Magie et religion dans l'Afrique du Nord  

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{{Template}} Magie et religion dans l'Afrique du Nord[1] (1909) is a text by Edmond Doutté.

Full text[2]

LA SOCIETE MUSULMANE DU MAGHRIB


MAGIE & RELIGION


DANS


L'AFRIQUE DU NORD


PAR EDMOND DOUTTE


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PROFESSEUR A L'ECOLE SUPERIEURE DES LETTRES

D 'ALGER


ALGER

TYPOGRAPHIE ADOLPHE JOURDAN

IMPRIMEUR-LIBRAIRE-EDITEUR

9, Place de la Regence, 9

1909


Livre numerise en mode texte par :

Alain Spenatto.

1, rue du Puy Griou. 15000 AURILLAC.

D'autres livres peuvent etre consultes ou telecharges sur le site :

http ://www.algerie-ancienne.com


Ce site est consacre a Phistoire de PAlgerie.

II propose des livres anciens,

(du 14e au 20e siecle), a telecharger gratuitement ou a lire sur place.


A MONSIEUR RENE BASSET,

DIRECTEUR DE L'ECOLE SUPERIEURE DES LETTRES D ALGER

Hommage de reconnaissance.

EDMOND DOUTTE.


SYSTEME DE TRANSCRIPTION DES NOMS ARABES EN FRAN£AIS


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PREFACE

Ce livre est ne d'un cours ; il en a sans doute les de- fauts, c'est-a-dire un caractere hatif, cause par la necessite d' avoir, a heure fixe, une opinion ferme sur un sujet donne ; nous voudrions qu'il eut aussi les qualites qu'on attend d'un enseignement public, c'est-a-dire la clarte et la precision.

L'idee generale de cet enseignement etait 1' application aux phenomenes religieux observes dans 1' Afrique du Nord des theories elaborees depuis un demi-siecle par les ethno- graphes et specialement par l'ecole anthropologique anglais et par l'ecole sociologique francaise. Ces theories nous ont au moins fourni un groupement nouveau des faits ; peut- etre jugera-t-on que nous avons parfois un peu artiflciel- lement place ceux-ci dans les cadres de la sociologie mo- derne ; ou encore que beaucoup des applications proposees sont en somme fragiles. Nous accepterons ces reproches, en nous excusant sur l'utilite incontestable d'une systema- tisation provisoire ; d' autre part, s'il n'est pas douteux que beaucoup des theories actuelles devront etre veriflees a bref delai, nous pensons qu'elles seront remplacees par d'autres procedant des memes principes, inspirees du meme esprit et obtenues par les memes methodes. Nous nous sommes ce- pendant garde, autant que nous avons pu, des exagerations, et nous nous sommes abstenu de faire etat des theories qui, comme celle du totemisme, sont depuis quelques annees en remaniement constant : ajoutons, en ce qui concerne ce cas special, que les explications totemistiques ne s'appliquent qu'a des civilisations beaucoup moins evoluees que celle que nous etudions.

On a surtout tente, jusqu'ici, dans les etudes de ce genre


2 PREFACE

faites sur la religion musulmane, de mettre en lumiere les emprunts faits par une civilisation a une autre ; sans mecon- naitre l'interet de ces recherches, nous nous sommes places a un point de vue different.

Nous avons cherche avant tout a presenter la raison sociologique et psychologique des institutions et leur evo- lution seculaire, quelles que soient d'ailleurs les regions ou elles ont pu prendre naissance et etant admis que, sauf exceptions speciales, des phenomenes analogues se sont formes parallelement de la meme maniere en divers pays ; nous ne nions d'ailleurs pas 1' existence des emprunts, puisque l'orthodoxie musulmane de l'Afrique du Nord est elle-meme un emprunt a 1' Orient ; quoi qu'il, en soit ces institutions empruntees ont ensuite vegete par leurs propres moyens et en tirant leur seve du nouveau sol ou elles etaient transplanted s. Dans ces conditions on ne s'etonnera pas de nous voir citer pele-mele l'orthodoxie musulmane et le folklore africain.

La civilisation que nous avons etudiee est la civili- sation actuelle du Nord de l'Afrique et nous avons laisse de cote, provisoirement, 1' etude du mouvement liberal et meme nationaliste qui se des sine en Orient et que le Ma- ghrib commence a connaitre : ce mouvement nous presage pour demain un Islam bien different ; mais cet Islam a juste- ment pour caractere, en depit du drapeau qu'arbore ses par- tisans, d'etre de mo ins en mo ins musulman et on ne doit pas s'en etonner ; nous avons indique dans notre introduction que cette laicisation est une forme habituelle de revolution des societes.

Ce livre ne peut assurement pas etre presente comme un ouvrage de vulgarisation ; pourtant, dans notre pensee, il est destine non seulement aux etudiants, mais aussi au public


PREFACE 3

instruit. Afin de lui garder ce caractere, nous n'avons pas re- cule devant les explications d'ordre general et, a propos des questions strictement musulmanes et africaines, nous avons tenu a indiquer les grandes lignes des problemes scientifl- ques auxquels elles se rattachent. Pour cette partie de notre livre, nous avons eu soin de renvoyer, non aux sources, ca qui eut ete deplace, mais aux ouvrages classiques sur la ma- tiere.

Pour les questions musulmanes, au contraire, nous avons cite des sources ; mais devant leur abondance et l'etendue des depouillements a effectuer, nous nous sommes provisoirement bornes ; en ce qui concerne l'orthodoxie musulmane, nous avons cite le Coran et, pour la tradition, le recueil de Boukhari ; presque exclusivement connu dans l'Afrique du Nord, avec son commentateur le plus connu, Qast'allani ; pour le droit, nous n'avons guere envisage que l'ecole malikite, la seule qui soit suivie dans nos pays et nous nous sommes referes surtout au precis de Kalil, avec ses commentateurs habituels ;

On sait que Khalil est la grande autorite juridique du Nord de l'Afrique ; nous avons toujours cite les traductions, ainsi que les ouvrages importants de deuxieme main. En ce qui concerne le folklore, nous avons fait etat de nos obser- vations personnelles et de la litterature scientiflque actuelle du Maghrib ; nous esperons meme que nos notes presen- teront un tableau assez complet de cette litterature et ce

pourra etre notre excuse de les avoir multipliees : nous

avons eu le souci de donner au lecteur une bibliographic speciale a notre sujet et les indications les plus indispensa- bles de sociologie general. Pourtant nous avons soigneuse- ment elimine les references inutiles : par exemple, lorsque la bibliographic d'un sujet a deja ete donnee dans un autre


4 PREFACE

livre nous nous contentons d'y renvoyer. D' autre part lors- que nous avons eu connaissance d'un ouvrage important et que nous n' avons pu le consulter, nous 1' avons toujours indique.

Le sujet du present livre est la formation de l'idee du magique et du sacre : nous nous arretons au moment ou les forces magico-sacrees vont se personnifier et etre concues comme des volontes et nous remettrons a un travail ulte- rieur, d'ailleurs en preparation, 1' etude des personnifications sacrees. Plus tard pourrait venir l'etude des representations abstraites, puis celle de la societe religieuse consideree du point de vue de son organisation.

Nous avons rejete du cadre de ce volume quelques su- jets qu'on pouvait s'attendre d'y voir traites. L'etude de la tradition magique, de l'alchimie, de l'astrologie, nous a paru appartenir davantage a une histoire des sciences musulma- nes, qu'a une histoire de la religion du Nord de l'Afrique ; celle de la priere et de ses origines devrait se traiter ici : une mise au point insuffisante nous a contraint a la renvoyer a un peu plus tard et elle nous a semble pouvoir etre rattachee avec avantage a celle de la personne divine.

Paris, aout 1908.

EDMOND DOUTTE.


LA SOCIETE MUSULMANE DU MAGHRIB

INTRODUCTION^

C'est une chose malaisee a definir que ce que nous appelons une « civilisation » : obligee de preciser l'objet de notre etude, nous dirons, sans nous dissimuler que cet- te definition est tout exterieure et approximative, qu'une civilisation est V ensemble des techniques, des institu- tions et des croyances communes a un groupe d'hommes pendant un certain temps (2 \ Ainsi il y a une civilisation francaise, une civilisation germanique : il y a aussi une civilisation europeenne qui englobe les precedentes, avec beaucoup d'autres. II y a une civilisation hindoue, une civilisation chinoise, mais on ne peut parler d'une civilisation asiatique. Une civilisation a des caracteres


(1) Lecon d'ouverture du cours d'histoire de la civilisation mu- sulmane a l'Ecole Superieure des Lettres d' Alger en decembre 1905. Cette lecon a paru dans la Revue des cours et conferences, 29 mars 1906, p. 113-124.

(2) C'est ce qu'on appelle couramment, les moeurs, coutumes, institutions,... sans donner du reste aucun sens precis a ces expressions. Nous abandonnons le mot moeurs, trop vague dans son sens general ; la coutume n'oppose au droit, elle rentre dans les Institutions. Les ins- titutions sont des groupes naturels de pratiques. Les techniques sont des ensembles de pratiques specialement destinees a modifier le milieu physique. L' etude des techniques est precieuse pour la science parce qu'elles laissent des traces durables, monuments, outils. Le mot croyan- ce est pris dans son sens habituel.


6 CIVILISATION MUSULMANE

specifiques, elle se laisse situer dans l'espace et dans la temps : elle nait, vit, s'accroit, deperit et meurt. C'est en realite une chose ; et meme si Ton n'admet pas ce point de vue qui est celui de l'ecole de Durkheim (1) , a tout le moins conviendra-t-on qu'il constitue un biais presque indispensable pour 1' etude de la civilisation (2) .

II resulte de cela que les institutions religieuses, au moins dans nos societes modernes, ne sont dans une ci- vilisation qu'un des elements de celle-ci, au meme titre que, par exemple, les institutions juridiques, la morale, la science, 1'industrie, 1' agriculture ou l'art. Et des lors 1' expression de « civilisation musulmane » semble ne plus etre adequate a ce qu'elle designe. Elle est cepen- dant fondee, car c'est un des traits parti culiers de 1' Islam qu'il impregne profondement de son caractere religieux toutes les manifestations sociales de ses sectateurs. Cette proposition appelle quelque developpement.

Ce qui caracterise les phenomenes religieux, c'est leur force obligatoire ; croyances et pratiques s'impo- sent en meme temps aux fideles, et cette obligation est sanctionnee par les puissances religieuses, par 1' opinion publique, par l'Etat (3) . Or, dans les societes primitives, l'individu est encore si peu differencie de la collectivite


(1) Voy. Durkheim, Representations individuelles et representa- tions collectives, inRevue deMetaph. etdeMorale,Vl, 1898, p. 273-302.

(2) En fait c'est ainsi que precedent tous les savants quand ils etudient une institution sociale. On a deja fait remarquer que les philo- logues en particulier traitent les langues comme des choses ayant une individualite propre. Cf. Meillet, Comment les mots changent de sens, in Ann. Sociol., IXe ann. p. 1-2.

(3) Durkheim, De la definition des phenomenes religieux, in Ann. Socio!., II, P. 1-28.


CARACTERISTIQUE DE LA RELIGION 7

qu'il est incapable de penser et d'agir autrement que ses semblables : d'ou il suit que tous les phenomenes so- ciaux y ont le meme caractere contraignant, c'est-a-dire religieux ; la religion y est tout, a moins qu'on ne prefere dire qu'elle n'y est rien, si on veut la considerer comme une fonction speciale. Pour un sauvage, la chasse, la pe- che, 1' alimentation, les relations journalieres, la guerre, la danse, etc. ..., tout cela a un caractere rituel, obliga- toire, immuable, sacre en un mot, et correspond a des representations intellectuelles egalement invariables : toute la vie pour lui est religieuse. Peu a peu cependant certaines croyances cessent d'etre obligatoires, mais les pratiques qui leur correspondent continuent a l'etre, sanctionnees par le pouvoir de l'Etat (droit), par 1' opinion publique (morale) ; quelquefois c'est la croyance qui reste obligatoire et la pratique interdite (sorcellerie) (1) ; plus souvent croyance et pratique sont libres (sciences, art, techniques). En face de ces differentes categories de faits sociaux, la religion se caracterise par le caractere doublement Imperatif de la doctrine et du culte, mais son domaine se restreint de jour en jour.

A cet egard, et bien que, dans son ensemble, on ne puisse taxer d'inferieure la civilisation musulmane, le monde de 1' Islam se rapproche des societes peu differen- ciees. Non seulement les peuples qui sont aujourd'hui musulmans, et qui ont naturellement passe par la meme phase de confusion des institutions que tous les autres peuples civilises, ont retenu plus completement qu'eux


(1) Cela n'est vraiment exact que dans les cas extremes, comme dans le catholicisme et dans 1 'Islam. Cf. Hubert et Mauss, Theorie ge- nerate de la magie, in Ann. Sociol., VII, p. 91 et infra, chap. VI.


8 LE DROIT

ce caractere primitif de la religiosite des institutions, mais l'islamisme Pa encore renforce : aucune des gran- des religions peut-etre n'etreint les societes d'une em- prise aussi large, aucune n'envahit aussi completement la vie privee et la vie publique.

Le musulman strict est astreint a des obligations multiples : non seulement, les prieres rituelles se renou- vellent tout le long de la journee, mais ses paroles, ses gestes, ses pas sont soumis a une multitude de regies ; les preceptes du savoir-vivre ont presque tous la va- leur de prescriptions canoniques et sont suffisamment compliquees pour qu'il soit a peu pres impossible a un Europeen deguise parmi les musulmans de ne pas trahir rapidement son incognito : de la les nombreux insucces des voyageurs qui ont essaye de se faire passer pour des musulmans au cours de leurs explorations.

Le droit est entierement religieux ; la priere, les successions, les soins de la toilette y sont reglementes au meme titre et sur l'autorite des memes sources de la loi divine. La morale est sou vent confondue avec le droit; le fiqh (droit) en effet regie toutes les actions et les classe en obligatoires (ouddjib), recommandees (mandoub), permises (moubdh '), deconseillees (makrouh) et defen- dues (h 'ardm) ; la raison humaine est incapable par elle- meme de discerner le bien du mal, disent les docteurs musulmans (1) ; tout est regie, les actions par le fiqh, les croyances par la science des aqd "id ; la reunion de cas deux sciences est la « loi » ou chart' a. II y a six mois, au Congres International des Orientalistes d' Alger qui


(1) Voy. la traduction d'El Maouerdi par Leon Ostrorog, Intro- duction, p. 4-6.


LA SCIENCE 9

s'est tenu Ici, Cheikh Mohammed Soultan, representant officiel du gouvernement egyptien, lisait, a cette place meme ou je parle, un memo ire dont le sujet principal etait : « La chart 'a est applicable a tous les temps ».

Que peut-etre la science musulmane dans de telles conditions ? A vrai dire, l'islamisme lui est plus favora- ble encore que ne le fut le catholicisme du Moyen-age ; la simplicity du dogme, la nudite de la legende, 1' absence presque complete du mythe, sont de nature a laisser a la raison de suffisants horizons pour speculer. Cependant cette science est restee mediocre ; empruntee aux Grecs, sans originalite, elle n'a point su se retremper aux sources vivifiantes de 1' observation et de 1' experience ; et quant a la philosophie scientifique, on sait que l'essai de rationa- lisme des mo 'tazilites fut etouffe par la force. De nos jours seulement la science europeenne commence a penetrer le monde des musulmans, mais elle se heurte souvent au ca- dre rigide du dogme ou aux prescriptions du rituel. En fait, les musulmans l'ont generalement consideree, jusqu'a ces derniers temps, comme une sorte d'ancilla theologice ; on n'en prisait que les applications au culte : l'astronomie pour la determination des dates religieuses et des heures des prieres, Tarithmetique pour le calcul des, successions suivant les regies canoniques, etc. ...

Quant a la langue arabe, je parle de l'arabe litteral, arabe coranique, elle est « la Langue » par excellence, el lougha, aupres de laquelle les autres ne sont que des Jar- gons, meme l'arabe vulgaire. Le Coran ayant ete revele par Dieu et etant incree, la langue litterale a un caractere divin et est immuable. M. K. Vollers ayant voulu, au


10 LA LITTERATURE

Congres des Orientalistes dont nous parlions a 1' instant, appliquer a la langue du livre divin les procedes moder- nes de la philologie et ramener l'arabe coranique a la langue vulgaire anteislamique, dechaina des tempetes parmi les musulmans presents. Puisque l'arabe litteral est immuable, il doit se suffire sans avoir jamais a emprunter de vocables etrangers; aussi vit-on, au meme Congres,

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Cheikh Mohammed Asal, delegue de l'Egypte, preconi- ser 1' institution d'une commission officielle pour traduire les mots etrangers (principalement scientifiques) en ara- be, avec les seules ressources de cette langue et obliger a les employer les professeurs, les fonctionnaires et les journaux, afin de les imposer finalement au peuple.

La poesie a le plus souvent ete vue d'un ceil pou favorable par l'orthodoxie musulmane, sauf quand elle se consacre aux sujets pieux; 1' etude de la poesie arabe classique, sans avoir ete positivement proscrite, est chez les musulmans releguee au second plan : elle n'a point place, par exemple, dans l'enseignement d'El Qa- rouiyyin, a Fez. Le Coran n'est-il pas le prototype eter- nel de la beaute litteraire ? Mahomet s'est defendu d'etre au nombre des poetes et s'est exprime plusieurs fois en termes peu aimables pour ceux-ci (1) . Toutefois la poesie religieuse (rnadih'), c'est-a-dire les panegyriques du Prophete et des saints, est restee florissante : la Borda et la Hamziya du cheikh El Bouciri avec les innombrables


(1) Voyez Basset, Poesie anteislamique, p. 7-11. V. les h'adith reunis dans les Chamail de Tirmidhi (El Baidjouri sur Tirmidhi, Caire, 1311, p, 125-130) Cf. de Slane, Trad, du Diwan d'Amroulqai's, p. XX, XXIV.


L'ART 11

amplifications qui en ont ete faites (tethlith, terbi', tekh- mis, etc. ...) sont restees les modeles de ce genre aussi monotone qu'abondant.

Les beaux-arts dans 1' Islam sont egalement sous la dependance de la religion ; les images etant proscrites, la peinture et la sculpture n' existent pas ou n' existent qu'a l'etat d' exceptions negligeables ; le dessin geometrique seul a pu se developper et a fourni du reste une brillante carriere : de la mosquee de Cordoue a 1' Alhambra de Gre- nade, de la Koutoubiyya a Sidi Bou Medine, l'entrelacs geometrique a ete 1' unique res source de la decoration ; quand il emprunte a l'antiquite des modeles tires de la na- ture c'est pour en faire des motifs purement ornementaux et geometriques. Pour la meme raison, 1' artiste rejette les modeles profonds et leur prefere une ornementation toute de decoupage et depourvue de relief^.

Enfin 1' organisation de la societe elle-meme est toute religieuse ; le souverain n'est que le vicaire (kha- lifa) de Mahomet, c'est I 'imam par excellence. Renan a dit que l'islamisme ne peut exister que comme religion officielle, ce qui est peut-etre un peu ose. Mais si Ton considere comme nous l'avons fait, que le caractere de la religion est d'etre imperative et que d' autre part elle envahit toute la vie du musulman, on verra clairement qu'il s'ensuit que dans une telle societe, il ne peut y avoir qu'une religion d'Etat (2) . D'autre part les prescriptions


(1) W. et G. Marcais. Monuments de Tlemcen, pp. 74, 96.

(2) Renan, De la part des peuples semitiques dans l'histoire de aa civilisation, p. 88. — Renan s'est toujours montre severe dans ses appreciations sur l'lslam; II croyait a la fin prochaine de cette religion.


12 L'ORGANISATION SOCIALE

canoniques s'etendant a toutes les actions et l'homme etant incapable de bien se conduire par sa seule raison, l'Etat se trouve amene a intervenir jusque dans la vie privee pour donner a la loi sa sanction. C'est la la raison de la fonction du moh'tasib, dont nous aurons 1' occa- sion de retracer la curieuse histoire, et dont le role est « d'ordonner le bien et de defendre le mal » ( 'amara bi Ima'roufi oua nahd 'ani lmounkarif X) . Meme dans les contrees eloignees des villes et ou le pur droit public musulman ne fut jamais applique, l'ordre social a pris une couleur toute religieuse. Ainsi chez nos populations nord-africaines, les tribus se sont toutes rattachees a quelque saint musulman, pour le nom duquel elles ont abandonne le leur ; elles sont devenues les tils de Sidi Un Tel. Par ailleurs le maraboutisme a envahi presque toute la vie agricole : les marches sont en relation etroite avec les reunions religieuses (mousem), l'ecole est te- nue par de saints personnages, toute la vie du village est suspendue aux gestes et aux paroles d'un marabout ;


« L'horrible abaissement de la moralite et de l'intelligence dans les pays musulmans, surtout a partir de la seconde moitie du moyen age, dit-il, m'a toujours degoute, et j 'admire la conscience des philologues qui consacrant a ce monde degrade les memes soins qu'aux nobles restes du genie de la Grece, de l'lnde antique, de la Judee. Mais les plus tris- tes pages de l'histoire demandent aussi des interpretes, et dons le tra- vail scientifique il faut savoir gre a ceux qui prennent pour eux la plus mauvaise part » (Quest, contemp., 1888, p. 177-8). Et plus loin : « Le XIXe siecle ne verra pas, comme on l'a dit souvent, la fin de la religion de Jesus ; il verra la fin de la religion de Mahomet, la fin de la religion temporelle, inseparable de la politique, et le plein epanouissement de la religion de Jesus, de la religion de l'esprit » (id., p. 287).

(1) Voy. Goldziher, introduction auLivre de Mohammed Ibn Tou- mari, p. 83 ad f.


RELIGION ET HISTOIRE DU MAGHRIB 1 3

les confreries religieuses enfin, penetrant jusque dans les douars les plus recules, ont assure a 1' Islam entier une force et une cohesion que les institutions politiques n'eussent pas suffi a lui donner. Aussi, il n'y a pas dans 1' Islam, au point de vue juridique, de nationalites : on est musulman avant d'etre de tel ou tel pays. Comme notre droit procede d'une conception toute differente, lorsque nous avons voulu appliquer aux musulmans les chapitres de notre code civil relatifs a la nationality il s'en est suivi les complications les plus singulieres (1) . Le patriotisme des musulmans au lieu de se rapporter a leur pays se rap- porte a leur confession tandis qu'on a pu rever d'un pan- germanisme, d'un panslavisme, d'un panamericanisme, il n'y e pas de « panarabisme » ou de « panturquisme » (2) , mais les exaltes ont imagine un « panislamisme ».

Ainsi 1' expression de « civilisation musulmane » est justifiee parce que dans cette civilisation la religion est preponderante : elle envahit la vie publique et la vie pri- vee. C'est pourquoi l'histoire des musulmans est avant tout une histoire religieuse : les guerres, meme quand elles ne sont pas dirigees contre les infideles, y sont pres- que toujours justifiees comme des guerres saintes ; le mahdisme, 1' apparition du « Maitre de l'heure » est dans


(1) Dans le traite passe entre Philippe III et le cherit Ech Cheikh El Ma'moun en 1609, II est dit que tout sujet qui s'enfuira des terres du l'un sur les terres de 1' autre sera livre, aussitot reclame, excepte dans le cas oil il await change de religion. (C. Leve et Fournel, Traites entre la France et le Maroc, p. 19).

(2) Cependant on signale 1' apparition d'un certain « panturquis- me » Voy. Arminius Vambery, Les Tatars constitutionnels in XIX Con- sury and After, juin 1906.


14 RIGIDITE DE L' ISLAM

nos pays la forme classique de 1' insurrection. AT heure ac- tuelle, si le Rogui qui aspire au trone de Fez ne prend pas le titre de Moul es Sa'a, du moins il donne a sa revolte les mobiles les plus orthodoxes ; il pretend, en effet, n' avoir que le dessein de redresser les errements du sultan 'Abd el' Aziz, coupable de s'adonner aux amusements defen- dus que lui procurent les mecreants : a la rigueur Yih 'tisdb pourrait justifier sa conduite. Les Abad'ites ne professent- ils pas que l'imam qui innove doit etre depose ? c'est la l'origine du conflit d'Ali contre les kharedjites.

C'est une remarque de venue banale qu'une reli- gion n'en supplante jamais entierement une autre, mais qu'elle se l'assimile en partie : cependant cela est moins vrai peut-etre de 1' islam que de mainte autre religion. Le caractere rigide du dogme, la precision minutieuse qui regie le rituel sont autant d' obstacles a sa compenetra- tion avec toutes les institutions religieuses auxquelles il succede. Qu'est-il reste d' intact dans la religion actuelle des indigenes de l'Afrique du Nord, de leurs croyances anterieures, de leurs divinites primitives ? Bien peu de chose : si nous n'avions pas quelques Inscriptions, quel- ques passages d'auteurs anciens, quelques noms dans les dialectes berberes (1) , nous ne serions guere en etat de prouver que les habitants de ce pays n'ont jamais adore un autre dieu qu' Allah 1' Unique. L'Afrique du Nord n'est


(1) Vol. le Corpus et Corippus ; Partsch, Die Berbern bui Corip- pus, in Saturia Viadrina, Breslau, 1896, VI, 161 pp ; parmi les auteurs musulmans, El Bekri est le seul qui nous donne des indications (Gurze, Iakouch) ; cf de Motylinski, Le nom berbere deDieu chez les abddhites, in Rec. Afr., XLIX, 1905, p. 141 seq. et les references donnees dans ce travail.


SURVIVANCES DANS L'ISLAM 1 5

pas une terre bien favorable pour les folkloristes ; com- me ceux de tout autre pays ses indigenes ont jadis connu les demons de la vegetation et les fetes solaires ; mais Mannhardt ne nous eut pas revele les cultes agraires s'il eut travaille en Algerie au lieu de poursuivre en Allema- gne ses savantes recherches.

Pourtant, si terrible que soit la force de nivellement de 1' islam, il n'a pas totalement aneanti les anciens cultes ; si les croyances ne nous sont plus directement connues, les rites ont souvent persiste, tantot deracines, gisant a cote du culte orthodoxe, relegues dans les pratiques meprisees des femmes et des enfants, tantot incorpores et fondus dans le culte musulman lui-meme. Et les vieilles croyan- ces elles-memes n'ont pas totalement disparu ; seulement nous ne les reconnaitrions pas dans leur nouvelle robe, si nous n'avions pas pour nous guider les travaux des ethno- graphies et des sociologues. S'il parait peu probable que le folklore nord-africain apporte jamais uns contribution bien serieuse a la sociologie des primitifs, les resultats ac- quis par cette science sur d'autres terrains permettent au contraire de projeter une vive lumiere sur l'histoire de la civilisation musulmane. Citons deux exemples.

La fete de 'Achoura, qui est le premier jour de l'an musulman, est censee commemorer plusieurs evene- ments sans rapport les uns avec les autres ; mais les rites qui marquent cette fete ont le caractere de rites de deuil. Dans l'Afrique du Nord, 'Achoura est accompagnee de ceremonies burlesques, vues d'assez mauvais ceil par l'orthodoxie, et qui sont tres analogues a notre carnaval. Or, les sociologues modernes ont deflnitivement demon-


1 6 SURVIVANCES DANS L'ISLAM

tre que le carnaval et autres ceremonies analogues sont des survivances d'anciens cultes agraires, au cours desquels la mort de 1' esprit de la vegetation de l'annee precedente est accompagnee de rites de deuil. D' autre part, ces ceremo- nies sont accompagnees de representations dramatiques : or, les representations burlesques sont un caractere des carnavals observes dans le Nord de l'Afrique et Ton sait d' autre part que chez les Chi'ites un veritable theatre s'est constitue a 1' occasion de 'Achoura. Cette fete, loin d'etre une simple institution musulmane, nous apparait done comme l'islamisation d'une tres antique ceremonie (1) .

La prohibition des images est considered souvent comme une defense toute musulmane ; cependant, 1' eth- nographic comparee nous a revele que chez tous les pri- mitifs on craint enormement les representations figurees. Le primitif croit que 1' ombre, que 1' image formee dans l'eau ou dans un miroir, que les statuts ou les portraits sont des especes de doubles de l'ame, sinon l'ame elle- meme ; des lors le possesseur du double peut se livrer a des pratiques magiques d'envoutement dangereuses pour l'ame et meme la seule presence du double peut attirer l'ame hors du corps et causer ainsi la mort. L' uni- versality de ces croyances est aujourd'hui entierement etablie ; et il semble naturel de ne voir dans la defense musulmane des representations que leur islamisation (2) . L'islamisation a consiste a donner de la prohibition une raison nouvelle : l'orgueil qu'il. y aurait a vouloir


(1) Cf infra, chap. VIII et IX.

(2) Ce point de vue est indique dans Chauvin, La defense des images, Anvers, 1896, p. 22 seq.


SURVIVANCES DANS L' ISLAM 1 17

imiter Dieu en faisant effort pour creer des etres vi- vants.

II serait facile de multiplier ces exemples ; le plus typique et le plus connu est la conservation dans les cere- monies qui accompagnent le pelerinage a la Mecque .de tout un bloc de rites anteislamiques, les tournees autour de la Ka'ba, le baiser a la pierre noire, la course entre Qsl- foua et Meroua et les fetes de 'Arafa (1) . On peut encore citer cette curieuse conception de la Fit'ra {2 \ c'est a dire de la religion naturelle, comprenant un certain nombre de prescriptions non coraniques, mais contenues dans le h'adith, c'est-a-dire la tradition, et au nombre desquels sont la circoncision, 1' epilation, la taille des ongles et celle des moustaches.

L'orthodoxie rapporte ces prescriptions a Abraham, tandis que l'ethnographie moderne retrouve la encore des usages universels et excessivement vieux, des rites con- nus dans les societes primitives pour etre des rites d' ini- tiation ou de purification. Ces derniers jouent du reste un role considerable dans la religion musulmane le chapitre de la t 'ahdra est le premier et un des plus importants des livres dQfiqh, et Ton sait la place qu'occupent les ablu- tions dans la vie du croyant. Or, la distinction du pur et de l'impur est un des themes fondamentaux de toutes les religions primitives et Ton ne peut plus traiter cette partie de la religion musulmane sans se referer aux travaux con- siderables des sociologues contemporains sur ce sujet (3) .


(l)Yoy.We\lhausQn,RestearabischenHeidentums,2eQd.,pJ9sQq.

(2) Id., p. 167 seq. Cf. infra, chap. XIII.

(3) Specialement Ceux de Robertson Smith, Religion of Semites.


1 8 MILIEU RACE ET SOCIETE

Ainsi nous aurons a rechercher, en etudiant les insti- tutions musulmanes, quelle est la part qu'il tout faire dans celles-ci aux civilisations anterieures et quelle est celle de 1' islam. Mais ici une remarque s' impose 1' islam s'est etendu sur des territoires geographiques varies et chez une foule de peuples fort disparates. II a done rencontre dans son expansion des organisations, des races et des milieux differents. Comment s'est-il comporte dans ces diverses conditions ? Cette question pose implicitement le probleme de 1' influence du milieu et de la race sur une societe. On sait que ce probleme a ete differemment resolu : les uns (climat de Montesquieu, tellurisme de Ratzel), ont insiste avant tout sur 1' influence des facteurs physiques ; d'autres, a notre epoque surtout, ont cru que la race etait 1' element preponderant dans 1' organisation d'une societe (Gobineau, milieu psycho-physiologique de Taine, anthroposoclologie de Lapouge, Ammon), II est certain qu'a l'origine de la societe, le milieu pla- netaire et la race ont sur 1' organisation sociale une in- fluence preponderante (1) , mais le propre de la civilisation est precisement de s'affranchir des entraves physiques : l'industrie humaine n'a pas d' autre but, et on commence d' autre part a admettre que le milieu social non seulement n'est pas etroitement conditionne par la race, mais enco- re que lui-meme influence celle-ci (2) . Lors done qu'une


(1) Sur cette question de l'anthropogeographie, consulter les refe- rences donnees par Mauss, Et. de morphol. sociale, in Ann. sociol. IXe, ann., p. 41-48, notes.

(2) Voir les faits exposee par Ripley, The races of Europe, Lon- dres, 1900.


DEFORMATION DE LTSLAM 19

civilisation s'etend, ce n'est pas tant peut-etre la dif- ference des races et des milieux qui contrarie son de- veloppement que le heurt de civilisations constitutes autrement. C'est ce qui est arrive a 1 'islam quand il s'est developpe hors de son pays d'origine.

Tant que la religion musulmane s'est maintenue, dans les limites de l'Arabie, de l'Asie Mineure et de l'Afrique duNord, elle n'a eu affaire qu'a des civilisations primitives ou degenerees, a des races peu differentes au fond des races semitiques, a des climats et a des pays, analogues a ceux qui l'avaient vu naitre. Meme en Espagne elle n'etait pas trop depaysee, au moins a ce dernier, point de vue, car il ne faut pas oublier que 1' Espagne est peut-etre le seul grand pays qui se soit « demusulmanise ». Mais enfln l'Arabie et les bords de la Mediterranee n'en constituent pas moins le vrai domaine de 1' islam, celui ou il s'est developpe avec le plus de continuity ; bien que Baghdad soit vers le golfe Persique, l'histoire de la Mesopotamie est avant tout appa- rentee a l'histoire d'Occident et Ton peut, sans trop d'exa- geration, avancer que la civilisation musulmane est une civilisation principalement mediterraneenne.

Mais lorsque 1' Islam s'est avance vers 1' Orient, il a rencontre tantot de vieilles civilisations elaborees par des peuples d'un caractere bien different de celui des musulmans de l'Ouest, tantot des organisations sociales rudimentaires ebauchees par des peuplades encore dans l'enfance : celles-ci n'etaient pas encore assez elevees pour le comprendre, celles-la avaient suivi une autre voie. C'est ainsi que d'une part, ITslam s'est heurte dans l'lnde a 1' imagination ardente des Hindous, a leur reli-


20 DEFORMATION DE LTSLAM

gion pantheiste avec son exuberante mythologie, a leur organisation cristallisee en un systeme de castes, et dans la Chine au sens pratique terre a terre des Celestes, a leurs industries raffinees, a leur religion imprecise et peu favorable au developpement des dogmes, a leur orga- nisation politique compliquee avec son administration meticuleuse et son fonctionnarisme pullulant : il a done du s'alterer considerablement pour s' adapter a ces nou- velles conditions. D' autre part, des deformations encore plus grandes l'attendaient dans des pays comme les In- des Hollandaises ou s'observent des peuples a tous les degres du developpement de l'humanite, et ou on voit la religion de Mahomet tantot alliee a des pratiques de sauvages, tantot bizarrement melangee au civai'sme et au bouddhisme ; dans notre empire colonial, nous avons un bel exemple d' islam entierement altere et ramene a des croyances toutes primitives dans ces Tchames qui fonde- rent l'ancien empire du Tchampa (Annam actuel) et qui, refoules par les Chinois, les Cambodgiens et les Anna- mites subsistent encore ca et la dans notre Indo-Chine et dans le Siam. Nous pourrions aj outer d'autres exemples, citer d'un cote les negres chez qui le fetichisme s'allie souvent aux pratiques musulmanes, et de 1' autre, les Persans, qui sont restes 1' exemple classique d'une natio- nality que 1' islam n'a pu mouler dans ses cadres rigides et dont Renan a dit qu'ils representaient « la persistance obstinee du genie indo-europeen au travers d'une des plus tristes aventures de l'histoire asiatique » (1) .


(1) Renan, Mel. d'hist. Et de voyages, p. 145.


TYPE MO YEN DE L' ISLAM 2 1

Un cours d'histoire de la civilisation musulmane devrait noter les modifications subies par cette civilisa- tion dans ses diverses fortunes, decrire les differentes es- peces dTslam, montrer comment sous le manteau d'une commune orthodoxie, se meuvent des Arabes, des Ber- beres, des indiens, des Persans, etc. ... Toutefois, avant d' essay er de determiner ces differentes especes, il est In- dispensable d' etudier analytiquement non seulement la doctrine orthodoxe, mais aussi un type moyen de civili- sation musulmane, pris dans la realite. C'est employer la methode des zoologistes modernes, quand ils ont fonde ce qu'Yves Delage appelle la zoologie concrete, c'est-a- dire quand ils ont substitue a 1' etude des types abstraits, comme le vertebre, l'oiseau, 1'echinoderme, 1' etude des realites vivantes : tel vertebre, tel oiseau, tel oursin ou telle etoile de mer. Comment choisira-t-on ce type ? II faut d'abord qu'il soit moyen ; si on veut etudier les ver- tebres en general, on ne choisira pas l'amphioxe ni le singe ; on prendra, par exemple, la grenouille. II faut en- suite que le type choisi soit d' observation commode, et la grenouille realise bien cette condition. De meme, pour etudier la civilisation musulmane, nous ne choisirons ni 1' islam mystique des Persans, ni 1' islam degenere des Tchames, nous chercherons un type d'un developpement plus harmonieux et qui soit a notre proximite.

Or, a ce point de vue, nous sommes servis a sou- hait : le Maghrib, pays mediterranean et saharien, climat moyen, race moyenne, peubrillante, suffisamment douee, a vu se developper une civilisation musulmane bien equilibree et stable. Le Maroc, replie sur lui-meme, isole


22 L'ISLAM DU MAGHRIB

jusqu'ici du chretien, nous en conserve le type, presque immuable depuis des siecles, et peut-etre n'est-ce pas exagerer que de considerer ce pays comme etant celui qui garde la civilisation islamique la plus pure (1) . L' Alge- rie nous offre 1' experience qui se poursuit sous nos yeux, du contact de 1' Islam avec une civilisation superieure et de leur mutuelle compenetration ; la Tunisie renouvelle la meme experience, dans des conditions differentes en s'efforcant de conserver Intacts les cadres de la societe musulmane pour essayer de n'en modifier que 1' esprit.

Ce sont done les societes musulmanes du Maghrib que nous prendrons d'abord comme objet de nos etudes; certes nous ne nous interdirons pas d'etudier en meme temps les doctrines de l'orthodoxie, mais a chaque ins- tant, nous reportant a la societe indigene de l'Afrique du Nord, nous prendrons contact avec la realite. Sans doute il serait plus tentant de commencer par evoquer d'abord l'Arabie anteislamique avec la vie chevaleresque des Imrou el Qai's et des ' Antara, moitie brigands moitie poe- tes ; puis Damas et Baghdad, la cour brillante des khalifes, les tournois d' esprit et de poesie, la vie precieuse d'une elite raffinee, curieuse de science, libre de jugement, finalement etouffee dans le fanatisme et dispersee par les violences des pretoriens; puis encore Cordoue, puis Grenade, centres de haute culture intellectuelle, foyers d'eclosion d'un art delicat, que le Maghrib noya sous les flots de sauvagerie qu'il y deversait periodiquement.


(1) Renan avait deja vu cela il y a un demi-siecle. Voy. Hist. gen. des langues sem., 3e edition, 1868, p. 91.


V ISLAM DU MAGHRIB 23

Car notre Maghrib, que nous avons choisi pour type, n'eut jamais qu'une civilisation mediocre ; les Berberes sont un peuple mesure en tout : leur histoire est difficile a etudier, touffue, depourvue en apparences de grands mouvements directeurs, eparpillee dans la mesquinerie des conflits de cofls, dans les rivalries obscures de tri- bus ; ce monde s'agite confusement; de temps en temps seulement un peu d'ordre : 1' empire kharedjite, les al- mohades, puis, au Maroc, le gouvernement des cherifs, dans une stabilite remarquable, tandis qu'a l'Est le pays se debat sous 1' oppression turque.

Mais pour reussir a entrevoir sous les textes arides des annalistes et avec la maigre ressource d'une archeo- logie indigente, le tableau de ces civilisations, n'est-ce pas une necessite d' etudier prealablement et en detail une societe musulmane observable directement, celle qui nous entoure, et specialement de porter 1' attention sur ce curieux Maroc, veritable document paleontologi- que, ou nous avons la chance de retrouver intact 1' islam d'il y a dix siecles ? Quel etonnant fossile par exemple que cette mosquee d'El Qaroulyyin, dont la population scolaire fait revivre devant nous le monde universitaire du moyen-age ! Et si nous fouillons les couches plus profondes de la societe maghribine aussi bien en Algerie qu'au Maroc, nous exhumerons d' antiques institutions utilisees par 1' islam, 1' organisation par clans, la vengean- ce privee, les cultes agraires, etc. ... La, nous essaierons d'appliquer a 1' interpretation des faits les systemes ela- bores depuis un quart de siecle par l'ecole anthropologi- que anglaise etpar l'ecole sociologique francaise ; et, a la


24 INTERPRETATIONS SOCIOLOGIQUES

lumiere de ces theories, des questions restees jusqu'ici enigmatiques et controversies nous paraitront relative- ment simples. Citons brievement un exemple.

La question de la condition de la femme dans la so- ciete indigene de l'Afrique septentrionale est une de cel- les qui ont fait couler le plus d'encre. Les uns trouvent cette condition miserable, les autres au contraire la depei- gnent comme fort acceptable (1) . Comment se fait-il que des auteurs eminents, ayant egalement 1' experience des musulmans algeriens, different ainsi radicalement d'avis sur une question en apparence aussi simple ? Quand nous aurons explique que la femme, chez les primitifs, est un etre mysterieux, magique ou sacre, dangereux pour l'hom- me, quand nous serons familiarises avec cette idee deve- nue classique par les travaux de R. Smith, que rien n'est plus voisin de l'etre sacre et respecte que l'etre maudit et abhorre, nous comprendrons que l'idee redoutable que le primitif se fait de la femme engendre tantot la crainte, puis le respect, et tantot le mepris. Ainsi les contradictions des ecrivains qui ont aborde cette question nous paraitront provenir de ce qu'ils n'en soupconnaient pas la complexi- te. Et quant a ceux qui, pour montrer que la condition de l'epouse musulmane est enviable, tirent argument de sa si- tuation juridique, nous leur demontrerons aisement, avec les sociologues, que le regime de la separation de biens, qui est le regime musulman, ne constitue pas necessaire- ment un progres sur le regime de la communaute.


(1) Cpr, par exemple, cequ'endisantrespectivementVillotdans ses Moeurs, coutumes, institutions des indigenes del ^4/ger;e,etErnestMercier dans La condition de ta femme musulmane dans I 'Afrique septentrionale.


MAGIE ET RELIGION 25

D'autres applications de la sociologie contemporai- ne pourront nous montrer de quelle utilite sont ces etudes au point de vue pratique. En etudiant les croyances re- latives au nom, nous verrons quelle est 1' importance du nom chez les indigenes et nous nous expliquerons ainsi les resistances qu'a rencontrees chez eux l'etablissement de l'etat-civil (1) . Quand nous aurons approfondi 1' orga- nisation sociale berbere et reconnu que la djmd 'a est un ancien clan, nous nous rendrons compte du bouleverse- ment qu'a pu causer ce que Ton a appele improprement dans 1' administration la reconstitution des « djemaas », reforme operee avec une meconnaissance complete de l'etat social de nos indigenes (2) .

Puisque notre premiere constatation, un peu banale peut-etre, mais sur laquelle il fallait insister, a ete que la societe musulmane se presente comme essentiellement religieuse, c'est sur les institutions religieuses que nous devrons d'abord porter notre attention; et nous allons considerer les phenomenes religieux, non pas en nous inspirant du plan suivi par les theologiens et les juriscon- sultes musulmans dans 1' exposition des croyances et des pratiques de 1' islam, mais en commencant par celles qui sont vraisemblablement les plus antiques parce qu'elles comportent les representations les plus simples. Or a la base de la religion, nous rencontrons la magie : bien plus, toute une ecole pretend faire sortir la premiere de la se- conde. Meme si Ton n'admetpas cette theorie, on ne peut


(l)Loidu23mars 1882.

(2) Arrete du Gouverneur General de l'Algerie en date du 1 1 sep- tembre 1895.


26 MAGIE ET RELIGION

meconnaitre qu'a l'origine la magie est difficile a dis- cerner de la religion ; il est Impossible de commencer 1' etude de celle-ci sans avoir parle de celle-la. Aussi bien cette etude nous amenera a prendre position dans le debat et nous serons ainsi prepares a etudier plus profita- blement les phenomenes religieux.


MAGIE ET RELIGION


DANS


L' AFRIQUE DU NORD


CHAPITRE PREMIER


Magiciens et Devins

Nous appelons le magicien du meme nom que les Grecs, qui designe les pretres de la religion de Zoroastre (persan : magou) (l \ En arabe ce nom a garde son verita- ble sens (2) et Mahomet place les Mages (mddjous), a cote des Juifs, des Chretiens et des Sabeens (3) , en les oppo- sant tous ensemble aux idolatres. Le sorcier en arabe est seh 'h 'dr ou sdh 'ir : Mahomet est constamment traite par


(1) Cf. Henry, Parsisms, p. 156 et passim (Voy. ind.) .

(2) Toutefois plu tard le mot madjous s'appliqua aux paiens et aux sectateurs de religions etrangeres. II est specialement employe pour designer les Normands ; ou encore des heretiques comme £alih', le prophete des Berghouat'a {Qart'ds, ed. Tormberg, p. 82 du texte arabe). Cpr Grunbaum, in Z. D. M. G., 1877, p. 248.

(3) Coran, sour. XXII, V. 17.


28 LES DEVINS ANTEISLAMIQUES

ses ennemis, tantot de sorcier, sdh 'ir, tantot d'ensorcele, mash 'our {l \

Les sorcieres etaient plus frequentes que les sor- ciers nous avons peu de renseignements sur les deux dans l'Arabie primitive ; mais nous sommes mieux documented sur les devins que Ton appelait kdhin {2) (hebreu kohen), qui avaient alors un caractere presque sacerdotal. lis predisaient l'avenir et leurs oracles etaient rendus en prose rimee, sadj ,(3) ; le kahin se trouve par la en relation etroite avec le poete, chd 7r (4) et ces deux fonctions sociales semblent s'etre plus ou moins confon- dues, comme chez ce Zohei'r ben Djanab, poete guerrier, que Ton disait kdhin {5 \ Certains kahin ont un caractere legendaire, comme par exemple Sat'ih\ celebre devin qui vecut six siecles et mourut l'annee de la naissance du Prophete apres avoir predit l'Islam (6) .


(1) Coran, sour. X, V. 2 ; XVII, 50 ; XXI, 8 ; XXV, 9 ; XXXIV, 42 ; XXXVIII, 8 ; XLIII, 29 ; XLVI, 6 ; LXXIV, 24. D'apres le Coran Moi'ses (XX, 66; XXVI, 33 ; XL, 25 etc. ...), Jesus (V, 110), galih', prophete de 'Ad (XXVI, 185), avaient ete traites de meme par leurs contemporains.

(2) Mahomet, considere comme un simple kahin, s'en defend en deux endroits du Coran (sour. LII, 29 et LXIX, 42). Cpr. Ibn Hicham, I, p. 171. Sur le kahin, voy. surtout Wellhausen, Reste ar. Heid., 2e ed. p. 184-188 et Goldziher, Abhandlungen, I, p. 18 seq.

(3) Ibn Hicham, loc. cit. ; ou il est expose que Mahomet n'etait ni un devin (kahin), ni un possede (madjnoun), ni un poete (chd 'ir), ni un sorcier (sdh 'ir).

(4) Ibn Hicham, loc. cit. ; cf. Goldziher, Abhandlungen, I, p. 19 seq. (capital pour 1' etude de l'origine du chd 'ir). Cf. Infra, chap. Ill, in pr.

(5) Aghdni, nouv. ed., XXI, p. 63 seq. ; Caussin de Perceval, Essai hist. Ar. Avant 1 'islam, II, p. 263.

(6) Ibn Hicham, I, 9 seq.; Caussin de Perceval, op. laud., II, 268 ; Aboulfeda, Vie de Mahomet, trad. Desvergers, p. 102, ou Ton trouvera d'autres references.


LES DEVINERESSES ANTEISLAMIQUES 29

Les devins arabes etaient consultes dans toutes les cir- constances difficiles (1) ; parfois on en consultait plusieurs et ils n' etaient pas, toujours d'ailleurs du meme avis (2) ; on les prenait pour arbitres (3) , on leur demandait de denoncer les meurtriers (4) . De la vient que le kddhin est apparente au juge, comme le montrent les sens divers de la racine h 'akama (h 'dkim, juge ; h 'akim, sorrier, medecin) (5) .

Les kdhina ou devineresses etaient d'ailleurs au moins aussi nombreuses que les devins. Quand 'Ab- delmot't'alib, le grand-pere de Mahomet eut creuse le fameux puits de Zemzem, les Qoreichites lui en dispu- terent la possession et, comme Ton ne pouvait tomber d' accord, il fut convenu que Ton s'en rapporterait au jugement d'une kdhina des Banou Sa'd de la Syrie ; ils se mirent en route a cet effet, mais un evenement mira- culeux dissipa leurs contestations et les dispensa de se soumettre a 1' arbitrage de la devineresse (6) . C'est une kdhina qui engagea les Tenoukhites a se rendre a H'ira ou ils fonderent la ville que devaient plus tard illustrer


(1) Aghdni, X, p. 86 ; Caussin de Perceval, op. laud., II, 480. Le mot employe ici pour devin est qdif, qui a surtout le sens special de phy siognomoniste .

(2) Aghdni, XV, p. 70; Caussin de Perceval, op. laud., p. 582.

(3) Caussin de Perceval, op. laud., II, p. 387; p. 123.

(4) Aghdni, X, p.27 ; Caussin de Perceval, op, laud., n, p. 493 ; pour cette note, comme pour les precedentes, on trouvera des references a Fresnel et autres auteurs dans Caussin. — Pour la consultation du de- vin au sujet de l'auteur d'un meurtre, cpr. l'usage saharien rapporte par Trumelet, Frangais dans le desert, 2e ed., p. 89.

(5) Cf. Wellhausen, Reste arab. Heid.. p. 135 et ref. a VAgddni, Cf. conird, Lagrange. Et. s. 1. rel. sem., p. 218, n.4.

(6) Ibn Hicham, I, p. 92; Caussin de Perceval, I, 261.


30 LES DEVINS ANTEISLAMIQUES

les Lakhmides, dans ces regions de la basse Mesopota- mie ou tant de capitales se sont succede (1) . C'est une autre kdhina que les Azdites consulterent lorsqu'ils emigre- rent du Yemen, et qui leur declara que s'ils egorgeaient un chameau de race et le baignaient dans son sang ils battraient les Djorhom et s'etabliraient dans leur pays (2) . C'est une kdhina enfin que ce singulier personnage nom- me Sidjah' qui, apres la mort de Mahomet, parait dans la tribu de Tamim, reunit une armee et s'avance dans le Yemama pour combattre le faux prophete Mosai'lama, avec lequel elle entre cependant en pourparlers et qu'elle finit par epouser (3) .

A cote du kdhin, II y avait le 'arrdf 'qui lui ne prophe- tisait pas, mais devinait neanmoins des choses qui echap- paient au commun des mortels, comme par exemple l'en- droit ou se trouve un objet perdu ou bien vole (4) . C'etait un degre de divination inferieure au kdhina. Nous ne sommes pas bien renseignes sur le y dif 5) auquel les Qorei'chites me- naient leurs fils, pour qu'il leur predit leur destinee.

Les Berberes anciens ont egalement connu les kdhina


(1) Aghdni, XI, p. 155-156 ; Caussin de Perceval, II, 6.

(2) Aghdni, XIX p. 95 ; Caussin de Perceval, III, 205.

(3) T'abari, ed. de Leyde, I, p. 1911.1920, p. 1930 ; II, p. 1287 ; Caussin de Perceval, III, 353 ; Sprenger, D. Leben u. d. Lehre d. Mo- hammed, III, p. 305. Voy. encore Darifa, celebre devineresse dans Mas'ourdi, Prairies d'Or, trad. Barbier de Meynard, III, p. 378. — Pour plus de detail sur les kdhin, et pour des references nombreuses aux tex- tes, voy. Wellhausen, Reste arab. Held, he. cit. Cf. infra, chap. VIII.

(4) Cf. Goldziher, Abhandlungen, I, p. 25, n. 1. C'est une 'arrdfa, que 'Abd-simot't'alib alia consulter a Kheibar : Ibn Hicham I, p. 98.

(5) Ibn Hicham, I, 114 ; ce mot semble etre l'hebreu '6b, qui signi- fie necromancien. Cf. infra, chap. VIII.


DEVINERESSESCHEZLESANCIENSBERBERES 31

et meme la prophetie semble avoir ete chez eux plus exclusivement que chez les anciens arabes devolue aux femmes, car les historiens mentionnent rarement des de- vins, comme par exemple cet 'Acim ben Djemil, chef des Ourfedjdjouma, prophete et devin (1) , 140 ans apres l'Hegire. Mais ce sont surtout les devineresses, qui pa- raissent avoir joui d'une haute influence dans les tribus. Un curieux passage de Procope nous dit : «.... II est In- terdit chez les Maures aux hommes de predire l'avenir : mais certaines femmes apres avoir accompli des rites sa- cres, inspirees par 1' esprit (divin), prophetisent l'avenir, ni plus ni mo ins que les anciens oracles » (2) .

Ces kdhina sont surtout celebres a cause des ex- ploits de l'une d'entre elle que Ton appelle generale- ment la Kahina tout simplement et qui, vers le dernier quart du premier siecle de l'Hegire commandait a toutes les tribus berberes de l'Aures. On dit qu'elle s'appe- lait Dahiya et qu'elle etait de la tribu des Djeraoua qui professait le judai'sme (3) . Mais on ne saurait a notre avis inferer de la que c'est a titre de juive qu'elle portait le surnom de Kahina, puisque nous ne la connaissons que par les historiens arabes chez qui cette appellation etait courante depuis longtemps pour les devineresses, et dail-


(1) Ibn el Athir, trad. Fagnan, p. 80.

(2) Procope, De bello oandalico, II, 8.

(3) On trouvera les references dans Fournel, Hist, des Berberes, I, p. 215. Dans Edrisi, trad. Dozy et de Goeje, p. 51 de la trad, et 48 du texte, il est question d'une autre magicienne (sdh 'ira et non kdhina) qui demeurait sur les bords de Nil et qui s'appelait aussi Dahiya ce mot qui veut dire « la rusee » semblerait done avoir ete applique specialement aux sorcieres.


32 MAGICIENNES CHEZ LES ANCIENS BERBERES

leurs le passage de Procope nous montra que les prophe- tesses etaient repandues chez tous les Berberes. H'asan ibn No' man ay ant demande aux habitants de Cairouan s'il restait quelque chef puissant dans l'lfriqiya dont il etait gouverneur, ils lui repondirent que la Kahina etait la reine des Berberes, que son pouvoir etait absolu et que s'il parvenait a la vaincre, tout le Maghrib se soumet- trait. H'asan partit done en expedition contre elle, mais fut battu ; pendant plusieurs annees la Kahina regna sur les Berberes, mais fut enfln vaincue par H'asan vers l'an 704 de notre ere dans un combat ou elle perit.

Je ne parlerai pas de la belle et avisee Zei'neb, la nefzaouienne, qui apres avoir ete la concubine d'un per- sonnage obscur fut successivement la femme du dernier des rois d' Aghmat, d' Abou Bekr le Lemtouni, de Youcef ben Tachefin, fondateur de la dynastie almoravide (1) , et que Ton appelait la magicienne (sdh'ira), car il se peut qu'il n'y ait la qu'une metaphore ; mais je ne puis pas- ser sous silence la tante et la sceur du faux prophete des Ghomara, H'amim. La premiere, Tanguit, etait devine- resseetmagicienne; la seconde, Dadjdjou ou Debou, etait magicienne, devineresse et une des plus belles femmes de son temps. En temps de guerre et dans toutes les con- jonctures facheuses, ils avaient recours a elle. D'ailleurs chez les Ghomara, dit lbn Khaldoun, les jeunes femmes depuis H'amim, cultivaient la magie (2) . Le souvenir de


(1) Qart'ds, 186; Ibn Khaldoun, Berberes, III, 272 ; In, 272 ; Ibn el Athir, trad. Fagnan, 514, etc. ...

(2) El Bekri, Afrique Septentrionale, trad, de Slane, 229 ; Ibn Khaldoun, Berberes, II, 145 ; Qart'as, 185.


LA FEMME ET LA MAGIE 33

la sceur de H'amim existe encore aujourd'hui au Maroc chez les Beni H'asan, ou on la nomme Debou et ou on montre sa tombe : sur celle-ci il est d'usage de jeter une pierre en passant et les marocaines qui se destinent a la magie y vont en pelerinage (1) .

Ainsi, chez les Berberes, comme chez les anciens Arabes, ce sont surtout les femmes qui sont magicien- nes ; l'ethnographie comparee nous montrent qu'il en est ainsi chez beaucoup de peuples primitifs et meme chez les peuples avances en civilisation. La condition physique de « l'eternelle blessee » est pour les primitifs un sujet d'etonnement et de crainte; on la croit profon- dement dissemblable de rhomme et on s'isole de lui. Elle a un caractere essentiellement mysterieux, sacre ou magique (2) . Si la religion se developpe et se differencie, ce caractere s'accentue; car generalement la femme ne participe pas au culte (3) , et des lors, exclue par la reli- gion du commerce des choses sacrees ou interdites, elle y revient sous le couvert de la magie, qui devient pour elle une sorte de religion d'ordre inferieur (4) . Les figu- res mythiques et legendaries relatives a la magie sont plus souvent des femmes que des hommes : Hecate, Selene, Circe, Medee, la Kahina... Pour la meme raison


(1) Moulieras, Maroc inconnu, II, p. 346, n. 3. Cette information justifie la lecon « Debou ».

(2) Cf. Crawley, Mystic Rose, p. 206.

(3) Cf. p. ex., Fustel de Coulanges, Cite antique, 18e ed., p. 37-38.

(4) Hubert et Mauss, Magie, in Ann. Soc, VII, p. 23, 120-1 ; pour l'antiquite Hubert, in Diet, des Antiquites, art. Magia, p. 1510, n. 28 ; pour l'Assyrie, Fossey, Magie assyrienne, p. 43 ; pour les Juifs, Blau, Altjud. Zauberwessen, p. 23 ; pour les Arabes, Wellhausen, Reste ar. Heid.,p. 159.


34 LESSORCIERS DANS LE MAGHRIB MODERNE

la femme est un auxiliaire precieux de la magie : la presence d'une vierge est souvent requise ; un sorcier marocain qui me donna une seance de miroir magique (1) m'affirmait que la ceremonie ne reussissait bien qu'avec une jeune negresse : car d' autre part les negres sont, en general, considered dans tout le Maghrib comme specia- lement aptes a la sorcellerie (2) .

Les sorciers et les sorcieres n'ont pas cesse d'exister au Maghrib depuis les temps anciens, mais ils ont perdu de leur importance. El Bekri nous a laisse une page cu- rieuse sur les sorciers des Ghomara vers le Xe siecle (3) ; et nous avons dans Leon 1' Africain un tableau des diffe- rentes especes de sorciers, devins, enchanteurs qui exer- caient a Fez au XVIe siecle, sans oublier les sorcieres ou possedees dont il nous decrit les mceurs peu avouables (4) . Les devins avaient alors un credit assez grand pour etre accueillis dans les cours des princes, puisque Leon vit des astrologues et geomanciens exercer leur art a la cour de Fez, a celle de Tlemcen et a celle de Tunis (5) .

Cela ne se verrait pas aujourd'hui a la cour d'Ab- del'aziz : toutefois les devins existent toujours, les sor- ciers egalement; mais ce sont surtout les femmes agees qui se livrent a la sorcellerie. J'ai retrouve aux environs de Mogador les devineresses qui predisent l'avenir avec des coquillages, et que Diego de Torres observait deja en


(1) Cf infra, chap. VIII.

(2) Cf Desparmet, Arabe dialectal, 2e periode, p. 177-178.

(3) El Bekri, traduction de Slane, p. 231-232.

(4) Leon 1' Africain, in Ramusio, ed. de 1554, fol. 43.

(5) Leon, op. laud., fol. 43, C ; 65, D.


CARACTERES DES SORCIERS 35

1553 (1) . Ce sont des femmes berberes qui pretendent fai- re parler des terebratules fossiles qu'elles disent elever dans une boite. Dans beaucoup de tribus de 1' Afrique du Nord on observe encore le type de la sorciere, detestee et redoutee, douee du mauvais ceil, funeste aux enfants surtout (2) . Mais d'une facon generale, le professionnel est devenu rare et la magie est surtout diffuse. Le devin professionnel est plus repandu dans l'Afrique du Nord que le sorcier veritable : c'est le deggdz des Tunisiens (3) . C'est que le sorcier maleficiant est puni de mort par la loi musulmane.

On croit volontiers que le sorcier est marque de signes speciaux : a Merrakech, un de mes informateurs m'assurait que les sorcieres ne vont pas au fond de l'eau. C'est la une croyance tres vieille et tres repandue, car le Kitab et Aghani y fait deja allusion (4) ; le khalife Oualid I reconnaissait ainsi parmi les femmes accusees de sor- cellerie celles qu'il fallait faire perir (5) .

La sorciere est souvent possedee ; car les cas de possession sont innombrables chez les musulmans et d'ailleurs toutes les maladies sont considerees comme des possessions; c ' est souventune malade, enproie a des crises nerveuses. On sait que des savants comme Lehmann font reposer toute la theorie de la magie sur les phenomenes


(1) Diego de Torres, Histoire des Cherifs, trad, de 1637, p. 312.

(2) Cf Doutte, Merrakech, I, p. 346.

(3) Voy. Vassal, Litt. pop. des Israelites tunis., in Rev. tun., 1905, p. 210, p. 542. Cpr le cerrd'a ou devineresse, id., p. 564.

(4) Wellhausen, op. laud., p. 160.

(5) Wellhausan, loc. cit. ; opr l'ordalle de l'eau froide dans notre moyen-age occidental.


36 LE CONTRE-SORCIER

nerveux de l'hysterie et de l'hypnotisme (1) . Cette theorie medicale parait du reste insuffisante ; en particulier chez les musulmans il s'en faut de beaucoup que les sorciers soient tous des nevroses et d' autre part les nevroses sont tout aussi souvent considered comme des saints que comme des possedes : il est vrai que la distinction de ces deux etats est plutot subtile.

Au sorcier malfaisant s' oppose le sorcier bienfai- sant (2) ; le mal qu'a cause un sortilege, un autre sortile- ge peut en delivrer la victime (3) . Quelquefois ces deux fonctions en conservant leur caractere magique sont differenciees. A la miserable sorciere de tribu dont nous avons parle, la seh 'h 'dra, s' oppose la kouwwdya, qui guerit des sorts les enfants en appliquant un fer rouge (4) : il s'agit la non pas d'une medication revul- sive, mais d'une action magique ; c'est 1' influence mauvaise, 1' esprit, le djinn que Ton chasse ainsi par le feu.

Le medecin n'est a l'origine qu'un contre-sorcier ; le mot t 'ibb en arabe classique signifie aussi bien magie que medecine (5) : la medecine est fille de la magie. Aussi bien, meme de nos jours, le medecin dans l'Afrique du Nord, ne se distingue guere plus du sorcier que la maladie


(1) Lehmann, Aberylaube und Zauberei, p. 507 ad t.

(2) Cpr le kheffdl des juifs de Tunis, in Vassal, op. laud., in Rev. Tun., 1905, p. 220.

(3) « Rouqya » charme guerisseur, de raqa'a, « etre calme ».

(4) Cf Doutte, loc. cit. ; cpr Herodote, IV. 77, 2.

(5) Notez toutefois que des auteurs arabes disent que t'ibb et met'boub ne sont employes pour sih V et mesh 'our qu'a titre d'euphe- misme (Qast'allani sur Qah 'th'de Boukhari, VIII, p. 603).


LA MEDECINE FILLE DE LA MAGIE 37

du djinn (1) : tout au moins y a-t-il entre les deux d'insen- sibles transitions. Les livres de medecine arabe qui sont repandus partout, comme, par exemple, la Rah 'ma d'Es Soy out' i, contiennent autant de recettes magiques que de recettes medicales : les precedes pour expulser les de- mons y voisinent avec les indications therapeutiques, les rites de magie sympathique avec l'emploi des simples et les carres de nombres et de lettres avec les drogues pharmaceutiques. En fait, il est souvent Impossible de distinguer le rite magique du rite medical; 1' arabe croit magiques toutes nos pratiques therapeutiques et nous- memes, dans le langage, qualifions de magique ce que nous ne comprenons pas.

Le type le plus courant du medecin indigene est celui qui connait et utilise les vertus mysterieuses des plantes. A 1'origine d'ailleurs la pharmacie n'est qu'une speciality de la magie. Bien entendu cher les musulmans le pharmacien et le medecin sont toujours confondus Le mot courant pour les designer est t 'obib, mais on emploie souvent aussi le mot h 'akim et pour ma part, je me suis fait traiter jadis de h 'akim au cours d'un voyage dans 1' Atlas. Cette expression a quelque chose de plus flatteur aux yeux des musulmans h 'akim en effet en arabe veut dire sage ; les philosophes de l'antiquite sont qualifies de h 'akim et ils passent pour avoir ete


(1) Cpr Snouck Hurgronje, Mekka, II, p. 115. Voir ce livre, p. 116-118, pour details sur les medecins et la medecine a la Mecque. Sur les rapports du medecin et du sorcier en general, voy. Lehmann, Aber- glaub, und Zaubersi, p. 18.


38 LEMEDECIN DANS LE MONDE MUSULMAN

avant tout magiciens, comme Virgile au moyen age. Tan- dis que le t'obib n'est que celui qui fait metier de guerir, le h 'akim est celui qui possede les traditions mysterieuses de l'antiquite, d'lflat'oun (Platon), d'Arist'ot'alis (Aris- tote), sans oublier les magiciens a demi-legendaires de 1' Islam, comme Dja'far ac Qadiq, en passant par Hermes et Mouthelleth (Hermes Trismegiste), et qui guerit par les incantations aussi bien que par les, drogues (1) .

Le plus souvent, le medecin est un t'aleb ou mieux un cherif. Car il ne faut pas se tromper sur la nature du prestige du medecin en pays indigene. II n'obtient, a rai- son de ses fonctions, qu'une tres mince consideration ; la medecine est presque en dehors de la religion, elle confine trop a la sorcellerie ; si nos medecins acquie- rent une grande reputation, lis le doivent d'abord aux cures qu'ils obtiennent, mais aussi, et sans doute dans une bien plus grande proportion qu'ils ne sont enclins a se le figurer, a la facilite avec laquelle on attribue aux etrangers et specialement aux Chretiens des pouvoirs mysterieux.

Quant au medecin Indigene, il est rare qu'il ne soit pas t'aleb et possesseur d'une idjdsa en regie, c'est-a- dire d'un certificat emanant d'un professeur attache a une mosquee ; s'il est cherif, c'est-a-dire descendant de Mahomet, c'est encore mieux, surtout au Maroc, car les


(1) Tout auteur d'un livre de magie se croit oblige de citer les h'akim de l'antiquite : il y en a meme qui se vantent de les avoir lus ! V. par ex. la preface d'un petit livre bien repandu, El Mokhtarfi kachfi I'asrdr, de 'Abd er Rah'im el Djaoubari. — Sur hakim, voy. Delphin, Textes d'arabe parle, p, 50, n. 2.


DECADENCE DELAMEDECINEMUSULMANE 39

cherifs passent pour etre meilleurs medecins que d'autres (1) . De cette facon, la medecine rentre sous le cou- vert de la religion (2) . Beaucoup de ces medecins posse- dent une idjaza indiquant qu'ils ont etudie la medecine (3) . Mais comme 1'enseignement de la medecine n'existe pour ainsi dire pas dans 1' Afrique du Nord, cette garantie est tout a fait illusoire en realite, tous ces medecins ne connaissent a peu pres rien au point de vue scientifique (4) , sauf de tres rares personnages qui ont garde quelques res- tes des traditions glorieuses de la medecine arabe.

Car, si le t'obibet le h 'akim, medecins la plupart du temps ambulants, n' ont jamais cesse d'exister et se re- lient aux antiques magiciens, il ne nous est pas possible de ne pas rappeler ici que les musulmans ont aussi compte des maitres dans la medecine : il suffit de citer les noms d'Avenzoar, d'Averroes, d'Avicenne, d'Aboulcasis, de Razi, etc. . . . Mais cette brillante floraison de la science me- dicale n'a fructifie que sur le sol europeen, elle n'a guere profite au Maghrib qui ne recut jamais que des reflets de la civilisation musulmane d'Espagne ou d' Orient. Quel est le t'obib marocain qui sait aujourd'hui qu'Aboul-


(1) Rohlis, Mein erster Aufenthalt in Marokko, 1885, p. 134-135.

(2) II y a beaucoup de religions bien differenciees dans lesquelles la medecine est reservee aux pretres. II en est ainsi au Tbibet. Cf. Laufer cite ap. Mauss in Ann. Sociol., V, p. 225. Sur le conflit de la medecine et de la religion, voy. Ibn Khaldoun, Prolegomenes, trad, de Slane, III, p. 164.

(3) Dr Raynaud, Hygiene et medecine au Maroc, p. 120.

(4) Quedenfeldt, Krankheiten, Volkamedisin and aberglaubische. Kuren in Marokko, in Ausl., 1891, p. 76 ; Rohlis, op. Iaud.,p.l33-134 ; Raynaud, op. laud., p. 117-121. Sur le t'obib algerien, Robert, L 'Arabe tel qu'il est, p. 35.


40 LE BARBIER

casis, l'inventeur de la lithotomie, fut son compatriote et qu'Avenzoar, medecin de Yousof ben Tachfin, eut le premier en Occident l'idee de la bronchotomie ? (1) .

La profession de medecin n'est pas la seule qui, chez les primitifs, ait un caractere magique; l'ethnogra- phie comparee a montre que 1' opinion publique attribue plus ou moins ce caractere a d'autres professions parmi lesquelles celles de barbier, de bourreau, de forgeron, de fossoyeur (2) . Les barbiers dans l'Afrique du Nord ont perdu a peu pres ce caractere, qu'ils devaient a leurs rapports continuels avec des objets jouant un grand role dans la magie (3) . Toutefois, le barbier est encore mede- cin, il soigne les maladies legeres ; c'est lui aussi qui est charge de 1' operation de la circoncision, pratique extremement vieille, legs des societes sauvages et que nous etudierons specialement (4) . II joue egalement un role important dans certaines ceremonies domestiques a caractere ancien, comme la premiere coupe de cheveux, a 1' occasion de laquelle il recoit generalement des mar- ques de consideration, mais il ne reclame aucun salaire. Comme en Europe, le barbier est le type de 1' intrigant et de la bonne langue (5) .

On sait que dans les societes primitives les forge- rons forment une classe isolee ; parfois les ouvriers du fer


(1) Rohifs, loc. cit.

(2) Hubert et Mauss, Magie, in Ann. Sociol, VII, p. 24-25.

(3) Les cheveux, la barbe ; cf. infra, p. 60. (4) Cf. infra, chap. XVI.

(5) Cf. Desparmet, Arabe dialectal, 2e periode, p. 140; sur les rap- ports du barbier et du medecin a la Mecque, Snouck Hurgronje, Mekka, u, p. 115-116 ; cpr. Lagrange, Et. sur les rei. sem., 2e ed., p. 211-220.


LE FORGERON ; LE FER 4 1

sont divinises, d'autres fois ils sont considered comme sorciers, devins, medecins : dans la mythologie grecque les Dactyles, les Couretes, les Corybantes, les Cyclopes sont tous metallurgistes et plus ou moins magiciens (1) ; meme chez nous encore le forgeron a la speciality de re- mettre les entorses : c'est un rebouteur.

D'ou vient ce caractere ? D'abord, le forgeron ma- de le fer, il fait des cauterisations magiques du genre de celles dont J'ai parle plus haut ; or, tout ce qui touche le fer est plus ou moins magique : c'est la une croyance universelle (2) . Le Coran parle du feu en termes faciles a interpreter dans un sens magique: « Nous avons fait des- cendre d'en haut le fer ; en lui il y a un mal terrible mais aussi de l'utilite pour les hommes » (3) . Dans une foule de cas, chez les sauvages, le fer est tabou lorsqu'on se livre a une ceremonie magique ou religieuse : les Mo- zabites ne doivent pas avoir de fer sur eux lorsqu'ils font la priere (4) . A cause de cela l'usage d'un couteau de pierre est souvent present a la place d'un couteau de fer : c'est une survivance de l'age de la pierre (5) ; d'apres un texte du XVIIe siecle, qui malheureusement est ambigu, il semble qu'a cette epoque, il en ait ete ainsi pour la circoncision a Alger meme (6) ; le fer eloigne les


(1) Hubert, Magia, p. 1498, avec nombreuses references ; Rei- nach Cultes, mythes et religions, II, p. XIII-XIV.

(2) Sur les croyances relatives au fer chez les Hebreux, voy. Blau Altjud. Zaub., p. 159.

(3) Coran, sour. LVII, V., 25. (4)Chroniqued'AbouZakaria,tYad.MasquQray,Tp.m,n.delaip.n6.

(5) Frazer, Rameau d'or, trad, franc., I, p. 273.

(6) Dan, Hist., de Barb., p. 349.


42 LES FORGERONS DANS LE MAGHRIB

esprits (1) ; d'autres fois on porte le fer pour se purifier ; le fer a cheval porte bonheur chez tous les peuples, les indigenes du Nord de 1' Afrique comme les autres (2) .

Pourquoi ce caractere magique ? Sans doute 1' in- vention du fer a ete un des plus grands evenements de l'humanite, et les premiers qui s'en sont servis ont du exciter un grand etonnement, une grande crainte, car toute innovation est en horreur au sauvage ; ceux qui savaient le fabriquer ont du paraitre des etres en dehors des autres, et de la vient peut-etre que les forgerons, dans toutes les societes, occupent une place a part et sont le plus souvent redoutes et par suite meprises.

Dans l'Algerie les forgerons sont dits Beni Niyat', et forment une sorte de groupe en dehors de la societe, groupe dont nous ne sommes pas en etat de preciser la nature ; ils sont meprises (3) : h 'edddd ben h 'edddd, forge- ron fils de forgeron, est une injure (4) ; ils se marient gene- ralement entre eux. Cependant, de nos jours, l'usage du fer qui se generalise a multiplie les ouvriers et contribue a faire disparaitre ce prejuge (5) . Dans le sud du Maroc,


(1) Frazer, op. laud., I, p. 377 et n. 2 ; Lawrence The Magic of the Horse-shoe, p. 26-40. — Dans l'Afrique du Nord, le fer, sous forme d'un poignard ou d'une epee sert souvent a preserver la fiancee du mau- vais oeil. Cf, par exemple, Hanoteau et Letourneux, Kabylie, II, p. 219.

(2) Robert, L 'Arabe tel qu HI est, p. 45 ; Tylor, Civ, prim., I, p. 146 ; mais pour differentes interpretations a donner de cette croyance, voy. Rob. Means Lawrence, The Magie of the horse-shoe, Boston, 1898.

(3) Sur le mepris des forgerons, voy. Marcais, Dial, de Tlemcen, p. 286, et les references qu'il donne, specialement la reference a Goldziher. Aj . Hartmann, Lied. lib. Wuste, p. 85-86 ; Robert, L 'Arabe tel qu 'il est, p. 99.

(4) Delphin, Textes d'ar. parle, p. 93.

(5) Abderrabman Mohammed, Lectures choisies, 2e periode, p. 38.


LES TZIGANES ALGERIENS 43

le metier de forgeron est exerce exclusivement par des H'art'dni, classe sociale particulierement meprisee. En Tunisie et sur les cotes algeriennes limitrophes, les for- gerons forment une sorte de corporation ambulante, dont tous les individus sont originaires de quelques tribus tunisiennes, specialement les Frachich, les Madjer, les Oulad Sidi'Abid : ils sont aussi armuriers et bijoutiers et se nomment Oulad ben Nejla (1) . Chez les Touareg les forgerons sont tenus en universel mepris et sont l'objet d'une foule de legendes ; ils passent pour avoir ete sor- ciers, mecreants et ne comptent dans aucune tribu : un noble Targui ne se bat pas avec un forgeron (2) .

Une autre classe a caractere plus ou moins magique est celle des Beni 'Ades ; on nomme ainsi ceux que Ton pourrait appeler des Tziganes algeriens (3) . Ce sont des nomades, disperses dans toute l'Algerie ; les hommes exercent les professions de tatoueurs, de maquignons ; ils circoncisent parfois les jeunes enfants ; les femmes disent la bonne aventure en examinant dans le creux de leur main du sucre, des feves, du marc de cafe : ce sont elles que Ton entend crier dans les rues d' Alger : el guezzdna (la diseuse de bonne aventure).

Dans la province d'Oran, les Beni' Ades sontrempla- cesparles ' Amer, tres semblables comme allures etcomme


(1) Levasseur, Une corporation de forgerons, in Bull. Soc. geog . Alger, XI, 1906, p. 215-216.

(2) Benhazera, Six mois chez les Touareg du Ahaggar, in Bull. Soc. Geog. Alg., 1906, 4e trim., p. 323-324.

(3) On rapproche aussi des Tziganes les £lab de l'Arabie, cf. Op- penheim, Vom Mittelmeer s. pers. Golf, I, p. 220-221, et II, n. 3 de la p.218 ou se trouvent des references. — Sur les Beni 'Ades, note dans Robert. LArabe tel qu 'il est, p. 7. Cf. infra, p. 44, n. 2.


44 LES TZIGANES ALGERIENS

professions ; seulement chez les 'Amer, ce sont surtout les femmes qui tatouent et les hommes sont maquignons. D'apres les musulmans ils auraient ete maudits par Sidi Ah'med ben Yousof, le celebre saint de Miliana, qui leur aurait dit : Ila tot 'olbou tcibou ou ila tfellah 'ou tkhibou, c'est-a-dire: « Si vous mendiez on vous donnera, mais si vous cultivez vous serez decus » (1) . Voila pourquoi, dit-on, ils vivent en mendiants et ne se livrent jamais a 1' agriculture.

Toutefois Beni 'Ades et 'Amer ne semblent pas se considerer comme maudits par le santon de Miliana car ils sont tous ses serviteurs religieux et visitent souvent son tombeau. Sont-ce des Tziganes, des essaims de ce singu- lier peuple de l'lnde qui se repandit dans 1' Europe Occi- dentale au XVIe siecle et qu'on a designe sous les noms les plus varies t le mot guezzdna semble le prouver ; il y a en arabe vulgaire un verbe guezzen qui signifie « dire la bonne aventure », et on a pu penser qu'il n'etait pas primitif et venait de guezzdna {2 \ Toutefois II est plus pro- bable que ce mot vient de la racine arabe djazala, « etre sage, avoir du jugement », la permutation de djazdla en gzdna (bonne aventure) etant normale dans les dialectes marocains (3) . Mais on observera a ce propos que le nom des almees egyptiennes ('alimeh) qui paraissent bien


(1) Abderrabman Mohammed, op. laud., p. 35.

(2) Bataillard, Sur la Bohemiens ou Tziganes, part, en Algerie, in AFAS, 1881, p. 780, etBull. Soc. Anthrop., juillet 1873, p. 678.

(3) Telle est l'opinion de M. W. Marcais. II convient d'observer que le mot guezzana est connu au Maroc dans le sens de « diseuse de bonne aventure », d'apres Mercier, Les mosquees et la vie religieuse a Rabat, in Arch, marocaines, vol. VIII, p. 141.


LES ZKARA 45

etre des Tziganes, signifie « savante, instruite, sage » comme guezzdna. Si on rapproche ces denominations de celles de kdhin, 'arraf, mentionnees plus haut, on pen- sera sans doute que nous sommes encore la en presence d'une classe dont les membres sont revetus d'un carac- tere magique (1) . D' autre part, le tatouage est essentielle- ment une operation magique (2) .

Les Beni ' A des et les ' Amer nous amenent tout na- turellement a parler d'un certain nombre d'autres grou- pes sociaux de l'Afrique du Nord, moralement isoles, comme nos « bohemiens » africains, des autres popula- tions musulmanes, mais qui vivent en agglomerations compactes : ces groupements ont ete decouverts il y a deux ans par M. Moulieras qui a decrit l'un d'entre eux, la tribu des Zkara, a 25 kilometres d'Oujda (3) .

Cette tribu etait connue depuis longtemps, mais ses coutumes avaient passe a peu pres inapercues (4) . Si Ton resume ce qui est definitivement etabli dans le memoire du professeur d'Oran, on trouve que les Zkara nous ap- paraissent comme un petit groupe aberrant au point de vue de la mentalite religieuse ; ils sont a l'egard de la religion tres indifferents, renient volontiers le Prophete et negligent les pratiques musulmanes.


(1) Cpr. chhtkha et 'drifa, tous deux avec le sens de « savante », employes au Maroc pour designer respectivement les chanteuses et les femmes chargees (harem, prison, police des moeurs) de garder d'autres femmes (caractere magique de la femme).

(2)Cf. infra, p. 149-150.

(3) Moulieras, Une tribu antimusulmane au Maroc, in Bull. Soc. Geog. Oran, 27e ann., I. XXIV, p. 213, seq. ; et a port. Paris, 1905.

(4) Cependant elles avaient ete indiquees en quelques lignes par le Ct Demseght, in Bull. Soc. Geog. Oran, 19e ann. t. XXIII, p. 193-194.


46 SINGULIERES COUTUMES DES ZKARA

Les musulmans pieux les accusent de toutes sor- tes d'horreurs ; il est encore difficile de faire la part de la verite dans ce tissu de racontars : ils ne seraient pas circoncis, ce qui ne semble pas etabli ; il y aurait chez eux un veritable droit du seigneur pratique par des sor- tes de pretres ; ils auraient une ceremonie annuelle au cours de laquelle regnerait entre les sexes une promis- cuity complete (nuit de l'erreur, leilat-et-gholt'a), et il est peu probable que ce soit la une calomnie (1) ; mais ce qui est sur c'est qu'ils ont des chefs speciaux a caractere sacre, nommes rousma, mot dont le sens est incertain, qu'ils meprisent profondement les musulmans, qu'ils pratiquent quelques usages enigmatiques (2) , mal deter- mines encore, qu'ils ne se marient qu' entre eux, qu'ils sont ostensiblement serviteurs de Sidi Ah'med ben You- sof, le saint de Miliana. Un groupe de descendants de ce saint habite chez eux comme marabouts : mais de plus entre eux, les Zkara se disent khodddm 'Amer ben Slimdn serviteurs de "Amer ben Sliman, personnage le- gendaire, dont on ne sait rien, sinon qu'il fut disciple de Sidi Ah'med ben Yousof : les musulmans pieux disent que c'etait un renegat juif qui avait capte la confiance du saint et infecte les populations de doctrines irreligieuses, sous le couvert de l'autorite de son patron (3) .

D' autre part des groupes d' allures semblables a celles des Zkara existent ca et la dans le Maroc et le Sud


(1) Cpr. dans Leon l'Africain, in Ramusio, I, fol. 61, A, une im- putation tout a fait semblable a l'endroit d'une autre tribu marocaine.

(2) Comme le mariage d'une femme avec un enfant en bas age, Moulieras, op. laud., p. 91.

(3) Moulieras, op. laud., p. 113.


DISPERSION DES GROUPES « ZKARIENS » 47

Oranais : les Mlai'na sur les bords du Sebou, dont le nom indique qu'ils ont pour chef un cherif Miliani (1) ; — les Ghouatha dans la mome region que les Zkara (2) ; — les Ghenanema, de l'Oued Saoura, connus pour leurs mi- grations periodiques au cours desquelles lis se rendent au tombeau de Sidi Ah'med ben Yousof a Miliana, en mendiant et en exercant de petits metiers : leurs femmes se font remarquer par 1' extreme liberte de leurs manie- res (3) ; — enfin, M. Moulieras a signale des groupes semblables dans le Sahara, dans le Tafilelt, autour de Merrakech et autour de Mequinez (4) .

En resume, il existe un certain nombre de groupes petits et tres dissemines qui se distinguent des popula- tions musulmanes environnantes, sont foncierement ir- religieux, se donnent comme serviteurs de Sidi Ah'med ben Yousof, et se reclament entre eux de 'Amer ben Sliman. D'autre part l'etrange figure de Sidi Ah'med ben Yousof, santon connu surtout par les innombrables dictons satiriques sur chaque pays qui lui sont attribues est bien faite pour attirer 1' attention ; de plus, des tex- tes historiques, trop peu nombreux d'ailleurs, indiquent qu'il a ete accuse d'heresie, ce dont les hagiographes musulmans ont a cceur de le disculper ; tout au moins


(1) Salmon, Les Bd'Ad'oua, in Arch. Maroc, II, p. 358 seq.

(2) Moulieras, op. laud. ; p. 167.

(3) Doutte, Marabouts, p. 99; Moulieras, op. laud. p. 51, 251.

(4) Moulieras, loc. cit. ; le meme autour cite encore certains grou- pes des Ghiatha, p. 54 ; cpr. a ce sujet de Segouzac, Voyages au Maroc, p. 215. Je viens de verifier (decembre 1908) les principales observations de Moulieras et de Salmon en ce qui concerne les Ghenanema de Mer- rakech. Cf. Gognalons, Ouled Aissa in Bull. Soc. Geog. Oran, 1906, p. 354 seq. (Note aj. pendant I'impr.)


48 ZKARA ET ZINGARI

il est certain qu'une secte heretique, celle des Cherrdqa, dont nous ne connaissons du reste que le nom, s'est recla- med de lui. (1) Cette devotion a Sidi Ah'med ben Youcef semble deja rapprocher les groupes zkariens des Beni ' Ades et des 'Amr et le nom de ces derniers pourrait con- firmer ce rapprochement, puisque les Zkdra se disent les patrons d'un nomme 'Amer ben Sliman (2) . La question reste ouverte : elle serait resolue si on arrivait a prouver que « Zekkara » n'est qu'une alteration analogue a « Zin- gari », l'une des nombreuses formes du mot « Tzigane ». Revenons aux magiciens, car il est possible que les groupes zkariens n'aient avec eux que des rapports loin- tains : nous avons vu que cette qualification de magi- cien est volontiers attribute a certaines professions dont l'exercice est capable de provoquer l'etonnement. Pour le primitif, tout ce a quoi il est etranger est magique ; or il y a dans le Maghrib deux classes de gens qui ont une vie a part, ce sont les juifs et les Chretiens ils sont les sorciers par excellence (3) ; on croit qu'ils tiennent de Jesus, connu surtout des musulmans parce qu'il « res- suscitait les morts » (4) , ou des prophetes juifs, dont quel- ques-uns, comme Salomon, sont de veritables magiciens


(1) Ibn 'Askar, Daouh'at en ndchir, p. 90 ; Ah'med ben Khalid Istiqga, III, p. 23.

(2) Tel e ete l'avis exprime par M. Marcais au Congres des Orien- talistes d'Alger, en 1905 M. Montet d'autre part les rapprocha des Dru- ses (Montet, in Rev. Hist. Rel, nov. dec., 1905, p. 415-428).

(3)B\au,Altjud. Zaub.,p. 36etn. l,ou sont donnees les references.

(4) Les livres de magie contiennent generalement un chapitre sur le nom au moyen duquel, 'Ai'sa (Jesus) ressuscitait les morts. Cf. infra p. 89, n. 3 et chap. IV.


L'ETRANGER COMME MAGICIEN 49

mythiques aux yeux des musulmans (1) , des traditions de pratiques magiques : memes croyances dans l'Arabie ancienne ou les sorciers etaient principalement des juifs et des moines chretiens (2) .

D'une facon generale, l'etranger est un magicien. De meme qu'en francais les mots etr anger et etrange se rapportent a la meme racine, de meme en arabe le mot gherib veut dire a la fois etranger et etrange ; et il en est sans doute ainsi dans beaucoup d'autres langues. Je n'insisterai pas ici sur les idees extraordinaires que se font des Chretiens les musulmans qui n'en ont jamais vu ; j'ai deja traite ce sujet ailleurs (3) . Ces idees ont cause la perte de plus d'un explorateur, comme elles en ont sauve d'autres, car du moment qu'on croit l'etranger sorcier ; si on ne le tue pas, on cherche a se le concilier et a l'utiliser comme medecin (4) .Cette crainte de l'etranger et en general de toutes les innovations (5) , prolongee dans la religion musulmane s'y est epanouie dans la theorie de la bid 'a : toute innovation est heretique (6) .

Les sorciers sont done le plus souvent des etrangers ;


(1) Surtout Salomon qui commandait aux genies ; cf. Cor an, XXI, 8 ; XXVII, 17 seq. ; XXXIV, 11 seq. ; XXXVIII, 29, 38, et les commentaires, du Coran sur ces versets. II en etait de meme aux yeux des anciens : Voy. Blau, op. laud., p. 3 1 et n. 2

(2) Wellhausen, op. laud., p. 159, references donnees dans la n. 2.

(3) Merrdkech, p. 28 seq. Sur l'etranger en general et specialement au Maroc, voy. encore Westermarck, Social relations, in Sociol. Pop., II, 1905, p. 144- 170, passim. Cpr. la idees que les Mecquois se font sur le kdfir ou mecreant exposees dans Snouck Hurgronje, Mekka, II, p. 48-49.

(4) Voy. par exemple, Reinaud, Monuments arabes, et..., I. p. 66. Cpr. Duveyrier, Touareg du Nord, p. 418-419.

(5) Fraser, Rameau d'Or, trad, franc., I, p. 274-275.

(6) Goidziher, Die Zdhiriten, p. 18.


50 L'ETRANGER COMME MAGICIEN

r

pour les Grecs ils venaient tous de Thessalie et d'Etru- rie (1) ; pour les musulmans d' Orient, le sorcier, s'il n'est ni juif, ni chretien, doit etre maghribin ; dans les Mille et une nuits,\es magiciens sont regulierement originaires du Maghrib. Au cceur de l'islamisme, a la Mecque, le sorcier classique est un maghribin (2) . Mais tout naturel- lement, dans le Maghrib, les sorciers seront des orien- taux. Les auteurs maghribins d'ouvrages de sorcellerie repandus ici se prevalent surtout de maitres orientaux. « Sache, 6 lecteur, ecrit Ibn El H'adjdj, que j'ai cherche la formule de ce charme (1' incantation du soleil) pendant dix ans ; finalement je l'ai trouvee chez un homme de l"Iraq, a Baghdad, qui operait avec ce charme des pro- diges surprenants (3) ». C'est l'eternel proverbe : nul n'est prophete dans son pays.

Ainsi la magie est attribute volontiers aux person- nes exercant certains metiers peu accessibles au vulgai- re, ou qui les classent a part (4) ; ou a des classes entieres isolees de la societe, soit des groupes aberrants, comme nos Beni 'Ades, soit des races differentes comme les negres, soit des sectateurs de religions etrangeres, (le mot mage designe les pretres de Zoroastre), soit sim- plement des etrangers. De meme lorsque la religion est


(1) Hubert, Magie, p. 1500-1501.

(2) Cf. Snouck Hurgronje, Mekka, II, p. 119; Goldziher, in ZDMG, XLI, p. 48 seq.

(3) Ibn et H'adidj, Choumous el anoudr, Caire, 1822, p. 33. Voy. infra, p. 69.

(4) Est-ce pour cela que les prostituees sont parfois considerees comme magiciennes (Fossey, op. laud., p. 51) ou a cause de l'abus qu'elles font du commerce sexuel, dont le caracteres est sacre ou magi- que aux primitifs ? Cf. infra, chap. XIII ; supra, p. 45, n. 1.


LES POUVOIRS DES MAGICIENS 5 1

constitute, elle considere comme entache de sorcellerie ou heretique tout ce qui est en dehors d'elle, et ainsi le magicien qui fait partie de cette societe est tenu a l'ecart, isole, rejete pour ainsi dire de son sein (1) .

Examinons maintenant, d'une facon tout exterieure, quelques-uns des pouvoirs du magicien : il commande aux forces naturelles (2) ; il peut se rendre invisible aux autres hommes ; il peut « rouler la terre » (sous lui), sui- vant 1' expression arabe (t'ayy el'ard') et se transporter a de grandes distances en un clin d'ceil (3) ; il a commerce avec les esprits, il force leurs secrets (4) ; il peut forniquer avec les demons femelles (5) ; il prend part a la reunion des demons, ce qui est le celebre sabbat du moyen age. Je dois dire que je n'ai pas constate la croyance au sabbat dans l'Afrique du Nord ; mais je ne doute nullement qu'elle y existe : il sufflra certainement de la chercher pour la trou- ver. Elle e ete repandue dans 1' Orient musulman et Test probablement encore (6) . Aujourd'hui encore a Khe'ibar, dans l'Arabie, les sorcieres apres s'etre enduit le corps de lait de vache et avoir abjure 1' Islam, chevauchent dans les airs sur un baton, s'emparent des hommes qu'elles


(1) C'est la position isolee des veuves et des vierges qui, entre tontes les femmes, les predestinent a le magie: Blau, op, laud., p. 25. Cf. Hubert et Mauss., op. laud., p. 129.

(2) Cf. Fossey, op, laud., p. 47.

(3) Cf. infra, chap. V.

(4) Ibn et H'adjdj, op. laud., p. 53-56 obtient du demon Deh- mouch une longue communication sur 1' organisation des djinns.

(5) Cf. infra, p.98.

(6) Wellhausen, op. laud., p. 159 et la reference a Derenbourg ; Kremer, Culturgesch de Orients, II, p. 253.


52 RESSEMBLANCEDUSORCIERETDU MARABOUT

rencontrent pour leur sucer le sang, les changeant en be- tes et leur enlevant la raison s'ils ne cedent pas a leurs desirs (1) . Le sorcier du reste se metamorphose a son gre en toutes sortes d'animaux. II est en relations avec les betes (2) et specialement avec certains animaux qui ont un caractere magique accuse ; le chat et le coq, par exem- ple, sont des animaux chers aux sorciers.

Cette tres incomplete enumeration des pouvoirs des sorciers met de suite en evidence un point remarquable : c'est que les pouvoirs des sorciers sont exactement les memes que ceux des saints, des marabouts et que rien n'est plus delicat que la distinction d'un saint et d'un magicien. Ce pouvoir d'agir sur les forces de la nature c'est le tagarrouf du marabout (3) ; comme le sorcier la marabout se rend invisible a volonte; comme lui il roule la terre sous lui et voyage a travers le monde ; une foule de saints en ont recu le nom d'Et' T'eyyar et pour n'en citer qu'un exemple, il y a un Sidi Ah'med et' T'eyyar pres de cette ville meme, a Hydra (H'idra). Les mara- bouts assurement ne vont pas au sabbat, mais ils fre- quentent les djinns, ils les instruisent, ils leur enseignent le Coran ; l'hagiographie musulmane abonde en details de ce genre; ils se changent en animaux a volonte, ils metamorphosent aussi les hommes en betes ; enfin Ils ont souvent des animaux favoris : sans citer les serpents des 'Ai'ssaoua, je rappellerai les lions de Sidi Mh'am- med ben' Aouda, de Zemmora. Une curieuse association


(1) Wellhausen, he. cit, et la reference a Doughty.

(2) Cf. Hubert et Mauss, Magie, he. cit., p. 81-28.

(3) Cpr. le pouvoir du cure dans nos campagnes : Frazer, op. laud., p. 71.


ORIGINE MAGIQUE DU MARABOUT 53

religieuse, les Heddaoua, moitie mendiants et vagabonds, moitie saints, sont connus pour leur affection envers les chats et les chevreaux (1) .

Qu'est-ce a dire ? Scandaliserons-nous les mu- sulmans en disant que le marabout est un sorcier ou reciproquement ? Non pas, mais nous pensons que les predecesseurs des marabouts, ceux dont les saints mu- sulmans ont tout doucement repris la tradition etaient des pretres magiciens, sortes de chamanes ou d'hom- mes-medecine dont le type est si repandu dans les socie- tes primitives (2) ; qu'ils fussent des hommes ou parfois des femmes ils avaient probablement la premiere place dans le clan ou dans la tribu; c'est du mo ins ce qu'on pourrait induire du nom chleuh' des marabouts, agour- rdm, mot qui vient d'une racine signiflant « premier », et par suite « prince » (3) . Ces agourrdm n' etaient ni des pretres, ni des sorciers, la distinction entre la magique et le religieux n'existant pas alors. Plus tard lorsque 'islam s'etablit petit a petit, que les masses accepterent et com- prirent son credo, tout ce qui ne rentrait pas dans le cadre de ce credo fut compte comme etant sorcellerie et ceuvre de sorcier.

Le marabout opere toujours au nom d' Allah ; son


(1) Moulieras, Maroc inconnu, II, p. 61, 184 seq.

(2) Pour nous le kdhin arabe et le kohen juif sont l'homme-mede- cine primitif. Pour Lagrange, Et. s. 1. rel, sem., p. 218, au contraire, le kohen juif est le pretre dont le kdhin arabe est une degenerescence.

(3) Les arabes font volontiers venir ce mot de la racine arabe karam, se fondant sur ce que les miracles des saints se nomment karama : mais cette etymologie est peu admissible. Nous verrons d'ailleurs que la posi- tion des agourrdm dans la societe des chleuh 'confirme notre hypothese.


54 DIFFERENCES ENTRE SORCIERET MARABOUT

« tacarrouf » est bien analogue au pouvoir du magicien mais il est une benediction de Dieu, baraka, et les prodi- ges qu'il opere au lieu d'etre du sih V, sorcellerie, sont des graces de Dieu, kardma, mot que les orientalistes les plus eminents (1) n'hesitent pas a rapprocher du grec. De plus Ses prodiges ont un caractere moral, c'est-a-dire qu'ils sont adaptes a certaines fins sociales, et non simplement individuelles (2) ; enfin ce sont des graces qu'il sollicite de Dieu et elles ne sont pas obtenues mecaniquement et necessairement par la seule force du rite, comme cela est caracteristique pour la magie. Mais rien de tout cela n'est absolu et la separation est mal faite entre le marabout et le sorcier (3) ; car la sorcellerie ecartee de la religion tend a s'y integrer de nouveau. Mille pratiques qui n'ont pu etre eliminees sont islamisees ; d'abord 1' Islam en don- nant a la croyance aux demons une place officielle et de premier plan ouvre la porte au magicien, ensuite une pratique n'etant reputee sorcellerie que lorsqu'elle est en dehors des cadres musulmans, on la colore d'islamisme, les noms de Dieu remplacent les noms des astres ou de tous autres etres magiques ; les formules de talisman se musulmanisent et les t'aleb, les aspirants marabouts, les marabouts eux-memes parfois deviennent des fabricants d'amulettes. II ne reste plus comme etant completement en dehors de la religion que la magie maleficiente et le


(1) Goldziher. Muhamm. Studien, II, p. 273.

(2) Cpr. Blau, Altjud. Zaub., p. 32.

(3) Voir, p. ex., les efforts que fait Ibn Khaldoun pour distinguer les coufis des sorciers, Prolegomenes, trad, de Slane, III, p. 184, 191, 193.


ISLAMISATION DR LA MAGIE 55

sorcier veritable n'est plus que l'etre redoute, isole, mais miserable et en danger d'etre moleste (1) , que nous avons deja caracterise.

Neanmoins, dans notre etude nous traiterons sous le nom de magie de ces pratiques et de ces croyances mal integrees dans le culte et dans la doctrine et qui sont pour ainsi dire les marginalia de la religion. II est curieux de voir tout le mal que prennent les auteurs de livres de ma- gie pour augmenter, au rebours des ecrivains strictement religieux, let confusion entre le saint et le sorcier ; qu'on Use le chapitre de la Terbia (2 \ c'est-a-dire 1' education (magique), dans un de ces livres, on n'y trouvera que des conseils de morale, d'ascetisme, absolument comme s'il s'agissait d'un mourid ou aspirant dans une confrerie reli- gieuse.Nous sommes d'ailleurspeurenseignes surl' initia- tion magique dans 1' Afrique du Nord. Comment devient- on marabout ? Chez les peuples sauvages, 1' initiation du pretre sorcier comporte des ceremonies extremement longues et extremement compliquees, qui durent parfois des annees et sont accompagnees d'epreuves physiques souvent douloureuses (3) : il s'agit de conferer au candidat ce pouvoir magique d'ou depend la vie de la tribu et qui est souvent hereditaire. Nous retrouvons 1' equivalent de ces initiations dans la transmission de la baraka chez les


(1) Cf. infra, chap. VI, VIII.

(2) Vol. Ibn el H'adjdj, op. laud., p. 40-43; voir comment les for- mules maleficientes de le page 97 ce terminent toutes par; Ettaqi lillah, « Crains Dieu ».

(3) Voir comme exemple la belle description de l'initiation du sorcier australien par Mauss, Origine des pouvoirs magiques dans les soc, austral. (Ecoles des Hautes Etudes, 1904), p. 14 a 50.


56 SINCERITE DU MAGICIEN

marabouts, mais les sorciers du Maghrib sont trop dera- cines pour avoir conserve de ces rites, ou au moins ceux- ci n'existent plus qu'a l'etat fragmentaire ou isole. En tous cas les auteurs de livres de magie citent leurs appuis (sanad) et la chaine des maitres qui leur ont transmis les sciences occultes (1) , chaine tout a fait comparable a celle dont se prevalent les chikh des confreries mystiques.

Enfin il reste une question a vider qui, toutefois, ne nous arretera pas longtemps. Nous avons parle Jusqu'ici du magicien comme si ses pouvoirs etaient reels ou tout au moins comme s'il y croyait sincerement. Or, il semble evident qu'il devrait etre rapidement convaincu de la va- nite de ses operations et on pourrait etre amene a croire que tous les magiciens sont des imposteurs nous croyons qu'il n'en est rien (2) . D'une facon generale d'ailleurs nous estimons trop simpliste le procede qui consiste a expliquer les pratiques magiques ou religieuses par la supercherie. Le sorcier n'est pas necessairement un menteur, le marabout n'est pas un charlatan. D'ailleurs si nous etions de cet avis nous n'ecririons pas un livre sur les origines de la religion, car, en supposant qu'il n'y ait la que des supercheries, nous supprimerions par cela meme la donnee de notre science.

Sans doute 1' imposture a joue souvent en ces matie- res un role considerable, mais il convient d'abord d' ob- server qu'entre la fraude et l'erreur il y a toutes les transi- tions possibles ; rien ne met mieux en lumiere cette verite


(1) Voir, comme un bel exemple, remuneration d'El Bouni, op. laud, IV, p. 136, seq. (dernier chapitre).

(2) Cir. Tylor, Civil, primit.. I, p. 158


LE MAGICIEN EN FACE DE LA SOCIETE 57

que les recherches poursuivies depuis un quart de sie- cle sur les phenomenes hypnotiques (1) ; et il n'est plus possible de faire etat de 1' explication voltairienne de la religion par l'imposture. Dans les societes primitives ou 1' existence du magicien est necessaire a la tribu, non seulement il se dupe lui-meme, mais encore il est pousse par P opinion publique a croire a Pefficacite des rites; les ceremoniaux sont du reste si compliques, que Pinsuc- ces est toujours attribue a une faute rituelle et des lors, il renforce la croyance au lieu de Pebranler. Si meme le magicien ne croit pas a sa magie, il la croit possible : sans doute une part de simulation se mele souvent a la sincerite, comme cela est courant dans les phenomenes hypnotiques, mais generalement il n'y a pas mensonge ; la croyance de tous s' impose necessairement a lui (2) . De meme dans les societes ou il est isole, meprise, cet isole- ment meme ou on le tient est la preuve que Ton craint ses malefices et qu'on y croit; d'ailleurs on vient le sollicker et il y a toujours chez lui au moins une demi sincerite. C'est la croyance commune qui Pa jadis fait magicien ; aujourd'hui c'est la religion qui, en Pecartant, le precise et le qualifie.


(1) Voir l'interessante classification des fraudes et des erreurs, de Maxwell, Phenomenes psychiques, p. 301.

(2) Hubert et Mauss, Magie, p. 35, 92 ; Mauss, op. laud., in t.


CHAPITRE II


Les rites magiques (1)


Pour guerir un ulcere ou une tumeur dans la Petite Kabylie, on prend du sang, des rognures d'ongles, des cheveux du malade, on les place dans un nouet d'etoffe et on les fixe dans le lit d'une riviere (2) . On pense en faisant cela que le mal sera purifie et lave comme II le serait par l'eau courante. Dans le Mzab, a Bou Saada, les


(1) J'ai cherche dans ce chapitre a appuyer l'exposition du sujet sur des exemples fournis tantot par 1' information, tantot par les textes de magie repandus dans 1' Afrique du Nord ; je ne puis done echapper entie- rement au reproche d' avoir confondu le magie populaire et la magie sa- vante ; je dois dire pour m'excuser que je n'ai trouve aucune difference serieuse entre les rites donnes par les deux ou trois traites que je cite, qui sont courants dans nos pays, et les rites recueillis par moi-meme ou par d'autres : si ce n'est que les textes obtenus par information sont toujours plus simples ; mais je ne crois pas cette simplicity primitive (cf. infra, p. 66 et 67, n. 1). Je me suis servi d'un petit traite assez clair et tres repandu intitule Choumous el 'anoudr oua kounouz el asrdr, attribue a Ibn el H'adjj et Tlemsani (mort en 980 H.), Imprime au Caire, 1822, 102 p. J'ai eu aussi tres souvent recours au livre classique d'El Bouni (Ah'med ben 'Ali, mort en 622 H.), intitule Chems el ma'drif el koubrd oua lat'd'if el 'aoudrif, autographic au Caire, 1818-1819, 4 parties. Reinaud, dans ses Monuments arabes, turcs et persans, avait deja donne de nombreuses references a ce, traite; mais elles sont peu utiles, parce qu'elles se rap- portent au manuscrit de la Bibliotheque Nationale. Pour la medecine ma- gique, j'ai cite plusieurs fois la Rah 'mat el oumma, de Soyout'i, Caire, 1818. II n'existe que de rares travaux speciaux sur la magie arabe : ils sont a peu pres tous cites dans les pages qui suivent; le livre precite de Reinaud contient de tres nombreux renseignements. Une bibliographic generale de la magie est donnee par Hubert, Magia, loc. cit., in f.

(2) Recueilli par nous dans la commune mixte d' Attia (Constantine) .


EXEMPLES DE RITES MAGIQUES 59

femmes juives rassemblent en un paquet leurs cheveux tombes et jettent ce paquet dans une rigole d'eau cou- rante : elles croient que le mouvement d'une eau pure contribuera par son contact avec les cheveux morts a faire croitre et a bien conserver leur chevelure (1) . Au Ma- roc, si une femme voit que son mari ou son amant se de- tache d'elle, elle emploie entre autres pour le ramener le moyen suivant: elle cherche a se procurer des cheveux et des poils de son mari, elle y ajoute de la terre prise dans l'empreinte de son pied droit et de la crasse grattee dans son Soulier droit ; elle enferme tout cela dans un nouet qu'elle porte applique sur la peau (2) . II est clair qu'elle pense par la s'attacher son mari comme elle s'est attache des matieres ay ant fait partie de lui-meme ou a peu pres. A Blida, si une femme voit que son mari ne lui laisse pas faire ses volontes, elle va chez une negresse qui prend un peu de ses cheveux, de ses poils, de ses ongles, quel- ques gouttes de salive, de la chassie de ses yeux, du ce- rumen de ses oreilles la negresse, apres avoir accompli quelques rites accessoires, fait de tout cela une pilule que la femme cherche a faire avaler a son mari avec ses aliments (3) . Elle espere ainsi penetrer pour ainsi dire avec sa substance celle de son mari et devenir maitresse des volontes de celui-ci.

Toutes ces pratiques sont fondees sur la croyance


(1) M. Morand, Rites relat. a la chev. dans I'Af. du N., in Rev. Af. 1906, p. 243.

(2) Recueilli par nous a Mogador (Maroc).

(3) Desparmet, Arabe dialectal, 2e per., p. 178.


60 LA MAGIE SYMPATHIQUE

qu'une portion du corps ou qu'un objet qui a ete contigu au corps peuvent remplacer celui-ci et que si on leur fait subir certains traitements, le corps d'ou ils provien- nent est affecte de la meme facon : c'est le principe de la magie sympathique {l) . De la vient le role important joue en magie par tout ce qui a touche au corps et par tout ce qui en provient, en particulier par les cheveux, paries ongles, par la salive (2) . Ces dechets ou secretions de 1'organisme ont pour les primitifs quelque chose de magique, particulierement la salive qui, comme le souf- fle, represente une sorte de principe vital. De la encore l'emploi de la salive pour la transmission de la baraka, au cours des initiations mystiques (3) ; telle est peut-etre la raison pour laquelle le vieux droit kabyle considere Taction de cracher a la figure comme plus grave que certaines violences (4) : c'est un malefice. C'est pour cela que Ton enterre avec tant de soin les cheveux coupes et les rognures d' ongles : des ennemis pourraient en effet s'en emparer et se livrer dessus a des pratiques funestes pour leur ancien possesseur (5) . La religion musulmane a consacre cet usage et en a fait un precepte canonique (6) . C'est egalement une des raisons pour lesquelles on evite


(1) Tylor, Civil, prim., trad, fr., I, p. 185-6 ; Frazer, Rameau d'Or, trad, fr., I, p. 3-5; Jevons, An introd. t. th. Hist, of Rel., 3e edit., p. 20-40.

(2) Cf. Fossey, Mag. ass., p. 91; Blau, Altjud. Zauberw., p. 162; Hubert, Magia, in Diet. ant. gr. et rom., p. 1509.

(3) Cf. infra, p. 89, chap. IX.

(4) Hanoteau et Letourneux, Kabylie, III, p. 193.

(5) Mahomet fut ensorcele avec ses cheveux. Voir p. ex., Qast'al- lani sur Qah 'th de Boukhari, VIII, p. 404.

(6) Cf. Doutte, Merrdkech, p. 99.


LA M AGIE S YMPATHIQUE 6 1

de laisser trainer les restes des aliments ; la relation sym- pathique qui existe entre ces restes et la portion ingeree des aliments, permettrait en effet eventuellement a la magie maleficiente de s'exercer (1) .

Ainsi identite ou contiguite de la matiere sur laquel- le on opere avec le corps de l'interesse, d'une part; simi- litude de 1'acte, d' autre part : voila les deux conditions de la magie sympathique ; elles se ramenent aux deux formes de 1' association des idees (2) . La ressemblance de l'acte peut-etre tres vague, comme dans la recette sui- vante : pour se faire aimer d'une femme, on prend de ses cheveux, on en fait un paquet en y joignant une amulette, c'est-a-dire un papier sur lequel il y a une invocation, et on suspend cela a une branche d'arbre ; chaque fois que le vent fait voltiger le tout, le coeur de la femme bat a l'unisson pour le beneficiaire de ce sortilege (3) .

La matiere sur laquelle le sorcier travaille ne pro- vient pas necessairement du corps de l'ensorcele : il sufflt qu'elle en soit 1' image, plus ou mo ins grossiere, ou meme un substitut moins direct, par exemple un pa- pier portant son nom. II en est ainsi dans l'envoutement. Voici un rite de ce genre, tire d'un traite de magie arabe pour priver quelqu'un de l'usage de ses membres, on fait avec de la cire une Image representant cette personne,


(1) Cf. Crawley, Mystic rose, p. 156.

(2) Tylor, loc. cit. II est remarquable qu'Ibn Khaldoun avait deja esquisse la theorie de la magie sympathique dans ses Prolegomenes, trad, de Slane, III, p. 177-178.

(3) Sicard, Takitount (arch, administr.) ; cf. Villot Mceurs, cout. et inst. des indig. de I'Alg., p. 217.


62 LA MAGIE S YMPATHIQUE

on ecrit dessus, avec un couteau dont le manche est fait de cette meme cire, le nom de l'ensorcele et celui de sa mere, ainsi que certains signes mysterieux ; ensuite on frappe celui des membres de cette statuette que Ton veut rendre malade chez l'ensorcele : au meme instant le membre reel est frappe (1) . A defaut de l'image le nom ecrit de la victime peut suffire: pour guerir 1' amour, ecri- vez les paroles suivantes dans la paume de votre main et effacez-les en les lechant: «Yakmouch, Bekmouch, Abhamouch et Yakmouch ; O mon Dieu efface 1' amour d'Une Telle fille d'Une Telle du cceur d'Un Tel flls d'Un Tel, comme ces mots sont effaces » (2) .

Parfois le magicien opere directement sur le corps de sa victime avec une matiere dont il espere ainsi uti- liser les mauvaises qualites : par exemple, pour faire naitre la discorde, entre deux epoux ou deux amants, il sufflt de parvenir a placer entre eux pendant qu'ils sont endormis du flel de lezard vert ; la couleur du lezard ren- force encore celle du flel et par suite son amertume, et cette amertume fait naitre celle des sentiments des deux victimes (3) . Autre exemple : lorsqu'une femme veut ar- river a faire fermer les yeux a son mari sur sa conduite, elle prend de la langue d'un ane, un peu de la corde qui attachait celui-ci et sept points de la ficelle qui cousait son bat; elle fait bruler tout cela ensemble et le fait manger au mari qu'elle enchaine et qu'elle se soumet ainsi, comme l'ane qui etait entrave et bate (4) . D'autres


(1) El Bouni, Chems el-ma'drifel koubra, I, p. 82.

(2) Es Soyout'i, Rah'ma, Caire, 1318, p. 121.

(3) Sicard, Zakitount (arch, administr.).

(4) Recueilli par nous a Merrakech.


LA MAGIE S YMPATHIQUE 63

fois il s'agit de se donner a soi-meme une qualite appar- tenant a quelque animal : les anciens arabes craignaient fort les epidemies; lorsqu'il y en avait une dans une ville et qu'ils voulaient y entrer sans danger, ils se mettaient a quatre pattes et poussaient le braiement de l'ane sau- vage : cet animal jouissant d'une sante robuste, on pen- sait ainsi s' assurer contre la maladie (1) . Dans certaines regions du Maroc, on croit que pour hater la pousse de la barbe, II suffit d'ecraser un papillon sur son visage ; on pense que la poussiere du papillon qui rappelle un peu le premier duvet des adolescents fera naitre et croi- tre celui-ci (2) .

J'ajouterai a ces quelques exemples choisis ca et la, celui d'un rite de magie sympathique jadis usite a Alger et decrit par le P. Dan : « Quand leurs femmes sont en en travail d' enfant, dit-il, ils usent d'une superstition qui me sembla bien estrange, en allant un jour par la Ville d' Al- ger. C'est qu'ils envoyent querir dans les escholes quatre petits enfans, ausquels ils donnent a tenir par les quatre bouts un assez grand linge, au milieu duquel ils mettent un ceuf de poulle. Avec ce linge, ces enfants vont aussi- tost par les rues, ou ils chantent certaines oraisons et respondent les uns aux autres : ce qu'entendant les Turcs et les Maures, qui en sont touchez de pitie, ils sortent incontinent de leurs maisons avec des cruches pleines d'eau, qu'ils versent au milieu du linge ou est cet oeuf, et


(1) Wellhausen, Reste ar. Held., p. 162-163 avec reference a 'Ouroua ben el Ouard ; toutefois voy, contra, Geyer in W Z K M, 1903, XVII, p. 301-302

(2) Moulieras, Maroc inconnu, II, p. 385.


64 LA MAGIE DEMONIAQUE

croyent qu'en mesme temps qu'il vient a se rompre par le moyen de cette eau qu'on y respand, celle qui est en peine d'enfant en est heureusement delivree (1) ».

Au lieu d'agir pour ainsi dire mecaniquement par le jeu mysterieux des analogies, le magicien peut egale- ment s'adresser aux demons, etres dont la personnalite est generalement peu accentuee, et qu'on appelle par des rites ou par des invocations. On considere generalement que ces esprits ne peuvent se dispenser de repondre a cet appel, mais cela n'est pas absolu (2) . Par exemple on prend du h 'enna, du sel, de la semoule chez sept fem- mes premieres-nees et qui n'aient jamais eu qu'un mari ; on melange tout cela, et on le parfume avec du benjoin que Ton fait bruler dans un mortier ; on va ensuite au bain maure, a 1' abattoir, au marche aux grains, pres des sources, pres des puits, pres des carrefours des chemins, tous lieux particulierement frequentes par les djinns. A tous ces endroits on jette un peu du melange, on prie les djinns de venir se reunir dans une maison qu'on leur designe. Le soir on se met dans un coin de cette maison: les djinns apparaissent et il ne reste qu'a leur demander ce que Ton veut (3) .

Voici un exemple d' invocation : « O Nouh', et Der- moukh, repondez et depechez-vous, vous et vos enfants, aunom de Sam 'at', Cham'ou', Berhout Berhin, 'Ash'im,


(1) Le P. Dan, Hist, de Barb., p. 286.

(2) Arg. des menaces contenues dans beaucoup d' incantations contre les demons qui refuseraient d'obeir aux injonctions du magi- cien ; voy. p. ex., infra, p. 123, n. 2 ; p. 127, n. 1 ; p. 135.

(3) Recueilli a Mogador (Maroc).


LA MAGIE DEMONIAQUE 65

et faites, 6 agents demoniaques (1) , ce que je vous ordon- nerai de faire, charme d' amour ou de discorde, ou de domination, ou seduction de femme, ou ouverture de tresors, ou information ; ou que vous soyiez, que Dieu vous fasse venir tous ! (2) »

Le plus souvent les demons repondent aux questions qu'on leur fait ; quelquefois ils ecrivent, en voici un exem- ple : « Nemouchlekh, Haibour, et Ferhoud, et Qough, et Lou', et Faghough (3) . Recitez ces noms autant de fois que leurs lettres valent en chiffres, chaque jour et chaque nuit, pendant quarante jours, en meme temps que vous brulez de l'encens male, un grain chaque jour et chaque nuit; pendant ce temps vous devez jeuner et vous abstenir de tout ce qui a une ame et de tout ce qui provient d'un etre anime. Passe ce delai, placez une feuille de papier au- dessus du feu, et recitez 1' invocation pendant que la fu- mee de l'encens monte : aussitot un serviteur des esprits vous ecrira sur le papier ce que vous aurez demande (4) ».

II semble qu'on trouve des traces assez caracterisees chez les musulmans de la theurgie egyptienne, dans la- quelle 1' incantation creait le dieu (5) ; en tout cas le carac-


(1) II y a dans le texte 'a 'oudn : ce sont des especes de djinns. Cf. infra, P. 73, n. 2.

(2) Ibn et H'adjdj, Choumous el'anoudr, p. 79.

(3) Ces noms magiques et les noms de demons n'etant jamais vocalises dans les textes, sont d'une lecture tres incertaine. En les transcrivant, je ne puis done en certifier l'absolue exactitude : mais nous pensons que dans la plupart des cas, les musulmans seraient aussi empeches que nous. J'ai adopte les lectures qui sembleraient les plus naturelles a un indigene de l'Afrique de Nord.

(4) Ibn et H'adjdj, op. laud., p. 99.

(5) Voy. infra, p. 118-119.


66 COMPLICATION DES RITES MAGIQUES

tere obligatoire, que nous avons mentionne, du rite sur les demons est generalement marque : souvent Allah est mentionne a cote des djinns, comme dans l'exem- ple precite et le charme tourne facilement a la priere; il y a une magie religieuse, dans laquelle les noms des demons sont remplaces par celui d' Allah, mais dont les procedes restent analogues a ceux de la magie ; nous en donnerons des exemples. D' autre part la magie utilise des rites qui sont aujourd'hui regardes comme essen- tiellement religieux, par exemple le jeune et le sacri- flce (1) .

Les lois dites de sympathie, l'appel aux demons et a leurs pouvoirs sont-ils toute la magie ? Nous verrons qu'il ne semble pas qu'il en soit ainsi. Des maintenant nous devons faire remarquer que si le rite de magie sympathique se rencontre parfois a l'etat pur ; le plus souvent, comme on le voit par les exemples precites la magie demoniaque et la magie sympathique s'entre- melent d'une facon inextricable. De plus la ceremonie magique est generalement compliquee ; si les rites que Ton recueille aujourd'hui ca et la sont presque toujours simples, tels que plusieurs de ceux que nous avons donnes plus haut comme recueillis dans l'Afrique du Nord, ceux que Ton rencontre dans les livres de magie en usage dans ce pays sont souvent tres complexas; il nous parait que les rites recueillis par les folkloristes sont incomplets, soit que les informateurs n'en donnent qu'une partie, soit que le rite transmis par la tradition


(1) Cpr. Hubert et Mauss, Magie, in Ann. Sociol., VII, p. 52-53.


CONDITIONS DE LA CEREMONIE MAGIQUE 67

verbale se soit simplified. Mais le sorcier de profession n'emploie generalement que des rites compliques : nous l'avons presque toujours vu se servir de livres, ce qui d'ailleurs se concoit aisement, si Ton reflechit que les operations sont minutieuses, leurs details difficiles a re- tenir, les incantations parfois tres longues et que la moin- dre faute compromet le succes de 1' operation. Ces livres sont le plus souvent en Algerie des livres imprimes en Egypte, mais on leur prefere volontiers les manuscrits : au Maroc en parti culier la livre imprime est juge tres in- ferieur au manuscrit et on pense que les sortileges reus- sissent mieux avec ce dernier.

Le plus souvent il est present a l'operateur d'etre en etat de purete, au point de vue musulman; de faire certaines prieres; de se livrer a des jeunes parfois tres longs comme dans un des exemples precedents (2) ; on ne trouve guere de prescriptions speciales aux vetements : il est quelquefois present que l'operateur devra etre completement nu (3) .

L'heure, le jour sont souvent minutieusement desi-


(1) Cela est d'autant plus vraisemblable que les informations sont toujours tres difficiles a recueillir sur ce sujet ; les sorciers professionals ne se livrent presque jamais ; e'est aupres des femmes agees que Ton a le plus de renseignements, mais les recettes qu'elles vous donnent ont ete, evidemment plus ou moins alterees par la tradition verbale. De plus, il est souvent a craindre que, les transmettent a un non-musulman, elles les afferent a dessein, pensant ainsi que le rite n'etant pas complet ne puisse servir de rien a celui auquel elles n'en ont devoile qu'un partie.

(2) Voir dans El-Bouni, op. laud., Ill, p. 160, l'enumeration des conditions a observer pour se mettre e travailler le grand oeuvre : purete, dhikr, jeune, etc.. Cf. infra, p. 93 seq.

(3)Cf.Villot,Mcewrs, coutumes etinstit. desindig. del'Alg., p. 213.


68 CONDITIONS DELACEREMONIEMAGIQUE

gnes ; il y a toute une science des aouqdt ou moments favorables, qui a vrai dire releve de l'astrologie et que pour cette raison nous ne pouvons qu'indiquer ici (1) . Un grand nombre de ceremonies magiques ne peuvent avoir lieu qu'au lever du soleil (2) . Des genies speciaux sont preposes aux mois, aux semaines, aux saisons : ainsi la premiere thdqoufa (saison), celle du printemps est gou- vernee par Asiail, le roi du Nord ; la deuxieme, celle de l'ete, par Daniail, le roi de 1' Orient; la troisieme, celle de l'automne, par H'erqayil, le roi du Sud ; la quatrieme, celle de l'hiver, par Roudiail, le roi du Couchant, et cha- cun d'eux a des agents d'execution, (a'oudn) : Roudiai'l aMocmail, Ser'ail, etc. ... (3) .

Cela nous conduit aux prescriptions de la magie touchant 1' orientation : elles sont peu nombreuses, la plus frequente, evidemment placee sous une influence religieuse, est celle qui ordonne de se tourner vers la qi- bla ou direction de la Mecque (4) ; le sacrifice des negres, qui a un caractere au moins autant magique que religieux est souvent precede d'un salut aux quatre points cardi- naux (5) . L'endroit de 1' operation est tres souvent indique


(1) Sur les aouqdt, voir El Bouni, op. laud. I. p. 10 seq. Les pages 21 e 25 sont consacrees a l'astrologie ; voy. aussi III, p. 88. Cpr. l'as- trologie de Madagascar, copiee de celle des musulmans, in Ferrand, Un chap, d'astrol. arabico-malgache, in. Journ. Asiat., sept.-oct. 1905, Xe ser., t. VI, p. 244 seq.

(2) P. ex., au hasard, El Bouni, op. laud., II, p. 69 ; III, p. 133. Cf. infra, p. 131-133.

(3) El Bouni, op. laud., I, p. 50.

(4) Cf. Infra, p. 95, 98.

(5) Bel, Quelques rites p. obt. lapluie en t. de secheresse ch. I. mu-


MYSTERE DE LA TRADITION MAGIQUE 69

comme devant etre isole : on ne parle dans les livres de magie musulmane que de kheloua (solitude), defald (desert), de &a/z/(caverne). Le mystere et le secret sont habituels ; les incantations sont souvent peu comprehen- sibles ; elles sont d'autant plus efficaces qu'elles ont ete conservees plus secretement et qu'il a ete plus difficile d'en obtenir communication^.

« J'ai cherche pendant vingt ans, dit Ibn el H'adjdj, la formule de cette invocation, toujours exaucee dans le plus bref delai : j'interrogeais tout le monde dans mon desir de la trouver, bref je la recherchais de toutes les facons ; je la trouvai enfin pres d'un homme de l»Iraq, a Baghdad, qui accomplissait avec elle des prodiges extra- ordinaires; II s'en servit pour se re vo Iter et s'empara du pays de Baghdad ; meme il etendit son autorite jusque sur la plus grande partie de l'Traq. Lorsque je le connus il n'avait pas encore conquis le pouvoir ; je l'entretins d'abord de la science et il me dit : « II y a dans la science des merveilles et des prodiges ». Je lui dis : « O maitre, par Dieu, fais-moi voir quelques-uns de ces prodiges ». II me repondit : « Si tu t' engages a ne rien reveler, tu verras des merveilles... » (2) . Lorsque j'eus pris place


sulm. d. Maghrib, in Recueilde textes et de memoires publies en Vhonneur duXIVe Congres des Orient, par l'Ecole Sup. des Lettres d' Alger, p. 73.

(1) Cpr. Hubert et Mauss, Magie, he. cit., p. 42-48, 129.130 ; Hubert, Magie, loc. cit, p. 1497, p. 1501. Au contraire, Fossey trouve la magie assyrienne simple et claire. Cf. infra, chap. VI.

(2) II y a ici une lacune dans mon edition d'Ibn et H'adjdj ; il est du reste facile de se figurer comment il faudrait la combler. Le magicien faisait surgir une embarcation de toute piece et invitait son disciple a y monter.


70 MYSTERE DE LA TRADITION MAGIQUE

dans l'embarcation et que nous eumes navigue pendant une heure, nous arrivames a une ile dans laquelle se trouvait une ville d'une blancheur eclatante, comme on n'en a jamais vu et dans laquelle habitaient les filles des rois des genies (djinn). En voyant cela, je craignis pour ma vie et je m'ecriai : « maitre, je t'en conjure par le Dieu sublime, ramene-moi a l'endroit d'ou nous som- mes partis ». — « N'as-tu pas demande, me repondit-il, a voir les merveilles de la science ? » Alors il prononca des paroles que je ne compris pas et voila que la tasse se trouva pleine d'eau comme avant (1) . « Maitre, lui dis-je, par Dieu et par le Prophete, enseigne-moi comment tu as obtenu ces prodiges ». — « Je te l'apprendrai, me dit-il, a la condition que tu gardes le secret ; les prodiges que tu as vus, et de plus etonnants encore, s'operent par la vertu de 1' invocation de la sourate du soleil et de sa clarte : da'ouat ech chems oua d'ouh'dha (2) ». Alors je lui de- mandai de m'apprendre cette invocation. « II faut pour cela, me dit-il, que tu sejournes encore quelque temps pres de moi ». Je restai pres de lui encore environ cinq ans ; alors il me fit prendre 1' engagement que je ne la re- velerais jamais, si ce n'est a quelqu'un de pieux, et, il me l'enseigna. Je la, pratiquai et j'en penetrai les secrets ; puis, je la gardai soigneusement sans la communiquer a personne. Mais lorsque ma tete commenca a grisonner et que j'entendis l'appel de la voix du Juste, je connus que


(1) L'embarcation avait ete probablement obtenue par la transfor- mation d'un verre d'eau.

(2) Cor an, sour. XCI.


MYSTERE DE LA TRADITION MAGIQUE 7 1

c'etait la un signe avant-coureur de ma fin, je demandai a Dieu de me donner la force de composer ce livre et d'en faire un tresor de secrets pour les inities : Dieu vou- lut bien m'inspirer et m'assister dans la recherche de la verite et j'ai place dans mon livre cette invocation benie et sans pareille. II y aurait beaucoup de choses a dire sur le Maitre: je n'ai connu parmi les hommes de la science personne d'aussi capable que lui de conserver les secrets de la science lumineuse et des dons divins, si ce n'est un autre homme du pays d' Alger que je trouvai operant avec 1' invocation ('azima) dite dehrouchiyya : il en ob- tenait des effets prodigieux et me l'enseigna aussi (1) ».

De pareils recits sont habituels dans les livres de magie ; c'est un talisman qui est revele a un saint person- nage, sous forme d' apparition lumineuse dans une cham- bre souterraine de la mosquee d'Alep ou il priait (2) ; c'est l'histoire d'un voyageur mysterieux a qui tous les habi- tants d'un village refusent l'hospitalite, sauf un, et qui en recompense apprend a ce dernier une invocation d'une puissance merveilleuse (3) ; ou bien des noms secrets sont reveles par un saint personnage au cours d'evenements enigmatiques (4) ; un cercle magique, la ddirai el ih 'at 'a, est revele par une apparition suivie d'un songe dans le- quel se montre 'Ali ben 'Abi T'aleb lui-meme (5) . Les auteurs de livres de magie, du reste, s'enferment souvent,


(1) Ibn et H'ajdj, op. laud., p. 33.

(2) El Bouni. op. laud., I, p. 44-45.

(3) El Bouni, op. laud., I, p. 92.

(4) El Bouni, op. laud., II, p. 99-100.

(5) El Bouni, op. laud., Ill, p. 62. Cf. infra, p. 169-170.


72 LA MAGIE DES PARFUMS

lors de la revelation de leurs secrets au lecteur, dans une obscurite volontaire ; El Bouni, devoilant les secrets de la da 'oua khanqa t 'iriya, dit: « Prenez , 1*1 f .UU>Y fj (1) qui n'ait pas de tache blanche ». La suite seulement montre qu'il s'agit d'une victime, probablement un coq (2) ; mais il y a d'autres endroits ou il est impossible de restituer un sens raisonnable (3) .

Au premier plan de la pharmacopee magique musul- mane sont les parfums a bruler (4) ; il n'y a aucune cere- monie importante, aucune invocation serieuse de djinns sans qu'il soit indique d'y bruler tel ou tel parfum (5) ; parfois il y a des parfums plus ou moins efficaces suivant les heures et les jours (6) ; les plus repandus sont appeles couramment, en Algerie et au Maroc, les sept parfums qui sont d'habitude : el djdoui lakh'al (benjoin noir), el djdoui labiod' (benjoin blanc) (7) , bkhour es souddn (resine d'elemi) (8) , el 'oud et qamari (bois d' aloes), el kezber (coriandre), el loubdn (encens) et el mi 'a (styrax ou myrrhe). Cette liste d'ailleurs n'est pas invariable, et


(1) Ces lettres sans points n'ont aucune signification.

(2) El Bouni, op. laud., Ill;, p. 121; infra, p. 98.

(3) El Bouni, op. laud., p. 122, 1, 20, 21 ; p.124, 1, 12-13; irffrd, p. 98, p. 100.

(4) Les musulmans sont grands amateurs de parfums ; dans toute 1' Algerie du Nord, il y a des bekhkhdr, mendiants, qui vous encensent et auxquels on ne refuse pas une aumone ; au Maroc ils sont tres repandus. Cf. Robert, L'Arabe tel qu'il est, p. 182.

(5) El Bouni, op. laud., Ill, p. 88.

(6) Voy. p. ex. infra, parfums de le ridd'a des deux noms, p. 96.

(7) Je ne sais a quelles substances correspondent respectivement ces deux djdoui.

(8) D'apres Dozy.


LA MAGIE DES PARFUMS 73

d' autre part, sous le nom de « seb'a boukhourat », on vend un melange de deux ou trois d'entre eux tout sim- plement.

A propos de la magie des lettres, Ibn et H'adjdj, apres d'autres auteurs, donne le djedouel (tableau) que nous reproduisons a la page suivante, dans lequel, dit-il, se trouvent indiques quinze parfums doues de proprietes magiques des plus efficaces

« Ces parfums mettent les esprits superieurs au service de ceux qui les nourrissent de leur fumee. Ce- lui qui saura les trouver dans ce tableau parviendra au degre du soufre rouge (1) dans les mysteres des lettres. Ces parfums ont encore une autre propriete : si vous les melangez et si vous les broyez ensemble, comme nous l'avons dit, si vous en jetez ensuite un peu dans le feu pendant la nuit de la premiere a la seconde moitie du mois, et que vous appeliez 1 "aoun el mouakkeP\ il viendra sans que vous ayez besoin de le faire venir de force par la vertu d'aucune conjuration ou d'aucun nom magique : demandez-lui alors qu'il vous apporte la pro- vision du mois, et il le fera ; et si vous en faites autant la premiere nuit du mois, ce Bora la meme chose : un des esprits superieurs viendra et accedera a tout ce que vous lui demanderez (3) ».


(1) El kebrti el'ah'mar, expression d'alchimie ; indique ici « un degre eleve ».

(2) Mot a mot, agent charge de 1' execution, genre de djinn fre- quemment mentionne. Voy. Dozy, Supplement, s. v., ou Ton trouvera les references aux passages de Mille et une Nuits dans lesquels il en est question.

(8) Ibn et H'adjdj, op. laud., p. 6.


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LA MAGIE DES PARFUMS


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Quant aux noms des parfums, une note marginale du livre indique que l'auteur de cette note a forme au moyen des lettres du carre que nous reproduisons ci-des- sus les quinze noms suivants :

Sounboul, nard indien ou spicanard, rhizome de la Valeriana Jatomensi, Jones, du Nepaul. — Rih 'an, basi- lic ; designe le myrte en Algerie. — Ouard, rose. — Ghd- lia, preparation astringente (cannelle, miel, noix de galle, muse, giroflee). — Kdfour, camphre. — Mesk, muse. — (Randal, santal. — Megt'ka, mastic de Pistacia Terebin- thus, L. (bt'oum). — Loubdn, oliban, encens. — Djdoui, benjoin. — Za'afrdn, safran. — Qabir, aloes. — Qes- bedhira (pour qceb edh dhorei'ra), rhizome de I'Acorus


LES MAUVAIS PARFUMS 75

calamus, L. — Mi' a, styrax ou myrrhe. — Khaouldn, ex- trait inusite aujourd'hui et dont la nature est inconnue.

D'autres fois, il est parle des quatre parfums qui sont :

El mouql et azreq, peut-etre la resine dite bdellium.

— El mi' a es sdila, myrrhe liquide (Balsamodendron).

— Chah 'm en na 'dm, graisse d'autruche. — Dimagh et qird, cervelle de singe (1) .

Souvent les parfums sont remplaces par de mauvai- ses odeurs ; c'est ce que Ton appelle dans l'Afrique du Nord et tebkhira I khdnza, c'est-a-dire l'encensement puant. En voici un exemple : pour empecher une fille de se marier, on jette de l'eau qui a servi a laver un mort. Lorsqu'elle veut detruire ce sortilege, la jeune fille s'en va au bord de la mer : la elle se met completement nue et se lave dans sept vagues successives, en buvant un peu de l'eau de chacune d'elles. Elle doit en faisant cela porter sur ses epaules un couffin qui a servi a deblayer la terre de la tombe d'un mort ; on perce le fond et elle passe la tete au travers de facon que le couffin retombe sur ses epau- les comme une pelerine. Ensuite elle sort du bois et on l'encense avec les mauvais parfums, c'est-a-dire qu'on fait bruler tout autour d'elle du soufre, du crin, de la


(1) Ibn el H'adjdj, op. laud., p. 63. J'ai cherche a identifier un certain nombre de ces noms d'apres Guignes, Les noms arabes dans Serapion mJourn. Asiat., Xe ser., t. v, mai-juin 1905, p. 473. 646, et t. v VI, juillet-aout 1905, p. 47-112 (voy. chaque mot s. v.) ; Reynaud. Etu- de sur 1 'hyg. et la med. au Maroc, p. 186-178 et Salmon, Sur quelques noms deplantes en ar et en berb. in Arch, maroc., VIII, p. 1-98.


16 PHARMACOPEE MAGIQUE ; ANIMAUX

laine, des piquants de herisson, des coquilles d'ceufs, de la corne et du poil de negresse (sept en tout) ; la jeune fille doit garder pendant toute 1' operation le silence le plus strict (1) . Le soufre, la mandragore (teffdh 'et djdnn {2 \ pomme des djinn), V assa foetida (h'entit, mieux h'iltit), apparaissent souvent comme « mauvais parfums » dans les textes de magie noire (3) .

II n'est pas tres difficile d' interpreter cet usage magique des parfums ; la fumee, l'odeur paraissent evi- demment aux primitifs, au meme titre que le souffle (in- fra, chap. Ill, in pr.) les vehicules de la force magique, sinon la force magique elle-meme. D'autre-part on leur attribue souvent aussi une vertu purificatrice (4) .

II est connu que certains animaux sont habituelle- ment employes en magie et ont proprement une vertu magique. Voici une serie de petits textes qui mentionnent des animaux ou des matieres d'origine animale souvent employees dans la magie des musulmans :

« Le coeur du vautour (5) , place dans une peau d'hyene


(1) Recueilli a Merrakech, Mogador, usite dans tout le pays chleuh' du sud du Maroc. Dans l'interieur des terres on remplace les sept vagues de la mer par l'eau de sept puits dont le fonds ne voit jamais le soleil ; la jeune fille se beigne dans cette eau ou se lave avec elle.

(2) C'est le fruit qui est ainsi nomme ; II s'appelle aussi louffdh '; la plante est le yabrouh '.

(3) Cf. infra, chap. V. — Sur parfums et fumigations, Cf. Chau- vin, Bibilog. arabe, V. p. 60 ; Doutte, Merrdkech, p. 380 ; Snouck Hur- gronje Mekka, II, p. 121-122 ; Ibn Khaldoun, Prolegomenes, trad, de Slane, I, p. 222 ; infra, chap. XVI.

(4) Cf. infra, chap. XVI.

(5) Le mot employe dans le texte designe aussi l'aigle ; mais dans le Maghrib il designe specialement le vautour ; or notre auteur est de Tlemcen.


PHARMACOPEE MAGIQUE ; ANIMAUX 77

sur laquelle sont ecrits les noms de la lune avec un dessin representant un chien dont la queue est dans sa bouche, empeche les chiens d'aboyer apres celui qui le porte. — Les yeux d'ecrevisse, de chat domestique et de huppe, seches a 1' ombre, melanges avec leur poids d'antimoine d' Ispahan et employes en collyre avant le lever du soleil font voir les esprits et permettent de les interroger. — Le cceur de chacal, le coeur de hibou et le cceur de gerboise seches au soleil et enveloppes dans une peau de lion preservent celui qui porte ce talisman des djinns et des hommes, et les fauves ne l'approchent pas. — Le fiel d'une poule noire, le fiel d'un chat noir, le fiel d'une hirondelle et le fiel d'un bouc noir seches a 1' ombre, avec leur poids d'antimoine, le tout additionne d'un poids egal de teinture pour le h'erqous (1) et em- ploye en collyre la nuit, font voir clair comme s'il etait jour. — La cervelle de djalad (2) , la cervelle de genette (qat 't ' et ghdliya), la cervelle de singe, la cervelle de vautour, la cervelle d'un coq noir, la cervelle de huppe, la cervelle de chauve-souris sechees a l'obscurite, le tout place dans une peau de chacal tannee avec de 1' aloes (gabir), du koh 'eul et de la cannelle (ddr gini), empe- chent le porteur d'etre vu ou entendu par qui que ce soit. — Les dents de chat et le faz (3) , reunies dans une peau de


(1) Dite h'edida : c'est un alliage de sulfure d'antimoine et de pyrite de cuivre qui, melange a la noix de galle et a l'huile est employe pour teindre les cheveux et les sourcils (Hanoteau et Letourneux, Kaby- lie, II, p. 416). Cf. infra, chap. XVI.

(2) Animal dont 1' identification est assez incertaine. Voy. Dozy, Suppl., s. v.

(3) Je ne sais comment traduire ce mot. Peut-etre pour far, « rat ».


78 PHARMACOPEE MAGIQUE ; ANIMAUX

chien et enterrees dans la maison de l'oppresseur atti- rent sur celui-ci le malheur et les proces. — Les serres d'un coq blanc et noir, les serres d'aigle, placees dans la queue d'une peau de chacal font gagner les proces et ecartent les malheurs. — Celui qui enduit ses parties de fiel de chacal avec du fiel d'ecrevisse et du fiel d'un chat bigarre, et qui a dans cet etat commerce avec sa femme ne peut plus etre trompe par celle-ci. — Celui qui avant le lever du soleil emploie en collyre des yeux de heris- son, des yeux de hibou et des yeux de huppe seches en- semble et additionnes de leur poids d'antimoine, celui-la distingue l'eau qui coule sous la terre (1) .

Parmi les animaux, le coq est un de ceux qui sont le plus frequemment utilises par la magie ; 1' animal qui indique la lumiere parait aux yeux des barbares avoir de mysterieuses connaissances (2) . Le prophete des Ber- ghouata du Maroc, au Xle siecle, defendait a ses fideles de tuer aucun coq, parce que cet animal indique l'heure de la priere (3) . La grenouille est aussi un animal souvent employe (4) ; le chat egalement, le chat noir surtout ; les djinns prennent souvent cette forme, d'autres fois ils se metamorphosent en grenouille, en cafard, en tortue, en abeille, etc... (5) .

La cervelle des animaux, comme nous venons de le


(1) Ibn el H'adjd), op. laud., p. 101.

(2) De meme chez les Juifs. CI. Karppe, Zohar, p. 525 et n.; utili- sation du coq dans la magie musulmane, cf. infra, chap. V.

(3) Qart'ds, trad. Beaumier, p. 181.

(4) Cf. infra, chap. V.

(5) Ibn et H'adjdj, op. laud., pp. 60-63, ou encore par exemple, El-Bouni, op. laud., p. 133.


PHARMACOPEE MAGIQUE ; PLANTES 79

voir, est une matiere eminemment magique; la cervelle d'hyene en particulier est connue dans tout le nord de l'Afrique pour exciter 1' amour au point que le verbe d 'eba ' (d 'eba ' signifie hyene) s'emploie pour dire « etre fou d' amour ». Dans certains pays la cervelle de mulet est considered comme pouvant servir a des sortileges si dangereux que lorsqu'un mulet est abattu, sa cervelle doit etre detruite en presence de la djema'a assemblee (1) .

Les plantes ont egalement leurs proprietes ; toute plante, croit-on, a une utilite particuliere pour la magie (2) , fihd h 'ikma {3 \ Quelques-unes ont la faculte de changer le plomb en or : a il y a, dit Ibn et H'adjdj, une plante que Ton appelle kerbiouna {A) chez certains orientaux : elle pousse pres du Nil, au Caire; je Pai vue aussi dans les environs des jardins de Tunis et de Tripoli ; c'est aux environs de Damas qu'elle est le plus abondante; dans le Maghrib, elle pousse dans une montagne du Dra et aussi au Djebel Douna ( ?) et dans d'autres montagnes, en particulier dans celle qui s'etend au-dessus du pays des Fichtala. J'ai rencontre un savant magicien ('drif) verse dans ces connaissances (de la h 'ikma des plantes) qui avait en main cette herbe ; il en jetait un peu sur plusieurs livres de plomb et celui-ci se changeait en or


(1) Sicard, Takitoani (Arch, administr.).

(2) Cf. Qast'allani sur Qah 'th 'de Boukhari, VIII, p. 360: « Dieu a donne un remede pour toutes les maladies. »

(3) Chez les Malais le mot h'ikma en est venu a designer les proprietes mauvaises des plantes, specialement des poisons, et d'une facon generale les precedes de magie noire. Cf. Snouck Hurgronje, The Atchenese, trad, angl., I, p. 414.

(4) J'ignore le nom scientifique de cette plante.


80 PHARMACOPEE MAGIQUE ; PLANTES

pur; il enjetait sur du fer, qui etait au feu (comme le plomb d'ailleurs) et aussitot ce fer devenait de 1' argent pur ; et de meme pour le qal'i (l) provenant des mines situees pres d'Abou Ya'zza, connu sous le nom d'El Gherbi : un peu de cette plante jete sur ce plomb, le transformait en argent pur a l'epreuve du feu. Quant au qal'i roumf 2) il n'est d'aucune utilite dans ce cas, car il est melange de plomb ; il en est de meme du cuivre : l'emploi de cette plante ne donne rien avec lui. Je demandai a mon pieux et devot confrere ou il avait eu cette herbe : « Je l'ai rap- portee, me dit-il, du pays de Tamesna, a un endroit ap- pele Sidi Nader et Sidi Noulder (3) ; elle se trouve la dans un champ que Ton appelle « champ de Tor » et il n'y a qu'elle qui y « pousse ». Les Arabes et les Berberes la nomment taqandin, d'apres ce que me dit mon myste- rieux confrere. J'ai vu un homme qui en avait rapporte du pays des Doukkala (4) et qui, purifiant du plomb avec elle, le transformait en or et le fer en argent. Plusieurs personnes versees dans ces etudes m'ont assure qu'elle poussait dans le pays des Tadla (5) . » On voit que, confor- mement a ce que nous avons dit plus haut, ce sont surtout


(1) Je pense que c'est ici l'etain.

(2) « L'etain des Europeens ». Je ne sais quel metal ou quel al- liage designe cette expression.

(3) Je lis ainsi les noms propres de la ligne 15 ; sauf le mot ml'a que je ne comprends pas. Le Tamesna correspond aux Chaouia actuels, Sidi Nader et Sidi Nouider sont actuellement connus. Cf. carte des Chaouia dans Weissgerber, Et. geog. s. le Maroc, I, Prov. de Chaouia, in La Geographie, 1900, p. 437 seq. ; Doutte, Merrdkech, p. 5.

(4) Grand pays sur la cote atlantique, autour de Mazagan.

(5) Ibn et H'adjdj, op. laud., p. 22.


PHARMACOPEE MAGIQUE ; PLANTES 8 1

les contrees les plus reculees du Maghrib et Aqca qui produisent les plantes merveilleuses.

D'autres plantes ont la propriete plus modeste, mais non moins precieuse, de faire produire au lait une grande quantite de beurre. Telle est par exemple la plante que les Orientaux appellent ledouna et les Maghribins oudhn et fdr^ l) (oreille de rat) : il suffit de la dessecher et de jeter sa poudre dans 1' outre ou on fait le beurre pour que celui-ci apparaisse en grande abondance (2) . Enfin je rappelle sim- plement que les proprietes curatives des plantes sont cou- ramment confondues avec leurs proprietes magiques. II est curieux de constater que l'orthodoxie musulmane a consa- cre officiellement les proprietes merveilleuses de certaines plantes : tel est le h 'enna dont nous aurons a reparler plus longuement a propos des purifications^. Je me bornerai a citer encore une autre plante, tres employee en fumigations et en lotions, le h 'armel, qui jouit d'une grande reputation dans toute l'Afrique septentrionale : un h'adith, d'ailleurs sans autorite et invente visiblement pour justifler l'usage de cette plante, dit que les anges veillent sur elle (4) .


(1) Ce mot est la traduction du mot myosotis ; V oudhn etfdr des Arabes est egalement le myosotis, d'apres 'Abderrezzaq et Djezafri, Kachfor roumous, trad. Leclerc, p. 37.

(2) Id., op. laud., p. 23. — Cpr. Moulieras, Cont. et leg. merv. de la Gr. Kab., I, p. 152, n. a ; Doutte, Texte ar. en dial, oranais, in Mem. Soc.Ling.,t. XII, p. 380-381.

(3) Voy. infra, chap. XVI.

(4) 'Abderrezzaq et Djezai'ri, Kachf er roumous, trad. Leclerc, p. 137, je n'ai pu retrouver ce h 'adith dans aucun recueil de traditions ; il y est fait allusion par El Ant'aki, Tedhkirat aould I 'albdb, Caire, 1284, I, p. 172; les Egyptiens se servaient deja du h'armel en, fumigations magiques. Cf. Guigues, op. laud., in Journ. Asiat., Xe ser. t. V, p. 533.


82 LA MAGIE DES COQUILLAGES

Les coquillages ont toujours attire 1' attention des peuples primitifs ; on sait l'usage que font les negres des petits coquillages connus sous le nom de cauries (Cyprcea moneta, L.) : ce sont en meme temps pour eux des amulettes, des ornements, des objets d'echange et nous saisissons la l'origine de la parure et de la mon- naie. Les Arabes anciens connaissaient egalement les cauries et autres coquillages semblables sous le nom de ouada ', djaz ', kharaz {kharaz yamdni) ; ils garnissaient les idoles anciennes et on les portait comme amulettes celui qui portait des coquillages noirs sur le mollet etait repute a l'abri du mauvais ceil (1) . De nos jours, pareils usages sont courants chez les negres musulmans de l'Afrique du Nord : mais ils se retrouvent aussi chez les indigenes et, dans nombre de regions, il est d'usage d'attacher de ces petits coquillages dans les cheveux des enfants : le mot ouda' est toujours employe pour les designer.

Les pierres precieuses sont egalement regardees comme magiques ; bien certainement il faut considerer l'usage de les porter comme ay ant sa source dans des croyances de magie. On imagina de les mettre au doigt, enchassees dans un anneau : plus tard on grava sur la pierre une Inscription. Mais cette inscription n'avait nullement pour but primitif de faire connaitre le nom du proprietaire de la pierre : c' etait plutot une inscription destinee a lui porter bonheur, ayant un caractere magi- que, tantot une formule pieuse, tantot des mots et des


(1) Wellhausen, Reste arab. Heid., p. 165, citant YAghdni.


LAMAGIE DES GEMMES ; ORIGINE DU SCEAU 83

dessins magiques (1) . Ce n'est qu'ulterieurement qu'on s'en servit comme sceau et pendant longtemps les sceaux furent l'objet d'un respect superstitieux : 'Oth- man ayant perdu le sceau du Prophete, on tira de cet evenement les presages les plus funestes pour l'islam (2) . Par suite le mot khdtem, mot qui se retrouve dans les autres langues semitiques ou il signifie « signe » et qui designait le dessin grave sur la pierre, en vint a pren- dre le sens de « sceau »,et le verbe khatama celui de « sceller » et par suite « terminer » (3) . Continuant son evolution le mot khdtem a fini par designer les bagues d'une facon generale, mais en magie il conserve le sens de signe et designe les divers dessins auxquels on attri- bue un pouvoir surnaturel. Aujourd'hui encore on voit des sceaux avec des dessins a caractere magique. Le dessin dit « sceau de Salomon » est en particulier assez repandu : le cachet du cherif d'Ouezzan, au Maroc, re- presente ce signe celebre.

Les pouvoirs magiques attribues aux pierres pre- cieuses sont innombrables. Celui qui porte certaine va- riete de cornaline particulierement estimee reste calme au milieu des disputes ou des rires ; employee en eclats comme cure-dents, la cornaline blanchit les dents, em- peche leur collet de saigner et adoucit l'haleine trop


(1) Voy. sur les pierres gravees et les sceaux, Reinaud, Mon, ar. pers. et turcs, I, p. 10 seq., spec. p. 21 et la premiere partie du t. II.

(2) Voir les h 'adith relatifs au sceau du Prophete reunis dans Tir- midhi, Chamdil. p. 64-68 du Commentaire de Baidjouri, Caire, 1311 (p. 68, perte du sceau et malheurs qui la suivirent).

(3) Landberg, Arabica. V. 126-128 et la reference qu'il donne a Frankel.


84 L'HISTOIRE NATURELLE

forte ; on attribue a Mahomet cette parole: « Celui qui porte en bague un sceau en cornaline ne cesse pas d'etre dans la benediction et le bonheur » ; calcinee, la corna- line guerit les maux d'yeux et les palpitations (1) . Le fer aimante detruit les sortileges et met les mauvais esprits en mite ; Alexandre en faisait porter a ses soldats pour les defendre des djinns et des ensorcellements (2) . Celui qui porte comme cachet trois sortes d'hyacinthe ou qui les porte suspendues est a l'abri de la peste, meme si elle est generale autour de lui ; de plus il parvient aux plus hautes destinees (3) .

Ces exemples que Ton pourrait multiplier, sont empruntes a l'ouvrage de Qazouint; un autre auteur, Et- Tifachi, a compose un traite special sur les proprietes magico-medicales des gemmes (4) . La description des proprietes des mineraux, aussi bien que des plantes et des animaux est une litterature directement apparentee a la magie. Elle contient le germe de ce que nous appe- lions hier encore l'histoire naturelle : c'est la science des proprietes des choses, de leurs sympathies et de leurs antipathies. D'origine presque entierement grecque, elle ressemble absolument a cette Magia naturalis de la Renaissance d'ou sont sorties la medecine et la biolo-


(1) El Qazouin'i, 'Adjd'ib et makhlouqdt, en marge d'El Damiri, H'aydt et h 'ayaoudn, I, Caire, 1 8 1 8, p. 3 1 0-3 1 1 .

(2) El Qazouini, op. laud., I, p. 319 ; il y a un autre chapitre sur l'aimant, si, p. 4. Cela est a rapprocher des croyances relatives au fer ; supra, p. 41.

(3) El Qazouini, op. laud., II, p. 7-8.

(4) Ashdr et afkdrfi khaoudcc el 'ah 'djdr, mss n° 502 de la Bibl. d'Alger. Cpr.Eudel, Orfevrerie alg. ettun., 1 vol, Alger, 1902, p. 248-249.


LA MAGIE DU SANG 85

gie (1) : ses representants les plus populaires dans le mon- de musulman sont El Qazouini et Ed Damiri.

Une des matieres qui ont au plus haut point le carac- tere magique, c'est le sang (2) . Le sang chez les primitifs est plus ou mo ins identifie a 1'ame ; le fait qu'il entretient la vie, la facilite avec laquelle il s'echappe, sa chaleur, sa couleur voyante, tout cela excite violemment les imagi- nations peu cultivees. Aussi est-il particulierement sacre ou magique, ce qui est la meme chose le tabou du sang est universel chez les societes peu avancees en civilisa- tion^ . Le sang menstruel est encore plus redoute que les autres (4) . L' Islam a accueilli le tabou du sang et Pa consa- cre officiellement : le sang est prohibe comme aliment ; bien plus le sang qui a coule hors des vaisseaux est une chose Impure et necessite l'ablution (5) . Aussi le sang a-t- il des vertus magiques ; les anciens arabes croyaient que le sang des rois guerissait de la rage (6) ; d'autres peuples


(1) Voy. Lehmann, Abergl. u. Zaub., p. 193-201.

(2) Pour une bibliographie generate des croyances relatives au sang, voy. Strack, Das Blut im Gl. und Abergl. d. Menschenli. ; Munich, 8e ed., p. 2-5. Cf. infra, chap. X et XV.

(3) Sur le tabou du sang, voy. Frazer, Rameau d'Or, trad, fr., I. p. 283 seq ; Durkheim, Prohibit, de I'inceste, in Ann. SocioL, I, p. 48 Con- tra, voy. Crawley, Mystic Rose, p. 212 (reponse de Durkheim in Ann. SocioL, VI, p. 335).

(4) Cf. Smith, Rel. d. Sem, p. 113, n. 165; Durkheim, loc. cit., p. 56 ; Strack, op. laud., p. 29-30 (avec une citation de Qazouini).

(5) Cf. Coran, sour. II, v. 168 ; Khelti, comm. de Kherchi, Caire, 1807, 1, p. 98 ; trad. Perron, I, p. 17; Wellhausen, Reste arab. Heid., p. 169-170. Cpr. les punitions canoniques du catholicisme contre ceux qui boivent du sang, in Strack, op. laud., p. 28-29. Cf. infra, chap. XV

(6) References aux sources dans Wellhausen, Reste arab. Heid., p. 139-140, p. 162.


86 LA MAGIE DU SANG

l'ont utilise contre la lepre et toutes sortes de maladies (1) . Dans l'Afrique du Nord, on s'abstient soigneusement de marcher sur une flaque de sang ; on evite meme de s'en approcher ; on pense que l'endroit ou il y a du sang est frequente par les djinns. Dans les sacrifices aupres des marabouts, le sang est abandonne dans un endroit qui a un caractere particulierement sacre (2) . Pour toutes ces raisons les livres de magie, soucieux de ne pas faire sus- pecter leur orthodoxie, ne mentionnent pas volontiers le sang, mais en fait il est employe par les sorciers, il sert a la divination de l'avenir. Voici un rite de mah 'abba (sug- gestion de 1' amour) ou il est employe.

Au Maroc, une femme qui veut rechauffer 1' amour de son mari ou de son amant se fait avec du miel une raie verticale du front au menton et fait couler de haut en bas sur sa figure du miel qu'elle recueille au-dessous du men- ton dans une cuiller. Ensuite, elle se frotte le bout de la langue avec une feuille de figuier, jusqu'a ce qu'il coule du sang : elle trempe dans ce sang sept grains de sel qu'el- le jette ensuite dans la cuiller ; puis elle se fait une petite incision entre les deux sourcils et y trempe sept autres grains de sel qui vont ensuite rejoindre les premiers. Enfin elle ajoute a ce melange dans la cuiller de la terre prise au moyen d'une piece d' argent dans trois empreintes de son pied droit. II ne reste plus qu'a faire manger ce melange au mari dans une cuisine quelconque (3) .


(1) Strack, p. 36-40 de l'ouvrage cite ; infra, chap. X, XV.

(2) Cf. infra, chap. X.

(3) Recueilli a Mogador ; repandu chez les Chleuh' au Sud de cette ville. Pour d'autres usages magiques du sang, cf infra, chap. VII, X etXV


LA MAGIE DES NCEUDS 87

La magie des musulmans de l'Afrique du Nord ne demande generalement pas un outillage complique ; le sorcier n'y emploie que des ustensiles usuels, chaudron, lampe, etc. ... II est extremement frequent, surtout dans la magie populaire, que la ceremonie consiste enun sacrifice, mais alors elle se distingue mal d'un rite religieux (1) . Un rite qui est frequent dans la magie du Nord de l'Afrique, comme dans toutes les magies, c'est le nceud, Taction de nouer. Dans toutes les societes primitives on attache aux nceuds la plus grande importance faire un noeud est Tac- tion par excellence pour arreter, pour empecher quelque chose et on peut prevoir de quelles applications Tart de nouer est possible dans la magie sympathique. Les nceuds influent sur tout evenement important de la vie : lors d'une naissance, d'un mariage, II est, chez une foule de peuples, interdit de faire des nceuds, d'en porter, meme de croiser ses jambes meme chez quelques-uns, le tabou des nceuds s'etend des fiances jusqu'a leurs parents (2) .

II y a des traces de cette croyance dans Torthodo- xie musulmane : c'est ainsi qu'il est interdit pendant Yih 'ram (etat sacre de celui qui accomplit le pelerinage a


(1) Cf. supra, p. 78, n. 5 ; infra, p. 98 ; nous etudions plus loin le sacrifice en general, chap. X. Je n'ai pas entendu dire qu'on ait jusqu'ici signale dans l'Afrique du Nord rien qui se rapporte au fameux meurtre rituel, mais j' en ai vaguement entendu parler ; surement on en trouvera des traces. Sur le meurtre rituel, voy. les references donnees par Hubert, Magia, loc. cit., p. 1521; surtout Strack, op. laud., toute le fin du livre, p. 58 ad. f., pour le meurtre rituel reproche aux Juifs ; p. 54-55 (meurtre rituel reproche aux missionnaires Chretiens).

(2) Voy. les nombreux exemples reunis par Frazer, Rameau d'Or, trad, franc., p. 319-330 ; je n'ai pas eu connaissance de Wolters. Faden und Knoten als Amulett, in Arch. f. Religions wiss, juillet 1905.


88 LA MAGIE DES NEUDS

la Mecque) d' avoir sur soi des nceuds ou des anneaux (1) . C'est au tabou des noeuds qu'il faut rapporter le rite de la ceinture denouee si commun dans le mariage dans le Maghrib la fiancee n'a pas de ceinture et n'en met pas pendant huit jours (2) ; on connait l'expression latine solvere zonam pour dire « se marier » en parlant d'une jeune fille. Si tel est la puissance des nceuds, on pense bien que les sorciers doivent en abuser : le nouement de I 'aiguillette de notre Moyen- Age se retrouve dans toute 1' Afrique du Nord : c'est le rbdi \ terreur des hommes et specialement des fiances (3) .

Mais d'ailleurs le pouvoir magique des nceuds n'est pas reduit a ces cas speciaux ; il parait bien que dans l'ancienne magie semitique c'etait un procede ge- neral (4) . Chez les Assyriens nouer et denouer sont deux expressions fondamentales de la magie (5) ; en hebreu, en arameen et en ethiopien le mot kheber a la signification de « Her » et se prend dans un sens magique (6) ; chez les


(1) Khelil, Moukhtagar, trad. Perron, II, p. 82-89, passim ; Kher- chi sur Khelil, II, p. 248 seq. ; cpr. Boukhari, trad, fr., I, p. 136, 173.

(2) Doutte, Merrdkech, p. 335.

(3) Cf. infra, chap. V.

(4) De meme dans la magie de l'antiquite classique. Voir les textes des tabelloe devotionis. C'est loi le lieu de rappeler qu'on a demontre que les termes techniques du droit romain etpar consequent du notre, derivaient de ces expressions magiques de « lier » et de « delier » (defixio, obliga- tio, damnare = lier ; solutio, etc. ...) Voy. Huvelin, Les tabl. mag. et le dr. rom., extr. des Ann. internal d'hist., t. a p., Macon, 1901, p. 30-41, 50 seq.

(5)Lenorm. ,Magiechald. ,p. 3 8-3 9, smtouiF osscy, Magie as syr ,p . 8 3 .

(6) Witton Davies, Magie, divinat. and. demonoi. am. ths Heb., p. 53-56. L'auteur rapproche ce mot des racines arabes h 'br et h 'bl. — II est remarquable que le mot latin roligio est employe dans le meme sens de lien magique. Voy. Hubert, Magia, loc, cit., p. 1507, n. 7.


LA MAGIE DES NEUDS 89

anciens Arabes, les nceuds etaient une pratique magique fort usitee. Mahomet fut ensorcele par les filles du juif Lobeid ben et A' 9am qui soufflerent sur des noeuds pour lui jeter un sort; alors l'ange Gabriel revela au Prophete l'avant-derniere sourate du Coran : « Dis : je me refugie aupres du seigneur de l'aube du jour — Contre la me- chancete de (certaines de ses) creatures — Contre le mal de la nuit sombre lorsqu'elle nous surprend — Contre la mechancete de celles qui soufflent sur les noeuds - Con- tre le mal de l'envieux qui porte envie (1) ». Les commen- tateurs du Coran disent que les sorcieres soufflerent sur les noeuds en crachant un peu : nous avons vu que la sa- live est essentiellement magique ; quant au souffle, il a toujours passe pour mysterieux (2) ; le souffle de Jesus est reste celebre chez les musulmans par les miracles qu'il operait (3) . Lors done que la sourate que nous venons de ti- ter descendit, Gabriel informa en meme temps Mahomet que les sorcieres qui l'avaient ensorcele avaient souffle sur dix noeuds et les avaient jetes dans un puits ; Mahomet envoy a 'Ali les chercher et recita cette sourate et la sui- vante (la derniere du Coran), tres analogue et aussi cour- te, qui lui fut revelee en meme temps, sur le sortilege : a chaque verset un noeud se denouait. Le Prophete qui etait


( 1 ) Voy. les commentaires du Coran au v. 4 de le sour. 113. — Plu- sieurs d'entre eux, p. ex. En Nasafi, font remarquer que ce verset est un argument decisif contre les mo'tazila qui ne croyaient pas a l'existence de la magie Cf. infra, chap. VI.

(2) Infra, -p. 103.

(3) Voy. Coran, III, 43, et les commentaires de ce verset ; Qast'al- lani sur Qah'th' de Boukhari, VIII, 403.404, 405-407. Cpr. Reinaud, Monum. ar. etc., I, p. 178-179.


90 LA MAGIE DES NEUDS

tombe malade, guerit. Depuis ce temps, les sorciers sont restes pour les musulmans « ceux qui soufflent sur les noeuds ».

On rapporte que les anciens Arabes se faisaient des noeuds dans la barbe pour ecarter le mauvais ceil (1) ; un passage du Kitdb etAghdni raconte qu'une jeune fille qui aimait un jeune homme dont elle etait eloignee faisait des noeuds a son fouet pour le retenir, mais ses rivales les defaisaient (2) . Des coutumes analogues s'observent encore aujourd'hui dans l'Afrique du Nord d'apres Tru- melet, les indigenes de certaines regions de l'Algerie, lorsqu'ils partent en voyage, font un noeud a une touffe de diss et si, quand ils reviennent, ce nceud est defait, ils en concluent que leur femme ne leur a pas, ete fidele (3) . Cet usage existait deja dans l'ancienne Arabie (4) : il est probable qu'en faisant un nceud, l'operateur pense, par les lois de la magie sympathique, empecher sa femme de le tromper. Les livres de magie ou de medecine ma- gique arabes, ont generalement un chapitre donnant des recettes pour s' assurer de la fidelite de la femme (5) . Et si 1' indigene trouve le nceud de diss denoue, il pense probablement qu'un charme plus fort e detruit le sien. L'exemple suivant est plus decisif : un francais voyageait en pays arabe avec un cavalier de bureau, lorsque celui- ci fut pris de violentes coliques : aussitot il descendit de


(1) Goldziher, Einige arab. Ausrufe und Formein in W. Z. X. M., XVI, p. 144.

(2) Wellhausen, op. laud., p 163.

(3) Trumelet, Frangais dans le Desert, 2e ed., p. 162.

(4) Perron, Femmes arabes, p. 261.

(5) P. ex. Soyout'l, Rah'ma, p. 145-147. Cf. supra, p. 78.


MEC ANIQUE DES RITES MAGIQUES 9 1

cheval, fit consciencieusement un nceud a une brous- saille du bord de la route et remonta a cheval avec la conviction que ce remede le guerirait (1) .

Pour en revenir aux caracteres generaux de la ce- remonie magique, insistons encore en terminant sur la complication qu'elle presente frequemment. II y a des longueurs infinies ; des prieres interminables ; des for- mules religieuses a repeter des centaines de fois, a tout instant du jour ou de la nuit ; souvent des jeunes tres longs et tres penibles ; des retraites dans une solitude ; les operations se prolongent parfois de longs mois, de delais en delais, avec des observances si minutieuses que la patience des magiciens est soumise a une bien rude epreuve.

Un caractere non moins important, c'est le caractere necessaire des rites magiques. Ce caractere mecanique est bien marque dans les rites relatifs a revocation des demons ; generalement 1' apparition des genies, la forme qu'ils prendront, 1' attitude a observer envers eux, les questions a leur poser, les reponses a leur faire, tout cela est connu et regie d'avance : c'est ce que les traites spe- ciaux appellent le khedmat et djinn, l'asservissement des genies. Voici, comme exemple, revocation de Chems et Qardmid (Soleil des briques), fille d'El Malik et Abiod' (le Roi Blanc) :

« C'est une djinniya, une des filles des sept rois (des genies). Si vous voulez la faire apparaitre, il faut jeuner,


(1) V. Information verbale de M. Peltier, professeur a l'Ecole de Droit d'Alger. — Au rite magique du noeud, comparez celui du clou qu'on enfonce ; voy. un exemple infra, chap. IX.


92 MECANIQUE DES RITES MAGIQUES

pour la gloire de Dieu Tres haut, pendant douze jours, dans un endroit desert, loin des bruits du monde, ne mangeant que du pain d'orge et de l'huile d'olive, sans cesser tous les jours de vous laver, de bruler des parfums et de reciter 1' incantation qui suit, soixante-dix fois apres chaque priere : « Je conjure par le serment syriaque, celle qui possede une taille et un port gracieux, celle qui pos- sede la beaute et le charme, celle dont la chevelure, lors- qu'elle retombe, couvre entiere ment son corps et dont le sourire, lorsqu'il eclot sur sa bouche, semble un rayon de lumiere ; viens vers moi, sois bonne et serviable pour moi, 6 creature excellente, legere. Ou sont tes compa- gnes, comme Mimouna et Yaqouta et Zouila et Fat'ima la nuageuse, et Rouqiyya, fille d'El Ah' mar, Yaloucha bent Semerdlyal ? Approchez, 6 filles des rois des djinns, Cham 'at', et Denhiou, et Ber'outh, Aninoun, Mezdjel, Terqeb, faites ce qui vous sera ordonne ». Quand vous aurez recite 1' incantation le nombre de fois present, vous verrez apparaitre un dragon enorme : n'ayez pas peur de lui, il s'enroulera autour de votre cou ; continuez la reci- tation de 1' incantation jusqu' a ce qu'il s'en aille. Ensuite vous verrez apparaitre les filles des djinns, tous leurs ve- tements et leurs panares seront de soie rouge et ornes de pierres precieuses ; elles porteront des plats remplis d'or et d' argent; elles vous diront : « Prends cela, 6 Un Tel », mais ne leur repondez pas, et elles s'en iront. Ensuite vous verrez paraitre une femme d'une blancheur admi- rable, d'une taille accomplie, belle comme une fleur de grenadier, avec une demarche onduleuse, les cheveux pendants sur sa poitrine, portant aux bras des bracelets


ASCEHSME DE LA CEREMOME MAGIQUE 93

d'or, et aux jambes des kheikhal de, topaze incrustees de diverses varietes de rubis et d'emeraudes ; avec elle, vous verrez ses servantes dont chacune est d'une beaute a en perdre la vue, elles etendront devant vous des tapis pour la fille de Malik et Abiod' . Alors elle vous saluera et vous entendrez une voix si douce qu'on ne peut se tenir lorsqu'on l'entend. Elle vous demandera de l'epouser, mais si vous l'epousez vous ne pourrez plus approcher d'aucune femme d'entre les humains, et si vous essayez, vous resterez impuissant, c'est-a-dire que si vous epou- sez la djinniya vous ne pourrez plus posseder aucune fille d'Adam. Stipulez-lui done ce que vous attendez d'elle pour etre agree ou servi par quelque creature que vous voudrez, car elle a surtout un grand pouvoir dans le premier de ces deux cas (1) »

Parfois le caractere de retraite secrete est si bien mar- que, les jeunes et les invocations si multiplies, que la pra- tique magique prend Failure d'une discipline ascetique. C'est ce que les auteurs de livres de magie appellent une Had 'a, mot que nous traduisons volontiers par « exercice mortificatoire ». Sans doute, dans une certaine mesure, la ridd'a a du achever de se caracteriser sous 1' influence posterieure de la religion ; mais il nous semble que ses principaux traits sont primitifs. Citons-en une : nous al- lons y retrouver les caracteres que nous avons signales : mystere, complication, succession compliquee des rites...

Nous prenons comme exemple le Had 'a de « yd kerim, ydrah'im », c'est-a-dire: « 6Genereux,6Misericordieux ».


(1) Ibn el H'adjdj, op. laud., p. 80.


94 LARIAD'A

Ce sont deux noms de Dieu dont la repetition est le theme fondamental de la ridd'a. » Isolez vous dans un endroit desert, loin des hommes et de tout bruit ; il faut que vous soyez en etat de purete, quant aux vetements et quant au corps. Vous jeunerez tout le temps de cette retraite et de l'exercice mortificatoire, jusqu'a la fin et vous ne de- vrez manger que du raisin sec, de l'huile et de la farine d'orge et du vinaigre, autant que possible. Le temps de la retraite doit etre de sept jours, dont le premier soit un dimanche et le dernier un samedi. Si vous n'avez que peu de chose a demander, il suffira de trois jours, dont le premier sera un mardi et le dernier un jeudi. Pendant ce temps vous devez reciter les deux nobles noms « Ya ke- rim, ya rah 'im », chaque jour, constamment, sans qu'un nombre limite soit fixe et sans vous relacher un instant. Chaque jour apres la priere du matin (goubh '), vous re- citez la sourate : « Dis : 6 mecreants... » (1) , 21 fois, puis vous recitez les noms et ensuite specialement la conjura- tion (qasam), 3 fois, puis vous recitez les deux noms : ya kerim, ya rah 'im, sans vous relacher ; lorsque viendra la nuit du jeudi au vendredi, et que vous serez en train de reciter les deux noms avec sincerite vous prierez sur le Prophete (2) mille fois; puis vous reciterez les deux noms mille fois; puis vous prierez sur le Prophete mille fois, et cela apres avoir fait la priere rituelle et avent de prier sur le Prophete ; et avant de reciter les noms, vous aurez eu


(1) Coran, sour. ctx.

(2) « Prier sur le Prophete », c'est reciter la formule : « Qalld Lidhou 'dla nnabi oua sallama », « Que Dieu benisse et sauve le Pro- phete. »


LARIAD'A 95

soin de prier deux rek'a. Ensuite vous vous asseyez, res- tant en etat de purete, dans votre lieu de priere, tourne vers la qibla et vous lisez la conjuration dont le texte est plus loin. Lorsque vous serez arrive a la parole du Dieu Tres-Haut: « Et lis se prosterneront devant lui... » (1) , vous vous prosternerez devant sa personne genereuse et vous reciterez 1' invocation (dou'd) pendant votre prosterna- tion. Vous ferez cela 41 fois, chaque fois recitant la con- juration, puis vous prosternant et recitant 1' invocation pendant cette prosternation cela se passera au milieu de la nuit. Et dans le cas ou vous faites la grande Had 'a de sept jours, vous ferez ce que nous venons de dire, c'est- a-dire recitation des deux noms, priere de deux rek'a, recitation de la conjuration et de 1' invocation, priere sur le Prophete. Dans la nuit du dimanche (apres le dernier jour de la riad'a), pendant votre sommeil ou a votre re- veil, il viendra (quelqu'un) qui vous demandera ce que vous voulez, Repondez-lui : « Je sollicite de votre bonte, et de la bonte de Dieu, que vous m'apportiez tous les jours un dinar d'or ». II repondra : « Bien », et il mettra a son acquiescement des conditions au nombre desquelles seront 1' obligation de visiter les morts chaque samedi ; la recitation des deux noms sublimes apres chaque priere, autant de fois que leurs lettres valent d'unites (2) ; l'aumone faite aux pauvres, aux malheureux, aux gens dans le besoin. Acceptez toutes ces conditions et repon- dez : « Que Dieu recompense votre peine et qu'il nous


(1) Coran, sour. VII, s. 205.

(2) CF. infra, chap. IV.


96 ASCETISME EN MAGIE

pardonne ainsi qu'a vous, partez et soyez recompenses (par Dieu), qu'il vous benisse. » A partir de cette nuit, vous trouverez sous votre tete (chaque matin) un dinar d'or. Soyez reconnaissant de ce qui vous sera arrive et craignez Dieu. Quant aux parfums employes pour cette ceremonie ce sont ; Y'aoudeq qellf l \ le benjoin et le nadd (ambre gris ?) ; ils doivent bruler tant que dure la ridd'a et les recitations » (2) .

La derniere phrase nous montre 1' importance des parfums dont nous avons deja note l'action (3) ; ils sont un element essentiel de la ceremonie, comme nous l'avions remarque. La ridd'a est en outre remarquable par son caractere religieux, par la minutie avec laquelle sont regies tous les details des recitations de formules pieuses. On ne peut pas s'empecher de la rapprocher des oraisons usites dans les confreries musulmanes et il semble bien en effet rue nous soyons deja la en plein ascetisme : jeune, solitude, oraison continuelle, ce sont la des traits caracteristiques de 1' ascetisme. De cette retraite du magicien, peut-etre doit-on rap- procher, Yitikdf ou retraite spirituelle dans une mos- quee, reglementee par l'orthodoxie musulmane. Cette pieuse pratique est tombee en desuetude chez les mu- sulmans d'aujourd'hui : elle consiste a passer dix jours en jeunant dans une mosquee, sans rien faire d' autre que prier, mediter, reciter le Coran, louer Dieu; toute


(1) J' ignore et qu'est ce parfum.

(2) El Bouni, op. laud., I, p. 119-120. Cpr. d'autres rtdd'a, p. 123 124, 125...

(3) Voy. supra, p. 72 seq. ; infra, chap. XVI.


RIGUEURETCONTINUrrEDURnEMAGIQUE 97

communication avec le dehors est severement inter- dite^.

Les deux exemples que nous venons de donner, evocation de la djinniya et ridd'a des deux noms pre- sentent ce caractere que la succession des rites ou des paroles y est reglee, c'est la un des traits essentiels de la magie; les forces magiques sont en effet redoutables. II ne faut pas les manier en ignorant. Dans la djeldjeloutia dont nous parlerons plus loin (2) il est dit : « Malheur et encore malheur a celui qui l'apprend sans connaitre sa puissance ».

Les precedes par lesquels on peut capter et asservir les forces magiques sont done strictement determines et on doit les suivre etroitement. Autrement les forces re- doutables que Ton met en jeu pourraient manquer leur but et alors elles se retourneraient contre l'operateur (3) . C'est ce qui arrive, par exemple, dans ce que les arabes appelaient roudjou el la 'na. lis croyaient, et des h'adith ont consacre cette croyance, que la malediction lors- qu'elle est lancee, si elle ne rencontre pas quelqu'un qui la merite, se retourne contre celui qui Pa proferee (4) . Or la malediction est un rite essentiellement magique : c'est une force aveugle ; employee a vide, elle blesse celui qui voulait s'en servir.


(1) Khelil, Moukhtagar, trad. Perron, I, p. 494-507 ; Kherchi, II, 107 seq. ; Boukhari, Qah'th', trad. Houdas et Marcais, I. p. 646 adf ; Qast'allani sur Boukhari, III, p. 438 seq.

(2)Cf. infra, p. 139.

(3) Cf. infra, chap. X.

(4) Goldziher, Abhandlungen, I, p. 89, p. 118, avec d'interessan- tes citations.


9 8 UNE M AGIE : LA KH ANQ AT ' IRI YA

Non seulement les rites sont minutieusement et ne- cessairement determines, mais specialement leur succes- sion est rigoureusement fixee : cela est bien marque dans nos deux exemples. Et il est interessant de constater que ce caractere s'est conserve dans ses rites de la religion orthodoxe : dans la lotion generale, dans l'ablution (1) par exemple, la succession des rites doit etre conforme a la loi religieuse et ininterrompue (2) ; II en est de meme dans la priere (3) .

Donnons pour terminer ce trop bref expose des rites de la magie musulmane, le detail d'une ceremonie ma- gique, celle de la khanqat'iriya, d'apres le grand recueil d'El Bouni :

«... Sachez que le fondement de cette science {Him el khanqat'iriydt) est d'ordre a la fois physique

et extra-naturel ; si tu veux la pratiquer, prends (4)

qui n'ait pas de tache blanche; jeunez pour 1' amour de Dieu pendant trois jours et recitez la khanqat'iriydt vingt et une fois ; ensuite tournez-vous vers la qibla (5) et, prenant un couteau a deux tranchants, egorgez la victime avec l'un et ouvrez lui le ventre avec 1' autre, en meme temps que vous crierez la khanqat'iriya. En- suite V(j (6) dans une marmite enterreneuve et ne jetez


(1) Cf. infra, chap. XVI.

(2) Khelil, Moukhtacer, trad. Perron, I, p. 51, 53. 67. Cf. sacrifice, infra, chap. X.

(3) Cf. Khelil, op. laud., trad. Perron, I, p. 125.

(4) Ici se trouvent les lettres et signes incomprehensibles que nous avons reproduits supra, p. 72. II s'agit d'une victime, un coq peut etre ( ?)

(5) Direction de la Mecque. Cf. supra, p. 68.

(6) Cf. supra, p. 72.


UNE M AGIE : LA KH ANQ AT ' IRI YA 99

rien du cadavre ni du sang de la victime. Prenez en outre treize hirondelles ou plus, mois en nombre impair, egor- gez-les et jetez-les dans la marmite en ay ant soin que pas une goutte de leur sang ne tombe en dehors. Ensuite fermez cette marmite avec de l'argile magique (1) et lutez soigneusement la jointure du couvercle; jetez dessus du bois dapeuplier enflamme jusqu'a ce que vous jugiez que le contenu soit brule et reduit en charbon, ce que vous verifierez en retirant la marmite du feu pour la poser sur terre et en l'ouvrant apres qu'elle se sera refroidie. Seu- lement tournez la tete, car au moment ou vous l'ouvri- rez, il s'en degagera une vapeur, semblable a une fumee noire qui, si elle entre dans l'ceil d'un homme l'aveugle a 1' instant sans remede. Attendez done que cette fumee soit dissipee; puis vous pilerez le residu de la combus- tion et vous le conserverez dans un plateau chez vous jusqu'au moment ou vous en aurez besoin. Cette poudre est 1' element fondamental de l'art de la khanqat'iriya et est necessaire pour obtenir les prodiges de cet art. Lors done que vous desirez vous en servir pour quelque ob- jet, prenez un petit peu de cette cendre dans votre main, pulverisez-la et criez la khanqat 'iriya une seule fois, et vous obtiendrez ce que vous desirez a condition d' avoir exprime votre desir d'une facon incomprehensible pour les assistants. Cette poudre entre necessairement dans toutes les operations khanqat'iriques, elle en est l'ele- ment essentiel : des que vous la possedez, vous sorti- rez des tenebres de l'impuissance pour entrer dans la


(1) Tin el h 'ikma, dit le texte.


1 00 UNE M AGIE : LA KH ANQ AT ' IRI YA

Lumiere ; Dieu soit loue du commencement jusqu'a la fin et benisse notre seigneur Mohammed, le flambeau des tenebres.


Premiere formule de la khanqat'iriya. — Cette for- mule est ^^*f* M ; prenez une peau de gazelle, fai- tes-en une calotte et ecrivez dessus avec un peu d'encre ce qui est indique plus loin ; ensuite enveloppez-vous la tete de cette peau et recitez 1' invocation de la khan- qat'iriya qui est la suivante : « Je t' implore par ton nom antique, 6 toi qui dures, toi qui ne finiras point, 6 Seul, 6

r

Unique, 6 Victorieux, 6 Eternel, 6 toi qui n'as point en- gendre et n'as point ete engendre, qui n'as point d'egal, 6 Maitre des Maitres, 6 Puissant, 6 toi qui donnes et qui conserves, allege pour nous les angoisses du jugement dernier, je te supplie de me soumettre un des serviteurs de ton nom qui fasse mes volontes ; car tu es la puissan- ce en toute chose ». Ensuite vous vous livrez a un long exercice mortificatoire dans toutes les conditions conve- nables ; puis vous jetez devant vous un peu des cendres en question et vous recitez sept fois la khanqai'triya, jusqu'a ce que vous voyiez votre ombre disparaitre, bien que vous soyiez au soleil. Si quelque homme ou quelque animal passe pres de vous, il ne vous voit pas et ne vous entend pas marcher.


Voici maintenant ce que vous ecrivez sur la calotte:


LA M AGIE BLANCHE 1 1


iiiinigYmnfiilsiiivAAM


ii^ri^^^iiicYsnAAii^in


^+IIBAC AA ^|uYi


Et vous recitez sur ce tableau les paroles suivantes (2 fois) : Ouah, Ahdah, Hai'ouah, Lehled, Lehelhou, Ha- lelouiah (1) , Iouch, Ouech, Alouach, Ayyouch, Bechlech, Ech, Ahdan, Aout'af, Lat'at'ef, Lout'ai'f, T'aif ; repon- dez, 6 serviteurs de ces noms, et cachez-moi aux yeux de tous, pour Dieu, l'Unique, le Tout-Puissant, Alouh'a (bis). Et II arrivera ce que nous avons dit dans le plus bref delai. Comprenez done et vous suivrez la voie droite, s'il plait a Dieu (2) .

El Bouni developpe ensuite onze autres formules khanqat 'iriques destinees a produire toutes des resultats plus ou moins merveilleux et dans lesquelles la fameuse poudre est toujours employee.

Au Maroc, on appelle khanqat 'ir a l'art de transfor- mer par des procedes magiques des choses insignifiantes en aliments, en argent ou en tout autre objet utile. Par exemple l'operateur change des feuilles seches en bei- gnets mais II faut les manger de suite parce que ces pro- duits sont tres instables et reviennent facilement a leur etat primitif. Les louis d'or ainsi fabriques redeviennent


0) Alleluia V.

(2) El Bouni, op, laud. Ill, p. 121.


1 02 LA MAGIE BLANCHE

des feuilles seches dans la bourse de 1' imprudent qui les a acceptes en payement (1) . C'est la de la veritable magie blanche, de la simid, au sens usuel de ce mot en arabe. Ce mot semble etre employe le plus souvent en effet pour designer la magie blanche, inoffensive et donnant, lieu a de nombreuses deceptions si Ton en croit les musulmans orthodoxes (2) ; philologiquement la forme simid 'ou a ete evidemment influencee par la forme kimid 'ou qui desi- gne l'alchimie.

Quoi qu'il en soit la ceremonie de la khanqat'ira ou khangat'iriya, telle que nous venons de l'exposer com- porte plusieurs elements : rites manuels, incantations, talismans. Nous avons dans ce chapitre parle sommaire- ment des rites, il nous reste a etudier les incantations et cette forme speciale d' incantation ecrite qu'est le talis- man.


(1) Moulieiias, Maroc inconnu, I, p. 58, ou se trouve une incanta- tion de Khanqat'ira.

(2) Lane, Modern Egyptiana, 1895, p. 273 ; The arab. nights en- tert., 1859, t. I, p. 61 ; bibl. dans Chauvin, Bibl. des ouvr ar., VII, p. 102.


CHAPITRE III


Les incantations ou rites oraux

r

Etudions maintenant specialement le rite magique oral ; nous en avons deja parle dans le chapitre prece- dent, parce qu'il est impossible de le separer comple- tement du rite manuel ; aussi bien cette impossibility meme marque-t-elle son importance dans la magie.

Toute la valeur magique des mots leur vient de la vertu mysterieuse qui est attribute au souffle (1) : le souf- fle c'est le principe vital, qui, personnifie, n'est autre que l'ame. Nefs signifie souffle et ame ; nefth, qui signifie egalement souffle designe 1' inspiration du poete (2) , nous disons nous-meme « le souffle poetique », Le mot, c'est le nefs sous une forme plus concrete, plus, precise, plus realisee puisqu'il eveille une image determinee. De la vient sa force magique : il blesse comme une arme et cet- te, conception s'est conservee dans 1' Islam, ou la male- diction est considered presque comme quelque chose de materiel. « L' invocation (contre quelqu'un) est l'arme des croyants. » On la compare a une fleche ou aunprojectile (3) .


(1) Cf. supra, p. 89, et infra, chap. VI.

(2) Goldziher, Abhandlungen, I, p. 5.

(3) Voir les textes cites par Goldziher, op. laud., p. 28-31.


1 04 FORCE MAGIQUE DU MOT

La force magique du mot est du reste une croyance tres generale : on la connait bien dans l'antiquite classique et il ne faut sans doute pas chercher ailleurs la parente des mots numen et nomen (l \

Des lors il est naturel qu'on cherche a augmenter cette force- magique en criant le mot, en le repetant, en multipliant les doublets, les alliterations, les terminai- sons semblables. De la viennent dans les incantations ces interminables kyrielles de noms semblables les uns aux autres, ne differant que par une lettre, rimant ensemble (2) . Et telle est vraisemblablement l'origine de la rime, si, comme nous allons l'exposer, la poe- sie fut bien a l'origine un procede magique : tous ces vers satiriques dans lesquels les poetes arabes parlent sans cesse de leurs rimes (qdfiya, pluriel qaoudfi) qui blessent comme des fleches, comme des lances, etc. ... n'etaient presque pas metaphoriques aux yeux des Arabes anteislamiques ; pour eux la rime avait reelle- ment une force materielle. L'examen des divers sens de la racine qafd (blesser a la nuque, outrager quel- qu'un) d'ou est derive le mot qdfiya, conflrme cette hypothese (3) .

Avant que la rime, la qdfiya, servit a rythmer des me- tres savants, elle etait 1 ' element essentiel de la prose rimee, du sadj" {sedja'). Ce fut la premiere forme du discours poetique chez les anciens Arabes les premieres sourates du Coran sont bel et bien, quoiqu'en pensent les musulmans


( 1 ) Huvelin, Les tablettes magiques et le droit romain, p. 27, n. 1,2.

(2) Voy. supra, p. 101, et infra, p. 123, 125, 139....

(3) Goldziher, op. laud. ; 1, p. 88-105.


ORIGINE MAGIQUE DE LA POESIE 1 05

orthodoxes, du sadj ' et les adversaires de Mahomet le disaient hautement (1) . Or le sadj ' etait par excellence la langue des anciens kahin arabes, comme nous l'avons deja dit (2) , et d'ailleurs il n' a jamais cesse d'etre employe dans la sorcellerie (3) . Si les textes magiques que nous traduisons dans ce livre y figuraient en arabe, on s'aper- cevrait qu'ils sont remplis d'assonances. De vieilles for- mules concernant le temps et les astres etaient en sadj ,(4) et peut-etre ont-elles eu jadis une valeur magique : on sait que 1' assonance est caracteristique dans les prover- bes arabes, comme dans tous les proverbes.

La poesie s'est vraisemblablement developpee en partant du sadj'Gt, a l'origine, elle participa au caractere magique de celui-ci : a ce titre elle rappelle le carmen des Latins (d'ou est venu notre mot charme) {5 \ C'est ce que montre bien la signification du verbe 'anchada qui signifie « reciter une poesie », mais aussi « adjurer quel- qu'un, jurer par quelqu'un » : la poesie primitive etait une conjuration (6) . Le mot ndchid dans l'ancien arabe a le sens de « voyant, devin qui fait retrouver les cho- ses perdues », c'est presque un synonyme de 'arrdf^. Toute la poesie satirique primitive, la hidja des anciens


(1) Goldziher, op. laud., s, p. 59 seq.; cf. Wellhausen, Reste arab. Heid., p. 135, n. 4.

(2) Cf. supra, p. 28.

(3) Cf. Goldziher, op. laud., p. 67 seq. ; Ibn Khaldoun, Prolego- menes, trad, de Slane, I, p. 207-208.

(4) Goldziher, op. laud., I, p. 71, n. 4.

(5) Goldziber, op. laud., I, p. 18-1 9.

(6) Goldziher, op. laud., I, p. 37-38.

(7) Goldziher, op. laud., I, p. 24-25. Cf. supra, p. 30.


106 RAPPORTS PRIMIIFSDU POETE ETDUDEVIN

Arabes, a le caractere d'incantations (1) par lesquelles le poete cherche a influencer ses ennemis ou les ennemis de sa tribu au moyen du procede de magie sympathique que nous allons decrire dans un instant. Au contraire dans d'autres poesies, le poete, exaltant les vertus de la tribu et les siennes propres, cherche a attirer le succes sur lui et sur ses contribules : c'est ce que les Arabes appellent la moufdkhara (2 \

Le poete est done sorti du magicien ou plus exacte- ment du devin : en arabe « poete » se dit chd 'ir, mot qui a encore le meme sens que 'arrdf, e'est-a-dire « celui qui sait (3) ». De la meme famille aussi est le kdhin, dont nous avons deja parle (4) ; mais tandis que celui-ci est at- tache a un sanctuaire, le chd 'ir est le libre conseiller de sa tribu ; comme le kdhin, il peut servir d'arbitre dans les cas difficiles (5) . Le souffle poetique ou prophetique qui les anime, le nefth dont nous avons parle, arrive rapide- ment a etre concu comme personnifie (6) : c'est un djinn qui habite le kdhin et l'orthodoxie batira la-dessus toute sa theorie de la kihdna {1) ; c'est un djinn aussi qui Inspi- re, le chd 'ir. Notre « muse du poete » est pour les Arabes


(1) Goldziher, op. laud., I, p. 26 seq. et passim.

(2) Sur la moufdkhara, voy. Goldziher, Muh. Stud., I, p. 54-60.

(3) Cpr. en italien l'usage du mot saggio par Dante dans le sens de poete, p. ex. Vita nuova, XX, V. 2.

(4) Supra, p. 27 seq. Cf. Goldziher, Abhandlungen, I, 17 seq.

(5) Goldziher, op. laud., p. 21. Cf. supra, p. 29.

(6) La source de l'inspiration poetique s'appelle encore nefs (souffle, ame), t 'air ou t'ai'r (oiseau). Cf. Van Vloten, Daemonen, Geis- ter und Zauber b. d. alt. Arab., in W. Z. K. M., 1898, p. 186.

(7) Cf. infra, chap, VIII.


LA MUSIQUE ET LA MAGIE 1 07

« le djinn, le chei't'dn du poete » (1) . Aussi plus tard la poesie sera-t-elle considered comme diabolique et ran- gee parmi les suggestions de Satan par l'orthodoxie mu- sulmane (2) et pourtant il ne faut pas voir une conception differente dans celle de 1' inspiration de Mahomet par l'ange Gabriel.

Si 1' assonance, la rime, le rythme renforcent le ca- ractere magique du mot, le chant ne doit pas l'inrluen- cer mo ins. En effet chez les Arabes, des les temps les plus recules le chant a toujours ete regarde comme une force mysterieuse et considere aussi comme produit par les djinns (3) ; plus redoutee peut-etre que la poesie, la musique a ete encore plus mal vue par l'orthodoxie (4) . La force magique de la melodie est une croyance uni- verselle ; le mot incantation vient de la racine cantare, « chanter »: Chez les musulmans la poesie a toujours ete chantee et sans doute les incantations l'etaient pri- mitivement aussi. On sait 1' importance du chant dans la production des phenomenes occultes : or, bien que nous


(1) Voy. Goldziher, op. laud., I, p. 1 seq., p. 41-42 ; Van Vloten, op laud., in W. Z. K. M., 1894, p. 65, avec d'interessantes citations. II faut d'ailleurs noter que l'inspiration, dont le mecanisme est entierement plonge dans l'inconscient, est encore un mystere pour les psychologues (Ribot, Psychol, des sentim., p. 364-365).

(2) Voir les textes cites par Goldziher, op. laud., I, p. 7, n. 2 (nefth dans le sens de « suggestion diabolique » y est mis sur le meme pied que chi V.

(3) Cf. Golziher, op. laud. I, p. 1415 ; sur les rapports de la mu- sique avec la magie, voy. Combarieu, La mus. et la magie, in Journ. d. Deb. du 22 sep. 1906 et le meme, La musique, ses lois, son evol., 1 vol., Paris, 1907, p. 98-112, 183-187.

(4) Cf. Khelil, trad. Perron, II, p. 501 ; Kherchi, III, p. 150, inf. et la glose d'El 'Adaoui et surtout Desouqi sur Derdir, Caire, 1809, II, p. 312.


1 08 POESIE ET INCANTATION

n'admettions nullement que ceux-ci expliquent toute la magie, on ne saurait nier qu'ils en sont un element im- portant^ ; et d' autre part les observateurs s'accordent a declarer que le chant favorise, dans les seances des spi- rites, 1' apparition des phenomenes qu'ils recherchent (2) . Toutefois dans la plupart des rites oraux de magie ac- tuelle, le chant a disparu ; mais la vertu mysterieuse de la formule orale reste toujours, cette force du discours, a laquelle les civilises eux-memes n'echappent pas et qui a fait dire que « 1' eloquence est une magie » ; II est cu- rieux qu'un h'adith du Prophete reproduit textuellement cette phrase: « inna min al baydni sih 'ran (3) ».

On ne s'etonnera pas, apres ce qui precede, que les incantations magiques soient souvent en vers : souve- nons-nous que charme vient de carmen ; de meme la da'oua des musulmans, 1' invocation magique ou re- ligieuse, est souvent en vers : la da 'oua et djeldjelou- tiya (4 \ dont nous parlerons plus loin, pour ne citer qu'un exemple, est en vers.

L' incantation enonce generalement Taction que Ton desire produire d'une facon plus ou moins directe : elle contient le nom du sujet et celui de sa mere; cette der- niere prescription est generale dans les rites de magie. Du reste 1' incantation n'est pas necessairement recitee,


(1) Cf. infra, chap. VI.

(2) Voy., p. ex., Maxwell, Phenomenes psychiques, p. 131, p. 145, p. 243.

(3) Qast'allani sur Q'ah 'th'de Boukhari, VIII, p. 408.

(4) Cf. infra, p. 139. Cpr. la grande da'oua donnee par El-Bouni, Chems et Ma'drif I, p. 82-84.


INCANTATIONS ECRITES 1 09

elle peut etre simplement ecrite ; le rite oral change ainsi de caractere. Par exemple, pour se consoler d'un amour malheureux, on ecrit sur des assiettes : « Safous, Safouat ; mon Dieu, refroidis Un Tel comme tu as re- froidi le feu sur notre Seigneur Ibrahim (1) ,.... qu' ainsi Une Telle fille d'un Tel n'ait plus dans le cceur d'Un Tel fils d'Une Telle aucune place durable et solide ; chasse, 6 Khechkhech, le poison qui le mine lentement eloigne 1' amour d'Un Tel ». On leche une de ces assiettes cha- que matin et chaque soir (2) .

D'autres fois on avale le papier sur lequel est ecrite 1' incantation, et c'est un cas des plus frequents dans la medecine medico-magique ; lorsque je faisais de la medecine au Goundafi, dans les montagnes du sud de Merrakech, et que je donnais un paquet de sulfate de ma- gnesie, il arrivait souvent que le malade se croyait oblige d'avaler le papier avec le remede, surtout quand le nom de celui-ci etait ecrit dessus. D'autres fois on ecrit la formule magique sur une galette d'orge, sur des pelures

d'oignon, etc (3) , que Ton mange ensuite ; parfois il suf-

fit d'ecrire la formule dans le fond d'un plat, de l'effacer et de manger dans ce plat ; il est tres frequent aussi d' em- ployer d'une facon analogue les ceufs : on ecrit une for- mule sur la coquille, on fait cuire l'oeuf et on le mange (4) ;


(1) Histoire d' Abraham condamne au feu et sauve par un miracle voy. Cor an, sour. XXI, V. 69.

(2) Soyout'i, Rah 'mat el Oumma, p. 121.

(3) Sicard, Takitouni (Arch. Administr.).

(4) Villot, Moeurs, cout. et inst. des indig. de I'Alg., p. 126 ; on trouvera un grand nombre de rites de ce genre dans Soyout'i, Rah 'ma, au


110 ACnONSYMPATfflQUEDELINCANTAnON

au besoin la recitation de 1' incantation au dessus d'un verre d'eau que le malade absorbe ensuite est suffisante pour produire l'effet desire ; enfin il est tres frequent qu'on brule le papier sur lequel est ecrite la formule et qu'on en respire la fumee ; par exemple, pour guerir la fievre a Takitount, on prend trois noyaux de dattes que Ton place sur des braises apres avoir ecrit dessus : « Ka- roum, Firoum, Hamana », et le malade avale la fumee provenant de la combustion de ces noyaux (1) .

L' incantation enonce done ce que Ton veut obte- nir de meme que le geste le simule ; dans les deux cas, e'est de la magie imitative et il n'y a pas au fond de difference entre le rite manuel et le rite oral : de meme que la simple simulation d'un phenomene est conside- red comme pouvant le produire, de meme son enon- ciation par la parole a aussi ce resultat. Ainsi, dans le rite cite plus haut, pour faire passer 1' amour, l'ordre contenu dans la formule et surtout 1' exemple cite du feu d' Ibrahim refroidi, sont censes produire par sym- pathie l'effet desire aussi bien que le geste qui consiste a effacer l'ecriture sur l'assiette. Voici d'ailleurs un exemple d' incantation, sans rite imitatif correspon- dant ; j'en donne le texte, parce qu'il est inedit, en arabe vulgaire.

Lorsqu'une femme veut se faire aimer demesurement de son mari et arriver a lui imposer toutes ses volontes,


chapitre du h 'ell et ma 'qoud. Emploi analogue des oeufs dans la magie juive, voy. un exemple dans Schwab, La mss 1380 de la Bibl. Nat., suppl. au Voc. d'angelol. in Not. et extr., XXXVI, p. 286. (1) Sicard, Takitount (Arch, administr.).


ACnONSYMPATfflQUEDELINCANTAnON 111

elle choisit le moment ou il rentre de voyage ; elle dis- pose un brasero dans un coin de la piece d' entree avec quelques parfums dessus et elle se presente devant son mari en recitant mentalement la formule suivante : « Dkhelt 'alik bh'al essiyyed 'Ali 'al enncara — Dkhelt 'alik bh'al et hilal — Ou nekkessrek bh'al el khoulal

— T'oulti ya 1 qoubbiya — Ou mchiti ya 1 gherbiya

— Ekhkh "al ennas ou l'ezz ikoun liya ». C'est-a-dire : « Je me presente a toi comme le seigneur "Ali s'est presente devant les infideles (1) — Je me presente a toi comme le croissant — Et je te ploierai comme on ploie une epingle . - O ma taille qu'elle est migonne ! - O ma demarche, qu'elle est jolie ! — Fais fi des autres et ton amour sera tout entier pour moi (2) ». II est evident que dans cet exemple, 1' incantation a la vertu de faire venir 1' amour et l'obeissance qu'elle decrit en termes aussi expressifs. L' exemple de 'Ali est a remarquer : II est a comparer a l'exemple du feu d' Abraham eteint par Dieu; II arrive sou vent ainsi qu'on raconte un evenement analogue a celui qu'on desire voir se produire et gene- ralement comme dans le cas qui nous occupe, c'est un evenement legendaire. On pense que la seule narration d'un fait determinera un fait analogue. Le recit ecrit de certaines legendes peut ainsi etre porte comme amulet- te. Un exemple Interessant est celui du h 'erz des seb 'a 'ouhoud qui est courant en Algerie. On sait qu'on' nom- me h 'erz les amulettes qui sont, en quelque sorte, des


(1) C'est-a-dire en t'inspirant autant de trayeur qu"Ali en inspi- rait aux infideles dans sen guerres.

(2) Recueilli a Mogador (Maroc).


1 1 2 UNE INCANTATION M YTHIQUE

incantations ecrites. Voici la traduction du h'erz seb'a 'ouhoud (amulette des sept pactes) (1) :

« Au nom du Dieu clement et misericordieux, que Dieu accorde ses benedictions au Seigneur Moh'ammed, a sa famille et a ses compagnons et qu'il les sauve. On raconte de Notre Seigneur Solei'man ben Daoud (Salo- mon tils de David) qu'il vit une vieille, grise, aux yeux bleus, aux sourcils joints, auxjambes greles, les cheveux epars, la bouche ouverte vomissant du feu ; elle labourait la terre avec ses ongles, elle fendait les arbres rien qu'en criant. L'ayant done rencontree, Notre Seigneur Solei'- man lui dit : « O vieille, es-tu une creature humaine ou un genie, car je n'ai jamais rien vu de plus sauvage que toi ? » Elle lui repondit : « O Prophete de Dieu, je suis Oumm eg Cibyan, je domine les fils d'Adam et d'Eve, J'entre dans les maisons, J'y pousse le cri du coq, j'y aboie comme les chiens, j'y mugis comme le taureau et la vache, j 'y crie comme crie le chameau, j 'y hennis comme hennit le cheval, j 'y brais comme brait l'ane, j 'y siffle comme le serpent, et je prends la forme complete de ces animaux ; je noue les matrices des femmes ; je fais perir les enfants, sans qu'on me reconnaisse, 6 Pro- phete de Dieu ; je sterilise les entrailles des femmes et je les empeche de devenir enceintes, en fermant leur matrice, et ou dit : « Une Telle est sterile » ; je vais vers la femme qui vient de concevoir, je souffle sur elle et je lui fais faire une fausse couche, et Ton dit : « Une Telle s est h 'awwdla (qui ne peut aller jusqu'au terme de la


(1) Faite sur un exemplaire qui se vend a Alger et qui est imprime au Caire : il porte le millesime de 1819. H.


UNE INCANTATION MYTHIQUE 1 1 3

gestation) ; je vais vers la fiancee, je noue les pans de son vetement (1) et je porte malheur aux jeunes epoux ; ensui- te je vais vers l'homme, je bois son sperme epais et je ne lui laisse qu'une liqueur sans force et sans epaisseur qui ne feconde point, et Ton dit : « Un Tel est impuissant ». Puis je vais vers rhomme et je paralyse son commerce : s'il laboure, il ne recolte rien ; s'il sollicite, il n'obtient rien; bref, c'est moi, 6 Prophete de Dieu, qui assaille de toutes facons les fils d'Adam et les filles d'Eve ». Alors Notre Seigneur Solei'man la saisit violemment et lui dit : « O creature maudite, tu ne sortiras pas de mes mains jusqu'a ce que tu me fasses un certain nombre de pactes et de promesses, comme de t'abstenir de steriliser les femmes des hommes quand elles sont enceintes et de frapper leurs enfants ». — Elle repondit : « Oui, 6 pro- phete de Dieu, car tu es mon maitre » (2) .

Premiere promesse : « Au nom du Dieu puissant et misericordieux, hors duquel il n'y a pas d' autre dieu, le roi, l'eternel, le vainqueur, le puissant, roi du monde d'ici-bas et de l'autre, celui qui fera ressusciter les os ronges par le temps, qui remet dans le droit chemin ceux qui desobeissent et qui traitera durement ceux qui


(1) Cest-a-dire : « Je l'empeche de se marier». Cf. supra, de- nouement de la ceinture dans les rites du mariage, p. 88.

(2) Voy. s. s. de la puissance de Salomon sur les genies Coran, sour, XXI, v. 81 seq. ; sour. XXXIV, seq. ; sour. XXXVIII v. 11 seq., et les commentaires ; Tba'labi, Qigag el 'anbiyd, Caire,1314, p. 173- 175; Ibn Iyas, Bada' t' es souhour, Caire, 1314, p. 170 ; Geiger, Was hatMu- hammed aus d. Judenth. Aufgen. Bonn, 1833, p. 184 ; Weil, Bibl. leg. d. musulm., p. 177; R. Basset, Solomon d. I. leg. mus., in Rev. Trad, pop., 1888, p. 858-859.


1 1 4 UNE INCANTATION M YTHIQUE

n'auront suivi que leurs passions, le souverain, le fort, celui a qui personne n'echappe, celui que personne ne peut atteindre et que personne ne peut surpasser, je n'ap- procherai pas quiconque portera sur lui ce tableau, je ne l'approcherai ni jour ni nuit, que ce soit (une femme) dans sa litiere ou (un homme) en voyage, ni dans son sommeil, ni dans sa veille, ni lorsqu'il sera seul ; Dieu est garant de ce que je dis ».

Deuxieme promesse : « Au nom du Dieu clement et misericordieux, hors duquel il n'y a pas d'autre dieu, etc. . . ., je n'approcherai pas celui, qui portera ce tableau, je ne lui nuirai ni exterieurement ni dans son sang, ni dans ses os, ni dans sa chair, ni dans sa peau tant que dureront les cieux et la terre Dieu est garant de ce je dis (1) ».


Septieme promesse : « Au nom du Dieu, etc. . . ., Je n'attaquerai pas quiconque portera ces sept promesses, ni dans sa vie privee, ni dans sa vie publique, ni dans son absence, ni dans sa presence, ni lorsqu'il voyagera, ni lorsqu'il sera dans le desert, ni dans aucun temps, aussi longtemps que durera la sphere celeste, et pieu est garant de ce queje dis (2) ».


(1) le passe ici quatre des sept promesses. Apres chaque promesse est le djedouel (cf. infra, chap. IV), auquel il est fait allusion dans le teste.

(2) Voir les sept promesses differemment rapportees dans Soyout'i, Rah 'ma, p. 208 ; le recit des demeles de Salomon avec Oumm ec Cibyan y est beaucoup plus etendu et different : p. 203 seq.


OUMM EQ CIB YAN 1 1 5

C'est la une veritable incantation mythique (1) , au cours de laquelle sont d'abord decrits les mefaits de 1' esprit mechant que Ton denonce ainsi solennellement ; de plus cette description est raise dans la bouche meme de cet esprit ; on raconte comment il fut maitrise par un personnage fabuleux, et on indique les moyens pour s'en preserver : il est clair que non seulement les talismans indiques, mais aussi la narration meme ont un pouvoir conjurateur, puisque celle-ci est elle-meme la partie la plus developpee du h 'erz. II est du reste tres frequent que les h'erz contiennent un expose de ce genre (2) .

Oumm eg Qibyan merite d'ailleurs de nous arreter plus longtemps, parce que c'est une conception des plus suggestives pour 1' etude de la theorie de la magie. Cet etre malfaisant a une personnalite mal delimitee ; on 1' accuse de toutes sortes de mefaits, mais on s'accorde sur ce point que ses principales victimes sont les enfants : d'ou son nom qui signifie « mere des enfants », mais dans le sens de « celle qui fait du mal aux enfants » (3) . Dans les livres de medecine populaire, Oumm eg Ci- byan est traitee a la fois comme une maladie des enfants et comme un demon malfaisant : Soy out' i dit qu'on la reconnait a ce que 1' enfant est pris de vomissements


(1) Hubert et Mauss, Magie, he. cit., p. 53.

(2) Par exemple, le h 'erz et djaouchen, le h 'erz el andhrous ; Cf. infra, p. 152-158. Des exemples abondants se trouvent dans le folklore de tous pays ; pour n'en citer qu'un, mais qui est typique et tres com- plet, voy. M. Gaster, Two thousand years of a charm against the Child- Stealing Witch, in Folklore, XI, 1900, p. 129-187.

(3) Cf. Doutte, Merrdkech, p. 347 ; ce nom est peut-etre un euphemisme.


1 1 6 OUMM EQ CIB YAN

et a ce que ses yeux se retournent; nous reconnaissons la facilement les convulsions si frequentes chez les jeu- nes enfants et si redoutees des meres. En meme temps du reste l'auteur nous dit qu'Oumm eg Cibyan est un genie malfaisant de la cohorte de Merra ben et H'arith, un roi des djinns. Continuant sa confusion, il indique ensuite contre elle un remede dans lequel les onctions de goudron sur la tete se melangent avec des recitations de paroles magiques. II nous apprend encore que cette maladie a sept noms : el djedda, ech chehdqa, et h 'arq, Oumm el III, et khenfousa, et tdbi'a et Oumm eg Ci- byan^.

Plusieurs de ces noms sont interessants : ech- chehdqa signifie le « rale » et il semble bien qu'il y ait la une allusion au croup, dont la toux rauque est si caracteristique ; et-tdbi'a est celle qui poursuit de sa haine tous les enfants d'une meme famille et qui les fait perir les uns apres les autres. Les musulmans, en effet, n'ont pas ete sans remarquer que les enfants de certains parents meurent souvent tous, par suite de tares congenitales, debilite generale, meningites, con- vulsions, etc. ... : lis en ont accuse Oumm eg Cibyan, d'ou son surnom d'Et tdbi'a, « celle qui poursuit. » (2) . Puis le nom a ete etendu a tous les malheurs qui for- ment une serie ininterrompue, d'ou le sens de « gui- gnon persistant » (3) . L' expression d'Et tdbi 'a est du reste


(1) Soyout'i, op. laud., p. 215.

(2) Soyout'i, op. laud., p. 208. (3)Cf.Desparmet,^4ra^e<ii(2/ecto/,2eper.,p.l62.-EnTunisieOwmm

eg. Cibyan designe l'effraie : la chouette, nommee el 'aqfoura (l'oiseau)


UNE PERSONNALITE DEMONIAQUE 1 1 7

plus repandue dans l'Afrique duNord que celle d'Oumm ec Cibyan (1) .

On voit d'apres cela combien est vague la person- nalite d'Oumm eg Cibyan : elle n'est pas encore orga- nised. II est clair aussi que le besoin de combattre par des formules magiques les maladies des enfants a joue un role preponderant dans la formation de cette person- nalite ;vraisemblablement 1' obligation de nommer le mal que Ton combat est a la base de ce processus : et son nom (Oumm eg Cibyan, la maladie des enfants) est d'abord tres vague; il se complique ensuite de represen- tations diverses avec ses autres noms et avec la legende qui se forme autour ; l'emploi du rite tend a personnifler et a creer le demon lui-meme.

Cette tendance a la personniflcation des forces ma- giques est tellement marquee que Ton va parfois jusqu'a personnifler des attributs divins, voire meme de simples formules.

En voici un exemple : « Remede contre toutes les maladies, Inflrmites, douleurs, refroidissements ». C'est un talisman sur lequel on ecrit : « Je vous conjure, 6 to- tality des maladies, des douleurs, etc. ..., par la puissance de la puissance de Dieu, par la grandeur de sa grandeur,


est consideree comme causant les maladies des enfants en bas age (Vassel, in Rev. Tun., juillet 1896, p. 350-351) ; c'est toujours la meme conception.

(1) Sur Oumm ec Cibyan a la Mecque, voy. Snouck Hurgronje, Mekka,Il,p. 123-124.

(2) On peut se rendre compte de ce manque de precision en lisant l'article d'ailleurs interessant d'Abou Bekr Abdesselam ben Choai'b, La tebia ou les mauvais genies, in Bull. Soc. Geog. Oran, juillet-septembre 1905, p. 295-298, dans lequel tabi'a est synonyme de djenoun.


118 THEURGIE

par la majeste de sa majeste, par la lumiere de Dieu, par 1' empire de 1' empire de Dieu, par (la formule) La h'aouta oua Id qouwwata ilia bi Lidhi Valy I'azim » (1) . Nous donnons plus loin un exemple tout semblable (2) .

II y a toute une categorie de rites ou il semble que l'invocateur cree le genie dont il va se servir, en sorte que cela a une certaine analogie avec la theurgie (3) . En voici un bon exemple : a Blida, une femme qui veut mettre un homme qu'elle aime a sa discretion va trouver une sor- ciere. Celle-ci prend du sel, du benjoin, de la jusquiame, du bois de peuplier et des orties. Elle place devant elle un rechaud allume et y jette le benjoin en disant : « Salut sur toi, 6 benjoin, les gens t'appellent le benjoin, mais moi je t'appelle le djinn puissant ; amene moi Un Tel fils d'Une Telle, de sept rues et de sept cafes ». Puis elle jette le sel et recite : « Salut sel bienfaisant {el melh' et melih '), joyau veritable (el djaouhar eg gah 'ih '), toi qui demeures dans l'espace et le vent, toi que Ton charge sur les betes muettes, toi qu'achetent la musulmane et la juive, amene-moi Un Tel fils d'Une Telle, qu'il vienne, comme un chien, a mes pieds ». Puis elle jette les orties et recite : « Les gens vous appellent des orties et moi je vous appelle les djinns puissants, amenez-moi Un Tel fils d'Une Telle, 1' imbecile qui frequente les mau- vais sujets et qui n'a honte ni devant Dieu ni devant


(1) Soyout'i, Rah 'ma, p. 90. Formule arabe qui signifie : « II n'y a de puissance et de force qu'en Dieu ».

(2) Cf. infra, p. 185-186, l'incantation du h'erz Mordjdna.

(3) Voy. Lehmann, Abergl, u. Zaub., p. 128-132.


MAGIEDEMONIAQUE,MAGIESYMPArfflQUE 119

ses creatures. » Puis elle recite, en jetant le peuplier : « Les gens t'appellent peuplier et moije t'appelle djinn, ravisseur ; accroche Un Tel, fils d'Une Telle, entre les epaules, comme le chat qui accroche les branches (avec ses griffes).. Ensuite elle jette la jusquiame en disant : « O jusquiame, 6 djinn que Ton enleve facilement (1) , amene-moi Un Tel, fils d'Une Telle, aveugle, qu'il ne voie pas (2) . »

Nous pouvons induire de la que c'est le rite qui cree le demon, et comme ce rite consiste avant tout a imiter ou tout au moins a enoncer Taction que L'on desire produire, nous trouvons ainsi que la magie de- moniaque se ramene, en somme, a la magie sympathi- que. Une etude plus complete que la notre sur la ma- gie musulmane apportera sans doute des preuves plus nombreuses a l'appui de cette these : seulement, il faut remarquer que, chez les musulmans, la demonologie n'en est plus a son enfance; les religions etrangeres, judai'sme, parsisme, ont fourni a 1' Islam une matiere abondante, en sorte que les demons invoques par les magiciens sont souvent empruntes tout faits a une autre religion, possedent un nom precis et sont concus com- me de veritables puissances. Mais le nom est souvent, a peu pres, ce qu'il y a de plus clair dans leur personna- lite qui reste tres confuse.

Ces noms d'ailleurs se multiplient indefiniment, par alliteration, avec des terminaisons semblables dont les


(1) La jusquiame elle-meme est devenue un djinn. L' instrument a cree le demon ; c'est ainsi que le rite engendre le my the.

(2) Desparmet, Arabe dialectal, 2e per., p. 174-175.


120 UNE INCANTATION DEMONIAQUE

plus frequentes sont ail et ouch. La premiere est evidem- ment d'origine hebraique : c'est le mot El, « Dieu », qui entre en composition dans le nom de la plupart des an- ges (1) . El Bouni y voit un nom syriaque mysterieux qui signifie « puissance » (2) . Quant a la seconde terminaison, elle accuse peut-etre une origine grecque (3) . Quoi qu'il en soit, les genies ainsi denommes n'arrivent guere a se specialiser ni a prendre figure. Citons, par exemple, une grande incantation qui est donnee par Ibn et H'adjdj pour la recherche des tresors

« Je conjure par les noms syriaques les tribus des djinns et de ceux qui habitent ces lieux, par Celui qui a cree et organise, qui a tout fixe et qui dirige tout (4) , de se presenter a moi, en toute obeissance, et de faire ce que je leur ordonnerai fermement et exactement, de de- couvrir ce tresor. Ou sont Cheboual et 'Arourd (5) ? Ou est le maitre de la montagne de fumee ? Ou est celui qui est monte sur un elephant et coiffe d'un serpent (en guise de turban) ? Ou est Roudai'l, 1" afrit, echappe du


(1) Voir Schwab, Vocabulaire de I'angelologie, passim, in Not. et Extr. des Mss., Ire ser., t. X, 2e part. Cf. supra., p. 10.

(2) El Bouni, op. laud., Ill, p. 86.

(3) La comparaison du vocabulaire de la demonologie musulma- ne avec les demonologies semitiques, parsie, chretienne, est un vaste champ d'etudes que nous n'avons pu aborder. L'hebreu fournit peut- etre moins de noms qu'on ne serait tente de le croire au premier abord, et Ton en juge par le Vocabulaire de Schwab; la litterature gnostique en fournirait peut-etre un bon nombre.

(4) Coran, sour. LXXXVII, v. 2-3.

(5) Cette forme interrogative est classique dans les evocations de la magie musulmane.


UNE INCANTATION DEMONI AQUE 1 2 1

qomqom de Salomon (1) ? Je vous conjure, par tout ce que savait de la science cachee et du secret mysterieux Acaf ben Berkhiya, vizir du prophete de Dieu, Soleli'man ben Daoud (sur lui soit le salut !). Approche, 6 Roudai'l, viens ici, pres de moi. Ou sont done ta bravoure, ta puis- sance, ton courage, ta docilite ? Ouvre ces rochers, par Celui qui separe le fruit du noyau, qui fait sortir la vie de la mort et la mort de la vie. Tel est Dieu, pourquoi vous detournez-vous de lui ? II a separe l'aurore (de la nuit) [et la suite du verset jusqu'a « savant »] (2) .

Ou est l'ouragan des vents ? Ou est Dehmouch, 1' 'afrit, commandant des esprits ? Ou est Semt'il a la beaute eclatante ? Ou est 1' esprit Mimouna ? Ou est Yaqouta bent el Malak el Akbar ? Ou est le pieux, le devot celui qui se prosterne, Abou H'amid l'indien ? Ou est le jeune Chemt'oun, porteur du drapeau noir, et de noble origine? Ou est 1' esprit Bendroun, aux habits rouges, au diademe rouge, monte sur une jument grise, le prepose aux tresors de la terre et aux richesses antiques ? Ou est Chem'oun et ses troupes ? Ou sont les sept rois terrestres des genies : Moudhhib, Merra, El Ah'mar, Bor- qan, Chemhourech, El Abiod' et Mimoun (3) ? Presente- toi, 6 Moudhhib, par l'ange qui t'a vaincu (e'est-a-dire)


(1) Qomqom, vase, flacon ; Salomon enfermait les gestes dans du qomqom : voy. Rene Basset, op. laud., la Rev. trad, pop., Ill, 1888, p. 356- 359, 503 ; infra, p. 112, 1.21, Banou Qamaqim (enfants des flacons).

(2) Ceci a partir de « Celui » est un passage du Coran, sour. X. v. 32. Ce passage doit sa vertu magique a ce que le vevbefalaqa qui veut dire « fendre » y est employe deux fois.

(3) Ces sept rois des djinns reviennent souvent en magie : voy. Infra, p. 160.


1 22 UNE INCANTATION DEMONI AQUE

r

Djebriai'l et par Samsam ! Ecoute-moi, 6 Ah'mar, par l'ange qui t'a vaincu (c'est-a-dire) Semsemai'l et par Ahiach, Ahiach ! Fais lever tes serviteurs, 6 Chemhou- rech, par l'ange qui t'a vaincu (c'est-a-dire) Cerfai'l et par Dehlikh, Demlikh ! Mets-toi a mes ordres, 6 Borqan, par l'ange qui t'a vaincu (c'est-a-dire) Mikail et par Der- demich, Derdemich ! Ordonne a ceux qui t'obeissent, 6 Abiod', par l'ange qui t'a vaincu (c'est-a-dire) Ghanlai'l et par Sabbouh', Qoudous (1) , chef des anges et des es- prits ! Avance a mes ordres avec tes troupes, 6 Mimoun, par l'ange qui t'a vaincu (c'est-a-dire) Kesflai'l, maitre de la septieme sphere, maitre de la clarte de Saturne et par Azli, Aouzer ! Ou sont les troupes solides ! Ou sont les Benou Ghilan, habitants des cavernes et des ravins, les meilleures des cohortes des djinns en devotion au Seigneur Createur ? Ou est Chems et Qaramid bent et Malik et Abiod'? Ou est Fat'ima la nuageuse aux vete- ments rouges, au diademe rouge, qui a sous ses ordres mille escadrons ! Ou sont Derdem, ' Accab, Ech Chema- liqa ? Ou sont les Oulad el Ah'mar, habitants des eaux ? Ou sont les Benou Qemaqim, habitants des montagnes elevees et des sources souterraines ? Ou sont les enfants d'El Abiod', les enfants de Mimoun ? Ou sont les habi- tants des montagnes, les Banou No'man ? Ou sont les habitants des tas de fumier ? Ou sont les demons des ouragans et des tempetes et les Banou Qifan ? Ou son les Banou Qichan ? et les Oulad et H'arith ? Et les Banou Dahman, habitants des grands depotoirs ? Et les Banou 1 Ah'mar, habitants des rivieres ? Ou sont les Banou


(1) Noms de Dieu ; cf. infra, chap. IV.


UNE INCANTATION DEMONI AQUE 1 23

Dahman et les Banou FAchch, demons des terreurs, des cris et des plaintes, les 6 afrit qui volent en l'air ? Ou sont les habitants des jardins silencieux ? Ou sont les Oulad et H'arith ? Ou sont les demons des ravins, ceux des mai- sons, ceux des ouragans et des tempetes ? Faites ce que je vous ordonnerai, brisez tous les rochers, les portes fer- mees, les talismans et aneantissez tous ces obstacles, par P 'afrit, le seigneur Dehmouch et par son obeissance a l'ange Et' T'aous ! Ou sont les. Banou Chir et les Banou Yah'douch ? Avancez avec vos chevaux et vos archers, enlevez ce rocher qui recouvre ce tresor ! Faites ce que je vous ordonne, 6 troupe des esprits que j'interpelle dans cette incantation, vous dont on vente la docilite et les qua- lites ! (Je vous en conjure) par Yak, Cherahia, Anoukh, 6 Anezred, Chemoul, Cherchehcheha, Hidouka, Beqrach, Inemouk, Halouh', Deberdcha, H'ourchal, T'rich, Ma'ach, Chas, Choucha (1) ! Presentez-vous, 6 troupe des (genies) serviteurs : (si vous ne venez pas) aucun ciel ne vous protegera, aucune terre ne vous portera, le tonnerre va gronder sur vous, le vent va vous pousser, la terre tremblera (2) ; que les vents amenent vos soldats et vos chevaux, vos archers, vos nobles et vos esclaves, vos hommes et vos femmes ! Ou est Qafouan, le tambour qui lorsqu'il frappe son instrument avec P index est entendu des 'afrit errants dans toutes les parties du monde ? Pre- sentez-vous devant moi, prets a m' entendre et a m'obeir ! « Des genies travaillaient devant lui par ordre de


( 1 ) Mots intermediaires entre le mot magique et le nom d'un demon.

(2) Injonction avec menace.


1 24 UNE INCANTATION DEMONI AQUE

son seigneur » (passage du Coran (1) a reciter jusqu'au mot « action de graces » puis reciter) « nous avons ame- ne une troupe de genies vers toi » (jusqu'a) « evident » (2) . Je vous conjure et je vous adjure, 'afrit rebelles et esprits purs, crees du feu (3) des vents brulants (samoum), faites ce qui va vous etre ordonne et gardez-vous de de- sobeir a cette conjuration, par celui qui vous a cree, qui a dechire les voiles devant vos yeux et qui vous a derobes aux regards des tils d'Adam, car il vous voit, lui et (les anges) qui sont avec lui et vous ne le voyez pas. Ou est le doyen des 'afrit ? Ou sont les habitants du feu ? Ou est (le genie) de la peur, de l'inconstance et de la ruine ? Faites ce que je vous ordonne, 6 demon a quatre tetes ! Faites ce que je vous ordonne ! Arrivez, 6 Rouqia'il, 6, Djebria'il, 6 Semsemail, 6 Mikail, 6 H'erfiail, 6 .'Ainai'l, 6 Keflail (4) ! Descendez, 6 esprits purs, subtils, eleves, lumineux, vous que suscite Taction des incantations et des conjurations divines et contraignez, grondez, fouettez, torturez les (genies) serviteurs, au nom de ces conjurations magiques jusqu'a ce que s'ouvrent les ro- chers, les portes, les serrures qui protegent les tresors ! Ou est Demrouch, 1' 'afrit qui pousse de tels cris que les montagnes en sont ebranlees ? Ouvre, 6 Demrouch, les portes et frappe, avec le baton crochu de Semta' 1" afrit,


(1) Coran, sour, XXXIV, V. 11-12. II s'agit de Salomon. — Evo- cation par la force sympathique du recit coranique.

(2) Coran, sour. XXXXVI, v. 28-31. II s'agit des genies convertis a rislamisme par Mahomet.

(3) D'apres le Coran les genies ont ete crees du feu, sour. XV, v. 27 ; sour. LV, v. 14.

(4) Remarquez la terminaison au ail, dont nous avons parle, su- pra, p. 120.


UNE INCANTATION DEMONI AQUE 1 25

les rochers, pour qu'ils se fendent, par celui qui a dit : « Frappe la mer avec ton baton, et elle se fendra, et chaque cote de la mer ainsi ouverte etait semblable a une haute montagne » (1) . Ou est Debroub qui s'est me- tamorphose en ane ! Ou est Berkach des demons qui est entre dans les groupes des genies rebelles ! Ou est Abou Ya'qoub le rouge, monte sur une mule ? Ou sont les groupes charges d'administrer les sept pays ? Ou sont les chefs des quatre climats ? Je vous conjures, 6 rois des pays, Moubrech, Chent'out', Cherhaf, Chou', Mechbal, Kerh'oul, Qebel, Kerdjous, grondez, contraignez, 6 man- dataires, ceux qui sont preposes aux contrees et aux qua- tre climats, Chebt'at', 'Adoul, Chamoul et Bert'aouch ! Ouvrez les rochers. « Notre ordre n'etait qu'une parole » (passage du Coran a reciter jusqu' a) « qui reflechit » (2) (et reciter ensuite) « certes, c'estun grand serment » (jusqu' a) « maitre des univers » (3) . O Achbach, toi, les serviteurs, les agents superieurs et terrestres, par celui qui soit ce qui fut et ce qui sera, celui « qui s'est etabli sur le trone » (passage du Coran a reciter jusqu' a) « les promesses magnifiques du Seigneur Israel » (4) . (Reciter ensuite) « II e fait descen- dre l'eau du ciel » (jusqu' a) « vous ne pouvez pas comp- ter ses bienfaits » (5) . Ou sont les rois superieurs, ceux qui


(1) Coran, cour. XXXVI, v. 63. Force sympathique du mot « fen- dre ».

(2) Coran, sour. LIV, v. 50.

(3) Coran, sour. LVI, V. 75-79. Le mot employe pour dire serment est ici gazam qui designe aussi une incantation : celle que nous tradui- sons en ce moment est un qasam.

(4) Coran, sour. VII, v. 52-188.

(5) Coran, sour. XIV, v. 37.


1 26 UNE INCANTATION DEMONI AQUE

volent ? Descendez sur les rois (des genies) terrestres et gardez-les, jusqu'a ce qu'ils fassent ce que je leur ordon- ne, c'est-a-dire qu'ils ouvrent cette porte et qu'ils fendent ces montagnes, par l'obeissance a l'ange Et' T'aous et par la crainte de son chatiment et de ses commandements et par les noms ecrits sur son siege et par la force que Dieu a raise en lui et par sa superiority sur les meilleurs d'entre vous. « Un 'afrit d'entre les genies repondit : je te l'ap- porterai » (passage du Coran a reciter jusqu'a) « gene- reux » (1) . Approchez et ouvrez les serrures, les cavernes, les rochers, les portes enchantees, decouvrez les tresors semblables a ceux de Decius (2) , les cachettes souterrai- nes des tresors de l'epoque anteislamique, faites ce qui vous sera ordonne (reciter ici le passage du Coran ou il est dit) : « Cette lettre vient de Salomon » (jusqu'a) « re- signed » (3) . Depechez-vous, obeissez aux noms de Dieu. Ou sont les qomqom (4) de celui qui demeure dans la mon- tagne du nuage ? Ou est ' Abrouch ? Ou est Heddam ? Ou est Qemarech ? Ou est Marech ? Ou sont les habitants des ravins et des cavernes enchantees ? Ou sont les demons


(1) Coran, sour. XXVII, v. 39-40. C'est dans l'histoire de Salo- mon avec la reine de Saba.

(2) Sur la legende de Decius qui se rattache a celle des sept dor- mants, voir les principales references donnees par Basset, Notes de Lexi- cogr. berb., Dial, des Beni Menacer, Journ. Asiat., p. 6, n. 2 du. t. a p.

(3) Coran, sour. XXVII, v. 30-3 1 . — Tous ces passages, du Coran donnent une couleur religieuse a 1' incantation, mais ils ont avant tout ici une valeur magique. On remarquera, en effet, qu'ils se rapportent a des passages ou il est raconte que des ordres furent donnes aux genies. C'est de 1' incantation mythique : cf. supra, p. Ill seq.

(4) Cf. supra, p. 121, n.l.


LTSTIQSAM DES ANCIENS ARABES 127

du feu ? Ou sont les genies des ouragans ? Faites che- vaucher les vents et fendez les rochers et prenez soin de ce tresor dans la cavite qu'il remplit, eloignez les agents des genies qui veillent sur lui, par ces noms magiques : par Mouchleh', Ha'ibour, Allah le Tout Puissant, il y a en cela un signe pour ceux qui savent. O ange de Dieu, avertissez les esprits et faites les venir avec ceux d'entre les rois des djinns que j'ai nommes et tous les 'afrit et les serviteurs, par Moh'ammed ben ' Abdallah, que Dieu le benisse et le sauve, le Prophete des deux races, le Seigneur des humains. Repondez a mon appel, sinon je vous reduirai par un feu qui vous brulera de ses flammes et qui partira comme un trait du trone supreme (1) . Faites ce qui vous est ordonne, et que Dieu assure 1' execution de ce queje dis (2) ».

Cet exemple sufflt pour donner une idee du genre ; il en renferme d'ailleurs tous les caracteres essentiels nous les avons marques dans les notes des pages prece- dentes.

La plupart des Incantations commencent comme celle-ci, par le mot 'aqsamtou, « je jure » par, etc. ... Chez les anciens Arabes, le mot istiqsdm, derive de la meme racine, etait la consultation des divinites en tant qu' ora- cles : des fleches tirees au sort indiquaient la reponse de 1' oracle et le parti a prendre sur 1' affaire pour laquelle on le consultait. L' episode de la consultation de l'idole de Dhou 1 Khoulaca, par le fameux poete Imrou 1 Qai's, est reste celebre : le roi dechu des Kindites demandait


(1) Nouvelle injonction avec menace.

(2) Ibn et H'adjdj, op. laud., p.27-29.


128 SERMENT ET INCANTATION

a 1' oracle un conseil sur ses projets de vengeance de la mort de son pere ; il y avait trois fleches l'ordre, la de- fense et l'attente. Trois fois le sort indiqua la defense : Imrou 1 Qais, furieux, jeta les fleches a la tete de l'idole en lui disant : « Si c'etait ton pere, tu ne parlerais pas ainsi ! » Et il continua sa vie aventureuse, a la recherche de partisans pour ses projets (1) .

Dans l'arabe classique, la racine qsm a surtout le sens de diviser,partager, et celui dejurer ; avec des sens analogues, elle se retrouve en arameen et en hebreu. Un debat s'est eleve a ce sujet entre les philologues : d'apres Fleischer, le sens primitif a un caractere magique ; pour R. Smith, au contraire, le premier sens serait celui de decision ; pour Wellhausen, c'est celui de partage. W. Davies, discutant plusieurs passages de la Bible et un cu- rieux chapitre d'El Bokhari, se rallie a la premiere opi- nion : pour lui, c'est le serment fait devant la divinite et destine a influencer sa reponse. Pour nous, rapprochant 'aqsama de 'anchada, et considerant que les incanta- tions magiques commencent par 'aqsamtou et ne sont autre chose que des appels aux dieux ou aux demons, nous nous rallierions le plus volontiers a cette maniere de voir (2) .

L'appel aux puissances mysterieuses est, en effet, le caractere essentiel des incantations ; souvent, comme celle que nous venons de citer, elles ne sont guere autre


(1) Aghdni, nouv. ed., VIII, p. 68 ; Caussin de Perceval, Essai hist. Ar. av. I 'Islam, II, p. 810.

(2) Voir la discussion dans Witton Davies, Magic, div. and demon, am. the Hebrews, p. 44.


LA M AGIE DU NOM 1 29

chose. Le nom du dieu, du genie, a par lui-meme une vertu magique. « II s'ensuit que 1' attention s'arrete au signe maniable et ne va pas au dela, a la recherche de la chose signifiee ; revolution de 1' incantation fait passer son pouvoir de son sens aux qualites des sons dont elle est composee (1) . »

De la cette multiplication des noms par repetition, par alliteration, ce foisonnement de vocables dont on ne sait plus,comme dans certains passages du texte ma- gique que nous venons de citer, s'ils sont des noms de personnes demoniaques ou de simples mots magiques. C'est que, d'une part, on cherche a extraire du nom toute la force magique qu'il renferme et que, de 1' autre, la magie aime tout ce qui est incomprehensible : aussi emploie-t-on de preference les mots de langues etrange- res (2) ; 1' incantation precedente mentionne, des son de- but, les noms syriaques (3) . Des noms incomprehensibles ou meme de simples groupes de lettres, comme oudh ', b d t', z h dj, se rencontrent souvent (4) ; parfois meme, une legende s' attache a eux : par exemple, badouh' est un mot magique qui est tres usite comme talisman ; or, on raconte que c'etait le nom d'un homme qui fit une tres grande fortune (5) . D'autres fois, ce sont des noms


(1) Hubert, Magia, loc. cit., p. 1520.

(2) Cf. M. Mauss, in Ann. Sociol., v, p. 210.

(3) Cf. infra, les noms soi disant syriaques de le Djeldjeloutiya, p. 141.

(4) Reinaud, Monuments, II ; El Bouni, op. laud., IV. p. 133 ; b d t' est souvent cite dans la Rah 'ma de soyout'i.

(5) S. de Sacy, Chrest. ar., 2e ed., Ill, p. 365, Reinaud, op. laud., II, p. 243. infra, chap. IV.


130 PUISSANCE DU NOM SUR LES DEMONS

baroques et tres longs, comme Hecht'echlechkouch, Ke- chkechlia'ouch, etc. ... (1) .

La puissance du nom est telle que, lorsque Ton con- nait les noms convenables, les genies ne peuvent guere se dispenser de repondre a l'appel et d'obeir (2) ; lis sont les « serviteurs des noms » magiques ; en ce sens, 1' incan- tation a un caractere contraignant qui est le plus souvent tres bien marque (3) . Lorsqu'Ibn et H'adjdj et-Tlemsant raconte comment les djinns lui ont livre leurs secrets, il dit : « Je me reunis un jour avec les sept rois des djinns dans une caverne, et je leur demandai de me renseigner sur la facon dont ils attaquent les hommes et les femmes, les faisant tomber de mal, les frappant, les paralysant ou autres choses semblables. Ils me repondirent tous : « Si ce n'etait pas toi, nous n'apprendrions cela a personne, mais tu as trouve les liens, les conjurations et les noms qui nous obligent ; si ce n'etaient les noms par lesquels tu nous as contraints, nous ne vous serions pas rendus a ton appel (4) . » Le mot 'azinia, par lequel on designe en arabe les incantations, exprime bien ce caractere de contrainte : la racine 'azama a, en effet, le sens de « decider une chose irrevocablement la rendre necessaire » (5) : 'azima, dans


(1) El Bouni, op. laud., II, p. 69-70 ; Cf. supra, p. 101, 123, 125 ; infra, p. 139.

(2) Cf. supra, p. 64, n. 2 ; infra, p. 185, n. 3; apr. dans Moulieras, Maroc inconnu, II, l'invocation de la p. 55.

(3) Cf. Hubert, Magia, p. 1515.

(4) Ibn el H'adjdj, Choumous el anoudr, p. 73. — Sur le nom, voy. encore Maspero, Et. de myth, et d'archeol., II, p. 298 seq. ; Lefe- bure, La vertu et la vie du nom, in Melusine, 1897, n° 10, p. 225 seq.

(5) Cpr le sens donne a la racine qasama par Rob. Smith, in


INCANTATION AU SOLEIL 1 3 1

le droit musulman, est le commandement divin consi- dere sans avoir egard aux difficultes inherentes a son observation, par exemple 1' obligation dejeuner pendant le Ramadan (1) .

Dans toutes ces incantations, Dieu est souvent men- tionne, mais c'est souvent pour la forme seulement; II sem- ble que dans un certain nombre d' incantations populaires, les astres aient joue quelque role, tout au moins le soleil. En voici deux, par exemple, que nous avons recueillies ; je donne le texte, puisqu'il est inedit, en arabe vulgaire :

« Quand son mari est absent, la femme qui desire le voir revenir jette sur un rechaud allume, au coucher du soleil, du poivre en grains et de la graine de corian- dre provenant d'une boutique exposee au levant. Puis, se tournant vers 1' Orient, elle fait flotter au vent une serviette qu'elle a utilisee pour les soins de sa toilette intime (2) , et elle recite :

« El Maghrib oudnet 'ala flan ould flana — Bel ouah'ch ou Ihgomma — Men ouah'chi bka — Men ouah'chi chtka — Men ouah'chi t'ert'eq essnasel ou ja.

« Que le Couchant revienne, trouvant Un Tel, flls d'Une Telle — Dans le chagrin et la peine — Que le cha- grin que lui cause mon absence le fasse pleurer — Que le chagrin que lui cause mon absence le fasse se lamen- ter — Que le chagrin que lui cause mon absence lui fasse


Journal of Philology, XIII, p. 279, (supra, p. 128) d'apres Witton Da- vies, op. laud., p. 44.

(1) Goldziher, Die Zahiriten, p. 68.

(2) Vertu magique du sang menstruel, supra, p. 85, n. 4 ; infra, chap. XV.


1 32 INCANTATION AU SOLEIL

briser les entraves qui nous separent et le ramenent a moi. »

La femme assimile le retour prochain du soleil a celui de son mari. Si 1' operation n'a pas reussi, on recite 1' invocation suivante a un lever de soleil, en brulant les memes parfums :

« Slami'alik ya ssemch — Ennas iqoulou lek es- semch — Ou ana nqoul lek Lalla Zirara — Ya lqasma ssma beh'rara — Ma tqesmet elfeggouca ou lkhiara

— Teqqesmi qelb flan ould flana — Ma chi bqouli bqoul er rasoul — Sidi Moh'ammed et medkour — Ou jah Mkouna bent lemkoun — Bent Bellah'mar soult'an lej- noun — Koul ma qalou Isani isja ou ikoun.

« Salut a toi, 6 soleil — Les gens t'appellent le soleil

— Et moi je t'appelle Lalla Zirara — O toi qui traver- ses les cieux avec flamboiement — Tu briseras le coeur d'Un Tel, fils d'Une Telle — Comme on brise le melon et le concombre — Ce n'est pas moi qui l'ordonne, c'est le Prophete — Sidi Moh'ammed, le celebre — Et (fais ce que je demande) en consideration de Mkoun bent el Mkoun — Fille de Bellah'mar, roi des genies — Tout ce que dit ma langue arrivera et sera (1) . »

r

Evidemment, il y a la, avant tout, un rite de magie sympathique; on espere que le retour du soleil ramenera celui du mari. II n'est pas neanmoins impossible qu'il y ait aussi un souvenir d'une epoque ou Ton invoquait di- rectement les astres. Dans de nombreux rites magiques, il faut se tourner du cote du soleil levant (2) . Aujourd'hui


(1) Recueilli a Mogador (Maroc).

(2) P. ex. El Bouni, op. laud.. I, p. 133.


L'INCANTATION DU SOLEIL 133

encore, les Bedouins d'Arabie prient le matin, au lever du soleil, et tournes vers lui (1) .

On sait qu'il y a une sourate du Coran qui est intitu- lee « le Soleil », et dont le debut a d'ailleurs toute Failure d'une conjuration magique (2) ; on ne sera pas etonne que cette sourate soit particulierement employee en magie ; il y a, du reste, en rapports etroits avec cette sourate, une incantation dont Ibn et H'adjdj dit le plus grand bien et qui sert a un grand nombre de fins. En voici le commen- cement :

« Je t' implore par ta divinite et ta misericorde, par ta bonte universelle qui s'etend a toute chose, 6 Dieu des premiers et des derniers, par le centre de puissance de ton trone et par le comble de ta misericorde et de ta spi- ritualite, 6 toi qui as dit : « Par le soleil et par sa clarte. » Je t' implore, 6 Maitre, par le ouaou de ton Unite (3) ; verse sur moi la lumiere des soleils des bienfaits de ta provi- dence, pour qu'elle brille dans mon cceur et dans le mon- de de mon esprit comme le soleil brille dans le jour. . . .

« J' en jure par cette invocation sublime et toujours exaucee pres du seigneur Mit'at'roun, prepose aux si- gnes mysterieux graves sur le Siege et qui puise dans 1' ocean des dons (divins), au moyen de ses clartes sur-


(1) Palgrave, Voy. en Arable, trad, franc., I, p. 14 ; cpr. Goldziher, Abhandlungen, I p. 113-114 ; observe aussi par M. Peltier dans le Sud algerien (Marcais).

(2) Sourate XCI : « J' en jure par le soleil et sa alerte, — par la lune, quand elle le suit de pres, — par le jour, quand il le laisse voir dans tout son eclat, — par la nuit, quand elle le voile, — par le ciel, etc. ... »

(3) C'est-a-dire « par la lettre ouaou », qui est la premiere du mot oudh 'ad, « unique ».


1 34 L' INCANTATION DU SOLEIL

naturelles ; soisnotre intercesseur, 6 seigneur Mit' at 'roun, et donne des ordres a 1' esprit angelique, chef de la troupe sublime, qui occupe le poste supreme et qui possede le grand mystere, le seigneur Berh'iail. Approche, 6 ange, toi et ta spiritualite, approche avec tes troupes et tous ceux auxquels tu commandes ! Approchez, 6 troupes des esprits ! Descendez vers les rois (des genies) terrestres ! Arrivez avec vos chevaux, vos archers, vos tambours, vos etendards, vos tonnerres et vos eclairs ! Presentez- vous devant moi et faites ce que je vous ordonnerai ! Que je vous voie avec mes yeux et que je vous parle avec ma langue ! Apportez-moi tout ce que je vous demanderai, qu'il s'agisse de faire apparaitre de 1' argent, ou de reveler des tresors, ou de decouvrir l'auteur d'un vol, ou de faire venir 1' absent ou de reveler les evenements de l'annee a venir, bref, tout ce que je vous demanderai de permis par la loi divine et dont Dieu voudra bien l'accomplis- sement. Car vous avez la connaissance et la science des mysteres, puisque vous savez cela des esprits, et que les esprits le tiennent de vos chefs (communs), et que ceux- ci le tiennent de Mit 'at 'roun, lequel voit toutes les cho- ses qui se passent a la droite du trone divin (1) , et entend le grincement de la plume avec laquelle la destinee s'ecrit sur la « table conservee » (2) , et peut copier le tout a cause de son rang et de son poste eleve qui sont pres de la


(1) Mit'at'roun est la transcription de, « a cote du trone ». Voy. Schwab, Vocab. de Vangelol, p. 282. Cf. Grunbaum, in Z.D,M.G., 1877, P. 324.

(2) « El louh' et mah'iouz' », sur laquelle, d'apres le dogme mu- sulman, sont ecrits les arrets du destin.


L' INCANTATION DE « MORD J AN A » 135

Seigneurie unique de l'ange Mikai'l (1) , sur lui soit le sa- lut \& ... »

J'arrete ici la citation ; la da'oua (les musulmans nomment ainsi specialement les incantations plus ou moins islamisees) est tres longue, elle se termine en ap- pelant les chatiment de Dieu sur les genies qui n'obeiront pas et en assurent ceux qui obeiront qu'ils ne courent aucun danger ; ce trait est interessant, car il nous montre que la necessite mecanique n'est pas absolue dans les Incantations, bien qu'elle en soit un caractere general (3) .

Une da 'oua plus singuliere est celle qui est ecrite sur le h 'erz Mordjdna, « talisman de Mordjana » (4) . Elle a dans son ensemble un caractere plus religieux, bien qu'elle se termine par des noms magiques, et elle ne fait pas appel aux demons : il n'y est question que de Dieu, du Coran et des Prophetes. Mais les attributs de Dieu, les sourates du Coran et meme la formule. « La ildha ilia Lidh », y sont comme personnifiees et adjurees en detail (5) . II semble que, du moment qu'on renonce aux personnalites magico-religieuses des djinns, on les rem-


(1) Mikai'l est des anges les plus eleves au grade (archange). II est donne par le Zohar comme compagnon de Mit'at'roun, ap. Schwab, op. laud., p. 283.

(2) Ibn et H'adjdj, op. laud., p. 80.86.

(3) Cf. supra, p. 64, n. 2 ; p. 130, n. 2.

(4) Cf. infra, p. 153. Le commencement de cette da'oua est traduit dans Depont et Coppolani, Confreries religieuses musulmanes, p. 140 (fin de la note 1 de le p. 139). Mais, sans doute, leur texte etait different du notre, car les deux traductions sont sensiblement differentes. Le mien est une grande feuille autographiee qui se vend a Alger. Cpr. la traduction partielle donnee par Tuchmann, Fascination, in Melusine, t. X, p. 9-10.

(5) Cpr. supra, p. 117-118.


136 V INCANTATION DE « MORD J AN A »

place par l'unite divine monnayee en une foule d'unites secondaires. Nous avons ici une vraie da 'oua, priere cal- quee sur une incantation : c'est la reapparition, au milieu de l'appareil religieux du dogme, de la forme magique; qu'on enjuge :

« Je t' implore, 6 mon Dieu, 6 le Premier des pre- miers et le Dernier des derniers; il n'y a pas d'autre Dieu que toi ; gloire a toi ! Je suis du nombre des opprimes et (je t' adjure), 6 mon Dieu, par (la formule) La ildha ilia Lidh et sa puissance ; par le Trone et sa sublimite; par le Siege et son immensite; par le Cirat' et son etroitesse; par la Balance et sa sensibilite; par la Table et son Imma- nence; par la Plume et sa course ; par Mikafl et sa piete ; par Israfil et son souffle puissant (1) ; par ' Azrail et sa main meurtriere (2) ; par Rid'ouan et son paradis (3) ; par Malik et ses troupes (4) ; par Adam et sa purete; par Chith (5) et son don de prophetie; par Noe et son arche ; par Isaac et son sacrifice. . . par Jesus et ses miracles ; par notre Seigneur Moh'ammed (que la benediction et le salut soient sur lui) et son intercession; par le Coran sublime et sa recitation; par la noble Science et son etude (6) ; par Abou Bekr ec Qid- diq et son khalifat; par 'Omar ben El Khet't'ub et sa qua- lite de Faroiiq (7) ; par 'Otsman ben'Affan et sa vertu; par


(1) Israfil est l'ange qui soufflera dans la trompette du jugement dernier.

(2) Azrail est l'ange de le mort, qui « prend » (yaqbid') les ames.

(3) Rid'ouan est l'ange gardien du paradis.

(4) Malik est l'ange gardien de l'enfer.

(5) C'est notre « Seth ».

(6) II s'agit de la science du h 'adith.

(7) Surnom de 'Omar qui signifie, d'apres les dictionnaires arabes « celui qui disperse » (les ennemis de la religion).


L' INCANTATION DE « MORD J AN A » 137

'Ali ben Abi T'alib et sa bravoure ; par El H'asan et sa vertu; par H'amza et sa foi ; par El 'Abbas et sa mo- destie ; par les compagnons du Prophete (que le salut et la benediction soient sur eux) et la guerre (qu'ils ont soutenue contre les Infideles) ; par les successeurs et par les successeurs de ces derniers et leur vertu; par les quatre imams legislateurs et leur foi ; par les savants qui pratiquent exactement la religion et leur piete; par les descendants du Prophete benis de Dieu et leur noblesse ; je te supplie, 6 Dieu ! 6 Dieu ! de preserver le porteur de ce talisman, des attaques de tout homme, djinn, dia- ble, marid (l \ envieux, jaloux, intrigant. Par la sourate El Fatih'a, je t' adjure, 6 mon Dieu ; par la sourate de la Vache, je t' adjure, 6 mon Dieu ; par la sourate de la Fa- mille d"Imran, je t' adjure, 6 mon Dieu ; par la sourate

des Femmes, je t'adjure, 6 mon Dieu (2)

par les noms au moyen desquels t'invoqua Adam lors- qu'il descendit, a Serendib et que tu lui fis retrouver Eve sur le mont 'Arafat (3) ; par les noms au moyen desquels t'invoqua El Khad'ir, qui marcha sur l'eau sans que ses pieds se mouillassent (4) ; par les noms au moyen desquels


(1) Nom des demons qui se rebellerent contre Dieu ; voy. Coran, sour : IV, v, 117 ; sour. XV, v. 30; tour. XXXII, v. 3 ; sour. XXXVII, v. 7. On dit : mdrid ou marid..

(2) Et ainsi de suite pour toutes les sourates du Coran ; cela con- tinue ensuite par les anges, les prophetes, les saints, puis, les noms ma- giques, avec lesquels nous continuons la citation.

(3) D'apres la legende musulmane Adam, chasse du paradis, des- cendit a Serendib (Ceylan) et Eve pres de Djidola. II la chercha pendant deux cents ans; l'ange Gabriel la lui fit retrouver pres de la Mecque, au mont 'Arafat. Cf. Tha'labi, Qigag, et'anbiyd', p. 21.

(4) Voy. les commentaires du Coran sur la sour. XVIII, y. 62-3 1 .


138 L' INCANTATION DE « MORD J AN A »

t'invoqua Abraham quand il fut jete dans le feu de Nemrod et qu'il fut sauve de l'ardeur du feu par un froid (1) (subit) ; par les noms au moyen desquels t'invo- qua Isma'il au moment d'etre sacrifie, alors qu'il fut ra-

chete par un sacriflce (2)

par des noms au moyen desquels t'invoquait Jesus lors- qu'il guerissait les aveugles et les lepreux et ressuscitait les morts (3) ; par les noms au moyen desquels t'invoquait Moh'ammed lorsque tu lui donnas les seb'a mathdnf 4) et le Coran sublime ; par tous les noms qui sont a toi, que tu as reveles dans ton Livre, que tu reclames pour toi-meme dans la science des mysteres ; par le nom qui fut ecrit sur une feuille d'olivier, celle-ci jetee dans le feu, la verdure brula, mais les noms resterent flottants par la Toute-Puissance ; par l'ange que tu as cree, moi- tie de glace et moitie de feu, cependant ni le feu ne fait fondre la glace, ni la glace n'eteint le feu et l'ange dit toujours : O mon Dieu ; 6 toi qui as su concilier le feu et la glace, concilie les cceurs de tes serviteurs les croyants, les meilleurs (de tes serviteurs); concilie, 6 mon Dieu, les coeurs par 1' amour, 1' affection, la bien- veillance, (concilie-les) au porteur de cette amulette;


(1) Coran, sour. XXI, v. 69.

(2) Coran, pour. XXXVII, v. 107 et les commentateurs ; les mu- sulmans disent que c'etait Isma'il et non Isaac qui devait etre sacrifie.

(3) Voy. supra, p. 89, n. 3 ; infra, chap. IV.

(4) Les seb 'a mathdni sont, suivant les commentateurs du Coran, les sept versets de la fdtiha (lere, sourate du Coran) ou encore, disent-il, les sept principaux chapitres du Coran. Voy. les comment, du Coran sub sour. XV, v. 87; et aussi sour. XXIX, v. 34.


LA « D JELD JELOUTI YA » 139

(je t'en conjure) par H'ousem, Dousem, Brasem, Lel- het'het'il, Til, Feht'eht'il, Djeht'eht'il, Mohelt'eht'il, Fehet'het'il, Keht'eht'il (1) Djema'at, Qayyoum, Djoum,

Qayyoum, 'Aloum (2)

Une autre da 'oua tres populaire, c'est la djeldjelou- tiya ; elle est en vers et sous forme d' invocation religieuse, mais melangee, de place en place, de mots incomprehen- sibles, mots syriaques (3) , si Ton en croit le commentaire anonyme qui se vend a Alger (4) . Cette da 'oua, comme toutes les autres, aune origine merveilleuse ; c'est El Ghazali qui l'aurait fait connaitre (5) ; il la tenait du Pro- phete, auquel l'ange Gabriel la revela « Elle se nomme, lui dit-il, la djeldjeloutiya, et la conjuration generale (el qasam et djdmi '), et le nom supreme (el ism et a z 'am) (6 \ O Moh'ammed, ce nom et cette conjuration sont ecrits au cceur de la lune et, sans eux, elle-ci n'aurait ni eclat ni lumiere ; ils sont ecrits sur les ailes de l'ange Gabriel, car, sans eux, il ne pourrait ni descendre sur la terre ni s'elever au ciel ; ils sont ecrits sur la tete de l'ange Mikail, car, sans eux, il ne pourrait commander ni a la lune ni aux pluies ... C'est ce nom (et la conjuration) qu'Adam recita en sortent du paradis, car sans cela Dieu n'aurait


(1) Bel exemple de proliferation des noms magiques par allitera- tion.

(2) Suivent les signes connus sous le nom de seb 'a khoudiem. Cf. infra, p. 155.

(3) Cf. supra, p. 120, le debut de la grande incantation citee.

(4) Brochure de 40 pages, autographiee au Caire, s. d.

(5) Et Ghazali est une des autorites dont se prevalent constam- ment les auteurs musulmans de livres de magie. Cf. Goldziher, Le Livre de Mohammed Ibn Toumart, p. 1 6- 1 7.

(6) Cf. infra, chap. IV.


1 40 LA « D JELD JELOUTI YA »

pas eu pitie de lui ; il etait ecrit sur l'arche de Noe, sans quoi Dieu ne l'aurait pas sauve; c'est lui que recita Abraham au moment d'etre jete dans le fou de Nemrod,

sans quoi Dieu ne l'aurait pas, sauve

Lorsque cette conjuration descendit du ciel, le Prophete l'ecrivit sur une peau de gazelle et la porta sur lui; puis il la transmit a Abou Bekr, qui la transmit a 'Omar, d'ou elle passa a 'Othman, 'Ait, H'ocein, Haroun er Rachid ; enfin elle arriva entre les mains de Nour ed Din et Ic- fahani, de qui El Ghazali la recut, apres de longs mois d'attente ».

Comme la plupart des da'oua, la djeldjeloutiya peut etre employee a un grand nombre de fins que l'auteur de la brochure dont nous venons d' analyser le debut enumere complaisamment. Je cite seulement un de ces cas, a titre d'exemple : « Pour vous presenter pres des grands, emirs, vizirs, sultans, rois, hauts fonctionnaires et, en general, tous ceux dont la haute position vous ins- pire de la crainte, et vous presenter avec succes, c'est-a- dire etre recu bienveillamment et obtenir satisfaction a votre demande, ecrivez la da 'oua et le tableau (ouafq) un samedi, premier du mois, et portez la sur vous, en etat de purete parfaite et avec une foi complete : vous obtien- drez ce que vous voulez, s'il plait a Dieu.

Quant a la da 'oua elle-meme, en voici le debut, qui en donnera une idee suffisante : « Je commence par le nom de Dieu, mon ame se guide par lui — Vers la con- naissance des secrets renfermes dans le mystere de son nom — Et je prie ensuite pour la meilleure des creatures, — Moh'ammed, qui a dissipe l'egarement et l'erreur.


LA « D JELD JELOUTI YA » 141

Je t' implore par le nom qui a la supreme puissance — Badj, Ahouadj, Djeldjelout, Helhet * Par £emcamm, T'emt'am, par la lumiere et la clarte — Par Mahrach, Mahrach, qui a eteint le feu * Sur moi est venue une clarte des eclairs de sa lumiere — Une lueur a brille sur ma face en flamboyant * II a verse sur mon cceur les flots de se misericorde — Par la sagesse de Notre sublime Seigneur, et ils ont parle par ma bouche * Les lumieres divines m'ont enveloppe de tous cotes — Et la faveur re- doutable (de Dieu) m'a eleve (sur le monde) * Louange a toi, 6 le meilleur des artisans, 6 le meilleur des createurs, 6 le meilleur des reviviflcateurs * verse moi les lumieres surnaturelles ; qu'elles brillent sur moi, par T'it'eft re- veille mon cceur endormi (1) ... Le commentateur ajoute qu'en syriaque, Badj veut dire Allah, Ahouadj l'Unique {El Ah 'ad), Djeldjelout 1' Extraordinaire (El Badi'), Hel-

r

het l'inflni (El Badi'), £emcam 1' Evident (Eth Thdbit), T'emt'am le Tout-Puissant (El.Djebbdr'), Mahrach le Doux (ElH'alim), T'it'eft le Sage (ElH'akim). Ces expli- cations sont naturellement de pure fantaisie. Tandis qu'a la fin de la da 'oua du herz Mordjdna, les noms magiques sont donnes, en somme, pour tels, dans la djeldjeloutiya, ou tout le restant est egalement religieux, ils ne passent plus qu'a la faveur d'une pieuse supercherie : on suppose, en effet, qu'ils sont des traductions des noms de Dieu dans une langue inconnue du vulgaire, le syriaque. En realite, c'est le vieux procede de 1' incantation demoniaque, et il


(1) Le texte donne par Et Bouni, op. laud., 1, p. 82.84 est un peu different.


142 DEL' INCANTATION A LA PRIERE

n'est pas douteux qu'aux yeux de ceux qui recitent la da 'oua, ce sont ces mots mysterieux, et non pas les for- mules musulmanes, qui font la vertu de 1' invocation, C'est encore le tableau magique qui lui est annexe et auquel nous avons fait allusion : nous nous en occupe- rons specialement dans le chapitre suivant.

Dans la ridd'a dont nous avons parle plus haut (1) , nous avions deja note le caractere religieux des exerci- ces; il n'y a plus guere de magique que la conjuration (qasam), dont nous n' avons pas donne le texte, mais qui est semblable a celles que nous avons pris pour exemple. Nous avons vu que cette conjuration est melangee avec des prieres, et specialement avec une dou 'a. La dou 'a, c'est encore une da 'oua, mais a caractere exclusivement religieux. La presence d'une dou' a dans un rite magique est certainement due a une influence posterieure de la religion (2) . II est temps, du reste, d'arreter ici notre etude des incantations, car deja nous anticipons sur le chapi- tre de cet ouvrage qui doit etre plus tard consacre a la priere (3) .


(1) Cf. supra, p. 96.

(2) Cf. supra, p. 98.

(3) Les indications principales sur la litterature des incantations en general sont donnees par Hubert et Mauss, Theorie generate de la magie, in Ann. Sociol. VII, p. 10-12. Aj., pour l'antiquite classique, Audollent, Defixionum tabellce, Paris, 1904.


CHAPITRE IV


Les talismans ou rites figures

L' incantation est un rite oral : c'est-a-dire que le geste de la magie imitative y est remplace par son equi- valent phonetique ; la seule enonciation du phenomene desire suffit a le susciter. Mais cette enonciation au lieu d'etre faite par le geste, par la parole, peut-etre expri- mee autrement. Elle peut-etre ecrite et nous avons deja donne au chapitre precedent de nombreux exemples de 1' incantation ecrite ; elle peut-etre aussi exprimee par une image. Ainsi nous verrons plus loin que le mauvais ceil est ecarte par le geste de la main projetee en avant avec les cinq doigts grands ouverts : au lieu de faire ce geste, on pourra le representee par exemple sur forme d'une main en argent que Ton portera suspendue sur soi ; c'est le khoms algerien (1) . Nous appelons talisman le rite magique figure ou ecrit : sans doute en un sens plus restreint le talisman est l'objet place sous certaines influences astrologiques (2) , mais en arabe, au moins dans l'arabe vulgaire (t'elsem, reg. t 'islam), il a le sens plus general que nous lui donnons ici.


(1) Cf. infra, chap. VI.

(2) Cf. Reinaud, op. laud. 1, p. 29.


1 44 IMAGES TALISM ANIQUES

Des statues talismaniques se trouvaient a 1' entree des maisons et des temples assyriens (1) ; un serpent d'airain fabrique par Moi'se preservait les Israelites des morsures de ces reptiles (2) ; a Constantinople, on croyait que le serpent d'airain ornant 1' hippodrome preservait la ville des betes venimeuses (3) ; dans la grande mos- quee de Cairouan se trouve une plaque de marbre sur laquelle est sculptee un cypres : les Indigenes pretendent que c'est une vipere enchantee par Sidi 'Oqba et que ce talisman preserve la ville (4) . Le Qart'ds contient un passage extremement curieux et d'apres lequel la cou- pole qui surmontait jadis le mih 'rab de la mosquee d'El Qarouiyyin a Fez, puis le dome qui fut construit par la suite portaient des talismans. « Un de ces talismans avait pour vertu de preserver la mosquee de tous les nids de rats ; ... un autre, sous la forme d'un oiseau tenant en son bee un scorpion dont on n'apercevait que les pinces, garantissait la mosquee des scorpions... Un troisieme talisman, monte sur une pointe de cuivre jaune avait la forme d'un globe et eloignait les serpents (5) . »

Si l'auteur nous donnait plus de details nous verrions sans doute que le premier et le dernier de ces talismans representaient ou rappelaient comme le deuxieme, au


(1) Lenormant, La Magie ch. I. Chaldeens, p. 44 seq ; Fossey, Magie anyrienne, p. 108, p. 3, seq. (2)Nombres,XXl,S.

(3) Reinaud, op. laud, n, p. 350-351 ; cpr Ibn Khaldoun, Proleg., trad, fr., I, p. 73-74.

(4) O. Houdas et Rene Basset, Mission scientif. de Tunisie, in Bull, de Corresp. africaine, t. II, 1883-1884, p. 46.

(5) Qart'ds, trad. Beaumier, p. 72; ed. Tornberg, I, p. 32.


HOMEOPATHIE M AGIQUE 1 45

moins par quelques details, les animaux qu'ils preten- daient eloigner. II n'y a la qu'un cas d'une croyance pri- mitive tres repandue et suivant laquelle 1' image d'un ani- mal nuisible preserve des atteintes de cet animal (1) . Frazer pense que ce sont la des rites de propitiation ; on honore l'espece entiere par une image, on la flatte afin d'obtenir qu'elle n'attaque point (2) . Crawley applique a ces usages son ingenieuse theorie de 1' inoculation; le primitif, selon lui, croit qu'en se penetrant de la substance de l'etre re- doute ou simplement en prenant contact avec lui ou avec son image, il devient une portion de cet etre et acquiert ainsi une certaine immunite, contre ses propres atteintes. Par exemple, un Zoulou qui veut passer une riviere pleine de crocodiles mache un peu d' excrements de crocodile et se frotte le corps avec ; les Malais regardent les piquants de certains poissons comme venimeux et pour guerir la blessure faite par ces piquants se frottent avec le cerveau du poisson (3) . C'est ainsi que dans toute l'Afrique du Nord on guerit les piqures de scorpion en ecrasant sur la plaie la bete qui a mordu : dans le Sahara algerien, si un arabe est mordu par un chien, il s'en empare, lui coupe du poil et 1' applique sur la morsure ; si le chien est enra- ge, il le tue, lui ouvre le corps et lui arrache le cceur qu'il fait griller et mange ensuite (4) . Pour guerir la rougeole, que caracterisent ses taches lenticulaires, les indigenes


(1) Cf. Frazer, Golden Bough, II, p. 426-427 ; Lawrence, Magic of the Horse-shoe, p. 297-300 ; Liebrecht, Zur Volksk., Heilbronn, 1879, p. 88.

(2) Frazer, op. laud. p. 428.

(3) Crawley, Mystic rose, p. 231-235.

(4) Largeau, Le Sahara Algerien, p. 80.


1 46 HOMEOPATHIE MAGIQUE

font manger des lentilles a 1' enfant qui en est atteint. Une dent de loup protege l'enfance contre les maladies de la dentition (1) .

La theorie de 1' inoculation et celle de la propitia- tion ne sont peut-etre pas contradictoires ; il nous parait qu'elles repondent a des moments differents de revolu- tion mentale du primitif ; la premiere se rapporte a celui ou les forces magiques sont concues comme amorphes et diffuses dans l'espace; la deuxieme correspond au stade de la personnification des forces magico-sacrees (2) . II convient d'ailleurs de rapprocher de ces faits, la croyance a la relation sympathique qui est souvent cen- see exister entre une blessure et l'objet qui l'a produite : la consequence de cette croyance est que souvent on soi- gne celui-ci pour guerir la blessure (3) .

Beaucoup plus efflcace que ces talismans figures doivent etre ceux que Ton peut porter commodement. avec soi comme par exemple ceux qui consistent en caracteres graphiques; aussi les talismans ecrits sont de beaucoup les plus repandus : ce sont les h 'erz des arabes (d'une racine qui veut dire « preserver »). Les assyro-ba- byloniens les connaissaient deja (4) ; les juifs les nomme- rent kemea, mot dont la racine veut dire « Her » (5) : ce sont


(1) Abou Bekr Abdesselam Choai'b, Amul. chez les ind., p. 2.

(2) Voy. infra, chap. VI.

(3) Voy. Frazer, Early hist, of the Kinship, p. 77-78.

(4) Cf. Lenormant, op. laud., p. 41 seq.

(5) De la viendrait le mot « camee », applique d'abord aux pierres precieuses portees comme amulettes et sur lesquelles etaient graves en relief des inscriptions magiques. Cf. Blau, Altjud. Zauberwssen, p. 86 ;


LESAMULETTES 147

les phylacteres des Grecs (1) et les amulettes des Latins et des modernes, tablettes magiques de toute l'antiquite (2) . Les amulettes appelees encore h 'erz (3 \ ou h 'edjdb, ma'ddha, ouad'ah', noufra [ces derniers mots sont de la langue reguliere (4) ], sont portees, soit dans un but par- ticulier, soit d'une facon generale contre tout mauvais sort, mais surtout par les entente, a raison des dangers auxquels on les croit exposes. On en suspend aussi au cou des bestiaux, pour prevenir leurs maladies (5) . On les porte parfois dans un petit tube de fer blanc ou


voy. dans Schwab, Le Mas n° 1380 dufonds hebreu, in Not. et Extr., t. XXXVI, passim, et dans Karppe, Zohar, p. 283-289, des amulettes en tout semblables a celles que nous etudions dans ce chapitre.

(1) Cf. Quatremeres, Recherches. p. 269 seq. ; Daremberg et Sa- glio, Diet, des Antiqu. gr et rom., s. v. Amuletum.

(2) La bibliographie des tablettes magiques est considerable ; voir entre autres, Daremberg et Saglio, Diet, ant., s. v. Devotio; Wunsch, De- fixionum tabellos atticos, in Corp. inscript. att., Berlin, 1897 ; Audol- lent, op laud, (supra, p. 142 n. 3).

(3) Sur les h 'erz en general voy. Hammer, Ueber die Talismane der Moslimen, in Mines de V Orient, t. IV, 1814, p. 155-164 ; a la Mecque, Snouck-Hurgronje, Mekka, II. p. 120 ; en Egypte, Lane, Mod. Egypt., ed. 1895, p. 256 seq ; enAlgerie, les auteurs cites infra, p. 152, n. 1, aux- quelles ont peut ajouter Leclerc, Mission medicale en Kabylie, p. 121 seq ; Mornand, Vie arabe, p. 221 seq ; et surtout Abou Bekr Abdesselam bon Choai'b, Notes sur les amul. eh. 1. indig. alger, Tlemcen, 1905.

(4) Amulettes chez les anciens Arabes, voy. les references don- nees par Goldziher, Muh. Stud., I, p. 34, n. 8.

(5) Cf. Wellhansen, op. laud., p. 165-166 ; Desparmet, op. laud., p. 162; Abou Bekr Abdesselam bon Choai'b, op. laud., p. 7. Vassel, in Rev. tun., juillet 1906, p. 356-388, decrit plusieurs talismans destines aux betes : il mentionne en particulier la sonnette dont l'usage est uni- versel pour cet objet. II faut sans doute voir la un exemple de la croyan- ce a la puissance magique du son. Cf. supra, p. 107.


148 LESAMULETTES

d'argent (1) , le plus souvent dans un sachet en cuir, sou- vent orne d'or et de velours ; en beaucoup de regions de l'Afrique du Nord, on pense que ce sachet, et surtout le cordon qui le porte, doit etre jaune ou rouge (2) .

Aujourd'hui, on vend des h'erz autographies a un prix vraiment modique ; mais la masse continue a pre- ferer le h 'erz ecrit de la main d'un yoqqdch {3) ou d'un t'dleb au h'erz autographie. Je n'ai pas vu de h'erz imprimes : ils jouiraient evidemment de peu de faveur pour les raisons que nous avons donnees plus haut du peu d'estime en laquelle on tient souvent le livre de magie imprime. Suivant la longueur des formules ma- giques, le h'erz n'est qu'un simple morceau de papier ou une grande feuille pliee ou meme un petit cahier. L'encre avec laquelle il est ecrit est loin d'etre indif- ferente : les livres de magie ne parlent que d'amulet- tes ecrites avec de l'eau de rose, de l'eau de safran, de l'eau de fleur d'oranger... En fait, les amulettes sont, le plus souvent, ecrites tout simplement avec de l'encre noire : mais les indigenes du Nord de l'Afrique estiment beaucoup moins celles qui sont ecrites avec l'encre europeenne que celles qui sont ecrites avec l'encre in- digene, le smoq ou smdgh {4) . Ce smoq n'est autre que du noir animal obtenu en carbonisant de la laine et delaye


(1) Voy, fig. dans Eudel, Orfevrerie alg. et tun., p. 247.

(2) Caractere magique du rouge, voy. infra, chap. XV. Cf. Bis- suel, Touareg de l'Ouest, p. 84.

(3) Cf. infra, chap. IV, VI.

(4) Cf. Doutte, Merrdkech, p. 152, op, laud., p. 210.


LESAMULETTES 149

dans de l'eau : son emploi special dans l'ecriture des amulettes est un exemple de plus de la conservation de vieux usages en magie.

La formule magique est, le plus souvent, ecrite sur du papier, mais il est frequent que les livres de magie prescrivent d' employer une autre matiere ; la peau de gazelle est souvent recommandee dans ce but (1) . On croit volontiers que l'amulette doit etre enfermee dans une boite ou un etui en cuivre, parce que ce metal est repute plus propre a conserver la vertu des charmes tel h'erz donne par El Bouni comme efficace pour faire revenir 1' absent doit etre ecrit sur une feuille de cuivre avec une plume de myrte, trempee dans de l'eau de sa- fran et de rose (2) On retrouve encore chez nos indigenes de l'Afrique du Nord 1' emploi des lames de plomb, classique dans la confection des tablettes magiques de l'anti quite : la formule est gravee sur la lame de plomb ou meme simplement ecrite a l'encre, et on porte le tout sur soi (3) . Les musulmans ont aussi connu les chemises talismaniques, couvertes de formules et de dessins ma- giques et qui doivent se porter immediatement sur la chair (4) .

Enfln on peut dessiner le h 'erz sur la peau meme (5)


(l)Cf.SMpra,p.lOO, 140.

(2) El Bouni, op. laud, II, p. 99. cf. infra, la ddirat et ih 'at' a.

(3) Comparez le caractere anciennement magique ou religieux de l'airain : actQS per ces et libram.

(4) Cf. Tuchman, Fascination, in Melusine, 1897, VIII, p. 256, et les references donnees dans la note 6. — Sur la forme des talismans, le meme, p. 188 et references de la note 4.

(5) Nous en donnons plus loin un bel exemple, infra, p. 165.


1 50 ORIGINE MAGIQUE DU TATOUAGE

et c'est ici le lieu de remarquer que le tatouage avait probablement a l'origine une signification magique (1) . II en etait ainsi dans l'Arabie anteislamique (2) : cela nous explique et pourquoi Mahomet interdit le tatouage (3) et pourquoi il est neanmoins reste jusqu'a nos jours en usage chez les peuples musulmans ; bien qu'il soit aujourd'hui avant tout un ornement, il y a encore ce- pendant de nombreux cas dans lesquels on le considere comme ay ant une vertu magico-medicale (4) . Le tatouage est, ou du moins etait originairement une amulette per- manente.

Des h'erz extremement repandus sont le h'erz et Andhroun, le h 'erz el djaouchen, le h 'erz Mordjana, le h 'erz seb 'a 'cuhoud : nous avons deja parle de ces deux derniers, mais nous n' avons mentionne que les incan- tations qui en forment la principale partie (5) . Parfois, le h 'erz ne contient pas autre chose, comme le h 'erz et Andhroun, mais presque toujours II contient en outre des formules Incomprehensibles, comme le h 'erz Mordjana ou bien un ou plusieurs djedouel comme le meme h'erz Mordjana et le h 'erz seb 'a 'ouhoud. II nous reste a. expo- ser ce que c'est qu'un djedouel.

Nous avons explique plus haut (6) comment la vertu magique attribuee aux formules orales, eu egard a leur


(1) Cf. pour l'origine magique des tatouages, scarifications et mu- tilations diverses, Crawley, Mystic Rose, p. 185 seq.

(2) R. Smith, Kinsh. and marriage in earl. Arabia, nouv. ed., p. 249.

(3) Qast'allani sur Cah'ih' de Boukhari, VIII, p. 477-480.

(4) Cf. p. ex., Hanoteau et Letourneux, Kabylie, I, p. 418.

(5) Cf. supra, p. 112 seq.. p. 185 seq.

(6) Cf. supra, p. 129.


LE«DJEDOUEL» 151

signification, finit par etre attribute aux mots eux-me- mes et aux sons qui les composent. Les signes graphi- ques qui representent les mots, tombant plus facilement sous les sens que les sons et etant susceptibles de du- ree, puisqu'ils sont materiellement fixes, il est naturel que la force magique soit concue comme concentree sur eux : autrement dit, 1' ecriture est reputee avoir des vertus magiques par elle-meme. On voit, en outre, les avantages de 1' incantation ecrite : tant que celle-ci n'etait qu'orale, on en augmentait la valeur en repetant de mille manieres les noms magiques. Ceux-ci etant ecrits, il sera plus facile encore d'en extraire toutes les vertus. D'abord, on peut les porter sur soi, les placer ou on veut ; puis les diviser, les ecrire de toutes facons, a l'endroit, a l'envers : un grand nombre d'amulettes sont en ecriture boustrophede, reputee avoir, avant tout, un caractere magique (1) . De plus, les mots d'une meme for- mule peuvent etre separes, alignes en series, distribues suivant des dessins geometriques varies ; de cette fa- con, des noms se rapportent a differents ordres d'idees peuvent etre melanges. Par exemple, des noms de Dieu, des noms d'anges, des noms de demons, de versets du Coran, sont disperses en figures geometriques, repartis en carres, decomposes en lettres : ces lettres, corres- pondant a des chiffres, peuvent etre remplacees par eux. Enfin, le graphique incomprehensible devant avoir une vertu speciale, en raison du caractere magique de ce qui est mysterieux et secret, on multipliera les signes


(1) Voir amulettes avec ecriture boustrophede, reproduites en photogravure de Depont et Coppolani, Confreries religieuses, p. 140.


1 52 EXEMPLES D' AMULETTES REPUTEES

inconnus, qui seront censes representer des noms u pro- prietes merveilleuses. Les dessins ainsi formes, le plus souvent rectangulaires ou polygonaux, s'appellent dje- douel, en arabe « tableau ». On les designe aussi sous le nom de khdtem : nous avons deja expose que ce mot veut dire « signe » et, par suite, « dessin magique » (1) .

Un h'erz complet comprend done : une da'oua, souvent une da 'oua et un qasam, d'une part, et de 1' autre un djedouel. De plus, le h'erz commence souvent par le recit des circonstances dans lesquelles ces formules magiques furent decouvertes. Le h 'erz et Andhroun de- bute par l'histoire du roi d'un pays fabuleux, nomme El Andhroun, pai'en redoutable et semant la terreur parmi les peuples qui l'entouraient ; les musulmans allerent l'attaquer et risquaient fort d'etre extermines. Mais El Andhroun devait toute sa puissance a un h'erz qu'il por- tait toujours sur se tete : or un oiseau descendit du ciel, enleva la couronne du roi avec le talisman et jeta le tout dans le camp des musulmans, ce qui determina la vie- to ire en faveur de ceux-ci (2) .

Dans le herz el djaouchen, ou « amulette de la cui-


(1) Cf. supra, p. 83. On trouve des representations de djedouel dans Villot, Mceurs, cout. et instit. des indigenes, p. 215 ; Dopont et Coppolani, he. cit. ; Eudel, op. laud., p. 241-246 ; pour amulettes non musulmanes, voy. Tuchmann, Fascination, in Melusine, IX, p. 129 seq. Cf. supra, p. 146, n. 5.

(2) Le h 'erz el Andhroun ne semble done pas le meme que celui de Depont et Coppolani, Confreries religieuses, p. 184 qui l'appellent du reste « h 'erz andaroza ». On dit souvent El Androuz. D'apres ces auteurs, ce serait une corruption du mot Andelous, Andalousie (?). Nous avons eu entre les mains un exemplaire autographie et qui ne vend couramment a Alger.


EXEMPLES D' AMULETTES REPUTEES 1 53

rasse », il est raconte d'abord que la teneur de ce talis- man fut revelee au Prophete Mahomet par l'ange Gabriel qui lui dit : « Laisse ta cuirasse et prends ce talisman; car lorsque tu 1' auras recite et que tu le porteras, il te prote- gera mieux que n'importe quelle cuirasse (1) . »

Enfin, la h 'erzMordjdna est ainsi appele parce qu'il fut porte par la concubine d'un roi que notre texte ne nomme pas et qui avait su se faire aimer du souverain, bien qu'elle fut loin d'etre belle. Lorsqu'elle mourut et qu'elle fut entre les mains de la laveuse des morts, le roi voulut la revoir une derniere fois : mais il la trouva laide. Or, la laveuse des morts avait pris le talisman et 1' avait place sur elle; bien que ce fut une vieille femme, le roi la trouva belle a ce moment et s'eprit d'elle au point de l'epouser. Elle lui donna deux enfants. Cette legende de la laveuse des morts trouvant un talisman sur le cadavre confie a ses soins s'est du reste generalisee dans la ma- gie musulmane (2) .

Ces recits par lesquels debutent les h 'erz que nous venons de mentionner sont interessants parce qu'il est evident que, comme dans le cas du h 'erz seb 'a 'ouhou 'i que nous avons specialement etudie (2) , lis sont une par- tie active du talisman : le seul fait de la narration d'un


(1) La h 'erz el djaouchen ce vend a Alger dans les mimes condi- tions que le precedent.

(2) Voy. histoire toute semblable de Khalica, concubine de Haroun ar Rachid, in Ibn el H'adjdj, p. 52. Autre formule magique trouvee sur le cadavre d'un chikh par un laveur de morts, in El Bouni. op. laud., Ill, p. 101.

(3) Voy. supra, p. 1 1 0, 115. — Sur le mystere de la tradition magi- que, supra, p. 71.


154


UN DJEDOUEL


evenement analogue a celui qu'on desire produire (par exemple se proteger contre les blessures a la guerre) tend a produire cet evenement. II n'y a done pas la seulement une introduction au h 'erz, mais e'en est une partie effi- cace. La da 'oua qui suit generalement est encore plus importante : a la fois recitee et portee, elle a une dou- ble action magique (1) . Au contraire v le djedouel ne peut


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(1) Voy. le debut du h 'erz el Andhroun, passim.


LES SEPT SIGNES 155

que se porter : c'est le talisman ecrit par excellence et beaucoup de h'erz ne consistent qu'en un simple dje- douel.

Nous reproduisons ici, a titre d'exemple (page 1 54), le djedouel ou khdtem de la da 'ouat ech chems, dont nous avons donne un extrait plus haut (1) .

La premiere ligne renferme les sab 'a khoudtim, c'est-a-dire les « sept signes ». L'origine nous en est in- connue ils sont extremement reputes dans la magie mu- sulmane (2) . El Bouni les donne encore sous cette forme (il n'y en aurait alors que six) (3) >§< llfl Hi I* III ^8^

Les sab 'a khoudtim renferment des versets de la

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Toura (Pentateuque), de l'Evangile et du Coran, au dire d'El Bouni qui s'etend longuement sur leurs proprietes merveilleuses : une da'oua en vers est en relation avec eux, qui parait presque identique a celle de la djeldje- loutiya. Aussi les sab 'a khoudtim sont-ils appeles aussi khoudtim djeldjeloutiya (4 \ Ils servent du reste a confec- tionner des djedouel speciaux comme celui que nous reproduisons a la page suivante.


(1) Vol. supra, p. 133-135. Ce djedouel est figure dans Ibn el H'adjdj, op. laud, p. 58 ; il est tres connu, on le retrouve, ou a peu pres, annexe a la djeldjeloutiya {supra, p. 139-141).

(2) Voy. une representation peu fidele dans Tuchmann, op. laud., in Melusine, IX, p. 128.

(3) El Bouni, op. laud., p. 82. C'est sous cette forme qu'il, sont donnes par Depont et Coppolani, op. laud., p. 189.

(4) Sur tout cela voy. surtout El Bouni, op. laud., I, p. 82-86, dont quelques extraits ont ete donnes par Tuchmann, loc. cit., et Reinaud, op, laud., II, p. 244-248.


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LES SEPT SIGNES


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L'un de ces signes a la forme tantot d'un pentagone etoile, comme c'est le cas dans la figure ci-dessus, plus souvent d'un hexagone etoile (1) .

La premiere de ces formes est le pentacle (moukhammas), bien connu dans la magie des peuples aryens et semitiques (2) : quant a la forme hexagonale, elle est celebre dans le monde juif et musulman sous le nom de khdtem Soulei'man, le « sceau de Salomon ». Les musulmans l'ont certainement emprunte aux Juifs, chez lesquels il joue un role tres important dans la talismani- que (3) . Westermarck y voit l'entrelacement de deux yeux


(1) P. ex. El Bouni, op. laud., I, p. 82.

(2) Cf. Tuchmann, he. cit., p. 127-128 et les ref. de la n. 2.

(3) Voy. representation de sceaux de Salomon comme amulettes dans Schwab, LeMss 1830 dufonds hebreu de la B. K, in Not. Et extr., t. XXXVI, p. 307, p. 310 ; cf. Karppe, Zohar, p. 282.


LE SCEAU DE SALOMON 1 57

triangulares destines a ecarter le mauvais ceil, hypothe- se ingenieuse, mais qui ne nous parait pas etre jusqu'ici suffisamment etayee (1) .

En tous cas, la legende rapporte les proprietes mer- veilleuses de l'hexagone etoile (mousaddas) a Salomon, a qui Dieu avait donne 1' empire sur les genies et les ani- maux (2) . Salomon portait cette figure gravee sur une ba- gue qu'il ne quittait que lorsqu'il y etait oblige : alors il la remettait a quelqu'un de sur. Une fois il fit faire par un demon une statue pour une de ses concubines qu'il aimait et qui lui avait demande le portrait de son pere : la statue representait le pere de la jeune fille et celle-ci lui rendait un veritable culte. Pour punir Salomon d' avoir ainsi in- troduit une idole dans son palais, Dieu permit qu'un dia- ble volat par ruse le sceau a Salomon : celui-ci perdit aus- sitot son pouvoir; enfin, apres de longues epreuves il re- trouva l'anneau dans le ventre d'un poisson (3) . Les signes graves sur le sceau de Salomon renfermaient le « grand nom » de Dieu, comme ceux qui etaient graves sur le cceur d'Adam, dit El Bouni (4) . Le sceau de Salomon est extremement populaire dans toute l'Afrique, on le porte en amulette et surtout on le dessine sur les portes des


(1) Cf. infra, chap. VI. Sur l'emploi du triangle comme talisman, cf. Vassel, in Rev. Tun., juillet 1906, p. 357.

(2) C. supra, p. 113, n. 2.

(3) C'est a ce recit que fait allusion le Coran, sour, XXXVIII, v. 33, Voir les commentateurs sous ce verset. Pour les recits legendaires touchant la sceau de Salomon, voy. Tha'alabi, Qicag et 'Anbiyd' p. 181-183 ; Ibn Iyas, Badd't'ez souhour, p. 168-170 ; Reinaud, op. laud., 52-56

(4) El Bouni, op. laud., II, p. 70.


158 LES CARACTERES A LUNETTES

demeures ; beaucoup de personnages l'adoptent comme cachet (1) .

Les seb 'a khoudtim ne sont pas les seuls caracteres incomprehensibles et mysterieux que Ton emploie dans la magie musulmane. II nous faut encore mentionner comme extremement repandus ceux que Schwab a ap- pele les « caracteres a lunettes ». Nous en avons vu un exemple dans 1' incantation de la khanqad'iriya (2); en voici de nouveaux d'apres El Bouni (3) :




Dans les textes imprimes (Et Bouni est autogr.), ils sont le plus souvent cette forme (4) : A Jh ^^ ^^ iA-t


Ce sont, disent les auteurs, des signes mysterieux correspondant aux noms divins. Les caracteres a lunet- tes sont venus directement aux musulmans de la magie juive. Schwab pense « qu'ils sont composes, pour la plupart, de plusieurs paires d'yeux, pour symboliser la Providence (5) ». Cette interpretation est a rapprocher de l'hypothese de Wertermack, concernant 1'origine du sceau de Salomon : l'emploi de l'ceil est classique con- tre le mauvais ceil (6) . D'autres part, des textes hebreux


(1) Cf. Fumey, Correspondances marocaines, I, p. 23, 27 ; cf. supra, p. 83.

(2) Cf. supra, p. 100.

(3) Et Bouni, op. laud., II, p. 76, 95, 98, 102, 108, etc.

(4) P. ex. Ibn et H'adjdj, op. laud., p. 92, 96, etc.

(5) Schwab, op. laud., p. 293.

(6) Cf. infra, chap. VI.


LES LETTRES ABSENTES DE LA FATIH'A 159

nous montrent les caracteres a lunettes en relations avec les lettres de l'alphabet (1) .

Au-dessus des seb 'a khoudtim se trouvent sept let- tres de 1' alphabet :fd (f), djim (dj), chin (ch), thd (th), z'd (z') f khd (kh) Qtzin (z). Ces lettres sont les scouaqit' el fatih'a, c'est-a-dire les seules lettres de 1' alphabet arabe qui ne soient pas contenues dans les sept versets de \a fatih'a ou premiere sourate du Coran : elles sont precisement au nombre de sept. Elles sont douees de vertus magiques speciales longuement etudiees par El Bouni (2) .

Les saoudqit ' etfdtih 'a sont en rapport etroits avec sept des quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu, dont nous parlerons dans un instant; ces noms sont ceux qui dans notre djedouel sont inscrits a la troisieme ligne : fard, « unique » ; djebbdr, « tout-puissant » ; thdbiP\ « fer- ine » ; z 'ahir, « evident » ; khabir, « vigilant » et zaki, « pure ». Chacun de ces noms, on le voit, commence par une des saoudqit etfdtih 'a.

La quatrieme ligne du djedouel porte sept noms qu'a premiere vue on reconnait appartenir a l'angelolo- gie. II y a du reste des variantes ; Ibn et H'adjdj les donne ainsi : Rouqiai'l, Djebriail, Semsemai'l, Qerfiail, "Aniai'l


(1) Schwab, he. cit., et p. 298. — Autres dessins de caracteres a lunettes dans Karppe, Zohar, p. 285.

(2) El Bouni, op, laud., I, p. 95-99.

(3) C'est a tort que mon edition d'Ibn el H'adjj, loc. cit., remplace le thd par un td et thabit par tawwdb. Le td n'est pas au nombre des saoudqit et El Bouni, op. laud., p. 98, dit formellement que le nom divin en correspondance avec le thd est thabit. Cpr. le khatem donne dans le Djedjeloutiya, p. 7 de l'edition du Caire, s. d.


1 60 ANGES ET ROIS DES GENIES

Kesfiail. On retrouverait sans doute les prototypes de ces noms dans ceux des anges de la litterature kabbalistique ; ils en sont des reproductions ou des derives : Djabriail est un doublet de Djebrai'l (Gabriel); 'Aniail est 'Anael ou ' Aniel des Juifs ; Rouqiail est Raqiael ; Cerflai'l peut- etre rapproche de Serafiel ou de Ceroufiel et Kesfiail, ressemble vaguement a Qecefel (1) . Ce ne sont du reste pas des anges proprement dits ; souvent les livres de magie les qualifie de er rouh 'dniyya es seb 'a, « les sept esprits ». Le nom d'ange est reserve a des etres spiri- tuels parmi lesquels quatre sont distingues entre tous et commandent aux autres : Djebril ou Djebrai'l (Gabriel), Mikail (Michel), Israfil et 'Azrai'l. II y a un tres grand nombre d'amulettes dans lesquelles on voit intervenir ces quatre archanges. Nous allons en donner un exemple dans un instant.

La cinquieme ligne contient les noms des sept rois des genies : Moudhhib, qui signifie « doreur » (2) , Merra (3) , 6 Ah'mar qui signifie « rouge », Borqan qui signifie « illu- mination de 1' eclair », Chemhourech (4) , Abiod' qui signi- fie « blanc », Mimoun (5) . Au rebours des noms qui pre- cedent, ceux-ci sont arabes, sauf peut-etre Chembourech


(1) Vol. Schwab, Vocabulaire de VAngelologie, in Not. et Exte., t. X, pp. 324 {'Anael), 325 {'Aniel), 858 {Raqiael), 318 {Serafiel), 232 {Ceroufiel), 352 {Qecefel).

(2) Ainsi traduit par Van Vloten, Daemonen, Geist. u. Zaub. b. d. alt. Ar, in W. Z. K. M., VII, 1893, p. 187, mais rien n'appuie cette tra- duction.

(3) La lecture de ce mot est pour moi tres incertaine.

(4) Tres populaire dans l'Afrique du Nord.

(5) Nom de djinn tres populaire dans l'Afrique du Nord.


CORRESPOND ANCES ASTROLOGIQUES 1 6 1

dont l'origine nous est inconnue. Les noms des « sept rois » jouent comme nous l'avons deja vu, un role tres important dans la magie musulmane (1) .

Enfin la sixieme et la septieme ligne de notre ta- lisman contiennent l'une les noms des sept jours de la semaine, et 1' autre les noms des sept planetes : Chems, « soleil » ; Qamar, « lune » ; Mirrikh, « Mars » ; 'Out 'arid, « Mercure » ; Mouchtari, « Jupiter » ; Zohra, « Venus » ; Zouh 'al, « Saturne », suivant leur relations classiques avec les jours de la semaine.

L'idee dominante de ce djedouel est qu'il exista des correspondances precises entre ces divers elements : seb 'a khoudlim, saoudqit ' el fdtih 'a, attributs divins, anges et demons, jours de la semaine et planetes. Par exemple les saoudqit' et fdtih 'a sont expressement rap- portees par El Bouni a ces jours de la semaine et a une planete ; bien mieux, chaque lettre est en rapport avec un djedouel special qui sert pour les operations magi- ques de chaque jour de la semaine. Par exemple le Z'd appartient au jeudi et se rapporte a Jupiter. Son djedouel special est (2) :


(1) Cf. supra, p. 121.

(2) El Houni, op. laud., p. 99.


162 CORRESPOND ANCES ASTROLOGIQUES


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Ce djedouel contient sept fois les sept saoudqit'; on a remarque aussi que le precedent djedouel contenait sept colonnes dans chaque sens ; il est clair que cette recherche du nombre sept est intentionnel : ce nombre possede a un haut degre le caractere magique.

Les correspondances que nous avons signalees entre les differente elements du djedouel des sab 'a khoudtim sont un exemple de l'emploi des relations mysterieuses, fondees sur des vagues analogies, dont la magie, lors- qu'elle se complique, fait un si grand abus. Elle cherche alors a se developper en science ; ces correspondan- ces occultes qu'elle tente d'etablir, ce sont en somme des lois ; seul Tabus du raisonnement analogique et de 1' induction purement imaginative l'empeche d'aboutir


CONTINUITE DE L'UNIVERS 1 63

d'emblee a la science veritable (1) . C'est en ce sens que Ton peut dire avec Frazer que la magie est une science fausse : mais cela n'est vrai que d'une periode poste- rieure de la magie, celle dans laquelle elle cherche a se preciser en etablissant des rapports constants, c'est-a- dire des lois. Si elle n'est alors qu'une science fausse, elle est cependant sur le chemin de la science vraie et nous croyons que notre science en est sortie : au sur- plus quelle science peut se targuer d'etre entierement vraie (2) ?

En somme une des raisons d'etre du djedouel, c'est d'exposer graphiquement et par consequent avec clarte, ces correspondances occultes et de permettre d'user con- curremment de 1' influence d' elements heterogenes. Le magicien associe a son oeuvre la nature entiere (3) ; pour lui l'univers est continu et c'est toujours pour nous un sujet de surprise de voir que les primitifs ont ete familia- rises avec cette notion de l'equilibre et de la continuity de l'univers que les savants modernes nous presentent parfois comme une vue neuve (4) .

Donnons encore quelques exemples de ces djedouel qui sont eminemment caracteristiques de la magie mu- sulmane :


(1) Pour un bal exemple, voy. Encausse {alias Papus). L'occul- tisme et le spiritualisme. 1902, p. 35-49 (Logique); ouvrage dans lequel l'auteur a expose au public savent les theories des occultistes.

(2) Cf. infra, chap. VI.

(3) Cf. Hubert, Magie, p. 1510-1511, avec d'interessantes refe- rences relatives aux correspondances des planetes.

(4) Par exemple Frederic Houssay, Nat. et sc. nat., p. 52-53.


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EXEMPLE DE DJEDOUEL


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Cette amulette permet de rendre une personne folle d' amour ; il faut l'ecrire le vingt-quatre du mois et la suspendre au vent (1) par un cheveu de la personne que Ton enchante ainsi ; ou bien encore l'ecrire le premier du mois avec de l'eau de rose et de safran, frapper avec elle la poitrine la personne que Ton desire rendre amou- reuse et se suspendre ensuite le talisman au bras droit (2) .

Au milieu de 1' amulette sont des carres de chiffres et lettres sans signification apparente ; sur chaque cote du grand carre ainsi forme, sont ecrit les seb 'a khoudtim,


(1) Cpr, le rite de magie sympathique donne plus haut, p. 81.

(2) Ibn el H'addj, op. laud., p. 57.58.


LESQUATCEARCHANGESENTALISMAMQUE 165

dans lequel le pentacle est represents deux fois et les sept noms de Dieu correspondants. Le tout est enve- loppe d'un carre dont chaque cote est forme par les noms Djebril, Mika'il, 'Azrai'l, Israfil, dont la ligne d'ecriture a ete prolongee dans le milieu de chaque mot.

Ce sont les noms des quatre archanges : nous avons dit qu'ils jouent un role de, premier plan dans la confection des amulettes. Le fait qu'ils sont au nombre de quatre, alors que les amulettes ont le plus souvent une forme quadrangulaire leur a sans doute valu ce role preponderant. Voici, par exemple, un rite dans lequel lis sont presque seuls comme element talismanique. « Pour guerir la fievre tierce, ecrivez, avec du bois de h'enne de preference, sur votre bras droit : « II n'y a de Dieu que Dieu » ; sur votre bras gauche « Mahomet est son prophete » ; sur votre jambe droite Djebril, sur vo- tre jambe gauche : Mika'il, sur votre flanc droit : Isra- fil, sur votre flanc gauche: 'Azrai'l, et vous guerirez s'il plait a Dieu. Remede certain, eprouve (1) ». Ici l'amu- lette est gravee sur la peau meme: c'est un tatouage temporaire (2) .

Autour du carre forme par les noms des quatre an- ges sont les groupes de lettres dites moutachabih, pla- cees en tete d'un certain nombre de sourates du Coran (3) ; puis un deuxieme carre est forme par quatre mots du


(1) Soyout'i, Rah'ma, p. 120.

(2) Cf. supra, p. 149-160.

(3) CI infra, p.m.


1 66 EXEMPLES DE « D JEDOUEL »

Coran : « Sa parole — (est) la verite — et a Lui — (ap- partient) le pouvoir (1) ».

Enfin, tout autour, sont les noms des rou'ous el arba 'a, « les quatre chefs (des genies) », noms qui in- terviennent frequemment dans la magie musulmane, et ceux des quatre premiers khalifes, connus chez les mu- sulmane orthodoxes sous le nom de rdchidin, « justes », le tout ainsi dispose sur chaque face : Mazer (2) et Abou Bekr, Komt'om et 'Omar, T'ai'kel et 'Ali, 'Othman et Qousoura.

L'amulette suivante preserve des suggestions du de- mon (3) . Au centre est ecrit : « Un Tel flls d'Une Telle » ; nous avons deja observe qu'en magie musulmane on de- signe presque toujours les personnes par leur nom suivi du nom de leur mere (4) . Les diagonales portent comme inscriptions quatre versets ou fragments de versets du Coran, dont nous nous contenterons de donner la refe- rence^ ; des fragments de ces versets sont repetes dans les coins : tout le reste du tableau est rempli avec des lettres, sans aucun sens apparent.


(1) Coran, sour. VI, v. 78.

(2) Ce nom est donne avec une forme differente dans le djedouel (Hemer) et a la page precedente (p. 57) d'Ibn et H'adjdj. he. cit. (Ma- zer).

(3) El Bouni, op. laud., II, p. 96. (Texte se rapportant a l'amulette, p. 95 inf.).

(4) Cela est sans doute un souvenir d'une epoque primitive ou les individus portaient le nom de leur mere.

(5) Coran, sour. V, v. 69 ; sour. LIV, v. 45; sour. XVIII, v. 20 ; sour. XLVI, v. 24.


EXEMPLES DE « DJEDOUEL »


167



II serait facile de multiplier indefiniment ces exem- ples. Nous nous bornerons a donner ici encore deux amulettes. La premiere est destinee a procurer a son be- neficiaire la bienveillance, 1' affection, 1' amour de telle ou telle personne et aussi un bon accueil de la part des personnages puissants :


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EXEMPLES DE « DJEDOUEL »






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Cette amulette comporte : dans le pourtour exterieur les formules : Dieu est genereux, — Dieu est puissant, — Dieu est misericordieux, — Dieu est compatissant.


Au milieu sont des rangees de chiffres arabes : dans l'une d'elles on remarque un triangle. En bas sont des caracteres a lunettes. Enfin en exergue, des deux cotes, le fragment suivant d'un verset du Coran : « Des qu'el- les l'apercurent, elles se mirent a s'extasier sur lui, et se coupaient les doigts (par distraction) en s'ecriant : « Dieu nous garde, ce n'est pas une creature humaine, c'est un ange ravissant (1) ». Ces paroles se rapportent a l'histoire de Joseph, dont la beaute est devenue prover- biale chez les musulmans. Lorsqu'il fut amene devant l'epouse de Putiphar, les femmes de celle-ci, qui man- geaient des oranges, trouverent le jeune homme si beau


(1) Coran, sour. XII, v. 81, et les commentaires de ce Verset.


EXEMPLES DE « DJEDOUEL »


169


que, par distraction elles coupaient leurs doigts au lieu d'eplucher leurs oranges. L' inscription de cette phrase dans l'amulette constitue un bel exemple de ce que nous avons appele 1' incantation mythique (1) . Dans les quatre angles sont les noms des quatre archanges. El Bouni nous assure d'ailleurs que les noms Inscrits dans ce ta- lisman sont precisement ceux qui etaient ecrits sur le manteau de Joseph (2) .

Voici maintenant l'amulette designee sous le nom de ddirat-el-ih'dt'a (cercle de l'enveloppement) connue encore, dit El Bouni, sous le nom de ed dorr el mou- naz'z'am, « les pedes enfilees ».





(l)Cf. supra, p. 112-115.

(2) El Bouni, op, laud, I, p. 109.


1 70 EXEMPLES DE « D JEDOUEL »

La ddirat et ih 'at 'a prend sans doute son nom du mot mouh 'it ' (verbe 'ah 'at 'a) qui se trouve dans les pa- roles du Coran inscrites dans la marge de l'amulette, a gauche en haut et a droite en bas: « Dieu est derriere eux, les enveloppant (mouh 'it ') : le Coran glorieux est ecrit sur une table conservee » (1) ; et sans doute par allusion a d'autres versets du Coran ou il est dit que « Dieu enve- loppe tout », que « la science de Dieu enveloppe tout (2) »,. En bas est un autre verset coranique : « Ceux qui traitent d' imposture le Livre et ce que nous avons envoy e a son Prophete, sauront un jour (la verite) (3) ». Le reste de l'amulette consiste en noms de Dieu, en invocations a Dieu, en noms de prophetes, en lettres moutachdbih ; les seb 'a khoudtim sont distribues dans les angles. Les pro- prietes de ce talisman sont tout a fait extraordinaires au dire d'El Bouni. II fut revele en Syrie a un savant auquel une apparition mysterieuse en devoila le secret; puis ' Ali ben 'Abi T'aleb, le quatrieme khalife lui-meme, apparut en songe a ce pieux personnage et lui revela les mysteres de la ddirat et ih 'at' a : elle contient les secrets de Valif, le commencement du « grand nom », la succession des poles mystiques, celles de toutes les dynasties, tous les evenements du monde, en sorte que c'est un instrument de prediction pour quiconque sait en penetrer les arca- nes. De plus, ecrite avec telle ou telle encre, a telle ou telle heure, sur telle ou telle matiere et portee de telle ou telle facon, elle protege le porteur contre une foule de


(1) Coran, sour., LXXXV, v. 20-22. Cf. sour. XLVIII, v. 28.

(2) Coran, sour. XVII, v. 62 ; sour. LXV, v. 12.

(3) Coran, sour. XL, v. 72.


LA MAGIE DES LETTRES 1 7 1

malheurs et lui attire toutes sortes de succes. Par exem- ple, ecrite sur une feuille d' argent avec de l'encre doree, elle assure a celui qui la porte un accueil gracieux de la part de toutes les creatures (1) .

Ces quelques exemples (2) suffisent a nous montrer que les elements des djedouel sont en somme : 1°) des caracteres incomprehensibles, comme les seb 'a khoud- tim et les caracteres a lunettes ; 2°) des lettres de 1' al- phabet ; 3°) des nombres ; 4°) des noms magiques ; 5°) des noms de jours de la semaine, des noms de planetes, des noms d' elements (froid, chaud, sec, humide) ; 6°) des noms de demons, d'anges, etc. ... ; 7°) des noms de Dieu ; et enfin 8e) des versets du Coran. Nous avons donne quelques details sur la premiere de ces categories. Nous allons maintenant nous etendre quelque peu sur les autres.

Parmi les lettres, les lettres non pointees ont la pre- ference sur les autres et, meme, aux lettres pointees on s'abstient souvent de mettre les points diacritiques : les talismans ainsi ecrits sont, dans nos pays, reputes avoir plus de valeur (3) . C'est sans doute a cause de leur carac- tere peu comprehensible que ces lettres sont plus esti- mees en magie et elles forment ainsi la transition entre les caracteres mysterieux comme les seb 'a khoudtim et les lettres pointees. Peut-etre aussi doit-on penser que, les points diacritiques ayant ete tardivement introduits


(1) El Bouni, op, laud., m, p. 61-63.

(2) On trouvera d' autres exemples d'amulettes dans le chapitre suivant.

(3) Cf. Desparmet, Arabe dialectal, 2e per., p. 161.


1 72 LA MAGIE DES LETTRES

dans 1' alphabet arabe, leur usage est une preuve nouvel- le de ce conservatisme de la magie que nous avons deja signale a mainte reprise.

Ce qui corroborerait cette opinion, c'est que les traites de magie n'emploient que les lettres dites el h'ourouf el mou'djama, c'est-a-dire placees non dans l'ordre alphabetique habituel, mais dans l'ordre special dit aboudjed. On sait que dans Yaboudjed les lettres sont placees suivant l'ordre de leur valeur numerique : (alif= a = 1 ; bd = b = 2 ; djim = dj = 3, etc.). Or les grammairiens s'accordent a penser que cet ordre, spe- cialement employe par les magiciens (1) , est plus ancien que 1' autre.

Les lettres sont en rapport avec l'univers entier. El Bouni nous donne les correspondances des lettres avec les quatre elements, avec les spheres celestes et les plane-

r

tes, avec les signes du zodiaque. Etant au nombre de 28, les lettres sont aussi en rapport avec les mansions luni- solaires (2) . La science des lettres est done une science de l'univers : cette conception nous reporte a des ages loin- tains; c'est ainsi que les anciens Romains par le mot litte- roe, les peuples du Nord par le mot « runes » entendaient tout 1' ensemble des connaissances humaines (3) . Plus pres des arabes, dans le monde semitique, le Talmud expose que les lettres sont 1' essence des choses : Dieu crea


(1) El Bouni, op. laud., I, p. 4 seq. ; Ibn et H'adjdj, op. laud., p. 2 seq.

(2) El Bouni, op. laud., I, p. 5; III, p. 83-84; p. 99; Ibn Khaldoun, Prolegomenes, trad, de Slane, II, p. 188 seq.

(3) Pineau, Vieux chants pop. scandin. I, Ch. de magie, p. 25.


LA MAGIE DES LETTRES 1 73

le monde au moyen de deux lettres ; Moi'se montant au ciel trouva Dieu occupe a tresser des couronnes aux let- tres (1) . Ibn Khaldoun expose longuement des doctrines analogues et donne une theorie des talismans ecrits : les lettres qui les composent etant formees des memes elements qui forment la totalite des etres ont la faculte d'agir sur ceux-ci (2) . C'est la base de la simid ou science des lettres et des mots (3) .

II y a une categorie de lettres dont la vertu magique a des origines religieuses et qui sont par consequent ca- racteristiques de la magie musulmane. Ce sont les lettres qui se trouvent au commencement de certaines sourates du Coran et dont la signification est totalement Incon- nue : ainsi la sourate II commence par alif, lam, mim, la sourate III, par alif, lam, mim, la sourate VII, par alif, lam, mim, gdd\ etc. ... L'orthodoxie musulmane ap- pelle ces lettres moutachdbih {4) et declare, que leur sens est impenetrable a 1' intelligence humaine des lors rien d'etonnant a ce que la magie s'en empare. El Bouni les


(1) Voy. Karppe, Zohar, p. 73-74.

(2) Ibn Khaldoun, op. laud., II, p. 188-195, spec. p. 192.

(3) Ce mot est pris loi en sens different de celui qui est rapporte supra, p. 102 ; sur la simia, comme science des lettres et des mots, voy. Ibn Khaldoun, Prolegomenes, trad, de Slane, III, p. 188 seq., 196 seq.

(4) Ibn es Sebki, Djam 'ou I djaoudmi ', avec comment, d' Abou Mah'alli et glose d'El Bennani, Caire, 1309, 1, p. 146 ; Soyout'i, Itqdn, Caire, 1278, II, p. 10 ; et les commentaires du Coran. Pour 1' interpreta- tion de ces lettres par les orientalistes europeens, voy. de Sacy, Gram- maire, ed. de Tunis, I, p. 89 ; id., Chrestomathie, 2e ed., II, p. 69, p. 522 ; III, p. 533 ; id, in Not. et Extr. des mss, XI, p. 99; Th. Noldeke, Gesch. d. Qordns, p. 215-216. Cpr. les references donnees dans Reinaud, Mo- numents, II, p. 237.


1 74 LA MAGIE DES LETTRES

nomme el h 'ouroufen nourdniya : elles sont au nombre de quatorze, juste la moitie du nombre des mansions lu- naires, sur quoi il echafaude de nouvelles speculations. Chacune d' elles, remarque-t-il encore, commence un des noms de Dieu (1) . Deux de ces groupes de lettres, ou celles-ci sont au nombres de cinq, ont surtout attire 1' at- tention des magiciens : ce sont khi ' g (kdf, ha, yd, 'din, gad) eth'm'sq(h 'a, mim, 'din, sin, qdf), qui se trouvent en tete des sourates XIX et XLII. Des vertus extraordi- naires leurs sont attributes et d'innombrable h'erz sont confectionnes avec eux (2) .

Du moment que les lettres ont une valeur magique, on augmentera la valeur magique des mots en ecrivant les lettres separement : on sait, en effet, que dans l'ecri- ture arabe les lettres isolees ont une forme plus complete que lorsqu'elles sont liees ensemble. Par exemple, el moqtadir, .*xjU41 « le Puissant », s'ecrira : lio^jfjl On pourra meme brouiller les lettres de deux mots voi- sins, par ex.: j $ w» O' ^ ^ ^ f j J I J I, pour :

jjouUI ^f^fJi c'est-a-dire, « le Gardien, le Puissant », en parlant de Dieu (3) .

Mais les proprietes les plus singulieres des lettres leur viennent de leur valeur numerique. On sait que les Ara- bes se servent des lettres pour ecrire les nombres et qu'a cet effet ils attribuent a chacune de celles-la une certaine


(1) El Bouni, op. laud., i, p. 56.

(2) Vol. El Bouni, op. laud., II, p. 54 seq. ; h'erz, p. 60-62. Cf. supra, p. 164.

(3) Reinaud, Monum. ar., turcs etpers., t. II, p. 77-80. Cpr. infra, p. 258.


MYSTIQUE DES LETTRES 1 75

valeur, dans l'ordre de Yaboudjed : alif — 1 ; bd = 2; djim = 3 ; ddl = 4; hd = 5; ouaou = 6, etc. ... Or, deux mots differents peuvent avoir des lettres telles qu'elles aient la meme somme numerique : la mystique des let- tres proclame alors leur equivalence. C'est la, dans la Kabbale, le principe de la guematria (l) . C'est aussi une des speculations favorites de la magie musulmane non seulement les mots ont entre eux des rapports fondes sur les rapports des nombres exprimes par leurs lettres, mais les lettres elles-memes peuvent livrer le secret de leurs vertus magiques par le procede de Yistint'dq el h 'ourouf

Par exemple, la lettre 1, la premiere de 1' alphabet, s'appelle alif, ojM \ decomposons ce mot en ses trois lettres : alif, lam, fa, ^ Jl : c'est l'operation du tefcil. L' alif vaut 1, le lam vaut 30 et tefd 80 ; or 80 + 30 + 1 = 111, nombre tout a fait remarquable puisqu'il est lui- meme compose de trois 1 . Mais si nous prenons le mot kail, vc?^ qui est un nom de Dieu, signiflant. « celui qui suffit (a tout) », nous observons que les lettres qui le composent, kdfaliffd, yd, ..j^le^., ont respective- ment les valeurs de 20, 1, 80 et 10 : or 20+ 1 +80+10 = 111, nombre que l'operation du tefcil vint de nous faire retrouver dans 1 ' alif. Done ValifQst en relation directe avec le nom de Dieu kdfi, et il y aura a tenir compte de


(1) Voy. sur ces precedes kabbalistiques Schwab, Vocabul. de I'AngeloL, p. 16 seq ; Karppe, Zohar, p. 75; Lehmann, Abergl. a. Zaub., p. 118, cpr. p. 188. Chez les Grecs et dans la litterature sibylline et gnostique, voy. references donnees par Renan, VAntechrist., p. 416- 417; Bouche-Leclercq, Divination dans I'antiquite, I, p. 251, n. 1. Cpr. rarithmomancie, infra, p. 380 seq.


176


MYSTIQUE DES LETTRES


cette relation dans tous les talismans ou cette lettre inter- viendra.

L'istint'dq el h 'ouroufnQ s'arrete pas la : reprenons notre a/z/decomposons par le tefcil : ^ J L. Le nom de chacune de ces lettres peut etre a son tour ecrit en let- tres desunies par le tefcil : ..J ^ A J ^? J ' .. C'est ce qu'on appelle 1' operation du teksir. Mais chacune des lettres ainsi manifestoes par le teksir a une valeur nume- rique :. ' = * ; J = 30; o = 80; ( = *>•. Si on ecrit ces valeurs numeriques en lettres et qu'on les developpe par

le tefcil, on aura : O^O^f^ * (J3^^^ * *r} etc. ... C'est 1' operation du bast' : les lettres ainsi obte- nues, toutes tires de Valif, pourront fournir des indica- tions sur les vertus magiques de cette lettre. Resumons toutes ces operations :


■A ty Mil


Ttfcil. . .


Tekttir


Baal'.


! I


I

I

(80) 9~\


t


h


!


I

(80)


(1)


(Ml


i


I t J I

I

li)

(80)




MYSTIQUE DES LETTRES 1 77

Si Ton compte les lettres contenues dans ce tableau d'istint'dq de Valif, on en trouve 51 : or ce nombre re- presente precisement la valeur numerique (1 + 10+ 10 + 30) des lettres J ^ ^ I ou J^.l, dyil (ou Jjt = dlftque nous avons deja signalee comme etant au dire d'El Bouni la terminaison caracteristique des noms d'anges (1) : Yalif a done un caractere sacre tout a fait accentue puisqu'il, contient le radical commun a tout ces etres sacres.

Si maintenant nous reprenons le nombre 111, somme des valeurs numeriques des lettres du mot alif, OjJtnous pouvons remarquer que 111 est egal a deux fois 40, plus une fois 10, une fois 20 et une unite. Or 40 est le ft 10 est le ^» 20 est le \2f et i est H : ces qua- tre lettres font KL» f mikd, mot qui rapproche de ail, J-^lse fond avec ce dernier en JjlO ou Mikail, nom d'un des quatre archanges. D' autre part, le nombre des lettres donnees par le bast'dG Yalif est comme on peut le voir par le tableau ci-dessus de 89. Supposons que nous en retranchions 20, valeur du \^f f ; premiere lettre du nom de Dieu J^ kdfi, qui comme nous 1' avons vu plus haut correspond a YalifiX reste 19. Formons le carre de ce nombre, c' est 361 .or les trois chiffres de ce nombre sont les premiers des nombres 80, 60 et 10, qui correspondent respectivement a. J, \j> et ^ : si on rapproche ces let- tres de la terminaison JJ) ail on obtient Lesid 'il, nom qui d'apres El Bouni est celui de l'ange specialement


(1) Cf. supra, p. 12a.


178 VERTUS SPECIALES DES LETTRES

ment prepose, sous l'autorite de Mikail, a la lettre alif l \ Chaque lettre a ainsi ses vertus particulieres et, combinee avec des nombres qui sont en rapports avec elle, sert a fabriquer des djedouel speciaux : les livres de magie consacrent a ce sujet de longs chapitres. Par exemple, voici deux djedouel relatifs a la lettre chin, d'apres El Bouni (2) :



La lettre chin, (^V d'apres El Bouni, est chaude et seche ; on voit par la que les proprietes des lettres sont rapportees a celle des quatre elements de la medecine, le chaud, le froid, le sec et l'humide qui correspondent aux quatre elements naturels, le feu, la terre, l'air et


(1) El Bouni, op. laud.. Ill, p. 79-80. Le texte d'El Bouni, comme dans tous les passages ou il donne des calculs de lettres est a peu pres incomprehensible, par suite des fautes et des omissions accumulees par les copistes ; aucun des calculs qu'il donne n' est juste. Aussi, est-ce tres arbitrairement que dans le calcul ci-dessus nous avons suppose, par ex, qu'il fallait compter deux fois le.^ dt tkJCyt qu'il fallait retrancher

de 361 la valeur du \&&* ^f Nous esperons qu'on nous pardon-

nera ces « coups de pouce » : l'essentiel pour nous etait de donner une idee des procedes employee (tefcil, teksir, bast').

(2) El Bouni, op. laud., IV, p. 17.


LA MAGIE DES NOMBRES 1 79

l'eau (1) . La lettre chin sert, raise en amulette suivant les djedouel ci-dessus, avec le nom ecrit du sujet et celui de sa mere, a reconcilier les ennemis; si le nom est ecrit a l'envers, elle excite la haine. II y a une ridd'a du chin avec exercices mortificatoires et da'oua speciale qui permet d'evoquer un genie : c'est H'erdiai'l, qui est le serviteur du chin (2) .

La vertu des lettres nous est apparue comme intime- ment liee a celle des nombres ; le caractere magique du nombre est une croyance tres repandue (3) ; il est superflu de rappeler ici les theories pythagoriciennes, probablement importees de l'Egypte en Grece : signalons seulement, comme etant en rapport avec cette croyance a la magie des nombres, la crainte des denombrements, bien connue chez les Hebreux (4) , egalement generate dans l'Afrique du Nord (5) et observee d'ailleurs chez tous les primitifs (6) : en Algerie, la resistance opposee par les indigenes a toutes les reglementations comportant quelque computation pro vient en grande partie de la repugnance aux denombrements. Une des formes les plus curieuses de cette repugnance se manifeste dans la maniere de compter lorsqu'on mesure le grain, operation a caractere sacre. Voici, par exemple,


(1) Voy. Ibn Khaldoun, Prolegomenes, trad, de Slane, III, p. 189- 190.

(2) El Bouni, loc. cit.

(3) Nombreux exemples rassembles dans Tuchmann, Fascina- tion, in Melusine, IX, p. 34-38.

(4) Exode, XXX, 12 ; II Samuel, XXIV, 10.

(5) Cf. Edmond Doutte, Merrakech, p. 1 76.

(6) Bonne serie de references dans Tuchmann, Fascination, in Melusine, IX, p. 37.


1 80 LA MAGIE DES NOMBRES

comment on compte, a El Qal'a (Oran) ; la personne qui compte doit etre en etat de purete, et au lieu de dire 1, 2, 3, etc., elle s'exprime ainsi : bismi Llldh (au nom de Dieu), pour « un »; barkateih (deux benedictions), pour « deux » ; d'eifat en nabi (hospitalite du Prophete, c'est- a-dire de 3 jours), pour « trois » ; nerbah'ou (l \ in cha Allah nous gagnerons, s'il plait a Dieu), pour « quatre » ; fi 'din Iblis (dans l'ceil (2) du Diable), pour « cinq » ; fi 'ain ouldou (dans l'ceil de son tils), pour « six » ; ech cheb'a {3) men 'and Allah (c'est Dieu qui nous rassasie), pour « sept », etc. ...jusqu'a « douze », pour lequel on dit : el kemdl 'ala rebbi (la perfection pour Dieu) (4) .

Chez les musulmans, comme chez tous les peuples, quelques nombres ont plus specialement le caractere magique, surtout parmi les premiers nombres : chacun sait que les nombres 3 et 7, par exemple reviennent plus frequemment que les autres. On a souvent cherche a ex- pliquer ces preferences ; sans doute elles ne comportent pas une explication unique. Toutefois c'est seulement dans ces dernieres annees que les theories sociologiques sur les classifications primitives sont venues eclairer la question (5) ; dire, en effet, que 3 et 7 sont des nombres


(1) Alliteration avec la racine raba 'a « quatre ».

(2) Allusion aux proprietes magiques des cinq doigts de la main ; cf. infra, p. 325 seq.

(3) Alliteration avec la racine saba 'a « sept ».

(4) J'ai connu cette coutume par une communication gracieuse de M. Destaing, qui prepare un travail sur les usages agraires.

(5) Voy. E. Durkheim et Mauss, De qq. formes primit. de classif, in Ann. sociol, VI, princip. p. 57-65. Aj. l'indication donnee par Mauss, in sod., VII, p. 312 n. 1 et 2.


LA MONADE ET LA D YADE 1 8 1

a caractere magique, c'est dire que les primitifs, chez qui la magie envahit toute la vie, groupent de preference les objets par 3 ou 7. Or pour quelles raisons les clas- sifications primitives sont-elles, par exemple, trichoto- miques ou heptachotomiques ? Voyons en examinant les premiers nombres, comment on a repondre a cette question.

Tout d'abord la singularity du nombre 1 est evi- dente pour les musulmans, le dogme obsedant de l'unite divine donne, nous venons de le voir, au chiffre et a la lettre qui le represente, un caractere sacre. Dans l'Afri- que du Nord, un musulman qui compte, aussitot apres avoir dit oudh 'ad, « un », ajoute d'habitude: Alldh (l \ L' excellence de la monade est un theme bien connu (2) .

L'homme a probablement connu la dyade avant la monade ; faut-il penser que les premieres choses qu'on a classees par deux sont les parties du corps (gauche et droite, avant et arriere) et que l'origine de la dichotomie est dans la symetrie du corps humain (3) ? ou bien faut-il invoquer la primitive division des grou- pes sociaux en deux clans exogamiques (4) ? Le nombre 2 fut en tous cas le premier que connut l'humanite, et la numeration de quelques peuples tres primitifs de l'Australie et de 1'Amerique du Sud est restee binaire, c'est-a-dire que ces peuples n'ont pas de mot pour les


(1) Cf. Robert, Arabe tel qu HI est, p. 83.

(2) Voy. Grunbaum, in Z. D. M. C, 1877, p. 311.

(3) Mc Gee, Primitive numbers, in 19th ann. rep. of Bureau of EthnoL, II, p. 842-845.

(4) Durkheim et Mauss, op. laud., p. 9-18.


1 82 LA TRIADE

nombres au-dessus de 2 (1) . Indiquons en passant, sans y vouloir pour 1' instant en tirer aucune conclusion qu'en arabe la racine thand signifie egalement « deux » et « louange, approbation », comme en latin secundus a deux sens analogues ; d' autre part, dans toute l'Afrique du Nord, le mot zoudj a remplace ithnai'ni (thnin) pour dire «deux». II est dit dans le Coran : « En toutes choses nous avons cree un couple » (2) . Et Ton cite (3) a ce propos une foule de doublets (Trone et Siege, Hommes et Ge- nies, Enfer et Paradis, etc.).

De recentes recherches ont etabli que les dyades mythologiques sont anterieures aux triades, aux trinites et les ont preparees (4) ; il est superflu de rappeler ici le role de ces dernieres dans la theologie et la mystique ; les tra- ces en sont restees jusque dans notre langage (l'adverbe « tres ») ; une classification ternaire a longtemps domine toute la psychologie ; la trichotomie hegelienne est bien connue. Dans 1' Islam, au rebours de ce qu'on observe dans le christianisme et dans toute l'antiquite, la tricho- tomie n'apparait pas comme specialement frequente : on ne saurait s'en etonner si Ton songe que les musulmans ont toujours oppose avec force le monotheisme absolu au dogme de la Trinite.

La tetrade au contraire occupe dans la magie mu- sulmane une place assez importante; nous avons montre


(1) Tylor, Civ, prim., I, p. 279-280 ; Mc Gee, op, laud., p. 833, 836 et les references qu'il donne.

(2) Coran, sour. LI, v. 49.

(3) Kitdb esseb a 'iyydt, cite infra (p. 186, n. 5), p. 42.

(4) Usener, Dreiheit, in Rhein. Mus.f. Phil, N. R, LVIII, 1903, p. 342 ad f.


LA TETRADE 1 83

plus haut que le talisman magique est par excellence un carre : nous avons mentionne les quatre archanges, les quatre chefs des genies, les quatre saisons, les quatre elements (1) . Sans doute c'est aux quatre points cardinaux, qu'il faut rapporter 1'origine des premieres classifications par quatre dont 1' importance dans certaines civilisations, comme celles du Nord et du Centre de 1' Amerique est un fait remarquable (2) .

Bien plus que le nombre 4, le nombre 5 a un carac- tere magique chez les musulmans ; en particulier chez ceux de l'Afrique du Nord, il occupe une place de pre- mier plan dans le folklore. Nous avons mentionne plus haut le pentacle, nous aurons 1' occasion plus loin de parler de la main en magie : car c'est semble-t-il de la representation de la main que sont derivees les croyan- ces relatives au nombre cinq (3) . De la vient que Ton rencontre si frequemment chez les primitifs des syste- mes de numeration quinaires (4) : le systeme decimal et le systeme vigesimal sont vraisemblablement sortis de 1' habitude de compter avec les doigts des mains et des pieds (5) . Un dernier vestige de la numeration quinaire persiste chez nous dans 1' incommode emploi des chiffres


(1) Supra, p. 68.

(2) Cyrus Thomas, Numeral systems of Mexico and Central Ame- rica, in 19 th Ann. Rep. of Bureau ofEthnol., n, p. 948 seq. et passim ; Mc Gee, op. laud., in eod., p. 834 seq.

(3) Infra, p. 327.

(4) Tylor, Civil, prim., 1, p. 284-289 ; je ne connais pas Cushing, Manual Concepts in Amarican Anthropol. V, 1892 ; cf. Mc Gee, op. laud., p. 850.

(5) Systeme vigesimal tres caracterise au Mexique, voy. C. Tho- mas, op. laud., passim.


1 84 LA PENTADE

romains (1) . En berbere les noms des cinq premiers nom- bres seuls sont primitifs, les noms de nombres de 5 a 10 sont probablement d'origine semitique ; de plus un dialecte, celui de Djerba, a conserve 1' expression afous (main) pour dire « cinq » et on rencontre des expressions comme afous dijjen (cinq et un) pour dire « six » (Djer- ba, Mzab, Oued Righ) : il semble naturel de conclure de la que la numeration primitive berbere etait quinaire et d'origine digitale (2) . Le nombre cinq ayant ainsi d' anti- ques titres de noblesse, il n'est pas etonnant que la ma- gie l'ait specialement cultive, et les superstitions qui s'y rapportent sont entretenues par des croyances comme celles aux cinq dogmes fondamentaux musulmans (unite de Dieu, anges, prophetes, ecritures saintes et jugement dernier) ; aux cinq devoirs religieux appeles « piliers de la religion » (profession de foi, priere, aumone, jeune, pelerinage) ; aux cinq prieres quotidiennes, comportant chacune successivement cinq attitudes, etc. ...

Le nombre sept est certainement le plus usite dans la magie musulmane ; les textes donnes dans ce livre nous le montrent revenant a chaque instant ; c'est 1' ele- ment caracteristique de beaucoup de djedouel : nous en avons donne plus haut un exemple typique (3) . L'heptade est egalement tres repandue dans l'antiquite et dans le


(1) Voy. Mc Gee, op. laud., p. 851.

(2) Rene Basset, Manuel de la langue Kabyle, p. 70-71 ; cpr. Rinn, Origines berberes, Alger, 1889 (t. a p. de la Rev. Afr.), chap. VIII, p. 158-179, avec toutes reserves sur les interpretations aventureuses de l'auteur.

(3) Supra, p. 154-162.


L'HEPTADE 185

folklore europeen (1) , au contraire elle est relativement rare dans d'autres civilisations comme celles de l'Amerique Centrale (2) . De recentes etudes sur les classifications so- ciales primitives chez les peuples americains ont montre qu'elle est en rapport etroit avec la repartition des clans suivant les quatre orients auxquels on ajoute le zenith et le nadir, puis, ulterieurement, le milieu ou position de l'ob- servateur (3) . La classification par 7 apparait ainsi comme en relation etroite avec la classification par 4, dont nous avons parle et la classification par 6 qui a laisse au moins une trace importante dans la magie juive et musulmane avec le sceau de Salomon (4) . Comme en Amerique, il est probable que l'heptachotomie chez les Semites se rap- porte a la division du monde en 7 parties (5) : on sait com- ment l'astrologie en a fait un de ses themes fondamentaux et vraisemblablement elle a du etre a l'origine en rapport avec 1' observation de constellations comme la grande Ourse, la petite Ourse, les Pleiades, Orion, qui toutes se composent de 7 etoiles principales (6) . Dans l'orthodoxie


(1) Voy. references in Lawrence, Magic of Horse-shoe, p. 318-324.

(2) C. Thomas, op. laud., p. 951.

(3) Durkheim et Mauss, op. laud., p. 34-44. Cpr. Mc Gee, op. laud., p. 841 seq.

{A) Supra, p. 156-157.

(5) J. Halevy, Pretendus emprunts cosmogoniques dans la Bible, inRec. semit., 1904, p. 316-317.

(6) Cpr. Bergaigne, Religion vedique, II, p. 127-128 (arithmetique mythologique en general, p. 1 14-156 ; aussi p. 36, 53, 54) ; Bouche-Le- clercq, Astrologie grecque, p. 6-8 (pythagorisme, pair et impair, specu- lation sur les nombres) ; Zelia Nuttal, Fund, principles of Old and New World civiliaation, in Arch, and ethnol. Pap. ofPeabordy Museum, t. II,


1 86 HEPTACHOTOMIE MUSULMANE

musulmane la classification par 7 est excessivement fre- quente : le musulman doit faire circoncire son fils le 7e jour de sa naissance et a ce jour-la 7 obligations (1) ; 7 pra- tiques sont obligatoires dans le pelerinage (2) ; 7 tournees pieuses doivent etre faites autour de la Ka'aba et 7 pro- menades pieuses entre Qafa et Meroua (3) ; d'une facon generale la litterature du h'adith est remplie de divisions par 7 et par 70 (4) .

II existe en arabe du reste un livre consacre tout en- tier au nombre sept (5) ; il peut-etre interessant de donner quelques details a ce sujet.

L'auteur commence par declarer que Dieu a donne au nombre sept une importance toute speciale: II a cree sept cieux (Coran, sour. LXXVIII, v. 12) ; sept terres (sour. LXV, v. 12) ; sept mers (id., sour. XXXI, v. 26) ; sept abimes de l'enfer avec sept portes (id., sour. XV, v. 44) ; sept versets de lafdtih'a (id., sour. XV, v. 87); sept membres a l'homme (les deux mains, les deux pieds, les deux genoux, la tete, qui chacun jouent un role


1901 : nous ne connaissons pas ce dernier travail que nous citons d'apres H. Hubert, in Ann. sociol, V, p. 251.

(1) Voy. references in Edmond Doutte, Merrdkech.

(2) El Boukhari, Qah 'th ', trad. Houdae et Marcais, I, p. 500 seq. ; Qast'allani sur Qah 'th'de Boukhari, III, p. 108.

(3) El Boukhari, op. laud., tr. fr., I, p. 521 seq., 530 seq.; Qast'al- lani, op. laud., Ill, p. 170 seq. ; p. 185 seq.

(4) Voyez-en quelques-uns reunies dans Es-Soyout'i, El Djdmi' eg geghir, Caire, 1306, p. 61-62.

(5) Kitdb es saba'iyydt fi maoud'iz' el barridt, par Moh'ammed ben ' Abderrah'man et Hamadhani, en marge des Madjddlis es saniyya de 'Ah'med Ibn ech Cheikh el H'idjazi 1 Fechni, qui sont un commentaire des Arba'in (recueil de quarante traditions) de Naouaoui, Caire, 1328.


LES « SEB A' I YYAT » 187

important dans la prosternation [soudjoud, cpr. Coran, sour. XCXVI, v. 19]) ; les sept ages de la vie (1' enfant au sein [rad'i'], l'enfant sevre [fat'im], le garconnet ou la. fillette [gabi], 1' adolescent [ghouldm], le jeune homme [chdbb]; rhomme mur [kahl] et le vieillard [cheikh]), il a donne a 1' homme les sept paroles : La ildha ilia Lldh, Moh 'ammed rasoul Allah (il n'y a de dieu que Dieu, Mahomet est son Prophete) ; il a cree les sept climats et il a donne aux sept climats les sept jours, puis il a honore chaque jour d'un Prophete : samedi, Moi'se; dimanche, Jesus ; lundi, David ; mardi, Salomon ; mercredi, Jacob ; jeudi, Adam ; vendredi, Mahomet.

L'auteur divise son livre en sept chapitres qui portent chacun le nom d'un jour de la semaine. La samedi est le jour de la tromperie et de 1' imposture ; l'auteur enumere sept evenements celebres ou la tromperie joue un role capital (Noe et son peuple, Qalih' et la chamelle, Joseph et ses freres, etc.). — Le dimanche est le jour des planta- tions et des constructions ; l'auteur rapporte ici les sept principales creations de Dieu (les sept spheres, les sept planetes, les sept compartiments de l'enfer, les sept ter- res, les sept mers, les sept membres de 1' homme, les sept jours de la semaine). — Le lundi, est le jour des voyages et du commerce : l'auteur rapporte ici 1' ascension d'Idris, le voyage de Moi'se au Sinai, la revelation de l'Unite de Dieu {Coran, sour. XVI, v. 53), etc. — Le mardi est un jour sanglant: ce jour-la Eve eut ses regies pour la premie- re fois et ce jour-la Cain tua Abel ; l'auteur rapporte a ce propos sept meurtres fameux (Djordjis, Jean, Zacharie, etc.). — Le mercredi est un jour constamment funeste : ce


1 88 LES « SEBA'IYYAT »

jour-la Dieu noya Pharaon ; ce jour-la il extermina les peuples de 'Ad et de Thamoud ; l'auteur enumere sept cataclysmes : la fin de Oudj, de Core, de Pharaon, de Nemrod, etc. — Le jeudi est propice a la bonne expe- dition des affaires : c'est le jour ou Abraham reussit a

r

soustraire Sara a la convoitise du roi d'Egypte ; le jour ou l'echanson entra dans la prison de Joseph ; le jour ou Mahomet rentra a la Mecque, etc. — Le vendredi est le jour de l'union de l'homme et de la femme : les prophe- tes se mariaient ce jour-la. C'est un vendredi qu'eurent lieu les unions d' Adam et d'Eve, de Joseph et Zouleikha, Salomon et Belqis, Mahomet et Khadidja, Mahomet et 'Aicha, 'Ali et Fat'ima.

Pour chacun de ces jours l'auteur cite un h'adith de Malik ben Anas qui consacre la signification qu'il donne a ce jour et, chemin faisant, il enumere d'autres seba'iyydt. II est curieux de voir comment l'orthodoxie recouvre ainsi les croyances astrologiques qu'elle a, d' autre part, energiquement reprouvees.

En poursuivant cette revue nous trouverions encore comme nombres remarquables au point de vue de la ma- gie musulmane les nombres 9, 10, 12, 40, 70 que Ton peut rattacher facilement aux theories mentionnees ci- dessus et qui tous jouent un role Important dans la magie et la religion musulmane : on en trouvera facilement une foule d'exemples (1) .


(1) II pourra etre utile a cet effet de consulter Abou Mancour eth Tba'alibi, Bouroud elAkbddfil'a 'dad, livre qui enumere les choses qui dans l'histoire, la litterature, les proverbes, le droit, la religion se chif- frent par des nombres de 1 a 10. II a ete edite a Constantine, en 1301 Heg. dans un recueil Intitule Khamsa rasdil, dont il forme la 2e partie


LES NOMBRES SPECIALEMENT MAGIQUES 1 89

Notons seulement encore comme ayant particulie- rement un caractere magique ou mystique les nombres formes d'un nombre typique par addition ou soustrac- tion de 1 'unite : 9, 11, 13, 77, 99, 101, 111, 999, 1001, etc. ... (1) . Nous avons deja vu des exemples de l'emploi de plusieurs de ces nombres. II en reste des traces dans toutes les, civilisations : par exemple, le titre des Mille et une Nuits, les delais legaux d'un an et un jour, si fre- quents dans notre droit (2) ; nous parlerons plus loin des 99 noms de Dieu (3) . Des livres de magie, comme celui d'El Bouni consacrent un chapitre special aux proprietes des noms correspondant, par la valeur numerique de leurs lettres, a 111 (a i q gh), 222 (b k r), 333 (dj I ch), etc. ... (4) . On peut penser que le procede de 1' addition d'une unite a un nombre typique est l'origine de beaucoup de croyances magiques : il est evidemment en rapport avec les plus primitifs debuts de l'arithmetique (5) . C'est peut- etre la la raison pour laquelle le nombre 3 a joue un si grand role dans la mystique : le nombre 3 fut le premier que connut l'humanite apres le premier nombre nom- me, c'est-a-dire 2 (6) . Si Ton admet cette hypothese, on


(p. 102-141). — Au sujet du caractere magique de 7 et 9, voy. remar- que de Marcais, in Noeldeke Festachrift, II, p. 437-438 et le reference e Weizstein.

(1) M. Mauss, in Ann. sociol. VII, p. 314.

(2) Mc Gee, op. laud., p. 850.

(3) Cf. Goldziher, Zauberelernente im islam. Gebet, in Noeldeke- Festschrift, I, p. 316-317.

(4) El Bouni, op. laud., Ill, p. 56-57.

(5) Mc Gee, op. laud., p. 839-840.

(6) M. Mauss sur Usener, Dreiheit in Ann. sociol., VII, p. 310.


1 90 LE NOMBRE IMPAIR

s'expliquera assez facilement que les nombres impairs, ou l'unite est mise en evidence, aient ete distingues des autres, considered comme bienfaisants pendant que les nombres pairs etaient reputes maleficients. La croyance au numero Deus impare gaudet a ete accueillie avec faveur par 1' islam et les h'adith la consacrent : « Dieu est unique et aime l'unite (c'est-a-dire l'lmparite) ». Et, en effet, non seulement dans la magie, comme nous en avons vu des exemples (1) , mais dans la religion, il y a une foules de choses qu'il faut faire un nombre impair de fois, et cela tabarroukan, « par benediction » (2) .

Les speculations des magiciens et des mystiques ont ete souvent plus compliquees : nous pouvons en ti- ter comme exemples les vertus attributes aux nombres dits moutah'abba. On dit que deux nombres sont mou- tah'abba lorsque chacun d'eux est egal a la somme des diviseurs de 1' autre. Ainsi, rfdetrk, c'est-a-dire 284 et 220 sont moutah 'abba : en effet les diviseurs de 284 sont : 1+2 + 4 + 71 + 142 = 220, et les diviseurs de 220 sont : 1 + 2+ 4 + 5 + 10 + 11 + 20 + 22 + 44 + 55+ 110 = 284. Les talismans fabriques avec ces nombres ont la vertu de provoquer une amitie etroite entre les person- nes au profit desquels on les utilise (3) . On voit que les


(1) Supra, p. 99.

(2) Voy. sur ce point Goldziher, Ueber Zahlenabergl. im Islam, in Globus, LXXX, 1901, p. 31-32, avec de nombreux exemples et des re- ferences aux textes. L' article du meme auteur dans le meme periodique (1884, n° 17) et sur le meme sujet nous est inconnu. Sur le nombre impair en general en magie et dans le folklore, voy. Lawrence, op. laud., p. 324 ad f. (un paragraphe sur le nombre 13, si celebre dans le folklore europeen).

(3) Ibn Kbaldoun, Prolegomenes , III, p. 178-179.


OMGINE MAGIQUE DES MATHEMATIQUES 191

reveries de la magie n'ont pas ete sans influence sur le developpement des mathematiques : bien plus, les socio- logues pensent aujourd'hui que les mathematiques ont ete primitivement une magie, et cette opinion, appuyee sur revolution bien connue de l'alchimie en chimie et de l'astrologie en astronomie est assurement destinee a prevaloir (1) .

Toutefois les proprietes des nombres utilisees par la magie sont generalement beaucoup plus simples. Une des plus frappantes est celle qui permet de construire des « carres magiques », appeles en arabe ouifq. Le ouifq est un carre divise en cases, comme un damier, dans chaque case duquel on inscrit un nombre de telle sorte que la somme des nombres des colonnes verticales est egale a la somme des lignes horizontales et a celle des deux diagonales. Par exemple, dans le ouifq suivant la somme perpetuelle est 34 :


4


14


15


1


9


7


6


12


5


11


10


8


16


2


3


13


(1) Voy. Mc Gee, op. laud., p. 825-828 ; cpr. les allures scienti- fiques de rarithmomancie, infra, p. 379-380. Pour les rapports de la magie et de le science, voy. infra, p. 332-333


192


LES CARRES MAGIQUES


Le carre le plus simple est celui qui se compose de neuf cases, donnant la somme 15 :


4


9


2


3


5


7


8


1


6


Si dans ce carre on ne considere que les nombres pairs et qu'on les remplace par des lettres, on obtient :


4


2


8


6


d



b





h'



ou


c'est-a-dire le celebre mot magique badouh ' dont nous parlons ailleurs : la somme 1 5 est encore representee par les deux mots magiques ou a h ' (8 + 1 + 6 = 1 5) et b t'd (4 + 9 + 2 = 15) d'ou la vogue de ces noms en magie (1) . On fait de ces mots de nombreux talismans : par exemple,


(1) Cf. supra, p. 129 ; voir sur ces mots magiques El Bouni, op. laud., IV, p. 4, 183, cf. infra, p. 229.


LES CARRES MAGIQUES


193


les quatre lettres de badouh\ disposes comme ci-des- sous, ce qui correspond au carre magique a somme 20 que nous reproduisons a cote, ecrites sur un tableau pla- ce sous l'aile d'une colombe blanche, ont la propriete, si on leche celle-ci devant la maison d'une jeune fille qui avait repousse une demande en mariage, de forcer son consentement :


>

3


3 >


>

c

V


c

>



8


6


4


2


4


2


8


6


2


4


6


8


6


8


2


4


On comprendra sans peine que la combinaison des nombres avec les lettres contenues dans les mots et dans les noms de Dieu ou les passages du Coran fournit une infinite de combinaisons de djedouel. Par exemple, le carre de gauche ci-dessous contient dans la premiere li- gne les lettres du nom de Dieu, et Mougawwir, « celui qui faconne » ; si on remplace ces lettres par leur valeur numerique on obtient le carre de droite, dont les totaux horizontaux, verticaux et diagonaux sont 336 et 326 :


194


LES NOMS MAGIQUES


>


3


cf>




200


6


90


40

7


88


41


199


7


89


41


199


32


92


4


198


32


92


4


198


S


197


33


91


5


197


38


91


Ce talisman a la vertu de guerir la sterilite des fem- mes (1) : on reconnait la force sympathique du mot mou- gawwir, « celui qui faconne » (1' enfant dans le sein de la femme). On pourrait multiplier indefiniment ces exem- ples : on trouvera d'innombrables specimens de ces car- res dans tous les livres de magie arabe (2) .

Si les lettres et les nombres qui se correspondent respectivement ont une si grande importance dans la magie, a plus forte raison les noms doivent avoir des vertus speciales : d'abord, parce que le nom est forme de lettres et, par consequent, de nombres; ensuite, parce qu'il est le signe materiel de la parole, qui, nous l'avons dit, est une des principales forces magiques. Nous avons vu, mentionnes dans le texte du h'erz MordJdna, les noms dont les prophetes se servaient pour faire leurs


(1) Ibn et H'adjdj, op. laud., p. 7.

(2) Voy. sur les carres magiques, Tuchmann, Fascination in Me- lusine, IX, p. 37-45 et la n. 1 ; Reinaud, Monuments, II, p. 253 (referen- ces aux auteurs europeens dans ces deux ouvrages).


LES NOMS MAGIQUES 1 95

miracles (1) : il est constamment question dans les textes de magie, des noms qui etaient inscrits sur la baguette de Morse, sur la robe de Joseph, sur le sabre de Daniel, sur les chaussures de Salomon (2) , etc. ... Ceux dont on parle le plus souvent sont les noms au moyen desquels Jesus ressuscitait les morts et guerissait les aveugles et les le- preux (3) . Les auteurs de magie parlent de ces noms en termes ambigus, decrivent leurs proprietes, mais finale- ment ne les donnent jamais. lis produisent seulement des djedouel en rapport avec ces noms ou qui sont censes les contenir caches. Par exemple El Bouni reproduit ainsi les noms qui etaient ecrits sur la baguette de Moi'se (4) :


(1) Supra, p. 137-138. Un passage tout a fait semblable dans le Daldi'l el Khairdt, d'El Djazouli, est signale par Goldziher, Zauberels- mente im islamischen Gebet in Noeldeke-Festechrift, 1906, s, p. 318. Je regrette de n' avoir pas connu cet article a temps pour le citer plus haut, a propos des incantations ; j'ose esperer que la presente mention repa- rera cette lacune : la passage se rapportant a notre chap. Ill se trouve p. 304 a 308.

(2) Voy. El Bouni, op. laud., II, p. 69, p. 100, p. 101.

(3) Voy. El Bouni, op. laud., t, p. 47-48.

(4) El Bouni, op. laud., II, p. 101.


196


LES NOMS MAGIQUES



LES NOMS MAGIQUES


197


Nous avons deja note que les noms bizarres etaient reputes magiques ; les exemples que nous avons donnes (1) se rapportent a la tetrade suivante : Hechtechlechkouch, Kechkechlia 'ouch, Bekhchehlehtouch, Chet 'elt 'elt 'elk- ouch ; chacun de ces noms est en correspondance avec un jour de la semaine et avec une planete ; chacun d'eux a un 'afrit serviteur ('aoun)^ et est, en outre, en rela- tions avec un des sept rois des genies, qui porte ici le nom de gdh'eb es sa'a, « maitre de l'heure » : il s'agit ici, d'apres le texte d'El Bouni, de la premiere heure de chacun des jours (dimanche pour le premier nom, mardi pour le second, etc. ...) qui est astrologiquement en rap- port avec chaque nom. Ces noms ne sont autres, du reste, que ceux qui etaient sur les chaussures de Salomon. On compose avec eux un djedouel doue de vertus eminen- tes, et que nous donnons ici en transcription (3) HeohteclIIchitot5ch D'emrat'l" afrit /


Hechtechlchkotieh



(1) Supra, p. 129-130.

(2) Cf. supra, p. 73, n. 2.

(3) El Bouni, op. laud., II, p. 70.


1 98 LES NOMS MAGIQUES

D'autres fois ce sont des noms hebreux transcrits en arabe : Adounai, Ilouhim, Charahia, Qabaout et facile- ment reconnaissables (1) ; les noms des Sept dormants de la celebre legende du miracle d'Ephese que l'Eglise ca- tholique commemore le 27 juillet, legende qui est passee dans le Coran (ahl et kahf« les gens de la caverne (2) »), sont egalement tres employes. Ce sont, en arabe, les suivants : Maksilmina, Iamlikha, Marnous, Masiliya, Dabarnous, Sabarnous, Kefest'et'ous et le nom de leur chien Kitmir (3) . On y reconnait a peine les noms des sept martyrs Chretiens : Maximilien, Malchus, Martinien, Denys, Jean, Serapeon et Constantin. Enfin, je signalerai les sept noms dits « noms de la lune », tres employes, surtout dans la magie maleficiente (4) , et dont l'origine nous est inconnue. Voici comme ils sont donnes par Ibn et H'adjdj : Liakhim, Llafou, Liafour, Liarouth, Liarou', Liarouch, Liachach (5) .


(1) Voy. Reinaud, Monuments p. 358. Cpr. les pretendus noms sy- riaques de la djeldjeloutiya, supra, p. 139. Cette priere est signalee par Goldziher, op. laud., p. 319.

(2) Sour. XVIII, v. 8-25.

(3) II y a de nombreuses variantes dans l'orthographe arabe de ces noms : voy. Hammer, Ueber Talismans d. Moslimen, in Mines de I 'Orient, IV, p. 163 ; Reinaud, op. laud., I, p. 184-186 ; II, p., 59. La litterature de la legende des Sept dormants est tres abondante. Le der- nier travail en date a ce sujet est celui de Haller in Rev, d. Et Juives, t. XLIX. p. 190-218 et t. LIII, p. 1 10-1 14. Le texte de la legende courants en Algerie a ete donne par Fl. Graff, Les sept dormants, Paris, 1891.

(4) Cf. infra, p. 236.

(5) Ibn et H'adjdj, op. laud., p. 57. — Nous n'avons rien de par- ticulier a dire ici des noms de jours de la semaine, de planetes et d'ele- ments, dont nous avons indiques, dans l'enumeration de la page 171, l'emploi frequent en magie.


LES 99 NOMS DE DIEU 1 99

Mais les noms qui ont la plus grande vogue dans la magie musulmane sont les « noms de Dieu ». La croyance musulmane aux noms de Dieu se fonde sur un passage du Coran qui dit : « Dieu a de beaux noms ; invoquez-le par ces noms et fuyez ceux qui se trompent dans ses noms », c'est-a-dire ceux qui lui attribuent des noms qui ne sont pas les siens (1) . D' autre pare un h'adith rapporte que Mahomet a dit : « Dieu a quatre-vingts-dix- neuf noms, soit cent moins un ; celui qui les connaitra entrera au paradis » (2) . Ce h'adith est rapporte par tous les traditionnistes, mais les deux Qah 'ih ' (Boukhari et Moslim) ne donnent pas la liste de ces noms : elle est donnee par d'autres traditionnistes et du reste elle differe notablement chez chacun d'eux.


Voici celle de Tirmidhi et celle d'Ibn Madja


(3)


(1) Coran, sour. VII, v. 179.

(2) Qest'allani sur Qah 'th'de Boukhari, x, p. 373-374.

(3) Tirmidhi, Qah 'th ', Caire, 1292 H., II, p. 264-265 ; Ibn Madja, Sounan, Caire, 1313, II, p. 228-229 ; on retrouvera de ces listes dans les commentaires du Coran, p. ex., Khazin, Loubab et ta'ouil 1313, II, p. 167 (sub. sour. VII, v. 179) ; dans les livres de magie, p. ex., El Bouni, op. laud., loc. cit. infra, p. 208 ; Ibn et H'adjdj, op. laud.; et dans les traitee speciaux (voy. infra, p. 218, n. 6). Plusieurs d'entre elles ont ete traduites dans des ouvrages europeens : voy. Reinand, Monuments, II, p. 18, n. 1 ; p. 21, n. 3 ; Hammer, op. laud., in Mines del 'Orient, p. 160- 162 ; Hughes, Diet, of Islam, s. v. « God », p. 160-162. . . ; voy. enfin sur les 99 noms Goldziher, op. laud, in Noeldek. Festschrift, I p. 316-318.


200


LES 99 NOMS DE DIEU


Tirmidhi


Ibn Madja


1 . Houa Liahou elladhi la ilaha d'autre ilia houa


Celui hors duquel il n'y a pas d'autre dieu.


El Ouah'id,


Le Seul.


2. Er Rah 'man,


Le Clement.


Eg Camad,


L'Eternel.


3. Er Rah'im,


Le Misericordieux.


El'Awwal,


Le Premier.


4. El Malik,


Le Souverain.


El'Akhir,


Le Dernier.


5. El Qaddous,


Le Saint.


Ez'Z'ahir,


L' Apparent.


6. Es Salam,


Le Salut.


El Bat'in,


Le Cache.


7. El Mou'min,


Le Fidele.


Et Khaliq,


Le Createur.


8. El Mouhaimin,


Le Protecteur.


El Bari',


Celui qui faconne.


9. El 'Aziz,


Le Doux.


El Moucawwir,


Celui qui forme.


10. ElDjebbar,


Le Tout-Puissant.


El Malik,


Le Souverain.


11. El Moutakab- bir,


Celui qui surpasse tout.


El H'aqq,


Le Vrai.


12. El Khaliq,


Le Createur.


Es Salam,


Le Salut.


B.Etadri',


Celui qui faconne.


El Mou'min,


Le Fidele.


14. El Moucawwir,


Celui qui forme.


El Mouhaimin,


Le Protecteur.


15ElGheffar,


Celui qui pardon- ne.


El 'Aziz,


Le Doux.


16. El Qehhar,


Celui qui contraint.


El Djebbar,


Le Tout-Puissant.


17. El Ouahhab,


Celui qui donne.


El Moutakabbir,


Celui qui surpasse tout.


18. Er Rezzaq,


Celui


i qui pourvoit.


Er Rah 'man,


Le Clement.


19. ElFettah',


Celu


i qui ouvre.


Er Rah'im,


Le Misericordieux.


20. El 'Alim,


Celu


i qui connait.


El Lat'if,


Le Bienveillant.


21.ElQabid,


Celu


i qui saisit.


El Khabir,


Le Vigilant.


22. El Basit',


Celu


i qui dispense.


Es Samt',


Celui qui, entend.


23.EtKhafid',


Celu


i qui abaisse.


El Bacir,


Celui qui voit.


24. Er Rafi',


Celu


i qui eleve.


El 'Alim,


Celui qui connut.


25.EtMou'izz,


Celu


i qui honore.


El'Az'im,


Le Sublime.


26. El Moudhill,


Celu


i qui humilie.


El Barr,


Le vertueux.


27. Es Samt',


Celu


i qui entend


El Mouta'ali,


Celui qui est au- dessus de tout.


28. El Bacir,


Celui qui voit.


El Djalil,


Le Haut.


29. Si H'akim,


Celui qui com- mande.


El Djamil,


Le Beau.


30. El 'Adi,


Le Juste.


El H'ayy,


Le Vivant.


LES 99 NOMS DE DIEU


201


31 ElLat'if,


Le Bienveillant.


El Qayyoum,


L'immuable.


32. El Khalim,


Le Vigilant.


El Cadir,


Le Puissant.


33. El H'alim,


Le Bon.


El Qahir,


Celui qui oblige.


34 El 'Az'im,


Le Sublime.


El'Ali,


L'Eleve.


35 El Ghafour,


Le Reconnais- sant


El Qar'b,


Celui qui est pro- che.


36 Ech Chakour,


L' indulgent.


El H'akim,


Le Sage.


37. El All,


L'Eleve.


El Moudjib,


Celui qui exauce.


38. ElKabir,


Le Grand.


El Ghani,


Le Riche.


39 El H'afiz'


Le Gardien.


El Ouahhab,


Celui qui donne.


40. El Mouqti,


Celui qui nourrit.


El Ouadoud,


Celui qui aime.


41.ElH'aztb,


Celui qui pese.


Ech Chakour,


Le Reconnais- sant.


42. El Djalil,


Le Haut.


El Madjid,


L'lllustre.


43.ElKarim,


Le Genereux.


El Ouadjid,


Le Reel.


44. Er Raqib,


Celui qui ob- serve.


El Ouali,


Le Gouverneur.


45. El Moudjtb,


Celui qui exauce.


Er Rachid,


Le Droit.


48. Et Quadoud,


Celui qui aime.


El H'alim,


Le Bon.


49. El Madjid,


Le Glorieux.


El Karim,


Le Genereux.


50. Et Ba'ith,


Celui qui envoie.


El Tawwab,


Celui qui ramene au bien.


51.EchChahid,


Celui qui temoi- gne.


Er Rabb,


Le Seigneur.


52. El H'aqq,


Le Vrai.


El Matjid,


Le Glorieux.


53. El Ouakil,


Celui sur qui on s'appuie.


El Oualt,


Le Maitre.


56. El Ouali,


Le Maitre.


El Bourhan,


Le Miracle.


57. El H'amid,


Le Louable.


Er Ra'ouf,


Le Bienveillant.


58 El Mouh'ci,


Celui qui comp- te.


El Moubdi',


Celui qui com- mence.


59 El Moubdi',


Celui qui com- mence.


El Mou'id,


Celui qui recom- mence.


61.ElMouh'yt,


Celui qui ressu- cite.


El Ouarith,


Celui qui herite.


62. El Moumit,


Celui qui tue.


El Qaoui,


Le Fort.


63-EtH'ayy,


Le Vivant.


Ech Chadid,


Le Terrible.


64 El Qayyoum,


L'Immuable.


Ed' D'arr,


Le Dangereux.


65 El Ouadjid,


Le reel.


En Nan'


L'Utile.


202


LES 99 NOMS DE DIEU


66. El Madjid,


L'lllustre.


Et Baqi,


Celui qui dure.


67. El Ouah'id,


Le Seul.


El Ouaqi,


Celui qui preserve


68. Eg Camad,


L'Eternel.


El Khafid',


Celui qui abaisse.


69. El Qadir,


Le Puissant.


ErRajfi',


Celui qui eleve.


70. El Mouqtadir,


Celui qui peut


El Qabid',


Celui qui saisit.


7 1 . El Mouqaddim,


Celui qui avance.


ElBasit',


Celui qui dispense.


72. El Mouwakhkhir,


Celui qui recule.


El Mou'izz,


Celui qui honore.


73. El 'Awwel,


Le Premier.


El Moudhill,


Celui qui humilie.


74. El 'Akhir,


Le Dernier.


El Mouqsit',


L'Equitable.


75.Ez'Z'ahir,


L' Apparent.


Er Razzaq,


Celui qui pourvoit.


76. Et Bat'in,


Le Cache.


Dhou 1 Qouwwa,


Celui qui a la force.


77. El Ouali,


Le Gouverneur.


El Matin,


Le Ferme.


78. El Mouta'ali,


Celui qui est au dessus de tout.


El Qa'im,


L'Inebranlable.


79. El Barr,


Le Vertueux.


Ed Da'im,


Le Durable.


80. Et Tawwab,


Celui qui ramene au bien.


ElH'afiz',


Le Gardien.


8 1 . El Mountaqim,


Le Vengeur.


El Ouakil,


Celui sur qui on s'appuie.


82. El 'Afouww,


Celui qui donne le En pardon.


EnNaz'ir,


Celui qui voit tout.


83.ErRa'ouf,


Le Bienveillant.


Es Sami',


Celui qui entend.


84. Malik el Moulk,


Le Roi des rois


El Mou't'i,


Celui qui accorde.


85. Dhou 1 djalal.


Celui qui a la gran- deur et la genero- site.


El Mouh'yi,


Celui qui ressus- cite.


86. El Mouqsit',


L'Equitable.


El Moumit,


Celui qui tue.


87. El Djami',


Celui qui assemble.


ElMani',


Celui qui empeche.


88. Et Ghani


Le Riche.


El Djami',


Celui qui assemble.


89. El Moughni,


Celui qui enrichit.


Et Hadi,


Le Guide.


90. ElMani',


Celui qui empeche.


El Kafi,


Celui qui suffit.


91.EdD'arr,


Le Dangereux.


El 'Abad,


Celui qui n'a pas de fin.


92. EnNafi',


L'Utile.


El Alim,


Celui qui sait.


93.EnNour,


La Lumiere.


Eg C&diq,


Le Sincere.


94. El Hadi,


Le Guide.


En Nour,


La Lumiere.


95.EtBadi',


L'Inventeur.


Et Mounir,


Celui qui eclaire.


LES 99 NOMS DE DIEU


203


96. si Baqi,


Celui qui reste.


Et Tamm,


Le Parfait.


97. Et Ouarith,


Celui qui herite.


El Qadimm,


L' Antique.


98. Er Rachid,


Le Droit.


El Ouitr,


L'un.


99. Ep gabodr,


Le Patient.


Et 'Ah'ad (1) ,


L' Unique.


Ces deux exemples suffisent a montrer qu'il y a de grandes differences entre les listes donnees par les

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auteurs ; ainsi, Eth Thdbit, « 1' Evident », nom de Dieu important dans la magie, parce qu'il commence par une des saoudqit etjdlih 'a, ne se trouve pas dans ces deux lis- tes; l'une d'elles compte, comme un nom de Dieu Houa Lidhou elladhi Id 'ildha ilia houa, « Lui, le Dieu hors du- quel il n'est point d' autre dieu » ; un nom donne souvent au nombre des 99 est Elladhi lam yalid oua lam ioulad, « Celui qui n'a pas engendre et n'a pas ete engendre » (2) . Les auteurs s'accordent, du reste, tous a dire que la liste qu'ils donnent n'est pas limitative, que le Prophete n'a nullement entendu fixer a quatre vingt-dix-neuf les noms de Dieu, qu'il a seulement voulu indiquer que ceux qui connaitraient ou reciteraient cent de ces noms assure- raient leur salut ; d'aucuns ont dit que Dieu avait mille noms et Ibn ' Arabi trouve que ce chiffre est trop petit (3) . Quelques auteurs disent que le centieme nom n'est autre qu'Allah (4) , mais la plupart pensent que c'est le


(1) Le texte de l'edition d'Ibn Madja que nous citons donne deux fois Eg Qamad et Er Rah 'im, ce qui est une erreur, puisque cela ferait 101 noms, au lieu de 99.

(2) Cor an, sour. CXII, v. 3 : ce verset est evidemment dirige con- tre les Chretiens.

(3) Khazin, op. laud., p. 167.

(4) Qast'allani, op. laud., p. 374.


204 LE « GRAND NOM » DE DIEU

« grand nom », el ism et 'a z 'am (litteralement : « le plus grand nom ») ; il est inconnu des hommes, quoique son existence soit certaine, comme il en est pour la « nuit du destin », lei'lal et qadar^. On s'accorde a dire que le grand nom n'est connu que des prophetes et des saints. Un h'adith rapporte qu'il se trouve dans la sourate de la Vache (II), dans celle de la Famille d"Imran (III) et dans la sourate T'a Ha (XX), ce qui a ouvert la carriere aux exegetes. D'apres un autre h'adith, le Prophete, ay ant en- tendu un homme qui disait : « Mon Dieu, je t' implore, Toi qui es Allah, l'Unique (el Ah 'ad), l'Eternel (eg Qamad), Celui qui n'engendre point et n'est point engendre, Ce- lui qui n'a point d'egal (lam iakoun lahou kafou 'oun) », s'ecria : « Cet homme vient d'invoquer Dieu par le «  grand nom », celui par lequel toute demande est accor- dee et tout souhait exauce. » 'Ai'cha a rapporte qu'elle avait coutume de dire : « Mon Dieu, je t'invoque par le nom qui fait que, lorsqu'on te prie avec lui, tu exauces

lorsqu'on demande avec lui, tu accordes ; lorsqu'on te

supplie, tu as pitie ; lorsqu'on t'implore, tu consoles. » Un jour, le Prophete lui dit : « O 'Aicha, ne sais-tu pas que Dieu m'a revele ce nom par lequel tu pries ? » Elle le supplia a plusieurs reprises de le lui dire ; il repondit chaque fois : « O 'Ai'cha, il ne convientpas que tu deman- des par ce nom aucune chose de ce monde. » Devant ce


(1) En Naouaoui sur Qah 'ih de Mouslim, a la marge de Qast'al- lani sur Boukhdri, X, p. 114. La nuit de le destinee {Coran, sour, XLIV, v. 2-3, et surtout sour. XCVII entiere) est la nuit pendant laquelle les evenements de l'univers entier sont fixes pour toute l'annee : on ignore sa date exacte.


LE « GRAND NOM » DE DIEU 205

refus, elle se mit a prier en disant : « Mon Dieu, je t'in- voque, Allah, je t'invoque, 6 Clement, je t'invoque, 6 Juste, 6 Misericordieux ; je t'invoque par tous tes «  beaux noms » {el 'asmd et h 'ousna), ceux que je connais et ceux que je ne connais pas ; pardonne-moi et aie pitie de moi ! » Alors le Prophete se mit a rire et lui dit : « Eh bien ! le « grand nom » se trouve parmi ceux dont tu t'es servie pour prier (1) . »

Ces textes sont d'un haut interet, parce qu'ils nous permettent de saisir sur le vif le passage de 1' incantation a la priere ; une priere, en effet, qui est necessairement exaucee a raison du nom qu'elle contient, presente tous les caracteres d'une incantation ; le fait qu'il y e des noms tels qu'ils obligent Dieu, en quelque sorte, est capital pour notre these suivant laquelle la religion fut magique avant d'etre theiste. Dieu, lorsqu'un Prophete l'invoque par Yism el 'a z 'am, nous apparait comme le « serviteur de ce nom », au meme titre que les genies conjures par Ibn et H'adjdj, dont nous avons cite plus haut le texte (2) .

On pense bien qu'un des buts constants que se proposent les magiciens, c'est d'arriver a connaitre le « grand nom ». C'est ce « grand nom » qui etait contenu dans les noms dont se servaient les Prophetes, c'est lui qui est inscrit dans les talismans ou exprime, a quelque


(1) Ibn Madja, op. laud., p. 227-228.

(2) Supra, p. 130. Cpr. Goldziher, Zauberelemente im islamischen Gebets, in Noeldeke Festschrift, I, p. 304-308, 316-320. Cf. id, Die Zdhiriten, p. 151-155. Je repete {supra, p. 142) que l'etude de l'origine et de revolution de la priere est hors du cadre que nous nous sommes trace dans ce volume.


206 LE « GRAND NOM » DE DIEU

endroit inconnu (1) , dans les incantations dont nous avons donne des exemples. Les auteurs de livres de magie se vantent tous, plus ou moins, de 1' avoir connu directe- ment ou indirectement, mais ils ne le donnent jamais explicitement. Le « grand nom est souvent en rapport avec les speculations des mystiques, comme lorsque El Bouni nous assure que ce nom n'est autre que l'homme lui-meme. Le chikh Abou 1 H'asan ech Chadhili raconte qu'il se trouvait un jour avec son maitre, 'Abdesselam ben Machich : il prit dans ses bras le jeune enfant de son maitre et pensa, a ce moment, a questionner le saint sur le « grand nom ». Alors l'enfant prit le menton d'Abou 1 H'asan et lui dit : « O mon oncle (2) , le « grand nom », c'est toi, ou bien le « grand nom » de Dieu est en toi (3) . » il n'est pas besoin d'insister pour montrer comment 1' as- similation de l'homme au « grand nom » peut ouvrir la porte aux reveries des mystiques (4) .

Cette conception du nom tout-puissant de la divi- nite, et qui n'est connu que de quelques inities, a ete pro- bablement empruntee par 1' Islam au Judai'sme : on sait ce que la Kabbale a entasse de folles speculations sur le nom de Dieu, et specialement sur le nom ineffable (5) . Au surplus, cette croyance se retrouve, non seulement chez

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les Assyriens, les Egyptiens, dans l'antiquite classique,


(1) Supra, p. 194-195.

(2) Terme de respect.

(3) El Bouni, op. laud., II, p. 13.

(4) Cpr. l'homme dans la doctrine du Zohar ; Karppe, Zohar, p.


452.


(5) Voy. Franck, Kabbale, p. 60, 181, 203 ; Schwab. Vocab. d'A ngelol., p. 12-14; Karppe, Zohar, p. 172, 186, 190, 214.


DIEU ET LES NOMS DE DIEU 207

dans l'Inde (1) , mais chez les peuples sauvages pour les primitifs, connaitre le nom, c'est connaitre le dieu et pouvoir le contraindre ; mais cette connaissance est dan- gereuse et reservee a quelques personnalites de .carac- tere sacre (2) .

C'est que, pour les primitifs, les noms sont identi- ques aux objets ou, tout au mo ins, ce sont des realites en rapport direct avec les objets : en fait, les theologiens, lorsqu'ils parlent des noms de Dieu, discutent la ques- tion de savoir si 1' existence d'un grand nombre de noms de Dieu, considered comme des realites, ne porte pas atteinte au dogme de l'unite divine (3) et la question de l'identite du nom avec la chose nommee (4) . Les querelles scolastiques qui se sont elevees autour des noms de Dieu ressemblent a celles qu'a occasionnees la theorie des at- tributs de Dieu.

La science des vertus des noms de Dieu constitue une des branches les plus importantes, la plus considera- ble peut-etre, de la magie musulmane. On en porte la lis- te en amulette, elle est inscrite tout autour du h 'erz Mor- jdna (5 \ La recitation de chacun de ces noms, a certaines


(1) Voy. reference, nombreuses dont Lefebure, La vie et ta vertu du nom, in Melusine, VIII, p. 217 seq.

(2) Sur les noms des dieux chez les primitifs, voy. Brinton, Rel. of primitive peoples, Londres, 1897, p. 89 seq. ; Jevons, An introd. t. The hist, ofrelig., 3e ed., p. 245 ; Frazer, Rameau d'or, trad, fr., I, p. 372-377.

(3) Qast'allani sur Qah 'ih'de Boukhari, X, p. 383-384.

(4) Voy. les commentateurs du Coran, sub sour. VII, v. 179, p. ex. Khazin, p. 168.

(5) Des listes des, noms de Dieu il faudrait rapprocher les listes de noms du Prophete ; il y en a une bien connue dans le Daldil el Khei'rdt (infra, p. 217). On porte encore des h 'erz contenant la liste des combat-


208 VERTUS PARTICULIERES DES NOMS DE DIEU

heures ou apres telle ou telle des prieres canoniques, procure des avantages speciaux. Ainsi, celui qui repete sans cesse le nom bdrr (vertueux) est toujours traite par tous avec bienveillance ; celui qui ecrit le nom tawwdb (qui fait repentir) et qui, l'ayant efface avec de l'eau de puits, le fait boire a une personne ayant des habitudes d'ivrognerie, en repetant constamment ce nom, obtient que cette personne s' amende ; celui qui repete la nom mountaqim (vengeur) se voit venge de tous ses enne- mis; relui qui repete le mot 'afouww (qui pardonne) voit s'apaiser les coleres et les inimities (1) ; le nom mou'min (fidele) ecrit, au lever de la Balance et quand la lune est dans un des signes mutatifs (2) , sur une feuille de papier que Ton encense avec la fumee du santal blanc et que Ton enferme dans l'habit d'une personne, fait que cette personne vous aime; celui de mouhaimin (gardien) re- pete, pendant longtemps, apres chaque priere de la nuit, le nombre de fois qu'indiquent ses lettres (m = 40 + h = 5 + / = 10 + m = 40, soit 95 fois), fait voir en songe les evenements futurs; celui qui repete 'aziz (doux), le nom- bre de fois contenu dans ses lettres ( 'a = 70 + z = 7 + / = 10+ z = 7, soit 94 fois), pendant plusieurs annees, se voit comble de richesses et tous ses desirs sont satisfaits (3) .


tants de la bataille de Badr : ce sont de petits cahiers autographies qui se vendent dans toute l'Afrique du Nord.

(1) El Bouni, op. laud., I, p. 54.

(2) Je traduis ainsi le mot mounqalib. Les signes du Zodiaque sont divises en trois : ceux du premier mois de chaque saison sont ap- peles moungalib ; ceux du deuxieme, thdbit, « clair » ; ceux du dernier mois, moumtazidj, « mixte ».

(3) Ibn et H'adjdj, op. laud., p, 6-7.


CLASSIFICATIONS DES NOMS DE DIEU 209

On forme avec les noms de Dieu des djedouel, en combinant leurs lettres avec des chiffres en rapport avec la valeur numerique de ces lettres (1) . Quelques noms qui ne figurent pas habituellement dans les listes de 99 noms sont specialement etudies et employes par les magiciens, comme sabbouh' et qaddous (2 \ La majeure partie de la folle oeuvre d'El Bouni roule sur les noms de Dieu : il les a reparti en dix groupes ou namt'. Par exemple, le deuxieme nami ' contiGnt les noms suivants ghaffdr, gha- four, chakour, ghdfir, tawwdb, h'amid, sami', bacir, oua- doud, chdkir (3 \ Ces noms, d'apres El Bouni, sont utiles dans les prieres et operations magiques qui se proposent un des buts suivants : pardon, permission, louange, ame- lioration, cacher les defauts, faciliter les choses difficiles, apitoyer les cceurs, ramener au bien (4) . Le sixieme namt' comprend ghani, chakour, moughni, rezzdq, fattdh ', kdfi, h'asib, ouakil, mou'ti, moughith. Ce sont les noms qui impliquent : benediction, fortune, aisance, intelligence, richesse, assurance^. Le tantieme namt' comprend qahhdr, chadid, moudhill, mountaqim, moumit, qdi'm, qaoui, gddir, dhou I bat 'ch ech chadid, mouqtadir ; ils servent a poursuivre les fins suivantes : trancher les differends, victoire, triomphe des ennemis, ruine de la


(1) Voy. El Bouni, op. laud., II, p. 19 seq. ; IV, p. 22-118 ; nous avons donne un exemple supra, p. 194.

(2) El Bouni, op. laud., II, p. 2.

(3) Voir la signification de ces mots dans les listes ci-dessus, p.200-203.

(4) El Bouni, op. laud., Ill, p. 8.

(5) El Bouni, loc. cit., p. 25.


2 1 MAGIE SYMPATHIQUE DES NOMS DE DIEU

maison de l'oppresseur, dispersion de sa famille, anean- tissement des tyrans, mort des mechants (1) .

Les noms de Dieu agissent d'abord par la force ma- gique du nom, puisque celui-ci est une realite, et aussi, lorsqu'ils sont ecrits, par la force magique de l'ecriture. Le nom de Dieu ecrit est redoute et venere c'est sans doute par respect que les musulmans ne laissent jamais s'egarer un papier sur lequel il y a le nom de Dieu (2) ; mais il y a aussi la, probablement, quelque survivance de la croyance a la vertu magique du nom de Dieu. On pousse, en effet, le soin chez nos indigenes, qui sont pour la plupart illettres, jusqu'a ne jamais jeter un papier ecrit, de peur qu'il ne contienne quelque nom divin. L' action des noms de Dieu est rattachee au systeme general de la magie par des correspondances avec les jours et les planetes (3) , et les docteurs de 1' Islam reprouvent du reste cette maniere de voir, comme une heresie (4) . Enfln, on a pu remarquer dans les listes qui precedent que les noms, de Dieu ont des vertus en rapport avec leur signification par exemple, mddjid (glorieux) sert surtout aux rois qui veulent se faire aimer de leur peuple; en repetant z 'dhir (visible), on voit ce qu'on veut en songe ; hddi (guide) sert a retrouver son chemin ; oudli (gouverneur) doit etre repete par les gouverneurs de province dans leurs


(1) El Bouni, he. cit., p. 80.

(2) Cf. Schwally, in Noeldeke Festscrift, I, p. 422-423.

(3) El Bouni, loc. cit., part. II, 17.

(4) Voy. Ibn Khaldoun, Prolegomenes , trad, de Slane, III, p. 194- 196.


VERTUS DES VERSETS DU CORAN 2 1 1

fonctions (1) . Nous reconnaissons la, une fois de plus, le caractere sympathique ou imitatif de la magie.

Une grande partie des noms de Dieu sont tires du Coran; nous avons vu, d' autre part, que les amulettes utilisent des formules extraites du Coran ou meme des passages entiers du livre saint ; nous avons note la vertu sympathique de ces passages (2) . C'est la le procede ge- neral de la magie musulmane : elle est une magie co- ranique. Les magiciens et, apres eux, les theologiens dissertent longtemps sur les vertus de la basmala qui commence le Coran (on nomme ainsi la formule bismi Lldhi Rah 'mdni r Rah 'im, « au nom de Dieu, clement et misericordieux ») et sur les vertus de X&fatih'a ou pre- miere sourate du Coran. La basmala etait ecrite sur le flanc d' Adam, sur l'aile de Gabriel, sur le sceau de Salo- mon, sur la langue de Jesus (3) .

Voici un exemple de djedouel construit avec la bas- mala (4) :


(1) El Bouni, op. laud. II, p. 44, 47, 48 53.

(2) P. ex.. supra, p. 121, 124,125, 136, etc.

(3) El Bouni, op. laud., I, p. 33. Cpr. Reinaud, Monuments, II, p. 3.

(4) El Bouni, op. laud., I, p. 35.


212 VERTUS DES VERSETS DU CORAN


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Quant aux vertus de \afdtih 'a, khaoudgg etfdtih 'a, elles sont innombrables et font l'objet d'ouvrages en- tiers ; on en tire une foule d'amulettes. Nous avons parle plus haut des saoudqit ' elfdtih 'cfi\

II y a des versets ou des chapitres du Coran qui sont plus reputes que les autres, et cela amene les theologiens a discuter la question epineuse de savoir s'il y a des passages du Coran qui ont plus de merites ou de vertus que d'autres (2) . Un des versets les plus celebres est dit


(1) Voir El Bouni, op. laud., I, p. 62 seq. Cf., pour les saoudqit', supra, p. 159. Cpr. les chapitres des livres de h'adith consacres aux merites de la fdtih 'a, p. ex., Qast'allani sur Qah 'ih 'de Boukhari, VII, p. 459-461.

(2) Qast'allani, op, laud., VII, p. 448 seq.


LE VERSET DU SIEGE 2 1 3

diatelkoursi, « le verset du Siege » (1) . Les musulmans dis- tinguent le Siege {hour si) de Dieu, tribunal de sa justice et centre du gouvernement du monde, et le Trone ('arch), sie- ge de la majeste divine, dans un ciel au-dessus de tous les autres cieux (2) . Le verset du Trone est le suivant : « Dieu, il n'y a point d' autre dieu que lui, le Vivant, rimmuable. Ni l'assoupissement ni le sommeil ne peuvent rien sur lui. Tout ce qui est dans les cieux et sur la terre lui appartient. Qui peut interceder pres de lui sans sa permission ? II con- nait ce qui est devant eux et derriere eux, et les hornmes n'embrassent de sa science que ce qu'il a voulu leur ap- prendre. Son siege s'etend sur les cieux et sur la terre, et il

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n'a aucune peine a le garder. II est l'Eleve, le Sublime. » On le porte tres frequemment comme amulette : voici un djedouel dont il est le principal element. C'est, en effet, ce verset qui figure tout autour ; les mots qui sont dans les angles composent la phrase : « J'ai jete (dans les coeurs) de 1' amour (venant) de moi (3) » ; et les mots qui sont dans les quatre carres des coins forment la phrase : « Ne crains rien, tu es au-dessus (d'eux) (4) . » Cette amulette sert a se faire bienvenir des grands; il faut l'ecrire sur une peau de gazelle avec de l'encre de muse, de safran et de rose. Pendant qu'on l'ecrit on l'encense, ainsi que celui qui la portera, avec divers parfums (5) :


(1) Coran, sour. II, v. 256.

(2) Voy, les commentateurs du Coran, sous les versets cites supra, n. 8, et infra, p. 214, n. 1.

(3). Coran, sour. XX, v. 39.

(4) Coran, sour. XX, y. 71.

(5) El Bouni, op. laud., II, p. 80. Sur le verset du Siege, cpr. Rei- naud, op. laud., II, p. 14, seq. ; Qast'allani, op. laad., VII, p. 461.


214


LE VERSET DU TRONE


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Le verset du Trone, aya/ e/ 'arch (l \ est aussi em- ploye en talismans. En voici la traduction (en y compre- nant celui qui precede) : « Un prophete est venu a vous, pris d'entre vous ; vos iniquites lui pesent, il desire vous voir croire (a Dieu) ; il est bon et misericordieux. S'ils se detournent de toi (6 Moh'ammed), dis-leur: « Dieu me suffit ; je mets ma confiance en lui ; il, est le maure du trone sublime. » Voici un djedouel confectionne avec ce texte. II faut l'ecrire avec de l'encre de muse, d'ambre, de rose et de safran, a l'heure du Scorpion ; il sert a tren- te fins differentes : faciliter l'acces aupres des grands, empecher la medisance, empecher d'etre tue par le fer,


(1) Coran, sour. IX, v. 129.

(2) Ibn el H'adidj, op. laud., p. 17-18.


LE VERSET DU TRONE


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2 1 6 M AGIE CORANIQUE

Dans les djedouel coraniques qui ont un but bien determine, le caractere sympathique est plus marque. Par exemple, si Ton ecrit sur une feuille de papier rouge ces paroles : « Dieu a ecrit : Je vaincrai et mes envoyes aussi (1) », avec de l'encre au muse, au safran, a la rose, a une heure d' influence heureuse et la lune etant dans un signe clair (2) , en employ ant comme parfums l'encens male, et qu'on attache cette amulette a un drapeau, II met en fuite les ennemis. Autre exemple : ecrivez le ver- set suivant : « II a appris a l'homme ce que l'homme ne savait pas (3) », tous les jours avant le lever du soleil, un nombre de fois egal a la somme des valeurs numeriques de ses lettres, avec des encres de rose et de safran, puis avec de l'eau d'un puits ou d'une source qui ne voit pas le soleil, et vous acquerrez de la memo ire et de l'intelli- gence (4) .

On multiplierait indefiniment ces exemples et, d'ailleurs, sans profit : mentionnons seulement les ver- tus speciales attributes aux trois dernieres sourates du Coran. L'antepenultieme, appelee el Ikhldg, e'est-a-dire « la Purete », doit ses vertus a la teneur generale de son texte : « Dis : Dieu est un. — C'est le Dieu a qui tous les etres s'adressent dans leurs besoins. — II n' a point enfante et n'a point ete enfante (5). — II n'a point d'egal en qui que ce soit. » II y a des h'adith qui disent que


(1) Coran, sour. LVIII, v. 21.

(2) Voy. Supra, p. 208, n. 2.

(3) Coran, sour. XCVI, v. 5.

(4) Ibn et H'adidj, op. laud., p. 19. (6) Cf. supra, p. 208.


LES DEUX SOURATES « PRESERVATRICES » 217

cette sourate equivaut en merite au tiers du Coran, et je laisse a penser si cette parole a exerce la sagacite des commentateurs (1) . La sourate et Ikhlac s'emploie con- tre toute espece de sorcellerie ; mais ce sont surtout les deux dernieres sourates du Coran qui jouissent, a cet egard, d'une haute reputation. Nous avons cite plus haut l'avant-derniere (2) ; voici maintenant la derniere, qui fut revelee en meme temps : « Dis : Je me refugie aupres du Seigneur des hommes — Roi des hommes — Dieu des hommes — contre les perfides suggestions de celui qui se derobe (le diable) — de celui qui souf- fle (la, perfidie) dans le cceur des gens — des genies ou des humains. » Ces deux sourates sont connues sous le nom d'el mou 'awwidatdni, soit, en traduction libre, « les deux preservatrices ». On les emploie dans toutes les cir- constances critiques et surtout pour se mettre a l'abri des pratiques de magie noire (3) .

La croyance aux vertus du Coran {khaoudgg el Qor 'an) s'est souvent etendue a d'autres livres religieux et universellement reveres, comme, par exemple, El Boukhari et le Daldil el Khairdt d'El Djazouli, qui sont, dans rAfriqueduNord,l'objetd'un respect superstitieux; mais 1' exemple le plus frappant a cet egard est celui de la Borda, poeme d'El Bouciri, consacre a la louange du


(1) Voy. aussi Qast'allani, op. laud., VII, p. 462-464. Cpr. Rei- naud, op. laud., II, p. 10.

(2) Supra, p. 89.

(3) Voy., sur ces deux sourates, Qast'allani, op. laud, VII, p. 441-

448, p. 465-466 ; VIII, p. 388, et les commentaires du Coran, in loc. Cpr. Ibn Khaldoun, Prolegomenes, trad, de Slane, III, p. 176-177 Rei- naud, op, laud., II, p. 325-327.


218 LABORDA

Prophete (1) et qui jouit d'une vogue inoui'e chez les mu- sulmans. On en compte 60 amplifications, autant de commentaires, sans compter des traductions en persan, en turc, en tatare et meme en chelh'a du Sous maro- cain (2) : on en fait des amulettes, on le chante aux enter- rements (3) , on l'ecrit sur les murs des mosquees (4) ; 11 existe des traites consacres a enumerer ses vertus, tout a fait semblables aux traites de vertus du Coran (5) .

La litterature relative a la mystique des lettres et des nombres, aux vertus des noms de Dieu et des versets du Coran est, du reste, des plus copieuses cette maniere detournee de donner satisfaction aux vieilles croyances magiques, sous le couvert dej'orthodoxie, a surement beaucoup facilite la penetration de 1' Islam, et des centai- nes de traites populaires, souvent rediges par des theo- logiens fameux ou, tout au moins, mis sous leur nom, circulent dans tout le monde musulman (6) .


(1) Voy. Rene Basset, la Bordah du cheikh et Bouciri. Paris, 1894.

(2) R. Basset, Bibl. d'Ouargla, la Bull, de corresp. Afric, IV, 1885, fasc. Ill- IV, p. 263.

(3) Cf. Edmond Doutte, Merrdkech, p. 361-363.

(4) Devoulx, in Rev. Afr., XI, 1867, p. 305. (5) Basset, op. laud., p. 244, 26e.

(6) II ne saurait etre question de donner ici une idee, meme ap- proximative, de cette litterature. On trouvera des indications etendues dans H'adjdji Khalfa et dans les catalogues des manuscrits arabes des principales bibliotheques ; outre celui d'Alger et les differents catalo- gues des bibliotheques privees de l'Afrique du Nord, publies par M. R. Basset, je signalerai ici celui d'Ahlwardt, Handschr.-Verzeichn d. koen. Blbl. Z. Berlin, IX (III du Verseich. arab. Handechr.), p. 509, 527. Toute


LA«YOQCHA» 219

Les talismans que nous venons de decrire consti- tuent le domaine de la kitdba ou « ecriture magique », c'est-a-dire de la magie toleree par 1' Islam, parce qu'elle pretend se fonder uniquement sur les vertus des noms de Dieu et des passages du Coran. Dans l'Afrique du Nord, la kitdba s'appelle la yoqcha et le faiseur d'amulettes est un yoqqdch : c'est la grande ressource des etudiants ou t'dleb (plur. t'olba), et il n'y a pas de marche sans un yoqqdch qui fait au t 'obib ou « medecin » la, plus rude concurrence. Les t'olba, d'ailleurs, pretendent legitimer leurs pratiques en invoquant le Coran lui-meme. Un passage du Livre qui dit : « Nous vous envoyons, dans le Coran, la guerison et la grace (1) » devrait, a leur avis, s' entendre de la kitaba.


la partie de ce catalogue consacree a la magie (p. 495-588) donne, de reste, les indications les plus etendues et en suivant un classement rationnel. Voy. encore les Prolegomenes d'Ibn Khaldoun, dont nous avons cite les principaux passages ; les references donnees par Goldzi- her a propos des noms de Dieu, in Noeldeke-Festschrift, II, p. 3 1 6-320 ; de nombreux passages de Reinaud, op. laud. , et une note de Tuchmann sur les ouvrages relatifs aux vertus du Coran, dans Melusine, IX, p. 225- 226, n. 3.

(1) Coran, sour. XVII, v. 84.


CHAPITRE V


Les fins pratiques de la magie

Apres avoir etudie le mecanisme des rites magi- ques, il nous reste a les considerer dans leurs fins prati- ques. Pour cela II nous suffira d'enumerer les principales applications de la magie et de donner des exemples de rites adaptes a chacune de ces fins (1) . Cette serie d' exem- ples sera la meilleure illustration de 1' analyse que nous avons tentee du rituel magique et nous pourrons ensuite essayer de construire une theorie de la magie et de preci- ser ses rapports avec la religion.

Si nous laissons de cote les cas, nombreux d'ailleurs, ou les talismans sont employes a des fins tres generates comme se preserver du mauvais exil et de toute espece de mal (2) , c'est certainement contre les maladies que les


(1) On ne s'etonnera pas que nous ayions puise presque exclusi- vement nos exemples dans les textes. Ceux-ci sont toujours beaucoup plus precis que les informations. Cf. supra, p. 58, 66 et 67, n. 1. On ju- gera de l'inferiorite de 1' information orale en ces matieres en comparant les quelques recettes que nous avons donnees dans ce chapitre comme provenant de sources orales, a celles qui sont tirees des ouvrages de ma- gie. — Nous ne pouvons que signaler ici 1' article de Carra de Vaux, Ta- lismans et conjurations arabes, in Journ. Asiat., mai-juin 1907, p. 529 se. Ce travail donne un certain nombre de rites de magie noire qu'on pourra comparer e ceux que nous donnons plus loin p. 280 seq. (Note ajoutee pendant I 'impression).

(2) Cf. infra, p. 317 seq.


PERSONNIFIC ATION DES MALADIES 22 1

procedes magiques sont le plus souvent utilises. L'exem- ple d'Oumm ec Cibyan que nous avons specialement etudie nous a montre par quel processus, la maladie arrive a etre concue par l'homme comme une volonte mauvaise et contraire a la sienne, c'est-a-dire a titre per- sonnifiee sous la forme d'un demon, dont la personnalite s'enrichit de representations diverses fournies tant par 1' observation directe que par des emprunts au folklore d'autres groupes sociaux (1) .

Chez les musulmans, principalement chez nos in- digenes de l'Afrique du Nord, comme au reste chez tous les primitifs, les maladies sont essentiellement des djinns (2) , surtout les maladies epidemiques (3) . Aussi


(1) La legende d'Oumm ec Cibyan, en effet, n'est pas particu- liere aux musulmans et elle e ete constituee en partie sous 1' influence de traditions etrangeres. Oumm ec Cibyan est la Lamia de l'antiquite classique, la Ouerzelyia des apocryphes ethiopiens, la Lilith des Juifs, deja mentionnee dans la Bible, comme dans la litterature syriaque ; on la retrouve dans les contes grecs et albanais modernes. Voy. Rene Basset, Apocryphes ethiopiens ; IV : les legendes de St-Tertag et de St-Sousnyos, p. 18-23, ou se trouvent les references aux sources. La legende malga- che, venue de l'arabe, est donnee par G. Ferrand, in Rev. Hist. Rel., 1907. La legende ethiopienne en particulier (op. laud., p. 38, ad f.) ressemble a la legende arabe. Pour avoir influe largement les unes sur les autres ces differentes legendes ne sont pas du reste necessairement apparentees directement et il est vraisemblable qu'en chaque pays des evolutions psychologiques analogues se sont poursuivies parallelement.

(2) Voy., pour les Assyriens, Fossey, Magie assyrienne, p. 68 ; Le- normand, La Mag. ch. I. Chald., p. 83, 85 ; pour les Juifs, Blau, Aljud, Zauberw., p. 56 ; pour les Arabes, Reinaud, Monuments, II, p. 831, n. 2

Wellhausen, Reste arab. Heid., 2e ed., p. 155-156, etc. ... ; Marcais, in

Rev. arch., 1900, p, 164 ; Risdlat etforqdn bain el h 'aqq oua 1 bdt'il in Ibn Taimiyya, Madjmou'ater' rasail el koubra, Caire, 1323, II, p. 63 ; pour le folklore europeen, Mannhardt, Baumkutus, p. 12 seq.

(3) Dans le Franche-Comte les demons des airs et des eaux s'appel-


222 EXPULSION DES DJINNS

on emploie pour guerir les maladies des precedes qui sont de veritables exorcismes ; c'est principalement dans l'epilepsie et les maladies analogues, considerees com- me de veritables possessions, que Ton procede ainsi (1) .

Par exemple, on ecrit sur trois meches bleues : « Ya Rabbi, Ya Rah'man, image (2) U- jj *- u* ** > ee * Ablikh, Amlikh, Sa'al, Anoukh, Yah, Yah, par ces noms, brulez celui (des djinns) qui me desobeira, a quelque tri- bu des genies qu'il appartienne ». On somme les djinns de sortir et, s'ils refusent, on fait aspirer au sujet par le nez la fumee des trois meches (3) . C'est ce qu'on appelle h 'arq el djdnn, ih 'ddq el djddn (ou el djinn), « bruler les genies ».

II y a encore le d'arb et djdnn, ou tasouit'al djdnn, « frapper, flageller les genies », pour les forcer a parler et a partir. « Tracez une figure de diable dans un plat, sur un mezoued (sac a provision, outre), ou meme par terre et frappez cet objet avec une baguette de grenadier ou de cognassier sur laquelle vous avez ecrit (ici une serie de noms magiques et de passages du Coran) ; les djinns crieront grace, alors arretez-vous et demandez-leur ce qu'il vous plaira (4) , »

Les auteurs de traites de medecine populaire disent que l'epilepsie ou gar' (cera') est causee par une humeur


lent orval = Urfall, « epizootie » {Hoefler, in Arch. f. Rellgionwiss., 1900, p. 274; cpr le meme, meme recueil, 1903, p. 174-175).

(1) Voy. Soyout'i, Rah 'ma, p. 197-203, passim.

(2) Lettres et chiffres sans signification apparente.

(3) Soyout'i, Rah'ma, p. 197.

(4) Soyout'i, eod, he.


LES DJINNS ET LES MALADIES NERVEUSES 223

qui se trouve dans les entrailles et qui, remontant par mo- ments au cerveau, cause les attaques de la maladie. Cette humeur (khilt ') est pour eux mal differenciee des genies, « car, disent-ils, elle se nomme djenoun ou gar ,(1) ». Le remede peut done consister a terrasser les genies qui veulent eux-memes terrasser le malade (gara 'a, « ter- rasser ») : e'est le gar' et djinn, auquel notre auteur con-

r

sacre un chapitre entier. « Ecrivez dans la paume de la main et sur le front du patient : Selemt'a', 2, T'et'ba', 2, Mihoub, etc. (ici une serie de mots magiques et de passa- ges du Coran que nous omettons) soyez terrasses

par la vertu, de b t' d, z h dj, ou a h (2) . » Au moment de la crise recitez ces noms, jusqu'a ce que les djinns soient vaincus; s'ils resistent, flagellez un mezoued ou un plat sur lequel vous aurez ecrit les mots qui precedent avec une baguette ou un fouet sur lequel vous aurez grave [ici une serie de mots magiques avec passage du Coran (3) que nous omettons (4) ]. » On peut encore, pour empecher les djinns, cause des attaques, de revolutionner le corps, les immobiliser : e'est le thiqdfel djinn (emprisonnement des

r

djinns). « Ecrivez sur le front du malade : « Restez avec ceux qui restent » (5) ; sur la main droite : « Les hommes de la droite » (6) ; sur la main gauche : « Les hommes de la


(1) Soyout'i, op. laud., p. 193.

(2) Supra, p. 192, n. 1.

(3) Le passage le plus frequemment invoque est Coran, sour. LXXXIX, v. 13, ou il est parle du chatiment du fouet.

(4) Soyout'i, op. laud., p. 46.

(5) Coran, sour. IX, v. 46.

(6) Coran, sour. LVI, v. 26.


224 LE CAUCHEMAR

gauche » (1) ; sur la jambe droite : « La cuisse enlacee dans la cuisse » (2) ; sur la jambe gauche : « Nous sommes ses gardiens » (3) .

Meme le traitement purement medical de l'epilep- sie se ressent de la conception primitive; Soy out' i lui consacre un chapitre : c'est toujours le h'arq el djinn, l'art de bruler les genies, mais il s'agit maintenant de les bruler par des drogues et dans les recettes qu'il donne on voit dominer les inhalations et les injections nasales (sou 'out') et les encensements; la matiere medicale rela- tive au traitement de l'epilepsie garde en partie le carac- tere magique (emploi de l'encens, du h 'armel, de Vassa fcetida, etc.) : c'est un bel exemple de transition entre la magie et la science (4) .

Le cauchemar (bou tellis dans l'Afrique du Nord) a naturellement une origine demoniaque comme chez tous les peuples. La recette suivante montre bien qu'on le considere ainsi : « Ecrivez sur le foie d'un bouc, a l'heu- re de Saturne et sous 1' horoscope du Scorpion : « Ceux qui craignent Dieu, lorsque quelque fantome suscite par Satan les touche, se souviennent de Dieu et deviennent clairvoyants » (5) ; divisez ce foie en sept et mangez en une partie a chaque repas (6) .

Les sentiments violents, comme 1 ' amour et laj alousie


(1) Coran, sour. LVI, v. 40.

(2) Coran, sour. LXXVI, v. 29.

(3) Coran, sour. XII, v. 12, v. 63; sour. XV, v. 9. — soyout'i, op. laud. p. 198.

(4) Soyou'i, op. laud., p. 198-902.

(5) Coran, sour. VII, v. 200.

(6) Ibn et H'adjj, Choumous el Anoudr, p. 29.


RECETTES CONTRE L' AMOUR 225

sont corpus comme causes par des djinns. Deja a l'epo- que anteislamique, l'amoureux etait considere comme un possede (1) . Soy out' i consacre un chapitre au trai- tement de 1' amour, immediatement apres ceux ou il s'occupe de la fievre : « Le meilleur traitement, dit-il en commencant, est d'arriver a posseder l'objet desire ; si c'est impossible, il faut essay er de lui substituer une autre beaute dont on s'eprend et qui fait oublier la pre- miere; si Ton n'arrive pas a oublier, il faut s'adonner au commerce ou a 1' etude, specialement a celle de la grammaire ou des sources du droit (ougoul) » (2) . Mais pour le cas, ou ces moyens ne reussiraient pas, l'auteur donne une serie de recettes magiques : la plupart sont des rites sympathiques d'effacement et de refroidis- sement analogue a celui que nous avons donne plus haut (3) ; les autres sont des rites d'oubli dont volet un exemple typique.

[Pour faire oublier a un homme 1' amour qu'il eprouve envers une femme et lui refroidir le coeur au point qu'il n'y pense plus et ne la regarde meme plus]. — Ecrivez la formule Indiquee plus loin sur trois feuilles de papier placez l'une de ces feuilles dans le cceur d'une brebis putrefiee; prenez en main la deuxieme, frottez-en le coeur de l'amoureux et faites la lui avaler ; enveloppez la troisieme dans un morceau de burnous noir et placez- la dans une tombe oubliee (4) , a la tete du mort en disant :


(1) Wellhausn, Reste arab. Heid., p. 163.

(2) Soyout'i, op. laud., p, 120.

(3) P. ex. supra, p. 109. (4)Cf. infra, p. 303.


226 GUERISON DE LA JALOUSIE

« Ceci est le cceur X et X ; que la paix de Dieu soit avec toi, 6 toi qui est couche dans cette tombe; ceci est le cceur d'Un Tel tils d'Une Telle, pres de ta tete, jus- qu'a ce qu'un chameau puisse passer par le trou d'une aiguille » (1) . Voici maintenant la formule a ecrire : « Cha- rogne, 2, ainsi putrefie Une Telle fille d'Une Telle dans le cceur d'un Tel fils d'Un Tel comme s'est putrefie ce cadavre de brebis ; qu'elle s'en aille, par celui qui dit a toute chose : « Sois » et elle est ; nous recompenserons

magnifiquement ceux qui ont quitte leur pays » (2) ;

« vos cceurs se sont endurcis depuis; ils sont comme des rochers, ou plus durs encore, etc. ... » (3) .

La jalousie, autre sentiment violent, est aussi l'ob- jet de nombreuses medications magiques. En voici quel- ques-unes :

[Guerison de la jalousie de la femme]. — II faut lui faire boire du fiel de chacal melange de miel, sans qu'elle le sache, — et c'est la un joli cas de rite sympathique.

[Guerison de la jalousie de l'homme]. — La recette suivante le guerit au point qu'il devient comme aveugle; ecrivez sur un roseau vert : « Repondez, 6 serviteur de cesnoms: V!ll»llll« ccc 'AI I I'inill

jtMttvvMoni ; que la femme lave ensuite le


(1) C'est-a-dire que le coeur reste dans cette tombe de l'oubli a tout jamais.

(2) Coran, sour. XVI, v. 42. — Je passe ensuite quelques mots incomprehensibles.

(3) Coran, sour. II, v. 69. — J'omets le reste de la formule qui est longue. Voy. Soyout'i, op. laud., p. 121-122.


MAGIE ET MEDECINE 227

roseau avec de l'eau qu'elle fera boire en une fois au mari.

[Guerison de la jalousie entre les epouses d'un meme mari] . — Prenez du sel pile que vous etendez de- vant vous ; ecrivez dessus avec un petit baton : « C'est Dieu qui t'a aide par son assistance et celle des fideles; il a uni leurs coeurs ; si tu avais depense toutes les ri- chesses de la terre, tu n'y serais pas parvenu ; mais Dieu les a unis, car il est puissant et sage » (1) . Effacez et ras- semblez le sel, puis salez avec lui un plat que vous ferez manger aux co-epouses ensemble, elles cesseront d'etre jalouses (2) .

L'exemple d'Oumm eg Cibyan (3) et de l'epilepsie nous a montre comment la medecine procede de la ma- gie. En fait, on traite par la magie aussi bien que par la medecine toutes les maladies, parce qu'on les croit plus ou moins causees par des djinns. Le plus sou vent les traites de medecine populaires melangent les deux procedes ; parfois lis distinguent le traitement medical (t Hbb) et le traitement magique (kitdba, parce que le plus souvent c'est aux talismans ecrits qu'on a recours). Nous donnons maintenant une serie de ces recettes

[Contre toutes les infirmites et maladies]. — Reci- tez 26 fois: « Ensuite Dieu fit descendre la securite et le sommeil sur une partie d'entre vous, etc. ... (4) » puis : « Moh'ammed l'envoye de Dieu lis sont comme


(1) Coran, sour. VIII, v. 64.

(2) soyout'i, op. laud., p. 186.

(3) Cf. supra, p. 115.

(4) Coran, sour. Ill, v. 148.


228 THERAPEUTIQUE MAGIQUE

cette semence qui a pousse, elle grandit, elle grossit,

elle s'affermit sur sa tige, etc (1) », puis \afd-

tih 'a, pendant que vous faites bouillir de bonne huile ; ensuite que le malade s'oigne le corps avec cette huile. On peut encore ecrire ces fragments du Coran (sur un plat par exemple), effacer l'ecriture avec de l'eau, me- langer cette eau avec de l'huile et faire trotter le malade avec ce melange; on peut aussi lui faire boire de l'eau qui a servi a effacer ladite inscription. On renouvelle ce traitement jusqu'a guerison. Les deux versets du Coran cites ont cela de particulier qu'ils contiennent chacun toutes les lettres de 1' alphabet arabe sans exception, ce qui, aux yeux des musulmans, leur donne toutes sortes de vertus (2) .

r

[Contre les maux de tete]. — Ecrivez la basmala et ce verset : « As-tu remarque comme ton Seigneur etend 1' ombre ? S'il voulait il la rendrait permanente, etc. ... (3) , sdkinan, sdkinan, sdkinan, 6 mal de tete, par la force et la puissance de Dieu, et par la vertu de Anouch, Fariouch, Jerbouch, Anouch, Ahiach, Terch, Teriouch ; calme toi, 6 douleur, et laisse le porteur de mon ecrit ; abstiens-toi et abandonne le porteur de mon ecrit que voila » (4) .

r

[Contre les maux de dents]. — Ecrivez sur un mur les lettres et les chiffres suivants : ^t I J^t I 11 \£ ± \ I


(1) Coran, sour. XLVIII, v. 29.

(2) Soyout'i, op. laud., p. 90-91.

(3) Coran, sour. XXV, v. 47. Le mot qui est traduit par a perma- nente » est sakinan qui veut dire aussi « calme » et qui a ce titre est repete trois fois apres le verset.

(4) Soyout'i op. laud., p. 34.


THERAPEUTIQUE MAGIQUE


229


j t t W ordonnez au malade de mettre un doigt sur la dent malade et en meme temps, posant un clou sur le premier signe, enfoncez celui-ci d'un coup leger en reci- tant : « II peut rendre 1' ombre permanente (1) ». Deman- dez alors au patient si la douleur est calmee ; s'il repond affirmativement, arrachez le clou entierement; s'il dit que non, transportez le clou au signe suivant et ainsi de suite jusqu'a ce qu'il ne souffre plus, ce qui ne peut man- quer d'arriver (2) .

[Contre les douleurs de ventre]. — Dessinez le dje- douel ci-dessous sur la terre avec une epingle.


a'


t'


b


dj


h


z


h 4


a


ou


Posez la tete de 1' epingle sur la premiere lettre du djedouel pendant que le malade pose son doigt sur l'en- droit ou il souffre, et recitez sept fois : « Si nous avi- ons fait descendre ce Coran sur une montagne (3) , etc. ... (jusqu'a la fin de la sourate) ». Si la douleur persiste, recommencez en changeant de lettre jusqu'a ce qu'elle se calme (4) .


(1) Cf. supra, p. 228, n. 8.

(2) Soyout'i, op. laud., p. 65.

(3) Coran, sour. LIX, v. 21.

(4) Soyout'i, op. laud., p. 96.


230 THERAPEUTIQUE MAGIQUE


[Contre les maladies du coeur, du foie et de la rate]. Tracez le khdtem (djedouel) de b t' d (1) dans une as-


siette avec du muse et du camphre ; effacez-le avec de l'eau et faites boire celle-ci au malade. II faudra de plus ecrire autour du khdtem : « Celui qui m'a cree, qui me dirige dans la voie droite ; qui me nourrit et me donne a boire; qui me guerit quand je suis malade (2) » et : « J'en

jure par le ciel et par l'etoile nocturne, l'homme

a ete cree d'une goutte d'eau repandue, sortie des reins et des os de la poitrine. Certainement, Dieu peut le res- susciter (3) ».

r

[Contre les maladies de la rate]. — Ecrivez sur la rate d'une victime sacrificatoire: « Au nom de Dieu, Iab- soum, T'asoum, H'asoum, Heska, lerka, Malih, Mech- mit, Liarch, T'ouch, Melt'iouch, Famoumih, meurs, 6 maladie de la rate, par le droit du droit de Dieu et par ce qu'a ecrit la Plume (du destin) jusqu'a la meilleure des creatures, Moh'ammed ben 'Abdallah, que Dieu le be- nisse et le sauve ; il n'y a de force et de puissance qu'en

r

Dieu, l'Eleve, le Sublime. » Pendant le sacrifice, vous reciterez : « N'avons-nous pas ouvert ton cceur et ote le fardeau qui accablait tes epaules (4) ? » Puis vous enfon- cez dans la rate trois epines et vous l'enterrez dans une tombe oubliee (5) .


(1) C'est celui qui est figure ci-dessus, pour les douleurs de ven- tre. Cf. supra, p. 229.

(2) Coran, sour. XXVI, v. 78-80. - Soyout'i, op. laud, p. 102.

(3) Coran, sour. LXXXVI, v. 1-8.

(4) Coran, sour. XCIV, v. 1-3.

(5) Soyout'i, op. laud., p. 100. — Sur la tombe oubliee, cf. supra, p. 225, infra, p. 303.


THERAPEUTIQUE MAGIQUE


231


[Contre les maladies de la rate]. — Gravez le dje- douel ci-dessous sur une feuille de plomb et suspendez- le sept jours a votre cote gauche, puis sept jours a votre cote droit : remede certain, eprouve (1) .


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[Contre 1' ingestion d'une sangsue]. — Ecrivez ces paroles : « O mon Dieu, toi qui a cree les creatures, qui as fait parler la verite par la bouche de Morse, qui as anime Jesus de ton souffle veritable, qui as cree Adam en realite, fais sortir cette sangsue du gosier, fais confesser aux pierres la verite, fais sortir (cette sangsue) ; « par Celui qui a fait sortir les eaux et germer les paturages de la terre » (2) , « le jour ou ils la verront (l'heure de la fin du monde), il leur semblera qu'ils ne sont restes (dans leurs tombeaux) que la soiree ou la matinee de ce jour- la » (3) . Djebrail, tire-le par la tete; Mikail, par le milieu ; Moh'ammed (qu'il soit beni et sauve par Dieu), par la queue. Qu'elle disparaisse, qu'elle se dissipe. Je te con- jure, 6 sangsue, par la sourate El Ikhlac (reciter cette


(1) soyout'i, op. laud., p. 101.

(2) Coran, sour. LXXIX, v. 31.

(3) Coran, sour. LXXIX, v. 46.


232


THERAPEUTIQUE MAGIQUE


sourate entierement) ». De plus tracer les signes sui- vants (1) :

[Contre la fievre]. — Ecrire les noms suivants sur trois feuilles d'oliviers ; sur l'une : « l'Enfer a deso- bei » ; sur la deuxieme : « l'Enfer a ete egorge » ; sur la troisieme : « l'Enfer est altere » Bruler les feuilles et encenser le malade avec leur fumee. Le malade portera au cou un h 'erz sur lequel sont ecrits les mots suivants : « Dis : c'est le Dieu Unique, c'est-a-dire, par Dieu, Dieu l'Eternel, c'est-a-dire, par Dieu, Celui qui n'engendre point, non, par Dieu, et n'est point engendre, non, par Dieu, et qui n'a point d'egal, non, par Dieu », et les dje- douel ci-dessous (2) :



-


J


J


\


1


J


J:



J


I


\


J


J


i


J


(1) Soyout'i, Rah 'ma, p. 104-105.

(2) Soyout'i, op. laud., p. 115-116. Ces djedouel ce contiennent que dis lettres on des formules religieuses. — Cf. p. 165, remede contre la fievre tierce.


THERAPEUTIQUE MAGIQUE


233



[Pour prevenir les fausses couches]. — Amulette que la femme porte sur le ventre et sur laquelle sont ecri- tes les paroles suivantes : « Au nom de Dieu, clement et misericordieux ; certes, Dieu soutient les cieux et la terre, afin qu'ils ne s'affaissent pas ; s'ils s'affaissaient quel autre que lui pourrait les soutenir ? II est humain et indulgent » (1) . O Dieu, conserve ce qui est dans le ventre de cette femme enceinte, 6 Dieu qui embrasse la terre, qui embrasse les cieux, qui soutient les cieux, soutiens ce qui est dans le ventre de cette femme enceinte. « Nous avons attache solidement leurs cceurs, lorsque, etc. ... » (2) . « lis demeurerent dans leur caverne trois cents ans,... (3) ,

CLv • • • • •

[Pour hater les accouchements difflciles] . — Ecrire les djedouel ci-dessous sur une pierre a fusil et sur le peigne de la femme et lui attacher chacun de ces objets sous un pied, le peigne sous le droit, la pierre sous le


(1) Coran, sour. XXXV, v. 39.

(2) Coran, sour. XVIII, v. 13, j'omets divers passages coraniques.

(3) Coran, sour. XVIII, v. 24.

(4) soyout'i, op. laud., p. 172-173.


234


THERAPEUTIQUE MAGIQUE


gauche (1) . Ce talisman se rapporte a la magie de b t' d, z h dj, ou a h', dont nous avons deja parle (2) :


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[Contre la menorragie. — Le djedouel suivant, ac- compagne d'une conjuration composee de mots sans signification^ :


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(1) Soyout'i, op. /at/*/., p. 174-175.

(2) Supra, p. 192-229. - Les deux djedouel sont formes l'un de chiffres et 1' autre de lettres. Autour du second est le verset 6 de la sou- rate CXIV du Coran: « A cote du bonheur est l'adversite ».

(3) Soyout'i, op. laud., p. 177. - C'est toujours du b t'd, ou a h '.


TRANSITION DELAMAGIE A LAMEDECINE 235

On pourrait multiplier ces exemples, sans utilite, d'ailleurs pour le but que nous nous proposons (1) . On y surprend plus ou moins le passage de la medecine a la magie: tantot en effet, il s'agit de kitdba religieuse pure, tantot c'est de la magie sympathique, mais le sens de celle-ci est souvent perdu et le plus souvent nous ne con- cevons pas pourquoi telle ou telle matiere guerit telle ou telle maladie (2) . La recette suivante appartient au formu- laire magico-medical dont elle fixe assez bien la position ambigue.

[Contre les eruptions generates de boutons]. — Ecri- vez la sourate El Qiydma dans un vase que vous laverez avec de l'eau, dans laquelle vous ferez fondre ensuite de 1'alun, du nitre, du sel ammoniac, une partie de cha- cun ; puis vous lotionnez le malade avec cette solution le mardi au lever du soleil et le samedi a son coucher, trois fois : les abces se gueriront. S'il se forme du pus, placez a cet endroit du iaboius ou djazoum avec du h 'armel et un peu de miel. Les ulcerations secheront, avec la per- mission de Dieu (3) .

On trouve la melangees la kitdba religieuse, l'astro- logie, la vertu des simples, l'emploi des antiseptiques. Si Ton imagine que dans une telle recette, 1' experience fasse


(1) On trouvera de nombreux exemples de medecine populaire dans Bertherand, Medecine et hygiene des arabes, Paris, 1855 et dans Robert, L 'Arabe tel qu 'il est, Alger, 1 900.

(2) Par exemples les recettes citees supra, p. 76-78. Des formulai- res analogues existent dans toutes les litteratures populaires. Cpr. ; par ex., Doeler Die Thierwelt in der sympathetische Tiroler Volksmedisin, in Z. d. V. f. V.,1898, p. 38-48, p. 168-180. Cf. infra, p. 311.

(3) Ibn el H'adjdj, Choumous el 'Anoudr, p. 87.


236 RECETTES CONTRE LES ACCIDENTS

petit a petit eliminer les elements magiques, on aura une formule medicale.

Mais la magie a bien d'autres fins pratiques que la guerison des maladies ; ses applications embrassent tout le domaine de l'utile. Elle est une forme primitive de la technique; noues allons passer en revue quelques-unes de ses fonctions, en donnant des exemples, comme nous l'avons fait pour la medecine.

[Contre les accidents qui arrivent du fait de la nuit, des rivieres, de l'eau, des arbres et des fontaines]. — Ecrire la sourate El A'la (1) cent fois avec les « noms de la lune » c'est un protecteur d'une grande efficacite (2) .

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[Pour ne pas se noyer]. — Ecrire 400 fois la lettre (td) (t) sur une feuille de cuivre jaune et la porter sur soi. Si Ton cloue dans un navire cotte feuille de cuivre le na- vire ne pourra faire naufrage (3) .

[Contre les fauves]. — Pour garantir un endroit de l'attaque des betes fauves et des serpents, il suffit d'ecri- re la sourate El Insan, avec les noms de la lune a rebours, d'enfermer le tout dans un tube en roseau et d'enterrer celui-ci a 1' endroit dangereux (4) .

[Contre les morsures de chiens]. — Ecrire sur sept pierres les noms des sept dormants et de leur chien; por- ter ces pierres dans sa manche et les montrer au chien


(1) Sourate LXXXVII.

(2) Ibn el H'adjdj, op. laud., p. 99. Pour les noms de la lune, cf. supra, p. 198.

(3) El Bouni, Chems et Ma 'drif, III, p. 90.

(4) Ibn et H'adjdj, op. laud., p. 99. El Insan est la sourate

LXXVI.


CONTRE LES BETES DANGEREUSES OUNUISIBLES 237

qui vous menace. — Prendre de la langue d'hyene et ecrire dessus avec du fiel de la meme bete au lever du soleil, les noms de la lune; aucun chien n'aboiera apres vous tant que vous porterez cette langue. — Si Ton tient un morceau d'oreille de chien dans sa main, tous les chiens ont peur de vous (1) .

[Contre la piqure des serpents et des scorpions]. —

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Ecrire les mots suivants et les essuyer avec du miel, ou de l'eau ou de l'huile que l'individu pique lechera ensuite : « Belqim, Faliaqid'mam; Dieu est bon, c'est le plus misericordieux des misericordieux; 6 poison, 6 douleurs, partez, retournez d'ou vous etes sortis ; soyez comme le feu fut a Abraham, fraicheur et salut. II n'y a de force et de puissance qu'en Dieu (2) .

[Contre la piqure des scorpions]. — Ecrire trente fois la formule : Moh'ammed est le Prophete de Dieu, apres la priere du vendredi, et effacer ces paroles avec de l'eau que Ton boira (3) .

[Contre la vermine (4) ]. — Si les puces vous tour- mentent prenez un vase plein d'eau et recitez au-dessus sept fois ce qui suit : « Et pourquoi ne mettrions-nous

pas votre confiance en lui, etc (5) 6 puces, si vous

croyez en Dieu, cessez de nous tourmenter ! » Ensuite


(1) Soyout'i, op. laud., p. 188. Cpr. p. 179.

(2) Soyout'i, op. laud., p. 181.

(3) El Bouni, op. laud., I, p. 8. Contre les scorpions, voy. Reinaud, Monuments musulmans, II, p. 348.

(4) La conjuration de la vermine est pour les primitifs,une opera- tion de premiere importance. Voy. Lawrence, Magic of Horse-Shoe, p. 287 seq.

(5) Coran, sour. XIV, v. 15.


238 CONTRELES BETES NUISIBLESETLESVOLEURS

vous arrosez votre lit avec cette eau et vous etes sur de dormir tranquille cette nuit la (1) .

[Contre les sauterelles] . — « Exauce-nous, 6 T'out'yail, mot qui signifie en arabe «je ressuscite les ossements ». Ce mot, ecrit sur de l'argile et enterre dans un champ, le preserve des sauterelles » (2) . — Prenez un lundi au lever du soleil une baguette de limonier et ecri- vez dessus la sourate El Djinn (3 \ puis avancez-vous a l'endroit ou il y a le plus de sauterelles et frappez en di- sant : « Au nom de Dieu, par Dieu, de Dieu, pour Dieu, pas de vainqueur autre que Dieu, il n'y a de force et de puissance qu'en Dieu; partez, par l'ordre de Dieu qui m'a cree et qui vous a creees », et vous jetez la baguette au milieu des sauterelles, qui s'en vont, si Dieu le per- met (4) .

II ne suffit pas de se garder des betes : l'homme pour l'homme est plus dangereux que les fauves.

[Contre les voleurs]. — Ecrivez la sourate El Bou- roudj {5) sept fois avec le kdtem de kh f dj (. 5 w$ £.) et entourez-le avec le verset qui dit : « Nous avons fait des- cendre l'avertissement et nous sommes ses gardiens » (6) . Confectionnez ce talisman au lever du soleil dans le si- gne de la Balance. C'est un protecteur puissant (7) .


(1) Soyout'i, op. laud. p. 184. (5) El Bouni, op. laud., Ill, p. 59.

(3) Sour. LXXII.

(4) Soyout'i, op, laud., p. 222. Autres animaux nuisibles, p. 221- 223.

(5) Sour. LXXV.

(6) Coran XV, v. 9.

(7) Ibn et H'adjdj, op. laud., p. 69.


CONTRE LES VOLEURS


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[Se garder des voleurs en voyage]. — Inscrivez dans un carre 95 fois la lettre (g . O-^ 3 ), ecrivez tout autour quatre autres (c), et portez cette amulette sur vous, vous serez preserve des voleurs pendant votre voyage (1) .

[Pour la garde d'un coffre-fort]. — II suffit d'ecrire ce talisman sur une feuille de papier et de l'enfermer dans le coffre-fort : (2)



Nous placerons ici les talismans qui sont destines a se procurer la victoire pendant la guerre. C'est le cha- pitre du tahzim et djouiouch dans les livres de magie,


(1) El Bouni, op. laud., Ill, p. 44.

(2) El Bouni, op. laud., n, p. 85. Le djedouel est le commence- ment de la derniere sourate du Coran.


240 TALISMANS POUR LA GUERRE

c'est-a-dire de la « raise en deroute des troupes ». Ce succes guerrier s'obtient au moyen d'amulettes que Ton suspend au drapeau ou que Ton place dans le turban du general. « Sachez, dit Ibn et H'aj'j' au chapitre du ta- hzim, que les secrets contenus dans ce chapitre eminent sont surtout destines aux chefs militaires et a tous ceux qui font la guerre sainte contre les mecreants. Gardez-les pour vous en servir contre la canaille, les oppresseurs et ceux qui enfreignent les lois de 1' Islam toute application de ces secrets ne reussit parfaitement qu'a celui qui l'em- ploie pour une juste cause.. On ecrira le djedouel suivant avec de l'eau de rose, de muse et d'ambre, au lever de la Balance, a l'heure du soleil. Ce djedouel est compose par le verset suivant repete neuf fois : « L'heure du ju- gement dernier sera leur rendez-vous. Oh ! que l'heure sera douloureuse et amere ! » (1) . Des que la porteur de ce drapeau s'avance vers l'ennemi, la deroute se met dans ses rangs : le porteur de ce drapeau doit etre un homme brave, en etat de purete (2) .


(1) Cor an, sour. LIV, v. 46.

(2) Ibn et H'adjdj, op. laud., p. 24.25.


TALISMANS POUR LA GUERRE


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TALISMANS POUR LA GUERRE


[Pour bien tirer]. — II faut ecrire l'amulette suivan- te sur une peau de gazelle avec de l'encre de safran et de Bel de huppe et une plume d'aigle ou de vautour, a une



heure reputee heureuse, a la fumee de l'oliban. Si on le porte avec soi on se revelera excellent tireur (1) . Ce talis- man est forme en partie de signes incomprehensibles, en partie des lettres du verset suivant : « Quand tu lances un trait, ce n'est pas toi qui le lances, c'est Dieu » (2) .

Un des talismans les plus recherches est le tebrid (en arabe « refroidissement ») qui a la propriete de rendre son proprietaire Invulnerable aux balles (3) . Beaucoup de chefs de revoke, pour inspirer conflance a leurs partisans


(1) El Bouni, op. laud., II, 97.

(2) Coran, sour. VIII, v. 17.

(3) Cf. Michaux-Bellaire et Salmon, El Qgar el Kebir in Arch, mar., II, 2, p. 200.


DELIVRANCE DES PRISONNIERS


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pretendent posseder le fameux tebrid qui les rend invul- nerables a toutes les balles, sauf les balles en or, ajoute- t-on souvent (1) .

La delivrance des prisonniers, khildg et, mesdjou- nin, est un des buts usuels de la magie ; on peut placer ce groupe de pratiques magiques pres de celles qui servent a la guerre.

[Delivrance d'un prisonnier]. — II faut que le pri- sonnier regarde une terre pure, a la premiere heure, puis qu'il la foule aux pieds en priant deux rek'a et qu'il porte le ouifq ci-contre, dont la somme perpetuelle est, comme on le voit, le nombre 45 (2) .


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[Evasion d'un prisonnier]. — C'est un paragraphe de la khanqat'iriya (3 \ Dessinez A # & Jb sur la terre de

(1) Voy. pour un exemple Deporter, Extreme sud de I'Algerie, Alger, 1890, p. 840. Les exemples sont innombrables : II y en a dans l'histoire de chaque revolte algerienne.

(2) al Bouni, op. laud, I, p. 87.

(3) Cf. supra, p. 98 seq.


244 DELIVRANCE DES PRISONNIERS

la prison, placez-vous dedans et criez la troisieme for- mule de la khanqat 'irique, sept fois, ayez entre les mains un peu de la'poudre khanqat 'irique precitee (1) . Etendez votre main du cote du serviteur (qui apparaitra), il vous enlevera et s'envolera avec vous vers l'endroit que vous voudrez. Si vous ne pouvez pas operer ainsi, ayez un large bassin plein d'eau, criez la khanqat 'iriya une fois, jetez un peu de poudre et descendez dans le bassin, vous deviendrez invisible. Partez ensuite ou vous voudrez et vous serez sauve. La formule qu'il faut reciter est la sui- vante : Ai'dah, Yah, Yaroiih, Louah, Ah, Ahouah, Lahah, Yahlouh ; repondez, 6 vous qui obeissez, faites telle et telle chose ». Et il faut ecrire : (2) :


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(3)


De meme que Ton peut delivrer les prisonniers, on peut faire revenir le prisonnier qui s'est enfui. C'est en particulier des prisonniers esclaves et des esclaves fugitifs en general que la magie s'occupe. « Pour faire revenir un esclave fugitif, dit El Bouni, meme s'il est enchaine, on trace sur la terre un cercle magique :


(1) Cf. supra, loc. cit.

(2) Probablement sur le terre ou sur le bassin.

(3) El Bouni, op. laud., Ill, p. 122.


REPRISE DE L'ESCLAVE FUGITIF


245




et on enfonce au milieu de ce cercle un clou auquel on attache par un til assez long un scarabee : ce doit etre un male s'il s'agit d'un esclave male et une femelle s'il s'agit d'une esclave femelle. Le scarabee tourne autour du clou et, le fil s'enroulant peu a peu autour de celui-ci, l'insecte se rapproche petit a petit : en meme temps 1' es- clave fugitif revient (1) .

Un autour du XVIIe siecle rapporte que les maro- cains avaient recours a des sortileges pour retrouver les esclaves qui s'enfuyaient : « Quand quelque chretien


(1) El Bouni, op. laud., I,


p. 98.


246 POUR PERDRE OU SAUVER UN NAVIRE

s'enfuit, son maitre envoya chercher un Talbe (t'dleb) qui est un de leurs pretres. Ce talbe se fait conduire au lieu ou il couchait avant de s'enfuir, ou bien se fait donner quelques hardes, qu'il portait assez souvent. II marmotte ensuite sur la place ou sur les hardes, et puis il prend une brasse de ficelle a laquelle II fait un certain nombre de noeuds, toujours en marmottant, et la cloue sur la place, ou 1' attache aux hardes du chretien qui par ce moyen demeure ensorcele et ne peut jamais gagner la liberte. II est arrive a plusieurs Captifs, sur lesquels on avait jete de pareils sorts, de cheminer toute la nuit et se rencontrer au point du jour aux memes lieux, d'ou ils etaient partis les soirs precedents » (1) .

La magie est aussi utilisee pour la guerre maritime et en general pour prendre ou sauver un navire.

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[Pour arreter un navire]. — Ecrivez les « sept si- gnes » (2) dans une coupe de bois remplie de chdrib et h 'amdm (3) et d'eau de la mer ou se trouve le navire, puis, aspirant dans la bouche un peu de cette eau, vous en as- pergez le navire, qui ne pourra partir et qui, s'il part, fera naufrage (4) .

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[Pour sauver un navire en perdition]. — Ecri- vez sur une planche ce verset : « II leur dit : « Montez dans le vaisseau ; au nom de Dieu qu'il vogue et qu'il jette l'ancre ; Dieu est Indulgent et misericordieux » (5) .


(\)RelationdelacaptiviteduSieurMouette,Fans, 1683, p. 257-258.

(2) Cf. supra, p. 155.

(3) « Moustache de pigeon », nom d'une plante ou d'une drogue qui m'est inconnue.

(4) El Bouni, op. laud., I, p. 81.

(5) Coran, cour. XI, v. 43.


CONTRE LA MEDISANCE


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Puis clouez cette planche a l'avant du navire et mettez- en une semblable a l'arriere. II sera preserve du naufra-


ge (».

On n'a pas a se defendre uniquement contre les en- nemis a la guerre; II est plus courant d'etre oblige de hit- ter contre 1' intrigue, contre la medisance et la calomnie : l'art de « Her la langue », 'aqd el lisdn, est un des plus cultives de la magie.

[Lier les langues]. — Si vous craignez qu'on ne dise du mal de vous ou si quelque calomnie a votre sujet s'est deja repandue et que vous vouliez l'arreter, ecrivez le carre ci-contre un samedi, a l'heure de Saturne et de la


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lune, celle-ci etant dans un signe « mutatif » (2) . Ajoutez y les versets suivants : « C'est Dieu qui a cree les cieux et la terre, il fait descendre l'eau du ciel, etc., jusqu'a « comptez les bienfaits de Dieu » (3) , et : « Celui qui etait


(1) El Bouni, op. laud., II, p. 70.

(2) supra p. 208, n. 2.

(3) Coran, sour. XIV, v. 87.


248 POUR LIER LES LANGUES

mort et a qui nous avons donne la vie etc., jusqu'a «puis- sant » (1) . Puis ajoutez les paroles suivantes : « Je viens parmi vous, 6 assemblee des hommes, comme vient la mort rapide et j' immobilise vos langues, comme Dieu empeche le ciel de tomber sur la terre, a moins qu'il ne le veuille; je vous frappe avec les fleches de la puissance, comme frappe l'Ange dans le royaume superieur ^'ar- rive vers vous comme Azrail arrive vers l'homme ; Dieu est celui qui place (toute chose) (2) .

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[Lier les langues]. — Ecrivez ces signes et faites en une amulette que vous porterez dans votre turban :

tivnrunrfVAiri mu ^^> d^Jsf f4^-ft u j ^yu-u ... ^jljuu*- v >* vJ' wi^L^JTer

S'il est important de pouvoir « lier les langues », il ne Test pas moins de savoir ce qui se dit, d' avoir des nou-


(1) Cor an, sour. VI, v. 122.

(2) Ibn et Hadjdj, op. laud, p. 67. Le ouifq est construit sur la mot djd "il (celui qui place, qui file, qui arrete).

(3) El Bouni, op. laud., II, p. 95. Les seuls mots qui aient un sens clair, signifient : « Fais taire toute langue qui parle en mal » et « Lie les langues, par Celui qui aime, promptement ».


POUR AVOIR DES NOUVELLES 249

velles de tout et de tous. Nous touchons ici a la divina- tion dont nous parlerons plus amplement aux chapitres VII et VIII.

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[Avoir des nouvelles]. — « Le Savant », « 1' Evi- dent », « Celui qui connait les mysteres », Cherahia, Berhouta ; repetez ces noms un nombre de fois egal a la somme des valeurs numeriques de leurs lettres, chaque nuit pendant sept nuits de suite. La septieme nuit, il vous apparaitra quelqu'un qui vous renseignera sur ce qui vous preoccupe (1) .

[Savoir ce qui se passera dans l'annee]. — « Celui qui sait les mysteres », Sighoub et Cighoub ; repetez ces noms un nombre de fois egal a la somme des valeurs numeriques de leurs lettres, chaque nuit, autant de nuits qu'il y a de mansions luni-solaires ; les genies (rouh 'dnia) vous apparaitront pendant que vous serez eveille, apres que chaque nuit vous aurez brule de l'encens male et lis vous renseigneront sur ce qui se passera dans l'annee (2) .

Le mieux pour avoir des nouvelles de quelqu'un c'est de le faire venir a l'endroit ou Ton veut par la force de la magie : c'est la ce que les livres de magie appellent la « tedjlib ». En voici deux exemples tires d'un livre de magie qui consacre un chapitre important a ce sujet.

[Tedjlib de la sourate Ya sin]. — Prenez un morceau d'un vetement ayant appartenu a la personne que vous voulez faire venir, lavez le bien et faites-en sept meches que vous inclurez dans sept bougies apres avoir ecrit


(1) Ibn et H'adjdj, op, laud., p. 98.

(2) Ibn et H'adidj, cod. he.


250 POUR FAIRE VENIR L' ABSENT

sur chacune d'elles les noms suivants. Sur la premie- re : 'Ah 'mar, Dahiouch, Far 'ouch, Dagiouch ; sur la deuxieme ; El Abiod', Qarahman, Darahman, 'Amrouch, Merit' ouch; sur la troisieme : Borqan, Ma'rouch, Fel- chour, Drafa, Blouma, Drach, Douda, 'Anqouda, H'irana, Hiana ; sur la quatrieme : Mimoun, H'ouch, Qat'ouch, Hiouch, ' Arouch ; sur la cinquieme : Moudhhib, 'It'ouch, Mit'ouch, Merit' ouch, 'Amrouch ; sur la sixieme : Morra, Hai'mouch, Menkouch, 'Adrouch, Firouch ; sur la sep- tieme Chemhourech, Kit 'ouch, Mit'ouch, Melouia, Me- qrousa, H'irana, Himana. Recitez (pour la faire venir) : « Si elle est arretee (1) , que les oiseaux et les vents l'ame- nent dans cet endroit eloigne (ou je suis) ; si elle marche, que les demons la pressent et l'amenent ici ; si elle court, etc., que les vents ou les oiseaux l'apportent ; si elle dort, que la terre ou la mer l'apportent ici ». II faut avoir brule chaque nuit une bougie, en commencant par la nuit du lundi, dans une retraite ou Ton ne soit vu de personne, si ce n'est Dieu. On recite comme conjuration la sourate Yd sin {2) : les parfums a briller pendant 1' operation son la mandragore, l'encens, la myrrhe, l'oliban.

La personne ainsi appelee viendra a vous, fut-elle separee de vous par sept mers. Quand elle viendra re- citez-lui dans les oreilles : « Rappelez-vous ce meurtre qui a ete commis sur un homme d'entre vous; ce meur- tre etait l'objet de vos disputes. Dieu fit voir au grand jour ce que vous cachiez (3) » et : « Nous avons remporte pour toi une victoire eclatante... (jusqu'a « puissant


(1) L'auteur suppose ici qu'il s'agit d'une femme.

(2) Sourate XXXIX.

(3) Coran, sour. II. v. 67.


POUR FAIRE VENIR L' ABSENT 25 1

secours » (1) . Alors la personne que vous avez fait venir sera devant vous, consciente d'elle-meme, demandez- lui ce qu'il vous plaira et faites avec elle ce qu'il vous plaira; toutefois gardez-vous des rapports sexuels, car en ce cas elle ne pourrait plus retourner a l'endroit ou elle etait. Quand vous voudrez la faire retourner a cet endroit, il faudra eteindre toutes les bougies et reciter pour chacune d'elles la sourate ElMalihP sept fois, puis reciter une fois la sourate Ya sin et la personne que Ton avait fait venir reviendra ou elle etait.

[Tadjlib de la sourate El Malik]. — II faut prendre encore un peu du vetement de la personne que Ton veut faire venir et dessiner dessus le khatem ci-dessous :



(1) Coran, sour. XLVIII, V. 1-3.

(2) Sour. LXVII.


252 POUR FAIRE VENIR V ABSENT

On place ensuite le fragment de vetement avec ce dessin sous l'aile d'une chauve-souris que Ton encense avec du benjoin,de la myrrhe et de l'oliban. On enferme la chauve-souris un lundi jusqu'au lundi suivant et on la lache, en se depechant de lire comme conjuration, la sourate El MaW6 l) jusqu'a ce que la personne en ques- tion vienne vous trouver (2) .

[Faire venir 1' absent]. — Ecrivez les « sept signes » sur une feuille de papier et tout autour la sourate : « J' en jure par le ciel et l'etoile nocturne » (3) . Suspendez le tout aupres du soleil a l'heure correspondante, la lune etant dans un signe aerien (haoudi) et recitez la djeldjelou- tiya {A) 21 fois. La personne que vous desirez voir se pre- sentera (5) .

Nous avons vu que le magicien peut Her les langues ; mais son art est plus puissant encore : il peut disposer les esprits a la bienveillance, forcer les gens a vous faire bon accueil, vous faire aimer de tous ; c'est 1' important cha- pitre du qouboul ou « bon accueil ».

[Pour etre aime de tous]. — Celui qui porte sur lui le djedouel ci-dessous dont 1' element principal est le mot


(1) Sour. LXVII.

(2) Ces deux recettes sont extraites de Moh'ammed Ibn el H'adjdj el Kobir, Tddj et Moulouk oua Dorrat el 'Anoudr, Caire, 1316, p. 141- 146.

(3) Sour. LXXXVI.

(4) Cf. supra, p. 189.

(5) El Bouni, op. laud, I, p. 85.


LA MAGIE DE L' AMOUR


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qaddous, « saint », est sure que toute creature vivante 1' aimer a et 1' honor era (1) .

Ceci nous amene au chapitre le plus important du formulaire magique chez tous les peuples : celui de l'amour (2) . Nous en avons deja dans les pages prece- dentes cites de nombreux exemples. Voici un rite de ce genre usite a Sfax (3) .

La femme qui veut se faire aimer d'un homme se procure les matieres suivantes aupres de voisines chez qui elle n'ait jamais mange : de la coriandre, du carvi, du mastic de terebinthe, de la chaux, du cumin, du vert- de-gris, de la myrrhe, du sang d'une bete egorgee et un fragment d'un balai provenant d'un cimetiere. Par une


(1) El Bouni, op, laud., II, p. 21.

(2) Voir, pour l'antiquite, Hirschfeld, De incantationibus et de- vinctionibus amatorlis apud Grcecos Romanosque, Regiomonti, 1863 ; pour les Juifs, Blau, Altjud. Zauberw., p. 18, p. 52.

(3) Dr Karl Narbeshuber, Aus d. Leb. d. arab. Bevolk. in Sfax, in Vcroffentl. d. stadt. Museums f. Volkerk. z. Leipzig, H.2 1907, p. 21-23 ; traduction d'apres cet auteur.


254 LA MAGIE DE L' AMOUR

nuit sombre, elle se rend dans les champs avec un four- neau allume et jette successivement ces differentes matie- res dans le feu en disant : « O coriandre, amene-le affole ; — 6 carvi, amene-le errant sans issue ; — 6 mastic fais surgir dans son cceur l'angoisse et les pleurs ; — 6 chaux blanche, fais veiller son cceur dans 1' inquietude ; — 6 cu- min, amene-le possede ; — 6 vert-de-gris — allume le feu de son cceur ; — 6 myrrhe, fais lui passer une nuit affreu- se ; — 6 sang de la victime, amene-le aboyant ; — 6 balai du cimetiere, amene-le a mon cote ». Puis elle reprend sur un autre ton : « S'il est tranquille, brulez-le ; — s'il oublie, faites-le se souvenir ; — s'il est assis sur une natte, amenez-le volant ; — s'il est sur un paillasson, amenez-le roule ; — s'il a devant lui une jeune fllle, qu'elle soit pour lui une negresse etrangere ; — s'il a devant lui un homme, transformez celui-ci en plat de terre; — si une femme est devant lui, transformez-la en ordure ; — si une petite fllle est devant lui, transformez-la en araignee. »

La mah 'abba, « amour », le K achq ('ichq), « amour passionne », le tahayyoudj, « folie, frenesie d' amour », sont les sentiments que Ton vient demander couramment au sorcier de faire eclore.

[Pour faire naitre 1' amour]. — Prenez un peu de terre qui ait ete sous les pieds de la personne dont vous voulez forcer les sentiments et un peu de ses cheveux, ainsi qu'un petit morceau de son vetement ; placez la terre dans ce morceau d'etoffe que vous nouerez avec les cheveux eu recitant les noms de la lune sept cent sept fois. L' operation sera faite a l'heure de Venus, sous la constellation du Taureau, un mercredi; apres chaque


LA MAGIE DE L' AMOUR 255

centaine de noms recites, vous direz : « 6 Une Telle, accorde ton amour a Un Tel, comme Zoulei'kha a aime Joseph, sur lui soit le salut ! Je jette sur toi 1' amour et le feu devorant de lu passion ». Des que vous aurez fini les incantations, encensez avec de l'oliban ; en- suite enterrez le nouet dans la tombe d'un mort qui est inconnu. L' amour ne fera que croitre entre la femme et l'homme qui auront ete l'objet de cette operation magique (1) .

[Pour rendre deux epoux follement epris Tun de 1' autre]. — Prenez une feuille de papier rouge et ecrivez dessus : « Liakhim, Un Tel et Une Telle... » et ainsi de suite jusqu'au dernier des sept noms de la lune (2) . Ajou- tez-y les noms du Tres-Haut : El Ouadoud, « Celui qui aime » ; El 'At'ouf, « Celui qui concilie » ; Er Ra'ouf, « le Bienveillant, », soixante-dix-sept fois. Ensuite pliez le papier dans lequel vous aurez place de la terre prise dans les traces de chaque epoux. L' operation doit se faire a l'heure de Venus, sous la constellation du Can- cer ou de la Balance. L'amulette ainsi confectionnee est suspendue au cou d'une chauve-souris (3) que Ton lache ensuite (4) .

[Pour Inspirer de 1' amour a une femme]. — Prenez des ongles de huppe et de vos propres ongles et faites- les boire a la femme dont vous voulez etre aime. Elle ne pourra se retenir de vous aimer sur l'heure. — Prenez


(1) Ibn et H'adjj, op. laud., p. 89.

(2) Cf. supra, p. 138.

(3) Le mot oua 'oudt 'veut dire aussi « hirondelle ».

(4) Id., sod. he.


256 LA MAGIE DE V AMOUR

la tete d'un corbeau noir, retirez-en la cervelle et met- tez a la place de la terre sur laquelle se soit assise la femme dont vous voulez etre aime, melangee avec de la fiente de pigeon. Mettez la-dedans sept grains d'orge et enterrez le tout. Lorsque l'orge aura pousse et aura atteint quatre doigts, prenez-le, ecrasez-le et frottez- vous en la figure et les bras, puis presentez-vous sans rien dire devant la femme : elle soupirera apres vous et ne pourra se tenir de vous aimer sur l'heure. — Pre- nez quelque chose qui se mange, comme une datte, ou qui se sente, comme le muse ; recitez dessus quatre fois Badouh \ puis crachez dessus et faites-le sentir ou manger a celle dont vous voulez vous faire aimer. — Si Ton prend du fiel de chacal et qu'on en frotte la peau entre les seins de sa femme, celle-ci devient amoureuse de vous (1) .

Les livres de magie s'occupent non seulement d'amener 1' amour mais enseignent aussi le moyen de le satisfaire le mieux possible ; II y a le chapitre de la taqouiyat et djimd\ « renforcement de la puissance sexuelle. »

[Pour renforcer la puissance sexuelle]. — Ecrivez sur une feuille papier avec une plume de cuivre les si- gnes suivants : ^ MtlU I MIlloiAl tAliril et placez ce talisman sous la langue (2) . — Je renvoie au texte pour la recette indiquant le moyen de prolonger


(1) Soyout'i, op. laud., p. 184-185.

(2) Soyout'i, op. laud., p. 144. Voy. aussi p. 147-148 les recettes pour augmenter le plaisir sexuel.


LA MAGIE DE L' AMOUR 257

indefiniment le plaisir venerien au moyen d'un h 'erz co- ranique (1) .

S' assurer 1' amour de la femme est bien : le garder est mieux. La magie abonde en precedes destines a assu- rer la fidelite d'un des epoux.

[Pour rendre la femme fidele]. — Ecrivez la sou- rate Er Ra W (2) , avec les noms des quatre chefs des ge- nies, quarante fois, et suspendez ce h'erz au cou de la femme. Personne, ni homme, ni genie, ne pourra l'ap- procher (3) .

[Pour rendre 1' epoux fidele]. — Ecrivez sur quatre feuilles de laurier rose : « Je lie tes oreilles et tes yeux et ta virilite, que tu ne retrouveras que pour les plaisirs permis, par ces noms : fl A & V - V| VI Vt £*&t \ \ 1 1 ; repondez, 6 serviteurs de ces noms et nouez son aiguillet- te pour tout ce qui est illegitime (4) . »

Ceci se rattache au nouement de l'aiguillette ou li- gature, dont nous parlons plus loin : c'est une ligature conditionnelle.

S'il est utile de s' assurer 1' amour, 1' affection, la bienveillance, il Test surtout de s' assurer la faveur des puissants. Le doukhoul 'ala I akdbir, « 1' entree chez les grands personnages » est une des preoccupations cou- rantes de la magie musulmane.

[Pour se presenter chez les grands]. — Au nombre des proprietes des noms de Dieu Er Rah'man et Er Rah'im


(1) Soyout'i, op. laud., p. 145.

(2) Sourate XIII.

(3) Ibn el H'adjdj, op. laud., p. 99.

(4) Soyout'i, op. laud., p. 146.


258 L'ENTREE CHEZ LES GRANDS

est la suivante qui permet d'entrer impunement et meme avec faveur chez les grands personnages politiques. Jeunez le jeudi et rompez le jeune avec de l'huile et des dattes; a la priere du Maghrib, recitez les deux noms 121 fois. Ensuite vous les reciterez indefiniment jusqu'a ce que le sommeil vous gagne. Puis le vendredi, a la priere

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du matin, recitez-les encore 121 fois. Ecrivez en outre sur une feuille de papier, avec du muse, du safran et de l'eau de rose, les lettres suivantes : t W V

f^tJ^'j'fri 1 -^*'^^' (e'est-a-dire bismi Lidhi r Rahmdni r Rahim, « au nom du Dieu clement et mise- ricordieux », en lettres separees). En ecrivant, encensez avec le bois d' aloes et l'ambre gris. Puis vous portez cette amulette pour vous presenter (1) .

[Pour entrer chez les rois]. — Celui qui ecrit le oui- fq du mim et le recite et le porte sur lui peut entrer chez les rois, les generaux, les gouverneurs, les cadis : il est toujours accueilli par eux avec faveur, est ecoute, recoit des cadeaux; il serait devant un lion que celui-ci se ferait humble devant lui (2) . Voici ce ouifq (qui est compose de noms de Dieu, de formules religieuses et de la lettre mim ecrite autour, en six rangees) :


(1) El Bouni, op. laud., I, p. 34.

(2) El Bouni, op. laud., I, p. 42. Cpr. dans Ibn Khaldoun, Prolego- menes, trad, de Slane, le talisman pour avoir de l'influence sur l'esprit du prince.


L' ENTREE CHEZ LES GRANDS


259


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Toutes les recettes que nous avons citees jusqu'ici ont pour but soit de combattre les maladies et en ge- neral les ennemis de l'homme, soit de se concilier la sympathie de ses semblables. Mais on pense bien que la


260 V ABONDANCE DES BIENS DE LA TERRE

recherche directe des biens naturels a du etre une des principales preoccupation de la magie et probablement la plus ancienne. La plupart des pratiques magiques de cette categorie ont sans doute petit a petit disparu pour faire place aux techniques modernes, mais il en est reste des survivances nombreuses dans la sorcellerie. Les pro- ductions agricoles les plus directement utiles a l'homme sont celles que Ton a du chercher de bonne heure a ob- tenir par la magie. C'est dans les livres de magie musul- mane, le chapitre dit de la baraka, « benediction. » (dans le sens d'abondance.).

[Baraka du ble] . — Prenez cent grains de ble, recitez « Voici la subsistance qui ne nous manquera jamais (1) » sur chaque grain de ble ; placez les dans un morceau de soie blanche apres avoir ecrit dessus : « Leurs flancs se dressent de leurs couches pour invoquer leur Seigneur (et la fin du verset) (2) », avec de l'eau de rose et de safran. Nouez ce morceau d'etoffe avec un fil de soie blanche et placez-le au milieu des quarante mesures de ble. Que le tout soit dans une chambre obscure que vous encenserez avec l'oliban et melange pendant sept jours. Ensuite me- surez le ble de nouveau le septieme jour vous trouverez sept mesures de plus ; et chaque jour en les mesurant au lever du soleil, vous trouverez encore sept mesures de plus (3) .

[Baraka des figues, dattes et raisins sees). — Prenez dix especes de chacune de ces categories, recitez des-


(1) Coran, sour. XXXVIII, v. 54.

(2) Coran, sour. XXXII, v. 16.

(3) Ibn et H'adjdj, op. laud., p. 90.


1/ ABONDANCE DU BIENS DE LA TERRE 26 1

sus: Nous ferons eclater nos signes sur les differentes contrees de la terre... (jusqu'a)... Dieu n'embrasse-t- il pas toutes choses ? » (1) Ajoutez : « Celui qui suffit, celui qui donne, celui qui dure longtemps, le fort, le Solide ». Le tout cent fois. Jetez les fruits dans le tas de fruits sees, a l'heure de la lune, au lever des gemeaux, la lune etant dans le capricorne. Laissez le tout pendant trois jours sans en rien enlever. Mesurez-les, puis faites l'aumone avec : ils ne diminueront pas, jusqu'a l'an- nee prochaine, epoque a laquelle il faudra recommence 1' operation^.

[Baraka du beurre dans 1' outre]. — Ecrivez: « II a fait descendre l'eau du ciel... (jusqu'a) ce qui est utile aux hommes » (3) et faites-le sojourner dans 1' outre a vingt, reprises avec du safran et de l'eau de pluie, puis placez cette amulette, dans un morceau de roseau que vous enduirez de goudron et que vous mettrez dans 1' outre. Vous vous apercevrez que la quantite de beurre augmente. L' operation doit se faire sous la constellation des Poissons, la lune etant dans un signe clair (4) .

[Conservation du ble]. — Ecrivez Er Rah 'man, Er Rah 'im 101 fois sur un papier et placez celui-ci au milieu du grain, ce grain se conservera et restera indefiniment fertile (5) .


(1) Coran, sour. XLI, v. 53.

(2) Ibn el H'adjdj, op. laud., p. 91.

(3) Coran, sour. XIII, v. 18.

(4) Ibn et H'adjdj, op. laud., p. 91-92. Signe clair, voy, supra, p. 208, n. 2.

(5) El Bouni, op. laud., I, P. 84.


262 RECETTESPOURLACHASSEOULAPECHE [Contre la maladie (1) des troupeaux de moutons].

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— Ecrivez l'amulette suivante: A'azzou, A'azzou,


A'azzou (2) , Hadha, Hadha, Hadha, Hadha (3) , Bet'a Besisa, Besisa, Herat' ar, Herat' ar, Taqouch, 2, « ua seul cri se fit eateadre et ils fureat aaeaatis » (4) ; disparais 6 maladie du troupeau d'ua Tel, fils d'uae Telle ; ??£?£££?£ « aous eavoyoas daas le Coraa la guerisoa et la grace aux fideles » (5) . Suspeadez easuite cette amulette au cou du male du troupeau (6) .

Ce deraier exeraple peut illustrer ce que aous avoas dit plus haut des amulettes portees au cou des aai- raaux (7) .

Les procedes pour favoriser la chasse et la peche soat a rapprocher des precedeats.

[Pour faire boaae chasse]. — Pour etre heureux a la chasse, le chasseur doit ecrire les deux aorns de Dieu, Er Rah 'man, Er Rah 'im, sur uae tablette de plomb et la mettre daas le filet doat il se sert (8) .

[Pour la chasse ou la peche]. — Ecrivez sur uae feuille de plomb : « C'est Dieu qui vous a soumis la mer... (jusqu'a)... pour les hommes qui reflechisseat » (9) . Attachez cette feuille de plomb au filet de peche ou au


rate).


(1) Appelee ici djadari (variole) ; plus loin t'ih 'dl (maladie de la

(2) Le plus Puissant.

(3) Celui-ci.

(4) Coran, sour. XXXVI, v. 28.

(5) Coran, sour. XVII, v. 84.

(6) Soyout'i, op. laud., p. 121.

(7) Cf. supra, p. 147, n. 5; Blau, Altjud. Zaub., p. 89.

(8) El Bouni, op. laud., I, p. 31.

(9) Sour. XLV, v. 12-13.


RECETTES POUR LA PECHE


263


filet pour prendre les oiseaux : poissons ou oiseaux vien- dront egalement se faire prendre (1) .

[Pour faire une peche tres abondante]. — Ecrivez le djedouel ci-dessous dans une gargoulette (2) et faites-la it LJ/I ) l£jj -tf avec la poudre khanqat 'irique ; prononcez dessus les paroles suivantes : « Djamian, Lel- hiou, Hahia, Leliouha, reponds et depeche-toi de faire telle et telle chose, que Dieu te benisse. Amen ».


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Ensuite jetez un peu de cette poudre dans l'eau : aussitot tout le poisson se rassemblera et vous n'aurez qu'a le prendre. Dans le djedouel, faites attention que les deux {'ain) soient bien en face l'un de l'autre (3) .

[Pour la peche en mer] . — Fabriquez en etain une image de la bete que vous voulez chasser et ecrivez sur sa queue, t ' sur son cote droit, dj ; sur son cote gauche,


(1) Soyout'i, op. laud., p. 225.

(2) Vase en terre pour refroidir l'eau.

(3) El Bouni, op. laud., Ill, p. 123. Cette recette set la 8e formule de la khanqat 'triy a.


264 PROSPERITE D'UN COMMERCE

h ; sur son ventre, z. Ensuite attachez cette image au filet avec lequel vous chassez les oiseaux il n'y a rien de tel pour attirer les poissons (1) .

Non seulement la magie permet de favoriser la production des biens agricoles, mais les commercants l'emploient aussi pour aider au developpement de leurs affaires : c'est le tadjlib ez zdboun, « l'art d' attirer les clients ».

[Pour faire prosperer le commerce]. — Le verset suivant: « Implorez le pardon du Seigneur ; il est tres misericordieux. II fera pleuvoir du ciel des pluies abon- dantes. II accroitra ces richesses, il vous donnera des jardins et des cours d'eau » (2) est propre a faire prosperer le commerce et a augmenter le gain. II suffit de le faire graver sur une bague et de porter celle-ci au doigt pour voir augmenter les affaires commercialese

[Pour attirer les clients]. — Ecrivez les deux noms de Dieu, Er Rah 'man, Er Rah 'im, sur une feuille de pa- pier trente-cinq fois et suspendez-les dans la boutique : vous verrez affluer les clients et les marchandises et vous detournerez les regards des envieux (4) .

[Pour faire prosperer les metiers d' artisans]. — Ce- lui qui repete souvent le nom de Dieu El Mougawwir, « Celui qui faconne », Dieu lui facilitera l'exercice des metiers a caractere artistique, comme ceux qui dessi- nent des dessins permis par la religion, qui fabriquent


(1) soyout'i, op. laud., p. 225.

(2) Sour. LXXI,p. 9-11.

(3) El Bouni, op. laud., II, p. 93.

(4) El Bouni, op. laud., I, p. 84.


LA DECOUVERTE DES TRESORS


265


des objets eu terre ou en verre ou qui exercent des pro- fessions analogues. lis feront egalement usage de deux djedouel qui se rapportent a ce nom et dont l'un et repre- sente ci-contre (1) .


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Mais puisque les pouvoirs de la magie sont illimi- tees, elle doit offrir des moyens de s'enrichir plus rapides que l'exercice des metiers, la pratique du commerce ou les travaux de 1' agriculture : la possibility d'obtenir d'un coup la fortune par la decouverte d'un tresor a toujours fascine les imaginations et c'est a la magie qu'elles se sont adressees pour se satisfaire. La decouverte (mot-a- mot « l'ouverture ») des tresors, lefath' el kounouz est par excellence le domaine du magicien et aujourd'hui encore les marocains parcourent tout le Maghrib et mome 1' Orient en vendant a leurs nai'fs coreligionnaires des conseils pour la decouverte des tresors. La croyance aux tresors enfouis dans des cavernes, universellement repandue, est des plus vivaces chez nos indigenes. Ces tresors, sont tantot monnayes et receles dans des cavernes


(1) El Bouni, op. laud., II, p. 25. L' autre de ou djedouel est ropre- sente ci-dessus, p. 194.


266 LA DECOUVERTE DES TRESORS

inaccessibles, tantot a l'etat de minerai. L'art de decou- vrir les tresors se confond alors avec la recherche des mines, istikhrddj et madden, qui n'est pas moins chi- merique dans bien des cas : je n'ecris pas cela pour nos modernes prospecteurs, quoiqu'il y aurait beaucoup de choses a dire a ce sujet. La croyance au tresor n'a pas disparu du monde civilise, mais les decouvreurs operent maintenant a la quatrieme page de nos journaux et sous des formes modernisees.

Les ceremonies magiques pour la decouverte des tresors sont celles ou .la fantaisie s'est donne le plus li- brement carriere, Nous avons cite plus haut une grande incantation pour la recherche des tresors (1) , citons ici le rite correspondant a cette incantation

[Decouverte des tresors]. — « Le travail magique de cette incantation (qui consiste a la reciter continuel- lement) doit se faire dans un endroit desert pendant de nombreux jours. Lorsque vous serez arrive au 21e jour, vous verrez apparaitre un esclave negre, de haute taille, a grosse tete, monte sur un enorme lion ; il vous parlera, ne lui repondez pas et il s'eloignera. Puis, le 42e jour, vous verrez paraitre soixante-dix hommes ve- tus de vert qui vous salueront; rendez-leur le salut. II vous diront : « Que veux-tu de nous ? » Repondez-leur « Je demande a Dieu, et ensuite a vous de me faire ren- contrer avec l'emir, votre sultan Demrlat' Ec-Qendid, nomme Le Paon (Et'-T'dous) ». lis vous repondront : « Oui ». Ensuite ils s'eloigneront et au 47e jour, vous


(1) Supra, p. 120-127. Sur recherche des tresors, voy. Reinaud, Monuments, II, p. 832 seq.


LA DECOUVERTE DES TRESORS 267

verrez apparaitre une ville blanche dans laquelle se trou- veront des troupes nombreuses de cavaliers et d' archers, etc... ». Nous omettons ici le detail fastidieux de visions merveilleuses au cours desquelles le magicien est finale- ment mis en presence de l'imam Et'-T'aous, revetu d'un vetement d'une blancheur eblouissante et coiffe d'un turban vert, assis sur un trone d'or, incruste de pierres precieuses. Cet imam lui declare que, puisqu'il connait le secret de 1' incantation, il met ses serviteurs a se dispo- sition pour lui ouvrir les tresors caches sur la terre. « Or- donne-nous ce qu'il te plaira », dit-il enfin. Alors vous devez, avant de parler, bruler devant lui les parfums que vous aviez deja brules au cours de votre retraite et qui sont : l'encens male, le santal rouge et le sent' ou zidta, espece de parfum, que notre auteur definit soigneuse- ment et qu'il recommande de ne pas confondre avec un autre appele aussi situa. Alors seulement vous demandez a Et'Tdous de vous ouvrir les portes des tresors. Aussitot il appellera les gardes de son entourage qui accoureront et flaireront avec delices l'odeur des parfums dont ils sont friands et qui sont le plus grand cadeau qu'on leur puisse faire. Enfin leur roi leur donnera l'ordre de vous ouvrir les tresors mysterieux et tous promettront de le faire. Ensuite l'assemblee se separera en un clin d'ceil. Vous pouvez apres cela quitter votre retraite : a partir de ce moment chaque fois que vous serez devant un tresor mysterieux, vous n'aurez qu'a reciter une fois 1' incanta- tion et a bruler les parfums; vous verrez s' ouvrir la terre ou les rochera avec un fracas de tonnerre et vous n'aurez qu'a puiser dans le tresor vous et ceux que vous aurez


268 LA DECOUVERTE DES TRESORS

amenes avec vous, fussent-ils soixante-dix ou mille. Pour sortir vous n'aurez qu'a reciter 1' incantation une fois, vous verrez apparaitre un fantome ; alors cessez les parfums et n'en jetez plus dans le feu qu'apres avoir passe la porte, qui se refermera » (1) .

Les tresors caches passent pour etre defendus par des nappes d'eau et des fleuves souterrains : il y a un art magique pour ecarter ces obstacles : c'est le taghouir el midh ou « assechement des eaux », chapitre comple- mentaire du fath 'el kounouz, pour lequel nous nous con- tentons de renvoyer aux auteurs (2) .

L'ouverture des serrures, le bris des chaines de tou- tes sortes est du reste un theme courant de la magie.

[Pour briser les chaines et les serrures]. — Le nom de la mere de Moi'se est souverain pour cela et en parti- culier la priere (dou 'a) suivante : « Au nom du Dieu cle- ment et misericordieux, le Seigneur de Helba haut Re- ghba, la croyante, la sincere, mere de Moise, sur lui soit le salut, par Dieu, le Puissant, le Sage, le Grand, Celui qui surpasse tout, le Protecteur, 1' immense, le Clement, le Misericordieux, Celui par qui s'ouvrent les 'cieux et s'illuminent les spheres, Celui qui brise les choses les plus dures, ouvre cette serrure ou cette chaine » (3) .

Ces pratiques nous serviront de transition pour passer a celles au moyen desquelles on retrouve les objets per-


(1) Ibn et H'adjdj, op. laud., p. 26-27.

(2) P. ex. Ibn et H'adjdj, op. laud., p. 29-30.

(3) El Bouni, op. laud., II, p. 68. La formule qui suit celle que nous traduisons donne les noms de la mere de Moi'se d'une facon plus cabalistique, c'est-a-dire incomprehensible.


LA DECOUVERTE DES CACHETTES 269

dus. C'est la, dans la magie musulmane, la science du terbi \ mot que Ton peut traduire par « quadrature » (1) .

[Quadrature du coq pour trouver une cachette]. — Elle permet de trouver toute cachette, pourvu qu'on ne s'en serve pas dans le seul but de 1' experimenter ; dans ce cas, elle ne reussit pas, car les pratiques ma- giques ne reussissent qu'avec la foi. Ecrivez la sourate Ech Chou'ard ,(2) avec de l'eau de safran et de l'eau de rose, un lundi, a l'heure du soleil, et placez le papier sur lequel vous avez ecrit dans une peau de hyene, avec de la terre prise dans le trou de cette hyene. Ensuite suspen- dez-le tout au cou d'un coq blanc et lachez-le a l'endroit ou vous soupconnez qu'il y a une cachette pendant que vous encensez avec de la coriandre : le coq ne s'arretera que quand il sera sur la cachette ; la il se mettra a gratter avec ses pattes, II chantera et se debattra. A ces signes vous reconnaitrez qu'il est sur la cachette (3) .

Le terbi \ comme on le voit, permet aussi de decou- vrir les tresors : mais alors que par les rites precedents, le magicien parvient de plain-pied aux tresors et y puise en toute liberte, par le terbi 'il ne fait qu'apprendre l'en- droit precis de la surface terrestre sous laquelle se trou- vent cachees des richesses. Or, des qu'il cherche a s'en emparer, apparaissent de suite de terribles obstacles; les tresors en effet sont gardes par des genies et ceux-ci, sous les formes les plus variees cherchent a empecher le


(1) Exemple de terbi' chez les juifs, voy. Schwab, Le Mss. 1380 dufonds hebreu a la Bibl. Nat., in Not. et Extr., XXXVI, p. 26 (290).

(2) Sourate XXVI.

(3) Ibn el H'adjdj, op. laud., p. 58.


270 LA DECOUVERTE DES CACHETTES

chercheur de parvenir au but de ses desirs. C'est tou- jours la magie qui permet de surmonter ces obstacles et l'art de combattre les gardiens des tresors, le tebt'il et maoudni \ est le complement indispensable du terbi'. En voici un exemple :

[Terbi 'de la houppe]. — Dessinez sur une feuille de papier le djedouel suivant et adjoignez-lui une houppe


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(de soie, de laine, de plume ou autre) : encensez ensuite avec le bdellium bleu (moql azreq) et le santal et recitez


LES GARDIENS DES TRESORS 27 1

la sourate El Kahf l) jusqu'a ce que la houppe s' en vole vers l'endroit ou vous soupconnez qu'est cache le tre- sor ; si elle ne s'envole pas, c'est qu'il n'y a rien. S'il apparait des abeilles, vous vous emparerez malgre elles sans peine du tresor en encensant avec du benjoin et de bons parfums. Si vous voyez sortir une sorte de scarabee, qui est un esclave de la tribu de Da'iouch (tribu de ge- nies commandee par Da'iouch), recitez sur lui les noms etrangers suivants : « Akh, Akh, Ai', A" , Ai, Meria », et encensez avec la feve des tresors (?) [foul et kounouz], alors il s'en ira. Si vous voyez sortir des grenouilles, qui sont des femelles de genies, recitez sur elles : « Seigneur, j'avais agi iniquement en vers moi-meme en adorant les idoles, maintenant je me resigne, comme Salomon, a la volonte de Dieu, Mettre de l'Univers » (2) . S'il sort une sorte de serpent, qui est de la tribu de Moudhhib (3) , reci- tez sur lui : « Dieu a ete bienveillant envers nous, il nous a preserves du chatiment pestilentiel » (4) , et encensez avec la coriandre, le serpent s'en ira. S'il sort un bouc ou tout autre quadrupede, qui sera un juif, recitez sur lui : « Nous sommes, disent les Juifs et les Chretiens, les fils de Dieu et ses amis, etc. » (jusqu'a la fin du ver- set) (5) , et encensez avec de la fiente de bestiaux, la bete s'en ira. S'il survient une sorte de chameau, et c'est la le plus fort des obstacles qui puissent survenir, recitez


(1) Sourate XVIII (Le caverne).

(2) Coran, Sour. XXVII, v. 65.

(3) Supra, p. 160.

(4) Coran, sour. Lit, v. 27.

(5) Coran, sour. V, v. 21.


272 LES GARDIENS DES TRESORS

sur lui : « O hommes, craignez votre Seigneur, et redou- tez le jour ou, pour si peu que ce soit, le pere ne satisfera pas pour son fils, ni le fils pour son pere (jusqu'a la fin de la sourate) (1) , et encensez avec l'ambre, le muse et autres bons parfums... (2) . On peut encore lever a l'avance tous les obstacles en ecrivant dans un plat : « Lorsque le courroux de Moi'se se calma, il ramassa les tables de la loi. Les caracteres qui y etaient traces renfermaient la direction et la grace pour ceux qui redoutent leur Sei- gneur » (3) . Effacez ensuite ces caracteres avec de l'eau et aspergez-en l'endroit ou est le tresor : les genies ne pourront plus rester en cet endroit. Si, d' autre part, vous voulez eviter que le tresor soit altere ou change en une autre matiere, ecrivez dans un plat la sourate El MaW6 A) lavez-le avec de l'eau et aspergez avec cette eau (5) .

[Autre terbi r \. — Ecrivez la sourate du Soleil (6) , ^ 1

/fo 6 fois, 6 J'heure ^z (J 3^ b cr£ Js -4-

fois, dans un vase en verre, lavez avec de l'eau de rose, jetez dans cette eau du ble; ensuite semez celui-ci a l'en- droit ou vous supposez qu'est la cachette la nuit du mer- credi eu recitant la meme sourate que vous avez ecrite; encensez avez l'encens male et laissez le tout jusqu'au


(1) Cor an, sour. XXXI, v. 32.

(2) J'abrege ici la serie des « obstacles ».

(3) Coran, sour. VII, v. 153.

(4) Sourate LXVII.

(5) Moh'ammed Ibn et H'adjdj et Kebir, Tddj elMoulouk, p.139- 141.

(6) Sour. XCI.


POUR FABRIQUER DES PIECES DE MONNAIE 273

matin du deuxieme jour: vous trouverez les grains de ble reunis a l'endroit ou est la cachette.

[Autre terbi']. — Ecrivez les noms de la lune avec de l'eau de rose et de safran sur une baguette de grena- dier verte a l'heure Vf A qui est la meilleure heure pour faire mouvoir les corps inanimes ; ensuite recitez dessus la sourate El Djinn (l) _£^ /1\ - fois, encensez avec l'am- bre et le nadd noir (2) et l'oliban : vous verrez la baguette se diriger vers l'endroit ou est la cachette et s'arreter a cet endroit (3) .

La recherche des tresors n'est pas le seul moyen d'acquerir rapidement la fortune qu'indique la magie ; le magicien a le pouvoir de fabriquer de 1' argent. Nous ne parlons pas ici de l'alchimie, qui est deja une science, mais du teqgig, qui est l'art de fabriquer de 1' argent mon- naye avec du papier decoupe en ronds, d'ou le nom de teqgig qui signifle decoupage (4) .

[Teqgig avec exercices ascetiques]. — II faut jeuner quatorze jours, en ne mangeant que du pain d'orge et


(1) Sour. LXXII.

(2) Supra, P. 96.

(3) Ce terbt'et le precedent sont tires d'Ibn et H'adjdj, op. laud., p. 96. — Voir d'autres exemples de terbi' dans Delphin, Textes d'arabe parle, p. 125-126; dans Ibn et H'adjdj, op. laud., p. 58-63, grand terbi' avec obstacles divers (grenouilles, cafards, tortues, petits insectes, bruits de ferraille, negre terrible), puis moyen d'empecher le tresor de se changer en sable, en charbon, etc. ; dans le livre du geomancie du cheikh Zenati cite infra, p. 378, aux pages 20-21 .

(4) Sur le teqgig voy. encore Delphin, Textes d'arabe parle, p. 311, p. 333; Desparmet, Arabe dialectal, 2e periode, p. 176-177.


274 POUR FABRIQUERDES PIECES DEMONNAIE

de l'huile et reciter cent fois apres chaque priere les noms suivants : « J'en jure par les noms divins, par Raboust', et 'Oudjour, et Chert' ah' il, et 'Azroud, avec qui parla Josue fils de Noun ; ne me repondras-tu pas, 6 serviteur (de ces mots) ? que ce papier soit change en argent pur, par le pouvoir de l'emir (des genies) ; par les mots que je viens de reciter sur toi. » Quant arrivera le quinzieme jour, qui devra etre un lundi, vous vous rendrez dans un endroit desert avec des parfums, et vous reciterez la for- mule precedente mille fois : alors le genie serviteur de cette formule descendra sur votre tete sous la forme d'un oiseau blanc ; a ce moment vous aurez le pouvoir ma- gique. Lorsque vous voudrez vous en servir, decoupez cent onces de papier chaque jour; placez-les sur votre tapis de priere et recitez la formule dessus cent fois en brulant des parfums : le papier se transformera en pieces de monnaie (1) .

[Autre teqcig]. — Decoupez deux dirhams en papier et placez-les dans votre main droite dans laquelle vous aurez ecrit la sourate El Kaouthar {2) et recitez mille fois cette sourate en encensant avec le nadd noir et l'oliban. Au commencement de chaque centaine dites « Ah, Ah, Cherhil, et Berhoud, etNoudadj, et 'Achqira, changez, 6 serviteurs, ce papier en or, par Cherhil, Zedjer ». Ouvrez la main, le papier est change en or (3) .

[Teqcig simplifie « pour voyageurs »]. — Decou- pez quatre dirhams dans du papier, mettez-les dans votre


(1) Ibn et H'adidj, op. laud., p. 94.

(2) Sour. CVIII.

(3) Ibn el H'adjdj, op. laud., p. 94.


L' ART DE SE RENDRE INVISIBLE 275

main droite avec un dirhem monnaye veritable ; encen- sez-les avec du khaouldn {l) et recitez dessus ces noms, a l'aube Jy^ fois : « Bai'r, Chiq, approche, par Semt'al et 'Oudj et Ta'ouil, Chemhar, Nemouchlekh, faites ce que je vous ordonne » (2) .

Avec le teqcig, nous entrons dans le domaine du merveilleux pur. Ce caractere s'accentue dans les prati- ques que nous allons mentionner. C'est d'abord le h 'id- jab et 'abgar ou « voilement des yeux » qui n'est rien autre que l'art de se rendre invisible.

[Pour se rendre invisible]. — Prenez un nombre de grenouilles egal a la valeur numerique de la lettre t 'a, dans un des mois equinoxiaux, a l'heure de midi, en- suite egorgez-les avec un couteau qui n'ait jamais servi a aucun homme nomme Mah'djoub et recitez la sou- rate El Qadr {3) entierement. Ensuite vous teindrez leur peau avec du noir d' Ispahan et du sel et vous en ferez un bonnet que vous mettrez sur votre tete et que vous lierez avec un fil de soie noire. Sur chaque peau vous ecrirez le djedouel mouthelleth {A) de Ghazali entiere- ment et tout autour un de ces neufs versets du Cor an ; sur la premiere peau : « II en est qui viennent ecouter... (jusqu'a la fin du verset] » (5) ; sur la deuxieme : « Ce sont ceux sur les cceurs, les yeux et les oreilles de qui


(1) Cf. supra, p. 75.

(2) Ibn el H'adjdj, op. laud., p. 95.

(3) Sour. XCVII.

(4) C'est le carre a somme 15 (b t'd) represents supra, p. 192, 229, 234. Voir encore Tadj el Moulouk, p. 148.

(5) Coran, sour. VI, v. 25.


276 1/ ART DE SE RENDRE INVISIBLE

Dieu a appose un sceau... [jusqu'a la fin du verset] » (1) ; sur la troisieme : « Quel etre plus coupable que celui qui se detourne quand on lui recite nos ensei- gnements ?.. [jusqu'a la fin du verset] » (2) ; sur la qua- trieme: « Quand tu lis le Coran, nous elevons un voile entre toi et ceux qui ne croient point a la vie future » (3) ; sur la cinquieme : « Pensiez-vous que nous vous avi- ons crees en vain et que vous ne paraitriez plus devant nous ?... [jusqu'a « sans apporter quelque preuve »] (4) ; sur la sixieme : « Nous leur avons attache une barre par devant et une barre par derriere. Nous avons couvert leurs yeux d'un voile et ils ne voient rien » (5) ; sur la septieme : « Assemblee d'hommes et de genies si vous pouvez penetrer plus au-dela des limites des cieux et de la terre... [jusqu'a la fin du verset] » (6) ; sur la huitieme « Ne craignez rien, je suis avec vous, j'entends et je vois » (7) ; et sur la neuvieme : « Dieu est derriere eux, il les entoure » (8) . Ensuite il faut reciter la da 'oua dehrou- chiyya {9) etant debout au soleil et la continuer jusqu'a ce que votre ombre disparaisse : a ce moment vous etes invisible a tous (10) .


(1) Coran, sour. XVI, v. 110.

(2) Coran, sour. XVIII, v. 55.

(3) Coran, sour. XVII, y. 47.

(4) Coran, sour. XXIII, v. 117.

(5) Coran, sour. XXXVI, v. 8.

(6) Coran, sour. IV, v. 33.

(7) Coran, sour. XX, v. 48.

(8) Coran, sour. LXXXV, v. 20.

(9) Nous donnons plue loin cette da 'oua, p. 277.

(10) Ibn et H'adjdj, op. laud., p. 32.


LE TRANSPORT A GRANDES DISTANCES 277

Le t'ayy el'ard, auquel nous avons deja fait allu- sion (1) est l'art de se transporter a de grandes distances en un clin d'oeil. T'ayy el 'ard' est une expression meta- phorique qui signifie a ployer, rouler la terre » (sous sol), pour franchir d'immenses espaces en un clin d'oeil.

[Ployer la terre]. — Prenez une baguette d'amandier a amandes ameres et ecrivez dessus : « II se dirigera du cote de Madian... (jusqu'a) il se retirera a l'ombre » (2) . Ensuite recitez dessus la dehrouchiyya, dont voici le texte (3) : « Au nom de Dieu, Cherahia, Dehmouta, ' Ali, Mouta 'ali (4) , dans son elevation; ou sont les vaillantes troupes ? ou sont les Mechmehazia ? ou sont Kerdoum et Darden ? ou est Acab ? ou est le genie de la montagne de fume ? ou est celui qui, la tete ceinte d'un dragon comme turban, monte un elephant ? Repondez-moi, par les noms hebreux, et par Berahmouta, et Chimouta, re- pondez et obeissez et faites ce qu'il vous ordonnera. Vous reciterez cette conjuration pendant une retraite dans un endroit desert; apres chacune de vos prieres vous encen- serez avec le sant ' (5) et vous reciterez continuellement la dehrouchyya ay ant la baguette devant vous, jusqu'a ce que vous voyiez la baguette marcher dans 1' endroit desert ou vous serez; a ce moment 1' operation magique aura reussi. Si alors vous voulez vous transporter a un


(1) Cf. supra, p. 51.

(2) Coran, Sour. XXVIII, v. 21-24.

(3) Ce texte se trouve dans Ibn et H'adjd, p. 75. On remarquera les analogies qu'il presente avec la grande incantation que nous avons donne plus haut, p. 120-127.

(4) Doux noms de Dieu, Cf. supra, p. 22.

(5) J'ignore ce qu'est le sant'.


278 LE TRANSPORT A GRANDES DISTANCES

endroit quelconque, prenez cette baguette dans la main droite, recitez les versets ci-dessus, fermez les yeux et marchez un peu. Rouvrez ensuite les yeux, vous vous trouverez dans 1' endroit desira, en un clin d'oeil. Vous parcourerez la distance d'une annee en un jour. Conser- vez precieusement ce secret, car il fait partie des puis- sances merveilleuses que possedent les « poles » (1) et les ascetes voyageurs. Retenez-le done et rendez a Dieu les pieux devoirs qui lui sont dus (2) .

[Autre moyen de ployer la terre] . — Celui qui a re- vele ce moyen a l'auteur Pa assure qu'en un seul jour il avait pu faire la priere du matin a La Mecque (que Dieu Pennoblisse !) ; la priere du z'ohr (a peu pres midi) au tombeau du cheikh Abou Midian et Ghouth (3) (que Dieu nous fasse profiter de ses graces !); la priere du 'acr (vers 3 ou 4 heures apres-midi) dans la mosquee du pole sou- verain Abou 1 'Abbas Ah'med ben Dja'far es Sebti, a Merrakech (que Dieu la garda !); et la priere du soir de ce meme jour au tombeau du cheikh, de P accompli Abou Moh'ammed Qalih', a la porte de Saffi (que Dieu la con- serve aux musulmans !). Voici comment il faut proceder

fabriquez une paire de chaussures, avec la peau d'une

panthere tuee le premier jour du mois de mars de P annee julienne, apres avoir tanne cette peau et ecrit dessus ces sept signes (pendant que vous ecrivez il faudra encenser)


(1) Le second degre de le hierarchie mystique des saints.

(2) Ibn et H'adjdj, op. laud., p. 88.

(3) C'est-a-dire a Tlemcen. La ghouth est le premier degre de le hierarchie mystique des saints.


LE TRANSPORT A GRANDES DISTANCES 279

avant de marcher avec. Vous les placerez dans un en- droit eleve, car elles perdraient leur vertu si vous les posiez par terre a un autre moment que la nuit. Quand vous voudrez vous transporter a un endroit, chaussez- les en disant trois fois : « lis ne savent point apprecier Dieu comme il doit l'etre. Au jour de la resurrection toute la terre ne sera qu'une poignee de poussiere entre ses mains ; les cieux seront ployes comme un rouleau dans sa main droite » (1) . Le plus certain, du reste, c'est de reciter perpetuellement ce verset pendant tout le jour sans discontinuer ; si, arrive a un endroit vous voulez vaquer a quelque occupation, enlevez les chaussures de vos pieds et cessez de reciter le verset. Quant aux signes precites (2) , ce sont les suivants (3) :


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tniiijiii rvijjjji.if i.> f f v-Jjf Js c


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jiirtjiijijiinjitijiu tfz^t


La khanqat'iriyya permet des prodiges aussi ex- traordinaires : par exemple transformer la terre en mer.


(1) Coran, sour. XXXIX, v. 67.

(2) J'ignore pourquoi plus haut l'auteur les a appeles les sept si- gnes.

(3) Ibn et Hadjdj, op. laud., 39-40.


280 L'ANEANTISSEMENT DE L'OPPRESSEUR

Comme ses recettes sont toujours du meme genre et que nous en avons deja donne plusieurs, disons seulement qu'elle permet non seulement de transformer la terre en mer, mais encore de faire pousser des jardins et des maisons sur le sol en un clin d'ceil, de faire apparaitre des betes de toute sorte et de les prendre sans danger, de fabriquer un coq vivant, etc. ... (1) . Ici les buts que pour- suit la magie n'ont plus d'utilite reelle et cela tourne a la physique amusante; c'est le domaine de la magie blanche (2) .

Parmi les recettes que nous venons de donner, les dernieres sont inoffensives, mais toutes les autres ont un caractere utilitaire, toutes sont destinees a procurer a ,eux qui s'en servent certains biens. Celles dont nous allons parler maintenant ont specialement pour but de nuire a autrui; deja les recettes pour la guerre rentrent en partie dans cette categorie, mais toutefois elles ser- vent un interet general. Le tedmir ez ' z 'dlim au con- traire, l'aneantissement de l'oppresseur, a un caractere individuel.

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[Aneantissement de l'oppresseur]. — Ecrivez le djedouel de la basmala (3) sur une feuille de plomb avec le nom de celui contre lequel vous operez: encensez avec de la corde brulee et de Tail rouge et enterrez la feuille pres d'un feu constamment entretenu. Gardez- vous de mettre cette feuille dans le feu, car le sujet que vous poursuivez mourrait et vous en seriez responsable


(1) El Bouni, op. laud., p. 122-123, passim.

(2) Cf. supra, p. 101-102.

(3) Analogue a celui qui est donne supra, p. 21 1-212.


L'ANEANTISSEMENT DE L'OPPRESSEUR 281

devant Dieu. Voici ce que vous reciterez sur la feuille de plomb : « Au nom de Dieu, le Clement, le Miseri- cordieux ; au nom de Dieu, le Vivant, l'immuable, de- vant qui tous les visages s'abaissent, toutes les voix se taisent, tous les cceurs s'humilient par crainte; je te prie d'accorder le salut et la benediction a notre seigneur Moh'ammed, a sa famille et a ses compagnons, je te prie de me donner satisfaction contre Un Tel. O mon Dieu, si tu sais qu'il doive renoncer a ses desseins, gui- de-le et protege-le ; mais si tu sais qu'il ne doive pas y renoncer, accable-le de malheur, de ton courroux et de ta colere et aneantis-le, 6 Vengeur, 6 Puissant, 6 Toi qui peut tout, 6 Dieu (sept fois) ». Repetez cette da 'oua cent fois : l'oppresseur reviendra sur son injustice ou perira (1) .

Cet exemple montre bien toutes les precautions que prennent les auteurs de livres de magie pour livrer a leurs lecteurs des secrets qui permettent de dechainer les calamites sur un ennemi (2) . Cette magie malfaisante est en effet severement proscrite par l'orthodoxie : c'est a elle que s' applique specialement la qualification de sih V ou « sorcellerie » (3) .

[Pour accabler l'oppresseur]. — Le nom de Dieu Qahhdr, « celui qui contraint » a pour serviteur Kesfiail (4) ,


(1) El Bouni, op. laud., I, p. 35. Nombreux exemples d'impreca- tions tres longues dans El Bouni. P. ex. I, p. 102, p. 124.

(2) Cf. supra, p. 55, n. 2.

(3) Cf. infra, p. 336 seq. La magie maleficiente disent parfois les auteurs ne doit pas etre exercee contre les musulmans mais seulement contre les mecreants (Ibn et H'adjdj, op. laud. ; p. 97-98).

(4) Cf. supra, p. 160.


282 L'ANEANTISSEMENT DE L'OPPRESSEUR

esprit de la force et de la victoire. II y a une conjuration speciale a ce nom, avec un ouifq et des pratiques magi- ques. II faut la reciter chaque jour cinq mille fois, etant en etat de purete complete, jeuner et veiller pendant plu- sieurs mois ; chaque nuit du vendredi on encensera avec des parfums agreables et du myrobolan. Le serviteur de ce nom, se presentera a vous sous la forme d'un lion ter- rible : n'ayez pas peur de lui. II vous adressera la parole avec eloquence... Stipulez lui que vous voulez la mort des oppresseurs et de vos ennemis et la destruction de leurs maisons et la dispersion de leurs reunions. Alors il vous donnera une baguette. Lorsque vous serez a quelque en- droit, si vous voulez faire perir quelqu'un, prenez cette baguette dans votre main droite et frappez-en la terre en disant tout haut ou en vous-meme : « La mort d'Un Tel ». Vous devrez en meme temps porter sur vous le djedouel ci-dessous. Quant a la conjuration la voici :« OmonDieu,


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aide-moi paries vertus subtiles de ton nom Qahhdr et par les secrets du qdfde la Force (qahr) [divine] et par


POUR FAIRE RENDRE L'AME 283

P 'afrit (genie) de la Force (divine) ; favorise le serviteur du prophete Salomon tils de David (que Dieu les agree tous les deux !) ; par Pobeissance a Salomon et par les serviteurs de son tapis et par les signes magiques de tes noms figures sur la broderie de son tapis ; par la vertu du nom de Dieu El qahhdr (le Contraignant) ; par le qdf&Q la puissance divine (qoudra) ; par le ha de P infinite divine (intihd) ; par 1^4/z/de Punite divine (ah 'ad, « unique ») ; par le rd de la souverainete divine (rouboubiyya) ; je te demande, 6 Toi qui contains, 6 Lui (houa), 6 Premier, 6 Providence, que tu m' aides du glaive de la personne des saints tes adorateurs » (1) .

[Pour prendre Fame de quelqu'un]. — II faut re- peter constamment le nom de Dieu El Qdbid ' « celui qui prend (les Ames) ». II faut aussi ecrire ce nom sur une feuille de plomb au moment de la culmination de Saturne et porter en outre sur soi le djedouel ci-contre. Ce nom de Qdbid' est eminemment maleficiant. L'ange de la mort 'Azrail le recite specialement. Celui qui s'en sert doit ne le faire qu'a bon escient, sinon il encourt une lourde responsabilite (2) .


(1) Ibn el H'adjdj, op. laud., p. 9. Le texte est defectueux et ma traduction e'en ressent, particulierement dans la conjuration.

(2) El Bouni, op. laud. II, p. 68.


284


POUR ALLUMER L'INCENDIE



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[Pour mettre le feu a la maison de son ennemi]. — Ecrivez les « sept signes » sur une bougie a une heure nefaste avec le nom de votre ennemi et celui de l'endroit ou vous voulez mettre le feu et chargez le serviteur (de ces signes) de mettre le feu. Ensuite allumez la bougie et le feu prendra a la maison au moment ou la flamme arrivera a l'endroit ou sont figures les signes (1) .

Une des formules de la khanq at 'iriyya a un carac- tere violemment maliflcient ; elle permet de faire, avec un seul regard: avorter une femme enceinte, terrasser un homme, couler un navire, faire revenir la fleche sur 1' ar- cher qui l'atiree... (2)

A cote du. tedmir « destruction », il y a le temrid', art de faire tomber malade par la magie. Mais il est tres


(1) El Bouni, op, laud., i, p. 81.

(2) El Bouni, op. laud., Ill, p. 123.


POUR AMENER LA MALADIE 285

difficile de trouver de ces rites dans les livres de magie bien qu'ils soient courants dans les pratiques de la magie populaire.

[Pour faire tomber quelqu'un malade]. — Si vous voulez faire tomber malade un homme ou une femme, prenez une feuille de papier rouge et ecrivez dessus : «  lis mirent en ceuvre leurs artifices et nous mimes en cou- vre les notres, alors qu'ils ne s'en doutaient pas. Con- sidere quelle a ete la fin de leurs stratagemes ; nous les avons extermines ainsi que toute leur nation. Leurs de- meures se sont affaissees dans le sol parce qu'ils etaient impies ». (1) . — Faites, 6 serviteur de ces versets tomber par leur vertu la maladie sur Un Tel, fils d'Une Telle ». Encensez avec du sdnouj, du soufre et de V assa foetida, la feuille de papier que vous placez ensuite dans la bou- che d'une grenouille verte ; et vous lui liez la bouche avec un fil de soie rouge ; vous attachez egalement son pied gauche avec un fil et vous la suspendez dans de l'eau courante. Puis vous lisez au-dessus d'elle les ver- sets precites 21 fois : celui contre lequel vous avez opere tombera malade jusqu'a etre sur le point de mourir. Si vous voulez suspendre l'effet du sortilege, ouvrez la bouche de la grenouille et retirez-en le talisman : la per- sonne que vous avez fait tomber malade guerira, si Dieu le permet. Recette certaine, eprouvee, communiquee par unyoqqdch de Blida (2) .

Une autre branche du sih V, tres connue et qui don- ne lieu dans la pratique a d'innombrables applications,


(1) Coran, som. XXVII, v. 51-53.

(2) Desparmet, Arabe dialectal, 2e periode, p. 173.


286 POUR SEMER LA DISCORDE

c'est le tafriq, ou moyen de desunir les epoux ou les amis. C'est la contre-partie des rites de la mah'abba dont nous avons parle plus haut.

[Pour semer la desunion entre des personnes amies]. — II faut ecrire sur un plat de terre : « II a fronce son vi- sage et a tourne le dos, parce qu'un aveugle s'est presen- ts chez lui. Et qui t'a appris qu'il ne deviendrait pas plus vertueux, qu'il ne reflechirait pas sur les avertissements au point d'en profiter ? Mais quant a l'homme riche, qui se passe des autres, tu t'en occupes » (1) . — Qu'ainsi Un Tel, tils d'Une Telle se separe d'Un Tel, fils d'Une Tel- le ». Et encore : « Malheur a ceux qui faussent la mesure ou le poids, qui en achetant exigent une mesure pleine et qui, quand ils mesurent ou pesent pour les autres, les trompent » (2) . — « Que Dieu altere l'amitie d'Un Tel, fils d'Une Telle avec Un Tel, fils d'une Telle ». Et encore: «  Lorsque la terre tremblera de ce tremblement qui lui est reserve ; lorsqu'elle secouera sa charge, l'homme de- mandera: « Qu'a-t-elle ? Alors elle contera son histoire, d'apres ce que ton Seigneur lui revelera. Dans ce jour les hommes s'avanceront par troupes » (3) (repetez trois fois achtdtan [par troupes] et ajoutez) Que Dieu separe (chattata de la meme racine que 'achtdtan) Un Tel d'Un Tel ». Et encore : « J'en jure par l'heure de l'apres-midi, l'homme travaille a sa perte (4) — Que Dieu perde Un Tel et Un Tel dans 1' esprit l'un de 1' autre ». Apres cela,


(1) Cor an, sour. LXXX, v. 1-6.

(2) Coran, sour. LXXXIII, V. 1-3.

(3) Coran, sour. XCIX, v. 1-6.

(4) Coran, sour. CIII, v. 1-2.


POUR SEMER LA DISCORDE 287

mettez dans le plat un peu de ble et encensez avec du soufre, de Vassafcetida, de Tail rouge et du goudron ; et recitez les versets ci-dessus sept fois. Puis allez porter ce plat dans l'endroit ou se reunissent les gens amis que vous voulez separer et brisez-le la ; la desunion se mettra aussitot parmi eux (1) .

A la verite les livres de magie recommandent tou- jours de ne se servir de ces recettes que contre des gens qui commettent des fautes, contre de mauvais croyants ; ainsi une femme peut s'en servir contre son mari cruel ou debauche (2) .

[Pour semer la discorde entre de mauvaises gens]. — Prenez un os carie et ecrivez dessus la sourate Ez Zel- zela {3) jusqu'a « par troupes », sur l'horoscope du scorpion, a l'heure de Saturne. Recitez dessus les noms de la lune, a l'envers, 99 fois. Pulverisez l'os et semez-en la poudre dans l'endroit ou sont les gens que vous voulez separer.

[Pour separer la femme de son mari]. — L'auteur specifle bien que cette recette ne doit etre appliquee qu'en cas de torts graves du mari. Prenez de la terre de dessous son pied droit et recitez dessus les noms des quatre chefs des genies (4) sept cents fois avec le verset : « lis demolissaient leurs maisons de leurs propres mains, et avec les mains des croyants. Profltez de cet exemple, hommes doues d' intelligence^ ». Encensez avec Yassa


(1) Desparmet, op. laud., p. 175-176.

(2) Ibn et H'adjdj, op. laud., p. 53.

(3) Sour. XCIX:c 'est celledontle commencement est cite plus haut.

(4) Supra, p. 166.

(5) Cor an, sour. LIX, v. 2.


288 POUR SEMER LA DISCORDE

fcetida et ecrivez ces signes sur un papier noir avec du goudron :


    • & =**^£*_ s" J\c^xf



Placez la terre dans ce papier et que la femme porte ce talisman, son mari se separera d'elle (1) .

Le tafriq peut etre, non seulement licite, mais en- core recommandable, dans le cas ou on 1' applique aux amants adulteres.

[Pour separer les amants adulteres]. — Allez a un arbre vert et ecrivez sur une de ses branches sept fois le mot Badouh ' puis coupez cette branche en disant : « Je coupe du cceur d'Un Tel 1' amour d'Une Telle. » Ensuite enterrez la branche dans la tombe d'un mort oublie et en l'enterrant recitez : «Nous vous oublierons comme vous avez oublie le jour de la comparution devant vo- tre Seigneur (2) . Qu'ainsi Un Tel, fils d'Une Telle oublie aujourd'hui 1' amour d'Une Telle, fille d'Une Telle ; que son cceur meurt comme est mort celui qui est couche dans cette tombe (3) ».

Nous avons mentionne plus haut les procedes em- ployes pour empecher un epoux d'etre Infidele: cela nous conduit au « nouement de l'aiguillette » ou « ligature » operation determinant l'impuissance et universellement redoutee dans l'Afrique du Nord : c'est le rbdt'ou 'aqd,


(1) Cette recette et la precedente sont tirees d'Ibn et H'adjdj, op. laud., p. 92.

(2) Cor an, sour. XLV, v. 33.

(3) Soyout'i, op. laud., p. 146-147.


LE NOUEMENT DE L'AIGUILLETTE 289

appele encore, au Maroc surtout, thifdq ; souvent ce der- nier mot s' applique specialement aux manoeuvres qui ont pour but de rendre la femme inapte au commerce sexuel.

Voici d'abord a titre de transition un rite de liga- ture, par la femme, de son mari a l'egard de toute autre femme. La femme se rend au bain un vendredi ; se taille les ongles, s'epile, se met en etat de purete complete. Elle a fait acheter, dans une boutique regardant 1' Orient, un de ces petits miroirs ronds avec fermeture dont se servent les femmes musulmanes. II faut que ce miroir ait ete achete avec de 1' argent donne par un ou plusieurs mezouar, (premier-ne). La femme, apres avoir eu com- merce avec son mari, passe le miroir ouvert entre ses jambes et le ferme en disant : « Ma rbet't'ek chai', ya imraya, rbet't' flan ould flana 'ala j'ami' en nsa ghir anai'a », c'est-a-dire : « Ce n'est pas toi que je ferme, 6 miroir, c'est l'aiguillette d'Un Tel, flls d'Une Telle, pour toute femme, excepte pour moi ». De plus, elle a la pre- caution de se servir, pour la toilette intime, d'un autre linge que celui de son mari. Elle garde ce dernier et roule le miroir dedans : le charme est consomme, le mari est impuissant vis-a-vis de toute autre femme que la sienne. Si on veut que le rbdt ' dure eternellement, on enterre le miroir dans une tombe oubliee. Si on veut denouer l'aiguillette, il sufflt de retirer le miroir et de, l'ouvrir (1) .

II est plus difficile de recueillir des informations sur le rbdt' pratique contre les epoux, parce que les sorciers


(1) Recueilli a Merrakech.


290 LE NOUEMENT DE L' AIGUILLETTE

se livrent difficilement a raison du caractere coupable de leurs operations. C'est surtout a l'encontre des jeunes epoux que ces rites sont pratiques par des jaloux ou des amants delaisses. Voici comme exemple quelques prati- ques qui sont usitees a Tlemcen.

« Lorsqu'on fait monter le nouveau marie sur le cheval, selon la coutume tlemcenienne, le jour de son mariage, pour le promener a travers les principales rues de la ville, le t 'dleb malfaisant ouvre un couteau, achete a cet effet, se place derriere le jeune marie et l'appelle. Si celui-ci repond, le t 'dleb ferme instantanement son ins- trument et le jeune marie, dit-on, devient impuissant. On emploie quelquefois des ciseaux ou un cadenas a la place du couteau et on procede de meme. D'autres se servent d'une aiguille, et lorsque le jeune marie repond a l'appel du t'dleb, celui-ci enfonce 1' aiguille dans un morceau d'etoffe. On croit que tant que le couteau, le cadenas ou les ciseaux demeurent fermes et que 1' aiguille demeure dans le morceau d'etoffe, le mari est impuissant.

« On prend le Soulier du pied gauche du jeune ma- rie on le place sur le plateau d'une balance et on met ensuite dans 1' autre plateau une quantite de sel en grains de meme poids que ce Soulier; apres cela on enterre cette quantite de sel dans un tombeau tres ancien. On croit que la personne contre laquelle on a dirige cette operation reste impuissante tant que le sel n'est pas deterre.

« Le noueur d'aiguillette doit prendre un foulard et le faire poser discretement sur une partie quelconque du jeune marie, qui est deja monte a cheval. Cette pre- miere operation terminee, il fait jun noeud a ce foulard


LE NOUEMENT DE 1/ AIGUILLETTE 29 1

et le jeune marie reste impuissant jusqu'a ce que le nceud soit defait.

« Le t 'dleb ecrit sur une feuille de papier, avec un liquide special, les noms des djenoun qui sont consideres comme pouvant empecher le jeune marie d'accomplir le devoir conjugal : puis il enterre cette espece d'amulette sur le seuil de la porte de la maison ou doit etre celebre le mariage. On croit que le jeune marie devient impuis- sant par le seul fait d'etre passe sur l'amulette enterree devant la porte de la maison nuptiale ; il reste dans cet etat tant que l'amulette n'aura pas ete deterree.

« Voici maintenant comment s'y prennent les in- digenes tlemceniens pour eviter le desagrement qu'ils craignent.

« Par mesure de precaution, quelques jours avant la celebration du mariage, le jeune marie ne doit jamais accepter a manger ou a boire chez une femme suspecte. D' autre part il doit, avant de monter a cheval pour se rendre a la maison nuptiale, reciter un certain nombre de versets du Coran qui sont consideres comme pouvant le preserver. Les parents de leur cote doivent lui faire preparer quelques amulettes pour le proteger contre les genies malfaisants. lis doivent aussi, de meme que leurs amis, lui conseiller de ne pas se retourner pendant la promenade a cheval qu'on lui fait subir le soir de son mariage, si quelqu'un l'appelle derriere lui... »

« La mere du jeune marie doit, la veille de la cere- monie, acheter un canif dans un magasin ouvrant du cote du Nord, le fermer, le jour meme, au visage de son flls et le cacher ensuite. Le lendemain, au moment ou le jeune


292 LE NOUEMENT DE V AIGUILLETTE

marie se prepare a entrer dans la chambre nuptiale, sa mere l'appelle a l'improviste, et sur sa reponse, elle ouvre discretement le canif en question et ordonne a son fils d' entrer dans sa chambre. Si la mere neglige d'ouvrir le canif soit par omission, soit a dessein, on pense que le jeune marie sera frappe d'impuissance. »

« Une des parentes du jeune marie, de prefe- rence sa mere, doit, peu de jours avant la celebration du manage, mettre des grains d'orge dans un tamis, apres avoir agite le tamis pendant quelques instants; elle prend ensuite dans une de ses mains quelques- uns des grains qu'elle y a places. Puis elle appelle le jeune marie, et lorsque celui-ci repond, elle met les grains qu'elle a eu soin de prendre au milieu du tamis dans un morceau de chiffon et place le tout en lieu sur. Lorsque le mari entre dans sa chambre, le jour de la celebration du manage, la femme qui a procede a cette operation, jette entre les pieds de celui-ci ces memes grains et on considere ainsi le nouveau ma- rie comme protege contre toutes les manoeuvres des noueurs d'aiguillettes.

« II est des jeunes gens tellement preoccupes par la crainte qu'ils ont des noueurs d'aiguillette, qu'ils en de- viennent Impuissants. »

« Aussi le soir du mariage, si le jeune marie est impuissant, ses parents qui attendent impatiemment la nouvelle de la consommation du mariage, attribuent cet etat de choses au mauvais sort que des t 'dleb ont pu lui jeter et s'adressent immediatement a d'autres t 'dleb re- putes par leur art de denouer l'aiguillette. Ces derniers


L'INFIBULATION MAGIQUE 293

generalement leur donne un talisman que le mari impuis- sant doit porter sur lui et auquel on attribue le pouvoir mysterieux de lui rendre l'usage de tous ses moyens. Quelques t'dleb procedent d'une autre facon ils des- sinent certaines figures geometriques avec un liquide compose de plusieurs matieres sur une assiette blanche toute neuve, y versent ensuite quelques gouttes d'eau de fleur d' orange ou d'eau ordinaire puisee a une source orientee vers le Nord et font boire cette mixture au jeune marie. »

« Ces croyances permettent aux t'dleb a vises de realiser, pendant la periode des manages, de beaux be- nefices ».

« Les jeunes filles peuvent etre atteintes par les me- mes sortileges.... Dans certaines families, on use de prati- ques magiques analogues pour conserver aux jeunes filles leur virginite jusqu'au jour du mariage ; voici une de ces pratiques : on presente la jeune fille a une femme qui fa- brique des tapis, des couvertures ou des hai'k, le jour ou elle doit achever l'objet qu'elle a sur le metier. Celle-ci prend la fille par la main gauche et la fait passer sept fois au-dessous du metier en lui donnant chaque fois un coup de balai sur les fesses : au septieme coup, la maitresse du metier s'adressant a la fille doit prononcer ces mots: « Je t'ai nouee par le metier, tu ne sera denouee que par le me- tier. » — « Pour denouer la jeune fiancee, un de ses pa- rents doit, deux ou trois jours avant son mariage, prendre un pain, un balai, une aiguille et une piece de cinquante centimes et conduire la jeune fille chez une femme qui possede un metier. Celle-ci place une partie de son


294 POUR DENOUER L' AIGUILLETTE

metier par terre, fait asseoir la-dessus la jeune fille toute nue, enfonce 1' aiguille dans le balai qui doit etre place entre les cuisses de cette fille ; puis, avec un seau en bois, elle verse sur le corps de la patiente, sept fois de l'eau tiede qu'on a fait chauffer expres. Elle l'habille a nouveau en ayant soin de lui laisser les cheveux epars ; la partie de ses vetements qui couvre la poitrine doit etre deboutonnee et la jeune fille ne doit pas avoir de ceintu- re. Le pain et la piece de cinquante centimes sont donnes en retribution a l'operatrice. » (1) .

A Miliana, pour denouer l'aiguillette, on ecrit cer- taines formules sur une pioche et on la met au feu jus- qu'a ce qu'elle soit rouge. L'impuissant la plonge alors dans un recipient d'eau froide qu'il place entre ses jam- bes : la vapeur qui s'en degage a la propriete de denouer l'aiguillette (2) .

Bien que les livres de magie s'abstiennent de don- ner des recettes pour la ligature, cependant la pratique universelle de celle-ci est attestee par l'abondance des formules destinees a denouer l'aiguillette.

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[Pour denouer l'aiguillette]. — Ecrivez dans un plat blanc le djedouel ci-contre. Ensuite ecrivez : « Teri'ch,


(1) Toutes ces pratiques sont rapportees par Abou Bekr 'Abdes- salam ben Choaib, Croyances populaires chez, les indigenes algeriens, in Bull. Soc. Geog. Oran, avril-juin 1906 p. 170-174. Cf. Moulieres, Maroc inconnu, II, p. 52 seq., p. 499 seq.

(2) Recueilli a Miliana.


POUR DENOUER L' AIGUILLETTE 295







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Abrich, Hich, chargez-vous 6 serviteurs de ces noms, de denouer l'aiguillette, vis-a-vis de la robe, « il a separe les deux mers qui se touchent » (1) , qu'ainsi se joignent l'aiguillette XX et la robe XX sans obstacle pour lui, Amich, Fach, « par le ciel et l'etoile nocturne ; qui te fera connaitre ce que c'est que l'etoile nocturne ? (2) » Je delie l'aiguillette d'un Tel de la ligature de tout noueur d'aiguillettes, de la sorcellerie de tout sorrier, de la per- fidie de tout perfide, par la vertu de ces noms sur vous :


Ensuite ecrivez sur un os de poule, apres 1' avoir lave a l'eau : « Djaldjemouch, charge-toi, chargez-vous, 6 servi- teur de ces noms, de denouer l'aiguillette, de la robe ». En- suite ecrivez sur le vetement de l'impuissant \bt'd,zh dj,


(1) Cor an, sour. LV, v. 19.

(2) Coran, sour. LXXXVI, v. 2.


296 LA « TEDJRIA »

oudh', en un djedouel a neuf cases et le khatem de a dj h z t', represents ci-dessous. Lavez ensuite le plat avec de



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l'eau dont l'impuissant boira un peu : il sera asperge avec le reste. Puis allumez un fourneau et encensez avec l'oiliban et le benjoin, pendant que vous reciterez: « Dis : il m'a ete revele, etc. ... (1) » 3 fois. Puis placez un os sur un feu doux et ecrivez Badouh 'dans la main droite de l'impuissant, 3 fois, et Qayyoum 4 fois (et recitez) : « ils monterent dans un bateau, et l'inconnu l'eventra (2) , — qu'ainsi l'aiguillette fende la robe, et que la femme la recoive lorsqu'elle le desirera (3) ».

La magie maleflciente a bien d'autres procedes a sa disposition ; j'en citerai simplement encore deux, qui sont bien connus, mais qu'on ne retrouve pas d'ailleurs non plus dans les livres de magie.

La tedjria est destinee a prolonger indeflniment les menstrues d'une femme. Un amant delaisse ou un amou- reux qui ne voit que ce moyen criminel d'amener celle


(1) Coran, sour. LXXII, V. 1.

(2) Coran, sour. XVIII, v. 70.

(3) Soyout'i, op. laud., p. 133-134. J'ai traduit par « aiguillette » et « robe » les mots dhakar Qifardj.


LA«H'EZZAQA» 297

qu'il aime a lui donner ses faveurs, sont ceux qui se livrent ordinairement a cette pratique. L' operation con- siste a enfermer un lezard dans un tube de bambou qu'on cache ensuite sous terre apres avoir prononce dessus certaines formules magiques. Les Arabes croient que le lezard peut vivre tres longtemps, quoique prive d'air et de mouvement : tant que souffre le malheureux reptile, le sang menstruel ne cesse de couler; il ne s'arrete que lorsque le lezard est remis au jour ou meurt. D'autres font la meme operation avec un crapaud dans la bouche duquel ils introduisent un h 'erz special (1) .

La h 'ezzdqa pourrait paraitre a quelques Europeens n'etre qu'une plaisanterie de mauvais gout : mais chez les musulmans de l'Afrique du Nord c'est une action presque criminelle. On sait que certaines incongruites dont nos peres riaient sont considerees comme desho- norantes par nos indigenes pour celui qui les commet, volontairement ou non. Celui qui veut ridiculiser son adversaire accomplit sur un morceau de bois des rites et prononce des incantations, dont le detail nous est incon- nu. II prend ensuite ce morceau de bois dans sa main et se rend dans quelque assemblee publique ou est present celui contre lequel il a opere : il tient le morceau de bois dans le creux de sa main et chaque fois qu'il appuie des- sus, son ennemi commet bruyamment, malgre lui, l'in- convenance en question : au bout de peu de temps, il est oblige de fuir sous les huees et ne peut plus se presenter en public (2) .


(1) Recueilli a Miliana.

(2) Recueilli aux environs d' Alger.


298 L'ENVOUTEMENT

Mais les rites les plus redoutables de la magie sont ceux qui s'accomplissent par l'envoutement, considere par les musulmans comme un effroyable crime, puisqu'il reunit deux fautes de la derniere gravite : la fabrication des images et la pratique de la sorcellerie (1) .

Voici comment Ibn Khaldoun rapporte avoir vu

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pratiquer l'envoutement en Egypte : «Nous avons vu, de nos propres yeux, un de ces individus fabriquer l'image d'une personne qu'il voulait ensorceler. Ces images se composent de choses dont les qualites ont un certain rapport avec les intentions et les projets de l'ope- rateur, et qui represented symboliquement, et dans le but d'unir et de desunir, les noms et les qualites de celui qui doit etre sa victime. Le magicien prononce ensuite quelques paroles sur l'image qu'il vient de poser devant lui, et qui offre la representation reelle ou symbolique de la personne qu'il veut ensorceler ; puis il souffle et lance hors de sa bouche une portion de salive qui s'y etait ramassee et fait vibrer en meme temps les organes qui servent a enoncer les lettres de cette formule mal- faisante ; alors il tend au-dessus de cette image sym- bolique une corde qu'il a apportee pour cet objet, et y met un nceud, pour signifier qu'il agit avec resolution et persistance, qu'il fait un pacte avec le demon qui etait son associe dans 1' operation, au moment ou il crachait, et pour montrer qu'il agit avec 1' intention bien arretee


(1) Sur l'envoutement en general, voy. Sidney Hartland, Legend of Perseus, II, p. 64 seq. ; Frazer, Rameau d'or, trad, fr., I, p. 5-15 ; Hu- bert, Magia, p. 22. Les commentaires du Coran et du h 'adith mention- nent l'envoutement a propos de l'empoisonnement du Prophete.


L'ENVOUTEMENT 299

de consolider le charme. A ces procedas et a ces paroles malfaisantes est attache un mauvais esprit qui, envelop- pe de salive, sort de la bouche de l'operateur. Plusieurs mauvais esprits en descendent alors, et le resultat en est que le magicien fait tomber sur sa victime le mal qu'il lui souhaite » (1) .

Les rites d'envoutement sont tres rares dans les li- vres de magie : nous en avons deja cite un (2) ; en voici un autre tire du meme texte

[Pour rendre malades les yeux d'un ennemi]. — Prenez une bougie et faconnez-la a 1' image de celui que vous voulez atteindre, ecrivez dessus les sept signes avec le nom de votre ennemi et le nom de sa mere et crevez les deux yeux de cette statuette avec deux pointes. Ensuite placez-la dans une marmite avec de la chaux vive, sur laquelle vous aurez jete un peu de chdrib el h 'amdm et enterrez la tout pres du feu. Le feu fera hurler celui con- tre lequel vous operez et fera souffrir ses yeux au point qu'il ne verra plus rien et que la douleur lui fera pousser des cris de detresse. Mais ne prolongez pas 1' operation plus de sept jours, car celui-ci mourrait et vous en seriez responsable au jour du Jugement dernier. Si vous voulez le guerir, retirez la statuette et jetez-la dans l'eau : il gue- rira, avec la permission de Dieu.

[Pour empecher quelqu'un de dormir]. — Fabriquez


(1) Ibn Khaldoun, Prolegomenes, trad, de Siens, III, p. 177-178. Ce morceau est remarquable : toute la theorie scientifique de la magie y est contenue. Nous avons cite textuellement la traduction de Slane. Voir cependant infra, p. 315, ou nous avons traduit un peu differemment l'avant-derniere phrase.

(2) Cf. supra, p. 61-62.


300 LA MAGIE NOIRE

comme ci-dessus une statuette a 1' image de celui contre lequel vous operez, dessinez-y les memes signes ; puis liez la statuette au lacet qui passe dans la coulisse de vo- tre pantalon et suspendez ce pantalon une jambe apres 1' autre. La personne contre qui vous operez ne dormira pas tant que le pantalon sera suspendu (1) .

L'envoutement est certainement toujours pratique de nos jours dans l'Afrique du Nord, mais nous n'avons pas d' information populaire a son sujet. La magie noire, le sih V, inspirent une telle frayeur qu'on a peur meme d'en parler (2) .

Toute la sorcellerie, le sih V, est en effet une sorte de contre-religion, et comme tel, peu developpee chez des populations aussi fanatiques que les notres, ou tout au moins pou apparent. Rien d' analogue aux celebres messes noires de notre sorcellerie europeenne (3) n'a ete observe directement jusqu'ici : mais il y a des indices que des pratiques du mome genre doivent exister (4) .

Ce caractere du renversement dans la sorcellerie des pratiquer, habituelles se retrouve dans le fait que, pour plusieurs pratiques de magie noire, les formules magiques


(1) Ces deux textes sont d'El Bouni, op. laud., I, p. 82.

(2) Sur le sih'r et ses differentes sortes, voy. Ibn et H'adjj, op. laud., p. 53-55 (plus long qu'interessant).

(3) Sur les messes noires, voy. Frazer, Rameau d'Or, trad, fran- caise, p. 71-73 et les references.

(4) Michaux-Bellaire et Salmon, El Qgar el Kebir, in Arch, ma- roc, II, 2, p. 199, font allusion a des pratiques consistant a prononcer certaines incantations eu cours de la priere a la mosquee « pratiques qui, disent-ils, rappelle beaucoup les masses noires des pays Chre- tiens. »


LA M AGIE DU C AD AVRE 3 1

s'ecrivent a rebours (1) . Chez les Mahometans du Nord de l'lnde, pour obtenir la mort d'un ennemi on l'envoute au moyen d'une figurine fabriquee avec de la terre prise pres d'une tombe ou d'un bucher funeraire. On recite sur cette image des sourates du Coran a rebours, on la perce avec des chevilles et on l'enveloppe 'd'un linceul (2) . Des rites analogues existent peut-etre chez nous mais n'ont pu etre observes jusqu'ici.

Nous avons deja vu que la magie noire tait un grand usage des mauvais parfums (3) . Elle recherche tout ce qui est repoussant, Immonde, obscene, anormal. On y utilise toutes les dejections humaines, 1'urine, etc. ... (4) . Le ten- djis, chez les anciens Arabes, etait une amulette dans la composition de laquelle entraient des matieres fecales et des os de mort (5) .

Le cadavre joue en effet un role capital dans la magie noire. Le mort ne pouvant plus ni parler ni voir ni entendre, doit transmettre son Impuissance : une femme infidele emploiera, par exemple, des parcelles de cadavre ou des matieres ayant touche un mort pour fermer les yeux a son mari sur sa conduite. La mort etant d'ailleurs une chose contagieuse doit pouvoir se trans- mettre aux vivants et les faire mourir (6) . Par exemple les aliments prepares avec la main d'un cadavre doivent


(1) Cf. supra, p. 286, 287 ; voy. Ibn el H'adjdj, op. laud., p.lOO,passim.

(2) W, Crooke, Popular Religion and folklore of Northern India, II, p. 278-279.

(3) Supra, p. 75-76,285.

(4) Cf. Desparmet, op. laud., p. 178.

(5) Cf. Wellhausen, op. laud., p. 164; Blau, op. laud., p. 161-162.

(6) Cf. Frazer, Early Hist, of Kinship, p. 67-68.


3 02 LA MAIN DU MORT

avoir de terribles proprietes : la magie de la main du mort est tres repandue chez beaucoup de peuples (1) . Elle est pratiquee par nos Indigenes de l'Afrique du Nord. Void, a ce sujet un recit pris sur le vif :

« Deux femmes de Blida sortirent de nuit et se ren- dirent au cimetiere avec une marmite et un peu de fa- rine ; elles retirerent de sa tombe un cadavre qui avait ete enseveli le jour meme. Elles le poserent a terre : l'une lui souleva le dos pour l'asseoir, pendant que 1' autre lui prenait les mains pour preparer avec elles du berkouks {2) pour son mari afin que celui-ci lui devint soumis, com- me Test le cadavre entre les mains du laveur de morts ; elle pourrait ainsi le conduire a son gre, lui enlever tout caractere et lui faire faire tout ce qu'elle voudrait, avec autant de facilite qu'elle faisait faire du berkouks au mort avec ses mains. Elle pourrait se livrer a toutes ses fantai- sies coupables devant lui sans qu'il dit quoi que ce fut. Cela se passe, dit-on, il y a peu de temps au cimetiere de Sidi Mah'ammed, le saint du chemin de Blida (3) . »

La terre du tombeau participe aux vertus du cadavre lui-meme et est souvent employee dans la sorcellerie. Elle a surtout la propriete de faire oublier les peines et, par suite, de consoler; c'est la saloua ou souloudn des


(1) Sur la magie du cadavre, voy. encore Strack, Das Blut im Glauber und Abergl. d. Menschenheit, Munchen, 1900, p. 50-51 (boire dans un crane), p. 51-53 (la main du mort), avec differentes citations de sources diverses ; cpr. Vassel, Superstit. tunis., in Rev. Indig., 30 sept. 1907, p. 329.

(2) Espece de couscous.

(3) Desparmet, op. laud., p. 179. Cpr. Michaux-Bellaire et Sal- mon. El Qcar etKabir, in Arch, mar., II, 2, p. 199.


LA M AGIE LUN AIRE 3 03

anciens Arabes (1) . Cette propriete, de provoquer l'oubli appartient surtout au tombeau dans lequel est un mort dont on ne connait plus le nom. Le qbor mensi (qabr mansi) ou « tombe oubliee » est fameux dans la ma- gie musulmane. Nous en avons deja vu plusieurs fois l'emploi au cours de ce chapitre (2) : il est surtout classi- que dans les recettes destinees a faire oublier un grand amour (3) .

Dans les rites de la magie noire de l'antiquite et de 1' Europe moderne, la lune joue un role de premiere importance. II semble bien qu'il en soit de meme dans 1' Afrique du Nord, mais sur ce point, comme sur la ma- gie noire en general, nous manquons totalement d' infor- mations precises. La lune avait dans l'antiquite une in- fluence magique bien connue : Hecate, divinite lunaire, etait une divinite magique. Faire descendre la lune etait une des operations de la magie (4) : nous avons vaguement entendu parler de la descente de la lune chez les sorciers de 1' Afrique du Nord. Des gens, qui en parlent avec ter- reur, assurent que cela se fait encore dans le Maghrib, mais que la ceremonie necessite le meurtre d'un enfant. II parait aussi qu'un rite employe consiste a faire bouillir la lune se reflechissant dans une marmite (5) . On signale, sans plus de precision, des incantations a la lune (6) .


(1) Wellhausen. op. laud., p. 163.

(2) Supra, p. 225.

(3) Soyout'i, op. laud., p. 121.

(4) Hubert, Magia, p. 1597, avec references.

(5) Trumelet, Frangais dans le desert, 2e ed., p. 89.

(6) Michaux-Bellaire et Salmon, op. laud, p. 200.


3 04 LA M AGIE MORALE

La magie noire aussi bien que la magie bienfaisante, telles que nous en avons expose le formulaire, ne nous sont apparues jusqu'ici que comme poursuivant des fins etroitement utilitaires. Si nous devions etre complet et si ce chapitre n'etait pas deja trop long, il nous faudrait encore citer quelques recettes dont le but a un caractere moral : telles sont les recettes donnees pour devenir cou- rageux (1) , pour acquerir de 1' intelligence^, pour reconci- lier les gens qui se haissent et en particulier les epoux qui ne s'accordent pas (3) , pour faire transiger les plaideurs (4) , pour ecarter les ; suggestions du demon (5) , pour cesser de boire du vin (6) , pour eloigner 1' esprit des plaisirs (7) , pour se repentir d'une mauvaise vie (8) ... II y a meme des rites pour faciliter au mort l'interrogatoire que lui font subir dans la tombe les deux anges Mounkar et Nakir (9) .

II faut observer que les recettes de cette categorie sont peu nombreuses dans les livres de magie ; enfin, on remarquera en se reportant aux textes, qu'elles ont un ca- ractere religieux beaucoup plus accentue que les autres. De plus, il est a noter que la plupart de ces pratiques ont pour but l'acquisition d'unbien, d'ordre moral, il est vrai,

(1) P. ex., El Bouni, op. laud., II, p. 42.

(2) P. ex., El Bouni, op. laud., I, p. 40; III, p. 25.

(3) P. ex., El Bouni, op. laud., I, p. 82; II, p. 67 ; III, p.

(4) P. ex., El Bount, op. laud., II, p. 42.

(5) P. ex.. El Bouni. od. laud.. II. d. 95. — Sovout'i. o,


63.


163.


(4) P. ex., El Bount, op. laud., II, p. 42.

(5) P. ex., El Bouni, op. laud., II, p. 95. — Soyout'i, op. laud., p.

(6) P. ex., El Bouni, op. laud., II, p. 48.

(7) P. ex., El Bouni, op. laud., II, p. 25.

(8) P. ex., El Bouni, op. laud., II, p. 74.

(9) El Bouni, op. laud., II, p. 75.


LA M AGIE DE L A PLUIE 305

mais surtout individuel. La poursuite des biens collectifs appartient avant tout a la religion.

On en trouve une preuve dans 1' absence presque complete de rites magiques pour trouver les sources (1) : c'est que la decouverte des points d'eau, capitale pour la communaute dans les tribus de l'Afrique du Nord, est attribute generalement aux saints et non aux magi- ciens (2) . De meme les rites magiques d'istisqd, destines a amener la pluie, sont excessivement rares ; quand par hasard on les rencontre dans les livres de magie, ils n'ont presque aucun caractere magique (3) . Ils ne se sont conserves que sous forme de ceremonies a caractere de fetes populaires et surtout sous forme de ceremonies re- ligieuses, consacrees par l'orthodoxie : il y a une priere offlcielle de Visdisqd {4 \

Au contraire les rites destines a empecher la pluie de tomber sont assez courants : mais Ils n'ont pas trouve place dans les livres, parce qu'ils sont tout a fait con- traires au bien public ; 1' immense majorite des musul- mans du Maghrib sont agriculteurs et n'ont jamais trop de pluie: il n'y a que de rares categories de travailleurs, comme par exemple les muletiers, qui recherchent la se- cheresse. Aux environs de Merrakech, pour empecher la pluie de tomber, on vole un miroir chez un cultivateur


(1) Delphin, Textes, p. 305, n. 1 . — Cpr. Bekri, Descript. Afr. sep- tent., trad, de Slane, p. 233.

(2) Les exemples sont innombrables. Au hasard : Depont et Cop- polani, Confreries religieuses, p. 143 ; Deporter, Extreme- Sud, p. 396.

(3) P. ex., El Bouni, op. laud., I, p. 33.

(4) Cf. infra, chap. XIII-XIV.


306 CARACTERE INDIVIDUELDE LAMAGIE ACTUELLE

et on le tourne vers le soleil : aussitot le temps se met au beau (1) .

Ainsi la magie, telle qu'elle nous est apparue au cours de cette revue, nous a paru avoir surtout un ca- ractere individuel : cela tient a ce que les livres dans lesquels nous avons puise sont modernes. II y a eu une magie collective, mais elle a disparu, absorbee par la religion, et il n'en subsiste que des debris du genre de Yistisqd populaire, a laquelle nous avons fait allusion plus haut : la magie moderne est exclusivement indi- viduelle, c'est une sorcellerie. Dans la suite de ce livre nous rechercherons et les elements magiques inclus dans la religion et les debris de la magie collective ancienne qui gisent dans le folklore, a cote de l'orthodoxie. Mais auparavant il nous faut definir d'une facon plus precise la religion et ses rapports avec la magie, la sorcellerie et la science.


(1) Recueilli a Merrakech. Autres rites dans Edmond Doutte, Merrdkech, p. 390-391.


CHAPITRE VI


Magie, Science et Religion


Nous avons essay e de montrer qu'il n'y a pas de dif- ference irreductible entre la magie demoniaque et la magie sympathique ; un cas special que nous avons etudie nous a montre comment le rite engendrait le demon (1) : le demon malfaisant est la chose que le rite va detruire, le demon bienfaisant est le rite curatif lui-meme (2) ; si cette evolu- tion n'est pas apparente dans 1' Islam de 1' Afrique du Nord c'est que les etres religieux ont monopolise les influences bienfaisantes, mais il reste ca et la des personnalites demo-


(1) Cf. supra, p. 115-117.

(2) Cf. M. Mauss, in Ann. sociol., Ill, 288 ; cpr. supra, p. 119, n. 1. — La salsepareille, en laquelle on a grande confiance dans nos pays pour le traitement de nombre de maladies et particulierement de la syphilis, est, en Tunisie, appelee Mabrouka et qualifiee de « princesse, fille de prince ». C'est dire qu'elle est consideree comme un genie. Lorsqu'on l'introduit dans une maison, on pousse les cris de joie habituels dans les fetes. Celui qui se traite avec elle, doit, pendant la duree du traitement se faire servir par une jeune fille avenante, entretenir des musiciens, se vetir de rouge, n' employer a sa table que de la vaisselle neuve, ne pas montrer de mauvaise humeur. . . La moindre marque d'egard exciterait la colere de Mabrouka qui se vengerait cruellement. (Vassel, Supersti- tions tunisiennes, mRev. Indigene, 30 sept. 1907, p. 330 331).


308 MAGIES SYMPATHIQUE ET DEMONIAQUE

niaques qui sont a peine islamisees (1) ; enfin, d'autres de- mons ont ete recus tout faits de religions etrangeres ou sont nes sous 1' influence des croyances relatives aux morts (2) .

La magie sympathique se suffit done a elle-meme (3) et la magie demoniaque lui est posterieure : 1' opinion contraire qui fait de la croyance aux demons la base de toute magie (4) et considere les faits de magie sympathi- que comme de simples survivances d'anciens rites de- moniaques (5) semble avoir perdu toute solidite.

C'est done la loi de sympathie qui parait dominer la magie, telle est la conclusion de l'ecole anthropologique anglaise (6) et elle reduit ainsi la magie a 1 ' application d'une loi fondamentale de la psychologie, la loi de 1' associa- tion des idees, soit par ressemblance, soit par contiguite. Cependant, a premiere vue, cette loi semble loin d'expli- quer toute la magie : pourquoi la plante decrite par Ibn et H'adjdj transforme-t-elle le plomb en or plutot qu'une autre ? (7) Pourquoi le cceur de chacal preserve-t-il des


(1) P. ex. Lalla Taqandout, infra, p. 412 ; 1' etude de ces personi- fications est hors du cadre de ce volume, comme nous l'avons dit plus haut.

(2) Hubert et Mauss, Magie, in Ann. sociol., VIII, p. 81-84.

(3) Cf. Lehmann, Abergl. und Zauberei, p. 8-9.

(4) C'est l'ancienne theorie, par exemple celle de Maury, Magie et astrol. dans I 'ant. et au moyen-dge, chap. I.

(5) Witton Devise, Magie, die. and demonol. am. the Hebretea, p. 4, 17 et passim.

(6) Frazer, Golden Bough, 2e ed., Ill, 39, continue toutefois a se- parer le croyance aux demons de la magie sympathique, dont il a ete le theoricien le plus eminent ; il a de nouveau expose se theorie de la magie dans ses Lect. on the earl. hist, of the Kinship, Londres, 1905, p. 37-52.

(7) Cf. supra, p. 79-80.


CARACTEREAFFECITFDELAPENSEEDESPRIMrnFS 309

djinns ? (1) Sans doute il y a la des associations d'idees bizarres qui nous echappent ; il se peut aussi que 1' as- sociation se fasse non pas entre des perceptions mais entre celles-ci et les etats affectifs qui les accompa- gnent ou qui les ont accompagnees une fois, et, dans ce cas, le rapport n'a plus aucun sens pour nous : un individu a eu du bonheur un jour qu'il portait tel ob- jet, et il en conclut qu'en le portant il aura le meme bonheur ; c'est le cas des superstitions des joueurs. II peut encore s'agir d' associations communes a tous les hommes le fiel separe deux amants, parce que la douleur de la separation nous parait amere ; le miel les reconcilie parce que nous disons que la joie d' aimer est douce (2) .

II importe done de tenir suffisamment compte du role preponderant des etats affectifs dans la mentalite du primitif : l'homme et l'homme primitif moins que tout autre ne pense pas qu'avec des images (3) . C'est un defaut de l'ecole anglaise de ne pas avoir suffisamment pris en consideration l'enorme distance qu'il y a entre notre vie mentale avec sa floraison de representations abstraites et celle du sauvage qui est plutot sentie que pensee. Qu'y a-t-il de plus invraisemblable, par exemple, que cette these de Frazer d'apres laquelle l'homme n'aurait edi- fie la religion qu'apres avoir reconnu l'impuissance de


(1) Cf. supra, p. 77.

(2) Fouillee, Psych, des idees-forces, I, p. 222, Ribot, Logique du sentiments, p. 8. .

(3) Voy. Binet, La pensee sans images, in Rev. phil., LV, 28e ann., 1903, p. 138-152


310 LA M AGIE ET LA VIE AFFECTIVE

la magie ? (1) Et ne sent-on pas ce qu'il y a d'artificiel dans cette explication d'apres laquelle le croyant n'aurait in- vente Dieu que par depit ? A priori, on peut dire qu'il n'est pas possible que les choses se soient passees ainsi : le primitif ne portait point de tels jugements, et quand il jetait les fondements premiers de ces grands monuments religieux qui nous etonnent aujourd'hui par leur ampleur, il etait parfaitement inconscient de son ceuvre.

On peut poser ce principe que les procedes domi- nants de l'activite mentale du primitif sont ceux de la psychologie affective. Ainsi s'explique, par exemple, une partie au mo ins des contradictions que Ton y ren- contre ; la vie affective, en effet, est pleine de contras- tes ; les sentiments se succedant par alternatives, la haine et 1' amour dans la jalousie, par exemple ; le desir et le degout sont la fin et le commencement de toute volupte; les caracteres passionnes abondent en contradictions (2) . On ne peut pas ne point tenir compte de ces donnees de la psychologie dans une theorie de la magie ; elles ex- pliquent l'abondance des contrastes dans les pratiques magiques : pour guerir la piqure d'un scorpion, il faut ecraser dessus la bete ; pour guerir la jaunisse, il faut manger du safran et de la carotte (3) . Sans doute la loi de


(1) Frazer, Golden Bough, trad, franc., I, p. 80-82. Cf. les argu- ments presenter contre la theorie de Frazer par Lang, Magic and reli- gion, p. 46 seq., toutes reserves faites d'ailleurs sur la position qu'adop- te ce dernier.

(2) Ribot, Logique des sentiment., p. 15, p. 57.

(3) Croyances plus ou moins generates dans l'Afrique du Nord, comme dans maints autres pays ; cela n'est pas necessairement contra- dictoire avec le theorie de Crawley (inoculation) ; et supra, p. 145.


LA MAGIE TECHNIQUE PRIMITIVE 3 1 1

contraste peut se ramener rationnellement a la loi de similitude : car le semblable qui fait partir le semblable evoque le contraire (1) ; mais ce raisonnement relative- merit complique est-il vraiment a la portee d'un sau- vage ? Nous preferons croire que la logique du sauvage est avant tout ce que Ribot a appele la logique des sen- timents. Dans cette logique les contradictions rationnel- les abondent, car elles, ne sont pas des contradictions au point de vue affectif : le plaisir et la douleur ne sont contraires qu'en, tant que l'intellect les pose ainsi (2) . Or chez rhomme primitif l'intellect est encore dans l'en- fance.

L' incapacity du primitif a deduire un raisonnement est bien connue ; au lieu de proceder par raisons logi- ques, il procede par impulsions. C'est un sensitif. Mais il a des besoins et il a des desirs ; il lui faut lutter con- tre le froid, la faim, les fauves, et alors il imagine des moyens et des outils ; seulement chez lui la conclusion, le resultat desire est pose d'abord, il invente ensuite des moyens termes, et il reussit plus ou moins bien ; lorsqu'il poursuit un but tel que le succes soit facile a verifier, II Invente une technique, la peche, la chasse ; mais dans les moyens qu'il a inventes, il ne distingue pas toujours 1' element qui est efficace et Taction utile de celui-ci est melangee a des pratiques dont nous voyons l'inutilite et que nous qualiflons de magiques ; en particulier pour certains cas, ou le lien de causalite est difficile a saisir, par exemple 1' amelioration de la sante, il continue a user


(1) Hubert et Mauss, Magie, loc. cit. p. 81.

(2) Ribot, La psychologie des sentiments, p. 49 seq.


312 LA M AGIE TECHNIQUE PRIMITIVE

de pratiques qui nous semblent irrationnelles, mais qui sont de veritables essais, des inferences spontanees : pourquoi use-t-il de telle pratique plutot que de telle autre ? Le lieu, le moment, son temperament, ses emo- tions lui suggerent des associations de sentiments, in- concevables pour nous, qui dictent son choix ; ainsi se fixent dans la conscience collective des representations, absurdes au point de vue rationnel et dominees avant tout par le desir d'aboutir : c'est la magie (1) .

Precisons un peu. Avec Hubert et Mauss, nous dirons « La magie est le domaine du desir La ma- gie est un systeme d' induction a priori operees sous la pression du besoin par des groupes d'individus (2) ». Caractere affectif de la tendance, caractere pratique du but, voila deux points acquis. La magie est done avant tout une technique ; dans beaucoup de langues le mot qui la designe vient de la racine signifiant « faire, agir »; pour le groupe semitique, il en est ainsi du mot epichou, terme general pour designer la magie en as- syrien (3) ; mais les mots arabes se rattachent a d'autres racines (4) .

La magie etant une technique, il semble qu'elle im- pliqua la presence de l'idee de cause et d'effet, et que la pratique doive etre consideree comme necessitant le resultat. Nous avons vu que ce caractere de necessite


(1) Cpr. Ribot, op. laud., p. 49-50, 53, 105. — Voy. les recettes magico-medicales donnees plus haut, p. 221-225.

(2) Hubert et Mauss, loc. cit., p. 177, 128.

(3) Fossey, Magie assyrienne, p. 43.

(4) Arg. cependant du sens de 'azama (vol. supra, p. 130-131).


LA MAGIE N'EST PAS UNE SCIENCE 313

est general ; est-il absolu ? On peut en douter (1) . La mul- tiplicity des rites que Ton peut egalement employer pour un meme objet pourrait faire croire que non ; d' autre part on voit a chaque instant les magiciens declarer que tel rite est meilleur qu'un autre, que tel rite est le plus efficace de tous, que si un rite ne reussit pas il faut em- ployer tel autre.

En realite, le sauvage n'a pas encore la notion de la relation invariable entre la cause et l'effet ; s'il avait cette notion, la science serait fondee. Ses representations sont beaucoup plus confuses et sa pratique se meut en- core dans le domaine obscur de l'affectivite. Nous pen- sons done qu'on ne peut pas dire avec Frazer et Jevons que la magie est une science fausse (2) , au moins dans ses origines : elle n'est qu'une pratique, mal adaptee a son but et plutot sentie, que percue (3) .

Bien plus, non seulement la magie sympathique n'est pas une science, mais, bien que, dans une certaine mesure, on puisse lui rattacher la magie demoniaque, elle n'est pas la magie toute entiere. Autrement dit, il y a dans la magie autre chose que le rite de sympathie : Hu- bert et Mauss dans leur Theorie generate de la magie que nous avons citee deja beaucoup de fois, ont a notre avis definitivement etabli ce point. Si la magie imitative etait toute la magie, pourquoi la complication habituelle du


(1) Cf. supra, p. 64, n. 2; p. 130, n. 2.

(2) Fraser, Golden Bough, trad, franc., I, p. 61 seq; Jevons, An introd. to the hist, ofrel., p. 163. II est etonnant que Ribot, op. laud. p. 109, suive Fraser sur ce point.

(3) Cpr. ce que dit Sal. Reinach de rapriorisme du tabou in My- thes, cultes et rel, II, p. 19-20.


3 14 LA MAGIE N'EST PAS UNE SCIENCE

rite que nous avons constatee ? on nous dit qu'elle n'est pas primitive (1) : nous avons expose que, comme Hubert et Mauss, nous croyons, au contraire, qu'elle l'est (2) : elle est une floraison de pratiques imaginees pour satisfaire au desir et se multipliant tumultueusement. Telle est 1' impression que nous donnent et nos propres recherches dans l'Afrique du Nord et la lecture des textes arabes de magie.

Or, si la sympathie expliquait tout, le rite au lieu de se surcharger de details inutiles devrait se simplifier ; il devrait se reduire a 1' imitation de plus en plus stricte

il n'en est rien, les exemples que nous avons cites le

montrent surabondamment. Pourquoi ces paroles ma- giques, ces conditions d'isolement, cette recherche des objets rares et difficiles a se procurer, ces precautions innombrables, cette frayeur constante, s'il n'y a la qu'un procede d' allure scientifique ?

Si on entoure le rite principal de tant de rites ac- cessories, si on prend tant de precautions, si on eprouve une crainte mysterieuse, c'est que dans la magie on manie des forces speciales, qui sont proprement magi- ques. « Les ames douees de pouvoir magique, dit Ibn Khaldoun, peuvent se ranger en trois classes la premiere comprend celles qui exercent une influence par la seule application de la pensee, sans avoir recours a aucun


(1) Fossey, Magie assyr. p. 91, par exemple trouve que les re- cettes de la magie assyrienne n'affectaient point 1' extraordinaire et le surnaturel ses recettes etaient le resultat de deductions a priori dont la logique paraissait indiscutable ou dont 1' experience avait demontre la valeur et l'infaillible puissance. Cf. p. 101 et toute la conclusion.

(2) Cf. supra, p. 66-67 '.


LA FORCE MAGIQUE 3 1 5

instrument et sans aucune aide. C'est la ce que les philo- sophies designent par le terme de magie (sih V) (1) ». Puis, decrivant l'envoutement, apres avoir dit que le sorcier fait un noeud et crache, pour manifester son intention, il ajoute: « Par suite de cette intention et de ces noms (ma- giques) malfaisants, un esprit (rouh ') mauvais s'echappe avec sa salive, etc. ... » (2) Plus loin encore Ibn Khaldoun, apres avoir parle de Taction du moral sur le physique, explique que « puisque l'ame peut agir... sur le corps auquel elle est jointe..., il est permis de croire qu'elle exerce une influence semblable sur d'autres corps que le sien » (3) . En un mot Ibn Khaldoun pense que 1' intention du sorcier est une force active qui peut rayonner autour de lui.

« Parmi les ames, dit Mas'oudi, il y en a dont la for- ce l'emporte dans l'homme sur la force du corps ; il yen a d'autres, au contraire, dont la force est inferieure a la force du corps... Voila pourquoi les devins ont ete affliges de defectuosites corporelles et de difformites exterieures, comme nous l'avons appris de Chiqq, Sat'ih', Semlaga, Zaouba', etc... » (4) . On sait en effet que tous les primi- tifs admettent une relation entre la puissance magique d'une part et la maigreur, la debilite du corps de 1' autre ;


(1) Ibn Khaldoun, Prolegomenes, III, ed. Quatremeres, p. 126 ; trad, de Slane, p. 174-175 : J'ai modifie legerement la traduction pour serrer le texte d'un peu plus pres.

(2) Ibn Khaldoun, op, laud., Ill, p. 129 du texte, 177-178 de la trad. J'ai cru pouvoir modifier cette derniere et adopter la lecon an- niyya suggeree par de Slane dans la n. 8 de la p. 177.

(3) Ibn Khaldoun, op. laud., Ill, p. 1 33 du texte, 1 82- 1 83 de la trad. (4)Macoudi,Praz'n'es d'Or, trad. BarlierdeMeynard,III,p. 35 1-352.


316 LA FORCE M AGIQUE

c'est la le fondement de l'ascetisme dans les grandes re- ligions comme le bouddhisme et le christianisme (1) .

Le sorcier done projette hors de lui se volonte : c'est ainsi que le sauvage, obsede par le desir, objective ce de- sir^ et cherche a en faire une realite materielle, et agis- sante. C'est cette force qui peut s'exterioriser, s'attacher aux objets, preexister meme en eux, qui est le magique par excellence (3) . Hubert et Mauss ont montre que c'est la le mana des Malais, Yorenda des Hurons, le manitou des Algonquins (4) , etc. ... : c'est aussi le nefQt le rouh' (deux mots qui veulent dire esprit, souffle) dont parle Ibn Khaldoun (5) . C'est en effet au souffle, e'est-a-dire a ce qu'il connait de plus leger, de plut, subtil que le primitif identifie ses impulsions et ses tendances : souffle, parole, chant, tout cela est 1' expression du desir et le desir lui- meme (6) . Nous avons deja fait plus haut (7) allusion a la vertu magique du souffle ; on trouverait la trace de cette croyance jusque dans l'orthodoxie musulmane : Maho- met soufflait dans ses mains et s'essuyait avec elles, en particulier quand il allait se coucher ; il ordonnait meme a


(1) Van Gennep, Mythes et legendes dAustralie, p. LXXXV ; p. 136, n. 2.

(2) Cf. Marett, From spell to prayer, in Folklore, XV, 1904, p. 142 seq.

(3) Cf. Marillier, art. Religion dans Grande Encyclopedie, p. 350- 351 ; Blau, Altjud Zauberw, p. 17.

(4) Hubert et Mauss, loc. cit., p. 108 seq.

(5) Cpr. Guerinot, Culte d. morts ch. I. Hebreux, in J own. Asiat., nov.-dec. 1904, p. 442.

(6) Cf. Van Gennep, op. laud , p. 24, n. 2.

(7) Supra, p. 103.


LE MAUVAIS CEIL 317

6 Aicha de faire ainsi, il faut souffler en se reveillant lors- qu'on a eu un mauvais songe (1) .

Cette force magique que Ton canalise avec soin, dont on redoute 1' influence est 1' agent actif de tout acte magique. Bien plus il y a toute une magie qui est comme depourvue de rite et ou cette force se trouve pour ainsi dire nue et plus facile a observer qu'ailleurs. Je fais al- lusion aux faits, universellement repandus et considered comme essentiellement magiques, que Ton groupe sous

r

V expression de « mauvais ceil ». Etudions un instant ces faits chez les musulmans et specialement chez ceux de 1' Afrique du Nord (2) .

Le mauvais ceil s'appelle en arabe 'ain, c'est-a-dire ceil, ou encore naz'ra, c'est-a-dire regard, ou encore nafs, qui est souffle, esprit^ ; l'individu qui a le mauvais


(1) Qast'ellani sur Qah 'th'de Boukhari, Will, p. 387-394.

(2) Sur le mauvais oeil en general voir Hartland, Legend ofPeraeus passim (s. v. « evil eye » a l'index et les references donnees dans le t. Ill, p. 146) ; la monstrueuse compilation de Tuchman, La fascination, se poursuit a travers tous les volumes de la collection de Melusine ; une se- rie de references utiles se trouve dans Chauvin, Bibl. ouvr ar., v, p. 161 ; pour le mauvais oeil chez les Juifs anciens, voy. Blau, Altjud. Zauberw., p. 152-156 ; chez les anciens arabes, Goldziher, Einige arab. Auerufe und Form., in W. Z. K. M., XVI, p. 140 seq.; dans l'Orient classique, Kremer, Kulturgesch. Or, II, p. 253 ; dans l'Egypte contemporaine, Lane, Modern Egypt., 1895, p. 71, 160; dans la Palestine, Lydia. Eino- zler, Dos bosse Auge, Z. D. P. V., XII, 1889, p.200-222 ; pour l'Afrique du Nord, on peut consulter : Vassel, Litt. pop. israel. tua., in Rev. tun., XII, 1905, p. 549-551 ; id., Superst. tunis., in Rev. Ind., 30 sept, 1907, p. 323-325; Karl Narbeshuber, Aus d. Leb. d. arab. Beouelk, in Sfax, in Veroeffentl d. staedt. mus.f. Voelkerk. zu Leipzig, H. 2, p. 24-26 ; Despar- met, Arabe dialectal, 2e per., p. 158-161; Westermark, The mag. orig, of moorish designs mJourn. of anthrop. Inst., XXXIV, 1904, p. 211-213 ; et surtout Bel, La Djazya, mJourn. Asiat, 1903, p. 359-365.

(3) Goldziher, op. laud., p. 140.


318 LE MAUVAIS CEIL

oeil est appele ma'idn : « Le ma'idn, dit Qast'allani' lorsqu'il regarde avec en vie quelque chose (objet ou homme) qui lui plait, occasionne a ce qu'il regarde un dommage... La question de savoir si son oeil decharge sur ce qu'il regarde quelque substance invisible, com- me le poison qui se degage de l'ceil de la vipere, n'est pas resolue, c'est seulement une chose probable » (1) . La croyance populaire est actuellement dans l'Afrique du Nord, conforme a cette definition; l'individu qui a le mais ceil s'appelle toujours ma'idn, tandis que celui qui est frappe du mauvais ceil est le mout 'aien (en arabe classique mesfou '). II suit de la que pour que le mauvais ceil opere la presence du ma 'idn est necessaire (2) .

Le passage rapporte plus haut montre que 1'ceil de certains animaux est redoute, en particulier celui de la vipere (3) ; le gecko, vulgo tarente, petit lezard inoffen- sif, est redoute pour la meme raison en maints pays de l'Afrique du Nord. II en est question dans les textes orthodoxes et des h 'adith rapportent que Mahomet l'a appele « fouwai'saq » (petit malfaisant) (4) . Mais c'est surtout le mauvais ceil de l'homme que Ton craint ; na- turellement celui des djinns est encore plus dangereux : « II est plus percant que le fer d'une fleche » (5) , disent les


(1) Qast'allani, sur Boukhari, Qah 'th ', Caire, 1305, VIII, p. 390,

(2) Cf. El Khazin, Comm, du Cor an. Caire, 1313, IV, p. 333 (sub LXVIII, 51).

(3) Sur les singulieres proprietes de l'ceil de la vipere, cf. Ed Da- miri, H'aydt et h 'aiaouan, I, p. 24 ; El Qazouini, 'Adjdib el makhlouqdt, a la marge du precedant, II, p. 275.

(4) Boukhari, trad. fr. II, p. 455 ; Qast'allani, op. laud., V, p. 311.

(5) Qast'allani, op. laud., VIII, p. 39.


LE MAUVAIS CEIL 319

auteurs. Mais on y a moins sou vent affaire qu'a celui de l'homme.

Que Ton ait cru a 1' influence du regard, cela ne peut nous etonner puisque la litterature est encore plei- ne des survivances d'une pareille croyance. D'ailleurs cette influence est en partie reelle, comme nous le mon- trent les faits classiques de l'hypnotisme ; les yeux sont enjoleurs, ensorceleurs, caressants, insinuants, cruels, funestes, etc. ... Des expressions comme « devorer des yeux » sont encore courantes et on n'en flnirait jamais s'il fallait citer tout ce que les poetes ont ecrit sur la magie du regard de deux beaux yeux. II est justement remarquable que les beaux yeux (1) , les yeux clairs ou les yeux tres sombres sont surtout redoutes, et d'une maniere generale les yeux qui offrent quelques particu- larites, ceux qui ont des paupieres longues ou au-des- sus desquels les sourcils se joignent (2) , ceux qui sont bleus, particulierement dans les tribus ou il n'y a pas de blonds (3) . On craint aussi l'ceil qui regarde dans le va- gue, le regard de l'homme distrait; nos indigenes disent du distrait dont le regard est fixe et comme lointain : ikhzerfi iblis, « II regarde le diable ».

Mais le regard a lui seul ne constitue pas le mauvais ceil, il n'est que la manifestation d'un desir le plus sou- vent mauvais. Le regard n'agit pas par lui-meme, il n'est qu'un intermediaire : derriere un ceil qui petille, il y a toujours quelque malice; derriere l'ceil du ma'idn, il y a


(1) Nurbeshuber, op. laud., p. 24.

(2) Cf Blau, Atdjud. Zauberw, p. 34, p. 153.

(3) Cf. Wsetermarck, op. laud., p. 211.


320 LE MAUVAIS CEIL

l'envie. C'est elle qui est avant tout 1' element actif du mauvais oeil ; le ma 'idn qui trouve une chose belle, la gate, la fait deperir si c'est un etre vivant et final ement la tue. II n'est pas necessaire qu'il exprime son admiration; s'il voit une vache et qu'il pense que c'est une belle bete et qu'il voudrait bien la posseder, elle tombe malade ; s'il voit un enfant bien portant et qu'il souhaite en avoir un semblable, 1' enfant tombe malade et on meurt ; s'il voi un bel habit et qu'il l'envie, l'habit se dechire, etc. ... (1) . A Mogador, un homme qui avait le mauvais oeil se promenait; rencontrant une grosse pierre, il s'ecria : « quelle grosse pierre » ! La pierre eclata et se fendit en trois morceaux (2) . L'origine de ces malefices est evi- demment l'envie mechante, passion si violente chez les primitifs. Lorsque dans l'avant-derniere sourate du Co- ran, Mahomet dit : « Je me refugie pres de Dieu contre le mal que fait l'envieux quand l'envie le possede » (3) , c'est ou mauvais oeil qu'il fait allusion : envie et mau- vais oeil, c 'est tout un. Le regard ou le desir pour le pri- mitif sont une seule et meme chose, une force, qu'il ne pose d'ailleurs pas comme materielle ou immaterielle,


(1) Desparmet, op. laud., p. 159 ; sur le mauvais oeil faisant perir les bestiaux, voir les commentaires du Coran, sub LXVIII, 51 ; p. ex. El Khazin, IV, p. 383 ; le caractere envieux du mauvais oeil est bien mar- que dans ce texte, Voy. egalement dans Ibn Khaldoun, Prolegomenes, III, p. 181, les Ba'ddjin, qui decimaient les troupeaux par le mauvais oeil. Cpr. la curieuse coutume du droit de bdb Allah dans les ventes des bestiaux au Maroc et l'explication qu'en donnent Michaux-Bellaire et Salmon, in Arch, mar., VI, 1900, p. 258-259.

(2) Recueilli a Mogador ; mon informateur n' avait pas vu le lait, mais il a vu la pierre eclatee, dans 1'ile de Mogador !

(3) Sour. CXIII, V v.


LE MAUVAIS CEIL 321

car il ignore cette distinction, due a la subtilite des me- taphysiciens.

C'est bien pis quand l'envie s'exprime par des louanges : aussi nos indigenes craignent-ils les compli- ments, surtout quand ils viennent d'un inconnu, car il se peut qu'il ait le mauvais ceil (1) . C'est la sans doute qu'il faut voir l'origine d'un usage general dans l'Afrique du Nord : celui de donner a l'hote l'objet qu'il a loue a haute voix ou dont il a montre qu'il avait envie. On met aujourd'hui cette coutume au compte de la generosite, mais il semble bien qu'elle ait l'origine que nous indi- quons ; tout au mo ins la croyance au mauvais ceil a-t-elle influence et renforce cet usage. Si on recoit de quelqu'un des compliments et qu'on craint que celui qui les fait ait le mauvais ceil, il faut prononcer mentalement quelque formule a vertu deprecatoire, par exemple la priere sur le Prophete, galdt 'ala nnabi : « Mon Dieu accorde be- nediction et salut a Notre Seigneur Mahomet » (2) .

Naturellement toute chose, toute personne est d'autant plus exposee au mauvais ceil qu'elle est bonne et belle. Dons l'antiquite arabe, les beaux jeunes gens ne s'en allaient en public, au marche par exemple, que le vi- sage couvert d'un voile (3) . Peut-etre est-ce la l'origine du voile; la femme serait plus souvent voilee que l'homme parce qu'elle est specialement exposee aux convoitises de celui-ci, ou peut-etre aussi parce que, reputee depo- sitaire de forces magiques et dangereuses, on 1' oblige


(1) Cf. Narbeshuber, op. laud., p. 24.

(2) Bel, op. laud., P. 361, n. 2.

(3) Nombreuses references aux textes dans Wellhausen, Reste ar. Held. p. 196, n. 1.


322 LE MAUVAIS CEIL

a se voiler pour annihiler ses effluves redoutables (1) . Les deux interpretations d'ailleurs ne sont pas contradictoi- res.

Telle est la croyance officielle au mauvais ceil : elle est de dogme dans 1' Islam, car le Prophete a dit : « Le 'din est une realite » (2) . On a rapporte au mauvais ceil le verset du Coran ou il est dit : « Peu s'en faut que les infi- deles ne t'ebranlent par leurs regards quand ils entendent reciter le Coran, et qu'ils ne disent : « c'est un possede ». Les commentateurs du Coran refutent a ce propos les arguments des rationalistes musulmans qui ne croyaient pas au 'din ; ils ajoutent que les Banou Asad etaient con- nus pour leur mauvais ceil et que les infideles prierent l'un d'eux d'exercer sur Mahomet son funeste pouvoir ; mais Dieu protegea son envoye (3) .

Comme Ten vie est un sentiment dont on n'est pas maitre, il faut s'attendre a ce que le ma'idn ne soit pas juge. necessairement responsable de ses mefaits Tel est 1' opinion dTbn Khaldoun (4) et la question de la punition du ma 'idn est controversee par l'orthodoxie : d'apres les uns, il est responsable du dommage qu'il cause; s'il cau- se la mort il encourt la peine du talion, sauf composition pecuniaire ; si ses mefaits se repetent au point de devenir une habitude, il est considere comme un apostat et puni comme tel ; d'apres Ech-Chafi'i, au contraire, il n'encourt


(1) Cf. Westermarck, op. laud., p. 211-212 ; Tuchmann, Fascina- tion in Melusine, IX, p. 82 et n. 8.

(2) Qast'allani sur Boukhari, Qah 'th ', VIII, 891 .

(3) Voy. les commentateurs sub sour. LVIII, 51 ; p. ex. El Khasin, IV, 333.

(4) Ibn Khaldoun, Prolegomenes , III, p. 187.


PROPHYLAXIE DU MAUVAIS CEIL 323

ni le talion, ni la peine reservee a l'apostat, car il n'y a, a proprement parler, aucun acte emanant de lui dans son mefait (1) .

Je passerai rapidement sur les remedes magiques em- ployes contre le mauvais oeil ; nous avons deja suffisam- ment etudie les rites magiques pour n' avoir pas a revenir sur ce sujet (2) . Le premier moyen de defense qui se pre- sente a l'idee, c'est de se proteger par un voile ; mais en dehors de ce moyen tout defensif il y en a d'autres qui ont un caractere plus actif : on peut, par exemple, opposer au mauvais ceil un autre ceil dont le regard neutralisera 1' in- fluence malfaisante du premier. II est vraisemblable que nombre de dessins indigenes d' aspect geometrique ont figure primitivement un ceil et etaient destines a ecarter Xdijettature ; un grand nombre de representations antiques de ce genre nous sont parvenues (3) ; non seulement on re- presentait Pceil, mais on dessinait une figure entiere aussi grimacante que possible : c'est le Gorgoneion ou tete de Meduse (4) . Un auteur contemporain a meme voulu expli- quer par 1'ceil un grand nombre de, motifs ornementaux des Berberes peut-etre y a-t-il la quelque exageration (5) .

A defaut de l'ceil, tout ce qui est brillant, gemme,


(1) Qast'allani sur Boukhari, Qah 'th ', p. 391.

(2) Voir dans Soyout'i Rah 'ma, p. 56-58, un chapitre de recettes magiques pour se proteger du 'ai'n.

(3) Vol. Tuchman, La fascination in Melusine, VIII, 1897, p. 55, seq. — Le fascinum curatif contre le fascinum, voy. Huvelin, in Ann. Univ, Lyon, Nouv. ser., II, Droit-Lettres, Melanges Appleton, 1903, p. 423, n. 4.

(4) Enorme bibliographie du Gorgoneion, cf. Tuchman, op. laud., inMelusinelX, 1893-1895, p. 155-165.

(5) Westermarck, op. laud,, p. 220 seq.


324 PROPHYLAXIE DU MAUVAIS CEIL

verre, metal peut jouer le meme role (1) et il n'est pas douteux que la parure primitive n'ait ete en partie une manifestation de cette croyance.

Les fumigations odorantes passent aussi pour dis- siper les effluves du mauvais oeil (2) . Le feu applique sur la peau avec un fer rouge est egalement recommande contre le 'ain et, dans certaines tribus il y a des con- tre-sorcieres, nominees kouwwdya, qui appliquent cette medication aux enfants ensorceles (3) . La vertu magique des brulures au fer rouge etait deja connue des anciens Arabes, car Mahomet, tout en la reconnaissant comme un remede efflcace en a, sinon defendu, absolument, du moins deconseille l'emploi (4) . Enfin le sel et l'alun sont aussi generalement employes dans 1' Afrique du Nord au cours de ceremonies destinees a desensorceler les indi- vidus frappes du mauvais ceil et dans lesquelles le rite le plus remarquable est celui qui consiste a faire tourner le sel ou l'alun autour de la tete (5) .

La corne qui est un organe de defense est par magie imitative un preservatif du mauvais ceil; dans le Sahara, on place des cornes et des cranes entiers au-dessus de 1' entree des maisons (6) , au Maroc comme en Algerie et


(1) Cf. Vassel, op. laud., in Rev. tun., mai 1906, p. 219-220 ; Cf. supra magie des gemmes, p. 222.

(2) Cf. Snouck Hurgronje, Mekka. p. 122 ; supra, p. 72 ; infra, chap. XVI.

(3) Cf. supra, p. 22.

(4) Qastallani sur Boukhari, Qah 'th ', VIII, p. 361-2, p. 371.

(5) Cf. Desparmet, op. laud., p. 160, etsurtoutBel, op. laud., p. 362.

(6) Certeux et Carnoy, Algerie tradit., p. 159 ; Vassal, op. laud. in Rev. Tun., juillet 1906, p. 348-350 ; cpr Lefebure, Le Bucrdne, in Sphinx, X, p. 67-129.


PROPHYLAXIE DU MAUVAIS CEIL 325

en Tunisie on porte sur soi dans le meme but des de- fenses de sanglier (1) . Le croissant, employe parfois con- curremment avec la main de Fatma (2 \ dont nous allons parler, est sans doute en rapport avec la paire de cornes, d'une part, et, de 1' autre, avec le fer a cheval, talisman egalement frequent contre le mauvais ceil et qui semble reunir, a raison de sa matiere, de sa forme et de sa fonc- tion, les vertus magiques de plusieurs symboles : corne, croissant, main, et celles du fer a cheval, animal domes- tique et primitivement sacre (3) .

Mais le symbole protecteur entre tous, c'est la main et surtout la main largement projetee en avant, comme lorsque Ton fait le geste d'ecarter quelque chose. D'abord la main, l'organe de Taction par excellence, est naturel- lement un symbole de puissance : en hebreu comme en arabe iad veut dire a la fois main et puissance : la main blanche de Moi'se avec laquelle ce Prophete operait ses prodiges est celebre dans les legendes musulmanes (4) .


(1) Drummond Hay, Maroc etses tribus nomades, p. 106 ; Vassel, op. laud., mRev. Tun., novembre 1905, p. 551; mai 1906, p. 229-232.

(2) Cf. Vassel, op. laud., mRev. Tun., novembre 1905, p. 531; mai 1906, p. 288-229.

(3) Cf. supra, p. 4 ; Lawrence, Magic of the Horse-shoe, p. 16-18, 18-26,58-65,68-88.

(4) Voy. les references donnees dans Reinaud, Monuments, I, p. 156 ; cf. une note interessante de Maury, Essai a. I. leg. pieuses, p. 114; sur la representation de la main de Dieu au moyen-age, voy. Gaidos, Et. de myth gaul., 1886, I, p. 79-80. Goblet d'Alvielle, Migr. d. symb., Pa- ris, 1891, p. 32-35. C'est sans doute aussi comme symbole de puissance que le phallus est si universellement employe comme talisman contre le mauvais oeil et par suite aussi, connu d'une facon generale, comme porte- chance. Cpr. en latin le mot fascinum est le sens primitivement magique du mot obscenus, Huvelin, op. laud., p. 418, n° 6 ; p. 419, n° 1.


326 PROPHYLAXIE DU MAUVAIS CEIL

Dans toute l'Afrique du Nord, chez les juifs comme chez les musulmans, il est courant de voir sur les portes une main peinte les cinq doigts ecartes (1) . Lorsque Ton rencon- tre un individu de qui Ton craint le mauvais ceil on lui pre- sente la main ouverte ; d'autres presentent deux doigts, ce qui semble evoquer l'idee de crever les deux yeux (2) : tout ce qui est pointu du reste peut etre utilise non seulement pour se defendre du mauvais ceil, mais pour blesser autrui de loin ; de la vient la crainte qu' inspire 1' index etendu di- rige contre une personne ; le nom de 1' index (sabbdba) en arabe est d'ailleurs en rapport avec la racine d'un verbe qui signifie « percer » et « insulter » (sabba) et nous avons deja indique le caractere primitivement' magique de l'injure (3) .

La main est une amulette extremement repandue chez nos indigenes : on porte sur soi des mains en argent, en or, dites mains de Fatma par les Europeens et con- nues des musulmans sous le nom de khams, khoms, du mot khamsa qui veut dire cinq, par allusion au nombre des doigts : cette representation, deformee de differen- tes facons, a fourni de nombreux types de bijoux (4) ; de


(1) Cela est rapporte dans tous les livres qui parlent des coutumes algeriennes ou tunisiennes. Voy. dans Tuchman, op. laud., in Melusine, VIII, 1897, p. 64, n. 5, une liste de ces references suffisamment longue et qu'on pourrait tripler, d'ailleurs sans aucune utilite. J'ajouterai seule- ment Pallary, in A. F. A. S., XX, 1891, t. 1, p. 270 et II, p. 660-657.

(2) Cf. Delphin, Textes d 'arabe par le, p. 162, a. 28 ; of. Vassel, op. laud., in Rev. Tun., mai 1906, p. 221.

(3) Goldziher, Abhandl., II, p. 56-57 ; supra, p. 105-106 ; sur 1' in- jure prophylactique du mauvais oeil, voir references dans Huvelin, in Mel. Ch. Appleton, Ann. Univ. Lyon, nouv. ser., II, 1903, p. 397, n. 4.

(4) Vassel, in Rev. Tun., mai 1905, p. 550; mai 1906, p. 220 ; Ro- bert, Arabe tel qu 'il est, p. 33 ; Gouv. Gen. Alger, Cat. descript. ill. ouvr or et arg.., fig. 47, 48, 79,156 ; Eudel, Orfevr. alg. et tun., p. 253-254.


PROPHYLAXIE DU MAUVAIS CEIL 327

meme 1' intersection ou le parallelisme de cinq lignes est un theme d'ornementation courant (1) .

Mais II y a mieux : puisque les cinq doigts sont le preservatif du mauvais ceil, il suffira de les nommer ; ef- fectivement en tendant la main pour repousser lajettatu- re, ont dit : khamsafi 'aihek, c'est-a-dire: « cinq (doigts) dans ton ceil ». Puis le mot khamsa seul a absorbe tout le pouvoir magique : et comme il est destine a repousser les malefices, il est devenu inconvenant et de mauvais augure de le prononcer dans la conversation. On dit 'addat ieddek, le nombre de ta main, ou bien arba 'a ou oudh 'ad, quatre et un. Enfin le jeudi, qui est le cinquie- me jour de, la semaine, est particulierement favorable aux operations magiques qui ont pour objet de combat- tre le mauvais ceil : c'est ce jour-la que Ton va en zidra (pelerinage) au sanctuaire des saints reputes pour guerir en pareil ces (2) . Les croyances relatives a la prophylaxie du mauvais ceil sont venues ainsi renforcer le caractere primitivement magique du nombre 5 (3) .

Cet ensemble de faits superstitieux relatifs au mau- vais ceil est particulierement propre a nous eclairer sur la nature de la magie; ce n'ost pas une categorie speciale de faits magiques : les maux causes par le mauvais ceil sont vagues et indetermines ; nous sommes en presence


(1) Voyez-en une serie dans Westermarck, op. laud., p. 213 ; de la, l'emploi du tatouage contre le mauvais oeil, id., p. 214. — Sur la main comme amulette voy. Lefebure, La main de Fatma, in Bull. Soc. Geog. Alg., 1907, 4e trim., p. 411-417, avec nombreuses references.

(2) Desparmet, op. laud., p. 150.

(3) Voy. supra, p. 1 83- 1 84 ; cpr. Tachman. Fascination, inMelusine, VIII, p. 58; Vassel, Superst. tunis., mRev. Ind., 30sept. 1907, p. 325-326.


328 LE MONISME DES PRIMITIFS

d'une magie rudimentaire, aussi simple que possible (1) . Nous constatons qu'a la racine de 1' operation magique il y a un desir violent, que le primitif ne sait pas maitriser, accompagne de representations plus ou moins intenses, et qu'il projette le tout au dehors de lui (2) ; ce desir ainsi objective, il le concoit comme une force occulte, trans- missible a distance, Win, rouh ', nefs, mana ; cette volon- te qu'il projette ainsi au dehors de lui, il 1' accompagne d'un geste, car l'intensite de la representation determine ce geste : c'est la loi classique de psychologie, a savoir que l'idee du mouvement n'est que le mouvement qui deja commence et ce mouvement, c'est tout simplement le geste mimique, c'est-a-dire le rite de magie imitative ou le signe phonetique de la representation, c'est-a-dire le nom. D'ou la vertu hautement magique du mot (3) .

Ainsi la magie, c'est « Taction sur le dehors par le dedans » (4) . Le primitif n'a pas fait encore une distinc- tion suffisante entre le sujet et l'objet ; il ne se differen- cie pas de l'univers. Sa metaphysique est une sorte de monisme « qui n'est ni materialiste ni idealiste, mais indifferencie » (5) . Ce rouh \ ce mana, cet influx magi- que, identique au desir et a la crainte, a la volonte, c'est a la fois la tendance, la representation et le , pheno- mene reel ; « des qu'il est realise il se realise integrale-


(1) Cf. H. Hubert, in Ann. sociol, VII, p. 277.

(2) Cf. Hubert et Mauss, Theorie mag., in Ann. sociol., p. 126, 18 et passim ; cpr. 1' article de Marett, cite plus haut. Vassel a apercu cela, op. laud., p. 550.

(3) Cf. Marett, op. laud., p. 150.

(4) Marillier, in Rev. Hist. Rel, XXXVI, p. 343.

(5) Crawley, Mystic Rose, p. 3-4.


LA MAGIE N'EST PAS UNE SCIENCE 329

ment. » (1) ; voila pourquoi il agit a distance^. Et cette volonte d'acquerir un bien ou de fuir un mal qui est pri- mitivement identique a son objet, ce sera plus tard dans la religion orthodoxe V intention, cette Intention qui est 1' element essentiel de toutes les actions, la niyya de la theologie, musulmane et qui lorsque la religion aura acheve de revetir le caractere moral qui lui est propre (3) sera ce que vous appelons la « bonne foi ». II est au moins tres singulier et, bien que nous n'osions en ti- rer la conclusion ainsi apparente, nous ne pouvons pas nous empecher de remarquer que le mot niyya signifie a la fois : intention, distance, action de se transporter a distance et « chose qui doit necessairement etre faite », c'est-a-dire tout ce qui caracterise la magie (4) .

Mais la force magique, le 'aih, le mana, est-ce une force normale ? non, ce n'est pas une force habituelle, le sauvage la redoute ou la venere, ne la met en jeu que dans des conditions singulieres ou ne la prete qu'a des personnages exceptionnels comme nous l'avons vu. Le naturel et le surnaturel, le profane et le magique ne se confondent pas comme l'a dit Frazer (5) ; le primitif ne considere pas le rite magique comme un acte quelcon- que (6) ; la magie n'est pas une science, comme le veut


(1) Hubert, Et somm. d. 1. represent, du temps d. 1. relig. et 1. magie. (Ec. prat, des Hautes etudes, Paris, 1905), p. 1.

(2) Cf. Crawler, Mystic Rose, p. 81-85.

(3) CI. infra, p. 334-335.

(4) Cpr. Crawley, Mystic Rose, p. 304-305, 112-123.

(5) Frazer, Rameau d'or, ed. franc., 1. 1, p. 64 seq.

(6) CI. Marett, op. laud., p. 153; Westermarck, Social relations, in Social Pap., II, p. 144 ; Lagrange, Relig. sem., p. 12-13.


330 LA GENESE DE DIEU

Frazer, ou du moins c'est deja une science occulte (1) , ou le desir domine la raison et ou la conclusion pratique conditionne les premisses.

Resumant tout ce qui precede nous dirons que la magie, inventee sous la pression du besoin, n'est que l'objectivation du desir sous forme d'une force etendue, singuliere, liee a des gestes representatifs du phenomene desire et qui produit mecaniquement ce phenomene : c'est done une technique avant d'etre une science.

Supposons maintenant que le primitif exteriorise si bien cette force magique qu'il finisse par la personnifier, nous aurons la genese d'un dieu; le dieu peut etre un mana personnifie et avoir les allures d'un grand magi- cien (2) . Comme d'ailleurs le magicien projette toute la force de sa volonte dans l'acte imitatif, dans l'objet dont il se sert, dans le nom qu'il prononce, l'objet devient un fetiche, le nom devient un demon, un dieu (3) : nous en avons donne des exemples. En un mot la force magique, le mana est suivant l'heureuse expression de Hartland un theoplasme, un god-stuff, une matrice de dieux (4) . D'apres cela le dieu est et ne peut etre qu'anthropomor- phique, il est l'objectivation psycho-physique de l'hom- me dans les phenomenes (5) .

Voila ce que nous appellerons le theisme : c'est la ce


(1) Cf. Marett, op. laud., p. 146.

(2) Skeat, Malay Magic, p. 3.

(3) Cf. Marett, op. laud., p. 157-158.

(4) Hartland, in Folklore, XII, p. 27.

(5) Ribot, op. laud., p. 97.


LETHEISME 331

que M. Frazer entend par religion (1) ; mais pour nous, nous donnons a ce mot une acception differente. Le theisme garde beaucoup des traits de la magie ; le mana, la force magique etendue et mouvante, rayonne toujours autour du dieu, c'est la baraka des musulmans, elle se transmet comme la force magique (2) ; le theisme comme la magie est une construction a priori; le caractere affec- tif y domine comme dans la magie, les contradictions y abondent comme dans celle-ci et les theologiens se con- sumeront a les concilier (3) .

Comme la magie, le theisme a un but pratique : il s'agit d'abord des besoins physiques immediats puis des besoins moraux, Comme le dieu est invente pour la societe, elle exige de lui des services et nous verrons qu'elle le punit lorsqu'il ne les lui rend pas (4) . Ce n'est qu'a un stade tres avance qu'avec les exces du mysticisme, 1' adoration du dieu pour lui-meme se constitue, parfois a 1' exclusion de toute regie de conduite. Quel est done le caractere qui distingue le theisme de la magie ? un seul : la personniflcation du magique en tant que volonte distincte ; par suite, le caractere de contrainte du rite disparait. Le dieu ayant un libre arbitre ne peut plus etre mecaniquement oblige ; il faut se le concilier et la priere remplace le charme: le magicien commandait a la nature ; le fidele


(1) Frazer, Rameau d'or, I, p. 60; contra, Lang, Magic and Reli- gion, chap. Ill tout entier.

(2) Cf. Tylor, liv. prim., 221-222 ; Frazer, Ram. d'Or, I, p. 113.

(3) Ribot, op. laud., p. 56-57.

(4) Cf. Edmond Doutte, Marabouts, p. 26 et ref, a de Foucauld.


332 LA MAGIE ET LE DYNAMISME MODERNE

garde au contraire vis-a-vis du dieu qu'il sollicite, une attitude expectante et receptive qui est caracteristique du theisme (1) .

La magie a evolue encore dans un autre sens que celui du theisme; 1' experience reiteree a fini par mon- trer a rhomme que certaines pratiques reussissaient toujours, meme si on simplifiait le rituel; elles se trou- vaient etre adaptees a la nature meme des choses. Ce fut la le premier essai de logique rationnelle. Encore attribua-t-on longtemps les phenomenes a des proprie- tes des choses, conception tres analogue a celle de la force magique et qui en decoule directement : il fallut des siecles avant qu'un Moliere se moquat de la virtus dormitiva de l'opium. Aujourd'hui encore la science ne s'est pas debarrassee de ces conceptions : le medecin qui invoque une diathese n'est pas si loin qu'on le croit du Melanesien qui parle de mana ou de l'indien qui in- voque le manitou. Ainsi dans la science le concept de force immaterielle n'a pu disparaitre ; il n'y a pas long- temps que les fluides, le calorique, les deux electricites, le magnetisme regnaient en physique; aujourd'hui en derniere analyse on nous presente l'energie : c'est le dernier avatar du manitou. Les psychologues modernes n'ont pas de peine a retrouver sous ce terme une vague representation de la force musculaire, de 1' effort, de la volonte tendue, de 1' impulsion affective, aveugle et ir- resistible qui ne sont autres que le rouh ' et le nefs du


(1) C'est le theisme de Westermarck, op. laud., Sociol, pap., II, p. 144-145, caracterise sous le nom de « religion ».


SCIENCE ET THEISME 333

sorcier dont nous parlait Ibn Khaldoun (1) . En ce sens on a pu dire que la conception des primitifs ressemblait aux conceptions dynamistes modernes de l'univers (2) .

Le caractere de necessite, deja remarquable dans la magie, s'est renforce dans la science et est devenu un principe fondamental. Le but est reste longtemps la sa- tisfaction des besoins, la liberation des entraves du mon- de physique et toutes les sciences ont commence par etre des techniques. Peut-etre reviendraient-elles a n'etre pas autre chose, si l'humanite se lassait enfin de sa recherche eternelle et toujours decue des causes premieres : mais il ne semble pas qu'elle y renonc era jamais. En tout cas il reste un caractere par lequel la science differe de la magie et du theisme c'est que chez elle le raisonnement a posteriori a remplace 1' inference a priori et cette con- quete est assurement l'evenement capital dans l'histoire humaine.

Ainsi science et theisme sont deux routes divergentes sorties de lamagie (3) ; il est possible qu'elles ne divergent pas indefiniment : 1 ' idee du dieu depouille successivement de tous ses attributs anthropomorphiques, aboutira peut- etre a des systemes conciliables avec les donnees ultimes de la science. En tout cas l'homme, assoiffe de solutions que celle-ci ne peut lui donner, aura toujours besoin de 1' induction a priori : 1' existence de l'energie postulee par les savants en est une. Le sauvage qui dans son desir


(1) Binet, VAme et le corps, Paris, 1906, p. 30.

(2) Van Gennep, Myth, et leg. austral, Paris, s. d. (1906), p. LXXXIetXC.

(3) Cpr. Fossey, Magie assyrienne, p. 140-141.


334CARACIEE^COII^CITFDELACROYANCEMAGIQUE

de voir la pluie tomber, jetait de l'eau en regardant le ciel etait l'ancetre des metaphysiciens ; le mana est une hypothese metaphysique.

Nous allons maintenant examiner sous un autre aspect les faits que nous venons de passer en revue. La magie est avant tout a l'origine une creation collective

c'est le clan tout entier dont 1' imagination travaille,

car les besoins qui determinent la naissance de la magie sont avant tout des besoins collectifs : besoin de gibier, de pluie, de chaleur solaire, etc. ... Hubert et Mauss ont remarquablement developpe ce point de la theorie (1) ; les faits observes chez les sauvages montrent bien qu'il en est ainsi : le magicien n'existe individuellement que parce que ses contribules sollicitent et attendent ses ac- tes magiques dans un etat d'excitabilite predispose a 1' il- lusion et qu'ils lui communiquent leur foi, quand bien meme il ne l'aurait pas. Aussi les representations magi- ques sont-elles des representations collectives et comme telles elles s'imposent a l'individu.

Parmi les pratiques correspondant a ces croyan- ces collectives, il en est quelques-unes qui se detachent des autres : il arrive en effet que certains individus, dont l'interet se trouve en conflit avec l'interet gene- ral, les appliquent a des fins nuisibles a 1' ensemble de la societe, par exemple envouter son ennemi personnel alors que celui-ci est utile a tous ; ou simplement qu'ils font servir les rites magiques a des fins strictement per- sonnelles ; ainsi nait, a cote de la magie licite et meme


(1) Hubert et Mauss, Theorie gen. de la magie, in Ann. sociol., VII, p. ex. p. 132-133.


RELIGION ET SORCELLERIE 335

obligatoire qui soutient la vie de la societe, une magie nuisible ou tout au moins inutile a celle-ci et comme telle reprouvee et interdite ou a peine toleree. Nous appelons la premiere religion et la seconde sorcellerie.

La sorcellerie comprend des pratiques defendues correspondant a des representations collectives et plus ou moins obligatoires. Ces pratiques sont le plus sou vent individuelles ; elles sont surtout maleficientes ou tout au moins ont un but exclusivement individuel. Comme la societe les reprouve, elles sont plus ou moins clandes- tines; pour la meme raison, elles sont souvent l'ceuvre d'ennemis de la societe et specialement d' etrangers ; tout etranger est un ennemi et pour cela repute sorrier, nous l'avons abondamment expose (1) . De meme la sor- cellerie fait appel aux dieux etrangers, ou aux dieux deracines, abandonnes, qui ne protegent plus la societe a 1' exclusion de l'individu. Meme quelquefois une ac- tion bienfaisante est punie rien que parce qu'elle a un caractere etranger : en droit musulman, celui qui denoue l'aiguillette avec des rites musulmans n'encourt aucune punition ; celui qui emploie des rites etrangers a 1' is- lam est puni (2) . Ce qu'on ne s'explique pas est place sur le meme pied : la science est taxee de sorcellerie par une societe ignorante; des muftis musulmans ont inter- dit l'usage du phonographe, qu'ils considerent comme diabolique (3) . Au contraire, le fait religieux est celui qui


(1) Cf. supra, p. 49-50.

(2) Supercommentaire d'El 'Adaoui, sur le comm. de Khelil, par Kherchi. V, p. 305.

(3) SnouckHurgronje,Zs7ara und Phonograph, Batavia, 1900, 35p.


336IASORCELLERIEDANSL , OKIHODOXIEMUSULMANE

est connu de tous, admis par tous, qu'il se rapporte a la magie ou au theisme, est considere comme bienfaisant pour la societe. En un mot, la religion est essentielle- ment morale : la ceremonie magique collective, la priere au dieu ont pour but le bien de la communaute.

Les religions qui ont constitue leur dogme ont se- verement interdit la sorcellerie, mais le plus souvent el- les ont fait de la croyance a sa realite un article de loi; il en est ainsi du catholicisme (1) et de l'islamisme, et cela est logique si, comme nous l'exposons, la religion et la sorcellerie sont filles de la magie.

Nous avons vu plus haut que 1' Islam a consacre la croyance au mauvais ceil : il en est de meme de toute la sorcellerie; la realite du sih V ou sorcellerie est un dog- me^. On s'appuie pour cela sur un passage du Coran : « Mais les demons furent infideles, lis enseignerent aux hommes la sorcellerie... On apprend d'eux les moyens de mettre la desunion entre les epoux (3) . » Cette derniere partie du verset en particulier est donnee comme reponse aux rationalistes qui soutenaient qu'il n'y a dans la sor- cellerie que des illusions (4) .

Ainsi la sorcellerie existe aux yeux de l'orthodoxie officielle, mais comme dans la doctrine catholique, elle


(1) Cf. le livre de Hansen, Zauberwahn, Inquisit. n. Hexenproses im Mittelalter, Munich, 1900.

(2) Voy. Qast'allani sur Cah'ih' de Boukhari, VIII, p. 401 ; cf. Ibn Khaldoun, Prolegomenes, in, p. 176-177, p. 196.

(3) Coran, sour. II, v. 96.

(4) Voy. les commentaires du Coran sur 1 a verset precite et sur le sour. CXIII ; p. ex. El Khazin, IV, p. 473. On y trouvera, avec sa refu- tation, l'objection ciree de l'impossibilite de concilier la predestination avec le caractere preservateur des deux dernieres sourates.


LE CRIME DE SORCELLERIE 337

n'existe qu'avec la permission de Dieu, cum permissu Dei, bi 'idni Lldhf l) ; le crime du sorcier consiste a s'at- tribuer des pouvoirs qui n'appartiennent qu'a Dieu et qu'il n'exerce que parce que Dieu le permet (2) . II n'est puni que parce qu'il s'est cru l'egal de Dieu : aussi son crime est-il assimilable au polytheisme (3) ; c'est un apos- tat et il merite la mort comme coupable de chirk (poly- theisme). Ce qui montre bien qu'il en est ainsi, c'est que celui qui a paye un sorcier pour faire perir, quelqu'un ne subit pas la peine de mort (4) . Le sih V est une des infrac- tions les plus graves a la loi divine (kebdi'r) et la peine capitale est la reglef5j, comme dans toutes les religions anciennes (6) , en particulier dans le judai'sme (7) .

La confusion du sorcier avec l'heretique ou l'apostat montre bien 1' opposition de la religion et de la sorcellerie ; on sait que cette confusion caracterise egalement la doctrine catholique. Le developpement logique de cette theorie dans le droit musulman est que l'infidele tributaire (dhimmi) ne pouvant etre repute apostat, le crime de sorcellerie commis par lui, s'il n'a pas cause de mal, n'est puni que correctionnellement ;


(1) P. ex. El Khazin sur sour. II, v. 96; 1. 1, p. 76.

(2) Definition du sih Vpar Ibn 'Arafa dans Kherchi sur Mokhtacer de Khelil, v, p. 305.

(3) Qast'allani sur Qah'th'de Boukhari, VIII, p.404 ; El Khazin, loc. cit.

(4) Ez Zorqani sur Mouat't 'a de l'lmam Malik, Caire, 1310, t. IV, p. 49.

(5) C. Wellhausen, Reste ar. Heid., p. 160 ; Ibn Khaldoun, Prole- gomenes, III, p. 176.

(6) Pour l'ancien droit romain, voy. Huvelin, op. laud.,p, 437 seq.

(7) Voy. Blau, Altjud. Zauberw., p. 19, p. 146-152.


338 LA RELIGION ET LA SORCELLERIE

s'il a cause la mort, il ne peut l'eviter lui-meme qu'en se faisant musulman (1) .

Du moment qu'il n'y a sorcellerie que quand l'ope- rateur s'attribue un pouvoir personnel a 1' exclusion de celui de Dieu, il est clair qu'il peut devenir embarrassant de distinguer une pratique religieuse d'une pratique de sorcellerie, un miracle du prodige opere par un sorcier ; nous voyons dans le Coran que les Incredules traitaient les prophetes de sorciers et Mahomet est tres occupe d'echapper au danger d'etre pris pour tel.

Les jurisconsultes ont bien essaye de distinguer le prodige du sorcier de celui du saint (kardma) en disant que ce dernier n'a pas besoin, comme le premier, de se mettre dans certains etats et de prononcer certaines pa- roles (2) , mais cette distinction n'est pas applicable dans les cas de magie religieuse (yoqcha), et Ibn Khaldoun convient que la seule distinction solide entre l'acte mi- raculeux du saint et le prodige du sorcier est celle de la moralite du but poursuivi (3) ; la religion est essentielle-


(1) Khelil, Mokhtacer, trad. Perron, V, p. 51 1 ; Kerchi sur Khelil, IV p. 273 ; Kherchi sur Khelil, V, p. 310. - On remarquera que nous suivons ici avant tout les auteurs malikites faisant autorite dans l'Afri- que du Nord, car il a regne une assez grande diversite dans les avis des docteurs musulmans sur ce sujet. Abou H'anifa a nie la realite de le sorcellerie (voy. Cha'rani, Balance de la hi, trad. Perron, p. 479). Des savants egyptiens modernes, comme Chikh 'Abdou rejettent egalement cette croyance (voy. la reference donnee par Mohammed ben Cheneb, in Rev. Afr., 1906, II-III, p. 262). L'ouvrage precite de Cha'rani contient un chapitre assez confus sur la sorcellerie au point de vue juridique, loc. cit., p. 476-481 ; (texte, Caire, 1314, II p. 119).

(2) Qast'allani sur Qah 'th de Boukhari, VIII, p. 401.

(3) Ibn Khaldoun, Prolegomenes, I, p. 193 ; III, p. 183-184, 187.


CARACTERE ANORMAL DE LA SORCELLERIE 339

ment morale : or, la morale c'est ce qui est permis par la loi divine, car, ainsi que nous l'avons fait remarquer en debutant, toutes les actions sont prevues et qualifiers par la loi (1) . Autrement dit, le miracle est Une sorcellerie legitime et la sorcellerie est un miracle defendu (2) .

D'apres ce qui precede, on doit s'attendre a ce que la sorcellerie soit d'autant plus severement interdite et reprimee que la religion a constitue plus solidement son dogme ; il en est bien ainsi en ce qui concerne 1' Afrique du Nord : car tandis que nous venons de voir que, dans l'orthodoxie, le sorcier merite la peine de mort, dans l'ancienne coutume kabyle au contraire, le sorcier n'est puni de mort que s'il tente de faire perir son ennemi ou de l'affliger d'une maladie grave: les sortileges moins nuisibles ne sont punis que d'une amende (3) .

On concoit encore mieux maintenant le caractere anormal de la sorcellerie ; non seulement tout ce qui est secret parait etre de la sorcellerie, mais encore toute sorcellerie, etant prohibee, se cache. Des auteurs arabes considerent la racine du mot sih'r comme ay ant primi- tivement le sens d'etre cache (4 \ Et d'ailleurs le carac- tere de secret est considere comme aggravant le crime


(1) Cl. Supra, p. 8-9.

(2) Le mot est de Soldan, Gesch. d. Hexenprocesse, p. 8, cite par Blau, Altjud. Zauberwesen, p. 29. Cpr. la definition de « Aberglaube », par Lehmann, Aberg. u. Zaub., p. 6, et la relation entre « Wunder » et «  Zauberel », p. 9.

(3) Hanoteau et Letourneux, Kabylie, III, p. 179-180.

(4) Les commentaires du Coran sur sour. II, 96 ; par ex. El Kha- zin, I, p. 76.


340 LA MAGIE ET LA RELIGION

de sorcellerie : si le sorcier exerce publiquement, il est condamne a mort ; toutefois, il a la vie sauve s'il se re- tracte ; mais s'il exerce en secret, il est mis a mort sans delai (1) . II est d'ailleurs interdit non seulement de pra- tiquer la sorcellerie, mais meme de l'apprendre ou de l'enseigner : ce sont la deux crimes au meme titre que la pratique (2) .

En un mot, la sorcellerie se presente comme une anti-religion ; elle finit d'ailleurs par se modeler sur la religion et par lui emprunter ses procedes theistes. Elle peut meme devenir un veritable theisme, un culte de dieu mauvais : rien de semblable ne se rencontre chez les mu- sulmans, mais ce terme ultime du developpement s'est manifeste chez nous avec les messes noires et le culte du diable (3) . Sorcellerie et religion sont paralleles et il n'y a entre elles que des differences d'ordre juridique. La science est en dehors d' elles a ce point de vue, tant que les representations scientiflques ne sont pas considerees comme obligatoires par le groupe et que la speculation scientiflque reste le champ d'activite propre des indivi- dus. Mais on peut concevoir une societe ou la croyance a la science serait obligatoire et ou la religion serait in- terdite et releguee ainsi avec la sorcellerie ; la science deviendrait elle-meme une religion. On reviendrait a un vague theisme cache sous les grands


(1) Khalil, Moukhtagar, trad. Perron, v, p. 499 ; Derdir, sur Kha- lil, IV, p. 279.

(2) Derdtr, he. cit.

(3) Cf. supra, p. 300; on peut voir que R. Smith, Die Relig. d. Sem., p. 38-39, p. 64, appelle « magie » ce que nous appelons « sorcellerie ».


LA MAGIE ET LA RELIGION 341

mots de progres, loi naturelle, etc. (1) ; on a signale le caractere dogmatique que prennent souvent les gran- des theories scientifiques (2) ou sociales (3) ; l'histoire des sciences est remplie de l'echo des luttes passionnees, des excommunications, des persecutions meme qu'elles ont provoquees.

II semble done qu'il n'y ait pas de commune mesure entre la classification des faits qui nous occupe en magie, theisme et science d'une part ; et en religion et sorcellerie de 1' autre. Ces deux classifications chevauchent l'une sur 1' autre; tandis que la premiere a un caractere objectif, inde- pendant du temps et du lieu, la seconde a varie avec l'etat social. Avec Frazer, Hubert et Mauss, Fossey, etc. . . . nous placons la magie a la base de la religion, en ce sens que pour nous la religion a commence par etre essentiellement magique ; mais il y avait aussi probablement des cette epo- que une magie interdite, e'est-a-dire une sorcellerie (4) ; a Jevons, Lang, et aux theologiens nous concedons que plus tard la sorcellerie, issue de la magie, emprunta ses ele- ments a la religion et en arriva a se presenter comme une degenerescence (ou plutot une contrepartie) de celle-ci ; a Davies, que la sorcellerie est necessairement distincte de la religion, mais nous estimons que la magie enveloppait les deux a l'origine (5) : car au commencement la religion, comme la sorcellerie, etait une magie.


(1) Cf. Ribot, Psychol, des sentiments, p. 379, n. 1.

(2) Cf. p. ex. G. Le Bon, Evolution d. I. mat., Paris, 1908, p. 308.

(3) Voy. Hebert, Le Divin, Paris, 1907, p. 287-288.

(4) Cpr. Lehmann, Abergl. u. Zauberei, p. 15 et 21.

(5) Cpr. Frazer, Rameau d'Or, trad, franc., I, p. 68, 70 ; Maury,


342 LA MAGIE RELIGIEUSE

Lorsque la magie evolua en theisme suivant le pro- cessus que nous avons essay e d'esquisser plus haut, la religion fut avant tout theiste. Pourquoi ? C'est que le theisme est contemporain de l'epoque ou 1' esprit hu- main commenca a distinguer le sujet de l'objet. Or la separation du moi et du non-moi, dans l'ordre de la connaissance, correspond a la scission, dans l'ordre af- fectif, entre l'egoisme conscient et l'altruisme (1) . Ainsi se concilient partiellement les deux classifications des faits magico-religieux, telles que nous les avons expo- sees. Seulement, bien que la religion ait ete principa- lement theiste, les elements magiques continuerent a y abonder ; ce livre est precisement consacre a leur etude: le sacrifice, les ablutions, les interdictions, le dhikr sont des pratiques a caractere primitivement magique.

A cote de cela la religion a admis des pratiques purement magique, en les colorant simplement d'une etiquette theiste : toute la yoqcha, la kitdba musulmanes dont nous avons parle, appartiennent a cette categorie et sont bel et bien une magie religieuse {2 \ Cette magie a meme tendu a combattre la sorcellerie et a la faire disparaitre, en lui empruntant ses procedes : c'est une des formes de la lutte de Dieu avec le Diable. En effet


Mag. et A atrol., p. 7 ; cela est surtout evident pour les assyriologues ; Lenormant, La magie ch. L. Chald., p. 63-65; Fossey, Mag. assyr., p. 180. Hubert et Mauss, sont du meme avis, p. ex. in Ann. sociol., IV, p. 172, VII, 290 ; dans leur memoire sur la Theorie generate de la magie, ils ont reserve la question des rapporte de celle-ci avec la religion.

(1) Ribot, Psychol, des sentiments, p. 244.

(2) Cf. supra, fin du chap. IV


L'INCANTATION ORTHODOXE 343

pour les theologiens et les jurisconsultes musulmans, la, sorcellerie consiste a transformer les qualites et meme la realite des choses, mais si ces transformations sont operees a l'aide des versets du Coran ou par la vertu des noms de Dieu, il n'y a pas de koufr (infidelite, c'est-a- dire dans l'espece apostasie), ce n'est pas une infraction, et cela ne peut etre puni que s'il en resulte un dommage ou s'il y a eu intention de nuire a autrui (1) .

Bien plus le Prophete lui-meme a recommande l'emploi des rouqia, c'est-a-dire des incantations magi- ques : il n'y a d'interdit dans la rouqia que ce qui a un caractere polytheiste (2) . Plusieurs h'adith rapportent que Mahomet pour guerir les malades mouillait son doigt, le frottait par terre et le passait sur l'endroit malade en disant : « Au nom de Dieu, la poussiere de notre terre, avec la salive de l'un de nous, guerit notre malade » (3) . II y avait une autre rouqiat en nabi ou incantation du Prophete en usage, dont les h 'adith nous rapportent plu- sieurs variantes (4) . Au cours de la maladie qui l'emporta, Mahomet soufflait sur sa main et se la passait sur le visa- ge en recitant les mou 'awwiddt, c'est-a-dire les sourates preservatrices (5) .

L' incantation est done formellement reconnue par 1' Islam, et Ton ne pourrait arguer que le nom rouqia est donne metaphoriquement en ce cas a la priere, car


(1) Derdir sur Moukhtagar de Khelil, IV, p. 279,

(2) Qast'allani sur Qah 'th'de Boukhari, VIII, p. 396.

(3) Qast'allani, op. laud., VIII, p. 393.

(4) Qast'allani, op. laud., VIII, p. 392-393, 395.

(5) Qast'allani, op. laud., p. 388, 389.


344 ISLAMISATION DE LA MAGIE

il y a des textes qui montrent qu'elle est bien prise dans le sens de charme qu'elle avait dans l'ancien arabe. Les conditions que Ton y met indiquent bien que c'est de l'ancienne incantation qu'il s'agit : en effet, elle n'est permise, disent les auteurs, qu'a condition qu'elle ne contienne que des passages du livre saint, des noms de Dieu, des attributs de Dieu, en langue arabe seulement, ou au moins comprehensibles et que celui qui s'en sert croie qu'elle opere par le pouvoir de Dieu (1) . En fait ces conditions sont loin d' avoir ete toujours observees dans la magie religieuse : pour tourner la loi, on a pretendu que les signes mysterieux qu'on emploie renferment le nom cache de Dieu ; on a travaille en un mot a islamiser la sorcellerie pour la rendre licite : ce travail est visible dans les ouvrages comme ceux que nous avons etudies specialement plus haut (El Bouni, Ibn et H'adjdj), mais ils n'ont pas toujours reussi a donner le change a l'or- thodoxie. « Evitant avec un soin extreme de donner le nom de sih V a l'art qu'ils cultivent, ces gens l'appellent simia ; mais bien qu'ils le pratiquent en suivant la voie legale, ils ne peuvent s'empecher de tomber dans la sor- cellerie^ ». Quoiqu'il en soit de cette protestation, une bonne partie de la magie est passee dans la religion telle quelle : la legitimite de la rouqia a ete proclamee par le


(1) Qast'allani, loc. cit. La fdtih 'a (premiere sourate du Coran) est qualifiee elle-meme de rouqia, p. 389.

(2) Ibn Khaldoun Prolegomenes, III, p. 198. Le mot simia, en ef- fet, est rattache par les arabes a une racine qui veut dire « nom », ce qui laisse ainsi a supposer que le sorcier n' emploie que les noms de Dieu. En realite simia est venu a l'arabe par l'arameen.


LA MAGIE BLANCHE 345

Prophete ; et la rouqia est si bien considered comme dif- ferente de la priere pure qu'il est permis de prendre un salaire pour la prononcer, alors que la priere ne doit pas etre dite pour un salaire (1) . Le mot rouqia d'ailleurs qui sentait trop le paganisme a ete remplace de bonne heure par celui de da 'oua, invocation qui a une allure beau- coup plus religieuse : mais dans le Coran, ce dernier ne se trouve jamais avec le sens de rouqia {2 \

Ainsi la magie pure a ete accueillie officiellement par 1' Islam et la sorcellerie ici ne se distingue unique- ment de la religion que parce qu'elle est interdite et n'est pas exercee au nom de Dieu. Le judaisme, du reste, a de meme admis la magie dans les memes conditions (3) et on connait Tabus que le catholicisme a souvent fait des talismans. Je ne parle ici que de l'orthodoxie musulmane ou des pays, comme le notre, ou 1' islam est relativement pur et non des pays comme l'lnde ou la Malaisie, ou Ton trouve les pratiques magiques les plus primitives mises sous le couvert d' Allah et de Mahomet (4) .

A mi-chemin entre la magie religieuse et la sorcel- lerie, est la magie blanche des arabes, mal vue, defendue meme en principe, mais plus ou moins toleree; on lui donne les noms de simid, chou'oudha, chou'boudha, nirandj ; la khanqat'iriya en est proche parente. C'est une magie decevante, disent les orthodoxes, qui ne se propose habituellement que des buts honnetes, la purpart


(1) Qast'allani, op. laud., VIII, p. 389-390.

(2) Voy. laracimraqd, sourateLXXVI,y. 27, avec le sens deremede.

(3) Voy. Blau, Aljud. Zaub., p. 28. De meme dans la magie assy- rienne, voy. Davies, op. laud., p. 68.

(4) Voy. par ex. les ouvrages deja cites de Crooke et de Skeat.


346 LA MAGIE NOIRE

du temps d'operer des metamorphoses, par exemple faire apparaitre des fleurs ou faire surgir une table servie (1) . Le musulman qui s'adonne a cette magie, disent les theolo- giens, croit que le pouvoir dont il dispose vient de Dieu, il n'est done pas kdfir, il ne peut pas etre traite comme Papostat, mais e'est neanmoins une infraction grave et II est puni de mort s'il a cause la mort (2) .

En face de la magie religieuse est la sorcellerie, le sih V proprement dit, la magie noire. Celle-la est for- mellement condamnee par les textes (3) ; elle nous est d'ailleurs peu connue dans le detail, car les livres n'en parlent pas ou peu, les informations sont difficiles ; il est a croire que si 1' islam ne l'a pas radicalement extirpee, il Pa rendue relativement rare (4) . Elle est caracterisee par Pimmonde, Pimpie, le blasphematoire et fait un grand usage des cadavres et invoque les ames des morts : mais nous sommes mal renseignes la-dessus (5) .

A cote de la sorcellerie et de la religion, il y a tout un autre groupe de faits qui appartiennent a la magie et qui n'ont ete ni permis ni defendus, quoique en general Porthodoxie ne les vole pas d'un bon ceil. Ce sont les pratiques que Pon classe dans le folklore, et que nous


(1) Ibn Khaldoun, Prolegom., Ill, p, 175 ; Lane, Arab night's en- tert. 1859, 1. 1, p. 61 ; Mod.Egypt. p. 272-273.

(2) Voy. p. ex. Et Khazin, comm. du Coran, sour. II, 96, 1. 1, p. 76.

(3) Aux textes cites ci-dessus on peut ajouter Coran, sour. XX, v. 72.

(4) Cf. ce que dit Lenormant, Mag. chald., p. 53, de le magie noire des assyriens. Cf. supra, p. 280-304.

(5) On sait que le mot necromancie, altere en necromancie par le moyen age est l'origine de l'expression de magie noire a laquelle on a ensuite oppose la magie blanche. Cf. supra, p. 280.


LES SURVIVANCES 347

etudierons plus tard, par exemple le carnaval ou farddja, la 'ancera ou feux de Saint- Jean, etc. ... Les musulmans les tolerent, en laissant leur pratique au peuple, aux femmes, aux enfants, mais les puritains les ont souvent proscrites. Elles sont extremement precieuses pour nous ce sont les fossiles de la sociologie. Elles represented en effet d'anciennes pratiques magiques, ayant eu force re- ligieuse et qui se sont desintegrees, en quelque sorte, de la religion. Du reste les representations liees a ces prati- ques, les mythes qu' elles mettaient en action, les croyan- ces qu' elles manifestaient ont generalement disparu et nous devons les reconstituer avec les debris de rites qui survivent: c'est la ce que Tylor a appele des survivances {survivals).

Tels sont a l'heure actuelle les cadres de la religion et de la sorcellerie dans I' Islam : 1' etude de cette religion ne nous permet pas de suivre plus loin revolution de la magie non religieuse. II nous faudrait pour cela nous transporter dans les societes occidentales et voir com- ment des petits groupes de sorciers vegetant en dehors du monde savant et religieux se sont perpetuus jusqu'a nos jours; comment a notre epoque, lis ont eu une renaissance etonnante : le magisme de Papus et surtout le spiritisme, que Ton appelle maintenant spiritualisme, renouveau de la necromancie; et enfin la theosophie, forme plus elevee et plus philosophique. L' amour du mystere, est, comme dans la magie, un element dominant de ces petites reli- gions : a notre epoque ou tant de vieilles croyances font naufrage, bien des esprits alteres d'inconnaissable, le cherchant partout ou ils croient le trouver.


348 LAMAGIE ET LES PHENOMENES PSYCHIQUES

Nous avons nomme le spiritisme ; a ce propos on sera peut-etre surpris que dans notre essai d' explication de la magie nous n'ayions pas fait la part des phenome- nes dits psychiques. II y a en effet une ecole qui pretend expliquer la magie tout entiere par des erreurs de percep- tions, par des hallucinations et enfin par les phenome- nes psychiques sur lesquels les savants discutent depuis quelques annees. Lehmann, en Allemagne, a consacre a cette demonstration un bel ouvrage, que nous avons plusieurs fois cite (1) ; M. Lefebure en France a ecrit plu- sieurs memoires ou il va plus loin que Lehmann : « le chaman, dit-il, n'est qu'un medium qui se suggestionne lui meme.... Le culte des fetiches a pour cause le ma- gnetisme... Le culte des manes a pour cause la telepa- thie » (2) . Et la theorie que nous avons exposee plus haut, de l'objectivation du desir du magicien, qu'est-ce autre chose que Y exterior is ation de la motricite du colonel de Rochas ? En Angleterre, Lang a fait de cette theorie le sujet de son Making of religion : il y etudie particulie- rement la vision a distance, la vision dans le cristal, les apparitions d'apres les dernieres recherches des societes de recherches psychiques... (3) .

La position que nous avons prise ne nous permet pas de considerer les phenomenes dits psychiques com- me constituent la magie a eux seuls ; si les pratiques magiques sont des inductions a priori, nous ne pouvons


(1) Lehmann, Aberglaube and Zauberei, Stuttgart, 1898.

(2) Lefebure, in Melusine, VIII, p. 148, 152. Cf. 1' article du meme, Mirages visuels et auditifs, in Mel., t. X, p. 26-39, 50-55.

(3) Lang, The making of religion, 2e ed., p. 65 seq., p. 83, seq. p. 105 seq. et passim.


LA SINCERITE DU MAGICIEN 349

admettre qu'elles soient essentiellement le resultat de l'observation d'une certaine categorie de phenomenes. Mais que lesdits phenomenes aient contribue a fortifier les notions et les illusions de la magie, c'est ce que nous n'avons pas de peine a croire et 1' etude attentive de chaque categorie de phenomenes peut eclaircir celle des differen- tes pratiques de la magie. La question de la realite de ces phenomenes est du reste hors de notre competence; si elle etait prouvee et que Ton entrat dans la voie des explica- tions proposees par les auteurs que nous avons nommes, il en resulterait cette consequence singuliere que la magie etait deja une science et une science plus avancee que la notre, puisque celle-ci ne s'est pas encore definitivement prononcee sur ces phenomenes. II y a tout au moins un cer- tain nombre de croyances magiques que Ton n'expliquera jamais, semble-t-il, par des faits dont la realite aurait ete jusqu'ici meconnue: il semble difficile que les sciences psychiques nous montrent jamais des sorciers volant en l'air ou un mauvais ceil faisant eclater des rochers.

Nous ne croyons pas davantage a 1' explication, vraiment trop simpliste, de la magie par la supercherie: nous avons indique plus haut (1) que le magicien etait ge- neralement sincere et nous nous dispenserons de discu- ter ici cette idee un peu trop voltairienne suivant laquelle les magiciens et les pretres auraient invente la magie et la religion pour exploiter le peuple. II est remarquable d'ailleurs que ce soit le plus souvent la religion qui en proscrivant la magie et en proclamant en meme temps


(1) Cf. supra, p. 66.


350 TNFT I JENCRDFJ A RET IGIONSl JR T A SORCEI I ERIE

sa realite a le plus contribue a la constituer en un corps de doctrine, en une maniere de science. Un exemple est a cet egard celebre : on sait comment les proces de sorcellerie ont renforce celle-ci et comment 1' inquisition aboutissait en definitive a propager les pratiques qu'elle poursuivait ; 1' edification de croyances comme celle du sabbat est pro- prement l'ceuvre des jurisconsultes religieux du Moyen- age (1) . C'est par un processus analogue que l'Eglise a con- tribue a former le mythe de la franc -maconnerie culte du diable l'etonnante mystification de Leo Taxil est a ce point de vue, un document sociologique de haute valeur (2) .

C'est un des bons resultats de 1' Islam d' avoir, on accueillant partiellement et en canalisant sagement une grande partie de la magie, evite au monde musulman, 1'horreur de cette « folie des sorciers » (Hexenwahn) qui a desole notre pays. Layoqcha a ce point de vue fut un derivatif salutaire. Aussi bien la kitdba, l'emploi gene- ralise des noms de Dieu, des versets du Coran, des car- res magiques de toute espece, reste caracteristique de la magie telle qu'elle s'est developpee dans la civilisation musulmane (3) .


(1) Les Hist, inquisit. au Moyen-dge, trad. Sal. Reinach, t. Ill, p. 646-652.

(2) Cf. Hoensbroech, Das Papstthum in s. sozial-kult. Wirksamk., ap. Hubert, in Ann. sociol., V, p. 307-308.

(3) Je regrette vivement de n' avoir pu a Alger prendre connais- sance, pour ecrire ce chapitre, de Preuss, Der Ursprung d. Religion u. d. Eunst, in Globus, 1904, LXXXVI, p. 333 seq. et 1905, p. LxxxvII, p. 883 seq. que je ne connais que par le compte-rendu de YAnn. sociol., IX, p. 239, et de Folklore, XVII, p. 126, et de Pratt, Psychol, ofrelig. belief, New-York, 1907, que je ne connais que par le compte rendu de R.E.E. S.,I,p. 53.


CHAPITRE VII


La divination inductive


La croyance a la divination a berce pendant des sie- cles l'humanite ; elle a enfante des sortes de sciences ; 1' esprit de l'homme a travaille avec acharnement a echa- fauder les conceptions chimeriques de l'aruspicine, de l'iatro-mathematique. . . On a 1' habitude de separer 1' etu- de de la divination de celle de la magie ; il y a des auteurs qui etablissent entre les deux une ligne de demarcation absolue (1) . Cependant, en fait, elles sont pratiquees en meme temps et intimement liees : en hebreu, une meme racine a parfois signifie divination et magie (2 \ Si Tune etait anterieure a 1' autre, c'est la magie qui serait selon nous la plus primitive : Circe et Medee sont des magi- ciennes et non des devineresses ; vates en latin a signifie


(1). Blau, Altjud. Zauberw, p. 3, par ex. : l'auteur a exclu la di- vination du cadre de son travail. II en est de meme de Frazer, dans son Golden Bough et dans son Earl. hist, ofkingsh. et de Hubert et Mauss dans leur Theorie generate de la magie. Fossey, Mag. assyr. n'a fait qu'effleurer le sujet, a cause de l'absence des textes assyriens relatifs a la divination. Je n'ai pu avoir connaissance a Alger de l'article de R. Smith, in Journ. ofPhilol., XIII, p. 273, et XIV, p. 113.

(2) Wellhausen, Reste arab. Heid., p. 200, n. 2.


352 MAGIE ET DIVINATION

« magicien » avant de signifier « devin » (1) ; d'ailleurs, la divination contient generalement des traces d' opera- tions magiques (2) ; il se done que nous devons chercher a expliquer la divination par la magie.

Si nous avions, a l'exemple des anciens auteurs et de Witton Davies (3) , ramene toute magie a la magie demoniaque, le probleme serait tres simple : demander a un demon d'agir ou lui demander de reveler l'avenir e'est tout un. Mais nous avons au contraire considere la magie demoniaque comme derivee et nous avons carac- terise la magie en general par l'objectivation du desir et son action supposee a distance. Examinons done les faits a ce point de vue.

Un musulman qui, sortant de chez lui le matin ren- contre une personne portant du lait, en tire un heureux presage ; il est de bon gout de lui en offrir : souvent il trem- pe son doigt dedans (4) . Le lait par sa blancheur, sa saveur douce et se cree, est considere en magie comme ayant une influence heureuse ; il semble done qu'en ce cas on lui prete une influence magique : il influe sympathiquement sur celui qui le rencontre, et e'est pour favoriser cette influence qu'on le boit ou qu'on y trempe le doigt (5) Si


(1) Bouche-Leclerc, in Daremberg et Saglio, Diet, des antiqu., Ill, p. 9221, s. V. Carmen.

(2) Bouche-Leclerq, Hist, de la divinat. d. I'antiqu., I, p. 10-13. Toutefois l'auteur se borne a cette constatation et exclut la magie de son etude.

(3) W. Davies, Mag., divin. and demonol., p. 6 p. 27-28, p. 72.

(4) Repandu dans toute l'Afrique du Nord.

(5) Cf. Edmond Doutte, Merrdkech, p. 135. L' interpretation que j'ai donnee ou cet endroit n'est pas contradictoire avec celle que je


PASSAGE DE LA MAGIE A LA MANTIQUE 353

le voyageur rencontre un corbeau croassant, il en tire un presage facheux : cet animal dont le cri est desagreable et lugubre, qui est de couleur noire, couleur de la nuit, qui se repait de nourritures immondes, impressionne de- sagreablement celui qui le rencontre et exerce sur lui une influence funeste. Les idees riantes qu'evoque la vue du lait et le cortege de sentiments agreables qu'il eveille, les idees sombres que fait surgir le corbeau avec les impres- sions et les degouts qu'il evoque, le primitif les objective, les projette au dehors de lui, les localise dans le lait ou dans le corbeau, auxquels il attribue une influence magi- que, et comme ces sentiments se prolongent, il pense que cette influence se continue et qu'elle s'etendra a toutes ses actions : il en tire en un mot un mauvais augure, et c'est ainsi que la mantique sort de la magie.

Dans l'Afrique du Nord, si on entend autour de la maison le cri du chat-huant c'est un mauvais presage ; mais la preuve que le chat-huant n'est pas seulement un annonciateur et que son cri est considere comme ayant une influence reelle, c'est qu'on cherche a neutraliser cet- te influence en frappant sur une casserole : or on sait que le bruit est un agent repute pour ecarter les esprits et les forces magiques. Le cri de l'ane est certainement un des chants les plus desagreables que Ton puisse entendre : on en tire un mauvais presage. Aussi des qu'il entend braire un bourriquot, comme on dit ici, 1' indigene de notre


donne presentement, non plus qu'avec l'hypothese de l'origine totemi- que de la divination augurale : voy. 1' expose de cette hypothese, avec les references, dans Salomon Reinach, Cultes, mythes et religions, I, p. 24-25, p. 50, p. 75; II, p. VIII.


354 PASSAGE DE LA MAGIE A LA M ANTIQUE

pays recite le verset : « Je me refugie pres de Dieu, etc. ...» pour conjurer 1' influence du braiement.

La prevision de l'avenir dans ce cas, n'est done pas le resultat d'un raisonnement logique, e'est le prolon- gement et 1' extension d'une impression desagreable, projetee en dehors et localisee dans l'objet qui a ete 1' occasion de son apparition : ce n'est pas un pronostic, e'est une apprehension. II y a eu, du mo ins on croit qu'il y a action directe du lait, du corbeau, du chat-huant, de l'ane sur le sujet et non pas correspondance preetablie, synchronisme mysterieux et inexplique entre le pheno- mene presageant et le phenomene presage. Voici encore des exemples de cette action.

Dans l'Orante, les etudiants disent parfois le soir «  Allons, consultons le sort (nedjerrebou If at) ». II s'agit de savoir si ce soir la ils recevront d'un pieux habitant du douar un bon regal. L'un d'eux dit : «Ton nom commence par un b ». Un autre doit repondre de suite en disant un nom qui commence par b ; puis on l'interroge en disant : « Et ta merabt 'a » ? II doit repondre par un nom de femme commencant par b. Puis on lui demande de quel bois est son arc, ce qu'il a rue, quelle partie de la bete il a mangee, quel est son pays, etc. ... etc. ... Et a cette longue serie de questions, il doit toujours repondre des mots commencant par b. Apres le b, on passe au t, puis au th, puis au dj, et ainsi de suite jusqu'a la fin de 1' alphabet « S'ils arrivent, dans la soiree a la fin de 1' alphabet, le presage est heureux : Dieu leur enverra une zerda (e'est-a-dire un cadeau). Voila comment nous consultons le sort. On se rejouit d' avoir un t 'dleb qui sait bien trouver les mots, parce que


PASSAGE DE LA MAGIE A LA M ANTIQUE 355

grace a lui la zerda viendra » Ainsi, non seulement cet exercice presage la zerda, mais il \&fait venir (l \

Si, dans un douar, le kherb du voisin (petit morceau de bois en queue d'hirondelle qui sert a attacher la tente aux piquets) est dirige de votre cote, c'est un mauvais presage, parce que cela rappelle une arme, un doigt, un instrument dirige contre vous : c'est aussi bien de la ma- gie sympathique que de la divination (2) .

II n'y a pas d' accident qui contrarie plus un musul- man qu'un accroc a son vetement (3) : c'est qu'il pense que cela peut avoir une influence sur ses affaires dans lesquelles se produira sympathiquement une difficulte, nous dirions metaphoriquement un accroc.

A Oujda, les habitants ont remarque que lorsque la guerre etait proche, les enfants s'amusaient a allumer le soir de grands feux dans les rues et a se jeter des tisons enflammes. lis se divisent en deux camps opposes et en les voyant se battre, leurs parents se disent qu'on est a la veille de prendre les armes (4) . Quoi de plus analogue que ces jeux d' enfants ou une ceremonie magique de sauva- ges pour obtenir de la pluie ou pour activer la flamme du soleil ?

Parfois, l'influence magique, au lieu d'aller de l'ob- jet au sujet, va du sujet a l'objet. Par exemple, pour savoir si un malade mourra, on ecrit sur un ceuf de poule cer- tains mots et signes magiques, et on place l'ceuf pres de


(1) Delphin, Textes d'arabeparle, p. 220.

(2) Delphin, op, laud., p. 146. Cf. supra, p. 326. (2) Delphin, op. laud., p. 354.

(4) Delphin, op. laud., p. 351.


356 LES CONTRASTES DANS LA MANTIQUE

la tete du malade pendant une nuit entiere : si le lende- main l'ceuf a noirci, le malade mourra ; si, au contraire, il n'est pas altere, il guerira (1) . II est clair que, dans ce cas, c'est 1' influence maligne a laquelle est en proie le malade qui atteint l'ceuf a son tour et en fait en quelque sorte un revelateur. L' operation mentale est plus compli- quee que dans les autres cas.

Souvent, comme dans la magie sympathique, le pre- sage est contraire a celui que semblerait devoir suggerer la nature de l'objet prevoyant : par exemple le miel, qui agit souvent en magie par sa douceur, est d'un mauvais presage, en general, dans l'Afrique du Nord. On n'offre pas de miel a l'hote a son arrivee le soir ; on n'en offre pas a la mariee pendant la noce; on en fait figurer dans les repas, mais c'est tout. Chez les Chleuh', et probable- ment aussi ailleurs dans l'Afrique Mineure, si, pendant une noce, on offre un timkilt (plat en berbere) de beurre, la mariee se voile au moment ou il passe devant elle (2) ; dans 1' interpretation des songes, le miel est egalement un mauvais presage.

La divination ne concerne pas uniquement l'avenir, on peut chercher aussi a deviner un evenement present ou passe, mais cache. Prenons en exemple les recettes magiques destinees a taire connaitre le voleur d'un ob- jet disparu; on sait combien ces pratiques, origines de l'ordalie, sont repandues chez les sauvages ; les livres de magie arabe en contiennent egalement une serie.


(1) Soyout'i, Rah'ma, p. 91.

(2) Recueilli aux environs de Mogador.


DIVINATION DU PASSE 357

Exemples (1) : prenez un clou, ecrivez sur chacune de ses quatre faces quelques-unes de ces lettres mysterieuses qui se trouvent au debut de certaines sourates du Coran ; fichez ce clou en terre (2) au milieu des individus soup- connes en frappant huit coups et en recitant la sourate El Malik; puis ordonnez-leur de se lever ; les innocents pourront se lever, mais le coupable ne le pourra tant que le clou restera enfonce dans la terre. Ou encore on ecrit certaines lettres magiques sur un papier et on le fait manger aux prevenus : il est impossible au voleur de l'avaler. On peut aussi cacher une langue de grenouille dans du pain et la faire manger aux personnes soupcon- nees : le coupable avoue aussitot. Un autre procede con- siste a ecrire le nom des voleurs sur des bouts de papier que Ton inclut ensuite dans des boules de pate de poids egal ; a la suite du nom de chaque personne on ecrit des mots magiques ; on jette toutes ces boules dans l'eau et celle du coupable seule surnage. On peut enfln s' ecrire dans la main une formule magique et dormir eu mettant cette main sous la joue droite ; on voit alors le voleur en songe : c'estune sorte d'incubatio {3 \

Tout cela est presque encore du domaine de la magie, voyons maintenant comment le raisonnement s'introduit dans ces procedes et comment la science divinatrice


(1) Les exemples qui suivent sont tires de Soyout'i, Rha'ma, p. 138-151.

(2) Le clou a en magie la meme signification que le noeud {supra, p. 87-91). Cf. l'emploi des clous dans la magie antique (clavum, figere, tabulas defigere) ; cf. la reference donnee infra, chap. IX.

(3) Cf. infra, p. 410 seq.


358 EVOLUnONETCOMPUCAnONDELAMANTIQUE

se constitue. Reprenons, par exemple, le cas du cor- beau. Aussi bien les anciens arabes etaient reputes pour tirer des presages des corbeaux (1) et les musulmans de l'Afrique du Nord y font grande attention. Nous avons vu plus haut que 1' influence du corbeau et par conse- quent son presage sont nefastes. Un poete arabe a dit « Tes cris (6 corbeau) pronostiquent la separation ; tes pas sont mal assures, tu te pavanes sous ton costume noir, symbole de tristesse. — Entend-on tes lugubres croassements, on est sur que la separation va avoir lieu ; toute esperance s'evanouit; on dirait qu'entre toi et la separation, il y a des engagements reciproques » (2) . On ne peut pas exprimer plus clairement la nature du presage.

Le fait que le corbeau est carnivore et s'assimile ainsi les vertus magiques du sang et la science des etres dont il mange les cadavres, doit avoir contribue en outre a faire naitre la croyance qu'il avait conscience du presa- ge qu'il manifestait et etait en un mot un oiseau divin (3) . Ainsi l'observateur humain ne se contente pas de locali- ser dans le corbeau les sentiments d' inquietude eveilles en lui, mais il raisonne sur sa propre creation et lui cons- truit une personnalite chimerique.

C'estalorsqu'intervientlalogique : commelacrainte


(1) Textes anciens indiques dans Bouche-Leclercq, Hist, de le div, I, p. 132, n. 3; textes hebreux dans Blau, Altjud, Zauberw,, p. 65 ; textes arabes dans Welhausen, Reste arab. Heid., p. 208.

(2) Ibohibi, Moatat'raf, Caire, 1319, II, p. 75, trad. Rat, II, p. 182 ; Ed-Damiri, H'aidt el h 'ayaouan, Caire, 1314, II, p. 144.

(3) Bouche-Leclercq, op. laud. , I, p. 129-133 ; Cf. supra, p. 352, n 5.


EVOLUnONETCDMPUCAnONDELAMANTIQUE 359

eprouvee se melange de quelque espoir, on cherche si certains signes n'attenueraient pas le caractere funeste du presage. Si le corbeau est a droite, cela sera moins dangereux qu'a gauche ; car la gauche est le cote faible, plus facilement attaquable par consequent et plus ac- cessible aux influences dangereuses (1) . On pourra meme arriver en exagerant la difference entre la gauche et la droite a conclure que le corbeau a gauche est funeste et a droite heureux (2) . C'est la distinction du bdrih' et du sdnih 'mais les opinions varient sur la facon dont il faut interpreter la gauche et la droite. Est-ce la gauche du cor- beau ou celle de l'observateur qu'il faut considerer ? Les avis different et les mots que nous venons de citer ont les deux sens; mais 1' explication que nous venons de donner montre que c'est a l'observateur qu'il faut surtout avoir egard et il en est ainsi dans l'Afrique du Nord ; c'est aussi le sens le plus repandu dans les textes (3) .

Puis, les corbeaux etant generalement en bande, on cherchera si leur nombre est pair ou impair, le nombre impair etant considere en ce cas comme plutot mauvais. On cherchera ensuite s'il y a des males et des femelles dans la bande, s'ils s'envolent tous ensemble, de quel cote ils volent, etc, etc., et ici la fantaisie se donne car- riere ou plutot le raisonnement imaginatif, domine par le desir d'aboutir a une certitude se developpe en toute


(1) Dans l'orthodoxie musulmane, le cote droit apparait toujours comme plus respectable que le gauche. Voy. p. ex. Boukhari, trad. Hou- das etMarcais, I, p. 71, p. 75-76, p. 153, p. 319.

(2) Edmond Doutte, Merrdkech, p. 133.

(3) Cf. Wellhausen, Reste arab. Heid., p. 202.


360 MAGIE ET MANTIQUE REUNIES

liberte : c'est la science augurale, la t'ira des arabes. Mais ce raisonnement pseudo-scientifique n'est pas pri- mitif suivant nous et la racine de la divination reste la croyance a 1' influence magique.

Plus tard encore il arrive que la magie et la divi- nation se reunissent de nouveau : l'une prevoit, 1' autre opere. Citons un exemple : si quelqu'un se plaint que ses cheveux tombent et demande un remede, addition- nez les nombres formes par la valeur numerique des lettres de son nom et de celui de sa mere et la nombre correspondant au jour de la semaine ou il s'est adresse a vous, divisez le tout par quatre : s'il reste un ou trois, la calvitie est le resultat d'un sortilege, il faut alors ap- pliquer les recettes habituelles pour annuler l'effet des sortileges. Si au contraire, il reste deux, c'est le resultat d'une maladie : en ce cas ecrivez certains noms magi- ques dans un plat, lavez-les avec de l'eau et de l'huile en recitant la sourate El Asmd et soignez-vous la tete avec ce melange sept jours de suite ; non seulement les cheveux ne tomberont plus mais ils repousseront noirs et pleins de vie (1) . C'est le diagnostic et la therapeuti- que : mais c'est la le terme, et non l'origine de la divi- nation^.

Voyons maintenant quels sont les divers genres de divination en usage chez les arabes.

La divination par la foudre et autres meteores, si


(1) Ibn et H'adjdj, Choumous etAnoudr, p. 65-66.

(2) Contra, Fossey, Magie assyr., p. 66-67; Marett, From charm to prayer, in Folklore, XV, p. 138, 134, pour lequel la divination est un produit de la reflexion speculant sur les causes.


L' ORNITHOM ANCIE 3 6 1

developpee dans t'antiquite, ne parait pas avoir ete tres pratiquee chez les arabes : cependant de nombreux pas- sages de la poesie anteislamique ou le poete se repre- sente veillant et observant les eclairs s'expliqueraient peut-etre par la recherche des presages s'ils ne sont pas simplement consacres a l'attente de la pluie fertilisante, dont la chute est egalement un lieu commun de l'ancien- ne poesie arabe (1) .

Nous sommes mieux renseignes sur la t 'ira dont nous venons de parler ; les textes et la defense qu'en a fait Ma- homet indiquent evidemment que l'ornithomancie etait tres repandue (2) . L'orthodoxie Pa declaree sans fondement et l'a interdite (3) . Le corbeau etait comme nous l'avons vu l'oiseau fatidique par excellence; la chouette etait aussi tres redoutee comme oiseau de mauvais augure et plu- sieurs h'adith condamnent specialement 1' augure tire de la chouette (4) : on sait que les anciens arabes pensaient que l'ame des morts prenait la forme d'une chouette. D'autres oiseaux etaient egalement considered comme auguraux : le mot t'ira qui signifie oiseau en etait arrive comme le mot grec, a signifler egalement presage (5) : mais il


(1) La divination par le tonnerre est, parait-il, encore en usage dans l'Afrique du Nord, sous le nom de ra 'adia et il existerait des trai- tee manuscrits de cette science, mere de la meteorologie.

(2) Wellhausen, op. laud., p. 201-205.

(3) Qast'allani, sur Qah 'th d'El Boukhari, VIII, p 396-397, p. 410.

(4) Qast'allani, op. laud., p, 398-399, p. 410.

(5) L'ornithomancie s'appelle aussi zadjir ; cf. Ibn Khaldoun, Prolegom., I, 222; et encore 'iydt'a ; cf. Macoudi, Prairies d'Or, trad. Barbier de Meynard, III, p. 344. — II est question de la t'ira dans le Coran, sour. XXXVI, v. 17.


3 62 ANIM AUX AUGURAUX

se specialisa dans le sens de mauvais augure et cette evolution fut sinon determined, au moins renforcee par la prohibition que fit l'lslam de la t'ira (l \

Cette prohibition d'ailleurs n'a nullement empeche les musulmans de pratiquer l'ornithomancie et le presage tire des oiseaux est d'un usage courant dans 1' Afrique du Nord (2) . Le corbeau, le coucou, le hibou, sont des oiseaux fatidiques dont on tire des presages en sens varies. « ils s'adonnent fort aux augures, dit un ancien auteur en parlant des Marocains, specialement quand ils vont a la guerre, s'ils rencontrent quelque lion ou sanglier, ils le tiennent pour bon presage, si deux cerfs qui traversent ensemble, de mesme ; mais s'il n'y en a qu'un seul, ils tiennent pour mauvais presage, et si c'est un conil, ou un lievre, ils le tiennent pour plus mauvais et ils sont arrestes a cela que s'ils rencontrent un de ces mauvais presages, ores qu'ils soient en chemin ce jour la, ils s'arrestent tout court, et posent leur camps, croyant bien faire en faillant » (3) . La t 'ira ne se limite done pas aux oiseaux : le chien, le chat, les animaux domestiques et sauvages ser- vent egalement de signes le chien qui se vautre a l'endroit ou on a fait le feu presage la pluie; le chat qui regarde son maitre en se lissant le poil presage du gain (4) . Enfin on tire egalement des presages de la rencontre de l'homme : un


(1) Wellhausen, Reste arab. Heid., p. 204-205.

(2) Sur la t'ira, voy. Ibn 'Abdi Rabbihi, El 'Iqd el /arid, Caire, 1305, 1, p. 171-172 ; Macoudi, Prairies d'or, trad. Barbier de Meynard, III, p. 334 ; Ibchibi, Mostat'raf, trad. Rat, II, p. 181-183.

(3) Diego de Torres, H ist. d. cherifs, trad, franc, de 1687, p. 319-320.

(4) Desparmet, Arabe dialectal, p. 168-169. Cf. Villot, Mceurs, cout. instit. ind. Alg., p. 225.


LE FAL 363

cherif est une rencontre heureuse, un juif ou un forgeron sont une rencontre funeste. II en est de meme tout indi- vidu difforme (1) ; mais cela ne s'appelle plus t'ira, c'est deja du fdl.

Le fal, a dit le Prophete, est (le bon augure que Ton tire d') une parole heureuse que Ton entend », comme par exemple, entendre quelqu'un en appeler un autre : « Id Sdlim » (Sdlim est un nom propre et veut dire aussi sain, bien portant), lorsque Ton est malade. Mahomet faisait grande attention mfdl et en a recommande l'emploi (2) . Originellement le mot signifie presage, soit heureux, soit malheureux {el fdl el mech 'oum), mais il s'est specialise dans le premier sens, comme t'ira dans le deuxieme. Le fdl nous represente une des formes de la croyance a la puissance du nom, que nous avons constatee comme un des fondements de la magie. Par extension le fdl s'en- tend non seulement des paroles, mais des ecrits, d'une lettre qui arrive, par exemple ; et meme des personnes, dont le fdl est bon ou mauvais, comme nous le disions plus haut (3) . Mais tefdl se tire avant tout de la parole, et 1' Islam s'est tellement impregne de cette croyance a 1' in- fluence de la parole que des h 'adith ont fini par s'elever contre Tabus de la recherche du bon augure (4) .


(1) Desparmet, op. laud., p. 166; Delphin, op. laud., p. 146.

(2) Qast'allani sur Qah 'th de Boukhari, p. 397-398; textes anciens cites dans Wellhausen, op. laud., p. 205, n. 2.

(3) Anecdotes sur le fal dans Ibchihi, Mostat'raf, p. 77 seq. ; trad. Rat, II, p. 183 ; Ibn'Abdi Rabbihi, op. laud. I, p. 170 ; Desparmet, op. laud., p. 166-167, 169-170.

(4) Marcais, L 'euphemisme et I 'antiphrase dans les dialectes ara- bes d'Algerie, in Noeldeke Festchrift, I, p. 432.


364 ORIGINE DES FORMULES DE POLITESSE

Comme noms propres de personnes, on recherche naturellement les noms de bon augure : le Prophete changea un grand nombre de noms pour d'autres qui lui semblaient plus favorables. Les esclaves familiers recoi- vent exclusivement des noms de bon augure, comme les convertis a 1' islam : Salem, Mabrouk, Messa'oud, etc. . . . Mais c'est surtout dans la conversation que se mani- feste 1' observance du fdl : c'est le matin qu'on est le plus rigide a cet egard, car la moindre faute en ce sens peut influencer toute la journee de la personne a laquelle on s'adresse. Le salut est essentiellement une parole de bon augure : es-seldmou 'aleikoum est le salut musulman par excellence, generalement refuse, dans l'Afrique du Nord, et specialement au Maroc, a tous les infideles (1) : Id has, « pas de mal », est encore une expression que Ton prononce en se rencontrant et chaque fois qu'il se produit quelque chose de desagreable. Au surplus la po- litesse toute entiere est sortie du fdl {2 \

Une des manifestations particulieres de la poli- tesse est l'euphemisme, c'est-a-dire l'emploi d'un mot de signification heureuse pour remplacer convention- nellement un mot de signification funeste et que Ton veut eviter de prononcer. L'euphemisme est universel : il est bien developpe dans le domaine semitique (3) , et


(1) Edmond Doutte, Merrdkech, p. 35. — Sur le salut, voir le cha- pitre de l'isti'dhau dans les livres de h 'adith et de 'adab, p, ex. Qast'al- lani, op. laud., IX, p. 130.

(2) Sur les formules de politesse musulmane en Tunisie, Abribat, in Rev. Tun., XII, juillet 1906 seq.

(3) Blau, Altjud. Zauberw ; p. 61-63 ; les references donnees par Marcais, he. cit.


L'EUPHEMISME 365

bien connu chez les juifs et les arabes. Dans l'Afrique du Nord, il est d'un usage tres general. On evitera par exemple les mots khdli, khdoui qui signifient vides, de- serts : lis sont specialement redoutes (1) . Le mot ndr, feu, evoquant l'idee des peines eternelles sera remplace par 'dfia qui veut dire paix. Le mot fer, h 'edid, il cause du caractere magique du fer (2) est volontiers remplace par ma 'aden, minerai. On evite et on transforme de meme les noms des instruments dangereux : la balle au lieu de regdg, plomb, est appelee teffdh ', pomme. Le balai, s'ap- pelle hennas, mais a cause des immondices dont il est constamment souille, on remplace poliment ce mot par mgdl'ha, qui approprie. Eteindre est un mot de mauvais augure, au lieu de t'fa, on dira ferrah\ rejouir. Le noir etant fatal, on evite le mot kh 'al et on dit a la place biod\ qui veut dire blancheur ; de meme le charbon s'appelle du blanc, btdd\ ou bien fdkher, honneur. Le flel, mirdra, est souvent appele h 'eloua, douceur, sucrerie. On n'appelle guereunaveugleama :c'estgrossier ;ondiraplutotZ?cfr, qui signifle clairvoyant. Descendre est considere comme facheux ; il arrive souvent qu'on le remplace par t'la\ monter pour la meme raison en emploiera/ta/z ', ouvrir dans le sens de fermer. La simple negation elle-meme, le la arabe est evitee autant que possible: khei'r, bien, le remplace souvent (3) . Parler des puissances mauvaises


(1) Cf. la legende racontee dans notre Merrdkech, p. 227-228 : elle appartient a un type tres repandu dans l'Afrique du Nord.

(2) Cf. supra, p. 4.

(3) Tous ces exemples sont donnes par Marcais, loc. cit., p. 424- 441 ; ou se trouvent les references ; aj. Monchicourt, in Rev. Tun., 1908,


366 DIVINATION PALMIQUE

enfin est dangereux : on ne parle pas du diable sans dire mentalement : « Je me refugie, etc. ... » (1) . Quant aux djinn on evite aussi de prononcer ce nom : on dit hddouk en nds, ces gens-la ou el moumenin, les croyants (2) . Nous arrivons ainsi aux tabous verbaux dont nous dirons un mot plus tard (3) .

Non seulement la parole, mais les mouvements involontaires, convulsions et surtout palpitations des membres, principalement de la paupiere et du sourcil, ont servi de presages : c'etait la divination palmique des anciens (4) . Elle n'est pas inconnue des musulmans ; c'est le Him et ikhtilddjdt, la science des palpitations, attribute a Daniel, a Alexandre, a Dja'afar eg Qadiq : il en reste des traites manuscrits, et on use encore dans 1' Afrique du Nord, des presages tires de ces mouvements spasmodi- ques. Le spasme de la paupiere gauche signifie le retour de 1' absent ; celui de la droite annonce des pleurs. La demangeaison du sourcil indique : a droite, que Ton fait votre eloge; a gauche, que Ton medit, de vous ; celle de la main gauche annonce qu'on donnera de 1' argent, celle de la droite qu'on en touchera ; la demangeaison de la


p. 5 seq. On peut y joindre la note recente de A. Fischer sur l'arabe ba- cir, in Z. D. M. G., LXI, p. 425-434, 751-754. - L'abondance, bien con- nue dans le vocabulaire arabe, de mots ayant les deux sens contraires s'explique peut-etre en partie par l'euphemisme ( ?)

(1) Sur les mots a prononcer pour ecarter le mauvais ceil, voy. Tuchmaun, Fascination, in Melusine, IX, p. 105.

(2) Marcais, Dialecte de Tlemcen, p. 280, n. 1. — Cpr. Moulieras, Tribu antimusulmane, p. 36 ; ce genre d'euphemisme pour le diable est bien connu des folkloristes ; p. ex.: goodnian in Melusine, X, p. 282.

(3) Cf. chap. XV. — Lefdt est la cledonomancie ancienne, voy. Bouche Leclercq, op. laud., I, p. 154.

(4) Bouche-Leclercq, op, laud., I, p. 160.


L'ETERNUEMENT 367

plante des pieds indique un depart pour un voyage ; les battements de cceur presagent une bonne nouvelle (1) .

II est un autre spasme, dont les musulmans, comme du reste tous les peuples de la terre, se sont beaucoup oc- cupes, je veux parler de l'eternuement, le 'at'es ( 'out 'as classique) des Arabes. Un tres grand nombre de peuples louent Dieu apres avoir eternue; la plupart considerent l'eternuement comme un bon presage ; le malade qui eternue n'est pas, dit-on, en danger de mort ; d'autres fois, quoique plus rarement, l'eternuement est de mau- vais augure. Nous ne sommes pas exactement fixes sur la signification que lui attribuaient les anciens Arabes nous savons qu'ils en tiraient presage (2) ; mais 1' ethno- graphic comparee nous eclaire suffisamment sur la na- ture des croyances religieuses relatives a l'eternuement, pour que nous puissions comprendre les prescriptions de la loi musulmane qui s'y rapportent.

II y a longtemps, en effet, que Tylor a demontre que l'eternuement est considere comme indiquant la pre- sence d'esprits dans le corps, esprits mauvais et que ce spasme a pour effet d'expulser (3) : d'ou on conclut que le malade qui eternue va mieux. Quand les Guenaoua, societes secretes de negres tres repandues dans l'Afri- que du Nord, sont en etat de possession, au cours de leurs exercices religieux, cet etat se termine, parait-il, par un eternuement : on dit alors que « le djinn qui les


(1) Recueilli a Merrakech. Cpr. Destaing, Beni Snous, p. 309

(2) Wellhausen, op. laud., p. 204, et la reference a Ibn Hicham.

(3) Tylor, Civilisation primitive, I, p. 114 seq. Voy. Lubbock, Ori- gines de la civils., 2e ed., p. 486. II y a un chapitre sur l'eternuement dans Lawrence, Magie of Horse-Shoe, p. 208-238.


368 L'ETERNUEMENT

animait) est sorti » (1) . Mais comme, par ailleurs, la pre- sence de ces esprits est toujours redoutable, cela peut paraitra un signe facheux ; cela peut surtout etre facheux pour les assistants qui pourraient etre envahis par le mal ainsi expulse; aussi met-on sa main devant sa bouche. II est possible encore que certains peuples primitifs pour lesquels Tame est susceptible de s'echapper par les ouvertures naturelles (2) , craignent qu'elle soit chassee ainsi du corps. Mais, en general, la croyance que l'eter- nuement est salutaire et 1' habitude de feliciter l'eternue- ment domine (3) .

L' islam orthodoxes consacre ces croyances. Des h 'adith rapportent que l'eternuement vient de Dieu ; il est salutaire, il purifie le cerveau, disent les commentateurs. L'eternuant doit remercier Dieu en disant Ih'amdoul- lah, « louange a Dieu ! » Celui qui l'accompagne doit lui repondre : irah 'mek Allah, « que Dieu te benisse ! » Le Prophete ajoutait meme que l'eternuant devait repli- quer : « Que Dieu vous guide et fortifie votre esprit ! » Si l'eternuant ne loue pas Dieu, on ne doit lui faire aucun souhait (4) . Dans l'Afrique du Nord, on lui dit en ce cas : Id 'Abdallah, irah 'mek Allah, ild qoult Ih 'amdou Lidh, c'est-Il-dire : « O serviteur de Dieu, que Dieu te benisse


(1) Recueilli a Merrakech.

(2) Pour eternuement comme signe facheux chez les Arabes, voy. Ibchihi, Mostat'raf, trad. Rat, II, p. 182.

(3) C'est le techmit de l'arabe classique : voy. Wellhausen, Reste ar. Held., p. 163.

(4) Qast'allani sur Qah'th 'de Boukhari, IX, p. 125.129. — Pour l'eternuement chez les Juifs, voy. Blau, Atjud. Zauberw., p. 63, p. 163; Schwab, Angelologie, p. 7.


LE BAILLEMENT 369

pourvu que tu dises : louange a Dieu. » On dit souvent quand quelqu'un eternue : T'ar et has min et 'at 'as, « le mal est parti avec l'eternuement ». Toutefois si 1 'Islam a consacre l'eternuement comme etant de bon augure, il ne s'est point developpe de science des eternuements, comme la ptarmoscopie des Grecs (1) .

Au rebours de l'eternuement, le baillement est re- doute des musulmans. « Dieu aime l'eternuement et de- teste le baillement, » disent des h 'adith du Prophete. Les commentateurs ajoutent que c'est parce que le baillement provient de la repletion du ventre et porte a la paresse, au detriment du culte de Dieu. Mais des h 'adith disent ex- pressement que le baillement vient du diable. Le diable se rejouit quand le bailleur fait : ha, parce qu'on est tres laid a ce moment-la ; un h 'adith declare qu'il faut retenir le baillement le plus possible et mettre sa main devant sa bouche. A ce propos, les commentateurs examinent la question de savoir si le diable ne penetre pas dans le corps du bailleur, au moment ou il ouvre la bouche en aspirant l'air (2) . Tout cela nous montre que nous avons encore la la survivance d'une croyance de primitifs qui est exacte- ment la contre-partie de la precedente (3) : maints peuples primitifs croient, en effet, que, de meme qu'on expulse les esprits en eternuant, de meme on risque de les introduire dans son corps en baillant; de la la necessite de mettre sa main devant sa bouche pour les arreter, et de se retenir le


(1) Bouche-Leolercq, op. laud., I, p. 162.

(2) Qast'allani, op. laud., p. 127-129.

(3) Tylor, op, laud., I, p. 120.


370 LAPHYSIOGNOMONIEETLACHIROMANCIE

plus possible. Ici encore, le legislateur musulman n'a fait que consacrer une antique croyance.

A cote des mouvements du corps, les traits du vi- sage ont aussi servi a la divination : la physiognomonie est, en arabe, \afirdsa ou qidfa ; c'est, du reste, aux yeux des juristes musulmans, une science reelle et permise; dans les cas de confusion de paternite, le droit musul- man remet la decision aux physiognomonistes (qdif) (l) ; la chiromancie ou Him el asdrir en est une branche (2) . Ces sciences divinatoires ne paraissent plus cultivees de nos jours dans 1' Afrique du Nord, ou du mo ins on ne les a pas observees jusqu'ici ; sans doute, les femmes des Beni 'Ades en connaissent quelques elements ; on sait combien elles ont ete, sous 1' influence de l'astrologie, pratiquees par les kabbalistes (3) . II en est de meme de la qidfat-el- 'ithr {4 \ science divinatoire des empreintes de pas, qui etait en honneur chez les anciens Arabes (5) .


(1) Khelil, Moukhtagar, commentaire de Kerchi, IV, p. 321 ; trad. Perron, IV, p. 306-307. Cf. supra, p. 28, n. 7. Voy. encore Boukhari, a la fin du Kitdb et Fardid' ; cf. Goldziher, Muh. Stud., I, p. 184.

(2) El Ibchihi, Mostat'raf, trad. Rat, II, p. 175 ; texte, ed. 1319, II, p. 76 ; Freytag, Einleit. ind. Stud. d. Arab. Sprache, p. 158; Macoudi, op. laud., Ill, chap. LI, passim, p. 333 (contre la qidfa). La physiogno- monie moderne des Europeens a de nouveau penetre ces temps-ci chez les musulmans. Cf. Mohammed ben Cheneb in Revue Africaine, 1906, II-III, p. 282.

(3) Voy. Karppe, Zohar, p. 91, 273-274, 506.

(4) Qazouini, Adjdib el makhlouqdt, Caire, 1314, II, p. 101, dit cependant que cette science est particulierement developpee chez les gens du Maghrib. — Sur la magie des traces en general, voy. Fraser, Early Hist, of Kinship, p. 79-80.

(5) Wellhausen, op. laud., p. 206; El Ibchihi, op. laud., p. 77; trad. Rat, II, p. 175 ; A noter que la divination par les empreintes de pas se


L'OMOP LATOSCOPIE 371

L'aruspicine, la divination d'apres l'examen des entrailles des betes, dont on connait la prodigieuse fortune dans l'ltalie antique, est bien loin d' avoir eu une vogue semblable chez les musulmans. C'est une pratique dont l'origine est evidemment liee a celle du sacrifice : aussi, la consecration par l'lslam de la grande fete du Sacrifice a contribue a conserver quelques usa- ges divinatoires de ce genre; en particulier, une singu- liere pratique, repandue chez les peuples les plus varies, s'est perpetuee a cette occasion chez les musulmans de l'Afrique du Nord : je veux parler de l'omoplatoscopie ou scapulomancie (1) .

El Idrici signalait deja chez les Zenetes qui habitent entre Tlemcen et Tiaret l'habitude de prevoir l'avenir par 1' inspection des omoplates des victimes sacrifica- toires : en realite cette coutume est repandue dans toute l'Afrique du Nord, ou ce genre de divination est connu sous le nom de Him el 'aktaf, « science des epaules ». On desosse l'epaule de la victime et l'examen des lignes et des bosselures de l'omoplate revele au consultant si l'annee sera bonne ou mauvaise. Dans certaines tribus berberes du Maroc, ce sont les excrements contenus dans le rectum de la victime que Ton examine et qui d'apres leur consistance, leur couleur, leur fragmentation,


laisse facilement ramener a le magie sympathique par contact. Voy. a ce sujet Fraser, Early Kinship, p. 79-8 1 .

(1) Voy. Lubbock, Orig, de la civil, trad, fr., 2e. 6d., p. 236-237; Teylor, Civil, primit., trad, fr., I, p. 146; Frazer, Rameau d'or, trad. fr. I, p. 366 ; Edmond Doutte, Merrdkech, p. 369-370. Je n'ai pas eu le temps de connaitre le recent travail d'Andree, Scapulimantia, in Boas Mem. Vol., New- York, 1907.


372 LE HASARD ELEMENT DE LA M ANTIQUE

fournissent des previsions (1) . L'usage de tirer des pre- sages du sang des victimes est plus repandu : on attend qu'il soit coagule et on examine la surface sur laquelle on fait des observations analogues a celles de l'omo- platoscopie et dont on tire des pronostics pour l'annee courante (2) .

Nous soupconnons fort qu'une etude approfondie de la divination sacriflcielle confirmerait ce que nous avons dit plus haut, a savoir que ce qui est primordial dans la divination, c'est 1' influence magique exercee par le phenomene presageant : ce phenomene revele une force qui agit, avant d'etre ou au moins en etant un signe qui instruit. L'etat d'attente anxieuse ou est plon- ge le consultant, etat dans lequel le desir se melange a la crainte, fait qu'il objective ces sentiments tumultueux et que, de ces forces Interieures, il fait des forces exte- rieures plus ou moins localisees ou personnifiees dans un certain phenomene. Plus ce phenomene lui-meme paraitra au consultant soustrait a sa propre volonte, plus sera grand le pouvoir qu'il lui prete ; plus la cause en paraitra mysterieuse, plus il semblera determinant: nous retrouvons ici le caractere de mystere propre a la magie. Or, d'un phenomene qu'on ne peut produire a volonte, dont on ignore completement la cause, nous disons qu'il surgit par hasard ; c'est meme la la definition du hasard : done le presage fortuit sera par excellence le presage veritable.


(1) Observations les Haba (Maroc).

(2) Cf. Edmond Doutte, op. laud., p. 369. Pour usages du sang sacrificiel, cf. infra, chap. X.


DIVINATION PAR LES FLECHES 373

Pourtant, on continue a chercher a le determiner quand on peut, et le Prophete est cense avoir dit « Prenez le fdl en consideration, meme s'il est intentionnel (1) . » II y a. la le germe d'une contradiction, et cette contra- diction eclatera le jour ou la science divinatoire sera concue comme la revelation d'un plan immuable ; car il on ne peut prevoir que 1' inevitable, a quoi bon essay er d'influencer le presage ? C'est la une question qui ne se pose, du reste, qu'a un stade avance de la science divi- natoire et qui ne semble pas avoir preoccupe nos musul- mans; c'est, au fond, la question du libre arbitre (2) : mais, dans la divination primitive, cette question n'est pas po- see. C'est ce que nous voyons bien dans Yistiqsdm des anciens Arabes.

Nous avons deja dit que Ton appelait ainsi la con- sultation du sort par les fleches; cette consultation se fai- sait devant une idole, et la force determinante du presage etait evidemment personnifiee dans 1' idole : II y a la un cas de transition de la divination par le sort a la divina- tion par revelation. On tirait au sort avec des fleches sans pointes ; tantot il y en avait deux, l'une signiflant oui et 1' autre non ; d'autres fois trois : Vordre, la defense et Yat- tente {3 \ On ne demandait done a la divinite, suivant la juste


(l)Delphin, Testes d'arabe parte, p. 145 ;Marcais, Euph., inNoel- delke-Festschr., I, p. 432 ; Desparmet, Arabe dialectal, 2e per., p. 167.

(2) Bouche-Leclercq, op. laud., I, p. 14 seq.

(3) Freytag, Einlsit. in d. Stud. ar. Spr., p. 170 ; Perron, trad, de Khelil, V, p. 536; Wellhausen, Reste arab. Heid., p. 122 ; Otto Procksch, Ueber die Blutrache b. d. vorisl. Ar., Leipzig, 1899, p. 50, ou Ton trou- vera les references aux textes. Voy. supra, p. 128, n. 1 (p. 127, au lieu de Kholaca, lire « Khalaca »).


374 ORIGINE DES JEUX DE HASARD

remarque de Wellhausen, qu'une direction pour la con- duite ; on ne lui demandait pas de reveler l'avenir; et ceci cadre admirablement avec notre hypothese sur la nature du presage. Le mot d'istiqsdm nous autorise en outre a supposer, avec W. Davies, que la consultation etait accompagnee d'une conjuration (qasam, serment) par laquelle chaque partie cherchait a influencer la di- vinite en sa faveur (1) . Les fleches (zalam, sehm) etaient sans doute, au debut, de simples morceaux de bois ; c'est la belomancie ou rhabdomancie des Grecs, bien connue egalement des Juifs (2) .

Les jeux de hasard, en tous pays, sont sortis de la divination par le sort (3) . Cette attitude du consultant, que nous signalions plus haut, caracterisee par l'espoir, et la crainte, est une attitude eminemment « artiste » ; elle per- met en effet, aux images de s'accumuler et de se grouper en un monde irreel et harmonieux. Le consultant est dans la situation du possesseur d'un billet de loterie qui cares- se son reve. Si la croyance au presage disparait, le rite, le procede n'en restera pas mo ins susceptible de provoquer a nouveau cette attitude de 1' esprit qui se complait dans sa propre creation ; mais alors celle-ci apparaitra comme tout a fait irrealisable ce qui est le caractere de l'activite esthetique etdujeu (4) . C'est suivantun processus analogue


(\)Cf. supra, p. 127-128.

(2) Bouche-Leclercq, op, laud., 1, p. 187-197. W. Davies, Magic, div and demonol., p. 74, chez les Assyriens, Lenormand, Divination ; cpr. le tirage au sort dans les marabouts de l'Afrique du Nord, Michaux- Bellaire, in Rec. monde musulm., 1907, p. 347-348.

(3) Tylor, Civil, prim., I, p. 90.

(4) Voy. Paulhan, Le mensonge de I 'art, p. 167 et passim.


LE TIRAGE AU SORT 375

que tous les vieux rites magico-religieux, vides de leurs croyances, tendent a devenir des jeux (1) .

Ainsi, le maisir, auquel jouerent les anciens Arabes, a certainement la meme origine que Yistiqsdm : c'etait un jeu de hasard, joue avec des fleches, et dont l'enjeu etait le plus sou vent de la viande (2) . Le Coran a defendu a la fois, comme des abominations, le tirage au sort, le mai'sir (3) et, par suite, tous les jeux de hasard. Mais le ti- rage au sort (qor'a) reste legal, d'abord dans un certain nombre de cas juridiques, mais aussi dans les circons- tances de la vie ou on eprouve une difficulte a prendre une decision. Plusieurs h'adith le tolerent, aucun ce- pendant n'en fait une prescription^. Dans les jeux des enfants derniers refuges des vieux rites, le tirage au sort a persiste, sous le nom significatif de 'oud (morceau de bois).

La defense des jeux de hasard est une des mieux observees de 1' islam : le seul jeu admis dans la bonne societe est le jeu d'echecs, ou le hasard n'a aucune part

le jeu de dames est peu estime et n'est guere joue par

les personnages de bonne education. Quelques jeux de hasard cependant ont persiste, le sig, par exemple, que nous avons observe dans le Sud du Maroc et qui est


(1) Vol. infra, chap, XL

(2) Wellhausen, op. laud., p. 207 ; Freytag, Einleit. in d. St. d. ar. Spr., p. 170. Sur le maisir, voy. special. Huber, Ueber d. maisir ge- nannte Spiel d. heidn. Ar., Leipzig, 1888.

(3) Coran, sour. II, v. 216 ; sour. V, y. 92. Voy. les commentaires sur ces mots.

(4) Qast'allani, sur Qah 'th 'de Boukhari, X, p. 413-416; speciale- ment p. 416, enumeration de ces ou la qor 'a est permise.


376 LES LIVRES DE « BONNE AVENTURE »

repandu ailleurs dans l'Afrique du Nord : il a quelque analogie lointaine avec notre trictrac ; on le joue avec des cailloux et des morceaux de bois qui portent cha- cun un chiffre, et que Ton lance en l'air pour amener un point: nos dames de trictrac sont representees par des pierres (1) ,

La defense des procedes de divination ou intervient le hasard est encore enfreinte dans 1' Islam populaire par l'emploi d'une espece de livres de « bonne aventure » bien connus sous le nom de « qor'a ». La qor'at et't'ouiour, par exemple, dont le nom rappelle la t 'ira, est un petit livre au debut duquel se trouvent deux cercles divises en secteurs, contenant chacun des lettres, des nombres et le nom d'une planete ou d'une constellation zodiacale. On fait tirer le consultant au sort, pour cela on ferme la main et on la lui fait fermer. Puis, en meme temps que lui, on ouvre au hasard de 1 a 5 doigts : la somme des doigts ouverts de chaque cote est le nombre qui sert de point de depart. II conduit par une procedure dont nous omettons le detail, a trouver le nom d'une constellation ou planete. Puis celui-ci sert a trouver dans un tableau special un nom d'oiseau. Un autre tableau permet de passer du nom d'oiseau a un nom de pays. Puis 36 tableaux offrent, cha- cun pour un pays un certain nombre de cases : mariage, commerce, pelerinage, naissance, etc., dans chacune des- quelles se trouve une formule plus ou moins vague dont le consultant doit se contenter.

On voit qu'il s'est conserve dans ce procede des sou-


(1) Edmond Doutte, Merrdkech, p. 326-327.


LES LIVRES DE « BONNE AVENTURE » 377

venirs de 1'ornithomancie et de l'astrologie. La qor'at el 'anbid y est plus islamisee : dans celle-ci apres avoir lu lafdtih 'a trois fois, on pose au hasard le doigt sur un tableau en damier, dans chaque case duquel est le sehm (sort) d'un prophete : sehm d'Adam, sehm d'Idris, sehm de Noe, jusqu'au sehm de Moh'ammed en passant par celui de Jesus. Suivant la case sur laquelle on est tombe, on se reporte au sehm de tel ou tel prophete. II y a 32 de ces formules de sehm : chacune d'elles, avec des ver- sets du Coran, contient des caracteristiques generates analogues aux themes astrologiques des planetes, et des conseils generaux au consultant. Dans la qor^a mimou- na attribute a Mouh'yi d Din el 'Arabi, le consultant, apres avoir recite plusieurs fois \&fatih 'a et la sourate El Ikhldg, tire au sort de la meme facon avec son doigt une lettre sur un damier dont chaque case contient un carac- tere de 1' alphabet. II y a une vingtaine de ces tableaux, dont chacun est destine a repondre a une question : l'an- nee agricole sera-t-elle bonne ou non ? vous marierez- vous ou non ? Tel prisonnier sera-t-il libere ou non ? etc. ... Par un calcul fort simple la lettre tiree au sort conduit a un texte coranique qui constitue la reponse a interpre- ter. Nous avons ici une adaptation du Coran lui-meme a la divination (1) .

Le khet V er remel ou d'erb er remel, qui n'est autre que la geomancie, fait appel au hasard par un procede autre et probablement plus ancien. Nous savons que chez


(1) Je decris ces trois qor'a sur des lithographies du Caire qui se vendent couramment a Alger. On trouvera d'autres precedes a la fin du livre de geomancie indique a la page suivante, n. 3.


378 LAGEOMANCIE

les anciens Arabes, il y avait un d 'erb bel h 'aga ou terd- jim (l \ dans lequel on devinait l'avenir en jetant des pier- res. A Merrakech, nous avons vu des sorcieres predire l'avenir en tracant des figures sur de la terre etendue par terre; les femmes des Beni 'Ades emploient des fe- ves, du marc de cafe, etc. ... Le khet't' er remel est une modernisation du procede ancien : il est extremement populaire dans le Maghrib (2) , repandu aussi en Orient, et les regies en ont ete formulees par un certain chikh Moh'ammed ez Zenati (3) . II est ainsi nomme id' erb er remel, frappement du sable ; khet't' er remel, ecriture sur le sable) parce qu'on se servait originairement, pour le pratiquer, d'une tablette sur laquelle on avait etendu une couche de sable; on jetait ensuite le doigt au hasard sur le sable, et on examinait les figures ainsi formees.

Les modernes ont perfectionne le procede (4) : le t'dleb algerien que Ton vient consulter prend un crayon et le met entre les levres du consultant, puis il jette au hasard, sans regarder, des points sur une feuille de pa- pier. II les reporte ensuite en colonnes verticales, suivant certaines regies compliquees, elimine certains points, suivant qu'ils ont un numero d'ordre pair ou impair,


(1) Wellhausen, op, laud., p. 207, n. 4.

(2) Cf. Moulieras, Maroc inconnu, II, r, 341.

(3) Ibn Khaldoun, Prolegom., trad, de Slane, I, p. 234 ; ce Zenati dont l'ouvrage intitule Kitdb elfaqlfl ouqoul'ilm er rami est constam- ment reimprime et se debite partout, est probablement un maghribin. L'edition dont je me suis servi est une lithographie du Caire, qui porte le millesime de 1890.

(4) Mohammed ibn Omar et Tounsi, Voy. au Darfour, trad. Per- ron, Paris, 1845, p. 359-369.


LAGEOMANCIE 379

puis reunit quelques-uns d'entre eux deux a deux. Finale- ment, il doit rester un dessin dans le genre de ceux-ci :


^T^Vff


II y a ainsi seize dessins dont chacun a une signi- fication. Par exemple, la premiere de celles qui sont ici figurees est appelee et djaoudala, et voici ce qu'en dit Ez Zenati : « Cette formule est de bon augure; elle pre- sage 1' amelioration de votre situation et 1' accord dans votre menage. N'ayez pas d' inquietude sur la personne que vous aimez, car votre union avec elle est inevitable. L' absent sur le sort de qui vous etes inquiet reviendra sain et saut, etc., etc. ... (1) » La geomancie a souvent ete combinee avec l'astrologie (2) ; Ibn Khaldoun y croyait (3) , et bien des musulmans instruits d'aujourd'hui partagent encore son erreur ; en Europe, on sait qu'elle a recu sa forme definitive et presque identique a celle du khet't'er remel, avec Cornelius Agrippa (4) .

L'arithmomancie ou divination par les nombres est assez proche parente de la geomancie, mais il y a entre elles deux une difference notable : tandis que le procede geomantique repose, en somme, sur le hasard, le pro- cede arithmetique fait en outre appel aux proprietes des nombres, ce qui lui imprime une allure d'apparence tres


(1) Abou Bekr bon Choaib, La bonne aventure ch. les musulm., in Rev.Afr., 1906, p. 62-71.

(2) Ibn Khaldoun, op. laud., I, p. 232.

(3) Ibn Khaldoun, op, laud., t, p. 236.

(4) Resume dans Lehmann, Abergl. u. Zaub., p. 183.


3 80 LA TABLE DE VIE ET DE MORT

scientifique. II y a, au reste, des savants qui pensent que les mathematiques sont nees de ces speculations chime- riques sur les nombres (1) . A la verite les relations scien- tifiques que pretend etablir rarithmomancie sont telle- ment compliquees, il faut pour les decouvrir des calculs si laborieux, il y a tellement de methodes differentes et d'erreurs possibles qu'en realite c'est encore sur le hasard que ce procede divinatoire semble fonde et il se laisse ainsi facilement relier aux autres.

Un des cas les plus simples de rarithmomancie est le procede de la « table de vie et de mort », huh ' el h 'ai'dt oua I mamdt. II s'agit de deux tableaux divises en cases contenant des nombres. Lorsqu'on veut savoir si un malade vivra ou mourra, on prend le quantieme du jour ou il est tombe malade, la valeur numerique de son nom et de celui de sa mere et on se livre sur ces nombres, en y introduisant une constante (ouss, valant ici 20), a des calculs nombreux, au bout desquels on obtient un nombre : il ne reste plus qu'a voir si ce nombre est dans la table de vie ou la table de mort pour avoir la reponse a la question qu'on se posait. Le meme procede sert a sa- voir si un absent reviendra, si un mariage durera, etc. (2) .

L'arithmomancie fait appel, comme la magie, a la valeur numerique des lettres (3) . Par exemple, si deux


(1) Cf. supra, p. 190-191.

(2) El Bouni, op. laud., I, p. 86-88, et le livre de geomancie de Zenati cite supra, p. 378, n. 3, aux pages 22-24. La table de vie et de mort est connue dans la litterature divinatoire grecque. (Voy. Melusine, VIII, 121) et juive (voy, Schwab, Le mss 1380 hebr. Bibi. Nat., in Not. etExtr.,XXXVI,p. 286).

(3) Sur rarithmomancie dans l'antiquite, voy. Bouche-Leclercq, op. laud., I, p 258-264.


L' ARITHMOM ANCIE 3 8 1

rois se font la guerre et qu'on veuille savoir le vainqueur, on procedera comme suit : « On additionne les valeurs numeriques des lettres dont se compose le nom de cha- que roi. L' addition faite, on retranche neuf de chaque somme autant de fois qu'il faut afin d' avoir deux restes moindres que neuf. On compare ces restes ensemble ; si l'un est plus fort que 1' autre et que tous les deux soient des nombres pairs ou des nombres impairs, le roi dont le nom a fourni le reste le plus faible obtiendra la victoire. Si l'un des restes est un nombre pair et 1' autre un nom- bre impair, le roi dont le nom a fourni le reste le plus fort sera le vainqueur. Si les deux restes sont egaux, et qu'ils soient des nombres pairs, le roi qui est attaque rempor- tera la victoire ; si les restes sont egaux et impairs, le roi qui attaque triomphera » (1) .

C'est la ce que Ton appelle le h'isdb en mm, « le calcul du nim ». On peut le compliquer aisement en fai- sant, par exemple, entrer en ligne de compte un verset du Coran se rapportant, plus ou moins, a la situation, et en decomptant de la meme facon les lettres du verset (2) .

Beaucoup plus complique encore est le calcul de la zai'rdja, invention merveilleuse, si Ton en croit Ibn Khaldoun, et due a Sidi bel "Abbes es Sebti, le celebre patron de la ville de Merrakech. Nous n' essay erons pas ici d'exposer ce procede : de Slane, le savant traducteur d'Ibn Khaldoun, y a lui-meme renonce. II nous sufflra


(1) Ibn Khaldoun, Prolegomenes, trad, de Slane, I, p. 241.

(2) Cf. El Oufrani, Nozhet el H'ddi, traduct. Houdas, p. 169. Voir d'autres exemples de calculs arithmomantiques dans le livre de Zenati cite supra, p. 378, n. 3 aux pages 41 seq.


3 82 ARITHMOMANCIE ET ASTROLOGIE

de dire que la zairdja est un tableau circulaire, divise comme la sphere celeste, avec mention du zodiaque, des quatre elements, etc. ... ; des pages incomprehensi- bles qu'Ibn Khaldoun a consacrees a ce sujet, on peut retenir qu'il faut d'abord ecrire la question a laquelle on veut une reponse ; celle que choisit le savant histo- rien est « La zairdja est-elle une decouverte moderne ou ancienne ? » II decompose ensuite cette phrase en ses lettres, les combine, les remplace par leurs equivalents numeriques, les repartit dans la zairdja en tenant compte du degre de l'ecliptique qui se leve sur 1' horizon au mo- ment de 1' operation, puis se livre a une serie d' operations mathematiques tres compliquees, dont le resultat est une serie de nombres qui, convertis en lettres, donnent une phrase arabe, et cette phrase se trouve signifier : « Va ! 1' Esprit de la saintete en a manifeste le mystere a Idris; de sorte que par elle (la zairdja), il s'est eleve au faite de la gloire. » L'auteur en conclut que la zairdja a eu pour inventeur Idris (1) .

Ces reveries et beaucoup d'autres remplissent de nombreux manuscrits de nos bibliotheques arabes ; el- les represented le terme de revolution de la divination dans la voie logique, et nous considerons aujourd'hui avec stupeur cette etonnante litterature, probablement empruntee a la Kabbale, et que nous n'avons pas le cou- rage d'etudier : le profit d'ailleurs en serait maigre.

Tous les modes de divination qui precedent forment


(1) Ibn Khaldoun, op, laud., Ill, p. 199-203. Voir d'autres zairdja dans El Bouni, op. laud., Ill, p. 76-79 (avec une menz'ouma), et dans le livre precite de Zenati, p. 31-34.


DIVINATION INDUCTIVE ET INTUITIVE 383

ce que Ton a appele la « divination Inductive » (1) : le devin y considere des phenomenes objectifs et cherche a en infer er un pronostic, primitivement en s'appuyant sur des similitudes, puis en lachant la bride a 1' imagina- tion. Mais il se peut que le phenomene qui sert de presa- ge soit tellement personnifie qu'il prenne la forme d'un demon ou d'un dieu : c'est ce que nous avons vu dans la magie ; et alors, le dieu ayant toutes les allures d'une personne, le presage n'est que 1' expression de sa science ou de sa volonte; c'est la « divination intuitive ». Deja, Yistiqsdm nous a offert quelque chose d' analogue ; on pourrait supposer une semblable personniflcation dans la zairdja de Sidi bel 'Abbes, si Ton croyait que c'est le saint qui dirige 1' operation ; de meme dans le calcul du nim, ou Ton introduit un verset du Coran. Un pas de plus, et Ton interrogera directement la force personni- fiee a laquelle on s'adresse, ou on se laissera dieter par elle une reponse, que ce soit un esprit, l'ame d'un mort pari ant par un medium, ou un demon, ou un dieu. C'est la divination intuitive, celle que nous allons etudier maintenant : il y a entre elle et la divination inductive le meme rapport qu' entre la magie demoniaque et la ma- gie sympathique.


(1) Bouche-Leclercq, op. laud. p. 107-110.


CHAPITRE VIII


La divination intuitive

La divination Intuitive s'adresse, avons-nous dit, a des forces magiques personnifiees : ce peuvent etre tout simplement les demons ordinaires de 1 'Islam, c'est- a-dire les djinns. En ce cas la divination se confond presque avec la magie : nous avons etudie en effet a ce titre revocation des demons, la khedmat el djinn, les pratiques et les incantations compliquees par lesquelles on les asservit : il ne reste plus qu'a les Interroger sur l'avenir. Nous ne reviendrons pas sur ce sujet ; je citerai seulement une pratique assez repandue en Algerie et qui n'est pas inconnue au Maroc.

Quand une jeune fille tarde trop a se marier et qu'el- le veut connaitre ce que l'avenir lui reserve a ce point de vue et savoir ce qu'elle doit faire, on fait ce qu'on appelle lemchet '. Ce nom designe le peigne a carder la laine qui en Algerie est tres grand et a pres d'un metre de long. On prend done un mchet\ on l'habille tant bien que mal avec les effets d'un homme pieux ; on lui fait des moustaches et une barbe avec de la laine et on le coiffe d'un turban; ensuite on le met debout contre un mur et on lui dit en brulant de l'encens devant lui et pres de la jeune fllle : « Sidi lemchet' 'and rds el 'dzba — la rebbi


APPPARITIONS 385

bezzoudj 'atqha », c'est-a-dire: « Monseigneur le peigne, toi qui est pres de la tete de la fille, 6 mon Dieu, emancipe- la par un mariage. » Le jour ou on fait cette ceremonie doit etre un vendredi : a midi, pendant lai priere, la fille doit uriner dans un conduit expose vers 1' Orient. Le soir elle doit monter au minaret et crier l'appel a la priere (adhdn). Le muezzin laisse parfois, meme dans nos villes d'Alge- rie, pour une somme d' argent, une jeune fille monter au minaret : bien entendu elle ne fait pas la veritable priere, mais simplement un appel, et seulement la nuit. Les mu- sulmans tolerants disent que cela n'est pas interdit par la religion et que d'ailleurs tout bon mahometan doit consi- derer comme un devoir de favoriser le mariage. Lorsque la fille revient de V adhdn, elle monte sur la terrasse et a trois reprises elle imite le chant du coq. Puis elle va se coucher : dans sa chambre on a dispose, dans un coin, un rideau formant comme un cabinet dans lequel on depose le mchet \ avec un plat de couscous, des cuillers (si c'est en Algerie), des serviettes, de l'eaupourboire. Dans la jour- nee on a eu soin d'aller aux sources, dans les bains, pres des puits, inviter les djinns a venir. Dans la nuit, la fille voit le mchet ' apparaitre sous la figure d'un petit homme vieux qui lui devoile son avenir matrimonial. D'autres femmes de la maison viennent dans la chambre et voient egalement le mchet ' : on trouve souvent des femmes qui Ton vu. Puis il retourne dans le cabinet et le lendemain on trouve le couscous en partie disparu, en partie eparpille : les djinns qui se sont incarnes, en quelque sorte, dans le mchet \ l'ont mange pendant la nuit.

Onremarquerabiencertainementl'analogiequiexiste


3 86 LA NECROMANCIE

entre la maniere dont on opere et le cabinet des spirites modernes : on sait en effet que les apparitions dont il a ete fait si grand bruit depuis un quart de siecle ne se montrent guere que lorsqu'on dispose dans la piece, ge- neralement avec un drap, une sorte de cabinet (1) . Nous devons dire a ce propos qu'a notre connaissance les procedes familiers aux adeptes des sciences dites psy- chiques, tels que les tables tournantes, l'ecriture spirite, ne sont pas repandus parmi les musulmans d'Algerie

les seules pratiques ayant quelque analogie avec les

operations cheres aux spirites sont le mchet \ le miroir d'encre et la hantise des maisons dont nous parlerons plus tard.

Sans doute des investigations ulterieures complete- ront nos connaissances sous ce rapport : des pratiques de necromancie sont probablement en usage ca et la, mais nous ne les avons pas constatees d'une facon precise et d'ailleurs ceux qui s'y livrent doivent soigneusement se cacher. Par necromancie on sait qu'on entend revocation des ames des morts que Ton interroge sur tout ce que Ton desire savoir, en tant qu'elles peuvent vous renseigner : le spiritisme n'est que le dernier avatar de la necromancie. Celle-ci qui, si elle existe, est tout au moins fort peu cou- rante chez les musulmans de 1' Afrique du Nord, etait on le sait pratiquee chez les Hebreux ; le '6b ou revenant evo- que par l'art des pythonisses devoilait l'avenir^ : on con- nait 1' episode dramatique de la pythonisse d'Endor qui fit


(1) Cf. Maxwell, Phenom. psychiques, p. 35-36.

(2) Cf. W. Davies, Magic, divin. and demonol., p. 86 seq.


DMNAnONPARl^SSlMACESREFI^CHISSANTES 387

apparaitre a Saiil 1' ombre de Samuel. La necromancie est du reste severement interdite et punie de mort par le Levitique (1) .

La necromancie avait un caractere terrible qui ef- frayait souvent les consultants ; tout le inonde ne se sen- tait pas le courage d' affronter une conversation avec des revenants (2) . De plus revocation des morts etait entouree de rites effrayants : au lieu de faire apparaitre 1' ombre elle-meme, on imagina de s'adresser a son double natu- rel, 1' image formee par une surface reflechissante. J'ai deja eu 1' occasion d'indiquer en passant que chez les sauvages, 1' image formee dans l'eau, dans un miroir, de meme que 1' ombre de l'homme, de meme que le por- trait, sont considerees comme etant l'ame elle-meme, momentanement projetee en dehors du corps ou tout au mo ins un double exterieur de l'ame : cette croyance est repandue chez presque tous les primitifs. Beaucoup d'entre eux ne se regardent dans un miroir qu'avec ter- reur ; dans la Grece ancienne on ne devait pas regarder le reflet d'un corps dans l'eau; le courant de l'eau ou les esprits des eaux pouvaient en effet ravir 1' image de 1' im- prudent ou de la coquette qui se mirait ainsi. Narcisse mourut ainsi de s'etre regarde dans l'eau ; l'histoire de Narcisse, amoureux de son image est posterieure si Ton en croit Frazer et date d'une epoque ou Ton avait oublie le sens primitif de l'episode (3) .


(1) Voy. I Sam. XXVIII ; Lev.,XX, 27.

(2) Bouche-Leclercq, Hist, de la divin. d. I 'antiqu.,1, p. 377, n. 2, 3.

(3) Frazer, Rameau d'or, trad, fr., I, p. 224-225 et les references donnees dans la n. 5 de la p. 225.


388 DIVlNAnONPARLES SURFACES REFLECHISSANTES

Cette croyance persistante a la nature animique de 1' image est la base de la divination par les surfaces re- flechissantes. On pensait en effet qu'il etait possible de faire apparaitre dans un miroir 1' image de telle ou telle personne et que cette image etait reellement son ame (1) . On employait pour cela des coupes remplies d'eau (hy- dromancie), des bassins places sous un plafond mono- chrome et dans lesquelles on j etait des lames brillantes d'or et d' argent (lecanomancie) ; ou encore des miroirs dits magiques (catophomancie, specularii du moyen- age) ; ou la lame d'une epee, ou meme tout simplement la surface polie et lubrifiee de l'ongle (onycomancie). Ces pratiques continuerent au moyen-age (2) . Elles etaient bien connues deja de 1' orient antique (3) et elles se sont perpetuees dans 1' Orient moderne (4) . II y a encore a Alger, parait-il, des sorciers qui predisent l'avenir par 1' inspection de la surface du plomb fondu.

Les miroirs magiques sont frequemmentmentionnes chez les ecrivains arabes : on en attribue aux Chretiens


(1) Ou l'image d'un esprit ou d'un ange. Cf. Reinaud, Monuments, II, p. 401-402. Cet ouvrage contient de nombreux details sur les miroirs magiques. El Bouni, op. laud., Ill, p. 60, expose que telle formule ecrite sur un miroir et placee sous la tete pendant qu'on dort evoque les esprits et les fait voir en songe.

(2) Maury, Magie etAstrol., p. 436 seq. ; Bernoulli, Die Heilig. d Merowinger, Tubingen, 1900, p. 284-285.

(3) Je n' ai pas vu les travaux de Schwab sur les coupes magiques dans l'Orient ; cprPognon, Coupes deKhouabir, 3 broch., Paris, 1898 et 1899.

(4) Voy. les references donnees dans Lefebur, Le miroir d'encre dans la magie arabe, in Rev. Afric., 1905, p. 209 ; cf. aussi les nom- breux passages de YAbrege des Merveilles dans la trad. Carra de Vaux (ils sont indiquees par Chauvin, dans son CR de cet ouvrage, in Melu- sine,lX, 1898-1899, p. 69).


L'HYDROMANCIE 389

de merveilleux. El Bekri rapporte qu'il. y en avait un dans une eglise chretienne de Sicca Veneria (aujourd'hui le Kef) qui montrait a tout mari trompe 1' image du se- ducteur de sa femme (1) . Au XVIe siecle, Leon l'Africain nous decrit les pratiques de l'hydromancie a Fez ; les dessins voient ainsi dans leurs bassins d'eau magique « passer les diables a grands escadrons, venant les uns par mer et les autres par terre, ressemblant a un gros exercice d'hommes d' amies, lorsqu'ils se veulent cam- per et tendre les pavilions ; et a l'heure qu'ils les voient arretes, les interrogent des choses de quoi ils veulent etre pleinement Informes, a quoi les esprits leur font reponse avec quelques mouvements d'yeux ou de mains qui don- nent assez a connaitre combien sont depourvus de sens ceux qui s'y adonnent, etc. ... » (2) .

Tel est en effet le theme essentiel de l'hydromancie arabe, appelee istinzdl : il est le meme dans tout le mon- de musulman et il n'a pas varie jusqu'a nos jours. Le su- jet apercoit dans la surface reflechissante des armees de djinns qui plantent des tentes, il voit le sultan des djinns, il lui parle et celui-ci repond. Quant a la forme moderne de 1' operation c'est ce que Ton a appele le « miroir d'en- cre » : on dessine dans la paume de la main du sujet un carre magique, analogue a ceux que nous connaissons, et au milieu duquel est une petite flaque d'encre, dont le sujet fixe la surface brillante (3) . Voici la recette alge- rienne avec le carre magique.


(1) El Bekri, Afr. sept., trad, de Slane, p. 82-83.

(2) Leon l'Africain, Afrique, trad. Temporal, 1830, r, p. 400 ; texte in Remusio, 1554, 1, fo. 42 D. Cpr. Lagrange, Relig. sem.. p. 235.

(3) Voy. Lefebure, op, laud., p. 218-224.


390 LE MIROIR D'ENCRE

r

« Ecris sur la main d'un enfant ou sur celle d'un indi- vidu portant comme signe favorable une ligne qui la par- tage par moitie (1) , ou sur la main d'une esclave noire ou sur celle d'une femme blanche possedee, ce qui va etre dit.

Ecris egalement sur le front de l'un de ces sujets (trois fois) : « nous avons, enleve le voile qui te couvrait, ton regard est aujourd'hui solide. (Cette phrase est du Coran a 1' exception du mot « solide » qui y est remplace par « penetrant »).

r

Ecris sur l'une des joues du sujet : « son regard est aujourd'hui » et sur 1' autre « solide » (trois fois).

Trace sur la main du sujet la figure ci-dessous et ecris sur les cinq doigts ce qui suit : sur le pouce : « Aki- loum et fekich » ; sur 1' index : « akcher, akcher »; sur le majeur a chemail, chemail » ; sur l'annulaire : « seboua, seboua » et sur l'auriculaire : « belia, belia ».

Brule alors de l'encens et de la coriandre et recite quinze fois le chapitre du Coran

« J' en jure par le soleil et par sa clarte... »

Dis ensuite : « presentez-vous, que Dieu vous be- nisse et ne benisse point les autres que vous ».

Dix de la troupe se presenteront.

Commande-leur de balayer, d'etendre les tapie, de disposer les sieges, d'egorger un mouton et de preparer le repas pour le Sultan.

Ordonne-leur de manger et de boire, puis de remet- tre a leurs sultans de quoi se laver et la serviette rouge afln qu'ils lavent et essuient leurs mains.


(1) Cf. Ibn Khaldoun, Prolegomenes, traduction de Slane, pre- miere partie, p. 240.


LEMIROIRD'ENCRE


391


Commande-leur de produire le livre Intitule : Delil el Khirat (le guide des bonnes ceuvres), et de l'ouvrir a la page ou figure le dessin representant le tombeau du Prophete. Que Dieu repande sur lui ses benedictions et lui accorde le salut !

Fais-leur sur ce dessin preter serment de te faire connaitre ce que tu desires et demande-leur tout ce que tu voudras.

Voici l'anneau (le miroir d'encre) dont il s'agit :


Rarout


eluii

MikiU


3


DJrtxaU 1



ah


BM



'£?


i


4dt


Et si tu veux apres cela les faire disparaitre, dis- leur : « partez, legers et lourds, et si la priere est accom- plie, dispersez-vous sur la terre, recherchez la faveur de Dieu et mentionnez beaucoup son nom, peut-etre serez- vous heureux (Coran). Allez et que Dieu vous fasse mi- sericorde (trois fois) » (1) .


(1) Reproduit textuellement de Lefebure, op. laud., p. 222-224.


392


LEMIROIRD'ENCRE



FAC-SIMILE DU MIROIR D'ENCRE ALGERIEN.

Ce cas special de la divination par les surfaces re- flechissantes est un de ceux qui recoivent une grande clarte des plus recentes recherches effectuees sur les phenomenes psychiques (1) . Les beaux jours de la cris- tallomancie sont en effet revenus, et la vision dans une boule de cristal est un des exercices favoris de ceux de nos contemporains qui cultivent ces phenomenes. II est hors de doute aujourd'hui que certaines personnes (une sur cinq seulement, d'apres les evaluations les plus fa- vorables), en regardant fixement une surface brillante et specialement une boule de cristal, voient des appari- tions veritablement surprenantes : au bout de quelques instants d' attention, la boule semble s'obscurcir, s'enve-


(1) Lefebure, op. laud, p. 222-224.


LA CRISTALLOMANCIE 393

loppe d'un image, et le sujet croit voir dans cette boule des figures qui, la plupart du temps, se rapportent a des faits reels.

Ibn Khaldoun, dans ses Prolegomenes, avait, des le XI Ve siecle, reconnu qu'il y a la de veritables hallu- cinations (1) . Ce qui est, au premier abord, surprenant, c'est que les visions du sujet se rapportent souvent a des faits inconnus de lui, mais cependant exacts par exemple, une demoiselle voit dans la boule un journal, le lit et y voit l'annonce de la mort d'un de ses amis ; elle l'ignorait, ainsi que les personnes presenter a 1' ex- perience, a qui elle le raconte : tout le monde est stupe- fait de cette clairvoyance. Cependant on trouva dans la maison un journal accroche devant une cheminee, en guise de paravent, et ou figurait l'annonce en question. La jeune fille, toutefois, etait sincere ; la sensation du Journal, enregistree inconsciemment dans la memoire, etait reapparue mecaniquement pendant 1' experience^. La plupart des faits observes paraissent se rapporter a ce type et devoir s'expliquer d'une maniere analogue ; d'aucuns cependant pretendent que certains de ces faits impliquent une veritable vision a distance, et meme des premonitions (3) .

Quoi qu'il en soit de ce dernier point qui est celui sur lequel les amateurs de merveilleux livrentbataille aux positivistes endurcis, on voit que le miroir d'encre n'est pas une croyance sans fondement : Lang, prenant texte


(1) Ibn Khaldoun, Prolegomenes, trad, de Slane, I, p. 236-237.

(2) Pierre Janet, Necroses et idees fixes, I, p. 415-417.

(3) Maxwell, Phenomenes psychiques, p. 181 seq.


3 94 LA CONCH YLIOM ANCIE

de la generality de ces pratiques dans le monde entier, croit y trouver l'origine des theories des sauvages sur 1'ame, qui peut, d'apres eux, sortir du corps (1) . Sans dou- te, cette hypothese merite d'etre prise en consideration; mais nous devons observer toutefois que, pour un primi- tif, la vue de 1' image d'un absent n'est pas plus etonnante que la vue de la sienne propre, peut-etre moins.

Une hallucination d'un autre genre, semblant aussi avoir ete un moyen de connaitre l'avenir, est 1' audition dans les coquillages : on sait qu'en appliquant un co- quillage (ou d'ailleurs tout objet creux) contre l'oreille, on percoit un bruissement ; or, certains sujets, mediums particulierement sensibles, entendent dans ces condi- tions des mots et des phrases (2) . Ce procede de divination existerait dans le Sud du Maroc, et peut-etre en Alge- rie (3) . II n' a d'ailleurs rien de commun avec la divination par certain coquillage dans la meme region marocaine, a laquelle j'ai deja fait allusion : les devineresses des pays chleuh \ au sud de Mogador, enferment dans des bottes certaines terebratules fossiles et pretendent les faire par- ler; elles disent qu'elles se nourrissent, grandissent et se multiplient !

Si 1' image formee dans unmiroir passe pour une ame, pour un esprit, il peut bien en etre de meme des visions


(1) Lang, Making of religion, p. 103.

(2) Voy. dans Lehmann, Abergl. u. Zauberei, le chap, intitule Krystalvisionen und Konchylien Auditionen, p. 447-452 ; cf. Maxwell, Phenomenes psychiques, p. 164-165.

(3) D'apres des informations verbales de Merrakech, que je n'ai pu toutefois controler.


LES REVES 395

qui accompagnent le sommeil : les formes que nous croyons voir dans nos reves sont prises, par le primi- tif, pour une realite; les sauvages croient que 1'ame sort effectivement du corps et va reellement accomplir les actions qu'elle croit accomplir en dormant l \ A un degre plus eleve de civilisation, on a appris a connaitre que 1'ame, au mo ins en pareille circonstance, ne quittait pas le corps, et on croit que les reves sont des esprits, des fantomes : c'est la conception homerique des songes, qui habitent au Couchant et, la nuit, viennent visiter les mortels (2) . Les reves des peuples primitifs paraissent etre particulierement vifs et nombreux ; on a remarque qu'il en est ainsi chez nos indigenes et qu'ils ont souvent des songes precis (3) . Les recherches scientifiques modernes ont d'ailleurs mis en evidence que, plus le sommeil est leger, plus les songes sont frequents ; que la femme reve plus que l'homme, que ses reves ainsi que ceux des enfants et des jeunes gens sont plus precis et se fixent mieux dans la memo ire que ceux des hommes ages (4) .

II est bien connu que, dans le sommeil, notre per- sonnalite est pour ainsi dire dedoublee, et que nous assistons nous-memes a nos reves sans pouvoir les mo- difier en quoi que ce soit : ce qui nous donne 1' illusion qu'ils nous sont imposes, puisque nous les subissons (5) . II


(1) Voy. Tylor, Civil, prim., I, p. 511.

(2) Voy. Bouche-Leclercq, Hist, de la div. dans I'Antiq., I, p.


281.


(3) Moulieras, Maroc inconnu, I, p. 157.

(4) Cf. Lehmann, Aberglaube und Zauberei, p. 394-397.

(5) Maury, Magie, p. 233-234 ; Le sommeil et les reves, 1862, p. 37-38 et passim.


396 L'ONEIROMANCIE

en est ainsi, du reste, chaque fois qu'un souvenir remon- te des regions inconscientes de notre esprit a la clarte de la conscience : il n'est done pas surprenant que Ton ait cru pendant longtemps que les songes etaient envoyes a rhomme par un pouvoir superieur. Aussi pense-t-on que le sommeil est un etat particulierement critique. Lorsqu'on croyait que 1'ame quittait le corps pendant le sommeil pour aller errer au dehors de lui, on pensait ne- cessairement que e'etait un etat dangereux : le dormeur, reveille a cet instant, pouvait perdre son ame et en mou- rir (1) ; on s'abstenait de le reveiller. Lorsqu'on pensa que les songes viennent d'une puissance superieure, cet etat dangereux se transforma en etat sacre, ce qui est presque la meme chose; encore aujourd'hui, chez nos musul- mans, on ne reveille pas un dormeur sans dire : « Gloire a Dieu » (2) . Ou fut done amene tout doucement a consi- derer les songes comme des revelations; e'est ainsi que la Bible les presented II ne s'agissait que de les com- prendre : telle est la naissance de 1 'oneiromancie.

En effet, il n'est pas douteux d'une part que beau- coup de songes sont causes par des sensations externes ou internes et correspondent a une realite, mais il faut avouer que e'est la une intime minorite ou tout au mo ins qu'il nous est en general impossible de les ramener a une cause connue et de les mettre en concordance avec


(1) Voy. Frazer, Rameau d'or, trad, franc., I, p. 193, et les nom- breux exemples qu'il donne.

(2) Cpr. l'idee que se faisaient du sommeil les anciens Arabes Wellhausen, Reste arab. Heid., p. 168.

(3) Cf. Witton Davies, Magic, divin, and demonol., p. 77 '-78.


LES SONGES ET MAHOMET 397

les evenements qui les suivent (1) . Ceux qui se laissent ainsi expliquer sont relativement rares : aussi nous ne croyons pas qu'il y ait interet a chercher dans cette voie 1' explication de l'oneiromancle (2) .

Comme dans toute magie et dans toute divination, 1' induction a priori a precede ici toute experience. Le postulat premier, celui d'ou l'ont part, est que les songes ont une valeur prophetique, qu'ils sont envoyes par la divinite. C'est la le point de vue musulman : Mahomet avait declare qu'il s'etait vu en songe entrant a la Mecque avec ses compagnons. A cette epoque il etait a Medina et ne reussit que plus tard a revenir dans sa ville natale; aussi mettait-on en doute la veracite du songe ; alors fut revele ce verset du Coran : « Dieu a realise le songe de son apotre, etc. ... » (3) . Des h'adith, d'ailleurs, rappor- tent que 'Aicha a dit que la revelation commenca pour le Prophete sous la forme de songes (4) . Une autre parole celebre du Prophete est rapportee dans de nombreuses traditions : « Les songes sont la quarante-sixieme par- tie de la prophetie » aurait dit Mahomet. Cette phrase


(1) Cf. Lehmann, Aberglaube und Zaub, p. 419.

(2) Comme ont essaye de le faire Vaschide et Pieron, Le reve prophetique dans la croyance et la philosophie des Arabes, in Bull. soc. Anthr. Paris, 1902, p. 228-243. Le passage le plus interessant de ce me- moire est celui ou les auteurs donnent, d'apres Leclerc d'ailleurs, quel- ques indications sur le reve considere comme element de diagnostic dans la medecine arabe (p. 232). — Sur le rapport des images du reve avec les images anterieures, voy. les recherches de Foucault, Le Reve, p. 172 seq., p. 184, p. 206 seq.

(3) Coran, sour. XLVIII, v. 27 ; Qast'allani sur Qah 'ih ' de Boukhari, X, p. 123-124.

(4) Qast'allani, op. laud., X, p. 118-123.


398 CLASSIFICATION DES SONGES

obscure a beaucoup occupe les commentateurs (1) et les explications qu'on en donne ne sont pas bien satisfaisan- tes. II nous suffit de constater que le Prophete considerait le songe comme une sorte de succedane de la prophetie. D'autres traditions rapportent encore qu'il a dit qu'apres lui, il n'y aurait plus de proprieties, sauf les moubachchi- rdt ; or les commentateurs s'accordent a dire que par ce mot qui signifie « les bonnes messageres », il faut enten- dre les songes veritables (2) .

Car tout songe n'a pas ce caractere prophetique ; il y a songe et songe. II y a des songes trompeurs et des songes vrais ; une tradition qui fait autorite en la ma- tiere divise les songes en trois classes : ceux qui sont une bonne nouvelle de Dieu (bouchrd min Allah) ; ceux par lesquels le diable cherche a nous effrayer (takhouif ou tah 'dir ech Chei't 'an) et ceux qui sont seulement des manifestations de l'ame (h 'adith en nefs) (3 \ La premiere seule entre en ligne de compte pour la divination : ces songes qui sont envoyes par Dieu sont du reste mani- festos a l'ame par l'intermediaire d'un ange special, nomme, disent les ecrivains specialistes, Qadiqoun {A) : c'est ainsi qu' Hermes etait pour les Grecs le heraut des songes (5) .


(1) Qast'allani, op, laud., X, p. 123-124, p. 137.

(2) Qast'allani, op. laud., X, p. 138.

(3) Qast'allani, op. laud., X, p. 146 ; En Naboulousi, Ta't'ir el andmfi ta'bir et mandm, Caire, 1320, I, p. 3. C'est la classification la plus repandue. Cpr Ibn Khaldoun, Prolegom., trad, de Slane, I, p. 216 ; III, p. 119-120.

(4) En Naboulousi, op. laud., I, p. 4.

(5) Bouohe-Leclercq, Hist, de la divin. dans t'antiquite, I, p. 284.


SONGES VRAIS ET SONGES TROMPEURS 399

Un esprit aussi cultive qu'Ibn Khaldoun ne s'en tient pas a cette theorie simpliste et il donne une explica- tion plus subtile de la facon dont 1'ame dans le sommeil arrive a la connaissance du monde spirituel : « L' esprit vital se detourne alors, dit-il, des sens exterieurs, rentre pres des facultes internes... L'ame revient aux images conservees dans la memoire, les combine, les decom- pose, leur donne d'autres formes.... Quelquefois l'ame se tourne, pendant un seul instant vers son essence spi- rituelle, et cela malgre la resistance que lui opposent ses facultes internes. Elle parvient alors.... a saisir des per- ceptions (du monde invisible) par sa spiritualite... Elle les transmet a 1' imagination qui les reproduit telles quel- les.... ou les faconne dans ses moules habituels » (1) . Tel est le songe vrai qui vient de Dieu : si au contraire l'ame n'a pas eu cette communication avec le monde spirituel et a construit sur son propre fonds, on n'a qu'un songe confus.

L'antiquite grecque admet aussi la distinction des songes trompeurs et des songes vrais (2) : la difficulte etait de savoir lesquels etaient vrais. Dans la technologie arabe, le nom de rou 'ia est reserve aux seconds, celui de h 'oulm aux premiers ; mais, dans l'usage, cette dis- tinction n'est pas observee et les deux mots sont souvent employes indifferemment. En tout cas, dans le h 'adith, le h'oulm est essentiellement distinct de la rou'ia; la


(1) Ibn Khaldoun, op. laud., I, p. 215-216. Cpr. les theories expo- sees par Mas'oudi, Prairies d'or, III, p. 355-362.

(2) Bouche-Leclercq, op. laud., I, p. 294, 299-300.


400 SONGES VRAIS ET SONGES TROMPEURS

deuxieme vient de Dieu, le premier du diable (1) . Mais, toutefois, ce n'est pas le diable qui le cree : il ne fait que se servir, pour nous effrayer, des formes creees par Allah, car il n'y a qu' Allah qui soit createur^. C'est aussi la doc- trine catholique, suivant laquelle tout ce qui peut etre fuit par le demon s'opere par la vertu de quelque cause natu- relle (3) . Aussi y a-t-il des visions tellement saintes que le diable ne peut les donner en songe, celle de Dieu, celle du Prophete, par exemple un h 'adith declare expressement que le diable ne peut se manifester en reve sous la forme de 1' Envoy e de Dieu (4) . Pas plus que le h 'oulm, qui vient du diable, les songes qui sont de simples manifestations de l'ame ne sont pris en consideration : si Ton reve d'une chose parce que Ton en a ete trop preoccupe, ou si Ton fait un reve facheux sous 1' influence d'une mauvaise di- gestion, cela n'a pas d'importance (5) : les oneirocritiques grecs pensaient exactement de la meme facon (6) .

Les oneirocritiques arabes sont d' accord pour re- connaitre comme les plus veridiques les songes quo Ton a au point du jour (7) ; 1' observation scientiflque montre,


(1) Qast'allani, op. laud., X, p. 118, 125, 135, 138.

(2) Ibn Sirin, Mountakhab el kaldmfi tafsir el ah 'lam, a la marge du 1. 1 d'En Naboulousi, Ta 't'ir et anam, p. 3.

(3) Voy. Maury, Magie, p. 337.

(4) Qast'allani, op. laud., X, p. 134. Cpr Boukhari, trad. Houdas et Marcais, I, p. 54-55.

(5) Qast'allani, op. laud., p. 135. — Voir une enumeration des songes vains dans En Naboulousi, op. laud., p. 3.

(6) Bouche-Leclercq, Hist, de la divinat. d. Vantiq., I, p. 286-287.

(7) Ibn Sirin, op. laud., p. 8 ; Ibn Chahin, Kitdb el ichdrdtfi 'ilm el 'ibardt, a la marge du t. II d'En Naboulousi, Ta 't'ir el anam, p. 4.


SONGES SUIVANT LES HEURES ET LES EPOQUES 40 1

du reste, que ce sont les songes precedant le reveil qui sont les plus nets (1) ; Homere etait deja de cet avis et les oneirocritiques grecs l'ont suivi (2) . Ceux que Ton fait pendant la meridienne sont egalement tres veridiques (3) . Au moment ou le sommeil gagne certaines personnes, elles ont souvent des visions tres vives que Maury a, le premier, bien decrites sous le nom & hallucinations hypnagogiques {A) . Les specialistes de l'oneiromancie musulmane n'en parlent pas, sans doute, parce qu'ils les classent dans la categorie des reves diaboliques. Mais Ibn Khaldoun en parle et semble attacher une grande importance aux paroles que Ton prononce au moment de s'endormir : il ajoute que des predictions semblables s'echappent de la bouche des condamnes au moment ou on execute la sentence, et rapporte un procede macabre employe pour faire mourir lentement un homme et ob- tenir de lui des paroles prophetiques au moment de sa mort (5) .

Les songes ne sont pas egalement veridiques dans toutes les saisons : d' accord aussi en cela avec les Grecs (6) , les ecrivains musulmans specialistes indiquent comme particulierement favorables le printemps et l'epoque du nisdnPK

L'oneirocritique est done une science officielle dans


(1) Lehmann, Abergl. u. Zaub., p. 396.

(2) Bouche-Leclercq, op. laud., I, p. 286.

(3) En Naboulousi, op. laud., I, p. 5 ; Qast'allani, op. laud., p. 137.

(4) Maury, Le sommeil et les reves, p. 41, ch. IV ; Magie, p. 225.

(5) Ibn Khaldoun, op. laud., I, p. 225.

(6) Bouche-Leclercq, op. laud., I, p. 287.

(7) Cf. infra, chap. XIII-XIV.


402 IBN SIRIN

l'lslam : le plus celebre des mou'abbirin ou nterpre- tateurs de songes est, sans contredit, Moh'ammed Ibn Sirin, mort en 110 heg. - 728 J.-C, qui est souvent nom- me dans les traditions relatives au ta 'bir (interpretation des songes) (1) . Mais les differents ouvrages que Ton met sous son nom semblent etre apocryphes (2) . II etait d'une sagacite prodigieuse: un individu vint lui dire un jour s'etre vu en reve, arrosant un olivier avec de l'huile, puis allant s'asseoir. « Qui as-tu pour epouse ? » lui dit l'imam. — « Une femme non arabe que j'ai achetee, » dit-il. — « Je crains, dit Ibn Sirin, que ce ne soit ta mere. » On alia aux renseignements, et c' etait exact. Un autre individu lui dit: « J'ai reve que je bouchais herme- tiquement la rue. » — « Cet homme etrangle les jeunes garcons, dit Ibn Sirin, et il doit avoir dans son sac les ins- truments de ses crimes. On le fouilla, on trouva sur lui des cordes et des anneaux, et on le livra a la justice. Une femme vint trouver Ibn Sirin et lui dit : « J'ai reve que la lune entrait dans les Pleiades et qu'un crieur public criait derriere moi : Va raconter cela a Ibn Sirin. » La figure d'lbn Sirin jaunit: « Cette femme, dit-il, m'assure que je mourrai dans sept jours. » II la quitta souffrant et mourut sept jours apres (3) .


(1) Qast'allani, op. laud., X, p. 137 ; Ibn Chahin, op. laud., p. 4. Sur Ibn Sirin et Ibn Chahin, voy. Rene Basset, in Bull. Corresp. air., 188; II-III, p. 244, 249. — Enumeration de quelques ouvrages de ta 'bir dans Ibn Chahin, p. 3.

(2) C'est l'opinion de Slane, trad, d'lbn Khaldoun, Prolegom., Ill, p. 121, n. 1 et la notre.

(3) El Ibchihi, Mostat'raf, trad. Rat, II, p. 193-194 ; Ta'bir er rou 'ia, sous le nom d'lbn Sirin, Caire, 1328, p. 8.


V ONEIROCRITIQUE 403

L' interpretation des songes est chose grave ; c'est le matin surtout qu'on doit s'y livrer (1) ; le mou'abbir doit etre instruit, verse dans le Coran, la tradition, bien con- naitre la langue arabe, avoir 1' experience des hommes, etre chaste, pur, sincere. II doit surtout s'appliquer a bien distinguer les songes vrais des songes trompeurs et c'est la a vrai dire que git toute la difficulte de l'oneirocriti- que : aussi Ibn Sirin se refusait a interpreter beaucoup de songes des qu'ils ne lui paraissaient pas suffisamment clairs (2) . Une des marques du reve veridique, c'est la promptitude avec laquelle le reveur se reveille aussitot apres ; c'est encore 1' impression profonde qu'il fait dans la memoire et la precision avec laquelle les details en sont graves (3) .

Quant a 1' interpretation elle-meme, les mou 'abbirin distinguent plusieurs procedes : 1° par le Coran. L'ceuf dans les songes signifie la femme, parce que Dieu a dit en parlant des houris du paradis : « Elles seront comme des oeufs (d'autruche) caches (dans le sable) » (4) ; un na- vire signifie le salut, parce qu'il est dit: « Nous avons sauve Noe et ceux qui etaient avec lui dans le navire (l'arche) » (5) ; les vetements signifient aussi la femme, parce que Dieu a dit : « Vos femmes sont votre vehe- ment et vous etes le leur » (6) ; rever qu'un roi entre la ou il n'en a pas 1' habitude, presage un malheur, parce


(1) Qast'allani, op. laud., X, p. 162.

(2) Ibn Sirin, op. laud., p. 9.

(3) Ibn Khaldoun, Prolegomenes , trad, de Slane, III. p. 117-188.

(4) Coran, sour. XXXVII, v. 47.

(5) Coran, sour. XXIX, v. 14.

(6) Coran, sour. II, v. 183.


404 L' ONEIROCRITIQUE

que le Coran prete a la celebre reine de Saba les paroles suivantes (elle y fait allusion a Salomon) : « Lorsque les rois entrent dans une ville, ils la ravagent et reduisent les plus considerables de ses citoyens a une position mise- rable » (1) ; l'anneau signifie la fidelite a la religion, car a deux reprises la Coran dit que celui qui croit a Dieu a saisi un anneau (une anse, 'oroua) solide (2) et le Pro- phete lui-meme a donne cette interpretation^. 2° Ceci nous mene a 1' interpretation par le h'adith ou parole du Prophete ; le corbeau signifie un homme debauche, parce que Mahomet a qualifie cet oiseau defdsiq (debau- ched : le corbeau est generalement un mauvais presage et nous devons remarquer a cette occasion que toutes les sortes de presages pouvant se presenter en songe, la divination par les songes inclut en quelque sorte, toutes les autres especes de la mantique (5) . Une cote (du tho- rax) signifie une femme parce que le Prophete a dit que la femme a ete creee d'une cote de l'homme (6) ; Maho- met a declare que le carcan vu en reve est un presage sinistre, a cause des passages du Livre ou il est parle du carcan qui sera au cou des damnes (7) ; mais les fers aux pieds sont un bon presage (8) . Un autre jour, le Prophete reva qu'on lui mettait des cles dans les mains : signe


(1) Coran, sour. XXVII, v. 34.

(2) Coran, sour. II, v. 257 ; sour. XXXI, vers. 21.

(3) Qast'allani, op. laud., X, p. 143.

(4) J'ignore ou se trouve ce h'adith. ,

(5) Cf. Bouche-Leclercq, op. laud., I, p. 310 seq.

(6) Meme observation que pour la note (4).

(7) Coran, sour. XIII, v. 6 ; sour. XXXVI, v. 7 ; sour. XL. v. 78.

(8) Qast'allani, op. laud., X, p. 146.


L' ONEIROCRITIQUE 405

de victoire et de puissance (1) ; de meme il a interprets la tunique longue comme etant la religion (2) ; un de ses reves les plus fameux est celui ou il se vit buvant du lait a longs traits au point qu'il lui en coulait sur les doigts, ce qui, declara-t-il, signifie la science (3) ; rever qu'on fait les tournees de la ka 'ba a la Mecque (4), qu'on voit voler quelque chose en l'air (5) , qu'on brandit un sabre (6) , qu'on voit une femme noire (7) , etc. ..., etc. ... sont autant de vi- sions que le Prophete a lui-meme interpreters et ses in- terpretations font loi dans l'oneirocritique musulmane ; les recueils de h 'adith renferment un chapitre consacre au ta 'bir. 3° A defaut du Coran ou du h 'adith, on peut in- terpreter les songes par les expressions et proverbes cou- rants {el mathal es sdir) : par exemple, rever qu'on ramas- se du bois signifie la calomnie, parce qu'on dit : « Celui qui va semant la medisance parmi les gens, recolte (ce qu'il a seme) », ih 'tat' aba, meme mot que pour dire ra- masser du bois. La maladie en reve signifie l'hypocrisie, parce qu'on dit d'un homme qui ne tient pas sa parole : « Un tel est malade pour tenir sa promesse ». 4° L' inter- pretation par la signification apparente du nom (thdhir el ism) n'est autre que le fal transports dans l'oneiroman- cie voir un homme qui s'appelle Sdlim, signifie la sante,


(1) Qast'allani, op. laud., p. 148.

(2) Id., p. 140-141.

(3) Id., p. 139, p. 154.

(4) Id., p. 151.

(5) Id., p. 154.

(6) Id., p. 157-158.

(7) Id., p. 157.


406 V ONEIROCRITIQUE

parce que ce mot veut dire en meme temps bienportant ; voir un homme qui s'appelle El Fad 'I signifie la bien- veillance, parce que ce mot veut dire aussi bienveillant. 5° L' interpretation par le sens (cache) du nom est plus subtile : c'est ainsi que la rose et le jasmin signifieront «  chose ephemere », tandis que le myrte signifiera la du- ree. 6° L' interpretation par contraires est extremement frequente ; il faut s'y attendre apres ce que nous avons signale du role Important des contrastes dans la vie af- fective et partant dans la magie et la divination } ; la science a d'ailleurs etabli que souvent les impressions de la veille se reproduisent dans le sommeil mais sous une forme exactement contraire : ce sont les songes par con- traste emotif 2) . L' interpretation par le contraire, a done quelque fondement dans la realite, mais d'ailleurs son emploi est laisse a la discretion du mou 'abbir. Les pleurs indiquent la joie, a condition toutefois qu'ils soient si- lencieux ; reciproquement le rire, la danse presagent les chagrins; de deux hommes qui se combattent celui qui est vaincu en reve sera le vainqueur en realite (3) .

Les songes du jour s' interpreted souvent d'une fa- con contraire a ceux de la nuit, parce que le jour est le contraire de la nuit (4) . Les interpretations ont souvent une valeur reciproque: par exemple les sauterelles signiflent


(\)Cf. supra, p. 310-311.

(2) Voy. Ribot, Log. des sent., p. 15 et la reference a Sante de San- tis I Sogni, Turin, 1898.

(3) Toutes les indications donnee dans cet alinea sont extraites, sauf note contraire, du petit T'dbir er rou 'id mentionne plus haut ; cpr. En Naboulousi, op. laud, t, p. 6-7.

(4) Qast'aMni, op. laud., X, p. 137.


L' ONEIROCRITIQUE 407

une armee et une armee signifie des sauterelles ; la pri- son est la tombe, la tombe est la prison. II faut encore descendre dans les details : rever qu'on a des ailes pre- sage de 1' argent, si on ne s' en vole pas ; si on vole, c'est un voyage ; un malade reve qu'il est gueri et qu'il sort de sa chambre : s'il parle, c'est la guerison, s'il ne parle pas, c'est lamort (1) .

II faut encore avoir egard au caractere de la per- sonne qui a reve : les reves d'un menteur ne sont pas ve- ridiques ; en particulier les reves du poete sont rarement vrais, parce qu'il est toujours plonge dans la fiction (2) . Celui qui se voit enchaine, s'il est vertueux, c'est signe de bonne conduite ; sinon c'est le presage des pires fau- tes et de la perte du salut (3) .

Pour interpreter convenablement, II faut done tenir compte du caractere et des habitudes du reveur (4) , ce qui ouvre la porte aux interpretations les plus arbitraires. Bien plus, le reve de la femme, du flls, du serviteur sont valables pour l'epoux, pour le pere, pour le maitre (5) . En realite, la pluralite des methodes, l'arbitraire avec lequel on les emploie, l'abus du symbolisme font de l'onei- romancie une pure fantaisie et il n'est de songe qui ne puisse, au gre du devin, etre interprets d'une facon favo- rable ou defavorable aux interets de son client (6) .


(1) Ta 'bir er rou 'id deja cite, p. 3.

(2) Qast'allani, op. laud., X, p. 135.

(3) Ta 'bir er rou 'id, p. 3.

(4) Ibn Sirin, op. laud., p. 8.

(5) Ibn Sirin, op laud., p. 8.

(6) Cf. Tylor, Civil, prim., I, p. 143.


408 LES SUITES DU REVE

Lorsqu'on a eu un reve veritable, il faut en remer- cier Dieu et le raconter (1) . Toutefois, il n'y a pas una- nimite a ce point de vue, car beaucoup de theologiens recommandent de ne raconter les songes qu'a des per- sonnes d'une vertu eprouvee (2) ; en tout cas, on ne doit les raconter ni a une femme, ni a un ignorant, ni a un ennemi (3) . En ce qui concerne le h 'oulm, il y a, au con- traire, unanimite dans les traditions : il faut, des qu'on se reveille, cracher a sa droite et dire : « Je me refugie pres de Dieu... » et ne raconter ce mauvais reve a per- sonnel Les anciens, au contraire, racontaient de suite le songe malheureux (5) ; ils croyaient, sans doute, ainsi en attenuer l'effet, mais cela portait vraisemblablement malheur a celui a qui on le racontait : de la la prescrip- tion musulmane.

Les Grecs se purifiaient par des ablutions, a la suite d'un mauvais reve (6) ; la pratique musulmane de cracher apres le mauvais reve s'explique peut-etre par ce qu'on croit ainsi expulser le mauvais esprit ; c'est peut-etre aussi pour des raisons analogues que le sommeil pro fond rend 1' ablution obligate ire (7) .

Les anciens estimaient que les bons reves venaient


(1) Qast'allani, op. laud., t. X, p. 135-136.

(2) Ibn Sirin, op. laud., p. 8.

(3) Id., p. 166.

(4) Id., p. 139, 159. L' usage est de raconter ce reve dans les cabi- nets d'aisance : on en detruit la portee.

(5) Bouche-Leclercq, op. laud., t, p. 325.

(6) Id., eod. loc.

(7) Khelil, Mokhtagar, trad. Perron, I, p. 46, 519.


MO YEN D'INFLUENCER LE REVE 409

quand on dormait sur le cote gauche (1) ; pour les mu- sulmans, au contraire, c'est le cote droit qui est le plus propice (2) . Certaines sourates, certaines prieres sont aussi a reciter, pour favoriser la venue des bons songes (3) ; de meme, d'autres sourates ont la vertu d'ecarter les mau- vais reves. II y a meme pour cela des recettes a carac- tere magique : par exemple, ecrire sur sa cuisse droite « Adam » et sur la gauche « Eve », et dormir ainsi (4) .

Ainsi le reve, comme les autres presages, est une force magique dont on peut combattre et meme prevenir l'attaque : une fois de plus, nous voyons clairement qu'il n'y a pas de limite tranchee entre la magie et la divina- tion.

Si des prieres pouvaient amener de bons reves, des formules magiques pouvaient avoir la meme vertu. Ibn Khaldoun, d'apres Maslama, rapporte un charme, nom- me h 'alouma ; destine a procurer de bons reves, et qu'il dit avoir eprouve ; il suffit de prononcer, au moment ou Ton s'endort, quelques paroles magiques dont il donne le texte et qui n'ont, du reste, aucun sens ; mais il a soin d'aj outer que ce charme dispose simplement 1' esprit a avoir de bons reves et ne necessite pas ceux-ci (5) . Les specialistes de la magie sont moins prudents (6) .

Les anciens avaient de meme des recettes magiques


(1) Bouche-Leclercq, op. laud., I, p. 287.

(2) Qast'allani, op. laud., p. 166 ; Ibn Chahin, op. laud., p. 4, etc.

(3) Qast'allani, eod. loc.

(4) soyout'i, Rah 'ma, p. 164.

(5) Ibn Khaldoun, Proleg., I, p. 217. (6)Cf. infra, p. 414, n. 1.


4 1 V INCUBATION ANTIQUE

pour amener de bons songes ; mais les Grecs reagirent contre ces pratiques venues d' Orient : la magie y faisait une trop rude concurrence a la divination. Si on pouvait a volonte se procurer de bons songes, l'art d'expliquer les songes obscurs devenait inutile. Aussi Artemidore, le celebre oneirocritique, n'autorise-t-il de ces pratiques que la priere et le sacrifice^.

Mais, parmi les pratiques permises les plus usitees, etait celle qui consistait a aller dormir dans un sanc- tuaire pour que le dieu vous y envoyat une revelation par songe : c'est Yincubatio, celebre dans toute l'anti- quite (2) et pratiquee, du reste, par les peuples les plus divers (3) . L'anti quite a eu ses oracles a incubation, sanc- tuaires ou Ton allait dormir pour avoir une reponse a la question qui preoccupait, pour recevoir une indication sur la conduite a tenir dans des circonstances diffici- les, mais surtout pour apprendre le moyen de se guerir d'une maladie ; 1' incubation, a l'origine, a eu avant tout un caractere iatromantique. Tels etaient les celebres oracles d'Asclepios et de Serapis. Mais, de plus, elle se pratiquait surtout dans les grottes a caractere sacre

1' incubation antique a, les philologues l'ont bien mis

en evidence, un caractere chtonien ; c'est une pratique souterraine.

On s'explique tres facilement ce caractere si on refle- chit que la terre, pour le primitif, est essentiellement mys- terieuse: la sont les morts et leurs ombres qui, delivrees


(1) Bouche-Leclercq, Div, d. I'ant., I, p. 289.

(2) Douche-Leclercq, op. laud., I, p. 331.

(3) Cf. Tylor, Civ. prim., II, p. 158.


ORIGINE DE L' INCUBATION 4 1 1

des entraves corporelles, peuvent avoir des connaissan- ces que n'ont pas les vivants; la puisent leur force les arbres, les plantes, qui sont la nourriture des animaux; c'est le laboratoire secret ou fermente la vie, ou se dis- tillent les poisons des plantes et leurs sues bienfaisants, ou s'enfantent les vegetaux et leurs fruits. Rien d'eton- nant done qu'on y cherche la guerison des maladies puisque la terre est la mere de toute force ; plus tard, elle est le siege de divinites puissantes qu'il est indispensa- ble d'invoquer, Pluton, etc. (1) .

Or il y a un endroit ou il est plus facile qu'ailleurs de correspondre avec ce monde mysterieux : ce sont les cavernes. C'est done la qu'on ira communiquer avec les habitants de ce sombre domaine, et c'est le plus souvent en songe qu'ils se manifesteront ; si les songes sont, dans Hesiode, flls de la Nuit, ils sont, dans Euripide, flls de la Terre (2) . Et la pratique de 1' incubation fut tellement enracinee, que nous la voyons se continuer jusque sous le manteau du christianisme (3) .

Dans notre Maghrib, 1' incubation a du etre prati- quee des une antiquite bien reculee, puisque Herodote la signale deja chez les Nasamons (4) ; mais il y a plus, nous la retrouvons aujourd'hui avec tous ses traits caracte- ristiques. J'ai eu en particulier 1' occasion de 1' observer au Maroc, en pays berbere. Les grottes hantees par les


(1) Bouche-Leclercq, op. laud., II, p. 372 seq. ; III, p. 275, 3 1 9, 336.

(2) Id., eod. op., I, p. 282 ; II, p. 255.

(3) Maury, Magie, p. 253 ; Deubner, De incubat., Leipzig, 1900 ; p. 27, Incubation chez les Juifs ; p. 62, chez les Grecs contemporains.

(4) Herodote, IV, p. 172; et les references donnees par Rene Bas- set, dans son C. R. de l'article de Motylinski sur Le nom berbere de Dieu in Bull, archeol. Sousse, 1906, p. 2 du t. a p.


412 L' INCUBATION DANS LE MAGHRIB

esprits et ou Ton va dormir pour recevoir une revelation, paraissent nombreuses chez les Chleuh' : j'en ai visite une, dite de Lalla Taqandout, dans les H'ah'a, a un jour de Mogador ; j'ai eu connaissance d'une autre grotte, dans le Gount'afi, qui porte le nom de Sidi Chemharouj : c'est comme nous le savons, le nom d'un des sept rois des djinn et il n'y a pas de doute pour moi que Taqandout ne soit celui d'une djinnia. Chez les Touareg, les femmes vont consulter les habitants des anciens tombeaux. Pour cela, elles s'habillent richement et ne doivent pas porter de fer sur elle : elles se couchent pres du tombeau et le zabbar (ogre) leur apparait soue la forme d'un geant, avec des yeux comme ceux d'un chameau ; il leur donne la reponse qu' elles ont sollicitee (1) . C'est la un exem- ple d' incubation non islamisee; comme elle est en pays purement berbere, nous sommes en droit de conclure qu'elle a existe, des une haute antiquite, dans l'Afrique du Nord. Elle s' observe couramment, d'ailleurs, dans tout ce pays, sous sa forme islamisee : aller coucher dans le sanctuaire d'un marabout pour y avoir un songe est une pratique courante et que l'orthodoxie, du reste, ne saurait supprimer. Cependant, elle ne la consacre pas ; il n'est nulle part question, dans le Coran ou dans le h'adith, de 1' incubation. Nous allons voir comment on l'a rattachee a 1' Islam.

II y a dans les recueils de traditions un chapitre, que Ton retrouve dans tous les livres de 'adab, generalement a propos des prescriptions religieuses relatives au com-


(1) Ben Hazera, in Bull. doc. Geog. Alger, IV, p. 819. Cette infor- mation en concordante avec celle de Duveyrier. Touareg du Nord, p. 4 1 5.


« L'ISTIKHARA » 413

merce (1) , et qui est intitule : « chapitre de I'istikhdra ». Le Prophete y recommande une priere speciale chaque fois que Ton se trouve dans 1' indecision et qu'il y a necessite de prendre un parti ; cette priere est courte on y demande a Allah d'indiquer le parti a prendre dans telle affaire, que Ton nomme expressement (2) : on peut ensuite tirer au sort en ecrivant, sur des morceaux de papier, les diverses so- lutions possibles do 1' affaire, a mo ins qu'on ne sente une inspiration decisive venue d'en haut. Telle est Yistikhdra orthodoxe : c'est, en somme, un tirage au sort sous 1' invo- cation de Dieu, a rapprocher de la qor'a dont nous avons parle (3) . Mais generalement, elle est interpreted autre- ment : lorsque Ton a fait la priere, on s'endort, et c'est en songe que Ton attend une indication de Dieu. Cette ma- niere de proceder est interdite par les orthodoxes, comme depassant la lettre de la loi religieuse (4) ; elle est cependant universellement repandue et, en particulier, dans l'Afri- que du Nord, on n'entend pas autre chose par istikhdra (5 \


(1) P. ex. Radhi d din Abou Nacr, Makdrim el Akhldq, Caire, 1311, p. 82.

(2) Qast'allani, op. laud., IX, p. 216-217.

(3) Cf. supra, p. 375.

(4) Cf. Ibn el H'adjdj (Moh'ammed el 'Abdari), Madkhal, Caire, 1320, III, p. 54.

(5) Cf. Desparmet, Arabe dial., 2e per., p. 167-168. Lorsque Khe- lil, au debut de son Moukhtacar, dit qu'il a consulte Dieu par Yistikhdra, c'est Yistikhdra legale, et non Yistikhdra par les songes, qu'il a en vue

Perron, dans se traduction, s'y est laisse tromper (t. I, p. 4, 509). Les

commentaires d'ailleurs ne parlent nullement de songes (Kherchi, I, p. 36-37 ; Derdir, I, p. 14). Cf. Berbrugger, Voy. de Mould Ah 'med, p. 167- 168. — Sur Yistikhdra a le Mecque, voy. Snouck Hurgronje, Mekka, II, p. 16, n. 3 ;p. 139.


414 ISLAMISATION DE L'INCUB ATION

Bien plus, on applique ce mot aux songes que Ton va de- mander aux marabouts, a ceux que l'on va chercher dans les grottes comme celles de Sidi Chamharouj ou de Lalla Taqandout, et meme aux recettes magiques pour avoir de bons songes, des songes revelateurs de l'avenir (1) .

Uistikhdra magribine apparait done comme n'etant autre que 1' antique incubation, non reconnue par 1' Islam et islamisee sous le couvert de Yistikhara orthodoxe, qui n'avait primitivement rien a voir avec elle. La meme evolution s'est produite en Orient : les anciens Arabes consultaient probablement les 'ahl el 'ard\ « les gens de la terre », dans les cavernes, a en juger par certains vieux textes, et cette induction est confirmee par la croyance des anciens Juifs eu o&, qui etait essentiellement un es- prit habitant une caverne (2) : '6b et 'ahl el 'ard etaient, sans doute, les ames des morts. Cela nous montre que 1'oneiromancie pourrait bien etre sortie de la necroman- cie, a laquelle nous l'avons deja rattachee logiquement : preuve nouvelle de notre these suivant laquelle la divi- nation est sortie de la magie.

Si Ton pouvait avoir de bons reves et les rever tout haut, ce serait une maniere d' oracle. II y a dans les li- vres de magie des recettes pour faire parler ceux qui dorment (3) , mais elles ne paraissent pas specialement


(1) Recettes magiques d'istikhdra dans El Bouni, op. laud., p. ex. II, p. 8; dans Ibn el H'adidj, op. laud., p. 58 (combinaison du terbi' et de l'istikhara).

(2) Voy. R. Smith, Rel. der Sem., p. 151, et la reference a Ibn Hi- cham. Cf. Davies, Mag. div. and demonol, p. 87.

(3)Soyout'i,i?/*<2 'ma, p. 177 ; p. 182 ; El Bouni, op. laud. ,11, p. 90.


LA DIVINATION DEMONIAQUE 4 1 5

adaptees a la divination. El Bekri raconte que dans le Rif il y avait des individus appeles er reqqdda c'est-a-dire les dormeurs qui tombaient en lethargie, restaient plu- sieurs jours dans cet etat, puis a leur reveil, faisaient les plus etonnantes propheties (1) .

Les fumigations de parfums, au dire dTbn Khal- doun, mettaient certains individus dans un etat d'en- thousiasme tel qu'ils prevoyaient l'avenir (2) . La fumee de l'encens, les boissons enivrantes sont employees par un grand nombre de peuples pour produire la fureur pro- phetique. On pense qu'en pareil cas l'ame communique avec la divinite ou bien que celle-ci ou un demon des- cend en elle et l'anime. Les fous, les idiots, les epilepti- ques, tous les nevroses sont censes aussi etre possedes.

Specialement, ou cherche a incarner tel ou tel djinn et ces pratiques, qui tombent peu a peu en desuetude ont jadis ete florissantes dans le Maghrib. Leon 1'Africain nous parle des femmes qui « font entendre au populaire qu'elles ont grande familiarite avec les blancs demons ; et lorsqu'elles veulent deviner, a 1' instance de qui que ce soit, se parfument avec quelques odeurs, puis (comme elles disent) 1' esprit qui est par elle conjure, entre dans leur corps, feignant par le changement de leur voix que ce soit 1' esprit, lequel rend reponse par leur gorge; ce que voyant 1'homme ou la femme qui est venue pour sa- voir aucune chose de ce qu'elle demande, apres avoir eu reponse du demon, laisse quelque don en grande reve-


(1) El Bekri, Afrique sept., trad, de Slane, p. 232-233.

(2) Ibn Khaldoun, Prolegomenes, I, p. 222; cf. Bouche-Leclercq, op. laud., I, p. 344, seq., Frazer, Rameaud'Or, trad, franc., I, p. 140-141.


416 LA DIVINATION PROPHETIQUE

rence et humilite pour ledit demon » (1) . Haedo rapporte qu'a Alger, a la fin du XVIe siecle, les memes pratiques avaient cours : ces ceremonies n'ont plus rien d'etrange pour nous; nos medecins specialistes aujourd'hui les re- produisent a volonte et la possession demoniaque est une affection connue et classee par la nevrologie moderne (2) . Enfin il peut y avoir des devins qui par leur nature pre- voient l'avenir : telle est 1' opinion dTbn Khaldoun (3) ; mais son avis ne parait pas etre d'une orthodoxie bien pure. En effet, si 1' existence des devins est admise sans restriction avant Mahomet, il n'en est pas de meme apres lui. Nous avons dit plus haut qu' avant l'islamisme, les kdhin ou de- vins avaient en Arabie une grande influence : les musul- mans ne mettent pas en doute que Chiqq, Sat' ih' , qui predit la naissance du Prophete, n'aient eu veritablement le don de pre voir l'avenir (4) . D'autres devins etaient les 'arrdf: leur distinction d'avec les kdhin est subtile; lis pronos- tiquaient en prenant exclusivement comme elements les paroles et les actes de ceux qui venaient les consulted 5 ) . Les reponses de ces devins antiques etaient generalement en sedja \ sorte de prose cadencee, dont les plus anciennes


(1) Leon l'Africain, trad. Temporal, I, p. 401 ; texte in Ramusio,I, p. 42, C.

(2) Nous n'insistons pas sur ce sujet que nous traiterons avec de- veloppement plus tard, en parlent des demons.

(3) Ibn Khaldoun, Prolegomenes, I, p. 218. Cpr., les pages, d'ailleurs tres confuses, que Mas'oudi consacre a la kihdna, Prairies d'Or, id., trad. Barbier de Meynard, III, p. 347-354.

(4) Sur le kdhin dans l'ancienne Arabie, voy. Wellhausen, Reste arab. Heid.. p. 134 seq.

(5) Qast'allani, op, laud., VIII, p. 398.


LA DIVINATION PROPHETIQUE 4 1 7

sourates du Coran semblent nous offrir le modele (1) . Malgre cela, le Prophete s'est vivement defendu d'etre un kdhin {2) et, au dire de la tradition, il aurait parle en ter- mes meprisant des devins et du sedja ,(3) : ce qui est bien invraisemblable puisqu'il avait fait ses premiers essais dans ce genre, a moins qu'il ne l'ait plus tard systemati- quement repudie. De la aussi sa haine pour les poetes (4) , car la poesie est sortie du sedja' et le poete s'appelle d'un nom, chd "ir, qui est a peu pres synonyme de 'arraf, sachant (5) . Quoiqu'il en soit, le Prophete a reconnu que la science des devins est reelle, mais qu'apres lui il n'y aura plus de revelation directe et les devins ne pourront plus rien savoir de l'avenir que par l'intermediaire des djinns. Ceux-ci qui ont ete chasses du ciel, s'en appro- chent le plus possible et arrivent a surprendre quelques- uns des secrets qui sont agites dans les conseils sublimes de la divinite : mais les anges les chassent avec des traits de feu, qui ne sont autres que des etoiles fllantes, en sorte qu'ils n' arrivent a derober que des bribes de prescience, lis y melent ensuite cent mensonges et communiquent le tout aux devins (6) ; il ne peut plus y avoir, apres le


(1) Wellhausen, op. laud., p. 185, n. 4.

(2) Cf. supra, p. 82, n. 1.

(3) Qast'allani, op. laud., VIII, p. 399 ; Ibn Khaldoun, op. laud., I, p.208.

(4) Cf. supra, p. 10.

(5) Sur tout cela, voy. Goldziher. Abhandlungen, loc. cit. supra, p. 59, 67 et passim ; et Vollers, Volkssprache und Schriftsprache in alt. Arab., Strasbourg, 1908, p. 175 seq.

(6) Qast'allani, op. laud., VIII, p. 400-401 ; Wellhausen, op. laud., p. 187-188. Cf. Mas'oudi, op. laud., Ill, p. 149, ou sont cites les versets coraniques sur lesquels s'appuie cette opinion


4 1 8 DIFFERENCE ENTRE LE DEVIN ET LE PROPHETE

Prophete, d' autre kihdna que celle-la ; d'ailleurs la ki- hdna n'est pas formellement interdite : il est seulement defendu de recevoir et de donner un salaire a ce titre et le mouh 'tasib est charge de veiller a ce que cette defense soit observee (1) . Ibn Khaldoun se donne du mal pour concilier cette doctrine avec la sienne et n'y parvient pas (2) ; il echoue encore bien davantage quand il cherche a trouver une distinction entre les devins et les Prophe- tes : il finit par admettre que les devins participent a la nature prophetique (3) . La verite est qu' entre le devin et le prophete, entre le kdhin et le nabi, il n'y a pas d' autre difference que celle que nous avons trouvee entre la sorcellerie et la religion ; c'est une difference d'ordre juridique ; le Prophete est un devin inspire, par Dieu et le devin est un prophete inspire par le diable, les genies, les esprits : l'un est mauvais, 1' autre est bon, parce que la religion est essentiellement morale (4) .


(1) Qast'allani, op. laud., VIII, p. 400.

(2) Ibn Khaldoun, op. laud., I, p. 209.

(3) Id., p. 211. Cf. supra, p. 338.

(4) L' etude des prophetes et des proprieties (djafr, natldhim, etc...) est en dehors du cadre de ce volume. — Decourdemanche, Sur quel- ques pratiques de divination chez lesArabes, in Rev. Trad, pop., XXI, p. 66-73, est une traduction d'une version turque des Prolegomenes d'Ibn Khaldoun, dont nous avons cite les principaux passages relatifs a la di- vination.


CHAPITRE IX


Les forces sacrees et leur transmission

De notre etude sur la magie il resulte que les pheno- menes magiques sont considered comme causes par une force invisible, transmissible a distance, agissant en rap- port avec les impulsions et les desirs de l'homme et qui n'est autre chose que ces impulsions et ces desirs con- cus comme existant en dehors de 1' esprit humain. Cette representation est correlative de gestes qui, en simulant les effets attendus, les traduisent symboliquement : c'est la magie sympathique. Si cette force occulte est concue anthropomorphiquement, comme ayant une personna- lite, c'est un esprit, un demon, un dieu cette personne surnaturelle reste d'ailleurs impregnee et rayonnante du fluide magique et n'agit que par lui. La force magique, tantot bonne tantot mauvaise, toujours redoutable, c'est le mana des sauvages, c'est aussi le sacre, car entre le sacre et le magique il n'y a pas de difference essentielle. Nous allons etudier maintenant comment on peut se de- barrasser de cette force quand elle est mauvaise et com- ment on peut l'acquerir quand elle est bonne (1) .


(1) Toute nette lecon reproduit, sous une autre forme un paragra- phs de mon livre, Merrdkech, p. 58-108 ; j'ai seulement supprime les


420 GUERISON DE L'ORGELET

L'orgelet s'appelle en arabe chair a, mot qui a le meme sens que le terme francais : du reste dans la plupart des langues cette petite maladie porte le meme nom et le rite suivant est repandu dans une foule de pays. Quand ils ont un orgelet, beaucoup d' indigenes de l'Afrique du Nord le guerissent de cette facon : ils prennent sept grains d'orge et les enferment dans un petit tas de pierres qu'ils elevent au milieu d'un chemin : le premier passant qui renverse le tas est atteint d'un orgelet et l'auteur du tas de pierres guerit (1) . Le mal avait done ete transports dans le tas de pierres : aussi tout indigene rencontrant un tas de pierres qui a l'air d' avoir ete eleve intentionnel- lement se garde-t-il bien de le renverser: il risquerait de prendre quelque grave maladie ou de se voir accable de quelque calamite. Car les tas de pierres, les redjem ou kerkour, comme on les appelle en arabe, sont usites en mainte autre circonstance ainsi que nous allons le voir.

On trouve souvent un kerkour dans les cols des montagnes, meme eleves ; par exemple, franchissant en 1901 le col de Tizi n Miri dans les Haut- Atlas au Sud de Merrakech, je trouvai au milieu de ce passage, a quelque 3.200 m au-dessus du niveau de la mer un gros tas de cailloux, dans lequel etaient plantes ca et la des batons


details qui, a leur place dans un livre sur le Maroc, eussent ete superflus ici et j'en ai ajoute d'autres qui donnent une portee plus generate aux theories exposees.

(1) Voir une variante de ce rite dans Robert, L 'Arabe tel qu 'il est, p. 108. Pour la Tunisie, voy. Vassel, Rev. Indig., 30 septembre 1907, p. 329. Cpr. les rites rapportes par Tylor, Civ. primit., II, p. 194-195 ; pour l'antiquite, Hubert, art. Magia, in Daremberg et Saglio, Diet, antiq., s. v., p. 1508.


LES«KERKOUR»OUTASDEPIERRESS ACRES 421

supportant des haillons : renseignements pris, c'etait le kerkour de Sidi Ah'med ou Mousa. Or, Sidi Ah'med ou Mousa, patron du Tazeroualt, est enterre a plusieurs cen- taines de kilometres de la : la raison pour laquelle on lui a eleve ce tas de cailloux dans un endroit aussi insolite, c'est que les gens de ce pays, et d'une facon generale les gens du Sous qui ont egalement une grande veneration pour ce marabout, sont ceux qui passent le plus souvent a Tizi n Miri. Lorsqu'apres avoir gravi les pentes tres dures de la montagne, ils arrivent au col, ils prennent une pierre et l'ajoutent au tas qui grandit ainsi peu a peu : les plus superstitieux y fichent un baton au bout duquel flotte un haillon. On ne peut pas dire que c'est pour saluer de loin leur saint patron qu'ils pratiquent ce rite, car la vue est bornee completement au Sud par de hautes montagnes.

Cependant, dans un grand nombre de cas un ke- rkour est edifie a 1' endroit ou, sur une route, on voit pour la premiere fois un marabout celebre : et cela se produit du reste generalement a un col. C'est ce que Ton appelle la regouba du marabout, d'un mot arabe qui veut dire col. Par exemple, sur la route de Casablanca a Azem- mour, au Maroc, a 1' endroit d'ou Ton decouvre pour la premiere fois les blancheurs de la ville d'Azemmour, et par consequent la zaoui'a de Moulaye Bou Cha'ib, se trouve un kerkour. « il est vraiment monumental, ayant un metre cinquante au moins de hauteur. II est massif, quadrangulaire, erige en travers du chemin comme un autel barbare. Dessus se dressent de nombreux tas que les pieux passants ont formes de cinq ou six pierres po- sees les unes sur les autres en maniere de pyramide. Au


422 LES«KERKOUR»OUTASDEPIERRESSACRES

milieu de la surface plane du kerkour, est un petit h 'aouch, c'est-a-dire une enceinte de pierres en forme de fer a che- val. Apartir de ce gros kerkour, c'est sur une longueur de cinquante metres, le long de la route, une avalanche de pierres, posees des deux cotes sur les bords du chemin, formant des alignements et surtout de petites pyramides comme celles qui surmontent le gros tas de pierres. Aj ou- ter un caillou a ce kerkour, construire une petite pyramide au-dessus ou a cote de lui, ou placer un caillou sur une de celles qui existent deja, telles sont les pratiques suivies par les gens pieux des qu'ils arrivent a l'endroit beni d'ou Ton decouvre la ville de Moulaye Bou Cha'ib (1) ».

Quelquefois le chemin est tellement seme de ces petites pyramides de pierres, que Ton doit faire attention en marchant de n'en renverser aucune : elles sont souvent echelonnees sur plus de cent metres le long de la route, comme par exemple a la regouba de Sidi Moh'ammed el 'Ayyachi ; la grotte sacree de Lalla Taqandout, situee dans les H'ah'a, au sud de Mogador et dont nous avons deja eu P occasion de parler (2) est tapissee de petits red- jem et Ton ne s'y avance qu'avec precaution : il serait funeste de renverser l'un d'eux.

Parfois c'est le kerkour lui-meme qui est le marabout nous vouions dire qu'il est repute etre la tombe d'un saint, dont au reste le nom est le plus souvent inconnu, a moins que ce ne soit un de ces noms que Ton donne aux ma- rabouts anonymes (3) . Les endroits consacres a de grands


(1) Edmond Doutte, Merrdkech, p. 63-64.

(2) Cf. supra, p. 412.

(3) Cf. supra, p. 432.


DEPOT RITUEL D'UNE PIERRE 423

saints, sont souvent, alors meme que le saint est enterre fort loin de la, accompagnes d'un kerkour. II y en a un enorme en face de la zaouia de Sidi H'amdouch a Mer- rakech, et cependant la depouille mortelle de ce celebre marabout repose bien loin de la dans le Gherb, non loin de Mequinez. Au lieu de reunir les pierres en tas, on se contente souvent de les poser sur les murs du sanctuaire, surtout si c'est une h'aouit'a : on entend par h'aouit'a une enceinte carree a hauteur d'homme, ou moins haute et decouverte. En dehors des murs de Merrakech il y a un marabout que Ton appel Sidi s Seffaj : a cote de ce marabout est un puits entoure d'un mur en terre carre d' environ un metre de hauteur. Lorsqu'on va en peleri- nage au marabout, on prie naturellement dans son sanc- tuaire, on embrasse la porte, on embrasse son tombeau, etc. ..., mais surtout on n'oublie pas de boire de l'eau du puits et de poser une pierre sur la h'aouit'a : quoique ces deux derniers rites paraissent aujourd'hui accessoires, on pourrait non sans vraisemblance croire qu'ils ont ja- dis ete essentiels, et que la vertu de la source et l'efflca- cite du rite de la pierre etaient reconnus bien avant que le marabout n'existat (1) .

II ne faudrait pas conclure de ce qui precede que tous les tas de pierres que Ton peut rencontrer en pays indigenes sont de nature sacree : il y a par exemple dans le Sahara, de nombreux redjem qui n'ont d' autre fonction


(1) Pour tout cet alinea et pour les deux suivants, le juge inutile de reproduire ici les references et justifications qui sont donnees dans Merrakech, p. 52-72.


424DIVERSES CATEGORIES DE TAS DE PIERRES

que d'indiquer la route (1) ; on les appelle aussi djiddr. D'autres sont simplement commemoratifs de quelque evenement important ; au Maroc on eleve souvent un tas de pierres aux endroits ou a passe le sultan : on 1' appelle 'aldma. En Kabylie autrefois, quand la djemd'a avait pris une decision importante, on elevait un tas de pierres pour consacrer cette decision. Dans la province d'Oran, on designe sous le nom de h 'ddda un tas de pierres situe a la limite de plusieurs tribus sur lequel on vient preter serment au nom du marabout de la region pour regler les litiges pendants. Mais ces tas different des precedents par ce fait qu'il n'est pas d'usage d'y laisser une pierre ; c'est au contraire le cas pour les autres : on y jette une pierre ou on la pose apres s'etre frotte avec elle, ce qui nous le verrons est caracteristique (2) .

II y a toute une autre categorie de kerkour auxquels il est d'usage egalement d'ajouter une pierre: ce sont les kerkour ou redjem eleves a l'endroit ou un homme est mort dans les champs, et specialement mort de mort vio- lente. Ce genre de kerkour est encore plus general que le premier dans l'Afrique du Nord : le kerkour a l'occasion des marabouts est en effet peu usite dans la plupart des regions du Maghrib ; c'est au Maroc, et surtout dans le Sud du Maroc qu'il est classique ; mais l'usage d'elever


(1) II faut eviter de prendre des signaux de postes-vigies pour des tas de pierres sacres. Cf. Pallary, in Rev. Afr., ler-2e trim. 1907, p. 75.

(2) L' etude des rapports que les redjem, les marabouts-cairns soutiennent avec les pierrailles des tumuli et autres monuments prehis- toriques ou seulement anciens, jusques et y compris le Tombeau de la Reine, est encore a faire.


TAS DE PIERRES FUNERAIRES 425

un kerkour a l'endroit ou un homme est mort est tres repandu. Tout passant ramasse une pierre et la jette sur le tas. Comme la securite est surtout precaire a la limite des tribus, c'est pres de ces limites qu'on rencontre au Maroc ce genre de kerkour; par exemple aux environs de Merrakech, plusieurs defiles des Djebilet, ou passent de nombreux voyageurs, sont cependant relativement deserts, a cause de 1' absence de tout douar : la piste que Ton suit est jalonnee de kerkour sinistres qui invitent le voyageur isole a se tenir sur ses gardes; on les appelle generalement kerkour el gherib, parce que ce sont ge- neralement des voyageurs etrangers a la region qui sont victimes du guet-apens. Les kerkour eleves a 1' empla- cement ou un homme est mort dans les champs sont ap- peles menzeh {X) ou mechhed; on les appelle tres souvent aussi en Algerie nzd.

Dans le Sahara, au dire de Trumelet, le mot nzd designe specialement l'endroit ou un assassinat a ete commis et cet auteur lui donne le sens de « plainte, ge- missement » : il se rapporterait a la plainte du mort ; le sang qui crie vengeance est une metaphore qui a jadis correspondu a une realite et il est particulierement sug- gestif de citer a ce sujet le passage de cet auteur.

« Les plus proches parents de la victime se rendent sur le lieu du crime ; ils y recueillent le sang avec la


(1) Cpr. le sens donne a ce mot par Michaux-Bellaire et Salmon, in Arch. Maroc, II, 2, p. 5, n. 1 — Aux references donnees dans Merra- kech, p. 62, n. 2, ajoutez Drummond Hay, Le Maroc et ses tribus noma- des, trad. Louise Belloc, Paris, 1844, p. 40.


426 LA « NZA »

terre qui en est impregnee, et l'emportent au gourbi ou a la tente. Un t'aleb exorciste est aussitot appele, et on l'in- vite kfaire parler le sang. Toute la famille est la, atten- tive aux operations magiques du t'aleb. Le sang recueilli est mis dans un vase que Ton expose a Taction du feu ; 1' exorciste parcourt ensuite l'assemblee en prononcant des mots appartenant a une langue inconnue, puis il s'ar- rete et trace des signes bizarres sur une feuille de papier avec une encre speciale, dans la composition de laquelle il entre du muse et du safran... Le sang ne tarde pas a entrer en ebullition dans le recipient. L' exorciste s'en approche alors gravement et lui crie par trois fois : « Dis moi le nom de ton meurtrier ! » A , la troisieme fois le sang n'hesite jamais a repondre : « C'est Un Tel flls d'Un Tel ». Comme cette reponse n'est jamais perceptible que pour 1' exorciste, c'est lui qui se charge de la transmettre a l'assemblee. Le t'aleb se retire ensuite apres avoir recu quinze ou vingt douros, selon les moyens des parents du mort. Quand le meurtrier prevoit que la famille tient assez a son mort pour faire les frais d'un exorcisme, et qu'il n'a pas de quoi ou qu'il ne veut pas payer la dia (prix du sang), il se hate de quitter le pays, ou il ne re- parait que lorsqu'il croit sa victime oubliee et le danger passe. Chaque annee, tant que la dia n'a pas ete payee ou que le meurtre n'a pas ete venge, au jour et a l'heure meme ou le crime a ete commis, une ecume de couleur de sang bouillonne a la surface du sol sur le lieu ou est tombee la victime et repete en gemissant ses dernieres paroles au moment ou elle a ete frappee : « O mon pere ! O ma mere ! etc. ... ». Chacun des membres de la famille


LES TAS DE PIERRES CHEZ LES PRIMITIFS 427

du mort est tenu dans ce cas de jeter une pierre sur le lieu du crime quand il en passe a proximite » (1) .

Pour curieuse et interessante que soit cette coutume, qu'il serait du reste utile de reobserver avec details, elle ne saurait cependant etre donnee comme generate ou sur- tout comme liee necessairement a 1' edification d'un tas de pierres : les kerkour sont nombreux ou il n'est pas question de vengeance et meme ou la vengeance a ete consommee et ou Ton continue quand meme a jeter une pierre ; enfin je me suis laisse dire par des informateurs marocains, sans avoir toutefois pu le verifier directement, que les membres de la famille meme du meurtrier jetaient une pierre aussi bien que les autres sur le kerkour et il est evident qu'ils ne s'interessent aucunement a la vengeance.

Pour expliquer ces rites nous allons avoir recours, suivant notre methode habituelle, a l'ethnographie et voir s'il n'existe pas chez les peuples primitifs des exemples du jet ou du depot de pierres dans lesquels le sens de cette pratique serait plus evident qu'il ne Test aujourd'hui chez nos musulmans de l'Afrique du Nord. Or il en est precisement ainsi: en maints pays sauvages ou barbares les voyageurs ont observe que les indigenes quand ils arrivent a un col se frottent avec des feuilles, des branches, des morceaux de bols, des pierres et jettent ces objets sur un tas qui se trouve dans le col. Quand on


(1) Trumelet, Frangais dans le desert, 2e ed., 1885. p. 88. L'auteur dit que ndd signifie aussi agonie : nous ajoutons que, d'apres les dictionnaires arabes, l'idee de « sang repandu » est aussi dans cette racine, ce qui rend un peu osee l'assertion que nous avons avancee dans Merrdkech, p. 61, n. 1.


428 L'EXPULSION DU MAL

leur demande pourquoi ils font cela, ils repondent qu'ils enlevent ainsi leur fatigue et l'envoient dans le tas de pierres, ou bien que cela leur rend les jambes mo ins lourdes ou quelque explication toute semblable (1) . Ainsi le primitif qui arrive au col apres une ascension penible, les jambes brisees, le cceur palpitant, la poitrine haletan- te, les tempes battantes, croit expulser toute cette fatigue et la faire passer dans la pierre. C'est qu'au moment ou il arrive dans le col, tous ces symptomes facheux qu'il sent en lui s'amoindrissent a l'imitent : il eprouve un grand soulagement ; il lui semble que sa fatigue s' exhale et il croit 1' aider a s'en aller par un geste imitatif, purement inconscient et instinctif a l'origine, et qui plus tard de- vient raisonne : c'est alors qu'il imagine qu'il a enleve cette fatigue avec la pierre qu'il jette sur le tas et qu'il fi- nit par croire que ce tas, receptacle dangereux d'ailleurs de forces mauvaises, est particulierement propre a les absorber : des lors le tas va grandissant et prend peu a peu un caractere magique, c'est-a-dire sacre (2) .

Mais il n'y a pas que la fatigue que le primitif pense pouvoir ecarter ainsi de lui ; il y a d'autres emotions pe- nibles et frequentes dans le voyage, il y a la peur, peur des malfaiteurs, peur de la nuit, peur de l'inconnu aussi dans les passages dangereux, isoles, effrayants, dans les defiles peu frequentes, on aura recours au meme rite dont la genese sera la meme : instinctivement, l'homme


(1) Voy. Frazer, Golden Bough, 2e ed., 1900, III, p. 3-6, avec de nombreuses references.

(2) Sur le transfert du mal en general, voy. Crawley, Mystic Rose, p. 229-230.


LES TAS DE PIERRES D 'HERMES 429

simple fera le geste d'ecarter de lui ces sentiments an- goissants qui l'agitent et qu'il concoit comme distincts de sa pensee et susceptibles d'en etre expulses.

C'est bien pis encore s'il passe pres d'un endroit ou a eu lieu une mort, un meurtre, un crime quelconque : cet endroit est cense impregne de sinistres influences ; nous verrons plus tard que le sauvage concoit la mort comme une force occulte mauvaise et contagieuse. Se sentant envahi par ces nouvelles terreurs, il cherchera a les ecarter de la meme facon : ces influences dangereu- ses qui s'attachent a lui, il croira les transporter dans la pierre dont il se frotte et qu'il rejettera ou ? a 1' endroit deja maudit, deja souille, a 1' endroit du meurtre : et ainsi naitra un kerkou^.

Ces faits n'ont pas ete signales seulement chez les primitifs des pays les plus divers du monde entier ; mais ils ont ete retrouves chez des peuples civilises ou les me- mes usages continuent a etre pratiques, alors qu'on n'en tonnaitplus exactement le sens ou qu'on ne s'en rend plus compte qu'approximativement. « Cela rend le voyage heureux », dit tout simplement un dicton petit-russien (2) . Chez les Grecs, de pareils tas se rencontraient aux carre- fours ou se trouvaient des images d' Hermes : on sait que dans la mythologie grecque, Hermes, meurtrier d' Argus, avait ete lapide par les dieux ; onpretendait en consequence


(1) Frazer, he. cit., 6-10.

(2) Liebrecht, Zur Volkskunde, p. 269 ; Andree, Ethnog. Paralle- len, p. 46. Voir dans Frazer, loc. cit., et specialement p. 8, n. 3, des refe- rences aux ouvrages de folklore concernant l'Amerique, l'Allemagne, l'lrlande, la suede, la France, l'Espagne, etc. ...


430 LES TAS DE PIERRES CHEZ LES SEMITES

que les tas de pierres des carrefours qu'on appelait Her- makes ou Hermala, et auxquels il etait d'usage que cha- que passant ajoutat une pierre, etaient commemoratifs de cette lapidation d'Hermes (1) . Mais il est plus que probable que ce n' etait la qu'une explication posterieure d'un usage ancien : les carrefours de routes sont souvent des endroits dangereux ; nous avons deja eu 1' occasion de remarquer que chez les musulmans ils sont considered comme fre- quentes par les esprits. Mais surtout, lorsqu'on arrive en voyage ; a l'embranchement de deux routes, on hesite parfois et il faut avoir voyage en pays peu connu pour savoir dans quelle perplexite poignante on se trouve alors en pareille situation : ce peut etre ce sentiment penible du doute que le primitif ecarte par le rite du jet de pierres.

Les Hebreux semblent avoir connu aussi de sembla- bles tas de pierres appeles mergama (meme racine que redjem) si Ton en juge par un passage des Proverbes, du reste assez obscur (2) . Le meme rite a ete observe dans 1' Orient musulman et il existait deja a l'epoque de 1' Ara- ble classique. II en est reste une survivance dans une pra- tique curieuse du pelerinage a la Mecque ou h 'adjdj: on sait qu'au cours des rites compliques de ce pelerinage, il est present de jeter a Mina, a un certain endroit, sept pierres, le jour du sacrifice, en commemoration, dit-on, d' Abraham qui, en cet endroit chassa le diable a coup


(1) Frazer, loc. cit., p. 11 ; Chauvin, Jet de pierres au pel. de la Mecque, p. 281, n. 1 ; Liebrecht, op. laud., p. 271. On trouve des refe- rences aux auteurs grecs dans ces ouvrages.

(2) Proverbes, XXVI, 8 ; cf. Wellhausen, Reste arab. Held, p. 1 1 1 et Selden, De Dis Syris, Leyde, 1629, p. 350-354.


C ARACTERE S ACRE DES TAS DE PIERRES 43 1

de cailloux ; ce jet de pierres se renouvelle encore trois fois pendant les trois jours qui suivent et les livres de droit canonique fixent minutieusement tous les details de la lapidation^. C'est la un des nombreux rites purement pai'ens que comprend le pelerinage et que 1' islam a accep- ted en bloc : il etait usuel dans l'ancienne Arabie ; usuelle egalement 1' habitude de jeter des pierres sur certaines tombes, mais ce qu'il y a de curieux c'est que ce dernier rite semble avoir ete, tantot un signe de veneration, tantot un signe de mepris pour la mort qui en etait l'objet : Wel- lhausen pense que primitivement c' etait un hommage (2) . Nous allons nous expliquer sur ce point a 1' instant.

Maintenant que nous tenons, par l'ethnographie, la signification originelle du rite qui n'est autre que 1' ex- pulsion du mal, il nous est possible d'imaginer quelle a ete dans le Maghrib revolution de la croyance qui lui correspond, en nous appuyant sur les faits que nous avons colliges. Nous avons expose comment le tas de pierres dans lequel il est usuel de rejeter la fatigue, la peur, la contagion de la mort, le mal en un mot, est fina- lement considere comme bienfaisant. En somme, il a une influence curative puisqu'il delivre du mal, il est d' autre part dangereux, puisque si on le touche de trop pres, il peut redonner ce meme mal : en lui git une force redou- table qui epuise le mal, mais peut aussi le propager ;


(1) Voy. Khelil, trad. Perron, II, p. 75 seq. ; Boukhari, trad. Hou- das et Marcais, I, p. 599 seq.

(2) Aux references donnees par nous dans Merrdkech, p. 72, n. 1

75, n.2 ; 78, n. 1 ; ajoutez Snouck Hurgronje, Mekka, II, p. 119 ; sur

Abou Righal, voy. W. Z. K. M., 1894. p. 63.


432 TAS DE PIERRES ET PERSONNES SACREES

d'ou le respect et la crainte, la veneration et la peur du tas de pierre. Ce melange de deux sentiments est precise- ment ce qui caracterise le sacre ; le sacre c'est du magi- que a la fois bienveillant et terrible. On comprend main- tenant pourquoi, lorsque le sens du rite est perdu, il est interprets tantot favorablement tantot defavorablement : en realite, il n'est ni Tun ni l'autre, il est sacre.

Cette force sacree qui git dans le tas de pierres y est en quelque sorte localisee : c'est un commencement de personnification : si peu que ce processus d'individua- lisation se poursuive, ce n'est plus du sacre que nous avons devant nous, mais bien un etre sacre, un esprit, un demon, un marabout, un dieu. Dans la grotte de Lalla Taqandout, c'est un esprit, un genie ; mais dans la plu- part des cas, c'est nettement sous la forme du marabout que s'est islamise le tas de pierre pai'en, primitif libera- teur du mal. Si on demande a un indigene pourquoi il jette une pierre sur un de ces tas, il repondra que c'est parce qu'un marabout de nom inconnu, est enterre la

souvent meme le marabout recevra un semblant de

nom, il s'appellera Sidi 1 Mokhfi, Sidi Qah' eb et' T'riq, c'est-a-dire Monseigneur le cache, le mysterieux, Mon- seigneur « qui est au bord du chemin » ou quelque nom analogue.

A un degre plus avance, on batit une enceinte en pierres seches ou meme une h'aouit'a maconnee autour ou aupres du tas, et le marabout porte un nom un peu plus personnel. Enfln, ou choisit volontiers d' autre part pour elever une koubba a un marabout connu, l'endroit ou se trouve un tas de pierres sacre. De la vient que beaucoup


TAS DE PIERRES ET MARABOUTS 433

de marabouts sont Mis dans des cols ou dans des endroits deserts. Si aucune construction ne s' eleve pres du tas de pierres, on dira qu'il est eleve en l'honneur d'un mara- bout en vue ou du marabout voisin, patron du pays de ceux qui passent habituellement dans le col : tel est le cas pour les exemples que nous avons cites en commencant.

Puis, de meme que Ton a rapporte le jet de pierres dans un col au marabout de ce col, de meme en vue de chaque marabout, a l'endroit de la route d'ou on l'aper- coit pour la premiere fois, c'est-a-dire generalement dans un col, on edifiera un kerkour. Bien plus, pres de n'importe quel marabout on en elevera un, ou bien on apportera des pierres que Ton posera sur le mur du mara- bout et meme par analogie on deposera des pierres dans tous les endroits qui, par leur anciennete, ou tout autre raison, peuvent eveiller 1' imagination : c'est ainsi que lorsque nous decouvrimes les ruines de Tin Mel, la ca- pitale de l'imam Ibn Toumert, le mahdi almohade, dans le Gount'afi, au sud de Merrakech, nous vimes placer des pierres dans les interstices de l'arc qui reste encore debout de la porte d' enceinte, bien qu'il n'ait rien de sa- cre et qu'Ibn Toumert soit aujourd'hui traite d'imposteur par tous les indigenes du pays.

Le tas de pierres sacre s'est done petit a petit isla- mise sous la forme du marabout; toutefois dans le cas ou il est eleve a l'endroit ou est mort un homme, qui notoi- rement n'est pas un saint, l'islamisation est impossible sous cette forme. Elle consiste dans ce cas a donner sim- plement un commencement de personnalite aux influen- ces mauvaises que Ton croit se degager de cet endroit, en


434 DEPOTS DE PIERRES COMME OFFRANDE

disant qu'il est frequente par les esprits, par les djinns, que ceux-ci cherchent a jouer de mauvais tours aux voyageurs et qu'on les eloigne en leur jetant des pier- res en meme temps qu'on murmure quelque formule pieuse. Mais meme encore dans ce cas, si le souvenir de l'individu assassine ou mort a cet endroit se perd, il peut arriver que le kerkour et gherib, le « tas de pierres de l'etranger » devienne le kerkour de Sidi Gherib, con- sidere comme un saint personnage et telle est peut-etre l'origine d'innombrables Stdi Gherib repandus dans toute l'Afrique du Nord et qui ont tous deux caracteris- tiques : la premiere, c'est la modestie de leur sanctuaire, simple kerkour, h 'aouch ou h 'aouit'a ; la deuxieme c'est qu'on ne sait jamais absolument rien de leur personne ou de l'epoque a laquelle ils auraient vecu (1) .

Mais Une fois le tas de pierres transforme en mara- bout, une fois le jet de pierre transforme en rite annexe du pelerinage au marabout, comment s'expliquera-t-on ce rite ? il cessera d'etre concu comme un rite magique d' expulsion du mal et sera interprets, comme une sorte d'offrande qu'on accompagne d'une priere, c'est-a-dire le plus souvent d'une demande ; le saint etant une per- sonne, on ne peut que s'adresser a lui que sous la forme supplicatoire. C'est le passage du procede magique a la


(1) On voit que malgre les critiques dirigee, contre cette maniere de voir par Dussaud, Materialisation de la priere, in Bull, et Mem. Soc. Anthr. Paris, 8 mai 1906, p. 215-216, nous persistans a croire qu'il est possible de trouver une explication commune aux kerkour-marabouts et kerkour-tumuli. Nous n'avons pas dit que Ton de ces rites etait l'is- lamisation de l'autre, mais qu'ayant tous deux des origines communes, ils avaient ete islamises tous deux, sous que cela implique qu'ils aient suivi exactement la meme evolution.


LE RITE DU CLOU 435

priere: nous avons vu qu'il s'opere au moment ou la force magique est consideree comme concentree en un etre surnaturel. Aussi quand on interroge les indigenes sur le motif de l'apport d'une pierre a un marabout, ils repondent generalement que c'est une sorte d'offrande, d'ex-voto. Avant de pousser 1' analyse plus loin, il nous faut examiner quelques autres rites primitifs de 1' expul- sion du mal.

Une pratique tres repandue et qui a ete constatee dans les pays les plus divers est celle qui consiste a se debarrasser de certaines maladies, telles que la fievre, le mal de tete, etc. ..., en enfoncant des clous, des coins en bois, des pieux dans un mur, un poteau, une colonne (1) . L' observation que nous avons relatee plus haut a propos des ruines de la porte de Tizi n Miri, peut n'etre pas deri- vee des pratiques suivies aupres des marabouts et etre au contraire primitive : elle rentre en ce cas dans la categorie qui nous occupe. Au Caire, la porte Zoweileh est constam- ment perforee ainsi au moyen de clous par des malades qui croient, parce moyen se debarrasser du mal de tete (2) . Chez les Romains, une coutume persista longtemps qui voulait que chaque annee le plus haut magistrat enfoncat un clou dans un mur du temple de Jupiter Capitolin pour ecarter de la Republique les calamites (3) . Pareils usages


(1) Voir de nombreuses references dans Tylor, Civ. prim., II, p, 193; Frazer, Golden Bough, III, p. 33 seq.

(2) Lane, Modern Egyptians, p. 260.

(3) References dans Frazer, op. laud., Ill, p. 36-39. Toutefois voir une autre interpretation dans Huvelin, Tablettes magiques, p. 21, n. 4 du tap. — C'est ici le lieu de remarquer avec cet auteur que le clou a en magie le mains sens que le noeud. Cf. supra, p. 87-90.


436 LE RITE DES BRANCHES NOUEES

existent ca et la dans 1' Afrique du Nord : par exemple a Blida, les indigenes (surtout les femmes) qui vont en pe- lerinage a Sidi 'Ali Gaiour, enfoncent dans le bois d'un vieil olivier sacre qui se trouve la des clous pour eloigner d'eux les maladies ou les soucis (1) .

Ceci nous amene aux rites analogues qui se prati- quent sur les arbres. Au Maroc, au voisinage des mara- bouts, on noue les branches des arbres et ce rite qui se pra- tique concurremment avec celui de l'apport d'une pierre a la meme signification : on fixe (2) le mal dans le nceud ainsi fait. Cet usage est surtout usite lorsqu'il se trouve, aupres des marabouts, des arbres faciles a nouer, comme par exemple des buissons de retem. En d'autres endroits, on charge des branches de pierres, comme nous avons observe dans les Chidd'ma (3 \ A Tlemcen, un peu avant d'arriver au cimetiere de Sidi Bou Mdiene, on trouve a droite, le long de la route, un grand olivier au pied duquel beaucoup de pieux visiteurs indigenes jettent une pierre en passant ; mieux encore, ils la placent dans une des an- fractuosites du tronc. Enfin, un usage universellement re- pandu dans toute 1' Afrique du Nord est celui qui consiste a attacher des chiffons aux branches des arbres qui crois- sentpres des sanctuaires des marabouts. II n'estpersonne d'entre ceux qui ont visite l'Algerie qui n'ait vu de ces


(1) Desparmet, Arabe dialectal, 2e per., p. 164.

(2) Dussaud, Materialisation de la priere, in Bull, et Mem. Soc. Anthrop., Paris, 8 mai 1906, p. 217, indique bien que le caractere de contrainte perce dans ce rite. Or nous avons signale ce caractere comme propre a la magie. Cf. supra, p. 94, 130 et 33 1 .

(3) Merrdkech, p. 89-91.


LE RITE DES CHIFFONS SUSPENDUS 437

buissons ou de ces arbres decores d'une multitude de haillons (1) . C'est la un usage general non seulement chez les peuples musulmans, mais dans le monde entier, et les ethnographes Font generalement interprets comme un rite d' expulsion du mal ; le primitif en accrochant un chiffon a Farbre croit y deposer en meme temps son mal (2) .

Ces arbres ne sont pas du reste necessairement en rapport avec un sanctuaire, ce sont le plus souvent chez les sauvages des arbres isoles, absolument comme les tes de pierres dont nous avons parle plus haut. Meme dans F Afrique du Nord, le rite qui consiste a attacher des chiffons a un arbre n'est pas limite au voisinage des ma- rabouts. II y a des contrees nombreuses ou il s' applique a des arbres isoles : dans ce cas Farbre lui-meme est dit marabout ; mais il est clair que ce n'est la qu'une ma- niere d'islamiser une pratique d' allure pai'enne. La verite est que pour les primitifs, les vegetaux qui croissent len- tement sous ses yeux renferment un esprit qui peut etre redoutable ou salutaire : il cause des maladies et d' autre part, il peut les absorber (3) . lis ont, pour tout dire, un ca- ractere sacre, et certains arbres, plus remarquables par


(1) Voir une serie de references dans Merrdkech, p. 91, n. 8 ; ajoutez pour l'Algerie, Desparmet, op. laud., p. 162. 163 ; pour l'Orient, Curtiss, Ursemitische Religion, p. 96-99 et Schwally, in Noeldeke-Fest- chrift, I, p. 421-422.

(2) Cf. Tylor, Civ. prim., II, p. 165, n. 298 ; Mannhardt, Baumkul- tus, p. 15, p. 21 ; Mrs. J. H. Philpot, The sacred tree, London, 1897, p. 45.

(3) Sur les maladies concues comme des esprits dans leurs rap- ports avec 1'homme et avec les esprits des arbres, il faut lire Mannhardt, op. laud., p. 11 seq. et passim. Cpr. notre Merrdkech, p. 104 ; supra, p. 221-223.


438 ARBRES MARABOUTS

leur taille, leur isolement, leur situation ou pour des cau- ses minimes qui nous echappent totalement aujourd'hui, deviennent specialement le siege du rite de 1' expulsion du mal.

Arbres bienfaisants en somme, ils sont sur le chemin de la divinisation et il est possible qu'ils soient arrives jadis a cette dignite : en tout cas l'orthodoxie islamique ne pouvait la leur tolerer. Elle ne les supporte que comme marabouts ; on feint de croire, sans en etre trop persuade, qu'un marabout repose la, au pied de l'arbre ou autour, on ne sait trop, ou encore, ce qui est plus facile a sou- tenir, qu'un marabout s'y est jadis repose. Ce marabout a rarement un nom, souvent il s'appelle simplement du nom de l'arbre, Sidi Bou Zitouna, Sidi Bou Zemboudja (1' olivier, l'olivier sauvage) ou simplement El Mrdbet\ le marabout, sans rien plus. Ici comme dans le cas des tas de pierres, nous saisissons sur le vif le processus de personnification des forces magicosacrees et leur trans- formation en esprits, en demons, en dieux, dans l'espece en saints, dieux dechus qui font a Allah une terrible con- currence. Souvent, comme pour les kerkour, il arrive qu'un sanctuaire veritable est construit pres de l'arbre qui en devient des lors une simple annexe : d' autre part on attache, par analogie, des chiffons aux branches de tous les arbres qui croissent pres d'un sanctuaire.

Nous venons de voir comment on ecarte les influen- ces mauvaises, voyons maintenant comment on peut ac- querir les influences bienfaisantes: s'il existe des objets ou des personnes qui sont chargees de telles influences, il doit y avoir pour les attirer sur soi des moyens analogues


LA « BARAKA » 439

a ceux qu'on emploie pour ecarter le mal. Et en effet il en est bien ainsi. Nous aurons 1' occasion plus tard de parler de 1' influence bienfaisante de la vegetation; prenons tout de suite un cas typique dans lequel l'homme se trouve en presence d'une source abondante de bien, en un mot d'un etre sacre et bienfaisant. Cet etre, dans 1' Afrique du Nord, c'est le marabout et la force sacree qui resida en lui, c'est la baraka.

En etudiant les kerkour et les arbres sacres, nous avons indique comment pouvaient se former les mara- bouts, mais ce n'est la qu'une maniere accidentelle ; les marabouts ainsi formes ne sont pour ainsi dire que des contrefacons de marabouts ; le veritable marabout est un personnage humain, dont nous etudierons plus tard la nature. Prenons-le pour le moment comme accorde et considerons en lui cette force sacree et bienfaisante qui l'impregne, qui rayonne autour de lui, qui se transmet a tout ce qu'il touche et a tout ce qui l'environne : c'est la baraka^, mot que Ton traduit ordinairement par bene- diction, mais qui a une signification beaucoup plus eten- due, puisqu'il designe 1' influence heureuse du marabout sur ce qui l'entoure.

Le mot baraka, d'ailleurs, ne s' applique pas seule- ment aux marabouts, mais aussi d'une part a Dieu et de 1' autre a tous les objets que la religion considere comme bienfaisants : on dira, par exemple, qu'il y a de la baraka


(1) Sur la baraka, voy. Wellhausen, Reste arab. Held, p. 139-140 {baraka chez les anciens Arabes) ; Goldziher, Muh. Stud., II, p. 308; Depont et Coppolani, Confreries relig., p. 84, p. 114; Van Gennep, la Rev. trad, prop., 1904. p. 108-109 ; Westermarck, Midsummer customs in Morocco, in Folk-Lore, mars 1905, p. 28.


440 LA « B ARAKA »

dans le henne ou dans la victime destinee au sacrifice. Au Maroc, quand nous entrions dans certaines maisons ou on s'effrayait de nous voir, principalement chez les Juifs, nos guides criaient devant nous : el baraka, pour dire qu'il n'y avait rien a craindre. La baraka c'est le contraire du mauvais ceil.

On ne peut se figurer a quel point est poussee la croyance a la baraka maraboutique dans l'Afrique du Nord. II faut, pour s'en faire une idee exacte, avoir vu un grand marabout au milieu de ses fideles. « On se preci- pite sur le passage du saint homme pour baiser le pan de son burnous, pour baiser son etrier s'il est a cheval, pour baiser meme la trace de ses pas s'il est a pied (1) . Ceux qui sont trop loin de lui pour pouvoir esperer le toucher de la main, le touchent avec leur baton, ou bien jettent sur lui une pierre a laquelle ils font une marque pour la retrou- ver ensuite et l'embrasser pieusement » (2) . C'est le rite exactement inverse du rite expulseur du mal que nous avons etudie.

Car tout ce qui a touche le marabout transmet la baraka : les exemples seraient innombrables a fournir. Donnons-en seulement deux ou trois : le bonnet et les culottes d'un saint prince merinide operent des miracles et facilitent les accouchements (3) ; l'eau des ablutions


(1) Cf. Edmond Doutte, Marabouts, p. 17.

(2) De Segonzac, Voy. au Maroc, p. 82. Cpr. la possibility de tou- cher la pierre noire avec un baton, au cours du ceremonies du peleri- nage : Boukhari, trad. Houdas et Marcais, I, p. 520; Khelil, trad. Perron, II, p. 59. — Sur les vehicules divers des forces sacrees, voy. Crawley, Mystic Rose, p. 104-109.

(3) Qart'ds, trad. Beaumier, p. 406, p. ,4 10.


TRANSMISSION DE LA BARAKA 441

des marabouts, chargee de baraka, est une veritable dissolution de benediction : la boire est une pratique tres frequente (1) ; les premiers musulmans buvaient deja l'eau qui avait servi aux ablutions du Prophete (2) ; on se frottait la peau avec ses crachats (3) ; on lechait ceux du faux Prophete Qalah' ben Tariff. Pendant que le voyageur Von Maltzan attendait d'etre recu par le sul- tan en compagnie de Sidi Sma'il, les gardes se precipi- terent autour de celui-ci pour baiser ses haillons. lis le supplierent de prendre part a leur repas, mais celui-ci qui savait qu'un bleu meilleur plat 1' attendait a l'inte- rieur, refusa. Alors on le supplia de « benir» les plats. II daigna accorder cette faveur : on lui apporta un plat de couscous et, au grand etonnement du voyageur alle- mand, le saint homme cracha dedans ; les gardes aussi- tot se precipiterent dessus et en un clin d'oeil il ne resta plus rien de l'auguste crachat et du plat de couscous (5) . C'est la du reste un des modes les plus usuels de trans- mission de la bar aha : quand le cherif d'Ouezzan est en tournee, on lui amene les enfants et il leur crache dans la bouche en disant : Teqra, in chd Allah, « tu devien- dras savant » (6) .


(1) Boukhari, op. laud., I, p. 82-84; Goldziher, Beitr. z. Kennin. d. Aldmohadenbew., in Z. D. M. G., 1887, p. 46 ; of. Moulieras, Maroc inconnu, II, p. 186.

(2) Voy. les references aux textes in Wallhausen, Reste ar. Heit., p. 139, n. 3.

(3) Boukhari, trad. Houdas et Marcais, I, p. 96.

(4) Qart'ds, trad. Beaumier, p. 181.

(5) Von Maltzan, Drei Jahre in Nordw. Afr., IV, p. 232-233.

(6) Moulieras, Maroc inconnu, II, p. 326 cf. p. 295.


442 TRANSMISSION DE LA BARAKA

Ce rite, qui nous semble assez repugnant, est cepen- dant classique pour la transmission de la baraka du mai- tre au disciple. L' initiation aux confreries mystiques se fait souvent de semblable facon : le cheikh crache dans la bouche de l'initie (1) . Lors de l'insurrection de Margue- ritte, Ya'qoub sucait la langue a ceux qu'il admettait au nombre de ses disciples ; un cheikh transmet, par exem- ple encore, la baraka a son disciple en le coiffant de son bonnet (2) . La calotte touchant la tete, qui est sacree chez les primitifs, est surtout consideree comme transmettant la baraka. Le vieux cherif de Tamecloh't nous montrait avec attendrissement la calotte de son pere, avec laquel- le celui-ci lui avait transmis sa puissance spirituelle (3) . Dans les confreries, le, chef de l'ordre, outre sa genea- logie qui constate qu'il remonte au Prophete, possede generalement la liste des membres de sa famille qui se sont transmis la baraka particuliere au chef de l'ordre ; cette chaine mystique est appelee selselat el baraka^.

La baraka du marabout s'etend a tout le pays et a tous les habitants de son voisinage ; elle impregna les ob- jets qu'il a touches (5) et apres sa mort, elle reste attachee


(1) Cf. p. ex. Cherbonneau, in Rev. Afr., XIV, 1870, p. 73. Cpr. d' autre part, sur les diverses significations magiques du crachat, Tuch- man, Fascination, in Melusine, VIII, p. 132.

(2) Nozhat etH'ddi, trad. Houdas, p. 456.

(3) Edmond Doutte. Au pays de Moulaye Hafid, in Revue de Pa- ris, 15oct. 1907, p. 884.

(4) Cf. Depont et Coppolani, Confrer. relig., p. 297.

(5) Sur la transmission des forces sacrees par contact, voy. Crawley, Mystic Rose, p. 76-80. Je signale en passant l'usage de boire dans des coupes magiques pour s'assimiler la vertu des inscriptions qui y sont gravees, voy. Reinaud, Monuments, II, p. 337-341.


CULTE DES RELIQUES 443

a ses restes et a son tombeau : d'ou le culte rendu au tom- beau du marabout et la veneration dont il est l'objet ; le tou- cher, l'embrasser suffisent a communiquer la baraka. D'ou aussi le culte des reliques : ce qui a appartenu au detenteur de la baraka doit en retenir une parcelle. Cette croyance est du reste favorisee par la facilite avec laquelle s'opere le transfert des sentiments par contigui'te (1) : l'amant transfer! son amour de la personne de sa maitresse aux choses qui l'ont touchee ; la colere s'assouvit sur les objets qui ont servi a la personne contre laquelle on s'emporte ; la vene- ration pour le saint se fixe sur ses restes.

Sans doute, le culte des reliques ne semble pas avoir atteint dans 1' Islam le developpement qu'il a pris dans le catholicisme (2) ; en tous cas l'orthodoxie musulmane ne l'apas vu d'un ceil aussi favorable que l'eglise catholique. Mais il ne laisse pas neanmoins que d'etre assez marque

des le premier temps de l'islamisme Khalid bon Oualid

avait un cheveu du Prophete dans son bonnet ; Hasan et Hosei'n se servaient de coussins rembourres avec le du- vet de l'ange Gabriel (3) ! Une zaoui'a algerienne pretend posseder la peau de panthere sur laquelle couchait Sidi Mah'ammed ben 'Aissaf®. Goldziher a donne a ce sujet


(1) Ribot, Psychologie des sentiments, p. 176 ; cpr. Lefebure. Les orig. du fetichisme, in Melusine, 1897, VIII, 145 ; et surtout Crawley, op. laud., p. 124. seq.

(2) A titre d'exemple on peut voir Bernoulli, Die heilig. d. Mero- vinger, p. 237 seq, 261 seq, ou les caracteres des reliques et de la force qui y est attachee sont bien mis en lumiere.

(3) Wellhausen, Reste arab. Heid., p. 166. Cf. Boukhari, £ah'th', trad. Houdas et Marcais, I, p. 76-77.

(4) Depont et Coppolani, op. laud., p. 351 ; Rinn, Marabouts et Khouans, p. 306.


444 LA BARAKA DES SANCTUAIRES

d'interessantes considerations ^ Un agitateur marocain avait exhume la depouille du celebre Sidi Mah'ammed ben Sliman et Djazouli et, la faisant porter derriere lui, marchait de succes en succes : il finit cependant par etre tue, mais le souverain de Merrakech fit transporter dans cette ville les restes du cheikh afin qu'on ne put plus s'en servir aux memes fins (2) .

Du moment que la baraka du salut reste attachee a son tombeau, c'est la qu'il faut aller la puiser : d'ou 1' importance extreme de la visite aux tombes des mara- bouts ou zidra. II faut toucher le tombeau : on voit sou- vent des gens s'allonger sur le tombeau d'un marabout ou se rouler dessus (3) . D'une facon generale, les murs de tout sanctuaire sont bienfaisants ; on frotte sur les colon- nes d'une mosquee du Caire un citron dont on exprime ensuite le jus qui, mis sur la langue, guerit une foule de maladies (4) ; dans la Ka'aba, le « mur a s'appliquer » est situe entre la porte et la pierre noire, le fidele s' applique contre lui et se colle la face, la poitrine, le ventre, les deux bras et les deux mains etalees ; il y a encore les deux piliers dits yemenites, entre lesquels il est recom- mande de passer (5) .


(1) Goldziher, Almohadenbewegung in Z. D. M. G., M, loc. cit.

(2) Noshet el H'ddi, trad. Houdas, p. 35.

(3) Desparmet, op. laud., p. 163-164.

(4) Sohwally, mNoeldeke-Festschrift, p. 422.

(5) Ce rite se rapproche du rite consistant a passer entre deux branches d'arbre, ou sous une arche ou a travers une ouverture a ca- ractere magique ou sacre. Ces rites ont ete bien etudies par Gaidoz, Un vieux rite medical, Paris, 1892. Voy. aussi Melusine, VIII, p. 174, 282. lis peuvent souvent s'expliquer par un simulacre de renouvellement de


LES CHEVEUXETLES ONGLES COMMEDERIVATIFS 445

Bien mieux, il existe dans l'esprit de nos indigenes un moyen infaillible de rester perpetuellement en com- munication avec le sanctuaire : nous avons deja expose que les parties du corps que Ton en separe, comme les cheveux ou les ongles, restent neanmoins en etat de sym- pathie avec le corps ; c'est meme pour cela qu'on les en- terre si soigneusement, car des ennemis pourraient s'en emparer et se livrer sur eux a des rites maleficients (1) . On poursuit encore un autre but en se debarrassant de ces parties considerees comme mortes : nos indigenes croient en effet que ce qu'il y a de mauvais dans le corps se porte dedans et qu'on elimine le mal avec elles. Aussi quand quelqu'un est malade, ne lui coupe-t-on ni les cheveux ni les ongles, car on craindrait d'enlever au mal son derivatif 2) . Des la guerison, au contraire, on les coupe pour s'en debarrasser. Mais, si au lieu d'enterrer les cheveux et les ongles que Ton se coupe ainsi, on les placait dans la tombe d'un marabout, on atteindrait le meme but, a savoir se debarrasser du mal et mettre les cheveux a l'abri de toute operation magique future, per- sonne n'osant violer le tombeau d'un saint, mais de plus, les cheveux restant relies au corps d'ou ils viennent par un lien occulte et participant par ailleurs a la baraka du marabout, transmettraient cette meme baraka a leur pro- prietaire. Celui-ci, ayantune partie detachee de son corps


la venue au monde et sont caracteristiques en ce ces des ceremonies d' initiation. Pour les piliers yemenites, voy. Boukhari, op. laud., a, p. 518, p. 520.

(1) Cf. supra, p.60-61.

(2) Cf. Edmond Doutte, Merrdkech, p. 97 et les references don- nees dans la note 2.


446 LE SACRIFICE DE LA CHEVELURE

soumise a 1' influence de la baraka d'une facon constante en beneficie lui-meme a chaque instant. Et si la coupe de cheveux a eu lieu apres une maladie, on dira que cet acte est un sacrifice de la chevelure et que le depot de celle-ci est un ex-voto.

Ainsi dans ce rite, il y a un double courant : les for- ces nefastes qui troublaient le malade sont parties avec la chevelure et ont ete absorbees dans la baraka du tom- beau ; celle-ci au contraire se communique au sacrifiant. De plus le primitif ne distinguant pas entre le mal moral et le mal physique, ce rite guerira aussi bien les chagrins et les ennuis que les maladies ; il previendra les malheurs et assurera la prosperity. Si Ton est bien portant et heu- reux, il contribuera a affermir la sante et le bonheur, a prevenir les soucis et les maux. M. Morand a rassemble d'interessants exemples de ce sacrifice de la chevelure : par exemple, dans certaines tribus des environs de Guel- ma, de Tebessa, lorsqu'un homme meurt, sa femme se coupe les cheveux et les depose dans la tombe de quelque ancetre venere. Or nous verrons plus tard que la mort est consideree comme contagieuse et que les rites de deuil sont destines a eliminer la souillure causee par la mort ; le sens du rite est evident. II en est de meme dans le cas des saintes femmes de certaines tribus de la region de Souk- Ahras qui se coupent les cheveux et les deposent dans un marabout. II y a, dans tous ces cas, purification par la coupe des cheveux et sanctification pur leur contact avec le marabout (1) . Voila pourquoi aussi, il est st frequent dans


(l)Cf. Morand, Ritesrelat. dlachev. ch.I. ind. de I 'Alg. in Rev. Afr.,


LA PIERRE COMME EX-VOTO 447

toute l'Afrique du Nord de trouver dans les tombes des marabouts des nouets contenant des cheveux ou des ro- gnures d'ongles.

Nous comprenons maintenant pourquoi, au fur et a mesure que le kerkour, le tas de pierres ou on expulse le mal, devient sacre et se transforme en sanctuaire, le rite de l'apport d'une pierre se rapproche de Yex-voto. En effet, la pierre que Ton a frottee contre soi et dans laquelle on a transmis le mal, garde une relation myste- rieuse avec le corps qu'elle a touche ; elle est devenue comme une partie de ce corps ; placee dans la sanctuaire elle continue a influencer ce corps et a lui communiquer la bar aha que Ton prete a ce sanctuaire (1) . II en est de meme du chiffon que Ton suspend a l'arbre : cet arbre


1905, XLIX, arm., p. 238-239. — Sur le sacrifice de la chevelure, voy. R. Smith, Rel. et Sem., p. 253-256 et les auteurs cites par Morand. spe- cialement Golziher.

(1) Dussaud, op. laud., a critique notre explication et soutenu que le rite du depot d'une pierre dans un sanctuaire est simplement une « mate- rialisation de la priere ». II est certain que dans le depot de pierre, comme dans tout rite magique, le desir qu'a le deposant de se debarrasser du mal et de beneficier de la baraka est un element essentiel (et supra, 3 1 6) ; la pierre n'est que le vehicule suppose de et desir et le geste du depot n'est que l'acte correspondant a ce desir et qui l'accompagne presque necessai- rement {supra, p. 328). Et si on appelle priere le simple desir, le depot de la pierre est une priere materialisees cela resulte de toute notre theorie de la magie. Mais nous preferons reserver ce nom de priere a toute commu- nication entre l'homme et le dieu par le langage, soit oral, soit interieur : en un mot pour nous la priere est essentiellement une oraison. Or, que tout depot de pierre soit accompagne d'une oraison, nous le nions : cela est contraire aux faits que nous avons observes. Que si Ton etend le sens du mot priere jusqu'a y comprendre la simple desir, on ne peut plus la dis- tinguer des autres rites religieux, qui tous comportent ce desir et tous ont pour objet de faire communier l'homme avec son dieu. II semble done qu'au fond nous soyions parfaitement d'accord avec M. Dussaud.


448 LES EX-VOTO

bienfaisant, qui vit, qui pousse, qui absorbe le mal, in- fluera, par l'intermediaire du chiffon, sur celui qui a suspendu celui-ci et lui communiquera se force et sa vigueur. De meme on suspendra a l'arbre des cheveux, specialement pour guerir la calvitie (1) , mais d'une facon generale pour se bien porter et reussir dans ses affaires. Si le troupeau ne prospere pas ou qu'on veuille le met- tre a l'abri des epizooties, on suspendra de la laine aux branches ; si Ton veut au contraire attirer la baraka sur la recolte, on noue de l'orge dans un chiffon et on le depose dans un sanctuaire. Dans tous ces rites, il y a ex- pulsion du mal et acquisition du bien ; des auteurs n'ont souvent vu que l'un de ces deux courants et ont donne ainsi des explications contradictoires : Frazer voit avant tout la purification, Hartland la sanctiflcation ; Hubert et Mauss, au contraire dans leur theorie du sacrifice ont clairement expose la nature double du rite (2) .

La pratique des ex-voto n'a pas ete poussee aussi loin chez nos musulmans que chez d'autres peuples, par exemple chez les grecs anciens ou dans le catholicisme moderne; nous ne pouvons done suivre son developpe- ment sans sortir du cadre de nos etudes; sans cela nous montrerions comment les divers objets consacres au


(1) Aubin, Maroc d'aujourd'hui, p. 320.

(2) Frazer, Golden Bough, III, p. 1-89 et n. 1 de la p. 89 ; Hart- land, Leg. of Perseus, II, p. 214-215 ; Hubert et Mauss, Theorie gene- rale du sacrifice, in Ann. sociol., VII. Cf. Morand, op. laud., p. 288, n. 2. — Dans une brochure publiee en 1903, Les tas depierres sacres dans le sud du Maroc, nous avions nous-memes suivi etroitement Frazer ; dans Merrdkech, nous avons, sur les indications de M. Hubert, in Ann. sociol., VII, p. 808-801, complete notre theorie.


LES EX-VOTO 449

culte representent d'une part 1' expulsion d'un mal et de 1' autre 1' acquisition d'un bien, l'un ou 1' autre de ces deux courants pouvant du reste etre predominant : dans la jambe ou de la bequille qu'on suspend aux murs du temple sont passees toutes les douleurs et toutes les souffrances et, d' autre part, leur presence dans le sanc- tuaire assure la force et la vigueur de la jambe reelle de celui qui a offert Yex-voto ; a defaut de cette representa- tion figuree la mention de la guerison aura le meme effet si Ton veut bien se rappeler ce que nous avons dit de la puissance du mot et de l'analogie du rite verbal et du rite manuel (1) . Mais les musulmans ne sont pas avances dans cette voie : ils en sont restes aux ex-voto primitifs et en- core ceux-ci n'ont guere pris place dans l'orthodoxie.


(1) Cf. supra, p. 103 seq. En ce sens, il sera juste de dire, comme le fait Dussaud, op. laud., p. 218-219, que le depot d'un ex-voto quelcon- que est une materialisation de la priere, a condition que cette expression n'impliqua pas l'anteriorite chronologique de la priere. — Toutefois il reste a expliquer pourquoi le voeu est suspensif et pourquoi la represen- tation figuree n'est deposee au sanctuaire qu'apres la guerison. Ce point est obscur, il faut l'avouer : nous nous proposons d'y revenir en parlant plus tard des marabouts. Voy. infra, la suggestion de la p. 478.


CHAPITRE X


Le Sacrifice.

Les rites de 1' expulsion du mal et du transfert de la baraka que nous venons d'etudier nous ont deja habitues a l'idee du sacre : le sacre, c'est du magique au service de la religion, tantot bon, tantot dangereux, toujours re- doutable. Cette force occulte dont nous avons cherche a preciser la genese tout le long de notre etude de la magie est presente dans tout phenomene religieux bien plus les rites n'ont pour but de la transferer ou de la modifier, car son caractere equivoque (1) la rend difficile a manier ; le meme sanctuaire porte en lui la benediction ou la male- diction suivant que Ton se conforme au rite ou que Ton s'en ecarte ; le meme marabout qui, par sa baraka, assure la prosperity du fldele, peut de la meme facon causer la mort du contrevenant.

Le sacre est d'abord eu quelque sorte amorphe, comme dans les rites primitifs que nous avons relates au chapitre precedent, mais il tend rapidement a se concre- ter en une personne anthropomorphique, esprit, genie, saint, dieu, qui en reste toute rayonnante. Le contact avec


(1) Sur ce caractere, voy. Robertson Smith, Rel. d. Sem., trad, al- lem., p. 112 seq.


LA FRATERNISATION PAR LE SANG 45 1

ce centre dynamique etant necessaire, mais dangereux, on cherche des intermediaires, des vehicules du sacre : les pierres, les vegetaux, les ex-voto divers, amortissent en quelque sorte ce contact et exposent moins le fidele aux dangers des forces sacrees, dangers qui, lorsque cel- les-ci seront personnifiees, deviendront un des elements de la susceptibilite, de la jalousie du Dieu, si bien carac- terisee dans la religion juive (1) .

Or parmi les agents susceptibles d'etablir cette communication avec le sacre, il y en a un qui parait particulierement propre a ce but ; n'y a-t-il pas dans les animaux un souffle, un esprit, une ame qui, etant a la disposition de 1'homme, peut etre mis en rapport avec les etres sacres ? Les influences dangereuses ou sacrees dont le fidele est charge, etant concentrees dans la chair d'un animal, celui-ci ne pourra-t-il etre mis facile- ment en communication avec l'etre divin, si on egorge par exemple cet animal et que son sang s'echappe a flots T 2 \

La fraternisation par le sang, soit en melant le sang d' incisions faites a dessein, soit en buvant reciproque- ment le sang ainsi tire, soit de toute autre maniere est un rite fort repandu chez les peuples primitifs et qui ne parait pas avoir ete inconnu des anciens arabes (3) . II est


(1) Sur la jalousie du Dieu, voy. Smith, op. laud., p. 126 seq.

(2) Sur le caractere fondamental de 1' allusion du sang dans le sa- crifice, voy. Wellhausen, Reste arabe Heid., 2, ed., p. 118 ; Lagrange, Relig. semit., 2e ed., p. 359, 270.

(3) Voy. R. Smith, Rel. d. Sem., p. 240-244; id., Kinship and mar- riage, 2e ed., p. 56 seq ; Wellhausen, op. laud., p. 125-126 ; Lagrange, op. laud., p. 260. Cf. Rene Basset, Rev. Trad, pop., passim.


452 LES SCARIFICATIONS RITUELLES

remarquable que le mot arabe chart ' veut dire a la fois « stipuler » et « faire une incision » : or on sait que chez les primitifs les contrats juridiques sont souvent accom- pagnes d'un rite de fraternisation par le sang (1) . D' autre part l'usage de se faire des incisions a persiste dans les ceremonies religieuses : en particulier les membres de certaines confreries musulmanes se font des incisions rituelles, lors de leurs fetes periodiques. Les H'amadcha du Maroc ont cette speciality de se balafrer atrocement avec de petites hachettes en fer fabriquees tout expres. II est indeniable que dans ces cas, le sang est considere comme ay ant une valeur sacree, expiatrice. II peut done servir de vehicule a ces forces mysterieuses que les rites religieux ont pour unique but de manier.

Nous avons deja eu plusieurs fois 1' occasion d'in- sister sur le caractere mysterieux du sang: de couleur voyante, chaud, fumant, il semble emporter avec lui le principe cache de la vie et le disperser dans le monde des choses invisibles (2) . Ou encore, si on brule la chair de la victime, la fumee qui monte aux cieux et se dissipe en volutes legeres ne s'absorbe-t-elle pas au sein des for- ces surnaturelles (3) ? Les musulmans ne semblent guere du reste avoir connu cette deuxieme forme de l'holo- causte, dont le judai'sme au contraire offre un exemple classique (4) ; ils s'en sont tenus aux victimes sanglantes.


(1) Autre explication dans R. Smith, Kinship and Marriage, p. 250.251.

(2) Cf. supra, p. 85.

(3) Cf. Tylor, Civ, prim., II, p. 497.

(4) R. Smith, op. laud., in loc.


LE BOUC EMISSAIRE 453

Cependant II semble rester dans la langue des traces d'une epoque ou l'holocauste etait connu (1) .

Nous venons de definir le sacrifice : c'est le moyen d'entrer en communication avec le divin par l'interme- diaire d'un etre vivant qui est detruit au cours de la ce- remonies Avant de l'etudier avec quelque detail, nous devons nous arreter a un cas plus simple, celui ou on cherche simplement a expulser le mal en le transferant a un animal. Car de meme que nous avons vu que Ton pou- vait expulser le mal dans une pierre ou dans une branche d'arbre, de meme on peut 1' expulser dans un etre vivant et l'exemple d'un tel rite est classique dans le Levitique : c'est le celebre bouc emissaire d'Israel. Laissons parler le texte sacre : « Et Aaron, mettant ses deux mains sur la tete du bouc vivant, conferera sur lui toutes les iniquites d'Israel et tous leurs forfaits selon tous leurs peches, et les mettra sur la tete du bouc et l'enverra au desert par un homme expres. — Le bouc done portera sur soi toutes leurs iniquites dans une terre inhabitee, et 1' homme lais- sera aller le bouc par le desert (3) ». Un autre exemple non moins fameux nous est fourni par 1' episode de Jesus fai- sant passer dans le corps des pourceaux les demons qui tourmentaientunpossede (4) . Car les demons, les maladies et les peches, les souillures morales et les souillures physi- ques, c'est tout un pour le peuple primitif : la purification


(1) Arg. de la racine cald qui renferme a la fois le sens de « rotir » et de « prier » ; cf. Lagrange, Relig. sem., p. 260-262.

(2) Hubert et Mauss, Essaisur le sacrifice, in Ann. soc, Up. 39-41.

(3) Levit., XVI, 21-22.

(4) Marc, V, 2.14.


454 LE BOUC EMISSAIRE

du lepreux dans le Levitique, s'opere de la meme facon ; le mal est emporte dans un passereau que le pretre laisse s'envoler (1) . Des rites analogues etaient en usage chez les anciens arabes (2) . De nos jours encore, en temps d'epide- mie, les arabes promenent un chameau dans la ville in- fectee pour le charger du mal et le mettent a mort ensui- te (3) . Ce sont la des pratiques universelles et 1' expulsion du mal, soit occasionnelle, soit annuelle, dans un animal ou meme dans un etre humain a ete observee chez les peuples les plus varies de la terre (4) . II doit nous suffire ici de montrer par quelques exemples qu'elle n'est pas inconnue des musulmans de l'Afrique du Nord.

Au Maroc, on pense qu'entretenir un sanglier ap- privoise dans une etable ou une ecurie ecarte les epi- zooties ; car les djinns ou mauvais esprits qui causent les maladies se logent de preference dans le corps du sanglier : c'est un derivatif 5) . Dans les 'Arib, au nord d' Aumale en Algerie, pour guerir quelqu'un de la fievre typhoi'de on prend une tortue (et vraisemblablement on lui fait toucher le malade d'une facon ou de l'autre), on la met dans un chemin les pattes en l'air et on la recou- vre d'une marmite : le malade guerit, mais le premier qui renverse ou derange la marmite tombe malade (6) .


(\)Levit.,XW.

(2) Smith, Rel d. Sem., p. 324, n. 727 et 728 avec refer, a Well- hausen.

(3) Goldziher, Moh. Stud., I, p. 34.

(4) Voy. les nombreux materiaux reunis dans Frazer, Golden Bough, III, p. 18 seq., 101 seq.

(5) Voir les references donnees dans Edmond Doutte, Merrdkech, p. 45.

(6) Robert, VArabe tel qu 'il est, p. 100.


LE BOUC EMISSAIRE 455

A Tlemcen, quand une femme est enceinte, pour pro- teger sa progeniture et en eloigner les djinns, on garde dans la maison, a partir du septieme mois jusqu'a 1' ac- couchement, une poule noire ; a ce moment la femme la plus agee de la maison prend la poule et va la lacher dans le quartier juif ; la volaille emmene les djinns avec elle (1) . En Algerie pour guerir l'epilepsie et certaines maladies nerveuses on egorge une volaille (une poule pour un homme, un coq pour une femme) et on met de cote le sang et les plumes ; puis le soir on place la poule sur un plat dans un endroit eleve de 1' habitation, sur un meuble quelconque ; on eteint les lumieres et, pendant une heure, personne ne touche au plat afln de laisser aux djinns le temps d'en manger ; ensuite la famille mange la volaille en laissant de cote la tete et les os que Ton met dans une marmite en terre avec le sang et les plumes ; on depose enfln la marmite sur un chemin et le malade gue- rit pendant que le premier qui heurte la marmite tombe malade (2) ; a Tlemcen, il existe un rite tout a fait analo- gue pour eloigner les djinns de 1' enfant nouveau-ne (3) .

Ici nous touchons au sacrifice : pour que celui-ci soit complet, il sufflt que 1' influence salutaire des puissances surnaturelles soit appelee sur la victime, localisee dans sa chair et absorbee ensuite avec la nourriture. C'est ce qui a lieu si par exemple l'egorgement se fait pres d'un


(1) Aboubekr ben Choaib, La Tebia ou mauvais genie, ravisseur des enfants en bas-dge, in Bull. Soc, Geog. Oran, t. XXV, 1905, p. 297.

(2) Robers, op. laud., p. 102-103 ; cf. Poivre, Moeurs indigenes, in Rev. Tun., XV, mai 1908, p. 272.

(3) Aboubekr bon Cboaib, loc. cit.


456 LES SACRIFICES POPULAIRES

marabout : et c'est ce qui explique pourquoi on recom- mande souvent dans ce cas de s'adosser au marabout pendant que Ton egorge la poule (1) . Cela peut expliquer egalement les cas ou on frotte de sang la porte ou les murs du sanctuaire (2) ; la communication que Ton etablit ainsi facilite le transfert de la baraka et il ne reste plus qu'a manger la victime pour s'assimiler celle-ci, tandis que Ton a expulse tout le mal avec le sang, avec les plu- mes, avec les entrailles. Nous retrouvons ainsi le double courant, l'echange salutaire que nous avons deja cons- tate dans l'offrande de la chevelure, mais ici cet echange s' etablit par l'intermediaire de 1' animal et, de plus, les mauvaises influences sont aneanties avec la vie de la victime. C'est' un sacrifice complet.

De tels sacrifices sont certainement frequents dans l'Afrique du Nord, a tous les marabouts, et meme aux djinns. Sur la plage de Bab-el-Oued un endroit, ou suin- tent quelques sources est, depuis un temps immemorial, frequente toutes les semaines par les mauresques et par les negresses qui viennent y egorger des poules (3) , car ce sacrifice est commun aux maures et aux negres. II n'en est pas de meme de celui qui a lieu a la fete des Feves, tous les ans, non loin du Jardin d'EssaL contre la


(1) Edmond Doutte, Merrdkech, p. 347.

(2) Voy. Curtiss, Ursem. Rel. im Voiksleb. de heut, Orients, Leip- zig, 1902, p. 215 seq. ; Jaussen, L 'immolation chez les nomades a 1 'E. de la Mer Morte, in Rev. Bibl, Janvier 1906, p. 111.

(3) Andrews, Les fontaines des genies, croyances soudanaises a Alger, p. 11-12 ; mais le sacrifice de Bab-el-Oued est plus complete- ment decrit dans Bonnafont, Peregrinations en Algerie, p. 200-201. II est deja mentionne par Dan, Hist. cors. Barb., p. 329-330.


LE SACRIFICE ORTHODOXE 457

ligne du chemin de fer: celui-la est special aux negres (1) . Mais il ne parait pas differer sensiblement de la pratique indigene, telle qu'on la retrouve dans toute l'Afrique du Nord : seulement il faut avouer que nous sommes assez depourvus de renseignements a ce sujet : aucun rituel detaille de sacrifice n'a ete decrit jusqu'ici dans l'Afri- que du Nord (2) . II est d'ailleurs douteux qu'on puisse rencontrer a l'heure qu'il est un rituel bien complet.

D' autre part, l'orthodoxie musulmane est loin ega- lement de nous offrir un rituel complet ; on sait que dans la liturgie musulmane le sacrifice sanglant d'une victime, general ement d'un mouton, est la derniere cere- monie du pelerinage a la Mecque, le 1 du mois de Dzou 1 H'idjdja, a Mina : ce sacrifice apparait comme le point culminant des rites du pelerinage. II est repete a la meme heure (dans la matinee, mais avant midi, c'est la partie de la journee appelee d'ouh 'a) par tous les musulmans : c'est la fete des sacrifices, 'Aid et qourbdn {qourbdn signifie sacrifice), 'Aid el Kebir ou la grande fete, et la victime est dite d 'ah 'iyya ou ad 'h 'iyya.

Outre ce sacrifice solennel et obligatoire pour tout musulman (3) , des sacrifices sanglants expiatoires sont prescrits pour un certain nombre de manquements a la


(1) Voy. Trumelet, Algerie legondaire, p. 354 seq., mais le rituel du sacrifice n'y est pas decrit. Cpr. Salmon in Arch, maroc, a. 2, p. 264.

(2) II y a de precieuses indications sur les sacrifices a Sidi 'Ali Gaiour, pres de Blida, dans Desparmet, Arabe dialectal, 2e per., p. 163- 165.

(3) Sur le caractere de cette obligation, il y a divergence d' opi- nions voy. Qast'allani sur cah 'ih'de Boukhari, VIII, p. 298-299.


458 LE SACRIFICE ORTHODOXE

loi religieuse ; il y a enfin, aux yeux de l'orthodoxie, les sacrifices que Ton accomplit comme suite d'un voeu, et le sacrifice a 1' occasion de la naissance d'un enfant ou 'aqiqa {X) . Mais les regies qui concernent ces deux dernie- res categories n'ont rien de particulier et il n'y a guere que le detail des prescriptions relatives aux sacrifices de Mina et de 1 ' Aid et Kebir qui puisse nous instruire.

Malheureusement 1' ensemble de ces prescriptions ne constitue pas un rituel complet et typique, comme ce- lui du sacrifice vedique par exemple ou comme celui du sacrifice juif. Si Ton n'avait que le sacrifice musulman orthodoxe, il serait impossible d'edifier en l'etudiant une theorie du sacrifice. Le sacrifice en effet chez les musul- mans ne forme pas, comme dans le judaisme et le chris- tianisme, le centre du culte ; il n'a pas fourni, au mo ins d'une fag on aussi apparente, la trame de la dogmatique entiere.

Mais comme il a ete fort heureusement tres bien etudie ailleurs, il nous sera facile de reconstituer son schema et de voir ensuite comment les principales doctrines musulmanes peuvent s'y rattacher. Pour cela nous allons utiliser d'une part le sacrifice populaire des musulmans de l'Afrique du Nord aux djinns et aux ma- rabouts, que l'orthodoxie n'approuve pas ou au mo ins n' encourage pas et d' autre part le sacrifice de Mina et de l'Aid et Kebir. Pour ce dernier, nous avons les textes de l'orthodoxie, pour les autres, outre les quelques tex- tes que nous avons indiques, nous utiliserons nos notes.


(1) Nous reservons le question de la 'aqiqa pour 1' etude de 1' im- position du nom.


DEFINITION DU SACRIFICE 459

On pourra evidemment nous reprocher d' assembler ainsi des choses disparates, des pratiques berberes anciennes, des pratiques musulmanes d'origine arabe, des pratiques importees par les negres. Mais d'abord ces pratiques sont concordantes et ne different pas essentiellement les unes des autres, on n'en releve meme point qui soient contra- dictoires entre elles ; mais de plus elles sont installees dans l'Afrique du Nord depuis de longs siecles, ont voisine, se sont influencees et plus ou moins fusionnees et c'est leur ensemble qui constitue la religion de ce pays (1) . En rassemblant done les differents traits de ces rituels nous constituons un sacrifice schematique dont 1' ensemble sera significatif ; il nous suffira, pour cette construction de sui- vre pas a pas la belle etude d'Hubert et Mauss et d'en faire application aux musulmans de l'Afrique du Nord (2) .

Le sacrifice d'une victime a pour objet de mettre en relation le sacrifiant avec la divinite ; tels sont les trois termes necessaires de la ceremonie. Elle est un lien entre


(1) Aussi les traits que nous allons emprunter a l'orthodoxie dans 1' expose qui suit sont-ils tous tires de le doctrine malikite la seule qui soit universellement suivie dans l'Afrique du Nord.

(2) Hubert et Mauss, Essai sur le sacrifice, in Ann. sociol. II (1877-1896), p. 28-188. On trouvera dans ce travail de nombreuses re- ferences aux ouvrages sur les sacrifices, principalement en ce qui con- cerne le rituel hindou et le rituel hebreu. II convient de conseiller aux etudiants qui voudraient se familiariser avec la question du sacrifice, outre le memoire d'Hubert et Mauss ; Tylor, Civ. primit., II, 483 seq. et passion ; Jevons, An introd. to the hist, ofrelig. (8, ed.), p. 112-162 ; R. Smith, Relig. d. Sem., presque en entier ; Marilller, Grande Encyclop., s. v. Specialement pour une vue d'ensemble sur le sacrifice hindou, S. Levi, La doctr. du sacrif. d. I. Brdhmanas, 1898 ; sur le sacrifice leviti- que, R. Smith,, op. laud., p. 163 seq. ; chez les anciens arabes. Wellhau- sen, Reste arab. Heident., 2e ed., p. 112-129.


460 LE SACRIFICATEUR

le profane et le sacre, entre 1'homme et le dieu; c'est ce qu'exprime, d'apres les theologiens musulmans, le mot qourbdn, « sacrifice », qui signifie « Taction de s'ap- procher » (de Dieu) ; en assyrien le sacrifice s'appelle le lien, et riksa rakasoa, « consommer un sacrifice » est « Her un lien » (1) , expression significative au plus haut point. Mais le sacrifice est une operation tellement grave qu'elle ne peut souvent etre accomplie que par une personne deja engagee dans les choses sacrees, souvent a demi divine, qui sert d'intermediaire au sa- crifiant : dans le cas ou il existe, cet intermediate est le sacrificateur. Chez nous c'est le moqaddem ou oukil du marabout qui est par excellence le sacrificateur ; aux petits marabouts qui n'ont pas de moqaddem, on sacri- fie soi-meme, mais aux marabouts qui ont un moqad- dem, c'est celui-ci qui sacrifie. Le moqaddem souvent descend du marabout et est par consequent lui-meme une source de baraka ; meme s'il n'en descend pas, il est en quelque sorte le familier du saint et tout designe pour accomplir, avec plus de succes que tout autre, un acte aussi grave qu'un sacrifice. Dans certaines tri- bus, a l'Ai'd el Kebir, une partie des chefs de famille du douar, s'en remettent mfqih de l'endroit, c'est-a- dire a celui dont la personne est la plus sacree, du soin d'egorger leur victime et, a cette fin, il lui envoient leurs couteaux pour qu'il les aiguise lui-meme (2) : par la il se met en communication directe avec les sacri-.


(1) Zimmern, cite par Hubert, in Ann. sociol, IV, p. 216.

(2) Edmond Doutte, Merrdkech, p. 368-369.


PURIFICATIONS PREALABLES AU SACRIFICE 46 1

fiants et leur assure plus completement les benefices de la ceremonie.

Pour sacrifier, c'est-a-dire pour communiquer avec la divinite, il faut commencer par se rapprocher d'elle le plus possible : d'ou les rites de purification. Tres deve- loppes dans certains rituels, comme celui de la diksa {l) dans l'lnde, ils sont moins apparents, mais neanmoins tres nets, chez les musulmans. Pour le sacrifice, il faut etre en etat de purete ; dans le pelerinage, le sacrifice n'a lieu qu'a la fin, alors que le pelerin en etat d'z'/z 'ram depuis plusieurs jours est sanctifie par toute une serie de ceremonies ; le sacrifice ne doit du reste etre accompli qu'apres la priere (2) . Toutefois une prescription inatten- due est celle d'apres laquelle on ne doit ni se raser la tete, ni s'enlever un seul cheveu, ni se couper les ongles avant le sacrifice de Mina : dans la plupart des religions au contraire, c'est la, un rite de purification qui precede le sacrifice; mais dans 1' Islam, il est reserve pour le mo- ment qui suit la ceremonie (3) . Malgre cela d'une facon generale, il y a lieu de considerer les prescriptions de l'ih'ram et toutes les ceremonies qui precedent le sacrifi- ce a Mina, comme une longue preparation a ce sacrifice, bien que ce caractere ne soit plus tres apparent dans les textes orthodoxes (4) .

Lorsqu'il y a un sacrificateur, il a un caractere parti-


(1) Hubert et Mauss, op, laud., p. 48-50.

(2). Qas'tallani sur Qah 'th 'de Boukhari, VIII, p. 299, 306, cf. Ibn et H'adjdi, Madkhal, I, p. 138.

(3) Khelil, Mokhtagar, trad. Perron, II, p. 68; p. 171-172 et le comment, de Kherchi, in loco.

(4) Wellhausen, Reste arab. Heid., loc. cit.


462 LIEU DU SACRIFICE

culierement sacre, comme cela arrive aux marabouts africains ou le moqaddem qui sacrifie est le ministre, si- non le descendant meme du saint. A l"Ai'd el Kebir, en tout pays, comme a Mina, il n'y e generalement pas de sacrificateur special, mais l'imam sacrifie avant tout le monde, et il est illegal de sacrifier avant lui. Aussi sacri- fie-t-il publiquement, au mgalld, apres avoir prie, de fa- con qu'on sache exactement le moment ou il a sacrifie (1) . Ce mgalld est du reste un endroit specialement destine au grand sacrifice annuel ; c'est une aire assez vaste, ou se trouve parfois un petit mur avec un mih 'rdb dans lequel prie l'imam, et quelques marches sur lesquelles il monte pour prononcer la khot 'ba ; il en est ainsi dans beaucoup de villes du Maroc. Les marabouts sont egalement des endroits consacres pour le sacrifice ; il y a d' habitude, pres du marabout une place expres pour cela. Dans les sacrifices pour les djinn, par exemple ceux qui ont lieu a Bab el Oued, il est frequent qu'on trace sur le sable un cercle sacre a l'interieur duquel on egorge les poules, apres y avoir fait fumer de l'encens: c'est que 1' endroit ou Ton sacrifie doit avoir un caractere sacre en rapport avec celui du sacrifice^.

L' instrument, le couteau meme avec lequel on sacri- fie participe a ce caractere : on l'enveloppe avec soin (3) et nous avons relate plus haut un cas ou on ne confie qu'a


(1) Khelil, op. laud., trad. Perron, II, p. 167; Boukhari, Qah'th' trad. Houdas et Marcais, I, tout le titre XIII, p. 311-324, passim ; Qast'allani, op. laud., VIII,, p. 302.

(2) Bonnafont, op. laud., p. 201.

(3) Bonnafont, loc. cit.


INSTRUMENT DU SACRIFICE 463

une personne a caractere sacre le soin de l'aiguiser. Aux rogations des negres, a Tlemcen, le sacrificateur apres avoir passe la lame de son couteau au-dessus d'un re- chaud allume et sur lequel on a repandu de l'encens, fait successivement dans la direction des quatre points car- dinaux, de profonds saluts, en elevant le couteau qu'il abaisse lentement ensuite, la pointe vers la terre, en se courbant lui-meme. Et cette ceremonie de la purification du couteau est exactement la meme pour la purification de la lame du sabre dont se servent les Ai'ssaouas pour leurs exercices (1) . Toutefois les rites relatifs au lieu et aux instruments du sacrifice sont peu caracterises chez nous : en particulier l'autel, a peu pres inconnu des arabes (2) , est presque ignore de nos indigenes (3) .

La victime a quelquefois deja par elle-meme ce caractere magique ou sacre ; le taureau noir et le bouc noir, par exemple, sont souvent preferes a d'autres dans les sacrifices aux marabouts, lorsqu'il s'agit de fetes a caractere agraire ou lorsqu'on fait le sacrifice en vue d'obtenir de la pluie (4) . La poule est la victime habi- tuelle des sacrifices populaires aux djinns et aux petits marabouts, la poule noire de preference; mais le coq, le coq noir surtout est considere comme ayant des ver- tus sacrificielles superieures. On sait que le coq est un animal cher a la magie : « annoncant le jour, il parait


(1) A. Bel, Quelques rites pour obtenir ta pluie, in Rec. mem. et textes XlVe Cong. Orient. Alger, Alger 1905, p. 78, n. 1.

(2) Wellhausen, Reste arab. Heid., he. cit.

(3) Cependant cf. infra, p. 476.

(4) Cf. infra, p. 477.


464 CHOIX DE LA VICTIME

etre initie aux desseins de Dieu ; chassant par son cri les mauvais genies de la nuit, il est le symbole mystique de la lumiere et de la vie (1) ». Au reste suivant la saintete du marabout, les moyens du sacrifiant, la solennite de la ceremonie, 1' importance du but poursuivi par le fidele, les victimes varient de 1' humble volaille au bceuf, bien rarement au chameau dans 1' Afrique du Nord. Pour 1' Aid et Kebir, la victime par excellence dans le rite de Malik est le mouton ou la brebis ; pour Ech Chafi'i, c'est le cha- meau ; L'orthodoxie admet en outre la chevre, le bouc, le bceuf, la vache (2) . La victime doit etre pure, bien portante, vigoureuse, exempte de tares (3) ; a Bab el Oued on lave les poules dans la mer avant de les egorger^ ; quant a la vic- time de l'imam a l'Aid el Kebir, elle a un caractere plus sacre que celle des autres fideles ; elle doit etre exempte des moindres tares, de sexe male, de pelage blanc (5) . Des qu'elle a ete choisie, la victime doit etre consacree au sacrifice sanglant par ces paroles : « Je consacre a Dieu cette victime ! » ou autres paroles analogues (6) .


(1) Cf. Goldziher, Islam, et Pars., in Rev. Hist. Relig., XLIII, p. 190 ; Karppe, Zohar, p. 79.

(2) Khelil, op. laud., trad. Perron, II, p. 167-171 ; Qast'allani, op. laud., VIII, p. 302-303. Le boeuf etait la victime la plus consideree chez les anciens arabes, cf. Lagrange, op. laud., p. 254.

(3) Voir l'enumeration de ces tares dans Khelil, loc. cit.

(4) Bonnefont, op. laud., p. 201.

(5) Khelil, op. laud., II, p. 170-191.

(6) Khelil, op. laud., II, p. 177 : car contrairement a ce que pensait Smith (sacrifice totemique) « la victime n' arrive pas necessairement au sacrifice avec une nature religieuse definitivement achevee ; et sont les rites du sacrifice qui la lui conferent » (Hubert et Mauss., Sacrifice, loc. cit., p. 183).


CONTINUITE DES RITES SACRIFICIELS 465

Pendant le pelerinage les victimes destinees au sa- crifice doivent etre marquees d'un stigmate sanglant sur le cote gauche de la bosse, si ce sont des chameaux ; en tout cas, quelle que soit la victime, on lui passe au cou une corde a laquelle on attache deux sandales et on la pare avec des etoffes de couleur blanche : ce sont la les insignes de 1' immolation. Des qu'une victime a ete consacree ainsi, elle est devouee irrevocablement au sa- crifice : cela est tellement irrevocable qu'au cas ou une victime qu'on aurait perdue et remplacee serait retrou- vee apres que celle qui l'a remplacee aurait ete immolee, 1' animal consacre en premier doit etre immole aussi (1) .

La parure de la victime a pour objet de la purifier et de la sanctifier davantage; c'est un rite tres general dans les sacrifices ; dans les sacrifices agraires aux marabouts, la victime est le plus sou vent paree de fleurs (2) . Quant a 1' obligation de sacrifier la victime consacree, c'est une marque de la continuity qui est requise dans tout sacrifi- ce: « il faut que toutes les operations dont il est compose se succedent sans lacune et soient a leur place; les forces qui sont en action, si elles ne se dirigent pas exactement dans le sens present, echappent au sacrifiant et au pretre et se retournent contre eux, terribles (3) ». Aussi ne doit- on pas changer sa victime: si le fidele egorge par erreur la victime d'un autre fidele, le sacrifice n'est valable ni pour l'un ni pour l'autre (4) .


(1) Khelil, op. laud., p. 127, p. 183.

(1) Cf. supra, 437-438 ; infra, p. 517, p. 555.

(3) Hubert et Mauss, op. laud., p. 175.

(4) Khelil, op. laud., II, p. 175.


466 COMMUNICATION SACRIFIANT-VICTIME

Avant de tuer la victime, le sacrifiant se met une derniere fois en contact avec elle : il Importe d' assurer le passage des forces sacrees de l'un a l'autre. On fait tour- ner la victime sept fois autour de sa tete, si c'est une pou- le, et on lui fait toucher son dos et sa poitrine (1) ; ou bien encore il crache sept fois dans la bouche de la bete (2) ; au jardin d'Essai, le sacriflcateur negre baise la taureau sur la bouche avant de le mettre a mort, puis on lui fait des onctions de creme et de beurre, de facon que toute la saintete de ces produits, comme celle des vegetaux qui le parent, passe en lui en meme temps que le sacriflca- teur s'identifle avec elle. Dans l'orthodoxie musulmane, lors de l'egorgement de la victime, il est d' obligation de poser le pied sur son cou (3) . Lorsque le sacriflcateur est distinct du sacrifiant, il assure parfois sa communication avec celui-ci en lui donnant sa main a baiser (4) .

On comprend des lors pourquoi il est obligatoire d'egorger sa victime soi-meme, ou d'en donner une de- legation expresse a quelqu'un : le sacrifice fait au nom de quelqu'un sans son autorisation est de nul effet, car la communication n'a pas ete assuree. Au besoin on se fait conduire la main par un boucher : si Ton est dans 1' im- possibility d'y mettre la main on se tient contre celui qui sacrifle (5) .

Enfln quelques recueils de prieres contiennent des


(1) Andrews, Fontaines des genies, p. 11.

(2) Desparmet, Arabe dialectal, 2e partie, p. 161 .

(3) Qast'allani, op. laud., VIII, p. 305, p. 308.

(4) Bonnafont, op. laud., p. 199.

(5) Khelil, op. laud., n, p. 172, p. 175 ; Qast'allani, op. laud., VIII p. 305-306.


CONSOMMATION DU SACRIFICE 467

prieres qui doivent etre dites au moment de l'egorge- ment et qui sont caracteristiques ; par exemple: « Mon Dieu, cette victime me represente moi-meme, sa chair represente ma chair; son sang, mon sang ; ses poils, mes poils; sa peau, ma peau ; ses os, mes os. O mon Dieu, mes prieres et mes ceuvres pieuses sont pour le Seigneur des creatures, etc. ... » (1) .

Nous voici au moment supreme du sacrifice ; c'est toujours un moment grave : on fait silence. Dans les croyances primitives, en effet, c'est une sorte de crime qui s'accomplit, la victime est tellement sacree qu'il est terrible de porter la main sur elle ; chez beaucoup de primitifs on lui demande la permission de la tuer (2) ; souvent le sacrificateur est regarde comme une sorte de sacrilege, de bourreau revetu d'un caractere sinistre et dangereux. A Athenes, eu sacrifice des Bouphonia, le pretre sacrificateur jetait sa hache et se sauvait ; on citait au Prytaneion tous ceux qui avalent pris part au sacri- fice ; ils rejetaient le crime les uns sur les autres; finale- ment on condamnait la hache, qu'on jetait a la mer (3) .

Ce caractere sacrilege est perdu dans le sacrifice musulman, mais la gravite de l'acte se manifeste par du recueillement, par 1' obligation de se tourner vers la qibla (la Mecque) et de prononcer en egorgeant le bism ilidh. Ces prescriptions d'ailleurs sont obligatoires cha- que fois que Ton egorge une bete ; car nous verrons que, pour le musulman, tout meurtre d'un animal destine a la


(1) Garcin de Tassy, L'Islamisme, p. 228.

(2) Cf. Frazer, Golden Bough, II, p. 396 seq.

(3) References apud Hubert et Mauss, loc. cit.


468 SOUFFRANCESEXPIATRICESDELAVICTIME

nourriture a le caractere d'un sacrifice; la chair n'en est ensuite permise que si, en mourant, il s'est debattu vive- ment ou si le sang a coule en abondance (1) .

Ces deux conditions se rattachent a deux croyan- ces des peuples sauvages : on pense, on effet, que les influences mauvaises que le sacrifice elimine etant tou- tes expulsees dans la victime, celle-ci doit souffrir et se tordre pour qu'on soit sur que le mal y est entre (2) ; les mauresques qui sacrifient aux djinns ou aux petits mara- bouts observent avec soin le dernier spasme de 1' animal

plus il se debat, meilleur est le sacrifice^. II peut meme

arriver qu'on cherche a augmenter sa souffrance. Nous en avons un bel exemple dans le rite de la conduite du mouton de 1 ' 'Aid el Kebir qui parait assez repandu dans 1' Afrique du Nord, specialement au Maroc. En voici une description ; la scene se passe a Tanger.

« ... Mais la priere est bientot dite a YEmsella (mcalla). Le sacrifice est consomme, le mouton vient d'etre egorge ; il s'agit maintenant de le descendre sai- gnant, pantelant, la gorge ouverte, au grand galop jus- qu'a la mosquee. S'il y arrive secoue par les spasmes, donnant encore quelques signes de respiration et de vie, c'est d'un heureux presage : l'annee sera bonne ; s'il n'y parvient que la vie eteinte, dame, c'est mauvais signe : et gare aux calamites, a une mauvaise recolte ! Remarquez que sur tout son parcours, ballotte dans une


(1) Khelil, op. laud., p. 159 et Kherchi, in loco. Cf. Moulieras, Maroc inconnu, II, p. 172.

(2) Cf. Frazer, Rameau d'or, trad, fr., I, p. 148.

(3) Desparmet, loc. cit.


SOUFFRANCESEXPIATRICESDELAVICTIME 469

immense couffe, porte, enleve, secoue par quatre Ara- bes, choisis parmi la caste des porteurs d'eau, ce pauvre mouton, veritable bouc expiatoire, est assailli de coups de baton, de coups de matraques et de coups de pierres. Dimanche, la descente n'a pas manque a son originalite traditionnelle ; les porteurs degringolaient la pente avec la velocite de zebres. Le mouton rebondissait dans son hamac, une nuee de gamins l'escortait, meute hurlante, lancant des cailloux ; tous les cinquante metres, sur le passage du marche, a la pente de la ville, un groupe de quatre ou cinq solides gaillards, maures robustes et decouples, brandissaient au-dessus de sa tete de longs batons; il n'en est pas mo ins arrive vivant a la grande mosquee ou le cadi lui reservait le coup de couteau fi- nal » (1) .

Le sens du rite est maintenant pour nous evident : le journaliste qui a ecrit 1' expression de « bouc expia- toire » donne la veritable explication. Pendant ce long trajet, c'est le mal que Ton expulse par les coups, par les pierres, dans la victime ; c'est pour cela qu'elle souffre, et il faut qu'elle souffre, puisqu'elle aneantit toutes les mauvaises influences ; mais il faut qu'elle expire dans la mosquee, lieu sacre, pour qu'elle soit chargee de baraka, en retour du mal qu'elle a elimine, et qu'elle communi- que cette baraka a ceux qui la mangeront.

C'est pour la meme raison, pour que le mal soit bien expulse et que la victime soit bien mise, par son sang,


(1) Le Reveil du Maroc, cite par Moulieras, Maroc inconnu, II. p. 64 1 . — Cpr. Bel, op. laud., p. 74 (n. 2 de la p. 78) ; merries rites a la fete du Printemps de Ouargla (Gognalons, in Arch, administr.).


470 VALEUR DU SANG SACRIFICIEL

en communication avec la divinite qu'il faut que ce sang coule avec abondance. Et comme ce sang est charge de baraka, il y a des pays ou on trempe dans le sang de la victime de l'imam des palmes que Ton suspend ensuite dans les differents quartiers pour qu'elles y repandent une bienfaisante influence^. Au sacrifice annuel du Jar- din d'Essai, apres la ceremonie, on ramasse les caillots de sang qui sont restes par terre et on en frotte ses mains, ses habits, etc. ... Dans les Beni Snous, il y en a qui plongent leurs pieds dans le sang; de la sorte le pied est preserve des crevasses en temps de neige; d'autres conservent ce sang dans leurs maisons et s'en servent comme remede (2) . A la fete des negres de Tlemcen, le sang des victimes est examine, probablement pour en tirer des presages. A la fete des sacrifices on tire ega- lement des pronostics de l'examen du sang ; on le des- seche et on le conserve : c'est une benediction pour la maison. Ce sang desseche, sert a faire des fumigations qui guerissent des maux de tete; melange au henne, il donne une pate qui guerit les crevasses et autres mala- dies du sein ; frais, il guerit les maux de dents si on se rince la bouche avec (3) .

Le rite de la conduite du mouton toutefois n'est pas tres orthodoxe, car les jurisconsultes recommandent de hater la mort de la victime et determinent tres rigou- reusement les manieres de la mettre a mort : il n'y en


(1) Edmond Doutte, Notes surFiguig, inLa Geogr., 1903, p. 198.

(2) Destaing, Dialecte des Beni Snous, Alger, 1907, p. 304.

(3) Communication de M. Bel ; pour usages divinatoires du sang, cf. supra, p 372.


LES RITES DE DES ACRALIS ATION 47 1

a que deux : le nah V, pour le chameau, consiste a plon- ger le fer sous la clavicule pour atteindre le cceur; le dzabh 'pour les autres animaux consiste a leur couper la gorge (1) . L' animal tue autrement ne doit pas etre mange. La bete egorgee, le sacrifice est termine, l'acte essentiel est accompli : tout animal egorge, fut-il vole ensuite, a acquitte la conscience du fidele ; le remplace- ment serait exige si 1' animal disparaissait avant d'etre egorge (2) . Dans les religions ou le sacrifice est reste typi- que, il y a a ce moment de nouvelles purifications : les acteurs du drame, impregnes du caractere sacre, ne peu- vent sans inconvenient rentrer dans le profane et ils se dechargent des forces sacrees par des rites semblables a ceux qu'ils ont employee avant le sacrifice pour eliminer l'impurete ; tant il est vrai que le pur et l'impur, le bien et le mal voisinent dans cette notion ambigue du sacre. Ces rites sont des bains, des ablutions ; la messe chretienne en offre un bel exemple : « le pretre apres la communion lave le calice, se lave les mains; apres quoi la messe est finie, le cycle est clos et 1' officiant prononce la formule finale et liberatrice : Ite missa est » (3) . II reste peu de tra- ces de ces rites dans 1' Islam : telle est cependant, vrai- semblablement, la signification de la coupe de cheveux qui a lieu dans le pelerinage immediatement apres le sacrifice; celui qui est chauve doit faire le simulacre de se raser la tete (4) . Tel est encore le sens des fumigations


(1) Khelil, op. laud., II, p. 151.

(2) Khelil, op. laud., II, p. 181.

(3) Hubert et Mauss, op. laud., p. 88.

(4) Khelil, op. laud.. II, p. 68, p. 171.


472 LES RESTES DE LA VICTIME

que Ton fait aux marabouts apres y avoir egorge des poules (1) .

Que vont devenir maintenant les restes de la vic- time, chargee de baraka ? Parfois, pres de certains grands marabouts, tout est abandonne aux descendants du saint (2) ; le seul fait qu'ils mangeront une victime tou- chee par le sacriflant portera bonheur a ceux-ci. Souvent on croit que le dieu, 1' esprit, les djinns, a qui Ton a sa- crifle, mangent une partie de la victime, comme dans le rite algerien rapporte au debut de ce chapitre : c'est une forme grossiere de l'idee de communion avec le dieu (3) . Telle est probablement aussi l'origine de ce que nous ap- pelons la part du bon Dieu, dans le gateau des Rois, par exemple. Un puits artesien ayant ete creuse dans l'Oued R'ir, un voyageur observa que des le jaillissement de l'eau on egorgea une chevre dont on fit couler le sang dans l'eau courante ; puis des mets turent jetes dans le ruisseau qui venait de se former : on faisait ainsi la part du genie de la source a qui on sacriflait (4) ; le reste etait certainement mange. II se peut aussi (et c'est toujours la meme croyance de la communication a double fin avec la personne sacree) que Ton pense que l'eau cou- rante disperse le mal concentre dans la victime et purifle sympathiquement le sacriflant (5) . Ainsi aux sacrifices d'Hammam-Melouan, pres d' Alger, on jette souvent les


(1) Desparmet, loc. cit.

(2) P. ex. Moulieras, Maroc inconnu, II, p. 172.

(3) Cf. supra, p. 455.

(4) Largeau, Le Pays de Rir 'a, p. 85. — Cpr. Bel, op. laud., p. 89 ; Abou Bekr ben Choai'b, in Rev. afr., 1907, p. 253-254.

(5) Cf. supra, p. 58-59.


LES RESTES DE LA VICTIME 473

entrailles des victimes dans le ruisseau.

A l'Ai'd el Kebir, on doit reculer le repas de telle facon qu'on puisse manger aussitot apres de la chair des animaux immoles et specialement de leur foie (1) ; sans doute, cette partie de 1' animal est censee contenir plus de baraka parce qu'elle est plus sacree. Cette explica- tion peut etre fortifiee par celle de plusieurs savants mu- sulmans qui pensent que Ton doit manger avant tout du foie des victimes parce que les elus entrant au paradis mangent un morceau du foie du taureau qui porte la terre sur ses cornes ; ce mets sacre combat l'amertume de la mort.

Le partage de la victime comme nourriture sert done a etablir ainsi la communion avec le dieu. D'autres fois on se barbouille avec le sang de la victime : ce rite s' ob- serve tous les ans a la fete des negres du Jardin d'Essai, dont nous avons deja parle plusieurs fois. Un rite typi- que, observe chez beaucoup de peuples et chez les Semi- tes anciens, est 1' application de la peau de la victime sur le corps du sacrifiant (2) .

Dans l'Afrique du Nord, l'omoplate du mouton sacrifie est parfois conservee comme porte-bonheur et accrochee dans la maison (3) . Dans les Beni Snous, on conserve la vesicule du fiel, la queue de 1' animal, ainsi


(1) Khelil, op. laud., trad. Perron, 1. 1, p. 274, n. 84.

(2) Hubert et Mauss, op. laud., p. 76, n. 6, pour references; en im- molant la victime on cherche a lui ressembler (Smith, Rel. d. Sem., pas- sim spec, p. 206 seq.). C'est la l'origine des mysteres. Cpr. Lagrange, Rel. sem., p. 250. — Cf. infra, p. 535.

(3) Obssrve cher les Ah'mar, dans le H'ous de Merrakech.


474 LES RESTES DE LA VICTIME

qu'un morceau du cartilage de la trachee-artere, qui ser- vira a faire des fumigations en cas de maladie (1) . A Tan- ger, a 1" Aid eg Qeghir on fait un gateau qui porte le nom de ' Aicha Oullada et sur lequel est dessinee au centre une croix qui vient se terminer a la peripheric par des mains ; on fait autant de ces gateaux qu'il y a de personnes dans la maison et on suspend les gateaux au mur; le jour de 1' Aid el Kebir, on les brise sur les cornes des moutons de sacrifice, puis on les mange (2) . Bien que le sens exact de ce rite ne nous apparaisse pas dans les details, cependant la transmission de la baraka par le contact avec les victi- mes y est caracteristique.

Dans l'orthodoxie musulmane, toutefois, surtout lorsque le sacrifice a un caractere expiatoire, la victime est le plus souvent distribute aux pauvres (3) . On s'ex- plique facilement cette prescription, si Ton songe que dans le sacrifice qui a un but expiatoire, il s'agit plutot d'expulser une influence mauvaise que d'acquerir une baraka. C'est dans les sacrifices accomplis pres des ma- rabouts qu'il faut chercher le mode le plus primitif et le plus signiflcatif d'utilisation des restes de la victime sa- crifice.

Tout pres de Tlemcen, par exemple, est le vieux marabout de Sidi Ya'qoub et-Tifrisi, ou se trouve une accumulation de vieux cultes bien dignes d' etudes culte des arbres, des eaux, empreintes merveilleuses, sacri- fices aux djinns, marabout ancien, marabout nouveau


(1) Destaing, loc. cit.

(2) Communication de M. Marcais. (3)Khelil, op. laud., II, p. 128.


LES RESTES DE LA VICTIME 475

de l'orthodoxie musulmane, tout cela est reuni sur le meme point. On vient a tout instant sacrifier a Sidi Ya'qoub, le plus sou vent des poules; elles sont egor- gees par le moqaddem sur une aire degarnie d'herbe. La reste le sang impregnant la terre; on plume les victimes et on laisse les plumes en tas religieusement : elles ne doivent pas etre jetees ailleurs. Chaque nuit les esprits se reunissent la, font disparaitre les plumes et boivent le sang. « S'il n'en etait pas ainsi, nous disait le vieux mo- qaddem, depuis le temps qu'on y egorge des poules, il y aurait des monceaux enormes de plumes ». Nous nous gardames bien de lui repondre que le vent suffisait a les enlever petit a petit. Non loin du tas de plumes se trouve une petite excavation dans le sol, soigneusement ma- connee et ou Ton allume pieusement des bougies c'est le beit er rich, la chambre des plumes, ou cependant on ne met pas directement les plumes, mais ou, dit-on, les esprits, auxquels commande Sidi Ya'qoub, se reunissent chaque nuit. II y a encore un beit er rich a Sidi ' Ali ben Mguim (1) . Dans ce cas il est evident que les plumes et le sang represented la part dans laquelle est expulse le mal du sacrifiant qui est absorbe par les djinns : on communie avec eux en se dechargeant d' influences fu- nestes ; on s'assimile au contraire les influences bien- faisantes, la baraka en mangeant la chair de la victime qu'il est d'usage d'emporter toute entiere chez soi pour


(1) Prononce souvent Nguim, au bord du chemin qui prend a droite de l'Ai'n Ish'aq, pres d'un marabout de ce nom, sur le chemin de Sidi Bou . Mdiene, a Tlemcen. Beit er rich veut dire la « maison des plu- mes ». Cpr. Zenagui, Recit tlemcenien, in Journ. Asiat., Xe serie, t. IV, 1904, p. 101 ; les rites rapportes, par Abou Bekr bon Choaib, he. cit.


476 OFFRANDES, LIBATIONS

la consommer. Ce partage est encore mieux marque dans le rite primitif que nous avons cite au debut de ce chapitre et au cour duquel le mal est expulse dans les os, la tete, les entrailles et les plumes de la victime (1) . De meme, a la fete des negres de Tlemcen, on sacrifie un taurassin, un mou- ton et un bouc, done la chair est partagee entre les negres et leurs families, sous la surveillance du cai'd negre (2) .

Est-il necessaire que la victime soit un etre vivant ? non ; a defaut de poule, ce peuvent etre simplement des ceufs, on les casse et on en repand le contenu a l'endroit consacre (3) . Ce peuvent etre simplement des vegetaux ou des produits vegetaux, du couscous comme dans le cas de la source cite plus haut; parfois de l'huile : e'est ainsi que dans le Chiad'ma (4) , au grand marabout de Sidi Ali Bou Ali, il y a une grande pierre que Ton oint d'huile. De la aux simples libations, il n'y a qu'un pas on verse du cafe sous les pieds du cheval d'un chef puissant (5) , on jette de l'eau sous les pieds de la monture d'un voya- geur qui part, car l'eau est consideree en quelque sorte comme vivante et devient presque sacree dans les pays ou elle est rare et precieuse (6) .


(1) Cf. supra, p. 455.

(2) Communication de M. Bel.

(3) Desparmet, loc. cit.

(4) Au Nord de Mogador, au Maroc.

(5) Cf. Richard, Mysteres du peuple arabe, p. 64 ; Jaussen, in Rev. Bibl., Janvier 1906, p. 105 ; Curtiss, op. laud., p. 207.

(6) Rite pratique dans toute l'Afrique du Nord. Libations de lait chez les anciens Arabes, voy. Lagrange, op. laud., p. 254 ; libations de vin chez les Semites (le vin est le substitut du sang), voy. Smith, op. laud., p. 173 ; Lagrange, op. laud., p. 263.


FINS MULTIPLES DU SACRIFICE 477

Tel est le schema general du sacrifice dans le Ma- ghrib en essayant de le tracer avec les donnees assez mai- gres que nous possedons, nous avons suivi le cadre de Hubert et Mauss dans leur etude d' ensemble sur le sacri- fice ; mais cette question appelle encore de nombreuses explorations dans l'Afrique du Nord et nous ne doutons pas qu'elles viendront completer la presente ebauche. En particulier, il y aura lieu d'etudier des types de sacrifices repondant aux divers buts que le fidele peut se proposer. Ces buts sont varies : il y a en effet le sacrifice demande, le sacrifice expiatoire, le sacrifice d' initiation, le sacrifice de purification, le sacrifice de serment, le sacrifice d' ac- tion de graces, le sacrifice divinatoire, etc. Disons sim- plement quelques mots de certains d'entre eux

Dans le sacrifice demande, il arrive que Ton adapte en quelque sorte la victime au but poursuivi, suivant les principes de la magie sympathique : par exemple, pour une demande de pluie la victime sacrifice sera de pre- ference noire parce que c'est la couleur des nuages qui apportent la pluie (1) .

Le sacrifice expiatoire est vivement recommande par l'orthodoxie musulmane ; les moindres manque- ments rituels, par exemple les fautes dans l'accomplis- sement des ceremonies compliquees du pelerinage doi- vent etre expiees soit par un sacrifice, soit par un jeune, soit par une aumone, il y a 1' expiation majeure ou hadi, 1' expiation simple ou fidia et le rachat expiatoire ou djazd, simple compensation pour le meurtre d'un animal


(1) Bel, op. cit., p. 71; cf. supra, p. 463 ; infra, p. 573.


478 SACRIFICE EXPIATOIRE, SACRIFICE VOTIF

sur le territoire sacre de la Mecque : on trouvera dans les livres de droit le detail minutieux des circonstances dans lesquelles ces peines sont appliquees (1) . Pour compren- dre comment le sacrifice peut servir a expier une peine, il faut se rappeler que chez le primitif le mal physique et le mal moral ne sont pas differencies : on sacrifie aussi bien pour demander la guerison d'une maladie que pour demander la fin d'une periode de malheur. De meme la faute contre le rite qui souleve la reprobation generale est consideree comme souillant le fidele, c'est une veri- table tare morale qu'il a contracted et dont il lui faut se liberer comme d'un mal physique (2) . Si le fidele, etant malade ou malheureux, au lieu de sacrifier de suite, re- met le sacrifice au moment ou il sera gueri, il arrive que lorsque le mal est passe, on ne le considere neanmoins pas comme purifie ; il est gueri, mais il reste souille d'une impurete morale dont il ne pourra se liberer qu'en sacrifiant ; la preuve c'est que s'il ne le faisait pas, le mal reapparaitrait : c'est le sacrifice votif 3) . Et meme s'il n'a pas fait de vceu, un homme tres pieux se considerera neanmoins comme lie, parce qu'il est perpetuellement l'oblige de Dieu et il fera un sacrifice d'action de graces. Ce sacrifice, rare dans toutes les religions (4) , n'apparait guere dans l'orthodoxie musulmane.


(1) J'ai adopte ici la terminologie francaise de Perron ; voy. sa traduction de Khelil, Moukhtagar, II, p. 99, p. 110, p. 121.

(2) Le sacrifice expiatoire nous semble done avoir un caractere primitif, contrairement a 1' opinion de Smith. Cf. Jevons, Introd. to the hist. ofrel.,p. 130-163, passim.

(3) Khelil, trad. Perron, II, p. 220. Cf. supra, p. 448-449.

(4) Hubert et Mauss, op. laud., p. 105, n. 4.


EGORGEMENT RITUEL DES ANIMAUX 479

Si, en immolant une victime, l'homme communique avec le divin, ne doit-il pas croire que cette communica- tion se renouvelle tous les jours, lorsqu'il tue un animal pour les besoins de son alimentation ? Telle est, en effet, la croyance primitive et tel est le sens des prescriptions musulmanes concernant la mise a mort des animaux ; on sait que les animaux qui ont du sang ne doivent etre mis a mort que par l'egorgement, qu'ils doivent etre egorges au nom de Dieu et tournes du cote de la Mecque. En un mot, toute mise a mort d'un animal est un sacrifice^ : on libere en effet ainsi des forces redoutables, la vie, le souffle, 1' esprit du sang ...

Un certain nombre d' animaux sont particulierement plus sacres que les autres, ce sont les animaux domesti- ques. Les recherches modernes ont en effet etabli que les animaux domestiques, ont chez les peuples primitifs un caractere sacre et avaient en particulier ce caractere chez les anciens Semites ; on a meme pense que la domestica- tion avait ete a l'origine un acte religieux (2) . Toutefois, il y a lieu d' observer que chez les musulmans le respect de la vie des animaux s'etend egalement aux animaux sau- vages : la mise a mort de ceux-ci est soumise aux memes regies que celle des animaux domestiques (3) . Bien plus, il est interdit de chasser les animaux sauvages dans une autre intention que celle de les tuer et de les manger, sauf toutefois pour ceux qui causent des ravages ou dont la


(1) Jevons, op. laud., p. 158.

(2) Jevons, op. laud., p. 114-120 ; cf. R. Smith, op. laud., p. 188 seq., p. 227 seq.

(3) Voir l'expose de ces regies dans Khelil, op. laud., il, p, 143 seq.


480 BANQUETS SACRIFICIELS

chair est reputee impure (1) . On ne peut manger d'ailleurs la chair d'aucun animal qui n'a pas ete tue suivant les prescriptions canoniques. II est possible que toutes ces prescriptions aient, comme le croient Smith et Jevons, leur origine dans 1' existence anterieure du totemisme (2) ; mais sans meconnaitre en aucune facon la valeur de cet- te explication, il nous semble que la croyance a la force sacree du sang, a la vertu du sacrifice, peut suffire a nous les expliquer.

Le totemisme ne nous est pas non plus Indispensa- ble pour expliquer le sacrifice communiel : c'est 1' ha- bitude des indigenes de l'Afrique du Nord de se reunir en diverses occasions, pres de leur marabout, d'y faire des sacrifices importants et d'y manger ensemble. Voici quelques details a ce sujet, qui se rapportent aux environs de Mogador, mais dont les grands traits sont applicables a toute l'Afrique du Nord :

« Le ma 'rouf est le repas donne par un individu ou une famille ou plusieurs families reunies a 1' occasion d'une naissance, d'une maladie, de la secheresse, pour implorer 1' assistance divine. II a avant tout un caractere religieux : c'est un banquet sacrificiel. II y a toujours une victime qui est tuee a cote du tombeau d'un marabout ; cette victime est mangee par les fideles, apres que le mo- qaddem a preleve la peau qui est vendue par lui a Mogador


(1) Khelil, op. laud., n, p. 153.

(2) Roberstson Smith, op. laud., passim ; Jevons, op. laud., p. 220 seq. Frazer, dans son Golden Bough, III, p. 416.420 (cpr. 1. 1, p. XX de la preface, supprimes dans l'edition francaise), prend une position inter- mediaire. Contre la theorie totemistique du sacrifice, voy. les objections de Mariller, La plaee du totemisme dans revolution religieuse, in Rev. Hist. Rel., t. XXVI et XXVII.


BANQUETS SACRIFICIELS 481

pour subvenir aux frais d'entretien du sanctuaire (hui- le, bougies, nattes...) et un quart de la viande pour lui, auquel on ajoute les tripes. Le ma'rouf, qui est souvent la consequence d'un vceu, s'appelle aussi oua'da (pro- messe). Le mousem, qui en Algerie s'appelle aussi par extension oua 'da, est une ceremonie religieuse tres sem- blable ; mais elle est annuelle et a lieu a date fixe. II est remarquable que chez les H'ah'a, comme dans la plupart des tribus de l'Afrique du Nord, les mousem ont lieu a certaines dates de l'annee solaire (1) : c'est la une preuve evidente de leur haute antiquite. Le mousem qui reunit au moins \xr\QJmd'a {2) et souvent une tribu toute entiere a toujours lieu autour d'un marabout et prend actuelle- ment le caractere d'une fete patronale. On se reunit ge- neralement un jeudi, on fait le mousem un vendredi et, le samedi, se tient pres du marabout un marche, qui n'a lieu que cette fois-la dans toute l'annee » (3) .

Les banquets sacrificiels portent en Algerie le nom de oua'da dans l'ouest et de zerda dans Test; on dit souvent aussi : le « t 'a 'dm » de tel ou tel marabout. La oua'da ou zerda joue un role suffisamment important dans la vie sociale des tribus, pour que 1' administration ait cru devoir la soumettre a une autorisation. Souvent, a la suite de ces festins, quelque portion de la nourriture,


(l)Cf. infra, p. 541.

(2) La Jma'd est l'unite sociale elementaire, l'equivalent du « clan » des sociologies.

(3) Edmond Doutte, L 'organisation domestique et sociale des H'ah'a in Bull. Com. Afr frang., Janvier 1905 (Renseign. coloniaux, n°lt,p. 13).


482 LE SACRIFICE DU CHAMEAU

en l'espece du couscous, est repandue sur le sol, proba- blement pour benir la terre et les recoltes en les faisant participer a la baraka qui a reuni les membres du ban- quet (1) . II arrive que les plats dans lesquels on a mange sont brises (2) , ce qui est un « rite de sortie » du sacrifice : le caractere sacre de ces plats ne leur permet plus de ren- trer dans le monde profane.

C'est ici le lieu de rapporter qu'en Kabylie, une curieuse coutume prohibe completement l'egorgement clandestin d'une bete : on ne peut tuer que le jour du mar- che et le fait de tuer en cachette constitue un delit prevu et puni, nomme thaseglout. II semble bien que cette pro- hibition singuliere soit en rapport avec le caractere sacri- ficiel de toute immolation que nous avons rapporte (3) .

Un exemple celebre et caracteristique de banquet sacrificiel est celui qu'on trouve dans les oeuvres de Saint-Nil qui rapporte que les « Sarrasins », c'est-a-dire les Arabes, dans la seconde moitie du IVe siecle sacri- fiaient un chameau, en sucaient le sang et le devoraient tout cru. Robertson Smith a fait du texte de Saint-Nil le point de depart de toute sa theorie sur l'origine totemi- que du sacrifice qui aurait ete d'abord communiel (4) .


(1) Bel, op. laud., p. 89.

(2) Bel, op. laud., p. 90.

(3) A la Mecque, le banquet ceremoniel est appele 'azima (Snouck Hurgronje, Mekka, II, p. 137). Noter les sens magiques de ce mot que nous avoue rapportes supra, p. 130.

(4) Saint-Nil, ed. Migne, in Patrol, grecque, LXXIX, col. 613 — Wellhausen, op. laud., p. 42 ; R. Smith, op, laud., p. 42 ; et passim ; Lagrange, op. laud., p. 258. Sur le totemisme des anciens arabes, voy. R. Smith, Kinship and marriage in early Arabia, Londres, 1 903, p. 2 1 7-25 1 .


LE SACRIFICE DES AISSAOUA 483

Si barbare que nous paraisse le sacrifice de Saint- Nil, on le retrouve encore tel quel dans 1' Afrique du Nord a notre epoque, au cours des manifestations religieuses auxquelles se livrent les Ai'ssaoua. A Mequinez, ou a lieu annuellement la grande fete des Ai'ssaoua, des victimes sont ainsi devorees toutes crues et en Algerie meme, on pouvait, il y a encore peu d'annees observer ce rite a Tlemcen : mais les manifestations publiques des Ai's- saoua ont ete interdites recemment. En voici toutefois le recit d'apres l'observation que nous en fimes en 1899.

« Le troisieme jour de la fete, les 'Ai'ssaoua, ainsi que les Qadriyya et les T'ayyibiyya, se rendent en pelerinage a 'Ai'n el-H'out, a 6 kilometres de Tlemcen. La procession des 'Ai'ssaoua se forme pres de la source ou nagent des poissons sacres et se poursuit comme celle de Sidi Bou Mdien. Cependant les musulmans semblent etre un peu moins tolerants : ils sont plus loin des villes et se sentent davantage chez eux, malgre les deux gendarmes qui, pour la circonstance, represented l'autorite a 'Ain el-H'out. En outre il y a une partie des khouan d'aujourd'hui qui sont originaires du village et sans doute plus fanatiques que leurs confreres tlemceniens. Au milieu du chemin, un genereux devot fait jeter devant les 'Ai'ssaoua un bouc egorge, tel quel, sans etre ouvert. Aussitot quinze ou vingt khouan se jettent a quatre partes, se precipitent sur le corps de 1' animal, se poussant les uns les autres et, avec les on- gles et les dents, l'ouvrent et s'arrachent les entrailles san- glantes qu'ils devorent a belles dents. Les intestins se de- chirent, les excrements se repandent sur les visceres, une odeur fade et nauseabonde se repand : rien n'arrete ces


484 ORIGINE COMMUNIELLE DU SACRIFICE

forcenes qui s'excitent mutuellement, la barbe sanglan- te, et dechiquetent a belles dents cette viande souillee par les excrements. Peau, foie, cceur, poumons, trachee, intestins, tout est devore en un clin d'ceil : c'est la plus horrible curee que Ton puisse rever. Apres une visite au marabout de Ai'n el-H'out, le retour s'effectue dans les memes conditions. On s'arrete devant la maison ou demeurent les descendants du marabout; les etendards s'inclinent en s'agitant a droite et a gauche en signe de respect. Une nouvelle victime va etre offerte a la repu- gnante et sainte voracite des Ai'ssaoua ; mais, peu desi- reux d'assister une deuxieme fois a ce degoutant spec- tacle, nous quittons les lieux auparavant pour rentrer a Tlemcen (1) .

C'est le sacrifice de Saint-Nil conserve Intact a quinze siecles de distance.

Les observations faites jusqu'ici dans l'Afrique du Nord, oul'onn'a retrouve que d'insignifiantes traces de totemisme, ne nous permettent pas de discuter la theorie de Smith. II doit nous suffire de montrer les rapports lo- giques qui existent entre le sacrifice individuel et le ban- quet sacrificiel, sans pretendre faire sortir l'un de 1' autre. Toutefois, 1' ensemble de notre etude nous incline a croi- re que le sacrifice communiel doit etre primitif, puisque plus nous remontons en arriere plus nous trouvons que les pratiques religieuses et magiques revetent un carac- tere collectif. Mais c'est la un argument d'ordre general, qui s' applique a tous les rites aussi bien qu'au sacrifice.


(1) Edmond Doutte, Les Ai'ssaoua a Tlemcen, Chalons-sur-Mar- ne, 1900, p. 12-13.


CARACTERE COMMUNIEL DU SACRFICE 485

En tout cas, nous avons vu que tout sacrifice est destine a mettre en communication le profane avec le sacre, le fidele avec son dieu : il a done toujours a quel- que degre un caractere communiel. S'il est accompli par un groupe, il y a communion entre chaque individu et la divinite, et par consequent entre tous les individuel puisqu'ils mangent tous la meme chair. D'ailleurs le seul fait de manger de la meme viande, en vertu des lois de la magie, cree une relation sympathique entre les convi- ves (1) . C'est pour cela que Ton offre a manger a l'hote, car l'hote, generalement un etranger, est un inconnu, un homme plus ou moins redoutable, souvent un sorcier (2) et il importe de Her sa destinee a celle de celui qui l'he- berge, de facon qu'il ne puisse lui nuire et qu'il lui soit au contraire favorable (3) . La fraternisation par le sacrifice est done claire pour nous sans qu'il soit besoin d'invo- quer le totemisme (4) .

Saint-Nil qui nous rapporte 1' antique rite du sacrifi- ce communiel rapporte aussi dans le meme passage qu'il etait d'usage chez les Arabes, a cette epoque, d'offrir des sacrifices humains; des traces de cette coutume ont ete si- gnalees plus tard, jusqu'a l'epoque de l'islam : ce ne sont que des legendes de sacrifices votifs (4) . On n'en trouve


(1) Cf. Frazer, Rameau d'or, trad, fran?., I, p. 247, n. 2; Edmond Doutte, Merrdkech, p. 80. Cpr. Pineau, Vieux chants populaires scandi- naves, I, p. 224-226.

(2) Cf. supra, p. 49.

(3) C'est aussi l'origine du sacrifice a l'hote. Voy. Jausren, in Re- vue biblique, Janvier 1906, p. 103-105.

(4) Voy. les references donnees par R. Smith, op. laud., p. 277, p. 618, et Lagrange, op. laud., p. 445, n. 2.


486 SACRIFICE NOURRITURE DU DIEU

pas non plus d'autres traces dans l'Afrique du Nord que quelques legendes, desquelles on ne peut rien conclure, comme celles qui se rapportent au sacrifice de construc- tion ) et les survivances que nous etudierons dans le chapi- tre suivant. Le fait d'une jeune fille egorgee devant un sul- tan du Maroc, rapporte par un auteur europeen, semble un racontar sans fondement, jusqu'a preuve du contraire (2) .

On voit que la complexity du sacrifice qui est a la fois purificateur, expiatoire, sanctificateur, communiel, a pu permettre de 1' interpreter de bien des facons : on se Test souvent represents comme etant la nourriture du dieu, lorsque le dieu etait concu d'une facon toute anthropomorphique. Des vestiges d'une telle croyance existent dans l'Afrique du Nord, a propos des sacrifices aux djinns, quand on croit qu'ils se nourrissent de sang, de plumes, de couscous. Les maladies etant produites par un djinn qui tourmente le corps du malade, on lui offre un sacrifice et il quitte le malade pour se regaler (3) ; nous en avons deja cite plusieurs exemples, en particulier a propos des sacrifices aux sources (4) . On peut rapprocher des sacrifices aux sources les sacrifices a la mer, dont etaient coutumiers les corsaires d' Alger ; le Pere Dan nous raconte ainsi ces sacrifices

« Ayant a faire un voyage sur mer, ils vont se


(1) Cf. infra, p. 488.

(2) Drummond Hay, Le Maroc et ses tribus nomades, trad. Louise Belloc, p. 230.

(3) Voy. Ammar ben Said, dit Boulifa, Poesie kabyles, Alger, 1904, p. 147. n. 1. — Sur le sacrifice-nourriture chez les Semites, La- grange, op. laud., p. 288.

(4) Cf. supra, p. 472.


SACRIFICE A LA MER 487

recommander aux prieres de quelqu'un de leurs prin- cipaux marabouts, qui leur fait present d'un mouton. Quand par la force de la tourmente, ils sont exposez a un danger evident, ils prennent done alors ce mesme mou- ton, et sans l'ecorcher, le couppent par le milieu tout vi- vant qu'il est ; sans avoir 1' esprit qu'a cette action et sans oser tant soit peu rompre le silence. Cela fait, Ils pren- nent cette moitie ou la tete est demeuree attachee, qu'ils jettent dans la mer, vers le coste droit de leur vaisseau, et 1' autre vers la gauche : faisant cependant d' estranges grimaces, qu'ils accompagnent de tournements de teste, de singeries et de paroles confusement prononcees, que le n'ay pas juge necessaire de rapporter ici » (1) .

Le sacrifice peut encore avoir une autre fonction que celles que nous avons examinees ; il peut s'agir de donner a celui qui mange de la chair de la victime les qualites physiques de cette victime, par exemple manger du lion pour etre courageux (2) ; ou simplement de fortifier un malade en lui Infusant en quelque sorte la vie de la victime (3) ; ou enfln d'utiliser 1' esprit de la victime elle-meme pour une tache determinee, la garde d'une maison, par exemple. Dans ce cas, on cree veri- tablement, avec l'ame de la victime un genie protecteur e'est le cas du sacrifice de construction qui existe dans


(1) Le P. Dan, Hist, de Barbarie, p.; 322. Voir a le page suivante, huile jetee pour apaiser la mer, sous pretendue forme de libation.

(2) Leured, Marocoo and the Moors, 2e ed., p. 277 ; Frazer, Gol- den Bouph, II, p. 353, seq ; Id., Early Kinship, p. 69-71 ; Crawley, Mys- tic rose, p. 91-94, p. 101-184.

(3) Voy. Gumont, Les religions orient, d. I. pagan. romain.,p. 82-84.


488 SACRIFICE DE CONSTRUCTION

tous les pays et qui a ete bien etudie par les ethnographes modernes (1) ; le sacrifice etant accompli, la maison se trouve habitee par un genie protecteur.

II est possible qu'a l'origine on ait a cet effet sacri- fie des titres humains et meme qu'on les aient emmures dans 1' edifice que Ton construisait : en tout cas les le- gendes ou un homme, souvent l'architecte, est tue apres avoir construit un monument (2) s'expliquent sans doute par l'idee du sacrifice de construction. Une semblable legende avait cours a Alger sur l'ancienne porte Bab- Azzoun : on dit que le souverain d' Alger qui la fit batir, fit enterrer dessous un kabyle nomme 'Azzoun (3) . Dans toute l'Afrique du Nord, il est encore d'usage a notre epoque, quand on construit une maison, d'egorger une victime, le plus souvent un mouton, et de la manger avec les ouvriers, soit quand on commence, soit quand on ter- mine la maison, soit a ces deux moments (4) . Quand Mou- laye Ismai'1 eut fini de faire construire le palais de Mequi- nez « il en fit la dedicace par le sacrifice d'un loup qu'il egorgea a minuit sous la principale porte, au milieu de laquelle il fit enterrer la teste de cet animal par quelques


(1) Voy. les references rassemblees par Margate, Dialecte de Tlemcen, p. 282, n. 2 ; on peut y ajouter Tylor, Civ. Prim., I, p. 122; Strack, Das Blut im Glaub. undAbergl., Munich, 1900, p. 32-48. Bur- dik, Foundation Rites, New York, s. d. (1902 ?) ne nous est pas connu.

(2) Cf. Rene Basset, Les Alixares de Grenade et le chateau de Khaouarnaq, in Rev. Afric., I, 1906, p. 22-86.

(3) Cpr Marcais, he. cit.

(4) On manque d'une description detaillee de ce sacrifice dans l'Afrique du Nord. Pour 1' Orient, nous avons une description detaillee du sacrifice de le tente et de la maison dans Jaussen, L 'immolation chez les nomades a I'E. de la mer Morte, in Rev. Bibl., Janvier 1906, p. 93- 94, 96-98 ; voy. encore Schwally, in Noaldecke-Festschrift, I, p. 124.


FONCTION RELIGIEUSE DU SACRIFICE 489

chrestiens, et le lendemain il en fit de mesme du corps par quelques noirs hors les murailles du chasteau » (1) . La limite d'une propriete peut de meme etre pourvue par un sacrifice d'un esprit qui devient son gardien defenseur. Parmi les constructions, ce sont surtout les bateaux qui, exposes aux fureurs de la mer, ont besoin d'une protec- tion de ce genre ; de la vient que le bapteme des navires a persiste jusqu'a notre epoque : les corsaires algeriens ne lancaient jamais un bateau sans egorger deux ou trois moutons (2) .

On voit combien sont nombreuses les applications du sacrifice : nous aurons encore 1' occasion d'en citer d'autres (3) . C'est cette complexity qui a fait sa fortune dans la religion ; il convient que nous insistions un peu sur cette valeur religieuse du sacrifice. En premier lieu, le sacrifice a une valeur considerable au point de vue du maintien de la cohesion sociale : son caractere communiel fait qu'il la renforce a chaque instant et qu'il maintient le sentiment de la solidarity. Mais de plus il entretient la foi vive et ardente : nous avons expose que la ceremonie devait etre continue, homogene, sans interruption ; de meme il faut que cette continuity exterieure du rite soit soutenue par e une Constance egale dans l'etat d' esprit ou se trouvent le sacrifiant et le sacrificateur touchant les dieux, la victime, le vceu dont on demande 1' execution. lis doivent avoir


(1) Mouette, Hist, des conquetes de Moulay Archy et de Moulay Ismail, Paris, 1673, p. 243.

(2) Haedo, Top. et hist, d' Alger in Rev. Afr., XVe arm., n° 85, 1871, p. 42.

(3) Infra, chap. XI, p. 516.


490 LE SACRIFICE DON

dans le resultat automatique du sacrifice une confiance que rien ne demente. . . ; il faut que 1' attitude interne cor- responde a 1' attitude externe » (1) . En un mot le sacrifice doit etre accompagne d'un acte de foi, il se lie indivi- duellement a la priere : et il y a toute raison de croire que les premieres prieres ont ete des prieres sacrificiel- les ; l'ardeur de la demande engendre 1' amour de Dieu et la ferveur de la foi. Bien mieux encore le sacrifice est l'origine par excellence de l'altruisme et du desinte- ressement; le sacrifiant en effet se prive volontairement d'un bien souvent considerable, au moins pour lui, en se separant de ses animaux ou des produits de sa culture et, de ce point de vue, le sacrifice apparait comme un don fait a la divinite. Les premiers ethnographes modernes ont meme ete quelque temps avant de reconnaitre sous cette conception la nature primitive du sacrifice^.

Si la conception du sacrifice-don arrive a prevaloir, on en vient bientot a considerer qu'il suffit de le rempla- cer par une offrande quelconque et que cette offrande a la meme valeur purificatrice et sanctificatrice que le sacrifice lui-meme ; c'est la l'origine de la zekdt des mu- sulmans. Developpons ce point.


(1) Hubert et Mauss, op. laud., p. 61.

(2) Cf. Tylor, Civil, prim., II, p. 433 seq. La theorie du sacrifice- don a continue a etre soutenue par Marillier, loc, cit., et par Lagrange, op. laud , p. 247-274, qui tente de la rajeunir en y introduisant l'idee de communion, mais en maintenant l'offrande a la base. La controverse de Lagrange avec Baudissin, in Z. D. M. G., 1908, p. 831-833, porte prin- cipalement sur le point de savoir si le don est primitivement interesse ou s'il est simplement un hommage. En faveur du caractere communiel primitif, voy. S. Reinach, Cultes, mythes et religion, I, p. 94-104.


SACRIFICE DES PREMIERS-NES 49 1

Nous avons vu que 1' indigene qui apporte au ma- rabout une etoffe de laine ou des grains d'orge noues dans un mouchoir se propose un double but : expulser les mauvaises influences qui menaceraient sa recolte ou son troupeau et maintenir ceux-ci dans la prosperity, par 1' influence sympathique de la laine et de l'orge qui restent en contact permanent avec le sanctuaire impre- gne de baraka. On pourra, mieux encore, sacrifier le premier-ne d'un troupeau ou offrir les premiers fruits, on obtient le meme resultat ; de la, le sacrifice des pre- miers-nes et l'offrande des premiers fruits, bien connus chez les anciens Arabes et en general chez les Semites ; les anciens Arabes offraient encore le cent unieme petit de leur troupeau (1) . Une pareille fete ne pouvait se cele- brer qu'au printemps : c'etait probablement la date pri- mitive de la Fete des Sacrifices (2) . Si au lieu de mettre a mort cette victime on la donne au sanctuaire, ou si on la remplace par sois equivalent en argent, on obtiendra le meme resultat. Si cette offrande est occasionnelle, c'est simplement ce qu'on appelle en Algerie lazidra ; si elle est periodique, comme cela se passe vis-a-vis de la plu- part des grands marabouts de l'Afrique du Nord, c'est la gadaqa ou gh 'efdraP^.

Un pareil tribut dans la communaute musulmane des premiers-ages etait paye en nature a l'imam : c'etait tout


(1) Cette victime s'appelait/ara' : cf. Qastallani sur Qah'th' de boukari, VIII, p. 254 ; Smith, op. laud., p. 189

(2) Sur l'origine da cette fete et sur les sacrifices de Redjeb, appe- les 'atir'a, voy. Wellhausen, op. laud., p. 120 ; Smith, op. laud., p. 172 ; Lagrange, op. laud., p. 256.

(3) Cf. Depont et Coppolani, Confreries relig. musulm., p. 240 seq.


492 ORIGINE DE L'IMPOT MUSULMAN

simplement la zekdt, la dime legale. Voila l'origine de l'impot chez les musulmans (1) ; voila comment la zekdt derive du sacrifice, dont elle n'est qu'une substitution ; comme lui, elle expie, elle sanctifie, elle purifie, et du reste son nom arabe ne veut pas dire autre chose que pu- rification de meme que gh 'efdra veut dire pardon. Cette zekdt, cette gh 'efdra, payee par la communaute, ne pro- fite d'ailleurs qu'a elle : elle ne sert en effet qu'a secourir les pauvres, les voyageurs, les guerriers qui combattent pour la communaute (2) . De meme, les marabouts se font une obligation d'heberger les pauvres, de les secourir nous trouvons la le double courant du sacrifice, d'un cote expiation, expulsion du mal, de 1' autre acquisition de prosperity, de graces spirituelles. Nous nous expli- quons des lors certains h 'adits, comme ceux qui disent « L'aumone efface les peches » (3) ou certaines disposi- tions divines comme celles qui exigent que l'aumone soit faite avec une intention pieuse (4) ou qui disent que Ton ne peut racheter une aumone (5) . Nous avons vu, en effet, que la continuite du sacrifice s' oppose a ce qu'on change de victime et que la victime consacree doit etre detruite : de meme l'aumone ne peut etre reprise ; nous avons vu aussi que la continuite du sacrifice suppose la foi et la sincerite du sacrifiant : ainsi en est-il pour que l'aumone soit valable. La dime du reste et l'aumone personnelle se


(1) Origine religieuse du tribut, cf. Smith, op. laud., p. 184.

(2) Cf. Smith, op. laud., p. 169.

(3) Boukhari, Qah 'th ', trad. Houdas et Marcais, I, p. 466.

(4) Khelil, trad. Perron, I, p. 442.

(5) Boukhari, op. laud., trad. Houdas et Marcais, I, p. 486.


CARACTERE RELIGIEUX DE L' IMPOT 493

confondent, puisque la dime centralisee par l'imam de- vait jadis etre depensee en aumones. Elle doit done etre remplacee, si l'imam ne l'exige pas, par l'aumone per- sonnels ; l'aumone est d'ailleurs prescrite a certaines epoques et en particulier a 1' occasion des deux grandes fetes musulmanes (1) .

r

Au reste la zekat, comme impot d'Etat, est tombee en desuetude dans beaucoup de pays musulmans. Mais elle est toujours en vigueur, par exemple, au Maroc, ou elle comprend : la dime sur les troupeaux percue en ar- gent et appelee proprement zekat) le 'achour ou dixieme de la recolte, encore verse en nature dans une partie du pays, en argent dans 1' autre ; la dime sur le capital pos- sede depuis une annee, laquelle est appelee specialement gadaqa et remise directement aux pauvres par les inte- resses sous forme d'aumone (2) . L'impopularite de la re- forme de 1' impot tentee par Abdelaziz, et connue sous le nom de tartib vient de ce qu'elle touchait a une institu- tion antique, etablie par Allah lui-meme dans le Coran, et consideree a l'egal des fondements de la religion (arkdn ed din), au meme titre que la priere ou le jeune annuel. En Algerie, l'impot sur les bestiaux est reste sous le nom de zekat et, par une reforme analogue a celle que voulait effectuer le sultan du Maroc, Yachour est devenu un im- pot sur les attelees de labour.

La conception du sacrifice s'est encore developpee dans un autre sens ; l'etre plus ou moins divin, le marabout


(1) Cf. Khelil, trad. Perron, I, p. 450.

(2) Voy. Michaux-Bellaire, L' organisation des finances au Ma- roc, in Arch, marocaines, XI, n° 2, p. 171-251.


494 ORIGINE DE L' ASCETISME

recoit l'offrande ou le sacrifice, et donne en retour aux hommes la prosperity. Mais le mal qui a ete expulse, le peche qui a ete expie par le don, que devient-il ? On est fonde a croire que dans la croyance primitive il est pris par le marabout lui-meme, a titre de substitut de la divi- nite (1) . Plusieurs faits viennent a l'appui de cette maniere de voir.

En premier lieu la theorie du ghaouth : on appelle ainsi le plus grand saint de chaque epoque qui partage avec d'autres le privilege d'assumer sur son corps pour en delivrer ses semblables les maux de ses contemporains (2) . D'ou la pensee que les souffrances et les mortifications peuvent contribuer a soulager la communaute religieuse : c'est la le fondement de l'ascetisme. Les exercices san- glants des 'Ai'ssaoua, des H'emadcha et autres sectes religieuses du Nord de l'Afrique n'ont sans doute pas d' autre sens: ce sont des boucs emissaires. Aussi le corps des saints, siege de tant de forces sacrees et redoutables, est-il dangereux et leur chair est un poison (3) : nouvelle preuve du caractere equivoque des choses sacrees.

L' intercession des saints, n'est vraisemblablement pas autre chose que la prise en charge par le saint de la faute a expier: a la verite, nous ne trouvons rien dans les textes orthodoxes musulmans qui appuie cette doc- trine, mais la doctrine chretienne est tres suggestive a cet


(1) Cf. Bel, op. laud., p. 92.

(2). Cf. Edmond Doutte, Merrdkech, p. 106, et les references de la n. 1 auxquelles on peut ajouter Lane, Modern Egyptians, p. 239-241.

(3) Id. , p. 107 ; et. Ferrand, in Textes Ecole des Lettres Cong. Orient. Alger, 1905, p. 238.


L'IDEE DE REDEMPTION 495

egard : en effet les anciens Chretiens attribuaient surtout le pouvoir intercesseur aux martyrs. Or le martyre, c'est un sacrifice, generalement un sacrifice sanglant : juste- ment chez les musulmans, le martyr est avant tout celui qui meurt a la guerre sainte et par extension celui qui meurt d'une mort digne de pitie, surtout violente. C'est une expiation sacrificielle qui profite a la communaute. Chez nous le sacrifice de la messe renouvelle chaque jour cette expiation et l'eglise definit la justification : 1' application des merites des souffrances de Jesus-Christ au pecheur. Les musulmans n'ont pas ete jusque-la : l'idee de redemption ne les a pas penetres comme elle a fait des Chretiens, mais nous en avons assez dit pour montrer 1' importance de l'idee de sacrifice dans le deve- loppement de leur dogmatique (1) .


(1) Dans la fin de ce chapitre, j'ai suivi trois pages de mon Merrd- kech, p. 105-108, ou Ton trouvera ces idees exposees avec un peu plus de developpements.


CHAPITRE XI


Les debris de 1' antique magie : le carnaval

L' existence dans le Maghrib de coutumes populai- res analogues a notre carnaval a ete signalee il y a long- temps; nous allons rapporter ici ce qui nous en est connu. C'est a Ouargla que cette coutume a ete le plus observee, mais ce n'est pas la qu'elle est le plus caracteristique a notre point de vue (1) . A Ouargla, comme dans le restant de 1' Afrique du Nord, a 1' occasion de la fete musulmane de 'dchourd, c'est-a-dire le 10 du mois de moh'arrem qui est le premier mois de l'annee musulmane, les indi- genes s'offrent de copieux repas, dans lesquels dominent surtout les feves ; et cela au point que cette periode porte souvent le nom de « 'Aid el Foul », fete des feves. Ce jour-la, croient-ils, on doit s'abstenir de frapper la terre, par exemple avec un baton ou avec une beche ; interroges sur la raison de cette interdiction, les indigenes repondent


(1) Le carnaval d'Ouargla a ete signale par Daumas, Sahara Al- gerien, 1845, p. 79 ; par Christan, Afrique franq aise, 1846, p. 101, avec une gravure fantaisiste ; par Bouderba Voyage a Rhat, in Rev. alg. et col., 1859, p. 427 ; par F. Philippe, Etapes. Sahariennes, p. 77 ; par De- maeght, par recemment R. Basset, loc. cit. infra, p. 500 n. 2 ; par Rinn, Essai d'et. lingu. s. I'orig. berb., in Rev. Afr, 31 ann., 1887, p. 255, n. 2. Les details que nous donnons sont extraits de deux communications, l'une de M. Gognalons, l'autre de M. Torre, tous les deux officiers. In- terpretes en Algerie.


LE C ARN AVAL D ' OU ARGL A 497

que c'est en memoire de la creation de la Terre qui eut lieu cejour-la (1) .

Le soir venu, ils se repandent dans les rues, deguises et le visage recouvert de masques. Ils imitent des types populaires, des animaux, le lion, le chameau ; « on voit un sokhkhdr (conducteur de chameaux) lutter contre sa bete encore mal dressee et figuree par un autre indigene ; la bete ne supporte guere son chargement, proteste de son cri rauque et prolonge, s'accroupit, se releve brus- quement, s'accroupit de nouveau sous la pression des deux mains du sokhkhar suspendues apres son long cou, rue, cherche a mordre et celui-ci reussit enfin, au prix de mille ruses simulees, a le maitriser. Cette scene qui revient souvent est admirablement bien imitee, et la mi- mique en est si parfaite qu'elle denote un etonnant esprit d' observation : les moindres mouvements de 1' animal, ses attitudes, les diverses inflexions de sa voix sont ad- mirablement imitees » (2) .

On voit encore « un general a la poitrine garnie de decorations en fer-blanc, aux rubans de couleur variees, accompagne de son etat-major; il va faire sa visite a son collegue le commandant de la place : apres un salut mi- litaire reciproque, les deux officiers font mine de confe- rer gravement ». Un groupe d' indigenes affubles d'une immense barbe, revetus d'une longue gandoura, coiffes d'une chdchia ou calotte rouge, portent autour du cou un chapelet de plusieurs metres de long : ce sont les pe- res blancs ; ils marchent avec gravi te,les moins jointes,


(1) Cf. infra, p. 526.

(2) Gognalons, in mss.


498 LE C ARNAVAL D ' OUARGLA

les yeux fixes a terre. Puis ce sont les Touareg a la figure voilee, armes de longues lances en bois et les Soudanais ayant pour tous vetements quelques loques. Pendant que se deroulent ces differentes scenes on voit un personnage de belle taille, longues moustaches et barbe rousse, vetu avec quelque recherche, portant sur la tete un immense guennour bien serre dans une grosse corde en poil de chameau : c'est Lakhdar, bach-agha de Laghouat. C'est le personnage le mieux reussi ; rien n'a ete omis depuis la facon dont ce chef indigene a l'habitude de friser ses moustaches jusqu' a sa demarche indolente et meme sa fa- con de porter sou burnous : l'aile droite rejetee sur l'epau- le, l'aile gauche pliee sous le bras. On represente encore le pretoire judiciaire : le cadi est assiste de ses deux as- sesseurs : comparait une femme qui se plaint des mauvais traitements que lui fait subir son mari. Celui-ci allegue, pour toute defense, qu'il pourvoit a tous les besoins de sa femme et qu'il remplit fidelement ses devoirs d'epoux au point qu'il se reveille plusieurs fois la nuit pour satisfaire sa femme, mais que celle-ci est tres exigeante. Le cadi prononce finalement un jugement quelconque ».

Mais la scene la plus interessante a notre point de vue peut-etre, parce que vraisemblablement elle est la plus ancienne represente en plein air « la mise a mort d'un dragon furieux ; sorte de combat singulier entre le monstre, informe, portant sur le dos une echelle, la tete figuree par un crane de chameau ou par une poignee de UP dont les deux yeux son remplacee par des tisons


(1) Le Iff est une etoupe tiree du tissu reticulaire du palmier.


LE C ARN AVAL D ' OU ARGL A 499

enflammes, et un indigene a pied, arme d'un fusil : aus- sitot que la bete est vaincue la galerie se precipite dessus et la depouille (1) . Le plus souvent la bete est qualifiee de lion et des qu'elle est morte la foule met sa viande aux encheres » (2) .

La fantaisie populaire a d'ailleurs multiplie les diverses varietes de mascarades et de scenes comiques dont les carrefours d'Ouargla sont le siege la nuit de 'Achoura, lei'let Achoura. Ce sont principalement les citadins d'Ouargla et la tribu voisine des Chott qui ce- lebrent ainsi le carnaval. Ce carnaval porte le nom de Chdib 'Achoura, c'est-a-dire « le vieux (litteralement le grison) de 'Achoura » : le sens de cette expression echappe aujourd'hui aux indigenes ; cependant ils disent que le mot chdib vient de ce que beaucoup des person- nages qui figurent dans les mascarades sont affubles de grandes barbes et de longues moustaches en lif.

Enfin, il faut mentionner egalement la promenade du « lit de Lalla Mancoura », qui a lieu a Ouargla a l'epoque de la takouka, dont nous allons parler. Ce lit, appele gous, estune sorte de cage, faite de cotes depalmes etrecouverte d'etoffes de couleurs eclatantes; il est promene dans les rues du qcar et parcourt les principaux quartiers au bruit des tambours et des cornemuses pour se rendre a l'une


(1) Gognalons in mss ; Rinn qui avait vu le carnaval dit, he. cit. « cette bete semble d'abord presider e le fecondation de la terre, et a le production du ble et des plantes, puis elle se change en un monstre devastateur, jusqu'au moment ou elle est tuee a coups de fusil par un homme de la troupe ». Malheureusement il n'indique pas sur quel detail du rite il fonde ces inductions interessantes.

(2) Torre, in mss.


500 LATAKOUKA

des portes de la ville, nommee Bab ' Ammar. Quiconque souleverait le voile qui recouvre le lit de Lalla Mancoura, deviendrait immediatement aveugle. La legende dit que Lalla Mancoura etait une fiancee que Ton conduisait au domicile de l'epoux et qui disparut miraculeusement (1) .

Le Chdib 'Achourd est le prelude de fetes qui se continuent pendant le mois, car tous les jours suivants de ce mois, on celebre la Takouka. La takouka est une danse a laquelle prennent specialement part les jeunes filles en age d'etre mariees. Le mot takouka vient de tekouk, qui veut dire « coucou ». Les indigenes disent qu'ils la nomment ainsi par ce que les bceufs, lorsque le coucou s'approche d'eux, se sauvent en une course folle, la queue en 1'air, allant au hasard. De meme la takouka quand les petites filles, puis les vieux eux-memes s'en melent devient une danse enivrante et folle (2) . La cou- tume du qcar d'Ouargla veut que les jeunes gens ne se marient qu'a cette epoque; ils peuvent se fiancer en une autre saison, mais ils sont obliges d'attendre le mois de 'Achoura pour celebrer leur mariage: en sorte que tous les manages sont celebres presque simultanement a la meme epoque de l'annee (3) .

Le carnaval se retrouve dans les Ziban et dans 1' Aures il ne parait pas etre bien developpe ailleurs en Algerie ; en particulier il est inconnu a Laghouat et au Mzab (4) ou


(1) Gognalons, in mss.

(2) Cf. Rinn, op. laud., p. 334, n. 1 ; Rene Basset, Bibl. de Ouar- gla, in Bull. Corresp. Afric, 1885, III-IV, p. 226, n. 1.

(3) Torre, in mss.

(4) Archives administratives.


LE C ARN AVAL A TOUGGOURT 5 1

on l'avait signale (1) . Dans l'Oued R'ir, le repas abon- dant ou figurent surtout les feves est de rigueur ; on doit manger ce jour-la jusqu'a complet rassasiement, faute de quoi, dit-on, on se voit oblige de manger les paves de l'enfer pour remplir son estomac. Le premier jour de la nouvelle lune de moh 'arrem le carnaval avec masques et deguisements commence : il ressemble a celui d'Ouar- gla. Les imitations du lion, du chameau, de l'autruche ont toujours beaucoup de succes ; on y retrouve aussi le dra- gon fantastique, sorte de tarasque dont nous avons parle a propos de Ouargla. Les principales scenes dramatiques sont le cadi grotesque et le mari trompe, cette derniere se rapportant de preference a un europeen ; on imite aussi volontiers, dans un esprit de satire, d'ailleurs tres discre- te, le commandant superieur du cercle de Touggourt, les officiers du bureau arabe, etc. ... Puis defilent les touris- tes, hommes et femmes, 1' anglais en particulier qui bra- que avec insistance son appareil sur la foule, qu'il groupe prealablement afin d'obtenir un instantane plus naturel. Le marchand ambulant kabyle parcourt les groupes en criant sa marchandise et en debitant une pacotille imagi- naire. Puis ce sont des sedentaires singeant les nomades, des negres revenant du Soudan, des cavaliers revenant de Tombouctou et racontant leurs aventures extraordi- naires; plus loin un groupe fait l'exercice militaire a la francaise. Les fantaisies auxquelles se livre 1' imagina- tion populaire ne sont pas d'ailleurs toujours d'un gout parfait : un danseur portent une charogne d'ane bouscule


(1) Bouderba, loc. cit.


502 LE CARNAVAL A BISKBA

et ecarte les curieux grace aux horions qu'il distribue et a la puanteur qui s'echappe de son fardeau ; un autre obtient le meme resultat grace a un derriere postiche herisse, d'epines de palmier qu'il promene a reculons a travers les groupes. L'occupation francaise n'a apporte que des changements insignifiants au programme de ces droleries ; quelques coutumes seules ont disparu : a no- ter entre autres, a Touggourt meme, la suppression d'une grande fantasia a anes qui avait lieu en presence de tous les habitants rassembles devant le palais du sultan » (1) .

A Sidi 'Oqba, pres de Biskra, les indigene se re- couvrent de peaux de betes, se mettent une longue barbe de laine, placent sur leur dos des branches de palmier et parcourent ainsi les rues. A Biskra meme, les indigenes circulent dans la ville et portent dans les rues un man- nequin figurant un lion. A Liana et a Zeribet el Oued, dans la tribu du Zab Chergui, les hommes se deguisent en femmes que Ton appelle des mah 'rimdt ; ces preten- dues femmes sont accompagnees d' indigenes recouverts de peaux de betes et portant de grandes barbes de laine. Ces indigenes represented leurs epoux : tous se livrent a des danses echevelees. Aun moment donne, un indigene couvert de lif, et que Ton appelle a cause de cela Bou- lifa, enleve une des mah'rimat ; son epoux se met a sa recherche, la retrouve, puis arme d'un solide baton fait semblant de frapper le ravisseur qui tombe a la grande joie des assistants. A Liana, dans le Zab Guebli, les indigenes habillent deux mannequins, Tun en homme


(1) Tous ces details relatifs a l'Oued Rir' sont extraits d'un rap- port du capitaine Touchard (Arch. Admin.).


LE CARNAVAL DANS V AURES 503

et 1' autre en femme et les adorent (?) en les appelant Ya- ghoussa et Yaouka ; ce seraient, au dire de quelques-uns, d' antiques idoles » (1) .

A Khanga Sidi Nadjl, village de la tribu du Djebel Chechar, dans le cercle de Khenchela, on celebre le car- naval ; mais ce sont surtout les gens du Souf residant dans ce village qui s'y livrent : le carnaval est probable- ment mieux represents au Souf, mais nous manquons de renseignements sur ce pays au point de vue special qui nous occupe. Quoiqu'il en soit, a Khanga Sidi Nadji, le jour de 'Achoura, des indigenes se deguisent de diffe- rentes manieres ; « quelques-uns, recouverts d'etoffes dont la couleur rappelle plus ou moins celle du lion ou du chameau, circulent dans le village en imitant le cri de ces animaux : ceux qui imitent le, lion placent, de chaque cote de leur visage, une torche allumee en guise d'ceil. Des musiciens les accompagnent. Les lettres, interroges a ce sujet, disant qu'un fils d'Ali, gendre du Prophete, etant mort, on voulut cacher a ses ennemis le lieu de sa sepulture reelle et qu'on simula son enterrement en char- geant sur un chameau un mannequin qui representait le cadavre, suivi d'une foule en deuil. De plus, on joue dans les rues de petites scenes dramatiques par exemple un mari trompe par sa femme, un proces, le cadi qui rend un jugement avec des considerants grotesques (2) .


(1) Extrait d'un rapport fourni par le commandant superieur du cercle de Biskra (Arch, admin.). — Yaghoutha et Ya'ouqa sont des ido- les anteislamiques, mentionnees par le Coran, sour. LXXI, v. 23. Sur leur caractere totemique, voy. Smith, Kinship and Marriage, p. 242.

(2) Extrait d'un rapport du capitaine Claudet (Arch, admin.).


504 LE CARNAVAL DANS L'AURES

Dans les Oulad Rechaich, du cercle de Khenchela egalement, on joue la petite scene suivante :

« Six indigenes, generalement des jeunes gens, se travestissent, deux font le lion, 1' autre est en jeune femme, un s'habille fort bien et represente le mari de la femme, un autre jeune homme egalement bien habille remplit les fonctions du chaouch de la fete ; le dernier, le plus interessant, se costume en vieux mendiant en s'adaptant une barbe de laine blanche et en se couvrant de vieux habits, il porte un chapelet de coquilles d'escar- gots et sur le dos un Couffln rempli d'epines destine a pi- quer ceux de ses compagnons qui voudront l'approcher. II se donne comme devin et declare revenir de la Mec- que. II lit dans la main des assistants le present, le passe et l'avenir, predictions qui ne sont que des plaisanteries a l'adresse des consultants.

On procede alors a la formation d'un tribunal qui se fait au choix par les spectateurs.

Le vieillard, entoure du lion, de la jeune femme et de son mari, se presente devant le tribunal improvise et tient avec lui, au milieu des lazzi et quolibets des assis- tants, ce dialogue :

— Je viens de la Mecque, je n'ai pas marche trop vite, car je suis parti ce matin.

— Qu'y a-t-il de nouveau a la Mecque ?

— Le ble y est tres bon marche.

— Combien y coute la charge de huit doubles deca-


litres ?


Cent cinq francs. C est tres cher.


LE CARNAVAL DANS L' AURES 505

— Libre a vous de ne pas y aller, quant a moi, je prie Dieu qu'il reste au meme prix.

Ensuite parait le jeune homme bien habille et le jeu- ne homme costume representant sa femme. Le vieillard demande au tribunal qu'il lui fasse donner la jeune fille exposant qu'elle a ete epousee par son fils il y a cent ans, et que lui-meme, se croyant aime d'elle, desire qu'elle lui soit cedee.

Le tribunal delibere, rend son jugement, repousse les pretentions du vieillard et laisse la femme a son pre- mier mari. A peine le verdict rendu, les musiciens en- tonnent un air de danse, tous les plaideurs se mettent a danser et chaque assistant apporte son offrande » (1) .

Dans toute cette region, le carnaval s'appelle partout la tete du Chdi'b 'Achoura et a lieu a la date de cette fete musulmane : mais il n'en est pas ainsi dans la commune mixte de Khenchela ; la le carnaval avait lieu vers la fin de fevrier ou le milieu de mars, mais c'est aujourd'hui une coutume presque disparue et sur laquelle d'ailleurs les indigenes ne donnent pas volontiers des renseigne- ments. Cette fete est connue sous le nom de Bounann et les Chaouia afflrment que ce nom, employe de tout temps, ne vient pas du francais (2) . Enfln, il vient d'etre signale chez les Beni Snous des environs de Tlemcen : le soir du second jour de l'Ai'd el Kebir, un jeune homme se deguise avec des peaux et on l'appelle Bou Jloud,


(1) Communication de M. Ali Bey ben Chennouf, cai'd des Ouled Rechaih, obtenue par l'entremise du commandant de Salimard de Ressis.

(2) Information de M. Brunache, administrateur de l'Aures, ac- tuellement a Aumale.


506 LECARNAVAL DANS LEMAROC MERIDIONAL

« celui qui est habille de peaux » ; un autre revet des habits de femme, on l'appelle Souna, et ils vont bras dessus,bras dessous mendier de la viande aux portes, viandes que les jeunes gens se partagent ensuite (1) .

Le carnaval existerait aussi a Fed j Mzala ou il aurait lieu egalement a une date solaire, vers le commencement de mars : il y aurait la des deguisements avec peaux de betes, panthere, lynx, etc. ... et de petites scenes dra- matiques (2) . Une autre scene de carnaval a ete signalee sommairement a Mazouna (3) . Ce sont la, les seuls points de l'Algerie, par lesquels le carnaval est signale. Nous manquons presque totalement d' informations en ce qui concerne la Tunisie (4) , mais il n'en est pas de meme en ce qui concerne le Maroc : les rites carnavalesques parais- sent etre repandus a peu pres sur toute l'etendue de ce pays. Ay ant donne quelques details pour l'Algerie, ou le sujet etait a peu pres inedit, nous pourrons etre plus brefs en ce qui concerne le Maroc.

Dans les H'ah'a, au sud de Mogador, pour prendre un exemple, a lieu a ' Achoura, un carnaval tres analogue a ceux que nous venons de decrire ; le chameau et le cha- melier, le juif, le cadi, sont toujours les themes habituels. Mais le personnage caracteristique de la fete est un indi- gene revetu d'une peau de bouc, ayant souvent la tete dans une courge percee de deux trous et herissee de piquants


(1) Destaing, Dialecte des Beni Snous, p. 304-305.

(2) M. Brunache, in lift.

(3) Pallery, in AFAS, 1896, II, p. 659.

(4) Cependant voy, Gaudefroy-Demombynes, Coutumes religieu- ses du Maghreb, la fete d'Aohoura a Tunis, in Rev. des trad, pop., Jan- vier 1908, p. 11-12. — Cf.Abribat, in Rev. Tun., juillet 1906, p. 311.


LE C ARN AVAL A MERRAKECH 507

de pore-epic ; a son cou est un collier d'escargots; il se promene et il danse sous les huees de la foule : on l'ap- pelle Herema, e'est-a-dire le decrepit, Herema Guerga 'a (ce deuxieme mot veut dire « noix seche »), Herema Bou Jloud, comme celui des Beni Snous. En meme temps on allume des feux, analogues a nos feux de la Saint- Jean. Dans les Chiad'ma, au sud de Mogador, la fete est tres semblable, mais on appelle plutot Herema du nom d'Ech Chouikh, e'est-a-dire « le petit vieux » ; de plus le carna- val a lieu tantot a 1 " Aid el Kebir, tantot a ' Achoura, et le plus souvent deux fois.

A Merrakech, Herema Bou Jloud se fait a 1" Aid el Kebir, mais a 'Achoura ont lieu des mascarades et surtout des petites representations dramatiques en plein air: cette coutume est tres developpee et il se deroule de veritables petites comedies, en particulier devant le sultan. En effet les acteurs se transportent dans la cour du mechouar et la ont lieu des scenes satiriques souvent pleines d' esprit ; il y a le cadi et le proces burlesque comme partout, mais le plus grand succes est reserve a l'ambassadeur europeen, avec son interprete et ses secretaires burlesques ; et sur- tout aux ministres qui sont directement mis en scene et assez finement tournes en ridicule; cette liberte satiri- que est d'autant plus remarquable qu'elle a lieu le plus souvent devant les ministres eux-memes et que certain d'entre eux sont plutot mal a l'aise: mais leurs collegues et le sultan rient aux eclats et ils n'ont d' autre ressource que de faire bonne figure (1) .


(1) En 1907, la fardja se faisait a la cour du Rogui comme aupres du makhzen d'Abdelaziz, a la fete d' Achoura (Arch, administr.).


508 LE CARNAVAL A MERRAKECH

Lafardja, tel est le nom que Ton donne au carnaval marocain, au mo ins a Fez et dans le sud du Maroc, n'est pas la seule rejouissance qui marque la fete de 'Achoura a Merrakech : il y a encore, pour la plus grande joie des gamins, entre autres distractions, les noud'ar. Les noud 'ar (pluriel de na 'oura « roue hydraulique », espa- gnol noria) sont de grandes roues en bois montees sur un axe horizontal et dont la circonference supporte des compartiments suspendus ou peuvent s'asseoir une ou plusieurs grandes personnes : on met la roue en mouve- ment et les amateurs s'elevent et s'abaissent alternative- ment. Cet amusement, dont 1' Exposition de 1900 avuun exemple gigantesque, ne semble pas avoir ete introduit au Maroc par les Europeens, au moins dans les temps modernes, car il parait y etre assez ancien. D' autres amusements rappelant ceux de nos foires sont egale- ment connus des marocains A 1' occasion de 'Achoura : a Saffi, par exemple on traine une carriole, un cheval en bois, sur lesquels on monte pour quQlquQS flous (l \

C'est que 'Achoura est une fete a caractere tres po- pulate; a Merrakech, deux autres coutumes marquent egalement cette date : celle de faire le soir des feux dans les rues et les carrefours (cha 'did), qui sont tout a fait semblables a nos feux de la Saint- Jean, et celle de se ren- dre le matin au cimetiere et d'inonder les nimbes d'eau. Une chose encore plus interessante, a notre point de vue, c'est que des le premier jour de Moh'arrem, les chorfa et les mkhdznia prennent la deuil, c'est-a-dire qu'ils ne se


(1) Communication de M. Brives. — Flous, monnaie de billon.


LECARNAVAI.DANSLER'OUZDEMERRAKECH 509

rasent pas, et qu'ils laissent croitre leurs cheveux et leurs ongles jusqu'au jour de 'Achoura ; c'est egalement une periode pendant laquelle on ne se marie pas (1) .

A Mogador, la fete est a peu pres la meme pour 'Achoura ; mais de plus, cette nuit-la, la ville se di- vise en deux camps qui se livrent des batailles simulees aboutissant parfois a un conflit serieux, etant donne que la population est divisee en plusieurs groupes plus ou moins hostiles les uns aux autres.

Dans les Reh'amne, au nord de Merrakech, lafardja a lieu a 1' Aid el Kebir et non a 'Achoura. On y represente surtout deux personnages : une fiancee juive nommee 'Azzouna et Herema. A 'Achoura, chacun prend une, ta 'arija (petit tambour de basque) et en joue ; on fait des feux et on saute par-dessus. On chante egalement une chanson, evidemment tres ancienne, assez decousue, mais dont un passage significatif fait allusion a la mort de Bdba 'Achour, a ses funerailles, au deuil qui suit cette mort (2) .

Dans le nord du Maroc, le carnaval parait egale- ment tres repandu : nous savons qu'il existe a Tanger ; on l'a signale a Fez, enfin il a ete decrit en detail pour le Rif, pour les Djebala et pour une tribu voisine de la fron- tiere marocaine, les Zekura. Dans le Rif on represente le Ba-Chikh (mot qui veut dire chef et en meme temps vieillard) : c'est un personnage age, avec une citrouille sur la tete, une peau de herisson eu guise de barbe, deux


(1) Tout ce qui precede sur le Maroc resulte a" informations per- sonnelles. Cpr. Aubin, Maroc d'aujourd'hui, p. 287-288; Meskin, The Moors, p. 240-242 ; Moulieras, Fez, p. 468-471

(2) Edmond Doutte, Merrakech, p. 320-321.


5 10 LE CARNAVAL DANS LE NORD DU MAROC

defenses de sanglier de chaque cote de la bouche, etc. ; a cote de lui est sa femme, figuree par un individu deguise, avec des fers a cheval en guise de pendants d'oreilles, un collier d'escargots au cou ; un autre indigene repre- sente l'ane, monture du Ba-Chikh ; derriere, marche le juif, sordide caricature d'un fils d'Israel. Le groupe se rend devant le cadi, decore d'une vaste barbe, des valves de moule a la place des oreilles, le visage barbouille de henne. Le proces commence : on devine sur quoi il rou- le ; le cadi rend un arret grotesque. Finalement, on recite une priere burlesque en se tournant vers le couchant, pa- rodie etonnante chez des musulmans. Ces scenes se re- nouvellent trois fois par an, a 1" Aid ec Qegh'ir, a 1" Aid el Kebir, a "Acboura (1) . Chez les Jebala, le carnaval n'a lieu qu'a la fete de l"Aid el Kebir il ne differe pas es- sentiellement du carnaval rifain, mais il est plus varie et les personnages sont plus nombreux ; II y a en plus ici la negresse, la juive, le caid, les mkhdznia (gendarmes) (2) .

Chez les Zekara, le carnaval est moins developpe et on n'y voit que trois personnages : un juif, une juive et un roumi ; la juive s'appelle 'Azzouua, comme la fiancee que mettent en scene les Reh'amna. Mais ce que le carnaval des Zekara, qui se nomme souna (3 \ a de re- marquable, c'est qu'il se celebre non pas a une date de l'annee musulmane, mais bien a une date solaire, vers le milieu du mots de mai (4) .


(1) Moulieras, Maroc inconnu, I, p. 106-111.

(2) Moulieres, op. laud, n, p. 608-614.

(3) Cf. supra, p. 506, Souna dans le carnaval des B. Snous.

(4) Moulieras, Tribu antimusulmane, p. 102-104.


LA THEORIE DES CARNAVALS 5 1 1

Tel est le carnaval maghribin ; quelle est la signi- fication de ces usages, que les orthodoxes reprouvent et qui sont evidemment tres anciens ? Les puritains de la Tunisie y voient des coutumes introduites en Tunisie par les Fat'imides qui dominerent jadis ce pays (1) , mais cette explication ne saurait nous arreter. Les usages en question sont en effet bien developpes chez les Chi'ites, mais d' autre part, ils paraissent repandus dans tout le Maghrib avec une remarquable uniformite ; bien plus ils ressemblent etonnamment aux usages analogues qui se rencontrent chez tous les peuples du monde et dont les Saturnales nous offrent l'exemple classique le plus connu. Leur explication doit done avoir une portee ge- nerate et il n'y a que l'ethnographie comparee qui puisse la donner. Dans l'etat actuel de la science, la theorie des carnavals n'est pas encore definitive, mais grace aux tra- vaux de Mannhardt en Allemagne, de Frazer en Angle- terre, travaux repris par l'ecole sociologique francaise, elle est aujourd'hui fixee dans ses grands traits. Nous allons la resumer tres brievement ici, en suivant d'abord 1' expose de Frazer (2) , dans l'ouvrage duquel on trouvera une abondante documentation.

L'homme primitif, persuade que son ame subit pro- fondement 1' influence de son corps, pense que s'il meurt vieux et debile son ame sera egalement debile et le res- tera : pour cette raison il prefere mourir jeune. En parti-


(1) El H'adira, apud Gaudefroy-Demombynes, loc. cit,

(2) Frazer, Golden Bough, 2e ed., II; je m'abstiens dans le court resume qui suit de citer des references a l'ouvrage, car tout le deuxieme volume consacre a cette question, est a lire en entier. II faut y joindre Mannhardt, Wald-und Faldkultus, p. 407-421 et passim.


512 LE MEURTRE DU ROI

culier ces personnages sacres qui sont a la fois des dieux, des rois, des pretres, des sorciers, et auxquels on croit qu'est lie tout le cours des phenomenes natu- rels doivent mourir jeunes : autrement la nature, la vie animale, la vegetation qui sont en relation sympathique avec leur ame en souffriraient. Chez de nombreuses peuplades africaines, on tuait les rois des qu'ils tom- baient malades. On croit, lorsqu'ils sont mis a mort que leur ame passe dans le corps de leur successeur : il y a des peuples sauvages ou barbares chez lesquels il existe une ceremonie de la transmission de l'ame (In- diens du Nord-Ouest americain, Algonquins, Semino- les, Guatemala...) ; dans le Bengale, a Sumatra, les rois regulierement mis a mort etaient remplaces par leurs meurtriers ; certains d'entre eux, dans le Sud de l'lnde se suicidaient. Dans les regions de l'lnde ou il y avait un roi de la foret incarnant la vegetation, on le tuait pe- riodiquement (1) .

Ces usages, repandus chez les peuples les plus divers eclairent singulierement certaines coutumes generates en Europe. En Baviere, en Saxe ; en Boheme, le lundi de Paques ou le lundi de la Pentecote on noie ou on decapite ou on fait semblant de mettre a mort d'une facon quel- conque un mannequin en paille, generalement couvert de branches ou de fleurs. Mannhardt a etabli que ce manne- quin etait jadis cense representer P esprit de la vegetation ; mais les rites de ce genre les plus repandus sont ceux qui


(1) Voir encore sur les meurtres de rois, Frazer, Baly Early history of Kinship, p. 285 seq., 293 ad. f. L' article de Lasch, analyse in Ann. sociol. Ill, p. 480-501, ne nous est pas connu autrement.


LE C ARNAVAL EUROPEEN 5 1 3

se celebrent a 1' occasion du Careme, c'est-a-dire les car- navals ; leur etude est des plus instructives. La mort du bonhomme Carnaval est le theme general de ces singu- lieres ceremonies : on promene, on tourne en derision, on hue un mannequin que Ton brule finalement.

En Italie, en Espagne, en France cette mascarade est classique; il nous reste des descriptions de fune- railles de carnaval qui duraient plusieurs jours, par exemple celles de Lerida en Espagne, En France en particulier ces ceremonies etaient generates et s'etaient developpees jusqu'a devenir de veritables petits dra- mes. En Provence on voyait un homme vetu en femme, suivi par les gamine, chercher Carnaval dans toute la ville ; il prenait des allures de veuve eploree et au cours de ses burlesques investigations il racontait comment Carnaval, a cause de ses debauches, avait mal tourne et s'etait pendu. Dans beaucoup de villes on representait le jugement de Carnaval : le noble Magrimas (careme), intentait un proces au puissant prince Grossois (mardi- gras), roi des ivrognes et des gourmands, devant la cour des risaflorets. Hareng-Saur, avocat de Careme, assiste de l'avocat Pain-sec, soutenait que le jeune devait com- mencer de suite. Pansardois, avocat de Mardi-gras sou- tenait les pretentions de celui-ci, accompagne de Plain- tignard, avocat des malades ; Miguardin, avocat des dames, etc. ... Finalement Mardi-gras etait condamne au feu, a la noyade, a la pendaison et execute au milieu de mille extravagances (1) .


(1) Beranger-Feraud, Superstitions et survivances, Paris, 1896, IV, p. 52-53


514 LA MORT EXPULSES, LA VIEILLE SCIEE

Une autre ceremonie, repandue surtout dans les pays germaniques, est 1' expulsion de la mort qui a lieu a la meme epoque : en Baviere on brule un mannequin representant la mort ; a Nuremberg des petites filles sui- vent le convoi funebre d'une poupee; parfois celle-ci est representee par une branche verte, une pomme figurant la tete. En Thuringe on brule un mannequin representant la mort pendant qu'on chante : « Nous sortons la mort du village, nous ramenons le nouvel ete au village, sois le bienvenu cher ete, petit ble vert ». Des ceremonies analogues existent en Boheme, en Hongrie, en Allema- gne : partout des marques de mepris sont prodiguees a la mort ; on la hue, on l'injurie, on la bat.

Une autre pratique qui se rencontre a la meme epoque est celle qui consiste a « scier la vieille en deux » : autre- fois a Bourg on feignait de scier un mannequin represen- tant une vieille femme et on la jetait ensuite dans 1' Yevre ; en Italie, on connait des pratiques tres analogues ; chez les Tziganes du Sud-Ouest de l'Europe on scie egalement un mannequin en deux ; a Madrid, aussitot apres le carnaval on promenait la vieille dans les rues ; elle avait sept jam- bes, on lui en arrachait une a chaque semaine du careme, puis a la fin on la decapitait sur la Plaza Mayor.

A cote de tous ces rites de mise a mort d'un vieux ou d'une vieille, on trouve des rites de resurrection ; ils sont surtout developpes dans l'Europe centrale : en Souabe un docteur burlesque soigne un malade qui se meurt et le ressuscite en lui soufflant de l'air dans un tube; dans le Hartz, on porte un homme comme si on l'inhumait, seulement on met a sa place une bouteille d' eau-de-vie


RITES DE RESURRECTION 5 1 5

que Ton boit ensuite le soir en disant que le mort ressus- cite. Dans certaines regions de la Boheme, on brule une effigie de la mort, puis les jeunes filles vont chercher un jeune arbre ; elles y suspendent une poupee habillee en femme avec des rubans blancs, verts et rouges, puis elles rentrent avec ce Lito (ete) dans le village en chantant : « Nous avons expulse la mort du village, nous rentrons l'ete au village » ; dans quelques parties de la Lusace, les femmes seules expulsent la mort sans le concours des hommes : habillees en deuil, elles promenent jusqu'a la limite du village un mannequin en paille recouvert d'une chemise d'homme ; on met ce mannequin en pieces, puis on coupe un jeune arbre, on lui met la chemise blanche et on le rentre au village en chantant.

Le sens de tous ces rites, surtout des derniers, est absolument clair : on enterre 1' esprit de la vegetation morte de l'annee ecoulee et on le ressuscite pour l'annee qui commence ; on suppose que le cours de la vegetation est subordonne a cette ceremonie. On peut croire qu'elle n'est qu'un adoucissement d'une ceremonie plus an- cienne ou Ton tuait reellement l'etre humain dans lequel etait incarne cet esprit (1) .

II nous est egalement aise de nous la representer comme un rituel de magie sympathique qui a pour objet d' aider la nature a reprendre son cours (2) .

Tel est l'ingenieux expose de Frazer ; il est possible qu' il ne represente nullement la succession chronologique


(1) Frazer, op. laud., II, p. 17, 24-25, 84-38, 55 seq., 67-70, 71- 81 ; cpr. Crawley, Mystic Rose, p. 265.

(2) Voy. chapitre suivant.


516 LE SACRIFICE AGRAIRE

des faits il etablit des rapports logiques incontestables : les rites dont il vient d'etre question sont tous des vesti- ges plus ou moins fragmentaires d'une ceremonie anti- que au cours de laquelle on tuait un esprit, un dieu pour le ressusciter ensuite. C'est done en realite un sacrifice et on peut se demander si ces rites ne seraient pas tout sim- plement sortis du sacrifice sanglant d'un animal sacre. Hubert et Mauss ont montre comment le sacrifice agraire se transformait facilement en sacrifice du dieu: car il y a en effet quelque difference entre la mort et la resurrec- tion d'un esprit de la vegetation, vague et impersonnel, et le sacrifice d'un dieu a personnalite bien marquee. Nous allons exposer tres brievement d'apres les auteurs que nous venons de citer la theorie du sacrifice agraire, et du sacrifice du Dieu (1) .

Prenons comme type, avec ces auteurs, le sacrifice des Bouphonia {2 \ dans l'Athenes antique. Cette fete avait lieu au mois de juin, apres la moisson. Des gateaux sont deposees sur une table; on lache des bceufs ; l'un deux s'approche et mange des gateaux ; un sacrificateur le frappe aussitot de sa hache et se sauve. D' autre 1' ache- vent et le depouillent; apres le Jugement au Prytaneion, la chair du boeuf est partagee entre les assistants ; la peau de 1' animal est recousue, rembourree de paille et le man- nequin ainsi obtenu est attele a une charrue et promene dans les champs. Appliquons a ce rite la theorie du sacri- fice elaboree precedemment et nous allons voir eclater


(1) Hubert et Mauss, Essai sur le sacrifice, p. 106-181.

(2) Nous y avons deja fait allusion, d'apres les memes auteurs supra, p. 467.


THEORIE DU SACRIFICE AGRAIRE 5 1 7

de suite la complexity des fonctions du sacrifice. Les champs, le ble sont sacres, ils renferment des forces dan- gereuses, soit qu'on les considere comme divins parce qu'ils sont la source de la vie, soit que le ble ait jadis eu un caractere totemique, ou mieux encore pour ces deux raisons reunies. II est dangereux d'en approcher, comme de toutes les choses sacrees, d'ou la necessite de l'inter- mediaire habituel, une victime sacrificielle. A peine le bceuf a-t-il touche les gateaux dans lesquels est concen- tree la force sacree des champs qu'il tombe frappe : il a desacralise le champ, l'a rendu accessible aux profanes; maintenant les sacrifiants vont tous communier en man- geant sa chair, Ils vont eux-memes a leur tour se char- ger de la force sacree en tant qu'elle est bienfaisante, les voila maintenant aussi divins, plus peut-etre, que le champ ; Ils peuvent manger la nourriture et travailler la terre. Mais cette terre il faut ensuite lui redonner un ca- ractere sacre, pour qu'elle redevienne fertile : pour cela le bceuf va ressusciter, tout ce qu'il y avait de mauvais et de dangereux pour les recoltes est d'ailleurs parti avec son sang, le bceuf reconstitue avec sa propre peau, va sanctifier et fertiliser la terre en la labourant. Nous re- trouvons la 1' exact correspondant du rite de la Lusace ou on enleve a la Mort sa chemise pour la mettre au jeune arbre, depositaire des forces sacrees de la nouvelle ve- getation. Voila le type des sacrifices agraires ; on voit combien il cet complexe : nulle part l'utilite multiple du sacrifice n'apparait mieux ; nulle part il n'a eu de conse- quences plus lointaines, si, comme nous le montrons, il est l'origine du sacrifice de dieu.


518 LE RITE DE LA DERNIERE SERBE

Les forces sacrees qui sont dans le champ, le demon de la vegetation, 1' esprit du ble sont souvent concus et personnifies de diverses manieres ; on pense que c'est le dernier ble recolte qui est le plus charge de forces sacrees, comme si celle-ci s'etait refugiee tout en lui : a cause de cela la derniere gerbe a presque tou- jours un caractere sacre. On l'appelle la Mere du ble, la Grand-mere, le Vieux ; on la represente parfois en meme temps comme un jeune homme et un vieillard : il y a en effet 1' esprit qui se meurt et 1' esprit qui ressus- cite. Ailleurs c'est une fiancee, on habille une gerbe en epousee, la vierge etant l'embleme de la fecondite ; ou bien il y a un fiance et une fiancee, gage de fertilite. II nous est impossible de donner ici des exemples et nous ne pourrons que renvoyer aux auteurs classiques sur la matiere (1) .

Ces rites en effet ne paraissent pas tres developpes dans l'Afrique du Nord ; tout au moins n'ont-ils pas ete recueillis jusqu'ici et il serait interessant de diriger les recherches de ce cote. Un tres grand nombre de sacri- fices annuels aux marabouts sont certainement des sa- crifices agraires : il en est ainsi du sacrifice du taureau au jardin d'Essai dont nous avons parle ; les fleurs dont le taureau est pare, les onctions de creme qu'on lui fait, la date de la fete et son nom de Fetes des feves ( 'Aid el Foul) le demontrentbien (2) . II semble qu'on retrouve la ce


(1) Fraser, Golden Bough, II, p. 171-204 ; Mennhardt, op. laud., p. 190 seq.

(2) Voy. Trumelet, Algerie legendaire, p. 358 ; Ch. Desprez, L 'hi- verdAlger, 4e, ed., p. 188-190. Cpr. Boulifa, Textes berberes, p. 139.


RITES AGRAIRES DE L' AFRIQUE DU NORD 519

caractere sacre de la feve dont il y a des exemples cele- bres dans l'antiquite (1) .

La fiancee mere du ble survit dans une coutume signalee aux environs de Tanger : la, lorsqu'on fait la moisson, les femmes font une poupee en paille, que des cavaliers viennent leur enlever de force ; puis une autre bande la reprend et la remet aux femmes (2) . Si Ton songe que dans ces memes pays, il y a souvent des simulacres de rapt dans les ceremonies du mariage, cette pratique appa- raitra comme devant etre rattachee a celles qu'ont signa- lees Mannhard et Frazer. Chez les H'ah'a, quand on a fini de depiquer le ble on fait du pain avec ce ble, on y met du beurre et du miel et on le mange en commun ; ce qu'il y a de caracteristique c'est qu'on appelle cela « le mariage du tas de ble », en arabe 'ers el 'orma (berb. tameghra n tirit). On laisse le tas sans y toucher pendant trois jours apres avoir mis dessus des mottes de terre du champ d'ou vient le ble avec des branches de tirta (3 \ Au bout de trois jours on rejette ces mottes de terre et ces branches dans le champ (4) . Nous avons la quelques traits frustes de sacrifice agraire, faciles a reconnaitre : on se sacralise


(1) Voy. a ce sujet Salomon Reinach, Cultes, mythes et relig., I, p. 43 seq.

(2) W. B. Harris, The Berbers ofMorocoo, mJourn. ofAnth. ins- tit. 1898, p. 68 seq. ; cpr Salmon, Une tribu marocaine, in Arch, maroc., I, 2, p. 236.

(3) Arbrisseau tres connu dans la region de Mogador, dont je regrette de ne pas connaitre ni le nom francais ni le nom scientifique ; on lui attribue un caractere magique et en particulier on ne le brule ja- mais.

(4) Recueilli sur place.


520 LES RITES AGRAIRES ET LES CARNAVALS

en mangeant la nourriture sacree (1) ; on fait passer des forces sacrees du champ dans le tas avec la terre et les branches : 1' expression de mariage du tas de ble rappelle les rites de la gerbe-flancee ; enfln on revivifie le champ par la terre en contact avec le tas. Seulement tout cela est a peine reconnaissable : des rites plus nets doivent certainement exister dans l'Afrique du Nord.

II n'est pas difficile de reconnaitre entre ces rites de la moisson et ceux des carnavals de profondes analo- gies^ ; dans les deux cas il s'agit de renover la vie d'un esprit, 1' esprit du ble ou 1' esprit de la vegetation ; les rites carnavalesques ont done une portee plus generale, mais les uns et les autres sont en rapports etroits avec le sacrifice du dieu, tel qu'il s' observe dans les religions plus avancees. Le sacrifice agraire est particulierement propre a engendrer le sacrifice du dieu, parce que la vic- time s'y confond tres facilement avec la chose sacree que le profane aborde par son intermediaire. L' esprit se confond avec la victime, soit que celle-ci soit represen- tee par une gerbe a laquelle on donne un nom, ou par un animal (souvent 1' animal qui s'est echappe du champ de ble au moment ou on terminait la moisson) (3) ou encore le voyageur etranger qui passait pres du champ a ce mo- ment et que Ton immole (4) .

Ayant acquis ainsi une personnalite, la victime peut cesser d' avoir un caractere agraire : le sacrifice devient


(1) Cf. Frazer, Golden Bough., II, p. 318 seq, avec de nombreux exemples.

(2) Frazer, op. laud., II, p. 190 seq.

(3) Frazer, op. laud., II, p. 261 seq.

(4) Mythe de Lltyerse ; voy. Frazer, op. laud., II, p. 224 seq.


LE SACRIFICE DU DIEU 52 1

proprement le sacrifice du dieu ; il y a presence, si Ton prefere, presence reelle, du dieu dans la victime. Souvent le dieu se suicide lui-meme (p. ex. Melkarth a Tyr, Hercu- le sur l'CEta, Atys). D' autre fois il y a lutte, il se dedouble (Persee et la Gorgone, Mardouk et Tiamat) (1) ; le vaincu et le vainqueur sont le meme dieu, c'est une facon de pre- senter simultanement la mort et la resurrection du dieu. Ainsi nait l'idee de la redemption ; nous avons vu en effet que la purification, 1' expulsion du mal, 1' expiation est une des fonctions du sacrifice ; les rites carnavalesques d' ex- pulsion de la mort sont significatifs a cet egard (2) ; tout dieu mourant sert de bouc emissaire (3) ; c'est pourquoi il est accable de coups, injurie, hue avant sa mort (4) .

Tout sacrifice du dieu est-il necessairement un sa- crifice agraire ? cela n'apparait pas avec evidence. II est certain que la plupart des meurtres rituels de dieux que nous connaissons semblent avoir ce caractere, mais il est possible qu' avant que l'homme connut 1' agriculture, ces sacrifices existassent deja : ils avaient alors probable- ment un autre caractere et on ne peut les expliquer, dans l'etat actuel de la science que par l'hypothese totemis- tique ; le totem, animal sacre apparente avec l'homme, aurait ete sacrifie et mange solennellement par le clan ;


(1) Voir les references dans Hubert et Mauss, op. laud., p. 122- 126.

(2) Frazer, op. laud., Ill, p. 117, 121 seq.

(3) Hubert et Mauss, op. laud., p. 115; Crawley, Mytic Rose, p. 288-289.

(4) Cf. supra, p.468-469. Toutefois sur ces theories de Frazer, voy. W. Thomas, The scape-goat in European Folk-Lore, in Folk-Lore, septembre .1906, p. 286-287.


522 MEURTRE ET RESURRECTION DU DIEU

puis lorsque l'ere des divinites individuelles se serait ouverte, il se serait plus ou moins rapproche du dieu, devenant tantot son animal sacre (p. ex. le bouc ou le taureau de Dionysos), tantot s'identifiant avec lui ; des lors ce dieu qui representait eu realite une espece ani- mate, un esprit de la vegetation, bref une collectivite, devait necessairement renaitre aussitot apres sa mort (1) La question a d'ailleurs surtout de l'interet pour recher- cher l'origine du sacrifice du dieu, car le mecanisme du sacrifice agraire, tel qu'il apparait constitue dans les tex- tes anciens, dans le folklore et chez les peuples primitifs actuels suffit a nous faire comprendre ce sacrifice.

Quoiqu'il en soit, les mythes, avec rituels corres- pondants, de meurtre et de resurrection du dieu sont tres nombreux, en particulier dans les mythologies ancien- nes; citons-en deux ou trois (2) . Adonis, dieu syrien, du sang de qui etait sortie 1' anemone rouge, avait a Athene s ses fetes annuelles : des effigies du dieu etaient prome- nees et jetees dans la mer ou dans les sources; puis avait lieu son apotheose avec des rejouissances ; Atys, dieu- phrygien, tue comme Adonis par un sanglier, change en pin par Cybele, et dont le sang avait engendre la violette, etait represente par une effigie attachee a un jeune pin, brule, puis ressuscite le lendemain ; Osiris, suivant les sociologues modernes, ne s'explique plus par un mythe


(1) S. Reinach, op. laud., I, p. 14, II, p. 101-102.

(2) Ce qui suit eut d'apres Frazer, op. laud., II, p. 115, seq. — De- puis que ces lignes ont ete ecrites, l'auteur a repris le meme sujet, avec plus de developpements, mais sans modifications essentielles, dans son Adonis, Atis, Osiris, Londres, 1906.


MEURTRE ET RESURRECTION DU DIEU 523

astral, c'est un esprit du ble et Isis est une mere du ble ; tous les ans on celebrait solennellement les funerailles d' Osiris. Une recente decouverte a confirme ces indica- tions : on a trouve dans un tombeau, pres de Thebes, un cadre en bois avec une image d' Osiris recouverte de terre dans laquelle etait seme de l'orge (1) ; c' etait done un dieu vegetant et nous surprenons la la representation mate- rielle de la resurrection du dieu et cela ouvre des apercus nouveaux sur Osiris, dieu des morts qui ressuscitent (2) . Dionysos, le Bacchus des Latins, etait non seulement le dieu du vin, mais aussi le dieu de la vegetation ; ce batard de Jupiter, confie a des gardes que Junon avait corrompus, fut tue par les Titans serviteurs de la deesse, depece et mange par eux : des grenades naquirent de son sang. Sa resurrection etait representee de plusieurs ma- nieres ; a Chios, a Tenedos il etait figure par une victime humaine qu'on sacrifiait ; a Orchomene de Beotie, cette victime etait une femme de sang royal. Les mythes d'Or- phee (3) , de Penthee, de Balder (chez les Germains et les Scandinaves) presentent des caracteres analogues.

Les Saturnales romaines, qui tombaient en decem- bre etaient, on le sait, marquees par une periode de licen- ce ; les esclaves designaient un roi burlesque qui regnait pendant quelques jours. Mais on disait que jadis ces fetes en l'honneur de Saturne et de 1' agriculture avaient ete marquees par des sacrifices humains ; et un texte


(1) Wiedemann, Osiris vegetant, in Museum, 1903, p. Ill seq.

(2) I. Levi, C. R. de l'ouvr. preced. dans Ann. sociol, VII, p. 323.

(3) Voy. S. Reinach, op. laud., II, p. 85 seq.


524 LA PASSION

grec recemment publie nous apprend que sur les bords du Danube des soldats romains, avant la fete, designaient un roi : on choisissait un beau jeune homme qui, pendant un mois, avait le droit d'user et d' abuser de sa puissance, puis on rimmolait ; en 303 on choisit pour ce role un chretien nomme Dasius ; il refusa de le remplir et fut decapite : c'est le martyre de Saint-Dasius (20 novem- bre) (1) . Une fete tout a fait analogue etait celle des Saccea a Baby lone, ou Ton sacrifiait de meme un roi ephemere. La tete de Pourim, chez les Juifs, sorte de bacchanale qui avait recemment encore un caractere presque scan- daleux, a ete souvent rattachee aux Saccea.

II est certain, en definitive, que de nombreuses ce- remonies etaient celebrees au cours desquelles un dieu, un roi, un faux roi etaient mis a mort (2) . Tous ces mythes d'ailleurs voisinent au point de sembler parfois copies l'un de 1' autre. C'est dans ces conditions que Frazer a cru pouvoir rapprocher la passion et la resurrection du Christ des rites de meurtre du dieu, ou du roi supplicie ; le fait que Jesus fut qualifle de roi des Juifs milite en fa- veur de cette hypothese et on ne peut nier que la Passion du Christ ne ressemble etrangement a une de ces cere- monies alors si repandues en Orient ; dans 1' esprit de Frazer cette explication n'inflrmerait pas la realite his- torique de la Passion et expliquerait la rapide diffusion


(1) S. Reinach, op. laud., I, 333.

(2) Ce serait ici le lieu de parler du roi des t 'olba que les etudiants du Maroc elisent annuellement. Voy. Edmond Doutte, La Khot'ba burlesque de la fete des t'olba au Maroc, in., Rec. mem. et textes. Ec. des Lettres d'Alg., Cong. Orient. Alg., p. 197-201 ; Aubin, Maroc d'aujourd'hui, p. 282-287.


EXPLICATION DU CARNAVAL MAGHRIBIN 525

du christianisme, mais Reinach a clairement indique que 1' explication mythique de la Passion n'impliquait pas plus sa realite que la legende d'Atys ou d' Adonis ne prouve leur existence personnelle (1) ; la conciliation de l'ephemerisme et du symbolisme que tente Frazer reste seulement le refuge des esprits conservateurs, attaches a leur foi (2) .

Apres cette longue digression, nous pouvons reve- nir au carnaval maghribin et tenter de l'expliquer : ces curieuses pratiques vont nous apparaitre tout naturelle- ment comme etant les derniers debris des rites du meur- tre rituel d'un dieu de la vegetation. En premier lieu, examinons l'epoque a laquelle ils sont celebres dans deux ou trois ces (Zekara (3) , Aures, Fedj Mzala), cette epoque est le printemps, saison de la plupart des rites agraires que nous avons si longuement passes en revue; il s'agit de tuer 1' esprit de la vegetation de l'an passe et de ressusciter le nouveau, autrement dit de revivifier, de renover la force sacree qui donne la vie a la nature.

Dans les cas ou le carnaval maghribin n'a pas lieu a une date solaire, il a lieu, le plus souvent, a 1' occasion de


(1) S. Reinach, op. laud., I, p. VI.

(2) Frazer, op. laud., Ill, p. 165. Le livre de Lang, Magic and reli- gion, est employe presque entierement a refuter Frazer ; en faveur de la these de Fraser, voy. Reinach, op. laud., p. 332-341 ; cpr Cumont, Rel. orient, d. I. pag. rom., p. XII.

(3) Le fait que chez les Zekara la souna {supra, p. 510) a lieu en mai n'est pas une objection serieuse. Voir Fraser, op. laud., II, 97-98, sur les relations etroites que soutient le carnaval avec Yarbre de mai, consideres tous deux comme des rites de la mort de 1' esprit de la vege- tation et de sa reviviscence.


526 LA FETE DE ' ACHOURA

la fete musulmane de 'Achoura. C'est une des trois fetes legales (char'iya) des musulmans ; qu'est-ce done que Ton celebre ce jour-la ? Si Ton interroge les textes or- thodoxes a ce sujet, nous n'obtiendrons guere de reponse satisfaisante. On commemore tant de choses a cette oc- casion ! Ce jour-la,en effet, Adam se repentit de sa faute ; l'arche de Noe apres le deluge s'arreta sur une monta- gne ; Moi'se separa les flots de la mer Rouge ; Joseph fut retire du puits ; Job fut gueri ; Jacob recouvra la vue ; Jo- nas sortit du ventre de la baleine ; Idris fut enleve au ciel ; Jesus naquit un jour de 'Achoura ; il fut enleve au ciel un jour de 'Achoura ; c'est encore un jour de 'Achoura que Dieu crea Adam, qu'il crea la terre, le soleil, la lune, les etoiles, le Trone, le Siege, le Paradis; la premiere pluie tomba le jour de 'Achoura, etc. ... ; enfln, la mort de Ho- sei'n a Kerbela eut lieu aussi le jour de 'Achoura (1) .

Qui veut trop prouver ne prouve rien ; ces explica- tions sont trop abondantes pour ne pas cacher une reelle ignorance. Le Coran ne parle pas de 'Achoura ; la tradi- tion en parle, mais ses h 'adith sont peu concordants ; le Prophete aurait d'abord institue un jeune a l'epoque de 'Achoara, puis 1' aurait transports au Ramadhan. II jeu- nait neanmoins ce jour-la, a l'imitation des Juifs, dit-on, en commemoration de grands evenement du genre de ceux que nous venons de mentionner (2) . II n' a pas fait


(1) Voy. Khelil, trad. Perron, I, p. 575, n. 127 ; cpr. les livres de 'adab : Noshat en-ndz'irin, p. 97 ; Tanbih el ghdfilin, p. 110 ; Nozhat el madjddlis, p. 97.

(2) Voir les traditions et le commentaire de Qast'allani sur Qah 'th ' de Boukhari, III, p. 361.


LA FETE DE ' ACHOURA 527

toutefois du jeune de 'Achoura une chose obligatoire c'est simplement recommande (1) .

Bref, a travers les textes, on croit deviner que Ma- homet se trouvait la en presence d'une fete tres ancienne observee par les arabes, qu'il n'osa pas supprimer et qu'il conserva pour ne pas contrarier l'usage, mais sans lui donner le caractere marque d'une obligation stricte. Quant a la commemoration supposee, elle a ete inventee apres coup, pour expliquer la fete. L' explication comme- morative des fetes est un des themes favoris de la theo- logie; nous avons de meme, dans le christianisme, de ces fetes ou on celebre de nombreux evenements l'Epipha- nie en est un exemple (2) .

A quel moment de l'annee solaire correspondait pri- mitivement 'Achoura ? Les philologues orientalistes ont demontre qu'il etait le premier mois de l'annee, mais ils different sur le point de savoir si cette annee commen- cait a l'automne ou au printemps. On a dit qu'elle etait divisee en 6 saisons correspondant chacune a deux de nos mois ; c'est du moins ce que Ton peut inferer de la denomination des premiers mois de l'annee musulmane qui sont : Moh'arram, Qafar, Rabi' el 'Awwel {le pre- mier), Rabi, eth Thani {le second), Djoumada 1' Oula {le premier), Djoumada th thania (le second) (3) . Moh'arram est un dedoublement de ^afar, c'est Qafar el Awwel ;


(1) Khelil, trad. Perron, t, p. 464.

r

(2) Cf Hubert, Etude sommaire de la representation du temps dans la religion et la magie, in Rapp. ann. Ecole des hautes etudes reli- gieuses, 1905, p. 4-5.

(3) Mac'oudi, Prairies d'Or, trad. Barbier de Maynard, t. Ill, p. 404-405.


528 LA FETE DE ' ACHOURA

les exemples sont frequents dans l'histoire du calendrier d'annees divisees en 6 mois de 60 jours (1) . Si on pense que l'annee commencait a l'automne, 'Achoura, dixie- me jour de Moh'arram n'aurait done pas coincide avec l'epoque habituelle des carnavals ; mais il convient de remarquer que pour l'Arabie, apres les chaleurs torrides de l'ete qui aneantissent toute vegetation, le veritable renouveau de la vegetation est a l'automne : d' autre part les dernieres recherches semblent montrer que l'annee des Arabes commencait au printemps (2) .

Lorsque 'Achoura devint une fete du calendrier lu- naire, elle ne concorda plus avec les epoques agricoles ; elle faisait le tour du calendrier solaire. Soit qu'elle eut jadis reellement ete une fete du renouveau, soit que son manque de consistance et son indetermination dans l'or- thodoxie musulmane eussent contribue a la faire charger des rites qui lui etaient etrangers, elle s'annexa, par une sorte de captation, des rites de l'annee solaire qui ne coincidaient primitivement avec elle qu'a des intervalles eloignes. II etait naturel d'ailleurs pour des populations qui s'islamisaient de rattacher au debut de l'annee musul- mane lunaire des ceremonies celebrees depuis un temps immemorial au debut de l'annee solaire. Les carnavals europeens que nous avons etudies ont en effet la purpart lieu vers mars, a l'epoque des semailles (3) ; les Satur- nales paraissent avoir ete parfois aussi celebrees a cette


(1) Wellhausen, Reste d. ar. Held., p. 96-100.

(2) Voy. Lagrange, op. laud., p, 280 et les references donnees.

(3) Frazer, op. laud., Ill, p. 144-145. Les semailles de printemps sont plus anciennes dans l'histoire de l'humanite que les semailles d'automne.


CAPTATION DES VIEUX RITES PAR ' ACHOURA 529

date : or on sait que c'etait jadis le commencement de l'annee, avec l'equinoxe du printemps. A d'autres epo- ques, au contraire, l'annee a commence aux environs du solstice d'hiver, ce qui est encore aujourd'hui notre cas : d'ou il suit que de vieilles ceremonies ont ete disloquees et que nous retrouvons leurs rites a ces deux epoques (1) .

Pareille chose est arrivee dans le Maghrib : les ri- tes carnavalesques celebres primitivement au printemps ont ete generalement captes par 'Achoura, mais aussi d'autres fois par l"Aid el Kebir et meme l"Aid el Fitr, comme nous l'avons vu pour le carnaval marocain. II est meme arrive que des lambeaux de ces rites restaient accroches en meme temps a l'une ou a 1' autre de ces fe- tes : par exemple, dans les Reh'amna, les rites de deuil a 'Achoura et la faraja a l"Ai'd el Kebir, alors qu'a Merra- kech les deux se font a 'Achoura. De meme au Maroc et aux environs de Tlemcen, Herema Bou Jloud est gene- ralement represents a l"Aid (cependant, dans les tribus, par exemple aux environs de Mogador, on fait Herema a 'Achoura) tandis qu'en Algerie Boulifa et Bou Chaib qui sont ses equivalents sont fetes a 'Achoura. Mais c'est 'Achoura qui est le principal point de ralliement de ces vieilles survivances de rites : c'est comme une sorte de centre de cristallisation.

II existe un certain nombre de pratiques tres gene- ralement suivies le jour de 'Achoura et que cependant l'orthodoxie reprouve ou tout au mo ins voit d'un tres mauvais ceil. C'est par exemple un usage tres repandu de


(1) Cf. Hubert, op. laud., p. 31.


530 USAGES DIVERS A 'ACHOURA

se mettre du koh 'eul ou de se teindre les mains de henne ce jour-la (1) . ATouggourt, les hommes se tracent avec du henne une ligne qui va de la naissance du nez jusqu'au cou en passant par le sommet de la tete ; ils prononcent en meme temps l'invocation suivante : « S'il plait a Dieu, l'annee prochaine, je ferai 'Achoura comme cette annee » (2) . Sur la question du koh' eul, il semble qu'il y ait quelques divergences d'opinions (3) mais l'usage spe- cial du henne est desapprouve formellement pour le jour de 'Achoura (4) , ainsi, que l'usage des parfums (5) . Pourtant on croit que celui qui se purifie ce jour-la par le koh 'eul ou le henne est purifie pour toute l'annee ; celui qui se baigne est exempt de maladie aussi pour toute l'annee; ce jour-la, on se rassasie en une sorte de repas rituel (6) ou dominent les feves et les legumes, car si on ne se ras- sasiait pas a cette occasion on ne serait pas rassasie de l'annee. A Touggourt, on pretend que celui qui ne serait pas rassasie ce jour-la serait oblige, dans l'autre monde, de manger les paves de l'enfer pour remplir son esto- mac (7) . Bref, de la facon dont on se comporte en ce jour, depend la facon dont on sera traite par le sort pendant toute l'annee : or c'estun caractere des carnavals etudies par les sociologues d'etre, nous l'avons vu, des rites de


(1) Khelil, trad. Perron, I, p. 575, p. 127.

(2) Cap. Toucherd, Arch, administr.

(3) Nozhet en ndz'irin, p. 98 ; cprNozhet el madjdlis, p. 141-142. (4)Madkhal,I,p. 142.

(5) Cpr l'usage populaire rapporte par Lane, Modern Egyptians, p. 260 (ed. 1895) ; Madkhal, loc. cit.

(6) Cf. supra, p. 496.

(7) Capitaine Touchard, Arch, administr.


USAGES DIVERS A ' ACHOURA 53 1

renouvellement, compris entre deux periodes religieuses homogenes et indivisibles (1) .

Au Caire, les femmes se reunissent dans une mos- quee speciale le jour de 'Achoura, la mosquee de Has- san et Hosein, suivant Lane, et s'y livrent a diverses pratiques condamnees par l'orthodoxie (2) ; or nous con- naissons quelques rites carnavalesques ou les femmes jouent le role preponderant : dans le rite sus-mentionne de la Lusace (3) ce sont les femmes, qui expulsent la mort ; dans le mythe d'Orphee qui represente proba- blement un souvenir de meurtre rituel, ce sont des fem- mes qui mettent en pieces le heros ; dans beaucoup des mysteres antiques les femmes avaient des ceremonies speciales. On a voulu donner de ces faits une explica- tion totemistique, fondee sur ce que dans les societes exogamiques primitives, les femmes etant d'une autre classe que les hommes ont un totem different et doivent sacrifier a part (4) . II ne semble pas rester de traces de ce role des femmes dans le folklore maghribin : nous avons du reste deja eu 1' occasion d' observer que les traces de totemisme dans 1' Afrique du Nord sont extre- mement frustes.

Une autre pratique proscrite par 1 ' orthodoxie et nean- moinsmoins suiviea 'Achoura ainsiqu' a nombred'autres occasions, c'est la visite des tombes, specialement leur


(1) Hubert, Representation du temps, p. 11.

(2) Madkhal, I, p. 141 ; Lane, op. laud., p. 435-438.

(3) Supra, p. 515.

(4) Voy. Salomon Reinach, La mort d'Orphee, in Cultes, Mythes et Religions, II, p. 118-119.


532 LE BONHOMME CARNAVAL AU MAGHRIB

visite par les femmes (1) . A Mazouna, il est d'usage de porter a cette occasion des rameaux de myrtes sur les tombeaux (2) . A Merrakech, a Mogador, dans le sud du Maroc, on arrose les sepultures a grande eau (3) . A Khan- ga Sidi Nadji, dans le cercle de Khenchela, on s'aborde le jour de 'Achoura en se jetant de la terre ou de l'eau au visage.

A Merrakech et dans certaines tribus des environs (4) on allume ce jour-la des feux de joie, analogues a ceux de la 'ancera dont nous parlons plus loin (5) . II en est de meme a Tunis: l'orthodoxie reprouve aussi cette prati- que^. Ces rites du feu, comme les rites de l'eau, ne pa- raissent pas necessairement speciaux a 'Achoura, mais se sont pour ainsi dire « accroches » a cette fete qui sem- ble, comme nous le disions, un centre de cristallisation. Au contraire les rites suivants se rapportent tous aux ce- remonies carnavalesques.

En premier lieu, nous avons vu que le principal personnage parait toujours, comme dans les carnavals primitifs, etre un vieux que Ton maltraite plus ou moins, sans que toutefois aucun rite de mise a mort ait nette- ment survecu : ce vieux est suivant la region le Chdib 'Achoura d'Ouargla, le Bou Lifa de Biskra, le Bou Jloud de Tlemcen et du Maroc, le Herema du H'ouz de Merra- kech, le Chouikh des environs de Mogador, le Ba-Chikh


(l)Madhhal,p. 141-142.

(2) Communication de M. Ben Deddouch.

(3) Cf. Frazer, Rameau d'Or, I, p. 97, p. 106 seq.

(4) Cf. Edmond Doutte, Merrakech, p. 371.

(5) voy. infra, p. 565.

(6) Gaudefroy-Demombynes, la. Rev. trad, pop., 1902, p. 11.


MELANGE DES RITES DE JOIE ET DE DEUIL 533

du Nord marocain. Dans les Reh'amna on chante l'en- terrement de Baba 'Achour, le « pere Achour » (1) . Rien n'est evidemment plus semblable a notre « bonhomme carnaval ». II faut noter aussi la mise a mort, en plusieurs endroits, d'une sorte d' animal, fabuleux, de dragon, de tarasque, souvenir de quelque antique sacrifice^.

Le melange de joie et de tristesse, de rites de deuil et de rejouissance est caracteristique dans les meurtres rituels (3) , ou on pleure le sacrifie pendant qu'on fete le ressuscite. II y a l'annee qui meurt et le renouveau qui luit. Un tel melange de joie et de tristesse s' observe deja chez beaucoup de peuples dans les sacrifices d'animaux on pleure et on se rejouit a la fois. On pleure 1' animal sacre apres 1' avoir tue rituellement, (4) on se rejouit soit de le voir renaitre, comme dans le sacrifice agraire, soit de s'etre purifie et rapproche du divin, comme dans tout sacrifice^. Dans le meurtre rituel de 1' esprit de la vegetation ce double caractere est tres bien marque on y pleure la vegetation defunte et se rejouit de l'abon- dance future. Mais si la croyance vient a disparaitre et qu'il ne se conserve plus qu'une forme vide, un pur rite sans representation et sans emotion correspondante, une survivance, en un mot, comme dans tous ces debris de


(1) Edmond Doutte, loc. cit.

(2) Supra, p. 498. — Signalons loi qu'un rite d'enterrement du Careme semble se constituer chez les musulmans d'Alger sous l'in- fluence du carnaval des Europeens (?). Voy. le memoire de Soualah sur le Ramadan, mRev. Afr., ann. 1907.

(3) Voy. Frazer, Golden Bough, II, p. 107.

(4) Cf. Reinach, op. laud., I, p. 19.

(5) Cf. R. Smith, Rel. d. Sem., p. 329, 331.


534 SURVIVANCES CARNAVALESQUES BURLESQUES

rites carnavalesques que nous avons decrits, ce contraste, qui etait la source des plus hautes emotions, deviendra un element de comique.

Le drame poignant du sacrifice d'un dieu, si la foi a disparu, n'est plus une ceremonie ridicule : l'enterrement grotesque d'un personnage fantaisiste. Et nous avons dans les carnavals l'exemple le plus typique de ce que devient une ceremonie religieuse, videe de sa croyance elle tombe dans le burlesque, a cause de ce contraste de joie et de tris- tesse et a cause aussi de son caractere inexplique, c'est-a- dire deraisonnable ; et elle devient un jeu, parce qu'elle n'est plus qu'une activite inutile, ce qui est la definition du jeu. Des lors, elle peut se surcharger et se compliquer indefiniment, comme toute manifestation esthetique.

Un des caracteres les plus courants de la ceremonie devenue ainsi une rejouissance burlesque et essentiel- lement populaire, c'est d'etre bruyante : a Constantine, les enfants achetent ce jour-la des tcheikdtchek, jouets en fer-blanc ou en bois peint qui sont de petites boites pourvues d'un manche et renfermant une pierre destinee a faire du bruit quand on agite le jouet (1) ; au Maroc, dans le H'ouz, on joue de la ta'rija ou de V agonal, sorte de petit tambour (2) .


(1) Robert, Arabe tel qu 'il est, p. 176.

(2) Edmond Doutte, Merrdkech, loc. cit. — Voir aussi said Bou- lifa, Textes berberes de I 'Atlas marocain, p. 156-167, ou ne trouve une description tres detaillee des coutumes de 'Achoura a Demnat. Je n'ai pu voir les epreuves de ce livre qu'au moment de tirer, grace a l'obligeance de M. Rene Basset; je note, pour 'Achoura : Fumigations, p. 156; henne, p. 158 ; musique, p. 159, p. 166 ; feu de joie, p. 159 ; rites de l'eau tres developpes, baignade, p. 161-165 ; repas rituel, p. 157-158.


ORIGINE DU THEATRE 535

Mais 1' element le plus caracteristique des manifes- tations carnavalesques est 1' element dramatique ; tous les carnavals connus consistent avant tout en represen- tations : parfois ce sont principalement des combats, qui simulent le conflit entre l'hiver et l'ete; nous reviendrons sur les combats agraires dans le chapitre suivant (1) . Plus souvent ce sont de veritables drames primitivement c'etaient des drames sacres, representant la mort d'un dieu, ou les amours d'un dieu et d'une deesse et leur mort. C'etaient des « drames sympathiques » c'est-a- dire destines originairement a influencer le cours des choses naturelles (2) ; plus tard, le sacrifice du dieu s'etant constitue sous une forme religieuse, ce furent des actes d' adoration Le plus souvent ces drames sont joues avec des masques et des deguisements : on cherche a s' iden- tifier au dieu qui meurt ; nous avons deja note 1' appli- cation de la peau de la victime sur le sacrifiant (3) . C'est la a n'en pas douter l'origine du masque de theatre, et le drame sacre du meurtre du dieu est l'origine de l'art dramatique.

II ne parait plus douteux en effet que le theatre soit derive des drames mythiques et des ceremonies agrai- res. L'exemple de la tragedie grecque est classique a cet egard : « la tragedie est le chant ou la complainte des boucs ; 1' element dramatique est la mort du bouc di- vin, c'est-a-dire ce qu'on appela plus tard la Passion de


(1) Frazer, Golden Bough, II, p. 99 seq ; et. infra, p. 556.

(2) Frazer, op. laud, III, p. 1 64 seq.

(3) Supra, p. 473 ; cf. Hubert et Mauss, Sacrifice, p. 83, p. 98. Cpr. Reinach, op. laud., I, p. 21.


536 ORIGINE DU THEATRE

Dionysos (1) . Chacun sait comment le theatre est sorti chez nous des mysteres de la Passion qui se sont peu a peu mondanises ; or nous avons indique plus haut les analogies de la Passion du Christ avec les meurtres ri- tuels de 1' Orient classique, dont les ceremonies carna- valesques ne sont que des survivances. Pareillement les carnavals du Maghrib ont engendre, nous 1' avons vu, une sorte de theatre rudimentaire, qui ne se borne plus au theme primitif, mais comporte, au Maroc par exemple, des representations burlesques tres variees (2) . De sembla- bles petites representations sont rares en dehors (3) de la fete de ' Achoura et de la fete, que nous avons seulement mentionnee, du Roi des t'olba, tres analogue au carna- val et vraisemblablement d'origine semblable. Meme la fete de 'Achoura n'a pas, chez nos indigenes produit de veritable art dramatique c'est a peine si on signale « en dialecte zenatia, les dialogues recites lors des fetes de 'Achoura, du Rhamadan, etc., par les membres du Chaib 'Achoura, sorte de confrerie theatrale et satirique qui a beaucoup de ressemblance avec les Freres de la Passion et les Enfants sans Souci de la litterature francaise a la fin du Moyen-Age » (4) .

Mais ce ne sont la que des germes qui ne se sont point developpes et cela pour deux raisons : la premiere est


(1) S. Reinach, op. laud., II, p. 100

(2) supra, p. 5 07.

(3) Voy. par exemple Hugonnet, Souvenir d'un chef de bureau arabe, Paris, 1858, p. 88-90 ; Moullieras, Maroc inconnu, II, p. 463.

(4) Rapport de M. Rene Basset sur sa mission a Ouargla, in Bull, de corresp. afric, 1885, case. I-II, p. 151.


ACHOURA CHEZ LES CHUTES 537

que l'art dramatique qui provient des ceremonies my- thiques (1) est surtout developpe chez les peuples ayant une riche mythologie : c'est le cas du peuple grec. Mais 1' Islam est de toutes les grandes religions celle qui a la mythologie la plus indigente. La deuxieme raison, c'est qu'il s'est trouve une societe musulmane dissidente,ou la race etait d' imagination plus riche et a integre dans 1' Is- lam le mythe du meurtre rituel et les drames sacres qui l'accompagnent : ce sont les chiites de la Perse. Or, par reaction contre le chiisme de la Perse, l'orthodoxie mu- sulmane a toujours reprouve ces representations et meme d'une facon generale, elle a, nous l'avons vu, suspecte toutes les pratiques relatives a 'Achoura qui n'avaient pas strictement leur fondement dans le h 'adith {2 \ II n'en est que plus interessant pour nous de mentionner ce que sont les fetes de 'Achoura en Perse : car cette vue som- maire est de nature a nous eclairer completement sur le sens des usages par la description desquels nous avons commence ce chapitre.

On sait qu'Ali, H'osei'n et Ha'san devinrent « le deversoir des besoins mystiques et mythologiques de la Perse » (3) . Chaque annee les chiites persans celebrent la mort de H'osei'n a Kerbela par une serie de ceremonies extremement curieuses et que nous ne pouvons decrire


(1) Sur l'origine du theatre, voy. H. Reich, DerMimus, 1. 1, Berlin, 1903 ; Chambers, The mediaeval Stage, Oxford, 1903 ; Preuss, Phallis- che Fruchtbarkeits-Daemonen als Traeger d. alt-Mexik. Dramas, in Arch.f.Anthrop., N. R, 1903, p. 129 seq. C. R., in Ann. sociol., VIII, p. 630-635.

(2) supra, p. 530.

(3) Renan, Mel. hist, et voy., p. 141. Cf. la conclusion, p. 145.


538 LE DRAME H'OSEINIEN EN PERSE

en detail ici (1) . Les fetes durent les dix premiers jours de Moharram : des descriptions que nous ont laisse les voya- geurs, il faut retenir d'abord de nombreux rites de deuil prive et public ; puis le service funebre qui se celebre plu- sieurs fois en grande pompe, au milieu d'une desolation ge- nerate ; le presence de membres des confreries religieuses qui se tailladent le crane, se donnent des coups de poings avec un fanatisme sauvage, au cours de processions con- duces par un « mollah » monte sur un ane et surtout les representations theatrales ou teazie qui ont lieu pendant toute cette periode et qui ont donne lieu a une litterature dramatique speciales dont les principales productions ont pu etre recueillies. Les drames ont toujours pour sujet la mort de H'osein a Kerbela et des episodes accessoires (2) , il est remarquable qu'au milieu de ces fetes on celebre une ceremonie nuptiale, en souvenir, dit-on, du mariage


(1) A ne peut etre question de donner ici la bibliographic de ces ceremonies. Nous indiquerons seulement quelques livres et articles ou ou peut en prendre une vue generale. Hughes, Diet. of. Islam, s.v. Muharram ; Dozy, Hist, de I'Islamisme, trad. Chauvin, p. 449 seq ; Ahmed Bey, La societe persane ; le theatre et ses fetes, in Nouv. Rev., t. LXXVII, ler aout 1892, p. 524-538 ; Ed. Montet, La religion et le theatre en Perse, in Rev. Hist. Rel., t. XIV, 1886, p. 277-290 ; Eug. Aubin (Descos), Le chiisme et la nationality persane, in Rev. monde musulman, vol. iv, ne 5, mars 1908, p. 473 coq ; Loti, Vers Ispahan.

(2) Outre les ouvrages cites ci-dessus, voy. encore entre autres Renan, Les teazies de la Perse, in Nouv. et. d'hist. rel., p. 185-215 ; Go- bineau, Religions et philosophies dans I'Asie centrale,2Q ed., 1866, p. 359 seq. ; Stanley Lane Pool, Studies in a mosque, 2e ed., 1893, p. 208 seq. ; Cbodzko, Theatre persan, choix de teazies ou drames, etc., 1878, Paris ; Pelly, The Miracle Play of Hasan and Husein, 1879. Je dois a l'obligeance de M. Victor Chauvin d'abondants renseignements sur la bibliographic de cette question.


LE DRAME H'OSEINIEN EN PERSE 539

de la fille de H'osei'n avec Qacim qui, suivant la legende, se maria le jour meme ou il mourut a Kerbela aux cotes de H'osei'n, en sorte que des ceremonies de rejouissance se melent aux lamentations.

Des rites analogues ont lieu chez les chiites de l'ln- de (1) , ou des rites du feu se joignent aux autres ceremo- nies ; les rites de l'eau ne sont pas non plus absents, tant en Perse que dans l'Inde (2) . Enfin, il paraitrait qu'a Ker- bela meme, un condamne a mort, destine a jouer le role de Chemr, assassin de H'osein,est tellement malmene par la multitude qu'il est presque toujours lynche (3) .

II n'est pas difficile de reconnaitre dans ces ceremo- nies non seulement les principaux traits des carnavals, mais aussi les caracteres d'une veritable Passion dont Ali est le Dieu, H'osei'n le Christ et le khalife Yezid le Judas. II semble egalement evident que les teazies se sont deve- loppees des ceremonies religieuses et ont abouti comme en Grece, comme chez nous, a la production d'une litte- rature, qui se laicisera peut-etre un jour. Une etude scien- tifique de la fete de 'Achoura en Perse acheverait sans doute de demontrer ce que nous avons suggere dans tout ce chapitre, a savoir que les ceremonies celebrees a cette occasion sont les debris d'un antique meurtre rituel, a l'oc- casion du renouveau ; que ces ceremonies ont degenere


(1) Voy.Hughes, loc. cit. ; cp. Achoura a Java, in Snouck Hur- gronje, The Achehnese, trad, angl., I, p. 202-206 et la reference pour l'lnde non chiite donnee a la page 203.

(2) Hughes, loc. cit. ; Ahmed-Bey, op. laud., p. 536.

(3) Auguste Thalasso, Fetes et exaltations religieuses en Perse : I 'Achoura, fete nationale, etc., t. a p. de la Revue illustree, Paris, s. d., 8 f. n. c.


540 PAS DE THEATRE DANS LTSLAM

en carnaval dans le folklore du Maghrib comme dans celui de 1' Europe ; mais qu'en Perse, elles ont failli se developper en rites de redemption comme dans le chris- tianisme.

Nous avons indique plus haut, la haute valeur mo- rale du sacrifice du dieu, qui est le seul dans lequel il n'y ait plus d'interet egoiste (1) : l'islam orthodoxe n'a pas atteint ce degre et semble avoir a peine connu l'idee de redemption (2) . Pour cette raison l'islam a ete prive de litterature dramatique, car Ton ne peut compter comme telle les farces de "Achoura, tandis que le chiisme ou contraire semble suivre le processus classique des origi- nes religieuses du theatre (3) .

En resume, les ceremonies diverses usitees dans le Maghrib a propos de la fete de "Achoura et les re- presentations burlesques qui s'en rapprochent, quoique celebrees a d'autres dates, sont les equivalents du carna- val europeen. On doit voir la les debris d' antiques rites naturistes qui, vides de leur croyance, ont subsiste a cote de l'orthodoxie et malgre elle: ils sont devenus des jeux et ont failli engendrer un theatre. Tandis que le christia- nisme en a tire le dogme splendide de la Redemption, l'islam les a dedaignes. Au contraire, 1' esprit ardent et mythologique des Persans les a accueillis avec avidite et les a developpe en drames sacres intermediaires entre le rite mythique et l'art dramatique.


(1) Hubert et Mauss, Sacrifice, p. 136-188.

(2) Cf. pourtant supra, p. 494-495.

(3) Montet, he. cit., croit la confusion du rite religieux et du thea- tre secondaire ; nous la croyons primitive.


CHAPITRE XII


Les debris de 1' antique magie : fetes saisonnieres

et rites naturistes

Nous avons vu que 'Achoura est en somme le jour de Tan musulman auquel se sont rattachees d'anciennes fetes a caracteres principalement agraires et dont les der- niers vestiges survivent dans ces carnavals ; nous avons reconnu dans ces fetes le theme antique et universel de la mort et de la resurrection du dieu, auquel viennent s'aj outer differents rites magiques, tels que ceux de l'eau et du feu. Nous allons nous occuper maintenant de quel- ques rituels anciens a caractere magique et auxquels le mythe du meurtre et la revivification du dieu est parfois melange.

Ces tetes ont pour caractere de ne pas etre reconnues en general par l'orthodoxie musulmane et meme parfois d'etre reprouvees par elle, et d'etre celebrees a une epo- que fixe de l'annee solaire et non de l'annee lunaire. On sait en effet que l'annee julienne n'a jamais cesse d'etre en usage chez les musulmans et en particulier chez ceux du Nord de l'Afrique : meme l'annee musulmane n'est guere employee que pour sa chronologie. Pour tout ce qui concerne les occupations journalieres et 1' agricul- ture, on se sert de l'annee julienne, en retard de treize jours sur notre annee gregorienne. Des traites arabes


542 LECALENDRIERSOLAIRE DANS LE MAGHRIB

indiquent comment on passe de l'une a l'autre (1) et c'est une des fonctions des t 'olba dans les campagnes de fixer exactement cette concordance. A cet effet, il circule dans le monde musulman de petits calendriers manuscrits de l'annee julienne, appelee 'adjamiya (etrangere) par les indigenes.

Les noms latins des mois n'ont jamais cesse a cet ef- fet d'etre employes et connus de tous dans tout le monde musulman : il n'y a done nullement lieu d'y voir, en ce qui concerne l'Afrique du Nord, une survivance speciale de la domination romaine. Ces noms sont generalement les suivants, mais il y a des variantes nombreuses : Innai'r, Fourar, Mars, Abril, Maiou, Youhiou,Youliou, Ghoucht, Chotenbir, Ktouber, Nouwambir et Didjambir (2) . lis different,on le voit, completement des noms francais ara- bises qui sont egalement employes de nos jours chez les algeriens et les tunisiens : Fifri, Mars, etc. ...

Cette date solaire des fetes populaires est naturelle- ment une garantie de haute antiquite; les ceremonies de dont nous allons nous occuper presentent du reste tous les caracteres des rituels tres anciens (3) . En premier lieu et c'est la un point des plus importants, sur lequel nous ne saurions trop insister, ils sont en principe executes par tout le groupe : e'est-a-dire qu'il n'y a point de pretres,


(1) Un des plus repandus de ces traites de calendrier est le poeme didactique de 'Abderrah'man et 'Akhd'ari, intitule Es Sirddj, avec com- mentaire d'El Ouancherichi, Sah'noun ben 'Othman (Caire, 1814).

(2) Cf. Edmond Doutte, Merrdkech, p. 372 et les references de la n. 2. Cf. Macoudi, Prairies d'or, trad. Barbier de Meynard, III, p. 412,

(3) Ici je suis un paragraphe remarquable de Frazer, Golden Bou- gh. II, p. 191.


CARACTERES DES RITUELS ANCIENS 543

de ministres speciaux. Sans doute aujourd'hui beaucoup d'entre eux ne sont plus pratiques que par des gens du peuple, par des femmes, par des enfants, mais c'est la collectivite de ces classes sociales qui les pratique et il est evident qu'avant que 1' Islam eut envahi l'Afrique Mineure, ces fetes etaient les tetes de chaque groupe tout entier. Un deuxieme point, c'est que tres souvent ces ce- remonies ne sont point celebrees dans des temples, ni meme habituellement dans des endroits speciaux : c'est eu plein air, c'est n'importe ou qu'elles ont lieu. Quand elles sont localisees, c'est pres des marabouts populai- res, jamais dans les mosquees. En troisieme lieu, elles sont surtout magiques, on s'adresse a des forces invisi- bles, a des esprits au sens le plus vague du mot et non a des personnalites sacrees precises, dieux, saints, genies. Enfln, et a cause de cette imprecision de representation, il n'y a pas ou il y a peu de veritables prieres : les rites de sympathie prevalent sur les rites de propitiation.

' Achoura, avons nous dit, est le premier jour de l'an musulman, mais dire que c'est le premier jour de l'an chez les indigenes de l'Afrique du Nord ne serait que partiellement exact puisqu'ils se servent de deux calen- driers. lis ont en effet deux jours de l'an : et si 'Achoura, le jour de l'an musulman est marque par la survivance d' antiques coutumes du renouveau qui s'y sont atta- chees, lors de 1' apparition du calendrier lunaire, on doit s'attendre a ce que le commencement de l'annee julienne porte egalement des traces d'anciennes fetes analogues. En effet les rites pratiques a cette occasion ne se sont pas transporter en bloc a 'Achoura, il y a eu dislocation et il


544 ENNAIR FETE DU NOUVEL AN

en est reste de nombreux debris au commencement de l'annee solaire : c'est, dans le Maghrib, la fete dite d'Ennai'r, Iennar, Innair (1) ; la prononciation est variable suivant les regions, mais on y reconnait le nom latin du mois de Janvier.

Si nous examinons les rites en usage a Ennair, nous allons y reconnaitre en quelque sorte des doublets des rites de 'Achoura ; seulement tandis qu'a 'Achoura ce sont les usages carnavalesques, survivance de 1' antique meurtre rituel du dieu et de sa resurrection qui prevalent, Ennair semble surtout se rattacher aux rites de renouvel- lement du foyer, bien connus dans un certain nombre de religions, ou ils ont toujours lieu au commencement de l'annee (2) . Peut-etre le primitif pense-t-il par ces rites in- fluencer le cours des saisons, le regulariser et se le rendre favorable. Semblable coutume a persiste dans le rituel catholique (3) de la Semaine Sainte on sait en effet que le jeudi saint, dans chaque eglise, la lampe et les cierges sont eteints et les ornements de l'autel enleves jusqu'au samedi, ou tout est remis dans l'ordre habituel.

La fete d'Ennai'r dure trois, quatre, cinq ou sept jours suivant les regions. Le premier jour, on va chercher des


(1) Un certain nombre d'auteurs ont deja parle d'Ennai'r dans le Maghrib ; ils sont pour la plupart cites dans la memoire de Destaing, Ennayer chez les Beni Snous, in Rev. Afr., 1905, XLIXe ann., p. 56-70 ; on trouvera aussi des references dans un passage de notre Merrdkech, p. 373-377, consacre au meme sujet. II faut y joindre Desparmet. Arabe dialectal, 2e per., p. 132-133.

(2) Voy. Frazer, Golden Bough, III, p. 249-253 ; cpr. u, p. 329, 469.

(3) Tout ce qui suit est tire sauf indication contraire du memoire precite de Destaing auquel nous renvoyons une fois pour toute.


ENNAIR FETE DU NOUVEL AN 545

plantes vertes, des branches que Ton jette sur les terras- ses des maisons ou sur les tentes et que Ton y laisse se dessecher ; dans certaines regions on plante des branches vertes en terre; ailleurs on fait aux bestiaux une litiere de plantes vertes ; on s'offre du lait et des tiges de palmier nain dont ou mange le cceur : l'annee sera ainsi douce comme lait ou verte comme le palmier nain. Car les bran- ches vertes contiennent les jeunes forces de la vegetation et les transmettent aux hommes et aux betes. L' influence fortiflante et fertilisante exercee sur les bestiaux et les hommes par les vegetaux verts est une croyance tres ge- nerate et dont on connait de nombreux exemples chez les peuples demi-civilises et dans le folklore europeen (1) .

D'une facon generale les evenements de l'annee tout entiere sont, croit-on, influences par tout ce qui se passe pendant l'Ennai'r ; aussi se souhaite-t-on ce jour- la une bonne annee, tout comme on le fait a ' Achoura (2) . Aussi ce jour-la encore se rassasie-t-on le plus comple- tement possible, car celui qui ne se rassasie pas alors ne sera pas rassasie de l'annee (3) . Toutefois le premier jour on ne mange que des produits vegetaux ; on se gave de


(1) Voy. Manahardt, Baumkultus, dans le chapitre de « Malbaum », 161-190 ; en particulier, p. 163, un rite identique a celui qui nous oc- cupe ; cf. la riche collection de references de Frazer sur le meme sujet, Golden Bough, I, p. 189-196 ; cpr. S. Reinach, Cultes, mythes et relig., I,p.l77-178. Cf infra, p. 555.

(2) Sur les points critiques des periodes magiques et religieuses, points tels que les evenements qui s'y produisent engagent la suite de la periode, voy. Hubert, Representation du temps dans la religion et la magie, p. 14 et les references donnees par cet auteur.

(3) Desparmet, op. laud., p. 133. Cf. supra, p. 530.


546 RITES DE RENOUVELLEMENT

fruits sees, flgues, raisins, noix, de gateaux etbeignets di- vers, de couscous, mais de coucous qui n'est pas cuit a la vapeur, car ce jour-la on ne doit pas se servir du keskds {l \ qui est l'ustensile que Ton met sur la marmite pour faire cuire le couscous. Au Maroc on mange les sept legumes ou fruits sees, seb 'a kha 'dri, navets, feves, pois chiches, raisins sees, dattes, etc. Le lendemain on mange surtout de la viande, il faut que tout le monde sans exception en mange, principalement des volailles

A 1' occasion d'Ennair on change tout ce qui est vieux et use dans la maison, et souvent en particulier les poutres auxquelles sont suspendus les ustensiles de menage ; on fait un balayage general (2) . Le foyer surtout est entierement change ; le rite des Beni Snous est a cet egard precis et merite d'etre rapporte : « Les enfants rapportent de la montagne de petits paquets d'alfa, six, huit, en nombre pair ; deux paquets d'alfa sont sees ; ils se procurent aussi trois grosses pierres; au pied des pen- tes, ils recueillent de la terre rouge. Ils apportent le tout a la maison. Alors au moyen d'une pioche, les femmes demolissent l'ancien foyer, enlevent les trois vieilles pierres qui servent de support a la marmite, et les rem- placent par celles que les enfants ont apportees. Elles font detremper la terre rouge dans l'eau, la petrissent, en enduisent les pierres du nouveau foyer et le laissent secher jusqu'au moment de preparer le repas du soir. On


(1) Edmond Doutte, Merrdkech, p. 375.

(2) Edmond Doutte, op. laud., p. 376, mais 1' information de Destaing, j9. laud., p. 68, n. 5, est contraire ; probablement le balayage general termine la fete.


DIVINATION A ENNAIR 547

allume alors le feu avec l'alfa recolte sur la montagne (1) . Tout devra etre renouvele ce jour-la, il faut que toute entreprise en train soit terminee ; aussi on ne part pas en voyage ; si une femme a une natte ou un burnous sur le metier, il faut l'achever avant ou l'enlever pendant 1' En- nai'r et le porter au loin dans la montagne ; apres, on le ramene et le remet sur le metier. »

Un pareil jour, ou ce que Ton fait retentit sur l'annee qui commence toute entiere, est particulierement propice aux pratiques de la sorcellerie; aussi est-ce le jour choisi par les sorcieres pour jeter leurs sorts. Les medicaments prepares cette nuit sont infaillibles. C'est probablement aussi pour cette raison que les rites de purification, 1' ap- plication du h'enne et du koh'eul est generale ce jour-la, comme du reste a "Achoura, nous l'avons vu (2) . Si Ton peut ainsi agir sur les evenements futurs de l'annee en se conduisant a son debut de telle ou telle facon, il semble d' autre part que ces memes evenements futurs doivent reagir sur ce premier jour de facon a faire prevoir ce qui se passera dans l'annee : nous retrouvons la un exemple remarquable de cette identite de la magie et de la divina- tion que nous avons deja expliquee (3) . Si le cherchem (plat compose de ble, de feves ou de pois chiches) que Ton a fait a Ennai'r est bien gonfle dans l'eau, l'annee sera bon- ne; pendant la premiere nuit d' Ennai'r, on pose sur la ten- te ou sur le toit de la maison, une boulette de dchicha ou


(1) Destaing, op, laud., p. 58-59.

(2) Cf. supra, p. 530.

(3) Cf. supra, p. 351 seq.


548 COMBATS RITUELS A ENNAIR

encore des assiettes contenant du sel, ou des flocons de laine, on examine ces objets, naturellement hygrometri- ques, le lendemain, et de l'etat dans lequel la rosee de la nuit les a mis, on tire des pronostics sur la prosperity de la campagne agricole qui s'ouvre ; on tire encore des presages de 1' observation des bestiaux le jour d'Ennair et des cris qu'ils peuvent pousser.

A Ennair, il y a, comme au carnaval de 'Achoura, des jeux et des combats. Les enfants des Beni Snous vont jouer sur les pentes des montagnes ; les petites filles font une poupee et la promenent dans certaines regions la ce- remonie est la meme que celle de la Ghondja populaire pour demander de l'eau (1) . On peut croire en effet que c'est la un rite destine a rendre l'annee suffisamment pluvieuse pour que la recolte soit bonne ; on pense ainsi influencer la marche de la vegetation, peut-etre aussi lui donner de la vigueur, ce qui expliquerait qu'a Tlemcen les petites filles noient leur poupee ce jour-la.

Ce rite n' a done rien de specialement carnavalesque ; mais il n'en est pas de meme du lion et du chameau que Ton represente ce jour-la, dans des conditions tout a fait analogues a celles des carnavals de 'Achoura que nous avons decrits. Bien plus ce meme jour, on se masque et on se deguise de plusieurs facons en differents pays (grande Kabylie, Nedroma, Tlemcen), on represente un person- nage tout a fait semblable a Bou Jloud ou Herema (2) . La coutume de Tlemcen, tombee en desuetude, est des plus Interessantes : « A Tlemcen, il y a quelques annees,


(1) Cf. infra, p. 584.

(2) Cf. supra, p. 507.


RITES CARNAVALESQUES A ENNAIR 549

les eleves de chaque ecole coranique faisaient, pour l'En- nair, une quete au profit de leurs maitres. De vigoureux etudiants, un baton a la main, conduisaient des anes char- ges des denrees recueillies. L'un des eleves se placait sur le visage un masque taille dans une citrouille, agremente d'une barbe, de sourcils et barbouille de platre. Le t'aleb masque s'appelait Boubennani, il parcourait les rues de la ville, suivi de ses camarades qui criaient : « Bouben- nani !... » Sans autrement s'annoncer, Boubennani entre dans chaque maison et se couche dans la cour. Ses cama- rades entres avec lui l'interpellent : « Moyennant quoi te leveras-tu Boubennani ? » Celui-ci repond : « Je me leve- rai pour des figues seches, ouvertes ou non ; pour de gros- ses noix, pour des grenades qua la maturite a fait eclater; pour le dejeuner du maitre par-dessus le marche ». Le maitre de la maison donne aux t'olba des fruits melan- ges, du grain, de la farine. Les jeunes gens remercient en chantant sur l'air des enterrements : « Cette maison est la maison de Dieu. Et les t'olba sont les serviteurs d' Al- lah: Puisse-t-elle, par consideration pour toi, 6 envoye de Dieu, etre habitee et prospere ». Mais si Ton n' a rien donne a Boubennani, le vacarme commence, les jeunes gens hurlent : « Que le mettre de la maison soit egorge, et la maitresse repudiee ! » Quand les t'olba d'une ecole se rencontraient avec les eleves d'une autre, une bagarre, souvent sanglante, commencait. Le parti qui l'emportait depouillait 1' autre. Le produit de la quete etait apporte au mettre qui donnait un repas et accordait un jour de conge. Ce genre de quete est actuellement interdit a Tlemcen. Les vieillards affirment que le personnage masque


550 SURVIVANCESDEL'EPOQUEROMAINEAENWJR

etait deja appele Boubennani avant notre occupation de Tlemcen; on prononce aussi « Boumennani » (1) . Cette derniere remarque a son importance : on reconnait, en effet, de suite dans le mot Boubennani, avec sa variante phonetique habituelle Boumennani, les mots latins bo- nus annus. Or, dans l'Aures la fete d'Ennai'r s'appelle Bou Ini et Boun Inf 2) : dans ces conditions l'etymologie bonus annus ne peut etre contestee, et il faut voir la un souvenir de la domination romaine, mais la fete n'est pas necessairement pour cela une fete romaine; les pratiques de ce genre sont assez generates, comme nous l'avons dit, pour qu'on n'ait pas besoin de recourir a la theorie de l'emprunt pour les expliquer. Les Chaouia de l'Aures expliquent ce mot par Bou iynP\ la fete du Piquet, parce que ce jour-la on change les perches ou sont accroches les ustensiles, mais cette etymologie n'est pas soute- nable. II est remarquable que, dans l'Aures egalement, on trouve les rites du carnaval de mars designes sous le nom de Boundn mais cela n'a rien d'etonnant si l'annee a jadis commence a cette epoque. 'Achoura, l'equinoxe du printemps, le solstice d'hiver ou le ler Janvier sont des commencements d'annee et tous les rites qui s'y trouvent sont des rites du renouveau.

Nous avons deja retrouve a Ennai'r les principaux traits des pratiques de 'Achoura : ce qui complete le tab-


(1) Destaing, op. laud., p. 64, n. 7 (p. 65-66).

(2) Feraud, Kitdb elAdouani, p. 157 ; Masqueray, Docum. histor. recueil. dans l'Aures, in Rev. Afr., 1905, p. 51 ; Commandant Lartigue, Mon, de VAures, p. 392.

(3) Mercier, Chaouia de VAures, p. 38.


ENNAIRETNOEL 551

leau, c'est que partout les premiers jours de la fete d'En- nair ont le caractere de jours de deuil ; or, nous avons vu que le melange du deuil et de la joie est caracteristique des fetes carnavalesques. Peut-etre serait-il hasardeux d' interpreter 1' abstinence de viande qui marque le pre- mier jour d'Ennair comme un rite de deuil ; en tout cas il ne peut y avoir d' hesitation sur les rites suivants : pendant Ennair on ne va pas au bain, on ne change pas de linge ni de vetements, on ne met pas de beaux habits, on ne se taille pas les ongles, on ne se coupe pas les cheveux ; cer- tains maris meme s'abstiennent des rapports conjugaux. Ce sont la tous les rites du deuil chez nos musulmans ; ils paraissent surtout concentres a la veille d'Ennair.

Les rapports d'Ennair avec le Maoulid 'Ai'sa, qui est notre Noel et ou les musulmans, meme orthodoxes, recon- naissent l'anniversaire de la naissance du Christ, sont en- core obscurs pour nous ; les orientaux celebrent le Maou- lid 'Aisa et y consomment de grandes quantites de 'acida en bouillie ; le Mildd 'Aisa se retrouverait au Maroc : notre fete de Noel etant une fete du solstice, le Maoulid 'Aisa est probablement alors un doublet de celle d'Ennair^.

r

La fete du Nirouz, en Egypte, prise par les musul- mans aux Coptes, tombe en septembre : on y pratique une serie de rites tout a fait analogues a ceux d'Ennair : les rites carnavalesques ressemblent en particulier a ceux de Tlemcen (2) . Voila done encore une quatrieme date


(1) Cf. Edmond Doutte, op. laud., p. 376.

(2) Ibn et H'adjdj, Madkhal, I, p. 173 seq; Magrizi, Khit'at', Caire, 1870, I, p. 267, 498 ; et les extraits de ces auteurs donnee par Destaing, op. laud., passim.


552 LES SEPT JOURS FUNESTES D'EL H'ESOUM

choisie pour ces sortes d'usages : on ne manquera pas d'en rapprocher la date primitive possible de 'Achoura, qui etait peut-etre l'automne (1) .

Au commencement de mars se trouve une periode de sept jours (du 24 fevrier au 4 mars de l'annee julien- ne), es sab 'a, appelee aussi el h 'esoum {2) : il y est fait allusion dans le Coran (3) . Ce sont des jours de mauvais augure, qui portent differents noms chez les musulmans, mais 1' appellation d'e/ h'esoum est la plus generale ; c'est, dit-on, une periode de vent violent et sterilisant. Les 'Adites et les Thamoudites, peuples legendaries de l'ancienne Arabie, furent detruits par Dieu ce jour-la ; c'est ce jour-la qu'arrivera la fin du monde. Le dernier jour d'Es Sab 'a apparaissent pour la premiere fois les ci- gognes et les aigles : on tire a cette occasion des presages des differents details de leur arrivee. Une autre periode de mauvais augure tombe a la fin de mars et dure douze jours, du 28 mars au 4 avril de l'annee julienne. Pendant trois de ces jours on evite d'entrer dans les cereales, de sarcler ou d'arroser, parce qu'a ce moment les arbres, les plantes et les pierres meme se marient (4) .

Du 27 avril au 3 mai de l'annee julienne s'etend la


(1) Cf. supra, p. 518.

(2) Un memoire de M. Destaing qui sera prochainement publie par la Revue Africaine traite d'El H'esoum, de Nisan et de la 'Ancera : tout ce qui suit sur ces trois epoques de l'annee en est extrait, sauf in- dication contraire. (Ce memoire a paru depuis que ces lignes ont ete ecrites).

(3) Coran, sour. LXIX, v. 7.

(4) Croyance courante chez les primitifs. Cf. Fraser, Golden Bough, I. p. 176 seq.


LA PERIODE BENIE DU NISAN 553

periode du nisdn bien connue dans toute l'Afrique du Nord (1) , periode benie, car l'eau qui tombe a ce moment a des proprietes merveilleuses et guerit d'une foule de maladies : en particulier elle favorise la croissance des cheveux des femmes ; elle donne meme de la memoire aux eleves, qui font alors des progres surprenants dans le Coran ; bref, c'est une eau chargee de baraka. Une foule de legendes merveilleuses courent sur la pluie du Nisdn {2 \ C'est a cette epoque que, dans la region de Tlemcen, on commence a tondre les moutons (3) .

L' explication de ces croyances n'est pas encore donnee nos connaissances a ce sujet sont du reste recen- tes et limitees au contenu du memoire que nous venons de citer. D'autres fetes agraires ne nous sont pas mieux connues par exemple la fete du printemps, dite melqa r rabi\ qui tombe a l'equinoxe de printemps ; a cette date les indigenes de nos villes algeriennes sortent et vont manger sur l'herbe. D'autres tetes ont lieu aussi a l'automne sur lesquelles nous ne savons a peu pres rien : il y a la un veste champ d' etudes a defricher (4) .


(1) Cf. El Qairouani, traduction Pellissier et Resumat, p. 692 ; Leon l'Africain, in Remusio, ed. de 1554, 1, fol. 10. B.

(2) Voyez-les dans le memoire precite de Destaing, dont tout ceci est extrait. — Sur le Nisan, voy. encore Westermarck, in Folk-Lore, XVI, 1905, p. 33 ; Noso pour Nisan chez les anciens Semites, voy. R. Smith ; Rel. d. Sem., a 1' index, s. v.

(3) Sur la fete de la tonte des moutons dans le Sud Tunisien (avant le nisan), voy. Manouillard, Tonte des montons, mRev. Tun. , XIII, 1 906, p. 117.

(4) A quoi se rapporte la fete du printemps signalee par Masque- ray, Form, des cites chez les pop, sed. de I'Alg., p. 37 ? cf. Lartigue, Mon. de I'Aures, p. 393 ; dans le meme passage, cet auteur mentionne sans aucun detail, une fete de l'automne. — Fete du printemps chez les anciens Arabes, voy. Lagrange, Rel. semit., p. 298.


554 LE JEU DE B ALLE AU MAGHRIB

Une Coutume tres repandue au printemps en Al- gerie c'est le jeu de la hour a ; presque partout au prin- temps, dans les douars et dans les villages, on joue a la balle (1) . Une pelote de laine, de chiffons, parfois de bois est jetee dans un pre ; les joueurs, divises en deux camps, s'efforcent de la mener dans un de ces camps en la pous- sant avec un baton : c'est notre vieille soule a la crosse. Ailleurs c'est avec le pied que Ton cherche a la pousser c'est notre ancienne soule aupied, \zfoot ball moderne. Au Maroc la hour a est egalement jouee partout, mais il est remarquable qu'en beaucoup de regions ce jeu est re- serve aux t'olba (savants, clercs), et la ou tout le monde y joue les t'olba y jouent souvent a part ou d'une facon speciale. Sans doute on doit observer des traces d'un pa- reil privilege en Algerie : toutefois cela n'a pas ete encore signale, mais les observations ulterieures le montreront peut-etre. On joue a la koura specialement au printemps. En dehors de cette saison, on organise souvent des par- ties de koura a propos d'une secheresse persistante, par exemple : le jeu de koura passe formellement pour amener la pluie a Miliana, a Laghouat, etc. (2) . Ce n'est pas un simple sport : ce jeu a toujours un caractere plus ou moins religieux, on n'y joue point dans les fetes qui n'ont que le caractere de simples rejouissances.


(1) Cf. le passage precite de Masquerey et les references donnees dans notre Merrdkech, p. 318-327 : nous ne faisons ici que resumer ce dernier.

(2) Information de MM. Bugeja et Marcais. Sur le koura, voy. en- core Destaing, Beni Snous, Alger 1908, qui n'etait pas paru a l'epoque ou ces lignes furent ecrites, p. 343.


RITE DE LA FLAGELLATION 555

Or, il n'y a pas que dans le Maghrib que les clercs jouent a la balle : dans beaucoup d'eglises autrefois, les abbes, voire les chanoines et meme l'eveque, jouaient a la balle pendant le careme ; des jeux semblables ont ete observes dans le folklore de la plus grande partie de 1' Europe et Mannhardt les a decrits en detail. II semble bien qu'on doive les rattacher aux fetes dans lesquelles on se donne des coups avec un baton, avec des branches vertes, avec des lanieres de cuir, pratiques tres repandues dans l'Europe centrale (1) . Plusieurs explications peuvent etre donnees de ces derniers rites ; elles ne nous sem- blent pas contradictoires.

En premier lieu, on croit que par les coups on bles- se les esprits mauvais qui habitent le corps et qu'on les force a s'en aller : les coups ont ainsi une valeur puri- flcatrice (2) ; en deuxieme lieu, en battant l'homme avec une baguette verte, avec une branche, on fait passer en lui 1' influence fertilisante et fortiflante de la vegeta- tion^ ; enfln, on a pense aussi que la laniere de cuir avec


(1) Voir la riche collection de faits exposes dans Mannhardt, Bau- mkultus, p. 251-303.

(2) Dans certaines regions de l'Afrique du Nord, on roue de coups les fous pour leur rendre la raison, pensant ainsi expulser les djinns qui les possedent. Voy. Vassel, in Revue Indigene, 30 sept. 1907, p. 328.

(3) Frazer, Golden Bough, I, p. 301 ; II, p. 127 seq., 216-218 ; of Crawley, Mystic Rose, p. 319; Mannhardt, he, cit. Cf. supra, p. 545. Dans le cas ou on bat la victime d'un sacrifice agraire avec des branches, on pense donner de la vigueur a son ame qui va s'incarner aussitot pour produire les fruits de la terre. C'est a cause de la vertu purificatoire des coups que la mort par les verges dans l'antiquite est la forme religieuse par excellence de lapeina capitis (Huvelin. La notion de I'iniuria dans le tres ancien droit romain, in Melanges Appleton, Ann. de I'Universite de Lyon, Nouv. ser., II, Droit-Lettres, p. 423, n. 7).


556 COMBATS RITUELS DANS LE MAGHRIB

laquelle on se bat appartenant souvent a un animal de- termine, ou que la branche d'arbre qui sert a la flagella- tion etant de telle ou telle espece d'arbre, cet animal ou cet arbre etait anciennement un totem dont on cherche a partager la force sacree (1) . Evidemment cette derniere explication convient a une epoque tres primitive ; elle n'empeche pas que la premiere et la seconde n'aient ete vraies a d'autres epoques.

Les combats au cours des ceremonies agraires ont peut-etre tous cette meme signification ; ils sont frequents en ces occasions (2) . Dans le Maghrib on trouve des traces de combats rituels qui avaient lieu a epoque fixe ; Saint Augustin dit qu'une telle fete avait lieu a Cherchell ; Leon l'Africain rapporte des combats rituels de ce genre a Fez au XVIe siecle ; dans certaines regions de l'Al- gerie il y avait egalement, avant notre occupation, des combats annuels, mais a coups de fusil, et ou il y avait souvent mort d'homme (3) . Beaucoup de combats que nous avons decrits a propos des carnavals se rattachent a de tels rites. Cela est surtout probable pour des combats comme celui que nous avons signale a Mogador (4) ; chez nous, les confetti et les batailles de fleurs sont la derniere survivance des combats agraires.

II faut sans doute interpreter ces rites par le deve- loppement des coutumes precedentes, de la flagellation avec la « verge de vie » de Mannhardt. On peut probable-


(1) Cf. S. Reinach, Cultes, mythes et religions, I, p. 79 seq.

(2) Voy. references dans Hubert et Mauss, Sacrifice, in Ann. so- cioL, II, p. 109, n. 4. — Cf. Crawley, Mystic Rose, p. 290-292.

(3) Cf. Merrdkech, p. 321-324.

(4) Supra, p. 509.


RITES SEXUELS 557

ment aussi expliquer de la meme maniere les flagellations periodiques etpubliques des membres des confreries, reli- gieuses, les H'madche, les " A'issaoua, les Doughoughiya, du Maroc, qui se tailladent le front et se lancent des bou- lets sur la tete (1) ; a ce point de vue special, il est interes- sant de considerer les exercices des confreries religieuses comme des tentatives faites pour expulser les mauvais esprits, influencer favorablement la vegetation, purifier et fortifier la communaute (2) . II faut sans doute rattacher a des croyances analogues les cris et le bruit qui sont de regie lors des combats agraires, par exemple les ta 'arija, les agonal, les tchekdtchek des carnavals maghribins (3) : le bruit a toujours passe pour eloigner les esprits (4) .

De ces conceptions primitives on peut en rappro- cher une autre qui est fort repandue. De meme que la ve- getation peut influencer la fecondite, a telle enseigne que dans certains pays on se marie a un arbre avant d'epou- ser sa propre fiancee (5) , de meme le commerce des sexes favorise la vegetation : il exerce sur elle une influence fertilisante. Frazer en a reuni de nombreux exemples (6) : on sait que Leon l'Africain et recemment Moulieras et Salmon ont signale des tribus marocaines chez lesquel- les une certaine nuit de l'annee se passerait en commun


(1) Cpr. I Rois, XVIII, 28. Jeremie, XVI, 6, pour les Hebreux. Cf. Salomon Reinach, Cultes, mythes et relig., I, p. 173-183.

(2) Cpr. Frazer, Golden Bough, III, p. 39-40, p. 60 seq.

(3) Cf. supra, p. 509, p. 536.

(4) Cf. supra, p. 107, p. 147, n. 5.

(5) Crooke, The popul. relig. a. folkl. of North. India. II, p. 115 seq. et 1' interpretation de H. et M. dans Ann. sociol., I, p. 213.

(6) Frazer, op. laud., II, p. 204 seq.


558 RITES SEXUELS

dans une promiscuite complete (1) : ce n'est probablement qu'une calomnie de secte a secte ou de tribu a tribu ; il y a la en effet une vieille accusation que les fanatiques ont lancee dans tous les temps contre les religions autres que la leur ; mais au cas ou 1' authenticity de cette pra- tique serait definitivement confirmee, il faudrait y voir probablement un cas de prostitution sacree ayant pour but d'influencer le cours des phenomenes naturels, et specialement la vegetation et la vie des bestiaux (2) .

Cette maniere d'expliquer les rites sexuels a ete ap- pliquee par Frazer aux ceremonies licencieuses de l'an- tiquite, telles que les Bacchanales et les Saturnales (3) : le sociologue anglais pense, en effet, que le caractere orgiastique de ces fetes etait une survivance de l'epo- que a laquelle on pensait influencer la vegetation par l'acte sexuel. Nous avons note plus haut que dans des pays comme Ouargla, les manages ne se consomment


(1) Cf. supra, p. 46; Leon l'Africain in Ramusio, I, fol. 61 A; Moulieras, Tribu antimusulm., p. 100- 102; Salmon, Les Bd'dd'oua, in Arch, maroc, II, 1905, p. 362.

(2) Cpr. les faits rapportes par Frazer, he. cit., specialement p. 206 et in Early history of Kinship, p. 64. On trouvera dans cet ouvrage toute la theorie des manages de vegetaux, des ceremonies de Mai, de la Pentecote, de la Saint- Jean qui presentent les caracteres suivants ; 1 ° representants humains de la vegetation traites comme roi et reine ; 2° combats rituels ; 3° mariage du roi et de la reine qui aurait ete primitive- ment un moyen magique pour assurer la fecondite des champs ; p. 150 seq. Pour reine de Mai, voy. specialement l'exemple de la p. 167-168 ; mariage des rois et des reines, p. 168-178. Mariage des vegetaux, p. 155-158 ; mariage de l'esprit des eaux, p. 179-181.

(3) Cpr. l'etonnante lubricite de certaines fetes religieuses chez les Jebala du Maroc, d'apres Moulieras, Maroc inconnu, II, p. 14 seq., 18 seq.. 20, 30.


RITES SEXUELS 559

que dans le mois de ^Achourd, dont nous avons assimile les fetes aun carnaval. Cette explication, d'ailleurs, n'ex- clut pas celle que nous avons deja donnee, sur l'autorite de Frazer egalement, et d'apres laquelle la joie se rap- porte a la renaissance de 1' esprit de la vegetation, a la resurrection du dieu que ces ceremonies ont pour objet d'amener (1) ; le caractere de rejouissance qu'ont ces fetes se laisse encore rattacher a la joie que Ton eprouve de se debarrasser des mauvais esprits, de se purifier, de se fortifier a cette occasion (2) . Le syncretisme de toutes ces theories est parfaitement admissible : nous devons nous faire de plus en plus a cette idee que les conceptions du primitif sont beaucoup plus complexes que nous ne som- mes enclins a le supposer ; la complexity et la confusion des croyances ont precede la clarte et la simplicity des doctrines et, en sociologie, nous devons nous defler des explications trop simples.

La theorie de 1' influence fecondante des rapports « sexuels » sur la vegetation et de celle ci sur la fertilite des femmes ne permet sans doute pas, d'expliquer tous les rites sexuels (3) ; mais elle jette une vive clarte sur un grand nombre d'entre eux. Dans un memoire ou nous at- tirions 1' attention sur le caractere plus que leger de la vie de certaines saintes duNord de 1' Afrique, nous ajoutions :


(1) Cf. supra, p. 588.

(2) Frazer, op. laud., Ill, p. 145-146. — Cpr. la theorie de l'union donnee par Crawley, Mystic rose, p, 269, 285-286, et par laquelle cet auteur explique le caractere licencieux des carnavals (id. p. 282, p.285).

(3) Voy. Dulaure, Des div. gener., Paris, 1905, chap, complem. de Van Gennep, p. 195-305.


560 PROSTITUTION SACREE

« La grande tribu des Oulad Nail, tribu maraboutique des- cendant d'un saint fameux venu du Sous a la fin du XVIe siecle, est bien connue par 1' habitude qu'ont ses jeunes filles de quitter, des qu'elles sont puberes, leur foyer pour aller faire dans les villes commerce de leurs char- mes et gagner le pecule qui leur permettra de se marier. Aujourd'hui les indigenes de cette tribu qui se sont frot- tes a notre civilisation renient volontiers cette coutume et pretendent que les jeunes Oulad Nail qui se prostituent appartiennent aux classes inferieures de la societe : mais il est constant que cet usage etait jadis a peu pres general et qu' aujourd'hui encore, il n'entraine aucun deshonneur pour celles qui le suivent. Les indigenes au reste, quels qu'ils soient, epousent sans aucune repugnance les fem- mes qui ont ainsi trafique de leurs personnes. Or les Oulad Nail sont maraboutes et fort serieusement considerees comme telles par les indigenes (1) . — Dans les Oulad ' Abdi de 1' Aures, les femmes divorcent souvent et se livrent a la prostitution dans l'intervalle de leurs manages : elles ne


(1) Voir dans Trumelet, Algerie legendaire, la biographie de Sidi Nail et surtout ses curieuses mesaventures conjugales. Un de ses enfants, Sidi Malik, naquit de sa femme Chelih'a peu de temps avant son retour de la Mecque ou il etait reste deux ans et demi. Bien que les musulmans admettent, on le sait, la possibilite de gestations a tres longs termes (voy. a ce sujet. Abdallah ben Caid Amor, in Union islamique (Caire), 1807, n°l ; pp. 14-19), la filiation de Malik,fut toujours l'objet de doutes injurieux. Aussi quand les individus des autres branches de Oulad Nail veulent insulter des descendants de ce fils de Sidi Nail, ils les traitent dedaigneusement d' Oulad Malik. Cependant, chose curieu- se, c'est surtout dans la descendance de ce dernier que c'est perpetuee le don des miracles (Trumelet, loc. cit.). Cf. sur les OuledNail, Largeau, Le Sahara algerien, p. 26. Je ne connais pas le memoire de Huguet sur les OuledNail {Revue Ency clop edique, 1900).


PROSTITUTION S ACREE 561

cessent pas, pendant ce temps, de demeurer dans leurs families et leurs parents trouvent leur conduite fort na- turelle. L'autorite administrative s'etant emue et ayant voulu reglementer cette prostitution, la population en- tiere s'y opposa, pretextant que cette mesure nuirait a l'abondance des recoltes » (1) . Une veritable baraka sem- blerait done ici etre attachee a la prostitution.

Ce passage nous a valu des observations peu agrea- bles ; des musulmans s'indignerent ; on nous accusa dans un certain milieu, d' avoir insulte les maraboutes ; au Congres des Orientalistes d' Alger, de 1907, M. Ro- bert, que nous venons de citer, tenta de developper a ce sujet ses vues, que nous ne connaissons au surplus que fort imparfaitement, mais que nous croyons concordan- tes avec les notres ; de violentes protestations se produi- sirent de la part des musulmans du Congres. Cependant nous avons le regret d'avancer ici que des investigations ulterieures n'ont fait que nous confirmer dans notre idee premiere ; nous exposerons dans un autre ouvrage d'autres faits qui nous paraissent ne pouvoir etre inter- preter que par des traces de prostitution sacree : nous sommes loin d'ailleurs de soutenir qu'ils doivent s'ex- pliquer uniquement par la theorie de la correlation entre la vegetation et les rapports sexuels des hommes (2) .

En effet, l'acte sexuel par lui-meme a pour le primi- tif un caractere mysterieux et sacre : l'orgasme venerien a


(1) Seddik (<2/z'<xs" A. Robert), Mceurs habitudes, usages et coutumes arabes, in J Rev.^/g.,XIIIeann.,2esem.,n°20, 18nov. 1899, p. 628-629.

(2) Sur les traces possibles de prostitution sacree en Egypte, voy.. Curtiss, Ursemit. Relig. im Volksleb. d. heut. Or. p. 172-175.


562 PROSTITUTION SACREE

passe jadis pour une extase divine, sans metaphore. Nul doute au reste que physiologiquement et psychologi- quement, il ne soit fort voisin de 1' extase et Ton a ete jusqu'a en faire la racine du sentiment religieux (1) . Le caractere sacre de l'acte sexuel se marque de differentes f aeons chez les primitifs; dans la plus grande partie du monde musulman, 1' habitude de prononcer a ce moment la chehdda (profession de foi) ou le bismi Lidh (au nom de Dieu) est une de ces marques (2) .

Des lors le caractere primitivement magique et re- ligieux de la prostitution ne saurait nous surprendre et nous comprenons par la des institutions, qui au premier abord semblent monstrueuses, comme celle des pretres- ses d'Ichtar chez les Assyriens ; nous comprenons aussi comment, en assyrien, le titre de consacree et celui de femme sans moeurs et de sorciere s'equivalaient (3) . Nous comprenons enfin que les prostituees des OuledNail aient garde un caractere maraboutique et meme que les mu- sulmans de 1' Afrique du Nord aient, en maints endroits, pour la prostituee, une sorte de consideration. « L' oda- lisque du desert saharien n'est pas meprisee ; les musul- mans les plus puritains passent sans se detourner, sans meme froncer le sourcil devant sa demeure. La plupart temoignent meme a certaines d'entre elles une deference


(1) Voy. Esmein, in Nouv. Rev. hist, de Droit frang. et etrang., 1902, n° 1, p. 5-32. On sait que Comte tire la religion de l'Humanite de 1' amour.

(2) Crawley, Mystic rose, p. 8 ; Boukhari, trad. Houd. et Marc. p. 69 .

(3) Lagrange, Relig. semit., p. 238, et passim. Cpr Smith, Rel. d. Sem., p. 42, p. 122, p. 252. — Cf. supra, p. 50, n. 4.


L' ANE DANS LES FETES AGRAIRES 563

qu'ils n'auraient certes pas dans la famille, pour leurs propres femmes » (1) .

L' influence des rapports sexuels sur la vegetation peut done n'etre qu'un cas particulier du caractere magi- que qui leur est primitivement attribue : il semble que la vigueur, la virilite, la fecondite qu'ils impliquent s'eten- dent par sympathie aux agents naturels. La est sans aucun doute l'origine des fetes religieuses a caractere licencieux et en general des cultes phalliques, dont ce n'est pas le lieu de parler ici (2) .

La theorie de 1' influence des sexes sur la vegeta- tion explique bien pourquoi dans les sacrifices agraires, le dieu de la vegetation est represents par un couple et pourquoi dans les rites de la moisson de l'Afrique du Nord intervient souvent une soi-disant fiancee (3) . Peut- etre faut-il expliquer par des raisons analogues la place tenue par certains animaux dans les antiques ceremonies religieuses ; par exemple le bouc, dont les ardeurs conti- nuelles ont fait en quelque sorte le symbole de la gene- ration. S. Reinach a montre que le culte de l'Ane avait jadis ete repandu dans l'Antiquite; la fete de l'Ane chez les chretiens du Moyen-Age est bien connue. Or, elle se pratiquait le jour de la circoncision, au debut de l'annee; d' autre part nous avons vu a plusieurs reprises l'ane in- tervener dans les fetes d'Ennair (4) . L'ane joue un grand


(1) Huguet, Contribution a I 'etude sociologique des femmes sa- hariennes, in Rev. de I'Ecole d'Anthropologie, XIV, 1904, p. 414. Cpr Bertrand, Le Jardin de la mort, p. 107.

(2) Voy. Van Gennep, Legende d 'Australie, p. LV-LVI (coi't rituel).

(3) Cf. supra, p. 518-519, p. 558, n. 2.

(4) Cf. supra, p. 549. Voy. Destaing, op. laud., p. 66 (rite de l'ane auxfigues).


564 RITES D'ABSTINENCE

role dans les carnavals maghribins : nous l'avons vu dans le Rif, a Touggourt (courses d'anes) etc. ... (1) et jusqu'en Perse (2) . Sans doute, ce fait peut s'expliquer parce que l'ane etant la plus modeste des montures fait necessaire- ment partie des ceremonies burlesques ; mais si des faits nouveaux etaient decouverts, une autre explication serait peut-etre possible. La reputation de l'ane comme repro- ducteur n'est plus a faire dans l'Afrique du Nord : tout le monde connait 1' expression proverbiale de sabir que feu Sarcey n'hesita pas a ecrire dans un de ses feuille- tons au grand scandale de ses lecteurs ; d' autre part les rites de ' Achoura comme ceux d'Ennair sont des rites de renouveau ; nous aurions done la un nouvel exemple de 1' influence d'un rite sexuel sur la vegetation; convenons d'ailleurs que e'est la une hypothese qui jusqu'ici est tres Insufflsamment etayee (3) .

Frazer qui explique les licences scandaleuses des tetes carnavalesques par 1' influence sympathique du commerce des sexes, explique par la meme raison 1' abs- tinence du careme. Le primitif qui pense parfois que ses amours fecondent la terre, pense d'autres fois qu'en s'abstenant au contraire de tout exces, II se fortifle et fortifle les plantes eu meme temps. Frazer cite un certain nombre d'exemples, empruntes a l'ethnographie des pri- mitifs, de periodes d' abstinence observees au moment des semailles, au debut de la vegetation (4) . II est possible,


(1) Cf. supra, p. 502, p. 510.

(2) Cf. supra, p. 588.

(3) Cf. Reinach, Cultes, mythes et religions, II, p. 254, n. 2 et les references donnees ; cpr. L. Bertrand, Jardin de la Mort, p. 158.

(4) Frazer, op. laud., II, p. 209-214; III, p. 145-146.


LA 'ANCERA 565

etant donne ce que nous connaissons de la confusion d'idees des primitifs, que ces deux conceptions contra- dictories aient coexiste. Ce serait trop s'avancer de nier que cette theorie de l'origine du jeune ne comporte rien de vrai : mais on ne peut s'empecher de remarquer que si elle rend bien compte des periodes de continence obli- gatoires que s'imposent les jeuneurs, elle rend beaucoup moins bien compte de 1' abstinence de 1' aliment : or cel- le-ci parait bien essentielle dans le jeune (1) . Cette theo- rie s' applique egalement mal aux jeunes de deuil ; nous aimerions mieux admettre que le jeune dont la regie est qu'aucune parcelle exterieure ne doit penetrer dans le corps, se rattache a la crainte de voir celui-ci souille par de mauvaises influences qui, a certain moment, comme au declin et a la mort de la vegetation, flotteraient par- tout dans l'air.

Une autre classe de pratiques populaires tres repan- dues dans le Maghrib, ce sont les rites du feu : ils ont lieu principalement a 1' occasion du solstice d'ete et chez les musulmans le jour de la 'ancera^, qu'ils fixent au 24 juin


(1) S. Reinach, Cultes, mythes et relig., n'est pas non plus favora- ble a cette theorie.

(2) Sur la 'ancera il n'existe que trois travaux : le premier est un passage de notre Merrdkech, p. 377-381 ; le deuxieme est un memoire de Westermarck, Midsummer customs in Morocco, in Folklore, XVI, 1905, p. 28-47, qui contient un expose detaille des coutumes du Maroc avec des vues theoriques sur la question ; le troisieme est un memoire de Destaing, deja cite (cf. supra, p. 552), qui doit paraitre dans la Revue Africaine, et que l'auteur a bien voulu me communiquer en manuscrit ; il contient un expose tres complet et tres precis des rites algeriens et de nombreuses references aux auteurs arabes. Nous renvoyons une fois pour toutes a ces travaux, ou Ton trouvera 1' indication de tout ce qui est


566 LES FEUX DE LA SAINT- JEAN AU MAGHRIB

de l'annee julienne ; chez les Coptes, c'est la Pentecote ; chez les juifs, il en etait de meme ; chez les Chretiens, c'est la Saint- Jean. L'etymologie de 'ancera est inconnue, ou du mo ins celles que Ton donne ne sont d'aucune utilite pour 1' explication des rites. Les musulmans ont invente divers contes etiologiques pour expliquer ce nom ; on trouvera ces legendes dans Westermarck et surtout dans Destaing. Quoi qu'il en soit, il n'est pas douteux que, si le nom a ete emprunte, la fete lui est bien anterieure ; elle est excessivement vieille, car il s'agit la de rites presque universellement pratiques et qui se rattachent aux plus anciennes conceptions de l'humanite sur le cours des choses naturelles.

Le jour de la 'oncer a, dans la plus grande partie de l'Afrique du Nord, on allume des feux dans les cours, dans les carrefours, dans les champs et specialement parfois sur l'aire a battre, ce qui est caracteristique ; on recherche pour alimenter ces feux les plantes qui font beaucoup de fumee, et qui font de la fumee aromatique la ferule, le marrube, le thym, le thuya. . . Dans certaines villes meme, a Tlemcen, on vend a cet effet les « sept parfums » analogues a ceux que nous avons deja enume- res pour la magie : rue, thym, graine de cerfeuil, camo- mille, geranium, pouillot, h'armel, etc. On s'expose a la fumee, on y expose surtout les enfants, on la chasse vers les vergers, vers les recoltes ; on saute a travers. Dans


anterieur, afin de nous dispenser de les citer presque a chaque ligne. Desparmet, Arabe dial., 2e per., p. 133, contient aussi un chapitre sur la 'ancera. (Le memoire de Destaing a paru depuis que cette note e ete redigee).


LES RITES DE L'EAU A LA 'ANCERA 567

certains pays chacun doit y sauter sept fois (1) ; on prend un brandon dans la main et on parcourt la maison avec, pour 1'enfumer ; on fait passer les objets dans le feu ; on y expose les malades en faisant des voeux pour eux. Les cendres du feu sont egalement reputees jouir de proprie- tes bienfaisantes ; dans le Rif les habitants frottent de ces cendres le petit toupet de cheveux qu'ils gardent sur la tete ; ailleurs on s'en frotte le corps, ce sont des cendres benies tout comme l'eau du Nisan. Dans certaines tribus, on jette de l'eau sur les branches qui brillent, un des assis- tants prend une de ces branches et asperge l'assemblee.

C'est qu'en effet, la 'ancera s'accompagne de rites de l'eau ; dans les Beni-Snous les femmes allument du feu dans un fourneau, y jettent quelques parfums et tour- nent autour d'un etang en encensant l'eau en quelque sorte ; a Tlemcen, on suit, on va faire des fumigations aux endroits ou il y a de l'eau. En nombre d'endroits, on baigne les enfants et meme on se baigne soi-meme. Dans beaucoup de pays qui sont au bord de la mer, dans la province d'Oran et particulierement dans le nord du Maroc, tout le monde, ce jour-la, se rend au bord de la mer pour se baigner; meme, dans le nord du Maroc, il n'y a guere de rites du feu. Saint Augustin signale deja ces baignades comme etant des usages suivis en Libye. Dans beaucoup de villes de l'interieur, a Fez, Mequinez, particulierement a Merrakech, on se jette de l'eau les une aux autres, et meme on fait prendre un bain force a


(1) Au sujet de ce rite tres developpe dans certaines ceremonies d'autres regions du globe et sur l'immunite des sauteurs, voy. Lang, Magic and relig., p. 270-294.


568 USAGES DIVERS A LA 'ANCERA

quelques personnes. Dans les pays ou l'eau est rare, c'est de la terre qu'on se jette a la figure ainsi en est-il dans le Sahara par exemple. On sait que dans l'orthodoxie mu- sulmane, la terre est egalement un substitut de l'eau ; les ablutions, par exemple, se font avec de la terre a defaut d'eau : c'est le tayammoum.

A 1' occasion de la 'ancera, du reste, on pratique une foule de charmes magiques pour feconder les plantes, guerir leurs maladies, tuer leurs parasites, chasser les puces, etc. (1) . C'est egalement a cette epoque que Ton pratique 1' operation bien connue chez les cultivateurs europeens sous le nom de caprification et qui consiste a suspendre dans les figuiers des rameaux de figuiers sauvages, dits males, contenant des Cynips, hymenop- teres qui favorisent la fecondation des fleurs du figuier cultive. D' autre part on dit que le jour de la 'ancera une femme ne peut ni concevoir ni enfanter ; si un enfant nait ce jour-la, il sera frappe de sterilite. Dans certains pays du Maroc, on brule ce jour-la la tente d'une femme veuve qui n'a jamais eu d'enfants. Dans telle partie de la province d'Oran on ne laisse penetrer dans les ver- gers, approcher des meules, des ruches, des silos aucune femme mariee, mais seulement des vierges.

A la 'ancera on mange certains plats speciaux, par- ticulierement des grains, des feves, du sorgho, cuits sim- plement a l'eau; cette coutume s' observe surtout chez les tribus du plateau subatlantique marocain ; chez les Reh'amna, par exemple, on mange le ble nouveau sur


(1) Riche collection de ces charmes dans Destaing.


LA ' ANCERA ET ' ACHOURA 569

l'aire a battre et c'est la aussi que Ton allume le feu tra- ditionnel. En plusieurs endroits on brule un animal dans ce feu : un chat sauvage chez les Jebala du Maroc ; jadis, a Sale, on brulait un hibou (1) . Parfois c'est un sacrifice sanglant qui a lieu : par exemple, chez les Beni-Ouassin de la province d'Oran, on egorge une brebis au pied des meules et on abandonne le sang et les entrailles c'est un sacrifice agraire.

Nous avons vu deja que 'Achoura etait souvent mar- que par des feux de cette nature au Maroc et en Tunisie (2) ; nous savons aussi qu'a cette occasion on mange des legu- mes sees et des grains, et que les rites de l'eau sont ega- lement developpes ca et la ; meme chez les Beni-Mguild, au Maroc, ce jour-la on fait bruler une poule blanche. La ceremonie antique du feu solsticial de la 'ancera a done ete captee au passage par 'Achoura, fete musulmane a date lunaire et qui, par consequent, se place tour a tour a toutes les epoques de l'annee solaire; nous avons deja ob- serve que "Achoura etait un centre de cristallisation des vieux rites (3) . Que si le caractere special des rites, comme par exemple l'usage de la fumee du feu, est moins mar- que a 'Achoura, on ne peut s'en etonner en reflechissant que le fait de se trouver a des epoques tres differentes de l'annee agricole dut necessairement faire perdre a la fete


(1) Cf. Gaidoz, Et. de myth. gaul. ; le symbolisme de la roue, Pa- ris, 1886 (victimes brulees a l'occasion de fetes solsticiales, p. 27-28).

(2) Cf. supra, p. 582.

(3) Cf. supra, p. 529. — Notons a ce propos qu'au Maroc beau- coup de mousem ou fetes patronales de saints ont lieu a la 'ancera (Cf. Michaux-Bellaire, in Arch, maroc, VI, p. 3-4, p. 351-352).


570 CARACTERESOLAIREDESRITESDELA' ANCERA

son caractere primitif. D'ailleurs, les feux de 'Achoura comme ceux de la 'ancera sont blames unanimement par l'orthodoxie musulmane (1) . lis rappellent trop les pratiques anterieures a 1' Islam ; les auteurs musulmans disent que c'est une ancienne fete perse pendant laquelle les Persans celebraient le Soleil ; chez la plupart des Chretiens d' Orient, c'est la fete de la Saint- Jean ; chez les coptes, c'est, avons-nous dit, la Pentecote, jour ou l'Esprit-Saint descendit sous forme de langues de feu. Et Maqrizi dit encore que c'est le jour de la 'Ancera que Jesus arreta le soleil (2) .

Ces interpretations sont interessantes parce qu'elles indiquent que le rite du feu de la 'ancera pourrait bien etre un rite solaire. Or, les ethnographes ont retrouve ces rites du feu chez une foule de peuples, jusque dans l'ln- de, a Java, en Chine; dans l'lnde c'est la grande fete de la Holi (3) ; les chiites, nous l'avons vu, allument des feux a 'Achoura ; en Europe enfln, les feux de la Saint- Jean et les rites de baignades qui ont lieu a cette occasion sont connus de tous ; la personnalite de Saint- Jean Baptiste est significative a cet egard (4) . Mais les feux de la Saint- Jean ont encore lieu a la Pentecote, au ler mai, a Paques, et enfln au solstice d'hiver, ou ils ont persiste chez nous


(1) Cf. supra, p. 532 ; Destaing, op. laud.

(2) Voir les references aux auteurs arabes donnes par Destaing, op. laud.

(3) Voy. Crooke, The pop. folklore and relig. of. N. Ind., II, p. 315.

(4) Frazer, Golden Bough, III, p. 318 seq. Early of Kinship, p. 101-105.


LA MAGIE DU SOLEIL 571

sous la forme de la buche de Noel (1) .

L' interpretation de tous ces rites ne laissent pas que d'etre ardue et la theorie n'en est pas encore definitive, mais on peut croire que les grands traits en sont d'ores et deja fixes. Mannhardt le premier, dans un chapitre de son grand ouvrage sur le culte de la vegetation chez les Ger- mains et leurs voisins, a emis Phypothese que ces rites du feu n'etaient que des rites solaires (Sonnenzauber), des- tines a donner de la force au soleil, a le soutenir dans sa course, surtout a des epoques critiques de se revolution, comme les solstices. Frazer, dans son Rameau d'Or, a repris cette explication et Pa fortifiee de nombreux exem- ples pris chez les peuples les plus divers : elle tire surtout sa force de la coexistence avec les rites du feu de rites rotatoires nombreux (roues de feu, disques enflammes, etc. ...), dont nous allons parler dans un instant (2) .

Cette theorie d'ailleurs n'est nullement exclusive : elle n'empeche pas P explication par la purification. Le primitif en effet croit que le feu le purifie des mauvai- ses influences et c'est pour cela qu'il saute a travers les


(1) Voir Mannhardt, Baumkultus, p. 497-566 ; Frazer, op, laud., Ill p. 254 seq. ; cf. aussi les references de Tuchmaan, Fascination, in Melusine, VIII, p. 160. Sur les rites de renouveau et les rites solaires en usage dans la periode de 12 jours qui va de Noel a l'Epiphanie, voy. Gaidoz, op. laud., p. 31-33. II est a remarquer que Saint Jean-Baptiste est le seul saint dont l'Eglise fete la nativite, par analogie avec la fete de la naissance du Christ a Noel. Voy. la-dessus une curieuse citation de St-Augustin, op. Gaidoz, loc. cit.; cpr Cumont, Religion orientate dans le paganisme romain, p. XI et la note. — Pour rites de feu a d'autres epoques, de l'annee chretienne, voy. Gaidos, op. laud., p. 85.

(2) infra, p. 574.


572 SIGNIFICATION DES RITES DE LA ' ANCERA

flammes ; celles-ci sont censees detruire les mauvaises influences qui sont attachees a lui. Sans doute aussi elles communiquent un peu au sauteur de la force et de l'ardeur du soleil; a defaut de la flamme ce resultat bienfaisant est obtenu par la fumee : de la l'usage qu'on en fait et que nous avons decrit ; la cendre a les memes proprietes. Le feu devient ainsi un moyen d'etablir une communication entre le soleil bienfaisant, 1'homme et les produits agricoles. Pour assurer mieux cette com- munication 1'homme mange une partie des nouveaux produits et se met ainsi en communication intime avec la vegetation.

Toutes ces explications nous paraissent pouvoir etre admises cumulativement et nous ne voyons aucune raison pour ramener tous ces rites a la seule theorie de la purification et de la transmission d'une baraka comme le fait Westermarck (1) ; la longue exposition de Mannhardt, si richement documented, n'en est pas ne- cessairement ebranlee a notre avis. C'est egalement par la seule theorie de la purification et de la sanctification que le sociologue finnois explique le sacrifice ; la fumee des animaux brules aurait une vertu magique (2) . Mais on peut tres bien admettre cela et admettre en meme temps avec Frazer qu'il s'agit d'un sacrifice agraire ; cela est d'autant plus probable pour l'Afrique du Nord, que la fete de la 'ancera tombe generalement apres la moisson, apres le battage, alors que les bles sont en meules et que souvent elle a lieu sur l'aire a battre. L' animal brule peut


(1) Westermarck, op. laud., p. 44-45.

(2) Westermarck, op. laud,, p. 46.


SIGNIFICATION DES RITES DE LA 'ANCERA 573

parfaitement representer alors 1' esprit de la vegetation, surtout si Ton considere qu'il y a des cas ou il est egor- ge, comme celui des Beni Ouassin que nous avons cite d'apres Destaing.

Des lors nous sommes ramenes a la theorie du sa- crifice et on n'a qu'a se reporter a l'expose que nous en avons fait pour comprendre que la fumee et les cendres ont une vertu sanctifiante, une baraka. Mais cela n'est pas contradictoire avec 1' influence magique du feu sur le soleil : nous avons vu que le sacrifice avait parfois le ca- ractere d'un rite de magie sympathique imitative (1) . Les rites de l'eau, dont nous allons reparler dans un instant (2) sont evidemment des rites sympathiques surajoutes : ils sont destines a assurer a la vegetation la pluie dont elle a besoin non moins que de soleil.

Des theoriciens plus hardis pourront supposer que 1' animal detruit dans un tel sacrifice est un ancien to- tem (3) ; il n'y a la rien que de vraisemblable, de meme que le fait de manger le ble nouveau en commun peut tres bien etre une survivance de banquet totemique ; quand 1' esprit de la vegetation succede, comme concep- tion religieuse, au totem, c'est avec celui-ci qu'on croit se mettre en rapport en mangeant les premiers fruits. En- fin, la fete du renouvellement des feux, dont nous avons deja parle, a peut-etre ete en rapport avec des ceremo- nies comme celles de la 'ancera, car c'est generalement


(1) Cf supra, p. 477. (2)Cfm/ra,p. 582.

(3) S. Reinach, Cultes, mythes et religion, II, p. 114-118 ; cpr. le rite etudie dans ce passage aven celui que citent Smith et Wellhausen.


574 RITES ROTATOIRES

au moment de cette fete que les sauvages consomment les premiers fruits de la terre solennellement (1) . Tout cela pourra sembler bien complique et meme confus, ou tout au moins paraitrons-nous a certains lecteurs d'un eclec- tisme outre : il est possible que cette confusion resulte en partie de 1' imperfection de nos connaissances, mais il nous semble qu'elle reflete probablement aussi la con- fusion d'idees du sauvage. Nous ne serions pas exacts si nous reduisions en theories simples et mathematiques des choses qui furent primitivement troubles et compliquees. Nous avons fait allusion plus haut aux rites rotatoi- res qui accompagnent les feux de la Saint- Jean et en ge- neral les ceremonies solsticiales. Or, les sociologues ont montre que la roue a primitivement ete 1' image du soleil dans les textes bouddhistes et brahmaniques la roue ap- parait comme le symbole du disque solaire (2) . Solis rota altivolens, dit Lucrece, et les Eddas et de vieux textes celtes appellent le soleil une roue. Aux fetes de la Saint- Jean, dans le folklore europeen, on met le feu a .des dis- que s de paille qu'on fait rouler ou tourner de quelque maniere (3) . On a pu suivre les traces de ce symbolisme dans la roue portee comme amulette, dans la roue de Fortune du. Moyen-Age, dans la roue d'lxion, dans les effigies de certaines monnaies ; on a meme consi- dere la roue a rayons comme 1' antecedent du labarum et


(1) Frazer, op. laud., in, p. 428.

(2) Voy. Gaidos, op. laud., p. 10-14 ; Goblet d'Alviella, Moulins a prieres, roues magiques et circumambulations , in Rev. Universite Bruxelles, 2e, ann. 1896-1897, n° 9, p. 659-660.

(3) Gaidoz, op. laud., p. 16-36.


RITES CIRCUMAMBULATOIRES 575

du chrisme (1) . Sans oser rien conclure des a present, il n'est pas possible de ne pas rapprocher les noud'ar ou « grandes roues » dont nous avons parle ci-dessus et qui font la joie des enfants aux fetes de 'Aohoura dans le H'ouz de Merrakech, de quelques usages europeens comme la roue de Gayant a Douai, la roue de Saint- Amable a Riom, la roue de Saint- Veit en Souabe (2) : dans ces trois cas, de grandes roues etaient exhibees a 1' occasion de fetes a dates variables, mais situees toutes dans le mois de juin, c'est-a-dire a caractere solsticial. Or, nous avons vu plus haut que 'Achoura avait capte plusieurs rite, solsticiaux (3) .

Ces roues solaires ont ete rapprochees d'un usage qui auparavant paraissait tres isole dans les religions, et qui est le moulin a prieres des bouddhistes. On a de- montre que sa forme primitive etait celle d'une roue et on a meme prouve qu'il est anterieur au bouddhisme, puisqu'il se trouve dans des textes brahmaniques an- ciens. On a done pu montrer qu'il y avait la un usage tres primitif et on a ete amene a le comparer a un autre groupe de pratiques tres repandues : nous voulons par- ler des circumambulations ou processions circulaires rituelles (4) .

Les rites circumambulatoires sont bien developpes dans l'lnde; dans les rituels Chretiens les processions


(1) Gaidoz, op. laud., p. 36-76.

(2) Gaidoz, op. laud., p. 25-31. Supra, p. 508.

(3) Supra, p. 529, p. 543.

(4) Sur tout cela, voy. W. Simpson, The buddhist Praying-Wheel, Londres, 1896.


576 RITES CIRCUMAMBULATOIRES

autour des eglises sont bien connues; l'Odyssee et l'Eneide nous montrent des circumambulations funerai- res analogues a celles des disciples du Bouddha autour

r

du tombeau de leur maitre. En Ecosse, on tourne trois fois autour d'un individu a qui on veut souhaiter la bien- venue ; dans les Hebrides, des processions font le tour des cairns ou tas de pierres sacres. Autour des feux de la Saint- Jean, il y avait jadis, en differents pays, des danses giratoires (1) .

La comparaison de tous ces usages a mis hors de doute qu'il faut voir dans la circumambulation un rite imitatif de la rotation du soleil ; comme dans les cere- monies de la 'ancera il s'agissait de donner de la force lumineuse et de la chaleur au soleil, ici il s'agit de le soutenir dans sa course. Aussi les tournees se font-el- les habituellement de gauche a droite, c'est-a dire dans le sens du mouvement du soleil. Les tournees faites de droite a gauche, c'est-a-dire en sens contraire a celui du mouvement du soleil, ont un caractere funeste : elles sont reservees a la sorcellerie ou aux ceremonies funeraires. Ainsi d'autres idees s'adjoignent a celle de 1' influence sympathique sur le soleil : « par la tournee solaire, on in- clut du bien dans le cercle, par la tournee antisolaire, on l'exclut » (2) . Mais 1' imitation des mouvements astraux parait bien etre l'idee primitive : on en sera davantage convaincu si Ton songe a 1' importance de la division de


(1) Voy. les references donnees par Goblet d'Alviella, op. laud. p. 650-653.

(2) Mauss, in Ann. sociol., Ill, p. 299. Nous n'avons pas connu le memoire de W. Gland.


LESTOURNEESRITUELLESDUPELERINAGE 577

l'univers en orients chez les primitifs nous avons deja indique cette importance (1) .

Or, il y a dans le rituel orthodoxe du pelerinage musulman un rite bien connu de circumambulation : ce sont les tournees autour de la ka'ba ou t'aoudf. On doit en faire sept de suite, en courant, sans etre nu, en etat de purete et en tournant de facon a avoir le sanctuaire a sa gauche, c'est-a-dire en tournant de droite a gauche. Ce rite a lieu trois fois : a l'arrivee a la Mecque, le jour du sacrifice et avant le depart. Les tournees d' adieu sont fa- cultatives (2) .

Que le t'aoudf musulman ait pour origine un rite solaire primitif, c'est ce qui peut etre confirme par ce fait que la ka'ba etait un Pantheon arabe, dont on disait qu'il contenait 360 ou 365 idoles, ce qui ne pouvait sym- boliser que la course annuelle du soleil. II faut aj outer que les rites de tournees, connus dans la religion juive (3) , etaient frequents dans l'ancienne Arabie autour des sanctuaires ou de simples tombeaux (4) ; 'Antar fait faire aux prisonniers de Kheibar sept fois le tour du tombeau de son pere (5) . Dans l'Afrique du Nord innombrables sont les marabouts dont on fait sept fois le tour lors- qu'on va les visiter en pelerinage : bien que de nouvelles


(1) Supra, p. 185. Sur toutes ces vues theoriques, voy. Simpson, op. laud., p. 87-103, et passim ; C. R. interessant par Mauss, in Ann. sociol., I, p. 235.

(2) Khelil, Moukhtagar, trad. Perron, II, p. 45.

(3) II Rois, X, 22 ; II Samuel, n, 14.

(4) Smith, Rel. d. Semit., p, 116 ; Wellhausen, Reste arab. Heid. p. Ill ; Goldziher, Muhamm. Stud., II, p. 314-315 ;

(5) Goldziher, Culte des morts, in Rev. Hist. Rel., p. 349.


578 LESTOURNEESRITUELLESDUPELERINAGE

verifications soient desirables sur ce point, il semble que ces tournees sont, comme celles du h 'adjdj, faites dans le sens antisolaire (1) . Mais le rite est evidemment, dans ce sens, influence par l'orthodoxie. Dans certains sacrifices a caractere populaire du Maghrib on fait faire a la victi- me sept fois le tour du sanctuaire ou on va la sacrifier (2) ; nous avons mentionne plus haut des rites analogues en etudiant le sacrifice^.

Le fait que toutes ces tournees sont effectuees dans le sens antisolaire constitue une objection a l'hypothese suivant laquelle ils se rattacheraient a la magie du soleil (Sonnenzauber). En effet la rotation antisolaire ne se rencontre, avons nous dit, que dans la sorcellerie et les rites funeraires, et il y a lieu alors de se demander pour- quoi dans le pelerinage musulman les tournees rituelles ne se font pas de gauche a droite. Simpson a suppose que les temples musulmans avaient ete originairement en rapport avec des tombeaux sacres et que le rite circu- mambulatoire s'y etait conserve sous sa forme funerai- re, c'est-a-dire antisolaire (4) . On pourrait encore penser


(1) Desparmet, Arabe dialectal, 2e per., p. 164 ; Michaux-Bellai- re, in Arch, marocaines, VI, p. 3.4, 361-362, ou le sens du mouvement est precise.

(2) Alfred Bel, Quelques rites pour obtenir la pluie en temps de secheresse chez les musulmans magribins, in Recueil de memoires et de textes en Vhonn. XlVe Congres orient., Alger, 1903, p. 81.

(3) Supra, p. 466. Sur les rites giratoires chez les musulmans, voy. l'interessant chapitre de Simpson, p. 125 seq., ou l'auteur va jusqu'a rapprocher les exercices des derviches tourneurs des rites giratoires a caractere solaire, ce qui est peut-etre ose.

(4) Simpson, op. laud., p. 132-134.


LESTOURNEESRITUELLESDUPELERINAGE 579

que les rites de circumambulation de gauche a droite etant tres repandus dans l'Arabie anteislamique, 1' Islam, en cela comme en beaucoup d'autres prescriptions, a systematiquement pris le contrepied des rites Pratiques avant lui.

On a de nombreux exemples de cette opposition de la nouvelle religion a celles qui l'avaient precede, et il y en a justement un dans les prescriptions relatives aux tournees rituelles du pelerinage. Nous avons dit en effet que les tournees devaient etre faites par le fidele sans etre nu. Or nous avons des textes qui nous indiquent qu'avant l'islam le t 'aoudf etait fait dans un etat de nudite complete : celui qui le faisait avec ses habits ne pouvait plus les remettre, ni les vendre; il les abandon- nait a la porte du sanctuaire (1) . L' explication de ce rite de nudite est aisee : les habits du fidele se chargeaient tellement dans le sanctuaire de cette force magico-sa- cree que nous avons etudiee qu'ils ne pouvaient plus etre utilises sans danger : ils etaient tabou. De telles interdictions de porter les vetements avec lesquels on a accompli un rite magique ou religieux sont connues chez les sauvages et ne laissent pas de doute sur le sens du rite anteislamique (2) ; il est clair aussi que l'islam ne Pa rejete que pour se distinguer mieux du paganisme : tel chez nous le nouveau fonctionnaire, dont les pre- mieres decisions sont toujours contraires a celles de son predecesseur.

II faut probablement rapprocher des rites de tournees


(1) Wellhausen, op. laud., p. 110 ; R. Smith, Rel. d. Sem. p. 116.

(2) Simpson, op. laud., p. 130-131.


580 RITES OSCILLATOIRES

le rite ambulatoire des sept promenades pieuses entre Qafoua et Meroua, pendant le pelerinage (1) : nous ne sommes pas en mesure d'en proposer d' explication. On n'explique pas non plus d'une facon satisfaisante les ri- tes de balancement qui sont universellement repandus et qui se retrouvent dans l'Afrique du Nord. lis n' existent pas dans l'orthodoxie musulmane, mais il y en a des tra- ces dans le folklore du Maghrib : nous allons donner a ce sujet quelques indications.

A Tlemcen, a Tetouan, la balancoire est un divertis- sement employe au moment des abricots, vers la fete du printemps : il semble d'ailleurs que de nouvelles obser- vations montrent que ce rite de la balancoire se retrouve partout dans l'Afrique septentrionale. II parait etre bien caracterise a Djidjelli et dans la Petite Kabylie orientale. La, la balancoire est pratiquee annuellement (2) pendant trois jours. Autrefois on jouait la hour a concurremment avec la balancoire dans l'ancienne ville, devenue cita- delle militaire. II ne subsiste plus que la balancoire. Ce sont surtout des enfants qui se balancent, en costume de fete: certains peres y apportent 1' enfant qui est ne dans l'annee et le font balancer (2) . II est de pratique constante que ce jour-la, les hommes chassent le sanglier ; on chasse egalement le sanglier a Collo, a El Milia, a Taher ;


(1) Khelil, trad. Perron, II, p. 45.

(2) Renseignements fournis par M. Menetret, administrateur de la commune mixte d'El Milia et provenant de M. de Redon, a Djidjelli. Jacquot, Fetes traditionnelles des indigenes de I'Algerie, in Bull. Soc. dauphinoise ethnol. et anthropol., decembre 1901, p. 211, rapporte la fete un peu differemment. Selon lui elle aurait lieu a l'equinoxe de prin- temps ; selon les renseignements precites, elle aurait lieu au debut du mois musulman de Rabi' el 'Awwel.


RITES OSCILLATOIRES 581

a Mila on chasse la hyene (1) . La balancoire a la fete du printemps est egalement connue a Touggourt ; elle est classique chez les Juifs de Merrakech, a 1' occasion de la Paque.

Des rites analogues ont ete observes chez les peu- ples les plus varies du monde, et Frazer en a reuni de nombreux exemples (2) ; ils semblent etre pratiques a des fins variees: assurer de belles recoltes, faire venir la pluie ou l'ecarter, guerir les maladies... Dans quel- ques cas seulement, ils se laissent nettement rattacher aux rites solaires. Par exemple, dans le Rig-Veda, le soleil est appele la « balancoire du ciel » et des rites oscillatoires semblent se rapporter a lui. Dans le folk- lore europeen, ces rites sont en connexion avec la fete solsticiale de Noel (Calabre) ou accompagnent les feux de la Saint- Jean (Esthonie) ; on a done cru pouvoir les rapprocher des danses et des sauts qui accompagnent les rites du feu que nous avons etudies (3) . Mais il y a, par ailleurs, des cas nombreux ou cette explication n'est pas possible.

II faut sans doute tenter une explication plus gene- rale et prendre en consideration l'ivresse, le vertige, l'en- trainement de la balancoire. Ce serait un moyen sympa- thique de donner de l'elan aux forces naturelles, de les


(1) Jacquot, op. laud, rapporte egalement cette chasse rituelle. Exemple de fetes avec chasse rituelle pour amener la pluie dans J. R. Hawis, Notes from Armenia, in Folklore, 1904, p. 427-446.

(2) Frazer, Golden Bough, II, p. 449 seq.

(3) Frazer, loc. cit. inf. Cf. Hubert, in Ann. sociol., VI, p. 200. — Sur la balancoire dans l'antiquite, voy. Darenberg et Saglio. Diet. Ant., s. v. Aiora, Oscilla.


582 RITES DE LA PLUIE

entrainer en quelque sorte dans la direction qu'on desire il ne s'agirait plus d'imiter exactement un mouvement, mais de l'amorcer par un autre mouvement. Et cette ex- plication, qu'on peut etendre aux rites giratoires, est tout a fait d' accord avec notre theorie de la magie expliquee par l'objectivation du desir : la representation du mou- vement de la balancoire accompagnee de la sensation de force et de rapidite, ainsi que des emotions souvent eni- vrantes qu'elle donne (1) , et associee au desir de provo- quer tel ou tel phenomene naturel, forme un complexus mental tel qu'il peut etre facilement concu comme s'etendant au monde exterieur apres avoir envahi toute la conscience du sujet.

A plusieurs reprises nous avons mentionne les ri- tes de l'eau ; on devine aisement leur caractere sym- pathique. De meme que les rites du feu sont destines u influencer le soleil, de meme les rites de l'eau ont pour but d'amener la pluie. Depuis que l'agriculture existe, ils repondent a de pressantes necessites : aussi sont-ils universels. De tous les vieux rites dont les folkloristes recueillent les survivances, ce sont sans contredit les plus vivaces, ceux qui ont ete le moins alteres et qui sont restes mieux que les autres lies aux memes representa- tions^. De plus aucuns rites n'ont ete mieux etudies par les sociologues (3) : enfln, ils sont bien conserves dans le


(1) Le balancement a parfois ete employe pour faire descendre 1' inspiration divine. Voy. Frazer, loc. cit. (pretres de Tengaroeng [Bor- neo oriental]).

(2) Hubert, in Ann. sociol, VI, p. 198.

(3) Voyez, Mannhardt, Baumkultus, p. 214 et passim., voy. in- dex, s. v. Regenzauber, Regenmaedchen, Wassertauche, etc. ... ; Frazer,


ASPERSIONS RITUELLES 583

folklore maghribin (1) et ont survecu meme dans l'ortho- doxie musulmane.

Dans la commune mixte de Takitount, lorsque la se- cheresse menace et que les indigenes veulent amener la pluie, ils organisent une zerda ou banquet sacrificiel au cours duquel ils dansent, emplissent leur bouche d'eau et la projettent en l'air en criant : « En nou ou r rekhd », c'est-a-dire : « La pluie et l'aisance » (2) . C'est le rite de magie sympathique dans toute sa simplicity. Dans le H'ouz de Merrakech, au cours de ces banquets qui portent dans la region le nom de mousem, il est d' usage d'asperger d'eau les enfants (3) ; a Tlemcen, en temps de secheresse, on arrose, des terrasses et des fenetres, les petites filles qui passent en chantant (4) . Dans les Beni- Chougran, des femmes promenent une vache noire en chantant, pendant que d'autres femmes aspergent tout le groupe ; si la vache urine pendant la ceremonie ou aussi- tot apres, c'est signe de pluie ; d'autres aspersions d'eau ont lieu a propos de la visite aux marabouts (5) . Nous avons signale plus haut des rites tout semblables a ' Achoura (6) ;


Rameau d'or, I, p. 119 seq ; Golden Bough, II, p. 123 ; Early hist, of Kinship, p. 93-101, p. 181-184.

(1) Pour cette raison, nous nous abstiendrons dans l'expose qui suit de nous referer aux usages des pays etrangers a l'Afrique du Nord : on trouvera d'ailleurs dans les auteurs cites dans la note precedente tou- tes les indications necessaires. Pour le Maghrib, le travail precite de Bel est capital.

(2) Extrait d'au memoire de M. Sicard (Arch, administr).

(3) Edmond Doutte, Merrakech, p. 389.

(4) Bel, op. laud, p. 95.

(5) Bel, op. laud., p. 66-67.

(6) Supra, p. 528.


5 84 B AIGNADE RITUELLE

on les observe aussi a l'A'id-el-Kebir et au Mouloud (1) . C'est que ces rites font pour ainsi dire obligatoirement partie de toute ceremonie agraire et que des lors, ces ceremonies antiques ayant ete disloquees par l'annee musulmane, leurs rites se sont agreges ca et la aux diffe- rentes fetes de 1' Islam, mais principalement 'Achoura : nous avons deja observe une dislocation semblable pour les rites carnavalesques (2) .

Souvent on ne se contenta pas de 1' aspersion: lors de la fete de la 'ancera, a laquelle se sont egale- ment agreges de nombreux rites de l'eau, dans certai- nes regions du Maroc proches du littoral, Mazagan, Azemmour,Tetouan, on va ce jour-la se baigner dans la mer (3) : nous avons rappele les rites de l'eau insepara- bles du nom de Saint- Jean-Baptiste, qui marquent dans le calendrier chretien la date du solstice (4) . En temps de secheresse a Tlemcen, on jette malgre lui un des mara- bouts d'Ain-el-H'out dans une source a caractere sacre ; meme coutume a Palikao, a Biskra, chez les Reh'amna du Maroc (5) , et vraisemblablement dans un tres grand nombre de tribus de l'Afrique du Nord.

Un autre rite sympathique repandu de l'Ouest a l'Est du Maghrib, c'est celui de la Ghondja. Ce mot berbere,


(1) Edmond Doutte, op. laud., p. 282.

(2) Supra, p. 532.

(3) Edmond Doutte, op. laud., p. 378. Cf. supra, p. 567.

(4) Supra, p. 570.

(5) Bel op. laud., p. 96 ; Edmond Doutte, op. laud., p. 385 — Voy. description minutieuse de rites d' aspersion et de baignade, a propos de la fete d' Achoura, dans Boulifa, Textes berberes en dialecte de I 'Atlas marocain, p. 161-164.


RITE DE LA CUILLER A POT 585

passe en arabe, designe la grande cuiller qui sert a pui- ser l'eau. Lorsque la secheresse devient menacante les enfants et les femmes agees prennent cette cuiller a pot et l'habillent comme une poupee, puis elles la prome- nent dans les rues en chantant des chansons comme celle-ci : « Ghondja, Ghondja a decouvert sa tete ! O mon Dieu, tu arroseras ses pendants d'oreilles. — L'epi est altere, — Donne lui a boire, 6 Maitre ! » Ce chant est d'Ain-Sefra (Sud-Oranais). A Tlemcen on chante : « O Ghondja, Ghondja, comme l'esperance ! — 6 mon Dieu donnez-nous de la pluie ! — Djeldjala, pour que la veuve puisse vivre ! — L'epi est altere, donnez-lui a boire, 6 Maitre — les recoltes sont alterees, arrosez, 6 vous qui les avez creees » (1) . Des clients analogues ont ete recueillis au Maroc (2) , en Algerie (3) , en Tunisie : a Sfax, la cuiller, deguisee ainsi en symbole de la pluie, s'appelle Tat'ambo (4 \ Pendant ces processions des as- persions d'eau ont lieu sur la cuiller et entre les assis- tants.

II y a la un joli cas de creation d'un genie par per- sonnification de 1' instrument, qui est fort curieux a ob- server et a rapprocher des cas que nous avons indiques plus haut (5) : ou y voit nettement comment le rite curatif tend a se transformer en divinite, car c'est avec raison


(1) Bel, op. laud., p. 64-65, p. 71.

(2) Edmond Doutte, op. laud., p. 383.

(3) Desparmet, Arabe dialectal 2e per., p. 17.

(4) Karl Norbeshuber, Aus dem Leben der arabische Beroelk. in Sfax, in Veroeffentlich. d. staedt. Museums f. Voelkerkunde Z. Leipzig, H. 2, p. 26-29.

(5) Supra, p. 307, n. 2 ; p. 330.


586 AUTRES RITES DE LA PLUIE

qu'on a fait remarquer que Ghondja etait presque une deesse de la pluie (1) . La cuiller a pot, par sa fonction meme, qui est d'asperger, convient merveilleusement a figurer le geste d'arrosement qui traduit le desir qu'a le primitif de voir tomber la pluie, et ce desir, localise ainsi dans cet instrument, devient une personnalite sacree, que figurent les atours dont on le pare (2) .

Ghondja n'est pas le seul rite employe pour faire cesser la secheresse dans le Maghrib. Dans les Beni Chougran, si le rite que nous avons rapporte plus haut n'amene pas la pluie, les hommes se deguisent avec des sacs, des morceaux d'etoffes, des debris de tentes, des vetements de femmes : c'est une veritable mascarade (3) . Cela symbolise-t-il le changement de temps qu'on de- sire ? Cela se rapportent-il aux carnavals que nous avons etudies ? il est difficile de le dire. Ainsi deguises ils vont en pelerinage aux marabouts de la region. Chacun d'eux emporte un sac plein de cendre qu'ils se jettent les uns aux autres en arrivant et en repetant : « O mon Dieu ! de la pluie ». Cette cendre est-elle ici un substitut de l'eau ? c'est probable, si Ton en juge par le rite de Khanga-Sidi- Nadji, rapporte ci-dessus, qui est evidemment un rite de l'eau et ou celle-ci et la terre sont indifferemment em- ployees (4) .

Dans la ceremonie des Beni Chougran, lorsque les


(1) Bel, op. laud., p. 86.

(2) Cuiller a pot comme poupee chez les sauvages, voy. Tylor, Civil, primit., II, p. 223-224.

(3) Bel, op. laud., p. 67.

(4) Supra, p. 532, P. 568.


AUTRES RITES DE LA PLUIE 587

hommes font leur pelerinage, ils lancent de l'eau aux gens des douars qu'ils rencontrent et ceux-ci repondent en leur jetant de la cendre au moyen d'un roseau. Bel voit la avec raison un symbole se la lutte entre la pluie et la secheresse (1) . Ce conflit est egalement represents dans le rite suivant : chez les Reh'amna des environs de Merrakech, pour faire cesser la secheresse, les gens du village se divisent eu deux camps, hommes d'un cote, femmes de 1' autre et tirent sur chacun des bouts d'une corde jusqu'a ce qu'elle se rompe ; des rites analogues s'observent en Algerie. Chez les Sejrara (Oran), il y a une oua 'da (banquet) de la pluie, au cours de laquelle on se jette des boules de boue (2) Enfin nous avons vu que le jeu de la koura ou balle est employe pour faire tomber de l'eau (3 >,

Un autre rite usite dans quelques villes du Maghrib pour faire tomber de l'eau est le suivant : a Fez, on enfer- me dans soixante-dix sacs soixante-dix mille cailloux et on les porte dans l'Oued Sebou (4) ; a Tlemcen, on porte processionnellement dans le Safsaf des cailloux ramasses sur le Djebel Ba'l et enfermes dans une couffe en alfa (5) ; a Tripoli on a decrit une ceremonie analogue (6) ; il sem- ble done qu'on soit la en presence d'un rite tres repandu. Probablement les cailloux represented la terre durcie


(1) Bel, op. laud., p. 95.

(2) Edmond Doutte, op. laud., p. 387.

(3) Supra, p. 554.

(4) Aubin, Maroc d'aujourd'hui, p. 417.

(5) Bel, op. laud., p. 70.

(6) Mathuisieulx, Voy. en Tripol., p. 70.


588 SACRIFICES POUR LA PLUIE

par la secheresse et en les immergeant on force la pluie il venir detremper le sol : ce serait un rite de magie sympathique analogue il ceux que nous avons signales au debut de ce livre (1) . Peut-etre va-t-on chercher les cailloux sur une hauteur, a Tlemcen, pour inviter la pluie a descendre on s'approchant du ciel. II est possible que ce soit une idee analogue qui se cache derriere une autre pratique repandue dans l'Afrique du Nord en temps de secheresse : a Tlemcen ou suspend au sommet du mina- ret de la grande mosquee une planchette sur laquelle on a ecrit des versets du Coran ; nous avons observe un rite analogue dans le Sud du Maroc (2) .

Des ceremonies plus repandues, en temps de seche- resse, consistent en un sacrifice a un ou plusieurs ma- rabouts auxquels on se rend processionnellement. II est a remarquer que c'est generalement en ce cas une bete noire qui est sacrifiee (3) ; le noir est la couleur des nuages qui apportent la pluie et a de ce chef une vertu symboli- que pour les faire venir (4) . Nous avons rapporte plus haut la production artificielle de nuages de fumee pour appeler les nuages imbriferes (5) . Le sacrifice aux marabouts est


(1) .Supra, p. 58-59.

(2) Bel, op laud., p. 70; Edmond Doutte, op. laud., p. 389.

(3) Mentionnons ici l'usage, encore inexplique pour nous, de fai- re en temps de secheresse, perir une victime en la torturant Cf. Frazer, Rameau d'Or, I, p. 116. A Mazouna, ou prend une hyene, on l'attache par la queue, ou la maltraite de toute facon pendant trois jours et on la met a mort (Edmond Doutte, Merrakech, p. 389).

(4) Supra, p. 463. Cf. Bel, op. laud., p. 91 ; Edmond Doutte, op. laud., p. 389.

(5) Supra, p. 566.


MARABOUTS FAISEURS DE PLUIE 589

generalement suivi d'un banquet (1) . II arrive souvent que (mots illisibles)... pieds et tete nus, et cela peut s'ex- pliquer par des motifs ascetiques ; mais il est difficile d'expliquer de la meme facon l'usage de faire marcher completement nus dans ces processions des hommes re- putes pour leur saintete, ainsi que cela se pratique, pur exemple, dans les Beni Chougran (Oran). II nous semble qu'il faut voir la un cas de nudite rituelle tres analogue a celui que nous avons relate plus haut en parlant des tour- nees pieuses du pelerinage : des rites analogues sont en usage chez les peuples primitifs (2) .

Tous les rites employes pour obtenir la pluie sont accompagnes de chants et ont fini par donner naissance a une litterature speciale : a l'origine ces chants etaient vraisemblablement de purs rites verbaux, mais avec 1' introduction de la religion musulmane, ces primitives incantations ont evolue en prieres (3) et ce n'est que dans les chants qui accompagnent des rites primitifs, comme celui de Ghondja, que Ton retrouve la trace de formules verbales sympathiques (4) .

Si la demande de pluie revet actuellement surtout la forme d'une priere, il faut cependant noter qu'elle s'adresse aussi souvent aux saints qu'a Dieu. Une des


(1) Sur le detail de ces pelerinages aux marabouts on temps de secheresse, op. laud., p. 65-68.

(2) Bel, op. laud., p. 67-68 ; et supra, p. 579 ; rites de nudite pour la pluie, p. ex., dans Crooke, Popular relig. of. India. I, p. 66-67, p. 69, p. 78. Cf. Salomon Reinach, Mythe, cultes et religions, I, p. 144, n. 3.

(3)Cf. supra,?. 205, P. 331.

(4) Vol. des echantillons de cette litterature dans Bel, op. laud., p. 81-84, et passim.


590 MARABOUTS FAISEURS DE PLUIE

fonctions principales du marabout dans l'Afrique du Nord est de faire tomber de l'eau (1) ; on ne s'en etonnera guere si Ton considere celui-ci comme l'heritier direct des rois de sauvages faiseurs de pluie, si bien etudies par les ethnographes modernes (2) . Les primitifs croient a Taction directe de leurs rois-pretres sur la nature et cette croyance a passe telle quelle dans le marabou- tisme; seulement chez nos Indigenes actuels, les fleaux, comme la secheresse, sont concus comme des calamites envoyees par Dieu ; ils sont en rapport avec les fautes commises par les hommes (3) et le role des marabouts est de contrebalancer la puissance de Dieu, c'est-a-dire d' intercedes

L'obtention de la pluie par les procedes de la magie sympathique transformer en rites religieux a une telle importance sociale chez les primitifs que les grandes religions ont du lui faire une place dans leur liturgie ; on connait les rites des Rogations dans le christianis- me: dans T islam, il y a une ceremonie orthodoxe de Yistisqd ou « demande de pluie ». Les anciens Arabes en effet avaient des rites magiques de la pluie comme tous les autres peuples, rites plus ou moins analogues a ceux que nous avons mentionnes et qui ne nous sont du reste connus que d'une facon imparfaite et fragmen-


(1) Bel, op. laud., p. 75-79, et les references qu'il donne, particu- lierement celle a Goldziher.

(2) Voy. Frazer, Rameau d'Or, I, p. 162 ; Early hist, of Kinship, p. 207.

(3) Bel, op. laud., p. 53-57. « Toute faute provoque une calamite, toute calamite suppose une faute » (Fossey, Magie assyrienne, p, 56).


LA PRIERE ORTHODOXE POUR LA PLUIE 591

taire (1) . L' Islam a ramene les ceremonies primitives a une simple priere, et a supprime presque tous les anciens ri- tes sympathiques : il en a conserve une seule trace, mais tres caracteristique, comme nous l'allons voir.

La galdt-el-istiaqd, « priere pour demander la pluie », a lieu en cas de secheresse ou de manque d'eau dans un voyage. II est d' autre part recommandable, lors- qu'on est pourvu d'eau, mais que d'autres en manquent, de la faire pour ceux-ci. Elle se compose de deux rek'a ou succession d' invocations et d' attitudes rituelles, de deux khot 'ba ou prones et d'une dou 'a ou priere-deman- de, ou Ton demande explicitement la pluie a Dieu. La formule du takbir {Allah akbar, « Dieu est grand »), est remplacee dans la priere par la formule istaghfir Allah, « implorez le pardon de Dieu », en raison de ce verset du Coran : « J'ai dit : implorez le pardon de votre mai- tre, car il est misericordieux et vous donnera des cieux versant sur vous une pluie abondante ; il a place la pluie comme recompense de celui qui demande le pardon de ces fautes » (2) .

II y a deja, dans cette derniere prescription, quel- que chose d' analogue a la vertu sympathique des versets coraniques, que nous avons tant de fois signalee dans les premiers chapitres de cet ouvrage. Mais une pres- cription beaucoup plus significative est la suivante apres les khot 'ba, le predicateur tourne son manteau de droite


(1) Voy. Welhausen, Reste arHeid., p. 138, p. 167 ; R. Smith, Die Rel. d. Sem, p. 175-176 ; Goldziher, Muh. Stud., I, p. 35 ; II, p. 312.

(2) Voy. details plus amples sur ce rituel dans Bel, op. laud. p. 57-6 1 .


592 LA PRIERE ORTHODOXE PAR LA PLUIE

a gauche sur ses epaules et les assistants font de meme ; ce rite est essentiel, mais on doit bien se garder de le re- tourner de bas en haut. « L' intention et le sens de cette pratique, disent les commentateurs, sont d'indiquer a Dieu le desir qu'ont les fideles de voir « tourner » l'etat de sterilite, qui menace a l'etat d'abondance. II faut bien se garder d'operer le deplacement du manteau en sens inverse, ce serait un presage que Dieu ira a l'encontre des vceux qui lui sont adresses » (1) . Le caractere sym- pathique de cette pratique est nettement denonce par ce commentaire ; la defense du rite contraire surtout est significative : elle marque bien une survivance de la croyance a l'efficacite du rite. Quant a la defense de tourner le manteau de bas en haut, peut-etre faut-il 1' in- terpreter comme une reaction contre un rite pai'en plus primitif, qui consistait a retourner entierement le man- teau.

La priere de Yistisqd a lieu le matin ; on doit s'y rendre le cceur triste, avec un exterieur humble et des habits negliges. Tout le monde y vient, les hommes, les femmes agees, les garcons impuberes : il n'y a que les femmes nubiles et mariees qui n'y assistent pas. II est curieux que Khelil dit que les tributaires (juifs et Chre- tiens) s'ils prient dans le meme but doivent prier a part, de peur, disent les commentaires, que les musulmans peu intelligents ne s'emportent contre eux, au cas ou Dieu exaucerait leurs prieres, et surtout si les tributaires


(1) Khelil, trad. Perron, II, p. 283. — Cpr Goldziher, Abhandlun- gen, I, p. 45, n. 5 ; et Zauberelemente d. Gebet, in Noeldeke-Festschrift, p. 6-10 d. t. a p.


ISLAMISAHONDESVIEUX RITES MAGIQUES 593

paraissaient attribuer ce resultat a la superiority de leur religion (1) . II est arrive souvent en effet, et specialement dans le Maghrib, que la priere de Yistisqd etait 1' oc- casion d' explosions de fanatisme contre les infideles presents, accuses de causer la secheresse soit par des pratiques de sorcellerie, soit par la colere qu'ils ins- pirent a Dieu. D' autre part le texte que nous venons de citer montre que les musulmans reconnaissent l'ef- ficacite des prieres des juifs et Chretiens et qu'ils les tolerant. Bien plus, il est arrive souvent, au Maroc par exemple que, les prieres musulmanes ayant echoue, on avait recours a celles des infideles, et meme qu'on les obligeait a faire leurs rogations suivant leur ceremonial special (2) .

Si nous comparons celte ceremonie orthodoxe de Yistisqd aux pratiques magiques populaires, nous voyons que 1' Islam a tendu a eliminer le plus possible les rites manuels, pour developper au contraire les rites oraux. Les pratiques magiques qui n'etaient primitivement que des traductions mimiques du desir interieur de pluie, deviennent de petites representations mythiques et finis- sent par etre concues comme suscitant mecaniquement la fin desiree, c'est-a-dire la pluie. Et ainsi, ce desir vers le meilleur, qui est la premiere racine des plus nobles sentiments religieux, est petit a petit amoindri, pendant que le caractere esthetique de la ceremonie se renforce. L' Islam, au contraire, en eliminant autant que possible


(1) Khelil, op. laud., p. 281.

(2) Bel, op. laud., p. 59-61 ; Edmond Doutte, op. laud., p. 390, et les references aux textes historiques donnes dans ces deux ouvrages.


594 ISLAMISAT10NDESVIEUX RITES MAGIQUES

le rite manuel et en developpant le rite oral, sous forme d' expression directe et adequate du desir, c'est-h-dire sous forme de priere, a developpe cette attitude humble et receptive de 1' esprit, qui caracterise la religion. En maintenant le caractere collectif de la priere, il a assure un caractere moral a sa pratique; en recommandant / 'is- tisqd d'une communaute pour une autre, il a ouvert la porte a l'altruisme et a la charite.

Ce caractere collectif et moral de I'istisqd nous fait comprendre egalement pourquoi ce sont d' ordinaire les groupes ayant une situation exceptionnelle, qui sont accuses de pratiques contraires, tendant a amener la se- cheresse. Or, tandis que la religion qui sert a assurer le bien de la communaute est collective, la sorcellerie qui sert des interets prives au detriment de tous, ne peut etre pratiquee que par des groupes aberrants ou des indivi- dus. Nous avons deja fait remarquer qu'il n'existe pas ou presque pas de rite de sorcellerie pour amener la pluie, tandis qu'il y en a pour amener la secheresse. On recoit, par exemple, l'eau qui tombe d'une tente ou d'un pla- fond dans un vase que Ton enterre ensuite (1) ; ou encore, on vole un miroir chez un cultivateur et on le tourne vers le soleil : le temps revient au beau (2) . C'est de la manie sympathique courante.

Si au lieu de s'orienter de plus en plus vers la priere, sous 1' influence de 1' Islam, les ceremonies destinees a amener la pluie, avaient developpe leurs rites (poupee dite


(1) Edmond Doutte, op. laud., p. 391, ou Ton trouvera d'autres exemples et des references.

(2) Recueilli a Merrakech.


ORIGINE RITUELLE DU MYTHE 595

Ghondja, processions, combats, mascarades), elles se- raient probablement arrivees a constituer de petites repre- sentations analogues a celles des carnavals : les cris, les chants, les paroles se developpant, il se serait produit de petits drames, roulant vraisemblablement sur un theme unique : orage, inondation, lutte de la pluie et du soleil, et nous aurions tout un cycle de legendes sur ce sujet. Or, les sociologues modernes pensent que precisement les legendes relatives au deluge, sont nees de represen- tations ayant originairement pour but de faire tomber de la pluie (1) . C'est ce que Ton appelle la theorie rituelle du mythe; nous en avons deja vu une application au mythe de la Passion du Christ (2) . Pareille evolution ne s'est pas observee dans 1' islam, qui a revu le mythe du deluge tout fait du judai'sme ; et elle n'etait d'ailleurs pas possible, etant donne que le caractere de 1' Islam, en ce cas parti- culier comme en general, est d'attenuer le rite manuel et de transformer le rite verbal en priere. C'est ce qui nous explique la pauvrete de la mythologie musulmane (3) .

En un mot le caractere de 1' Islam a ete de reduire le role des rites qui risquent d'etouffer la conscience du desir, 1' intention sincere ; il a rejete autant que possible les rites mimiques en ne conservant que les rites oraux qui sont une plus simple expression du desir. Ce desir du


(1) Voir a ce sujet : Usener, Sinthfluthsagen, Bonn, 1898, C. R. in Ann. sociol, III, p. 261-265 ; aussi Hubert et Mauss, in eod., VI, p. 258 specialement Isidore Levi, Cultes et rites syriens dans le Talmud, in Rev. Et. Juives, 1901, II, p. 183-205.

(2) Supra, p. 524.

(3) Supra, p. 537.


596 L'ETERNEL DESIR

mieux, il le tourne vers Dieu, il le place en Dieu, nous dirons meme que Dieu n'est que ce desir qu'il objective, qu'il projette en dehors de nous, comme le sauvage fai- sait de son mana. II ne s'agit d'abord que de demandes materielles comme celle de la pluie, mais plus tard, au fur et a mesure du developpement des rapports sociaux, ce desir, cette intention qui animaient les ceremonies pueriles du sauvage, se transformeront lorsque Ton adressera a la divinite des demandes de biens d'un ordre plus releve, en des aspirations vers un ideal de plus en plus pur.


CONCLUSION^


Le moi ne se constitue que par la distinction des moi etrangers. Cette constitution est contemporaine des progres de l'individualisation dans la societe: car dans la societe primitive la plupart des actions et des croyances ont un caractere collectif et sont, pour l'individu, obliga- toires, autrement dit religieuses (2) . Ce n'est que par une evolution ulterieure que la religion voit son domaine se restreindre petit a petit ; elle est de plus en plus canton- nee^ : l'exemple classique de ce cantonnement est un Descartes, faisant a la religion sa part et se donnant une morale provisoire independante de celle-ci.

Cette conscience qui se distingue a peine des autres ne se distingue pas mieux du monde exterieur : le primi- tif croit que les tendances, les desirs qui sont en lui, sont des forces qui peuvent s'exterioriser et qui, dans certaines


(1) Nous donnons ici, a titre de conclusion personnelle, les quel- ques idees generates qui nous semblent se degager de notre etude ; nous esperons qu'on nous excusera, ce taisant, d'anticiper un peu sur le travail qui doit suivre celui-ci et ou nous nous proposons d'etudier la personnification du sacre.

(2) Au sens que Durkheim donne au mot religion. Cf. supra, p. 6.

(3) Introduction.


598 CONCLUSION

circonstances singulieres, acquierent une puissance ex- ceptionnellement efficace : c'est le mana des sauvages, le rouh \ le nefs des musulmans. Ce desir au moment ou il s' exteriorise pour se realiser, s'accompagne de mou- vements expressifs. C'est ainsi que le joueur de boules qui a lance sa boule, se penche avec effort du cote du but vise, comme pour la faire aller dans le sens ou il desire qu'elle aille (1) . Ce mouvement qui accompagne le desir, c'est ce que nous appelons le rite : l'histoire des rites est un chapitre de celle de 1' expression des emotions (2) .

Les rites sont originairement imitateurs des fins de- sirees : c'est la 1' explication de la magie sympathique. La magie n'est done pas une science, car ce qui est es- sentiel en elle ce n'est pas un pretendu rapport de cause a effet entre le rite et la fin recherchee, c'est la pleine cons- cience du desir s'exteriorisant pour se realiser (3) . Bien loin qu'elle soit simplement une « science fausse », elle renferme en elle toute une philosophie du sentiment et de la volonte d'ou sortira la religion.

II y a du reste une magie primitive presque de- pourvue de rites, la magie du mauvais ceil (4) . Mais le rite est le plus souvent abondant : la magie a un carac- tere dramatique, et c'est d'elle d'ailleurs que sortira le


(1) Cet exemple est donne par Mach, Connaissance et erreur, trad. Dufour, Paris, 1908, p. 104.

(2) Ribot, Psychol, des sentiments, p. 323. — Le rite se lie si bien au desir, et par suite a la croyance, qu'il la rappelle quand elle a disparu. Pratiques et vous croirez.

(3) Chapitre VI.

(4) p. 316-328.


CONCLUSION 599

drame (1) . Les rites sont ou des gestes (2) , ou des paro- les (3) , ou des figures (4) . Les rites figures sont avant tout des ecrits; le type en est l'amulette, qui a ete admise par 1' Islam : l'amulette coranique est caracteristique de la religion populaire musulmane. Les rites verbaux sont les incantations, ils arrivent rapidement a etre les plus importants et engendreront la priere (5) .

La magie primitive a disparu devant 1' Islam, mais nous avons cherche a la reconstituer avec les debris qui en survivent : les uns sont des pratiques populaires, tole- rees par l'orthodoxie (6) , d'autres ont ete admis par elle (7) ; mais il reste une magie interdite, comme maleficiente, qui est en opposition aux fins de la religion c'est la sor- cellerie (8) .

La force que le primitif maniait dans la magie et que le sorcier manie encore dans la sorcellerie, ce desir ou cette crainte exteriorises, nous les retrouvons dans la religion; la force bienfaisante, celle que la religion se propose avant tout de mettre en oeuvre, c'est la baraka. Eliminer les forces mauvaises et se charger de baraka, c'est le but du croyant qui accomplit les rites magiques et plus tard les rites religieux : jet de pierres, attouchement


(1) p. 535-540.

(2) Chap. II.

(3) Chap. III.

(4) Chap. IV.

(5) p. 66, p. 331, p. 434-435. II manque a ce livre un chapitre sur l'origine de la priere ; nous le donnerons en parlant des personnes divines.

(6) Chap. XI et XII, et II a v, passim.

(7) p. 219, p. 342-344 et passim.

(8) p. 335-349, et chap. I.


600 CONCLUSION

des personnes saintes, des reliques, visites aux sanctuai- res (1) . Le sacrifice n'est qu'un moyen plus complexe de se purifier et de se sanctifier par la communication avec les sources de sacre (2) . L' union au dieu, demeurera le fond de toute pratique religieuse (3) .

La force magico-sacree agit non seulement a dis- tance, mais encore dans le temps. Le rite fait arriver l'evenement desire : mais l'evenement a son tour suscite telle ou telle forme rituelle, telle ou telle impression en rapport avec un rite. D'ou la prevision de l'avenir: c'est la divination (4) . Pour connaitre l'avenir, le primitif ira jus- qu'a imaginer des lois : tel Rousseau se demandant s'il sera perdu ou sauve, imagine de lancer une pierre contre un arbre : « Si je le touche, dit-il, signe de salut; si je le manque, signe de damnation » (5) . La divination cherche done a se developper en sciences : 1' Islam a proscrit les unes, comme le vol augural, et admis les autres, comme 1' interpretation des songes.

Par la, la divination s'eloigne de la magie et de la religion : celles-ci sont des efforts pour realiser les de- sirs, avec une floraison rituelle plus ou moins abondante; ce sont des techniques imaginees. La science distingue dans les rites, ceux qui reussissent parce qu'ils sont adaptes reellement a la fin desiree. Ainsi du fatras des


(1) Chap. IX.

(2) Chap. X.

(3) Ribot, op. laud., p. 322.

(4) Chap. VII et VIII, et. p. 547.

(5) Confessions, I, VI.


CONCLUSION 601

recettes medicales magiques, elle degage l'emploi d'un antiseptique en laissant de cote les invocations et les amulettes (1) . Elle sort de la magie, comme la religion, mais elles suivent des voles divergentes (2) .

La religion est principalement theiste, c'est-a-dire qu'elle tend a personnifier le sacre : ce sacre que nous avons considere comme du desir ou de la crainte exterio- rises, finit par etre concu comme concentre en un centre reel qui rayonne de force, bienfaisante ou malfaisante. La crainte se personnifie dans le mal que Ton combat et auquel on prete une personnalite : ainsi se forme un de- mon mechant (3) . Le desir se personnifie dans 1' instrument qui sert a accomplir le rite curatif et devient un genie, un dieu (4) . Ou encore les forces magico-sacrees seront con- cues comme possedees principalement par un homme, homme-medecine, magicien, sorcier, marabout (5) : et c'est la l'origine du culte des saints.

Le sacre etant ainsi personnifie, est naturellement personnifie d'une facon anthropomorphique : l'homme cree Dieu a son image (6) . II lui prete sa volonte, son intel- ligence, ses passions : en sorte que le theisme est au fond


(1) P. ex., p. 235-236.

(2) Chap. VI, p. 332-334.

(3) Voy. l'exemple d'Oumm ec Cibyan, p. 112-119.

(4) Ex. les tas de pierres, les arbres sacres (chap. IX), le rite de Ghondja (p. 584) ; cf. p. 307, n. 2 (Mabrouka).

(5) Chap. I.

(6) Comparez la conception anthropomorphique de 1 'ame humai- ne par les primitifs : l'ame concue comme une reduction de l'homme, un double de l'homme. Voy. Frazer, Rameau d'or, 1. 1.


602 CONCLUSION

une forme intellectualiste de la religion ; Dieu, c'est du divin rationalise. Plus tard, les religions avancees et les philosophies depouillent peu a peu Dieu de tous ses at- tributs, jusqu'a le faire evanouir en quelque sorte et a ne plus laisser subsister en face de son neant que cette eter- nelle aspiration vers le mieux de celui qui l'avait cree : rhomme simplement religieux sera athee (1) .

Avant d'aboutir la les religions ont du absorber toutes les vieilles croyances de la magie : nous re- constituons aujourd'hui celle-ci a l'aide des rites qui leur ont survecu. Car tandis que la croyance change, le rite persiste, comme les coquilles fossiles de ces mollusques disparus qui nous servent a dater les epo- ques geologiques. La persistance du rite est la raison des survivances : ces survivances nous les avons de- couvertes partout, mais nous sommes surtout alles les demander aux tribus des campagnes qui les ont mieux conservees (2) ; la nous les avons trouvees gisant dans le folklore, pratiques des femmes, des enfants, desin- tegrees, a cote de la religion, mais plutot mal vues par l'orthodoxie (3) .

Le plus souvent ces vieux rites se transforment en jeux, en manifestations esthetiques, en art dramatique. Quelques grandes religions ont accepte les 'grandes ce- remonies rituelles : la messe est un drame, et le theatre


(1) Nous parlons ici du dieu des deistes, Deus.

(2) Les pay sans conservent les superstitions : d'ou le mot paga- nisme (paganus, « paysan »).

(3) Chap. XI et XII.


CONCLUSION 603

en general est sorti de representations religieuses; le chiisme nous a offert un exemple de cette evolution (1) .

L' Islam orthodoxe, au contraire, a repousse autant qu'il a pu et les rituels compliques et les systemes de croyances qui s'y rattachent, c'est-a-dire les mythes : la mythologie musulmane est excessivement pauvre (2) . Et comme consequence il n'y a dans 1' Islam ni epopee religieuse, ni theatre. Mais si le mahometisme a elimi- ne la plupart des grandes ceremonies rituelles (sauf la masse confuse des rites du pelerinage a la Mecque), il s'est cependant incorpore beaucoup de rites magiques, comme nous l'avons vu ca et la tout au long de notre etude. Seulement, en general, il a tenu a eliminer le rite manuel et le rite figure, pour developper le rite oral (3) . II tend ainsi a ramener le rite au langage oral, puis au langage interieur, et c'est la 1' expression la plus simple du desir : c'est celui-ci qui, sous le nom d' intention ou niyya, reste 1' element essentiel des pratiques religieu- ses.

Ce desir qui monte vers Dieu est-il vraiment dif- ferent de Dieu ? Le musulman le croit et son Dieu est personnel et volontaire : il tend a absorber toute autre personnification sacree. Les djinns ne jouent aupres de lui un role insignifiant et le culte des saints ne s'est main- tenu que malgre l'orthodoxie. II est avant tout l'Unique dogme de l'unite divine est le plus fondamenal


(1)R537.

(2) P. 537, p. 595.

(3) P.593, p. 595.


604 CONCLUSION

(mots illisibles) . . . toutes les aspirations religieu-

ses du fidele.

Ainsi de ce desir que le primitif croyait etre une des for- ces de l'univers et d'ou il fit sortir tout son pantheon, le musulman a fait Allah, l'etre parfait auquel il s'aban- donne. De meme que le primitif logeait dans la cuiller promenee processionnellement son desir de voir l'eau abreuver la terre, ainsi le musulman croit qu' Allah reali- se la perfection en dehors de lui : il ne voit pas que c'est lui, le croyant, qui est du parfait en train de se realiser. C'est ainsi que la metaphysique perpetuera l'erreur des premiers ages : sous une forme plus abstraite la preuve de Saint- Anselme et 1' argument ontologique de Descar- tes concluront de l'idee du parfait a son existence, sans s'apercevoir qu'il y a la, non pas un raisonnement, un argument, mais une imagination.

Et cependant, a bien entendre les paroles des grands croyants, c'est en eux qu'ils portent ce dieu : il n'est que la conscience de 1' effort continuel qui est en nous. La grace du janseniste n'est autre que cet effort interieur; le janseniste dit : « Dieu fait tout en moi », mais ce qu'il appelle Dieu, c'est cet effort meme (1) . On a remarque que ceux qui ont le plus attribue a la grace, comme les calvinistes ou les jansenistes, sont aussi ceux qui ont donne le plus d' importance a 1' education de la


(1) Havet dans ses Pensees de Pascal, 6e edit., I, p. CXIX. Cpr les pensees suivantes dans la meme edition : XIV, 2 ; XV, 19; XXII, 3 ; XXIV, 39 bis, et encore : « C'est posseder Dieu que le desirer ». {Conversion dupecheur), meme id., p. 3 1 8 et le celebre cri : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouve ». (Myst. de Jesus, p. 207).


CONCLUSION 605

volonte (1) . C'est que la grace est sentie par eux comme agissant en nous ; ce qu'ils prennent pour elle n'est que 1' effort interieur de l'ame humaine vers l'absolu. lis commettent une erreur semblable a celle qui eng... les dieux, a celle qui est a la base de 1' argumentation logi- que (2) .

L' Islam est encore penetre de ces conceptions ; aucune religion ne separe da vantage l'homme de Dieu : et il s'ensuit que ses sectateurs, au rebours des parti- sans de la grace et des stoiciens, negligent 1' education de la volonte et s'abandonnent au fatalisme, poussant a l'exces cette attitude receptive que nous avons signalee comme un trait caracteristique de la religion. Leur scien- ce, insufflsamment developpee, n'a pas encore brise les influences divines, comme la notre. II est vrai que si la notre a eteint les lumieres d'en haut, elle n'a aboli que de vaines lueurs; ce n'est pas au-dessus de nous, c'est au- dedans de notre cceur que brule eternellement la figure divine (3) .


(1) La remarque est de Brunetiere. Voy. la reference et 1' expli- cation que tente de cette contradiction apparente Michaut, Epoque ... pensee de Pascal, p. 156, n. 1.

(2) C'est pour expliquer l'effort interieur de l'homme vers le ... que les Chretiens elaborerent le mythe de la chute originelle .... soute- nant que

L'homme est un dieu dechu qui se souvient des cieux, . . . qu'ils relierent Dieu a leur dieu interieur.

(3) Cf. Michaeli, Le Dieu interieur, 8e, 140 p., Montauban, avec entre autres, ses references a Renan. Cpr Boutroux, Science et religion p. 197-198; belle citation de Goethe, p. 75-76.


ADDENDA

Nous croyons devoir aj outer ici deux remarques destinees, l'une a nous excuser, 1' autre a prevenir une critique la premiere, c'est que la presente etude ayant ete retardee jusqu'au dernier moment, quelques deve- loppements figurent dans les notes, alors qu'ils auraient du etre incorpores dans le texte ; la deuxieme, c'est que lorsque nous disons : a Tlemcen, on suit tel usage ; dans les Reh'amna, telle pratique a cours, cela ne veut nulle- ment dire que les faits allegues soient speciaux a cette ville et a cette tribu, mais seulement qu'ils y ont ete ob- serves.

P. 465. — L. 5 : Le rite des deux sandales est obscur pour nous. Signalons seulement que les chaussures ont souvent un caractere magique ou sacre parce qu'elles sont continuellement en contact avec des impuretes ; il en est de meme du balai, et pour la meme raison. Sur le role du Soulier dans differ ents rites musulmans, voy. Goldziher,

P. 5 1 1 . — N. 2 : Le deuxieme volume de la traduc- tion francaise du Golden Bough a paru trop tard pour etre utilise dans le present ouvrage. On sait d' autre part que les traducteurs ont bouleverse le plan de 1' edition an- glaise. Lorsque les passages que nous citons se trouvent dans le premier volume de la traduction francaise, nous la citons seule sous la rubrique Rameau d'Or ; lorsqu'ils ne s'y trouvent pas nous citons 1' edition anglaise sur la rubrique Golden Bough. Nous croyons savoir d'ailleurs que le savant prepare une troisieme edition.


TABLE DES MATIERES


INTRODUCTION 5

CHAPITRE PREMIER — Magiciens et Devins 27

CHAPITRE II — Les rites magiques 58

CHAPITRE III — Les incantations ou rites oraux 103

CHAPITRE IV — Les talismans ou rites figures 143

CHAPITRE V — Les fins pratiques de la magie 220

CHAPITRE VI — Magie, Science et Religion 307

CHAPITRE VII — La divination inductive 351

CHAPITRE VIII — La divination intuitive 384

CHAPITRE IX — Les forces sacrees etleurtransmission. ..419

CHAPITRE X — Le Sacrifice 450

CHAPITRE XI — Les debris de 1' antique magie :

le carnaval 496

CHAPITRE XII — Les debris de 1' antique magie :

fetes saisonnieres et rites naturistes 541

CONCLUSION 597

ADDENDA 606

TABLE DES MATIERES 607

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