Matériaux d'une théorie du prolétariat  

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"As Sorel noted, the utopians took astronomy as their model for discovering and demonstrating the laws of society; their unhistorical conception of harmony was the natural result of their attempt to apply to society the science least dependent on history. They described this harmony as if they were Newtons discovering universal scientific laws, and the happy ending they constantly evoked “plays a role in their social science analogous to the role of inertia in classical physics” (Materials for a Theory of the Proletariat)." --Society of the Spectacle, Debord, Knabb translation

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Matériaux d'une théorie du prolétariat (1919) is a text by Georges Sorel.

Full text[1]

Matériaux ^ d^une théorie du prolétariat



PARIS

LIBRAIRIE DES SCIENCES POLITIQUES ET SOCIALES

Marcel RIVIÈRE et C"

31, Rue Jacob, 31 1919


Social Sciences



HX


QUE MES CHERS CAMARADES

PAUL ET LÉONA DELESALLE

ACCEPTENT l'hOMMAGE

DE CE LIVRE

ÉCRIT PAR UN VIEILLARD OUI S'OBSTlNE

A DEMEURER

COMME l'avait FAIT PROUDHON

UN SERVITEUR DÉSINTÉRESSÉ

DU PROLÉTARIAT


AYANT- PROPOS


Ce livre s'adresse aux hommes qui sont habitués de s'intéresser aux efforts de la pensée spéculative. Pour les professionnels de la politique, comme pour les capitalistes, la connaissance du monde se réduit à des recettes qui permettent de changer les données naturelles, pour le plus grand profit des maîtres ; mais il existe aussi des gens pour se demander dans quelle mesure, par quels moyens, sous 'l'inspiration de quelles hypothèses, l'esprit parvient à rendre con- venablement intelligibles le fonctionnement des orga- nismes créés par l'histoire, les tendances des groupes prépondérants, les idées de réforme qui sont, en quelque sorte, diffuses dans l'atmosphère d'une épo- que (1); c'est à leur tribunal que finissent toujours

(1) Celle intelligibilité repose sur des constructions du développement historique, qui renferment toujours une part considérable de subjectivisme ; les tnstoriens les utilisent d'ordinaire sans en connaître parfaitement la signification ; \ les métaphysiciens doivent chercher quels principes for- ) ment l'âme de ces systèmes. On peut faire la même remar- que sur les théories évolutionnistes, dont les biologistes ont bien rarement pénétre les secrets.

I


^ AVANT-PROPOS

par s'adresser les philosopKes éprouvés par l'expé- rience de la vie. Lorsqu'au milieu de l'année 1910 parut, en italien, l'opuscule où j'expose « mes raisons

I du syndicalisme », il était précédé d'une courte note annonçant que je renonçais à la littérature socia-

\ liste ; les motifs qui me conduisaient alors à pren- dre cette détermination, n'ont encore rien perdu de leur force depuis ce temps ; j'hésiterais même au- jourd'hui à publier ce recueil d'anciens essais, si je supposais qu'on dût m'accuser de vouloir prendre j)art aux luttes actuelles des factions. J'ai voulu grouper ic^ des pièces méritant d'être placées sous les yeux des personnes qui observent avec compétence comment procède notre raison quand elle tente de

soumettre à ses lois le chaos des phénomènes so-

ciaux.

J'intitule ce volume : « Matériaux d'une théorie du prolétariat », parce qu'au temps où j'écrivais les plus importantes des études qui le composent, je me flat- tais de ])ouvoir quelque jour, en utilisant les faits relevés dans les enquêtes récentes, compléter les in- dications sommaires que Marx et Engels avaient don- nées sur le devenir de la classe ouvrière. Je doute fort maintenant que, dans notre société si embrouil- lée d'intérêts hétérogènes, si occupée d'intrigues po- litiques, si peu attentive aux créations de l'esprit libre (1), l'agitation du monde du travail puisse être condensée, même symboliquement, sous l'ordonnance d'une synthèse propre à rendre de sérieuxi services,

(1) Suivant la terminologie hég(ilienne, j'entends par cette formule : l'art, la religion, la ptiilosophie. Il est arrivé, plus d'une fois, que l'une de ces créations a tellement attiré l'attention des hommes qu'elle a pu servir à carae- tériser une époque.


AVANT-PROPOS 3

Bien que les morceaux de ce recueil soient trop sou- vent gâtés par des idées chimériques que je me for- mais sur l'avenir prochain du socialisme, ils renfer- ment cependant assez de réalité pour instruire des lecteurs éclairés qui auraient la volonté d'en tirer profit.

J'avais écrit sur le socialisme avec des intentions fort diverses ; il m'est arrivé de reviser quelques dé- tails des textes anciens réunis ici, pour rendre l'ex- pression plus claire, mais sans jamais atténuer l'es- prit de la rédaction primitive (1); les dialecticiens peuvent s'amuser à établir doctem.ent que j'ai énoncé, durant une période d'environ dix ans, des opinions peu conciliables sur les moyens qu'il conviendrait d'employer pour résoudre les questions ouvrières. En ne cherchant pas à remanier mes essais pour donner à leur recueil une unité artificielle, j'ai probablement adopté le parti le plus habile ; les gens perspicaces sont habitués de fortement suspecter la sincérité des auteurs qui traitent les problèmes sociaux ; en cons- tatant que je n'ai rien dissimulé des variations de ma pensée, ils ne pourront faire autrement que d'admet- tre (je l'espère du moins) que j'ai toujours apporté une entière bonne foi dans mes recherches.

Benedetto Croce, dont l'autorité est si considérable comme commentateur critique de l'œuvre de Marx, a déclaré, il y a quelques années, que le socialisme


(i) Chaque fois que j'ai éprouvé quelque cloute sur le sens des corrections à faire, j'ai cherché à renforcer cet esprit. — Renan n'a jamais corrigé les essais qu'il réunis- sait en volume, pour donner au recueil une homogénéité artificielle. (Cf. Etudes d'histoire religieuse, page in, et Essais de morale et de critique, page ix.)


4 AVANT-PROPOS

est mort (1). Marx avait, suivant lui, rêvé une épopée magnifique qui avait provoqué un légitime enthou- siasme ; sur la foi des meilleurs écrivains socialistes, beaucoup de jeunes gens crurent qu'il existait quel- que part un prolétariat héroïque, créateur d'un nou- veau système de valeurs, appelé à fonder, à très bref délai, sur les ruines de la société capitaliste, une civilisation de producteurs ; en fait l'ouvrier alle- mand est en train de s'assagir, il s'enrôle dans les troupes de la démocratie et, au lieu de tout sacrifier à l'idée de lutte de classe, il s'occupe, comme les bourgeois, des intérêts généraux de son pays (2). Les lecteurs qui admettent, avec l'éminent philosophe italien, que la révolution annoncée par Marx est chi- mérique (3), ne pourront pas être choqués en consta- tant que j'ai éprouvé beaucoup d'incertitudes au temps où je cherchais comment pourrait se réaliser l'essentiel des doctrines marxistes. Les personnes fa- milières avec les investigations psychologiques ne regretteront certainement pas que les circonstances m'aient suggéré de parcourir le champ de l'expé-


(1) Dans la Voce (de Florence) du 9 février 1911. — Cette interview a été reproduite en 1914 dans le volume: Ciiltura e vUa morale. Intermezzi polemici, pages 169-179.

(2) Bexedetto Croce, op. cit., pages 173-176. — « Le syndicalisme, dit encore Benedetto Croce, était une nouvelle forme du grand rêve de Marx, qui fut une seconde fois rêvé par Georges Sorel » (page 176). — «Le socialisme avait trouvé son dernier refuge dans le syndicalisme ; sous cette forme même, il est mort » (page 178).

(3) Benedetto Croce fait observer que la littérature so- cialiste peut être maintenant étudiée d'une façon plus im- partiale qu'autrefois ; le socialisme étant mort, les livres de ses maîtres ne sont plus des manifestes de parti provo- quant la colère, {op. cit., page 174.)


AVANT-PROPOS b

rience contemporaine en suivant des voies indépen- dantes ies unes des autres, parce que j'ai eu ainsi l'occasion de saisir bien des détails qui auraient peut- être échappé à un observateur trop unilatéral. La multiplicité des opinions que j'ai successivement adoptées, ne manquera pas d'attirer l'attention des métaphysiciens qui y trouveront la manifestation particulièrement frappante de la liberté dont jouit l'esprit quand il raisonne sur les choses produites par l'histoire.


n


Si je reprenais aujourd'hui l'examen des questions qui sont traitées ici, je suivrais les principes expo- sés dans l'appendice que j'ai ajouté en 1910 aux Ré- flexions sur la violence ; j'aboutirais évidemment parfois à des résultats un peu différents de ceux que j'ai obtenus en un temps où je travaillais au hasard d'inspirations de circonstance ; mais les nouveaux tableaux ne seraient pas susceptibles de s'emboîter dans une architecture générale mieux que ne peu- vent le faire les pièces disjointes ramassées dans ce volume ; en effet, j'écrivais dans l'ouvrage que je viens de citer : « La philosophie sociale est obligée, pour suivre les phénomènes les plus considérables de l'histoire, de procéder à une diremption, d'exa- miner certaines parties sans tenir compte de tous les liens qui les rattachent à l'ensemble, de détermi- ner, en quelque sorte, le genre de leur activité en les poussant vers l'indépendance. Quand elle est arrivée ainsi à la connaissance la plus parfaite, elle ne peut


b AVANT-PROPOS

plus essayer de reconstituer l'unité rompue » (1). En m'inspirant de cette théorie, j'ai pu m'occuper assez longuement de la violence prolétarienne tout en laissant dans l'ombre les aspects juridiques des con- flits qui aboutissent aux grèves violentes, le régime politique du pays, les institutions grâce auxquelles la famille ouvrière parvient à améliorer les conditions normales de son existence.

Il ne faudrait pas croire que j'aie la prétention d'avoir inventé un novum organum; la méthode dont il vient d'être question a été employée par les philo- sophes depuis des temps fort reculés, pour des fins diverses, avec plus ou moins de bonheur ; seule- ment il me paraît que sa véritable signification a été souvent méconnue. Elle fournit moins des représen- tations que des symboles, dont participent les phéno- mènes, tantôt d'une manière assez évidente, tantôt d'une manière éloignée, complexe et impossible à définir (2), Suivant la conception que je me fais de la métaphysique, la raison aurait une double mis- sion à accomplir lorsque nous nous occupons des

(1) G. SoREL, Réflexions sur la violencp, 3« édition, page 407.

(2) Un exemple remarquable de symboles ayant ainsi des relations indéfinissables avec la réalité nous est fourni par la célèbre théorie de la division des pouvoirs. Elle fut exposée par Blackstone, Paley, Montesquieu, en partant des usages constitutionnels anglais ; mais, au xvnp siècle, le roi avait encore une autorité considérable dans ie parle- ment, et les Communes faisaient sentir leur influence sur l'administration ; les tribunaux ne se bornaient pas à appli- quer les lois. Les Américains regardèrent la séparation des pouvoirs comme essentielle, mais ils ne l'appliquèrent pas rigoureusement. .Quand on a voulu réaliser pleinement l'indépendance de chacun des pouvoirs, on a abouti à don- ner la prépondérance à l'un d'eux. Laboulaye, auquel


AVANT-PROPOS /

choses de la Cité : 1" elle doit être en mesure d'uti- liser pleinement nos facultés conslructives qui peu- vent nous apporter, après que nous avons pratiqué la dîremption, unte connaissance symbolique de ce que l'histoire crée par des moyens incommensura- bles avec notre intelligence ; 2° elle doit, grâce à cette spéculation, éclairer la pratique de façon à nous aider à nous diriger le plus sagement possible au milieu des difiicultés quotidiennes. Les mérites de la méthode que nous indiquons, apparaissent en pleine lumière lorsqu'on cherche à faire entrer les phénomènes historiques dans les royaumes de l'esprit libre ; ce symbolisme les gonfle de vie, en exalte les qualités psychologiques qui constituent la véri- table cause de l'importance accordée par les gens réfléchis aux actions mémorables, alors que le ratio- nalisme communT^rmuTe^ces qualités, en resserrant la réalité dans les limites dabstractions squelettiques; or l'art, la religion et la philosophie ne sont parfaite- ment à' leur aise que dans les cas où elles prennent contact avec une vitalité débordante. C'est ce que l'on comprendra bien en examinant quelques-unes des créations les plus remarquables suggérées à l'es- prit libre par l'histoire.

a). — La Grèce a élevé si haut l'art de célébrer les grandes prouesses de ses enfants que Renan était disposé à lui attribuer l'invention de l'idée de gloire. Elle aurait ainsi bien mérité de la civilisation en la dotant d'un* mobile de vie qui s'est trouvé posséder « une valeur sans pareille » ; sur la foi des maîtres de

j'emprunte ces remarques, dit que nulle part le principe n'a existé d'une façon exacte. (Histoire des Etats-Unis, tome III, pages 289-29.3.)


G


C AVANT-PBOPOS

la littérature, FOccideiit a cru que « l'important pour l'homme est ce qu'on dira de lui après sa mort ; [que] la vie actuelle est subordonnée à la vie d'ou- tre-tombe : [que] se sacrifier à sa réputation est un sage calcul» (1) ; ses historiens écrivirent en consé- quence, pour conserver le souvenir des preux qui avaient accompli des actes de merveilleux dévoue- ment en vue d'acquérir des titres à l'admiration des générations lointaines (2). L'exemple d'Alexandre fournit la preuve qu'au sein d'une société raffinée, quand l'immense majorité des gens éclairés ne songe plus qu'à s'assurer une existence tranquille (3), alors que la philosophie semble avoir supprimé pour tou- jours les croyances ancestrales, un prince peut, grâce à l'esthétique hellénique, faire revivre la mythologie

i;i) Re.van, Histoire du peuple d'Israël, tome IV, page 199. — On sait que chez tous les auteurs grecs la recherche intelligente du bonheur joue un rôle fondamental ; le Grec calcule toujours quel est le meilleur parti à adopter : c'est pourquoi il a si souvent considéré la mauvaise con- duite comme le résultat d'une ignorance.

(2) Renan, op. cit., tome V, page 126. — Renan, consta- tant que le sentiment de la gloire, « sentiment si peu juif», n'est pas étranger à Fauteur du premier livre des Macchabées, estime que cet auteur a dû être influencé par la culture grecque, qui était bien reçue à la cour des princes asmonéens (page 122 et pages 125-127). Ct t ouvrage n'a pas été admis dans le canon juif, mais a été cotisacré par les chrétiens. Ceux-ci ont donné à leurs martyrs toute la gloire qu'ils ont pu accumuler sur leurs têtes ; il ne faut pas omettre de comparer les actes aux récits des historiens grecs de la décadence quand on veut en faire une critique (Sérieuse. La conquête chrétienne demeure inintelligible iSi on ne fait pas une très large part au sentiment de la

gloire.

(3) La morale d'Aristote correspond bien à cet état d'es- rit.


AVANT-PROPOS 'J

des dieux conquérants (1), La Renaissance s'enivra des récits des belles aventures entreprises par des personnages d'une énergie indomptable, au point qu'elle oublia bien trop souvent tout souci d'une critique morale ; les guerres effroyables qui signa- lèrent la fin du xviii siècle et le commencement du xix", rendirent aux conceptions de l'antiquité clas- sique une suprématie qu'elles avaient perdue depuis la décadence de l'empire romain ; Napoléon serait peut-être devenu un nouvel Alexandre si dans les années où sa légende aurait pu se former, le roman- tisme n'avait refoulé, au nom d'une esthétique chré- tienne, germanique et médiévale, ce qu'il nommait le paganisme de la Renaissance (2).

b). — Aux époques barbares, les chefs d'armées cherchent à accroître leurs forces en lançant contre


(1) Renan dit qu'Alexandre sembla aux anciens une réapparition de l'antique Dionysios. {op. cit., tome IV, page 200.)

(2) Les bonapartistes ont été d'accord pour regarder Béranger comme l'aède adéquat à l'idée qu'ils se faisaient de Napoléon ; celui-ci ne serait donc qu'un Achille pour pipelets patriotes. — C'est dans la philosophie de Hegel qu'il faut aller chercher une répercussion de ce drame qui soit digne des événements ; le Weltgericht, que Hegel place entre la théorie de l'Etat et l'art, me semble être une transposition professorale de l'esthétique grecque de la gloire ; on doit remarquer que Renan, dans l'exposé schématique qu'il donne de cette esthétique, écrit : « En inventant l'histoire, la Grèce inventa le jugement du monde » {loc. cit., page 199) ; on ne peut désirer une formule plus hégélienne. Le Welfgeist, qui, d'après Hegel, est « toujours présent dans l'histoire, ce tribunal du monde », passe d'une nation à une autre, suivant les résul- tats des guerres, qui servent k mesurer les forces morales et les forces matérielles. (P. Roques : Hegel, sa vie et ses


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leurs ennemis des imprécations magiques, en solli- citant humblement l'appui de puissances mystérieu- ses dont les hommes primitifs craignent l'interven- tion, en promettant une large part de butin à des divinités douées d'appétits grossiers ; au fur et à mesure que l'esprit religieux s'est développé aux dé- pens des vieilles superstitions, on n'a plus voulu placer au-dessus du monde que des êtres possédant les qualités les plus parfaites que l'esprit parvînt à concevoir ; finalement, dans les circonstances gra- ves, les acteurs des drames, soit particuliers, soit so- ciaux, ont été dominés par l'idée qu'ils étaient sous les regards d'un Dieu infiniment juste, auquel aucun secret de l'âme ne saurait échapper et qui prend pitié de toutes les infortunes. Renan a exposé cette ma- nière de concevoir le rôle du surnaturel dans un passage ,qui n'a peut-être pas suffisamment attiré l'attention des philosophes : « Agir pour Dieu, agir en présence de Dieu, sont des conceptions nécessai- res de la vie vertueuse. Nous ne demandons pas un rémunérateur ; mais nous voulons un témoin (1)...


œuvres, page 25G). Napoléon avait été une >< incarnation formidable du Weltgeist » (page 259) ; Leipzig et Wa- terloo portèrent le Weltgeist en Prusse (page 257 et page 265).

(1) William James atlache aussi beaucoup plus de va- leur pratique à cette idée du témoin qu'à celle de la rému- nération post moriem : la première a pour elle les :.ffirma- tions de mystiques ; la seconde ne se foride sur aucun'" expérience. (Cf. G. Sorel, La religione d'oggi, pages 51-52). La pensée de Renan est plus d'une fois oscillante. — Il n'est pas inutile d'observer ici que saint Paul atten- dait une apparition très prochaine du Christ-juge (parou- sie) ; plus tard, le christianisme a reporté à un avenir indé- terminé ce jugement dernier, qui ne joup plus crand rôlo


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Les sacrifices ignorés, la vertu méconnue, les erreurs inévitables de la justice humaine, les calomnies irré- futables de l'histoire légitiment ou plutôt amènent fatalement un appel de la conscience opprimée par la fatalité à la conscience de l'univers (1). C'est un droit auquel l'homme vertueux ne renoncera ja- mais » (2). Au cours de ces réflexions, Renan ne pensait guère, semble-t-il, qu'aux événements de sa vie particulière ; mais l'intérêt de son texte s'accroît beaucoup quand on le transporte dans l'histoire pour l'appliquer aux aspects religieux des agitations des masses ; je crois notamment que le sentiment de la présence divine a vivifié la politique mazzinienne, dans le temps où elle paraissait aux gouvernements n'être qu'un rêve de fanatiques.

c). — - L'idée qu'il existe quelque finalité dans l'en- semble des conjonctures dont les détails semblent dé- pendre de causes indépendantes les unes des autres, la foi que des groupes humains ont dans une mission qui leur aurait été confiée, la certitude d'un succès poursuivi à travers une multitude d'obstacles, voilà des forces de premier ordre qui, projetées au milieu des hasards de l'histoire, peuvent grouper de nom- breuses volontés d'une façon si durable qu'elles fas-

dans la piété ; l'idée du Dieu-témoin est entretenue très fortement par le culte euctiaristique, que l'on pourrait définir une expérience sacramentelle du Christ ; le dogme de la présence réelle attire au catliolicisme les protestants demeurés fidèles aux conceptions luttiériennes, qui sont scandalisés par le peu de respect professé pour l'eucha- ristie par la plupart des pasteurs.

(1) Cette formule panthéiste est malheureuse : si l'hom- me vertueux fait appel à une conscience divine contre la fatalité, c'est qu'il juge Dieu distinct de l'univers.

(2) Renan, Feuilles détachée:-;, poges 433-434.


12 AVANT-PROPOS

sent apparaître des devenirs (1) appropriés à leur nature. Lorsque la monarchie salomonienne se fut effondrée, le judaïsme puisa dans les merveilleuses promesses popularisées par les livres de ses pro- phètes et de ses psalmistes, que lisaient avec avi- dité les exilés, de tels éléments de vie qu'i^ n'a jamais été aussi sûr de sa foi mosaïque qu'après la ruine de son statut territorial. La con- quête chrétienne étonnerait probablement beaucoup moins nos érudits si, au découragement que fai- saient naître chez les défenseurs des vieilles ins- titutions de Rome les tribulations du pouvoir im- périal, ils opposaient le sentiment de puissance qu'inspirait à l'Eglise la conviction de former l'a- vant-garde de l'armée des saints. Le catholicisme, plein de confiance dans le concours que le Christ a promis aux successeurs des apôtres, a pris de belles revanches sur la Réforme, depuis que le protestan tisme, infidèle à l'esprit biblique de sa fondation, cherche à se transformer en une littérature idéaliste,


(1) Je crois devoir rappeler ici ce que j'ai écrit dans : Vues sur les Tprohlèmes de la philosophie : « Un dévelop- pement historique ne peut être qu'un axe théorique tracé au milieu d'une gerbe d'essais qui tantôt aident le mouve- ment, tantôt le contrarient, dont le plus grand nombre n'aboutissent pas, parmi lesquels se rencontrent des voies de communication apportant des contributions étrangères. Il serait impossible d'entrer dans les descriptions de tous ces détails ; l'Iiistoire élimine tout ce qui *ne lui semble pas avoir d'importance pour expliquer le développement et elle groupe les autres directions suivant leurs affinités, pour superposer aux actions réelles un schéma de deve- nirs. » {Revue de métaphysique et de morale, janvier 1911, page 74) : " Ce qu'il y a de vraiment fondamental dans tout devenir, c'est l'état de tension passionnée que l'on rencontre dans les âmes » (page 76).


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nourrie de vanités scolaires et capable de provoquer, tout au plus, la vague espérance de vagues utopies qui n'ont aucune prise sur les âmes vraiment fortes. On donne au terme : philosophie de l'histoire, deux significations bien différentes : suivant le rationa- lisme commun, une telle philosophie spécule sur les évolutions morphologiques des institutions, des idées ou des mœurs ; si on se place au contraire aux points de vue que nous avons adoptés dans cette étude de l'esprit libre, il faut dire qu'il s'agit du contrôle qu'une philosophie est capable d'exercer sur les réalités vivantes de l'histoire. Renan voyait « dans le livre de Daniel le premier essai de philosophie de l'histoire >) (1); les Grecs avaient, depuis longtemps, tracé des tableaux schématiques pour définir les suc- cessions de formes politiques dont peut se composer le développement psychologique d'une cité; mais Renan, dédaignant avec raison ces abstractions, et se plaçant sur le terrain des genèses chrétiennes (2), voulait faire entendre que le livre de Daniel est un document de première importance pour la philoso- phie de l'histoire, parce qu'il a suggéré à la cons- cience chrétienne quelques-uns des mythes les plus efficaces dont elle se soit servie (3).


(1) Renan, Histoire du peuple d'Israël, tome IV, page 346.

(2) « Le livre de Daniel est vraiment l'œuf du christia- nisme » (Renan, loc. cit., page 359) ; — « Voilà l'histo- rien qui a été le maître de Bossuet, qui a été notre maî- tre » (page 346).

(3) Renan a sans doute raison de penser que la philo- sophie chrétienne de l'histoire n'est pas d'origine grecque ; mais ne faut-il pas chercher quelques-unes de ses sources dans la pensée romaine ? Rome a eu l'idée de sa mission dominatrice et cette idée a été efficace. De nos jours, on a enseigné en Italie que si la première Rome (des Césars)


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III


La saine interprétation des symboles que nous examinons ici,, se heurte aux illusions acceptées par un très grand nombre de nos contemporains, aux- quels on a persuadé qu'il est possible de se rendre compte scientifiquement de la marche générale des choses qui intéressent au plus haut degré la civilisa- tion ; ils admettent qu'il serait fort téméraire d'an- noncer l'arrivée prochaine d'un événement politique, attendu que l'on cite de fort nombreuses erreurs, par- fois énormes ou même cocasses, commises par d'il- lustres hommes d'Etat, qu'avait égarés la malencon- treuse ambition de faire de telles prophéties ; mais ils croient fermement qu'une bonne connaissance des ensembles du passé permettrait à des sociologues d'obtenir des aperçus très vraisemblables d'ensem- bles futurs. Nos symboles possèdent une clarté plus grande que celle d'aucune autre des expressions sus- ceptibles d'entrer dans une description schématique d'une masse de siècles ; c'est pourquoi les profes- sionnels du scientisme historique s'empaient d'eux avec avidité, sans se demander quelle est la cause de cette bienfaisante clarté (1) ; tout critique ayant


a imposé à l'Europe l'unil/é d'une civilisation fondée sur la force, et si la deuxième (celle des papes) a imposé à une grande partie du monde une unité fondée sur le dogme, ia troisième créera l'unité d'une civilisation rationnelle vo- lontairement acceptée par l'humanité. Cette théorie ne paraît pas avoir été aussi efficace que l'espéraient ses inventeurs.

(1) Cf. ce que j'ai dit au début du § précédent sur l'emploi de la diremption qui a été fait souvent par les


l


AVANT-PROPOS 15

l'habitude de considérations pragmatiques, observera qu'il est absurde de vouloir profiter de la diremption pour obtenir de la clarté et d'oublier ce qu'est la diremption quand on se sert de ce qu'elle a produit. On s'expose donc à tomber dans de graves sophismes en employant nos symboles dans des conditions qui sont inconciliables avec la nature de leur généra- tion ; leur sens devient vague, leur usage arbitraire et, par suite, leur clarté trompeuse ; aussi longtemps que le scientisme historique exercera sur les esprits l'influence qu'il possède actuellement, il sera difficile d'utiliser nos symboles sans commettre quelques-uns des contresens que ce scientisme favorise. Nous sommes ainsi conduits à nous demander quelles rai- sons peuvent donner une autorité si dangereuse à une théorie que ne peut justifier aucune considération scientifique (1).

Chez beaucoup d'auteurs, elle ressemble d'ailleurs étonnamment aux parties les plus hasardeuses de la physique péripatéticienne. Aristote se demande par- philosophes sans idées bien arrêtées sur la valeur de la méthode.

(1) On ne peut guère invoquer en sa faveur que des ana- logies pitoyables. Quoi de plus légitime, disent les gens du commun, que de transporter dans l'avenir des allures de développement historique par lesquelles s'est affirmée de- puis des siècles la nature humaine ? Des personnages plus savants estiment que les sociologues ont le droit d'imiter les physiciens, qui calculent au moyen de formules empi- l'iques des phénomènes placés en dehors du domaine expé- rimenté ; les abstractions qui servent à la sociologie poui* remplacer les qualités caractéristiques des institutions, des mœurs ou des idées, équivaudraient aux espèces mathéma- tiques que le physicien superpose aux qualités matérielles dont la pratique a révélé l'importance ; mais les physi- ciens emploient ce procédé avec une extrême défiance.


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fois ce qui arriverait au cas où certains corps sorti- raient des limites de l'expérience au point qu'on dût appeler nulles ou infinies quelques-unes de leurs qua- lités importantes ; il n'a pour se diriger dans ces raisonnements extrêmes que des observations faites sans appareils précis de mesure, dans les conditions médiocrement déterminables de la pratique la plus vulgaire et dans les limites très restreintes que celle- ci comportait chez les anciens ; le philosophe grec voulait établir, au moyen de démonstrations par l'ab- surde, l'impossibilité de certaines hypothèses, con- traires aux constatations habituelles du sens commun. Aujourd'hui des sociologues, qui ont l'ambition de marcher à l'avant-garde du progrès, prennent pour points de départ quelques données de l'économie ca- pitaliste, considérée d'ailleurs avec des intentions polémiques ; de là ils sautent dans les abîmes de la préhistoire, puis s'envolent dans l'empyrée où ils construisent des cités bienheureuses ; ils entendent amener leurs lecteurs à croire que leurs rêveries sont (parfaitement scientifiques. De telles aberrations nous (font deviner que les succès du scientisme historique tiennent à des impulsions psychologiques puissantes "^ \ qui poussent l'homme à vouloir être trompé.

a). — La démocratie poursuit, dans tous les pays, la ruine des forces qui maintiennent encore un peu vivaces les traditions nationales. Les constructions du passé sont généralement assez solides pour résis- ter aux pamphlétaires qui racontent aux pauvres diables les ridicules, les vices ou la malfaisance de certaines autorités sociales dévoyées ; les théories de l'Etat rationnel dont les démagogues se servent pour opposer ce qui devrait être suivant la logique, aux


AVAN'T-PROPOS 17

choses que le temps a fait naître, sont trop abstraites pour avoir de l'efficacité par elles-mêmes ; mais ces deux moyens de propagande deviennent fort redou- tables quand les masses sont persuadées que les lois de l'histoire imposent la réalisation des projets for- més par les destructeurs de l'histoire. Ce que les écrivains conservateurs nomment les œuvres véné- rables des ancêtres, se réduirait, au dire des déma- gogues, à des usages mondains, à des mensonges con, ventionnels imposés par une éducation absurde, à des accidents dus à l'habileté machiavélique des clas- ses dirigeantes; les docteurs du progrès invoquent les lois de l'histoire pour faire croire à la plèbe que les anciennes contraintes ne sauraient plus être long- temps maintenues après que celle-ci, enfin éclairée sur l'ordre naturel des sociétés, ayant acquis la claire conscience de ses forces de combat^ a pris la réso- lution de faire naitre une ère où la volonté du plus grand nombre sera souveraine ; au cours du xix* siè- cle la bourgeoisie a été tellement troublée par la peur des révolutions qu'elle a accepté avec résignation les revendications de la démocratie, dont le triomphe fatal lui était annoncé par de nombreux philoso- phes (1). Les chefs des 'partis radicaux seraient vrai- Ci) On a souvent accusé Tocqueville d'avoir répandu cette conception du triomphe fatal de la démocratie ; dans la Démocratie en Amérique, il conseillsut aux hommes d'Etat conservateurs de ne pas essayer de lutter contre la Providence, qui veut ce résultat ; nos bourgeois actuel* acclament comme sauveurs de l'ordre les politiciens qui travaillent à ruiner lentement l'ancienne organisation so- ciale. L'Action Française cherche à persuader à la jeunesse lettrée que l'idée démocratique recule ; s'il parvenait à son but, Charles Maurras prendrait place parmi les hom- mes qui méritent d'être appelés maîtres de l'heure, puis-


18 AVANT-PROPOS

ment bien naïfs s'ils ne défendaient pas avec une extrême énergie Je^s_s_ophismes du scientisme histori- xpte qui leur ont été si avantageux ; leur clientèle (qu'ils savent si bien fanatiser (î) en excitant ses sen- trmente-ée- jalousw— (â^r'en la gavant d'utopies et en lui faisant obtenir quelques menus avantages, traite d'exécrables réactionnaires les gens qui osent nier qu'une force irrésistible entraîne le monde moderne vers l'égalité (3); peu de personnes se soucient d'af- fronter ces clameurs.


que sa doctrine aurait provoqué un changement dans l'orientation de la pensée actuelle. Mais lui-même n'est-il pas imbu d'esprit démocratique ? Les auteurs modernes qu'il admire entre tous (Stendtial. Balzac, Sainte-Beuve) ne possèdent rien de cette distinction aristocratique dont nos pères avaient fait le signe de la bonne littérature. (Sur ce caractèra aristocratique de notre littérature, Cf., Renan, Feuilles détachées, page 237, page 267.1

(1) Dans les pays de démocratie avancée, on observe dans la plèbe un profond sentiment du devoir d'obéissanoe passive, un emploi .superstitieux de mots-fétiches, une foi aveugle dans des promesses égalitaires. La démocratie fran- çaise ayant toujours le désir de propager ses bienfaits les armes à la main, on peut la compsu-er à un nouvel Islam.

(2) La jalousie est une des forces les plus officaces de la démocratie. (Cf. G. Sorel, Réflexions sur la violence. pages 243-244.)

(3) ■ Benedetto Croce écrit que « le rejpt du socialisme utopique... signifie en réalité le rejet absolu de l'idée d'éga- lité » ; que cependant l'utopie égalitaire « est encore l'idée du socialisme que se font beaucoup de gens qui se disent socialistes modernes » ; que le marxisme, en se vantant d'être passé de l'utopie à la si-ionce, employait une méta- phore dont l'interprétation profonde est la suivante : « Ce passage n'est rien autre que le passage de l'idée abstraite à l'histoire concrète, l'abandon do l'égalité, qui est un concept arithmétique et géométrique, pour nn concept


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6). — Le scientisme historique a beaucoup contri- bué à la transformation de l'esprit des paysans fran- çais qui, à la grande surprise des écrivains catho- liques, sont devenus en peu d'années des anticléri- caux irréductibles (1). La sagesse plébéienne, dont le type le plus parfait se trouve aux champs, est affec- tée d'un genre d'étourderie qu'on rencontre souvent dans les intelligences timorées ; l'homme du com- mun ne se lance point dans une entreprise nou- velle s'il n'est séduit par le mirage d'avantages énor- mes, paraissant presque certains et prévus comme devant se produire à bref délai ; c'est ce que sa- vent les financiers sans vergogne qui attirent dans leurs caisses les économies des petites gons qu'ils leurrent à l'aide de prospectus mirifiques. Les déma- gogues connaissent cette psychologie au moins aussi bien que les pirates de la spéculation. Ils font répé- ter fréquemment par leurs journaux que la science ne cesse de créer des prodiges qui sont destinés à assurer l'aisance du plus grand nombre le jour où les réformes populaires seront plus avancées ; que les pratiques pieuses ne sauraient procurer aux pau- vres aucun avantage matériel ; qu'en conséquence les


biologique, pour la vie qui est inégalité et asymétrie. De là résultent : lutte de classe, aristocratie de producteurs (bien différente du prolétariat en guenilles, de la gent men- diante), qui triomphe de la bourgeoisie et transforme l'or- ganisation sociale, contrôle croissant de l'homme sur les forces aveugles de la nature, prédominance d« la techni- que, etc.» {CuUura e vita morale, pages 170-171.)

(1) Taine croyait que les paysans avaient été entraînés à l'irréligion par l'exemple des ouvriers urbains {Le régime moderne, tome II, pages .150-151 : cf. page 147) ; mais je crois que dans les campagnes l'anticléricalisme a des rai- sons plus profondes que dans les villes.


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petites gens agiraient sagement en abandonnant une foi stérile pour prendre part à des mouvements poli- tiques qui offrent beaucoup de chances de profits. Ces arguments prennent une force extraordinaire quand ils sont combinés avec la philosophie de l'his- toire que les instituteurs sont chargés d'apporter dans le moindre village ; tandis que le prêtre enseigne que l'Eglise est en train de remporter finalement la victoire sur toutes les puissances de Satan, l'écolâtre affirme que l'Eglise est condamnée à subir des hu- miliations de plus en plus graves, au fur et à mesure que se répandent les lumières ; la doctrine laïque paraît aux paysans plus vraisemblable que l'autre parce que ses hérauts sont les hérauts d'une vulgari- sation scientifique qui les épate. Le scientisme his- torique anticlérical est aujourd'hui annexé au sys- tème des passions plébéiennes les plus stables ; les écrivains qui veulent atteindre les multitudes, sont tenus de le ménager ; plus d'un savant universitaire se donne l'apparence d'un maître élémentaire batail- lant contre son curé.

c). — Dans cette recherche des causes du prestige que possède le scientisme historique, il ne faut pas négliger la concurrence qui s'est établie, depuis une vingtaine d'années, entre socialistes et démagogues, également désireux d'obtenir les suffrages des ou- vriers de la grande industrie. Marx et Engels avaient introduit les prévisions que leur suggérait leur ima- gination, dans des formules hégéliennes de manière à obtenir un monstre (1), capable de fasciner les gens aventureux qui se hasardent à naviguer dans les

(1) Ce terme me sert à marquer l'analogie qui existe entre une telle sociologie et la zoologie de la f.at>le.


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régions de la Thulé sociale (1) ; en 1876 l'hégélian- nisme était descendu dans la nécropole des supers- titions éteintes, dont les monuments n'intéressent plus que des érudits doués d'une patience toute par- ticulière (2) ; en se donnant pour le disciple d'un maître que l'on comparaît souvent à l'énigmatique | Heraclite, l'auteur du Capital s'assurait les imraen- | ses avantages que procure une exposition obscure à un philosophe qui a réussi à se faire passer pour profond (3). Grâce aux efforts persévérants dune école dévouée, enthousiaste et dépourvue d'esprit critique (4), des myriades de travailleurs furent per- suadés que les fondateurs du socialisme dit scienti-

(1) Ils suivaient l'exemple que leur avaient donné les ssiint-simoniens ; ceux-ci avaient déjà utilisé, avec grand profit, des moiistres hégéliens, à l'époque où Cousin appor- tait en France des épaves de l'hégélianisme (cours de 1828 sur V Introduction à l'histoire de la philosophie).

(2) Marx dit, dans la préface de la seconde édition du Capital, que de ce temps Hegel était traité comme un chien crevé.

(3) Je trouve, dans le livre de P. Roques sur Hegel, sa vie et ses œuvres, ce fait qui me paraît caractéristique : « Boris d'Yxkull, baron esthonien, tout récemment encore officier dans l'armée russe, a raconté avec une curieuse sincérité comment il s'attacha à Hegel ; il ne comprenait à peu près rien à son cours, mais il était attiré par cette obscurité même et surtout par le sérieux profond de Hegel » (page 1*70). — Beaucoup de sociologues ont mieux aimé déclarer que le Capital est un monument prodigieux, que de le critiquer ; Werner Sombart me paraît appartenir à cette classe de niais.

(4) Kautsky et ses amis défendent les thôsea les plus contestables de Marx et d'Engels avec autant d'énergie que purent jamais en faire preuve les anciens Grecs dans la défense des enceintes sacrées qui assuraient, d'après les croyances religieuses du temps, la liberté de leurs cités.


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fique avaient décrit avec la sûreté d'un Laplace, dé- crivant les mouvements planétaires, les principales phases par lesquelles passerait l'évolution du capi- talisme, le régime des crises qui l'ébranleraient et les conditions de sa catastrophe finale. Mais au fur et à mesure que les préoccupations électorales ont pris plus d'importance dans le monde socialiste, on a davantage négligé les détails du marxisme orthodoxe pour ne retenir que sa conclusion : nécessité d'une révolution politique. Des démagogues ont fort habi- lement profité de cet affaissement de la pensée so- cialiste qui devenait moins philosophique, pour se hausser dans l'opinion en se donnant pour des dé- vots de la philosophie ; ils ont proclamé que les po- liticiens devaient s'en rapporter aux travaux qu'en- treprenaient les professeurs de sociologie sur les modalités de la révolution destinée à supprimer le capitalisme ; ainsi l'Université s'est trouvée appe- lée par la démocratie à donner une formule scien- tifique aux conceptions sommaires du socialisme. Grâce à cette lustration dans les eaux scolaires, le scientisme historique a conquis une nouvelle jeu- nesse.


IV


Il y a beaucoup de vérité dans le tableau schéma- tique que William James a donné des conceptions philosophiques les plus répandues, rangées par lui autour des deux pôles du rationalisme et de l'empi- risme (1). Rien n'est plus éloigné du second type

(1) William James, Le pragmatisme, ch. 1".


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que le scientisme historique étudié ci-dessus; l'em- piriste traite les événements comme un naturaliste traite une faune ou un terrain, s'assurant de la con- figuration exacte de chaque détail, cherchant à défi- nir un ensemble, ne redoutant pas de faire dts hypo- thèses pour combler les lacunes que présentent ses données ; mais il ne consentira jamais à annoncer l'avenir, pas plus qu'un zoologiste ne se demande si l'homme est appelî' à acquérir des organes com- plémentaires. Dans les Illusions du progrès j'ai indi- qué qu'après les guerres de l'Indépendance des na- tions, le droit historique, entraînant à sa suite les idées d'évolution, de tradition, de jurisprudence lo- cale, s'est levé contre le droit naturel, que les intel- lectualistes du xvin' siècle avaient tant célébré, en même temps que les idées de progrès, de régénéra- tion ou de création, de raison universelle (1). —


,1) 11 me paraî^ utile de reproduire ici quelques lignes d'une interview de Benedelto Groce, publiée dans la Voce du 24 novembre 1910 : " La mentalité maçonnique se nom- mait au xvnr siècle encyclopédisme et jacobinisme; l'Italie fil une triste expérience de ses effets à la fin de ce siècle, au temps de rinvasion fran(;aise et des républiques italo- françalses... On peut dire que tout le mouvement du Hsor- yimento s'est développé comme une réaction contre la direc- tion frauçiase. jacobine et maçonnique. L'idée même de l'unité italienne fut lancée comme un mot d'ordre de l'op- position soulevée par l'universelle fraternité des Français, dont la prosaïque réalité s'était manifestée dans les pille- ries, les dévastations et les oppressions commises par les généraux et les commissaires de leurs armées. En littéra- ture, en philosophie, eu ]»olitique, le xix« siècle fut carac- térisé, dans l'Italie comme ailleurs, par l'anti-intellectua- lisme. l'anti-abstractionnisme, Vanti-francesimo. Il sennble impossible qu'au début du xx« siècle, par imitation Ge la France, on apporte de nouveau chez nous un mal dont noua


24 AVANT-PROPOS

L'empinste qui s'occupe des activités humaines, se tourne vers le passé, dans lequel il rencontre des choses achevées, la matière de la science, l'histoire, le déterminisme; on a bien le droit évidemment d'adop- ter une attitude contraire, de méditer sur l'avenir, de considérer, par suite, la vie, l'imagination, les mythes, la liberté ; mais il est absurde d'opérer à la manière des rationalistes qui, hallucinés par leurs préjugés unitaires, mêlent les deux genres, pré- Itendent imposer au second les conditions du pre- jinier et s'égarent ainsi dans le scientisme histori- 'que, — William James paraît avoir été surtout cho- qué par la suppression du monde réel qu'efTectuent ^les rationalistes au profit d'un monde idéal, bien )rdonné, où tout est net. Se rangeant lui-même dans la classe des barbares, il nomme les rationalistes : esprit raîiinés, tendres et délicats (1). Il serait bien difficile de définir ces deux classes ; mais on ne peut faire autrement que d'observer que le rationa- lisme brille d'un vif éclat dans les sociétés de libre- pensée, dans les comités démocratiques et dans les cénacles de lettrés qui cherchent de belles phrases faute d'avoir des idées (2); dans le plus grand nom- bre des cas, le rationalisme est loin d'être aujour-

avons souffert il y a plus d'un siècle et dont, après une crise violente, nous sommes guéris. . . Si nous devons souf- frir d'une nouvelle invasion de rabstractionnisme français, nous nous libérerons de cette épidémie, comme nous nous sommes libérés du choléra que nous avons revu cette année. » {Cultura e vita morale, page 164 et page 168.)

(1) William James, op. cit., pages 29-30, pages 37-38.

(2) Il est conforme à l'esprit du pragmatisme de tenir largement compte du milieu où une doctrine s'épanouit quand on veut s'en faire une idée claire, au lieu de la délinir en termes scolastiques.


AVANT-PROPOS "^O

d'hui un signe de virilité intellectuelle. Nous allons maintenant examiner comment le rationalisme conta- mine nos symboles.

a). — Ceux-ci ont avec les phénomènes que le sens commun constate, des ressemblances assez étendues pour qu'on puisse les comparer utilement à des figu- res que des sculpteurs auraient taillées dans des ro- chers avec l'intention de respecter les apparences générales sous lesquelles ces objets naturels se pré- sentaient à des spectateurs Imaginatifs; la cosmogo- nie du Timée a été établie suivant un principe mani- festement dérivé de ce système, puisque le démiurge impose des formes géométriques (et les propriétés qui d'après Platon leur correspondent) à des masses pri- mitives qui avaient déjà des dispositions à acquérir les qualités d'ordre supérieur dont elles sont actuel- lement douées (1) ; les philosophes grecs crurent que le génie esthétique de leur race leur comman- dait de faire voir la possibilité de soumettre à l'es- prit le gouvernement jusqu'alors incohérent de leurs cités, en s'inspirant des procédés employés par les artistes (et par le démiurge platonicien) pour vain- cre la grossièreté de la matière (2). Protégées par le

(1) Cf. Timée, 53, b. — Lorsque TertuUien affirme qae l'àme est naturellement disposée à recevoir les dogmes chrétiens, il transporte, semble-t-il, dans la psychologie une conception de la physique platonicienne. Les commenta- teurs do. TertuUien n'ont pas assez observé que cette âme naturellement chrétienne est l'àme d'un Romain qui a lu les philosophes gracs ; il y a chez uu tel homme une sorte de silhouette du christianisme.

(2) On a été souvent surpris qu'Aristote ait composé, lui aussi, un plan de cité parfaite (Alfred et Maurice Groiset, Histoire de la littérature grecqur, tome IV, page 729) ; ce


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prestige de la tradition classique, les utopies devin- rent, après la Renaissance, un grand genre littéraire qui, en simplifiant à l'extrême les questions écono- miques, politiques et psychologiques, a eu une in- fluence néfaste sur la formation de l'esprit des révo- lutionnaires (1) ; s'il est vrai de dire, avec Renan, que notre temps est voué aux études historiques (2), leur influence n'a été souveraine que sur une élite fort restreinte, si bien que pour la majorité de nos contemporains les seules institutions dignes d'une société éclairée sont celles qui engendrent des abs- tractions capables d'entrer dans l'ordonnance d'un beau roman ; de là résulte que les gens de lettres jouissent d'une très grande autorité auprès des apô- tres d-e révolutions.

b). — Lorsque des symboles ont été poussés assez loin sur la voie des antinomies, on oublie facilement sur quelles souches historiques ils ont été cueillis ; ils paraissent dès lors fort analogues à ces notions

fait montre quelle force irrésistible possédaient les idées esthétiques chez les Grecs : c'est donc un des phénomènes qu'il convient de mettre bien en lumière.

(1) Les premières utopies furent de simples compositions littéraires, destinées à charmer les humauistes platoniciens. On a maintes fois observé que Thomas Morus, qui devait mourir martyr, n'avait pu désirer voir entrer dans les mœurs rien d'antici.thohque ; il ne voulait pas anhciper sur l'avenir, mais peindre une société naturHle, antéchrétienne et très disposée à recevoir le christianisme. C'est par suite d'une dégénérescence de l'humanisme que ces idylles fu- rent interprétées comme projets de réformes sociales.

(2) " Toute question de. nos jours, dit Renan, dégénère for- cément en un débat historique ; toute exposition de prin- cipes devient un cours d'histoire. Chacun de nous n'est ce qu'il est que par son système en histoire. » {Essais de mo- rale et de critique, page 83.)


AVAWT-PROPOS 27

fondamentales des sciences dont très peu de per- sonnes soupçonnent les origines ; les uns et les au- tres passent pour des idéalités que produit notre es- prit quand il est excité par un contact prolongé avec l'expérience. Comme les philosophes sont générale- ment beaucoup plus intéressés par l'appareil adopté dans l'enseignement d'une doctrine que par le fond même de la doctrine enseignée, ils ont cru souvent qu'un système mériterait une confiance absolue s'il était susceptible d'être présenté comme une imita- tion de l'antique géométrie, dont personne jusqu'au XIX* siècle n'a sérieusement mis en doute la rigou- reuse objectivité. Descartes a acquis beaucoup de gloire en exposant une métaphysique déduite de postulats qui lui semblaient tout à fait comparables à ceux d'Euclide ou d'Archimède (2) Les sociétés ne nous offrent ppint de données que l'on puisse in- corporer dans un tel arrangement ; c'est pourquoi les gens du xvii- et du xviir siècles regardaient l'histoire comme une connaissance assez humble ; quant aux symboles, pour peu qu'on pût les ranger plus ou moins facilement dans une progression dia- lectique analogue à celle des Eléments, on les traitait comme des réalités profondément vénérables. On était ainsi amené à penser que si un jour l'huma- nité devenait sage, elle s'empresserait de se mettre sous la direction de maîtres de philosophie, afin de pouvoir, en se confiant à leurs conseils, remplacer le monde misérable de l'histoire par un monde qui, s'adaptant parfaitement aux disciplines scolaires,


(2) Une critique qui s'inspire du pragmatisme met faci- lement en évidence Textrême différence qui existe entre les deux genres de postulats.


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serait regardé comme élevé au niveau de l'esprit (1). c). — Le prestige dont jouit le rationalisme so- cial, tient, pour une bonne part, ^~ttiaMtutlB~ que nous avons de traiter quelques-unes des questions les plus graves concernant l'Etat par des procédés empruntés à la pratique judiciaire. Les juristes, dans les argumentations universitaires, dans leurs con- clusions pour les parties, dans les considérants des arrêts, écartent les motifs psychologiques qui ont pu faire agir les individus (2) ; ils cachent les hom- mes réels sous ce qu'ils nornment des personnes juri- diques, types de genres sociaux qui sont supposés vivre suivant les usages fixés dans la jurisprudence presque comme des automates; pour l'application des lois, les juges possèdent cependant un certain arbi- traire qui leur permet d'adapter les formes rigides de la théorie du droit aux circonstances, de manière à ne pas blesser les sentiments d'équité auxquels tient le grand public. Ces artifices rationalistes ont été transportés dans la discussion des questions so- ciales, par suite de causes dont je vais donner une esquisse. Il est probable que, de tout temps, les prin- ces ont dénoncé les méfaits, vrais ou supposés, des peuples contre lesquels ils entreprenaient la guerre,

(i) C'est ce sophisme qui constitue l'âme de ce que Taine nomme l'esprit classique; cette expression n'est pas très heureuse, car il s'agit d'un esprit scolaire et non de l'esprit des grands auteurs de la littérature classique. L'analyse de Taine n'est pas excellente, parce qu'il était lui-mCme abreuvé d'illusions scolaires.

(2) Ces motifs psychologiques forment, au contraire, la matière principale des plaidoyers qui sont prononcés dans les cours d'assises; on a souvent observé que rarement un avocat réussit également bien au civil et au criminel; les principes de l'argumentation diffèrent trop entre eux.


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de manière à exciter le zèle de leurs sujets, à obtenir le concours d'amis hésitants, à détourner les neutres d-e soutenir la partie adverse (1); les hommes paiti- culièrement habiles dans l'art de la politique ont dû observer assez vite qu'on a le plus de chances d'a- boutir aux résultats désirés quand on semble ne penser qu'à une justice abstraite ; cette affectation de haute sérénité ne les a jamais empêchés d'ailleurs d'employer à l'occasion des sophismes, des menson- ges ou des flatteries, à la manière des avocats qui cherchent à solliciter en leur faveur le cœur des magistrats. Comme c'est une loi assez générale de l'histoire que les sociétés imitent dans leur ordre


Cl) Cette littérature est devenue une dp? armes les plus puissantes de la diplomatie, depuis que l'imprimerie fournit le moyen d'intéresser tout un grand pays aux nouvelles, aussi facilement que s'il s'agissait d'une cité antique dont les habitants allaient tous les jours flâner sur l'agora. Il semble même qu'il soit plus facile de faire l'opinion d'une nation moderne, grâce à la presse, qull n'était facile d'obtenir l'adhésion d'une assemblée grecque, haranguéa par d'habiles orateurs. — Dans la déclaration du 4 juil- let 1776. les Américains disent: " Lorsque le cours des événements humains met un peuple dans la nécessité de rompre les liens politiques qui l'unissaient à un autre peuple et de prendre parmi les puissances de la terre la place séparée et le rang d'égalité auxquels il a droit en vertu des lois de la nature et de celles du Dieu de la na- ture, le respect qu'il dort aux opinions dn genre humain exige de lui qu'il expose aux yeux du monde et déclare les motifs qui le forcent à cette séparation. » Le 20 décem- bre. 1860, l'Etat de Caroline du Sud, en se séparant des Etats-Unis, nous dit qu'il << se doit à lui-même, [qu'il] doit aux autres Etats de l'Union, [qu'il] doit aux autres nations du monde de déclarer les causes immédiates qui l'ont conduit à cet acte ». (L.vboulaye, Histoire des Etats- Unis, tome II, page 321, et tome III, page 46,)


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intérieur ce qui a été expérimenté avec succès dans la vie extérieure de l'Etat (1), les méthodes proces- sives de la diplomatie ont été appliquées aux ques- tions sociales, dans l'espérance que l'opinion des honnêtes gens pourrait exercer une influence pré- pondérante sur les partis, sur les pouvoirs publics et sur les maîtres de l'économie nationale. Au cours des procès idéaux que nous soutenons ainsi avec la conviction qu'il en résultera quelque changement avantageux dans les institutions, les symboles pren- nent tout naturellement la place qui, dans les procès réels, est occupée par les personnes juridiques.

Ainsi les théories abstraites, appuyées sur des con- sidérations appartenant aux genres du beau, du vrai et du juste, deviennent, à certaines époques, l'objet d'un respect superstitieux.


(1) Cette vérité a été souvent méconnue parce que beau- coup d'écrivains ont cru qu'on ne pouvait donner à l'Etat une base solide qu'en admettant que la vie juridique s'étend de l'individu à la nation ; c'est ainsi que se sont formées les théories du contrat social. Dans La guerre et la paix, Proudhon a esquissé une théorie qui fait descendre le droit privé de la guerre (livre II, chap. xi). Il me semble qu'une philosophie qui se proposerait d'expliquer le droit et non de le légitimer, devrait lui attribuer deux pfiles: la guerre et l'économie; dans la famille, les deux caractères apparaissent à peu près également forts, en sorte qu'on peut regarder la famille comme le lieu où se fait l'union des deux principes du droit.

(2) Laboulaye dit que la révolution américaine fut « un procès», (op. cit., tome II, page 10); il y eut aussi chez nous, au xvin» siècle une énorme littérature processive ; mais elle est moins près de la vraie littérature judiciaire que celle d'Amérique.


AVANT-PROPOS 31


V

A la fin de l'Ancien Régime d'innombrables beaux esprits avaient composé des descriptions de l'état na- turel des sociétés, dont les cléments étaient emprun- tés à des sources fort diverses ; ces utopies pas- saient pour être très supérieures à ce que l'on cons- tatait dans le monde réel ; mais les lecteurs de ces mirifiques romans ne savaient pas bien quelles con- séquences il conviendrait de tirer de cette littéra- ture (1). Il faudra arriver aux temps de la plus grande faiblesse intellectuelle du jacobinisme pour que des politiciens enragés croient pouvoir conver- tir ces rêves philosophiques en projets de législa- tion (2). En général, il semble que les lettrés du XVIII* siècle aient cru devoir, par attachement aux progrès des lumières, admirer tous ces livres parce qu'ils ébranlaient ce qui restait d'autorité aux tradi- tions médiévales, parce qu'ils parlaient avec enthou- siasme d'une moralité supérieure indéfinissable,


(1) C'est œ qui résulte des conclusions auxquelles par- vient André*Lichtenberger dans Le socialisme au XVIII' siècle.

(2) Babeuf soutint, dans son procès de Vendôme, qu'il avait voulu seulement former << une société de démocrates dont le but était de ramener l'esprit public vers les prin- cipes républicains et de combattre vigoureusement les ma- nœuvres du royalisme au profit du gouvernement établi » (Advibm,e, Histoire de Gracchus Babeuf, tome I, page 399) ; il traita de rêves ptiilosophiques ou philanthropiques les projets révolutionnaires qu'on trouvait dans les papiers saisis (page 402, page 410, cf. pago 301). Son panégyriste croit qu'il y rivnit b^aucoup de vrai dans les excuses qu'il présentait.


32 AVANT-PROPOS

parce qu'ils donnaient raison en principe aux ré- formateurs pratiques, occupés à améliorer une ad- ministration manifestement trop souvent défec- tueuse.

Après la Révolution les choses changèrent com- plètement d'aspect. On avait vu avec stupeur : que des bouleversements inouïs avaient pu se produire sans batailles mémorables, analogues à celles qui ont ensanglanté l'empire romain, l'Allemagne et la France après la Réforme, ou même l'Angleterre des Stuarts ; que la tempête s'était bornée aux médiocres exploits de bandes d'émeutiers plus bruyantes que redoutables, organisées par de petites associations de patriotes, conduites par des gens indignes de laisser un nom dans les annales de leur pays ; qu'en défini- tive les destinées du plus puissant Etat moderne peu- vent dépendre de misérables coups de main, aussi bien que de véritables guerres civiles. Le peuple, appelé à donner son avis sur de très nombreuses constitutions, qui se rattachent à des principes fort disparates, avait approuvé les yeux fermés tout ce que lui avait présenté le parti dominant. Ainsi la vo- lonté du souverain infaillible s'était trouvée être en fait à la merci de quelques aventuriers, favorisés par des hasards bizarres. — Les troubles, les proscrip- tions, l'émigration de beaucoup de riches familles n'avaient eu que des inconvénients temporaires ; gouvernée par des parvenus agités, enivrés de leur pouvoir éphémère et toujours prêts à lancer des ar- mées au pillage de l'Europe, la France avait été plus respectée de ses voisins qu'aux années les plus glo- rieuses de la vieille maison capétienne ; une période d'existence joj'euse, luxueuse et luxurieuse, avait succédé aux angoisses de la Terreur avec tant de ra-


^VANT-PROPOS . ^

pidité que les épicuriens qui avaient bien connu l'Ancien Régime, pouvaient se demander si le cata- clysme révolutionnaire n'avait pas été simplement un accident, ayant interrompu pour peu de temps la marche vers le bonheur par suite d'imprudences commises par des gouvernants aveugles (1), — Con- trairement aux appréhensions fort légitimes des hommes de prétoire, qui avaient redouté que les ba- ses du droit ne fussent ruinées par les mesures pri- ses en vue de bouleverser l'assiette de la propriété traditionnelle, il surgit de nouvelles doctrines juri- diques bien plus favorables à la propriété que ne l'avaient été celles des plus célèbres auteurs anté- rieurs au bouleversement ; la tourmente avait em- porté le monde dans lequel se transmettait l'idée que la propriété est, dans une mesure plus ou moins lar- ge, une création du législateur ; les acquéreurs de biens nationaux exigeaient que leur propriété fût protégée sans réserve par l'idéologie (2).

Petites luttes civiles, crises moins graves en réa- lité qu'en apparence, progrès matériel et juridi- que (3), tel fut le bilan de la Révolution. Interpré- tant ces expériences extraordinaires au point de vue d'une philosophie des institutions qui correspondit aux habitudes intellectuelles des manieurs d'abstrac- tions, les rationalistes, laissant de côté tout le méca- nisme de l'histoire, dirent que la plèbe française

(1) Cette considération était capitale au xviii« siècle qui mesurait le degré de civilisation aux aises dont jouissaient les classes dirigeantes.

(2) Cf. G. SoREL, Illusions du progrès, 2® édition, pages 114-120.

(3) J'entends ici par progrès iuridirnip une tendance à imposer le respect de la propriété à l'Etat.

3


r.


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avait combattu pour faire entrer dans la législation les prncipes de droit naturel que les penseurs les plus considérables de l'Ancien Régime avaient en vain fait coHnaître aux maîtres de la France roj'ale; l'homme dont parle la Déclaration des droits est évi- demment un être symbolique, obtenu par une di- remption (1) et transformé par des théoriciens peu perspicaces en élément générateur de l'ordre mo- derne ; une généralisation de ces vues utopiques con- duisait tout doucement, à admettre que les forces constituées par les intérêts, les passions et les ima- ginations de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre introduiront violemment, chaque fois que cela sera utile pour le Progrès, dans le corps des rè- /gles fondamentales d'une société quelques fragments de systèmes établis en vue d'opposer le beau, le vrai et le juste, tels que les conçoivent les esprits éclairés, aux créations aveugles de l'histoire (2). En consé- quence, les personnes qui font profession de donner aux classes dirigeantes des conseils sur les plus sages orientations politiques à adopter, ont enseigné que les vrais grands hommes d'Etat, prévoyant des dé- faillances chez leurs successeurs (3), opèrent de pro-

1) Cf. G. SoREL, Réflexions s^lr la violence, fages 402- 407.

(2) Cette conception est en quelque sorte, un démar- quage du providentialisme des théologiens La psychologie des hommes de 1793 paraissait trop mince aux rationa- listes pour qu'on puisse y trouver suivant eux des rai- sons suffisantes des grandes transformations survenues pendant la Révolution.

(3) Les ministres conservateurs ont eu presque tou- jours des faiblesses extravagantes aux jours de crise : les ministres portés au pouvoir par les flots plébéiens défen- dent leurs places avec une tout autre énergie.


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fondes réformes, afin d'éviter à leur pays les ennuis des émeutes, des gouvernements provisoires et des perturbations économiques qui en sont la suite. Les utopistes qui parurent durant" la première moitié du XIX siècle, furent inspirés par ces conceptions his- toriques ; ils pensaient que si la bourgeoisie instruite avait à choisir entre la prévision de troubles révolu- tionnaires extrêmement vraisemblables et des solu- tions bien étudiées des problèmes sociaux, elle n'hé- siterait pas à faire de grands sacrifices pour conci- lier l'ordre avec le progrès ; beaucoup de jeunes gens distingués auxquels des études scientifiques avaient inculqué une trop grande confiance dans le rationa- lisme, se laissèrent séduire par ces créateurs de pré- tendues sciences.

Il est dans la nature du rationalisme d'éliminer,\ autant qu'il peut le faire, les puissances psycholo-^ giques qu'il rencontre sur son chemin ; il devait donc arriver que l'on fermât souvent les yeux sur les for- ces plébéiennes, d'ailleurs très faibles, qui avaient bouleversé l'Ancien Régime, pour réduire la Révolu- tion à un triomphe d'une Idée sur les faits histori- ques ; une gigantesque expérience aurait ainsi mon- tré que les choses reconnues conformes à la raison par les philosophes sont destinées à devenir réelles, au milieu d'accidents qui ne méritent pas de fixer l'attention des rationalistes. Je vais donner deux autres exemples remarquables de cette illusion :

Lorsque la grande production eut commencé à se développer en Angleterre, on reconnut sans peine que la prospérité des manufactures ne dépend point de l'intervention de l'Etat autant que l'avaient cru tant d'habiles ministres, qui avaient été parfois jus-


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qu'à traiter l'industrie comme une sorte de service public ; des écrivains subtils travaillèrent même à créer une science qui considérerait les relations de vendeurs-acheteurs, capitalistes-salariés, prêteurs-dé- biteurs sur un marché où ne pénétrerait pas de gou- vernement; si des moralistes, des juristes, de bons administrateurs leur ont, maintes fois, reproché de 'placer leurs théories en dehors de la réalité histori- que, en réduisant l'activité humaine aux mesquines préoccupations de Vhomo œconomicus, ils n'exami- nèrent pas sérieusement la légitimité de la diremp- tion que suppose la construction de l'économie poli- tique classique. De petits philosophes, dévorés de l'ambition de passer pour de grands hommes, trans- formèrent ce symbolisme en une utopie qui devait, à leurs dires, répandre le bonheur dans le monde (1). Une vaste littérature a été consacrée à réclamer, au nom du droit naturel, le libre échange, qui marque mieux qu'aucune autre mesure aux yeux des masses la séparation de la production et de l'Etat ; des ré- formes douanières ont été effectuées seulement dans les pays où des groupes puissants d'intérêts les ont imposées aux gouvernements; mais les rationalistes continuent à crier qu'ils tueront quelque jour l'hy- dre du protectionnisme, par raison démonstrative, comme le feraient des personnages de Molière.

Durant tout le xix'= siècle les hommes qui se van- tent d'être les fils de 89, ont reproché au catholi- cisme de chercher à se créer une situation privi-

(1) Vilfredo Pareto a fait une excellente critique de Vutopie libérale, dont Bastiat fut le représentant le plua tapageur : il a montré que la doctrine de « l'tiarmonie des intérêts légitimes » est très faible. {Les systèmes so- cialistes, tome II, pages 45-69.)


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Icgiée, incompatible avec les affirmations de la cons- cience moderne ; les publicistes que l'on nommait ultramontains, prétendaient se borner à défendre les libertés nécessaires de l'Eglise ; en fait ils mêlaient à des systèmes de droit public un symbolisme qui sup- pose une diremption. Les libéraux leur répondi- rent par une théorie de l'Eglise libre dans l'Etat libre, qui donnerait, disaient-ils, satisfaction à tou- tes les exigences du droit naturel (1). Aux Etats- Unis l'indépendance dts confessions a été établie en vue de rendre plus féconds les enseignements chré- tiens grâce à la multiplicité de leurs formes ; mais la démocratie a chez nous supprimé l'ancienne lé- gislation concordataire dans l'espoir de nuire à la religion ; cela n'empêche pas beaucoup de catho- liques instruits de discuter avec leurs adversaires sur le régime des cultes en employant des arguments rationalistes, comme si les radicaux se souciaient du beau, du vrai et du bien !

Les conceptions que Marx s'était formées sur le socialisme lui avaient été suggérées par le spectacle de l'industrie anglaise. Il avait observé en Angleterre une masse ouvrière que l'on pouvait pratiquement regarder comme déliée de tous les liens de solidarité que reconnaissaient nécessaires les citoyens dans les autres pays ; il a pu en conséquence développer lar-


(1) Cette théorie a été souvent présentée par des parti- sans du libre-échange, en sorte qu'elle a contribué à met- trii en lumière cette trilogie Etat-Eglise-production, qu'il tsl utile de considérer pour comprendre la société mo- derne. — Il csL à reniiirquer que Gavour était très pénétré des idées proposées par les économistes défenseurs du libre-échange.


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gement sa thèse de la lutte de classe (1) ; rien n'était plus légitime que de procéder enfin à une di- remption pour étudier les qualités propres d'un pro- létariat militant. Celui-ci ne saurait accomplir la mission que Marx lui attribuait, à moins qu'il n'existe dans son sein une distribution de sentiments assez forts pour amener chacun de ses membres à faire la besogne parcellaire qui, en raison de ses facultés particulières, concourt efiica^ement à l'œuvre com- t mune ; les socialistes n'ont examiné que d'une ma- j iiière très insuffisante les conditions qui favorisent I^Ou entravent une telle formation des âmes (2); ils se sont presque toujours contentés de sophismes naïfs qui reviennent à peu près à ceux-ci :

Le régime actuel ne saurait durer, parce qu'il ne résiste pas à une critique sérieuse, fondée sur des considérations relatives au beau, au vrai et au bien ; or on ne découvre point dans la société de forces ca- pables de renverser le capitalisme, en dehors de celles que renferme le monde ouvrier, mis par la gi-ande industrie en conflit incessant avec les patrons ; la raison exige donc que la masse laborieuse forme une entité capable d'exécuter la condamnation pronon- cée par la critique. Le changement social ne saurait avoir le caractère absolu réclamé par une raison exi- geante, si la classe révolutionnaire ne possède pas des qualités lui donnant une constitution beaucoup IjIus achevée que ne fut celle d'aucune des classes connues ; les chefs du socialisme jugeant qu'il serait

(1) Cf. la conclusion de mon livre Insegnamenti socixUi délia economia contemporanea, dont le texte français a paru dans le Mouvement socialiste, juiUel 1905.

(2) C'est à l'examen de quelques-unes de ces conditions qu'est consacré mon livre Réflexions sur la violence.


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aU'dessus de leurs forces de réaliser une réforme morale si profonde, si mystérieuse et si nouvelle (1), se contentent d'organiser des partis politiques pro- létariens, chose assez facile ; le reste viendra à son heure, par le jeu naturel des cerveaux, quand les po- liticiens auront suffisamment expliqué à leurs élec- teurs les lois du développement historique. La théo- rie marxiste du prolétariat est d.eyenue, entre les mains des hommes de l'école, une de ces ^distractions que le rationalisme regarde comme étant d'autant plus certaines, désirables et propres à gouverner l'es- prit qu'elles ont rendu plus de services pour la cons- truction de systèmes ; l'homme vraiment éclairé doit, suivant les rationalistes, régler sa conduite en argu- mentant sur de teUes\§^iip_er-IÂQliiés et non en consi- dérant les faits avec bon sens ; c'est pourquoi les socialdémocrates nous crient que l'empirisme ne peut rien contre leur doctrine qui leur semble indispen- sable pour donner une sanction aux sentences que le rationalisme prononce sur l'histoire. Nous voici en pleine utopie ! (2)

VI

Ce que Marx avait appris de philosophie hégé- / lienne, le prédisposait à chérir les préjugés monistes

(1) Us évitent de ctiercher à approfondir les questions psychologiques, idéologiques et juridiques posées par le passagë~Tii? hi masse prolétarienne à' là 'classe achevée. Le rationalisme leur plaît fort parce qu'il se contente de solutions superficielles.

(2) Le marxisme ayant pris les allures d'une utopie, n'a pu opposer de résistance bien sérieuse à ^a renaissance des utopies qui s'est manifestée dans ces dernières années.


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suivant lesquels le génie humain ne saurait se pro- poser d'ambition plus haute que celle d'introduire la noble discipline de l'unité dans les sj'stèmes de la connaissance, de la volonté ou de l'action ; cepen- dant, d'après ce qu'il a écrit au début du Manifeste communiste, aucune explication approfondie de l'histoire n'est possible que si l'on prend pour point de départ le développement des antagonismes qui se sont produits entre des groupes susceptibles de di- remption (hommes libres et esclaves, patriciens et plébéiens, barons et serfs, maîtres et compagnons, I capitalistes et prolétaires); mais il s'enivrait de l'es- I poir qu'un jour viendrait où la diremption serait I sans objet. L'Idée, qui suivant Hegel entraîne l'hom- \ me vers la raison (1), va, en effet, suivant Marx, achever son œuvre bienfaisante en imposant l'unité, que réclame le rationalisme, là où n'avait régné en-


Ci) Paraphrasant la Philosophie de l'histoire de Hegel, P. Roques écrit : « La raison n'est pas impuissante au point de demeurer simple idéal et de n'exister qu'en dehors de la réalité, on ne sait où, dans le cerveau de quelques hommes; elle est la substance infinie de toute réalité finie. Amaxagoras affirmait que l'esprit, nous, non le hasard, fait marcher le monde... Nous conviendrons cependant qu'il semble absurde d"affirmer que riiisloire manifeste le pro- grès de la raison. En effet, les ressorts de l'activité humaine sont le besoin, la passion, iintérèc, presque jamais le désir du bien ; l'égoïsme et la brutalité sont boaucoup plus fré- quents chez l'homme que le respect du droit, qui ue s'ac- quiert que par une longue discipline... Nous ne nierons donc pas [que] les acteurs du grand drame sont surtout Ise individus égo'istes et violents, et il faut dire que rien de grand dans le monde ne se fait que par la passion... Mais les intérêts et les passions ne sont au fond que les moyens par lesquels les hommes, à. leur insu, réalisent l'esprit. » (Hegel, sa vie et ses œuvres, pages 271-272.)


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core que la pluralité, fruit détestable de hasards, de désirs déréglés et de l'ignorance générale. Marx s'était bien aperçu que ce passage de l'hétérogénéité à l'homogénéité ne rentre pas dans le genre des mouvements que produit un mécanisme de forces antagonistes analogue à ceux qu'il avait prescrit de considérer pour arriver à une pleine intelligence du passé; les transformations résulteront dès lors de causes idéologiques ; la théorie matérialiste de l'his- toire n'est bonne que pour les temps que Marx nom- mait préhistoriques (1).

Le Manifeste de 1847 suppose que le pouvoir de la bourgeoisie a été renversé par une coalition de jacobins et de prolétaires (2); les vainqueurs, afin de tirer tout le parti possible de leur heureuse cam- pagne, organisent une démocratie qui débute en pre- nant des mesures de liquidation sociale, dont la no- menclature a été empruntée par Marx et Engels à la littérature de leur temps (3); enfin la classe ouvrière exerçant une action chaque jour plus dominante sur l'Etat, l'idéal de la Ligue des communistes entre dans l'histoire des institutions. Ce tableau schématique paraît avoir été présenté volontairement sous une

^1) Dans la préface écrite en 1859 pour la Crillque de l'économie politique, les temps qui précèdent la chute du régime capitaliste sont ainsi qualifiés.

(2) Ch. Andler, Le nianifesce communiste, tome II, page 135, page 160.

(3) « Ils ont plus tard, dit Ch. Andler. attaché une im- portance médiocre à ce programme de transition. Il est aisément reconnaissable que les communistes de iô4'(, qui le leur ont imposé, furent des artisans voisins par leurs idées de la démocratie socialiste [de Ledru-Roian et Ue Louis Blanc. Cf., page 135] et par leur condition de la petite bourgeoisie.» \loc. cit., pages 160-161.;


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forme énigmatique ; Marx, qui n'était encore qu'un jeune philosophe sans réputation, ne pouvait expri- mer sa pensée en toute liberté ; beaucoup des mem- bres de l'association pour laquelle il tenait la plume, estimaient que le régime transitoire de la démocra- tie pourrait être évité, grâce à une révolution qui se- rait assez énergiquement conduite pour jeter les tra- vailleurs en plein communisme (1).

La lettre que Marx écrivit en 1875 sur le program- me de Gotha, est beaucoup plus instructive que le Manifeste^ de 1847, parce qu'à cette époque Marx était devenu l'auteur illustre du Capital, parce qu'un grand parti en Allemagne se réclamait de son ensei- gnement et que le document étant confidentiel, son rédacteur n'avait pas à ménager les opinions des masses autant que s'il eût été public. Là encore Marx admet que le passage au communisme se fera en deux moments. Tout d'abord existe une société fortement empreinte des caractères de l'ancienne, qui règle la répartition des produits en s'inspirant de la théo- rie marxiste de la valeur. « Dans la phase supérieure de développement de la société communiste, lorsque sera évanouie l'asservissante subordination des in- dividus à la loi de la division du travail et avec elle l'opposition du travail intellectuel et du manuel; lorsque le travail ne sera plus seulement le moyen de vivre, mais le premier besoin de la vie, que les forces de production iront croissant avec le déve- loppement intégral de l'individu et que toutes les sources de la richesse publique couleront à pleins bords, alors, pour la première fois, l'étroit horizon

(1) Ch. Andler, loc. cit., page 132 page 134, page 136, page 139.


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du droit bourgeois sera dépassé, et la société ins- crira sur ses drapeaux : Chacun selon sa capa- cité ; à chacun selon ses besoins ! » (1). Voilà une accumulation formidable d'hypothèses bien singuliè- res, qui ne sauraient être réalisées à moins que notre psychologie profonde n'éprouve les transformations dont nous allons tracer une esquisse.

L'opposition du travail manuel, réputé servile, et du travail intellectuel, répute noble, paraîtrait cho- quante aux personnes sensées si beaucoup d'art se rencontrait dans la pratique des métiers communs qui livrent aujourd'hui des produits étrangers à toute esthétique ; le travail sera le premier besoin de la vie quand on aura pris l'habitude de recourir à des besognes à la fois utiles et esthétiques pour surmon- ter la douleur, au lieu de demander un oubli fugitif à des distractions (2) ; le développement rapide des forces productives reposera principalement sans doute sur la valeur des motifs esthétiques que feront valoir les promoteurs d'innovations, après que le pro- grès matériel ne sera plus imposé par les nécessités de la concurrence. Ainsi notre civilisation actuelle qui se soucie fort peu de distinguer le beau du laid, céderait la place à une sorte de Grèce idéalisée, dans laquelle les préoccupations esthétiques seraient très fréquemment décisives. Il y aurait toutefois une dif- férence essentielle entre la manière de vivie célébrée par les anciens et celle de l'ère socialiste ; tandis que les philosophes avaient cru autrefois que les


1; ïr^dui-lioa par Georges Platon dans la Revue d'éco- nomie polUique, septembre-octobre 1894, page 758.

!2) Cf. ce que j'ai écrit dans la préface à La douleur iJhy- sique, de Georges Gastex.


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sages doivent se contenter d'une existence modeste, proportionnée aux conditions de l'économie rudi- mentaire de leur époque, on nous promet un pays de Cocagne (1), qui pourrait comporter, selon beaucoup de socialistes, une libre consommation (2) ; si les hommes de l'avenir choisissent pour régler leurs rap- ports civils la formule communiste, c'est sans doute que celle-ci est, au jugement de Marx, la plus belle, la plus vraie et la plus juste que l'esprit humain ait jamais conçue (3). Le fondateur du socialisme scien- tifique espérait que les journaux de la socialdémo- cratie donneraient aux prolétaires un enseignement capable d'assurer ainsi le triomphe du rationalisme dans un monde hyperhellénique.

Je pense que Marx a dû plus d'une fois établir un

rapprochement entre les guerriers de la République

de Platon et les ouvriers de la grande industrie que

le socialisme organise en vue d'une lutte à mort di-


(1) Les nouvelles manières de concevoir les rénovations sociales commencent à paraître au temps de la Renais- sance ; on voulait alors une vie large ; le féminisme a proposé un rêve plus complet de luxe et de luxure que n'importe quelle autre utopie ; c'est ce caractère qui expli- que principalement son succès ; il convient de noter que beaucoup de socialdémocrates admirent encore Fourier.

(2) Dans la première édition du Programme du parti ouvrier, publiée en 1883, Jules Guesde et Paul Lafargue disaient qu'en décrivant l'abbaye de Thélème « Rsibelais [fut] un voyant [qui] a prophétisé la société communiste où nous allons et dans laquelle la surabondance des pro- duits permettra de consommer à volonté » (page 36).

(3) Il est remarquable qu'en 1883 Jules Guesde et Paul JLaf argue aient dénoncé cette formule comme reculant « les bornes de l'absurde » ; ils estimaient que les besoins sont trop élastiques pour servir de base à une répartition rai- sonnée {op. cit., pages 17-18).


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rigée contre le régime capitaliste ; il estimait évi- demment que les travailleurs modernes, dépourvus de propriété, privés d'établissement familial (1) et réduits à un salaire qui interdit toute accumulation d'argent permettant d'arriver au patronat, sont aussi bien préparés au communisme qu'auraient pu y être adaptés les gardiens de la cité platonicienne, aux- quels le philosophe a refusé le droit d'avoir des ter- res, une famille (2) et toute ressource monétaire ; mais si on abandonne ces analogies abstraites pour se mettre en présence de la réalité, on s'aperçoit que le livre de Platon est de nature à décourager les gens qui, sur la foi de Marx et d'Engels, croient que l'histoire est en train de préparer le communisme,

a). — J'observe, tout d'abord, que le groupe au- quel Platon impose sa loi du communisme, est extrê- mement faible ; or Marx a signalé dans le Capital que « de simples changements dans la quantité parve- nus à un certain degré amènent des changements dans la qualité » (3) ; il résulte de là que si le commu- nisme est bon pour les guerriers platoniciens, il au-

(1) Il me paraît très difficile de savoir exactement ce que Marx a voulu dire dans la partie du Manifeste com- muniste qui traite de la famille ; le commentaire de Gti. AndlT ne tranche pas Ips difficultés (loc. cit.. pps'ps 150-153) ; je crois que Marx, pensant aux vieilles familles allemandes, a été surtout frappé de la ruine des forces conservatrices de traditions morales qu'entraîne la dispa- rition des foyers stables dans l'économie ouvrière moderne.

(2) Au début du livre V. Pnlémarque dit nue les rèslps à adopter pour les relations sexuelles dominent toute la question du communisme. Cette observation est d'une grande profondeur.

(3) Marx, Capital, trad. franc., tome I, page 133, col. 2.


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rait bien peu de chances de convenir à l'organisa- tion de nos masses prolétariennes. — Afin que la conscience de ses chevaliers soit toujours absorbée par la contemplation de leur mission militaire (1), Platon interdit qu'on apporte jamais aucune réforme aux disciplines de l'éducation passablement étroi- te (2) qu'il avait édictées pour eux (Livre IV. 424, b);


(1) Au début du livre IV, Adirnante fait observer à Socrate que les gardiens de la cité ne seront pas heureux, puisque, n'ayant pas d'argent, Ils ne pourront ni recevoir des hôtes, ni voyager, ni aller chez les courtisanes ; So- crate répond qu'une bonne éducation pourra les amener h se trouver heureux et, qu'au surplus, ii ne s'agit pas du bonheur de quelques hommes, mais du bonheur de l'Etat. On a pu compare'" ces guerriers aux moines qui, suivant la croyance cat^olirnie, protègent les pays où ils sont établis, par leur pratique de la vie chrétienne. Ainsi, il y a une différence e.-sentielle entre le communisme de la Répu- blique et ceux qu'on a observés chez certains peuples non civilisés , le plus célèbre de ces communismes a été celui des Aiioï, prêtres et acteurs, qui formaient une sorte de franc-maçonnerie à Taïti, entretenus par les villages où ils demeuraient et ayant des femmes coramiuTi^s (ELisÉr Re- clus, Nouvelle géographie unlverseUe, tome XIV, pages 918-919) ; — Cf.. une institution de célibataires achetant des jeunes filles pour l'usage commun aux îles Palaos (page 592).

(2) Aux livres II el III, Platon parle presque comme un précurseur de Mgr Gaume, qui, au milieu du xix* siècle, déclama contre le ver rongeur de la littérature païenne. Il signale le venin des vieilles poésies grecques qui ont mal compris le rôle des dieux, les destinées posthumes de l'homme et la vertu. La tragédie et la comédie doivent être proscrites, parce que ces arts imitatifs sont propres à faire naître de fâcheuses tendances de l'âme chez les citoyens que le théâtre incite à imiter des personnages que mé- prise la philosophie : il ne faudrait représenter que des êtres admirables, comme dans les pièces des collèges de


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dans nos sociétés industrielles où les besognes de la production prennent aux hommes utiles (1) beau- coup plus de temps que leur activité sociale, le pro- grès matériel exige que des individualités très mar- quées portent leurs initiatives arbitraires dans !es régions qui semblent le mieux acquises à l'ordre ; ainsi manque dans les pays en voie de grand déve- loppement le bloc psychologique de la soumission, de l'uniformité er7i€-PîmmobïTite~qui dans le monde platonicien était si favorable au communisme. ■ — Bien loin de croire que le mouvement naturel des sociétés dût faire apparaître sa citée idéale. Platon enseigne qu'elle devrait fatalement aboutir aux for- mes politiques connues de l'oligarchie, de la démo- cratie et de la tyrannie, si elle était abandonnée au jeu des tempéraments que l'on observe dans le monde réel.

b). — Il semble que Platon se soit plu à montrer l'invraisemblance de son utopie (2). Par exemple, il affirme qu'elle ne saurait fonctionner si elle n'a à sa tête des philosophes ; et quels philosophes ! des hom- mes qui, après avoir a'^quis les éléments de sciences enseignés dans les écoles du temps, s'élèvent jusqu'à la connaissance des essences (livre V, 480. a et livre

(1) Il est évident que réraancipation du prolétariat, dont parle Marx, doit être opérée par des hommes qui prennent une part sérieuse à la production, puisqu'elle doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes et non celle de politi- ciens ; la socialdémocratie a bien soumis en fait les tra- vaillpurs h ûf^ politiciens ; mais je raisonne ici sur la théo- rie philosophique.

(2) Je crois même que plus d'une fois Platon a dirigé l'arme de l'ironie, qu'il maniait avec un art supérieur, contre les gens qui seraient tentés de prendre pour des programmes législatifs les fantaisies communistes.


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VI, 484, c-d); l'explication qu'il donne est tellement obscure qu'on a pu l'accuser de galimatias (1) ; il s'agissait évidemment de ces énigmes pythagoricien- nes que nous pouvons nous consoler de ne pas savoir résoudre, parce que leur solution serait absolument inutile (2). — Les magistrats, à l'imitation des pro- priétaires de chiens de chasse qui choisissent avec grand soin leurs reproducteurs (459, a), accoupleront les hommes et les femmes de la manière la plus fa- vorable à la beauté de la race (459 d-460 b) ; cela suip- pose que ces chefs de l'Etat connaîtraient ce qu'on nomme aujourd'hui les lois de l'eugénique ; mais tous les travaux des naturalistes modernes montrent qu'on n'obtiendra jamais que des règles très incer- taines pour régler les croisements. — Puis voici quel- que chose de plus extraordinaire encore : la déca- dence de l'ordre parfait créé par Platon commen-

(1) ViLFREDO Pareto, Les systèmes socialistes, tome II, page 7.

(2) Platon se réfère expressément aux opinions pythago- riciennes à propos de l'astronomie et de la musique ; l'une se rapporte aux harmonies de la vue et Tautre aux harmo- nies de l'oreille (livre VII, 530, d) ; dans les deux cas l'observation ne peut fournir que des résultats bien infé- rieurs à ce qu'exige la raison ; les astronomes, qui se con- tentent de l'empirisme, ressemblent à des géomètres qui, en présence de dessins exécutés par un artiste très habile, espéreraient découvrir dans leur examon ce que «onl en vérité les rapports d'égal à égal, de double ou de tout autre proportion (529, e) ; les musiciens sont au>si ndi- Qules que ces observateurs du ciel, quand ils torturent les cordes de leurs instruments pour arriver à faire une étude expérimentale des nombres qui caractérisent les intervalles, sans s'élever au problème d'examiner quels sont les nombres consonnants ou non et d'oij viennent ces propriétés (531, b-c). Cette science supérieure est l'arith- métique mystique des pythagoriciens.


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cera quand quelques erreurs auront été commises dans le choix des époques propices à la bonne géné- ration (livre VIII, 543, b). En subordonnant la pros- périté de sa république à tant de conditions mysté- rieuses, il a voulu nous faire comprendre que nous commettrions une grosse erreur, si nou5> prenions pour un projet de législation une fantaisie qu'il avait imaginée pour avoir le moyen d'exposer, dans des conditions particulièrement commodes, ses idées sur la bonne conduite, sur l'éducation et sur les psycho- logies qui correspondent aux divers régimes poli- tiques.

c). — Si, au lieu d'être un des plus habiles écri- vains de la prose grecque, Platon avait été un pur rationaliste, il aurait supprimé de ses expositions toutes les apparences pluralistes qui, en conservant à son invention une certaine vie, lui donnent une vrai- semblance analogue à celle d'un roman, pour ne conserver qu'un monisme abstrait. On aurait vu clai- rement alors que cette cité platonicienne n'est pas une véritable société, pleine de variétés, mais une agglomération de personnages tous identiques (1).

(i) Aristote prend contre Platon le parti du pluralisme: « Naturellement, la cité est fort multiple; mais si elle prétend à l'unité, de cité elle devient famille, de famille individu; car la famille a bien plus d'unité que la cité et l'individu bien plus encore que la famille ». {Politique, livre II, chapitre ii, 4.) Proudhon écrit : « On ne con- çoit pas pourquoi en Icarie il existerait plus d'un homme, plus d'un couple... A quoi bon cette répétition interminable de marionnettes, taillées et habillées de la même manière ? La nature... qui, en se répétant, ne fait jamais deux fois la même chose, fait naître, pour produire l'être progressif et prévoyant, des milhons de milliards d'individus divers... Le communisme impose des bornes à cette variété de la nature. >- [Contrarie lion s économiques, rhap. xn, § 9.)

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Dans une telle construction les actes étant grossis d'une manière indéterminée, le philosophe a le droit de dire que le juste et l'injuste sont plus faciles à discerner dans sa cité que dans l'individu (livre II, 368 e-369 a) (1).

Cette réduction de la société à une répétition d'un type, a une très grande importance pour l'histoire des idées communistes. Les gens qui ont échoué dans leurs entreprises, aiment à se figurer que leurs mal- heurs sont dus uniquement à la malice de leurs con- temporains ; ils s'imaginent, en conséquence, qu'ils atteindraient infailliblement les fins qu'ils poursui- vent, s'ils trouvaient autour d'eux des sympathies, au lieu de se heurter à des concurrences ; aussi as- pirent-ils souvent au communisme qui, devant trans- former tous les hommes en reproductions du sujet pensant, leur promet le pouvoir de créer l'avenir suivant les vues de leur intelligence (2). — Le com- munisme convient beaucoup aux âmes tendres, aux cœurs ulcérés, à tous ceux qui redoutent la solitude,

(j,) A la fin du livre IX, Glaucon dit que l'Etat platoni- cien n'existe que dans les discours des philosophes et non sur la terre ; Socrate répond qu'il en existe du moins pro- bablement un modèle dans le ciel, que l'on consultera pour apprendre à bien régler sa conduite (592, a-b).

(2) Dans le livre qu'il a écrit pour réfuter Diihring, Engels a identifié son idéal communiste avec le monisme social d'une façon qui ne peut laisser place à aucune diffi- culté d'interprétation. Dans la société future, il n'y aura plus cette anarchie des volontés qui donne aux phénomènes économiques une allure générale analogue à celle de phénomènes naturels, réglés par la nécessité; plus de causes particulières venant se heurter; plus de hasard; tout est soumis à une raison unique. {Philosophie, écono- mie politique, socialisme, trad. franc., pages 364-365) ; le monde se réduit à un seul homme ; — à Engels.


AVANT-PROPOS


parce que leurs états sentimentaux seraient répétés autour d'eux, ce qui apporterait beaucoup de soula- gement à leurs peines. — Enfin une satisfaction im- mense enivre l'individu qui rêve à devenir le centre du monde ; l'expérience montre qu'il faut avoir l'es- prit solidement ancré dans la pratique pour être complètement à l'abri de cette tentation d'orgueil ; les travailleurs modernes dont l'initiative est fort réduite par le régime capitaliste, sont très sensibles à ce mirage impérial que leur fait apparaître le com- munisme. Ces raisons expliquent pourquoi les poli- ticiens peuvent trouver tant de ressources précieu- ses dans la littérature communiste ; plus d'une fois des sophistes ont su conduire sur des voies opportu- nistes des ouvriers de tempérament révolutionnaire en hurlant l'amour passionné qu'ils prétendaient éprouver pour le communisme (1). Il eût été impos- sible à Marx d'émettre le moindre doute sur le com- munisme futur, bien qu'il n'eût probablement pas une grande foi dans ce qu'enseignait son parti (2).


VII

Il me semble utile de mettre sous les yeux du lec- teur, à la fin de cette introduction, quelques ré-

(1) Lorsqu'après le congrès de Saint-Etienne, en 188-' Il se produisit une scission dans le parti socialiste français' les posjUbiime^, qui préludaient à la politique adoptée aujourdaui par les parlementaires socialistes, reprochaient aux nnesdistes de ne pas être asspz r(^volntionnairps et reprenaient les formules communistes pour « maximer » les revendications du prolétariat (Jules Guesoe et Paul LvFARGUE. op. cit., pagos 17 et 18.)

(2) J'ai émis des doutes sur le communisme de Marx


VZ AVANT-PROPOS

flexions que Benedetto Croce a émises, an commen- cement de IMl, sur les résultats produits par le marxisme. « Je ne crois pas, disait l'illustre philo- sophe italien, que l'on puisse attribuer une médiocre valeur aux effets suivants : l'abandon définitif du socialisme égalitaire et optimiste, devenu ridicule ; \e concours que le socialisme moderne et historiciste a donné et donne aux partis qui ont lutté contre toute tentative de réaction, notamment en contribuant, de- puis plusieurs dizaines d'années, à empêcher les guerres européennes ; la législation du travail, les améliorations réalisées dans les conditions maté- rielles de la classe ouvrière et un certain relèvement intellectuel de celle-ci qui se traduit par un sens plus concret de la réalité sociale, aujourd'hui répandu partout. Dans le domaine intellectuel il a participé au réveil philosophique et à l'élimination des niai- series positivistes, il a rendu plus fortes les études et la culture économiques ; il a indiqué de nouvelles manières de considérer l'histoire. Voici quelques- uns des dons que le socialisme a faits à la civilisa- tion moderne. » (1). Tous les hommes qui ont pris une part à une œuvre si notable, peuvent s'endormir avec la conscience d'une vie utilement employée.

Juillet 1914.


POST-SCRIPTUM

Ce livre a été seulement imprimé en 1918 ; la guerre a posé des problèmes nouveaux que je n'ose-

dès 1900 {Revue intcrnatmiale de sociologie, mai 1900, pages '362-363.) (1) Benedetto Croce, Cultina e viia morale, page 178.


AVANT-PROPOS 53

rais pas aborder en ce moment ; un seul point sem- ble acquis : c'est que la victoire de l'Entente a été un triomphe pour la ploutocratie démagogique (1). Celle-ci veut achever son œuvre en supprimant les bolcheviks qui lui font peur ; ses forces militaires sont largement suffisantes pour exécuter cette opé- raMon ; mais que gagneront les ploutocraties à l'ex- termination des révolutionnaires russes ? Est-ce que le sang des martyrs ne serait pas, une fois de plus, fécond ? Il ne faut pas oublier que sans les massacres de juin 1848 et de mai 1871 le socialisme aurait eu bien de la peine à faire accepter en France le principe de la lutte de classe. La sanglante leçon de choses qui se produira en Russie fera sen- tir à tous les ouvriers qu'il y a une contradiction entre la démocratie et la mission du prolétariat ; l'idée de constituer un gouvernement de produc- teurs ne périra pas ; le cri : 'i Mort aux Intellec- tuels », si souvent reproché aux bolcheviks finira peut-être par s'imposer aux travailleurs du monde entier. Il faut être aveugle pour ne pas voir que la révolution russe est l'aurore d'une ère nouvelle.

Cl) La défaite de l'Allemagne msœque-t-elle la fin de l'aristocratie féodale de la vieille Prusse ou celle de la bourgeoisie libérale ? Je serais tenté de penser que cette seconde hypothèse est plus vraisemblable que la première.


PREMIÈRE PARTIE

AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS ET ANNEXES

AVERTISSEMENT

L'Avenir soôialiste des syndicats a d'abord paru dans la revue Humanité nouvelle (mars et avril 1898). Il a été imprimé en brochure à la fin de 1900 avec une préface et des notes finales assez étendues ; j'avais supprimé une digression relative au matéria- lisme historique, qui me paraissait inutile et qu'on ne trouvera pas non plus ici. En 1905 j'écrivis une nouvelle préface et de nouvelles notes pour une édi- tion italienne dont l'exécution a été abandonnée ; ces textes sont reproduits dans le présent volume. Je m'étais mis en 1905 à composer les Réflexions sur la violence que le Mouvement socialiste donna du- rant le premier semestre de 1906. Il me sembla long- temps qu'il ne convenait pas de remettre dans le commerce un opuscule dont les idées directrices pou- vaient paraître plus d'une fois ne pas s'accorder fa- cilement avec les idées directrices d'un livre qui oc- cupe une place capitale dans mon œuvre. En 1910, en ajoutant un appendice à ma deuxième édition des Réflexions sur la violence, je m'aperçus que, pour bien comprendre l'histoire du prolétariat moderne,


56 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

il faut se placer à un point de vue pluraliste ; dès lors VAvenir socialiste des syndicats devenait sus- ceptible d'être rattaché à l'ensemble de mes recher- ches; mais les doctrines pluralistes n'étant reçues jusqu'ici que par de très rares philosophes (1), je ne me serais pas décidé à reproduire cet essai si je n'avais décidé de former un recueil destiné aux gens capables de suivre facilement des spéculations. Il ne m'aurait pas été très difficile de corriger l'an- cienne rédaction de manière à la faire entrer dans ma conception pluraliste, en même temps que les Réflexions sur la violence; mais je n'ai pas cru de- voir le faire par scrupule littéraire; peut-être d'ail- leurs les philosophes spéculatifs jugeront-ils que j'ai adopté le parti qui est le plus propre à suggérer aux lecteurs avertis d'utiles sujets de médita- tion (2).

(1) Parmi ces très rares philosophes se trouve William James.

(2) Estimant que je pouvais me donner dans les notes une liberté que je me refusais pour la révision du texte, j'ai pu signaler dans les notes, les remarquables analogies qui existent entre le rôle des syndicats et celui des per- sonnages que Le Play nommait des autorités sociales. Je n"ai discerné ces analogies que très récemment.


Préface de 1905 '

Je me suis souvent demandé si je ne ferais pas bien de reprendre les questions que j'avais traitées, d'une manière trop brève ou trop superficielle, dans l'Avenir socialiste des syndicats, — en profitant des expériences qui se sont produites depuis 1897 et des connaissances plus étendues que j'ai acquises sur lei principes du socialisrae, — de manière à donner un exposé plus clair, plus méthodique, plus approfondi du mouvement syndical. J'ai toujours été arrêté par l'extraordinaire ampleur des problèmes qui se po- saient devant moi, dès que je me mettais à réfléchir sur ces sujets ; d'un autre côté, ces dernières années ont été singulièrement riches en faits imprévus, qui sont venus rendre vaines les synthèses qui semblaient être les mieux établies. Quand on croit avoir trouvé un système qui embrasse convenablement les cons- tatations jugées les plus importantes, une étude plus détaillée ou un incident forcent à tout abandonner.

Nous ne sommes pas en présence de phénomènes appartenant à des genres classiques, de phénomènes que tout travailleur sérieux peut se flatter de pou- voir observer correctement, définir avec exactitude, expliquer d'une manière satisfaisante, en utilisant des principes acceptés dans la science. Les principes manquent ici d'une manière complète ; il est, par suite, impossible d'arriver à décrire avec précision


(1) Cette préface a paru dans le Mouvement socialiste de novembre 1905.


58 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

et clarté ; parfois même, il faut redouter d'apporter une trop grande rigueur dans le langage, parce qu'elle serait en contradiction avec le caractère fluent de la réalité et qu'ainsi le langage serait trompeur. On doit procéder par tâtonnements, essayer des hy- pothèses vraisemblables et partielles se contenter d'approximations provisoires, de manière à laisser toujours la porte ouverte à des corrections progres- sives.

Cette impuissance relative doit paraître bien mé- prisable aux grands seigneurs de la sociologie, qui fabriquent, sans la moindre fatigue, de vastes syn- thèses embrassant une pseudo-histoire du passé et un futur chimérique ; mais le socialisme est plus mo- deste que la sociologie.

Ma brochure est un de ces tâtonnements. Lorsque je l'écrivais, en 1897, j'étais bien loin de savoir tout ce que je sais aujourd'hui; je me proposais, d'ailleurs, un but_ ass_ez restreint : appeler l'attention des so- cialistes sur le grand rôle que les syndicats pouvaient être appelés à jouer dans le monde moderne. Je voyais qu'il y avait beaucoup de préjugés contre le mouvement syndical et je croyais que cette étude con- tribuerait à en dissiper quelques-uns ; je devais, pour atteindre mon but, effleurer beaucoup de questions plutôt qu'en approfondir aucune.

A cette époque, l'idée de la grève générale était odieuse au plus grand nombre des chefs socialistes français; je crus prudent de supprimer un chapitre que j'avais consacré à montrer l'importance de cette conception. Depuis ce temps, de grands changements se sont produits : en 1900, quand je donnai une réé- dition de mon article, la grève générale n'était déjà


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 59

plus considérée comme une simple insanj^té- anar- chiste ; aujourd'hui, elle est soutenue par le groupe du Mouvement socialiste. Plus d'une fois, Jaurèsa. laissé entendre qu'il était favorable à cette manière de concevoir la révolution (1) ; cela s'est produit quand il a eu besoin de l'appui des syndicalistes ; mais il a ensuite répudié cotte utopie, qui ne con- vient guère aux riches commanditaires de son jour- nal, aux dreyfusards de la Bourse et aux comtesses socialistes. Ce qui doit attirer notre attention, c'est que Lagardelle et Berth, qui ne le cèdent à personne dans le monde socialiste pour le talent, le savoir et le dévouement, sont arrivés, par l'observation et la ré- flexion, à défendre la grève générale ; par là ils sont devenus en France les représentants les plus autori- sés du syndicalisme révolutionnaire.

Le moment n'est peut-être pas éloigné où l'on ne trouvera pas de meilleur moyen de définir le socia- lisme que par la grève générale; alors il apparaîtra clairement que toute étude socialiste doit porter sur les directions et les qualîtes^ du mouvement syndical. Trois propriétés importantes sont à relever dans la thèse de la grève générale :

1° Tout d'abord, elle exprime, d'une manière infi- niment claire, que le temps des révolutions de poli- ticiens est fini et qu'aïnsî'lë' prolétariat refuse de laisser se constituer de nouvelles hiérarchies. Cette formule ne sait rien des droits de l'homme, de la justice absolue, des constitutions politiques et des parlements; elle ne nie pas seulement le gouverne- Ci) Au Congrès de Paris, en 1900. il avait voté en faveur de la motion favorable à la grève générale, d'après le compte rendu analytique officiel : d'après la sténographie, il se serait abstenu.


l.


60 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

/îmerit de la bourgeoisie capitaliste, mais encore toute / hiéraj:£jtiie plus ou moins analogue à la hiérarchie bourgeoise. Les partisans de la grève générale en- tendent faire disparaître tout ce qui avait préoccupé les anciens libéraux : l'éloquence des tribuns, le ma- niement de l'opinion publique, les combinaisons de ^'partis politiques. Ce serait le monde renversé, mais le socialisme n'art-il pas affirmé qu'il entendait créer une société toute nouvelle ? Plus d'un écrivain so- cialiste, trop nourri des traditions de la bourgeoisie, ne parvient cependant point à comprendre une telle folie anarchiste ; il se demande ce qui pourrait suc- céder à la grève générale : il n'y aurait de possible qu'une société organisée suivant le plan même de la production, c'est-à-dire la véritable société socia- liste.

2° Kautsky affirme que le capitalisme ne peut être aboli fragmentairement et que le socialisme ne peut se réaliser par étapes. Cette thèse est inintelligible quand on pratique le socialisme parlementaire : en effet, quand un parti entre dans une assemblée déli- bérante, c'est avec l'espoir d'obtenir des concessions de ses adversaires ; et l'expérience montre qu'en eff'et il en obtient. Toute politique électorale est évo- 4utionniste. en admettant même que, très souvent, elle n'oblige pas à anatbématiser le principe de la lutte de classe. La grève générale est une manière d'exprimer la thèse de Kautsky d'une manière con- ' crête ; jusqu'ici on n'a donné aucune formule qui puisse remplir le même office.

3° La grève générale n'est point née de réflexions profondes sur la philosophie de l'histoire ; elle est issue de la pratique. Les grèves ne seraient que des incidents économiques d'une assez faible portée so-


AVENIR SOCIAUSTE DES SYNDICATS 61

ciale, si les révolutionnaires n'intervenaient pour en changer le caractère et en faire des épisodes de la lutte sociale. Chaque grève, si locale qu'elle soit, est une escarmouche dans la grande bataille qu'on nom- me la grève générale. Les associations d'idées sont"* ici tellement simples qu'il suffît de les indiquer aux ouvriers en grève pour faire d'eux des socialistes.^ Maintenir l'idée de guerre paraît aujourd'hui plus nécessaire qùè^'jamals, alors que tant d'efforts sont tentés pour opposer au socialisme la paix sociale.

Les écrivains bourgeois, habitués à cataloguer les écoles philosophiques et religieuses au moyen de quelques brèves formules, attachent une importance majeure aux axiomes qu'on lit en tête i^es programA mes socialistes. Souvent ils ont pensé qu'en criti-' quant ces obscures déclarations et montrant qu'elles sont vides de sens, ils réduiraient le socialisme à néant ; l'expérience a montré que cette méthode ne mène à rien et que le socialisme est indépendant des prétendus principes définis par ses théoriciens offi- ciels. Je serais tenté de comparer ceux-ci aux théo- logiens : un savant catholique, Edouard Le Roy, se demande si les dogmes de sa religion fournissent aucune connaissance positive sur quoi que ce soit (1); ils ont été promulgués pour condamner certaines hé- résies, et il semble qu'on aurait obtenu beaucoup plus de clarté si l'on s'était borné à de simples négations. Les congrès socialistes feraient bien, eux aussi, de dire qu'ils rejettent certaines tendances qui se mani-


(1) E. Le RcTy. Dogme et critique, page 19. — Cette opi- nion avait été d'abord exprimée dans un article de la Quin- zaine, intitulé : Qu'est-ce qu'un dogme ? du 15 avril 1905.


62 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

festent dans les partis ; s'ils adoptent un autre sys- tème, c'est que leurs axiomes sont tellement vagues que toutes les fractions peuvent les accepter en fai- sant quelques restrictions mentales.

On affirme souvent qu'il faut organiser le proléta- riat sur le terrain politique et le terrain économique, pour conquérir le pouvoir, en vue de remplacer la soeiété capitaliste par une société communiste au collectiviste. Voilà une formule magnifique et mysté- rieuse, que l'on peut entendre de bien des manières; mais de toutes les interprétations la suivante est la plus simple : provoquer la formation d'associations ouvrières propres à créer l'agitation contre les pa- trons, se faire l'avocat des ouvriers quand ils sont en grève et peser sur les administrations publiques pour qu'elles interviennent en faveur des ouvriers,, se faire nomnî"?T député avec l'appui des syndicats (1) et user de son influence soit pour faire obtenir quel- ques avantages aux électeurs ouvriers, soit pour faire obtenir des places à certains hommes influents du monde ouvrier (2), enfin lancer, de temps à autre, quelque ronflant discours sur les beautés de la so- ciété future. Cette politique est à la portée de tous les ambitieux et n'exige nullement que l'on entende rien au socialisme pour la pratiquer : c'est celle d'Auga-


(1) Dans le Socialiste du 14 septemb-re 1902, on se plaint de ce que le secrétaire du syndicat des chemins de fer et les personnages les plus marquants de cette association aient marche', durant les élections, pour les candidats guu- vernementau^.

(2) Dans le Socialiste du 24 février 1901, on voit que lo secrétaire de la Bourse du Travail de Limoges a été nommé, grâce à la protection de Millerand, à un emploi dans lés finances rapportant 5.700 francs par an.


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 63

gneur et des autres députés socialistes qui n'ont pas voulu rester dans le parti socialiste.

Je suis d'avis qu'il n'y a point lieu d'attacher la moindre importance à toute cette littérature. Les chefs officiels du parti socialiste ressemblent, trop souvent, à des marins d'eau douce que le hasard aurait lancés sur la grande mer et qui navigueraient sans savoir trouver leur route sur une carte, recon- naître les repères et prendre des précautions contre les tempêtes. Tandis que ces prétendus chefs médi- tent sur la rédaction d'axiomes nouveaux, accumu- lent vanité sur vanité et croient imposer leur pensée / au mouvement prolétarien, ils sont surpris par des' événements auxquels s'attendent tous les gens qui vivent en dehors de leurs conciliabules savants, et ils restent stupéfaits devant le moindre incident par- lementaire (1).

Tandis que les théoriciens officiels du socialisme se montraient ainsi impuissants, des hommes ar- dents, animés d'un sentiment prodigieusement fort de liberté, aussi riches en dévouement pour le proie- j tariat que pauvres en formules scolastiques, puisant ' dans la pratique des grèves une conception très claire de la lutte de classe, lançaient le socialisme dans la voie nouvelle qu'il commence à parcourir aujourd'hui (2). Le syndicalisme révolutionnaire


(1) Rien n'égale !a naïveté de nos socialistes s'imaginant que Millerand n'accepterait un portefeuille ministériel qu'après la révolution sociale, alors que tout le monde, à la Chambre, savait qu'il courait après un ministère.

(2) A cette renaissance du socialisme restera attaché en France le nom de Fernand Pelloutier, qui a eu une si grande part dans l'organisation des Bourses du Travail et


V


64 MATÉRIAUX d'une THEORIE DU PROLÉTARIAT

trouble les conceptions que l'on avait mûrement éla- borées dans le silence du cabinet ; il marche, en effet, au hasard des circonstances, sans souci de se soumettre à une dogmatique, engageant plus d'une fois ses forces dans des voies que condamnent les sages. Spectacle décourageant pour les nobles âmes qui croient à la souveraineté de la Science dans l'ordre moderne, qui attendent la révolution d'un effort puissant de la Pensée, qui s'imaginent que l'Idée mène le monde depuis que celui-ci est éman- cipé de l'obscurantisme clérical.

Il est probable qu'il y a beaucoup de forces per- dues par suite de cette tactique, qui, suivant certains Intellectuels, mérite le nom de barbare, mais il y a aussi beaucoup de travail utile produit ; l'expérience le prouve surabondamment, la révolution n'a pas le secret de l'avenir et elle procède comme le capita- lisme, se précipitant sur tous les débouchés qui lui sont offerts.

Le capitalisme n'a pas mal réussi dans ce qu'on a appelé son aveuglement et sa folie : si la bourgeoi- sie avait écouté les hommes pratiques, savants et mo- raux, elle aurait eu horreur du désordre qu'elle créait par son activité industrielle, elle aurait demandé à l'Etat d'exercer un pouvoir modérateur, elle se serait traînée dans une ornière conservatrice. Marx a dé- crit en termes magnifiques l'œuvre prodigieuse qui a été réalisée sans plan, sans chef et sans raison :


qui est mort avant d"aYoir vu le résultat de l'œuvre à laquelle il s'était donné corps et ,âme. Pour beaucoup de nos socialistes officiels, Pelloutier fut seulement un obscur journaliste, tant ils ignorent la vérité sur le mouvement \ ouvrier ! Le pauvre et dévoué serviteur du prolétariat est mort au commencement de 1901.


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 65

« Elle a, comme personne ne l'avait fait avant elle, montré de quoi est capable l'activité humaine. Elle a réalisé de tout autres merveilles que les pyramides d'Egypte, les aqueducs romains et les cathédrales gothiques ; elle a accompli de tout autres campagnes qu'invasions et que croisades. » (1).

La bourgeoisie a opéré révolutionnairement, et contrairement à toutes les idées que les sociologues se font d'une activité puissante et capable d'aboutir à de grands résultats. La révolution a été fondée sur la transformation des instruments de production, faite au hasard des initiatives individuelles ; on pour- rait dire qu'elle a opéré suivant un mode matéria- liste, puisqu'elle n'a jamais été dirigée par l'idée des moyens à emplo3'er pour réaliser la grandeur d'une classe ou d'un pays. Pourquoi le prolétariat ne pourrait-il pas suivre la même voie et marcher de l'avant sans s'imposer aucun plan idéal ? Les capi- talistes, dans leur fureur novatrice, ne s'occupaient nullement des intérêts généraux de leur classe ou de leur patrie ; chacun d'eux ne considérait que le plus grand profit immédiat. Pourquoi les syndicats subor- donneraient-ils leurs revendications à de hautes vues d'économie nationale et ne pousseraient-ils pas à fond leurs avantages quand les circonstances leur sont favorables ? La puissance et la richesse de la bourgeoisie furent basées sur l'autonomie des direc- teurs d'entreprise. Pourquoi la force révolutionnaire du prolétariat ne serait-elle pas basée sur l'autono- mie des révoltes ouvrières ?

C'est bien, en effet, de cette manière matérialiste, et en quelque sorte calquée sur la pratique du capi-

[i^* C'A. Andler, Le manifeste communiste, tome I, page 24.


66 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

talisme, que le syndicalisme révolutionnaire conçoit son rôle. Il tire parti de la lutte de classe, comme le capitalisme avait tiré parti de la concurrence, poussé par un instinct puissant de produire le plus d'action que permettent les conditions matérielles. Les gens qui se piquent de science sociale et de philosophie historique, se montrent fort défiants en voyant se manifester des instincts aussi indisciplinés ; ils se demandent, avec une inquiétude parfois comique, où mènera une telle barbarie ; ils se préoccupent de pré- voir les règles que le prolétariat devra adopter quand les forces diffuses de la révolution se concentreront, s'organiseront et auront besoin d'organes régula- teurs, II- y a dans toute cette attitude des doctes, beaucoup d'ignorance.

Je n'ai pas besoin de rappeler aux compatriotes de Vico ce que ce grand génie a écrit sur les condi- tions au milieu desquelles se produisent les ricorsi (1) : ils ont lieu quand l'âme populaire revient à des états primitifs, que tout est instinctif, créateur et poéti- que dans la société. Vico trouvait dans le haut Moyen Age l'illustration la plus certaine de sa théorie ; les débuts du christianisme seraient incompréhensibles si l'on ne supposait, chez des disciples enthousiastes, un état tout à fait analogue à celui des civilisations archaïques ; le socialisme ne peut prétendre renou- veler le monde s'il ne se forme pas de la même ma- nière.

Ne nous étonnons donc pas de voir les théories so-


(1) J'ai publié dans le Devenir socM, aux mois d'octobre, novembre et décembre 1896, une Etude sur Vico, qui m'a 'ité extiêmement utile pour mes travaux postérieurs.


AVENIR SOCIAXISTE DES SYNDICATS 67

cialistes s'évanouir les unes après les autres, se mon- trer si débiles alors que le mouvement prolétarien est si fort ; il n'y a qu'un lien tout artificiel entre ces deux choses. Les théories sont nées de la réflexion bourgeoise (1); elles se présentent, d'ailleurs, comme des perfectionnements de philosophies éthiques ou historiques élaborées dans une société qui est par- venue, depuis longtemps, aux degrés les plus élevés^ de l'intellectualisme ; ces théories naissent donc déjà vieilles et décrépites. Parfois, elles donnent l'illusion | d'une réalité qui leur manque, parce qu'elles expri- ment, avec bonheur, un sentiment qui a été acciden- tellement joint au mouvement ouvrier; elles s'effon- drent dès que cet accident disparaît. Le syndicalisme révolutionnaire, qui n'emprunte rien à la pensée bourgeoise, a, au contraire, l'avenir ouvert devant lui.

Le syndicalisme révolutionnaire réalise, à l'heure actuelle, ce qu'il y a de vraiment vrai dans le marxis- me, de puissamment original, de supérieur à toutes les formules : à savoir que la lutte de classe est l'al- pha et l'oméga du socialisme, — qu'elle n'est pas un concept sociologique à l'usage "des savants, mais J l'aspect idéologique d'une guerre sociale poursuivie | par le prolétariat contre l'ensemble des chefs d'in- dustrie, — que le syndicat est l'instrument de la guerre sociale.

Avec le temps, le socialisme subira l'évolution que lui imposent les lois de Vico : il devra s'élever au- dessus de l'instinct et on peut dire même que cela est déjà commencé ; le marxisme rajeuni et appro- fondi que défendent en France Lagardelle et Berth,

(1) J'excepte ici ce qu'il y a d'essentiel dans le marxisme.


68 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

en Italie de valeureux écrivains, au milieu desquels brille Arturo Labriola, est déjà le produit d'une telle évolution ; mais la sagesse et la profonde intelli- gence de ces jeunes marxistes éclatent en ce qu'ils ne prétendent point devancer le cours de l'histoire et qu'ils cherchent à comprendre les choses au fur et à mesure qu'elles se produisent.

Je voudrais maintenant appeler, très brièvement, l'attention sur quelques-unes des plus graves diffi- cultés que présente le syndicalisme révolutionnaire, a) Nous sommes partis de cette idée que le syndi- calisme poursuit une guerre sociale ; mais on ob- jecte que la guerre ne saurait être regardée, à l'heure actuelle, comme le régime normal de peuples civi- lisés ; elle n'est qu'un incident et tous les efforts des gens raisonnables tendent à rendre cet incident plus

1 rare et moins terrible ; pourquoi ne pas introduire

I l'action diplomatique dans la guerre sociale, en vue

' de réaliser la paix ?

Il y a une grande différence entre la guerre des Etats et celle des classes ; aucune puissance ne pré-

^ tend plus à la monarchie universelle ; chacune fonde sa politique sur un idéal d'équilibre ; les conflits deviennent ainsi fort limités, et la paix peut résul- ter de concessions réciproques ; — le prolétariat, au contraire, poursuit la ruine complète de ses ad- versaires ; et, toute notion d'équilibre étant détruite par la propagande socialiste, les grèves ne peuvent

aboutir à une vraie paix sociale. f f' Lorsque les syndicats deviennent très grands, il

{leur arrive la même chose qu'aux Etats : les fléaux de la guerre deviennent alors énormes et les diri- geants hésitent à se lancer dans des aventures. Main-


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 69

tes fois, les défenseurs de la paix sociale ont émis le vœu que les organisations ouvrières deviennent assez puissantes pour être condamnées à la sagesse. De même qu'entre les Etats il y a parfois des guer- res de tarifs, mais que l'on aboutit généralement à conclure des traités de commerce, — de même, des accords entre de grandes fédérations patronales et ouvrières pourraient mettre fin à des conflits sans cesse renaissants. Ces accords, de même que les traités de commerce, tendraient à la prospérité com- mune des deux groupes, en sacrifiant quelques inté- rêts locaux. En même temps qu'elles deviennent sa- ges, les fédérations ouvrières très étendues en vien- nent à considérer les avantages que leur procurent la prospérité des patrons et à tenir compte des in- térêts nationaux. Le prolétariat se trouve ainsi en- \ traîné dans une sphère qui lui est étrangère ; il de- vient le collaborateur du capialisme ; la paix so- j ciale semble ainsi bien près dt. devenir le régime / normal. 9

Le syndicalisme révolutionnaire connaît cette si- tuation tout aussi bien que les pacificateurs et il re- doute les fortes centralisations. En opérant d'une^i m^mèrgjjdiffuseTTl peuT haaintenir partout l'agita- j tion gréviste ; les longues guerres ont engendré ou développé l'idée de patrie ; la grève locale et fré- quente ne cesse de rajeunir l'idée socialiste dans le prolétariat, de renforcer les sentiments d'héroïsme, de sacrifice et d'union, de maintenir toujours vi- vante l'espérance de la révolution.

b) On fait observer que les anciennes révolutions n'ont pas été purement et simplement des guerres, mais qu'elles ont servi à réaliser des systèmes juri- diques nouveaux. A quoi tendrait le néo-marxisme ?


70 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

J'ai déjà dit que les formules des théoriciens offi- ciels du socialisme sont fort peu satisfaisantes ; mais si l'on part de l'idée syndicale, on est, tout naturel- lement conduit à regarder toute la société sous un aspect économique : toutes choses devront descen- dre sur le plan d'un atelier qui marche avec ordre, sans temps perdu et sans caprice.

Si le socialisme aspire à transporter dans la société le régime de l'atelier, on ne saurait attacher trop d'importance aux progrès qui se font dans la disci- pline du travail, dans l'organisation des efforts col- lectifs, dans le fonctionnement des directions tech- niques. C'est dans les bons usages de l'atelier qu'est /évidemment la source d'où sortira le droit futur ; le ' socialisme héritera non seulement de l'outillage qui aura été créé par le capitalisme et de la science qui est sortie du développement technique, mais encore des procédés de coopération qui se seront consti- tués à la longue daiA.- les usines pour tirer le meilleur parti possible du i. \ps, des forces et de l'adresse i des hommes.

J'estime, en conséquence, qu'il faut regarder com- me fort regrettables certains conseils que l'on a, plus d'une fois, donnés aux ouvriers en vue de gas- piller le travail ; le sabotage (comme on dit en France) est un procédé de l'ancien régime et il ne tend nullement à orienter les travailleurs dans la voie de l'émancipation. Il y a, dans l'esprit popu- laire, un bien grand nombre de ces survivances fâ- cheuses que la mission du socialisme devrait être de faire disparaître (1).


(1) Cette critique ne s'applique évidemment pas au sabo- tage employé dans la forme qu'indique Victor Griiluelties


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 71

c) Il est évident que dans une société les rapports des hommes ne sauraient être uniquement réglés sur la guerre ; dans nos pays démocratiques surtout, des complications infinies rendent impossible de main- tenir l'état de guerre sur tous les domaines. Exami- nons sommairement les principaux terrains sur les- quels se réalise l'union :

1° Quand on parle de la démocratie, il faut moins se préoccuper des constitutions politiques que de ce qui se produit dans les masses populaires : la dif- fusion de la presse, la passion avec laquelle le public s'intéresse aux événements, et l'influence que l'opi- nion exerce sur les gouvernements, voilà ce qui me

dans sa brochure : Les objectifs de nos luttes de classes, u Le terrassier, dit l'ancien secrétaire de la Confédération du Travail, qui prend l'habitude d'extraire peu de terre.., ne fait pas du sabotage ; il travaille en paresseux et non en lutteur,.. Mais si le terrassier décide que, tant que l'entre- preneur ne cédera pas, il besognera lentement, il fait du sabotage ; il va de soi que, le patron ayant cédé, le terras- sier reprend sa marche normale. Ainsi pratiqué, comme le témoignent plusieurs cas, le sabotage est une arme ou- vrière. Il ne l'est que dans ce cas. » L'auteur dit que le sabotage est difficile k pratiquer, parce qu'il « exige de la part de l'ouvrier une conscience développée, une ténacité extrême et une persévérance calculée » ; aussi « les cas de sabotage consciemment appliqué sont peu nombreux ». En principe, le sabotage no doit pas frapper le client, mais le patron ; il peut arriver qu'il soit favorable au client : un ouvrier boulanger met dans chaque pain un peu plus de pâte que d'habitude, afin que l'acheteur ait bien le poids annoncé, et fait cuire plus complètement la marchandise pour qu'elle soit plus saine : — un vendeur dans un maga- sin donne le métrage exact, au lieu de frauder, comme le patron le lui recommande : — un maçon exécute d'une façon parfaite un travail que l'entrepreneur a soumis- sionné avec un fort rabais, en comptant le faire faire d'une façon sommaire (pages 30-^2).


72 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

semble devoir être surtout pris en considération : tout le reste est secondaire ou ne sert que d'auxi- liaire à cette organisation de la volonté générale. L'expérience montre que la classe ouvrière n'est pas la moins ardente à prendre parti sur des questions qui n'ont aucun rapport avec ses intérêts de classe : lois qui touchent aux libertés, résistances que cer- taines ligues opposent aux abus, politique extérieure, anticléricalisme, etc. On a donc pu dire que la démo- cratie efface les classes. Plus d'une fois, les chefs des partis socialistes ont cherché à enfermer le prolé- tariat dans le cercle d'un magnifique isolement ; mais les troupes n'ont pas longtemps suivi leurs chefs ; les plus savantes proclamations sur le de- voir des travailleurs demeurent lettres mortes quand l'émotion est trop vive. L'affaire Drej'fus est trop récente pour qu'il soit nécessaire d'insister.

2° Les parlements ne cessent de faire des lois pour la protection des travailleurs ; les socialistes s'efforcent d'obtenir que les tribunaux inclinent leur jurisprudence dans un sens favorable aux ouvriers ; à tout instant la presse socialiste cherche à émou- voir l'opinion bourgeoise en faisant appel aux senti- ments de bonté, d'humanité, de solidarité, c'est-à- dire à la morale bourgeoise. On s'est beaucoup mo- qué des anciens utopistes qui attendaient une ré- forme sociale de la bienveillance ou des lumières des capitalistes mieux informés ; il semble bien que le socialisme actuel reprenne l'ancienne routine et qu'il sollicite la protection de la classe qui, d'après sa théorie, devrait être l'ennemie irréconciliable du i prolétariat. Les radicaux poussent beaucoup dans le I sens de la législation sociale, avec l'espoir de faire j disparaître certains états aigus qui leur semblent


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 73

constituer la seule raison d'être du socialisme. Les catholiques sociaux marchent dans la même voie parce qu'ils exigent des riches l'accomplissement du devoir social.

Les socialistes ne se sont pas encore rendu un compte exact de ce que produit cette politique (1) : il ne paraît pas douteux qu'elle n'ait eu pour résul- tat de développer l'esprit petit bourgeois parmi beau- coup des hommes que la confiance de leurs cama- rades avait portés au premier rang.

3° Le prolétariat moderne est afFaraé d'instruc- tion ; l'Eglise a cru qu'elle pourrait conquérir sur son esprit une grande influence par l'école ; l'Etat en France lui dispute, avec acharnement, la clientèle ouvrière. On n'aurait, toutefois, qu'une idée très inexacte de l'influence idéologique de la bourgeoisie si l'on s'en tenait aux statistiques scolaires ; c'est par le livre que le prolétariat est surtout placé sous la direction d'une idéologie étrangère. Maintes fois, on a déploré qu'il n'y ait pas une bonne littérature socialiste ; mais en France, tout au moins, cette littérature est prodigieusement faible ; la grande presse socialiste est entre les mains de bourgeois qui


(1) Très souvent, les socialistes désignent la législation sociale sous le titre de droit ouvrier, erreur analogue à celle qu'auraient commise les anciens auteurs s'ils avaient appelé droit bourgeois l'ensembre des règles relatives aux rapports qui existaient entre les seigneurs féodaux et les paysans ; la législation sociale est fondée sur la notion de rangs. On devrait appeler droit ouvrier les usages qui se forment dans le corps de travailleurs, qui peuvent, par perfectionnement, devenir le droit futur et qui provisoire- ment peuvent acquérir assez de prestige pour influencer la jurisprudence des tribunaux.


74 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

parlent à tort et à travers sur toutes sortes de choses qu'ils ignorent.

Quand on réfléchit à ces faits, on est amené à se dire que la fusion des classes rêvée par les catholi- ques sociaux et les radicaux, n'est peut-être pas une chimère aussi absurde qu'on pourrait le penser au premier abord : il ne serait pas impossible que le socialisme disparût par un renforcement de la dé- \ mocratie, si le syndicalisme révolutionnaire n'était là pour s'opposer à la paix sociale. L'expérience que nous venons de faire en France de gouvernements très désireux de donner de larges satisfactions aux classes ouvrières, n'est pas de nature à faire penser que ces tentatives, pour habiles et hardies qu'elles soient, puissent vaincre les difficultés que le syndi- calisme révolutionnaire oppose à la paix sociale: au fur et à mesure que la démocratie faisait des avan- , ces, les syndicalistes ont haussé le ton de la lutte, I et le résultat le plus certain de cette expérience me semble être que l'instinct de guerre s'est renforcé dans la même proportion que la bourgeoisie a fait des concessions en vue de la paix.

Dans mon étude de 1898, j'avais examiné le syndi- calisme d'une manière abstraite ; je voulais, à cette époque, montrer la grande variété des ressources qu'il contient ; mais pour étudier à fond le syndi- calisme révolutionnaire actuel, il faudrait se borner

à examiner ce qui se produit dans un seul pays. Les

5 traditions nationales constituent un élément consi- I dérable dans l'organisation ouvrière, on ne saurait trop le répéter, et cette vérité apparaît avec une ^ clarté particulière quand il s'agit de sj^ndicalisme. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que 'Italie pourrait être particulièrement favorable à


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS /5

l'extension du nouveau socialisme; elle possède au- jourd'hui quelques-uns des meilleurs représentants de la doctrine révolutionnaire, peut-être même ceux qui la défendent à l'heure actuelle, avec le plus d'au- torité; elle a des organes conçus dans un esprit ex- cellent, au point de vue syndicaliste, comme l'Avan- guardia et le Divenire (1). Il serait intéressant de re- chercher si toute l'histoire italienne n'est point le support de ce mouvement.

L'instinct de révolution totale est ancien en Italie et il a pu prendre des aspects bien divers; aujour- d'hui, il donne à l'idée de grève générale une popula- rité qu'elle n'a point dans les autres pays. L'esprit lo- cal est demeuré vivace et, par suite, le syndicalisme n'est peut-être pas autant menacé par le boiirgeoi- sisme des grandes fédérations qu'il l'est en France. Enfin, il y a de très vieilles traditions qui concourent à rendre populaire l'existence de syndicats consti- tués pour supprimer les organismes officiels. La guerre de classe pourrait donc, fort bien, prendre en Italie ses formes les plus remarquables et le progrès du syndicalisme italien devra être suivi avec atten- tion par tous les socialistes (1).

(1) Ces publications ont aujourd'hui disparu. (Note de 1914.)

(1) Parmi les problèmes difficiles qu'aura à résoudre le philosophe social, qui s'occupera de la guerre, se trouve celui de savoir pourquoi le prolétariat italien, mal- gré toutes les tentatives de ses chefs parlementaires, les répressions gouvernementales et les, trahisons d'intellec- tuels notables, a pu demeurer si fidèle à la doctrine de la lutte de classe.


Avenir socialiste des syndicats


I. — Nouvelles manières de poser la question des syndicats d'après la doctrine du matérialisme his- torique.

II. — Difficultés que présente le problème politique pour le socialisme moderne. — Bases économiques de la hiérarchie politique : travail manuel et tra- vail intellectuel. — Illusion de la supériorité attri- buée à celui-ci.

III. — Observations de Karl Kautsky sur Z'Intelligenz.

— Désastre des Intellectuels an lendemain d'une révolution prolétarienne. — L'ouvrier contre l'au- torité des gens étrangers à la profession.

IV. — Formation de la classe ouvrière suivant le schéma donné par Marx. — Esprit de corps. — Importance des caisses de secours des trade-unions.

— La coopération : son rôle juridique.

V. — Autorité morale des corps sélectionnés. — Gou- vernement de la classe ouvrière par ses syndicats.

— Réduction progressive de l'Etat au profit des organes de métiers.

VI. — Idées de Durkheim sur l'utilité morale des corporations. — Influence morale des trade- unions anglaises.

Conclusion.


78 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT


Les écrivains socialistes contemporains sont loin d'être d'accord sur l'avenir des syndicats profession- nels : suivant les uns, les syndicats doivent jouer un rôle très secondaire, servir de base à une organisa- tion électorale ; suivant d'autres, ils sont appelés à mener contre la société capitaliste la lutte suprême au moyen de grèves irrésistibles. On a donné à ces deux tbèses les dénominations assez impropres de système politique et de système économique. Je ne veux pas entrer dans la discussion engagée ; je vou- drais seulement appeler l'attention sur quelques points de vue théoriques et montrer que le matéria- lisme historique de Marx jette de vives lumières sur ces problèmes : je compte traiter, plus tard, d'une manière étendue, la théorie du prolétariat révolu- tionnaire quand le public français aura à sa disposi- tion les œuvres complètes de Marx et d'Engels.

Il faut, tout d'abord, prendre bien garde de con- fondre les théories de Marx avec les programmes des partis qui se réclament de l'auteur du Capital. « Le marxisme est et reste une doctrine, dit le professeur Antonio Labriola. Les partis ne peuvent tirer leur nom ni leur raison d'être d'une doctrine (1). » En Allemagne même, du congrès de Gotha jusqu'au con-


(1) Antonio Labriola, Essais sur la conception matéria- liste de l'histoire, trad. franc., page 37. — Le premier des deux essais dont se compose ce volume a une importance particulière, parce que le texte en avait été soumis à Engels ; il s'étend de la page 21 à la page 117 dans la première édition que je cite ici.


avenu; socialiste des syndicats 79

grès d'Erfurth, de 1875 à 1892, la social démocratie inscrivait dans son programme des propositions dont Marx avait signalé l'erreur (1). Il ne faut pas, non plus, croire que tous les fruits du labeur de Marx\ puissent se résumer en quelques lambeaux de phra-\ ses ramassées dans ses œuvres, réunies en formu- \ laire dogmatique et commentées comme des textes / évaugéliques le sont par des théologiens. Les socia- listes italiens se sont, depuis quelque temps, afîran- cliis de toute superstition littérale : les rédacteurs de la Critica sociale écrivent couramment que l'œu- vre de Marx a besoin d'être complétée, que les lois historiques du Capital ne peuvent plus toujours être appliquées actuellement. « Le moment est venu, écri- vait dernièrement un des rédacteurs habituels de cet organe du socialisme scientifique, de soumettre à un examen les principes fondamentaux du socialisme. A cette œuvre de discussion et de renouvellement, en quelque sorte, de notre mobilier scientifique, contri- bue assez bien le Devenir social de France... N'est-ce pas la mission des peuples latins de modifier, déve- lopper et éclaircir, sans en altérer la substance, le contenu de la pensée germanique ? » (2). Je crois que, dans la question actuelle, il suffit d'être fidèle à l'esprit de Marx.

Dans la doctrine de Marx, le point le plus carac- téristique peut-être, celui qui justifie le mieux le nom de matérialisme historique, est celui-ci : le dévelop- pement de chacun des systèmes fournit les condi-

(1\ Dans une lettre de 1875, publiée seulement en 1891 par ISngels.

(2) Cntica sociale, 16 juillet 1877, page 215, col. 1. — Celte revue était regardée à cette époque comme un orgeine tr<^s sûr de la doctrine socialiste.


80 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT


tiens matérielles pour opérer des changements effi- caces et durables dans les rapports sociaux, à l'inté- rieur desquels il semblait stabilisé. On sait avec quelle énergie l'école de Marx a insisté sur l'impos- sibilité de tenter la révolution sociale tant que le ca- pitalisme n'est pas assez développé ; c'est à cause de cette thèse qu'on a pu accuser l'école de fatalisme, parce qu'elle limite singulièrement le pouvoir de la \ volonté, — même quand la force matérielle est au service d'une volonté intelligente (1).

Il semble que, trop souvent, on n'ait pas appro- fondi d'une manière suffisante la pensée de Marx : tous ses disciples disent que la révolution ne peut être l'œuvre que du prolétariat et que le prolétariat

(1) Il me paraît fort utile d'ajouter ici quelques explica- tions pour préciser le sens de cette formule. Je les em- prunte à la préface que j'ai écrite, en juillet 1898, poui- un livre de Saverio Merlino : Formes et essence du socia- lisme. « Ce qu'il y a d'essentiel dans la théorie de Marx est sa conception d'un mécanisme social formé par les classes, qui sert à transformer la société moderne de fond en comble, sous l'influence des idées et des passions au- jourd'hui dominantes » (page v) ; — « Par le seul fait de l'introduction d'un mécanisme social, Marx écarte toute la sociologie purement intellectualiste et se sépare des utopistes. Il ne saurait y avoir de mécanisme utilisable dans la science que s'il y a des formations stables, échap- pant, dans une large mesure, à l'intelligence, formant les membres solides du système. Il faut qu'il y ait dans la société de l'inconscient, de l'aveugle, de l'instinctif, pour que ces membres résistent un certain temps avec leurs formes et leurs lois de développement observées » (pa- ges vni-ix) ; — « Nous ne voyons que des hommes grou-.

pés en classes, s'agitant sous l'influence de sentiments ob-

servables; nous pouvons vérifler journellement la marche des phénomènes, chercher comment les conditions se trans- forment et corriger nos vues d'avenir au fur et ^ mesure que les faits deviennent plus nombreux» (page vn).


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 81

est le produit de la grande industrie ; mais ils n'ob- servent pas assez que Marx entendait aussi que les classes ouvrières auraient acquis la capacité juridi- que et politique avant de pouvoir triompher.

On a souvent rapproché l'histoire du christianisme"^ primitif de l'histoire du socialisme moderne ; il y a beaucoup de vrai dans ce rapprochement, au moins sous certains rapports. Si l'Eglise avait été seule- ment une école de philosophie prêchant une mo- rale pure, elle aurait, sans aucun doute, disparu comme tant d'autres groupements ; elle était une société, travaillant à développer entre ses membres des relations juridiques nouvelles et se gouvernant d'après une constitution nouvelle. Le jour où l'édit de Milan proclama la tolérance, l'empereur consacra l'existence d'une hiérarchie plus forte que la hiérar- chie impériale et institua un Etat dans l'Etat. — L'invasion des Barbares n'a pas consisté dans une simple destruction ; aujourd'hui on semble d'accord pour reconnaître que les Germains ont apporté des systèmes juridiques déjà assez développés pour pou- voir exercer une influence sur les institutions, no- tamment sur l'organisation familiale. — Enfin, la Révolution française nous fournit un exemple très clair : ce qui nous frappe le plus est moins sa grande et bruyante tourmente que la conservation d'un système longuement développé dans le sein de la bourgeoisie.

On ne saurait se contenter de répondre aux ad- versaires du socialisme, quand ils demandent ce que sera la révolution prolétarienne : « Est-ce que, à la veille de 1789, quelqu'un aurait pu dire ce que se- rait la société ? » La prévision scientifique et méca-

6


82 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

nique n'appartient, en aucune façon, à aucune scien- ce sociale ; mais il ne s'agit pas de calculei' ce que deviendront telles ou telles habitudes ; il s'agit de savoir si la préparation est suffisante pour que la lutte n'aboutisse pas à une destruction de la civili- sation. Paul Deschanel affirmait une vérité incontes- table quand, dans son discours à la Chambre des députés, il disait, le 10 juillet 1897, qu'en 1789 la bourgeoisie avait accompli ce travail de prépara- tion. Il nous faut savoir où en est le prolétariat et déterminer les moj^ens qu'il emploie, en ce moment, pour se préparer.

Les utopistes cherchaient à constituer une société parfaite ; le problème e^t transformé ; « les recher- ches ne portent plus sur ce que la société doit être, mais sur ce que peut le prolétariat, dans la lutte ^i actuelle des classes» (1). Nous allons chercher quel- les sont les conséquences de l'organisation syndi- cale telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui et les considérer au point de vue de la préparation.


n


Les sociologues opposent aux socialistes l'expé- rience de toutes les révolutions connues et deman- dent comment on peut accepter une hypothèse qui

(1) Préface à la première édition de la traduction fran- çaise des Essais déjà cités d'Antonio Labriola, page 4. — A la page précédente je disais : <> Le problème du devenir moderne — considéré au point de vue matérialiste — re- pose sur trois questions : 1" Le prolétariat a-t-il acquis une conscience claire de son existence comme classe indivi- sible ? 2" A-t-il assez de force pour entrer en lutte contre


AVENIR SOCIALISTE DKS SYNDICATS 83

n'est appuyée sur aucun exemple historique. Marx savait bien cela ; il a écrit en effet : « Tous les mou- vements sociaux jusqu'ici ont été accomplis par des minorités au profit de minorités.». (1).

Cette loi empirique s'explique facilement quand on se rappelle ce qu'a été la possession de l'Etat dans l'histoire moderne. De plus, l'Etat a joué un rôle considérable dans la formation de l'industrie actuelle « la bourgeoisie naissante ne saurait se pas- ser de l'intervention constante de l'Etat » (2). La pensée des socialistes bourgeois est dominée par les préjugés étatistes de la bourgeoisies.

Dans un livre récent, le sociologue le plus habîlje que renferme l'Université,^^. DiifRhëim, demande qu'on organise des corporations et des fédérations professionnelles soumises « à l'action générale de l'Etat» (3). Dans les conclusions de ses discours des 19, 26 juin et 3 juillet 1897, sur l'agriculture, Jaurès se montre moins favorable aux associations que ne l'est le professeur de Bordeaux. Il affirme qu'on peut dès aujourd'hui se faire une idée assez exacte


les autres clauses ? 3° Est-il en état de renverser, avec Forganisation capitaliste, tout le système de l'idéologie traditionnelle ? » — Cette préface n'a pas été reproduite dans l'édition suivante, Antonio Labriola ayant jugé que je n'étais pas un compagnon assez sûr pour un orthodoxe.

(1) Ch. Andler- Le manifeste communiste, tome I, page 39. — Il y a eu dans toutes les révolutions deux élé- ments : une conquête du pouvoir, qui donne des avantages à une minorité, et une conquête de droits ; d'après Marx, le premier élément disparaîtra dans la révolution proléta- rienne ; c'est pour cette raison que les marxistes ont dit si souvent que l'Etat n'existera plus.

(2) Marx, Capital, page 327, col. t.

(3) E. DuRKHEiM, Le suicide, Etude de sociologie, page 439.


84 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

de ce que sera le monde socialiste : « Nous savons que dans la propriété de demain, dans la société de demain, concourront, fonctionneront les quatre for- ces essentielles qui commencent à se dégager et à apparaître aujourd'hui. La première c'est l'individu, c'est le droit de l'individu à se développer dans- sa liberté sans autre limite que l'interdiction d'exploi- ter, sous une forme ou sous une autre, la moindre parcelle du travail d'autrui... Il y a un autre élé- ment... ce sont les syndicats naissants, réactionnai- res aujourd'hui, socialistes demain, mais en tout cas... cellules premières, à certains égards, d'une organisation plus collective du travail. Puis au-des- sus de ces syndicats agricoles ou ouvrieis, de ces groupements professionnels de métiers, il y a la / commune qui, à certains égards, malgré la division du travail qui se produit entre les diverses parties du territoire, est la première unité plus complète, plus riche que les organisations professionnelles, qui ne comprennent qu'un élément exclusif et limité. Et enfin, au-dessus de la commune, il y a la nation, organisme central d'unité et de perpétuité » (1).- On remarquera qu'en remplaçant l-es fédérations profes- sionnelles par la commune, comme moyen terme entre les corporations locales et l'Etat, Jaurès ac-

i

(1) Jean Jaurès, SociaHsmc et paysans, pages 118-119 Cette brochure de propagande, éditée par la Petite Répn- bliqvc, reproduit les trois discours prononcés par Jaurès sur la crise agricole. On remarquera que l'orateur donne toutes ses afflrmiitions comme appartenant à la doctrine reçue par le parti socialiste. Le collectivisme est jeté par- dessus bord dans cette esquisse de la propriété de demain. Paul Deschanel, répondant, le 10 juillet 1897, l\ l'orateur socialiste, lui reprocha de nommer socialisation un réta- blissement du domaine éminent.


AVENIR SOCI.U.ISTE DES SYNDICATS OO

croît notablement la puissance économique de ce- lui-ci.

Je ne m'arrête pas à discuter le détail de cette conception que je comprends mal, tant ce langage me semble dépourvu de toute précision. D'ailleurs, tout cela est-il bien neuf ? Ne sont-ce pas de vieilles théories qu'on a affublées d'un costume beau et bril- lant ? L'unification des corps de métiers dans la com- mune, cela semble être un pur souvenir de l'his- toire médiévale. Qu'on change nation en royauté, on retrouvera une notion traditionnelle chez les conser- vateurs. Je voulais seulement appeler l'attention sur l'embarras où se trouvent les gens les plus intelli- gents pour indiquer un plan indépendant des for- mes politiques traditionnelles (1) ; non seulement Jaurès n'exclut pas l'Etat, mais il en fait le réguL^- teur et le maître de la vie industrielle !

On répond que l'Etat futur sera tout autre chose qu'aujourd'hui ; mais on se borne à nous promettre ce beau changement sans nous donner aucune garan- tie. On reproduit bien souvent une form.ule du xviii* siècle, d'après laquelle le gouvernement deviendrait une simple administration. Nous voilà bien avancés ! Une formule abstraite, comme celle dont il est ques- tion ici, est dénuée de tout sens précis, tant qu'on ne la complète pas en faisant connaître les principes directeurs de la pensée. Nous savons que les écono- mistes du siècle dernier avaient une grande admi- ration pour la Chine : « ce gouvernement imbécile et barbare, dit Tocqueville, leur semble le modèle

(1) Le profp-Kseur Espinas disait à Ch. Andler, à la sou- tenance de sa belle thèse sur le socialisme d'Etat en Alle- magne : " Mais ce sont des vieilleries qui se représentent avec des noms nouveaux ! »


86 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

le plus parfait que puissent copier toutes les nations du monde (1) ».. Les saints-simoniens, qui ont beau- coup parlé d'administration des choses, ont fait sou- vent l'éloge de l'Autriche (2) ; et il s'agissait de l'Autriche gouvernée par MetteVnich ! Michel Che- valier, en 1840, mettait la Chine au-dessus de la France (3). Le véritable sens de cette formule célè- bre est ainsi parfaitement clair.

Dans un article plein de science et de perspicacité, Georges Platon écrit : « Dictature révolutionnaire du prolétariat ! C'est bientôt dit. Mais, comme dit Shakespeare, les paroles sont des femelles et les actes seuls des mâles... En tant que figurant comme

    • sujet passif dans le rapport économique très précis

de la production, le prolétariat se dégage comme une notion parfaitement distincte. Dès qu'il est question pour lui de venir à l'action, d'échanger son rôle passif, qu'il avait en économie politique, pour un

^ rôle politique actif, on voit sa notion si claire peu

/ à peu s'obscurcir. Il faut, de toute nécessité, que,

pour exercer sa dictature, le prolétariat s'organise...

L'irruption dans le corps du prolétariat des rapports

de dépendance politique, nés de son organisation,


(1) TocQUEViLLE, L'Ancien Régime et la Révolution, édi- tion des œuvres complètes, page 241. — Une curieuse expé- rience d'économie pliilosophique fut exécutée par le roi Ferdinand IV de Naples dans la manufacture modèle de Santo-Leucio ; les beaux esprits du temps pensèrent qu'on allait enfln pouvoir résoudre le problème de savoir si les hommes sont destinés à être toujours ennemis les uns des autres ou s'il y a moyen de les rendre amis et par suite heureux (Benedetto Croce, Siudii sloiici sulla livoluzione napoletana del 1799, page 18).

(2) G. 'V^EILL, L'école salnt-simonienne, pages 191-192.

(3) G. "VVeill, op. cit., page 199.


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS »/

ne peuvent-ils pas mettre directement en danger sdiS^ existence comme corps un et distinct et entraîner, à la faveur des inégalités surgies, un certain réta- blissement subrcptice de linjustice et de l'exploita- tion économique à supprimer ? En fait, toutes les dictatures démocratiques ou prolétariennes n'ont ja- mais abouti — directement ou indirectement — qu'à la restauration des iniquités sociales » (1).

Les hommes qui sont à la tête du mouvement syn- dical en France ne sont pas, sans doute, de très grands philosophes ; mais ce sont des hommes de sens et d'expérience, qui peuvent être inhabiles dans l'art de traduire leurs impressions en formules scien- tifiques : mais nest-il pas vraiment curieux de cons- tater que leur défiance des organisations politiques reproduise — sous une forme sentimentale et obs- cure — les défiances que l'étude approfondie de la philosophie et de l'histoire inspirent à G. Platon ? Ce n'est pas, d'ailleurs, un phénomène isolé et nous j aurons Toccasion de voir, plusieurs fois encore, que | les purs syndicaux ont plus à nous apprendre qu'ils j n'ont à apprendre de nous I (2). \

Notre siècle a été fécond en expériences politi- ques ; presque toujours, les prévisions de* réforma- teurs ont été déçues ; toutes les tentatives faites pour constituer une administration indépendante des in-


J


(1) Georges Platon, Le socialisme en Grèce, dans le Deveûir social, octobre 1895, page 669. — Cf. G. Sorel, Réflexions sur la violence, pages 250-25G. ^ i

(2) Généralement les théoriciens socialistes ont cru que leurs doctrines dépendent bien moins des usages des orga- nisations ouvrières que les sciences physiques ne dépendent de la technique industrielle.


88 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

térêts des partis ont été vaines ; en France les admi- nistrations ne cessent de se corrompre au fur et à mesure que la politique devient plus démocratique ;

r- — qu'il y ait là une simple coïncidence, cela est pos- sible ; mais encore faudrait-il expliquer la raison de cette corruption progressive.

^r Le spectacle offert par les professionnels de la politique dans tous les pays est tel que bien des gens

' aspirent à voir s'évanouir toute organisation poli-

, tique ; c'est là un noble rêve qui a pu enchanter des âmes religieuses et des utopistes ; mais il ne suffit pas de reconnaître un mal et de vouloir le faire dis- paraître pour s'en débarrasser.

C'est ici qu'il faut faire intervenir la conception matérialiste de l'histoire : l'étude de la politique ne nous permet pas de reconnaître les causes fondamen- tales, ne nous fournit pas l'éclaircissement complet. Cette hiérarchie, que la révolution prolétarienne se flatte de faire disparaître (1), correspond, de quelque


(1) Les explications que donne Antonio Labrlola sont prodigieusement obscures. « Le socialisme scientifique... a compris [l'Etat] parce qu'il ne s'élève pas contre lui d'une façon unilatérale et subjective, comme le firent, plus d'une fois à d'autres époques, les cyniques, les stoïciens, les épi- curiens de toute sorte, les utopistes, les cénobites vision- naires, et, finalement de nos jours, les anarchistes de tout genre... Le socialisme scientifique s'est proposé de montrer comment l'Etat se soulève continuellement de lui-même contre lui-même, en créant dans les moyens dont il ne peut se passer, par exemple : un système colossal d'im- pôts, le militarisme, le suffrage universel, le développe- ment de l'instruction, etc., les conditions de sa propre ruine... Avec la disparition des prolétaires et des conditions qui rendent possible le prolétariat, disparaîtra toute dépen- dance de l'homme à l'égard de l'homme sous quelque forme de hiérarchie que ce suit » {Essai ft snr la conception maté-


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 89

manière, à une différenciation économique; et c'est celle-ci qu'il faut mettre en pleine lumière. Cette dif- férenciation n'a pas toujours été la même ; les luttes n'ont pas toujours eu en vue le même objet ; on se trompe gravement quand on imagine l'existence de classes identiques aux classes modernes dans les temps anciens ; le matérialisme historique est re- belle à toute extension (en dehors des limites définies par un mode très conditionné de production) des lois empiriques que la science découvre. C'est donc pour les temps actuels qu'il faut checher cette diffé- renciation.

La hiérarchie contemporaine a pour hase princi- pale la division des travailleurs en intellectuels et en manuels. Il est fort regrettable qu'en 1847 Marx n'ait pas examiné cette question en détail : c'est ce qui explique pourquoi le Manifeste reste assez vague sur la constitution du prolétariat ; mais, plus tard, quand il eut approfondi, d'une manière originale, les problèmes économiques, il insista, avec force, sur l'importance de cette séparation (1). C'est ainsi

rialiste de l'histoire, pages 227-228). Mais ce qui, d'après notre auteur, devrait amener la ruine de l'Etat, en ame- nant la révolution prolétarienne, ne pourrait-il pas, au con- traire, contribuer à faire aboutir l'agitation ouvrière à une démocratie bureaucratique, militariste et favorable aux financiers ?

(1) « La grande industrie mécanique achève la sépara- tion entre le travail manuel et les puissances intellectuelles de la production, qu'elle transforme en pouvoir du capital sur le travail. L'habileté de l'ouvrier apparaît chéfive devant la science prodigieuse, les énormes forces naturelles, la grandeur du travail social, incorporées au système mé- canique, qui constitue la puissance du Maître. » (loc. cit., page 183, col. 1).


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que réconomie industrielle vint en aide à l'histoire et à la philosophie.

La démocratie bourgeoise se raccroche, avec l'éner- gie du désespoir, à la théorie des capacités (1) et s'efforce d'utiliser le respect superstitieux que le peuple a instinctivement pour la science ; — elle emploie les moyens les plus charlatanesques pour rehausser son prestige, multiplie les brevets et s'ef- force de transformer le moindre lettré en un man- darin ; — les parasites se distinguent par un enthou- siasme immodéré pour la science afin de jeter de la poudre aux yeux, se mettent à la remorque de grands pontifes scientifiques, leur servent de hérauts, ré- clament pour eux de grasses pensions (2); ils espè- rent obtenir ainsi la considération des gens naïfs et en tirer profit.

Je ne veux pas entrer ici dans l'étude approfon- die du travail intellectuel ; il faut appliquer à cette question les réflexions que fait Marx à propos d'au- tres différenciations entre travaux : « La distinc- tion, dit-il (3), entre le travail complexe et le tra- vail simple {skiUed and unskilled labour), repose

(1) C'est ce qui explique la renaissance du saint-Simo- nisme parmi nos universitaires. Jaurès, dans un discours du 25 janvier 1897 sur les sucres, conviait le gouverne- ment à utiliser les capacités des jeunes bourgeois dépour- vus de capital, en les transformant en fonctionnaires indus- triels. C'est bien un écho saint-simonien.

(2) Les grands savanLs avaient été, presque tous, jus- qu'ici, des gens modestes n'ayant besoin ni de gros traite- ments, ni de riches installations. Les intérêts de la science ne sont pas toujours identiques avec les intérêts des sa- vants et des parasites intellectuels qui leur font cortège.

(3) Marx, loc. cit., page 84, col. 2. '


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souvent sur de pures illusions, ou du moins sur des différences qui ne possèdent depuis longtemps au- cune réalité et ne vivent plus que par une conven- tion traditionnelle ». Il est inutile de batailler contre les préjugés ; mais il se produit, à l'heure actuelle, une évolution qui tend à ruiner le prestige des Intel- lectuels. L'observation nous apprend qu'une profes^ sion perd bien vite son prestige quand elle se fémi- nise ; les recherches de laboratoire, les travaux d'érudition, la poursuite patiente et laborieuse des ' solutions de problèmes mathématiques sont des choses particulièrement appropriées au génie fémi- nin : ceux qui pourraient en douter n'ont qu'à se reporter à l'expérience acquise par les collèges amé»^ ricains. Ce n'est pas sans raison que tant d'Intel- ■ lectuels font des efforts pour écarter les femmes des professions libérales ; mais il n'est pas douteux que la vérité triomphera et alors toute la charlatanerie des capacités éclatera au grand jour.

Ceci ne veut pas dire que dans les ateliers dis- paraisse toute différence ; car tout droit est inégali- taire (1) et il y aura, comme aujourd'hui, des gens


(J) Dans sa Lettre sur le programme de Gotha, Marx définissait ainsi les règles que Ton suivrait après la révo- lution qui supprimerait le capitalisme : « Le .droit des producteurs est proporlionnel au travail fourni ; l'égalité consiste ici dans l'emploi d'une commune mesure, le tra- vail... Ce même droit égal est droit inégal pour travail inégal. Il ignore les distinctions de classe, parce que tous les hommes sont travailleurs au même titre ; mais il i^e~ connaît tacitement comme des privilèges naturels les iné- galités de dons individuels, conséquemment des capacités de production. Par là, c'est donc, quant à son contenu, un droit inégalitaire, comme toid droit. » (Rievue d'économie politique, septembre^octobre 1894, page 757.)


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plus habiles et plus expéditifs que d'autres; mais les différences seront appréciées dans l'ordre quan- titatif, tous les travaux étant devenus de même espèce et par suite commensurables entre eux. Le socialisme ne fera pas disparaître « les fonctions générales qui tirent leur origine de la différence existant entre le mouvement d'ensemble du corps productif et les mouvements individuels des mem- bres indépendants dont il se compose » (1) ; mais l'expérience montre que les qualités de direction n'ont rien d'exceptionnel et qu'elles se trouvent très communément parmi les travailleurs manuels, peut- être même plus souvent que chez les Intellec- tuels (2) : — les grandes Unions ouvrières d'An- gleterre ont très facilement trouvé dans leur sein des hommes capables de les diriger (3).

Les chefs des sj'ndicats français se sont bien rendu compte du résultat auquel j'arrive ici : ils ont vu que la domination des pouvoirs publics était fondée sur la prétendue supériorité des Intellec- tuels ; en combattant le dogme des capacités intel- lectuelles, ils ont dirigé les travailleurs dans la voie indiquée par Marx.


(1) Marx, Capital, page 143, col. 2.

(2) C'est ce qui fait que souvent les industriels préfè- rent comme directeur un ancien ouvrier à un technicien sorti des écoles. Les anciens connaissaient déj<\ très bien cette loi ; ils disaient que l'obéissance était l'école du com- mandement. J'ai indiqué ailleurs l'influence que le système militaire me semble avoir eue sur leurs idées d'égalité. (Procès de Socrate, pages 168-170.)

(3) Paul de Rousiers, Le trade-unionisme en AngU- terre, page 42.


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m


Pour bien comprendre toute la portée du pro- blème posé, il faut examiner les objections que l'on adresse d'ordinaire aux syndicaux : on leur repro- che de montrer parfois un exclusivisme trop abso- lu : Kautsky n'a-t-il pas fait observer que la social- démocratie ne peut rejeter les Intellectuels qui viennent à elle ? « Cette question, dit-il, est déjà tranchée dans le Manifeste des communistes, com- me aussi par ce fait que les fondateurs de la dé- mocratie socialiste, Marx, Engels, Lassalle, étaient membres de cette classe. Pour la démocratie socia- liste sont les bienvenus ceux qui acceptent ses théo- ries et prennent part à sa lutte pour l'émancipa- tion. » (1). Ce que dit Kautsky ne saurait être trans- porté sans précaution, dans tous les pays ; les con- ditions ne sont point partout les mêmes. En Allema- gne il y a une organisation socialiste formant une sorte d'Etat bureaucratique (2), ayant ses fonction- naires rétribués. Pour faire une propagande efficace par la presse, il faut bien s'adresser à des écrivains

(1) Karl Kautsky, Le socialisme et les carrières libé- rales, dans le Devenir social, mai 1895, page 107. — Le terme carrières libérales ne traduit pas exactement le terme allemand inielligenz : les Allemands désignent par ce mot les professions qui ont un certain caractère de culture artistique ou littéraire. Ainsi, Kautsky nous a appris, plus récemment, que la socialdémocratie a gagné à sa cause les sculpteurs, les employés de commerce, les musiciens. {Le marxisme et son critique Bernstein, trad. franc., page 250.)

(2) G. Ferrero, L'Europa giovane, pages 65-72.



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de profession, comme on s'adresse à un bon avocat pour plaider un procès ; il faut leur créer une si- tuation « qui corresponde, non pas à une vie de prolétaire, mais à une vie de bourgeois modes- te. » (1). En France, ils pi étendent que leur vraie place est dans le parlement et que le pouvoir dic- tatorial leur reviendrait de plein droit en cas de succès. C'est contre cette dictature représentative du prolétariat (Jue protestent les syndicaux : ils pen- sent avec raison qu'elle ne produirait pas du tout les heureux résultats que devrait engendrer, d'après les théoriciens, la dictature du prolétariat ! (2).


(1) Art. cité, page 108. C'est, d'ailleurs, surtout à cause des traitements que la question du rapport de Vîntelligenz avec le parti socialiste a été discutée en Allemagne.

(2) Dans la partie de son livre qui avait été soumise à Engels, Antonio Labriola écrit ces sentences excellentes : « Le communisme critique ne fabrique pas les révolu- tions... Ce n'est pas un séminaire dans lequel se forme 'l'état-major des chefs de la révolution prolétarienne ; mais

il est uniquement la conscience de cette révolution, et avant tout la conscience de ses difflcultés. » {Essais sur la conception matérialiste de l'histoire, pages 70-71) ; — « La masse des prolétaires ne s'en tient plus au mot d'or- dre de quelques chefs, pas plus qu'elle ne règle ses mou- vements sur les prescriptions de capitaines qui pour- raient sur les ruines d'un gouvernement en élever un autre... Elle sait, ou elle commence à comprendre, que la dictature du prolétariat^ qui aura pour tâche la "îocialisa- tion des moyens de production, ne peut être le fait d'une masse menée par quelques-uns » (page 77). Mais, pour que les chefs se conforment à ces principes, il faut qu'il existe quelque mécanisme capable de limiter leurs ambi- tions. « C'est" un principe constant, dit Laboulaye, que toutes les fois que vous donnerez un pouvoir à un homme, il en tirera tout ce qu'il pourra. » {Histoire des Etats-Unis.^ tome III, page 305.)


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Les exemples de Marx, d'Engels (1) ne sont pas probants, parce qu'on ne peut tirer aucune règle d'exceptions, parce que les hommes très supérieurs échappent aux liens de classe. Dans le Manifeste, Marx rappelle que jadis une partie de la noblesse se rangea du côté de la bourgeoisie; il dit que de même « de nos jours une partie de la bourgeoisie passe au prolétariat ; et [que] c'est le cas notam- ment pour un certain nombre d'idéologues bour- geois qui se sont élevés jusqu'à l'intelligence théo- rique de l'ensemble du mouvement historique » (2). Il faut mettre à part les idéologues, qui, par leur, tempérament, ne peuvent guère jouer un rôle poli- tique, usurper le pouvoir et devenir des maîtres. Marx ne dit point que le prolétariat fera ce qu'a fait la bourgeoisie en 1789 ; il savait bien que la si- tuation est bien différente : le Tiers-Etat pouvait offrir aux nobles ambitieux des dignités politiques, car il n'entendait pas détruire la hiérarchie ; il en- tendait seulement l'améliorer à son profit ; aujour- d'hui, la socialdémocratie ne peut offrir que des emplois aux bourgeois qui viennent à elle.

Kautsky a examiné, avec beaucoup de soin, les relations d'intérêts qui existent entre les gens des carrières libérales (intelligenz) et le prolétariat ; il reconnaît que sur un point capital — la diffusion de l'instruction — « les intérêts du prolétariat sont diamétralement opposés à ceux de Vintelligenz ; et


(1) L'exemple de Lassalle n'est pas heureux ; je le laisse donc de côté.

f2) Ch. Andler, Le manifeste communiste, tome I, page 37.


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déjà à ce point de vue, si nous faisons abstraction de tous les autres, un appel aux intérêts n'est pas le moyen le plus propre pour faire venii au socia- lisme cette classe dans sa totalité. » (1). , Les Intellectuels ont des intérêts profession- nels (2) et non des intérêts de classe généraux : ces intérêts professionnels seraient lésés par la révolu- tion prolétarienne. Les hommes de loi ne trouve- raient, sans doute, pas une grande occupation dans la société future. Il nest pas probable que les ma- ladies augmentent ; les progrès de la science et la meilleure organisation de l'assistance ont eu déjà pour effet de diminuer le nombre des médecins utilisés. Dans la grande industrie, on pourrait sup- primer beaucoup d'employés supérieurs, si les gros actionnaires n'avaient à placer des clients. Une meil- leure division des fonctions permettrait de concen- trer, comme en Angleterre, dans un petit groupe de techniciens, très savants et très expérimentés, le travail que font mal des ingénieurs beaucoup trop nombreux. A mesure que les qualités morales et in- / tellectuelles des ouvriers s'élèvent, on peut suppri- 1 mer la plus grande partie des surveillants (3) ; l'expé-

(1) Art. cité, page 115.

(2) Art. cité, page 113.

(3) Yves Guyot pense que la production fonctionnerait dans des conditions meilleures que ne sont celles d'aujour- d'hui si les industriels confiaient l'exécution des travaux à des sociétés anonymes d'ouvriers ; celles-ci entreprendraient toutes les tâches de l'usine à prix convenus ; il estime qu'elles exerceraient sur leurs membres une discipline plus efficace que la discipline patronale. Ce système donne d'excellents résultats pour la composition des journaux parisiens. {Les conflits du travail et leur solution, pagps 279-282.)


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rience anglaise le prouve surabondamment. Enfin, pour les emplois de bureau, les femmes font une active concurrence aux hommes ; et ces emplois leur seront réservés dès que le socialisme les aura émancipées. Ainsi donc, la socialisation des moyens de production se traduirait par un lock-out prodi- gieux : il est difficile de croire que les Intellectuels ignorent une vérité aussi certaine que celle-ci !

Ces Intellectuels, mai payés, mécontents ou peu occupés, ont eu l'idée vraiment géniale d'imposer l'emploi du terme impropre de prolétariat intellec- tuel : ils peuvent ainsi facilement se faufiler dans les rangs du prolétariat industriel. Kautsky fait ob- server qu'il faudrait les comparer aux compagnons du Moyen Age (1). Ils ressemblent fort aussi aux ou- vriers travaillant en chambre, ayant leur outillage, mais souvent inoccupés faute d'une clientèle suffi- sante. — Ils se rattachent à la petite bourgeoisie et s'efforcent d'entraîner le socialisme dans des voies favorables à leurs intérêts ; leur « socialisme est à la fois réactionnaire et utopique » comme celui des petits bourgeois (2). — On pourrait encore les rap- procher des Romains de la décadence (si différents de nos prolétaires), vivant aux frais de la société, tandis que la société moderne vit aux frais du pro- létariat (3).


(1) AH cité, page 114.

(2) Ch. Andleii, loc. cit., page GO. — Par " rfiaction- naire » il faut entendre que ce socialisme cherche à entra- ver le progrès industriel.

(3) Sismondi, cité par Marx, préface du XVIII brumaire. — Il faut aussi ajouter que les prolétaires intellectuels sont rebelles à tout esprit de solidarité ; ils ne voient qufi leur iïilôrH prraovnd et immédial et lui sacrifient les iii(éj-ùls

7


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Tandis que la socialisation des moyens de pro- duction utilisera utilement toutes les forces de tra- vail des producteurs, cest-à-dire des vrais prolé- taires, elle supprimera l'occupation à la très grande majorité des faux prolétaires. On ne peut concevoir d'opposition plus tranchée ; et cette opposition doit apparaître, surtout, criante aux personnes habituées à manier le matérialisme historique.

î/< La véritable vocation des Intellectuels est lexploi- |tation de la politique ; le rôle de politicien est fort 1 analogue à celui de courtisan et il ne demande pas j d'aptitude industrielle. Il ne faut pas leur parler de supprimer les formes traditionnelles de l'Etat ; c'est en quoi leur idéal, si révolutionnaire qu'il puisse paraître aux bonnes gens, est réactionnaire (1). Ils veulent persuader aux ouvriers que leur intérêt est de les porter au pouvoir et d'accepter la hiérarchie des capacités, qui met les travailleurs sous la direc- tion des hommes politiques.

Les syndicaux se révoltent ; et ce n'est pas sans raison ; ils sentent bien que si l'ouvrier accepte le r commandement de gens étrangers à la corporation ! productive, il restera toujours incapable de se gou- verner, qu'il restera soumis à une discipline exter-


généraux : ils apportent le désordre partout par leurs brigues et. dès qu'ils le peuvent, ils se déchirent entre eux. Chacun d'eux aspire, comme César, à être le premirr dans, un petit groupe.

(1) Les Intellectuels assimilent les sentiments qui cor- respondent à la lutte de classe, à ce que lun d'eux nomme la haine créatrice. La féroce jalousie de l'Intellectuel pau- vre, qui espère pousser à la guillotine le riche spéculateur, est une passion mauvaise qui n'a rien de socialiste.


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 99

ne (1). Le mot qu'on emploiera pourra changer (2), mais la chose ne changera pas : l'exploitation du travailleur continuera, Marx a décrit, en termes excellents, cet état de développement insuffisant du prolétariat. « Le lien entre leurs fonctions indivi- ' duelles et leur unité comme corps productif se trouve en dehors d'eux... L'enchaînement de leurs travaux leur apparaît idéalement comme le plan du capita- liste (3) et l'unité de leur corps collectif leur appa- raît pratiquement comme son autorité, la puissance d'une yolonté étrangère, qui soumet leurs actes à son but. » (4).

IV

Dans les dernières pages de la Misère de la Philo- sophie, Marx a tracé le tableau du développement du prolétariat, tel qu'il pouvait lui apparaître en 1847, au milieu des agitations anglaises : il dit lui- même qu'il signale seulement « quelques phases » de ce développement. On doit remarquer surtout, dans cette description, que le prolétariat est d'abord considéré comme classe pour les capitalistes, contre lesquels il dresse ses sociétés de résistance et que, plus tard seulement, il devient classe pour lui-même.

(1) La brochure de 1900 renvoyait à un article publié dans le Devenir social en janvier 1896 ; j'en reproduis un long extrait dans la note D ; j'aurais, aujourd'hui, quel- ques réserves à faire sur les thèses que je présente dans cet article.

(2) Sur le pouvoir des dénominations, consulter Gustave j Le Bon, Psychologie des foules, pages 94-96. ^

(3) Ce qui est dit ici du capitaliste peut s'appliquer à tout autre chef qui n'appartient pas au corps des travail- leurs.

(4) Marx, Capital, page 144, col. 1.


100 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

« Les intérêts qu'il défend deviennent des intérêts de classe. Mais la lutte de classe à classe est une lutte politique. » (1).

Ces indications si brèves n'ont pas attiré suffisam- ment l'attention des socialistes. Il est tout à fait re- grettable que le langage permette de confondre avec une facilité dont abusent les polémistes, les divers sens du mot politique. On l'applique tantôt aux agi- tations des partis qui cherchent à conquérir l'Etat pour le plus grand profit de leurs membres, pour exercer des vengeances ou pour imposer des idées religieuses (ou irréligieuses) , tantôt à des mesures d'ordre général ayant pour objet de modifier, d'une manière notable, le système juridique existant ; ainsi changer le mode de partage des héritages, permet- tre les fidéicommis, augmenter la liberté de tester, autoriser la création de homesteads, donner à la femme plus de liberté, voilà bien ce qu'on appelle des mesures politiques.

Pour transformer la masse chaotique des prolétai- res en classe pour elle-même, il y a à effectuer un immense travail de décomposition et de recompo- sition. Marx pensait que ce travail devait s'effectuer en partant de l'organisation des sociétés de résis- tance ; mais en 1847 sa pensée n'était pas encore parfaitement précise ; il croyait, d'ailleurs, qu'on allait entrer dans une période d'agitation révolu- tionnaire extrêmement longue, où rien ne pouvait être prévu avec quelque chance de succès. Quand il écrivait le Capital, sa pensée était davantage mûrie et il disait dans sa préface : « Abstraction faite de


(1) Marx, Misère dç la philosophie, édition de 1896, page 241.


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 101

motifs plus élevés, leur propre intérêt commande aux classes régnantes actuelles d'écarter tous les obstacles légaux qui peuvent gêner le développement de la classe ouvrière » ; afin que la révolution sociale ne prenne pas une forme barbare. Dans sa lettre sur le programme de Gotha, en 1875, il demandait que l'Etat ne se chargeât pas de l'éducation du peu- ple, mais dotât seulement les écoles.

La pensée de Marx ne peut être douteuse : la \ transformation doit se faire par un mécanisme in- térieur ; c'est dans le sein du prolétariat, c'est au moyen de ses ressources propres, que doit se créer ■ le droit nouveau. Ce qu'il faut demander aux pou- voirs publics, c'est d'accorder des facilités pour pro- céder à cette transformation du peuple par lui- même : c'est dans ce but que les ouvriers entrent dans l'arène électorale. La raison de la lutte politi- que se trouve ainsi bien déterminée : on n'a plus en . vue une fin arbitraire ou idéale, comme celle que poursuivaient les révolutionnaires politiques.

Examinons, maintenant, d'une manière plus pré- cise, ce que l'expérience nous apprend sur cette for- mation du prolétariat en classe pour lui-même ; c'est-à-dire, cherchons quels sont les aspects juri- diques nouveaux sous lesquels les rapports écono- miques se présentent actuellement aux ouvriers. Comme Marx, nous prenons pour jDoint de départ la société de résistance ; nous devons donc nous de- -, ïnander si la coalition ne fait pas naître — dans j l'âme ouvrière — des principes juridiques en con- / tradiction avec ceux que la tradition a consacrés. -^

Le droit, tel qu'il est formulé par les codes libé- raux, ne connaît guère que l'ouvrier isolé ; chaque


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individu peut quitter le travail ; des travailleurs peu- vent s'entendre pour abandonner ensemble l'atelier, mais la multiplication dun fait individuel n'en change pas le caractère (1); chacun des grévistes peut reprendre sa besogne quand il le juge convenable ; le patron peut traiter avec d'autres salariés et ce con- trat n'offre rien de répréhensîble ni de blâmable ; telle est la théorie que les tribunaux appliquent sous le nom de théorie de la liberté du travt.il.

Pour les sj'ndiqués ces thèses sont fausses ; len- semble des travailleurs forme un corps ; les intérêts de tous sont solidaires ; nul ne peut abandonner la cause de ses camarades sans être considéré comme un traître. Ce qui caractérise la grève pour la cons- cience ouvrière c'est cette solidarité ; et Marx la dé- finit très bien en disant que « la coalition a pour but de faire cesser la concurrence » entre les sala- •riés (2).

La loi française du 27 décembre 1892, sur la con- ciliation, reconnaît, implicitement, l'existence de cette solidarité : en effet, si on se place au point de vue strictement individualiste, il n'y a point de con-


(1) Au point de vue du droit abstrait, que considèrent seul dans leurs argumentations les professeurs, les avocats et les jyges, dont la fonction est d'appliquer aux questions débattues dans les prétoires une logique capable de satis- faire les esprits subtils ; mais le juriste philosophe n'ignore pas que la quantité peut avoir une valeur décisive pour la détermination de la qualité. (Cf. M.\rx, loc. cit., page 133, col. 2.)

(2) Les idées que j'ai exposées ici, en 1898, se rattachent à une théorie juridique dont j'ai donné une esquisse dans la Science sociale en 1900 (novembre, pages 433-436). Les ouvriers croient posséder un droit au travail sur l'usine où ils sont occupés.


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS lUo

ciliation à tenter ; la grève a rompu tout lien de droit entre le patron et cliacun de ses ouvriers (1) ; il n'existait que des contrats Individuels avant ia grève; comment peuvent-ils se transformer en obligations qui lieraient le patron et un corps avec lequel il n'a jamais traité ? C'est pour cette raison que bien sou- vent les industriels ne veulent pas se présenter de- vant le juge de paix : ils ne veulent pas reconnaître l'existence d'un corps qui aurait le monopole de la main-d'œuvre dans leur usine, tout comme jadis une corporation avait le monopole de la production dans nos villes.

Le législateur n'a pas osé aller bien loin dans cette voie ; il institue une procédure où figurent des délé- gués nommés par les ouvriers, mais il ne donne aucune sanction aux accords intervenus ; les délé- gués ne peuvent même imposer à letirs mandants la convention qu'ils ont signée. Un projet de loi a été déposé le 8 février 1894 par Jules Guesde pour don- ner une constitution aux groupeiments des travail- leurs, qui devaient être assimilés « pour la gestion des intérêts de leurs membres aux sociétés capita- listes par actions » ; les auteurs de la proposition tiraient de ce principe des règles relatives à l'exer- cice du droit qu'aurait eu la majorité d'imposer la grève à la minorité ; mais ils ne s'occupaient point des conditions de la vie normale de cette société anonyme de fait. Il est peu probable que cette idée aboutisse dici longtemps à quelque chose de prati- que (2).

(1) C'est ce que la Cour de cassation a maintes fois dé- cidé.

(2) On s'est demandé si Jules Guesde songeait à faire aboutir vraiment un projet de réglementation des grèves ;


104 MATÉRIAUX d'une THEORIE DU PROLÉTARIAT

Les ouvriers considèrent que les grévistes doivent être tous repris, et ils n'hésitent pas à faire les plus grands sacrifices poiu* obtenir la réintégration de leurs camarades exclus. Je trouve ce principe expri- mé, d'une manière très nette, dans une transaction intervenue à Limoges. « Les soussignés reconnais- sent qu'en matière de grève et lorsque le conflit est éteint, les ouvriers en grève sans exception doivent reprendre leur travail primitif. » (1)

L'enquête sur le trade-unionisme que Paul de Rousiers a dirigée, nous fournit de très précieux renseignements sur le degré auquel sest élevé l'es- prit de corps des travailleurs anglais. Ainsi en 1897 on pensait que les blacklegs (ouvriers qui prennent la place des grévistes) disparaitraient rapidement (2). Le marché collectif de travail devient de plus en plus lusage : patrons et ouvriers se soumettent à des rè- gles qui ont autant de force que si elles étaient fon- dées sur une loi ; le marché collectif est, pour Paul Rousiers, une nécessité imposée par les conditions de l'industrie moderne (3). EnjBn, dans les régions où les syndicats sont bien organisés, les discussions pour l'application des tarifs ne se produisent plus


dans le Socialiste du 2 décembre 1900 a paru un extrait d'un article de Parvus. qui réduisait la proposition de Jules Guesde h une manifestation destinée à agiter les esprit-s.

(i) Office du travail. Slatistique des grèves et des re- cours à la conciliation et à l'arbitrage pendant l'année 1894, page 164.

(2) Paul de Rousiers, Le trade-unionisme en Angleterre, page 193.

(3) Paul de Rousiers, oyj. cit., page 11, page «îT, pages 337-.333.


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 105

entre ouvriers et commis, mais entre fonctionnaires des Unions ouvrières et patrons (1).

Voilà tout un système de droit nouveau qui sest développé au milieu de luttes et de difficultés sans nombre ; les ouvriers ont eu besoin de trouver de- vant eux une autorité divisée en partis, par suite incertaine dans ses plans, tantôt violente, tantôt plus bienveillante (2) ; l'influence des conditions politi- ques de FAngleterre est indéniable dans l'histoire du trade-unionisme ; mais cette influence a été in- directe ; des obstacles juridiques ont été levés, des facilités ont été données aux syndicats pour agir, l'instruction populaire a été développée ; mais les ouvriers i^euvent bien se vanter d'avoir gagné eux- mêmes leur caus<^, d'avoir produit dans le sein du prolétariat inorganisé une organisation nouvelle et indépendante de toute organisation bourgeoise.

Les syndicats ont dordinaire habilement manœu- vré pour mettre l'opinion publique de leur côté ; c'est

(1) Paul de Rousiers, op. cit., page 246, page 322.

(2) On a dit souvent que le prolétariat a devant lui une masse réactionnaire ; je citais, en 1898, contre cette opinion, un article que Turati venait de publier dans la Critica sociale du 16 septembre ; j'ajoutais : « Dans l'hypothèse de la division en deux camps opposés, l'émancipation du prolétariat dépendrait de la conquête du pouvoir par les révolutionnaires politiques ; mais cette hypothèse étant fausse, l'émancipation et l'éducation des classes ouvrières» peuvent être réalisées par les travailleurs eux-mêmes. >< La difficulté que paraît présenter la conception dichoto- mique de la société, ne paraîtra pas grande aux personnes qui auront lu les pages par lesquelles se terminent les Réflexions sur la violence ; elles y verront comment l'acU- vité prolétarienne peut être tantôt conforme à cette con- ception dichotomique, tantôt mêlée à la vie bourgeoise.

Réflexions sur la violence, pages 428-432.'


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■ ■ ♦ bien une lutte politique, celle qui s'établit entre des groupes ennemis pour obtenir la faveur de l'opi- nion ; c'est une lutte politique plus efficace souvent que celle qui se produit dans les assemblées parle- mentaires, car les lois sont inopérantes tant que l'opinion ne les soutient pas. Les Unions se sont im- posées au respect de tout le monde: elles ont prouvé aux patrons qu'elles sont « des associations bien or- ganisées et responsables « (1); elles ont ainsi con- quis la reconnaissance effective de leur capacité ; elles sont devenues majeures en démontrant leur virilité.

En Angleterre, il s'en faut de beaucoup que le mouvement syndical ait acquis encore sa complète maturité. Plus d'une fois, on a vu des Unions, qui semblaient très bien lancées, se dissoudre ou, tout au moins, dépérir quand les associés n'ont plus senti d'une manière pressante la nécessité de l'union, quand ils ont cru que les résult£.ts acquis étaient con- solidés, quand ils ont trouvé trop dure l'obligation de payer toujours (2). Il faut « de l'intelligence, une cer- taine largeur d'idées, de V esprit public, comme disent les Anglais, c'est-à-dire l'idée que les intérêts, pour être collectifs, n'en restent pas moins proches, pour décider l'ouvrier à répéter chaque semaine le pré- lèvement qu'il s'impose sur son salaire. » (3). Aussi, tous les observateurs s'accordent-ils à reconnaître que les trade-unions ont été une école excellente pour les travailleurs, dont la moralité a été transformée ; les syndicats sont partout formés des meilleurs élé-


(1) Paul de Rousiers, op. cit., page 26.

(2) Paul de Rousiers, op. cit., page 154, page 300.

(3) Paul de Rousiers, op. cit., page 41.


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ments du corps de métier. L'expérience a montré qu'il n'y a pas avantage à multiplier les adhésions au\ détriment de la qualité : « On s'affaiblit en absorbant des éléments faibles», disait (1) à Paul de Rousiers un membre important de la société des mécaniciens. De là résulte que beaucoup d'ateliers embauchent de préférence des ouvriers syndiqués qui leur semblent offrir les garanties que Ion sattend ordinairement à rencontrer chez des hommes ayant été sélectionnés par des épreuves d'ordre moral ; même pour les tra- vaux des docks les employeurs trouvent intérêt à s'a- dresser aux hommes des Unions (2).

Dans quelques localités, là où l'industrie n'a pas pris complètement l'allure moderne, pour quelques professions exceptionnelles, on trouve encore dans les Unions des allures corporatives. Paul de Rousiers estime que ces survivances du passé disparaîtront (3). En général, les syndiqués ne poursuivent pas une fin égoïste, destinée à leur donner des privilèges ; ils poursuivent une fin générale, la réalisation d'un règlement dont profiteront tous les ouvriers, même ceux qui ont rendu leur lutte plus pénible, par leur


(1) Paul de Rousiers, op. cit., page 93.

(2) Paul de Rousiers, op. cit., page 132, page 272.

(3) Paul de Rousiers, op. cit., page 44, page 51, page 67, page 94, page 334. — L'opinion de Paul de Rousiers me semble aujourd'hui contestable ; il faut distinguer deux classes d'entreprises : dans celles qui ont un champ d'ac- tion pratiquement illimité (filatures du Lancashire), le travail est ouvert à tout le mondé; dans celles dont l'ex- pansion est généralement limitée (bâtiment), des mesures de protectionnisme corporatif semblent appelées à se mainte- nir. Chez les constructeurs de navires en fer, l'enquête de Paul de Rousiers a signalé un esprit très étroitement cor- poratif (pages 248-251).


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apathie ou leur lâcheté. Une appréciation intelligente de leurs intérêts particuliers conduit les grandes Unions à prendre en main, au cours des conflits in- dustriels, la protection de tous les travailleurs dont la vie est atteinte par l'arrêt des entreprises ; ainsi les mécaniciens, durant les grèves de la Clyde en 1893, ont, non seulement soutenu leurs adhérents, mais encore alloué des secours aux non-unionistes et aux membres de sociétés trop faibles pour sup- porter de lourdes charges (1).

Les Unions anglaises sorvt très divisées, depuis quelques années, sur la question des beitefits : les plus anciennes perçoivent des taxes élevées et dis- tribuent à leurs adhérents des secours en cas de ma- ladie, de chômage, d'accidents, font même des pen- sions aux vieillards ; elles sont, à la fois, sociétés de résistance et sociétés de secours mutuels. Ce système a donné des résultats excellents tant qu'on n'a cher- ché à unir que des ouvriers d'élite, recevant de forts salaires : ainsi, l'Union des mécanicieins exige une cotisation de 2 fr. 50 par semaine, celle des charpen- tiers 1 fr. 25. Quand les vieux syndicats ont ouvert, petit à petit, leurs rangs aux ouvriers auxiliaires, aux unskilled, peu de ceux-ci ont pu profiter du nouveau règlement, parce que leurs ressources étaient trop faibles. Quand on a voulu former des syndicats avec des ouvriers trop mal payés, comme les ouvriers agri- coles ou les dockers, la difficulté a été bien plus grande, parce que des cotisations d'un sou par jour étaient déjà assez fortes pour décourager bien des travailleurs. Alors s'est propagée l'idée qu'il fallait

(1) Paul de Rousiers, op. cit., page 262.


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limiter à la lutte le rôle des Unions et supprimer les benefits.

La tactique des nouvelles Unions s'explique par- faitement par les nécessités de la situation ; mais on a voulu lui donner une base théorique et on a eu tort, à mon humble avis. L'expérience ayant montré combien il est difficile de maintenir les ouvriers dans les syndicats, il semble étrange d'abandonner les moyens puissants que fournissent les sentiments provoqués par l'idée mutualiste. D'ailleurs, chez les dockers même, dont l'Union avait été tout d'abord conçue dans un esprit tout opposé à celui du vieux trade-unionisme, on a très vite reconnu qu'il serait utile de donner un secours de 100 fr. en cas de dé- cès (1).

Dans cette question, comme dans toutes les ques- tions pratiques, il y a une juste mesure à garder ; les règlements des anciennes Unions n'étaient pas assez élastiques ; il ne faudrait pas rendre obliga- toires les versements pour tous les benefits, de ma- nière à ne pas éloigner les moins fortunés ; les assu- rances en cas de chômage et en cas de maladie pour- raient être seules obligatoires ; mais les types à adop- ter varient suivant les circonstances. Si la qualité est un élément essentiel de succès, il ne faut pas non plus négliger, trop complètement, le nombre, aussi


(1) Cette mesure fut adoptée sur la proposition de Tom Man et de Ben Tillet (Paul de Rousifbs, op. cit., page 168). — Les chefs de ce groupe semblent s'être trompés en croyant qu'ils maintiendraient la solidarité par une agita- tion incessante ; ils connurent de graves échecs (pages 171- 173). — De 1890 à 1895, le nombre des dockers compris dans les deux Unions de Londres et de Liverpool tomba de 90.000 à 25.000 (pages 161-162).


110 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

bien dans les luttes sociales que dans les batailles. La question de principe ne parait pas devoir faire de doute : réduire les syndicats à n'être que des so- ciétés de résistance, c'est opposer une barrière for- midable au développement du prolétariat ; c'est s'ex- poser à le livrer à l'influence prépondérante des , démagogues bourgeois, en réduisant l'importance des

forces économiques qui peuvent contribuer à mainte-

nir l'autonomie de la classe ouvrière (1) ; c'est l'em- pêcher d'élaborer, conformément à sa manière pro- pre de vivre, les principes nouveaux de son droit ; c'est, en un mot, lui refuser la possibilité de devenir une classe pour lui-même, 'hes sociétés mutuelles fondées par les syndicats ne fonctionnent point sur les mêmes principes que les caisses bourgeoises ; au lieu de s'inspirer de l'association des capitaux, elles gardent une allure de solidarité proléta- rienne (2).

Plus il se produit de relations distinctes dans le milieu inorganisé et confus des travailleurs, plus

(1) Le mutualisme est évidemment propre à entretenir ectte vie instinctive, sans laquelle le mécanisme social ne saurait avoir de stabilité, comme je l'ai indiqué dans la note de la page 80.

(2) Un des collaborateurs de Paul de Rousiers a été très frappé des règles suivies par les mécaniciens. Leur Union est divisée en branches, qui administrent chacune sa propre caisse ; mais le Comité central exige que l'avoir soit par- tout en égale proportion avec le nombre de membres ; c'est pourquoi il procède, de temps à autre, à un prélèvement sur les fonds des branches riches pour doter les branches pauvres. « Tel est l'esprit de solidarité et, disons-le aussi, la claire notion de leurs véritables intérêts [que] chacun sent d'instinct que de cette assistance mutuelle dépend la force de la collectivité. » (Paul de Rousiers, op. cit., page 268.)


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on est sûr qu'il s'élabore de nouveaux éléments de\ réorganisation sociale. On j-arle beaucoup d'orga- niser le prolétariat : mais organiser ne consiste point à placer des automates sur des boîtes ! L'organisa- tion est le passage de l'ordre mécanique, aveugle, commandé de l'extérieur, à la différenciation orga- j nique, intelligente et pleinement acceptée ; en un mot, c'est un développement moral. On ny parvient j que par une longue pratique et une expérience ac- quise dans la vie. Toutes les institutions se sont for- mées de la même manière ; elles ne résultent pas de décisions de grands hommes d'Etat, non plus que de calculs de savants ; elles se font en embrassant et condensant tous les éléments de la vie. Pour quelle cause le prolétariat échapperait-il donc à la néces- sité de se faire par cette voie ?

Une chose m'a toujours frappé d'étonnement, c'est l'aversion de très nombreux marxistes pour la coo- pération : on soutient que les ouvriers, une fois occupés de menus détails d'épicerie et de boulan- gerie, seraient perdus pour le socialisme et cesse- raient de comprendre la lutte des classes. De cette désertion résulterait, au moins pour l'Italie, l'in- fluence de l'esprit petit bourgeois dans le parti so- cialiste (1). Que met en évidence cette désertion dont on se plaint ? Une seule chose : la mauvaise compo- sition du parti socialiste italien ; et cette mauvaise composition résulte de nombreux articles publiés dans la Critica sociale. L'épreuve de la pratique est la véritable épreuve des idées : au contact de la vie économique, dès qu'il s agit de sortir des disser- tations vagues, si les ouvriers s'aperçoivent que leurs

(1) Critica sociale, i" sept. 1897, page 262.


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chefs ne sont pas capables de les diriger, ils les abandonnent. Les chefs du mouvement sociailste sont faits pour servir les hommes, de même que la théorie est faite pour la pratique. Qu'arriverait-il donc, si, après la révolution sociale, l'industrie de- vait être dirigée par des groupes incapables de me- ner aujourd'hui une coopérative ?

Je ne pense pas que la révolution sociale puisse ressembler à une scène de l'Apocalypse. On raille parfois les anciens idéalistes qui croyaient à l'in- fluence souveraine de l'éducation, et on assure, avec le plus grand sérieux, que les hommes se transfor- meront sous l'influence de la nouvelle économie ! Mais a-t-on fait ainsi grand progrès ? Comment sait-on que ce changement se produira dans les li- mites où on espère le voir se produire ? Comment sait-on qu'une nouvelle économie pourra fonction- ner d'elle-même ? Ne nous cache-t-on pas le moteur de toute cette éducation, le bon despote imaginé par tant de philosophes ? En tout cas. cela est bien utopique. C'est dans le sein de la société capitaliste que doivent se développer, non seulement les forces productives nouvelles, mais encore les relations d'un nouvel ordre social, ce qu'on peut appeler les forces morales de l'avenir. Avant que ces forces morales aient atteint une certaine maturité, quand elles sont encore indistinctes, on vit, en apparence, d'après les règles du passé ; mais en poussant à bout ces règles, en les employant à des usages nouveaux et impré- vus, on les use et on les ruine petit à petit (1).


/ (1) C'est là une des lois les plus importantes de l'histoire

\des transformations sociales, une de celips qui tiennent de

plus près à la conception matérialiste de Marx. D'anciens


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS IL'j

Sans doute, les coopératives ne sont pas des ins- titutions spécifiquement socialistes ; elles peuvent même être dirigées dans le but de combattre la pro- pagande socialiste. Mais toutes les institutions pré- sentent le même caractère formel : elles ne sont rien que par ce qu'on met dedans ; mais elles peuvent se prêter plus ou moins à recevoir une semence so- cialiste ; elles peuvent faciliter ou gêner indirec- tement le mouvement prolétarien.

Quand les coopératives n'auraient pour résultat que de rendre la vie matérielle moins dure aux ou- vriers, ne serait-ce pas déjà un énorme résultat ? L'expérience avait déjà montré au célèbre agronome du XVIII siècle, Arthur Young, que les ouvriers les mieux rétribués étaient les plus enclins à la ré- sistance (1) ; tous les auteurs sont aujourd'hui una- nimes pour reconnaître que la misère est un grand obstacle aux progrès du socialisme. Mais elles ont un efi'et bien plus direct encore en ce quelles enlèvent le travailleur à la direction du boutiquier, ce grand électeur de la démocratie bourgeoise ; ce n'est pas un mince résultat (2).


rapports juridiques, avant de disparaître, règlent, pendant longtemps, une vie nouvelle.

(i) De Thorold Rogers notons l'observation suivante : " Il ne s'aperçoit pas que les gens qui jouissent d'un bien- être relatif peuvent seuls se permettre de mainifester leur mécontentement, et que son expression est rare partout où régnent le désespoir et la misère. » {Travail et salaires en Angleterre depuis le XIII' siècle, trad. franc., page 359.)

(2) Les radicaux et les socialistes bourgeois ne parais- sent pas aimer beaucoup les coopératives. Dans un journal, distribué par le Comité électoral d'André Lefebvre en 1890 'Journal d-e Neuilly-Boulogne, 27 décembre), on lisait les déclarations suivantes faites par ce candidat socialiste —


114 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

Les syndicats peuvent exercer une grande influen- ce sur les coopératives, en les commanditant, sur- tout au moment de leur formation : il dépend d'eux de les animer de l'esprit prolétarien, de les empê- cher de se transformer en simples économats, de faire disparaître tout ce qui rappelle l'association capitaliste. Ce qu'il est essentiel d'obtenir, c'est que les coopératives développent dans la classe ouvrière des notions juridiques nouvelles : les notions de vendeur-acheteur, prêteur-emprunteur, sont celles qui dominent la vie des travailleurs dans leurs re- lations avec le boutiquier : qu'elles disparaissent pour faire place à des notions dérivant de la mutua- lité et de la solidarité.

Je trouve dans un livre de Georges d'Avenel un détail qui paraîtra minime à plus d'un lecteur, mais dont lïmportance me semble très grande. « Dans les statuts [de la Moissonneuse] votés en assemblée gé- nérale, l'union libre jouit des mêmes égards et •confère les mêmes droits que le mariage légal. Au décès d'un sociétaire, dit l'article 15, sa veuve, sa compagne, ou ses enfants peuvent faire opérer le


soutenu par le groupe socialiste de la Chambre et un fils d'Israël millionnaire — : «Le candidat déclare qu'il n'est pas partisan de la coopération, parce qu'elle est sou- vent funeste pour les coopérateurs eux-mêmes et qu'elle ne profite qu'aux gros patrons. Le premier résultat de la coopération a toujours été de provoquer à bref délai la baisse des salaires. » Le président du syndicat de Tépicerie appuyait André Lefebvre en ces termes : « Puisque les socialistes sont les seuls qui veuillent bien prendre en main notre cause, c'est à nous... d'aller immédiatement et franchement à eux. "Votez tous pour le citoyen Lefebvre... Vous aurez en lui un digne représentant, un mandataire fidèle et un défenseur dévoué. »


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 115

transfert à leur nom de son action ». (1). Voilà bien un droit nouveau proclamé et appliqué, en opposi- tion avec le droit ancien, et en opposition avec des parties de ce droit que l'on considère ordinairement comme fondamentales. 11 n'est pas sans intérêt dé rappeler ici que l'une des premières manifestations du droit canonique primitif paraît avoir été le dé- cret du pape Calliste, autorisant des unions chré- tiennes dans des cas où la loi impériale interdisait de justes noces (2).


Les trades-unions anglaises sont loin d'embrasser une fraction aussi considérable qu'on le croit sou- vent des classes ouvrières. Un directeur d'une com- pagnie de docks d sait à lun des collaborateurs de Paul de Rousiers : « Le trade-unionisme com- prend tout au plus un sixième ou un septième des travailleurs ; il n'y a pas lieu de se préoccuper ou- tre mesure de ce que peut faire cette minorité. » Mais, observe lauteur, comment se fait-il donc que les employeurs soient si embarrassés en temps de

1) G. D'AvENEL, Le mécunisme de la vie moderne, V s^- lie, page 211.

[2) La matrone ne pouvait même contracter le concubina! avec un t'scîavc. Au t^mps de Marc-Aun"-!'", iJ fut décide qu'une fomme clarissimc perdrait son titre en ?':> mariant à un homme d'un rang inférieur au sien. Callist^ permit aux femmes ctirétiennes constituées en dignité « de prendra pour époux soit un esclave, soit un homme libre de toute condition, et de le considérer comme époux légitime quand mAme, selon la loi, elles ne pourmient être valablement ma- riées avec lui ». CPaul All.\ri!. Ij's esrlnvrs ehréiiens, 3« édition, pages 288-29 i.)


11(> MATÉRIAUX D'UNE THÉORIE DU PROLÉTARIAT

grève ? « L'influence morale du trade-unionisme s'étend bien au-delà des 1.500.000 hommes environ qui représentent sa force numérique ; ces 1.500.000 hommes sont comme l'effectif de paix de l'armée du travail ; en temps de guerre les engagés volontaires affluent.... Il est heureux que les non-unionistes pren- nent peu à peu l'habitude de se ranger sous les or- dres des chefs des Unions », parce que ceux-ci par- viennent généralement à empêcher les foules de commettre des excès (1).

Bien des personnes croient que les . remarquables résultats obtenus en Angleterre justifient l'idée de restaurer les corporations obligatoires ; j'ai déjà dit que Paul de Rousiers considère la corporation comme une forme économique vieillie, incompa- tible avec les conditions de la grande industrie mo- derne. De ce qu'on a obtenu d'excellents effets par l'organisation d'un nombre considérable de travail- leurs, il ne faut pas conclure que les choses iraient encore beaucoup mieux en les organisant tous : les sophisraes de ce genre sont fréquents dans la science sociale pratiquée par les débutants. Le succès des trade-unions provient d'une sélection particulière exercée dans les corps de métier : cette sélection justifie, aux yeux de Paul Rousiers, certains actes que l'on est habitué chez nous à incriminer et à rapporter à la tyrannie des syndicats. Dans l'indus- trie du bâtiment les Unions cherchent à exclure les non-unionistes des grands chantiers et elles y arri- vent assez généralement, si bien qu'elles parvien- nent à englober la grande majorité des travailleurs.

(i) Paul de Rousiers, Le trade-unionisme en Angle~ terre, page 193.


AVENU? SOCIALISTE DES SYNDICATS 11/

Notre auteur apprécie ainsi ces mesures inspirées par des traditions corporatives : « Ramenée à ses justes proportions, la tyrannie des syndicats... perd ce caractère terrorisant que lui prêtent complai- sammcnt certaines imaginations ; surtout elle n'est pas générale et elle s'exerce toujours sur un person- nel extrêmement restreint et peu digne d'inté- rêt. » (1).

Au degré de développement atteint par beaucoup de sociétés ouvrières, le principe nouveau n'est pas encore complètement dégagé des traditions corpo- ratives ; aussi, je ne cite pas l'exemple des ouvriers du bâtiment comme un exemple irréprochable ; je veux seulement montrer que des actes assez contes- tables peuvent paraître justifiés par la capacité su- périeure des syndiqués ; ceux-ci donnent (sans espoir d'avantages exclusivement personnels) leur temps et leur argent ; ils acquièrent ainsi le droit incontestable au gouvernement de leur groupe.

Il ne semble pas trop désirable que la propor- tion des syndiqués devienne extrêmement forte dans un métier, non seulement parce que la sélection est


(1) Paul de Rousiers, op. cil., page 93. — Cet habile observotpur dit qu'en Angleterre on raisonne sur la liberté d'après « une r^jgle de bon sens qui pourrait, se traduin' ainsi : L'iiomme honnêtp et capabU^ ne doit pas être entravé dans son action par l'incapacité tic-^ mitres. Il résulte de là que si la négligencje, la parcss*', l'incapacité ou la mau- vaise volonté d'hommes inférieurs ou malhonnêtes créent un obstacle à cette action, on considère comme légitime do porter atteinte k leur liberté » (page 90). Il est évident qui^ Paul de Rousiers assimile implicitement les trade-unions à des autorités sociales qui sont obligées parfois de gêner quelques individus pour assurer les conditions de la pros- périté générale.


1 1!S MATÉRIAUX D'UNE THÉORIE DU PROLÉTARIAT

moins sévère, mais encore parce qu'alors l'esprit exclusivement corporatif se développe. On ne sau- rait, évidemment, poser aucune règle ; les propor- tions les plus avantageuses varient d'un corps de métier à un autre, suivant mille circonstances lo- cales.

Nous nous trouvons en présence d'un principe vraiment nouveau, qui bouleverse toutes les idées que les théoriciens ont cherché à vulgariser depuis un siècle. Le gouvernement par l'ensemble des ci- toyens n'a jamais été qu'une fiction ; mais cette fic- tion était le dernier mot de la science démocratique. Jamais on n'a essayé de justifier ce singulier para- doxe d'après lequel le vote d'une majorité chaotique fait apparaître ce que Rousseau appelle la volonté générale qui ne peut errer. Souvent, les écrivains socialistes, malgré leur mépris pour les utopistes du xviii° siècle, reproduisent l'idée de Rousseau : ils disent que l'Etal n'existera plus, parce que les classes ayant disparu, il n'y aura plus d'oppression dans la société et qu'alors l'administration publique représentera vraiment la collectivité. Ce sont des affirmations sans commencement de preuves (1).


(1) En 1898, je ne m'étais pas encore rendu compte du véritable fonctionnement des institutions dites démocrati- ques djins les vieux cantons suipses, auxquels Rou?seau a .si souvent pensé d'une fa<^on en quelque sorte instinc- tive. (C'est ce qui a empêché tant de lecteurs de com- prendre ses théories, dont les bases réelles demeurent ca- chées.) Les autorités sociales y jouissent d'une influence prépondérante. On a retrouvé un système fort analogue de gouvernement dans les villages kabyles : tout s'y décide en assemblée générale ; mais les notables seuls donnent leur avis.


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 119

Rousseau, d'ailleurs, ijosait comme condition de son paradoxe la disparition de toutes brigucs et fac- tions : mais c'est une hypothèse terriblement in- vraisemblable : car, en fait, l'histoire c'est l'his- toire des factions politiques qui s'emparent de l'Etat et y exercent leur petite industrie déprédatrice (1).

Ce que nous trouvons ici, n'est pas une nouveauté au point de vue strictement formel : la nouveauté réside dans le mode de sélection et dans le but de la sélection. Les groupements anciens étaient sur- tout politiques, c'est-à-dire constitués principale- ment pour la conquête du pouvoir ; ils recueillaient tous les gens audacieux, n'ayant qu'une médiocre aptitude pour gagner leur vie par le travail (2). Les groupements nouveaux sont professionnels : ils ont pour base le mode de production de la vie ma- térielle et ils ont en vue les intérêts industriels ; ils sont donc susceptibles, d'après les principes du ma- térialisme historique, de servir de support à la struc- ture socialiste.

Ces explications étaient nécessaires pour justifier une résolution du congrès du parti ouvrier français tenu à Romilly en 1895 : « Le congrès se prononce


(1) Parfois le gouvernement du parti organisé est crû- ment mis à nu, comme cela a eu lieu pour les Guelfes de Florence et nos Jacobins durant la période du gouverne- ment révolutionnaire.

(2; " Voyons-nous sur la carte d'un monsieur qu'il est député ? Aussitôt nous sommes prévenus contre lui ; nous supposons que ce doit être quelque raté, échoué là faute d'avoir pu réussir dans la carrière où il était entré. Et cela est quelquefois injuste... Politiciens et littérateurs, oecupés, ceux-là, à nous exploiter et ceux-ci à nous amuser, vivent pareillement en dehors de la nation. » (R. Doumic, Débats, 21 sept. 1897).


120 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

en faveur d'une loi rendant obligatoires pour tous les ouvriers d'un même métier, syndiqués ou non syndiqués, les décisions du syndicat en matière de tarifs ou de salaires et, en général, pour toutes las conditions du travail. » Ce vœu a passé à peu près inaperçu (1) et on n'en a guère compris la portée en France : il tend à rendre légal ce qui est devenu la pratique des syndicats anglais : il consacre le principe du gouvernement par les groupes profes- sionnels sélectionnés, c'est-à-dire le nouveau prin- cipe politique du prolétariat. A une égalité pure- ment idéale et utopique se substituerait la juste et réelle égalité organisée (2),

Mais des principes de ce genre ne passent point dans la pratique par de simples décrets ; il faut que les syndicats prouvent leur capacité juridique. C'est déjà beaucoup de pouvoir constater que le principe est clairement reconnu ; mais il y a mieux encore : les S5^ndicats sont entrés en lutte pour conquérir, fragmentairement, les nouveaux pouvoirs. Dans cette lutte, ils se trouvent en concurrence avec les pou-

(1) En partie probablement à cause des nombreux arti- cles dans lesquels Jules Guesde avait jadis déclaré que son parti ne ctierchait pas tant à faire aboutir des réfor- mes (à la manière du parti possibiliste) qu'à montrer aux ouvriers qu'il existe une contradiction absolue entre leurs aspirations et la législation bourgeoise. — D'après Malon, Jules Guesde aurait eu beaucoup de peine à faire accepter par Marx l'article du programme de 18S0, relatif à la fixa- tion d'un salaire minimum. {Revue socialiste, janvier 1887, page 54.) Cet article était évidemment excellent pour l'agi- tation.

(2) Les syndicats apparaissent ici comme étant fort ana- logues à des autorités sociales qui exercent un contrôle sur les conditions normales du travail.


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 121

voirs constitués en vertu des principes de la démo- cratie bourgeoise.

La démocratie ne tient guère à la liberté du tra- vail telle que la définissent les économistes ; la coercition ne lui fait pas peur ; en général les radi- caux aiment assez à manier l'autorité ; ils ont du goût pour la police et leur main n'est pas légère. Il leur paraît tout simple que les difficultés économi- ques se règlent par la décision des pouvoirs pu- blics ; aussi accepteraient-ils volontiers les corpo- rations obligatoires régies par la commune ; l'au- torité municipale ferait des règlements généraux pour établir les conditions du marché collectif (1).

Bien des personnes estiment que les bureaux de placement devraient être municipalisés : actuelle- ment ce n'est pas une industrie libre ; eu sont des offices, tout comme les charges de commissaires priseurs, de facteurs aux halles, etc. On se demande s'il ne vaudrait pas mieux, tant dans l'intérêt des ouvriers que pour éviter des abus immoraux, chan- ger le mode d'exploitation de ces offices et faire faire leur travail par des employés municipaux. Dans beaucoup de villes, on a établi des bureaux de placement gratuit ; la généralisation de cette me- sure n'est pas pour déplaire aux radicaux. Mais les syndicats ont très bien compris que s'ils pou- vaient obtenir l'administration des placements, cette conquête serait pour eux d'une très grande im- portance, non seulement par l'autorité qu'ils au- raient sur les travailleurs du métier, mais surtout parce qu'ils auraient arraché à l'autorité politique traditionnelle un lambeau de son pouvoir.

(1) C'est bien ce qu'on a essayé de faire pour Paris,


1-22 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

Il y a quelques années, on a créé des délégués mi- neurs pour suppléer à l'insuffisance de la surveil- lance administrative ; on a suivi pour leur désigna- tion la vieille tradition démocratique ; on a laissé de côté les syndicats. H en a été de même quand il a fallu organiser les caisses de retraite et de se- cours : on a fait appel à l'élection directe, au lieu de donner aux syndicats un nouveau champ d'acti- vité. En fait, les syndicats s'efforcent de conquérir indirectement ce pouvoir de surveillance, en agis- sant sur les électeurs ; quand ils l'auront acquis d'une manière générale et indirecte, le législateur sera forcé de le leur reconnaître et de supprimer la fiction d'un vote inutile (1).

Tout le monde se plaint de la surveillance exer- cée sur les ateliers industriels ; les inspecteurs sont trop peu nombreux et leur bonne volonté (quand ils en ont) est détruite par l'inertie administrative ou même réfrénée par les pouvoirs publics. La so- lution des radicaux est très simple : multiplier les fonctionnaires, pour fournir des emplois aux In- tellectuels sans travail (2). La solution socialiste est plus simple et plus économique : charger les syn- dicats de faire faire l'inspection ; on serait ainsi assuré que celle-ci serait sérieuse et pratique.

Enfin, n'est-il pas évident que les syndicats se- raient bien plus aptes que les emploj-cs municipaux

(1) Et qui peut être nuisible par suite de l'intrusion des politiciens.

(2) Quand il arrive un accident de chemin de fer, vite on demande le renforcement du contrôle, la nomination de nouveaux fonctionnaires ; le contrôle ne cesse pas de mar- cher de plus en plus mal, au fur et à mesure qu'on le ren- force et qu'on le réorganise.


AVKXIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 1 î'}

à s'occuper de toutes les questions d'assistance ? Là encore leur intervention serait plus efficace et moins chère que celle des corps constitués.

Telles sont les premières conquêtes que peuvent poursuivre les syndicats dans le domaine politique; il faut qu'ils arrachent ces pouvoirs petit à petit, en les réclamant sans cesse, en intéressant le public à leurs efforts, en dénonçant sans relâche les abus, en montrant l'incapacité ou l'improbité des admi- nistrations publiques. Ils arriveront ainsi à enlever aux formes antiques, conservées par les démocrates, tout ce qu'elles ont de vie et ne leur laisseront que les fonctions rebutantes de guet et de répression. Alors une société nouvelle aura été créée avec des éléments complètement nouveaux, avec des prin- cipes purement prolétariens. Les sociétés de résis- tance auront fini par agrandir tellement leur champ d'action qu'elles auront absorbé presque toute la politique.

La voilà, telle que je la comprends, d'après la conception matéiialiste de l'histoire, la lutte défi- nitive pour les pouvoirs politiques. Ce n'est pas une lutte pour prendre les positions occupées par les bourgeois et s'affubler de leurs dépouilles ; c'est une lutte pour vider l'organisme politique bourgeois de toute vie et faire passer tout ce qu'il contenait d'utile dans un organisme politique prolétarien, créé au fur et à mesure du développement du pro- létariat.


l'24 MATÉRIAUX D'UXE THÉORIE DU PROLÉTARIAT


YI


Il me reste à traiter un sujet fort difficile et que je n'aurais peut-être pas abordé si je n'avais trouvé dans un livre récent de Durkheim (1) des thèses qui sont de nature à consolider le matérialisme his- torique. La partie faible du socialisme est la partie morale : ce n'est pas que bien des auteurs socialistes n'aient écrit sur ce sujet des pages éloquentes ; mais les amplifications oratoires sont faciles quand il s'agit de morale ; ce sont toujours à peu près les mêmes choses qui se répètent ; et toutes les homélies ont eu, jusqu'ici, peu d'influence sur les hommes.

(1) E. Durkheim me paraît avoir fait ses recherches sur le suicide dans le but de fournir des arguments scientifi- ques aux écrivains qui dénoncent l'abaissement de nos mœurs actuelles. On admet, en effet, d'ordinaire comme une chose évidente que la multiplication des suicides est un indice très sûr de graves troubles moraux ; il convient de ne pas serrer de trop près une telle relation, et on a pu très justement reprocher à E. Durkheim d'avoir abusé de la statistique, quand, par exemple, il croit y trouver des indications propres à montrer aux législateurs les incon- vénients des divorces trop faciles et dp rinsufflsance de l'enseignement donné aux filles. {Le suicide. Etude de socio- logie, pages 442-444.) — Les causes économiques sembi<^nt à E. Durkheim insnffisanlps pour expliquer la rapide aggravation de ce quïl nomme les courants suicidogènes. « Il est certain, dit-il, que, à tous les df^grés de la hiérarchK- sociale, le bien-être moyen s'est accru, quoique cet accrois- sement n'ait peut-être pas toujours eu lieu dans les pro- portions les plus équitables. Le malaise doi.t nous souf- frons ne vient donc pas que de ce que les causes objec- tives de souffrances ont augmenté en nombre ou en inten- sité ; il atteste non pas une plus grande misère économiqu^^, moiis une alarmante misère morale » (page 445).


AVKXIP. SOCIALISTE DES SYNDICATS 125

Il sciait criminel de pousser à une révolution sociale qui aurait pour résultat de mettre en péril le peu de moralité existant. Dans un discours pro- noncé à Montignj'-sur-Sambre, qui a été très sou- vent cité par les journaux français, E. Vandervelde disait : « Si les travailleurs triomphaient sans avoir accompli les évolutions morales qui sont indispen- sables, leur règne serait abominable et le monde serait replongé dans des souffrances, des brutalités et des injustices aussi grandes que celles du pré- sent. »

Sans doute il est inexact de dire que la question sociale est une question morale, quand on entend cette formule dans le sens que lui donnent certains philosophes. Mais, d'autre part, il faut dire aussi que les transformations économiques ne peuvent se réaliser si les travailleurs n'ont pas acquis un de- gré supérieur de culture morale (1). La aotion même de linterdépendance des phénomènes, qui fait le fond du matérialisme historique, rend la chose évi- dente : cependant, on voit souvent les disciples de Marx montrer une insouciance étonnante dès qu'il est question de morale ; cela tient à ce qu'ils ont re- connu que les principaux remèdes proposés par les philosophes sont d'une faible efficacité. E. Dur- khcim écrit avec beaucoup de raison : « Quand on dit d'une affection individuelle ou sociale qu'elle est toute morale, on entend d'ordinaire qu'elle ne re- lève d'aucun traitement effectif, mais ne peut gué- rir qu'à l'aide d'exhortations, d'objurgations mé-


(1) Selon G. de Molinari, cette culture est restée au- dessous de ce qui convient au régime industriel actuel. {Science et religion, pages 188-19i),


126 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

thodiques et en un mot par une action verbale... On ne voit pas que c'est appliquer aux choses de l'esprit les croyances et les méthodes que le primitif applique aux choses du monde physique. De même qu'il croit à l'existence de mots magiques qui ont le pouvoir de transmuter un être en un autre, nous admettons... qu'avec des mots appropriés on peut transformer les intelligences et les caractères... Nous pensons que si nous énonçons avec chaleur notre désir de voir s'accomplir telle ou telle révo- lution, elle s'opérera spontanément. » (1).

G. de Molinari fait appel à l'influence religieu- se (2) ; E. Durkheim la croit peu efficace : & Quand elle n'est plus qu'un idéalisme symbolique, qu'une philosophie traditionnelle, mais discutable, et plus ou moins étrangère à nos occupations quotidiennes, il est difficile qu'elle ait sur nous beaucoup d'in- fluence » (3). L'éducation ne lui semble avoir aussi qu'une action bien limitée : « Le milieu artificiel de

(1) E. DuRKijEiM, op. cit., page 445.

(2) G. DE Molinari, op. cit. 94 : « C'est, dit-il, la religion qui, dans l'enfance de l'humanité, a élevé l'édifice de la morale ; c'est elle qui la soutient et qui peut seule la sou- tenir. » Il espère que le catholicisme acceptera les idées essentielles des progrès modernes qu'il avait condamnées aux temps de Pie IX (pages 207-208 1.

(3) E. Durkheim, op. cit., page 431. — L'auteur a suivi peut-être trop fidèlement l'enseignement que venait de donner Th. Ribot dans la Psychologie des sentiments (pu- bliée en 1896). Suivant le professeur du Collège de France, << la religion tend à devenir une philosophie religieuse », en perdant ses valeurs affectives et en laissant ses fidèles donner à ses rites un sens symbolique, qui les met au même rang que des métaphores (pages 307-310, pages 313- 314). A cette époque, le catholicisme paraissait bien entraîné par des forces immanentes à subir cette déhquesoence, que


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 127

l'école ne peut préserver [l'enfant] que pour un temps et faiblement. A mesure que la vie réelle le prendra davantage, elle viendra détruire l'œuvre de l'éducateur. » (1).

On comprend que plus d'un socialiste, après avoir constaté, comme E. Durkheim, l'impuissance des mé- thodes que l'on préconise pour moraliser les peuples, soit arrivé à une conclusion sceptique et ait écrit que le monde futur s'arrangerait comme il pourrait. Sans doute, nous n'avons pas à déterminer ce qui existera plus tard : l'histoire n'a aucun moyen pour prévoir ; mais la question est posée pour le présent et elle est d'ordre urgent. Il faut reconnaître cepen- dant qu'elle est mal posée : il ne s'agit pas de savoir quelle est la meilleure morale, mais seulement de dé- terminer s'il existe un mécanisme capable de garan- tir le développement de la morale.

E. Durkheim, cherchant quel mécanisme pourrait arrêter la désorganisation morale, que révèle l'ac- croissement continu du nombre des suicides, ne trouve de ressources que dans les groupements pro-* fessionnels. « En dispersant les seuls groupes qui pussent rallier avec constance les volontés indivi- duelles, nous avons brisé de notre propre main l'ins- trument désigné de notre réorganisation mora- le. » (2). — « Puisque [la corporation] est compo- sée d'individus qui se livrent aux mêmes travaux et dont les intérêts sont solidaires, ou même confondus,

le protestantisme libéral avait réalisée complètement ; mais il serait téméraire aujourd'hui d'affirmer que les catholi- ques tendent à ne plus croire à la vertu des sacrements.

(1) E. Durkheim, op. cit., page 428.

(2) E. Durkheim, op. cit., page 439.


128 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

il n'est pas de terrain plus propice à la formation d'idées et de sentiments sociaux y> (1). Grâce à la re- naissance du régime corporatif, la société moderne jouirait de cette intégration modérée, qui, d'après l'interprétation donnée par E. Durkheim aux statis- tiques des suicides, serait si bienfaisante pour les citoyens (2). Mais la corporation où i'espiit adminis- tratif tend nécessairement à dominer, est bien infé^ rieure, sous ce rapport, au syndicat dans lequel se groupent les travailleurs qui ont fait preuve, à un degré particulièrement élevé, de capacités produc- tives, d'énergies intellectuelles et de dévouement pour les camarades, au sein duquel la liberté est en voie d'organisation, et où, en raison des nécessités des luttes économiques, la volonté de solidarité est tou- jours fortement tendue (3). Nous avons donc de

(1) E. Durkheim, op. cit., page 435.

(2) E. DuRKEiM, cp. cit., pages 222-232 et passim. — Les faits relevés par E. Durkheim sont susceptibles d'une in- terprétation plus psychologique et conséquemment plus

. profonde que la sienne. Dans les crises très graves de la volonté, l'individu a besoin de se sentir soutenu par une force qui inspire le respect autour de lui : il peut recevoir une aide efficace d'autorités sociales ; il peut également en recevoir d'un groupe dans lequel existe im puissant esprit de corps. Nous arrivons ainsi à reconnaître, comme E. Dur- kheim, la bienfaisance des associations professionnelles ; mais nous sommes à même de mieux déterminer qu'il ne le fait les causes de cette bienfaisance.

(3) Par ce caractère de tension constante de la volonté, les syndicats se rapprochent fort des autorités sociales, qui ne remphssent bien leurs fonctions C€nsoriales que si elles sont dominées par un sentiment passionné des de- voirs imposés par la tradition ; quand cet état psycholo- gique dégénère, elles se transforment en une oligarchie contre laquelle se révoltent les hommes qu'elles auraient dû protéger.


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 129

bonnes raisons pour penser que les syndicats pour- raient être de puissants mécanismes de moralisa- tion.

Les collaborateurs de Paul de Rousiers nous ont donné, dans le livre déjà si souvent cité, de nom- breux témoignages du progrès moral réalisé sous lïnfluence du trade-unionisme., Les changements ont été très remarquables chez les dockers bien que leur association ne soit pas des plus prospères ; beau- coup ont abandonné leurs habitudes d'intempérance et quelques-uns sont devenus même teetotalers (1) ; — les chefs des Unions se préoccupent beaucoup de combattre livrognerie ; Knight, le secrétaire général des constructeurs de navires en fer, le fait avec d'autant plus de mérite que ses camarades passent pour être portés à la boisson (2),

L'expérience a montré que la législation et la po- lice officielles sont impuissantes pour arrêter l'alcoo- lisme : en Belgique, le parti ouvrier a compris qu'il y avait là une question de vie ou de mort pour le prolétariat et il a commencé une campagne très énergique contre l'alcoolisme. Il ne semble point ira- possible de réussir grâce à la surveillance incessante des camarades : aujourd'hui on va au cabaret par point d'honneur, pour faire comme les autres et se montrer bon frère ; il faut qu'on abandonne le zinc du bistro par point d'honneur. Ce n'est pas une chose au-dessus des forces des syndicats : mais pour qu'ils puissent remplir ce rôle, il faut qu'ils soient plus forts et plus disciplinés qu'aujourd'hui.

(1) Paul de Rousiehs, Le trade-unionisme en Angleterre, page 189.

(2) Paul de Rousiers, op. cit., page 239.

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130 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

Deux autres problèmes non moins graves sont posés aujourd'hui : la protection de la femme contre son mari, la protection de Tenfant contre son père. Je n'ai aucune confiance dans la législation, l'inspec- tion et la police : il faut que les ouvriers exercent eux-mêmes leur inspection et leur police : cela est relativement facile puisque la femme est une tra- vailleuse industrielle et qu'elle peut ainsi s'offrir à des syndicats qui lui donneront aide, quand son mari la traitera comme il ne voudrait pas que son patron le traitât lui-même (1). Par la femme, l'Union ouvre l'œil sur l'enfant, espoir du prolétariat, qu'il faut introduire très jeune dans les groupements so- cialistes.

C'est ici que nous voyons apparaître encore l'im- portance des benefits des vieilles trade-unions. La femme retirée de l'atelier reste membre d un groupe ouvrier, prend encore part à ses délibérations, a des intérêts dans les caisses de secours instituées par le syndicat, et, par suite, a toujours derrière elle une force qui peut la soutenir. L'enfant peut être engagé dès son jeune âge si le syndicat a des formes va- riées pour venir en aide à ses associés, être surveillé à l'école et durant son apprentissage (2).

(1) Discours de Vandervelde déjà cité.

(2) La jeune fille travaillant, presque toujours, dans les ateliers, se trouve, tout naturellement, comprise dans les syndicats et elle peut y trouver une protection que l'orga- nisation bourgeoise est impuissante à lui donner. Observons ici que l'une des choses qui étonnèrent le plus les Romains de la décadence fut la vie des barbares Germains, qui avaient horreur des institutions de prostitution. Il y a des municipalités socialistes : ont-elles supprimé la police des mœurs et la traite des blanches ? Je ne le crois pas. Qu'ont


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 131

Ainsi, le syndicat se révèle, pour peu qu on le con- sidère avec tout son développement, comme une des plus fortes institutions pédagogiques qui puissent exister (1).

CONCLUSION

Cette étude nous fournit une belle illustration des doctrines de Marx : les chefs du mouvement syndi- cal ne connaissaient pas ses théories et, même le plus souvent, n'avaient sur le matérialisme historique que des notions confuses. Leur tactique a pu être par- fois critiquable, parce qu'ils étaient obligés de faire l'apprentissage de la vie et que personne ne pouvait leur donner des conseils. Aujourd'hui, les choses sont assez avancées pour qu'il soit possible de se rendre compte du rôle que le& syndicats sont appe- lés à jouer.

Nous voyons, aujourd'hui, d'une manière très claire, que le prolétariat ne peut s'émanciper de toute exploitation en se constituant sur le modèle des anciennes classes sociales, en se mettant à l'école de la bourgeoisie comme celle-ci s'était mise à l'école de la noblesse, en adaptant à ses besoins nouveaux les vieilles formules politiques, en conquérant les pouvoirs publics pour s'en approprier le profit com- me a fait la bourgeoisie en tous les pays.

Si, comme le dit Marx, les prolétaires ne peuvent

fait dans le même ordre d'idées les municipalités dévouées aux intérêts religieux et ayant toujours le mot « morale >> à la bouche ?

(1) Il est évident que dans les divers genres d'activité qui viennent d'être passés en revue, les syndicats exercent des fonctions que Le Play imposait aux autontés sociales.


132 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

s'emparer des forces productives sociales qu'en abo- lissant « les méthodes par lesquelles il leur était fait une part de revenu et par conséquent... tout le ré- gime existant de répartition des revenus (1) », com- ment peut-on admettre qu'ils puissent conserver la quintessence du mode d'appropriation bourgeois, c'est-à-dire les formes du gouvernement tradition- nel ? Une pareille conclusion serait la négation de tout le matérialisme historique. Enfin, comment la différenciation des gouvernés et des gouvernants l^ourrait-elle disparaître s'il n'existe point dans la société des forces, longuement développées, capa- bles d'empêcher le retour du passé ?

Vis-à-vis de l'Etat, l'action du prolétariat est dou- ble : il doit entrer en lutte dans les rapports actuels de l'organisation polijique, pour obtenir une législa- tion sociale, favorable à son développement ; — il doit user de l'influence qu'il acquiert soit dans l'opi- nion, soit dans les pouvoirs pour détruire les rap- ports actuels de l'organisation politique, arracher à l'Etat et à la commune, une à une, toutes leurs attri- butions, pour enrichir les organismes prolétariens en voie de formation, c'est-à-dire surtout ses syndicats.

Le prolétariat doit travailler à s'émanciper, dès maintenant, de toute direction qui n'est pas Interne. C'est par le mouvement et l'action qu'il doit acquérir les capacités juridique et politique. La première règle de sa conduite doit être : rester exclusivement ouvrier, c'est-à-dire exclure les Intellectuels dont la direction aurait pour effet de restaurer les hié-

(1) Ch. Andler, Le manifeste communiste, tome I, page 38.


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 133

rarchies et de diviser le corps des travailleurs. Le rôle des Intellectuels est un rôle auxiliaire : ils peu- vent servir comme employés des syndicats (1) ; ils n'ont aucune qualité pour diriger, aujourd'hui que le prolétariat a commencé à prendre conscience de sa réalité et à constituer son organisation propre.

Le développement du prolétariat comporte une puissante discipline morale exercée sur ses mem- bres : il peut l'exercer par ses syndicats, qui sont appelés à faire disparaître toutes les formes de grou- pements léguées par la bourgeoisie.

Pour résumer toute ma pensée en une formule, je dirai que tout l'avenir du socialisme réside dans le développement autonome des syndicats ouvriers.

(1) Depuis 1900 l'expérience m'a appris que les Intellec- tuels n'acceptent presque jamais un tel rôle, h moins qu'ils n'aient l'idée d'utiliser les organisations ouvrières pour rendre plus facile leur carrière politique. Plus d'un avocat syndicaliste est devenu député et aspire à devenir ministre.


NOTE A (1)

Instruction populaire


Dans mon essai de 1898, j'avais parlé de l'action bienfaisante que les syndicats me paraissaient ca- pables d'exercer sur les mœurs du prolétariat; depuis quelques années on se demande s'ils ne seraient pas appelés à prendre la direction de l'instruction don- née aux enfants des classes ouvrières ; les résultats obtenus par les écoles officielles sont, en effet, très peu satisfaisants au point de vue socialiste. Le so- cialisme se propose de ramener tout le monde vers la production ; toute occupation qui n'est pas dé- pendante du processus de la production, qui n'est ni du travail manuel, ni un auxiliaire indispensable du travail manuel, ou qui n'est pas liée à celui-ci par quelques liens technologiques, ne se traduisant par aucun temps socialement nécessaire, ne pourrait être

(1) La brochure imprimée en 1900 contenait quatre notes finales : Grèves et Conseils du travail, — Coopération socia- liste, — Syndicats obligatoires, — Instruction populaire. Les trois premières notes ayant été rédigées en raison des circonstances de cette époque, ont perdu presque tout leur intérêt ; il n'en est pas de même de la quatrième, dans laquelle se trouvent exposées des idées que j'ai reprises en rédigeant les Réflexions sur la violence ; toutefois, j'ai refait un nouveau texte, en me conformant très exactement aux indications de l'ancien.


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regardée en régime socialiste que comme un luxe qui n'a droit à aucune rémunération ; dès mainte- nant les socialistes devraient regarder avec méfiance ce qui vit en marge de la production. Or les collèges et les Universités sont surtout appropriés à pous- ser la jeunesse vers cette existence qu'on peut nom- mer anti-socialiste.

Marx a défini ainsi la psychologie du mouvement moderne : « Le capitaliste n'a aucune valeur histo- rique, aucun droit historique à la vie, aucune raison d'être sociale qu'autant qu'il fonctionne comme ca- pital personnifié... Agent fanatique de l'accumula- tion, il force les hommes, sans trêve ni merci, à produire pour produire et les pousse ainsi instincti- vement à développer les forces productrices et les conditions matérielles qui seules peuvent former la base d'une société nouvelle et supérieure (1) ». La société socialiste ne connaîtra plus la contrainte du capitalisme ; mais sa liberté sera celle qui convient à des producteurs animés d'un puissant esprit pro- gressif ; leur psychologie aura dû être préparée par une longue évolution transfusant dans les prolétaires actuels des instincts de travailleurs d'ordre supé- rieur. Ainsi la préparation du socialisme impose l'obligation de produire en vue de produire toujours mieux ; il ne faut pas seulement faire beaucoup, il faut encore savoir bien faire ; il est nécessaire de bien comprendre sa besogne et d'être aux aguets pour saisir la possibilité d'apporter quelque petit perfec- tionnement dans les méthodes suivies. Pour assurer l'affranchissement futur, il est donc essentiel d'ame-

(1) Marx, Capital, page 259, col. 1 et 2.


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 137

ner les jeunes gens à aimer leur travail, à chercher l'intelligibilité de tout ce qui se passe dans l'atelier, à considérer ce qu'ils font comme une œuvre d'art qui ne saurait être trop soignée. Ils doivent devenir consciencieux, savants et artistes, dans toute leur participation à l'industrie.

La tendance à la routine est le grand danger qui menace les ateliers qui ne sont pas soumis à la con- trainte du capitalisme ; ceJui-ci est parvenu à triom-j* pher des forces normales de notre psychologie pro- I fonde, toujours désireuse de médiocrité ; mais notre " nature se hâte de reprendre ses droits dès qu'elle ; est libre de le faire. Dans le régime de l'industrie I moderne qui ne peut s'arrêter à aucune technologie. - les chefs d'entreprise, les ingénieurs et les ouvriers sont condamnés à demeurer toute leur vie des ap- prentis ; les hommes soumis à une telle condition se plaignent amèrement de la dureté du destin ; les utopistes avaient obtenu jadis beaucoup de succès en promettant que leurs inventions sociales affran- chiraient l'humanité de cet apprentissage perpétuel. Le marxisme accepte pleinement l'héritage de l'ère capitaliste ; mais il est loin d'avoir mesuré encore toute l'étendue des problèmes que pose cette nou- velle orientation ; il n'est pas facile de réaliser la psychologie si contraire à la médiocrité que j'ai définie ci-dessus.

Les écoles primaires n'ont pas été faites en vue de ce progrès des classes ouvrières. Leurs programmes renferment un peu d'arithmétique et d'arpentage, parce que ces connaissances sont extrêmement utiles pour le boutiquier et le petit propriétaire, person- nages que la démocratie est obligée de ménager. Mais


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les choses de la vie économique ne sont pas celles qui sont essentielles aux yeux des hommes d'Etat li- béraux. Dans les pays qui se piquent d'être à la tête du progrès des lumières, on se préoccupe surtout d'inculquer aux enfants du peuple quelques formules d'histoire, de philosophie et de politique qui doivent les préparer à devenir d'ardents électeurs des partis avancés. Trop souvent, sous le fallacieux prétexte d'ennoblir l'âme des prolétaires en l'élevant au ni- veau du génie de la bourgeoisie, on donne aux fils d'ouvriers un enseignement esthétique si drôlement compris qu'il tend à les dégoûter du travail qu'ils auraient à faire pour gagner leur vie (1).


(1) L'Angleterre serait arrivée d'un seul bond à un ni- veau remarquable d'absurdité, d'après ce que raconte Au- gustin Filon dans les Débats du 19 juin 1900 : .. Le pro- gramme des études [des Board schools] comprend quel- ques éléments de dessin d'ornement, des morceaux de lit- térature... que les enfants apprennent par cœur, des exer- cices de chant, et enfin des callisthénies. Un clergyman... m'a conduit, il y a trois ans, à la séance d'ouverture d'une des écoles... Les petites filles ont exécuté... des évolutions qui tenaient le milieu entre une manœuvre militaire et un ballet de music-hall... Je suis partisan d'une éducation générale pour la fille de cuisine et pour le maçon, comme pour le médecin et l'ingénieur. Encore faut-il que cette éducation se superpose et ne s'oppose pas à l'instruction technique, professionnelle. » L'auteur constate que dans toute la race anglaise existe une « même tendance h éviter le travail pénible et, autant que possible, le travail ma- nuel ». — Les personnes qui ont lu les observations que j"ai présentées à la fin de la deuxième édition des Illusions du progrès comprendront comment il se fait que l'école peut avoir une faible valeur pour le bien (comme l'affirme E. Durkheim) et une grande efficacité pour le mal, notre nature cherchant toujours à s'échapper vers la décadence. Il me semble probable que l'école américaine est, dans


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Il y a quelques années, les hommes les plus consi- dérables de l'Europe étaient persuadés que ces fan- taisies scolaires ne pourraient avoir de graves con- séquences économiques. On supposait que la prospé- rité des usines dépendait uniquement d'une science que le capitalisme enrôlait à son service pour lui fournir des machines à haute production. On était persuadé que l'avenir appartiendrait aux nations qui arriveraient à fabriquer dans des conditions de bon marché exceptionnel ; que la qualité importe- rait de moins en moins, la camelote suffisant déjà généralement aux Yankees très civilisés, comme elle suffit aux sauvages ; que, par suite, il serait désor- mais bien oiseux de chercher à former des ouvriers possédant les qualités qui avaient fait l'honneur des artisans aux grandes époques. Les Allemands crurent tout d'abord avec une foi solide à ces dogmes ; ce fut malheureux pour eux, car lExposition de Phila- delphie, en 1876, fit ressortir, d'une façon éclatante, l'échtc de l'industrie quïls avaient créée après la guerre ; depuis ce temps ils ont fait d'admirables efforts pour relever le niveau de leur travail, mais sans parvenir cependant à acquérir le prestige des grands producteurs.

Aujourd'hui on répète à chaque instant que l'ave- nir économique de la France serait compromis si on ne trouvait pas moyen d'enrayer la décadence de

une large mesure, responsable des défauts qui rendent les | Yankees si peu sympathiques : orgueil national insensé, j idée que tous les moyens sont bons pour arriver à la for- tune, indifférence pour tout ce qui constitue la noblesse de la vie. En 1860, ProudJion disait que les Américains étaient «au dernier rang des nations civilisées». {Corres- pondance, tome X, page 270.) »


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l'apprentissage ; une littérature énorme a été con- sacrée aux réformes que pourrait comporter l'édu- cation technique des ouvriers ; les gens compétents sont d'accord, pour regarder comme fort médiocre ce que proposent de faire nos législateurs.

Voici comment je crois pouvoir reconstituer le système des causes profondes qui ont fait naître l'idée de créer ces écoles professionnelles dont le succès a été si faible. On avait maintes fois observa que des hommes ayant acquis une grande habileté dans une profession sont capables de tenir un rang fort honorable dans d'autres métiers (1). L'explica- tion la plus simple que l'on puisse donner de ce phénomène, consiste à dire qu'ils avaient eu la divi- nation fragmentaire d'une théorie générale synthé- tisant toutes les pratiques manuelles; cette concep- tion devait être reçue, avec une extrême facilité, im- plicitement par les hauts dignitaires de nos admi- nistrations, qui sont habitués à raisonner à la ma- nière des intellectualistes ; un enseignement de la science des métiers devait ruiner la routine des exécutants, comme l'enseignement des sciences ap- pliquées avait ruiné la routine des directeurs <rusi- nes (2), Mais en fait, les choses se passent tout autre- ment que le supposent les rêveurs rationalistes. Ne pouvant fournir aux aspirants-ouvriers une doctrine directrice de la technique manuelle, doctrine qu'il leur semble impossible de constituer, ec ne voulant pas se borner à décrire des routines, les profeseurs

(1) Marx, loc. cit.^ page 211, col. 2.

(2) La chimie permet à l'ingénieur moderne de com- prendre toutes les inventions métallurgiques qui ne cessent d'apparaître, de les appliquer dans les conditions les plus variées et de les perfectionner.


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 141

des écoles d'apprentissage sont réduits à faire ap- prendre à leurs élèves quelques débris des connais- sances que l'on acquiert d'une façon régulière dans les écoles d'ingénieurs ; ces notions imparfaites, dont l'utilité est bien mesquine pour l'araélioraticn de la production, inspirent aux novices de l'indus- trie une fierté qui les porte à trouver anormale la situation modeste à laquelle leur donne droit leur capacité réelle ; de là résultent des déboires, des ja- lousies, des querelles, qui ont fini, bien souvent, par éloigner de leur métier des jeunes gens qui avaient donné de belles espérances.

N'y aurait-il pas aussi quelque contradiction entre l'esprit des écoles professionnelles, ouvertes pour les jeunes ouvriers, et le génie de l'industrie mo- derne ? Les professeurs de ces écolles sont naturel- lement portés à trouver excellent ce qui se faisait dans les ateliers au temps où ils étaient eux-mêmes des producteurs (1) ; leur enseignement ne peut pas facilement échapper au préjugé que la technologie a déjà atteint des solutions presque panaites ; ce sont des conservateurs, alors que les méthodes sui- vies réellement dans les usines depuis qu'ils en sont sortis, ne cessent de se révolutionner. Les élèves pourvus de , diplômes sont maintes fois scandalisés par le spectacle que leur offrent les établissements


(1) Un esprit tout semblable a été signalé dans les con- seils supérieurs de notre marine de guerre. Leurs mem- bres, « au terme d'une carrière active, sont d'autant plus attachés aux navires de leur âge qu'ils les ont, ou plus brillamment cammandés ou plus soigneusement cons- truits. » (L.-E. BERThN, La marine moderne, 2' édition, page 69.) Les progrès de l'architecture navale se sont ainsi trouvés maintes fois entravés.


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OÙ ils entrent à la sortie de l'école ; des procédés qu'ils croyaient consacrés pour toujours, sont sou- vent déjà regardés comme surannés ; ils regrettent de n'avoir pas été exercés à reconnaître les insuffi- sances des moyens que l'homme emploie pour lut- ter contre la nature (1). Une telle critique ne peut être bien faite qu'au milieu de la production réelle.

Pour que l'apprentissage soit vraiment efficace, il faut qu'il ait lieu à l'usine; comme l'ancienne pré- paration, qui enfermait l'artisan dans les limites étroites d'une routine, ne saurait convenir à une industrie destinée à de fréquentes transformations, un enseignement suggérant la généralité devrait être annexé au travail manuel. La variété des apti- tudes que devrait posséder le bon ouvrier mo- derne, n'est pas plus mystérieuse que celle qu'on est habitué à rencontrer chez le chirurgien, chez le peintre ou le sculpteur (2), chez le physicien ou le chimiste. Dans tous les cas, cette variété d'ap- titudes tient à un même régime psychologique : la vision et le toucher possèdent une rapidité presque foudroj^ante d'opération ; l'œil est capable de saisir d'infimes détails avec la sûreté d'un instrument ma- thématique ; la main est toujours en tension pour


(1) Préparer les jeunes gens à faire cette critique de- vrait être le but essentiel de l'enseignement ttiéorique donné dans les écoles ; il est facile de reconnaître que nos écoles d'ingénieurs sont, elles-mêmes, très peu satis- faisantes à ce point de vue.

(2) Je me rappelle avoir entendu Garpeaux s'emporter contre la sottise de l'administration des Beaux-Arts, qui le jugeait impropre à sculpter des animaux pour la fontaine du Luxembourg.


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 143

exécuter ce que suggère la vue. On arrive à obtenir ces qualités en fiiisant des besognes extrêmement soignées sous le contrôle de maîtres très expérimen- tés qui viennent juger d'une manière motivée l'ou- vrage, qui apprennent aux débutants l'art de bien voir et qui leur montrent comment on évite les dé- fauts. Dans un tel régime d'enseignement, la généra- lisation se traduit bien moins en paroles qu'en créa- tions matérielles ; elle dépend peu du cerveau et beaucoup des sens et des muscles (1); elle n'est pas le dernier terme d'une abstraction qui amaigrit le réel, mais le chef-d'œuvre du concret. Ce qui réussit parfaitement dans les hôpitaux, dans les écoles de Beaux-Arts, dans les laboratoires, peut réussir dans l'industrie.

Une telle organisation de l'apprentissage ne se- rait pas bien difficile à réaliser si l'aspirant ouvrier partageait ses journées entre l'atelier commun et l'école ; Marx trouvait excellent un tel emploi du temps ; il a écrit : « L'éducation de l'avenir... unira, pour tous les enfants au-dessus d'un certain âge, le travail productif (2) avec l'instruction et la gymnas-


(1) Le cerveau me paraît être un appareil d'arrêt, plutôt qu'un centre d'où partiraient les mouvements. Pour acqué- rir une supériorité dans les arts qui exigent une grande dextérité, il faut arriver à l'empêcher de gêner les com- munications entre l'œil et la main. Les hommes qui possèdent une supériorité dans une spécialité, y ont été prédestinés par la constitution de leurs conductions ner- veuses. L'imagination de lartiste plastique dépend proba- blement surtout des organes périphériques.

(2) Nous voilà bien loin des idées des universitaires qui ont proposé, il y a une dizaine d'années, d'introduire le travail manuel comme un sport dans les lycées : « Nous croyons qu'il sera pour [les élèves], disait un professeur.


144 MATÉRIAUX d'une THEORIE DU PROLÉTARIAT

tique ; et cela non seulement comme méthode d'ac- croître la production sociale, mais encore comme la seule et unique méthode de produire des hommes complets » (1). Il ne faut pas se dissimuler que de telles conceptions ont bien peu de chances d'être adoptées chez nous, parce quelles ont contre elles tous les préjugés de nos professeurs. Les chefs de nos Universités se rendent compte quelles auraient pour conséquence de bouleverser les méthodes sui- vies dans l'enseignement des sciences physiques ; on serait amené à ne plus voir dans les laboratoires un lieu où les théories sont illustrées par des expérien- ces, mais un atelier où lélève se met à découvrir les lois de la nature par des recherches méthodiques ; les cours ne serviraient plus qu'à apprendre l'art d'utiliser des formules établies pour résumer les faits d'une façon commode (2). Ce serait le renver- sement de toute la hiérarchie intellectuelle.


une des formes les plus précieuses de l'application et du divertissement, que leurs études ordinaires n'en souffriront pas, que leur santé y gagnera et que l'intelligence s'en trouvera bien », en ayant ainsi un moyen de se garder contre les paradoxes. [Débats, 13 juillet 1903.)

(1) Marx, loc. cit., page 209, col. 2.

(2) Sur les méthodes employées en Amérique pour l'en- seignement des sciences. Cf. Gustave Le Box, Psycholo- gie de l'éducation, 13* édition, pages 65-68, pages 77-80. L'idée de réduire une méthode d'enseignement universi- taire à être une imitation des pratiques de l'apprentissage est de nature à scandaliser les bourgeois lettrés de France, tous élevés dans le culte de la Raison. Gustave Le Bon, malgré la grande indépendance de son esprit, n'a pas osé examiner la question des origines de l'ensei- gnement scientifique donné dans les collèges américains ; les analogies qui existent entre les laboratoires universi- taires d'Amérique et les usines crèvent cependant les yeux.


NOTE B (l,


L'esprit petit bourgeois


On n'a pas toujours assez pris garde aux dangers que présente pour le mouvement socialiste le progrès possible de l'esprit de la petite bourgeoisie dans les associations ouvrières. Il y a quarante ans, Corbon, qui avait été un des principaux disciples de Bûchez et l'un des écrivains marquants de VAtelier avant 1848, définissait ainsi Tidéal de chacune des trois catégories quil distinguait dans la classe moyenne populaire : « Celui de la première est simplement d'avoir du travail assuré ; celui de la seconde de pouvoir envoyer bon an mal an cinq ou six cents francs au pays ; celui de la troisième d'avoir assez d'aisance pour jouer aux bourgeois et se donner une bonne qui parlerait à ses maîtres à la troisième personne. Comme on vient de le voir, il n'y a ici ni ambitions effrénées, ni aspirations d'un caractère inquiétant pour le gouvernement ou pour les classes favorisées » (2). Il dit qu'il ne s'occupera point dans

(1) Cette note et la suivante avaient été rédigées pour l'édition Italienne projetée en 1905 ; elles ont paru dans le Mouvement socialiste, 1-15 septembre 1905.

(2) A. CoRBON, Le secret du pcnple de Paris. 2* édition, page 64. — ' L'auteur, ancien sculpteur sur bois, est mort questeur du Sénat.

10


146 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

son étude sur le peuple parisien de ces personnages neutres. La catégorie supérieure de la classe moyen- ne populaire « pourrait être appelée l'arrière-ban de la bourgeoisie laborieuse. Elle est honnête, active, prévoyante. Si la classe moyenne en masse est [en raison de ses humbles vues] l'idéal du peuple rêvé par les' gouvernements incapables, la troisième caté- gorie de cette classe est l'idéal du peuple rêvé par nos économistes, nos philanthropes, nos moralistes. Elle ne demande rien au philanthrope, elle ne fait pas peur au moraliste, et elle a un titre précieux à l'estime de l'économiste ; elle est prudenie dans le mariage » (1). Cette nullité a valu à cet « arnère-ban de la bourgeoisie laborieuse » d'être regardé comme un des éléments les plus essentiels de la paix sociale.

Depuis un certain nombre d'années, les gens qui veulent réaliser la paix sociale, cherchent les moyens d'amener à cet esprit de petite bourgeoisie le plus qu'ils peuvent d'ouvriers intelligents et actifs, parce qu'ils savent que c'est le moyen certain de les neu- traliser. L'expérience montre que cela peut réussir, quand on profite de ces moments de découragement qui se produisent toujours dans la vie d'un militant et quand on sait employer des procédés appropriés pour donner satisfaction aux désirs cachés de l'amour-propre.

L'amour-propre est une force qui dans l'histoire sociale a souvent tenu une place plus grande que les intérêts matériels et les passions religieuses. ïl y a bien peu d'hommes qui n'aspirent point à être ad- mis, en raison de leur mérite personnel, dans la hié- rarchie mondaine sur le même pied que les gens qui

(1) A. CoRBON, op. cit., pages 62-63.


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 147

y occupent un rang incontesté en raison de leur naissance, de leurs grades ou de leur richesse. Il n'y a pas de haines plus fortes que celles qui naissent, du refus d'admission dans cette hiérarchie, chez un homme qui croit avoir le droit d'y entrer. Pour pou- voir fréquenter la noblesse, quantité de riches in- dustriels donnent leurs filles à des nobles ruinés, mais pleins de morgue, qui dévorent la fortune et méprisent leur femme. Le parti catholique er France doit sa grande influence au contrôle qu'i^ exerce sur les salons, dont il peut ouvrir ou fermer la porte aux fonctionnaires, aux magistrats, aux officiers.

Pour le bourgeois vaniteux et affamé de hiérar- chie, le nœud de la question sociale est dans le protocole. Le maire de Lyon, Augagneur, — député socialiste, qui a eu des démêlés bruyants avec la Bourse du Travail de sa ville, et qui s'est retiré du parti parce qu'il trouvait Jaurès trop condescendant pour les révolutionnaires — disait le 22 mai 1905, à la Chambre, que les grèves ont surtout pour cause l'erreur des patrons, « qui n'ont pas le sens exact de l'attitude qu'il faut avoir à notre époque à l'égard des associations ouvrières et des syndicats » ; quant à lui, il croit faire un acte digne d'être inscrit aux annales de la démocratie « en recevant des syn- dicats de cantonniers ou d'égoutiers ». Le Musée So- cial, toujours à l'affût des moyens propres à détour- ner le prolétariat de la voie socialiste, a ouvert, de- puis longtemps, une véritable foire aux vanités, en mêlant dans ses commissions des secrétaires d'or- ganisations ouvrières, de riches industriels, des membres considérables du parlement, des acadé- miciens. L'ancien anarchiste Briat est devenu une


148 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

des grandes curiosités de cette foire, où M figure ce qu'un mauvais plaisant nomme le « prolétaire offi- ciel». Le ministère du commerce imite autant qu'il peut le Mu$ée Social.

Nous avons sur cette propagande d'esprit petit bourgeois, un document qui a presque la valeur d'un manifeste ; je veux parler d'un article publié le 26 juillet 1900 dans le journal la Suisse, sur une fête donnée par Millerand ; l'article est dû à Mme Geor- ges Renard, dont le mari est un des conseillers écou- tés de* Millerand : celui-ci l'a fait venir de Lausanne, où il enseignait la littérature, pour lui confier une chaire d'histoire du travail au Conservatoire des arts et métiers. Ce document ayant une très grosse importance comme signe des temps, je reproduis le long extrait qu'en donne L. de Seilhac dans Le monde socialiste :

« M. Millerand a inauguré la série de ses futures fêtes ouvrières, avec un programme de raffinés et de gens du monde. La pensée qui l'avait inspiré est tout à fait délicate. M. et Mme Millerand ont payé leur dette, avec abondance, à ia société mondaine. Et maintenant, s'est dit le ministre, pourquoi les ou- vriers en cotte et en bourgeron nauraient-ils pas leur tour ? Pourquoi, alors qu'on prodigue les régals artistiques aux comblés de ce monde, les intelligents, les modestes créateurs du luxe de Paris, n'auraient- ils pas leur jour, ne seraient-ils pas une fois invi- tés ? (1).


(1) Comme c'est bien là le sentiment du parvenu ! II croit qu'il est d'une essence très supérieure et a pour les pauvres diables une bonté pleine de mépris ; les auteurs comiques connaissent bien ce trait de caractère.


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 149

« Chaque invité reçut sa carte libellée suivant le Code mondain : « Le ministre du commerce et Mme Milleiand vous prient de vouloir bien honorer de votre présence la fête qui sera donnée en l'honneur des collaborateurs de l'Exposition universelle et des Associations ouvrières, le dimanche 22 juillet, à 3 heures précises, dans la Salle des fêtes de l'Exposi- tion. »

« Maintenant réfléchissez. Supposez la laborieuse famille assemblée et voyez larrivée de la gentille lettre. Quelle vive et intime petite satisfaction î Car enfin, on a beau être conscient de ses droits, de sa valeur d'homme, on est toujours charmé d'être trai- té en conséquence (1). Et puis le plaisir de la femme, celui des femmes, celui des enfants ! La satisfaction de dire à sa concierge (2), à son voisin : « Voyez, ne. vous gênez pas ; lisez la lettre que m'envoie le ministre ! »

« Je l'ai très bien vu ce sentiment qui, du reste, n'a rien de répréhensible, chez un très sympathique ménage ouvrier, qui pénétrait à la fête en même temps que nous. Au guichet extérieur, l'adminis- tration, selon sa coutume, se montrait tracassière ; et il fallait voir avec quelle allégresse, quelle auto- rité, le jeune mari réclamait : « Mais enfin, mon- sieur, quand on est l'invité du ministre, ce n'est pas


(1) Mme Renard a dû pouvoir observer souvent quelles vives satisfactions procure à la bourgeoisie de petite ville l'entrée dans un salon de grande ville.

(2) Voilci un trait merveilleux : l'opinion de la concierge .loue un rôle énorme dans la vie du petit bourgeois ; je reproche cependant à Mme Renard d'avoir oublié la frui- tière.


150 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

pour subir vos tatillonneries », Sur ce raisonne- ment vainqueur, nous passâmes sans encombyre.

« A la porte de la Salle des Fêtes, M. Millerand, lui-même, entouré de son haut personnel, recevait les invités. »

Le président de la République parait, donnant le bras à Mme Millerand ; ici la narratrice s'élève au niveau de Pindare :

« Je me sens très émue et très rassurée ; je suis fîère aussi. Car ^incarnation féminine du ministre socialiste est tout à fait réussie (1). Au bras de M. Loubet, avec sa longue robe blanche, Mme Millerand est si gracieuse et si grave ; elle fait si bien son mé- tier de maîtresse de maison, que je me dis, ravie : « Allons, c'est la fin d'une légende. Sous la Restau- ration, un libéral était défini un forçat libéré. Il y a trente ans, il était convenu que tout républicain avait les ongles noirs et du linge sale (2). Plus tard, les socialistes remplacèrent les républicains. Main- tenant à qui le tour 1 »

(1) Gela veut dire sans doute que la toilette que la femme du ministre portait faisait tionneur à Paquin et justifiait la décoration singulière que Millerand attribua à ce coutu- rier, si peu respectueux des lois dites de protection ou- vrière, mais dont la collaboration vint jeter un éclat ines- péré sur le socialisme ministériel, grâce à la cliarmante robe fournie à « à l'incarnation féminine du ministre so- cialiste ».

(2) C'est un peu exagéré, car à la fin du second Empire, les avocats républicains occupaient une place trè^ hono- rable dans la bourgeoisie française ; ils ne gagnaient pas tant d'argent que les avocats socialistes actuels, mais ils avaient une tenue très convenable. Les souvenirs de Mme Georges Renard se rapportent peut-être à quelques bouzingots de brasserie, réfugiés eti Suisse après la Com- mune.


/

AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS loi

Cette invitation sadresse sans doute aux anar- chistes, qui ne semblent point disposés à prendre rang dans la hiérarchie des salons. Quant aux so- cialistes officiels, rien n'égale leur préoccupation du code des bienséances ; dans VAction du 28 fé- vrier 1905, on signalait l'exquise urbanité et le tact avec lequel les conseillers municipaux socialistes recevaient leurs invités à une fête donnée à l'Hôtel de ville de Paris ; le récent voyage du roi d'Espagne nous a procuré le plaisir de voir parader, suivant les règles du protocole, le fameux P. Brousse, l'an- cien ami de Bakounine (1). Les révolutionnaires, \ avec leur barbarie prolétarienne, placent leur idéal \ un peu plus haut que les politiciens civilisés ; mais ! précisément parce que l'idéal des socialistes idéa- listes est très bas, il est très dangereux, et on ne saurait donc trop profiter de toutes les occasions qui se présentent pour couvrir de ridicule le socialisme mondain, sur lequel comptent les financiers dreyfu- sards pour énerver le mouvement ouvrier.

(1) Le hasard a parfois de singulières ironies : P. Brousse, qui avait jadis eu des ennuis en Suisse pour avoir manifesté ses sympathies pour les régicides, s'est trouvé président du conseil municipal parisien quand des anar- chistes, instruits dans ses principes anciens, ont lancé une bombe sur le roi d'Espagne : il a immédiatement prié le gouvernement d'exprimer à Sa Majesté <■ les sentiments de douloureuse émotion » causée par ce « lâche attentat ».


NOTE C


La mutualité


Les institutions dites de mutualité ne jouissent pas d'une grande faveur auprès des syndicalistes français ; cependant F. Pelloutier estimait qu'eiles seraient peut-être appelées à un grand avenir et il fondait cette appréciation sur les raisons suivantes, qui rentrent dans l'ordre d'idées que développe si souvent la nouvelle école socialiste : « Les sj'ndicais, disait-il, les uns d'instinct, les autres avec netteté, conçoivent (par une application toujours plus large du principe de la lutte des classes et en vertu de leur tendance socialiste à éliminer progressivement toutes les institutions actuelles), conçoivent, disons- nous, la nécessité de façonner eux-mêmes les servi- ces de tout ordre dont a besoin aujourd'hui l'homme réduit à ne vivre que sil trouve chaque jour un travail de plus en plus précaire et déprécié » (1).

Les sociétés de secours mutuels apparaissent aux grands pontifes de la paix sociale comme des patro- nages qui permettent à l'ouvrier de supporter, avec une souffrance réduite, ces incidents que Le Play nommait les phases de la vie. Ces patronages sont organisés de manière à produire : d'une part, l'illu-

U) F. Pelloutier, Histoire des Bourses du Travail, page 111.


154 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

sien de la fusion des classes par le mélange de mem- bres riches et honoraires et de membres pauvres et participants; d'autre part, un profond respect pour les autorités établies. Il n'y a point de solennités mu- tualistes sans un déluge d'éloquence officielle : les sociétés de secours mutuels, les orphéons et les com- pagnies de pompiers jouent un rôle considérable dans la vie des préfets et des députés français. Mais pourquoi les patronages ne pourraient-ils pas être remplacés par l'aide mutuelle qui, organisée par le syndicat, pourrait favoriser la propagande socialiste en intéressant toute la famille à la prospérité des or- ganisations prolétariennes ? Il ne faut pas oublier l'importance de l'aide mutuelle dans les groupements de village en maint pays ; rien n'est plus curieux que cette aide mutuelle en Kabylie, dans un pays qui, avant la conquête française, vivait sans gouverne- ment. Nous ne saurions négliger l'expérience histo- rique quand nous cherchons à déterminer les voies sur lesquelles le prolétariat peut s'engager pour arri- ver à l'organisation autonome.

Les syndicalistes sont hostiles à l'idée mutualiste parce qu'ils ont horreur de la manière dont celle-ci se réalise sous leurs yeux ; ils ne voudraient pas laisser envahir leurs groupements par une lèpre de paix sociale. Pendant longtemps les mêmes préjugés ont existé en France contre la coopération ; les so- cialistes croyaient que celle-ci ne peut être autre chose que ce que racontent le professeur Gide et les marchands de protestantisme social ; ils regardaient la coopération comme destructive de l'esprit socia- liste ; aujourd'hui peu de personnes ont conservé cette manière de voir. Il est possible qu'un revire- ment analogue se produise en faveur de la mutua-


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 155

lité ; il convient donc d'examiner quels peuvent être les inconvénients de celle-ci, même quand elle est débarrassée de ses membres bourgeois.

Le premier vice qui saute aux yeux, se retrouve, au même degré, dans les coopératives : la directi'on de l'affaire engendre une catégorie de fonctionnaires d'esprit bourgeois, qui s'emparent du pouvoir, tra- vaillent à s'y perpétuer par des ruses de politiciens et conduisent la société au gré de leur petit génie. On ne saurait mieux comparer ces personnages qu'aux bas employés du clergé, qui vivent pauvrement du culte et qui constituent de fanatiques gardes de l'Eglise. Les avantages matériels ne seraient pas suf- fisants pour expliquer les tendances de ces gens : il faut surtout tenir compte des avantages de vanité Le moindre bedeau, le président d'une société de se- cours mutuels, ou le gérant d'une épicerie coopéra- tive, ne sont pas des hommes comme vous et moi ; chacun de leurs actes a, suivant eux, de l'influence sur la marche du monde ; ils ont une mission à rem- plir et ils entendent qu'on reconnaisse leur impor- tance ; quand les autorités donnent satisfaction à leur vanité, ils deviennent les serviteurs dévoués du bon gouvernement, qui comprend la démocratie. C'est sur cette observation qu'est fondé l'enseigne- ment que donnent les apôtres de la paix sociale. Ils disent que rien n'est plus simple que de diriger le peuple, pourvu que l'on sache s'y prendre, et, en effet, le peuple s'est toujours laissé facilement duper par les menteurs.

On peut même penser que les sociétés de secours mutuels sont encore plus favorables que les coopéra- tives au développement de cet esprit de sacristain.


156 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

L'homme qui fait des chiffres jouit, dans presque Jtous les pays, d'un prestige extraordinaire ; les mi- nistres des finances sont, en France du moins, des hommes généralement fort médiocres ; et les rappor- teurs du budget ne brillent point d'un vif éclat; mais la Chambre les admire comme des phénomènes. Le président d'une société de secours mutuels, qui sait ébaucher un calcul rudimentaire d'actuaire, est un génie transcendant, aux yeux des gens de son quar- tier, — quelque chose comme le prédicateur du ca- rême pour les vieilles dévotes de la paroisse.

On comprend que les syndicalistes aient peur qu'en annexant à leurs organisations des institutions qui produisent de tels résultats, ils n'aboutissent à en re- mettre toute la direction entre les mains de gens im- portants qui préfèrent aller parader dans le cabinet du préfet que de propager l'idée de lutte de classe. Déjà les hommes importants, compétents et scienti- fiques constituent une plaie pour beaucoup de syndi- cats : ces hommes aspirent toujours à être traités en bourgeois et ils ont grand mépris pour la barbarie socialiste. Que serait-ce donc si les vaniteux spécia- listes du secours mutuel venaient encore renforcer le groupe des réformistes-nés ? La crainte des syndica- listes n'est donc pas sans fondement ; mais le danger deviendra bien moindre le jour où les syndicats se- ront animés d'un esprit plus socialiste et ne se laisse- ront plus mener par des gens qui apportent dans le prolétariat les mœurs de la politique démocratique.

On peut encore reprocher aux mutualités — com- me aux coopératives de consommation — de n'être que des associations apparentes. Il semblerait qu'une société ouvrière, ayant pour objet de grouper des hommes et non des capitaux, devrait se caractériser


AVEXIR SOCLVLISTE DES SYNDICATS 157

par un fonctionnement mettant en évidence l'action de chaque membre : n'est-ce point pour indiquer ce caractère que Ion a imaginé le mot coopération, qui donne l'idée d'une nombreuse réunion d'ouvriers, fonctionnant à peu près comme fonctionne un grou- pement de commerçants associés en nom collectif ? En réalité, un membre d'une société de secours mu- tuels est un assuré à prime fixe, comme un coopéra- teur est un client d'épicerie : dans une organisation syndicaliste cela ne devrait pas être.

Il me semble qu'un syndicat, pratiquant l'aide mu- tuelle, ne se tiendrait pas à une règle mathématique ; qu'il chercherait à attribuer peu de secours aux mem- bres qui cherchent à bénéficier de la société ; mais qu'il subviendrait largement aux nécessités des fa- milles dont le chef rend des services à la cause révo- lutionnaire. Je suis le premier à reconnaître qu'une telle pratique présente d'énormes difficultés ; mais il faut bien se persuader que tout est prodigieusement difficile dans l'organisation vraiment socialiste.

La mutualité plaît beaucoup aux débitants de paix sociale parce qu'elle conduit à accumuler de grosses réserves et qu'on croit avoir observé que les associa- tions riches deviennent conservatrices. Il y a là quel- que chose de vrai et les révolutionnaires ont, maintes fois, manifesté la crainte que leur fait éprouver l'en- richissement des syndicats (1). Quelle est la cause de cette dégénération ?

Il faut signaler, tout d'abord, l'illusion que produit chez tout pauvre une participation même infime à une richesse qui lui semble énorme. On a souvent

(1) F. PELLOUTiEft, op. Cit., pages 217-218.


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vanté la participation de l'ouvrier aux bénéfices du patron comme un moyen d'en faire un petit conser- vateur, aussi borné que le propriétaire d'une parcelle rurale : un boni qui s'élève rarement au dixième du salaire, est cependant fort peu de chose ! Certaines sociétés qui ne donnent que des retraites insignifian- tes, éblouissent leurs adhérents en faisant des solen- nités chaque fois qu'un nouveau million entre dans leur caisse.

Le rôle des hommes importants devient d'autant plus grand que les intérêts financiers qui leur sont confiés s'accroissent ; leur vanité grandit beaucoup plus vite encore que le trésor dont ils ont la gestion ; la vanité de ces personnages est la plaie des associa- tions ouvrières.

Il faut observer que ces inconvénients se produi- sent surtout quand les mutualités veulent assurer des retraites à leurs membres ; les autres services n'exi- gent pas de fortes réserves. Il est bon d'ailleurs qu'un syndicat ne puisse pas se contenter de taxes inva- riables : quand il est fait appel à des taxes supplé- mentaires, l'attention des adhérents est éveillée et chacun prend davantage d'intérêt à la gestion (1).

L'établissement des retraites ouvrières par l'Etat français aura pour eff'et de débarrasser le plus grand nombre des mutualités de ce cauchemar de la retraite qui les tourmente toutes ; ces sociétés deviendront davantage des caisses de secours ; et les syndicats


(1) Les grosses réserves des associations ouvrières ont pour effet d'exciter, d'une manière dangereuse, les appé- tits des employés, qui finissent par croire que l'association est faite pour leur profit ; cela est surtout remarquable dans les coopératives prospères.


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS l59

n'auront plus autant de peine à faire ces services. Cette loi diminuera beaucoup le prestige des finan- ciers mutualistes et elle sera bonne à ce point de vue, en faisant perdre à la paix sociale tout son bas clergé. Les bourgeois démocrates pensent que le lourd sa- crifice exigé de l'Etat pour l'établissement des re- traites sera compensé par un recul du socialisme ; j'estime qu'ils se trompent beaucoup et que ces mo- destes retraites ne feront qu'accroître le méconten- tement. Il est facile d'observer, en effet, qu'un homme qui se trouverait satisfait d'une retraite modique obtenue par ses versements à une mutualité, trouve ridicule la même retraite quand elle lui est versée par une riche compagnie de mines ; la grande géné- rosité de la démocratie française ne fera que des mécontents.

En résumé, il en est de la mutualité comme de beaucoup d'autres services que peuvent rendre les syndicats ; on ne saurait poser de règles générales ; j'avais eu tort, dans la première édition de ma bro- chure, de me contenter d'une vue abstraite. Je suis toujours persuadé que les associations syndicales au- raient un grand intérêt à assurer les secours de mu- tualité à leurs membres ; mais elles doivent bien prendre garde de suivre les exemples que leur don- nent les associations mutualistes actuelles.

J'estime qu'on peut dire que celles-ci manquent de sens ; elles nont pas de but propre, pas de véritable individualité, puisqu'elles se bornent à une assurance automatique ; la coopérative qui distribue entière- ment ses bonis est dans la même situation (1). Le


(1) Il y a beaucoup à apprendre dans les exemples des associations rurales de la vallée du Pô ; si elles n'ont pas


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grand problème est d'arriver à donner une raison d'être socialiste à ces organisations, en les reliant aux syndicats d'une manière plus ou moins étroite, suivant les conditions locales et les traditions. Mais cela n'est possible que si l'on parvient à renforcer aussi considérablement la tendance qui est, aujour- d'hui, si fortement menacée par la propagande ré- formiste. On peut donc dire que la mutualité ne de- viendra recommandable qu'au fur et à mesure que disparaîtront des syndicats les hommes qui cher- chent à les orienter dans les voies dites pratiques, et que notamment les mutualistes officiels cesseront de vouloir être les éducateurs du mouvement syn- dical.


toujours une raison d'être socialiste, elles ont au moins un sens social, car elles contribuent toutes au progrès de ragriculture. Cf., plus loin la Préface pour Gatti, § 4.


NOTE D (1)

Sur les usages des fabriques


... Les gens étrangers à l'industrie se font des idées fausses des conditions dans lesquelles s'opère le travail dans les fabriques modernes prospères. Ils ne voient que la subordination de l'ouvrier à la di- rection intellectuelle donnée par un chef. L'idéal de l'atelier est pour eux le régiment ; le bon commis est le sous-olf ; la discipline militaire est l'idéal de la discipline. Mais tout cela est pure fantaisie Dans les industries perfectionnées l'obéissance passive tend à devenir une exception ; Kropotkine observe que les meilleures usines anglaises ont peu âe. sur- veillants et que le travail deviendrait impossible si les ouvriers avaient la volonté tenace de mal faire (2). G. de Molinari soutient, de son côté, que le progrès du machinisme rend nécessaire un progrès moral de l'ouvrier qui doit acquérir un plus haut sen- timent de sa responsabilité (.3). Au fond, l'anarchiste

(1) Cette note est tirée d'un article publié dans le Deve- nir socird en janvier 1896 ; cet article était consacré h un volume de l'Office du travail : Statistique des grèves et des recours à la conciliation et à l'arbitrage survenus pendant l'année 1894.

(2) Kropotkine, La conquête du pain, page 202 et page 207.

(3) G. DE Molinari, Science et religion, pages 34-36.

Il


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et le doyen des économistes classiques sont d'accord.

On peut considérer comme acquise à la science économique une notion du travail organisé qui dif- fère complètement de la notion vulgaire. La produc- tion moderne requiert une action mutuelle des ou- vriers, une coordination volontaire, des relations systématiques, qui transforment l'agrégat accidentel en un corps où l'homme se révèle comme espèce... On ne peut pas demander à des boutiquiers de savoir ces choses ; mais on a bien le droit de s'étonner de les voir ignorées par les gens qui forment les conseils d'administration des sociétés anonymes.

A Rive-de-Gier on avait embauché un ancien ou- vrier mineur dans une verrerie ; il avait refusé d'en trer dans le syndicat, avait eu des querelles avec des camarades, en avait dénoncé dix et fait condamner un. Il ne semble point que cet ouvrier (chargé de ranger les bouteilles dans le four à recuire) possé- dât des qualités exceptionnelles. Le syndicat arguait que suivant l'usage établi il intervenait dans le re- crutement du personnel (1). Quelle raison sérieuse pouvait avoir la compagnie pour imposer à des ou- vriers, travaillant en équipes, la collaboration d'un ouvrier mineur, n'ayant aucune aptitude spéciale, qui s'était disputé avec ses coopérateurs ?... Je sup- pose que la compagnie prétendit qu'il s'agissait d'une question d'ordre et de discipline ; mais l'ordre et la discipline ont pour base la bonne entente qui existe entre les ouvriers ; on ne voit aucune raison pou vaut justifier un embauchage qui introduisait un élé- ment de désordre.


(1) Il y avait eu à ce sujet un accord verbal entre l'an- cien patron et le syndicat.


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 163

La manière suivant laquelle se manifeste aujour- d'hui le sentiment de la coopération est étroitement unie aux formes générales que tend à prendre tout ce qui touche à la grande industrie. Le patronat privé met en présence des volontés entre lesquelles peuvent s'établir des relations sympathiques, en rai- son des caractères des individus ; mais si un con- flit survient, il est insoluble parce qu'entre de telles forces il n'y a point de lien objectif. La fabrique exploitée par la société anonyme ne connaît point de volontés libres, mais des fonctions réglées ; les employés supérieurs sont des salariés dont l'œuvre doit être coordonnée à l'œuvre des ouvriers (1). Il y a dans de telles entreprises une administration pos- sédant une certaine permanence ; si l'opération est importante on complète l'usine en fondant des cais- ses de secours, des économats, en construisant des maisons à bon marché, etc.; enfin les travailleurs ne sont point ordinairement renvoyés quand ils ont cessé de plaire. On pourrait comparer les gens atta- chés à ces agences de production à des fonction- naires ayant un état (2).

Presque partout on a reconnu l'utilité d'institu- tions qui attachent, d'une façon plus ou moins fixe, l'homme à l'usine ; quand il s'agit d'aff"aires desti-

(1) Je ne tenais pas assez compte ici de l'opposition la- tente qui existe entre le travail intellectuel et le travail manuel dans notre industrie ; cette opposition peut être extrêmement atténuée en temps normal, bien qu'elle se traduise par une hostilité déclarée en temps de- crise.

(2) Je reconnais que le terme fonctionnaires^' est pas tr6s heureux, parce qu'il peut provoquer des équivoques en laissant supposer que les industries évoluent vers un sys- tème conforme au socialisme d'Etat ; mais je n'avais pas trouvé de meilleur mot.


164 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

nées à durer très longtemps, on crée des caisses de retraite ; et cependant l'idée juridique de l'état des ouvriers permanents n'est pas facilement admise par les administrateurs (1). Lorsque les affaires vont, mal, qu'on ne peut occuper tout le personnel, il y al une sélection à faire : les ouvriers croient que les plus anciens devraient jouir d'uu certain privilège et que les licenciements devraient porter sur les plus jeunes. Le principe de l'ancienneté est tellement con- forme aux idées courantes, aux usages les plus uni- versellement respectés dans ^a vie, qu'on a peine à comprendre qu'il ne s'impose pas dans les industries, surtout dans celles qui ont un caractère nettement administratif ; ce principe fut reconnu par les pa- trons bonnetiers de Troyes, dans le procès-verbal du comité de conciliation ; il est étrange qu'il ait été contesté par la compagnie des mines de Graisses- sac, qui, obligée de licencier un cinquième de son personnel, renvoyait des anciens.


(1) Je crois que les capitalistes ne détestent rien tant que les idées juridiques dont la genèse tient à la pratique d'un régime où se manifestait clairement Vétat des ou- vriers permanents, l'équivalence des fonctions, l'étroite so- lidarité des salariés. Ils sentent, plus ou moins vaguement, que la réflexion sur de tels sujets peut faire naître très facilement l'espérance d'une liquidation sociale, faisant passer l'entreprise, comme l'espérait Proudhon, des mains patronales à une coopérative socialiste. Le peu qu'ils sa- vent de la psyctiologie populaire leur suffit pour compren- dre quel danger font courir à leur classe les doctrines proudhon iennes, fondées sur une connaisssmee si exacte des instincts profonds de la partie du prolétariat qui est la plus laborieuse, la plus intelligente et la plus révolution- naire. — En corrigeant cette épreuve, je me demande si la révolution russe (des soviets) ne va pas contribuer à mieux faire apprécier chez nous la valeur des idées de Proudhon.


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 165

A Graissessac, les anciens demandaient à la com- pagnie de faire chômer tout le monde deux jours par semaine de manière à répartir le travail entre tous les intéressés durant la crise. Il est évident qu'au point de vue social il y a intérêt à ce qu'un personnel ne se dissolve pas ; on connaît bien des cas où des usines ont travaillé sans bénéfice pour pouvoir conserver une agglomération coordonnée, quelles auraient eu de la peine à reconstituer plus tard. La compagnie refusa ; on n'apporte aucun fait pour montrer que rorganisation projetée pourrait avoir eu pour résultat de gêner l'industrie...

L'argument favori de certains chefs d'industrie, est que le travail ne peut fonctionner sans disci- pline : cela n'est vrai que dans la mesure où cette discipline est l'expression strictement nécessaire d'une force coercitive externe, s'ajoutant aux forces internes qui sont encore insuffisantes pour mainte- nir organisé le corps des travailleurs (1;. Cela est donc à la fois vrai et faux. L'expérience apprend que dans bien des cas cette discipline est détournée de son but coopératif, et sert de prétexte au développe- ment ou au maintien des mauvais usages ; — nul n'ignore, en eff'et, je le suppose, que les mauvais usa-


(1) Gett^ discipline externe atteignit son maximum au xvni° siècle, en Angleterre, au temps où Arkwright intro- duisit avec tant de peine son métier à filer le coton. (Cf. M.\RX, Capital, page 183, col. 2.) Lorsque le corps des tra- vailleurs a fait entrer dans ses habitudes de nouvelles ma- nières de produire, il n'y a plus de lutte engagée par les patrons pour imposer une adaptation que les ouvriers refu- sent ; il n'y a plus qu'une éducation donnée aux nouveaux par les anciens.


16G MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

ges ne furent pas spécifiques du régime féodal ; on les retrouve partout où l'autorité s'exerce pour la propre satisfaction de celui qui la détient. L'un des plus scandaleux est celui des grosses amendes impo- sées pour des entrées en retard ; ainsi à Chazelles, les chapeliers étaient mis à pied pour deux ou trois jours quand ils arrivaient cinq minutes en retard. On peut considérer aujourd'hui que les trois principes suivants ressortent de la pratique des meilleurs ate- liers : 1" Les amendes ne doivent pas entrer dans la caisse du patron, mais être versées dans les caisses de secours des ouvriers ; par là se trouve mise en évidence la discipline interne du corps des travail- leurs ; 2** Les amendes doivent être bien proportion- nées au trouble occasionné, de manière à ressembler autant que possible aux peines pécuniaires que pro- noncent les tribunaux ; 3" Il est très utile pour le patron que ses contre-maîtres n'abusent pas de leur autorité. Jo crois que s'il s'élève des conflits à pro- pos d'abus commis dans la surveillance, ces difficul- tés sont de celles qu'il convient de soumettre à la dé- cision d'un expert... ' L'Office du travail signale « l'hésitation des patrons et des ouvriers à recourir à un arbitrage propre- ment dit, c'est-à-dire à l'intervention de personnes non directement intéressées dans le conflit »... Pour que cet état d'esprit se modifie, il est tout d'abord nécessaire que le conflit prenne un aspect juridique, c'est-à-dire qu'il ne soit plus engagé entre deux vo- lontés, mais qu'il porte sur des choses soumises à des règles. Les comités de conciliation pourraient rendre de très grands services, s'ils s'efl'orçaient, dans cha- que afl"aire, de déterminer les principes suivant les- quels devra procéder l'arbitre. C'est par un procédé


AVENIR SOCIALISTE DES SYNDICATS 167

analogue que se constitue le droit international : dans les matières où l'on peut procéder d'après des règles (parfois établies pour la circoiistancc par la diplonva- tie), les conflits entre les Etats peuvent être réglés par un tribunal arbitral. Il y a quelque chose d'analogue à faire dans les luttes industrielles où les juges pourraient souvent donner aux parties d'excellents conseils juridiques (1)...


1, Ces remarques ne s'appliquent év'demment pas aux grèves qui ont pour objet des élévations de salaires récla- mées par les ouvriers. De tels conflits ne renferment rien de juridique, pas plus que les conflits internationaux ayant pour objet des annexions territoriales. Pour que les co- mités de conciliation pussent faire progresser le droit ou- vrier, il faudrait qu'ils fussent présidés par un magistrat connaissant parfaitement les principes du droit (de tels magistrats sont très rares chez nous) ; c^'s présidents fe- raient comprendre aux ouvriers ce qu'il y a de juridi- que dans les questions soulevées ; des experts seraient chargés de faire apprécier aux parties les avantages que présentent les bons usages.


DEUXIEME PARTIE


BASES DE CRITIQUE SOCIALE


AVERTISSEMENT

Raisonnant sur des abstractions futures, la litté- rature socialiste est plus vague, plus débridée, plus périlleuse que la littérature politique ordinaire, dont les divagations peuvent être contrôlées, dans une cer- taine mesure, par l'observation des faits actuels ; il ne faut donc pas s'étonner si les théories socialistes, au lieu de projeter de la lumière sur les opinions communes, servent aux politiciens à tout embrouil- ler ; les démagogues socialistes ont ainsi amplement prouvé aux ouvriers que les choses favorables à la puissance parlementaire du parti préparent un ave- nir de bonheur universel. Le philosophe, qui se pro- pose seulement d'apercevoir ^a vérité, se tient le plus près qu'il peut des réalités humaines, bien loin par suite de la dialectique ; pour lui la grande question serait de déterminer exactement la nature psycholo- gique du mouvement que l'agitation socialiste pro- voque dans le monde du travail ; comme les senti- ments se présentent presque toujours, à la cons- cience des sujets, engagés dans un mélange difficile à débrouiller, on est obligé de procéder à une sorte d'induction pour donner une juste expression aux tendances de l'âme populaire.


170 MATÉRIAUX D'UNE THÉORIE DU PROLÉTARIAT

Dans la préface que jai écrite en 1898 pour le livre publié par Saverio Meriino sous le titre : For- mes et essence du socialisme, je disais, conformé- anent aux principes énoncés ci-dessus ; « C'est par le /contenu psychologique sentimental que nous devons / apprécier les institutions pour savoir si elles ont ou / n'ont pas une affinité avec les aspirations du socia- l lisme. Tout ce qui tend à diminuer l'esprit de res- ponsabilité, la valeur de la dignité personnelle, l'énei'- gie de l'initiative, doit être condamné ; car cela tend à diminuer ce qui devrait être exalté dans la société future (1). Le prétendu socialisme municipal, qui transforme les travailleurs en fonctionnaires hiérar- chisés (2). qui crée une catégorie de privilégiés au milieu de la masse prolétarienne, qui subordonne l'existence de cette caste au succès d'un parti, ne dé- veloppe aucun des sentiments que le socialisme a in- térêt à développer. Il ne semble bon qu'à préparer le règne d'une oligarchie démagogique, opprimant les producteurs au profit de cliques électorales » (3). On lit plus loin : « Le socialisme est une question morale, en ce sens qu'il apporte au monde une nou- velle manière de juger tous les actes humains, ou, sui- vant une célèbre expression de Nietzsche, une nou- velle évaluation de toutes les valeurs... Le socialis- me... ne sait pas s'il pourra, ou quand il pourra, réa-

(1) On verra, dans la citation suivante, qu'en 1898 je regcœdais comme seulement hypottiétique la réalisation de. la société future annoncée par Marx.

(2) Le fonctionnaire n'est pas rétribué sur la base com- mune du travail ; il a droit à un salaire hiérarchique, et sa place dans la tiiérarchie dépend de son genre d'esprit, de la politique, de relations d'amitié, etc.

(3) Saverio Merlino, Formes et essence du socialisme, page XXVI.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 171

User ses aspirations actuelles, car le temps change aussi bien nos idées morales que nos conditions éco- nomiques ; mais il se pose devant le monde bourgeois comme son adversaire irréconciliable, le menaçant d'une catastrophe morale, plus encore que d'une ca- tastrophe matérielle » (1).

Les réflexions par lesquelles se termine cette pré- face, me semblent dignes d'être prises en très sé- rieuse considération par les philosophes qui étudient l'histoire des classes ouvrières dans la démocratie contemporaine :

« Engagé dans des luttes incessantes avec le capi- talisme, [le prolétariat] acquiert des notions catas- trophiques sur la propriété, c'est-à-dire sur ce qui forme la citadelle du droit bourgeois ; il est donc en état d'accomplir une grande mission historique, en opposant sans cesse à la société un système juridique nouveau, — incompatible avec la tradition, mais ca- pable cependant de faire pénétrer des améliorations dans le système actuel (2).

(1; Saverio Meru.vo, op. cit. pafjo xui.

(2) Aux pages 183-186 de son livre, Saverio Merlino a esquissé un plan de production socialiste ; mais il ne s'in- téresse vraiment qu'aux changements actuels (page 201). Les grèves se terminent par des accords qui donnent aux rapports du travail et du capital une nature tout autre que celle qu'ils avaient au début de la grande industrie : « Le socialisme commence à vivre, pour ainsi dire, sous l'enve- loppe capitaliste » (page 205). — ^ " Il y a sans doute plus de socialisme dans l'organisation économique de la classe ouvrière et aans ses efforts pour régulariser le contrat de travail et systématiser les conditions du travail, que dans la proclamation d'un communisme ou d'un collectivisme dépourvus d'un contenu juridique correspondant à la forme. C'est la conclusion vers laquelle convergent les différentes parties de ce livre... De nouveaux principes de justice sont


172 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

« Les classes moyennes prennent une part très ac- tive au mouvement social; mais elles sont redevables de leurs conceptions fondamentales aux classes supé- rieures ; comme le Tiers Etat de 1789, elles forment une aristocratie, qui a généralement beaucoup de sympathies pour les ouvriers, mais qui se rattache plus naturellement, par l'origine dé ses idées, à la bourgeoisie qu'au prolétariat. Beaucoup de conserva- teurs estiment que la meilleure manière de lutter contre le socialisme est de faire la part belle à la petite bourgeoisie et de lui octroyer des réformes la'i'gement démocratiques.

« Pour que le mouvement se produise dans le sens que les socialistes désirent, iî faut que les classes raoj'^ennes reçoivent l'impulsion (1) d'une classe qui n'emprunte rien aux classes bourgeoises, qui mani- feste sa force indépendante par des institutions nou- velles, qui se constitue en Etat supprimant l'Etat traditionnel (2) ; il faut que ces institutions soient assez fortes pour inspirer le respect, car les classes intermédiaires se dirigent volontiers du côté où la force se manifeste avec éclat, habituées qu'elles sont à recevoir le mouvement du dehors.

« Les classes moyennes ne trouvent pas dans leurs conditions de vie de quoi produire des idées qui soient en opposition absolue avec les idées bour- geoises ; la notion catastrophique leur échappe d'une manière complète. Le prolétariat, au contraire, trouve

en formation, principes qui doivent gouverner les relations sociales sous le régime socialiste » (page 211).

(1) Ce sont, en effet, elles qui nomment la majorité de? députés sous un régime démocratique.

(2) Il convient de se reporter, pour bien entendre cette formule, à V Avenir socialiste des syndicats, v.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 173

dans ses conditions de vie un aliment aux sentiments de solidarité et de révolte (1); il est en guerre jour- nalière avec la hiérarchie et avec la propriété; il peut donc concevoir des valeurs morales opposées à celles que la tradition a consacrées. C'est dans cette nou- velle évaluation de toutes les valeurs par le proléta- riat militant que consiste la haute originalité du so- cialisme contemporain ».

Ces thèses se rattachent, d'une façon bien évidente, aux conditions que l'affaire Dreyfus avait fait naître au milieu de l'année 1898 : les ouvriers parisiens so- cialistes et anarchistes étaient dreyfusards contre la boutique fanatiquement nationaliste ; il y avait de bonnes raisons pour supposer que le parti de la ré- vision l'emporterait ; je pensais que le prolétariat aurait acquis dans cette lutte un tel prestige quq désormais il pourrait imposer son impulsion à la bourgeoisie démocratique, dont il avait été jusqu'a- lors le dévoué satellite. Je m'étais gravement trompé et dans plusieurs morceaux groupés ici se trouve l'écho de mon illusion.


(1) A l'avant-dernier chapitre du tome I du Capital. Mnr\ dit que « s'accroît [journellement] la résistance de la classe ouvrière, sans cesse grossissanle, et de plus en plus disciplinée, unie et organisée par le mécanisme inùme de la production capitaliste [et qu'enfin sonnera] l'heure de la propriété capitaliste ».


Préface pour Colajaniii (d


I. — Le socialisme comme théorie et comme politi- que. — Indifférence de l'auteur pour la métaphy- sique de l'école marxiste.

II. — Divers sens du mot classe dans Marx. — Ca- ractères spéciaux des classes moyennes. — La con- quête du droit. — Le myihe catastrophique. — Classes ouvrières et démocratie.

III. — Raisons des théories fondées sur le vrai, le beau et le bien.

IV. — Question de la population. — La loi psycho- érotique.


De tous les représentants de la démocratie ita- lienne, Colajanni est celui dont le nom est, à bon droit, le plus populaire en France : dans les circons- tances les plus critiques de l'histoire contempo- raine, on n'a eu à "lui reprocher aucune défaillance ; et ncus ne saurions oublier avec quel courage il a bravé les insultes d'une presse servile pour défendre


(i) Cette préface, écrite à la fin de 1899, précède un vo- lume dont voici l'indication bibliographique : « Le socia- îîame, pnr N. Colaianni, député à la Chambre italienne ; traduit sur la 2* édition italienne, revue et augmentée, par M. Tacchella ; Giard et Brière, éditeurs, Paris, 1900.


176 MATÉRIAUX D'une théorie du prolétariat

la République française (1). Des amis de Colajanni ont pensé que le moment était favorable pour pré- senter au grand public de notre pays une traduction de son livre sur le socialisme: il est, en effet, impor- tant de savoir ce que pense sur ce sujet un socio- logue qui est en même temps un homme d'Etat ex- périmenté, au moment où, dans tous les pays d'Eu- rope, le socialisme devient un facteur décisif de la lutte engagée par les partis populaires pour la con- quête ou pour la défense des institutions démocra- (tique^

Lorsque la première édition de ce livre parut en 1884, les socialistes l'accueillirent avec une certaine méfiance ; c'était l'époque où la dogmatique de la socialdémocratie allemande commençait à être im- portée en Italie ; les importateurs se regardaient volontiers comme des projjessioniiels privilégiés ; et Colajanni ne tenait nul compte des formules germa- niques. Notre auteur se séparait des marxistes de ce temps sur deux points essentiels : il n"a jamais cessé d'attacher une très grande importance aux considé- rations morales ; et à cette époque la morale était fort suspecte aux socialdémocrates ; — il a toujours été un des champions les plus ardents du fédéralisme


(1) En 1899, je croyais, comme tous mes compatriotes, que la France n"est guère critiquée à l'étranger que par des journalistes que l'Allemagne stipendie. Aujourd'hui, je sais que la grande campagne morale^ qui aboutit à la chute de Crispi, avait été dirigée par notre ministère des Affaires étrangères ; Cavalotti s'était trouvé être, à son insu, le chef du parti de l'étranger ; le correspondant des Débats aurait, dit-on, joué un grand rôlp dans cette affaire. Les Italiens s'aperçoivent maintenant qu'il leur faudra bien des années pour réparer le tort que leur ont fait les ennemis de Crispi.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 177

en Italie ; et les socialdémocrates étaient partisans fanatiques de la forte centralisation ; ils avaient hérité des préjugés révolutionnaires des hommes de 93 et de 48 ; ils ne tenaient pas grand compte de l'évolution qui s'était faite dans l'esprit de Marx depuis la rédaction du Manifeste communiste (1).

Aujourd'hui les idées ont beaucoup changé en Italie : presque tout le monde reconnaît que les so- cialistes ne doivent plus avoir la prétention de chan- ger à bref délai la face du monde et que leur rôle consiste à travailler, de concert avec les autres par- tis populaires, au triomphe de la démocratie. L'es- prit sectaire, qui est encore tout puissant en Alle- magne, est en décadence chez les Italiens : Turati ne semble pas éloigné de croire que, dici longtemps, les socialistes ne devront rien faire autre chose que de combattre dans les rangs des libéraux avancés (2).

En France, l'affaire Dreyfus a ébranlé toute l'or- ganisation des partis et a provoqué des rapproche- ments inattendus entre démocrates, socialistes et anarchistes. L'entrée de Millerand au ministère a été la conséquence de cette rupture des vieux ca- dres politiques et a consacré la coopération du so- cialisme à l'œuvre démocratique : les théoriciens se sont voilé la face ; les ouvriers ont applaudi (3) ; —


(1) Cf. Bernsteix, Socialisme théoiïque et socialdémo- cratie pratique, trad. frajiç., page 227.

(2) Cntica sociale, 1" août 1890, page 182, col. 2, et 1" septembre 1899, page 230, col. 1.

(3) Il est bon d'observer que parmi les socialistes étran- gers, qui ont émis des avis sur cette question dans la Petite République, L. Bertrand (Belgique), Keir Hardie (Angle- terre) et Greiilich (Suisse), trois anciens travailleurs vivant encore aujourd'hui en contact avec le monde ouvrier, ont

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178 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

les ouvriers ont, sans doute, quelque droit à avoir un avis en matière de socialisrr.e.

Loin d'être un recul, comme le pensent quelques socialistes, l'évolution, que nous voyons se produire, constitue un progrès : c'est le passage de l'esprit sectaire à l'esprit politique, de la spéculation ab- straite à la vie réelle. A l'origine le socialisme se présente comme une doctrine philosophique sans grande influence sur la société ; — il devient en- suite une secte, qui croit posséder la vérité ; elle aspire à révolutionner le monde, à le réformer par la dictature, à lui imposer la pratique de programmes tirés de doctrines philosophiques ; la secte s'occupe peu ou point des réformes pratiques ; — enfin dans

été partisans de la conduite de Millerand {Petite République, 26 sept., 22 et 28 octobre 1899). — L'année suivante, au Congrès international, Anseele, le célèbre directeur du Vooruit de Gand, expliqua de la manière suivante pour- quoi il avait félicité Millerand d'être entré dans le minis- tère : 'I Je n'ai pas été préoccupé ppir les conditions parti- culières dans lesquelles se trouvait la France ; les uns disaient : La République est en danger ; les autres di- saient : c'est inexact. Pour moi, la question était secon- daire ; si j'ai envoyé mon télégramme de félicitations, c'est /parce que je croyais sincèrement que ma classe et ma cause pouvaient avoir des profits et des intérêts nouvenux dans ce nouveau moyen de lutte, dont la classe ouvrière en France pouvait s'emparer » {Cahiers de la Quiiizaine, 16* de la IP série, page 154). Il comparait la situation de Mille- rand à celle d'un socialiste qu'une grande société pla- cerait à la tète d'une affaire : « Qui donc oserait dire à cet homme : N'entrez pas dans cette sorte de ministère ; en y entrant, vous trahissez la cause ouvrière ? Et qui oserait dire encore que toute la responsabilité des actes de ce ministère devrait tomber sur le représentant de la classe ouvrière, même si dans des grèves des injustices étaient commises par l'industriel ? » (page 157). Ce compte-rendu sténographique n'a pas été revisé par les auteurs.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 179

sa maturité il donne naissance à un parti politique, cest-à-dire qu'il devient une force se combinant avec d'autres forces alliées ou antagonistes pour adminis- trer les affaires, améliorer la législation et diriger l'Etat. La secte peut s'isoler ; l'isolement est même une condition de sa pureté doctrinale ; le parti poli- tique ne peut exister que sil est mêlé à la vie géné- rale, s'il est un organe dans un organisme. Le socia- lisme devient, de plus en plus, en France, un mou- vement ouvrier dans une démocratie (1).

Lorsque la deuxième édition du livre de Colajanni a paru en 1898, on a reproché à l'auteur de ne pas avoir assez discuté les théories marxistes ; cette cri- tique n'était pas, à mon avis, bien fondée, d'autant plus que Colajanni annonçait la publication pro- chaine d'un ouvrage consacré à l'économie et à la politique; il est clair que c'est dans cette publication qu'il devra exposer en détail les doctrines de Marx; ici il est question des sélections sociales.

Pour bien apprécier la valeur de ce reproche, il se- rait nécessaire de comparer le livre de notre auteur avec celui que publia, dix ans après lui, Enrico Ferri. Ayant récemment adhéré au socialisme, sur lequel il allait jeter tant d'éclat, Enrico Ferri ne pouvait oublier qu'il avait été en Italie un des re- présentants les plus écoutés de la philosophie évo- lutionniste. Il était donc tenu de justifier sa con- version devant le public universitaire, en montrant

(1) J'aurais raisonné bien différemment sur la maturité du socialisme si j'avais eu, en 1899, une meilleure connais- sance du pluralisme ; j'aursds approfondi les questions traitées au § iv de ïAvenir socialiste des syndicats, au lieu de faire une svnthèsp des moments intfllectualistos.


180 MATÉRIAUX d'une THEORIE DU PROLETARIAT

que le marxisme peut se concilier avec les théories qu'il avait jusque-là enseignées. De là le titre un peu énigmatique de sa brochure : Socialisme et science positive ; Darvin, Spencer et Marx (1). Concilier les trois conceptions qui se rattachent à ces trois grands noms, était une œuvre hérissée de difficul- tés, que Enrico Ferri a abordée avec une très grande ingéniosité et avec une rare liberté d'esprit. Il ne semble pas qu'on lui ait tenu grand compte de cet effort ; car si on a reproché à Colajanni de négliger Marx, on a accusé Ferri de l'avoir défiguré (2) ; l'idée de rapprocher Marx de Spencer devait paraître quelque peu impertinente aux personnes qui pen- sent, avec le professeur Antonio Labriola, que Spen- cer est un « raisonneur à vide, prolixe et en- nuyeux » (3).

Rien n'obligeait Colajanni à aborder une tâche pa- reille ; il se préoccupe seulement des idées générales qui intéressent l'honmie d'Etat et il ne cherche pas à constituer une philosophie. C'est ainsi qu'il a pu lais- ser de côté (comme l'a fait aussi d'ailleurs Enrico

(1) Publiée en 1894, elle a été traduite chez nous en 1897.

(2) Antonio Labriola, Socialisme et philosophie, trad. franc., pages 122-124.

(3) Antonio Labriola, Essais sur la conception matéria- liste de l'histoire, page 90. — Notons que William Jame» n'est pas plus favorable à Spencer que le professeur italien :

« On connaît, dit-il, son tempérament de maître d'école, sa sécheresse ; on connaît sa monotonie, rappelant celle d'une vielle ; on connsiît son manque de culture, jusque sur les principes de la mécanique, et le vague de ses idées fondamentales ; on sait, enfin, tout ce qu'il y a de raide «t de gauche, en même temps que de fragile, dans son système construit, semblerait-il, avec des planches de sa- pin toutes fendues, qu'on aurait assemblées à grands coups de marteau. » {Le pragmatisme, trad. franc., page 52.)


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 181

Fcrri) la théorie dialectique oui, d'après Engels, se- rait caractéristique de la nouvelle manière de pen- ser ; le professeur Labriola nous en a parlé en ces termes : « Le concept de la dialectique est inintelli- gible aux empiristes purs, au\ survivants des méta- physiciens et à ces évolutionnistes vulgaires qui s'abandonnent si volontiers à l'impression générique de ce qui est et s'en va, apparaît et disparaît, naît et meurt, et n'expriment pas dans le m,ot évolution l'acte de comprendre, mais l'incompréhensible ; tandis qu'au contraire, dans la conception dialectique, on se propose de formuler un rythme de la pensée qui exprime le rythme le plus général de la réalité qui devient » (1).

Cette mystérieuse dialectique est chose assez sim- ple d'après les exemples donnés par Engels : le grain en germant se détruit ou se nie ; la plante arrivée à maturité meurt et produit des graines plus nombreu- ses et plus perfectionnées que celles de la semence ; c'est une négation de négation ; — la géologie nous montre les roches se détruisant et fournissant par leurs débris des matériaux à de nouvelles forma- tions ; — dans l'algèbre il y a les quantités négatives dont le carré (négation de la négation) est positif ; — la philosophie a été matérialiste, puis idéaliste et revient à un matérialisme supérieur ; — la terre a été commune, puis appropriée et elle doit redevenir commune.

Ce ne sont vraiment que jeux de mots et i! me sem-


(1) Antonio Labriola, Socialisme et philosophie, page 188. — En 1899, j'avais un peu abrégé cette citation ; je la donne in-extenso dans l'espoir qu'un lecteur habile trou- vera un sens à cet oracle.


182 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

ble qu'on peut fort bien se passer de toutes ces amu- settes ; — malgré l'importance que lui attribuent les admirateurs d'Engels (1), je crois que cette dialecti- que n'a rien à faire avec le marxisme. Il en est autre- ment de la lutte des classes ; plus d'un lecteur sera peut-être étonné de ne pas voir Colajanni attribuer une plus grande importance h cette théorie dans son étude sur les sélections sociales ; il est donc néces- saire d'examiner de près quel usage on peut faire de la théorie des classes.


II


Marx a employé le terme classe dans plusieurs sens ; ses disciples emploient parfois ce mot pour


(1) Le traducteur français de VAnti-Dùhring assimile à la dialectique d'Engels la logique <■ large et souple » em- ployée par le calcul infinitésimal, suivant laquelle « les concepts, au lieu de s'opposer violemment et d'être isolés sans intermédiaires possibles, se fondent les uns dans les autres par une infinité de degrés intermédiaires [suivant laquelle] la droite est une courbe et la ocurbe une droite. «  (Engels, Philosophie, économie, ■politique, socialisme, page 167, note.) La dialectique d'Engels me semble avoir plus d'analogies formelles avec la science antique qu'avec la science moderne, la première <■ s'arrêtait à certains m.o- ments soi-disant essentiels», tandis que la seconde » s'oc- cupe indifféremment de n'importe quel moment » (Bergson, Evolution créatrice, page 364, cf. page 362). Je ne par- viens pas à trouver dans le calcul infinitésimal la logique large et souple dont parle assez étourdiment le commen- tateur d'Engels. — Ce que cet auteur a publié sur le so- cialisme pendant la guerre, montre qu'il manque totale- ment de sérieux; les titres universitaires dont il est affu- blé lui donnent cependant encore un certain prestige aux yeux des mandarins de la prétendue pensée française.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 183

désigner une « division de la population suivant le degré de fortune» (1); généralement on entend par classe un groupement de gens ayant une certaine solidarité. Il dit dans le XVIII brumaire, à propos des paysans, que « la grande masse de la nation française est constituée par une simple tîddition de grandeurs de même nom, à peu près de la même fa- çon qu'un sac de pommes de terre » ; et il ajoute : « Ces paysans ne forment une classe qu'à un point de vue : des millions de familles vivent dans des conditions économiques qui séparent leur mode d'ex- istence, leurs intérêts et leur culture de ceux des autres classes et les placent à l'égard de ces dernières dans une position hostile. Ils ne forment pas une classe à un autre point de vue ; seul un lien local réunit les paysans parcellaires ; la similitude de leurs intérêts ne crée pas de communuauté, d'unité natio- nale et d'organisation politique entre eux... Ils ne peuvent pas se représenter eux-mêmes ; il faut les représenter. Leur représentant doit leur apparaître de plus sous la forme d'un maître, d'une autorité, d'un pouvoir illimité, capable de les protéger. » (2). Au cours de lettres réunies sous le titre : L'Allemagne en 18^8, il distingue dans son pays cinq classes : no- blesse féodale, bourgeoisie capitaliste, petite bour- geoisie, ouvriers, paysans ; — et à c«tte époque les groupes sociaux allemands étaient encore moins so- lidaires que ceux de France ; — dans la classe des paysans il sépare quatre parties : grands et moyens propriétaires occupant des salariés, petits proprié-


(1) RiENzi (H. VAN Kol), Socialisme et liberté, page 154.

(2) Marx, La lutte des classes en France, Le XVIII bru- maire de Louis Bonaparte, trad. franc., pages 346-347.


184 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

taires indépendants, fermiers de la noblesse féodale, travailleurs ruraux. Il s'agit là d'une division analo- gue à celles qu'emploient tous les auteurs, quand ils ont à étudier la constitution sociale d'un pays tant au point de vue juridique qu'au point de vue écono- mique.

Une classe pleinement développée est, d'après Marx, une collectivité de familles unies par des tra- ditions, des intérêts, des vues politiques, — et par- venues à un tel degré de solidarité qu'on puisse attri- buer à l'ensemble une personnalité, le considérer comme un être qui raisonne et qui. agit d'après ses raisons. Il est clair que jamais l'observation ne nous montre la classe parfaite ; par conséquent, la théorie marxiste des classes constitue une abstrac- tion (1). Mais on va encore bien au-delà de ce point

(1) Marx n'a pas toujours tenu compte de ce caractère ; il lui est, d'ailleurs, souvent arrivé de mêler dans Ses exposés les constructions logiques avec les phénomènes.

Je n'ai pas cru avoir le droit de rien changer à cet exposé parce que Ch. Andler a contesté, en un ouvrage classique, le caractère d'abstraction que j'avais, en 1899, attribué à la théorie marxiste des classes {Le manifeste communiste, tome II, page 82). Il a profité de l'occasion pour me repro- cher d'avoir appelé classes : l'cirmée, la bureaucratie et le clergé. Je ne crois pas avoir mérité ce reproche : dans un article écrit sur un livre de Saverio Merlino, Pro e contra il socialismo, j'ai dit que Marx, en étudiant la chute de la seconde République, '< prend en considération tous les groupes qui existent », et j'ai ajouté en note l'énuméra- tion suivante : « Propriété foncière, capitalisme, petite bourgeoisip, aristocratie financière, bureaucratie, paysans : sans compter le clergé, l'armée, les groupes de la bohème politique et les coteries de conspirateurs républicains. » {Devenir social, octobre 1897, page 869). Mon critique a été choqué de voir la bureaucratie placée entre l'aristo- cratie financière et les paysans ; « Les fonctionnaires, dit-


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 180

et on considère comme étant surtout caractéristique du marxisme la division dichotomique de la société : quand on parle de se placer sur le terrain de la lutte des classes, on prétend suivre une politique qui oppose la masse des prolétaires à la masse des capi- talistes, l'ensemble de ceux qui ne possèdent pas à l'ensemble de ceux qui possèdent.

Les socialdémocrates conviennent bien que la di- vision dichotomique ne représente pas notre état so- cial ; mais ils prétendent que les classes moyennes sont d'importance secondaire, parce qu'elles sont con- damnées à une mort prochaine et inéluctable ; Marx n'a-t-il pas écrit dans le Manifeste de 1847 que « de plus en plus la société tout entière se partage en deux grands camps ennemis, en deux grandes classes directement opposées : la bourgeoisie et ie proléta- riat ? » (1). C'est à cause de ce préjugé que les so- cialistes ont été si longtemps rebelles à l'idée d'une union démocratique (2). Mais les classes moyennes ne disparaissent pas ; elles ne cessent point d'exer- cer la grande influence qu'elles ont eue durant toutes les révolutions contemporaines ; et la majorité des chefs des partis socialistes appartiennent à ces classes moyennes.

La notion de classe s'applique fort mal à la petite

il, ne sont que des fondés de pouvoir du gouvernement, qui est lui-même une délégation de la classe dirigeante ». Mais j'ai adopté l'ordre dans lequel je rencontrais les dix grands groupes ; Marx dit, d'ailleurs, que le coup d'Etat permit aux fonctionnaires d'atteindre leur but qui était <> de se constituer en autorité indépendante » {op. cit., pages 344- 345). Sur le clergé et l'armée, Cf., pages 354-355.

(1) Ch. Andler, op. cit.. tome I, page 21.

(2) Se reporter à ce qui a été dit plus haut sur le mou- vement ouvrier dans une démocratie.


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bourgeoisie ; Pecqueur, en 1838, avait parfaitement reconnu ce fait (1) : « La classe moyenne, disait-il, n'est pas, à vrai dire, une classe ; elle est une lice, un concours pour tous ». Il y a un mouvement in- cessant d'ascension et de descente des individus à travers les positions moyennes ; les groupements sont presque toujours temporaires ; des courants très instables agitent cette masse ; son influence est de sens très variable et de là dérive la principale source des contingences que l'on trouve dans l'histoire con- temporaine. Dans l'espoir d'arriver à raisonner plus scientifiquement sur l'avenir, les socialdémocrates procèdent par abstraction : ils font disparaître le hasard et suppriment pour cela les classes moyennes.

Pour étudier le mouvement politique a es temps modernes, l'histoire se préoccupe de connaître les courants principaux d'opinion qui se forment dans la société. Les groupes à distinguer sont parfois très nombreux ; et pour {procéder scientifiquement, il faut opérer comme fait Marx, c'est-à-dire n'avoir aucune idée préconçue sur la règle qui doit présider à la division en groupes ; cette division est un fait em- pirique, qu'il faut accepter tel qu'il est. Pour bien comprendre les conflits qui se produisent, il est né- cessaire de rattacher les opinions de chacune des classes aux traditions, aux habitudes de travail, aux idées morales courantes ; il s'agit d'observer ce qui est, sans se laisser influencer par aucune théorie sur ce qui devrait être.

Mais toutes ces opinions sur les transformations

(1) Pecqueur, Des intérêts du commerce, de l'industrie, de l'agriculture et de la civilisation en général sous l'in- fluence des applications de la vapeur, tome II, page 207.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 187

sociales, — Ifes craintes et les espérances qui se rat- tachent à l'avenir, — les constructions idéales des- quelles chaque groupe voudrait voir tous les hommes s'inspirer, ne sont pas absolument sans lien entre elles. Chaque solution particulière dépend de solu- tions générales et participe.de deux théories con- traires. Si la division dichotomique n'existe pas dans le monde réel, on la découvre dans les bases de tous les facteurs moraux des luttes historiques.

Pour que ces deux contraires puissent se former, il faut qu'il y ait dans la société une lutte pour la conquête de droits, une protestation faite au nom d'une masse considérable par des groupes novateurs qui se forment des idées en opposition avec les idées reçues, qui prétendent les faire passer dans la pra- tique, qui trouvent assez d'appui dans les forces réelles pour parvenir à leurs fins dans une certaine mesure. D'autre part, les conceptions conservatrices sont transformées en systèmes par des théoriciens, qui leur donnent une forme beaucoup plus absolue que celle qui résulte de la réalité : c'est ainsi que la législation des grands pays industriels n'a jamais été conforme aux principes de l'école des économistes dits libéraux.

Se plaçant à ce point de vue de la conquête du droit, Marx a bien fait, en 1847, de ne pas s'en tenir aux descriptions empiriques de la complexité sociale et de présenter le grand conflit des idées juridiques sous la forme de luttes engagées entre couples anta- gonistes : « Toute l'histoire de la société humaine jusqu'à ce jour est l'histoire de luttes de classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître artisan et compagnon, — en un mot, oppresseurs et opprimés, dressés les uns contre les


188 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROI.ÉTARIAT

autres dans un conflit incessant, ont mené une lutte qui chaque fois s'est achevée soit par un bouleverse- ment révolutionnaire de la société, soit par la des- truction des deux classes en conflit. » (1).

A l'heure actuelle toutes les solutions des grandes batailles politiques dépendent du mouvement qui se produit dans les classes ouvrières (2), toute la pen- sée moderne est occupée à juger ce mouvement ; elle lui est favorable ou défavorable. Les conscien- ces, s'inspirant des conflits incessants des classes ouvrières et des classes capitalistes, cherchent à s'orienter entre des thèses contraires et ne peuvent le faire qu'en passant par l'abstraction de la divi- sion dichotomique. Les propagandistes socialistes ne peuvent se résoudre à subordonner leurs conceptions des classes aux faits, qui nous montrent une exces- sive complexité de lu structure sociale ; sans la di- vision dichotomique il leur serait impossible de faire comprendre V-dée révolutionnaire, de rtiême que sans la description d'un idéal futur ils ne pour- raient faire pénétrer dans les masses la notion de la catastrophe morale. Autre chose est. faire de la science sociale et autre chose est former les cons- ciences.

Comme tous les hommes passionnés, Marx avait beaucoup de peine à séparer dans sa pensée ce qui est proprement scientifique, d'avec ce qui est pro- prement éducatif ; de là résulte l'obscurité de sa doctrine de la lutte des classes. Très souvent il a ma- térialisé ses abstractions et il a exprimé ses espé-


(1) Cii. Andler, loc. cif.,' page 20.

(2) Cf. la fin de l'avertissement.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 189

rances socialistes sous la forme d'une description historique, dont la valeur ne dépasse pas celle d'une image artistique destinée à nous faire assimiler une idée.

C'est ainsi qu'il a pu conserver à la fin du Capital l'avant-dernier chapitre, qui avait été écrit proba- blement bien longtemps avant le livre et qui corres- pond fort mal à l'état où se trouvait l'industrie en 1867 (1). Dans ce texte on trouve exprimées, d'une manière saisissante, les diverses hypothèses qui do- rainent sa conception de l'avenir : l'affaiblissement du parti des capitalistes ; — les divisions qui exis- tent entre eux ; — la croissance du prolétariat et son unification ; — enfin la disparition de la propriété fondée sur le travail d'autrui. Pris à la lettre, ce texte apocalyptique n'offre qu'un intérêt très mé- diocre; interprété comme produit de l'esprit, comme une image construite en vue de la formation des consciences, il est bien la conclusion du Capital et illustre bien les principes sur lesquels Marx croyait devoir fonder les règles de l'action socialiste du prolétariat (2).

Mais si Marx a fait généralement un usage heureux de cette poésie sociale, ses disciples ont fait, presque toujours, un usage déplorable de la doctrine abstraite de la lutte des classes ; ils ont introduit dans le mon-

(1) Marx y écrit que « s'accroît la misère, l'oppression, l'esclavage, la dégradation (Enlarlung), l'exploitation [Aus- beutung) » de la classe ouvrière ; et, cependant, à la page 127 (col. 2), il avait dit que depuis la mise en vigueur de la législation de fabrique, tout le monde a observé « la renais- sance physique et morale des travailleurs ».

(2) C'est, je crois, ici que j'ai indiqué pour la première fois la doctrine des mythes que j'ai développée dans les Réflexions sur la violence.


190 MATÉRIAUX d'une THEORIE DU PROLÉTARIAT

de de véritables forces magiques, qui opèrent avec autant de ruses que l'Inconscient de Hartmann et permettent d'expliquer les phénomènes historiques les plus complexes, sans la moindre difficulté. Trop souvent les marxistes ne cherchent même qu'à tirer de cette méthode des résultats paradoxaux ; je con- nais peu d'exemples plus singuliers que les deux sui- vants, empruntés à un livre tout récent : 1° on nous apprend que Socrate fut un profond politicien, qui créa la morale individualiste de la bourgeoisie com- me moj'en de maintenir l'ordre social (1); 2° on nous dit que d'après Marx « la lutte de classes se mani- feste d'abord [dans les temps préhistoriques] sous la forme de lutte de sexes » (2).

La conception de la lutte des classes constitue un grand progrès sur les théories qui .font de la société un être pensant, voulant, agissant ; ces doctrines unitaristes ont trouvé, de nos jours, leur expression définitive dans Ihypothèse de l'organicisme social, que l'on a souvent discutée sans la bien comprendre: il ne faut y voir qu'une image construite en vue d'ex- primer, sous une forme parfaitement précise, des

(1) Paul Lafargue, Recherches sur l'origine de l'idée de Justice et de Vidée du Bien, page 73. Cette curieuse opi- nion se trouve dans un chapitre intitulé : Idéal moral bour- geois. Cette brochure avait d'abord paru dans la Neue Zeit, qui est l'organe de la science socialdémocratique.

(2) Paul Lafargue, op. cit, page 48. — Ce dernier para- doxe provient d"un texte d'Engels, dont le sens a été dé- formé gravement grâce à une lecture hasardeuse ; on sait que beaucoup de thèses dites marxistes ont été obtenues au moyen de telles manigances ; aussi me semble-t-il inté- ressant de reproduire ici le texte d'Engels. Celui-ci avait écrit : « Dans un vieux manuscrit inédit, élaboré en 1846 par Marx et moi, je trouve cette phrase : La premier»^ division du travail est celle qui se fit entre l'homme et la


BASES DE CRITIQUE SOCIALE '191

thèses que l'on avait jusque-là exposées d'une ma- "~^"^ nière vague et au moyen de figures purement litté- raires. L'orgauicisnie n'est pas une grande décou- verte ; mais ce n'est pas non plus une bêtise, comme on l'a dit souvent ; c'est un auxiliaire de l'esprit, mais un auxiliaire qui se rapporte à un premier mo- ment de l'investigation sociologique.

Pour atteindre la vérité complète, il ne faut ni s'en tenir à ce premier moment unitariste, ni accor- der la valeur de réalités aux abstractions auxquelles conduit la division en classes ; il faut procéder à une synthèse. Nous savons, et Marx l'a déjà obser- vé, que la démocratie se considère comme étant au- dessus des conflits de classes (1); en cherchant com- ment, sous la pression du mouvement ouvrier, se forment les conceptions démocratiques relatives à

femme pour la procréation des enfants. Et, aujourd'hui, je puis ajouter : Le premier antagonisme de classes qui fît son enlTée dans l'histoire coïncide avec le développement de l'antagonisme entre Thomme et la femme dans la mo- nogamie et la première oppression de classes avec l'oppres- sion du sexe féminin par le masculin. » {L'origine de la famille, de la propriété privéf et de l'Etat, trad. franc., pa- ges 78-79.) — Dans le Capital, Marx a corrigé ce que la phrase écrite par Engels et par lui en 1846 présente d'un peu trop naïf : « Dans une famille et dans la famille élar- gie, la tribu, une division spontanée du travail s'ente sur les différences d'âge et de sexe, c'est-à-dire sur"^une base purement physiologique « (page 152, col. 1). Nous sommes ici loin de Paul Lafargue.

(1) Marx, La lutte des classes en France, Le XVIII bru- maire de Louis Bonaparte, page 246. — Marx, pour expli- quer ce fait, se contente de dire que la démocratie « repré- sente une classe intermédiaire où s'émoussent les intérêts de deux classes ». Je crois qu'il faudrait ajouter que la démocratie se regarde comme l'héritière du roi de droit divin, placé au-dessus des conflits privés.


192 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

l'évolution sociale, on aura effectué cette synthèse et on aura déterminé les forces décisives qui entraî- nent les pays modernes dans la voie du progrès (1). Colajanni, guidé par l'instinct „d'un honuïie d'Etat expérimenté, n'a point exposé toute cette métaphj'- sique ; il n'a pas cherché quelles relations théoriques existent entre la démocratie et le socialisme ; mais il a écrit tout son livre sous l'influence des idées aux- quelles nous sommes parvenus ici par une longue analyse. Il est dès lors facile de comprendre qu'en 1884 des socialistes nourris de la dogmatique alle- mande aient eu quelque peine à comprendre ses thèses, qui dépassaient alors de beaucoup les points de vue du socialisme germanique.


III

Je ne veux pas entrer dans la discussion des pro- blèmes traités par Colajanni, d'autant plus qu'il les a discutés avec beaucoup d'ampleur ; je veux me borner à quelques observations d'ordre très général. Il s'agit toujours de déterr^iiner quelles opinions se font les démocrates à propos des évolutions sociales : il est de la plus haute importance, par exemple, de savoir si la coopération, la mutualité et la solidarité

(1) Je n'ai pas besoin de rappeler que Saverio Merlino est parvenu à des idées fort analogues {Formes et essence du socialisme). Il y est parvenu en partant de l'anarchis- me, c'est-à-dire d'une conception tout à fait sibstraite et intellectualiste de la société ; son évolution a été déter- minée par des préoccupations juridiques ; le juriste ne peut se contenter de tliéorirs ; il est toujours serré de près par les faits et sent la nécessité des applications pratiques de tout discours.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 193

seront considérées comme des règles supérieures, ou bien s'il faut admettre que l'on doit abandonner les hommes aux hasards de la lutte à outrance ; — s'il est possible d'assurer un certain bien-être aux tra- vailleurs ou bien s'il convient de les laisser suc- comber sous le faix des misères naturelles ; — si toute inégalité et toute lutte doivent disparaître, ou bien si certaines formes d'inégalité et de lutte doi- vent subsister. ^

Une recherche sociologique complète sur révolu- tion comporte une triple distribution des valeurs ; \ on passe de l'abstraction purement superficielle et logique à la profonde réalité dont notre activité li- bre, informée par des principes éthiques, après I avoir traversé l'esthétique, nous offre le spectacle. ^

Par la logique nous ne dépassons pas les classifi- cations des produits rigides de notre entendement ; nous reconnaissons que ces classifications ne dépen- dent pas complètement des sujets traités, qu'on peut les comparer entre elles et qu'il y a profit à contrôler les systèmes les moins parfaits en les rapprochant de ceux qui ont fait leurs preuves scientifiques. Tout le monde sait que l'esprit transporte continuellement des sciences naturelles aux sciences sociales (et ré- ciproquement) des relations abstraites et que c'est ainsi que s'est formée la philosophie évolutionniste. Pour pouvoir entrer en rapports pratiques avec la nature et utiliser ses forces d'une manière vraiment rationnelle, nous sommes obligés de la transformer pour lui trouver une commune mesure avec nous, de la faire semblable à une œuvre humaine, de lui attri- buer une valeur artistique. Depuis que l'évolution- nisme a donné tant d'importance à la notion de la victoire des plus aptes, on a repris les considéra- is


194 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

tiens, longtemps négligées, sur l'ordre, 1 harmonie et rutilité des parties ; on a considéré le rôle des organes de laniniai pour la conservation et le perfec- tionnement du tout ; on est, ainsi, revenu à ce que renfermait de vraiment philosophique l'ancienne théorie des causes finales. Nous considérons les êtres, non plus comme des arrangements simplement méca- niques, mais comme des édifices bâtis par un archi- tecte qui, vraiment artiste, s'élève au-dessus des be- soins extérieurs et prétend surtout satisfaire aux convenances internes de sa construction. L'artiste veut créer un ensemble pleinement un ; il cherche à montrer comment il a compris la valeur relative de chacune des parties ; il n'est satisfait que s'il fait comprendre, par des combinaisons intelligibles plu- tôt que par des signes symboliques, l'accord réalisé entre le but et les moyens.

La société humaine, par suite de l'extrême enche- vêtrement des activités, présente un spectacle ana- logue à celui de la nature ; elle est également un règne de la nécessité ; mais nous pouvons nous ser- vir des conditions mécaniques, off'ertes par elle, pour créer librement ; nous sommes artistes dans les insti- tutions comme dans la construction des monuments. Nous sommes donc amenés à faire aussi de la société une œuvre d'art et à la traiter comme un être dont l'harmonie intéresse notre jugement esthétique. — C'est ainsi que le darwinisme est devenu, pour beau- coup d'auteurs, une théorie sévèrement aristocrati- que et que certains sélectionnistes ne cessent de ré- clamer l'extermination des races inférieures. — Lors- que des relations sociales et des usages ont étî idéa- lisés par la poésie populaire, leur ruine blesse nos sentiments esthétiques, alors môme que parfois nous


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 195

reconnaissons que cette ruine est réclamée par des aspirations vers une meilleure justice.

Par la morale nous rentrons en nous-mêmes el nous nous demandons quelles intentions supposent les actes auxquels nous avons rapporté la création de ce que contient l'histoire sociale. Le jugement \ moral est, le plus souvent, mêlé à des jugements \ esthétiques ; il ne saurait d'ailleurs exister sans j ceux-ci, car il présuppose que toute activité a été provoquée par une détermination raisonnée ; nous ne pouvons juger une œuvre qu'en nous l'appro- priant et en nous demandant suivant quels prin- cipes nous aurions agi en la faisant (1).


IV


L'homme dEtat a besoin de trouver dans l'obser- vation des phénomènes sociaux des systèmes suscep- tibles d'être considérés comme des expériences, sur lesquels il puisse s'appuyer pour justifier ses réfor-

(1) On voit que cette critique des trois valeurs fonda- mentales infuse une vie nouvelle dans la vieille triade du vrai, du beau et du bien. Si j'écrivais aujourd'hui ce pas- sage je modifierais l'ordre que j'avais adopté en 1899 ; il me semble, en effet, que l'osprit n'arrive à donner à une connaissance la forme logique recherchée par la science qu'après avoir parcouru un long cliemin esthétique ; on devrait donc placer à la base le beau dans la triade cousi- nienne. — Dans une étude que j'ai faite autrefois, et dont j'ai perdu le manuscrit, je montrais que Marx avait établi ses thèses du Manifeste communiste d'après la loi de la triade. — Il n'est pas rare que les philosophes évolution- nistes sous-entendent des intentions morales dans la nature. Je crois que VEvolution créatrice de Bergson serait tout autre si l'auteur n'avait eu des préoccupations religieuses.


196 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

mes et montrer la possibilité des résultats qu'il at- tend. Il ne suffit pas d'affirmer, par exemple, que la population se mettra en équilibre avec les subsistan- ces, quel que soit le régime social existant ; il faut le prouver. Cette question de la population préoc- cupe beaucoup les Italiens (1), et Golajanni Ta exa- minée fort longuement.

Je vais m'y arrêter, à mon tour, parce qu'il n'y a pas de sujet que les auteurs socialistes aient traité d'une manière plus superficielle. Ils ont proposé des solutions trop souvent absurdes, tel ce collaborateur de la Revue socicMiste, qui espère que les femmes se- ront dans l'avenir peu fécondes parce qu'elles aime- ront passionnément leurs maris (2). Bebel a entendu parler de recettes culinaires qui, pratiquées dans la vieille Bavière, seraient propres à restreindre la na- talité, sans nuire à la beauté de la race (3). On sait que Fourier a dépassé tous les autres utopistes par ses solutions extravagantes ; il comptait que sous le régime de l'Harmonie la vigueur exceptionnelle, la bonne chère, les mœurs phanérogames et l'exercice physique limiteraient la fécondité. L'expression bi- zarre de mœurs phanérogames ne désigne rien de bien admirable : « Les bacchantes, bayadères, faquiresses et autres corporations chargées du service des ar-

(1) La Critica sociale a fort répandu en Italie un livre malthusien de Karl Kautsky, dont les conclusions ne présen- tent, suivant Nitti. « aucun intérêt ni théorique, ni prati- que » {La population et le système social, trad. franc., page 66). Il est clair que le problème de la population dépasse un peu trop le niveau des facultés philosophiques du directeur de la Neue Zeit.

(2) Revue socialiste, juillet 1897, pages 30-32.

(3) Bebel, La femme dans le passé, le présent et l'avenir, trad. franc., page 359.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 197

mées et des caravansérails, seront nécessairement phanérogames ; ce sera de leur part un acte de dé- vouement dont l'Etat recueillera de grands avanta- ges. Ce genre de mœurs, par son extension aux deux tiers des femmes, sera un très puissant moyen de stérilité » (1). Proudhon, qui connaissait encore d'autres turpitudes, enseignées aux initiés (2), esti- mait avoir bien le droit d'écrire dans les Contradic- tions économiques : « Le fouriérisme poursuit de tous ses vœux, de tous ses efforts, la prostitution in- tégrale. C'est tout le secret de la solution fouriériste du problème de la population. » Il paraît qu'il y avait aussi un cinquième moyen renouvelé des Grecs, car dans l'Avertissement aux propriétaires Proudhon avait dit : « Je sais que Fourier, qu'on n'accuse pour- tant pas d'avoir eu des goûts socratiques, a étendu fort au delà des barrières accoutumées les relations amoureuses et que ses spéculations sur l'analogie l'avaient conduit jusqu'à sanctifier les conjonctions unisexuelles. »

L'expérience a montré que les peuples arrivent rapidement à limiter leur population dès que leur degré de culture devient suffisant ; Malthus l'avait déjà reconnu ; mais il avait cru, à tort, qu'il est pos-


(1) Cii. Fourier, Le novv'pau monde industriel et socié- taire, page 400. — Fourier croyait que les citadins oisifs, dont le corps est peu occupé, ont <> leurs facultés maté- rielles et vitales très engorgées », ce qui les pousse à l'éro- tisme ; il prescrit aux femmes harmoniennes qui veulent « se disposer à la fécondité » de suivre un récrimp. calme pendant trois mois, afin que « les sucs... se portent sur la partie sexuelle » (pages 400-401).

(2) Proudhon, dans un article du Peuple, a signalé l'existence d'un manuscrit de Fourier, inédit et étrange, intitulé : Amours des saints (12 février 1849).


198 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

sible de produire artificiellement cette limitation, en prêchant la continence à des gens incapables de sui- vre une telle règle. On a souvent expliqué cet arrêt de la population par des considérations purement utilitaires, par des préoccupations qui seraient spé- ciales à l'ordre capitaliste, et Ton s'est demandé si des réformes socialistes ne produiraient pas des naissances désordonnées et un excès de peuplement. Mais il ne faut jamais oublier que la femme est la grande régulatrice de la natalité et que, partout, elle revendique le droit de ne pas être transformée en bête reproductrice, dès qu'elle n'est plus élevée dans le respect superstitieux de la force du mâle (1).

Les socialistes ont donc eu raison de considérer l'affranchissement de la femme comme une partie très essentielle de toute réforme profonde de la so- ciété. Malheureusement, beaucoup d'entre eux ont abordé cette question sans aucune préoccupation mo- rale et ils ont semblé trop souvent demander pour la femme le droit de se livrer à ses caprices amoureux. Il ne devrait exister qu'une seule morale pour les deux sexes ; mais il ne faudrait pas que les femmes imitassent les mauvais exemples que leur ont donnés jusqu'ici les hommes.

Cette question des mœurs est de la plus haute im- portance pour les réformes sociales ; tous les philo- sophes, depuis l'antiquité, ont, plus ou moins exacte-

(1) Dans les pays où l'alcoolisme est répandu, on observe assez généralement une natalité abondante, que des socio- logues-démographes ont souvent attribuée naïvement à de prétendues vertus domestiques de ces ivrognes. Beaucoup d'enfants sont conçus à des époques d'orgies, c'est-à-dire dans des conditions extrêmement défavorables pour les qualités de la race.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 199

ment, noté l'influence que les usages sexuels exer- cent sur la marche de la société (1) ; toute notre psychologie se concentre, en quelque sorte, dans ces usages ; il n'y a point pour l'observateur social de loi plus féconde en conséquences que la loi psycho- éroiique. C'est pourquoi l'homme d'Etat doit toujours se demander, quand il étudie une réforme législative touchant, par quelque côté, au statut familial, quelle portée elle aura sur la conduite de l'homme et sur son respect pour la dignité de la femme.

Nous pouvons affirmer que le monde ne deviendra plus juste que dans la mesure où il deviendra plus chaste ; je ne crois pas qu'il y ait de vérité plus cer- taine (2).

(1) Examinant les causes profondes de la victoire rem- portée par l'Allemagne sur la France, Renan signalait, en 1872, chez nos adversaires <■ la qualité qui donne toujours la victoire à une race sur les peuples qui l'ont moins, la chasteté ». {La réforme Intellectuelle rt morale, page 53.)

(2) Cette thèse a paru scandaleuse à beaucoup de per- sonnes ; elle est tout à fait dans l'esprit proudhonien ; mais, en 1896, Arthur Des.jardins avait dit que sur la ques- tion des relations sexuelles « Proudhon joue le rôle d'un hérésiarque » ; l'orthodoxie socialiste serait représentée par les fohchonneries d'Eugène Fournière [P.-J. Proudhon ; sa vie, ses œuvres, sa doctrine, tome II, page 86.) On pourrait former un compendieux recueil d'âneries lubri- ques en dépouillant les œuvres de cet illustre franc-maçon, qui a découvert que « la prostituée est la compagne natu- relle du penseur » (LYime de demain, page 140). La clique démocratique lui a trouvé tant de mér'te qu'elle créa pour lui une chaire de professeur au Conservatoire des arts et métiers ; le burlesque guerrier André le nomma maître de conférences à l'Ecole polytechnique. Le socialisme d'Eu-" gène Fournière était de l'espèce la plus marmiteuse. — Dans les Débats du 16 janvier 1909. écrivant sur le centenaire de Proudhon, .Jean Bourdeau fait cette remarque profonde : " Qu'y a-t-il de commun entre l'idéal austère et stoïque


200 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

A l'heure actuelle, la société se préoccupe très vi- vement de ce qui peut améliorer la vie familiale des classes ouvrières. Il y a un grand effort tenté pour perfectionner la moralité des hommes et rendre plus délicate notre appréciation des rapports sexuels. Le progrès sans lequel le mouvement socialiste avorte- rait n'est donc pas une utopie : toutes les classes col- laborent inconsciemment à rendre plus facile la réa- lisation des conditions morales du socialisme.

de Proudhon, qui fut la pratique de sa vie, et le Paradis de Mahomet, où tant de socialistes bourgeois promettent de conduire la classe ouvrière, après avoir inscrit sur la porte en lettres flannboyantes : le droit à la paresse ? » Jean Bourdeau fait ici allusion à Paul Lafargue, dont les idées étaient le plus souvent celles qui auraient convenu à un commensal d'Helvétius.

Il me semble que mes idées ont fait quelque chemin depuis 1899, au moins en ItaUe. En corrigeant cette épreuve, j'ai sous les yeux un article publié dans le R^sto del Car- lîno du 7 août 1918, par Giuseppe Prezzolini, qui ne croit pas que les socialistes aient le droit d'espérer vaincre le monde bourgeois aussi facilement que les chrétiens ont vaincu le monde antique. Les premiers chrétiens, dit-il, avaient sur leurs adversaires une incontestable supériorité morale : « Ils étaient chastes, tem.pérants et capables de sacrifices ; ils n'imitaient pas les vices de leurs ennemis ». La réforme morale chrétienne était un retour aux usages de la vieille Rome, en un temps où triomphaient les aven- turiers favorisés par les empereurs.


Préface pour Gatti 'd


I. Variété des idées sociales que se forment les tra- vailleurs des divers pays. — Persistance de con- ceptions médiévales en Angleterre. — Ce que Marx a emprunté aux ouvriers anglais.

II. Caractère nomade de l'Américain. — Mélange des intérêts des classes. — Sentiment commun d'éléva- tion progressive.

III. Les syndicats suivant les idées des gouverne- ments français. — Leur valeur comme forces d'in- timidation manœuvrées par les partis, — Pas de progression dans l'éducation juridique.

IV. Coopération agricole. — Sa valeur considérable pour l'observation du juriste. — Espérances que font naître les coopératives en Italie au point de vue socialiste.


Il y a dans le monde beaucoup de thèses qui se maintiennent par la force de la routine et qui ne sont plus fondées sur les faits : c'est ainsi qu'il n'est pas exact de dire aujourd'hui que les partis socia-

(1) Cette préface, écrite à la fin de 1901, précède un vo- lume dont voici l'indication bibliographique : Le socia- lisme et l'agriculture, par G. Gatti, député au Parlement italien, Giard et Brière, éditeurs, Paris, 1902. Elle a été reproduite dans les Cahiers de la quinzaine, 14* de la III' série, sous le titre : Socialismes nationaux.


202 MATÉRIAUX D'une théorie du prolétariat

listes nationaux ne sont que des fractions d'une grande armée prolétarienne, répandue dans le monde entier, animée d'un même esprit, poursuivant un but identique pour tous. Lorsque l'on veut faire ressortir les ressemblances qui existent entre les divers so- cialismes, on est obligé de se contenter de formules dénuées de portée pratique ou d'en revenir aux dé- clarations purement démocratiques.

En réalité, il y a au moins autant de socialismes qu'il y a de grandes nations ; pour les étudier, il ne faut pas seulement connaître le développement in- dustriel de chaque pays, il faut savoir aussi quelles sont les vues politiques dominantes et les diverses manières de comprendre les rapports sociaux, c'est- à-dire les sentiments juridiques du peuple. On a pu dire qu'il y a autant de socialismes que de races, et Gustave Le Bon s'est efforcé, dans sa Psychologie du socialisme, de mettre en lumière les grandes diffé- rences qui existent, à ce point de vue, entre les La- tins et les Anglo-Saxons ; son étude est souvent in- suffisante, parce qu'elle est fondée sur les qualifi- cations de la psychologie courante ; et nous savons que celle-ci a été conçue pour décrire la vie des classes supérieures ; les explications ordinaires de l'histoire par la psychologie sont superficielles par- ce qu'elles supposent que presque tout, dans l'his- toire, dépend des sentiments des gens du monde.

On admet, comme une chose évidente, que les idées socialistes se rattachent étroitement à l'orga- nisation du travail ; mais cela ne signifie rien tant que l'on ne spécifie point ce qu'en entend par ce terme. Dans un premier sens, on peut dire que les manières de vivre et d'agir des ouvriers se ratta- chent à leur métier ; mais il ne s'agit pas seulement


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 203

de connaître l'outillage dont se servent les travail- leurs : le métier est, en quelque sorte, une technique vivante, qui fait de l'homme un élément du méca- nisme de la production.

L'homme n'est pas un instrument passif, dont le mouvement soit donné par une définition géomé- trique ; il faut savoir de quelle manière il s'adapte à son travail ; on est ainsi amené à se poser des questions qui se rattachent à la psychologie de l'at- tention et qui ne doivent pas être examinées d'une manière générale, mais à propos de chaque genre d'occupation. Marx considérait la race comme un facteur essentiel dans l'histoire de l'industrie hu- maine (1) ; mais peu de recherches ont été faites par les marxistes dans cet ordre d'idées ; — cette omis- sion de leur part ne doit pas trop étonner, car ils ont, généralement, fort négligé aussi la différencia- tion technologique dans l'économie (2) et beaucoup trop raisonné suivant la tradition démocratique, qui nivelle toutes choses.


(1) Marx dit dans le Capital : « Abstraction faite du mode social de production, la productivité du travail dé- pend des conditions naturelles au milieu desquelles il s'ac' complit. Ces conditions peuvent toutes se ramener soit à la nature de l'homme lui-même, à sa jace, etc., soit à la nature qui l'entoure » (page 220, col. 2). Dans L'Allemagne en 1848, il avait paru regarder les Slaves comme spécia- lement voués à l'agriculture (trad. franc., pages 82-83. — Des voyageurs récents estiment que les ouvriers japonais sont moins aptes que les ouvriers ctiinois à produire éco- nomiquement dans la grande industrie.

(2) En 1898 j'écrivais : « Les lois de la technique n'exi- gent point partout l'emploi d'instruments énormes, à mar- che très rapide et, par suite, à production journalière co- lossale. Dans l'agriculture, l'expérience montre que la petite exploitation l'emporte généralement sur la grande » ; et,


204 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

Les idées sociales apparaissent seulement quand le travailleur fait un retour sur lui-même pour juger les rapports qui se sont réalisés dans l'atelier : c'est ainsi que la conscience juridique du peuple se rem- plit de notions qui sont en rapport étroit avec la constitution des classes et qui persistent fréquem- ment durant des siècles, longtemps après que les conditions primitives ont disparu. Tous les voya- geurs nous apprennent que les émigrants transpor- tent souvent, loin de leur pays, des manières tout à fait particulières de comprendre la société : les observateurs ont noté, par exemple, la conduite des Irlandais en Amérique ; dans les professions où ils sont nombreux, l'organisation ouvrière prend des caractères exceptionnels (1) ; — si en Nouvelle- Zélande les Ecossais ont exercé une grande influence sur la législation sociale (2), cela tient moins, je crois, à leur tendance aux solutions théoriques qu'aux idées féodales transmises par une longue tradition (3).


dans une note, j'ajoutais : " La marche intensive est sur- tout nécessaire dans les industries où la chaleur joue un grand rôle et dans celles où il faut utiliser les produits secondaires jusqu'à la dernière limitp. Il y a aussi intérêt à faire tourner vite les machines rotatives : on peut alors les faire plus légères et mieux utiliser le travail d'ouvriers exercés. » (Saverio Merlino, Formrs et essence du socia- lisme, préface, pages xxxm-xxxiv.)

(1) Les vieux syndicats de mécaniciens, de chauffeurs, de serre-freins, de télégraphistes de chemin de fer, sont des sociétés secrètes dont les Grands Maîtrps sont des per- sonnages très puissants. {Musée social, avril 1899.)

(2) Pierre Leboy-Be.\ulieu, Les nouvelles sociétés anglo- saxonnes, page 137.

(3) En Ecosse, ce fut seulement à partir du 1" juillet 1775 que l'on put embrasser les professions de bouilleur


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 205

Ce qu'on appelle, assez mal à propos, le socia- lisme municipal en Angleterre est basé sur des idées anciennes relatives au rôle des municipalités (1). Si ce genre d'administration fonctionne passablement de l'autre côté de la Manche, cela tient à ce qu'il a été possible, dans certaines villes tout au moins, de conduire les affaires municipales comme des aflaires privées ; cela suppose un ensemble de traditions qui n'existent pas chez nous ; on sait, en effet, que les ouvriers de nos régies administratives ne travail- lent pas comme ceux de l'industrie ; et des person- nes, qui semblent être bien informées, assurent que l'Etat français fait de sérieuses économies lorsque, ses ouvriers se mettant en grève, il peut acheter des allumettes sur le marché international, au lieu de les faire fabriquer dans ses manufactures.

Enfin, l'idée, si profondément médiévale, du juste prix s'est si fortement maintenue dans la jurispru- dence anglaise que nous la trouvons appliquée aux Etats-Unis dans les relations des gouvernements avec les compagnies de chemins de fer. Il y a une tren- taine d'années, la Cour suprême décidait que, d'après la common law, les pouvoirs publics peuvent fixer des limites aux rémunérations réclamées « par les entre- preneurs de transports publics, les portefaix, bou-

efc de saunier sans être asservi à Tobligation de les garder toute sa vie. En 1799 on affranchit les anciens ouvriers. La servitude des mines de houille avait été établie par la coutume postérieurement à l'abolition du régime féodo!. (Tho>l\s Erskine NLvy, Histoire constitutionnelle de l'An- gleterre, trad. franc., tome II, pages 334-335.)

(2) A la fm de l'Ancien Régime, les villages du Roussil- lon donnaient à ferme : la boulangerie, la boucherie, le cabaret, la fourniture de la glace. (Jean-Auguste Brutails, Notes sur l'économie rurale du Roussillon, pages 174-175.)


206 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

langers, meuniers, maîtres de quai, aubergiste?, et réglementer, en général, l'usage d'une propriété pri- vée dès que cet usage peut affecter l'intérêt pu- blic» (1). Il est résulté de cela que, si les charters des compagnies de chemins de fer semblent leur donner une liberté illimitée, presque partout les Etats ont cependant interdit la perception de taxes dérai- sonnables : et cette législation a été reconnue cons- titutionnelle (2).

Ce qui caractérise surtout l'Angleterre, c'est le vieux trade-unionisme classique, qui n'a pu se dé- velopper complètement que là. Dans la préface qu'il a écrite pour le livre de Louis Vigouroux, sur La concentration des forces ouvrières dans l'Amérique du nord, Paul de Rousiers montre qu'il faut se gar- der de transporter d'un pays dans un autre de pré- tendues lois qu'on aurait tirées de l'observation ; les organismes « ne sont pas interchangeables com- me les pièces de machines semblables ; [ils] répon- dent à des besoins différents et conviennent chacun à l'usage auquel ils sont destinés » (3). Il me semble que ce grand économiste n'a pas suffisamment si- gnalé les causes spécifiques qui ont assuré le succès du trade-unionisme anglais.

En Angleterre, l'organisation du travail a été, jus- qu'à une époque récente, soumise à des principes du Moyen Age. Il n'y a pas si longtemps que la loi désignait l'entrepreneur et l'ouvrier par les termes

(1) Lavoinne et PoNTZEN, Les chemins de fer en Amé- rique, tome II, page 492.

(2) Louis-Paul Dubois, Les chemins de fer aux Etats- Unis, page 163, page 179, page 181. (Ce livre est de 1896.)

(3) Louis Vigouroux, La concentration des forces ou- vrières dans l'Amérique du nord, pages xx-xxi.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 207

master et servant, qui comportaient un sens quasi- féodal ; l'ouvrier anglais était vraiment un asservi; il faut toujours penser à cela quand on lit le Capital. Ce n'est point par un abus métaphorique des mots que Marx compare le capitaliste à un législateur privé, rédigeant un code qui « n'est qu'une carica- ture de la régulation sociale (kapitalistische Karika- tur der gesellschaftlichen Regulirung des Arbeits- processes) telle que l'exigent la coopération en grand et l'emploi des moyens de travail communs » (1).

Dans son exposition, Marx s'est efforcé de se pé- nétrer, aussi complètement que possible, des idées anglaises, de les faire passer de l'état confus qu'elles ont dans la conscience populaire, à un état supérieur et de leur donner ainsi un aspect juridique. Cela crée de très grandes difficultés pour les lecteurs superfi- ciels du Capital qui, souvent, ne réfléchissent pas aux conditions particulières de la société sur laquelle raisonnait l'auteur.

La masse ouvrière est un champ de travail sur lequel les capitalistes moissonnent (2) ; ce champ n'est pas à eux ; ils abusent souvent de leur droit et ils épuisent le domaine ; il faut empêcher cet abus qui compromettrait l'avenir du pays: la limitation de

(1) Marx, Capital, page 183, col. 2. — Cette législation privée {privatgesetzlicfi und eigenherrlich), pleine de colè- res, manque de rationalité ; elle est donc bien une carica- ture de l'ordre qui coi-respond à l'organisation de l'atelier, tandis que dans la législation publique on rencontre un essai plus ou moins heureux d'élévation de la vie écono- mique à la rationalité.

(2) Marx se demande (loc. cit., page 113, col. 1) si le fabricant d'acier, Sanderson, croit posséder, en vertu de son outillage, un droit de vingt-quatre iieures sur ses ouvriers (Anweisung auf die Arbeitzeit).


208 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

la journée de travail est aussi nécessaire que l'intro- duction du guano dans l'agriculture anglaise (1).

La vieille législation avait fixé la durée du travail et le salaire ; depuis que le commerce est devenu libre, les capitalistes s'efforcent d'accroître leurs profits, et ce changement est interprété en partant de l'ancienne doctrine juridique du travail : quand le patron parvient à allonger la journée sans aug- menter le salaire, il semblerait naturel de dire qu'il diminue le prix de l'heure; Marx, à l'imitation des ouvriers anglais, dit que le patron profite du travail non payé {unbezahlte Arbeit, unpaid labour) (2). Les ruses que les entrepreneurs emploient pour al- longer la journée normale sont assimilées constam-, ment à des usurpation et à des vols (3). La grande charte du travailleur moderne est la loi qui sépare « le temps propre de l'ouvrier et celui de son maî- tre » (the worker's oivn time und his masters) (4).

Les idées que les ouvriers anglais se font de leurs dioits sont, en grande partie, basées sur la pratique du long apprentissage qui a habitué les ouvriers qualifiés à se considérer comme séparés du reste des travailleurs : les hommes qui ne sont pas en règle (comme ils disent) n'ont pas qualité pour leur

(1) Marx, loc. cit., page 103, col. 1 ; Cf. page 114, col. 2, page 116, col. i et col. 2.

(2) Marx, loc. cit., page 108, col. 1. — J'ai fait observer déjà dans la Revue internationale de Sociologie (avril 1900, pages 268-269) que toute la théorie de la valeur de Marx est dominée par les idées anglaises qui font de l'tiomme « du temps de travail personnifié » (Marx, loc. cit., page 104, col. 2).

(3) Marx, loc. cit., page 104, col. 2 ; page 108, col. 2 ; page 114, col. 1 ; page 184, col. 2.

(4) Marx, loc. cit., page 130, col. 2.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 209

faire concurrence ; l'ouvrier qui ne paie pas ses co- tisations régulièrement à son Union, est un irré- gulier contre lequel la persécution est permise ; le blackleg, celui qui vient prendre la place d'un gré- viste, est un véritable malfaiteur.

La notion du domicile légal constitue un deuxième élément essentiel dans la formation de l'esprit an- glais ; les ouvriers attachent une certaine valeur juridique au lieu où ils ont le droit de travailler ; en 1895, au Congrès de CardifF, les trade-unionistes demandaient qu'une loi interdît de faire venir des travailleurs de districts étrangers. Cette influence traditionnelle du domicile légal a été renforcée par un fait très important : les grandes industries sont généralement concentrées sur une faible étendue de pays ; il est facile de voir combien chez les coton- niers et les constructeurs de navires cette concen- tration a développé l'esprit de corps.

Enfin, il faut ajouter que jusqu'à ces derniers temps on croyait à la supériorité incontestable de l'industrie anglaise ; les ouvriers pensaient que la production anglaise était assez forte pour imposer ses prix et que les crises provenaient de l'impru- dence des fabricants. Avec une marche sage, rien ne pouvait s'opposer à l'établissement de bons sa- laires {living wage) ; et pour assurer cette marche sage le contrôle des trade-unions pouvait être seul efficace, parce qu'il pouvait seul empêcher la sur- production.

Habitués à se considérer comme étant les seuls qui fussent appelés à se servir de l'outillage per- fectionné existant dans le lieu de leur résidence, les ouvriers anglais se sont considérés comme ayant sur les machines une sorte de jus in ve aliéna et entre

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210 MATÉRIAUX D'une théorie du prolétariat

eux s'est développé un esprit de corps que l'on ne retrouve que très exceptionnellement ailleurs. Sans cette notion juridique je ne crois pas qu'il y ait de trade-unionisme possible.

Dans le monde moderne les progrès incessants que la science apporte, constituent une source énor- me de richesses que l'on peut considérer comme une masse commune et dont les diverses classes s'efforcent de s'approprier la jouissance (1). Une grande question pratique à résoudre perpétuelle- ment par les trade-unions est de savoir dans quelle mesure les nouvelles machines doivent profiter aux ouvriers (2). La législation sociale n'a de raison que tout autant qu'on l'examine à ce point de vue ; les règlements de l'autorité, en réduisant la durée du travail, ou les lois de prévoyance, en créant des ins- titutions de secours ou de retraites, empêchent les patrons d'accaparer tout le bénéfice de la science appliquée et en attribuent une part aux ouvriers. Cette intervention de l'Etat est naturellement subor-

(1) « La grande industrie, écrivait Proudhon en 1851, peut être assimilée à une terre nouvelle, découverte ou créée tout à coup par le génie social au milieu de l'air, et sur laquelle la société envoie, pour en prendre possession et l'exploiter au profit de tous, une colonie. Cette colonie sera donc régie par un double contrat : le contra* qui lui donne l'investiture, établit sa propriété, fixe ses droits et ses obligations envers la mère-patrie : le contrat qui unit entre eux ses divers membres et détermine leurs droits et leurs devoirs. » (Idée générale de la Révolution au XIX* siècle, 6« étude, § 3.)

(2) Dans le Lancasliire, la règle, au temps où Paul de Rousiers faisait son enquête, était d'attribuer aux ouvriers 40 p. 100 des avantages, (Paul de Rousiers, Le trade- unionisme en Angleterre, page 320.)


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 211

donnée à cette condition fondamentale, qu'elle soit favorable au progrés de l'économie (1) ; et Marx s'est attaché à démontrer, avec minutie, que cette condi- tion avait été remplie en Angleterre.


n

Je n'ai pas la prétention de donner ici un tableau complet de toutes les formes que peut revêtir l'or- ganisation ouvrière et de rechercher toutes les con- ceptions juridiques qui en dérivent ; il est ma- i K ■ nifeste que dans la réalité les types que la science peut établir, ne se réalisent jamais d'une manière pure et qu'il y a des mélanges, comme cela se pro- duit dans toute formation sociale. L'expérience montre que l'on peut cependant trouver, pour cha- que pays et pour chaque époque, un type qui est^ vraiment essentiel, qui permet de définir les condi- tions juridico-économiques du peuple au temps con- sidéré. Pour l'Amérique, cette recherche n'est pas très difficile ; il est clair que c'est dans l'étude de la Fédération américaine du Travail que l'on trouve les éléments les plus spécifiquement américains.

Si le vieux droit anglais est aussi vénéré d'un côté que de l'autre de l'Atlantique, il s'en faut de beaucoup que le contenu de la conscience popu- laire soit le même en Amérique et en Angleterre ; tandis que dans ce dernier pays, sous l'influence

(1) C'est une considération fondamentale au point de vue marxiste, mais tout à fait secondaire au point de vue des philanthropes ; — à l'heure actuelle, les marxistes ne prennent pas toujours assez garde au danger qu'il y a de faire campagne avec les philanthropes.


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212 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

de fortes survivances féodales, du domicile légal et du long apprentissage, chaque ouvrier qualifié se considère comme attaché à son métier et à son lieu, — l'Américain est un nomade, aussi bien pour sa profession que pour sa résidence.

Habitué à passer d'un travail à un autre, ne pou- vant pas acquérir, par une longue pratique et par tradition, les ficelles de métier, ne possédant jamais ce genre de virtuosité spécifique si longtemps consi- déré comme essentiel, l'ouvrier américain se trouve être mieux approprié au travail des machines mo- dernes que l'européen (1). Non seulement la produc- tion est plus forte, mais encore les progrès sont plus faciles à réaliser en Amérique qu'en Angleterre : l'esprit de routine domine dans le plus grand nom- bre des ateliers de ce dernier pays ; on le retrouve naturellement à tous les degrés de l'échelle, puisque la majorité des chefs a passé par la vie ouvrière ; il est vraiment étonnant que Barnes, le secrétaire de l'Union des mécaniciens, ne s'aperçoive pas que l'état arriéré qu'il signale dans les usines anglai- ses (2), provient surtout de la formation de l'ou- vrier anglais. En Amérique, tout le monde est animé d'un même esprit progressif ; en Allemagne, la rou- tine des ouvriers a été vaincue grâce à la formation spéciale des ingénieurs sortis des écoles scienti-


(1) Il y a quelques années des fabricants français de boutons de nacre transportèrent leurs machines de France en Amérique et furent tout surpris de voir les Américains produire plus qu'on ne produisait dans des pays où cette industrie était traditionnelle.

(2) D'après un article de Biard sur l'industrie américaine et l'industrie anglaise, dans le Bidletin de la Société d'en- couragement, avril 1900, page 639.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 213

fiques et à l'exacte discipline militaire imposée à tout le monde.

Pour l'Angleterre, nous devons continuellement nous référer à des idées réglementaires provenant de la tradition médiévale ; en Amérique, tout est pénétré d'idées commerciales. Barnes se trompe donc gravement quand il croit (1) que l'Angleterre a dé- passé le moment historique où se trouve l'Amérique à l'iieure actuelle ; il ne comprend pas les liens qui rattachent les idées anglaises actuelles à un passé lointain, qui ne peut guère revenir.

Toute notion de hiérarchie, ayant ses racines dans la féodalité, est inintelligible pour l'Américain ; il ne semble même pas bien se rendre compte de ce qu'on nomme en Europe lutte de classe, parce que cette notion renferme beaucoup d'éléments histori- ques. La vie ouvrière n'est point, à ses yeux, un état particulier propre à une section du peuple, mais plutôt une préparation, une école, un moyen de sé- lection pour tout le monde •■ l'idée fondamentale est ici que tout citoyen doit se considérer comme ayant dû passer par cet apprentissage de l'individu (2).

Les questions sociales ne sont plus posées en par- tant de l'idée d'un partage à établir entre des clas- ses concurrentes, mais comme des questions d'édu-


(1) Article cité, page 641.

(2) Marx observant, au milieu du xix^ siècle, la mobi- lité des conditions de vie américaine, pensait que les classes n'étaient pas encore fixées aux Etats-Unis, mais il suppo- sait évidemment qu'elles se fixeraient comme en Europe {La lutte des classes en France. Le XVIII brumaire de Louis Bonaparte, page 205). Les choses ne semblent pas avoir beaucoup changé.


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cation intéressant tout Américain, — qu'il soit ou- vrier, patron ou commerçant. La première condi- tion que l'on désire chercher à remplir dans un pays de ce genre, est que tout homme voulant s'élever trouve du travail à sa disposition, qu'il puisse en vivre, en attendant qu'il profite des occasions favo- rables qui peuvent se présenter (1). Il est donc na- turel que tant de personnes suivent avec intérêt les efforts tentés par la Fédération américaine du Tra- vail pour organiser les ouvriers, combattre les mai- sons qui imposent de trop mauvaises conditions et obtenir la réduction de la journée (2).

Aux yeux des Américains les courtes journées de travail offrent deux avantages : procurer de l'occu- pation à beaucoup de personnes et donner aux ou- vriers un loisir qu'ils emploieront à s'instruire. Les philanthropes qui rêvent sur le progrès humanitaire, n'examinent que très légèrement cette question de l'instruction ; il est assez douteux que les ouvriers anglais tirent grand parti des réductions de la jour- née ; mais en Amérique il n'en est pas de même ; il y a tant de gens qui sont obligés de passer par la vie ouvrière (3) que le pays a un grand intérêt à

(1) Paul de Rousiers raconte que des' Américains richqs, après revers de fortune, n'hésitent pas à gagner leur vie par le travail manuel {La vie amé/icaine. L! éducation et la société, page 21).

(2) Louis Vigouroux. — La concentration des forces ouvrières dans l'Amérique du nord, pages 322-328, pages 243-251, pages 334-347.

(3) Il n'est pas rare de rencontrer des étudiants d'Uni- versité qui sont domestiques, allumeurs de réverbères ; Paul de Rousiers dit qu'un élève du séminaire catholique de Boston se plaça comme garçon de restaurant j)i.;nuoint, ia saison thermale à Saratoga pour pouvoir payer son éduca- tion ecclésiastique, [op. cit., page 16.)


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 215

rendre cette vie compatible avec la formation nor- male de l'intelligence.

Dans ce pays où tout le monde veut participer au mouvement progressif et où ce mouvement est ap- puyé sur des conditions économiques qui en assu- rent la durée, l'éducation est la constante préoccu- pation de tous les hommes occupant une grande situation. L'Américain estime qu'une partie notable des richesses produites par la grande force com- mune qu'engendre la science, doit être employée pour mettre tous ceux qui veulent s'élever en me- sure de le faire efficacement. On dépense des som- mes énormes pour les écoles ; et de riches particu- liers fondent des établissements d'enseignement su- périeur, fournissant aux hommes qui veulent ap- prendre des facilités inconnues en Europe (1). L'ex- périence a montré que tous ces efforts n'ont pas été effectués en pure perte, comme l'ont été pour la plus grande partie, les sacrifices faits chez nous pour développer les Universités : celles-ci ont for- mé une jeunesse peu capable de gagner sa vie, qui ne sait vivre que d'emplois et qui a besoin de chefs ; — en Amérique, s'est formée, au contraire, une race d'une énergie exceptionnelle ; Paul de Rousiers y signale ce caractère particulier que généralement les hommes arrivés s'efforcent de forcer à s'élever tous ceux qui peuvent le faire (2). Le système amé- ricain a donc fait ses preuves.

(1) Paul de Rousiers, op. cit., pages 150-154.

(2) Paul de Rousieks, op. cit., page 146, page 148. — Chez nous, les gens qui ont eu la chance de parvenir à de hautes situations ressemblent bien rarement à ces riches Américains, dont Paul de Rousiers vante l'intelligent esprit de patronage ; ils redoutent que les succès de nouveaux


216 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

Les organisations ouvrières se préoccupent d'ame- ner les industriels à suivre une pratique conforme à leurs vues, en obtenant l'appui de leur clientèle ; c'est ici que se manifeste, d'une manière éclatante, ce caractère mercantile que j'ai indiqué plus haut On s'efforce de faire les consommateurs juges des différends qui s'élèvent entre patrons et ouvriers : si les consommateurs estiment que le progrès mo- ral des travailleurs, que l'on peut espérer atteindre par une réforme des ateliers, vaut la peine d'être payé par une légère augmentation de prix, ils ces- sent de se fournir chez le marchand boycotté et achètent, autant que possible, des marchandises portant le label.

On a cherché à transporter en Europe ces pro- cédés commerciaux mais ils n'ont eu qu'un succès très partiel ; c'est la preuve matérielle que l'état d'esprit diffère totalement d'un côté à l'autre de l'Atlantique.

Le socialisme américain paraît être jusqu'ici quel- que chose de bien vague ; les grandes organisations à grandes visées, comme les Chevaliers du Travail, n'ont pas donné beaucoup de résultats pratiques. Il ne semble pas que les importateurs de théories européennes aient encore pu s'acclimater à la vie américaine ; ils ont surtout dépensé leur énergie à entrer en conflit avec la Fédération du Travail.


venus ne diminuent Timportance qu'ils ont dans l'aristo- cratie de l'argent ; ils ne favorisent guère que les hommes qui consentent à leur former une cour d'admirateurs.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 217


III


Pour étudier ce qui est particulièrement français dans rorganisation ouvrière nous prendrons comme types les groupes dont le fonctionnement a motivé depuis longtemps la politique sociale de nos gou- vernements (1). Si les syndicats étaient de simples agences des affaires d'un métier, on ne compren- drait pas qu'ils aient été traités avec tant de mé- fiance sous les régimes les plus divers. Placer des ouvriers, procurer aux patrons des équipes à prix débattu (comme cela se passe pour la composition des journaux à Paris) ou conclure, au nom de leurs adhérents, des contrats collectifs, qui s'appliqueront à tout l'atelier, voilà des besognes qui rentrent dans ce qu'on peut appeler l'organisation commerciale du travail. Les syndicats, aux yeux des bureaux de l'Office du travail français, sont bien autre chose que des agences d'affaires réglant des questions d'intérêt ; ce sont des agences d'altruisme, qui dé- bitent du sentiment : « Par la générosité et la géné- ralité de ses vues, le syndicat professionnel est en train de devenir la meilleure école de dévouement social (1). »


(1) On ne doit s'attendre à trouver ici aucune considéra- tion relative au syndicalisme révolutionnaire, dont Fernand Pelloutier (mort le 13 mars 1901) s'était fait l'apôtre dans de nombreux écrits que résume son Histoire des Bourses du travail. — En 1901 je n'avais encore qu'une idée assez confuse des propositions que je devais présenter plus tcird dans les Réflexions sur la violence.

(1) Office du travail. — Les associations profession- nelles ouvrières, tome I, page 282.


218 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

L'Office du travail observe que des associations peu nombreuses peuvent produire de grands résul- tats, hors de proportion avec leur importance ma- térielle ; ainsi, en 1896, deux cents maçons lyonnais et, en 1898, pareil nombre de terrassiers parisiens ont provoqué deux grandes grèves qui ont compris, la première, huit mille ouvriers et la seconde, quinze piille. Ce n'est pas sans raison que de pareils phé- nomènes ont été rapprochés de ceux qu'on observe en matière électorale, les masses suivent des groupes peu nombreux, unis autour de comités (1). D'après la doctrine de l'Office du travail, le syndicat est une coalition permanente, ce qui veut dire qu'il est une agence d'agitation, suscitant des difficultés inces- santes au patron et épiant le moment favorable pour provoquer un conflit (quand le fabricant a de fortes commandes et ne peut pas reculer).

Des associations de ce genre ne peuvent pas con- clure de vrais contrats collectifs, parce qu'elles ne sauraient en assurer l'exécution ; elles n'ont aucun moyen pour forcer leurs adhérents à fournir un tra- vail de qualité supérieure. Quand une grève est ter- minée par une augmentation de salaire ou une ré- duction de journée, la discipline patronale est obli- gée de devenir souvent plus dure pour adapter le travail aux nouvelles conditions techniques qui s'im-


(1) Office du travail, loc. cit., page 277. Le rédacteui- ministériel fait la remarque importante qui suit : " A la suite de la grève de 1893, le syndicat des mineurs du Pas- de-Calais perdit les neuf dixièmes de ses membres, et, ce- pendant, les candidats recommandés par lui pour le poste de délégués mineurs continuèrent à l'emporter sur leurs adversaires. »


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posent au chef d'entreprise (1). Il faut éliminer les éléments inférieurs, accélérer la marche des ma- chines, resserrer les temps perdus. De là résultent de nombreuses difficultés pratiques : beaucoup dou- vriers mécontents s'adressent au syndicat et le for- cent à les soutenir contre les nouvelles tendances des chefs d'atelier ; la lutte se termine, presque tou- jours, par l'expulsion des meilleurs militants, que le patron considère comme constituant un obstacle à l'amélioration du travail. Toute autre solution sera impossible tant que le syndicat sera une « coalition permanente ».

De pareils comités fonctionnent comme des co- mités politiques et sont à la merci de réunions pu- bliques ; ainsi à Saint-Etienne, en 1899, le syndicat demandait quarante centimes d'augmentation, on vota, dans une grande réunion, qu'il fallait récla- mer cinquante. Dans un trop grand nombre de cas


(1) On s'exagère souvent la facilité avec laquelle les tra- vailleurs acceptent rintensification de leurs efforts. A la suite dune grève survenue à la lin de 18yy, dans les mines de la Loire, intervint un arbitrage réduisant la durée du travail de 6 p. 100 et augmentant les salaires de 9 p. 100 ; on avait cru que la production du bassin ne baisserait pas ; mais on constata, à la fin de 1900, qu'elle ne s'était accrue que de 3,6 p. 100, tandis que le nombre des ouvriers s'accroissait de 7,2 p. 100 (Comité central des HomLLÈRES DE France, Réponse au questionnaire adressé le 25 juillet 1901 par la tommission de la durée du travail dans les mines, pages 18-20). — Il est arrivé parfois que des statis- ticiens ont été troqnpés par les chiffres des compagnies ; celles-ci ont une tendance naturelle à abandonner les cou- ches difficiles quand les frais d'extraction augmentent : il peut donc arriver que la production par homme ne dimi- nue pas quand on raccourcit la journée parce qu'on ne tra- vaille plus que dans des couches riches.


220 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

les syndicats sentent leur impuissance et ils s'en re- mettent aux décisions de leurs adhérents : quelque- fois même ils laissent la première place à des comi- tés improvisés et servent seulement de commission- naires. Il est impossible de traiter des affaires sé- rieusement par des procédés aussi extraordinai- res (1).

On comprend facilement que tous les gouverne- ments aient considéré les syndicats comme des cer- cles qu'il était nécessaire de surveiller ; une décision impériale du 30 mars 1868 leur accorda cependant la liberté, mais l'Empire se proposait une double fin politique : combattre linfluence de la bourgeoisie libérale, qui commençait à faire de l'opposition, et effrayer le monde des affaires quand il devenait utile de provoquer une a terreur salutaire de l'anar- chie » (2). La politique bonapartiste ne fut pas chez nous, comme on l'a cru souvent, un accident tenant à la présence de quelques hommes ; elle a été con- tinuée par une très grande partie des républicains, Les amis de Gambetta surtout rappellent beaucoup les anciens amis de l'empereur ; ils ont comme eux un grand mépris pour le droit ; la main-forte leur plaît infiniment et les programmes les plus ra- dicaux ne leur font pas peur ; comme leurs prédé- cesseurs, ils croient qu'il faut s'occuper d'affaires et ne pas trop se préoccuper de l'avenir. La démagogie

(1) Cf. Musée social, février 1900, page 42. Le typs accompli du genre tumultuaire se trouve dans la grève des dockers de Marseille {Musée social, juillet 1901).

(2) J'ai été à même d'observer de près celte politique dans les dernières années de l'Empire ; les amis personnels de l'empereur n'en faisaient pas mystère.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 221

autoritaire contemporaine comprend le rôle des syn- dicats comme l'avait compris l'Empire.

La loi de 1884 n'accorda aux syndicats que des avantages illusoires ; la grande faveur de la per- sonnalité civile ne sert pas à grand chose et on sait que beaucoup d'associations prospères s'en passent fort bien ; on ne fit rien pour amener les syndicats à devenir des agences d'affaires corporatives. Les ouvriers croient que cette loi a eu pour objet de forcer les patrons à reconnaître les syndicats, c'est- à-dire à accepter leur médiation pour les contesta- tions : la décision arbitrale de Waldeck-Rousseau sur la grève du Creusot (7 octobre 1899) montre qu'il n'en est rien (1) ; — le syndicat n'a aucun moyen pour contraindre le patron à respecter le contrat collectif ; chaque intéressé devrait plaider indivi- duellement (2) ; — réciproquement il ne peut don- ner aucune garantie à l'industriel. En réalité, ce contrat collectif n'est pas un contrat ; il n'est qu'une promesse dont l'exécution n'est assurée par aucun moyen de droit ; et la force du syndicat est souvent si faible que c'est même à peine une promesse dans certains cas.

Le caractère démagogique de la loi de 1884 (3)

(1) « L'intermédiaire du syndicat auquel appartient l'une des parties peut être utilement employé si toutes deux y consentent ; il ne peut être imposé » (Office du tr.\vail. Statistique des grèves et des recours à la conciliation et l'arbitrage survenus pendant l'année 1899, page 509.)

(2) Arrêt de Cassation du 1" février 1893 (Office du TRAVAIL, Les associations professionnelles ouvrières, tome I, page 86).

(3) 11 ne faut jamais oublier qu'à cette époque les con- servateurs n'avaient pas désarmé ; les élections de 1885 montrèrent qu'un retour offensif contre la République


222 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

apparaît surtout dans l'abolition de l'article 416 du Code pénal qui punissait « tous ouvriers, patrons ou entrepreneurs, qui, à l'aide d'amendes, défenses, proscriptions, interdictions prononcées par suite d'un plan concerté, auront porté atteinte au libre exercice de l'industrie et du travail ». Cette rédac- tion adoptée en 1864 avait aggravé assez notable- ment l'ancien Code, en imposant aux juges la mis- sion de protéger une chose aussi vague que le libre exercice de l'industrie et du travail ; l'interprétation que le tribunal de Marseille avait donnée à cet arti- cle (8 juillet 1864)), dans l'affaire des portefaix, était de nature à rendre toute discipline impossible dans les associations (1). Il y avait donc à modifier la for- mule, à distinguer au moins trois espèces d'actes : ceux qui sont nécessaires pour assurer l'ordre inté- rieur du syndicat, ceux qui ont pour objet de donner une sanction au contrat collectif par la mise à l'index de certaines maisons et ceux qui sont motivés par de pures vengeances. Les tribunaux civils apprécient un peu au hasard les conséquences pécuniaires de ces quasi-délits ; il aurait été très


était encore à craindre. La loi de 1884 fut donc une loi de défense républicaine plutôt qu'une vraie loi sociale, ins- pirée d'une étude sérieuse des besoins des travailleurs.

(1) La société de bienfaisance des porteffiix de Mar- seille interdisait à ses membres de travailler pour une maison qui ne fût pas agréée par le conseil de la société, sous peine d'amende ou même d'exclusion perpétuelle. Des portefaix ayant été exclus pour s'être laissé embaucher par les Docks, le tribunal décida que <■ soumettre les mem- bres de la société à ces exigences [des statuts], c'est évi- demment dépasser la limite des règlements de discipline et d'ordre intérieur, c'est imposer un acte qui attente à la liberté du travail ». (Office du trav.^il. loc. cit., page 43).


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 223

utile de poser dans la loi pénale des distinctions précises, mais on ne songeait nullement, en 1884, à l'éducation juridique des masses (1).

Le gouvernement a fait de grands efforts pour prendre contact avec les syndicats ; le bureau créé, au ministère de l'Intérieur, par Barberet. n'ayant pas eu beaucoup de succès, on institua l'Office du travail au ministère du Commerce dans l'espoir que les ouvriers s'en défieraient moins. Cet Office cher- che à se rendre populaire en flattant les préjugés des ouvriers; il se garde bien dans ses publications d'expliquer aux grévistes ce qu'ils peuvent faire et ne pas faire ; il évite de leur donner la moindre in- dication pour les amener à savoir raisonner sur le licite et l'illicite ; il semble même que souvent il cherche à embrouiller les idées des travailleurs. Cette tactique peut être habile, mais elle est bien coupable.

Il n'y a rien de plus important pour l'avenir d'un pays que le progrès de l'éducation juridique du peu- ple (2). Il faut que les ouvriers arrivent à compren-

(1) Il n'est pas nécessaire d'être grand clerc en socio-i logie pour s'apercevoir que la loi pénale exerce une in-i fluence beaucoup plus efficace que la loi civile dans l'édii-l cation juridique des masses ; celles-ci font une grande différence entre une amende qui punit le trouble apporté à l'ordre et des dommages-intérêts qui ont pour cause un tort causé à un propriétaire ; les prolétaires sont toujours portés à penser que le Code civil e^t uniquement rédigé pour les besoins économiques des patrons, en sorte qu'il leur serait étranger.

(2) Cti. Guieysse, secrétaire de la Société des Universités populaires, a remarqué que les auditeurs de ces conférences ne prennent qu'un intérêt médiocre à ce que disent lpf= avocats sur les lois. (Cahiers de la quinzaine, 2« de la IIP série, page 46.)


224 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

dre qu'il y a des raisons de droit devant lesquelles les sentiments doivent fléchir et que tout ce qui les gêne n'est point nécessairement bon à jeter au feu : de ce que souvent les syndicats ont été condamnés pour avoir fait des actes constituant des quasi-dé- lits, devons-nous penser que le quasi-délit doit dis- paraître de nos Codes ou encore devenir inappli- cable aux syndicats ? (1) Il faudrait que les hom- mes qui parlent au nom du socialisme aient toujours présentes à l'esprit ces fortes paroles que Proudhon a insérées dans son apologie du mutuellisme :

« Dans ces luttes de coalitions entre ouvriers et maîtres... des intérêts d'un ordre plus élevé [que les augmentations de salaires] se trouvent en jeu ; je veux dire la réalisation du droit dans le corps so- cial, manifestée par l'observation des formes légales et le progrès des mœurs qui ne permet pas que la violence, eût-elle cent fois raison, l'emporte sur la loi, celle-ci ne servît-elle que de palliatif à la fraude. Que les ouvriers le sachent donc, non pour leur con- fusion mais pour leur plus prompt avancement :


(1) Dans un article relatif à la réforme de la loi sur les syndicats, que Waldeck-Rousseau et Millerand avaient pro- posée en 1899, Marias Moutet signale une note curieuse de rUnion des syndicats de la Seine, publiée le 5 février 1900 dans la Petite République : <■ L'Union estime qu'il y aurait lieu de demander, pour les syndicats professionnels, l'abro- gation de l'article 1382 du Code civil, article qui générale- ment est employé par les patrons et les renégats des syn- dicats ouvriers, mis à l'index par ceux-ci, pour les faire condamner. » (Mouvement socialiste, 15 m^nrs 1900, page 342.) L'auteur ne présente aucune observation au sujet de cette demande de privilège ; peut-?fre faut-il voir là un exemple de la difficuUé que les ouvriers éprouvent à com- prendre les règles du droit civil.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 225

c'est cette ignorance, ce manque d'habitude, je dirai même cette incapacité des formes légales qui a fait jusqu'à présent leur infériorité. » (1).

Les conflits qui se rattachent à la liquidation de l'affaire Dreyfus, ont donné un grand développe- ment à la démagogie en France ; les grèves tendent à devenir de moins en moins des questions écono- miques pour passer dans le domaine de la politique. Les conflits du Travail et du Capital deviennent des facteurs essentiels dans les luttes des partis : les amis du gouvernement actuel ont prétendu que leurs adversaires avaient entretenu la grève des mineurs de Montceau en vue de créer des difficultés au mi- nistère ; — on a eu de bonnes raisons de supposer que les tullistes de Calais ont refusé d'accepter le règlement du travail en deux postes sur l'incitation d'agents du ministre du Commerce ; il est, en tout cas, remarquable que les tullistes de Caudry, qui, appartenant au parti guesdiste, étaient à l'abri de telles suggestions, trouvèrent très convenable le sys- tème de travail, contre lequel s'étaient insurgés les ouvriers de Calais (Socialiste, 21 avril 1901) ; — enfin les menaces de grève générale que font les mineurs semblent rendre les plus grands services

(1) Proudhon. De la capacité politique des classes ou- vrières, page 326. — En insistant ainsi sur les formes. Proudhon montre, une fois de plus, à quel point son esprit avait pénétré les principes historiques de droit ; le droit romain a dû sa réputation de perfection à ce gu'il a été constitué au moyen de ce que j'ai appelé ailleurs des fonctions de procédure, analogues à des fonctions mathé- matiques. (Insegnam^nti social délia économia contempo- ranea, page 307.) Proudhon s'était donné pour mission de travailler à l'émancipation d'S masses par le droit et par la liberté. (Correspondance, tome XII, page 7.)

15


226 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

à Waldeck-Rousseau que les modérés n'osent ren- verser.

Cette déviation de l'action ouvrière conduit les travailleurs à penser qu'au lieu de discuter avec leurs patrons sur leurs intérêts économiques, il se rait beaucoup plus avantageux pour eux de s'adres- ser aux pouvoirs publics, en les invitant - sous me- naces de troubles — 'à faire aboutir leurs réclama- tions. Cet état d'esprit est tout naturel dans les so- ciétés encore mal préparées à la vie publique ; on avait cru qu'il disparaîtrait avec la pratique de l'or- ganisation syndicale ; il n'en a rien été ; les tendan- ces politiques semblant même devenir tout à fait dominantes, l'avenir du socialisme en France donne beaucoup à réfléchir. Devons-nous penser que le monde des travailleurs se mettra désormais à la re- morque de démagogues qui lui promettront de faire passer une partie de la richesse des gras aux mai- gres ? Le socialisme est-il destiné à devenir, suivant une expression du vieil Engels, un antisémitisme à grandes phrases ? (1).

Il faut espérer que les accidents actuels n'auront pas une influence définitive sur l'avenir du mouve-


(1) Dans l'article qu'il publia en 1894, dans la Neue Zeit, sur le programme agricole, voté par les guesdistes à leur Congrès de Nantes, Engels exprimait la crainte de voir ceux-ci parler aux paysans français un langage analogue à celui des antisémistes allemands, qui promet- tent aux petits propriétaires et aux petits patrons de garantir leur état actuel contre les dangers dont les menacent les gros capitalistes. Agir ainsi, c'eût été « perdre la dignité du parti, le rabaisser au niveau d'un antiisiémptisme à grandes Iphrases » . {Mouvement socialiste, 15 octobre 1900, page 462 ; cf. pages 458- 459.)


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 227

ment ouvrier ; mais il ne faut pas perdre de vue le danger démagogique (1). On peut poser, je crois, en règle que si la démagogie vient à s'installer dans une société offrant déjà des signes de faiblesse, elle accélère la décadence économique. Notre pays est d'autant plus menacé que son énergie est quelque peu épuisée ; l'esprit de confiance dans le progrès s'éteint de plus en plus : la faiblesse du mouvement de la population résulte surtout de cette cause. Nous som- mes dans une époque critique : si. appuyée sur la philanthropie et la sottise bourgeoises, la démagogie l'emporte, la France est perdue : un fort courant vraiment socialiste pourrait seul, à l'heure actuelle, sauver la France de cette marche vers la ruine (2).


IV

L'Italie est, encore plus que la France, un grand pays agricole ; et on oublie trop souvent que l'agri- culture est de quelque poids dans l'économie des " i nations ; il me semble vraisemblable que l'évolution ' ^ du socialisme devra subir très fortement l'influence d'institutions rurales qui étaient à peu près incon- nues il y a trente ans.


(1) La démocratie agit de la façon la plus fâcheuse sur le prolétariat en lui enlevant souvent ses meilleures forces intellectuelles, qu'elle attire vers des carrières politiques fructueuses.

(2) Les Réflexions sur la violence ont été écrites, en bonne partie, pour faire comprendre aux Français les avan- tages que peut procurer un mouvement révolutionnaire qui, en 1905, semblait avoir évincé la démagogie des mau- vais bergers.


228 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

Les associations agricoles ont pris chez nous un énorme développement'; on a eu la sagesse de les laisser fonctionner à leur guise et de se contenter des formalités qu'elles remplissent en se constituant sous forme syndicale. Les auteurs de la loi de 1884 ne se doutaient, en aucune façon, des applications que l'agriculture allait en faire ; quand on examine l'extrême complexité des relations (1) qui auraient dû être réglées par une loi complète sur la matière, on doit se féliciter de l'erreur commise en 1884 ; l'expérience a montré une fois de plus, contre les so- cialistes de la chaire et les professeurs de l'Ecole de droit, que la meilleure manière de protéger les asso- ciations, c'est de les laisser tranquilles. -^ Les socialistes ne semblent pas être encore bien fixés sur l'avenir et sur la portée de ces sociétés ; il y a quelques années beaucoup les considéraient comme un moyen de réaliser le socialisme : « Nous ne croyons pas, en effet, que pour s'élever à la pro- priété collective, les paysans propriétaires soient fatalement, inéluctablement, condamnés à descendre la pente qui conduit au prolétariat et à gravir ensuite le calvaire douloureux de l'exploitation capitaliste. Il leur appartient, au contraire, d'y arriver par d'au- tres chemins et d'éviter la phase de la prolétarisa- tion, en associant leurs efforts. » (2). Et ailleurs, dans

(1) Les théoriciens de la coopération k la campagne énumèrent les variétés en s'arrêtant aux caractères les plus superficiels ; j'ai essayé de donner un tableau fon- dé sur les vraies causes de différenciation. (Les divers types de sociétés coopératives. Science sociale, septem- bre 1899.)

(2) J. Destrée et E. V.4NDERVELde, Le socialisme en Belgique, page 429. — Cette thèse figurait dans un rap-


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 229

le même livre, Emile Vandervelde disait encore à propos de la fondation de plusieurs coopératives : « il n'est pas douteux... que l'irrésistible action du dé- veloppement technique et capitaliste de l'agriculture déterminera dans un avenir prochain, des transfor- mations intellectuelles et morales éminemment favo- rables au développement de l'idée socialiste. » (1). Aujourd'hui, Emile Vandervelde paraît être beau- coup moins optimiste (2) ; ce changement d'attitude s'explique facilement quand on voit à quels maigres résultats sont parvenus les socialistes belges ; les suc- cès des coopératives rurales catholiques les inquiè- tent avec raison (3).

Les socialistes belges ne sont peut-être pas très bien placés pour faire la théorie de la coopération rurale, parce qu'ils prennent pour mesure de la va- leur d'une réforme l'influence qu'elle peut exercer

port fait le 19 décembre 1897 au Congrès agricole de Waremraes par Emile Vandervelde.

(1) J. Destrée et E. Vandervelde, op. cit., page 329. — C'est la reproduction d'une conférence faite en 1896.

(2) « Je ne pense point, disait-il dans une conférence donnée à Paris en 1901, qu'on puisse attribuer à la coo- pérative de production en agriculture la portée socia- liste que lui assigne Gatti. En réalité, elle aide au déve- loppement du socialisme, mais au même titre qu'une fabrique capitaliste quelconque, c'est-à-dire en indus- trlalisoUît l'agriculture, en formant un prolétariat d'auxi- liaires, en marquant une séparation de plus en plus nette entre le Tiers et le Quatrième Etat dans les cam- pagnes » {Mouvement socialiste, 15 avril 1901, pages 472- 473.) Ici, Emile Vandervelde condamne bien crûment les paysans aux souffrances de la prolétarisation, qui au- raient pu leur être évitées, d'après son mémoire de 1897.

(3) Mouvement socialiste, 1" avril 1901, pages 388- 400.


L


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sur la prospérité de leurs Maisons du Peuple. Ces dernières institutions se ramènent, en dernière ana- lyse, à ceci : un comité d'hommes politiques ouvre un magasin et dit aux ouvriers : « Assurez la pros- périté de cette boutique, en devenant une clientèle fidèle ; nous vous ferons participer aux bénéfices et nous emploierons le surplus des bénéfices à des œuvres de propagande socialiste et d'éducation po- pulaire». Ce n'est que par une figure de rhétorique — frisant l'ironie — que l'on peut appeler coopéra- teurs les clients d'une Maison du Peuple qui est gou- vernée par un groupe très restreint de maîtres habi- les (1). Les directeurs de ces magasins ont été par- fois amenés, pour accroître les profits, à ouvrir des ateliers de confection et ils seraient disposés à com- manditer des laiteries leur fournissant du beurre à bon compte : la coopération rurale serait ainsi une annexe d'un magasin urbain (2) ; impossible d'en méconnaître davantage le vrai caractère I


(1) Dans les conclusions d'une étude consacrée à La fédération ouvrière gantoise, Variez se demande ce que deviendront les institutions socialistes de Gand lors- qu'elles devront se gouverner démocratiquement. {Musée social, janvier 1899, page 41.)

(2) Dans sa conférence de 1901, Vandervelde disait que les socialistes belges comptaient, pour s'implanter solidement dans les campagnes, sur la coopération, et que <■ le pivot de l'organisation rurale [qu'ils avaient réalisée était] la coopération urbaine » {Mouvement so- cialiste, 1" avril 1901, pages 392-393). Il soutenait, con- tre Gatti, qu'on ne peut accorder de valeur socialiste à la coopération de production rurale que si elle est rat.- taohée à des coopératives de consommation gouvernées par des socialistes {Mouvement socialiste, 15 avril 1901, page 473). Ainsi les (bases économiques de la société sont jugées en raison des intérêts des partis.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 231

L'association agricole est l'association par excel- lence, celle qui réalise le plus complètement la no- tion. La société la plus parfaite n'est pas, en effet, celle qui réunit des hommes, mais celle qui met la volonté au second plan pour faire passer au premier les intérêts communs existant entre des biens : c'est faute d'avoir compris cette vérité bien simple que les théoriciens de la coopération tombent si souvent dans le bavardage philanthropique. L'union entre des hommes est toujours précaire ; elle ne se main- tient (après les premiers jours d'enthousiasme) que par routine, indifférence, soumission ou par intérêt : et nulle part les intérêts ne sont combinés d'une manière aussi forte, aussi stable et aussi claire que dans les sociétés qui ont pour objet l'amélioration des exploitations rurales.

Dans l'agriculture on rencontre tout ce qui peut donner la force à l'association : les associés ont des intérêts communs d'une nature autrement plus con- crète que ne sont les intérêts des actionnaires ; cette coalition d'intérêts se révèle dans la pratique de la vie économique journalière et se rapporte tout au moins à l'achat ou à la vente de produits semblables ; — ils sont d'un même lieu et on ne saurait trop in- sister sur l'importance de cette considération, car l'unité de résidence crée non seulement un usage commun et continuel des choses collectives, mais à la campagne force presque tout le monde à s'inté- resser à la gestion de ces choses collectives ; — - en- fin des héritages voisins gagnent tous beaucoup à la multiplicité des services fonciers réciproques ; c'est ce que l'on voit se manifester à un degré éminent dans les pays d'arrosage.

Il est étonnant que Vandervelde, qui a attaché tant


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d'importance à la conservation des communaux (1), n'ait pas reconnu que la coopération rurale est for- tement apparentée à l'antique association de la mar- che.

C'est dans la vie des sociétés agricoles qu'il faut aller chercher la théorie de toutes les sociétés ; on ne saurait faire cette théorie en partant des asso- ciations si abstraites que nous montre le droit com- mercial moderne, ni des simples groupements de bonnes volontés en vue d'œuvres spirituelles, ni de la cité politique. Il faut prendre pour point de dé- part ce qui contient le plus de moyens de travail fixes, groupés suivant un plan et déterminant l'acti- vité des individus, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus concret dans la vie sociale.

Nous trouvons dans ces sociétés rurales complètes quelque chose d'analogue à ce qui a lieu dans la fabrique moderne : « Dans la manufacture, dit Marx, la division du procès de travail est purement subjec- tive ; c'est une combinaison d'ouvriers parcellaires. Dans le système de machines, la grande industrie crée un organisme de production complètement ob- jectif ou impersonnel, que l'ouvrier trouve là, dans l'atelier, comme la condition matérielle toute prête de son travail {als fertige matérielle Producktions bedingung)... Le caractère coopératif du travail y devient une nécessité technique dictée par la nature même de son moyen » (2). Mais dans la fabrique tout dépend d'une volonté extérieure, en sorte qu'il n'y a pas d'association ; tandis que dans un syndicat

(1) Cf. E. Vandervelde, L'exode rural el le retour aux champs, pages 53-68.

(2) Marx, Capital, page 167, col. 2.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 233

d'arrosage il n'y a pas de volonté extérieure et toutes les volontés particulières sont directement siibor- données à l'instrument damélioration pour tout ce qui concerne le but du syndicat : le caractère ca2)i- taliste, qui résulte de ce que le plan de division du travail est revendiqué comme propriété du Capi- tal (1), ne se trouve plus ici.

C'est dans ce genre de production qu'apparaît avec toute son étendue le principe de ras:>ociation ; c'est à l'étude de tels groupements qu'il faut avoir recours pour comprendre (par des raisons juri- diques) les règles relatives au droit des majorités, soit pour la formation, soit pour l'administration des associations. C'est ensuite par les voies de la logique juridique que l'on peut étendre ces règles aux cas plus abstraits. C'est toujours dans l'obser- vation de ce qui est le plus concret que le droit se reviviiie, tout comme la science.

Les associations rurales deviennent singulière- ment importantes pour les socialistes le jour où ceux-ci comprennent que tout changement social suppose l'élaboration de nouvelles formes d'associa- tion et l'éducation juridique du peuple. C'est à la campagne, bien plutôt qu'à la ville, qu'ils doivent aller chercher des exemples capables d'éclairer la notion d'association. D'autre part les associations agricoles se présentent à nous comme les facteurs directs et indispensables du progrès technique actuel dans les campagnes : elles agissent donc dans le sens du socialisme. Elles ont d'autant plus de valeur pour uous qu'il est souvent difficile de savoir si certaines

(1) Marx, loc. cit., page 157, col. 1.


234 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

pratiques assurent le progrès économique dans l'in- dustrie, tandis qu'ici il ne peut y avoir de doute dans les appréciations.

S'il existe donc dans un pays un socialisme rural — lié d'un côté aux forces qui produisent l'éduca- tion juridique et de l'autre à une organisation du travail où le progrès est facile à mesurer — il ne peut être exposé à tomber dans l'utopie ; il ne peut être que réaliste.

L'Italie possède, depuis des siècles, de grandes associations de dessèchement, de défense et d'irri- gation ; depuis quelques années des sociétés de toute nature se sont constituées pour permettre à l'agri- culture de suivre la voie progressive ; Mabilleau, Rayneri et de Rocquigny en ont décrit plusieurs types remarquables dans leur livre sur La prévoyan- ce sociale en Italie. Gerolamo Gatti a la bonne for- tune de vivre dans une région où les institutions coopératives et les nouvelles méthodes de culture ont pris le plus grand développement ; c'est dans l'Emilie que le député Guerci et le professeur Bizzoz- zero ont accompli une des œuvres qui prouve le plus l'énergie de nos voisins ; c'est également là que le célèbre Stanislao Solari a inauguré son système d'assolement qui semble destiné à exercer une in- fluence si considérable sur l'avenir de l'Italie (1).


(1) Sur le système Solari, Cf. le livre du professeui FiLippo ViRGiLii, Il problema agricolo e l'avvenlre sociale, qui lui est entièrement consacré. L. Mabilleau, Ch. Ray- neri et le comte de Rocquigny en ont signalé les bien- faits {La prévoyance sociale en Italie, pages 272-273). Le clergé catholique s'est fait l'ardent propagateur des idées de Solari.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 235

Dans quelle mesure les associations rurales ita- liennes se pénètrent-elles de socialisme, c'est ce que je ne saurais déterminer ; mais Gerolamo Gatti sem- ble plein d'espoir et il est mieux placé que nous pour juger ses compatriotes. Si vraiment le coopé- ratisme rural se présente en Italie comme une bonne préparation des paysans au socialisme (1), il faut en conclure que le socialisme est appelé a prendre chez nos voisins des formes nouvelles d'un grand intérêt pour l'avenir.

Le socialisme traverse, en ce moment, une grave crise, qui trouble les meilleurs esprits ; les gens qui se contentent de grands mots et de formules aussi vides que pompeuses, sont les seuls à nier cette crise. Les thèses que l'on regardait jadis comme classiques^ ne s'appliquent pas aux besoins de la pratique ac- tuelle ; il y a dissociation entre la doctrine et la con- duite ; le socialisme aboutit à une casuistique per- mettant toutes les compromissions. Les résultats sont d'autant plus arbitraires que l'écart est plus fort en- tre la théorie et la pratique ; aussi les plus opportu- nistes d'entre les socialistes trouvent-ils parfois com- mode d'être les plus intransigeants. J'écrivais, il y a quelques années, dans la Critica sociale {!" mai 1898) : « La science est. pour Marx, simplement l'ex-


(i) Saverio Merlino était de cet avis, puisqu'il indi- quait, dans son livre de 1898, parmi les réformes pré- paratoires du socialisme « l'institution des coopératives agricoles, l'organisation du crédit mutuel dans les cam- pagnes, les unions de fermiers et de petits propriétaires d'une commune pour l'achat des semences et des en- grais et pour la vente des produits du sol » {Foi~mes et essence du socialisme, page 208).


236 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

pression abstraite d'une certaine manière d'exercer notre pouvoir sur les choses. Je ne puis pas croire que l'avenir prévu par les programmes maxima soit une des choses sur lesquelles nous exercions notre pouvoir.,. Les programmes minima, trop souvent encore, dépassent les limites de notre action pos- sible ; ils dépassent donc ce que nous pouvons dire de scientifique sur les questions sociales». Au der- nier Congrès international, Enrico Ferri exprimait des idées presque identiques : « Je dis qu'on ne peut pas faire de distinction entre les principes et la tactique... Nous disons que la théorie n'est que la pratique généralisée et la pratique n'est que la théo- rie en action. » (1).

Ramener l'accord entre la doctrine et la conduite, voilà ce que devrait réaliser le socialisme pour vain- cre la crise ; mais il ne semble pas que l'on ait fait encore de pas décisifs dans cette voie. Il ne serait pas impossible que l'Italie fût appelée à résoudre / le conflit, grâce à la pratique de ses institutions ni- / raies ; elle a été déjà plusieurs fois l'éducatrice de I l'Europe ; elle pourrait l'être encore une fois de plus; car elle semble être arrivée à une situation qui lui permettrait d'élaborer des doctrines qui revivifie- raient le socialisme. On pourrait se demander si j l'Italie rurale du nord ne serait pas une terre d'élec- I tion du socialisme moderne au même titre que ! l'Allemagne industrielle. Dans peu de pays le mé- canisme social sur lequel se fonde la doctrine marxiste de la lutte de classe, n'est aussi bien déter- miné que dans la vallée du Pô. Le risorgimento


(1) Cahiers de la quinzaine, 16' de la II' série, pages 118-119. — Compte-rendu sténographique.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 237

avait été d'œuvre des villes, où se réunissent les po- pulations qui vivent aux dépens des paysans (gens de loi, usuriers, marchands, agents de la propriété, fonctionnaires, etc.), les socialistes se sont assez facilement emparés des campagnes que leur aban- donnait presque entièrement la démocratie urbaine; ils n'ont pas eu beaucoup de peine à faire com,pren- dre à leur clientèle qu'elle ne devait pas suivre les idées des signori. L'Italie rurale se trouve ainsi nous apporter une double expérience : une expé- rience idéologique, nous montrant comment se dé- veloppe la conception de la lutte de classe, enten- due en un sens très strict (1) ; une expérience éco- nomique, nous montrant ce que peuvent produire les instituts de coopération.

(1) Le roi d'Italie qui se vante d'être un prince démo- crate, a tenu à faire entrer son pays dans la guerre contre les Empires centraux, en espérant que le socialisme serait absorbé par la démocratie. Les paysans de la basse vallée du Pô ne se sont pas laissés séduire.


Mes raisons du syndicalisme (i)


I. Illusions rationalistes de Proudhon. — Véritable rôle de l'intelligence. — Justification psychologi- que des idées de groupe^ de classe ou de métier.

IL Origines jacobines des conceptions syndicalistes vulgaires. — Marx dans le socialisme français. — Saverio Merlino et-la révision du marxisme.

ITI. Incertitudes des socialistes durant l'affaire Drey- fus. — Gouvernement de Défense républicaine. — Mouvement ouvrier dans une démocratie.

IV. Alliance des socialistes et des démagogues contre l'Eglise. — Le socialisme et les Droits de l'homme. — Décadences démagogiques.

V. Résultats inespérés de la violence. — Le syndica- lisme comme asile de la philosophie 'marxiste. —


La méthode que j'ai suivie en composant cet essai, ayant paru satisfaisante à divers critiques autorisés, je me crois tenu d'ajouter quelques explications pré-


Ci) Cet essai a d'abord paru en articles dans le Dive- nire sociale de Rome d" mars-16 mai 1910). Il a été édité en brochure au mois de juillet de la même année. Comme je l'avais écrit pour servir de préface à un livre relatif au syndicalisme, je ne lui avais pas donné de


240 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU l'KOLÉTARIAT

liminaires à l'édition française que j'en donne au- jourd'hui ; j'espère parvenir ainsi à faire admettre, par les personnes qui veulent bien s'intéresser à mes travaux, que j'ai eu raison de ne pas recourir au genre d'argumentation empÎ05'é ordinairement par les auteurs qui entreprennent de justifier des opi- nions politiques ; l'œuvre de Proudhon est très pro- I pre à nous fournir des lumières sur cette question de 1 méthode, parce que nul philosophe n'a été, au cours 1 du XIX* siècle, autant que lui' victime des préjugés " rationalistes. On sait que ceux-ci doivent la plus grande partie de leur force au prestige dont jouis- I sent chez nous les choses du prétoire ; éprouvant I une admiration passionnée pour la jurisprudence, Proudhon trouvait naturel qu'elle imposât ses lois

au monde entier de l'esprit ; c'est pourquoi les pro-

\ blêmes de morale, d'économie et de politique lui ', paraissaient être, en dernière instance, des affaires juridiques. Celte conception a conduit plusieurs fois Proudhon à adopter des philosophies si subtiles, que ses adversaires ont pu l'accuser, avec une certaine apparence de raison, d'avoir, à l'occasion, sophisti- quement défendu des paradoxes.

Dans la Justice, au premier chapitre de la première Etude, Proudhon se plaint de ce que la philosophie morale soit atteinte de discrédit depuis que les mo- ralistes, s'inspirant plus ou moins de Jean-Jacques.


titre : le traducteur italien le nomma : Confessioni ; la brochure porte en sous-titre : Coine divenni sxnda- calista. Le manuscrit français n'ayant pas été conservé,, j'ai fait une version libre du texte italien. Le § i est en- tièrement nouveau. J'ai supprimé (comme insufflsamment étudié) ce que je disais, à la fin, sur les analogies de l'es- prit syndicaliste et de la pensée contemporaine.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 241

négligent les descriptions intellectuelles ; voulant réagir contre des littérateurs qui « semblent s'être donné le mot pour répandre sur les lois de la cons- cience le caractère d'une semi-révélation qui satis- fait aussi peu la droite raison que la foi sincère», il annonce qu'il va procéder avec la rigueur qu'on a le droit de demander à l'homme de science ; il pose en conséquence sept définitions qu'il croit fondées sur le sens commun (1), et huit axiomes, qui sem- blent destinés à jouer un rôle analogue à celui des notions communes de la géométrie grecque (2). Cet


(1) « Il est d'autres notions qui reviennent fréquem- ment dans les livres de morale, dit Proudhon : telles sont celles de religion, justice, liberté, etc. La définition de ces notions est elle-même un problème des plus difficiles, que ces études ont précisément pour objet de résoudre. » Il ne s'est pas aperçu que les prétendues « idées de sens com- mun » qu'il affirme, présentent, elles aussi, de grosses dif- ficultés ; les définitions que donne Proudhon sont fort char- gées de réminiscences théologiques. On a le droit de dire que si Jean-Jacques doit beaucoup au christianisme senti- mental, Proudhon est un héritier de la théologie française. Il ne serait pas impossible que la renaissance des études proudhoniennes, que l'on constate aujourd'hui, contribuât à ramener l'esprit des laïques vers la théologie, — de même que les livres de Rousseau ont beaucoup contribué à rele- ver le prestige de la httérature dévote.

(2) Principe de nécessité: Rien de nécessaire n'est rien;

— Principe de réalité : Rien ne peut être tiré de rien, ni se réduire à rien ; — Principe de causalité : Rien ne se produit en vertu de rien ; — Principe de finalité ou de félicité: Rien ne se fait en vue de rien ; — Principe de stabilité et d'égalité : Rien ne peut être balancé par rien ;

— Principe de signification ou de phénoménalité : Rien ne peut être l'expression de rien ; — Principe d'évolution ou de durée: Rien ne devient ou ne décline en zéro de temps;

— Principe de série ou de synthèse : Rien ne se compose que de parties. Toutes ces règles se rapportent peut-tre

ic


2^


MATERIAUX D'UNE THEORIE DU PROLETARIAT


l^ppareil ne fournit à Proudhon aucun secours véri- tablement essentiel pour arriver aux conclusions qui ont fait la gloire de son livre ; on pourrait se de- mander même si la trop grande confiance qu'inspi- raient à Proudhon les formes de la démonstration abstraite, n'a pas contribué à le tromper sur la va- leur de certaines thèses contestables ; en tout cas, après avoir lu la Justice, on ne peut manquer de trouver parfaitement motivée la sentence que Da- niel Halévy a prononcée contre le « fatras dialec- tique » qu'il faut écarter si on veut bien entendre la philosophie de Proudhon (1).

Sur la fin de sa vie, comme tous les hommes de premier ordre, Proudhon s'attacha à approfondir des notions qui avaient fait une forte impression sur sa jeunesse ; s'il n'avait pas été enlevé par une mort prématurée, il aurait, sans aucun doute, révisé quelques-unes de ses théories les plus importan- tes (2), en écartant les apports des maîtres qu'il avait rencontrés, en se livrant tout entier à la réalité

seulement à la structure logique du langage; elles ne pourraient donc nous fournir aucune connaussance.

(1) Dans un très remsirquaible article Sur l'interprétation de Proudhon, dans les Débats du 3 janvier 1913.

(2) Daniel Halévy dit que pour comprendre la pensée de Proudtion « il faut la chercher avec lui, comme lui. N'oublions pas ce qu'il commença d'écrire assez tard, vers trente ans ; qu'il mourut assez jeune, à cinquante-six ans ; qu'il travailla dans la contrainte et dans la hâte, perfec- tionnant sans cesse ses pensées ; donc qu'il faut considérer surtout la direction de l'œuvre et son dernier état » Il parle d'un commentateur qui regrette que Proudhon ne s'en soit pas tenu à sa première théorie de la propriété. Il estime qu'une telle méthode d'interprétation fausse l'œuvre de Proudhon.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 243

et en plaçant les mécanismes intellectualistes au rang qui leur convient (1) ; son mémoire posthume sur la propriété nous révèle le secret de son génie bien mieux que le premier mémoire de 1840. Tout le monde est d'accord pour regarder comme les plus belles pages de Proudhon celles où, racontant des épisodes de son existence de travailleur, il nous montre le fond de son cœur de Vieux Français (2) ; ses dernières idées sur la propriété sont entièrement dominées par des souvenirs d'une vie paysanne qu'il avait connue dans la Franche-Comté ; mais ses états psychologiques sont illuminés par la littérature la-) tine.-'Cet exemple nous aide à comprendre que le, rôle de l'intelligence ne doit pas être de substituer aux comple3atés__historiques des machines manœu- vrant suivant les règles de l'art du logicien ; elle est destinée à nous amener à regarder ce qu'il est im- portant d'observer, à rapprocher les faits actuels


(1) " Prouclhon, dit Daniel Halévy, a d'abord été touché par l'optimisme et le rationalisme de son siècle. Il en a partagé les espérances et par là s'est laissé mener fort près du socialisme et du démocratisme. Mais il a rectifié ses vues, courageusement et à grand'peine. Il a reconnu le caractère permanent, inéluctable, des antagonismes qui traversent la vie des sociétés, comme celle des individus. »

(2) '< Les chercheurs que groupent les Cahiers du Cercle Proudhon, dit Daniel Halévy, se tromperaient s'ils pensaient tirer des œuvres de leur maître un système complet de restauration nationale, une théorie de l'Etat, de la monar- chie héréditaire, de l'aristocratie et du peuple. Proudhon ne donnera jamais ces choses-là. Mais si tout leur dessein V (et je l'entends ainsi) est de considérer d'abord, pour étu- dier les problèmes de l'heure, un type achevé du paysan, de l'artisan français, un héros de notre peuple, ils ne peu- ; vent mieux choisir : qu'ils lisent, qu'ils connaissent Prou- ' dhon. » *


244 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

d'exemples fameux, à nous prémunir contre des analogies trompeuses ; en un mot sa mission est de renforcer les puissances de la personne pour la met- tre en mesure de produire tout ce qu'on peut atten- dre d'elle (1).

Nous allons maintenant chercher comment il con- vient de s'y prendre pour justifier, en s'inspirant des observations précédentes, les idées de groupe, de classe ou de nation. L'usage le plus répandu est de présenter ces idées comme la conclusion d'une suite de déductions susceptibles de satisfaire un lo- gicien qui aurait admis certains postulats. En l'hon- neur de ces hypothèses fondamentales on invoque des données de bon sens, des faits empruntés à l'ex- périence de peuples prospères, des enseignements de l'histoire ; on vante les avantages que les hom- mes pourraient retirer de l'adoption des principes proposés ; on soutient qu'ils présentent à un degré éminent les caractères du beau, du vrai et du bien. Mais les gens prudents, qui tous sont inconsciem- ment plus ou moins pragmatistes, sachant combien il est dangereux de donner une adhésion incondi- tionnée aux bases d'une théorie, avant d'être fixé sur toutes les conséquences qu'elle comporte (2),

(1) On reconnaîtra facilement ici un écho de ce que dit Bergson dans l'Introduction à la métaphysique.

(2) Trop souvent les dialecticiens placent à l'origine de leurs raisonnements des formules vagues, dans l'espérance que beaucoup de personnes ne les contesteront pas, tout en n'étant pas d'accord sur les interprétations qu'elles com- portent. Au fur et à mesure qu'ils avancent dans leur expo- sition, ils fixent davantage le sens qu'ils veulent attribuer à leurs postulats ; m.ais ils procèdent parfois avec tant d'adresse que le lecteur ne s'aperçoit pas du façonnement


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 245

sont d'ordinaire assez peu sensibles à de telles jus- tifications. La véritable question est, pour un prag- matiste, de savoir si un homme menant une vie ho- norable, possédant des connaissances étendues et doué d'un esprit critique pénétrant, emploie sa rai- son d'une manière digne de lui, quand il conforme son activité aux idées que l'on discute. Si l'on a choisi heureusement les personnages représentatifs dont la psychologie doit être scrutée (1), on a de- vant les yeux des manifestations longuement déve- loppées des puissances personnelles, éclairées par l'intelligence et par suite assez faciles à analyser ; tandis que dans la méthode usuelle la discussion concentre ses principales forces sur les origines d'une série dialectique, ici elle se répand d'une fa- çon presque uniforme le long de la route effective- mient parcourue par une âme ; le contrôle du juge- ment pratique s'exerce alors avec d'autant plus de sûreté que l'on peut décomposer le tout concret en détails très minimes, les petites erreurs d'apprécia- tion commises ne s'accumulent pas et la conclusion est donnée par une intuition bien préparée.

Ce procédé psychologique peut rendre les plus grands services au philosophe qui est appelé si sou- vent à examiner si une doctrine a devant elle un grand avenir ; les hypothèses qu'il formerait sur les futurs, en s'appuyant sur de prétendues tendances de l'histoire, seraient fort peu satisfaisantes ; mais


qu'ils opèrent sur la matière primitive par transformations mflnitésimales. De toutes les sophistiques, la plus dange- reuse est celle qu'on pourrait nommer homéopathique.

(1) Il faut de l'art pour faire ce choix ; mais dans les sciences naturelles ne faut-il pas aussi beaucoup d'art pour découvrir des lois au moyen ?e l'induction ?


246 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

en comparant les gens du commun avec les théori- ciens qui portent les idées, il découvre, souvent sans beaucoup de peine, s'il existe dans la société des forces capables de faire pénétrer profondément ces idées dans les âmes, de les consolider par des sou- tiens efficaces et, en conséquence, de leur donner de la durée.

S'il se rencontre un témoin autorisé d'un mouve- ment social, qui soit bien nourri de l'idéologie de son groupe et dont l'âme soit assez haute pour que sa bonne foi soit au-dessus de tout soupçon, la con- fession d'un tel homme aura évidemment plus d'uti- lité qu'une analyse de sentiments collectifs établie par l'historien le plus habile. C'est pourquoi on ne saurait attribuer trop de valeur à VApologie pour notre passé (1) que Daniel Halévy a écrite pour justifier les bourgeois libéraux qui soutinrent la cause de Dreyfus contre un gouvernement dont ils n'avaient qu'à se louer. Cet écrivain dont le beau talent est admiré par tous les juges compétents, après avoir pris une part aussi active que désintéressée à la révolution dreyfusienne, dont il déplore beau- coup de conséquences, a raconté, avec une éloquente franchise, les crises de sa conscience. Il conclut en affirmant que, malgré tout, il recommencerait la campagne dre5'fusarde, si les mêmes circonstances se reproduisaient. Ainsi se trouve démontré, suivant Daniel Halévy, que la bourgeoisie libérale a eu rai- son d'agir comme elle l'a fait. L'exemple de VApolo- gie pour notre passé m'a pleinement confirmé dans


(1) Cette brochure après avoir paru dans les Cahiers de la Quinzaine (10" cahier de la XP série), a été réimprimée dans le volume Luttes et problèmes, en 1911.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 247

l'opinion que j'avais adopté une bonne méthode en 1910, quand je justiiîais le syndicalisme par une analyse psychologique (1).


II


Presque tous les socialistes qui parlent du syn- dicalisme avec sympathie, sont dominés par cette idée fixe : que la société capitaliste pourrait être bouleversée de fond en comble par des forces of- frant une grande analogie avec celles qui ont jadis débarrassé la société française des entraves de l'An- cien Régime ; la révolution future résulterait donc d'une étroite collaboration de groupes populaires et des Extrêmes-gauches d'assemblées constitutionnel- les ; les transformations seraient probablement plus aisées encore qu'autrefois, car les syndicats actuels, aj^ant. grâce à leur fréquente intervention dans des conflits économiques, introduit une sérieuse disci- pline dans d'importantes masses de travailleurs, sont bien autrement puissants que ne l'étaient les clubs jacobins.

Cette collaboration est suceptible de revêtir des formes bien diverses. Les socialistes qui se piquent d'avoir étudié, croient assez généralement que les syndicats devraient se placer sous la direction du parti qui représente l'intelligence du mouvement, qui est en état d'utiliser sagement des courants sponta- nés d'opinions et qui pourrait apprendre aux prolé-


(1) Sans que nous ne nous fussions concertés nous avons publié. Daniel Halévy et moi, nos études presque simulta- nément.


248 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

taires à distinguer le possible du chimérique. Vail- lant et ses amis ne veulent pas que la Confédération du Travail soit subordonnée au parti, qui est tou- jours menacé de dégénérer par suite de l'adhésion de politiciens radicaux étrangers aux aspirations du prolétariat ; ils savent que si les organisations ou- vrières continuent à ignorer les difficultés que pré- sente la confection des lois, elles ne se contenteront jamais des compromis que sont heureux d'accepter des parlementaires ; elles constitueront ainsi un moteur capable d'empêcher le parti de tomber dans l'opportunisme. Les jeunes gens qui n'ont pas en- core beaucoup de chances électorales, manifestent souvent beaucoup de mépris pour les vétérans, as- sis dans les chaises curules (1) ; ils prétendent que ceux-ci devraient être des avocats du prolétariat, obligés de soutenir toutes les causes dont les char- geraient les syndicats, alors même qu'ils n'approuve- raient pas toutes leurs revendications ; le cœur de la vie socialiste se trouverait ainsi dans le syndica- lisme, qui plaît d'ailleurs à ces ambitieux, non en- core satisfaits, en leur fournissant de belles occa- sions pour manifester leurs exaltations de révolte.

Je ne suis pas venu au syndicalisme par les voies jacobines ; il ne me semble pas que j'aie eu jamais une grande vénération pour les hommes de la Révo- lution française. Tous les hommes de mon âgie

(1) Dans les considérants du programme du parti ou- vrier, rédigé en 1883, on lit que ce parti n'est point « entré dans les élections pour s'y tailler des sièges de conseillers ou de députés, qu'il abandonne aux hémorroïdes des bour- geois de tout acabit », mais pour pouvoir faire de la pro- pagande dans les réunions politiques et surtout pour forcer les adversaires à accepter des discussions contradictoires.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 249

avaient été fort impressionnés par les malheurs \ qu'avait engendrés en 1871 l'imprudence des révo- \ lutionnaires, s'emparant du gouvernement de Paris, abandonné par Thiers ; et cependant les chefs de la Commune furent généralement bien supérieurs aux terroristes de 1793. Lorsque je commençai à m'a- donner à la littérature socialiste, les élections de 1893 venaient de faire entrer à la Chambre un lot fort hétérogène de députés se disant socialistes, que dirigeait Millerand ; tous les gens raisonnables com- prenaient qu'une révolution contrôlée par un tel far- ceur, ne manquerait pas d'avoir des conséquences désastreuses.

De 1894 à 1897, je consacrai presque tout mon ' temps à travailler pour deux revues marxistes, l'J^re , nouvelle et le Devenir social (1), qui eurent très peu ) de succès ; les socialistes parlementaires s'étaient appliqués fort consciencieusement à les boycotter. Je ne suis pas de ceux qui s'imaginent que les trans- formations du monde doivent être des applications de théories fabriquées par des philosophes ; mais il me semble que si l'on réfléchit un peu sur l'histoire moderne, on reconnaît facilement la vérité du prin- cipe suivant : « Une révolution ne produit des chan- gements profonds, durables et glorieux que si elle est accompagnée d'une idéologie dont la valeur phi- losophique soit proportionnée à l'importance maté- rielle des bouleversements accomplis. Cette idéolo- gie donne aux acteurs du drame la confiance qui leur est nécessaire pour vaincre ; elle élève une barrière contre les tentatives de réaction que des juristes et


(1) Gabriel Deville et Paul Lafargue étaient parmi les fondateurs du Devenir social.


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des historiens, préoccupés de restaurer les traditions rompues, viendront préconiser ; enfin, elle servira à justifier plus tard la révolution qui apparaîtra, grâce à elle, comme une victoire de la raison réalisée dans j l'histoire». J'étais persuadé en 1894 que les socia- j listes soucieux de l'avenir devaient travailler à ap- profondir le marxisme, et je ne vois pas encore au- jourd'hui que l'on puisse adopter un autre procédé pour construire cette idéologie dont a besoin le mou- vement prolétarien.

En 1894, les écrits des socialistes français étaient bien loin de donner l'idée que le socialisme fût ca- pable de se conformer au principe que j'ai énoncé ci-dessus ; Benoît Malon, qui passait alors pour un grand docteur, fut en réalité un médiocre, que Ga- briel Deville a jugé d'une façon excellente dans la préface de ses Principes socialistes (1); les deux plus illustres disciples du penseur, Rouanet et Four- nière, n'ont jamais été que des journalistes, bien plus remarquables par leur outrecuidance que par leur culture. Les jacobins qui prenaient l'étiquette socia- liste, ne désiraient pas que la curiosité philosophi- que s'éveillât dans le parti ; de simples électeuis qui auraient trop écouté des raisonneurs, auraient pu


(1) Gabriel Deville terminait son portrait de Benoît Ma- lon en disant que celui-ci avait seulement fabriqué « un socialisme bon tout au plus pour les francs-maçons et les spirites ». {Principes socialistes, page xxv.) Dans son ar- deur à se mettre au courant de toutes les idées qui obte- naient la faveur de la badauderie, Benoît Malon n'avait pu négliger l'occultisme ; il paraît même qu'il avait donné aussi dans le bouddhisme ésotérique. — Ses admirateurs ont eu la paradoxale ambition d'en faire un moraliste ! Il n'est pas tout à fait inutile de lire le roman que lui a consacré Mme Desprès : L'envers d'un apôtre.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 251

cesser de vénérer les représentants du peuple, qui étaient surtout représentants de l'Ignorance de co- mités électoraux. Il était donc bien naturel que la bande de politiciens qui suivait Millerand, vît de très mauvais œil les efforts tentés par les rédacteurs de l'Ere nouvelle et du Devenir social ; les articles de Rouanet et de Fournière suffisaient amplement à satisfaire leurs besoins intellectuels ; la métaphysi- que de Marx constituait un breuvage trop amer pour ces bonshommes. Lorsque le 30 mai 1896. Millerand prononça à Saint-Mandé le discours-progiamme du groupe socialiste parlementaire, il salua en ces ter- mes les maîtres de la pensée nouvelle : « Qu'il soit permis à un socialiste qui, ni par son ancienneté, ni par ses services, n'est un vétéran du parti, de se retourner vers les militants de la première heure, vers les apôtres qui nous ont frayé la voie, et d'in- cliner l'hommage des nouveaux venus et des jeunes devant les Jules Guesde, les Vaillant, les Paul Brous- se, devant la mémoire de Benoit Malon » (1). Les ré- dacteurs du Devenir social, qui n'avaient aucune estime pour le prétendu patriarche, glorifié par Mil- lerand, ne pouvaient être que des écrivains suspects aux yeux de cet intrigant.

Beaucoup des socialistes qui invoquaient l'auto- rité de Marx et d'Engels, ne se souciaient pas du tout qu'on étudiât de trop près les textes de leurs prophètes ; ils croyaient avoir tiré des documents

(1) L'omission du nom d'Engels est de nature à sur- prendre qui se souvient que le vieil ami de Marx était mort l'année précédente ; mais Millerand ignorait proba- blement le rôle qu'il avait joué. J'espère pour lui qu'il admirait Benoît Malon sans avoir lu ce raseur.


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originaux tout ce qui pouvait entrer dans l'enseigne- ment classique du socialisme ; on leur a souvent re- proché de n'avoir point cherché à mettre à la dis- position du grand public les livres que la socialdé- mocratie allemande avait répandus par milliers (1). Diamandy, le fondateur de l'Ere nouvelle, a rap- porté (dans le numéro du 1" novembre 1893) un pro- pos de Jules Guesde qui montre bien que les marxis- tes français étaient dans un état d'esprit qui ne leur permettait pas de comprendre l'utilité de l'œuvre entreprise par cette revue : « Jules Guesde me di- sait avoir conçu le marxisme avant d'avoir rien \connu de Marx » (2). Dès lors à quoi bon écrire des gloses sur les textes de Marx et d'Engels ?

Les recherches auxquelles je me livrais pour com- poser des articles qui portaient sur des sujets très variés, me conduisaient souvent à m'apercevoir que le marxisme officiel présentait de graves lacunes ; mais accablé sous le poids d'une énorme besogne, je n'avais pas le temps de penser aux moyens qu'on devrait employer pour mieux l'adapter à la réalité ; si je relisais aujourd'hui la collection du Devenir social, j'y relèverais certainement beaucoup de sup- positions hasardeuses, d'erreurs et de sophismes. A la fin de l'année 1897, j'eus à étudier un livre que venait de publier Saverio Merlino sous le titre Pro e contro il socialismo ; l'auteur italien s'appliquait à montrer qu'il était devenu nécessaire de réviser les bases des théories socialistes afin de les mettre d'accord avec le mouvement social auquel prenaient

(1) VAnti-Dûhring, par exemple, a été seulement traduit en 1911.

(2) Diamandy, en rapportant ce propos, ne songeait point à être désagréable à Jules Guesde.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 253

part les organisations socialistes ; je vis alors claire- ment que je devais travailler en dehors de toute combinaison ayant des attaches avec l'orthodoxie marxiste (1). Il me sembla que la meilleure méthode à suivre était d'essayer de corriger les illusions de l'école en examinant des phénomènes observés dans le pays que le maître avait signalé comme offrant les formes classiques de l'économie moderne ; j'étu- diai l'enquête faite sur le trade-unionisme anglais par Paul de Rousiers en 1895 ; c'est ainsi que je fus amené à écrire l'Avenir socialiste des syndicats. Les préfaces, des livres de Colajanni et de Gatti, qui ont été reproduites plus haut, se rattachent également à ces études que je faisais pour renouveler ie marxis- me par des procédés marxistes (2).


III


Au moment où je me décidais à changer ainsi l'orientation de mon travail, commençait l'affaire Dreyfus, dans laquelle le gros du parti socialiste voyait une mine de scandales propres à ruiner le prestige de l'armée (3), tandis que les malins du


(1) Le dernier article que j'aie publié dans le Devenir social (octobre 1897) est consacré à la discussion du livre de Saverio Merlino. Cette revue a cessé de paraître à la fin de 1898.

(2) La préface de l'adaptation française du livre de Sa- verio Merlino {Formes et essence du socialisme) n'a pu être reproduite ici, parce qu'elle n'est bien intelligible que pour un lecteur qui a le livre lui-même sous les yeux.

(3) C'est l'opinion de Joseph Reinach, qui a été bien ren- seigné sur les motifs qui firent agir les socialistes. (Histoire de l'affaire Dreyfus, tome III, page 73.)


254 MATÉRIAUX D'une théorie du prolétariat

parlement étaient surtout préoccupés de calculer quels pièges ils pourraient tendre à des ministres conservateurs, soupçonnés d'être secrètement favo- rable aux drej'fusards (1). Les docteurs du socia- lisme avaient maintes fois affirmé qu'ils possédaient une philosophie qui leur permettait de juger sou- verainement l'histoire; ils ne purent cependant ap- porter d'appriéciations originales, élevées ou prati- ques sur le plus grand événement de notre époque ; laf révolution dreyfusienne constitue donc une expé- rience qui établit d'une façon irréfutable l'insuffi- sance des théories socialistes reçues de ce temps.

Dans un manifeste du 19 janvier 1898, adressé « au prolétariat » par trente-deux députés, on lit ces phrases cocasses : « Pourquoi l'aff^aire Dreyfus a-t- elle pris des proportions si vastes ? C'est qu'elle est devenue le champ de combat des deux fractions rivales de la classe bourgeoise... D'un côté, les cllé-


(1) A la fin de 1897, Millerand contribua beaucoup à forcer le ministère à prendre position contre les dreyfu- sards. Dans la séance de la Chambre du 17 décembre 1900, Méline lui rappela que, le 4 décembre 1897, il avait repro- ché au gouvernement d'être resté quinze jours inactif, sans relever les attaques dirigées contre les chefs de l'armée, d'avoir cédé à des influences de presse, de politique et d'argent, d'avoir été complice de Joseph Reinach, qui, « au lieu d'essayer de réhabiliter un nouveau Galas, aurait peut- être dans sa famille d'autres réhabilitations à poursuivre ». Dans la séance du 23 mars 1903, Ribot dit aux socialistes : « Que faisiez-vous dans votre parti ? Que faisaient M. Mil- lerand et les autres ? Ils étaient là qui guettaient l'occasion non de se sacrifier pour le droit et la justice, mais d'entrer par surprise dans le gouvernement à la faveur de cette malheureuse affaire... Pendant que M. Jaurès allait à la Cour d'assises fulminer un réquisitoire contre l'armée et ses chefs, que faisait ici M. Millerand ? Il renchérissait sur M. de Mun. »


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 255

ricaux... voudraient exploiter la sentence de trahi- son rendue contre un juif pour disqualifier tous les juifs et avec eux tous les dissidents : protestants et libres-penseurs... La France tout entière serait livrée comme une proie à la bourgeoisie cléricale... De l'autre côté, les capitalistes juifs, après tous les scandales qui les ont discrédités, ont besoin, pour garder leur part de butin, de se réhabiliter un peu. S'ils pouvaient démontrer, à propos d'un des leurs, qu'il y a eu erreur judiciaire et violence du préjugé public, ils chercheraient dans cette réhabilitation directe d'un individu de leur clan, et d'accord avec leurs alliés opportunistes, la réhabilitation indirecte de tout le groupe judaïsant et panamisant... Haut les cœurs, citoyens, au-dessus de cette ignominieuse mê- lée ! Prolétaires, ne vous enrôlez dans aucun des clans de cette guerre civile bourgeoise !... Poussez votre triple cri de guerre : Guerre au capital juif ou chrétien ; guerre au cléricalisme ; guerre à l'oligar- chie militaire I... Contre le Capital, le Dogme et le Sabre, groupez-vous et combattez en pleine clarté pour la République sociale. »

On aurait eu bien le droit d'espérer peut-être trou- ver de meilleures raisons dans le manifeste que Jules Guesde I^édigea le 24 juillet 1898 au nom du parti ouvrier pour engager les « travailleurs de France » à se tenir en dehors de l'agitation dreyfusarde (1) ; mais ce document est, lui aussi, déplorablement ba- nal : « Libre à la bourgeoisie politicienne et litté-


(1) Au commencement de l'année 1898, Jules Guesde avait été plus ardent dreyfusard que Jaurès ; personne ne peut supposer qu'il ait changé d'avis pour les raisons invo- quées dans ce manifeste ; Cf. G. Sorel, La révolution drey- fusienne, 2* édition, pages 22-23.


MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT 256

raire de se diviser sur la culpabilité ou l'innocence d'un capitaine d'état-major ou d'un commandant d'infanterie, et de s'entredéchirer au nom de la pa- trie, du droit, de la justice et autres mots vides de sens tant que durera la société capitaliste... C'est à ceux qui se plaignent que la justice ait été violée contre un des leurs, à venir au socialisme, qui pour- suit et fera la justice pour tous, et non au socialisme à aller à eux, à épouser leur querelle particulière... Nous n'avons à être ni esterhaziens ni dreyfusards, mais à rester parti de classe et ne combattant que la lutte de classe pour l'émancipation du travail et de l'humanité... [Aussi] à la révision de procès mili- taires ou civils, pour laquelle on prétend aujourd'hui confisquer nos efforts, opposerons-nous et devons- nous opposer cette révision — ou cette révolution — sociale qui n'en finira pas seulement avec tels ou tels grands chefs militaires, mais avec le militarisme lui- même, qui ne fait qu'un avec le capitalisme et ne disparaîtra qu'avec lui. »

Lorsque se forma le ministère de Défense répu- blicaine (22 juin 1899), il y avait huit mois que la France vivait dans le cauchemar de coups d'Etat (1); Waldeck-Rousseau passait pour un homme capable de concevoir des besognes hardies ; quand on sut qu'il confiait le ministère de la Guerre à Gallifi'et, on


(1) Le 16 octobre 1898 avait été formé un Comité de vigilance, où siégèrent. : Guesde, Jaurès, Briand, Millerand, Fournière, Viviani, Allemane ; le 22 parut un msmifeste d'une Coalition révolutionnaire (Allemane, Briand, Brous- souloux, Cyvoct, Sébastien Faure, Leyret, Mirbeau, Quil- lard, etc.), invitant les citoyens à <- disputer aux bandes réactionnaires la rue glorieuse, la rue des revendications énergiques, la rue des barricades » . (Joseph Reinach, op. cit., tome IV, pages 329-330.)


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 257

supposa qu'il avait l'intention de constituer un gou- vernement à poigne, capable de briser toute opposi- tion en vue de pouvoir faire réviser le procès Drey- fus au milieu d'un universel silence (1). C'est pour cette raison que les radicaux se sentirent tout à coup pris d'une immense pitié pour les communards, ja- dis fusillés par Galliffet (2). Jules Guesde et Vaillant estimèrent que l'entrée de Millerand dans la combi- naison leur fournissait une excellente occasion pour rompre avec le clan de la Petite République ; ils don- nèrent des explications déclamatoires dans leur ma- nifeste du 14 juillet : « En sortant du groupe dit d'Union socialiste de la Chambre, qui venait de four- nir un gouvernant à la république bourgeoise, les représentants de la France ouvrière et socialiste or- ganisée n'ont pas obéi à un simple mouvement de colère... Il s'agissait d'en finir avec une politique prétendue socialiste, faite de compromissions et de déviations que depuis trop longtemps on s'efforçait de substituer à la politique de classe... La contradic- tion entre ces deux politiques devait infailliblement


(1) Il est possible que WaldeoJv- Rousseau ait jeongé un moment à un tel rôle, qu'il n'aurait, pu remplir qu'avec l'appui des catholiques ; c'est peut-être dans l'espérance d'obtenir leur concours qu'il fit, en 1898, le voyage de Rome ; mais le Vatican ne voulut pas s'engager avec lui. (Cf. Le pèlerin du Bloc, dans VUnivers, 25 février 1911). Le pape Léon XIII se montra bien peu perspicace.

(2) Joseph Reinach, op. cit., tome V, page 178. — Joseph Reinach rapporte, par contre, qu'un « vieux blanquiste, qui avait été de la dernière barricade de la Commune et même du peloton d'exécution des otages, dit à Rano que mettre Galliffet et Millerand dans le même ministère c'était un coup de génie « (page 176). Les faits reprochés à Galliffet seraient d'ailleurs fort exagérés d'après notre au* leur (page 170).

17


V


258 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

se manifester un jour ou l'autre. Par l'entrée d'un socialiste dans le ministère Waldeck-Rousseau, la main dans la main du fusilleur de mai, elle s'est ma- nifestée dans des conditions de gravité et de scan- dale telles qu'elle ne permettait plus aucun accord entre ceux qui avaient compromis l'honneur et les intérêts du socialisme et ceux qui ont charge de les défendre... Parti d'opposition nous sommes et .parti d'opiposition nous devons rester, n'envoyant les nôtres dans les parlements et autres assemblées électives qu'à l'état d'ennemis, pour y combattre la classe ennemie et ses diverses représentations poli- tiques » (1).

Cette scission provoqua une très abondante pro- duction littéraire ; la Petite République consulta, en effet, sur l'affaire Dreyfus et sur le cas Millerand, les écrivains socialistes les plus connus d'Europe, qui furent heureux de trouver une occasion de pro- duire leur prose dans la capitale de lumières (2); mais ces éminents penseurs étaient généralement bien incapables de dire grand' chose d'utile sur des ques-


(1) Parmi les noms des signataires de ce manifeste se trouve celui de Marcel Sembat, qui a été, depuis cette épo- que, rapporteur du budget des postes ; la Commission du budget ne serait-elle donc pas une des représentations politiques de la classe bourgeoise ? Au Congrès internatio- nal de 1900, Jules Guesde déclara qu'un Suisse socialiste aurait le droit de chercher à se faire élire membre d"un conseil cantonal {Cahiers de la Quinzaine, 16^ de la IP sé- rie, page 152) ; cependant, un ministre cantonal aurait souvent des décisions à prendre d'accord avec des collè- gues bourgeois, qu'il ne pourrait traiter en ennemis. En France même, les maires socialistes sont, en maintes cir- constances, dos agents de l'ordre bourgeois.

(2) Ces réponses se trouvent dans la Petite République, entre 'le 17 août et le 31 décembre 1809.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 259

tions qui n'avaient pas été traitées par Marx ou par Engels. Le conflit fut porté devant le Congrès international tenu à Paris en septembre 1900 ; la solution se trouvait en fait remise à l'arbitrage de la socialdémocratie allemande, qui enviait la chance heureuse de ses alliés de France, dont un « cama- rade » siégeait au ministère, mais qui désirait fort ne pas humilier Jules Guesde, en donnant trop com- plètement raison à Jaurès (1) ; on se tira d'affaire en votant un texte que l'ingénieux Karl Kautsky avait si habilement arrangé qu'il n'avait aucune va- leur pratique (2). Il fut solennellement proclamé : 1° que l'entrée d'un socialiste isolé dans un gouver- nement bourgeois ne peut être considérée comme le commencement nonnal de la conquête du pouvoir


(1) Auer,v qui parla au nom du Comité directeur, ne ca- cha pas le plaisir qu'il éprouverait si son parti acquérait assez d'importance parlementaire pour qu'un socialiste pût être appelé à devenir membre du gouvernement au cours d'une crise analogue à celle qui venait de se produire en France. Il blâma, de la façon la plus formelle, la ttièse que Jules Guesde avait exposée dans son manifeste du 24 juillet 1898 : « S'il s'était présenté en Allemagne une affaire Dreyfus, je crois pouvoir affirmer qu'on n'aurait pas dit : C'est une querelle de bourgeoisie qui ne nous regarde pas. » {Cahiers de la Quinzaine, loc. cit., pages 162-163.)

(2) Emile Vandervelde était l'orateur qui convenait le mieux pour présenter comme une grande chose cet exer- cice scolastique ; il se surpassa dans le rôle de père noble : << MiDerand et ses amis, dit-il par exemple, ont commis une faute en acceptant sous leur responsabilité personnelle l'entrée dans le gouvernement de Défense républicaine, et ils commettent une faute que nous déplorons plus encore en y restant contre le vœu d'une fraction importante du socialisme. » {Cahiers de la Quinzaine, loc. cit., page 104.) Cependant cet austère censeur allait féliciter Millerand pour la besogne qu'il accomplissait au ministère.


260 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

politique, mais seulement comme un expédient forcé, transitoire et exceptionnel ; 2° que ce fait est suscep- tible de troubler gravement les cervelles des prolé- taires s'il n'est pas agréé par la grande majorité du parti, dont le ministre socialiste doit être le manda- taire ; 3° que le Congrès ne pouvait rendre un arrêt de principe sur une simple question de tactique. — Tous les bavardages des guides du socialisme abou- tissaient au néant : le Congrès se déchargeant de toute responsabilité sur un parti qui n'existait pas encore en France (1).

La conduite tenue par les membres du parti ou- vrier socialiste révolutionnaire me paraissait beau- coup plus intéressante à étudier que les dissertations trop souvent vaines des/ professionnels du socia- lisme. Les allemanistes se sont toujours TTéâucbup défiés des Intellectuels ; ils représentaient un cou- rant d'idées fort analogue à celui qui devait se ma- nifester prochainement dans le syndicalisme ; ils détestaient cordialement Jules Guesde (2) et Vail- lant, qui étaient à leurs yeux des bourgeois jacobins, pensant uniquement aux moyens qui pourraient le^ mener à la dictature. Durant l'affaire Dreyfus ils avaient suivi Jaurès, en légionnaires enthousiastes qui ne ménagent point leurs peines quand leur consul est en présence d'obstacles formidables ; ils ne rabandonnèrent point lorsque Jules Guesde et Vail-


(1) Aussi Jaurès accepta-t-il la motion de Karl Kautsky.

(2) On l'accusait souvent d'avoir un orgueil d'artiste, qui lui ferait mépriser les ouvriers ; Joseph Reinach, qui ne l'aime pas, note, avec satisfaction, que cet adver- saire irréconciliable des bourgeois n'a « jamais manié d'ou- til » (loc. cit., page 165).


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 261

lant mirent en doute la valeur de son socialisme (1) ; il se trouva finalement que l'archipoliticien Mille- rand, devenu ministre par la grâce de Joseph Rei- nach (2), n'eut pas de plus fermes soutiens dans les congrès socialistes que des hommes de labeur ma- nuel, jusqu'alors connus par l'intransigeance de leurs conceptions de classe, qu'il avait traités jadis comme des demi-anarchistes (3).

L'observation de ces faits me conduisait à penser que les théories alors reçues du socialisme ne cons- tituaient plus qu'une littérature de bibliothèque ; adaptées à un régime disparu, elles survivaient sous des formes abstraites, qui ne pouvaient nous guider désormais ; il fallait donc chercher à construire de nouvelles doctrines, fondées sur les résultats de la révolution dreyfusienne. Il me semblait que pendant longtemps le parti républicain qui s'était groupé autour de Waldeck-Rousseau continuerait à faire appel aux travailleurs organisés, pour pouvoir résis-


(1) Joseph Reinach se trompe quand il dit que les alle- manistes abandonnèrent Jaurès au mois de juillet 1899 (loc. cit., page 256). Dejeante et Groussier, dont les noms figurent au manifeste de Jules Guesde, avaient abandonné le parti ouvrier socialiste révolutionnaire avant l'affaire Dreyfus.

(2) Joseph Rein.\ch, loc. cit., page 162.

(3) Cette manière de voir était assez généralement ad- mise à cette époque. Saverio Merlino range les allema- nistes avec les anarchistes des Temps nouveaux dans le groupe des socialistes libertaires, opposé au groupe des socialistes autoritaires, qui comprend surtout les social- démocrates. {Pro e contro il sochalismo, pages 277-284.) Il est très possible qu'au Congrès de Londres de 1896 MiUerand ait cru devoir se montrer si ardent contre les anarchistes et leurs alliés, pour des raisons parlemen- taires : il ne voulait pas que son parti fît peur aux radi- caux.


262 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

ter aux retours offensifs des conservateurs, moiuen- tanéraent vaincus ; je supposais, en conséquence, que l'alliance des allemanistes et de Jaurès carattérisait bien le régime nouveau ; c'est cette politique des allemanistes qui donne toute sa signification psycho- logique à la formule que j'avais écrite dans la pré- face au livre de Colajanni : « Le socialisme devient de plus en plus en France un mouvement ouvrier dans une démocratie. »


IV


Pendant les temps dreyfusiens (1), presque tous les socialistes prirent une part extrêmement active à une agitation dont les objectifs étaient de faire disparaître l'influence exercée, depuis bien des an- nées, sur le gouvernement de la France par les élé- ments militaires et de rendre difficile l'existence des institutions essentielles du catholicisme (2) ; pour arriver à produire un changement si profond dans la vie française, des hommes appartenant à tous les rangs de fortune, exerçant des professions les plus diverses et ayant puisé leurs idées primi-


(1) Je crois qu'il conviendrait de désigner ainsi la pé- riode qui s'étend de 1897 à l'application de la loi séparant l'Eglise de l'Etat.

(2) « Presque tous les députés socialistes, dit Joseph Reinach en résumant l'histoire des temps dreyfusiens, ajournent leur programme qui les rejetterait dans l'isole- ment, la théorie et l'opposition, alors qu'à 'prendre la tête du mouvement contre les partis d'Eglise, ils sont ou pa- raissent les maîtres du pouvoir et participent largement à ses avantages. » {Histoire de l'affaire Dreyfus, tome VI, page ')28.)


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 263

tives dans des traditions inconciliables, formèrent un bloc si solide que le principe marxiste de la lutte de classe parut à beaucoup de personnes submergé définitivement dans i*océan démocratique de l'unité du peuple (1) ; l'expérience a fiiuilement montré qu'une telle coordination du socialisme et de la dé- mocratie ne permet pas de conserver à l'idéologie révolutionnaire la hauteur qu'elle devrait avoir pour que le prolétariat pût accomplir sa mission histo- rique. Je croyais alors, comme beaucoup d'autres, qu'une coalition temporaire, établie dans un but bien déterminé et étranger à l'économie, entre gens de groupes que les théoriciens du marxisme regardent comme fatalement ennemis, ne nuit pas nécessaire- ment à l'autonomie de la pensée socialiste. Mes illu- sions sont exposées d'une manière particulièrement précise dans un Essai sur l'Eglise et l'Etat, que je composai peu de temps après que la loi du 1" juil- let 1901 eut donné aux associations un statut qui devait être si fatal aux ordres religieux. L'attitude démocratique des socialistes me paraissait comman- dée par les conditions historiques créées au cours de la révolution dreyfusienne, conditions que les conseillers les plus écoutés du prolétariat avaient déclaré être très favorables au mouvement ouvrier. Je veux reproduire un assez long fragment des con-

(1) Lp« démocrates, suivant Marx, raisonnent et agissent comme si tout ee qui se trouve au-dessous de la petite bourgeoisie formait une extension de leur groupe. Cette masse forme le peuple ; « Ce qu'ils représentent c'est le droit du peuple ; ce qui les intéresse, c'est l'intérêt du peuple » ; ils dénoncent à l'occasion les « funestes sophis- tes qui partagent le peiiple indivisible en camps ennemis » 'La lutta des classes en France. Le XVIII brumaire de Louis Bonaparte, page 247).


264 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

clusions, qui est plein d'erreurs, non seulement parce que je ne veux pas être accusé de dissimuler mes variations, mais surtout afin de montrer le dan- ger des préjugés démocratiques, dont nous avons beaucoup de peine à nous libérer,.

« Le socialisme, disais-je alors, renferme des élé- /nients spirituels, et tout au moins en renferme-t-ïl / en tant qu'il est intéressé au développement de la démocratie ; car la démocratie n'a essentiellement que des fins spirituelles : la liberté, le droit pour tous. etc. (1). Je sais bien que, pour Marx, le socia- lisme n'est pas un accroissement de la démocratie (2) et que celle-ci a seulement pour utilité socialiste de jeter de la clarté sur nos luttes (3) ; si elle


(1) Je confondais ici l'utopie philosophique de la démo- cratie, qui a enivré l'âme de nos pères, avec la réalité du régime démocratique, qui est un gouvernement de déma- gogues ; ceux-ci ont intérêt à célébrer l'utopie afin de dissimuler aux yeux du peuple la véritabl^g nature de leur activité ; ils arrivent d'autant plus facilement à créer des illusions favorables à leur tyrannie, qu'ils font passer dans le droit quelques formules assez analogues à celles de l'utopie ; les réformes juridiques leur sont utiles pour ruiner les anciennes structures qui favorisèrent le pres- tige des autorités sociales, dont les démagogues veulent à (tout prix se débarrasser.

' (2) En 1852, Marx définissait ainsi le programme des démocrates socialistes qui formèrent la Montagne à la fin de 1848 : « On demande des institutions républicaines, dé- mocratiques, non pour supprimer deux exrrèmes, le capi- tal et le salariat, mais pour atténuer leur antagonisme et le transformer en harmonie... Quelles que soient les idées plus ou moins révolutionnaires [que l'on invoque], le but est la transformation de la société par voie démocratique, une transformation qui ne dépasse pas les limites de la petite bourgeoisie » {op. cit., page 241).

(1) Dans sa lettre de 1875 sur le programme de Gotha, Marx dit : « La démocratie vulgaire voit dans la repu-


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 265

est dans une certaine mesure l'ennemie du socia- lisme, elle est aussi un aliment de son progrès, car c'est grâce à elle que l'éducation populaire peut se faire de la manière la plus complète (1). La contradiction entre la démocratie et le socia- lisme porte surtout sur Féconomie ; leur accord sur le côté spirituel de la vie sociale...

« Dans l'affaire Dreyfus, il n'y avait aucune ques- tion juridico-économique en jeu ; et, par suite, que viendrait faire là le précepte de la lutte de classe ? Quelques auteurs, mal informés des principes du socialisme moderne, ont trouvé ce bel argument que Dreyfus était riche et que les malheurs d'un officier


blique démocratique la réalisation du millénaire et ne se doute pas que c'est sous cette dernière forme politique de la société bourgeoise que doit se livrer le suprême combat des classes. » {Revue d'économie politique, septembre-octo- bre 1894, page 767.) En 1852, il avait déjà écrit dans le même esprit : « La république n'est que la forme politique sous laquelle se transforme la société bourgeoise ; ce n'est pas la forme sous laquelle elle vit et se conserve. » {La lutte des classes, etc., page 205.) Il pensait que c'est sous le régime démocratique que l'antagonisme des classes se manifeste enfin « clairement » , en sorte que « toute lutte contre la puissance publique [devient alors] une lutte contre le capital » (page 263).

(1) Cela pourrait être vrai seulement si la démocratie purgeait la société de tous les organismes qui gênent le libre développement des sociétés prolétariennes ; Marx était fort opposé à l'enseigilement populaire par l'Etat, alors que la démocratie attache une grande importance à diri- ger cet enseignement au moyen d'une puissante adminis- tration. L'expérience contemporaine montre que la démo- cratie engendre des structures de partis politiques très complexes qui tendent à gêner l'autonomie de la vie ou- vrière ; on pourrait se demander si cette autonomie n'est pas plus facile sous les régimes aristocratiques que sous Ifs républicains, si préoccupés de solidarité nationale.


>i


266 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

riche ne devraient pas intéresser les prolétaires (1) ; ils ajoutaient que beaucoup de pauvres diables étaient martyrisés dans les ateliers de travaux pu- blics (2). L'argument aurait pu avoir de la valeur s'il se fût agi de savoir quel degré de sympathie méri- tent les victimes des conseils de guerre ; or, il ne s'agissait pas de cela, mais de savoir quelles sont les circonstances les plus favorables pour réunir des forces suffisantes en vue de lutter contre la domina- tion de la caste militaire.

« C'est dans Tanticléricalisme que l'on trouve le plus complètement peut-être l'amalgame des diverses classes sociales ; il représente parfaitement la lutte continuelle contre la domination, parce que le prêtre est en contact journalier avec le citoyen, tandis que l'oligarchie militaire n'exerce qu'une tyrannie inter- mittente. Je crois qu'il n'y a pas d'action plus im- portante pour activer la propagation du socialisme dans les campagnes que l'action anticléricale ; qu'on lise, d'ailleurs, les journaux socialistes de province.


(1) Les journaux antidreyfusards insistèrent beaucoup sur ces raisons. Joseph Reinach dit qu'elles gênèrent beau- coup les amis de Jaurès, qui « furent toujours réduits à s'excuser d'être accessibles à la pitié » ; ils employèrent quelquefois de singuliers sophismes pour justifier leur oubli de la haine des classes : « [Dreyfus] n'est plus ni un officier, ni un bourgeois, écrivait Jaurès. Il est dépouillé, par l'excès même du malheur, de tout caractère de classe. Il n'est plus de ces classes dirigeantes... Il n'est plus de cette armée... Il est seulement un exemplaire de l'humaine souffrajice... Il est le témoin vivant du mensonge militaire, de la lâcheté politique, des crimes de rautorité » {op. cit., tome III, pages 255-256).

(2) La peine des travaux publics est prononcée pour des déhts purement militaires.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 267

on verra que leur principal moyen d'influence est la guerre contre ies curés. Le clergé s'est arrangé, en effet, poui' symboliser tous les genres de persé- cution sous tous les gouvernements : les souvenirs de la Restauration sont restés vivants jusqu'à une époque qui n'est pas très lointaine ; durant les dix premières années de l'Empire le curé a été plus re- douté et plus haï que le gendarme (1). »

(1) Pour l)ien faire comprendre ce passage, je crois utile de reproduire ici quelques réflexions, non moins anticlé- ricales, de Lucien Jesn, écrivain dont l'esprit, générale- ment très réfléchi, était tout dominé par le génie du pro- létariat : o Quand 11 y a bataille, il ne faut pas philosopher. Si donc je me trouvais dans un tumulte de ces jours-ci, je crierais vraisemblablement : A bas la calotte ! car on ne crie pas des arguments et on ne nuance pas des élans de combat. Ceci posé, nous pouvons, sur le papier, proposeï des points de vue : 1° Quel est le spectacle le plus comi- que de ceux qui se réclament d'une tradition d'autorité pour acclamer la liberté, ou de ceux qui prétendent fonder une tradition sur la liberté et font acte d'autorité ? 2» Lors- qu'il s'agit de choses aussi importantes que les formes essentielles de la vie, et qu'au fond la guerre est déclarée entre deux ennemis irréductibles, n'est-il pas charmant qu'on rattache tout cela à des interprétations de texte ? 3" Ils ne veulent pas le détruire, cet ennemi ; ils veulent le soumettre ; et c'est pourquoi nous avons une grande méfiance. Elst-ce que nous aurions affaire, nous d'un clergé gallican et républicain, dont ils s'accommoderaient fort bien ? Ils sont anticléricaux, il fallait être sincèrement antirehgieux. 4° Mais la plus grande folie est de s'atta- cher aux cléricaux par pitié. Est-ce que nous pourrons vivre avec des hommes qui adorent d'autres dieux que les nôtres ? Il faut souhaiter leur défaite ou la nôtre. « {Parmi les hommes, pages 282-283). — A quelques pages plus haut, parlant d'une pièce que Ma lato avait composée dans le goût des farces do Léo Taxil, il écrit : « L'humanité a mis des siècles à modeler une figure douce de mère, chaste, ai- mante et douloureuse. Allez au Louvre, vous y verrez cela, et essayez de lire votre pièce devant une Marie de Vinci


268 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

Lorsque j'écrivais ces choses, je n'avais pas encore d'idées bien précises sur les questions qui forment l'objet principal des Réflexions sur la violence. Bien que j'eusse publié, quelques années auparavant, l'Avenir socialiste des syndicats, dans le but de montrer combien il est utile à la classe ouvrière de ne pas laisser contrôler son organisation de lutte par des Intellectuels, je distinguais mal en 1901 le socia- lisme politique du socialisme prolétarien ; les pre- mières agitations dreyfusardes m'avaient fait augu- rer que le socialisme gagnerait beaucoup à acquérir la claire conscience d'être un mouvement ouvrier dans une démocratie ; la liquidation de la révolu- tion dreyfusienne devait me conduire à reconnaître que le socialisme prolétarien ou syndicalisme ne réalise pleinement sa nature que s'il est volontaire- ment un mouvement ouvrier dirigé contre les déma- gogues. A la différence du socialisme politique, il n'emprunte point d'éléments spirituels à la littéra- ture démocratique (1) ; les destructions que les dé- magogues opèrent dans les structures traditionnelles profitent énormément au socialisme politique, beau- coup plus même qu'aux partis républicains avancés qui les ont légalisées ; le socialisme prolétarien s'op- pose donc à la démocratie, au moins en tant que


ou de Solario... Aujourd'hui il est aussi vain d'attaquer un dogme avec ces grossiers jeux d'esprit que de le défendre avec des théories sur le parthénogenèse. » Ces idées ne l'empêchent pas d'avouer que si la censure n'avait pas interdit la représentation de cette sottise, il aurait été pro- bablement se battre pour soutenir Malato ; il ne pouvait aller de l'autre côté (pages 2G5-266).

(t) Cette httérature est elle-même presque toujours une dégénérescence de philosophies ayant amusé les gens du monde.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 269

celle-ci favorise le progrès de son contraire, le socialisme politique.

Les aventures des temps dreyfusiens ont montré que la guerre faite au catholicisme a beaucoup con- tribué à accélérer la transformation des idéologies spécifiquement socialistes en idéologies très voisi- nes de celles qu'emploie la démocratie ; il serait très important de faire une étude approfondie de ce phé- nomène, afin de savoir si l'anticléricalisme ne cons- titue pas, d'une manière générale, un danger grave pour le développement du syndicalisme, en facili- tant la conquête de la classe ouvrière par les politi- ciens ; en tout cas, on peut, dès maintenant, regar- der comme très imprudent d'engager les organisa- tions ouvrières dans les voies anticléricales (1).

Il est très remarquable que Jaurès ait pu, dès 1902, grâce aux avantages que lui avait assurés sur ses concurrents l'affaire Dreyfus, donner au socialisme politique des formules qui, abandonnant les princi- pes marxistes énoncés par Jules Guesde en tête de. son programme du parti ouvrier, se rattachaient ex-


(1) S'inspirant des conditions dans lesquelles se trouve la socialdémocratie allemande, obligée de maintenir très vif le sentiment de classe, pour pouvoir enlever des voix au parti catholique, Rosa Luxembourg écrivait, il y a une dizaine d'années, ces réflexions qui pourraient être utilisées par nos syndicalistes : « Si les socialistes... ne procla- maient pas, à toute occasion, que les bourgeois mangeurs de prêtres sont avant tout des ennemis du prolétariat... la lutte des classes serait frappée de corruption... Le danger qui résulte de l'accouplement de l'action prolétarienne et de l'action bourgeoise serait incontestablement plus grand que les inconvénients que l'on peut redouter des menées réactionnaires de l'Eglise. » {Mouvement socialiste, l" janvier 190.3, page 37.)


270 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

pressément à la littérature démocratique. Voici, en effet, comment débute la déclaration qu'il fit voter au Congrès de Tours (3 mars 1902) : « Le socialisme procède tout ensemble du mouvement de la démo- cratie et des formes nouvelles de la production. His- toriquement, et dès le lendemain de la Révolution française, les prolétaires se sont aperçus que la Dé- claration des droits de l'homme resterait illusoire sans une transformation sociale de la propriété. Comment, en effet, la liberté, la propriété, la sûreté, pourraient-elles être garanties à tous dans une so- ciété où des millions de travailleurs ne possèdent que leurs bras et sont obligés pour vivre de vendre leur force de travail à la minorité possédante ? C'est .^•donc pour étendre à tous les citoyens les garanties inscrites dans la Déclaration des droits que notre i grand Babeuf a demandé la propriété commune, ga- irantie du bonheur commun. Le communisme était Ipour les prolétaires les plus hardis l'expression su- Iprême de la Révolution. y>

L'avant- dernière de ces phrases est de nature à troubler singulièrement les gens qui ont entendu dire que le socialisme actuel constitue une des plus fortes expressions de la pensée moderne. Si Babeuf est à classer parmi les grands hommes, c'est que, suivant Jaurès, on devrait nommer grands tous ces person- nages, pleins de zèle pour le bien public, un peu écerveîés et graphomanes déclarés, qui, aux époques troublés, se rencontrent par centaines dans les assemblées électives, dans les clubs et dans la presse ; Babeuf ne serait jamais devenu célèbre si la police du Directoire ne l'avait pas représenté comme un redoutable conspirateur, ayant mis en danger l'or-


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 271

dre établi par la Révolution (1) ; maintenant que le Congrès de Tours a inscrit Babeuf au livre d'or des génies, d'autres congrès pourront décider que Benoît Malon fut un Platon et Fournière un Aristote î — Je ne puis me résoudre à admettre, comme certains auteurs, qu'une tradition babouviste, transmise prin- cipalement par Buonarolti, ait fourni des idées communistes aux réformateurs socialistes, contem- porains de Louis-Philippe (2) ; d'innombrables litté- ratures communistes ont, en effet, fleuri dans le monde de la façon la plus spontanée ; il ne faut pas grand génie pour laisser de côté la technique, l'éco-i nomie et le droit, afin de pouvoir se livrer aux ca-' priées d'une imagination philanthropique. — Obser- vons, enfin, que tant de sociologues contemporains veulent à tout prix placer du communisme dans les institutions primitives de l'humanité parce qu'il leur semble impossible de concevoir un régime qui exige moins de travail intellectuel que le communisme. Il ne faut donc pas nous attendre à trouver chez Jaurès


i) Advielle est persuadé qu'on a attribué à Babeuf un

rôle supérieur à celui qu'il avait eu, afin de le perdre plus sûrement ; le Directoire aurait transformé un procès de presse en affaire de conspiration. (Histoire de Gracchus BOr- beuf, tome I, page 495). Son journal était extrêmement redouté par les gens qui avaient exploité sans pudeur le nouveau régime.

(2) Ar^Tox Menger, Le droit au produit intégral du tra- vail, trad. franc., page 159. — Dans le chapitre consacré à la communauté dans les Contradictions éconorai/jues, Proudhon n'attache aucune portée spéciale à Babeuf, qui est mentionné dans la masse des rêveurs qui va de Platon et des gnostiques à Cabet ; il dit que dans ces systèmes « le mérite quant à l'invention est zéro » (§ r') et que leur mécanisme a « l'avantage d'être à la portée de tout le monde » (§ vn).


272 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

autre chose qu'une philosophie misérable du socia- lisme.

En invoquant la Déclaration des droits de l'hom- me, Jaurès a sans doute eu l'intention de faire croire à ses anciens collègues de l'Université que son socia- lisme présente sur le marxisme cette éminente supé- riorité d'être juridique. Dans le document de 1789, le~Tiers-Etat avait exprimé les protestations que l'économie roturière élevait contre l'Ancien Régime ; prétendre appliquer à des prolétaires des garanties que la propriété avait réclamées dans son intérêt est d'un juriste de comédie ; ce charabia de Jaurès revient seulement à réclamer pour le prolétaire autant de bonheur que purent en espérer les bour- geois libéraux de 1789. Ce prétendu socialisme juri- dique se réduirait donc à une distribution phi- lanthropique de la richesse nationale. Jaurès entend bien évidemment relever la tradition de 1848 que l'on croyait morte (1). Dans une brochure intitulée : Le socialisme, Droit au Travail, Réponse à M. Thiers, Louis Blanc avait dit : « Le moyen d'affranchisse- ment [des prolétaires] avait été indiqué à notre gé- nération par cette formule, gloire éternelle de nos pères : Liberté, Egalité, Fraternité. Il ne s'agissait plus que de bien «définir les trois termes de cette de- vise sacrée. L'instinct populaire ne s'y trompa point. » Notre auteur entend par : bien définir, supprimer les considérations historiques qui fixaient le sens de thèses anciennes, pour donner aux principes un

(1) Jaurès pourrait emprunter à Cabet cette formule dont se moquait Proudhon : <> Mon principe, c'est la fraternité. Ma théorie, c'est la fraternité. Mon système, c'est la fra- ternité. Ma science, c'est la fraternité. »


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 273

sens qui rendait facile d'en tirer les conséquences désirées, en utilisant le respect qu'ont les masses pour les mots-fétiches des « devises sacrées » . La liberté devient ainsi un « pouvoir accordé à rhomme de développer ses facultés » ; donc plus de régime individualiste du laisser-passe r, parce que c'est « l'abandon du pauvre, du faible, de l'igno- rant » ; — « l'égalité consiste dans la facilité donnée à tous de développer également des facultés iné- gales » ; donc plus de concurrence anarchique qui étreint les facultés du faible ; — la « fraternité n'est que l'expression poétique de cet état de solidarité qui doit faire de toute société une grande famille » ; donc « plus de mobiles puisés dans l'antagonisme ardent des intérêts » qui engendre des haines et pré- pare des guerres civiles dans les sociétés (1). Il ne faut vraiment pas regretter que Marx nous ait dé- barrassés de toute cette sophistique démocratique.

Reprenons le texte voté par le Congrès de Tours : « Entre le régime politique, issu du mouvement ré- volutionnaire, et le régime économique, il y a une contradiction intolérable (2). Dans l'ordre politique, la démocratie se réalise: — le suffrage universel est le communisme du pouvoir politique. Dans l'ordre économique, c'est l'oiligarchie du capital qui pos-

(1) Marx dit que les hommes de 1848 croyaient que « les classes n'étaient séparées que par un malentendu et [que], le 24 février, Lamartine baptisa le gouvernement provi- soire : un gouvernement qui suspend ce malentendu terri- ble qui existe entre les différentes classes», {op. cit., page 20.)

(2) Cette contradiction est purement verbale ; elle ré- sulte de ce que les mots démocratie et oligarchie son em- ployés dans des sens qui ne restent pas invariables.

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274 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

sède, dirige, administre, exploite. Les prolétaires sont reconnus aptes comme ciioyens à gérer les milliards du budget national et communal ; comme travailleurs dans l'atelier, ils ne sont qu'une mul- titude passive... La tendance irrésistible des prolé- taires est de faire passer dans l'ordre économique la démocratie partiellement réalisée dans Tordre politique... Ils doivent nommer eux-mêmes les chefs du travail dans les ateliers, comme ils nomment les chefs du gouvernement dans la cité et réserver à ceux qui travaillent, à la communauté, tout le pro- duit du travail. » L'ancien professeur de l'Univer- sité de Toulouse ignore évidemment le premier mot \ du régime administratif de la France. La bureau- cratie a encore aujourd'hui une si grande forc€ que les démagogues sont encore très loin de gérer li- brement les milliards du budget ; les plus impor- tants services de l'Etat (finances, guerre, travaux publics) sont dirigés par des gens qui ont conservé, à un degré tout à fait extraordinaire, l'esprit des vieux corps royaux (1); en se soumettant avec beau- coup de ruse, les directeurs des ministères parvien- nent à assoupir un peu la folie de leurs maîtres, qui d'ailleurs ne restent pas ordinairement assez long- temps en place pour pouvoir commettre des bévues irréparables. La démocratie confectionne des lois déraisonnables, entreprend des opérations inutiles, distribue de l'argent à de nombreux parasites, mais elle est bien loin de jouer dans les affaires de l'Etat un rôle aussi prépondérant que celui que Jaurès rêve pour elle dans l'industrie. Les déclamations de Jaurè^ sur l'organisation dé-

/ (1) Les journalistes avancés dénoncent bien souvent ce caractère réactionnaire. •


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 275

mocratique du travail n'auraient qu'un intérêt fort minime si an devait les prendre à la lettre ; mais l'expérience a montré maintes fois que pour donner sa véritable signification à une thèse de littérature sociale, il convient de retourner bout par bout, en quelque sorte, la formule ; nous expliquerons donc les aspirations réelles de notre éloquent rêveur en disant que le socialisme politique ne se propose pas d'imposer à la production une constitution démo- cratique, mais que ses discours sur un tel idéal ont pour but de fournir des moyens d'utiliser démagogi- quement les conflits économiques en vue de faire prospérer les affaires des politiciens (1).

Les grèves peuvent être très utiles à des orateurs audacieux qui possèdent l'art d'exciter les senti- ments sur lesquels se fonde l'activité de la démo- cratie : cupidité, haines, rêves puérils de bonheui' ; les concessions que les chefs de fabrique sont ame- nés à faire, sont assimilées par ces harangueurs à un butin que l'armée prolétarienne aurait conquis sous leur direction, dans une citadelle capitaliste ;

il) Voici quelques exemples de la politique sociale du parti socialiste, que j'emprunte à une brochure de Victor Griffuelhes ; Voyage révolutionnaire. A Limoges, en 1905, une grève éclate à la suite d'une agitation provoquée en vue de faire tomber le maire, qui était socialiste indépen- dant (pages 40-41) ; — à Roubaix, en 1904, à la veille des élections municipales..., «les politiciens fomentèrent une grève dans Tunique but de créer à la municipalité bour- geoise une situation difficile et de déterminer chez les pro- létaires une hostilité contre elle » ; — à Armentières, en 1903, les amis de Jaurès et ceux de Ouesde intriguèrent fort les uns contre les autres, préoccupés fort peu du sort des tisseurs grévistes, mais des conséquences politiques du conflit : <- Les uns voulaient par la grève introduire Jaurès dans le Nord ; les autres voulaient garder le Nord ide tout contact avec Jaurès » (pages 8-9).


276 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

les masses finissent par croire qu'en votant pour des candidats qui se donnent pour les dispensateurs du surnaturel démocratique (1), elles augmenteront leur part de jouissances.

Chez nous la démocratie n'a pu encore s'aban- donner en toute liberté à ses instincts de spoliation, parce qu'elle trouve utile d'invoquer assez souvent la gloire d'ancêtres, plus ou moins authentiques, dont le désintéressement fui célèbre, parce que les sophistes ne peuvent pas supprimer complètement l'utopie philosophique de la Révolution et parce que les tribunaux rappellent journellement au pu- blic les règles que la Révolution a jadis introduites 'dans nos codes ; mais le socialisme politique, ha- bitué à présenter les réclamations économiques des ouvriers comme d'admirables revendications des droits imprescriptibles de la dignité humaine, s'abandonne sans frein au matérialisme des inté- rêts (2); il tend ainsi à faire reparaître les vices de cette démocratie qui ruina les villes grecques, en


(1) En 1875, Marx dénonçait le programme de Gotha « infesté de la servile croyance des partisans de Lassalle à TEtat, ou, de ce qui ne vaut pas mieux, de la foi au surna- turel démocratique. Ou plutôt, disait-il, c'est un compromis entre ces deux sortes de foi naturelle, également éloignées du socialisme. » [Revue d'économie politique, septembre- octobre 1894, page 768.) .

(2) Dans la déclaration votée au Congrès de Tcars, Jau- rès a inséré une phrase qui montre avec quelle impudence les idéalistes du socialisme politique écartent les préoccu- pations juridiques dont l'importance avait été si grande en 1789 : « Et comme [le prolétariat] ne reconnaît aucun droit à la propriété capitaliste, il ne se sent lié à elle par aucun contrat. » Pourquoi ne pas admettre la reprise indi- viduelle de certains anarchistes ? Ce serait logique, mais dangereux pour la politique électorale.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 277

lançant les pauvres à l'assaut des fortunes aristo- cratiques. La démocratie moderne pourrait com- mettre beaucoup plus de fautes qu'on n'en a jus- qu'ici à lui reprocher, sans aboutir aux désastres qu'engendra la démocratie antique, parce que l'in- dustrie actuelle tire de la nature des richesses im- menses, tandis que l'économie des peuples classiques était pauvre. On ne saurait donc affirmer que les^ socialistes politiques conduiraient à une mort cer- taine les nations qui auraient confiance en eux (1) ; 1 mais il est tout au moins, incontestable que rien de | grand ne saurait sortir d'un mouvement ouvrier con- 1 duit par des politiciens ; je crois avoir démontré 1 dans les Réflexions sur la violence que le syndica- lisme peut, au contraire, être une cause de gran- J deur.

Pour amener les ouvriers organisés à leur assur^er la puissance électorale, les politiciens socialistes ont besoin de trouver dans le prolétariat des serviteurs capables d'acquérir la confiance de leurs camarades, possédant ce genre d'habileté qui permet d'entraîner les gens du commun là où ils ne songent pas à aller, et prodigieusement désireux de ne pas de- meurer dans les rangs des producteurs. Ces person- nages se donnent le titre de réformistes, parce qu'ils se croient capables d'indiquer aux hommes d'Etat quelles transformations il est urgent de réaliser pour maintenir une paix sociale temporaire ; dans cer- tains milieux bourgeois qui se piquent de compren- dre les lois inéluctables du progrès, ils passent pour


(1) C'est ainsi que les Etats-Unis ne sont pas écrasés sous le poids dos crimes de leurs polilicieus.


278 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

former l'élite du monde plébéien ; les meilleurs d'entre eux ont des âmes médiocres, raisonnent à peu près comme Joseph Prudhomme sur l'économie, le droit ou l'histoire, et sont doués d'une vanité cocasse qui les livre à la dictature des démagogues dont la langue excelle dans la flatterie. Les plus redoutables sont certains anciens révolutionnaires assagis que j'ai comparés aux mauvais prêtres (1) ; lorsque les uns et les autres avaient cru posséder l'absolu, ils s'étaient débarrassés de la bonne petite morale d'épicier ; après avoir perdu leur foi, ils se trouvent dépourvus de toute force interne pouvant diriger leur conduite vers le bien ; ils n'admirent plus que le succès sans se soucier de savoir quels moyens l'ont procuré. Réformistes et politiciens s'en- tendent parfaitement à persécuter les travailleurs qui ont le sens syndicaliste : « A Lille, à Roubaix, dit Griffuelhes, malheur à l'ouvrier clairvoyant qui veut connaître et savoir, et qui, ayant appris, veut apporter dans les discussions ou dans les luttes sa pensée et son effort. Il saura ce qu'il en coûte de porter atteinte à l'orthodoxie politicienne. » Dans le Nord, nombreux sont ceux qui « durent quitter la région parce que s'abattaient sur eux la main du patron et celle du politicien » (2). Si grâce aux ouvriers dits réformistes le socialisme politique ve- nait à triompher, nous entrerions —dans une ère d'épouvantable servitude, he sage socialisme ne peut qu'écœurer les hommes ayant quelque sentiment d'honneur.


(1) G. SoREL, Insegnamenti sociali délia cconomia con- temporanea, page 344.

(2) Victor Griffuelhes, op. cit., page 15.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 27S


La révolution dreyfusienne, qui a permis aux socialistes d'afterrrdrenâ lies situations inespérées dans la hiérarchie gouvernementale, a fait naître dans les classes ouvrières des états psychologiques singulièrement favorables au développement des idées syndicalistes. Je ne crois pas qu'il soit fort difficile d'expliquer ce phénomène, sur lequel Joseph Reinach n'a trouvé à dire que de vagues paroles de philosophe parlementaire (1).

Tout d'abord nous devons tenir compte du désar- roi que jeta dans le monde socialisée la composition hétérochte du ministère du 22 juin 189Ô. Millerand, qui, en sa qualité de chef reconnu de la guerre so- ciale, avait promulgué le program.me de Saint-Mandé trois ans auparavant, entreprenait maintenant d'ai- der le plus célèbre avocat des procès capitalistes à restaurer l'ordre au profit de la bourgeoisie libérale; quantité de jeunes Intellectuels, croyant que le so- cialisme avait désormais un bel avenir devant lui, ■ déclaraient bruyamment s'être convertis, pour des \ raisons scientifiques, à des doctrines de rénovation ! intégrale; les vétérans, demeurés fidèles aux vieux / thèmes de Jules Guesde et de Vaillant, se deman- daient avec effroi si la révolution qu'ils avaient rêvée pour émanciper des travailleurs, n'allait pas se transformer en une ignoble curée (2). Partisan

(1) Joseph Reinach, Histoire de l'affaire Dreijfus, tomeVI, page 429.

(2) Joseph Reinach âif, que Millerand a « la forte méthode, l'esprit net et d'une implacable précision, la tactique sar vante, la rudesse et les maxillaires » de Dufaure {op. cit.,


280 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

de la Défense républicaine, Jaurès était couram- ment dénoncé comme un sophiste dangereux, un mauvais berger ou même un traître, par des gens qui avaient jusqu'alors célébré en termes excessifs son éloquence, sa haute raison et son universelle compétence ; de leur côté, les amis de Jaurès et de Millerand ne se gênaient point pour représenter leurs adversaires comme des farceurs qui abusaient de mots révolutionnaires dans le but de tromper le bon public (1). — Il semblait que désormais les chefs socialistes ne pussent plus inspirer confiance aux prolétaires, jadis si pleins de vénération pour leurs guides.

Pendant les années où la profession du dreyfu- sisme fut dangereuse, les hommes de la violence jouèrent un rôle décisif. La province jugeant la lutte furieuse engagée entre révisionnistes et séides de l'état-major à peu près comme l'avait exposée le groupe socialiste parlementaire dans son manifeste

tome V, pagel64). — Il faut être un politicien endurci pour songer à établir un rapprochement entre Thonnôte Dufaure et l'homme auquel Emile Combes a reproché de s'être enrichi des dépouilles des congrégations.

(1) Le 28 mai 1901, au Congrès de Lyon, après que les amis de Vaillant eurent quitté la salle, Viviani stigmatisa en termes véhéments la fuite des pseudo-révolutionnaires, par- mi lesquels, d'après lui, se trouvaient beaucoup d'habitués des antichambres ministérielles. « Il ne faut voir dans leur acte, disait-il, qu'une courtisanerie vis-à-vis de l'antisé- mitisme parisien et du nationalisme. Ils ont l'air de se pro- clamer indépendants en se disant antiministériels ; ils sont les esclaves de journaux d'outrage, de chantage et de ca- lomnie... Il n'est pas douteux que ceux qui nous ont quittés vont constituer un groupe [parlementaire] auquel ne man- queront ni les étiquettes, ni les couleurs, ni les épithèles. La révolution sociale à la tribune ! Sauf à corriger h VOffi- ciel par les mots : République sociale. »


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 281

du 19 janvier 1898, croyait que deux fractions parisiennes se battaient pour le compte de deux groupes d'exploiteurs de l'Etat ; la grande presse détestait une agitation qui profitait beaucoup trop, à son gré aux journaux qui exploitent la crédulité publique, les parlementaires avaient une énorme aversion pour des discussions (1) qui dépassaient in- finiment le niveau des conversations qui se tiennent dans les réunions de groupes et de sous-groupes (2), les républicains de gouvernement étaient persuadés qu'il ne fallait pas prendre tout cela au sérieux, parce qu'un jour ou l'autre le dreyfusisme serait supprimé par un coup de force judiciaire, analogue à celui qui avait mis fin au boulangisme (3). Cavai-

(1) Joseph Reinach a, maintes fois, signalé que la Cham- bre n'a jamais connu grand ctiose de l'affaire Dreyfus ; au mois de janvier 1898, Poincaré disait que c'était une agitation superficielle, pas même « une crise de nerfs » {op. cit., tome III, page 328).

(2) A propos de la formation du ministère Waldeck- Rousseau. Joseph Reinach dit que Poincaré se trompa « sur la politique des groupes et des sous-groupes [qui] dans le déclassement des partis, depuis l'Affaire, ne correspondait plus à rien de réel hors des corridors du Palais-Bourbon » {op. cit., tome V, page 158). Lorsque le ministère fut cons- titué, Clemenceau écrivit : « Peut-on attendre que M. Poin- caré comprenne que la France est au-dessus de son groupe..., que M. Bourgeois ait achevé ses développements de rhétorique à La Haye ? » (page 177).

(3) Clemenceau a soutenu contre Joseph Reinach que la Haute-Cour, qui condamna Boulanger, fut un tribunal révo- lutionnaire {op. cit., tome IV, page 122). La thèse de Cle- menceau est incontestable ; en étendant sa compétence de l'attentat au complot, la Haute-Cour se donnait le droit de frapper tout chef de parti trop puissant ; en 1899, les pre- miers présiiJenfs de la Cour de cassation et de la Cour des comptes et Wallon, « le père de la Constitution », essayè- rent vainement de ramener le Sénat dans les voies légales (tome VI, page 59).


282 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLETARIAT

gnac avait fait étudier par un jurisconsulte liabile le mojen à employer pour traîner les révisionnistes devant la Haute-Cour, sous prétexte de complot (1) ; il est bien probable que les choses auraient mal tourné pour les amis de Joseph Reinach si les conservateurs n'avaient été effrayés par la perspec- tive de livrer bataille aux anarchistes et aux alle- manistes. Ce sont, en définitive, les hommes de la violence qui rendirent nécessaire le ministère Waldeck-Rousseau.

Au temps de Waldeck-Rousseau, les préfets et les tribunaux furent très embarrassés pour concilier leurs obligations professionnelles normales avec le désir de ne pas créer des difficultés à un gouver- nement dont faisait partie Millerand. Celui-ci, n'ajant probablement pas encore une confiance bien grande dans sa nouvelle fortune, voulait se réserver la possibilité de reprendre sa place à la tête du socialisme parlementaire. Jaurès faisait des efforts inouïs pour empêcher les congrès de prononcer l'exclusion contre son compagnon de Défense répu- blicaine; mais un incident de grève pouvait faire avorter les combinaisons les plus ingénieuses de ces habiles tacticiens de la Doliticaiilerie. Les travail- leurs s'aperçurent rapidement que de très puissantes raisons empêchaient les autorités de suivre mainte- nant les méthodes, un peu rudes parfois, que l'on Avait employées jusqu'alors pour rétablir l'ordre


(1) Joseph Reinach, op. cit., tome IV, pages 123-125. Les ordres du jour Chapuis votés par la Chambre en 1900 et en 1903 (tome VI, pages 113-114 et pages 245-246), invitant le gouvernement à empêcher la reprise de Tagitation drey- fusienne, n'auraient eu aucun sens si on n'avait pas songé aux moyens de réprimer le complot.


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 283

dans ks villef, troublées par des conflits industriels; dès que les chefs de l'administration commençaient à redouter des rixes sérieuses, ils s'efforçaient d'amener les patrons à accorder à leurs ouvriers assez de satisfactions pour calmer l'effervescence populaire; on eût dit que le vieux droit bourgeois de répression fût en train de faire place à un droit naturel, nouvellement reconnu, qui accorderait aux grévistes des facultés de luttes qu'on leur avait tou- jours refusées.

Lorsque j'avais écrit en 1901 la préface pour le livre de Gatti, j'avais cru que le nouveau régime des grèves aurait pour résultat de subordonner com- plètement les mouvements prolétariens à la politi- que démagogique ; mais vers la fin des temps drey- fusiens, le syndicalisme révolutionnaire rencontra des occurences qui favorisèrent son émancipation.

Les parlementaires socialistes ayant perdu une gi'ande partie de leur prestige, les hommes de vio- lence s'étant couverts de gloire en faisant réussir la révision de la condamnation de Dreyfus, la timidité des gouvernants libéraux devenant un facteur plus important que les facteurs économiques dans la fixa- tion des conditions du travail, les prolétaires se mirent à penser qu'ils étaient devenus assez forts pour vaincre désormais les résistances capitalistes sans le concours d'étrangers. Nous ne nous deman- derons pas si Vaction directe doit demeurer la règle générale des coalitions futures en France (1), parce

(1) Dans l'examen de cette question, il faudrait tenir compte de ce fait que les hommes du peuple s'attachent avec énergie aux institutions, aux mœurs, aux idées, qui leur semblent particulièrement propres à affirmer leur vo-


284 MATÉRIAUX D'une théorie du prolétariat

que les conséquences de l'affaire Dreyfus nous inté- ressent ici bien plus au point de vue de leur effi- cacité dans la genèse d'idées qu'au point de vue des phénomènes matériels. Il s'était produit à cette épo- que une extraordinaire accumulation de hasards, fort analogue à celles qui font parfois apparaître au physicien, dans le laboratoire, d'une façon im- prévue, sous des voiles presque transparents, des lois qui avaient échappé à de longues investigations mé- thodiques (1). On s'aperçut que Vaction directe, avec son cortège très fréquent de violences, nous met à même de bien comprendre la nature profonde du mouvement ouvrier, alors qu'autrefois des mani- festations éparses de violence avaient été regar- dées comme des accidents qui venaient troubler la marche normale du développement de la classe ouvrière.

Le marxisme avait occupé une place trop consi- dérable dans le monde pour qu'aucun homme doué de la moindre perspicacité ipût prendre au sérieux l'idée de le remplacer par les socialismes oratoires, philanthropiques, démagogiques que Jaurès entre- prenait de faire renaître. Les efforts accomplis par cet habile manieur des foules, ont seulement abouti à montrer la puérilité de ces romans de palingéné-

lonté de puissance. C'est pour cette raison qu'ils ne peuvent se dégoûter du suffrage universel. C'est aussi à cause de ce sentiment qu'ils se laissent si facilement tromper par les démagogues, qui leur promettent de réprimer l'orgueil patronal.

(1) Le hasard joue un très grand rôle dans les exemples que Claude Bernard donne pour montrer comment il a con- duit ses investigations {Introduction à l'étude de In méde- cine expérimentale, pages 2GG et suivantes).


BASES DE CRITIQUE SOCIALE 285

sie morale. Le marxisme devait être soumis à une révision qui assurerait la conservation de ce qu'il avait introduit de fécond dans l'étude des sociétés, dans l'art de comprendre les transformations de l'histoire, dans la conception de la mission révolu- tionnaire du prolétariat.

Jusqu'à une époque toute récente des efforts très considérables avaient été faits, sans beaucoup de succès, pour réviser les enseignements de l'ortho- doxie marxiste ; Bernstein s'était proposé de rendre la théorie conforme à la pratique des partis socia- listes; mais les défenseurs des anciennes positions lui reprochaient de démolir l'œuvre monumentale des ancêtres sans rien mettre de bien so-lide à la place. Beaucoup de marxistes pensaient que la fai- blesse des corrections proposées prouvait la vérité du corps principal du système (1). Avant que la révolution dreyfusienne eût changé le régime des grèves, personne ne paraît s'être demandé s'il ne conviendrait pas d'aborder la révision du marxisme en suivant une autre méthode que celle de Bernstein. Lorsque l'action directe eut fait ses preuves, des hommes qui avaient espéré, avec_une foi absolument désintéressée, que le socialisme renouvellerait le monde, employèrent leurs facultés d'invention à es- quisser une doctrine du mouvement ouvrier qui s'adaptât exactement à cette forme de la lutte ou- vrière ; ils observèrent que des liens très intimes existent entre l'idéologie syndicaliste et ce qu'il y a


(1) C'est ce qui explique comment Karl Kautsky, dans la préface du 3 mars 1909, destinée à l'édition française de son Programme socialiste, a pu écrire que les critiques de Bernstein ne l'avaient point amené à faire des changements dans un texte qu'il avait publié en 1892.


286 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

de plus original dans l'œuvre de Marx ; ainsi se trouvait enfin réalisée la véritable révision du marxisme (1). Je crois avoir démontré, dans les Ré- flexions sur la violence, que cette philosophie est appelée à occuper un rang très honorable dans l'his- toire de la pensée moderne. De nouvelles séries de hasards ont été peu favorables au progrès des idées que j'ai proposées sur le syndicalisme ; mais j'ai des raisons de croire que les doctrines des Ré- flexions sur la violence mûrisent dans l'ombre ; elles ne seraient, sans doute, pas si souvent dénon- cées comme perverses par les sycophantes de la démocratie, si elles étaient impuissantes.

(1) Cf. G. SoREL, La décomposition du marxisme.


TROISIEME PARTIE


ESSAIS DIVERS D'un écrivain prolétaire (m

I. Caractère d'essais préparatoires que présente l'œuvre de Lucien Jean. — La vie du travailleur.

— Son rôle de syndicaliste.

II. Conception proudhonienne de la pauvreté. —

— Les maisons de la puberté et du mariage. — Aptitudes remarquables pour l'observation.

III. Contes mythologiques sur le travail, l'art, la science, l'émancipation.


Ce serait rendre un bien mauvais service à la mémoire de Lucien Jean que de prétendre introduire ses modestes nouvelles parmi les monuments de notre littérature ; d'ailleurs il ne se jugeait pas lui- même encore capable, à l'âge de trente-huit ans,

(1) Une première rédaction de cette étude sur l'œuvre de Lucien Jean a paru dans le Divenire sociale (de Rome) du l" juin 1910 ; une rédaction revisée a été publiée par V Indépendance du 1" mars 1912.


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de présenter une œuvre véritable au véritable pu- blic ; les morceaux que des amis de son camarade Charles-Louis Philippe ont réunis sous le titre un peu énigmatique: Parmi les hommes, avaient été destinés au monde très spécial qui lit les petites revues. Ces pièces seraient très propres à intéresser un critique avisé qui les prendrait pour ce qu'elles furent aux jeux de Lucien Jean, pour des exercices qu'un homme exceptionnellement consciencieux avait composés en vue de se préparer à entrepren- dre une œuvre définitive. Je crois que cette extrême et vraiment admirable prudence provenait de ce que Lucien Jean, ayant voulu compléter son éduca- tion primaire par une étude approfondie de nos grands maîtres, s'était fait sur la dignité du livre dés opinions bien éloignées de celles qui ont cours dans la librairie contemporaine.

Lucien Jean était assez maître de la langue pour qu'une revue de lettrés particulièrement pointilleux ait pu parler de « son œuvre brève et parfaite » (1); mais il ne se sentait pas très sûr de son intelligence; les notes critiques qui occupent à peu près un tiers du volume, sont plus d'une fois difficiles à bien en- tendre, parce que l'auleur n'osait pas rejeter, d'une façon explicite, des idées que beaucoup de ses amis professaient avec ardeur et contre lesquelles protes- tait son bon sens d'ouvrier parisien (2). Comme


(1) Nouvelle revue française, 15 février 1910, page 15G.

(2) C'est ainsi qu'il ne se laissa pas entraîner par la va- gue du nietzschéisme frelaté qui submergea Paris pendant quelques années. « Ulysse, Renaud, d'Artagnan et le prince Rodolphe étaient, dit-il, des liéros forts. Mais ils Tétaient simplement parce qu'il faut l'être pour faire des choses fortes. Ils étaient aimabîes. Ils étaient forts naturellement. Ce n'étaient pas des hommes forts » (page 260). Les com-


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beaucoup de jeunes gens de son âge, Lucien Jean s'était enrôlé, au début de sa carrière, sous les or- dres de littérateurs qui affectaient une extrême pas- sion pour l'art (1) ; l'expérience montre que la tu- telle des faux penseurs de cette sorte se maintient aussi longtemps que leur clientèle se laisse égarer par de subtils discours en dehors du chemin de la raison, qui est aussi celui de l'obserA-ation ; pour que Lucien Jean arrivât à une complète éinancipation, il aurait fallu qu'il fût porté par la force qui est pro- pre à un grand sujet, sur le terrain qui convenait à sa fine nature. Que d'hommes distingués ont ainsi manqué leur vie, faute d'avoir eu la bonne fortune de rencontrer les occasions qui leur auraient per- mis d'utiliser le talent dont la nature les avait do- tés !

En tête du volume se trouvent quelques rensei- gnements biographiques succincts qu'il est néces- saire de rapporter ici. Fils de travailleurs parisiens, originaires d'Alsace, Lucien Jean (dont le véritable nom était Lucien Dieudonné), après avoir été élève

mis qui se mettaient à parler comme des Borgia lui sem- blaient merveilleusement comiques (page 317). Il obser- 1 vait que les esprits les plus chancelants furent ceux quij firent le plus grand étalage de nietzschéisme (page 313),' Son camarade Charles-Louis Philippe n'échappa point à la contagion, qui empoisonnait la majorité des gens de let- tres. Il écrivait, le 30 mai 1901 : <• Mes amis d'ici, qui me voient tous les jours, savent que je suis un homme fort... et que j'ai des volontés furieuses... Je puis commettre des actes de sombre crapulerie à, froid parc-e que je l'ai décidé. » (Lettres de jeunesse à Henri Vandeputte, page 144.)

(1) Il avait, notamment, fréquenté, en 1895, les réunions de la Montagne-Sainte-Geneviève, où il rencontrait Zo d'Axa, Jules Guérin, Barrucand, Lumet, Deherme (Terre libre, 1" avril 1910).

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de l'Ecole Turgot, entra à seize ans dans les services municipaux ; faute de connaissances scientifiques suffisantes, il ne dépassa pas le grade de piqueur de la voirie ; marié dans sa vingt et unième année, il eut deux enfants ; c'était un employé parfaitement consciencieux et, pour améliorer la situation des siens> il consacrait une bonne partie de ses soirées à des besognes supplémentaires.

Nous devons noter ici des paroles que Charles- Louis Philippe a mises dans la bouche d'un person- nage composé par lui à d'imitation de son camarade Lucien Jean, parce qu'elles montrent que celui-ci avait la réputation d'être le vrai type de l'homme voué entièrement au travail : « Mon âme est venue toute seule avec mon pain quotidien. J'ai toujours cru qu'avoir à gagner leur pain quotidien sauverait les hommes » (1). Les philosophes qui se sont oc- cupés sérieusement d'études sociales, savent de quelle importance est la vocation laborieuse dans la psychologie du monde ouvrier.

(1) Sur la lin de sa vie, Charles-Louis Philippe fut obsédé par l'idée d'écrire un roman sur son père : « Je prends, disait-il, un petit mendiant, un être abandonné. A douze ans il découvre le travail, et le travail le sauve. Il monte d'une classe, jusqu'au vrai peuple ; il devient un bon ou- vrier, un père, un patriarche. » A cette époque, Charles- Louis' Philippe subissait fortement l'influence de son ca- marade Lucien Jean. Le manuscrit s'arrête au seuil de l'apprentissage. « Devant le pas décisif, écrit l'auteur au- quel j'emprunte ces précieux renseignements, Philippe hé- sitait, se troublait ; il renonça même à finir le livre ; je pense qu'il l'aurait repris quelque jour... Peut-être Philippe, par respect sincère, se sentait-il indigne de le traiter » (Nouvelle revue française, loc. cit., pages 156-159). — Il serait intéressant d'examiner la question de savoir si un pareil sujet peut être convenable pour un roman ; n'est- ce pas un sujet épique ?


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Les gens qui fréquentaienî Lucien Jean éprou- vaient pour lui une vive affection et souvent même de l'admiration. Nous avons un curieux témoignage de cela dans la correspondance de Charles-Louis Philippe : pour bien entendre la lettre écrite par lui le 23 juin 1899 à Henri Vandeputte, il ne faut pas oublier que cet alambiqueur de mots avait beaucoup de peine à ne pas être gauche quand il voulait être sérieux : « J'ai un ami qui travaille dans un bureau voisin, avec une âme bleue et un beau cœur humain. 11 contient une partie de ma joie... Lorsque lu con- naîtras sa vie, auprès de sa femme et de ses enfants, tu en rapporteras le souvenir d'un spectacle divin.., Je vois mon pauvre ami boiteux, toujours malade, travailleur et bon, qui lit, qui médite, qui aime le bon peuple, celui qui gagne sa vie avec de la peine. Nous causons de toutes les choses humaines... Son intelligence est claire, profonde et humaine. Bien des fois il est mon guide et mon soutien. Cet homme contient de la lumière. Tous ceux qui voient sa face blonde et ses yeux bleus sentent sa vie et l'aiment », Sous un appareil littéraire qui doit déplaire à beau- coup de lecteurs, Charles-Louis Philippe, pour faire l'éloge d'un homme qui lui ressemblait si peu, a mis tout ce que ses souvenirs pouvaient lui inspirer de plus tendre.

Grâce à l'autorité morale que lui reconnaissaient ses camarades, Lucien Jean put, en 1904, vaincre les nombreuses difficultés que présentait l'établissement d'un groupe corporatif capable de défendre sérieu- sement leurs intérêts. « Dans les réunions houleuses qui précédèrent la constitution du syndicat des em- ployés municipaux — qui fut spécialement son oeuvre — c'est lui, a raconté Emile Janvion dans Terre libre du 1" avril 1910, qui d'un geste apaisait


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les tempêtes. » Cette affaire sociale lui tenait beau- coup plus à cœur que la composition de nouvelles ; son camarade qui le connaissait depuis 1895, écrit en effet : « D'une vie diminuée par la maladie, Dieudonné se donna à l'action extérieure plus encore qu'à la littérature. :» Et ce qui a été dit de plus juste sur Lucien Jean me semble cette autre observation d'Emile Janvion : « Les pages exhumées dans Parmi les hommes... sont d'un littérateur militant et d'un précurseur de la renaissance sociale. » J'estime ce- pendant qu'on pourrait améliorer cette formule, en la précisant: nous voyons dans ce volume comment un véritable prolétaire (1) a cherché à exprimer les tendances qui lui semblaient être les plus fondamen- tales, les plus nobles et les plus efficaces du mouve- ment syndicaliste. Ainsi un livre qui a pu paraître secondaire à beaucoup de professionnels de la cri- tique littéraire, prendrait une importance majeure aux yeux du philosophe.


,(1) Il convient de rappeler ici quelques traits bien carac- téristiques de la vie prolétarienne que nous offre la bio- graphie de Lucien Jean : il était un travailleur conscien- cieux ; il acceptait volontiers de consacrer tout son temps au travail pour améliorer le sort des siens ; il n'aurait pu sortir de sa condition. Son camarade Charles-Louis Phi- lippe, qu'on a voulu faire passer pour l'aède de la pau- vreté, avait reçu toute l'instruction scientifique que peu- vent donner les lycées de province ; il lui était donc facile de concourir pour les emplois supérieurs de la bureaucra- tie parisienne ; mais il préféra obtenir une sinécure, qui, d'après ses admirateurs, ne l'obligeait pas à perdre plus de deux après-midi par semaine. {Nouvelle revue fran- çaise, loc. cit., page 203.)


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II .U'^r

Les conceptions que nous formons sur l'état na- turel, l'état futur ou l'état désirable (1) des sociétés, ' \^ dépendent très étroitement des sentiments que nous inspire la pauvreté, — en sorte qu'il est souvent utile de fonder slïfTardiversité de ces sentiments la clas- sification des systèmes socialistes. Une profonde révolution se produisit dans la philosophie morale quand les plus hardis des utopistes cessèrent de rêver pour les héros de leurs romans une modeste existence, analogue à celle que Platon aurait voulu imposer à ses guerriers (2). Au cours du xix* siècle, les merveilles engendrées par la grande industrie ont troublé les cervelles à ce point que certains écrivains particulièrement exaltés ont cru que dans le monde, délivré du joug capitaliste les richesses seraient assez abondantes pour être abandonnées aux convoi- tises des passants. D'innombrables philanthropes ont' essaj'c de faire le bonheur de l'humanité sans partir de l'hypothèse naïve d'une production capable de supporter le gaspillage de la prise au tas ; ils ont voulu réglementer, suivant divers principes d'équité naturelle, la répartition de biens qui. pour être pro- digieux, ne seraient cependant pas illimités ; ils ont donné des formules destinées à assurer aux masses assez d'aisance pour qu'elles ne se révoltent pas

1) Ces trois conceptions so rencontrent tantôt isolées, tantôt mélangées (avec plus ou moins de discernement) dans toutes les philosophies sociales.

(2) Jacques Flach, dans son cours du Collège de France, a établi un rapprochement entre les guerriers de Platon et les membres des ordres militaires créés an Moyen Age (15 janvier 1907).


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contre les magnats de l'idéalisme, qui seraient pour- vus d'apanages princiers. Les démocrates avancés suivent de plus près les possibilités économiques; ils n'accordent, en effet, aux pauvres que de l'assistance, au moj'en d'énormes impôts prélevés sur une indus- trie prospère, — impôts qui permettent d'entretenir par surcroît les démagogues.

Proudhon s'est toujours élevé avec beaucoup d'énergie contre les illusions de la richesse qu'il trouvait répandues autour de lui ; l'humanité doit prodigieusement travailler pour arriver à mettre sa production au niveau des besoins modérés; la société juste serait celle qui accepterait la loi de pauvreté. « La pauvreté, dit-il, est décente; ses habits ne sont pas troués comme le manteau du cynique... Elle a le pain quotidien, elle est heureuse. La pauvreté n'est pas l'aisance... Il importe que l'homme puisse à loc- casion se mettre au-dessus du besoin et se passer même du nécessaire. Mais la pauvreté n'en a pas moins ses joies intimes, ses fêtes innocentes, .son luxe de famille, luxe touchant que fait ressortir la frugalité accouluinée du ménage.

« ... La pauvreté est bonne, et nous devons la consi- dérer comme le principe de notre allégresse. La rai- son nous commande d'y conformer notre vie par la frugalité des mœurs, la modération dans les jouis- sances, l'assiduité au travail et la subordination ab- solue de nos appétits à la justice » (1).

Le syndicalisme ayant la prétention de changer l'ordre économique au profit de la masse entière du

(1) Proudhon, La guerre et la paix, livre IV, chap. ii, ad finem. William James voyait dans la crainte de la pau- , vreté la grande maladie morale du monde anglo-saxon. (L'expérience religieuse, trad. franc., pages 310-317.)


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prolétariat, ses écrivains tromperaient impudem- ment les travailleurs s'ils leur promettaient la vie facile ; ils doivent suivre sur ce point très fidèle- ment ce que leur a enseigné Proudhon ; Lucien Jean a exprimé, avec beaucoup de charme, un sentiment proudhonien de la pauvreté dans la nouvelle inti- tulée Deux maisons. Il nous y décrit, sur un ton comique, la « cahute dérisoire » dans laquelle il vint habiter après son mariage, un de ces immeu- bles sordides du vieux Paris qui semblent destinés à loger des singes plutôt que des hommes ; mais il prend un ton grave dès qu'il arrive à parler de son ménage. « Ce fut là, dit-il, dans cette chambre qui avait vingt pas de tour, que j'établis mon foyer. C'est là que je jetai l'assise d'une vie pauvre et simple qui fut, qui sera toujours la mienne. Avec ma femme j'eus la joie de créer autour de moi des choses que j'aimai, et du pauvre argent que nous gagnâmes, j'achetai les planches dont je fis un buffeî, l'étofTe joyeuse dont j'ornai la fenêtre et la porte, le linge blanc qui couvrait ma table où parfois un ami ve- nait s'asseoir. » L'amour conjugal transfigure si bien à ses yeux ce misérable logis qu'il finit par écrire : « Jours de joie et de jeunesse ! Maison sombre et bizarre, aujourd'hui abattue, fu "demeures dans ma. mémoire, parée d'une éternelle grâce » (pages 169-172).

Cette nouvelle nous fait connaître que Lucien Jean éprouvait une vive répulsion pour ce vagabon- dage qui serait l'essence de la vie supérieure, au dire du plus grand nombre des idéalistes révolution- naires. Des socialistes, constatant que l'attachement à la maison familiale disparaît avec une extrême rapidité dans les classes riches, le regardent comme


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un préjugé méprisable, bon tout au plus pour de petits bourgeois ; la promiscuité des stations bal- néaires serait, semMe-t-il, ce qui représenterait le mieux pour eux l'anticipation de la vie de la société future ; le monde devrait ainsi se transformer en un mécanisme formé de jDièces interchangeables. L'attitude de Lucien Jean, — qui parle de la stabilité du foyer en termes que pourrait employer un élève de Le Play, — constitue une très forte contribution en faveur de l'hypothèse suivant laquelle le syndi- calisme n'appartiendrait pas au même genre philo- sophique que les idées de la démocratie très avancée. Ce fils de travailleurs parisiens envie le sort de son camarade Charles-Louis Philippe qui peut aller à la campagne retrouver sa maison, ses voisins, tous ses souvenirs d'enfance. « On ,revit délicieusement les heures anciennes, parmi les êtres et les choses qui nous ont appris à aimer. Ah ! savoure largement cette joie, et ris, et pleure, grise-toi pour longtemps de jeunesse et d'espoir. » Mais l'habitant des métro- poles réside dans des maisons qui « n'ont pas d'âmes» ; il ne garde qu'une mémoire confuse des décors successifs qui ont entouré ses premiers ans ; il a habité des appartements sans joie et il les a quittés sans regret. « Et cela est mauvais ; on ne devrait avoir qu'une maison, de même que l'on n'a qu'une mère » (pages 161-163).

Il nous apprend comment il découvrit un jour quil peut exister entre l'homme et sa demeure pro- visoire un lien qu'il n'avait pas soupçonné. Un matin qu'il passait devant un chantier de démolisseurs, il reconnut un bâtiment qu'il avait jadis habité avec ses parents ; sa petite chambre « avec son plancher disloqué s'ouvrait tristement sur la rue » ; son cœur


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fut plein de compassion pour la victime des recons- tructeurs de Paris. « Quelle tristesse, celle de la maison que l'on tue ! Une nuée d'hommes s'abat sur elle. On la dépouille d'abord de sa parure. La blan- cheur des rideaux a disparu ; on en enlève les fenê- tres et les portes, il reste des plaies béantes... Puis... les hommes attaquent la façade... et pour la pre- mière fois la lumière pénètre jusqu'aux murs inté- rieurs... Murs chancelants, minces cloisons, on vous embellissait avec une foi naïve... De longues traînées de suie montent en zigzags jusqu'aux toits, et c'étaient les feux d'hiver, les causeries autour des cheminées flambantes » (pages 167-168). S'il lui fut ainsi révélé qu'on « laisse tout de même un peu de soi » dans les maisons parisiennes (page 163), c'est qu'il voyait détruire un témoin de sa puberté. « J'avais, raconte- t-11, dix-sept ans et une chambre pour moi seul; mon lit n'était plus déplié le soir dans la salle à manger, c'était le commencement de la vie grave ». Cette chambrette était minuscule; tout près de sa petite fenêtre « une fenêtre pareille s'ouvrait;... une jeune fille de mon âge y cousait parfois ; et j'étais fier, quoique un peu gêné, d'être le voisin d'une jeune fille. Ah ! ma chambre, que d'heures délicieu- ses et cruelles j'y passais ! Peux-tu l'imaginer! Songe ^ à tes premières joies, à tes premiers rêves, au jour où tu édifiais des jeunes espoirs, à ceux aussi où tu pleurais, et comme tout cela était doux » (pages 164-165).

Ainsi deux maisons se détachent fortement dans la mémoire de Lucien Jean ; ce sont celles de son mariage et de sa puberté. Les époques du mariage et de la puberté sont décisives pour notre psycho- logie ; alors se constituent, chez les hommes qui ont


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connu l'amour dans des conditions favoi'ables, des idées qui demeureront, durant toute la vie, puis- santes dans rintelligence, bienfaisantes dans l'ac- tion, illuminatrices du monde dans lequel nous nous mouvons. Les cliniciens ont notamment observé qu'il est d'une importance capitale que la puberté soit éveillée au milieu de rêves d'une chaste poésie (1). Lucien Jean se trouvait dans des conditions très favorables pour voir, agir et comprendre.

Beaucoup de personnes instruites s'étonnent de ce que les enquêtes sociales, conduites suivant les méthodes de Le Play et de l'abbé de Tourville, soient si généralement peu instructives ; cela tient à ce que \ \^pour observer l'intimité des hommes, il faut être pilacé à une très grande hauteur morale (2) ; Lucien Jean aurait pu nous tracer d'admirables portraits de la population parisienne. Les esquisses qui sont réunies sous la riibrique Petites gens de la Cité nous

(1) On ne trouvera donc pas superflues les descriptions que nous donne l'auteur des belles choses que son imagi- nation lui faisait découvrir dans ses deux modestes logis. Il me semble que Lucien Jean a, plus d'une fois, l'imagina- tion franciscanisante. Par contre, il me semble fort d(5rai- sonnable de vouloir établir un rapprochement entre son camarade Charles-Louis Philippe et les premiers francis- cains. Cependant on a écrit de celui-ci : « Il aimait ceux qui souffrent le mal, il aimait aussi ceux qui le font. Corn-* me François d'Assise interpellait fraternellement le lion, râne ou le taureau, Philippe pouvait dire sans aucune rhétorique, dans la simplicité de son cœur : Mon frère l'apache, ma sœur la prostituée. » (NouveLle revue fran- çaise, loc. cit., page 194.) Mon Dieu ! que ces lettrés sont donc bêtes !

(2) C'est pourquoi Paul Bureau et Paul de Rousiers sont de si perspicaces observateurs. C'est pourquoi aussi les livres écrits par d'anciens fonctionnaires de la police sont généralement peu instructifs.


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permettent de comprendre combien sont résistants ]es obstacles qu'il faut vaincre pour arriver à pro- voquer quelques préoccupations d'ordre spirituel dans une très notable partie de la population pauvre. L'auteur s'est amusé à s'introduire dans cette espèce de ménagerie ; cet artifice littéraire (1) est destiné à montrer sous une forme particulièrement saisis- sante les origines de la révolte chez les Initellectuels. Sur la cour de la maison s'ouvre une remise qui abrite l'équipage d'un jeune élégant ; (f Charles le cocher fin et correct et rasé, c'est de sa profession. Mais songez qu'un cocher n'^est pas un larbin.,., c'est un homme de métier. Il se donne du mal pour tenir sa voiture, ses harnais et son cheval nets et bril- lants et s'il se tient net et brillant comme eux, c'est par amour de l'ouvrage Lien fait... Nous sommes camarades, étant du même monde ». Charles est une sorte de littérateur, car il conte des histoires avec plus de talent que les professionnels. Un jour le maître vint visiter sa remise. « Je causais avec Charles. Il «a donné des ordres, puis est entré dans la remise. Il est vrai que je le gênais un peu dans son passage. II m'a dit : Pardon meusieu sans me regarder et il est entré. Ah, bon dieii^ sale bour- geois, mais je ne suis pas cocher ! Tu ne sais pas que j'écris dans des revues et que j'ai lu deux vo- lumes de Nietzsche ! Et je cherche une phrase à dire par laquelle on verrait, clair comme le jour, que je suis un homme cultivé. Mais cela passe avant que j'aie rien dit » (pages 221-222),


(1) Le nom de Nietzsche va être employé de manière à ce qu'il ne soit pas possible de se tromper sur la nature du récit, car Lucien Jean était loin d'être un nietzschéen.


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Dès qu'un homme riche vient à traverser la société dans laquelle s'écoule la vie de l'Intellectuel pauvre, celui-ci se transforme instantanément. Il ne veut plus être le camarade des petites gens dont la compagnie lui plaît d'ordinaire ; le bourgeois ne peut sans commettre un crime contre l'Esprit, se dispen- ser de le traiter en membre de la noblesse plurai- gère ; si on n'a pas assez d'égards pour sa dignité, l'ordre social est mis en cause. Lucien Jean connais- sait bien des écrivains qui, pour des raisons d'amour- propre, étaient devenus des révolutionnaires (1).

III

Il me paraît particulièrement utile d'appeler l'at- tention sur quatre contes mythologiques qui ont per- mis à Lucien Jean d'exposer quelques-unes de ses plus curieuses conceptions sociales. Ce genre litté- raire est assez peu cultivé aujourd'hui, parce que nos contemporains sont trop disposés à croire que toutes choses peuvent être présentées sous une forme sco- lastique ; ils soupçonnent les écrivains qui emploient des formes mythologiques, de ne pas connaître à fond le sujet traité ; il est très possible que la réac- tion anti-intellectualiste qui se produit maintenant dans la philosophie, conduise les jeunes générations à adopter une opinion très dilTérente de celle qui a cours actuellement au sujet de la littérature mytho- logique.

(1) L'admiration que tant d'Intellectuels ont jadis mani- festée pour les auteurs de crimes anarchistes provenait, en bonne partie, des mêmes raisons : des gens qui n'étaient bons qu'à aligner des mots sonores, se réjouissaient de voir la terreur troubler une société qui ne les traitait pas en princes.


ESSAIS DIVERS 301

Dans le jardin. — Un voyageur fantastique s'ar- rête près •d'une tonnelle qui abrite, durant les heures torrides de la journée, quelques travailleurs ruraux ; il entreprend de les initier à la philosophie de l'his- toire des héros. « Les hommes manquent en général de bonheur et de beauté», parce qu'ils usent leur vie '( en efTorts superflus sans but défini ou pour des causes dérisoires yy ; il a découvert que « la seule fonction de l'Humanité, c'est de créer des héros » ; il offre sa dictature aux paj^sans pour les aider à pratiquer le culte du héros. Il est, en eff"et, le héros des héros, son âme ayant, en quelque sorte, absorbé toute l'âme de l'histoire : « Je vous apporte des lois, de la gloire, des dogmes et des poèmes. Je donnerai au monde la joie, la terreur, l'enthousiasme, la colère, la beauté, le désir et la haine. Je fortifierai les races, et mon geste immense suscitera parmi les nations des héros jusqu'à l'infini (1). » Les paysans vont à leur besogne sans lui répondre ; le soir tous se retrouvent au souper et l'un des compagnons lui explique que son culte des héros est bien inutile : « Vous avez vu aujourd'hui nos royaumes : nous les conquérons chaque jour. Pour manger notre pain chaque soir, c'est moi qui ai forgé le soc de la char- rue, c'est Pierre qui a vanné le blé. L'exaltation que vous nous offrez, nous la trouvons dans tout ce qui nous entoure, et dans la bonté de notre besogne... Demeurez avec nous et travaillez selon votre cou- rage. Vos toiles peintes [sur lesquelles étaient figurés les héros-types de l'humanité] nous les mettrons aux murs de la salle et les enfants y liront l'histoire

(1) Lucien Jean a évidemment pensé ici aux positivistes, qui sont toujours en quête de gens disposés à accepter leur direction spirituelle — que ces bons apôtres préten- dent rattactier à l'adoration des grands types de l'humanité.


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du passé. ». Faire une besogne de magister villageois ne saurait convenir à un personnage qui n'a d'apti- tudes que pour la dictature spirituelle de l'univers ; l'apologie du travail est ininteiligifale pour un si grand Intellectuel ; la fierté de producteurs qui trou- vent dans leur vie laborieuse des raisons suffisantes de bien produire, paraît une outrecuidance intoilé- rable à notre prophète de l'action. II quitta la ferme durant la nuit.

Aiiisi ont disparu tous les messies sociaux du xix" siècle, sans avoir laissé aucune trace dans le mouvement économique qu'ils avaient prétendu di- riger de très haut ; leur activité s'est dépensée en bavardages qui ont été rapidement oubliés ; ils n'ont été que des vagabonds aussi fantastiques que celui de ce conte.

Le dernier chant de Marsyas. — Nous assistons ici .à la ruine des civilisations nées dans des milieux de producteurs (1), que les hommes formés dans les écoles savantes suppriment pour imposer les ma- nières académiques de comprendre la vie. Apollon veut qu'on le reconnaisse comme maître incontesté de la musique ; il provoque Marsyas qui a souri de ses prétentions ; Minerve et les Muses jugeront îe tournoi. Ce tribunal est tout en faveur des arts ur- bains ; le satyre se sait condamné d'avance, mais il ne recule pas devant le danger ; avant de prendre sa flûte, il dénonce, avec véhémence, tout ce qu'il y a de m.édiocre, de faux ou de prétentieux dans les méthodes patronnées par les Muses. II lance enfin à


(1) La campagne a été si longtemps le pays des produc- • teurs que Lucien Jean a eu raison de prendre un génie Lphampêtre pour personnifier l'art des prcxlucteurs.


ESSAIS DIVERS 303

son ennemi un défi superbe : « Ta musique a-t-elle jamais donné aux hommes une vie nouvelle ?... J'ai vu, moi, des soirs où mon âme s'exhalait avec le souffle de ma flûte, j'ai vu pleurer mes frères les sylvains, et d'autres s'enivrer d'un rut sacré. J'ai créé de la colère et de l'amour. Et toi ?... Est-ce que tu as souffert, aimé, pleuré comme un homme ?... Je sais que tu as envoyé parmi les hommes des poètes à ton image, fanfarons, menteurs et sonores : ils chantent ta gloire et celle des rois qui sont aussi des dieux. Tue-moi donc et retourne goûter leurs louanges. Je mourrai, mais mon esprit soufflera au fond des forêts. Et lorsque ta faconde — ah ! tu te crois immortel ! — sera éteinte, lorsque ton nom même sera oublié, les satyres et les faunes reconnaî- tront mes chansons dans la chanson éternelle des arbres, de la terre et des eaux. »

L'histoire des arts plastiques fournit de nombreux exemples propres à illustrer les prophéties de Marsyas ; je rappellerai seulement ici la prodigieuse renaissance qui se produisit dans la sculpture orne- mentale lorsque les premiers tailleurs d'images go- thiques, abandonnant la tradition qu^ cherchait à imiter les objets de luxe orientaux, transportèrent la fleur rustique dans les églises du xir siècle (1).

Barnabe. — Un vieux savant, devenu illustre dans le monde entier, vient visiter son village qu'il a quitté depuis un demi-siècle ; ses concitoyens s'ap-

(1) D'autre part, lorsque l'art de la Renaissance se sé- para des métiers, il prépara les conditions d'une rapide décadence. (Mu.ntz, Histoire de l'art pendant la Renais- sance, tome II, page 194). Les artistes, à partir de Raphaël, / sont df>s seigneurs d'importance, égaux aux gens de let- / très illustres. J


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prêtent à le recevoir avec le cérémonial des ancien- nes grandes fêtes religieuses ; « un messie allait venir apportant de la ville la science de l'espoir et du bonheur ». Dès qu'il parait, chacun lui adresse sa prière : qu'il donne au vieillard le moyen de pro- longer sa vie assez longtemps pour pouvoir connaître les enfants de ses petits-enfants ; qu'il guérisse les malades et les infirmes ; qu'il formule la loi qui per- mettrait de soulager la misère, en assurant une meil- leure répartition des richesses. Barnabe cherche ù faire comprendre ce qu'est vraiment la science : « Mes amis, je crains de ne pas vous plaire, car les hommes accueillent joyeusement ceux qui vien- nent à eux avec des promesses, et je n'ai rien à vous promettre... N'oubliez pas les choses essentielles ; qu'il est imprudent de construire sur le sable, d'écba- fauder sur un mensonge l'apparence d'une vérité (1). La plus grande partie de ma vie, ô mes amis, s'est passée à détruire ie mensonge ; ce n'est pas moi qui puis édifier l'avenir et la vie nouvelle... Nous avons débarrassé la terre des racines profondes et des pierres qui la stérilisaient ; à vous de la conquérir définitivemeij^ et de l'ensemencer pour les moissons futures. » La désillusion provoque la colère chez les auditeurs. « Bavard, marchand de mots, qu'es-tu venu faire ici ? Qu'avons-nous à faire de cette science qui ne peut rien pour notre bonheur ? » On lui jette des pierres et il tombe blessé sur un tas de fumier ; le soir, accompagné de quelques amis rai- sonnables, il repart pour la ville ; il y reprendra sa vie fiévreuse, enviant la tranquillité dont jouissent


(1) En suivant ce sage conseil, on ne s'expose pas être dupe des blagues débitées par Léon Bourgeois et autres penseurs démocratiques.


ESSAIS DIVERS 305

les hommes des champs et n'emportant point de colère.

Dans ce beau récit Lucien Jean nous a montré les illusions barbares que le rationalisme démocratique répand pïfîBT les travailleurs ; au rôle magique que le peuple attribue à la science, il a opposé son véri- table rôle critique ; elle nous permet d'éviter beau- coup d'erreurs, mais la création n'est pas de sa compétence. Ils deviennent rares les savants sem- blables. A son Barnabe : modestes, consciencieux et îajis haine


L'homme tombé dans un fossé. — • En revenant d'un joyeux festin, un homme est tombé dans le fossé qui longe la route. Le premier voyageur qui passe est un paysan qui ne veut pas se déranger : « Si tu n'avais pas été soûl, tu serais rentré chez toi » ; et il continue son chemin, en conduisant son porc et fumant sa pipe. Survient un poète qui note les détails pittoresques de la scène en vue de com- poser des vers sur « un malheureux dans un fossé. » Trois philosophes, dignes des comédies de Molière, raisonnent, l'un après l'autre, sur l'accident : Sui- vant le premier la chute a été un châtiment ou une épreuve ; il faut méditer sur les décrets de la volonté divine. — « Quel âne ! » s'écrie le second : tout s'est passé suivant les lois de la mécanique ; inutile de former des plans puisque tout est déterminé. — « Celui-ci est un âne. mais un âne bâté », observe le dernier qui a entendu parler le scientiste. « La

(1) Pi tant d'énergumènns reprochent aujourd'hui à Berg- | son de « blasphémer rintellipenoe », ne serait-cp point / surtout en raison des analocrips rjui existent entre la pen- ' sée de l'illustre professeur du Collège de France et celle du symbolique Barnabe ?

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306 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

seule connaissance nécessaire est celle de nos âmes et il importe seulement de vivre avec force » ; l'ac- cident qui est survenu contient de la grandeur dra- matique : « Crois-tu que tu vivrais plus hors du fossé qu'au fond ? Tu sais que tii es pitoyable et ' c'est très beau. Tu agis sur notre sensibilité avec plus de violence qu'un roi ou un génie et par là tu nous es supéHeur. » — Enfin apparaît un profes- sionnel de la pitié qui prononce des paroles aussi éloquentes que stupides (1) : « Puisque tu souffres, ta douleur est la mienne. Peux-tu sentir cela, le peux-tu ? Toute la souffrance humaine, vois-tu, je la respire avec l'air, et elle coule dans mon sang et elle se mêle à ma chair Comme une substance. Et toute Cette souffi*aficé est si bien daiis ftia chair que ift^s paroles en sont imprégnées et affières, et que les hommes s'émeuvent quand je parle... Je dirai [aux hommes] : Vous vivez en paix et un homme est là dans le fossé. Ah ! mon frère, comme ils vont trem- bler et Comme ton image lamentable va troubler leur quiétude ! Adieu, mon frère. Tu seras la brebis blan- che de la pitié et les hommes te porteront avec amour de leurs épaules. )i Abandonné par tous ces discoureurs, « l'homme se recueillit et devint tra- gique, n n'y avait plus que lui et lés champs et la


(1) Lucien Jean regardait la pitié, mise à la mode par Tolstoï, comnse une des <- folies » qui avaient égaré Paris au XIX* siècle. On avait été romantique, puis dandy, puis impassible « comme un rêve de pierre » ; voilà qu'on se découvrit <> charitable et social. On visitait les pauvres, on soignait les malades, on vénérait les simples. Prince Muioh- kine ! Petite Sonia ! » (page 312). « Ils aimaient tellement rhumilité, la faiblesse, qu'ils les préféraient compliquées de crasse et d'hébétude, pour l'appeler sainteté » (page 315).


ESSAIS DIVERS 307

route. Un grand efFort lent, résolu, le souleva et le mit debout. Et comme le fossé était très peu profond, il mit un pied sur le chemin, puis l'autre et partit vers sa maison. »

Le prolétaire, méprisé par le petit bourgeois, n'a rien à attendre des poètes, des philosophes ou des professionnels de la bonté ; les pensées de ces pré- tendus guides sont odieuses à force d'être ridicules ; le travailleur doit compter sur lui seul pour améliorer les conditions de sa vie par « un grand effort lent, résolu. »

On ne peut manquer d'observer que dans ces contes Lucien Jean paraît avoir des opinions abso- lument arrêtées sur toutes les questions abordées par lui ; c'est que la méthode d'exposition mytho- logique lui fournissait le moyen de suivre ses intui- tions de travailleur tout pénétré de l'esprit du tra- vail, sans être gêné par le contrôle des gens de let- tres. Cet exemple nous montre que la littérature mythologique peut être très utilement employée par les auteurs qui, ayant entrepris la tâche ingrate de dire à leurs contemporains des choses graves, pour les instruire sur leurs intérêts majeurs, se trouvent, à tout instant, gênés par les opinions que les masses acceptent comme des vérités incontestables (1).

(1) Pour apprécier la valeur de ces observations, il faut se souvenir que la Tentation de saint Antoine appartient à ce genre littéraire. Jamais Flaubert ne serait parvenu à faire lire à ses contemporains un exposé de sa philosophie s'il n'avait eu recours à l'artifice mytliologique. De tous les livres écrits au xix siècle, aucun certainement ne supportera l'épreuve du temps aussi bien que ce chef- d'œuvre.


Le caractère religieux du socialisme


I. Intérêt pratique de la question pour les polémistes adversaires du socialisme. — Théories de Gustave Le Bon. — Situation intellectuelle du socialisme. — Le socialisme et l'esprit libre.

IL Le vrai christianisme de Cabet. — Interprétation des Pères de l'Eglise. — L'anticapiialisme du Moyen Age. — Catholiques sociaux.

IIL Absence d'esprit ciirétien dans les premières formes des utopies modernes. — Idée que les révolutions sociales ont besoin d'un concours reli- gieux. — Mythes révolutionnaires. — Gnostiques et saint-simoniens.

IV, Critique concordiste. — Vanité des abstractions religieuses. — Catholicisme et démocratie.


De très nombreux écrivains notables ont affirmé qu'il existe des analogies profondes entre nos agita- tions socialistes et les phénomènes religieux ; mal- heureusement dès qu'une proposition est entrée dans la littérature politique, — comme cela est arrivé pour celle-ci, — elle perd avec une extrême rapidité toute signification précise; aussi ne faut-il pas s'éton-

(1) J'ai d'abord traité cette question dans le Mouvement socialiste (novembre 1906) ; j'ai beaucoup amélioré le texte primitif.


310 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

ner que les philosophes n'aient pas fait plus de re- cherches pour déterminer quels services pourraient rendre à la connaissance de l'esprit les rapproche- ments que l'on a proposé d'établir entre la religion et le socialisme. Il serait fort déraisonnable de traiter l'essai qu'a publié Edouard Doliéans sur « le carac- tère religieux du socialisme » (1), avec le dédain que méritent les élucubrations ordinaires de nos petits Montesquieux ; l'auteur, après avoir fréquenté les groupes les plus sérieux de la jeunesse socia- liste (2), a élé chargé d'une conférence à la Faculté de droit de Paris (3), ei d'autre part la Revue d'éco- nomie politique, où a paru son étude, est un- des organes les plus autorisés de la pensée universitaire; les formules ont été composées avec assez de soin pour que cet opuscule mérite d'être placé sur le plan des meilleurs documents de notre enseignement offi- ciel. Je vais le prendre pour point de départ en vue de critiques destinées à élucider quelques thèmes importants.

Il convient d'examiner tout d'abord quel intérêt présente pour les partis la question de savoir si le socialisme a vraiment un caractère religieux. Suivant beaucoup d'économistes, si le socialisme est parvenu à la situation considérable qu'il occupe aujourd'hui,

(1) Cet essai, publié dans la Revue d'économie poUUqlie (juin 1906) et édité en brochure, sert maintenant de préface à un livre d'Edouard Doliéans : Robert Qicen ; je me re- porterai toujours à la pagination de ce volume.

(2) Edouard Doliéans a donné au Motivcment socialiste deux articles en 1903 : La Révolution et le droit ouvrier ; Féminisme et propriété.

(3) Il est aujourd'hui professeur à la Faculté de droit de Dijon.


ESSAIS DIVERS 311

cela tient en bonne partie à ce que quantité de naïfs bourgeois s'imaginent trouver en lui une esquisse de la vérité de demain ; voyant ces admirateurs fanati- ques du progrès regarder les religions comme des vieilleries destinées à disparaître sous l'influence du développement scientifique, les adversaires du socia- lisme espèrent lui enlever tout pouvoir de fascination en soutenant qu'il n'est rien autre chose qu'une croyance religieuse ; les braves gens qui manifestent de la sympathie pour le socialisme dans l'espoir de passer pour des esprits d'avant-garde, ne le mépri- seront -ils pas dès qu'ils verront en lui un legs des siècles barbares ? Edouard Dolléans ne parait pas bien éloigné d'adopter cette manière de voir, car jl lui arrive, pour expliquer sa pensée, à la page 5, de faire appel à une théorie du sentiment religieux qui a été évidemment suggérée à Gustave Le Bon par des observations faites sur les populations de l'Inde ? (1). « Ce sentiment, dit le célèbre psychologue, a des caractéristiques très simples : adoration d'un être supposé supérieur, crainte de la puissance magique qu'on lui suppose, soumission aveugle à ses comman- dements, impossibilité de discuter ses dogmes, désir de les répandre, tendance à considérer comme enne- mis tous ceux qui ne les admettent pas... On n'est pas religieux seulement quand on adore une divinité, mais quand on met toutes les ressources de l'esprit, toutes les soumissions de la volonté, toutes les ar- deurs du fanatisme au service d'une cause ou d'un être qui devient le but et le guide des pensées et des actions... Les convictions des foules revêtent œs


(1) Gustave L,e Bon a publié trois ouvrages sur l'Inde : Voyage an Xépal ; Les civilisations de l'Inde ; Les monu- ments de l'Inde.


312 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

caractères de soumission aveugle, d'intolérance fa- rouche, de besoin de propagande violente qui sont inhérents au sentiment religieux ; et c'est pourquoi on peut dire que toutes leurs croyances ont une forme religieuse » (1). — « Les foules ne veulent plus entendre les mots de divinité et de religion, au nom desquelles elles ont été pendant si longtemps asservies ; mais elles n'ont jamais autant possédé de fétiches que depuis cent ans ». (2).

La portée exacte que Gustave Le Bon veut donner à cette théorie est bien déterminée par les exemples qu'il a choisis pour l'illustrer ; il parle des terroristes de 93, des nihilistes russes, des soldats de Napoléon et des patriotes français enthousiastes qui prirent le brav' général Boulanger pour une réincarnation d'Héraclès ; il est évident que dans les âmes de tous ces personnages il n'est pas malaisé de signaler l'existence de dispositions fort analogues à celles des Asiatiques. Mais dans le chapitre qui m'a fourni la citation précédente, il n'est pas question du socia- lisme. Gustave Le Bon a proposé ailleurs une hypo-

(1) Gustave Le Bon, Psychologie des foules, pages 01-62. — Engels racon+e qu'en 1840 des démocrates parisiens de la nuance de Louis Blanc disaient à des réfugiés alle- mands : «' Donc, c'est Fathéismc votre religion. » {Religion, philosophie, socialisme, trad. franc., page 193). Il s'agit sans doute d'athées très semblables à ceux qu'Henri Heine engageait à lire l'histoire de Nabuchodonosor {De l'Alle- magne, tome II, page 302). Leur fanatisme aurait été re- ligieux, d'après la doctrine de Gustave Le Bon.

(2) Gustave Le Bon, op. cit. page G. — Edouard DoUéans dit dans le même ordre d'idées : « Les socialistes... ont cru renverser définitivement les idoles ; mais sous les noms de Raison, de Science, de Vérité, ils adorent des dieux plus impitoyables encore que les dieux bibliques, des dieux auxquels il n'est plus permis de refuser son adoration. » (page 19).


ESSAIS DIVERS 313

thèse historique qui attribue au socialisme un rôle bienfaisant dans la suite des développements du monde. Les croyances socialistes séduisent nos contemporains parce qu'elles viennent prendre la place des croyances chrétiennes qui « finissent de mourir » (1) ; mais elles ne sont pas destinées à un triomphe solide, faute du « pouvoir magique de créer une vie future, principale force jusqu'ici des grandes religions qui ont conquis le monde et qui ont duré » ; obligées de procurer aux hommes le bonheur sur la terre, elles engendreront de grandes déceptions qui amèneront leur écroulement. « Le socialisme constituera donc une de ces religions éphémères, qui ne servent qu'à en préparer ou en renouveler d'autres mieux adaptées à la nature de l'homme et aux nécessités de toutes sortes dont les sociétés sont condamnées à subir les lois (2). »

Pour tirer de cette hypothèse tout le profit qu'elle comporte, il faut se rappeler que l'Eglise ipossède un formidable outillage intellectuel. Lorsque le monde antique a péri, les Pères avaient déjà' mis sur pied une philosophie, fondée sur une large inter- prétation de la pensée grecque, traitant des ques- tions originales et bien plus vivante que ceWe des païens ; si le socialisme est vraiment destiné à se substituer au catholicisme, n'est-il pas nécessaire qu'il donne au moins autant de satisfaction à l'es- prit que peut lui en donner l'enseignement ecclésias- tique ? Cette situation ne paraît pas exister à l'heure présente.


(1) Gustave Le Box, Psychologie du socialisme, 3^ édi- lion, pago 95.

'? r,r>^T\VK f.F Bon. op. cil., patrc 92.


314 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

Nous avons vu que suivant Gustave Le Bon le socialisme serait moins fort que les grandes religions faute de pouvoir « créer une vie future » ; il serait plus exact de dire que le socialisme ne s'est pas occupé de réfléchir sur les fins dernières de l'homme plus que sur la nature humaine ei que sur nos desti- nées terrestres ; sur tout ce qui touche à la métaphy- sique de l'âme, les protagonistes du socialisme ne savent guère que ce que leur ont appris les lîbres- penseurs (1). De là résulte que sa morale se résout presque toujours en un bavardage humanitaire, que sa littérature manque de psychologie profonde, que r l'optimisme a étouffé chez ses meilleurs représen- ! tants leurs velléités de grandeur. Je ne puis donc 1 admettre qu'Edouard DoUéans ait eu le droit d'em- I ployer la formule suivante « Le socialisme, c'est la 1 foi nouvelle qui groupe autour d'elle les âmes insa \ tisfaites et assoiffées d'idéal » (page 6) ; avouons-le sans détour : le catholicisme renferme évidem- ment plus d'idéal que le socialisme, parce qu'il pos- sède une m.étaphysique de l'âme qui mangue jus- qu'ici malheureusement à celui-ci. I Marx avait fait de grands efforts pour introduire ' dans les théories révolutionnaires des considérations


(1) Dans un article publié par la Raison (de Paris) le 29 mars 1903, Emile Vandervelde dit qu'on adopterait une tactique malhabile si on prétendait imposer aux ouvriers catholiques qui adhèrent à des groupements socialistes, l'abandon de la foi de leurs pères ; mais il ajoute : « Nous ne renonçons pas à les convaincre, à leur montrer que lo- giquement le socialisme aboutit à la libre-pensée, comme la libre-pensée au socialisme. » (Mouvement socialiste. 1" mai 1903, page 65). Ainsi le socialisme avouerait qu'il n'a pas d'autre métaphysique de l'âme que celle des libres- penseurs ! Les Intellectuels les plus illustres du socialisme ne sont pas toujours bien inspirés.


ESSAIS DIVERS 315

historiques, capables de les mettre d'accord avec les tendances du génie moderne, tout plein d'histoire (1); j mais ses idées semblent avoir été presque totalement | submergées par les rêveries optimistes relatives à / la marche de l'humanité vers les lumières, l'égalisa- tion du bonheur (2) ; Bossuet avait une conception des suites des temps plus haute que celle de nos socialistes actuels les plus admirés.

Les doctrines économiques du socialisme et l'exé- gèse biblique sont en droit les deux parties les plus scientifiques des deux systèmes d'idéologies que nous avons ici à comparer ; mais ce sont en fait celles sur lesquelles s'exerce avec le plus de succès la dialec- tique subtile des gens qui veulent donner une appa- rence de vérité démontrée aux propositions qui leur plaisent ; les utopistes fondèrent sur de fallacieuses interprétations juridiques de l'économie des règles destinées à organiser une société conforme à leurs vœux (3), tout comme les protestants libéraux ont su

(1) Je me demande si aujourd'hui il se trouverait beau- coup de socialistes pour écrire, comme Engels, que tout i'édiflce de la civilisation moderne, y compris le socialisme, refyose sur l'existence de l'esclavage gréco-romain {Philoso- phie, économie politique, socialisme, page 237).

(2) La notion du rôle que le mal a joué dans le mouvë^ ment historique, théorie qui est capitale dans la philoso- phie de Marx, a disparu du socialisme. (Cf. Marx, Misère de la philosophie, page 1G8.) -^

(3) Les grands systèmes des utopistes furent constitués suivant les vœux des bourgeois qui n'avaient pas réussi : les uns prétendent qu'il faut faire une part très large à leurs talents méconnus dans le monde actuel ; d'autres dénoncent dos magnats qui dépensant des revenus infini- ment supérieurs à leurs besoins, leur semblent être la cause de leur médiocrité ; d'autres enfin se plaignent de ce que les marchands ne leur laissent pas le produit inté- gral de leur travail.


316 MATÉRIAUX D'une théorie du prolétariat

découvrir dans l'Ecriture, au moyen d'habiles con- tresens, tout ce qu'il leur fallait pour justifier men- songèrement leur caricature du christianisme. Edouard Dolléans estime que le socialisme, après avoir prétendu pendant quelque temps, à l'école de Marx, s'émanciper de toute vague théorie de justice sentimentale (1) revient à ses origines, en cessant de chercher une « assise scientifique » (page 29) ; le catholicisme a réagi contre les éléments dissol- vants que des philologues peu versés dans la philo- sophie voulaient introduire dans son sein, sous pré- texte de le faire profiter des lumières protestantes ; on peut donc dire que le catholicisme est devenu plus exigeant dans l'emploi de la raison, tandis que le socialisme renoncerait chaque jour davantage,* à faire un usage convenable de celle-ci.

Ainsi dans aucun des grands départements que nous venons de rapidement examiner, la pensée socialiste ne se montrant au niveau de la pensée chrétienne, il n'est donc pas permis de supposer que la première est appelée à remplacer la seconde pour maintenir la vie de l'esprit dans le monde. Nous devons cependant savoir gré à Gustave Le Bon d'avoir présenté une hypothèse qui nous a mis sur la trace dune critique permettant d'atteindre des profondeurs jusqu'ici mal explorées. Si l'on a le droit de passer souvent, dans les travaux de recher- ches, du socialisme à la religion et réciproquement,

(1) Edouard Dolléans croit cependant que Marx a, impli- citement au moins, porté des jugements sur la justice des organisations sociales (page 27). Il faut reconnaître que cette appréciation est vraie pour le Manifeste communiste. ■ — Il est si diftjcile de se dégager complètement du so- phisme de la justice naturelle !


ESSAIS DIVERS 317

pour éclairer un genre par un autre, cela tient, à I mon avis, à ce que les parties les plus nobles du socialisme dépendent d'activités de l'esprit libre (1). Cette manière de voir est corroborée par le fait que l'on peut rapprocher le socialisme de l'art aussi faci- > lement que Gustave Le Bon le rapproche de la \ religion. -^

Les plus fortes raisons qui semblent avoir dirigé Gustave Le Bon sont les suivantes : les thèses socia- listes ne sont pas susceptibles de démonstration ; les nouvelles croyances engendrent du fanatisme; leurs sectateurs ont le désir de ruiner ce qui rappelle la civilisation actuelle. Tout cela se rencontre égale- ment dans l'histoire de l'art. Peu de gens aujour- d'hui croient encore que le bon goût soit susceptible d'être fixé scientifiquement ; on ne pourrait prouver, d'aucune manière raisonnable, que les monuments gothiques sont inférieurs à ceux de la Grèce ou à ceux de la Renaissance ; chaque système est usé par des accumulations de petites causes obscures, n'ayant aucun rapport avec les grandes explications ratio- nalistes que l'on a données autrefois. — L'aveugle- ment dont les grands artistes ont fait preuve quand ils ont eu à parler de choses étrangères à leurs écoles, n'est pas moindre que le fanatisme des inquisi- teurs (2). — Nous avons vu de nos jours les restaura- teurs de cathédrales traiter les travaux faits au XVIII" siècle dans ces édifices avec autant de haine que Théodose en avait montré dans Tédit qui ordon- nait la destruction des monuments païens.

(1) Je rappelle ici que Hegel rapportait à l'esprit libre l'art, la religion et la philosophie.

C21 On fite souvent un rapport de 1518 dans lequel Ra- phaël a jugé l'art gothique de la façon la plus bizarre (MûNTZ, Raphaël, sa vie, son temps, page 628.


318 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT


II


Les souvenirs de la Révolution de 1848 contri- buent beaucoup à embrouiller la question que nous cherchons à élucider ici ; le socialisme de ces temps avait fait une effroyable consommation de déclama- tions prétendument chrétiennes (1) ; et il n'existe pas encore aujourd'hui un nombre considérable d'historiens qui conprennent bien qu'avec le second Empire a commencé une ère ayant peu de relations idéologiques avec les cent ans antérieurs. Le monu- ment le plus caractéristique de cette époque, si mal douée au point de vue du bon sens, est probablement Le vrai christianisme suivant Jésus-Christ, publié en 1846 par Cabet pour démontrer, au moyen de citations du Nouveau Testament et de la patrologie, que le communisme est la doctrine authentique de l'Eglise. Il me paraît nécessaire de reproduire ici une partie de la conclusion, qui donnera une idée claire de cet ouvrage singulier.

« Ainsi le christianisme, c'est là fraternité, c'est le communisme (2)... Vous qui ne voulez voir en


(1) Brunetière a accusé Lamennais, JPierre Leroux, George Sand, Cabet d'avoir établi artificieusement Un paral- lèle entre le socialisme et le christianisme {Discours de combat, f^ série, page 315) ; il ne s'est pas aper(;U que l'ère de ce genre littéraire était close depuis longtemps.

(2) Cabet cite seulement des auteurs des cinq premiers siècles ■ mais il annonce qu'il prouvera ultérieurement la perpétuité de la doctrine communiste en s'appuyant sur les témoignages de saint Bernard, de saint Benoît, de saint Vincent de Paul, de Bossuet, de Fénelon, de Fleury, de Mably. y , .,^,., ,


ESSAIS DIVERS 319

Jésus qu'un homme, pouvez-rous nier qu'il a con centre dans sa tête et dans sa doctrine toute l'intel- ligence, toute l'expérience et toute la sagesse de l'humanité jusqu'à lui... ? Et puisqu'il est le prince des communistes, traiter donc avec respect, ou du moins avec égards, Une doctrine qu'il approuve et proclame... (1) Quant à vous qui reconnaissez en Jésus-Christ un Dieu, comment pouvez-vous hésiter un moment à adopter, à suivre, à propager le com- munisme... ? Quelque puissants que vous soyez, com- ment pouvez-vous fermer l'oreille à la voix de votre Dieu qui vous prescrit la communauté ?... Quant à nous, communistes, vrais chrétiens, fils ou frères, puînés ou cadets, continuons ou reprenons l'œuvre de nos aînés ! Us nous ont donné l'exemple de la prudence jointe au courage et du courage joint à la prudence, l'exemple de la patience et de la foi en la puissance de la fraternité, l'exemple de la per- sévérance et du dévouement (2) ; serions-nous indi- gnes de nos modèles !... Serviteurs et soldats de la fraternité, humbles disciples de ce Jésus qui l'a pro- clamée, avançons hardiment, les yeux fixés sur notre maître !... En avant pour l'affranchissement des tra- vailleurs, pour la félicité des femmes et des enfants,

(1) L'auteur identifiant fraternité et coramunisme, invo- que à Tappui de sa thèse la première Epître de saint Jean (II, 8-11) suivant laquelle on ne pourrait prétendre être dans la lumière sans aimer les autres chrétiens ; il s'agit ici de la solidarité qui devait exister dans la nouvellp société pour lui permettre de résister ù ses ennemi?. Cet exemple montre bien l'esprit des démonstrations de Cabet.

(2) Au chapitre précédent, Oabet dit que les communis- tes sont aussi pacifiques que le furent les premiers chré- tiens. <■ Ils ne demandent à tous les partis que la liberté de discussion, avec la liberté de se mettre eux-mêmes en com- munauté volontaire, quand ils peuvent le faire utilement. »


320 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

pour le bonheur de l'humanité, pour le salut de tous sans exception !!! »

Edouard Dolléans paraît admettre que cette philo- sophie des hommes de 1848 a quelque valeur ; car il écrit : « Il existe une étroite parenté et comme une communauté d'essence entre les modernes for- mes du socialisme et le socialisme avant la lettre des premiers chrétiens (1), des Pères de l'Eglise et des canonistes du Moyen Age » (page 7). Je sup- pose qu'il s'est laissé égarer par Anton Menger, sui- vant lequel on trouve dans la patrologie « des criti- ques violentes de l'état social existant qui peuvent être comparées aux meilleurs ouvrages socialistes de notre époque « (2). De telles interprétations de l'an- tique littérature catholique ne sont plus admises par aucun des historiens qui l'ont étudiée avec un esprit véritablement scientifique (3). Pour bien comprendre ces documents, il ne faut jamais perdre de vue cette règle importante de critique : L'éloquence ecclésias- tique enveloppe très souvent des observations d'ordre

' (1) Cela suppose implicitement que Fidée de lutte de classe a disparu du socialisme, ou du moins a été fort d'a- ugurée par le socialisme bourgeois.

(2) Anton Menger, Le droit au produit intégral du tra- vail, page 153. — Engels a soutenu au contraire que les Pères n'ont pas fait une véritable critique de réconomie an- cienne (dans son article sur le livre d'Anton Menger : Mou- vement socialiste, janvier 1904, page 105). — Le professeur autrichien cite à l'appui de son opinion un ouvrage public en 1846 par Villegardelle ; les écrivains socialistes de ce temps avaient très peu de critique.

(3) Par exemple : Joseph R.\mbaud, Histoire d-es doctri- nes économiques ; Puech, Saint Jean Chrysostome et les mœurs de son temps : TH.\>nN, Saint Ambroîse et la mo- rale chrétienne. Ces trois savants sont catholiques.


ESSAIS DIVERS 321

particulier dans des formules ayant l'apparence de thèses universelles (1) ; les gens du temps qui connais- sent exactement les intentions des auteurs, ne se trompent point dans l'application des propositions qu'on leur soumet ; les commentateurs commettent de scandaleux contresens lorsque, renversant l'échelle des valeurs, ils prennent pour l'essentiel ce qui était , seulement un artifice d'expoisition. Les meilleurs ? historiens actuels estiment que le prétendu socia- { lisme des Pères se réduit à des appels pressants ' adresisés à la charité de riches fidèles (2).

Je vais rappeler, à la suite de nombreux historiens autorisés, certains faits qu'il est absolument néces- saire de bien connaître pour discuter utilement les textes économico-éthiques des Pères. La richesse provenait à leur époque surtout des fermages de latifundia, d'exactions exercées par les collecteurs d'impôts et de concussions. Elle était ce qu'on peut nommer une richesse de consommateurs dont l'in- fluence sur la marche de la production ne peut être qu'indirecte ; die n'était pas regardée comme la génératrice du progrès industriel et la récompense des initiatives prises par les maîtres de fabrique, ainsi que cela a lieu de nos jours ; elle manquait

(1) En 1910 il y eut un grand tapage à propos de l'ency- clique Editœ sœpe, que des polémistes dénoncèrent comme une diatribe dirigée contre les princes luthériens ; en réa- lité le pape avait seulement parlé des hérétiques suisses des Gri=;ons. ,

(2) C'est dans le même esprit qu'il faut lire le sermon prononcé le dimanche de septuagésime de 1659, à la mai- son des Filles de la Providence, sur l'éminente dignité des pauvres ; Bossuet n'avait pas encore 32 ans et son éloquence n'était pas encore très dégagée des sources pa- tistiques. Bruneti^re ne paraît pas avoir bien compris le sens de ce sermon (Discours de combat, 2* série, page 145).

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322 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

donc de ces assises matérielles qui établissent entre notre capitalisme et l'économie de la grande exploi- tation rurale assez d'analogie pour que la richesse moderne trouve sa place dans une philosophie juri- dique issue du droit romain. — Dans un temps où les révolutions étaient fréquentes, chacun étant pressé de jouir des bonnes aubaines qu'il rencon- trait, les dépenses les plus folles étant approuvées par les mœurs, l'idée de conservation étant par suite très peu consistante, le monde paraissait plein d'ir- rationalité (1). — Entre les positions exceptionnelles de quelques magnats et les classes pauvres n'existait point cette puissante structure médiane dont la loi mathématique fut donnée par Vilfredo Pareto (2) ; les gens aisés étaient assez généralement des usuriers dont la rapacité était le fléau des artisans et des paysans, comme elle l'est dans tous les pays dont la production demeure encore enfermée dans des formes arriérées ; aux yeux de l'Eglise, qui aurait

■"[. souhaité la disparition de cette caste détestée, le problème social consistait à régler les relations entre les régions les plus hautes et les régions les plus

^basses de la société. L'Eglise avait un intérêt immense à détourner le plus qu'elle pouvait des sommes gaspillées par l'oligarchie dans un but d'os- tentation, vers le soulagement des classes misérables


(1) Il ne faut pas oublier que pour la pensée antique, do- minée par la géométrie, la rationalité suppose l'éternité des formes.

(2) "Vilfredo Pareto paraît admettre, dans son Cours d'économie politique, que la loi de répartition est la même pour tous les siècles (tome II, pages 310-312) ; mais jp crois que dans presque tous les cas, la région médiane avait autrefois une forme moins volumineuse. Les -reve- nus extrêmes laetuels ne comportent aucune loi précise.


ESSAIS DIVERS 323

qui, après lui avoir été férocement hostiles (1), avaient fini par lui fournir des clientèles capables d'imposer le respect des décisions rendues par les évêques. Dans l'empire romain, dont l'administra- tion se désorganisait chaque jour davantage, la cha- rité dirigée par les hommes de l'église était un élé- ment générateur d'ordre extra-légal.

Afin de montrer comment on peut utiliser les cir- constances économiques pour l'étude des idées éthi- ques, je vais reproduire quelques extraits de VEssai sur l'Eglise et l'Etat que j'ai publié en 1901. Ces notes sont loin d'épuiser les questions qui y sont abordées ; mais elles me semblent assez exactes comme vues d'ensemble.

« La vie des artisans doit être prise tout d'abord en considération ; là, en effet, l'économie [au moins si elle n'est trop troublée par les basses formes du


(1) Renan dit : « Ce que les actes authentiques des mar- tyrs traitent avec le plus de mépris et comme le pire enne- mi des chrétiens, c'est la canaille des grandes cités. » 'Eglise chrétienne, page 308). A Smyrne, saint Polycarpe déclare au proconsul qu'il ne s'abaissera point jusqu'à faire l'apo- logie de sa foi devant la populace qui hurle contre lui dans le cirque ; l'évêque fut brûlé vif par des énergumènes, sans jugement des magistrats (pages 457-458). — C'est aux caprices obscènes de cette tourbe, qui renfermait un grand nombre de ruffians, qu'il faut se reporter pour com- prendre l'origine des condamnations des vierges chrétien- nes au lupanar (Cf. sur cette abomination Edmond Le Blant. Les persécuteurs et les martyrs, pages 205-211). Une telle exécution tumultuaire est à rapprocher d'un usage romain que Théodose aboht : les femmes surprises en flagrant délit d'adultère étaient enfermées dans un pe- tit lupanar, oi:i elles étaient contraintes de se prostituer devant témoins, pendant que la foule se livrait h un hor- rible charivari (Sociute, Histoire ecclésiastique, livre V.

XVIII) .


324 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

capitalisme (1)] revêt une forme ayant un aspect régulier ; le rapport du travail aux produits appa- raît avec clarté et ce rapport n'est pas éloigné d'af- fecter une allure mathématique ; sur une pareille économie on peut monter un sj'stème juridique... Dans la préface à la traduction allemande de la Misère de la philosophie, [Engels a] écrit: «Dès que l'on sait que le travail est la mesure des mar- chandises, les bons sentiments du brave bourgeois doivent se sentir profondément blessés par la mé- chanceté d'un monde qui reconnaît bien nomina- lement ce principe de justice, mais qui, réellement à chaque instant, sans se gêner, paraît le mettre de côté... Le petit producteur doit désirer ardemment une société où l'échange des produits d'après leur valeur de travail soit une réalité entière et sans exception (2). »

«t Ces idées devaient agir surtout sur saint Jean Chrysostome, qui a tant vécu à Antioche, ville pleine d'artisans (3) ; aussi aimait-il à se représenter une société idéale dans laquelle n'existeraient que des travailleurs, occupés aux arts les plus nécessaires à

(1) J'avais omis cetto réserve dans le texte de 1901.

(2) Marx, Misère de la philosophie, pages 14-15.

(3) Dans un article de la Revue de métaphysique et de w.orale (janvier 1911, pages 77-78) j'ai signalé l'influence que très probablement a eue l'existence de corporations ar- tisanes sur la conquête chrétienne. Renan dit qu'en Asie Mineure existaient de « puissantes associations d'ouvriers analogues à celles d'Italie et de Flandre au Moyen Ags » et s'occupant surtout aux arl*3 +extiles {Saint Paul, page 355) ; et il est bien remarquable que dans ces pays industriels la propagation du christianisme a été exceptionnellement ra- pide ; c'est là que « commença la profession publique du christianisme ; là se trouve, dès le ni' siècle, sur des monuments, exposés à tous les regards le mot christianos » (pages 362-363).


ESSAIS DIVERS 325

la vie ; les arts de luxe, qui faisaient la fortune des grands marchands, eussent été bannis de cette cité chrétienne (1). C'est à travers cette vision que le grand orateur voyait le monde, et celui-ci lui sem- blait laid ou absurde ; la notion du droit se trou- vant ainsi reléguée dans une utopie artisane, le monde réel était sans droit.

« Chez saint Ambroise on trouve plutôt un idéal agricole, que Thamin croit emprunté à Cicéron, mais dans lequel on pourrait signaler plus d'une réminiscence virgilienne ; en tout cas, cet idéal est bien en rapport avec les préoccupations d'un évoque vivant dans un des pays qui ont été les plus renommés pour leur agriculture. Dans l'économie rurale, saint Ambroise trouve de la rationalité : « Il est frappé [dit Thamin] de la proportion qui existe... entre la peine et le salaire... Nous récoltons en définitive ce que nous avons semé (2). » La pro- portion n'est pas aussi exacte que chez les artisans, mais elle est encore très visible; il y a encore une causalité. De plus, saint Ambroise a pour la terre cette piété qui nous frappe chez presque tous les Romains : « Une terre possédée de père en fils... fait partie de la famille, non pas comme un chose, mais comme un être vivant, comme un serviteur infati- gable qui survit à toutes les générations de ses maî- tres. L'échanger... contre de l'argent serait un sacri- lège... Au droit de propriété se substitue ainsi dans la pensée de saint Ambroise un devoir envers la pro- priété, qui est d'en être un usufruitier fidèle et re-


(1) Paul All.\rd, Les esclaves chrétiens, pages 417-418. — Cet auteur remarque que dans cette société le capital industriel n'avait qu'un rôle médiocre (page 419).

(2) Th.*.mi.v, op. cit., page 287.


32G MATÉRIAUX D'une théorie du prolétariat

connaissant (1).» Voici donc un deuxième idéal, une deuxième utopie qui s'éloigne beaucoup de la réalité, telle qu'on pouvait lobserver au iv"= siècle dans cette oligarchie prodigieusement riche avec laquelle l'Eglise était en contact journalier.

« En général, il faut beaucoup se défier de la philosophie sociale construite par les utopistes ; ils rêvent, tout comme des alchimistes, au lieu d'ob- server ; ils moulent leurs conceptions juridiques sur ce qui n'existe pas et non sur ce qui existe. Les utopistes, ne voyant des droits possibles que dans ' un monde hyperidéal, regardent les phénomènes / réels comme engendrés par des purs hasards et ne / peuvent concevoir qu'on puisse s'intéresser à autre ! chose qu'aux efi'orts faits par les gens de bonne 1 volonté en vue d'atteindre le bien, ou du moins en I vue de se diriger dans la voie du bien. Le caractère matérialiste du droit leur échappe complètement.

« Les utopies artisahes et paysannes des Pères

leur servaient à juger non pas les économies des arti-

. sans et des paysans, mais celle de l'oligarchie ;

' elles leur servaient à faire ressortir tout ce qu'il y

i avait d'irrationnel dans cette société de décadence ;

' ce qu'il y avait de hasard dans l'économie des

classes riches leur apparaissait comme d'autant plus

, odieux qu'ils avaient nourri leur esprit d'un idéal

^ d'où le hasard était presque totalement exclu. Il

[j m'est donc pas étonnant qu'ils aient traité [parfois]

5 ' fort légèrement le droit de propriété.

« La propriété des patriciens leur semblait n'pvoir aucune fonction utile dans la production des riches- ses ; un hasard avait concédé à une minorité des avantages exceptionnels et sans cause ; il avait du

(1) Thami.v, op. cit., page 286.


ESSAIS DIVERS 327

même coup imposé à la très grande majorité des misères iajasiijiial)les. Un pareil regune pouvait être maintenu par la force; mais il ne pouvait trouver grâce devant la raison, qui lui opposait des cons- tructions idéales toutes diuéreutes. Le vice fonda- mental de l'économie romaine ne pouvait être cou- vert que par un seul moyen : que le propriétaire ne se considère point comme ayant le droit de dis- poser à son caprice des biens qui ne sont pas jus- tifiés; — il n'est pas l'auteur de ses richesses ; entre son activité et son revenu, il n'existe pas de rapport causal ; il n'a qu'un droit d'aubaine sur des choses de hasard ; — sa conduite deviendra respectable s'il fait de ses ressources un usage parfait (1), s'il les met à la disposition de l'Eglise pour lui permettre de satisfaire ses besoins et de soulager les misères de ses pauvres.

« La notion de propriété tend ainsi à s'évanouir ; elle est remplacée par la notion d'une possessiori contrôlée par l'Eglise. Dieu donne toute liberté au riche pour employer ses revenus comme il l'entend, pour profiter à sa guise de l'aubaine qui lui arrive ; mais le riche devra rendre compte de l'emploi de son argent devant le juge suprême ; il est un économe placé sous les ordres de la Providence divine ; son métier, suivant saint Jean Chrysostome, est de donner l'aumône aux pauvres (2). »

Les docteurs du Moyen Age sont bien moins inté- ressants que les Pères parce que passant leur vie à discuter dans les écoles sur des portioncules de textes, ils n'avaient point avec la réalité le contact

(1) Thamin, op. cit., page 290. Il cite à ce sujet une curieuse lettre de saint Augustin.

(2) Paul Allard, op. cit., page 418.


328 MATÉRIAUX D'uNK THÉORIE DU PROLÉTARIAT

étendu qui a permis aux vieux orateurs ciirétiens d'être si puissamment inspirés par toutes les pas- sions de leur temps ; leurs formules n'étant point éclairées par des piiénomènes qu'on y jouisse ratta- cher facilement, leurs véritables intentions sont fré- quemment obscures; on ne doit donc pas trop s'éton- jier si plus d'un démocrate-chrétien a eu l'idée bis- cornue de trouver du marxisme dans saint ïho- ïnas (1). Si abstraite cependant que fût cette théo- logie, si l'on admet, avec Joseph Rambaud, qu'elle avait pour objet de régler d'une façon prudente la direction de la famille et le gouvernement des princes (2) on est amené à penser que les doctrines économico-éthiques que le Moyen Age a construites pour la vie civile, ont dû subir souvent les influences des grandes causes qui agissaient sur la politique des Etats ; lorsque, par exemple, saint Thomas attribue à Dieu le domaine éminent et à l'homme le domaine utile il pense évidemment à la condition des tenures contemporaines ; on a donc le droit de dire, avec Joseph Rambaud, que sa philosophie sociale est faite pour consolider la notion de pro- priété (3).

Les idées que les scolastiques se formèrent sur la manière de conduire les affaires sont extrêmement embrouillées ; on a supposé plus d'une fois que le robuste bon sens naturel de saint Thomas avait été troublé par des formules péripatéticiennes qu'un docteur du Moyen Age ne pouvait pas facilement se dispenser de respecter (4) ; mais il me semble que

(1) Joseph Rambaud, op. cit., 3' édition, pages 49-50.

(2) Joseph Rambaud, op. cit., page 39.

(3) Joseph Rambaud, op. cit., page 47. •

(4) Joseph Rambaud paraît un peu disposé à admettre cette opinion, {op. cit., pages 52-53, page 56, pages 58-59.)


ESSAIS UIVERS 329

les philosophes de ce temps furent surtout gênés par l'obligation de tenir compte des diatribes anti- capitalistes lancées par des tribuns cléricaux au cours de la lutte que l'Eglise soutint contre les classes riches de l'Europe méridionale.

En procédant à leurs opérations commerciales, auxquelles les croisades avaient donné un dévelop- pement si considérable, beaucoup d'habitants des' régions méditerranéennes connurent la vie libertine, : fastueuse et comme parfumée d'art que menaient les grands personnages d'Asie ; la bourgeoisie admirait le fonctionnement régulier des administrations mu- sulmanes ; les hommes dont l'esprit s'ouvrait à la libre réflexion comprirent l'existence de sociétés mixtes où des religions diverses vivent en parfait accord sous un régime légal qui ignore les préoccu- pations confessionnelles. Le monde occidental, en- core tout dominé par des forces ecclésiastiques, parut dégoûtant d'ignorance, de naïveté et de gros- sièreté à bien des gens qui avaient admiré la beauté de ce que l'Orient conservait de la civilisation an- tique. La grande hérésie de ces temps fut l'aspiration vers le génie païen ; les doctrines théologiques dont parlent si abondamment les historiers de l'Inqui- sition, n'étaient que des éléments auxiliaires des- tinés à favoriser l'émancipation des précurseurs de la Renaissance, en soulevant la petite bourgeoisie contre le sacerdoce ; le danger couru par le catho- licisme fut très grand lorsque Frédéric II donna aux épicuriens l'appui de l'autorité impériale (1).

(1) Emile Gebhart pense que l'indépendance spirituelle de Frédéric II correspond bien aux instincts profonds de l'âme italienne {L'Italie mystique, 3' édition, page 181). : L'importance des épicuriens a été sans doute exagérée par 1 Benvenuto d'Imola dans son commentaire du X* livre de ^

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330 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

' On admet assez généralement que le catholicisme ( fut sauvé par les ordres mendiants ; les moines du nouveau modèle se faisaient facilement applaudir par les plèbes urbaines qui haïssaient les gros mar- chands, les propriétaires des maisons et les auto- rités de police ; les magistrats municipaux étaient obligés, souvent bien à contre-cœur, de se confor- mer aux volontés d'inquisiteurs soutenus par les pau- vres (1). Quand la papauté n'eu! plus à combattre les \ Hohenstaufen, elle chercha à se débarrasser des franciscains spirituels, dont l'agitation anarchiste la gênait ; les papes d'Avignon, qui voulurent orga- niser le gouvernement de la chrétienté sur le modèle


VEnfer, quand il attribue cent mille partisans à Farinata degli Uberti. {op. cit., page 173).

(1) Les troubles qui désolèrent Milan de 1058 à 1074 montrent combien il était dangereux pour les classes ri- ches d'avoir à lutter contre les classes pauvres soutenues par la papauté ; les patarins conduits par le diacre Arial- do, puis par le noble Erlembaldo, finirent par être les maîtres absolus de la ville pendant deux ans ; mais leurs excès furent tels qu'au lendemain de Pâques 1074, une bataille décisive s'engagea : " Une dernière fois la noire fourmilière des chrétiens déguenillés sortit en rangs pres- sés de ses ruelles fangeuses. Le grand aventurier tomba dans les rephs du gonfalon révolutionnaire de Grégoi- re VII. La pataria avait vécu. » (Emile Gebhardt, Les siècles de bronze, page 121). — Par contre l'histoire d'Elie de Cortone montre comment un aventurier riche pouvait braver la papauté : cet ancien général des franciscains, dé- posé par Grégoire IX, devenu un des conseillers de Frédé- ric II, excommunié, ne voulut jamais se soumettre, malgré les tentatives qui furent faites pour l'amener à se réconci- lier avec la papauté. Il avait donné à Cortone de précieuses rehques apportées d'Orient, fait bâtir une église et un cou- vent pour les franciscains. Il mourut après avoir reçu la communion ; plus tard son corps fut jeté à la voirie. (Lempp, Frère Elie de Cortone, pages 149-155.)


ESSAIS DIVERS 331

de la monarchie française furent impitoyables pour ces ennemis de l'ordre ; je ne puis me résoudre à croire qu'il faille verser beaucoup de larmes sur les malheurs de tribuns dont la propagande aurait pu être bien plus funeste qu'une invasion de Mongols. Finalement, les docteurs eurent beaucoup à faire pour corriger tant bien que mal les affirmations anti- capitalistes que leurs prédécesseurs avaient été contraints de mêler à leur éthique.

Nos catholiques sociaux espèrent qu'en se don- nant pour les représentants d'une glorieuse tradition qui remonterait aux Pères et aux grands scolastiques, ils parviendront à entourer leurs infimes personna- lités de quelque prestige ; tout le monde lettré se tordrait de rire si Albert de Mun et Henri Lorin (1) annonçaient qu'ils se sentent assez de génie pour terrasser l'hydre socialiste ; mais comme ils se bor- nent à dire qu'ils veulent mettre à la portée de la plèbe les enseignements sublimes de saint Jean Chrysostome et de saint Thomas d'Aquin, de naïfs bourgeois leur off'rent de subventionner les « oeu- vres » . où ces bons messieurs sociaux exerceront leurs fonctions salivaires. Edouard Doîiéans n'a pas tort de signaler qu'il existe une concurrence fort tendue entre le cléricalisme social et le socialisme


(1) Cet Henri Lorin est, d'après Drumont, un des clowns les plus comiques de notre temps, il est à la tête d"une très grosse fortune ; à l'époque liéroïque des « cercles » d'Albert de Mun, il était un adversaire intransigeant du prêt à intérêt ; mais ses convictions ne l'empêchaient pas de louctier fort régulièrement ses coupons. — Au temps de Léon XIII il était le grand ctief occulte du ralliement; ses amis le nommaient le sous-pape ; maintenant il fait une active propagande contre Pie X.


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332 MATÉRIAUX d'une THEORIE DU PROLÉTARIAT

populaire (page 7) ; dans toute concurrence une des parties cherche à imiter les procédés qui ont réussi à son précurseur ; si le socialisme avait une origine chrétienne, comme le disent les catholiques sociaux, ceux-ci devraient faire preuve de plus d'originalité que leurs rivaux. Proposer d'examiner une telle question aurait paru fort oiseux à Brunetière qui était persuadé que Léon XIII avait changé d'axe du monde en publiant le galimatias de son encyclique Rerum novarum (1). Je m'en rapporterai à l'auto- rité de Vilfredo Pareto, qui me semble avoir plus de compétence que tous les conseillers de Sillon.

« En 1869, écrit le savant professeur de Lausanne, les évèques d'Allemagne, réunis au Congrès de Fulda, frappés par les grands progrès du socialisme, déci- daient de prendre une part active dans les débats sur la question sociale » (2) ; — « Les évêques alle- mands, au Congrès de Fulda, employaient les phrases, les idées, les propositions des socialistes. Le célèbre programme électoral de 1871, composé par le cha- noine Moufang, contenait une très grande partie du programme socialiste » (3) ; — « Quant à ce qu'on appelle l'action sociale, directement, sans l'interven- tion de l'Etat, nous voyons que les chrétiens sociaux


{i) Je suppose que Brunetière a écrit des choses si extra- vagantes sur le socialisme parce qu'il fut mal renseigné par Georges Goyau, qui ne comprend rien aux questions sociales ni aux questions religieuses. C'est très probable- ment ce même spécialiste qui l'avait amené à prendre au sérieux les sous-Intellectuels du Sillon. La lettre qu'il écri- vit le 25 décembre 1904 à ses « chers amis » du Sillon, est passablement comique [Lettres de combat, pages 169-174)

(2) Vilfredo Pareto, Les systèmes socialistes, tome I. page 252.

(3) Vilfredo Pareto, loc. cit., page 255.


ESSAIS DIVERS 333

n'ont rien innové. Parfois ils ont mieux organisé les institutions de la philanthropie habituelle, mais dans la plupart des cas ils ont adopté les procédés des socialistes... En tout, dans les moyens, dans les mé- thodes de propagande et d'organisation des travail- leurs, ils ont copié les socialistes ; mais ils n'ont pavS obtenu le même succès » (1).

Cette impuissance des catholiques sociaux cons- titue contre leurs prétentions traditionalistes une présomption très forte, qui vient renforcer les rai- sons que j'ai données pour rejeter ce que dit Edouard Dolléans des origines chrétiennes du socialisme.


III


Dans un article du Peuple (12 février 1849) où il dénonçait le charlatanisme des phalanstériens, Proudhon a éciit ces phrases qui ont une très grande importance pour la question que nous examinons ici : « La vérité eut de tout temps pour compagne la franchise. Que M. Considérant se remémore les tergiversations de toute sa vie... Après la révolution de juillet, quand il semblait que la philosophie du Constitutionnel allait effacer pour jamais ce qui res- tait en France de catholicisme, M. Considérant, dans


(1) ViLFREDO Pareto, loc. Cit., page 259. — L'auteur pen- se que seuls des <■ ouvriers faibles » se soumettent aux syndicats catholiques ; il nous apprend que dans plusieurs cas les grèves faites par des syndicats catholiques ont été plus violentes que les grèves socialistes analogues, faute d'une Iicnne éducation de la conscience ouvrière par les catholiques sociaux. Ceux-ci n'ont réussi à organiser con- venablement que les petits propriétaires fonciers (page 260).


334 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

un discours à l'Hôtel-de-ViUe, parlant au nom de sa siecte, osa s'écrier: Nous ne sommes pas chrétiens. Le mot fut recueilli : c'était une flatterie au libertinage du moment. Depuis, le vent a soufflé aux idées reli- gieuses ; on s'est aperçu que le préjugé chrétien ré- sistait à l'inoculation du dogme fouriériste, que la morale de l'Evangile faisait reculer celle du phalans- tère. Dès lors, on s'est appliqué à dissimuler les données antichrétiennes du monde harmonien : on a fait avec le ciel des accommodements ; on s'est mis à prouver que Fourier est le continuateur de Jésus- Christ. Flatterie au clergé et aux jésuites. » Ainsi, en ce qui concerne l'utopie qui, au cours de la jpremière moitié du xix' siècle, a probablement oc- /cupé le plus grand nombre des esprits qu'liallucinait I le désir de réformer le monde, on ne rencontre point i à son origine les caractères religieux qui auraient /. dû s'y trouver si la théorie de la genèse du socia- I lisme adoptée par Edouard Dolléans était vraie; de I tels caractères sont surajoutés tardivement par des ! sectaires qui cherchent à combiner des moyens auxi- liaires capables de faciliter leur propagande ; il me paraît assez facile de découvrir les raisons qui for- cèrent les fouriéristes à se découvrir des tendances religieuses, auxquelles n'avait pas songé le fonda- teur le leur secte. Ces raisions dépassent un peu le niveau des habiletés de tactique dont parle Prou- dhon (1).

(1) Proudhon donoe encore deux antres exemples de « tactique » phalanstérienne qui permettent de penser qu'il y avait beaucoup d'hypocrisie dans le langage de Consi- dérant, prenant une attitude religieuse : « Les vues de Fourier sur les rapports des sexes sont diamétralement opposées au mariage et à la famille. Après avoir sollicité la flbre épicurienne du pays, on a senti cjue la conscience


ESSAIS DIVERS 335

Au commencement du xix* siècle, les inventeurs d'utopies étaient dans un état d'esprit fort semblable à celui des législateurs de la Révolution ; ils regar- daient les phénomènes religieux comme tout à fait secondaires; Fourier croyait faire une part très con- venable à la religion en annexant ses cérémonies aux exercices chorégraphiques (1). Plus tard, des esprits portés à une réflexion philosophique sérieuse arri- vèrent à penser que les grandes révolutions sociales ne sont complètes que si elles sont accompagnées de

publique répugnait à cette turpitude des amours libres, et pendant que l'on continue d'initier les fidèles aux Amours des saints [manuscrit de Fourier], on proteste devant les profanes du respect le plus profond pour la famille et le mariage. On accuse même, au besoin, le socialisme vio- lent de vouloir la communauté des biens pour arriver plus vite à la communauté des femmes. Ainsi le veut l'intérêt de Vordre : périsse le socialisme, plutôt que le fouriérisme ! Ainsi le prescrit la tactique de M. Considérant. — La Dé- mocratie pacifique est fondée. Pourquoi ce nom donné à une feuille phalanstérienne ? Afin, dit naïvement M. Consi- dérant dans son prospectus d'absorber, d'annhihiler h- parti républicain, la démocratie révolutionnaire, que le grand prêtre de la secte, regardait alors comme le plus grand obstacle à l'avènement du fouriérisme. A présent, M. Considérant est républicain, démocrate, voire même ré- volutionnaire ; il le dit du moins, mais prenez-y garde, il en est de son républicanisme comme de son sociabsme ; il ne tiendra pas au premier tour de roue de la foVtune » . Proudhon était fort indigné d'un article de la Démocratie pacifique qui avait signalé « le socialisme violent » comme responsable des événements de juin 1848.

(1) Fourier dit que chaque phalange fournira 144 jeunes gens et jeunes filles pour Ips processions qui seront beau- coup plus pompeuses " dans un centre d'Harmonie que dans nos grandes capitales » [Nouveau monde industriel et sociétaire, page 260). Sur le plan du phalanstère qui figure dans beaucoup de brochures fouriéristes, l'église et l'Opéra sont deux bâtiments symétriques.


336 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

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profondes transformations religieuses corrélatives. Cette théorie, qui est probablement venue de l'école hégélienne dont les influences diffuses et souvent bien difficiles à déterminer avec rigueur ont été si considérables en France, obligea les partisans des utopies à faire des efforts d'imagination en vue de trouver le moyen de compléter leurs programmes sociaux par des théologies. En 1825. Saint-Simon formula le Nouveau christianisme, sous l'influence d'Eugène Rodrigues (1) ; plus tard Cabet déclara qu'il ne s'agit pas d'inventer un nouveau christia- nisme, mais de comprendre parfaitement ce qu'ont enseigné Jésus-Christ, les apôtres et les Pères ; les fouriéristes ne pouvaient échapper au courant qui entraînait tant de leurs contemporains à reconnaître la validité de la corrélation socio-religieuse (2).

Engels prétendait que cette corrélation ne s'est montrée qu'aux « premières phases de la lutte de l'émancipation de la bourgeoisie du xiir au xvii* siècle » ; à l'origine, les novateurs étaient


(1) Enfantin n'était pas, tout d'abord, fort disposé à en- trer dans la voie que ce livre prétendait ouvrir. (Gharlety, Bistoire du saint-simonisme, page 81.)

(2) Il ne faut probablement pas négliger le fait qu'en 1832 Jules Lechevalier, qui avait suivi les cours de Hegel, passa du saint-simonisme au fouriérisme. — En 18.34, Con- sidérant publia une brochure de Considérations sociales sur l'architectonique, dans laquelle il regarde comme détermi- nées les unes par les autres les diverses branches du sys- tème social : système industriel, système scientifique, sys- tème d'éducation, système architectonique (p. 71) ; il croit que si on met les hommes à vivre dans un phalanstère construit suivant les principes de Fourier, le fouriérisme se réalisera de lui-même (page 72), si bien que la réforme aurait ainsi une base artistique en plus de ses autres bases.


ESSAIS DIVERS 337

obligés d'utiliser des idéologies élaborées par des temps qui avaient raisonné sous forme théologique ; « mais aussitôt que la bourgeoisie, au xviii* siècle, fut devenue assez forte pour avoir une idéologie à elle, ajustée à son point de vue de classe, elle fit sa grande et définitive révolution, la Révolution fran- çaise, en faisant appel exclusivement à des idées juridiques et politiques ; elle ne se souciait de la religion que lorsque celle-ci devenait un obstacle, mais il ne lui vint pas à l'idée de mettre une nouvelle religion à la place de l'ancienne (1) ; on sait comment échoua la tentative de Robespierre » (2).

La question me semble avoir été mal posée par Engels ; il s'agit de savoir quels mythes ont, aux di- verses époques, poussé au renversement des situa- tions existantes ; les idéologies n'ont été que des traductions de ces mythes sous des formes abstraites. Durant le Mo5en Age les hommes qui cherchaient à soulever la plèbe, trouvaient sur les confins de l'or- thodoxie quantité d'éléments propres à entrer dans leurs convictions politiques ; ils annonçaient l'ex- tension à tous les fidèles des bienfaits de la vie évangélique, jusqu'alors monopolisés par les moines, le triomphe des saints du millenium prédit par l'Apo- calypse, le règne de Paraclet réglé par VEvangile éternel qui devait former l'ultime révélation ; ils devenaient généralement hérétiques quand ils vou- laient sortir des domaines de l'imagination pour faire de la philosophie. — Au xvi* siècle, les pro- phètes et les psaumes bouleversent les âmes mises

(1) On sait qu'Edgar Quinet a fort surpris les contempo- rains du second Empire en soutenant que la Révolution aurait dû accomplir cette œuvre.

(2) Engels, Religion, philosophie, socialisme, pages 194- 195.

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au contact de cette littérature extraordinaire ; les Réformés s'imaginent que les livres de l'Ancien Tes- tament ont été écrits pour leur enseigner la voie du bonheur ; ils croient, en conséquence, que Dieu les comblera de bienfaits s'ils suppriment toute idolâ- trie dans le monde chrétien. — La bourgeoisie fran- çaise du xviir siècle, qui sourit de la Bible et qui est devenue fanatique de la civilisation antique, va chercher dans des images romaines les raisons mo- trices d'une activité révolutionnaire.

Aux yeux des bourgeois avancés du xviir, siècle, lecteurs de Plutarque, la Cour, avec laquelle ils iden- tifiaient la royauté (1), est une institution exécrable qui ruine les finances publiques, qui livre les déci- sions des grandes affaires aux cabales des mondains, qui, en réduisant les plus hauts fonctionnaires au rang des gens de service du prince, humilie- pro- fondément les âmes vouées au culte des héros. — Ce qui demeure de féodal dans la constitution fon- cière du pays est regardé par les hommes de loi comme une survivance des temps d'esclavage, qui doit disparaître pour ne laisser subsister que des rapports juridiques fondés sur les principes égali- taires du droit civil. — Le clergé ne cessera d'être traité de corps parasitaire que s'il consent, en s'ins- pirant de ce qui existait dans les cités classiques, à se réduire au rôle d'auxiliaire des magistrats ; on reconnaîtra l'utilité des prêtres qui contribueront à entretenir l'ordre moral ; mais tout ce qui a seule- ment une valeur chrétienne (comme les couvents)

(1) Les royalistes contemporains ne paraissent pas fou- jours bien comprendre que cette identification constitue actuellement la principale ca.use de leur impopularité. Na- poléon III avait commis une faute singulière en Téant une cour impériale, qui fut profondément haïe par les Parisiens.


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devra disparaître (1). Ces conceptions qui sont en- core aujourd'hui très puissantes dans l'esprit fran- çais, alimentèrent des mytlies tyranniquement pre- nants aux temps ou tomba l'Ancien Régime.

Les utopistes ne sont point parvenus à déterminer de sérieux mouvements dans le monde, parce qu'ils n'avaient point à leur disposition des mythes doués du pouvoir moteur qui eût été nécessaire ; le socia- lisme trouve aujourd'hui, dans les phénomènes qui se rattachent à la lutte de classe des ressources pour créer les forces psychologiques populaires dont il a besoin ; aussi ne puis-je admettre, avec Edouard Dolléans, que « le socialisme sentimental des pre- mières heures ne diffère pas essentiellement du socialisme le plus moderne, soit qu'il se présente sous la forme du socialisme aimable à la Fournière ou du socialisme pompeux à la Jaurès ou du socia- lisme renfrogné à la Guesde, soit qu'il revête son idéal d'une armature scientifique ou fasse appel aux plus savantes constructions juridiques » (2) (page 10).

(1) Après la guerre Renan disait au clergé : « Ne vous mêlez pas de ce que nous enseignons, de ce que nous écri- vons, et nous ne disputerons pas le peuple ;.. nous vous abandonnerons sans partage l'école de campagne. « {Réfor- mes intellectuelle et morale, page 90). — «Quels services pe rendrait pas un curé, pasteur catholique, offrant dans chaque village le type d'une famille bien réglée, surveil- lant l'école, presque maître d'école lui-même, donnant à l'éducation du paysan le temps qu'il consacre aux fasti- dieuses répétitions de son bréviaire ! » (page 96) ; — « L'Eglise est une pièce trop importante d'éducation pour qu'on se prive d'elle ; si de son côté elle fait les conces- sions nécessaires, et ne se rend pas, en exagérant ses doc- trines, plus nuisible qu'utile » (page 108).

(2) Il y a cependant beaucoup de vérité dans le juge- ment de notre auteur ; nous voyons renaître, sous des for-


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— Alors même que leur imagination semble évoluer le plus librement au milieu des hypothèses les plus

'i hardies, le critique découvre aisément que les uto- pistes demeurent toujours embrénés de dialectique ; ils avaient la prétention de combiner scientifique- ment les abstractions qu'ils avaient ramassées de

2 droite et de gauche (1) ; si leurs œuvres nous sem- blent parfois peu raisonnables, il ne convient pas d'expliquer leurs erreurs en supposant que leur cœur eût atteint un degré d'enthousiasme irrésis- tible pour une intelligence normale, mais en pensant à leur débilité intellectuelle (2). — Beaucoup de gens


mes très diverses, les vieilles utopies ; mais il leur faut tenir compte de la lutte de classe sans laquelle les socia- lismes littéraires, politiques ou prétendument juridiques, ne seraient que des rossignols de librairie.

(1) Tel était le cas de Fourier ; Th. Ribot observe qu'il y a chez lui un mélange singulier d'exubérance et de mi- nutie [Imagination créatrice, pages 254-255) ; je suis per- suadé qu'on n'a pas assez fait attention à cette deuxième particularité ; si on lui attribuait l'importance qu'elle mé- rite, on reconnaîtrait que Fourier n'est pas un véritable Imaginatif, au sens qu'on donne à ce mot dans les beaux- arts, car il n'y a pas d'homme moins poète que lui : dès qu'il est en présence d'une fleur ou d'un animal, il se met à en expliquer les formes et les couleurs par des analogies d'un horrible pédantisme. Exemple : le plumage gris-brun du chardonneret symbolise un enfant pauvre, le rouge de sa tête marque l'ambition et le jaune de ses ailes nous apprend que l'élévation de l'enfant pauvre ne peut être obtenu que par le dévouement de sa famille ; si son chant est aussi beau que celui du serin, c'est que l'enfant pauvre et bien stimulé arrive au même degré d'éducation que l'en- fant opulent ; il se plaît sur les chardons parce que pour s'instruire l'enfant pauvre ne doit pas craindre les ronces de la science, {op. cit., page 544.)

(2) A la fm de son livre Edouard Dolléans a donné la traduction du Catéchisme du nouveau monde moral, pubhé


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instruits se laissaient jadis éblouir par l'idée que les utopistes étaient peut-être les successeurs légitimes de ces astronomes newtoniens dont les recherches avaient abouti à des résultats prodigieux ; après que l'esprit moderne avait prouvé sa force en se rendant maître des mouvements célestes, pourquoi ne crée- rait-il pas une science sociale déterminant la route à suivre pour atteindre le bonheur auquel nous som- mes naturellement destinés (1) ; une telle analogie qui ferait naître chez les hommes actuels, familia- risés avec le droit historique, une présomption ex- trêmement défavorable aux utopies, paraissait très forte il y a quatre-vingts ans à de jeunes polytech- niciens (2). ^■


par Robert Owen (avant 1828) ; le document est d'une naïveté telle que la rritiaue se sent désarmée : l'homme ne diffère des autres animaux que par une extension plus grande de ses facultés ; il devient méchant et déraison- nable quand ses besoins ne sont pas satisfaits ; il est ir- responsable ; ses prédispositions naturelles sont celles qui conviennent à la formation d'un être intelligent, raisonna- ble et heureux : les maux de l'humanité proviennent des erreurs que répandent les prêtres et les gouvernants dans l'opinion publique et sur lesquelles sont basées les institu- tions actuelles, etc. — Notre auteur fait un bien vilain com- pliment à Jaurès quand il dit que celui-ci pourrait écrire ce Catéchisme «sans modifications sensibles de fond», (page 30).

(1) Cette destinée pst toujours postulée par les utopistes; on pourrait dire qu'il joue dans leur science sociale un rrtle analogue à celui qui revient à l'inertie dans la méca- nique rationelle.

(2) Le fouriérisme profita surtout de cette illnsion. Les préjugés scinntistps étaient si forts à cette époque qu'en 1842 Proudhon, dans une brochure oîi Fourier est traité avec une juste sévérité, dit que celui-ci a mérité la gloire pour avoir affirmé que « l'organisme social doit être l'ob-


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Je crois qu'il conviendrait de faire une place à part aux saint-simoniens, dont les aventures peuvent servir. à jeter quelque lumière sur l'histoire si obscure du gnosticisme. Ces orgueilleux maîtres d'une pré- tendue science supérieure du monde moral voulaient ramasser en un sj^ncrétisme tout ce que le génie mo- derne avait pu découvrir de lois réglant le progrès de l'humanité, comme les gnostiques égyptiens et syriens avaient voulu trouver « la formule de l'ab- solu » en mélangeant « toutes les théologies et toutes les cosmoganies » (1). Dénués de tout esprit critique, les saint-simoniens attachaient une importance que nous comprenons maintenant difficilement, aux écrits des philosophes amateurs, dont le principal mérite paraît avoir été d'exprim.er leurs opinions avec une extrême assurance (2) ; ils recueillaient, en

jet d'une science exacte et positive » {Avertissement aux propriétaires, deuxième partie, § 1).

Edouard Dolléans dit que le socialisme est une doctrine idéaliste et statique (page 11); cette formule abstraite ne me semble pas être aussi instructive que cette formule concrète : Futopisme est une prétendue science sociale imitée de l'astronomie, alors qu'une véritable connaissance de la société est historique. Notre auteur observe que le socialisme suppose que « la nature humaine est une matière première malléable » (page 9) ; cette hypothèse dérive évi- demment de la physique mathématique.

(1) Renan, Eglise chrétienne, page 143. Le gnostique est le « savant accompli » .

(2) Enfantin dans sa 16^ leçon de la première année de VExposition de la doctrine saint-simonienne, désigne de Maistre, Lamennais et Ballanche comme les auteurs à lire pour arriver à la véritable doctrine ; Eugène Rodrigues nomme avec vénération les mêmes philosophes dans l'avis qui précède sa traduction de VEssai sur l'éducation du genre humain de Lessing, et il cite plusieurs fois de Mcis- tre, comme une grande autorité, dans ses Lettres sur la religion et la politique.


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même temps, tout ce qui leur parvenait oralement de la haute métaphysique allemande (1) ; il ne pou- vait résulter de là qu'un embrouillamini aussi « indi- geste et malsain » qu'avait été celui du gnosticis- me (2). Pierre Leroux nous apprend que les folies d'Enfantin lui furent suggérées par l'hégélianisme que lui avaient fait connaître, tant bien que mal, Eugène Rodrigues et Jules Lechevalier (3) ; ce fait nous montre une fois de plus « à quel degré d'extra- / vagance en [viennent] des spéculations, assez belles \ dans la pensée de leurs auteurs, quand elles tombent en des m_ains puériles » (4).


(1) Les questions relatives au fini et à rinfini, qui occu- pent une place si éminente dans le cours professé en 1828 par Cousin {Introduction à l'histoire de la philosophie) in- téressaient fort Enfantin ; en 1831, Margerin, qui était membre du Collège saint-simonien, fut excommunié pour une hérésie relative aux rapports du fini et de Tinfini. — Fournel nous apprend dans sa Bibliographie saint-simo- nienne (pages 74-75), que le dogme avait été tout d'abord mal exposé dans la V leçon de la deuxième année ; En- fantin apporta une première correction dans une lettre à François Peiffer en juillet 1831 et une deuxième le 8 avril 1833.

(2) La comparaison du saint-simonisme au gnosticisme prouve que Renan avait très exactement jugé celui-ci en écrivant à. propos du milieu alexandrin où le gnosticisme s'épanouit. <■ Tout se brouillait dans ces cerveaux à la fois étourdis et fantasques. Grâce à un charlatanisme souvent inconscient, les plus graves problèmes de la vie devenaient de vrais escamotages ; on résolvait toutes les questions du monde et de Dieu en jonglant avec des mots et par des formules creuses ; on se dispensait de science réelle avec des tours de passe-passe. » {op. cit., page 143 )

(3) Revue indépendante, mai 1842, pages 332-333.

(4) Ren.^x, Murc-Aurèle, page 121. — Pierre Leroux at- tribue à Enfantin du « génie naturel pour la métaphysi- que » ; il voulait sans doute dire qu'Enfantin était aussi


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Une loi fatale condamne tout syncrétisme à em- ployer une phraséologie prodigieusement artificielle ; les saints-simoniens avaient « la manie de bâtir de grandes théories en langage abstrait pour exprimer des réalités presque mesquines », en quoi ils ressem- blaient, suivant Renan, au gnostique Valentin (1) ; croyant former une aristocratie intellectuelle (2), ils étaient fiers de savoir poser des énigmes que la masse ne pouvait pas comprendre. Une littérature qui se tient ainsi volontairement éloignée des sentiments populaires ne peut parvenir à posséder des pouvoirs de premier ordre ; Renan a certainement fort dé- passé les limites de la bienveillance quand il a cru trouver quelque chose de consolant dans cette ins- cription funéraire valentinienne : « Désireuse de voir la lumière du Père, compagne de mon sang, de mon lit, ô ma sage, parfumée au bain sacré de la myrrhe incorruptible et pure de Christos, tu t'es

rêveur qu'il l'était lui-même. L'un des documents les plus vénérés de l'enseignement d'Enfantin fut sa Lettre à Du- veyner sur la vie éternelle, écrite en juin 1830 ; on y re- lève ces puérilités emphatiques : " Je suis le descendant direct de saint Paul, c'est-à-dire que j'étais en lui, en germe, comme il est aujourd'hui résumé en moi. C'est par moi que Saint-Simon marche vers Dieu, car je suis, .en vérité, ce que Dieu a voulu que fût éternellement Saint- Simon le père des hommes.» (Charlétv, op. cit., page 186.) •Il convient d'observer ici que la doctrine nuageuse de la migration des génies se rattache à ce courant qui semble porter si facilement les époques de faible intelligence, ver» la croyance à la métempsychose ; les gnostiques crurent (comme Pierre Leroux) à la métempsychose, qui peut fort bien avoir été imaginée à Alexandrie sans apports boud- dhiques. Rien n'est moins chrétien que ce dogme.

(1) Renan, Eglise chrétienne, page 1C9.

(2) Renan insiste souvent sur le fait que les gnostiques croyaient former une aristocratie intellectuelle.


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hâtée d'aller contemipler les divins visages des éons, le grand Ange du grand conseil, le Fils véritable, pressée que tu étais de te coucher au lit nuptial, dans le sein paternel des éonis » (1) ; cela me sem- ble aussi glacé qu'une navigation sur le fleuve de Tendre. Les saint -simoniens on»! célébré avec beau- coup de raison le rôle que jouent les Imaginatifs dans l'histoire de la civilisation ; ils ont affirmé que dans l'avenir « la plus haute poésie sera en même temps la prédication la jdIus puissante » (2) ; cepen- dant les poésies qu'ils ont composées sont d'une telle platitude qu'en les quittant pour lire les chan- sons de Déranger on croit entrer dans le temple de P'alymnie (3).

(1) Renan, Marc-Aurèle, pages 146-147.

(2) Exposition de la doctrine saînt-simonienne, 15" leçon de la première année. Cette importante conférence d'Olinde Rodrigues est destinée à combattre Auguste Comte ^qui prétendait que l'ère actuelle était devenue celle de la science positive.

(3) Beaucoup des hymnes saint-simoniennes ne dépas- sent par le niveau de la poésie de mirliton. Barrault était l'homme de lettres de la bande. A l'occasion d'une fête célébrée à Ménilmontant pour l'inauguration des travaux d'un temple qui ne paraît avrîir été jamais sérieusement projeté, il composa une ode en vers blancs dont voici un échantillon : « Entre mille et autres bruits d'une société vieillie et bavardante, — on dit que le monde — quelque- fois demande — où sont les saint-simoniens ? — morts ? partis ? le sait-on ? d'ailleurs qu'importe. — Et ces bruits vont soudain se perdant sans réponse, — entre mille au- tres bruits. — Je répondrai ; — voici le jour — je par- lerai... Pour voir tant de magnificence, — des bouts du monde associé — force pèlerins accourront — et se don- neront rendez-vous, — près de l'immortel monument — que le globe autour du soleil — jusqu'à la fin emportera — debout sur le même terrain. » (Cîiarléty, op. cit., pages 222-224.)


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De même que les mystères antiques ont versé dans le gnosticisme le meilleur de leur contenu, les socié- tés secrètes, qui furent encore très importantes du- rant le premier tiers du xix' siècle, apportèrent au saint-simonisme les initiations, le principe de Tobéissance passive, le goût des excitations névro- pathiques ; à la fin de l'Ancien Régime, les hommes qui avaient espéré avec le plus de confiance faire partager à l'aristocratie intellectuelle du temps leurs idées de régénération humaine, ne s'étaient pas fait faute d'utiliser bien des fois les superstitions occul- tistes(l);on ne doit donc pas s'étonner si dans le saint-simonisme on rencontre tant de phénomènes qui au premier abord peuvent paraître appartenir au domaine religieux (2), mais qui doivent être ran- gés dans le domaine de la magie.

Tandis que, durant le second semestre de 1831, Bazard et Enfantin argum.entaient avec une extrê- me ardeur sur les principes qui devaient désormais être suivis par le saint-simonisme, « l'exaltation [des fidèles] toucha au délire. Chacun fit sa confession générale (3). et, dans un élan passionné, quelques- uns, ivres d'enthousiasme prophétique, eurent com- me des extases. Reynaud ayant répondu par des pa- roles d'incrédulité à Olinde, qui demandait s'il n'était pas vrai que le Saint-Esprit fût en lui, celui-ci tomba sans connaissance » (4).

Renan a écrit que dans le gnosticisme « Hegel et

(1) Geffroy, Gustave III et la Cour de France, chapitre X.

(2) C'est l'erreur que j'avais commise dans la première rédaction de ce compte rendu.

(3) Gustave III avait fait une confession générale à un franc-maçon allemand célèbre Zinnendorf. (Geffroy, op. cit., 2^ édition, tome II, page 258.)

f^) Chari-éty, op. cit., page 171.)


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Swedenborg. Schelling et Cagliostro [se] cou- doient » (1). L'épisode suivant montre que le même jugement pourrait probablement s'appliquer aussi bien au saint-simonlsme : « D'Eichthal vint un jour réveiller le Père à six heures et demie du matin, lui confia que la veille, après un mouvement de sym- pathie pour le catholicisme qui l'a poussé à commu- nier à Notre-Dame, il a passé toute la nuit en pleurs ; une certitude lui est apparue : Jésus vit en Enfan- tin. <c Tu es [lui dit-il] la future moitié du couple révélateur, VHomme-Dieii ! J'attends la fille de Dieu qui doit s'asseoir à tes côtés pour fléchir le genou devant votre dualité sainte. » Enfantin lui dit sim- plement : « En l'absence de la femme, je ne cuis me nommer ; à plus forte raison tu ne le peux pas » ; et il le pria de le laisser dormir. Quand le Père se fut de nouveau éveillé, d'Eichthal insista ; le Père se leva et, mettant ses bas, lui dit : Homo sum » (2).

Quand on connaît ces faits, on n'a point de peine à comprendre la raison de l'extraordinaire ascen- dant qu'exerçait Enfantin sur des hommes qui lui étaient généralement supérieurs ?u point de vue in- tellectuel ; il se dominait par la suggestion hypno- tique (3) ; il s'expliquait son pouvoir par des théo-


(1) Renan, Marc-Aurèle, page 146.

(2) Charléty, op. cit., page 182.

(3) Cazeaux donnait à Enfantin << l'impression qu'il était magnétisé par lui. » (Charléty, op. cit., page 171 ; cf. page 62.) — Charléty raconte ainsi la séance du 27 no- vembre 1831 : " Enfantin présidait, calme et le regard inspiré. L'assemblée était suspeniue à co regard. « Non, s'écria Baud, Dieu n'a pas permis qu'un homme pût se placer en présence des hommes avec cette face calme et sereine, avec cette grandeur et cette beauté pour qu'il s'en servît afin de les séduire et de les perdre ». On l'acclama


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ries stupides sur la puissance du regard. Au mois d'août 1832, à la Cour d'assises, il essaya vainement de fasciner les juges, les jurés, l'avocat général ; et comme le président s'impatientait : « Je désire ap- prendre, dit-il, à M. l'avocat général l'influence puissante d.e la forme, de la chair, des sens, et pour cela faire sentir celle du regard... Ils nient la puis- sance morale des sens et ils ne comprennent pas que sans parler, et seulement par mon regard, j'ai pu leur faire perdre le calme qui convenait à leur rôle. S'ils m'aimaient, ils sauraient bien trouver dans mon regard autant d'inspiration d'amour qu'ils viennent d'}'^ puiser des sentiments de haine » (1). Les psy- choilogiïes d'auiourd'hui comprennent sans la moin- dre difficulté l'effet que pouvait produire le regard du Père sur des disciples entraînés à l'obéissance hypnotique.

Beaucoup de nos historiens actuels seraient fort désireux âe^ faire admettre que les gnostiques au- raient été calomniés par les docteurs orthodoxes (2) ;

frénétiquement : l'enthousiasme fut si grand que tout le monde criant à Rpynaud : Embrassez votre père. Rpynaud, tout étourdi, hésita, puis se jeta dans les bras d'Enfantin. Rodrigues prononça la parole définitive : « Au nom du Dieu vivant, aui m'a été révélé par Saint-Simon, votre an- ci^tre h tous et le mien en particulier, mon premier acte de foi ici doit être de proclamer, vous. Enfantin, l'homme le plus moral de mon tpmps, le vrai successeur de Saint- Simon, le chef suprême de la religion saint-simnnienne » fpages 175-176). Lorsqu'il put réfléchir .Jean Rpynaud signa la protpstation des 19 dissidents qui suivirent Bazard, et que publia le Globe du 29 novembre

(1) Charléty, op. cit., pages 235-236. — La Science de l'homme, publiéfi en 1858, contient encore les plus folles divagations sur le regard.

(2) Telle me paraît être la position de Salomon Reinach. (Orpheus, page 108 et page 374.)


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Renan avait une sympathie bien naturelle pour ces personnages, qu'il se représentait comme des « gens du monde » (1) qui « eurent la suprême sagesse, la tolérance, et parfois même... un scepticisme dis- cret » (2) ; mais il recomniaît impossible de rejeter complètemient les accusations d'immoralité portées contre eux (3). Désirant que ses lecteurs leur ac- cordent les circonstances atténuantes, il évite d'exa- miner de trop près le problème psychologique fon- damental du gnosticisme : « Il est certain, dit-il, que quand on attache tant d'importance des for- mules métaphysiques, la simple et bonne morale paraît chose humble et presque inidifférente » (4).


(1) Renan, op. cit.. page 119.

(2) Renan, op. cit., page 146.

(3) <• Quelques-uns de ces pasteurs valentiniens étaient de manifestes séducteurs; d'autres affectaient la modestie; mais bientôt, dit Irénée, la sœur devenait enceinte du frère. » (Renan, op. cit., page 119.) — Un gnostique, nom- mé Markos, séduisit nombre de clirétiennes distinguées en leur persuadant qu'elles devenaient prophétesses : « La malheureuse... reconnaissant que l'abandon de tous ses biens en sa faveur était peu de chose, s'offrait elle-même à lui, s'il daignait Taccepter » (page 293). Il avait séduit la femme d'un diacre d'Asie, qui lui avait donné l'hospitalité et il la traîna longtemps avec lui : « elle se convertit, avoua ses fautes et ses malheurs, passa le reste de «;a vie dans une confession et une pénitence perpétuelles, racontant par humilité tout ce qu'elle avait souffert du magicien » (page 295). — A propos des carpocratiens, Renan dit qu'il « est difficile de ne pas admettre qu'il se produisit [par- mi eux] d'étranges folies » (page 125). — et ailleurs : « On ne peut douter que les sectes dont nous parlons, n'aient eu en commun une fâcheuse tendance à l'indiffé- rence morale «(page 137).

(4) Renan, Eglise chrétienne, page 163. — Je crois bien que Renan a voulu viser ici non seulement le gnosticisme mais encore le catholicisme. — Cf. : « Le mysticisme a tou-


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Le gnosticisme nous fournit, à mon avis, un exem- ple de ces machinations que forment des gens au- dacieux, dénués de scrupules et habiles dans l'art de la parole, pour se procurer des femmes et de l'argent, en spéculant sur les forces qui poussent tant d'hommes sur les voies de la superstition ma- gique ; l'appareil métaphjsique était là seulement pour donner le change sur les véritables desseins des aventuriers ; il empêchait aussi les victimes de voir quelle décadence elles subissaient sous la di- rection de leurs maîtres de philosophie.

L'immortalité des saint-simoniens, qui me parait ressembler à celle des gnostiques, était admise com- me un fait incontestable par tous leurs contempo- rains ; les historiens se sentent un peu gênés pour en parler parce que les documents sont rares ; ceux des anciens amis d'Enfantin qui étaient arrivés à de bonnes situations sociales avaient la sagesse de se montrer très attachés aux camarades de leur jeu- nesse, de manière à éviter les indiscrétions qui au- raient pu les couvrir de ridicule. On serait assez tenté de considérer comme un simple paradoxe lit- téraire l'article du Globe (12 janvier 1832) qui valut à Charles Duveyrier un an de prison. « On verrait, prophétisait-il, des hommes et des femmes unis par un amour sans exemple, puisqu'il ne connaîtrait ni le refroidissement, ni la jalousie ; des hommes et des femmes qui se donneraient à plusieurs sans jamais cesser d'être l'un à l'autre et dont l'amour serait au contraire un divin banquet augmentant


jours été un danger moral ; car il laisse trop facilement entendre que par l'initiation on est dispensé des devoirs ordinaires » (page 152). Formule analogue à la page 175.


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de magnificence en raison du nombre et du choix des convives » (1). Mais il faut tenir compte d'une lettre écrite à la fin de 1832 par Jean Rej'naud à Enfantin, lettre qui renferme un témoignage si ac- cablant pour celui-ci que les éditeurs de la collec- tion saint-simonienne n'ont pas osé l'imprimer inté- gralement : « Depuis quatre ans, pour rester fidèle aux principes que je m'étais faits, j'ai refusé de prendre part à la prostitution et à l'adultère » (2). Ce texte que< Charléty trouve fort énigmatique, de- vient très clair quand on se reporte à des souvenirs quie le même Jean Reynaud a confiés à Mme Juliette Adam : « Le soi-disant Père, lui a-t-il raconté, dé- léguait aux femmes des hommes résolus à les sé- duire par tous les moyens et ensuite à livrer leur secret à Enfantin, qui obligeait les malheureuses à se confesser publiquement de leurs fautes » ; un jour il poussa le cynisme jusqu'à déclarer que la Providence ne l'avait entouré que de maris trom- pés ; Bazard ayant protesté, il lui révéla solennelle- ment que lui aussi l'avait été (3). Ce renseignement

(1) Charléty, op. cit., page 191. On a souvent observé que des époques de profonde médiocrité morale enfantent des utopies ayant de remarquables analogies avec lea mœurs de peuples sauvages. Les idées que Duveyrier émit en 1832 rappellent les usages matrimoniaux des Arabes Hassinyeh du Nil Blanc; chez eux la femme a le droit de se livrer à qui lui plaît pendant une partie de la semaine ; sa liberté est d'autant plus grande que le mari a fait moins de cadeaux aux parents (Gm.\UD-TEUL0N', Les ori- gines de la famille, page 80).

(2) Charléty, op. cit., page 176.

(3) Mme Juliette Adam, Mes premières armes litté- raires et politiques, pages 350-351. — Mme Bazard était une femme d'une nervosité particulière (Charléty, op. cit., page 171) ; Jean Reynaud dit qu'on l'avait terrorisée. En-


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nous conduit à interpréter toujours dans le sens ignoble ce que les amis d'Enfantin ont écrit sur la femme. Ce furent généralement des gnostiques ac- complis, qui n'avaient rien de chrétien (1).


IV


Je vais terminer cette étude en présentant quel- ques réflexions qu'elle m'a suggérées, dont l'impor- tance me paraît considérable et qui seront utiles à mes lecteurs pour aborder divers problèmes d'un intérêt très actuel.

a). — La thèse d'Edouard Dolléans nous offre un notable exemple de cette critique concordiste qu'af- fectionne beaucoup notre monde universitaire. Tan- dis que suivant l'opinion des gens simplement pour- vus de bon sens, l'intelligence cultivée serait tenue d'établir des distinctions plus précises que celles dont se contente la langue de la conversation, nos professeurs croient, en général, faire preuve d'un haut esprit philosophique en abaissant les barrières utilisées par la connaissance commune ; c'est ainsi qu'ils défendent à aucune doctrine d'être nouvelle, qu'ils découvrent des influences mystérieuses d'au- teurs oubliés ou qu'ils apprennent à l'Eglise com-

fantin démontrait ainsi par le fait que << toutes les femmes étaient mûres pour l'émancipation, pour l'amour libre ». — Il semble résulter de ce que dit Gharléty à la page 180, qu'il opérait aussi lui-môme comme un Markos.

(1) Renan, qui souvent traite les gnostiques comme des chrétiens hérétiques, signale cependant que « Plotin, écri- vant un livre entier contre les gnostiques, ne croit pas un moment avoir affaire à une secte chrétienne » (op. cit., page 148).


ESSAIS DIVERS 353

ment elle devrait accueillir les résultats de la science protestante (1). Ces hommes dont l'idéalisme est trop élevé pour qu'ils puissent apercevoir les con- tours pratiques de la réalité, ressemblent à ces amis de Considérant qui prétendaient posséder une doc- trine assez large pour satisfaire tous les Français, saint-simoniens, républicains, royalistes, bourgeois et communistes. Proudhon leur adressait les re- proches suivants qui méritent bien encore aujour- d'hui d'être pris en sérieuse considération : « Je déteste le panthéisme logique à l'égal du panthéisme religieux : car, si ce dernier est la négation de la morale, l'autre est la négation de la raison. Mais il est des gens qui se croient profonds parce qu'ils ont de cerveau vide ; d'autres s'imaginent avoir des idées larges parce que leur vue ne saisit aucune différence ; beaucoup s'attribuent une grande intel- ligence parce qu'ils se sentent le cœur chaud et l'âme enfiévrée ; tous sont des panthéistes logiques aussi incapables de philosopher que de se connaître, aussi dépourvus de génie que de savoir » (2).

Si les rapprochements suivants qu'Edouard Dol- léans établit, à la suite d'Espinas, entre le socialisme et le christianisme, sont absolument dépourvus de toute valeur de vérité, on ne saurait douter qu'ils ne soient très propres à charmer les esprits habi- tués aux finesses sorbonniques :

(1) Bcutroux a beaucoup contribué à assurer l'autorité de cette critique concordiste ; aussi est-il un des oracles du modernisme et du protestantisme libéral qui lui pa- raissent des moyens propres à concilier « la plus laïque des philosophies » avec le sentiment religieux. (Cf. dom Bksse, Les religions laïques, pagess 97-100.)

(2) Proudhox, Avertissement aux p^'opnétaires, 2* partie, § 3. — Cette brochure est du 1" janvier 1842.

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354 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

« L'essence de la conception socialiste est dans l'opposition entre la société actuelle d'anarchie et de misère et une société plus juste et plus heureuse... Les origines de cette philosophie sociale sont chré- tiennes ; l'unique originalité des penseurs matéria- listes du xviii^ siècle a été de laïciser la conception chrétienne (1) et de reporter du passé dans l'avenir l'idée de l'état de nature antérieur au péché, état de perfection, de justice, d'égalité et de bonheur dont parlait la philosophie chrétienne (2)... Les so- cialistes sont... des chrétiens sans le savoir » (pa- ges 17-18).. Il est bien évident qu'en arrangeant des abstractions si artificiellement, on s'interdit de ja- mais atteindre ces organisations des volontés qui sont les éléments essentiels de tout grand mouve- ment populaire ; aucun dialecticien ne pourrait persuader à nos socialistes qu'ils sont « des chré- tiens sans le savoir » (3); or c'est surtout Fidée que les hommes se forment de la nature vraie de leur

' (1) Edouard Doiléans croit que le socialisme est anté- rieur aux phénomènes économiques sur lesquels le marxis- me prétend le fonder (pages 32-33).

(2) Ce renversement rappelle fort diverses théories que fournirent des naturalistes au commencement du xix« siè- cle pour faire ressortir l'unité de plan des organismes. Etienne Greofl'roy Saint-Hilaire regardait les homards comme des vertébrés vivant dans leur colonne vertébrale. (Ed- mond PERmER. La philosophie zoologique avant Darwin, page 103). — Cf. aux pages 105 et 129-130, d'autres trans- formations géométriques imaginées dans le même but.

(3) A la page 9, Robert Owen est particulièrement dési- gné comme « chrétien sans le savoir » ; cette qualification peut paraître, au premier abord, assez vraisemblable parce que les Gallois sont très portés à l'enthousiasme chrétien. Renan a dit que la « douce petite race [celtique] était na- turellement chrétienne », en sorte que sa conversion se fit sans lutte 'Essais de morale et de critique, pages 435-436).


ESSAIS DIVERS 355

rôle, qu'il importe de connaître pour comprendre l'histoire.

b). — Il s'est introduit dans la philosophie une grave maladie de langage, depuis que l'on a voulu traiter les questions religieuses en fermant l'accès de l'esprit aux moindres réminiscences catholiques. Jadis quand un auteur parlait des mystiques, tout le monde pensait à sainte Thérèse et aux autres per- sonnages dont les révélations jouissent d'une réelle autorité dans l'Eglise ; mais les savants qui entre- prennent d'expliquer les religions par théories qu'ils nomment laïques, sont obligés d'employer un autre dictionnaire que les fidèles ; il est aujourd'hui im- possible de savoir ce que les universitaires veulent dire quand ils emploient le mot : mystique. On ne saurait contester qu'une telle dissolution d'une no- tion si importante ne soit le signe certain d'une cor- ruption détestable du langage. Grâce à son actuelle indétermination ce terme a pu passer dans la litté- rature sociale pour contribuer à accroître la con- fusion qui n'y régnait déjà que trop.

Edouard Dolléans écrit par exemple : « Plus nom- breux que les dominateurs (1) et les égalitairés (2),

Mais l'examen du Catéchisme du nouveau monde moral ne me paraît révéler aucun sentiment chrétien.

(1) « Les dominateurs, ce sont, d'après Edouard Dolléans, ceux dont l'ambition, le besoin d'activité, le désir de con- duire et de commander se trouvent à l'étroit dans une dé- mocratie... Les dominateurs, en 1830, c'étaient les saint- simoniens, qui aspiraient à être les prêtres d'une théocratie nouvelle ; aujourd'hui ce sont, parmi les socialistes réfor- mistes, les légistes ; parmi les révolutionnaires, les agita- teurs, dont l'e-sprit d'autorité et de commandement se dé- pense en action parlementaire ou en action directe. »

(2) « Il y a, dit encore notre auteur, le socialisme de l'en-


356 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

il y a les mystiques du socialisme, les ârbes qui ont besoin d'une foi, d'un Credo, les esprits qui croient posséder la Vérité sociale, comme à une au- tre époque ils auraient cru posséder la Vérité re- ligieuse )) (page 5). Si le texte s'arrêtait là, on pour- rait supposer que l'auteur a voulu simplement dire que parmi les militants du socialisme se recrutent beaucoup d'individus désintéressés, enthousiastes, prêts à faire le sacrifice de leur vie (1) ; mais, il veut, sans aucun doute, faire entendre quelque chose de plus, car il parle, immédiatement après de reli- giosité et de mysticisme ; comme ces militants ne pratiquent pas les états d'oraison que les théolo- giens attribuent aux mystiques, le psychologue ne sait point à quelles réalités correspondent les for- mules abstraites d'Edouard Dolléans, en sorle que, faute d'analogies concrètes propres à les éclairer, elles peuvent recevoir des interprétations fort ar- bitraires.

L'extrême embarras dans lequel se trouve l'esprit moderne quand il introduit des abstractions dans la philosophie religieuse, apparut d'une manière très frappante au cours des discussions que fit naître la publication d'Orpheus ; Salomon Reinach avait essayé de « résumer [en quelques brèves formules] le minimum de ce qui doit se trouver dans un sys- tème qu'on appelle une religion pour qu'il soit digne


vie, qui est celui des égalitaires, des impuissants dont la médiocrité est jalouse de toute supériorité plus encore que .de toute égalité. » / (1) C'est de cette manière que Péguy entend le mot.mys- / tique quand il oppose ce qu'il nomme la mystique répu- j blique d'autrefois à la politique républicaine d'aujourd'hui, 1 toute préoccupée de profits. .


ESSAIS DIVERS 357

de ce nom» (1); ses thèses furent âprement con- testées, sans que ses adversaires soient parvenus à en proposer d'autres plus satisfaisantes que les siennes. La véritable conclusion que le philosophe doit tirer de ces polémiques, est qu'on s'engage sur une voie sans issue quand on prétend déterminer in abstracto des caractères généraux de ce genre ; , l'étude des religions pour être utile, doit demeurer I toujours historique, ce qui exige un contact étroit avec le concret ; cette règle écarte toute possibi- 1 lité de trouver dialectiquement des analogies en- i tre les raisons de psychologie profonde qui expli- / quent le socialisme et celles qui meuvent la croyance/ chrétienne.

L'homme prudent, qui aborde les matières reli- gieuses, se défie beaucoup de ces considérations d'idéalisme supérieur, dont usent si abondamment \ les coryphées du protestantisme ultralibéral, qui i espèrent qu'à force d'exercer les jeunes gens à ba- j varder sur la religion ils les amèneront à oublier | qu'il existe des religions (2) ; il s'attachera à bien ' connaître ce surnaturel particulier que Renan regar- dait comme incompatible avec le génie de la science


(1) Salomon Reinach, Cultes, mythes et religions, tome IV, page 458.

(2) Dom Besse signale particulièrement cette tactique chez Ferdinand Buisson, qui ne veut pas que les religions continuent à confisquer la religion {op.. cit., page 51). — Engels a fait une critique très juste de ce galimatias quand il a reproché à Feurbach d'avoir voulu complètement né- gliger les données de l'histoire dans sa théorie de la reli- gion ; il rendait si vague la notion de religion qu'il y pou- vait annexer tous les rapports sympathiques; il supprimait ainsi le fonds, mais grandissait le mot.


358 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

moderne (1) auquel le catholicisme doit d'avoir pu reconquérir une place si éminente au xix' siècle et qui, grâce à William James, a fait une entrée triom- phale dans la philosophie contemporaine (2); il s'efforcera de classer de son mieux les phénomènes, en s'appuyant sur les analogies que lui fournit l'his- toire des croyances européennes depuis les origines du christianisme (3). Dans bien des cas, des institu-


(1) Dans la préface de la Vie de Jésus (éditions posté- rieures à la treizième), Renan écrit : « Par cela seul qu'on admet le surnaturel on est en deliors de la science, on ad- met une explication qui n'a rien de scientifique, une expli- cation dont se passent l'astronome, le physicien, le chi- miste, le géologue, le physiologiste, dont l'historien doit aussi se passer. Nous repoussons le surnaturel pour la même raison qui nous fait repousser l'existence des cen- taures et des hippogriffes ; cette raison, c'est qu'on n'en à jamais vu» (page vi). Il a expliqué à la page iv ce qu'il entend par surnaturel: «J'entends toujours par oe mol le surnaturel particulier, l'intervention de la Divinité en vue d'un but -spécial, le miracle, et non le surnaturel général, l'âme cachée de l'univers, l'idéal, source et cause finale de tous les mouvements du monde. » — Ce surnaturel général n'est pas susceptible d'une véritable spéculation philoso- phique, puisqu'il ne se révèle jamais ; on peut seulement bavarder à son sujet. — En affirmant que l'histoire ne renferme rien de particuher, rien qui n'échappe aux lois générales analogues aux lois physiques, Renan énonce un paradoxe que tout le monde juge aujourd'hui insoute- nable. D'autre part, il admet que la question reste soumise à l'expérience : William James, au nom de l'expérience, enseigne l'existence du surnaturel particulier.

{2) Le livre consacré par William James à l'expérience religieuse a fait date dans l'histoire des idées.

75) Vilfr.edo Pareto fait observer qu'on ne peut établir de distinction didactique entre la religion et la supersti- tion, mais que de tout temps l'Eglise a cherché à adopter une position moyenne [Les systèmes socialistes, tome I, pages 306-309).


ESSAIS DIVERS 359

tions reJjgieiises et des institutions socialistes peu- vent avoir sur Ie"~ïnonde des réactions assez sem- blables pour qu'il y ait intérêt à se servir de l'expé- rience déjà longue du catholicisme pour éclairer l'expérience toute jeune du prolétariat ; mais de^^^^ ces comparaisons établies entre des réalisations, il faut se garder de conclure à l'identité des forces intérieures ; or, c'est justement sur la nature des / forces intérieures que porte la thèse d'Edouard Dol- / léans.

c) Lorsque, après le départ de Bazard, Enfantin fut libre de conduire à son gré l'école saint-simo- nienne, cet ancien marchand de vin égaré dans la métaphysique fulmina contre les gens qui avaient cessé de l'admirer, cette sentence magnifiquement comique, dont les historiens de la pensée moderne n'ont peut-être pas examiné d'assez près l'exacte signification : « Les dissidents n'ont jamais senti qui je suis ; tous sont susceptibles du plus généreux dévouement pour les principes et les idées ; mais ils auront honte de confesser le même amour pour des hommes, comme si Dieu n'incarnait pas son verbe (1). Aucun d'eux n'a jamais été religieux » (2). Ce charabia doit se traduire ainsi : Celui dont l'âmô est vraiment religieuse, doit s'efforcer de ressembler d'une façon complète au moine qui se soumet avec enthousiasme à l'abbé que Dieu a chargé de gou-

(1) Suivant Pierre Leroux l'idée de Tincarnation avait été apportée par des hégéliens à Enfantin et avait tout à fait égaré son esprit. {Revue indépendante, mai 1842, page 333.) — Henri Heine, dans les derniers temps de sa vie, racontait qu'il s'éiait pris pour un Dieu au temps de sa jeunesse hégélienne (De l'Allemagne, tome II, page 295, page 309).

(2) Charléty, Histoire du saint-simonisme, page 177.


360 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

verner sa congrégation ; Renan se serait donc trop préoccupé des institutions charitables de l'Eglise quand il a écrit : « L'organisation du dévouement, • c'eist la religion » (1). Le philisophe qui veut aller 5 au fond des choses sociales, devrait plutôt, d'après Enfantin, regardei la religion comme une organi- sation de l'obéissance fanatique (2).

Le saint-simonisme exagérait une manière de comprendre politiquement la religion qui s'était formée au temps où l'on identifiait la pratique du catholicisme avec le loyalisme du bon Français ; elle s'était beaucoup précisée lorsque Napoléon avait entrepris de se faire accepter pour un nouveau Charlemagne ; transmise par les positivistes à Bru- netière, elle a été répandue par celui-ci avec une ardeur extrême dans la bourgeoisie contemporaine. Il est peu de gens instruits chez lesquels on ne ren- contre pas quelques formes confuses de cette in- terprétation de la redigion (3). On a maintes fois si-

(1) Renan, Apôtres, page 376. Dans l'introduction Renan demande << qui remplacera ce ministère de dévouement des Filles de la Charité» (page lxiii).

(2) A la séance du 19 novembre 1831, Jules Leohevalier avait dit : « Je doute :... je redeviens un philosophe » ; son ami Transon prononça ces paroles qui se rattachent étroitement à la formule d'Enfantin citée plus haut : <- Moi, je ne suis pas un philosophe, je suis un homme religieux. Je suis un porte-bannière, je ne porte plus la vôtre, je n'y ai plus foi ; je disparais ; j'irai où je verrai une religion. » (Charléty, op. cit., page 173.) Tous les deux devinrent fou- riéristes ; Transon a été plus t^rd un catholique des plus fervents.

(3) Il ne manque pas de conservateurs qui verraient avec plaisir un gouvernement semblable à celui de Louis XV, servi par des ministres incrédules qui persécu- teraient les protestants comme ennemis de l'ordre royal.


ESSAIS DIVERS 361

gnalé que les succès du socialisme politique pro- viennent de la docilité quasi-ecclésiastique dont fait preuve la classe ouvrière ; aussi beaucoup de personnes, éclairées mais un peu étrangères à la philosophie, sont-elles disposées à admettre que le socialisme serait avant tout un mouvement religieux; mais il me semble bien certain que les caractères cléricaux du socialisme politique proviennent de la démocratie. Voici quelques observations qui mon- trent à quel point la démocratie copie l'administra- tion de l'Eglise.

Les élus de la démocratie ne sont pas des em- ployés recevant un salaire proportionnel à leur tra- vail et préparés à remplir leurs fonctions par un apprentissage technique ; ce ne sont pas non plus des magistrats chargés de faire vivre au milieu des œuvres actuelles les principes d'une tradition ; ce sont des évêques laïques auxquels l'acclamation po- pulaire a donné un pouvoir indéterminé. Lorsqu'ils sont réunis en assemblée légiférante, ils possèdent les lumières de la Volonté générale, qui les mettent à même de dire ce qu'il convient de faire, dans des questions qu'ils connaissent seulement d'une ma- nière superficielle. Le sacrement électoral efface en eux les tares d'un passé parfois très chargé, crée en leur faveur une présomption de vertu contre la- quelle la preuve serait très difficile à faire, et ainsi les met pratiquement au-dessus des attaques de la presse (1).


Je suis étonné qu'un homme aussi avisé que Charles Maur- ras ne s'aperçoive pas que cette théorie rend l'Action fran- çaise odieuse à un nombre énorme de ses contemporains et notamment à quantité de sérieux catholiques. (1) Les quelques exemples que l'on peut citer des poli-


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Les dogmes de la souveraineté populaire, de la rectitude de la Volonté générale, de la délégation parlementaire s'opposent à ce qu'on puisse opposer le droit aux décrets de la démocratie. Demander à un tribunal de décider si ces décrets sont conformes aux théories juridiques que l'histoire a déposées, d'une façon plus ou moins explicite, dans le trésor national, serait aussi scandaleux que soumettre à un synode ecclésiastique local la question de savoir si certaines décisions pontificales sont conformes à l'enseignement des Pères. Il a fallu des circons- tances historiques très particulières pour que les Etats-Unis aient confié à leur Cour suprême le pou- voir d'empêcher l'exécution de lois ; mais il n'j' a aucune chance pour que cet exemple soit suivi chez nous ; on peut même se demander si les magistrats américains exerceront encore longtemps leur juri- diction, car il ne manque pas de voix considérables pour dénoncer une autorité qui brave la Volonté du peuple.

Les décrets de la démocratie sont censés former une chaîne de réformes destinées à conduire l'hu- manité vers une justice à laquelle aspirent tous ceux qui souffrent ; toute tentative faite pour reprendre quelque chose de ce progrès est, en conséquence, qualifiée d'infâme manoeuvre réactionnaire (1); c'est


ticiens atteints par de telles attaques, montrent mf;me com- bien a été forte cette présomption qui leur avait assuré une très longue impunité.

(1) On doit rattacher au même ordre d'idées la répro- bation dont les démocraties frappent les hommes qui les abandonnent ; venir à elles- est toujours admirable, parce que c'est collaborer au bonheur de rhumanité ; les aban- donner c'est renier la cause de l'humanité.


ESSAIS DIVERS 363

pourquoi les conservateurs ont généralement peur de toucher d'une façon sérieuse aux conquêtes de la démocratie. L'histoire de nos législations moder- nes ne rappelle donc en rien la pratique de la science expérimentale qui s'avance avec hardiesse parce qu'elle est toujours prête à abandonner ses cons- tructions (1). Mais les décrets de la démocratie, res- semblant fort aux décrets des conciles et des papes qui forment une suite d'éclaircissements de la révé- lation, sont étrangers à la science expérimentale et ne sont jamais rectifiés par des retours en arrière.

(1) L'idée d'une politique expérimentale a eu très peu de succès chaque fois qu'elle a été émise.


L'organisation de la démocratie


I. Conception pratique et d'origine bureaucratique d'Adolphe Prins sur l'organisation de la démocra- tie. — Projets relatifs à la Belgique.

IL Idées juridiques de Proudhon. — Formation de la raison collective. — Conditions du régime ré- publicain.

III, La démocratie peut-elle s'accommoder du génie républicain défini par Proudhon ? — Projets de réforme fondés sur des théories abstraites : re- présentation proportionnelle. — A quoi bon orga- niser la démocratie ?

IV. Démocraties primitives et démocraties modernes. — La politeia péripatéticienne et la république proudhon ienne .


Depuis nombre d'années, une multitude d'écri- vains qui ne sont pas généralement considérables par leur talent, mais qui sont versés dians l'art de faire du bruit, affirment que si l'on se décidait à organiser le suffrage universel d'après les méthodes qu'ils préconisent, la démocratie fonctionnerait de façon à satisfaire les critiques les plus exigeants. Cette littérature est presque toujours bourrée de


366 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT '

considérations abstraites, par suite assez vague et peu instructive. On ne saurait négliger complète- ment le livre qu'Adolphe Prins a publié sous le titre : DeWesprit du gouvernement démocratique (1), parce que l'auteur s'3^ est proposé d'exposer à ses compa- triotes des réformes constitutionnelles qui lui sem- blent convenir aux conditions sociales de la Bel- gique actuelle.

Pour lire avec fruit cet ouvrage, il ne faut jamais perdre de vue les remarques suivantes. Les hom- mes politiques belges sont fermement attachés, sauf peut-être les chefs du parti socialiste, aux institu- tions de liberté (2); les Belges instruits croiraient manquer aux devoirs élémentaires du patriotisme s'ils ne se montraient pas fiers des traditions des vieilles communes flamandes ; la bourgeoisie belge ne sentant pas le besoin d'avoir un chef capable de faire jouer à l'armée nationale un grand rôle dans le monde, d'assurer la continuité d'une politique extérieure qui forme un des éléments considérables de l'équilibre européen, de donner aux intérêts ma- tériels des garanties qui soutiennent la confiance nécessaire au progrès économique, l'esprit bona-

(1) J'ai publié deux comptes rendus de ce livre dans le Divenire sociale (de Rome) le 16 novembre 1906 et dans le Mouvement socialiste du môme mois. Je donne ici une troisième rédaction pl'os étudiée que les précédentes.

(2) Ce doute est motivé par le passage suivant qu'on trouve aux pages 182-183 : « Les masses avides de bonheur, de bien-être et de justice, n'ont pas à elles seules ce qu'il faut pour atteindre leur but. Elles ont besoin de conduc- teurs. Les socialistes les plus égalilaires ne le nieront pas. Sans des chefs, et souvent même des chefs très au- toritaires, qui l'ont formé et dirigé, le parti socialiste ne serait rien. Et si le parti socialiste a des sectea, c'est encore parce qu'il possède des chefs de secte. »


ESSAIS DIVERS 367

partiste n'existe point chez nos voisins du nord, qui peuvent critiquei' le travail parlementaire actuel sans désirer l'établissement d'une monarchie abso- lue (1). D'autre part, Adolphe Prins n'est pas un de ces rhéteurs qui prétendent créer un ordre artificiel 'suivant des formules scolastiques ; haut fonction- naire du ministère de la Justice, il est un homme pratique, il a pu notamment observer comment fonc-


'i) C'est cet esprit bonapartiste qui a fait le succès de VAction française ; beaucoup de gens qui se soucient fort peu des principes de la royauté traditionnelle, ont été heu- reux de voir attaquer avec verve les vices du gouvernement démocratique ; il se pourrait fort bien que la propagande de Charles Maurras fût, en définitive, plus utile au prince Victor qu"au duc d'Orléans. (On m'a dit que cette opinion avait été exprimée par le comte de Sabran Pontèves quel- que temps avant sa mort.) Pendant les dix premières années du second Empire, la bourgeoisie française avait estimé que Napoléon III gouvernerait suivant ses besoins de réaction; il a fallu que l'expédition d'Italie ébranlât l'alliance du clergé et du dictateur pour que Topinion li- bérale se réveillât ; au moment où les hommes du Deux Décembre paraissaient prêts à se convertir au parlemen- tarisme, Proudhon résumait dans les lignes suivantes les reproches que l'on a le droit de faire au système dit du Juste-milieu : « Un système politique, inventé tout exprès,' pour le triomphe de la médiocrité parlière, du péclantisme intrigallleur, du journalisme subventionné, exploitant la réclame et le chantage ; où les transactions de conscience, la vulgarité des ambitions, la pauvreté des idées, de même que le lieu commun oratoire et la faconde académique, sont des moyens assurés de succès; où la contradiction et l'in- conséquence, le manque de franchise et d'audace, érigés en prudence et modération, sont perpétuellement à l'ordre du jour ; un pareil système se refuse à. la réfutation ; il suffit de le peindre. L'analyser ce serait le grandir et quoi que fît le critique, en donner une fausse idée. » [Contradic- tions politiques, pages 222-223.) Ce régime est celui que nous a imposé la démocratie depuis 1871.


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tionne une bureaucratie dans un régime de partis. Ses projets sont donc, à la fois, réalistes et libéraux, en sorte qu'ils peuvent servir de bases à d'utiles discussions sur la démocratie moderne.

Les élus de la démocratie occupent des positions qui, dans un gouvernement d'Ancien Régime, se- raient confiées à des gens du roi que leurs services antérieurs auraient fait juger dignes de contrôler l'administration, de donner des conseils aux minis- tres et au besoin de corriger les erreurs du souve- rain. La bureaucratie actuelle, qui a conservé beau- coup des traditions des vieux corps royaux, désire- rait que les parlements se conformassent, dans une certaine mesure, à ses mœurs. Il est donc assez na- turel que les projets présentés par Adolphe Prins aient surtout pour objet d'introduire dans la démo- cratie des idées chères aux fonctionnrires.

Un avancement régulier dans une hiérarchie, combinée de façon à assurer au mérite de justes satisfactions, voilà quelle est pour le parfait employé de l'Etat la base du droit public ; les années du dé- but servent à faire acquérir la routine, loi fonda- mentale de tout corps administratif ; les jeunes j gens qui sont destinés à atteindre les hauts grades, ■se signalent alors à l'attention en faisant preuve, sur un théâtre modeste, des qualités morales qui leur seront si nécessaires plus tard pour commander. Ne serait-il pas convenable aussi que les hommes po- litiques fussent obligés de passer par un apprentis- sage ? Notre auteur le pense ; c'est pourquoi il écrit : « L'exercice des fonctions locales est pour le par- lementarisme moderne ce qu'était pour le recrute- ment du Sénat romain l'exercice des hautes magis- tratures, ou pour le recrutement des chefs de nos


ESSAIS DIVERS 369

grandes communes l'activité des bourgeois dans les corporations médiévales (1), c'est-à-dire un mode de formation des administrateurs les plus éminents » (pages 2C6-267); à ses yeux la vie parlementaire a donc pour condition essentielle une vie locale puis- sante. — Les personnes qui sont appelées à appli- quer les lois, déplorent qu'à « l'œuvre sobre et claire du passé » se soit substitué un « inextricable fouillis» (page 169); les solutions des problèmes présentant un énorme intérêt national sont cons- tamment subordonnées aux manœuvres des politi- ciens (2) (page 171) ; le travail des parlements est gâté par un système électoral qui permet aux can- didats de se faire élire sur des programmes trop abstraits (page 239, pages 265-266). Les choses mar- cheraient probablement mieux si les élections étaient des épisodes du fonctionnement d'organismes lo- caux, comme cela avait lieu en Angleterre alors que les cours de comtés et les corporations municipales étaient des collèges électoraux (page 280). Adolphe Prins écrit qu'à l'heure actuelle les pouvoirs locaux ont encore pour effet de diluer l'esprit de parti (3),

(1) A la page 191 il ajoute à ces exemples celui de l'An- gleterre : '< Le secret de la vitalité de IXncien régime par- lementaire anglais, c'était la formation d'une classe politi- que spéciale qui avait appris à administrer le pays en admi- nistrant d'abord le comté. »

(2) Adolphe Prins regrette que l'éducation nationale ne soit pas, en Belgique, placée au-dessus des querelles des partis et réglée par des spécialistes (page 177). .

(3) L'expérience française n'est pas favorajble à cette ttièse ; dans une grande partie de nos provinces les élec- tions des tribunaux de commerce sont souvent subordon- nées aux querelles des partis ; elles deviendraient tout à fait politiques si ces tribunaux avaient à nommer des dé- légués pour les élections sénatoriales..

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370 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

en sorte qu'ils discutent les questions d'une manière vraiment objective (pages 260-263) ; au jugement de ce haut fonctionnaire, ils valent mieux que les parlements issus d'un suffrage inorganisé. — Très souvent les ministres se sont bien trouvés, pour pré- parer des lois difficiles, de réunir des commissions comprenant des représentants de tous les intérêts; dans lé Conseil supérieur du travail, établi en 1892, où siègent 16 sociologues, 16 industriels et 16 ou- vriers, l'esprit de conciliation s'est manifesté avec tant de force que le pays a dû à cette institution des mesures pratiques excellentes « à une époque de troubles sociaux» (pages 285-286); un parlement nommé par des curies de talent, du capital et du travail pourrait probablement donner satisfaction à la bureaucratie.

Voici comment Adolphe Priiis conçoit l'applica- tion complète de ses théories à la Belgique. On aug- menterait beaucoup le nombre des membres des conseils communaux, afin d'intéresser plus de ci- toyens à la prospérité des aff"aires édilitaires. Ces assemblées se composeraient « pour un quart des représentants de tous les électeurs de vingt-cinq ans, ayant trois ans- de résidence dans la commune ; pour un quart des représentants des diplômés de l'enseignement supérieur et moyen ; pour un quart des représentants de certains censitaires occupants de maison ; et pour un dernier quart des représen- tants des grands intérêts sociaux dont la gestion figure dans les attributions du pouvoir commu- nal (1). Les échevins seraient choisis dans ce der-

(1) Il résulte de l'ensemble des projets d'Adolphe Prlns que personne n'est admis à voter dans deux curies.


ESSAIS DIVERS 371

nier quart de l'assemblée par la majorité des trois aiitres réunis » (page 195). Pour les élections par- lementaires on tiendrait compte à la fois du grou- pement de population et des situations sociales des citoyens. Dans les cantons ruraux il y aurait une curie de censitaires et une de travailleurs, nommant chacune un député ; — dans les \illcs moyennes, trois curies nommant chacune un député : capaci- taircs, censitaires occup?nts de maison, tous les autres citoyens de vingt-cinq ans. domiciliés depuis trois ans dans là localité ; — dans les grandes villes, quatre curies de capacitaires (sciences, lettres, arts, enseignement avec deux députés ; — droit, justice, administration, avec trois députés ; — cultes recon- nus par l'Etat ayant chacun un député ; — défense nationale avec un député); quatre curies du capital, nommant chacune un député (propriété, industrie, commerce, finances); cinq curies du travail, nom- mant chacune un député (bâtiment, usines, vêtement et ameublement, typographie et reliure, autres mé- tiers); une curie de l'hygiène et des travaux publics, nommant deux députés (pages 286-287) qui sont des- tinés à être les tuteurs de la santé des classes misé- rables.


n


L'extrême complication de ce système n'est point de nature à effrayer Un lecteur de Proudhon <1). iCelui-ci, persuadé que la bonne administration de la

(1) Il y a cependant une grande différence entre Pi'ou- rttion et l'écrivain belge; celui-ci noie toute pluralité dans


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chose publique n'est possible que si elle s'inspire beaucoup des pratiques judiciaires, qui mettent en évidence la pluralité des intérêts, a écrit à la fin de sa vie : « Une représentation sincère et véridique, dans un pays comme le nôtre, suppose un ensemble d'institutions tellement combinées que tout intérêt, toute idée, tout élément social et politique puisse s'y introduire, s'exprimer lui-même, se faire repré- senter, obtenir justice et garantie, exercer sa part d'influence et de souveraineté. Car la représentation nationale, là où elle existe comme condition politi- que, ne doit pas seulement être un rouage comme dans la constitution de 1804, un rouage et un contre- poids comme dans la charte de 1814-1830, la base de l'édifice gouvernemental comme dans les constitu- tions de 1793 (2). 1848 et 1852 ; elle doit être à la fois, à peine de mensonge, une base, un rouage, un contre-poids, et de plus une fonction, fonction qui embrasse la totalité de la nation, dans toutes ses catégories de personnes, de territoires, de fortunes,


un corps unique, tandis que celui-là songe toujours à la conservation d'une multiplicité fédéraliste.

(1) Dans les Contradictions politiques, Proudhon exa- mine assez longuement cette constitution de 1793 qui a été regardée souvent comme le modèle de l'extrême démocra- tie. « En démocratie, où le souverain est une collectivité, quelque chose de quasi-métaphysique..., dont les repré- sentants sont subordonnés les uns aux autres et tous en- semble à une représentation supérieure, dite Assemblée nationale ou Corps législatif, le peuple, considéré comme souverain, est une fiction, un mythe ; et toutes les céré- monies par lesquelles vous lui faites exercer sa souverai- neté élective, ne sont que les cérémonies de son labdica- tion » (page 199). Et comme la démocratie fait g 'and éta- lage de théories des droits, on peut dire qu'elle << se ment à elle-même» (page 170).


ESSAIS DIVERS 373

de facultés, de capacités et même de misère » (1). Pour complètement saisir la nature de cette con- ception, il faut, je crois, examiner de près ce que Proudhon a voulu faire entendre en parlant d'une représentation de la misère. Un peu plus haut il s'était demandé s'il est équitable de refuser tout droit parlementaire aux hommes frappés de dé- chéance légale. « L'Eglise, écrivait-il, a sa péniten- cerie, selon laquelle le pécheur doit saccuser lui- même s'il veut obtenir, avec le pardon de ses fautes, les remèdes de l'âme. Or, la plupart des citoyens exclus des listes électorales sont des malades so- ciaux et politiques : comment se relèveront-ils, com- ment obtiendront-ils la justice qui leur est due... s'il leur est défendu d'ester, si j'ose ainsi dire, dans l'exercice de la isouveraineté du peuple ? » (2). Ce qui doit provoquer ici la méditation du philosophe, c'est l'analogie établie entre les formes judiciaires et le droit politique. Proudhon voyait dans les assem- blées législatives des prétoires où chaque groupe vient plaider sa cause devant les personnes qui ont


(1) Proudhon, op. cit., pages 190-191. — Suivant Prou- dhon, « les formes de gouvernement essentiellement em- piriques, dont l'humanité a jusqu'à ce jour fait l'essai, peuvent être considérées comme... des mutilations du système vrai dont chaque nation poursuit la découverte » (pages 102-103). — «La synthèse électorale [qui est le système vrai de la représentation populaire] doit com- prendre, non seulement en théorie, mais en pratique, tous les systèmes produits : admettre à la fois, comme base d'élection, non seulement la population, mais le territoire, la propriété, les capitaux, les industries, les groupes na- turels, régionaux et communaux. Elle doit tenir compte des inégalités de fortune et d'intelligence, et n'exclure aucune catégorie » (page 189).

(2) Proudhon, op cit., pages 188-189.


i74 MATÉRIAUX d'une THÉORIE PU PROLÉTARIAT

pris l'habitude d'élever leur esprit au-dessus de^ appréciations individuelles (1), pour atteindre des solutions dont la rationalité est fort probable (2).

La raison collective sur laquelle sont censés fon-. dés les gouvernements modernes, a pour organe toute réunion formée « pour la discussion des idées et la recherche du droit (3). Une seule précaution est à prendre : c'est de s'assurer que la collectivité interrogée ne vote pas comme un [seul] homme, en vertu d'un sentiment particulier devenu commun ; ce qui n'aboutirait qu'à une immense escroquerie, ainsi qu'il se peut voir dans la plupart des juge- ments populaires. Combattre [comme] un seul hom-


(1) « Opposant l'absolu à l'absolu... et ne considérant comme réel et légitime que le rapport des termes antago- niques, [la raison collective] arrive à des idées synthéti- ques, très différentes, souvent même inverses, des conclu- sions du moi individuel. » (De la Justice dans la Révolu- tion et dans l'Eglise, tome III, page 101.) C'est grâce à la liberté que l'homme peut ainsi s'élever au-dessus des appé- tences de sa nature (pages 217-218).

(2) Proudhon pensait que pour accroître cette probabi- lité, il conviendrait, après avoir constaté les forces des partisans de deux thèses opposées, de faire voter sur une " formule dans laquelle les deux proposition? contraires se balancent et trouvent leur légitime satisfaction » . [op. cit., tome V, page 30). C'est bien de cette manière que pro- cèdent les rédacteurs d'arrêts.

(3) « Hommes, citoyens, travailleurs, nous dit cette rai- son collective vraiment pratique et juridique, restez cha- cun ce que vous êtes : conservez, développez votre per- sonnalité ; défendez vos intérêts : produisez votre pen- sée... ; discutez-vous les uns les autres, sauf les égards que des êtres intelligents et absolus se doivent toujours...; respectez seulement les arrêts de votre raison commune, dont les jugements ne peuvent pas être les vôtres, affran- chie qu'elle est de cet absolu sans lequel vous ne seriez que des ombres » (Proijdjion, op. cit., tome III, page 102).


ESSAIS DIVERS 375

me (1), c'est la loi de la bataille ; voter comme un seul homme, c'est le renversement de la raison » (2). La vérité légale peut être comparée à la vérité tech- nique provisoire qui est formulée dans des congrès de praticiens.

Guidé par ses préoccupations juridiques, Prou- dhon voit bien mieux qu'Adolphe Prins, les énor- mes difficultés que présente l'épuration de la dé- mocratie. Dans le «Petit catéchisme politi'quej» inséré dans la Justice, on lit : « Tant que la démo- cratie ne s'est pas élevée à la vraie conception du pouvoir, elle ne peut être, comme elle n'a été jus- qu'à ce jour, qu'un mensonge... La Révolution a [consacré] ce mot (3) comme une pierre d'attente, nous en avons fait depuis soixante-dix ans une pierre de scadale » (4) ; — « En face du droit di- vin, la Piévolution pose la souveraineté du peuple, l'unité et l'indivisibilité de la République. Mots vides de sens, propres seulement à servir de mas- ques à la plus effroyable tyrannie., s'ils ne se rap- portent à l'organisme supérieur, formé par le rap- port des groupes industriels, et à la puissance com- mutative qui en résulte » (5). — « Tel que l'ont fait

(1) Le texte porte : « combattre contre un seul homme » ; mais il est évidemment fautif.

(2) Proudhon-, lac. cit., page 119. — Les marxistes et le plus grand nombre des socialistes ne semblent pas avoir tenu compte de cette distinction, que l'esprit juridique de Proudhon trouvait évidente.

(3) Le texte porte : « conservé à ce mot», ce qui n'offre pas de sens.

(4) Proudhon, op. cit., tome n, page IIC.

(5) Proudhon, loc. cit., pages 120-121. — A la page 114 Proudhon observe que le terme souveraineté n'est pas sans offrir des dangers : « Quelle que soU la puissance do


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depuis 89 toutes les constitutions, le suffrage univer- sel est l'étranglement de la conscience publique, le suicide de la souveraineté du peuple, l'apostasie de la Révolution... Pour rendre le suffrage universel intelligent, moral, démocratique, il faut après avoir organisé la balance des services et assuré par la libre discussion l'indépendance des suffrages, faire voter les citoyens par catégories de fonctions, con- formément au principe de la force collective qui fait la base de la société et de l'Etat » (1). Dans presque tout ce livre, Proudhon regarde la démocra- tie comme une préparation du régime républicain dont il a défini les principes dans une des notes complémentaires.

« Pour établir le gouvernement républicain dans sa vérité, cinq conditions sont requises : 1° Défini- tion du droit économique ; 2" Balance des forces économiques, formation des groupes agricoles-in- dustriels, organisation des services d'utilité publi- que (crédit, escompte, circulation, transports, docks, etc.) d'après le principe de mutualité et de gratuité, [au] prix de revient (2) ; 3" Garanties politiques : liberté de la presse et de la tribune, initiative par-

l'être collectif, elle ne constitue pas pour cela, au regard du citoyen, une souveraineté ; autant vaudrait presque dire qu'une machine dans laquelle tournent cent mille broches, est la souveraine des cent mille fileuses qu'elle représente... Entre le pouvoir et l'individu, il n'y a que le droit ; toute souveraineté répugne, c'est déni de justice ; c'est de la religion. »

(1; Proudhon, loc. .cit., page 128.

(2) Proudhon espérait que ce qu'il nommait fédération agncole-inclustnelle remplacerait ce que les socialistes contemporains dénonçaient sous le nom de féodalité finan- cière-industrielle, qui exploite à son profit les forces col- lectives. {Du principe fédératif, première partie, chap. xi.)


ESSAIS DIVERS 377

lementaire, publicité de contrôle, extension du jury, liberté de réunion et d'association, inviolabilité de la personne, du domicile, du secret des lettres ; sé- paration complète de la justice et du gouvernement; 4° Décentralisation administrative, résurrection de la vie communale et provinciale ; 5° Cessation de l'état de guerre, démolition des forteresses et abo- lition des armées permanentes. Dans ces conditions, le principe d'autorité tend à disparaître ; l'Etat, la chose publique, res publica, est assis sur la base à jamais inébranlable du droit et des libertés locales, corporatives et individuelles, du jeu desquelles ré- sulte la liberté nationale. Le gouvernement à vrai dire n'existe plus ;... c'est cette impersonnalité, résultat de la liberté et du droit, qui caractérise surtout le gouvernement républicain » (1).


(1) Proudhon, op. cit., tome V, page 179. — Les cinq conditions posées par Proudhon se divisent en trois clas- ses : de l'ordre économique, des institutions politiques et de Forganisation militaire. Proudhon attachait encore plus que Marx une importance fondamentale à l'économie ; c'est pourquoi il précise bien plus que son rival ses idées relatives k l'ordre économique ; les marxistes pensent gé- néralement que la question première à résoudre est celle du gouvernement ; ils ressemblent ainsi beaucoup aux dé- mocrates de 1848 (Cf. Proudhon, Du principe fédératif, première partie, chap. xi). Après avoir énoncé sa théorie de la république, Proudhon observe que tous les vieux partis la repoussent (en 1860) : « On n'accepte, et encore avec d'extrêmes réserves, que la condition relative aux garanties politiques, lesquelles, par elles-mêmes, dans une société inorganisée; ne peuvent qu'ajouter à rin>tabilité de l'Etat et tiennent la porte toujours ouverte à l'usurpa- tion et au despotisme. » Ces garanties constituent la partie 'la plus abstraite du système et, à ce titre, offrent de grands avantages aux destructeurs dialecticiens.


378 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT


ni


Le régime républicain, rêvé par Proudhon, ne sera peut-être jamais réalisé (1) ; mais il est bien vrai- semblable que le suffrage populaire cesserait d'être une malédiction si les citoyens étaient animés d'un esprit vraiment républicain, c'est-à-dire s'ils ré- glaient leurs relations économiques suivant des mo- des regardés comme équitables, au moins en gros, s'ils avaient une longue pratique des libertés poli- tiques et s'il n'existait plus chez eux d'idée de con- quête ; aucune raison ne nous porte à supposer qu'une telle nation aurait dû être éduquée par des démocrates. Dans la Justice, Proudhon a reconnu que la monarchie constitutionnelle peut présider à l'évolution d'une société vers un état de droit et de liberté (2) ; bien qu'il ait souvent dénoncé avec force les vices de la démocratie, toujours hallucinée par la vision de la raison d'Etat (3), il lui aurait été extrêmement pénible d'avouer qu'il avait eu tort


(1) En dépit de certaines formules qui ont été souvent interprétées trop littéralement, Proudhon ne confondait pas « les gouvernements de pure conception, non réalisable^ dans leur simplisme, comme la monarchie et la démocra- tie pures, et les gouvernem'ents de fait ou mixtes » {Du principe fédératif, première partie, chap. v.)

(2) Proudhon, Justice, tome III, pages 131-132. — Dans la Correspondance, Proudhon parle souvent des chances qu'avait le comte de Paris de remplacer Napoléon III ; il pensait que le petit-fils de Louis-Phihppe donnerait à la France la paix et la liberté dont les sociahstes avaient be- soin pour pouvoir répandre dans le pays leurs doctrines, destinées à le régénérer.

(3) Proudhon, op. cit., tome II, page 29.


ESSAIS DIVERS 379

d'espérer si longtemps une transmutation républi- ^ caine de la vie démocratique ; c'est, je crois à cause de cela qu'il n'osa point achever ses Contradictions politiques où cet aveu redoutable est maintes fois sous-entcndu (1). Dans le fragment publié après sa mort, Proudhon signale l'extrême facilité avec la- quelle on passe de la démocratie au despotisme et réciproquement ; « et chose désolante,... ajoute-t- il, on a remarqué que les plus fougueux démocrates sont d'ordinaire les plu§ prompts à s'accommoder du despotisme et réciproquement, que les courti- sans du pouvoir absolu deviennent [à l'occasion] 1^ plus enragés démagogues » (2) ; dès lors comment espérer que la démocratie nous amène à la républi- que ? On peut être bien assuré que des politiciens doués de telles dispositions psychologiques ne feront jamais des réformes propres à restreindre l'impor- tance de leurs volontés arbitraires. Lorsque Prou- dhon appelait ses disciples des démocrates, ce mot impliquait « cette idée, disait-il, le 4 mars 1862, que si nous ne servons pas l'omnipotence de la multi- tude, nous travaillons à son émancipation par le droit et la liberté et qu'en conséquence nous défen-

(1) Comme beaucoup des auteurs que le grand public connaît uniquement par quelques formules réputées scan- daleuses, Proudhon était un timide qui exprimait assez "ra- rement le fond de sa pensée : il avait écrit, le 4 mars 1862, à l'un de ses correspondants les plus intimes, qu'il estimait dangereux, au point de vue de la propagande de ses idées, d'abandonner le mot démocratie qui est pris par lo public « presque comme synonyme de république » ; le lecteur aurait pu être scandalisé par un changement de termino- logie. {Correspondance, tome XII, page 7.)

(2) Proudhon, Contradictions politiques, pages 81-82. — A la fin de ce fragment se trouve un apologue singulière- ment injurieux pour la démocratie française.


380 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

dans ses intérêts » (1). Quel est donc le démagogue (ou le socialiste parlementaire) qui se soucie de trar vailler à l'émancipation du prolétariat par le droit et la liberté ?

La république, de Proudhon renferme trop d'élé- ments libertaires, antimilitaristes et fédéralistes pour qu'elle puisse être engendrée par nos démo- craties modiernes, qui out une confiance illimitée dans les capacités économiques de l'Etat, sont hallu- cinées par le chauvinisme et aussi fanatiques de l'unité que les catholiques les plus ultramontains. Proudhon estimait que l'Etat peut utilement inter- venir dans l'économie pour créer des institutions nouvelles (assurances, banques, chemins de fer), mais qu'il doit se hâter de remettre rex,ploitation aiux citoyens (2). — Il avait vu, en 1860, les ma- nœuvres des agents envoyés par l'Empire en Belgique pour en préparer l'annexion ; il consellait aux Belges (comme aux Suisses) d'éviter tout acte que les chau- vins français pussent interpréter comme une provo- cation justifiant une guerre de conquête ; il était convaicu que les traités qui avaient garanti la neu- tralité de la Belgiquei et de la Suisse ne protégeaient pas les deux pays contre la voracité de notre démo- cratie. — Proudhon avait, sans doute, reconnu l'im- possibilité d'arriver en fédéralisme par une évolu- tion démocratique, car il semble avoir cru que ce régime devrait être imposé à la France par l'étran- ger victorieux, comme la royauté parlementaire avait été imposée à nos pères. « Je n'ai qu'une crainte, mandait-il à Chaudey, le 4 avril 1862, c'est de voir

(1) Proudhon, Correspondance, tome XII, page 7.

(2) Proudhon, Du -principe fédératif, première partie, chap. vm.


ESSAIS DIVERS 381

le démembrement de la France et Paris désert com- me un autre Versailles. Mais qui sait si à ce prix notre nation ne pourrait pas être sauvée et redevenir quelque chose ?... Pour sauver la nation et la libea'té, émanciper la plèbe, créer la paix et développer les principes de la Révolution en Europe, je ne vois réellement qu'un moyen, c'est de diviser la France en douze Etats indépendants et de supprimer Pa- ris » (1). Nous rencontrerons encore au § suivant d'autres raisons qui empêchent d'apparenter la répu- blique de Proudbon à la démocratie moderne.

Les démocrates ne désirent pas que les adminis- trations fonctionnent avec cette régularité chère aux bons employés, qui est inconciliable avec leur liberté de chefs de parti ; ils dénoncent volontiers comme réactionnaires les hommes qui regrettent, comme Adolphe Prins, l'ordre qui régnait jadis dans la législation ; il serait donc fort inutile d'essayer de leur persuader qu'ils feraient une œuvre utile en organisant le suffrage suivant les projets de cet auteur. Mais, comme tous les idéalistes, les démo- crates se laissent souvent prendre aux pièges de la dialectique ; les manipulations académiques d'ab- stractions leur inspirent une extrême confiance, parce que tels exercices leur servent à duper le peuple qui ne se rend pas compte de ce qu'on lui

(1) Proudhon, Correspondance, tome XIV, pages 218-219 — Cf. La ouerre et la paix, livre IV, chap. x. Dans ce dernier texte il est justement question de douze régions indépendantes qui auraient pour capitales : Rouen, Lille, Metz, Strasbourg, Dijon, Clcrmont, Orléans. Lyon, Mar- seille, Toulouse, Bordeaux, Nantes — et de la destruction des centres de la vie collective de Paris, ce qui au senti- ment de Proudhon équivaudrait à la suppression de Paris.


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fait applaudir ; il ne serait donc pas absolumertl impossible de les amener à accepter des systèmes de vote dont la signification réelle n'apparaîtrait pas clairement. Ainsi on a proposé de perfectionner notre démocratie au moj'^en de la représentation pro- portionnelle employée en Belgique, du veto prési- dentiel de la constitution américaine, du référen- dum suisse, sous prétexte de rendre plus efficace le Contrôle que les citoyens ont le droit d'exercer électoralement sur l'Etat ; Joseph Reinach, qui est le profond penseur du clan proportionaliste, trie de toutes ses forces que si on ne se hâte de prendre son ours, la République va se trouver exposée à d'im- minents périls ; le prestige du verbiage audacieux est si grand dans le monde politique que cet homme rusé est parvenu â faire accepter ses vues par des gens qu'il espère éloigner de la Chambre grâce à l'application de la représentation proportionnelle.

Joseph Reinach ne s'agite évidemment pas avec frénésie par amour de l'idéal démocratique, comme il le prétend ; ayant reconnu que les groupes par- lementaires actuels ne correspondent nullement à de sérieux courants de l'opinion publique, il estime que les majorités électorales sont à la merci de ha- sards (1) ; il espère que l'introduction du système

(1) En 1902, Waldeck-Rousseau fit élire 339 députés mi- nistériels, tandis que les opposants obtenaient 251 sièges; la différence entre les nombres des suffrages populaires était seulement de 200.000 sur 10 millions d'électeurs (Jo- seph Reinach, Histoire de l'affaire Drexjfus, tome VI, page 188). Le hasard avait joué un si grand rôle dans cette con- sultation nationale que le Vatican avait cru avoir le droit d'espérer une majorité catholique 'Libre parole, 18 no- vembre 1906). La Chambre vota des lois anticléricales de la plus grande importance, qui auraient eu bien de la peiîle


ESSAIS DIVERS BSâ

proportionaliste jetterait dans les organisations ra- dicales un tel trouble que ses amis auraient la possi- bilité de revenir en grand nombre au parlement ; malgré la mauvaise volonté de ministres sans scru- pules, qui ne seraient plus en état de faire les élec- tions aussi facilement qu'aujourd'hui. La démocra- tie qui a eu la chance inespérée de s'emparer d'une sorte de dictature, ne désire pas compromettre sa situation en s'engageant dans des aventures ; elle n'acceptera la représentation proportionnelle que le jour où elle croira avoir pris assez de précautions pour ne plus avoir rien à craindre des stratagèmes de Joseph Reinach ; celui-ci s'attend bien d'ailleurs à ce que sa réforme devienne inutile si elle est ajour- née pendant un temps notable.

Mais à quoi bon organiser la démocratie ? C'est, affirment ses apologistes, pour qu'elle puisse accom- plir sa mission historique, produire son génie propre, prouver qu'elle est capable d'exprimer la raison hu- maine. Elle pourrait, une fois organisée, résoudre rénigme de l'évolution, eh construisant les bases d'une société future destinée à être réglée suivant les principes de la justice la plus parfaite. Je crois, au contraire, que la démocratie ne comporte point d'or- ganisation, au sens scientifique de ce terme, attendu qu'elle est seulement dirigée par des_instinctsde des- truction. La socialdéraocratie allemande, qui prétend âvoîFTëçu de Marx une connaissance très profonde de l'économie, de la politique et de l'histoire, n'a

à passer, si une représentation proportionnelle l'avait ren- due semblable au corps électoral, Joseph Reinach trouve cette législation excellente ; l'idéal démocratique consiste, salis doute, à donner satisfaction à sa passion.


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jamais pu produire une doctrine digne d'occuper une place honorable dans la philosophie moderne ; mais elle s'attribue à bon droit la gloire de posséder le type le plus achevé de la démocratie contempo- raine, parce qu'elle a réussi, mieux qu'aucun autre parti populaire, à grouper des multitudes d'électeurs dévoués autour de sa négation intransigeante des traditions nationales ; grâce à son agitation inlassa- ble, le prolétariat allemand soupire après le jour ou disparaîtront l'armée prussienne, la bureaucratie et la magistrature pédantesques, issues des vieilles Uni- versités, et l'autorité des Eglises. La légèreté, l'in- cohérence et le cynisme de ses propagandistes (1) lui ont rendu plus de services pour étendre ses rava- ges sr)irituels dans les milieux les plus divers, que n'aurait pu le faire une raison bien dirigée. Toutes nos démocraties actuelles d'Europe présentent des phénomènes équivalents à ceux que l'on rencontre, sur une forme si particulièrement saisissante, au sein de la socialdémocratie allemande (2),

Dès que l'on a compris la nature négatrice de la démocratie, on voit que, pour apprécier sainement la valeur des projets qui sont annoncés comme devant la perfectionner, il faut se demander, avant tout, si de telles réformes sont capables de réfréner sérieu-

sèment la manie légiférante de nos parlements (3).

(1) La socialdémocratie allemande a répandu à profusion la traduction d'un livre anticlérical d'Yves Guyot {Etudes sur les doctrines sociales du christianisme), mais a trouvé de bonne guerre de répandre aussi des brochures ensei- gnant que « le christianisme et le socialisme ne font qu'un » {Mouvement socialiste, 1" mai 1903, pages 71-72).

(2) Ce qui s'est passé en Allemagne à la fin de 1918, montre qu'en 1914 j'avais assez bien jugé les choses.

(3) Il serait bien à désirer que dans les aû'aires graves,


ESSAIS DIVERS 385

Quand on se place à ce point de vue, le système de la représentation proportionnelle paraît beaucoup moins intéressant que le référendum ou que le veto américain. Il a, en effet, pour résultat de développer beaucoup d'esprit de parti (1) ; une majorité fana- tique peut être extrêmement dangereuse, alors même qu'il existermt seulement un faible écart entre le nombre de ses voix et le nombre des opposants ; mieux vaudrait que l'écart soit plus grand et la majo- rité moins disciplinée.


IV


La philosophie politique s'embrouille à tout ins- tant lorsqu'elle s'occupe de la démocratie, parce qu'elle brasse dans ses cuves scolastiques des ab- stractions issues de systèmes concrets fort dissem- blables, qui se placent entre deux types extrêmes que je vais essayer de clairement définir par quel- ques-uns de leurs caractères remarquables. Les dé- mocraties primitives, dont certaines survivances ont pu être observées au xix* siècle en Suisse et en Ka- bylie, étaient formées de familles attachées, de la manière la plus solide, à la culture d'un canton con- sacré par les tombes ancestrales ; — elles recevaient

la simple majorité ne fût pas suffisante ; les lois qui mo- difient nos codes, qui établissent des droits protecteurs ou qui touchent à des intérêts moraux (religion, assistance, instruction populaire) devraient, à mon avis, être votés par les deux tiers des députés ; mais la démocratie ne consen- tira jamais à atténuer ainsi «^a dictature.

(i) En accroissant énornaément l'importance des comités qui choisissent les candidats.

25


386 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

avec un profond respect des xiécisions^ d'autorités sociales, qui mainlenaient le génie de la race ; — la religion leur imposait l'obligation de suivre de sé- vères règles de morale (1). Dans nos démocraties modernes, on ne rencontre guère que des individus se sentant libres du passé, sans amour profond du foyer domestique, qui se préoccupent médiocrement des générations futures ; hallucinés par le mirage d'une richesse hasardeuse, qui doit provenir de l'in- géniosité de leur esprit plutôt que d'une participa- tion sérieuse à la production matérielle, ils ne son- gent qu'à jouir royalement de bonnes aubaines ; leur véritable lieu d'élection est la grande ville où les hommes passent comme des ombres ; — des comités


(1) Il convient de rappeler ici un passage bien connu de Polybe : « La principale supériorité des Romains sur les autres peuples me paraît consister dans l'opinion qu'ils se font de la divinité... La dévotion a pris parmi eux d,e tels développements et pénétré si profondément dans la vie privée comme dans les affaires publiques, qu'on ne sau- rait rien imaginer au delà... Confiez à quelque Grec char- gé du maniement de fonds publics un talent, eussiez-vous dix contrats,., et vingt témoins il manquera probablement à sa parole ; chez les Romains, ceux même qui ont en leur pouvoir, soit pendant leur magistrature, soit dans les ambassades, une grande somme d'argent, n'ont besoin que d'un serment pour ne pas forfaire h l'honneur ; enfin, tandis qu'ailleurs il est rare de trouver un homme qui s'abstienne de puiser dans les trésors de l'Etat et qui soit pur de toute fraude, chez les Romains il l'est de trouver un citoyen coupable de ce crime » (Histoire générale, li- vre "VI, 56). — Les Grecs contemporains de Polybe esti- maient que les vieilles religions nationales étaient peu sé- rieuses, aussi l'historien se croit-il obligé de dire que les préceptes religieux seraient inutiles dans une cité com- posée uniquement de sages : mais il affirme qu'il est utile d'effrayer le commun des personnes par des terreurs re- ligieuses.


ESSAIS DIVERS 387

politiques ont pris la place des anciennes autorités sociales que des révolutions ont ruinées, dont les descendants ont abandonné un pays oublieux de son passé, et qui ont été remplacées par des gens vivant à la nouvelle mode ; — les classes éclairées trouvent infiniment peu philosophique de se priver, par scrupule religieux, de satisfaire ses passions, chaque fois que cela est possible.

Pour bien comprendre les institutions de la Grèce et de Rome, il est souvent fort utile de se reporter à ce que nous savons des démocraties primitives (1). Au cours de leur décadence, les cités helléniques se rapprochèrent beaucoup du régime de nos démo- craties modernes. Les oligarques qui, à la fin de la guerre du Péloponèse; s'emparèrent du pouvoir à Athènes, n'avaient aucun trait commun avec les au- torités sociales qui avaient existé aux temps glorieux de la République (2) ; amis des belles-lettres, curieux

(1) Adolphe Prins croit que dans la Grèce très archaïque l'assemblée populaire ne votait pas (page 22) ; en Kabylie toutes les décisions des villages doivent être unanimes ; quand les parties ne peuvent s'entendre, on a recours sou- vent à un arbitrage CHanoteau et Letourneux, La Kabylie et les coutumes kabyles, 2^ édition, tome II, page 22, page 32). L'institution des tribuns du peuple à Rome se rattache probablement au principe de l'unanimité ; assis à la porte du Sénat, ils remplaçaient la plèbe qui dans les villages kabyles demeure sur la place pendant que les no- tables discutent dans une salle ; ils arrêtaient le Sénat en affirmant que l'unanimité n'était pas possible ; couverts par une immunité sacrée, ils n'avaient pas à redouter les violences du parti qui proposait la mesure entravée par eux ; — dans les civilisations primitives, les violences servent à vaincre, en efff^t, beaucoup de résistances. (Cf MvsQUERAY [Formation des cités chez les populations sé- dentaires de l'Algérie, page 207).

(2) Il faut, dans de telles comparaisons, tenir grand


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de toutes les nouveautés exotiques, élèves des so- phistes, ils étaient au moins aussi révolutionnaires que les plus exaltés démagogues ; il est même pro- bable que le culte des traditions se maintenait plus fort dans le monde des artisans que dans les classes riches (1).

Quand Aristote essaya d'appliquer les enseigne- ments de la science politique expérimentale aux gouvernements populaires, il pensa à des réformes destinées à les rapprocher des démocraties primiti- ves (2) ; malheureusement la Grèce n'offrait plus guère d'éléments qui permissent de constituer un Etat selon un tel programme ; les idées d'Aristote sont, par suite, souvent iien vagues. Il semble qu'il ait surtout admiré l^éçonomiè rurale parce qu'elle ne permet pas aux citoyens de se réunir trop fréquem- ment ; la législation ne sera donc pas exposée à être


compte des différences qui existent entre les économies. Après la guerre du Péloponèse la société attique fut d'esprit tout urbain : antérieurement les Athéniens préfé- raient la vie des champs à celle de la ville (Alfred Croi- SET, Les démocraties antiques, page 171). Aristophane et Xénophon sont de bons témoins de l'ancienne Attique ru- rale.

(1) Soorate a été victime de ce phénomène.

(2) Cf. Defourny, Aristote. Théorie économique et 'poli- tique sociale, dans les Annales de l'Institut supérieur de philosophie de Louvain, tome III (1914). Aristoti, était fort opposé ti l'économie d'enrichissement : son idéal était l'au- tonomie des vieilles cités qui se suffisaient presque com- plètement à elles-mêmes ; il estimait qu'il pourrait être utile de faire des lois pour empêcher l'accaparement des terres ; il admirait fort l'aide mutuelle qui a toujours existé dans les cantons ruraux demeurés fidèles aux tra- ditions. Il néglige systématiquement ce qu'il y avait d'es- sentiel dans la vie des métropoles méditerranéennes.


ESSAIS DIVERS 389

bouleversée à tout instant, comme cela arrivait dans les villes où dominaient les artisans ; les lois appa- raîtront comme des manifestations stables de l'intel- ligence humaine, supérieures aux accidents des vo- lontés particulières. Les Grecs étaient devenus trop sceptiqU'CS pour qu'on pût espérer qu'ils prissent au tragique les menaces religieuses ; l'éthique péripaté- ticienne correspond aux usages des bourgeois de bonne maison qui ont suivi les écoles des philo- sophes socratiques ; Aristote est le maître de ces mo- ralisateurs laïques dont l'œuvre a été si remarqua- blement vaine. Pour que la loi soit conforme à la rai- son, comme le demande Aristote, il faut évidemment que la masse suive les conseils des citoyens les plus distingués (beltistoi) et non les suggestions des déma- gogues ; il ne restait plus assez de survivances des vieilles structures pour qu'on pût faire, en ce temps, une théorie concrète des autorités sociales; Aristote est donc obligé de se contenter de quelques indica- tions abstraites qui ne peuvent nous instruire (1).

La république de Proudhon est bien autrement in- téressante que la politeia d'Aristote, parce que le philosophe français a bien mieux compris que le philosophe grec l'importance de chacune des condi- tions dans lesquelles fonctionnaient les démocraties primitives (2).

L'évolution des idées de Proudhon sur la propriété

l)Dans la cité parfaite Aristote divise les hommes en classes d'après leur âgo.

(2) Il est très important d'observer que la république de Proudhon est une société de producteurs, et que la cité idéale d'Aristote est une tribu de nobles dont les terres sont exploitées par des serfs : un tel idéal ne préparait pas le philosophe grec à bien approfondir les démocraties rurales.


390 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

serait inintelligible si on ne comprenait que ses mé- ditations l'amenaient à voir tous les jours plus clai- rement comment le droit est sorti de l'économie ru- rale ; il a senti la gloire de la terre mieux que per- sonne (1) ; l'amour de la vie champêtre tenait à sa psychologie la plus profonde. Que fera l'humanité devenue républicaine ? demande le « Petit catéchis- me politique » ; et voici la réponse : « Elle fera ce que dit la Genèse (2), ce que recommande le phi- losophe Martin dans Candide, elle cultivera son jar- din. L'exploitation du sol, autrefois part de l'esclave, devenue le premier des arts, comme elle est la pre- mière des industries, la vie de l'homme se passera dans le calme des. sens et la sérénité de l'esprit » (3). En écrivant son grand traité de la Justice, Prou- dhon espérait travailler à la construction d'une phi- losophie populaire plus complète, aussi efficace et pas moins austère que le fut jamais l'éthique chré- tienne, dont il voyait les masses se détacher ; il s'at- tacha à cette œuvre avec une admirable passion, suscitée par l'idée qu'il se faisait de sa nécessité ; son échec a montré, mieux que n'eussent pu le faire

/

^ (1) Proudhon a dit que les Géorgiques sont « le chef- d'œuvre de l'antiquité et peut-être de toute l'humanité poé- tique, un poème qui a lui seul mériterait qu'on enseignât le latin dans les lycées » ; il admirait beaucoup l'art avec lequel Virgile avait su introduire tant de philosophie dans les tableqiux champêtres des Bucoliques [De la Justice dans la Révolution et dans l'Eglise, tome III, page 370).

(2) On sait que Proudhon était un assidu lecteur de la Bible qui est si bien adaptée aux démocraties rurales. — Dans ses derniers jours, Henri Heine a célébré avec en- thousiasme les vertus bibliques, qu'il croyait retrouver en Ecosse, dans les pays Scandinaves et certaines parties de l'Allemagne du nord {De l'Allemagne, tome II, page 314).

(3) Proudhon, op. cit., tome II, page 133.


ESSAIS DIVERS 391

aucune dissertation métaphysique, que nos démo- craties ne sont point du tout en état de favorisez l'éclosion d'une véritable moralité républicaine. Il sentait très vivement que le monde n'arriverait pas sans peine à accepter les doctrines de la Justice gratuite qu'il prêchait et il éta^t fort désireux de donnet; une garantie provisoire aux mœurs (1) ; c'est pourquoi il proposait à l'Eglise un singulier concoi'- dat d'après lequel le clergé aurait enseigné. l'éthique de la Révolution sous le voile de la symbolique chré- tienne (2). « L'Allemagne protestante a effectué en trois siècles son passage du catholicisme orthodoxe à la morale philosophique, sans qu'il en soit résulté pour les masses de perturbation sérieuse. » Prou- dhoji espérait que grâce à son système on pourrait « révolutionner les esprits et les consciences sans passer par le protestantisme et sans se perdre dans le dévergondage des illuminés et des thaumaturges... Hors de là, je ne vois de salut que dans la dictature et dans la terreur )^ (3). Il ne me semble pas que l'on ait encore signalé

(1) Lettre du 25 décenibre 1860 à Huet, philosophe ca- tholique qui cherchait à faire revivre le gallicanisme {Correspondance, tome X, page 258).

(2) Prouduon, De la Justice dans la Révolution et dans l'Eglise, tome IV, pages 355-356).

(3) Proudhon, op. cit., tome VI, pages 343-344. — Il était fort préoccupé de l'influence que paraissait devoir prendre h' spiritisme (tome V, pages 323-324, tome VI, pages 57-58). S>on texte fait aussi allusion au catholicisme moderne dont il a parlé souvent avec mépris ; Cf par exemple ce qu'il dit dans La révolution sociale démontrée par le coup d'Etat' (chap. VI) des cultes de saint Phil- mère et du sacré-cœur de Marie, rie la confrérie de Notre- Dame des Victoires et des guérisons miraculeuses de l'abbé de Hohenlohe.


392 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

que Proudhon se soit préoccupé des institutions qui pourraient tenir la place des anciennes autorités so- ciales (1); c'est pourquoi je vais reproduire ici quel- ques passages éloquents des notes complémentaires de la Justice: « S'imaginerait-on avoir satisfait au devoir parce qu'on s'est abstenu de toute action ré- préhensible ou défendue par la loi ?.., Il faut que notre Justice rayonne au loin... La Justice est nulle, comme le patriotisme, si elle n'est armée. Car ce n'est pas seulement l'ennemi du dedans que nous avons à vaincre, c'est aussi celui du dehors. Cette impunité du crime, que vous dénoncez avec tant d'amertume, c'est le crime de ceux que vous appelez justes ; c'est le vôtre. C'est votre lâcheté, ô gens de bien, c'est votre tacite connivence qui encouragent les scélérats. De quoi donc osez-vous accuser vo- tre destinée ? Qu'est-ce que vous doit la Providence en récompense d'une vie inepte, passée dans d'imbé- ciles alarmes ?... On parle des tribunaux institués pour agir à notre place : mais les tribunaux n'attei- gnent que la minime et la moins dangereuse partie

(1) Pour que la raison collective puisse se manifester, il faut que les discussions soient dirigées par des hommes compétents, et Proudhon pense qu'ils ont besoin d'être organisés pour pouvoir remplir leur office ; c'est pourquoi il écrit : « Si nos académies avaient retenu l'esprit de leur origine, si elles avaient la moindre idée de leur mission, rien ne leur serait plus aisé que d'assumer sur k-s œuvres de Tintelligence cette haute juridiction » qui sépare dans les livres « ce qui vient d'une raison légitime » d'avec les produits de Fsibsolutisme individuel {op. cit. tome III, pa- ges 119-120). — La minorité qui voit la vérité doit cher- cher à la faire reconncLître par la <■ majorité ignorante, passionnée», lui faire «sentir la profo'ndeur, la nécessité, la suprématie » du droit et l'amener à « s'y soumettre librement» (op. cit., tome "VI, pages 332-333). C'est ce que faisaient, tant bien que mal, les autontés sociales.


ESSAIS DIVERS 393

des délits. Les vraies causes de la dépravation sont par eux soigneusement évitées... Comment les zéla- teurs du droit, dont il existe toujours quelques-uns, ne songent-ils pas à se coaliser contre l'invasion du crime impuni, contre l'ineptie du législateur et la tolérance du juge, contre la prévarication du pouvoir lui-même ?... Ce qui manque à la société, ce sont des justiciers : ceux que les gouvernements désignent pour en faire le service... ne sont que des simulacres. Mais alors, encore une fois, de quoi nous plaignons- nous quand nous accusons la désharmonie sociale et que nous demandons au ciel un supplément de jus- tification ? Nous sommes punis par là où nous pé- chons. La persécution qui s'attache aux justes est le châtiment de leur mollesse, pour ne pas dire de leur complicité (1). » Proudhon n'a pu donner une solu- tion concrète du problème de l'organisation de la justice ; la démocratie, avec ses comités politiques, ne peut créer les justiciers qu'il réclamait; ces justi- ciers « organisés partout en jurys d'honneur, avec le droit de poursuivre, de juger et d'exécuter leurs jugements », auraient ressemblé singulièrement aux autorités sociales des temps passés. Les syndicats ouvriers ne seraient-iLs pas aptes à jouer un rôle analogue au leur ?

On ne saurait trop regretter que Proudhon n'ait jamais été à même d'étudier les vieilles démocraties rurales. S'il les avait bien connues, il aurait, beau-


(1) Proudhon, loc. cit., pages 285-292. — Ces passages sont empruntés à une note destinée à prouver qu'on a tort de fonder la théorie de Timmortalité de l'âme sur l'insuf- flsance de la justice humaine ; mais les observations que je reproduis ont leur valeur indépendamment du but que l'auteur poursuivait.


394 MATÉRIAUX d'une THEORIE DU PROLÉTARIAT

coup mieux qu'on ne peut le faire ici, montré en quoi ces sociétés ressemblent à son utopie républi- caine et diffèrent de nos démocraties modernes ; de telles comparaisons intéressent le philosophe infini- ment plus que les dissertations abstraites les plus savantes. Pendant trop longtemps, le socialisme a suivi une mauvaise voie, sous rinspiration de mau- vais bergers dont la démocratie avait fait l'éduca- tion ; il n'y a rien de^ plus essentiel pour l'avenir du prolétariat que de l'initier aux enseignements de Proudhon ; les disciples (ou prétendus disciples) de Marx, en menant des campagnes acharnées contre Proudhon, ont eu une grande part de responsabi- lités dans la décadence du socialisme. Ce qu'il y a de comique, c'est que ces Intellectuels de deuxième ligne ont dénoncé comme un bourgeois cet admi- rable représentant du monde du travail, que Daniel Halév}^ a eu raison de nommer: « un type achevé du paysan, de l'artisan français, un héros de notre peuple » (1).

(1) Débats du 3 janvier 1913. Cet article a déjà été cité à la page 243. — Le 25 octobre 1861, Proudhon disait à Beslay (Je futur membre de la Commune) : « Je veux, tant que je le pourrai, servir le peuple et mon pays... Je vis de mon travail et ne désire rien de plus. Si j'ai raison, je veux avoir raison, c'est toute la gloire que je rêve. » {Correspondance, tome XI, page 247).

En Allemagne, l'idée de faire contrôler une Chambi'e issue du suffrage universel par un Sénat de producteurs (ouvriers et paysans) gagne tous les jours du terrain ; cette constitution du pouvoir est bien dans l'esprit de la doctrine de Proudhon ; la pratique de ce système pour- rait provoquer, chez nos voisins, une réforme des études socialistes.


Grèves et droit au travail (ir


I. Le droii strict et l'auréole du droit. — Raisons d'ordre public qui conseillent de reconnaître le droit au travail des grévistes. — Association oc- culte des patrons et des ouvriers. — Analogie du droit au travail industriel et des droits des fer- miers.

IL Le droit de contrainte des grévistes considéré comme droit réel. — Conséquences pratiques. — Conception catastrophique des grèves. — Rôle dé- volu aux professeurs de droit.


Il a été plusieurs fois question dans ce livre d'un droit au travail que les grévistes ont cru souvent pouvoir exercer à rencontre des patrons de l'usine où ils sont normalement employés. Pour bien com- prendre la valeur d'une telle conception, il ne faut pas oublier ce que Proudhon écrivait en 1851 sur diverses revendications qui avaient eu un grand

(1) Les problèmes que je vais traiter ici, ont déjà été examinés sommairement à la fln d'un article de la Science sociale (novembre 1900, pages 433-436). — J'ai montré ci- dessus comment dans le trade-unionisme anglais apparaît un droit au travail {Préface pour Galti, § 2). Les observa- tions que je présente maintenant, me semblent pouvoir s'appliquer à tout pays où existe .la grande industrie.


396 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

retentissement en 1848 : « Le droit au travail, le droit à la vie, le droit à l'amour, le droit au bonheur, tou- tes ces formules, capables à un instant donné de remuer les masses, sont entièrement dépourvues de raison pratique», parce que «la codification en est impossible « (1). Mais il convient d'ajouter qu'un système juridique ne se compose pas seulement de règles édictées par l'autorité compétente, des com- mentaires proposés par les professeurs des Univer- sités et des déductions employées par les juges pour appliquer la doctrine à la pratique des procès qui leur sont soumis. Autour du droit, entendu au sens strict, dont je viens de donner la circonscription, existe une large zOne dont le contenu est beaucoup mieux connu du grand public que ne l'est la juris- prudence ; les administrateurs, les magistrats, les lé- gislateurs se sentent très fréquemment contraints de modifier leurs idées personnelles pour les mettre \ en harmonie avec les opinions qui dominent dans cette zone que je serais d'avis de nommer Vauréole ! du droit. C'est là que se rencontrent les droits i dont là codification est impossible, mais dont la ï connaissance est nécessaire pour suivre l'évolution sociale. On s'oriente dans ce domaine, en employant des raisonnements en tout semblables à ceux qui servent pour les affaires courantes de la vie ; on peut les classer en divers genres suivant qu'on y rencontre d'une manière dominante : la logique -de la conversation (fondée principalement sur des ana- logies, des antithèseis, des sortes de proportions), dos appels à des sentiments d'équité naturelle, ou des


(1) Proudhon, Idée générale de la Révolution au XIX' siècle, 5" étude, § 5.


ESSAIS DIVERS 397

considérations relatives au bon ordre des sociétés ; d'ordinaire ces diverses espèces de raisonnements sont mêlées.

a) Depuis le début des temps modernes, les gou- vernements ont considéré que l'une de leurs princi- pales fonctions est de favoriser le développement de l'industrie. Presque partout on a établi un régime destiné à exagérer les prix de vente, de façon à faire naître des profits exceptionnels, capables d'at- tirer les capitaux du pays vers des entreprises nou- velles ; — de grandes dépenses ont été faites pour donner aux usines des moyens de communication rapides et économiques ; les guerres coloniales sont entreprises pour acquérir des matières premières à bas prix et pour créer des débouchés de vente où se rencontrent des prix très rémunérateurs ; la di- plomatie s'efforce d'obtenir des nations civilisées des conventions commerciales ayant des buts ana- logues ; — enfin, jusqu'à une époque très voisine de nous, les ouvriers ont été soumis à une législation de contrainte destinée à empêcher des relèvements des prix de la main-d'oeuvre. Des logiciens ont sou- vent trouvé que le code pénal antérieur à 1864 avait puni les coalitions d'une façon contraire aux prin- cipes du droit moderne ; les anciennes règles anti- égalitaires ayant été abrogées, les ouvriers auraient le droit de quitter une usine sans que les magistrats pussent trouver dans leur acte la moindre atteinte aux intérêts patronaux que la loi protège (1); ce qui est licite pour les individus ne saurait, disait-on. devenir illicite quand tout le personnel abandonne

(1) Kant trouvait tout naturel que le maître pût faifp rentrer à sa maison le domestique qui s'est enfui. (Prin- cipeu métaphysiques du droit, § xxx.)


398 MATÉRIAUX D'une théorie du prolétariat

l'atelier. Mais dans le premier cas l'industrie ne su- bit aucune perturbation appréciable, tandis que dans le second la coalition constitue un attentat con- tre la prospérité des fabriques ; ces deux situations ne sont donc pas comparables dans les pays où TEtat s'est donné la mission de développer l'indus- trie.

On ne peut pas dire que cette manière de voir ait complètement disparu depuis la loi du 25 mars 1864 qui a supprimé le délit de coalition ; on ren- contre encore des tribunaux qui, sous l'influence des idées anciennes, punissent avec une extrême sévérité des grévistes accusés de violences sur des présomptions extrêmement légères ; ils espèrent ainsi terrifier les ennemis des patrons, de manière à faire rentrer tout le monde sous le régime de Tau- 'torité des industriels. L'expérience a montré qu'il est aujourd'hui beaucoup plus difficile de restaurer l'ordre économique en effrayant les ouvriers par des mesures de répression que de suggérer des so- lutions conciliantes aux maîtres généralement fort ignorants de leurs droits, habitués à respecter hum- blement les représentants de l'Etat, et presque tou- jours aussi timides que des lièvres ; dès que le pu- blic est persuadé qu'une masse prolétarienne est invincible, il fait porter sur l'entêtement des maî- tres bourgeois la responsabilité des maux que la cessation du travail impose au pays ; il demande aux agents du gouvernement d'intervenir avec toute la force que leur donne notre organisation adminis- trative, pour imposer aux chefs d'entreprise des concessions qui donnent satisfaction à leurs ou- vriers. On considère comme impossible que les pa- trons puissent user de leur droit de propriété pour


ESSAIS DIVERS 399

fesiner leurs établissements ; on entend leur laisser un revenu net suffisant pour qu'ils continuent à s'intéresser aux affaires ; on espère que des arbitres sauront dire, assez facilement, dans quelle mesure il faut réduire le profit pour concilier le régime pa- tronal avec les revendications du personivel.

Jadis les hommes d'ordre demandaient qu'une contrainte fût imposée aux ouvriers pour les obliger à l'obéissance ; maintenant les mêmes classes de- mandent que la contrainte atteigne les patrons pour leur faire accepter une atténuation de leur privi- lège ; l'un et l'autre de ces procédés tendent à main- tenir un ordre économique jugé nécessaire pour pro- téger la grandeur de l'Etat (1). Lorsque les prolé- taires reviennent à l'atelier, après avoir obtenu des avantages plus ou moins considérables, ils ne s'ex- pliquent pas leur succès par les raisons d'ordre bourgeois que je donne ici ; ils ont été habitués à entendre dire que la Révolution a reconnu aux petites gens des droits que l'Ancien Régime avait méconnus ; ils supposent que leur victoire consti- tue une étape vers la constitution d'un système ju- ridique favorable aux prolétaires. Si les maîtres ont cédé aux pressions exercées sur eux, c'est que les hommes éclairés nient aux maîtres le pouvoir de donner du travail aux conditions que fixerait leur volonté arbitraire ; sans doute, il n'existe pas encore dans les codes d'articles qui définissent le droit au travail en termes tels que l'ouvrier puisse porter


(1) Cette considération a conduit beaucoup de bourgeois' contemporains à souhaiter une législation qui rende les grèves impossibles, en forçant les patrons et leurs ou- vriers à soumettre leurs différends à une commission ar- bitrale.


4U0 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

une revendication individuelle devant les tribunaux; mais les pouvoirs administratifs se sentent tenus d'agir comme si la collectivité travailleuse possé- dait un droit au travail. Ainsi les grèves font naître une conception de droit au travail, rattachée au droit public.

b). — Parmi les personnes qui s'occupent d'éco- nomie politique en amateurs, c'est une opinion très répandue que le contrat de travail comporte une association du patron et de l'ouvrier. Il s'agirait seulement (si l'on ne veut pas trop s'écarter des faits observés) d'une association occulte analogue à celle qui me paraît exister entre un négociant et ses créanciers. En cas de faillite, ceux-ci sont mis par la loi en état d'union ; leur assemblée générale peut accorder au commerçant malheureux un concor- dat lui permettant de reprendre ses affaires ; et la majorité jouit du pouvoir exorbitant de réduire la dette de chacun des ayants droit dans la propor- tion qu'elle juge nécessaire pour rendre possible la restauration de la maison tombée en déconfiture. La catastrophe a transformé en association explicite l'association occulte. On observe des phénomènes analogues dans les grèves. La Cour de cassation dé- cide que la cessation concertée du travail annule les contrats qui existaient entre le patron et les ou- vriers ; ceux-ci soutiennent, au contraire, que le conflit ne les empêche pas de demeurer attachés à l'œuvre ; les faits s'accordent beaucoup mieux avec cette prétention prolétarienne qu'avec la jurispru- dence de la Cour de cassation. Des hommes qui. d'après le s5^stème officiel n'ont iplus aucun lien avec l'usine, ni par suite entre eux, nomment des mandataires pour discuter les conditions du tra-


ESSAIS DIVERS 401

vail ; l'assemblée générale des grévistes est appelée à approuver les projets de concordat dressés par le patron et ces mandataires ; les tribunaux obligent le chef d'industrie à respecter ces conventions con- clues par une autorité qui serait dépourvue de rai- son légale suivant la doctrine de la Cour de Cassa- tion. Là encore la crise a transformé en association explicite l'association occulte.

En faveur de l'hypothèse de l'association, on peut faire valoir les idées que le grand public se forme sur les moyens de régler les conflits industriels. Quantité de gens instruits disent que toutes les dif- licultés qui s'élèvent dans les usines, devraient être soumises à un arbitrage ; un préjugé très ancien réclame une telle procédure pour terminer les con- testations entre des associés ; si donc on parle si souvent des arbitrages obligatoires à introduire dans la législation des fabriques, c'est qu'on admet im- plicitement l'existence d'une société unissant le pa- tron aux ouvriers, — société qui demeure occulte en temps normal, mais que la grève rend expli- cite (1).

Mais quel est le rôle de l'ouvrier dans cette sin- gulière association ? Le patron a la complète direc- tion des opérations d'achat et de vente ; c'est lui qui se procure les machines qu'il juge les plus avantageuses pour lui fournir un gros revenu net ; il fait venir les ingénieurs pour gouverner les ate- liers. Le travailleur a seulement un droit au travail que personne ne songe à lui contester en temps normal; le chef d'industrie habile ne s'aviserait pas,

(1) Les considérations précédentes ont déjà été présen- tées dans les Illusions du progrès, pages 303-305.

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402 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

en effet, de compliquer sa gestion en appelant des ouvriers étrangers pour remplacer les hommes qui sont habitués aux méthodes de production suivies dans son établissement ; mais en temps de grève, il cherche souvent à briser la résistance qu'il ren- contre en cherchant à embaucher loin de la localité. Les ouvriers parviennent le plus souvent à déjouer cette manœuvre ; à ce moment leur droit au travail devient un des objets principaux de leurs préoc- cupations ; il acquiert ainsi son importance au mo- ment où l'association devient explicite. Nous arri- vons ainsi à un nouvel aspect du droit au travail lié à des idées de droit commercial, alors que l'as- pect précédent était lié à des idées de droit public, c) La théorie du droit au travail demeurerait fort précaire, si on ne parvenait pas à lui découvrir des analogies dans l'économie rurale. Ce qu'on appelle dans le pays du Santerre le droit de marché est une dégénérescence du droit au travail. Les anciens exploitants de cette région jouirent de baux héré- ditaires jusqu'au xvir siècle ; mais la royauté, pre- nant le parti des piopriétaires, les fit descendre au rang de fermiers soumis au régime de la concur- rence à chaque renouvellement de bail ; il y eut des luttes violentes qui se sont terminées par la re- connaissance assez générale du droit de marché, en vertu duquel le fermier qui n'obtient pas un nouveau bail, reçoit une indemnité fixée par le bail qui finit (1). Celle-ci est le rachat de son droit au tra- vail. Il faut reconnaître que le système du Code

(1) Paul Viollet, Précis ^de l'histoire du droit français, page 623. — Prache, Le droit de marché. Cet auteur cite deux édits rendus en faveur des propriétaires, du 4 novembre 1679 et du 2.5 mars 1724.


ESSAIS DIVERS 403

civil est peu satisfaisant : l'article 1728 oblige le fermier à user de la chose louée en bon père de famille ; or une telle gestion suppose un esprit de propriétaire songeant à assurer l'avenir de sa fa- mille (1) ; user de la terre en bon père de famille, c'est l'améliorer d'une façon continue. Troplong avait certainement raison quand, en 1840, il deman- dait aux juristes de reconnaître au fermier un jus in re sur le domaine ; cette théorie qui n'a pas été admise par les professeurs (2), traduirait seulement en un langage juridique le fait d'une économie ru- rale progressive, dirigée dans un esprit de père de famille. A la fin de son bail, le fermier se regarde comme spolié, si le propriétaire profite de la situa- tion pour augmenter notablement le prix ; le régime actuel n'a pas produit tous les mauvais résultats qu'on aurait pu en attendre, parce que l'améliora- tion des prix agricoles a pu attirer longtemps vers


(1) Dans les Contradictions économiques, Proudhon dit : « La famille et la propriété marchent de front, appuyées l'une sur l'autre, n'ayant l'une et l'autre de signification et de valeur que dans le rapport qui les unit. » (Chap. xi, § 2.)

(2) On a pu craindre que la doctrine de Troplong ne fournît des armes aux ennemis de l'ordre bourgeois. Dans les Contradictions économiques, Proudhon la signale parmi les causes qui vont amener la propriété à n'être « bientôt plus que l'ombre d'elle-même» (chap. xi, § 4). Quelques années plus tard, Proudhqn proposera un mode de liqui- dation de la propriété destiné à faire passer, gnlce au paiement d'annuités, entre les mains de l'exploitant la propriété bourgeoise, qui avait été créée par l'élimination des seigneurs au profit des roturiers. {Idée générale de la Révolution au XIX' siècle, 5« étude, § 5, et 6« étude, § 2.) Dans son exposé il ne cite pas Troplong ; mais il me paraît difficile que son esprit ne se soit pas reporté à la théorie du contrat de louage de ce fameux juriste.


404 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

la terre beaucoup d'entrepreneurs intelligents ; mais Paul VioUet se demande si « comme à la fin de l'Empire romain, la terre abandonnée [ne va pas appeler] les bras courageux qui contracteront avec elle de durables alliances » (1). L'agriculture serait obligée de reconnaître aux exploitants un droit au travail, en récompense des efforts tentés pour amé- liorer le fonds d'une manière continue.

Passons maintenant à l'usine. Proudhon a sou- vent insisté sur le fait que dans les profits de l'en- trepreneur entre, pour une large part, l'organisa- tion coopérative de l'usine qui tient bien plutôt aux efforts intelligents des ouvriers qu'à la direction patronale (2). C'est la collectivité des travailleurs qui a élevé les apprentis au rang de compagnons, qui a accumulé quantité de petits progrès destinés à rendre la production plus rapide, plus économique, meilleure, qui a établi entre les diverses équipes ce parfait engrènement, célébré par les économistes sous le nom de division du travail. Lorsque les ou- vriers, pendant une grève, demandent qu'on leur reconnaisse le droit d'être occupés dans l'usine à l'exclusion d'étrangers, ils réclament un droit au travail résultant de ce que l'action collective est vraiment une chose à eux. Bien des fois, des patrons qui avaient cru pouvoir vaincre les grévistes en improvisant des ateliers avec des hommes recrutés au hasard, ont fini par s'apercevoir qu'il valait


(1) Paul Viollet, op. cit., page 624.

(2) Je ne serais pas étonné si l'admiration que certains conseillers des grands industriels ont manifestée pour le système Taylor provenait du désir de faire accepter par les ouvriers l'idée que, dans l'organisation des ateliers, tout vient du maître.


ESSAIS DIVERS 405

mieux accorder quelques augmentatio/is de salaires que faire travailler des groupements cahotiques. Ainsi le droit au travail se trouve fondé sur l'orga- nisation d'une bonne économie progressive, comme cela a lieu dans l'agriculture. Il ne s'agit pas ici d'une vague revendication analogue à celle que présentaient en 1848 des ouvriers ayant perdu leur occupation normale par suite d'une crise nationale; il s'agit d'un droit qui s'exerce dans un atelier bien déterminé, que les grévistes avaient contribué à créer ; c'est bien un jus in re aliéna dont l'objet est parfaitement déterminé : le privilège du travail aux grévistes à rencontre de tout étranger.


II


Dans l'article de la Science sociale de novembre 1900, j'ai examiné aussi l'idée que les ouvriers se font du droit de coalition ; je signalais que cette idée est tout à fait conforme à l'opinion émise par le juge américain Jenkins, dans un arrêt du 22 dé- cembre 1893 : « Si Ion n'empêche par des mesures coercitives l'employeur de se procurer des hommes qui remplacent ceux qui ont cessé de travailler, une grève, dit ce magistrat, est une arme de paille... A mon sens, il faudrait définir une grève ainsi : un effort combiné des ouvriers pour forcer l'employeur à faire droit à leurs demandes, en l'empêchant d'exploiter son industrie jusqu'à ce qu'il se soit soumis. » (1). Comme l'observait Proudhon, en 1864,


(1) Circulaire du Musée social, avril 1899, pages 201, col. 2. et 202, col. 1.


406 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

une grève exige l'unanimité des travailleurs de l'usine (1) ; cette unanimité peut être entièrement volontaire ou imposée par la coMectivité (2) ; c'est évidemment sur cette seconde hypothèse qu'il con- vient de raisonner. Pour que grève parvienne à em- pêcher le chef d'industrie de travailler, il faut que les grévistes puissent établir une police privée, faire des manifestations destinées à intimider la popula- tion, l'autorité et les camarades qui se montrent

(1) Proudhon remarquait que la loi du 25 mai 1864 avait rendu très difficile l'exercice du droit de coalition, en dé- fendant sous des peines sévères toute atteinte à la liberté du travail, ce qui ouvre la porte aux défections. « Espérez- vous, ouvriers, maintenir contre lïntérêt privé, contre la corruption, contre la misère, cette unanimité héroïque ? » (Capacité politique des classes ouvrières, page 344.)

(2) Beaucoup de gens forts en paix sociale pensent au- jourd'hui que la loi devrait donner k la majorité le droit de contraindre la minorité. Mais de quelle majorité s'agit- il ? D'après la théorie du droit au travail exposée ci-des- sus, les ouvriers, possédant un droit sur L'usine, peuvent être comparés à des propriétaires dont les fonds sont in- téressés dans une œuvre commune ; cette œuvre commune pendant la grève, est Famélioration des conditions de la vie des travailleurs. Les lois du 21 juin 1865 et du 22 décembre 1888 ont déterminé quelles sont les majorités armées du pouvoir de contrainte. Pour les travaux con- servatoires et de dessèchement on exige la moitié des propriétaires possédant les deux tiers de la surface ou les deux tiers des propriétaires possédant la moitié de la surface. Pour l'irrigation, le drainage, la construction de chemins d'exploitation il faut les trois quarts des intéres- sés représentant les deux tiers de la superficie et payant les deux tiers de l'impôt foncier, ou les deux tiers des intéressés représentant les trois quarts de la superficie et payant les trois quarts de l'impôt foncier. Ces règles ne sont pas d'une application très commode ; si on cherchait à les imiter dans une législation sur les grèves, les ou- vriers se moqueraient de telles prescriptions.


ESSAIS DIVERS 407

rebelles, menacer ceux-ci de boycottage. Les démo- crates ne contestent pas que ces procédés ne puis- sent être employés à l'occasion; mais ils prétendent être juges souverains de la légitimité de ces con- traintes ; l'administration, guidée par les politiciens, accorderait aux bons électeurs la faveur de pou- voir défendre le travail aux patrons qui n'auraient pas de protections puissantes. Un tel régime doit paraître scandaleux aux hommes qui sont pénétrés d'idées proudhoniennes ; si les ouvriers doivent de- meurer toujours sous la curatelle des démagogues, ils ne pourront jamais s'élever à la conscience de l'existence de leur classe ; pour que le prolétariat acquière l'idée de sa mission révolutionnaire, il faut qu'il ait l'ambition de se créer un système juridi- que (1). Il ne s'agit pas ici de déclamations en l'hon- neur de la justice de la cause populaire, comme en renferme à satiété la littérature de 1848 ; j'entends, comme Proudhon, que les instincts, les désirs d'amé- lioration matérielle, les espérances d'un avenir idéal des travailleurs, doivent se traduire en doc- trines pleines de réminiscences de droit romain (2); la comparaison de ce système juridique du prolé- tariat et du système bourgeois donnerait une idée parfaitement claire de la révolution*-

Il faut, tout d'abord, savoir quelle est la nature de ce droit de contrainte réclamé par les grévistes.

(1) Le livre de Proudhon sur la Capacité politique des classes ouvrières a pour objet de montrer quelles consé- queiîCi'S, poul avoir le pi'incipe du muiuellisme, que venait de proclamer le Manifeste des soixante.

(2) C'est un des caractères les plus remarquables et probablement le moins remarqué de la philosopiiie so- ciale de Proudhon.


408 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

Lorsque des associations syndicales se forment pour l'exécution de travaux d'amélioration agricole (lois du 21 juin 1865 et du 22 décembre 1888), le droit de contrainte que la majorité exerce sur la minorité, constitue bien évidemment un jus in re. Nous recon- naîtrons le même caractère au droit de contrainte auquel prétendent les grévistes (1) parce que nous avons déjà admis que ceux-ci ont sur l'usine un jus in re (droit au travail) qui les fait rcissembler à des propriétaires de "fonds ruraux ayant un intérêt col- lectif. Mais le premier droit de contrainte appartient au système juridique officiel de la bourgeoisie, tan- dis que le second entre dans le système juridique construit par la science pour représenter l'activité du prolétariat. De cette théorie de la contrainte ré- sultent des conséquences pratiques importantes, qui sont en parfait accord avec la manière de penser des grévistes ; en examinant ces conséquences, nous obtiendrons une preuve expérimentale de l'exacti- tude de traduction que nous proposons de la grève en langage juridique.

A ce droit de contrainte revendiqué par les gré- vistes, s'oppose le droit de conclure librement des contrats de louage d'ouvrage, au moyen desquels les patrons continueraient à réaliser des profits. Sui- vant les économistes bourgeois, ce dernier droit serait un des fondements de l'ordre social issu de

(1) Cette terminologie ne sera évidemment pas admise par les juristes qui ne reconnaissent pas un jus in re alié- na au créancier hypothécaire, parce que celui-ci ne jouit d'aucun démembrement de la propriété (Emile Chenon, Les démembrements de la propriété foncière, page 13). Une telle raison n'eût point satisfait les Romains, aux yeux desquels la philosophie du droit est subordonnée h la procédure.


ESSAIS DIVERS 409

la Révolution, en sorte que les actes des ouvriers ne pourraient être légitimes que dans la mesure où ils respecteraient le droit patronal au bénéfice. ]Mais on peut objecter à cette thèse que ce droit patronal est personnel (jus ad rem) (1) et que par suite il est primé par le droit réel (jus in ré) que les travail- leurs croient posséder en temps de grève sur l'usi- ne (2). — Les ouvriers s'indignent chaque fois que leurs syndicats sont condamnés à des dommages- intérêts pour avoir boycotté des renégats, des es- pions, des agents provocateurs ; le droit qu'un par- ticulier peut avoir à obtenir la réparation d'un quasi-délit, est évidemment subordonné au droit de police privée qu'entraîne le droit réel de contrainte; les tribunaux devraient seulement pouvoir appré- cier, après expertise, si la justice des camarades n'a pas dépassé les limites qu'aurait dû lui imposer une saine interprétation des faits (3). — Les magistrats


(1) Que le droit patronal au profit doive être traité comme un jus ad rem, c'est ce qui résulte du fait que le maître de fabrique est un marchand dont le bénéfice est la diffé- rence existant entre deux groupes de créances (Sur l'ori- gine mercantile de la manufacture, Cf. Marx, Misère de la philosophie, page 190).

(2) Comme exemple de la prééminence du droit réel, Kant cite la faculté qu'a l'acheteur d'un domaine d'évin- cer le fermier, sous réserve de dommages-intérêts. [Prin- cipes métaphysiques du droit, xxxi.) L'article 1743 de notre Code civil interdit cette éviction s'il y a un bail au- thentique ou d'une date certaine. C'est en s'appuyant sur cet article que Troplong a soutenu que le locataire pos- sède un droit réel sur la chose louée.

(3) Il serait fort désirable que la loi obhgeât les tribu- naux à procéder à une telle expertise, non seulement parce que les lumières naturelles des magistrats sont d'or- dinaire insuffisantes pour leur permettre d'apprécier ces


410 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

correctionnels considèrent, presque toujours, comme circonstances aggravantes d'un délit les liens qui le rattachent à une grève ; si on admet que la collec- tivité des travailleurs possède un droit réel de con- trainte, on doit assimiler de tels délits à ceux que commet un propriétaire en défendant ses cultures contre des maraudeurs, des voisins qui se frayent chez lui abusivement un passage ou des gens qui envoient leurs animaux paître chez autrui ; les vio- lences auxquelles pourra être entraîné le maître de la terre étant toujours considérées avec indul- gence, les violences des grévistes devraient bénéfi- cier d'une indulgence semblable, — d'après le sys- tème juridique adopté par le prolétariat qui croit avoir sur l'usine un droit aussi respectable que le droit de propriété (1).

Le droit au travail et le droit de contrainte dont je viens de parler, offrent ceci de très particulier qu'ils ne trouvent pas leur application dans les cir- constances habituelles de la vie économique, mais seulement dans les heures de crise révolutionnaire. Ce caractère ne doit pas nous surprendre, parce que nous savons que la classe ouvrière a deux genres d'activité radicalement distincts : tantôt elle prend une place normale dans le monde moderne, en créant des institutions compatibles avec l'ordre

questions d'organisation ouvrière, mais encore parce qu'un expert avisé pourrait beaucoup pour l'instruction des travailleurs, en leur faisant comprendre quels sont les bons et quels sont les mauvais usages.

(1) L'op'nion publinue se montre souvent assez disposée à accueillir avec indulgence les plaintes des grévistes ; mais elle ignore totalement les principes juridiques qui justifient ces plaintes.


ESSAIS DIVERS 411

bourgeois ; tantôt elle semble vouloir marcher uni- quement sur une voie qui conduirait à la catastro- phe du capitalisme. Les professeurs des Facultés de droit se tromperaient gravement s'ils essayaient de faire entrer le droit de contrainte auquel préten- dent les grévistes, dans les systèmes juridiques qu'ils sont chargés d'exposer comme des vérités scienti- fiques, systèmes qui supposent l'existence de l'éco- nomie traditionnelle ; je ne crois pas à un prétendu socialisme savant qui serait capable, suivant de nombreux farceurs, de trouver un compromis entre le droit bourgeois et les revendications du proléta- riat ; si pour défendre des grévistes un avocat peut se permettre des sophismes de ce genre, un profes- seur ne saurait, sans se déshonorer, les promulguer du haut de sa chaire. Sa véritable mission est d'em- ployer les ressources que lui fournit le droit romain pour mettre en pleine lumière les caractères de la lutte de classe.

A ce point de vue, le droit de contrainte, réclamé par les grévistes, offre un intérêt de premier ordre, parce qu'il nous fournit une manière d'expérimen- ter, en quelque sorte, la catastrophe dont l'avène- ment est poursuivi par le socialisme ; lorsqu'une coalition est menée avec vigueur, on voit se réaliser assez exactement le schéma que Marx a donné à l'avant dernier chapitre du premier volume du Ca- pital ; la masse des travailleurs, disciplinée, unie et organisée par la pratique même de l'usine, sup- prime la propriété capitaliste localement, tempo- rairement, mais d'une façon absolue. Le juriste est beaucoup plus apte que l'économiste, le philosophe ou l'historien à faire comprendre l'absolu que ren- ferme la grève; nombre de professeurs de droit ont


412 MATÉRIAUX d'une THÉORIE DU PROLÉTARIAT

assez d'intelligence, de savoir et de courage pour expliquer dans leurs cours la vérité sur la lutte de classe ; ils peuvent rendre les plus grands services au pays en se donnant ce programme. Les jeunes gens qui suivent leurs leçons, sont appelés à occu- per dans le monde une place beaucoup plus impor- tante que celle que pourront atteindre leurs cama- rades des Facultés des lettres ou des sciences ; ils seront les directeurs de la conscience bourgeoise ; par eux les capitalistes pourront apprendre sur quelle route le socialisme oriente les masses ou- vrières. Si les chefs d'industrie savaient que celles- / ci ont entrepris de renverser de fond en comble les ' droits acquis, le sentiment du danger provoquerait / peut-être chez eux la volonté de vivre plus noble- S^ment qu'ils ne vivent aujourd'hui ; la connaissance des tendances révolutionnaires du prolétariat serait pour la bourgeoisie une force morale capable de la 1 faire sortir du sommeil auquel toute prospérité trop I facile conduit les hommes ; ainsi on constaterait, ! une fois de plus, que la vérité nous est plus utile

■ que les illusions (1). C'est pourquoi j'adjure les pro- , fesseurs de droit de démontrer à leurs auditeurs,

au moyen d'une théorie juridique des grèves, (pie

les conflits industriels actuels mettent en présence

■ deux classes irréconciliables.

'\ Construisez donc, messieurs les juristes, suivant

les principes de votre science, ces doctrines que, nous autres pauvres socialistes, nous ne pourrions aborder qu'en timides apprentis ; que les amphithéâ- tres universitaires entendent des discours dépouillés

(1) Dans les Réflexions sur la violence j'ai déjà appelé l'attention sur Faction bienfaisante que la révoltni prolé- tarienne peut exercer sur la bourgeoisie. (Cf. page 130.)


ESSAIS DIVERS 413

de toute sophistique de paix sociale ; -des élèves, qui qui n'ont pas eu encore le temps d'oublier les en- thousiasmes classiques, acclameront en vous des héros cornéliens, de rhonneur scie^ntifique. La bour- geoisie finira même par vous accorder de la gloire, parce qu'^^'lle a toujours redouté d'être méprisée par la jeunesse des écoles. Qu'avez-vous à craindre ? La haine de ces démagogues qui regardent la philoso- phie marxiste des classes comme un blasphème contre la France ; mais l'opinion de ces gaillards-là est vraiment bien peu de chose (1).

(1) Il y a dix. ans, on me signalait comme un admirateur des apacfies {Petit JParlsien, 7 avril 1907) ; en 1918, on me dénonce comme le patriarche du bolchevisme {Journal de Genève, 4 février ; Evénement, 11 décembre); d'après les journaux bien pensants, les bolcheviks sont des malfaiteurs pires que les apaches. Le lecteur tirera de telles accusations la conclusion qui convient.


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TABLE DES MATIERES


Avant-Propos 1

Première partie. — Avenir socialiste des syndicats et annexes :

Avertissement 55

Préface de 1905 57

Avenir socialiste des syndicats 77

Note A : Instruction populaire 135

B : L'esprit petit bourgeois 145

G : La mutualité 153

D : Sur les usages des fai>riques 160

Deuxième partie. — Bases de critique sociale :

Avertissement 169

Préface pour Colajanni 175

Préface pour Gatti 201

Mes raisons du syndicalisme 239

Troisième partie. — Essais divers :

D'un écrivain prolétaire 287

Le caractère religieux du soc'alisme 309

L'organisation de la démocratie 365

Grèves et droit au travail 395


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