Mélanges tirés d'une petite bibliothèque  

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"Après le plaisir de posséder des livres, il n'y en a guère de plus doux que celui d'en parler, et de communiquer au public ces innocentes richesses de la pensée qu'on acquiert dans la culture des lettres."--Mélanges tirés d'une petite bibliothèque (1829) by Charles Nodier


J'ose dire, au reste, que s'il y a encore un livre curieux à faire au monde en bibliographie, c'est la Bibliographie des Fous; et que s'il y a une bibliothéque piquante, curieuse et instructive à composer, c'est celle de leurs ouvrages. Sans compter dans ce nombre, et Mercier, qui se jouoit de son esprit, et Diderot, qui se jouoit de son génie ; et Malebranche, dont l'infirmité habituelle n'influoit pas sur le travail du cabinet; et Pascal, dont la monomanie étoit peut-être un agent de plus d'inspiration et de véhémence; sans nommer Parisot, Morin, Davesne et Postel, sans recourir aux souvenirs des poètes depuis le Tasse jusqu'à Gilbert, il faut convenir qu'il n'y a peut-être point de mine plus féconde à exploiter dans l'histoire littéraire; il seroit même assez curieux et assez facile, peut- être, de prouver que c'est là qu'on retrouveroit, toutes proportions gardées, la plus grande masse relative d'idées raisonnables."--Mélanges tirés d'une petite bibliothèque (1829) by Charles Nodier

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Mélanges tirés d'une petite bibliothèque (1829) is a text by Charles Nodier published in 1829 and afterwards continued.

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MÉLANGES


D'UNE PETITE BIBLIOTHÈQUE.


A PARIS, CHEZ RORET, LIBRAIRE,

BUE HAUTEFEUILLE , N" 12.


MÉLANGES


TIRES


D'UNE PETITE BIBLIOTHEQUE,

OU

VARIÉTÉS LITTÉRAIRES

ET PHILOSOPHIQUES; PAR CHARLES NODIER, -'^v. :^i,

Chevalier de la Légion d'Honneur, Bibliothécaire du Roi à l'Arsenal.



A PARIS,


CHEZ CRAPELET, IMPRIMEUR-ÉDITEUR,

RUE DE VAUOIRARD, N" 9.


M DCCC XXIX,



CHARLES NODIER.


PREFACE.


Après le plaisir de posséder des livres, il n'y en a guère de plus doux que celui d'en parler, et de communiquer au public ces innocentes richesses de la pensée qu'on acquiert dans la culture des lettres. Ce plaisir devient un be- soin plus vif, et pour ainsi dire irrésistible, quand une mauvaise position de fortune, ou des événemens qu'il n'a pas pu prévenir, for- cent un amateur passionné à se séparer de sa bibliothèque. Ainsi le sage Valincour, qui perdit la sienne par un incendie , avoit à coup sûr le droit de dire : J' aurais bien peu profité de mes livres , si je n avais appris à m' en pas- ser. Mais il auroit été peu sincère , s'il n'avoit avoué qu'il se complaisoit encore dans leur souvenir, et que le titre seul d'un vieux vo- lume qui lui avoit appartenu ne trouvoit pas son cœur tout-à-fait froid. 11 en est de cette jouissance, quand on ne la goûte plus, comme de toutes celles de l'homiiie qui a parcouru un


iv PRÉFACE,

long espace dans la vie : elle laisse encore quelque chose de doux à la pensée, comme un plaisir qui nous est refusé par l'âge, et qui se retrace agréablement à la mémoire, même quand il ne vit que par elle. C'est là une de ces idées qui n'ont pas besoin d'être dévelop- pées; il suffît d'avoir aimé pour la com- prendre.

Mon intention , en écrivant ces notes semi- bibliographiques , semi-littéraires , comme une espèce à' appendice au Catalogue de mes livres, n'a pas été de recueillir les faits généralement connus qui s'y rapportent , et que les critiques, les bibliographes et les cataloguistes ont pris soin d'établir avant moi. J'ai , au contraire , évité autant que possible de me rencontrer avec eux dans ces renseignemens sur lesquels il n'y a pas deux opinions , et qui , piquans sans doute la première fois qu'ils ont été ob-^ tenus, sont devenus aujourd'hui intolérable- ment fastidieux. Je ne m'y suis arrêté qu'au- tant qu'ils prêtoient à mes observations par- ticulières , ou un texte , ou une preuve , ou une illustration ; et c'est dire assez que j'ai eu la prétention d'écrire du nouveau dans le plus


PRÉFACE. V

eniiuyeusement ressassé de tous les sujets qui peuvent s'offrir à la plume du philologue. II en est résulté un inconvénient nécessaire que je ne dois pas dissimuler, quoique l'aveu que j'en fais soit aussi mal entendu que possible dans les intérêts d'une préface. Comme ce qu'il y a de plus connu dans l'histoire des livres , c'est à peu près tout ce qui méritoit d'être connu, il est bien difficile d'être neuf sur cette matière, à moins de s'exercer sur des questions obscures, et de disputer des noms et des livres obscurs à l'oubli qui les dévore trop justement. Le titre de mes ar- ticles prouvera que je n'ai pas su vaincre cet obstacle, et que si j'écris pour le néant, je me suis du moins franchement placé sur mon terrain. Cette considération , toute puissante qu'elle paroisse, ne m'a cependant pas dé- tourné de mon but. Dans les trois générations que ma mémoire embrasse, celle qui finissoit, celle dont je fais partie , celle qui s'élève main- tenant, j'ai vu vieillir, fleurir, se renouveler le goût de ces bonnes et curieuses études qui ont enchanté ma jeunesse , et qui promettent encore à ma vieillesse d'aimables et innocens


vj PRÉFACE,

loisirs. Il restera donc probablement une cer- taine quantité d'hommes à qui mes foibles travaux ne seront pas indifférens , et qui y chercheront, comme je l'ai fait dans ceux de mes devanciers , des notions qui ont plus de charmes qu'on ne pense, quoiqu'elles aient encore moins d'importance qu'on ne le dit. N'ont-elles pas cela de commun, au reste, avec les voluptés les plus enivrantes de l'homme.»^ Ce n'est pas moi qui nierai l'attrait de ces ro- mans dont personne n'a plus que moi subi l'empire : mais dans le temps même où j'au- rois donné toutes les illusions de l'espérance, tous les rêves de la gloire et de l'ambition, pour les plaisirs de Saint -Preux, ou, mieux encore , pour les désespoirs de Werther , quelles délices impossibles à faire comprendre à celui qui ne les a pas goiitées, n'ai -je pas puisées dans vos pages si naïvement instruc- tives , si aimablement doctes , si pleines d'excel- lentes choses de peu d'importance, ingénieux Beyer, laborieux Freytag, savant David Clé- ment; et vous, Brunet, Peignot, Renouard; et toi , mon sage Weiss , toi qui , selon mon cœur, donnes des lois à tous , comme le Caton


PREFACE. vij

de Virgile, et que la nature bienveillante, qui t'a voit fait mon maître , a fait aussi mon com- patriote , mon ami et mon frère !

Je n'ajouterai pas à ceci que parmi les no- tions que renferment ces Mélanges, il en est quelques unes cependant d'un intérêt plus gé- néral, et qui ne seront pas indifférentes à qui- conque se mêle un peu de littérature; quelques autres qui s'adressent à un goût assez généra- lement répandu pour qu'on ne puisse pas les regarder comme absolument non avenues dans un siècle si littéraire et si savant, et, par exemple , ma théorie des éditions Elzevi- riennes, que je crois nouvelle, convaincante et claire. Le lecteur en jugera : mais il me semble à propos d'expliquer pourquoi, en décrivant un livre, j'ai presque toujours dé- crit un exemplaire qui est encore ou qui a été autrefois le mien. J'ai remarqué que ces spé- cialités , qui donnent tant de prix à l'excellent Catalogue de M. Renouard, n'étoient pas dé- daignées des amateurs. Je n'ai point la folle prétention d'imaginer que mon nom ajoute jamais beaucoup de prix à un volume que j'ai possédé ; mais cette identité servira du moins


TÎij PRÉFACE,

à confirmer l'exactitude de mes observations bibliographiques. Je devois d'ailleurs rendre raison du motif qui avoit renfermé mes études dans un si petit cadre ; c'est qu'elles se bor- noient à mes livres, qui ont toujours été très choisis, mais qui n'ont jamais pu être nom- breux.


MÉLANGES

TIRÉS

D'UNE PETITE BIBLIOTHÈQUE,

ou

VARIÉTÉS LITTÉRAIRES

ET PHILOSOPHIQUES.


I.


Théorie complète des Éditions Elzeviriennes , avec tous les renseignemens nécessaires pour les discerner.


EutropI V. C Historiée romand, Lie. X. His additi Paulli Diaconi, Libb. IIX. Lugduni Batavorum, apud Ludoificum Elzevirium, anno cId. le. xcn. in-8. 2 feuillets et 169 pages ; mar. v. rel. par Vogel.

Lie volume est le premier où se trouve le nom cl'Elzevir (i). La figure qui sert d'insigne au fron- tispice représente un ange qui tient d'une main

(i) Le catalogue Cramayel cite une édition au nom d'Elzevir, antérieure à celle-ci : c'est le Cento Ethicus de Bleyenberg , Liigd. Baiav. i5go, in-8.j mais vérification faite sur cet exemplaire, il est daté de iSgg. L'impression n'en est d'ailleurs pas Elzevirienne , car il porte à la fin le nom de l'imprimeur, Christoforus Guyo- tius. Il n'a pas l'insigne de l'ange.

I


2 THÉORIE

un livre et de l'autre une faux. M. Bcrard , ([ui ne croit pas certain que Louis V ait été imprimeur, rapporte cpie la marcjue habituelle de sa librairie étoit un aigle sur un cippe, avec un faisceau de sept flèches, accompagné de cette devise, où semlDle prophétisée la gloire de sa famille : Concordia res parvœ crescunt.

Isaac substitua à cet insigne l'orme embrassé par un cep chargé de raisins , avec le solitaire , et la devise : No7i sol us.

Daniel adopta pour marque Minerve et l'olivier, avec la devise : Ne extra oleas.

Les éditions anonymes ou pseudonymies de ce dernier imprimeur sont ordinairement distinguées par une sphère.

On trouve depuis 1629 , dans les livres des Elze- virs , en tête des préfaces , des épîtres dédicatoires et du texte , un fleuron où est figuré un masque de buffle. Dès le Salluste de 1 634 (^ )> ^'^ peut-être aupa- ravant, ils en adoptèrent un autre, où l'on remarque la ressemblance d'une sirène ; ils employèrent pro- bablement poui' la première fois page 216 de cette édition , un cul-de-lampe qui représente la tête de Méduse.


(i) C. Sallustius Crispas. Lugdiuii Batavorum, ex ùfficina Elzeviriana, anno i634, in-12. 8 feuillets y compris le titre gravé, 5io pages et 17 f. 1. r. mar. r. doub. de mar. r. rel. par Deseuille.

Supei'be exemplaire de la seconde édition , avec notes manu- scrites de Moiellet.


DES ÉDITIONS ELZEVIRIENNES. 3

Cependant Daniel ne fut pas toujoui-s ficlèle à ces insignes. Dans le Térence de 1661 (i), par exemple , il substitua à la tête de buffle et à la sirène une guij^lande de roses trémières , qu'on retrouve dans un grand nombre de ses éditions. Dans le Perse de Wederburn (2), il adopta un large fleuron dont le milieu est occupé par deux sceptres croisés sur un écu. La Sagesse de 1662 (3) en représente un autre qui porte dans son centre un triangle, ou delta renversé, inscrit sur un X. Certaines de ses éditions anonymes de cette der- nière époque portent, à la place de la Minerve ou de la sphère , un bouquet com.posé de deux grandes palmies croisées sur deux palmes courbées en ovale, avec quatre larges fleurs rosacées en losange, et une cinquième qui fait le milieu de l'ornement. La plupart de ses derniers volumes sont tout-k-fait sans fleurons.

(i) Pub. Terentii Comœdiœ sex, ex recensione Heinsiaiia. Atnstelodami , ex qfficina Elztviriana. Anu. 1661, in-12. 24 f. y compris le titre gi-avé , 3o4 pages et 4 f- v. fauve.

(2) Persius enucleatus , sive Commentarius exactissimus et maxime perspicuus in Persium, poctarum omnium difficilUmum. Studio Davidis Wcdderburni , Scoti, Abredonensis. Amstclo- dami , apud Danielem Elzevirium. cia loc lxiv. In-12. mar. r. rel. par Simier.

(3) De la Sagesse , trois livres , par Pierre Charron. A Am- sterdam, chez Louys et Daniel Elzevier, 1662. In-12. 8 f. y compris les deux titres, 622 pages et 4 f • 1- r. mar. r. relié par Deseuille.

Superbe exemplaire.


^- THEORIE


I

Ces renseigiiemens sont bien imparfaits pour eoniioître une bonne édition Elzevirienne, mais ils pourront servir à nous diriger dans le dédale où les rédacteurs de bibliogi^apliies Elzeviriennes ont jus- cpiici engagé leurs lecteurs.

11 est sans doute surprenant qu'une collection cjiii fixe si particulièrement, depuis plus de cent ans, l'attention des amateurs, n'ait pas encore été dé- crite, et surtout limitée d'une manière convenable. Les catalogues des anciens bibliographes ne sont , pour la plupart, qiie la copie très servile de celui c[ue renferme X Art de désopiler la rate, et qu'on n'iroit pas chercher là. M. Adrj s'étoit fort occupé des Elzevirs , et on pouvoit attendre de ce savant recommandable un travail consciencieux et utile; mais ses manuscrits ont passé dans les mains de M. Sencier, qui paroît peu disposé à les publier. Le travail long-temps attendu de M. Bérard sera fort utile à l'historien de cette docte et ingénieuse famille; mais l'estime même que je porte à cet amateiu' distingué me fait un devoir de ne point dissimuler que son ouvrage n'a pas entièrement répondu aux espérances qu'on y avoit fondées. Restreint à la description d'une bibliothèque parti- culière, et conséquemment fort éloigné du com- plet, il manque d'ailleurs un peu trop de critique, et attribue aux Elzevirs une foule de productions étrangères à leurs presses. M. Brunet , dirigé par le tact presque infaillible qu'on lui connoît, a


DES ÉDITIONS ELZEVIRIENNES. 5

beaucoup plus approché de la vérité; mais il u'a pu entrer dans des détails que son cadre ne com- portoit point, et il n'indique dans la collection Elzevirienne qu'une des nombreuses subdivisions fju'on peut y introduire. Enfin , cette partie de la iiibliographie est encore toute neuve à exploiter ; car il n'existe rien d'absolument satisfaisant dans les livres qui y ont rapport , si ce n'est la notice des Républiques y par Sallengre , et cette branche de la collection est précisément celle dont on ne se soucie plus.

Je parlois tout à l'heure des nombreuses subdi- visions qu'exigeroit une bibliographie spéciale des Elze<^irSy ou plutôt des livres Elzeviriensj elles ne s'éleveroient pas à moins de hidt. Je vais essayer d'en donner une idée.

La PREMIÈRE CLASSE comprcud tous les livres imprimés et signés par les Elzevirs ; celle-là n'offre pas de difficulté, quand on la distingue delà seconde.

La SECONDE CLASSE Comprend les livres imprimés sous le nom^ des Elzevirs, mais qui ne sont pas sortis de leurs presses, et ces livres sont en assez grand noml^re. Je citerai le Baudii Amores (i),

(i) Dominici Baudii Amores , edente Pelro Scriverio, inscripti Th. Graswinckelio , equiti. Lugduni Batavorum , apud Fraii ciscos Hcgerum et Hackiwn. cio id c xxxviii, in-ia. 6 f. 5i8 pages ft un feuillet final porlant : Lugduni Batavorum , tjpia Géorgie dbrahami vander Marse. cip lo c xxxviii. Mar. r. rel. par Bozé- rian jeune. La plupart des exemplaires portent, sur le titre : apud Ludoi'icwn jEIze^'iriuin .


6 THÉORIE

qui est de Valider Marse ; le Cloçis de Desmarels ; le Suétone de Du Teil (i) ; le Thucydide de Perrot d'Ablancourt , etc. , c[ui ont dû être im- primés à Rouen. La moindre habitude suffit pour reconnoitre ces pseudo-Elze\ irs à la différence des caractères et des fleurons.

La TROISIÈME CLASSE est beaucoup plus difficile à distinguer ; c'est celle des Elzevirs anonymes ou pseudonj mes , mais conformes d'ailleurs , par les fleui'ons et les caractères, aux éditions signées. On va voir qu'on doit s'y tromper quelcpiefois.

La QUATRIÈME CLASSE cst cellc dcs livres con- formes aux éditions signées, par les fleurons et les caractères , et qui toutefois n'ont pas été imprimés par les Elzevirs, mais bien par des imprimeurs munis des mêmes caractères et des mêmes fleurons, et auxquels il ne manquoit , pour lutter en tout point avec les Elzevirs, que leur érudition et leur goût. Ainsi, François Foppens, de Bruxelles, est bien le véritable imprimeur de l'édition des Mé- moires de Marguerite (2) , qui porte son nom ,


(i) Svetoiie, des Vies des dovze Césars, emperevrs romains. De la traduction de monsieur Dv Teil, aduocat en parlement. A Amsterdam, chez Loïds et Daniel Elzevier {Rouen). In-ia. 12 f. et 589 pages; raar. lie de vin, rel. par Vosjel.

(2) Mémoires de la Reyne Mar^veritc. A Bruxelles, chez François Foppens. M. dc. lviii. In-12. ipy pages; mar. rouge.

La vignette du texte est la tête de buffle. Le volume est terminé par un fleuron t[ui représente un cocj.


DES ÉDITIONS ELZEVI1\IEWNES. 7

t[uoi(|u'il soit impossible d'y méconuoitre des ca- ractères et des lleurons parfaitement identiques avec ceux que les Elzevirs ont employés dans leurs productions les plus remarquables. Je n'hésiterois pas davantage à lui attribuer la jolie édition Elze- virienne de la Satire Ménippée (i), bien qu'im- primée sous un autre nom , et je suis de ceux qui lui font honneur du Montaigne de i65g (2). M. Bérard oppose , il est vrai , à cette hypothèse une autorité assez spécieuse , celle de Roland Des- marets, qui écrit à Chapelain : t aide mihi jacun- duni est , qiiod exornandœ Michaelis Montani scriptorum editioai , quam Elzevirii parant , elogia et testinionia eoriuii, qui de illo aliquid niemoriœ prodiderunt colligis, et hac opéra tanti vîri nostratis gloria: pro virili parte çonsidis.

(i) Satyre Ménippe'e de ta P'eriu du Cathoticon d'Espagne. A Ratlsbonne , chez Matthias Kerncr. 1664, in- 12. avec trois figures, dont une pliéc. 8 f. et 336 pages. Edition sans errata; inar. bleu.

(2) Les Essais de Michel, seigneur de Montaigne. A Bruxelles , chez François Foppens, libr. et imprimeur, m. dc. lix. 3 vol. in-12. Tom. 1 , 26 f. y compris le frontispice gi'avé et le titre , et 468 pages ; toni. II, 2 f . et 708 pages; tom. III, 2 f. 5io pages, et 5g f. de table , avec le portrait de Montaigne , gravé par Fiquet , avant la lettre; mar. bleu àcompartimens, doublé de tabis, rel. par Simicr.

Cette édition réunit la tête de buffle , la sirène , les palmes croisées, et autres fleurons communs aux Elzevirs et à Foppens. Il en a été probablement tiré des exemplaires sur diffcrens pa- piers, car ils varient de cinq pouces cinq ligues de hauteur à cinq pouces onze lignes.


8 THÉORIE

Tain elegantibus enim scriptis id hactenus déesse Didehatur y ut tant elegantibus tjpis excude- rentur y etc. Mais il me semble qu'en j réflé- chissant un peu , on trouvera que cette lettre prouve précisément le contraire de ce que M. Bé- rard a voulu prouver. Les Elogia et les Testi- nionia, dont il est question ici, n'ornent point l'édition de Foppens, à laquelle il est évident que Chapelain n'a pris aucune part. Tout ce cpi'on peut conclure, c'est que les Elzevirs ont, en effet, pré- paré une édition de Montaigne , et qu'ils ne l'ont pas publiée : il n'y a rien de plus commun en librairie. Autant vaudroit tirer l'induction cpi'ils ont réimprimé tous nos vieux classicjnes françois , de cette phrase de leur Épître dédicatoire des Mé- moires de Commines (i) à M. de Montausier. (( — Nous avons résolu de travailler désormais à H l'impression exacte et correcte de plusieurs livi-es (( fi^ançois qui ne se trouvent plus qu'avec peine , (( ou qui se trouvent fort mal imprimez et remplis «d'une infinité de fautes. » Est-il présumable, d'ailleurs, qu'après avoir donné dans ce joli form^at qu'ils avoient adopté, et qu'ils n'ont déaire foi du zèle extraordinaire des artistes qui l'ont com- posée , et pour suffire aux patientes investigations d'une longue vie bibliographique. Les travaux des Elzevirs , réduits à leurs exactes dimensions , em- brassent «ncore en effet la presque totalité des classiques latins et italiens, beaucoup de bons écrivains françois , et une foule de livres piquans sur l'histoire de Tépocpie où ces habiles impri- meurs ont fleui4. Pourquoi vouloir surcharger cette liste déjà si nomibreuse en volumes difficiles à réunir , des richesses rivales de leurs plus heureux émules? Rien n'empêche qu'on ne fasse de ceux-ci


DES ÉDITIONS ELZEVIRIENNES. 17

d'excellentes et curieuses collections qui tiendront leur place fort honorablement à côté de celle des Elzevirs, mais il est injuste de les dépouiller, et de considérer leurs noms comme s'ils n'avoient jamais existé. Décidons-nous donc à rendre à Elzevir ce qui appartient à Elzevir, et h Wolfgang ce qui appartient à Wolfgang. La portion de celui-ci ne sera pas peu intéressante, surtout pour les ama- teurs de notre ancien théâtre, car c'est à la contre- façon de ce genre de productions littéraires qu'il paroit s'être adonné avec le plus de goût et de succès, et indépendamment des jolis recueils de Racine et de Quinault dont nous venons de parler, il j a bien peu de nos auteurs dramatiques auxquels il n'ait prêté la recommandation de ses types élé- gans, et des figures hardies et pleines de feu du fougueux Schoonebeck. Mais ce n'est pas à ses édi- tions , je le répète , que se bornent les usurpations officieuses des bibliographes Elzeviriens. Blaeu a plus d'un volume à réclamer sur eux , et un typo- graphe beaucoup moins connu , parce qu'il a pro- bablement exercé très peu de temps , se voit appauvri en leur faveur des seuls titres que ses travaux trop peu multipliés lui aient donnés à l'es- time des bibliomanes. J'entends parler de Nicolas Hercules, de Leyde, qui, à la manière du temps, avoit choisi pour enseigne parlante le dieu dont il portoit le nom, avec la devise : Gloria merces mr- iiitis. Ses très petits caractères, qui rivalisent avec

1


i8 THÉORIE

ceux des Elzevirs de finesse et de netteté, n'ont pas moins contribué que l'identité de c|uelcjues unes de leurs vignettes, et entre autres de la tête de buffle, à faire naître cette méprise aujoui^d'hui si consacrée, que je ne l'attaque pas sans défiance. 11 n'en reste pas moins évident pour m^oi que c'est à lui que nous devons l'élégante contrefaçon des Négociations du président Jeannin (i), dont le frontispice porte son insigne , et plusieurs autres petits volumes très analogues à celui-là sous tous les rapports. Je ne suis pas éloigné de croire que ses types et ses fleurons passèrent après sa mort à Hooghenhuysen de Niraègue , qui a publié en 1 660 une jolie édition de Voiture.

La SIXIÈME CLASSE dcs Ha res , à bon droit ou abusivement compris dans la collection Elzevi- rienue , renferme ceux qui sont imprimiés avec des fleurons analogues h ceux des Elzevirs , mais non avec les m^êmes caractères , en quoi elle diffère de la précédente , où l'analogie est dans les caractères, et la différence dans les flem^ons. La célébrité des


(i) Les Negotiations de monsieur le Président Jeannin. Jousle la copie, à Paris, chez Pierre le Petit, 1609, 2 vol. in-i2; mar. rouge, rel. pai- Simier.

Tom. I, 17 f. y compris le portrait du président Jeannin (le 3" feuillet est signé 4 dans tous les exemplaires que j'ai vus) ; ^44 pages, et au bas de la dernière, la réclame Propos.

Tom. II, 715 pages, y compris le faux titre ; 9 f. de table.


DES ÉDITIONS ELZEVIRIENNES. tg

EIzevirs dut donner à beaucoup d'imprimeurs l'envie d'avoir au moins ce rapport avec eux, et, comm^e ce genre d'ornement ne pouvoit constituer une propriété exclusive, il est tout simple d'ailleurs que le dessinateui' ou le graveur en ait fourni au- tant de personnes qu'il a trouvé d'acquéreurs. On croiroit cependant qu'il est convenu maintenant que tout livre où se rencontre une tète de buffle, une sirène , une guirlande de roses trémières , doit prendre place sur la somptueuse tablette où l'on range les EIzevirs , portàt-il la date de Paris , et les noms de Le Petit ou de Savreux , de Coignard ou de Cramoisy, qui mériteroient à d'autres titres cet honneur signalé , et qui ne le devroient en pareille hypothèse, qu'à, une ressemblance fortuite dans le choix de certaines vignettes. Telle est sans doute la considération qui a valu à Y Histoire de la Chine y par Baudier (i), une double et brillante riiention dans le catalogue de M. Renouard, et dans V Essai de M. Bérard. J'ai recueilli quelques volumes du même genre, qui ne sont pas moins recommandables par leur extrême rareté, et qui ne s'éleveroient pas sans doute à un prix moins


(i) Histoire de la Cour du Roy de la Chine, par le sieur Michel Baudier, de Languedoc. A Paris, chez Estienne Limoysin, 1668, in-i2. III pages, y compris le titre ; mar. citron à com- partimens, rel. par Vogel.

Avec la tête de buffle et la sirène. M. Renouard dit qu'il n'a point existé à Paris d'imprimeur du nom de Limoysin.


20 THÉORIE

exorbitant si le hasard les présentoit dans quelque vente (i), et je ne blâme en rien l'intérêt qui s'at- tache à ces curiosités , considérées comme spé- cimen tjpographicjues , ou comme complément d'une collection dans laquelle on ne veut rien laisser à désirer ; mais si les Elzevirs doivent leur renomm.ée à la perfection cjn'ils ont portée dans l'exécution des Hatcs les plus choisis, je demande quelle importance littéraire peuvent offrir des livres entièrement insignifians , exécutés en mau- vais caractères, sur mauvais papier, avec la plus grande négligence , et qui ne rappellent les Elzevirs que par des ornemiens arbitraires dont le type ap- partient à tout le monde?


(ï) Le Journal amoureux. A Paris, chez Claude Barbin [Hol- lande), 1671 , trois parties en un vol. in-12. mar. bleu, rel. par Thouvenin.

1"^^ partie, 184 pages en tout ; II' partie, 12g pages; III^ partie, 176 pages.

Avec la tète de buflle, la sirène et les palmes croisées.

Les différentes Moeurs et Coustumes des anciens peuples. A Amsterdam, chez Isaac van Djck, 1670, in-12. 3 f . 126 pages et 2 f. de table; mar. brique, rel. par Vogel.

Avec la sirène, les palmes ci'oisées, etc. Volume rai-e.

Dialogues oii les fables les plus curieuses de l antiquité sont expliquées d'une manière fort as,réable. A Cologne, chez Pierre du Marteau, 1671 , in-12. 4 f- y compris les deux titres, et 547 pages; V. fauve, rel. par Vogel.

Avec la sphère, la guirlande de roses trémières, el les palmes croisées. Volume rare , et assez joliment imprimé.


DES ÉDITIONS ELZEVIRIENNES. 21

Nous venons de parler d'éditions admises dans la collection Elzevirienne , qui ne portent pas le nom d'Elze\ir; nous en avons examiné d'autres qui, également privées de cette recommandation, n'y suppléent, dans les unes, que par l'identité des fleu- rons, dans les autres , que par la ressemblance des caractères.

La SEPTIÈME CLASSE cpic nous y avons établie, est tout autrement disgraciée. Elle se compose, puisque les bibliographes nous obligent à la recon- noître, de prétendus Elzevirs qui n'offrent ni le nom , ui les caractères , ni les fleurons des Elzevirs, et qui quelquefois en diffèrent même par le format. Telle est la série innombrable des livres qu'on annonce aujourd'hui dans les catalogues sous l'in- dication de la sphère, et que des amateurs peu difficiles accueillent avec un empressement que ne justifient le plus souvent ni la matière de l'ouvrage, ni son exécution typographique ; or , nous avons déjà dit que cette sphère, cpi ne se trouve que dans certaines de leurs éditions anonymes, n'est point d'ailleurs un insigne spécial des Elzevirs , et qu'elle est au contraire commune à presque toute la librairie d'Amsterdam. Telles sont nombre d'éditions encore plus apocryphes, s'il est possible, qui ne portent pas même la sphère , et qui ne sont considérées comme Elzeviriennes , qu'en raison de la fantaisie d'un bibliographe capricieux, ou de la crédulité d'un amateur pris poui' dupe. Du


22 THÉORIE

premier ordre est le Recueil de madame de la Suze (i), indiqué pour la première fois sous le nom d'Elzevir dans VEssai bibliographique ^ et qui est évidemment imprimé à Rouen; du second sont les fameuses Prophéties de Nostradamus (2), qui ont été placées de tout temps dans la collection Elzevirienne, quoiqu'il n'en fallût pas aller cher- cher bien loin l'imprimeur, puisqu'il a signé cette édition digne de ses presses, qui le cédoient peu en célébrité à celles de ses illustres rivaux. Les deux volumes que je cite au hasard dans cette catégo- rie, méritent certainement d'ailleui^s toute la réputation dont ils jouissent auprès des biblio- philes, mais ce seroit mal à propos qu'on feroit reposer leur valeur sur la renommée des types Elzeviriens, qui n'ont pas plus contribué à l'un qu'à l'autre, quoique ceux du Nostradamus s'en rapprochent davantage. Le fleui^on du frontispice ,


(i) Recueil de pièces galantes , en prose et en vers, de madame la comtesse de la Suze, d'une autre dame, et de monsieur Pe'lisson. Sur la copie; à Paris, chez Gabriel Quinet {Rouen), 1G78, in-12, 5 pai-ties en un vol. 617 pages; mar. citron à compartimens , rel. par Ginain.

Le verso de la 617^ page est occupé par le privilège, qui est répété trois fois. Ce volume est fort rare.

(2) Les vrayes Centuries et Prophe'tics de maistre Michel Nostradamus. A Amsterdam, chez Jean Jansson a Waesberge , l'an 1668, in-i2. 16 f. y compris les deux titres (le portrait de Nostradamus occupe le verso du quatrième), i58 pages; mar jougc, rel. par Thouvenin.


DES ÉDITIONS ELZEVIRIENNES. aS

qui représente une eonsole portée sur un bouquet de fruits, et ornée de deux glands, rappelle aussi un fleuron Elzevirien extrêmement analogue , sans être identiquement le même.

La HUITIÈME CLASSE, qui contient les livres impri- més avec les caractères et les fleurons des Elzevirs , ou avec leurs caractères sans leurs fleurons, ou avec leurs fleurons sans leurs caractères, après la mort de Daniel, fait naître des questions assez curieuses. En quelles mains passa le fonds d'im- primerie de Daniel après sa mort? En cjnelles mains passa son fonds de librairie? Quels impri- meurs exploitèrent cette glorieuse succession ? Quels sont ceux du moins qui méritèrent par quelques productions recommandables , de fournir quelques volumes à la collection Elzevirienne ? Daniel Elzevir, si connu par son incroyable acti- vité, n'a-t-il réellement imprimé en 1679 et 1680, que les quatre ou cinq volumes authentiques de cette date qu'on peut rapporter à ses presses ? Dans le cas où il en existeroit davantage, et où les ac- quéreurs du fonds auroient dénaturé les titres pour s'attribuer la gloire de son travail, à quoi pour- roit-on reconnoitre ces éditions posthumes? J'avoue que de longues recherches ne m'ont pas conduit à la solution de celles de ces difïicultés que je crois avoir éclaircies. Je la dois tout entière au hasard.

Il y a quelques années, qu'assistant à la vente de la jolie bibliothèque de mon ami M. Mazoyer, mort


24 THÉORIE

à Lyon dans la force de l'âge, et explorant quelques éditions à moi peu connues, je tombai sur celle de la P'^ille et République de Penise^ par Saint-Dis- dier, qui porte la date de La Haye, le nom d'Adrian Moetjens, et l'an i685 (i). Comme le nom de Moetjens jouit d'une certaine considération parmi les amateurs d'éditions Elzeviriennes , qui estiment à l'égal des Elzevirs eux-mêmes son Alcoran (2) et son Marot (5) , et que cet exemplaire de la Ville de Venise étoit d'ailleurs dans toutes ses marges , je le feuilletai avec un peu plus d'intérêt qu'un pareil livre n'en semble mériter d'abord , et je ne fus pas peu sui^pris d'y reconnoitre, autant que ma


(i) La Ville et la République de Venise, par M. le chevalier de Saint-Disdier. Quatrième [troisième] édition, reveue et corrigée par l'auteur. A La Haye [Amsterdam ) , chez Adrian Moetjens (Daniel JEhevir), iG85 (1680), in-12. 10 f. 4i8 pages, et i5 f. de table ; v. bleu, rel. par Simier.

Exemplaire non rogné.

(2) L' Alcoran de Mahomet, traduit d'arabe en français, par le sieur du Rycr, sieur de La Garde Malezair. A La Haye, chez Adrian Moetjens [Daniel Elzevir), i685 (1680?), in-i2. 6 f. 486 pages, et 2 f. mar. bleu, rel. par Courteval.

Exemplaire très grand de marges.

(3) Les OEuvres de Clément Marot, de Cahors. A La Haye, chez Adrian Moetjens, 1700, 2 vol. in-12. mar. bleu, rel. par Padeloup.

Tom. I, 8 f. 5i8 pages; tom. II, le titre, 52i à ySa, et 8 f.

Ce magnifique exemplaire est orné d'un très beau portrait par Harrewyn , qui paroît fait pour l'édition, et qui ne s'y trouve jamais.


DES ÉDITIONS ELZEVIRIEÎNNES. 25

mémoire pouvoit me servir, l'édition de Daniel Elzevir (i), purement et simplement renouvelée des feuillets préliminaires. Ma conviction n'étoit toutefois pas assez formée pour m.'engager dans la chance d'une accfuisition coûteuse , mais le volume dédaigné me fut adjugé à vil prix, et j'eus le plaisir de vérifier, un instant après, la parfaite authenticité d'un Elzevir broché de la plus belle condition , qui ne m'avoit pas même été disputé par un des nom- breux connoisseurs présens à cette vacation.

Daniel Elzevir, qui avoit imprimié cet ouvrage en 1680, mourut peu de mois après. Ce livide , pu- blié dans des circonstances si malheureuses, avoit eu sans doute peu de débit. C'est aussi un des plus rares des Elzevirs , comme c'est incontestablement un des plus élégans et des mieux imprimés. Adrian Moetjens crut augmenter la valeur de l'édition, en la donnant pour quatrième j il se contenta pour cela de réimprimer les dix feuillets liminaires (je ne sais pourquoi M. Bérard n'en compte que neuf), en annonçant une quatrième édition au frontis- pice, et en jetant quelques variantes dans l'avertis- sement et la préface. Il n'en falloit pas davantage , •quant au texte, pour dissimuler sa supercherie,


(i) La Ville et la République de Venise, par le sieur T. L. E. D. M. S. de Saint-Disdier. A Amsterdam, chez Daniel Elzevir, 1680, in-i2. 10 f. 4i8 pages, et ï5 f. de table ; mar. ronge, ici. par Derome.


26 THÉORIE

car j'ai dit cpie Daniel Elzevir avoit renoncé aux fleurons, sur la fin de sa vie, et on n'en trouve point dans la faille de Venise. Cependant , comme l'in- dication à^ édition quatrième ne se seroit pas con- ciliée avec \ errata placé à la suite de la table, et où sont corrigées les fautes de cette troisième édi- tion, Moetjens réimprim.a aussi le carton de deux feuillets signés V, et supprima \ errata, dont il ne s'étoit pas servi , comme on le pense bien , pour une correction impraticable ; de sorte qu'on peut , cet errata à la main , retrouver dans la cpiatrième édition toutes les fautes de la troisième, ce qui constateroit l'identité la plus manifeste , si la com- paraison des deux volumes ne suffisoit pas pour la constater au premier coup d'oeil. Moetjens n'a donc de part à ce petit chef-d'oeuvre typogra- phique , que l'application de son fleuron et de sa devise : Amat lihrariœ curam. Le soin de sa librairie ne lui aiu-a pas donné cette fois une grande peine. Cette innocente falsification a du reste l'avantage assez picpiant de fixer le véritable nom de l'auteur, qui est nommé en toutes lettres sm' le titre, le chevalier de Saint-Disdier. M. Brunet regardoit ce nom comme celui de la patrie d'un auteur anonyme , et la manière dont il est énoncé dans la troisième édition rendoit cette supposition probable.

Il est évident, d'après ce que je viens de tlii-e, (juc le fonds du livre intitulé la Ville et la Repu-


DES ÉDITIONS ELZEVIRIENNES. 27

hlique de Venise, fut acheté par Adrian Moetjens, libraire de La Haye ; mais cette notion n'étoit pas suffisante pour établir qu'Adrian Moetjens eût remplacé en nom Daniel EIzevir dans un grand nombre d'éditions du même genre, si nous n'avions trouvé une preuve incontestable à l'appui de celle- là dans le catalogue des livres du fonds de Moetjens, imprimé à la suite des Cérémonies et Coustum.es des Juif s j traduit de l'italien de Léon de Modène , par de Simonville (masque de Richard Simon), à La Haye, chez Adrian Moetjens, 1682, in-12. Ce catalogue comprend en effet, parmi les livres en nombre , les éditions les plus récentes de Daniel EIzevir (i), et je ne doute pas que plusieui^s d'entre


(i) Je citerai ici les principaux volumes Elzeviriens qui, au témoignage de ce catalogue, passèrent dans le fonds de Moetjens, et qui pourroient bien avoir subi la même métamorphose que l'ouvrage de Saint-Disdier. Ce renseignement suffira pour dissiper les doutes des amateurs qui en auroient de pareils en leur pos- session.

Affaires qui sont aujourd'hui entre les maisons de France et

d'Autriche. Aimable mère de Jésus. Alcoran de 3Iahomet. Art de parler. Balzac, Lettres choisies.

— Lettres familières à Chapelain.

— Lettres à Conrart.

— « Aristippe, ou de la Cour.

— OEuvres diverses.

— Entretiens.


a8 THÉORIE

elles n'aient été renouvelées comme l'ouvrage de Saint-Disdier, et ne figurent aujourd'hui parmi les titres typographiques de l'heui'eux plagiaire. Ce petit volume a lui-même une physionomie assez


Benjaminis Itinerarium.

Berger fidelle.

Cardinalismo di Roma, 5 vol.

Catéchisme des courtisans.

Coups d'Etat de Naudé.

Don Carlos, nouvelle historique.

Essais de Morale de Nicole, 4 vol.

Heinsius, de Constructione tragica.

Morale pratique des Jésuites.

Odes d'Horace en vers burlescjues.

Odyssée d'Homère.

Oracles divertissans , in-8.

Po-schalius de Legatis.

Putanismo romano.

Rappel des Jésuites en Fi'ance.

Recueil des Pièces pour servir à l'Histoire de Henri III.

Réflexions sur la Miséricorde de Dieu, par madame de la

Yallière. Relation de la conduite présente de la cour de France. Rhétorique françoise de Barry. Rome ridicule, par Saint-Amant. Servilius in Tacitum. Senault, de l'Usage des Passions. Traité de la Cour, par de Refuge. Ville de Venise, par Saint-Disdier.

J'aurois pu en indiquer jJusieurs autres qui me semblent offrir le même caractère d'authenticité, ou pour mieux dire, j'aurois pu tout citer sans hasarder beaucoup , mais je m'en suis tenu aux éditions Elzcviriennes bien constatées cl que j'ai sous les yeux.


DES ÉDITIONS ELZEVIRÏENNES. 29

Elzevirienne , mais je le crois seulement imprimé par Moetjens, avec les caractères des Elzevirs. Quant à \ Alcoran que Daniel avoit déjà imprimé en 1672, il est probable que la réimpression étoit près de paroitre quand il mourut, et que Moetjens n'eut à s'occuper que des liminaires pour la faire passer sous son nom en i685 et i685 , car ces deux éditions n'en font qu'une. 11 doit en être de même de beaucoup d'autres livres, mais j'abandonne cette induction à ceux qui voudront en étendre l'application, et cjui se trouvent des objets de comparaison sous la main. Quant aux caractères de l'imprimerie, il paroit qu'ils éprouvèrent le même sort que le fonds de la librairie, car on ne trouve plus le nom de la veuve Elzevir sur aucun volume après 1 68 1 . Il suffit de remarquer peut- être qu'à dater de cette époque, Moetjens, encore peu connu, rivalise tout à coup d'élégance avec Wolfgang, jusque vers l'année i6g4, où Schelte succède à ce dernier; avec eux finit la gloire de la typographie Elzevirienne, qui brille encore de tout son éclat dans le Marot de 1700. Le nom des Elzevirs se retrouve cependant depuis sur quelques volumes, mais c'est leur nom seulem^ent, et il n'atteste là que l'extension qu'avoit prise cette famille industrieuse, qui a produit tant d'impri- m:eurs qu'elle en a même produit de mauvais.

Ce seroit abuser de la patience du lecteur, que de perdi^e du temps à le prémunir contre le titre


3o THÉORIE

de certains livres très postérieurs aux Elzevirs , et dont les imprimeurs n'ont pas craint d'usurper ce nom si difficile à porter. Telles sont les Satyrœ de Sectanus, imprimées à Naples en 1700, sous la fausse indication d'Amsterdam; tel est aussi cet Aloîsia de Chorier, qui n'auroit jamais dû paroître, et qu'ont reproduit les presses élégantes de Grange. De nos jours, on a copié tous les fleurons des Elzevirs dans de petits volumes assez gi^acieux, qui malheui'eusement sont encore bien loin de disputer aux Elzevirs l'avantage de la correction et de la netteté. Le public ne s'y méprendi^a pas.

Le livre qui m'a fouinii le sujet de cette longue discussion, n'est pas plus mal exécuté (jiie les autres éditions hollandoises de cette époque. Il doit être rare, car je ne l'ai découvert dans au- cun catalogue. Son principal mérite est d'ailleurs tout-à-fait relatif; il consistoit, comme je l'ai dit , à ouvrir à peu près la série des éditions Elzevi- riennes, qni finit en 1681 , quelques mois après la mort de Daniel, au supplément du Traité de la Nature et de la Grâce de Malebranche (1), qui


(i) Traite, de la Nature et de la Grâce, par M. Malebranche , de l Oratoire. A Amsterdam, chez Daniel Elsevier, 1680, 3 f. et 268 pages. — Esclaircissement, ou la suite du Traite' de la Nature et de la Grâce, par M. Malebranche , de l Oratoire. A Amster- dam., chez la veuve Daniel Elsevier, i68i , 68 pages ; deux parties «11 un vol. in-i'2. 1. r. mar. rouge, rel. par Deseuille.

Superbe exemplaire. IM. Renouarcl cite le Traité de la Nature


DES ÉDITIONS ELZEVIRIENNES. 3i

a été si long-temps inconnu des bibliographes, (i)


et de la Grâce , comme un des plus rares volumes francois im- primés par les Elzevirs, mais il ne connoît pas VEsclaircissement, qui est bien plus rare encore , et qui n'a jamais paru dans aucune vente ( 1827).

N. B. Je désigne partout le petit format des Elzevirs comme in-i2, mais il est à remarquer que ces éditions de 1680 , le Male- branche et le Saint-Disdier, sont tirées sur un papier plus gi-and. Un Elze\ir broché des années précédentes a cinq pouces trois ou quatre lignes de hauteur. Ceux-ci auroient plus de six pouces.

(i) M. Motteley, qui a fait sur les Elzevirs des recherches fort curieuses dont nous ne tarderons probablement pas à recueillir le fruit, et qui tombe d'accord avec moi sur presque tous les points que j'ai touchés dans cette discussion , a découvert dans ses voyages, des éditions Elzeviriennes fort postérieures à la mort de Daniel , et même au court exercice de sa veuve , qui portent le nom d'Abraham : j'en donnerai ici le titre, quoique je ne les possède point :

Frid. Spanhemii de corruptis siiidiis oratio , recitata in Acad. Lugd. Batav., etc. Lugduni Batavorum, Abraham Elzevier, Académies tjpographus , 1690, in-4.

Dissertationes theologico-philosophicœ de incestu , etc. , juxta gcrmatiicorum mentem, auctore Henr. Hottengero. Lugdiini Ba- tavorum , Abraham Ehevier, Academiœ tjpographus, 1704, in-4.

Dissertationes theologico-philosophicœ, de constitutionibus juris jurandi, ex R . Mosis Maimonidis , etc., auctore Christ. Dithmaro. Lugduni Batavorum , Abraham Ehevier, Academiœ tjpogra- phus , 1704, in-4.

Le genre de ces trois opuscules, qui sont des discours ou des thèses universitaires, et le titre qu'Abraham Elzevier prend au frontispice, donnent lieu de penser qu'il avoit restreint à des pu- blications très bornées et pui-ement scholaires l'emploi de ces presses jadis si célèbres. On ne reconnoît plus d'ailleurs dans les éditions que je viens d'annoncer, les caractères élégans, la per-


3?. THÉORIE DES ÉDIT. ELZEVIRIENNES.


fection de tirage et les soins typographiques qui avoient fait la réputation de sa famille. Le fleuron non solus est le seul insigne qu'il en ait conservé. N'est-il pas probable que cet Abraham étoit le fils de Daniel , qui avoit certainement plusieurs enfans , puisque Grsevius écrit à Heinsius , le 12 octobre 1680 : « Daniel Elzevir « est malade de la fièvre, avec cinq personnes de sa maison », et quelques jours après : « Nous venons de recevoir aujourd'hui la <( triste nouvelle de la mort de notre ami commun, Daniel Elzevir, « que nous avons perdu hier à midi . La république des lettres « fait une grande perte ; mais sa famille , dont une grande partie « est aussi malade , en fait une bien plus grande ! » Ne doit-on pas présumer aussi qu'Al)raham Elzevir, étant parvenu à l'âge de force , l'Académie de Leyde s'empressa de lui confier la direction de son imprimerie , comme un témoignage de la véné- ration qu'elle conservoit à ses parens , et comme une ressource dans le mauvais état de fortune où cette illustre famille étoit tombée ? Quoi qu'il en soit, il ne paroît pas qu'Abraliam Elzevier, deuxième du nom , ait étendu ses entreprises au-delà de cette petite exploitation. On ne connoît du moins aucun ouvrage re- commandable qui porte son nom.


OUVRAGE FRANÇOIS DE LEIBNITZ. 33


IL


Découverte d'un ouvrage françois de Leibnitz , mal à propos attribué à un autre auteur.


Renards de Samson. — Mâchoire d'Ane. — Corbeaux d'Élie. — Les Quatre Monarchies. — L'Antéchrist. — A Helm- stedt, chez Henri Hes se , 170^, in-8. de i33 pages; v. brun armorié.

M. Brunet se trompe en indiquant ce Hatc sous le format in-12; mais il ne l'a probablement pas vu. Il se contente de l'annoncer comme un volume rare y sans en donner aucune estimation, et il y a une excellente raison pour cela; je ne crois pas qu'il ait jamais paru dans aucune vente.

M. Barbier en a aussi une vague connoissance. Il l'attribue à Van der Hardt, qu'il auroit fallu écrire Von der Hardt, et il fonde cette hjpotlièse, que j'ai adoptée trop docilement dans la Biblio- thèque sacrée (où il ne devoit d'ailleurs pas être question de l'ouvrage), sur une note manuscrite; mais une note maimscrite n'est une autorité que lorsqu'on connoit la main qui l'a tracée , et qu'on peut croire qu'elle n'a pas été jetée à la légère par

3


34 OUVRAGE FRANÇOIS

un lecteur superficiel ou téméraire. Von der Harclt n'écrivoit pas en François , et ce que nous savons de son caractère , donne tout lieu de penser que ce philologue , si intrépide dans ses hostilités , ne se seroit pas couvert du voile de Tanonyme pour une publication qui n'a rien de plus liai di que le reste de ses ouvrages. Celui dont nous nous occupons n'est pas sans analogie avec son système général de critique , et il est probable qu'il a pensé à peu près les mêmes choses, s'il ne les a pas écrites j mais on verra tout à l'heure qu'il n'a de commun avec le véritable auteur cpi'une immense érudition , et une gi'ande indépendance d'esprit.

Le volume est partagé , comme le titre l'indique , en cinq dissertations, cpii ont pour objet de faci- liter l'intelligence d'autant de passages des textes sacrés, en explicjnant par l'étymologie ou tout au plus par la métaphore, des faits cpii choquent la vraisemblance, et cpii répugnent à la raison. L'au- teui' ne croit point , par exemple , que Samson « ait pris trois cents renards, qu'il ait pris aussi (( des flambeaux , et qu'il ait tourné les queues des (( renards les unes contre les autres, puis placé (( ensuite un flambeau allumé au milieu entre les (( deux queues, après cpioi il lâcha ces renards dans « les blés des Philistins » ; et il est vrai cpe cette opération s'entend mieux à sa manière. 11 suppose que les blés des Philistins étant amassés en trois cents gerbiers, Samson commença par unir ces


DE LEIBNITZ. 35

£;erbicrs entre eux par une suite de gerbes séparées de chaque tas , ce qui en hébreu s'appelle sanah , comme la queue des i^nards , et ce que nous appel- lerions très bien aussi une queue, car il n'y a rien de plus naturel cpie cette figure. Il n'eut plus en- suite qu'à allumer un des gerbiers pour les en- flammer tous , expédient infiniment plus facile que celui des renards. Quant à cette expression , chasser les renards , qui se lit en effet dans l'hébreu, elle signifie proverbialement, punir ou tromper les trompeurs , et s'applique par conséquent à mer- veille à la juste vengeance de Samson. Ce ne seroit point non plus des corbeaux qui auroient apporté , du pain au prophète Élie avec une exactitude si fidèle, sur les bords du torrent de Crit. Il est facile de pourvoir à leur ministère d'une mianière plus naturelle, et sans recourir à un miracle inutile, le torrent de Crit sur les bords duquel Élie s'étoit réfugié , baignant les campagnes qui entoui^ent la ville d'Oreb , Orbo ou Aorabi , dont les habitans portent un nom qui peut se confondre par homo- phonie avec celui des corbeaux. La grande et ter- rible énigme de l'Antéchrist, n'embarrasse pas davantage notre scepticpie interprète de l'Ecriture. Le chef et les autres présidens des Juifs , de leur république et de leur église, avec tout le sénat de Jérusalem et tout le peuple hébreu, sont, suivant lui, l'unique Antéchrist dont le Nouveau Testa- ment fasse mention, soit directement, soit indirec-


36 OUVRAGE FRANÇOIS

tement. « Enfin , V Apocalfpse tout entière , dit- « il, décrit uniquement une idée de la haine (( judaïque contre Christ et son Église, et du châ- (( timent très juste qui s'étend jusc[u'à l'entière u ruine de la ville de Jérusalem et de la reipublique (.( (sic) des Juifs; de sorte c[ue l'histoire faite par u Josèphe , touchant la destruction de cette ville et (( de la dispersion du peuple juif, est le meilleur (( commentaire de V Apocalypse. »

Je ne savois sur cette cjnestion que ce que je viens de dire , et c'est là que se seroit bornée ma notice , si certaines études ne m'avoient forcé der- nièrement à faire des recherches dans l'excellent catalogue des ouvrages de Leibnitz , qui se trouve à la suite de sa vie par M. de Jaucourt , en tète des Essais de Théodicée (i). Je copierai ici la note extrêmement curieuse que j'y remarquai sous le n° CLI , persuadé cjue tous les lecteurs en auroient tiré la même induction que moi.

« Histoire de Bileam. Brochure de théologie, cjni contient ig pages d'un petit in-12, sans nom. d'auteui' , d'imprimeur, ni du lieu de l'impression, et sans date. Ignorant le temps où elle a paru, je la range ici pour faire la clôture des ouvi-ages qu'a

(i) Essais de Théodicce sur la boute de Dieu, la liberté de l'Homme, et l'origine du mal, par M. Leibnitz. Nouvelle édition, augmentée de l'Histoire de la vie et des ouvrages de l'auteur, par M. le chevalier de Jaucourt. A Amsterdam , chez François Chauguion , 174?; 2 vol. in-8. raar. vert-d'eau, rel. par BradcU


DE LEIBNITZ. ^j

donnés M. Leibnitz pendant sa vie. 11 s'agit de V Histoire de Balaam (prophète ou devin de la ville de Petlior sur l'Euphrate), rapportée dans Y Ecriture Sainte, au Livre des Nombres, cha- pitres XXII, XXIII, XXIV, etc. M. Leibnitz l'a intitulée Histoire de Bileam , en lisant le mot hébreu à la façon des Massorètes. Mais la difficulté n'est pas dans la manière de lire le nom de Balaam , cela importe peu; elle consiste dans l'explication de l'histoire même, qui partage tous les commen- tateurs de \ Écriture, anciens et modernes. On demande si ce cpie raconte Moïse, de Balaam, et principalement de son dialogue avec l'ânesse, est arrivé réellement, et à la lettre, comme le texte semble le marquer, ou si c'est une allégorie, une vision, un songe. M. Leibnitz, sans entrer dans la discussion de ces deux sentimens , embrasse la der- nière interprétation , et croit qu'il n'y a rien dans les paroles du texte qui y soit conti aire. ^) {Préli- minaires des Essais de Théodicée, édition de 1747, p. 277-278, tome I.)

Rien de plus analogue au travail anonyme du prétendu Von der Hardt, et pour le choix du sujet," et pour l'esprit dans lecpiel il est traité , que cette rare dissertation de Leibnitz ; m^ais rien n'empêchoit toutefois que deux savans, contemporains et com- patriotes , eussent écrit dans le même temps , et quoique étrangers, dans la même langue françoise, sur des questions qui se touchent. Il falloit, pour


38 OUVRAGE FRANÇOIS

résoudre ce problème , trouver V Histoire de Bileam; et où chercher ces dix-ueuf pages que le biographe même de Leibnitz avoit à peine aper- çues? Qu'on juge de ma satisfaction, quand le hasard fit toraJ^er dans mes mains le volume dont je vais donner le titre.

Histoire de Bileam. Renards de Samson. Mâ- choire d'Ane. Corheaus d'Elie. V Antéchrist; petit in-i2, sans nom de lieu ni d'imprimeur, et sans date.

Ces différentes dissertations ne sont donc point de Von der Hardt; elles sont de Leibnitz. ■^\^

\J Histoire de Bileam est ici telle qu'on en a pu juger par l'analyse, mais non certainement de l'édition dont il est parlé dans le Catalogue des Ouvrages de Leibnitz. Elle se compose seulem.ent de six feuillets ou douze pages non chiffrées , dont la pi-emière occupe le verso du titre. Les Renards de Samson occupent i6 pages chiffrées sans com.pter le titre; Mâchoire d'Ane ^ 24, le titre compris; Corheaus d'Elie , le même nombre , et de la même manière; \ Antéchrist , 54, le titre aussi compris. L'auteur n'a point inséré dans ce volume les Quatre Monarchies ^ qui ne sont pas annoncées sur le titre général ; le papier, les caractères , les vignettes , les fleui'ons , les lettres grises , sont par- faitement identiques dans les deux éditions, mais il est très difficile de déterminer quelle est la pi^- raière; l'in-S. a de plus la dissertation sur les


DE LEIBNITZ. 3^

Quatre Monarchies , mais Y Histoire de Bileam est de plus dans l'in-ia. H y a cpielques changemeiis de l'une a l'autre qui ne paroissent pas faits sans dessein, mais qui sont de si peu d'importance, qu'on ne sauroit décider si les mots qui paroissent retranchés à l'in-S", ne seroient pas au contraire des mots ajoutés à l'in-is, et réciproquement. La plus grande différence est un Avertissement de deux pages , qui se trouve dans ce dernier au devant de \ Antéchrist, et qui n'a pas pu exister dans l'autre, mais je n'oseroispas affirmer qu'il eût été plus à propos de le détruire que de l'ajouter, ou de l'ajouter que de le détruire. Quoi qu'il en soit, ces deux volumes sont d'un gi^and prix , et par leur rareté excessive , et par leur piquante singularité , et par l'éclaircissement littéraire auquel ils donnent lieu, et par le nom du génie imm.ortel qui les a produits. Malheureusem.ent , mon exemplaire de l'édition in-12, quoique bien complet, est loin d'égaler l'autre en bonne conservation.


4o DU PLUS RARE DES ANA.


III.

Analyse et description du plus rare des Aiia. — De Jamet le jeune, et de quelques autres gens de lettres ou amateurs qui ont écrit sur les marges de leurs livres.


Maranzakiniana. De l'imprimerie du Vourst, l'an i'j3o,ctse vend chez Coroco, vis-à-vis les Cordcliers , in-24- de 55 pages , dont les 7 premières et les 2 dernières ne sont pas chiffrées; mar. rouge, doublé detabis, rel. par Ginain.

Volume très rare, qui n'a pas même dû être tiré à cinquante exemplaires, com.me le dit M. Pei- gnot , car il ne se présente jamais dans les ventes. Ce précieux exemplaire a été encadré de format in- 12 pour recevoir des notes , et il en est effecti- vement chargé ; elles n'ajoutent pas peu à sa valeur, puisqu'elles sont de la main de Jamet le jeune. Ce ciu'ieux , qui a ainsi développé le titre ( ou les Pensées naïves et ingénieuses du sieur Maranzac, recueillies par madame la Duchesse et Vahbé de Grécourt ) , a écrit au verso la note suivante : «Maranzac, mort octogénaire vers 17 35, étoit (( un ofiicier de chasse et une sorte de fou fort (( stupide du Dauphin , fils de Louis XIV. Après « la mort du Dauphin , en 1712, madame la


DU PLUS RARE DES ANA. 4f

(( duchesse de Bourbon-Condé , bâtarde du Roi , « le prit a son service et des trois princes ses enfans. « La naïveté et l'ingénuité de ce personnage amu- « soit beaucoup cette dame , et elle chargea le « fameux sotadique abbé de Grécom^t , son poète h « gages , et cpii logeoit chez elle , de recueillir ce « Sotisiana, qu.'elle imprima elle-même , avec Gré- er court, à son imprimerie du palais de Bourbon. (( On en tira peu d'exemplaires; ils sont de toute u rareté : on en a vu vendre un deux louis. Je tiens (( celui-ci de l'abbé d'Hebrail , auteur de la France « littéraire y avec qui je l'ai troqué le 4 octobre 1 768. H Je me souviens d'avoir ouï dire, en 1 74^ ? à l'abbé (( de G. cjne madame la Duchesse s'amusoit telle- f< ment de l'esprit balourd de son Maranzac, qu'elle u l'auroit préféré à Fontenelle et à Fénelon. »

M. Barbier n'a connu le Maranzakiniana que par une note de l'abbé de Saint-Léger, qui l'avoit extraite des Stromates du même Jamet. La voici. a Cet ouvrage est très rare, n'y en ayant eu qu'une (c cinquantaine d'exemplaires de tirés, par ordre, (( aux frais et sous les yeux de madame la Duchesse (( douairière. C'est l'abbé de Grécom^t , anagnoste « (lecteur) de cette princesse, qui l'a rédigé. Ma- H ranzac étoit un écuyer d'écurie ou piqueur de « feu Monseigneur, fils de Louis XIV, et qui lui (c servoit de fou ou de plaisant. Après la m^ort de « ce prince, en 171 1 (^zc) , il passa au service de (( madame la Duchesse, où il est encore très âgé.


42 DU PLUS RARE DES AN A.

(( Ce livre est une vraie caricature sur les Ana; (( c'est un in-24 de 54 pages ( sic ) , très bien f( imprimé. M. Lancelot , de qui je tiens cette «note, l'a acheté soixante - douze livres d'une « femme de garde-robe de madame la Duchesse , à a son départ de Paris , en allant dire adieu à Gré- « court. « On voit que cette note des Stromates^ où il faut la chercher page 1741 du tome II , est antérieure à celle de mon exemplaire, et proba- blement d'un temps où Jamet n'avoit fait qu'aper- cevoir le Maranzakiniana, C'est d'après Tune et l'autre que M. Peignot en parle , page 64 de son Répertoire de Bibliographies spéciales , et M. Bru- net, page 4^4? tome II, du Manuel du Libraire j de sorte qne Jamet est , en dernière analyse , la seule autorité que nous ayons sur ce livre, ce qui donne à l'exemplaire qui lui appartenoit une im- portance toute particulière.

Le Maranzakiniana est, comme il le dit fort bien, une vraie caricature des Aîia. C'est un recueil de balourdises et de non-sens qui sont, en général, plus hétéroclites que plaisans ; leur sel consiste le plus souvent dans un déplacement d'idées qui pro- duit les rapprochemens de mots les plus bizarres. On en jugera par quelques exemples que je choisirai avec précaution; car le franc-parler de Maranzac est grossièrement obscène, et l'interprète que le choix de madame la Duchesse lui avoit donné n'étoit pas homme à purifier son langage.


DU PLUS RARE DES AN A. 43

u Maranzac se trouve mal étant à table , et (( se lève; on lui en demande la raison : Mon- « seigneur, dit-il, je n'y puis plus tenir; j'ai un « torticolis horrible dans le ventre.

K II tire six coups de fusil à la chasse du sanglier ; (( et les manque tous ; outré de colère : Morbleu ! «dit-il, je ne sais sur quelle étoile j'ai marché « aujoiu'd'hui.

(( Il dit que les fenêtres d'une certaine maison « sont si grandes, que le vent y entre à plein (( collier.

« Les bas de castor d'Orléans sont faits de poil « de chèvre et de soie.

« Il connoît l'archevêque de Narbonne par (< théorie.

(( Au bout de cinq heures et trois quarts , le « sanglier n'étoit pas plus fatigué que s'il n'étoit « pas sorti de sa cham^bre. »

Je suis convaincu qu'on ne me saura pas mauvais gré de m'en tenir à cet échantillon ,

Et d'en avoir tant dit, je suis déjà confus ;

il

mais je n'aurai certainement rien appris à personne en fournissant une preuve de plus de l'extrême disproportion qui règne entre le mérite réel des livres de ce genre et la valeui- exorbitante que le caprice leur attribue.

Jamet, dont il sera plus question dans cet article que du stupide Maranzac , appartenoit , à ce qu'il


44 DU PLUS RARE DES ANA.

semble, à une famille très littéraire, qui reraontoit peut-être à ce Lion Jamet, dont l'amitic de Marot a rendu le nom immortel. On lit encore sur des livres fort anciens le nom d'un amateui' nommé Jamet, qui devoit être contemporain de leur publi- cation , à en juger par la forme semi-gothique de son écritui-e. Jamet l'aîné s'est fait connoître par de bonnes études de critique verbale, qu'on dit n'avoir pas été inutiles à la belle édition paiisienne du Rabelais de le Duchat, imprimée en 1752, et qui vaut au moins celle de Bordesius , ou Des- bordes (i). Jamet le jeune, dont il est question ici, et qui est beaucoup plus connu, quoiqu'il n'ait produit qu'un petit nombre d'articles de philolo- gie noyés dans les recueils littéraires du temps, doit sa célébrité , parmi les amateiu-s de livres , aux notes dont il aimoit à couvrir les gardes, le fron- tispice et la m.arge de ses livres ; ces notes ne sont cependant guère remarquables que par un cynisme peu commun de pensées et d'expressions. Il ne lui faut qu'un prétexte pour étaler à plaisir le luxe le plus effréné d'athéisme et de libertinage , et ce prétexte n'est jamais difficile à trouver pour son


(i) OEuvres de mnistrc François Rabelais {ni>cc les noies de M. le Duchat). A Amsterdam, chez Henri Bordesius {Des Bordes)., 1711 , 6 tomes en 5 vol. in-8. gr. papier; v. brun, pre- mière reliure de Hollande.

Exemplaire de IMorellet. Il me paroît tiré sur un pajiicr parti- culier, plus fort que le gi-and papier ordinaire.


DU PLUS RARE DES ANA. 45

iraaqination débauchée; il brode des polissonneries sur lin moraliste , et des impiétés sur un sermon. On ne peut lui refuser toutefois une vaste et cu- rieuse érudition , la plus singulière facilité à saisir des analogies ingénieuses entre des auteurs qui ne présentent aucun rapport apparent, et l'art de deçinerles étymologies. Sa bibliothèque étoit d'ail- leurs fort peu nombreuse et fort peu soignée , et il n'y a pas plus d'une douzaine de volumes, an- notés par Jamet, qui puissent prendre place sur les tablettes d'un amateur délicat; mais ceux-là y figurent honorablement parmi les curiosités les plus piquantes. L'éducation littéraire de Jamet le jeune reçut du hasard un singulier complément qui explicjne la direction de son esprit et le ton de sa critique ; ce philologue original avoit été gendarme de Lunéville , et l'on sait quelle nouvelle espèce d'érudition un érudit de collège pouvoit acquérir à cette école. Ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'il étoit intimement lié avec DomCalmet, notre philologue sacré du dix-huitième siècle, et que sa collection de livres se composoit en grande partie de ceux que ce savant critique lui avoit légués ; il en devoit une autre à l'amitié de l'aca- démicien Lancelot. L'écriture de Jamet le jeune est fort jolie, et ses commentaires manuscrits sur le premier volume venu sont des modèles dans ce genre de bavardage spirituel , qui est à la lourde science des scoliastes du seizième siècle ce qu'est


46 DE JAMET LE JEUNE,

une clianson de Ferrand ou de Lainez à la Cas- sandre de Lycophron. Moins indifférent sur ces notes échappées à sa plume qu'on ne le croiroit au peu de soin qu'il a mis à leur rédaction , il en avoit i-ecueilli un nombre imm^ense sous le titre peu commun de Strornates , qui leui^ convenoit doublement , au sens figuré de variétés ou mé- langes , et au sens propre d'enveloppes ou couver- tm^es de livres, parce que c'étoit là cpi'il déposoit ordinairement les premières pensées cjue ses lec- tures lui suggéroient. Ce recueil , qui faisoit partie de la bibliothécjTie de M. Chardin , doit être passé dans celle du Roi; il contient, à côté de quelcpies observations piquantes, une foule d'inutilités, et je l'ai trouvé moins agréable à lire , quant à la forme, que ces notes subites des marges qui ré- vèlent la fougue, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, l'ivresse d'une inspiration un peu déréglée. Il j a de bonnes choses qui sont mauvaises à copier, comme il y a d'excellens mots qui perdent à être redits.

Le nom de Jamet me conduiroit assez naturelle- ment à un chapitre de bibliologie fort curieux, mais que je ne ferai cpi'indicpier ici , parce cpi'il est réservé de le traiter à des écrivains plus habiles, et plus maîtres sui'tout du choix de leurs études ; je l'intitulerois : Des hommes célèbres qui ont signé ou annoté leurs livres. A l'époque actuelle, où la multitude des ouvrages imprimés force les vrais


DE JAMET LE JEtJlNE. 47

nmateurs à accomplii' le cercle vicieux de la typo- i^raphie et à revenir aux manuscrits , ces notes et ces signatures ajoutent infiniment au prix des livres; nous connoissons même des curieux bizarres ovi raffinés qui n'en admettent plus d'autres. Les signatures manuscrites sont assez rares dans les premiers temps de l'imprim^erie ; il y avoit alors une modestie naïve qui ne permettoit pas à un savant de penser cpie les générations suivantes atta- cheroient de la valeur aux choses qui lui auroient appartenu. Tout au plus, quand un volume étoit le gage d'une amitié réciproque dont il devoit rester le monument , cette consécration touchante étoit tracée sur le frontispice ; mais , j'aime à le croire, sans égard à l'accpiéreur inconnu qui devoit un jour en recueillir le trésor. Je possède des volumes de ce genre donnés par Josias Mercier à Savaron (i) ,

(i) Cail Sollii Apollinaris Sidonii , Arvernorum Episcopi , opéra castigata etrestituta. Lugduni , apud Jolian. Tornaesium, i552, in-8. 56o pages; mar. vert, rel. par Thouvenin.

Exemplaire non rogné.

On lit au haut du frontispice, ces mots, écrits de la main de Savaron : Spes mea Christus. Savaron. Le nom de Savaron est bifiFé , mais lisible. Au-dessous du titre sont écrits les mots sui- vans, sur une seule ligne : Ex dono Josiac Mercerj v. doctiss. et opt. Ils étoient également signés de Savaron , dont le nom est encore biffé. Sous le grand insigne des de Tournes , Quod tibi fieri non vis, alteri ne feceris , on voit la signature de Louis Carrion, L. Carrionis. Enfin, la page est terminée par une note de six lignes qui commence ainsi : Andréas Schottus contuli eu. mss. Jo. Amaritonis et CL Puieani, etc. Toutes les marges sont


48 DE JAMET LE JEUNE.

et par Baïf à Mui'et (i). M. Renouard, plus heu- reux que moi, conserve dans sa magnifique biblio- thèque un volume donné par Montaigne à Charron, et signé ou annoté de tous deux. Quand des éditions


chargées de ces leçons d'André Schott, et d'une foule de scolies curieuses de IMercier et de Carrion. Savaron, excellent éditeur du Sidonius Apolliiiaris de 1609, a certainement fait usage de ce volume, qu'il désigne en ces termes dans VEpistola lectori, page XX de son édition : Josiae Merccii lib. cwn mss. Amarit. et Putea. coUatus , manu And. Schotti et Lndoici Cnrrinnis. Il est probable que ce livTe fut volé aux héritiers de Savaron, mort en 1622, et que c'est pour cela que son nom fut raturé sur le titi'e aux deux places où il se trouvoit , sans que l'on touchât aux autres. Cet exemplaire , dont l'existence étoit consacrée en littérature par le témoignage de Savaron, est donc une espèce d'album enrichi par quatre des hommes les plus doctes du seizième siècle. Ce qu'il y a d'exti-aordinairement heureux, c'est que, perdu depuis deux cents ans, il se soit conservé sans aucune altération. Un bon volume de cette époque dans toutes ses marges, est déjà, comme on sait, une curieuse rai'eté. Celui-ci m'a coûté six sous sur un quai. J'espère cpie la charmante reliure dont Thouvenin l'a orné le mettra désormais à l'abri des chances de destruction auxquelles il a été exposé si long-temps.

(i) Fratris Micliaelis Menoti scrmones quadragesimaîes. — Opus aureum. — Michaelis Menoti — peipulcher traclaius. {Parisiis) Jean Petit, absq., anno , pet. in-8. mai\ violet, rel. pai" Ginain.

De la main de Baïf est écrit sur le frontispice : Antonius Baijius M. Antonio Mureto dono dédit Lutctiœ , anno i56i, mense dc- cembri. On trou\e dans le cours du livre quelques notes de la même écriture , et les passages qui ont acquis la célébrité du ridicule y sont marqués avec soin d'un trait de plume. J'ai orné cet exemplaire du portrait de Baïf par Gaucher et de celui de 3Iuret par Fiquet.


ANNOTATIONS MSS. SUR LES LIVRES. 49

sans cesse renouvelées eurent multiplié les livres au point de faire perdre à chaque exemplaire en particulier tout caractère d'authenticité qui pouvoit en faire reconnoître le propriétaire, et que celui-ci eut peine lui-même à fixer dans sa mémoire le signalement de ses richesses, il fut naturel d'en constater la possession par un chiffre, par un sceau, par une signature; malheureusement peu de nos gi'ands homm.es ont eu assez de livres ou ont pris assez d'intérèt à leurs livres pour que ce signe heureux, qui centupleroit aujourd'hui leur valeur, soit devenu fort commun. La signature de Jacq.- Aug. de Thou se lit sur quelques uns des beaux volumes qui composoieiît sa fameuse bibliothèque. On voit quelquefois le nom de P. Corneille sur des exemplaires de son Imitation de Jésus-Christ , en vers françois , envoyés en présent; Racine a tracé le sien avec des notes grecques, latines ou fran- çoises sur les marges des principaux poètes dra- maticpies de l'antiquité. La Bibliothèque du Roi a son Euripide et son Aristophane ;, la bibliothèque de M. Renouard son Sophocle ; j'ai le bonheur de posséder son Eschyle (i). Qui trouvera jamais ce Théagène et Chariclée, dont il disoit , jeune en- core : Vous brûleriez inutilement celui-là , car


(i) AIlXTAOT nPOMH0ET2> etc. Patisiis, ex afficina Adriani ^Furnebi, iSSa , in-8. 4 f- ^ra pages; mar. rouge. Exemplaire annoté pai' Racine.

4


5è ANNOTATIONS MSS. SUR LES LIVRES.

maintenant je le sais par cœur7 II l'avoit certai- nement annoté, et je saurois gré au génie de Racine de me faire comprendre ce ({ui kii avoit inspiré un tel enthousiasme pour un tel ouvrage. Balesdens , savant judicieux qui se défendit , avec une modestie si bien placée , de la concurrence de Corneille , écrivoit son nom sur tous ses livres, circonstance qui donne d'autant plus de prix h un exemplaire que c'étoit un excellent amateur, sévère sur le fond et sur la forme de ceux qui étoient admis à faiie partie de sa collection. Le docte Etienne Baluze (^Stephanus Baluzius Tutelensis) a souscrit de ces trois raiots, d'une belle et ferme écritui^e, chaque volume de sa nombreuse bibliothèque. Le savant Samuel Bochart jetoit ses premières pen- sées et faisoit , pour ainsi dire , son premier travail sur les ouvrages mêm.es cpi'il avoit à consulter. L'habile philologue Guiet préparoit ses éditions des classiques sur le texte de la meilleui^e des édi- tions antérieures; j'en parlerai avec plus de dé- veloppemens dans mi article spécial (N° L). L'es- timable M. Adry, dont l'érudition rappeloit les savans de la renaissance, et cjru'on peut appeler, relativement à eux , le dernier des Romains, faisoit la m.éme chose ; et je m^e trouve heureux d'avoir hérité de son Horace (i), cpii n'a jamais été publié.


{\) Q- Hornlii pnemain. Parisiis , ex officina Robcrti Slephani,


AJ>ÎN0ÏATÏ0NS MSS. SUR LES LIVRES. 5i

Heureux qui trouveroit le nom de L;i Fonlaine sur un Boccace, ou celui de Molière sur un Térence! La Monnoie n'écrivoit le sien que sous la forme d'une anagiamme ; on reconnoît ses livres à cette devise : a Delio nomen , et aux notes curieuses que sa plume leur confioit en traits prescjne microsco- picjnes , mais élégans et bien formés. D. Durand y mettoit encore plus de coquetterie; il écrivoit ordinairement avec de l'encre rouge , et la figure de ses lettres offre la netteté de l'impression et le fini du dessin. Ce n'est pas cette qualité, tant s'en faut , qui distingue le griffonnage maigre et hâté des envois dédicatoires de Santeul.

Les gens de lettres du dix-huitième siècle s'occu- pèrent beaucoup moins de leur bibliothèque; on trouve cependant sur quelques volumes la signa- ture de J.-J. Rousseau ou de courtes notes de Voltaire , mais cela est assez rare. J'ai vu présenter en vente bien des bouquins appuyés de cette re- commandation , et j'en connois peu d'authentiques qui la justifient. Au dernier âge de la philologie, l'habitude d'écrire sur les livres se renouvela parmi les savans, et les curieux françois et étran- gers se disputent quelques volumes revêtus de notes


i544j in-8. mar. rouge, doublé de mar. vert à compartimens, reL par Vogel.

Magnifique exemplaire , charg*^ de leçons comparées par Adry, et prêt pour l'impression.


52 ANNOTATIONS MSS. SUR LES LIVRES,

piquantes , de la main de Morellet , de Grosley, de l'abbé Rive, de l'abbé Mercier de Saint-Léger, d'Adry, de Barbier, de Chardon de la Ro- chette , etc. Il n'est point de bibliophile cpii ne puisse donner à ce rapide aperçu de vastes déve- loppemens.

A défaut de notes et de signatures, il y a des livres qui se recommandent par d'autres indices , et sur lesquels des armoiries ou des devises, inhé- rentes à la reliure ou collées à la garde , fixent le choix des amateurs; tels sont les beaux volumes qui faisoient la richesse des somptueuses collections de Grolier, de de Thou , du comte d'Hoym , de Girardot de Préfond, de Longepierre, et fjrii tien- dront toujours un rang distingué dans les biblio- thèques , où il seroit impossible de les remplacer en exemplaires écpiivalens , ces illustres amateurs n'ayant rien épargné poiu^ s'en procurer de par- faits.

Je m^'aperçois, un peu tard, que j'ai tout-à-fait oublié les ineptes coq-à-l'àne de Maranzac, et que les notes de Jamet m'ont mené fort loin ; cette débauche de digression , dans laquelle il mi'a en- traîné, peut-être par un penchant involontaire à l'imitation, donnera au reste une idée plus exacte de son incohérence habituelle de pensées qu'ime définition en formes.


AJNJNOTATIOWS MSS. SUR LES LIVRES. 53

APPENDIX.

Bien que je me sois accusé, en finissant cette notice, d'en avoir porté beaucoup trop loin les développeraens , quelques uns de mes amis, cpii prennent intérêt à une question de spécialité assez peu touchée jusqu'ici , exigent que j'y ajoute quel- ques observations survenues dans le cours de nos conversations et de nos recherches; mais qu'il faut absolument dédaigner quand on n'est pas biblio- mane. Les motifs qui portent un amateur à écrire son nom sur un livre se réduisent à deux , le besoin d'en constater la propriété , et la vanité de la pos- session. Je ne parlerai pas de celui-ci , parce qu'il y en a peu d'exemples dans les livres recherchés , et que cette ligne solennelle : Tappartieiis ait duc de Kalentinoisy ou j'appartiens au duc de Morte- mar, n'ajoute pas beaucoup de valeur à un exem- plaire médiocre d'un ouvrage médiocre. Quant à l'autre, combiné plus ou moins avec le second, car il y a peu de nos pensées , dans lesquelles la vanité ne se mêle, même chez les âm.es élevées, tous les exeraiples que j'ai cités lui appartiennent ; cela est si vrai , que dans les livres de J.-A. de Thou, qui portent ses armes , il a négligé d'écrire son nom sur le titre, et qu'il l'a écrit , au contraire, dans les livres qui ne les portent pas ; s'il y a quelques exceptions à cette règle, c'est pour les


54 ANNOTATIONS MSS. SUR LES LIVRES,

volumes qu'il a fait relier lui-même, et qui ont reçu ses arm^oiries après avoir reçu sa signature. Il n'y a rien de plus facile à reconnoitre. Grolier, qui faisoit relier si magnificpiement ses livres, les signoit très rarement; sa jolie inscription : Gro- lierii et amicorum, étoit plutôt un moyen de con- sei'vation qu'une marque de folle prodigalité. 11 est prouvé , au reste , qu'il avoit plusieurs exem- plaires des mêmes livres , et c'est peut-être pour cela c£ue le savant M. Dibdin a pris ce grand citoyen pour un relieur du seizième siècle. Depuis cju'il s'est formé des bibliothécpies à l'instar de celle de Grolier, et déjà de son temps , les amateurs se sont avisés de moyens divers de consacrer les beaux livres sous le nom de ceux cpii sa voient les appi'é- cier, et de spécialiser, s'il est permis de s'exprimer ainsi , les exemplaires en les signant ; le plus étrange de tous, est celui qu'employoit Gilles Defeu {Egi- dius Igneus ) , cpii faisoit graver ce nom latin dans les ciselures de la tranche. Je n'ai jamais vu que trois volumes qui lui aient appartenu, et tous les trois étoient tirés sui' un papier plus fin et plus grand que celui de l'édition : j'ai son Térence, de Robert Estienne, i558, in-8.

Les armoiries distinguèrent long-temps les livres de choix à l'extérieur; les Fasces du comte d'Hoym furent aussi recommandables , dans une vente, que les abeilles de de Thou. Un amateur dont la no- blesse étoit moins ancienne (je crois qu'il étoit mar-


ANNOTATIONS MSS. SUR LES LIVRES. 55

diand de bois) , M. Girardol de Préfond, lit passer cette recommandation aristocratique sons la dou- blure des volumes les plus élégans f[ui enrichissent nos ventes. Un volume à la reliure de Deseuille ou de Padeloup, (pii porte à In garde, dans un mé- daillon ovale fort gracieusement orné, l'Ex musaeo Pauli Girardot de Préfond , n'a presque plus de valeur fixe.

Je citerai aussi un excellent amateur, M. Le Riche, dont on reconnoît les livres à un mono- gramme fort proprement tracé en encre rouge , et où l'on peut distinguer deux fois ses deux initiales. Dans les premiers temps de la composition de sa bibliothèque, il y écrivoit son nom. M. Gujon de Sardière , dont le nom ne gâte rien non plus nulle part, l'écrivoit à la fin et au commencement, pour cpie personne n'en doutât , et tous ses livres sont fort jolis. Une pratique détestable , selon moi, c|ui s'est introduite depuis quelques années , mais qui remonte au moins à la belle bibliothèque de M. de Bourlamaque , c'est celle des écussons imprimés à la main sur le frontispice , comme dans la curieuse collection de M. Richard , cjiii , malheureusement plus amoureux du plaisir de multiplier son nom^, ou de celui d'imprimer ses timbres , que de la belle conservation de ses bouquins , a répété avec une attention remarquable l'empreinte délatrice par- tout où il a trouvé du blanc. Le cachet de M. Simon de Troyes , homme d'esprit d'ailleurs , et littéra-


56 ANNOTATIONS MSS. SUR LES LIVRES.

teur fort estimable , est encore plus disgracieux; il a fait à je ne sais comlDien de volumes plus de mal que sa signature n'auroit pu leur faire de bien. Le nom d'im homme de talent n'ajoute de -valeur à ce (|u'il a possédé (pi'autant qu'il est autogi^aphe. Qu'est-ce que le sale blason de ces messieurs sui' un frontispice ? la tache maussade d'un peu d'encre grasse et indélébile. Il faut laisser la précaution de ces estampilles nécessaires aux bibliothèques publiques.


CLASSIQUE ITALIEN. 57


lY.

Recherches sur l'édition originale, jusqu'ici mal décrite, d'un classique italien. — Clef d'une post-face satirique de Cinelli. — Particularités biographiques.


Il Malmantile racquistato poema di Perlone Zipoli {Lorenzo Lippî). In Finaro , nclla stamperia di Gio. Tommaso Rossi , 1676. Con lie. de Sup.^ in-12. 8 f. qui comprennent une lettre de l'auteur à l'archiduchesse Claude d'Inspruck, la Vie de Lippi, et un Avertissement de Cinelli au lecteur, avec les Variantes de trois octaves, 3oo pages poiu- le poème , et 16 f. pour la post-face de Cinelli; mar. raisin de Corinthe, rel. par Thouvenin.

Biographes et bibliographes connoissent assez imparfaitement le célèbre peintre-poète Lorenzo Lippi , auteur du Malmantile racquistato^ sous le nom anagrammatique de Perlone Zipoli. M. Gamba est le seul qiii fasse mention de notre inappréciable édition (i), et j'ai peine à comprendre que le

(i) « Que.sto Poema, tullo spar.so di proverbj et di graziosi Jio- ventinismi , fu per la prima volta pubblicato in Firenze, per Gio. Domenico Rossi, 1676, in-12., per opéra del doit. Giovanni Cinelli , il qiiale vi pose in fronte una prefazione tendente a lacerare il merilo di alcuni lellerali ioscani allora viventi. Fu costretlo il Cinelli a supprimerla e sostiluir ne un' altra, onde nacqiie , che dellc 5o sole copie cJi erano siampate , laceratc ne


5» CLASSIQUE ITALIEN,

savant M. Briiiiet , cpii a lu M. Gamba avec tant de fruit , et qui se plaît à lui en rendre témoignage, ne se soit pas souvenu de son article Lippi , où il auroit vu que l'édition originale du Mabnantile n'est pas rin-4. de Florence, 1688, avec les notes de Paolo Minucci , déguisé sous cet autre ana- gramme de Puccio Lamoni; lacpielle est seulement l'édition originale de ce commentaire, car c'est par erreur que M. Périés en désigne une autre de ce format à la date de 1676. L'édition originale, cpii n'a point de notes, est celle cpii fait le sujet de cet article, et qui avoit besoin d'être exactement décrite ; car elle est si rare cju'il est présumable que M. Gamba lui-même ne l'a pas vue, puisqu'il se trompe dans sa curieuse notice , et sur le lieu de l'impression, qu'il dit être de Florence, et sur le nom de l'imprimeui^, qu'il appelle Jean Dominique et non Jean-Thomas Rossi; ce qui prouve qu'il écrit sur la foi d'une note manuscrite où le nom Tominaso abrégé en Tom., lui aura olfert, par une mauvaise figuration de l'initiale , la fausse abréviation de Domenico. On voit aussi , par ce qu'il dit de la prétendue prefazione infronte du Cinelli, qu'il n'en parle que par mémoire ou sur la foi d'une communication inexacte , la lettre de

alcune, altre nascoste, la prefazione fii nota a molli, ina veduta da pochi. » — Série delP Edizioni de' Testi di lingiia italiana, opéra compilata da Bartolomeo GamJja. Milano, 181 2, in-i8. parte prima , p. 280.


PARTICULARITÉS BIOGRAPHIQUES. 5g

Ciiielli au lecteur terminant nécessairement le volume , et ne pouvant être placée au devant sans déranger l'ordre de la signature et des réclames. Concluons que cet excellent bibliographe n'a eu connoissance de cette édition, presque aussi in- trouvable en Italie qu'en France , où mon exem- plaire est unique selon toute apparence , qu'au moyen de la lettre de Magliabecchi à Geminiano Montanari , qui fut publiée par l'abbé Antoine- Jean Bonicelli , dans la Bibliotheca Pisanor. Vene- tiis, 1807, 1808, page 3o5, tome II, et qui mérite la plus entière confiance , Magliabecchi ayant été lié avec Cinelli d'une manière très étroite. Il résulte du passage de M. Gamba , comme on le voit ci-joint dans son texte, que Cinelli s'étant permis de dé- chirer, avec une extrême violence , quelques uns des littérateurs et des savans les plus renommés de son temps, dans la post-face diffamatoire qu'il a attachée au Malmantile , on le força de la suppri- mer ; ce qui ne fut pas difficile , cette pièce , sans chiiFres et sans signature , n'étant qu'annexée au volume, de sorte que des cinquante exemplaires qui en avoient été tirés alors, le plus grand nombre étant ou cachés avec soin ou entièrement détruits, elle fut connue par renommée d'une multitude de personnes et vue d'un très petit nombre. Ce qu'il y a de certain , c'est que l'édition elle-même est restée très rare après cette mutilation, et ne se trouve que dans le Catalogo di Capponi, p. 23o.


6o CLASSIQUE ITALIEN.

Le caractère irascible et hostile de Ciiielli est assez à découvert dans sa Bihlioteca volante pour qu'on puisse juger de l'espèce de rage qu'il porta dans la plus sanglante de ses polémicjues; je pense cependant qu'on nie sauia quelque gré de joindre ici, d'après la clef de Magliabecchi, l'échantillon des honnêtetés littéraires de ce fougueux philo- logue, si superficiellement apprécié par M. Gin- guené dans la Biographie universelle.

C'est au treizième feuillet , versOj de cette post- face, qu'elle devient la plus insultante des diatribes ; mais Cinelli, qui rompoit si audacieusement en visière à de grandes renommées , voulant pourtant se ménager des approbateurs dans la haute littéra- ture , a eu soin d'opposer l'éloge exalté de ses pro- tecteurs à la peinture outrageante qu'il fait de ses adversaires, et cette figui^e de contrastes ajoute encore à l'amertume de ses invectives. (( Je me « félicite bien davantage, dit-il, d'être cité avec (( estime par ce Jacques Gronovius , portentosi in- (( genii juvenis , che non mi turho , che un dH mulo « (Tun carbonaio fui desse inaspetiatamente un (( calcio, quantunque non mi facesse alcun maie, u e pietendesse dipoi insieme col mulattiere cJi io « dovessi lisciarlo per contraccamhio di si fatta « cortesia. » Ce vil mulet de charbonnier est le Père Coccapani.

« Pià mipregioy continue-t-il , che un P. Bona- « ç'entura Baionio^ teologo ed hisloiicodiS. A. S.,


PARTICULARITÉS BIOGRAPHIQUES. 6i

t< nobilissimo per nascita, candidissimo per cos- (( tiunij e dottissimo per sapere, mi onori délia sua x( amiciziay che non mi attristo che un taie anal- if fabeto geometra (asinus qui prœter Euclidem (( nihil scit, che hen dimostra nellafaccia ajffilata, « nel color cetrino, nel poco pelo, e negli occhi (( spaurid, incassati , e scompagni , esseril simula- H cro délia malizia e degno primogenito delV ini^i- « did) di me con mal garho favelli e scriva, etc. » Ce géomètre illitéré , âne qui ne sait que son Euclide , et dont la face effilée, le teint livide, le front chauve, le regard effaré, donnent une si juste idée de la malice et de l'envie, est le savant Viviani.

« PiiL mi piace di sentira che délia ristampa H délia mia versione in nostra lingua del testa- (( mento del sig. cardinal Bona , sia stato promo- (( tore il sig. Pietro Mengoli , uomo non solamente «. nelle matematiche ed in altri studi celeherrimo, (( ma in oltre dHncolpatissimi cosiumi , e d'esem- « plarissima vita, che non mi duole che un viso H rancido , grinze , e spelato con mentito capello « ed affetata favella , vero ritratto délia simula-

u zione ^ mi critichi e laceri. » Cette vieille figure

rance et ridée, c'est l'immortel Redi.

« Piii mi godo delV affetto amorevole del sig. H Antonio Magliahecchi , Ippia , e Socrate di « nostro secolo ,

A giudizio de' sui'i unwersale ,

H non suOj che è la stessa modestia, che non mi


64 CLASSIQUE ITALIEN.

c( turbo per gV impedimenti datimi nelV ùnpres- c( sione di questo opusculo da un occhio torbido e i( bieco, cJie per vestirsi degli altrui panni , quel « rauco cowo le penne di paone inendicando, non « solo V altrui onorevolezze , ma V altrui fatiche i< appropriarsi procura, etc. » Dans cet effronté plagiaire , à l'oeil louche et hagard , il faut recon- noitre le docteur Maggi. > »

« Amo meglio cli un sig. Pietro Maria Kai^ina « si sia degnato porre il mio nome nella sua dot- u tissima Face volante , che non mi sdegno cli un « sozzo ed intemperato Etiope, non différente nella (( midolla dalla corteccia, servo delproprio ventre « e diabominei^olisentimenti...., vada scacinando u zizanie. )) Quant à ce Maui^e intempérant et gros- sier, dont la mie ne vaut pas mieux que la croûte , ou le caractère que l'extérieur, ce glouton aux sen- timens abominables , c'est le m.éme Paolo Minucci qui publia depuis il Malmantile racquistatOy comme nous l'avons dit plus haut. Le Panciato Costui , dont il est question ensuite , est un pauvre auteur nommé Segni , cpi avoit reçu ce surnom parce que le vieux marquis Riccardi avoit coutume de dire à son tailleur, eil le lui conduisant : Taglia un vestito a costui. Tout le monde sait que cette locution humiliante ne s'emploie , en Italie , qu'à l'égard de la dernière populace.

Le Malmantile est une de ces fables qui ne sont (|ue le cadre ou le prétexte d'un homme d'esprit. Lippi s'est amusé à y réunir une foule de traditions


PARTICULARITÉS BIOGRAPHIQUES. 63

de l'histoire locale et de superstitions poéticpies , cpi'il a revêtues avec infiniment de goût des idio- tismes les plus gracieux de la langue florentine , et d'une foule de proverbes qui lui sont propres. Aussi peut-on compter cet ouvrage parmi ceux cjii'il est impossible de traduire, les Italiens eux- mêmes ne le lisant que fort difficilement. Son récit est , d'ailleurs , semé d'allusions impossibles à saisir pour ceux qui ne connoissent pas les faits auxcjuels elles se rapportent , et il n'y a pas jusqu'aux per- sonnages qui ne soient souvent des masques dont il faut pénétrer le secret pour apprécier leurs actions et leurs discours ; c'est ainsi qu'on y voit figurer Francesco Rovaï sous le nom de Franco Vincerosa , et sous celui de Selva Rosata le fam^eux Salvator Rosa , l'ami de Lippi , et son digne émule comme peintre et comme poète. Malgré cette liaison, qui suffîroit pour rendre suspect un homme d'un esprit plus grave et d'une imagination plus posée que Lippi, l'histoire ne lui reproche qu'une manie bien innocente ; il aimoit à marcher, et comptoit ses beaux jours par les milles qu'il avoit parcourus. Il supportoit sans amertume la concurrence d'un mauvais versificateur ou d'un barbouilleur obscur, mais il n'entendoit pas parler froidement des succès d'un piéton plus habile que lui ; et assez jeune en- core pour produire de très bons ouvrages, il mourut de pleurésie à la suite d'une mai'che forcée.


64 BIBLIOGRAPHIES CURIEUSES.


V.


Additions à toutes les Bibliographies curieuses et facétieuses. Notes biographiques sur Caron.


OpOS MoRLINI , COMPLECTENS NoVELLAS , FaBULAS ET CoMOE-

DiAM , maxima cura et impensis Pétri Simeonis Caron, bibliophili , ad suam nec-non amicorum oblectalionem rursiis editum. Parisiis, m dcc ic, 3 f . non chiffrés, 147 f. chif- frés, i5 f. non chiffrés. — Recueil de plusieurs Farces tant anciennes que modernes. Paris , Nicolas Roussel, 161 2, ' 144 pages. — Sottie à dix personnages iouée à Genève en la place du Molard, le dimanche des Bordes, l'an i523. A Lyon, par Pierre Rigaud, 48 pages. — La Farce de la Qverelle de Gaultier Gargxiille et de Perrine sa femme. A yaugirard, par a e i u , à l'enseigne des Trois-Raues , 16 pages. — Le lev du Prince des Sotz et mère Sotte, ioué aux Halles de Paris le mardy gras, l'an mil cinq cens et vnze (par Pierre Gringoire), 58 f. chiffrés d'un seul côté. — Le Mystère du Cheualier qui donna sa femme au Dyable , à dix personnages , Sg f. — Novvelle Moralité d'une pauure fille villageoise , laquelle ayma mieux auoir la teste couppée par son père , que d'estre violée par son Seigneur , à quatre personnages. A Paris, chez Simon Cah'arin , à la Rose blanche couronnée , 38 pages. — Farce joyeuse et récréative du galant qui a faict le coup, à quatre personnages. A Paris, 161 o, 26 pages chiffrées, et 2 qui ne le sont pas. — Le Plat de Carnaval , ou les Beignets apprêtés par Guillaume Bonnepâte, pour remettre en appétit ceux qui l'ont perdu.


NOTES SUR CARON. 65

ji Bonne Hvilc , chez Feu Clair, rue de la Poêle , à la Pomme de Reinette , l'an dix-huit cent d'œufs , 6 f . , 142 pages, 3 f. lion chiârés. — Carton ouvert aux gens bons , vrais et joyeux amis ; Car on ne doit rien avoir de caché pour eux, 4 f- non chiffrés. — Chute de la Médecine et de la Chirurgie , ou le monde revenu dans son premier âge, traduit du chinois par le bonze Luc-Esiab. A Emeluo- gna , la présente année 000000000, 8 pages. — Traduction des Noëls bourguignons de M. de la Monnoye, 1735, 2 f. , 24 pages. — Les Chansons folastres des Comédiens, recveillies par vn d'evx, et mises au iour en faueur des Enfans de la Bande ioyeuse , pour leur seruir de préseruatif contre les tristes mclancholicomorboafflatos. yi Paris , chez Gi'illot-Gorii' , aux Halles , près le Pont-Alais , à l'enseigne des Trois-Amys , 163^, 16 pages, non compris le titre. — jEnigma , 2 f. le tout de format pet. in-8. ; mar. rouge , rel. par Thouvenin. Exemplaire non rogné.

Quoique cette collection soit nécessairement fort rare , puisqu'elle n'a été tirée qu'à 56 exem- plaires , elle est si connue des amateurs , que je n'en parle ici cpie pour y rattacher (jxielques pièces fort singulières qui doivent s'y annexer pour la rendre complète , et qui manquent aux meilleures bibliothèques. M. Peignot, cpi en a donné une description où l'on remarque son exactitude ordi- naire 5 dans l'excellente Notice des Ouvrages tirés à petit nombre (i), s'est seulement trompé


(i) Répertoire de Ribliographies spéciales , curieuses et instruc- tives , par Gabriel Pcignnt. Paris, Renouard , 1810, in-8. Gr. pap. vélin.

5


66 mBLTOGKAPHIES CURIEUSES,

sur la foi de MM. Fournier frères, s'ils ont avancé, comme on le dit, que des 3g exemplaires en papier ordinaire, vingt-cinq avoient été détruits. Le fait de cette destruction se rapporte à d'autres pièces dont nous parlerons tout à l'heure; mais il reste vrai poui" un autre motif, que le nomhre des bons exemplaires de la collection est réduit peut-être de plus de vingt-cinf{ par l'inaptitude gi^ossière des relieurs de l'époque où elle a paru, cpii les ont m.utilés à la douzaine, suivant 1 usage barbare de cet âge de fer de la reliure; de sorte que les exem.- plaires qui leur ont échappé, ou qui sont tombés par hasard dans quelques mains plus habiles, sont les seuls dont les curieux fassent beaucoup de cas, et c'est ce qui occasionne les variations que leur prix éprouve dans les ventes.

M. Brunet et M. Peignot parlent tous deux d'un petit volume intitulé le Cocu consolateur (i) , qui , malgré la différence du format , doit se joindre aux réimpressions de Caron , mais qui est beaucoup plus rare, comme le lemarque M. Brunet, et non pas seulement aussi rare com.me le dit M. Peignot. Je suppose du reste , à la manière dont ils s'expri- ment tous les deux, cpe le premier l'a vu fort légè- rement , et que le second ne l'a pas vu du tout, le prem^ier l'ayant décrit d'une manière inexacte , si


(i) Xe Cocu consolateur. L'an du Cocuage, S^Sg (178g). Demi- feuille iii-i8. mar. rouge, doublé de tabis, rel. par Ginain.


NOTES SUR CARON. 67

je m'en l'apporte à l'exemplaire cjue j'ai sous les yeux, et le second ayant, contre son habitude, entièrement omis de le décriie. Cet exciirplaire n'est point petit in-8., comme le dit M. Pcigiiot, mais d'une demi-feuille, de foi mat in-i8. , comme le dit M. Brunet; et l'impression en élant déjà remarquable par la grosseur des caiactères et l'exi- guité de la justification, je ne suppose pas que les 18 pages de cette demi-feuille aient pu fournir les dix-huit feuillets d'une feuille entière, que ce dernier y compte probablement par inad\erlance. Cette facétie a été réimprimée depuis dans un recueil dont les exemplaires sont beaucoup plus communs, (i) ,

Il est d'usage de réunir aussi à la collection de Caron, quelques pièces réimprimées assez long- temps auparavant, qui sont tout-à-fait du même genre , et qui peut-être en ont donné l'idée (2).

( I ) Sermon pour la Consolation des Cocus , suini de plusieurs autres , comme celui du cure' de Colignac , prononcé le jour des Rois; celui du R. P. Zorohabel, capucin, prononcé le jour de la Ma^deleine. A Amboise , chez Jean Coucou, à la Corne de Cerf. l'jSi , in-i2. 79 pages, non compris le faux titre et le titre. — Sermon d'un cordelier à des voleurs qui lui demandoient de l'argent ou la vie. lySa, faux titre, titre et 4 pages. — Le Cocu consolateur. L'an du Cocuage 58 10 (1810). 16 pages, y compris e faux titre et le titre; mar. jaune, doublé de tabis jaune, rel.

  • par Ginain.

Exemplaire unique sur papier rose. Ce recueil paroît avoir été imprimé tout entier en 18 10.

{1) Procez et amples examinatinns sur la vie de Carcsme pre-


68 BIBLIOGRAPHIES CURIEUSES.

Elles ne se trouvent pas plus facilement , et con- servent dans les ventes une valeur qui n'a cepen- dant diminué en rien celle des originaux, (i)

Enfin , M. Augustin Pontier, habile iraprimeui' d'Aix , en Provence , a fac-similé avec une grande précision, dans le même format, deux Mystères ou Moralités (2), dont l'un tiré à soixante-sept exemplaires, et l'autre à soixante seulement, qui


nant. Pari'; , i6o5, in-8. g f. non chiffrés. — Traicté de mariage entre Julian Peoger, dit Janicot, et Jacqueline Papinet sa future espouse. A Lyon, i6ii , 8 f. non cliiffrés. — La Copie d'un bail

et ferme faicte par une jeune dame A Paris, par Pierre

Viart , 160Q, 2 f. compris le titre. — Comme procez fut mené 't entre quatre hommes , tous quatre demandeurs aux fins de une même requête, c'est à savoir un bossu , un aveugle, un muet et un chastrc. i feuillet. — La raison pourquoi les femmes ne por- tent barbe au menton ainsi qu'en la penillicrc , et ce qui a esmeu nos dictes femmes à porter les grandes queues. A Paris , 1601 ,

4f. non chiffrés. — La Source et Origine des sauvages, et la

manière de les apprivoiser, et le moyen de prédire toutes choses à advenir par iceux. A Lyon, par lean de la Montagne , 1610, 12 f. non chiffrés. — La grande et véritable Pronostication, etc. 10 pages. — Sermon joyeux d'un dépuceleur de nourrices , 10 pages; mai-, rouge, rel. par Thouveain.

Exemplaire non rogné.

(i) Procez et amples examinations sur la vie de Caresme pre- nant. Se vend rue Saint-Iacques , à l'enseigne Saint-Nicolas, i6og, in-8. 16 pages; mar. rouge, rel. par Derome.

Exemplaire de Girardot de Préfond.

— Le même ouvrage. A Rouen, chez la vefue Ican Petit, 1612, in-8. 1 4 pages; mar. rouge, rel. par Simier.

(2) Le Mystère de la Saincte-Hostie , nouuellement imprime à Paris. (Achevé d'imprimer le 7 juin 181 7, par les soins d'Au-


NOTES SUR CARON. 69

mëritenl, par leur exécution et par leur rareté, de tenir une place distinguée à la suite de cette col- lection , qu'il se promettoit de continuer indéfini-r ment. Soit qu'il ait manqué des encouragemens nécessaires pour la poursuivre , soit qu'il en ait été détourné par d'autres circonstances , on l'a vu avec peine se borner aux deux publications dont nous parlons, et qui se recomimandoient par des soins typographiques très remarcjuables.

Mais ce n'est pas, je le répète, à ces élémens connus de la collection qu'elle doit se borner pour être aussi complète qu'il est possible de le désirer , et l'on a déjà vu dans le titre détaillé qui est en tête de cet article, l'indication d'une pièce cjni n'est annoncée ni par M. Brunet, ni par M. Peignot; c'est celle qui est intitulée /Enignia, et qui ne comiprend que deux feuillets avec son imitation Françoise. Son peu d'importance l'aura fait négliger par le plus grand nombre des amateurs , et la déli- catesse des autres l'aura justement repoussée, car elle l'emporte en obscénité sur les pages les plus libres du recueil. Un double feuillet ou carton


gustin Pontier, imprimeur-libraire, à Aix. ) In-8. 56 f. non chif- frés ; mar. rouge, rel. par Thouvenin.

Un des quatre exemplaires en papier rose. Non rogné.

— Moralité nouvelle du mauvais Riche et du Ladre , à douze personnages. (Aix, Augustin Pontier, uS avril 1825.) In-8. in f. non chiffrés; mar. rouge, rel. par Thouvenin. '

Un des six exemplaires sur papier rose. Non rogné.


70 BIBLIOGRAPHIES CURIEUSES,

bien plus rare encore , est le prospectus de la col- lection (i), dont il est prescpie incroyable cjn'un exemplaire ait échappé au sort commun de ces publications fugitives. Il est cependant curieux par quelcpies détails, et en particulier par renoncia- tion des prix. Le Recueil de Farces coûtoit

6 francs; la Querelle de Gaultier Garguille, I franc; la Sottie de Genèi>e, 2 francs; le Prince des Sots , 5 francs; le Chevalier qui donna sa

femme au Diable, 4 francs; la Moralité de la Fille villageoise , 5 francs; le Plat de Cainaval,

7 francs; Morlini Novellae , 14 francs, en tout 42 francs. Les Chansons folastres étoient sous presse; elles dévoient être précédées de la Farce du Gros Guillaume. La Traduction des Noê'ls bourguignons de La Monnoye n'avoit pas paru non plus; on sait qu'elle n'a pas été achevée. Caron annonçoit, pour être publié en même temps, le Mystère de Notre-Dame , àla louange de sa très digne Nativité , dune jeune fille , laquelle se "vou- lut abandonner à péché pour nourrir son père et sa mère, etc. , mais il est certain (jue cette pièce n'a


(i) Bibliographie. Ai'is aux amateur.^ de livres anciens, singu- liers, facétieux, rarissimes, même introuvables et d'un prix exhorbitant (sic). 4 pages, in-8. ; niar. rouge, rel. par Thou- venin.

Exemplaire uou rogné , ainsi que les deux pièces suivantes , qui y sont réunies -.


NOTES STTR CARON 71

jamais été imprimée. Ce prospectus est terminé par ces deux mauvais vers :

Voudrois-je vous tromper? Impossible; et pourquoi? En travaillant pour vous, je travaille pour moi.

J'ai dit que le fait de la destruction supposée d'un certain nombre d'exemplaires de la collec- tion, se rapportoit à d'autres ouvrages imprimés probablement avant ceux-ci , et dont Caron eut eirectivement le bon esprit d'entreprendre la des- truction totale. 11 n'j auroit rien à regretter s'il y étoit parvenu , car le mauvais goût n'a jamais rien produit de plus pitoyable. Le premier de ces pam- phlets est intitulé le Norac-oniana (i) pour Caron-iana, et daté de i5oo. Tout indique qu'il a été écrit dans le temps de la vogue de Janot , dont il retrace les plats coq-à-lâne et les sales giossiè- retés. Le second est une Lettre de Carahi de Cap- padoce à Carabo de Palestine (2), dont le sel consiste dans la répétition de la syllabe ca, multi- pliée avec une abondance nauséabonde, jusqu'à

-i {\) Le Norac-Oniana, contenant les Douze Mouchoirs , ou le Portefeuille de Cabinet , ou tout ce que vous voudrez , par qui bon vous semblera, dit Ca en est. Imprime' quand ca en était , où ça en fut; se vend chez Ca en sera toujours — des sottises ., l'an i5oo , 8 f.

(2) Lettre de Carahi de Cappadoce à son cher camarade Ca- rabo de Palestine, adressée à Casscl , poste restante, dédiée à M. ï abbé Car icaca. Quipotest capere capiat. Le prix est de trois carolins. Imprimée à Capoue, et se trouve à Paris, chez Cas- caret, à l'enseigne du Catacoua, '777, 8 pages.


72 BIBLIOGRAPHIES CURIEUSES.

reutiei- épuisement du Dictionnaire. Cette mau- vaise facétie est certainement comiposée à l'imita- tion du Canuin cum catis certamen carminé com- posituni currente calaino C. Catulli Caninii, et de quelcjTies autres ouvrages de ce genre , mais elle n'en rappelle en rien l'agrément , et notre langue n'a pas même permis au malencontreux parodiste , de racheter l'insipidité de ses plaisanteries par le triste mérite de la difficulté vaincue. Les lignes suivantes suffiront poui' faire apprécier cette pau- vreté. {( Cher camarade à trente-six carats, je t'écris sans calembours et sans calembredaines, soit que tu t'absentes poui' tout le . carême , que tu fasses tes caravanes, et coures la Calabre en cabriolet, en carriole, par le carabas, en calèche ou dans ton carrosse, etc. •>■> Il est honteux de penser qu'une pareille platitude se vendi^oit cependant fort cher si elle se rencontroit dans une vente, et qu'elle excitât entre deux possesseurs de la collec- tion, cette émulation d'enchères qui fait faire tant de folies; ce qu'il j a de certain, c'est que je doute qu'on en puisse trouver un autre exemplaire. J'ai eu le bonhem^ de réunir à cette suite unique un manuscrit unique et autographe de Caron, qui a du moins un peu plus d'importance cpie les futiles curiosités dont je viens de parler. C'est un catalogue des livides facétieux de l'Arsenal (i) , qui est assez

{ï) JVotice des Livres facétieux qui se trouvent à la bib/iothc-


NOTES SUR CARON. 7 3

piquant, surtout par les notes et les extraits dont Caron l'a chargé avec plus de goût que ses autres ouvrages n'en témoignent, et qui le seroit bien davantage , si les conservateurs de cette époque lui avoient donné connoissance des livres obscènes que cette magnifique collection contient encore en grand nombre, malgré la sollicitude malheureuse avec laquelle on a fait main basse sur eux il y a cjuelques années, au lieu de se contenter de les faire disparoître , comme on le devoit , de la biblio- thèque usuelle.

Il seroit difficile de faire comprendre à l'homme le plus lettré, à moins qu'il ne soit en même temps possédé lui-même de la passion des livres curieux, l'intérêt qu'un bibliomane peut attacher à la réimpression d'un bouc[uin dont la rareté fait l'unique valeur. On conçoit le désir de posséder ce que personne ne possède , ou du moins ce qui est possédé de très peu de monde , bien que ce désir n'ait rien de raisonnable, parce qu'il est l'effet naturel d'un des sentimens les plus dominans et les plus invincibles de l'homme ; mais cet amour de la propriété, s'il n'est pas tout-k-fait exclusif, est extrêmement jaloux, et quel mérite conservera le volume insignifiant dont une presse moderne con-


nue de l'Arsenal, et le numéro sous lequel chacun d'eux est classe. Manuscrit autographe de Caron. Petit in-4. 18 f. mar. rouge, rel. par Thouvenin.


74 BIBLIOGRAPHIES CURIEUSES.

State par de nouA'elles éditions la maussaderie et la nullité? Une fois qu il pourra trouver place dans toutes lesbi])liothéc[ues , il ne devia plus en obtenir dans aucune, et c'est ce qui arriveroit en effet, si les réimpressions dont nous parlons étoieiit assez multiples pour contenter tous les amateurs. C'est ainsi que la cuiieuse dissertation de l'abbé de Saiut- Cjran (i), autrefois si recherchée, est injustement associée depuis quelques années au discrédit de sa contrefaçon, et cpi'il s'en est peu fallu que le fameux tiailé de William Allen (2) , par la mLcme raison, n'éprouvât la même rigueui. La pre- mière chose à observer dans une réimpression de ce genre, c'est d'en restreindi-e le tirage jusqu'à la parcimonie, car on s'expose autrement à avilir tout à la fois la copie et l'original. Celui de Caron étoit peut-être déjà lui-même un peu tiop nom.- breux, et s'il a conservé une assez grande considé- ration parmi les bibliophiles, c'est qu'il est difficile de réunir toutes les pièces de la collection, et que leur prix, passablement élevé, les met hors de la

(i) Question royalle, et sa décision (par Tabbé de Saint-Cyran). Paris, Toussainct du Bray, 1609, in-12. ; mar. vert.

Edition originale.

(2) Traicté politique , compose par JViUinm Allen, où il est

prouvé « Que tuerun tyran n'est point un meurtre. » Lugduni,

i658 , in-i2. 94 pages, non compris le titre; mar. rouge, rel. par Derome.

Edition originale. Exemplaire de Baliize et de Girardot de Préfond.


NOTES SUR CARON. 7$

portée commmie. Il me semble qu'on ne doit renouveler que les Ihres dont le nombre d'exem- plaires est assez circonscrit pour pouvoir être déterminé à deux ou trois près , et de manière à ce que de rares qu'ils étoient, ils ne deviennent point communs. C'est à cpioi pourvojoit m^erveilleuse- ment la calligraphie quand elle étoit encore cultivée parmi nous , et on a pu s'en assurer aux ventes de M. Méon et de M. Chardin, où les belles copies figurées se sont vendues prescpe à l'égal des volumes précieux qu elles représentoient. Malheu- reusement, cet art intéjessant paroît avoir dispani avec Fyot, qui portoit à un très haut degré le talent d'imitation des anciens caractères, et qui, suivant l'usage de tous les temps, a contribué à la fortune des marchands de livres sans faire la sienne. Ce pauvre homme est moi t de faim sur une poignée de paille.

Quoique cet arlicle soit déjà fort long , eu égard à son importance , je ne le terminerai pas sans dire un mot de Caron. Ce singulier bibliophile, comme il s'appelle, a été toute sa vie trop maltraité de la fortune pour pouvoir se livrer avec indépendance aux goûts du luxe, et je doute qu'il ait eu une bibliothèque. C'étoit un pauvre figurant du Vau- deville, que l'obscurité seule de son emploi mettoit à l'abri de la sévérité du public, car il n'avoit pas de talent pour la comédie. Ses pamphlets prouvent qu'il en avoit peu pour écrire , et que la muse sous


76 BIBLIOGRAPHIES CURIEUSES,

les auspices de lacjnelle il végétoit j ne le voyoit pas d'un oeil favorable; ses couplets sont encore plus plats que sa prose. Je ne parlerai pas de ses moeurs, dont le choix de ses lectures et le style de ses com- positions ne donnent pas une excellente opinion. Mais il paroit que son esprit , altéré par des excès ou par des malheui's , finit par céder à des impres- sions bien étrangères aux idées burlesques dont il s'étoit si long-temps occupé. Atteint d'une miélan- colie qui, par un rapprochement bien étrange, fut dans ce temps-là endémique au peuple joyeux de Momus, il finit ses jours par un suicide comm.e deux ou trois autres acteurs du même théâtre. Son nom, si connu des bibliographes, n'est pas par- venu jusqu'aux biographes qui ont enregistré tant de renommées ridicules ; c'est jouer de malheur, (i)

(i) Caroa est mort en 1806, à l'âge de 4^ ans.


POEME MS. DU XVIP SIÈCLE. 77


YI


Analyse d'un Poëme manuscrit du dix-septième siècle, très curieux pour l'histoire. — Extraits inédits de prose et de vers.


L'HiPPiADE , ou GoDEFROi ET LES Chevaliers , de Cucsar de Nostredame, gentilhomme provençal. Au Sérénissime Charles,

duc de Lorraine. Paris, par , 1622, mss.

unique et autographe de César de Nostradamus , première reliure, in-4- ; mar. vert ancien, armorié d'une Notre- Dame , armes parlantes de la famille de l'auteur.

Ce précieux volume, ignoré de tous les biblio- gi^aphes, et dont il n'est pas même fait mention dans la Bibliothèque de la France ^ où l'on a si curieusement recherché tous les manuscrits qui traitent de notre histoire, est composé ainsi cpi'il suit :

Un frontispice dessiné à la plume , à l'imitation de la gravure , par César de Nostradamus , et dans lequel est renfermé le titre que nous venons de copier; la dédicace au duc de Lorraine, signée Nos- tradame ( sic) , 2 f . ; un feuillet blanc ; quelques advis singuliers touchant la façon descrire un poème héroïque, ig f. Suivent cinq f., dont les trois premiers et le recto du quatrième sont occupés


78 POEME MS. DU XVII' SIÈCLE,

par des pièces de vers latins et françois à la louange de l'auteur; le verso du dernier étoit destiné à recevoir le porirait du prince auquel le poëine est dédié. Le recto du cinquième feuillet présente le portrait de l'auteur, tracé pai- lui-même au crayon rouge et légèrement arrêté à la plume ; le versOy un sonnet dédicatoire également signé Nostradame. Le reste est rempli par les dix-sept livres du poëme , en 565 f. chiffrés; plus, un sonnet en guise d'épilogue, sur une page non chiffrée, qui termine le \olume. Au mérite d'être unique , ce livre joint celui d'une magnifique conservation et d'une condition tout-à-fait curieuse. L'écriture de César de Nos- tradamus est aussi lisible que la plus belle impres- sion ; les ra Lures , les surcharges , les corrections , cpioique nomlîreuses , n'ont rien qui offense l'oeil du moindre obstacle dans le travail de la lecture, et ne paroissent là que comme ces retouches qui attestent le ti-avail du maître. Il est incroyable, enfin, qu'un livre si peu connu, et cpii a passé pendant deux siècles de propriétaire en proprié- taire, sans éveiller une seule fois l'attention d'un seul d'entre eux , soit pai'venu jusqu'à nous dans un si brillant état de fraîcheur et d'intégrité :

Tout en est beau , papier , images , caractère , Hormis les vers qu'il falloit laisser faire A Malherbe,

ou même à tout autre poète contemporain sans


POEME MS. DU XVIT' SIÈCLE. 79

exception. Je crois qu'il n'en est pas un auquel César de Nostradamus , si ambitieux de la palme poétique , n'eût été contraint de la céder en bonne justice; aussi remarque-t-on qu'il ne trouva pas d'acquéreur pour son épopée, et que le nom du libraire resta en blanc sur ce frontispice, qui n'attendoit que le burin. La mort ne le sm^prit cependant pas, comme Viigile, avant d'avoir mis la dernière main à son ouvrage; il ne mouiTit qu'en 1629, sept ans après avoir achevé cette Hippiade, qu'il regardoit com.me un autre monumentum œre perennius, et dont il n'auroit jamais été question pourtant , si la destinée des bouquins , habent sua fata lihelli , n'avoit amené celui-ci dans ma biblio- thèque. Ce n'est pas que César de Nostradamus fût un homme sans talent; tout au contraire; il en avoit mille fois plus que son père le prophète, dont la crédulité d'un peuple stupide a fait la ridicule réputation ; et ses travaux historiques , inspirés sans doute par l'exemple et les succès de Jean de Nostiadamus, son oncle, auteur de Y Histoire des Troubadours (i) , conservent, même de nos jours , quelques droits à l'estime des savans. UHippiade, toute mauvaise qu'elle est , comme poëme , n'est

{\) Les Vies des plus célchres et anciens Poètes provensaux , qui ont Jlouri du temps des comtes de Provence, par Jehan de Nostre-Dame. A Lyon, pour Alexandre Marsillij, i5']5, in-8. ; mar. rouge.

Exemplaire de Balesdens.


8o POEME MS. DU XVIP SIÈCLE,

pas sans mérite sous le rapport des recherches , et je m'étonne qu'elle n'ait pas trouvé un éditeui' dans le dix-septième siècle , où l'on s'occupoit avec zèle des illustrations de notre histoire. A conxbien de belles recherches et d'importantes découvertes n'auroit-elle pas donné lieu sur l'état personnel des croisés , sur leui's familles , leurs alliances , leurs blasons , leurs couleurs , richesses dédaignées par le Tasse et inappréciables aux yeux de nos érudits ! huJéj'usalem est un diamant pour rhom.me sensible et pour le poète; Y Hippiade auroit été une mine inépuisable pour ces éplucheurs de gé- néalogies , cpii vieillissoient dans la poussière des chartes et des chroniques.

Ce temps est bien loin de nous , et il n'est plus à craindre que ces innocentes manies , cpii avoient du moins leur bon côté , redeviennent un jour à la mode; 1 âge des longs travaux et du savoir patient est fini sans retoui', et nous ne reverrons pas plus ses pesantes collections et ses vastes in-folio cpie nous ne reverrons ces masses colossales d'architec- ture gothique , fruit du labeur de dix générations obstinées à produire des merveilles dont elles ne dévoient point jouir. Comme V Hippiade de César de Nostradamus ne présenteroit d'ailleurs aucun intérêt , il est certain qu'on ne l'imprimera jamais; et c'est pour cela même cpie j'ai jugé à propos de lui accorder une mention un peu dé- taillée dans ces Analectes. Son discours prélimi-


POEME MS. DU XVII' SIÈCLE. 8i

naire n'est point à dédaigner sous le rapport du style ; on y trouve , à la vérité , cette laxité ver- beuse et cette abondance redondante si commune chez les prosateurs du même temps , mais qui ne manque ni de nombre dans la construction de la phrase , ni de pompe dans l'arrangement des pen- sées, et qui préludoit dès-lors aux perfectionnemens encore éloignés du langage. J'en rapporterai un passage, où César de Nostradamus se juge avec toute la complaisance d'un auteur content de lui ; mais qui est doublement piquant , parce qu'il donne une idée des études libérales auxquelles il s'étoit livré pour illustrer sa composition , et en ce qu'il consacre des noms alors célèbres dans les beaux-arts, dont un très petit nombre nous est parvenu. « Tu dois scauoir, dit-il , que la qualité de poète et de peintre m'ont permis ie ne scay quoy de galant et de hardy pour parm^y tant de mets variables choisir celuy qui s'est mieux et plus délicieusement attaché à ma langue et à mon palais ; tantost faysant l'architecte , tantost le ( sculpteur, yci le peintre , là le poète , en quel- ( qu'autre endroit l'historien, voire mesme le Roy ( d'armes , selon que le vol de ma plume prit l'es- ( sor et le vent. Je diray bien avec quelque rayon ( de vanité que soubs la faueur de trois présens que

< les trois Grâces m'ont faits, et la fureur de ces

< trois dieux Apollon , Apelle et Orphée : auxquels ( ie n'ay iamais cessé de faire des voeux et des con-

6


8^ POEME MS. DU XVII» SIÈCLE.

(( tinuelz sacrifices, j'ay non seulement quelque « aduantage par dessus beaucoup de petits et me-» (( diocres escriuains , mais que plusieurs sortes (( d'esprits, haults, moyens et bas, trouueront de (( quoi se paistre aux diuers plats de ce banquet, (( et contenter leurs oreilles aux concerts de ceste « musique. Aussy faut-il autrement peindre Amoury (< autrement Mars , autrement la Mort : autrement (( Them^is que Bellone : autrement Socrate cjn'Alci- (( biade : autrement le Aaincpieur que le vaincu. « D'une autre façon le docteur et d'une autre le (( soldat : d'une autre sorte l'antiquité , et d'une u autre mode son siècle : d'un autre azur le Ché- « rubin et d'un autre le barbare : d'une autre (( pourpre le magistrat et d'une autre le cheualier ; « d'une autre granité l'histoire et d'une autre le ((poème : pourueu cpie ce soyent touiours perles (( rondes et nettes, s'il est possible de mesm.e eau, u mais non de mesme poix et valeur, sans mesler « confusément l'escossoyse à l'orientale, ni le cris- « tal au dyamant. Tableau de mesme main , mesme (( art , mesme proportion , mais non de mesmes (( couleurs, mesmes traits et mesme inuention. (r D'autant que touiours affecter et afféter une « mesme façon : et courir inconsidérément sur le « génie et l'humeur d'autruy, ne me semble pro- « prement que redire 4'air qu'un autre a fait : rou- it 1er la tyrade d'un Laïu'encin ou d'un Espagnet (( (essais vains et mal imitables) la fantesie d'un


POEME MS. DU XVI I^ SIÈCLE. 83

u Fabrice , la i^aillarde d'un Poloiiois , le prélude u d'un Perrichon et la courante d'un Gautier ; con- te trefaire le visage d'un Janet ou d'un Ga jetan : le « crayon d'un Du Moustier, l'invention d'un Fre- « minet, et le satin blanc ou noir d'un Fourbus « ou d'un Finsoii. Chose peu haute et peu louable « a l'expert et bon chantre : au braue et scauant (( joueur de luth : et à l'excellent , docte , rare et « souuerain peintre qui ne doit suyure que la (( nature, attendu que les loix de l'imitation ne « s'eslargissent et auancent pas jusques là , etc. » Je citerai encore le jugement que notre auteur porte de Malherbe , comme propre à appuyer une tradi- tion qui s'est conservée dans l'histoire littéraire. (( Au rang des plus excellens esprits , dit le poète , (( marche encore de nos iours d'une merueilleuse (( douce et franche granité et d'un style gracieuse- « ment et nettemient généreux, le sieur de Mal- ce herbe, personnage illustre et noble dont ie loue (( et admire beaucoup plus les ouvrages accomplis «( cpie l'humeur trop frenche et libre (exemte pour- ce tant de malice et de venins ) dont il est cjuelque (( peu taxé par le iugement d'autruy. Ce que nostre « ancienne, longue et parfaite amitié me permet de (( dire de luy sans soupson de malvueuillance ou « d'envie. »> J'avoue cpic j'ai quekpie peine à croire que cet honune , à l'humeur franche et libre , ait donné son suffrage à Vllippiade, et il se pourroit bien que ce fût là le motif de la réticence un peu


84 EXTRAITS INÉDITS

sèche dont César de Nostradamus use à son égard ; il est impossible, au reste, d'exprimer un reproche avec plus de modération et de loyauté.

Les aduis singuliers touchant la façon descrire un poème héroïque ^ dont j'ai détaché les lignes qu'on vient de lire , offrent çà et là quelques aper- çus plus ou moins intéressans, et sur le sujet de \Hippiade, et sui' les efforts que Nostradam.us a tentés poui' le traiter dignement. Ses observations sui' le rhythme cjn'il a choisi ne sont pas dénuées d'un certain goût ; mais qu'importe la façon décrire et le mécanisme auquel le poète s'astreint, quand il ne sait pas donner à son style l'attrait de l'ima- gination et du génie ? Le vers de huit syllabes , que Nostradamus avoit adopté, peut convenir, en effet, à la marche libre et rapide d'un ouvrage qui tient plus de la chronicpie que du poëme; mais il faut, pour cela, qu'il se revête de la couleur générale de la composition , c'est-à-dire qu'il ait partout autant de noblesse et de gravité cpie sa mesure en comporte; et sous la plume de César de Nostra- damus , il n'a que la trivialité du burlesque. Le fragment suivant , qui est une énumération des guerriers troubadours, et pour lequel leur vieil historien Jean de Nostredame n'a pas été d'une petite utilité à son neveu , ne justifiera que trop mia critique; je préviens les lecteurs que je ne l'ai cherché ni dans ce qu'il y a de mieux , ni dans ce Cjn'il y a de plus mauvais , et qu'il suffit pour qu'on


DE PROSE ET DE VERS 85

sache à quoi s'en tenir snr VHippiade. Je n'espère pas qu'il donne envie de lire le reste. Il s'agit donc de cent poètes ,

Dont Daphné décore les têtes


Tous preux Cheualiers Prouencaux.

Le premier qui sort de la porte Est ce Guilhen d'Agoult qui porte Vne haubergeon d'or recamé , De loups rampans d'azur semé. Guilhen Adhemar le seconde , Seigneur d'admirable faconde , Affublé d'un riche manteau D'or à bandes de ciel et d'eau.

Boniface de Castcllane ,

Qui chante en ryme Cathelane

Les syruentes qu'il ne fait point

Si Bacchus ne l'agite et poind.

Bertrand des comtes de Marseille ,

Que toujours Eraton conseille;

Jauffred Rudel ; et Daniel ,

Lustre , gloire , honneur de son ciel ,

Pons du Brueil : Hugues de Loubières ,

Qui rymant despite les bierres :

Beral des Baulx ; Bertrand Amy ;

Blaccaz ; Pierre de Sainct Remy ;

Luc Grimaud ; Perceval Dorie ,

Qui porte en riche broderie

Vu sayon d'or enuironné,

De maint aygle noir courouné.

Luc Liscar ; Guilhem de Bargeme ,


86 EXTRAITS INÉDITS

Dont chaque vers est une gemme ; Rostang de Cuers ; Jauffred du Luc , De qui les chants sont pleins de suc ; Manuel Balb de la famille Des preux comtes de Vintimille ; Pierre Cardenal ; Cadenel , Grave , doux , excellent et net ; Cheualiers fauoris des Muses , Dont les dames estoynt fameuses Et dignes d'immortel renom ; Tous nobles d'armes et de nom.

On voit qu'il y a loin de César de Nostradamus au Tasse, mais cjn'avec un peu plus de natui-el et de facilité ses vers poui'roient rappeler Scarron ou d'Assoucj ', ce que je trouve de plus fâcheux pour lui dans le choix qu'il a fait de ce genre de versi- fication , c'est que le petit nombre d'alexandrins qu'il a laissés prouvent cpi'il y auroit m^ieux réussi. Il y a de la gi^andeiu^ dans le sonnet qui termine son poëme :

Aux saincts murs que le Tybre inonde , perce et baigne , Grégoire auoit les clefs du haut Olympe en main ; Ferdinand le fardeau de l'Empire germain , Et contre un paladin un grand ost en campagne.

LouYS aux Beanois qu'un grand ange accompaigne , Y restaurant la mittre et le cidte romain , Estoyt dieu de la France , aussi juste qu'humain ; Jaques, roy d'Angleterre, et Phillippe d'Espaigne.

Henry, qui de Lothaire encor soustient l'estat.


DE PROSE ET DE VERS. 87

Estoyt duc d'Austrasie, et Charles, potentat

Des monts qu'Annibal ouvre' aux puniques gendarmes.

Quand i'alloy desterrant, tant d'arcs, d'ordres, d'anojs, De combats, de chevaux, d'estats, d'enseignes, d'armes, De Dieux, d'Héros, de Preux, de Césars et de Roys.

Il me semble qu'il ne manque à cela que du style, et que cette manière de dater son poëme étoit alors aussi neuve qu'imposante. Le dernier tercet, où le poète se met en scène, remuant la poussière des temps passés , et exhumant avec tant d'autorité tout ce cjxi'il y a de plus magnifique dans les gloires humaines, est admirable de pensée; je ne crains pas de dire cpi'il touche au sul^lime.

J'ai dit , en décrivant ce volume , que César de Nostradamus avoit recueilli avec soin , à la fin de ses préliminaires , les pièces encomiastiques ou latines ou françoises qu'il s'étoit fait adresser sui- vant la mode du temps. J'en consignerai ici une seule, qui m'a paru ingénieuse et bien tournée; elle est signée de Scipion Du Perier, I. C. (juris- consulte), patrice d'Aix (i) :

Quand pour charmer nos yeux d'une rare peinture , Tu nous peints les beautés de ce grand vniuers , Pai- mille beaux secrets à toy seul decouuers , Tu nous fais voir que l'art surpasse la nature.

(i) Il étoit fils de ce François du Périer, à qui Malherbe adressa d'admirables stances sur la Mort de sa Fille . que tout le monde sait par cœur. J i:7(i; (i II


88 EXTRAITS INÉDITS

Quand pour nous raconter quelque belle aduanture , Tu daignes employer ou la prose ou les vers , Tu parois aussy rare eu ces labeurs diuers Que ton père à descrire une chose future.

Voyez comme le Ciel fauorable à leurs vœux

Les a diuersement fauorisé tous deux

Pour faire de leurs mains un ouurage admirable.

Le filz va rappellant à nostre souuenir

Ce que les ans passes ont veu de mémorable ,

Le père nous prédit les choses à venir.

Après avoir fait connoître César de Nostradamus comme poète , je n'en dirai qii'un mot comme peintre. Le frontispice de son livre, représentant, selon l'usage, une espèce d'arc de triomphe orné de statues et de bas-reliefs, a tout le mérite du genre ; c'est l'exacte imitation d'une mauvaise gravure : on pourroit même s'y tromper. Le por-^ trait de l'auteur, fait par lui-même, n'est qu'une esquisse jetée sur le papier; mais il ne manque pas de caractère. Il paroît, par ce qu'il en dit dans le passage cité , cpie César de Nostradamus exerçoit ce talent avec une sorte de prétention , et qu'il n'y attachoit pas moins d'importance qu'à son génie poétique; je crois me rappeler cjue le por- trait que l'on conserve de son père dans l'église de Salon , et qu'on y expose encore , je ne sais pom^quoi , à la vénération des voyagem-s , est l'ouvrage de son pinceau.

Il n'est pas hors de propos de répéter ici cpie


DE PROSE ET DE VERS. 89

ce livre n'auroit qu'un mérite tout-à-fait idéal , si les immenses recherches cpie César de Nostra- damus avoit faites sur l'histoire du m.oyen âge ne lui evissent permis de jeter dans son poëme des lumières vraiment curieuses sur un grand nombre de familles illustres de France , et particulièrement sur celles qui appartenoient à sa province natale. Sous ce rapport , V Hippiade ne miéritoit pas l'oubli absolu où elle étoit tombée , et dont rien n'indique qu'on ait jamais entrepris de la faire sortir j sa place étoit marcpiée dans un de ces grands dépôts où les savans qui s'occupent de notre histoire vont puiser des matériaux ou des renseignemens ; et si ces pages obscures peuvent révéler son existence , telle est sans doute la destinée qui l'attend un jour. Je conviens qu'elle n'équivaut pas tout-à-fait à l'immortalité que l'auteur s'étoit solennellement promise dans plus d'une de ses pages; mais tout inspirés que soient les poètes, il ne faut pas les croire sur parole quand ils prophétisent leur gloire, et l'expérience a prouvé c£ue les prédictions de César de Nostradamus ne valoient pas mieux que celles de son père.


90 CLEF DE DEUX PAMPHLETS.


VIL

Clef peu connue et fort augmentée de deux Pamphlets recherchés.


Les Soupers de Daphené {sic), et les Dortoirs de Lacédé- MONE, Anecdotes grecques, ou Fragmens historiques publiés pour la première fois , et traduits sur la 'version arabe imprimée à Constantinople , l'an de l'hégire iiio, et de notre ère \']^\ -, (par de Querlon.) Oxford, (Paris,) 174^» in-8. , 96 pages, et un feuillet poiu-la clef imprimée; mar. rouge.

M. Barbier nous apprend que ce livre est une satire sur les soupers de Marly ou sur ceux que Samuel Bernard donnoit à Passj; il est évident que c'est de Marly qu'il est question , puisque l'au- teur dit positiA'^ement , page 1 1 , que Daphné est à cinq milles d'Antioche , cpii signifie Paris : ce qui ne sauroit se rapporter à Passy. M. Barbier ajoute que Querlon la composa en trois jours , sur des anecdotes fournies par Moret, qui fit imprimer l'ouvrage à ses frais. Au lieu de Moret, qui n'est pas connu, M. Brunet écrit J. Monnet, leçon qui me paroît préférable à l'autre; ce J. Monnet est probablement l'éditeur de \ Anthologie.


CLEF DE DEUX PAMPHLETS. 91

Le savant auteur du Dictionnaire des Anonymes ne paroît pas avoir eu connoissance de la clef im- primée qui se trouve à mon exem^plaire , et que je n'ai vue , à la vérité , dans aucun auti^e ; car il regrette cpi'il n'en existe pas, et il cherche à sup- pléer à ce défaut par ses propres découvertes. Cette clef est , au reste , fort superficielle et fort impar- faite, et il s'en faut de beaucoup cpi'elle rende le travail de M. Barbier inutile ; je n'ai fait que trans- porter celui-ci dans le mien , qui est un peu plus étendu , mais qui ne contient rien d'ailleurs de fort considérable dont M. Barbier n'ait pas fait men- tion. Je vais le rapporter ici pour la commodité des amateurs qui seront tentés de le consigner dans leui^s exemplaires, et d'ajouter cette modeste illus- tration à un pamphlet qui n'en mérite certaine- ment pas de plus éclatante.

Page i". Daphné. Marly.

Ibid. Euphorion. L'auteur appelle ainsi son correspondant des mots grecs zv et (?o>picv, qui signifient bon larcin ^ pour annoncer qu'il va dé- voiler d'agréables mystères.

Page 10. Syrie. France.

Ibid. Antioche. Paris.

Ibid. Le fleuve Oronte. La Seine.

Pages II et 12. Ce bois enchanté. Le bois de Boulogne.

Page i5. Pompée-le-Grand. Louis-le-Grand.

Page 16. Ampelide. Samuel Bernard. Je ne sais


\p


CLEF DE DEUX PAMPHLETS.


pourquoi il lui donne le nom à'Ampelidey à moins que Samuel Bernard n'ait eu la réputation d'aimer le vin. A^TTïAof signifie la vigne.

Page 17. Àifenturier de Nicosie. Nicosie fait peut-être allusion aux affaires de la guerre dans lesquelles Samuel Bernard s'étoit enrichi, comme l'auteur l'insinue plus bas.

Page 18. // a des enfans. La manière dont Querlon parle des enfans de Samuel Bernard est trop sévère. L'un d'eux étoit le président de Rieux, qui ne mancjuoit pas de mérite, et dont la belle bibliothèque prouvoit au moins un goût distingué pour les bonnes études. Les amateurs reconnoissent les livies qui lui ont appartenu à l'ancre de ses armoiries.

Page 24. Albionice. Mademoiselle de La Touche, bâtarde de Samuel Bernard. 11 l'appelle Alhionicey parce qu'elle se fit enlever par un Anglois ; elle étoit soeur de madame Dupin , femme d'un fermier- général.

Ibid. Un petit puhlicain. Son mari étoit secré- taire du Roi.

Page 25. Chlore. Mademoiselle de Moras; il est probable qu'elle étoit pâle ou de mauvaise couleur.

Ibid. Arsinoé. Madame de Moras la mère.

Ibid. Agathias. M. de Boufïlers.

Ibid. Lafeinine du vice-préteur. Madame Hé- rault , femme du lieutenant -général de police, frère de madame de Moras et fils de M. de Se-


CLEF DE DEUX PAMPHLETS. 93

chelles. Le fameux Hérault de Séchelles étoit de cette famille.

Page 27. La femme du 'vieux Strabon (^Straho, Luscitiosus). Madame de Maillj. M. de Mailly louchoit.

Ibid. Cette petite femme. Madame la présidente Portai , épouse de M. Portai , fils du premier pré- sident j elle étoit fille d'un ancien et riche financier, que l'on nommoit le vieux Fontaine.

Pages 27 et 28. Ce jeune homme. M. d'Arboulin, amant de la présidente Portai. M. Barbier dit qu'elle étoit des pai^ties du duc de Richelieu, c|ui avoit tâché de la procurer au Roi, et qui la fit souper avec Sa Majesté ; mais le Roi ne s'en soucia pas ; il la trouva trop évaporée.

Page 34* Glycère. Mademoiselle le Maure, de l'Opéra.

Page Sy. Artémise. La jeune Duchesse.

Page 38. Le prince d'Arménie. Louis XV.

Page 40. Les bâtisseurs. Les francs-maçons.

Page 41 • Aristomaque. Le prince de Rohan.

Page 42- Foi socratique. Les francs -maçons soupçonnés de pédérastie.

Page 43. L'île de Samothrace. L'Angleterre.

Page 55. La mule. Aventiu'e, dit M. Barbier, arrivée à madame la duchesse de Ruffec, fille de M. d'Angervilliers , ministre de la guerre ; elle avoit été mariée en premières noces au président de Maisons. Son esprit et son enjoùment la fai-


y4 CLEF DE DEUX PAMPHLETS,

soient désirer à la cour; mais elle l'avoit quittée pour A'ivre à Paris avec le marquis de Trévoux, lieutenant aux Gardes - Françoises , à qui elle paya la compagnie lorsque son toui^ vint de l'ob- tenir.

Ce premier fragment finit à la page 5j , et avec lui l'allégorie dont nous venons de soulever le voile. Les Dortoirs de Lacédémone, ou Dialogues sur la T^olupté entre Aristippe et haïs, n'ont plus rien d'allusif et n'exigent pas de clef; c'est tout simplement un tissu de fadeiu's à la grecque et d'obscénités muscjuées com.me le fragm.ent précé- dent , mais qui n'offre pas comme lui l'attrait de la personnalité. Ce genre de littérature diffamatoire est maintenant apprécié à sa valeur par les honnêtes gens; et il paroitra de plus en plus méprisable, à mesure que notre caractère national contractera, dans l'exercice d'une saine et vigotu^euse liberté , une dignité plus virile et plus sérieuse. Mais les livres qu'il a produits n'en méritent pas moins de conserver une place dans les bibliothèques ; ce sont de vraies pièces historiques, empreintes de toute la dépravation d'une époque mémorable de disso- lution sociale , et cpii peuvent servir à la fois d'éclaircissemens pour le passé , et de leçons pour l'avenir.

Puisque j'ai eu occasion de parler d'une clef de livre dont on ne connoissoit pas encore de copie imprimée , et qui est propre à mon exemplaire , je


CLEF DE DEUX PAMPHLETS. 95

citerai de cette singularité un second exemple qui ne mérite pas un article particulier, quoique l'ou- vrage c[ui le présente soit plus piquant , et surtout beaucoup plus rare que les Soupers de Daphné. C'est la nouvelle à'Hattigé (i) que M. Brunet annonce comme l'histoire allégorique des amours de Charles II, roi d'Angleterre, et de la duchesse de Castelmaine. L'abbé Sépher se félicitoit d'avoir trouvé dans son exemplaire une clef manuscrite que son catalogue rapporte, et que M. Barbier a copiée dans \e Dictionnaire des Anonymes y tome II, page 49' Le mien renferme cette clef imprimée, du temps de l'édition , avec quelque augmentation et cpielques variantes. La voici :

Clef des noms contenus en cette histoire.

Roy de Tamaran, le roi d'Angleterre.

Hattigé , la duchesse de Geilande.

Zara , confidente de la Duchesse.

Rajep, m. de Chasuelle , amant de la Duchesse.


( I ) Hattigé, ou les Amours du roy de Tamaran , nouvelle ( par Brémond). A Cologne , chez Simon l'Africain, 1676, in-ia. 3 f. 89 pages, et un feuillet pour la clef imprimée ; mar. rouge, rel. par Simier.

Le frontispice est à la Sphère portée par une main , mais l'édi- tion n'est pas Elzevirienne. Je crois qu'il s'en trouve plus d'une sous la même date.


96 CLEF DE DEUX PAMPHLETS.

Osman, le duc de Bouquaincan. MoHAREN, mylord Candiche. RouKiA, femme du Mjlord.

Ce petit volume ne peut pas être regardé com.me anonyme, Brémond, son auteui', ayant signé la dédicace.


RÉVOLUTION PROPHÉTISÉE. 97

VIII.

La Révolution prophétisée par Fénelon et par Louis XV.


Maximes morales et politiques tirées de Télémaque , im- primées par Louis-Auguste, Dauphin (Louis XVI). Ver- sailles , de l'imprimerie de Mg le Dauphin , dirigée par A. -M. Lottin , 1766, in-8. , 36 pages, et un feuillet pour la Table des Maximes. Cartonné, dans un étui de mar. bleu. Exemplaire non rogné.

On sait que cet ouvrage n'a été tiré qu'à vingt- cinq exemplaires, qui tous ont été distribués en présens. La simplicité de la condition de celui-ci indique assez cpi'il avoit été destiné à rester dans le cabinet de son auguste auteur, et il est probable qu'on n'en trouveroit pas un autre dans toutes ses marges ; mais cette particularité n'auroit pas suffi pour lui donner ici une place que trop d'auti-es livres précieux réclamoient au mém^e titre. Voici celle qui le distingue , suivant moi , de manière à le classer parmi les plus rares curiosités de ma petite bibliothèque.

- Au-devant du frontispice est insérée la note suivante :

7


98 RÉVOLUTION PROPHÉTISÉE,

ANECDOTE.

(< Sitôt que le Dauphin ( aujourdliui régnant ) eut achevé Vimpression de ce petit volume, il en fit relier plusieurs exemplaires pour faire ses présens ^ le premier Jut pour Louis XT^, son aïeul. Sa Majesté y ouvrant le volume à la page i5, lut V article IX, le relut , et dit au Dauphin : « Mon- sieur le Dauphin, votre ouvrage est fini , rompes la planche. »

Cette anecdote a été rapportée par un témoin auriculaire.

Il n'est personne qui , après avoir lu ces lignes , ne soit vivement tenté de connoître la maxime de Télémaque cpii inspiroit à Louis XV une pareille observation; la voici :

« Quand les rois ont une fois rompu la iDarrière (( de la bonne foi et de l'honneur, ils ne peuvent (( plus réta])lir la confiance qui leur est si néces- « saire , ni ramener aux principes de vertu et de (( justice les hommes à qui ils ont appris à les mé- (c priser; ils deviennent des tyrans 5 leurs sujets des (c rebelles , et il n'y a plus cpi'une révolution sou- te daine qui puisse ramener leur puissance ainsi (( débordée dans son cours natui^el. »

Ici les réflexions se pressent en foule , et on ose à peine les recueillir. On ne pense pas sans ctFroi


RÉVOLUTION PROPHÉTISÉE. 99

([lie cette maxime , c'est Louis XVI cpii l'a choisie, que c'est la main de Louis XVI qui l'a imprimée , que c'est Louis XV qui eu a apprécié la portée avec mie énergie si am^ère ; car il ne faut pas s'y tromper, ces mots étonnans : (( Votre ouvrage est fini , rompez la planche » , ne peuvent pas se rap- porter au travail m.écanique de l'impression. L'im- pression étoit achei>ée; le Dauphin avoit fait reliei^ plusieurs exemplaires ^ la planche étoit rompue. On ne saui'oit y voir qu'une menaçante allusion , qu'une espèce d'allégorie prophétique de cette révolution prochaine , dont tout le monde sait que l'esprit de Louis XV étoit profondém^ent préoc- cupé; ce qui prouve que cette phrase fut conçue ainsi , c'est qu'elle fut recueillie , et , au sens propre, elle n'en méritoit pas la peine. Lottin , qui étoit présent , la consigna sur un exemplaire dont M. de Pixéricourt est actuellement possesseur, et toutefois il n'en avoit pénétré le sens que par une sorte d'inspiration , puisqu'il ne fait aucune men- tion de la maxim^e qui tomba sous les jeux du Roi , puisqu'il ne paroit pas l'avoir devinée. Il \iy a pas jusqu'à l'auteur de la note annexée à mon exem- plaire qui ne semble avoir été visité dans ce mo- ment-là d'un esprit de prescience; en effet, quand il rendoit témoignage de cette anecdote , à laquelle les événemens ont donné depuis tant d'importance, elle signifioit peu de chose ou ne signifioit rien. Ce terrible présage n'étoit point accompli. Louis-


,oo RÉVOLUTION PROPHÉTISÉE.

Auguste étoit le Dauphin aujourdliui régnant; et qu'on ne dise point que cette incise avoit pour objet de prêter plus d'authenticité à un récit fabri- qué après coup. Sa date est constatée par une circonstance sans réplicpie ; la révolution a passé entre le jour où il fut écrit et le jour où ce volume changea de maitre. Les mots: aujourd'hui régnant, sont raturés sans cesser d'être lisibles ; et cette pré- caution n'a pu être nécessaire dans aucun temps connu , que dans celui qui s'est écoulé entre le I o août et le g thermidor.

La personne qui m'a précédé dans la possession de ce livre est parvenue à s'assurer que le témoin auriculaire dont il est question dans la note, est M. de Saint-Mégrin , menin du Dauphin , et fils du duc de la Vauguyon , son gouverneur.


VERS INÉDITS DE RONSARD.


IX.

Yers inédits de Ronsard, et quelques recherches sur ses Amours.


Heures Paris, contenant plusieurs oraisons debuotes enfran- fors et en latin , et confession generalle. Imprimé à Paris , par Tiiielman Keri>er , clemourant rue Sainct-Iacques , à l'enseigne du Gril, i552, in-12. ; première reliure en veau doré, à compartimens , avec fermoirs d'argent.

Les Heures anciennes sont , en général , fort élégamment exécutées; et celles-ci, dont toutes les pages sont enfermées dans de jolis cadres d'orne- mens gravés en bois, extrêraiem^ent variés dans les sujets, se recommandent aussi par une reliure ancienne et singulière qui ne seroit peut-être pas indigne de fixer l'attention de quekpie amateur; mais il est convenu que les livres de ce genre ne miéritent d'être admis dans les bibliothèques curieuses qu'autant qu'ils sont imprimés sur vélin ou enrichis de belles miniatures. Ce n'est donc ni à la rareté de ce bouquin, ni à sa condition peu vulgaire , cpi'il doit une place parmi mes livres et une mention dans ces Blélanges. Son véritable titre à la considération résulte des deux lignes


102 VERS INÉDITS DE RONSARD,

suivantes , tracées sur les gardes du volume , où le même nom est plusieurs fois répété : Ce présent Hure appartient à Marie Des Marquets. Or, il ne faut pas être bien versé dans l'histoire littéraire de cette époque pour savoir qiie le nom de Des Marquets étoit porté par des sœurs dont les poètes du temps ont vanté le savoir et la beauté , et qui furent honorées de l'amitié et des éjoges de cet Apollon de la Source des Muses^ trop vanté de son vivant , mais trop méprisé aujoui^d'hui ; on croit même qu'un sentiment plus doux se m^êla dans leurs rapports avec Ronsard , qui s'enflammoit volontiers pour toutes les fem^mes, et qui n'étoit pas homme à borner au simple commerce de la poésie des relations dans lescpielles l'ascendant de sa renommée lui donnoit tant d'avantage. Il est probable que Marie Des Marquets est cette Marie du deuxième livre des Amours ^ qui fit oul^lier Cassandre au poète infidèle , et qui fut elle-même trop vite oubliée pour Sinope. Cette hypothèse est presque changée en certitude par ces deilx vers , où les deux soeurs se trouvent désignées , et qui ne se rapporteroient à d'autres cpie par un singulier jeu du hasard :

Je ue suis seulement amoiueux de Marie , Anne me tient aussy dans les liens d'amour, (i)


(i) Ce qui rend cette opinion douteuse, c'est que les biographes


VERS INÉDITS DE RONSARD. io3

Quoi qu'il eu soit , voici d'autres vers cpii sont bien certainement adressés par Ronsard à Marie Des Marquets; car il les a écrits sur ses Heures, au-dessus des lignes où elle a écrit son nom :

Maugré l'enuye' ie suis du tout a elle , Mais ie vouldrois dans son cueur avoir leu Quelle ne veult et quelle na esleu Autre que moy pour bien estre aymé délie.

Bien elle scet que ie luy suis fidelle , Et quant a nioy iestime en son endroict Ce que en est , car elle ne vouldroit Autre que moy pour bien estre aymé délie.

Quoique l'écriture de Ronsard soit fort difficile il trouver, j'ai eu le bonheur de la vérifier sur un autographe authentique, et j'en avois besoin pour fixer mon opinion ; car Ronsard a été rare- ment aussi naïf et aussi gracieux qu'il me paroit l'être dans la première de ces deux stances.

J'avoue sincèrement que je ne crois pas qu'il _y ait un homme assez étranger aux jouissances .souvent ridicules de la bibliomanie, pour blâmer celle que je goûte dans la possession d'un livre qui rappelle un pareil souvenir ; son seul aspect me rend tout entière une scène pleine d'intérêt et de


croient Anne Des Marquets Normande , et que Ronsard fait sa Marie Angevine ; mais peut-être a-t-il voulu la déguiser, et peut- être encore , si les biographes ne se sont pas trompés , les deux soeurs ont-elles habité quelque temps des provinces différentes


io4 VERS INÉDITS DE RONSARD,

charme. Ronsard étoit déjà très célèbre, mais il étoit fort jeune encore; car, étant né en i524j il n'avoit que vingt-huit ans en 1 552 , date de notre volume , et les strophes sont bien de ce temps-là , un livre de cette nature qui contenoit un calen- drier ayant dû se renouveler tous les ans sur le prie-dieu d'une femme à la mode. N'est-ce pas un petit monument propre à caractériser une époque que cette déclaration d'amour tracée à la fin d'un livre de prières , précisément en face des formules d'oraisons qui servent à la confession générale , et qui tiroit si peu à conséquence toutefois , dans cet âge de piété et de galanterie, que la jeune beauté à lacjuelle elle étoit adi^essée ne pensa pas à la dé- truire ? Ce seroit aujourd'hui une grande et juste occasion de scandale , non parce qu'on a raffiné la dévotion , mais parce qu'on a déshonoré l'amour. On voit qu'il y a matière à bien des réflexions dans les Heui'cs de Marie Des Marquets; mais ce n'est pas ici leur place.


MANUSCRIT INÉDIT.


X


Saint - Lambert criticjtié par Roucher, extrait d'un Manuscrit autographe et inédit. — Lettres inédites de Saint-Lanibert à la marquise du Chàtelet, et de Bernardin de Saint-Pierre à sa femme.


Les Saisons, poëme , (par Saint -Lambert.) A Amsterdam, (Paris, ) 1773, in-i2.

Je vois à ce seul titre s'indigner justement le bibliophile délicat, cjxii ne soufïriroit pas qu'un volume intrus deshonorât sa collection par un honteux voisinage. Les Saisons de Saint-Lambert ! s'écrie-t-il. Et quand ce seroit la plus élégante de toutes les éditions de Didot , avec le luxe déplacé des images et du vélin , c[ue pourroit-on dire d'un pareil ouvrage? Rien de fort piquant, j'en con- viens; ce cpi'on ne lit plus ne vaut pas la peine d'être critiqué , et sous le rapport de la curiosité , l'exemplaire le plus richem^ent orné de ce livre , ne sera jamais qu'un médiocre bijou. Aussi n'est-ce point en considération de son mérite propre , ou de celui de cette édition, qui est la plus mauvaise de toutes , ou du luxe de quelques accessoires précieux dont le caprice l'auroit enrichi , qu'il figure avec


io6 MANUSCRIT INÉDIT,

honneur dans mes tablettes auprès d'André Chc- nier (i), le seul poète du dix-huitième siècle dont l'impression récente et la tournure à la mode fassent disparate à leurs vénérables vieilleries. Il a devant moi une meilleure recommandation , l'avan- tage d'avoir servi à qnelcjnes études de Roucher , qui s'est souvent délassé des ennuis de la captivité , en jetant sur ses marges des notes pleines de goût , où il apprécie avec une rare finesse les défauts de l'école expirante. Ces jugemens ne sont pas sans un certain mélange d'acrimonie. Saint-Lambert avoit été son rival, et grâce à l'influence de la co- terie encyclopédique, il avoit été son rival heu-


(i) Poésies d'André' Che'ider. Paris, Baudouin, 1820, in-12. Pap. Vél. Cuir de Russie.

On a réuni à cet exemplaire trois pièces autographes de l'au- teur. (*)

(*) J'en rapporterai une ici, parce qu'elle est inédite. C'est un frag- ment de son poème intitulé YAincrique.

Plus beau que ce coursier, ce superbe Cyllare, Cher .ux lyres de Grèce , et que vit le Ténare Obéir à la main du frère de Castor ; Plus beau même que toi, coursier au uoble essor, Qu'élevoit Babylone aux amours de la Reine , Quand tu la vis souvent , la belle Assyrienne , Dans ta crèche de marbre elle-même t'offrir Et l'orge et le froment qui dévoient te nourrir. Et tresser de ses doigts ta crinière flottante , Et ton flanc retentir sous sa main caressante, etc.


MANUSCRIT INÉDIT. 107

reux; ils n'étoient pas d'ailleurs destinés à l'im- pression , et le hasard qui les a conservés doit être mis au rang des cas fortuits les plus extraordi- naires; une fois la part de l'homme faite dans leur lecture , on ne peut qu'en profiter. La muse fausse et fardée à laquelle Roucher avoit trop souvent sacrifié lui-même , y est mise à découvert avec une énergique naïveté. On sent que l'auteur des Mois , sans répudier son ouvrage , est devenu digne de le perfectionner, de le refaire, de le concevoir autre- ment. La prétention pédantesque de cette poésie philosophicjue , qui ne s'énonce que par axiomes , l'afféterie puérile de cette poésie maniérée qui prend la fadeur pour la grâce , l'insipide manie de tout décrire, la fastidieuse ambition de tout expri- mer, l'irréparable délabrement de ces haillons de la mythologie qui ont traîné partout , l'ennuyeuse symétrie de ces vers cousus de redondances et d'antithèses dont chaque hémistiche appelle un hémistiche inévitable, toute la pauvreté de cette pauvre Calliope du règne de Louis XV, si maus- sade sous son rouge , ses mouches et ses falbalas , a voient frappé l'esprit naturellement juste et délicat de Roucher. L'observation, l'étude, le malheur, avoient achevé de mûrir cette belle organisation; l'exemple et les leçons d'André Chénier, avec qui il alloit m^ourir, avoient échauffé son génie, et ses derniers accens furent effectivement le chant du cygne. Qui pourroit oublier ces vers adressés à sa


io8 MANUSCRIT INÉDIT,

femme et à sa fille, en leur envoyant son por- trait :

Ne vous étonnez pas , objets charmans et doux , Si quelque air de tristesse obscurcit mon visage ; Quand un pinceau savant dessinoit cette image , On dressoit l'échafaud, et je pensois à vous.

Comme on ne pourroit imprimer les notes de Roucher, sans réimprimer en même temps les Saisons de Saint-Lambert dont personne ne veut plus, il est présumable qu'elles ne paroitront jamais. On ne me saura donc pas m^auvais gré d'en consigner ici quelques unes à l'appui de l'opinion que je m'en suis formée; je ne choisis pas.

Je chante les saisons , et la marche féconde

De l'astre bienfaisant qui les dispense au monde.

(( Ces premiers vers sont purs de style et de (( forme; mais ils sont froids, et d'une poésie com- (( mune. Virgile n'auroit jamais dit, je chante les (f saisons ; il auroit usé d'une périphrase cpii eut (( donné à son début la physionomie poétique. Le « début de Thompson est bien diftérent ; l'imagi- (( nation du poète s'y montre déjà en mouvement , « et fraîche et fleurie comme le printemps. »

toi, qui de l'espace as peuplé les déserts.

(( Comparez cette invocation à celle de M. Rosset, « qui n'est pourtant pas un génie; la première vous


MANUSCRIT INÉDIT. 109

« paroîtra la prière d'un capucin , et l'autre celle (( d'un prophète. »

Toi dont la volonté créa l'ordre et le temps.

(( Ces idées abstraites ne sont pas faites pour la « poésie , encore moins pour le début d'un poëme « sur la nature physique , où tout doit parler aux (( sens. ))

L'astre victorieux perce le voile obscur. Il se peint sur les mers , il enflamme les nues, Les groupes variés de ces eaux suspendues Emportés par les vents, entassés dans les cieux, etc.

(( Ici commence la manière de l'auteur de faire « des vers avec des hémistiches et des mots entassés. « Cette manière est destructive de la phrase poé- « tique; elle fait sentir qu'un auteur ne travaille (( point de verve , car avec de la verve les vers s'en- « trelacent les uns dans les autres sans chevilles et « sans membres isolés. M. de Voltaire est souvent « tomJbé dans ce défaut, si opposé à la belle manière « de Racine. »

Et l'autre (l'agriculteur) en méditant contemple ces guérets Où sa main déposa les trésors de Cérès.

« En méditant n'est pas le mot. Un laboureur « ne médite pas en regardant ses blés , il rêve ; c'est (( le philosophe qui médite. »

Cueillez dans l'Yemen ce fruit délicieux


iio MANUSCRIT INÉDIT.

Dont les sels irritans , les sucs spiritueux • Des chaînes du sommeil délivrent la pensée.

« Sucs spiritueux ! Quelles syllabes pour des (( vers , et quel mot que spiritueux ! »

La naïve bergère , assise au coin d'un bois ,

Chante, et roule un fuseau qui tourne sous ses doigts.

« Ces deux vers sont dignes de Virgile. » (i)

Il (l'agriculteur) se plaît dans sa peine ; il craint la pauvreté, Mais il craint encor plus la triste oisiveté.

« Mensonge qui ne pouvoit entrer que dans la « tête d'un philosophe. »

Il va semer ces grains si chers aux animaux, Compagnons éternels de ses nobles travaux ; La herse en les couvrant sous la glèbe amollie , Assure le dépôt qu'à la terre il confie.

« On s'est moqué (du second) de ces vers, et on


(i) Très bien jugé, et pourquoi ces vei^s sont-ils dignes de Yirgile , c'est-à-dire admirables ? parce qu'ils disent simplement ce qu'ils veulent dire, parce qu'au lieu d'une phrase vide et sonore, ils offrent une image naturelle et vraie, parce qu'ils occupent l'esprit d'mi tableau agréable dont il conserve avec plaisir l'impression. H y a loin de là à ces périodes retentissantes , bâties de mots longs comme le jDcntamètre de Rutilius,

Bellerop/ionteis sollicitudinibus ,

et qui ne laissent à la pensée que ries sons et du bruit, vcrba et voces, prœtercaquc Jiihil.


MANUSCRIT INÉDIT. m

<( a eu raison , à cause de ces deux grandes épil hètes : (( éternels et nobles. Les deux vers suivans, qui t( pouvoient et dévoient être poétiques , le sont « bien peu ; ils rampent sur la tei^re comme la (( herse. >•>

Voici de quelle manière Roucher juge le pâle épisode de Lindor : (( Cet épisode sur Fini ention (( des jardins est loin , bien loin de l'idjlle de (( Gessner sur le même sujet. Ici tout est froid , « pénible et didactique; dans Gessner tout est sen- u timent, tout est amoureux. Saint-Lam.bert , un {( peintre sans couleur ; Gessner, un brillant colo- (( riste. Dans les vers de Saint-Laml3ert , je crois {( lire de la prose; dans la prose de Gessner, je crois a lire des vers. »

Il parle ainsi de celui de la convalescence : (( Des (( soins pleins de charmes , hémistiche d'écolier. (( Tout le morceau de la convalescence auroit dû « être une fois moins long. L'auteur se traîne de c( détails en détails; son grand défaut est de n'avoir (( aucun de ces traits cjni descendent profondément (( dans le coeur. Ce sont des vers bien tournés , et (( voilà tout ; mais du reste , sans couleur, sans « mouvemient : en un mot , ce sont les vers d'un (( malade de langueur sans fièvre. »

Le premier chant tout entier n'est pas traité plus favorablement : ce Otez de ce chant, dit-il, (( deux ou trois tableaux et une cinquantaine de « vers beaux ou aimables, et vous aurez à peu près


112 MANUSCRIT INÉDIT.

« la somme des beautés dignes d'être conservées^ « du reste, point de verve, rarement de la couleur, « plus rarement encore de rharm.onie. Autant le i( plan est sage et bien ordonné, autant l'exécution « est foible, paresseuse et monotone. »

Roucher n'eut pas le temps d'achever ce com- mentaire improvisé; il ne le conduisit que jusque vers la lin du chant de YEté , comme s'il avoit écrit sous l'inspiration des saisons en comparant la copie au modèle, car son arrêt de mort interrompit ce travail si aimable et si insoucieusement fait à la fin de l'été de 1794^ il nionta sur l'échafaud le 25 juillet. Ce volume, ou sauvé par un ami ou soustrait par un voleur, s'est retrouvé dans une échoppe; je l'ai enrichi d'une lettre autographe de Saint-Lambert, adressée à une de ses nom- breuses maîtresses. J'ai eu trop de plaisir à lire, dans le catalogue du bon Crévenna , quelques uns de ces monum.ens secrets de l'esprit et du caractère d'un homme célèbre , pom' ne pas essayer de pro- curer la même satisfaction à mes lecteurs. Qui ne voudroit savoir comment il écrivoit l'amour, le conquérant éblouissant aucpiel Rousseau disputoit vainement .un cœur! Je doute que beaucoup de femmes eussent préféré ce style à celui de Saint- Preux; on va en juger.

Liméville, iSjamier.

(( Je ne suis parti de Nanci cjii'après la poste , « parce que j'avois écrit au facteur de m'y renvoyer


LETTRES INÉDITES. ii3

« tes lettres; j'attendois donc ce matin les trésors (f que je devois recevoir mercredi; je les ai reçus, w et j'en ai joui pendant ma route. Hélas ! ils ne « m'ont pas empêche de sentir cjue je mettois cinq c( lieues de plus entre nous. Me voilà donc , mon M cher amoui-, dans un lieu où j'ai bien moins de « cette précieuse liberté qui de jour en jour me « devient plus précieuse; je me trouve dans un « lieu où , quand le prince sera parti , je ne trou- » verai plus que deux âmes honnêtes , et je ne puis (( guères me dissimuler que ce sont deux sots ; je « ne me trouve plus au ton du reste. Il paroît u qu'il révolte le prince autant cpe moi, mais il (( s'en amuse davantage; il voit plus en ridicule, et « moi plus en mal; son lot vaut mieux. Quand j'ai (( passé quelque temps à Lunéville je trouve que « tout le monde y est devenu fou ; je suis quelque- (( fois tenté de penser que c'est moi qui le suis {( devenu; mais quand je vois le prince porter de « ces gens-ci le même jugement que moi , cela me « l'assure , car je ne puis douter de la sagesse du (( prince. Le Roi m'a reçu avec sa bonté ordinaire; « il est bien assurément de toute la cour ce que (( j'aime le mieux : je suis bien plus déterminé que (( jamais à ne donner m.on temps (jii'à lui , et à ne (( prendre absolument de tout mon vojage aucune i( dissipation c|ue celle que ma santé exige. Je re- (( viens à ta lettre ; il falloit que je fusse bien abattu i( pour ne t'écrire que quatre mots le jour que je

8


,,4 LETTRES INDÉDITES.

(( t'ai tpiittée; j'avois à te dire tout ce fjue je te dis u ordinairement, tout ce que je te fais entendre, (f et puis tous mes regi-ets. Sois-en bien sûre , m.on « cher amoui', ils n'ont jamais été aussi vifs , aussi « vrais , et moins susceptibles d'être atFoiblis par « les dissipations ; la route m'accabloit sans me « distraire de toi , et toutes les dissipations qu'on (( pourroit m'otfrir seront repoussées par mes re- u erets et par cette mélancolie tpii ne m'est que H trop naturelle , et qui aue;mente si fort par ton (( absence. Je sens mon existence d'une manière r( pénible, et tu me la rends chère pourtant dès que « je me souviens que tu m'aimes , et que je me dis « que je te reverrai. Mon cœur, fais-moi bien des « détails sur ta situation , sur la conduite de ton « mari, sui' tes amusemens surtout ; je n'ai jamais « pris un intérêt plus tendre, plus passionné, à « tout ce que tu es , tout ce que tu sens , tout ce (( cjiie tu fais, tout ce que tu peux être et devenir. (( Ménage bien ta santé , rafraîchis - toi souvent ; « souviens-toi du gi-and principe de mademoiselle « de This : Tout ce qui échauffe vieillit , tout ce qui <( rafraîchit rajeunit. Mange moins de graisses et « bois un peu plus d'eau, c'est un régime que je « crois nécessaire à ta bonne santé. Oh! si tu sça- « vois quel trésor je possède en toi , tu le ménagè- re rois bien ; sois sûre que toutes les impressions (( vives et délicieuses que j'ai reçues de toi se sont K conservées dans mon coeur, s'y sont même aug-


LETTRES INÉDITES. i,5

wmcntées, s'y conserveront toujours. Il est bien ff impossible que rien fasse mon bonheur que toi, « et je serai toujours également rempli de ma (f tendi'e (sic) ; et content de le sentir, je te baise « et t'adore. »

A cette lettre inédite d'un philosophe qui ne crojoit pas en Dieu, et que Dieu a cruellement puni en lui donnant une âme si sèche et si pro- saïque, j'opposerai avec plaisir une lettre d'un philosophe chrétien qui présidoit à la naissance de la nouvelle école littéraire , quand Saint-Lambert , honteux d'avoir survécu à l'autre, retranchoit sous de gros volumes de morale cynique son arrogante médiocrité. Ces lignes de Bernardin de Saint- Pierre sont d'autant plus précieuses qu'elles n'ont point paru dans sa correspondance, imprimée à une époque où j'en étois déjà possesseur; il est facile de voir qu'elles étoient adressées à sa seconde femm^e.

« Je me hâte de t'envoyer, ma tendre amie, la « lettre de mon ami Grandjean , qu'il m.'apporta (f hier au soir, et dont je ne pris lecture qu'après (( son départ. Tu ne peux rien faire de mieux que

(( de la faire passer sur-le-champ à M. de P Je

4( suis bien fâché qu'il y ait tant de louanges pour

'(( mon compte, mais je ne les ai pas dem^andées. ' « Hier matin j'en reçus une de toi qui me fit beau- té coup plus de plaisir. Jeune Aurore, tu dis plus (( de tendresses à ton vieux Tithon que jamais


ii6 LETTRES INÉDITES.

« madame de Sëvigiié n'en a dit à sa fille. Ton « cœur est mi puits d'amour; il enflamme le mien. « J'étois presque décidé à attendre encore ici la H huitaine pour me trouver à l'assemblée publique (( de la classe des arts , mais je préfère de revenir (( ici de mardi en huit ; je suis trop long-temps « loin de toi. Peut-être te déterminerai-je h revenir (( avec moi pour qiie tu disposes du logement de « notre voisin ; nous retournerons ensuite en- (( semble. Quoi qu'il en arrive, je partirai mercredi « matin 5 septembre, pour ne te pas donner d'in- fo (piiétude le soir ; et comme tu sais que ce n'est (( pas un petit embarras de se rendre à la messagerie (( de si bonne heure, j'irai coucher le jeudi au soir (( à Saint -Christophe. C'est un conseil que j'ai (( donné à ta tante , et (jTi'elle a suivi ; elle a dû (( partir ce matin pour aller voir sa fille. Elle (( compte être de retour mardi prochain , et en- « suite t'aller voir. J'espère qu'elle ne pourra guère (( exécuter ce projet que le lundi suivant, qui sera (( la veille de mon retour à Paris ; je souhaite qu'elle (( décide le tien promptement. Madame Didot a (( aussi le projet de t'aller voir avec M. Roger, mais (( pour un jour seulement; elle m^'a fait donner ma « parole d'honneur que j'accepterois à diner chez (( elle , jeudi prochain , avec M. Aymar, ajoutant (( d'un air riant qu'elle avoit à me dire (jiielque (( chose de très intéressant pour moi. Elle m'a (( parlé de toi avec enthousiasme. Puisque je suis


LETTRES INÉDITES. 117

en train de renouveler nos anciennes connois- sances , je me décide à en faire une nouvelle qui

pourra être utile à et à M. D J'irai

mercredi avec Grandjean diner chez M. D ;

mais n'en parle à personne , car je serois accablé de sollicitations. Je me hâte de terminer pour envoyer Annette quai des Miramiones acquitter vingt-cinq francs de contributions dont on m'a envoyé l'avertissement. Ma commissionnaire n'a point sa pareille ; c'est un vrai petit Encéphale pour la course. Je la compare quelcpiefois à ce fameux coursier dont tous les écuyers avoient méconnu les rares talens; mais ils n'échappèrent pas à l'oeil d'Alexandre, (i) (( L'idée de te revoir bientôt , chère amie , me donne un peu de gayeté ; si le temps est beau , et si tu es contente de nos enfans , amène-les avec l'âne au-devant de moi. Mon bagage sera fort mince ; un sac de nuit à moitié plein , des paniers vides où je tâcherai de mettre un bon


(1) 11 faut savoir, pour goûter ce joli passage, que Bernardin <le Saint-Pierre avoit pris cette pauvre fille à son service, quoi- (juelle fût si laide et si sotte que personne n'en vouloit. Il l'appelle son Bucépliale parce qu'elle i-emplissoit assez adroitement ses commissions, et il saisit l'occasion de relever son mérite par quelques éloges. Tel ctoit ce méchant homme dont on a diffamé la cendre dans un livre rédigé jiar une société de gens de lettres. Proh ptidorl


n8 LETTRES INÉDITES.

(f melon , voilà tout. Embrasse-les tous pour moi, « ainsi que ta bonne mère; je te le rendi^ai au « centuple. A vendredi.

« Ton Bernardin.

(( J'attends ton panier de raisin , m.ais il n'est « que dix heiu'es.

« Ce lundi 2g. »


DE TH. LAU. 119


XI.

De Théod. Lau, et de son athéisme. — Note biographique.


Meditatione.s. — Thèses. — Dubia philosophico-theolo- GiCA ; Placidœ eruditorum disquisilioni , religionis cujusvis et nationis; in magno mundi oratorio submissa; a veritatix eclecticœ amico (Theod. Ludot^. Lau). Freystadii , 17195 in-8. , 6 f. liminaires et 34 pages.

11 n'est pas étonnant cpie les bibliographes aient souvent négligé, de nos jours, les livres anti- religieux , devenus si nombreux sous l'empire de la philosophie du dix-huitième siècle , et dont le seul catalogue rempliroit beaucoup de volumes. Les proscriptions mêmes des tribunaux ne sont plus pour ces dangereux ouvrages un titre de rareté; et tel pamphlet qui seroit resté inconnu leur a dû assez communém.ent son débit , sa vogue et sa réimpression. Sans cette prohibition inutile, et cpielquefois mal entendue, on connoitroit à peine l'existence d'une foule de libelles généralem^ent mal écrits, et ([ui ne se recommandent aux curieux que par une impiété effrontée. Il n'en est pas ainsi de.s anciens ouvrages du même genre , qui , proscrits


ïiô DE TH. LAU.

avec beaucoup plus de soin et sous des peines beaucoup plus sévères, sont devenus réellement fort rares , et se distinguent ainsi par un mérite qui est le premier de tous aux yeux des biblio- manes. Telles sont les Meditationes de Lau, qxii n'ont certainement pas été réimprimées, et qui plus certainement ne le seront jamais. Le volum.e que nous annonçons avoit été précédé d'un autre , intitulé : Meditationes philosophicae de Deo ^ jnundo et honiine, 17 17, in-8., cpii avoit déjà été frappé des condamnations de la justice; mais l'au- teur n'étoit pas homme à se rebuter d'une pareille disgrâce, comime il le témoigne en com.mençant son second ouvrage : Confiscatio et coinbustio lihrorum, dit-il dans son style aphorismatique , ex ratione status saepe est utilis. Ast uhi solo ex odio theologico y politico , philo sophico , prof ecta ; iy- rannideni sapit litterariam. Ignorantiam promoi^et et errores. Solidam impedit eruditionem. Rationi adversatur et neritati. Autoribus intérim : taies qui patiuntur quasi pœnas : nullam ignominiae vel infamiae inurunt notam. Libri : gloriosmn susti- nent martyrium. Autores : illustres pro veritate et ratione, martyres fiunt.

Les dernières Meditationes, beaucoup plus har- dies c[ue les premières , excitèrent un immense scandale. Vogt, qui appelle les unes libelli impii et sacerrimi, qualifie les autres de liber atheisticus precedenti adliuc detestabilior. Jugler les classe


NOTE BIOGRAPHIQUE. lai

également parmi les productions les plus dange- reuses des athées , quoique Lau se prononce positi- vement contre cette croyance négative : Aiheismus nulliis, atheae nationes nidlae, athei homines nulli; sa doctrine se rapproche beaucoup plus de Yindif- férentisme ou d'un déisme sans culte et purement moral , comme on en peut juger par ces passages : P^erior et certior christianus ille : qui christiane mvit y quani qui christiane crédit. Puritio tamen unius : non est exclusio alterius.... Christianismi genuini , testimonium infallihile : Dei et proximi est amor. Is , ubi régnât : Christi ibi floret impe- rium. Fac hoc : et vii^es; Christi lex. Christi pro- missio. Ce qui présente un véritable danger dans les principes de Lau, et particulièrement dans ceux qu'il énonce sur la notion du bien et du mal , c'est la forme lucide et sentencieuse dont il les a revêtus, et qui les rend non seulement très propres à s'em.- parer de l'esprit , mais encore à se fixer profondé- ment dans la mémoire ; aussi s'est-on attaché à détruire ses livres, et surtout celui-ci, avec tant de zèle et de succès , qu'on n'en connoit d'exem- plaire dans aucune de nos grandes collections , et qu'il y a peu d'ouvrages de cette espèce qui leur soit comparables en rareté.

Il est assez extraordinaire que Lau, qui a fait tant de bruit de son temps , n'ait pas conservé du nôtre une assez gi^ande part de célébrité pour trouver une place dans la Biographie univei^sellê.


laa NOTE BIOGRAPHIQUE.

On ne sera peut-être pas fâché de savoir qu'il étoit conseiller auliqne du duc de Courlande , dont il présida même le conseil privé; après la mort de ce prince , en 1 7 1 1 , il s'éloigna de la cour, vécut successivement en différentes villes d'Allemagne, et mourut, en ij4^, presque septuagénaire, à Hambourg, ou plutôt à Altona. Vogt pense que les secondes Méditations ont été imprimées à Francfort-sur-le-Mein. Si les auteurs du supplément de la Biographie jugent à propos de s'occuper de Lau , ils trouveront des détails beaucoup plus éten- dus dans la notice imprimée au-devant de la tra- duction Françoise des Méditations , sous le faux titre de Kœnigsberg , qui forme le tome VIII de la Bibliothèque du Bon-sens portatif . Londres, 177 5, in-i2.

Un oubli bien plus extraordinaire que celui des biographes, c'est celui de M. Barbier, qui omet dans son Dictionnaire des Anonymes latins les secondes Méditations , quoiqu'il soit évident qu'il ait consulté Vogt poui^ parler des premières ; il faut pour cela qu'il ait dédaigné de jeter les yeux au- dessous de l'article qu'il lui emprunte , le para- graphe suivant contenant la notice que son dic- tionnaire laisse h désirer, et qui méritoit moins d'être négligée que l'autre, pviisqu'elle est consa- crée à un livre plus curieux et plus difficile à trouver. Ce lapsus oculi n est malheureusement pas le seul qui se fasse remarcpier dans l'ouvrage


NOTE BIOGRAPHIQUE. laS

d'ailleurs fort estimable de M. Barbier, surtout dans la partie latine, qui pouvoit être tout autre- ment picjnante , et qui est bien loin d'atteindre au degré de complet relatif qu'on a droit d'exiger d'une bibliographie.


iii4 QUELQUES MODIFICATIONS


XII.

Quelques progrès et quelques modifications de la Langue littéraire.


Les véritables Prétieuses , comédie. Siiwant la copie im- primée à Paris, chez Jean Ribou , l'an 1660, in-i2, 56 pages ; mar. citron , rel. par Vogcl.

Cette mauvaise petite comédie est du sieur Bau- deau de Somaize , auteur du Dictionnaire des Prétieuses y et qui doit aux précieuses tout ce qu'on lui connoît de célébrité. Mon édition, qui est très jolie et fort rare , a poiu^ insigne la console portée sur un bouquet de fruits qui distingue quelques éditions Elzeviriennes ; je la crois sortie des presses de Louis et Daniel. ^

Ce volum.e est curieux par la manière dont le misérable auteur parle de Molière ; c'est une de ces turpitudes qu'il faut recueillir pour la consolation du génie méconnu et pour l'éternelle honte des sots. « Il est certain , dit le sieur de Somaize, que « Molière est singe en tout ce qu'il fait, et que non « seulement il a copié les Prétieuses de M. l'abbé (( de Pure , iouées par les Italiens ; mais encore f( qu'il a imité par une singerie dont il est seul


DE LA LANGUE LITTÉRAIRE. laS

(( capable, le Médecin volant, et plusieurs autres « pièces des mesmes Italiens , qu'il n'imite pas « seulement en ce qu'ils ont ioûé sur leur théâtre, « mais encor en leurs postures , contrefaisant sans « cesse sur le sien et Triuelin et Scaramouche. « Mais qu'attendre d'un homme qui tire toute sa u gloire des Mémoires de Gillot-Gorgeu , qu'il a « acheptez de sa veufue, et dont il s'adopte tous « les ouurages? » Convenons que Molière étoit bien jugé , et que cet arrêt contre l'auteur du Misan- thrope, plagiaire de Guillot-Gorju , est merveilleu- sement digne de la capitale des lettres et du siècle du goût ! Pourquoi faut-il que les Somiaize soient contemporains des Molière? la nature fait payer cher ses miracles. .^j,<^

Une chose qui caractérise le tact exquis de Molière , c'est que les images et les expressions qu'il ^ reprises dans le jargon des précieuses sont toutes marquées d'un sceau de ridicule qui frappe les esprits les moins délicats, et qu'aucune n'a pu se conserver dans l'usage. L'habitude de l'affec- tation et de la manière , toute vicieuse qu'elle fût , devoit rencontrer cjrielquefois , par hasard , des figures heureuses et des tours ingénieux qu'un goût naturel n'eût pas dédaignés. Loin de les flétrir d'un sarcasme injuste, Molière s'en emparoit du droit de conquête; et, accoutumé à prendre son bien où il le trouvoit, il ne méprisoit pas plus un trait spirituel dans la langue de l'Hôtel de Rambouillet


1&6 QUELQUES MODIFICATIONS

qil'une bonne scène dans Cyrano. On pense bien que Somaize n'y legardoit pas de si près , et cjue pour lui toute expression est précieuse cpiand elle est nouvelle , toute phrase barbare quand elle n'a pas traîné dans les conversations et dans les livres ; il falloit un ju£*enient plus fin que celui de ce bar- bouilleiu" de papier pour en faire la ditlérence. Des locutions devenues très communes , parce qu'elles sont très commodes et très claires , comme une beauté sous les armes y faire figure dans le monde, les bras me tombent de surprise, y sont impitoya- blement condamnées. C'étoit parler précieux que de dire, une femme dune vertu sévère, et le joli adverbe aimablement, si affectionné de saint Fran- çois de Sales , de Bourdaloue , de Fénelon , de madame de Sévigné, est accompagné par le rigou- reux Somaize d'une note de proscription ; c'est peut-être par égard pour son autorité qu'on l'a etïacé du dictionnaire de l'Académie.

C'est ainsi que l'abbé Desfontaines réprouvoit, il y a cent ans, dans le Dictionnaire néologique , les beaux mots agreste, bienfaisance , célérité, délice , détresse , érudit , fallacieux , frivolité y insidieux , popularité , et vingt autres qui n'ont cessé d'être employés depuis par les meilleurs écrivains. Je pose en fait cpie si l'usage avoit pu être réglé par les pm-istes et les critiques de pro- fession depuis qu'il forme la langue et qu'il la modifie, nous n'aurions jamais eu un poète.


DE LA LANGUE LITTÉRAIRE. 127

Cette édition Elzevirienne des véritables Pré- cieuses n'est connue ni de M. Brunet ni de M. Bérard ; mais j'ai déjà dit qu'on feroit une bibliothèque spé- ciale très considérable des pièces de notre théâtre qui ont été imprimées en Hollande, soit par lesElzevirs, soit à l'instar de leurs éditions, depuis Mirame (i) jusqu'à la fin du dix-septièm^e siècle ; et rien ne seroit plus digne des recherches d'un amateur, car ces petits volumes sont autant de chefs-d'œuvre typographicpies. Cette collection offriroit d'autant plus d'intérêt que les soixante ans qu'elle embrasse ont vu éclore presque toutes les merveilles de la scène Françoise, et que les éditions originales de ces beaux ouvrages, plus introuvables encore que leurs brillantes copies, sont d'ailleurs exécutées avec la plus honteuse négligence; il faut, pour cette fois, rendre grâce à la coupable industrie du contrefac- teur, qui semble n'avoir dérobé nos classiques que pour les embellir.


(i) Ovi'crture du Théâtre du Palais-Cardinal. Mirame, tragi- comédie, (par Desmarets. ) Jouxte la copie imprimée à Paris, i64'2, in-i2. 3 f. et 82 pages; niar. bleu de roi, aux armes de France, doublé de tabis, rel. par Ginaiu. •-" "

Superbe exemplaire d'un livre très rare. Véritable Elzevir a lÀ sphère et à la tête de buflle.


ia8 Tf FAÇONS DE PARLER PROVERBIALES.


XIII.

Sur les Façons de parler proverbiales , et sur quelques Livres qui en traitent.


L'Étymologie , ou Explication des Proverbes François , par Fleury de Bellingen . A La Haye , chez Adrian f^lacq , i656, petit iii-8. ; mar. vert, doublé de tabis, rel. par Gin ai n.

Si j'avois voulu faire mention, dans les Questions de Littérature légale^ de toutes les supercheries de libraires cjui ont eu pour objet de masquer une contrefaçon à l'aide d'un faux titre , cette disserta- tion seroit devenue une bibliographie spéciale, et ce n'étoit pas la mion dessein. Je rapporterai ici un exemple de ce genre de larcin , qui n'a point été remarqué par M. Brunet, et cpii a bien tous les caractères du dol , jusque-là que l'imprimeur a eu l'effronterie de couvrir sa fraude de la sauvegarde royale , en faisant autoriser son vol par un privi- lège; je parle du livre intitulé : Les illustres Pro- verbes (i), qui n'est que la copie mal déguisée de

(i) Les illustres Proverbes nouveaux et historiques. Paris, Péyiin^ut, i665, 2 tom. in-12. en i \ol. mar. bleu, rel. par Bradel. Ce joli exemplaire est orné d'une grande planche pliée que je


i


FAÇONS DE PARLER PROVERBIALES. 129 celui dont j'ai rapporté le titre au commencement de cet article, et qui jouit, comme ouvrage distinct de ce dernier, d'une certaine considération parmi les amateurs. Le Traité de Fleury de Bellingen est divisé en livres subdivisés en chapitres , ou plutôt en dialogues dont les interlocuteurs sont désignés sous le nom de Cosme et de Simplician. L'éditeur des illustres Proverbes, s'il est permis de donner le nom d'éditeur îi l'homme qui exerce un pareil commerce, n'a fait d'autres frais d'imaginative que de substituer à Cosme un philosophe, et à Simpli- cian un manant; du reste, ses personnages disent absolument les mêmes choses dans les mêmes termes , toutes les fois que les bienséances du pays et les conditions du privilège le permettent. On peut conclure de là qu'il s'est bien gardé de con- server tout ce qui présente un sens hardi , et que les équivoques plaisantes, les explications grave- leuses, les étjmologies un peu vives que ce sujet amenoit si naturellement et rendoit souvent néces- saires, ont été soigneusement retranchées, sans égard même pour l'enchaînement du sens et pour la promesse des sommaires qui précèdent chaque


n'ai jamais vue dans aucun autre, et qui représente une vingtaine de proveibes en action , assez joliment gravés. Celui de bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée est exprimé par une Renommée qui porte suspendu à sa trompette le titre : Les (lus- tres Proverbes (sic). Je ne sais si cette planche a été faite pour le recueil de Lagniet ou pour celui-ci.

9


i3o FAÇONS DE PARLER PROVERBIALES, chapitre. Les deux ouvrages, ou plutôt les deux éditions, commencent et finissent d'ailleurs exac- tement par les mêmes mots; et on peut juger, par ce cjxie j'en ai dit, que ce n'est pas la dernière qu'il faut préférer. Jusqu'à ce jour, elles se sont payées h peu près le même prix dans les ventes publiques ; et il est vrai de dire c|ue la moindre des deux mériteroit d'être recherchée si l'autre n'existoit pas; car elles contiennent une foule de notions très piquantes sur l'origine des locutions les plus communes , et sur les questions de critique verbale et d'histoire littéraire qui se reproduisent le plus fréquemment dans la conversation .

L'histoire et l'étymologie des proverbes forment certainement une des parties les plus intéressantes de la lexicologie ; c'est dans ces idiotismes popu- laires, expression intime de l'esprit d'un peuple, qu'il faut chercher les tours propres et les véritables idiologies de son langage. Originalité d'images, har- diesse de figures , étrangeté d'inversions , exemples singuliers d'ellipse et de néologisme, recherche piquante d'euphonie, tout y frappe l'attention du grammairien philosophe ; aussi les livres qui en traitent avec une certaine autorité sont-ils géné- ralement fort estimés des cui^eux. Je ne citerai dans ce genre cjxie les Origines de Moysant de Brieux (i), ouvrage supérieur, sous le rapport

{i) Les Origines de quelques Coutumes anciennes, et déplu-


FAÇONS DE PARLER PROVERBIALES. i3i de I érudition , à celui de Fleury de Belliiigen , mais qui malheureusement est encore moins dé- veloppé ; les exemplaires en sont très difficiles à trouver.

On a appelé les proverbes la sagesse des nations. Un écrivain franc-comtois, qui s'appeloit l'abbé Arnoux , a pris cette définition dans le sens le plus littéral , et s'est amusé à ranger les proverbes dans leur ordre moral , sous le titre de Traité de la Prudence (i). Cette idée étoit certainement très philosophique ; il est fâcheux qu'elle n'ait pas été exécutée avec plus de goût, et que l'auteur, qui étoit d'ailleurs un homme instruit , mais bizarre , ne se soit attaché nulle part à l'explication des origines. Son livre mérite cependant d'être cité comme le plus rare peut-être de tous ceux qui appartiennent à cette division de la bibliographie , exception faite , comme de raison , de ceux de


sieurs façons de parler triviales (par Moysant de Brieux). Caen , Cavelier, 1673, in-12.; mar. vert, doublé de tabis, rel. par Ginain.

La préface est signée de Brieux. Ce précieux exemplaire est chargé de notes singulières de Jamet le jeime.

(i) Traité de la Prudence , contenant un grand nombre d'In- structions, de Sentences et de Proverbes choisis. {Besançon,) 1733, in-i2. ; V. fauve , rel. par Vogel.

On lit après la table des matières ■■ « Fin du Traité de la Pru- dence, composé par Antoine Dumont. » Ce nom étoit le masc[ue de l'abbé Arnoux,


i32 FAÇONS DE PARLER PROVERBIALES.

Lagiiiet, dont je parlois tout à l'heure, de Coruaz- zano (i) et de quelques autres.


(i) Prnvcrhii di messer Antonio Cornazaiio in facétie. Parigi, Didot ma^g. , 1812 , m-12. ; mar. bleu, doublé de vélin, R. A. de Lewis.

Un des sept exemplaires sur peau de vélin. Celui-ci est formt' de deux , et contient des pages doubles.


VOLUME RARE. ï33

XIV.

D'ïine supercherie de libraire , à l'occasion d'un volume rare.


Julien l'Apostat , ou Abrégé de sa f^ie , a^ec une comparaison du Papisme et du Paganisme , traduit de l'anglois , 1 688 , in-i2. ; mar. violet, rel. par Ginain.

La Peste du Genre humain, ou la Vie de Julien l'Apostat , mise en parallèle açec celle de Louis X.IK. Cologne , Pierre Marteau, i6g6, in-12.; cart. maroquiné, dos de mar.

Exemplaire non rogné d'un livre très rare , et peut être unique de cette condition.

M. Barbier, qui n'avoit vu ni l'un ni l'autre de ces curieux volumes, a long-temps considéré le premier comme une apologie de Julien ; et , sur cette première conjecture , il l'a attribué à Daniel de la Roque, auteur des Véritables motifs de la Conversion de l'abbé de la Trappe. Il est vrai que Daniel de la Roque est indiqué, dans les Fragmens d'Histoire et de Littérature, de Nicolas- Hyacinthe de la Roque, son parent , comm^e auteur d'une Apologie de Julieji; mais ce ne pouvoit être le livre en question , cpii n'est point une apologie de Julien, et dans lequel il est à peine


i34 VOLUME RARE,

parlé de cet empereur, l'ouvrage n'étant tout en- tier cpi'un tissu de diatribes effrénées contre l'Eglise romaine. Le second ne paroît guère plus connu des bibliogi'aphes , car le titre en est tronqué , non seulement dans le Dictionnaire bibliographique connu sous le nom de Cailleau, où le nom de Louis XIV n'est représenté que par une seule initiale , mais encore dans l'excellent Manuel de M. Brunet , oii cette initiale est mal expliquée par le nom de Louvois. Tout ce qu'on sa voit positi- vement, c'est que ces deux volumes étoient fort rares , et parvenoient à un prix élevé dans les ventes. Un heureux hasard m'ajant fait rencontrer le dernier, je m'assurai du véintable titre, qui se trouve répété sur la première page du texte, où le nom de Louis Quatorse est également écrit tout au long comme je viens de l'orthographier; mais je m'aperçus dès-lors que cette page et celle du frontispice composoient un carton très facile h reconnoitre , soit à la différence du tirage , soit aux vestiges sensibles de la colle du brocheur; et je conclus qu'il pouvoit s'en rencontrer deux es- pèces d'exemplaires, dont les uns portoient, comme le mien , le nom de Louis XIV, et les autres une initiale seulement. Cette hypothèse n'est encore ni justifiée ni détruite , car je n'ai pu jusqu'ici comparer mon exemplaire à aucun autre; mais si elle étoit vraie , il en résulteroit qu'il y a de cet ouvrage trois sortes d'exemplaires différens , ce qui


SUPERCHERIE DE LIBRAIRE. i35

augmenteroit encore Ja rareté relative de chacun. En effet, de nouvelles recherches ayant mis dans mes mains le premier volume désigné à la tête de cet article , je me convainquis d'un coup d'oeil qu'au frontispice et à la première page du texte près , il étoit parfaitement identique à l'autre; et je donnai connoissance de cette particularité à mon estimable ami M. Barbier, qui s'empressa de la recueillir, page 4oi du tome III de sa dernière édition du Dictionnaire des Ouvrages anonymes. Toutefois, comme les différentes notions cpi'il a successive- ment admises et rejetées sur ces deux volumes , ne lui sont parvenues que successivement pendant l'impression de son ouvrage , et qu'elles y font un peu de confusion , j'ai cru qu'il ne seroit pas inu- tile de les présenter ici dans leur ordre. Il est donc évident que le livre , ou plutôt le libelle intitulé : Julien l'Apostat, n'ayant pas eu la vogue cpie sembloit lui promettre l'emportement féroce avec lequel l'auteur y injurie les catholicpies, le libraire, encore moins délicat que lui dans le choix de ses moyens de succès, tenta de stinuUer le goût émoussé du public par un titre dont l'insolence pût produire un grand scandale, et par conséquent exciter une vive cui'iosité ; cette honteuse supercherie est d'au- tant plus inexcusable que le livre n'y fournit pas le plus léger prétexte, car le nom de Louis XIV n'y est pas prononcé une seule fois.

De tous les genres de tromperie auxquels les


i36 SUPERCHERIE DE LIBRAIRE,

libraires ont eu recours pour faciliter la vente de leurs livres, il n'y en a point qui soit plus com- mun que le renouvellement de titre ; et il n'y en a point , en effet , de plus propre à induire en erreur un acquéreur irréiléchi. Qui se seroit attendu à retrouver, sous le nom de Commentaires de César, une des facéties qui composent les Ca- quets de V Accouchée? Qui n'auroit cru que le Coupe-cul de la Mélancolie, et le Salmigondis ou le Manège du Genre humain, dcA^oient être des livres difFérens de l'une des éditions pseudo-Elzevi- riennes du Moyen de parvenir (i)? On n'en fini- roit pas si on vouloit s'amuser à multiplier ici les exemples ; il n'y a pas jusqu'au Sottisier (2) , pau- vreté littéraire de la dernière espèce , mais d'ailleurs assez peu commune , qui ne puisse prendre quelque importance dans la bibliothèque d'un amateur, en y figurant sous son double titre. Cette substitution


(i) Le moyen de parvenir. Imprime' cette année (1698), in- 12. 548 pages; mar. vert, rel. par Thouvenin.

Je date ce volume de 1698, parce que cette date est celle du Salmigondis, qui est exactement le même livre, avec un autre frontispice, et qu'il n'y a pas de raison pour croire cette date fausse. Il est par conséquent postérieur de beaucoup aux dernières éditions de Daniel Elzevir, mais les caractères, fort usés d'ailleurs , se rajiprochent de ceux de cet imprimeur, et je le croirois volon- tiers sorti des presses de Moetjens.

(•<) Sottisier, ou recueil de B. S. et F. Paris , 1717. — (En se- cond titve)Rapsodies , Billevesées , Balivernes , Rogatons. ParLi, 172? , in-8. ; mar. vert, rel. par Ginain.


SUPERCHERIE DE LIBRAIRE. 137

de frontispice étoit, au reste, dans les exemples que nous venons de citer, un moyen commode de soustraire poui' quelque temps aux justes pour- suites de la police un livre obscène et dangereux, et elle servoit ainsi doublement les intérêts du libraire et de l'auteur, aux dépens du bon goût et des mœurs.


i38 ESSAIS TENTÉS POUR LA RÉFORME


XV.

Des Essais tentés, au seizième siècle, pour la réforme de l'Orthographe.


La Tricarite , plus qelqes chants an faucur de plusieurs Damoëzelles , par C. de Taillemont , Lyonoes. A Lyon, par Jean Temporal , i556, In-S. , i52 pages ; mar. bleu , rel. par Lefèvre.

Cet ouvrage , beaucoup plus rare encore que le Discours des champs faè'z à Vhoneur et exaltation de l amour et des Dames , Paris, iSyi et i585, ou Lyon, Rigaud , iSyô, in-i6, ne mérite une place distinguée parmi les écrits des poètes , que parce qu'il peut servir d'illustration à ceux des gi-amraai- riens ; mais , sous ce rapport , on ne peut lui refuser une mention particidière dans l'histoire de notre langue. Taillemont s'étoit composé une ortho- graphe qui a beaucoup d'analogie avec celle de Meigret, et cjui n'est certainement ni moins ingé- nieuse, ni moins philosophique. 11 seroit trop long d'en déduire ici les principes, que l'auteur développe fort clairement d'ailleurs, dans une préface de sept pages, mais je ne puis m'empécher d'exprimer le regi'et que les anciens ne nous aient pas laissé beau-


DE L'ORTHOGRAPHE. tSg

coup de livres de ce genre. Un pareil monument par génération, auroit consacré la prononciation et la prosodie d'une manière presque invariable , et la première condition de la perfectibilité du lan- gage, l'immutabilité de ses élémens convenus, seroit acquise depuis des siècles. L'orthographe de Taillemont est essentiellement pittorescfue ; elle a pour objet d'élaguer tous les signes inutiles , et de suppléer à tous les signes imparfaits; et cpioique l'exécution de cette idée puisse être plus heureuse qu'elle ne l'est dans notre auteur, elle renferme des parties qui annoncent de l'habileté. Taillemont n'a pas eu du moins la folle et funeste prétention de Voltaire , qui , en substituant des élémens im- parfaits d'orthographe à d'autres élémens qui ne l'étoient pas davantage, n'a prouvé qu'une pré- somptueuse impéritie en gi^ammaire. C'est cepen- dant cette innovation ridicule qui a envahi toutes les presses, si ce n'est celles de quelques savans imprimeurs, cjni forment à la vérité une exception fort honorable, et pour cette fois beaucoup plus imposante que la règle. Heureusement pour la gloire de Voltaire , ce grand homme avoit d'autres titres, et des titres plus assurés à l'admiration de la postérité , mais il est bien fâcheux qu'il ait am- bitionné celui-là. Supposez un sot à sa place; je doute que ce sot , quelque sot qu'il fût , eût atta- ché plus d'importance à une sottise. L'auteur de la Tricarite exprime les sons par leurs figures


i4o ESSAIS TENTÉS POUR LA RÉFORME

propres , autant cjii'il est possible d'approprier les figures aux sons dans un alphabet mal fait; une des inductions singulières cpii résultent de sa méthode d'orthographe, c'est d'abord que VoUy impropre- ment appelé diphthongue y m^ais qui n'est qu'un digramme monophone emprunté de l'abréviation grecque k, se prononçoit o dans le beau langage :

E' vos humains , qi ma doleur Pouès iuger à la coleiir ,

Vos soet example , N'anrichir de votre valeur

L'inconu tample.

On voit ici que vos, doleur, pouès, coleur,. sont écrits pour vous, douleur , pouvez , couleur, ce que Taillemont n'aui^oit pas fait si cette double lettre avoit eu alors une autre cpialité de son que celle de l'o simple, puisqu'il a voulu ortografier au plus près poucihle de la vraie prolation. On disoit donc poucihle et doleur; cet usage a du mêm.e se conserver long-temps dans nos départe- mens de l'Est, car je me souviens d'avoir lu dans le petit Dictionnaire françois-comtois de madame Brun , imprimé il y a mioins de cent ans , qu'il fal- loit prononcer j9omo/2.y et non ^di's, poumons . Il est à remarquer au reste que tous ces mots sont bien plus près de leur étjniologie dans la prononciation antique, et qu'ils n'ont rien gagné en euphonie à s'en éloigner. Quant k la prononciation des irapar-


DE L'ORTHOGRAPHE. i4i

faits anciens, telle cpi'elle s'est conservée par hasard dans quekpies substantifs dont la mollesse italienne n'a heureusement pas efféminé la belle diphthongue, iw, foi, loi-, les lexicographes qui ont essayé dans ces derniers temps de peindre la parole et de parler aux yeux , comme dit Brébeuf, ont généralement représenté cette combinaison de sons par l'alliance emphatique de l'o et de Va, roa, foa, loa , et c'est ainsi qu'on parle au théâtre , quand on a la prétention , peu commune aujourd'hui , d'y parler françois. Il paroît que ce n'étoit pas la même chose du temps de Taillemont, qui se qualifie de poète IjonoeSy et qui compare à une etoele cette maîtresse adorée dans lacjuelle il 1)061 les troes Grâces ; ou du moins , ce n'étoit pas la même chose à Lyon , qui pouvoit bien dès-lors avoir une prononciation distincte de celle de la capitale; celle-ci est encore un des caractères distinctifs de la prononciation provinciale, cjuoi- qu'on soit tout aussi fondé à la reprocher au bas peuple de Paris.

Ce que je viens de dire n'est peut-être pas la vingtième partie des observations orthographiques que pourroit fournir ce petit volume. Existe-t-il un ouvrage ancien qui contienne autant de ren- seignemens positifs sur la prononciation des Latins et sur les dialectes des Grecs? Que de diatribes, hélas! et que de sang, auroit épargné aux ergo- teurs du seizième siècle qui s'égorgeoient pour la


,4a RÉFORME DE L'ORTHOGRAPHE,

prononciation de quisquis et de quamquam, un Taillemont du siècle d'Auguste! J'avoue sincère- ment qu'il ne faut pas demander d'autre mérite à celui-ci ; mais son livre , presque introuvable , est d'ailleurs si élégamment imprimé, que les biblio- manes n'en exigeront pas davantage. Cela vaut une dispense de talent.


BIOGRAPHIE RANGÉE PAR ORDRE DE FAITS. i^S


XVI.

Idée d'un Livre singulier, où la Biographie est rangée par ordre de faits. — Quelques recherches sur Hortensio Lando.


Sette libri de Cathaloghi a varie cose appartenenti non solo antiche ma anche moderne : opéra utile molto alla historia et da cui prender si puà materia di fai>ellare d'ogni proposito che ci occora. In V^inegia , appresso Gabriel de Giolito de Ferrari, e fratelli, i55i (i), in-8. , 867 pages; mar. rouge, rel. parDerome.

Exemplaire imprimé sur papier bleu.

Les anciens biblio£»raphes s'accordent sur l'ex- trême rareté de ce livre, et un exemplaire sur papier bleu, qui est unique jusqu'à ce jour, au moins sur les catalogues, peut être compté parmi les curiosités piquantes d'une bibliothèque d'ama- teur ; les bibliographes modernes ne font aucune mention de l'ouvrage , probablement parce qu'il ne s'est trouvé dans aucune des magnifiques collections qui ont passé sous leurs yeux, et où ils ont puisé leurs matériaux. J'ai cru devoir remplir cette la- cune, sinon dans l'intérêt des savans, qui pourront bien partager leur indifférence, du moins dans celui

(i) A la fm du livre, au lieu de la date de i552, on lit i553.


i44 BIOGRAPHIE

de la classe très nombreuse aujourd'hui des écrivains plus industrieux qu'inventifs, qui font des livres avec des livres. Celui-ci est un véritable trésor pour les compilateurs , ou plutôt c'est une compilation extrêmemient curieuse, qui n'a besoin que d'être étendue et modifiée pour faire à l'heureux arran- geur une réputation d'homme de lettres et d'érudit. Les Sept Catalogues sont en effet des catalogues écrits sans ordre, sans jugement, sans critique, par un homme C£ui a voit lu immensément de livres la plume à la main , et qui n'avoit pas négligé dans ses lectures un seul fait biographique qui pût exciter l'intérêt ou la curiosité. Encore une fois , il n'y faut pas plus chercher de méthode que de goût et d'esprit; mais en prenant la peine de lire à la tête de chaque catalogue la liste des chapitres qu'il contient , on sera étonné du nombre et de la singularité des renseignemens que cet ouvrage peut fournir pour l'histoire anecdotique, traitée à la manière d'Aulu-Gelle ou de Valère-Maxime. Ainsi, l'on y trouvera l'énumération des hommes et des femmes les plus célèbres par leur beauté , de ceux au contraire cpii l'ont été par leur laideur, des euerres et des malheurs qui ont été occasionnés par l'amour , des personnages renommés par une force plus qu'humaine , des prodigues , des avares , des intempérans, des cruels, des généreux, des ingrats , des traîtres , des assassins , des parricides , des suicides de tous les pays et de tous les temps ,


RANGÉE PAR ORDRE DE FAITS. i45

qiielque û;eiirc de mort qu'ils aient choisi, des victimes de toutes les espèces d'accidens , submer- gées par les eaux, ou écrasées par la foudre, en- glouties par la terre ou ensevelies sous les bâtimiens en ruines , dévorées par les lions , foulées par les chevaux , ou tuées par la morsure des serpens ; des génies qui se sont signalés dans l'histoire, dans l'éloquence, dans la poésie, dans la science des astres, dans la peinture, la musique et les arts du théâtre. Enfin, pour donner une idée plus com- plète de la variété extraordinaire de ces recherches, car cet aperçu est bien loin de les faire connoître comme il faut, je me bornerdi à ajouter que l'au- teur des Sept Catalogues n'a pas même oublié, dans sa vaste revue de toutes les renommées an- ciennes et modernes , la liste des chiens fameux. On est donc sûr de trouver dans son livre à peu près tout ce qu'il est possible de désirer en citations et en exemples historiques, pour suppléer à l'ab- sence de l'érudition , ou au défaut d'une mémoire fatiguée. Aussi le savant bibliographe allemand Goetze écrivoit, en 1744? qu'il étoit étonnant que personne ne se fût emparé de ces notions si diverses et si multipliées, en les assujettissant à un cadre plus heureux. Il est vrai qu'on en retrouveroit beaucoup dans les anciens où l'auteur les a trou- vées, mais il faudroit pour cela recommencer ses lectui^es avec la même aptitude et la même patience ; quant aux modernes , son travail ne peut pas être

10


i46 ITORTENSIO LANDO

remplacé, du moins dans mie fouie de (circonstances où il parle d'après ses propres impressions, et de pei'sonnages dont les noms ne nous sont plus connus que par lui. On ne sait rien de bien positif sur le sien même. David Clément a découvert cpie c'étoit d'après V Ârgelati (ju'on avoit attribué le Sette Cataloghi à un médecin milanois , nommé Hor- tensio Lando , qui se méloit de théologie , et qui avoit embrassé la réforme de Luther, ce qui ex- plicfue la suppression et la rareté de ses ouvT^-ages. Cette supposition paroît incontestable, mais il faut avouer, pour l'admettre, qu'Hortensio Lando portoit à un point bien étrange l'originalité d'es- prit et l'abnégation de sa propre réputation. Voici cx)mment il parle de lui , au chapitre des hommes colériques : u Di un modernissimo , il cui nome è « Hortensia Lando , etc. Pour faire ce que je dois , « et ce qui devoit m'imposer moins d'obligation (f cpi'à personne, j'enregistre ici cet homme entre f( les colériques et les gens de mauvais caractère. (( Il est tombé plusieurs fois, par l'effet de ses K emportemens subits et immodérés , dans des in- « firmités sérieuses. Etant dans la ville de Naples (f parfaitement accueilli de quekjii'un dont il étoit « indigne de tirer les pantoufles, il rompit avec '( lui pour un petit mot sans consécpience, et sa- u crifia ainsi une noble amiitié qui lui procuroit de nt pas çà et là de finesse et d'agrément. Je citerai le commencement de la Description de la Procession générale ; ,^^ .^^^q

C'ot lou preniie que vait devant ,

I se doit repouesa souvent ,

I pouthe ne grande bannéue

Qu'ot de broderie de brouca ; . fâO/ .t8*i'fr F.lo3 ,. .

Plèse ai Deu dans mai potenère . rnJOÎ

De ce que coule aivoi lou qua. ^- i i.r

^ ^ vdim. t»i> K y; h U|)

Tant d'Aicouelerots lou suivant , ' «iURD

Que se baitant , lou plus souvent , i -fri^i'

Se boussant , lésant lai tanpete : ^ .^' •
Das saiges régens las gadhant., ;jrfrj«f 'f.>

Et lieu faut signe de lai tète


Que demain s'en repentirant.


"1

■ --.y

L'y ait das moines que marmoutant m2

Sus das chaipelots qu'i pouthant; j-

Das nois , das grfs , de toutes soëthes ; ^•tbfiifi^O

L'y en ait das chaussies , das daichaux ,

Cas daries sont loyies de couedhes.

En' ce tem's , ils n'ont pas trou chaud . i


(i) Recueil de Noels anciens, en patois de Besaiïton, pal le sieur François Gauthier. Besançon, Bogilloiy'jjjO, deux tomes en un vol., in- 12. ; v. fauve, rel. par Vogel.


i6o DES POÉSIES PATOISES

Lou pu bé ç'ot das gachenots , Pas pus grands cjue nouëte Jannot Que Usant dedans lai musicle ; Lou mètre tint un groue cathon , Et l'entend foë bén lai manicle Pou lieu fare panre lou ton.

Et peu das raclions que radiant Su das grouës violons qiii pouthant , Que sont pendus ai lieu ceintures ; Un que ne daissare las dents ; Mais que poutlie de l'écriture Où las raclious lisant dedans.

Cela n'est certainement ni mal peint ni mal touinié , et je ne m.e suis pas piqué de donner ce qu'il y a de mieux. J'ai toujours été étonné que, dans une ville telle que Besançon , qui est à coup sûr une des plus lettrées de la France , et qui compte parmi ses habitans des hommes très dis- tingués par leui^s études philologiques et leur goût pour les livres , personne né se soit avisé jusqu'à ce jour de publier de ces Noëls une édition choi- sie, accompagnée d'un bon glossaire. Ce genre de recherches n'am^oit pas, comme on pourroit le craindre, un simple intérêt de localité; il est bien démontré maintenant que des bons glossaires des patois provinciaux seroient un excellent achem.i- nement à l'histoire définitive des richesses de notre langue , et il faudroit être tout-à-fait étranger aux vrais besoins de la littérature pour ne pas apprécier l'utilité d'un tel travail.


D'UNE FABLE DE LA FONTAINE. i6i

XVIII.

Sources peu connues d'une des plus belles Fables de La Fontaine.


Recueil mémorable d'aucuns cas merveilleux , par Jean de Marcoui'ille . Paris , Dallier, i564, i""^- '■> veau fauve, rel. par Simier.

Histoires prodigieuses , extraicles de plusieurs fameux au- teurs , par P. Boaistuau , surnommé Launaj. Paris , Macé, 1576, in-8. ; fig. , veau fauve.

Il y a peu de livres plus populaires que ceux qui appartiennent à cette catégorie des Extraits histo- riques , et qui se composent d'anecdotes singulières, presque toujours assez piquantes pour attacher l'esprit , et généralement trop courtes pour le fati- guer : Nous sommes tous d'Athènes en ce point ; et La Fontaine , qui me fournit cette citation , étoit plus athénien que personne. Je suis convaincu qu'on trouveroit dans quelques ouvrages de ce genre, les sujets de contes et de fables dont les savans laborieux qui ont dévoué leurs veilles à la recherche de ces curieuses inutilités n'ont pas en- core découvert l'origine. C'est inutilement, par exemple, qu'on avoit compulsé le peu qui nous


i6i SOURCES PEU CONNUES

reste de Marc-Aurcle, pour y reconiioitre ce

paysan du Danube , homme dont Marc-Aurèle

Nous fait un portrait fort fidèle.

Ses écrits ne présentent pas le moindre linéament de cette histoire, qui est rapportée très au long par Marcouville et Boaistuau, mais plus particuliè- rement par ce dernier, qui décrit le sauvage avec une grande exactitude. t( Le visage petit, les lèvres (( grosses , les yeux profonds , la couleur aduste , H les cheveux hérissés , la teste découverte, les sou- « liers de cuir de porc épie, le sa je de poil de H chèvre , la ceinturée de joncs marins , la barbe (( longue et espoisse, les sourcils qui luj couvroient « les yeux, l'estomach et le col couvert de poil « comm.e un ours , et un baston en la main. »

Spn menton nourrissoit une barbe touffue ; ' ■ Toute sa personne velue

Représentoit un ours , mais un ours mal léché. Sous un sourcil épais il avoit l'œil cache , Le regard de travers , nez tortu , grosse lèvre , Portoit sayon de poil de chèvre , Et ceinture de joncs marins.

La Fontaine n'a pas été moins fidèle dans toutes les parties de sa traduction , et il est exact de dire qu'il a puisé à cette source si peu connue , tous les traits vraiment éloquens, tous les tours vi^aiment oratoires de son admirable apologue. « Je prie aux (( Dieux immortels qu'ils vous inspirent à bien


D'UNE FARLE DE LA FONTAINE. ifi-î

(( gouverner la républicpie à laquelle vous présider , (( et qu'ils reigleiit aujourd'hui ma lan£>ue, afin « que je die ce qui est nécessaire pour mon pays. »

Veuillent les immortels conducteurs de ma langue , Que je ne dise rien qui doive être repris.

« Tenez-vous asseurez que tout ainsi que vous (( autres sans raison jettez les autres hors de leurs « maisons , terres et possessions , autres viendront « qui avec raison vous chasseront de Rome et « d'Italie. »

Craignez , Romains , craignez que le ciel quelque jour Ne transporte chez vous les pleurs et la misère ; Et mettant en nos mains , par un juste retour , Les armes dont se sert sa vengeance sévère ,

Il ne vous fasse en sa colère

Nos esclaves à votre tour.

« Tous ceux de notre m^isërable royaume avons « juré ensemble de jamais n'habiter avec noz « femmes, et de tuer noz propres enfans pour ne (( pas les laisser tomber es mains de si cruelz et (( iniques tjrans comme vous estes, car nous dçsi- (( rons plus qu'ils meurent avec la liberté, que non

«qu'ils vivent avec servitude et captivité Je

« me détermine me bannir de ma maison et de ma (( douce compagne. »

Nous quittons les cités , noTis fuyons nos campagnes ; Nous laissons nos chères compagnes ,


i6/( SOURCES PEU CONNUES

Nous ne conversons plus qu'avec des ours affreux , Découragés de mettre au jour des malheureux , Et de peupler pour Rome un pays qu'elle opprime.

Il en est ainsi de presque tout le reste jusqu'au dénoùment, car l'homnie monstiTieux tle Marcou- ville et Boaistuau est aussi créé patrice. Depuis que j'écri\ois ceci, M. Robert, qui a publié une édition fort curieuse des Fables de La Fontaine, rappro- chées de celles de tous les auteurs qui a voient avant lui traité le même sujet, a trouvé l'origine de la fable du Paysan du Danube , dans le livre espa- gnol de Guevaria , intitulé el Relox de Principes, ou V Horloge des Princes , qui a été traduit par Nie. de Herberay, sieur des Essarts, et imprimé à Paris en 1 565 , in-fol. , et il pense que ce livre , ou plutôt cette traduction , a seule fourni le récit du poète. Il est bien incontestable qu'il faut au moins remonter là poui' rencontrer l'idée première et les détails du Paysan du Danube , mais je suis porté à croire que La Fontaine, beaucoup plus curieux di histoires prodigieuses et de cas merveilleux , que de politique morale et de gi^ave philosophie , aura pris tout bonnement son histoire dans Marcouville ou Boaistuau, sans se douter cjue ceux-ci la dussent k Guevarra. Je remarque aussi en passant que Marcouville, cpii écrivoit en 1564, n'a pu se servir de la traduction de des Essarts , dont la première édition parut l'année suivante. Enfin , bien que ce récit de Marc-Aurèle ne se trouve pas dans les


D'UNE FABLE DE LA FONTAINE. i65

écrits de ce grand homme , il est difficile de croii-e que Guevarra l'ait tout-à-fait inventé , son ouvrage ne comportant pas ce genre de fictions que rien ne rendoit nécessaire. Je ne sais même si je me trom^pe, mais le portrait de ce sauvage, et le sujet de ses plaintes, et le caractère de cette éloquence qu'on ne sut pas entretenir long-temps à Rome , et qu'on n'a jamais contrefaite avec beaucoup de bonheur dans les temps modernes, tout cela me paroît parfaitement antique, et du style le plus admirable. Reste à savoir où Guevarra a trouvé sa narration , puisque nous n'avons plus qu'à choisir entre les auteurs qui ont pu la fournir à La Fon- taine. Il ne faut peut-être, pour faire cette nou- velle découverte , qu'ouvrir au hasard un volume oublié ou négligé , que nous dédaignons de relire parce que nous croyons trop le connoître. Je ne doute pas qu'on puisse en venir à bout, mais je dem.anderois volontiers à quoi bon? S'il est curieux de comparer les modèles de La Fontaine avec lui- mêm.e, c'est quand ils peuvent, comme dans l'exemple que nous venons d'avoir sous les yeux , faire naître des rapprochemens intéressans, et jeter quelques lumières sur la part réelle qu'il a prise à sa composition ; mais rpi'im^porte au lecteur de savoir précisément dans cpiels bouquins inconnus de l'auteur comme du public , gisoient les premiers linéamens du chef-d'œuvre qu'il a tracé pour la postérité? Montrez-moi les pages de Lockman ,


i66 SOURCES PEU CONNUES

d'Ésope, de Phèdre, de Gabrias, d'Abstemius, dont La Fontaine a fait une étude si approfondie et si heureuse ; fournissez-moi l'occasion de com- parer ces m.erveilles de goût , de grâce , d'énergie et de naïveté qu'on appelle les Fables , avec les chefs-d'œuvre de notre vieille littérature dont l'auteur s'est nouiTi , et dans lesquels il s'est com- posé, pour ainsi dire, une langue particulière que les imitateurs les plus habiles n'ont jamais pu re- trouver, c'est-à-dire avec les passages qui y cor- respondent dans Philippe de Comines , dans le Plutarque d'Amjot, dans Rabelais; il résultera de votre travail un sujet très utile et très piquant d'observations; mais rechercher sans exception tout ce que les livres des anciens et des modernes présentent d'analogies directes ou indirectes avec ses ouvrages ; ne pas indicpier un de ses modèles les plus authentiqaes , un de ceux mêmes qu'il recon- noit dans son récit pom' le seul objet d'imitation qu'il ait eu en vue , sans faire descendre l'esprit du lecteur à travers tous les intermédiaires cpii le séparent de La Fontaine , si ce modèle est ancien , sans le faire péniblement remonter à tous les anté- cédens bien ou mal établis qu'il est possible de lui reconnoitre, si ce ra^odèle est m^oderne; c'est, sui- vant moi, la besogne la plus futile et la plus super- flue qu'on se soit jamais avisé d'imaginer; c'est un etfort d'oiseuse patience et de savoir fastidieux siu* lequel il faut écrire in tenui lahor^ ou nuga diffi-


D'UNE FAILLE DE LA FONTAINE. i6'j

cilis. Je soupçonne ([ne de semblables découvertes étonneroient fort La Fontaine lui-même , s'il lui étoit permis de feuilleté]^ certaines de ses éditions posthumes, et f[u'il y trouveroit probablement quelcpie excellent sujet de fable.

On a tant recueilli d'Histoires tragiques (i) depuis Boaistuau , et les siennes ont été intercalées dans tant d'éditions plus complètes , que celle cpii est indiquée en tète de cet article ne sera jamais regardée comme un livre de prix , malgré la singu- larité de ses gravures en bois. Cependant, comme elle n'est pas bien commune , qu'il est difficile d'en trouver des exemplaires complets , et qu'il est presque impossible de la collationner , j'en don- nerai ici une courte description pour les amateurs qui seroient rebutés par sa défectuosité apparente. Elle commence par douze feuillets non chiffrés , mais signés a et e. Les trois derniers contiennent une table qui comprend renonciation des chapitres

(i) Histoires tragiques de nostve temps, par le sieur de S. La- zare, historiographe. Rouen, Ferrand, 1641, in-8.; mar. violet, à compartimens , rel. par Ginain.

Volume assez rare.

Les Histoires tragiques de nostre temps, oie sont contenues les morts funestes et lamentables de plusieurs personnes , arrivées par leurs ambitions , amours déréglées , sortilèges, vols , rapines, et par autres accidens divers et mémorables ; dernière édition , augmentée des Histoires des Dames de Qanges et de Brinvilliers , par François de Rosset. Rouen, Le Prévost, 1700, in-8. ; inar. olive, rel. par Vogel.


i68 D'UNE FABLE DE LA FONTAINE.

jusc{u'à la page 179. Suivent les 17g feuillets chif- frés d'un seul côté, dont le dernier est signé z iii, et porte une figure au verso. En face est le feuillet explicatif signé z iiii , mais chiffré par inadvertance 108 au lieu de 180. Ce feuillet devoit être le der- nier , comme la table le démontre , et il est tenainé en effet par ces mots : Fin de la quarante-deuxième et dernière histoire prodigieuse. Très peu d'exem- plaires vont plus loin. Cependant Boaistuau avoit continué son livre pendant l'impression, et les feuilles suivantes s'y rejoignent à titre courant; elles sont signées aa — hh. Mais l'imprimeur, trompé par le chiffre défectueux du dernier feuillet 108, a poussé cette erreur jusqu'au bout, de m.a- nière qu'au lieu d'être chiffrées 181 et suivantes, elles le sont de log à 176. Cette dernière partie n'a point de table. En voilà plus qu'il n'en faut pour s'assurer de l'intégrité de ce volume , qui ne méri- toit peut-être pas une mention aussi détaillée.


LIVRE RESTITUÉ A SON AUTEUR. i6g


XIX.

Livre long-temps fameux, restitué pour la première fois à son véritable auteur.


DispoTATio DE SupposiTO , ctc . Fruncofurti , ( Parisiis , vel Tolosae,) 1645, in-8. ; mar. citron.

Superbe exemplaire du comte d'Hoym et de Girardot de Préfond.

La Disputatio de Supposito n'atteindra plus aux prix exorbitans aux([uels elle étoit portée autre- fois , et sa rareté ne sera plus une raison suffisante pour la classer parmi les ornemens les plus précieux de la bibliothèque des amateurs. On s'inquiète fort peu aujourd'hui de l'hérésie de Nestorius, de l'opi- nion de saint Cyrille , et de la polémique à laquelle ces vieux débats donnèrent souvent lieu dans le courant du dix-septième siècle ; mais un livre brûlé par arrêt du parlement de Toulouse, dans un temps où la brûlure n'étoit une recommandation que pour les bibliomanes , un livre cpie Bayle n'a pas pu se procurer, tant il étoit déjà rare de son temps, est encore du nôtre une curiosité assez recomman- dable pour qu'il ne soit pas trop déplacé de recher- cher le véritable nom de son auteui , sur lequel les


170 LtVRE RESTITUE A SON AUTEUR,

philologues sont très loin d'être fixés. Les lecteurs que le fond de Touvrage même intéresse trouve- ront des détails très étendus sur Nestorius et sur Derodon dans le Dictionnaire de Bayle , que je viens de citer; il faudra seulement qu'ils aillent chercher le nom de Derodon à la lettrine Ro, car Bajle l'appelle de Rodon , sans cpie rien justifie la concession qu'il lui fait de cette particule nobi- liaire.

La Disputatio de Supposito a toujours été pla- cée dans les catalogues et dans les bibliographies sous le nom de Derodon; les biographes et les cri- tiques sont divisés sur le véritable auteur de ce livre , et Sorbière et Bajie paroissent assez disposés à l'attribuer à un certain Gilles Gaillard , compa- triote , contemporain et ami de Derodon , dont il partageoit ouvertement les opinions. Mon exem- plaire fournit une nouvelle hypothèse que j'ai cru devoir recueillir, bien qu'elle ne puisse pas prendre une grande place parmi les controverses de l'his- toire littéraire. Le titre, porté au dos par le relieur, est ainsi conçu : Bn>gvierus de Nestorio; il est évident cpie ce titre n'est pas du fait du relieur, puiscju'il contient à la fois renonciation d'un nom d'auteur et celle d'une matière dont il n'est pas question sur le frontispice imprimé. L'élégance de ce beau volume annonce qu'il appartenoit à un curieux qui en connoissoit toute la valeiu-, et la précision analytique de ce titre , qu'il appartenoit


LIVRE RESTITUÉ A SON AUTEUR. 171

à un savant qui en connoissoit le contenu. Peut-on supposer, après cela, que cet amateur se seroît trompé sur l'auteur, dans un temps qui doit avoir été fort rapproché de celui où la Disputatio a paru? car la reliure me paroit un peu antérieure à celles que le comte d'Hojm faisoit faire pour sa bibliothèque , et , selon moi , le ton plus brillant et plus frais de la dorure de ses armoiries indicjue qu'elles y ont été apposées après coup. Quoi cpi'il en soit , le libraire Martin n'a point eu égard à cette singularité dans la rédaction du catalogue , où il attribue la Disputatio à David Derodon , comme l'exigeoit alors la routine des bibliothécaires; mais rien ne prouve , à la vérité , qu'il l'ait remarquée. Ce qui reste certain , c'est que beaucoup d'écrivains ont attribué cet ouvrage à Gilles Gaillard. Et quelle en seroit la raison, si Derodon, qui a survécu long- temps à sa publication , et qui auroit pu l'avouer sans danger dans sa dernière retraite, ne s'étoit obstiné à répudier ce seul ouvrage entre tous les siens? D'un autre côté, l'opinion qui le donne à Gilles Gaillard n'est absolument appuyée que sur la conformité de ses sentimens avec ceux de Dero- don , et sur le hasard qui les faisoit habiter tous deux la province dont ce livre doit être sorti ; ce ne sont pas là des preuves , et l'autorité de mon amateur me paroît cent fois pi^éf érable. Jean Bru- guier étoit de Nîmes comme Gilles Gaillard , dis- tingué comme lui dans la scolasticjue hétérodoxe ,


17?. LIVRE RESTITUÉ A SON AUTEUR,

ami comme lui de David Derodon , conforme à tous deux d'opinion , et connu , comme tous deux , par des livres du miéme esprit que la Dùputatio ^ je suis convaincu qu'elle doit lui être restituée en bonne justice , et c'est sous le nom seul de Jean Bruguier cju'il faut en parler à l'avenir, si l'on en parle encore.

Je présume que ce qui a fait attribuer la Dispu- tatio de Supposito à Derodon , c'est l'analogie de ce livre avec celui qu'il a écrit sur la confession de foi de saint Cyrille (i), et que ces deux ouvrages ont pu m.êm.e se confondre dans l'esprit de certains critiques qui n'avoient vu ni l'un ni l'autre; ils auroient sans doute été bien éloignés de cette opi- nion , s'ils avoient su ou observé que ce dernier écrit est antérieur de seize ans à l'autre , et , chose remarquable , qu'il est du temps de la conversion de Derodon, c'est-à-dire orthodoxe. Au reste, cette méprise lui avoit donné autrefois une assez grande valeur qu'il a perdue, et qu'il ne retrou- vera sans doute jamais. Habent suafata lihelli.

(i) U Imposture de la prétendue Confession de foy de Cyrille, patriarche de Constantinople , (par David Derodon.) A Paris, jouxte la copie imprimée à Poictiers , Edme Martin, 1629. — Lettres à un Amy, touchant la nouvelle Confession de Cyrille, soi-disant patriarche de Constantinople, ( par Daniel Tilenus, ) 1629, 52 pages in-8. ; mar. rouge, rel. par Padeloup.

Bel exemplaire de Girardot de Préfond.

Volume plus rare que la Disputatio de Supposito.


CÉLÈBRE IMPRIMERIE PARTICULIÈRE. 193


XX.

Éclaircisseniens sur la plus belle et la plus célèbre des Imprimeries particulières.


Ouvrages de Piété de prose et de vers , par J. Desmarets , 1678, (à la Sphère;) le titre, 7 pages, 4 pages et un feuillet, qui paroît être un carton. — Le Chemin de la Paix, (par Desmarets,) 1680, (à la Sphère,) in-12. 8 f. et 55 pages , vélin blanc ; rel. par Courteval. Très joli exemplaire.

Depuis que ces volumes à la sphère ont été assi- milés, dans qxielcpies ventes, aux éditions Elzevi- riennes, on accorde quelque importance à certaines éditions innommées dont le volum^e que je viens de désigner offre un assez curieux spécimen. Les caractères qui ont servi à son impression ont beau- coup d'analogie avec ceux que Daniel Elzevir a employés pour les notes de Wederburn dans le Perse de i664; mais ils sont encore plus petits, plus nets et plus jolis. Ces types extraordinaires n'ont paru que dans un très petit nombre de livres qui demanderoient bien une notice spéciale , mais dont personne, je crois, ne s'est encore attaché à faire la collection. Elle ne se composeroit guère , à ma connoissance, (jue de la Bible de Martin , 1 656 ;


1^4 DE LA PLUS CÉLÈBRE

de Xlmitatio J. C, même date; de la Piigna spiritualis de Lorichius, 1667, 1 65g et 1662; de cjuelqu^s ouvrages mjsticpies du genre de ce der- nier qui lui sont quelquefois réunis dans les réim- pressions, et des ouvrages François de Desmarets qui appartiennent à la même division bibliogi^a- phique. Tel est, par exemple, celui qui est intitulé : Le Combat spirituel j ou de la Perfection de la T^ie chrestienne, traduction faite en vers, imprimé au chasteau de Richelieu, i654, très petit in-8.; tel est aussi le recueil que je trouve ainsi désigné au n" gog du catalogue de M. Motteley :

Recueil en vers, savoir : Prières chrétiennes. Avec la sphère, 1679. — Maximes tirées de l'Imitation. Avec la sphère, 1679. — Les sept Vertus chrétiennes. Avec la sphère, 1679. — Jésus-Christ, poëme. Avec la sphère , 1679. Quatre tomes en un volume petit in-12.

Il est évident , enfin , que c'est des mêmes presses quétoient sorties, en i653, les Morales dEpic- tète , de Socrate , de Plutarque et ^de Sénèque, imprimées au même chasteau de Richelieu , en i655, par Est. Migon, et qui sont, avec la Bible de Martin , les seules de ces singulières éditions qui aient été ou assez répandues ou assez bien accueil- lies des amatems pour obtenir une petite place dans les bibliographies. i^q IhoI.

11 n'est personne , me dira-t-on , qui ne puisse désigner positivement l'origine de ces éditions. La


DES IMPRIMERIES PARTICULIÈRES. i^S

Bible de i656 s'appelle communément la Bible de Richelieu; deux des volumes de Desmarets sont datés du château de Richelieu : l'exact et savant M. Peignot n'a point oublié, dans son excellente notice sur les imprimeries particulières ( Réper- toire de Bibliographies spéciales , pag. yo et suiv.), l'imprimerie du cardinal de Richelieu. Ce sont donc ici les produits d'une imprimerie particulière dont le propriétaire est bien connu , et dont Martin n'a eu probablement la direction momentanée que pour la publication de la Bible et de quelques mystiques latins.

Je ne fais point de doute sur l'existence de cette imprimerie du cardinal de Richelieu; et ce fait une fois reconnu , je ne m'étonne pas de la voir servir à multiplier les ouvrages de Desmarets. Voici ce qui m'étonne :

\ ". Richelieu est mort à la fin de l'année 1642; jusque-là , et onze ans après , on ne connoit aucune édition sortie de l'imprimerie de Richelieu , et im- primée avec ses caractères ; il fallut m.éme recourir aux Elzevirs pour donner la charmante édition de Mirante , dont j'ai fait mention ailleurs. Ce sont eux qui im^primèrent aussi , en 1 643 , le Politique très chrestien , ouvrage à la louange du cardinal de Richelieu , et qu'il auroit été si naturel d'imprimer dans le bel établissement qu'il avoit fondé , quand cette publication ne pouvoit plus blesser la mo- destie du propriétaire.


1^6 DE LA PLUS CÉLÈBRE

2°. Je Yois bien dans les bibliogi^aphies (jue la Bible de Martin est imprimée par ordre de ce grand ministre , jussu ducis de Richelieu édita; mais je demande comment Richelieu pouvoit donner cet ordre posthume en i656, puisqu'il étoit mort en 1642, ou par quel motif on avoit tardé quatorze ans à l'accomplir?

En supposant cette imprimerie fondée ou pro- jetée par le grand Richelieu, ne seroit-il pas naturel de croire qu'elle ne fut mise en activité que par les soins de son frère aîné, Alphonse-Louis Duplessis, qui lui survécut jusqu'en i655, hypothèse qui ne détruiroit pas tout-à-fait la difficulté, mais qui l'explicpieroit en partie. En effet, c'est dans cette même année que paroissent au château de Riche- lieu les Morales d'Epictète, de Socrate, de Plu- tarque et de Séné que, et il est à remarquer que tous les biographes rapportent qxi' Alphonse-Louis Duplessis s'étoit appliqué d'une manière toute par- ticulière h faire des extraits des moralistes anciens, et principalement de Sénèque. Ne seroit-il pas piquant que Desmarets eût prêté son nom au cadet pour une tragédie, et à l'ainé poui^ un recueil philosophique? Il n'est pas difficile d'expliquer comment, après la mort d'Alphonse-Louis, l'im- primerie passa des mains d'Estienne Migon dans celles de Martin , qui, pour faire un emploi hono- rable de ses caractères , et peut-être en vertu d'une condition même de leur concession , les mit en


DES IMPRIMERIES PARTICULIÈRES. 177

œuvre clans sa fameuse édition de la Bible, dite de Richelieu. Ce qni restera probablement couvert d'un mystère éternel , c'est comment ces jolis types retombèrent ensuite dans la propriété de l'impri- meur anonyme qui adopta vers 1678 la sphère Elzevirienne pour réimprimer les seuls ouvrages de Desmarets, car on ne connoit aucun autre livre c[ui présente les mêmes indices. Desmarets, mort en 1676, n'auroit-il pas laissé à ses héritiers l'édi- tion entière de ces ouvrages encore non publiés , parce qu'un raffinement d'humilité chrétienne, qui se comprend aisément dans son caractère , l'auroit détourné de les mettre au jour? et ne se seroit-on pas avisé de les munir de ce faux titre Elzevirien pour en faciliter le débit ?

Épuisons tout-à-fait cette question. Nul doute que les caractères connus sous le nom de Richelieu, et qu'on ne peut attribuer ni aux fontes françoises de l'époque , ni aux fontes Elzeviriennes , ne sor- tissent de celles de Sedan, où Jannon avoit cessé d'imiprimer quelques années avant la m^ort du cardinal; et c'est ce qui explique l'homogénéité de ces caractères avec ceux qui servirent depuis aux éditions des psaumes et des livres liturgiques du culte réformé , publiés pour l'usage de cette église sous l'indication de Charenton.


12


i|78 DU CURÉ MESLIER.


XXI.

Du curé Meslier, de ses Manuscrits, et de leur authenticité relative.


OEuvRES PHILOSOPHIQUES. Première Partie, Démonstration de l'Existence de Dieu, etc., par M. de Fénelon. Paris, Delaulne , 1718, in-i2.; v. fauve ancien. Exemplaire annoté par Meslier.

Tout le monde sait qu'après la mort du fameux Meslier, curé d'Étrepigiiy, on trouva chez lui un manuscrit impie qui contenoit sa profession de foi , ou plutôt sa profession d'incrédulité , et qui a fait placer son nom parmi ceux des apôtres les plus feryens de l'athéisme. Les éditeurs de ce scandaleux testament annoncent que sa bibliothèque contenoit aussi un livre annoté de sa main, et que ce livre étoit la Démonstration de l'existence de Dieu. M. Renouard se trompe quand il divise ce livide en deux , pour imputer à Meslier d'autres annotations portées aux marges du Traité du Père Tournemine sur V Athéisme ; il n'a pas remarqué que ce traité du Père Toiu'nemine est réuni , dans cette édition , à celui de Fénelon , et cpi'ils ne font ensemble qu'un seul volume.


DU CURÉ MESLIER. i^g

La question est maintenant de savoir ce qu'^est devenu le volume de Meslier après la saisie faite de ses papiers ; et cette question est plus compliquée qu'on ne le croiroit au premier abord, car il existe plus d'un exemplaire de la Démonstration de l'exis- tence de Dieu avec les notes'de Meslier.

Le premier est porté sous le n" y 58 du catalogue de Mirabeau.

Le second est indiqué à la page io6 du tome I" du catalogue de M. Renouard, qui ne supposoit pas qu'il en existât d'autres.

Le troisième est inscrit sous le n° 955, au cabi- net des livres précieux de la Bibliothèque de l'Ar- senal.

J'en annonce un quatrième , qui , à supposer, comme cela est présumable, que l'exemplaire de Mirabeau figure deux fois dans ce compte, est au moins le troisième connu; ce qui peut augmenter la confusion , c'est que tous les quatre sont reliés en veau fauve. L'exemiplaire de l'Arsenal se dis- tingue de celui de M. Renouard et du mien en ce que les notes , un peu étendues , sont portées sur des feuillets intercalés, tandis que dans les nôtres elles sont constamm.ent marginales ; il ne seroit certainement pas étonnant que le curé Meslier, qui a très peu produit s'il a produit quelque chose, se fût délecté à copier jusqu'à trois ou quatre fois ce commentaire impie ; il le seroit moins encore que des amateurs qui avoient eu un moment l'original


igo DU CURÉ MESLIER.

à leur disposition , en eussent profité poui' s'enri- chir de la copie d'un outrage destiné par sa nature à rester toujoui's inédit : la seule difficulté est donc de reconnoître l'original.

L'exemplaire de M. Renouard et celui de la Bibliothèque de l'Arselial sont évidemment de la même main. Les notes de tous deux, mais surtout du dernier, manifestent presque partout l'écriture courante et lâchée d'un copiste ; celles du premier, cjui sont en plus petits caractères, témoignent aussi plus de soin et de propreté. U J a entre elles la différence cpi'y pouA oit mettre le zèle d'une besogne qu'on commence , et la fatigue d'une besogne qui se renouvelle; l'un et l'autre exemplaire sont ter- minés par cette note : Ex libris Joannis Meslier.

Le mien est privé de cette marque d'authenti- cité, mais est-elle bien décisive? Est-il probable qu'un curé athée eût écrit son nom sur le double manuscrit d'un ouvrage d'athéisme? Avoit-il besoin de constater une propriété qu'il devoit avoir grand soin de ne jamais laisser sortir de ses mains, et qu'il étoit au contraire d'un immense intérêt pour lui de pouvoir dénier, si elle tomboit de son vivant dans des mains étrangères? N'est-ce pas là bi€n plus sûrement la précaution naturelle d'un curieux, jaloux d'imprimer à ses livres un sceau de mérite et de rareté que les ignorans eux-mêm^es ne puissent pas méconnoitre?

L'écriture de mon exemplaire paroît un peu plus


DU CURÉ MESLIER. i8i

ancienne ; elle est d'une finesse presque microsco- pique, et d'une telle perfection que j'ai vu peu de chefs-d'œuTre de calligraphie à lui comparer, ce qui s'accorde à merveille avec la réputation du curé Meslier, célèbre par les productions de ce genre dont il paroit ses autels , et à qui il ne restoit guère, de toutes les qualités requises dans un ec- clésiastique par les saints canons du moyen âge, qu'une singulière aptitude à la transcription des manuscrits. Une autre remarque à faire, c'est (jue cette écriture , beaucoup plus soignée que celle des deux autres exemplaires , et dont la régularité , digne du burin , atteste un travail fait , comme on dit, avec amour, est cependant moins nette, et que des sm^charges qui n'ont été rendues nécessaires (jue par la modification même de l'idée ou du mot , semblent y montrer çà et là la plume de l'auteur, qui se corrige en se copiant. Voici, enfin, une par- ticularité qui indicjTie bien positivement l'antério- rité de mon exemplaire sur celui de M. Renouard, dont l'exemplaire de l'Arsenal n'est, selon moi, f[ue la copie ; l'auteur ou le copiste ayant porté sa note, à la page i45, jusqu'au bas du feuillet bro- ché , la dernière ligne tomlja sous le couteau du relieur, et on fut obligé de la rétablir en tête de la page 146. Dans l'exemplaire de M. Renouard, la note n'est plus en rapport parfait avec la phrase c[ui l'appelle dans le texte; le transcripteur, averti par l'accident de l'exemplaire sur lequel il se ré-


i82 DU CURÉ MESLIER.

gloit sans doute, prit sa note de beaucoup plus haut. Je n'oserois dire, après cela, bien positive- ment que je possède l'exemplaire du curé Meslier ; mais je me crois sûr de posséder le m^eilleur de tous ceux cpii ont passé pour venir de lui.

Je n'ai pas besoin d'ajouter cjiie l'intérêt de cette petite discussion ne repose pas du tout sur le mé- rite des notes de Meslier ; c'est dans toute sa hideuse sécheresse le matérialisme lourd , diffus , inintelli- gible de cette coterie d'Holbach , une des plus nulles en talent et des plus pernicieuses en doctrines qui aient influé sur le sort du monde. Certainement, le curé Meslier ne se révoltoit pas sans raison contre l'immortalité ; il ne pouvoit pas même ambitionner celle d'Érostrate. Je me proposois d'en citer quel- que chose; mais la plume m'est tombée des mains, moins encore de dégoût et d'indignation que d'en- nui. Heureusement Fénelon est à côté; et, tout considéré, j'aime mieux le relire.


HISTOIRE D'UNE SATIRE TRÈS RARE. i83

XXII.

Histoire et description d'une Satire très rare.


Langrognet aux Enfers. Imprimé à Amtiboine, de l'impri- merie de Pince Filleux, à la Plume de Fer, 1 760 , 20 pages in-i2. fig.

Ce petit volume , un des plus rares que l'on connoisse , est de l'abbé François-Xavier de Tal- bert, né à Besançon, le 4 sioût 1728, mort dans l'émigi^ation , en i8o5, à Lemberg , en Gallicie; prosateur assez remarquable , et cpii ne manquoit pas de facilité pour écrire en vers , comme l'atteste cette satire personnelle , où il y a des passages de verve.

« Depuis quelques années » , dit M. Weiss dans un de ces excellens articles qui font presque tout le mérite de la Biographie universelle y mais qui ont le tort inexcusable de n'être pas écrits sous l'in- fluence immédiate des coteries parisiennes , et dont il n'est par conséquent jamais parlé dans les journaux, (( depuis quelques années, de fréquens « démêlés avoient existé entre le parlement, jaloux (( de la conservation des privilèges de la province ,


i84 HISTOIRE D'UNE SATIRE TRÈS RARE. « et M. de Boynes, qui réunissoit la double charge « de président du parlement et d'intendant. M. de (( Bojnes crut les terminer par un coup d'éclat , (( et obtint des lettres d'exil contre tous les con- (( seillers qui montroient le plus d'opposition à ses (( volontés. Dans le nombre des exilés, l'abbé Tal- (( bcrt comptoit des amis et plusieurs parens ; il {( n'hésita pas à prendre hautement lem^ défense, «et jeta le ridicule à pleines mains sur M. de (( BojTies et ses partisans dans une foule de pam- (( phlets en prose et en vers , écrits avec beaucoup (( de malice et de gaité. L'autem', quoique protégé (( par l'anonyme , fut reconnu facilement , et une (( lettre de cachet l'envoya d'abord au séminaire de (( Viviers , puis au château de Pierre Encise , où il i( expia sa faute par une détention de trois années. » Langrognet aux Enfers est lin des pamphlets dont il est question ici ; il est difficile d'en voir un pli^ sanglant. Aussi le parlement de Besançon le frappa de proscription , et presque tous les exem.- plaires furent livrés aux flammes; de sorte que ce petit poëme est devenu prescpie introuvable , sur- tout avec les figures. J'en fais mention pom' rec- tifier deux légères erreurs échappées au savant M. Peignot dans son Dictionnaire des Livres con- damnés au feu , où il parle du libelle de l'abbé Talbert peut-être sans l'avoir vu. Les figures ne sont pas au nombre de quatre, comme il le dit, mais au nombre de six; et il se trompe également,


»•


HISTOIIŒ D'UNE SATIRE TRÈS RARE. i85 en ajoutant que ces figm-es sont gravées en bois. Ce sont de méchantes égratignures h l'eau forte qui n'ont de remarquable cjue le cynisme de la composition ; il seroit possible que l'exemplaire dont M. Peignot a eu connoissance se fut trouvé imparfait de deux de ces images , un peu plus indé- centes que les autres.

On ne sera peut-être pas fâché de trouver ici un échantillon du style poétique de l'abbé Talbert; je prendrai cet exemple dans la visite de Langrognet aux limbes, qui me paroit sinon meilleure, du moins plus originale que le reste :

Là , sous mille traits différens , Sous barbe grise et cheveux blancs , Végète l'éternelle enfance. C'est l'asile de l'innocence Et de toute impeccable engeance ; Où l'on rencontre magistrats , Princes, ministres et prélats, Généraux pleins de confiance , Et docteurs bouffis d'ignorance. Là se font tous les complimens Et nombre d'enregistremens. On y parle théologie , Sorcellerie , astrologie ; Là se composent mandemens , Sermons , discours d'académie , Antidote de l'insomnie ; Edits et déclarations , Force brevets de pensions.


i86 HISTOIRE D'UNE SATIRE TRÈS RARE.

Là se trouvent amples fabriques , Ventes secrètes et publiques De mitres , chapeaux et bâtons , De croix, de crachats, de cordons, Le tout pour couvrir de reliques Les ânes de divers cantons ; Là se forgent titres et noms , Télescopes de politique , Instructions d'ambassadeurs , Projets de paix , projets de guerre , Et tout cela , mes chers lecteurs , Pour être envoyé sur la terre. A la tête d'un long bureau , Un grand flandrin , d'un air nigau , Vêtu d'une simarre blanche , Paroissoit assis sur la hanche, etc.

11 y a beaucoup d'imagination et d'esprit à avoir placé dans ces limbes idéales toutes les imbécillités de la société ; mais la pensée vaut mieux que l'exé- cution, qxd n'est guère remarcpiable. L'abbé Tal- bert étoit plus heureux en prose, et ses succès oratoires ont fait rêver plus d'un Thémistocle, dans un temps où les couronnes académiques prouvoient à peu près autant qu'aujoiu'd'hui en faveur des lauréats.


MÉPRISES BIBLIOGRAPH. RECTIFIÉES. 187


XXIII.

Rectifications de quelques méprises bibliographiques sur un livre précieux. — Considérations sur les Poésies primitives. — Exem- ples tirés de la Littérature slave.


Les Morlaques, par J. JV . C. D. U. et R. 1788, in-8. ; mar. rouge.

U a été fait mention de cet ouvrage pour la pre- mière fois dans V Esprit des Journaux de 1790. C'est sur cette indication que M. Barbier l'annonce dans le Dictionnaire des Anonymes. La Biogra- phie des Contemporains , et quelques auteurs qui l'ont suivie, s'accordent à dire qu'il n'a pas été mis dans le comm.erce, et qu'il est devenu fort rare ; mais il y à une erreur presque évidente dans leur description, où ce volume in-8. est désigné comme un in-4. de deux tomes en un volume. Le biogi^aphe ajoute, je ne sais sur quels fondemens, que les Morlaques doivent être attribués au comte de Benincasa, l'ami ou le sigisbé de madame la comtesse de Wjnne, et il est copié en ce point par M. Querard, qui se trompe de 70 ans sur la date. Enfin, tout le monde répète d'après la Bio- graphie, que les Morlaques sont un livre fort mal


i88 MÉPRISES BIBLIOGRAPHIQUES

écrit, qiii n'oITre rien de bien neuf, et de toutes ces assertions, il n'y en a point qui ni'étonne davantage.

Le volume que j'ai sous les yeux est bien in-8. Il contient un alphabet prescpie complet de signa- tures en feuilles de i6 pages. Le tout ne comporte que 558 pages qu'on ne verroit aucune nécessité de diviser en deux volumes, ce cpi n'est pas l'usage d'ailleurs pour un livre de vingt-trois ou vingt- quatre feuilles, et les chiffres se suivent du com- mencement à la fin , sans suspension et sans faux titre. Les Moiiaques auroient-ils été imprimés deux fois, ou tirés de deux manières? Alors, cela auroit valu la peine d'être dit, mais les deux seuls exemplaires que l'on ait pu voir passer dans les ventes, sont conformes au mien. Cette édition in-4. en deux parties est donc un être de raison. Ce qui me coiifirme dans cette opinion , c'est que mon exemplaire est certainement un exemplaire de choix. 11 a appartenu à lord Glenbervie, qui a écrit siu' le premier feuillet qu'il lui avoit été donné pm^ l auteur y et il est tout-à-fait improbable au reste qu'une production de ce genre, qui n'étoit point destinée au public, ait occupé la presse deux fois dans la même année. Il résulte au moins de cette fausseté d'indications , qu'il s'agit ici d'un ouvrage extraordinairement rare, puisqu'il a été si peu vu pai' les personnes qui avoient mission pour en parler.

L'hypothèse qui attribue les Morlaques au comte


RECTIFIÉES. 189

(le Beniiicasa n'est pas flatteuse pour madame la com- tesse des Ursins, qui a signé ce Hatc de ses initiales, et qui , dans un feuillet gra^é ajouté à mon exem- plaire, s'est même entièrement dévoilée. En voici le contenu : « A Catherine II, impératrice de « TOUTES LES RussiES. J. Wjnuc , comtcssc des (( Ursins et Rosemberg. Sublinii feriam sidéra « vertice. Hor. 22 janvier 1788. » Cette femme dis- tinguée, dont le souvenir n'est pas effacé au nord de l'Italie , devoit être à l'abri d'une pareille sup- position. Elle a produit d'autres ouvrages sans le secours du comte de Benincasa, et peut très bien être auteur de celui-ci, qui porte partout le sceau du t-alent et de l'imagination d'une femme.

« Il n'offre rien de bien neuf » , disent les mêmes écrivains , pour lesquels on connoit sur tout autre point ma sincère déférence. Ce livre, qui n'offre rien de bien neuf, est le tableau le plus piquant et le plus vrai des moeurs les plus origi- nales de l'Europe, et j'ose dire qu'il n'existe rien d'aussi complet en aucune langue sur cette matière. (( La suite naturelle des événemens dans une (( famille Morlaque , dit l'auteur, va nous m.ettre « au fait des moeurs et des usages de la nation , (( d'une manière plus sensible que la relation (( froide et métliodicjue d un voyageur. On n'a pas (( cru avoir besoin de recourir au romanesque ou « au merveilleux. Les faits sont Yrais, et les détails «nationaux fidèlement exposés. Moeurs, habi-


I90 MÉPRISES BIBLIOGRAPHIQUES

(( tudes, préjugés, caractèi'es , circonstances locales, (( tout résultera des événemens et des personnages (( mêmes mis en action. C'est peut-être la plus « agréable façon de donner l'idée juste d'un peuple (( qui pense , parle et agit d'une manière différente « de la nôtre. » Ce peu de lignes contiennent tout le plan de l'ouvrage , et , si je ne m.e trompe , elles donnent une idée satisfaisante de son intérêt, car les Morlaques ont des mœurs aussi tranchées, aussi singulières, aussi pittorescjiies , si l'on peut s'ex- primer ainsi , et cependant mille fois m.oins con- nues que celles de ces peuples sauvages de la mter du Sud, dont l'histoire jette un attrait si vif sur les Voyages de Cook. et de ces Natchezde l'Amé- rique, dont M. de Chateaubriand nous a si poéti- quement retracé les usages. Avant madame de Wynne , personne n'avoit donné à la langue fran- çoise des renseignemens développés sur cette inté- ressante nation, et l'extrême rareté de son livre n'a pas permis qu'ils devinssent très populaires. Il seroit donc difficile de ne pas les trouver neufs. Jusqu'à elle, on ne connoissoit que l'abbé Fortis cpii se fût occupé avec un peu de détails des habi- tans de la Dalmatie , et de cette poésie d'insti- tutions et de croyances qui les distingue aujour- d'hui entre toutes les races européennes; aussi, dans un temps où l'ouvrage de madame de Wynne ne m'étoit connu que par son titre , je me per- mis d'en parler, avec toutes les réserves d'une


RECTIFIÉES. 191

conjecture modeste, comme de la paraphrase un peu étendue d'un chapitre du Viaggio in Dal- mazia, et ma témérité fut aigrement relevée par un savant bibliographe qui voulut bien apprendre à l'univers que ce livre étoit tout bonnement un roman. On vient de voir cpie mon illustre cri- tique s'éloignoit pour le moins autant que moi de la vérité , et madame de Wjnne , qui me paroit avoir toutes les cjualités suffisantes pour dé- cider entre nous deux , semble s'être appliquée à éclaircir cette difficulté en terminant sa préface. (( Les circonstances singulières d'un fait tragique « arrivé parmi des Morlaques à Venise , il y a « quelques années, excitèrent, dit-elle, de l'in- (f térêt et de la cuinosité sur cette nation si peu {( connue. Les informations de plusieurs parmi (( ceux que les emplois publics ou les affaires par- ce ticulières ont fait demeurer dans cette contrée \ « quelques conversations avec les Esclavons des (( contrées voisines; la lecture du peu d'anciens r< écrivains sur ce sujet; et celle d'un excellent (( moderne, M. l'abbé Fortis, dans son Voyage (f en Dalmatie, ont été les sources où Von a u puisé. » Il est évident d'après cela que je n'étois pas tombé dans une erreur trop grossière : et voilà justement comme on écrit l'histoire et la biblio- graphie.

11 ne me reste plus à parler que du style des Morlaques , cjue la Biographie dit mal écrits.


192 MÉPRISES BIBLIOGRAPH. RECTIFIÉES. J'avoue que je ne serois pas étonné qu'une dame étrangère , cpii a bien voulu prendre notre langue poui' interprète de ses pensées, ne se fût pas ac- cjuittée de cette tâche avec la correction et l'élé- gance d'un écrivain de profession, et cette con- sidération m'aui'oit peut-être assez disposé à l'indulgence poui' que je dissimulasse volontiers une partie des outrages cjne son inexpérience auroit faits à la grammaire, si j'avois été appelé à juger son livre. Je n'aurois donc osé déclarer qu'il étoit mal écrit y qu'après m'étre bien assuré qu'il ne raéritoit réellement aucune pitié. Il s'en faut de beaucoup que les Morlaques justifient une pareille rigueur. Ce livre n'est sans doute pas exempt de cette simplicité souvent un peu triviale , et de cette pompe souvent un peu affectée , qu'il est si difficile d'éviter dans la prose poéticjue, surtout quand on emploie une langue dont on ne possède pas toutes les ressources; mais ces défauts ne sont pas telle- ment dom^inans, qu'on ne puisse lire l'ouvrage avec beaucoup de plaisir. Les morceaux de poésie esclavonne sont généralement bieu choisis, et le style de la traduction a quelque chose de la naïveté, du nerf et de la couleur de l'original. Il seroit à souhaiter que nous eussions de tous les pays qui peuvent nous intéresser par l'originalité de leurs mœurs, et fournir à nos muses fatiguées de nou- velles inspirations, des tableaux aussi fidèles et aussi agréables; et je pense qu'on seroit moins


POÉSIES PRIMITIVES. 198

fondé h reprocher leurs folies aux bibliomanes, si elles n'avoient jamais pour objet des livres plus méprisables que celui dont il est cpiestion ici .

J'approuve assez la coutume du vieux bibliothé- caire Du Verdier, qui aunonçoit rarement un livre remarquable sans en rapporter de longs extraits. C'est en effet la manière la plus sûre et la plus naturelle de faire connoitre l'auteur dont on parle ; mais ce luxe de citations siéroit mal dans des notices aussi superficielles que les miennes, et si je copie , avant de terminer cet article , une des pièces de poésie esclavonne recueillies par la comtesse des Ursins, c'est que cette illustration me fournit le double avantage de répondre à ce reproche de mauvais style qu'on lui a injustement adressé , et de varier un peu l'aride monotonie de ces discus- sions de dates et de noms, dans lesquelles je ne puis me dispenser d'entraîner à tout moment le lecteur. Ce petit poëme est l'hymne de mort chanté aux funérailles d'un ancien chef slave, le Stariscina de Rostar.

(( Qui nous guidera encore sur les frontières des (( Turcs, pour leur enlever le bétail ?

" Qui jugera des meilleurs coups et donnera le (( prix au bras le plus robuste ?

(( Qui mènera l'épouse à l'époux avec pompe et (( joie , si notre chef est mort ?

(( Qui nous éclairera de ses conseils , comme

i3


194 POÉSIES PRIMITIVES.

« notre père, dont la prudence égaloit la clarté des

i< ilambeaux qui dissipent les ténèbres?

(( Que t'avons-nous fait, Marnan, pour cpie tu a nous quittes? Nous t'aimions, nous obéissions u toujours à tes ordres, ô brave Stariscinal

(f Mes frères , il nous écoute , il nous entend : H nos voix descendent juscpi'à lui , mais la sienne (( ne peut plus monter jusqu'à nous. »

Il y a là cette poésie de sentiment dont on retrouve des traces chez tous les peuples primi- tifs , et cpii rappelle les chants des Madécasses comme ceux des Scandinaves, parce qu'elle a son type universel dans le cœui' humain et dans la nature. Il est d'un excellent goût de traduire de pareilles choses aA^ec une extrême simplicité , parce qu'ici le mérite de l'expression n'est rien, ou plutôt parce cpi'il y résulte d'une vérité naïve et tout-à-fait dépouillée d'ornemens. Un écrivain qui s'amuseroit à mettre du beau style sur ces pensée* de la douleur, prouveroit admirablement qu'il ne les a pas comprises, et voilà tout.


APOLOGIE POUR GABRIEL NAUDÉ. iqS


X X T V.

Apologie pour Gabriel Naudé contre une accusation irréfléchie, injustement perpétuée par les bibliographes. — Des vrais motifs de Gabriel ]\audé dans ses Théories du Pouvoir absolu.


Considérations politiques sur les Coups d'État , par G.

N. P. (Gabriel Naudé Parisien). A Rome, (à Paris,)

1639, in-4. ; mar. rouge.

Édition dite originale,. très rare. Science des Princes, ou Considérations politiques sur les

Coups d'État, par Gabriel Naudé Parisien, a^ecque les

Réflexions histoi-iques , morales, chrétiennes et politiques de

L. D. M. (Louis Du May,) etc. (Strasbourg,) 1673, in-8. ;

V. fauve.

Bel exemplaire du comte d'Hoym. Il s'est élevé à 26 fr.

à sa vente , où la fameuse édition dite originale n'a été payée

que i3 fr. Considérations politiques sur les Coups d'Etat, par Gabriel

Naudé Parisien. Sur la copie de Rome, (Hollande, Elze-

vir, ) à la Sphère, 1667, in-12. ■?. f. et 344 P^g^j v. fauve,

rel. par Chaumont. Très joli exemplaire.

11 semble qu'il ne reste rien à dire sur les Consi- dérations politiques de Naudé. Où n'a-t-on pas lu que ces Considérations politiques sur les coups d'Etat , que la préface annonce comme n'ayant été


196 APOLOGIE POUR GABRIEL NAUDÉ.

tirées qu'à douze exemplaires, l'avoieut été réelle- ment à trente ou à cent? Rapportons là-dessus les propres paroles de Colomiez , que tous nos biblio- graphes ont suivi : (( J'ay appris du Père Jacob cpie (( le livre intitulé : Considérations politiques sur u les coups d'Êstat, estoit de Gabr. Naudé , qui le « fit par le com.mandement de M. d'Émery, sur- « intendant des finances, et non pas par celuy du « cardinal de Bagny, qui estoit mort ; à qui il parle (( néantm^oins de temps en temps dans l'ouvrage (( pour se mieux cacher. Il faut aussi remarquer K qu'au lieu que , dans la préface au lecteur, il est (( dit qu'il n'y a qu'une douzaine d'exemplaires de « ce livre , il y en a eu plus d'une centaine. » Nous examinerons tout à l'heure ce qu'il y a de vrai dans ce verbiage. A le prendre au pied de la lettre, voilà certainement un mensonge d'une grande im- pudence de la part de ce Gabriel Naudé , si expert en bibliogi^aphie , si habile à démêler les superche- ries des autCLu-s et des libraires, et qui devoit si bien savoir par expérience que cette espèce de fraude , indigne d'ailleurs d'un homraie de lettres , ne manquoit jamais d'être reconnue tôt ou tard. Mais est- il bien sûr qu'il Tait commise, et n'y auroit-il pas moyen de concilier l'assertion étourdie de Colomiez avec la réputation de bonne foi dont jouit Gabriel Naudé ? D'abord , il est à remarquer que l'édition des Considérations y que l'on tient pour X originale, a été imprimée à Paris, et non


APOLOGIE POUR GABRIEL NAUDÉ. 197

pas à Rome; et ce seroit déjà une grande présomp- tion en faveur de l'auteur, c[ui n'a pu surveiller les détails de cette publication , puisqu'il étoit à Rome dès l'année i63i, qu'il y étoit encore en 1640, époque où il y faisoit imprimer son Instauratio Tabidarii majoris Templi Reatinii , et qu'il n'en est revenu qu'en 1642 pour prendre le soin de la bibliothèque du cardinal de Richelieu , qui mourut la même année. Mais pourquoi Naudé, qui, en sa qualité de bibliothécaire du cardinal Bagni , avoit à sa disposition toutes les presses de l'Italie , auroit-il recouru à celles de Paris pour l'impression d'un livre uniquement destiné à l'usage du cardinal , et qui n'avoit d'autre objet que de lui épargner la difficulté de la lecture dans une copie m^anuscrite ? On conviendra que cela n'est point présum^able; aussi cela n'est-il point , et il suffit de lire , pour s'en assurer, ce que dit là-dessus Gui-Patin , con- temporain, condisciple et confrère de Naudé. <.(. Les t( Considérations politiques sur les coups d'Etat « furent imprimées à Rome, en janvier i65g, in-4. u en 28 feuillets , duquel livre ne furent tirés que K douze exemplaires, l'impression n'en ayant été « faite que pour en faciliter la lecture au cardinal <( Bagni , patron de Naudé , et pour qui il l'avoit i( composé. » Patiniana , p. m. Observez que ce renseignement a toute la précision désirable, puis- qu'il détermine, et le lieu de l'impression, et son époque positive , et jusqu'au nombre des feuillets


198 APOLOGIE POUR GABRIEL NAUDÉ.

de ce mince volume. Or, il ne convient en rien à l'édition dite originale , qui , premièrement , n'a point été imprimée à Rome , mais à Paris ; qui , secondem^ent , n'a pas dû être imprimiée en janvier, parce qu'en aucun temps on n'a imprimé trente feuilles en trente jours , surtout loin des yeux de l'auteur; qui, troisièmement, ne se compose pas de vingt-huit feuillets , mais de trois feuillets et deux cent vingt-deux pages, ou cent quatorze feuillets , ce qui est extrêmement différent. Ajoutez à cela que Colomiez se trompe grossièrem^ent quand il dit cjne le cardinal Bagni étoit mort en jauA'^ier 1639, puiscjn'il est prouvé par les témoignages les plus irrécusables que sa mort n'arriva que le 24 juillet 1641 ; mais il auroit paru trop extraordi- naire que Naudé s'adressât au cardinal Bagni, vivant, dans un livre imprimé par ordre de M. d'Émery. Quant à la supposition que fait Colomiez que Naudé , dans un livre précédé des initiales qu'il attachoit ordinairement à ses ouvrages , s'adressoit au cardinal Bagni , dont il étoit bibliothécaire , avec l'intention de se mieux cacher , c'est autre chose cp'un mensonge : c'est une niaiserie.

Il falloit dire , pour approcher de la vérité , si ce n'est pour la rencontrer tout-à-fait, que les Considérations politiques avoient été d'abord im- primées à Rome, en 28 feuillets in-4-, au nombre de douze exemplaires , dont aucun n'a juscpi'ici passé dans les ventes publicjues ; qu'un de ces


APOLOGIE POUR GABRIEL NAUDÉ. 199

exemplaires étant tombé , à Paris , entre les mains de M. d'Émery ou de tout autre , cet amateur s'avisa d'en donner sur-le-champ une réimpres- sion , avec la permission de Naudé ; que celui-ci y consentit, et fournit même des augmentations très considérables, qui portèrent le volume exigu de l'édition de Rome au point où nous le possédons aujourd'hui , genre d'intercalation extrêmement facile dans la méthode de travail de Naudé, qui jetoit aussi facilemient que Montaigne, au milieu de ses chapitres , des parenthèses plus longues que ses chapitres eux-mêmes; cju'on tira nécessairement cette réimpression à petit nombre, c'est-à-dire à trente exemplaires, comme le disent la plupart des bibliographes , ou à cent , comme le dit Colomiez , la matière qui est traitée dans les Considérations politiques étant fort suspecte de sa nature, et les opinions connues de Naudé ne lui prêtant pas une recommandation très imposante ; qu'on laissa sub- sister , par inadvertance ou par spéculation , la petite préface de l'édition de Rome , sans s'attacher plus scrupuleusement à représenter cette édition dans le nombre des exemplaires que dans l'étendue de l'ouvrage ; et par conséquent, que cette édition dite originale est seulement la seconde : d'où il résulte que Naudé n'a trompé personne , et que tous les bibliographes se sont trompés. Au reste, ce malheureux sujet leur est si funeste , que M. Renouard, qui n'a pas l'édition de i65g, et


20O APOLOGIE POUR GABRIEL NAUDÉ.

cp-ii place au premier rang l'édition de iGyS , dont il est possesseur, tombe lui-même dans une sin- gulière méprise, en comptant au nombi^e des avan- tages de cette dernière la beauté de son exécution typogi-aphique. « Elle est beaucoup plus ample , dit-il , et mieux imprimée. » Si l'on peut dire qu'une édition est plus ample quand il n'y a pas un mot ajouté au texte de l'auteur, je veux bien avouer que celle-ci a ce mérite, car les notes de Louis Du May sont d'une ampleur incontestable. Quant à l'autre point , je me contenterai de dire que l'édi- tion de i65g est certainement un des livres les mieux exécutés (jni soient sortis des presses pari- siennes dans la première moitié du dix-septième siècle, et que celle de 1675 est pour le papier, les caractères et tout le matériel du volume, ce que les presses d'Allemagne ont produit de plus grossier depuis Guttemberg.

Jamais autem* n'a été jugé plus diversement que Naudé. Plusieurs écrivains de son temps le pré- sentent comme un homme d'un esprit libre et même téméraire, cpii penchoit secrètement pour la réforme, et cpii adoptoit volontiers toutes les nouveautés hardies ; d'autres , en plus grand nom- bre , le peignent comme esclave du caprice des grands , toujours prêt à flatter lem's préjugés et à colorer leurs crimes de prétextes spécieux, et il est vrai cpie les Considéi^ations politiques prê- tent singulièrement à ce reproche. On n'en dit rien


APOLOGIE POUR GABRIEL NAUDÉ. 20 1

de trop dans la Bibliothèque anglaise , quand on s'exprime ainsi à leur sujet : (( Les Considérations « politiques sur les coups d'Etat renferment tout « ce que l'on peut concevoir de plus infernales (( maximes ; et comment y sont - elles débitées ? (( coraime des lois, comme des préceptes, comme (( le fin et l'essentiel du ministère et de l'art de H régner. On ne sauroit dire du Parisien ce qu'on f( a pu dire du Florentin , qu'il montre ce que les (( princes font, et non ce cpi'ils doivent faire. Mal- et gré tout cela , Naudé passe pour un auteur sans (( conséquence ; et si vous dites un mot de Machia- (( vel sans crier à Vinfâme et à V athée, vous courez (( risque de vous perdre d'honneur. » Cependant , j'avoue qu'il m'en coûteroit beaucoup de penser que Naudé , qui a fait profession en plusieurs en- droits d'idées libérales et généreuses , ait pu se souiller, sans cjuelque motif secret, d'une aussi honteuse abnégation de ses sentimens. Si l'on veut réfléchir à la position de l'écrivain , à celle même de tout écrivain qui osoit aborder en ce temps-là de pareilles questions, on conviendra qu'il n'y a voit guère moyen de mettre à découvert l'horreur du despotism.e et la détestable cruauté de ses sup- pôts , qu'en paroissant entrer dans leurs vues pour acquérir le droit de les faire connoitre à tout le monde. C'étoit une sorte de complicité sans doute, mais c'étoit celle du complice révélateur qui sauve la société en lui confessant le crime dont il a par-


202 APOLOGIE POUR GABRIEL NAUDÉ.

tagé l'affreuse responsabilité , et qui , de coupable qu'il étoit, prend place parmi les bienfaiteurs du genre humain. Il y a long- temps qu'on est persuadé que Machiavel n'a pas eu d'autre intention en écri- vant son fameux Traité du Prince (i); et Frédéric- le-Grand se seri/it détrompé de sa ridicule erreur sur cet écrivain , s'il avoit lu ces judicieuses paioles de Wicquefort, dans son Traité de V Ambassadeur : (( Je ne prétends pas faire l'apologie de ce politique K florentin, et j'avoue cpi'il y a des passages qui ne (( sont pas fort orthodoxes; mais je soutiens aussi « qu'il y en a qui peuvent souffrir une explication « plus favorable que celle que le pédantism.e leur « donne ordinairement. Il faut supposer qu'il dit (f presque partout ce que les princes font , et non (( ce qu'ils devroient faire ; et s'il y mêle quekpie- (( fois des maximes tpii semblent être incompatibles (( avec les règles de la religion chrétienne , c'est « pour faire voir comment les tyrans et les usur- (( pateurs en usent , et non comment les princes « légitimes en doivent user. )) Je conviens cpi'il est impossible de parler d'une manière plus positive que Naudé, et que rien dans ses exécrables théories ne sent l'ironie républicaine. Son apologie de la

(i) Tutte le Opère di Nicolo MachiavelU , i55o, in-4- ; vélin d'Italie.

Très bel exemplaire.

Il y a cinq éditions sous la même date : celle-ci est une des bonnes; c'est le n" 2 de celles indiquées par M. Gamba.


APOLOGIE POUR GABRIEL NAUDÉ. 2o3

Saiut-Barthélemy est en particulier d'une candeur de férocité, si l'on peut s'exprimer ainsi , qni étonne et qui révolte; mais comment parler de la Saint- Barthélémy devant la cour de Rome , instigatrice de cet horrible forfait, et en révéler les prétextes et les causes sans feindre de l'approuver? Je persiste à regarder les Considérations politiques comme un livre écrit dans l'intérêt des peuples \ et cette opi- nion est assez bien fondée, s'il n'en est point, comme je le pense , qui soit plus propre à faire détester les tyrans.


2o4 ÉDITIONS CURIEUSES


XXV.

De quelques Editions curieuses du Teltmaque , et des particu- larités qui les distinguent.


Suite du quatrième Livre de l'Odvssée d'Homère , ou les Aventures de Télémaque, fils d'Ulysse. A Paris, chez la veui'e de Claude Barbin , 1699, ai>cc prwilége du Roy, in-i2. 4 f- et 208 pages ; mar. rouge, doublé de tabis, rel. par Simier.

Voici la fameuse édition du fragment du Télé- maque dont 1 impression fut interromipue , comme on sait, à la 2.0^" page, m.ais pour Lien peu de temps, puisque l'ouvrage tout entier parut dans l'année. Le feuillet du titre cpiej'ai copié est le second. Le premier porte simplem.ent les A<^>en- tures de Télémaque , fils d'Ulysse; le 3" contient un avis intitulé le Libraire au Lecteur , qui ne parle que des fautes de typographie, occasionnées par une copie peu correcte et très mal écrite, ce qui prouve assez que cette copie n'étoit pas de la main de Fénelon , si propre et si soigneux dans ses transcriptions, et ce qui me porte à penser (jue la suspension de cette édition vicieuse pourroit bien être du fait de Fénelon lui-même. Le verso de ce


DU TÉLÉMAQUE. 2o5

S*" feuillet est employé liVEirata y et rectifie neuf fautes grossières , dont la dernière se trouve à la page 94- Il paroît cjne le correcteur n'est pas allé plus loin, car il n'auroit pas eu de peine à en découvrir d'autres. Le 4" feuillet est rempli au recto seulement par le privilège. On sait que cette édition originale se distingue par une faute d'im- pression qui se continue jusqu'à la page 120, et qui consiste dans la ridicule orthographe du mot Odicée pour Odfssée au titre courant. Il est inu- tile d'ajouter qu'elle n'est point divisée en livres , et finit à ces mots : il marche en chancelant vers la ville, en demandant son fils. Ce fragment est aujourd'hui bien connu des amateurs, qui en ont depuis quelques années dérobé à l'oubli sept à huit exemplaires. Celui de M. Desjoberts s'est vendu 5i fr. 5o cent.

Je n'ai pas non plus l'intention d'apprendre à qui que ce soit que ce fragment fut subitement réimprimé par Adrian Moetjens, dans le même nomibre de pages ; seulement les préliminaires se bornent à deux feuillets , celui du titre , et un avis intitulé le Librare (sic) au Lecteur ^ qui n'est pas le même que celui de Barbin , et où Fénelon est nommé. Moetjens a pris la peine de corriger la plupart des fautes signalées dans Y Errata de Bar- bin, mais il y en a ajouté une foule d'autres, et il a laissé subsister du commencement à la fin la plus grossière de toutes. On y lit partout, si ce n'est au


èo6 ÉDITIONS CURIEUSES

frontispice : Suite de l'Odicée d'Homère. Ce petit volume n'est guère moins rare que l'original, parce qu'il est tombé, par le fait de la publication du ? élémaque complet , au nombre des bouquins les plus inutiles , mais il mérite d'être recueilli dans une bibliothèque curieuse, où l'on s'attache à réunir les éditions originales de nos classiques, genre de collection encore peu à la mode, et qui fixera tôt ou tard l'attention des amatem's les plus délicats. Qui pourroit dédaigner ces titres de notre gloire littéraire , dont les moindres variantes , ines- timables aux yeux du goût , révèlent les secrets les plus intéressons de la composition, et les dévelop- pemens du génie , éclairé par l'expérience et mûri par le temps? J'en possède quelques uns que je compte au nombre de m.es trésors les plus pré- cieux, (i)

(i) Lettres écrites à un Provincial, (pai' Pascal.) Paris, a5 jan- vier i656, — 25 janvier 1607, et autres pièces; in-4. cuir de Russie.

Édition originale. Très raj-e.

— Rejlexions ou Sentences et Maximes morales, (par le duc de La Rochefoucauld. ) Paris, Barbin, i665, in- 12. ; v. Êiuve.

Édition originale. Très rai'e,

— Les Caractères de Théophraste , traduits du grec avec les Caractères ou les Mœurs de ce siècle, (par La Rniyère.) Paris, Michallet, 1688, in-12.

Édition originale. Très rare.

— Satires du sieur D Paris, Léonard, 1666, in- 12., 6 f.

y corapi'is le frontispice gravé, et 71 pages.

Édition originale. Très rare.


DU TKLÉMAQUE. 207

Une curiosité beaucoup plus rebattue que celle- là, c'est le fameux Télémaque imprimé sous le nom d'IIofliout en 171g, et sous celui de Wetstein en 1725 (i), et qui contient sous la forme de notes une interprétation satirique des passages les plus innocens de l'auteur. Il n'est personne qui n'ait lu cette clef, et qui ne sache fort bien que si Féne- lon a réellement pensé , comme cela est probable , à quelques allusions pleines de mesure et de goût qui étoient d'ailleurs inévitables dans son sujet, le commentateur, ou plutôt le libelliste qui s'est chargé si effrontément de traduire sa pensée , étoit bien loin d'en avoir le secret ; cependant , puisque le savant M. Barbier a cru devoir attacher quelque importance à la petite découverte que j'ai faite d'une édition singulière de ces remarques, je ne la passerai pas entièrement sous silence, et je m'en ferois d'autant plus scrupule, que M. Barbier a précisément oublié d'en tirer la seule induction vraiment curieuse que la rarissime édition de Londres (2) pût fournir sur l'impertinent annota- teur de Fénelon. On avoit toujours cru, sur la foi de Bruys, que l'éditeur de 17 19 étoit Henri-Phi-


(i) Les Aventures de Télémaque, fils d'Ulysse, avec des Re- marques, etc. Amsterdam, les Wetsteins, lysS, in-12. Vélin de Hollande.

(2) Les mêmes Aventures de Télémaque, etc. Londres, lyS^, 1 vol. in-12. ; mar. vert, doublé de tabis, rel. par Yogel,

Édition très rare.


2o8 ÉDITIONS CURIEUSES DU TÉLÉMAQUE. lippe de Limiers, écrivain d'ailleurs fort capable de cette hostilité sans coui^age contre un roi mort; mais notre édition de Londres, cpie l'on connoît pour une nouvelle publication à titre postiche d'une édition datée de 17 19, comme la première des deux éditions d'Amsterdam, est évidemment l'originale, contrefaite en Hollande dans la même année. Or, elle est précédée d'une Épître dédica- toire au duc de Glocester, signée par Jean-Armand Du Bouidieu, qui étoit, sous tous les rapports, aussi propre que Limiers à composer les remarques satiriques du Télémaque. Tout ce qu'on pourroit supposer, c'est c[ue Limiers, qui étoit alors en Hollande , a présidé à la contrefaçon , et cet hon- neur ne vaut véritablement pas la peine d'être revendiqué.

L'édition de Londi^es ne l'emporte pas m.oins en beauté qu'en rareté sui^ les éditions d'Amsterdam..


DE L'ONÉIROCRITIE. 209


XXVI.

De l'Onéiroci-itie, des Songes, et de quelques ouvrages qui en traitent.


L'Art de se rendre Heureux par les Songes , c'est-à-dire en se procurant telle espèce de songe que l'on puisse désirer, conformément à ses inclinations . Francfort et Leipsic, 1746, in-8. ; V. fauve.

Il m'est impossible de dire sur quels renseigne- mens ce singulier ouvrage a été attribué au fameux Benjamin Francklin , circonstance qui n'a pas peu contribué à augmenter dans les yentes le prix du petit nombre d'exemplaires qui y ont paru. Elle résulte d'ailleurs d'une tradition purement orale , et qu'aucun bibliographe n'a recueillie à ma con- noissance, car M. Barbier ne fait pas mém^e men- tion du livre, qui est à la vérité fort rare. On n'ose- roit prononcer non plus bien positivem.ent sur la question de savoir s'il faut le regarder com.me une spéculation adroite sui- la crédulité des malheureux qui éprouvent le besoin , si commiun sur la terre , d'embellir leur sommeil par des illusions que la vie leui' refuse, ou comme un simple jeu d im^agi- nation. Quoi qu'il en soit, on ne peut disconvenir que l'auteiu" s'est montré habile à tromper les autres, ou à s'abuser soi-même. La partie histo- rique ou l'exposition de son étrange système est

14


2IO DE L'ONÉTROCRITIE.

écrite sans grâces et sans correction , mais avec une sorte d'attrait qui tient de l'intérêt du roman, et je ne serois pas étonné que ses recettes eussent coûté bien des frais d'essai aux sceptiques mêmes ([ui seroient le plus honteux d'avouer qu'ils leur ont accordé la moindre confiance. La finesse de leur composition consiste seulement , comme celle de la plupart des secrets pareils qu'on trouve dans le grand Albert et les autres magiciens de cette force, à faire entrer dans la combinaison des ma- tières qui doivent y concourir , ou au moins dans leur manipulation , une impossibilité invincible qui , au premier abord , n'offre cependant rien de bien effrayant à l'esprit , mais dont on ne viendroit pas plus h bout , en dernière analyse , cpie de la quadrature du cercle ou de la pierre philosopha le. C'est ainsi cpi'il n'y a rien d'aussi aisé que de se procurer l'herbe qui ouvre toutes les serrures et qui coupe toutes les chaînes, une fois qu'on a découvert un nid de pie noire. Malheureusement , il n'y a point de pie noire.

Je ne prétends pas établir par là que la science dont cet ouvrage traite , soit tout-à-fait inaccessible à l'esprit d'investigation de l'homme. Il n'^st per- soime au contraire qui n'ait remarqué que le som^- meil ramenoit souvent certains songes familiers dont l'habitude ne peut guère s'attribuer cpi'à quelcpies particularités de la vie hygiénique ; et des pel'sonnages d'un caractère très sérieux m'ont as- suré (pi'ils avoient obseï-^é sur «ux-mêmes cpic h


DE L^ONÉTROCRTTIE. %ïi

choix de leurs alimens influoit beaucoup sm* la nature de leurs rêves, de mauière qu'ils ëtoient à peu près maîtres de les rendre plus ou moins agréables. Les enfans croient que l'usage de la cannelle donne des songes heureux, et j'ai retrouvé dans les prisons cette espèce de superstition que j'avois laissée dans le collège. Il est vrai de dire au reste cpie toutes les hypothèses qui appartiennent à cette grande et curieuse théorie des songes , sont presque neuves encore , qu'elles n'ont jamais ét^ considérées d'une manière philosophique, et que ce n'est ni dans Belot (i), ni dans l'arabe Apo- mazar (2), ni dans le grec Artémidore (3) qu'il faut en chercher une solution satisfaisante. Il seroit peut-être important d'examiner quel rôle ces illusions de la nuit ont joué dans nos croyances, dans nos erreurs, dans nos passions, dans nos crimes; et je sui« persuadé qu'une bonne physio- logie du sommeil auroit par exemple épargné de

(i) Les OEuyres de J\I- Jean Jielot, cure de Milmoiit, contcnaut la Chironiance , Physionomie , l'Art de Mémoire , Traite des Divinations, Augures et Songes, etc. Rouen, Amiot, 1688, in-i2. ; V. brun.

Bon exemplaire d'un livie qu'on ne trouve jDresque Jamais bien conservé.

(2) Apomazar, des Significations et Ei>enemens des Songes. Paris, Denis Duval , t58i, in-8.; mar. vert du Levant, rel. par Padeloup.

Exemplaire de Mirabeau.

(3) Artemidori et Achmetis Oncirocritica, etc., gr. et lat. cwn notis Nie. Jiigaliii. Parisiis, i(3o5, petit \n-/\.; cuii- de Russie, rel. par Ginain.


212 DE L'ONÉIROCRITIE.

sanglantes méprises à la justice. Les inductions ne manquent pas poiu' prouver que certaines des plus épouvantables aberrations de l'homme, la sorcel- lerie, la lycanthropie , le vampirisme, sont des maladies de l'homme endormi, comme le somnam- bulisme et le cauchemar. 11 est déplorable que de pareilles questions restent en proie aux folies des onéiromanciens et des charlatans , et qu'on ne les trouve qu'indiquées comme par hasard dans les livres où on les chercheroit le moins. S'il est vrai de dire cependant que le consentement universel des peuples soit un témoignage de la vérité, peu de sjstèm^es d'idées méritent un plus sérieux exa- men c£ue celui qui se rapporte à la connoissance des songes, car je ne crains pas d'avancer que cette notion n'est guère moins répandue que celle de l'immortalité de l'âme. On en trouvera des exemples partout, et les temps de la philosophie sont d'accord sur ce point avec ceux de la religion. Les rêves de Louis XIV (i) ont fait presque autant de bruit que ceux de Joseph et de Baltazar.

(i) Remarques curieuses sur plusieurs Songes de quelques personnes de qualité, et spécialement de Louis XIV. Amsterdam, Jacques le Jeune, 1690, in-12.; mar. vert, rel. par Derome.

Bel exemplaire.

— Sofige de Louis XIV, du 11 aoust , jour de la prise de Menin. Cologne, suivant la copie, sans date, (1706,) in-12.; mar. rouge, rel. par Simier.

Exemplaire non rogné.


ERREURS EN HISTOIRE NATURELLE. 2i3


XXVII.


Quelques graves erreurs en histoire naturelle, combattues depuis long-temps par les vrais savans. — Comment elles se sont éten- dues à tous les pays, et prolongées dans tous les âges.


Traité des Animavls aiant aisles , qui nuisent par leurs piqi^efres ou morsures, ai'ec les remèdes. — Oultre plus vnc histoire de qi>elqi>es mousches ou papillons non vulgaires apparues l'an iSgo, qu'on a estime fort venimeuses ^ le tout composé par lean Bai>hin. Imprimé à Mont-Béliart, i5q3; petit in-8. fig. ; mar. bleu, rel. par Siniier. Exemplaire de Secousse, avec sa signature.

Ce livre, qui est extrêmement rare, surtout avec la figure , peut être regardé comme uti des plus curieux monumens des progrès de l'observa- tion philosophique au seizième siècle. Une certaine espèce de papillons , que Bauhin décrit avec une grande exactitude, s'étant étrangement multipliée en l'année 1 5go , qui fut fort remarquable par ses chaleurs inaccoutumées, le peuple attribua géné- ralement à cet animal , qui avoit été fort rare , et par conséquent fort peu observé jusqu'alors , une foule d'accidens dont il auroit été facile de trouver ailleurs l'origine naturelle, s'il n'étoit pas de l'es-


2i4 GRAVES ERREURS

sence de l'esprit de l'homme de se saisir avidement des premières hypothèses qui s'offrent à son esprit et de ne s'en départir qu'aAec peine. Cette appari- tion ayant concouru avet une ëpizootie qui frappa une quantité considérable de bestiaux , on ne douta pas que ces bestiaux n'eussent été picpiés par l'ai- guillon de ces mouches, c'est-h-dire par la trompe de ces papillons , bien que cet aiguillon soit « trop mol, comme le remarque judicieusement le sage Bauhin , pour percer la peau du bestial ou de l'homme. » C'est cette question cjue Bauhin exa- mine avec un esprit de critique et une force de raisonnement qui feroient honneur aux observa- teurs d'un siècle plus perfectionné , et que Félix Platner, excellent médecin de Bâle , décide avec encore plus d'autorité dans une lettre dont Bauhin , son ami, a enrichi son excellent petit livre. La planche en taille-douce qui accompagne ce volume, et dans laquelle cet insecte est représenté avec quelques autres de la même famille, offre le portrait fort ressemblant du sphjnx du liseron de Geoffroy, innocent objet de ces ridicules inquiétudes du peuple et de ses superstitieuses cruautés. Tous ceux de ces malheureux papillons que l'on parvenoit à saisir étoient brûlés impitoyablement , comme des émissaires du mauvais esprit. J'ai remarqué depuis, dans le même pays, (jue le sphjnx du liseron, qui n'y est pas absolument rare en quekpie année cpie ce soit , se montre effectivement en bien plus grand


EN HISTOIRE iNAÏURELLE 21 5

nombre à la (in clés années où la températnre a été très chaude, et qu il y devient alors aussi vulgaire que les espèces les plus connues, surtout au coucher du soleil. J'ajouterai, au reste, comme une preuve assez curieuse de la persistance des préjugés popu- laires, que ce bel insecte n'a pas perdu, depuis deux siècles et demi , sa mauvaise réputation , et (pie l'on croit encore à Montbéliard, comme au temps de Bauhin , que la trompe souple et mobile qu'il a reçue de la nature pour aspirer le nectar des fleurs, est pour les bestiaux un instrument d em- poisonnement et de mort. Comme il n'y a point d'erreur si grossière qui n'ait son explication dans quelque faux rapprochement d'idées, il faut avouei', à l'honneur de l'intelligence humaine, que cette méprise peut être fondée sur le rapport qu'on a remarqué entre l'époque de l'apparition de ces insectes et celle du développement des maladies épizootiques ; mais si l'on se rappelle ce que j'ai remarcpié ci-devant, que les années où le sphynx du liseron apparoissoit en grand nombre étoient précisém.ent celles où le thermomètre s'étoit élevé et maintenu au plus haut degré , on comprendra facilement que les accidens des contagions pesti- lentielles se reproduisent comme simultanénienl avec ce phénomène, sans en être le résultat. Ce sont deux effets très divers eX, très indépendaiss d'une même cause.

Le peuple nourrit dans tous les pays des préjugés


2i6 GRAVES ERREURS

de la même espèce contre des animaux très inno- cens , qu'il pom'suit avec cruauté , sans s'aviser cjii'ils ont une destination utile dans l'ordi^e de la nature, et à laquelle le bien-être même de l'homme est quelquefois intéressé. Je citerai, parm^i ces es- pèces proscrites, le lézard vert, la plupart des couleuvres , et surtout cet orvet , si impuissant pour le mal et si essentiellement inofFensif , dont le seul aspect cause des attacpies de nerfs à une petite maîtresse. Il faut dire ici que ces préventions sont universelles, et que je n'ai vu aucun peuple qui en fût exempt. En Dalmatie, où il y a beaucoup d'homm^es éclairés, personne ne doute que le typhus contagieux qui désole souvent les belles campagnes de Narente , et qui en décime presfpie tous les ans la population , ne soit produit par le seul contact d'une mouche extrêmement vulgaire, qui porte des germes de mort partout où elle se repose. J'ai fait tous mes efforts pour reconnoître bien distinc- tement l'espèce de cette mouche sans pouvoir y parvenir, soit parce que les habitans ne sont pas exactement d'accord sur ses caractères , soit parce qu'ils attribuent indistinctement la même influence à beaucoup d'espèces différentes ; ainsi , on m'a indicjiié tour à tour des cidex , des tipules , des diplolépeSy etc. , c'est-à-dire des insectes qui n'ont pas même le caractère générique commun. Comme la contagion dont on la croit l'agent ne se commu- nirpie point par la picjure, mais par l'attouchement,


EN HISTOIRE NATURELLE. 217

on suppose qu'elle résulte des sucs de quelques plantes vénéneuses dont ces petits animaux se nourrissent, et qu'elles déposent sur les corps aux- quels elles viennent s'attacher. Mais quel est cet arbre poison , ce mancenillier d'Europe , dont la funeste puissance ne se manifeste C£ue par l'inter- médiaire d'un petit insecte? N'est-il pas plus pro- bable que le développement de ces mouches , dont la larve habite probablement les marais de Narente, favorisé dans les années de chaleur par la tem^péra- ture qui dessèche leurs eaux, concourt nécessai- rement avec celui des exhalaisons méphitiques de ces marais , et que l'on prend encore ici un effet simultané pour une cause ? Ainsi , à supposer qu'on dessèche jamais les marais de Narente , le typhus et les m^ouches disparoissant à la fois, le préjugé restera.

Jean Bauhin est aussi auteur d'une Histoire notable de la Rage des Loups, ad{>enue Van 1 5go, imprimée à Montbéliart en iSgi, petit in-8. , et que je n'ai jamais eu le bonheur de trouver; elle n'est pas moins rare que le Traité des Anhnavls aians aisles. La planche presque introuvable de ce dernier ouvrage est un grand feuillet plié, composé de deux parties réunies sur un onglet , et où sont représentées en ly figures, sous les lettres A B C D , quatre espèces de sphynx vus dans tous les sens. La première est certainement, comme je l'ai dit j le sphynx du liseron j je suis porté à croire


2i8 ERREURS EN HISTOIRE NATURELLE, que la seconde est le sphynx de la vigne, et la troisième le moro sphynx de GeolFroy . Mais Bauhin n'a décrit soigneusement que la première ; et , quoique les portraits soient excellens pour le temps , il seroit difficile d'y reconnoitre parfaite- ment des espèces dont la différence spécificpie con- siste le plus souvent dans un caractère prescpie insaisissable à la vue. Cette gravure a cela de très curieux qu'elle contient, je crois, les premières figiu-es passables d'insectes qui aient été données, le volume d'Aldrovande n'ayant paru que neuf ans après, en 1602. Platner dit toutefois, dans sa lettre , qu'il a l'image d'un tel papillon , (( prins (( plusieurs ans y a , à Milan , taillée en cuiure et « imprimée, avec une longue trompe, plusieurs « pieds , comme une beste horrible et dangereuse , (( et cpi'on tenoit pour un monstre. » Mais ce livre n'est point connu , et il est fâcheux cpie Platner ne l'ait pas cité.


DES ÉDITIONS DE LONGUS. :

XXVIII.

Notice spéciale des Éditions de Longus, dites du He'gent.


1 . Les Amours pastorales de Daphnis et Chloé , écrites en grec par Longus , et traduites en françoîs par Amyot. Paris, chez les héritiers de Cramoisy, 1716, in-ra. fig.

2. — Les Mêmes , édition du Régent. (Paris, Coustelier,) 1718, petit in-8. fig. br. Non rogné.

Exemplaire précieux du grand papier de l'édition , et peut-être le seul de cette condition qui se soit conservé dans toutes ses marges. Il a été payé 10 1 fr. Mac-Carthy, et i5o fr. chez MM. De Bure.

3. — Les MÊMES, (Paris, Coustelier,) I73i, petit in-8.; mar. citron à compartimens.

Imprimé sur Vélin.

Magnifique exemplaire , avec les figures de l'édition de 1718, premières épreuves.

4. — Les Mêmes. (Paris, Coustelier,) 1745, in-8. tiré de format in-/|. ; mar. bleu, rel. par Derome.

Superbe exemplaire de M. de Cangé, éditeur de 17 18, avec une note estampillée qui annonce que les gravures sont premières espreuves des estampes de S. A. R. , et les épreuves en deux sens des petits pieds, tirées en rouge.

Ce livre est si connu cpi'il n'y a presque rien à en dire, sinon qu'il ne mérite sa réputation sous aucun rapport , car l'impression en est médiocre


,^2o DES ÉDITIONS DE LONGUS.

et les dessins plus que médiocres ; j'ai cependauL numéroté les éditions pom^ rattacher à lem^ titre cpielques observations bibliographiques qui ne sont pas partout.

L'édition la plus rare et la plus désirable de cette traduction est certainement l'édition princeps de i55g, que je n'ai jamiais rencontrée. L'édition n" I n'est pas belle , et les figures valent tout au plus celles du Régent , qui ont au moins le mérite d'étre'joliment gravées. Il y a trois choses à y remarquer :

I °. Que l'édition du Régent avoit paru dès 1714? comme M. Brunet l'a judicieusement avancé, puis- fpi'elle est indiquée , dans la préface de celle-ci , par ces paroles décisives des Préliminaires : « Une (( histoire amoureuse dont le sujet a occupé , dans (( des mom.ens de délassem.ent , une m.ain comme « celle que le respect m'empêche de désigner. » Et en note : (( C'est par le même motif que l'on n'a (( pas fait graver les estampes de cette édition (( d'après les peintures que l'on désigne ici. »

2°. Que l'éditeur a cru devoir y remplir une lacune cpii existoit alors dans tous les manuscrits , lacune à lacpielle on a depuis suppléé au moyen d'une heureuse découverte ou à l'aide d'un artifice assez ingénieux , et qu'il s'est servi pour cela de la suture de Marcassus , qui est certainement moins gracieuse , m^ais qui pourroit bien être plus loyale.

3". Que cette édition, écrasée par le succès de


DES ÉDITIONS DE LONGUS. 221

(;clle du Régent , a fourni aux éditions suivantes la piquante idée du sujet des Petits pieds ^ qui est traité toutefois dans celle-ci avec cent fois plus d'esprit et de naïveté.

L'édition n° 2, qui est la plus chère, et dont j'ai vu payer sept cents francs un exemplaire aux armes d'Orléans , a été elFectivement tirée sur deux papiers, comme M. Renouard le remarcjne; mais il j a bien peu de différence dans leur qualité. Quant à l'histoire si répandue qu'elle n'a été im- primée qu'à deux cent cinquante exemplaires, ce qui ne constitueroit pas une rareté singulière, il faudroit, pour y croire, n'en avoir pas touché com.me m.oi trois ou quatre cents. Telle étoit , sans doute , l'intention du Régent ; mais on sait comment les grands seigneurs suivent les volontés des princes , et comment les impiimeurs exécutent les ordi^es des grands seigneurs cpii font imprim.er. C'est , en dernière analyse , un volume assez com- mun.

L'édition n° 5 devroit être beaucoup plus re- cherchée , puisqu'elle a le mérite de renfermer les notes estimables de Lancelot; mais il faut qu'elle soit imprimée sur V^élin, comme mon exemplaire, pour être placée au nombre des livres précieux.

M. de Cangé, que j'ai nommé sur le n° 4? ^^ qui a pris les soins de la publication de 17 18, étoit un amateur délicat , et son nom m'est garant de la perfection des épreuves de ce dernier exem-


222 DES ÉDITIONS DE LONGUS.

plaire ; il a eu de quoi les choisir, car on trouva cinquante-deux exemplaires de la première édition après son décès, et l'iriiiption de ces exemplaires inattendus auroit sans doute fait baisser le prix des autres, s'ils n'avoient paru dans un moment où l'on s'entendoit fort mal à conditionner les livres. On i^econnoît ceux qui proviennent de cette source à leur mauvaise reliure, et plus sùi^em.ent encore à une large bande de rousseur qui coupe la marge de la première page du texte , et c[ue les libraires désignent sous le wova. àe pli de magasin. Les planches d'Audran servirent encore une fois , mais retouchées par Simon Fokke , et char- gées d'ornemens dans le goût du temps , par Cochin et par Eisen , pour l'édition suivante, que je pos- sède aussi :

Longi pastoral ium de Daphnide et Chloe libri quatuor, graece et latine. Lutetiae Parisiorum, in gratiamiJiiriosorum, 1754, rn-4. ; mar. rouge, rel. par Derome.

Très bel exemplaire.

Cette bonne édition a d'ailleurs le mérite incon- testable d'être la plus rare de toutes celles aux- quelles ces figiu^es se trouvent réunies , car on sait positivement qu'il n'en a été tiré que cent vingt- cinq exemplaires.


DES FALISQUES. 2a3


XXIX.

Des Falisques, de quelques faits omis par les Biographes, et de la première édition des centons de Jul. Capilupi.


AntÔnti Massae Gallesii I. C. De Origine et Rébus Falis- coRUM LIBER, et alla opiisciila (Falconiae Probae et Jujlii Capilupi centones.) Romae, ex typograpJiia Sanctii, i588. — Pétri Cvrsii poema de Civitate castellana Falisco- rum. Romae, apud Barthnlomaeum Bonfadinum , i58q, in-i6.; V. brun, rel. par Derome.

Charmant exemplaire d'un petit livre dont je ne trouve qu'une seule adjudication. C'est dans la bibliothéc|ue Colbertine, où il fut vendu i8 livres I sou. Il ne falloit pas être médiocrement connois- seur pour y attacher ce prix alors exorbitant , car je ne pense pas qu'il ait jamais été cité ni aupara- vant, ni depuis, dans aucun ouvrage de criticpie ni de bibliographie , et c'est la m^eilleure de toutes les raisons qui mie décident à en faire une mention spéciale.

Cette édition a été donnée aux frais, je crois, de Damien Grana, mais par les soins de Julius Roscius Hortinus, dcs-loi^s éditeur des frères Ca- pilupi, et mon exemplaire porte de sa main les mots suivans écrits sur le frontispice : D. Antonio Populino Julius Roscius D. D. Je ne sais si ce Populinus no seroit pas un des Popoli de Naples.,


224 DES FALISQUES.

Je ne m'attache guère à constater la rareté d'un livre , quand je n'ai pas à tirer de ce fait quelques éclaircissemens curieux pour la biographie, pour la bibliographie, ou pour l'histoire littéraire. Il faut qne j'explique ici en peu de mots, ce qiii, dans celui dont je parle, m'a semblé digne d'at- tention.

Les Falisques étoient d'anciens peuples d'Italie qui habitoient les contrées placées depuis la mer de Toscane, vers Piombino, jusqu'au mont So- racte, vers les Veïes, Veïens ou Veïontins, avec lesquels il paroit qu'on les a mal à propos con- fondus. Il est fort question de ces Falisques dans Poljbe, dans Denis d'Halicarnasse, dans Tite Live et dans Pline. Lem^s principales villes étoient Falère et Hortanum dans les temps anciens. De nos jours on remarque sur leui^ territoire Città Cas- tell ana, qui est la Civitas Castellana de Cm^sius, Montefiascone et Orti. Orti est évidemment Y Hor- tanum de Julius Roscius Hortinus. M. Noël traduit Hortinus , de Virgile, par habitant de la mile d'Horte, mais Horte n'est pas un nom latin, et il n'y a point de ville d'Italie qui s'appelle Horte. Quoi cju'il en soit, le morceau d'histoii^e qu'An- tonius Massa a consacré aux Falisques , jouissoit d'une grande réputation du temps de Julius Ros- cius et de Damien Grana, qui l'appelle liber aureus, et c'est ce qui porta ces érudits à publier cette jolie et rarissime édition. Comme l'auteur avoit établi fjue la célèbre femme poète , Falconia Proba , étoit


Ï)ÊS PArJS(^tJËS. 2i$

née à Hortanuni , Julius Roscius se servit de cette transition toute naturelle pour grossir son petit livret du fameux centon viri»ilien , qui nous a conservé son nom. Il se sentit conduit tout aussi naturellement à y réunir les centons de son ami Jules Capilupi, par l'analogie de genre, et on ne se plaindi^a pas qu'il ait saisi une occasion si commode de faire connoître au public quelques uns de ses propres vers.

Les questions et les inductions qui résultent de tout cela, ne sont ni bien nombreuses, ni bien piquantes, mais je les crois de nature à n'être pas négligées par les biographes et les bibliographes à venir, et voilà pourquoi je les recueille.

r ". Existe-t-il deux Falconia ou Faltonia Proba ?

2°. Falconia Proba , auteur du centon in 'vetus ac riôifum Testamentum , étoit-elle née à Horta- num ou Orti?

5". On ne devoit omettre dans les biographies, ni le nom d'Antonius Massa , dont la monographie des Falisques est réellement un chef-d'oeuvre en son genre, ni celui de Julius Pioscius, bon criticjiie, élégant prosateur, et poète distingué.

4"- L'édition originale des centons de Jules Capilupi n'est donc pas de iSgo, comme on l'a toujours dit, mais de i588.


226 SPECIMEN D'ASCÉTISME.

XXX.

Spécimen fort rave de l'ascétisme le plus ridicule.


Dévote Salutation aux membres sacrez du corps de la glo- rieuse Vierge MÈRE DE Dieu, par R. P. I. H., capucin. Paris, Hautei'ille, lô'jS, une demi-feuille in-i6.; v. fauve ancien. Très rare.

Si quelque chose avoit pu jeter un ridicule funeste et destructeur sur les mystères de la reli- gion , ce sont les folies ascétiques des Artus Désiré , des Doré, des Beaulxamis, et de cette foule de fanaticjues stupides dont les livres occupent encore une place dans les bibliothèques curieuses. Il est même douteux que l'hérésie et le philosophisme aient porté autant de préjudice aux croyances que leurs extravagances mystiques. Je ne suis pas du nombre des amateurs qui aiment à les recueillir, car il est rare cpie le sel du titre de ces platitudes se retrouve dans leur composition; mais en voici une qui méritoit une exception toute spéciale. C'est l'expression de l'enthousiasme poéticjue d'un capucin pour les beautés corporelles de la Vierge.


SPECIMEN D'ASCÉTISME. 227

Il est bien probable cpi'il n'existe pas six exem- plaires de ce livret de seize pages , mais son exigiiité me permet heureusement de faire participer mon lecteur au plaisir cju'il m'a donné, et il en trouvera ici la réimpression exacte, à deux pages près de petites oraisons latines qui ne sont que pieuses.

A la Teste.

« Je vous salue souverain chef de Marie, empé- rière du ciel et de la terre , terreur des puissances de l'enfer, gloire de celles du ciel, couronne des plus éclatantes estoilles.

Aua^ Cheveux.

« Je vous salue cheveux charmants de Marie , rayons du soleil mystique , lignes du centre et de la circumférance de toute la perfection créée, veines d'or de la mine d'amour , liens de la prison de Dieu, racines de l'arbre de vie, ruisseaux de la fontaine du paradis , cordes de l'arc de la charité , filets de la prise de Jésus, et de la chasse des anies.

A la Face.

« Je vous salue belle face de Marie , miroir de la très haute Trinité, jmage de la pudeur, tableau de la modestie, m.icrocosme des merveilles, portrait de la divinité , simulachre de la beauté.

Aux Oreilles. « Je vous salue oreilles intelligentes de Marie,


228 SPECIMEN D'ASCÉTISME.

presicKaux de la princesse des pauvres, tribunaux de leurs requestes, salut de l'audience des misé- rables , vniversitez de la sapience divine , receveuses generalles des pupilles, percées des annelets de nos chaînes, emperlées de nos nécessitez.

Aux Joues.

(( Je vous salue joues florissantes de Marie , parterres d'oeillets et de lys , grenades escartelées , jardins de la contenance, paradis des plus belles fleurs, teintes dans la pourpre et les roses de la divine charité.

A la Bouche.

u Je vous salue bouche coralline de Marie, jnterprète de la miséricorde de Dieu, oracle de nos bonnes fortunes, messagère de nos bons succez, chapelle des louanges divines, parlement de revi- sion favorable pour les causes desespérées.

A Palais.

« Je vous salue doux palais de la bouche de Marie, ruche à miel cpii ensucre ses lévites, qui coule le nectar du ciel, qui confit l'absynthe de nostre vie , qui adoucit nos amertmnes , cave du vin de l'amour qui réjouit le coeui^ des hommes.

Au Col.

(( Je vous salue col officieux de Marie, qui pliez sa teste et ses yeux sur les pitoyables olyjects de nos


SPECIMEN D'ASCÉTISME. «29

misères , canal du nouveau cominerce eut re le ciel et la terre, passasse de communication eiitre la grâce et le péclic , laqs de l'union mystitjne entre le chef et les m^embres de l'Église militante et triomphante, roseau de sucre cjui dessale les acres humeurs de la justice qui descendent sur les crimi- nels , col h qui toutes les vertus forment un pré- cieux rang de perles.

Aux Espaules.

u Je vous salue espaules inébranlables de Marie, colomnes de l'univers, montagnes qui sauvent l'arche du déluge , boucliers de nostre défense , rempars de nostre protection , supports des âmes affligées , compagnes de leurs fardeaux et de leurs charges , comportatrices de leur croix , fondem«nts sur lescpiels se relèvent les ruines de la grâce.

Aax Bras. t

î cîiffOOO'TfJLI ^^8 '►]>

(( Je vous salue bi'as laborieux de Marie, officiers de la dépence de Jésus , aîles de la Raine des séra- phins , rames de la navire sacrée qui porte le pain de vie, bras qui étouffez le diable, bras qui em- brassez les hommes, bras qui emprisonnez Dieu.

Aux Mains .

-' « Je vous salue mains libérales de Marie, tré- sorières des financés de Ja grâce et de la gloire; mains embaumées de myri'he, mains pleines d'or


23o SPECIMEN D'ASCÉTISME.

et d'hyacinthe , mains qui aiTachez les foudres des mains irritées de Dieu, mains qui lui faites, quand il vous plaist , signer le pardon de nos pé- chez et l'entérinement de nos grâces.

A la Poitrine.

(( Je vous salue poitrine charitable de Maïiie , port asseuré des naufragants, retraite des exilez, temple de nostre recours , cabinet des célestes pensées , litière de l'Enfant - Jésus , hospital des incurables, hospice des pèlerins, thrésor des dé- lices de Dieu.

Aux Mammelles.

<( Je vous salue mammelles virginales de Marie, nourisses du nourissier de l'univers, aumonières de l'indigence et de la pauvreté de Dieu, procu- ratrices des aliments de Jésus, Aivandières célestes de ses innocents appétits, vases de rosée du ciel, fontaines de manne coulante, nacres de perles liquides, sources de sucre et de laict.

Au Cœur.

(f Je vous salue coem^ enflammé de Marie, four- naise des divines amours , carquois des ttesches séraphiques , forge des sainctes étincelles , centre des célestes désirs , foyer des charbons de cha- rité , cœur scelé de l'image de Dieu et de toute la Trinité. ......


SPRCÎMEN D'ASCÉTISME. aSi

j4u P entre.

u Je vous salue ventre miraculeux de Marie , ofticine des prodiges de Dieu , arche de son alliance avec les hommes, lict nuptial des deux natures corporelles qui a uni deux métaux insociables, amas de bled environné de lys, sphère qui a porté le soleil, aurore qui a produit le jour.

^iux Genoux.

^' « Je vous salue pitoyables genoux de Marie, bases de l'autel de nos voeux, piliers du propitia- toire des pescheùrs , asylles des fugitifs , solliciteurs des orphelins , vainqueurs de la colère de Dieu.

Aux Pieds.

^' (( Je vous salue pieds infatigables de Marie, pôles du ciel animé, piédestals des colomnes sacrées qui portent le Louvre de Dieu, légats du saint Evangile, couiTiers de nostre foelicité, labouixurs du salut des âmes.

Au Sang.

(( Je vous salue sang inestimable de Marie , estolfe de laquelle s'est fait Thabit du Verbe in- carné , pourpre du monarcpie des rois , substance que Dieu a briguée, foraiateur de qui vous a foniié, ouvrier de l'hostel miraculeux qui a logé corporel- lement toute la Divinité.


232 SPECIMEN D'ASCÉTISME.

A tout le Corps.

i( Je vous salue corps incomparable de Marie, archétype de toute la perfection de la nature, hostel de JDieu , relicpiaire de toute la saincteté de la grâce , boette du plus précieux joyau de Dieu , tabernacle de la virginité , spectacle des séraphins , chef d'oeuure des idées éternelles.

y/ l Ame,

(( Je vous salue aine glorieuse de Marie , blessée et percée à jour par le glaive de douleiu', mei' amere des toiu^ments de la passion de Jésus-Christ, la plus parfaicte ressemblance de Dieu, Empirée de^ gloires divines , archive des secrets de la Trinité , couvent auquel toutes les vertus sont professes, spectatrice de l'essence de Dieu, exemple de la loy driginelle , non plus outre de la puissance de Dieu.

(( Je vQus salue rnère de Dieu , par la perfection de vostre corps , et par la vertu de vostrfi aijjije , et par les dons de la nature , et par les faveurs de la grâce, et par les privilèges infus , et par les mérites acquis , et par tous les actes jsurnaturels des puis- sances de vostre ame , et par l'obéissante coopéra- tion ^. tous les membres de vostre corps, et paj- tous les plaisirs (jue Dieu ^ pa'is et prendi^a éternel- leinent en vostre esprit, et par tous les agréables services que vos membres ont rendus à son Fils. Je


SPECIMEK D'ASCÉTISME. 233

vous supplie de réformer les défauts de mon ame et l'immodestie des membres de mon corps ; ren- dez-moy conforme avec vous comme vous l'avez esté avec vostre Fils, et lui avec le Père Eternel, consacrant par vostre intercession mon corps et mon ame en un temple vivant du Sainct-Esprit , et impétrez-moi la grâce en ceste vie et la gloire des bienheureux en l'autre. »


ra


234- ' PRÉDICTIONS


XXXI


De quelques Prédictions qui se sont réalisées, et, en général, des Ouvrages qui traitent de l'Art de Prédire, ou qui annoncent les événeniens futurs.


les événeniens futurs


Mirabilis liber qui Prophetias rei>clationesque ncc non res mirandas preteritas présentes et futuras aperte demonstral. — On les vend au Pellican, en la rue Sainct-Jacques , ( à Paris ; ) in-8 . ex et xxv f. chiffrés , 3 non chiffres à la fin ; mar. vert, rel. par Vogel.

Exemplaire signé de l'académicien Balesdens.

Il est inutile de rappeler les circonstances qui dé- terminèrent , au commencement de la révolution , la réputation tout-à-fait inopinée de ce livre. Des prédictions assez spécieuses sur les tribulations de l'Église catholifjue, prédictions qui se seroient appli- quées , au moins aussi exactement , aux événemens de la réforme et à ceux du schisme de Henri VIII , frappèrent tous les esprits comme si elles avoient été écrites pour les faits de cette époque. Le Mira- bilis Liber n'est pas , d'ailleurs , un volume rare, si ce n'est en beaux exemplaires ; et il est juste de convenir que la conservation de ce genre de bou- <piins fait plus des neuf dixièmes de leur mérite.


QUI SE SONT RÉALISÉES. 235

Je reconiiois volontiers, cependant, qu'il est assez curieux de chercher dans les essais de cette folle science ou de cette fausse inspiration de rhomme , cpi'on appelle la divination , par quelles heureuses rencontres les aberrations les plus ab- surdes de notre intelligence ont pu se rapprocher quelquefois de la vérité; ce sont là, du moins, des documens curieux pour l'histoire du hasard , et c'est ce motif qui m'a fait rechercher avec une certaine avidité les écrits de cette espèce, où j'ai trouvé bien rarement de cpioi justifier mon caprice. Tout le monde sait que penser des Prophéties de Nostradamus , la forme la plus ingénieuse qu'ait revêtue ces extravagances , car leur obscurité sibyl- line les rendoit tout-à-fait propres à se prêter à des interprétations innombrables. A part les prédic- tions relatives à Charles P% à Biron , à l'incendie de Londres, qui sont assez clairement exprimées, il n'y en a peut-être pas une qui offre mi sens admissible (celle sur de Thou et Cinq-Mars est évidemment supposée). Or, si on s'étonne que ce fameux mjstagogue ait deviné juste sur quelques points dans la série infinie de ses hypothèses à mille faces , dont les combinaisons se multiplient par le nomlDre des mots et des syllabes , je m'étonne , moi, qu'il n'ait pas deviné mieux, qu'il n'ait pas deviné plus souvent, qu'il n'ait pas deviné presque toujours. Un homme d'esprit qui s'amuseroit au- jourd'hui à faire desi centuries, leur imprimcroit


236 PRÉDICTIONS

facilement un cai'actèi e bien plus merveilleux ; je citerai pour exemple la Turgotine, dont la date de composition n'est pas apocryphe. Il ne faut, pour écrire l'histoire de l'avenir chez les peuples vieillis, que savoir un peu celle du passé ; tout ce qui est arrivé aiTivei'a presque nécessairement , parce que tout ce f[ui a été fait pour amener ce résultat se fera comme on l'a fait , et que de toutes les choses dont l'essence est de se renouveler sans cesse , il n'y en a point cjni se renouvellent plus infailli- blement que les sottises.

Une particularité assez remarquable, c'est qu'An- toine Couillart, sieur du Pavillon, cpii a rude- ment attaqué Nostradamus , et qui étoit pour son temps une espèce de philosophe, est, de tous les au- teurs €11 matière de divination , celui qui a fourni à nos visionnaires une de leurs autorités les plus posi- tives. Il rapporte dans ses Contredicts y imprimés à Paris, chez Langelier, en i56o, qu'il couroit de son temps une prophétie par laquelle le monde planétaire, emblème du monde politicpie ou social , étoit menacé d'une immense révolution qui <x)m- menceroit en 178g, et dont l'effet seroit arrêté ou détruit vingt-cinq ans après ; voilà des dates et des faits , let on ne peut citer après cela que le Lilium in Spinis de Paracdse , cpii est une des premières planches de ses PrognosticationS;, et qui ressemble assez, en ertèt, à urï'i>mblème anticipé des destins de notre monarchie. i


QUI SE SONT RÉALISÉHS. «37

J'ai déjà dit qu'il y avoit bien peu de rapproche- mens piquaus à saisir dans tous ces livres divina- toires, depuis les Oracles des Sibylles (i) jusqu'aux Oracles divertissons du sieur de la ColomJDière (2).


(1) 2IBTAAIAKOI XPH2MOI : hoc est Sibyllina oracida , noiis illustrata a lohnnne Opsopoco. Parisiis, 1607. — Dracula me- trica Jovis , Apollinis, Hecatis, etc., a loaniie Opsopoco collecta. Ibid. , 1607. — Oracula magica Zoroastris , studio Johannis Opsopoei. Ibid., 1607, in-8. 3 vol. en i; iiiar. rouge, rel. pai- Parleloup ou Chameau.

Comme je suis tout-à-fait d'accord avec Freytag, Adparatus litterarius, tome III, pages SS-gS, sur le compte des pages de ces trois parties, savoir : pour la première, 524, 70, et 8 f. pré- liminaires; pour la seconde, ii4, 10 f. préliminaires, et 5 termi- naux ; pour la troisième, ii4 pages, je doute si peu de ta confor- mité des éditions de iSgg qu'il indique, et de 1607 qui est la mienne, que je n'ai pas pris la peine de vérifier. Freytag confirme d'ailleurs mon opinion par l'obsei-vation suivante , que j'ai faite aussi sur mon exemplaire : Caussam vero, quam ob rem, a tjpo- graphis liber, p. 7, inchoatus fuerit, ignoramus. Non nulla in nostro exemplari, et forte Opsopoei prcefationem desiderari existi- mabamus. Cette conjecture me paroît très plausible, mais il auroit fallu ajouter qu'elle s'applique aussi aux Oracula mctrica, dont la signature A ij est également chiffrée 7.

Les bibliographes se trompent en indiquant le traité de Sibjllis et carminibus Sibyllinis d'Onuphrius Panvinus comme une partie séparée; il occupe les 55 premiers feuillets de la première partie, et n'est pas chiffré séparément.

(2) Les Oracles divertissans , où. l'on trouve la décision des questions les plus curieuses pour se re'jouir dans les compagnies , avec un traite' très récréatif des couleurs, aux armoiries, aux livrées et aux foveurs ; et la signification des plantes , Jleurs et

fruits, par le sieur IV. D. L. C. (Wlson de la Colonibière. ) Goude , 1649, in-8. ; vélin de Hollande.


a36 PRÉDICTIONS

Le Lwre ineiveilleux (i), qui est du moins aussi célèbre que le Mirabilis Liber, dont il n'est pas la traduction , comme son titre devroit le faire croire , paroît avoir pour objet spécial d'effrayer le clergé sur les suites inévitables de ses dérégle- mens, et de lui faire pressentir le schism.e cpie le désordre des moeurs des catholiques et les excès de la cour de Rome amenèrent , en effet, peu de temps après l'époque où l'on conjecture qu'il fut écrit. Le Chant du Coq français (2) est plus ciuneux , et la prédiction qui place la destruction de l'empire ottoman sous le règne d'un souverain qui réunira l'Espagne à la France est une de ces combinaisons

(i) Livre merveilleux , contenant en bref la Jlevr et svbstance de plusieurs traitiez , tant de prophéties et révélations qu'an- ciennes croniques , faisant mention de tous les faictz de t église universelle, comme des crimes, discords et tribulations advenir en l'église de Rojne, et d'un temps auquel on estera et tollira aux gens d'église et clergé leurs biens temporelz, tellement qu'on ne leur laissera que leur viure et habit nécessaire. Item, aussi est faicte mention des souuerains éuesques et papes, qui après regnero?it et gouverneront l'église, et spécialement d un pape qui sera appelé Pasteur angéliquc, et d'un Roy de France, nommé Charles, sainct homme. Paris, pour Thibaut Bessault, i565, in-8. ; V. lilas.

(2) Le Chant du Cocq françois , au Roy, oit sont rapportées les prophéties d'un Hermitc, Allemand de nation, lequel vivait il y a six vingt ans, dont aucunes ont été desia accomplies au royaume de Bohême , et Palatinat : et les autres prédisent que le Roy doit réunir toutes les fausses religions à la catholique , et se rendre Empereur de l'vnivers. Paris, Dcnys Langlois , 1621, petit in-8. : mar. vcrl, rel. par Derome.


" QUI SE SONT RÉALISÉES. aSt)

conjecturaJes qui peuvent devenir un jour des prophéties réalisées. Je citerai ici , pour un autre genre de mérite, la Prognostication de Licliten- berg (i), qui est, dans mon édition, le plus rare et le plus joli de tous ces petits livres, et que je ne fais même aucune difïiculté de compter parmi mes volumes les plus précieux; il est orné de 44 vignettes en bois , sans compter le frontispice et une figure finale cpii représente le prophète, et l'initiale de tous les chapitres est une lettre gi^se. Le tout est d'un travail extrêmement remarquable, surtout sous le rapport de la composition , et l'exécution typographique est très belle. Ce bijou est bien connu de Bauer, qui le cite page 290 du tome II , d'après Bunemann , page 1 1 1 , comme inconnu de Maittaire ; il auroit pu trouver dans Jugler, Bihlio- theca historiae litterariae, tome III, page 1807, des détails plus étendus. Engel le désigne aussi inter rarissimos dans la Bibliotheca selectissima y post partent II , p. ly. Ce Pronostiqueur n'est pas, d'ailleurs, entièremeiit dépourvu de l'attrait qui s'attache à ces rencontres singulières et frappantes


{\) Pronnsticatio Johannis Lichtenbergers , iS^S. Et adcalcem, cxcusum est hoc prognosticwn impensis honesti et spectati uiri Pétri Quentel, civis coloniensis , mense Januario, anno niillesimo quingentissimo viccsimo nctavo ; très petit in-8.; mar. brun café, rel. par Vogel.

Signé A 2 — L iij, avec une planche finale tirée au verso.

Très joli exemplaire.


a4o PRÉDICTIONS

dont j'ai parlé tofut à l'heure ; et avec tme ima- gination plus accessible que la mienne à cette es-- pèce d'impression , je n'aurois pas été en peine d'en citer des exemples fort remarcjuables. En voici un qui n'exigeroit pas même un de ces grands efforts de crédulité que les imposteurs attendent de leur auditoire ; je le copie textuellement à la page signée L ij , et je suis prêt à en donner com- munication aux douleurs, car mon exemplaire pourroit bien être unique à Paris.

In illo anno 'veiiiet Aquila a parte Orientali, alis suis super soleni extensis cwn magna multi- tudine pullorum suorum , in adjutonuni jilii ho- minis , tune castra destruent, timor jnagnus erit in mundo.... Perdet Lilium coronam, quamacci- piet Aquila , de qua postmodum filius hominis coronahitur et caetera.

Il faut avouer que cet et caetera ingénieux a l'air d'être écrit d'aujourd'hui; et je lui ai au moins l'obligation d'avoir pu copier toute la phrase de l'auteur original , sans prendre part à cpielcpie in- sinuation séditieuse.

Il n'y a rien de plus facile à comprendre que le goût de tous les peuples poui^ les livres pro- phétiques. Cette manie est le résultat tout naturel des plus naturels de nos penchans, l'amour du merveilleux et la curiosité. Il y a, aussi, peu de genres de charlatanismes qui aient été plus sou- vent et plus gi'ossièrement exploités : mais si l'on


gui SE SOKÏ RÉALISÉES. 241

tompte dans cette carrière un nombre incalcu- lable d'imposteurs , il est juste d'avouer que ce n'est pas tout-à-fait la faute des écrivains philo- sophes , qui n'ont rien négligé pour les discréditer. Outre la Prognostication pantagruéline de Rabe- lais, qui a été imprimée près d'un demi-siècle avant les Centuries de Nostradamus, et qui est certaine- ment la satire la plus comique et la plus ingénieuse de cette ridicule infirmité de l'esprit humain, notre vieille poésie françoise a produit la Prognostica- tion des Prognostications (i), qui mérite d'être connue. L'auteur l'a intitulée ainsi, parce qu'il porte sur toutes les pronostications la pronosti- cation suivante :

Par ainsi donc , o monde lunatique ! Ayés pour tous cestuy seul prognostique : C'est que (pour vray) tous les prognostiqueurs Sont , et seront ou mocquez , ou mocqueurs : Et tiens cecy pour un mot bien notable , Qu'ilz ne diront rien qui soit véritable Pour cestuy an , ny pour l'autre a venir , Ny a jamais, s'il t'en peult souvenir.

N'est-il pas étonnant que la raison des peuples,

(i) La Prognostication des Prognostications , non seulement de ceste présente année M D XXXVII, mais aussi des aultres à venir, voire de toutes celles qui sont passées, composée par maistre Sarcomoros, natif de Tartarie, et secrétaire du très illustre et très puissant Roy de Cathai, serf de vertus; iS'5'] , une feuille très petit in-8. ; mar. rouge, rel. par Ginain.

Joli exemplaire d'un petit livre très rare.

16


a4i PRÉDICTIONS RÉALISÉES,

alors si avancée, paroisse rétrograder cent quatre- vin£;ts ans après, dans les rêveries imbécilles des Le Roux (i) et des Guynaud? (2) Pourquoi la so- ciété raarche-t-elle d'un pas si inégal dans les voies de la vérité, si ce n'est parce que ses institutions sont en arrière sui^ l'intelligence commune?


(i) La Clef de Nostradamus , isagoge ou introduction au véri- table sens des Prophéties de ce fameux auteur, avec la critique par un solitaire^ (L. R., ancien curé de Louvicamp) ('). Paris, 1710, in-i2.; V. fauve, rel. par Vogel.

(2) La Concordance des Prophéties de Nostradamus avec l'His- toire, depuis Henri II jusqu'à Louis-le- Grand, par M. Guynaud. Paris, 1712, in-i2.; v. fauve, rel. par Vogel.

(*) Le Catalogue de la Bibliothèque du Roi, Y 4639, le nomme Le Roux.


DES LIVRES COMPOSÉS PAR DES FOUS, a^'i

XXXII.

Des Livres qui ont été composés par des Fous.


La Sexte.ssence diallactique et potentielle , tirée par une nouuelle façon d'alambiquer suiuant les préceptes de la saincte magie et inuocation de Démons , conseiller au pré- sidial d'Amiens , tant pour guarir l'hémorragie , plajes , tumeurs et (ulcères vénériennes de la France , que pour changer et conuertir les choses estimées plus nuisibles et abominables en bonnes et i'iiles. Paris , Estienne Preuos- teau, iSgS, in-8. Très rare.

Au-devant de ce volume , sui^ la première garde , se lit ce qui suit : Ce Hure appartient à la vefue de feu monsieur Démons , antien consilier, de- meurant en la rue au Lin ^ près le Befroy. La seconde garde est chargée de vers latins et françois signés Démons. La post-garde contient aussi quel- ques lignes non signées, mais qui sont également de l'écriture de l'auteur.

Cette note, qui fait de cet exemplaire une spé- cialité très remarquable, m'a mis sur la voie de la famille de l'auteur, cpii existe encore très ho- norablement à Amiens , et qui , je crois , y possède


244 DES LIVRES

toujours une maison dans la rue au Lin. Je lui apprendrai probablement fju'elle remonte à un des auteurs les plus bizarres de notre vieille litté- rature , et que la plus belle édition de Gresset ou le plus bel exemplaire du Glossaire de Du Cange , ne valent pas , aux yeux des amateurs ^ l'introu- vable bouquin dont je viens de copier le titre. Il avoit été précédé , en 1 694 , d'un autre volume que je n'ai pas, mais dont M. Brunet me fournit l'indi- cation , ({ui n'est pas à dédaigner pour les obser- A^ations cjue j'en veux déduire :

La Démonstration de la quatrième partie de rien, et quelque chose et tout; et la Quintessence tirée du quart de rien et de ses dépendances , etc., pour trouver l'origine des Maux de la France et des remèdes d'iceux. Paris, i5g^, petit in-8. de 'j8 pages, et un errata.

M. Brunet pense, et je présume, que la Sextes- sence n'est qu'une réimpression du poëme de la Quintessence avec une glose Françoise très étendue, et cette hypothèse pouvoit s'appuyer sui^ la dédicace au Roi , où Démons s'exprime ainsi : (( Passant cette (f notice des merveilles de Dieu par leurs causes , (c l'obligation naturelle de ma naissance en ce lieu (( m'incita, aux commencemens de nos troubles, {( d'en procurer sur ce royaume les effectz que je (( preuoiois pouuoir naistre si mon nom estoit in- <( uoqué dessus nous, qui fut cause que je dressé « des préceptes de magie contenant une fonne


COMPOSÉS PAR DES FOUS. 245

« d'inuocation de Démons pour trouuer rorii*iiie « des maux de la France et les remèdes d'iccux , et, (( enfin une brieve démonstration quintessentieuse, « sientifique et pleine d'ombrage , parce qu'elle (( estoit Françoise , latine , grecque et hébraïcfue , i< c[ue naguère , au fort de nostre mal et à sa crise , (( donnai à ma chère et honorée m^ere \ostre ville (( Damiens , d'où je suis : lugeant que , a bon et a « iuste tiltre, luy appartenoient l'obscurité et con- « fusion que plusieurs luy avoient designé ou pour (( mieux dire resigné, auquel mien discours et traité « i'auois comme en un ancien chaos de ténèbres (( ( conforme à sa disposition ) représenté l'esprit

«de Dieu Puisqu'ainsi est qu'aujourd'huy,

« Sire , les raions du soleil de Yostre valeur et « clémence ont chassé des cerveaux de vos subjetz « les fumeuses et obscures vapeurs qui les ebloui-

« soient ie me sens résolu de — vous dédier

« ceste explication des énigmes de mon invention , (( touchant l'origine et remède des maux de la (( France, etc. » Comme je suis obligé, pour tirer cette quintessence de la Sextessence de Démons , de franchir quatre pages d'incises, je ne suis pas étonné que le savant abbé de Saint-Léger ait pensé que ce livre appartenoit à la théologie mystique. Pom' se convaincre du contraire , il auroit fallu se décider à le lire , et ce genre de résignation n'est pas donné à tous les bibliomanes.

Comme il importe cependant qu'on sache désor-


246 DES LIVRES

mais où ranger la Sextessence diallactiqiie , si la folie si douce et si pacifique des antiqxiaires est encore contagieuse pour quelques générations , et cpi'on est si peu d'accord sui' cette question que l'abbé de Saint-Léger la classe , comme on vient de le dire , dans la théologie mystique , les anciens bibliographes dans \ Histoire de France, et M. Bru- net, plus convenablement, parmi les poètes, je finirai par fixer en peu de mots la place de ce livre, et puis on n'en parlera plus.

Démons est évidemment un de ces hommes sincèrement affectueux, mais prudens, et même timides , qui aiment à concilier leurs penchans avec leurs devoirs, et qui ne se donnent jamais absolument à un parti dans un temps de troubles , parce qu'il est presque impossible qu'un parti ait absolument raison ; il faut pour cela que l'autre devienne tout-à-fait absurde , et ce rare privilège de l'extravagance aveugle étoit probablement réservé à notre époque (i). Balancé entre la foi qu'il devoit à l'Eglise et celle qu'il devoit à son Roi légitime , entre la déloyauté et l'hérésie, et maladroit comme le sont ordinairement les honnêtes gens sans cou- rage , il enveloppa son opinion ambiguë de phrases mystiques et inintelligibles , qui ne l'ont certaine- ment jamais recommandé ni au Roi ni à la Ligue ,


fi) Il y a long-temps que j'ai écrit ces lignes : je ne serois pas étonné qu'elles fussent encore justes.


COMPOSÉS PAR DES FOUS. 247

bien qu'il se ménageât l'un et l'autre. J'aime à croire qu'il resta conseiller au présidial ; mais , avec un peu plus d'adresse, il aui^oit fait son che- min, car il n'avoit pas le sens commun.

Une remarcjpie qui se renouvelle dans tous les pays , dans toutes les littératures , et qui vient à l'appui de la vieille histoire de la déchéance de l'homme , c'est que toutes les fois que les accidens de la civilisation forcent la société à s'occuper de sa destination , ou la littérature à s'occuper de son objet et de son but , il y a aberration de part ou d'autre , et souvent de part et d'autre ; Newton même devient une espèce de fou quand il com- mente l'Apocalypse. Est-il étonnant que le bon Démons devieinie tout-à-fait fou quand il cherche à concilier deux choses plus inconciliables que les visions de saint Jean , la théocratie romaine et la liberté ? J'ose dire, au reste , que s'il y a encore un livre curieux à faire au monde en bibliographie, c'est la Bibliographie des Fous; et que s'il y a une bibliothéque piquante , curieuse et instructive à composer, c'est celle de leurs ouvrages. Sans compter dans ce nombre, et Mercier, qui se jouoit de son esprit, et Diderot, qui se jouoit de son génie ; et Malebranche, dont l'infirmité habituelle n'influoit pas sur le travail du cabinet; et Pascal, dont la monomanie étoit peut-être un agent de plus d'inspiration et de véhémence; sans nommer Parisot, Morin, Davesne et Postel, sans recourir aux souvenirs des poètes depuis le Tasse jusqu'à Gilbert ,il faut convenir qu'il n'y a peut-être point de mine plus féconde à exploiter dans l'histoire littéraire ; il seroit même assez curieux et assez facile, peut- être, de prouver que c'est là (qu'on retrouveroit , toutes proportions gardées, la plus grande masse relative d'idées raisonnables.

En dernière analyse, la Sextessence diallactique n'appartient pas à la théologie mystique, qpoiqne farcie de passages qui appartiennent à la théologie mystique comme tous les livres de ce temps ; elle n'appartient pas à la poésie , quoique brodée sur de la mauvaise poésie de l'auteur, qui avoit de bonnes raisons pour imprimer ses vers dans ses ouvi'ages, s'il vouloit qu'ils restassent quelque part ; et leui' place bibliographique est à côté de la Satire Menippée fqui ne parut très réellement qu'en i5g4)- Us y figureront seulement com.me Lycophron auprès d'Homère , et Rétif de la Bre- tonne auprès de Rabelais.


D'UN OUVRAGE NATIONAL. 349


XXXIII.

D'un Ouvrage éminemment national, et quelques observations à ce sujet sur l'orthographe des chansons.


Les Vaddevires, poésies du quinzième siècle, par Olwicr Bas- selin. Vire, (Avranches, Lecourt,) 181 1 , in-8. pap. vélin; niar. rouge, rel. par Ginain.

Cette édition a été donnée par les soins de MM. Asselin, de Corday, Decheux de Saint-Clair, Desrotour de Chaulieu, Dubourg d'Isigny, Flaust, Huillard d'Aignaux, Lanon de La Renaudière, Le Normand et Robillard. Il en a été tiré cent exem- plaires, dont douze seulement sur papier vélin. Le mien est celui qui a été offert par les éditeurs à M. D. de P., préfet du département, qui n'y a probablement pas attaché une grande importance ; car je l'ai trouvé sur un quai. 11 est précédé d'une apostille d'envoi signée de MM. Huillard d'Aignaux et Robillard. J'ai eu le bonheur de pouvoir l'orner de deux charmans dessins pris sur les lieux; l'un de M. Gué, qui représente les restes du fameux château de Montgomraery; l'autre de M. Régnier, c[ui est la peinture fidèle de la maison d'Olivier Rasselin , dans son état présent. Comme ce livre


25o D'UN OUVRAGE NATIONAL.

n'a jamais été mis en vente , et cpie la plupart des exemplaires en ont été distribués un peu légè- rement entre des personnes incapables de l'appré- cier, il est devenu, dans un petit nom^bre d'années, absolument invisible ; et on lira dans le Voyage bibliographique de M. Dibdin qu'il n'a pas réussi sans peine à s'en procurer un exemplaire , qu'il regarde comme une des heui^euses conquêtes de sa prom.enade littéraire en Normandie. On ne s'éton- nera donc pas que j'aie cru devoir lui accorder une mention très spéciale.

Il est sans doute fort extraordinaire qu'il ne soit resté aucune trace des premières éditions des Vau- devireSy et que de celle même qui a été donnée par Duhoux , on ne connoisse que deux exem- plaires. On ne sauroit comprendre l'acharnement qui se seroit attaché à la destruction de ce petit livre si naïf, si complétem^ent inoffensif, je dirois volontiers si décent, cjuand on pense que les plus obscènes turpitudes , imprimées dans le même temps, nous sont parvenues en nombre, et ont échappé k la proscription dont on veut que les chansons de Basselin aient été l'objet. Je suis assez porté à croire que leur extrême rareté est plutôt le résultat assez naturel de leui' popularité même , et que ces petits volumes, d'un usage si vulgaire qu'on ne cessoit probablement de les porter dans la poche que lorscjue leur conteim étoit passé tout entier dans la mémoiie, ont subi la destinée com--


DTJN OUVRAGE NATIONAL. aSt

miiiic aux livrets éphémères du même genre ([ii'on distribue incessainm.eiit dans nos places publiques , et c[ui disparoissent du commerce au moment où tout le monde les sait par coeur. Je ne fais donc pas de doute (ju'avec des recherches ou plus ac- tives , ou plus heureuses , on ne réussisse à trouver de nouveaux exemplaires de l'édition de Duhoux, et même des éditions antérieures, qui paroissent encore plus rares. En attendant, l'édition de Pire conservera son prix, malgré se^ défauts incontes- tables. Celle de M. Dubois, de Lisieux, est cepen- dant beaucoup meilleure | mais le savant éditeur a eu , selon moi , le tort d'en faire un livre vulgaire , en la publiant à aussi grand nombre qu'un ouvrage moderne; et dans cette catégorie de curiosités lit- téraires, tout ce qui devient commun est à peu près comme non avenu pour les amateurs. On ne sauroit cependant rendre trop de justice à la con- sciencieuse patience de son travail, qui a dû lui coûter beaucoup de soins, et qui n'en vaudroit toutefois que mieux s'il étoit moins étendu, moins élaboré, moins minutieusement conforme, en un mot , aux us et coutumes des commentateurs du seizième et du dix -septième siècle , dont on ne tolère plus aujourd'hui les fatigantes élucubrations. En général, les hommes qui lisent maintenant sa- vent ou croient savoir, et par conséquent ils n'ont pas besoin d'apprendre, ou ne veulent pas conve- nir qu'ils en aient besoin; et il faut avouer aussi


25? D'UN OUVRAGE NATIONAL.

<|u'ii y a beaucoup de choses dans les commen- taires qui ne valent pas la peine d'être dites, même pour les lecteurs cpii ne craindroient pas d'avouer cpi'ils les trouvent nouvelles. Je viens de relire les chansons de Basselin , et je ne crois pas qu'elles aient besoin de plus d'une douzaine de notes.

Les estimables éditem^s de Vire ont été beau- coup plus sobres que M. Dubois de ces richesses superflues ; et pourtant ils ont donné jusqu'à l'ex- cès dans l'abus d'une érudition mal entendue ou mal appliquée. Je citerai deux exemples remar- quables de ce faste inconsidéré de savoir, et des incroyables non-sens dans lesquels il peut entraî- ner les meilleui^s esprits. Le premier est sur ces jolis couplets du vaudevire XLVL

Ne laissons point sécher Le passage des vivres ; Mais que nous soyons ivres, Nous nous irons coucher.

Noyons notre souci En ce doux dagorie. Beuvons tous, je vous prie , A l'hote que voicy.

L'annotateur écrit : « Nous ne trouvons ce mot « agorie dans aucun dictionnaire , ni dans le lan- « gage vulgaire. Nous n osons affirmer que Basselin « ait eu en vue le mot grec agora, qui veut dire c( place publique , assemblée ^ réunion , du grec


D'UN OUVRAGE NATIONAL. 253

(( ageïro, qui veut dire assembler, réunir en troupe. <( Alors Olivier Basselin auroit voulu dire dans « cette joyeuse réunion ^ dans cette agréable as- (( semblée, ce qui s'accorde bien avec le sens de « tout le reste du couplet. »

Il est certainement très sage à nos savans de ne pas affirmer que Basselin ait eu en vue le mot grec agora, dans une chanson faite pour les ivrognes des vallons de Vire , qui probablement ne savoient pas le grec ; et , dans tous les cas , autant auroit valu supposer qu'il avoit fait allusion en ce passage au verbe ageïro, dans le sens de tourner, parce cpie le cidre fait tourner la tête. Ce qu'il y a de beaucoup plus probable , c'est que Dagorie étoit le nom d'un plant de pommiers, ou peut-être d'un enclos à cidre célèbre par ses productions, et que Dagorie est dit là comme nous dirions Médoc ou Chambertin. Je crois me rappeler que cette dernière supposition est celle qui a été ac- cueillie par M. Dubois.

Voici un autre exemple sur lequel M. Dubois ne me parolt pas avoir mieux rencontré que les premiers éditeurs. C'est sur le refrain du vaude- vire XLV.

Mon cher souci , o bouteille ma mie !

Secourez-moi. Vienne mouiller votre douce liqueur Mon gozier sec, et guérir ma pépie.

Enneovoy.


a54 D'UN OUVRAGE NATIONAL.

Longtemps y a qu'à haute voix je crie :

Secourez-moi ! D'un peu de vin reconfortez mon cœur , Ou autrement je vais perdre la vie. Enneovoy.

H Enneos , enneou , est un mot grec qui veut « dire sourd ou muet. Il nous semble qu'Olivier « Basseliu , eu prenant ce mot pour refrain , dit à <( sa bouteille , et , dans le couplet suivant , à son H voisin ; Etes-vous sourd , ou êtes-DOus muet y u ou entendez-moi.

« On sait qu'il étoit fort en usage autrefois de u citer des mots grecs et latins , et même d'en faire « un ridicule amalgame avec des mots françois. »

Cette dernière proposition n'est pas niable; mais les mots grecs , et m.ême les mots latins , dont on faisoit alors avec le françois le ridicule amalgame , étoient des mots connus , des miots populaires , des mots proverbes, qui n'avoient pas besoin d'expli- cation pour l'auditoire bachique ; et dans ces char- mantes chansons hibrides dont Basselin est peut- être l'ingénieux inventeui', il étoit inutile , de son temps , de traduire des vers comme ceux-ci :

Louons l'Éternel ,

Bibimus salis

Mais toujoiu-s le vin Lavât gingivas

Après le repas

A l'hote beuvons Pnteris plcnis , de.


D'UN OUVRAGE NATIONAL. 9.55

C'étoient là des locutions très bien entendues entre les buveurs, et que Panard a fort heureu- sement imitées , sans qu'on l'accusât jamais de cesser d'être intelligible. Cet amalgame même, il faut le dire, n'a rien de ridicule; il exprime, au contraire, avec une singulière énergie, le désordre d'un cerveau échauffé par le vin, et qui confond dans ses plaisantes saillies les élémens de deux lan- gages presque également usuels. Quant à Enneo- i'OTy tiré à'Enneos, je ne doute pas qu'il ne se soit réellement adressé à des sourds , et qu'il ne pro- duisît le même effet dans une orgie à la grecque , fut -elle célébrée par l'Académie entière des In- scriptions et Belles-Lettres. Enneovofj mal écrit et mal coupé , est cependant bien une phrase grecque; mais c'est une de ces phrases mimolo- giques dont tous les peuples ont le secret , et qui se passent, dans toutes les langues, des interpré- tations des commentateurs. C'est tout bonnement ïo ou ion Eçohéy que la plupart des poètes con- temporains de Basselin ont employé en refrain comme lui, et qui est ici à peine déguisé sous une orthographe vicieuse. Rien ne prouve mieux, au reste, qu'au temps même de Duhoux, la plupart des chansons de Basselin n'étoient plus cpie tra- ditionnelles.

Cette dernière question m'amène au reproche le plus grave que me paroisse mériter la curieuse édition de P^ire , et certes ce reproche ne sauroit


256 D'UN OUVRAGE NATIONAL,

être sans compensation , car je ne puis l'adresser aux savans éditeiu-s, sans reconnoitre en même temps les prodigieux efforts de patience et de sa- voir auxquels ils ont du se condamner pour mial faire. Persuadés cjiie Duhoux avoit eu tort d'altérer l'orthographe gothicjne de Basselin , ils ont cher- ché à la reconstituer , en consultant pour ce tra- vail toutes les analogies de l'époque ; et il est vi^i de dire qu'à quelcpies distractions près, ils n'ont pas.mial réussi à rendi^e à leur autem- le sceau pri- mitif de vétusté que Duhoux lui avoit fait perdi^e. Mais convenons que jamais un pareil travail n'avoit été plus irréfléchi et plus inutile. On conçoit très bien qu'un érudit du dix-neuvième siècle, comme M. Méon , doctement mécontent des ingénieux efforts de Marot poui' faire disparoître le fruste antique du Roman de la Rose, se soit avisé de le rétablir, à la plus grande satisfaction des amatem^s, dans son incorrecte et inintelligible barbarie : c'est du moins, si l'on veut, un monument, et tous les matériaux en gisoient encore au fond de nos bi- bliothèques, avec lem' âpreté native, et l'incon- testable authenticité de leur date. 11 n'en est pas ainsi d'Olivier Basselin, dont il ne reste aucun monument contemporain, et qui n'existe, à pro- prement parler, cpie dans l'unicpie leçon de Duhoux. Je dirai plus : les chansons de Basselin ne dévoient en aucun cas, et dans l'hypothèse même où l'on aui'oit pu remonter facilement à leur première


D'UN OUVRAGE NATIONAL. 9.57

orthogi'aphc , y être ramenées par les nouveaux ctlitcui's; et la raison qui s'y opposoit est tirée de leur genre , ou plutôt de la nature , qui est de toutes les règles, comme dit Horace, et princi- pium et fons

Le François, né malin, créa le vaudeville;

Agréable , indiscret , qui , conduit par le chant , Passe de bouche en bouche, et %^ accroît en marchant.

Comme il est propre au yaudeville de s'accroître en marchant, il lui est propre de se modifier dans les applications et de se rajeunir dans les termes comme dans les airs. Duhoux n'eut pas grand'chose à faire pour approprier à son époque ceux d'Oli- vier Basselin, qui étoient locaux, qui étoient cé- lèbres dans le pays , qui étoient éminemment tra- ditionnels : il n'eut qu'à les recueillir de la bouche des anciens du pays , ou plutôt qu'à les écrire comme il les avoit appris, quand il commençoit lui-même à faire des chansons. Sa leçon est donc leur leçon propre, celle que la tradition avoit faite, et c'est nécessairem.ent la bonne; car un vaudeville ne vaut rien quand il ne vit pas dans la mémoire, et qu'il ne s'y accroît pas en marchant. Pour que les savans éditeurs de F ire pussent croire néces- saire de rétablir l'orthographe de Basselin, il fau- droit supposer qu'ils se croyoient surs d'avoir re- trouvé son texte ; et le texte de Duhoux n'est pas

17


aSS D'UN OUVRAGE NATIONAL,

plus le texte de Basselin (jiie l'orthographe de Diihoiix n'est l'orthographe de Basselin. Voilà ce que M. Dubois a probablement senti, et ce qu'il a certainement exprimé mieux (pie moi , si cette idée l'a frappé comme moi. Je n'ai pas son édition sous les yeux.

Ce n'est pas sans quelque pudeur que j'aborde cette question d'orthographe factice; car je me trouve implicpié dans une supposition de ce genre qui n'est pas moins patente , quoiqu'elle soit mioins avouée , celle des fameuses Poésies de Clo- tilde (i), dont j'ai publié avec M. de Roujoux un volume supplémentaire. L'artifice trop sensible de cette orthographe d'invention n'est pas, comme je l'ai avancé dans les Questions de Littérature lé- gale, la preuve la moins manifeste de l'ingénieux mensonge de M. de Surville. Je ne sais toutefois si c'est à sa maladresse , ou à la distraction presque inévitable de son éditeur, dans le chaos d'hypo- thèses orthographiques où il a été nécessairement jeté par cette entreprise, qu'il faut attribiier les leçons grossièrement erronées de la première pu- blication. Quoi qu'il en soit, nous avons été obli- gés de nous y conformer, pour la convenance

(i) Poésies de Clotilde. — Poésies inédites de Clotilde. Paris, Nepveu, 1824 et iSay, 1 tomes en i vol. in-8., pap. vélin, avec les fig. eau-forte, avant, après la lettre, pap. de Chine, avec et sans cadres ; niar. rouge, rel. par Simier.

Exemplaire choisi sur tous.


D'UN OUVRAGE NATIONAL. 2Ô9

même de rédition, qui aiiioit offert, sans cela, les disparates les plus choquantes; mais nous l'avons fait, suivant l'expression de Mézeraj, nonobstant clameur de haro. Ainsi, bien que nous sachions parfaitement v^yeulx , qui vient à'oculi , et cieulx y qui vient de cœli, et qui ont par consé- quent un / étymologique, ne prouvent rien en faveur de l'orthographe inadmissible de majes- tueulx, àiimpétueulx et de twnultueulx , tant cni'on n'aura pas trouvé les analogues latins majestuolo- siiSj, impetuolosus et timiultuolosus , nous avons cru devoir nous astreindre à cette espèce de con- vention admise ou établie par notre prédécesseur. Quant aux considérations qui rendoient aussi né- cessaire dans Clotilde la vieillesse de l'orthographe, qu'elle est inutile et même déplacée dans Basselin, elles s'expriment en quelques mots. Clotilde pou- voit si peu s'en passer, que ce n'est guère qu'à ce trait caractéristique cjii'on reconnoit son âge; au- trement elle n'en auroit point.


26o SUR LES TENTATIVES FAITES


XXXIV.

Nouvelles recherches sur les tentatives faites au seizième siècle pour réformer l'orthographe, et sur celles qui ont eu pour objet de fixer la prosodie ou de changer le rhythme.


Etrenes de Poézie fransoeze en vers mezurés, par Jan Antoene de Bdif , segretère de la çanbre du Roe. Paris, Dui^al , 15^4? i'^-4- î roar. rouge, rel. par Ginain. Volume très rare. Exemplaire non rogné.

Dans un oiiyrage de si peu d'étendue , j'ai déjà accordé trop d'importance peut-être aux innova- tions orthographiques dont je me suis d'ailleurs occupé avec beaucoup de développemens dans d'autres écrits; mais je dois dire un mot de ces essais de Baïf, parce qu'ils sont très peu connus, et qu'ils donnent lieu à quelques observations qui ne manquent pas d'intérêt. Il est juste de recon- noître que la giMude affaire d'une nation , après sa religion et sa liberté , c'est sa langue , et qu'on ne sauroit expriraier trop de reconnoissance envers les esprits ingénieux et actifs qui en ont dirigé les ten- tatives ou hâté le perfectionnement. Personne n'a porté plus loin cette ferveur patriotique pour les améliorations, que Jean-Antoine de Baïf, et il


POUR RÉFORMER L'ORTHOGRAPHE. 261 l'auroit exercée peut-être d'une manière plus utile, si, plus modéré dans ses vues , plus timide dans ses expériences, il n'avoit pas aspiré à des résultats trop vastes. Il ne s'agissoit de rien moins pour lui que de tout renouveler, dans l'alphabet les lettres, dans l'écriture l'orthographe , dans la versification le rhjthme et la mesure. Son alphabet et son or- thographe ont beaucoup de rapport avec ceux de Meigret et de Taillemont dont j'ai parlé ci-devant, et comme il n'y a, en général, rien de plus facile que de faire un bon alphabet et une bonne orthographe rationnelle , il n'est pas étonnant que presque tous les écrivains qui s'en sont occupés en France, se soient trouvés d'accord sur la plupart des prin- cipes. Toutefois Baïf , qui étoit un des plus savans hommes de son temps , et qui parloit grec en fran- çois comme Ronsard, s'est piqué, comme on peut le croire, d'être plus inintelligible que ses ém^ules. On croiroit qu'il s'est chargé de renouveler cette singulière prétention d'un roi de la première race qui avoit entrepris de donner le droit de cité à quatre ou cinq lettres grecques. Mais il ne s'en est pas tenu, je le répète, à ce genre d'innovation, et il partage avec Jodelle et Mojsset le bizarre hon- neur d'avoir introduit la prosodie antique dans la versification françoise; ainsi, sa traduction d'Hé- siode et de Phocylide est en vers dactyliques hé- roïques hexamètres; l'ode au roi de Pologne est en vers saphiques ; telle autre pièce en vers ïambes,,


262 SUR LES TENTATIVES FAITES

et telle autre en endécasyllabes. J'aurois voulu pou- voir donner quelque idée de ces ébauches barbares, ne fût-ce que pour prouver combien il est peu à regretter qu'elles n'aient pas réussi , mais je suis forcé d'y renoncer à défaut d'élémens orthogi'a- phiques qui les représentent exactement. Quant au nombre et à l'harmonie de cette prosodie idéale et factice, les curieux pourront en juger aisément par le dernier tour de force de ce genre que notre littérature ait produit, Hidon , poème en vers mé- triques hexamètî^es y traduit du quatrième livre de V Enéide de Pirgile, par Turgot. Paris , '^11^ i in-4. de 108 pages, tiré, dit-on, à douze exem- plaires seulement , mais beaucoup trop commun pour qu'il soit possible de croire à ce petit men- songe bibliographique,

Déjà Didon, la superbe Didon brûle en secret. Son cœur Nourrit le poison lent qui la consume et court de veine en veine. L'indomptable valeur, l'originç illustre , la beauté , L'air, le regard , la démarche , la voix du héros qui l'a charmée , Sont empreints au fond de son âme en traits de feu

Ce qu'il faut avouer en passant , c'est que Tui'got a du moins sur Baïf l'avantage de l'élégance , mais c'est plus que jamais le cas de dire : Que n'écrit-il en prose? On ne sauroit perdi^e plus gi^atuitement son savoir et son temps qu'à composer de pareils vers, si ce sont là des vers.

11 y auroit des inductions bien curieuses à re-


POUR RÉFORMER L'ORTHOGRAPHE. 263 cueillir sur ces tentatives, qui étoient, au temps de Baïf , justifiées jusqu'à un certain point par les besoins d'une littérature naissante , encore animée d'un puissant instinct de création, et qui cherchoit dans tous les souvenirs de la science et de la poésie, des élémens de succès et de gloire. J'en conclurois d'abord que notre langue, plus rapprochée alors de son origine, étoit à cette époque beaucoup plus prosodiée, plus accentuée , plus rhjthmique cju'elle ne l'est devenue depuis ; car au temps de Turgot , cette extension du système prosodique de cjrielques grammairiens du temps , prouvoit sans doute une connoissance très approfondie du mécanisme de notre langue , mais elle n'étoit certainement sen- sible qu'à un nombre de lecteurs infiniment res- treint, et je doute même qu'il n'y eût pas eu d'excès dans le tirage à douze exemplaires, s'il s'étoit réduit à celui des personnes capables d'apprécier judicieusement ce travail. J'en déduirois une autre conclusion cpii paroitra bien plus singulière; c'est que l'empire du classique , c'est-à-dire de la muse d'imitation , ne s'est réellement manifesté en France , à la suite de la renaissance des lettres , que sous l'influence poétique de Ronsard, de Baïf, de Du Bartas ; que ce sont ces barbares ^ comme on les appelle aujourd'hui, qui ont triomphé de la ten- dance romantique des nouveaux âges littéraires, quant à la composition ; que ce n'est pas leui- faute , si les routines de l'antiquité n'ont pas pré-


264 SUR LES TENTATIVES FAITES

valu quant au mécanisme; et qu'il a du résulter de cette lutte de l'esprit de servitude et de l'esprit d'invention , une espèce de littérature anomale qui n'avoit jamais eu d'exemples : romantique dans le langage, dans le mètre, dans la rime; classique ou plutôt scolastique dans tout ce qui appartient aux intentions de l'esprit et aux combinaisons de la pensée ; indépendante dans ses paroles , et captive dans ses conceptions. Il est évident que si les clas- siques comme Baïf l'avoient emporté sur les ro- mantiques comme Marot, nous n'aui'ions pas de langue rhythmique , et peut-être pas de poésie. Ajouterai-je que le retour de M. Turgot vers ces extravagances du seizième siècle, est aussi une sin- gularité remarquable, et cpi'il est piquant de voir s'allier, dans la même intelligence, tant d'amour pour les vieilleries à tant de fanatisme pour les nou- veautés ? Il y a dans toutes les aberrations de l'homme quelques leçons pour la raison.

Mon magnifique exemplaire des Etrenes de Poézie , est enrichi d'une pièce de 4 feuillets, pulîliée la même année chez le même imprim^eur, et qid contient l'ode au Roe de Pologne, insérée dans ce recueil, mais tirée à part avec une traduc- tion latine de Jean Dorât ou Daurat. Je crois cette follicule d une grande rareté.

Ce volume fait partie de ma collection de Baïf, la plus complète, et peut-être la seule complète qui existe dans une bibliothèque d'amateur, car


POUR RÉFORMER L'ORTHOGRAPHE. 205 elle réunit les Poèmes , les Amours , les Jeux , les Passe-temps (^i),\e rare petit volume des 71/ime.y (2), et le volume bien plus rare encore, intitulé : Tom- beau de Marguerite de Valois (3) , qui résulte de l'association d'Herberay des Essars, de Nicolas Denisot, surnomm^é le com^te d'Alsinois, et de notre Baïf. Il faudroit , selon M. Weiss , y joindre encore la traduction à' Antigone , tragédie de So- phocle, et la comédie du Brave , m^ais il n'a pas observé qu'elles se trouvent dans les Jeux.

M. Weiss a très bien remarqué qu'il y a des éditions des Mimes en deux et quatre livres. C'est probablement pour cela que notre savant ami


(i) Paris, Lucas Breyer, iS'ji et iSyS, 4 vol. in-8. ; mar. rouge à compartimens , rel. par Ginain. Superbe exemplaire de Balesdens.

(2) Les Mimes, Enseignemcns et Proverbes de Jan Antoine de Baïf. Paris, Mamert Pâtisson, i58i, petit in-12. ; 6, 108, 3 et S& f. ; mar. rouge à compartimens, rel. par Ginain.

Grand papier. Exemplaire avec la continuation de iSgy, et au monogramme de Balesdens. Je n'en ai jamais vu d'autre exem- plaire de ce format. Celui de la Bibliothèque de l'Arsenal, qui est d'ailleurs très joli , a six lignes de moins en hauteur.

(5) Paris, Michel F ezandat , ï55i, in-8. A — N-iiij; mar. rouge à compartimens, rel. par Vogel.

Le dernier des quatre feuiUets insignes contient une inscription lapidaire à la mémoire de Marguerite de Valois, qui manque presque toujours. Elle est souscrite ainsi :

INSCRIBEBAT COMES ALSINOUS.


266 SUR LES TENTATIVES FAITES

M. Brunet , qni ne fait pas cette distinction (1828), a recommandé comme bonne l'édition de Paris ^ Mamert Pâtisson, iSgy, qui contient en effet les quatre livres. Toutefois, mon exemplaire de i58i les contient également, mais il est revêtu au revers du dernier feuillet d'un extrait du privilège de 1 597 , qui prouve assez qu'on n'a fait qu'ajuster cette continuation aux deux livres précédemment imprimés. Les deux éditions sont parfaitement semblables de caractères, et copiées bien exacte- ment l'une sur l'autre, mais elles ne sont pas identiques. Il y a dans celle de i58i cjuelques erreurs de chiffrature qui ont été corrigées dans l'autre. Après le mot fin qui term^ine la seconde , il y a un fleuron , et il n'y en a point dans la pre- mière. 11 est évident que l'édition de i58i n'étant pas tout-à-fait épuisée quand on imprima les 5*" et 4® livres, on tira de ceux-ci un nombre égal au nombre des vieux exemplaires qui restoient au magasin , pour les compléter. Comme les Mimes sont le plus joli ouvrage de Baïf, el qu'il a joui d'un succès constaté par ses nombreuses éditions , il est probable que les exemplaires du genre du mien, c'est-à-dire qui réunissent le titre de i58i , et le privilège de 1597, sont extrêmement rares. Un livre qui resteroit en grand nombre au bout de seize ans de publication , ne se réimprimeroit pas.


POUR RÉFORMER L'ORTHOGRAPHE. 267 On conçoit très bien ce cp^ii a empêché les der- niers livres de Baïf de paroitre sous Henri IIÏ. Quoique secrétaire de la chambre, il étoit poli- tique y c'est-à-dire libéral y et même d'un genre un peu hardi. Voici un de ses vers :

Quiconque fait bien, il est Roy.


268 DE LA LANGUE UNIVERSELLE.


XXXV


De la Langue universelle ou caractéristique , et de ses véritables Inventeurs.


ÀRS SIGNORUM VULGO CHARACTER UNIVERSALIS ET LINGUA PHILO-

sopHiCA. Qa (sic) poterunt , komines dwcrsissimorum idio- matum , spatio duorum septimanarum , omnia animi sua sensa ( in rébus familiaribus) non minus intelligibiliter, sii^e scribendo, sii^e loquendo, mntuo communicare , quant linguis propriis vernaculis . Authore Geo. Dalgarno. — Hoc ultra. Londini, excudebat J. Hayes , sumptibus authoris , 1661 , petit in-8., 6 f . 127 pages, avec une grande carte pliée.

J'ai cru devoir décrire ce livre avec soin , parce que , s'il en existe d'aussi rares , il n'y en a proba- blement point qui le soit davantage, et qu'il a sur la plupart des livres rares, la supériorité d'une immense importance littéraire et scientifique.

Il n'y a peut-être rien de plus facile que de créer une langue de convention , universellement usuelle, et au moyen de laquelle , suivant les expressions de Dalgarno , les hommes de tous les pays pourroient apprendre en moins de cpiinze jours à exprimer toutes leurs idées dans les matières essentielles et vulgaires de communication (m rébus familiari-


DE LA LANGUE UNIVERSELLE. 269

bus), aussi aisément que dans leurs idiomes natu- rels. Pourquoi cette langue n'existe-t-elle pas? voilà la question. C'est le jeu d'un écolier un peu versé dans les éludes lexicologiques , et moi-même, au lieu des deux semaines de Dalgarno, je n'en demanderois qu'une pour l'apprendre à six hommes intelligens pris dans six nations différentes de l'Europe, et qui n'auroient entre eux, par la parole, aucun moyen de contact. J'ajouterai que sur ces huit jours destinés à l'enseignement d'une langue, je compte le temps de la faire.

D'après cela, me dira-t-on, quelle peut être Vimmense importance littéraire et scientifique du livre de Dalgarno? Tout bonnement, répondrai- je, celle de l'homme qui a deviné que pour faire tenir un oeuf deLout, il falloit casser un de ses pôles, celle du navigateur qui a jugé qu'une sphère se composoit de deux m^oitiés de sphère , et qui a eu le bonheur de trouver l'autre. U y a plus ; c'est que Dalgarno, qui inventoit, a touché aux limites de cette science nouvelle; mais pour faire m.esurer tout l'espace que cet étonnant génie a franchi, en partant de la barrière qu'il avoit ouverte, il est nécessaire que je remonte beaucoup plus haut, et que le lecteur daigne me suivre dans ces recherches auxquelles je ne donnerai d'ailleurs que le déve- loppement indispensable pour me faire entendre, leur exposition complète trouvant sa place dans un autre ouvrage.


ft^o DE LA LANGUE UNIVERSELLE.

Les premières communications écrites de l'hom- me fui'ent probablement un véritable tableau dans lequel on retraçoit, avec tous ses détails^ l'événe- m^ent dont on avoit envie de faire parvenir la con- noissance aux autres , ou le besoin matériel dont on étoit obligé de les entretenir.

Cette peinture , d'abord toute physicpie , devint ensuite allusive. On représenta un sentiment par une action cjni en réveilloit l'idée, et comme la langue parlée avoit passé du sens propre au sens figuré , la langue peinte passa du tableau historique à l'allégorie.

Les premiers tableaux exprimoient des idées très simples, les seconds des affinités morales très simples. A mesure que les idées se compliquoient , on fut obligé de charger ces tableaux d'incidens et d'épisodes, mais comme les premières im.ages étoient restées traditionnelles dans leurs premières acceptions , on n'eut pas de peine à exprimer ces modifications par des figui^es dont la signification étoit bien connue. Plus le développement de la pensée s'accrut , plus l'expression peinte ou écrite de la pensée se simplifia. Une seule figure repré- senta une notion tout entière. On arriva aux hié- roglyphes, écritui-e déjà très ingénieuse et très perfectionnée du premier âge.

Cette nouvelle manière d'échanger les idées exi- geoit la connoissance approfondie d'une clef très difficile, et qui devoit peu à peu échapper au vul-


DE LA LANGUE UNIVERSELLE. 271

gaire, car les élémcns dont elle étoit le secret, ne cessoieut de varier dans leurs combinaisons. L'étude en fut bientôt circonscrite à une classe étroite et privilégiée, celle des savans et des prêtres qui étoient alors la même chose. Ici finit l'âge de la pensée peinte.

Un homme de génie s'aperçut que le nombre total des idées de l'homme dans toutes leurs modi- fications, étoit bien plus considérable que celui des articulations de la parole. Il en conclut qu'on simplifieroit beaucoup l'expression de ces idées, en se bornant à peindre les articulations qui les figu- roient dans le langage parlé. Il s'avisa donc de peindre les syllabes ou articulations de la parole , en appuyant ce vaste alphabet de quelques signes de modalité, propres à rendre toutes les flexions dont la pensée parlée est susceptible; ce fut l'in- venteur de l'écriture radicale , encore en usage à la Chine, et qu'on a retrouvée chez tous les peuples de seconde civilisation.

L'intelligence marchoit. De nouveaux demi- dieux , sur le nom desquels on n'est pas d'accord , s'avisèrent que la racine m^ême étoit décomposable, et qu'il y avoit entre les nomibreuses syllabes d'une langue radicale, beaucoup d'élémiens communs. Ils cherchèrent à les décomposer , et ils furent sans doute délicieusement surpris de s'apercevoir que ces élémens se réduisoient à vingt, à trente, à quarante tout au plus. Ils parvinrent à la plus


272 DE LA LANGUE UNIVERSELLE,

étonnante conquête de l'esprit humain , à l'inven- tion de la lettre.

L'écriture étoit inventée. A dater de ce jour, toutes les nuances de la pensée exprimées par tous les artifices de la parole, pouvoient se représenter au moyen de l'écritui^e, par un petit nombre de signes très faciles à nom.mer , à peindre et à com- biner. Le plus essentiel de tous les enseignemens fut le résultat de cette admirable découverte. Ici a commencé le troisième âge, l'âge actuel de la civilisation, au-delà duquel il restoit cependant encore quelque chose à concevoir.

Bacon venoit de faire faire un pas immense à la pensée humaine quand Dalgarno arriva , et voici ce que dut se dii-e Dalgarno; si je l'ai mal compris, puisse ce génie immortel me pardonner mon erreur, car je n'ai eu d'autre intention dans ces lignes, que de lui restituer sa légitime renommée ; c'est lui qui va parler ici.

« L'invention de la lettre appliquée à la repré- (( sentation du son vocal est sans doute merveil- (( leuse , mais c'est le résultat tardif d'une longue « suite d'observations et d'essais, et il a, comme « tous les travaux progressifs dont le temps seul « amène la maturité , l'inconvénient immense « d'avoir changé d'objet. Comme la première pa- « rôle représentoit la pensée de l'homme par quel- ce que imitation dont la tradition nous a échappé, « la première écriture la représentoit aussi par une


DE LA LANGUE UNIVERSELLE. 273

(( imitation de formes universellement intelligibles* <( En substituant l'image du son à celle de l'idée , « on a involontairement détruit dans l'éciiture le « lien par lequel la parole se rattachoit à la pensée; « il ne nous est resté du cadavre de l'idée que ce « je ne sais quoi dont parle Tertullien , et qui n'a « plus de nom dans aucune langue; et la multi- « plicité des langues, ou, comme on dit, leur « confusion , n'a résulté que de cette facilité sans « bornes, d'attacher à la pensée des sons sans u valeur propre, et des figures sans signification « parlante. Avec cet esprit d'analyse et d'ontologie « qui n'étoit pas donné à leur époque, un Theu- (f tatès ou un Trismégiste auroit senti que le <( nombre des idées essentielles ;, des idées fami-^ (( Hères de l'homme, étoit une ou deux fois moins « considérable que celui des articulations simpli- u fiées, c'est-à-dire réduites à la lettre, et qu'avec « un nombre peu excédant de signes de modalité , « qui produisoient toutefois des combinaisons in- « finies, on seroit parvenu à attacher immédiate- « ment le signe convenu à la pensée, au lieu de « l'attacher au bruit insignifiant de la parole. Les <( langues écrites comme les hommes les ont faites, (( très propres à servir toutes les conceptions de (( nos rêves et de nos fantaisies, manquent donc « essentiellement de philosophie et d'exactitude, u puisqu'elles ne sont que d'imparfaites représen- <f tations de la parole , qui elle-même représente

18


274 l^E LA LANGUE UNIVERSELLE.

« imparfaitement l'idée , ou qui , pour mieux dire , K n'a plus rien de commun avec elle. De là, peut- « être, tous les malheurs de la société, qui n'a u besoin, Dieu sait, ni d'orateurs, ni de roman- ce ciers , ni de poètes , et qui reposeroit heureuse « siu" des théories exactes. Mais, dut ajouter Dal- « garno, si cette théorie particulière est devenue (( inutile dans toutes ses applications à notre « épocpie , s'il faut d'immenses révolutions , et « probablement une conflagration universelle pour « la faire germer sur ce globe, n'est-elle pas sus- H ceptible au moins de prêter cpielque secoui^s aux « relations des peuples actuellement civilisés, et (( de faciliter ces rapports d'utilité et de bienveil- « lance auxcjnels la différence des langues oppose K un obstacle , si fécond en dissensions , en guerres , u en calamités sociales? N'est-il pas possible de ' (( donner à tous les peuples civilisés une langue de «convention, commune, usuelle, facile, pour « toutes les relations nécessaires (m rébus familia- (f ribus), et qui s'apprendi^oit en quinze jours {spa- u tio duorujn septimanarump. Cependant , puisque (f les combinaisons nécessaires des idées primaires « sont infiniment moins nombreuses que celles des (( sons , il ne faudroit pour cela que transporter « le signe écrit du son à la représentation immé- « diate de l'idée. Quant à la langue parlée, on sent (( bien cju'elle se trouveroit toute faite, puisque les (( signes employés pour représenter l'idée même,


DE LA LANGUE UNIVERSELLE. 275

« ont une valeur accpiise et consacrée chez presque « tous les peuples civilises , et (jue dans l'immense (( quantité des hommes lisans, par exemple, cpi x< se servent de notre alphabet, aucun ne pourroit <( écrire sa pensée sans la parler. Les autres n'au- (c roient sur nous que le désavantage de deux ou « trois jours d'étude, le temps nécessaire pour <( apprendre la valeur de quelques signes in- (t connus. »

Je vais rendre ces hypothèses de Dalgarno beau- coup plus sensibles. Catherine II avoit coutume de dire cpi'un homme qui sauix)it cent cinquante mots en toutes langues , seioit par là universel , et elle ordonna cette polyglotte à son académie. Pour arriver à la vérité, il faut porter ce nombre de cent cinquante à quatre cenfs au moins; mais l'étude de quatre cents mots ne fut-elle multipliée que par dix langues, au lieu de l'être par plus de cent, commie dans le vocabulaire de Pallas, suftiroit pour occuper une assez giande partie de la vie , si l'on considère qu'elle seroit infiniment compliquée par la différence des prononciations, et que chacun de ces m.ots est modifiable par des flexions qui varient un peu plus que les m^ots eux-mêmes dans les langues philosophiques, et bien davantage dans les langues littéraires , où il y a autant de flexions que de modalités.

Si vous introduisez dans ces dix langues, pour ne pas parler du reste du monde auquel ce procédé


276 DE LA LANGUE UNIVERSELLE

peut s'étendre , une langue de convention qui ne sera exclusive à aucune d'elles , qui sera propre à toutes, vous avez, si Ton peut s'exprimer ainsi, décimé la difficulté; il ne sera plus besoin de con- noitre quatre cents mots en dix langues , mais de connoitre seulem.ent quatre cents m^ots dont la connoissance est commune à dix peuples , dans leui' éducation primaire. Il vous faudra donc dix fois moins de temps pour acquérir des notions bien plus étendues que celles dont Catherine composoit la science de son cosmopolite , mais ce n'est encore là que l'effort d'un petit esprit. Marchons, s'il vous plaît.

Ces quatre cents mots multipliés par dix langues, dont il auroit fallu charger votre mémoire en dix langues , ne saisissent pas la mémoire par un son unique , isolé , compacte. Le nom de l'homme , par exemple, est monosyllabe dans les langues du Nord, dissyllabe en latin, trisyllabe en grec, et tétrasyllabe , peut-être, dans quelque langue cpii m'échappe. Dans la langue de convention qxie vous créez , vous êtes parfaitement maître de le repré- senter , comme tous les autres , par sa plus simple expression. Fixé à des idées radicales, vous les ren- drez par des sons radicaux. Vous épargnerez à votre esprit le souvenir inutile de ces syllabes redondantes dont plusieurs offrent de grandes dif- ficultés d'articulation. Cette économie est im- mense, et réduit de beaucoup les difficultés qui


DE LA LANGUE UNIVERSELLE. 277

nous restoient. Voyons à quel point de réduction il est possible de les amener.

Si vous examinez de près les quatre cents mots dont se composera la langue de convention, et que vous les placiez dans un ordre ontologique, vous verrez qu'un grand nombre d'entre eux se rapprochent les uns des autres par de singulières analogies, et appartiennent essentiellement à une idée typique dont ils ne sont que les dérivés com- muns. Vous les verrez se ranger d'eux-mêmes sous des signes communs, dont la modalité spéciale s'expliquera par l'addition d'un des quatre cents signes dont vous faites l'étude. Ainsi , votre lexicon de quatre cents mots contient nécessairement les mots air et animal. Modalisez le signe du mot animal par le signe du mot air : vous avez un oiseau. Joignez -y une flexion potentielle : vous avez un aigle.

Ces idées n'ont pas besoin d'être étendues en longues explications. Il n'y a personne qui ne sente aussi bien que moi maintenant, que de la racine où nous étions tout à l'heure, on arriveroit très facilement à la lettre , c'est-à-dire à l'algèbre philosophique dont Dalgarno essayoit de faire l'ap- plication à tous les usages familiers de la société.

Que l'on consulte, en effet, je ne dis pas. Dieu m'en garde, un académicien ou un savant, mais un voyageur qui va parcourir un pays dont il ne connoît pas la langue , un pauvi^e navigateur jeté


278 DE LA LANGUE UNIVERSELLE.

sur des bords étrangers, un soldai fait prisonnier par l'ennemi, sur le nombre des idées premières qu'il a besoin de communiquer. Je ne crois pas que ces idées s'élèvent au-delà de dix. Mais j'irois en cela beaucoup plus loin que Dalgarno, et je les éleverois à vingt dont chacune pourroit être ex- primée par une seule lettre , que la connoissance ' d'une langue tout entière , convenue avec le genre humain , n'excéderoit pas les bornes du plus simple, du plus pauvre de nos alphabets, et ne demanderoit pas plus de temps dans son étude.

Mais les idées se modifient suivant certaines circonstances de position , qu'on appelle leurs m.o- dalités ou leurs accidens; et j'ai peui^ que le lecteur ne s'etfraie de ces modalités dans l'idée, de ces flexions dans l'expression dont j'ai parlé sans les expliquer.

Elles se réduisent à très peu de chose. Dans le monde physique, l'homme est placé entre deux idées élémentaires autour desquelles toutes ses idées se meuvent , l'espace et le temps , qui sont marquées par un très petit nombre de flexions , la première par le grand et le petit, le près et le loin , la seconde par le passé , le présent et le futur.

Dans le monde moral , toute sa pensée est fléchie par le bien ou le mal , le beau ou le laid , le peu ou le trop , c'est-à-dire cpi'elle peut être nuancée par une seule flexion péjorative ou méliorative, car il ne sauroit être cpiestion ici d'intermédiaires. La


DE LA LANGUE UNIVERSELLE. a'/g

flexion s'y réduit, donc à l'affirmative ou à la néga- tive dont l'emploi s'explique très suffisamment par le sujet.

Tous les rapports de l'homme social avec l'homme social sont maixjués p;ir trois flexions : lui et les siens, celui ou ceux à qui il parle, celui ou ceux dont il parle; et ces trois flexions doubles n'exigent pas six caractères. Elles n'en exigent qu'un quatrième , qui est celui de plura- lité, comme la moitié des autres n'en exige qu'ini, qui est celui de négation. C'est beaucoup de sup- poser que toutes ces flexions s'élèvent au nombie de dix.

Ajoutons donc à vingt signes très simples , qui rendent vingt idées, dix signes également très simples qui peuvent se combiner ensemble ou sé- parément avec chacun des vingt premiers, et qui n'offriront jamais aucune difficulté ni d'épellation ni d'orthographe , et nous aurons la langue la plus usuelle et la plus commode qu'il soit possible d'in- venter, comprise dans une trentaine de figiu-es de nos alphabets , et qui exigera précisément toute la durée de l'étude que nous accordons à l'investiga- tion d'un alphabet peu connu ; il j a cependant du luxe encore dans cette énumération, et je pense qu'on pourroit la simplifier. Remarquons, d'ail- leurs , que toutes les flexions pourroient être ex- primées, dans l'écritui^e, par de simples accens, et que cet alphabet seroit trois ou cpiatre fois plus


28o DE LA LANGUE UNIVERSELLE.

facile que le nôtre, puisqu'il ne préseiiteroit ni

double emploi ni équivocjxie.

Il est inutile de dire à quiconque lira Dalgamo , que je l'ai c[uitté depuis long-temps; mais j'ai voulu prouver que je n'avois pas eu tort d'attribuer une immense importance littéraire et scientifique à un ouvrage, princeps dans la science, qui suggère de pareilles pensées à un homme de peu de savoir. Je n'ai plus à en parler m.aintenant que sous le rap- port bibliographique.

Quoicpie je me sois occupé toute ma vie de ces curiosités , et particulièrement de la langue carac- téristique , j'avouerai que j'avois totalement oublié jusqu'au nom de Dalgarno, quand le hasard me fit trouver son livre dans une échoppe, à la suite d'une vente de bouquins, où il avoit été adjugé pour un sou.

L'excellent article de la Biographie de Michaud , qui n'est pas signé de M. Weiss, mais que M. Weiss ne désavoueroit pas , me foui'nit sur Dalgarnus ou Dalgarno des éclaircissemens très ciu^ieux , que je ne puis malheureusement pas vérifier aujourd'hui , parce que j'écris ceci loin de ma petite bibliothèque et de la bibliothèque magnifique qui est confiée à mes soins. Le livre de Dalgarno ne fut pas sans résultat , car Wilkins le reproduisit , quelcjnes années après, dans un système dont il est la base essentielle. Ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est que dans cet intervalle il avoit disparu , et qu'il étoit


. DE LA LANGUE UNIVERSELLE. 281

assez complètement oublié clès-loi:s pour que Wil- kins se crût dispensé de le citer; il étoit cependant impossible que Wilkins n'en eût pas une connois- sance particulière , car son nom figure au huitièmie rang des trente-deux souscripteurs de l'ouvrage. Un des éditeurs de Wilkins cherche à le justifier de cet oubli, en disant que le systèm.e de notre auteur présentoit trop de difficultés pour être jamiais mis en pratique , et je conviens que de pareilles théories, abordées, comme Dalgarno l'a fait , d'une manière vive et abrupte , n'étoient pas faciles à rendre vulgaires; mais cet homme n'en restoit pas moins l'inventeur de la science dont Wilkins se déclaroit le propagateur ; et si Wilkins ne l'a pas nommé , on ne risque rien à le placer parmi les plus effrontés des plagiaires.

Leibnitz, qui n'est entré dans cette carrière que pour y planter un des jalons de son univer- salité , et qui n'a pas pénétré dans ces questions d'une manière très forte, quoi cpi'en dise la re- nommée, n'a pas oublié, comme Wilkins, Georgius Dalgarno ; mais on pourroit parier cent contre un qu'il ne l'a pas lu. « Je crois , dit-il, autant que (( je puis m'en rapporter aux notes qui m'accom- i< pagnent toujours, qu'on introduiroit facilement « un caractère universel fort populaire et meilleur « que le chinois, si on emplojoit de petites figures (( à la place des mots , qui représentassent les choses


â82 DE LA LANGUE UNIVERSELLE.

« visibles par leurs traits , et les invisibles par des (( visibles qui les accompagnent , y joignant de u certaines marques additionnelles , pour faire en- (f tendre les flexions et les particules. Cela serviroit « d'abord pour communic|uer aisément avec les « nations éloignées ; mais si on l'introduisoit aussi « paniii nous, sans renoncer pourtant à l'écriture t( ordinaire , l'usage de cette manière d'écrire seroit w d'une grande utilité pour enrichir l'imagination u et pour donner des pensées moins sourdes et « moins verbales qu'on a maintenant. » Ce françois incorrect de Leibnitz, qui aimoit beaucoup à écrire le françois (V. le paragraphe II ), est certainement fort spirituel , et brille d'idées charmantes. Mais où un pareil système nous conduiroit-il ? aux hié- roglyphes, c'est-k-dire au moment où l'on cessa de peindre la pensée poui" ne peindre que la parole. Voilà , sans doute , une idée d'une grande puis- sance , mais celle de Dalgarno est bien plus forte ; il y a entre elles toute la distance qui existe entre une application ingénieuse et une invention su- blime , entre l'arithmétique et l'algèbre.

D'après ce que je viens de dire , l'excessive rareté du livre introuvable de Dalgarno peut avoir eu quatre causes :

1°. L'obscmnté, non du sujet, qui est fort clair^ mais de l'expression, cpii le rendoit accessible à un nombre extrêmement borné de lecteuis. Quoique


DE LA LANGUE UNIVERSELLE. 283

l'aiiteur se comprît à merveille, l'ouvrage est d'une difïicult(^ incroyable , et je doute que ses trente- deux souscripteurs l'aient compris; j'en excepterois à peine Wilkins, qui en a tiré plus de parti qu'au- cun autre.

2°. Le petit nombre des exemplaires imprimés. Dalgarno nous apprend, dans une post-face, que trente-deux personnes ont contribué aux frais de cette publication par une souscription de une à dix /iVr^.y d'Angleterre, nemo infra, nemo supra. Il ne nous dit pas si l'édition n'a été faite cpie pour elles, explication probable et qui tiendront lieu de toute autre, et à laquelle je m'arrête; une souscription si haute pour un si petit livre indique assez sa spécialité exclusive.

3°. L'incendie de Londres, en i666, événement qui en détruisit presque tous les exemplaires , sui- vant les biographies, car il n'en faut pas cher- cher traces dans les bibliographes ni françois ni étrangers; cela se comprendroit aisément, malgré la distance des temps, car l'ouvrage de Dalgarno devoit rester plus de cinq ans en magasin .

l^ . Enfin, la suppression intéressée que Wilkins auroit jugé à propos d'en faire, quand, parvenu du simple titre de docteur en théologie (T.D.) qu'il porte dans la liste de souscription , aux digni- tés de l'épiscopat , il s'avisa d'ambitionner d'autres gloires dans l'étude de la philosophie et des lettres.


284 DE LA LANGUE UNIVERSELLE.

Cette dernière supposition est fâcheuse; et je vou- drois qu'on me prouvât que Wilkins s'y est sous- trait , dans un de ses écrits , que je ne connois point ou que j'ai oublié, par quelque foible conces- sion au génie de son maître. Quant à Leibnitz, il est, je le répète, tout-à-fait hors d'une ques- tion à laquelle il n'a touché que pour toucher à tout.


CURIOSITÉS BIBLIOGRAPHIQUES. 285

XXXYI.

Curiosités bibliographiques.


Quod juvat innunieris repleri scrinia libris?

Nunc pro cunctis Biblicus esse potest. Nil juK'at inniimeris repleri armaria chartis,

Si Jacienda J'agis , si fugienda facis .

Lectionum Bibliothecarium memorabilium syntagma, conti- nens dissertationes variorum : de Bibliothecis et libris, literis et literatis. édita a Rudolfo Capello. Hamburgi, sumptibus Georgii Wolfii, 1682, in-i2.; mar. citron, rel. parVogel.

Bibliotheca meum reg?ium, templuni atq; lyceum, Quin eris antidotum, bibliotheca, meum.

E ductis , ceu fonte , Jluit sapientia libris. ,

Usus habet laudem, crimen abusas habet.

Ce volume n'est pas des plus faciles à coUation- ner, parce qu'il n'est pas chiffré; mais il est com^- pris entre les signatures A — HA, celle-ci de 10 feuillets, dont le dernier porte le nom de l'impri- meur, Michel Piper. Les trois premières feuilles, à deux feuillets près , sont imprimées en allemand , ainsi que dix feuillets préliminaires , que je n'ai pas fait entrer dans mon compte, et qui ne sont pas signés d'une lettre. Celui qui fait nombre pour le premier est gravé. A la tête de la feuille A, il faut trouver un portrait de Rodolphe Capel. Comme


aSe CURIOSITÉS BIBLIOGRAPHIQUES.

l'ouvrage avoit été publié aux frais des Wolf , de Hambourg, je présumai d'abord cpi'il devoit être entré depuis, en tout ou en partie, dans les Monu- menta typographica ; mais j'ai probablem^ent vé- rifié (jn'il n'eu étoit rien, puiscpie je le trouve placé dans mes notes à la colonne des livres in- connus , et que j'ai pu me convaincre aujourd'hui même qu'il n'étoit guère moins ignoré des Alle- mands que des François.

L'infortune de notre Capellus n'est pas une leçon peu disgracieuse pour les écrivains de notre temps qui s'occupent de philologie et de bibliogra- phie. Elle témoigne d'une manière bien éclatante que, dans ce genre de littérature plus que dans aucun autre , les livres ont leur destinée ; car les Lectiones bibliothecariœ sont bien, à mon avis, un des recueils les plus piquans que cette étude ait produits, un de ceux qui, pour l'intérêt et la variété des sujets, se font lire du commencement à la fin avec le plus de plaisir. Son faux titre alle- mand, ces trois ou quatie feuilles en langue alle- mande qui en occupent la dixième , et malheureu- sement la première parlie, Font-ils repoussé de nos bibliothèques ? Je le comprends ; mais par cjnelle fatalité seroit-il ignoré presque aussi abso- lument des bibliographes allemands, si soigneux sur les i^nseignemens , si amateui's d'autorités, si peu portés à répudier dans leur science les réputa- tions qui les précèdent, que, s'il y avoit un excès


CURIOSITÉS BIBLIOGRAPHIQUES. 287

à leur reprocher, ce seroit peut-être celui de la déférence, de Bauer enfin comme de Freytag, de Freytag comme de Vogt, de Vogt comme de Bejer? On peut juger, au reste, de la rareté des écrits d'un bibliographe très remarcjuable dont le nom a échappé à M. Weiss lui-même , dans la Biogra- phie unii^erselle , et ne se trouve, à ma connais- sance, dans aucun catalogue, si ce n'est celui de Bunau. On va voir cependant que la disparition d'un pareil livre, qui ne peut pas être expliquée par une suppression légale , ne pouvoit être fondée non plus , dans ce temps de bon savoir et de bonnes études , sur ces rebuts d'un sage mépris qui ont envoyé tant de volumes à l'épicier , et qui ont fait la fortune de convention dont jouissent tant de bouquins. Encore une fois, celui de Capellus est aussi amusant qu'instructif; et pour concevoir son malheur, il faut en chercher la cause dans quelque accident analogue à celui qui a rendu si rares les in-folio de Rudbeck et l'in-S. de Dalgarno.

Quoique j'aie promis de donner à mon lecteur cpielque idée du mérite de ce curieux ouvrage d'un auteur dont le nom même est peu connu, je me garderai bien d'en offrir l'analyse, qui rempliroit plusieurs pages; car il y a peu de volumes où l'on trouve plus de petits faits et de jolies anecdotes bibliologiques. J'indiquerai dans la première de ses (jTiatre sections une excellente adhortation sur les moyens de former, de conserver et de communiquer


288 CURIOSITÉS BIBLIOGRAPHIQUES,

une bibliothé(|ue publique ; dans la seconde , Une onomatolo^ie et une phraséologie bibliothécaires ^ qui contiennent ce qu'il y a de plus important à savoir sur les questions qui se présentent le plus souvent dans ces matières ; à la troisième , des re- cherches excellentes sur l'écritui^e à la main, ou chirographie , cjiie nous appelons aujourd'hui , un peu emphatiquement, calligraphie; sur l'art de l'imprimerie, sur les papiers, les vélins, et ornemens pittoresques de notre époque ; sur les incendies des bibliothèques , et en particulier sur l'incendie d'Hévélius , qui a si considérablement réduit le noml)re des exemplaires de sa fameuse Machina cœlestis ; à la quatrième enfin, les dissertations sin- gulières de Spizelius sur les littérateurs heui^eux et malheureux ; de Ferrarius , sur les misères des gens de lettres; de Bartolinus, sm^ leurs vices, et sur les accidens qui surviennent aux bibliothèques ; de Fritschius , sur les mém^es questions. Le savant éditeur du livre cicéronien d'Alcyon , intitulé : Medices legatus, de Exilio, Jean Burckard Menc- ken, a-t-il réuni tous ces excellens morceaux de littérature dans son recueil de 1707? C'est ce que je ne saurois vérifier aujourd'hui : son livre est un de ceux que je n'ai plus : mais je regretterois qu'il n'eût pas connu notre Capellus ; et je ne crains pas d'avancer cpie certaines de ces curieuses élucu- brations ne se trouveroient pas facilement ailleurs. Mon savant ami M. Peignot parle cpielque part


CURIOSITÉS BIBMOGRAPHIQUES. 289

de trois espèces d'ennemis qu'ont les livres^ les lals, les vers, la poussière, et il y en ajoute plai- samment une quatrième , celle des emprunteurs. Notre bon Fritschius lui en auroit offert plus de cent autres, sur lesquelles j'en citerai une dizaine dont les amateurs doivent surtout se défier; les punaises , les blattes , les teignes , les petits chats , les enfans , les curieux maladroits , les gens à mains sales ou grossières, l'huile, la cire, le suif, dont on se sert en lisant, et principalement les voleurs. Je me trompe : Fritschius désigne des ennemis encore plus redoutables : Tyranni , hosies et persecutores , inepti , stupidi , stolidi , imperiti homines ^ odio hahentes eruditionem, lihros , literas et literatos.

Ce volume est terminé par un Mémoire plein de doctes aperçus sur l'histoire littéraire et biblio- graphique des temps anté -diluviens et post-dilu- viens, des temps anté-mosaïcpies et anté-monar- chiques, c'est-à-dire sur ces incunables si obscurs et si intéressons de la littérature, dans l'étude des- cpiels on n'est plus dirigé que par des traditions confuses qu'un excellent esprit de critique peut seul éclaircir. Je n'ai donc rien fait de trop pour mon Capellus, en le recommandant aux biblio- philes et aux bibliographes \ je ne crains même pas d'ajouter que sa réimpression seroit un service à rendre aux lettres savantes, dans un pays où l'on s'en occuperoit encore, en Allemagne par exemple.


'9


2^0 D'UN HÉTÉRODOXE CATHOLIQUE.


XXXVII.

D'un Hétérodoxe catholique cfui s'est rapproché des idées de la Réforme.


Pétri Picherelli viri doctissimi Opuscula theologica quae reperiri potucrunt. Lugdiuii Batai>oriim , ex ojficina Elze- uiriana , 1629, 6 f. et 368 pages, in-i2. ; mar. rouge, riches dentelles, doublé de tabis, rel. par Ginain. Très rare.

Ce volume , assez mal imprimé , est , je crois , le premier où se trouve la tête de buffle ; aussi le ti- rage de cette vignette y est fort remarquable par sa beauté ; mais ce n'étoit pas là une raison suffi- sante pour fixer sur lui l'attention de nos biblio- graphes modernes , cpii ne sont , en général , dé- terminés dans l'intérêt qu'ils accordent aux livi-es que par lem' valeur mercantile , et cpii ont plus raison aujourd'hui que jamais, puisque c'est par ces valeurs de convention que semblent s'appré- cier tous les genres de raiérite. M. Bninet a toute- fois très bien connu Picherel , dont il indique l'ouvrage dans son Catalogue des Editions Elze- viriennes ; et s'il n'a pas voulu lui accoixler une autre mention, c'est qu'il ne lui a pas trouvé beaucoup d'iraiportance. Ce jugement , qui est pour moi une loi , rendroit ce chapitre tout-à-fait


D'UN HÉTÉRODOXE CATHOLIQUE. 391

inutile , si je ne trouvois moyen d'y faire rentrer à ma manière quelques unes de ces cuiiosités qu'on ne rencontre pas partout. Je ne parle pas de M. Bérard, dont la petite Bibliographie spéciale des Elzevirs , si précieuse d'ailleurs en tout point , ne contient que les livres qu'il a pu connoître et exa- miner par lui-même. Le livre presque introuvable (de Picherel est omis dans ses excellentes notices , par la seule raison qu'il ne lui étoit pas tombé sous la main ; et loin d'implicjuer pour lui un mé- pris injurieux, cette circonstance en attestera la i^reté mieux que tout autre témoignage.

Les anciens bibliographes , et surtout les Alle- mands , si avides investigateurs de ces amusantes bagatelles, ont fait souvent mention de Picherel. Nous apprenons par Paul Colomiès , in Gallia Orient., pag. 26, que l'édition dont nous parlons fiit donnée par André Rivet, protestant fort entêté, comme tout le monde sait; et ce n'est déjà pas une petite singularité que de voir les Opuscules théologiques d'un prêtre cité dans l'Église catho- lique de France comme une des lumières de la foi , imprimées chez un protestant, par les soins d'un protestant, dans un pays protestant. Le reste de notre chapitre expliquera suffisamment cette bizar- rerie , cpii est peut-être unique dans l'histoire de la polémique religieuse. La petite préface d'André Rivet (lectori) est entièrement laudative, et on y trouve de la science et de la candeur de Picherel , un éloge tout-à-fait conforme à celui cpi'en avoil


•2i)9. D'UN HÉTÉRODOXE CATHOLIQUE,

fait, loncj-tcmps aupai a\anl , Tliéotlore de Bèze, son principal adversaire au colloque de Poissj. Bèze, le plus intolérant des hommes dans les tristes écrits qui n'ont pas fait oublier ses jolies poésies , sut rendre justice pourtant à la tolérance éclairée et à la critique judicieuse de bonne foi. Cette observa- tion méritoit aussi d'être recueillie.

Les bibliographes qui ont fait mention de Piclie- rel sont Jean Vogt, qui en parle ainsi, pag. 55 1 de l'édition de 17 55 : Paucissimis hœc opuscida fuisse visa monei doctiss. Magnus Crusius in Dissertât. Epist. ad fFormiiun, pag. 47? qui illa proinde oh prœstantiam ac raritatem no^^o prelo destinaient (je ne crois pas que cette édition proje- tée par Crusius ait paru) ; Engel, tom. I , pag. 1 25 ; Bunemann , pag. i25; Bihl. S althen., ipsis^. 546; Bibl. Solger., tom. III, pag. 402; Bauer, Bibl. Libr. lar., tom. III, pag. 202. Ils s'accordent tous sur la rareté de ce volum^e , qui se comprend à merA'eille, puiscpi'il ii'étoit pas de nature à con- tenter ni les opinions absolues des catholifjnes ix)mains, ni les opinions absolues des protestans, et qu'il se trouva, d'emblée, hétérodoxe en deux Eglises.

Pierre Picherel, dont il est question ici, et que le sage De Thou appelle (m libro IV de Vita sua ad annuni 1589) hominem trium linguarum pe- ritissimuin y et acutissimi judicii , étoit né, dit- on, près de la Ferté-sous-Jouarre. Il mourut, se- lon Moréri, en i5go, dans un petit prieuré de


D'UN HÉTÉRODOXE CATHOLIQUE. 2^3

Tabbaye d'Essoraes, dont le père Leloiic; dit qu'il étoit moine : mais comme le père Leloiig ne fait probablement que copier De Thou, qui avoit vu, l'année précédente , Picherel âgé de soixante-dix- neuf ans, et travaillant encore quatorze heures par jour, il faut s'en rapporter k ce dernier écrivain, qui dit seulement qu'il y avoit été moine autrefois, otim monasticam professuin , ce qui indiqueroit simplement qu'il s'y retira sur ses vieux jours , après en avoir été long-temps absent, pour exer- cer, selon toute apparence , d'autres fonctions ecclésiastiques , qui ne dévoient pas être absolu- ment vulgaires, si l'on en juge par le crédit dont il jouissoit , tant d'années auparavant , au colloque de Poissy.

On me demandera nécessairement ce C[ue fait cet épisode biographique dans un livre tout consa- cré à la philologie et à l'histoire des livres , et c'est en effet la question. Je répondrai à cela que je ne me serois pas avisé de ce soin , si la biographie de Picherel étoit quelque part , et si elle ne se rédui- soit à ces lignes de Moréri et de Lelong , saisies au hasard sur une page de De Thou; mais les gros volumes de De Thou, de Lelong, de Moréri, et les volumes innombrables de Niceron , qui a peut- être parlé de Picherel, ne sont pas, ne peuvent pas être sous la main de tous les lecteurs, et il n'est pas plus mention de Picherel dans la Biographie universelle tle M. Michaud (jue dans celle do dom Chaudon. Nul homme n'a été plus piès cependant


294 D'UN HÉTÉRODOXE CATHOLIQUE,

d'attacher son nom à un événement qui seroit au- jourd'hui le pkis important de l'histoire moderne ; car il aui^oit certainement empêché une jurande partie de ceux qui l'ont suivi depuis la Fronde jusqu'à la Révolution, je veux dire la fusion des deux communions chrétiennes , si ardem.ment dé- sirée par tous les esprits sages du temps , et qui n'exii^eoit de part et d'autre que des concessions dont Picherel donna l'admirable exemple.

Au reste, ce sage cénobite, qui intervenoit avec tant de puissance entre des factions animées de toute l'aigreur des haines religieuses , et qui devoit une partie de son ascendant à un immense talent de discussion , en devoit bien davantage encore à sa ]3onne foi dans l'examen des discussions théolo- giques, à sa condescendance pour la piété égarée, à son indulgence pour l'erreur aveugle , à la répu- tation sans tache de ses moeurs et de sa vertu ; cet oracle caché de nos libertés gallicanes a toutefois passé sans nom au milieu des théologastres et des hérésiarques , dont les fougueuses déclamations tiennent une place si mal employée dans nos bi- bliothèques , et dont la vie occupe une place si mal employée dans nos biographies. C'est le sort du bon sens et de la modération; et j'avoue que cette considération n'ajoute pas peu de valeui^, à mes yeux, à l'un des plus rares de mes Elzevirs.


SYSTÈME DE TRAVAIL DE MILLEVOYE. ^95


XXXVIII.

Système de travail de Millevoye. — Comparaison critique de ses Editions. — Notes biographiques.


Les Bucoliques de Virgile , traduites en vers françois par Ch. Millevoye. Paris, Nicollc , 1809, in -12.; cuir de Russie, rel. par Ginain.

Exemplaire d'épreuves pour une nouvelle édition , entiè- rement corrigé de la main de Millevoje.

Nullijlebilior quant mihi.

C'est une idée malheureuse que de traduire les anciens; c'est une idée plus malheureuse encore que de traduire les poètes; mais il n'y a point d'idée plus malheureuse que de les traduire en vers. Cette doctrine, dans laquelle j'étois soutenu par la puissante autorité de mon savant ami Dus- sault , est peut-être le seul sujet de dispute qui se soit jamais élevé entre Millevoye et moi; j'avois beau lui dire que , pour nous rendre toute l'élé- gance de cette Muse magnifique des anciens dont les leçons l'avoient formé, il faudroit pouvoir re- trouver avec elle, et les croyances charmantes de leur mythologie, et la tradition vivante de leui- prosodie, ou plutôt de leur mélopée, et la puis-r


296 SYSTÈME DE TRAVAIL

sance de tours de leur langue inversive, et l'audace de leurs figui^es de mots, et le bonheur de ces alliances d'expressions dont nous ne pouvons don- ner 1 idée qu'à la faveur de cpielcpies pastiches mal- adroits, et jusqu'à l'acception convenue, mais plus ou moins poétique , d'un mot indifférent en appa- rence : j'avois beau lui m^ontrer la carrière nouvelle qui s'ouvroit à nos jeunes poètes , et lui répéter, avec André Chénier,

Sur des sujets nouveaux faisons des vers antiques î

Millevoye , modeste comme tous les beaux talens ; Millevoye, trop modeste peut-être, mais qui n'avoit aucune raison pour s'en rapporter à moi sur un art que j'aimois sans le cultiver, me répondoit par une autre citation empruntée à ses auteurs favoris, et me quittoit pour aller traduire Homère ou Vir- gile. Cette obstination, que je ne crains pas d'ap- peler malheureuse, a nui probablement à sa gloire. Livré à son propre génie, qui étoit, selon moi, l'un des plus pui^s et des plus parfaits de notre âge, il auroit pris le rang auquel l'appeloit l'heureux mouvement de ses inspirations natui^elles. On se souvient encore des Aers qu'il a composés sous leur influence; cpiant à sa traduction des Bucoliques , elle est ouljliée , et malheureuscm^ent elle mérite de l'être. Cette persévérance dans ce cpi'on appeloit la voie classifpie , cette servilité d'imitation que l'on apprenoit au collège, une prétention plus déplo-


DE MILLEVOYE. 297

rable encore , et c'étoit , à la vérité , la seule dont ce brillant esprit se fut jamais avisé , celle de sur- prendre par des riens cadencés , comme on en rimoit alors, le suffrage routinier d'un auditoire académique , empêchèrent Millevoye de parvenir k tous les succès auxquels il pouvoit prétendre. Au- cun homme, peut-être, ne sera moins apprécié par la postérité à la valeur de son véritable talent , parce qu'aucun homme n'a cédé avec une docilité plus passive à l'empire de la routine. C'est la der- nière fleur cpie l'ancienne école ait étouffée à son aurore ; mais , pour continuer à me servir de leur langage, il n'y en a point qui se soit développée avec plus de grâce et qui ait promis de plus beaux fruits.

Je n'ai plus besoin, après ce que je viens de dire, d'expliquer ici quel intérêt ma fidèle amitié a pu attacher à ces feuilles fugitives, éparses comme celles de la Sibylle, et dont je ne suis pas même parvenu à former un tout bien complet ; elles ont pour moi l'avantage inexprimable de remettre sous mes yeux les traits d'une main que personne n'a pressée avec plus de tendresse, les travaux d'un esprit toujours incpiiet sur ses ouvrages, et qui ne dédaignoit pas de s'accoster du mien dans les secrets les plus intimes de l'étude; la révélation tout en- tière , enfin , des opérations d'une pensée active et laborieuse dans l'art difficile d'écrire , et dans l'art plus difficile encore, s'il n'est tout-à-fait impos- sible, de traduire les poètes.


298 SYSTÈME DE TRAVAIL

C'est dans le travail de la correctiou que la modestie de Millevoye , si largement accessible à toutes les critiques , si mollem.ent flexible à tous les conseils, a laissé surtout des témoignages de patience et de docilité, qui rendent ces autographes inappréciables. Rien n'égaloit sa défiance de lui- même , et , si je peux m'exprimer ainsi , la raio- nomanie d'insuffisance dont il étoit pénétré à la moindre obsei-vation. Que de fois la sotte objection d'un grammairien illétré , ou l'impertinente assu- rance d'un souligneuVy ont tourmenté son sommeil sur la valeur d'une expression , sur la propriété d'un tour, qui étoient toutefois le tour et l'expres- sion classiques ! Inutilement , ceux de ses amis qui exerçoient sur lui la plus légitime influence , Lor- , mian , BrifTaut , Bureau de Lamalle, F. Didot, auroient tenté de le rassurer; quand j'arrivois le lendemain , le vers étoit refait , et la correction pitoyable , comme toutes les corrections que l'on fait sans en comprendre la nécessité , et cpii n'abou- tissent qu'à substituer le maniéré au naïf. Je citerai une preuve de cette irritabilité dans une anecdote qui m'est tout-à-fait personnelle, et qui m.'a cor- rigé , à son égard , de cette manie d'analyse littérale et frondeuse, si commune aux jeunes gens; elle m'est fournie par les premiers vers de mon beau petit volume. Millevoye avoit traduit le Tityre , tu patulœ, etc. , de la manière suivante :

Etendu, chci- Tityre, au pied d'un large hctrr. Tu médilcs des airs sur la flûte champêtre.


DE MILLEVOYE. 299

« Vois, lui dis-je, combien tu es loin de ton u poète, malgré les efforts que tu as faits pour en u conserver la délicieuse image. Dans Virgile, quel « est le premier objet cfui frappe la pensée ? Le « berger, lui, Tityre, tu — CherTiiyre, ne me pré- ce sente cjii'une apostrophe bourgeoise et presque (( triviale qui gâte tout le sentiment de l'expression . (( Crois-tu que ce vilain mot étendu, cjui peut (( s'appliquer à l'état le plus ignoble de l'homme (( et de l'animal, remplace heureusement recuhanSy (( qui n'étoit peut-être pas plus gracieux ; mais re- « marque avec quelle élégance exquise Virgile l'a « jeté après le nom de ce berger aimé, et presque (( derrière les rameaux de cet arbre qui n'est pas « encore connu , et dont on sent déjà l'ombrage ! (( Quant au pied d'un large hêtre, je ne serois pas (( étonné de le retrouver dans le rapport d'un garde (f forestier ; je n'y vois ni cette large voûte , teg- (( mine, ni ce feuillage épsiis y patulœ , que Mélibée (( veut peindre , et dont il encadre si richement le (( principal personnage du tableau. »

Je continuai mes observations ; mais ce n'est pas ici leur place, car Millevoye a remplacé les vers que je critiquois par ceux-ci :

Tranquille, cher Tityre, à l'ombre des ormeaux, Tu répètes des airs sur tes légers pipeaux.

La première version étoit mauvaise , la seconde est exécrable. Et quel chemin a fait aujourd'hui


3oo SYSTÈME DE TRAVAIL

la langue poétique ! il ne faudroit que des ormeaux et des pipeaux à la rime pour foiie tomber un chef-d'oeuTre.

11 suffit , au reste , de parcouiur ces variantes pour juger du tort ([u'a fait au talent de Millevoye le démon de la correction , et combien ses m.eilleurs vers ont perdu à la religieuse exactitude avec laquelle il pratiquoit le précepte de Quintilius :

Dclere jubebat , Et malc formatas inciidi rcddcre versus.

J'en donnerai encore un exemple qui en vaut dix; c'est à propos de ces vers si connus , et si intra- duisibles selon moi :

Hinc alta siib ritpe canct frondator ad auras , etc.

Voici la première version de Millevoye :

Tantôt d'un roc altier l'émondeur protégé , Ebranle les échos par son chant prolongé , Pendant que sur l'ormeau roule , au loin gémissante , Des ramiers, tes amours, la plainte renaissante.

Voici la seconde :

Et quand de l'émondeur la voix claire et perçante Frappera de ses chants la roche bruissante, L'orme, habitant des airs, entendra constamment Des ramiers, tes amours, le long roucoulement.

11 n'y a personne qui , avec le moindre senti- ment de la poésie, ne s'étonne cfue le même écri-


DE MILLEVOYE. 3of

\ain ait pu produire deux leçons aussi diverses de la même pensée , et préférer la seconde ; ce n'est pas certainement dans l'intérêt de l'exactitude lit- térale que Millevoye a substitué cette malheureuse roche bruissante à l'heureuse expression d'un roc altier Vémondeur protégé , qui rendoit aussi bien que possible le suh alta rupe frondator. Le troi- sième vers de cette seconde version , qui est le plus mauvais des quatre , est bien dû à l'intention d'ex- primer Vulmo aeria du latin ; mais Yonne^ habitant des airs, ne signifie pas plus Vornie qui élève son front dans les airs, que le triste adverbe constam- ment ne peut représenter l'idée touchante qui est attachée au nec gemere cessabit. Ce vers imitatif si parfait :

Nec gemere aeria cessabit turtur ah ulmo ,

étoit, il faut en convenir, exprimé avec une bonne fortune d'harmonie qui élève presque la copie à la hauteur de l'original dans ceux-ci :

Pendant que sur l'ormeau roule, au loin gémissante, Des ramiers, tes amours, la plainte renaissante.

Ceux qui les ont remplacés sont aussi fâcheux pour l'oreille que pour l'esprit. Je n'entends point par là, Dieu m'en garde, qu'il ne faut pas travailler ses ouvrages , mais seulement que le naturel d'un homme de talent a toujours une allure qui lui est propre ; qu'il y a , comme dit Montaigne , des


3o2 NOTES BIOGRAPHIQUES,

génies primsautiers qiii n'abordent jamais une pensée avec la même puissance à la seconde saillie, et que Boileau n'a pas appris impunément à tout le monde à faire difficilement des vers.

Si Millevoje étoit né quelques années plus tard; si surtout il n'étoit pas mort trop tôt ; si , plus libre dans son élan , il s'étoit livré avec plus d'abandon à ses inspirations familières ; s'il avoit été permis , au temps où il écrivoit, de reculer les barrières de l'école sans les rompre , et de faire entrer dans leur enceinte ces Muses , méconnues , outragées , pro- scrites, que nous avons nommées ailleurs : la reli- gion , l'amour, la liberté; Millevoje occuperoit, au-dessus du rang distingué qu'il a pris parmi les poètes, un rang plus distingué encore. Il avoit tout pour y parvenir : une délicatesse exquise de per- ceptions, une tendresse de coeur qui s'associoit à toutes les impressions passionnées, une noblesse d'âme cpii s'élevoit à tous les sentimens généreux , une finesse de goût trop facile à blesser, comme on l'a vu, parce cjnelle participoit de tous les élémens de cette organisation si vive et si ingénue, mais dont le temps auroit émoussé tôt ou tard la sus- ceptibilité douloureuse. Les hommes de m.on àûfc, à qui il a été donné d'entrer dans le monde litté- raire sous les auspices de l'amitié de Millevoje , et qui ont eu le bonheur de conquérir, avant d'en sortir tout-à-fait, l'amitié de La Martine, trouvent dans leur physionomie quelques uns de ces rapports


NOTES BIOGRAPHIQUES. 3o3

qu'on aiiroit trouvés peut-être dans leur talent, s'ils avoient été exactement contemporains. Celle de Millevoye, si mal exprimée par les peintres, avec autant de douceur, de finesse et de grâce , avoit cependant moins de puissance et de fierté; on lisoit dans ses traits quelque chose de cette timidité ombrageuse , si naturelle d'ailleurs à un jeune écrivain, balancé entre les souvenirs de ses études et les instincts de son esprit , et qui marchoit avec une gêne toujours croissante dans une carrière indécise. La nature s'étoit plu, si on ose le dire, à imprimer ce caractère , dans Millevoye , à tout ce qui manifeste l'âme ; ses yeux doux , pénétrans , et même animés, ne voyoient ni bien ni loin; son organe flatteur et sonore alloit au cœur, et on y rem^arquoit toutefois un peu d'embarras. Élégam- ment recherché dans ses manières , il avoit cepen- dant cet abandon du corps, cette mollesse d'atti- tude, qui trahissent les fatigues de l'imagination , et qui en trahissent quelcpiefois d'autres ; on sen- toit , en le regardant , même sans le connoître , que l'amour et la poésie avoient passé par là. Deux ou trois ans avant sa mort , un accident romanesque , dont mon amitié seule a peut-être surpris le secret , l'a voit rendu boiteux , comme Sir Walter Scott et lord Byron; et cette infirmité, par une exception qui lui étoit réservée , devint dans sa démarche un agrément de plus. Quand on pense que son chant du cygne, la Chute des Feuilles, est, dans sa


3o4 NOTES BIOGRAPHIQUES,

première leçon (car on sait ce que je pense des autres ) , une des plus jolies productions qui aient préludé aux brillans essais de la nouvelle école , on ne peut s'empêcher de remarquer la fatalité bizarre et spéciale qui s'est attachée à ses fondateurs , et de la rapprocher d'une autre cpii n'est ni moins spé- ciale ni moins bizarre : Homère, Milton, le pseudo- Ossian , le classicpie Delille , sont m.orts aveugles ; Camoëns étoit borgne.


IMPRIMERIE PARTICULIÈRE. 3o5


XXXIX.

Notions nouvelles sur la moins connue des Imprimeries particulières.


Réflexions sur les Sentimens agréables et sur le Plaisir ATTACHÉ A LA Vertu , (par Levcsque de Pouilly.) A Mont- brillant , 1743» in-8. , viij , et 88 pages; mar. citron.

Très rare exemplaire de MM. Beaucousin , Méon et de Châteaugiron , et le seul , à ma connoissance , qui ait paru dans les ventes.

Voici un ouvrage dont la réputation est faite depuis long-temps. Il n'en est pas de même de celle de l'édition , qui n'est indicpiée que par M. Weiss , dans la Biogi^aphie universelle , et par M. Brunet, dans le Manuel du Libraire et de V Amateur. Le secret de sa rareté étoit si peu ré- pandu jusque-là, que l'exemplaire que je possède fut retiré à la vente de M. Méon au prix de 3 livres lo sous. L'histoire en est par conséquent assez curieuse.

M. de Gauffecourt, homme d'esprit et de goût, que les biographies ont oublié , et qui y méritoit cependant une place, ne fût-ce que pour le rôle qu'il joue dans la Correspondance de Voltaire et

au


3o6 DE LA MOINS CONNUE

tlaiis celle de madame d'Epinay , passoit une partie de sa vie dans une maison de campagne appelée Monthrillant , à quelque distance de Genève. Il s'y livroit en vrai philosophe pi^aticpie à des goûts non moins innocens, mais plus littéraires que ceux cjui occupent la plupart des hommes qui ont été assez sages pour prendre une pareille résolution , et assez heureux pour pouvoir l'exécuter. Il faisoit ses dé- lices d'une imprimerie particulière, dont les pro- ductions ont été peu npra^breuses , et smtout très peu connues , puisque mon savant ami M. Pei- gnot n'a pas cru devoir lui accorder de miention spéciale dans sa piquante énumération des im.pri- meries de ce genre. Plus tard, on peut présumer qu il ajouta à sa presse un atelier de reliure; c'est ce qrie nous verrons tout à l'heure. Ce qu'il j a de certain , c'est que l'ambition de jouer un rôle dans les lettres n'influa d'aucune manière sur ce doux et ingénieux penchant. L'orthographe même de son nom paroît fort incertaine dans les livres où l'on a daigné le recueillir. M. Weiss et M. Brunet l'écrivent Gauffecourt, M. Peignot, Gauffecour et Gauffi^ecourt , M. Barbier, Gaufecoui^t; et c'est en- core, au moment où j'écris, une question d'iden- tité à juger, si c'est là une question.

On s'étonnera peut-être cjne je cite M. Peignot parmi les autorités cpii constatent la rareté de notre volume , puisque j'ai dit, à la tête d'un autre para- graphe, que cette édition n'avoit été connue que


DES IMPRIMERIES PARTICULIÈRES. So; de M. Weiss et de M. Branet. Effectivement, ce livre , cjxii auroit occupé une place très hono- rable dans l'excellente Notice des Lwres imprimés à petit nombre, n'y est indiquée nulle part, et il n'y est fait mention de M. de Gauflecourt, sous le nom de GaufFrecourt, qu'à l'occasion d'un autre ouvrage dont voici le titre, et dont nous copions la notule :

Traité de la Reliure des li{>res. In- 12. de 72 pages.

Tiré à 12 exemplaires. C'est l'auteur lui-même qui l'a imprimé « pour faire , dit-il , usage dans sa « vieillesse de son heureuse oisiveté. »

On va savoir maintenant sur quelle voie singu- lière ces petites recherches m'ont placé.

M. Peignot nous apprend qu'il doit ce rensei- gnement à M. Delandine , biogi^aphe et biblio- graphe très instruit , qui , comme contemporain et comme voisin , étoit fort à portée de connoitre les travaux typographiques de M. de Gauffecourt , et qui n'a cependant pas parlé à M. Peignot de son édition bien plus cuineuse d'un ouvrage bien plus piquant , des Réflexions sur les Sentimens agréa- bles. Il est donc natui^el de conclure de là que les Réflexions sur les Sentimens agréables sont en- core plus rares que le Traité de la Reliure; et peut-être que M. de Gauflecourt lui-même a dé- ti-uit, par un sentiment tout naturel dans un ama- teur qui se perfectionne , son premier (sic) essai


3o8 DE LA MOINS CONNUE

dans ce genre d amusement. Le livre n'est toutefois pas mal imprimé, mais il offre quelques fautes aussi malhem'euses que ce premier essai qui se lit dès les premières lignes de Tépistolette de l'imprimeur à son ami. On conçoit bien que pour un homme dont cette innocente manie étoit devenue la pas- sion dominante, il n'en falloit pas davantage. L'édi- tion des Réflexions a cependant paru trois fois en A ente, m^ais c'est chez M. Beaucousin, M. Méon et M. de Châteaugiron ; et nous savons de M. de Châ- teaugiron qu'il tient son exemplaire de M. Méon, et de M. Méon qu'il l'a acheté chez M. Beaucou- sin. Il ne manquoit plus pour en faire un livre, sinon unique, du moins tout près d'atteindre à ce degré de rareté, que de le faire remonter à Gauf- fecourt lui-même ,• et je n'avois jamais jeté les yeux siu" sa reliure sans m'aviser de quelque chose de semblable. Cette reliure n'est pas mauvaise; mais le défaut d'assurance avec lequel les filets sont poussés, l'inexpérience qu'annonce la dispo- sition du titre, et, par-dessus tout, le ménagement religieux qu'on a apporté à la conservation des marges , trahissent le travail de l'amateur. Cette induction ne présentoit plus qu'une difficulté. Comment une particularité aussi propre à relever le mérite d'un exemplaire se seroit-elle dérobée à l'attention d'un curieux plus exact que moi-même a noter les singularités de ses livres? Le Catalogue de Beaucousin l'a résolue. L'édition de Gautîè-


DES IMPRIMERIES PARTICULIÈRES. Sog couiL y est annoncée comme reliée par lui, et nous y apprenons de plus que ce bon Gauflfecourt étoit parent de l'auteur cpii étoit parent du grand Colbert.

Les exemplaires de Gauffecourt , de Beaucousin , de M. Méon, de M. de Châteaugiron , et le mien , n'en font donc qu'un. Il en existe un autre dans la bibliothèque de Besançon.


3io DES SIGNES SECRETS


XL.

De l'Art d'exprimer les idées par des signes secrets. — Documeos sur un Auteur estimable que la satire a flétri.


Traittez des Langues estrangeres, de leurs Alphabets et DES Chiffres, composez par le sieur Colletet. Paris, Promé, 1660 , in-4.

Difficile à trouver, et moins rare cependant que le Traité des Chiffres de Vigenère, dont celui-ci est un abrégé im- parfait, qui auroit tous les caractères du plagiat, si Colletet n'avoit pas prévenu cette accusation avec une franchise peu commune.

M. Weiss dit, dans la Biographie universelle, que cet ouvrage de François Colletet , fils de Guil- laume , est le seul qui ait conservé un peu de va- leur, et qu'il se compose de plusieurs alphabets, dont les uns sont factices , et les autres si mal re- présentés, qu'ils en sont presque raiéconnoissables. Ces documens sont parfaitement exacts, comme tous ceux dont M. Weiss a enrichi l'ouvrage que nous citons , et qui lui doit son plus grand éclat. Aussi n'est-ce pas dans l'intention de relever le mérite d'un volume assez justement oublié, et qui n'annonce dans François Colletet aucune vue pro-


POUR EXPRIMER LES IDÉES. 3ii

fonde de grammatologie, que nous lui consacrons (juelques pages. Nous avons tout au plus la res- source de justifier cette excursion par le protocole d'un philologue du seizième siècle : Ut ista pagina haud vacaret, addidi hœc.

Tout mauvais que soient la plupart de ces alpha- bets de Colletet, copiés sur les mauvais alphabets du Trésor des Langues de Duret , déjà peu com- mun à cette époque, et sui' le Traité des Chiffres de Vigenère, ils n'étoient pas à dédaigner dans un temps où ce genre de recherches n'avoit pas pro- duit chez nous d'ouvrages très remarquables. Ils suffisoient d'ailleurs , tels cpi'ils sont , à la plupart des inductions philologiques qu'un homme de gé- nie auroit pu en tirer.

Les alphabets factices de Salomon, d'Apollonius, et mêm^e d'Adam, ne sont pas si méprisables qu'on se l'imagine; et je n'entends pas par là qu'ils an- noncent une grande puissance d'invention , mais seulement qu ils remontent à ime haute antiquité, et cpi'ils révèlent en partie le secret d'une des opé- rations les plus curieuses de l'esprit humain. Ce qui donne quelque prix aux recueils rares où ces alphabets se rencontrent, c'est qu'on ne les a ja- mais reproduits depuis cpie l'on fait de la gram- maire positive, parce qu'ils n'appartiennent à au- cune langue dont il soit resté des traditions. Connue débris d'une langue de convention qui a existé , dont nous avons perdu la clef, et qui ne le cédoit


3i2 DES SIGNES SECRETS

peut-être en rien aux langues caractéristiques de Dalgarno, de Wilkins et de Leibnitz, ces traits gi'ossiers parlent à notre intelligence avec un tout autre pouvoir que les pierres de Denderah.

Il est encore plus facile de faire un alphabet qu'une langue (et ce sont là les deux choses les plus faciles du monde). On ne finiroit pas si l'on vouloit recueillir tous les signes de convention dont l'imagination de l'homme s'est avisée pour celer l'expression de la pensée, et pour en res- treindre l'interprétation entre un petit nombre d'adeptes; encore ne parlé-je que de celles de ces langues convenues cpii ont été publiées par quel- que révélateur indiscret , et dont le nombre n'est rien auprès de celui des chiffres, des rébus, des hiéroglyphes, etc., cjui ne sont pas parvenus à notre connoissance. H J a peu de conspirateurs, peu de prisonniers, peu de diplomates, peu d'amans qui n'aient possédé quelques uns de ces secrets im- pénétrables , en apparence , qu'il ne seroit toute- fois pas aisé de soustraire aux investigations d'un Breikaupft. Quoi cpi'il en soit, cette matière est extrêmement curieuse , et laisse désirer un ouvrage à préférer à ceux de Vigenère , de Tabourot et de Colletet; mais il ne faut pas trop mépriser, jusqu'à nouvel ordre, ces livres surannés, qui en contien- nent les plus précieux documens. Il résulte d'ail- leurs de cette étude une sérieuse induction, sur larpielle je ne nie suis pas assez étendu dans un de


POUR EXPRIMER LES IDÉES. 3i3

mes articles précédens : c'est que l'homme en société est tourmenté partout d'un besoin de com- munications prescpie universelles, qui ne tend à rien moins qu'au complément absolu de la civi- lisation , c'est-à-dire à l'unité dans le langage , qui amène toujours l'unité dans les institutions; et que la Providence ou la nature l'a doué d'une merveil- leuse facilité pour créer, cet instrument qui est encore à faire. Je crois que rien n'atteste mieux la récente jeunesse de notre monde; et ce qu'il y a de singulier, c'est que c'est dans la plus im.- portante des sciences sociales, dans celle vers la- quelle tous les hommes tendent avec le plus d'im- patience , que nous n'avons pu arriver à un résul- tat depuis si long-temps obtenu pour les combi- naisons incalculables des mathématiques, dans la langue de l'algèbre. Que dis-je ! l'Europe entière est d'accord sur la figure , la position et la valeur de la note j-e^, et il faut savoir vingt langues pour demander du pain en Europe. Cependant , remar- quez bien ceci , avec sept signes qui représente- roient sept idées principales, et qui se modifîeroient par sept flexions, comme la ronde, la blanche, la noire , la croche , la double croche , la triple cro- che, la quadruple croche; avec ces signes, dis-je, encore modifiés par leur position entre les réglets , sui" les réglets, au-dessus ou au-dessous des cinq réglets d'une portée de musique, savez-vous com- bien de combinaisons de la pensée l'écriture carac-


3i4 DES SIGNES SECRETS

téristique poiirroit exprimer? J'avouerai que je n'ai pas compté; mais je crois que le nombre de ces combinaisons excéderoit infiniment le nombre des combinaisons de la parole et de l'écriture , de- puis c{ue l'on parle et que l'on écrit; et, chose merveilleuse, cette langue démesurée, effrayante, dont la seule pensée renverse l'imagination , il fau- droit , pour l'apprendre tout entière , le temps juste que l'on met à apprendre la gamme. J'ai le malheur d'être un peu scepticjue; mais quand je pense cjiie toutes les sociétés finissent par la con- fusion des langues; qu'elles se broient, qu'elles se brisent, parce cpa'elles ne se sont pas entendues; (jiie des hommes pleins de bonnes intentions et de bon savoir arrivent à la fin d'une éducation faus- sée , et surtout intempestive , pom^ y substituer quelque folie comme l'enseignement mutuel, insti- tution très naturelle, et par conséquent très sau- vage , c|ui repousse l'éducation des peuples adultes jusqu'aux essais grossiers des peuples barbares ; quand je vois des sa vans trouver cela beau, et mé- connoître ou ignorer qu'en huit jom's on ouvriroit le monde entier à l'intelligence, avec des moyens mille fois plus simples , et des résultats mille fois plus vastes que la difficile connoissance de notre mauvais alphabet, ma philosophie recule devant cette démonstration toujours vivante de l'ancienne chute de notre espèce. De tous les outils de la pen- sée, comme dit Montaigne, il n'y en a point de


POUR EXPRIMER LES IDÉES. 3i5

plus douteux et de plus borné que notre lan- gage, et point de plus facile k réformer. Si ce n'est pas là un mystère, je voudrois savoir où en trouTcr.

J'ai déjà dit que CoUetet n'étoit pas savant; et je doute cependant qu'il y eût de son temps un membre de l'Académie Françoise qui eût pu tirer autant d'obsei-vations instructives d'un sujet si nouveau, et jusqu'alors si peu approfondi. Ce que je pense, c'est qu'il auroit pu faire mieux sur ces curieuses et divertissantes matières. « Mais quant u à présent, continue- t-il, c'est tout ce que je « puis dire , dans le peu de temps que me donne « mon libraire, qui ne m'a pas accordé plus de « trois semaines pour faire un ouvrage qui de- ce mande plus d'une année. » L'infortuné !

Ce malheureux Colletet, qui n'étoit qu'un la- borieux amateur de recherches utiles et de bon savoir, est celui que Boileau a daigné immortali- ser dans ces vers célèbres :

Tandis que Colletet, crotté jusqu'à l'échiné,

S'en va chercher son pain de cuisine en cuisine

Le prieur Ogier, prédicateur du Roi, qui étoit l'ami intime de Colletet, et qui n'auroit pas été l'ami intime d'un vil parasite, parvint à faire sub- stituer à son nom le nom de Pelletier, auquel cette indignité s'appliquoit moins encore, s'il est vrai, comme on l'atteste , cpi'il n'avoit jamais dîné hors


3i6 AUTEUR ESTIMABLE

de chez lui. 11 n'est donc pas prouvé, mali^ré l'au- torité classique de Boileau , que le pauvre Colletet ait mendié ; mais cela vaudroit peut-être mieux , en dernière analyse , que d'avoir passé sa vie à flatter les gi-ands , et à flétrir ce qu'il y a de plus touchant au monde , les femmes et la misère.

Je ne puis m' empêcher de rapporter ici un pas- sage du livre de Colletet , à l'occasion d'un chiffre particulier que son père avoit inventé pour mar- quer les volumes de sa vaste bibliothécjue , et cpii désignoit fort ingénieusement le prix qu'il avoit donné de chacun, et le jour, le mois et l'année où il l'avoit acheté; petit artifice aujourd'hui très connu des libraires , et d'ailleurs si facile à saisir, qu'il n'y a pas un brocanteur de notre époque qui n'ait beaucoup perfectionné le chiffre de Colletet. u Les curieux qui ont achepté de ses livres y poui'- (( ront prendre garde , s'ils désirent s'en donner la i< peine , dit notre auteur , puisqu'ils sont tous (( marquez de la sorte, et que j'en ai même appris <( le secret à quelques-vns lorsque sa bibliothèque « fut vendue , vente qui tire presque des larmes « de mes yeux , et des soupirs de ma bouche, toutes « les fois que j'y pense, et qui rappelle en ma mé- « moire la foiblesse d'un homme intéressé qui , (( pouuant me conseruer ce seul petit héritage que u m'auoit laissé mon père, a mieux aymé le don- (( ner en proye à la iustice que de m'en laisser la « jouyssance; aduantage certes qui luy donne bien


FLÉTRI PAR LA SATIRE. 817

« peu de gloire, aussi-bien qu'à ceux qui, pouuant <( inspirer à la vefue de nobles et généreux senti- (( mens en ma faueur, n'ont pas été fidèles con- « seillers ny juges équitables dans ma cause. C'est (( vn ressentiment qui me tient trop au cœur pour « l'estoulFer ; et l'indignation que j'eus dès ce (( temps-là d'vne action si contraire au sang et à la (( nature, m'inspira vn ode de cent vers qui seront (( cpiekjiie iour imprimez , dont voicy le coramen- « cément :

Chères délices de mon père ,

Livres doctes et précieux ,

Qui de mes esprits curieux

Fustes l'entretien ordinaire,

Vous qu'en quarante ou cinquante ans ,

Malgré les misères du tans ,

Il acquit avec tant de peine ;

Hé quoy , je ne vous verray plus ,

Puisqu'il faut que cette semaine

A l'encan vous soyez vendus, etc. »

Quoique cent fois supérieurs à Y Ode de Namur, ces vers sont assez mauvais; mais il J a dans tout ce passage une fleui' de sentiment cjxii fait penser, une mesure d'expression qui fait réfléchir, et qui satisfait mieux mon cœur et mon esprit qu'un vain luxe de paroles. L'homme qui n'accuse son spoliateur que de faiblesse , qui ne voit dans sa marâtre que la veuve de son père , qui ne trouve


3i8 AUTEUR FLÉTRI PAR LA SATIRE,

dans les conseillers de cette femme que des juges peu équitables , valoit bien mieux à aimer que ce triste Boileau. Il n'auroit jamais stigmatisé d'un opprobre éternel le malheur d'avoir besoin de pain et d'en demander aux valets , extrémité ci-uelle sans doute , mais préférable à la honte d'attendre de l'or de leurs maîtres.


HISTOIRE D'UJN LIVKE DE SAINÏ-JUST. 819


XLI.

Histoire d'un Livre de Saint- Just, devenu introuvable. Quelques traits de l'éloquence de ce Tribun.


Fragmens sur les Institutions républicaines , par Saint- Jiist. Paris , Fayolle , in-8. , 88 pages.

Dans ses notices sur les personnages célèbres de la révolution, M. Quénard attribue à Saint-Just l'étrange phrase qu'on va lire : (( Concentrons u dans le point central la force excentrique, re- (( muons sans le mouvoir le levier qui agit avec (( impassibilité, afin que le mobile ait un bon com- « portem^ent, et que le tenorisme soit utilisé. »

Il est évident que cette phrase est factice, et qu'elle a été composée dans l'intention d'ailleurs fort judicieuse et fort légitime de ridiculiser l'élo- quence révolutionnaire; mais il falloit l'attribuer à un autre qu'à Saint-Just ; à Billaud Varennes , par exemple , ou à cet Hérault Séchelles , qui se croyoit une espèce d'homme de lettres parce qu'il avoit diné chez Buffon , et qui demandoit sérieusement à la Bibliothèque un exemplaire des Lois de Miiios , pour lui servir dans la rédaction de la constitution qu'il devoit faire le lendemain. Il n'y a rien de


3?.o HISTOIRE D'UN LIVRE DE SAINÏ-JUST. plus loin d'ailleurs du genre d'élocution de Saint- Just, frénétique qui ne manquoit pas d'esprit et même de génie, mais dont le rôle, composé avec une sensible affectation, étoit tout calqué sur le Spartiate, et cpii ne parloit que par phrases cou- pées, par apophthegmes et par images. J'étois bien jeune quand je \is Saint- Just; je n'avois pas onze ans, mais quelques uns de ces sentencieux apho- rismes sont encore présens à ma mémoire. Je me souA iens de lui avoir entendu dire à un enfant qui se flattoit d'avoir été nourri du laît de la liberté : Le lait de la liberté , cest du sang! Je m^e sou- viens de lui avoir entendu dire avec un accent qu'il s'efforçoit de rendre gracieux jusqu'à l'afféterie : La liberté est une rose qui ne fleurit que dans le sang. Je me souviens de lui avoir entendu dire à une femme qui réclamoit son mari prisonnier, et qui ne pouvoit faire valoir que ses larmes : Pour fonder une république , il faut savoir nager dans les larmes y et cest le plus grand de nos sacrifices. Il y a beaucoup de sang et de larmes dans tout cela, mais il n'y a pas de bêtise.

Saint-Just avoit débuté dans la littérature par tin poëme d' Organt cpie je n'ai jamais lu, mais que je crois fait à l'imitation du Richardet de Forti- guera, ou de la Pucelle de Voltaire. La révolu- tion lui donna une éducation plus sérieuse. Ses Fragmens sur les institutions républicaines an- noncent un esprit préoccupé des plus inexécutables


HISTOIRE D'UN LIVRE DE SAINÏ-.TUST. Sai folies. Mais s'ils sont absurdes, sinon sous le rap- port des sentimens, au moins sous celui des appli- cations, ils sont remarquables par le style. Ils le sont surtout par la simplicité de l'expression, c'est-à-dire par le premier genre de mérite de l'écrivain dans les choses solennelles.

L'histoire de ce livre est peu connue; c'est ce (pii raa déterminé à l'écrire. Le manuscrit de Saint- Just étoit tombé dans les mains de M. Briot, qui fut depuis député du Doubs, qui étoit alors mon professeur, et qui, jusqu'à sa mort, a été mon ami. M. Briot le fit imprimer à trois cents exemplaires, nom}3re qui paroitroit sufïisant pour qiie cette brochure ne fut pas comptée au nombre des livres rares; mais il y avoit alors dans les évé- neraiens une telle mobilité, qu'une publication innocente devenoit un crime d'état entre la veille et le lendemain. C'est ce cpii arriva; les Fragmens de Saint-Just, évangile d'un des chefs du parti révolutionnaire , furent considérés comme un appel aux souvenirs des Jacobins. M. Briot, qu'une par- faite modération de caractère , une admirable rec- titude de jugement , et une probité sans reproche , n'avoient pas tenu à l'abri de quelques unes des vives émotions de l'époque , se vit menacé dans son repos. L'édition presque entière, c'est-à-dire sauf le très petit nomibre d'exemplaires qui s'étoient distribués entre les amis de Saint-Just, au moment de l'apparition du volume, fut transportée à Be-

21


322 HISTOIRE D'UN LIVRE DE SAINT-JUST.

sançon , et livrée à M. Noël, habile relieur de cette \i\\e , cjui finit par la mettre à la raine. J'ai été témoin et presque complice de sa mutilation , sans m'en réserver alors un exemplaire, car j'étois encore loin de l'âge des manies et m^êm^e de celui des passions. Je dois l'exemplaire cjui m.e fomniit ce chapitre, à la bonté de M. Fa jolie, qui ne s'en étoit consei^é que deux. Les Fragmens d'institu- tions républicaines de Saint -Just sont donc une véritable et insigne rareté , mais cette rareté sera leur moindre mérite aux yeux de la postérité , s'ils parviennent jusqu'à elle. Elle y trouA'^era le témoi- gnage d'une des m^onomanies les plus étranges et les plus contagieuses qui aient jamais tourmenté l'imagination de l'homme, le besoin d'une perfec- tibilité sociale indéfinie à laquelle on ne pouvoit arriver qu'en brisant tous les élémens qui exis- toient , et qu'en recomposant un monde nouveau pour essayer une théorie. Dieu sait toutefois si ces extravagances furieuses ne méritent pas plus de pitié que de haine. Entre ces sophistes funestes et tant de sophistes qu'on admire, il n'y a eu qu'une différence : le pouvoir.


FOLIES ÉTYMOLOGIQUES. 3?.3


XLIL

Folies étymologiques. Antiquités de rAnjou.


Edom , ou LES Colonies idvméanes , par Pierre le Loyer, Paris, Bi^on, 1620, in-8. , i4 L 249 et i^\ P^g^s, 6 f. de table, 1 f. (V errata; mar. bleu. Très rare.

Une des grandes infirmités de la raison de rhomme , c'est qu'il n'y a point d'idée tellement absurde qu'on ne puisse l'appuyer par des induc- tions qui ont une grande apparence de vraisem- blance , et qui sont quelquefois prescjiie aussi spécieuses que la vérité elle-même; comme il n'y a point de vérité qu'on ne puisse également altérer par de fausses inductions, et rendre aussi dange- reuse dans ses conséquences que le m^ensonge le plus pernicieux. Ainsi, entre un système très admissible et une folie très ridicule, il n'y a quel- cpiefois que la place d'un paradoxe. Il seroit très curieux de mettre en présence , dans un tableau synoptique de l'esprit hum.ain , les conquêtes de la pensée de l'homme avec ses aberrations ; je suis persuadé cpi'on seroit surpris du petit nombre de nuances cpii les séparent , et de la facilité avec


39.4 FOLIES ÉTYMOLOGIQUES,

laquelle un esprit passablement judicieux et exercé a pu s'éi^arer dans des déviations absurdes, en partant d'une donnée probable. Il ne faut poui' cela qu'une transition mal saisie , qu'un pas mal engagé, qu'une distraction, qu'une méprise. Et qui peut se flatter d'échapper à tant d'inconvéniens presque inévitables dans les travaux de l'esprit ?

Pendant que la plupart des savans de son époque s'efforçoient de lier à l'histoire un peu douteuse de la guerre de Troie la fondation d'un grand uombre de nos villes , et pour ainsi dire les com- mencemens de notre société, P. le Loyer alloit cher- cher ces origines dans les livres saints ; et suivant les colonies d'Idumée à travers l'Asie mineui'e et l'Europe , il les retrouvoit dans toutes les antiqui- tés , dans toutes les traditions , dans toutes les et j- mologies : il faut le lire , et ce n'est pas un petit efïort , pour se faire une idée des incroyables tor- tures qu'il a été obligé d'imposer à la langue , dans l'intérêt de quelques résultats équivocjnes , dont il se glorifie toutefois comme d'autant de triomphes. Ce n'est pas seulement, comme le pratiquent les étymologistes vulgaires, dans l'apocope, dans la contraction , dans l'extension , dans la métathèse , qu'il va prendre ses autorités; il ne dédaigne ni l'anagramme la plus bizarre , ni la consonnance la moins sensible , ni la nuance la plus fugitive entre les idées , ni le rapport le moins apparent entre les mots. Ainsi, Ésaû ou Édorai est évidemment le


FOLIES ÉTYMOLOGIQUES. 325

même qu'Eiidymion ; et tout le monde conviendra que cet Ésaû a donné son nom à l'Isaurie , qu'Esus en descend directement par Ussoïs ou Hercule , et que les chiens Agases ou Agasiens, dont il est parlé dans Oppien, remontent à un chien d'Esaii, dont ils retiennent la dénomination dans la combinai- son , assez compliquée depuis , des lettres qui com- posent la leur. Que dis-je! Ahalibe , femme d'Esaii, n'a-t-elle pas nommé le fleuve de Labinie? et Tan- cien nom du lac do Benace , qu'on appelle aujour- d'hui le lac de Garde , ne rappelle-t-il pas bien distinctement celui de Gaâtham , dont il est si facile de faire Benaca? Mutine ou Modène vient en ligne directe des Madianites , à moins que vous n'aimiez mieux qu'il vienne d'Hamadan , fils de Rishan ; cela est cependant moins prouvé que l'étymoîogie de Spolette , où il est impossible de méconnoître Eli- phaz. Si l'auteur a singulièrement forcé ces ori- gines étrangères , on peut juger de ce cpi'il a fait pour celle de la France , de son pays d'Anjou et de son village à'Huillé; celui-ci est d'Ahale ou Ohole d'Ézéchiel , qui est Ada ou Gada , femme d'Esaii et mère d'Éliphaz. Jgnerelles, près à'HidUéy doit être AIN HA ROUEL, OU la foutaiue d'Hercule. Le nom des Her.sonnières vient de celui de Rithan, qui est par anagramme la même chose que N évite ; et celui de la Taharderle, d'Hadar, fils de Madian. La description de l'antre des Nymphes, dans Homère, cadre à merveille avec les îles fjui sont entre


326 FOLIES ÉTYMOLOGIQUES.

Ignerelles et Chauffour; mais Homère a porté plus loin la ponctualité; il a désigné dans une des inspi- rations de cette prévision de trois mille ans , qui rappelle Cassandre et la Pythie , jusqu'à le Loyer lui-même. Qui ne le reconnoitroit dans ce vers :

SON A'OTnnTIS EXEI KAAON FEPAS AA' AP' HXHA02,

c'est-à-dire , comme on n'en peut douter,

nETPOi: AnEBios; anae'nkags faaags ïaei'h. Pierre le Loyer, Angevin Gaulois d'Huillé ?

11 est vrai qu'il y a trois lettres dans le vers d'Ho- mère qui n'ont pu trouver place dans son ana- gramme; mais ces trois lettres numérales A, X, K, désignent clairement l'an 1620, où notre savant Angevin a fait cette curieuse découverte, et qui n'avoit pas été moins pré^ue que le reste par l'auteui' de l' Odyssée. Fiez-vous , après cela , aux étymologistes et aux étymologies !


VERS ATTRIBUÉS A RACINE. 3?.7


XLIII.

"Vers mal à propos attribués à Racine par un savant éditeur. - Vers légitimement restitués à Racine, sur la foi de sa signature.


OEuvRES DIVERSES d'un AUTEUR DE SEPT ANS, ( saus indication de lieu ni de date ; mais , selon toute apparence , Paris , Imprimerie Royale, 1678;) in-4., 9 f. 35 et 89 pages; V. fauve, tr. dorées.

Tout le monde sait que ce livre , qui contient quelques travaux scolastiques et quelques lettres du duc du Maine, a été imprimé par les soins de madame de Maintenon , sa gouvernante, et de M. le Ragois, son précepteur, à un très petit nombre d'exemplaires, qui n'excède, dit-on, pas sept ou huit. Le mien est le même qui fut vendu 1 20 livres chez M. d'Om^ches, quoique imparfaitement an- noncé, comim^e on va le voir tout à l'heure; ce cpii n'est d'ailleurs pour le savant auteur du catalogue, ni un sujet de blâme , ni même une marque de distraction et de légèreté, surtout quand on re- monte à l'époque où ce catalogue fut rédigé, et c[ui étoit antérieure de cjnelcpies années à la manie si répandue aujourd'hui àes fac-similé et des auto- graphes. Cet aiitem^ fit, au contraire, preuve à


328 VERS ATTRIBUÉS A RACmE.

cette occasion d'un esprit très judicieux, en tirant de la particularité qui distingue ce précieux volume la seule induction cju'il pût en tirer. Un éditeur de Racine venoit de publier, sous le nom de ce grand poète , dans la collection de ses oeuvres , la pre- mière des quatre pièces de vers laudatifs cpii , sui- vant l'usage ancien, sont placés au-devant du texte. M. Brunet remarqua fort bien qu'il devoit y avoir erreur dans le choix, si Racine n'étoit réellement dans leur composition que pour une seule, et il allégua pour autorité cet exeraiplaire de M. d'Ourches, où le nom de Racine se trouve placé à la fin de la seconde, d'une écriture du temps. Si les bibliophiles avoient été familiers alors, comme le sont aujourd'hui tous les amateurs d'autogra- phes, avec l'écriture de Racine, ils auroient tiré de cette anecdote une conséquence plus hardie; car jam.ais signature de Racine ne fut plus incontesta- blement de sa main que celle-ci , et il est probable que la pièce qu'il a daigné signer est véritable- ment celle qu'il a faite. Cependant, ce n'est pas le seul mot de sa plume que l'on remarque dans ce livre; il a souscrit du nom^ de raïadame de Main- tenon la délicieuse épitre dédicatoire en trois feuil- lets , qui suit le titre , et cette circonstance ne contrarie en rien, selon moi, l'opinion des cri- tiques , qui tiennent pour certain que cette épitre dédicatoire est de lui. Je déclare, (jnant à moi, que si elle n'étoit pas de lui, je ne sais de qui elle


VERS ATTRIBUÉS A RACINE. 829

poiiiToit être ; mais écrite au nom de madame de Maintenon, c'étoit de ce nom qu'elle devoit être signée, et il y a peut-être quelque délicatesse à avoir concilié dans son exemplaire , avec la réti- cence que lui prescrivoit un secret respectable, le désir de ne pas perdre entièrement, comme dit La Fontaine , le gré de sa louange. En effet , Racine n'ignoroit certainement pas que Y Avis au lecteur fût du sieur le Ragois ; et il devoit connoître éga- lement les auteurs des petites pièces de vers parmi lesquelles la sienne est placée, puisque ces messieurs étoient comme lui , et au génie près , des poètes de cour. Il a donc eu cjuelque raison particulière de ne souscrire que deux pièces , et cette raison , si je ne me trompe , c'est cpie ces deux pièces sont les seules qui lui appartiennent ; ce cpii reste prouvé mieux que tout cela , c'est que mon exemplaire est l'exemplaire de Racine, et je me trouve heureux de lui restituer cette légitimité glorieuse , oubliée pendant cent cinquante ans dans les plus belles bibliothèques de France. J'insiste volontiers sur cette idée : que la multiplication incommensurable des livres accroîtra nécessairement dans une grande proportion la valeur de certains exemplaires spé- ciaux , qu'on peut regarder comme uniques , et pour ainsi dire comme manuscrits. Cette tendance du goût des amateurs se remarque de plus en plus dans les ventes, et elle ne fera que s'augmenter; voilà ce qui fait élever si démesurément le prix


33o VERS ATTRIBUÉS A RACINE,

des livres signés, annotés, chiffrés ou armoriés au sceau d'une bibliothèque célèbre , ou recommandés par une belle reliure ancienne.

Une scène de tragédie, une ode, un cantique, et même une épigramme de Racine, seroient sans doute recherchés plus avidement qu'un de ses ma- drigaux ; cependant celui-ci ne me paroît nullement indigne de prendre sa place dans les OEuvres com- plètes :

Quel est cet Apollon nouveau

Qui , presque au sortir du berceau ,

Vient régner sur notre Parnasse ?

Qu'il est brillant I qu'il a de grâce ! Du plus grand des héros je reconnois le fils. Il est déjà tout plein de l'esprit de son père :

Et le feu des yeux de sa mère

A passé jusqu'en ses écrits.


MÉDAILLES SATIRIQUES DE HOLLANDE. 33 1


XLIV.

Médailles satiriques de Hollande, connues en France par la mal- adresse d'un flatteur. — La plus extravagante des Prophéties de Nostradamus , alléguée après plus d'un siècle, et vérifiée depuis, au bout de quarante-deux ans.


Prédictions tirées des Centuries de Nostradamus, qui way- semblablement se peui>ent appliquer au temps présent et à la guerre entre la France et l'Angleterre , contre les Pro- i>inces-V^nies , ai^ec l'explication des médailles en français , (sans nom de lieu.) 1673, petit in- 12., 83 pages, et trois planches pliées.

Ce rarissime petit volume est accompagné de la note manuscrite suivante : « Je nous enuoye , Mon- te sieur, une méchante coppie de mes ouurages, « laquelle ayant esté imprimée a mon insceu a « Rouen, par un liljraire qui en a cru faire son (f profit , ne uous estonnes pas si uous y rencontres (( beaucoup de fautes , et je suis forcé mesme de « uous l'enuoyer, n'en ayant plus des premières « impressions , ainsi j'obéis a vos comandemens f( comme estant vostre tres-obeissent seruiteur le « C'^'^ du .Tant.

(( Les vers ne sont poin aussi de mia fasson ,


332 MÉDAILLES SATIRIQUES DE HOLLANDE.

(( estans une augmentation de c|uelqiiun qui c'est

« voulu signaler en poésie. »

Cette lettre est précédée d'une autre note auto- graphe de l'abbé Sépher , cpii décrit le livre , et qui est au moins plus exacte sous le rapport de l'orthogi^aphe que celle de M. le comte du Jant, dont il ne fait , d'accord avec les biographies , et même avec la signature imprimée de l'épître dédi- catoire, qu'un simple chevalier.

Voilà donc un petit pamphlet, ou, pour parler comme M. du Jant, voilà un ouvrage qui a été imprimé plusieurs fois , puisque l'auteur se plaint de n'en avoir pu conserver des premières impres- sions; et dont il existe en outre cette contrefaçon de Rouen, augmentée de vers qui ne sont pas de sa fasson. Par quel merveilleux hasard est-elle ignorée des bibliographes les plus perspicaces, de M. Barbier qui a bien connu cet écrivain, et sur- tout des continuateurs du P. Lelong, gens si infaillibles dans ces m^atières? Comme ce petit volume est singulièrement curieux, sa disparition totale n'a pu résulter que de la plus sévère des suppressions, et cette mesure n'est pas difficile à explicpier quand on l'a lu, car il a du exciter le mécontentement de la cour par deux inconve- nances presque incroyables. L'objet du livre étoit de répondre par des inductions tirées de Nostrada- mus, aux insolentes provocations de la Hollande,


MÉDAILLES SATIRIQUES DE HOLLANDE. 333 et de délayer dans une paraphrase mystique ces deux vers de La Fontaine :

La République aquatique Pourroit bien s'en repentir.

Cela est déjà passablement gauche; mais rien ne l'est davantage que d'avoir reproduit les traits satiriques des Hollandois, dont la douane des pensées avoit sévèrement interdit l'introduction , pour avoir le sot plaisir d'y répondre assez gau- chement par des contre-médailles adulatrices , où se déployoit aisément, comme on peut croire, le profond talent numismaticpie de M. le chevalier du Jant, préposé aux médailles de Monsieur, frère du Roi :

Mieux vaudroit un sage ennemi.

Cette réplique étourdie , toute marc|uée qu'elle fut au sceau d'une maladroite bonne foi, pouvoit passer , sans trop d'efforts d'imagination , pour un libelle déguisé.

La seconde de ces inconvenances, qui n'est guère moins choquante , remplit la fin du volume depuis la page 54- En 167 3, époque de l'impres- sion, Louis XIV, né en i658, avoit trente-cinq ans. C'est un âge qui a beaucoup d'avenir, mais les rois n'aiment pas trop qu'on leur en marque le tenue, et il y a sur cette question nombre


334 PROPHÉTIE EXTRAVAGANTE VÉRIFIÉE, d'hommes qui pensent comime les rois. Le cheva- lier du Jant, à force de com^pulser Nostradamus pour y trouver des autorités à l'appui des armes et du génie de son raïaître , crut y découvi'ir que Louis XIV vivroit soixante-seize ans, et j'avoue cjue ce sixain de Nostradamus est expliqué avec plus d'adresse que le reste. Les courtisans pou- voient-ils admettre la supposition que Louis XIV mourroit! Cette hérésie imprimoit à un livre le sceau d'une proscription infaillible, et celle-ci n'est pas trop à déplorer, car c'est un pauvre auteui' qxie celui qxii épuise le peu de talent cpi'il a reçu de la nature , à établir une probabilité histo- rique et futui^e sur l'autorité de Nostradamus. Le plus cuiùeux de tout ceci (et ceux de m^es amis qui ont daigné me suivre, ou que le hasard a fait tomber ça et là sui^ quelques unes de ces pages, savent que je m'attache volontiers à recueillir cette piquante espèce d'observations), c'est que le che- valier du Jant , qui n'étoit certainement pas animé de l'esprit de prophétie, si cet esprit est insépa- rable du génie, rencontra presque aussi juste qu'une biographie, cpioiqu'il eût le désavantage assez considérable de quarante-deux ans d'antici- pation sur un fait. Louis XIV mourut le i" sep- tem^bre 171 5, n'ayant pas encore soixante-dix-sept ans accomplis, car il étoit né le 5 septembre i658. Si du Jant avoit supputé les dates , il auroit reconnu


PROPHÉTIE EXTRAVAGANTE VÉRIFIÉE. 335 sans peine que cet événement étoit caractérisé dans toutes ses circonstances, par le sage Nostradamus , qui dit posiûxcment passé quinze a?is , car c'étoit dans la seizième année du siècle. Ce sont là certai- nement de très grandes pauvretés de l'esprit hu- main , mais il est difficile de se défendre de l'intérêt de curiosité qu'elles excitent , quand le hasard fait concourir la prédiction d'un charlatan avec l'his- toire, et qui mieux est avec la vérité. Le livre du chevalier du Jant restera donc un livre digne de la bibliothèque des meilleurs amateurs. Ses contem- porains ne s'en doutoient guère.


336 DU SYSTÈME DE DUPUIS.


XLV.

Application du Système de Dupuis à toutes les Théories scienti- fiques, en commençant par l'Alphabet. — Théogrammatologie, ou du Langage et des Lettres , dans leurs rapports avec les croyances religieuses de tous les peuples.


Elementale introductoricm in ideoma graecanicvm. ErpJior- diae , per Liipambidum , (Wolfgang *,) i5oi, in-4. , 8 f. Très rare, et inconnu de Maittaire.

Ce livre est recommandable comme le premier ouvrage élémentaire pom^ la langue grecque, qui ait été imprimé en Allemagne. C'est du mioins l'opinion de Frejtag. {^Adparatus , II, 748-)

La première chose dont les jeux y soient frap- pés, et la seule qui puisse lui conserver cpielque intérêt pour les philosophes, c'est un catalogue en vers latins des vingt-trois lettres gi^ecques (le kappa y étant omis par je ne sais cpiel motif), avec l'explication de leur esprit ou de leur signification mystique sous le rapport religieux et moral. On y

  • Voyez, sur ce nom, page 11 de ce volume.


DU SYSTÈME DE DUPUIS. 33";

voit que les quatre premières expriment le mystère de la Trinité :

Alpha patrem signal quoniam capiit esse vidctur a,

Vila patris genitum aeterna radone figurât /3

Gamma simul ccrte depingit ■TDauftet heatum y

Delta trium personarum, communicat agmen ^

et plus loin :

Iota quod est Christus legis qui conditor cxtat i

proprio coeli déterminai orbe figuram a

Taf crucis est <r>iftitoy quo credimus esse redempti r, etc.

Cette interprétation mystérieuse de l'alphabet n'étoit pas nouvelle, même dans ce temps-là, et il est impossible de remonter à l'origine des langues , sans en retrouver partout des exemples.

Il y a quelques années qu'un savant chercha tous les dogmes des religions dans la théorie du monde astronomiique. Pythagore n'avoit pas eu besoin de déployer une table aussi vaste pour y inscrire ses systèmes philosophiques et sa théogonie. Il lui avoit suffi pour cela de comljiner les signes élé- mentaires de la science des nombres. Il n'est ni plus ni moins difficile de retrouver tous les mys- tères et toutes les figures des cultes anciens et modernes, dans la plupart des méthodes que les hommes ont inventées, et particulièrement dans celles qui se rapportent au langage. Nous allons

22


338 DU SYSTÈME DE DU PUIS,

suivre les traces de cette allusion dans l'alphabet avec plus de concision que M. Dupuis ne l'a fait au milieu des signes également arbitraires du grand livre céleste, et peut-être même avec plus de clarté; mais ce n'est pas pour en tirer la même induction, car celle de M. Dupuis n'est qu'une inversion de principes. Les hommes ont effective- ment figuré dans toutes leui^s sciences , un certain nombre d'idées qui se rencontrent d'une manière très analogue dans leurs croyances religieuses, et c'est cela même qui prouve que les croyances reli- gieuses sont la première science. Rien de si naturel C{ue l'application des symboles d'une croyance typicjiie à tous les développemens de l'intelligence humaine. Rien de plus absurde, au contraire, que l'identité absolue de tant de méthodes diverses, dont la coïncidence fortuite n'est qu'un résultat, et ne sam'oit être une cause. Cette coïncidence est toutefois si régulière dans ses conséquences , que si les croyances religieuses étoient perdues , on en retrouveroit les documens indistinctement écrits dans la science des nombres comme dans celle des astres , dans celle des lettres comme dans celle des nomibres, et dans toutes les autres comme dans celles-là. Or, il est certainement plus facile de concevoir un seul système original dont il s'est fait tant de copies, qu'une copie qui a eu tant d'originaux. C'est cependant cette génération se- condaire des doctrines religieuses cjxi'il faudroit


DU SYSTÈME DE DUPUIS. 339

admettre avec M. Dupuis, ou avec quiconque vou- droit donner à une pareille théorie une pareille extension. 11 est impossible de s'égarer avec plus de complaisance dans cette méprise de raisonne- ment, ou d'abuser plus fallacieusement de cette subtilité de sophiste, qu'on appelle en logiqiie un cercle vicieux.

Il résulte de tous les anciens monumens de théo- gonie, comme de la Genèse , que le don de la pa- role fut prescpie simultané avec la perception de Dieu. Le langage, cpii s'empreint de tous nos sen- timens, ne pouvoit mancjuer d'être l'expression symbolique de cette première révélation.

H est incontestable que l'homme dut procéder à la création de sa langue (i) à la manière des en- fans, commençant par les sons simplement vocaux, qui n'exigent aucun artifice, et passant de là aux consonnes, suivant la complication de leui's tou ches et la difficulté de leui' articulation. Il est éga- lement évident que ses premières sensations, si vives , si énergiques , si belles de jeunesse et de force , mais nécessairement bornées à des inspira-

(i) Je suis chi'étien. Je crois donc que les langues ont été don- nées à l'homme , et qu'elles sont le signe distinctif de sa destination sociale, mais je crois que la parole a été communiquée successi^- vement, au moyen de cette faculté intime qui permet à l'homme de parler sa pensée. La Genèse ne dit point que Dieu ait appris à Adam le nom des êtres créés; elle dit qu'il lui montra les êtres créés, et qu'Adam les nomma.


34o THÉOGRAMMATOLOGIE.

lions et à des élans , n'offrirent long-temps aux combinaisons de l'art de parler cpie des thèmes incomplets; qu'il ne saisit d'abord dans ses pre- mières vues de la nature que l'ensemble et les grands effets des choses, et qu'il tarda long-temps à s'occuper de leurs ordres et de leurs espèces. Plaisir ou douleur, terreur ou désir, antipathie ou amour , voilà les premiers instincts , les pre- mières émotions de l'homme. L'expression subite et spontanée de ces divers sentimens, voilà son premier vocabulaire. Il seroit donc vrai de dire que le signe prim.itif, c'est la voyelle, et que le mot primitif, c'est l'exclamation, (i)

Bientôt après , fier des progi^ès de cette heureuse faculté , l'homm^e sentit ou se rappela qu'elle étoit , comme la vie elle-même , un bienfait de son Créa- teur. Il recueillit avec respect ces sons mystérieux qui , depuis le berceau , caractérisent sa noble es- pèce; il jugea (jue Dieu devoit s'être nomm^é dans le premier cri de l'enfant, et la voyelle exclama tive fut pour lui le signe révélé de cette Divinité dont il a voit reçu le langage. Les prem^iers noms donnés


(i) L'aESnité de la voyelle et de l'exclamation est trop sensible en toute langue pour qu'il soit besoin d'en donner des exemples. A qui apprendroit-on que chez les Latins, par exemple, a étoit le signe de l'étonnement , ahu de la tristesse, eJiu de la plainte? etc. C'est une famille de mots polyglottes f[ui n'auront jamais besoin d'être traduits.


THÉOGRAMMATOLOGIE. 34i

aux dieux sont composés de voyelles (i), soutenues tout au plus , à des époques moins reculées , de la simple consonne dentale; et chez toutes les nations, ces noms sont encore des exclamations naturelles , propres à manifester toutes les fortes sensations de la vie : lo, le cri du plaisir, devint le nom de la grande Divinité, de l'âme de la nature. Deux i séparés par un doux sifflement , c'est encore elle ,


(i) On ne m'opposera pas que la plupart des langues dont l'ori- gine paroît se rapprocher des temps primitifs n'admettent point de sons vocaux , car il n'y a personne qui ne sache que les voyelles existent nécessairement dans le langage, et qu'on ne les a quel- quefois supprimées de l'écriture que pour la simplifier. Le procédé des peuples qui ne les ont pas reçues dans la langue écrite est fondé sur un sentiment vrai du mécanisme de la parole, puiscpi'il est physiquement impossible d'articuler un son consonnant sans émettre un son vocal, et que la voyelle explicite est par consé- quent une pure redondance. Il n'y avoit donc qu'un cas où l'on ne pût se passer de voyelles , c'est-à-dire dans leur emploi premier, et considérées comme signes exclamatifs, ou comme dénomina- tives de la Divinité. Mais l'écriture étant une image de la pensée, bien moins simultanée que la parole, et qui retrace froidement des sensations absentes, ne recourut pas de long-temps aux voyelles pour le premier de ces usages. 11 n'y a pas un seul exemple de l'interjection vocale dans les livres saints de l'Ancien Testament. Quant au nom de Dieu, exprimé par des sons vocaux, on sait qu'il ne s'écrivoit pas , et que cette particularité ajoutoit à sa mysticité solennelle. La manière de prononcer Jehovah étoit un mys^tère. Dans les langues modernes, l'émission vocale qui for- moit le nom du Seigneur, n'est appuyée, comme je l'ai dit, que sur une consonne du plus simple artifice, celle que l'acte de la succion apprend aux enfans qui tettent, le D ou le T ; ou sur une gutturale presque vocale, le G de God et ses analogues.


342 THÉOGRAMMATOLOGIE.

c'est Isis (i). Jehovah, Iovis, lou paler, n'étoient d'abord fonnés que de voyelles , qui ne dépassoient probablement pas le nombre de trois dans les temps primitifs. Macrobe écrit ce nom t;**». La difficulté de les prononcer de suite rendit nécessaire l'addi-


( 1 ) Is = Is , onomatopée du cri des serpens , dont les Grecs ont tiré la désinence de leur o<fi(, les Italiens biscia, hisciare, fis- chiare, le vieux langage et le blason, bjsse, et presque toutes les langues d'autres termes imitatifs, a représenté la nature, l'infini, le génie de l'immensité, parce que cette grande abstraction des temps qui n'ont pas commencé et qui n'auront point de fin , a eu pour première expression hiéroglyphique un serpent qui se mord la queue. L'Isis des Egyptiens a été transportée dans la mytho- logie druidique sous le nom A^Esus , que les prêtres de ces temps grossiers ont masculinise, soit par ignorance, soit à dessein formé d'innovation , et dans le même esprit que les prêtres grecs qui avoient fait le dieu Pan de la déesse Nature. Cet Esus a été image quelquefois sous la figure d'un silvain, et cela avoit deux motifs; le premier, de consacrer la semi- divinité des arbres au milieu desquels il étoit représenté; le second, de satisfaire à une tradi- tion ancienne qui attestoit que la première révélation étoit sortie d'une forêt, ce qui peut s'entendre avec une grande extension, car la latitude est immense du buisson de Moïse au bosquet d'Égé- rie. Ce qui seroit surprenant, c'est qu'on n'eût pas eu d'égard, dans la constiniction de ce nom d'L'sus, à celle du Zivç des Grecs, dont il est la métathèse. Le Dieu qui n'a pas dédaigné la recom- mandation corporelle, suivant l'expression de Montaigne, ne dé- daigna pas davantage la recommandation nominale ; il voulut s'annoncer aux hommes sous des traits déjà connus, et qui im- primassent à la pensée le secours d'une révélation divine. « Vous « concevrez dans votre sein , dit le messager céleste à Marie ; et « vous enfanterez un fds, et vous lui donnerez le nom de Jésus. » Luc, î , 7)1 . 11 n est pas besoin de témoigner autrement que le fils qu'elle concevra est Diko lui-même.


THÉOGRAMMATOLOGIE. 343

tiou d'une consoiinaiite, cpii éleva le mot sacré jusqu'au tétragramme , sur le([uel Duret ne pense pas qu'aucun peuple ait enchéri. (( Pour éviter «toute profanation, dit Pythagore, abstiens -toi (( de prononcer les quatre lettres. )) C'est-à-dire le Til pay pctiJ.y.cLrof .

Voilà comment du culte de Dieu, obscurci par les ténèbres du temps, on passa au culte des lettres, et pourcjuoi cette science de l'alphabet, aujour- d'hui si vulgaire, devint une sorte de pontificat. Le nom de Thot^ son inventeur prétendu, fut substitué à celui de Dieu, et s'étendit de race en race et de pays en pays , sous une foule innom- brable de modifications. L'identité de cette double déification de la science et du pontife est manifestée par des analogies bien curieuses. Dans les dialectes celtiques, la langue s'appelle teaod. C'est sans doute en raison du même rapport que les Hébreux appli- quèrent à tant de mots substantifs leur terminatif m^ystifjiie, iah, ou celui qui est, littéralement le mot Dieu, Le hon de la même langue, le ov de la langue grecque, le um et le ens latin, ont origi- nairement le même sens ; et les bonnes inductions sont si fécondes, qu'il est presque inutile de faire remarquer la valeur de cette désinence en ens^ puisqu'elle signifie substantivement , dans la langue latine , VEtre par excellence , V Esprit de la pa-. rôle, Dieu. Mens en est la figure secondaire, ou le tétragramme. Il est remarcpiable qu'en grecj o?


344 THÉOGRAMMATOLOGIE.

renferme toutes les idées d'individualité et d'espèce, Eaf toutes celles d'espace et de temps, Eor, pronom, toutes celles de possession et d'autorité , trois puis- sances qui constituent Dieu, et que leur tétra- grainine 0£Of soit le nom de Dieu. Je ne finirai pas cette série d'hypothèses sans me placer sous l'autorité de Platon, qui appelle le grand Etre, To ov, le Dieu substantif, le Dieu verbe, le Dieu parole.

Il y a lieu de croire que le plus ancien caractère hiérogl;yphique qu'on ait employé pour représen- ter l'idée de Dieu, c'est le triangle équilatéral. Les Hébreux prétendent avoir dessiné les caractères de leui^ alphabet selon la position et la figure des étoiles fixes. Les Grecs croyoient devoir à la même imitation leui^ delta (a), qui est un triangle équi- latéral parfait. 11 étoit naturel que les choses de l'univers servant de signes dans l'usage de l'écri- ture primitive , on eût recoui s à la figui^e la plus noble et la plus régulière poui' exprimer, de toutes les idées, la plus grave et la plus solennelle (i) :


(i) Si le Tau (T) a reçu depuis le même emploi, c'est non seulement parce que sa configuration est prise de celle de cer- taines constellations , mais aussi parce qu'il se prononce sur la même touche que le delta, dont il est la lettre forte. Il a reçu depuis d'ailleurs une nouvelle consécration dans la figiire de la croix. Ces traditions se sont eflfacées dU culte, ou n'v vivent que dans les allégories machinales des peintres. La franc-niaçonnorie les conserve sans les comprendre.


THÉOGRAMMATOLOGIE. 345

mais si le triangle écjiiilatéral fiit adapté h cet usage, de préférence au cercle et au qxiadrilatère , ce n'est pas seulement parce que ces formes sont moins sensibles dans les figures du système astronomique, mais parce que celle du triangle équilatéral est le symljole d'un ternaire mystérieux , dont les élé- mens, empruntés à l'essence même de la Divinité, se reproduisent exactement dans le phénomène de la parole ; la pensée , ou la création résolue ; la parole , ou la création exécutée ; et la voix , c'est- à-dire le souffle ou l'esprit.

Rien de plus intéressant et de plus curieux que les recherches des hébraïsans sur le sens lexique des noms de la Trinité. C'est une espèce de chiffre mysticpie sous lequel les hommes ont représenté leur déification abusive de la parole. Le père ou l'essence des essences, s'appelle Hu ou lui-même. C'est le substantif par excellence. Le fils, c'est la parole ou le Verbe; l'un et l'autre ne peuvent rien sans le Riiach, le souffle, l'esprit, qui est le com- plément du grand ternaire. Aussi est-ce lui qui préside symboliquement à la conception du Verbe. Le pontife ou le représentant de cette divinité complexe, c'est le Messiah (i), le Verbe fait chair

(i) Nous avons vu que cette diphthongue iah étoit la simple dénomination de l'essence ou du substantif. Elle est donc très propre à exprimer l'affirmation la plus absolue , et c'est pour cela qu'elle est entrée avec cette dernière valeur dans plusieurs langues d'ancienne formation. Au reste, ce que nous venons de dire de


346 THÉOGRAMMATOLOGIE.

ou la parole personnifiée. C'est celui dont le père est \ alpha et \ oméga, c'est-à-dire l'ensemble uni- vei^el des signes de la parole. 11 est écrit dans le vieux livre de Jesirah, ridiculement attribué à Abraham, que Dieu est un esprit c[ui est pensée, parole et Aoix. Plutarque approche de cette idée au traité du Trop Parler , quand il dit que la pensée peut se comparer au point indivisible , et la parole émise au nombre binaire ou point prolongé, qui est la ligne. S'il lui étoit Venu dans l'esprit de représenter cette espèce de formule par deux lignes disposées en angle , et de les fermer par une troi- sième, à laquelle il auroit attribué la qualité de souffle ou de voix, il auroit rencontré à la fois la figui-e du delta primitif, et la Trinité de nos rabbins.

La Trinité , ainsi conçue , n'étoit pas inconnue des Grecs. Elle se retrouve dans Diane , dont la racine hébraïque signifie \e jugement , Hécate, la fille ou la production, et Phébé , de phé, le visage ou la voix ; car cela se disoit indistinctement , comme os chez les Latins. Cette déesse étoit aussi


cette affinité du vocable de Dieu avec le nom de l'être substantif par excellence et le signe parlé de l'affirmation, peut s'observer en toutes langues. L'affirmation est presque toujours monosyllabe, elle est presque toujours vocale; et quand elle n'est pas l'exact homonyme du nom dn Seigneur, elle en est tout au plus l'ana- gramme ou la métathèse. Il seroit tout-à-fait superflu d'en fournir des exemples.


THÉOGRAMMATOLOGIE. 347

consacrée aux accouchemens sous le nom de Zw- cine (qui appartient en latin, colnme Diane y à l'idée de lumière), parce que l'accouchement est une figure commune de la production du Verhe. Minerve , ou l'intelligence , a été appelée par les pythagoriciens le triangle équilatéral, et Lyco- phron la nomme rpiyevvnroç. On la faisoit fille de uurtfy le conseil ou la sagesse; et son nom d'«t<r»vet n'étoit, suivant Platon, qu'une dérivation de S'iwov, intelligence divine. Elle naquit de la tête de Jupi- ter, comme la parole de la pensée de Dieu. C'est vme figiu^e païenne du J^erbe incarné. Son arbre étoit l'olivier, dont l'huile est l'emblème de la parole : Sermones ejus super oleum. Psalm. 54 j 22. Et nitidius oleo guttur ejus. Prov. 5,5. En- fin , elle avoit inventé toutes les sciences, ce qui ne peut se dire que de la parole ou de Dieu même. Zéoon a été plus loin que les allusions de tous les savans, et que les hypothèses de tous les fous. Ebloui par le signe le plus manifeste de la divine intelligence, et méconnoissant la cause, à force d'admiration pour l'effet , il osa établir que la pa- role étoit Dieu, et (jii'il n'y avoit point d'autre Dieu que la parole.

Ce qu'il y a de merveilleux , c'est que les philo- sophes chrétiens sont d'accord sur la plupart de ces inductions avec les païens et les cabalistes, et qu'à l'athéisme près, Bossuet parle comme Zenon. Ce Père de la nouvelle Eglise , qu'on n'ose pas


348 • THÉOGRAMMATOLOGIE.

accuser encore de prédilection pour les idées scep- tiques et les fausses lumières , développe ce système avec une singulière hardiesse : (( Si nous imposons (( silence à nos sens , dit-il , et cpie nous nous ren- « fermions pour un peu de temps au fond de notre (( àme, c'est-à-dire dans cette partie où la vérité (( se fait entendre, nous y verrons quelcpie ima£»e « de la Trinité que nous adorons. La pensée, que u nous sentons naître comime le gemie de notre (( esprit, comme le fils de notre intelligence, nous (( donne quelque idée du Fils de Dieu , conçu éter- {( nellement dans l'intelligence du Père céleste. « C'est pourquoi ce Fils de Dieu prend le nom de (( J^erbe, afin que nous entendions cjii'il naît dans « le sein du Père , non comme naissent les corps , « mais comme naît dans notre âm^e cette parole (( intérieure que nous y sentons quand nous con- (( templons la vérité : miais la fécondité de notre (( esprit ne se termine pas à cette parole intérieure , « à cette pensée intellectuelle , à cette image de la (( vérité qui se foraie en nous. Nous aim.ons et cette (( parole intérieure et l'esprit où elle naît; et en « l'aimant , nous sentons en nous quelque chose « qui ne nous est pas moins précieux que notre H esprit et notre pensée , cpii est le fruit de l'un et « de l'autre, qui les unit, qui s'unit à eux, et qui « ne fait avec eux qu'une même vie. Ainsi, autant « qu'il se peut trouver des rapports entre Dieu et (( l'homme j ainsi, dis -je, se produit en Dieu


THÉOGRAMMATOLOGIE. 349

« l'amour éternel, qui sort du Père qui pense, et « du Fils (jui est sa pensée, pour faire avec lui et « sa pensée une même nature également heureuse (( et parfaite » . (Discours sur V Histoire uniçerselhy section première.)

Tertidlien abonde tellement dans les mêmes idées, qu'on pourroit croire cpie Bossuet n'a fait ici que l'interpréter à sa manière, a Dieu a créé (( le monde, dit ce grand homme, par sa parole, (( sa raison et sa puissance. Vos philosophes même (( conviennent que Logos j, le ï^erbe et la raison, « ou bien le mot et la pensée, est le créateur de i( l'univers. Les chrétiens ajoutent seulement que « la propre substance du Verbe et de la raison , H cette substance par laquelle Dieu ou la pensée (( a tout produit, est souffle ou esprit; que cette « parole ou ce Verbe , c'est la prononciation de « Dieu ; cpie conséquemment le Verbe engendré (( de la pensée est fils de Dieu, et Dieu comme son « père, à cause de l'unité de leur substance. Si le « soleil prolonge un rayon , sa substance n'est pas (( séparée, mais étendue. Ainsi le Verbe ou la pâ- te rôle , c'est l'esprit de l'esprit , c'est le Dieu venu (c de Dieu , comm^e la lumière d'une autre lumière. f( Ainsi ce qui procède de Dieu est Dieu; et les (( deux , avec le souffle ou l'esprit , ne sont qu'un « seul, différant en propriété, non en" nombre; en a ordre , non en nature : le Fils ou le Verbe est « sorti de son principe sans le quitter. Or ce rajou


35o ÏHÉOGRAMMATOLOGIE.

(( de Dieu est entré dans le sein de la femme ; il u s'est revêtu de chair; il est devenu un homme (( uni à Dieu. Cette chair, anim.ée par le souffle, (f croit, parle, respire, agit. C'est ce que nous ap- u pelons le Christ. »

Le père Calmette écrit , dans les Lettres édi- fiantes ^ qu'il a vu un texte tiré du Lamaastam- bam, un des livres sacrés des Indiens, qui com- mence de la manière suivante : (( Le Seigneur, le K bien, le grand Dieu. Dans- sa bouche est la pa- « rôle (vivante et personnifiée), et cette parole est H animée par un souffle, cpii est l'esprit parfait. »

Les mêmes Lettres rapportent une croyance analogue du Thibet. (( Il y a là des peuples , dit (( l'écrivain , qui appellent Dieu Konciosa, et qui (( semblent avoir quelque idée de l'adorable Tri- « nité ; car tantôt ils le nomment Koncikocick , « Dieu un, et tantôt Koncioksum, Dieu trin. Ils (( se servent d'une espèce de chapelet sur lecjuel ils (( prononcent ces paroles, oni, ha, hum. Lorsqu'on H leur en demande l'explication, ils répondent que (.( om signifie intelligence , que ha est la parole , « que hum est le coem*, et que ces trois mots si- « gnifient Dieu. » Personne n'a oublié que ces syl- labes désinentes , communes à un si grand nombre de langues, représentent dans leur sens l'idée de l'existence absolue, ou du Verhe divinisé.

Les Siamois explicpient par la même allégorie le mystère de leur trinité divine. Leur législateur


THÉOGRAMMATOLOGIE. 35 1

Sammonokhodom en définit les trois essences , en disant que Pputhang est la pensée de Dieu , que Thamang en est la parole , et que Sangkhang est la production de la parole, ou la parole prononcée. Remarquons en passant que ce i^rand-prétre , de- venu Dieu , raconte qu'il avoit un frère cfui se nommoit Thevatat^ et dont il excita la jalousie. Thevatat excelloit dans toutes les sciences spécu- latives, et c'est à lui cpe nous devons la connois- sance des lettres et des nombres. Par quel étrange hasard Thot, Theut ou Theutatès , se retrouve-t-il homonymiquement dans un pays où l'on ne peut guère supposer que son histoire et son nom aient été portés par d'autres peuples?

Les Hindous reconnoissent trois puissances dans la divinité qu'ils adorent; l'une, immuable et éter- nelle, et les deux autres qpi procèdent de la pre- mière : Brimh, qu'ils nomm^ent ordinairement la grande volonté ; Brimha, que Brimh évoqua de lui-même quand il résolut de créer le monde, et qu'on peut appeler la parole ; et enfin Bishen ou l'esprit, qui sortit de la bouche de Brimh sous la forme d'une langue de feu, et qui préside à la con- servation des choses ((ue la parole a créées. Ce nom signifie dans ses racines , celui qui enfante ou qui nourrit. Brimah est le génitif de Brimh, pour té- moigner qu'il en a été engendré sans cesser d'être lui-même. N'est-il pas à présumer que les innom- brables transformations des divinités indiennes ont


352 THÉOGRAMMATOLOGIE.

été inventées , par un procédé assez ingénieux , poui' figurer les innombrables transformations de la parole et la multitude des langues? Au reste, la notion de Dieu procédé de Dieu est universelle dans le langage , et on est étonné que la polémique orthodoxe n'ait pas tiré un plus grand parti de cette observation, a/os- est génitif de Zgyf, et signifie Dieu comme lui.

L'unanimité des peuples dans l'adoption de ce symlDole étoit aussi naturelle qu'elle est incontes- table. Le premier homme, dépositaire de ce bien- fait de la parole que Dieu lui avoit accordé dans un temps de prospérité , dut craindre d'abord que l'enfant qui lui étoit venu dans un temps de pro- scription et d'exil , eût cessé de participer à cette faveui' comme aux autres biens du paradis. Oh! avec quelle curieuse inquiétude il prêta l'oreille aux accens confus du nouveau -né! Avec quelle amertume il crut long-temps n'y reconnoitre que les vagissemens des petits de la brute , et la plainte des bêtes sauvages ! Qu'on imagine l'effet que pro- duisit sur son âme la première combinaison de deux sons intelligibles balbutiés par un être formé à sa ressemlîlance , qui avoit reçu de lui la com- munication de la parole, et la faculté de la léguer à des générations sans fin ! Frappé d'admiration , il tomba sans doute à genoux , et il s'écria : Voilà Dieu ! Car ce qu'il entendit lui rappeloit ce qu'il n'avoit entendu jusque-là cjue d'une voix incréée ,


THÉOGRAMMATOLOGIE. 353

le Verbe même du Seigneur. M. de ChateauJjriaiid, cjui n'a eu occasion de saisir cette sensation mer- veilleuse qu'au point où elle avoit déjà perdu tout le prestige de sa nouveauté , la décrit cependant , suivant son usage, avec un charme incomparable. t( Voici, dit -il, un nouveau -né qu'une nourrice u porte dans ses bras. Qu'a-t-il dit qui donne tant (( de joie à ce vénérable vieillard, à cet homme <( fait, à cette jeune femme? Deux ou trois syllabes <( à demi formées, que personne n'a comprises, et « voilà des êtres raisonnables transportés d'allé- « gresse , depuis l'aïeul , qui sait toutes les choses « de la vie, jusqu'à la jeune mère, qui les ignore « encore. Qui donc a mis cette puissance dans le (( verbe de l'homme? Pourquoi le son d'une voix (( humaine vous remue-t-il si impérieusement? Ce <f qui vous subjugue ici est un mystère qui tient « à des causes plus relevées qu'à l'intérêt qu'on (( peut prendre à 1 âge de cet enfant ; quelque chose « vous dit que ces paroles inarticulées sont les prcr <( miers bégaiemens d'une pensée immortelle. »

Il s'en feut de beaucoup que les saintes écritures contredisent en rien ce système. Le Dieu de la Bible est partout le Dieu parole. Un glaive à deux tranchans , emblème de la parole , sort de sa bou- che sacrée ; dans sa main gauche , il tient un livre scellé, trésor de ces merveilles de la science dont il est le suprême dispensateur. Le ileuve de lu-

23


354 THÉOGRAMMATOLOGIE.

mière qui coule de ses lèvres est la fij^ure de l'élo- quence. L'Agneau, à qui nous devons notre pre- mière consonne, est le symbole du Verhe. Le premier don que Dieu confie à ses apôtres est celui des langues, et c'est en forme de langues que l'Esprit saint descend sur eux. Pourquoi la parole ne seroit-elle pas une sorte de révélation universelle, par laquelle le Tout-Puissant a voulu se placer sous les sens de l'homme , chez les peu- ples qui n'ont pas reçu de révélation particulière, puisqu'il a daigné se cacher quelquefois sous des emblèmes encore plus simples? Ainsi, par une singulière harmonie d'idées cpii frappera les esprits les plus prévenus , la première révélation se seroit enveloppée de la parole, et la seconde du pain, c'est-à-dire des premiers signes du passage de l'état naturel de l'homme à son état social , rappro- chement souvent senti et souvent exprimé dans l'Écriture Sainte , où l'enseignement de la der- nière révélation est toujours appelé le pain de la parole.

Rien ne seroit plus facile que d'étendre à toutes les parties du dogme ces théories plus curieuses cpi'importantes , et que d'en composer, comme M. Dupuis, d'énormes in -4- destinés à grossir avant peu la masse énorme des livres qu'on ne lit point. Il n'y a pas un paradoxe de quelques pages aucpiel on ne puisse donner, avec un peu


THÉOGRAMMATOLOGIE. 555

d'aptitude à l'aitifice vulgaire des exemples forcés et des fausses inductions , les dimensions colossales de Y Encyclopédie ; mais ce seroit méconnoître la valeur du temps que de l'emplojer à cet usage. On concevroit tout au plus qu'on en fît le sacrifice à l'étude de la science et à la recherche de la vé- rité , si la vérité n'étoit pas triste , et si la science n'étoit pas inutile.


356 DES DOLÉANCES DES PROVINCES.


XLVI.

Les Doléances des Provinces, antérieures de cent ans à l'année de la Révolution, et jour pour jour à l'époque culminante de son triomphe.


Les Soupirs de la France esclave , qui aspire après la Liberté. Naiwelle éditiou. m. dc. lxxxx. , in-4. , 238 pages; cuir de Russie.

Ce livre est si connu, qu'il seroit tout-à-fait superflu d'en donner une description détaillée; il est si bon à connoître , qu'il perdroit à l'analyse : et je ne dis pas pour cela qu'il faille y chercher des théories lumineuses sans mélange de sophismes et de mensonges , des vues impartiales qui n'aient jamais été modifiées par la haine, par la vengeance, par l'esprit de parti ; de la bonne foi, en un mot, bien loyale, bien sincère, bien impassible. Les réfugiés et les proscrits ne faisoient pas encore de pareils ouvrages en 1 690 ; la modération , qui est le premier des besoins de l'homme en société, est la dernière des acquisitions de sa sagesse.

Ce c[u'il faut reconnoître dans l'auteui' ou les auteurs des Soupirs de la France esclai^e, c'est un zèle passionné poui les libertés et les intérêts du


DES DOLÉAJNCËS DES PROVINCES. 357

pays , et une connoissance très approfondie de ses titres , de ses lois et de son histoire. Je doute qu'il existe un livre qui contienne plus de matériaux importans pour les discussions parlementaires d'un État constitutionnel ; et cela est si vrai , (pion a réimprimé les treize premiers Mémoires en 1789, sous le titre de J^œux d'un Patriote, sans faire crier à l'anachronisme.

La plupart des bibliographes attribuent ce livre à Jurieu ; il se rapproche , en effet , par la véhé- mence et l'aigreur de la discussion , du genre de polémique de ce fougueux disputeur ; mais on y remarque , surtout dans les premiers Mémoires , une richesse de documens historiques à lacpielle les études familières de Jurieu , qui étoient dirigées d'un tout autre côté, ne lui auroient pas facilement permis de s'élever. L'écrivain, d'ailleurs, est plutôt un Janséniste ou un gallican violemment opposé aux Jésuites et aux ultramontains , qu'un réformé fanatique , pour qui ultramontains et gallicans étoient également odieux; c'est peut-être ce qui a décidé cjuelques critiques, car je ne vois pas, d'ail- leurs, sur quoi cette conjecture repose , à attribuer à Le Vassor les Soupirs de la France esclave. Mais il faut avouer que le style mou , lourd et prolixe de Le Vassor justifie mal cette supposition. Les Soupirs de la France esclave, sans être bien écrits, se distinguent par beaucoup de netteté, de précision et de vigueur, qualités qui man([uent essentielle-


358 DES DOLÉANCES DES PROVINCES,

ment à Le Vassor ; il me semble donc que cette question reste à décider, et bien des gens trou- veront qu'elle ne vaut pas la peine qu'on s'en occupe.

Les anciens bibliographes n'indiquent que cette édition de 1690. M. Brunet prétend cpi'il faut s'en tenir à l'édition de 1689, et qu'on fait moins de cas de celle d'Amsterdam, 1690; M. P. (Psaume), qui a écrit depuis , recommande au contraire l'édi- tion d'Amsterdam, 1690 , in-4. , ne répudie qu'une édition in-8. de la même date , et ne parle point de celle de 1689. Au milieu de ce vague, il faut tâcher de s'arrêter à quelques faits.

i". Il existe réellement une édition datée de 1689; elle se rencontroit chez M. de Mac-Carthy, et j'ai pu m'assurer qu'elle étoit en tout conforme à mon édition de 1690, ou plutôt qu'elle étoit exac- tement identique. Cette duplication de titres se comprend à merveille dans un livre publié en quinze parties, de mois en mois, depuis août 1689 à septembre 1 690 , dont les six premières parties se trouvent beaucoup plus souvent séparément qu'accompagnées de celles qui les ont suivies ; la quatorzième et la quinzième sont les plus rares, parce cju'elles donnèrent du déplaisir au prince d'Orange , et qu'elles furent ou supprimées par l'autorité ou retirées par l'auteur. Il n'est donc pas surprenant cjxi'on ait réimprimé au titre de 1690, nouvelle édition ^ pour faire écouler un ouvrage


DES DOLÉANCES DES PROVINCES. 359

dont les neuf quinzièmes appartiennent , en elfet , à cette année i6go, et ont été imprimés successi- vement, mois par mois, pour se réunir aux six premiers. Le chiffre d'ordre et la signature sont, à la vérité , non interrompus , ce qui ne paroît pas convenir à une publication décousue comme celle- ci , mais il n'en est pas m^oins évident que les quinze Mémoires ont paru séparément ; ce qui se reconnoit à deux signes certains : l'impression a été distribuée de manière que chaque Mémoire recommence avec une nouvelle signature, même dans le cas où le Mémoire précédent n'a pas rempli totalement le nombre des feuilles dans lesquelles il est compris. Alors on a laissé un feuillet blanc ou une page blanche ; dans le cas , au contraire , où la matière a été trop abondante pour l'espace, on a substitué aux dernières pages, au cai-actère adopté, un ca- ractère infiniment plus petit , qui a permis de ne pas franchir les bornes de la feuille , ce qui auroit été inutile dans une réimpression simultanée. En second lieu , la première page de chaque Mémoire rappelle la précédente par son chiffre , qui est ainsi énoncé : Pag. 17, etc. ; cette abréviation Pag. ne se trouve qu'en tète des Mémoires, ce qui exclut également la supposition de simultanéité. Cette édition de 1690, quoique marquée nouvelle :, est donc bien évidemment l'édition originale.

2". Ce cpie M. Brunet a dû remarquer, c'est qu'on estime fort peu une édition d'Amsterdam


36o DES DOLÉANCES DES PROVINCES.

(la nôtre ne porte point de nom de ville), cpii n'est qu'une contrefaçon de celle-ci, et cpii en diffère d'une manière trop sensible pom^ qu'un amateur puisse s'y tromper. L'édition originale est imprimée en assez gi'os caractères , fort analogues, ainsi que ses fleurons, à ceux de l'ancienne typo- graphie Elzevirienne. La contrefaçon , que je crois de Liège, est en petits caractères, qu'on peut ap- peler modernes par comparaison avec les autres j elle est certainement d'une époque assez avancée dans le dix-Luitième siècle.

5". Une anecdote fort peu connue, que je ne Ks que dans le Dictionnaire bibliographique de M. P., et dont je n'oserois garantir l'authenticité , c'est que le chancelier Maupeou a poussé ce livre jusqu'à 5oo livres sur l'enchère du duc d'Orléans, dans une vente faite en 1772. Il y a plus que de la bibliogi^aphie dans cette observation ; la qualité des personnes et le sujet du livre transportent la ques- tion sur un autre terrain.

Je finirai cet article par une de ces remarques auxquelles on m'accusera peut-être d'avoir accordé trop d'importance, bien que je n'y attache qu'un intérêt de cuinosité , et que je ne voie , dans le fait ({ui me la suggère , qu'une rencontre singulière et piquante : c'est en 1689 cpie parut cet ouvrage, où reposoit le germe d'une révolution cpii devoit éclore dans un siècle ; et le premier des cpiinze Mémoires est daté du 10 août.


DES DOLÉANCES DES PROVINCES. 36i

Quand la révolution de 1647 éclata à Naples, une tradition unanime attestoit que la liberté avoit été sur le point d'être conquise un siècle aupara- vant par un autre Tomaso-Aniello d'Amalfi, et que cet homme étoit mort en promettant à la nation qu'elle seroit délivrée un siècle après par un de ses descendans.


362 MONOGRAPHIE


XLVII.

Monographie d'un Livre facétieux très rare et très piquant, dont les éditions originales ont presque entièrement disparu.


La nouvelle Fabrique des excellents Traits de Vérité ,

Iwre pour exciter les rcs^>eurs tristes et mcrancoliques à vivre de plaisir; par Philippe d' Alcripe , sieur de Neri en Verbos. Imprime cette année, (vers 1717 ou 1720,) in-12., 220 pages, plus un carton de 4 ^- entre les pages i4 et i5; V. fauve ancien.

Très rare avec le carton.

« Cet ouvrage facétieux, dit M. Brunet, paroît « avoir été imprimé vers le commencement du (( dix-huitième siècle; mais le style en est beau- « coup plus ancien. ))

Le livre est beaucoup plus ancien lui-même, comme l'atteste La Croix du Maine , (pii en cite une édition de Paris, imprimée en iSyg, la- quelle , ainsi que nous Talions voir tout à l'heure , n'est probablement pas la seule; ce qu'il y a de certain, c'est que ni cette édition de 1579, ni aucune autre du même temps , n'a paru jusqu'ici dans les ventes publiques, et que la réimpression que j'annonce s'y rencontre elle-même si rare-


D'UN LIVRE FACÉTIEUX. 363

ment, qu'on peut la citer au nombre des petits livres facétieux les plus difîiciles à trouver.

Ce qui distingue mon exemplaire, c'est un carton dont il paroit qu'on ne s'est avisé qu'assez tard après l'édition, et auquel on n'a pu donner d'autre place qu'entre la page i4, où finissent les prélimi- naires , et la page i5 , où commence le texte. Cette pièce , intitulée L'Editeur au Lecteur, contient quelques renseignemens très superficiels sur l'au- teur pseudonyme de la Nouvelle Fabrique des Excellents traits de Vérité , u devenue si rare malgré ses éditions réitérées. » Il est fâcheux que l'homme de lettres ou l'amateur qui a donné ses soins à cette réimpression ait négligé de désigner ces éditions réitérées, ou de décrire au moins celle qui lui avoit servi de copie. Quant à l'auteur, (f c'étoit , dit-il , un moine bernardin de l'abbaye (( de Mortemer, en Normandie , près la foret de « Lions (et de là il se dit seigneur de Neri , qui est (( l'anagramme de Rien, et en Verhos , c'est-à-dire a Verd bois). L'amour des dons de Bacchus l'avoit (( rendu tout perclus de goutte : dans les intervalles « de ses douleurs , il s'épanouissoit la rate avec son (( bon ami M. Duthot, gentilhomme du voisinage; (( puis , q^aand il étoit seul , il dictoit à son scribe « tous les traits divertissans de l'invention ou de « son ami ou de la sienne. » Le reste de cette petite préface est extrêmement insignifiant , et on ne prend pas même la peine de nous y informer du


364 MONOGRAPHIE

véritable nom de Philippe d'Alcripe , qu'il faut aller chercher, page i gj , dans une note sur le quatrain suivant, cpie je regarde comme un pas- tiche de Nostradamus.


AU SEIGNEUR DE NERI.


Ton Philip. Ton puz, et ton pic et ton arl, Tous sont picquiers , harquebusiers , gendarmes , Jouster, tirer, bransler de toutes parts , Sans larme à l'oeil avoir, n'au costé d'armes.

D'après cela , le vrai nom du prétendu Philippe d'Alcripe seroit Philippuz Picart ; mais M. Brunet me semble avoir mieux rencontré en traduisant , le Picard, cjui est exactement contenu dans le pseudonyme d'Alcripe.

La Monnoye n'est point d'accord avec notre éditeur sur l'interprétation du mot de J^erbos , pays imiaginaire où le sieur d'Alcripe place sa sei- gneui^ie; il pense que c'est un barbarisme fait à dessein pour verba , et qui caractérise assez bien cet ouvrage, composé de rieiis en paroles , dans lequel sont encadrées , tant bien que m.al , toutes les imaginations boutFonnes qui amusoient les joyeux entretiens de Philippe le Picard et de son bon ami M. Duthot. On trouve quelques vers de celui-ci dans les pièces liminaires. Quant au pays réel où ces folies ont été écrites, c'est bien évidem- ment celui qu'indique l'éditeur.

On jugera probablement que j'accorde trop de


D'UN LIVRE FACÉTIEUX. 365

place à un livret qui n'en tient guère dans l'estime des £;ens de lettres, et même dans celle des curieux ; mais La Monnoye ne désavoueroit pas ces soins minutieux, tout superflus qu'ils puissent paroître, car il convient naïvement , dans sa note sur La Croix du Maine, qu'il a pris grand plaisir à la lecture des Excellents Traits de Vérité. Je n'ai certainement pas de raisons pour être plus fier c[ue La Monnoye , et j'y ai pris grand plaisir aussi.


366 IMPRIMERIE CLANDESTINE.


XLVIII.

Imprimerie clandestine des Colonies françoises au dix-septième siècle, fait nouveau dans l'iiistoire de la Typographie. — Pseu- donymie d'un Libelliste fort connu des Bibliomanes.


Le Zombi du Grand-Pérou, ou la Comtesse de Cocagne. Nouvellement imprimé le quinze février 169'j, petit in- 13. Un titre, un faux titre, et i45 pages.

Roman facétieux et obscène dont il n'est fait mention dans aucun bibliographe, et dont je ne me souviens pas d'avoir vu le titre dans aucun catalogue.

Le Zombi est, en patois créole, un esprit, un fantôme, un sorcier. Dans l'admirable nouvelle de Bug-Jargal, Victor Hugo appelle Obi un jongleur malfaisant; c'est probablement une variante de dialecte ou de prononciation. Le Grand-Pérou est une habitation fort connue , au moins à l'épocjue oii le livre a été écrit, dans une de nos possessions françoises des Antilles, cjxie nous occupions alors depuis plus de cinquante ans. Tous les termes de localités , multipliés dans ce libelle , rappellent le même pays; c'est la rivière de Goïaves, c'est le Marigot , le Carbet , la Cabesse-Terre , la Basse-


IMPRIMERIE CLANDESTINE. 367

Terre, le Dos-d'Ane , les Trois-Rivières, et jusqu'à des noms propres qui ne sont pas encore efïàcës du souvenir de nos derniers colons. Comme jamais pamphlet n'a, d'ailleurs, été plus indécemment personnel , plus gi^ossièrement approprié aux sales orgies d'un cercle très circonscrit d'hommes oisifs et dépravés ; comme il n'y a rien là qui rappelle le libertinage plus élégant des écrivains françois , et même des réfugiés ; comme enfin , papier, carac- tère, tirage, et tout ce qui constitue le matériel d'une publication typographique , est décidément étranger, dans ce livre , à nos papeteries et à nos presses européennes, il est presque évident qu'il a été imprimé sur les lieux, dans une imprimerie particulière dont la connoissance ne nous est pas parvenue. Il n'en faut pas davantage pour recom- mander cette singulière rareté à une classe nom breuse d'amateurs.

Mais son apparition si infréquente a soulevé une question qui me paroît assez curieuse , et qui , comme on peut le croire , a été débattue entre bien peu de personnes, par je n'ai jamais vu qu'un autre exemplaire. L'amateur qui possède le second a cru découvrir le nom de l'auteur du Zombi dans ces vers des pages i44 et i/^5 :

Mais enfin si l'on pend ma chair, Messieurs, sera-ce un grand miracle De voir une corneille en l'air ?


368 PSEUDONYMIE D'UN LIBELLISTE.

On ne peut guère douter en effet, d'après cela, que l'auteur du Zombi ne se soit appelé Corneille , et ramateui" dont je rapporte l'opinion est disposé à penser que ce Corneille est le fameux Corneille Blessebois , réfugié françois , dont le nom ne se trouve plus, depuis 1676, dans aucune édition hollandoise , et qui , selon lui, se seroit retiré dans une colonie, par goût ou par nécessité, après les poursuites que dui^ent lui attirer ces publications infâmes , aujourd'hui si recherchées des curieux.

On pourroit faire valoir plusieurs raisons en faveur de ce système : i ° . exacte ressemblance de goût dans le choix du sujet; 2°. identité presque absolue de manière dans les formes du style; 3°. le dernier ouvrage de Blessebois étoit dédié à M. Elze- vier, capitaine ordinaire en mer, qni pouvoit lui avoir donné un asile sur son bâtiment; 4"- 1^ Cor- neille du Zombi n'étoit plus jeune en 1697, et cela est prouvé par ces vers de la page 1 38 :

Je suis fort étonné de ce que vous me dites , Mais je crains peu pour mes vieux ans , Car sans doute le ciel donnera des limites M'Vi ^ \^ cruauté des méchans.

Rien ne s'opposeroit donc à ce qu'il fut le Corneille Blessebois de 1676.

Il n'y a à cela qu'une petite difficulté ; c'est cpi'il est probable que ce Corneille Blessebois n'a jamais nominativement existé cpie dans ses livres. Blesse-


PSEUDONYMIE DTN LUJELLISTE. 369

bois n'est guère qu'un attribut du nom âe ia cor- neille, comme Grolle et Croulebois, l'instinct des oiseaux à gros bec les portant à frapper violemment les branches et le tronc des arbres sui- lesfjxiels ils se reposent. Peut-on imaginer, d'ailleurs, (^pi'im homme , si déhonté qu'il fût , se soit permis d'attacher son nom tout entier aux polissonneries effrontées des OEuvres satiriques ? Enfin , le pré- tendu Corneille Blessebois nous donne plusieurs fois son initiale dans le Zombi : « Eh ! monsieur

«de C — , faites quelque chose pour moi » ,

page 22. «Non, non, monsieur de C , inter-

« rompit-elle brusquemeirt » , page 65. « Ne vous

(( j trompez point, monsieur de C », page i5g.

Il faudroit donc supposer qu'il s'appeloit M. de Corneille, et non pas M. Blessebois. Il j a une autre hypothèse à mettre à la place de celle-là, et j'avoue cjTi'elle me sourit beaucoup : l'honorable famille de Jean de Coras, de Toulouse, fut proscrite pour motif d'hérésie , après la cruelle exécution de cet excellent homme; le prédicant Coras, si mal- heureux en poésie, et si ridiculisé par Boileau, appartenoit à cette famille infortunée. Un de ses

parens ne seroit-il pas notice monsieur de C et

notre Corneille Blessebois? Il étoit tout-à-fait dans l'esprit du temps de jouer ainsi sur la traduction d'un nom latin , et cette idée devoit se présenter d'autant plus naturellement à l'esprit d'un Coras, (cm'ils avoient une corneille pour armoiries par=

24


370 PSEUDONYMIE D'UN LIBELLTSTE.

lantes. Je suis fort porté à croire (|u'on trouveroit aisément des preuves à l'appui de cette supposition, si l'on vouloit en chercher; mais il faut laisser quelque chose à faire aux heureux désoeuvrés qui ont assez de temps pour s'occuper de Blessebois et du Zonibi , et assez de solidité de jugem.ent pour reconnoître que , de toutes les cpiestions dans l'étude desquelles on peut user sa vie, il n'y en a point de plus utile et de plus raisonnable.


GRAMMAIRE PHILOSOPHIQUE. 371


XLIX.

Grammaire philosophique, lexicologie figurée. — Origine des excellens Rudimens de Lan grès.


Dialogue poor apprendre les Principes de la Langue latine, par Saint -Gir Lengrois. A Lengres , Jehan des Prcyz, 1690, in-4. , sign. A — M. iij , y compris le dernier feuillet, qui n'est pas signé.

C'est ici une édition princeps d'assez peu d'im- portance, car personne n'est fort jaloux de re- monter à Ja première édition d'un rudiment. Cependant, si l'on a égard au loni* succès de ces rudimens de Langres, qui ont, pendant deux siècles, si puissamment servi à l'enseignement de la langue latine , et qu'on n'a pas encore surpassés , ni pour l'ordre excellent de la méthode, ni pour la parfaite netteté des explications , on sera obligé de convenir que Saint-Gir étoit une espèce de grand homme qui ne mériteroit guère moins d'être consacré aux respects de la postérité, ([ue les in- noml^rables immortels dont nos journaux lui font hommage tous les ans. Cette petite ovation faite , et les motifs de ma reconnoissance pour le rudi- ment de Langres dûment expliqués, on ne me


372 GRAMMAIRE PHILOSOPHIQUE,

saura peut-être pas mauvais gi-é d'accorder quel- ques développemens à la partie de la méthode de Saint-Gir , qui ne s'est conservée ni dans les édi- tions suivantes de son livre , ni dans la pratique de l'enseignement; ce n'est certainement pas la moins curieuse.

Saint-Gir a intitulé son livre Dialogue, parce qu'il y met son élève Charles en scène et en action , non pas sous la forme sèche et disgracieuse des instructions catéchétiques , c'est-à-dire par de- mandes et par réponses , mais d'une manière pres- que dramaticjue, et propre à intéresser son esprit. L'instituteur même ou le pédant n'apparoit dans cette comédie qu'en qualité d'introducteur ou de maître des cérémonies. Il se garde bien d'y prendre un rôle magistral, et d'y régenter en barbacole. On me demandera sans doute quel est donc l'in- terlocuteur , ou quels sont les interlocuteurs suc- cessifs de Charles? Ce ne sont pas des hommes; ce sont des idées ; ce sont des abstractions humanisées et rendues vivantes , qui se nomment , qui se dis- cutent, qui s'expIicjTient , qui se développent, de sorte que l'étudiant, obligé de soutenir jusqu'à la fin cette lutte ingénieuse de la cuinosité avec l'in- struction, ne puisse briser l'entretien sans rester convaincu de son ignorance ou enrichi d'un nou- veau savoir. On conçoit combien cette charmante invention , cpii met l'intelligence aux prises avec la pensée, et qui la force à la saisir si elle ne veut


GRAMMAIRE PHILOSOPHIQUE. 378

céder devant elle, est supérieure à tant de mé- thodes que l'ignorance a prônées. Dans l'enseigne- ment mutuel, par exemple, qui est préférable à l'absence totale d'instruction , mais auquel tous les modes d'instruction possibles sont préférables , l'é- lève apprend un vice en apprenant une lettre; il n'est stimulé que parla vanité ; sa leçon est un duel. Dans le rudimient de Saint-Gir , l'élève contracte , au milieu de ses innocentes disputes, une habitude inappréciable. Il n'est stimulé que par le besoin de savoir; sa leçon est une conquête.

Au reste, ce que j'admire ici dans le rudiment de Saint-Gir ne fut pas conservé dans le rudiment de Langres, tel qu'il étoit encore enseigné de mon temps dans les petites écoles. On n'y trouve plus les entretiens naïfs de Charles avec monsieur le Nom, monsieur le Verbe, madame la Conjonction et madame la Préposition. 11 faut convenir que cela seroit par trop innocent pour les collèges; ce n'étoit pas non plus l'intention de Saint-Gir, cjni ne destinoit son livre qu'aux pères de famille (( qui « ne sont du tout ignorans », et qui se lassent d'entendre leurs enfans « japper un latin qu'ils c( n'entendent pas. » Parle procédé de Saint-Gir, qui lui livroit l'idée sans intermédiaire, l'enfant faisoit bien plus que d'acquérir une vaine teinture de la langue; il se l'identifioit , si l'on peut s'ex- primier ainsi , et ce qui n'est chez la plupart des étudians qu'un effort de mémoire stérile pour


374 EXCELLENT RUDIMENT

l'avenir, deveuoit sa propriété intime et iiidestruc-'

tible.

Ce n'est pas là que se bornoient les heureuses conceptions de Saint-Gir. Celle dont je viens de parler est tout-à-fait Baconienne. En voici une qu'il semble avoir dérobée d'avance à Leibnitz. Non seulement toutes les parties du discoui^s sont personnifiées dans son livre; elles y sont encore imagées j, ou représentées par des petites figures en bois fort naïvement faites , qui matérialisent la pensée, et la fixent dans l'esprit du jeune lecteur avec tous ses attributs. Il en est de même pour une foule d'idées de détail qui ont également leur portrait ou leur hiéroglyphe , et surprennent ainsi l'attention trop facile à distraire des enfans, par toutes les voies de l'intelligence. Personne n'ignore que l'immortel auteur du plan de la Caractéris- tique j, regardoit ce moyen comme un des élémens les plus précieux de l'enseignement. Je doute que Leibnitz ait connu Saint-Gir; il n'auroit pas manqué de lui rendre un témoignage honorable, et cet article de mes Mélanges seroit de trop.

Mais ce qu'il y a peut-être de plus extraordi- naire et de plus ingénieux dans la méthode de Saint-Gir, c'est d'en avoir rattaché tous les prin- cipes aux divisions de la main , dont la figure, très multipliée dans ce volume, lui donne au premier abord l'aspect d'un livre de chiromancie. « 11 fault (f dire à l'enfant, dit-il , que toutes les sciences du


DE LANGRES. 3^5

u monde sont comprises en sa main. » Et si l'on veut remarquer que la main de l'homme déployée, offre quatorze phalanges distinctes autour d'une aire ou table rase qui peut se doubler par la flexion, et que toutes les notions actives et posi- tives qu'on trouve à propos d'attacher à ces divi- sions, sont susceptibles d'être transportées au passif et au négatif, en les faisant passer de la droite à la gauche, on conviendra que cette chi- rotechnie est le nec plus ultra de la mnémonique. Tous les hommes savent compter par leurs doigts , et toutes les idées peuvent se classer comme les nombres. Observons en passant, non que le sys- tème décimal, composé sur le nombre des doigts de l'homme , est la plus naturelle des arithmétiques (une telle proposition est trop universellement reconnue, pour cpi'il soit nécessaire de la rappe- ler) , mais que l'arithmétique duodécimale ou le calcul par douzaine, étoit formé très naturelle- ment aussi du nombre des phalanges des quatre grands doigts du métacarpe. Je ne crois pas qu'au- cun peuple ait outre-passé cet étalon numéral.

U ne mancjne donc rien au rudiment de Saint- Gir pour exciter vivement l'intérêt d'un amateur. Ce n'est du moins pas la rareté. Je n'ai jamais ni vu, ni entendu citer un autre exemplaire.

Le Dialogue de Saint-Gir me rappelle un autre ouvrage du même genre, qui n'est guère moins rare, qui ne manque pas d'intérêt, et qui offre


376 EXCELLENT RUDIMENT

d'ailleurs d'autres motifs de curiosité. 11 est inti- tulé :

MéÛiode nouvelle et très exacte pour enseigner' et apprendre la Méthode de Despautcre. Paris, Jean Gaillard, 1649, in-8. , fig. XI, 54, et Tin feuillet pour le privilège.

11 faut y trouver un portrait du duc d'Anjou, fort nettement gravé par Jean Couvay d'Arles, qui a aussi exécuté les seize jolies planches à com- partimens dont ce volume est orné; Jean Couvay, dont les gravures sont estimées et peu com.munes , étoit frère de Louis Couvay, docteur en médecine, auteur de la Méthode nouvelle , et qui en a signé l'épitre dédicàtoire. Cette pièce est suivie d'une longue lettre laudative de Balesdens , à monsieur CouK>ay y sur sa nouvelle méthode d'apprendre le Despautère par signes y dont la lecture n'auroit laissé aucune espèce de doute aux biographes qui n'osent assurer que Louis et Jean étoient frères. (( (Les enfans), dit Balesdens, n'apprendi^ont pas (■< simplement ce que la gramimaire peut enseigner, (( miais encore par la cognoissance des figui^es que « monsieur vostre frère y a gravées si parfaite- ce ment, ils deviendront en quelque façon natura- « listes, peintres, géographes et philosophes. » Cet éloge est fort exagéré quant aux résultats de la méthode, mais cette méthode n'en est pas moins très ingénieuse. Ce qu'il y a d'embai-rassant dans l'étude des langues, ce sont les exceptions ou les


'DE LANGRES. 37-?

anomalies, et comme elles se réduisent à un petit nombre de mots, ce sont ces mots exceptiomiels que Louis Couvay s'est avisé d'imager , pour fixer dans la mémoire des étudians les noms qui se déro- boient aux règles générales. Tout le reste demeure classé sous quelques divisions positives et inva- riables. Cette combinaison n'exigeoit pas un pro- fond savoir, mais elle étoit fort spirituelle, et d'une application plus facile que celle de Leibnitz. Cui- que suiim.

Si on cherchoit bien, on reconnoîtroit qu'il n'y a pas une des choisir entre la France et l'Angleterre; mais celle- ci a le prix, et c'est chez elle cpie nous allons ra- masser pièce à pièce tous les élémens de nos insti-


SYSTEMES D'ORTHOGRAPHE. 38<)

Uitions. C'est cependant, de tous les peuples, celui qui s'éloii^ne de plus en plus de sa langue parlée dans sa langue écrite. Insistez sui^ la question , si vous voulez, mais ne l'étayez pas d'un argument faux, d'un argument à contre-sens, d'un argu- ment absurde. Il ne reste qu'un peuple vraiment libre sui' la terre, et il a quatre alphabets. L Toutefois, je veux supposer que nos langues écrites n'étant que la représentation des sons de nos langues parlées , et non pas l'expression figu- rée du sens, cette représentation ne sauroit être trop exacte. Il faut seulement qu'elle soit prati- cable , et que son perfectionnement n'entraîne pas plus d'inconvéniens qu'il ne promet d'utilité.

D'abord, pour rendre la langue écrite entière- ment conforme à la langue parlée , il faudroit ad- mettre qu'il y a une langue parlée établie , fixe , invariable , et que tout le monde prononce bien : or, c'est ce qu'il est diflicile de croire. 11 faudroit voir, si cette logocratie impossible s'établissoit , comment on feroit parler Montesquieu k Bor- deaux, et Gresset à Amiens. Imaginez-vous les Pensées de Pascal, ou les Jardins de Delille, im- primés, selon l'arbitre de sa prononciation, par un ouvrier de Clermont, d'Issoire ou d'Amillac. Le résultat inévitable d'mie pareille méthode seroit l'introduction de cent langues nouvelles dans la langue, et peut-être de davantage; car il n'y a pas un village de France, que dis-je? il n'y a pas un


3i)o SYSTÈMES D'ORTHOGRAPHE,

homme qui soit d'accord avec mi autre sur tous les faits de la prononciation. L'Académie n'a-t-elle pas été deux années en suspens sur la manière de prononcer un vers d'Octavien de Saint-Gelais, et ne saYons-nous pas de Mézeraj qu'à la fin de ce long débat, les Normands furent battus d'une seule Yoix? Une langue écrite qui représenteroit absolument la prononciation ne seroit plus une langue; ce seroit le chaos.

Voici qui est plus concluant. L'application exacte de la langue écrite à la langue parlée implique , on en conviendra, une condition essentielle : c'est que tous les sons de la langue parlée puissent être ex- primés dans la langue écrite ; autrement la traduc- tion est im.possible, l'écriture reste conventionnelle comme elle étoit auparavant, et le novateur sau- vage a inutilement violé l'usage et l'étymologie. Je ne m.e crois pas assez savant pour rien apprendre à des jeunes gens fort instruits, qui ont déclaré très hautement que la cpiestion soulevée étoit au- dessus de l'intelligence de tous les lecteurs , et qu'il ne convenoit qu'à eux de la juger sous tous ses aspects, et d'en déduire toutes les consécpiences : mais je prendrai la liberté de leur soumettre , pour ma propre instruction , la question que voici : Comm.ent peut-on faire une écriture phonogi^a- phique avec un alphabet cpii ne l'est pas? Quand ils mi'auront donné une réponse satisfaisante, j'en ferai part à mes lecteurs.


SYSTÈMES D'ORTHOGRAPHE. 391

En eiïèt, noire langue écrite possède vin^t- f[uatre signes, dont quatre parasites et faux. Reste à vingt.

Notre langue a au moins trente-cinq émissions vocales ou articulées. Nous écrivons cinq voyelles. Nous en avons quatorze , et même quinze , en y comprenant une voyelle normande (p.e la tradi- tion a conservée au théâtre. Il y a dans nos pro- vinces trois ou quatre consonnes, à ma connois- sance, que je n'ai vues dans aucun alphabet. Notre langue écrite ne peut donc représenter que la moi- tié des signes de notre langue parlée; et je n'ai rien dit des valeui^s prosodiques , qu'il n'est pas permis de négliger cpiand on s'occupe de phonographie. Notre écriture ne peut donc pas peindre la pro- nonciation.

Il y auroit un moyen d'obvier à cette difficulté. Ce seroit de faire un bon alphabet phonographicjiie, et cela n'est certainement pas difficile. Ramus et Baïf , les seuls hommes de cpielque talent cpii aient rêvé , jusqu'à nos jours , l'orthographe naturelle , étoient entrés franchement dans la question : ils avoient créé autant de caractères qu'il nous man- quoit de vocalisations et d'articulations écrites. Taillemont , Rambaud , et je ne sais quels autres néographes, en ont fait autant, parce que, tout inférieurs qu'ils étoient aux premiers en érudition et en capacité, ils comprirent qu'il falloit néces- sairement une nouvelle gramma tologie pour une


392 SYSTÈMES D'ORTHOGRAPHE.

nouvelle orthographe. Les systèmes de ces bonnes gens n'avoient d'ailleurs rien d'ouvertement offen- sif pour la littérature nationale. Elle venoit de naître, et il ne s'agissoit que de l'écrire. L'appli- cation de leiu's théories ne comproraettoit aucune règle, aucun monument; il n'y en avoit point. Elles excitèrent cependant l'indignation des véri- tables savans de l'époque. Les dernières lignes autographes de Montaigne contiennent une pro- testation énergique contre les innovations qui s'in- troduisoient dans l'impression des livres ; et Cicé- ron, si amoureux des archaïsm.es de la langue la- tine, n'a pas attaqué avec moins de véhémence celles qui commençoient à se répandi'e de son temps. C'est cpi'ils savoient, je le répète, qu'on ne fait pas plus une orthographe cju'une langue.

J'ai dit tout à l'heure ({u'il n'étoit pas difficile de créer un bon alphabet phonographique, et j'ajoute qu'il n'y a point d'écolier qui n'en puisse compo- ser un à son loisir. J'avois le mien à cjuatorze ans , et mon illustre maître, M. de \olney, me savoit gré d'avoir franchi quelques obstacles, auxquels sa bienveillance pour moi lui faisoit attacher une importance fort exagérée. Il est évident, et je le dis en toute humilité, que mon alphabet est fort supérieui^ à l'alphabet usuel , qui est exécrable , et que je serois, au besoin, le Thot ou le Cadmus de la réforme qu'on propose. Malheureusement, notre alphabet usuel est un fait, et il n'y a que des faits


SYSTÈMES D'ORTHOGRAPHE. SgS

ilans la science des lanj^ues; toutes les théories qui méconiioissent ce principe, la mienne expressé- ment comprise, sont du domaine de l'ignorance ou de la folie.

Cette discussion ne vaudroit guère la peine d'être poussée plvis loin, car elle aboutit à une solution si triomphante, qu'on perd son temps à Tentre- tenir; et cette solution, la voici : cela est absurde, parce que cela est impossible, et cpie cela ne sera jamais. Je ne dis point pourtant cpiun excellent alphabet , comme l'alphabet slave , ne soit pas un moyen puissant de civilisation. Nous avons appris depuis quelques années que les Russes , les Polo- nois, les Illjriens, portent dans nos études une aptitude particulière d'investigation, et que, dans quelc|ue langue qu'ils veuillent s'exprimer, on ne les distingue pas aisément des nationaux. Cela vient probablement de la perfection relative de leur al- phabet; mais ce n'est ni l'Académie impériale, ni le Journal grammatical de Pétersbourg, qui ont fait leur alphabet ; c'est le temps.

La réforme orthographicpie a été combattue dans un journal avec esprit, avec trop d'esprit peut-être , et surtout avec une animosité qui n'est pas des beaux jours de la littérature ; mais je crois (|ue les novateurs se sont trop pressés de triom- pher, en proclamant qu'on leur avoit abandonné le terrain de l'étymologie et de l'homographie. Si leur paradoxe avoit pu se soutenir jusque-là, ce


394 RÉPONSE AUX INVEJNTEURS

([lie je ne suppose pas, c'est là qu'il cesseroit d'être

cpielque chose.

« Tout le génie des langues est dans l'étymolo- (( gie. )) Ce n'est pas moi qui le dis, c'est Bacon. Otez aux mots traduits, et surtout aux mots com- posés, leurs signes générateurs; dépouillez -les de cet élément qui les nomme, qui les caractérise, et vous verrez ce cjui restera. Qu'est-ce cpie votre fisike? Une science étroite et sèche, ha phfsique dérive du souffle cpii anime le monde. Pauvres orthogi aphiers !

Avez-voiTs pensé , après cela , que l'étymologie étoit souvent ontologicpie , qu'elle suivoit la filia- tion, qu'elle servoit l'ordre des idées? Avez-vous imaginé cjii'elle ne fut jamais entrée pour rien , orthographicpement parlant, dans les combinai- sons du style? On vous en citera mille exemples dans Molière, dans La Fontaine, dans Montaigne, dans Rabelais. Croyez-vous qu'elle soit inutile aux études du médecin, de l'avocat, du chimiste, c'est- à-dire des hommes les plus essentiels de notre société?

Votre réforme se fait au nom de rintelligence humaine; c'est l'usage, et quiconque n'adhère pas à votre réforme est essentiellement stupide. J'y consens pour ma part; mais j'a\oue cjue je ne sais où les hommes studieux iront se prendre cpiand vous aui'ez brisé cette chaîne de l'étymologie, qui unit si merveilleusement les idées par la tradition


D'UNE RÉFORME ORTHOGRAPHIQUE. 3g5 des mots. Il n'y a pas un seul vocable étymolo- 4»iquenient orthographie qui ne fasse naître clans l'esprit l'idée très nette d'un fait littéraire, d'un fait historique, d'un fait moral; si vous lui enlevez cette valeur implicite , cette condition virtuelle du sens , vous avez tué l'âme de la parole, Y esprit qui anime le verbe : il ne vous reste qu'un cadavre.

Vous répondez à cela que ce n'est pas une opé- ration nouvelle dans l'usage des langues, et que le temps a introduit dans notre orthogi^aphe même une foule de modifications, à travers lesquelles ont disparu les traces de l'étjmologie. Il n'y a rien de plus vrai ; mais cette objection me rappelle celle d'un certain Grec que je trouvai un jour occupé à renverser des colonnes corinthiennes pour y scier des meules. « De tout temps, me dit-il , mes aïeux ont fait des m.euîes avec ces colonnes; et puis- qu'elles sont destinées à devenir meules, elles ne saui'oient l'être trop tôt. » Cet homme croyoit bien raisonner, et il le croit encore , car je ne lui répondis pas. C'étoit un barbare.

Mais ce n'est pas à vous , sans doute, (jrie j'aurois été obligé de dire que le but de l'architecture n'étoit pas de faire des meules. L'usage, qui est le suprême arbitre des langues, a modifié l'orthographe en la rapprochant sans cesse de la prononciation , autant que cela est praticable, je le répète, dans une langue dont la prononciation ne peut pas s'écrire, et l'usage auroit eu tort, s'il n'avoit pas toujours raison en


396 RÉPONSE AUX INVENTEURS

fait. L'usage n'est pas l'expression des doctrines de ([uelques gens de savoir; il se compose de l'habitude des majorités, et les majorités écrivent mal. Je conçois le noble zèle du philosophe c£ui s'efforce de les relever jusqu'à lui; je ne saurois partager l'ab- négation du grammairien qui abdique la gram- maire et l'alphabet poui^ descendi^e à leur niveau. Il n'y a , d'ailleurs , aucune espèce de mérite dans cette prétendue innovation , qui est tentée et re- nouvelée, depuis trois siècles, par tous les mauvais écrivains de la langue, et qui l'a été dix fois plus heureusem.ent qu'aujoiu d'hui ; il n'en résulte au- cune utilité pour le peuple , aucun avantage pro- gressif pour l'insti'uction. Donnez des écoles au peuple ; il faut que tout le monde sache écrire , mais il est peu nécessaire que tout le monde écrive avec l'exactitude de Lemare ou de Duvivier, et le moindi^e écolier trouvera bien votre orthographe tout seul. On vous a dit que votre cuisinière l'avoit inventée avant vous, et cela est plaisant, parce que cela est vrai.

Une belle langue à concevoir, ce seroit celle où la prononciation se seroit formée à coté de la langue écrite sans en modifier l'orthographe; et je crois que cela auroit pu arriver chez nous, si l'Académie Françoise avoit été instituée au seizième siècle, sous l'influence du génie d'un Rabelais, d'un Montaigne, d'un Amyot, d'un de Thon, d'un L'Hospital, d'un Passerai, d'un Pilhou, d'un Des-


D'UNE RÉFORME ORTHOGRAPHIQUE. 397 portes , etc. Ce seroit mie chose admirable , et iniicjiie chez les peuples de l'Occident, que ces deux interprètes de la pensée humaine , l'écriture et la parole, soeurs et non pas jumelles, analogiies et non pas cakpiées; la première, immobile et monu- mentale; la seconde , variée , flexible, inconstante; celle-ci pleine de grâce et de nouveauté , celle-là riche d'instruction solide et de notables enseigne- mens. Que font les esprits puissans de toutes les littératures qui finissent? ils vont rechercher les archaïsmes de la parole. C'étoit la sollicitude de Plutarque et celle de Cicéron , comme celle de Chatterton et d'Alfieri ; et c'est au moment où notre langue, rajeunie par une admirable école poéticjiie, s'efforce de renouveler ces archaïsmes précieux , c'est au moraient où elle aspire avec plus de succès que jamais à revivre encore dans les sou- venirs de son adolescence , c'est quand les presses des Didot et des Crapelet reproduisent pieusement les vénérables monumens de la poésie françoise et les naïves merveilles de nos chronic£ues, c'est alors qu'on nous propose de démolir pièce à pièce ce vieil édifice du langage , dont la conservation in- spire ailleurs tant d'intérêt et occupe tant de pensées ! Que dis-je ! tout le monde convient cpio les révolutions inévitalîles de l'orthographe ont déjà ravi aux quatre-vingt-dix-neuf centièmes de nos contemporains la jouissance des plus inesti- mables chefs-d'œuvre que la littérature françoise


398 RÉPONSE AUX INVENTEURS

ait produits, et voilà qii'une révolution arbitraire et spontanée viendroit nous enlever le reste! Le commun des lecteurs ne peut plus s'inspirer des délicieuses compositions de Marot; se nourrir des récits ingénus de Froissard, des réflexions solides de Comines; s'éclairer au flambeau de la sublime philosophie de Montaigne , parce que leur ortho- graphe n'est plus accessible à une histruction vul- gaire ; et on ose nous proposer de frapper tout à la fois de cette réprobation écrite , et Racine , et Boileau, et Fénelon , et Rousseau, et Bernardin de Saint-Pierre ! C'est achever le cercle vicieux de la civilisation , c'est ram.ener les peuples à la barbarie sous le prétexte des perfectionnemens ; et il est heureux cpie l'intelligence inconnue qui gouverne le monde littéraire , comme le monde physique et le monde moral , ait pourATi aux conséquences de cette dangereuse frénésie , en lui opposant cet argument sans réponse qu'on me permettra de rappeler : Cela est impossible, et cela ne sera jamais. J'ai dit tout à l'heui^e que c'étoit le mauvais usage qui modifioit l'orthographe, et que les hommes véritablem^ent éclairés d'une nation lui restoient fidèles , au contraire , tant qu'elle n'avoit pas subi l'épreuve du temps; c'est une chose très facile à vérifier dans ce qui reste des manuscrits de nos vrais classiques. Je garantis qu'il n'y en a pas un qui ne soit fort en arinère avec son imprimeur. J'ai eu occasion de feuilleté)' nombre d'autogi'aphes


D'UNE RÉFORME ORTHOGRAPHIQUE. 399 de Voltaire, et, à sa fausse diphthongue près, qu'il s'est rappelée quelquefois , ce néographe audacieux orthographioit comme le vieux Corneille. J'ai le bonheur de pouvoir lire cpielques lettres d'un homme éblouissant de talent et d'esprit qui m'ho- nore de son amitié , et qui a prêté à l'orthographe proposée l'autorité de son nom^ son orthogi\iphe habituelle est plus antiquée que la mienne. Je ne lui conseille pas d'en changer : on a tort de donner une torche à Omar, ([uand on tient une belle place dans la bibliothèque de Ptolémée.

Nos jeunes grammairiens ne sont pas plus heu- reux sur la question de l'homographie que sur celle de l'étjmographie , parce qu'ils n'ont pas pénétré au fond de leur doctrine, et cpi'ils se trouvent heui-eux d'en avoir écorcé les superficies. « Pourquoi l'étjmologie seroit-elle une règle? di- soient-ils tout à l'heure : vous la violez tous les jours dans l'orthographe. Pourquoi l'homographie seroit-elle un danger? disent-ils maintenant : vos dictionnaires en fouiniissent tant d'exemples ! . . . . » — C'est comme si l'on disoit : Votre langue a un très gi-ave inconvénient qui obscurcit le sens , qui embarrasse la phrase , qui multiplie les amphibo- logies et les équivocjxies, qui expose les étrangers aux plus lourdes erreurs, qui engendre une foule d'ineptes jeux de mots et de grossiers calembours, à la honte du goût et de la raison; mais cet incon- vénient bien constaté, nous avons le droit de le


4oo RÉPONSE AUX INVENTEURS

porter à sa dernière expression. Vous avez quelques centaines d'homographes, et c'est avec cela que vous êtes ridicules en Europe ; en voilà sept mille bien comptés cpii vous aideront h fixer les perfec- tionnemens de l'intelligence humaine. C'est ainsi cpie nous simplifions les langues.

Remarquez cependant que, poui- en venir là, il faut toujours supposer que nous sommes partis d'un alphabet cpii n'existe pas, pour exprimer dans une écriture cjui n'existe pas une prononciatiou qui n'existe pas, ou (pii n'est du moins pas fixée bien positivement; ainsi, toutes les difficultés sub- sistent dans les moyens , et nous attendons encore les résultats dans l'exécution. Nos Leibnitz n'ont pas perdu , comme moi , leur temps à les calculer, et je ne les suivrai pas à travers leurs innombrables théories, leurs innombrables erreurs; cela seroit trop aisé et trop long. Je ne puis cependant me dispenser d'en montrer quelque chose sous son vé- ritable jour dans un très petit noml^re d'exemples, en me réservant de multiplier ces exemples par la qriantité des objections qu'on m'opposera.

J'admets cpie ces messieurs ont reconnu 1'» des Grecs, adopté par Baïf, et auquel un roi de la première race ne put donner le droit de cité; j'ad- mets cpi'ils ont décidé entre Gattel, qui représente notre prétendue diphthongue oi par oa^ comme cela se fait à Blois et au théâtre; et Taillemont, (fui l'exprime par ne, comme on prononce à Lyon


D'UNE RÉFORME ORTHOGRAPHIQUE. 4oi et à Paris. J'admets , enfin , qu'ils sachent écrire ce premier des pronoms , et peut-être des mots , qui sonne si haut dans leur fière polémique , MOI ; je les trouve tellement avancés à ce degré de science, que j'ai un peu de honte d'avoir pensé qu'ils n'y viendroient jamais. Eh bien ! en leur accordant tous les élémens nécessaires h la fabrication d'un monosyllabe écrit , et ils ne les auront jamais , comment écriront-ils mois (mensis)f l'homonyme de leur pronom? Avec un signe final de liaison? mais ce signe sera faux au-devant des lettres con- sonnantes. — Sans le signe final de liaison? mais l'euphonie de la langue sera violée par un hiatus au-devant des lettres vocales. — Avec le signe ou sans le signe, suivant la position du mot? mais alors le mot sera double , et doubler n'est pas simplifier. Cette difficulté mérite qu'on y réflé- chisse, car elle s'applique à plus de soixante m^ille m^ots, tous les substantifs et tous les adjectifs que renferme le Dictionnaire.

Je connois trois marchands dont les enseignes se touchent ; tous les trois sont marchands de denrées homonymes , et non homographes , de poids (pondus) y de pois (pismn), de poix (pix). On voit avec quelle netteté ces différences sont conservées dans l'orthographe étymologique. 11 est vrai que le marchand de poids à peser se distin- guera facilem^ent par ce complément de sens de son voisin le marchand de poix à gluaux , qui

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4o2 RÉPONSE AUX INVENTEURS

n'aura pas besoin d'un artifice plus habile pour se distinguer de son voisin le marchand de pois à bouillir; mais il auia fallu trois membres de phrase pour remplacer trois lettres étymologiques. Il en faudra plus ou moins dans les périodes in- nombrables où le sens amène des homonymes ; et il est tellement de l'esprit de notre langue de jouer sur ces rencontres, c[u'on nous ôteroit une grande partie des traits les plus ingénieux de la comédie et de la satire , en imprimant nos vieux écrivains sous la dictée de nos jeunes réformateurs. Cette révolution n'atteindroit pas moins de la douzième partie des mots, et n'introduiroit guère que vingt ou trente mille battologies dans la langue écrite; heureusement cela ne sera pas, parce que cela ne se peut pas.

Cependant , ce n'est rien que tout cela ; on acquiert des forces en marchant quand on attaque une folie. Qui s'est jamais avisé que le son s'écrivit de quarante-trois manières en françois? Qui croiroit que ce son , que nous nous figurons par un simple signe de l'alphabet, représente en effet , à lui seul , seize à dix-sept valeurs difTérentes, qui n'auront plus qu'une expression ? Irréparable source de méprises, de rébus et de pléonasmes! Nous nous tirerons toujours de là avec la phrase explicative; mais quel bénéfice aurons-nous fait dans la science des langues? Nous venons de sacri- fier les antiquités de la nôtre à la réforme ortho-


D'UNE RÉFORME ORTHOGRAPHIQUE. 4o3 gi-aphicfiie , et voilà qu'elle exige le sacrifice de son sens et de sa propriété. Le mot devient une énignie, et l'explication une page. Rassurez-vous pourtant; cela ne vous coûte que la perte de tout ce qui a été écrit, de tout ce qui a été imprimé, de tous les monumens du génie , et de tous ceux de l'art divin qui a ressuscité la civilisation ; de cette imprimerie, la grande restitutrice du monde moral et intellec- tuel. De cpioi vous plaignez-vous?

Comme il faut être conséquent dans les théories quand on veut prouver qu'elles sont fondées sur la raison , si la prononciation reste l'unique règle de la langue , cette règle doit s'étendre à tous les mots écrits , et on n'a omis jusqu'ici dans leur nombre que deux ou trois cent mille substantifs, dont je pourrois au besoin porter le chiffre plus haut, car il est tout-à-fait arbitraire , celui des noms propres et des noms locaux. Je laisse à penser quelle confusion une pareille homographie porteroit dans Moréri et dans Vosgien, dans la statistique et dans l'état civil. Je connois cinq ou six manières com- munes d'écrire le nom d'Arnaud, qui, sous plu- sieurs de ses formes , est illustre dans notre litté- rature; elles seront réduites à une orthographe unique, qui n'est propre à aucune d'elles, et qui par conséquent ne représente le nom de personne. Qu'on ne me dise pas qu'il y auroit exception pour les noms propres et locaux, car on établiroit une exception bien plus large que la règle , et c'est une chose absurde en grammaire comme partout; il


4o4 RÉPONSE AUX INVENTEURS

est , d'ailleiu's , impossible de démontrer, dans un pays où l'on a mal à propos toléré le faux et ridi- cule axiome que les noms propres n'ont point d'orthogi'aplie , la nécessité de leur conserver une orthographe spéciale, opposée à l'orthographe com- mune. Il n'y a personne qui ne sache, d'ailleurs, que les noms propres sont tous fonnés d'un mot originel , caractéristique , et qui représente une chose ou une cjualité ; dans la moitié des mots de ce genre , cette origine est patente, et cette homo- nymie se lie à l'institution des armoiries parlantes, si instructive pour l'histoire. Comraient appren- driez-vous à l'homme simple qui adopte votre orthogi^aphe , que son nom parlant ne signifie plus ce qu'il a signifié, ou rpiil ne lui est pas permis d'en suivre le prototype dans ses révolutions or- thogi'aphicfues ? De là une épouvantable confusion dans l'orthographe nominale , et par conséquent dans l'état le plus précieux de la société.

Pour peu qu'on y réfléchisse maintenant, on verra ce que la nation gagneroit à cette innovation. Nous avons vu tout à l'heure qu'elle désapprendroit nécessairement de lire tous les classiques ; nous venons de voir qu'il n'y resteroit guère d'homme capable d écrire rationnellement son nom , et cpie ce seroit au détriment de ses intérêts de famille et de sa responsabilité sociale, qui tient souvent à l'identité d'un nom et à la modalité particulière d'une orthographe. Ajoutons qu'il y a peu de gloire pour l'étudiant à écrire comme tout le monde


D'UNE RÉFORME ORTHOGRAPHIQUE. 4o5

écrit; et que, sans ce motif d'émulation qui pro- duit l'aristocratie des écoles, il ne s'éleveroit jamais de supériorités morales. Quant aux supériorités littéraires , quant aux instructions mêmes qui pas- sent de très peu la portée la plus commune, quant à la connoissance des langues sur lesquelles la nôtre est fondée , on n'y a pas eu le moindre égard; on n'a pas pensé qu'il y eût quelcpie avan- tage pour un élève à reconnoître le nom barbare de Siseron dans le Cicero qu'il pourroit lire un jour, ou à distinguer, sous le masque impénétrable de Sirus et de Gzenofon, Xénophon et Cyrus. C'étoit cependant une délicatesse exquise de notre vieille orthographe, qui , en subissant le joug iné- vitable de la prononciation , avoit précieusement conservé tout ce qui attestoit ses étjmologies.

Il resteroit dix mille choses à dire sui' cette (juestion si c'en étoit une , et il n'y en a pas une qui ne valût mieux cpie ce que j'ai dit; avec une foible autorité dans cette matière, j'aru'ois pu m'ien tenir à cette solution monotone, mais décisive : Cela ne sera jamais , parce cjue cela ne peut pas être.

Ce que je ne renonce pas absolument à croire possible, c'est l'établissement d'une langue con- venue comme l'algèbre, qui ne sera certainement ni souple, ni oratoire, ni poétique, mais dont la construction peut être extrêmement exacte, l'enseignement extrêmement facile , et l'usage extrêmement commode , dans le petit nombre


4o6 RÉPONSE AUX INVENTEURS

d'applications auxquelles il faudra la restreindre , c'est-à-dire dans les communications les plus vul- gaires de la vie. J'ai déjà dit souvent que cette langue , qui pouiToit être beaucoup meilleure que celles de Dalgarno , de Wilkins , de l'Encyclopédie, et à lacpielle il seroit aisé d'appliquer un meilleiu^ alphabet que ceux de Baïf , de la Ramée , de Ram- baud, du bon curé Demoj, etc., etc., etc., n'exigeroit qu'une semaine de travail poiu* être composée, et qu'un jour poui' être apprise. Elle prêteroit une merveilleuse facilité aux investiga- tions du voyageur cosmopolite, cpii n'a pas eu le temps d'apprendre toutes les langues ; elle sup- pléeroit, pour l'homme jeté inopinément sur une terre étrangère , aux démonstrations équivoques du geste. Elle deviendroit, au besoin, l'algèbre du commerce; et comme aucun peuple ne seroit assez aveugle sur ses avantages pour lui refuser une place de quelques instans dans les élémens de l'éducation publique, elle finiroit peut-être par établir un lien de plus entre ces diverses familles de la même espèce qu'on appelle des nations. Ce n'est pas là un roman criant d'iuA^^aisemblance , car il semble, au premier abord, cpi'on pom^roit aisément pratiquer sur les masses ce qui s'opère sans effort sur les individus. Cependant, cela même ne s'est pas fait ; et , pour en revenir à mon triste refrain , cela même ne se fera peut-être jamais.

Je ne suis pas entré dans cette discussion sans un peu d'incpiiétude , d'abord parce que j'y voyois


D'UNE RÉFORME ORTHOGRAPHIQUE. 407 iiiclcs des noms que j aime, et auxquels j'ai bien peu de droits d'opposer le mien ; ensuite parce c[uc la polcmifpie de notre temps, inutilement tem- pérée par quelques plumes généreuses , reprend sous d'autres toute la violence et toute l'âcreté des temps pédantesques de Scaliger et de Scioppius. J'ai lu dans un jomnial que tout homme qui se refiisoit à la réforme orthographique étoit un homme de fange et de houe , dévoué à X obscuran- tisme. Les mots que je souligne sont textuels; mon coeur se souleveroit à l'idée d'employer les premiers en parlant d'un écrivain, et je ne me serois pas servi de l'autre, parce qu'il n'est pas françois. Si V obscurantisme est le système des ennem.is de la vérité et des lum.ières, je me suis étrangement trompé dans l'usage que j'ai fait de ma vie; mais faut-il appeler lumières, au sens moral , les flammes auxquelles on nous propose de livrer tous les livres imprimés en Europe, sans exception ; car on n'exi- gera pas de nous une double étude poui^ remonter aux mots dont nous aurons perdu la trace, et il faudra bien réimiprimer Fèdi'e pour les sixièmes , ïpoki^ate pour l'école de médecine, et sen Pol pour le séminaire. Va donc pour obscurantisme ; si ce n'est que j'aim^erois mieux obscurance ou ohscuration , qui ne sont pas françois non. plus , mais cpii prouveroient au moins qu'on a quelque idée de la manière dont les mots se formoienl en latin. --^ i*to «s


4o8 INTERPRÉTATION DES HIÉROGLYPHES.


LU.

Interprétation des Hiéroglyphes. — Recherches archéologiques et entomologiques sur le Scarabée sacré des Egj'ptiens, ses significations, ses attributs, ses espèces et ses variétés.


Î2POY AirOAAiîNOS ItpoyXuÇtitci. — Ori Apollinis de sacris notis et sculptiiris libri. Parisiis , Ken>er, i55i, in-8., X, 242, et un feuillet pour l'enseigne du libraire, qui repré- sente un terme.

Il n'y a pas beaucoup à dire sur ce petit livre , ([uand on a répété, d'après tous les bibliographes, qu'il est difficile à trouver, et que ses gravui^es en bois sont fort jolies. Aussi n'est-il désigné ici, suivant mon usage, que pour servir de texte ou de prétexte à une discussion que je n'aurai jamais occasion de placer ailleurs.

On a beaucoup parlé depuis quelques années de l'interprétation des hiéroglyphes, et j'entends même assui^er que certains sa vans les lisent assez couramment. Je ne me suis jamais inform.é des moyens dont ils usent pour cela , et je ne sais même s'ils ont publié la clef de cette curieuse découverte; mais s'ils ont attribué aux hiéroglyphes une valeur phonographique, et s'ils ont cru parvenir par eux


INTERPRÉTATION DES HIÉROGLYPHES. 4og à l'iiitellii^ence d'une langue parlée, j'avoue sincè- rement c{ue je n'ai rien compris jusqu'ici à la manière dont s'est formée l'écriture. Je m'imagine qu'elle n'a été au premier âge que la peinture de la pensée , comme la première écriture phonogra- phique a été d'abord l'expression du son complexe ou de la syllabe, et cpi'elle s'est simplifiée par la combinaison d'un certain nombre d'images don- nées t[ui se prétoient à la représentation d'un grand nombre de sens , comme l'autre par la figu- ration d'un certain nomlire de sons simples qui entrent en composition dans une multitude de sons radicaux. Ainsi, les peuples qui vivoient au temps de l'écriture réelle ou de l'idéographie, arrivèrent à l'hiéroglyphe, comme les peuples qui ont flori au temps de l'écriture syllabaire ou de la phonographie radicale, sont arrivés à la lettre. C'est donc, selon moi, une langue de pensées qu'il faut chercher derrière les hiéroglyphes , et non pas une langue explicite. Les témoignages unanimes de l'antiquité la présentent sous ce point de vue , et c'est ce cpii m'a fait penser autrefois qu'il falloit plus de tact et de discernement que d'érudition verbale pour en pénétrer le mystère. Je répète que je ne sais jusqu'à quel point il est dévoilé , et qu'en dernière analyse, je croirai volontiers les décow^reurs sur parole. Il n'y a pas à cela le moindre inconvénient.

La création du Musée Charles X fixa quelque


4io RECHERCHES SUR LE SCARABÉE SACRÉ temps l'attention, il y a trois ou quatre ans, sui* les antiquités égyptiennes. On vit quelcpies riches collections s'étaler comme en concurrence , et per- sonne n'a oublié dans ce nombre celle de M. Cail- laud. Je suis un peu honteux d'être obligé de convenir que toute la portée de ma science ne s'élevoit là qu'à la connoissance d'un chétif insecte, et c'est de cet insecte qu'il me reste à parler.

Le scarabée sacré est un des hiéroglyphes les plus multipliés de l'écriture monumentale. Il n'est pas moins abondant comime amulette ou comme m.om^ie, et c'est un fait très natuiel, car il exprime, suivant Orus Apollo, des idées qui, bien que fort imposantes, se reproduisent souvent; la naissance, le père, l'homme, le monde, le soleil, l'immorta- lité. Le scarabée sacré vaudroit donc la peine d'être reconnu par son nom véritable , et désigné par les caractères propres de son espèce , s'il consti- tuoit une espèce caractérisée. C'est ce que M. Cail- laud avoit entrepris , et sa découverte est , je crois , devenue classique en archéologie. Je n'ai certaine- ment aucun intérêt à en contester l'importance, mais on va voir qu'elle se réduit à bien peu de chose.

1°. L'insecte que M. Caillaud a rapporté de Nubie n'étoit pas totalement inconnu des mo- dernes, comme on l'a puljiié, et sa consécration hétérodoxe n'est pas même chose nouvelle. 11 en existoit un exemplaire dans le cabinet d'bert, et


DES ÉGYPTIENS. 4ii

le rapport frappant de sa stature avec celle de Vateuchus sacer de Fabricius, détermina ce savant méthodiste à lui imposer le surnom de prof anus. y oyez Sfstema Eleutheratorum , tome I, page 56, édition de 1801.

2°. Le passage d'Orus Apollo qui a déterminé l'hypothèse de M. Cailkud sur l'individualité spé- ciale du vrai scarabée sacré , ne me paroit pas concluant. Le voici dans la traduction de Récpiier : (( Cette espèce rayonnante est ressemblante au <f chat ; elle est consacrée au soleil , tant à cause (f des rayons cpii semblent sortir d'elle , que parce (( que la prunelle du chat, à laquelle elle ressemble, « change avec le cours diurne de cet astre , s'allon- « géant à son lever, devenant ronde vers son m.idi, « et si petite lorscju'il est près de se coucher, cju'elle M se réduit presque à rien. C'est en conséquence (f de tout cela que la statue du soleil dans Hélio-^ K polis, avoit la figure d'un chat. » Or, rien ne ressemble moins h un chat que Xateuchus profa- nus , et je ne sais ce que le prétendu Orus Apollo entendroit par les rayons qui sortent de lui, car c'est peut-être le plus mat des coléoptères à reflets métalliques. Ce qu'il y a de plus probable, c'est que le pédant cpii recueilloit avec peu de savoir ces bribes inintelligibles dans quelques manuscrits fort suspects , ne se comprenoit pas lui-même en écri- vant cette étrange définition , et cela lui est arrivé fort souvent.


4i?. RECHERCHES SUR LE SCARABÉE SACRE

3". La seconde autorité de M. Caillaud est celle cru'il tire des scarabées amulettes , parmi lesquels il s'en trouve quelques uns de dorés. De là cette conséquence : le scarabée sacré étoit donc doré. Mais il j a des scarabées amulettes , yerts , il y en a de bleus , il y fin a de rouges , il y en a de fauves , il y en a qui n'ont que la couleur naturelle à la terre du potier , et le plus grand nombre d'entre eux n'ont point d'analogues en couleurs parmi les espèces natiuTlles. 11 faut donc renoncer à cet argument, qui ne prouve rien parce (pi'il prouve- roit trop. Nos églises regorgent de saints dorés, et personne n'imagine cpie saint Roch ou saint Maclou ait eu la cuisse d'or de Pythagore.

4°. Si M. Caillaud avoit pris la peine de relire cet endroit d'Orus ApoUo, il y auroit vu qu'Orus Apollo lui-même étoit très contraire à la théorie du scarabée sacré individualisé dans une espèce , puisqu'il désignoit trois espèces fort distinctes de scarabées sacrés , ce qui , au point où nous sommes parvenus _, feroit perdre à la découverte dont il s'agit les deux tiers de son importance s'il lui en restoit encore. Récpiier observe naïvement là-dessus que Pline reconnoissoit plus de trois espèces de scarabées ; et il est prouvé par les hiéroglyphes , les amulettes et les momies, que les Égyptiens en avoient consacré plus de douze. Nous voilà bien loin du VÉRITABLE scarabée sacré.

La question étoit mal posée. Ce n'est pas une


DES ÉGYPTIENS. 4i3

couleur que les Égyptiens ont honorée clans la consécration de leur sublime emblème du sca- rabée; ce sont des faits d'observation qui expri- moient intelligiblement des croyances solennelles. Le scarabée sacré, suivant les Égyptiens, s'en- gendroit d'un seul être, ce qui est, dans toutes les théories religieuses des peuples, le signe du plus haut degré d'organisation. 11 n'étoit pas porté dans le ventre d'une femelle, et toutes les générations ([ui dévoient procéder de lui résidoient dans une masse qu'il rouloit avec puissance , d'abord de l'orient à l'occident , et puis de l'occident à l'orient, pour lui faire prendre la figure du m^onde ou celle du soleil. Ceci étoit un double emblème de la création , celle de tous les êtres par l'andro- gyne , et puis celle du globe , destiné à devenir à lui seul l'habitation de tous les êtres produits. On me dispensera de dire que c'étoit là de la mauvaise physique , de la détestable zoologie. Les plus hautes philosophies qui aient éclairé les peuples , se sont appuyées quelquefois sur des systèmes plus ab- surdes encore.

Le AŒRiTABLE scorobée sacré , ce n'est donc pas une espèce particulière, choisie en raison de sa ressemblance fort éloignée avec des animaux d'un autre genre, ou en raison de sa couleur; ce qui a été sanctifié en lui , c'est une faculté ou un habitus que possèdent en commun beaucoup d'espèces de


44 RECHERCHES SUR LE SCARABÉE SACRÉ scarabées , et qui consiste à enfermer leurs œufs dans une masse de matière stercorale roulée en boule , qu'ils conduisent sans de gi-ands efforts aux endroits les plus propres à favoriser le développe- ment de leurs larves , ou à leur fournir une retraite. Le scarabée sacré , c'est donc, quel qu'il soit, le scarabée orbwoh'C., et les Egyptiens en reconnois- soieut , comme je l'ai dit , une douzaine d'espèces qu'ils ont figui'ées en amulettes ou conservées en momies.

De tous les scarabées orbivolves, il n'y en a point de plus commun dans ces régions transmé- diterranées que Yateuchus sacer et Vateuchus lati- collis de Fabricius , qui ne diffèrent l'un de l'autre que par une particularité très sensible dans les amulettes; c'est que le premier a les élytres lisses , et tout au plus marqués de quelques points rares , tandis que l'autre le5 a régulièrement sillonnés. Ces deux espèces, que l'on voit perpétuellement occupées à rouler dans les sables un globe d'un noir opacjue , ont dû frapper les premières l'atten- tion du peuple , et prêter avant aucune autre , aux prêtres philosophes de ces âges poétiques , le sujet d'un de leurs emblèmes. C'est cette considération qui a déterminé les méthodistes à imposer au pre- mier des deux le nom de sacer ^ non comm.e indi- vidualité spéciale et absolue du scarabée sacré, mais comme son type le plus vulgaire. Il n'est pas


DES ÉGYPTIENS. 4iG

naturel de penser en effet que les Égyptiens soient allés recueillir bien loin d'eux un insecte très rare, pour figurer une idée cpi'il iraportoit de faire tomber sous les sens de tous les hommes, quand ils en avoient l'équivalent multiplié par millions sur les bords de leur fleuve, et sur les grèves de leur raier. Or, Yaieuchus profanus est peut-être l'espèce la plus rare de cette famille. L'exemplaire d'Isert ne venoit pas d'Egypte ; il venoit de la côte de Guinée.

Que si l'on objecte qu'il est naturel au peuple d'honorer et de diviniser les objets en raison de leur rareté, je répondrai que tel n'étoit pas du moins le caractère de la religion égyptienne, où tous les emblèm.es sont figurés sur les êtres les plus fréquens, et d'après les notions les plus répandues. Nos antiquaires n'ont pas été réduits à chercher au fond de la Nubie le type du chien, du chat, de la cigogne, de l'ibis et du crocodile.

Après ces deux espèces , il y en a dix autres , je le répète, qui ont offert le même caractère, ou aux- quelles on l'a attribué , et qui figurent parmi les momies et les amulettes. M. Passalaccjna n'avoit qu'un scarabée morme , qui étoit annoncé comme scarabée sacré. C'étoit la femelle du copiais emar- ginatus , qui est bien une espèce analogue aux ateuches , mais qui ne leur est pas congénère. Les scarabées momies du Musée Charles X que j'ai


4i6 RECHERCHES SUR LE SCARABÉE SACRÉ

vus jusqu'ici , sont des femelles de copiais emargi-

natus et de copris Junaris.

Les scarabées amulettes ditrèrent entre eux comm.e les scarabées chirographiés des hiérogly- phes, et comme les scarabées momies des tom- beaux. Le plus gi-and nombre offre des formes assez précises poiu' cpi'on puisse y reconnoitre dis- tinctem^ent l'espèce, car l'artiste égyptien se piquoit d'exactitude , et ses figui^es l'emportoient quelque- fois en précision sur celles des insectes factices si malheureusement inventés en Angleterre ou en Allemagne, à la honte de la science. Il est donc de toute évidence qu'il y avoit autant de scarabées sacrés reconnus en Egypte, (pi'il y a de figures diverses dans les amulettes; car il faudroit suppo- ser, pour établir le contraire, que leurs variétés sont le fruit d'un simple caprice de l'ouvrier, et c'est ce qui est insoutenable, puisque tous les caractères spéciaux ont été soigneusement con- servés dans ces fidèles imitations. Il n'y a pas de foible étudiant en entomologie, qui ne puisse re- connoitre dans les scarabées amulettes, outre ceux que j'ai nommés , Yateuchus pillularius , Yateu- chus flagellatus j Yateuchus vol<^ens , le geotrupes punctatus , et au moins un onitis. Les traits spé- cifiques sont si marqués , qu'Orus Apollo en a tiré par hasard une induction fort singulière cjui se trouve juste. « Cette espèce de scarabée, dit-il, en


DES ÉGYPTIENS. 417

(i parlant de sa première espèce des scarabées « sacrés y a trente doigts, symbole des trente jours a du mois , qxie le soleil- emploie à parcourir les « douze signes du zodiaque. » Orus Apollo est à coup sûr le premier écrivain qui ait remarqué que les insectes de cet ordre ont cinq articles aux tarses.

Une chose qu'il faut ajouter à propos du pre- mier scarabée sacré d'Orus Apollo , c'est que je n'oserois assurer que tous ceux que j'ai vus figurés en amulettes fussent orbivolves; mais on comprend qu'une grande analogie de configuration et d'habi- tudes ait trompé quelquefois la dévotion populaire, et que certaines consécrations ont pu être fondées sur des apparences. Cela n'est pas rare dans l'his- toire des idolâtries.

La seconde espèce d'Orus Apollo a deux cornes, et la ressemblance du Taureau. C'est bien le copris taurus de Linné, de Geoffroi, d'Olivier, de Fabri- cius, d'Illiger, de Panzer; et il n'est pas étonnant que les Égyptiens l'aient consacré à la lune ; car le croissant de la lune est pittoresquement exprimé par la fine découpure et le jeu mobile du cimier de son chaperon.

La dernière a une corne, et la figure de l'ibis. On aui'oit bien de la peine à trouver un coléop- tère de cette famille qui eût la figure de l'ibis. Je présume que le faux Orus Apollo a mal com-

27


4i8 SUR LE SCARABÉE SACRÉ DES ÉGYPTIENS, pris ses autorités, et qu'il a voulu parler d'un insecte dont la tête est armée d'une pointe longue, menue, un peu arquée comme le bec de l'ibis. Ce seroit le copris hmaiis, (pi'on rencontre frécpiem- ment en Egypte, et dont la femelle, cpie nous avons remarquée plusieurs fois parmi les momies , n'est pas moins commune sous la forme d'amulette. Ce troisième scarabée étoit consacré à Hermès.


FIN.


TABLE DES ARTICLES

CONTENUS DANS CE VOLUME.


I. — Page i a 32.

liiUTROpI Historié ROMANiE Lie. X. Lugd. Batai>. Elzevir , iSga, in-8. min.

Théorie complète des Editions Eizeviriennes , avec tous les renseignemens nécessaires pour les discerner.

II. — Page 33 a 39.

Renards de Samson. — Mâchoire d'Ane. — Corbeaux d'Eue. — Les Quatre Monarchies. — L'Antéchrist. ( Par Leib- nitz.) A Helmstedt , chez Henri Hessc, 170'j, in-8.

Découverte d'un Ouvrage françois de Leibnitz , mal à propos attribué à un autre auteur.

III. — Page 4» a 56.

Maranzakiniana. (Paris,) de l'imprimerie du Voitrsi y l'an i'j3o, in-24-

Analyse et description du plus rare des Ana. — De Jamet le jeune, et de ijuelqueA autres gens de lettres ou amateurs qui ont écrit sur les marges de leui'S livres.

IV. — Page 57 a 63.

Il MALMA^TILE RACQUiSTATO , di Pcrloue Zipoli , (Lorenzo Lippi.) Finaro, Tommasi, 1676, in-12.

Recherches sur l'édition originale, juscju'ici mal décrite, d'un classique italien. — Clef d'une post-face satirique de Cinelli, — Particularités biographiques.


420 TABLE DES ARTICLES.

V. — Page 64 a 76.

Opus Morlini, (et autres réimpressions, dites Collection de Carpn.) In-8.

Additions à toutes les Bibliographies curieuses et facétieuses. — Notes biographiques sur Caron.

VL — Page 77 a 89.

L'HippiADE, OU GoDEFROi ET LES Chevaliers , par César de Nostredame , ( Nostradamus. ) Ms. in-4.

Analyse d'un Poëme manuscrit du dix-septième siècle, très curieux pour l'histoire. — Extraits inédits de prose et de vers.

VIL — Page 90 a 96.

Les Soupers de Daphené et les Dortoirs de Lacédémone , (par Querlon.) Oxford, (Paris,) 1740 5 in-8.

Clef peu connue et fort augmentée de deux Pamphlets re- cherchés.

VIII. — Page 97 a 100.

Maximes morales et politiques tirées de Télémaque, par Louis— Auguste , Dauphin , ( Louis XVI . ) f^ersailles , de l'imprimerie du Dauphin, 1766, in-8. La Révolution prophétisée par Fénelon et par Louis XV.

IX. — Page ioi a 104.

Heures Paris , imprimées à Paris par Thielman Ken>er, i552, in-i2.

Vers inédits de Ronsard, et quelques recherches sur ses Amours.

X. — Page io5 a 118.

Les Saisons, poëme, par Saint-Lambert. Amsterdam, (Paris,) 1773, in-12.

Saint-Lambert critiqué par lloucher, extrait d'un Manuscrit


TABLE DES ARTICLES. 421

aulographe et inédit. — Lettres inédites de Sainl-Lambert à Ja marquise du Châtelet, et de Bernardin de Saint -Pierre à sa femme.

XL — Page 119 a laS.

Meditationes. — Thèses. — Dcbia philosophico-theologica. (A Theod. Lud. Lauio.) Freystadii, 1719, in-8. De Théod, Lau, et de son athéisme. — Note biographique. XIL — Page 124 a 127.

Les Véritables Prétieuses, (par Somaize.) Suwant la copie. (Hollande, Elzevir,) 1660, in-12.

Quelques progrès et quelques modifications de la Langue littéraire.

XIII. — Page 128 a 182.

L'Étymologie , ou Explication des Proverbes François, par Fleury de Bcllingen. La Haye, V^lacq, i656, petit in-8.

Sur les Façons de parler proverbiales , et sur quelques Livres qui en traitent.

XIV. — Page i33 a 137. -

.TuLiEN l'Apostat, ou Abrégé de sa Vie. 1688, in-12.

D'une supercherie de libraire, à l'occasion d'un volume rare.

XV. — Page i38 a 42.

La Tricarite, par C. de Tailleinont. Lyon, Temporal ,mr^,

, ■ Des Essais tentés , au seizième siècle , pour la réfornàe de l'Orthographe. ,,^ .^j^,^j^^ ..^^^ ^^

XVI. — Page 43 a 147.

Sette LiBRi DE Cathaloghi , ( d'Ortcnsio Lando.) Viiiegia^ Giolito , i552, in-8. '

Spécimen d'un Livre singulier, ou là Biographie est'rangéé par ordre de faits. — Quelques recherches sur Hoftensio Lando.


422 TABLE DES ARTICLES.

XVII. — Page 148 a 160.

ViRGiLLE VIRAI EN BoRGUiGNON, (par Dumay et Petit.) Dijon r de Fay, 1718, Ï719 et 1720, in-i2.

Des Patois, des Poésies patoises, et spécialement de celles qui ap]iartiennent à la Bourgogne et à la Franche-Comté.

XVIII. — Page i6i a 168.

Recueil mémorable d'aucuns cas merveilleux, par Manou- fillc. Paris, Dallicr, i564, in-8.

Sources peu connues d'une des plus belles Fables de La Fon- taine.

XIX. — Page 169 a 172.

DisPUTATio de Sdpposito, (aut. De Rodon, seii Guillard vcl Bruguier.) i645, in-8.

Livre long -temps fameux, restitué pour la première fois à son véritable auteur.

XX. — Page 178 a 177.

Ouvrage de Piété, de prose et de vers, par Desinarets. (A la Sphère,) 1680, in-12.

Éclaircissemens sur la plus belle et la plus célèbre des Impri- 'îneriès particulières.

XXI. '— '^PaGe' 178 A 182.

OEuvRES philosophiques. Démonstration de l'Existence de Dieu, par M. de Fénelon. Paris , Dclaidne , 17 18, in-12.

Du curé Meslier, de ses Manuscrits , et de leur authenticité relative.

XXII. — Page i83 a 186.

Langrognet aux Enfers, (par Talbert.) Afttiboiue, Pince /^<7/eifx, (en Suisse?) in-r2., fig. Histoire et description d'une Satire très rare.


TABLE DES ARTICLES 4^3

XXIII. — Page 187 a 194.

Les Moklaqces, par J. W. C. D. U. et R. (Jeanne Wynne, comtesse des Ursins et Rosemberg. ) (Venise,) 1788, in-8.

Rectifications de quelques méprises bibliographiques sur un Livre précieux. — Considérations sur les Poésies primitives. — Exemples tirés de la Littérature slave.

XXIV. — Page igS a 2o3.

Considérations politiques sur les Coups d'État , par G. N. P. (Gabriel Naudé Parisien.) Rome, (Paris,) lôSg, ija-4- Apologie pour Gabriel Naudé contre une accusation irréflé- chie, injustement perpétuée par les bibliographes. — ^Des vrais motifs de Gabriel Naudé dans ses Théories du Pouvoir absolu.

XXV. — Page 2o4 a 208.

Suite du Quatrième Livre de l'Odyssée d'Homère, (par Fé- nelon.) Paris, Barbin, 1699, in- 12.

De quelques Éditions curieuses du Télémaquc, et des parti- culai'ités qui les distinguent.

XXVI. — Page 209 a ^^iï^


L'Art de se rendre Heureux par les Songes , ( par Franc- klin?) Francfort, 174^» in-8.

De l'Onéirocritie, des Songes, et de quelques ouvrages qui en ti'aitent.

XXVn. — Page 2i3 a 218.

Traité des Animavls aiant AisLEs,^«r Baphin. Mont-Béliarl, 1593, in-8.

Quelques graves erreurs en Histoire naturelle, combattues depuis long-temps par les vrais savans. — Comment elles se sont étendues à tous les pays, et prolongées dans tous les âges.


4?.4 TABLE DES ARTICLES.

XXVin. — Page 219 a 222.

Les Amours pastorales de Daphnis et Chloé , traduites par Amyot. (Paris, Coustelier,) 1718, in-8. , fig. du Régenl.

Notice spéciale des Editions de Longus, dites du Régent.

XXIX. — Page 228 a 225.

A NT. Massae Gallesii de Origine et Rébus Faliscorum liber, et alia opuscula. Romae , Sanctius , i588, in -12.

Des Falisques, de quelques faits omis par les Biographes, et de la première édition des centons de Jul. Capilupi.

XXX. — Page 226 a 233.

Dévote Salutation aux membres sacrez du corps de la glo- rieuse Vierge Marie, par R. P. I. H., capucin. Paris, Hauleville, 1678, in-i6. Spécimen fort rare de l'ascétisme le plus ridicule.

XXXL — Page 234 * ^4^- Mirabilis liber. (Paris,) absq. ann., in-8. f-'p'-jl»'

De quelques Prédictions qui se sont réalisées, et, en général, des Ouvrages qui traitent de l'Art de prédire , ou qui annoncent les événemens futurs.

XXXIL — Page 243 a 248.

La SisxTEssENCE diallactique et potentielle, de Dcmons. Paris, Preuosteaii, iSgS, in-8. Des Livres qui ont été composés par des Fous.

XXXin. — Page 249 a 259. , .

Les Vaude vires, ^or Olii-ier Basselin. Vire, 181 1, in-8.

D'un Ouvrage éminemment national, et quelques observa- tions à ce sujet sur l'orthographe des chansons.


TABLE DES ARTICLES. 425

XXXIV. — Page 260 a 267.

Etrenes de Poézie fransoeze , par Baïf. Paris, Diwal , i574, in-4.

Nouvelles Recherches sur les tentatives faites au seizième siècle pom- réformer l'Orthographe, et sur celles qui ont eu pour objet de fixer la prosodie ou de changer le rhythme.

XXXV. — Page 268 a 284.

Ars signorum vdlgo character universalis , autkore Geo. Dalgarno. Lonclini, Hajes , 1661 , in-8. min.

De la Langue universelle ou caractéristique, et de ses véri- tables Inventeurs.

XXXVI. — Page 286 a 289.

Lectionum Bibliothecarium memorabilium syntagma , édita a Rud. Capello. Hamhurgi , Wolf, 1682, in-12. Curiosités bibliographiques.

XXXVII. — Page 290 a 294.

Pétri Picherelli Opuscula theologica. Lugd. Bafaf. Elze- uir, 1629, in-12.

D'un Hétérodoxe catholique qui s'est rapproché des idées de la Réforme.

XXXVIII. — Page 29$ a 3o4.

Les Bucoliques de Virgile , traduites en vers français par Ch. Millei^oje. Paris, Nicolle, 1809, in-12.

Système de travail de MiUevoye. — Comparaison critique de ses Editions. — Notes biographiques.

XXXIX. — Page 3o5 a 309.

Réflexions sur les Sentimens agréables, (par Levesque de V ovàMy .) Montbrillant , 1742, in-8.

Notions nouvelles sur la moins connue des Imprimeries par- ticulières.


47.6 TABLE DES ARTICLES.

-ri 7 ' :

XL. — Page 3io a 3i8.

Traittez des Langues estrangeres, de leurs alphabets et DES Chiffres, par Colletet. Paris , Promé, 1660, in-4-

De l'Art d'exprimer les idées par des signes secrets. — Do- cumens sur ua Atrtenr estimable que la satire a flétri.

XLI. — Page 819 a 822.

Fragmens d'Institutions républicaines, par Saint- Just. Paris, Fayolle , in-8.

Histoire d'un Livre de Saint- Just, devenu introtrvable. — Quelques traits de l'éloquence de ce Tribun.

XLII. — Page 828 a 826.

Edom , ou LES Colonies idvméanes , par Pierre le Loyer. Paris , Bi>on, 1620, in-8. Folies étymologiques. Antiquités de l'Anjou.

XLIII. — Page 827 a 83o.

OEuvres diverses d'un Auteur de sept ans , ( sans nom de lieu et sans date.) In-4.

"Vers mal à propos attribués à Racine par un savant éditeur. — Vers légitimement restitués à Racine, sur la foi de sa si- gnature.

XLIV. — Page 38 i a 835.

Prédictions tirées des Centuries de Nostradamus. (Sans nom de lieu,) i6'j3, in-12.

Médailles satiriques de Hollande, connues en France par la maladresse d'un flatteur. — La plus extravagante des Prophé- ties de Nostradamus, alléguée après plus d'un siècle, et vérifiée depuis, au bout de quarante-deux ans.


TABLE DES ARTICLES. 42^

XLV. — Page 336 a 355.

Elementale introductorium in ideoma graecanicvm. Erphor- diae , i5oi, in-4.

Application du Système de Dupuis à toutes les Théories scientifiques , en commençant par l' Alphabet. — Théogram- matologie, ou du Langage et des Lettres, dans leurs rapports avec les croyances religieuses de tous les peuples.

XLVI. — Page 356 a 36i.

Les Soupirs de la France esclave , qm aspire après la Liberté. 1690, in-4.

Les Doléances des Provinces , antérieures de cent ans à l'année de la Révolution , et jour pour jour à l'époque culminante de son triomphe.

XLVIL — Page 362 a 365.

Nouvelle Fabrique des excellents Traits de Vérité. In-12.

Monographie d'un Livre facétieux très rare et très piquant, dont les éditions originales ont presque entièrement disparu.

XLVin. — Page 366 a 370.

Le Zombi du Grand-Pérou. Imprimé le \^ février 1697, in-12.

Imprimerie clandestine des Colonies françoises au dix-sep- tième siècle, fait nouveau dans l'histoire de la Typographie. — Pseudonymie d'un Libelliste fort connu des Biblioraanes.

XLIX. — Page 371 a 378.

Dialogue pour apprendre les Principes de la Langue latine, par Saint-Gir. Lengres , 1590, in-4.

Grammaire philosophique , lexicologie figurée. — Origine des excellens Rudimens de Langres.


4?.8 TABLE DES ARTICLES.

L. — Page 3'j9 a 385.

Oppiancs de Venatione. Lugd. Bataç'., iSgy, in-8. — Adagia GRAECORUM. Antuerpiae, 1612, in-4- — Lucani Pharsalta. Lugd. Batav., 1626, in-8.

Des Livres annotés en manuscrit par des Savans, et spéciale- ment de Guiet et de Lohier.

LI. _ Page 386 a 407.

Grammaire de la Ramée. Paris, André TVechel , 1572. — Et autres ouvrages, in-8.

Des différens Systèmes d'Orthographe et de Prononciation. — Réponse aux prétendus Inventeurs d'une Réforme ortho- graphique.

LIT. — Page 4o8 a 4i8.

fîPOY AIIOAAÎÎNOS ItpoyXvÇiKU. — Ori ApoLLiNis de sacris notis et sculpturis libri. Parisiis , Kerv>er, i55i, in-8.

Interprétation des Hiéroglyphes. — Recherches archéolo- giques et entomologiques sur le Scarabée sacré des Egyptiens, ses significations, ses attributs, ses espèces et ses variétés.


FIN de la table.



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