Letter on the Deaf and Dumb  

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Letter on the Deaf and Dumb, for the Use of those who hear and speak (French: Lettre sur les sourds et muets a l'usage de ceux qui entendent et qui parlent) is a work by Denis Diderot containing a psychological investigation on the deaf-mute. It was published in 1751. It was meant to be a companion volume to Diderot's Letter on the Blind.

Contents

Content

The book consists of an enquiry into the method of communication used by deaf-mutes, and seeks to shed light on the origin of language by observing the gestures, and response to gestures, of deaf-mutes.

It is also a criticism of Les Beaux-Arts réduits à un même principe by Charles Batteux and a defense of medium specificity.

"Diderot used to call Batteux's book a headless book, because after he had reduced all the fine arts to a single principle that of imitating the beauty of nature, he never explained what the beauty of nature consisted in."[1]

The main question in this essay is "why is it that what appeals to our imagination in poetry will not please our eyes when painted?"

Full text in French[2]

LETTRE

SUR LES SOURDS ET MUETS


K L OS AG E


DE CEUX QUI ENTENDENT ET QUI PARLENT

Où l'on traite de l'origine des inversions, de l'harmonie du style, du sublime de situation, de quelques avantages de la langue française sur la plupart des langues anciennes et modernes, et, par occasion, de l'expression particulière aux beaux-arts.


Je n'ai point eu dessein, monsieur, de me faire honneur de vos recherches, el vous pouvez revendiquer dans cette lettre tout ce qui vous conviendra. S'il est arrivé à mes idées d'être voisines des vôtres, c'est comme au lierre à qui il arrive quel- quefois de mêler sa feuille à celle du chêne. J'aurais pu m'adres- ser à M. l'abbé de Condillac, ou à M. du Marsais, car ils ont aussi traité la matière des inversions : mais vous vous êtes offert le premier à ma pensée; et je me suis accommodé de vous, bien persuadé que cette fois-ci le public ne prendrait point une rencontre heureuse pour une préférence. La seule crainte que j'aie, c'est celle de vous distraire, et de vous ravir des instants que vous donnez sans doute h l'étude de la philosophie, et que vous lui devez.

Pour bien traiter la matière des inversions, je crois qu'il est h propos d'examiner comment les langues se sont formées. Les objets sensibles ont les premiers frappé les sens; et ceux qui réunissaient plusieurs qualités sensibles à la fois ont été les pre- miers nommés : ce sont les différents individus qui composent cet univers. On a ensuite distingué les qualités sensibles les unes des autres ; on leur a donné des noms : ce sont la plupart des adjectifs. Enfin, abstraction faite de ces qualités sensibles,


350 LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

on a trouvé ou cru trouver quelque chose de commun clans tous ces individus, comme l'impénétrabilité, l'étendue, la couleur, la figure, etc.; et l'on a formé les noms métaphysiques et géné- raux, et presque tous les substantifs. Peu à peu on s'est accou- tumé à croire que ces noms représentaient des êtres réels; on a regardé les qualités sensibles comme de simples accidents, et l'on s'est imaginé que l'adjectif était réellement subordonné au substantif, quoique le substantif ne soit proprement rien, et que Yadjectif soit tout. Qu'on vous demande ce que c'est qu'un corps, vous répondrez que c'est une substance étendue, impéné- trable, figurée ', colorée et mobile. Mais ôtez de cette définition tous les adjectifs, que restera-t-il pour cet être imaginaire que vous appelez substance? Si on voulaif ranger dans la même défi- nition les termes, suivant l'ordre naturel, on dirait colorée, figurée, étendue, impénétrable, mobile, substance. C'est dans cet ordre que les différentes qualités des portions de la matière affecteraient, ce me semble, un homme qui verrait un corps pour la première fois. L'œil serait frappé d'abord de la figure, de la couleur et de l'étendue ; le toucher, s'approchant ensuite du corps, en découvrirait l'impénétrabilité; et la vue et le tou- cher s'assureraient de la mobilité. Il n'y aurait donc point d'in- version dans cette définition ; et il y en a une dans celle que nous avons donnée d'abord. De là. il résulte que, si on veul soutenir qu'il n'y a point d'inversion en français, ou du moins qu'elle y est beaucoup plus rare que dans les langues savantes, on peut le soutenir tout au plus dans ce sens, que nos construc- tions sont pour la plupart uniformes: que le substantif y est toujours ou presque toujours placé avant l'adjectif; et le verbe, entre deux : car si on examine cette question en elle-même; savoir si l'adjectif doit être placé devant ou après le substantif, on trouvera que nous renversons souvenl l'ordre naturel des idées : l'exemple que je viens d'apporter en esl une preuve.

Je dis ['ordre naturel des idées; car il faut distinguer ici V ordre naturel d'avec Yordre d'institution, et, pour ainsi dire, l'ordre scientifique: celui des vues de l'esprit, lorsque la langue fut tout a faii formée.

Les adjectifs représentant, pour l'ordinaire, les qualités sen- sibles, sont les premiers dans l'ordre naturel des idées; mais pour un philosophe, ou plutôt pour bien des philosophes qui


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se sont accoutumés à regarder les substantifs abstraits comme des êtres réels, ces substantifs marchent les premiers dans l'ordre scientifique, étant, selon leur façon de parler, le support ou le soutien des adjectifs. Ainsi, des deux définitions du corps que nous avons données, la première suit l'ordre scientifique, ou d'institution ; la seconde, l'ordre naturel.

De là on pourrait tirer une conséquence; c'est que nous sommes peut-être redevables à la philosophie péripatéticienne, qui a réalisé tous les êtres généraux et métaphysiques, de n'avoir presque plus clans notre langue de ce que nous appelons des inversions dans les langues anciennes. En effet, nos auteurs gaulois en ont beaucoup plus que nous ; et cette philosophie a régné, tandis que notre langue se perfectionnait sous Louis XIII et sous Louis XIV. Les Anciens, qui généralisaient moins, et qui étudiaient plus la nature en détail et par individus, avaient dans leur langue une marche moins monotone; et peut-être le mot d'inversion eût-il été fort étrange pour eux. Vous ne m'ob- jecterez point ici, monsieur, que la philosophie péripatéticienne est celle d'Aristote, et par conséquent d'une partie des Anciens; car vous apprendrez, sans doute, à vos disciples que notre péripatétisme était bien différent de celui d'Aristote.

Mais il n'est peut-être pas nécessaire de remonter à la nais- sance du monde et à l'origine du langage, pour expliquer com- ment les inversions se sont introduites et conservées dans les langues. Il suffirait, je crois, de se transporter en idée chez un peuple étranger dont on ignorerait la langue ; ou, ce qui revient presque au même, on pourrait employer un homme qui, s'in- terdisant l'usage des sons articulés, tâcherait de s'exprimer par gestes.

Cet homme, n'ayant aucune difficulté sur les questions qu'on lui proposerait, n'en serait que plus propre aux expériences ; et l'on n'en inférerait que plus sûrement de la succession de ses gestes, quel est l'ordre d'idées qui aurait paru le meilleur aux premiers hommes pour se communiquer leurs pensées par gestes, et quel est celui dans lequel ils auraient pu inventer les signes oratoires.

Au reste, j'observerais de donner à mon Muet de convention tout le temps de composer sa réponse; et quant aux questions, je ne manquerais pas d'y insérer les idées dont je serais le plus


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curieux de connaître l'expression par geste et le sort dans une pareille langue. Ne serait-ce pas une chose, sinon utile, du moins amusante, que de multiplier les essais sur les mêmes idées, et que de proposer les mêmes questions à plusieurs per- sonnes en même temps? Pour moi, il me semble qu'un -philoso- phe qui s'exercerait de cette manière avec quelques-uns de ses amis, bons esprits et bons logiciens, ne perdrait pas entièrement son temps. Quelque^Aristophane en ferait, sans doute, une scène excellente; mais qu'importe? on se dirait à soi-même ce que Zenon disait à son prosélyte : et <pi>.OGO<ptaç èxtôupt;, icopaGxeua- "(oO aÙToÔèv, wç )taTaye>.aÔyicop-svoç, wç, etc. Si tu veux être phi- losophe, attends-toi à être tourné en ridicule. La belle maxime, Monsieur! et qu'elle serait bien capable de mettre au-dessus des discours des hommes et de toutes considérations frivoles, des aines moins courageuses encore que les nôtres!

Il ne faut pas que vous confondiez l'exercice que je vous propose ici avec la pantomime ordinaire. Rendre une action, ou rendre un discours par des gestes, ce sont deux versions fort différentes. Je ne doute guère qu'il n'y eût des inversions dans celles de nos muets, que chacun d'eux n'eût son style, et que les inversions n'y missent des différences aussi marquées que • celles qu'on rencontre dans les anciens auteurs grecs et latins. Mais comme le style qu'on a est toujours celui qu'on juge le meilleur, la conversation qui suivrait les expériences ne pour- rait qu'être très-philosophique et très-vive; car tous nos muets de convention seraient obligés, quand on leur restituerait l'usage de la parole, de justifier, non-seulement leur expression, mais encore la préférence qu'ils auraient donnée, dans l'ordre de leurs gestes, à telle ou telle idée.

Cette réflexion, Monsieur, me conduit à une autre: elle esl un peu éloignée de la matière que je traite; mais, dans une lettre, les écarts sont permis, surtout lorsqu'ils peuvem conduire à des Mies utiles. Mon idée serait donc de décomposer, pour ainsi dire, un homme, et de considérer ce qu'il tient de chacun des sens qu'il possède. Je me souviens d'a\oir été quelquefois occupé de cette espèce d'anatomie métaphysique; et je trouvais que, de tous les sens, l'œil était le plus superficiel; l'oreille, le plus orgueilleux; l'odorat, le plus voluptueux; le goût, le plus superstitieux et le plus inconstant; le toucher, le plus profond


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el le plus philosophe. Ce serait, à mon avis, une société plai- sante, que celle de cinq personnes donl chacune n'anraii qu'un sens; il n'\ a pas de doute que ces gens-là ne se traitassenl tous d'insensés; et je nous laisse à penser avec quel fondement. C'esl là pourtant une image de ce qui arrive à tout momenl dans le monde : on n'a qu'un sens, et l'on juge de tout. Au reste, il y a mie observation singulière à faire- sur cette société de cinq personnes dont chacune ne jouirait que d'un sens; c'est que, par la faculté qu'elles auraient d'abstraire, elles pourraient toutes être géomètres, s'entendre à merveille, et ne s'entendre qu'en géométrie. Mais je reviens à nos muets de convention, et aux questions dont on leur demanderait la réponse.

Si ces questions étaient de nature à en permettre plus d'un:', il arriverait presque nécessairement qu'un des muets en ferait une, un autre muet une autre; et que la comparaison de leurs discours serait, sinon impossible, du moins difficile. Cet incon- vénient m'a fait imaginer qu'au lieu de proposer une question, peut-être vaudrait-il mieux proposer un discours à traduire du français en gestes. Il ne faudrait pas manquer d'interdire l'el- lipse aux traducteurs, la langue des gestes n'est déjà pas trop claire, sans augmenter encore son laconisme par l'usage de cette ligure. On conçoit, aux efforts que font les sourds et muets de naissance pour se rendre intelligibles, qu'ils expriment tout ce qu'ils peuvent exprimer. Je recommanderais donc à nos muets de convention de les imiter, et de ne former, autant qu'ils le pourraient, aucune phrase où le sujet et l'attribut avec toutes leurs dépendances ne fussent énoncés. En un mot, ils ne seraient libres que sur l'ordre qu'ils jugeraient à propos de donner aux idées, ou plutôt aux gestes qu'ils emploieraient pour les repré- senter.

Mais il me vient un scrupule. C'est que, les pensées s'offrant à notre esprit, je ne sais par quel mécanisme, à peu près sous la forme qu'elles auront dans le discours, et, pour ainsi dire, tout habillées, il y aurait à craindre que ce phénomène parti- culier ne gênât le geste de nos muets de convention; qu'ils ne succombassent à une tentation qui entraîne presque tous ceux qui écrivent dans une autre langue que la leur, la tentation de modeler l'arrangement de leurs signes sur l'arrangement des signes de la langue qui leur est habituelle; et que, de même I. Î3


33Zi LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

que nos meilleurs latinistes modernes, sans nous en excepter ni l'un ni l'autre, tombent dans des tours français, la construc- tion de nos muets ne fût pas la vraie construction d'un homme qui n'aurait jamais eu aucune notion de langue. Qu'en pensez- vous, monsieur? cel incoin «'nient serait peut-être moins fré- quent que je ne l'imagine, si nos muets de convention étaient plus philosophes que rhéteurs; mais, en tout cas, on pourrait s'adresser à un sourd et muet de naissance.

Il vous paraîtra singulier, sans doute, qu'on vous renvoie à celui que la nature a privé de la faculté d'entendre et de par- ler, pour en obtenir les véritables notions de la formation du langage. Mais considérez, je vous prie, que l'ignorance est moins éloignée de la vérité que le préjugé; et qu'un sourd et muet de naissance est sans préjugé sur la manière de communiquer la pensée; que les inversions n'ont point passé d'une autre langue dans la sienne; que s'il en emploie, c'est la nature seule qui les lui. suggère; et qu'il est une image très-approchée de ces hommes fictifs qui, n'ayant aucun signe d'institution, peu de perceptions, presque point de mémoire, pourraient passer aisément pour des animaux à deux pieds ou à quatre.

Je peux vous assurer, monsieur, qu'une pareille traduction ferait beaucoup d'honneur, quand elle ne serait guère meilleure que la plupart de celles qu'on nous a données depuis quelque temps. 11 ne s'agirait pas seulement ici d'avoir bien saisi le sens et la pensée; il faudrait encore que l'ordre des signes de la traduction correspondît fidèlement à l'ordre desgesie-, de l'ori- ginal. Cet essai demanderait un philosophe qui sût interroger son auteur, entendre sa réponse, et la rendre avec exactitude; mais la philosophie ne s'acquiert pas en un jour.

11 faut avouer cependant que l'une de ces choses faciliterait beaucoup les autres; et que, la question étanl donnée avec une exposition précise des gestes qui composeraient la réponse, on parviendrait à substituer aux gestes à peu près leur équivalent en mots; je dis à peu près, parce qu'il y a des gestes sublimes que toute l'éloquence oratoire ne rendra jamais. Tel esl celui fie Macbeth dans la tragédie de Shakespeare. La somnambule Macbeth s'avance en silence (acte V, scène i), et les yeux fer- més, sur la scène, imitant l'action d'une personne qui se lave les main-, comme si les siennes eurent encore été teintes du


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sang de son roi qu'elle avait égorgé il y avait plus de vingt ans. Je ne sais rien de si pathétique en discours que le silence et le mouvement des mains de cette femme 1 . Quelle image du remords!

La manière dont une autre femme annonça la mort à son époux incertain de son sort, est encore une de ces représen- tations dont l'énergie du langage oral n'approche pas. Elle se transporta, avec son fils entre ses bras, dans un endroit de la campagne où son mari pouvait l'apercevoir de la tour où il était renfermé; et après s'être fixé le visage pendant quelque temps du côté de la tour, elle prit une poignée de terre qu'elle répan- dit en croix sur le corps de son fils qu'elle avait étendu à ses pieds. Son mari comprit le signe, et se laissa mourir de faim. On oublie la pensée la plus sublime; mais ces traits ne s'effacent point. Que de réflexions ne pourrais-je ! pas faire ici, monsieur, sur le sublime de situation, si elles ne me jetaient pas trop hors de mon sujet.

On a fort admiré, et avec justice, un grand nombre de beaux vers dans la magnifique scène d'Héraclius, ou Phocas ignore lequel des deux princes est son fils. Pour moi, l'endroit de cette scène que je préfère à tout le reste, est celui où le tyran se tourne successivement vers les deux princes en les appelant du nom de son fils, et où les deux princes restent froids et immobiles.

Martian! à ce mot aucun ne veut répondre.

Corneille, Héraclius, acte iv, scène iv.

Voilà ce que le papier ne peut jamais rendre; voilà où le geste triomphe du discours!

Epaminondas, à la bataille de Mantinée, est percé d'un trait mortel; les médecins déclarent qu'il expirera dès qu'on arra- chera le trait de son corps : il demande où est son bouclier; c'était un déshonneur de le perdre dans le combat; on le lui apporte; il arrache le trait lui-même. Dans la sublime scène qui termine la tragédie de Rodogwie, le moment le plus théâtral est, sans contredit, celui où Antiochus porte la coupe à ses

1. On voit déjà ici poindre les idées qui inspireront Diderot lorsqu'il s'occupera, lui aussi, de l'art dramatique. Il est le premier qui ait compris Shakespeare, que Voltaire appelait un sauvage ivre.


356 LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

lèvres, et où Timagène entre sur la scène, en criant : Ah! sei- gneur! (acte V, scène iv.) Quelle foule d'idées et de sentiments ce geste et ce mot ne font-ils pas éprouver à la fois! Mais je m'écarte toujours. Je reviens donc au sourd et muet de nais- sance. J'en connais un dont on pourrait se servir d'autant plus utilement, qu'il ne manque pas d'esprit, et qu'il a le geste expressif, comme vous allez voir.

Je jouais un jour aux échecs, et le muet me regardait jouer; mon adversaire me réduisit dans une position embarrassante; le muet s'en aperçut a merveille; et, croyant la partie perdue, il ferma les yeux, inclina la tète, et laissa tomber ses bras: signes par lesquels il m'annonçait qu'il me tenait pour mat ou mort. Remarquez, en passant, combien la langue des gestes est méta- phorique! Je crus d'abord qu'il avait raison : cependant, comme le coup était composé, et que je n'avais pas épuisé les combi- naisons, je ne me pressai pas de céder, et je me mis à chercher une ressource. L'avis du muet était toujours qu'il n'y en avait point, ce qu'il disait très-clairement en secouant la tête et en remettant les pièces perdues sur l'échiquier. Son exemple invita les autres spectateurs à parler sur le coup; on l'examina; et à force d'essayer de mauvais expédients on en découvrit un lion. Je ne manquai pas de m'en servir, < t de faire entendre au muet qu'il s'était trompé, et que je sortirais d'embarras malgré son avis. Mais lui, me montrant du doigt tous les spectateurs les uns après les autres, et faisant en même temps un petit mou- vement des lèvres, qu'il accompagna d'un grand mouvement de ses deux bras qui allaient et venaient dans la direction de la porte et des tables, me répondit qu'il y avait peu de mérite à être sorti du mauvais pas où j'étais, avec les conseils du liées, du quart et des passants; ce que ces gestes signifiaient si clai- rement, que personne ne s'y trompa, et que l'expression popu- laire consulter le tiers, le quart et les passants vint à. plusit urs en même temps; ainsi, bonne ou mauvaise, notre muet rencon- tra cette expression en gestes.

Vous connaisse/, au moins de réputation, une machine sin- gulière, sur laquelle l'inventeur se proposait d'exécuter des sonates de couleurs. J'imaginai que s'il j avait un être au monde qui dût prendre quelque plaisir à, de la musique ocu- laire, cl qui put en juger sans prévention, c'était un sourd et


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muet de naissance. Je conduisis donc le mien rue Saint- Jacques, dans la maison où l'on montre l'homme et la machine, aux couleurs. \'i! Monsieur, vous ne devinerez jamais L'impres- sion que ces deux êtres firent sur lui, et moins encore les pen- sées (|ni lui vinrent.

Vous concevez d'abord qu'il n'était pas possible de lui rien communiquer sur la nature et les propriétés merveilleuses du clavecin; que n'ayant aucune idée du son, celles qu'il prenait, de l'instrument oculaire n'étaient assurément pas relatives à la musique, et que la destination de cette machine lui était tout aussi incompréhensible que l'usage que nous faisons des organes de la parole. Que pensait-il donc? et quel était le fondement de l'admiration dans laquelle il tomba, à l'aspect des éventails du Père Castel? Cherchez, monsieur; devinez ce qu'il conjec- tura de cette machine ingénieuse, que peu de gens ont vue, dont plusieurs ont parlé, et dont l'invention ferait bien de l'honneur à la plupart de ceux qui en ont parlé avec dédain ' ; ou plutôt, écoutez, le voici :

Mon sourd s'imagina que ce génie inventeur était sourd et muet aussi; que son clavecin lui servait à converser avec les autres hommes; que chaque nuance avait sur le clavier la valeur d'une des lettres de l'alphabet; et qu'à l'aide des touches et de l'agilité des doigts, il combinait ces lettres, en formait des mois, des phrases; enfin, tout un discours eu couleurs:

Après cet effort de pénétration, convenez qu'un sourd et muet pouvait être assez content de lui-même; mais le mien ne s'en tint pas là; il crut tout d'un coup qu'il avait saisi ce que c'était que la musique et tons les instruments de musique. Il crut que la musique était, une façon particulière de communi- quer la pensée, et que les instruments, les vielles, les violons, les trompettes étaient, entre nos mains, d'autres organes de la parole, ('/était bien là, direz-vous, le système d'un homme qui n'avait jamais entendu ni instrument ni musique. Mais consi- dérez, je vous prie, que ce système, qui esl évidemment faux

1. L'édition Brière met en note que c'est ici la leçon de l'édition de 1798 qu diffère de celle de 1751. Nous n'avons pas trouvé cette différence. Peut-être y a-t-il eu deux éditions de la lettre, dont une contrefaçon, en 1751. Voltaire s'est beau- coup moqué du clavecin oculaire du bon jésuite. Diderot, y est revenu à plusieurs reprises avec complaisance, notamment dans YEncyclopédie. Il voyait là une idée.


358 LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

pour vous, est presque démontré pour un sourd et muet. Lorsque ce sourd se rappelle l'attention que nous donnons à la musique el à ceux qui jouent d'un instrument, les signes de joie ou de tristesse qui se peignent sur nos visages et dans nos gestes, quand nous sommes frappés d'une belle harmonie, et qu'il compare ces effets avec ceux du discours et des autres objets extérieurs, comment peut-il imaginer qu'il n'y a pas de bon sens dans les sons, quelque chose que ce puisse être, et que ni les voix ni les instruments ne réveillent en nous aucune perception distincte?

N'est-ce pas là, monsieur, une fidèle image de nos pensées, de nos raisonnements, de nos systèmes, en un mot, de ces concepts qui ont fait de la réputation à tant de philosophes? Toutes les fois qu'ils oui jugé de choses qui, pour être bien comprises, semblaient demander un organe qui leur manquait, ^ce qui leur esl souvent arrivé, ils ont montré moins de saga- cité, et se sont trouvés plus loin de la vérité que le sourd et muet dont je vous entretiens: car, après tout, si on ne parle pas aussi distinctement avec un instrument qu'avec la bouche, et si les sons ne peignent pas au— i nettement la pensée que le discours, encore disent-ils quelque chose.

L'aveugle dont il est question dans la Lettre à l'usage de ceux qui voient, marqua assurément de la pénétrai ion dans le jugement qu'il porta du télescope et des lunettes; sa définition du miroir est surprenante. Mais je trome plus de profondeur et de vérité dans ce que mon sourd imagina du clavecin ocu- laire du Père Castel, de nos instruments et de notre musique. S'il ne rencontra pas exactement ce que c'était, il rencontra presque ce que ce devrait être.

Cette sagacité vous surprendra moins,' peut-être, si vous considérez que celui qui se promène dans une galerie de pein- tures, fait, sans \ penser, le rôle d'un sourd qui s'amuserait à examiner des muets qui s'entretiennenl sur (\i'> sujets qui lui sont connus. Ce point de vue est un de ceux sous lesquels j'ai toujours regardé les tableaux qui m'ont été présentés; et j'ai trouvé que c'étail un moyen sûr d'en connaître les actions amphi- bologiques el les mouvements équivoques; d'être promptement affecté de la froideur ou du tumulte d'un fait mal ordonne, ou d'une conversation mal instituée, et do saisir, dans une scène


LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS. 359

mise en couleurs, tous les vices d'un jeu languissanl ou force.

Le terme de jeu, qui est propre au théâtre, et que je viens d'employer ici, parce qu'il rend bien mon idée, me rappelle une expérience que j'ai faite quelquefois, et dont j'ai tiré plus de lumières sur les mouvements et les gestes, que de toutes les lectures du monde. Je fréquentais jadis beaucoup les spectacle-, et je savais par cœur la plupart de nos bonnes pièces. Les jours que je me proposais un examen des mouvements et du geste, j'allais aux troisièmes loges; car plus j'étais éloigné des acteurs, mieux j'étais place aussitôt que la toile était levée, et le moment venu où tous les autres spectateurs se disposaient à écouter, moi, je mettais mes doigts dans mes oreilles, non sans quelque étonnement de la part de ceux qui m'environnaient, et qui, ne me comprenant pas, me regardaient presque comme un insensé, qui ne venait à la comédie que pour ne la pas entendre. Je m'embarrassais fort peu des jugements, et je me tenais opiniâtrement les oreilles bouchées, tant que l'action et le jeu de l'acteur me paraissaient d'accord avec le discours que je me rappelais. Je n'écoutais cpie quand j'étais dérouté par les gestes, ou que je croyais l'être. Ah! monsieur, qu'il y a peu de comédiens en état de soutenir une pareille épreuve ; et que les détails dans lesquels je pourrais entrer seraient humiliants pour la plupart d'entre eux! Mais j'aime mieux vous parler de la nouvelle surprise où l'on ne manquait pas de tomber autour de moi, lorsqu'on me voyait répandre des larmes dans les endroits pathétiques, et toujours les oreilles bouchées. Alors on n'y tenait plus ; et les moins curieux hasardaient des questions, auxquelles je répondais froidement, « que chacun avait sa façon d'écouter; et que la mienne était de me boucher les oreilles pour mieux entendre ; » riant en moi-même des propos que ma bizarrerie, apparente ou réelle, occasionnait, et bien plus encore de la simplicité de quelques jeunes gens qui se mettaient aussi les doigts dans les oreilles pour entendre à ma façon, et qui étaient tout étonnés que cela ne leur réussît pas.

Quoi que vous pensiez de mon expédient, je vous prie de considérer que si, pour juger sainement de l'intonation, il faut écouter le discours sans voir l'acteur, il est tout naturel de croire que pour juger sainement du geste et des mouvements, il faut considérer l'acteur sans entendre le discours. Au reste,


360 LETTRE SUR LES Soi RDS ET MUETS.

cel écrivain célèbre par le Diable boiteux, le Bachelier de Sahi- manque, Gil /{lus de Santillane, Turcaret, un grand nombre de pièces de théâtre et d'opéra-comiques, par son fils, l'inimi- table Monlmeny 1 , M. Le Sage, fiait devenu si sourd dans sa vieillesse, qu'il fallait, pour s'en faire entendre, mettre la bouche sur son cornet, et crier de toute sa forci". Cependant il allait à la représentation de ses pièces : il n'en perdait presque pas un mot; il disait même qu'il n'avait jamais mieux jugé ni du jeu, ni de ses pièces, que depuis qu'il n'entendait plus les acteurs; et je me suis assuré par l'expérience qu'il disait vrai.

Sur quelque étude du langage par gestes, il m'a donc paru que la bonne construction exigeait qu'on prési ntât d'abord l'idée principale, parce que cette idée manifestée répandait du jour sur les autres, en indiquant a quoi I s gestes devaient être rapportés. Quand le sujet d'une proposition oratoire ou gesticulée n'est pas annonce, l'application des autres signes reste sus- pendue. C'est ce qui arrive a tout moment dans 1rs phrases grecques et latines; et jamais dans les phrases gesticulé s, lorsqu'elles sont bien construit'-.

Je suis a table a\ec un sourd et muet de naissance. 11 veul commander a son laquais de me verser à boire. 11 avertit d'abord son laquais. Il me regarde ensuite; puis il imite du bras el de la main droite les mouvements d'un homme qui xry>t' a boire. Il esl presque indifférent, dans cette phrase, lequel de- deux derniers signes suive ou précède l'autre. Le muet peut, après avoir averti le laquais, ou placer le signe qui désigne la chose ordonnée, ou celui qui dénote la personne a qui le message s'adresse; mai- le lieu du premier geste est fixé. Il n'y a qu'un muel sans logique qui puisse le déplacer. Cette transposition serait presque aussi ridicule, (pie l'inadvertance d'un homme qui parlerait sans qu'on sût bien à qui son discours s'adresse. Quant a l'arrangement de- deux autres gestes, c'est peut-être moins une affaire de justesse que de goût, de fantaisie, de con- venance, d'harmonie, d'agrément et de style. En général, plus une phrase renfermera d'idées, et plus il y aura d'arrangements possibles de gestes ou d'autres signe-: plu.- il \ aura de

I. Le Sase, d'abord irrité du chois de ce métier d'acteur, se réconcilia a\ec son fils ]o:--<iu*il 1.' vit acquérir delà gloire par son talent. Louis-André de Blont- meny jouait les rôles sérieux et ceux d^ paysan. Il mourut jeune.


LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS. $61

danger de tomber dans des contre-sens, dans des amphibologies, e1 dans les antres vices de construction. Je ne sais si l'on peutX juger sainemenl des sentiments ci des mœurs d'un homme par ses écrits; mais je crois qu'on ne risquerail pas à, se tromper

sur la justesse de son esprit, si l'on en jugeait pat- son style on plutôt par sa construction, .le puis du moins vous assurer que je ne tn'\ suis jamais trompé. J'ai vu ([ne tout homme dont on ne pouvait corriger les phrases qu'en les refaisant tout à. fait, était un homme dont ou n'aurait pu reformer la tèle qu'en lui en donnant une autre.

Mais, entre tant d'arrangements possibles, comment, lors- qu'une langue est morte, distinguer les constructions que l'usage autorisait? La simplicité et l'uniformité do^ noires m'enhar- dissent à dire que, si jamais la langue française meurt, on aura plus de facilité à l'écrire et à la parler correctement, que les langues grecque ou latine. Combien d'inversions n'employons- nous pas aujourd'hui en latin et en grec, que l'usage du temps de Gicéron et de Démosthène, ou l'oreille sévère de ces orateurs, proscrirait.

Mais, me dira-t-on, n'avons-nous pas dans notre langue des adjectifs qui ne se placent qu'avant le substantif? N'en avons- nous pas d'autres qui ne se placent jamais qu'après? Comment nos neveux s'instruiront-ils de ces finesses? La lecture des bons auteurs n'y suffit pas. J'en conviens avec vous; et j'avoue (pie si la langue française meurt, les sa\ants à venir, qui feront assez de cas de nos auteurs pour l'apprendre et pour s'en servir, ne manqueront pas d'écrire indistinctement blanc bonnet, ou bonnet blanc; méchant auteur, ou auteur méchant; homme galant, ou galant homme, et une infinité d'autres qui donneraient à leurs ouvrages un air tout à fait ridicule, si nous ressuscitions poul- ies lire, mais qui n'empêcheront pas leurs contemporains igno- rants de s'écrier à la lecture de quelque pièce française : « Racine n'a pas écrit plus correctement; c'est Despréaux tout pur: Bossuet n'aurait pas mieux dit; cette prose a le nombre, la force, l'élégance, la facilité de celle de Voltaire. » Mais si un petit nombre de cas embarrassants font dire tant de sottises a ceux qui viendront après nous, que devons-nous penser aujour- d'hui de nos écrits en grec et en latin, et des applaudissements qu'ils obtiennent?


362 LETTRE SUR LES SOI RDS ET MI ETS.

On éprouve, en s'entretenanl avec un sourd et un muel de naissance, une difficulté presque insurmontable à lui désigner les parties indéterminées de la quantité, soit en nombre, soit en étendue, soil en durée, < I à lui transmettre toute abstraction en général. On n'esl jamais sûr de lui avoir fait entendre la différence des temps, je fis, j'ai fait, je faisais, jaurais fait. Il en esl de même des propositions conditionnelles. Donc, si j'avais raison de dire, qu'à l'origine du langage, les hommes ont commencé par donner des noms aux principaux objets des sens, aux fruits, à l'eau, aux arbres, aux animaux, aux ser- pents, etc.; aux passions, aux lieux, aux personnes, etc.; aux qualités, aux quantités, aux temps, etc. ;|je peux encore ajouter que les signes des temps ou des portions de la durée ont été les derniers inventés. J'ai pensé que, pendant des siècles entiers, les hommes n'ont eu d'autres temps que le présenl de l'indicatif ou de l'infinitif, que les circonstances déterminaient à être tantôt un futur, tantôt un parfait/

Je me suis cru autorisé dans cotte conjecture par l'état pré- senl de la langue franque. Cette langue est celle que parlent les diverses nations chrétiennes qui commercent en Turquie el dans le- échelles du Levant. Je la crois telle aujourd'hui qu'elle a toujours été; el il n'y a pas d'apparence qu'elle se perfectionne jamais. La base en esl un italien corrompu. Ses verbes n'uni pour tout temps que le présent de l'infinitif, dont les autres tei mes de la phrase ou les conjectures mo lifienl la signification : ainsi je t'aime, je t'aimais, je t'aimerai, c'esl en langue fran- que : mi amorti. Tous ont chanté, que chacun cliante, tous chanteront, tutti cantara. Je veux, je voulais, j'ai voulu, je coudrais t'épouser, mi voleri sposarti.

J'ai pensé que les inversions s'étaient introduites el con- servées dans le langage, parce que. les signes oratoires axaient été institués selon l'ordre des gestes, el qu'il étail naturel qu'ils gardassenl dans la phrase le rang que le droit d'aînesse leur avait assignéJj 'ai pensé que. 'par la même raison, l'abus des temps de- verbes ayant dû subsister, même après la formation

complète c\r-~. conjugaisons, les uns s'étaienl absolu nt pa

de certains temps, comme les Hébreux, qui n'ont ni présent ni imparfait, et qui disent forl Lien. Credidi propter quod locutus mm, au lieu de Credo et ideo loquor\j'ai cru. et c'est pur cette


LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS. 363

raison que j'ai parle: je crois, et ces/ par celle raison que je parle. El que les autres avaient l'ait un double emploi du même temps, comme 1rs Grecs, chez qui les aoristes s'interprètent tantôt au présent, tantôt au passé. Entre une infinité d'exemples, je me contenterai de vous en citer un seul qui vous est peut- être moins connu que 1rs autres. Épictète dit : ©sXouci -/.al aùrol <piXo<jo(psîv. "AvÔocotcs, irpÔTOv èxtcjce^ai, ôttoîov sgti to Trpàyu.a ' eira •/.ai njv creauToO ouaiv /.ara^aÔe, si ^uvasai PacTacai. nivTa&v.o; eivat Tio'-iAsi. yj TcaXai<mïç ; l'oe csauToCf touç (3po%tovaç, toÙ; prjooùç, Tvjv ocepûv /caxaaaOe. (Epicteti Enchiridion, cap. xxix.)

Ce qui signifie proprement : « Ces gens veulent aussi être philosophes. Homme, aie d'abord appris ce que c'est que la chose que tu veux être; aie étudié tes forces et le fardeau: aie vu si tu peux l'avoir porté; aie considéré tes bras et tes cuisses; aie éprouve tes reins, si tu veux être quinquertion ou lutteur. » Mais ce qui se rend beaucoup mieux en donnant aux aoristes premiers Imcrxeij/ai, |3a<7Ta<jai, et aux aoristes seconds, /.y.TaaaOc, !$s, la valeur du présent. « Ces gens veulent aussi être philo- sophes. Homme, apprends d'abord ce que c'est cpie la chose. Connais tes forces et le fardeau que tu veux porter. Considère tes bras ei tes cuisses. Éprouve tes reins, si tu prétends être quinquertion ou lutteur. » Vous n'ignorez pas que ces quin- quertions étaient des gens qui avaient la vanité de se signaler dans tous les exercices de la gymnastique.

Je regarde ces bizarreries des loups comme des restes de 7] l'imperfection originelle des langues, des traces de leur enfance, contre lesquelles le bon sens, qui ne permet pas à la même expression de rendre des idées différentes, eût vainement réclamé ses droits dans la suite. Le pli était pris; et l'usag< aurait fait taire le bon sens. Mais il n'y a peut-être pas un seul écrivain grec ou latin qui se soit aperçu de ce défaut. Je dis plus; pas un, peut-être, qui n'ait imaginé que son discours ou l'ordre d'institution de ses signes suivait exactement celui des vues de son esprit. Cependant il est évident qu'il n'en était rien. Quand Gicéron commence l'oraison pour Marcellus, par Diuturni silentiij Paires conscripti, qao eram his temporibus usas, etc., on voit qu'il avait eu dans l'esprit, antérieurement à son long silence, une idée qui devait suivre, qui commandait la termi-


364 LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

naison de son long silence, el qui le contraignait à dire : Biu- turni silentii, et non pas diuturnum silentium.

Ce qui' je viens de dire de l'inversion du commencement de l'oraison pour Marcellus, est applicable à toute autre inversion. Un général, dans une période 1 grecque ou latine, quelque longue qu'elle soit, on s'aperçoit, di's le commencement, que, l'auteur ayant eu une raison d'employer telle ou telle terminaison plutôt cpie toute autre, il n\ avail point dans ses idées l'inversion qui règne dans ses termes. En effet, dans la période précédente, qu'est-ce qui déterminait Gicéron à écrire diuturni silentii au génitif, qno à l'ablatif, eram à l'imparfait, et ainsi du reste, qu'un ordre d'idées préexistanl dans son esprit, tout contraire à celui des expressions: ordre auquel il se conformait sans s'en apercevoir, subjugue par la longue habitude de transposer? Et pourquoi Gicéron n'aurait-il pas transposé sans s'en apercevoir, puisque la chose nous arrive à nous-mêmes, a nous qui croyons avoir formé notre langue sur la suite naturelle des idées? J'ai donc eu raison de distinguer l'ordre naturel (W> idées et des signes, de l'ordre scientifique et d'institution.

Vous avez pourtant cru, monsieur, devoir soutenir que, dans la période de (lie 'ion dont il s'agit entre non-, il n'\ avait point d'inversion ; et je ne disconviens pas qu'à certains égards, vous ne puissiez avoir raison : mais il faut, pour s'en convaincre, faire deux réflexions qui, ce me sembl ■. vous ont échappé, La première, c'est que * l'inversion proprement dite, ou l'ordre d'institution, l'ordre scientifique et grammatical, n'étant autre cno->e qu'un ordre dans les mots contraire à celui de- idée-, c ■ qui sera in\ ersion pour l'un, souvent ne le sera pas pour l'autre : car. dans une suite d'idées, il n'arrive pas toujours (pie tout le monde soit également affecté par la même. Par exemple. >i de ces deux idées contenues dan- la phras ■ serpenlem fuge, je vous

demande (pu Ile i ^1 la principale. VOUS nie din /. VOUS, que c'i Si le serpent; mais un autre prétendra que c'esl la fuite: et \<>us aurez tous deux raison. L'honnir' peureux ne songe qu'au serpent; mais celui qui craint moins le serpenl (pie ma perte, ne songe qu'à ma fuite -. l'un s'effraie, et l'autre m'avertit. La seconde chose que j'ai à remarquer, c'est (pie, dan- une suite d'idées (pie nous avons a offrir aux autres, tonus les fois que l'idée principale qui doit les affecter n'i st pas la même que celle


LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS. 365

qui nous affecte, eu égard à la disposition différente où nous sommes, nous el nos auditeurs, c'esl cette idée qu'il faul d'abord leur présenter: el l'inversion, dans ce cas, n'est proprement qu'oratoire. Appliquons ces réflexions à la première période de l'oraison pro Marcello. Je me ligure Gicéron montant à la tribune aux harangues : el je vois que la première chose, qui a dû frapper ses auditeurs, c'est qu'il a été longtemps sans y monter ; ainsi diuturni silentti, le long silence qu'il a gardé, êsl la première idée qu'il doit leur présenter, quoique l'idée principale, pour lui, ne soit pas celle-là, mais hodievnus (lies fuient attulitj car ce qui frappe le plus un orateur qui moule en chaire, c'est qu'il va parler et non qu'il a gardé longtemps le silence. Je remarque encore une autre finesse dans le génitif diuturni silent ii; les auditeurs ne pouvaient penser au long silence de Cicéron, sans chercher en même temps la cause, el de ce silence, et de ce qui le déterminait à le rompre. Or le génitif, étant un cas suspensif, leur fait naturellement attendre toutes ces idées (pie l'orateur ne pouvait leur présenter à la fois. Voilà, monsieur, plusieurs Observations, ce me semble, sur le passage dont nous parlons, et que nous auriez pu faire. Je suis persuadé que Cicéron aurait arrangé tout autrement cette période, si, au lieu de parler à Rome, il eût été tout à coup transporté en Afrique, et qu'il eût eu à plaider à Cartilage. Vous voyez donc par là, monsieur, que ce qui n'était pas une inversion pour les auditeurs de Cicéron pouvait, devait même en être/, une pour lui..

.Mais allons plus loin : je soutiens que,!quand une phrase ne renferme qu'un très-petit nombre d'idées, il est fort difficile de déterminer quel est l'ordre naturel que ces idées doivent avoir par rapport à celui qui parle; car si elles ne se présentent pas toutes à la fois, leur succession est au moins si rapide, qu'il est souvent impossible de démêler celle qui nous frappe la première. Qui sait même si l'esprit ne peut pas en avoir un certain nombre exactement dans le même instant?; Vous allez peut-être, monsieur, crier au paradoxe. Mais veuillez, aupa- ravant, examiner avec moi comment l'article hic, Me, le, s'est introduit dans la langue latine et dans la notre. Cette discussion ne sera ni longue ni difficile, et pourra vous rapprocher d'un sentiment qui vous révolte.


366 LETTRE SLR LES SOURDS ET MUETS.

Transportez-vous d'abord au temps où les adjectifs et les substantifs latins, qui désignent les qualités sensibles des êtres et. des différents individus de la nature, étaient presque tous inventés; mais où l'on n'avail point encore d'expression pour ces vues fines et déliées de l'esprit, dont la philosophie a même aujourd'hui tant de peine à marquer les différences. Supposez ensuit» deux hommes pressés de la faim, mais dont l'un n'ait point d'aliment en vue, et dont l'autre soit au pied d'un arbre si élevé qu'il n'en puisse atteindre le fruit. Si la sensation fait parler ces deux hommes, le premier dira : j'ai faim, je man- gerais volontiers', et le second : Le beau fruit! j'ai faim, je mangerais volontiers. Mais il est évident que celui-là a rendu précisément, par son discours, tout ce qui s'est passé dans son âme; qu'au contraire il manque quelque chose dans la phrase de celui-ci, et qu'une des vues de son esprit y doit être sous- entendue. L'expression, je mangerais volontiers, quand on n'a rien à sa portée, s'étend en général à tout ce qui peut apaiser la faim: mais la même expression se restreint et ne s'entend plus que d'un beau fruit quand ce fruit est présent. Vinsi, quoique ces hommes aient dit : J'ai faim, je mangerais volon- tiers, il \ avait dans l'espril de celui qui s'esl écrié : Le beau fruit! un retour vers ce fruit: et l'on ne peut douter que si l'article le eût été inventé, il n'eut dit : Le beau fruit ! j'ai faim. Je mangerais volontiers icelui, ou i celui je mangerais volontiers. L'article le ou icelui n'est, dans cette occasion et dans toutes les semblables, qu'un signe employé pour désigner le retour de l'âme sur un objet qui l'avait antérieurement occupée; et l'invention de ce signe est, ce me semble une preuve de la marche didactique de l'esprit.

Valiez pas me faire des difficultés sur le lieu que ce vigne occuperait dans la phrase, en suivant l'ordre naturel (}r^ vues de l'esprit; car, quoique tous ces jugements, le beau fruit! j'ai faim, je mangerais volontiers icelui, soienl rendus chacun par deux ou trois expressions, ils ne supposent tous qu'une seule vue de l'âme; celui (lu milieu, j'ai faim, se rend en latin par le seul mot esurio. Le fruit et la qualité s'aperçoivenl en même temps; et quand un latin disait esurio, il croyail ne rendre qu'une seule idée. Je mangerais volontiers icelui ne sont que des modes d'une seule sensation. Je marque la personne qui


LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS. 307

l'éprouve; mangerais, le désir et la nature de la sensation éprouvée; volontiers, son intensité ou sa foire: icelui, la pré- sence de l'objet désire; mais la sensation n'a point dans l'âme ce développement successif du discours; et si elle pouvait com- mander à vingl bouches, chaque bouche disant son mot, toutes les idées précédentes seraient rendues à la fois : c'est ce qu'elle exécuterait à merveille sur un clavecin oculaire, si le système de mon muet était institué, et que chaque couleur fût l'élément d'un mot. Aucune langue n'approcherait de la rapidité de celle-ci. Mais au défaut de plusieurs bouches, voici ce qu'on a fait : on a attaché plusieurs idées à une seule expression. Si ces expressions énergiques étaient plus fréquentes, au lieu que la langue se traîne sans cesse après l'esprit, la quantité d'idées rendues à la fois pourrait être telle, que, la langue allant plus vite que l'esprit, il serait forcé de courir après elle. Que devien- drait alors l'inversion, qui suppose décomposition des mouve- ments simultanés de l'âme, et multitude d'expressions? Quoique nous n'ayons guère de ces termes qui équivalent à un long discours, ne suffit-il pas que nous en ayons quelques-uns; que le grec et le latin en fourmillent, et qu'ils soient employés et compris sur-le-champ, pour vous convaincre que l'âme éprouve une foule de perceptions, sinon k la fois, du moins avec une rapi- dité si tumultueuse, qu'il n'est guère possible d'en découvrir la loi ? Si j'avais affaire à quelqu'un qui n'eût pas encore la facilité des idées abstraites, je lui mettrais ce système de l'entendement humain en relief, et je lui dirais : Monsieur, considérez l'homme automate comme une horloge ambulante; que le cœur en repré- sente le grand ressort; et que les parties contenues dans la poitrine soient les autres pièces principales du mouvement. Imaginez dans la tète un timbre garni de petits marteaux, d'où partent une multitude infinie de fils, qui se terminent à tous les points de la boîte. Elevez sur ce timbre une de ces petites figures dont nous ornons le haut de nos pendules; qu'elle ait l'oreille penchée, comme un musicien qui écouterait si son instrument est bien accordé : cette petite ligure sera l'âme. Si plusieurs des petits cordons sont tirés dans le même instant, le timbre sera frappé de plusieurs coups, et la petite figure enten- dra plusieurs sons à la fois. Supposez qu'entre ces cordons il y en ait certains qui soient toujours tirés; comme nous ne nous


368 LETTRE SUR LES SOL' RDS ET MUETS.

sommes assurés du bruit qui se fait Le jour à Paris que par le silence de la nuit, il y aura en nous des sensations qui nous échapperont souvent par leur continuité. Telle sera celle de notre existence. L'âme ne s'en aperçoit que par un retour sur elle-même, surtout dans l'état de santé. Quand on se porte bien, aucune partie du corps ne nous instruit de son existence; si quelqu'une nous en avertit par la douleur, c'est, à coup sûr, que nous nous portons mal; si c'est par le plaisir, il n'est pas toujours certain que nous nous portions mieux.

  • 11 ne tiendrait qu'à moi de suivre ma comparaison plus loin,

et d'ajouter que les sons rendus par le timbre ne s'éteignent pas sur-le-champ; qu'ils ont de la durée; qu'ils forment des accords avec ceux qui les suivent: (pie la petite ligure attentive les compare et les juge consonnants ou dissonants ; que la mé- moire actuelle, celle dont nous avons besoin pour juger et pour discourir, consiste clans la résonnante du timbre; le jugement, dans la formation des accords, et le discours, dans leur succes- sion; que ce n'est pas sans raison qu'on dit de certains cerveaux qu'ils sont mal timbrés. Et cette loi de liaison, si nécessaire dans les longues phrases harmonieuses, cette loi, qui demande qu'il y ait entre un accord et celui qui le suit au moins un son commun, resterait-elle donc ici sans application? Ce son com- mun, à votre avis, ne ressemble-t-il pas beaucoup au moyen terme du syllogisme? Et que sera-ce que cette analogie qu'on remarque entre certaines âmes, qu'un jeu de la nature qui s'esl amusée à mettre deux timbres, l'un à la quinte, et l'autre à la tierce d'un troisième? Avec la fécondité de ma comparaison et la folie de Pythagore, je vous démontrerais la sagesse de cette loi des Scythes, qui ordonnait d'avoir un ami, qui en permet- tait deux, et qui eu défendait trois. Parmi les Scythes, vous dirais-je, une tête était mal timbrée, si le son principal qu'elle rendait n'avail dans la société aucun harmonique; trois amis formaient l'accord parfait : un quatrième ami surajouté, ou n'eût été (pie la réplique de l'un des trois autres, ou bien il eût rendu l'accord dissonant.

Mais je laisse ce langage ligure, (pie j'emploierais tout au plu-, pour recréer et fixer l'esprit volage d'uu enfant; et je reviens au ton de la philosophie, à qui il faut des raisons et non des comparaisons.


LETTRE SLR LES SOURDS ET MUETS. 369

lui examinant les discours que la sensation de la faim ou de la soif faisait tenir en différentes circonstances, on eut souvenl occasion de s'apercevoir que les mêmes expressions s'em- ployaient pour rendre des vues de l'esprit qui n'étaient pas les mêmes ; et l'on inventa les signes vous, lui, moi, le, et une infi- nité d'autres qui particularisent. L'état de l'âme, dans un instanl indivisible, fut représenté par une foule de termes que la pré- cision du langage exigea, et qui distribuèrent une impression totale en parties ; et parce que ces termes se prononçaient suc- cessivement et ne s'entendaient qu'à mesure qu'ils se pronon- çaient, on fut porté à croire que les affections de l'àme qu'ils représentaient, avaient la même succession. Mais il n'en est rien. Autre chose est l'état de notre âme ; autre chose, le compte que nous en rendons, soit à nous-même, soit aux autres ; autre chose, la sensation totale et instantanée de cet état; autre chose, ^ l'attention successive et détaillée que nous sommes forcés d'y donner pour l'analyser, la manifester, et nous faire entendre. Notre âme est un tableau mouvant, d'après lequel nous peignons sans cesse : nous employons bien du temps à le rendre avec fidélité : mais il existe en entier, et tout à la fois : l'esprit ne va pas à pas comptés comme l'expression. Le pinceau n'exécute qu'à la longue ce que l'œil du peintre embrasse tout d'un coup.ii ÎLa formation des langues exigeait la décomposition ; mais voir N un objet, le juger beau, ('prouver une sensation agréable, dêsi- ' rer la possession, <ç'est l'état de l'âme dans un même instantX et ce que le grec er le latin rendent par un seul mot. Ce mot ' prononcé, tout est dit, tout est entendu. Àh, monsieur! com- bien notre entendement est modifié par les signes ; et que la diction la plus vive est encore une froide copie de ce qui s'\ passe !J

Les ronces dégouttantes Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes.

Racine, Phèdre, acte V, scène vi.

Voilà une des peintures les plus ressemblantes que nous ayons. Cependant, qu'elle est encore loin de ce que j'imagine?

Je vous exhorte, monsieur, à peser ces choses, si vous vou- lez sentir combien la question des inversions est compliquée. Pour moi, qui m'occupe plutôt à former des nuages qu'à les i. n


370 LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

dissiper, et à suspendre les jugements qu'à juger, je vais vous démontrer encore que, si le paradoxe que je viens d'avancer n'est pas vrai, si nous n'avons pas plusieurs perceptions à la fois, il est impossible de raisonner et de discourir ; car discou- rir ou raisonner, c'est comparer deux ou plusieurs idées. Or, comment comparer des idées qui ne sont pas présentes à l'esprit dans le même temps? Vous ne pouvez me nier que nous n'ayons à la fois plusieurs sensations, comme celles de la couleur d'un corps et de sa figure : or, je ne vois pas quel privilège les sen- sations auraient sur les idées abstraites et intellectuelles. Mais la mémoire, à votre avis, ne suppose-t-elle pas dans un juge- ment deux idées à la fois présentes à l'esprit? L'idée qu'on a actuellement, et le souvenir de celle qu'on a eue? Pour moi, je pense que c'est par cette raison que le jugement et la grande mémoire vont si rarement ensemble. Une grande mémoire sup- pose une grande facilité d'avoir à la fois ou rapidement plusieurs idées différentes ; et cette facilité nuit à la comparaison tran- quille d'un petit nombre d'idées que l'esprit doit, pour ainsi dire, envisager fixement. Une tête meublée d'un grand nombre de choses disparates est assez semblable à une bibliothèque de volumes dépareillés. C'est une de ces compilations germaniques, hérissées, sans raison et sans goût, d'hébreu, d'arabe, de grec et de latin, qui sont déjà fort grosses, qui grossissent encore, qui grossiront toujours, et qui n'en seront que plus mauvaises. C'est un de ces magasins remplis d'analyses et de jugements d'ouvrages que l'analyse n'a point entendus ; magasins de mar- chandises mêlées, dont il n'y a proprement que le bordereau qui lui appartienne; c'est un commentaire où l'on rencontre souvent ce qu'on ne cherche point, rarement ce qu'on cherche, et presque toujours les choses dont on a besoin égarées dans la foule des inutiles.

Une conséquence de ce qui précède, c'est qu'il n'y a point, et que peut-être même il ne peut y avoir d'inversion dans l'es- prit, surtout si l'objet de la contemplation est abstrait et méta- physique, et que, quoique le grec dise : vuc^cat okvj.%ua. 6sXet; ; Jt'avà), vr, to ; j; Oeoùç' /.oaiov ya'o sctiv (Epictf.ti Enchiridion, cap. xxix init.), et le latin : Honores plurimum valent apud pru- dentes, si sibi colltttos intelligant : la syntaxe française et l'en- tendement gêné par la syntaxe grecque ou latine, disent sans


LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS. 371

inversion : Vous voudriez bien cire de l'Académie française'.' cl moi aussi, car c'est un honneur, et le sage peut faire cas d'un honneur qu'il sent qu'il mérite. Je ne voudrais donc pas avancer généralement et sans distinction, que les Latins ne renversent point, et que c'est nous qui renversons. Je dirais seulement, qu'au lieu de comparer notre phrase à l'ordre didactique des idées, si on la compare à l'ordre d'invention des mots, au lan- gage des gestes, auquel le langage oratoire a été substitué par degrés, il paraît que nous renversons, et que de tous les peuples de la terre, il n'y en a point qui ait autant d'inversions que nous. Mais que, si l'on compare notre construction à celle des vues de l'esprit assujetti par la syntaxe grecque ou latine, comme il est naturel de faire, il n'est guère possible d'avoir moins d'in- versions que nous n'en avons. Nous disons les choses en fran- çais, comme l'esprit est forcé de les considérer en quelque langue qu'on écrive. Cicéron a, pour ainsi dire, suivi la syntaxe française avant que d'obéir à la syntaxe latine.

D'où il s'ensuit, ce me semble, que' la communication de la pensée étant l'objet principal du langage, notre langue est de toutes les langues la plus châtiée, la plus exacte et la plus esti- mable ; celle, en un mot, qui a retenu le moins de ces négli- gences que j'appellerais volontiers des restes de la balbutie des premiers âges; où, pour continuer le parallèle sans partialité, je dirais que nous avons gagné, à n'avoir point d'inversions, de la netteté, de la clarté, de la précision, qualités essentielles au discours; et que nous y_avons perdu de la chaleur, de l'élo- quence et de l'énergie.' J'ajouterais volontiers que la marche . didactique et réglée àlaquelle notre langue" est assujettie, la rend plus propre aux sciences ; et îque, parties tours et les inver- sions que le grec, le latin, l'italien, l'anglais se permettent, ces langues sont plus avantageuses pour les lettres. Que nous pou- vons mieux qu'aucun autre peuple faire parler l'esprit, et que le bon sens choisirait la langue française ; mais que l'imagina- tion et les passions donneront la préférence aux langues anciennes et à celles de nos voisins. Qu'il faut parler français dans la société et dans les écoles de philosophie ; et grec, latin, anglais, dans les chaires et sur les théâtres Jque notre langue sera celle de la vérité, si jamais elle revient sur la terre; et que la grec- que, la latine et les autres seront les langues de la fable et du


372 LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

mensonge. Le français est l'ait pour instruire, éclairer et con- vaincre; le grec, le latin, l'italien, l'anglais, pour persuader. émouvoir et tromper : parlez grec, latin, italien au peuple ; mais parlez français au sage.

Un autre désavantage des langues à inversions, c'est d'exi- ger, soit du lecteur, soit de l'auditeur, de la contention et de la mémoire. Dans une phrase latine ou grecque un peu longue, que de cas,, de régimes, de terminaisons à combiner! on n'en- tend presque rien, qu'on ne soit à la lin. Le français ne donne point cette fatigue: on le comprend à mesure qu'il est parlé. Les idées se présentent dans notre discours suivant l'ordre que l'esprit a dû suivre, soit en grec, soit en latin, pour satisfaire aux règles de la syntaxe. La Bruyère vous fatiguera moins à la longue, que Tite-Live ; l'un est pourtant un moraliste profond, l'autre un historien clair; mais cet historien enchâsse si bien ses phrases que l'esprit, sans cesse occupé à les déboîter les unes de dedans les autres, et à les restituer dans un ordre didac- tique et lumineux, se lasse de ce petit travail, comme le bras le plus fort d'un poids léger qu'il faut toujours porter. Ainsi, toul bien considéré, notre langue pédestre a sur les autres l'avantage de l'utile sur l'agréable.

Mais une des choses qui nuisent le plus dans notre langue et dans les langues anciennes à l'ordre naturel des idées, c'esl cette harmonie du style à laquelle nous sommes devenus si sen- sibles, que nous lui sacrifions souvent tout le reste; car il faut distinguer dans toutes les langues trois états par lesquels elles ont passé successivement au sortir de celui où elles n'étaient qu'un mélange confus de cris et de gestes, mélange qu'on pourrait appeler du nom de langage animal. Ces trois états sont l'état de naissance, celui de formation, el l'étal de perfection. La langue naissante était un composé de mots el de gestes, où les adjectifs sans genre iii cas, et les verbes sans conjugaisons ni régimes, conservaient partout la même terminaison. Dans la langue formée, il y avait des mots, des cas, des genres, des conjugaisons, des régimes; en un mot, les signes oratoires nécessaires pour tout exprimer: mais il n'y avait que cela. Dans la langue perfectionnée, on a voulu de plus de l'harmonie, parce qu'on a cru qu'il ne serait pas inutile de flatter l'oreille en parlant à l'esprit. Mais comme on préfère souvent l'accès-


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soire au principal, souvent aussi l'on a renversé l'ordre des idées pour ne pas nuire à l'harmonie : c'est ce que Cicéron a fait en partie dans la période pour Marcellus; car la première idée qui a dû frapper ses auditeurs, après celle de son long silence, c'est la raison qui l'y a obligé; il devait donc dire : Diuturni silentii, quo } non timoré aliquo, sed partim dolore, partim rcrcrundia, eram his temporibus itsits, finem hodiemus dieu attulit. Comparez cette phrase avec la sienne, vous ne trouve- rez d'autre raison de préférence que celle de l'harmonie. De même dans une autre phrase de ce grand orateur : Mors ter- rorquc cîvium ne sociorum romanorum, il est évident que l'ordre naturel demandait terror morsque. Je ne cite que cel exemple parmi une infinité d'autres.

Cette observation peut nous conduire à examiner s'il est permis de sacrifier quelquefois l'ordre naturel à l'harmonie. On ne doit, ce me semble, user de cette licence que quand les idées qu'on renverse sont si proches l'une de l'autre, qu'elles se pré- sentent presque à la fois à l'oreille et à l'esprit, à peu près comme on renverse la basse fondamentale en basse continue, pour la rendre plus chantante, quoique la basse continue ne soit véritablement agréable qu'autant que l'oreille y démêle la progression naturelle de la basse fondamentale qui l'a suggérée. N'allez pas vous imaginer, à cette comparaison, que c'est un grand musicien qui vous écrit. Il n'y a que deux jours que je commence à l'être; mais vous savez combien l'on aime à parler de ce qu'on vient d'apprendre.

Il me semble qu'on pourrait trouver plusieurs autres rap- ports entre l'harmonie du style et l'harmonie musicale. Dans le style, par exemple, lorsqu'il est question de peindre de grandes choses ou des choses surprenantes, il faut quelquefois, sinon sacrifier, du moins altérer l'harmonie, et dire :

Magnum jovis incrementura.

Virgil., Racal., Eclog. iv, vers 49.

Nec brachia longo Margine terrarum porrexerat Amphitrite.

Ovid., Metam., lib. I, vers 13— \'\. Ferte citi ferrum, date tela, scandite muros.

Virgil., .Eneid., lib. IX, vers 37.


37Zi LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

Vita quoque omnis Omnibus e nervis atque ossibus exsolvatur.

Lucret.. de Rerum nat.. lib. I, vers 810 — 811. Longo sed proximus intervallo.

Virgil., iEneid.. lib. V, vers 320.

Ainsi, dans la musique, il faut quelquefois dérouter l'oreille, pour surprendre et contenter l'imagination. On pourrait obser- ver aussi, qu'au lieu que les licences dans l'arrangement des mots ne sont jamais permises qu'en faveur de l'harmonie du style, les licences dans l'harmonie musicale ne le sont, au con- traire, souvent que pour faire naître plus exactement, et dans l'ordre le plus naturel, les idées que le musicien veut exciter. S* H faut distinguer, dans tout discours en général, la pensée et l'expression; si la pensée est rendue avec clarté, pureté et précision, c'en est assez pour la conversation familière; joignez à ces qualités le choix des termes avec le nombre et l'harmonie de la période, et vous aurez le style qui convient à la chaire; mais vous serez encore loin de la poésie, surtout de la poésie que l'ode et le poëme épique déploient dans leurs descriptions. Il passe alors dans le discours du poëte un esprit qui en meut et vivifie toutes les syllabes. Qu'est-ce que cet esprit? j'en ai

  • quelquefois senti la présence; mais tout ce que j'en sais, c'est

que c'est lui qui fait que les choses sont dites et représentées tout à la fois; que dans le même temps que l'entendement les saisit, l'âme en est émue, l'imagination les voit et l'oreille les entend, et que le discours n'est plus seulement un enchaîne- ment de termes énergiques qui exposent la pensée avec force et noblesse, mais que c'est encore un tissu d'hiéroglyphes entassés les uns sur les autres qui la peignent. Je pourrais dire, en ce sens, que toute poésie est emblématique.^/

Mais l'intelligence de l'emblème poétique n'est pas donnée à tout le monde; il faut être presque en état de le créer pour le sentir fortement. Le poëte dit :

Et des fleuves français les eaux ensanglantées Ne portaient que des morts aux mers épouvantées.

Voltaire, Henriade, chant n, vers 3.V7.

Mais, qui est-ce qui voit, dans la première syllabe de por-


LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS. 375

[aient, les eaux gonflées de cadavres, et le cours des fleuves comme suspendu par cette digue? Qui est-ce qui voit la masse des eaux et des cadavres s'affaisser et descendre vers les mers à la seconde syllabe du même mot? l'effroi des mers est montré à tout lecteur dans épouvantées ; mais la prononciation empha- tique de sa troisième syllabe me découvre encore leur vaste étendue. Le poëte dit :

Soupire, étend les bras, ferme l'œil et s'endort.

Boileau, Lutrin, chant n, vers 164 et dernier.

Tous s'écrient : Que cela est beau! Mais celui qui s'assure du nombre des syllabes d'un vers par ses doigts, sentira-t-il com- bien il est heureux pour un poëte qui a le soupir à peindre, d'avoir dans sa langue un mot dont la première syllabe est sourde, la seconde ténue, et la dernière muette? On lit étend les bras, mais on ne soupçonne guère la longueur et la lassi- tude des bras d'être représentées dans ce monosyllabe pluriel ; ces bras étendus retombent si doucement avec le premier hémis- tiche du vers, que presque personne ne s'en aperçoit, non plus que du mouvement subit de la paupière dans ferme l'œil, et du passage imperceptible de la veille au sommeil clans la chute du second hémistiche ferme l'œil et s'endort.

L'homme de goût remarquera sans doute que le poëte a quatre actions à peindre, et que son vers est divisé en quatre membres ; que les deux dernières actions sont si voisines l'une de l'autre, qu'on ne discerne presque point d'intervalles entre elles; et que, des quatre membres du vers, les deux derniers, unis par une conjonction et par la vitesse de la prosodie de l' avant-dernier, sont aussi presque indivisibles ; que chacune de ces actions prend, de la durée totale du vers, la quantité qui lui convient par la nature; et qu'en les renfermant toutes quatre dans un seul vers, le poëte a satisfait à la promptitude avec laquelle elles ont coutume de se succéder. Voilà, monsieur, un de ces problèmes que le génie poétique résout sans se les pro- poser. Mais cette solution est-elle à la portée de tous les lec- teurs? Non, monsieur, non; aussi je m'attends bien que ceux qui n'ont pas saisi d'eux-mêmes ces hiéroglyphes en lisant le vers de Despréaux (et ils seront en grand nombre) riront de


376 LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

mon commentaire, se rappelleront celui du Chef-d'œuvre d'un inconnu 1 , et me traiteront de visionnaire

Je croyais, avec tout le monde, qu'un poëte pouvait être traduit par un autre : c'est une erreur et me voilà désabusé. On rendra la pensée; on aura peut-être le bonheur de trouver l'équivalent d'une expression; Homère aura dit : âV.lay^av &' ap' ôï<7Toi (Ili//.d., cant. i, vers. /i(3), et l'on rencontrerai/ sonant humeris (Virg., JZneid., lib. IV, vers 149); c'est quel- que chose, mais ce n'est pas tout. L'emblème délié, l'hiéro- glyphe subtil qui règne dans une description entière, et qui dépend de la distribution des longues et des brèves dans les langues à quantité marquée, et de la distribution des voyelles entre les consonnes dans les mots de toute langue : tout cela disparaît nécessairement dans la meilleure traduction.

Virgile dit d'Euryale blessé d'un coup mortel :

Pulchrosque per artus It cruor, inque numéros cervix collapsa recumbit : Parpureus veluti quum flos, succisus aratro, Languescit moriens ; lassove papavera collo Demisere caput, pluviam quum forte gravantur.

Mneid., lib. 1\, vers û33 — Z|37.

Je ne serais guère plus étonné de voir ces vers s'engendrer par quelque jet fortuit de caractères, que d'en voir passer toutes les beautés hiéroglyphiques dans une traduction ; et l'image d'un jet de sang, it cruor; et celle de la tête d'un moribond qui retombe sur son épaule, cervix collapsa recumbit; et le bruit


1. Le Chef-d'œuvre d'un inconnu, avec des remarques savantes, par M. le doc- teur Chrysostome Mathanasius, La Haye, 171 i. 11 y a ou une dizaine d'éditions de cette excellente et crudité facétie qu'on réimprimerait encore do nos jours si elle no contenait pas tant de grec. Elle est duc à la collaboration de Thémiseol do Saint-Hyacinthe, de S'Gravesande, do Sal'.engre, de Prosper Marchand et autres qui ont, dans toutes 1 -s langues du monde, commente admirativement une chanson qui commence ainsi j

L'autre jour Colin malade

Dedans son lit... l)*unc grosse maladie,

Pensant mourir.

et qui a cinq couplcis du même style. Los auteurs visaient la science allemande.


LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS. 377

d'une faux 1 qui scie, succisus; el la défaillance de languescit moriensj et la mollesse de la tige du pavot, lassove papavera collo, et le déminer e capu/, et le gravan/ur qui finit le tableau. Demisere est aussi mou que la tige d'une fleur; gravantur pèse autant que son calice chargé de pluie; collapsa marque effort et chute. Le même hiéroglyphe double se trouve à papavera. Les deux premières syllabes tiennent la tète du pavot droite, et les deux dernières l'inclinent : car vous conviendrez que toutes ces images sont renfermées dans les quatre vers de Virgile, vous qui m'avez paru quelquefois si touché de l'heureuse parodie qu'on lit dans Pétrone 1 , du lassove papavera collo de Virgile* appliqué à la faiblesse d'Àscylte, au sortir des bras de Circé; vous n'auriez pas été si agréablement affecté de celte applica- tion, si vous n'eussiez reconnu dans le lassove papavera collo, une peinture fidèle du désastre d'Ascylte.

Sur l'analyse du passage de Virgile, on croirai 1 aisément qu'il ne me laisse rien à désirer, et qu'après y avoir remarqué plus de beautés peut-être qu'il n'y en a, mais plus, à coup sûr, que le poëte n'y en a voulu mettre, mon imagination et mon goût doivent être pleinement satisfaits. Point du tout, monsieur; je vais risquer de me donner deux ridicules à la fois, celui d'avoir vu des beautés qui ne sont pas, et celui de reprendre des défauts qui ne sont pas davantage. Vous le dirai-je? je trouve le gravantur un peu trop lourd pour la tète légère d'un pavot, et Yaratro qui suit le succisus ne me paraît pas en achever la peinture hiéroglyphique. Je suis presque sûr qu'Homère eût placé à la fin de son vers un mot qui eût continué à mon oreille le bruit d'un instrument qui scie, ou peint à mon imagination la chute molle du sommet d'une Heur.

C'est la connaissance ou plutôt le sentimenl vif de ces expressions hiéroglyphiques de la poésie, perdue pour les lecteurs ordinaires, qui décourage les imitateurs de génie. G'esl là ce qui faisait dire à Virgile, qu'il était aussi difficile d'enlever

1. Âratrum ne signifie point une faux, niais on verra pins lus pourquoi je le traduis ainsi. (Diderot.)

Illa (Mentula scilicet) solo li\os oculos aversa tenebat Ncc prius incepto vultnin sermone movetur, Quam Icutae salices, lassove papavera collo.

Petuôx., ScUyric. tin.)


378 LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

un vers à Homère, que d'arracher un clou à la massue d'Her- cule. Plus un poëte est chargé de ces hiéroglyphes, plus il est difficile à rendre; et les vers d'Homère en fourmillent. Je n'en veux pour exemple que ceux où Jupiter aux sourcils d'ébène, confirme à Th.étis aux épaules d'ivoire, la promesse de venger l'injure faite à son fils.

H. /.ai /.jx.ir.'j'.y i— ' i^yji: •iiù'iï Kpcvîcav' Kyj.-'j; ir.' i9xv3Î75W y.i^x-i S' ÈXsAc^EV "OXujMKV.

lliad. I, vers 528 — 530.

Combien d'images dans ces trois vers! On voit le froncement des sourcils de Jupiter dans i-' 6<ppu«ii, dans vsjgs Kpoviwv, et surtout dans le redoublement heureux des K, d'r,, -/.al xuavé-çaiv : la descente et les ondes de ses cheveux, dans èiceppwaovTo àW/.To; ; la tête immortelle du dieu, majestueusement relevée par l'éli- sion d'à-ô dans xpa-rôç âV àGavaroio; l'ébranlement de l'Olympe dans les deux premières syllabes d'sXéXt^sv ; la masse et le bruit de l'Olympe, dans les dernières de [Jtéyav et DiXi^sv, et dans le dernier mot entier, où Y Olympe ébranlé retombe avee le vers.

'Oà'J 7.7707.

Ce vers, qui s'est rencontré au bout de ma plume, rend faiblement, à la vérité, deux hiéroglyphes, l'un de Virgile, et l'autre d'Homère; l'un d'ébranlement, et l'autre de chute.

Où POlympe ébranlé retombe avec le vers.

É/.ï'Xt;£v" OX'Jifciruv.

Procumbit hurai bus.

Virgil., .Encid.AW). V, vers 481.

C'est le retour des a dans iïiliiw *0>u(mcov qui réveille l'idée d'ébranlement. Le même refour des L se fait dans où l'Olympe (branlé, mais avec cette différence, que les L y étant [dus éloignées les unes des autres, que dans i7iXt;ev "OXujjLirov, l'ébranlement est moins prompt et moins analogue au mouve- ment des sourcils. Retombe avee le vers, rendrait assez bien le procumbit humi bos, sans la prononciation de vers qui est moins sourde et. moins emphatique que celle de bos, qui, d'ailleurs, se sépare beaucoup mieux d'avec humi, que vers ne


LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS. 379

se sépare d'avec l'article le; ce qui rend le monosyllabe de Virgile plus isolé que le mien; et la chute de son bas, plus complète et plus lourde que celle de mon vers.

Une réflexion qui ne serait guère plus déplacée ici que la harangue de l'empereur du Mexique dans le chapitre des coches de Montaigne (Essais, liv. III, ch. vi), c'est qu'on avait une étrange Vénération pour les Anciens, et une grande frayeur de Despréaux, lorsqu'on s'avisa de demander s'il fallait ou non entendre les trois vers suivants d'Homère,

Z;0 Rocrsp, à/.'/.à où pûuai 'jtt vu'po; uia; Ayastov' [lur.aov 5' siïôpr.v, &c-; £' ôcp6aXu.oîatv iSé/sban' Ev ùi tpâet x.xi o'Xsggov, è~eî vu toi tuaSev cjtco;.

Iliad., cant. xvii, vers 64^.

comme Longin les a entendus 1 , et comme Boileau et La Motte les ont traduits.

Grand Dieu! chasse la nuit qui nous couvre les yeux, Et combats contre nous à la clarté des cieux.

Boileau, traduction du Traité du Sublime, ch. vu.

Voilà, s'écrie Boileau, avec le rhéteur Longin, les véritables sentiments d'un guerrier. Il ne demande pas la vie : un héros n'était pas capable de cette bassesse; mais comme il ne voit point d'occasion de signaler son courage au milieu de l'obscurité, il se fâche de ne point combattre; il demande donc en hâte que le jouf paraisse pour faire au moins une fin digne de son grand cœur, quand il devrait avoir à combattre Jupiter même.

Grand Dieu, rends-nous le jour, et combats contre nous. La Motte, traduction de Vlliade.

Eh! messieurs, répondrai-je à Longin et à Boileau, il ne s'agit point des sentiments que doit avoir un guerrier, ni du

1. Traité du Sublime, sect. i\. — Voici la version latine de ces vers, telle qu'on la trouve dans les éditions ordinaires d'Homère:

Jupiter pater, sed tu libéra a caligino filios Acbivorum:

Facque serenitatem, daque oculis vïdere ;

In luce vero vel perde, quandoquidem tibi placuit ita. — (Bn.)


380 LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

discours qu'il doit tenir dans la circonstance où se trouve Ajax : Homère savait apparemment ces choses aussi bien que vous; mais de traduire fidèlement trois vers d'Homère. Et si, par hasard, il n'\ avait rien dans ces vers de ce que vous y louez, que deviendraient vos ('loges el vos réflexions? Que faudrait-il penser de Longin, de La Motte et de Boileau, si, par hasard, ils avaient supposé des fanfaronnades impies, où il n'y a qu'une prière sublime et pathétique? et c'est justement ce qui leur est arrivé. Qu'on lise et qu'on relise tant qu'on voudra les trois vers d'Homère, on n'y verra pas autre chose que : Père des dieux et des hommes, ZeO ttxtcû, chasse la nuit qui nous couvre les yeux; et, puisque tu as résolu de nous perdre, perds-nous du moins à la clarté des cieux.

Faudra-t-il sans combats, terminer sa carrière? Grand Dieu! chassez la nuit qui nous couvre les yeux; Et que nous périssions à la clarté des cieux!

Si cette traduction ne rend pas le pathétique des vers d'Homère, du moins on n'y trouve plus le contre-sens de celle de La Moite et de Boileau.

II n'y a là aucun défi à Jupiter; on n'y voit qu'un héros prêt à mourir, si c'est la volonté de Jupiter; et qui ne lui demande d'autre grâce que celle de mourir en combattant : Zsu -^àrsp, Jupiter! Pater! Est-ce ainsi que le philosophe Ménippe s'adresse à Jupiter!

Aujourd'hui, qu'on est à l'abri des hémistiches du redou- table Despréaux, et que l'esprit philosophique nous a appris à ne voir dans les choses que ce qui y est, et à ne louer que ce qui esl véritablement beau, j'en appelle à tous les savants et à tous les gens de goût, à M. de Voltaire, à M. de Fonte- nelle, etc.; el je leur demande si Despréaux et La Molle n'onl pas défiguré 1 Ajax d'Homère, el si Uongin n'a pas trouvé qu'il n'en étail (pie plus beau. Je sais quels hommes ce sont que Longin, Despréaux et La Molle. Je reconnais tous ces auteurs pour mes mai 1res, el ce n'esi point eux que j'attaque; c'est Homère que j'ose défendre.

L'endroit du serment de Jupiter, et mille autres que j'aurais pu citer, prouvenl assez qu'il n'esl pas nécessaire de prêter des


LETTRE SUR LES SOURDS ET Ml ETS. 381

beautés à Homère; el celui du discours d'Ajax ne prouve que trop qu'eu lui en prêtant, ou risque de lui ôter celles qu'il a. Quelque génie qu'on ait, on ne dit pas mieux qu'Homère, quand il dit bien. Entendons-le du moins avant que de tenter d'en- chérir sur lui. Mais, il est tellement chargé de ces hiéroglyphes poétiques dont je vous entretenais tout à l'heure, que ce n'est pas à la dixième lecture qu'on peut se flatter d'y avoir tout vu. On pourrait dire que Boileau a eu dans la littérature le même sort que Descartes en philosophie 1 ; et que ce sont eux qui nous ont appris à relever les petites fautes qui leur sont échappées.

Si vous me demandez en quel temps l'hiéroglyphe sylla- bique s'est introduit dans le langage; si c'est une propriété du langage naissant, ou du langage formé, ou du langage perfectionné; je vous répondrai que les hommes, en instituant les premiers éléments de leur langue, ne suivirent, selon toute apparence, que le plus ou le moins de facilité qu'ils rencon- trèrent dans la conformation des organes de la parole, pour prononcer certaines syllabes plutôt que d'autres, sans consulter le rapport que les éléments de leurs mots pouvaient avoir ou par leur quantité, ou par leurs sons, avec' les qualités physiques des êtres qu'ils devaient désigner. Le son de la voyelle A se prononçant avec beaucoup de facilité fut le premier employé; et on le modifia en mille manières différentes avant que de recourir à un autre son. La langue hébraïque vient à l'appui de cette conjecture. La plupart de ses mots ne sont que des modifications de la voyelle A; et cette singularité du langage ne dément point ce que l'histoire nous apprend de l'ancienneté du peuple. Si l'on examine l'hébreu avec attention, on prendra nécessairement des dispositions à le reconnaître pour le langage des premiers habitants de la terre' 2 . Quant aux Grecs, il y avait longtemps qu'ils parlaient ; et ils devaient avoir les organes de la prononciation très-exercés, lorsqu'ils introduisirent dans leurs mots la quantité, l'harmonie et l'imitation syllabique des mou- vements et des bruits physiques. Sur le penchant qu'on remarque dans les enfants, quand il ont à désigner un être dont ils ignorent

1. C'est-à-dire qu'ils ont créé l'un et l'autre lu science dont ils ont été les maîtres, l'un la critique, l'autre la philosophie.

k 2. 11 y a là un préjugé linguistique détruit depuis par la découverte du sanscrit.


382 LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

le nom, de suppléer au nom par quelqu'une des qualités sen- sibles de l'être, je présume que ce fut en passant de l'état de langage naissant à celui de langage formé, que la langue s'en- richit de l'harmonie syllabique, et que l'harmonie périodique s'introduisit dans les ouvrages, plus ou moins marquée, à mesure que le langage s'avança de l'état de langage formé, à celui de langage perfectionné.

Quoi qu'il en soit de ces dates, il est constant que celui à qui l'intelligence des propriétés hiéroglyphiques des mots n'a pas été donnée, ne saisira souvent dans les épithètes que le matériel, et sera sujet à les trouver oisives 1 ; il accusera des idées d'être lâches, ou des images d'être éloignées, parce qu'il n'apercevra pas le lien subtil qui les resserre; il ne verra pas ' que, dans Vit cruor de Virgile, Vit est en même temps analogue au jet du sang et au petit mouvement des gouttes d'eau sur les feuilles d'une Heur; et il perdra une de ces bagatelles qui règlent les rangs entre les écrivains excellents.

La lecture des poètes les plus clairs a donc aussi sa difficulté? Oui, sans doute; et je puis assurer qu'il y a mille fois plus de gens en état d'entendre un géomètre qu'un poète ; parce qu'il y a mille gens de bon sens contre un homme de goût, et mille personnes de goût contre une d'un goût exquis.

On m'écrit que dans un discours prononcé par M. l'abbé de Bernis, le jour de la réception de M. de Bissy à l'Académie française, Racine est accusé d'avoir manqué de goût dans l'en- droit où il a dit d'Hippolyte :

Il suivait, tout pensif, le chemin de Mycènes; Sa main sur les chevaux laissait flotter les rênes : Ses superbes coursiers, qu'on voyait autrefois Pleins d'une ardeur si noble obéir à sa voix, L'œil morne maintenant et la tète baissée, Semblaient se conformer à sa triste pensée.

Phèdre, acte V", scène vi.

Si c'est la description en elle-même que .M. l'abbé de Bernis attaque, ainsi qu'on me l'assure, et non le hors de propos, il serait difficile de vous donner une preuve plus récente ).

« Patrocle n'est plus. On combat pour son cadavre. Hector a ses armes. » 11 y a plus de sublime dans ces deux vers d'Homère que dans toute la pompeuse déclamation de Racine : « Achille vous n'avez plus d'ami, et vos armes sont perdues... >> \ ces mots, qui ne sent qu'Achille doit voler au combat? Lorsqu'un morceau pèche contre le décent et le vrai, il n'est beau ni dans la tragédie, ni dans le poëme épique. Les détails de celui de Racine ne convenaient que dans la bouche d'un poète parlant en son nom, et décrivant la mort d'un de ses héros.

C'est ainsi que l'habile rhéteur nous instruisait. 11 avait. certes, de l'esprit et du goût: et l'on peut dire de lui que ce fut le dernier des Grées. Mais ce Philopœme/t des rhéteurs faisait ce qu'on fait aujourd'hui: il remplissait d'esprit ses ouvrages, et il semblail réserver son goût pour juger des ouvrage- des autres.

Je reviens a M. l'abbé de Bernis. \-t-il prétendu seulemenl que la description de Racine était déplacée? C'esl précisément ce que le Père Porée nous apprenait il \ a trente à quarante ans. A-t-il accuse de mauvais goût l'endroit que je viens de citer? L'idée est nouvelle; niais est-elle juste?

\n reste, on m'écrit encore qu'il \ a dans le discours de M. l'abbé de Remis des morceaux bien penses, bien exprimés, e1 en grand nombre -. vous en devez savoir là-^dessus plus que moi. VOUS, monsieur, qui ne manquez aucune de ces occasions où l'on se promet d'entendre de belles choses. Si. par hasard, il ne se trouvait dans le discours de M. l'abbé de Remis rien de ce que j'y viens de reprendre, et qu'on m'eût fait un rapport infidèle, cela n'en prouverait que mieux l'utilité d'une bonne lettre a l'usage de ceux qui entendent et qui parlent.

Partout où l'hiéroglyphe accidentel aura lieu, soit dans un vers, -oit sur un obélisque, comme il est ici l'ouvrage de l'ima- gination, et là celui du mystère, il exigera, pour être entendu,

ou une imagination, ou une sagacité peu communes. Mais s'il


LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS. 385

est si difficile de bien entendre des vers, combien ne l'est— il pas davantage d'en faire! on me dira peut-être : Tout le monde fait des vers; et je répondrai simplement : Presque personne ne fait des vers. Tout art d'imitation ayant ses hiéroglyphes parti- culiers, je voudrais bien que quelque esprit instruit et délicat s'occupât un jour à les comparer entre eux.

Balancer les beautés d'un poëte avec celles d'un autre poëte, c'est ce qu'on a fait mille fois. Mais rassembler les beautés communes de la poésie, de la peinture et de la musique ; en montrer les analogies ; expliquer comment le poëte, le peintre et le musicien rendent la même image ; saisir les emblèmes fugitifs de leur expression ; examiner s'il n'y aurait pas quelque simili- tude entre ces emblèmes, etc., c'est ce qui reste à faire, et ce que je vous conseille d'ajouter à vos Beaux-arts réduits à un même principe. JNe manquez pas non plus de mettre à la tête de cet ouvrage un chapitre sur ce que c'est que la belle nature 1 , car je trouve des gens qui me soutiennent que, faute de l'une de ces choses, votre traité reste sans fondement; et que, faute de l'autre, il manque d'application. Apprenez-leur, monsieur, une bonne fois, comment chaque art imite la nature dans un même objet; et démontrez-leur qu'il est faux, ainsi qu'ils le prétendent, que toute nature soit belle, et qu'il n'y ait de laide nature que celle qui n'est pas à sa place. Pourquoi, me disent-ils, un vieux chêne gercé, tortu, ébranché, et que je ferais couper s'il était à ma porte, est-il précisément celui que le peintre y planterait, s'il avait à peindre ma chaumière? Ce chêne est-il beau? est-il laid? qui a raison, du propriétaire ou du peintre? Il n'est pas un seul objet d'imitation sur lequel ils ne fassent la même difficulté, et beaucoup d'autres. Us veulent que je leur dise encore pourquoi une peinture admirable dans un poëme deviendrait ridicule sur la toile? Par quelle singularité le peintre qui se proposerait de rendre avec son pinceau ces beaux vers de Virgile :

Interea magno misceri murmure pontum, Emissamque hiemem sensit Neptuaus, et imis

1. «Diderot appelait avec raison le livre de Batteux un livre acéphale, parce qu'en effet après avoir réduit le grand principe de tous les beaux-arts à l'imitation de la belle nature, il n'explique en aucun endroit ce que c'est que la belle •nature. » (Mémoires de Naigeon.)

I. 25


386 LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

Stagna refusa vadis ; graviter commotus, et alto Prospiciens, summa placidum caput extulit unda.

Virgil. /Eneid. lib. I, vers 128.

Par quelle singularité, disent-ils, ce peintre ne pourrait prendre le moment frappant, celui où Neptune élève sa tête hors des eaux? Pourquoi le dieu, ne paraissant alors qu'un homme décollé, sa tête, si majestueuse dans le poëme, ferait-elle un mauvais effet sur les ondes? Comment arrive-t-il que ce qui ravit noire imagination déplaise à nos yeux? La belle nature n'est donc pas une pour le peintre et pour le poëte, continuent- ils? Et Dieu sait les conséquences qu'ils tirent de cet aveu! En attendant que vous me délivriez de ces raisonneurs importuns, je vais m'amuser sur un seul exemple de l'imitation de la nature dans un même objet, d'après la poésie, la peinture et la musique.

Cet objet d'imitation des trois arts est une femme mourante. Le poëte dira :

Ma, graves oculos conata adtollere, rursus Déficit. Infixum stridit sub pectore vulnus. Ter sese adtolleus cubitoque adnixa levavit; Ter revoluta toro est oculisque errantibus alto Quaesivit cœlo lucem, ingemuitque reperta.

Virgil. /Eneid. lib. I, vers G88.

Ou

Vita quoque oranis Omnibus e nervis atque ossibus exsolvatur.

T. Lucret. de Rerum riat. lib. I, vers 810 — 811.

Le musicien commencera par pratiquer un intervalle de semi-ton en descendant (ri) : Illa, graves oculos conata adtollere, rursus déficit j puis il moulera par un intervalle de fausse quinte : et après un repos, par l'intervalle encore plus pénible de triton (b), Ter sese adtollens, suivra un petit intervalle de semi-ton en montant (c) : Oculisque errantibus alto quœsicii cœlo lucem. (le petit intervalle en montant sera le rayon de lumière. C'était le dernier effort de la moribonde; elle ira ensuite toujours en déclinant par des degrés conjoints (d) : Revoluta toro est. Elle expirera enfin, et s'éteindra par un intervalle de demi-ton (e) : Viia quoque ornais omnibus e nervis atque ossibus exsolvatur.


LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.


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Lucrèce peint la résolution des forces par la lenteur de deux spondées : Exsolvalur; et le musicien la rendra par deux blanches en degrés conjoints (/) ; la cadence sur la seconde de


Exemple



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ces blanches sera une imitation très-frappante du mouvement vacillant d'une lumière qui s'éteint.

Parcourez maintenant des yeux l'expression du peintre, vous y reconnaîtrez partout Yexsolvatur de Lucrèce dans les jambes, dans la main gauche, dans le bras droit. Le peintre, n'ayant qu'un moment, n'a pu rassembler autant de symptômes mortels que le poëte; mais en revanche ils sont bien plus frappants; c'est la chose même que le peintre montre; les expressions du musicien et du poëte n'en sont que des hiéroglyphes. Quand le musicien saura son art, les parties d'accompagnement concourront, ou à fortifier l'expression de la partie chantante ou à ajouter de nouvelles idées que le sujet demandait, et que la partie chantante n'aura pu rendre. Aussi les premières mesures de la basse seront-elles ici d'une harmonie très-lugubre, qui résultera d'un accord de septième superflue [g) mise comme hors des règles ordinaires, et suivie d'un autre accord dissonant de fausse quinte {h). Le reste sera un- enchaînement de sixtes et de tierces molles (k) qui caractériseront l'épuisement des forces, et qui conduiront à leur extinction. C'est l'équivalent des spondées de Virgile : Alto quœsivit cœlo lucem.

Au reste, j'ébauche ici ce qu'une main plus habile peut achever. Je ne doute point que l'on ne trouvât dans nos peintres, nos poètes et nos musiciens, des exemples, et plus analogues encore les uns aux autres, et plus frappants, du sujet même que j'ai choisi. ,| Mais je vous laisse le soin de les chercher et d'en faire usage, à vous, monsieur, qui devez être peintre, poëte, philosophe et musicien; car vous n'auriez pas tenté de réduire les beaux-arts à un même principe, s'ils ne vous étaient pas tous à peu près également connus.

Comme le poëte et l'orateur savent quelquefois tirer parti de l'harmonie du style, et que le musicien rend toujours sa com- position plus parfaite, quand il en bannit certains accords, et des accords qu'il emploie, certains intervalles; je loue le soin de l'orateur et le travail du musicien et du poëte, autant que je blâme cett3 noblesse prétendue qui nous a fait exclure de notre langue un grand nombre d'expressions énergiques. Les Grecs, les Latins qui ne connaissent guère cette fausse délicatesse, disaient en leur langue ce qu'ils voulaient, et comme ils le vou- laient. Pour no us, à force de raffiner, nous avons appauvri la nôtre, et n'ayant souvent qu'un terme propre à rendre une idée, nous aimons mieux affaiblir l'idée que de ne pas employer un terme noble. Quelle perte pour ceux d'entre nos écrivains qui ont l'imagination forte, que celle de tant de mots que nous revoyons avec plaisir dans Amyot et dans Montaigne. Ils ont


LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS. 380

commencé par être rejetés du beau style, parce qu'ils avaient passô dans le peuple; et ensuite, rebutés par le peuple même, qui à la longue est toujours le singe des grands, ils sont devenus tout à l'ait inusités. Je ne doute point que nous n'ayons bientôt, comme les Chinois, la langue parlée et la langue écrite? Ce sera, monsieur, presque ma dernière réflexion. Nous avons fait assez de chemin ensemble, et je sens qu'il est temps de se séparer. Si je vous arrête encore un moment à la sortie du labyrinthe où je vous ai promené, c'est pour vous en rappeler en peu de mots les détours.

J'ai cru que, pour bien connaître la nature des inversions, il était à propos d'examiner comment le langage oratoire s'était formé.

J'ai inféré de cet examen : 1° que notre langue était pleine d'inversions, si on la comparait avec le langage animal, ou avec le premier état du langage oratoire, l'état où ce langage était sans cas, sans régime, sans déclinaisons, sans conjugaisons, en un mot, sans syntaxe; 2° que si nous n'avions dans notre langue presque rien de ce que nous appelons inversion dans les langues anciennes, nous en étions peut-être redevables au péripatétisme moderne, qui, réalisant les êtres abstraits, leur avait assigné dans le discours la place d'honneur.

En appuyant sur ces premières vérités, j'ai pensé que, sans remonter à l'origine du langage oratoire, on pourrait s'en assurer par l'étude seule de la langue des gestes.

J'ai proposé deux moyens de connaître la langue des gestes, les expériences sur un muet de convention , et la conversation assidue avec un sourd et muet de naissance.

L'idée du muet de convention, ou celle d'ôter la parole à un homme, pour s'éclairer sur la formation du langage; cette idée, dis-je, un peu généralisée, m'a conduit à considérer l'homme distribué en autant d'êtres distincts et séparés qu'il a de sens; et j'ai conçu que, si pour bien juger de l'intonation d'un acteur, il fallait l'écouter sans le voir, il était naturel de le regarder sans l'entendre, pour bien juger de son geste.

A l'occasion de l'énergie du geste, j'en ai rapporté quelques exemples frappants, qui m'ont engagé dans la considération d'une sorte de sublime que j'appelle sublime de situation.


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L'ordre qui doit régner entre les gestes d'un sourd et muet de naissance, dont la conversation familière m'a paru préférable aux expériences sur un muet de convention; et la difficulté qu'on a de transmettre certaines idées à ce sourd et muet m'ont fait distinguer, entre les signes oratoires, les premiers et les derniers institués.

J'ai vu que les signes qui marquaient dans le discours les parties indéterminées de la quantité, et surtout celles du temps, avaient été du nombre des derniers institués, et j'ai compris pourquoi quelques langues manquaient de plusieurs temps, et pourquoi d'autres langues faisaient un double emploi du même temps.

Ce manque de temps dans une langue et cet abus des temps dans une autre m'ont fait distinguer dans toute langue en général trois états différents : l'état de naissance, celui de for- mation et l'état de perfection.

J'ai vu sous la langue formée l'esprit enchaîné par la syn- taxe, et dans l'impossibilité de mettre entre ses concepts l'ordre qui règne dans les périodes grecques et latines ; à' où. J'ai conclu : 1° que, quel que soit l'ordre des termes dans une langue ancienne ou moderne, l'esprit de l'écrivain a suivi l'ordre didactique de la syntaxe française; 2° cpie, cette syntaxe étant la plus simple de toutes, la langue française avait à cet égard el à plusieurs autres l'avantage sur les langues anciennes.

J'ai fait plus. J'ai démontré par l'introduction et par l'utilité de l'article hic, ille dans la langue latine et le dans la langue française, et par la nécessité d'avoir plusieurs perceptions à la fois pour former un jugement ou un discours, que, quand l'esprit ne serait point subjugué par les syntaxes grecque et latine, la suite de ses vues ne s'éloignerait guère de l'arrange- ment didactique de nos expressions.

En suivant le passage de l'état de langue formée ù l'état de langue perfectionnée, j'ai rencontre l'harmonie.

J'ai comparé l'harmonie du style à l'harmonie musicale; et je me suis convaincu : 1° que dans les mots la première était un effet de la quantité et d'un certain entrelacement des voyelles avec les consonnes, suggéré par l'instinct, et que dans la période, elle résultait de l'arrangement i\es mots; 2° que l'har- monie syllabique et l'harmonie périodique engendraient une


LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS. 391

espèce d'hiéroglyphe particulier à la poésie; et j'ai considère cet hiéroglyphe dans l'analyse de trois ou quatre morceaux des plus grands poètes.

Sur celle analyse, j'ai cru pouvoir assurer qu'il était impossible de rendre un pbëte dans une autre langue; et qu'il était plus commun de bien entendre un géomètre qu'un poëte.

J'ai prouvé par deux exemples la difficulté de bien entendre un poëte. Par l'exemple de Longin, de Boileau et de La Motte, qui se sont trompés sur un endroit d'Homère; et par l'exemple de M. l'abbé de Remis, qui m'a paru s'être trompé sur un endroit de Racine.

Après avoir fixé la date de l'introduction de l'hiéroglyphe syllabique dans une langue, quelle qu'elle soit, j'ai remarque que chaque arl d'imitation avait son hiéroglyphe, et qu'il serait

ï souhaiter qu'un écrivain instruit et délicat en entreprît la

comparaison.

Dans cet endroit, j'ai tâché, Monsieur, de vous faire entendre que quelques personnes attendaient de vous ce travail, et que ceux qui ont lu vos beaux-arts réduits à l'imitation de la belle nature se croyaient en droit d'exiger que vous leur expliquassiez clairement ce que c'est que la belle nature.

En attendant que vous fissiez la comparaison des hiéro- glyphes, de la poésie, de la peinture et de la musique, j'ai osé la tenter sur un même sujet.

L'harmonie musicale, qui entrait nécessairement dans cette comparaison, m'a ramené à l'harmonie oratoire. J'ai dit que les entraves de l'une et de l'autre étaient beaucoup plus suppor- tables que je ne sais [quelle prétendue délicatesse qui tend de jour en jour à appauvrir notre langue; et je le répétais, lorsque je me suis retrouvé dans l'endroit où je vous avais laissé.

iVallez pas vous imaginer, Monsieur, sur ma dernière réflexion, que je me repente d'avoir préféré notre langue à toutes les langues anciennes et à la plupart des langues modernes. Je persiste dans mon sentiment; et je pense toujours que le français a sur le grec, le latin, l'italien, l'anglais, etc., l'avantage de l'utile sur l'agréable.

L'on m'objectera peut-être que si, de mon aveu, les lan- gues anciennes et celles de nos voisins servent mieux à l'agré- ment, il est d'expérience qu'on n'en est pas abandonné dans


392 LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

les occasions utiles. Mais je répondrai que, si notre langue est admirable dans les choses utiles, elle sait aussi se prêter aux choses agréables. ^ a-t-il quelque caractère qu'elle n'ait pris avec succès? Elle est folâtre dans Rabelais, naïve dans La Fon- taine et Brantôme, harmonieuse dans Malherbe et Fléchier, sublime dans Corneille et Bossuet. Que n'est-elle point dans Boileau, Racine, Voltaire et une foule d'autres écrivains en vers el en prose! Ne nous plaignons donc pas. Si nous savons nous en servir, nos ouvrages seront aussi précieux pour la postérité que les ouvrages des Anciens le sont pour nous. Entre les mains d'un homme ordinaire, le grec, le latin, l'anglais, l'italien ne produiront que des choses communes; le français produira des miracles sous la plume d'un homme de génie. En quelque langue que ce soit, l'ouvrage que le génie soutient ne tombe jamais.


NOTE


On s'est peut-être étonné de ne pas trouver au bas des pages de cette Lettre de renvois aux passages du livre de l'abbé Batteux auxquels s'adressent les critiques, si modérées dans la forme, de Diderot. La raison de notre silence peut surprendre, mais elle est propre, croyons- nous, à nous servir d'excuse. Il n'y a en réalité presque aucun rapport entre les deux ouvrages. En voici la preuve :

L'abbé Batteux divise son livre en trois parties : « Dans la première on examine, dit-il, quelle peut être la nature des arts, quelles en sont les parties et les différences essentielles, et on montre par les qualités mêmes de l'esprit humain que l'imitation de la nature doit être leur objet commun et qu'ils ne diffèrent entre eux que par le moyen qu'ils emploient pour exécuter cette imitation. Les moyens de la peinture, de la musique, de la danse sont les couleurs, les sons, les gestes; celui de la poésie est le discours. De sorte qu'on voit d'un côté la liaison intime et l'espèce de fraternité qui unit tous les arts, tous enfants de la nature, se proposant le même but, se réglant par les mêmes principes : de l'autre côté leurs différences particulières, ce qui les sépare et les distingue entre eux. »

L'auteur démontre en premier lieu que l'esprit humain n'a pas tiré les arts de son propre fonds, qu'il est incapable de créer et que dans ce cas particulier il n'a pu qu'imiter, copier ce que lui offrait la nature; mais il serait mauvais de se borner à imiter. Il faut choisir les objets qu'on veut copier et rassembler souvent des traits pris chez divers modèles. C'est le goût qui doit décider de ce choix.

« 11 est un bon goût, qui est seul bon;» c'est un sentiment rapide que les anciens paraissent avoir trouvé sans effort et que les modernes ne ressentent que par hasard. 11 y a des lois qui n'ont pour objet que l'imitation de la belle nature, et la belle nature doit renfermer toutes les qualités du beau et du bon. On n'en peut juger que par la comparaison, qui fait découvrir dans une œuvre d'art si l'ordre, la symé- trie et en même temps l'imitation sont convenablement conjoints.

Jusque-là tout se passe en généralités un peu banales qui ont cepen- dant encore cours. Dans la troisième partie l'abbé arrive aux exemples


39/i LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

et cherche l'harmonie et les preuves du goût chez Horace, Cicéron, Virgile, Boileau, J.-B. Rousseau. Il s'attaque en même temps à l'origine des langues et à la comparaison de la langue française avec les langues anciennes. C'est cette troisième partie qui a provoqué la Lettre de Diderot, mais comme l'étincelle provoque une explosion. On peut dire qu'il n'y a aucun rapport de proportions entre l'effet et la cause.

Pendant que l'abbé Batteux se traîne assez péniblement, pour com- pléter son volume, dans l'examen des moyens que peuvent et doivent employer l'épopée, la tragédie, l'idylle, l'apologue pour imiter la belle nature, qu'il dit à peine quelques mots de la peinture et de la musique, Diderot, suivanl son habitude, remonte aux commencements, pose une thèse toute neuve, répond à du Marsais, à d'Alembert, à tout le monde et oublie en route le champion en face duquel il s'est d'abord posé. 11 ne s'en souvient qu'un instant pour lui demander une définition précise de la belle nature et pour lui rappeler que quelques connaissances en peinture et en musique n'auraient point été inutiles pour mener à bonne fin la tâche qu'il avait entreprise.

Si Diderot n'avait voulu faire que de la petite critique, de celle que dirigeaient contre lui les journalistes de Trévoux, n'aurait-il rien trouvé à dire sur cette conclusion qui résume toute la science de l'abbé par- lant de peinture : « A quoi se réduisent toutes les règles de la pein- ture? à tromper les yeux par la ressemblance, à nous faire croire que l'objet est réel, tandis que ce n'est qu'une image. Cela est évident. » M'aurait-il pas demandé comment l'imitation de la belle nature pouvait conduire à donner pour « base au spectacle lyrique » le choix d'acteurs qui soient « ou dieux ou demi-dieux, ou au moins des hommes en qui il y ait quelque chose de surnaturel, acteurs qu'on mettra ensuite dans des situations où ils éprouvent des passions vives? » Diderot n'a pas fait cela et il a bien fait, car il a fait mieux et plus.

Nous avons dit en terminant la notice préliminaire de cette Lettre que le livre de l'abbé Batteux ne manquait pas de mérite, nous ne nous dédisons pas en signalant quelques-unes de ses parties faibles. En réalité ce sont ses idées qui dominent encore chez les partisans de l'art clas- sique et conventionnel et chez les esthéticiens spiritualistes.


ADDITIONS


POUR SERVIR D'ÉCLAIRCISSEMENT A QUELQUES ENDROITS DE LA LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.


NOTICE PRELIMINAIRE


La lettre à Mademoiselle***** a été publiée quelque temps après celle qui précède. On ne les trouve que rarement réunies. Aussi le marquis de Paulmy, dans son Catalogue manuscrit, fait-il remarquer que son exemplaire contient des cartons et des additions répondant à diverses objections qui avaient été faites à l'auteur.

La personne à qui cette lettre est adressée est mademoiselle de La Chaux, qui venait de traduire les Essais sur l'entendement humain, de Hume, traduction que Diderot avait revue. On trouvera des détails sur cette demoiselle dans : Ceci n'est pas un conte. Diderot y dit, à propos des éclaircissements qu'il lui envoya sur sa demande : « Cette addition n'est pas ce que j'ai fait de plus mal. »

La date de cet écrit et de celui qui le suit nous est indiquée dans les premières lignes. Le second volume de Y Encyclopédie parut en 1751. Les observations du Journal de Trévoux sont du mois d'avril. On peut donc supposer qu'il ne s'écoula pas plus de deux ou trois mois entre l'apparition de la Lettre sur les sourds et muets et les Réponses aux questions et objections qu'elle souleva.


L'AUTEUR DE LA LETTRE PRECEDENTE

A M. B J SON LIBRAIRE


Rien de plus dangereux, Monsieur, que de faire la critique d'un ouvrage qu'on n'a point lu, et, à plus forte raison, d'un ouvrage qu'on ne connaît que par ouï-dire. C'est précisément le cas où je me trouve.

Une personne qui avait assisté à la dernière assemblée publique de l'Académie française m'avait assuré que M. l'abbé de Bernis avait repris, non comme simplement déplacés, mais comme mauvais en eux-mêmes, ces vers du récit de Théra- mène :

Ses superbes coursiers qu'on voyait autrefois Pleins d'une ardeur si noble obéir à sa voix, L'œil morne maintenant, et la tète baissée, Semblaient se conformer à sa triste pensée.

J'ai cru, sans aucun dessein de désobliger M. l'abbé de Ber- nis, pouvoir attaquer un sentiment que j'avais lieu de regarder comme le sien. Mais il me revient de tous côtés, dans ma soli- tude, que M. l'abbé de Bernis n'a prétendu blâmer dans ces vers de Racine que le hors de propos, et non l'image en elle-même. On ajoute que, bien loin de donner sa critique pour nouvelle, il n'a cité les vers dont il s'agit que comme l'exemple le plus connu et par conséquent le plus propre à convaincre de la faiblesse que les grands hommes ont quelquefois de se laisser entraîner au mauvais goût.

1. Briassoa, l'un des dépositaires de VEncyclopédie.


398 LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

Je crois donc, Monsieur, devoir déclarer publiquement que je suis entièrement de l'avis de M. l'abbé de Bernis, et rétracter en conséquence une critique prématurée.

Je vous envoie ce désaveu si convenable à un philosophe qui n'aime et ne cherche que la vérité. Je vous prie de le joindre à ma lettre même, afin qu'ils subsistent ou qu'ils soient oubliés ensemble, el surtout de le faire parvenir à M. l'abbé Raynal, pour qu'il en puisse l'aire mention dans son Mercure, et à M. l'abbé de Bernis, que je n'ai jamais eu l'honneur de voir 1 . et qui m'est seulement, connu par la réputation que lui ont méritée son amour pour les lettres, son talent distingué pour la poésie, la délicatesse de son goût, la douceur de ses mœurs et l'agrément de son commerce. Voilà sur quoi je n'aurai point à me rétracter, tout le monde étant de même avis.

Je suis très-sincèrement,

VIonsieur,

Votre très. etc.

A V., ce 3 mars 1T5J.

1. Diderot avait été avec l'abbé de Bernis au collège d'Harcourt, et ils faisaient ensemble à cette époque de joyeux dîners à -i\ -un- par tête. .Mais la Lettre sur les sourds-muets n'étant pas signée, il devait ùlv ■ ce qu'il dit ici.


AVIS

A PLUSIEURS HOMMES

Les questions auxquelles on a tâché de satisfaire dans la lettre qui suit ont été proposées par la personne même à qui elle esl adressée; et elle n'est pas la centième femme à Paris qui soit en état d'en entendre les réponses.


LETTRE A MADEMOISELLE


Non, mademoiselle, je ne vous ai point oubliée. J'avoue seulement que le moment de loisir qu'il me fallait pour arran- ger mes idées s'est fait attendre assez longtemps. Mais enfin il s'est présenté entre le premier et le second volume du grand ouvrage qui m'occupe 1 , et j'en profite comme d'un intervalle de beau temps dans des jours pluvieux.

Vous ne concevez pas, dites-vous, comment, dans la suppo- sition singulière d'un homme distribué en autant de parties pensantes que nous avons de sens, il arriverait que chaque sens devint géomètre, et qu'il se formât jamais entre les cinq sens une société où l'on parlerait de tout, et où l'on ne s'entendrait qu'en géométrie. Je vais tâcher d'éclaircir cet endroit; car. toutes les fois que vous aurez de la peine à m'entendre, je dois penser que c'est ma faute. »

L'odorat voluptueux n'aura pu s'arrêter sur des fleurs; l'oreille délicate, être frappée des sons; l'œil prompt et rapide, se promener sur différents objets; le goût inconstant et capri- cieux, changer de saveurs; le loucher pesant et matériel, s'ap-

1. L'Encyclopédie. Les deux premiers volumes poîtent la date de 1751.


hOO LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

puyer sur des solides, sans qu'il reste à chacun de ces obser- vateurs la mémoire ou la conscience d'une, de deux, trois, quatre, etc., perceptions différentes, ou celle de la même per- ception, une, deux, trois, quatre fois réitérée, et par conséquent la notion des nombres un, deux, trois, quatre, etc. Les expé- riences fréquentes qui nous constatent l'existence des êtres ou de leurs qualités sensibles nous conduisent en même temps à la notion abstraite des nombres, et quand le toucher, par exemple, dira : « J'ai saisi deux globes, un cylindre; » de deux choses l'une : ou il ne s'entendra pas, ou avec la notion de globe et de cylindre il aura celle des nombres, un et deux, qu'il pourra séparer, par abstraction, des corps auxquels il les appliquait, et se former un objet de méditation et de calculs; de calculs arith- métiques, si les symboles de ses notions numériques ne dési- gnent ensemble ou séparémenl qu'une collection d'unités déter- minée; de calculs algébriques, si, plus généraux, ils s'étendent chacun indéterminément à toute collection d'unités.

Mais la vue, l'odorat et le goût sont capables des mêmes progrès scientifiques. Nos sens, distribués en autant d'êtres pensants, pourraient donc s'élever tous aux spéculations les plus sublimes de l'arithmétique et de l'algèbre; sonder les pro- fondeurs de l'analyse; se proposer entre eux les problèmes les plus compliqués sur la nature des équations, et les résoudre comme s'ils étaient des Diophantes 1 . C'est peut-être ce que fait l'huître dans sa coquille.

Quoi qu'il en soit il s'ensuit que les mathématiques pures entrenl dans notre âme par tous les sens, et que les notions abstraites nous devraient être bien familières. Cependant, rame- nés nous-mêmes sans cesse par nos besoins m par nos plaisirs, de la sphère des abstractions vers les êtres réals, il est à pré- sumer que nos sens personnifiés ne feraient [tas uni' longue conversation sans rejoindre les qualités des êtres à la notion abstraite des nombres, bientôt l'œil bigarrera son discours et ses calculs de couleurs; l'oreille dira de lui : « Voilà sa folie qui


\. Mathématicien d'Alexandrie qui vivait, vers le troisième siècle. On appelait Questions de Diophante certaines questions sur les nombres carrés ou cubes, sur les triangles rectangle?, etc. Saunderson, il int i! a été question dans la Lettre sur les aveugles, estimait beaucoup les travaux de Diophante, mais ne 1 • croyait pas, comme on le dit encore dans les Dictionnaires, l'inventeur de l'algèbre.


LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS. Z,01

le tient. » Le goût : « C'est bien dommage. » L'odorat : « // entend l'analyse à merveilles. » El le toucher : « Mais il est fou à lier quand il en est sur ses couleurs. » Ce que j'imagine de l'œil, convient égalemenl aux quatre autres sens. Ils se trouve- ront tons un ridicule; et pourquoi nos sens ne feraient-ils pas, séparés, ce qu'ils font bien quelquefois réunis?

. Mais les notions des nombres ne seront pas les seules qu'ils auront communes. L'odorat devenu géomètre, et regardant la (leur comme un centre, trouvera la loi selon laquelle l'odeur s'affaiblit en s'en éloignant; et il n'y en a pas un des autres qui ne puisse s'élever, sinon au calcul, du moins à la notion des intensités et des rémissions. On pourrait former une table assez curieuse des qualités sensibles et des notions abstraites, com- munes et particulières à chacun des sens; mais ce n'est pas ici mon affaire. Je remarquerai seulement que, plus un sens serait riche, plus il aurait de notions particulières, et pins il paraîtrait extravagant aux autres : il traiterait ceux-ci d'êtres bornés; mais, en revanche, ces êtres bornés le prendraient sérieusement pour un fou; que le plus sot d'entre eux se croirait infailliblement le pins sage; qu'un sens ne serait guère contredit que sur ce qu'il saurait le mieux; qu'ils seraient presque toujours quatre contre un, ce qui doit donner bonne opinion des jugements de la mul- titude; qu'au lieu de faire de nos sens personnifiés une société de cinq personnes, si on en compose un peuple, ce peuple se divisera nécessairement en cinq sectes, la secte des yeux, celle des nez, la secte des palais, celle des oreilles, et la secte des mains; crue ces sectes auront toutes la même origine, l'igno- rance et l'intérêt; que l'esprit d'intolérance et de persécution se glissera bientôt entre elles; que les yeux seront condamnés aux Petites Maisons, comme des visionnaires; les nez, regardés comme des imbéciles; les palais, évités comme des gens insup- portables par leurs caprices et leur fausse délicatesse; les oreilles, détestées pour leur curiosité et leur orgueil ; et les mains, méprisées pour leur matérialisme ; et que si quelque puis- sance supérieure secondait les intentions droites et charitables de chaque parti, en un instant la nation entière serait exterminée. Il semble qu'avec la légèreté de La Fontaine et l'esprit phi- losophique de La Motte, on ferait une fable excellente de ces idées; mais elle ne serait pas meilleure que celle de Platon, i 26


402 LETTRE SUR LES SOURDS ET Ml ETS.

Platon suppose que nous sommes tous assis dans nue caverne, le dos tourné à la lumière, et le visage vers le fond: que nous ne pouvons presque remuer la tête, et que nos yeux ne si portent jamais que sur ce qui se passe «levant nous. Il imagine entre la lumière et nous une longue muraille, au-dessus de laquelle paraissent, vont, viennent, avancent, reculent et dispa- raissent mutes sortes de figures, dont les ombres sonl proje-

5 vers le fond de la caverne. Le peuple meurt, sans jamais avoir aperçu que ces ombres. S'il arrive à un homme sensé de soupçonner le prestige; de vaincre, à force de se tourmenter, la puissance qui lui tenait la tète tournée: d'escalader la muraille et de sortir de la caverne: qu'il se garde Lien, s'il \ rentre jamais, d'ouvrir la bouche de ce qu'il aura vu. Belle leçon pour [es philosophes! Permettez, mademoiselle, que j'en profite comme si je l'étais devenu, et que je passe à d'autres choses.

Vous me demandez ensuite comment nous avons plusieurs perceptions à la fois. Vous avez de la peine à le concevoir; mais concevez-vous plus facilement que nous puissions former un jugement, ou comparer deux idées, à moins que l'une ne nous soit présente par la perception, el l'autre par la mémoire? Plu- sieurs t'ois, dans le dessein d'examiner ce qui se passail dans ma tête, el de prendre mon esprit sur le fnil. je me suis jeté dans la méditation la plus profonde, me retiranl en moi-même avec tome la contention dont je suis capable: mais ces efforts n'ont rien produit. Il m'a semblé qu'il faudrait être toul à la fois au dedans et hors de soi; el faire en même temps le rôle d'observateur et celui de la machine observée. Mais il en esl de l'espril comme de l'œil; il ne se voit pas. Il n'y a que Dieu qui sache comment le syllogisme s'exécute en nous. Il est l'auteur de la pendule: il a pince l'âme ou le mouvement dans la boîte, m les heures se marquent en sa présence. ! ti monstre à deux lêtes, emmanchées sur un même col, nous apprendrait peut-être quelque nouvelle. Il faul donc attendre que la nature qui com- bine tout, etqui amène avec les siècles 1rs phénomènes les pins extraordinaires, nous donne un dicéphale qui se contemple lui- même, et dont une des têtes fasse des obsen ations sur l'autre '.

I. Bypothèse sans fondement. Le< deus têtes auraient beau être placées sur an même corps, elles auraienl chacune un cerveau et par conséquent une existence dtetincl ■.


LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS. /,03

Je vous avoue que je ne suis pas en étal de répondre aux questions que vous me proposez sur les sourds el muets de naissance. Il faudrail recourir au muet, mon ancien ami; ou, ce

qui vaudrait encore mieux, consulter M. Pereire 1 . Mais les occupations continuelles qui m'obsèdent, ne m'en laissent pas le loisir. Il ne faut qu'un instant pour former un système; les expériences demandent du temps. J'en viens donc tout de suite à la difficulté que vous me faites sur l'exemple que j'ai tiré du premier livre de l'Enéide.

Je prétends dans ma Lettre, que le beau moment du poëte n'est pas toujours le beau moment du peintre; et c'est aussi votre avis. Mais vous ne concevez pas que cette tète de Neptune, qui dans le poëme s'élève si majestueusement sur les flots, fit un mauvais effet sur la toile. Vous .dites : « J'admire la tète de Neptune dans Virgile, parce que les eaux ne dérobenl point à mon imagination le reste de la figure; et pourquoi ne l'admi- rerais-je pas aussi sur la toile de Carie 2 , si sou pinceau sait donner de la transparence aux Ilots?

Je peux, ce me semble, vous eu apporter plusieurs raisons. La première,- et qui n'est pas la meilleure, c'est que tout, corps qui n'est plongé qu'en partie dans un fluide, est défiguré par un effet de la réfraction qu'un imitateur fidèle de la nature est obligé de rendre, et qui écarterait la tête de Neptune de dessus ses épaule-. La seconde, c'est que, quelque transparence que le pinceau puisse donner à l'eau, l'image des corps qui y sont plongés esl toujours fort affaiblie. Ainsi toute l'attention du spectateur se réunissant sur la tète de Neptune, le Dieu n'en serait pas moins décollé : mais je vais plus loin. Je suppose qu'un peintre puisse, sans conséquence, négliger l'effet de la réfraction, et que son pinceau sache rendre toute la limpidité naturelle des eaux. Je crois que sou tableau serait encore défec- tueux, s'il choisissait le moment où Neptune élève sa tête sur les' flots. Il pécherait contre une règle que les grands maîtres observent inviolablement, et que la plupart de ceux qui jugent de leurs productions, ne connaissent pas assez. C'est que dans les occasions sans nombre, où des figures projetées sur une


1. Interprète du roi.

2. Vanloo.


htih LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

figure humaine, ou plus généralemenl sur une figure animale. doivent en couvrir une partie, cette partie, dérobée par la pro- jection, ne doit jamais être entière et complète. En effet, si c'était un poing ou un bras, la ligure paraîtrait mancbotte; si c'était un autre membre, elle paraîtrait mutilée de ce membre, et par conséquent estropiée. Tout peintre, qui craindra de rap- peler à l'imagination des objets désagréables, évitera l'apparence d'une amputation chirurgicale. Il ménagera la disposition relative de ses figures, de manière que quelque portion visible des membres cachés annonce toujours l'existence du reste.

Cette maxime s'étend, quoique avec moins de sévérité, à tous les autres objets. Brisez vos colonnes, si vous voulez; mais ne ne les sciez pas. Elle est ancienne, et nous la trouvons con- stamment observée dans les bustes. On leur a donné, avec le col entier, une partie des épaules et de la poitrine. Les artistes scrupuleux diraient donc encore dans l'exemple dont il s'agit, que les flots découlent de Neptune ; aussi aucun ne s'est-il avisé de prendre cet instant. Ils ont tous préféré la seconde image du poète, le moment suivant, où le Dieu est presque tout entier hors des eaux, et où l'on commence à apercevoir les roues légères de son char.

Mais si vous continuez d'être mécontente de cet exemple, le même poëte m'en fournira d'autres qui prouveront mieux que la poésie nous fait admirer des images dont la peinture serait insoutenable, et que notre imagination est moins scrupuleuse que nos yeux. En effet, qui pourrait supporter sur la toile la vue de Polyphème faisant craquer sous ses dents les os d'un des compagnons d'Ulysse? Qui verrait sans horreur un géant tenant un homme en travers dans sa bouche énorme, et le sang ruisselant sur sa barbe et sur sa poitrine? Ce tableau ne récréera que des cannibales; cette nature sera admirable pour des anthro- pophages, mais détestable pour nous.

Je suis étonné, quand je pense à combien d'éléments diffé- rents tiennent les règles de l'imitation et du goût, et la définition de la belle nature. Il me semble qu'avanl que de prononcer sur ces objets, il faudrait avoir pris parti sur une infinité de ques- tions relatives aux mœurs, aux coutumes, au climat, à la religion et au gouvernement. Toutes les voûtes sont surbaissées en Turquie. Le musulman imite des croissants partout; son goût


LETTRE SUR LES SOI III) S ET MUETS. 405

même est subjugua, el la servitude des peuples se remarque jusque dans la forme des dûmes. Mais taudis que le despotisme affaisse les voûtes et les cintres, le culte brise les figures humaines, et les bannit de l'architecture, de la peinture et des palais.

Quelque autre, mademoiselle, vous fera l'histoire des opi- nions différentes des hommes sur le goût, et vous expliquera, ou par des raisons, ou par des conjectures, d'où naît la bizarre irrégularité que les Chinois affectent partout ; je vais tâcher, pour moi, de vous développer en peu de mots l'origine de ce que nous appelons le goût en général, vous laissant à vous- même le soin d'examiner à combien de vicissitudes les prin- cipes en sont sujets.

La perception des rapports est un des premiers pas de notre raison. Les rapports sont simples ou composés; ils constituent la symétrie. La perception des rapports simples étant plus facile que celle des rapports composés; et, entre tous les rapports, celui d'égalité étant le plus simple, il était naturel de le pré- férer; et c'est ce qu'on a fait. C'est par cette raison que les ailes d'un bâtiment sont égales, et que les côtés des fenêtres sont parallèles. Dans les arts, par exemple en architecture, s'écarter souvent des rapports simples et des symétries qu'ils engendrent, c'est faire une machine, un labyrinthe, et non pas un palais. Si les raisons d'utilité, de variété, d'emplacement, etc., nous contraignent de renoncer au rapport d'égalité et à la symé- trie la plus simple, c'est toujours à regret; et nous nous hâtons d'y revenir par des voies qui paraissent entièrement arbitraires aux hommes superficiels. Une statut 1 est faite pour être vue de loin; on lui donnera un piédestal : il faut qu'un piédestal soit solide. On lui choisira, entre toutes les figures régulières, celle qui oppose le plus de surface à la terre. C'est un cube ; ce cube sera plus ferme encore, si ses faces sont inclinées. On les incli- nera ; mais, en inclinant les faces du cube, on détruira la régu- larité du corps, et avec elle les rapports d'égalité. On y reviendra par la plinthe et les moulures. Les moulures, les filets, les galbes, les plinthes, les corniches, les panneaux, etc., ne sont que des moyens suggérés par la nature pour s'écarter du rapport d'égalité, et pour y revenir insensiblement. Mais faudra-t-il conserver dans un piédestal quelque idée de légèreté? on aban-


406 LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

donnera le cube pour le cylindre. S'agira-t-il de caractériser l'inconstance? on trouvera dans le cylindre une stabilité trop marquée, et l'on cherchera une figure que la statue ne touche qu'en un point. C'est ainsi que la Fortune sera placée sur un globe, et le Destin sur un cube.

Ne croyez pas, mademoiselle, que ces principes ne s'étendent qu'à l'architecture; le goût, en général, consiste dans la per- ception des rapports. Un beau tableau, un poëme, une belle musique, ne nous plaisent que par les rapports que nous \ remarquons. 11 en est même d'une belle vie comme d'un beau concert. Je me souviens d'avoir fait ailleurs 1 une appli- cation assez heureuse de ces principes aux phénomènes les plus délicats de la musique ; et je crois qu'ils embrassent tout.

Tout a sa raison suffisante ; mais il n'est pas toujours facile de la découvrir. Il ne faut qu'un événement pour l'éclipser sans retour. Les seules ténèbres que les siècles laissent après eux suffisent pour cela; et, dans quelques milliers d'années, lorsque l'existence de nos pères aura disparu dans- la nuit des temps. et que nous serons les plus anciens habitants du inonde aux- quels l'histoire profane puisse remonter, qui devinera l'origine de ces tètes de béliers que nos architectes ont transportées des temples païens sur nos édifices?

Vous voyez, mademoiselle, sans attendre si longtemps, dans quelles recherches s'engagerait dès aujourd'hui celui qui entre- prendrait un traité historique et philosophique sur le goût. Je ne me sens pas fait pour surmonter ces difficultés, qui demandent encore plus de génie que de connaissances. Je jette mes idées sur le papier, et elles deviennent ce qu'elles peuvent.

Votre dernière question porte sur un si grand nombre d'objets différents, et d'un examen si délicat, qu'une réponse qui les embrasserait tous exigerait plus de temps, et peut-être aussi plus de pénétration et de connaissances que je n'en ai. Vous paraissez douter qu'il y ait beaucoup d'exemples <>ù la poésie, la peinture et la musique fournissent des hiéroglyphes qu'on puisse comparer. D'abord il est certain qu'il y en a d'autres que celui que j'ai rapporté : mais \ en a-t-il beaucoup? c esl ce qu'on ne peut apprendre (pie par une lecture attentive

1. Mémoires sur différents sujets de mathématiques; I er mémoire : Principes généraux d'acoustique (1718).


LETTRE SLR LES SOURDS ET MUETS. ^07

des grands musiciens e1 des meilleurs poètes, jointe à, une con- naissance étendue du talenl de la peinture el des ouvrages des

peintres.

Vous pensez que, pour comparer l'harmonie musicale avec l'harmonie oratoire, il faudrait qu'il y eût dans celle-ci un équivalent de la dissonance; e1 vous avez raison : mais la ren- contre des voyelles e1 des consonnes qui s'élident, le retour d'un même son, et L'emploi de Yh aspirée, ne font-ils pas cette fonction; et ne faut-il pas en poésie le même art on plutôt le même génie qu'en musique pour user de ces ressources? Voici, mademoiselle, quelques exemples de dissonances oratoires; votre mémoire vous en offrira sans doute un grand nombre .d'autres.

Gardez qu'une voyelle à courir trop hâtée, Ne soit d'une voyelle eu son chemin heurtée.

Boileau, Art. poet., chaut i, vers 107-108.

Monstrwwî, horrendum, inîovme, ingens, cui lumen ademto/i.

Virgil. ÀEneid. lib. ni, vers. 658.

Cum Sagana majore «lulantem

Serpentes, atque videres

Internas errare canes

Ouo pacte alterna loquentes

Umbrae cum Sagana resonarint triste et aeutum.

Horat. Sermon, lib. i, Sat. vin, vers. 25, 3/i, /|0.

Tous ces vers sont pleins de dissonances; et celui qui ne les sent pas, n'a point d'oreille.

« Il y a, ajoutez-vous enfin, des morceaux de musique aux- quels on n'attache point d'images, qui ne forment, ni pour vous ni pour personne, aucune peinture hiéroglyphique, et qui font cependant un grand plaisir à tout le monde. »

Je conviens de ce phénomène ; mais je vous prie de con- sidérer que ces morceaux de musique qui vous affectent agréa- blement sans réveiller en vous ni peinture ni perception distincte de rapports, ne flattenl votre oreille que comme l'arc-en-ciel plait à vos yeux, d'un plaisir de sensation pure et simple; et qu'il s'en faut beaucoup qu'ils aient toute la perfection que vous en pourriez exiger, et qu'ils auraient, si la vérité de l'imitation


408 LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

s'y trouvait jointe aux charmes de l'harmonie. Convenez, made- moiselle, que si les astres ne perdaient rien de leur éclat sur la toile, vous les y trouveriez plus beaux qu'au firmament; le plaisir réfléchi qui naît de l'imitation s'unissant au plaisir direct et naturel de la sensation de l'objet. Je suis sur que jamais clair de lune ne vous a autant affectée dans la nature que dans une des Nuits de Vernet.

En musique, le plaisir de la sensation dépend d'une dispo- sition particulière, non-seulement de l'oreille, mais de tout le système des nerfs. S'il y a des têtes sonnantes, il y a aussi des corps que j'appellerais volontiers harmoniques; des hommes en qui toutes les fibres oscillent avec tant de promptitude et de vivacité, que, sur l'expérience des mouvements violents que l'harmonie leur cause, ils sentent la possibilité de mouvements plus violenls encore, et atteignent à l'idée d'une sorte de musique qui les ferait mourir de plaisir. Alors leur existence leur paraît comme attachée à une seule fibre tendue, qu'une vibra- tion trop forte peut rompre. Ne croyez pas, mademoiselle, que ces êtres si sensibles à l'harmonie soient les meilleurs juges de l'expression. Ils sont presque toujours au delà de cette émotion douce dans laquelle le sentiment ne nuit point à la comparaison. Ils ressemblent à ces âmes faibles qui ne peuvent entendre l'his- toire d'un malheureux sans lui donner des larmes, et pour qui il n'y a point de tragédies mauvaises.

Au reste, la musique a plus besoin de trouver en nous ces favorables dispositions d'organes, que ni la peinture, ni la poé- sie. Son hiéroglyphe est si léger et si fugitif; il est si facile de le perdre ou de le mésinterpréter, que le plus beau morceau de symphonie ne ferait pas un grand effet, si le plaisir infaillible et subit de la sensation pure et simple n'était infiniment au-dessn> de celui d'une expression souvent équivoque. La peinture montre l'objet même, la poésie le décrit, la musique en excite à peine une idée; elle n'a de ressource que~dans les intervalles et la durée des sons. Et quelle analogie y a-t-il entre cette espèce de crayons et le printemps, les ténèbres, la solitude, etc. et la plupart des objets? Comment se fait-il donc que des trois arts imitateurs de la nature, celui dont l'expression est la plus arbitraire et la moins précise parle le plus fortement à l'âme? Serait-ce que, montrant moins les objets, il laisse plus de car-


LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS. &09

rière à noire imagination; on qu'ayant besoin de secousses pour être émus, la musique est plus propre, que la peinture et la poésie à produire en nous cet effet tumultueux?

Ces phénomènes m'étonneraient beaucoup moins si notre éducation ressemblait davantage à celle des Grecs. Dans Athènes, les jeunes gens donnaient presque tous dix à douze ans à l'étude de la musique; el un musicien n'ayant pour auditeurs et pour juges que des musiciens, un morceau sublime devait naturelle- ment jeter toute une assemblée dans la même frénésie dont sont agités ceux qui font exécuter leurs ouvrages dans nos concerts. Mais il est de la nature de tout enthousiasme de se communi- quer et de s'accroître par le nombre des enthousiastes. Les hommes ont alors une action réciproque les uns sur les autres, par l'image énergique et vivante qu'ils s'offrent tous de la passion dont chacun d'eux est transporté; de là cette joie insensée de nos fêtes publiques, la fureur de nos émeutes populaires, et les effets surprenants de la musique chez les Anciens ; effets que le quatrième acte de Zoroastre l eût renouvelés parmi nous, si notre parterre eût été rempli d'un peuple aussi musicien et aussi sensible que la jeunesse athé- nienne.

11 ne me reste plus qu'à vous remercier de vos observa- lions. S'il vous en vient quelques autres, faites-moi la grâce de me les communiquer; mais que ce soit pourtant sans suspendre vos occupations. J'apprends que vous mettez en notre langue le Banquet de Xénophon, et que vous avez dessein de le com- parer avec celui de Platon. Je vous exhorte à finir cet ouvrage. Ayez, mademoiselle, le courage d'être savante. 11 ne faut que des exemples tels que le vôtre, pour inspirer le goût des langues anciennes, ou pour prouver du moins que ce genre de littéra- ture est encore un de ceux dans lesquels votre sexe peut excel- ler. D'ailleurs, il n'y aurait que les connaissances que vous aurez acquises qui pussent vous consoler dans la suite du motif singulier que vous avez aujourd'hui de vous instruire. Que vous êtes heureuse! vous avez trouvé le grand art, l'art ignoré de presque toutes les femmes, celui de n'être point trompée, et de

1. Opéra de Cahusac, musique de Rameau, représenté le 5 novembre 1749. Paris, Delormel. (Dr,.)


MO LETTRE SLR LES SOURDS ET MUETS.

devoir plus que vous ne pourrez jamais acquitter 1 . Votre sexe n'a pas coutume d'entendre ces vérités; mais j'ose vous les dire, parce ffiie vous les pensez comme moi.

J'ai l'honneur d'être avec un profond respect,

Mademoiselle,

Votre très-humble et très-obeissant serviteur*"****.


J. La fin des relations entre mademoiselle de La Chaux et Gardeil [Ceci n'est pas un conte) montrera combien Diderot se trompait.


OBSERVATIONS


SUR L'EXTRAIT QUE LE JOURNALISTE DE TRÉVOUX \ FAIT DE LV LETTRE SUR LES SOUIiDS ET MUET

1751. Mois d'avril, art. 12, p. ILS.


On lit page 842 du journal : « La doctrine de l'auteur paraî- tra, sans doute, trop peu sensible au commun des lecteurs. La plupart diront, après avoir lu celte lettre : que nous reste-t-il dans l'idée? quelles traces de lumière et d'érudition ces consi- dérations abstraites laissent-elles à leur suite? »

Observation. — Je n'ai point écrit pour le commun des lecteurs; il me suffisait d'être à la portée de l'auteur des Beaux- Arts réduits à un seul principe, du journaliste de Trévoux, et de ceux qui ont déjà l'ait quelques progrès dans l'étude des lettres et de la philosophie. J'ai dit moi-même : « le titre de ma lettre est équivoque. Il convient indistinctement au grand nombre de ceux qui parlent sans entendre; au petit nombre de ceux qui entendent sans parler, et au très-petit nombre de ceux qui savent parler et entendre, quoique ma lettre ne soit proprement qu'à l'usage de ces derniers; » et je pourrais ajou- ter sur le suffrage des connaisseurs, que, si quelque bon esprit se demande, après m'avoir lu : « Quels traits de lumière et d'érudition ces considérations ont-elles laissés à leur suite? » rien n'empêchera qu'il ne se réponde: « on m'a fait voir l :

1° Gomment le langage oratoire a pu se former.

1, Ji> répète ici malgré moi ce que j'ai déjà dit à la lin de ma Lettre. ,'D.)


hi2 LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

2° Que ma langue est pleine d'inversions, si on la compare au langage animal.

3° Que, pour bien entendre comment le langage oratoire s'est formé, il serait à propos d'étudier la langue des gestes.

h° Que la connaissance de la langue des gestes suppose, ou des expériences sur un sourd et muet de convention, on des conversations avec un sourd et muet de naissance.

5° Que l'idée du muet de convention conduit naturellement à examiner l'homme distribué en autant d'êtres distincts et séparés, cju'il a de sens; et à rechercher les idées communes cl particulières à chacun des sens.

(5° Que, si, pour juger de l'intonation d'un acteur, il faut écouter sans voir; il faut regarder sans entendre, pour bien juger de son geste.

7° Qu'il y a un sublime de geste capable de produire sur la scène les grands effets du discours.

8° Que l'ordre qui doit régner entre les gestes d'un sourd et muet de naissance est une histoire assez fidèle de l'ordre dans lequel les signes oratoires auraient pu être substitués aux gestes.

9° Que la difficulté de transmettre certaines idées à un sourd et muet de naissance caractérise entre les signes oratoires les i premiers et les derniers inventés.

10° Que les signes, qui marquent les parties indéterminées du temps, sont du nombre des derniers inventés.

11° Que c'est là l'origine du manque de certains temps dans quelques langues, et du double emploi d'un même temps dans quelques au lies.

12° Que ces bizarreries conduisent à distinguer, dans toute langue, trois élats différents, celui de naissance, l'état de for- mation, et celui de perfection.

43° Que, sous l'étal de langue formée, l'esprit, enchaîné par la syntaxe, ne peut mettre entre ses concepts l'ordre qui règne dans les périodes grecques et latines : d'où l'on peut inférer que, quel que soit l'arrangement des termes dans une langue formée, l'esprit de l'écrivain suit l'ordre de la syntaxe française; et que cette syntaxe étant la plus simple de toutes, le fiançais doit avoir, à cet égard, de l'avantage sur le grec et sur le latin.


LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS. 413

l/i° Que l'introduction de l'article dans toutes les langues, et l'impossibilité de discourir sans avoir plusieurs perceptions à la fois, achèvent de confirmer que la marche de l'espril d'un au- teur grec et latin ne s'éloignait guère de celle de notre langue.

15° Que l'harmonie oratoire s'est engendrée sur le passage de l'état de langue formée à celui de langue perfectionnée.

16° Qu'il faut la considérer dans les mots et dans la période; el que c'est du concours de ces deux harmonies que résulte l'hiéroglyphe poétique.

17° Que cet hiéroglyphe rend tout excellent poëte difficile à bien entendre, et presque impossible à bien traduire.

IS° Que tout art d'imitation a son hiéroglyphe; ce qu'on m'a démontré par un essai de comparaison des hiéroglyphes de la musique, de la peinture et de la poésie. »

Voilà, se répondrait à lui-même un bon esprit, ce que des considérations abstraites ont amené; voilà les traces qu'elles ont laissées à leur suite; et c'est quelque chose.

On lit, même page du. journal : « Mais qui pourra nous répondre qu'il n'y a, là dedans, ni paradoxes, ni sentiments arbitraires, ni critiques déplacées? »

Observation. — Y a-t-il quelque livre, sans en excepter les journaux de Trévoux, dont on ne puisse dire : « Mais qui nous répondra qu'il n'y a, là dedans, ni paradoxes, ni senti- ments arbitraires, ni critiques déplacées? »

On lit, page suivante du journal : « Tels seront les raison- nements, du moins les soupçons de quelques personnes qui sont bien aises de trouver dans un ouvrage des traits faciles à saisir, qui aiment les images, les descriptions, les applications frap- pantes, en un mot, tout ce qui met en jeu les ressorts de l'imagination et du sentiment. »

Observation. — Les personnes qui ne lisent point pour apprendre, ou qui veulent apprendre sans s'appliquer, sont précisément celles que l'auteur de la Lettre sur les Sourds et Muets ne se soucie d'avoir ni pour lecteurs ni pour juges. Il leur conseille même de renoncer à Locke, à Bayle, à Platon, et en général à tout ouvrage de raisonnement et de métaphy- sique. Il pense qu'un auteur a rempli sa tâche, quand il a su prendre le ton qui convient à son sujet : en effet, y a-t-il un


kïh LETTRE SUR LES SOL RDS ET MUETS.

lecteur de bon sens, qui, dans un chapitre de Locke sur l'abus qu'on peut faire des mois, ou dans une leltre sur les inver- sions, s'avise de désirer </es images^ des descriptions ; des appli- cations frappantes, et ce qui met en jeu les ressorts de l'imagi- nation et du sentiment'.'

Aussi lit— on, même page du journal : « 11 ne faut pas que les philosophes pensent ainsi : ils doivent entrer avec cou- rage dans la matière des inversions. Y a-t-il des inversions, n'y en a-t-il point dans notre langue ? Qu'on ne croie pas que ce soit une question de grammaire; ceci s'élève jusqu'à la plus subtile métaphysique, jusqu'à la naissance même de nos idées.»

Observation. — Il serait bien étonnant qu'il en fût autre- ment : les mots dont les langues sont formées, ne sont que les signes de nos idées; et le moyen de dire quelque chose de philosophique sur l'institution des uns, sans remonter à la naissance (]cs autres? Mais l'intervalle n'est pas grand; et il serait difficile de trouver deux objets de spéculation plus voi- sins, plus immédiats et plus étroitement liés, que la naissance des idées, et l'invention des signes destinés à les représenter. La question des inversions, ainsi que la plupart des questions de grammaire, tient donc à la métaphysique la plus subtile : j'en appelle à ML Du Marsais, qui n'eût pas été le premier de nos grammairiens, s'il n'eût pas été en même temps un de nos meilleurs métaphysiciens; c'est par l'application de la métaphy- sique à la grammaire, qu'il excelle.

On lit, page 87Zi du journal : « L'auteur examine en quel rang nous placerions naturellement nos idées ; et comme notre langue ne s'astreint pas à cet ordre, il juge qu'en ce sens elle use d'inversions; ce qu'il prouve aussi parle langage des gestes, article un peu entrecoupé de digressions. Nous devons même ajouter que bien des lecteurs, a la fin de ce morceau, pourront se demander à eux-mêmes, s'ils en ont' saisi Ions les rapports, s'ils ont compris comment et par où les sourds et muets confir- ment l'existence des inversions de notre langue. Cela n'empêche pas qu'on ne puisse prendre beaucoup de plaisir, etc. » La suite est une sorte d'éloge, que l'auteur partage avec le Pèr< Castél.

Observation. — Il > a, je le répète, des lecteurs dont je ne


LETTRE SI II LES SOI RDS ET Ml ETS. /|i;>

veux ni ae voudrais jamais ; je n'écris que pour ceux avec qui je serais bien aise de m'entretenir. J'adresse mes ouvrages aux philosophes; il n'\ a guère d'autres hommes au monde pour moi. Quanl à ces lecteurs qui cherchenl un objet qu'ils oui sons les yeux, voici ce que je leur (lis pour la première el la der- nière lois ([ne j'ai à leur parler.

Nous demandez comment le langage des gestes est lié à la question des inversions; et comment les sourds el muets con- firmenl l'existence d^ inversions dans noire langue? Je vous réponds que le sourd et muet, soit de naissance, soit de conven- tion, indique, par l'arrangement de ses gestes, l'ordre selon lequel les idées sont placées dans la langue animale; qu'il nous éclaire sur la date de la substitution successive des signes ora- toires aux gestes; qu'il ne nous laisse aucun doute sur les pre- miers et les derniers inventés d'entre les signes; et qu'il nous transmel ainsi les notions les pins justes que nous puissions espérer de l'ordre primitif des mois et de la phrase ancienne. avec laquelle il faul comparer la nôtre, pour savoir si nous avons des inversions ou si nous n'en avons pas. Car il est nécessaire de connaître ce que c'est que l'ordre naturel, avant que de rien prononcer sur l'ordre renversé.

On lit, page suivante du journal, que pour bien entendre lu Lettre, il faut se souvenir que l'ordre d'institution, l'ordre scien- tifique, l'ordre didactique, l'ordre de syntaxe, sont synonymes.

Observation. — -Ou n'entendrail point la Lettre, si l'on pre- nait toutes ces expressions pour synonymes. L'ordre didactique n'est synonyme à aucun des trois autres. L'ordre de syntaxe, relui d'institution, l'ordre scientifique, conviennent à toutes les langues. L'ordre didactique est particulier à, la notre et. à celles qui ont une marche uniforme comme la sienne. L'ordre didac- tique n'est qu'une espèce d'ordre de syntaxe, \insi on dirait très-bien : L'ordre de notre syntaxe est didactique. Quand on relève des bagatelles, on ne peut mettre trop d'exactitude dans ses critiques.

On lit, journal, page 851. : « Le morceau où l'auteur com- pare la langue française avec les langues grecque, latine, ita- lienne et anglaise, ne sera pas approuvé dans l'endroit où il dit qu'il faut parler français dans la société et dans les écoles de


416 LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

philosophie; grec, latin, anglais dans les chaires et sur les théâtres. » Le journaliste remarque « qu'il faut destiner pour la chaire, ce lieu si vénérable, la langue qui explique le mieux les droits de la raison, de la sagesse, de la religion, en un mot, de la vérité. »

Observation. — Je serai désapprouvé, sans doute, partons ces froids discoureurs, par tous ces rhéteurs futiles qui annon- cent la parole de Dieu sur le ton de Sénèque ou de Pline; mais le serai-je par ceux qui pensent que l'éloquence véritable de la chaire est celle qui touche le cœur, qui arrache le repentir et les larmes, et qui renvoie le pécheur trouble, abattu, consterné? Les droits de la raison, de la sagesse, de la religion et de la vérité, sont assurément les grands objets du prédicateur; mais doit-il les exposer dans de froides analyses, s'en jouer dans des antithèses, les embarrasser dans un amas de synonymes, et les obscurcir par des termes recherchés, des tours subtils, des pensées louches, et le vernis académique? Je traiterais volon- tiers cette éloquence de blasphématoire. Aussi n'est-ce pas celle de Bourdaloue, de Bossuet, de Mascaron, de La Rue, de Massil- lon, et de tant d'autres, qui n'ont rien épargné pour vaincre la lenteur et la contrainte d'une langue didactique par la subli- mité de leurs pensées, la force de leurs images et le pathétique de leurs expressions. La langue française se prêtera facilement àJa dissertation théologique, au catéchisme, à l'instruction pas- torale ; mais au discours oratoire, c'est autre chose.

Au reste, je m'en rapporte à ceux qui en savent là-dessus plus que nous; et je leur laisse à décider laquelle de deux lan- gues, dont l'une serait naturellement uniforme et tardive; l'autre variée, abondante, impétueuse, pleine d'images et d'in- versions, serait la plus propre à remuer des âmes assoupies sur leurs devoirs; à effrayer des pécheurs endurcis, sur les suites de leurs crimes; à annoncer des vérités sublimes; à peindre des actes héroïques; à rendre le vice odieux et la vertu attrayante; et à manier tous les grands sujets de la religion d'une manière qui frappe et instruise, mais qui frappe surtout; car il est moins question dans la chaire d'apprendre aux fidèles ce qu'ils ignorent, que de les résoudre à la pratique de ce qu'ils savent.

Nous ne ferons aucune observation sur les deux critiques de




LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS. 417

lapage 85*2; nous n'aurions presque rien à ajoutera ce que le journaliste en <lil lui-même. Il vaut mieux que nous nous hâtions d'arriver à l'endroit important de son extrait, l'endroit auquel il nous apprend qu'il a donné une attention particulière. Le voici mot pour mot :

On lit, page 854 du journal : « Tout le monde connaît les trois beaux vers du dix-septième livre de l'Iliade (v. (îâ5-6Zi7), lorsque Àjax se plaint à Jupiter des ténèbres qui enveloppent les Grecs.

Zî'j irarsp, aXXâ où pjaxt 'j— ' vîs'pa; uia; k/r)M<>r Èv Sï cpâst x.aî i'Xsascv, îtvîi vj toi siiaJev wtw;.

<( Boileau les traduit ainsi :

Grand dieu! chasse la nuit qui nous couvre les yeux, Et combats contre nous à la clarté des cieux.

<( M. de La Motte se contente de dire :

Grand dieu, -rends-nous le jour, et combats contre nous.

« Or l'auteur de la lettre précédente dit que ni Longin, ni Boileau, ni La Alolte n'ont entendu le texte d'Homère; que ces vers doivent se traduire ainsi :

Père des dieux et des hommes, chasse la nuit qui nous couvre les yeux; et puisque tu as résolu de nous perdre, perds-nous du moins à la clarté des cieux.

« Qu'il ne se trouve là aucun défi à Jupiter; qu'on n'y voit qu'un héros prêt à mourir, si c'est la volonté du dieu; et qui ne lui demande d'autre grâce que celle de mourir en combat- tant.

« L'auteur confirme de plus en plus sa pensée, et parait avoir eu ce morceau extrêmement à cœur. Sur quoi nous croyons devoir faire aussi les observations suivantes :

« 1° La traduction qu'on donne ici, et que nous venons de rapporter, est littérale, exacte et conforme au sens d'Ho- mère.

i- '27


U8 LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

a 2° Il est vrai que, dans le texte de ce grand poëte, il n'y a point de défi fait à Jupiter par Ajax. Eustathe n'y a rien vu de semblable ; et il observe seulement que ces mots : perds- noits à la clarté des deux, ont fondé un proverbe, pour dire : Si je dois périr, que je périsse du moins d'une manière moins cruelle.

« 3° 11 faut distinguer Longin de nos deux poètes français, Boileau et La Motte. Longin, considéré en lui-même et dans son propre texte, nous paraît avoir bien pris le sens d'Homère; et il serait en effet assez surprenant que nous crussions entendre mieux ce. poëte grec que ne l'entendait un savant qui parlait la même langue, et qui l'avait lu toute sa vie.

a Ce rhéteur rapporte les vers d'Homère, puis il ajoute : C'esl là véritablement un sentiment digne d'Ajax. 11 ne demande pas de vivre, c'eût été une demande trop basse pour un béros ; mais voyant qu'au milieu de ces ('paisses ténèbres il ne peut faire usage de sa valeur, il s'indigne de ne pas combattre ; il demande que la lumière lui soit promptement rendue, afin de mourir d'une manière digne de son grand cœur, quand même Jupiter lui serait opposé de front.

<( Telle est la traduction littérale de cet endroit : on n'y voit point que Longin mette aucun défi dans la pensée ni dans les vers d'Homère. Ces mots : Quand même Jupiter lui serai/ op- posé de front, se lient à ce qui est dans le même livre de l'Iliade, lorsque le poëte peint Jupiter armé de son égide, dar- dant ses éclairs, ébranlant le mont Ida, et épouvantant les Crées. Dans ces funestes circonstances, Ajax croit que le père des dieux dirige lui-même les traits des Troyens; et l'on conçoit (pie ce héros, au milieu <\i's ténèbres, peut bien demander, non d'en- trer en lice avec le dieu, mais de voir la lumière du jour, pour faire une fin digne de son grand cœur, quand même il devrait être en butte aux traits de Jupiter, quand même Jupiter lui serait opposé de front. Ces idées ne se croisent point. I n brave comme Ajax pouvait espérer qu'il se trouverait quelque belle action à faire, un moment avaril que de périr sous les coups de Jupiter irrité et déterminé à perdre les Crées.

« 4° Boileau prend dans un sens trop étendu le texte de son auteur, lorsqu'il dit : Quand il devrait avoir à eombaltre Jupiter. Voila ce qui présente un air de défi, dont Longin ne


LETTRE SIJi; LES SOI RDS ET MUETS. 419

donne point d'exemple. Mais ce trop d'étendue ne paraîl pas si marqué dans la traduction du demi-vers d'Homère. Cel hémis- tiche : Et combats contre nous, ne présente pas un défi dans les formes, quoiqu'il oui été mieux d'exprimer celle pensée : Et perds-nous, puisque tu le veux. Nous ne devons rien ajouter sur le vers de La Moite, qui est peut-être encore moins bien que celui de Boileau.

« De tout ceci, il s'ensuit que si nos deux poètes français méritent eu tout ou en partie la censure de notre auteur, Longin du moins ne la mérite pas; et qu'il suffit, pour s'en con- vaincre, de lire son texte. »

Voilà très-fidèlement tout l'endroit du journaliste sur Lon- gin, sans rien ôter à la force t)i^ raisonnements, ni à la manière élégante et précise dont ils sont exposés.

Observations. Le journaliste abandonne La Motte et Boileau ; il ne combat que pour Longin; et ce qu'il oppose en sa faveur se réduit aux propositions suivantes :

1° Longin parlant la même langue qu'Homère, et ayant lu toute sa vie ce poëte, il devait l'entendre mieux que nous.

  • 2° 11 y a dans la traduction de Boileau un air de défi, dont

Longin ne donne point l'exemple ; et les expressions, quand Jupiter même lui serait opposé de front • et quand II devrait avoir à combattre Jupiter même, ne sont point synonymes.

3° La première de ces expressions, quand Jupiter même lui serait opposé de front, est relative aux circonstances dans lesquelles Homère a placé son héros.

Je réponds à la première objection, que Longin a pu entendre Homère infiniment mieux que nous, et se tromper sur un endroit de l'Iliade.

Je réponds à la seconde objection, que l'expression, quand même il devrait avoir à combattre Jupiter, et celle que le journaliste lui substitue, pour rendre la traduction plus exacte et plus littérale, quand même Jupiter lui serait opposé de front, me paraîtront synonymes, à moi, et, je crois, à bien d'autres, jusqu'à ce qu'on nous ait montré qu'elles ne le sont pas. Nous continuerons de croire, qu'il m'était opposé de front dans cette action, ou ne signifie rien, ou signifie je devais avoir à le combattre. Le dernier semble même moins fort que l'autre. Il ne présente qu'un peut-être, et l'autre énoncé un fait. Pour


420 LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

avoir deux synonymes, il faudrait retrancher devrait de la phrase de Boileau : on aurait alors, quand même il aurait à combattre Jupiter, qui rendrait avec la dernière précision, quand même Jupiter lui serait opposé de front. Mais on aurait exclu, avec le verbe devrait, l'idée d'une nécessité fatale qui rend à plaindre le héros, et qui tempère son discours.

Mais Dieu n'est pour un soldat chrétien, que ce que Jupiter était pour Ajax. S'il arrivait donc à un de nos poètes de placer un soldat dans les mêmes circonstances qu'Ajax, et de lui faire dire à Dieu : « Rends-moi donc promptement le jour; et que je cherche une fin digne de moi, quand même tu me serais opposé de front; » que le journaliste me dise s'il ne trouverait dans cette apostrophe ni impiété ni défi?

Ou plutôt, je lui demande en grâce de négliger tout ce qui précède, et de ne s'attacher qu'à ce qui suit.

Je vais passer à sa troisième objection, et lui démontrer que dans tout le discours de Longin il n'y a pas un mot qui con- vienne aux circonstances dans lesquelles Homère a placé son héros, et que la paraphrase entière du rhéteur est à contre-sens.

J'ai tant de confiance dans mes raisons, que j'abandonne au journaliste même la décision de ce procès littéraire ; mais qu'il décide, qu'il me dise que j'ai tort, c'est tout ce que je lui demande

Je commence par admettre sa traduction. Je dis ensuite : si les sentiments de l'Ajax de Longin sont les sentiments de l'Ajax d'Homère, on peut mettre le discours de l'Ajax de Longin dans la bouche de l'Ajax d'Homère ; car si la paraphrase du rhéteur est juste, elle ne sera qu'un plus grand développement de l'âme du héros du poëte. Voici donc, en suivant la traduction du journaliste, ce qu'Ajax eût dit à Jupiter par la bouche de Longin : u Grand Dieu! je ne te demande pas la vie; cette prière est au dessous d'Ajax. Mais comment se défendre? Quel usage faire de sa valeur dans les ténèbres dont tu nous environnes? Rends- nous donc promptement le jour, et que je cherche une fin digne de moi, quand même tu me serais oppose de front. »

1° Quels sont les sentiments qui forment le caractère de ce discours? l'indignation, la fierté, la valeur, la soit des combats, la crainte d'un trépas obscur, et le mépris de la vie. Quel serait le ton de celui qui le déclamerait? ferme et véhément. L'attitude


LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS. A21

de corps? noble el altière. L'air du visage? indigné. Le ]>orl de la tête? relevé. L'œil? sec. Le regard? assuré. J'en appelle aux premiers acteurs de la scène française Celui d'entre eux qui s'aviserail d'accompagner ou de terminer ce discours par des larmes, feraii éclater de rire, et le parterre, et l'amphithéâtre, et les loges.

  • 2° Quel mouvement ce discours doit-il exciter? Est-ce bien

celui de la pitié? et fléchira-t-on le dieu, en lui criant d'une voix ferme, à la suite de plusieurs propos voisins de la bra- vade : « Rends-moi donc prompt ement le jour ; et que je cherche une fin digne de moi, quand même tu me serais opposé de front? » Ce promptement, surtout, serait bien placé!

Le discours de Longin, mis dans la bouche d'Ajax, ne permet donc ni au héros de répandre des larmes, ni aux dieux d'en avoir pitié; ce n'est donc qu'une amplification gauche des trois vers pathétiques d'Homère. En voici la preuve dans le qua- trième :

ii; cpsc7G* to'i Sï TTocTTip èXocpûparo oaxpujflovTa"

<( Il dit, et le père des dieux et, des hommes eut pitié du héros qui répandait des larmes. »

Voilà donc un héros en larmes, et un dieu fléchi ; deux cir- constances que le discours de Longin excluait du tableau. Et qu'on ne croie pas que ces pleurs sont de rage! des pleurs de rage ne conviennent pas même à l'Ajax de Longin ; car il est indigné, mais non furieux, jet elles cadrent bien moins encore avec la pitié de Jupiter.

Remarquez, 1° qu'il a fallu affaiblir le récit de Longin, pour le mettre avec quelque vraisemblance dans la bouche d'Ajax; 2° que la rapidité de m; ©a-ro* tov $1 irar/îp ô"Xo<pupa7o, etc., ne laisse aucun intervalle entre le discours d'Ajax et la pitié de Jupiter.

Mais, après avoir peint Ajax d'après la paraphrase de Longin, je vais l'esquisser d'après les trois vers d'Homère.

L'Ajax d'Homère a le regard tourné vers le ciel, des larmes tombent de ses yeux, ses bras sont suppliants, son ton est pathétique et touchant; il dit : « Père des dieux el des hommes, Zeu rarsp; chasse la nuit qui nous environne, &oç loécôai; et


h'22


LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.


perds-nous du moins à la lumière, si c'est la volonté de nous- perdre, èrcet vu toi euaoev outwç. »

Ajax s'adresse à Jupiter, comme nous nous adressons à Dieu



A .1 A X 1) K I.OSGIN.


dans la plus simple et la plus sublime de toutes les prières. a lussi I»' père (les dieux et des hommes, ajoute Homère, eu! pitié drs larmes que répandait le héros. » Toutes ces images se tiennem : il n'y a plus de contradiction entre les parties du


LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.


&23


tableau : l'attitude, l'intonation , le geste, le discours, son effet, tout est ensemble.

Mais, dira-t-on, y a-t-il un moment où il soit dans le carac-



AJAX D HOMERE.


tère d'un héros farouche, tel qu'Ajax, de s'attendrir? Sans doute, il j en a un. Heureux le poëte, doué du génie divin qui le lui suggérera! La douleur d'un homme touche plus que celle d'une femme, et la douleur d'un héros est bien d'un autre


Z,2Z, LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

pathétique que celle d'un homme ordinaire. Le Tasse n'a pas ignoré cette source du sublime; et voici un endroit de sa Jéru- salem qui ne le cède en rien à celui du dix-septième livre d'Homère.

Tout le monde connaît Argant. On n'ignore pas que ce héros du Tasse esl modelé sur l'Ajax d'Homère. Jérusalem est prise. \n milieu du sac de cette ville, Tancrède aperçoit Argant envi- ronné d'une foule d'ennemis, et prêt à périr par des mains obscures. Il vole à son secours ; il le couvre de son bouclier, et le conduit sous les murs de la ville, comme si cette grande \ ictime lui était réservée. Ils marchent, ils arrivent ; Tancrède se met sous les armes; Argant, le terrible Lrgant, oubliant le péril el sa vie, laisse tomber les siennes, et tourne ses regards pleins de douleur sur les murs de Jérusalem que la flamme parcourt : « A quoi penses-tu? lui crie Tancrède. Serait-ce que l'instant de ta mort est venu? c'est trop tard. Je pense, lui repond Argant, que c'en est fait de cette capitale ancienne des villes de Judée; que c'est en vain que je l'ai défendue; et que ta tête, que le ciel me destine sans doute, est une trop petite vengeance pour tout le sang qu'on y verse. »


. . . . Or quai pensier t'ha preso? Pensi eléè giunta l'ora a te prescritta? Se antivedendo cio timido stai, È '1 tuo timoré intempestivo ornai.

Penso, risponde, allacittàdel regno Di Giudea antichissima regina, Che vinta or cade, e indarno, esser sostegno

10 procurai délia fatal ruina;

E ch'è poca vendetta al mio disdegno

11 capo tuo, cheT Cielo or mi destina. Tacque.

Gerusal. Liber., cant. xix, slanz. îx, \.

Mais revenons à Longin et au journaliste de Trévoux. On vient de voir que la paraphrase de Longin ne s'accorde point avec ce qui suit le discours d'AJax dans Homère. Je vais montrer qu'elle s'accorde encore moins avec ce qui le précède.

Patrocle est tué. On combat pour son corps, Minerve des-


LETTRE SI I! LES SOI RDS ET MUETS. 625

cendue des cieux anime les Grecs. « Quoi! dit-elle à Ménélas, le corps de l'ami d'Achille sera dévoré des chiens sous les murs de Troie! » Ménélas se sent un courage nouveau et des forces nouvelles. Il s'élance sur lesTroyens; il perce Podès d'un coup de dard, et se saisi ( du corps de Patrocle. Il l'enlevait; mais Apollon, sous la ressemblance de Phénope, crie à Hector : « Hector, ton ami Podès esl sans vie; Ménélas emporte le corps de Patrocle, et tu fuis! » Hector, pénétré de douleur et de honte, revienl sur ses pas; mais à l'instant « Jupiter, armé de son égide, dardant ses éclairs, ('branlant de son tonnerre le mont Ida, épouvante les Grecs, et les couvre de ténèbres. »

Cependant l'action continue : une foule de Grecs sont éten- dus sur la poussière. Ajax, ne s'apercevant que trop que le sort des armes a changé, s'écrie à ceux qui l'environnent : Tl tcottoi; « Hé'.as! Jupiter est pour les Troyens; il dirige leurs coups; tous leurs traits portent, même ceux des plus lâches. Les nôtres tombent à. terre et restent sans effet. Nos amis con- sternés nous regardent comme des hommes perdus. Mais allons; consultons entre nous sur les moyens de finir leurs alarmes et de sauver le corps de Patrocle. Ah! qu'Achille n'est-il instruit du sort de son ami. Mais je ne vois personne à lui dépêcher. Les ténèbres nous environnent de toutes parts. Père des dieux et des hommes, Zsï Tràrep, chasse la nuit qui nous couvre les yeux; et perds-nous du moins à la lumière; si c'est ta volonté de nous perdre. I! dit ; le père des dieux et des hommes fut touché des larmes qui coulaient de ses yeux; et le jour se fit.»

Je demande maintenant s'il y a un seul mot du discours de l'Ajax de Longin qui convienne en pareil cas? s'il y a là une seule circonstance dont le journaliste puisse tirer parti en faveur du rhéteur, et s'il n'est pas évident que Longin, Des- préaux et La Motte, uniquement occupés du caractère général d'Ajax, n'ont fait aucune attention aux conjonctures qui le modi- fiaient.

Quand un sentiment est vrai, plus on le médite, plus il se fortifie. Qu'on se rappelle le discours de Longin : « Grand Dieu! je ne te demande pas la vie; cette prière est au-dessous d'Ajax, etc. » Et qu'on me dise ce qu'il doit faire aussitôt que la lumière lui est rendue; cette lumière qu'il ne désirait, si l'on en croit le journaliste, a que dans l'espoir qu'il se couvrirait de


k'2(\ LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS.

l'éclat de quelque belle action, un moment avant que de périr sous les coups de Jupiter irrité et déterminé à perdre les Grecs. » Il se bat apparemment; il est sans doute aux prises avec Hector; il venge, à la clarté des deux, tant de sang grec versé dans les ténèbres. Car peut-on attendre autre chose des sentiments que lui prête Longin, et, d'après lui, le journa- liste?

Cependant l'Ajax d'Homère ne fait rien de pareil; il tourne les yeux autour de lui; il aperçoit Ménélas : « Fils de Jupiter, lui dit-il, cherchez promptement Antiloque, et qu'il porte à Achille la fatale nouvelle. »

Ménélas obéit à regret; il crie, en s' éloignant, aux Ajax et à Mérion : « N'oubliez pas que Patrocle était votre ami. » 11 par- court l'armée, il aperçoit Antiloque, et s'acquitte de sa commis- sion. Antiloque part; Ménélas donne un chef à la troupe d' An- tiloque, revient, et rend compte aux Ajax. a Cela suffit, lui répond le fils de Télamon. Allons; Mérion, et vous, Ménélas, saisissez le corps de Patrocle; et tandis que vous l'emporterez nous assurerons votre retraile en faisant face à l'ennemi. »

Qui ne reconnaît, à cette analyse, un héros bien plus occupé du corps de Patrocle que de tout autre objet? Qui ne voit que le déshonneur dont l'ami d'Achille était menacé, et qui pouvait rejaillir sur lui-même, est presque l'unique raison de ses larmes? Qui ne voit à présent qu'il n'y a nul rapport entre l'Ajax de Longin et celui d'Homère? entre les vers du poète et la paraphrase du rhéteur? entre les sentiments du héros de l'un et la conduite du héros de l'autre? entre les exclamations douloureuses : w ttotuoi, le ton de la prière et d'invocation ZsO TOtTEp, et cette fierté voisine de l'arrogance ci de l'impiété que Longin donne a, son Ajax si clairement, que Boileau même s'y est trompé, et. après lui M. de La Motte.

Je le répète, la méprise de Longin es! pour moi d'une telle évidence, et j'espère qu'elle en aura tant pour ceux qui lisent les anciens sans partialité, que j'abandonne au journaliste la décision de notre différend; mais qu'il décide. Encore une l'ois, je ne demande pas qu'il me démontre que je me suis trompé; je demande seulement qu'il me le dise.

Je me suis étendu sur cei endroit, parce <pie le journaliste, eu m' avertissant qu'il l'avail examine avec une attention parti-


LETTRE SI R LES SOURDS ET MUETS. £,27

culière, m'a l'ail penser qu'il envalail la peine. D'ailleurs le bon goûl n'avail pas moins de pari que la critique dans celle dis- cussion: el c'était nue occasion de montrer combien, clans un petit nombre de vers, Homère a renfermé de traits sublimes, e1 de présenter an public quelques lignes d'un essai sur la manière de composer des \nciens, el de lire leurs ouvrages.

On lit, page 800 de son journal : « Nous ne pouvons pas nous instruire également de la critique qu'on trouve ici sur un discours In par M. l'abbé de Bernis à l'Académie française. »

Observation. On peut voir, à la fin de la lettre même sur les sourds et muets, le sentiment de l'auteur sur cette critique prématurée. Tous ceux qui jugent des ouvrages d'autrui, sont invités à le parcourir; ils y trouveront le modèle de la conduite qu'il auront à tenir, lorsqu'ils se seront trompés.

Le journaliste ajoute « que la pièce de M. l'abbé de bernis. qui fut extrêmement applaudie dans le moment de la lecture. n'a point encore été rendue publique; et que, de sa part, ce serait combattre comme Àjax, dans les ténèbres, que d'attaquer ou de défendre sur un terrain dont il n'a pas assez de connais- sance. »

Observation. Cela est très-sage; mais la comparaison u'esl pas juste. II ne parait pas dans Homère qu'Ajax ail combattu dans les ténèbres, mais tout au plus qu'il a demandé du jour pour combattre. Il ne fallait pas dire : « Ce serait combattre comme Ajax, dans les ténèbres, etc. ; » mais « nous demande- rons, comme \ja\, de la lumière, ou pour défendre ou pour combattre. » Je relève ici une bagatelle; le journaliste m'en a donné l'exemple.

On lit enfin, page S63 et dernière de cet extrait : « Notre an leur nous fait espérer que, si nous savons nous servir de notre langue, nos ouvrages seront aussi précieux pour la pos- térité que les ouvrages des Anciens le sont pour nous. Ceci est une bonne nouvelle; mais nous craignons qu'elle ne nous pro- mette trop, et... aurons-nous des orateurs tels que Ciceron, des poètes tels que Virgile et Horace, et... et si nous mettions le pied dans la Grèce, comment pourrions-nous n'être pas tentés de dire, malgré la défense d'Épictète : Hélas! nous n'aurons jamais d'honneur; nous ne serons jamais rien. »


428 LETTRE SUR LES SOL RDS ET MUETS.

Observation. — Nous avons déjà dans presque tous les genres des ouvrages à comparer à ce qu'Athènes et Rome ont produit de plus beau. Euripide ne désavouerait pas les tragé- dies de Racine. Cinna, Pompée, Horace, etc., feraient honneur à Sophocle. La Henriade a des morceaux qu'on peut opposer de front à ce que V Iliade et l'Enéide ont de plus magnifique. Molière, réunissant les talents de Térence et de Plaute, a laissé bien loin derrière lui les comiques de la Grèce et de l'Italie. Quelle distance entre les fabulistes grecs et latins, et le nôtre! Bourdaloue et Bossuet le disputent à Démosthène. Varron n'étail pas plus savant que Hardouin, Kircher et Pélau. Horace n'a pas mieux écrit de l'art poétique que Despréaux. Théophraste ne dépasse pas La Bruyère. Il faudrait être bien prévenu pour ne pas se plaire autant à la lecture de Y Esprit des Lois qu'a la lecture de la République de Platon. II était donc assez inutile «!•' mettre Épictète à la torture, pour en arracher une injure contre notre siècle et notre nation.

« Comme il est très-difficile de faire un bon ouvrage, et très-aisé de le critiquer, parce que l'auteur a eu tous les défilés à garder, et que le critique n'en a qu'un à forcer, il ne faut point que celui-ci ait tort: et s'il arrivail qu'il eût continuellement tort, i! serait inexcusable 1 . »

l. .Montesquieu, Défense de l'Esprit des Lois, troisième partie.


Full text in English translated by Margaret Jourdain[3]

  • "Letter on the Deaf and Dumb"


LETTER ON THE DEAF AND DUMB

Letter to Monsieur -


. 1751.

I AM sending, sir, to the author of The Fine Arts reduced to a Single Principle, the Letter revised, corrected, and augmented in accordance with the advice of my friends ; but always with the same title.

I grant that this title is applicable equally to the large number of those who speak without under- standing and the small number of those who under- stand without speaking, and to the very small number of those who speak and understand, and for whose use my letter is solely intended.

I admit that it is an imitation of another Letter 1 which might be better ; but I am tired of hunting for a better title. Whatever importance you attri- bute to the choice of a title, the title of my letter will remain unchanged.

I do not like quotations, and I like Greek quota- tions least of all ; they give a learned air to a book, which is no longer fashionable. They frighten away readers, and if I was deciding from a publisher's

1 Letter on the Blinds/or the Use of those -who See. (D) 158


LETTER ON THE DEAF AND DUMB 159

standpoint I should leave out such scarecrows. But I am not a publisher, so please suffer the Greek quotations to remain where I have placed them. If you care less for a book being good, than that it should be read, I do not agree with you ; what I care for is to make a good book, although it may risk being less read.

As to the number of subjects I touch upon moving from one to another, I would have you know, and tell others, that this is no fault in a letter where one is allowed to converse freely, and where the last word of a phrase is a sufficient link to the next

You may therefore print me, if that is all ; but print me anonymously, if you please. I can always admit the authorship later. I know one to whom people would not attribute it, and another on whom it would be certainly fathered, if it possessed some eccentricity in its ideas, some share of imagination, style, some temerity of thought which I should be sorry to share, a fine display of mathematics, meta- physics, Italian and English ; less Latin and Greek, and more music.

See that no errors creep into the text ; a single mistake is enough to ruin all. You will find in Havercamp's fine edition of Lucretius in the last book the figure I want. Take out the child which half hides her, imagine a wound beneath the breast, and have it copied. My friend Monsieur de S. has undertaken to revise the proofs. His address is ...

I am, etc.


160 DIDEROTS PHILOSOPHICAL WORKS

LETTER ON THE DEAF AND DUMB

FOR THE USE OF THOSE WHO

HEAR AND SPEAK:

Which treats of the origin of inversions in language, of harmony of style, of sublimity of situation, and of some advan- tages which the French language has over most ancient and modern languages, also some thoughts on expression in the fine arts.

I HAD no intention, sir, to take credit for your researches, and you may claim what you please in this letter. If it happens that my ideas are similar to yours, I am like the ivy which mingles its foliage with the oak. I might have addressed my letter to the Abbe de Condillac, or to Monsieur du Marsais, who has also treated of inversions ; but you just came to my mind, and I have made free with you, for I am persuaded that the public will not this time take a happy accident for a deliberate choice. My only fear is, that I may waste your time and snatch from you those hours which you are doubt- less devoting to philosophy, and which you owe to that study.

Now, in order to treat of inversions we must first consider how languages are formed. Objects that strike the senses are those that are first noticed, and those which unite various qualities which strike the senses are named first, *.*. the different objects of which the world is composed Then the various qualities are distinguished and named, and these form most of our adjectives. Afterwards, these sensible


LETTER ON THE DEAF AND DUMB 161

qualities being put aside, some common quality was observed in various objects, such as impenetrability, extension, colour, shape, etc. , and from these abstract and general names were formed and nearly all sub- stantives. Gradually men became accustomed to think that all these names represented real things ; and the sensible qualities were regarded as simple accidents, and thus the adjective was thought to be subordinate to the substantive, although the sub- stantive does not really exist and the adjective is everything. If you are asked to describe an object, you answer that it is a body with a surface, im- penetrable, shaped, coloured, and movable. But subtract all these adjectives from your definition and what is left of that imaginary being you call a body ? If you wished to arrange the terms of your definition in their natural order, you would say a coloured, shaped, extended, impenetrable, movable substance. It seems to me that a man seeing the object for the first time would be affected by the different qualities in this order of terms. The eye would be first struck by the shape, colour, and surface ; touch would then discover its impenetrability, and eye and touch together would discover its mobility. There would, therefore, be no inversion in this definition, and there is an inversion in the definition in its first form. It follows, therefore, that if we wish to maintain that there is no inversion in the French language, or at least that it is much rarer than In the learned tongues, the utmost we can say is that our constructions in French are for the most

ii


162 DIDEROTS PHILOSOPHICAL WORKS

part uniform ; that the substantive is always, or nearly always, placed before the adjective ; and the verb between them. For if we consider the question on its own merits, and ask if the adjective should be placed before or after the noun, it will appear that we frequently reverse the natural order of ideas. The example I have just given is an in- stance of this. I say the natural order of ideas ; for we should distinguish here between the natural order and the acquired^ or what we may term the scientific order ; the latter is a deliberate arrange- ment after a language is fully formed.

As adjectives usually represent sensible qualities, they stand first in the natural order of ideas ; but to a philosopher, or rather to philosophers who are accustomed to regard abstract substantives as realities, substantives will come first in the scientific order, being, in their language, the support which upholds the adjective. Thus of the two definitions of a, body I gave, the first follows the scientific or acquired, the second the natural order.

From this we may conclude that it is perhaps owing to the peripatetic philosophy, which realised all general and abstract entities, that we have in our language hardly any of what we call inversions in the classics. Our Gallic authors had much more than we have, and this philosophy was in the ascendant while our language was being perfected under Louis XIII and Louis XIV. The Ancients, who generalised less, and who studied nature more in detail, were less monotonous in the order of their


LETTER ON THE DEAF AND DUMB 163

tongue, and the word inversion would have perhaps astonished them. You will not raise as an objection here, that the peripatetic philosophy is Aristotle's philosophy, and hence the philosophy of some portion of the Ancients, for you doubtless tell your disciples that our peripatetic philosophy is very different from Aristotle's.

But it is, perhaps, unnecessary to go back as far as the creation of the world and the origin of language to explain why inversions crept into and were preserved in languages. It would be sufficient to make an imaginary journey to a people whose language one was unacquainted with ; or, what comes to almost the same thing, to experiment with a man who would forgo the use of articulate sounds and try to make himself understood by gestures alone. Such a man, who would perfectly understand the questions put to him, would be an excellent subject for experiment ; and from the succession of his gestures definite inferences could be drawn as to the order of ideas which seemed good to the early men in order to communicate their thoughts by gestures, and under what circumstances articulate sounds were invented

I should give my " theoretical mute" plenty of time to compose his replies ; and as to the questions, I would make a point of introducing ideas whose expression by means of gesture I should be most anxious to learn. It would be both useful and entertaining to multiply experiments upon these ideas, and to propound the same questions to a


1 64 DIDEROT 'S PHILOSOPHICAL WORKS

number of persons at once. I believe that a philo- sopher who practised such experiments with some friends, who were intelligent men and good logicians, would not find it a total waste of time. An Aristo- phanes would no doubt turn it to ridicule, but what matter ? One could say what Zeno said to his dis- ciple : ci (pi\ocro<pla$ e-Tnfo/AeF?, vrapa<TKvaov aiJroflej/, a>? /carayeXa&fcroVei'o?, w?, etc. If you wish to become a philosopher, expect to be ridiculed. That is a fine maxim, sir, and one that would elevate souls less courageous than ours above human comment and all frivolous considerations.

You must not confuse the experiment I suggest with ordinary pantomime. To translate an action and a speech into gesture are two very different things. I am sure that there are inversions in the language of our mutes, that each one has his style, and that their inversions denote differences as pro- nounced as those we find in ancient Greek and Latin authors. But as we always most highly approve of our own style, the discussion that would ensue after these experiments would be of the most lively and philosophical nature, for all our theoretical mutes, when they had leave to use their tongues again, would be obliged to justify not only their expres- sion, but also the way they placed such and such an idea in a certain order in their gestures.

This leads me to another idea that is a little alien to the subject of my letter, but in a letter digres- sions are allowed, especially when they lead to useful results. My idea would be to analyse, as it


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were, a man, and to examine what he derives from each of his senses. 1 have sometimes amused myself with this kind of metaphysical anatomy, and I consider that of all the senses the eye was the most superficial, the ear the proudest, smell the most voluptuous, taste the profoundest and most philosophical. It would be amusing to get together a society, of which each should have only one sense ; there can be no doubt that all these persons would look on one another as out of his wits, and I leave you to judge with what reason. And yet this is an example of what happens amongst us every day ; we have, so to speak, only one sense, and we judge of everything. We may remark that this group of five persons, each possessing only one sense, might by their faculty of abstraction have one interest in common that of geometry, and might understand one another on that subject, and that alone. But to return to our theoretical mutes, and to the questions we should put them.

If these questions were such that more than one answer was possible, it would follow that one mute would give one, and another mute another ; and that the comparison between their replies would become impossible or at any rate difficult This difficulty suggested to me that a speech for transla- tion from French to gesture-language would be better than a question for experimental purposes. The translators must be warned to avoid ellipsis, for the language of gesture is difficult enough without increasing its laconism by the use of this figure.


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By the efforts of those born deaf and dumb to make themselves understood, we see they express all they are able to express. I should therefore recommend our theoretical mutes to copy them, and, as far as is possible, to form no sentence where the subject and the attribute with all their depen- dencies are not expressed. In short, they would only be allowed the choice of the order in which they would present ideas, or rather the gestures representing these ideas.

But there I see a difficulty. As thoughts, I know not by what contrivance, enter our mind very much in the form in which they appear in speech when they are tricked up, it is possible that this will cause some difficulty to our theoretical mutes ; perhaps they would be tempted to imitate the order of the words in the spoken language they are already familiar with a temptation which assails almost everyone who writes in a foreign language. All of our best modern Latinists fall into French constructions, so that perhaps our mutes' construc- tion will not be the construction of a man who had never had any notion of speech. What do you say ? Perhaps this difficulty would be of less frequent occurrence if our theoretical mutes were philosophers or orators ; but if this obstacle arises we might have recourse to one born deaf and dumb.

You will doubtless think this a singular way of obtaining true notions of the formation of a language. But pray consider, how much less far from truth ignorance is than prejudice, and that a


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man born deaf and dumb has no prejudices with regard to the manner of communicating his thoughts. Consider that inversions have not passed into his language from another, and that if he uses them it is nature alone which suggests their use ; that he is closely analogous to those beings people have imagined who with no trace of education, very few perceptions, and almost no memory, might easily pass for two-footed or four-footed animals.

I can assure you, sir, that a translation of this gesture language would do the translator great credit, for not only must he have completely under- stood the meaning and the thought, but the order of the words of the translation must faithfully follow the order of the gestures of the original. (To do this a philosopher would have to question his author, hear his replies, and represent them with exactness ; but philosophy is not learnt in a day.) One of these requisites would, however, facilitate the rest ; and if the question was given with a precise explanation of the gestures which are to compose the answer, it would be possible to represent ges- tures as far as possible by words. I say as far as possible, for there are gestures so sublime that the noblest eloquence can never translate them. Such is the scene in Shakespeare's tragedy of Macbeth. Lady Macbeth, walking in her sleep, advances silently with closed eyes (Act v, Scene i), and rubbing her hands together as if she were washing away the stain of the king's blood she had shed twenty years before, I know nothing in speech so


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pathetic as the silence and motion of this woman's hands. What an expression of remorse !

The way in which another woman carried the tidings of his death to her husband, who was still uncertain of his fate, is another example of a gesture unapproached In its vigour by the spoken word. She went with her son in her arms to a spot in the country which her husband could see from the tower in which he was imprisoned ; and, after looking for some time at the tower, she took a handful of earth which she scattered in the form of a cross on the body of her son, whom she had laid at her feet Her husband understood the sign, and starved himself to death. The sublimest thought Is forgotten, but these actions are never effaced from one's memory. I could make many reflections at this point on sublimity of situation, but they would take me too far from my subject.

Many of the fine lines in that magnificent scene in fferaclius, where Phocas does not know which of the two princes is his son, have been justly admired. For my part, the passage in the scene that I prefer is that where the tyrant turns to each of the princes in turn, and calls them by the name of his son, and they both remain cold and motionless :

  • ' Martian^ d ce mot aucun ne veut rtpondre* " x

This cannot be put upon paper, and gesture here triumphs over speech.

Epaminondas, at the battle "of Mantinaea, is

1 [" Martian 1 and none will answer to the word." -Corneille, st Act iv, Scene iv.]


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mortally wounded ; the doctors tell him he will die when the spear is drawn from his body. He asks for. his shield, for it is dishonourable to lose the shield in battle ; and when this is brought to him, he draws out the spear-head himself. In the sublime scene at the close of the tragedy of Rhodogune, the most effective moment is certainly when Antiochus lifts the bowl to his lips, and Timagene enters crying " Ah, lord !" (Act v, Scene iv). What a throng of ideas and emotions crowd upon the audience at this gesture and this cry ! But I am digressing. To come back to our man born deaf and mute, I know of one who would be useful for experimental purposes, because he is intelligent and has expressive gestures, as you shall see.

I was playing chess one day, and the dumb man was watching. My opponent fought me to a difficult position, and the dumb man quite understood, and, thinking the game was lost, he closed his eyes, drooped his head, and let fall his arms as a sign that he considered me checkmated, or done for. Consider for a moment how metaphorical is the language of gesture. At first I thought as he did ; but as I had not exhausted the combinations, I was in no hurry to yield, and I looked about for a way out. The dumb man still thought there was none, and he expressed this very clearly by shaking his head and by putting back the lost pieces in the box. His example induced the other spectators to discuss the situation ; they examined it, and, after some fruitless expedients had been tried, a successful one


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was discovered. I made use of it, and explained to the dumb man that he was mistaken, and that I had escaped though he did not expect me to. But he, by pointing his finger at the spectators one after another, and making a motion of the lips, accom- panied by a sweeping movement of his arms in the direction of the door and the tables, replied that it was no credit to me to have got out of my difficulty by calling in all and sundry to my help. His gestures were so significant that no one could mis- understand him, and the popular expression "all and sundry " * occurred to many at the same time : this expression was definitely translated by our dumb man's gestures.

You know, at least you have heard, of a singular machine with which the inventor proposed to give sonatas in colour. I thought that if anyone could appreciate a performance of ocular music, and could judge of it without prejudice, it would be a man born deaf and dumb. I therefore took my friend to the house in the rue St Jacques, where the operator and the machine with colours was exhibited. Ah, sir, you would never guess the kind of impression that it made on him, nor the ideas it suggested.

You see that it was impossible to explain to him beforehand the nature and marvellous powers of the harpsichord; and, having no idea of sound, this instru- ment with colours could not suggest to him any musical impressions. The purpose of the machine

1 [Consumer le fiers, le qitart ct Us peasants; literally, "the third, the quarter, and the passers-by."]


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was as incomprehensible to him as the use of our organs of speech. What, then, were his thoughts, and what was the cause of his admiration for Father CastePs coloured fans? Guess, sir, his conjectures about this ingenious machine, 1 which very few people have seen, though many have talked about it, and whose invention would do honour to many of those who ridicule it. Our deaf-and-dumb friend imagined that the inventor was also deaf and dumb, and that his harpsichord was the instrument by which he com- municated with other men ; he imagined also that each shade of colour represented a letter of the alphabet, and that by touching the keys rapidly he combined these letters into words and phrases, and, in fact, spoke in colours.

You may imagine he was pleased with his own perspicacity in finding this out ; but our friend did not rest on his laurels ; the idea suddenly came into his head that he now grasped what music and musical instruments were. He supposed that music was a peculiar manner of communicating thought, and that musical instruments lutes, violins, and trumpets were so many different organs of speech. You will say that only a man who had never heard music or a musical instrument could have happened on such a theory. But please consider that this theory, although obviously false to you, seemed almost proved to a deaf-and-dumb person. When the deaf-

1 [Voltaire ridiculed the machine invented by the Jesuit CastcL Diderot, on the other hand, returned to the idea again and again, and ^mentions it in the Encycfotos&a. (A)]


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and-dumb man calls to mind the attention he has observed us pay to music and to musicians, and the evidences of joy or grief depicted on our countenances and in our gestures as we listen to beautiful music, and when he compares them with the similar effects produced by speech or by visible objects, he cannot imagine that music has no definite meaning and that vocal and instrumental music arouses in us no distinct impressions.

And is not this, sir, an exact symbol of the way in which we form ideas, our theories, and, in a word, the conceptions by which so many philosophers have won fame? Whenever they attempt to explain matters which seem to demand another organ which is lacking before they can be completely understood, they have often shown less penetration and have wandered further from the truth than the deaf mute I have been describing ; for, after all, if we do not express our thoughts as distinctly by means of musical instruments as with our lips, and if musical notes do not convey our ideas as distinctly as speech, yet they do convey something.

The blind man I described in the Letter on the Blind' 1 assuredly displayed great penetration in his conception of the use of the telescope and spectacles, and his definition of a mirror is very remarkable ; but there is more profundity and truth in my deaf- mute's notion of Father CasteFs harpsichord and of our music and musical instruments. Even if he did not hit upon the exact truth, he hit upon a great 1 See Letter on the Blind, pp. 72-73.


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possibility. This penetration will surprise you less, perhaps, if you fancy that everyone who walks through a picture gallery is really unconsciously acting the part of a deaf man who is amusing him- self by examining the dumb who are conversing on subjects familiar to him. This is one of the points of view with which I always look at pictures ; and I fancy it a sure means of divining ambiguous actions and equivocal movements ; of being at once aware of the frigidity and confusion of an ill-arranged action or of conversation ; and of seeing at once, in a scene rendered in painting, all the faults of languid or exaggerated acting. The term " acting " which I have just used, because it expresses what I mean, calls to my mind another mode of studying which I often employed and which taught me more about actions and gestures than all the books in the world. I used to frequent the theatre, and 1 knew by heart most of our best plays. On the days when I meant to examine actions and gestures I would climb to the gallery, for the further I was from the actors the better. As soon as the curtain was raised, and the rest of the audience disposed themselves to listen, I put my fingers in my ears, much to the astonishment of my neighbours ; not knowing my motives, they looked on me as a madman who only came to the play to miss it. I paid no attention to their remarks, and kept my fingers obstinately in my ears as long as the gestures and actions of the actor corresponded with the dialogue which I remembered. When I was


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puzzled by the gestures I took my fingers from my ears and listened. Ah, how few actors there are who can stand such a test, and how humiliated the majority would be if I were to give the world my criticisms ! But judge of my neighbours' surprise when they saw me shed tears at the pathetic passages, though I had my fingers in my ears. That was too much for them, and even the least inquisitive began to question me. But I coolly answered that * ' everybody had his own way of listening, and mine was to shut my ears to hear the better," and found some silent amusement in the comments caused by my real or apparent eccen- tricity and in the simplicity of some young people who also tried putting their fingers in their ears to hear as I did, and were surprised at their lack of success.

Whatever you may think of my expedient, pray consider that if, to judge correctly of intonation, we must listen to an actor without looking at him, it is very natural to watch an actor without hear- ing him, if we are to judge correctly of his gestures and action. I may add that the celebrated writer of plays, Le Sage, the author of The Lame Devil, The BacJielor of Salamanca, Gil Bias of Santillana, Turcaret^ and a number of plays and comic operas in which his son, the inimitable Montmeny, took part, became so deaf in his old age that people had to shout into his ear-trumpet. Yet he was in the habit of frequenting the theatre to see his pieces played, and could follow them almost word for


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word ; indeed, he said he was a better judge of his plays and their action when he could no longer hear the actors ; and I am certain, from my own personal experience, that he was right.

In studying gesture language it appears to me the principal idea should be presented first, because it throws light on the rest as indicating what the succeeding gestures refer to. When the subject of a proposition in oratory or gesticulation is not announced, the significance of the other gestures or words remains uncertain. This is certainly the case in Greek or Latin phrases, but not in the language of gesture when properly constructed. Suppose I am at table with a deaf-mute, and he wishes to tell his servant to give me some wine. He first beckons to his servant, then looks at me, then he imitates the action of a man pouring out wine. In this sentence it hardly matters which of the last two signs comes first : the deaf mute, after beckoning to his servant, may either begin with the sign representing his order or that denoting the person whom the order concerns ; but the position of the first gesture cannot be altered. Only an illogical mute could displace it. For this displacement would be as absurd as a man speaking without knowing whom he was addressing. As to the order of the two other gestures, it is a matter of taste, fancy, suitability, and harmony of style, and does not affect the sense. As a rule, the more ideas there are in a sentence, and the more possible arrangement of gestures or other signs there are, the greater


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danger of falling into contradictions, ambiguities, and other faults of construction. I do not know if we can justly estimate a man's opinions and morals by his writings, but I think we can form a good judgment of his intellectual abilities from his style, or rather his manner of constructing sentences. I can at least say that I have never found myself mistaken in my judgment. I have observed that every writer whose sentences had to be completely re- written would also have required an entirely new brain before he was fit for anything.

But how is it possible in a dead language to use correct constructions when there are so many pos- sible ways of arranging words? Our language is so simple and uniform that I venture to say it will be easier to write and speak French correctly, if it were to die, than it is possible to write Latin and Greek now. How many inversions do we use to-day in Latin and Greek which would not have been permitted in the days of Cicero and Demos- thenes and which the refined ears of those orators would have rejected ?

But, people will tell me, have we not in our language adjectives which are only used before a substantive, and others which are only used after ? How can our posterity learn these fine distinctions ? Reading good authors is not enough. I agree with you ; and if the French language dies, future savants, who care enough for our literature to learn and write our language, will be sure to write indifferently blanc bonnet or bonnet blanc^ ml chant auteur or auteur


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m chant, homme galant and galant homme, and a vast number of similar phrases which would make non- sense of their writings were we to rise up to read them, but which would not prevent their ignorant contemporaries from exclaiming when they read some such piece : {< Racine did not write more correctly/' or " That is just like Despreaux ; Bossuet could not have said it better ; this prose has the music, the force, the elegance and ease of Voltaire's. " But if a limited number of difficulties may cause those who come after us to stumble, what are we to think of our modern Greek and Latin authors and of the admiration they obtain?

In talking to a deaf-mute it is found to be almost impossible to describe to him indefinite portions of quantity, number, space, or time, or to make him grasp any abstract idea. One can never be sure that he realises the difference in tense between I made, I have made, I was making, and / should have made. It is the same with conditional propositions. If, then, I was right in saying that at the origin of language men first named the principal objects of sense, such as fruit, water, trees, animals, serpents, etc., and then named passions, places, and persons, qualities, seasons, etc., I may add that signs for periods of time and tenses were invented last of all. I imagine that for long centuries men had no other tenses than the present indicative and the infinitive, which became, according to the circumstances, either a future or a past.

I am supported in this conjecture by the present

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i/8 DIDEROT'S PHILOSOPHICAL WORKS

state of the lingua franca the language spoken by the various Christian nations trading with Turkey and the Levant ports. I believe it is the same to- day that it has always been, and that it will never develop. Its base is a corrupt Italian. The present infinitive is used for every tense, and its meaning is modified by guessing and by the other words of the sentence. Thus, / love thee, I was loving thee, I shall love thee, are all in lingua franca, "miamarti." All have sung, Let each one sing, All will sing, are ' ' tutti cantara. " / wish, I was wishing, I have 'wished, I should like to marry you, are "mi voleri sposarti* "

I imagine that inversions have crept into a language and been preserved in it because gesture language gave rise to the language of oratory, and that they naturally retained the position thus as- signed to them in the sentence. I also think that, for the same reason, as tense was not accurately defined even after conjunctions were formed, some languages, like Hebrew, which has no present or imperfect, did without certain tenses. They said Credidi propter quod locutus sum instead of Credo et ideo loquor: I Jiave believed, and therefore I have spoken, instead of / believe, and therefore I speak.

In other languages the same tense had two different meanings, as in the Greek language, where the aorist is at one time expressive of the present, at another of the past. Let me quote as an illustra- tion there are many others a passage in the EncJuridion, which is perhaps not so familiar to you


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as some. Epictetus says : QeXovcri KOL avrol <J>L\O- <ro<pelv. A.v6p<*)7Ti TTptoTOv ex/ovce^cu, otrolov <TTL TO 7T/>ay/xa ' efra KOL Trjv a-eavrov <j>vviv /cara/^aSe, el Svvaa-ai ftaa-Tdarai. TLevTaOXog etvat f3ou\et, rj TraXai 0-7-779 ; tSe a-eavrov TOVS /3paxiova$, TOI/? fjLrjpovs, Ttjv 6<r<f>vv /cara- jj.aQe (ch. xxix). A close translation is : " These men also wish to be philosophers ; O man, first have learnt what it is that you wish to be, have studied your strength and the burden, have considered your arms and thighs, have tried your loins if you intend to be a pentathlete or a wrestler." This can be much better translated by substituting the present for the first and second aorists ; thus : "These men also wish to be philosophers. Man, first learn what it is you wish to be ; .study your strength, and the burden ; consider your arms and thighs ; try your loins if you intend to be a pentathlete or a wrestler. " The pentathlete, as you know, was one who intended to enter for all the gymnastic exercises.

I consider these eccentricities of tense as the result of the original imperfection of languages and the traces of their original rudimentary state, against which common sense (which does not allow one and the same expression to render different ideas) vainly strove in after times. It was in vain ; the usage was fixed, and use won a victory over common sense. But there was, perhaps, not a single Latin and Greek author who was aware of this defect. I go further, and .maintain that every Greek and Latin author probably imagined in their speeches and writings that their words exactly


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followed the order of their ideas. But evidently it was not so. When Cicero begins his oration pro Marcello by Diuturni silentii, Patres conscripti, quo eram his temporibus usus, etc., we can see that he was thinking of something before his c ' long silence " an idea which was to follow and break in upon his "long silence," and which caused him to say Diuturnt silentii instead of Diuturnum silentium. This remark upon the inversion of the beginning of this oration applies equally to all cases of inversion ; as a rule, in all Greek and Latin periods, however long they may be, we observe at once that the writer had some reason for preferring to use certain cases, and that there was not the same inversion in his ideas as in the order of his words. In the above sentence of Cicero's, what made him use the genitive case in Diuturni silentii^ the ablative in quo y the imperfect tense m eram, and so on, was the order of ideas pre-existing in his mind which did not coincide with the order of the words an order he obeyed unconsciously, from a long practice in trans- position. Why should Cicero not have used in- version unconsciously, since we, who think our language follows the natural order of ideas, do so too? I was therefore justified in distinguishing between the natural and the acquired or scientific order of ideas and signs.

You thought, sir, it might be argued, that there was no inversion in that period of Cicero's ; you are mistaken, but two considerations which have escaped your notice will convince you. The first is, that as


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inversion proper, or the acquired, scientific and gram- matical order, is really an order in words which does not correspond to the order in ideas, what is inver- sion for one is not so for another, for different minds may put their words in different order. For in- stance, in the sentence serpent em fuge I would ask you which is the principal idea. You may say that it is the serpent, but another will say it is flight ; and both ot you may be right. A timid man thinks only of the serpent ; but the man who fears my danger more than he fears the serpent thinks only of my flight : one is overwhelmed by terror, the other gives me warning. The second thing I would remark is, that when we are presenting a series of ideas to others, and the main idea we wish to im- press upon them is not the one by which we our- selves are most impressed (because we and our hearers are differently situated), it is this former idea which we should present first, and such an in- version is but a matter of oratory. Let us apply these observations to the first period of the oration $ro Marcello. I picture to myself Cicero mounting the tribune to speak to the people ; and I see that the first idea that will strike his audience is that it is a long time since he spoke to them ; hence diulurni silentii, his prolonged silence, is the first idea he must present to them, although the principal idea in his mind is rather hodiernus dies finem attulit ; for the orator's main preoccupation is the speech he is about to make, not his past silence. I notice another reason for the use of the genitive case in diuturni silentii ;


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the audience could not realise the fact of Cicero's prolonged silence without seeking for the cause of it, and why he was at last breaking it. Now the genitive, being a case incomplete in itself, induces the minds of his hearers to travel onwards to meet the ideas that the orator could not present at once.

These are, sir, the remarks upon the passage in question which you might have made. I am sure Cicero would have arranged this period quite differently, if, instead of speaking at Rome, he had been suddenly transported to Africa to plead at Carthage. This will show that what was not an inversion for Cicero's hearers would be and must be one for the orator himself.

But to go a little further: I hold that when a phrase only contains very few ideas, it is very diffi- cult to determine the natural order of these ideas in relation to the speaker ; for if they are not all pre- sented at once, their succession is so rapid that it is often impossible to decide which strikes us first. Who can say if the mind cannot embrace a certain number at one and the same instant ? Perhaps you will call this paradoxical ; but let us examine to- gether how the article 7#V, tlle y le came to be intro- duced into Latin and into our language. It will not be a long .or difficult matter, and may induce you to accept a position that you find distasteful at present.

Let us first transport ourselves to the period when Latin adjectives and substantives which denoted the qualities perceived by sense in various natural objects


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were almost all invented, but when no expression had yet been found for those intellectual subtilties which philosophy has even to-day much difficulty in distinguishing. Next imagine two hungry men, one of whom could see no food, while the other stood beneath a tree so very tall that he could not reach its fruit. Their sensations make both these men speak ; the first would say : / am hungry, I would like to eat ; and the second, What beautiful fruit / / am hungry ', I would like to eat. Now, it is obvious that the former has adequately expressed in words all that passed in his mind ; while the latter has left something unexpressed a portion of his thought must be supplied. The expression I would like to eat, when no food is to be seen, applies generally to all food that could appease hunger ; but the same expression is limited in its application, and refers only to a fine fruit when that fruit is to be seen. Thus, though they both said 7 am hungry, I would like to eat, the man who exclaimed "What a fine fruit ! " returned in thought to this fruit, and I make no doubt that if the article le had been in use he would have said : WJiat fine fruit ! I am hungry ; I would like to eat this (or this I would like to eat). The article le or celuim this case and in other similar cases denotes that the mind reverts to an object which it had previously considered, and the inven- tion of this symbol is, I think, a proof of the progress of the mind.

Do not raise difficulties about the position this word ought to occupy in the sentence in accordance


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with the natural order of ideas, for though these statements, What fine fruit ! I am hungry, I would like to eat that, are each expressed by two or three words, each only denotes a single notion ; the mid- most sentence, I am Iwngry, is expressed in Latin by a single word esurio. The fruit and its quality are perceived at the same time ; and when a Roman said esurio he only imagined he was expressing a single idea. / would much like to eat that are only modes of single sensation. / denotes the person who experiences it ; would like to eat, the desire and the nature of the sensation experienced ; much, its intensity ; it, the presence of the desired object But in the mind there is not the successive development we observe in speech ; if it had twenty mouths, and each mouth able to say a word, all the above ideas would be expressed at once. This could be ex- cellently executed on Father Castel's harpsichord, if our dumb friend's theory were in practice and each colour combined to form words. No tongue would approach it in the rapidity of its speech. But as we have not many mouths, people have attached several ideas to a single term. If there were more of these vigorous terms, instead of the tongue panting after the mind, such a number of ideas could be expressed at once that the mind would lag after the tongue which hastened in advance of it. What would then be the fate of inversion, which implies a disintegration of many simultaneous mental impressions and a number of words? Al- though we have few words equivalent to a long


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speech, we have some, and Greek and Latin are full of them ; they are at once understood when used, and this is a proof that the mind experiences a multitude of sensations, if not simultaneously, yet in such rapid succession that it is impossible to distinguish their order.

If I had to explain this system of the human understanding to one who found it difficult to grasp abstract ideas, I should say, "Consider man as a walking clock ; the heart as its mainspring, the contents of the thorax as the principal parts of the works ; look on the head as a bell furnished with little hammers attached to an infinite number of threads which are carried to all corners of the clock- case. Fix upon the bell one of those little figures with which we ornament the top of our clocks, and let it listen, like a musician who listens to see if his instrument is in tune : this little figure is the soul. If many of these little threads are pulled at once, the bell will be struck several times, and the little figure will hear several notes simultaneously. Imagine that there are some of these threads that are always being pulled ; and just as we only notice the noise of Paris by day when it ceases at night, we shall be unconscious of some sensations which are continuous, such as of our existence. The mind, especially in health, is unconscious of its own existence, unless it deliberately examines Itself. When we are well, we are unconscious of any part of our body ; and if any part draws attention to itself by pain, we are certainly not well ; and if it is by a pleasurable


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sensation, it is by no means certain that we are the better for it."

I could pursue my analogy still further, and add that the sounds produced by the bell do not die away at once, but have some duration ; that they produce chords with the sounds that follow, and the little figure that listens compares them, and pronounces them harmonious or dissonant ; that memory, which we need to form opinions and to speak, is the resonance of the bell ; the judgment, the formation of chords ; and speech, a succession of chords. It is not without reason that some brains are said to be "cracked," like a bell. And is not the law, which is so necessary in a series of harmonies, of having at least one note common to the chord and that following it, also applicable? Does not this common note resemble the middle term of a syllogism ? And what else is the likeness we observe in certain minds but the result of some freak of nature by which two intervals are marked, one a fifth and the other a third, in relation to another note? By this fertile analogy, and with all the madness of Pythagoras, I might demonstrate the wisdom of that Scythian law which prescribed one friend as a necessity, permitted two, and forbade three. Among the Scythians, I might say, a man was "out of tune" if the note which he gave forth found no harmonic among his fellow-men ; three friends would make a perfect accord ; while a fourth superadded would be but a repetition of one of the former three, or would introduce a discordant note, '


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But enough of this language of metaphor, which at best is but fitted to amuse and arrest the volatile mind of a child ; let us come back to philosophy, which requires arguments and not analogies.

When people examined the various utterances called forth by the sensations of hunger and thirst, they observed that the same terms were used to express different notions ; and the symbols you y he, me, the, and many others, were invented for the sake of precision. A mental state during an indivisible moment of time was expressed by a number of words which divided the complete expression into a number of parts ; and because these words were uttered one after another, and were only understood in the order they were spoken, it was thought that the sensations they expressed were experienced by the mind in the same order. But this is not the case. Our mental state is one thing, our analysis of it quite another. This is so, whether we analyse it to ourselves or to others. The complete and instantaneous perception of this state is one thing ; the detailed and continuous effort of attention we make to analyse it, state it, and explain it to others, another. Our mind is a moving scene, which we are perpetually copying. We spend a great deal of time in rendering it faith- fully ; but the original exists as a complete whole, for the mind does not proceed step by step, like expression. The brush takes time to represent what the artist's eye sees in an instant In the growth of language, decomposition was a necessity ; but to see an object, to admire it, to experience an


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agreeable sensation, and to desire to possess it, is but an instantaneous emotion, rendered in Greek and Latin by a single word. This word once uttered, all is said and understood. Ah, how our understand- ing is modified by words, and how cold a copy of reality is the most vigorous utterance !

Les ronces degouttantes Portent de ses cheveux les depouilles sanglantes. 1

This is one of the most life-like pictures I know, but yet how far is it from my imagination I

I beg of you, sir, to consider these points if you wish for a juster notion of this complex question of inversion. For my part, I am fitter to gather a cloud than to scatter it, to suspend my judgment than to give a verdict ; and I am going to prove that if the paradox that I have just advanced does not hold good, and if our mind does not allow of several perceptions at one and the same time, it would be impossible to think and speak ; for thought and speech consist in the comparison ot two or more ideas. Now, how is it possible to compare ideas which are not both at once present in the mind ? You allow that we can experience more than one sensation at a time ; for example, we can perceive the colour and shape of a body at the same time ; why not also abstract ideas ? Does not memory employ two ideas present at the same time in the mind the actual idea, and the remembrance of the former ? For my part, I think that is why a good judgment and a good memory are rarely found

1 Racine, Ph^dre l Acte v, Scfcne vu


LETTER ON THE DEAF AND DUMB 189

together. A good memory presupposes a great facility in embracing various ideas at one and the same moment or in rapid succession ; and this gift interferes with the tranquil examination of a small number of ideas which the mind ought to contem- plate with fixed attention. A mind stored with a huge variety of things is like a library of odd volumes ; it is like one of these German compila- tions bristling with Hebrew, Arabic, Greek, or Latin quotations put together without judgment or taste ; which are ponderous as it is, and which will grow more and more ponderous, and grow none the better ; a store full of analyses and appreciations and ill-digested works, and shops of mixed goods where the memorandum alone is in order ; a commentary where we scarcely ever find what we want, but often what we don't want, and almost always what we want is lost in a heap of rubbish.

It follows from the foregoing statements there is not, and perhaps there cannot be, inversion in the mind, especially if the object contemplated be an abstract one ; and though a Greek may say : w/ciycrcu okufj.'Tna. 6e\eis*, /cayo>, vrj rov$ 8eov$' KOJJ^SOV yap <TTIV (Epictetus, Enchiridion^ ch. xxix) and a Roman Honores flurimum valent apud prudentes , st sibi collates intelligant^ French syntax and common sense find this Greek and Latin syntax embarrassing, and say without any inversion : You would like to belong to tlie French Academy? So should I ; for it is an honourable distinction, and the wise man may value a distinction which he feels he deserves.


190 DIDEROTS PHILOSOPHICAL WORKS

I would not therefore care to maintain without distinction the general statement that the Romans did not use inversion, whereas we do. I should merely say, if instead of comparing our sentence with the order of ideas we compared it with the order of the inversion of words, with gesture- language, for which spoken language has been gradually substituted, it would appear that we invert ; and we use more inversions than any other nation in the world. But if our construction is com- pared with that of a mind influenced by Greek and Latin syntax, we have the fewest possible inversions. We express things In French in the order the mind has to consider them, whatever the language. Cicero, if we may say so, followed the French order before obeying the Latin.

It follows that, since the communication of thought is the principal object of a language, French is of all languages the best organised, the most precise, and the most excellent, for it retains less than any other the negligences, or what I may call the lispings, of the childhood of the race : in other words, by having no inversions we have gained in clearness and precision, which are essential qualities in writing ; but on the other hand we have lost in warmth, in energy, and in eloquence. I may add that the orderly and didactic movement of our language makes it peculiarly suitable for science ; but the Latin, Italian, and English languages, which allow of inversion, are more suited for literature. We can express the intellect better than any other


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nation, and common sense will choose French for its utterances ; but imagination and the passions will prefer the ancient tongues, and that of our neighbours, to ours. French should be the language of society and of the schools of philosophy ; Greek, Latin, and English, the language of our lecture- halls, pulpits, and theatres ; but if truth return to earth, I believe French would be her chosen speech, while Greek, Latin and the other tongues will be the language of fables and falsehoods. French is the language for teaching, enlightening, and con- vincing ; Greek, Latin, Italian and English for persuading, stirring the passions, and hoodwinking ; talk Greek or Latin or Italian to the multitude, but talk French to the wise.

Another drawback to languages with inversions is that the attention of the reader or hearer is taxed. How many cases, tenses, and termina- tions are there not to bear in mind in a long Greek or Latin sentence ? It is almost incomprehen- sible until one reaches the last word ; while in French there is none of this strain, and we can understand as we go along. Ideas in our language are presented in the order they presented themselves to the mind, whether the mind be Greek or Latin. La Bruyere is less fatiguing to read in the long run than Livy, though the former is a profound moralist, the latter a simple historian ; but the historian sets his sentences and phrases so artificially, that we are continually removing them from their sockets, and restoring them to their clear and natural order,


192 DIDEROTS PHILOSOPHICAL WORKS

and Insensibly weary of the toil, just as the strongest arm wearies of a small weight which is constantly carried. So, take it all in all, our pedestrian language has the advantage of utility over the others.

But there is a motive which both in French and in the ancient tongues disturbs the natural order of ideas, and that is the desire for harmony of style a desire which is now become so imperative that we are ready to sacrifice a great deal to it. For we must distinguish between three phases that all languages pass through when they have left that earliest stage when they were merely a confusion of cries and gestures which we may call the animal phase. These three phases are birth, development, and perfection. The newly-born language was made up of words and gestures in which adjectives - without gender or case and verbs without tenses and not governing cases preserved the same terminations throughout. In the developed language there were words, cases, genders ; and verbs were conjugated and governed cases. In fact, there were all the necessary signs for expressing thought, but nothing more. In the perfected language, beauty was required ; for people thought the ear must be pleased as well as the mind. But as the subsidiary is often thus set before the principal thing in the sentence, the order of ideas is often disturbed to procure this harmony of style. This is what Cicero has done in part of his opening period in the pro Mar cello \ for the first Idea that "he should have


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presented to his hearers, after that of his long silence, was the reason for this silence. He should therefore have said : Diuturni silentii, quo, non timore aliquO) sed partim dolor e, partim verecundia, eram his temporibus usus> fineni^ Jiodierxus dies attulit. Compare this sentence with the original, and you will find no reason why it should not have been used by him, except that of harmony. Another instance is the great orator's phrase, Mors terrorque civium ac sociorum Romanorum* where it is evident that the natural order required terror morsque. There are a number of other examples I could quote. This leads us to the question whether the natural order should be sacrificed for the sake of harmony. I think this is permissible when the inverted ideas are so close to one another that they strike the ear and mind almost at the same moment ; just as we transpose the fundamental bass into a higher clef to make it more tuneful, although the transposed bass will only be agreeable so long as the ear can distinguish the natural progressions of the funda- mental bass which suggested it. Do not think from this remark that I am a great musician ; it is only two days ago that I began to be one ; but you know how one likes to parade some new accomplishment. I think we might discover several analogies between musical harmony and harmony of style. When, for instance, we are about to describe some great or wonderful events, the harmony of style must be sacrificed or at least disturbed. So we say:

1 " The death and panic of the Roman citizens and their allies."

13


I 9 4 DIDEROTS PHILOSOPHICAL WORKS

Magnum Jovis incrementitml

Nee brachia longo

Margin* terrarum porrexerat Amphitrite? Ferte titiferrum, date tela, scandite muros*

Vita quoquc omnis

Omnibus e nervis atque ossibus exsolvatur* Longo sedproximus intervallo?

In a similar manner in music we must sometimes shock the ear in order to surprise and please the imagination. We may also observe, that though these licences in the order of words are only per- mitted for the sake of the harmony of style, licences in harmony, on the other hand, are chiefly taken to arouse and give rise in the most natural order to the ideas which the musician wishes to express.

In speech we must distinguish between thought arid expression ; if thought is expressed with purity, clarity, and precision, this is quite sufficient for ordinary conversation ; if you add to these a certain distinction in the use of words and a certain rhythm and harmony, you will have a style well fitted for an orator, but you will still be far removed from poetry, especially from the grand style of the epic and the ode. There is a spirit in the poet's lan- guage which moves there and breathes life into each syllable. What is this spirit ? I have felt its pres- ence, but find it difficult to describe. I may say that it states and paints objects at the same time ;

1 Virgil, BucoL, Eclog. iv, v. 49.

2 Ovid, Afefam., lib. i, vv. 13-14.

3 Virgil, Mncid, lib. ix, v. 37.

4 Lucretius, De rerum nat., lib. i, vv. 810-811.

5 Virgil, ^neid^ lib. v, v. 320.


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it appeals not only to the understanding, but to the soul which it stirs and the imagination that sees and the ear that hears. The lines are not merely a chain of vigorous words which express the thought both forcibly and nobly, but a series of hieroglyphs, one after another, which picture the thought to us vividly. I might say that all poetry is symbolic.

But it is not everyone who can understand these symbols. In order to feel their full force we must be, as it were, in the creative mood. The poet says :

JSt des fleuves franfaises les eaux ensanglantses Ne portaient que dts marts aux mers epouvaniees^

Does everybody appreciate the value of the first syllable of the word portaient, which paints us the waters swollen with corpses and the stream choked, as it were, by this obstacle? And in the second syllable of the word, does everyone see the mass of waters and dead bodies subsiding and moving out to sea ? The terror of the sea is brought before us all in the word tpouvanttes, but the stress laid on the third syllable brings before me the vast extent of the ocean. Again, the poet says :

Soupire^ 'etend les bras, ferme fosil tt fend&rt?

All exclaim, ' ' How fine ! " but it is not by counting the syllables on one's fingers that we can judge how fortunate the poet was, when expressing a sigh, to have such a word as soupire with its long-drawn sound. We read t end les frras, but we hardly realise

1 Voltaire, Hcnriade, chant ii, v. 357.

2 Boileau, Lutrin, chant ii, v. 164.


196 DIDEROTS PHILOSOPHICAL WORKS

how the impression of length and lassitude is ex- pressed by the long monosyllable bras y and the

  • * outstretched arms " fall so reposefully on the ear

at the close of the first hemistich of the line. Do we notice the rapid movement of the eyelid in ferine Vml and the almost imperceptible change from wakefulness to sleep at the close of the second hemistich ferine fceil et s'endoitt

The cultivated reader will of course observe that the poet has four actions to represent, and that his line is divided into four parts ; that the two last actions are closely interrelated, and that they have scarcely an interval between them ; and that the two last and corresponding parts of the line are also closely linked, united as they are by the rapidity of the movement of the penultimate part and by a conjunction ; that each of the actions takes only its proper proportion of time in the verse ; and that as all four actions are comprised in this small space, the poet has expressed their rapid succession in nature. That is the kind of problem that the poet's genius solves unconsciously ; but do his readers realise his skill? Certainly not; and I shall not therefore be surprised if those readers of Boileau (and there are many) who have not understood the meaning of his symbols laugh at my commentary, and, remembering the Chef-d?ceuvre <pun inconnu^ treat me as a visionary.

1 Le chef-tfcrunre d*un inconnu, ccoec des remarques savantes, par M. le docteur Chrysostome Mathanasius, La Haye, 1714. This little jeu flf esfrit was the work of Themiseul de Saint llyacinthe, S'Grave-


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I used to think, like everybody else, that one poet could translate another, but I have found out my mistake. The thought can be rendered, and perhaps by good fortune the equivalent expression. Homer said : eK\aygav S ap otcrrol (Iliad, Cant i, v. 46) and lela sonant humeris is Virgil's version (^Eneid y lib. iv, v. 149). That is something, but not all ; the suggestive symbolism, the subtle hieroglyphs which pervade a long description, and which depend on the distribution of long and short syllables in an unaccented language and on the distribution of vowels between consonants in all languages, disappear even in the best translation.

Virgil writes of Euryalus stricken by a mortal

wound :

Pulchrosque per artus

It cruor^ inque humeros cervix collapsa recumMt : Purpureus vduti quum flos^ sucdsus aratro, Languesdt moriens ; lassovc papavera collo Demisere caput^ pluviam qitum forte gravcuitur^

I should just as soon expect these lines to have sprung from letters scattered at haphazard, as that

sand, Sallengre, Prosper Marchand, and others, who wrote admiring comments in all languages upon the words of a song beginning : " L/autre jour Colin malade

Dedans son lit D'une grosse maladie

Pensant mourir."

The authors were ridiculing German scholarship. (A) d, lib. ix, w. 433-437

Blood trickles o'er his limbs of snow, His head sinks gradually low ; Thus severed by the ruthless plough,

Dim fades a purple flower : Their weary necks so poppies bow O'erladen by the shower.

(Trs. Conington.)


198 DIDEROT S PHILOSOPHICAL WORKS

a translation could render all the suggestive beauties : the gush of blood, it cruor ; the drooping head of the dying lad, cervix collapsa recumbit \ the sound of the scythe, 1 succisus ; the languor of death, languescit moriens ; the softness of the poppystalk, lassove papavera collo ; and the demisere caput zxidgravantur suitably complete the picture. Demisere is as soft as the stalk of a flower ; gravantur is as heavy as its cup heavy with rain ; collapsa expresses effort and relapse. The same symbolic suggestion is to be found in papavera ; the first two syllables show the poppy with head erect, and in the last two it droops. All these pictures are compressed in these four lines of Virgil. You have been affected by the happy parody in Petronius 2 of Virgil's lassove pap aver a collo applied to the exhaustion of Ascyltus when he quits Circe ; and you would not have so keenly appreciated Petronius' use of the phrase if you did not recognise in it a faithful picture of the plight of Ascyltus.

This analysis of Virgil ought to be enough for me ; and after drawing attention to more beauties than are perhaps to be found in the original certainly more than the poet deliberately thought of, my imagination and taste ought to be completely satisfied. No, sir ; I am about to expose myself to two criticisms of having seen beauties that were

1 Aratrum does not mean a scythe, but the reason for this rendering will appear a little further on. (D)

2 Ilia solo fixos oculos aversa tenebat

Nee prius incepto vultum sermone movelur Quam lentae salices, lassove papavera collo.

Satyricon. (Br)


LETTER ON THE DEAF AND DUMB 199

not there, and criticised defects that were also non- existent. Now for it. I think the word gravantur is a little too heavy for the light poppy flower, and the aratro following succisus does not to me complete the suggestive picture. I am convinced Homer would have concluded his line with a word that would have continued the sound of a cutting imple- ment, or have depicted to my imagination the soft drooping of a flower.

It is the recognition of, or rather the vivid feeling for these symbolic expressions which are lost on the ordinary reader, that discourages men of genius from attempting a translation. That is why Virgil said that it is as difficult to take a line from Homer as to snatch a nail from the club of Hercules. The more a poet uses this symbolism, the more difficult he is to translate, and Homer is full of such suggestive symbols. Let me quote those lines where Jupiter with his dark brows confirms to ivory-shouldered Thetis his promise to avenge the injustice done to her son :


  • H S /cat KvaverfVLV r* o^pvcri vevcre

"Aju./3pocr4<u 8* cipa ^olraj. 7Tpp<ikravTO K/oaros owr* adavdroLo ' p.eyav 8" cXcXefcp *QXvfjurov.

Iliad, i, 528-530.!

How many images there are in these three lines ! We see Jupiter's frown in eV otypvcrt, In vev&e K/oowW, and especially in the happy repetition of the letter k "in ?, teat icvaverja-w ; his flowing loclcs are expressed in eTrefiptocravTO avaicro?l the immortal head of the


1 * He spake and nodded with his dark-hued brows ; and the ambrosial locks from his immortal head shook ; and great Olympus trembled."


200 D IDE ROTS PHILOSOPHICAL WORKS

god is majestically lifted by the elision of OTTO in Kparos rV aQavdroto ; the shaking of Olympus is expressed in the two first syllables of eXeXtgev ; the size and sound of Olympus in .the last syllables of fj.eyav and \\igev and in the last word where all Olympus trembles with its close.

The line which I have just written is the feeble rendering of two symbols one from Virgil, the other from Homer ; one of shock, the other of fall : And all Olympus trembles with its close.


..... Procumbit humi bos. 1

It is the repetition of the letter / in \e\igev

  • Q\vfj.Trov which gives the idea of trembling and

shock. The same repetition of fs is found in my " Olympus trembles " ; but as the Fs are not so close together as in .Xe\igv 3f O\vju.7roi> y the shaking is less rapid and also less like the movement of frowning brows. " Trembles with its close" represents pro- cumbit humi bos fairly well, though the last word of my line is less heavy and emphatic than bos y which is a greater contrast with the word humi than close is with the short words immediately preceding it. Virgil's monosyllable is thus more isolated than mine, and the fall of his ox heavier and more com- plete than the close of my line.

An observation I may make here, which is just as apposite as the, speech of the Emperor of Mexico .in the chapter about coaches in Montaigne, 2 is that people had a singular veneration for the ancients,

1 .'Knfirf lib. v, v. 481. 2 Essais, liv. iii, ch. vi.


LETTER ON THE DEAF AND DUMB 201

and a great fear of Boileau, when they asked him if the three following lines of Homer,

Zeu irdrep, dAAo, cru pvcrcu {JIT yepos vtas *A^ata>j/ * TLofya-ov S* aWp-qv, Sos S* o^OaXj^OifTLV iBecrQai ' 'Ev Se <at /cat oAccro-oi/, 7ret vv roi cuaSev OTJTW?.

(Iliad, Cant, xvii, v. 645.)

were to be interpreted as Longinus 1 had inter- preted them, and as Boileau and La Motte had translated them, or not.

These are the true feelings of a warrior, cry Boileau 2 and the orator Longinus. He does not ask for his life to be spared, for a hero is above such a weakness ; but as he sees no opportunity of showing his courage in the midst of darkness, he is provoked at not 'fighting ; he therefore is anxious to ask for daylight, so that his end may at least be worthy of him, even if he has to fight with Jupiter himself.

Well, sir, I shall answer Longinus and Boileau : it is not a question here of the feelings of a warrior, nor what he would say in the circumstances in which Ajax is placed (Homer apparently knew these things as well as you), but of translating these lines of Homer correctly. And if it turns out that there are none of these sentiments you praise in these lines, what becomes of your praises and reflections ? What must we think of Longinus, La Motte, and Boileau, if we find they have invented and inserted

1 Treatise on the Sublime^ section ix.

2 Grand Dieu I chasse la nuit qui nous couvre les yeux Et combats contre nous a la clart des cieux.

Boileau, translating the Treatise on the Sublime ; ch. vii.


202 DIDEROT S PHILOSOPHICAL WORKS

Impious boasting in the place of a sublime and touching prayer ? Now, this is just what has hap- pened. Read these three lines of Homer as many times as you please, and you will find nothing but " Father of gods and men, drive away the dark- ness which covers our eyes, and, since you have resolved to slay us, let us die in the light."

And must we thus without a struggle die ? Great God, drive off the darkness from our eyes, And let us perish under open skies.

This translation does not give the pathos of Homer's lines, but at any rate it avoids the nonsense of La Motte and Boileau.

There is no defiance of Jupiter here, nothing but a hero ready for death, if it be the will of Jupiter, and asking no grace but to die fighting. Zeu Wrep, Jupiter , Pater ! Is that how the philosopher Men- ippus addresses Jupiter?

At the present day, when we are no longer at the mercy of the lines of the redoubtable Boileau, and the philosophic spirit has taught us to see in things only what is actually there and to praise only what is truly beautiful, I appeal to the learned men and men of taste, to Monsieur de Voltaire, to Monsieur de Fontenelle, and others, and I ask them if Boileau and La Motte have not spoilt Homer's Ajax, and Longinus vainly attempted to add to Homer's beauties. I recognise the greatness of Longinus, Boileau, and La Motte; but I am not attacking them, only defending Homer.

This passage of Jupiter's oath and many others I


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could quote are sufficient evidence that it is useless to try to add to Homer's beauties ; and Ajax' * speech is proof positive that in trying to add beauties to him there is a risk of destroying the genuine beauties of the original. However talented we are, we cannot write better than Homer, when he is at his best. At any rate, let us understand him before trying to outdo him. But he is so full of that poetic symbolism I was just now speaking of, that we cannot claim that we have completely understood him when we have only read him ten times. We might say that Boileau in literature has suffered the same fate as Descartes in philosophy, and it is through them we have learnt to correct their minor errors.

If you ask me when this hieroglyphic use of syllables was introduced into a language, whether it is a peculiarity of a language in its early stage or in the formative period, or of the perfected period, I make answer that when men contrived their primitive language they were apparently only influenced by the facility or difficulty of pronounc- ing certain syllables, and this facility (or difficulty) was conditioned by the conformation of the organs of speech. They did not seem to have considered .what relation the elements of these words might have from their quantity or sound to the physical characteristics of the objects they stood for. The vowel A, which is the easiest to pronounce, was first used, and it was modified in various ways before another sound was employed. The Hebrew Ian-


204 DIDEROTS PHILOSOPHICAL WORKS

guage supports this conjecture ; most of its words are modifications of the vowel A, and this pecu- liarity is in harmony with the traditions of this people's antiquity. If we examine Hebrew closely, we shall incline to consider it the language of the primitive inhabitants of the earth. As for the Greeks, they must have had the use of speech for a long time and have thoroughly practised the subtilties of pronunciation before they introduced quantity, harmony, and syllabic imitation of noises and actions. On the analogy of children, who, when they wish to denote an object whose name is not known to them, substitute for the name some of the object's sensible peculiarities, 1 conjecture that it was during the tran- sition from the primitive stage to the formative that language became enriched with syllabic harmony, and that rhythmic harmony was introduced into writings as the language passed from the formative to the perfected stage.

Whether these periods correspond to the actual development of language or no, one who has no feeling for the symbolic significance of words will often only appreciate the definite significance of epithets, and will be apt to call them superfluous ; he will criticise ideas as loose, and images as far- fetched, because he is blind to their subtle relation to the subject ; he will not see that in Virgil's it cruor the word it resembles in sound a gush of blood and the falling of rain-drops on the leaves of a flower, and so he will lose one of the trifles which are all-important among the best writers.


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Reading the most lucid poets, therefore, is not without its difficulties ; and I can assure you there are a thousand men who can understand a geome- trician for one who can understand a poet ; since there are a thousand men who have common sense for one man who has,. taste, and a thousand men of taste for one whose taste is exquisite.

I am told that in the Abbe de Bernis' discourse when Monsieur de Bissy was received into the French Academy, Racine was blamed for want of taste in the passage where he speaks of Hippolytus :

// suivait, fout pens if, le ckemin de Mycenes ; Sa main sur les chevaux laissait flatter les renes ; Ses superbes counters, qrfon voyait aufrefois Pleins tfune ardeur si noble oblir a sa voix, I? ail morne mainten<int et la t&te baissee, Se jnb latent se conformcr a sa


If the Abbe is criticising the actual description, and not its suitability in the context, it would be diffi- cult to find a better and more modern instance of the difficulty I just now spoke of, of reading poets.

There is nothing in these lines but speaks of depression and sorrow :

// suivait, tout pensif) le chtmin de Mycenes ; Sa main sur les chevaux laissait flatter les renes.

Les cJtevaux is better than ses chevaux ; and how well the picture of what these superb horses once were

1 "All pensive, he followed the road to Mycenae; his hands loosed the reins on his horses' necks ; and his superb horses, that used to obey his voice with a noble fire, now with bent head and lack-lustre eye seemed in sympathy with their master's sadness.'* Ptedre> Acte v, Scene vl


2o6 DIDEROTS PHILOSOPHICAL WORKS

contrasts with their present condition I The nodding of a horse's head, as it jogs wearily along, is imitated in a certain syllabic nutation in the line itself :

E&il morne maintenant et la fete baisste. But see how the poet brings all these details round to his hero :

Ses superbes coursiers^ etc. . . . Semblafent se conformtr a sa triste pcnste.

The word " seemed" seems too cautious for a poet, for it is well known that animals attached to man are affected by the signs of his joy or sorrow : the elephant is affected by the death of his driver, the dog mingles his voice with his master's, and the horse is affected if his driver is sad. Racine's description is therefore true to life : it is a noble description and a poetic picture which a painter might reproduce successfully. Poetry, painting, good taste, and truth are all united for Racine and against the Abb6 de Bernis' critique. 1

But if we were taught at Louis le Grand to notice all the beauties of this passage of Racine's tragedy, we were also told that they were out of place in the mouth of Theram&ne, and that Th6se would have had some excuse for stopping him and saying : cc Enough of my son's chariot and horses; tell me

1 [In an addendum to this Letter Diderot apologises for his criticism of the Abb de Bernis. He was at first told by a friend, who was present at the meeting of the French Academy, that the Abb6 de Bernis had criticised these lines of Racine's as both misplaced and bad in them- selves. He was afterwards informed that the Abb merely criticised them as misplaced ; and, far from claiming this criticism as original, he quoted the lines as one of the most familiar instances of such mis- placed eloquence.]


LETTER ON THE DEAF AND DUMB 207

about him. " It was not thus, the celebrated Poree told us, that Antilochus announced the death of Patroclos to Achilles. Antilochus approaches the hero with tears in his eyes, and tells him the terrible news in a few words : < Patroclos is no more. They are fighting for his body. Hector has his armour." There is more of the sublime in these two lines of Homer than in all the pompous declamation of Racine. c * Achilles, you have no longer a friend, and your armour is lost." At these words we all feel that Achilles must rush into the fray. When a passage sins against truth and propriety, it is not beautiful, either in tragedy or in epic. The details in Racine's lines would only be suitable in the mouth of a poet describing the death of one of his heroes.

So our learned professor of rhetoric taught us. He possessed both taste and intelligence, and it might be said of him that he was the "last of the Greeks." But this Philopcemen fell into the same mistake as people make to-day : he filled his works too full of cleverness, and kept his taste for other people's works.

To return to the Abb6 de Bernis. Did he only wish to maintain that Racine's description was out of place ? That is exactly what Father Poree taught us thirty pr forty years ago. Or did he wish to hold up the passage I have quoted as an example of bad taste ? That is an original idea, but is it justified ?

I am told that there are many well-expressed and well-reasoned passages in the Abb6 de Bernis' dis- course : you are more likely to know this than I, as


208 DIDEROTS PHILOSOPHICAL WORKS

you always take the opportunity of hearing such things. If it happens the Abbe de Bernis' discourse does not contain the offending passage I have just spoken of, and I have received an imperfect account of it, that will make another instance of the utility of a letter for the use of those who hear and speak.

Wherever the language of signs is to be seen, whether in a line of poetry or on an obelisk, whether in a work of imagination or of mystery, it requires a high degree of imagination and penetration to understand it. But if it is so difficult to understand poetry, why is it not more difficult to write poetry ? I shall be told that c * everyone writes poetry," but I shall reply, * * Hardly anyone writes poetry. " Every imitative art has its own alphabet of signs, and I much wish some man of taste and intelligence would make a study of them and compare them. The beauties of one poet have oftentimes been com- pared with those of another. But one task is still un- attempted to collect the beauties of poetry, paint- ing and music, and show their analogies with one another ; to explain how the poet, the painter anc the musician will express the same idea; to seize upon their most fleeting images of expression and examine the likeness, if there is a likeness, between the imagery of the different arts. I should advise you to add this as a chapter to your Fine Art reduced to a Single Principle, and I should also like you to include, at the beginning of your book, chapter to define in what the beauty of nature consists. 1 For some people are of opinion that for lack of one of these chapters your treatise is without a firm foundation, and for lack of the other of little practical use. Tell them, sir, the different methods of the arts in treating the same subject, and tell them it is false that nature is only ugly when out of place. They ask me why an old gnarled and twisted oak, with its branches lopped, and which I should have felled if it grew near my door, is just the tree a painter would set by my cottage door, if he had to paint it ? Is the oak beautiful or ugly ? Which is right the owner or the painter ? There is no subject of imitative art which does not arouse this and other difficulties. They also want to know why a scene which is admirable in a poem is not at all suitable for a painting? In those fine lines of Virgil :

Interea magno misceri murmure pontum
Emissamque hiemem sensit Neptunus, et imis
Stagna refusa vadis ; graviter commotus et alto
Prospiciens, summa placidum caput extulit unda

they ask why it is the painter cannot seize the striking moment when Neptune raises his head

1 Diderot used to call Batteux* book a headless book, because after he had reduced all the fine arts to a single principle that of imitating the beauty of nature, he never explained what the beauty of nature consisted in. Naigeon, Memoires*

2

Meantime the turmoil of the main
The Tempest loosened from its chain ;
The waters of the nether deep
Upstarting from their tranquil sleep
On Neptune broke : disturbed he hears,
And, quickened by a monarch's fears,
His calm broad brow o'er ocean rears.

d^ lib. i, v. 128 (frs. Conington).

14


2fo DIDEROTS PHILOSOPHICAL WORKS

above the waves ? Why should the god, who then looks like a decapitated man, cut such a poor figure on the water, when the effect in the poem was so impressive? Why is it that what appeals to our imagination in poetry will not please our eyes when painted ? Perhaps there is one beauty of nature for the painter and another for the poet ? Heaven knows what conclusions they will draw from this theory. I hope you will deliver me from these busy bodies ; meantime, I am going to give you a single example of the imitation of one subject in nature by poetry, painting and music.

The subject is a dying woman. The poet will say :

Illa, graves oculos conata adtollere, rursus
Deficit. Infixum stridit sub pectore vulnus
Ter sese adtollens cubitoque adnixa levavit ;
Ter revoluta toro est oculisque errantibus alto
Quaesivit coelo lucem, ingenuitque referta ; 1

or

Vita quoque omnis
Omnibus e nervis atque ossibus exsofoatur?

The musician will begin by descending a semitone (a) : Ilia, graves oculos conata adtollere^ rursus deficit ; then he will go up a fifth, and after a rest, by the still more difficult interval of a tritone (ft).

1 The dull eyes ope, as drowned by sleep,

Then close ; the death wound gurgles deep
Thrice on her arm she raised her head,
Thrice sank exhausted on "the bed.
Stared with blank gaze aloft, around
For light, and groaned as light she found.

Virgil, Mneid, lib. iv, v. 688 (trs. Conington).

2 ' And life break wholly up out of all the sinews and bones.

Lucretius, de Rerum Nat** lib. i, w. 810, Su.

Ter sese adtollens will go up a semitone (c) : Oculis errantibus alto quasivit ccelo lucem. This little interval will express the ray of light This is the


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FIG. 8.


dying woman's last effort. After this she will sink by scale (d) : Revoluta tore est. She will expire at last, and breathe her last by an interval of a semitone (e) : Vita quoque omnis omnibus e nervis atquc ossibus


2i2 DJDEROTS PHILOSOPHICAL WORKS

exsolvatur. Lucretius expresses the dying away of her strength by the weight of the two spondees exsolvatur ; and the musician will express it by two minims, tied (/) : and the cadence on the second of the minims will give a very striking imitation of the vacillating motion of a dying lamp.

Now look at the painter's method of expression, and you will recognise the exsolvatur of Lucretius in the legs, the right arm, and the left hand. The painter who can express but a moment in time has not been able to represent so many symptoms of dissolution as the poet, but they are much more affecting; the painter shows *us reality, whereas the expressions of the poet and the musician are but symbols. When the musician is an artist, the accompaniment either emphasises and strengthens the melody, or brings in new ideas which the subject demands and which the melody cannot express. Thus the first bars of the bass express a gloomy harmony, made up by a superfluous chord of the seventh, placed as it were outside the ordinary rules and followed by another chord, discordant in sound and of a diminished fifth (g\ The rest will consist of a series of minor sixths and thirds (A), which are descriptive of exhaustion of strength and prepare the mind for its total extinction.

It Is the equivalent of Virgil's spondees :

Alto qu&sivit c<xlo lucem.

This is but the rough sketch, which I leave for a more accomplished hand to complete. 1 make no


LETTER ON THE DEAF AND DUMB 213

doubt that, in this very subject I selected, instances could be found in our painters, poets, and musicians which would offer more and more striking analogies between the different arts. But I leave it to you, sir, to look for them and utilise them, for you must be painter and poet, philosopher and musician ; for you would not have attempted to reduce the fine arts to a single principle, if you had not been equally well acquainted with them all.

The poet and the orator gain by studying harmony of style, and the musician finds his compositions are improved by avoiding certain chords and certain intervals, and I praise their efforts ; but at the same time I blame that affected refinement which banishes from our language a number of vigorous expressions. The Greeks and Romans were strangers to this false refinement, and said what they liked in their own language, and said it as they liked. By over- refining we have impoverished our language ; and though there may be only one term which expresses an idea, we prefer rather to weaken the idea than to express it by some vulgar word or expression. How many words are thus lost to our great. imagina- tive writers, words which we find with pleasure in the pages of Amyot and Montaigne ! They were at first rejected from a refined style, because they were commonly used by the people ; later on they were rejected by the common people, who always ape their betters, and they are become entirely obsolete. I believe we shall soon become like the Chinese, and have a different written and spoken language.


314 DIDEROTS PHILOSOPHICAL WORKS

This, sir, is almost my last observation ; we journeyed on together, and I feel it is time to quit one another. If I detain you for a moment longer as we are leaving this maze in which I have led you, it is but to recapitulate in a few words its turnings and windings.

/ believed that, in order to clearly understand the nature of inversions, we should examine the forma- tion of spoken language.

/ inferred from this examination (i) that our language was full of inversions when compared with the animal language, or with the first stage of spoken language, when it existed without cases, declensions, conjugations, and syntax ; (2) that if we have in French hardly any of what we call inversion in ancient languages, this is perhaps due to modern peripateticism, which by realising abstractions gave them the place of honour in speech.

As a consequence of these truths I thought that we could, without studying the origin of spoken language, obtain results by the study of gesture- language alone.

/ suggested two methods of learning the language of gesture experiments with a " theoretical mute," or long conversations with one born deaf and dumb. The idea of a theoretical mute, or taking (hypotheti- cally) speech from a man, to get a clearer idea of the formation of language, has led me to consider man as divided into as many distinct and separate entities as he has senses ; and I think that if, to form a correct judgment of an actor's intonation, we must


LETTER ON THE DEAF AND DUMB 215

listen to him without seeing him, it is natural that we should look at him without listening to him if ' we are to form a correct opinion of his gestures.

In reference to energetic gesture-language ', I related some striking examples of this, which led me to dis- cuss a variety of the sublime which I call sublimity of situation.

The order that existed in the gestures of one born deaf and dumb (whose informal conversation seemed to me more valuable than experimenting with a ( ' theoretical mute "), and the difficulty in transmit- ting certain ideas to this deaf-mute, led me to dis- tinguish in spoken language between those symbols which were first introduced and those of later introduction.

/ saw that the symbols which in speech denoted indefinite divisions of quantity and time were among the last to be introduced, and I realised why some languages were without several tenses, and why other languages used one tense with two meanings. This lack of tenses in one language, and this mis- use of tenses in another, led me to distinguish three stages in the formation of a language its primitive \ its formative, and its perfected state.

/ saw, when language was formed, that men's minds were hampered by syntax, and by the im- possibility of thinking in the order which reigns in Greek and Latin periods. Hence I concluded (i) that, whatever the order of words in an ancient or modern language, the writer's mind followed the order of French syntax ; (2) that, as this syntax is the


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simplest of all, the French language had the advan- tage in this and many other respects of the ancient languages.

Moreover, / proved by the introduction and the utility of the article hie and tile in Latin and le in French, and by the fact that we have to experience several perceptions simultaneously in order to form a judgment or make a speech, that when the mind is not hampered by Greek and Latin syntax the order of its ideas is not dissimilar to our syntax.

In tracing the transition of language from the formative to the perfected state we meet with harmony of style.

f compared harmony of style with musical harmony, and / am convinced (i) that the first harmony in words was the result of quantity and a certain com- bination of vowels and consonants, suggested by instinct ; and that in sentences it was the result of the order of words ; (2) that this periodic and syllabic harmony produced a sort of language of symbols which is peculiar to poetry ; and I then treated this symbolic language, and analysed several passages of the greatest poets.

As a result of this analysis I ventured to maintain that it is impossible to translate a poet into another language, and that it is an easier thing to understand a geometrician than a poet.

I proved by two examples the difficulty of clearly understanding a poet : by the example of Longinus, Boileau, and La Motte, who misunderstood a passage in Homer; and by the example of the Abb de


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Bernis, who seemed to me to misunderstand a passage of Racine.

After I had defined the date when syllabic symbolism was introduced into a language, / observed that every imitative art had its own language of signs, and that it would be a good thing if a man of taste and learning would under- take to compare them.

Here I have hinted that this work is expected of you ; and that those of us who have read your Fine Arts reduced to the Imitation of Beauty in Nature demand that you should define in what beauty in nature consists.

I expect you to compare the language of signs in poetry, painting, and music ; meantime, I have ventured to make some observations of my own upon this subject.

Musical harmony ', which was necessarily included in the discussion, led my thought to the harmony of speech. I said that the limitations imposed by each were much more supportable than an affected refine- ment which tends daily to impoverish our language ; and I emphasised this point until I came to that passage where I took leave of you.

But do not suppose, from my last observation, that I withdraw my preference for French above all the languages of antiquity and the majority of modern languages. This is still my feeling, and I still think that French is superior in utility (if not in beauty) to Greek, Latin, Italian and English.

The objection may be perhaps raised that if, as I


2iS DIDEROTS PHILOSOPHICAL WORKS

submit, the languages of antiquity and those of our neighbours are superior in beauty, we all know that these languages do not play us false when we wish to treat of ordinary practical matters.

But I make answer that if our language is admir- able for its utility, it can also lend itself to the pur- poses of art. There is no role it has not successfully assumed. It has been gay and fanciful with Rabelais, narve with La Fontaine and Brantdme, musical in Malherbe and Flechier, sublime in Corneille and Bossuet. What an instrument it is in Boileau, in Racine, in Voltaire, and in a host of other writers of poetry and prose ! Do not let us waste our pity on it. If we know how to use it, our works will be as precious in the eyes of posterity as the works of classical antiquity are in our own. In the hands of a commonplace man, Greek, Latin, English and Italian will utter only commonplaces, while the pen of a man of genius will work miracles with French. Whatever language it is written in, a work inspired and sustained by genius never falls or flags.

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