Mademoiselle Giraud, ma femme  

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Mademoiselle Giraud, ma femme (1870) is a French novel by Adolphe Belot.

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L'article suivant, signé Th. Raquin (pseudo nyme transparent d’Emile Zola ), ne vient pas de paraître : il est d'hier et non pas d'aujourd'hui; mais il nous a paru curieux de le faire revivre en tête de cette nouvelle édition . Nous le publions intégralement, sans y changer un mot, persuadé que M. Émile Zola, qui l'a sans doute oublié, sera enchanté de se relire et d'être surpris en flagrant délit de louanges dans un moment où on lui reproche quelques sévérités . (Note de l'Éditeur.) M. Adolphe Belot vient de publier un livre : Mademoiselle Giraud, ma femme, qui a réussi à forcer l'attention du public , par ces jours d'émotion politique . Ce roman s'est vendu à trente mille exemplaires , paraît-il . Depuis plus d'un an , c'est le seul volume qui ait II arraché toute une foule de lecteurs à ce flot montant de journaux qui menacent de tuer la librairie . Un pareil phénomène est bon à étudier . Je viens de lire l'oeuvre de M. Belot et je connais maintenant les causes de son succès . La foule a cru trouver là pâture à ses curiosités mal saines. Ce qu'elle cherche dans les indiscré . tions d'alcôves de certaines feuilles, elle l'a cherché dans le livre grave et vengeur du romancier. Et, pendant qu'elle dévorait ces pages si saines et si fortes, qu'elle tentait vainement de salir par ses appétits de scan dale , elle allait déclarer tout haut que cette @uvre était une honte, feignant de ne pouvoir même en prononcer le titre devant les fem mes, accusant presque l'auteur d'avoir spéculé sur les goûts honteux de l'époque . J'aime les déclarations nettes . La vérité vraie est que, tout en faisant un succès à l'au teur, beaucoup de personnes ont prononcé le gros mot d'immoralité, si vide de sens en NI pu mettre matière littéraire . Maintenant, quand le pu blic daigne lire une de nos auvres, il semble nous dire : « Nous vous lisons , mais c'est parce que vous êtes profondément obscènes et que nous aimons les récits épicés . » Bientôt le succès deviendra un crime, une prévention d'attentat à la pudeur publique ; on ne pourra plus vendre un livre à deux mille exem plaires, sans qu'on se demande quelles des criptions hasardées l'écrivain a bien dans son roman , pour que deux mille per sonnes aient consenti à l'acheter. Je me suis donné la tâche, après avoir lu Mademoiselle Giraud , de faire absoudre M. Belot de son succès . Il faut bien que quel qu’un dise au public : « Eh ! ne baissez pas la voix, parlons tout haut de cette cuvre dont vous voulez faire une de ces ouvres que vos femmes et vos filles cachent sous l’oreiller . Puisqu'on guillotine encore en plein jour, on peut bien marquer publiquement certains vices d'un fer rouge. Ne voyez - vous pas que vous faites IV a méchamment et soitement un spéculateur éhonté d'un moraliste qui a mis avec un grand courage le doigt sur une des plaies de l'édu cation des jeunes filles dans les couvents ? » Je sais bien qu'il est de bon ton de cacher le vice pour permettre à la vertu de vivre sans rougir. On ſait vraiment la vertu d'une cons titution trop faible . C'est bien parce qu'elle est la veriu qu'elle peut tout entendre. D'ailleurs , pas d'hypocrisie, n'est-ce pas On est très- savant aujourd'hui. On se contente de se confier tout bas ce qu'on défend aux moralistes de flétrir tout haut. M. Belot n'a rien appris à personne, n'a troublé aucune innocence , en racontant la liaison monstrueuse de deux anciennes amies de couvent . Cette histoire-là court notre société gâtée jusqu'aux moelles . Le crime de l'auteur est simplement d'avoir troublé la quiétude des gens qui préfé raient se raconter l'histoire en question entre deux portes, à la voir circuler librement avec toutes ses conséquences vengeresses. Et, ។ V que vous lui comme pour le punir d'arracher le voile, on cherche à lui faire expier son audace en lui prêtant toutes les intentions de scandale que l'on met dans son livre . Eh bien ! non, vous n'avez pas compris . M. Belot n'est pas digne du succès avait fait. Cessez de cacher son livre , et mettez le sur toutes vos tables, comme nos pères y mettaient les verges dont ils fouettaient leurs enfants. Et, si vous avez des filles, que votre femme lise ce livre avant de se séparer de ces chères créatures et de les envoyer au couvent . Le drame est d'une simplicité terrible. J'ose rai le raconter. i Un jeune homme, Adrien de C. s'éprend de Paule Giraud, une grande fille brune, qui lui livre sa main avec un étrange sourire. Paule a pour amie Berthe de B... qu'elle a connue au couvent , et avec laquelle elle en tretient des rapports assidus. Cette Berthe, une blonde aux yeux gris, aux lèvres rouges, a 1 fait autrefois un mariage d'inclination, si l'on VI en croit les bruits du monde ; puis son mari l'a quittée, on n'a jamais su pourquoi, et le monde a donné tort à ce mari qui a dédaigné de se défendre. Aussi , quand elle apprend qu’Adrien veut épouser son amie, Mme de B ... cherche-t -elle à le détourner de ce ma riage avec une insistance et certains regards qui devraient donner à réfléchir au jeune homme . Le mariage se fait, et Adrien ne peut arri ver à le consommer . Elle entend rester vierge. Elle décourage les tendresses de son mari , elle n'a à lui donner qu'une amitié de sæur. Alors Adrien croit que Paule le trompe . Il l'épie , il la suit ; et quand il l'a vue entrer furtivement dans une maison inconnue, quand il pense la surprendre dans les bras d'un amant, il la trouve en compagnie de Mme de B ... , qu'il lui avait défendu de voir . Rien ne l'éclaire , l'attitude de ces deux femmes le trouve aveugle . Vaincu dans la lutte qu'il soutient, il part, éperdu, sans pouvoir deviner quelle fatalité . VII pèse sur lui . Pour pénétrer au fond de cette inſamie, il faut qu'il rencontre à Nice le mari de Berthe, cet homme qui a fui sa femme et qui a accepté la condamnation du monde. L'orgie antique a passé là, la lėpre de Lesbos à gagné nos épouses . Adrien , épouvanté, rêve d'arracher Paule à ces hontes. Il décide M. de B ... à renlrer en France , à emmener sa femme d'un côté, pendant qu'il entraînera la sienne d'un autre. Mais Berthe ne lâche pas sa proie , elle rejoint sa compagne, et quand Adrien, plus tard , est appelé auprès de Paule , il la trouve mourante, d'une terrible maladie , il ne peut plus que la venger en aidant le ciel à noyer Berthe, la fille aux yeux d'or, que Balzac a entrevue dans un cauchemar. Telle est l'euvre . C'est une satire de Juvé nal. Seulement, M. Belot est d'une chasteté extrême d'expressions. Il n'a point les ver deurs du poëte . Il a le ton froid et clair du juge qui descend dans les monstruosités hu maines et qui applique en honnête homme les VIII éternelles lois du châtiment . Tout le monde peut le lire. C'est le procès-verbal d'un crime , c'est une audience de cour d'assises , pendant laquelle toute la fange de notre société est éta lée, avec une telle sévérité de parole que personne ne songe à rougir. Et la morale du livre est aveuglante. Lors qu'Adrien tente le salut, la rédemption de Paule, elle lui dit avec des larmes dans la voix : « C'est le couvent qui m'a perdue , c'est cette vie commune, avec des compagnes de mon âge . Dites aux mères de garder leurs enfants auprès d'elles, et de ne pas les mettre à l'apprentissage du vice . » Maintenant, que le public fasse à l'oeuvre de M. Belot le succès qu'il lui plaira . Elle est, pour moi, un acte d'honnêteté et de courage . » Th. RAQUIN . (ÉMILE ZOLA .) ܕ MADEMOISELLE GIRAUD, MA FEMME Ju mois de février de l'hiver dernier,> certaine nuit du mardi au mercredi, la partie de l'avenue Friedland com prise entre la rue de Courcelles et l'Arc de Triomphe avait une animation extraordinaire. Devant un hôtel de style renaissance brillamment éclairé, des équipages, des voitures de remises et de simples fiacres déposaient à chaque instant des hommes cn paletot, des femmes encapuchonnévs. Ils traversaient à la liaic lu vasid lrolloir 1 ! MADEMOISELLE GIRAUD qui sépare la chaussée des maisons ; un des battants d'une poric cochère s'ouvrait devant eux , et un petit nègre en livrée leur montrait silencieusement le vestiaire, au rez ic - chaussée à gauche. Au bout d'un instant, les hommes en habit noir, les femmes en dominos de toutes les nuances, avec des loups sur le visage, gravissaient un escalier àà rampe sculptéc . Arrivés dans un premier salon, ceux - ci se dirigeaient, pour le saluer ou lui serrer la main, vers un personnage de quarante-cinq à cinquante ans, grand , mince, distin gué, portant toute sa barbe, une barbe blonde très - con nue dans le monde parisien . Celles-là, pendant ce temps, rejoignaient un jeune homme qui se tenait à l'entrée du salon , échangeaient un signe avec lui, murmuraient un nom, soulevaient un bout de masque, et s'étant fait ainsi reconnaitre, se faufilaient dans une grande galerie, toutc tapissée de toiles précieuses et déjà pleine des amis de la maison . > On aurait pu se croire au foyer de l'Opéra une nuit d bal, mais à l'Opéra d'autrefois, celui dont nos eres gar dent le souvenir, à l'époque où l'on savait encore causer, rire et s'amuser sans turbulence ni scandale , où l'intrigue florissait, où les femmes du monde n'étaient pas exposées MA FEMME I entendre des propos obscènes et à être victimes de cy niques brutalités, où la cohué n'avait pas remplacé la foulé, où: l'esprit n'avait pas encore fait place à l'engueu lement, triste expression, hélas ! consacrée. Aux côtés du maître de la maison, un esprit fin et dé licat, trop délicat peut-être pour notre temps, un véritable gentilhomme de lettres, qui porte, en littérature, la peine de sa distinction native, de son culte pour le dix - huitième siècle, un portrait de la Tour, égaré parmi les toiles de notre époque réaliste, se pressaient plusieurs sommités politiques, mondaines et artistiques. Les femmes étaient en minorité dans cette réunion , et il eût été difficile de dire à quelle classe de la société elles appartenaient. Peut- être tous les mondes parisiens avaient - ils envoyé là leurs plus séduisantes ambassadrices : si le noin de quelque honnête femme mariée, de quelque grande dame, se murmurait à l'oreille , il arrivait aussi qu'une demi mondaine à la mode ou une actrice en vogue trahissait son incognito .. Au bout de la galerie, à droite , assis en devant une table élégamment servic, on se montrait troir femmes de théâtre, célèbres par leur beauté. L'qne qui s'apprêtait à jouer bientôt, sur une de nos

MADEMOISELLE GIRAUD grandes scènes, un rôle de poitrinaire, se reconnaissait à ses épaules blanches ct satinées, à son menton arrondi cl sensuel, à sa bouched'une fraîcheur incomparable : celle i célèbre par ses bijoux et ses intermittences d'amour pour un grand comédien, avait, sous prétexte de chaleur, tuis franchement son loup dans sa poche, et apparaissait belle et distinguée ; la troisième avait gardé son masque, mais on devinait sa toute charmante personnalité à son regard, un regard tellement incendiaire, que l'été dernier, lorsque son mobilier prit feu , ses amis l'accusèrcnt d'avoir allumé elle -même l'incendie . A quel genre de fête tout ce inonde avait- il été convié ? Ş'agissait - il d'un bal ? Aucun orchestre n’invitait à la danse . D'un concert ? C'est à peine si les voix se taisaient , si les rires.cessaient, lorsqu'un artiste de mérite s'ap prochait du piano . C'était une fête sans nom, d'un genre particulier : une sorte de réception sous le masque. Après avoir fait plusieurs fois le tour des salons, échangé beaucoup de saluts et de poignées de mains, essayé dc dévisager discrètement quelques femmes , s'être arrêté à plusieurs reprises devant le buffet, un charmant homme de nos amis, lieutenant de vaisseau, en congé de semestre à Paris, ne craignit pas de s'approcher du maftre de la MA FEMME 5 ' maison pour lui demander s'il n'avait point, par hasard , dans son intelligente sollicitude, réservé un petit coin aux malheureux qui ne sauraient rester toute une nuit sans fumer. Comment donc, cher monsieur, répondit M. X.. je leur ai réservé tout le second étage de l'hôtel . Traversez la galerie , tournez à gauche, gravissez l'escalier et vous uverez dans mon cabinet, sur un burcau, de quoi satis faire vos vices. Ils vous seront éternellement reconnaissants de ce bon procédé , s'écria Camille V ... qui s'empressa de suivr'e les indications qu'on venait de lui donner. Ses vices allaient se trouver en nombreuse compagnie : une dizaine de fumeurs occupaient déjà le cabinet de M. X... Le lieutenant de vaisseau prit un cigare dans unc petite coupe en bronze placée sur la cheminée , et, avisa it un fauteuil vacant, alla s'y installer. Il était norchalam ment étendu depuis un instant, la tête renversée sur le dossier du fauteuil, les jambes croisées, tout entier au plaisir de savourer d'excellent tabac de la Havane, lors qu'il crut apercevoir, à travers l'épais nuage de fumée qui obscurcissait le cabinet, une figure amic. Il se leva, fit deux ou trois paš, regarda plus attentive MADEMOISELLE GIRAUD. ment, et reconnut en effet Adrien de C..., un de ses an ciens camarades à l'école préparatoire de Sainte - Barbe, son compagnon pendant deux années, son voisin de classe et d'études . Il ne pouvait s'y tromper : c'était bien les mêmes traits réguliers; le même regard doux et à demi voilé, les lèvres minces recouvertes d'une légère moustache. Mais queļlc påleur répandue sur ce visage autrefois coloré, comme il s'était amaigri ! Des rides précoces se dessinaient aux coins de la bouche, les cheveux étaient gris maintenant, et un grand cercle bleuâtre s'étendait sous les yeux . Quinze années avaient - elles suffi pour opérer ce changement et faire un tel ravage ? « Serais- je changé comme lui, » se demanda Camille V... avec effroi. Il se retourna machinalement vers la glace de la che minée et reconnut avec un certain plaisir, après un court examen, qu'il n'avait pas vieilli comme son ancien con disciple. « Et cependant, se dit- il, il n'a pas mené un existence aussi rude, aussi accidentée que la mienne ; il n'a pas couru le monde, souffert de la chaleur et dų froid , vécu dans des climats malsains, affronté des tempêtes.b. Il s'arrêta et reprit: MA FEMME 7 « Oui ; mais il a peut- être été atteint par quelque grande infortune; les souffrances morales ont plus de prise sur certains hommes que les douleurs physiques . Sait - on toutes les déceptions, toutes les tristesses, toutes les angoisses, tous les désespoirs que quinze années apportent avec elles. ) Il s'était peu à peu approché de son ami. Tout à coup , Adrien de C... qui; plongé dans ses réflexions, ne l'avait pas vu venir, leva la tête, le reconnut et lui tendit les deux mains: Quoi ! s'écriait - il , je te retrouve enfin i Quel bonheur ! Moi qui demandais encore dernièrement de tes nouvelles ! Comme toujours on m'a répondu que tu cou rais le monde et je m'en suis désolé. Cette fois le hasard nous réunit après tant d'années . Tu m'en vois ravis Ils s'assirent l'un près de l'autre et causèrent longue nient. Ils avaient tant de bons souvenirs à évoquer, tant de choses à se dire ! Adrien de C... ne se lassait pas d'interroger l'officier de marine; il voulait savoir comment il avait obtenu tous ses grades, quels périls il avait courus, quelles luttes il avait eu à soutenir ; il se plaisait à lui faire raconter ses longs voyages. On aurait pu croire que ces récits apportaient une 8 MADEMOISELLE GIRAUD sorte de diversion à ses pensées, et qu'il était heureux de vivre un instant de la vie de son ami, pour n'avoir pas à vivre de la sienne. > Mais Camille V ... dut enfin s'arrêter, et s'adressant å celui qu'il venait de retrouver : A ton tour, dit-il ; parle.. Moil fit avec effroi Adrien de C ... ; oh ! non ! Quoi ! Je t'ai livré tous mes secrets et tu gardes les tiens ! 1 : . Ma vie ne présente aucun intérêt. Je me suis con tenté de suivre la carrière à laquelle tu m'as vu me préparer. - Et de la suivre brillamment; je l'ai su. Mais que d'aventures pendant tout ce temps, que d'anecdotes à me dire , que d'événements grands et petits !D'abord ne m'a l - on pas appris dernièrement à Toulon que tu t'étais marié, il y a deux ans. Es-tu heureux, as-tu des enfants ? Adrien de C... leva vivement la tête et regarda son a mi d'une si étrange façon , que celui- ci ne put s'empêcher de s'écrier : Ma question n'est - elle donc pas naturelle . T'aurais je blessé ? Et comme Adrien de Ci .. ne répondait pas , tout à Il 1 NA FEMME > a coup, le lieutenant de vaisseau lui prit les mains avec unc viracité charmante et s'écria : – Tu souffres , tu as quelque grand chagrin . A qui lu confierais- tu, si ce n'est à moi? ... N'étais -je pas ton seul ami , autrefois , ton frère ? Pour avoir longtemps vécu éloignés l'un de l'autre, avons- nous cessé de nous aimer ? As-tu donc oublié le plaisir que nous venons d'éprouver à nous revoir ? Un coup d'oeil nous a suffi pour nous recon naitre, malgré notre longue séparation , et avant que nos mains se fussent rejointes, notre cour nous entraî nait l'un vers l'autre . - Ah ! que ne t'ai - je rencontré plus tôt, répondit Adrien de C., Tu m'aurais aidé de tes conseils, tu m'aurais peut- être consolé. Maintenant, il n'y a plus rien à faire et je n'ai plus rien à dire . -in Et comme s'il redoutait de nouvelles questions et de nouvelles prières, il se leva et entraîna son ami vers les salons du premier étage. Ils avaient changé d'aspect depuis que l'officier de ma rine les avait quittés. Il yrégnait maintenant plus d'ani mation et de gaieté. A la suite du souper, quelques mas ques étaient tombés comme par mégarde, on apercevail plusieurs jolis visages ; d'autres se laissaient deviner. . 1. 10 . MADEMOISELLE GIRAUD Certaines épaules comprenant qu'elles avaient uñ devoir à remplir, repoussaient peu à peu le camail qui les cou vrait et apparaissaient nues et provocantes. Le maftre de la maison , incapable dē résister plag longtemps à de pressantes sollicitations, venait de changer le programme de la fête et de permettre quelques valses et quelques quadrilles. A la causerie avait succédé le rire, la danse avait rem placé l'intrigue. Ce n'était plus une réception, c'était un bal, d'autant plus animé qu'il avait commencé plus tard, et qu'une infinité de jolies jambes avaient à prendre uno éclatante revanche de leur longue inaction . Les deux amis parcoururent une dernière fois les sa lons, jetérent un coup d'oeil sur les groupes de danseurs, et , d'un commun accord , se retirèrent. Ils descendirent à pied l’avenue Friedland et le boule gard Haussmann, et prirent, à cinq heures.du matin , songé l'un de l'autre sur la place de la Madeleine, après s'être promis de se retrouver vers les trois heures de l'après-midi, à l'hôtel de Bade, où Camille V ... habitait en ce moment. L'officier de marine attendit son ami à l'heure con venue, mais ne le vit pas arriver. Il commençait à s'in MA FEMME 11 quiéter lorsqu'un garçon de l'hôtel entra dans sa chambre, et lui remit une lettre qu'un commissionnaire venait d'apporter. Elle était d'Adrien de C... Voici ce qu'elle contenait : ✓ Je me suis rendu hier à cette soirée de l'avenue Friedland dans l'espérance que le bruit, le mouvement apporteraient quelque diversion à ma tristesse . Il n'en a rien été. Depuis six semaines, je lutte inutilement contre ( le chagrin qui m'absorbe. Paris me rappelle de trop cruels souvenirs. Je pars, je vais je ne sais où, tout droit devant moi. Que ton amitié me pardonne de ne pas te dire adieu. J'ai peur que tu ne m'interroges, que tu ne m'arraches mon secret, et je n'ai pas, en ce moment, le courage de te le dire. Mais tu le sauras un jour, mon cher camarade ; lorsque je serai plus calme, plus maftre de moi, je compte écrire ma curieuse et exceptionnelle his toire. Je te l'enverrai , et si tu penses qu'il peut être utile à quelqu'un de la savoir, je t'autorise à la publier. Tu ne menommeras pas, j'ai confiance en ta délicatesse, et personne n'aura l'idée de me reconnaître . Que m'im prote, du reste! Sais-je ce que je vais devenir ! ... ) 12 MADEMOISELLE GIRAUD Adrien de C... a tenu sa promesse ; nous publions le manuscrit qu'il a fait parvenir à Camille V... , et que celui - ci a cru pouvoir nous confier. ! « Mon début dans la vie , mon cher ami, semblerait in diquer que je suis né sous une heureuse étoile. Je fais mes classes au lycée Bonaparte. J'obtiens, chaque année, plusieurs prix au grand concours ; en rhétorique, le grand prix d'honneur m'est décerné. Je me présente à l'École polytechnique; j'y suis reçu le troisième. J'entre deux années après à l'École des ponts et chaussées, et j'en sors avec le diplôme d'ingénieur. Aussitôt on me confie la construction d'un tunnel sur une nouvelle ligne de chemin de fer ; la tâche est difficile , des obstacles sans nombre se présentent, j'en triomphe à ma plus grande gloire, et le ministre me nomme chevalier de la Légion d'honneur. J'avais à peine vingt- cinq ans. On me propose peu de temps après de partir pour l'Égypte et d'y diriger des travaux importants ; j'accepte, 14 MADEMOISELLE.GIRAUD et en dix années ma fortune est faite. Je reviens alors en France avec l'intention de jouir de ma position, de me créer une vie plus agréable , de me marier peut-être. C'est ici que mon étoile commence seulement à pâlir. A peine a :-je manifesté mes projets de mariage que mes protec teurs, mes amis, et surtout leurs femmes me font mille. offres de services . C'est à qui disposera de ma main . On m'accable d'invitations à dîner, de billets de bal, de con cert . On m'entraîne à la campagne. On me met en pré sence de toutes les jeunes filles à marier de la création. Ces demoiselles daignent souvent me sourire et leurs mères les y encouragent. En effet, je suis ce qu'on appelle un bon parti : jeune, décoré, riche et pas trop mal tourné . Il dépend de moi de choisir parmi les plus charmantes et les mieux dotées . Je n'ai qu'à me baisser pour en prendre, comme m'assure en riant madame de F... , une de nos plus élégantes Pa risicnics et ma protectrice la plus acharnée. Le croiriez-vous, j'hésite à me baisser, je fais des ma nières, je dis : Cellc-ci est laide , celle -là est belle à faire peur, celte autre mé conviendrait , mais sa famille est trop nombreuse, j'aurais l'air d'un chef de tribu ; made moiselle A.. , s'habillé comme une dame du lac ; la belle 1 MA FEMMË 15 mademoiselle B... à une voix qui rappelle le chant du paon. Bref, je prends plaisir à chercher la petite bête , et je lasserais la patience de M. de Foy. Cependant, on fait de nouvelles tentatives ; mes hési tations, mes résistances exaspèrent mes protectrices; elles se jurent de triompher de mon mauvais vouloir. Ce ne sont plus des héritières isolées qu'on me présente ; ce sont des fournées d'héritières ; je n'ai plus qu'à choisir dans le tas , Devant mes yeux qui commencent à se trou bler, défilent des visages påles, des visages colorés, de petites tailles, de moyennes et de grandes tailles, des épaules rondes, des épaules pointues; des cheveux de toutes les nuances, depuis le noir de jais jusqu'au châ tain clair, depuis le blond cendré jusqu'au blond incan { descent ; des lèvres minces et des lèvres sensuellement épaisses ou retroussées ; enfin , des nez des toutes les for mes, et pour tous les goûts. C'est une procession qui n'en finit pas, une lanterne magique perpétuelle, un kaleidos cope vivant. Eh bien ce défilé m'agace, me porte sur les nerfs. J'en arrive à trouver laides les plus jolies, insupportables les plus charmantes, et, au lieu de chuisir parmi ces 16 MADEMOISELLE GIRAUD créatures plus ou moins divincs, je les donnc à tous les diables. i 1 « Ah ! vous êtes trop difficile, me dit-on. Faites vos af faires vous-mêmes ; nous ne nous en mêlons plus . » C'est ce que je demande; enfin ! Maintenant, lorsque j'entrerai dans votre salon , madame, vous ne me direz plus : « Regardez donc là , à gauche, sur la troisième banquette, elle est jolie, n'est -ce pas? cent cinquante mille francs et des espérances. Et là , près de la chemi née, cette blonde, de l'esprit comme un démon, et un père millionnaire. Et cette troisième, un ange, je l'ai vue naître , j'en répondrais comme de ma fille , et cette au trc ... » Mais non , mais non , vous me donnez des torti olis, madame; ma tête n'est pas une girouette. Je suis redevenu un monsieur comme tout le monde, j'ai le droit de causer dans un coin avec un ami, sans que vos yeux aient l'air de me dire : « Vous perdez votre temps , jeune homme, vous n'êtes pas ici pour vous amuscr ; il s'agit de votre avenir. , Je puis me livrer aux douceurs u'un écarté, je suis libre de savourer une glace sans que vous me preniez par la main , pour me présenter à toute une smala de filles maigres, qui viennent de déboucher dans les salons. Ahlie respire, et s'il me reprend fantai MA FEMME 11 sie de me marier,> je vous jure bien, madame, de ne pas vous prévenir ; vous m'avez gâté le métier. Trois nois s'écoulèrent , trois mois pendant lesquels je jurais à qui voulait m'entendre que je mourrais garçon . Ah ! si j'avais pu tenir mon serment ! Mais n'anticipons pas sur les événements qui vont suivre . Assis sur un fauteuil en fil de fer, je fumais philoso phiquement mon cigare, aux Champs- Élysées, par une belle soirée de l'été 186 ..., lorsque trois personnes vin rent s'asseoir à deux pas demoi. Je jetai nonchalamment un regard distrait sur mes voi sins, et je n'eus pas dc pcine à reconnaître que j'étais en présence d'une honnête famille, composée d'un père l'air respectable, d'une mère entre deux âges et d'uno jeune fille de vingt à vingt- deux ans. Occupés seulement à regarder la foule qui défilait devant eux, ils n'avaient pas échangé un mot depuis qu'ils étaient assis , lorsque le père prit la parole pour dire à sa fille : Paule, je tc conseille de changer de chaise , la tienne est mouillée. Non, elle est très- sèche, répondit d'un ton bref celle qu'on appelait Paule. 18 MADEMOISELLE GIRAUD Tu as tort, tu tousseras ce soir, je t'en avertis. Eh bien ! je tousserai. Voyons, mon enfant, sois raisonnable, écoute -moi; c'est pour ton bien que je parle . La jeune tille, au lieu de répondre, se contenta de faire un imperceptible mouvement d'épaules. Le père allait sans doute insister de nouveau, lorsque sa ſomme lui dit : - Elle n'en fèrà qu'à sa tête : renonce à la convain cre, lü y pérdrais ta peine. « Eh bien, pensai- je, il parait que la nommée Paule jonit d'un joli caractère. L'homme qui l'épousera sera un heureux mortel . Et dire qu'elle a peut- être fait partie autrefois du fameux défilé, qu'on me l'a présentée comme un modèle de toutes les perfections. Voyons si je la re connaîtrai. Ô J'avançai mon fauteuil, car la taille élevée du père me cachait en grande partie la fille. Je restai ébloui. Cependant, j'en avais vu de bien jolies, autrefois , du temps de la procession ! Celle - là surpassait les plus belles . Ah ! mon pauvre ami, jamais je ne l'oublierai. J'ai beau MA FEMME 19 me raisonner, j'ai bcau lutter contre mes souvenirs, je l'évoque malgré moi et elle apparaît aussitôt . Elle s'avance indolente et souple, voluptueuse dans ses inoindres mouvements . Malgré sa grande jeunesse, sa poitrine est amoureuse ment développée, et ses hanches , accusées comme cel les d'une Espagnole, font ressortir davantage une taille élé ganté et fine . Ses pieds cambrés, nerveux , coquettement chaussés de bottines à talon, effleurent le sol . Elle s'ap proche et déjà tout mon être tressaille. D'acres et de mystérieux parfums s'échappent d'elle, et m'enivrent. Avant qu'elle ait parlé j'ai déjà entendu sa voix vibrante, accentuée, presque masculine. Elle se penche vers moi, et je la contemple. Que de volupté dans ses grands yeux noirs à moitió voilés par de longs cils et entourés d'un cercle bleuâtre ! Que de sensualité sur ses lèvres rouges , un peu épaisses, pour ainsi dire roulées sur elles -mêmes et recouvertes d'un irritant duvet!

i ILI Toutes les réflexions que je viens d'émettre sur la beauté de la jeune fille dont le hasard me rapprochait, je ne les fis pas alors. Je me contentai de trouver ma voisine remarquablement belle , et je ne pus m'em pêcher de prendre un certain intérêt à ses moindres actions. Je dois déclarer, du reste, qu'elle ne parut pas s'apercevoir de l'attention soutenue dont elle était l'ob jet ; elle ne leva pas sur moi une seule fois les yeux, et ne se rendit coupable d'aucune de ces innocentes coquct teries que se permettent certaines jeunes filles, même des plus honnêtes. Sa mère et son père causaient entre eux tandis que, sans les écouter, elle promenait un regard distrait et rêveur sur la foule . Son éclatante beauté attirait à cha ( que instant l'attention de quelques promeneurs, jeunes 1 MADEMOISELLE GIRAUD ou vieux ; on s'arrêtait, ou bien on se retournait pour la contempler. Elle semblait indifférente à cette admiration . Une seule fois je la vis sortir de son insensibilité pour suivre des yeux une assez jolie femme blonde qui passait devant elle . La toilette excentrique de cette femme l'avait sans doute frappée, et elle se retourna pour la voir plus longtemps. Décidément, dit le père, agacé par le mutisme obstiné de sa fille , Paule ne se plaît pas avec nous. - J'ai déjà fait cette remarque, répliqua tristement la mère, Paule ne peut se passer de la société de Mme de Blangy ; elle s'ennuie quand son amie n'est pas à ses côtés, et nous ne suffisons plus à la distraire . Cette petite remontrance, toute maternelle, parut faire une certaine impression sur ma voisine . Elle daigna des serrer les lèvres. - Il est naturel, dit -elle, que j'aie du plaisir à me trouver avec Mme de Blangy. Elle a été pendant six ans: ma compagne au couvent, et elle est restée mon amie. -Nous ne te reprochons pas cette amitié , dit le père, qui semblait vouloir conquérir les bonnes grâces de sa fille ; nous regrettons seulement qu'elle nuise à ton affection pour nous: - MA FEMME 23 Vous vous trompez, mon père, reprit M " . Paule ; mon affection pour Mme de Blangy ne ressemble pas à celle que j'ai pour vous, et elle ne lui peut nuire en au cune façon . - A la bonne heure. Allons, cause un peu avec nous. Pourquoi ton amie ne partage- t- elle pas ce soir notre promenade ? Elle avait du monde à dîner, mais elle m'a promis d'essayer de nous retrouver . - Il est à craindre qu'elle ne nous aperçoive pas ; le jour commence à baisser, et la comtesse est un peu myope, si je ne me trompe. - Oh ! si elle passe devant moi, je la reconnaftrai, soyez tranquille, dit Paule. - Cette conversation dont je ne perdis pas un mot, car je m'étais peu à peu rapproché de mes voisins , excita d'au lant plus ma curiosité que le nom de Mme de Blangy - vi'était connu. J'avais , à plusieurs reprises, l'hiver précédent, rencon iré cette dame chez Mme de F... , mon cnragée marieusc , ct sa beauté m'avait vivement frappé. Je crois même que pendant plusieurs jours Mme de Blangy nuisit dans mon esprit aux jeunes filles à marier MADEMOISELLE GIRAUD qui défilèrent devant moi ; dès qu'elle apparaissait, j'oubliais, au grand désespoir de Mme de F... , les contre danses demandées et promises, et rompant en visière à mes idées de mariage, j'allais causer dans un coin avec la nouvelle arrivée. Aussi blonde que son amie Paule était brune , Berthc dc Blangy avait un charme tout particulier : ses grands yeux bleus réfléchissaient à la fois l'ingénuité et la har diesse ; sa voix avait une douceur infinie; sa bouche, d'une petitesse presque exceptionnelle, laissait entrevoir des dents charmantes pressées les unes contre les autres ; son menton gras et rond avec une petite fossette au milieu , au fait fait rêver un analyste. Les femmes elles-mêmes ne pou vaient s'empêcher d'admirer ses épaules d'un modelé par fait, et les hommes ne songeaient pas à se plaindre qu'elle fût décolletée jusqu'à la dernière limite . Son esprit vif, prompt à la riposte, fertile en saillies de toutes sortes, étonnait et charmait. Toujours armée d'un pince- nez, elle s'avançait tout à coup sur vous et vous adressait de son grand air impérieux une question des plus hrdics, bientôt suivie d'une remarque naïve dont au rait rougi une pensionnaire . En un mot. c'était une feinme on ne peut plus sédui MA FEMME 25 santc, ci je fus un instant tellement séduit, que je ne craignis pas un jour de le lui avouer. Elle s'avança tout près de moi, me dévisagea à l'aide de son pince-nez et me dit : - Vous perdez votre temps, cher monsieur ; j'ai eu un mari qui a suffi pour me faire prendre tous les hommes cn grippe ; je n'éprouve pas le désir de le remplacer. Au lieu de ces mots : j'ai eu un mari, elle aurait pu dire : j'ai un mari, car le comte de Blangy, assure - t - on, vit encore dans quelque coin de la France ou de l'étran ger. Riche, titré, très - considéré dans le monde, attaché au ministère des affaires étrangères, où l'on vantait ses mérites, il s'était, deux années auparavant, trouvé tout à coup, dans un salon de la Chausséc-d'Antin , en pré sencc dc Berthe et de Paule, les deux amies de couvent, les deux inséparables, la brune et la blonde, comme on les appelait. La beauté de ces deux jeunes filles le frappa ; il prit des renseignements sur elles , se fit présenter dans leurs familles, hésita quelque temps entre la brune et la blonde, se décida pour la blonde et l'épousa. Six mois s'écoulèrent pendant lesquels les amis de M. du Blangy remarquèrent une grande altération dans ses traits 2 26 MADEMOISELLE GIRAUD un changement complet daus son caractère. Il était triste, taciturne, fuyait le monde et ne faisait plus que de courtes apparitions au cabinet du ministre. Il y vint une der nière fois pendant l'hiver de 186... pour demander un congé illimité, serrer la main de quelques- uns de ses coi lègues, et annoncer qu'il allait entreprendre un voyage de plusieurs années. En effet, il partit trois jours après et on ne sut jamais de quel côté il s'était dirigé. On fit dans le monde beaucoup de commentaires sur ce départ précipité et cette complète disparition , au bout de six mois de mariage. Quelques personnes voulurent expli quer la conduite du comte, en prétendant qu'il avait éprouvé de cruelles déceptions dans son ménage et qu'il s'éloignait tout simplement, sans récriminations, sans cris, en véritable gentilhomme , d'une femme indigne de lui . Mais ces propos ne reposant sur aucune preuve, aucun Sait, aucune parole échappée à M. de Blangý, ne purent nuire longtemps à la considération dont jouissait la com tesse . Du reste , si ses allures étaient excentriques, sa con duitc ne donna jamais prise à la malveillance. Elle ne MA FEMME 27 recevait aucun homme dans son intimité, et on ne la voyait sortir qu'en compagnie de son amie Paule . Telle était la femme que mes voisins attendaient et qui ne tarda pas à se montrer au milieu des promeneurs. Le premier, je la vis s'avancer, au bras d'un vieux nonsieur qu'elle avait sans doute prié de l'accompagner, et qu'elle congédia dès qu'elle eut rejoint ses amis . Elle entra bruyamment dans le groupe formé par mes voisins, cmbrassa Paule sur les deux joucs et s'assit à ses côtés, à quelque distance des grands parents. J'aurais bien voulu surprendre une échappée de la conversation des deux jeunes femmes, mais elles par lèrent si bas que ma curiosité ne put être satisfaite . Une demi-heure après, mes voisins se levèrent et des cendirent les Champs-Elysées devenus presque déserts. La comtesse ouvrit la marche en s'appuyant sur le bras de mademoiselle Paule. Le père et la mère les sui ! irent. Après leur départ, je me levai à mon tour, je me di rigcai vers le rond - point, j'entrai au Cirque assister aux derniers exercices, et je regagnai mon logis de garçon . Cette nuit- là , je dormis mal. Le souvenir de la belle Paule me poursuivit longtemps. Ses traits, si accentués, 28 MADEMOISELLE GIRAUD Staient déjà aussi profondément gravés dans mon esprit qu'ils le sont aujourd'hui. Sa voix vibrante at måle ré sonnait à mes oreilles encore charmées. Je voyais ses grands yeux tour à tour hardis et langourcusement voi lés. Je me répétai ses moindres paroles. Son animation en parlant de Mme de Blangy, le plaisir qui avait éclaté dans son regard dès que la comtesse était apparue, m'avaient surtout frappé. Une jeune fille qui comprenait si bien l'amitié devait, selon moi, comprendre à ravir l'amour. Il devait y avoir dans son cour des trésors de tendresse, des ardeurs encore con tenues, mais toutes prêtes à s'épandre . Ce que j'avais pu deviner de son caractère difficile, loin de me donner à réfléchir, me réjouissait aussi . En effet, toutes les jeunes filles que m'avait autrefois pré sentées Mme de F... étaient, suivant elle, des modèles de toutes les vertus, de véritables anges fourvoyés dans ':1 vie . En contact perpétuel avec toutes ces perfec ins, j'en étais arrivé à demander à cor et à cri quelque son défaut physique ou moral, voire même quelque pe it vice agréable ; cela m'aurait changé, mais on n'avait jamais voulu m'en fournir. Mme de F... s'entêtait à porter aux nues ses protégées at à leur mettre des ailes dans MA FEMALE 29 le dos

il fallait bien lui céder

. J'étais donc ravi d'avoir trouvé moi -même chez une jeune fille , sans doute à ma rier , l'imperfection rêvée et je m'endormis enfin , verg les cinq heures du matin , en me disant que si je n'avait pas juré de rester garçon , li'le Paule me conviendrai. sous beaucoup de rapports . Le lendemain et les jours suivants, je ne pus m'empê cher de songer à chaque instant à ma jolie voisine

j'allai

même à deux ou trois reprises aux Champs -Élysées, dans l'espérance de la revoir

elle ne s'y montra pas

. En même temps , presque à nion insu , je revenais peu à peu à mes anciennes idées de mariage . Je m'avouais que je n'avais eu aucun motif sérieux pour les abandonner. Je trouvais mille raisons pour prendre ma vie de garçon en horreur

mon linge était mal blanchi

, j'étais mal servi , mal nourri , mon valet de chambre me volait

en un mot

, ma maison avait besoin de l'intelligente direction d'une femme . Ma longue solitude commençait aussi à me peser , et je reconnaissais que le moment était venu de me créer un 111 intérieur et une famille . ter Lc travail qui se faisait dans mon esprit me décida ,1 2 . ans 30 MADEMOISELLE GIRAUD après une semaine de luttes et d'hésitation, à tenter cer rizinc démarche indiquée par les circonstances : je me renuis un beau jour rue Caumartin, chez Mme de Blangy,

1 IV La comtesse était seule dans son salon, lorsqu'on m'an nonça vers les trois heures de l'après -midi. Elle m'accueillit par ces mots : Tiens ! vous n'êtes donc pas mort, vous ! Pas tout à fait , madamc ; l'aviez-vous entendu C > dire ? - Non, mais en ne vous voyant plus, on aurait pu se l'imaginer. - Je vous croyais, comtesse, à la campagne ce mo ment de l'année, c'est ce qui m'a empêché de... Si vous me croyiez à la campagne, dit- elle en m'in terrompant, qu'est -ce qui vous a fait penser que j'en étais revenue ? - J'ai eu le plaisir de vous apercevoir, ces jours pas sés ,1 aux Champs- Élysées. 32 MADEMOISELLE GIRAUD | Aux Champs-Élysées ! en effet, j'y suis allée la semaine dernière. Pourquoi n'êtes - vous pas venu me saluer ? - C - Il faisait presque nuit ; vous ne m'auriez probable. ment pas reconnu. J'en suis bien capable, j'ai une si jolie vue. Puis, continuai-je, vous étiez assise auprès de plu sicurs personnes pour qui je suis un étranger. Oui, la famille Giraud, je me rappelle ; nous som mes très-liés . - Je l'ai compris à l'impatience avec laquelle on vous attendait. La jeune fille surtout ; elle vous cherchait du regard depuis longtemps, dans la foule, lorsque vous êtes enfin arrivée . Mme de Blangy prit son lorgnon pendu à son cou, le braqua sur moi , et répondit : - Paule Giraud est mon amie intime. C ! On ne peut pas mieux choisir ses amies; répliquai

M'e Giraud est délicieusement jolie.

- N'est-ce pas ? fit assez vivement la comtesse, comme si elle était heureuse d'entendre dire du bien de son amie. Mais se ravisant tout à coup .. MA FEMME 33 - Vous aimez donc les brunes, maintenant ? me de manda - t - elle . Mon Dieu ! comtesse, j'ai toujours aimé ce qui est , eau . . - Je vous en fais mes compliments . Mais cet hiver, si ai bonne mémoire, vous étiez plus exclusif : vous sem bliez ne croire qu'aux blondes . Que voulez -vous? les blondes n'ont pas voulu croire en moi. - Il faut qu'elles aient l'esprit bien mal fait. Etes vous plus heurcux auprès des brunes ? Je n'en ai jamais rencontré qu'une seule qui me plût, et elle ne me connaît même pas. - Vous n'en n'êtes peut-être que plus avancé, me ré pondit Mme de Blangy avec l'impertinence qui lui était habituelle. Et cette brune, ajouta - t- elle aussitôt, s'ap pelle sans doute Mºe Giraud ? - Mais, comtesse... Voyons, ne jouez donc pas au plus fin avec inoi . Est- ce que je n'ai pas déjà deviné le but de votre visile ? Vous restez six mois sans me donner signe d'existence, sans mettre une carte à ma porte. Et, tout à coup, vous tombez dans mon salon , à l'improviste sans crier garc, - 34 MADEMOISELLE GIRAUD pour laisser échapper dès les premiers mots de notre con versation le nom de mon amie et faire son éloge. Vous ne croyez donc bien niaise ! Allons, c'est entendu, vous avez entrevu Paule, vous la trouvez charmante, et comme vous êtës atteint de la monomanie du mariage, vous venez demander des renseignements sur le compte de mon amie ; est- ce vrai ? C'est vrai, - A la bunne heure, vous êtes franc au moins. Eh bien ! Paule vient d'entrer dans sa vingt-deuxième année, elle est très jolie , vous le savez ; spirituelle , je vous l'ap prends ; très-absolue dans ses idées, je vous le dis parce que vous l'apprendriez sans moi, et sa famille ne peut lui donner aucuné dot, je dois vous le déclarer. Ce dernier détail n'a aucune influence sur moi. · En vérité ; vous êtes effrayant. - J'ai travaillé jusqu'à ce jour , continuai - je sans prendre garde à l'interruption, atin de pouvoir épouser la femme de mon choix , sans tenir aucun compte de sia fortune. Je ne m'occuperai que de ses qualités et de l'ho norabilité de sa famille. - Oh ! quant aux qualités de Paule, elle en a de char mantes à mes yeux, dit Mríe de Blangy avec un sourire MA FEMME 33 tre con e. Vous U , VOUS comme s venez e mon s . Eh nnée , l'ap parce It lui presque moqueur . Peut -être , cependant , ne seraient-elles pas appréciées de son mari ? Pourquoi cela , madame ? Les hommes sont si bizarres ! Mais continuons. L'honorabilité de la famille Giraud cst des Inieux établies · Mme Giraud est une excellente femmo , bienveillante , ndulgente , incapable de croire au mal , et d'une faiblesse exagérée avec sa fille . M. Giraud , chef de bureau dans une grande administration , part de chez lui à neuf heures du matin , revient à six heures pour dîner , et passe ses soirées au cercle lorsqu'il n'est pas obligé de retourner à son bureau . A la fin de chaque mois , il apporte réguliè rement à ces dames les deux tiers de ses émoluments qui servent à faire marcher la maison , et ne s'occupe pas d'autre chose

c'est un très

-honnête homme, qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez . Il y a donc quelque chose à voir ? demandai -jc . - Je ne dis pas cela

je me suis simplement scrvie

d'une phrase vulgaire , mais usitée , qui peint assez bien , suivant moi , le caractère de M. Giraud . Vous voilà tix . sur toute la famille

vous faut

- il d'autres renseigne ments ! Demandez , je suis bonne femme aujourd'hui , le temps est à la pluie , je n'ai pas de nerfs , je crois à l'ami - ans iser Si 20 re 36 MADEMOISELLE GIR A UD lié , je vous rendrais presque un service, et tenez , je vais rous le rendre sous la forme d'un bon conseil. - - Volontiers. -- Retournez au plus vite chez Mme de F... où je vous ai rencontré l'année dernière, dites- lui : « Madame, vous devez avoir un nouvel assortiment de jeunes filles à ma ricr . Soyez assez bonne pour les faire défiler devant moi, je vous jure cette fois de me décider. » - En d'autres termes, comtesse , fis-je observer, vous me conseillez de ne pas songer à M" e Paule. Je vous conseille simplement de retourner chez Mme de F ... Parce que M " e Giraud ne fait pas partie de son assortiment. Comme vous voudrez. Voilà le conseil donné, le suivrez - vous ? - Je désirerais auparavant savoir s'il est bien désin teresse. - Monsieur ! vous ditcs ... Oni, dans le conscil que vous venez de me donne alic unc bienveillance dort je vous reinercie ,n'entre-t pas un peu d'égoisine. MA FEMME 37 -, je vais je vous e, vous s à ma ! nt moi, > VOUS chez - Qu'entendez - vous par là ? s'écria vivement Mme de Blangy . - Mon Dieu ! répliquai -je, comtesse , le sentiment que j'ose vous prêter serait très -naturel. Lorsqu'on a un inie intime, on regrette toujours de la voir se marier

lle ne vous appartient plus comme par le passé

on perd

souvent l'influence qu'on avait sur elle , et son ceur peut vous échapper. - Oh ! je ne doute pas de Paule

elle continuera

à m'aimer . - Elle aura raison , madame , répliquai - je , et cela prouve en sa faveur . - Alors , reprit - elle , tout ce que je vous dis depuis une heure , loin de vous décider à renoncer à vos projets , ne fait que les fortifier . - J'avoue que... balbutiai - je . · Je suis bonne femme

contre toutes mes habitudes,

je vous donne un excellent conseil , et , au lieu de le sui vre , vous cherchez les motifs intéressés qui ont pu me le icter . - Mais ... - Vous m'avez rendu mes nerfs, cher monsieur

il

est bien juste que je les fasse passer sur vous . Et d'abord , le son ) é , le ésin nie e- t 38 MADEMOISELLE GIRAUD roulez - vous me permettre de vous regarder? Grâce à ma in yopie, je crois que je ne vous connais pas beaucoup. Vous m'avez autrefois fait la cour, mais je vous avouerai que je vous ai évince de confiance, par parti pris , ce qui ne peut être blessant pour vous. Aujourd'hui, il s'agit du bonheur de mon amie, je n'ai plus le droit de mc montrer aussi indifférente. Et sans se préoccuper de mon consentement, la com tesse s'arma de son lorgnon , s'approcha de moi et passa l'inspection de mon visage. - Les traits sont fins, distingués, dit-elle au bout d'un instant; vous êtes ce qu'on est convenu d'appeler un joli garçon. Comme je croyais devoir m'incliner en riant pour la remercier, elle continza en ces termes : - Après avoir rendu suffisamment justice à vos per fections physiques, je dois ajouter que vous êtes de ces hommes mis au monde pour être aimés bien tranquille ment, bien sagement, par une bonne petite femme, mais qui doivent renoncer à inspirer une véritable passion . Les femmes ne s'éprennent violemment que d'hommes d'une laideur notoire ou d'une beauté accentuée et éner gique. Mirabeau ou Danton, tels sont les types préférés. C MA FEMIE 3.9 e à la coup . ouerai Vous ne ressemblez ni à l'un ni à l'autre , et vous ne dc vez prétendre qu'à de jolies petites affections . Sous ce rapport , vous êtes le mari qui convient à mon amio Paule . ce qui -git du --- Comment l'entendez -vous ? demandai-je . - Je l'entends à ma manière . Veuillez l'entendre à la ontrer vôtre . como Vous voulez sans doute dire , insistai - je , qu'entre mari et femme il n'est pas nécessaire de s'aimer folle passa ment . bout Deler - Je ne veux rien dire . Reprenons l'examen

il s'agit

maintenant du moral . Me promettez -vous de me répondre franchement ? Songez qu'il s'agit de l'avenir de mon amie et du vôtre . Je promets de dire la vérité et rien que la vérité . Étiez - vous un bon élève au collège ? - Excellent

j'ai toujours remporté tous les prix de

ir la - ber ces ma classe . lle jais Les Vous faisiez parlie alors de ce qu'on appelle las piocheurs ? - Mon Dieu ! oui , madame , je l'avoue . Et vos classes terminées , vous avez sans doute mené à Paris la vic de garçon ? ine er is. 10 MADEMOISELLE GIRAUD - Je n'en ai pas eu le temps, madame; je suis tout de suite entré à l'École polytechnique. Très-bien ! mais lorsque vous en êtes sorti ? - J'ai passé à l'École des ponts et chaussées. De mieux en mieux. Et après ? – Je suis resté deux ans en province à construire un tunnel. - C'était très-sage. Et le tunnel construit ? - Je suis parti pour l'Égypte, où j'ai vécu dix ans, occupé àછે creuser des canaux et à tracer des chemins de fer . Alors, votre existence a été celle d'un anachorète. A peu près, madame. - Gardez - vous d'en rougir, Les anachorètes ont du bon. Le sourire moqueur qui, depuis un instant, se dessinait sur les lèvres de la comtesse disparut; elle devint sé . rieuse et me dit : De l'examen de conscience que je vous ai fait subir, non cher monsieur, et auquel vous vous êtes prêté de si bonne grâce, je tire les conclusions suivantes, comme dit mon avoué : Vous êtes un bon jeune homme, un honnête garçon et vous méritez d'être heureux. Je vous renou MA FEMME de velle donc, et cette fois du fond du ceur, le conseil de retourner chez madame de F... , de lui tenir le petit discours dont nous avons parlé, et de vous marier le plus vite possible à la moins maigre de ses protégées. Si main tenant il vous arrivait de ne pas m'écouter, et de persis ter dans les projets qui vous ont amené ici, alors je m'en laverais les mains, et il est probable que je con seillerais à Paule de vous épouser; car étant donnée pour elle la nécessité de se marier un jour ou l'autre, vous êtes après tout le mari qui lui convient le mieux. Sur ce, j'ai dit . Au revoir et bonne chance ; votre destinée est entre vos mains. un S , de e. lu it si it ce

V 0 Telle fut ma conversation avec Mme de Blangy. J'ai essayé d'en faire comprendre toutes les nuances , j'en ai rapporté tous les détails. Malheureusement ils ne me frappérent pas àlors comme ils m'ont frappé depuis. Je n'attachais pas à ses conseils, donnés dans un moment de mansuétude dont j'aurais dû lui savoir gré, l'impor tance qu'ils avaient vraiment; je persistai à les croire ' intéressés et à me dire que la comtesse, jalouse de l'af fcction de M " Giraud, voulait, dans son égoïsme, retarder le plus possible le mariage de son amie. Cependant j'aurais sans doute renoncé à mes projets et oublié ma jolie voisine des Champs-Élysées, si le hasard n'avait pris plaisir à me mettre de nouveau sur son chemin. Une semaineenviron après ma visite chez Mme de Blangy. mo MADEMOISELLE GIRAUD i'aperçus un soir Mile Giraud à l'Opéra, dans une loge, en compagnie de sa mère et d'un monsieur d'une cin quantaine d'années que je reconnus pour un vieil ami de ma famille . ! L'incomparable beauté de l'amie de la comtesse m'ap parut cette fois sous un jour nouveau : les lumières donnaient à son teint un éclat merveilleux, ses grands yeux noirs étincelaient; à travers ses lèvres empourprees apparaissaient des dents éblouissantes de blancheur, et son corsage à demi décolleté laissait entrevoir des épaules charmantes. Placé dans un coin de l'orchestre, bercé pár la musique de Lucie, je ne cessai d'admirer toutes ces perfections. Cette soirée décida de ma destinée. Entre nous soit dit, mon cher ami, je méritais un peu cette épithète d'anachorète que m'avait décernée Mm do Blangy. Mon existence, des plus occupées de dix-huit à vingt - cinq ans, m'avait éloigné des plaisirs parisiens, et en Égypte, vous le savez, les bonnes fortunes sont rares. 1 J'avais donc soif de goûter à certaines coupes, de vivre après avoir végété, de ressentir des émotions violentes, et Mº. Giraud me semblait apte à me les procurer. MA FEMME 43 Enfin , vous l'avez déjà compris, j'étais et je suis peut être encore ce qu'on appelle un naif. Ce n'est pas impu nément qu'on a des prix au grand concours, le prix d'honneur de rhétorique, et qu'on sort le troisième de l'École polytechnique. De tels succès doivent se payer tôt ou tard . Les qualités intellectuelles trop surmenées étouffent, parfois , l'imagination, et il en faut un peu pour aller au -devant de certains malheurs, et prévoir tous les périls. En un mot, restez honnête tant que vous voudrez, mais soyez au courant de toutes les défectuosités humaines, afin de les avoir toujours présentes devant les yeux et de vous en méfier . Ayez physiquement le respect de vous-même, mais ne craignez pas de laisser votre imagination s'égarer, lorsqu'il s'agit de juger les autres. Je n'avais pas assez réfléchi à ces excellents préceptes, et Mme de Blangy In'avait bien deviné, lorsqu'en me donnant congé elle prononça ces mots : « Après tout, vous êtes bien le mari qui convient à Paule. » Je vous ai dit qu'un vieil ami de ma famille accompa gnait MMme Giraud le jour où je les rencontrai à l'Opéra. Je m'empressai de le rejoindre au foyer pendant un 3. 46 MADEMOISELLE GIRAUD } entr'acte et de lui parler de celle qui commençait déjà à avoir un si grand empire sur moi . Je tombais mal, car il ne tarit pas en éloges sur le compte de Mhe Paule, qu'il avait vue naître et grandir Elle était, suivant lui, charmante, adorable; elle avait toutes les perfections ; bien heureux celui qui l'épouse rait; elle ferait une femme accomplie. M. d'Arnoux, tel était le nom de cet enthousiaste, croyait de bonne foi, j'en suis persuadé, tout ce qu'il me disait . Il était, du reste, l'écho de l'opinion publique, Grâce à nos meurs, on est obligé de juger les jeunes filles sur les apparences, et elles sont, d'ordinaire, favo rables. Une seule personne, et encore, peut éclairer sur leur compte : c'est leur amie intime. J'avais été assez heureux pour connaftre celle de M" Giraud; elle avait bien voulu me donner d'excellents conseils, et je ne les suivais pas . Je méritais mon sort. M. d'Arnoux ne tarda pas à s'apercevoir de l'attentioo que je prêtais à ses discours, il en devina la cause, m'in terrogea sur mes projets d'avenir, et comme il avait peut être pour moi autant d'indulgence que pour Me Paule, il voulut bien me proposer de me présenter à sa famille . Je commis l'imprudence d'accepter. « Je veux iager par MA FEMME 47 moi-mêine, me disais - je, savoir qui a raison , de M. d'Ar noux, un homme respectable, presque un vicillard , ou de Mme de Blangy, une écervelée. Si Mºe Giraud me parait a voir des défauts dangereux pour mon repos, il sera toujours temps de renoncer à mes projets. » - Raisonnement des plus absurdes : l'homme épris, comme je commençais à l'étre, n'aperçoit aucun défaut ; si, par impossible, ils lui saulent aux yeux , il les pallie, et s'il n'y a pas moyen de les pallier, il ... en fait des vertus. · Trois jours après ma rencontre à l'Opéra , je faisais mon entrée dans l'appartement occupé par la famille Giraud, dans la même rue que Mine de Blangy. --Je passerai sous silence les détails de cette première visite et de celles qui suivirent. M. Giraud ni'accueillit dès les premiers jours avec une grande cordialité . Ses manières franches et ouvertes - semblaient dire : Avant de vous recevoir dans ma maison, j'ai pris des renseigne ments sur votre compte et ils sont excellents. Je suis ravi que vous songiez à ma fille, tåchez de lui plaire, et je donne à votre union avec elle mon consentement le plus empressé. Mme Giraud se inontra d'abord plus réservée . Peut-être ne partageait- elle pas les espérances que son 18 MADEMOISELLE GIRAUD mari fondait sur moi ; ou bien ,7 en rapports continuels avec Paule, avait -elle éu à souffrir de son caractère, et craignait elle qu'il ne fit sur mon esprit une fâcheuse impression . - Peu à peu, cependant, lorsqu'elle vit que je m'éprenais tous les jours plus sérieusement de sa fille , et que les défauts de celle-ci ne semblaient pas m'effrayer, la glace se fondit, et cette honnête femme me prit en véritable affection . Quant à Paule, je ne pourrais jamais l'accuser de s'être montrée coquette envers moi, et de m'avoir conduit au mariage par une pente douce. Elle me témoigna dès la première visite une indifférence dont elle ne se départit jamais tout le temps que je lui fis la cour. Mais, sans passer pour trop innocent, je pouvais me tromper sur la nature du sentiment que j'inspirais. Ce qu'on est tente d'appeler de la froideur chez une jeune fille n'est souvent que de la réserve et de la timidité. On se réjouit de ce qui pourrait effrayer, et les moins infatués de leur per sonne se promettent, après le mariage, de jouer avec leurs femmes le rôle de Pygmalion avec Galatée. Un tel rôle devait paraître séduisant avec la personne que j'ai essayé de vous peindre, et tout semblait indiquer qu'il suffirait d'un souffle pour animer cette admirable statue. MA FEMME 19 9 Bref, six semaines après ma présentationdans la famille Giraud, M. d'Arnoux se chargea de demander officielle inent pour moi la main de Mºe Paule . Le père ne put cacher sa joie, la mère m'embrassa en pleurant, et la fille , consultée, répondit qu'elle ferait ce que désirerait sa famille. Quant à Mme de Blangy, que j'avais rencontrée presque chaque jour chez les Giraud , mais qui n'avait jamais fait aucune allusion à notre long entretien, elle profita d'un moment où nous nous trouvâmes seuls, le soir de la de mande en mariage, pour me dire : Décidément, cher monsieur, vous êtes un imbé cile ! Loin de me fâcher de cette impertinente boutade, je m'empressai d'en rire, car je traduisis ainsi les paroles de la comtesse : J'enrage de vous voir épouser mon amie, elle va m'échapper, et je ne saurai que faire de mon temps et de mon affection . Accepté officiellement, il ne s'agissait plus que d'at tendre les quelques jours nécessaires aux formalités légales. Vous rendez - vous compte, mon cher ami, de la situa tion où je me trouve. Je ne prétends pas qu'elle soit bien 30. MADEMOISELLE GIRAUD triste , et je ne vous demande pas de vous attendrir sur mon sort ; mais, en historien fidèle, je dois vous faire part de mes petites tribulations. Les derniers jours qui précèdent un mariage mettent le système nerveux dans une véritable surexcitation . On a tant de tracas, il faut s'occuper de tant de choses. Un ami vous éveille pour vous adresser ses compli ments de... condoléance ; une ancienne maîtresse vous envoie quatre pages d'épigrammes, elle feint de confon dre votre mariage avec votre enterrement, et elle se pro pose, quoiqu'elle n'y soit pas conviée, d'assister à celle iriste cérémonie . Les Villes de France se recommandent à vous pour la corbeille de mariage ; un marchand de cachemires vient à domicile vous offrir ses produits exo tiques. Les dames de la halle vous apportent un bouquet, etle directcur d'un bureau de nourrices, oui , mon cher ami, d'un bureau de nourrices, ne craint pas de vous écrire pour vous prier de songer à lui lorsque le momeni scra venu. On doit aussi presser le tapissier qui n'a pas encore livré les meubles de la chambre nuptiale, faire des visites indispensables, commander le bouquet quotidien , les voi- \ tures obligées, passer chez le tailleur; à la mairie, prier MA FEINE 31 M. le curé de vouloir bien dire lui-même la messe, et lui demander un de ces petits discours qui prouvent aux assistants qu'on jouit d'une certaine considération auprès du clergé de sa paroisse. Enfin, il faut aussi songer à se confesser, et c'est, je vous assure, une grosse affaire , quand on n'en a pas l'habitude. Enfin, lorsqu'on est véritablement épris de sa femme, et qu'on voit approcher le jour si'iinpatiemment attendu, le sang court plus rapide, le cour bat plus vite et on n'est pas sans avoir, par moment, un petit frisson de fièvre. Quand à ce grand jour, ce n'est pas lui qui vous apporte le calme et l'apaisément. Généralement on a mal dormi parce qu'on a dû penser à une infinité de choses, se lever à la pointe du jour, s'occuper de détails impor tants, s'exaspérer d'être obligé de se mettre en toilette à l'heure où le Paris élégant est encore dans son lit. On: peste contre son cocher én retard, on court chez sa belle mère qui se croit obligée de faire un peu d'attendrisse ment, le beau-père vous prend au collet pour vous dirc :, & Rendez - la heureuse. )

On arrive à l'église lorsque les invités s'impatientent

depuis une heure, on se croise avec un enterreinent qui sort de la nef; devant l'autel, on entasse maladresses sur 32 MADEMOISELLE GIRAUD maladresses ; on s'assied lorsqu'il faut se laver, on se lève lorsqu'il faut s'asseoir ; on répond au curé des oui pour des non et vici: versà ; on laisse tomber l'anneau nuptial; on désigne, pour tenir le poêle, un ami qui vous envoie à tous les diables. Après la messe, trois cents personnes se précipitent dans une sacristie où le clergé de la paroisse, composé d'une clouzaine de personnes, est à l'étroit en temps ordinaire. On est bousculé, serré, pressé, le sang vous monte à la tête, on se sent affreux, lorsqu'on avait une si jolie occasion d'être joli garçon . Enfin , vous sortez de ce petit enfer pour être assailli par une foule de men diants qui vous couvrent de bénédictions à cinquante cen times pièce . La journée se termine par quelque petite fête de famille à laquelle il est impossible de se soustraire, à moins qu'on n'ait eu l'esprit d'enlever sa femme en sortant de l'église. Mais ces enlèvements -là, devenus à la mode dans ces derniers temps, ne sont pas toujours faciles . Mille raisons peuvent s'y opposer. La soirée se passe donc au. milieu d'une fanille nouvelle , accourue des quatre points cardinaux de Paris et parfois de la France, pour vous faire honneur. Il faut sourire à chacun , essuyer des bordées 1 IA FEMME 33 de compliments, serrer toutes les mains, embrasser les visages les plus ridés. On appartient à tout le monde excepté à sa femme. Enfin, l'heure du berger sonne ;on oublie les tribulations, ( es ennuis qu'on vient d'éprouver, la fatigue qui vous ac cable, car le bonheur vous attend à votre nouveau logis , on y court, on s'élance vers la chambre nuptiale ... Hé las! elle reste obstinément fermée .

VI ! « Eh bien ! ine direz - vous, après une journée si rem plie, je ne saurais vous plaindre d'avoir à vous rccueillir un peu . Vous êtes jeune, votre femme l'est aussi ; vous êtes mariés pour la vie et vous retrouverez facilement la nuit dont on vous prive. Allez, sans récriminer davan tage, vous coucher de votre côté ; c'est ce que vous avez de plus sage à faire. » Vous en parlez à votre aise ; me coucher de mon côté, dites - vous ? Et de quel côté, je vous prie ? Croyez -vous que dans mon nouvel appartement, je dispose de plu sieurs chambres et de plusieurs lits ? Non, mon cher . Après avoir mûrement réfléchi à la question et lu attenti. vement la théorie du lit dans la Physiologie du mariage, j'en étais arrivé à partager entièrement les idées de Bal zac. Je m'étais même, pour ainsi dire, imprégné de vlu 56 MADEMOISELLE GIRAUD sieurs pensées du grand docteur ès arts et sciences conju gales, comme il s'in le . Permettez -moi de vous citer celles qui ne sont encore présentes à l'esprit : « Le lit nuptial est un moyen de défense pour le mari. « C'est au lit senlement qu'il peut savoir chaque nuit si l'amour de sa femine croit ou décroit. Là est le baro mètre conjugal. « Il n'existe pas en Europie cent maris par nation qui possèdent assez bien la science du mariage, ou de la vie, si l'on veut, pour pouvoir habiter un appartement séparé de celui de leur fenime. « Tous les hommes ne sont pas assez puissants pour entreprendre d'habiter un appartement séparé de celui de leur femme, tandis que tous les hoinmes peuvent se tirer , tant bien que mal, des difficultés qui existent à ne faire qu'un seul lit. ) Je m'étais rangé à l'opiniori si nettement formulée par un des plus grands génies de notre époque, et le seul lit de mon nouvel appartement se trouvant occupé par Paule, je dus ' ne résigner à n'étendre tant bien que mal et tout habillé sur le canapé de mon salon. Je ne vous surprendrai pas, je crois, mon ami, si je MA FEMME 37 vous déclare que je dormis on ne peut pas plus mal, malgré mes fatigues de la journée. D'abord, à plusieurs reprises, je me levai, si on peut appeler cela se lever, en me disant que ma femme s'était peut- être départie de sa rigueur, et que le verrou était tiré. Soin superflu , peine inutile ! La porte était toujours hermétiquement fermée. Après chacune de ines infructueuses tentatives, je m'éten dais de nouveau sur mon meuble, et le sommeil ne venait pas. Ce n'est pas que j'exagérais la situation, mais je ne pouvais m'empêcher de chercher les causes de la con duite, au moins originale , de ma chère Paule. « Le verrou mal posé, me disais- je, se serait- il fermé de lui-même lorsqu'on a repoussé la porte ? Mais non, quand j'ai frappé, on aurait répondu. « Fatiguée, souffrante, elle a sans doute désiré rester seule cette première nuit ! Elle a donc bien peu de con fiance dans le délicatesse de mes sentiments ; je l'aurais comprise à demi- mot, je me serais retiré ; seulement je lui aurais peut-être demandé un matelas. Elle en a trois tandis que moi... • Vous voyez d'ici tous les commentaires que j'ai pu ' aire pendant ma longue veillée ; vous me saurez gré de vous les taire. i 1 58 MADEMOISELLE GIRAUD Vers les huit heures du matin, lorsque j'entendis les domestiques se remuer dans la maison, je m'empressai de quitter mon canapé virginal, où je n'aurais pas été flatté d'être surpris en tête - à -tête avec moi-même, et je passai dans le cabinet de toilette afin de me faire une physiono mie présentable . Un instant après je sonnai la femme de chambre; affec tant de sortir de l'alcôve nuptiale et de lui parler au nom - de sa mattresse, je lui donnai quelques ordres. Le déjeuner me mit en présence de M " . Giraud. ( Vous ne vous étonnerez pas si je lui donne encore son nom de demoiselle . ) Elle s'avança vers moi sans témoigner ni empressement ni froideur, et me tendit la main comme on la tend à un camarade qu'on a du plaisir à revoir. Sa toilette du matin lui allait à ravir ; je ne l'avais ja mais vue plus fraîche, plus charmante, plus reposée. On le serait à moins. i Elle causa avec esprit, avec gaieté, comme une femme qui semble décidée à égayer la maison où elle vient d'en trer , à y apporter le sourire et la joic . On n'aurait jamais dit une nouvelle mariée, tant elle était à l'aise , donnant avec douceur des ordres aux domestiques, faisant des re commandations sensées, prenant déjà les rênes de la 1 MA FEMME 59 maison, mais sans morguc, sans roideur, avec une grâce souveraine. Je l'écoutais , je la regardais en silence et j'é lais vraiment ravi. J'avais trop de tact pour faire allusion à la façon sin gulière dont j'avais passé la nuit. Je me contentai de dire en souriant : Vous étiez sans doute bien fatiguée, hier soir, ma chèrc Paule ? - Oh ! très- fatiguée , me dit - elle , mais j'ai admirable ment dormi et me voilà reposée. Ces quelques mots semblaient renfermer une explica tion et une promesse ; ils me satisfirent pleinement et achevèrent de me rendre toute ma bonne humeur. Vers les trois heures de l'après-midi; Mme de Blangy se fit annoncer. Elle entra impétueusement, suivant sor habitude, embrassa Paule et me tendit la main . Vous le voyez, me dit-elle, je ne puis pas me pas ser de mon amie ; il faut que vous preniez votre parti de me voir. C'est un parti facile à prendre, répondis-je en m'in clinant. - Oh ! ajouta la comtesse, malgré votre amabilité , je ne me fais pas d'illusion . Je vous gênerai quelquefois un 60 MADEMOISELLE GIRAUD peu ; mais je suis décidée à n'avoir pas l'air de m'en apercevoir, et j'arrive indiscrètement dès le premier jour, contre toutes les règles du savoir -vivre, afin de vous ha bituer le plus vite possible à mon sans - gêne et à mes im pétueuses visites. Vous serez toujours la bienvenue, comtesse. - A la bonne heure ; ce que vous dites là est très- spi rituel . un mari a toujours grand intérêt à ménager l'amie intime de sa femme. N'est- ce pas vrai ? - Mettons de côté l'intérêt, madame, et ne parlons que du plaisir. - C'est du dernier galant, et vous grandissez à vue d'ail dans mon esprit. Prenez garde, vous allez atteindre des proportions gigantesques. A propos, êtes - vous jaloux ! - Je n'en sais rien . Cela dépend. - Seriez - vous jaloux, par exemple, de voir Paule me dire ses petits secrets de femme comme elle me disait ses secrets de jeune fille ! Je ne me suis pas beaucoup interrogé à ce sujet comtesse. - Eh bien ! voici une occasion de vous interrog er Je passe avec votre femme dans sa chambre, nous fer mons la porte, et je vous préviens que nous parlerons do - MA FEMME 61 en ir , - aom > pic ser Ons vous tout le temps . Si vous résistez à cette première épreuve , c'est qu'il y a de l'étoffe chez vous . - Voyons si j'ai de l'étoffe , répliquai - je . ! Comme si elle n'avait attendu que cette permission , M® de Blangy prit gaiement Paule par la taille , et les deux jeunes femmes se sauvèrent en riant . Loin d'en vouloir à la comtesse de m'enlever Paule , je me réjouissais presque du tête - à -tête auquel j'avais con senti . Une femme mariée peut être , à l'occasion , de bon conseil pour une jeune fille , et il m'était arrivé, durant mon insomnie de la nuit précédente , de me demander si Paule n'avait pas besoin de quelques avertissements . En in , vous avouerai- je ce détail des plus prosaïques

j'étais

brisé de fatigue et ravi d'avoir l'occasion de fermer un instant les yeux . Lorsqu'une heure après je les rouvris , les deux amies rentrées dans le salon , causaient devant la cheminée . Elles ne s'aperçurent pas de mon réveil et je pus les exa . miner à loisir . Le contraste que présentait leur beauté était vraiment séduisant

elles se faisaient valoir l'une par l'autre et se

complétaient pour ainsi dire . Auprès des cheveux blonds et des yeux bleus de Mme de Blangy , les cheveux et Fue dre ax ! me ses el er ver do 4 62 MADEMOISELLE GIRALD les yeux noirs de Paule avaient plus d'éclat ; le léger im bonpoint de la première rendait la taille de la seconde plus délicate et plus fine. Elles avaient, à elles deux, tous es charmes et atteignaient à la perfection la plus com plète. Je crois, du reste, qu'elles ne furent jamais plus jolies qu'en ce moment. Leur physionomie respirait le bon beur, et leur teint animé, sans doute par la flamme du foyer, avait plus d'éclat que lorsqu'une heure auparavant elles avaient quitté le salon pour échanger leurs confi dences dans la chambre à coucher. A un mouvement que je fis, Mme de Blangy se re tourna , ct me dit :: Avez- vous bien dormi au moins ? - Mais... répondis- je , un peu confus. Allons, avouez- le, nous ne vous en voulons pas, au contraire. Nous avons pu causer à notre aise , ajouta t - elle, en souriant et en regardant Paule à la dérobée. Maintenant, je vous laisse ensemble ; je ne veux pas qu'on me maudisse davantage. Mais à bientôt. Personne ne vint troubler le soir mon tête - à - tête avec Paule. Elle fut aussi charmante qu'elle l'avait été le ma tin, à déjeuner . Elle causa de mille choses, elle effleura > i MA FEMME 63 léger onde tous m es plusieurs questions avec un esprit, une justesse de vues , souvent même une profondeur qui me causèrent un véri table étonnement. J'avais cru épouser une toute jeune fille qu'il faudrait déniaiser, et j'étais en présence d'une femme déjà faite, spirituelle, mordante , prompte à la réplique, avec une pointe de philosophie et peut- être de licence dans l'ima gination . - Mais ma chère amie, demandai-je , où avez - vous appris tout cela ? Je n'ai rien appris, me dit - elle en souriant. J'ai tout deviné. - Il faut que vous ayez bien de l'imagination .' - Oh ! oui , j'en ai beaucoup ; trop même, pour mon malheur et peut- être pour le vôtre. - L'imagination, lorsqu'elle est bien dirigée, n'est pas un mal. Oui, mais il faut qu'elle soit bien dirigée, ajouta Paule en soupirant. - Comment, repris - je , ne me dévoilez - vous qu'au jourd'hui toutes vos délicieuses qualités ? - Parce que, me dit-elle , je ne suis pas coquette. Je vous avais conseillé de ne pas m'épouser, et je ne devais - 61 MADEMOISELLE GIRAUD pas me faire valoir. Vous ne m'avez pas écoutée, vous avez affronté le danger, le malheur est irrémédiable et j'essaye de me dévoiler, comme vous dites, afin de me rendre agréable au moins... spirituellement. Je ne remarquai pas alors ce dernier mot, qui fut pro noncé très - finement et avec intention . Toute cette con versation , du reste, aurait dû me donner à réfléchir ; mais réfléchissez donc à dix heures du soir, le lendemain de votre mariage , auprès d'une femme aussi belle que l'était Paule, et lorsque ce mariage n'est pas encore con sommé. Bientôt même je ne prêtai plus grande attention à ce qu'elle disait; je ne songeais qu'à la regarder, à l'admi rer, et perdant tout à coup la tête, je la pris dans mes bras. Elle se dégagea doucement, avec calme, sourit de son plus joli sourire, sonna sa femme de chambre et quitta le salon, Lorsqu'un quart d'heure après, je vis sortir la femme de chambre, je me dirigeai, à mon tour, vers la bienheu. reuse porte que je n'avais pas franchie la veille. Certain d'être attendu, je ne frappai même pas, je me contentai de tourner le bouton . e , vous iable et de me ut pro YIL e con ; mais ain de ; que ! con à ce dmi mes de La porte ne s'ouvrit pas . Comme la veille le verrou avait été poussé . Alors je frappai. On ne me répondit pas . Je frappai avec plus d'impatience . Même résultat . Je parlai, j'appelai, je priai. Tout fut inutile . Me voyez -vous d'ici, mon cher ami, demandant comme une grâce qu'on voulůt bien me permettre d'entrer dans ma chambre. Car c'était ma chambre, je n'en avais pas d'autre , et indépendamment de mon amour , il était bien juste que je prétendisse me reposer enfin dans un véritable lit. eet me 20 те 1 . 66 , MADEMOISELLE GIRAUD Mes nerfs étaient tellement surexcités, que je fus sur le point de sortir de mon caractère, d'ordinaire calme et pai. sible, et de frapper à la porte avec tant de violence que, de guerre lasse , il aurait bien fallu m'ouvrir. La peur du ridicule m'arrêta ; je ne voulus pas mettre mes gens dans la confidence ae mon infortunc conjugale. Je me contentai de m'appuyer silencieusement, de tout mon poids, contre la porte, dans l'espérance qu'elle cé derait à mes efforts . Peine inutile ; je n'entendis même pas le plus léger craquement; la charpente de mon appartement était excellente, et je n'avais que trop à me louer de mon propriétaire. Qu'ajouterai-je ? Cette seconde nuit se passa aussi agréablement que la première. Seulement, comme j'étais brisé de fatigue, je parvins à dormir, tant bien que mal. Je me trouvai à mon réveil plus calme que je ne pou vais l'espérer, moins mécontent de ma femme, plus dis posé à l'excuser. Après avoir réfléchi le plus froidement possible à nos conversations de la veille , et malgré cer tains détails qui m'avaient frappé, je crus pouvoir tirer cette conclusion , que Paule, loin d'être une ingénue igno rante de ses devoirs, avait au contraire sur le mariage MA FEMME 67 sur le et pai e que, nettre les idées les plus arrêtées

elle pensait sans doute qu'un

mari pouvait se donner la peine de mériter sa femme, et qu'il était délicat à lui de paraftre oublier ses droits . Dans l'intérêt de notre amour , elle voulait se faire désirer et m'appartenir comme amante , avant de devenir ma femme. Elle trouvait , en un mot , qu'il y avait quelque chose d'injuste et d'illogique àà exiger qu'à jour fixe, en sortant de la mairie , une jeune fille se jetât dans les bras d'un homme qu'elle connaissait à peine , et elle avait résolu de se soutraire à cette coutume barbare . gale. tout e cé léger était > mon ussi tais Voilà , mon cher ami , les raisonnements que je me fai sais pour expliquer la conduite de Paule

seulement je

me disais qu'elle aurait dû me laisser deviner sa manière de voir

j'aurais disposé de toute autre façon notre appar

tement et fait l'acquisition d'un second lit , en vue de mon célibat prolongé . Peut - être aussi ne se rendait -elle pas parfaitement compte de la façon dont je passais mes nuits , et était - il prudent de lui donner une légère idée de ce canapé de salon , fort étroit et peu rembourré, deve nu depuis deux jours ma couche nuptiale , ou antinnp tiale . mal. ou dis ent er -er Cette vue la touchera , me disais - ie, et lui inspirera 0ge 08 MADEMOISELLE GIRAUD probablement la bonne pensée d'abréger mon surnumé. Pariat. Après le déjeuner, qui nous réunit encore, et où nous nous montrâmes tous les deux, comme la veille, d'une humeur charmante, je lui offris mon bras et je lui propo sai une petite promenade dans ses domaines. Elle ac cepta de la meilleure grâce du monde, et nous passames dans le cabinet de toilette, où j'essayai de lui faire re marquer qu'il n'y avait que des chaises. Elle me répondit tout simplement, en bonne ména gère, en femme économe : « Cet ameublement suffit pour le moment. ) place au milieu d'une pièce,erog Quittant le cabinet de toilette , nous nous rendimes dans un petit boudoir d'été attenant au salon. Là, je désignai un de ces divans circulaires à dossiers capitonnés qu'on lesquels plusieurs personnes peuvent s'asseoir en se tournant le dos, et je dis : « C'est joli, c'est à la mode, mais on dormirait assez mal là -dessus. » - C Oui, me répondit-elle, avec un fin sourire, il fau drait se coucher en rond, ce serait gênant. Alors, je la fis entrer dans le cabinet de travail que MA FEMME 69 - je m'étais réservé , et reprenant la conversation où nous senions de la laisser : Ici, lui dis - je , il ne serait même pas possible de e coucher en rond ; je ne possède ni divan , ni ca napé. Pourquoi cela ? demanda - t - elle . Parce que je pensais me tenir rarement dans ce cabinet ; j'ai surtout soigné l'ameublement des pièces où nous devions habiter ensemble. - Vousavez eu tort, me dit-elle ; le cabinet de travail d'un homme marié doit être confortable et élégant. Les fournisseurs, les indifférents et même la plupart des amis sont reçus dans cette pièce , qui leur sert à se faire une idée du reste de l'appartement. Je vous conseillerais un de ces meubles comme j'en ai vu chez plusieurs tapissiers ; dans la journée ils forment un divan, et le soir un lit des plus complets. Je la regardai ; elle ne baissa pas les yeux. - Je suivrai votre conseil , ma chère Paule, lui dis-je. Je vais sortir pour acheter, aujourd'hui même, le meuble dont vous parlez; mais, vous le voyez, il me manquait absolument; où pensez -vous que j'ai couché depuis deux jours ! 10 MADEMOISELLE GIRAUD -Je pensais, me répondit-elle sans s'émouvoir de ma brusque question, que vous vous retiriez dans la pièce où nous sommes . Seulement, je la croyais plus intelli gemment meublée. Cette phrase me déplut, et je répliquai assez vivement: - Votre projet est donc de continuer à vous enfermer tous les soirs ? Oh ! me dit - elle, d'une voix très -douce, et en re prenant mon bras pour rentrer au salon , au lieu de m'interroger sur mes projets, il serait peut-être plus ai mable de les deviner. Cette dernière phrase justifiait mes suppositions du matin. Je n'avais pas affaire à une ingénue, à une pen sionnaire, mais à une jeune fille merveilleusement expé rimentée. Où avait - elle acquis cette expérience, cette science de la vie, cette coquetterie qui consistait à laisser mes dé sirs en suspens ? Était - ce sa mère qui lui avait dit : « Si tu veux te faire longtemps aimer, sache te faire attendre. Ce qui d'ordinaire tue l'amour dans le mariage, c'est la facilité des relations; en vue de son bonheur, il est permis à une femme mariée de se conduire dans son ménagé comme une maîtresse intelligente. » M1 a FEMME 71 Non. La mère de Paule était trop bonne femme, trop naturelle pour avoir donné ces conseils ; elle avait dû prendre le mariage à la lettre et en avoir rempli, sans débats et sans raisonnements, les devoirs et les charges. C'était Mme de Blangy seule, qui , voulant faire profiter Paule de son expérience de femme mariée, pouvait lui avoir tracé une règle de conduite. Eh bien ! mon cher ami , le croiriez -vous, je ne m'irri tais pas alors de cette influence exercée sur ma femme; mon estime pour la comtesse , estime partagée par le monde, me mettait à l'abri de toute crainte , et cette naïveté que vous me connaissez ne me permettait pas d'admettre qu'une femme bien élevée, intelligente comme l'était. Mme de Blangy, pût avoir intérêt à ternir par de perni- , cieux conseils la pureté d'une jeune fille. Puis, l'avouerai- je, cette science de la vie que j'avais Jécouverte chez Paule, ces résistances qu'elle opposait à mes désirs, loin de m'effrayer, avaient pour moi quelque attrait. La grande innocence , vous le savez, n'a de charme, en général, que pour les corrompus. ou les vieillards. Les gens qui, comme moi, n'ont pas encore vécu , se laissent plutôt séduire par certains manéges d'une coquetterie habile ; ils ne s'effrayent pas de rencon 72 MADEMOISELLE GIRAUD trer chez une femme un peu de savoir dire et de savoir faire, et s'il leur arrive de songer au mariage, vous les trouverez souvent assez disposés à épouser une veuve . Aussi me surprenais - je peu à peu à me féliciter de voir chez Paule les avantages incontestables de la jeune fille, réunis à une certaine expérience précoce due à des con seils intelligents ou à une intuition particulière de la vie Cette position de soupirant faite à un mari avait aussi quelque chose d'original et développait mon ima. gination qui, l'avouerai- je , avait un peu sommeillé jusqu'à ce jour. Je crois que si j'étais tombé sur une jeune fille ordinaire, j'aurais fait, d'accord avec mon tem pérament calme et une certaine dose d'apathie propre à mon caractère, un mari des plus prosaïques et des plus hourgeois. Auprès de Paule, au contraire, tout mon être s'éveillait, et je sortais peu à peu de cette léthargie des sens causée chez moi par les travaux excessifs auxquels je m'étais livré depuis l'enfance. Mon intelligence toujours surme née, mon esprit sans cesse tendu vers des études trop abstraites, ne m'avaient point permis de compter avec mon cæur ; il battait pour la première fois peut- être, et j'étais ravi de le sentir battre. MA FEMME 73 ir es bir le, nº J'allais vivre enfin et réaliser ce rêve charmant

être

amoureux de ma femme, avoir une maîtresse légitime , unir la fantaisie à la raison , ct remplacer par une belle et bonne passion un amour qui , si Paule ne s'en était pas mêlée , aurait dégénéré en une habitude douce , tran quille , et sans aucune savcur . Vous ne vous étonnerez donc pas de me voir transfor mer assez gaiement mon cabinet de travail en chambre à coucher . Je le disposai de mon mieux pour y faire le stage qui m'était imposé . Seulement j'élais décidé à dé ployer toutes les séductions dont la nature peut m'avoir doué pour abréger ce temps d'épreuve . je -ait na . Sllé ine em e å > Jus ait. asée tais me. trop avec , et 6

VIII Quinze jours s'écoulèrent pendant lesquels je fus ra marquable de patience, de discrétion et de délicalesse.de n'exigeai rien , je ne demandai rien , je n'adressai mêmo aucune prière directe . A me voir si réservé et si platoni que dans mes rapports avec Paule, on aurait pu croire qu'on publiait encore nos bans, et que nous n'avions comparu ni devant le maire, ni devant le clergé de notre paroisse. Je faisais à ma feinme une cour des plus assidues, mais je ne me permettais aucune allusion aux espérances que, vous le reconnaîtrez , mon cher ami , j'étais bien en droit de concevoir . Sa réserve, du reste, égalait la mienne et si je m'étais fait un devoir de ne rien demander, je dois convenir qu'elle s'en pressait de ne rien promettre. Je 76 BI ADEMOISELLE GIRAUD u'ctuis donc pas plus avancé ; au contraire , il me sem blait, par moments, que je reculais un peu. Aussi me dis -je un matin , dans mon lit de garçon , que du moment où la discrétion ne me réussissait pas, il serait peut- être temps d'employer un autre système. Si , par impossible , mon cher ami , vous vous étonnez de voir ma patience se lasser aussi vite , je vous prierai de vous mettre un instant à ma place. Soyez tranquille, je ne vous y laisserai pas longtemps, vous ne m'avez ja mais fait de mal et je n'ai aucune vengeance à tirer de VOUS . Vous voilà dunc aux côtés d'une femme adorable, sé duisante sous tous les rapports, désirable au delà de toute expression ; vous êtes tout le jour en contact continuel avec elle : elle vous charme, vous enivre, vous affole, et quand le soir arrive ... vous savez le reste . Eh bien ! qu'en pensez - vous ? Cette situation n'est pas nouvelle, me direz-vous, tout le monde s'est trouvé dans un cas à peu près analogue ; il est arrivé de faire la cour à une femme pendant des semaines, souvent des mois, sans obtenir d'elle, pour un notif ou pour un autre , de récompense immédiate. J'en convicns avec vous . Mais cette femme à qui vous faisiez MA FEMME 77 nme ent trc ncz erai lle , E ja - de la cour n'était pas votre femme, c'était souvent celle d'un autre

bien des raisons devaient l'engager

à retarder l'heure de sa chute

au bord de l'abîme

, mille craintes , mille terreurs , des scrupules de tous genres , pouvaien . la retenir

si ses hésitations et ses résistances étaient

pour vous un supplice , du moins vous les admettiez et vous étiez même disposé à les comprendre . Mais dans le cas qui nous occure , où voyez - vous , je vous prie, de bonnes raisons à faire valoir pour explique une si longue résistanee ? Où sont les craintes, les ter reurs , les scrupules ? Enfin , où se trouve l'abîme ? Je ne sais pas pourquoi j'essaye de vous convaincre

vous étiez rallié à ma cause , j'en suis persuadé , avant de m'entendre , et si je vous étonne , c'est par mon inal térable patience , que vous appelez déjà peut -être de la faiblesse ou de la niaiserie . Eh bien ! à partir de mon seizième jour de surnuméra riat, je n'ai plus été patient, et du reste je ne pouvais plus l'être . Sous l'empire d'une irritation continuelle , mon caractère s'était aigri, et moi qui avais pu longtemps m'imaginer n'avoir pas de nerfs, j'étais maintenant en hulle à une foule de souffrances nerveuses des plus sé oulc nuel e , et bien ! tout gue; t drs ur un vives . J'en aisiez 78 MADEMOISELLE GIRAUD Cet état maladif ne pouvait durer : puisqu'on paraissait décidé à ne pas aller au- devant de mes désirs, je me dé cidai à les formuler , Déjà ! fit - elle en souriant. Ah ! dans les dispositions où je me trouvais, je crois qu'un peu plus je l'aurais étranglée pour ce mot - là . Déjà ! mais elle ne comprenait donc rien , cette femme ? clle n'avait ni ceur ni sens ! J'avais cru épouser un être animé, et je m'étais mésallié à une statue. Je me contins et j'essayai de l'attendrir . Je lui peignis avec éloquence l'amour qu'elle m'avait mis au cœur, je lui dis mes souffrances morales, le malaise physique qui s'était emparé de moi, et dont elle était cause ; je la sup pliai de ine prendre en pitié , car j'étais à bout de force . Elle m'écouta attentivement et parut émue de ce qu'elle entendit ; mais quand je la suppliai dc répondre elle garda le silence Ah ! mon cher ami, il y a des silences qui font lerri blement souffrir ! Parlez donc , criai- je, parlez, dites ce que vous voul rrez, mais parlcz., je vous en conjure. Je n'ai rien à dire , répondit-elle . Expliqucz-moi vos résistances , vos hésitations. Je MA FEMME ** m'engage à trouver bonnes toutes vos raisons, mais don nez -m'en une seule, une seule, de grâce ! Elle ne répondit pas. Alors, furieux, je quittai brusquement le canapé ou j'étais assis auprès d'elle et j'allai chercher mon chapeau pour sortir . J'étais tellement exaspéré de ce silence obs tiné , tout mon système nerveux était dans une telle irri lation , que je craignais de me porter vis - à - vis d'elle à quelque extrémité. Oui, une parole trop vive est si vite prononcée, un geste trop brusque vous échappe si facilement, et les fem mes savent tirer parti, avec tant d'adresse, de ces vivacités! Elles ne se disent pas qu'elles en sont cause , qu'elles vous ont poussé à bout, qu'elles ont eu les premiers torts . Elles oublient à dessein , et les paroles aigres qui nous ont froissés, et leurs réticences calculées, et les mille épingles qu'clles nous ont enfoncées dans le cour ; elles ne se souviennent que des derniers mots qui se sont échappés de notre bouche, du geste trop significatif que nous nous sommes permis, et elles s'en font une arme tcrrible contre nous. Vous êtes un brutal ! s'écrient-elles . Tout cst fini chitre vous et moi ! 80 MADEMOISELLE GIRAUD Je ne voulus pas m'exposer, sous le comprenez , à co que ma femme pût me dire : « Tout est fini, » lorsque rien n'était commencé , et je m'éloignai dans la crainte de ne pouvoir me contenir plus longtemps. Mais, après avoir fait quelques pas vers la porte , je ? vins tout à coup. - Écoutez, repris-je, vous ne voulez pas répondre à mes questions de tout à l'heure, soit ! N'en parlons plus. Je ne vous demande plus qu'une chose, c'est de me dire à quel moment cessera l'épreuve que vous me faites subir, et je vous jure sur l'honneur d'attendre ce moment sans me plaindre, quelque reculé qu'il puisse être . Mais fixez -moi une date, ne me laissez pas ainsi en suspens ; l'incertitude dans laquelle je vis m'irrite, me tue ! Ayez pitié de moi, je ne vous ai jamais fait de mal , je vous aime, je vous désire ardemment ! Est-ce un tort à vos yeux ? Est - ce un crime dont je doive être puni ? Voyons, soyez bonne, laissez-vous attendrir par mes prières, par ines larmes, oui, par mes larmcs . Tenez, je pleure, c'est plus fort que moi , je souffre talit ! Alors, sur le point de se laisser émouvoir peut-être , elle éloigna doucement mes mains qui essayaient de l'en lacer, elle se leva et, me clouant à ma place par un . MA FEMME 가 > rrgard , où je crus lire une menace qui me fit trembler, lle passa dans sa chambre. Au mêmeinstant, j'entendis un bruit qui m'était bien connu : celui du verrou qu'on poussait. Ici, vous m'arrêtez, n'est- ce pas, mon cher ami, pour vous écrier : Mais, malheureux, ce verrou qui vous gène, pourquoi ne l'enlevez - vous pas ! N'êtes- vous pas chez vous? Rassurez -vous, la pensée qui vous vient devait me venir aussi . J'avais songé plus d'une fois à faire acte d'autorité . Nles prières, mes sollicitations et mes larmes, du moment và elles ne me servaient pas, devaient, je le sentais bien, me nuire dans l'esprit de Paule . Les femmes n'aiment pas d'ordinaire l'homme qui s'humilie et qui prie. Les suppli cations ne les touchent qu'autant qu'elles s'accordent avec leurs secrets désirs. Elles se donneront peut - être par bonté d'âme, mais elles n'aimeront point par charité. La mendicité est interdite dans le département de l'amour. Il s'agissait de prendre un parti énergique, sous peine de me perdre tout à fait dans l'esprit de Paule. Un soir, après le dîner, elle me proposa de l'accom pagner chez M*• de Blangy, qu'elle n'avait pas vue . 5. 82 MADEMOISELLE GIRAUD + 1depuis deux jours . J'acceptai, mais arrivé à la porte de la comtesse, je prétextai une subite migraine qui m'obligeait à prendre l'air, et je laissai ma femme monter seule chez son amie, en promettant de venir la rechercher. A peine l'cus- jc quittée que je regagnai précipitamment mon appartenent: j'entrai dans la chambre de Paule, j'enlevaj l'une après l'autre toutes les vis de l'odieux ver rou à l'aide d'un instrument que je m'étais procuré dans la journée ; je brisai la pointe de chacune de ces vis et j'en conservai les têtes que je replaçai dans leurs trous primitifs , après les avoir assujetties d'une façon factice . Paule ne pouvait s'apercevoir de mon stratagème ; le verrou était encore assez solide pour être poussé inté rieurement, mais les têtes des vis , qui n'étaient plus rete nues par leurs chevilles habituelles, devaient tomber à la moindre pression extérieure faite contre la porte . Lorsqu'une heure après je rejoignis ma femme, je la trouvai dans le boudoir de la comtesse, à demi étendue sur un divan aux côtés de son amie. Quoique mon arrivée fût prévue, je crus m'apercevoir qu'elle gênait ces dames. J'ai pensé depuis qu'elles étaient en train d'échanger des confidences ; les yeux de MA FEMME 83 Paule étaient humides et fatigués comme si elle avait pleuré , et je remarquai plus d'animation dans les traits de la comtesse. En reconduisant ma femme, et dans notre salon, avant de prendre congé d'elle, je vous laisse à penser si je re છે nouvelai mes prières des jours précédents. J'aurais été si heureux de ne pas être obligé de recourir à des moyens extrêmes, et de lui laisser toujours ignorer le petit travail de serrurerie auquel je venais de me livrer ! Elle fut plus froide, plus sèche, plus décourageante que jamais. Si elle avait su m'adresser une bonne parole, me regar der avec un peu de tendresse, me faire pour un avenir, même lointain , une promesse tacite, j'aurais certainement renoncé à mes desseins. Rien : pas un mot, pas un geste, pas un regard. Elle semblait , ce soir-là , ne pas même s'apercevoir que je lui parlais, ne pas se douter que j'existais ; jamais je ne l'a vais vue aussi rêveuse , aussi détachée de moi. Je n'avais pas à hésiter . Je lui dis adieu ; elle se retira dans sa chambre. Je laissai une heure s'écouler pour qu'elle eût le temps de se déshabiller et de s'endormir. 84 MADEMOISELLE GIRAUD Puis, tremblant, fiévreux , påle comme un malfaiteur, je me dirigeai vers la porte de sa chambre à coucher. Ainsi que je l'avais prévu , le verrou céda et la porte s'ouvrit sans bruit. 12.c IX d'entrai dunc. Quel fut mon étonnement lorsque j'aperçus ma ferame habillée comme elle l'était une heure auparavant et oc cupée à lire près de la cheminée. Elle se retourna nonchalanıment au bruit que je fis et me dit avec le plus grand calme : - Je vous attendais . Je parvins à dompter mon émotion, et m'appuyant contre la cheminée en face de Paule, je dis à mon lour : Pourquoi m'attendiez - vous ? Parce que mon verrou, en tombant tout à l'heure à mes pieds, au moment où je le poussais, m'a fait deviner vos projets. C'est vous, n'est-ce pas, qui vous êtes livré à ce petit travail de voleur ou d'amant ? 86 MADEMOISELLE GIRAUD - Ou de mari, ajoutai-je, quoiqu'ils soient rarement obligés d'avoir recours à de pareils moyens. Oui, c'est moi. . Vous l'avouez ! .- Je l'avoue, dis -je d'une voix ferme. Mon rôle auprès de vous est ridicule et j'ai résolu de ne plus le jouer. Qu'espériez-vous donc, si je ne m'étais pas aperçue de votre stratagème ? - J'espérais vous prouver mon amour. En me faisant violence, dit-elle avec un sourire de dédain. Oui, en vous faisant violence, si vous m'y aviez contraint ; mais Dieu m'est témoin qu'avant d'en arriver à cette extrémité j'ai tout tenté pour vous attendrir. Ni ma patience, ni ma délicatesse, ni mes prières n'ont pu vous émouvoir. - - Croyez bien que je suis en ce moment moins émue que jamais. · Vous ne pouvez pas l'être moins ; vous ne l'avez jamais été . Vous n'en savez rien . En tous cas , votre conduite de ce soir m'a indignée, et je vous déclare, pour n'avoir plus MA FEMME 8? à у revenir, que toutes vos tentatives seront désormais inutiles. Ah ! c'est ma conduite de ce soir qui vous dicte celte détermination ? - Qui. . Ce n'est pas vrai ! m'écriai-je tout à coup avec vio lence , car jusqu'à ce jour vous n'avez rien à me repro cher, jo rous ai comblée de soins, d'attentions, de préve nances, et vous n'avez pas eu pitié de moi ! Quel motif vous a fait agir avec cette rigueur ? Je veux le savoir . Elle garda le silence. Alors , dans une surexcitation nerveuse impossible à décrire, je lui pris les poignets, je les serrai avec force, je l'obligeai à se lever et je lui dis : - Répondez, je le veux . - Vous me faites mal, s'écria - t - elle. Répondez, je veux que vous me répondiez. – Eh bien ! non , je ne répondrai pas ! Jamais la vio lence n'aura raison de moi . Ah ! vous ne me connaissez pas encore ! Eh bien ! apprenez à me connaître ; cela vous servira pour l'avenir . Ce que je veux, je le veux bien, allez ; et ce que je ne veux pas ne peut jamais s'ac 88 MADEMOISELLE GIRAUD complir. Vos forces s'useront contre ma volonté et vous vous épuiserez dans une lutte inutile . Pendant qu'elle me parlait avec cette dureté, et que chacune de ses paroles me frappait au coeur, le croiriez vous, mon cher ami, je ne pouvais m'empêcher de la re garder et de l'admirer. Ses longs cheveux s'étaient dénoués et retombaient épars sur ses épaules , je voyais sa poitrine palpiter sous le corsage qui la couvrait à peine ; ses yeux avaient des ardeurs que je ne leur connaissais pas, et à travers ses lèvres plus colorées, plus sensuelles que jamais, appa raissaient des dents charınantes que la colère faisait s'en trechoquer. - Ah ! que tu es belle ! m'écriai-je. Et, oubliant tout ce qu'elle venait de me dire, réunis sant ses deux mains dans ma main gauche et les tenant serrées, j'essayai de la main droite d'approcher sa tête de mes lèvres . Elle lutta avec tant d'énergie, et déploya tant de force pour se soustraire à mon étreinte , qu'eMe s'échappa bientôt de mes bras et que j'allai retomber, brisé , sur le fauteuil où elle était précédemment assise. MA FEMME ১ ) Alors, insultant à ma défaite, elle se croisa les bras et me dit : Croyez -vous encore venir à bout de moi par la violence ? Vous me haïssez donc ! m'écriai-je éperdu et des larmes dans les yeux . Ainsi qu'il arrive dans la plupart des crises nerveuses, l'attendrissement succédait à la colère. Cette étrange fille, touchée peut-être par ma douleur, attendrie sans doute comme je l'étais à la suite de la lutte qu'elle venait de soutenir, prit un des coussins de sa chambre, l'approcha de mon fauteuil, s'assit et me dit : Non, je ne vous hais pas. Je la regardai ; ses yeux n'avaient plus leur expression habituelle, ils étaient tendres et bons. Alors, lui demandai-je, si vous ne me haissez pas, pourquoi me faites - vous souffrir ainsi ! – Ne m'interrogez pas à ce sujet, me dit - elle avec douceur, je vous assure que je ne puis vous répondre . Mais, je vous le jure , loin de vous hair, j'ai pour vous une véritable affection , j'apprécie toutes vos qualités, j'ai été sensible à toutes vos prévenances, et pour être franche, je vous avouerai que je ne vous en veux déjà - 1 90 MADEMOISELLE GIRAUD . plus de votre tentative de ce soir et de votre emportement de tout à l'heure. Je suis trop intelligente, croyez-le bien , pour ne pas les expliquer et les excuser. Pourquoi , lui dis- je, ne m'avez - vous jamais parlé avec cette douceur et cette raison ? J'avais peur de vous voir vous méprendre sur la nature des sentiments que vous m'inspirez et d'encou rager un amour auquel je ne saurais répondre. Ces dernières paroles, ma chère Paule, se sont pas d'accord avec ce que vous disiez tout à l'heure . Si vous me reconnaissez des qualités, si vous avez pour moi une véritable affection , je puis espérer... Non, non, fit - elle en m'interrompant avec vivacité ; vous ne pouvez rien espérer, et c'est justement pour cela que j'hésitais à vous ouvrir mon cæur. Je craignais le raisonnement que vous venez de faire. Avouez qu'il est assez logique . Très- logique , j'en conviens ; sans quoi je ne l'aurais pas redouté . Je ne vous comprends pas. Elle garda le silence . Voyons, repris- je , car je voulais profiter des dispo sitions où elle semblait se trouver, fiez - vous à ma vive - MA FEMME 91 tendresse. Ce n'est pas un mari qui vous parle, je Je suis du reste si peu, c'est un ami qui aura pour vous toutes les indulgences. Peut-être avez - vous au cour un de ses amours de jeune fille, de cousine à cousin , par exemple, auxquels on attache une importance exagérée. Eh bien ! loin de vous en faire un grief, je vous traiterai comme une enfant malade, je vous entourerai de soins et j'atten drai votre guérison. - Non, me dit - elle, ce n'est pas cela. Alors je cherche et... Vous ne trouverez pas, et il est préférable pour vous que vous ne trouviez pas . Dites-vous : « C'est comme cela, » et essayez d'en prendre votre parti. Ce parti, ma chère amie, est impossible à prendre ; je suis votre mari, légalement du moins, si je ne le suis - pas de fait. - Ce mariage n'a pas dépendu de moi, vous l'avez voulu contracter envers et contre tous. Rappelez vos souvenirs : vous me rencontrez pour la première fois, un soir, aux Champs- Élysées ; ai- je tourné la tête de votre côté, avez - vous l'ombre d'une coquetterie à me reprocher ? Non. Vous vous rendez chez Mme de Blangy, vous lui 92 MADEMOISELLE GIRAUD parlez de moi et de vos projets ; que vous a - t -elze répondu ? « Paule ne vous convient pas , renoncez à elle. » Cepen dant vous vous faites présenter chez moi , vous plaisez à mon père, à ma mère, pouvais- je vous fermer la porte d'une inaison où je n'étais pas la maîtresse ? Je me suis contentée de vous montrer une froideur que je ne ressen tais même pas, car, je vous le répète, vous m'avez été tout d'abord sympathique. Trois semaines s'écoulent, et vous ne craignez pas de demander ma main . Toute ma famille essaye de me persuader que vous me convenez sous tous les rapports, et j'en suis moi-même convaincue. Je résiste pourtant, et mon père, qui n'a déjà vue refuser trois mariages, sans avoir donné un seul bon motif de nion refus, commence à se fâcher et me menace du cou vent. Le couvent ! Me voyez- vous, à vingt ans , retourner au couvent, moi qui n'ai pas d'idées religieuses ! J'ai peur et je finis par dire à mon père : « Que votre volonté soit faite ! » Mais à vous , je vous dis : « Renoncez úc vous -même àà vos projets ; je ne puis pas vous refuser, mais retirez votre demande. Vous méritez d'être heureux it je ne saurais contribuer à votre bonheur, » Au lieu de vous tenir pour averti , vous n'attachez aucune impor tance à ces paroles , vous persistez à me prendre pour MA FEMME 93 ane enfant qui ne connaît rien à la vie ; avec celle fatuité particulière à tous les hommes, vous ne doutez pas de vous faire aimer et vous m'épousez. Voyons ! je m'en rapporte à vous, est- ce ma faute, et pouvez-vous me reprocher ce qui vous arrive ? Alors, répliquai- je au bout d'un instant de silence , pour vous avoir aimée au point d'être sourd à tous les avertissements, me voici condamné à perpétuité au plus affreux des supplices : celui de Tantale. Elle me prit une main que je n'eus pas le courage de lui retirer et elle me dit : - Ce supplice ne sera pas aussi pénible que vous croyez. Je saurai l'adoucir à force de dévouement et de bonne tendresse. Si je ne vous aime pas, comme vous désirez l'être, du moins, je n'aimerai jamais personne, je vous en fais le serment, car vous êtes le seul homme qui auriez pu me plaire. Vous n'aurez jamais à me reprocher à aucune coquetterie vis - à -vis de vous, ni avec ceux de vos amis que vous pourrez me faire connaftre . Ma vie se passera, si vous le désirez, entre ma mère, vous et Mme de Blangy . Le monde pourra vous croire le mari le plus heureux et le plus aimé, tant on me verra vous mo 94 MADEMOISELLE GIRAUD entourer de prévenances et de soins . Enfin, je serai pour vous la meilleure des sœurs . Je réfléchis longtemps en silence à tout ce qu'elle venait de dire , j'essayai d'envisager froidement la situa tion qu'on voulait me faire et d'y prendre goût. Mais tout à coup mon sang se mit à bouillonner, ma chair se ré volta, et, me levant, je m'écriai : Non, je n'accepte pas le marché que vous me pro posez. Je vous aime avec passion, avec délire , et je ne puis pas consentir à vivre à vos côtés comme un frère . Je vous ai épousée pour que vous soyez ma femme, il faut que vous la soyez. - Ah ! répliqua - t - elle, on m'avait bien ditque tous les hommes étaient égoïstes et matériels. Vous ne valez pas mieux que les autres. Eh bien ! je vous le répète , acceptez ou n'acceptez pas ce que je vous propose, je n'en serai pas davantage à vous. J'ai dit, et je vous prie maintenant de me laisser ; j'ai besoin de repos, je suis brisée, et si vous avez des prétentions à être un mari , du moins Pimagine, vous ne voudrez pas être un tyran. ll X Elle se trompait. Je devins un tyran. Qu'avais -je à ménager ? M'avait -elle laissé quelque espoir ? Pouvais- je penser qu'avec le temps je triomphe rais de ses résistances , que je parviendrais à toucher son cour ? Non, elle s'était expliquée à ce sujet le plus clai rement du monde, et il eût été insensé de me faire de nouvelles illusions. J'étais condamné en dernier ressort, sans possibilité de recours en grâce, au célibat à perpé tuité. J'exerçai, du reste, ma tyrannie sans conviction, sans parti pris, avec des temps d'arrêt et de brusques retours vers la douceur et la mansuétude . Ce fut une tyrannie in termittente . Ah ! mon cher ami, ne me reprochez pis ma faiblesse , 96 MADEMOISELLE GIRAUD mon manque d'énergie ; il est si difficile d'avoir des rigueurs continues pour qui l'on adore ! Mon premier acte d'autorité fut de m'occuper de la question verrou. « Peine inutile , me direz-vous, le petit travail de serrurerie auquel vous vous cliez livré dans la journée vous avait si peu profité ! Ce n'était pas la porte de votre femme qu'il fallait déverrouiller, c'étail son ceur. » Vous avez parfaitement raison . Mais ne pouvant triompher des résistances morales , je me plai sais à vaincre les obstacles matériels. Je ne voulais plus qu'on dressât des barricades chez moi, et je prétendais entrer , à mes heures, dans l'unique chambre à coucher de mon appartement. Je m'empressai donc de ramasser, sur le tapis, le petit instrument de mon supplice et le mis dans ma poche . Chose étrange ! le même jour, sans qu'il fût entré lc moindre ouvrier chez moi , je pus contempler un nouveau verrou , dit de sûreté, qui se prélassait à la place de l'ancien . Qui l'avait posé ? Ma femme évidemment. Sans mot dire , je m'armai de mon tournevis et défis ce qu'on venait de faire. Le lendemain , un nouveau verrou appa rut. Il eut le sort des deux premiers , je devenais collec tionneur. Ma femme ne céda qu'au septième verrou ; > > MA FEMME 97 elle avait sans doute épuisé le fonds du quincaillier voisin. Ces petites opérations avaient heureusement lieu entro nous , loin des regards indiscrets des domestiques . I !: continuaient à nous croire les plus heureux époux de la terre , teilement Paule mettait de soin à me combler d'attentions devant eux. Jamais un mot, un geste , ne put leur faire deviner nos querelles intestines . Je me plais à rendre cet hommage à M " e Giraud; c'est le seul. Usa - t - elle de stratagème pour remplacer son septième verrou ? Trouva - t - elle une façon originale de se fortifier de nouvсau et de se soustraire à quelque intempestive visite nocturne ? Longtemps je n'en sus rien. Le souve nir de ma première campagne me dunnait à réfléchir ; j'liésitais à m'exposer à une nouvelle défaite et je m'en fermais sous ma tente , comme le chasseur que plusieurs insuccès ont désespéré et qui reste chez lui , dans ! crainte de revenir bredouille . Cet accès de timidité , d'amour- propre, de dignité, d poltronnerie, - appelez- le comme vous voudrez, je cro a'il y avait un peu de tout cela, – ne pouvait cependan Lurer . Il devait venir à ma pensée (il serait venu à la pensée - 6 98 MADEMOISELLE GIRAUD de tout autre à ma place) de ne pas me résigner à mon triste sort sans avoir livré quelque bataille décisive . Le jour de ma défaite, j'avais eu à combattre un ennemi sur ses gardes. Le verrou tombé lout à coup sur le tapis avait annoncé ma prochaine arrivée, comme une détonation, sur les remparts, annonce aux assiégés un prochain assaut. Paule s'était aussitôt armée de pied en cap, elle avait rangé ses batteries, et dès que j'avais eu l'impru dence d'apparaître, elle avait fait feu de toutes pièces et j'étais tombé meurtri sous ses coups . Il s'agissait, cette fois , de surprendre l'ennemi, la nuit, pendant son som meil, lorsqu'il se serait débarrassé de ses armes et de tout son attirail guerrier. étais décidé à ne lui faire ni grâce, ni merci; à neme laisser attendrir ni par ses cris , ni par ses menaces, ni par ses prières ; d'être résolu et énergique, quoi qu'il pût arriver ; et de remporter une de ces victoires tellement éclatantes que le vainqueur est absous devant l'histoire des ruscs de guerre dont il s'est servi. Ce n'est pas sans une certaine émotion, que je vis ap procher l'heure fixée pour cette grande bataille ; je savais qu'elle devait avoir une importance capitale. Lorsque deux adversaires combattent, en champ clos, à armë MA FEMME 99 égales, en plein soleil , le vaincu ne se sent pas humilié ; il peut le lendemain envoyer un nouveau cartel et on le doit accepter. Mais si l'on attaque nuitamment un ennemi. surpris et désarmé, on doit vaincre ou renoncer à une lulle devenue impossible. Aussi ne négligeai- je rien pour m'assurer un éclatant triomphe ; je pris mon temps, mon heure, et je poussai l'habileté jusqu'à essayer de deviner la tactiquc qu'em ploicrait mon adversaire pour me résister, le genre de défense qu'il imaginerait, les ruses qu'il opposerait aux miennes . Ma femme, ce jour- là, s'était retirée dans sa chambre vers onze heures ; je fis comme elle et je passai dans mon cabinet . J'attendis longtemps que tous les bruits de la maison eussent cessé, que toutes les lumières se fus sent éteintes ; puis, vers une heure du matin, je traversai loucement le salon , et j'entrai dans la chambre nuptiale, sans avoir rencontré le moindre obstacle. La porte, en je renfermant, ne fit aucun bruit . Une veilleuse suspen :luc

1 plafond répandait autour de moi une douce et mysie

ieuse clarté. Mon regard se porta vers lit. Paule dormait. Son visage était tourné de mon côté ; un de ses bras, nu, gracieusement arrondi, reposait sur 100 MADEMOISELLE GIRAUD l'oreiller au -dessus de sa tête. Sous le drap qui la couvrait imparfaitement, on apercevait tous les contours d'un corps admirable . N'insistons pas davantage : dans mon Jéshabillé galant, debout au milieu de la chambre, ex posé aux rhumes de cerveau, le moment serait mal choisi pour regarder ma femme s'étendre voluptueusement dans mon domaine. Ne devais -je pas le conquérir au plus vite et m'y installer en maitre avant le réveil de l'usur patrice ? Om$ 1 Je me décidai à monter à l'assaut. Ce n'était pas chose facile : le lit était un de ces bons lits élevés comme les aimaient nos pères et dans lesquels on ne saurait se glisser. 1 : 493i xanthin, Il fallait enjamber, il n'y avait pas à dire . Mais mon parti était pris, je ne connaissais pas d'obstacles. Tout à coup, au moment où ma jambe droite avait déjà fran chi le bois du lit et cherchait un point d'appui sur le sommier élastique, où majambe gauche allait la rejoindre, au moment enfin où j'étais en quelque sorte suspendu dans les airs , j'entendis un éclat de rire , mais un éclat de rire si retentissant que je perdis l'équilibre , et retom bai à pieds joints sur le tapis. Paule n'avait pas fait le moindre mouvement, son MA FEMME 101 bras était toujours replié sur sa têtc , ses jambes s'entre croisaient gracieusement, mais se's Pigianus ouverts étaient fixés sur moi, et elle riait, elle riait! * Alors je pris mon élan et m'élançai sur le lit. D'un bond, je me trouvai debout, au picd. sa 20 Me voyez -vous, mon cher aini , dans celic posture et le costume que vous supposcz, grand comme je le suis, le visage à moitié perdu dans les rideaux. Vous me trou vez bien ridicule, n'est- ce pas ? et dire que j'avais encore à franchir la distance coniprise entre les pieds et la tête d'un lit. 217 anos 229 CI TO LA J'entrepris ce voyage . 2006 de se Panle riait toujours. Enfin je me courbai, je soulevai la couverture, je la ranicnai sur moi et je m'étendis tout de mon long. Ah! quel lit ! coinme il etait grand ; j'avais pu y prendre place sans que Paule se fût dérangée. Comme il était moelleux, come je l'avais bien choisi! - Paule 'ne riait plus ; elle ne regardait. Je la regardais aussi, sans oser encore bouger de ma place. N'étais -je pas maitre de la situation, la victoire n'était- elle pas cer taine ? Eh bien, non ! elle ne l'était pas . J'étais préparé à tout , excepté au silence obstiné de ma lemme, il son impassibilité 6 . 102 MADEMOISELLE GIRAUD slaciale . Je croyais rencontrer un adversaire qui allait so plaindre, m'insulter, combattre ; j'étais prêt à la lutte et j'en serais sorti victorieux. Mais ces deux grands yeux qui me regardaient avec une opiniâtre fixité, ces lèvres obstinément fermés, ce corps insensible, inerte , inanimé en quelque sorte , me glacèrent à mon tour, Mes belles résolutions s'évanoui rent. Oh ! elle savait bien ce qu'elle faisait, on lui avait indi qué la conduite à tenir vis- à -vis de moi. On lui avait dit : « Plus un homme est amoureux, plus il est facile à im pressionner; plus ses nerfs sont tendus, plus ils se déten dent facilement à la moindre commotion nerveuse, « Une émotion trop vive peut faire d'un athlète un enfant. Il vous défend de verrouiller votre porte, obéissez ; ļaissez-le pénétrer dans cette chambre qu'il ne veut pas vous abandonner, dormez sur vos deux oreilles, il n'est pas à craindre, vous n'avez rien à redouter de lui. Il reconnaîtra de lui-même l'inutilité de ses visites clan destincs, il rougira de sa défaite et ne s'exposera plus à jouer auprès de vous un rôle ridicule. » Celle qui osa tenir à Paule ce langage avait raison , Elle connaissait à ravir les défectuosités de notre pauvre MA FEMME 103 nature humaine, ses défaillances et ses découragements. Depuis lors, je n'osai plus pénétrer dans la chambre de ma femme, et, chose étrange, je n'osai plus me plain dre : sa porto ne m'était- elle pas ouverte à deux baltants; s'était -elle étonnée de mon intempestive visite ? Non . Je n'avais à lui reprocher que la froideur de son accueil ; mais cette froideur, j'aurais dû la vaincre et je ne l'avais pas su . J'étais vraiment désespéré. Je n'avais plus aucun espoir, aucune ressource. Je m'étais autrefois demandé si je ne devais pas confier ines peines à Mme Giraud, s'il ne me serait pas permis de lui dire : « En me donnant votre fille, vous ne vou liez pas que nous vivions séparés et nous le sommes, usez de votre influence auprès d'elle pour lui faire com prendre que le mariage n'est pas absolument une sine cure . ) Mais que serait -il arrivé ? M * Giraud aurait fait appeler sa fille, qui lui aurait répondu ( si elle avait daigné répondre, ce qui n'était pas bien prouvé) : « Mon mari est un calomniateur; si , par un sentiment de pudeur exagérée, je lui ai quelquefois fermé ma chambre, je ne la ferme plus. Rien ne l'empêche d'y pénétrer et il y pénè tre . S'il ne s'y trouve pas bien, c'est sa faute et non la 104 MADEMOISELLE GIRAUD mienne, et c'est moi qui serais en droit de me plaindre de lui . » L'entretien finissait là ; Mme Giraud ' n'avait rien à répliquer. Une seule personne, par suite de son excessive finesse, de son expérience de la vie , de l'originalité de son caractère, et de la réelle influence qu'elle exerçait sur Paule, aurait pu lui adresser quelques observations et lui faire comprendre que tous les torts n'étaient pas do mon côté ; qu'ils étaient en quelque sorte la consé quence des siens . Mais j'hésitais à mêler Mme de Blangy à nos affaires de ménage , à la prendre pour con fidente de mes malheurs doincstiques. Je redoutais son genre d'esprit, son humeur moqueuse, les traits qu'elle ne manquerait pas de me décocher, et jusqu'à sa façon de me regarder à bout portant. X1 Je me trompais : Mme de Blangy >, que je me décid ai enfin , un jour , à prendre pour confidente , se montra tout à fait bonne feinme. Elle voulut bien me laisser lui raconter mes infortunes de la façon la plus complète ; elle ne me permit pas de passer aucun détail. Loin de paraftre fatiguée de mes récils, elle semblait prendre plaisir à les écouter, s'y complaire en quelque sorte , et lorsque je les eus terminés, elle s'écria : « J'étais un peu prévenuc contre vous, maintenant vous m'êtes tout à fait sympathique. ) Je donnai à ces paroles une explication des plus sim ples : « Amie intime de ma femme, me disais -je , Mme de Blangy avait pu craindre que Paule n'eût reporté sur moi Toute l'affection qu'elle avait pour elle . Mes confidences 106 MADEMOISELLE GIRAUD l'ont rassurée ; elle voit bien que je ne suis pas aimé, que Paule dit vrai lorsqu'elle assure l'aimer toujours, sa jalousie disparaît et elle me rend son estime. » Elle m'en donna une preuve en cherchant avec moi quels motifs avaient pu m'aliéner le cæur de ma femme Elle n'en découvrit aucun. Nous cherchâmes aussi un moyen de sortir de la posi tion fausse où je me trouvais : malgré tout son esprit, Mre de Blangy n'imagina rien . Cependant elle me vit si désolé , si abattu, qu'elle me prit en pitié et finit par me dire : ! - Je m'absente pour trois jours, je vais au Havre auprès d'une personne de ma famille . Si vous consentez à me confier votre femme, je passerai tout mon temps à la morigener, àછે essayer de la faire revenir à de meilleurs sentiments , à lui apprendre à vous aimer . J'acceptai avec reconnaissance etje m'empressai d'aller retrouver Paule et de l'inviter à faire au plus vite sa malle. L'idée de ce voyage parut beaucoup la réjouir : elle se rendit aussitôt chez son amie pour fixer avec elle le jour du départ. Il eut lieu le lendemain, et j'accom. pagnai ces deux dames à la gare de la rue d'Amsterdam . « J'ai bon espoir, me dit Mme de Blangy, en me serrant MA FEMME 107 la main , au moment de monter en wagon . Je vous la ramènerai tout autre. Je ne m'en aperçus pas. Ce voyage n'apporta aucur changenient à ma situation . J'eus lieu de croire , cepen dant, à certaine altération dans les traits de Paule, que me de Blangy avait tenu sa promesse , qu'elle l'avait tourmentée, grondée à mon sujet, et abreuvée de morale . Mais il était écrit que rien ne pouvait triompher de cet indomptable caractère. C'est alors, mon cher ami, qu'irrité, agacé, énervé, devenu méchant, je donnai un libre cours à cette tyran nie dont je vous ai déjà parlé. Tant que j'avais eu quelque espoir, je m'étais contraint malgré mes crispations nerveuses et mon réel chagrin . Je ne voulais mettre aucun tort de mon côté, ct si je n'avais pas pour Paule toutes les prévenances d'un mari amoureux et aimé , elle n'avait eu cependant jamais à se plaindre de moi : je la laissais librc de disposer de son temps à sa fantaisie, de voir les personnes qui lui plai saient , je lui procurais un nombre suffisant de distrac tions, et plus d'une fois, je lui avais apporté quelque cadcau, destiné à l'attendrir. Dès lors, je me refusai à l'accompagner lorsqu'elle voulut 108 MADEMOISELLE GIRAUD sortir ; je prétextai des affaires les jours où elle sea, blait désirer assister à un concert ou à un spectacle. Je ne la conduisis plus dans le monde ; je fermai ma porte aux visiteurs . Je restreignis les dépenses de la maison. Enfin, que voulez-vous, je ne savais qu'imaginer ! Après avoir essayé inutilement de la gagner par la douceur, j'essayai de la prendre par la famine. Paule, je dois lui rendre cette justice, ne se plaignit pas de mes procédés à son égard ; jamais il ne lui échappa un reproche, une observation . Elle paraissait s'être fait un devoir d'être aussi soumise, à certains moments, qu'elle l'était peu dans d'autres. Elle avait sans doute conscience de ses torts envers moi, et elle prétendait les expier par l'égalité de son humeur et les charmes d'un esprit toujours enjoué, toujours aimable. La jalousie même n'eut aucune prise sur cette impla cable sérénité . Oui , la jalousie! car , en désespoir de cause , j'essayai de rendre Paule jalouse. C'était de la folie, me direz- vous ; je suis entièrement de votre avis . Marié, je pris une maitresse , une maîtresse en tilrc, moi qui , lorsque j'étais garçon , n'avais eu que des liaisons ( si l'on peut appeler cela des liaisons) des plus passagères et des plus mystérieuses. Je souffris qu'une MA FENME 109 courtisane en renom , connue de tout Paris, m'affichật ; je le lui demandai même comme une faveur. Je laissai trainer chez moi les lettres qu'elle m'écrivait ; je lui en voyai porter mes réponses par un domestique. Je payai, un jour, à table , devant Paule, une note de six mille francs pour des boucles d'oreilles en brillants que j'avais offertes, le matin, à M " X... Enfin , mon cher ami, je découchai, oui , je découchai. Vous me direz à cela que ma femme ne pouvait pas beaucoup s'en apercevoir. Je vous demande pardon : je rentrai si tard, le matin et avec tant de fracas, que toute ma maison fut au courant de mon immoralité . Je deve nais cynique, moi ! Vous pensez peut-être qu'à partir du jour où je brisai les vitres , Paule crut devoir, au moins pour la forme, me témoigner son mécontentement. Vous vous tromperiez : jamais elle ne fut aussi aimable, aussi empressée à me plaire . Et, plus elle m'accablait de son indifférence et de sa mansuétude, plus j'enrageais, plus je faisais d'efforts pour la chagriner, l'émouvoir , la tirer de son apathie. Enfin , je crus avoir trouvé un moyen de lui être désagréable et de l'obliger peut- être à me demander 7 110 MADEMOISELLE GIRAUD grâce : c'était de la séparer de sa meilleure amic, M** de Blangy, chez qui, depuis quc je la négligeais, elle passait ses après-midi et presque toutes ses soirées. Un jour, au moment où elle s'apprêtait à sortir, je l'arrêtai en lui disant : Où allcz-vous ? - Comme d'habitude, un instant chez ma mère, puis chez Berthe. Je trouve que vous allez beaucoup trop souvent chez Mme de Blangy. Elle releva vivement la têtc, me regarda et dit : Pourquoi cela ? Parce quc ... Je cherchais, ne sachant trop que dire : Parce que, repris- je, la société de la comtesse ne vous convient pas ; c'est une femme trop mondaine pour vous. Berthc ! mondainc ! C'est à peine si clle reçoit quelques visites, elle cn rend le moins possible, et elle ne va jamais en soirée . Évidemment. Elle ne s'y trouverait pas à l'aisc ; sa position de femme séparée, de femme mariéc ... gui ne l'est pas, lui créc une situation difficile . MA FEMME 111 Ne sait-or pas que tous les torts sont du côté do son mari ? 1 Non pas ; beaucoup de personnes en doutent ; moi, par exemple. L'expérience ne m'a-t-elle pas démontré que, dans certains ménages, les premiers torts viennent de la femme. J'y ai mûrement réfléchi, la société de Mme de Blangy peut compromettre une femme aussi jeune que vous, une jeune fille, pour ainsi dire . Vous avez mis du temps à vous en apercevoir, fit elle sans paraître prendre garde à mes allusions. -- Je ne m'en serais probablement jamais aperçu si je n'avais été cruellement désappointé à votre sujet. Elle ne daigna même pas relever ce dernier trait, et elle reprit : -- Je croyais la comtesse votre amie . Elle est trop la vôtre pour pouvoir être la micnne. Ce qui ne vous empêche pas d'aller lui demander des services. Elle ne me les rend pas. Cela ne dépend pas d'elle . -- Tant pis. Une femme de son âge , de son expérience 112 A A VEMOISELLE GIRAUD et dans sa position, devrait avoir plus d'empire sur vous. - Oh ! elle en a beaucoup . Eue l'exerce mal, alors, et elle n'en est que plus dangereuse. Décidément j'étais parvenu à émouvoir Paule ; pour la première fois elle me tenait tête . Aussi, à chacune de ses répliques , mon courage grandissait-il . Peut-être avais- je enfin trouvé sa corde sensible : son amitié pour Mme de Blangy, sa crainte de la perdre, allaient sans doute la décider à capituler avec moi. Au bout d'un instant, elle reprit: Quelle conclusion faut - il tirer de tout ce que vous venez de me dire ? - Oh ! fis- je ; décidé à frapper brusquement un grand coup, une conclusion des plus simples : vous ne verrez plus la comtesse . Vraiment ? Plus du tout! Plus du tout. - Et si je voulais continuer à la voir ? s'écria - t- elle , en sortant tout à fait, cette fois, de son calme ordinarie . -- Je vous en empêcherais, répondis-je. - De quelle façon ? MA FEMME 113 . D'abord, je donnerai l'ordre à mes domestiques de ne jamais recevoir Mm. de Blangy et ils m'obéiront. - Je n'en doute pas. Mais si je ne la vois pas ici, je puis la voir chez elle . Pas davantage. Prétendez-vous m'enfermer ? - Je n'y songe pas. Alors ? : J'irai simplement trouver la comtesse et je lui dirai : Je vous prie, madame, de vouloir bien cesser toute rela tivn avec ma femme. Et si elle s'y refuse ? Elle ne peut s'y refuser. Sa position de femme sé parée l'oblige à de grand ménagements , à une extrême circonspection . Elle n'ignore pas qu'elle ne tarderait pas à se perdre dans l'opinion publique si on apprenait que malgré la volonté expresse d'un mari elle continue à attirer chez elle sa femme. Dans la bonne société, il existe certains usages et certaines lois auxquels on ne saurait se soustraire sous peine de ne plus appartenir au monde. Paule comprit sans doute la justesse de mon raisonne ment; elle garda le silence . 111 MADEMOISELLE GIRAUD Elle ne le roinpit qu'au bout d'un instant pour me dire : Puis-je du moins faire une dernière visite à Mme de Blangy, pour lui apprendre vos volontés et lui exprimer mes regrets de ne plus la voir ? - Certainement , fis- je touché malgré moi de cette si umission à mes désirs . Lorsqu'elle fut partie , je me dis bien que cette soumis sion n'était qu'apparente. Paule , sans aucun doute, allait se consulter avec la comtesse pour trouver un moyen de me faire changer de détermination . Que m'importait ? N’étais -je pas décidé à ne pas faiblir, à me montrer inexo rable, tant qu'on serait inexorable pour moi.. Je me trompais encore sur ce point. Paule ne m'ouvrit plus la bouche deMme de Blangy ; cette dame ne fit au cune tentative puur obtenir que je lui rendisse son amie , elle ne m'écrivit même pas, comme je m'y attendais, pour me reprocher ma conduitc à son égard ; je n'eus pas besoin de la consigner à ma porte, elle ne vint jamais y trapper, et j'acquis la preuve certaine que Paule n'allait plus chez elle . En effet, Mme de Blangy ne demeurait - elle pas dans notre rue, presque vis - à - vis de nous, et lorsque ma femme sortait, ne pouvais - je pas de ma croisée , caché MA FEMME 115 derrière mes persiennes, la suivre des yeux , et me con . vaincre qu'elle passait devant la maison de la comtessc sans y entrer. « Cette situation ne peut durer, me dis - je ; elles sont trop fières pour s'adresser à moi , et me prier de leur rendre leur existence passée. Elles comptent toutes les deux sur le temps , sur ia réflexion , sur mon amour , pour que je m'attendrisse de moi-même; mais lorsqu'elles reconnaitront qu'il n'y faut plus compter, alors ... ) Étais-je assez misérable ! Tenir avec tant d'acharne ment à une femme qui ne voulait pas de moi. Jamais peut- être mes nerfs n'avaient été pius surexcités qu'à cette époque . Jamais mes désirs n'avaient été plus > vifs. Ma liaison avec M110 X... avait sans doute, amené ce résultat ; aux côtés de la femme qu'on n'aime pas, on est toujours tenté de songer à la femme qu'on aime. On la voit , on l'entend , on se dit : « Oh ! si c'était ellc ! > La tête s'exhalte , et celle qui vous devait guérir de votre amour pour une autre, ne parvient qu'à l'augmenter

XII Le temps s'écoulait et Paule avait repris toute sa pla cidité. Elle paraissait avoir oublié jusqu'à Mme de Blangy ; elle oubliait surtout que j'étais son mari. Cependant j'espérais, j'espérais toujours. Je comptais sur ma tyrannie, l'espèce de réclusion dans laquelle vivait ma femme, et le désir qu'elle devait éprouver de revoir sa meilleure amie. Bientôt je n'espérai plus ; voici ce qui arriva : Je venais de déjeuner en tête - à -tête avec Paule. Pen dant que je lisais les journaux dans le salon , elle était passée dans son cabinet de toilette . Elle en sortit quelque temps après, les épaules couvertes d'un mantelet, un chapeau sur la tête et me dit : 7 . 118 MADEMOISELLE GIRAUD . Je vais faire des emplettes ; je montcrai aussi chez ma mère, avez-vous des commissions ? Non, répondis- je, je vous reincrcic . - Au revoir alors, ajouta -t - elle, et elle s'éloigna Lorsque la porte de l'appartement se fut refermée , je courus à mon poste habituel , à l'observatoire que je m'étais ménagé derrière une des persiennes de mon cabinet de travail, devenu , hélas ! ma chambre de garçon . C'était par acquit de conscience que je me donnais maintenant cette peine . Paule, depuis deux mois, passait devant la maison de Mme de Blangy sans s'arrêter , sans même lever les yeux vers les croisées de son amie ; elle n'avait aucune raison , ce jour-là, pour changer d'hil bitude. Je la vis bientôt sur le trottoir , au-dessous de moi ; elle suivait les maisons dans la direction du boulo vard. Je me surpris à l'admirer : ses cheveux, contenus par derrière dans une fine résille , avaient, au soleil, des reflets éblouissants . Par moments, pour éviter quelque obstacle, d'un geste imperceptible elle soulevait le bas de sa robe , et l'on voyait apparaître deux pieds délicieuse nient cambrés et un petit bout de jambe adorable. Elle ne inarchait pas ; elle ondulait pour ainsi dire : ses épaules, sa taille , ses hanches semblaient rouler de MA FEMME 119 droite à gauche et de gauche à droite. C'était voluptueux au possible . Tout à coup une idée folle me passa par la tête Si je la suirais , me dis - je , je la verrais plus long temps. » Je vous jure, mon cher ami, que je n'obéissais, en ce moment, je le crois du moins, à aucun sentiment de jalousie : j'étais charmé, je désirais rester sous le charme, voilà tout. J'oubliais que Paule était ma femme; rien de plus facile à oublier, du reste . Je descendis précipitamment mon étage. J'étais bien sûr de la retrouver ; la rue Caumartin est longue , elle est droite et on y rencontre fort peu de rues trans versalcs. Je n'avais pas fait vingt pas dans la direction des bou Icvards que j'aperçus au loin devant moi, sur le même trottoir, mes petits pieds, mon bas de jambe, mes che veux, ma nuque, mes épaules et mon dos. Tout cela con tinuait à onduler, je suivis les ondulations. Arrivée à l'extrémité de la rue Caumartin , avant de traverser la rue Basse- du -Rempart, Paule sembla se con įsulter. Allait-elle se diriger du côté de la Madeleine ou de la Bastille ? Tout à coup , avant de se décider, et 120 MADEMOISELLE GIRAUD comme si elle obéissait à quelquc recommandation , elle se retourna et regarda derrière elle . Je n'eus que le temps dc me jeter sous une porte cochère; elle ne me vit pas. Rassurée sans doute, elle prit le boulevard et marcha vers la Madeleine . Mais sa marche incertaine , son geste, son coup d'oeil en arrière, l'espèce d'inquiétude qu'elle avait paru un . instant éprouver, me donnèrent à réfléchir . « A - t- elle donc peur d'être suivie ? » me deman dai- je. J'allais devenir jaloux ; il ne me manquait plus que cela. Peut- être vous étonnez-vous, mon cher ami, que je ne l'aie pas encore été. Vous auricz tort ; je ne pouvais pas l'être . L'existence de Paule, depuis notre mariage, avait été des plus régulières et des moins accidentées : elle faisait peu de visites, en recevait rarement et ne sor tait, je l'ai dit, que pour se rendre chez sa mère ou chez son amie . A une demi-heure près j'avais toujours connu l'emploi de son temps. Comment, dans ces conditions, soupçonner une femme d'infidélité, éprouver de la jalousie ? Lorsque je cherchais pour quel motifelle se conduisait avec moi de MA FEMME 121 la façon que vous savez, il m'était bien venu à la pensée de me dire : « Aurait - elle un amant ? » Mais j'avais été obligé aussitôt de convenir qu'elle ne pouvait en avoir, à moins qu'elle ne donnât ses rendez-vous dans notre ap partement, chez sa mère ou chez Mme de Blangy. Les trois suppositions étaient inadmissibles . Arrivée sur la place de la Madeleine, Paule se dirigea vers l'église ; elle en franchit la grille et gravit les mar Que signifie cela ? me dis -je ; elle fait ses dévo tions dans la semaine maintenant, elle qui, le dimanche, ne songe même pas à la messe . D J'ajoutai bientôt : « Est-ce à cette piété que je dois attribuer mes tourments ? Aurait -on infligé à ma femme une pénitence qu'elle me fait partager ? Serions - nous tous deux victimes d'un de ces veux prononcés dans un moment d'égarement ? Oh ! alors, j'ai de l'espoir ; on ne prononce plus de veux éternels, celui - là ne peut être que temporaire . » Au même instant, je fis un bond et je m'élançai dans la direction du marché de la Madeleine. Une nouvelle ré flexion venait de me frapper : Paule était tout simplement entrée dans l'église pour dépister les personnes qui 1 122 MADEMOISELLE GIRAUD auraient été tentées de la suivre, et elle allait sortir par un des bas-côtés . Pourquoi me précipitai- je plutôt vers le côté droit que vers le côté gauche ? Je l'ignore, mais je n'eus qu'à me féliciter de mon choix. J'étais à peine caché derrière unc des petites baraques destinées aux marchandes de fleurs , que j'aperçus ma femme. Elle n'avait pris que le temps de traverser l'église, comme on traverse une place pu• blique. Et, noi qui la soupçonnais, un instant aupa ravant, d'être dévote ! Il n'y avait plus à se faire d'illusion : elle allait à un rendez-vous. Sculement elle s'y rendait par un chemin détourné. Elle reprit sa course , je repris la micnne, je me tenais à une trentaine de pas derrière elle, sur le qui- vive, prêt à m'évanouir comme une ombre, s'il lui arrivait de se retourner. La jalousie venait de faire de moi un agent de police des plus experts. Elle suivait maintenant le boulevard des Capucines et Inarchait avec assez de rapidité. Par moments, j'étais pris d'une terreur folle : si tous ces promeneurs qui se croisaient en tous sens allaient la cacher à mes regards, si je la perdais ! Alors je me rapprochais, je courais, je me > MA FEMME 1:23 trouvais tout à coup à deux pas d'elle , derrière quelque gros personnage laillé pour servir de muraille vivante. Au boulevard des Italiens , je fus sur le point de la perdre. Il m'avait semblé la voir se diriger vers la rue de la Chaussée- d'Antin . Un coup d'ail rapide, lancé à droite et à gaucta, me convainquit de mon erreur ; je repris le boulevard et je la rejoignis au moment où elle tournait la rue du Helder. Ma position devenait périlleuse : la voie dans laquelle Paule s'était engagée n'est pas très- fréquentée, les trottoirs y sont étroits, les portes cochères quelquefois fermées, les magasins rares . Il est difficile de se dissimuler brus quement ; la moindre imprudence pouvait me trahir. Je . n'en commis aucune, grâce aux qualités policières qui s'étaient tout à coup développées chez moi , et qui auraient été certainement très appréciécs rue de Jérusalem Au lieu de suivre ma femme à quelques pas de distance, comme je l'avais fait jusque-là, je me contentai de la suivre des yeux , et je repris ma course seulement lors qu'elle eut atteint la rue Taitbout . Alors je pus, sans danger, m'embusquer de nouveau dans son ombre. Décidément où allions -nous, quand nous arrêterions nous ? Depuis un instant, certains indices me laissaient 124 MADEMOISELLE GIRAUD 1 supposerque j'approchais du terme de mes pérégrinations. Paule semblait plus inquiète, sa marche était moins régulière, elle se retournait plus fréquemment; elle ne se sentait pas suivie, mais elle se disait que sans doute le moment était venu de redoubler de précautions. Ah ! mon cher ami, quelle course, quelle poursuite, quelle chasse, et surtout quelles émotions ! Enfin , après avoir pris la rue de Provence, à droite, dépassé la rue Saint -Georges, traversé le boulevard Lafayette, elle s'engagea dans la rue Laffitte, et je la vis tout à coup disparaître sous une porte cochère . Je m'arrêtai. Qu'allais -je faire ? Entrer à mon tour dans la maison où elle venait de s'introduire, la rejoindre sur l'escalier, lui reprocher sa conduite, la traiter comme elle le méritait, l'obliger à me suivre ? Mais alors son secret m'échappait : elle refusait d'avouer qu'elle allait à un rendez-vous ; elle prenait le premier prétexte venu pour expliquer sa pré sence dans cette maison inconnue : « On lui avait donné l'adresse de quelque fournisseur, elle le cherchait. C'était pour prier qu'elle était entrée à la Madeleine ; par curio sité qu'elle se retournait à chaque instant dans la rue ; par amour de la flânerie qu'elle s'était promenée dans NA FEMME 123 tout Paris avant de se rendre rue Laffitle . » Oh ! elle n'aurait pas été embarrassée, je vous en réponds. Elle jerait parvcnuc à me confondre ; peut-être même n'aurait elle convaincu de son innocence . Était - il adroit de m'adresser au concierge ? On devait la connaître ; cc n'était cerlainement pas la première fois qu'elle se rendait dans la maison . Mais si cet homme lui était tout dévoué, s'il refusait de me répondre, s'il la pré cnait ! Alors, je ne saurais rien ; je n'aurais pas la preuve de sa perfidie ; je ne connaîtrais pas le pom de celui qui me déshonorait ; je ne pourrais me venger, ni de lui, ni d'elle ! Ah ! me venger ! quelle jouissance, après avoir tant souffert ! Dans l'intérêt de mavengeance, je résolus d'être calme, patient, rusé. Je résolus d'attendre. Attendre l attendre à cette porte, devant cette maison, où, j'en étais certain, elle me trompait, elle me trahissait, elle accordait à un autre tout ce qu'elle me refusait; quel supplice ! Une voiture vide passait en ce moment, je fis signe au cocher de se ranger au coin de la rue Laffitte et de la 126 MADEMUISELLE GIRAUD rue de la Victoire, puis je montai dans la voiture, je relevai les glaces et , les yeux fixés sur la porte cochère qui avait donné passage à Paule, j'altcndis. Deux heures s'écoulèrent. Deux heures ! Enfin elle sortit. Un voile épais couvrait son visage , un de ces voiles en laine, dits voiles anglais, à l'usage des femmes adultères. Elle s'arrêta sur le seuil de la poric, parut regarder autour d'ellc, hésita à se risquer dans la rue, et, prenant tout છેà coup son parti , elle s'éloigna vive ment dans la direction des boulevards. Moi , je restai encore quelque temps à mon poste d'ob servation : peut- être allais - je voir sortir celui qu'elle venait de quitter. Personne ne parut, ou plutôt mes soupçons ne purent se porter sur aucune des personnes que je vis sortir. Se descendis de voiture, je renvoyai mon cocher et je rovins chez moi. Paule était déjà installéc dans le salon. Comme vous rentrez tard! me dit- elle . Je fus sur le point d'éclater , je me contins. Est-ce que vous m'attendez depuis longtemps ! demandai- je. - - Depuis assez longtemps . MA FEMME 127 Etes-vous satisfaite de votre promenade ? - Très- satisfaite ; le temps était si beau ! J'en ai pro fité pour faire plusicurs courses. Vous avez vu votre mère ? Non ; elle était sortie : J'irai la voir ce soir, si vous le permettez. - Certainement. On vint nous annoncer que le diner était servi ; j'offris nion bras à Paule et nous passâmes dans la salle à manger.

XD Ne vous étonnez pas , mon cher ami, de mon sang - froid et de l'empire que je parvins àછે avoir sur moi-mêine dans cette triste journée. J'étais moins à plaindre que vous ne le supposez. Oui, moins à plaindre : enfin je ne marchais plus dans les ténèbres, je n'étais plus entouré de mystères, je n'avais plus à chercher les motifs de son indifférence et de sa froideur. J'avais maintenant le mot de l'énigme que je te nais depuis si longtemps à deviner ; je n'étais plus en face d'un sphynx, je me trouvais en présence d'une femme, faite comme les autres , perfide comme la plupart. Bref, je ne pouvais douter : Paule s'était jusqu'alors soustraite à mon amour parce qu'elle avait un amant. Ah ! c'était affreux sans doute et je souffrais cruello 130 MADEMOISELLE GIRAUD ment, mais je savais, au moins, de quelle nature était mon mal , quel était le nom de ma maladie. J'allais cer tainement connaftre celui qui m'avait réduit au désespoir, qui avait osé me prendre mon bien , s'emparer de mes droits , me voler un cour qui m'appartenait et le garder à lui tout seul , sans consentir au plus petit partage. Ah ! lc misérable ! il lui avait sans doute dit : « Je con sens à ce que tu l'épouses, à ce qu'il te donne son nom, mais c'est moi qui, de fait, serai ton mari, moi seul . Tu ne tiendras aucun compte de son amour et de ses droits. Tu n'aimeras que moi . ) Oui, il lui avait dit cela, et lui avait arraché quelque sermont solennel ; sans quoi elle se fût conduite comme la plupart des femmes mariées qui ont un amant : elle m'eût trompé avec lui et l'eût trompé avec moi. Mais qui était - il ? Il fallait au plus vite le voir, le con naitre . Il fallait... Ah ! mon cher ami, moi, que mon imagination n'avait jamais beaucoup tourmenté, si vous saviez comme elle travaillait maintenant, comme clle était en délire, à quel les vengeances elle mepoussait ! Je vous réponds que mes camarades de promotion ne se seraient plus, comme au NA FEMME 131 trefois, moqué de ma pacifique nature. Je les aurais cf frayés par ma férocité. IIélas ! je n'cus lc lendemain et le surlendemain aucunc occasion de l'exercer. Paule ne sortit pas. Ce n'était pro bablement pas jour de rendez-vous . Leurs amours étaient intermittents . J'en fus désolé . En elrc réduit à me désespérer de la sagesse... rela . tive de ma femme ! Enfin , lc troisième jour, après déjeuner, elle annonça des projets de promenade. De quel côté vous dirigercz - vous ? demandai-je. - Je ne sais pas trop , répondit-elle, où mon humeur me poussera ; vers quelques magasins, sans doute. Désirez -vous que je vous accompagne ? Elle répliqua sans se troubler : Avec le plus grand plaisir, je mets mon chapeau et je vous rejoins. Quelle habileté à déjouer mes soupçons, quelle astuce ! Si j'avais été moins prévenu , j'aurais pu croirc que je ne gênais en aucune façon ses projets. C'est moi qui fus obligé de me dégager, de prétexter une affaire, à laquelle je n'avais pas songé, pour la lais scr sortir seule. > 132 MADEMOISELLE GIRAUD Cette fois, je ne commis pas l'imprudence de la suivre. Ne savais- je pas où elle allait ? Je pris une voiture et me fis conduire à la place où j'avais déjà stationné. J'avais , d'après mes calculs , quelque temps devant moi ; avant qu'elle arrivât rue Laffitte, il lui fallait plus d'une heure pour ses détours et ses circuits habituels . Plusieurs commissionnaires cherchaient fortune à l'angle des rues Laffitte et de la Victoire. J'appelai, de ma voiture, celui dont la figure intelligente m'offrait le plus de garantie. Voulez-vous gagner un louis ? dis -je à cet homme. Une réponse affirmative ne se fit pas attendre . Je continuai en ces termes : Vous allez vous tenir près de ma voiture , comme si vous causiez avec le cocher. Lorsque je vous toucherai le bras, vous regardercz aussitôt devant vous et vous ver rez une dame qui entrera dans cette maison , celle-ci , la troisième , à droite. Vous laisserez quelques secondes s'é couler, puis vous rejoindrez cette dame dans l'escalier et vous viendrez me dire à quel étage elle s'est arrêtée . C'est on ne peut plus simple, coinme vous voyez ; seule ment, la personne en question ne doit pas se douter MA FEMME 133 qu'elle est suivie. Vous aurez soin de ne pas vous arrêter au même étage qu'elle, et de tenir un papier à la main pour faire croire que vous êtes chargé d'une commission dans la maison. Je n'eus pas besoin de me répéter, mon homme avait compris. Au bout d'un quart d'heure environ j'aperçus Paule. Je donnai le signal convenu, le commissionnaire inter rompit une conversation commencée avec mon cocher et, au bout d'un court instant, s'engagea dans la maison où était entrée ma femme, Cinq minutes après, il revint auprès de moi . Eh bien ? demandai- je . Cette dame, répondit-il , s'est arrêtée au second . De quel côté ? Du côté des petits appartements qui donnent sur la cour, à droite en montant. Elle a sonné, sans doute. Qui lui a ouvert ? Elle n'a pas sonné. Tout en montant l'escalier , elle a tiré de son porte -monnaie une petite clef et elle a ouvert elle -même. Ce dernier détail changeait mes soupçons en certi tudes. - - 8 134 MADEMOISELLE GIRAUD C'est bien , fis- je en remettant au commissionnaire le louis convenu, et afin d'être certain de la discrétion de cet homme, j'ajoutai : J'aurai peut - être encore besoin de vous au même prix . Ce jour-là, ma femme abrégca sa visite et, par consé qucnt, ma faction . Elle y mettait de la délicatesse. Lorsque je l'eus vue disparaître, je descendis de voi ture et m'avançai vers la maison qu'elle venait de quitter. Pour entrer en relations avec les concierges, j'allais avoir recours à une ruse des plus vulgaires, mais ce sout celles - là qui réussissent le plus souvent. -- Vous avez un appartement à louer ? dis- je à une . ſemme qui se tenait dans la loge. Oui, Monsieur, au quatrième. Nous en avons un autre au second. Ah ! au second, cela me conviendrait mieux. Surle devant ou sur la cour ? - Sur le devant; c'est un appartement de cinq mille francs . – Un petit appartement alors, fis - je avec aplomb . La concierge, qui était restée assise pour répondre à mes questions, se leva . Une personne, que ce prix de cinq C MA FEMME 135 millc francs, loin d'effrayer, ne satisfaisait pas, méritait qu'on cût pour elle quelque considération. Sans doute, Monsieur, fit- elle , l'appartement n'est pas immense ; on en voit de plus beaux , surtout dans les nouveaux quartiers. Mais il y a quatre chambres à cou cher . Hélas ! répliquai- je , car tout en parlant je venais d'arrêter mon plan, il m'en faut cing. Il y a un petit salon dont Monsieur pourrait faire une chambre. Monsieur veut-il voir ? Soit , voyons. Comme je le supposais, d'après le rapport de mon com missionnaire, deux portes s'ouvraient sur le palier du second étage. Une grande, à deux battants, celle de l'ap partement que j'allais visiter ; à droite, une plus petite avec une serrure en cuivre. Je suivis la concierge et parcourus consciencieusemont toutes les pièces qu'elle ouvrit devant moi. Lorsque mon inspection fut terminée je dis : C'est dommage, ce logement me convient sous beaucoup de rapports . Il est parfaitement situé ; il est aéré. Sans mon fils, je n'hésiterais pas à l'arrêter . 136 MADEMOISELLE GIRAUD J'osai me donner un fils , moi qui n'avais même pas de femme. Est- ce que le fils de Monsieur, demanda la con cierge, intriguée par mes paroles, ne se trouvera pas bien ici ? . Il se plaindra d’être sous la même clef que moi, de n'avoir pas son entrée particulière. Mon fils est gar: çon ; il consent à demeurer en famille, mais à la condi tion de jouir d'un peu de liberté. S'il y avait, par exem ple , sur le même palier que celui- ci, un petit logement de deux ou trois pièces, ce serait notre affaire . Malheu reusement il n'y a pas de petits appartements dans cette maison. Je vous demande pardon , Monsieur, répliqua la concierge ; nous avons, au contraire, à chaque étage, des logements qui varient de huit cents à douze cents francs. Mais aucun n'est à louer en ce moment. Comme c'est fâcheux ! Le logement en face de ce lui-ci m'eût si bien convenu. Je cherche depuis longtemps à m'installer de la sorte . Je jouais mon rôle avec lant de conviction , que la con . cierge, comme je l'espérais, me dit : On pourrait probablement s'arranger. Le proprić M. FEMME 137 taire désire louer son grand appartement, et s'il convient à Monsieur, si Monsieur tient absolument à y joindre lo petit, on donnerait congé au locataire d'en face. Oh ! déranger à cause d'un nouveau venu quelqu'un qui habite la maison depuis longtemps. -Non, Monsieur; cette personne n'est ici que depuis deux mois. - - Ah ! deux mois ! C'est égal, elle a ses aises, ses habitudes. Oh ! bien peu. Elle habite la campagne, parait-il, et elle a pris ce logement comme pied à terre . Elle s'y re pose quelques instants lorsqu'elle vient à Paris, deux ou trois fois par semaine . C'est sans doute , dis - je en souriant, un jeune hom me qui habite en famille ; il donne ici ses rendez - vous de garçon . Non, Monsieur, fit la concierge, c'est une dame. Une dame ! Je restai confondu . Ma femme avait eu la hardiesse de louer elle-même ce logement, pour y rece voir son amant. Je ne pouvais même plus me dire que, poussée par la passion, elle avait consenti à se rendre ' chez celui qui avait su lui plaire , qu'elle avait succombé peu à peu, comme succombent beaucoup de femmes. , 8. 138 MADEMOISELLE GIRAUD Non ! cllc avait elle -mêmc préparé sa chute ; elle en était l'autcur ; comme Marguerite de Bourgogne, clle possé dait sa petite Tour de Nesle . La concierge reprit : Si Monsieur le désirc, je verrai, dès demain , le propriétaire et je suis sûre que l'affaire s'arrangera. Je ne demande pas mieux, répondis- je, en redeve nant maître de moi , mais je désirerais jeter un coup d'oeil sur le logement dont vous me parlez. Il me serait difficile de le louer sans savoir de quelle façon il est distribué. Qu'à cela ne tienne , c'est moi qui suis chargée de faire le ménage de cette dame, elle m'a donné une clef et quand Monsicur voudra cntrer ... -- Aujourd'hui même, i'ai le temps. C'est impossible aujourd'hui. Madame cst à Paris Je l'ai vue monter. Elle n'est pas repartie ? Je ne crois pas, Monsicur . Décidément cette concierge faisait très-mal son ser vice . La locataire du second était sortie depuis une heure sans qu'on l'eût aperçue. Ma femme avait eu la main heureuse en choisissant cette maison. Mais il ne m'appartenait pas d'insister à ce sujet. MA FEMN E 139 Et demain , dis -je, pourrais-je visiter le logement en question ? - Certainement, Monsieur. Madame ne vicnt jamais deux jours de suite à Paris. A dcmain donc, et comme j'espère être bientôt votre locatairc, princz cet &-compte sur le denier à Dieu . Je tenais à me faire une alliée de cette femme. CO 有

i XIV > Je fus exact au rendez - vous : le lendemain vers les deux heures, je me retrouvai rue Laffitte . Dès qu'elle m'aperçut, la concierge se souvenant de nion à-compte, me salua de son sourire le plus gracieux, sortit de sa loge et me précéda dans l'escalier. Arrivée au second étage, elle prit dans sa poche une jolie petite clef en acier, l'in troduisit dans une serrure Fichet, et se rangea pour me laisser passer. Comme mon caur battait, comme je souffrais en pé nétrant dans ce mystérieux réduit ! J'allais donc voir les lieux témoins de plaisirs que j'aurais dû seul connattre. J'allais, pour ainsi dire, toucher du doigt sa trahison et son infamie . 142 MADEMOISELLE GIRAUD Après avoir traversé deux pièces je m'arrêtai, ct m'a dressant à la concierge : Cet appartement n'est donc pas meublé, fis - je obscrver. J'ai dit à Monsieur que c'était un pied à terre ; inadame ne couche jamais ici . Quand elle vient dans le jour, elle se tient dans son salon. Où cst -il ce salon ? Le voici . Je poussai une porte et j'entrai . D'abord, je ne vis rien . Les persiennes étaient fermées, les rideaux baissés. La concierge courut à la fenêtre et ouvrit. Je regardai de tous mes yeux. Figurez-vous, mon cher ami, une petite pièce de quatre mètres carrés environ, un boudoir plutôt qu'un salon, tendu de satin noir capitonné avec des boutons en satin ponceau. Un de ces immenses divans, que nous devons à la Turquie, très-bas de forme, presque au niveau du sol , recouvert d'une étoffe semblable à celle de la tenture, capitonné comme elle , faisait le tour de la pièce : sur le parquet, un épais tapis à triple thibaude et les coussins en satin noir du divan, jetés çà et là en guise de siéges. Aux murs, pour tout ornement, plusieurs petites MA FEMME 143 glaces de Venise et de charmantes appliques Louis XV, supportant des bougies roses à moitié consumées. Au milieu de la cheminée, une réduction cn marbre de la baigneuse de Falconnet ; à droite et à gauche, deux groupes de Clodion en terre cuite . En face de la chemi née, une étagère en ébène avec incrustations de nacre, supportant une coupe en cristal de roche pleine de ciga rettes turques et quelques livres en maroquin rouge, dont je parcourus rapidement les titres. C'était, si je m'en souviens, un volume de Balzac, contenant : Une passion dans le désert et la Fille aux yeux d'or , M "le de Maupin, de Théophile Gautier ; la Religieuse, de Diderot et le dernier roman d'Ernest Feydeau : Mme de Chalis. Voilà, mon cher ami, la description exacte de ce réduit. L'originalité de l'amcublement, la bizarrerie de certains détails ne devaient me frapper que beaucoup plus tard , lorsque je fus appelé à faire un retour vers le passé. Après avoir visité le boudoir, je demandai à la con cicrge s'il n'y avait pas d'autre pièce. Il y a encore, me dit - elle, un cabinet de toilette. Après m'être armé de courage, j'entrai , m'attendant : quelque excentricité d'emménagement. 144 MADEMOISELLE GIRAUD - . Je me trompais : le cabinet était à peine meublé. Aux fenêtres, des rideaux de perse ; sur une petite table en marbre : une cuvette en verre de bohême, un peigne en écaille blonde et une boite de poudre de riz . Cette pièce n'est pas grande, me dit la concierge, mais elle est très - commode, à cause de ses placards. - Les placards ! Voyons. J'allais sans doute pénétrer quelque mystère, me trou- . ver en face de vêtements qui pourraient me renseiguer sur le compte de mon rival. Mais, sous le prétexte de constater la profondeur du placard, j'eus beau regarder dans tous les coins, je ne découvris aucune trace de redingote, de pardessus ou même de jaquette. En revanche, j'aperçus, accroché à un porte -manteau, une espèce de peplum antique en cachemire blanc, intérieurement doublé de satin ponceau, de la même nuance que celle remarquée déjà dans le boudoir, et une grande robe de chambre en satin noir , doublée et piquée à l'intérieur de satin gris perle. Vous avouerai- je cette nouvelle faiblesse, je ne pouvais détacher mon regard de ces vêtements qui appartenaient évidemment à ma femme, et qui étaient encore tout im prégnés de capiteux parfums. Je croyais voir dans ce MA FEMME 143 peplam ouvert son admirable buste, sa poitrine si ferme, sa taille cambrée , ses hanches accentuées , tels qu'ils n'étaient apparus, uneseule nuit, dans toute leur splendide nudité. Le satin ponceau du peplum ou le gris perle de la robe de chambre, faisait ressortir la blancheur de la peau et répandait de vigoureuses ombres sur ce corps adorable . Mon imagination vagabonde allait encore plus loin : je voyais tout à coup Paule sortir de son peplum , comme l'odalisque d'Ingres sortirait de son cadre, et s'avancer, émue et palpitante, vers celui qu'elle me préférait. Ah ! qu'aurais -je donné pour être à la place de cet homme ! Je crois que si l'on fût venu me dire, en ce mo ment : « Vous avez tout découvert, les coupables sont confondus , pardonnez -leur, n'usez-pas des droits que vous donne la loi, etvotre femme sera votre femme; pour vous, elle va se vêtir de ce peplum dont elle se revêtis sait pour un autre , elle vous rejoindra dans le boudoir tout étincelant de lumières et de soie ; à vous, pendant une semaine, un jour, une heure, ses sourires, ses bai sers, ses caresses; à vous, toutes les voluptés que vous rêvez sans cesse depuis votre mariage et qui vous fuient . 9 146 MADEMOISELLE GIRAUD toujours. » Ah ! c'est indigne, c'est läche, ce que je vais confesser : j'aurais pardonné ! Tout le monde, je le sais, ne me comprendra pas. On est tenté de me dire : « Vous ne pouvez plus aimer cette femme. En apprenant ce que vous venez d'apprendre, en découvrant sa trahison , le mépris a tué l'amour. » Eh ! dans certain cas, le désir survit à l'amour, et la possession seule tue le désir ! Du reste, l'impression que j'avais ressentie dans ma visite de la rue Laffitte s'effaça quelques heures après : je rentrai en possession de moi-même et je ne fus plus animé que des sentiments qui doivent appartenir à un mari outragé, à un homme cruellement frappé dans son honneur. Deux longs jours s'écoulèrent, deux jours pendant les quels Paule ne parut pas disposée à sortir : ses souvenirs lui suffisaient sans doute et l'aidaient à attendre l'heure du prochain rendez - vous. Enfin cette heure sonna : je la vis partir légère et tran quille, à mille lieues de supposer ce qui se passait en moi . A peine se fut- elle éloignée que je descendis & mon tour . MA FEMME 147

. Dix minutes après, j'étais rue Laffitte . J'allais suivre de point en point le plan que je m'étais tracé. - Je vous ai demandé quarante -huit heures pour réfléchir, dis- je à la corcierge; aujourd'hui me voici à peu près décidé. Quelques détails d'emménagement m'em pêchent seuls d'arrêter d'une façon définitive votre grand appartement. Je désire y placer de vieux bahuts et des tapisseries anciennes que , sous aucun prétexte , je ne voudrais être obligé de rogner et de couper ; il est impor tant que je sache s'ils peuvent entrer dans le salon . J'ai pris leur mesure exacte, et si vous n'y voyez pas d'obs tacles , je vais maintenant prendre la hauteur des murs . Pour donner plus de poids à ce que je disais, je tirai de ma poche un papier surchargé de chiffres. La concierge trouva ma demande des plus naturelles, s'empressa de m'ouvrir l'appartement que j'étais sur le point de louer, et comme il était entièrement vide, elle ne craignit pas de me laisser seul à mes calculs et de re tourner dans sa loge. Enfin ! J'étais libre ! Par la porte d'entrée, j'allais voir, dans un instant, Paule monter l'escalier et déboucher sur le palier. Peut- être son amant l'attendait- il déjà et vien drait - il à la porte pour la recevoir : alors je m'élancerais 143 MADEMOISELLE GIRAUD vers lui. Peut- être la rejoindrait-il plus tard , et au mo ment où, à son tour, il mettrait la clef dans la serrure, je me trouverais en face de lui pour lui défendre d'entrei et lui demander raison . Au bout d'un quart d'heure environ , j'entendis des pas dans l'escalier. J'entrebâillai la porte : on ne pouvait pas me voir et je voyais à merveille . C'était ma femme. Elle montait lestement comme une personne désireuse d'arriver, ou qui craint d'être suivie ; en traversant le palier, elle se trouva si près de moi que j'entendis le bruit de sa respiration précipitée. Immobile, d'une main retenant la porte, de l'autre contenant mon cour prêt à se briser, je regardai. Elle tira une clef de sa poche et elle ouvrit. Personne ne vint à sa rencontre ; aucune voix ne lui souhaita la bien - venue. Elle était arrivée la première au rendez - vous ; l'autre allait venir , ou bien il était déjà dans la place et n'a vait pas entendu ouvrir. Cette dernière supposition devait être la vraie : trois quarts d'heure s'écoulèrent, plusieurs personnes mon tèrent l'escalier, aucune ne s'arrêta sur le palier. XA FEMME 149 n'était pas probable qu'on fit attendre ma femme si long temps. Alors, le peplum doublé de satin ponceau me revint à l'esprit. Malgré les trois portes qui me séparaient de Paule, je la vis quitter sa toilette habituelle et passer son voluptueux vêtement. Pendant cette opération, le froid l'avait gagnée, sa chair frissonnait au contact du satin ; elle s'élançait dans le boudoir capitonné de soie, elle se pelotenait près du feu, sur de moelleux coussins ; le pe plum s'entr'ouvrait, la flamme du foyer réchauffait son beau corps, le caressait de ses reflets rougeâtres, l'éclai rait avec amour, et lui, lui, mon rival, émerveillé, affolé , courait à elle et l'enlaçait dans ses bras. Oui, je voyais toutcela, et il me prenait des rages in sensées : je m'élançais pour briser les obstacles qui me séparaient d'eux, je voulais leur apparaître tout à coup, les surprendre au milieu de leurs transports, les frapper, les tuer ! Mais la raison me disait : « Calme-toi, sois prudent, avant que tu ne parviennes jusqu'à eux , que tu n'enfonces toutes les portes, ils auront eu le temps de se mettre sur leur garde, le bruit attirera les voisins, on te prendra pour un malfaiteur ou un fou , on t'arrêtera peut- être, et 1 150 MADEMOISELLE GIRAUD ܝ ؛ il t'échappera, lui! Sache souffrir encore un instant, il faudra bien qu'il sorte enfin , et alors... tu te vengeras ! J'attendis. Trois quarts d'heure s'écoulèrent. Enfin on ouvrit une porte, puis une seconde ; un bruit de voix frappa mon oreille. I l'accompagnait ! J'allais le voir. La porte d'entrée s'entr'ouvrit ; ma femme apparut, et tandis que, pour se faire passage, elle poussait peu àà peu la porte qu'on retenait encore à l'intérieur, je l'entendis prononcer ces mots : Je te le promets, après- demain , au plus tard, et j'essayerai de rester plus longtemps. Alors, je m'élançai: d'une main j'écartai vivement ma femme, de l'autre je poussai la porte qu'on n'avait pas eu le temps de fermer et je me trouvai en face ... XV Jugez de mon étonnement : je me trouvais en face de Mme de Blangy. Interdit, je regardais sans parler. Elle paraissait elle -même très- émue. Mon entrée in tempestive motivait suffisamment cette émotion . Elle se remit cependant avant moi , ouvrit tout à fait la porte, et s'adressant à Paule restée sur le palier : - C'est ton mari, ma chère, lui dit- elle ; son arrivée a été si brusque que tu ne l'as peut- être pas reconnu . Tu n'as plus aucune raison de t'en aller . Lorsque Paule eut refermé la porte, Mme de Blangy, se tournant vers moi, me dit , cette fois, de sa voix la plus naturelle : -Je suis enchantée, monsieur, de vous recevoir dans 152 MADEMOISELLE GIRAUD mon humble demeure, donnez - vous la peine de me Buivre. Comme je ne répondais pas, elle prit le bras de Paule et marcha devant moi. Je la suivis. Nous entrâmes dans le boudoir. Alors je pus parler. J'aurais aussi bien fait de me taire, car je ne trouvai à dire que cette phrase, au moins inutile : Ainsi, je suis chez vous! Comment, si vous êtes chez moi s'écria - t - elie en riant. Vous en doutiez ? Chez qui donc pensiez -vous en trer, de cette façon cavalière ? Chez vous, peut- être. J'avoue que vos allures s'expliqueraient mieux. Mais non, vous êtes chez moi , bien chez moi. Vous vous étonnez que je possède deux domiciles. C'est on ne peut plus simple. Rue Caumartin , on me dérange sans cesse ; il y a toujours quelqu'un de pendu à ma sonnette ; je n'ai pas un instant de liberté. Ici , je jouis d'une tranquillité par faite . Je me retire dans ce réduit, comme les sages se retiraient au désert, pour rêver. Dans ce boudoir j'ai tous des avantages de la campagne : le silence, l'isolement, le calme, le repos, et je n'en ai pas les ennuis : le chant du 1 MA FEMME 133 coq, les aboiements des chiens, l'odeur de l'étable. J'ar range ma vie comme je l'entends, moi, mon cher mon sieur, je ne dépends de personne, je suis un garçon . Elle avait débité tout cela, d'un trait, sans se reposer, dans le but sans doute de m'étourdir avec ce verbiage, et de dominer la situation . Elle s'arrêta pour reprendre haleine, et avec une pro fonde habileté, elle vint d'elle -même au -devant des objec tions que j'aurais pu faire, des étonnements que je pou vais ressentir . - Je vous vois, dit-elle, en souriant, jeter autour de vous des regards... ahuris, permettez l'expression . Vous vous dites que pour une retraite, ce boudoir est bien luxueux, cetameublement bien excentrique. Ce grand divan circulaire, ces glaces de Venise , ces groupes sur la cheminée, avouez -le, vous suffoquent un pen. Mon cher monsieur, si j'ai placé des statuettes sur ma cheminée au lieu d'y mettre une pendule, suivant l'usage, c'est que d'abord je déteste les usages, et qu'ensuite, je me plais ici à oublier l'heure. Ce divan est un délicieux meuble, dont j'avais remarqué le modèle à l'exposition universelle, dans la partie réservée à la Turquie. Tenez, étendez yous un peu , vous verrez comme on est bien. Quant aux 9. 154 MADEMOISELLE GIRAUD glaces vous m'en auriez dit des merveilles, si vous aviez fait votre petite ... irruption, chez moi, une demi- heure plus tôt. Alors les bougies étaient allumées, le feu flam bait, mille lueurs se réfléchissaient dans tous ces petits miroirs ; c'était divin. Mais je me proposais de sortir un instant après le départ de Paule, j'étais loin de vous attendre , et j'ai cru pouvoir éteindre le feu, souffler les bougies et permettre au soleil de se montrer . Le mal heureux, il ne produit ici aucun effet ... pardonnez- lui. Je n'avais pas besoin de la recommandation de Mme de Blangy pour pardonner au soleil ; ce n'était pas à lui que j'en voulais. Du reste, à qui en voulais -je ? Je ne savais plus. La comtesse avait réussi à m'étourdir . La tête me tournait Pendant qu'elle me parlait de la cheminée, du divan et des glaces, mes yeux s'étaient portés alternativement vers les points et les objets qu'elle me désignait. Maintenant, je regardais machinalement le fameux peplum que je vous ai décrit avec tant de soin : je l'apercevais négligemment étendu sur le divan, près de la place où Paule était assise. C'était tout bonnement à Mme de Blangy qu'il appartenait, et dire qu'il m'avait si fort impressionné ! J'en avais, avec ivresse , caressé le satin, j'avais délicieu MA FEMME 155 sement respiré les aromes qui s'en échappaient. J'en avais rêvé ; ce que c'est que l'imagination ! On aurait pu croire, en vérité, que la comtesse devi nait toutes ines pensées. - Vous admirez mon peplum, dit - elle , tout à coup ;; vous avez raison. C'est un délicieux vêtement, lors qu'on reste chez soi . Elle s'était levée, avait pris le peplum et le mettait par dessus ses vêtements. Voyez comme il me va bien, continua-t-elle ; mal gré son ampleur il dessine admirablement la poitrine et les épaules ; et les plis , comme ils retombent avec grâce ! Paule est folle de ce vêtement, vous devriez lui en com mander un semblable . Je lui aurais bien offert celui- ci; malheureusement nous ne sommes pas de la même taille. Et comme j'approuvais de la tête, sans parler, elle s'écria : Mais vous êtes devenu muet . J'ai beau me mettre en frais de coquetteries, vous ne daignez pas desserrer les dents . Qu'avez- vous donc ? Ah ! J'y suis, reprit-elle , après une nuinute de réflexion . Dire que je a'avais pas pensé à cela plus tôt . Monsieur est furieux . 1 156 MADEMOISELLE GIRAUD • qu'on lui ait désobéi, qu'on ait transgressé ses ordres ; 1] avait défendu à sa femme de me revoir et elle me revoit . Il l'a suivie et il a malheureusement acquis la preuve de sa désobéissance, Elle vint s'asseoir ou plutôt s'étendre près de moi, sur le divan et continua : Voyons, raisonnons un peu . D'abord pour ce qui me concerne, je vous déclare que je ne vous ai pas gardé rancune, un seul instant. Vous êtes jaloux de toutes les affections que peut ressentir votre femme ; vous exigez qu'elle n'aime que vous. C'est au moins prétentieux, mais il n'y a pas là de quoi m'offenser. Lorsque Paule est venue, il y a deux mois, m'annoncer la mesure “ que vous aviez prise à mon égard, l'ostracisme dont vous me frap à piez : « Pauvre garçon , me suis - je écriée , comme il l'aime ! » Vous le voyez, je suis bonne princesse, comtesse, devrais-je dire . Je vous en aurais voulu davantage, il est vrai, si j'avais pu craindre que vous parviendriez à me séparer de mon amie d'enfance, si je n'avais pas trouvé moyen de vous obéir, tout en vous désobéissant; en un mot, si je n'avais pas habilement tourné la difficulté. Il refuse de me recevoir ? dis - je à Paule . -- Hélas ! - MA FEMME 157 . oui, fit -elle, en soupirant. Eh bien ! c'est son droit, je me consigne, de moi-même, à sa porte. Il te défend aussi de me faire visite ? Oui, murmura la pauvrette avec un nouveau soupir. - Il faut lui obéir , ma chère, les ordres d'un mari, vois-tu, c'est sacré, tu ne mettras plus les pieds rue Caumartin . Mais il ne peut t'avoir défendu d'aller rue Laffitte, puisqu'il ne connaft pas ma petite maison de campagne, mon ben retiro. Tu y vien dras, deux ou trois fois par semaine, passer une heure avec moi. Nous fermerons les persiennes, nous allu merons les bougies, nous nous étendrons sur le grand divan , nous fumerons des cigarettes turques et nous dirons de ton mari le plus de mal possible, pour nous venger de sa férocité . Ce sera charmant. » Voilà ce que nous avons osé faire, cher monsieur. Si nous som ines coupables, prenez un de ces coussins et étouffez nous comme on fait en Turquie . Ce sera de la couleur locale . Si vous nous pardonnez de nous aimer depuis le rouvent et de ne pouvoir vivre séparées l'une de l'autre, quittez cet air rébarbatif qui me rappelle Barbe - Bleue, et acceptez cette cigarette. Elle continua, pendant plus d'une demi-heure, à parler de la sorte. Lorsque nous primes congé d'elle, ni Paule , .158 MADEMOISELLE GIRAUD ni moi n'avions pa placer un seul mot, ce qui ne l'empe cha pas de nous dire : Vous pouvez revenir me voir dans ma retraite, vous ne sauriez la troubler par le bruit de vos voix. Je ne vous le reproche pas, mais vous êtes joliment silencieux et discrets. Il n'aurait plus manqué qu'elle nous le reprochat. XV Eh bien ! mon cher ami, qu'en pensez -vous ? Ne devais je pas être ravi ? Les soupçons qui m'avaient tant fait souffrir depuie huit jours s'étaient envolés comme par enchantement. Ma jalousie n'avait plus de raison d'étre , Il était de toute évidence que Mme de Blangy disait vrai : ce logement, elle l'avait loué pour vivre en garçon, comme elle l'assurait. En fait d'excentricités, rien ne pouvait m'étonner de sa part. Elle l'avait meublé à sa façon , et maintenant, lorsque je me rappelais mille détails , je m'étonnais de n'avoir pas songé à elle lors de ma première visite en compagnie de la concierge. Ce meu ble de satin noir piqué de soie ponceau , n'en avait - elle pas un semblable dans son salon de la rue Caumartin ? Ne l'avais -je pas, maintes fois, entendue se plaindre que 3 1 160 MADEMOISELLE GIRAUD les grands divans de la Turquie ne fussent pas adoptés. par nos tapissiers parisiens ? Et ces livres places sur l'éta gère, leurs reliures que j'avais déjà remarquées chez elle, n'auraient- ils pas dû me donner à réfléchir ? Ma femme n'était coupable, comme le faisait observer la comtesse, que d'avoir spirituellement éludé mes ordres. Je ne pouvais avoir contre elle aucun grief sérieux aucun grief nouveau, bien entendu , car l'ancien, subsistait toujours . Oh ! toujours ! j'en étais au même point ! Et, cependant, le croiriez - vous , je fus pris d'une tris tesse mortelle, d'une mélancolie plus profonde que ja mais. Depuis huit jours ma jalousie avait fait diversion à ma douleur : je ne rêvais que vengeance, duel, mort. Et voilà que, tout à coup, cette jalousie n'avait plus de rai son d'être : j'étais obligé d'abandonner tous mes pro jets ... guerriers, je rentrais dans le statu quo. Ma terrible idée fixe me reprenait et je me retrouvais en face de l'énigme qui me torturait sans relâche. Les distractions mondaines que j'avais essayé de goûter ne m'avaient point réussi. Depuis longtemps déjà j'avais rompu avec la créature dont je vous ai parlé : ces rela tions m'écouraient, le remède était pire que le mal. L'idée me vint de voyager : « Le mouvement, le bruit, MA FEMME 161 la vue d'horizons nouveaux, la nécessité où je me trou verai de m'occuper d'une foule de détails, de parler de choses indifférentes, de vivre activement, me feront peut être quelque bien, me disais - je . En tous cas, si je ne suis pas maître de mes pensées, si je les emporte avec moi, si de cruels souvenirs me poursuivent, je sortirai, du moins matériellement, du milieu où je vis ; c'est quelque chose . ) Mes préparatifs de départ ne furent pas longs. Qui laissais - je après moi ? Une seule personne, celle qui portait mon nom, et c'était justement de celle - là que je voulais m'éloigner. Peut- être , nourrissais - je encore quel que vague espoir ! Je me disais que ce voyage la ferait réfléchir : ma présence auprès d'elle m'avait toujours donné tort ; contrairement au proverbe, l'absence mo donnerait peut-être raison . Mon valet de chambre, après avoir fait mes malles, venait de se retirer, et je mettais en ordre quelques pa piers, lorsque ma femme me rejoignit. C'est donc vrai, fit - elle, on ne m'avait pas trompée, vous partez en voyage ? Vous le voyez. Sans me prévenir ?

162 MADEMOISELLE GIRAUD Je vous aurais dit adieu. Je trouvais inutile de vous émotionner à l'avance . Elle ne releva pas ce qu'il y avait d'ironique dans mes paroles. Debout près de la cheminée, le coude appuyé sur le marbre , elle me regardait, en silence , faire mes derniers préparatifs de départ. Tout à coup, je l'entendis murmurer ces mots : - - Oui, cela vaut peut- être mieux . Je déposai le nécessaire de voyage que je tenais en ce moment à la main , et ; m'avançant vers elle : Vous trouvez que j'ai raison de m'éloigner, lui dis je. Ma présence vous gênait, n'est -ce pas ? - Vous vous méprenez sur le sens de mes paroles, fit elle , avec douceur ; j'avais une autre idée, elle n'avait rien de désobligeant pour vous . Espérez -vous donc, repris-je, que ce voyage chan gera vos dispositions à mon égard ! Elle ne répondit pas à cette question , trop directe sans doute ; seulement, au bout d'un instant, elle me dit : Nous sommes en hiver' ; ne craignez - vous pas le > 9 froid ? Non, je ne dirige vers le Midi . - Quand pensez - vous revenir ? demanda- t-elle. NA FEMME 163 Lorsque vous serez pour moi ce que vous devez être . Je m'attendais à ce qu'elle allait répondre : « Je suis une compagne empressée, une amie fidèle ; j'essaye de vous rendre la vie facile, mon caractère est charmant, mon humeur toujours égale. Qu'avez - vous à me repro cher ? Et, alors, avant de partir, je me serais donné la douce satisfaction de lui dire : « Je ne vous ai pas épou sée pour faire de vous une dame de compagnie et admi rer votre caractère. Je rends hommage à vos qualités intellectuelles, mais je ne serais pas fâché de con naitre, d'une façon plus intime, vos autres qualités. » Enfin je lui en aurais dit tant et plus , j'aurais éclaté ; cela soulage toujours un peu. Elle ne m'en fournit pas le prétexte, soit qu'elle redou tât mes discours et craignit une scène, soit qu'elle eût vraiment conscience de ses torts envers moi. Cependant elle restait dans ma chambre sans essayer de me fuir; elle suivait, des yeux, tous mes mouvements. Il y avait dans son regard de la sympathie , de la tristesse . Enfin je dis : Il est l'heure de partir. C 164 MADEMOISELLE GIRAUD Je sonnai, fis emporter mes malles et demandai une voiture . Pendant qu'on exécutait mes ordres , je demeurai seul avec elle . Nous nous regardions sans proférer un mot ; moi, appuyé contre la bibliothèque, elle toujours debout près de la cheminée, le coude sur le marbre, la tête dans la main . La voiture qu'on était allé chercher s'arrêta devant la porte ; je fis un pas vers Paule, et je lui dis : Adieu . Elle s'avança vers moi et vint d'elle -même mettre són front à la portée de ines lèvres. On aurait dit une seur faisant ses adieux à son rère. Mais je n'étais pas son frère, je l'adorais, je l'adorais toujours ! Depuis une heure qu'elle était là, dans ma chambre, près de moi, malgré ma froideur apparente, je n'avais cessé de l'admirer , je m'étais cent fois répété : « On n'est pas plus charmante, plus jolie , plus accom plie , plus désirable » et, maintenant, mes lèvres frémis saient en effleurant son front brûlant; sur ma poitrine, je sentais par moment le frôlement de sa gorge ; de MA FEMME 165 chaudes effluves, s'échappant de tout son être, montaient jusqu'à moi. Je n'y tins plus. D'un bras , j'enlacai sa taille en essayant de la courber, tandis que j'appuyais une main sur sa tête et que ma bouche descendait de son front à ses lèvres. Ah! si elle eût répondu à cette dernière étreinte, & cette prière désespérée, si ses lèvres se fussent entr'ou vertes pour laisser échapper un soupir, un souffle , si seulement elle eût essayé de se soustraire à mes baisers, de se défendre, de lutter ! Non , fidèle à ses principes, elle se montra, cette fois encore, ce qu'elle avait toujours été; sa taille se courba docilement, sa tête s'inclina sous la pression de ma main , sa bouche n'essaya pas de fuir la mienne ; toute sa personne devint insensible, inanimée, inerte ; elle se galvanisa pour ainsi dire . Au lieu d'une femme, j'avais encore , j'avais toujours un cadavre dans les bras. Alors toutes mes ardeurs s'éteignirent, et subitement glacé au contact de cette glace, je pris la fuite.

XVII Le lendemain de ces tristes adieux, j'étais à Marseille , Ne vous effrayez pas, mon cher ami , je n'aurai pas la cruauté de vous faire voyager avec moi, et, du reste, le roudrais - je que vous refuseriez probablement de me suivre. Les amoureux sont de tristes compagnons de route : ils soupirent plus souvent qu'ils n'admirent, et j'en ai connus qui, devant des sites merveilleux, ou dans un musée resplendissant de chefs-d'oeuvre, ont parfois fermé les yeux pour se mieux recueillir et songer à leurs amours . > A Marseille, je m'embarquai pour l'Italie . Je visitai, ou plutôt je parcourus Rome , Naples, Florence , Venise , Milan, Turin , et, prenant à Gênes la route de la Corniche je rentrai en France, trois mois après l'avoir quittée. 168 MADEMOISELLE GIRAUD > A Nice, je m'arrêtai; avant de me diriger vers Paris, je , désirais connaitre au juste l'état de mon cæur et consulter un peu celui de Paule. Hélas ! je fus bientôt fixé à l'égard du mien ; cette absence de trois mois, cette course verti gineuse de ville en ville , n'avaient fait qu'en accélérer les battements. Mon imagination qui , déjà , vous le savez , était assez vagabonde à Paris, se livrait maintenant à des ébats désordonnés. J'avais commis une grande faute : lorsqu'on veut se rasséréner, s'apaiser, redevenir maître de soi. on ne se réfugie pas en Italie, cette terre classique des volcans et des musées secrets.. Mais qu'importait cette recrudescence d'ardeurs, si , grâce à mon absence , à l'isolement dans lequel il avai vécu , le cœur de Paule s'était mis à l'unisson du mien? Que voulez -vous ? mon cher ami, lorsqu'on revient d'Italie, on ne doute de rien . Le printemps avait depuis peu suc cédé à l'hiver, je comptais sur le soleil d'avril pour dissi per les brouillards qui s'étaient élevés entre ma femme et moi , et fondre les neiges au milieu desquelles, jusque - là , elle avait pris plaisir à vivre. Je me disais : « Tout, en ce moment, autour d'elle , chante l'amour ; elle doit s'être laissé toucher par cette sublime harmonie , et voudra mêler sa voix au grand concert donné par la nature. MA FEMME 169 Excusez, mon ami, la tournure poétique de cette dernière ohrase; c'est toujours l'Italie qui me travaille . Je reviens à la prose pour ne plus la quitter ; ce qu'il me reste à vous dire, ou plutôt à vous laisser deviner, ne mérite pas qu'on se mette en frais de style. En face de certaines infamies, il n'est pas permis de se taire ; on doit élever la voix pour les condamner. L'indifférence , le dédain, le silence , les encouragent; l'ombre, les ténèbres qui les environnent leur font espérer l'impunité ; elles s'étendent, elles grandissent, elles prospèrent, elles portent la honte , le déshonneur autour d'elles. Il faut les com battre à outrance , sans craindre de blesser des oreilles délicates, d'éveiller des idées dangereuses. C'est en ayant de ridicules pudeurs, en ménageant les vices, en négli geant de les flétrir, qu'ils arrivent parfois, à la longue, à passer pour des vertus. Si vous n'osez pas dire à ce bossu : « Tu as une bosse ; » à cenain : « Tu es difforme, » ce nain et ce bossu vont se croire de beaux hommes. Que de sociétés se sont perdues parce qu'il ne s'est pas trouvé d'hommes assez forts ou assez autorisés pour leur crier : « Prenez garder un nouveau vice vient d'éclore, une nouvelle lepre vous envahit ! » N'étant pas prévenues , elles n'ont pu so défendre , le vice a grandi, la lépre s'est étendue et a fai 10 170 MADEMOISELLE GIRAUD 1 de tels ravages , que chacun étant devenu vicieux ou le preux ne s'est plus aperçu du vice ou de la lèpre de son voisin , Mais s'il appartient au narrateur ou à l'écrivain de si gnaler et de stigmatiser certaines corruptions, il doit le faire d'un mot ou d'un trait de plume. Il lui est interdit de se complaire dans de longues descriptions et des pein tures trop animées. Voilà , mon cher ami, pourquoi, tout à l'heure, je vous ai dit si prétentieusement que je ne me mettrais plus en frais de style. Vous n'avez probablement rien compris à cette violente sortie : il est vrai qu'elle était un peu prématurée. Je reprends mon récit où je l'ai laissé. En arrivant à Nice, plein d'enthousiasme et d'espérance, j'écrivis à Paule une lettre des plus touchantes ; une de ces lettres si passionnées qu'elles doivent communiquer le feu à tout ce qui les environne, et qu'on est tenté de se demander s'il n'est pas dangereux pour la sûreté publique de les envoyer par la poste. Au bout de trois jours, je reçus une réponse. Elle m'a vait écrit courrier par courrier ; c'était de bon augure. Je m'enfermai dans ma chambre et je lus avec recueil. lement : elle ne répondait pas à un mot de ce que je lui MA FEMME 171 disais ; sa lettre n'avait aucun rapport avec la mienne, Elle me donnait des nouvelles de sa santé, qui laissait à désirer, assurait - elle, depuis quelque temps. Elle me parlait de tout ce qu'elle avait fait à Paris pendant l'hiver, des pièces à la mode, des concerts et des soirées qui se préparaient. Je crois qu'elle effleura même une des ques tions politiques du moment. Elle daignait, en terminant, me transmettre les compliments de sa famille et m'em brasser affectueusement. Elle avait, il faut lui rendre cette justice, rempli ses quatre pages. J'avais mon compte, je devais être satisfait et je l'aurais été, si, au lieu de jouir du triste privilége d'être son mari, le hasard s'était contenté de me faire son oncle. C'était bien la lettre qu'on écrit en pension à ses grands parents, sous la surveillance de la sous -maftresse, et quelquefois sous sa dictée. Décidément il était inutile , pour le moment, de retour ner à Paris ; j'élus domicile à Nice. L'hôtel que j'habitais, l'Hôtel des Princes, je crois, se trouve à une assez grande distance du centre de la ville et de la Promenade des Anglais. Mais il fait face à la mer, et on y jouit d'une vue admirable. Pour moi qui me trouvais un peu fatigué de mon rapide voyage, il avait 172 MADEMOISELLE GIRAUD surtout un précieux avantage : on y jouissait d'une tran quillité parfaite. Une grande dame russe , trop malade pour être bruyante, occupait le premier étage ; au second, apparaissaient, de temps à autre, quelques Anglais d'as sez bonne compagnie, et je partageais le troisième, ré servé sans doute à la France, avec un de mes compa triotes. C'était un homme d'une quarantaine d'années, grand , un peu maigre, à l'extérieur sympathique, aux manières distinguées. Dès le lendemain de mon installation à l'hôtel, le ha sard m'avait fait son voisin de table pendant le dîner . Nous échangeåmes d'abord quelques mots de politesse, puis nous vinmes à causer de nos voyages ; il arrivait, comme moi, d'Italie , seulement il y était resté deux an nées, et avant de s'y rendre, il avait parcouru l'Allemagne et une grande partie de la Russie. Sa conversation était des plus intéressantes : il avait tout vu , tout étudié. Il parlait des souverains étrangers, comme s'il avait été reçu à leur cour et, un instant après, il décrivait les mæurs des paysans du Caucase en homme qui a longtemps vécu parmi eux , pour ainsi dire dans leur intimité . A propos de mours, je me souviens qu'une discussion MA FEMME 173 s'engagea, entre nous, dès notre second entretien , tandis qu'après le dîner nous fumions un cigare devant la porte de l'hôtel, le long des Ponchettes. – De tous les peuples que j'ai eu le loisir d'étudier, me disait mon compagnon , le Français a certainement les mæurs les plus dissolues. Comme je me récriais : Je vous jure, continua - t - il, que chez nous seule ment on se laisse entrainer à certains écarts d'imagina tion et à certaines aberrations. En Allemagne , par exemple , nos raffinements de corruption sont presque inconnus.

- Je conviens avec vous, repris -je, qu'en France,

chez le peuple, chez le paysan, les meurs laissent à dé sirer, mais dans la société, dans la bourgeoisie... Voilà votre erreur, fit - il en m'interrompant. L'ha bit noir et la robe de soie, ont, en quelque sorte, chez nous, le privilège de la dépravation et cela s'explique : Ce ne sont pas les sens qui se trouvent en question ici, c'est seulement l'imagination . Le luxe, l'oisiveté, la re verie, la surexcitent et l'entraînent vers toute espèce 1d'écarts. Le paysan , l'ouvrier n'ont pas le temps de re ver, en auraient- ils le temps que leur esprit ne s'y pré 9 10 , 174 MADEMOISELLE GIRAUD terait pas; ils sont trop matériels pour être corrompus, trop naivement sensuels pour être dissolus. Ils se portent bien , du reste , grâce à l'air, qu'ils respirent, aux travaux manuels auxquels ils se livrent, et la corruption est, en général; la conséquence de quelque faiblesse maladive. On devient dissolu comme on devient gourmand, par saite du manque d'appétit. Celui- ci a recours à de nou velles épices pour pouvoir manger, cet autre perfectionne l'amour pour pouvoir aimer . Mon compagnon parla. longtemps sur cette matière et je l'écoutai avec attention . J'avais beaucoup à apprendre d'un tel maître et surtout d'un tel observateur . Je vous l'ai souvent dit, mon cher ami, dans le cours de ce récit, et du reste vous vous en êtes suffisamment aperçu , malgré mes trente ans passés, j'étais resté un naif, un pur, pourrais- je dire, si le mot n'était pas, de nos jours, appliqué à la politique. Ma première jeunesse surveillée par une mère des plus rigoristes, les grands travaux aux quels je m'étais livré depuis, certaines dispositions pu dibondes qui m'avaient éloigné des camaraderies dangereuses et des plaisirs faciles, vous ont suffisamment expliqué cette pureté relative de mon esprit. Mon imagi mtion n'était jamais allée au delà de certaines limites, MA FEMME 175 c'est à peine s'il lui fut permis de les franchir, malgré l'expérience que mon interlocuteur mettait à mon service. En homme de bonne compagnie il parlait, il est vrai, à mots couverts, et ses discours étaient pleins de délicates réticences ,

XVIII Pendant plusieurs jours, nous conversämes de la sorte sur d'autres sujets que je connaissais mieux, et que je pus traiter de façon à intéresser mon voisin de chambre. Nous ne nous quittions presque plus : à dix heures, le déjeuner nous réunissait; nous allions ensuite faire un tour de promenade sur la route de Villefranche; vers trois heures, nous nous retrouvions à la musique, dans l'espèce de square où la société niçoise se donne rendez vous ; le dîner nous mettait encore à côté l'un de l'autre, et, dans la soirée, il nous arrivait souvent de nous revoir, au cercle des Étrangers, dans la salle de lecture, ou dans la salle de jeu. Malgré cette sorte d'intimité, le croiriez-vous ? j'igno rais encore le nom de mon compagnon. A plusieurs 178 MADEMOISELLE GIRAUD reprises je l'avais entendu appeler Monsieur le comte par le maître de l'hôtel ou les garçons; mais, avec cette insou ciance du voyageur qui sait que les relations les plus charmantes n'auront pas de durée, j'avais négligé de demander de quel nom était suivi ce titre. Un matin, je fus tout à coup éclairé à ce sujet, et vous vous expliquerez facilement ma surprise. Je m'étais levé avec l'idée présomptueuse que la poste m'apporterait, ce jour- là, des nouvelles de Paule. L'heure de la distribution arriva, et comme personne ne parais sait songer à me monter ma lettre , je me dis qu'elle devait avoir été déposée dans la boîte vitrée destinée à la correspondance des voyageurs et je descendis au bureau . Naturellement, je ne trouvai aucune missive de ma femme, et j'étais en train de me reprocher mon ingénuité, lorsque mon regard se dirigea vers une grande enveloppe sur laquelle je lus cette suscription : M. le comte de Blangy, Hôtel des Princes, NICE. MA FEMME 179 Ce nom de Blangy qui appartenait à la meilleure amie de ma femme ne pouvait manquer de fixer mon attention ; en même temps, un rapprochement se fit dans mon es prit entre ces mots : « Monsieur le comte , que je voyais inscrits sur l'enveloppe, et le titre donné par les gens de l'hôtel à mon voisin de chambre. S'appellerait- il de Blangy ? me dis - je. Je ne tardai pas à être fixé à cet égard par le maitre de la maison , qui prit la lettre sous mes yeux et la remit à un de ses gar çons pour la monter au numéro 27. C'était la chambre habitée par mon voisin . Alors, je me demandai, comme vous le pensez bien, si ce de Blangy était parent de la comtesse. L'orthographe des noms, en tous points semblables , ces titres qu'ils portaient tous les deux, diverses particu larités qui me revinrent à l'esprit, des remarques faites précédemment sur les habitudes et le caractère de mon compagnon , vinrent bientôt m'éclairer. Suivant toutes probabilités, je m'étais lié, sans m'en douter, depuis mon arrivée à Nice, avec le mari de l'amie de Paule . Ne disait - on pas dans le monde qu'il voyageait depuis trois ans à l'étranger, et mon compagnon ne m'avait - il .80 MADEMOISELLE GIRAUD pas avoué, la veille, le plaisir qu'il avait éprouvé de revoir la France, après trois années d'absence ? Quoiqu'il parlåt très-rarement de lui, ne s'était - il pas oublié jusqu'à me dire : « Lorsque j'étais dans la diplomatie » , et ne savais- je pas que, peu après son ma riage, le comte avait remis sa démission entre les mains du minisire des affaires étrangères ? Enfin , sa façon de parler des femmes et le peu de respect qu'elles paraissaient lui inspirer, établissaient son identité . C'était bien là le langage de l'homme qui, par légèreté , par amour du changement, s'était si mal con duit vis - à - vis de cette pauvre Mme de Blangy et en avait fait une veuve lorsqu'elle était à peine mariée. Décidé ment, pour ma première liaison contractée en voyage, je n'avais pas eu la main heureuse . Mais je ne tardai pas à m'avouer que la conduite du comte à l'égard de sa femme ne me regardait pas. Le hasard n'avait donné un fort agréable compagnon , je devais m'en réjouir et profiter de ma découverte et des attaches qui existaient entre nous, pour resserrer nos relations. « Dans une heure à peine , pensar-je , en me pro menant devant l'hôtel, le déjeuner nous réunira et je MA FEMME 181 / m'empresserai de dire gracieusement à monvoisin de table : « Si ma bonne étoile ne m'avait pas fait vous rencontrer à Nice, j'aurais eu certainement le plaisir de vous con naître, cet hiver, à Paris ; votre femme et la mienne sont amies intimes. » Je m'étais déjà répété deux fois cette phrase ; je m'étu diais à l'arrondir , à la polir, lorsque tout à coup je me frappai le front, en m'écriant : « Mais ton idée est absurde ! Crois- tu donc qu'il soit agréable à M. de Blangy, d'entendre parler de sa femme ? Il l'a quittée , il l'a abandonnée, et tu vas lui rappeler ses torts . Il s'applique à oublier qu'il est marié, de quel droit l'en ferais - tu souvenir ? » Oui, il était de bon goût de me taire ; les plus simples convenances me l'ordonnaient. Mais depuis trois mois, je n'avais parlé de Paule avec âme qui vive, je n'avais pas une seule fois prononcé son nom, une occasion unique se présentait de m'occuper quelques instants de celle qui me tenait tant au cour , et j'étais trop amoureux pour ne pas, au mépris de toutes les convenances, céder à la tentation. J'y résistai deux jours, cependant; je crois même que j'aurais résisté plus longtemps, s'il était venu , en ce mo 11 182 MADEMOISELLE GIRAUD > ment, à la pensée de Paule de m'écrire . Je lui aurais répondu , je me serais entretenu avec elle et j'aurais ainsi irouvé la force de ne pas parler d'elle . Mais rien, aucune lettre , aucun mot ; silence complet , mutisme absolu . Alors, mon cher ami, je fus indiscret et ridicule. Vous allez bien le voir. M. de Blangy et moi, nous sortions du cercle des Étran gers et nous rentrions à l'hôtel pour dfner, lorsqu'après m'ètre demandé de quelle façon j'entamerais l'entretien dont je ne pouvais plus me défendre, je me décidai brus quement à dire : Tout à l'heure, pendant que vous lisiez les journaux, je me suis amusé à parcourir les registres où s'inscrivent les membres du cercle et un nom m'a frappé. Lequel? - Celui de M. de Blangy; le comte est donc à Nice ! Il me regarda d'un air étonné et me dit : — Vous ne le saviez pas? - Pas le moins du monde. Je connais beaucoup M. de Blangy de réputation, mais je ne me suis jamais trouvé avec lui. - En êtes - vous sûr ? fit en souriant mon interlocuteur, sans se douter de ce qui l'attendait. MA FEMME 183 J'en suis certain . - Eh bien ! permettez-moi de vous dire que vous vous trompez : vous ne le quittez pas depuis une semaine et il s'en félicite sincèrement. } C Et, comme pour être fidèle à mon rôle, je continuais à jouer l'étonnement, il ajouta : C'est moi qui suis le comte de Blangy, je croyais que vous le saviez. Je ne m'en doutais pas . Je ne savais qu'une chose, c'est que ma bonne étoile m'avait donné pour compagnon un homme du meilleur monde, un homme d'esprit; cela me suffisait, et je n'ai pas cherché à savoir son nom. Nous avons eu le tort, fit le comte, de ne pas nous présenter l'un à l'autre, mais nous pouvons le réparer , Et, s'arrêtant sur le trottoir : J'ai l'honneur , continua- t - il avec beaucoup de bonne humeur, de vous présenter M. de Blangy. Je me présentai à mon tour . Mon nom, que le hasard à lui avait déjà sans doute appris, ne lui rappelait aucun souvenir. C'était tout simple : à l'époque de mon mariage il avait déjà quitté sa femme et n'entretenait aucune relation avec elle. 184 MADEMOISELLE GIRAUD | Nous venions de reprendre notre marche, le comte me dit : Vous assuriez tout à l'heure beaucoup me connaftre de nom, comment cela se fait - il ? Je m'attendais à cette question ; elle était des plus naturelles, et c'était moi qui l'avais provoquée. Cependant elle me troubla . Je sentais que j'allais commettre une maladresse. Mais je m'étais trop avance pour reculer : – J'ai souvent entendu parler de vous, répondis-je, par ma femme. Je trouvais plus délicat de lui parler de ma femme que de la sienne . Ah ! votre femme me connaît ! - Elle vous a rencontré dans le monde avant son mariage . - Vraiment! Quel était donc son nom de demoiselle ? Paule Giraud. A peine eus - je prononcé ce nom que je vis le comte pâlir et chanceler. Mais avant que je n'eusse fait un mouvement vers lui il s'était déjà remis et me disait froidement : Ahl vous avez épousé M. Paule Giraud . En effet, NA FEMME 189 je l'ai souvent rencontrée dans le monde, c'est une très jolie personne. C'était bien mon avis, je n'avais rien છેà répondre. Nous marchâmes quelque temps en silence ; tout à coup M. de Blangy parut faire un violent effort sur lui-même, s'arrêta et me dit : Votre femme voit-elle toujours la mienne ? -Sans doute, répondis- je ; elles sont inséparables. Il jeta sur moi un regard que je me rappellerai toute ma vie ; on aurait dit qu'il voulait pénétrer dans ma pensée , lire dans mon âme. Puis il détourna la tête et, comme nous venions d'arriver devant l'hôtel, il me quitta brusquement, sans dire un mot, prit la clef de sa chambre et disparut. Une heure après on se mettait à table ; le comte ne C parut pas au diner. 7

XIX > Le lendemain je ne le vis pas de la journée. Le surlendemain, nous nous rencontrâmes sur la pro menade des Anglais , au lieu de venir à moi, comme il se fût empressé de le faire deux jours auparavant, il se contenta de me tirer son chapeau Ce salut ne pouvait me suffire. J'étais en droit de m'ém tonner et de me formaliser d'un changement aussi brusque dans ses manières. Entre gens du monde, le passé engage l'avenir et , du jour au lendemain , un coup de chapeau ne remplace pas une poignée de main . Si j'avais démérité aux yeux de M. de Blangy, il m'en devait dire la raison et j'étais en droit de la lui demander. Il était évident que je lui avais déplu en lui parlant de sa femme; mais sa réserve à mon égard qui, vu nos an 188 MADEMOISELLE GIRAUD ciennes relations, frisait presque l'impertinence, n'était pas suffisamment justifiée par mon indiscrétion . Enfin , le ton avec lequel il avait prononcé ces mots : « Ah ! vous avez épousé M“. Giraud, » m'avait frappé.

Ce n'était pas une exclamation qui lui était échappée.. J'avais cru démêler dans son accent, de l'ironie, de la stu peur. Existait - il donc un secret entre ma femme et le comte ? Avait -il percé un mystère que je n'avais pu dé couvrir ? Paule s'était conduite envers moi d'une si étrange fa çon, elle m'avait fait une position si fausse que j'étais en droit de tout soupçonner, de tout craindre. Je ne tardai pas à prendre mon parti : je verrais le comte au plus vite, j'aurais une franche explication avec lui . Nous nous étions croisés , comme je l'ai dit, sur la pro menade des Anglais, sans échanger un mot. Après avoir fait quelques pas et pris la résolution que je viens de vous dire, je me retournai . M. de Blangy semblait se diriger vers l'hôtel des Princes, par le chemin qui borde la mer, le long des Ponchettes. Je le suivis de loin. Lorsqu'il fut entré à l'hôtel, je lui laissai le temps de remonter dans 1 MA FEMME 189 ! sa chambre et de s'y installer. Puis, je montai à mon tour et frappai à la porte . - Entrez, dit une voix . La clef était sur la porte, j'ouvris . Ah ! c'est vous, monsieur, fit le comte, sans pouvoir cacher un mouvement de dépit. Oui, monsieur, c'est moi, répondis - je. Je suis désolé de trouhler votre solitude, mais il est nécessaire que je puisse avoir un instant d'entretien avec vous. Vous ne descendez plus à la table d'hôte et vous paraissez désirer vous promener seul, aussi ai-je été obligé de commettre l'indiscrétion de venir frapper à votre porte. - Je suis à vos ordres, monsieur. Veuillez prendre la peine de vous asseoir . Il me présenta un fauteuil, s'assit en face de moi et parut attendre que je lui expliquasse le but de ma visite . - Monsieur, repris -je, d'une voix que j'essayai de ren dre ferme et qui devait être très- émue, je me félicitais des bons rapports que j'avais avec vous, depuis le jour ou nous nous sommes rencontrés dans cet hôtel, lorsque tout à coup ces rapports ont cessé . J'ignore les raisons qui ont pu vous faire passer brusquement d'une grande C 11 . 190 MADEMOISELLE GIRAUD amabilité à une entière réserve, et je viens franchement vous les demander. - La réserve à laquelle vous faites allusion, monsieur, . répondit le comte , n'a rien qui vous soit personnel. Je vous prierai de vouloir bien l'attribuer à des préoccupa tions graves qui m'ont tout à coup assailli. C S'il s'agissait seulement, répliquai- je, de cicatriser ane blessure faite à mon amour - propre , je pourrais me contenter de cette réponse ; elle est des plus convenables , je le reconnais. Mais mon amour - propre n'est pas en gagé içi . Permettez -moi de faire appel à vos souvenirs. Nous avions passé la plus grande partie de la journée ensemble, nous causions amicalement, nous venions me me de nous présenter l'un à l'autre, afin de cimenter, en quelque sorte, notre liaison , lorsqu'il m'est arrivé de prononcer le nom de demoiselle de ma femme; aussitôt , votre voix, votre regard, vos manières, se sont pour ainsi dire métamorphosés ; devant la porte de l'hôtel , vous avez pris congé de moi avec une brusquerie à laquelle vous ne m'aviez pas habitué ; depuis, vous ne m'avez plus adressé la parole. Veuillez vous mettre un instant à ma place. Ne vous diriez - vous pas : il y a là évidemment MA FEMME 191 quelque mystère, quelque secret qu'il m'importe de con nattre ? - - Il n'y a, monsieur, ni mystère, ni secret . - M'en donnez -vous votre parole ? demandai-je Mais ... Vous hésitez ? Cela me suffit. Je ne m'étais pas trompé. - M. de Blangy voulut protester contre cette façon un peu vive d'interpréter son hésitation ; je ne lui en laissai pas le temps. Vous convient-il, monsieur, repris -je, de satisfaire une curiosité bien légitime et de m'aider à percer le mystère en question ? Eh ! monsieur>, s'écria le comte en se levant, je vous répète qu'il n'y a là aucun mystère. Remarquez, dis - je en insistant, que je suis venu vous trouver atin d'avoir avec vous une explication des plus pacifiques et des plus courtoises. En ce moment, c'est une prière que je vous adresse, pas autre chose, et pour que vous y accédiez, je fais appel à nos anciens rapports, à nos bonnes causeries, à la sympathie que nous paraissions avoir l'un pour l'autre. 1 192 MADEMOISELLE GIRAUD Il semblait ému. Je crus qu'il allait céder à mes instances. Tout à coup il s'écria : Non, non, je n'ai rien à dire. C'est votre dernier mot ? Oui, c'est mon dernier mot. Vous avez tort , monsieur, fis - je avec fermeté. Il releva la tête fièrement et dit : - Pourquoi ? Oh ! m'écriai-je, parce que je suis dans une de ces positions où l'on n'a rien à ménager, où l'on ne ménage rien, où l'on est prêt à tout, décidé à tout . 1 ] me regarda d'un air plus étonné qu'irrité , et s'avan çant vers moi : Prenez garde, fit -il , vous m'avez assuré être entré ici avec des intentions pacifiques ; depuis un instant vos paroles, votre ton sont presque menaçants. Je ne menace pas. Je prie avec animation , avec vivacité, un honnête homme de s'expliquer franchement avec un autre honnête homme. Par votre faute, Monsieur le comte, car cette scène n'aurait pas lieu , si vous aviez été, l'autre jour, plus maître de vous, si vous aviez pu me cacher vos impressions ; par votre faute, dis - je, je suis peut-être sur la trace d'un secret que je cherche depuis > MA FEMME 193 longtemps. Eh bien ! je veux connaître ce secret, je le veux ! Au lieu de relever ce qu'il pouvait y avoir de blessant pour lui, dans cette façon d'exprimer aussi nettement ma volonté, le comte se contenta de dire : Ah ! vous recherchez depuis longtemps un se C cret ? Oui, m'écriai-je, en perdant tout à fait la tête, un secret d'où dépend mon bonheur. Ma vie s'use à vouloir le trouver, je suis le plus malheureux des êtres... Et vous , monsieur, qui pourriez d'un mot faire cesser ma souffrance, oui, tout me le dit depnis que je suis entré ici, depuis que je vous parle, vous qui pourriez me rendre le repos, vous refusez de vous expliquer. Ah ! c'est mal ! et je vous le répète, vous avez tort de traiter en ennemi, un homme réduit, comme moi, au désespoir. Il ne tient pas à la vie, elle lui est à charge et ... - Et vous l'exposeriez volontiers dans un duel. - Oh ! oui, m'écriai-je ! Il fit un pas vers moi et dit : - De sorte que nous nous batterions, tous deux, à cause de votre femme, n'est - ce pas ! Ma femme ! 194 MADEMOISELLE GIRAUD - Sans doute , reprit- il en s'animant à son tour ., si vous êtes malheureux , si vous ne tenez pas à la vie, n'est -ce pas à cause d'elle ? Croyez-vous que je ne vous ai pas deviné. Eh ! monsieur, si vous avez épousé Mile Paule Giraud, moi j'ai épousé son amie . Si vous voyagez, depuis trois mois, loin de votre femme, je voyage depuis plusieurs années, loin de la mienne ! Il se tut, sembla réfléchir et reprit d'une voix plus calme : . Votre démarche auprès de moi, la sincérité que je lis dans vos yeux, les demi- confidences qui vous sont échappées, l'aveu de vos chagrins, sont, pour moi, autant de preuves que je me trouve en face d'un galant homme. Un instant, j'ai pu douter de vous, vous saurez plus tard pourquoi, je vous en fais mes plus sincères excuses. Je m'inclinai en silence, il continua : - Je dois , prétendez - vous, connaître un secret qui vous intéresse. Soit ! je n'en disconviens pas . Mais ma conscience me défend de vous le livrer, si je n'y suis, en quelque sorte, provoqué par vous. Vous faisiez , tout à l'heure, allusion aux chagrins que vous éprouvez, il m'importe d'en connaitre au juste la nature. Ils n'ont peut-être aucun rapport avec le secret en question , et MA FEMME 195 alors , je le tairai, je vous en préviens ; ni vos prières, ni vos menaces, sachez- le bien, ne pourront me l'arracher. Si , au contraire, en le dévoilant, je puis apporter un sou lagement à vos peines, vous donner un avertissement et un conscil, je vous engage ma parole que je m'explique rai de la façon la plus précise. C'est donc à vous de déci. der, monsieur, si vous me croyez digne d'entendre vos confidences. Vos secrets en échange du mien , si toute fois, je le répète, il est utile que vous le sachiez . Voilà mon dernier mot. La question ainsi posée, pouvais -je hésiter ? Celui qu'il s'agissait d'initier à ma vie, n'était- il pas, après tout, le mari de la meilleure amie de ma femme, de celle qui, de puis longtemps, devait être la confidente de ses plus inti mes pensées ? Mm* de Blangy n'était peut- être pas seule à connaitre les motifs de l'étrange conduite de Paule à mon égard ; le comte les avait sans doute aussi devinés. Avant de se séparer de sa femme, n'avait - il pas reçu chez lui et vu dans l'intimité Me Giraud ? Quoi d'étonnant qu'il fat au courant de particularités ignorées de moi ? Le hasard me meltait en présence de la seul personne qui pût me les faire connaître, et, retenu par une fausse honte, par une délicatesse exagérée, ie me re 196 MADEMOISELLE GIRAUD fuserais à des confidences nécessaires, sollicitées en quel que sorte ! Non ; je parlai. Je parlai, comme je vous parle à vous, mon cher ami, en toute sincérité. Je dis au comte les tristes péripéties de 'ma campagne amoureuse , je ne lui fis grâce d'aucun détail. Il m'écoutait en silence, grave et recueilli ; on aurait pu croire que mon histoire était la sienne, que mes aven tures lui étaient arrivées tant il semblait s'y s'intéresser. « Oui, c'est bien cela. Je la reconnais ! Toujours lamême! » telles furent les seules exclamations qui parfois interrom pirent mes confidences . Je venais de lui dire comment la curiosité et la jalou sie m'avaient conduit à suivre ma femme rue Laffitte, et j'en étais arrivé au moment où la voyant tout à coup sor tir de l'appartement que je surveillais, je m'élançai vers la porte, je la repoussai et je me trouvai en face de ... De Mme de Blangy, s'écria le comte. Comment! vous avez devine ? fis- je étonné, Si j'ai deviné! Ce qui me surprend, ajouta - t- il, c'est que vous ayez éprouvé la moindre surprise à ce sujet. Quoi ! vous aviez visité, la veille , ce logement de la rue Laffitte et vous conceviez des doutes, - > 1 MA FEMME 197 Mais , répondis-je naïvement, il ne pouvait pas me venir à l'idée que ces dames eussent loué ce logement pour s'y rencontrer et s'y faire visite. Le comte fronçà le sourcil et me regarda. Il m'avoua depuis , qu'en ce moment, il m'avait soupçonné de me moquer de lui. Mon air innocent, l'honnêteté de ma phy sionomie , le rassurèrent. Veuillez continuer, me dit- il. - Je n'ai plus rien d'intéressant à vous apprendre , répondis- je. Mme de Blangy me pria d'entrer dans son logement de garçon , comme elle l'appelait ; Paule nous suivit , et ces dames m'expliquèrent comment, à la suite de la défense que je leur avais faite de se voir chez elles , elles en avaient été réduites à se donner rendez -vous rue Laffitte . Et, s'écria le comte , vous n'avez pas protesté, vous ne vous êtes pas indigné! - Mon Dieu , fis- je, en revoyant son amie, ma femme était coupable , en effet, d'avoir méconnu mon autorité ; mais, depuis trois jours , je la soupçonnais de fautes si graves que je ne songeai même pas à me plaindre d'une simple désobéissance. Veuillez y réfléchir, monsieur, je croyais rencontrer un rival, un amant, et j'avais la - > 9 198 MADEMOISELLE GIRAUD bonne fortune de me trouver en face d'une femme char mante et du meilleur monde. M. de Blangy s'avança vers moi et me dit : Voyons, parlez - vous sérieusement ! - Certainement. Vous vous êtes félicité d'avoir trouvé votre femme - avec la mienne dans cet appartement de la rue Laffitte ? Je ne m'en suis pas félicité, j'ai préféré cette découverte à celle que je craignais de faire . Eh bien ! monsieur, s'écria le comte , je ne partage pas votre avis : j'aurais préféré de me pouvoir venger. - La vengeance, répliquai-je, a certainement du bon, et j'y ai plus d'une fois songé, je vous le jure. Mais il est plus agréable, vous en conviendrez , de se dire : « Je me croyais trompé , je ne le suis pas , ma femme n'est pas coupable. » Ces derniers mots, prononcés le plus innocemment du monde , furent une révélation pour M. de Blangy. Il ne pouvait plus douter de ma parfaite candeur. . ! Elle était si complète que le comte eut beaucoup de peine à m'ouvrir l'esprit. Ma conscience , qui se révoltait, m'empêcha , pendant un certain temps , d'ajouter foi à ce que j'entendais. Il existe, mon cher ami, des cerveaux ainsi faits, que certaines pensées ne sauraient y entrer et surtout s'y graver . Malgré mon honnêteté native qui mn'avait toujours éloigné des confidences - malsaines ; malgré une existence exceptionnelle qui m'avait mis à l'abri de tout spectacle dangereux , je n'étais pas sans avoir quelques vagues données sur toutes nos misères; mais j'avais cru de bonne foi que la naissance et l'édu cation avaient élevé une barrière infranchissable entre certaine classe de la société et de telles misères. M. de Blangy reconnaissait qu'elles n'existaient dans 200 MADEMOISELLE GIRAUD le monde et la bourgeoisie qu'à l'état d'exception , mais je me refusais à croire à cette exception. Il fallut cependant me rendre à l'évidence . Séduit par l'éclatante beauté de l'amie de Paule, par son esprit et son originalité, le comte avait fait, comme moi, un mariage d'inclination . Mais il était moins coupable que je ne l'avais été : loin d'imiter la franchise de M " Giraud, la fiancée de M. de Blangy se garda bien de l'éloigner du mariage ; elle mit en euvre, au contraire , toutes les sé ductions dont la nature l'avait douée pour l'engager à lui donner son nom et sa fortune. Il est vrai (on doit lui rendre cette justice) , qu'elle ne se conduisit pas absolu ment avec M. de Blangy, comme Paule se conduisit avec moi : elle ne mit aucun verrou à sa porte et ne parut pas avoir prononcé des veux de chasteté. Le comte eut sur moi une supériorité incontestable ; il fut le mari de sa femme. Mais il ne tarda pas à s'apercevoir de sa froi deur, de l'éloignement qu'elle avait pour lui, de la répu gnance qu'elle éprouvait à remplir ses devoirs d'épouse. Elle apportait dans leurs rapports , une réserve, une si complète indifférence, que M. de Blangy, habitué, avant son mariage, à trouver chez les femmes plus de bonne grâce et d'abandon , s'alarma sérieusement. Comme je me NA FEMME 201 l'étais demandé, un jour il se demanda si Mme de Blangy ne faisait pas, dans le domicile conjugal, des économies de tendresse, pour se livrer au dehors à des prodigalités coupables. Il la suivit, la vit pénétrer dans un rez - de chaussée de la rue Louis- le -Grand, soudoya le concierge, parvint à se cacher dans l'appartement, et, plus habile que moi, put entendre la conversation de sa femme et de celle qui était, hélas! destinée à devenir plus tard Ja mienne. Ce qui se dit dans cet entretien , où le mariage fut ef frontément battu en brèche, chatouilla si désagréablement les oreilles du comte, qu'il ne se gêna pas pour inter venir . Il apparut au moment où l'on disait le plus de mal de lui . Paule, en sa qualité de jeune fille, rougit, pålit, et finit par avoir une attaque de nerfs. Quant à la comtesse, elle paya d'audace : elle ne rétracta rien de ce que venait d'entendre M. de Blangy, et poussa l'effronterie jusqu'à se glorifi er, en quelque sorte, de ses idées subversives. Le comte, durant la vie assez dissipée qu'il avait menée avant son mariage, avait parfois entendu soutenir d'é tranges théories, et cependant il restait confondu, anéanti. L'indignation avait fait place à la stupeur, la colère au 202 MADEMOISELLE GIRAUD mépris ; il ne savait que répondre, il n'avait plus de force pour punir. Punir ! Comment l aurait - il pu ? La justice , me dit-il, m'aurait évidemment refusé son concours ; le législateur n'a pas prévu certaines fautes et l'impunité leur est acquise. C'est à peine si j'aurais obtenu des tribunaux une séparation : les torts de Mme de Blangy, envers moi, étaient d'une telle nature que les juges se refusent souvent à les admettre, pour n'avoir pas à les flétrir. Du reste, quelle preuve aurais- je donnée de ces torts ; quel témoignage aurais-je invoqué ! Celui de M " . Paule Giraud. Elle eût été trop intéressée dans le débat pour que sa parole fût prise en considération ; puis elle serait morte plutôt que de compromettre son amie. Je la connais bien , allez ! C'est une créature indomptable que ma femme seule a eu la science de dominer . Fallait il donc agir moi-même ? AL ! monsieur, les gens du monde, dans des cas semblables, ne disposent d'aucune ressource. La brutalité, la violence leur répugnent. Ils reculent devant le bruit qui se fera autour de leur nom ; ils craignent le ridicule . Comment ne m'aurait- il pas atteint ? J'ai vu mes compagnons de club poursuivre de leurs railleries de pauvres maris trompés dans les condi MA FEMME 203 tions ordinaires ; aurais - je trouvé grâce à leurs yeux, à cause de la position singulière et tout exceptionnelle où j'étais placé ? Non , ils auraient ri de moi, sans même songer à blåmer Mme de Blangy. Dans la société parisienne du dix - neuvième siècle, on se plaît, par légèreté et par amour du paradoxe, á bafouer les victimes, à innocenter les coupables. C'est ainsi que des vices de toutes sortes , certains de l'impunité , certains même d'être souvent protégés, s'infiltrent peu à peu dans nos meurs. » . J'avoue, mon cher ami, que j'écoutais à peine, en ce moment, les récriminations de M. de Blangy contre la société moderne. Les confidences qu'il venait de me faire m'occupaient seules. Enfin , m'écriai je, dans un moment de lucidité, vous leur avez, au moins, défendu de se revoir. Vous avez essayé de les éloigner l'une de l'autre ? Certainement, je l'ai cssayé, s'écria M. de Blangy, mais croyez- vous qu'un homme qui se respecte puisse se. faire longtemps l'espion et le geôlier de sa femme. Cette surveillance de tous les instants fatigue, écæure, use, à la longue, la volonté la plus ferme, l'énergie la mieux trempée. Qui vous cmpêchait, répliquai- je, d'obliger votre - 204 MADEMOISELLE GIRAUD - femme à vous suivre en voyage ? A l'étranger, cette surveillance devenait inutile . Erreur ! Le jour où je l'aurais laissée seule , un instant, à l'hôtel , elle se serait élancée, comme une flèche, dans le premier convoi marchant vers Paris et n'aurait pas tardé à rejoindre son inséparable amie. Mais si , m'écriai- je avec force, Mme de Blangy avait su ne pas devoir trouver cette amie à Paris ; si pen dant que vous entraîniez votre femme en voyage, Mºe Gi raud avait été elle-même brusquement arrachée de la rue Caumartin ; si, pendant que vous dirigiez l'une vers l'Amérique, par exemple, on avait dirigé l'autre vers la Russie, sans les prévenir, sans leur faire part de l'itiné raire qu'on devait suivre, où se seraient- elles retrouvées, à quelle époque se seraient-elles revues ? Je m'arrêtai pour jouir de l'effet que mon idée devait avoir produit sur le comte . Qui donc, me dit-il , aurait eu la volonté et le pou voir d'arracher Mue Giraud de Paris, et de lui faire par courir le monde contre son agrément, pendant un temps illimité ? Ni son père ni sa mère assurément. Pénétré de mon sujet, je l'interrompis, en m'écriant : Eh ! monsieur le comte, je ne parle pas de ce que MA FEMME ! 205 ! vous auriez pu faire autrefois, mais bien de ce que vous pourriez faire aujourd'hui. Si le code ordonne à Mme de Blangy de vous suivre où il vous plaît de la conduire, s'il vous offre les moyens de l'y contraindre, ne me donne t - il pas à moi qui suis marié comme vous, les mêmes droits sur Me Giraud ? Il ne s'agit plus d'une jeune fille mineure dépendant de sa famille , mais d'une femme mariée ne dépendant que de moi. Rien ne nous empêche, continuai- je avec animation , de partir ce soir, ou de main pour Paris ; nous descendons à l'hôtel afin de cacher notre arrivée ; nous faisons à la hâte et secrèn tement les préparatifs d'un long voyage ; nous ven dons, s'il le faut, des valeurs, afin de n'être pas arrêtés, en route , par une misérable question d'argent; au besoin nous nous rendons au parquet et nous obtenons une audience du procureur impérial, qui nous donne les moyens légaux d'être obéis de nos femines. Oh ! mon sieur, il ne s'agit plus de faire de la délicatesse et du sen timent. La loi nous protége, servons- nous de la loi ! ... Les préparatifs sont terminés, toutes les formalités remplies, alors, nous nous serrons la main en nous disant adieu. Deux voitures nous conduisent rue Caumartin ; l'une s'arrête à votre porte , l'autre à la mienne. Nous mon 19 206 MADEMOISELLE GIRAUD tons, et sans donner à ces dames le temps de se voir, de s'écrire, d'échanger un signe , nous les entrafnons. Elles résisteront peut- être , eh bien ! monsieur , ne sommes -nous pas résolus à tout, n'avons- nous pas tout prévu ? Nous employons au besoin la force pour les con traindreà nous suivre , et , le lendemain de notre irruption dans nos domiciles respectifs, emportés par deux express marchant en sens contraire , nous nous trouvons à plus de deux cents lieues l'un de l'autre ... Que dites-vous de ce projet ? Il pourrait réussir. N'est-ce pas? Mais, reprit le comte, après un instant de réflexion , si vous êtes séparé de votre femme, mon cher monsieur, depuis quatre mois à peine, je suis séparé de la mienne depuis plus de trois ans. Le malheur qui vous frappe est tout récent , vos blessures sont encore ouvertes , les miennes se sont fermées depuis longtemps. Autrefois j'aurais accepté peut-être avec enthousiasme votre propo sition ; aujourd'hui, je la refuse parce que je n'ainie plus. Vous n'aimez plus ! m'écriai- je. Alors pourquoi per sistez -vous dans votre exil volontaire , pourquoi n'êtes MA FEMME 207 vous pas depuis longtemps retourné à Paris où toutvous rappelait, vos goûts, vos habitudes, votre carrière, vos relations ? Pourquoi végéter ici lorsque vous pouvez vivre là - bas ? Il baissa la tête et ne répondit pas. Enhardi par ce pre mier succès, je continuai en ces termes : - Soit ! J'y consens, vous n'aimez plus. Le mépris a tué notre amour à tous deux. Nos femmes nous sont devenues absolument indifférentes. Elles ne méritent pas la peine que nous nous donnerons pour les reconquérir. Mais la morale, monsieur, la morale que vous invoquiez, tout à l'heure . Vous flétrissiez avec indignation les gens qui ne savent pas condamner et punir certaines erreurs . Cependant, ceux dont vous parliez n'étaient pas intéressés, comme nous le sommes, à la répression . Réserverez - vous toutes vos colères pour les autres, et vous accorderez -vous des indulgences plénières ? Non, monsieur , non , nous devons à la société, nous nous devons à nous-mêmes de faire justice de coupables égarements ! Je parlai longtemps ainsi . Ah ! mon cher ami , je n'étais plus le jeune marié que vous avez connu plein de délicatesse, de réserve, innocent et pudique, passant 208 MADEMOISELLE GIRAUD sa vie à vouloir deviner une indéchiffrable énigme. La lumière avait lui ! Je savais, je voyais et je voulais. is 2. > XXI Trois jours après cette conversation , j'arrivais à Paris, en compagnie du comte et je descendais dans un hôtel de la rue du Bac. Nous avions trouvé prudent de mettre la Seine entre nos femmes et nous pour ne pas être exposés au hasard d'une rencontre . Toutes nos courses devaient se faire en voiture et nous étions résolus à implorer la dis crétion des personnes que nous serions dans la nécessité de voir. Nous déployâmes tant d'activité l'un et l'autre dans nos achats, nos déplacements de fonds, et nos différentes démarches que quarante huit - heures après notre arrivée à Paris, nous étions prêts à repartir et en mesure de 'contraindre nos femmes à nous suivre. - Est -ce pour ce soir ? demandai-je au comte, en le 1 12 210 MADEMOISELLE GIRAUD rejoignant vers les quatre heures de l'après-midi à l'hôtel . Ce soir, je le veux bien. Rien ne nous retient plus et j'ai hâte d'en finir . Quelle route comptez - vous prendre pour que j'en choisisse une autre ? C'est un point impor. tant à débattre. Veuillez fixer votre itinéraire , je réglerai le mien d'après le vôtre. Si vous n'y voyez pas d'obstacles, répondit M. de Blangy, je me dirigerai vers le nord : j'irai droit devant moi, sans pouvoir vous préciser les points où je m'arrê terai. Je n'ai pas besoin de les connaître. Vousavez choisi le nord . Je choisis le midi. Je prendrai, ce soir même, l'express de Marseille , ou celui de Bordeaux, peu im porte. Il faut alors arriver à une de ces deux gares vers huit heures. - j'y arriverai. - Dans ce cas, il ne nous reste plus qu'à nous dire adieu, à nous souhaiter bonne chance et à nous diriger ' vers la rue Caumartin . C'est mon avis. MÅ FEMME 211 Nous fimes aussitôt avancer deux voitures, on y des cendit nos malles et nous primes congé l'un de l'autre. Nous nous serråmes la main avec chaleur ; nous avions appris depuis plusieurs jours à nous aimer et à nous estimer. A six heures de l'après -midi, ma voiture s'arrêta rue Caumartin, devant ma demeure. Je descendis aussitôt et sans demander de renseignements au concierge, je gravis l'escalier, j'ouvris la porte de mon appartement dont j'avais conservé une clef et j'entrai dans le salon. Mon cæur battait à se briser, mais j'étais calme en ap parence et résolu . Paule , assise dans un fauteuil, un livre sur ses genoux , poussa un cri de surprise en m'apercevant, se leva et vint à ma rencontre, en me tendant la main. Je n'avançai pas la mienne. - Tiens ! fit - elle avec étonnement, après quatre mois de séparation , vous ne me dites pas bonjour, Je ne répondis pas et je la regardai. Depuis que je ne l'avais vue, de grands changements s'étaient faits en elle : ses fraiches couleurs avaient dis paru ; le sang paraissait s'être retiré de ses lèvres autre fois si vermeilles . Une sorte d'excavation s'était creusée 312 MADEMOISELLE GIRAUD autour de ses yeux et un grand cercle bleuâtre les entou. rait . Sa taille s'était amincie et malgré les amples vête. ments qui la couvraient, on ne pouvait se faire illusion sur l'état d'amaigrissement de toute sa personne. Qu'avez - vous à me regarder ainsi ? me demanda t - elle . Je vous trouve extrêmement changée, répondis-je. C'est possible. Je souffre depuis quelque temps de névralgies et de palpitations de cæur. C'est nerveux , sans doute . Mais quelle bizarre façon vous avez de me souhaiter la bienvenue. - Je commence par m'occuper de votre santé ; n'est-ce pas naturel ? Il faut vous soigner . - Dictez votre ordonnance, fit- elle en souriant, puis que, paraît-il, c'est un médecin qui me revient. - Il faut, continuai- je, changer d'air , voyager, pren dre de l'exercice . --Vraiment? Je réfléchirai à cette prescription , docteur et peut- être suivrai- je, quelque jour, vos conseils. Non pas. C'est aujourd'hui qu'il faut les suivre . - Comment aujourd'hui ! Oui, vous avez une heure pour faire vos préparatifs de départ. MA FEMME 213 En même temps, sans la regarder, sans paraftre m'a percevoir de son étonnement, je marchai vers la chemi née et tirai le cordon de la sonnette . Une femme de chambre parut. Madame, dis -je à cette fille, part, ce soir, en voyage. Mettez dans une malle , ses objets de toilette les plus in dispensables. Elle ira dans un instant vous rejoindre et vous aider . Allez et faites vite . Mais vous êtes fou , monsieur! s'écria Paule, lorsque la femme de chambre fut sortie . Je n'ai jamais été plus raisonnable, répondis - je. Et vous croyez que je vais partir comme cela, tout à coup , pour obéir à je ne sais quel caprice ? - Oh ! ce n'est pas un caprice , c'est une volonté, fer me, inébranlable. Il ne s'agit donc plus de ma santé : en admettant que je sois malade, vous ne pouviez pas savoir que je l'étais. - C Je vous savais gravement atteinte moralement ; cela me suffisait. Je viens de reconnaître que vous souf friez aussi au physique et je n'en suis que plus décidé à mettre à exécution mes projets. - Quels sont- ils ! Je ne les connais qu'en partie. 214 MADEMOISELLE GIRAUD - - . - Vous les connaissez entièrement. Vous quittez Paris, ce soir, à huit heures. Vraiment ? Et je pars seule ! Non pas . Je vous accompagne. Tiens ! Il ne vous suffit plus de voyager, il faut que vous fassiez voyager les autres . Comme vous le dites. Et où me conduisez- vous ? Je n'en sais rien. Délicieux ! s'écria - t - elle en éclatant de rire . Je ne sourcillai pas, et lorsque cet accès de gaieté nerveuse fut passé, je repris avec le plus grand calme: Permettez-moi de vous faire observer que le temps s'écoule . Si vous ne donnez pas d'instructions à votre femme de chambre, elle fera vos malles tout de tra } vers, et demain , après une nuit en chemin de fer , lorsque vous descendrez à l'hôtel, vous manquerez de tout ce dont vous aurez besoin . Je n'ai pas d'instructions à donner, fit- elle en s'as seyant, je ne pars pas. Je vous demande pardon, répliquai- je, vous partez de gré ou de force. De force ! s'écria - t - elle. MA FEMME 215 Oui, de force. Toutes mes dispositions sont prises Tenez, continuai- je , en tirant un papier de ma poche, je n'ai qu'à envoyer cette lettre à deux pas d'ici, à M. Bel langer, .à qui l'on recommande officiellement de se mettre à ma disposition . Vous ne connaissez peut- être pas M. Bel langer ? Il est cependant très-connu dans le quartier. ' Croyez -moi, ne m'obligez pas à le déranger et exécutez vous de bonne grâce. Elle me regarda, réfléchit un instant , comprit la gravité de la situation, et prenant tout à coup un parti : Nous voyagerons, soit ! Vous l'exigez , et la loi vous donne des droits sur moi . Mais je ne saurais m'éloigner ce soir. J'ai des adieux à faire. A qui ? demandai- je. A mon père et à ma mère. Ils seront ici dans un instant. Je les ai fait préve nir de votre départ. A qui désirez-vous encore dire adicu ? A M * • de Blangy. Je m'y attendais, dis- je, en peruant un peu de mon calme. Eh bien ! M ** de Blangy n'a pas le temps de rece voir vos adieux ; elle part comme vous en voyage, ce soir même, 216 MADEMOISELLE GIRAUD - Berthel C'est impossible, s'écria - t - elle , vous me trompez. Pourquoi ne partirait - elle pas? Vous partez bien, vous. C D'abord je ne pars pas . Ensuite elle n'a pas, comme moi, le malheur d'être en puissance de mari. Vraiment ! Le comte est donc mort ? - A peu près, puisqu'elle ne sait pas ce qu'il est devenu . Je vais vous l'apprendre. Il est en ce momemt, à quelques pas de nous, rue Caumartin , au deuxième étage, chez lui. Il fait part à sa femme de projets entière ment conformes aux miens. Il lui exprime sa volonté ; elle refuse de s'y soumettre, alors il lui dit : « Je ne recule rai devant rien , rien , entendez - vous, ni devant le scan dale, ni devant la violence. Vous me suivrez, je veux que vous me suiviez, » et elle le suit, parce qu'on ne résiste pas à un homme aussi déterminé que l'est M. de Blangy, un homme qui a des armes terribles contre sa femme et contre vous ! Elle pålit et baissa la tête. Je continuai en m'animant de plus en plus : Vous m'avez compris, n'est -ce pas ? J'ai rencontré i MA FEMME 217 M. de Blangy à Nice , je me suis lié avec lui et nous avons échangé nos contidences. Je sais l'influence que la com tesse exercc sur votre esprit ; j'ai juré de vous y sous traire , M. de Blangy a fait le serment de me seconder el sommes gens de parole . Allons ! Croyez-moi, iavez-vous et apprêtez - vous à me suivre. Confonduc, atterrée, incertaine sur le parti qu'elle al lait prendre , elle restait toujours assise. Tout à coup, j'entendis sonner , et m'avançant vers ilous elle : C'est votre mère, lui dis -je, qui vient vous faire ses adieux . Pas de récriminations, je vous prie, pas de plaintes , ou bien je me plains à mon tour, j'explique les raisons qui m'obligent à vous entraîner loin de Paris . Oh ! s'écria - t - elle , en se levant, vous ne feriez pas cela ! Je vous ai dit que je ne reculerais devant ricn, rien , entendez-vous . Il faut que vous me suiviez sur l'heure . Si vous hésitez encore un instant, je parle, et après avoir parlé , j'agis. C'est bien , fit - elle, d'une voix très -Dasse, je vais Vous suivre . M. et Me Giraud entrèrent. Je me chargcai de leur 13 218 MADEMUISELLI GIRAUD expliquer le départ précipité de leur fille un de mes parents de province était très - inalade, je veirais de passe : quelques jours auprès de lui et il m'avait supplié de lui conduire ma femme, au plus vite ; il voulait la voir avant de mourir . Paule confirma celte fable, embrassa son père et sa mère, promit de revenir bientôt et passa dans son cabinet de toilette. Je l'y suivis ; il avait été convenu entre le comte et moi que jusqu'à l'heure du départ, nous ne quitterions pas nos femmes, un seul instant . Nous devions à tout prix les empêcher de s'écrire. Paulc, qui semblait résignée, donna devant moi des or drcs à sa femme de chambre, prit à la hâle, dans soni ar.noire à glace, différents objets qu'elle renferma dans un sac de nuit, jeta un châlc sur ses épaules et se couvrant lit lête d'une petite toque de voyage : Je suis à vos ordres, me dit-elle. Elle descendit et je la suivis en observant tous ses mouvements . Ma voiture attendait dans la rue, j'ouvris la portière , ¡c fis monter Paulc ct comme après avoir jeté un coup d'æ!! autour de moi, je n'aperçus personne sur le trottoir, je MA FEMME 215 crus pouvoir rejoindre mon domestique qui aidait, en ce Inoment, le cocher à ranger les malles sur la voiture. Lorsqu'une minute après, je me retournai, je vis une femme en bonnet qui traversait précipitamment la chaus sée . Je la reconnus : c'était la femme de chambre de Ame de Blangy. Pendant que je surveillais le trottoir , elle s'était avancée au milieu de la rue , Paule s'était penchée à la portière et elles avaient eu le temps d'échanger quel ques mots. Qu'avaient-elles pu se dire ? Il était inutile d'interroger ma femme à ce sujet. Je montai dans la voiture et je criai au cocher, de façon à ce que tout le monde m'entendit : gare Montparnasse ! La voiture partit au trot dans la direc tion du boulevard . En descendant la rue Caumartin nous nous croisâmes avec une autre voiture qui la remontait , le crus reconnaître celle qui avait amené le comte, deux heures auparavant, chez sa femme. Notre double expédi tion avait réussi. Dans la rue de Rivoli, je me penchai à la portière et je changeai le premier itinéraire donné au cocher. A huit heures moins quelques minutes, nous arrivions à la gare de Lyon . Je pris deux places de coupé pour Marseille et nous montámes dans l'express.

XXN Ma conversation avec Paule, de Paris à Marseille, ne fut pas, vous le comprencz facilement, mon cher ami, des plus animées. La situation était trop tendue entre nous pour qu'il nous vint à la pensée de causer de choses ba nales . Quant à reprendre l'entretien au point où je l'avais laissé, au moment de l'arrivée de M. et de Mme Giraud, je n'y songeais pas. J'avais dit à Paule ce que j'avais à lui dire ; elle me savait édifié sur sa conduite et je ne lui avais pas caché l'indignation qu'elle m'inspirait. Mais je n'étais pas homme à lui faire une guerre incessante et continue, à diriger sans cesse sur elle les armes que les révélations de M. de Blangy m'avaient mises entre les mains, à l'ac cabler d'un éternel courroux . Mon amour ayant résists aux coups qui lui avaient été portés, je devenais, en quel 222 MADEMOISELLE GIRAUD que sorte , complice des fautes de ma femme ; j'aurais eu manvaise grâce à les lui reprocher, et le mépris que je lui aurais fait sentir serait retombé en partie sur moi. Je me décidai donc, par respect pour moi-même, à ne plus parler du passé , à l'oublier autant qu'il me serait possible et à me faire, ainsi qu'à Paule, une vie nouvelle . Si vous m'accusez de porter un peu loin l'indulgence ct le pardon des injures , je vous répondrai que vous ne pouvez être juge dans ma propre cause. Je ne suis pas indulgent, j'aime ; c'est là ma seule excuse. Comment mon amour existe -t - il encore ? Ah ! voilà ce qui peut vous étonner et ce que vous êtes en droit de me repro cher. Mais votre étonnement n'égalera jamais le mien et, quant aux reproches, je ne me les épargne pas. Ne croyez pas, cependant, que je me dispose à donner un libre cours à cet amour, à en accabler de nouveau celle qui me l'inspire , à profiter des avantages que mo créent les mesures rigoureuses auxquelles je me suis décidé . Non, je saurai être maître de moi, je saurai attendre ; n'y suis- je pas habitué ? Malgré mon coupable attachement, j'ai encore quelques sentiments de dignité ; il ne me conviendrait pas, du jour au lendemain , de témoigner devant Paule de ma faiblesse, et de consentir, MA FEMME 223 sans transition , à succéder à ... qui m'a précédé. Je veux que son imagination ait eu le temps de se calmer, qu'une sorte d'apaisement se soit fait en elle , qu'elle ait compris ses erreurs et en ait rougi. En butte depuis plu sieurs années à de pernicieux conseils , à de funestes exemples, ployée sous une infernale domination, in consciente de ses torts , enivrée , aveuglée, affolée, il faut que peu à peu elle renaisse à la liberté , qu'elle recon quière son indépendance, que la lumière se fasse dans son esprit et dans son cæur. C'est une âme à sauver, eh bien ! je la sauverai. Si vous me trouvez ridicule, tant pis pour vous. 1 Grâce aux express et surtout aux rapides, il n'y a plus de distance entre Paris et Marseille. Mon intention n'était donc pas de rester dans cette dernière ville , où il aurait ſallu exercer sur Paule une surveillance incessante , pour la dissuader de retourner rue Caumartin . J'étais décidé i continuer mon voyage et à m'embarquer sur un des premiers paquebots qui sortiraient du port. Si M. de Blangy, comme il en avait manifesté le projet, avait entraîné sa femme vers le Nord , c'est- à -dire du côté de l'Angleterre, la Manche et la Méditerranée allaient se 224 MADEMOISELLE GIRAUD trouver entre les deux amies, et je pouvais, sans trop de présomption, renaitre à l'espérance. En arrivant à la gare de Marseille, au lieu de me diri . ger vers un hôtel je pris une voilure ; j'y fis monter Paule et j'ordonnai au cocher de nous conduire au port. Un vapeur chauffait près du quai. J'allai aux informa tions : Ce navire, en destination d'Oran , devait partir à cing heures (nous étions un mercredi) pour arriver le vendredi dans la nuit ou le samedi matin. Je rejoignis ma femme . · Si vous y consentez, lui dis-je, en désignant le bâ timent, nous nous embarquerons sur ce vapeur. - Je n'ai pas besoin d'y consentir, répondit- elle, faites de moi ce que vous voudrez . Elle descendit, prit mon bras et nous fûmes bientôi installés à bord avec nos bagages. Après une traversée excellente , nous débarquions, dans le port d'Oran, le samedi matin et nous nous fai sions conduire, place Kléber, à l'hôtel de la Paix, où no .. trouvâmes un logement très-confortable, composé de deus chambres séparées l'une de l'autre par un grand salon , Vous le voyez , mon cher ami, je n'abusais pas de la situation : j'étais résigné à vivre sur la côte d'Aſsique en MA FEMME 223 garçon comme à Paris. Si j'avais mis deux mers entre Paule et Mme de Blangy , j'avais, du moins pour l'ins tant, la discrétion de mettre l'épaisseur de plusieurs mu railles entre ma femme et moi . Je vous donnerai le moins de détails possibles sur mon séjour à Oran : dans ma disposition d'esprit , je m'occu . pai fort peu de la ville où le hasard m'avait conduit, ct de ses habitants. J'avais une seule pensée : distraire ma femme, changer le cours de ses idées, effacer le passé de son souvenir, lui faire prendre goût à une nouvelle vie et enfin essayer de lui plaire. Ce n'était pas chose facile, je vous assure . Non pas que Paule mît, comme je l'avais craint d'abord, de l'obsti nation à refuser toute promenade et tout plaisir. Elle n'avait à cet égard aucun parti pris. Elle ne paraissait même pas m'avoir gardé rancune de la violence dont j'avais usé à son égard, et je pus constater, à plusieurs reprises , qu'aucune de mes délicatesses ne passait inaperçue et qu'elle me savait gré de mes soins .. Mais elle était plongée, la plupart du temps, dans une sorte de prostration très-difficile à vaincre, malgré ses réels et très - visibles efforts. 13. -126 MADEMOISELLE GIRAUD . Je pensai d'abord que le moral seul était malade et qu'elle souffrait des trop brusques changements apportés à sa vie. Mais bientôt je crus m'apercevoir qu'il s'agissait d'une question physique, et qu'une perturbation complète avait eu lieu dans sa santé. L'amaigrissement déjà constaté à mon arrivée à Paris faisait tous les jours de nouveaux progrès; ses yeux devenaient brillants , ses pupilles se dilataient; elle se plaignait de palpitations , d'essoufflement dès qu'elle forçait un peu sa marche, de violentes névral gies à la tête et au cour , d'une petite toux sèche que sou vent la nuit j'entendais de ma chambre ; enfin, elle était sans cesse exposée à une foule de phénomènes et d'acci dents nerveux, causés, à n'en pas douter, par un affai blissement général. Elle se rendait parfaitement compte de son état et pa raissait s'en inquiéter. Je lui proposai de voir un médecin, Elle y consentit. Le docteur X ..., avec qui je ne tardai pas à me mettre en rapport, a longtemps exercé à Paris et était fort en renom parmi ses collègues, lorsqu'il fut obligé d'aban donner sa nombreuse clientèle et de venir se fixer en Afrique pour raison de santé. A peu près guéri depuis deux aus, M X... est resté à Oran par reconnaissance, MA FEMME 227 s'y est marié et donne des consultations, à la plus grande joie de la colonie française, qui se trouve soignée comme elle le serait à Paris . Je m'empressai de conduire ma femme au docteur ; il l'examina longtemps, parut l'étudier avec un soin extrême et se borna, sans s'expliquer sur la nature de son mal , à lui remettre une ordonnance. Mais, au moment où je prenais congé de lui, il me fit comprendre qu'il serait bien aise de me revoir. Une heure après, j'étais en tête à tête avec lui dans son cabinet. 1 L'état de votre femme est assez grave, me dit -il . Je crois de mon devoir de vous en prévenir. Quel est le nom de sa maladie ? demandai- je avec émotion. Elle n'a pas, en ce moment, de maladie proprement dite, mais elle est dans un état de chloro -aménie qui de mande à être énergiquement combattu . Combattons, docteur ; grâce à vous, je ne doute pas de la victoire . - Vous avez tort . Je ne puis pas grand'chose et vous pouvez tout. Moi ! 4 . 228 MADEMOISELLE GIRAUD Oui, vous. Me permettez - vous quelques questions quoique vous ne soyez pas malade ? Faites, docteur. Quelle existence avez-vous menée dans votre pre mière jeunesse ? Une existence des plus laborieuses et des moinsdis sipées. Je m'en doutais. Vous ne viviez pas en petit crevé, suivant l'expression devenue, dit- on, à la mode à Paris, de puis que je l'ai quitté . Vous n'avez pas gaspillé votre santé. Vous vous êtes conservé frais et dispos, puis dans la force de l'âge, vous avez épousé la femme de votre choix, une très -jolie femme, ma foi ! Depuis combien de - temps êtes-vous marié ? – Un an bientôt, répondis-je tristement. .Je m'en doutais. Vous êtes de jeunes mariés . Cette conversation commençait à m'agacer. Quelle conclusion , demandai-je, tirez-vous de mes réponses, docteur ? Oh ! vous me comprenez bien, fit - il; on est jeune, ardent, amoureux, on ne doute de rien , on ne réfléchit pas que certaines natures féminines ont besoin de soins , de ménagements. Voyez-vous, cher monsieur, les jeunes MA FEMME 229 filles élevées dans les grandes villes , comme l'a été votre femme, c'est -à -dire en serre chaude, privées de soleil et de grand air, ne doivent jamais être aimées trop arden ment. Si la passion les charme, elle les tue , parce qu'elles n'y ont pas été préparées. Un mari, dans certains cas, doit savoir calmer scs transports et mettre une sourdine à son cœur. - Suivant vous, fis -je en souriant amèrement, je n'ai pas mis de sourdine au mien. - La consultation que je viens de donner à votre fem me me l'indique suffisamment. Je ne vous en fais pas un crime ; vous péchiez par ignorance ; mais de grâce, vous voici prévenu , ne soyez plus égoïste . C'était à moi qu’on tenait un pareil langage ! A moi ! J'étais accusé d'avoir manqué de délicatesse à l'égard de ina femme! Je promis au docteur de n'être plus égoïste. Que pou vais - je dire ? Il ne me convenait pas d'étaler devant lui toutes mes misères. - Au moins, ajoutai - je , me promettez-vous de guérir votre nouvelle cliente ? Je l'espère , si la cause du mal disparaît. Mais ne l'oubliez pas, l'état est grave, et peut entraîner des acci 230 MADEMOISELLE GIRAUD dents du côté du cerveau. Si l'on n'y prend garde , ou s'achemine tout doucement vers ce qu'on appelait, de mon temps, une péri -méningo - encéphalite diffuse et ce qu'on désigne maintenant plus brièvement sous le nom de Pachy Méningite. Ces mots trop techniques n'étaient faits ni pour me rassurer ni pour m'égayer. Je pris congé du docteur dans la crainte qu'une fois lancé il ne s'arrêtât plus. N'étais je pas suffisamment éclairé sur l'état de Paule ? Grâce au voyage entrepris, j'allais être son sauveur au murai con me au physique.

XXIII En dehors des recommandations personnelles, bien faciles à observer, que m'avait faites le docteur X ... , le traitement prescrit à Paule était des plus simples . Elle devait prendre beaucoup d'exercice, vivre au grand air, se distraire le plus possible . Rien ne nous aurait donc retenu à Oran et ne m'aurait empêché de suivre , à la lettre , le plan que M. de Blangy et moi nous nous étions trace et qui consistait à ne pas rester plus d'une semaine dans la même ville : j'emmenais Paule faire quelques intéressantes excursions, sur la côte, ou dans l'intérieur des terres et je lui enlevais toute pos sibilité, dans le.cas où elle y aurait songé, de donner de ses nouvelles en France et surtout de recevoir des lettres . Mais dans notre seconde visite au docteur, il vint à ce 232 MADEMOISELLE GIRAUD dernier la pensée de conseiller à ma femme d'essayer l'efficacité de sources thermales situées à trois kiloa mètres d'Oran et connues sous le nom de Bains de lil Reine, en souvenir de la cure merveilleuse qu'y fit, au temps de la domination espagnole, la princesse Jeanne, fille d'Isabelle la Catholique. Nous fîmes donc à Oran une sorte d'installation : je louai une calèche pour nous transporter tous les matins à l'établissement des bains et je pris à notre service un petit Arabe, de douze à treize ans, à la physionomie intel ligente , un yaouley, comme on les appelle là-bas, répon dant au nom de Ben - Kader. Notre temps se passait très agréablement : des Bains de la Reine nous allions déjeuner à Saint- André, village maritime très - pittoresque, et après nous y être reposés une heure ou deux, nous entreprenions, la plupart du temps, l'ascension de la petite ville de Mers-el-Kebir, au sommet de laquelle se dresse une forteresse célèbre d'où l'on jouit d'une admirable vue. Quelquefois, en quittant les sources, nous rentrions à Oran par la route la plus di recte ; l'après-midi était alors consacrée à des excursions dans la ville , et principalement à la promenade de Lélang , MA FEMME 233 d'où l'on a pour horizon l'immensité de la Méditer ranée . Ben-Kader nous suivait sans cesse, toujours prêt à nous venir en aide et à nous donner des renseignements dans le patois dont se servent les petits Arabes pour se faire comprendre des Français. - Tu sais, toi, monsieur, me disait- il parfois, lorsqu'il me voyait chercher Paule, qui s'était absentée un instant de l'hôtel, la dame elle est allée, là, dans la rue. Le fait est que Ben-Kader savait bien mieux ce qui se passait dans la rue et sur la place que dans l'intérieur de l'hôtel où il ne pénétrait qu'à son corps défendant. Les yaouley ont une horreur instinctive pour les pla fonds et les murailles intérieures l'une maison . Il leur faut le grand air, l'espace, le ciel bleu au- dessus de leur tête . A peine couverts d'un pantalon flottant et d'une veste en calicot serrée à la taille par une ceinture rouge, les pieds nus, la tête ornée d'un fez, leur principale occu pation consiste à s'asseoir sur les trottoirs des places ou des rues fréquentées et à prendre soin des chevaux . Dès qu'un officier met pied à terre, à la porte d'un café, une foule de yaouley s'élancent vers lui . Il recon nait d'ordinaire son favori et lui confie la garde de son > 234 MADEMOISELLE GIRAUD cheval. Aussitôt le petit Arabe, au lieu de prendre la bride, s'assied devant le cheval et se met à lui parler. L'animal , habitué à ces façons de faire, attend patiem ment son maître, quelquefois pendant plusieurs heures, en compagnie de son gardien . Lorsque le cavalier re. vient, le yaouley , toujours assis, lui crie : Tu sais bien, toi , monsieur, donne - moi deux sous . On lai jette ses deux sous et il est ravi ; il a gagné sa journée. Paule donnait-elle souvent deux sous à Ben -Kader ou avait - elle eu le talent de faire sa conquête ? Ce qui est positif, c'est qu'il lui obéissait bien mieux qu'à moi et qu'il paraissait lui être tout dévoué. Après le dîner, j'allais d'ordinaire passer une demi heure au café Soubiran , puis je rejoignais ma femme dans le salon qui séparait nos deux chambres. Pendant qu'elle s'occupait d'un travail de broderie, je lui lisais quelque bon livre dont je m'étais muni à son intention . La soiréc s'écoulait ainsi , et à dix heures nous étions rentrés dans nos chambres respectives. Cette vie active lout le jour, intelligente le soir, dégagée de soucis, avait une heureuse influence sur la santé de Paule : ses forces renaissaient, MA FEMME 235 ses couleurs lui revenaient peu à. peu, elle reprenait l'em bonpoint que je lui avais autrefois connu. Au point de vue moral, elle semblait aussi en progrès. Je n'étais promis par délicatesse , vous le savez, de ne jamais lui adresser de reproches au sujet de sa conduite envers moi et de ne point revenir sur le passé, mais, durant nos lectures, il arrivait qu'une ligne, un mot, nous rappelaient notre situation respective et semblaient y faire allusion . Alors, Paule, qui autrefois ne se serait pas troublée, rougissait et baissait la tête . Un jour même, elle ne craignit pas de hasarder cer taines réflexions que je ne saurais passer sous silence . Nous lisions les premières pages d'un roman où l'autcur après avoir raconté l'enfance de son héroïne, allait nous entretenir de sa jeunesse et de l'éducation qu'on se disposait à lui donner. Pourvu qu'on ne la mette pas au couvent ! s'écria tout à coup Paule. Cette réflexion m'arrêta court dans ma lecture et je dis : - Vous croyez le couvent dangereux pour une jeune fille? Il peut l'être, répondit - elle, 236 MADEMOISELLE GIRAUD Quel genre d'éducation préférez - vous ? Celle qu'on reçoit auprès de sa mère, dans sa fa mille . - Il n'est pas toujours facile à une mère de bien élever sa fille . Qu'elle l'élève mal alors ; mais qu'elle l'élève : à défaut d'instruction, elle lui donnera, au moins , des sentiments d'honnêteté . Vous n'admettez même pas la pension ? J'admets les petites pensions d'une quarantaine d'élèves tout au plus. Pourquoi ? Parce qu’ou peut exercer sur les élèves une sur veillance plus active , plus maternelle en quelque sorte . Ce que je reproche aux couvents, ce n'est pas l'éducation religieuse qu'on y reçoit. ( Dieu n'en garde ! je serais désolée d'être un esprit fort .) C'est de s'ouvrir à trois cents, quatre cents jeunes filles de tout âge et de toute condition. Les petites sont séparées des grandes, me dira- t -on. D'abord ce n'est pas entièrement exact ; il leur arrive, dans maintes circunstances, de se réunir et de communiquer entre elles . Ensuite, qu'appelez - vous les grandes et les petites ? Celles qui ont de dix à treize ans MA FEMME 237 et celles qui follent entre quinze et dix-sept. Voilà comment on les classe habituellement, et c'est absurde : å treize ans , certaines jeunes filles sont moralement des grandes, et bien des jeunes filles de dix-sept ans mérite raient d'être encore parmi les petites. On fait un classe ment matériel, classique pour ainsi dire, lorsque la pru dence exigerait un classement moral. Qu'arrive - t- il ? Les innocentes se trouvent en contact continuel avec celles qui ne le sont plus et perdent bientôt leur candeur et leur virginité d'âme. Dans une petite pension, la directrice et les sous - maitresses vivent avec leurs élèves de la vie de famille, elles causent avec elles , reçoivent leurs confi dences, connaissent leurs défauts et peuvent éloigner du troupeau les brebis dangereuses ; si ce sont d'honnêtes femmes , elles exercent une heureuse influence sur tous ces jeunes caurs . Au couvent, les religieuses sont animées, sans doute , d'excellentes intentions, mais leur influence se dissémine trop, pour pouvoir s'exercer utilement ; elles donnent des leçons aux enfants, elles ne leur donnent pas de conseils; puis, elles sont, en général , de trop saintes femmes pour faire de bonnes institutri es ; elles ne con naissent pas le mal, elles se refusent à y croire, elles 238 MADEMOISELLE GIRAUD sont ignorantes d'une foule de petits détails de la vie fémi nine en commun qu'il leur importerait de savoir. Elle s'arrêta. Je lui dis : Alors vous n'admettez pas qu'une jeune fille élevée au courent puisse faire une honnête femme? Grand Dieu ! s'écria-t-elle . Je suis loin d'avoir une pareille idée . Les impressions éprouvées au couvent s'ef facent certainement ; les plus impressionnables même peuvent devenir des femmes accomplies et d'excellentes - mères de famille . - Mais quelques-unes peuvent-elles échapper aux mauvaises impressions dont vous parlez et sortir du cou vent aussi pures qu'elles y sont entrées ? Certainement, répondit-elle ; c'est une affaire de hasard : cela dépend de celles de leurs camarades qu'elles ont fréquentées. La tournure que prenait notre conversation avait sans doute réveillé en elle de lointains souvenirs. Le cou de sur la table, la tête dans la main , elle garda pendant un instant le silence. Tout à coup, sans changer d'atti tude , les yeux baissés , elle dit d'une voix émue, comme si elle se parlait à elle -même : On a quatorze ans et l'esprit déjà éveillé (mais pou : MA FEMME 239 la coquettcric sculement , une sorte de coquetterie instinctive chez la femme) ; il est pur de toute souillure, grâce à l'éducation maternelle qu'on a reçue jusque - là. Tout à coup on entre en pension. Le froid vous saisit , un sentiment de solitude vous envahit, on se croit perdue au 1 milieu de toutes ces étrangères qui vous dévisagent sans 1 vous adresser la parole ; à la récréation , on court se cacher dans un coin , pour songer à la petite chambre où l'on était si bien, à la maison où l'on vient de passer tant de jours heureux, à tous les hôtes qui l'habitaient. « Oh ! comme ma mère doit être triste, se dit -on. Je suis sûre qu'elle pleure en ce moment, » et l'on pleure soi-même au souvenir des larmes qu'elle a versées, tout à l'heure, en s'arrachant de vos bras. Lorsqu'on relève la tête , on s'aperçoit qu'on n'est plus seule sur le banc où l'on s'était réfugiée. Une jeune fille à peu près de votre âge est assise à vos côtés ; elle vous prend une main, que vous lui abandonnez, et vous dit : Ne pleurez donc pas , vous ne serez pas malheureuso ici; on s'amuse quelquefois, vous verrez . D'où venez vous ? Avez - vous été déjà en pension ? » On répond, trop neureuse d'avoir quelqu'un avec qui causer, et échanger des confidences. 240 MADEMOISELLE GIRAUD Peu à peu , on se lic , ct on arrive à aimer de toute son âme celle qui la première vous a témoigné un peu de sympathie, lorsque toutes vous traitaient encore en étran . gère. Il est si facile de faire la conquête d'un cour de quatorze ans ; il se livre avec tant d'abandon et il est si joyeux de se livrer . Oh ! si c'était un homine qui vous disait : « Quelle jolie taille vous avez ! j'adore vos yeux, vos mains sont charmantes, laissez-moi les admirer ! » d'instinct on rougirait , on se sauverait bien vite pour ne pas entendre de tels propos . Mais c'est une femme qui parle, une jeune fille comme vous, on l'écoute sans se troubler , souvent avec plaisir, et on lui rend des compli ments en échange des siens . De compliments en compliments et de confidences en confidences, votre compagne prend de l'influence sur votre esprit ; elle est au couvent depuis plusieurs an nées, vous y êtes seulement depuis un mois ou deux ; elle en connaît tous les détours et elle vous les fait connaître ; elle est en même temps plus faite , plus formée, plus expérimentée que vous ; elle inet son expérience à votre service, et comme vous êtes à un âge où l'on ne demande qu'à s'instruire , vous écoutez. Bientôt ce n'est plus seulement de l'affection que vous > MA FEMME 241 avez pour elle , c'est de la crainte et du respect. Vous vous trouvez ignorante , petite auprès d'elle ; clle en est arrivée , en captant tous les jours davantage votre con fiance, en s'immiscant dans votre vie , en exerçant sur votre esprit une sorte de pression linte et continue, à vous obliger à ne voir que par elle , å vous ôter la con science du juste et de l'injuste , à vous dominer, à vous asservir à ses caprices. Parfois on essaye de secouer le jour ; on ne peut y par venir : mille liens indissolubles , mille souvenirs tyran niques vous enchaînent l'une à l'autre , jusqu'à la sortie du couvent. A cette époque sculement les liens se brisent, les souvenirs s'effacent... à moins pourtant, ajouta t- elle en baissant la voix , que le hasard , ou plutôl la fala lité , vous réunisse de nouvсau , ct alors ... Alors ? demandai-je. Alors, murmura-t-elle, on est perdue. - Quoi ! m'écriai-je, vous n'admeltez pas qu'on puissr échapper à cette domination dont vous parlez ? - Si ! répondit- elle , avec le temps et grâce à l'éio . znement. Au bout d'un instant , elle ajouta, comme si elle voulait monclure : - 14 242 MADEMOISELLE GIRAUD ! « Le plus souvent, j'en suis persuadée, ce ne sont pas les hommes qui perdent les femmes ; ce sont les femmes qui se perdent entre elles . » Vous le voycz, mon cher ami, elle en était arrivée, d'elle -même, sans reproche et sans morale, à juger son existence passée et à la condamner. Je puis vous affirmer qu'elle parlait en toute sincérité , sans intention de m'inspirer une confiance dont elle abuserait plus tard ou de me faire concevoir d'elle und mcillcure opinion. Elle était entrée franchement dans une voie nouvelle, avec cette vivacité , cette hardiesse , cette sorte de franchise relative , que vous avez dû recorinaître en elle , si j'ai su vous dépeindre son caractère. Mais, ainsi qu'elle l'avouait elle -même, le temps scul pouvait la maintenir dans cette voie, la for tifier dans ses résolutions , effacer de son esprit les impres sions premières, et la rendre inaccessible aux influences si longtemps exercées. Ilélas ! j'étais trop heureux des résultats obtenus pour m'inquiéter de l'avenir ; lc temps viendrait à mon aide , je n'en devais pas douter. Quel événement, quel accident pouvaient troubler l'æuvre qui s'accomplissait ? Notre retraite n'était-elle pas ignorée de tous et Paule MA FEMME 243 elle- niême avait - elle la plus vague idée du pays qu'habi tait, en ce moment, celle qui seule au monde avait assez d'autorité sur son esprit pour l'éloigner du droit chemin ? Plein de confiance dans une destinée meilleure, per s : adé que mon sort dépendait de moi et que mes rêves, longtemps caressés, ne tarderaient pas à se réaliser, je n'étais plus nerveux et impatient comme autrefois ; mon amour était plus reposé. Il se métamorphosait même en quelque sorte : j'en arrivais à ne voir dans Paule qu'une enfant malade que j'avais mission d'élever et de guérir. Je m'étais épris de ma tâche, comme un médecin s'éprend d'un client condamné par ses confrères et qu'il espère sauver ; comme l'aumônier d'une prison s'attache au criminel que ses exhortations ont convaincu et que le repentir a touché . Mon amour devenait plus imma tériel : j'avais moins de désirs et plus de tendresse. Paule semblait vivement pénétrée de mes soins et de mes délicatesses ; elle m'en remerciait souvent par un sourire , un regard ou un serrement de main . Je crus même remarquer qu'elle devenait un peu coquette avec moi, sans doute par esprit d'opposition . Vous le voyez , cher ami , je touche au but et vous ne 244 MADEMOISELLE GIRAUD doutez pas que je ne l'atteigne . Je vous remercie de cette preuve de confiance, mais avant de vous réjouir, à mon sujet, veuillez tourner la page de ce manuscrit . XXIV J'avais pris à Oran l'habitude de me lever de grand matin et de faire une assez longue promenade à cheval , pendant que Paule dormail encore ou s'habillait. Ben Kader guettait inon retour et dès qu'il me voyait débou cher sur la placc, il allait prévenir ma femine. Elle descendait aussitôt et nous montions dans la voiture qui venait nous chercher, tous les jours, à dix heures, pour nous conduire aux Bains de la Rcine. Un matin , c'était un samdi, je crois, au mom « nt où je n'arrêtais devant l'hôtel , Ben-Kader marcha vers moi et e plaçant devant mon cheva : : - Tu sais , toi, me dit-il , d'une voix triste, la danie, elle est partie. Quelle dame demandai-je sans comprendre . 14. 246 MADEMOISELLE GIRAUD Ta dame. Partie pour où ? fis -je en mettant pied à terre. Il étendit gravement le bras dans la direction de la me: et dit : Pour là-bas . Je ne pus n'empêcher de tressaillir . Mais je mc remis aussitôt . N'avais - je pas, justement ce jour- là , vu Paulo avant de monter à cheval et ne m'avait- elle pas recom mandé de revenir le plus vite possible ? Lasse de m’ala tendre, elle était sans doute allée se promener du côlé du port ; c'est ce que le yaouley voulait dire. J'entrai dans l'hôtel et rencontrant un garçon : Est-ce que ma femme est sortie ? lui dis -je, sans attacher d'autre importance à ma question. Oui, monsieur , il y a une heure avec une autre dame, qui est venue la demander ce matin , quelques minutes après le départ de monsieur. Un soupçon terrible me traversa l'esprit. Une dame, répétai-je, quelle dame ? Je ne sais pas, monsieur, je ne l'ai jamais vue à Oran ; c'est une étrangère. - Ah ! une étrangère ! Une Française, vous voulez dire ! MA FEMME 247 pays. - Peut - être bien ; en tous cas , elle n'est pas du Et cette dame, continuai- je en tremblant, est sans doute jeune, jolie , blonde ? Oh ! non, monsieur ; elle peut avoir une quaran line d'années, et elle a les cheveux tout noirs . Je respirai. Elle m'a fait l'effet, ajouta le garçon, d'être une femme de chambre . A peine avait-il prononcé ces mots, que je le quittai précipitamment. Je gagnai mon appartement et m'élançai dans la chambre de Paule . Rien n'annonçait un départ : ses robes étaient pendues à leur place habituelle, son linge rangé dans la com mode, sa malle reposait dans un coin. Décidément mes craintes étaient ridicules : elle était sortie avec quelque personne de la ville , une marchande sans doute ; elle allait revenir. l'entrai dans le salon que j'avais seulement traversé, et je me dirigeai vers la cheminée pour regarder l'heure . Un papier placé devant le socle de la pendule attira mon atlention . C'était un billet écrit à la hâte par Pauie. Il ne contenait que ces mots : 248 MADEMOISELLE GIRAUD « Je suis obligée de m'éloigner de vous pour quelques jours. Pardonnez -moi, et prenez patience. Je reviendrai, je vous le jurc . » Je ne me donnai pas le temps de réfléchir au sens de ce billet, je ne compris qu'une chose, c'est qu'elle était partie et qu'il fallait la rejoindre à tout prix. Je m'élançai dans l'escalier de l'hôtel, franchis le ves tibule, débouchai sur la place, et apercevant Ben - Kader mélancoliquement accroupi sur le trottoir : Viens, lui criai- je , conduis -moi. Où ? demanda - t-il en se levant. - Tu m'as dit que ma femme était partie ; de quel côté s'est - cllc dirigée ? ne répondit pas et se mit à marcher gravement devant moi dans la directio :1 du port. J'avais beau le supplier l'aller plus vite . C'était inutile : il ne lui convenait pas de sc prcsscr. Enfin il s'arrêta devant une maison située sur le quai. it me montra un écriteau où je lus : « Aujourd'hui samedi , départ à dix heures , pour Gi. braltar, de l'Oasis, capitaine Raoul . » Co: nme je me retournai vers Ben - Kader, il étendit le MA FEMME 243 bras dans la direction de la mer, ct me dit d'une voix triste , avec une larme dans les yeux : Bien loin, Cette pantomime était aussi éloquente que les plus longs discours : Paule s'était embarquée à dix heures sur un bateau à vapeur en destination de Gibraltar , ct midi venait de sonner. C Au inoment où je me demandais quellc résolution j'allais prendre, je fus abordé par un employé supéricur de l'administration maritime, dont j'avais fait la connais sance au café Soubiran , - Quoi ! me dit- il, vous êtes ici ! Je vous croyais parti avec votre femme. J'ai assisté ce matin à son embarque ment sur l'Oasis, je pensais qu'elle allait vous rejoindre à bord . Il y a eu un malentendu , répondis -je, et vous me voyez tout désespéré. Je cherche même, en ce momen !, le moyen de me rendre à Gibraltar le plus vite pos sible . Diable ! Je n'en connais pas d'expéditif ; d'ici à saniedi prochain il n'y aura pas d'autre départ. Ne peut-on pas se rendre à Carthagène et ensuite à Gibraltar 9 250 MADEMOISELLE GIRAUD Le service est interrompu, en ce moment . Ne trouverai- je pas une embarcation quelconque qui me fera traverser le détroit ? Songez à l'inquiétude de ma femme. - Je comprends bien, mais les bateaux d'Oran n'en treprennent pas d'aussi lointaines excursions. Ah ! si vous étiez à Nemours. A Nemours ! Ne peut- on pas s'y rendre ? C'est long Combien de lieues ! Cinquante par la route de Tlemcen ; trente en sui vant la côte , Peut-on la suivre ! . Parfaitement, à cheval, si cela ne vous effraye pas . J'ai longtemps habité l'Égypte et je suis habitué à ce genre d'expédition . Alors, voulez - vous que je vous trace votre itiné raire ? . . Vous m'obligerez beaucoup. Vous allez vous entendre avec un caléchier qui vous conduira aux Andalousis en trois heures. De là, vous vous rendrez à Bou - Sfeur, chez un fermier espagnol, Pérès MA FEMME 250 Antonio . Vous lui demanderez un guide et des chevaux et il se chargera de vous les procurer , surtout si vous vous recommandez de moi. Je n'y manquerai pas . Arrivé à Nemours et pendant que vous vous repo serez à l'hôtel , vous ferez appeler le patron d'une balan celle . 1.es balancelles sont des embarcations assez solides, à denii pontées, montées par deux ou trois hommes ; elles transportent des fruits de Gibraltar à Nemours et s'en retournent avec un chargement de minerai . Vous traite rez facilement, pour quelques louis, de votre passage im médiat , et si vous ne perdez pas un instant, si le vent vous favorise, vous pouvez arriver à destination , douze heures environ après le bateau parti ce matin . Je ne perdrai pas un instant, m'écriai-je. Je remerciai vivement mon ciceronc et je pris congé de lui. A midi et demi, j'étais en route pour Nemours . Ren - Kader, au moinent où j'allais partir, me demanda de m'accompagner. Je craignis pour cet enfant habitué à la lerre ferme, un voyage en mer dans de mauvaises con ditions et je refusai ses services . La fatalité ne poursui. vait : je suis maintenant persuadé que si j'avais cédé aux 232 MADEMOISELLE GIRAUD instances du yanuley, mcs affaires auraient tourné tout autrement. Vous saurez plus tard pourquoi. Vous ne vous étonnez pas, je pense, mon ami, de mon opiniâtreté à suivre ma femme, malgré les difficultés qu'offrait cette poursuite et la promesse contenue dans le mot laissé à l'hôtel. Vous partagez déjà mes soupçons et mes terreurs : la personne qui avait rejoint Paule le matin ne pouvait être que la femme de chambre de Mme de Blangy, la même qui , le jour du départ de Paris, s'était entretenue un isistant à la portière de la voiture avec ma femme. Comment cette fille était-elle à Oran ? Comment avait elle appris notre présence dans cette ville ? Peu impor tait . Il était de toute évidence qu'elle avait été dépêchée par Mme de Blangy ; cette dernière avait échappé à la surveillance de son niari ct elle attendait sans doute l'aulc à Gibraltar. Il s'agissait d'abord de les rejoid ire ; je déciderais en suite la conduite à tenir. XXV Je ne vous dirai pas les détails de cette course éche velée ; ils se sont effacés de mon souvenir. Je traversai des villages, des plaines arides, des rivières, des bois. Mon guide, un Arabe cependant, avait peine à me suivre . Grâce anx excellentes indications que m'avait données l'employé de la marine, j'arrivais à Nemours dans la nuit. Dire que si je m'étais moins pressé, si , au lieu d'entrer Jans Nemours endormi, j'avais parcouru ses rues en plein soleil, je ..... Encore un instant et vous comprendrez. A peine descendu de cheval et sans songer à me repo ser, je me dirigeai vers le port, je pénétrai dans un de ces cabarcts qui donnent asile, toute la nuit, aux marins et 13 254 MADEMOISELLE GIRAUD je ne tardai pas à traiter de mon passage pour Gibraltar, avec le patron d'une balancelle. Au soleil levant, nous mimes à la voile : je m'envelope pai d'un manteau , je m'étendis à l'arrière, près du gou vernail , et je pus enfin me reposer de mes fatigues. Le temps nous favorisa , nous eûmes une traversée des moins accidentées et des plus courtes. En arrivant à Gibraltar, j'appris que l'Oasis, entré dans le port depuis la veille, n'était pas reparti et je me mis immédiatement à la recherche du commandant de ce vapeur, le capitaine Raoul, un charmant homme, que Paule et moi, avions eu , plusieurs fois, pour voisin de table, à l'hôtel de la Paix. Il était à son bord ; je le rejoignis. Il entama l'entretien comme l'avait entamé l'employé de la marine. Quoi ! vous ici, s'écria - t - il, dès qu'il m'eut reconnu . Sans doute, répliquai-je, n'est- il pas naturel que je rejoigne ma femme ? j'ai manqué le départ de l'Oasis : elle a dû s'en rendre compte et vous le dire. Non , ma foi ! Elle m'a dit, au contraire, que vous ayiez préféré vous rendre par terre à Nemours ; quant à MA FEMME 253 - . C elle, que la mer n'effraye pas, elle a pris passage à mon bord, avec sa femme de chambre, et elle s'en est très bien trouvée. Où est-elle, en ce moment ! - Ah ! ça , vous jouez donc à cache- cache, fit le capi taine en riant. Vous vous donnez rendez - vous à Nemours, votre femme s'y fait descendre, et vous , pendant ce temps ..... Il ne put achever . Quoi ! m'écriai - je , l'Oasis s'est arrêté à Nemours ? - Parbleu ! Toutes les fois que le temps le permet, nous y faisons escale : nous y avons débarqué, à ce voyage, plas de dix personnes. Et ma femme était du nombre ? - Mais certainement, cher monsieur ; décidément je n'y comprends plus rien . Moi je comprenais, hélas ! et cela me suffisait. Je venais de traverser la Méditerranée en balancelle pour apprendre que ma femme était à Nemours. Je me promenais en Espagne, tandis qu'elle était restée dans la province d'Oran. La veille , j'étais passé, sans aucun doute, dans la rue qu'elle habitait, je m'étais peut- être arrêté devant sa porle pour demander des renseignements. Ah ! si j'avais C 256 MADEMOISELLE GIRAUD eu , comme je le disais tout à l'heure, l'esprit d'attendre le jour ! Si même j'avais emmené Ben-Kader avec moi; il aurait deviné, lui, qu'elle était dans la ville, ou au moins, durant notre course à cheval, il aurait eu l'occa sion de m'apprendre que l'Oasis, avant de traverser le détroit, faisait escale sur la côte. L'employé de la marine, dans mon court entretien avec lui, n'avait pas songé à me donner ce renseignement qu'il croyait inutile : le vapeur ne devait - il pas toucher, à Nemours bien avant l'heure à laquelle je pouvais y arriver . Il s'agissait maintenant de revenir sur mes pas. L'Oasis ne reprenant la mer que trois jours après, le capitaine Raoul me conseilla de m'embarquer de nouveau sur la balancelle qui m'avait amené à Gibraltar : c'était encore suivant lui le moyen le plus expéditif de traverser le détroit. Je suivis ce conseil. Mais le vent qui m'avait favorisé lorsque je m'éloignais de Paule, devint contraire dès qu'il s'agit de la rejoindre. Comme dans l'antiquité, les éléments eux -mêmes se conjuraient contre moi . Après une traversée des plus pénibles, je rentrai à Nemours une semaine après l'avoir quitté. Il ne me fut pas difficile d'avoir sur Paule tous les renseignements désirables : on me montra la maison MA FEMME 257 qu'elle avait habitée avec une femme de ses amies, une Française, qui, après l'avoir attendue quelque temps, était repartie avec elle , le lendemain de mon passage à Nemours. Les deux voyageuses qu'accompagnait une femme de chambre, s'étaient, m'assurait-on, dirigées vers Oran , par la route de Tlemcen ; elles devaient être arrivées au moins depuis cinq jours. Le croiriez - vous, mon cher ami, je ne me pressai pas de les rejoindre. Pendant la semaine qui venait de s'écouler, la colère, l'indignation, l'ardeur de la lutte m'avaient soutenu. Maintenant mes nerfs se détendaient, l'attendrissement succédait à la colère et je succombais sous une immense lassitude physique et morale. « A quoi bon me presser , me disais - je ; le hasard me conduit, la fatalité me poursuit ! » J'abandonnais les rênes sur le cou de mon cheval et je le laissais marcher à sa guise. Doucement bercé sur ma selle, les yeux à moitié fermés, j'avais d'étranges ballu cinations : j entendais la voix de Mme de Blangy , elle faisait à Paule de vifs reproches de m'avoir suivi, d'être restée si longtemps à Oran, sans essayer de la rejoindre. Elle lui disait : « Tu le préfères à moi, maintenant; son affection a remplacé la mienne. Mais je t'arracherai à 258 MADEMOISELLE GIRAUD son amour . Nous allons fuir, loin, bien loin ; on ne nous retrouvera plus. - Non, non , criait Paule, va - t'en, va t'en , toi qui m'as perdue. Je veux le rejoindre, lui ... il m'a enseigné l'honnêteté , le devoir. Il m'attend, il souf fre , il n'appelle, je pars. - Eh bien ! Je pars avec toi . Mais s'il ne t'a pas attendue, c'est qu'il ne t'aime pas, c'est qu'il t'a trompée et alors je t'entraîne . » Je les voyais arriver à Oran : Paule courait à l'hôtel , je n'y étais pas . Alors Mme de Blangy devenait plus pressante , elle lui parlait des dix années écoulées, des serments faits au couvent et renouvelés plus tard, elle évoquait tous les souvenirs qui les unissaient l'une à l'autre ; elle la magnétisait, en quelque sorte , par ses discours, rivait un nouvel anneau à la longue chaine de leurs souvenirs et l'entraînait loin de moi, éperdue, mourante . Voilà ce que j'entendais, voilà ce que je voyais dans cette nouvelle course de trente lieues à travers le dé sert et voici ce qui m'attendait à Oran : Une lettre de Paule. Je la copie textuellement : « Je suis une misérable créature. Mais il faut que vous sachiez comment tout s'est passé . Je ne veux pas être accusée de mensonge et de duplicité. Vous avez bien assez d'autres torts à me reprocher . J'ai été sincère, j'ai MA FEMME 239 été vraie, pendant tout mon séjour ici . Gardez -en au moins le souvenir . « Nous quittions la rue Caumartin, sa femme de cham bre s'est glissée vers moi et m'a dit : « Madame part avec « son mari, elle sait que vous partez aussi et m'a ordon a né de vous rassurer et de vous suivre . o Cette fille sans que vous vous en soyez douté, est montée dans l'ex press qui nous entraînait vers Marseille, mais au moment de notre embarquement je ne l'ai plus aperçue, et si je n'avais pas été persuadée qu'elle avait perdu nos traces , je vous aurais demandé depuis deux mois, je vous le jure, de quitter Oran. « Quant à elle, arrivée en Irlande, elle trompe un jour la surveillance de son mari, s'échappe, trouve à Paris sa femme de chambre qui la renseigne sur notre compte, repart aussitôt, traverse la France, l'Espagne, la Méditer ranée et débarque à Nemours. Elle m'écrit, me supplie de la rejoindre ; elle se dit malade, elle me jure qu'elle ne me retiendra qu'un jour. Après avoir longtemps ré sisté, je pars, en vous jurant de revenir. Je tiens mon serment, je reviens avec l'intention de me réfugier auprès de vous, de vous demander aide et protection contre moi-même. Je ne vous trouve plus... Ah ! pourquoi ne 260 MADEMOISELLE GIRAUD m'avoir pas attendue ? Pourquoi m'avoir abandonnée ! M'avoir livrée à sa merci ... moi si faible et si lâche , auprès d'elle... Vous me méprisez... je vous fais hor . reur ... Vous ne voulez plus me voir. Ah ! je vous com prends ... je vous comprends et cependant je devenais meilleure, je vous le jure, je renaissais à une nouvelle vie , un grand travail se faisait en moi. Mais il n'avait pas encore eu le temps de s'accomplir ; je n'étais pas encore assez forte, assez purifiée, assez régénérée pour résister aux mauvais conseils . N'ai-je pas osé vous avouer quelle influence elle exerçait sur moi! Comme elle me dominait ! Comme elle m'avait asservie ! ... Je ne voulais pas par tir ... je voulais vous attendre . Mais vous ne reveniez pas ... je ne savais pas ce que vous étiez devenu. Puis, j'avais peur de vous, je me disais : me pardonnera-t-il encore ? Je n'osais l'espérer... Et, Elle, Elle ! toujours près de moi, toujours à mes côtés ; elle me reprochait ma faiblesse , ma lâcheté, elle me disait ... Oh ! je me tais, je me tais, est-ce que je devrais même vous parler d'elle ? Enfin, elle m'a décidée, je pars ... Je vais où elle me con duira ... Que sais-je ? Que n'importe où je cacherai nia honte ! ... Je suis une créature déchue, perdue ... Je suis moins que rien et jamais je ne me relèverai ... Vous avez MA FEMME 261 driez pas entrepris, voyez-vous, une tâche impossible ; nous nous faisions des illusions l'un et l'autre. Il vaut mieux que cela finisse ainsi. J'ai brisé votre vie , vous si bon, si hon nête, si droit. Neme cherchez pas ... vous ne parvien à me trouver ... Elle saura bien me cacher, allez ! mieux que vous l'avez fait... Puis, je ne veux pas vous revoir ! Je n'oserais plus vous regarder, vous par ler ... Me conduire ainsi avec vous qui m'avez montré tant de générosité ... Ah ! pourquoi depuis que nous sommes ici , ne m'avoir pas comme autrefois parlé de vo tre amour ?... Il n'y avait plus de verroux à ma porte... Mais vous aviez mon passé sur le cour, vous me méprisiez en core , et moi j'attendais que le temps m'eût régénérée, que je fusse digne de vous ... Quelle faute nous avons commise ! ... Il y aurait aujourd'hui entre nous des liens indissolubles que personne, personne ne parviendrait à briser ... Adieu, adieu , oubliez-moi, plaignez-moi... Ah ! si vous reveniez pendant que j'écris cette lettre ... je me jetterais à vos genoux, je ... Tenez, j'attendrai jusqu'à demain : Elle dira ce qu'elle voudra, je ne partirai que demain. Mais venez, venez vite. ) Elle avait rouvert sa lettre et elle avait écrit : « J'ai attendu encore deux jours... Qu'êtes-vous donc 18. 262 MADEMJISELLE GIRAUD devenu ? Vous êtes retourné en France. Vous m'avez abandonnée. Je pars. Adieu , adieu . » Je relus deux ou trois fois cette lettre, machinalement en quelque sorte. J'étais comme hébété, je ressentais des douleurs dans tout le corps, j'avais la tête lourde, mes dents claquaient. Je pris le lit ; une fièvre assez violente avec accompa gnement de délire se déclara dans la nuit. Au matin , les maîtres de l'hôtel , ne me voyant pas descendre, men tèrent chez moi et s'empressèrent d'envoyer chercher le docteur X... Pendant plusieurs jours, il désespéra de me guérir. Enfin il parvint à trionpher du mal : une fièvre . typhoïde, je crois. XXVI Dans les premiers jours de janvier, je pus me mettre en route pour la France. J'étais encore très- faible, mais au moral, cette longue maladie m'avait reposé. Il y avait eu dans ma vie un temps d'arrêt, une sorte de solution de continuité qui devait m'être salutaire. Je me rappelais, sans doute, tous les événements qui s'étaient accomplis, mais je les envisageais sans amertume, sans irritation, seulement avec une grande tristesse . Je souffrais beau coup , mais ma douleur n'avait rien d'aigu : elle était la tente , pour ainsi dire , elle couvait sourdement comme un feu recouvert de cendres ; il brûle et ne jette pas de flanimes. J'éprouvai cependant une vive émotion en rentrant dans mon appartement de la rue Caumartin : mille sou venirs m'affluèrent au cour . Je pleurai longtemps, bicn longtemps. Lorsque je fus plus fort, je mis de côté tous les objets longte 264 MADEMOISELLE GIRAUD qui appartenaient à Paule et je les ſis porter chez sa mère. En même temps j'écrivis à M. Giraud : « Votre fille m'a quitlé, monsieur. J'ignore où elle s'est réfugiée et je ne veux pas le savoir . Je vous serais obligé de ne jainais m'interroger à son sujet. Vous com prendrez que je désire oublier. » Je savais M. de Blangy à Paris et je ne faisais aucune tentative pour le voir . De son côté, il avait la même rctcnue . Un jour cependant, nous nous rencontrâmes sur les boulevards. Il vint à moi, le premier, avec empressement, et me tendant la main : Je suis heureux, me dit -il, de vous trouver en bonne santé. Je craignais que vous ne fussiez ma lade . Je l'ai été , fort gravement même, répondis - je. Je vais mieux ... de toutes les façons, ajoutai- je . Et vous ! Je ne me suis jamais aussi bien porté. Nous gardâmes un instant le silence . Ce fut le comte qui le rompit. - Il serait peut- être plus sage, reprit - il, de ne pas parler du passé. Mais c'est bien difficile, vous en con - MA FEMME 265 viendrez . Entre nous deux toute conversation qui n'au rait pas trait à ... nos aventures deviendrait aussitôt banale . Je suis un peu de cet avis . Alors, abordons franchement la situation ... Quelle mallieureuse campagne nous avons faite ! Bien malheureuse. Elle vous a rejoint ? - Oui, en Afrique. Que vouliez- vous ? je n'avais pas prévu qu'elle nous ferait suivre par sa femme de cham bre . Je racontai au comte tous les détails de mon voyage et de mon séjour à Oran. Je lui résumai en quelques mots la lettre de Paule. Oui, dit - il, après m'avoir attentivement écouté, vo tre femme vaut mieux que la mienne. Elle n'a pas du reste grand mérite à cela. Il me fit connaître, à son tour, les péripéties de son voyage dans le nord de l'Europe. - Mme de Blangy, me dit- il d'un ton dégagé, qui nc pouvait me laisser aucun doute sur sa guérison, lors qu'elle eut reconnu qu'il fallait absolument me suivre, s'exécuta de très bonne grâce. « Quelle excellente idée . 268 MADEMOISELLE GIRAUD vous avcı eue de revenir ! s'écriait- elle à chaque instant ; on n'est pas plus aimable ; moi qui désirais tant voyager ! Nous allons dans le Nord, oh ! que je suis heureuse ! Comme c'est mal à vous de n'avoir pas eu cette idée plus tôt ! Je m'ennuyais tant à Paris . Mais savez - vous , mon cher, que vos courses à travers le monde vous ont beaucoup profité. Vous avez rajeuni ; on vous donne rait trente ans à peine. Je me reprends d'une belle pas sion pour vous. ) J'aurais pu croire, en vérité , qu'elle disait vrai, con tinua M. de Blangy, si je ne l'avais pas tenue depuis long temps pour la plus fausse des femmes et si je n'avais pas deviné son jeu . Ce jeu, voulez-vous le connaître (nous n'avons pas de secrets l'un pour l'autre, et, du reste , ai- je des ménagements à garder envers cette créature qui ne me tient plus par aucun lien ), elle joua vis - à - vis de moi le rôle de Dalila vis - à - vis de Samson. Pendant tout ce voyage elle me satura de son amour, afin de me livrer aux Philistins, c'est - à -dire de prendre la fuite, sans qu'il me vint à la pensée de la poursuivre . Avec son esprit si vif,

lle avait admirablement compris que je ne l'aimais plus

Jepuis longtemps, que mon coeur n'était pour rien dans mon retour vers elle , mais que mon imagination encore MA FEMME 267 excitée par le souvenir d'une liaison de six mois , brusque ment interrompue, demandait à être assouvie. [me de Blangy avait assez de souplesse dans l'esprit pour calmer l'imagination la plus exaltée. Elle vint à bout de la mienne : lorsqu'elle me quitta , un soir à Dublin , j'éprouvai, je vous le jure, un grand bien -être, et je n'au rais jamais songé à la poursuivre, si je ne m'étais pas souvenu de l'engagement contracté envers vous. Cet engagement, il me fut impossible dele tenir, et vous allez bien rire du tour qu'elle m'a joué ; il est digne d'elle . En me quittant elle avait emporté mon portefeuille con tenant toutes mes valeurs; je me trouvais comme on dit vulgairement, en plan, à l'hôtel . Je fus obligé d'écrire en France et de demander des fonds. Ils m'arrivèrent au bout de huit jours, en même temps que mon porte feuille : M. de Blangy me le renvoyait ( sans l'avoir ouvert, je dois lui rendre cette justice); c'était me dire qu'elle était en sûreté et que je pouvais maintenant la suivre J'ai peut- être mis, mon cher monsieur , quelque non chalance dans toute cette affaire, ne m'en gardez pas ran cune, je n'avais plus de courage pour la lutte . L'idée de ce yoyage en partie double vous appartient; je ne vous lo 268 MADEMOISELLE GIRAUD reproche pas, mais laissez -moi vous dire aujourd'hui qu'elle n'était pas heureuse. J'ai repris mes occupations à Paris, et si quelque jour, un de mes collègues du Ministère ou du Club avait la malencontreuse idée de me rappeler qu'il existe encore, par le monde, une Mme de Blangy, j'aurais l'honneur do lui envoyer immédiatement mes témoins. Deux ou trois affaires de ce genre suffiraient pour persuader à toutes mes connaissances que je suis veuf. Si je puis me permettre en prenant congé de vous , mon cher monsieur , de vous donner un conseil , c'est d'imposer aussi à tous vos amis votre veuvage anticipé. Quelques jours après cette conversation , mon cher ami, j'eus le plaisir de vous rencontrer dans l'hôtel de l'avenue Friedland . J'étais, à cette époque, avide de distractions ainsi que je vous l'ai écrit, j'espérais que le mouvement et le bruit apporteraient quelque diversion à ma mélancolie. Mais je me retrouvai le lendemain de cette fête plus triste, plus découragé que jamais. Je n'eus pas la force de me rendre au rendez-vous que nous nous étions donné et je partis, le jour même, en voyage. 4 MA FEMME 269 i De retour à Paris, au mois de juin, j'étais un matin dans mon cabinet, lorsqu'on vint m'avertir que Mme Gi raud demandait à me parler. Faites entrer , dis- je, après un instant d'hésitation . Vous avez prié mon mari, me dit la mère de Paule, lorsqu'elle se fut assise, de ne jamais vous entretenir de notre fille . Nous avons respecté votre désir, et pleuré en silence tous les deux sur le malheur qui vous frappait et nous atteignait en même temps. Nous le respecterions encore aujourd'hui, s'il ne s'agissait de tenir une pro messe qui nous a été arrachée : Paule est malade, très malade, presque mourante . Elle nous a demandé de vous faire part de son état et de vous supplier de venir lui dire adieu . Lorsque je pus vaincre l'émotion qui m'étreignait le cour, je demandai à Mme Giraud si sa fille était à Paris Non, me dit-elle, en essuyant ses larmes, elle habite Z ... , un petit village de Normandie, au bord de la mer ; on peut s'y rendre en quelques heures. - Je m'y rendrai, répondis -je simplement. Mme Giraud s'élança vers moi, me prit les mains et s'écria : Oh ! je vous remercie, je vous remercie ! Quelle 270 MADEMOISELLE GIRAUD joie vous lui causerez ! ... Je ne sais quelle faute elle a commise envers vous ; je l'ai revue , il y a trois jours seulement... On nous avait écrit qu'elle était au plus mal et je suis accourue près d'elle ; une mère, peut- elle ne point pardonner à son enfant qui se meurt... Elle ne m'a rien dit des motifs de votre séparation ; elle n'en aurait pas eu la force, du reste, et je n'avais pas le courage de l'interroger. Mais j'ai compris, à son désir de vous voir, à son repentir que tous les torts étaient de son côté ... Oh ! pardonnez - lui, monsieur, pardonnez- lui, qu'elle emporte cette consolation en mourant ! Mais, dis-je, ne vous exagérez-vous pas la situation ? N'y a - t - il aucun espoir de la sauver ? Non , répondit - elle. Je me suis entretenue avec un médecin qu'elle avait fait venir de Paris. Il ne me savait pas sa mère et m'a dit la vérité : elle est atteinte d'une maladie du cerveau , dont je n'ai pas retenu le nom. Une pachy -méningite, dis- je machinalement. Je me rappelai, tout à coup, l'effrayant pronostic du docteur X... - Oui, c'est cela, fit la pauvre femme. Sa mémoire s'affaiblit tous les jours, ses idées n'ont plus aucune net teté ; c'est à peine si elle trouve les mots dont elle a C MA FEMME 271 besoin . Elle est plongée la nuit dans une torpeur qui n'est ni la veille, ni le sommeil, et pendant laquelle elle entend des voix qui lui parlent et la menacent. Elle est d'une faiblesse extrême ; hier, pour me rassurer , elle a voulu se soulever de la chaise longue où elle est sans cess. étendue, ses jamhes ont refusé de la soutenir . La pauvre femme s'arrêta ; elle sanglotait et ne pou vait plus continuer. Lorsqu'elle fut plus calme, je lui promis de partir le jour même et je la priai de me donner les détails qui m'étaient nécessaires pour trouver la maison habitée par Paule . Avant d'arriver à Z ... , me dit-elle, d une petite distance du village, vous demanderez le chalet de Mme de Blangy. - M- de Blangy ! m'écriai- je, sans pouvoir ré primer mon indignation. Elle me regarda, crut comprendre et me dit : Vous lui en voulez sans doute ; elle était l'amie de ma fille et aurait dû l'empêcher de faillir. Peut-être n'a - t -elle rien su ; il est certains secrets qu'on ne confie même pas à son amie intime. Mais que cela ne vous empê. che pas de tenir votre promesse ; vous ne vous rencon 272 MADEMOISELLE GIRAUD trerez pas avec Mm de Blangy, je ne l'ai pas aperçuc une seule fois pendant mon séjour à Z ...; elle m' évitée et vous évitera sans doute vous-inême . A peine Mme Giraud m'eut-elle quitté que je 1 . mes préparatifs de départ. Le lendemain matin , après une nuit passée en chemin de fer, je pris un cabriolet qui me conduisit à Z ... Le chalet où Mme de Blangy était venue chercher la solitude en compagnie de Paule, est situé à mi-côte des collines boisées qui s'appuient sur la falaise. Mon cocher me l'indiqua ; je mis pied à terre et afin d'éviter toute fâcheuse rencontre, j'envoyai un petit pêcheur du pays prévenir ma femme de mon arrivée . Un quart d'heure après j'étais dans sa chambre. Mme Giraud n'avait commis aucune exagération : Paule était au plus mal. Elle eut cependant la force de me tendre une main décharnée, sur laquelle j'appuyai mes lèvres, et de me dire : Vous avez bien fait de venir aujourd'hui... demain, il eût été trop tard ... Cet effort l'avait épuisée ; ses paupières se fermèrent. Je la contemplai en silence : elle n'était plus que MA FEMME 373 i l'ombre d'elle-même. Je ne croyais pas qu'on pût changer à ce point. De grosses larmes tombạient de mes yeux sur sa main. Elle sentit que je pleurai et me dit : Merci. A chaque instant ses lèvres s'entr'ouvraient, je croyais qu'elle allait parler. Mais elle ne pouvait y parvenir. Pendant la nuit, elle fut en proie aux hallucinations dont m'avait entretenu sa mère . Elle semblait se débattre contre un fantôme qu'elle essayait de repousser avec ses mains et qui revenait sans cesse . Des cris rauques s'échappaient de sa gorge. Parfois, en me penchant sur elle, je l'enten dais murmurer des phrases sans suite comme celle - ci : , - Va - t'en .... va - t'en .... misérable... perdue .... j'ai peur.... j'ai peur ... lui, lui ! La matinée fut plus calme. Etendue sur sa chaise lon gue, devant la croisée, elle ouvrait par moment les yeux et regardait au loin dans la direction de la mer. Un instant, je craignis que le grand jour ne la fatiguåt et je m'avançai vers les rideaux pour les fermer. Elle vit mon mouvement et je l'entendis murmurer : Non, non , laissez ... Cette vue me faitdu bien .... je mecrois encore là - bas , tout là - bas, près de vous , à Oran , > 274 MADEMOISE E GIRAUD - Vers midi, sa mère arriva de Paris, avec le médecin qui était venu à Z... , trois jours auparavant. Il s'approcha de la malade, erut remarquer une amélio ration dans son état et demanda si, comme il l'avait pres.. crit , on lui avait fait prendre un peu de nourriture . Quelques potages seulement, répondit-on ." Ce n'est pas assez ; il faut, à tout prix et avant tout, la soutenir. Si d'ici à ca soir, le mieux continue, nous essayerons de lui faire prendre quelque bol alimentaire que je préparerai moi-même. Lorsque le médecin se fut éloigné, Paule me fit signe de m'approcher. J'obéis. -Il a raison , dit-elle, aujourd'hui je me sens mieux ... Que vous êtes bon d’être venu ! ... Il y a deux mois, lorsque je suis tombée malade, j'ai voulu vous écrire, mais je n'ai pas osé .... Je me suis si mal conduite ... , Ah ! je suis bien punie .... bien punie ... , pardonnez moi . Elle s'arrêta pour reprendre au bout d'an instant : - Vous ne me quitterez pas... vous resterez là, près de moi, avec ma mère... Vous ne laisserez entrer per sonne ... Si je mcurs, vous transporterez mon corps à C MA FEMME 273 Paris... Je ne veux pas être enterrée ici ... Oh ! non ! oh ! non ! Quelques minutes après, on fit du bruit dans la pièce voisine et je me retournai brusquement; elle vit mon nouvement et me dit : N'ayez pas peur... elle n'oserait pas venir ... je le lui aidéfendu... Si je n'ai pas pu vivre auprès de vous, je veux au moins mourir dans vos bras. Vers les cinq heures, on crut devoir obéir aux pres criptions du docteur et offrir à la malade les aliments préparés à son intention . On pensait qu'elle les refuserait. Mais il se produisit un phénomène souvent observé dans la maladie dont Paulo était atteinte . Tout à coup son appétit se ranima, elle prit ce qu'on lui présentait et le porta vivement à sa bouche. Mais les aliments s'arrêtèrent dans l'oesophage paralysé. Les yeux s'injectèrent de sang , la face prit une teinte vio lacée. Elle mourut asphyxiée. 0 Suivant sa volonté, je fis transporter son corps à Paris et l'enterrement eut lieu trois jours après au Père -La chaise. 76 MADEMOISELLE GIRAUD . ) Au mois de septembre de la même année, M. de Blangy lut un matin dans son journal , avec un vif intérêt, le fail divers suivant : « La petite plage de Z ... , a été hier le théâtre d'une scène des plus dramatiques. Une charmante femme du meilleur monde et une intrépide baigneuse, la comtesse de Blangy, qui s'était fixée dans notre pays depuis le commencement de la saison, venait de faire une prome aade sur la falaise, en compagnie d'une de ses amies, M'B..., cette ravissante jeune fille brune que nous remar quions au dernier bal du Casino , lorsque l'idée lui vint de prendre un bain . On lui fit observer que la mer bais sait, que les courants très - violents à cette époque de grandes marées pouvaient l'entraîner au large et qu'il n'y avait, en ce moment, sur la plage, aucun maltre bai gneur pour lui porter secours. Qu'importe, fit - elle. Je me tirerai bien d'affair, toute seule . « Elle se fit ouvrir une cabine, en sortit bientôt aprés dans un élégant costume de bain et s'avança résolument dans la mer. MA FEMME 277 - En quelques brasses elle fut au large . Revenez, revenez ! lui criait - on de la plage . « Elle n'écoutait rien et nageait toujours en jetant de temps en temps des éclats de rire qui rassuraient ses amis . > « Bientôt cependant, on crut s'apercevoir qu'elle était emportée plus loin qu'elle ne voulait ;; le courant sem blait l'entraîner. Au secours , au secours, criait Me B ... éplorée. « En ce moment arrive sur la plage M. Adrien de C... « Il interroge ; on lui dit ce qui se passe. ( - Ah ! s'écrie - t-il, c'est Mme de Blangy! « Aussitôt, il se déshabille à moitié et s'élance à la mer « Celle qu'il va essayer de sauver, au péril de sa vie, était l'amie intime de la jeune femme qu'il a perdue au mois de juin dernier et qu'il regrette encore au point de ne pouvoir s'éloigner de notre pays. « Bientôt, il rejoint Mme de Blangy. Malgré l'éloignement on les voit longtemps se débattre. On dirait qu'une lutte s'est engagée entre eux . Comme toutes les personnes qui se noient, Mme de Blangy fait sans doute des efforts déses pérés pour se cramponner à son sauveur, et celui-ci la repousse afin d'être maître de ses mouvements ... La 16 278 MADEMOISELLE GIRAUD courant les entraîne toujours et bientôt on les perd de vue. « Dix minutes s'écoulent ... un siècle ! M. Adrien de C ... reparaît ... Hélas! il est seul ... Il n'a pu sau ver la malheureuse femme et c'est à peine si ses forces lui per mettent de regagner la plage. Après avoir lu , M. de Blangy prit la plume et écrivit : « J'ai coinpris et je vous remercie, en mon nom et au nom de tous les honnêtes gens, de nous avoir débarrassés de ce reptile ... Le danger que vous avez couru vous absout. » Il plia la lettre et la fit porter à M. Adrien de C ... , rue Carmartin , FIN Clichy . – 111 pr. paul Dupont, 12, ruo du Bac -d'asmeres



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