas faire un feul pas. Dés que le chemin fe fepareea deux, elle demeure tout court; mais cette fituation eft un état violent pour Teiprit humain, il eft en mou- vement, il faut qu'il aille. Tout le monde ne fçait pas douter, on a be- foinde lumières pour y parvenir, & de force pour s'en tenir-là. D'ail- leurs le doute eft fans adion , 3c il faut de l'adion parmi les Hommes.

S T R A T O N.

Auffi doit- on conferver les Pré- jugez de la coutume , pouragircom- me un autre Homme ; mais on doit fe défaire des Préjugez de l'efprit, pour penfer en Homme fage.


2* Part.


E K.


^8


DIALOGUES


R. U R B I N,

Il vaut mieux les confemr tous. Vous ignorez apparemment les deux Réponles de ce Vieillard Samnite , à qui ceux de fa Nation envoyèrent de- mander ce qu'ils avoient à faire, quand ils eurent enfermé dans le Pas des Fourches Caudines toute TAr- mee des Romains leurs Ennemis mortels, & qu'ils furent en pouvoir d'ordonner iouverainement de leur deftinée. Le Vieillard répondit que Ton paflat au fil de Tépée tous lesRo- mains.Son avis parut trop dur & trop cruel , & les Samnites renvoyèrent vers luypour luy en reprefenter les inconveniens, 11 répondit que Ton donnât la vie à tous les Romains, fans conditions. On ne fuivit ni Tun ni Tautre confeil, & on s'en trouva mal. Il en va de même des Préjugez. Il faut les confer ver tous, ouïes exter- miner tous abfolument. Autrement, ceux donc yousvous êtes défait vous

font


DES MORTS. 9^ font entrer en défiance de toutes les opinions qui vous reftent.Le malheur d'être trompe iur bien des chofes, n'eft pas recompenie par le plaiiir de rêtrcfans lefçavoir ; &vousn'a'/er ni les lumières de la vérité , ni l'agré- ment de l'erreur.

S T R A T O N.

S'il n'y a pas de moy^n d^évîtcr l'alternative que vous prop^iez , on ne doit pas balancer à prendre fori parti. Il faut fe défaire de tous les pré^ jugez.

R. D' U R E I N.

Mais la raifon chaffera de nôtre es- prit toutes fes anciennes opinions , & n'en mettra pas d'autres en ia place. La fâgefle eft une el pece de vuide. Et qui peut le foûtenir? Non, non , avec auflî peu de raiion qu en ont les Hommes, illeurfautautant de Pré- jugez qu'ils ont accoutumé d'en avoir. Les Préjugez font le xupple- £ z ment


loo DIALOGUES ment de la railbn. 7^oi|t ce qui man- que d'un côté, on le trouve de l'autre.



D I A L O G V E V L


LUCRECE, BARBE PLOMBERGE.

B. r L O M B E R G E.

JE vous le répète, puis que vous avez de la peine à me croire. L'Empereur Charles V. eut avec la Princeffe que je vous ay nommée, une Intrigue à laquelle je lervis de prétexte ; mais la chofe alla plus loin. La Princeffe me pria de vouloir bien auffi être la Mere d'un petit Prince qui vint au jour, & j'y confentis pour luy faire plaifir. Vous voilà bien éton- née ! N'avez-vous pas oui dire que quelque mérite que l'on ait , il faut être encore au deflus de ce merite,par le peu d'eftime qu'on en doit faire;

que


DES MORTS. loi

que les Gens d'efprit , par exemple, doivent être en cette manière au def- fus de leur efprit même ? Pour moy, f étois au defliis de ma vertu , j'en avoisplusquejeneme fouciois d'en avoir,

LUCRECE.

Bon. Vous badinez, on nê peut jamais en avoir trop.

B. P L O M B E R G E:

Serieufement , qui voudroît me renvoyer au monde, à condition que jeferoisune Perfonue accomplie 5 je ne croy pas que j'acceptaffe le parti. Je fçay qu'étant fi parfaite , j e donne- rois du chagrin à trop de Gens ; je de- manderois toujours à avoir quelque défaut 5 ou quelque foibleffe , pour la confolationdcceux avec qui j'aurois à vivre.

LUCRECE C'eft à dire qu'en faveur des Fem- mes qui aauoient pas tant de vertu, E 3 vous


joi DIALOGUES vous aviez un peu adouci la vôtre.

B. PLOMBERGE.

J'en avôis adouci les apparences, depeurqu^'elles ne me regardalTent comme leur Accuiatrice auprès du public, fi elles m'euflent crûë beau- coup plus fevere qu'elles.

LUCRECE.

Elles vouateBarberouire,àquivou aviez donneordredem^enlever,pe„W f"rprendredansCayette.6f„'obT geaafortardelaV,]ledansunderor- trême Précipitation ex-

SOLIMAN,

fmr.^'l"'"'™^"" prem-ez-vousla ruite f, ,ous étiez bien-aife qu'on

vous cherchât de ma part? ^

JULIETTE. J'étois ravie cju'on me cherchât, & Pl«^ encore, qu'on ne mepûtattra- KnV. '"^ fl^toit plus que de

Çepî!^"'^%'"f"q»°i^ au bonheur delneureux Soliman, & qu'on me


DES MORTS. iiî

touvoitàdire dans le Serrail, dans m Lieu fi rempli de belles Perfon- les ; mais je n'en voulois pas davanta- -e. Le Serrail n'eft agréable que Jour celles qui y font fouhaitécs, & ion pas pour celles qu'on y enferme,

SOLIMAN.

]e voy bien ce qui vous faifoit peurj

e grand nombre de Rivales ne vous

eût point accommodée. Peut-être suffi craigniez-vous que parmi tant de Femmes aimables , il n'y en eut beaucoup qui ne fiflcnt que fervir d'ornement au Serrail.

JULIETTE. Vous medonnez-là de jolis fen- timens.

SOLIMAN.

Qii'eft-ce que le Serrail avoit donc de fi terrible?


ii<î DIALOGUES

JULIETTE.

J'y eufTe été blefleeau demie point, de !a vanité de vous autres Sul tans qui pour faire montre de vÔtr grandeur y enfermez je ne fra. combien ce belles Perfonnes, don la plupart vous font inutiles, & „( laiflent pas d'être perdues pour lere- Itedek terre. Vous les reduifez i avoir pour vous une fidélité forcée, qui ne vousfertde rien; & Ja fidé- lité , même celle qui pourroit être volontaire , paroit être contre l'or- dre de a Nature. Elle n'a pas vou- lu que le procédé des Femmes fût droit, par la même raifon qu'elle n'a ^^as voulu que le cours des Rivières le

SOLIMAN.

, 5^ pourquoy le cours des Rivières n clt- il pas droit?


JU-


DES MORTS. 117

JULIETTE.

C'eftque s'il Tctoit^ trop peu de aïs en proficer-oient. Jugez par-là uelle iiijuftice vous commettez ans ie Serrail, par la foie vanité de être jamais trahis , foit que vous imiez , ou que vous n'aimiez pas. )e plus, qui pourroit foufFrir Tor- ueil d'un Sultan, dont les déclara- ons d'amour font des ordres indif- enfables, &qui ne foupireque fujc ^ ton d'une autorité abioluë ? Non, î n'étois point propre pour le Sér- ail ; il n'etoit point befoin que vous lefîffiez chercher, je n'eufle jamais ait vôtre bonheur.

SOLIMAN. Comment en étes-vous fi fûre.

JULIETTE.

C-eft que je fçayque vousn'euf- lez pas fait ie mien.


ii8 DIALOGUES


SOLIMAN.

Je n'cntens pas bien la confequer ce. Qu'importe que j'euffe fait vôtr bonheur, ou non?

JULIETTE.

Qiioy ? vous concevez qu'on puif fc être heureux en amour, par un» Perfonne que Ton ne rend pas heu reufe ; qu'il y ait des plaifirs, pou: ainfi dire, foiitaircs, & qui n'ayen pas befoin de fc communiquer , & ^u'on en jouïfTe quand on ne les don- ne pas ? Ah ! ces fentimcns font hor- reur à des cœurs bien-faits.

SOLIMAN.

Je fuis Turc , & il me feroit par- donnable de n'avoir pas toute la deii- cateffe poffible. Cependant il me femble que je n'ay pas tant de tort. Ne venez -vous pas de condamner bien fortement la vanité ?

ju-


DES MORTS. ni


JULIETTE.

Oiii.

SOLIMAN. Et n^eft-cepasun mouvement de ranité , que de vouloir faire le bon- leur des autres? N'eft-ce pas une fier-

é infupportable , de ne confentir que

^ous me rendiez heureux, qu'à con- iition que je vous rendray heureufe luffi ? Uu Sultan eft plus modefte , il ^e^oit du plaifir de beaucoup de Fem- nes tres-aimables , à qui il ne fe pi- jue point d'en donner. Ne riez point de ce raifonnement , il eft plus folide ju il ne vous paroi t Songez-y , étu- diez le coeur humain , Ôc vous trouve- rez que cette delicateflc que vous efti- meztant, neftqu\ine efpece de ré- tribution orgueilleufe ; on ne veut rien devoir.

JULIETTE.

Hé bien donc, je conviens que la vloité eft neceffaire.


tio DIALOGUES

SOLIMAN.

Vous la blâmiez tant tout à Theu" rc?

JULIETTE.

Oui, celle dont je parlois , mais j^approuve fort celle-ci. Avez-vous de la peine à concevoir que les bon- nes qualitcz deTHomme tiennent à d'autres qui font mauvaifes, & qu^il feroit dangereux de le guérir de fes défauts

SOLIMAN.

Maison nefçak àquoys'en tenir. Que faut-il penfer de la vanité ?

JULIETTE.

A un certain point , c'eft vice ; un |)eu en deçà , c'eft vertu.


DES MORTS.


121:'


D I A L O G V E IL

PAR A C E L S E, MOLIERE.

MOLIERE.

'Y eût-il que vôtre nom, )e fe- rois charmé de vous. Paracel- fe ! On croiroitque vous feriez quel- que Grec, ou quelque Latin , & 011 ne s^aviieroit jamais de penfer que Paracelle étoit un Philofophe SuiiTe.

P A R A C E L S E.

J'ay rendu ce nom auffi illuftrc, qu'il eft beau. Mes Ouvrages font d'un grand fecours à tous ceux qui veulent entrer dans les fecrets de la Nature, & fur tout à ceux qui s'hèle- Vent jufqu'à la connoiffance des Gé- nies, & des Habitans Elémentaires.


2, Part. F MO-


122


DIALOGUES


MOLIERE.

Je conçoy aifcment que ce font-Ià les vrayes Sciences. Connoître les Hommes que Ton voit tous les jours, ce n^cft rien , il n'y a perfonne qui ne le pût faire ; mais connoître les Ge- nies que Ton ne voit point , c'eft tou- te autre chofe.

PARACELSE.

Sans doute. J'ay enfeigné fort cxa- dement quelle eft leur nature , quels font leurs emplois, leurs inclinations^ leurs difFerens ordres, quel pouvoir ils ont dans TUnivcrs.

MOLIERE.

Que vous étiez heureux d'avoir toutes ces lumières ! Car à plus forte jraifon vous fçaviez parfaitement tout ce qui regarde THomme, & cepen- dant beaucoup de Perfonnes n'ont pu feulement aller jufques-là.

PA-


DES MORTS. 123

P A R A C E L s E.

Oh ! il n'y a fi petit Philofophe qui n'y foit parvenu.

MOLIERE.

Je le croy. Vous n'aviez donc plus - rien qui vous embaraflât fur la nature de Famé humaine 5 fur fe s fondions, fur fon union avec le corps }

PARACELSE-

Franchementjil ne fe peut pas qu'il ne refte toujours quelques dimcultez fur ces matières ; mais enfin on en fçait autant que la Philofophie ea peut apprendre.

MOLIERE.

Et vous n'en fçaviez pas davantage?;

PARACELSE. Non. N'eft-ce pas bien aiTez? MOLIERE.

Affez ? Ce n'eft rien du tout. Et F 2 vous


124 DIALOGUES

vous fautiez ainfi par deflus les Hom- mes que vous ne connoiffiez pas,pour aller aux Génies?

PARACELSE. Les G enies ont quelque chofe qui pique bien plus la curiofité naturelle.

MOLIERE. Oui ; mais il n'eft pardonnable de fonger à eux , qu'après qu'on n'a plus rien à connoître dans les Hommes, pn diroitqueTclprit humain a tout épuiîe, quand on voitqu'ille forme des objets de fciences, qui n ont peut- être aucune realité, ôc dont il s'em- baralTe àpiaifir ; cependant il eft fur que des objets tres> réels luy donne- roient, s'il vouloit, alTez d'occupa- tion. ^

PARACELSE.

L'efprit néglige naturellement les Sciences trop fimples, 3c court après . c^Uei^quiioat miiterieufes. Il n'y a

que


DES MORTS. Î25 que celles-là fur lefcpelles il puifle exercer toute ion activité.

MOLIERE.

Tant pis pour l'elprit ; ce que vous dites eft tout à fait à fa honte. La vé- rité fe prefente à luy ; mais parce qu'elle eft fimpie , il ne la reconnoît point , ôc il prend des mffteres ridicu- les pour elle , feulement parce que fe font des miflcres. Je fuis periuadé que fi la plupart des Gens voyoient Torde de TUnivers tel qu il eft, corn-* me ils n'y remarqucroient ni vertus des nombres , ni proprietez des Pla- nettes , nifatalitez attachées à de cer^ tains temps, ou à de certaines révo^ Unions , ils ne pourroient pas s'empê- cher de dire fur cet ordre admirable-^ Qhoj n efl- ce que celai

P A R A C E L S E,

Vous traitez de ridicules des mi-* fteres où vous n^avez fçû pe^ietrer , & qui en effet fontrefervez aux grands Hommes. F 3 MO-


ï2<? DIALOGUES

MOLIERE, J'eftime bien plus ceux qui ne comprennent point ces miftercs-là, que ceux qui les comprennent ; mais inalheureulement la Nature n^apas îait tout le monde capable de n'v rien entendre.

P A R A C E L s E.

Mais vous qui décidez avec tant à autorité , quel métier avez-vous «onc fait pendant vôtre vie ?

MOLIERE. Un métier bien différent du vôtre, yous avez étudié les vertus des Gé- nies ; & moy, fay étudié les fottifes des Hommes.

I P A R A C E L S E.

Voilà une belle étude. Ne fçaît- on pas bien que les Hommes font fu-

ets à faire allez de fottifes ?

MO-


DES MORTS- 127

MOLIERE.

On le fçait en gros , & confufe- ment ; mais il en faut venir aux dé- tails , de alors on eft furpris de l'éten- due de cette fcience.

P A R A C E L S E. Et à la fin quel ufage en faifier- Vous ?

MOLIERE.

J'affembiois dans un certain Lietï le plus grand nombre de Gens que je pouvois ; & là , je leur failbis von: qu'ils étoient tous des lots.

PARACELSE. Il faloit de terribles difccurs pour leur perfuader une pareille vérité.

MOLIERE.

Non. Rien n cft plus facile. On leur prouve leurs (ottifes, fans em- ployer de erand tour d'éloquence , ni F 4


DIALOGUES

des raifonnemens bien méditez. Ce qu'ils font eft fi ridicule , qu^il ne faut qu en faire autant devant eux , ôc auf- li-tot vous les voyez qui crèvent de rire.

PARACELSE.

^ Je vous entens , vous étiez Comé- dien. Pour moy je ne conçoy pas le plaifir qu'on prend à la Comédie. On y va rire des mœurs qu'elle reprefcn- te , & que ne rit-on des mceurs mê-^ mes?

MOLIERE.

Pour rire des chofes du monde , il faut en quelque forte en être dehors ; ^ la Comédie vous en tire. Elle vous donne tout en Spedacle, com- me fi vous n'y aviez point de parc.

PARACELSE. Mais on rentre auffi-tôt dans ce tout, dont on s'étoit moqué, &on recommence à en faire partie ?

MO-


DES MORTS. ï2>


MOLIERE.

N'en doutez pas. L'autre jour en me divertiflant, je fis ici une Fable fur ce iujet. Un jeune Oifon voloit , avec la mauvaife grâce qu'ont tous ceux de fon efpece dans cette adion , Se pendant ce vol d'un moment, cjui Té- lé voir à un pie de terre , il iniultoit au refte de la baHe-court. ! malheu- reux Anir^aux^ diibit-il, que je voy au de fous de moj y Cr md ne fcavez f 06 fendre ainfi les airs ! Mais en mê- me temps rOilbn retomba..

P A R A C E L S E.

A quoy donc fervent les réflexions que la Comédie fait faire , puis qu'el- les reflemblent au vol de cet Oifon, & qu'au même inftant on retomba dans les fottifes communes ?

MOLIERE.

C'eft beaucoup que de s'être mo- qué de loy 3 la Nature nous y a donné F 5 une


ijo DIALOGUES

une merveilleufe facilité, pour nous empêcher d'être Ja dupe de nous- mêmes. Combien de fois arrive-t-il que dans le temps qu'une partie de nous fait quelque chofe avec ardeur, & avec cmprelfemcnt^unc autre par- tie^s'en moque ; 6c s'il en étoit befoin même , on trouveroit encore une troifiéme partie quife moqueroitdes deux premières enfemble. Ne fem- ble-t-ilpasquerHomme foitfait de pièces rapportées? *

PARACELSE. Je ne voy pas qu'il y ait matière fur tout cela d'exercer beaucoup fon efprir. Quelques légères reflexions, quelques plaifanteries fouvent mal- fondées , ne méritent pas une grande cftime ; mais quels efforts de médita- tion font neceffaires pour traiter des fujets plus relevez?

MOLIERE.

Vous revenez à vos Génies , &

moy


DES MORTS, ïji

moy je ne connois que mes Sots, Ce- pendant,quoy que je n^aye jamais tra- vaillé que fur ces fujets, fi expofer aux yeux de tout le monde, je puis vous prédire que mes Comédies vi- vront plus que vos fublimes Ouvra- ges. Touteftfujet aux changemens de la mode ; les produdions deTeP prit ne font pas au deflus deladefti- née des Habits. J'ay vû je ne fçay combien de Livres, & de genres d'é- crire, enterrez avec leurs Auteurs, ainfique chez de certains Peuples ori enterre avec les Morts , les choies qui leur ont été les plus précieufes pen- dant leur vie. Je connois parfaite- ment quelles peuvent être les révolu- tions de TEmpire des Lettres, & avec tout cela, je garantis la durée de mes Pièces. J'en fçay bien la raifon. Qui veut peindre pour Timmortalité , doit peindre des Sots.


P 6 DIA^


13^ DIALOGUES



T> I A L O G V E I I L MARIE STUART. DAVID R I C C I O. B. R î C C I O.

NOn, je ne me conlblcray ja- mais de ma mort.

M. S T U A R T.

Il me femble cependant qu'elle /iitaffezbelie pour un Muficien. Il falut que les principaux Seigneurs de la Cour d'Ecofle , & le Roy mon Mari iuy-mêmc, confpirafîint contre toy,& Ton n'a jamais pris plus de me- fures, ni fait plus de façon pour faire mourir aucun Prince.

B. RICCI O.

Une mort fi magnifique n'étoit point faite pour un mïlerable loiieur

de


DES MORTS. 135

de Lut , que la pauvreté avoit envoyé^ d'Italie en Ecoffe. Il eût mieux valu que vous m'euffiez laîfTé pafler dou- cement mes jours dans vôtre Mufi- que, que de m' élever à un rang de Miniftre d'Etat , qui a fans doute abrège ma vie^

M. S T U A R T.

Je n'euffe jamais crû te trouver fi peu ienfible aux grâces que je t'ay faites, Etoit-ce une légère diftin- dion^que de te recevoir tous les jours^ feul à ma table ? Croy-m.oy , Riccio^, une faveur de cette nature , ne faifoit point de tort à ta réputation.

D. R I C C I O. Elle ne me fit point d'autre tort^ finon qu'il falut mourir , poitr Favoir reçûii trop fouvent. Helas ! Je dînois tête à tête avec vous comme à l'ordi- naire , lors que je vis entrer le Roy, accompagné de ce Gentilhomme, qui avoit été çhoifi pour être un de

mes


îH DIALOGUES

mes Meurtriers , parce que c'étoit na- turellement le plus affreux EcofTois qui eût jamais été, & qu'une longue fiévre-quarte dont il relevoit , avoit encore beaucoup aidé à le rendre plus effroyable. Je ne fçay s'il me porta quelques coups ; mais autant qu'il m'en iouvient, je mourus de la feule frayeur qu'il me fit.

M. S T U A R T. J'ay rendu tant d'honneur à ta mémoire , que je t'ay fait mettre dans le Tombeau des Rois d'EcolTe.

B. RICCI O.

Je fuis dans k Tombeau des Rois d'Ecoife.

^I. S T U A R T. Il n'eft rien de plus vray.

D. R I C C I 0> J'ay fi peu fenti le bien que cela n a fait , que vous m'en apprenez

main^


DES MORTS. 13Ç

maintenant la première nouvelle. O mon Lut, faut-il que je t'aye quitté pour m'amufer à gouverner un Royaume !

M. S T U A R T.

Tu te plains ! Songe que ma mort a été mille fois plus malheureufe que la tienne.

D. R I C C I O.

Oh ! vous étiez née dans une con- dition fu jette à de grands revers; mais moy 5 j^'étois ne pour mourir dans mon Lit.La Nature m'avoit mis dans la meilleure fituation du monde; point de Bien , beaucoup d'obfcuritéj un peu de voix leulement , & de gé- nie pour joiier du Lut,

M. S T U A R T.

Ton Lut te tient toujours au cœur «  Hé bien ^ tu as eu un méchant mo- ment; mais combien as-tu eu aupara- vant de journées agréables ? Qu'eut

fes-*


î?^ DIALOGUES

Ics-cu fait , fi tu n'eulTcs jamais été queMuficien ? Tu te ferois bien en- nuyé dans une fortune fi médiocre.

B. R I C C I O

J'euffe cherché mon bonheur dans moy-même.

M. s T U A R T.

Va, tu es fou. Tu t'es gâté depuis ta mort, par des reflexions oifives, ou par le commerce que tu as eu avec les Philofophes qui font ici. C'eft bien aux Hommes à avoir leur bonheur dans eux-mêmes.

B. R I C C I o.

Il ne leur manque que d'en être perfuadez. Un Poète de monPaïs a décrit un Château enchanté , où des Amans & des Amantes fe cherchent , lans ccffe avec beaucoup d'emprelfe- ment & d^inquietude , fe rencontrent a chaque moment,& ne fe reconnoif- lentjamais. 11 y a un charme de la

même


DES MORTS. 137

hiême nature fur le bonheur des Hommes ; il eft dans leurs propres penlees , mais ils n'en fçavent rien ; il feprefente mille fois à eux, & ils k vont chercher bien loin.

M. S T U A R T.

LailTe-là le jargon, & les chimères des Philolophes. Lors que rien ne contribue à nous rendre heureux , fommes-nous dliumeur à prendre k peine de Têtre par nôtre raifon ?

D. R 1 c c r o. Le bonheur meriteroit pourtant bien qu'on prît cette peine-là.

M. S T U A R T.

On la prendroit inutilement , il ne fçauroit s'accorder avec elle ; on cefle d'être heureux fi-tôt que Ton lent TefFort que Ton fait pour l'être. Si quelqu'un fentoit les parties de fon corps travailler pour s'entretenir dans une bonne difpoùtion, croiriez-vous


DIALOGUES Je portât bien ? Moy,je tiendrais qu'il leroit malade. Le bonheur eft com- me la fante , il faut qu'il foit dans les Hommes, lans qu'ils l'y mettent ;& s il y a un bonheur que la railbn pro- duire , il reiTemble à ces fantez qui ne le foutiennent qu'à force de remèdes, & qui font toû;ours tres-foibles , & tres-incertaines.

^ I yl L O G V E IV. LE TROISIEME. FAUX DE ME TRI US, DE S CARTE S. DESCARTES.

JE^ dois connoître les Païs du ^■'ort , prelque auffi bien que vous. J'aypaiïe une bonne par- tie de ma vie a philolopher en Hol- lande , & enfin j'ay été mourir en

Suéde,


DES MORTS. î?9 Suéde , Philofophe encore plus que jamais.

LE FAUX DEMETRIUS.

Je voy par le Plan que vous me fai- tes tie vôtre vie , qu'elle a été bien douce ; elle n a été occupée que par la Philofophie ; il s'en faut bien que je n'aye vécu fi tranquillement.

DES CARTE S.

C'a été vôtre faute» Dequoyvous avifiez-vous de vouloir vous faire Grand Duc de Mofcovie , & de vous fervir dans ce deiTein des moyens dont vous vous fervîtes ? Vous en- treprenez de vous faire pafferpour le Prince Demetrius , à qui le Trône appartient, & vous avez dé)a devant vos yeux l'exemple de deux Faux Demetrius,qui ayant pris ce nom l'un après Tautre, ont été reconnus pour ce qu'ils étoient , & ont péri malheu- reufement. Vous deviez bien vous donner la peine d'imaginer quelque

trom-


14° DIALOGUES tromperie plus nouvelle ; iln'vavoit pas d apparence que celle-là,qûi étoit oe;3ufee, dûtréiiffir.

LE FAUX DEMETRIUs. Entre nous,les Mofcovites ne font pas des Peuples bien raffinez. Ccft eur fohe que de prétendre reflem- Wcr aux anciens Grecs, mais Dieu içache i ur quoy cela eft fondé.

DESCARTES. Encore ne font-ils pas fi fots , que delelaiffer duper par trois faux De- metrius de fuite. Je fuis affuré que fmd vous commençâtes à vous donnerla digmté de Prince, ils di- loient prefque tous, d'un air de dé- dain , ejt-il encore quefUon dt i^otrdes Bemetriw}

LE FAUX DEMETRIUS. Je ne lailTay pourtant pas de me faire un .parti confiderable. Le nom de Demetrius étoit aimé, oncouroit


tou-


DES MORTS. 141

toujours après ce nom. Vous f^avez ce que c^'eft que le Peuple.

DESCARTES.

Et le mauvais fuccés qu'avoîent eu les deux autres Demetrius, ne vous faifoit-il point de peur }

LE FAUX DEMETRIUS.

Il m'encourageoit. Ne devoit-on pas croire qu^il faloit être le vray De- metrius , pour ofer paroître après ce qui étoit arrivé aux deux autres ? C'é- toit encore affez de hardieffe,quelque yray Demetrius qu'on fût.

bESCARTES.

Mais quand vous euflîez été le pre- mier qui euffiez pris ce nom , com- ment aviez vous le front de ie pren- dre, fans être afluré de le pouvoir foû- tenir par des preuves tres-vray-fcm- biâbles ?


LE


i4i DIALOGUES

LE FAUX DEMETRIUS.

Mais vous , qui me faites tant de queftions , & qui êtes fi difficile à con- tenter, comment ofiez-vous vous éri- ger en Chef d'une Phiiofophie nou- velle, où toutes les veritez , incon- nues jufqu'^alors , dévoient être ren- fermées?

DESCARTES,

J 'a vois trouvé beaucoup de chofes aflez apparentes , pour me pouvoir flater qu'elles étoient vrayes, & aflez nouvelles y pour pouvoir faire une Secie à part.

LE FAUX DEMETRIUS.

Et n'étiez-vous point effrayé par l'exemple de tant de PhilofopheSjqui avec des opinions aulTî bien fondées que les vôtres , n'a voient pas laiffe d'être reconnus à la fin pour de mau- vais Philofophes ? On vous en nom- nieroit un nombre prodigieux , &

vous


DES MORTS. 145

vous ne me fçauriez nommer que deux Faux Demetrius , qui avoient été avant moy. Je n'étois que le troi- Géme dans mon elpece , qui eût cn^ trepris de tromper les Mofcovites; mais vous n'^étiez pas le millième dans la vôtre , qui eufliez entrepris d'en faire accroire à tous lesHommes.

DESCARTES.

Vous fçaviez bien que vous n'étiez pas le Prince Demetrius ; mais moy, je n'ay publié que ce que j'ay crû my, & je ne Tay pas cru fans appa- rence. Je ne fuis revenu de la Philo- rophie , que depuis que je fuis ici.

LE FAUX DEMETRIUS.

Il n'importe vôtre bonne foi n^'em-^ pêchoit pas que vous n'euffiez befoin dehardielTe pour affurer hautement que vous aviez enfin découvert la vé- rité. On a déjà été trompé partant d'autres qui Taffuroient auffi , que quand il fe prefent^ de nouveaux

Phi-


144 DIALOGUES Philofophes , je m'étonne que tout le monde ne dife d'une voix ; Quoy^ell- il encore question de FhtioÇ ophes , c?^ de Philofophie?

DESCARTES,

On a quelque raifon d'être tou- jours trompe par les promettes des Philofophes , ii le découvre de temps en temps quelques petites verittzpeu importantes, mais qui amufent ; pour ce qui regarde ie tond de la Philôfo- phie, j'avoue que cela n'avancé gue- res. Je croy auffi que l'on trouve quelquefois la vérité liir des Articles confiderables 5 mais !e malheur eit qu'on ne fçait pas qu'on l'ait trouvée; car la Philofophie(je croy qu'Hun Mort peut dire tout ce qu'il veut) reiTem- ble à un certain Jeu que font les En- fans, où l'un d'entr^eux qui a les yeux: bandez, court après les autres. S'il en attrape quelqu'un , il eit obligé de le nommer, autrement ii faut qu'il lâche la priie , & rçcominence à cou-


DES MORTS; 1451 tir. Il ri-eft pàs que nous autres Phn lofôphes, quoy'qûe nous ayons les) yeux bieh-bandê^ 5 tiousn^attrapions' quelquefois la teùté ; mais quoy ?: Nous ne luy pouvons pas foûténir que x.^eft-elie que nous avons jattra- pée, (&:^de ce moment-là ^ elle nous éckaptv fyi.'i.~-t>"ir :ui3£:>5i D. ^7 » >^jw

- lî n^èft que trop vifible qu'elle îî-eft points faite pour nous. Auffi vous verrez qu"'à la fin on ne longera plus à la trou vèryén "perdra courage , & on fera bi^Hj. _ ^ , „ ^ ,

„D E S Ç A R T E S.

Je VOUS garantis que vôtre prédi- âioîi o'eft.p^Jbôw^e. :Les Hommes ont un courage incroyable- ippurjes cho|esdontiUJoi]t.ujpe fois,eiitêtez. Chacun croit que ce quia été refiifé à tous les autres , Iny eft .tefervév Dans .Tingt-quaîre miîlQ.ans jj. viendra des iy^iofoi^ef ^ q^p^îil^ j^à^^^ de dé- jio^i'Part. ' G truire


1^6 DIALOGUES

t-ruire toutes les erreurs qui auront re^, gné pendant trente milk , il y aur^ des GenstjLîi croiront 3 qu'en cfteton ne fera alors que commencer à ou-^ vrir les yeux.

LE FAUX BEMETUIUS;

Quoy, c'étoit hazarder infiniment que de vouloir tromper les Mofcovi- tes pour la troifiéme fois^ & à vouloir tromper tous les Homm,es pour la trente-millième fois , il n'y aura rieii à hazarder ? Ils font donc encore plvM» dupesque des Molcovites? > ; ^ -

D E S C A R T E S. '

Oui fur le Chapitre de la vérité. Ils en font plus amoureux que les Mofcovites ne Tétoient du nom de Demetrius. ■ - ^.v\-->^ nu::.'.

LE F AUX DEîilETrRrt^S?'^

Si j'avois à recommencer , je ne voudrois point être Faux Demetrius, jeme ferois Phi)lofoph« j mais fi oà

Benoit


DES MORTS. venoit à fe dégoûter de la Philofo- phie, & à delelperer de pouvoir dé- couvrir la venté ? Car je craindrois toujours cela.

D E S C A R T E S.

Vous aviez bien plus de fujetde craindre quand vous étiez Prince. Croyez que les Hommes ne fe dé- courageront point ; ce Teroit grand* pitié qu'ils puflènt tomber dans ce defelpoir. Puis que les Modernes ne découvrent pas la venté plus que les Anciens, il eft bien juftc qu'ils ayent au moins autant d'efpcrance de la dé- couvrir. Cette efperanceeft toujours agréable, quoy que vaine. Silaveri-. té n'eft due ni aux uns , ni aux autres, du moins la même erreur leur eft due.



G 2 D/^J


148 DIALOGUES


DIALOGVE K

LA DUCHESSE DE VALENTINOIS.

ANNE DE BOULEN. A. DE BOULEN.

J'Admire vôtre bonheur. S. Va- lier vôtre Pere fait un crime ex- prés 5 à ce qu'il femble , pour faire vôtre fortune. Il eft condamné à per- dre la tête , vous allez demander fa grâce au Roy ; être jolie 5 & deman- der des grâces à un jeune Prince, c'eft s'engager à en faire , & auffi-tôt vous voilà Maîtrefle de François L

LA DUCHESSE.

Le plus grand bonheur que j'ayc eu en cela, eil d'être entrée dans la galanterie par une auiïi belle Porte, que celle de Tamour d'une Fille pour

V:. c ^ Ibn


DES MORTS. fon Pere. Mon goût poiivoit aiié- ment être caché fous un prétexte II favorable.

A. DE B O U L E N.

Mais vôtre goût fe déclara liien.- tôt par les fuites , car vos galanteries durèrent plus long-temps que le pé- ril de vôtre Pere.

LA DUCHESSE.

Il n'importe. En fait d^amour, touterimportance eft dans les com- mencemens. Le monde (çait bien, que qui fait un pas , en fera davantage; il ne s'agit que de bien faire ce pre- mier pas. Je me flate que ma condui- te n'a pas mal répondu àToccafion que la Fortune m^ofFrit ^ & que je ne palFeray pas dans THiftoire , pour n'avoir été que médiocrement habi- le. On a admiré que le Connétable de Montmorenci eût été le Miniftre & le Favori de trois Rois ; mais ^'ay été la Maîtrefle de deux , & je G 3 pré-


lyo DIALOGUES pretens que c'eft davantage.

A. DE B O U L E N. , Je n'ay garde de difconvenir de votre habileté , mais je croy que la mienne l'a furpalTée. Vous vous êtes tait aimer long-temps , mais ie me luis fait epoufer. Un Roy vous rend des foms, tant qu'il a le cœur touché; celaneluy coûte rien. S'il vous fait i^eine, ce n'eft qu'à l'extrémité, & guandileftaudelcfpoir.

LA DUCHESSE.

Mais la paffion d'un A mant a tou- jours befoin d'être entretenue; & un Mariage qui eft une fois fait , ne don- ne plus de peine. Il efl aife d'irriter TAmour, quand on ne le fatisfait pas; & fort mal-aifé de ne pas l'éteindre, quand on le fatisfait. Enfin vous n'a- viez qu'à refufer toujours avec la mê- me feverité, & il faloit quej'accor- dafle toujours arec de nouveaux agrémens.

A.


DES MORTS. 151

A. DEBOULE N.

Puis que vous me preffez fi^fo^^ parvosrâifons, ilfluit que j'ajoute à ceque j'aydiî, que fi je me fuis fait épouler, ce n'eft pas pour avoir eu beaucoup de vertu.

LA DUCHESSE.

Et moy , fi je me fuis fait aimer tres-conftammént , ce neft paspoiur avoir eu beaucoup de fidélité. A. DE B O U L E N.

Je vous diray donc encore , que je nVois ni vertu , ni réputation de vertu.

LA DUCHESSE.

Je l'avois déjà compris, car j'euf-- fe compté la réputation pour la ver- tu même.

A. DE B O U L E N.

Il me femble que vous ne devez G 4 pas


ï!>2 DIALOGUES pas mettre au nombre de vos avanta- ges, des infidélités que vousfites à vôtre A mant , & qui lelon toutes les apparences , furent lecrettes. Elles ne peuvent fervir à relever vôtre gloire. Mais quand jecommençayà être aimée du Koy d'Angleterre , le Public qui étoit inftruit de mes avan- tures , ne me garda point le fecret , & cependant ;e triomphay de la Re- nommée.

LA DUCHESSE.

Je vous prouverois peut-être , fi je Voulois, que j'ay été infidèle à Henri II. avec afiez peudemiftere, pour m'en pouvoir faire honneur ; mais je ne veux pas m'arrêter fur ce point-là. Le manque de fidélité fe peut , ou cacher, ou reparer ; mais comment cacher , comment reparer le manque de jeuneife ? J'en fuis pourtant venue à bout. J'étois coquette, & je me faifois adorer ; ce n'eft rien , mais j'é- tois âgée. Vous , yous étiez ^eune, &

vous .


DES MORTS. in vous vous laiffâtes couper la tête. Toute Grand' Mère que j^'étois , je ne me la fufle pas laiffe couper.

A. DE BOULE N.

J'avoue que c'eft là la tache de ma vie , n'en parlons point. Je ne puis me rendre fur vôtre âge même, c|ui eft vôtre fort. Il étoit aflurément moins difficile àdéguifer que la con- duite que j'avois eue. Je dcvois avoir bientrouble laraifon deceluy qui le refolvoit à me prendre pour ia Fem- me ; mais il fuffifoit que vous eullîez prévenu en vôtre faveur , & accoûtu- mé peu à peu aux changemens de vôtre beauté 3 les yeux de celuyqui vous trouvoit toujours belle.

LA DUCHESSE.

Vous ne connoiffez pas bien les Hommes. Quand on paroît aimable à leurs yeux, on paroît à leurefprit tout ce qu'on veut , vertueufe même, quoy qu^'on ne foit rien moins ; la dif- G 5 ficulté


iH ^ DIALOGUES

ficnlrén'eft que de paroître aimable a leurs yeux , auffi long-temps qu^on Voudroit. ^ ^

A. DE BO U L E N.

Vous m'avez convaincue , je vous ccde ; mais du moins que je fçache de vous par quel fecret vous reparâtes vôtre âge. Je fuis morte , ôc vous pouvez me rapprendre, fans crain- dre que j'en profite.

LA DUCHESSE. De bonne foy,)e ne le fçay pas moy- même. On fait prefque toujours les grandes chofes , fans fçavoir com- ment on les fait , & on eft tout fur- pris qu'on les a faites. Demandez à Cefar comment il fe rendit le Maître du monde , peut-être ne vous répon- dra-t-il pas aifément.

A. DE BOULE N. La comparaifon eft glorieafc.


LA


DES MORTS. IÎ5

LA DUCHESSE. Eileert )ufte. Pour être aimée à mon âge , j'ay eu befoin d'une fortu- ne pareille à celle de Cefar. Ce qu il y a de plus heureux , c'eft qu'aux Gens qui ont exécuté d'auffi grandes choies que luy&moy, on ne man- que point de leur attribuer après coup, desdcfleins & desfecrets m- faiUibles, & de leur faire beaucoup plus d'honneur qu'ils ne meritoient.


D I A L O G V E VI.

F E R N A N D CORTEZ, MONTEZUME.

F. C O R T E Z.

A Voliez la vérité. Vous étiez bien groffiers,vous autres Amé- ricains , quand vous preniez les El- pagnols pour des Hommes defcen- ^ ° ^ Q 6 dus


DIALOGUES

dus de la fphere du feu, parce qu'ils avoient du Canon , & quand leurs Navires vous paroiiToient de grands Oifeaux qui voloient fur la Mer.

M O N T E Z U M E.

J'en tombe d'accord. Mais je veux vous demander fi c^etoit un Peuple poli que les Athéniens ?

F. C O R T E Z.

Comment ? Ce font eux qui ont enfeigné la politefTe au rcfte des Hommes.

MONTEZUME.

Et que dites-vous de la manière dont le fervit le Tyran Pififtrate, pour rentrer dans la Citadelle d'A- thcnes , d'où il avoit été chafle.> N'habilla-t-il pas une Femme en ]^inerve ? ( car on ditque xMinerve ét(^tlaDcefre qui protegeoit Athè- nes.) Nemonta-t-il pas fur un Cha- riot avec cette Deeffe de fa façon, qui

tra-


DES MORTS. 1^7 traverfa toute la Ville avec luy, en le tenant par la main , & en criant aux Athéniens y Foici Ptfiflrate que )e vom amené y & que je vom ordonne de recevoir i Ôc ce Peuple fi habile & fi Ipirituel , ne fe foûmit-il pas au Ty- ran pour plaire à Minerve, qui s'en étoit expliquée de fa propre bouche ?

F. C O R T E Z.

Qiii vous en a tant appris fur le chapitre des Athéniens ?

M O N T E Z U M E.

Depuis que je fuis ici, je me fuis mis à étudier THiftoire, parles con- verfations que j'ay eues avec differens Morts. Mais enfin vous conviendrez que les Athéniens étoient un peu plus dupes que nous. Nous n'avions jamais vu de Navires , ni de Canons ; mais ils avoient vu des Femmes ; ôc quand Pififtrate entireprit de les ré- duire fous fon obeïflànce , par le moyen de fa Deeffe ^ il leui: marqua


1^8 DIALOGUES

aflurément moins d'eûime , que vous ne nous en marquâtes ennousfubju- guant avec vôtre Artillerie.

F. C O R T E a.

Il n'y a point de Peuple qui ne puifle donner une fois dans un pan- neau grofficr. On cft furpris, la mul- titude entraîne les Gens de bon lens. Que vous diray-je ? U fe joint encore à cela des circonftances qu on ne peut pas deviner , & qu'on ne remar- queroit peut-être pas, quand on les verroit.

MONTEZUME.

Mais a- ce été par furprifc que les Grecs ont crû dans tous les temps que la fcience de l'avenir étoit conte- nue dans un trou foûterrain , d où el- le fortoit en exhalaifons ? Et par quel artifice leur avoit-on perfuadé que quand la Lune étoit écliplée, ils pou- voient la faire revenir de fan éva- nouïlTemçnt; par un bruit efFroya-

bles


DES MORTS-

blc ; & pourquoy n'y avoit-il qu'un petit nombre de Gens qui oiallent fe dire à l'oreille, qu'elle étoitobfcur- cie par l'pmbre de la terre ? J e ne dis rien des Romains, & de ces Dieux qu'ils prioient à manger dans leurs jours de réjouïflances , & de ces Pou- lets lacrez , dont l'appétit décidoit de tout dans la Capitale du Monde, Enfin reprochez-moy une fottifedc nos Peuples d'Amerique,je vais vous en fournir une plus grande qui fera de vos Contrées, & même je m'en- gage à ne vous mettre en ligne de compte que des fottifes Grecques, ou Romaines.

F. C O R T E

Avec ces fottifes-là cependant, les Grecs & les Romains ont inventé tous les Arts & toutes les Sciences, dont vous n'aviez pas fe moindre idée.


MON-


i6'o DIALOGUES


M O N T E Z U M E.

Nous étions bien-heureux d'igno- rer qu^ii y eût des Sciences au monde,- nous n'euffions peut-être pas eu allez de raifon pour nous empêcher d'être ftavans. On n'cft pas toujours capa- ble de fuivre l'exemple de ces Grecs, qui apportèrent tant de foins à fe pre- ferver de la contagion desSciences de leurs Voifins. Pour les Arts , F Amé- rique avoit trouvé des moyens de s'enpalTerplus admirables peut-être que les Arts même de l'Europe. Il aî/é de faire des Hiaoires, quand on fçait écrire ; mais nous ne fçavions point écrire , & nous faifions des Hi- ftoires. On peut faire des Ponts, quand on fçait bâtir dans Teau ; mais k difficulté eft de n y fçavoir point bâtir , & de faire des Ponts. Vous devez vous fou venir que les Efpa- gnols ont trouvé dans nos terres des^ Enigmes où ils n'ont rien entendu; je veux dire, par exemple, des Pier- res


DES MORTS. i6i

res prodigieufes , qu^'ils ne conce^ voient pas qu'on eût pu élever fans machines , aufli haut qu elles étoient élevées. Que dites-vous à tout cela ? Il me femble que jufqu'à prefent vous ne m'avez pas trop bien prouvé les avantages de l'Europe fur l'A- mérique.

F. C O R T E

Ils font affez prouvez partout ce quipeut diftinguer les Peuples polis d'avec les Peuples barbares. La civi- lité règne parmi nous , la force & la violence n'y ont point de lieu ; tou- tes les puiiTances y font modérées par la juftice , toutes les guerres y font fondées fur des caufes légitimes ; & même voyez à quel point nous fo m- mes fcrupuleux , nous n'allâmes por- ter la guerre dans vôtre Pais, qu'a^ prés que nous eûmes examiné fort ri- goureufement s'il nous appartenoit, & décidé cette queftion pour nous.


MON^


1^1 DiALOtîUES


M O N T E Z U M E. ^ Sans doute , c'étoit traiter des Bar- bares avec plus d'égard qu^ils ne me- ritoicntjmais je croy que vous êtes civils &jL^es les uns avec les autres^ comme vous étiez fcrupuleux avec nous. Qui ôreroit à TEurope fes for- malitez, la rendroit bien fcmblable a rAmcrique. La civilité mefure tous vos pas , dide toutes vos paroles^ cmbaralTe tous vos difcours, &gcne toutes vos adions ; mais ellenetou-' che pointà vosfcntimensj& toute la juftice qui devroit fe trouver dans vos defTeins, ne fc trouve que dans vo^ prétextes.

F. C o R T E z.

Je ne vous garantis point les coeurs. On ne voit les Hommes que par de- hors. Un Héritier qiii perd un Pa- rent , & gagne beaucoup de bien, prend un Habit noir. Eft-il bien affligé ? Non , apparemment. Ce-

pen-


DES MORTS. 1^3 pendant s'il ne le prenoic pas , il blef- ieroic la raiibn.

MONTEZUME.

J'entensce que vous voulez dire. Ce n'eft pas la raifon qui gouverne parmi vous, mais du moins elle fait la proteftation que les chofes de- vroient aller autrement qu'elles ne vont ; que les Héritiers, par exemple,, devroient regretter leurs Parens ; ils reçoivent cette proteftation , & pour luy en donner Ade, ils prennent un Habit noir. Vos formalitez ne fer- vent qu'à marquer un droit qu'elle & que vous ne luy làiffez pas exercer; & vous ne faites pas , mais vous re- prefentez ce que vous devriez faire.

F. C O R T E Z.

N'eft-ce pas beaucoup ? La raifon a fi peu de pouvoir chez vous , qu'elle ne peut feulement rien mettre dans vos adions , qui vous avertiffe de ce qniy devroitêtre.

^ MON-


DIALOGUES montezume. Mais vous vous fouvencz d'elle a<iffi inutilement , q„e de certains <^recs , dont on m'a parlé ici , fe Ibu- venoient de leur origine. Ils s'étoient établis dans la Tofcane , Païs barba- re lelon eux , & peu à peu ils en avoi^nt fi bien pris les coûtumes, lis avoient oublié les leurs. Ils lentoient pourtant je ne fçny quel dé- plaifir d'êrre devenus Barbares ; & tous les ans, à certain jour, ils s'af- lembloient. Ils lifoient en Grec leurs anciennes Loix , qu'ils ne Aiivoient plus , & qu'à peine entendoicnt-ils encore j lis pleuroient, & puis fe fe- paroient. Aulortir de In, ils repre- noicnt gayement Ja manière de vivre du Pais. Il étoit queftion chez eux ces Loix Grecques , comme chez

Vous de la raison. Ils fçavoient que

ces Loix étoient au monde , ils en huoient mention, mais légèrement, & lans Irmt. Encofe les regrettoient-

ils


DES MORTS.

ils en quelque forte ; mais pour la raifoii que vous ayez abandonnée, vous ne la regrettez point du tout. Vous avez pris Thabitude de la coa- noître , & de la méprifer.

F. C O R T E

Du moins, c'eft être plus en état de la fuivre , que de la connoître mieux.

MONTEZUME.

Et nous ne vous cédons que pat cet endroit ? Ah ! que n^avions-nous des Vaifleaux pour aller découvrir vos Terres , & que ne nous avifipns- nous de décider qu^elles nous appur- tenoient. Nous euffions eu autant de droit de les conquérir, que vous m eûtes de conquérir les nôtres.


F I N.





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