The Crimes of Love  

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Illustration: Portrait fantaisiste du marquis de Sade (1866) by H. Biberstein

{{Template}} Les Crimes de l'amour, Nouvelles héroïques et tragiques (Eng: The Crimes of Love: Heroic and tragic Tales) is a collection of short stories by Sade first published in 1799. In its original publication, each story was prefaced by a motto from Edward Young's Night Thoughts. The collection also features the notable essay, Reflections on the Novel, which features Sade's theories on the 'modern novel'.

Les Crimes de l'amour is also the title of a French film edited from The Crimson Curtain, a short story by Jules Amédée Barbey d'Aurevilly.

Contents

Table of contents

    • Introduction
    • Vol. I
      • Juliette et Raunai, ou la Conspiration d’Amboise, nouvelle historique
      • La Double Épreuve
    • Vol. II
    • Vol. III
      • Rodrigue, ou la Tour enchantée, conte allegorique
      • Laurence et Antonio, nouvelle italienne
      • Ernestine, nouvelle suedoise
    • Vol. IV
      • Dorgeville, ou le Criminel par vertu
      • La Comtesse de Sancerre, ou la Rivale de sa fille, anecdote de la Cour de Bourgogne
      • Eugénie de Franval (recently published by Hesperus Classics under the title of Incest)

Review by Villeterque

October 22, 1800 - In Le Journal des arts, des sciences et de littérature, an article by the critic Villeterque appears, violently attacking Sade's Les Crimes de l'amour, which has just been published. In the article Villeterque refers to Sade as the author of Justine.

See also

Do not confuse with

Full text in French

1 Les crimes de l’amour, Nouvelles héroïques et tragiques Donatien Alphonse François de Sade Massé (Paris), Paris, 1799 2 Exporté de Wikisource le 14 mai 2021 3 Amour, fruit délicieux, que le Ciel permet à la terre de produire pour le bonheur de la vie, pourquoi faut-il que tu fasses naître des crimes ? et pourquoi l’homme abuse-t-il de tout ? Nuits d’Young. TOME PREMIER Avis de l’éditeur Idée sur les romans Juliette et Raunai, ou la conspiration d’Amboise, nouvelle historique. La Double Épreuve. 4 TOME SECOND TOME TROISIÈME Miss Henriette Stralson, ou les effets du désespoir, nouvelle anglaise. Faxelange, ou les torts de l’ambition. Florville et Courval, ou le fatalisme. 5 TOME QUATRIÈME Rodrigue, ou la tour enchantée, conte allégorique. Laurence et Antonio, nouvelle italienne. Ernestine, nouvelle suédoise. Dorgeville, ou le criminel par vertu. La Comtesse de Sancerre, ou la rivale de sa fille, anecdote de la cour de Bourgogne. 6 Eugénie de Franval. 7 8 9 L E S C R I M E S D E L ’ A M O U R , NOUVELLES HÉROÏQUES ET TRAGIQUES ; Précédés d’une Idée SUR LES ROMANS, et ornés de gravures. PAR D. A. F. SADE, auteur d’Aline et Valcour. Amour, fruit délicieux, que le Ciel permet à la terre de produire pour le bonheur de la vie, pourquoi faut-il 10 que tu fasses naître des crimes ? et pourquoi l’homme abuse-t-il de tout ? Nuits D’YOUNG. T O M E P R E M I E R. À P A R I S . CHEZ MASSÉ, Éditeur propriétaire, rue Helvetius, n°. 580 A N V I I I. 11 A V I S D E L ’ É D I T E U R. Je déclare que je poursuivrai devant les tribunaux, tous contrefacteurs, distributeurs ou débitans d’édition contrefaite de la totalité ou de partie de ces Nouvelles, sous quelque titre qu’ils les fassent paraître ; et j’assure au citoyen qui me fera connaître les uns ou les autres, la moitié du dédommagement que la loi accorde. Les deux exemplaires éxigés par la loi, sont déposés à la bibliothèque nationale. MASSÉ 12 I D É E S U R L E S R O M A N S. O N appelle roman, l’ouvrage fabuleux composé d’après les plus singulières aventures de la vie des hommes ; Mais pourquoi ce genre d’ouvrage porte-t-il le nom de roman ? Chez quel peuple devons-nous en chercher la source, quels sont les plus célèbres ? 13 Et quelles sont enfin, les règles qu’il faut suivre pour arriver à la perfection de l’art de l’écrire ? Voilà les trois questions que nous nous proposons de traiter ; commençons par l’étymologie du mot. Rien ne nous apprenant le nom de cette composition chez les peuples de l’antiquité, nous ne devons, ce me semble, nous attacher qu’à découvrir par quel motif elle porta chez nous, celui que nous lui donnons encore. La langue Romane était comme on le sait, un mélange de l’idiôme celtique et latin, en usage sous les deux premières races de nos rois ; il est assez raisonnable de croire que les ouvrages du genre dont nous parlons, composés dans cette langue, durent en porter le nom, et l’on dut dire une romane, pour exprimer l’ouvrage où il s’agissait d’aventures amoureuses, comme on a dit une romance pour parler des complaintes du même genre. En vain chercheraiton une étymologie différente à ce mot ; le bon sens n’en offrant aucune autre, il paraît simple d’adopter celle-là. Passons donc à la seconde question. Chez quel peuple devons-nous trouver la source de ces sortes d’ouvrages, et quels sont les plus célèbres ? L’opinion commune croit la découvrir chez les Grecs, elle passa de là chez les Mores, d’où les Espagnols la prirent, pour la transmettre ensuite à nos troubadours, de qui nos romanciers de chevalerie la reçurent. Quoique je respecte cette filiation, et que je m’y soumette quelquefois, je suis loin cependant de l’adopter 14 rigoureusement ; n’est-elle pas en effet bien difficile dans des siècles où les voyages étaient si peu connus, et les communications si interrompues ; il est des modes, des usages, des goûts qui ne se transmettent point ; inhérens à tous les hommes, ils naissent naturellement avec eux : partout où ils existent, se retrouvent des traces inévitables de ces goûts, de ces usages et de ces modes. N’en doutons point : ce fut dans les contrées qui, les premières reconnurent des Dieux, que les romans prirent leur source, et par conséquent en Égypte, berceau certain de tous les cultes ; à peine les hommes eurent-ils soupçonné des êtres immortels, qu’ils les firent agir et parler ; dès lors, voilà des métamorphoses, des fables, des paraboles, des romans ; en un mot voilà des ouvrages de fictions, dès que la fiction s’empare de l’esprit des hommes. Voilà des livres fabuleux, dès qu’il est question de chimères : quand les peuples, d’abord guidés par des prêtres, après s’être égorgés pour leurs fantastiques divinités, s’arment enfin pour leur roi ou pour leur patrie, l’hommage offert à l’héroïsme, balance celui de la superstition, non seulement on met, trèssagement alors, les héros à la place des Dieux, mais on chante les enfans de Mars comme on avait célébré ceux du ciel ; on ajoute aux grandes actions de leur vie, ou, las de s’entretenir d’eux, on crée des personnages qui leur ressemblent… qui les surpassent, et bientôt de nouveaux romans paraissent, plus vraisemblables sans doute, et bien plus faits pour l’homme que ceux qui n’ont célébré que des fantômes. Hercule[1] , grand capitaine, dut vaillament 15 combattre ses ennemis, voilà le héros et l’histoire ; Hercule détruisant des monstres, pourfendant des géans, voilà le Dieu… la fable et l’origine de la superstition ; mais de la superstition raisonnable, puisque celle-ci n’a pour base que la récompense de l’héroïsme, la reconnaissance due aux libérateurs d’une nation, au lieu que celle qui forge des êtres incréés, et jamais apperçus, n’a que la crainte, l’espérance, et le dérèglement d’esprit pour motifs. Chaque peuple eut donc ses Dieux, ses demi-dieux, ses héros, ses véritables histoires et ses fables ; quelque chose comme on vient de le voir, put être vrai dans ce qui concernait les héros ; tout fut controuvé, tout fut fabuleux dans le reste, tout fut ouvrage d’invention, tout fut roman, parce que les Dieux ne parlèrent que par l’organe des hommes, qui plus ou moins intéressés à ce ridicule artifice, ne manquèrent pas de composer le langage des fantômes de leur esprit, de tout ce qu’ils imaginèrent de plus fait pour séduire ou pour effrayer, et par conséquent de plus fabuleux ; « c’est une opinion reçue, (dit le savant Huet) que le nom de roman se donnait autrefois aux histoires, et qu’il s’appliqua depuis aux fictions, ce qui est un témoignage invincible que les uns sont venus des autres ». Il y eut donc des romans écrits dans toutes les langues, chez toutes les nations, dont le style et les faits se trouvèrent calqués, et sur les mœurs nationales, et sur les opinions reçues par ces nations. L’homme est sujet à deux faiblesses qui tiennent à son existence, qui la caractérisent. Par-tout il faut qu’il prie, 16 par-tout il faut qu’il aime ; et voilà la base de tous les romans ; il en a fait pour peindre les êtres qu’il implorait, il en a fait pour célébrer ceux qu’il aimait. Les premiers dictés par la terreur ou l’espoir, durent être sombres, gigantesques, pleins de mensonges et de fictions ; tels sont ceux qu’Esdras composa durant la captivité de Babylone. Les seconds, remplis de délicatesse et de sentimens ; tel est celui de Théagène et de Chariclée, par Héliodore ; mais comme l’homme pria, comme il aima par-tout, sur tous les points du globe qu’il habita, il y eut des romans, c’est-à-dire des ouvrages de fictions qui, tantôt peignirent les objets fabuleux de son culte, tantôt ceux plus réels de son amour. Il ne faut donc pas s’attacher à trouver la source de ce genre d’écrire, chez telle ou telle nation de préférence ; on doit se persuader par ce qui vient d’être dit, que toutes, l’ont plus ou moins employé, en raison du plus ou moins de penchant qu’elles ont éprouvé, soit à l’amour, soit à la superstition. Un coup-d’œil rapide maintenant sur les nations, qui ont le plus accueilli ces ouvrages, sur ces ouvrages mêmes, et sur ceux qui les ont composé ; amenons le fil jusqu’à nous, pour mettre nos lecteurs à même d’établir quelques idées de comparaison. Aristide de Milet est le plus ancien romancier dont l’antiquité parle ; mais ses ouvrages n’existent plus. Nous savons seulement qu’on nommait ses contes, les milésiaques, un trait de la préface de l’âne d’or, semble prouver que les productions d’Aristide étaient licencieuses, 17 je vais écrire dans ce genre, dit Apulée en commençant son âne d’or. Antoine Diogène, contemporain d’Alexandre, écrivit d’un style plus châtié les amours de Dinias et de Dercillis, roman plein de fictions, de sortilèges, de voyages et d’aventures fort extraordinaires, que le Seurre copia en 1745 dans un petit ouvrage plus singulier encore ; car non content de faire comme Diogène, voyager ses héros dans des pays connus, il les promène tantôt dans la lune, et tantôt dans les enfers. Viennent ensuite les aventures de Sinonis et de Rhodanis, par Jamblique ; les amours de Théagène et de Chariclée, que nous venons de citer ; la Ciropédie, de Xénophon ; les amours de Daphnis et Chloé, de Longus ; ceux d’Ismène et d’Isménie, et beaucoup d’autres, ou traduits, ou totalement oubliés de nos jours. Les Romains plus portés à la critique, à la méchanceté qu’à l’amour ou qu’à la prière, se contentèrent de quelques satyres, telle que celles de Pétrone et de Varron, qu’il faudrait bien se garder de classer au nombre des romans. Les Gaulois, plus près de ces deux faiblesses, eurent leurs bardes qu’on peut regarder comme les premiers romanciers de la partie de l’Europe que nous habitons aujourd’hui. La profession de ces bardes, dit Lucain, était d’écrire en vers, les actions immortelles des héros de leur nation, et de les chanter au son d’un instrument qui ressemblait à la lyre ; bien peu de ces ouvrages sont connus de nos jours. Nous eûmes ensuite, les faits et gestes de Charles-le-Grand, 18 attribués à l’archevêque Turpin, et tous les romans de la table ronde, les Tristan, les Lancelot de lac, les PerceForêts, tous écrits dans la vue d’immortaliser des héros connus, ou d’en inventer d’après ceux-là qui, parés par l’imagination, les surpassassent en merveilles ; mais quelle distance de ces ouvrages longs, ennuyeux, empestés de superstition, aux romans grecs qui les avaient précédés ! Quelle barbarie, quelle grossièreté succédaient aux romans pleins de goût et d’agréables fictions, dont les Grecs nous avaient donné les modèles ; car bien qu’il y en eût sans doute d’autres avant eux, au moins alors ne connaissait-on que ceux-là. Les troubadours parurent ensuite ; et quoiqu’on doive les regarder, plutôt comme des poëtes, que comme des romanciers, la multitude de jolis contes qu’ils composèrent en prose, leur obtiennent cependant avec juste raison, une place parmi les écrivains dont nous parlons. Qu’on jette, pour s’en convaincre, les yeux sur leurs fabliaux, écrits en langue romane, sous le règne de Hugues Capet, et que l’Italie copia avec tant d’empressement. Cette belle partie de l’Europe, encore gémissante sous le joug des Sarrasins, encore loin de l’époque où elle devait être le berceau de la renaissance des arts, n’avait presque point eu de romanciers jusqu’au dixième siècle ; ils y parurent à-peu-près à la même époque que nos troubadours en France, et les imitèrent ; mais osons convenir de cette gloire, ce ne furent point les Italiens qui devinrent nos maîtres dans cet art, comme le dit Laharpe, (pag. 242, vol. 19 3) ce fut au contraire chez nous qu’ils se formèrent ; ce fut à l’école de nos troubadours que Dante, Bocace, Tassoni, et même un peu Pétrarque, esquissèrent leurs compositions ; presque toutes les nouvelles de Bocace, se retrouvent dans nos fabliaux. Il n’en est pas de même des Espagnols, instruits dans l’art de la fiction, par les Mores, qui eux-mêmes le tenaient, des Grecs, dont ils possédaient tous les ouvrages de ce genre, traduits en Arabe, ils firent de délicieux romans, imités par nos écrivains, nous y reviendrons. À mesure que la galanterie prit une face nouvelle en France, le roman se perfectionna, et ce fut alors, c’est-à-dire au commencement du siècle dernier que Durfé écrivit son roman de l’Astrée qui nous fit préférer, à bien juste titre, ses charmans bergers du Lignon aux preux extravagans des onzième et douzième siècles ; la fureur de l’imitation, s’empara dès-lors de tous ceux à qui la nature avait donné le goût de ce genre ; l’étonnant succès de l’Astrée, que l’on lisait encore au milieu de ce siècle, avait absolument embrasé les têtes, et on l’imita sans l’atteindre. Gomberville, la Calprenéde, Desmarets, Scudéri, crurent surpasser leur original, en mettant des princes ou des rois, à la place des bergers du Lignon, et ils retombèrent dans le défaut qu’évitait leur modèle ; la Scudéri fit la même faute que son frère ; comme lui, elle voulut ennoblir le genre de Durfé, et comme lui, elle mit d’ennuyeux héros à la place de jolis bergers. Au lieu de représenter dans la personne de Cirus un roi tel que le peint Hérodote ; elle composa un 20 Artamène plus fou que tous les personnages de l’Astrée… un amant qui ne sait que pleurer du matin au soir, et dont les langueurs excédent au lieu d’intéresser ; mêmes inconvéniens dans sa Clélie où elle prête aux Romains qu’elle dénature, toutes les extravagances des modèles qu’elle suivait, et qui jamais n’avaient été mieux défigurés. Qu’on nous permette de rétrograder un instant, pour accomplir la promesse que nous venons de faire de jeter un coup-d’œil sur l’Espagne. Certes, si la chevalerie avait inspiré nos romanciers en France, à quel degré n’avait-elle pas également monté les têtes au-delà des monts ? Le catalogue de la bibliothèque de dom Quichotte, plaisamment fait par Miguel Cervantes, le démontre évidemment ; mais quoiqu’il en puisse être, le célèbre auteur des mémoires du plus grand fou qui ait pu venir à l’esprit d’un romancier, n’avait assurément point de rivaux. Son immortel ouvrage connu de toute la terre, traduit dans toutes les langues, et qui doit se considérer comme le premier de tous les romans, possède sans doute plus qu’aucun d’eux, l’art de narrer, d’entremêler agréablement les aventures, et particulièrement d’instruire en amusant. Ce livre, disait St.-Evremond, est le seul que je relis sans m’ennuyer, et le seul que je voudrais avoir fait. Les douze nouvelles du même auteur, remplies d’intérêt, de sel et de finesse, achèvent de placer au premier rang ce célèbre écrivain espagnol, sans lequel peut-être nous n’eussions eu, ni le charmant ouvrage de Scarron, ni la plupart de ceux de Lesage. 21 Après Durfé et ses imitateurs, après les Ariane, les Cléopâtre, les Pharamond, les Polixandre, tous ces ouvrages enfin où le héros soupirant neuf volumes, était bien heureux de se marier au dixième ; après, dis-je, tout ce fatras inintelligible aujourd’hui, parut madame de Lafayette, qui quoique séduite par le langoureux ton qu’elle trouva établi dans ceux qui la précédaient abrégea néanmoins beaucoup ; et en devenant plus concise, elle se rendit plus intéressante. On a dit, parce qu’elle était femme, (comme si ce sexe, naturellement plus délicat, plus fait pour écrire le roman, ne pouvait en ce genre, prétendre à bien plus de lauriers que nous) on a prétendu dis-je, qu’infiniment aidée, Lafayette n’avait fait ses romans qu’avec le secours de Larochefoucaut pour les pensées, et de Segrais pour le style ; quoiqu’il en soit, rien d’intéressant comme Zaide, rien d’écrit agréablement comme la princesse de Clèves. Aimable et charmante femme, si les grâces tenaient ton pinceau, n’était-il donc pas permis à l’amour, de le diriger quelquefois ? Fénelon parut, et crut se rendre intéressant, en dictant poétiquement, une leçon à des souverains, qui ne la suivirent jamais ; voluptueux amant de Guion, ton âme avait besoin d’aimer, ton esprit éprouvait celui de peindre ; en abandonnant le pédantisme, ou l’orgueil d’apprendre à régner, nous eussions eu de toi des chef-d’œuvres, au lieu d’un livre qu’on ne lit plus. Il n’en sera pas de même de toi, délicieux Scarron, jusqu’à la fin du monde, ton immortel roman fera rire, tes tableaux ne vieilliront jamais. 22 Télémaque qui n’avait qu’un siècle à vivre, périra sous les ruines de ce siècle qui n’est déjà plus ; et tes comédiens du Mans, cher et aimable enfant de la folie, amuseront même les plus graves lecteurs, tant qu’il y aura des hommes sur la terre. Vers la fin du même siècle, la fille du célèbre Poisson, (madame de Gomez) dans un genre bien différent, que les écrivains de son sexe qui l’avaient précédé, écrivit des ouvrages, qui pour cela n’en étaient pas moins agréables ; et ses journées amusantes, ainsi que ses cent nouvelles nouvelles, feront toujours, malgré bien des défauts, le fond de la bibliothèque de tous les amateurs de ce genre. Gomez entendait son art, on ne saurait lui refuser ce juste éloge. Mademoiselle de Lussan, mesdames de Tensin, de Graffigni, Elie de Beaumont et Riccoboni la rivalisèrent ; leurs écrits pleins de délicatesse et de goût, honorent assurément leur sexe. Les lettres Péruviennes de Graffigni seront toujours un modèle de tendresse et de sentiment, comme celles de myladi Castesbi par Riccoboni, pourront éternellement servir à ceux, qui ne prétendent qu’à la grâce et à la légèreté du style. Mais reprenons le siècle où nous l’avons quitté, pressés par le désir de louer des femmes aimables, qui donnaient en ce genre, de Si bonnes leçons aux hommes. — L’épicuréisme des Ninon-de-Lenclos, des Marion-deLorme, des marquis de Sévigné et de Lafare, des Chaulieu, des St.-Evremond, de toute cette société charmante enfin, qui, revenue des langueurs du Dieu de Cythère, commençait 23 à penser comme Buffon, qu’il n’y avait de bon en amour que le physique, changea bientôt le ton des romans ; les écrivains qui parurent ensuite, sentirent, que les fadeurs n’amuseraient plus un siècle perverti par le régent, un siècle revenu des folies chevaleresques, des extravagances religieuses, et de l’adoration des femmes ; et trouvant plus simple d’amuser ces femmes ou de les corrompre, que de les servir ou de les encenser, ils créèrent des événemens, des tableaux, des conversations plus à l’esprit du jour ; ils enveloppèrent du cynisme, des immoralités, sous un style agréable et badin, quelquefois même philosophique, et plurent au moins s’ils n’instruisirent pas. Crébillon écrivit le Sopha, Tanzai, les égaremens de cœur et d’esprit, etc. Tous romans qui flattaient le vice et s’éloignaient de la vertu ; mais qui, lorsqu’on les donna, devaient prétendre aux plus grands succès. Marivaux, plus original dans sa manière de peindre, plus nerveux, offrit au moins des caractères, captiva l’âme, et fit pleurer ; mais comment avec une telle énergie, pouvait-on avoir un style aussi précieux, aussi maniéré ? Il prouva bien que la nature n’accorde jamais au romancier tous les dons nécessaires à la perfection de son art. Le but de Voltaire fut tout différent ; n’ayant d’autre dessein que de placer de la philosophie dans ses romans, il abandonna tout, pour ce projet. Avec quelle adresse il y réussit ; et malgré toutes les critiques, Candide et Zadig ne seront-ils pas toujours des chefs-d’œuvres ! 24 Rousseau, à qui la nature avait accordé en délicatesse, en sentiment, ce qu’elle n’avait donné qu’en esprit à Voltaire, traita le roman d’une bien autre façon. Que de vigueur, que d’énergie dans l’Héloïse ; lorsque Momus dictait Candide à Voltaire, l’amour lui-même traçait de son flambeau, toutes les pages brûlantes de Julie, et l’on peut dire avec raison que ce livre sublime, n’aura jamais d’imitateurs ; puisse cette vérité faire tomber la plume des mains, à cette foule d’écrivains éphémères qui, depuis trente ans ne cessent de nous donner de mauvaises copies de cet immortel original ; qu’ils sentent donc, que pour l’atteindre, il faut une âme de feu comme celle de Rousseau, un esprit philosophe comme le sien, deux choses, que la nature ne réunit pas deux fois dans le même siècle. Au travers de tout cela, Marmontel nous donnait des contes, qu’il appellait Moraux, non pas (dit un littérateur estimable) qu’ils enseignassent la morale, mais parce qu’ils peignaient nos mœurs, cependant un peu trop dans le genre maniéré de Marivaux ; d’ailleurs que sont les contes ? des puérilités, uniquement écrites pour les femmes et pour les enfans, et qu’on ne croira jamais de la même main que Bélisaire, ouvrage qui suffisait seul à la gloire de l’auteur ; celui qui avait fait le quinzième chapitre de ce livre, devaitil donc prétendre à la petite gloire de nous donner des contes à l’eau-rose. Enfin les romans anglais, les vigoureux ouvrages de Richardson et de Fielding, vinrent apprendre aux Français, que ce n’est point en peignant les fastidieuses langueurs de 25 l’amour, ou les ennuyeuses conversations des ruelles, qu’on peut obtenir des succès dans ce genre ; mais en traçant des caractères mâles, qui, jouets et victimes, de cette effervescence du cœur connue sous le nom d’amour, nous en montrent à-la-fois et les dangers et les malheurs ; de là seul peuvent s’obtenir ces développemens, ces passions si bien tracés dans les romans anglais. C’est Richardson, c’est Fielding qui nous ont appris que l’étude profonde du cœur de l’homme, véritable dédale de la nature, peut seul inspirer le romancier, dont l’ouvrage doit nous faire voir l’homme, non pas seulement ce qu’il est, ou ce qu’il se montre, c’est le devoir de l’historien, mais tel qu’il peut être, tel que doivent le rendre les modifications du vice, et toutes les secousses des passions ; il faut donc les connaître toutes, il faut donc les employer toutes, si l’on veut travailler ce genre ; là, nous apprîmes aussi, que ce n’est pas toujours en faisant triompher la vertu qu’on intéresse ; qu’il faut y tendre bien certainement autant qu’on le peut, mais que cette règle, ni dans la nature, ni dans Aristote, mais seulement celle, à laquelle nous voudrions que tous les hommes s’assujettissent pour notre bonheur, n’est nullement essentielle dans le roman, n’est pas même celle, qui doit conduire à l’intérêt ; car lorsque la vertu triomphe, les choses étant ce qu’elles doivent être, nos larmes sont taries avant que de couler ; mais si après les plus rudes épreuves, nous voyons enfin la vertu terrassée par le vice, indispensablement nos âmes se déchirent, et l’ouvrage nous ayant excessivement émus, ayant, comme disait Diderot, 26 ensanglanté nos cœurs au revers, doit indubitablement produire l’intérêt, qui seul assure des lauriers. Que l’on réponde : si après douze ou quinze volumes, l’immortel Richardson eût vertueusement fini par convertir Lovelace, et par lui faire paisiblement épouser Clarisse, eût-on versé à la lecture de ce roman, pris dans le sens contraire, les larmes délicieuses qu’il obtient de tous les êtres sensibles ? c’est donc la nature qu’il faut saisir quand on travaille ce genre, c’est le cœur de l’homme, le plus singulier de ses ouvrages, et nullement la vertu, parce que la vertu, quelque belle, quelque nécessaire quelle soit, n’est pourtant qu’un des modes de ce cœur étonnant, dont la profonde étude est si nécessaire au romancier, et que le roman, miroir fidèle de ce cœur, doit nécessairement en tracer tous les plis. Savant traducteur de Richardson, Prévôt, toi, à qui nous devons d’avoir fait passer dans notre langue, les beautés de cet écrivain célèbre, ne t’es-t-il pas dû pour ton propre compte un tribut d’éloges, aussi bien mérité ; et n’est-ce pas à juste titre qu’on pourrait t’appeller le Richardson français ; toi seul eus l’art d’intéresser long-tems par des fables implexes, en soutenant toujours l’intérêt, quoiqu’en le divisant ; toi seul, ménageas toujours assez bien tes épisodes, pour que l’intrigue principale dût plutôt gagner que perdre à leur multitude ou à leur complication ; ainsi cette quantité d’évènemens que te reproche Laharpe, est non-seulement ce qui produit chez toi le plus sublime effet, mais en même-temps ce qui prouve le mieux, et la bonté de 27 ton esprit, et l’excellence de ton génie. « Les mémoires d’un homme de qualité, enfin (pour ajouter à ce que nous pensons de Prévôt, ce que d’autres que nous ont également pensé) Cléveland, l’Histoire d’une Grecque moderne, le Monde moral, Manon Lescaut, surtout[2] sont remplis de ces scènes attendrissantes et terribles, qui frappent et attachent invinciblement ; les situations de ces ouvrages, heureusement ménagées, amènent de ces momens où la nature frémit d’horreur, etc. » Et voilà ce qui s’appelle écrire le roman ; voilà ce qui dans la postérité, assure à Prévôt une place où ne parviendra nul de ses rivaux. Vinrent ensuite les écrivains du milieu de ce siècle : Dorat aussi maniéré que Marivaux, aussi froid, aussi peu moral que Crébillon, mais écrivain plus agréable que les deux à qui nous le comparons ; la frivolité de son siècle excuse la sienne, et il eut l’art de la bien saisir. Auteur charmant de la reine de Golconde, me permets-tu de t’offrir un laurier ? On eut rarement un esprit plus agréable, et les plus jolis contes du siècle, ne valent pas celui qui t’immortalise ; à la fois plus aimable, et plus heureux qu’Ovide, puisque le Héros-Sauveur de la France, prouve, en te rappellant au sein de ta patrie, qu’il est autant l’ami d’Apollon que de Mars, réponds à l’espoir de ce grand homme, en ajoutant encore quelques jolies roses sur le sein de ta belle Aline. Darnaud, émule de Prévôt, peut souvent prétendre à le surpasser, tous deux trempèrent leurs pinceaux dans le Styx ; mais Darnaud, quelquefois adoucit 28 le sien sur les fleurs de l’Élysée, Prévôt plus énergique, n’altéra jamais les teintes de celui dont il traça Cléveland. R… inonde le public, il lui faut une presse au chevet de son lit ; heureusement que celle-là toute seule, gémira de ses terribles productions ; un style bas et rampant, des aventures dégoûtantes, toujours puisées dans la plus mauvaise compagnie ; nul autre mérite enfin, que celui d’une prolixité… dont les seuls marchands de poivre le remercieront. Peut-être devrions-nous analyser ici ces romans nouveaux, dont le sortilège et la fantasmagorie composent à-peu-près tout le mérite, en plaçant à leur tête le Moine, supérieur, sous tous les rapports, aux bisarres élans de la brillante imagination de Radgliffe ; mais cette dissertation serait trop longue, convenons seulement que ce genre, quoiqu’on en puisse dire, n’est assurément pas sans mérite ; il devenait le fruit indispensable des secousses révolutionnaires, dont l’Europe entière se ressentait. Pour qui connaissait tous les malheurs dont les méchans peuvent accabler les hommes, le roman devenait aussi difficile à faire, que monotone à lire ; il n’y avait point d’individus qui n’eût plus éprouvé d’infortunes en quatre ou cinq ans, que n’en pouvait peindre en un siècle, le plus fameux romancier de la littérature ; il fallait donc appeller l’enfer à son secours, pour se composer des titres à l’intérêt, et trouver dans le pays des chimères, ce qu’on savait couramment en ne fouillant que l’histoire de l’homme dans cet âge de fer. Mais que d’inconvéniens présentait cette manière d’écrire ! 29 l’auteur du Moine ne les a pas plus évité que Radgliffe, ici nécessairement de deux choses l’une, ou il faut développer le sortilège, et dès-lors vous n’intéressez plus, ou il ne faut jamais lever le rideau, et vous voilà dans la plus affreuse invraisemblance. Qu’il paraisse dans ce genre un ouvrage assez bon, pour atteindre le but sans se briser contre l’un ou l’autre de ces écueils, loin de lui reprocher ses moyens, nous l’offrirons alors comme un modèle. Avant que d’entamer notre troisième et dernière question, quelles sont les règles de l’art d’écrire le roman ? nous devons ce me semble répondre à la perpétuelle objection de quelques esprits atrabilaires, qui, pour se donner le vernis d’une morale, dont souvent leur cœur est bien loin, ne cessent de vous dire, à quoi servent les romans ? À quoi ils servent, hommes hypocrites et pervers ; car vous seuls faites cette ridicule question ; ils servent à vous peindre, et à vous peindre tels que vous êtes, orgueilleux individus qui voulez vous soustraire au pinceau, parce que vous en redoutez les effets : le roman étant, s’il est possible de s’exprimer ainsi, le tableau des mœurs séculaires, est aussi essentiel que l’histoire, au philosophe qui veut connaître l’homme, car le burin de l’une, ne le peint que lorsqu’il se fait voir ; et alors ce n’est plus lui ; l’ambition, l’orgueil couvrent son front d’un masque qui ne nous représente que ces deux passions, et non l’homme ; le pinceau du roman, au contraire, le saisit dans son intérieur… le prend quand il quitte ce masque, et l’esquisse bien plus intéressante, est en même-temps bien plus vraie, 30 voilà l’utilité des romans ; froids censeurs qui ne les aimez pas, vous ressemblez à ce cul-de-jatte qui disait aussi, et pourquoi fait-on des portraits ? S’il est donc vrai que le roman soit utile, ne craignons point de tracer ici quelques-uns des principes que nous croyons nécessaires à porter ce genre à sa perfection ; je sens bien qu’il est difficile de remplir cette tâche sans donner des armes contre moi ; ne deviens-je pas doublement coupable de n’avoir pas bien fait, si je prouve que je sais ce qu’il faut pour faire bien. Ah ! laissons ces vaines considérations, qu’elles s’immolent à l’amour de l’art. La connaissance la plus essentielle qu’il exige est bien certainement celle du cœur de l’homme. Or, cette connaissance importante, tous les bons esprits nous approuveront sans doute en affirmant qu’on ne l’acquiert que par des malheurs et par des voyages ; il faut avoir vu des hommes de toutes les nations pour les bien connaître, et il faut avoir été leur victime pour savoir les apprécier ; la main de l’infortune, en exaltant le caractère de celui qu’elle écrase, le met à la juste distance où il faut qu’il soit pour étudier les hommes, il les voit de là, comme le passager apperçoit les flots en fureur se briser contre l’écueil sur lequel l’a jeté la tempête ; mais dans quelque situation que l’ait placé la nature ou le sort, s’il veut connaître les hommes, qu’il parle peu quand il est avec eux ; on n’apprend rien quand on parle, on ne s’instruit qu’en 31 écoutant ; et voilà pourquoi les bavards ne sont communément que des sots. O toi qui veux parcourir cette épineuse carrière ! ne perds pas de vue que le romancier est l’homme de la nature, elle l’a créé pour être son peintre ; s’il ne devient pas l’amant de sa mère dès que celle-ci l’a mis au monde, qu’il n’écrive jamais, nous ne le lirons point ; mais s’il éprouve cette soif ardente de tout peindre, s’il entr’ouvre avec frémissement le sein de la nature, pour y chercher son art et pour y puiser des modèles, s’il a la fièvre du talent, et l’enthousiasme du génie, qu’il suive la main qui le conduit, il a deviné l’homme, il le peindra ; maîtrisé par son imagination qu’il y cède, qu’il embellisse ce qu’il voit : le sot cueille une rose et l’éfeuille, l’homme de génie la respire et la peint : voilà celui que nous lirons. Mais en te conseillant d’embellir, je te défends de t’écarter de la vraisemblance : le lecteur a droit de se fâcher quand il s’apperçoit que l’on veut trop exiger de lui ; il voit bien qu’on cherche à le rendre dupe ; son amour-propre en souffre, il ne croit plus rien, dès qu’il soupçonne qu’on veut le tromper. Contenu d’ailleurs par aucune digue, use, à ton aise, du droit de porter atteinte à toutes les anecdotes de l’histoire, quand la rupture de ce frein devient nécessaire aux plaisirs que tu nous prépares ; encore une fois, on ne te demande point d’être vrai, mais seulement d’être vraisemblable ; trop exiger de toi serait nuire aux jouissances que nous en attendons : ne remplace point cependant le vrai, par 32 l’impossible, et que ce que tu inventes soit bien dit ; on ne te pardonne de mettre ton imagination à la place de la vérité que sous la clause expresse d’orner et d’éblouir. On n’a jamais le droit de mal dire, quand on peut dire tout ce qu’on veut ; si tu n’écris comme R… que ce que tout le monde sait, dusses-tu, comme lui, nous donner quatre volumes par mois, ce n’est pas la peine de prendre la plume : personne ne te contraint au métier que tu fais ; mais si tu l’entreprends, fais le bien. Ne l’adopte pas sur-tout comme un secours à ton existence ; ton travail se ressentirait de tes besoins, tu lui transmettrais ta faiblesse ; il aurait la pâleur de la faim : d’autres métiers se présentent à toi ; fais des souliers, et n écris point des livres. Nous ne t’en estimerons pas moins, et comme tu ne nous ennuiras pas, nous t’aimerons peut-être davantage. Une fois ton esquisse jetée, travaille ardemment à l’étendre, mais sans te resserrer dans les bornes qu’elle paraît d’abord te prescrire, tu deviendrais maigre et froid avec cette méthode ; ce sont des élans que nous voulons de toi, et non pas des règles ; dépasse tes plans, varie-les, augmente-les ; ce n’est qu’en travaillant que les idées viennent. Pourquoi ne veux-tu pas que celle qui te presse quand tu composes, soit aussi bonne que celle dictée par ton esquisse ? Je n’exige essentiellement de toi qu’une seule chose, c’est de soutenir l’intérêt jusqu’à la dernière page ; tu manques le but, si tu coupes ton récit par des incidens, ou trop répétés, ou qui ne tiennent pas au sujet ; que ceux que tu te permettras soient encore plus soignés que le fonds : tu 33 dois des dédommagemens au lecteur quand tu le forces de quitter ce qui l’intéresse, pour entamer un incident. Il peut bien te permettre de l’interrompre, mais il ne te pardonnera pas de l’ennuyer ; que tes épisodes naissent toujours du fond du sujet et qu’ils y rentrent ; si tu fais voyager tes héros, connais bien le pays où tu les mènes, porte la magie au point de m’identifier avec eux ; songe que je me promène à leurs côtés, dans toutes les régions où tu les places ; et que peut-être plus instruit que toi, je ne te pardonnerai ni une invraisemblance de mœurs, ni un défaut de costume, encore moins une faute de géographie : comme personne ne te contraint à ces échappées, il faut que tes descriptions locales soient réelles, ou il faut que tu restes au coin de ton feu ; c’est le seul cas dans tous tes ouvrages où l’on ne puisse tolérer l’invention, à moins que les pays où tu me transportes ne soient imaginaires, et, dans cette hypothèse encore, j’exigerai toujours du vraisemblable. Évite l’afféterie de la morale ; ce n’est pas dans un roman qu’on la cherche ; si les personnages que ton plan nécessite, sont quelquefois contrains à raisonner, que ce soit toujours sans affectation, sans la prétention de le faire, ce n’est jamais l’auteur qui doit moraliser, c’est le personnage, et encore ne lui permet-on, que quand il y est forcé par les circonstances. Une fois au dénouement, qu’il soit naturel, jamais contraint, jamais machiné, mais toujours né des circonstances ; je n’exige pas de toi, comme les auteurs de l’Encyclopédie, qu’il soit conforme au desir du lecteur ; 34 quel plaisir lui reste-t-il quand il a tout deviné ? le dénouement doit être tel, que les évènemens le préparent, que la vraisemblance l’exige, que l’imagination l’inspire ; et avec ces principes que je charge ton goût et ton esprit d’étendre, si tu ne fais pas bien, au moins feras-tu mieux que nous ; car, il faut en convenir, dans les nouvelles que l’on va lire, le vol hardi que nous nous sommes permis de prendre, n’est pas toujours d’accord avec la sévérité des règles de l’art ; mais nous espérons que l’extrême vérité des caractères en dédommagera peut-être ; la nature plus bisarre que les moralistes ne nous la peignent, s’échappe à tout instant des digues que la politique de ceux-ci voudrait lui prescrire ; uniforme dans ses plans, irrégulière dans ses effets, son sein toujours agité, ressemble au foyer d’un volcan, d’où s’élancent tour-à-tour, ou des pierres précieuses servant au luxe des hommes, ou des globes de feu qui les anéantissent ; grande, quand elle peuple la terre et d’Antonin et de Titus ; affreuse ; quand elle y vomit des Andronics ou des Nérons ; mais toujours sublime, toujours majestueuse, toujours digne de nos études, de nos pinceaux et de notre respectueuse admiration, parce que ses desseins nous sont inconnus, qu’esclaves de ses caprices ou de ses besoins, ce n’est jamais sur ce qu’ils nous font éprouver que nous devons régler nos sentimens pour elle, mais sur sa grandeur, sur son énergie, quelque puissent en être les résultats. À mesure que les esprits se corrompent, à mesure qu’une nation vieillit, en raison de ce que la nature est plus étudiée, 35 mieux analysée, que les préjugés, sont mieux détruits, il faut la faire connaître davantage. Cette loi est la même pour tous les arts ; ce n’est qu’en avançant qu’ils se perfectionnent, ils n’arrivent au but que par des essais. Sans doute il ne fallait pas aller si loin dans ces tems affreux de l’ignorance, où courbés sous les fers religieux, on punissait de mort celui qui voulait les apprécier, où les bûchers de l’inquisition devenaient le prix des talens ; mais dans notre état actuel, partons toujours de ce principe, quand l’homme a soupesé tous ses freins, lorsque d’un regard audacieux, son œil mesure ses barrières, quand, à l’exemple des Titans, il ose jusqu’au ciel porter sa main hardie, et qu’armé de ses passions, comme ceux-ci l’étaient des laves du Vésuve, il ne craint plus de déclarer la guerre à ceux qui le faisaient frémir autrefois, quand ses écarts mêmes ne lui paraissent plus que des erreurs légitimées par ses études, ne doit-on pas alors lui parler avec la même énergie qu’il employe lui-même à se conduire ? l’homme du dix-huitième siècle, en un mot, estil donc celui du onzième ? Terminons par une assurance positive, que les nouvelles que nous donnons aujourd’hui, sont absolument neuves, et nullement brodées sur des fonds connus. Cette qualité est peut-être de quelque mérite dans un temps où tout semble être fait, où l’imagination épuisée des auteurs paraît ne pouvoir plus rien créer de nouveau, et où l’on n’offre plus au public que des compilations, des extraits ou des traductions. 36 Cependant la Tour Enchantée, et la Conspiration d’Amboise, ont quelques fondemens historiques ; on voit, à la sincérité de nos aveux, combien nous sommes loin de vouloir tromper le lecteur ; il faut être original dans ce genre, ou ne pas s’en mêler. Voici ce que dans l’une et l’autre de ces nouvelles, on peut trouver aux sources que nous indiquons. L’historien arabe Abul-cœcim-terif-aben-tariq, écrivain assez peu connu de nos littérateurs du jour, rapporte ce qui suit, à l’occasion de la Tour Enchantée. « Rodrigue, prince efféminé, attirait à sa cour, par principe de volupté, les filles de ses vassaux, et il en abusait. De ce nombre, fut Florinde, fille du comte Julien. Il la viola. Son père, qui était en Afrique, reçut cette nouvelle par une lettre allégorique de sa fille ; il souleva les Mores, et revint en Espagne à leur tête ; Rodrigue ne sait que faire, nul fonds dans ses trésors, aucune place, il va fouiller la Tour Enchantée près de Tolède, où on lui dit qu’il doit trouver des sommes immenses ; il y pénètre, et voit une statue du Temps qui frappe de sa massue, et qui, par une inscription, annonce à Rodrigue toutes les infortunes qui l’attendent ; le prince avance, et voit une grande cuve d’eau, mais point d’argent ; il revient sur ses pas ; il fait fermer la tour ; un coup de tonnerre emporte cet édifice, il n’en reste plus que des vestiges. Le roi, malgré ces funestes pronostics, assemble une armée, se bat huit jours près de Cordoue, et est tué sans qu’on puisse retrouver son corps ». 37 Voilà ce que nous a fourni l’histoire ; qu’on lise notre ouvrage maintenant, et qu’on voie si la multitude d’évènemens que nous avons ajouté à la sécheresse de ce fait, mérite ou non que nous regardions l’anecdote comme nous appartenant en propre[3] . Quand à la Conspiration d’Amboise, qu’on la lise dans Garnier, et l’on verra le peu que nous a prêté l’histoire. Aucun guide ne nous a précédé dans les autres nouvelles, fonds, narré, épisode, tout est à nous ; peut-être n’est-ce pas ce qu’il y a de plus heureux ; qu’importe, nous avons toujours cru, et nous ne cesserons d’être persuadés, qu’il faut mieux inventer, fût-on même faible, que de copier ou de traduire ; l’un a la prétention du génie, c’en est une au moins ; quelle peut être celle du plagiaire ? Je ne connais pas de métier plus bas, je ne conçois pas d’aveux plus humilians que ceux où de tels hommes sont contrains, en avouant eux-mêmes, qu’il faut bien qu’ils n’aient pas d’esprit, puisqu’ils sont obligés d’emprunter celui des autres. À l’égard du traducteur, à Dieu ne plaise que nous enlevions son mérite ; mais il ne fait valoir que nos rivaux ; et ne fût-ce que pour l’honneur de la patrie, ne vaut-il pas mieux dire à ces fiers rivaux, et nous aussi nous savons créer. Je dois enfin répondre au reproche que l’on me fit, quand parut Aline et Valcourt. Mes pinceaux, dit-on, sont trop forts, je prête au vice des traits trop odieux ; en veut-on savoir la raison ? je ne veux pas faire aimer le vice ; je n’ai 38 pas, comme Crébillon et comme Dorat, le dangereux projet de faire adorer aux femmes les personnages qui les trompent, je veux, au contraire, qu’elles les détestent ; c’est le seul moyen qui puisse les empêcher d’en être dupes ; et, pour y réussir, j’ai rendu ceux de mes héros qui suivent la carrière du vice, tellement effroyables, qu’ils n’inspireront bien sûrement ni pitié ni amour ; en cela, j’ose le dire, je deviens plus moral que ceux qui se croyent permis de les embellir ; les pernicieux ouvrages de ces auteurs ressemblent à ces fruits de l’Amérique, qui sous le plus brillant coloris, portent la mort dans leur sein ; cette trahison de la nature, dont il ne nous appartient pas de dévoiler le motif, n’est pas faite pour l’homme ; jamais enfin, je le répète, jamais je ne peindrai le crime que sous les couleurs de l’enfer, je veux qu’on le voye à nud, qu’on le craigne, qu’on le déteste, et je ne connais point d’autre façon pour arriver là, que de le montrer avec toute l’horreur qui le caractérise. Malheur à ceux qui l’entourent de roses ! leurs vues ne sont pas aussi pures, et je ne les copierai jamais. Qu’on ne m’attribue donc plus, d’après ces systèmes, le roman de J… ; jamais je n’ai fait de tels ouvrages, et je n’en ferai sûrement jamais ; il n’y a que des imbéciles ou des méchans qui, malgré l’authenticité de mes dénégations, puissent me soupçonner ou m’accuser encore d’en être l’auteur, et le plus souverain mépris sera désormais la seule arme avec laquelle je combattrai leurs calomnies. 39 1. ↑ Hercule est un nom générique, composé de deux mots celtiques, HerCoule, ce qui veut dire, monsieur le capitaine, Hercoule était le nom du général de l’armée, ce qui multiplia infiniment les Hercoules ; la fable attribua ensuite à un seul, les actions merveilleuses de plusieurs. (Voy. hist. des Celtes, par PELOUTIER). 2. ↑ Quelles larmes que celles qu’on verse à la lecture de ce délicieux ouvrage ! comme la nature y est peinte, comme l’intérêt s’y soutient, comme il augmente par degrés, que de difficultés vaincues ! que de philosophie à avoir fait ressortir tout cet intérêt, d’une fille perdue ; dirait-on trop, en osant assurer que cet ouvrage a des droits au titre de notre meilleur roman, ce fut là où Rousseau vit, que malgré des imprudences et des étourderies, une héroïne pouvait prétendre encore à nous attendrir, et peut-être n’eussions-nous jamais eu Julie, sans Manon Lescaut. 3. ↑ Cette anecdote est celle que commence Brigandos, dans l’épisode du roman d’Aline et Valcourt, ayant pour titre : Sainville et Léonore, et qu’interrompt la circonstance du cadavre trouvé dans la tour ; les contrefacteurs de cet épisode, en le copiant mot pour mot, n’ont pas manqué de copier aussi les quatre premières lignes de cette anecdote, qui se trouvent dans la bouche du chef des Bohémiens. Il est donc aussi essentiel pour nous, dans ce moment-ci, que pour ceux qui achètent des romans, de prévenir que l’ouvrage qui se vend chez Pigoreau, et Leroux sous le titre de Valmore et Lidia, et chez Cérioux et Moutardier, sous celui d’Alzonde et Koradin, ne sont absolument que la même chose, et tous les deux littéralement pillés phrase pour phrase de l’épisode de Sainville et Léonore, formant à-peu-près trois volumes de mon roman d’Aline et Valcourt. 40 J U L I E T T E E T R A U N A I , O U L A C O N S P I R A T I O N D ’ A M B O I S E , N O U V E L L E H I S T O R I Q U E 41 L A paix de Cateau-Cambresis n’eut pas plutôt rendu à la France, en 1559, la tranquillité dont une multitude innombrable d’ennemis la privait depuis près de trente ans, que des dissentions intestines plus dangereuses que la guerre, vinrent achever de troubler son sein. La diversité des cultes qui y régnait, la jalousie, l’ambition de la trop grande quantité de héros qui y florissait, la faiblesse du gouvernement, la mort de Henri II, la débilité de François II, toutes ces causes enfin n’étaient que trop capables de faire présumer, que si les ennemis laissaient respirer la France, elle allumerait bientôt elle-même un incendie intérieur, aussi fatal que les troubles qui venaient de la déchirer au-dehors. Philippe II, roi d’Espagne, avait envie de la paix ; ne se souciant point de traiter avec les Guises, il se prêta aux arrangemens relatifs à la rançon du connétable de Montmorency, qu’il avait fait prisonnier à la journée de Saint-Quentin, afin que ce premier officier de la couronne 42 pût travailler avec Henri II à une paix désirée de toutes les puissances. Le duc de Guise et le Connétable se trouvant donc prêts à lutter de crédit et de considération, désirèrent avant que d’employer leurs forces, de les étayer par des alliances qui les consolidassent. Du fond de sa prison, le Connétable agissant dans ces vues, avait marié Damville, son second fils, avec Antoinette de la Mark, petite fille de la célèbre Diane de Poitiers, pour lors duchesse de Valentinois, dirigeant tout à la cour de Henri son amant. De leur côté, les Guises conclurent dans le même dessein le mariage de Charles III, duc de Lorraine, et chef de leur maison, avec madame Claude seconde fille du roi[1] . Henri II desirait la paix pour le moins avec autant d’ardeur que le roi d’Espagne. Prince somptueux et galant, ennuyé de guerres, craignant les Guises, voulant ravoir le Connétable qu’il chérissait, et changer enfin les lauriers incertains de Mars, contre les guirlandes de myrthes et de roses dont il aimait à couronner Diane, il mit tout en œuvre pour presser les négociations : elles se conclurent. Antoine de Bourbon, roi de Navarre, n’avait pu obtenir d’envoyer, en son nom, des ministres au congrès ; ceux qu’il avait député avaient été obligés, pour être entendus, de prendre des commissions du roi de France ; Antoine ne se consolait pas de cet affront : c’était le Connétable qui avait fait la paix, il arrivait triomphant à la cour, il y venait avec l’intention de se ressaisir des rênes du gouvernement ; les Guises l’accusaient d’avoir pressé des négociations qui 43 brisaient, à la vérité, ses fers, mais dont il s’en fallait bien que la France eût à se louer : tels étaient les principaux personnages de la scène, tels étaient les motifs secrets qui les animant les uns et les autres, allumaient sourdement les étincelles de haines qui allaient produire les affreuses catastrophes d’Amboise. On le voit ; l’envie, l’ambition, voilà les causes réelles des troubles dont l’intérêt de Dieu ne fut que le prétexte. Ô religion ! à quelque point que les hommes te respectent, lorsque tant d’horreurs émanent de toi, ne peut-on pas un moment soupçonner que tu n’es parmi nous que le manteau sous lequel s’enveloppe la discorde, quand elle veut distiller ses venins sur la terre : Eh ! s’il existe un Dieu, qu’importe la façon dont les hommes l’adorent ! sont-ce des vertus ou des cérémonies qu’il exige ? S’il ne veut de nous que des cœurs purs, peut-il être honoré plutôt par un culte que par l’autre, quand l’adoption du premier au lieu du second doit coûter tant de crimes aux hommes ? Rien n’égalait pour lors l’étonnant progrès des réformes de Luther et de Calvin : les désordres de la cour de Rome, son intempérance, son ambition, son avarice avaient contraint ces deux illustres sectaires à montrer à l’Europe surprise, combien de fourberies, d’artifices, et d’indignes fraudes se trouvaient au sein d’une religion, que l’on supposait venir du Ciel. Tout le monde ouvrait les yeux, et la moitié de la France avait déjà secoué le joug romain pour adorer l’Être Suprême, non comme osaient le dire des 44 hommes pervers et corrompus, mais comme paraissait l’enseigner la nature. La paix conclue, et les puissans rivaux dont on vient de parler n’ayant plus d’autres soins que de s’envier et de se détruire, on ne manqua pas d’appeller le culte au secours de la vengeance, et d’armer les mains dangereuses de la haine, du glaive sacré de la religion. Le prince de Condé soutenait le parti des réformés dans le cœur de la France ; Antoine de Bourbon, son frère, le protégeait dans le Midi ; le Connétable déjà vieux s’expliquait faiblement, mais les Châtillons ses neveux, agissaient avec moins de contrainte. Très-bien avec Catherine de Médicis, on eut même lieu de croire dans la suite, qu’ils l’avaient fort adoucie sur les opinions des réformés, et qu’il s’en fallait peu que cette reine ne les adoptât au fond de son ame. Quant aux Guises, tenant à la cour, ils en favorisaient la croyance, et le cardinal de Lorraine, frère du duc, pouvait-il, lié au saintsiége, n’en pas étayer les droits ? Dans cet état de choses, n’osant encore et se déchirer soi-même, on se prenait aux branches, on attaquait mutuellement les créatures du parti opposé, et pour satisfaire ses passions particulières on immolait toujours quelques victimes. Henri II vivait encore : on lui fit voir qu’il s’en fallait bien que le parlement fût en état de juger les affaires des réformés condamnés à mort par l’édit d’Ecouen, puisque la plupart des membres de cette compagnie était du parti qui déplaisait à la cour ; le roi se transporte au palais, il voit qu’on ne lui en impose point ; les conseillers Dufaur, 45 Dubourg, Fumée, Laporte, et de Foix sont arrêtés, le reste s’évade. Rome aigrit au lieu d’appaiser, la France est pleine d’inquisiteurs, le cardinal de Lorraine, organe du Pape, hâte la condamnation des coupables ; Dubourg perd la tête sur un échafaud ; de ce moment tout s’émeut, tout s’enflamme ; Henri meurt ; la France n’est plus conduite que par une italienne peu aimée, par des étrangers qu’on déteste, et par un monarque infirme, à peine âgé de seize ans ; les ennemis des Guises croyent toucher à l’instant du triomphe ; la haine, l’ambition et l’envie toujours à l’ombre des autels, se flattent d’agir en assurance. Le Connétable, la duchesse de Valentinois sont bientôt éloignés de la cour ; le duc, le cardinal sont mis à la tête de tout ; et les furies viennent secouer leurs couleuvres sur ce malheureux pays à peine relevé d’une guerre opiniâtre, où ses armées et ses finances avaient été presqu’entièrement épuisées. Tel affreux que soit ce tableau, il était nécessaire à tracer avant que d’offrir le trait dont il s’agit. Avant que de dresser les potences d’Amboise, il fallait montrer les causes qui les élevaient… il fallait faire voir quelles mains les arrosaient de sang, de quels prétextes osaient se couvrir enfin les instigateurs de ces troubles. Tout était encore à Blois dans la plus parfaite sécurité, lorsqu’une multitude d’avis différens vint réveiller l’attention des Guises : un courier chargé de dépêches secrètes et relatives aux circonstances, est assassiné près des portes de Blois ; un autre venant de l’inquisition, adressé au 46 cardinal de Lorraine, éprouve à-peu-près le même sort ; l’Espagne, les Pays-Bas, plusieurs cours d’Allemagne avertissent la France qu’il se trame une conspiration dans son sein ; le duc de Savoie prévient que les réfugiés de ses états font de fréquentes assemblées, qu’ils se munissent d’armes, de chevaux, et publient hautement qu’avant peu, et leurs personnes et leur culte seront rétablis en France. En effet, la Renaudie, l’un des chefs protestans le plus brave et le plus animé, se donnait alors un mouvement qui devait faire ouvrir les yeux : il parcourait l’Europe entière, prenant des avis, en donnant, enflammant les têtes et se disant certain d’une révolution prochaine. De retour à Lyon, il rendit compte aux autres chefs des succès de son voyage, et ce fut là que se prirent les dernières mesures, là que l’on convint de tout mettre en ordre pour commencer les opérations au printemps. On choisit Nantes pour ville d’ assemblée, et sitôt que tout le monde y fut rendu, la Renaudie, dans la maison de la Garai gentilhomme Breton, harangua ses frères, et reçut d’eux les protestations authentiques de tout entreprendre pour obtenir du roi le libre exercice de leur religion, ou d’exterminer ceux qui s’y opposeraient, à commencer par les Guises. On régla dans cette même assemblée, que la Renaudie leverait au nom du chef qui ne se nommait point, un corps de troupes composé de cinq cents gentilshommes à cheval et de douze cents hommes d’infanterie pris dans toutes les provinces de France, non pour attaquer, mais pour se défendre. Trente capitaines furent attachés à ce corps, dont les ordres étaient 47 de se trouver aux environs de Blois le 10 de mars prochain 1560 ; les provinces se départirent ensuite ; le baron de Castelnau, l’un des plus illustres de la faction et dont nous allons raconter les aventures, eut pour son département la Gascogne ; Mazères, le Béarn ; Mesmi, le Périgord et le Limosin ; Maille-Brézé, le Poitou ; Mirebeau, la Saintonge ; Coqueville, la Picardie ; Ferriere-Maligni, la Champagne, la Brie et l’île de France ; Mouvans, là Provence et le Dauphiné, et Château-Neuf, le Languedoc. Nous citons ces noms, pour faire voir quels étaient les chefs de cette entreprise, et les rapides progrès de cette réforme qu’on avait l’inepte barbarie de croire digne des mêmes supplices que le meurtre ou le parricide ; tant l’intolérance était à la mode pour-lors. Quoiqu’il en fût, tout se tramait avec tant de mystère, ou les Guises étaient si mal informés, que malgré les avis qu’ils recevaient de toutes parts, ils étaient au moment d’être surpris dans Blois, et ils allaient l’être assurément, sans une trahison. Pierre des Avenelles, avocat, chez qui la Renaudie était venu se loger à Paris, quoique protestant luimême, dévoila tout au duc de Guise. On frémit. Le chancelier Olivier reprocha aux deux frères une sécurité dans laquelle ils n’eussent pas été, si l’on avait écouté ses conseils. Catherine trembla, et dès l’instant on quitta Blois, dont la position ne paraissait pas assez sûre, pour se rendre au château d’Amboise, qui, jadis, une place du premier ordre, parut suffisant pour mettre la cour à l’abri d’un coup de main. Une fois là, l’on tint conseil ; l’on fit ce que 48 Charles XII de Suède disait d’Auguste, roi de Pologne, qui, pouvant le prendre, l’avait manqué, et avait aussi-tôt assemblé son conseil. — Il délibère aujourd’hui, disait Charles, sur ce qu’il aurait dû faire hier. Il en fut de même à Amboise. Le cardinal, en zélé papiste, prétendait tout exterminer. C’était le seul argument de Rome. Le duc, plus politique, crut qu’on perdrait beaucoup de monde en suivant l’avis de son frère, et qu’on ne découvrirait rien. Il valait mieux, selon lui, faire arrêter le plus de chefs qu’on pourrait, et obtenir d’eux, par l’aspect des tourmens, l’aveu de tant de manœuvres sourdes et mystérieuses, dont il était plus essentiel de dévoiler les causes et les auteurs, que d’égorger sans les entendre, ceux qui soutenaient les unes et qui servaient les autres. Cet avis prévalut. Catherine créa sur-le-champ le duc de Guise lieutenant-général de France, malgré l’opposition du chancelier, qui trop sage pour ne pas entrevoir le danger d’une autorité si étendue, ne voulut sceller les patentes, qu’aux conditions qu’elles seraient circonscrites au seul instant des troubles. Le duc de Guise redoutait les Chatillons ; il y avait tout à craindre pour le parti du roi, s’ils étaient malheureusement à la tête des protestans. Sachant ces neveux du connétable, bien avec la reine, il engagea Catherine à les sonder. L’amiral de Coligni ne déguisa point les risques qu’il y avait, si l’on continuait d’employer avec les religionnaires la rigueur dont faisaient usage les Guises ; il dit « que l’on devait savoir que les supplices et la voie des contraintes 49 étaient plus propres à révolter les esprits, qu’à les ramener dans le droit chemin ; que l’on pouvait, au surplus, compter assurément sur ses frères, et qu’il répondait à la reine, qu’eux et lui, seraient, dans tous les temps, prêts à donner au souverain les plus grandes preuves de leur zèle ». À ces témoignages satisfaisans, il joignit le conseil d’un édit, qui tolérerait la liberté de conscience ; il assura que ce serait le seul moyen de tout calmer. Cet avis passa ; l’édit fut publié ; il accordait une amnistie générale à tous les réformés, excepté à ceux qui, sous le prétexte de religion, conspireraient contre le gouvernement. Mais tout cela venait trop tard. Dès le 11 de mars, les religionnaires s’étaient assemblés à très-peu de distance de Blois. Ne trouvant plus la cour où ils la croyaient, ils comprirent aisément qu’ils étaient trahis ; cependant les préparatifs étaient faits ; les différens corps attendus ne jugeant pas à propos de reculer, ils ne voulurent même admettre d’autres délais à l’entreprise, que le peu de jours qu’il fallait pour, s’approcher d’Amboise et pour en reconnaître les environs. Condé venait d’arriver dans cette ville ; il lui avait été facile de voir, en y entrant, qu’il était vivement soupçonné ; il crut se déguiser par des propos, dont on ne fut pas dupe. Il affecta de paraître plus empressé que qui que ce fût, à l’extinction des protestans, et par cette ruse peu naturelle, il ne satisfit nullement le parti du roi, et se fit soupçonner par le sien. Cependant les dispositions du parti opposé continuaient de se faire avec vigueur. Le baron de Castelnau-Chalosse 50 s’approchant du côté de Tours avec les troupes de la province qui lui étaient départie, avait près de lui deux personnages, dont il est temps de donner l’idée ; l’un, était Raunai, jeune héros, d’une figure charmante, plein d’esprit, d’ardeur et de zèle ; il commandait sous le baron ; l’autre était la fille de ce premier chef, dont Raunai, depuis l’enfance, était éperduement amoureux. Juliette de Castelnau, âgée de vingt ans, était l’image de Bellone ; grande, faite comme les Graces, les traits nobles, les plus beaux cheveux bruns, de grands yeux noirs pleins d’éloquence et de vivacité, la démarche fière, rompant une lance au besoin comme le plus brave guerrier de la nation, se servant de toutes les armes en usage alors avec autant de dextérité que de souplesse, bravant les saisons, affrontant les dangers, courageuse, spirituelle, entreprenante, d’un caractère altier, ferme mais franc, incapable de fraude, et d’un zèle au-dessus de tout pour la religion protestante, c’est-à-dire, pour celle de son père et de son amant. Cette héroïne, n’avait jamais voulu se séparer de deux objets si chers ; et le baron lui connaissant de l’adresse, une intelligence infinie, persuadé qu’elle pourrait devenir utile aux opérations, avait consenti à lui en voir partager les risques. Ne devait-il pas, d’ailleurs, être bien plus sûr de Raunai, quand ce jeune guerrier, combattant aux yeux de sa maîtresse, aurait pour récompense les lauriers que cette belle fille lui préparerait chaque jour ? Dans le dessein de reconnaître les environs, Castelnau, Juliette et Raunai s’étaient avancé un matin, suivis de très- 51 peu de gens de guerre, jusques dans l’un des faubourgs de la ville de Tours. Le comte de Sancerre, détaché d’Amboise, venait de battre ces quartiers, lorsqu’on lui dit que quelques protestans se trouvent près de là. Il vole au faubourg indiqué, et pénétrant à la hâte dans l’appartement du baron, il lui demande ce qu’il vient faire dans cette ville… la raison qui l’y amène avec des soldats, et s’il ignore que le port-d’armes est défendu ? Castelnau répond qu’il va à la cour pour des affaires dont il n’a nul compte à rendre, et que s’il était vrai que quelques motifs de rébellion l’y conduisissent, il n’aurait pas sa fille avec lui. Sancerre, peu satisfait de cette réponse, est obligé d’exécuter ses ordres. Il commande à ses soldats d’arrêter le baron ; mais celui-ci sautant sur ses armes, seulement aidé de Juliette et de Raunai, a bientôt écarté le peu de monde que lui oppose le comte. Tous trois s’évadent ; et Sancerre ayant, dans ce cas-ci, préféré la sagesse et la prudence à la valeur qui le distinguait ordinairement, Sancerre, qui sait que dans des troubles intérieurs, la victoire appartient plutôt à celui qui épargne le sang, qu’à l’imprudent qui le prodigue, revient sans honte dans Amboise, rendre compte aux Guises de son peu de succès. Sancerre, vieux officier, plein de mérite, ami des Guises, mais franc, loyal, ce qu’on appelle un véritable Français, n’avait pourtant pas été assez occupé de son expédition, qu’il n’eût eu le temps d’appercevoir les attraits de Juliette ; il en fit les plus grands éloges au duc. Après avoir peint la noblesse de sa taille et les agrémens de sa figure, il la loua 52 sur son courage ; il l’avait vu au milieu du feu se défendre, attaquer, n’évitant les dangers qui la menacent que pour en répandre autour d’elle, et cette vaillance peu commune, rendait assurément du plus grand intérêt celle qui joignait à toutes les grâces de son sexe, des vertus qui s’y alliaient aussi rarement. Monsieur de Guise, curieux de voir cette femme étonnante, conçut aussi-tôt deux projets pour l’attirer à Amboise, la faire prisonnière, ou profiter de l’ouverture du baron de Castelnau, et lui faire dire que puisqu’il avait assuré Sancerre qu’il n’avait d’autre intention que de parler au roi, il pouvait venir en toute sûreté. Ce dernier parti s’adopte de préférence. » Le duc écrit : Un homme adroit est chargé de la dépêche ; précédé d’un trompette, il s’avance avec les formalités ordinaires, et remet sa missive au baron, dans le château de Noisai, où il était logé avec les troupes de Gascogne et de Béarn, mandées pour l’expédition d’Amboise. Quelques précautions qu’on eût prises avec l’émissaire du duc, il fut facile à celui-ci de s’appercevoir qu’il y avait beaucoup de monde à Noisai ; il en rendit compte à son retour, et nous verrons bientôt ce qui en résulta. Le baron de Castelnau, résolu de profiter de la proposition du duc, tant pour déguiser ses projets que pour se ménager en agissant, comme il allait le faire, une correspondance sûre dans Amboise, répondit trèshonnêtement que la plus grande preuve qu’il put donner de son obéissance et de sa soumission, était d’envoyer ce qu’il 53 avait de plus cher au monde ; qu’étant, lui personnellement, dans l’impossibilité de se rendre à Amboise, à cause d’une blessure qu’il avait reçue à l’escarmouche de Tours, il envoyait à la reine, Juliette sa fille, chargée par lui d’un mémoire, dans lequel il réclamait l’édit de tolérance qui venait d’être publié, et la permission pour ses confrères et lui, de professer leur culte en paix. Juliette partit, munie d’instructions secrètes et de lettres particulières pour le prince de Condé ; ce n’était pas sans peine qu’elle avait adopté ce projet : ce qui la séparait de son père et de son amant, était toujours si douloureux pour elle, que, quelque courageuse quelle fût, elle ne s’y résolvait jamais sans des larmes. Le baron promit à sa fille d’attaquer quatre jours après la ville d’Amboise, si les négociations qu’elle allait entreprendre étaient infructueuses ; et Raunai, aux genoux de sa maîtresse, lui jura de verser tout son sang pour elle, si on lui manquait de respect ou de fidélité. Mademoiselle de Castelnau arrive à Amboise ; elle y est reçue convenablement, et descendue chez Sancerre, ainsi qu’il avait été convenu ; elle se fait aussitôt conduire chez le duc de Guise, le supplie de tenir sa parole, et de lui fournir sur-le-champ l’occasion de se jeter aux pieds de Catherine de Médicis, pour lui présenter les supplications de son père. Mais Juliette ne pensait pas qu’elle possédait des charmes qui pouvaient faire négliger bien des engagemens. Le premier que monsieur de Guise oublia en la voyant, fut la promesse contenue dans ses dépêches au baron ; séduit 54 par tant de graces, son cœur s’ouvrit aux piéges de l’amour, et le duc, auprès de Juliette, ne pensa plus qu’à l’adorer. Il lui reprocha d’abord avec douceur de s’être défendue contre les troupes du roi, et lui dit agréablement, que quand on était aussi sûre de vaincre, on était doublement punissable du projet de rebellion. Juliette rougit ; elle assura le duc qu’il s’en fallait bien que son père et elle eussent jamais pris les armes les premiers ; mais qu’elle croyait qu’il était permis à tout le monde de se défendre quand on était injustement attaqué. Elle renouvella ses plus vives instances pour obtenir la permission d’être présentée à la reine. Le duc, qui voulait conserver à Amboise le plus longtemps possible, l’objet touchant de sa nouvelle flamme, lui dit que cela serait difficile de quelques jours. Juliette, qui prévoyait ce qu’allait entreprendre son père, si elle ne réussissait point, insista. Le duc tint ferme, et la renvoya chez le comte de Sancerre, en l’assurant qu’il la ferait avertir dès quelle pourrait parler à Médicis. Notre héroïne profita de ces délais pour examiner sourdement la place et pour remettre ses lettres au prince de Condé, qui, toujours plus circonspect que jamais dans Amboise, et ne cherchant qu’à s’y déguiser, recommanda à Juliette, pour l’intérêt commun, de l’éviter le plus possible, et de cacher surtout avec le plus grand soin, qu’elle eut jamais été chargée d’aucunes négociations vis-à-vis de lui. Juliette comptant sur la parole du duc, fit dire à son père de temporiser. Le baron la crut, et eut tort. Pendant ce temps, la Renaudie, dont on a vu précédemment le zèle et l’activité, 55 perdit malheureusement la vie dans la forêt de ChâteauRenaud[2] . Tout fut trouvé dans les papiers de la Bigne, son secrétaire ; et le duc, plus éclairé dès-lors sur la réalité des projets du baron de Castelnau, bien convaincu que les démarches de Juliette n’étaient plus qu’un jeu, ayant plus que jamais le dessein de la conserver près de lui, se résolut enfin à la faire expliquer, et à n’agir pour ou contre le père, qu’en raison de ce que répondrait la fille. Il l’envoie prendre. Juliette, lui dit-il d’un air sombre, tout ce qui vient de se passer, me convainc suffisamment que les dispositions de votre père sont bien éloignées d’être telles qu’il vous a plu de me le persuader ; les papiers de la Renaudie nous instruisent. À quoi me servirait-il de vous présenter à la reine ? et qu’oseriez-vous dire à cette princesse ? — Monsieur le duc, répond Juliette, je n’imaginais pas que la fidélité d’un homme qui a si bien servi sous vos ordres, qui s’est trouvé dans plusieurs combats à vos côtés, et duquel vous devez connaître les sentimens et le courage, pût jamais vous devenir suspecte. — Les nouvelles opinions ont corrompu les âmes ; je ne reconnais plus le cœur des Français ; tous ont changé de caractère, en adoptant ces coupables erreurs. — N’imaginez jamais que pour avoir dégagé votre culte de toutes les inepties dont de vils imposteurs osèrent le souiller, nous en devenions moins susceptibles des vertus qui nous viennent de la nature ; la première de toutes dans le cœur d’un Français, est l’amour de son pays. On ne la perd pas, monsieur, cette sublime 56 vertu, pour avoir ramené à plus de candeur et de simplicité, la manière de servir l’Éternel. — Je connais vos sophismes à tous, Juliette ; c’est sous ces fausses apparences de vertus, que vous déguisez tous les vices les plus à redouter dans un état ; et dans ce moment-ci, nous le savons, vous ne prétendez à rien moins qu’à culbuter l’administration actuelle, qu’à couronner l’un de vos chefs, et qu’à bouleverser tout en France. — Je pardonnerais ces préjugés à votre frère, monsieur ; nourri dans le sein d’une religion qui nous déteste, tenant une partie de ses honneurs du chef de cette religion qui nous proscrit, il doit nous juger d’après son cœur… Mais vous, monsieur le duc, vous qui connaissez les Français, vous qui les avez commandé dans les champs de la gloire, pouvez-vous imaginer que le refus d’admettre telle ou telle opinion, puisse jamais éteindre en eux l’amour de la patrie ? Voulez-vous les ramener, ces braves gens, le voulez-vous sincèrement ? Montrez-vous plus humain et plus juste ; usez de votre autorité pour faire des heureux, et non pour verser le sang de ceux dont tout le tort est de penser différemment que vous. Convainqueznous, monsieur ; mais ne nous assassinez pas : que nos ministres puissent raisonner avec vos pasteurs ; et le peuple, éclairé par ces discussions, se rendra sans contrainte aux meilleurs argumens. Le plus mauvais de tous, est un échafaud ; le glaive est l’arme, de celui qui a tort, il est la commune ressource de l’ignorance et de la stupidité ; il fait des prosélytes, il enflamme le zèle et ne ramène jamais. Sans les édits des Nérons, des Dioclétiens, la religion chrétienne serait encore ignorée sur la terre ; encore une 57 fois, monsieur le duc, nous sommes prêts à quitter les signes de ce que vous appeliez la rebellion ; mais si c’est avec des bourreaux qu’on veut nous inspirer des opinions absurdes et qui révoltent le bon sens, nous ne nous laisserons pas égorger comme des animaux lancés dans l’arene ; nous nous défendrons contre nos persécuteurs ; tout en respectant la patrie, nous plaindrons ses chefs de leur aveuglement ; et toujours prêts à verser notre sang pour elle, quand elle ne verra plus dans nous que des frères, nous n’offrirons plus à ses yeux que des enfans et des soldats[3] . Ce discours, prononcé d’une voix ferme et d’un maintien assuré, soutenu des grâces nobles de cette fille intéressante, acheva d’enflammer le duc ; mais cherchant à déguiser son trouble sous les apparences d’une rigidité feinte, savezvous, dit-il à Juliette, que vos discours, votre conduite… mon devoir en un mot, me contraindraient de vous envoyer à la mort ? Oubliez-vous, impérieuse créature, qu’il ne tient qu’à moi de sévir ? — Avec la même facilité, monsieur le duc, qu’il ne tient qu’à moi de vous mépriser, si vous abusez de la confiance que vous m’avez inspirée par votre lettre à mon père. — Il n’y a point de serment sacré avec ceux que l’église réprouve. — Et vous voulez que nous embrassions les sentimens d’une église, dont une des premières loix, selon vous, est d’autoriser tous les crimes, en légitimant le parjure ? — Juliette, vous oubliez à qui vous parlez. — À un étranger, je le sais. Un Français ne m’obligerait pas aux réponses où vous me contraignez. — Cet étranger est l’oncle de votre roi ; il en est le ministre, et 58 vous lui devez tout à ces titres. — Qu’il en acquiert à mon estime, il ne me reprochera pas de lui manquer. — J’en desirerais sur votre cœur, dit le duc, en se troublant encore davantage, et réussissant moins à se cacher ; il ne tiendrait qu’à vous de me les accorder. Cessez d’envisager dans le duc de Guise, un juge aussi sévère que vous le supposez, Juliette ; voyez-y plutôt un amant dévoré du desir de vous plaire et du besoin de vous servir. — Vous…… m’aimer…… juste ciel ! et quelles prétentions pouvez-vous former sur moi, monsieur ? Vous êtes enchaîné par les nœuds de l’hymen, et je le suis par les loix de l’amour. — La seconde difficulté est plus affreuse que l’autre ; peut-être vous ferais-je bien des sacrifices… mais vous seriez loin de vouloir m’imiter. — Monsieur le duc oublie-t-il que je l’ai supplié de me faire parler à la reine, et que ce n’est que dans cette intention que mon père a permis que je vinsse à Amboise ? — Juliette oublie-t-elle que son père est coupable, et que je n’ai qu’un ordre à donner pour qu’il soit aujourd’hui dans les fers ? — Je me retirerai donc, si vous le permettez, monsieur ; car je ne suppose pas que vous abusiez du droit des gens, au point de me retenir ici malgré moi, quand je ne m’y suis rendu que sous votre saufconduit ? — Non, Juliette, vous êtes libre ; il n’y a que moi, qui ne le suis pas devant vous… vous êtes libre, Juliette ; mais je vous le redis pour la dernière fois… je vous adore… je puis tout pour vous… il ne sera rien que je n’entreprenne… ou mon amour, ou ma vengeance… Choisissez… Je vous laisse à vos réflexions. 59 Juliette rentra chez le comte de Sancerre ; le connaissant pour un brave militaire, incapable d’une lâcheté ou d’une trahison, elle ne lui cacha pas ce qui venait de se passer. Elle surprit infiniment ce général ; il devint prêt à se repentir de s’être mêlé de la négociation. Juliette demanda au comte, si dans une aussi affreuse circonstance, il ne serait pas mieux qu’elle retournât près du baron de Castelnau. Monsieur de Sancerre n’osa lui rien conseiller, de peur d’aigrir le duc de Guise ; mais il lui dit qu’elle ferait bien d’en demander la permission expresse, soit au duc, soit au cardinal. Mademoiselle de Castelnau, très-fâchée d’être venue se prendre dans un tel piége, s’adressa au prince de Condé, qui, révolté des procédés du duc, lui promit de faire avertir sur-le-champ le baron de tout ce qui se passait. Mais pendant ce temps, le duc de Guise voyant bien qu’il ne réussirait à vaincre la résistance de Juliette, qu’en prenant sur elle un empire assez grand pour lui ôter la possibilité des refus, profitant des lumières qu’il acquérait chaque jour sur la force et sur la conduite des réformés, prit la résolution de faire attaquer le baron de Castelnau dans son quartier de Noisai. Il ne doutait pas que s’il parvenait à s’emparer de ce chef, sa fille ne se rendît dès le même instant. Jacques de Savoie, duc de Nemours, l’un des plus lestes et des meilleurs capitaines du parti des Guises, est aussi-tôt chargé de l’expédition, et le duc lui recommande, sur toutes choses, de ne blesser ni tuer Castelnau, mais de l’amener vivant dans Amboise, parce qu’étant un des 60 principaux chefs du parti opposé, on attendait de lui les plus sérieux éclaircissemens. Nemours part, il environne Noisai, il se montre avec de telles forces que Castelnau conçoit l’impossibilité de se défendre ; l’oserait-il d’ailleurs dans la sorte de négociation qu’il a eu l’air d’entamer, et sachant encore aux mains des Guises, sa chère Juliette, qui chaque jour lui fait dire de temporiser. Castelnau propose une conférence, Nemours l’accorde, et demande au baron sitôt qu’il le voit, quel est l’objet de ces dispositions militaires, comment il a pu naître dans l’esprit d’un brave homme comme lui, de n’aborder la cour que les armes à la main, et de renoncer par cette imprudente démarche, à la gloire dont avait toujours joui la nation française d’être, de toutes celles de l’Europe, la plus fidelle à la patrie. Castelnau répond que loin de renoncer à cette gloire, il travaille à la mériter, que la plus grande preuve de sa soumission est la démarche qu’il a faite en envoyant sa fille unique aux genoux de la reine, qu’un sujet qui se révolte agit rarement de cette manière. Mais pourquoi des armes, dit Nemours ? Ces armes répliqua le baron, n’ont été destinées qu’à nous ouvrir un chemin jusqu’au trône, elles sont faites pour nous venger de ceux qui veulent nous en interdire les abords, qu’on ne nous les ferme plus et nous y arriverons l’olivier à la main. Si c’est tout ce que vous désirez, dit Nemours, remettezmoi ces inutiles épées, et je m’offre à vous satisfaire…je me charge de vous conduire au roi. Le baron accepte, tout se rend, on part pour le quartier-royal ; et malgré les 61 représentations de Nemours qui réclame hautement devant les Guises la parole qu’il a donnée à ces braves gens, c’est au fond des cachots d’Amboise qu’on a l’infamie de les recevoir. Heureusement, Raunai, détaché pour lors, n’était pas au château de son général lorsque tout ceci s’était passé ; trouvant inutile d’y rentrer seul, il fut se joindre à Champs, à Coqueville, à Lamotte, à Bertrand-Chaudieu, qui conduisaient les milices de l’île de France et concevant le danger que le baron et Juliette couraient vraisemblablement dans Amboise, il anima ces capitaines à la vengeance, et les décida à une tentative dont nous apprendrons bientôt le succès. Juliette ne tarda pas à savoir le malheureux sort de son père : elle ne douta plus quelle fût la cause des indignes procédés du duc de Guise. Le barbare, s’écria-t-elle, au comte de Sancerre assez, généreux pour recevoir ses larmes et pour les partager, croit-il en m’enlevant ce que j’ai de plus précieux me contraindre à l’ignominie qu’il exige ?… Ah ! je lui prouverai quelle est Juliette ; je lui ferai voir qu’elle sait mourir ou se venger, mais qu’elle est incapable de se souiller d’opprobres ; furieuse, elle vole chez le duc de Guise. Monsieur, lui dit-elle fièrement, j’imaginais que la grandeur et la noblesse de l’ame devaient guider dans toutes leurs actions, ceux sur qui l’état se repose du soin de le conduire, et que les ressorts d’un gouvernement, en un mot, ne se confiaient qu’aux mains de la vertu. Mon père 62 m’envoie vers vous, pour négocier sa justification ; nonseulement vous me fermez les avenues du trône, nonseulement vous empêchez que je ne puisse me faire entendre, mais vous profitez même de cet instant pour plonger mon malheureux père dans une affreuse prison. Ah ! monsieur le duc, ceux qui, comme lui, ont versé près de vous leur sang pour la patrie, me paraissaient mériter plus d’égards ; ainsi donc pour éluder ma première demande, vous me contraignez d’en faire une seconde, et vous me précipitez dans de nouveaux malheurs, pour éteindre en moi le souvenir des premiers ?… Ah ! monsieur, la rigueur, toujours voisine de l’injustice et de la cruauté, énerve les ames, leur enlève l’énergie qu’elles ont reçue de la nature, par conséquent le goût des vertus ; et l’état alors, au lieu de la gloire de commander à des hommes libres, entraînés vers lui par le cœur, n’a plus sous sa verge de fer que des esclaves qui l’abhorrent. — Votre père est coupable, Juliette, il est maintenant impossible de se faire illusion sur sa conduite ; le château dans lequel il était s’est trouvé rempli d’armes et de munitions ; on le croit, en un mot, le second chef de l’entreprise. — Jamais mon père n’a changé de langage, monsieur : il a dit à Nemours, il a dit à Sancerre : « Qu’on me conduise aux pieds du trône, je ne demande qu’à être entendu. Les armes que vous me voyez, ne sont destinées que contre ceux qui veulent nous empêcher de l’être, et qui abusent d’un crédit usurpé, pour établir leur puissance sur la faiblesse et le malheur des peuples »… voilà ce que mon père a dit ; voilà ce qu’il vous crie encore du fond de sa prison. Serais-je, en 63 un mot, près de vous, monsieur, si mon père se croyait coupable ? Sa fille viendrait-elle dresser l’échafaud qu’il aurait cru mériter ? — Un mot, un seul mot peut finit vos malheurs, Juliette… Dites que vous ne me haïssez pas ; ne détruisez point l’espoir au fond d’un cœur qui vous adore, et je serai le premier à persuader de mon mieux à la cour, l’innocence et la fidélité de votre père. — Ainsi donc vous serez juste, si je consens à être criminelle, et je n’aurai droit aux vertus où je dois prétendre, qu’en foulant aux pieds celles qui m’enchaînent ! ces procédés sont-ils équitables, monsieur ? Ne rougissez-vous pas de les afficher, et voudriez-vous que je les publiasse ? — Vous comprenez mal ce que je vous offre, Juliette ; je ne suppose pas votre père coupable, il l’est ; tel est le point dont il faut partir. Castelnau est coupable, il mérite la mort, je lui sauve la vie si vous vous rendez à moi ; je ne controuve point des crimes au baron pour avoir droit à votre reconnaissance. Ces torts existent, ils lui méritent l’échafaud, je les anéantis si vous devenez sensible à ma flamme ; votre supposition me prêterait une manière de penser qui ne s’allierait pas à ma franchise : celle qui me dirige s’accorde avec l’honneur ; elle prouve, au plus, un peu de faiblesse ;… Mais j’ai vos attraits pour excuse ! — S’il est possible, monsieur, que mon père soit libre, tel coupable que vous le supposiez, n’est-il pas plus noble à vous de le sauver sans conditions, que de m’en imposer qu’il m’est impossible d’accepter ? Dès que vous pouvez me le rendre, le croyant coupable, pourquoi ne le pouvez-vous de même, son innocence étant assurée ? — Elle ne l’est point : je veux bien passer pour 64 indulgent, mais je ne veux pas que l’on me croie injuste. — Vous l’êtes en n’absolvant pas un homme auquel il vous est impossible de trouver un seul tort. — Terminons ces débats, Juliette, votre père professe le culte proscrit par le gouvernement, il est de la religion qui a mérité la mort à Dubourg ; il a de plus, été trouvé en armes aux environs du quartier-royal. Nous faisons mourir tous les jours des gens dont les dépositions le condamnent ; le baron périra comme eux, si des réflexions plus sages de votre part ne vous déterminent promptement à ce qui peut seul le sauver. — Oh, monsieur, daignez réfléchir au sang qui m’a donné la vie, suis-je faite pour être votre maîtresse, et tant qu’Anne d’Est existera, puis-je être votre femme ? — Ah ! Juliette, assurez-moi qu’il n’est que cet obstacle à vaincre, et vous comblerez tous mes vœux. — Oh ciel ! cet obstacle n’est-il donc pas insurmontable ? Envelopperez-vous votre illustre épouse dans la proscription générale ? lui composerez-vous comme à mon père, des torts, pour avoir droit de l’immoler ? et sera-ce au moyen de cette foule de crimes que vous croirez obtenir ma main ? — Fille adorée, dites un mot… un seul mot ; assurez-moi que je peux mériter votre cœur, et je me charge des moyens de l’acquérir. Ces chaînes indissolubles pour les mortels ordinaires, se brisent facilement chez ceux que la fortune et la naissance élèvent… il est, sans explication, mille moyens de m’appartenir, Juliette ; et c’est à vous de prononcer. — Je vous l’ai dit, monsieur, je ne suis pas maîtresse de mon cœur. — Et quel est donc celui que vous me préférez ? — Vous le nommer ?…… Vous offrir une victime de 65 plus ?…… Ne l’imaginez pas. Allez, mademoiselle, allez, dit le duc irrité, je saurai punir vos refus : le spectacle de votre père aux pieds de l’échafaud, fléchira peut-être vos injustes rigueurs — Ah ! souffrez du moins que j’aille embrasser ses genoux, ne m’empêchez-pas, monsieur, d’aller arroser son sein de mes larmes ; je lui ferai part de vos projets ; s’il les approuve, s’il préfère la vie à l’honneur de sa fille… peut-être immolerai-je mon amour. Mon père est tout ce que j’ai de plus sacré : il n’en est aucun dans le monde dont j’aimasse mieux être la fille…… Mais, monsieur le duc, quelle action ! n’aurez-vous nul remords d’une victoire acquise au prix de tant de crimes… d’un triomphe dont vous ne jouirez qu’en nous couvrant de larmes… qu’en plongeant trois mortels au sein de l’infortune ? quelle différente opinion j’avais de votre âme…… je la supposais l’asile des vertus, et je n’y vois régner que des passions. Le duc promit à Juliette qu’il lui serait permis de voir son père, et elle se retira dans le plus grand accablement. Cependant, disent nos historiens, « tout prenait dans Amboise le train de la plus excessive rigueur ; les capitaines envoyés par le duc de Guise, ne furent pas moins heureux que Nemours ; cachés dans des ravines ou dans des broussailles, aux endroits où les conjurés devaient passer, ils les enlevaient sans résistance, et les amenaient par bandes dans la ville d’Amboise ; on mettait en prison les plus apparens ; les autres étaient jugés prévôtalement, et 66 pendus tout bottés et éperonés, aux créneaux du château ou à de longues perches scellées dans les murailles ». Ces rigueurs révoltèrent. Le chancelier Olivier, qui, dans le fond de l’âme, penchait pour le nouveau culte, fit entrevoir que des malheurs sans nombre pouvaient devenir la suite de ces cruautés. Il proposa d’accorder des lettres de rémission à tous ceux qui se retireraient paisiblement. Le duc de Guise n’osait trop combattre cet avis : peu sûr des dispositions de la reine toujours livrée aux Chatillons qu’il soupçonnait les secrets moteurs des troubles, craignant l’inquiétude du roi qui, malgré les chaînes dont on l’entourait, ne pouvait s’empêcher de témoigner que tant d’horreurs ne lui plaisaient pas, le duc accepta tout, bien sûr que Castelnau pris en armes, ne pourrait pas lui échapper, et qu’il serait toujours le maître de Juliette, en tenant dans ses mains la destinée du baron. L’édit se publia ; on se crut tranquille à Amboise ; les troupes se dispersèrent dans les environs, et cette sécurité pensa coûter bien cher. Tel fut l’instant que Raunai crut propice pour se rapprocher de Juliette. Il enflamme ses camarades ; il leur fait voir qu’Amboise, dégarnie, n’est plus en état de tenir contre eux ; qu’il est temps d’aller délivrer la cour de l’indigne esclavage où la tiennent les Guises, et d’obtenir d’elle, non de vaines lettres de rémission, sur lesquelles il est impossible de compter, et qui ne servent qu’à prouver et la faiblesse du gouvernement et l’excessive crainte qu’on a d’eux, mais l’exercice assuré de leur religion, et la pleine liberté de leurs prêches. Raunai, bien plus excité par 67 l’amour que par quelqu’autre cause que ce pût être, empruntant l’éloquence de ce dieu pour convaincre ses amis, trouva bientôt dans leur âme la même vigueur dont il leur parut embrâsé ; tous jurent de le suivre, et dès la même nuit, ce brave lieutenant de Castelnau, les mène sous les remparts d’Amboise. « Ô murs, qui renfermez ce que j’ai de plus cher, s’écrie Raunai, en les appercevant, je fais serment au ciel ou de vous abattre ou de vous franchir ; et, quelques soient les obstacles qui puissent m’être opposés, l’astre du jour n’éclairera plus l’univers, sans me revoir aux pieds de Juliette ». On se dispose à la plus vigoureuse attaque : un malentendu fait tout perdre. Les différens corps des conjurés n’arrivent pas ensemble aux rendez-vous qui leur sont indiqués ; les coups ne peuvent se porter à-la-fois ; on est averti dans Amboise ; on se tient sur la défensive, et tout manque. Le seul Raunai, avec sa troupe, pénètre jusques dans les faubourgs ; il arrive à l’une des portes ; il la trouve fermée et bien défendue. Pas assez fort pour entreprendre de l’enfoncer, exposé au feu du château qui lui tue beaucoup de monde, il ordonne une décharge d’arquebuserie sur ceux qui gardent les murailles, laisse fuir sa troupe ; et lui seul, se débarrassant de ses armes, se jette dans un fossé, franchit les murs et tombe dans la ville. Connaissant les rues, les soupçonnant désertes à cause de la nuit, et d’une attaque qui doit avoir appellé tout le monde au rempart, il vole chez le comte de Sancerre, où il sait bien 68 qu’est logée celle qu’il aime. Il ose, à tout évènement, se fier à la noblesse, à la candeur de ce brave militaire. Il arrive chez lui… Juste ciel !… on rapportait le comte blessé des coups de celui qui venait l’implorer…… Ô ! monsieur, s’écrie Raunai, en mouillant de ses pleurs la blessure du comte, vengez-vous, voilà votre ennemi, voilà celui qui vient de verser votre sang… ce sang précieux, que je voudrais racheter au prix du mien… Grand dieu ! c’est donc ainsi que ma main barbare a traité le bienfaiteur de celle qui m’est chère ! Je viens me rendre à vous, monsieur… je suis votre prisonnier. La malheureuse fille de Castelnau, à laquelle votre générosité donne asyle, vous a dit ses malheurs et les miens ; je l’adore depuis mon enfance ; elle daigne m’estimer un peu… je venais la trouver… recevoir ses ordres… mourir après, s’il l’eût fallu. Vous voyez, aux périls que j’ai franchis, qu’il n’est rien qui puisse m’être plus cher qu’elle… Je sais ce qui m’attend… ce que je mérite. Chef de l’attaque qui vient de se faire, je sais que des chaînes et la mort vont devenir mon partage ; mais j’aurai vu ma Juliette, je serai consolé par elle, et les supplices ne m’effrayent plus, si je les subis sous ses yeux. Ne trahissez point votre devoir, monsieur ; voilà mes mains ; enchaînez-les… vous le devez ; votre sang coule, et c’est moi qui l’ai répandu ! Infortuné jeune homme, dit le brave Sancerre, console-toi ; ma blessure n’est rien ; ce sont des périls que tu as courus comme moi ; nous avons tous deux fait notre devoir. Quant à ton imprudence, Raunai, n’imagine pas que j’en abuse ; apprends que je ne compte au rang de mes prisonniers, que ceux que ma valeur 69 enchaîne sur le champ de bataille. Tu verras celle que tu adores ; ne crains point que je manque aux devoirs de l’hospitalité ; tu les réclames chez moi, tu y seras libre comme dans ta propre maison ; trouve bon, seulement, que pour ton repos, comme pour le mien, je t’indique un logement plus sûr. Raunai se précipite aux genoux du comte ; les termes manquent à sa reconnaissance… à ses regrets ; et Sancerre le prenant aussi-tôt par la main, tout affoibli qu’il est de sa blessure, le relève et le conduit dans l’appartement de sa femme, que Juliette partageait depuis quelle était dans Amboise. Il faudrait d’autres pinceaux que les miens pour rendre la joie de ces deux fidèles amans quand ils se revirent. Mais ce langage de l’amour, ces instans, qui ne sont connus que des cœurs sensibles… ces momens délicieux, où l’ame se réunit à celle de l’objet qu’on adore, où l’on se tait, parce qu’on sent bien qu’aucun mot ne rendrait ce qu’on éprouve, où l’on laisse au sentiment le soin de se peindre lui-même, ce silence, dis-je, n’est-il pas au-dessus de toutes les phrases ? Et ceux qui se sont enivrés de ces situations célestes, oseraient-ils dire qu’il puisse en exister de plus divines au monde… de plus impossibles à tracer ? Cependant Juliette fit bientôt taire les accens de l’amour pour se livrer à ceux de la reconnaissance. Inquiète de l’état de monsieur de Sancerre, elle voulut partager avec la comtesse et les gens de l’art, le soin de veiller à sa sûreté. La blessure se trouvant sans aucune sorte de conséquence, le comte exigea alors de Juliette, d’aller employer près de 70 son amant des instans aussi précieux. Mademoiselle de Castelnau obéit, et ayant laissé la comtesse avec son mari, elle vint retrouver Raunai. Elle lui apprit tout ce qui s’était passé depuis leur séparation, elle ne lui cacha point les vues de monsieur de Guise. Raunai s’en alarma. Un rival de cet ordre est fait pour inquiéter un amant, et un amant coupable, qu’un seul mot de ce rival terrible, peut à l’instant couvrir de chaînes. Le lendemain, monsieur de Sancerre, qui allait beaucoup mieux, les rassura l’un et l’autre ; il promit même de parler au duc ; mais il fut résolu qu’on cacherait les démarches de Raunai qui, dès le même instant, irait vivre ignoré chez un particulier de la même religion que lui, et que chaque soir, dans un cabinet du jardin du comte, ce valeureux amant pourrait entretenir sa maîtresse. Tous deux tombèrent encore une fois aux pieds de Sancerre et de son épouse ; des larmes s’exprimèrent pour eux ; et sur le soir, Raunai, conduit par un page, fut s’enfermer dans son asyle. L’attaque de la nuit précédente suffit à persuader aux Guises qu’ils ne devaient plus se croire engagés par l’édit qu’on venait de publier. Le sang recommence donc à couler dans Amboise ; des échafauds dressés dans tous les coins, offrent à chaque instant de nouvelles horreurs ; des troupes répandues dans les environs, font main-basse sur tous les protestans ; ou l’on les égorge sur l’heure même, ou l’on les précipite pieds et mains liés dans la Loire ; les capitaines seuls, et les gens de marque, sont réservés aux tourmens de la question, afin d’arracher de leur bouche le nom des vrais 71 chefs du complot. On soupçonnait le prince de Condé ; mais on n’osait pas se l’avouer. Catherine frémissait de l’obligation de trouver un tel coupable ; et les Guises sentaient bien que l’ayant découvert, il fallait l’immoler ou le craindre. Que d’inconvéniens dans l’un ou dans l’autre cas. Mais plus les protestans montraient d’énergie, plus le duc voyait de moyens à la condamnation de Castelnau, et plus, par conséquent, l’espoir d’obtenir Juliette, s’allumait doucement dans son âme. Celui qui a le malheur de projeter un crime, ne voit pas, sans une joie secrète, les évènemens secondaires concourir aux succès de ses desseins. Il n’y avait plus d’autres amusemens à Amboise, que ceux de ces horribles meurtres. La tyrannie, qui effraie d’abord les souverains, ou plutôt ceux qui les gouvernent, finit presque toujours par leur composer des jouissances. Toute la cour assistait régulièrement à ces actes sanglans, comme celle de Néron autrefois aux exécutions des premiers chrétiens. Les deux reines, Catherine de Médicis, et Marie Stuart, étaient avec les dames de la cour, dans une gallerie du château, d’où l’on découvrait toute la place ; et, pour amuser davantage les spectateurs, les bourreaux avaient soin de varier les supplices, ou l’attitude des victimes. Telle était l’école où se formait Charles IX ; tel était l’atelier où s’aiguisaient les poignards de la SaintBarthélemi. Grand dieu ! voilà comme on a souillé plus de deux cents ans tes autels ; voilà comme des êtres raisonnables ont cru devoir t’honorer ; c’est en arrosant ton 72 temple du sang de tes créatures, c’est en se souillant d’horreurs et d’infamies, c’est par des férocités dignes des cannibales, que plusieurs races d’hommes sur la terre ont cru remplir tes vœux, et plaire à ta justice. Être des êtres, pardonne-leur cet aveuglement ; il fut la peine dont tu crus devoir punir leur dépravation et leurs crimes ; tant d’atrocités ne peut naître dans le cœur de l’homme, que, lorsqu’abandonné de tes lumières, il est comme Nabuchodonosor, réduit par ta main même au stupide esclavage des bêtes. La seule Anne d’Est cette respectable épouse du duc de Guise, cette femme intéressante qu’il était prêt de sacrifier à ses passions, elle seule eut horreur de ces monstrueuses barbaries ; elle s’évanouit un jour dans les gradins de la sanglante arêne, on la rapporta chez elle baignée de larmes ; Catherine y vole, elle lui demande la cause de son accident. « Hélas ! madame, répondit la duchesse, jamais mère eutelle plus de raison de s’affliger : Quel affreux tourbillon de haine, de sang et de vengeance s’élève sur la tête de mes malheureux enfans »[4] . Le comte de Sancerre dont la blessure n’était rien, et qui allait mieux de jour en jour, tint à mademoiselle de Castelnau la parole qu’il lui avait donnée ; il fut trouver le duc de Guise, dont il était chéri, et dont il devait être respecté à toute sorte d’égards, et ne lui déguisant que le séjour de Raunai dans Amboise, il ne lui cacha rien de ce qu’il avait appris de Juliette. 73 Quel est votre objet, monsieur, lui dit fermement le comte : est-ce à celui qui gouverne l’état de se livrer à des passions… toujours dangereuses, quand on a la possibilité de faire autant de mal ? Oserez-vous immoler Castelnau pour vous rendre maître de Juliette ? et ferez-vous dépendre le sort de ce malheureux père de l’ignominie de la fille ? le duc un peu surpris de voir monsieur de Sancerre si parfaitement au fait, lui fit entrevoir, que quoiqu’il eût des enfans d’Anne d’Est, il pourrait néanmoins trouver des moyens de rupture à son mariage avec elle…… O mon cher duc ! interrompit le comte, voilà comme les passions déraisonnent, toujours ! Quoi ! vous romprez l’alliance contractée avec une princesse, pour épouser la fille d’un homme, contre lequel vous faites la guerre ; vous vous brouillerez avec François II, dont ces nœuds vous rendent l’oncle ; avec le duc de Ferrare dont ils vous font devenir le gendre, vous culbuterez l’édifice d’une fortune où vous travaillez depuis tant d’années, et tout cela pour le vain plaisir d’un moment, pour une passion qui s’éteindra sitôt quelle sera satisfaite, et qui ne vous laissera que des remords ? Sont-ce là les sentimens qui doivent animer un héros ? Est-ce à l’amour à nuire à l’ambition ? vous avez déjà beaucoup trop d’ennemis, monsieur ; ne cherchez point à en accroître le nombre. Excusez ma franchise, j’ai acquis le droit, par mon âge et par mes travaux, de vous parler comme je le fais ; l’estime dont vous m’honorez m’y autorise…… Ah ! croyez-moi, gardez-vous de laisser soupçonner que l’amour puisse entrer pour quelque chose 74 dans les troubles que vos rigueurs excitent. Le Français courbe avec peine sous le joug d’un ministre étranger ; quelque grand que vous puissiez être, le sang de sa nation ne coule pas dans vos veines, et c’est un grand tort à ses yeux quand on veut prétendre à le régir ; amis, ennemis, tout vous condamne, tout attribue au desir de vous élever les malheurs dont vous affligez la France. On connaît vos prétentions à vous dire issu de la seconde race de nos rois, et à revendiquer la couronne à ce titre sur les descendans de Hugues Capet. Admettons un instant cette idée, la favoriserez-vous en rompant d’illustres alliances pour en contracter une si fort au-dessous de vous ? Ainsi, soit que vous aspiriez au plus haut degré de gloire, soit que vous vous contentiez de celui où vous êtes, dans tous les cas, vos projets sont indignes de vous ; monsieur le duc, vous devez aux Français l’exemple des vertus, peut-être avez-vous besoin d’en montrer plus qu’un autre pour effacer les torts dont on vous accuse. Que ce ne soit donc pas dans un moment tel que celui-ci, où la plus répréhensible des faiblesses vienne achever de répandre sur vos actions, un louche, dont vos ennemis ne profiteraient que trop vite. C’est à la postérité, monsieur, qu’un homme comme vous répond de ses démarches, et il ne doit pas en être une seule dans tout le cours de sa vie qui puisse le faire rougir un instant. Comte, répondit monsieur de Guise, si vous aviez jamais éprouvé les sentimens que Juliette m’inspire, vous auriez un peu plus d’indulgence pour moi : jamais, mon ami, jamais 75 aucune passion ne s’introduisit plus vivement dans un cœur ; ses yeux ont changé mon existence entière, il n’est pas une seule minute dans la journée où je ne sois rempli de son image ; et si quelquefois la reine ou son époux veulent trouver en moi le ministre, anéanti du trouble qui me presse, je ne leur montre plus que l’amant. Avec l’âme que vous me connaissez, Sancerre, cette passion peut-elle être soumise à des devoirs ? Et vous étonnerez-vous de tous les moyens que je prendrai pour m’assurer l’objet de mon idolâtrie ?…… Non, il n’en sera aucun que je n’emploie pour devenir l’amant ou le mari de Juliette ; fortune, honneur, considération, crédit, espoir, hymen, enfans, tout…… tout s’immolera dans l’instant aux genoux de celle que j’adore, je ne me plaindrai que de la médiocrité des sacrifices ; et si comme vous le dites l’ambition pouvait me donner des remords, ce serait tout au plus ceux de ne pouvoir lui offrir que la seconde place de l’état. Sancerre combattit vivement ces résolutions du délire, il employa tout ce qu’il crut de plus persuasif, et de plus éloquent ; mais, monsieur de Guise fut inébranlable ; et le comte n’osant plus insister se retira, content de rapporter au moins à sa protégée, la permission de voir le baron de Castelnau, promise depuis plusieurs jours, et retardée par les nouveaux troubles. Juliette versa des larmes bien amères, en apprenant que rien au monde ne pouvait changer les résolutions de monsieur de Guise. — Ô mon ami, dit-elle le même soir à Raunai ! il n’est donc que trop sûr que le Ciel ne nous avait 76 pas destiné l’un à l’autre ! Quel horrible avenir se présente à mes yeux ! il faudra que je devienne la femme de cet homme barbare, souillé du meurtre de nos frères !… Je serai réduite à l’horreur de partager son lit !… Infortunée ! il faut que je perde mon amant ou mon père ; il faut que j’immole ou mon amour ou l’être précieux qui m’a donné la vie ! voilà donc l’usage que ces hommes d’état font des pouvoirs qui leur sont confiés ! et ces fers qui s’appesantissent sur nous, tous ces fléaux qui nous accablent…… au nom d’un souverain…… à chaque instant trompé lui-même, ne sont donc que les moyens des passions de ces hommes puissans… que les armes secrètes dont ils usent pour les assouvir !… Il faut qu’elles le soient ou que nous gémissions… ; il faut qu’ils deviennent heureux, ou que le sang coule !… Je voudrois que mes jours…… Hélas ! ils ne sauveraient rien… nous n’en péririons pas moins tous les deux. Juliette, répondit Raunai, mille sentimens confus m’animent à-la-fois… Je puis sortir d’Amboise comme j’y suis entré… je puis rejoindre mes amis, revenir avec eux sous ces remparts délivrer et ton père et toi, trancher sans aucune pitié les jours de ces cruels despotes qui se font un jeu d’abréger les nôtres, les pulvériser tous au pied du trône que leur tyrannie déshonore, et mériter enfin ton cœur, après avoir immolé nos bourreaux. L’inaction où je reste pendant que l’on s’abreuve du sang de nos frères m’avilit à mes propres yeux ; je voulais embrasser tes genoux… J’ai réussi… Laisse-moi revoler au combat…… laisse moi fuir les murs de cette ville odieuse, je ne veux plus y revenir que 77 triomphant ; je ne veux plus que tu m’y voyes, qu’aportant à tes pieds la tête de nos persécuteurs — Non, calme-toi Raunai, je verrai demain mon père… Je l’entendrai… peutêtre après, te communiquerai-je un dessein plus sûr pour finir nos maux personnels, puisque nous ne pouvons aspirer à l’honneur de terminer ceux de nos compagnons d’infortune… calme-toi, cher et unique amant, aime Juliette, que l’idée d’en être adoré te console, et sois sûr que qui que ce soit dans l’univers n’acquerra sur son cœur, des droits… qui ne peuvent appartenir qu’à toi seul. Mademoiselle de Castelnau ne tarda point à profiter de la permission qu’elle avait obtenue de voir son père ; elle vole à la prison. Le baron n’était point prévenu ; cette surprise pensa lui coûter la vie ; il fut quelques instans sans connaissance dans les bras de Juliette. Ô ! chère fille, s’écria-t-il, dès que ses yeux furent r’ouverts au jour, je craignais bien que les barbares ne me traînassent à l’échafaud sans qu’il me fût possible de t’embrasser pour la dernière fois. Vous ne mourrez point, mon père, répondit Juliette ; je suis la maîtresse de vos jours ; un mot de moi peut vous les conserver. — Un mot ! que veux-tu dire ?… Si ce mot te coûtait l’honneur, Juliette, je ne voudrais point d’une vie payée de ton opprobre. — Ô ! mon père, ce n’est pourtant qu’à ces conditions que je puis vous arracher des mains de nos ennemis… Le duc de Guise, veut que je cède à sa passion ; et dès qu’il est enchaîné par l’hymen, ce qu’il exige peut-il avoir lieu sans qu’il en coûte un crime, à lui, ou l’honneur à votre malheureuse fille ? Ah ! Juliette, reprit 78 fermement Castelnau, laisse-moi périr ; j’ai vécu ; ce serait acheter trop cher le peu de jours que je dois languir icibas… Non, mon enfant, non ; je ne les paierai point au prix de ton honneur et de ta félicité. Je le savais trop bien que ces tyrans n’étaient mus que par l’égoïsme, et que l’ambition était l’unique cause de leurs crimes. Mais il est un Dieu juste qui nous vengera, chère fille, un Dieu puissant aux yeux duquel les malheurs sont des droits, et les vertus des titres. Élevée dans la plus pure des religions, garde-toi d’en oublier les principes ; qu’ils te servent à jamais d’égide contre les séductions de ces idolâtres, et puisque ma vie ne peut plus garantir ta jeunesse, que ma mort au moins t’encourage… Tu la verras, ma fille, oui, je demanderai de mourir dans tes bras, et mon âme, bientôt aux pieds de l’Éternel, obtiendra de lui cette protection, que mes revers m’empêchent de t’accorder… Et Juliette, anéantie dans les bras de son père, ne pouvait que gémir et répandre des larmes. Ne pleure pas, chère fille, reprit le baron, ne t’afflige pas ; tu le retrouveras dans le ciel ce père infortuné que l’on t’enlève sur la terre ; il va préparer l’Être Suprême à te faire jouir des faveurs que ta conduite et ta religion doivent te faire espérer de lui… — il va t’attendre dans le sein d’un Dieu… Ô ! ma fille, voilà donc ce que c’est que le monde… ses espérances… et ses biens !… Élevé à la cour, fait pour prétendre à tout, l’ami, le compagnon ces gens-ci, ayant versé près d’eux mon sang pour la patrie… parce que je ne veux pas adopter leurs erreurs…… parce que je hais leurs sacriléges et leur impiété…… que je veux en un mot, adorer Dieu dans la 79 pureté de l’Évangile… — tous ces amis… tous ces camarades sont aujourd’hui mes juges, et demain seront mes bourreaux. Eh ! qui leur a donc dit que leur cause est la bonne ? Ont-ils entendu mieux que moi la parole divine ? Fut-il même vrai que je me trompasse… une erreur dans le culte doit-elle être mise au rang des crimes ? L’Éternel peutil être honoré par du sang ; et ceux qui, pour le servir, osent lui sacrifier des hommes, ne sont-ils point, par cela seul, dans l’erreur et le mauvais chemin ?… N’importe, ma fille, n’importe ; je mourrai, puisqu’il le faut… Oui, je mourrai certainement, puisque je ne pourrais conserver la vie qu’aux dépends de ton honneur… Mais le brave Raunai, chère fille, qu’est-il devenu dans ce tumulte ? Mademoiselle de Castelnau apprit à son père tout ce qui concernait son amant… elle lui dit qu’il était dans Amboise, ; elle lui conta comme il s’y était introduit, et l’envie qu’il avait d’en sortir pour tenter un nouveau coup de main. Il ne réussirait pas, reprit le baron ; ils sont maintenant sur la défensive ; tout est manqué ; nous avons été trahis… Ô ! Juliette, la bonne cause n’est pas toujours la plus sûre, quand elle est dans les mains du faible… Mais le ciel est notre recours, je l’implore : il nous exaucera. Juliette entretint ensuite le baron des honnêtetés du comte de Sancerre… de tous les soins que son épouse et lui recevaient journellement d’elle, et des démarches infructueuses que le comte avait fait près du duc. Sancerre est mon ami depuis l’enfance, reprit le baron ; nous avons été élevés tous les deux dans la maison du duc d’Orléans 80 fils de François I er . ; nous combattions ensemble à la journée de Saint-Quentin ; il a été forcé à ce qu’il a fait visà-vis de nous dans la ville de Tours ; il le répare par mille procédés nobles. Je reconnais bien-là son ame honnête et son cœur vertueux… peut-être le verrai-je avant ma mort ; je le prierai de te servir de père… de te réunir à ton amant ; mais quand je ne serai plus, chère fille, qui sait ce que feront nos tyrans ! proscrite par ta religion, en haîne au duc par ta vertu, ô ! Juliette, que de malheurs peuvent éclater sur toi !… Puis levant les mains vers le ciel…… Être Suprême, s’écria ce malheureux père, daignez vous contenter de mon supplice ; ne permettez pas que cette fille chérie devienne la victime des méchans ! son seul crime est de vous servir… de vous adorer comme vous avez desiré de l’être… comme vous l’avez enseigné par votre sainte loi… Voudriez-vous, Seigneur, que ses vertus et sa religion, que tout ce qui l’approche le plus de votre sublime essence, devint la cause de son opprobre, de ses tourmens et de sa mort !… Et l’infortuné Castelnau retombait en larmes dans le sein de sa fille ; il la serrait… il la pressait entre ses bras. Craignant peut-être que ce ne fût la dernière fois qu’il lui devint permis de la voir, son ame paternelle s’exhalait toute entière dans ses sombres carresses ; on eut dit qu’il voulait la confondre avec celle de sa fille, afin que quelque chose de lui pût exister encore dans l’objet le plus précieux qui lui restât sur la terre. O ! mon père, dit Juliette, au milieu des sanglots que lui arrachait cette scène de douleur ; Puis-je consentir à votre 81 supplice ? Raunai lui-même peut-il donc le permettre ? Ah ! croyez-le, mon père, il aimera mille fois mieux renoncer au bonheur de sa vie, que de m’obtenir aux dépends de la vôtre… Mais quoi ! partagerais-je les torts du duc de Guise, si je ne faisais que consentir à devenir son épouse, en le laissant se charger seul des forfaits qui doivent me lier à lui ? Au moins vous vivriez, mon père ; j’aurais conservé vos jours, je serais l’appui de votre vieillesse, j’en pourrais faire le bonheur ! — Et j’acheterais quelques momens de vie par une multitude de crimes ? — Ce ne seront pas les vôtres. — N’est-ce pas les partager que d’y donner lieu ? Non, ne l’espère pas, ma fille ; je ne souffrirai pas qu’Anne d’Est soit immolée pour moi ; il faut que l’un des deux périsse ; le duc de Guise ne répudiera point sa femme ; il ne sera à toi qu’en tranchant les jours de cette vertueuse princesse. Voudrais-tu devenir l’épouse d’un tel homme, d’un barbare, qui, non content de ce crime, remplit chaque jour la France de deuil et de larmes ?… Dis, Juliette, dis, pourrais-tu goûter un instant de tranquillité dans les bras d’un tel monstre ?… Et cette vie, qui t’aurait coûté si cher… ô ! mon enfant, crois-tu que j’en pourrois jouir moimême ?… Non, ma fille ; c’est à moi de mourir, mon heure est venue ; il faut quelle s’accomplisse. Et que sont quelques instans de plus ou de moins ? N’est-ce pas un supplice que la vie, quand on ne voit autour de soi que des horreurs et que des crimes ? Il est temps d’aller chercher dans les bras de Dieu la paix et la tranquillité que les hommes m’ont refusé sur la terre… Ne pleure pas, Juliette, ne pleure pas ; je ne suis pas plus malheureux que le 82 navigateur qui, après des périls sans nombre, touche à la fin au port qu’il a tant desiré… Faut-il t’en dire davantage ? je te défends, par toute l’autorité que j’ai sur toi, de songer à me conserver par les moyens infâmes qu’on te propose ; et si j’apprenais ta désobéissance sur ce point, je ne te verrais plus. Eh bien ! mon père, dit Juliette, avec cet élan de l’ame qui annonce qu’elle est remplie d’un projet important, eh bien ! il me reste un moyen de vous sauver, et je cours le mettre en usage. — Qu’il ne soit sur-tout jamais aux dépends de ce que tu dois à Dieu… à toi-même… à Raunai… Songe que je ne voudrais pas ajouter vingt ans de plus à ma carrière, si ce long terme pouvait coûter un seul soupir à ton bonheur où à tes vertus. Juliette sort, et va trouver Raunai. O ! mon ami, lui dit-elle, voici l’instant de me prouver les sentimens que tu m’as juré dès l’enfance… M’aime-tu, Raunai ? te sens-tu capable du plus grand effort de l’humanité pour me prouver ta flamme ? — Ah ! peut-tu croire qu’il puisse exister quelque chose au monde que je ne sois prêt à exécuter pour toi ? — Oui, mon ami, j’en peux douter… Tu trembleras quand je t’aurai tout dit ; et néanmoins, il faudra m’obéir, ou me laisser dans l’affreuse idée que tu n’as jamais aimé ta maîtresse. — Que veux-tu dire, Juliette ? tes discours… l’agitation dans laquelle tu es… tes yeux, où je ne vois plus que du désespoir au-lieu d’amour… tout me fait frémir ; explique-toi. — Songe que je m’immolerai moi-même dans le sacrifice que je vais t’expliquer… Il me coûtera plus qu’à toi ; je m’y résous 83 pourtant ; que mon exemple t’encourage… Raunai, m’aimes-tu assez pour consentir à ne plus me revoir…… assez, pour me perdre à jamais ? — Juste ciel ! — Écoutemoi, Raunai, ne t’alarme pas sans être instruit ; je vais te proposer un acte de vertu : ton âme accepte, je l’entends. Nos bourreaux n’ont qu’un objet ; c’est de savoir quel est le chef… quel est le principal moteur de tout ceci. Vas trouver le duc de Guise ; dis-lui que le seul desir de sauver un ami qui n’est point coupable, t’a fait franchir tous les obstacles qui se trouvaient à pénétrer dans Amboise ; assure-le de l’innocence de mon père ; dis-lui que bien plus craint qu’aimé dans le parti, Castelnau ne s’est jamais occupé que de le trahir et de se donner au roi ; dis-lui que toi seul est au fait de tout, et que sous l’unique clause qu’on rendra le baron à sa fille, tu es prêt à tout révéler. Donne ta liberté pour garant de ta parole ; dis que tu veux remplacer le baron dans les fers, que tu t’offres au supplice qu’on lui a préparé, si tu ne dévoiles pas ce qu’on desire… On acceptera tout ; on ne veut que découvrir les auteurs du complot ; la crainte d’être trompé par toi ne les arrêtera point, puisque tu remplaceras mon père, puisque tu seras dans leurs mains comme lui… Tu vois l’immensité du sacrifice que je te propose, car ils n’arracheront rien de toi, je le sais ; tu mourras donc, mon ami ; c’est à la mort que je t’envoie ; mais n’imagine pas que je te survive, je te suis dans l’obscurité du tombeau ; mon âme y vole avec la tienne. Ce respectable vieillard n’a-t-il pas mérité de jouir de son dernier âge ? N’a-t-il donc pas plus de droit à la vie que ses enfans ? Ah ! le prix de ce que nous allons faire, mon ami, 84 s’offre à nous de toutes parts ; nous le trouverons dans le sein de Dieu, il nous attend pour y couronner cette grande action, elle se conservera dans le souvenir des hommes, ils la graveront dans le temple de mémoire. Raunai, qu’un tel sort est au-dessus des jouissances mondaines ! comme les palmes de l’immortalité sont préférables aux jours obscurs et languissans que nous traînerions sur la terre. Embrasse-moi, fille céleste, embrasse-moi, s’écria Raunai. Ah ! j’aurai donc pu te prouver mon amour, j’aurai donc ; su te convaincre une fois qu’il n’est pas un seul être dans le monde qui sache t’aimer comme je le fais. — Tu consens ? — En doute-tu ?… Homme digne de moi, s’écria Juliette, viens dans mes bras, viens cueillir sur mes lèvres les premiers et les derniers baisers de l’amour… Ah ! quelle âme est la tienne, Raunai, combien je t’aime et combien je t’estime ! N’imagine pourtant pas que je te laisse traîner à l’échafaud sans travailler à ta vengeance, il en coûtera la vie au barbare qui prononcera ton arrêt ; vois ce fer, poursuivitelle, en sortant un poignard de son sein, il ne me quitte pas depuis que je suis dans Amboise, et dès l’instant que tu seras sous les chaînes de mon père, je m’attache aux pas du duc de Guise, il faudra qu’il te sauve ou qu’il périsse luimême… Oh ciel on nous écoute, dit Juliette, en entendant du bruit près du cabinet du jardin où elle avait la liberté d’entretenir son amant… On nous écoute, Raunai, dieu veuille que nous ne soyons point trahis… — Va cours, fais ce que j’exige, et sois certain d’être vengé, avant que je ne m’immole avec toi. 85 Juliette rentra chez madame de Sancerre, sans découvrir la cause de ce qui l’avait effrayée ; elle fit part de son inquiétude à la comtesse, qui l’assura que personne n’avait pu s’introduire dans le jardin pendant qu’on lui permettait d’y recevoir Raunai ; que monsieur de Sancerre et elle, étaient l’un et l’autre trop interressés au mystère, pour ne pas avoir pris toutes les précautions qui pouvaient l’assurer : mais Juliette ne se calma point. Raunai lui obéissait-il ? elle ne devait plus le revoir, et dans ce cas, l’avait-elle assez remercié, lui avait-elle assez fait sentir combien elle était touchée d’un sacrifice aussi grand de sa part ? Si les amans ordinaires n’ont jamais fini de se parler, combien devaient-ils rester à ceux-ci de choses importantes à se dire ? Raunai était loin de balancer ; ce qu’il avait promis lui paraissait tellement fait pour sa belle âme, qu’il n’eut pas un instant de repos, que l’échange ne fût proposé. Dès qu’il est jour, il vole chez le duc de Guise. Vous Raunai, dans ces lieux, lui dit le ministre étonné. — Oui, monsieur le duc, moi-même, et la façon dont j’y viens, met à découvert, ce me semble, les intérêts qui m’y conduisent. Vous faites une injustice, monsieur, je la répare. Le baron de Castelnau que vous retenez dans les fers n’est pas plus coupable que celui des officiers de votre parti qui le servent avec le plus de zèle ; c’était à nous de le punir, puisqu’il a dû nous trahir cent fois ; daignez le rendre à sa malheureuse fille que vous plongez au désespoir, et ne redoutez pas des ennemis aussi peu dangereux que lui. Vous 86 exigez le secret de l’entreprise, monsieur ; moi seul je puis vous le révéler : que le baron soit libre, à l’instant tout vous sera découvert ; n’imaginez pas que je veuille faire échapper une victime de vos mains, pour vous tromper après. Je vous demande la place et les fers du baron, et ma tête est à vous, si je manque au serment que je fais de vous dire tout. Avez-vous réfléchi, Raunai, dit le duc, à l’imprudence de votre procédé ? Avez-vous senti que dès l’instant que vous étiez dans Amboise, vous deveniez prisonnier du roi sans qu’il fut besoin de vous livrer vousmême, et que dès-lors les conditions que vous mettez à nous apprendre ce qu’on desire, devenaient d’autant plus inutiles, que les tourmens nous suffisent pour obtenir de vous ces aveux. Si ma démarche est inconséquente, monsieur, reprit Raunai avec plus de fierté que de prudence, votre discours l’est bien davantage ; il faut bien peu connaître la nation, il faut être, comme vous, étranger dans son sein, pour ignorer qu’on peut tout obtenir du Français par l’honneur, et rien par les supplices ; essayez-les monsieur, que vos bourreaux paraissent, vous verrez s’ils m’arracheront le moindre aveu. — Et quel est l’intérêt que vous prenez à Castelnau ? — Celui qui devrait vous émouvoir, l’envie d’épargner une injustice à l’homme qui conduit l’état ; eh ! monsieur, votre conscience ne vous en reproche-t-elle pas assez, sans vous noircir encore de celle-ci ? des discussions comme celles qui nous divisent, devraient-elles donc coûter autant ? Si les ennemis qui viennent de persécuter trente ans notre patrie, se préparaient à l’accabler encore, peut-être se repentiraiton d’avoir sacrifié tant de braves gens à des divisions qu’un 87 seul mot pourrait arranger. C’est pendant les malheurs de la France qu’on regrette ceux qui savent la servir. L’infortuné baron de Castelnau tant de fois blessé sous vos yeux… tant de fois utile à l’état, ne mérite pas de finir ses jours sur un échafaud ; je vous demande encore une fois sa grâce avec instance, monsieur, et vous renouvelle ma parole de vous dévoiler les choses les plus importantes, quand vous aurez rendu à Juliette le plus cher objet de ses desirs. — Il n’est pas mal-aisé de voir qu’elle seule vous occupe ici. — Oui, je l’adore, je ne m’en cache pas, monsieur ; mais est-ce à l’obtenir que je travaille, et ce que j’entreprends, poursuivit Raunai, en lançant sur monsieur de Guise un regard énergique, ce que je vous propose enfin, peut-il effrayer mes rivaux ? Mon dessein est de lui rendre un père…, un père innocent et qu’elle aime, je vous offre à ce prix l’aveu du secret qui vous intéresse, et vous avez ma vie si je vous en impose. Raunai, vous aimez Juliette, dit le duc, avec un trouble dont il lui fut impossible d’être le maître. — Si je l’aime grand dieu ! elle est l’unique arbitre de mes jours, elle seule dirige mon sort, elle est ma gloire sur la terre, mon espérance dans un monde meilleur… elle est ma vie… elle est mon âme ; elle est tout, monsieur, tout pour l’infortuné qui vous parle. — Vous auriez pu le dire avec plus de détours, vous deviez soupçonner qu’elle était aimée de moi, puisque je l’avais vue, et que vos transports n’étaient plus qu’une offense, dont il ne tient qu’à moi de me venger. Faites, monsieur, faites, répondit fermement Raunai, rendez-vous plus odieux que vous ne l’êtes, achevez de susciter pour ennemis à la France tous les 88 individus qui l’habitent, que tout ce qui respire dans cette belle partie de l’Europe devienne la proie des viles passions qui vous subjuguent, que le citoyen ne prononçant votre nom qu’avec horreur, le maudisse à tous les instans du jour, soyez à-la-fois l’épouvante et l’exécration de la patrie, inondez-là par des fleuves de sang, couvrez-là par des champs de carnage ; mais ne vous flattez pas de triompher toujours, les Français trouveront encore un Marcel qui saura poignarder dans le sein de leur maître, les vils flatteurs qui le gouvernent ; craignez si la voix de l’honneur n’est pas éteinte en vous, d’offrir une seconde fois ces fléaux à la France, immolez jusqu’au dernier de nous ; mais de nos cendres mêmes sortiront des héros qui sauront nous venger[5] . Retirez-vous Raunai, dit le duc, trop bon politique pour ne pas se contenir à des reproches aussi durs et aussi mérités. Je ne puis rien vous dire avant que d’avoir entendu Castelnau… Juliette doit vous savoir gré de ce que vous faites pour elle ? — Elle l’ignore monsieur. — Je veux le croire, quoiqu’il en soit retirez-vous… et du ton de la plus sanglante ironie, il faudra travailler à vous conserver tous ; des officiers aussi pleins d’ardeur doivent être précieux à l’état, et je ne veux pas que vous m’en regardiez toujours comme le tyran. Raunai sortit, fâché de s’être trop livré à des mouvemens, dont son amour et sa fierté l’avaient empêché d’être maître, et craignant qu’un peu trop de chaleur, n’eût plutôt gâté que servi les affaires du baron. 89 Pour monsieur de Guise, il ne tarda pas d’apprendre à son ami Sancerre, tout ce qui venait de se passer ; le comte n’avoua point qu’il savait Raunai dans la ville, mais il persista à engager le duc à des voies de clémence, qu’il croyait indispensables dans la situation des choses. Raunai s’immortalise, dit Sancerre ; ce trait est digne des Romains… Monsieur le Duc, quand la postérité racontera son histoire auprès de la vôtre, elle dira : « Raunai, le brave Raunai, offrit sa tête pour sauver celle du père de sa maîtresse, pendant qu’un duc de Guise, un étranger qui gouvernait l’état, croyait le servir alors par une foule de crimes et d’assassinats journaliers ». Le duc se taisait, mais il était facile de démêler dans ses yeux une sorte de contrainte et d’embarras qui peignait l’agitation de son âme ; ébranlé par des reproches aussi vifs, et qui lui arrivaient de toutes parts, ne pouvant vaincre sa passion, ne se dissimulant pas quel tort elle lui ferait dans l’esprit de la cour, si jamais elle se découvrait, il demandait des conseils au comte ; il rejetait ceux qui ne favorisaient pas ses desirs ; quelquefois il se décidait à des sacrifices, l’instant d’après on n’entendait plus de lui que des menaces ; il s’étonnait qu’on lui résistât ; il voulait en faire repentir ceux qui l’osaient, et ces oscillations perpétuelles, ce flux et ce reflux orageux d’une âme tour-à-tour emportée par l’amour et par le devoir, le rendait le plus infortuné des hommes. Castelnau fut appellé devant ses juges ; quelque dussent être les intentions du duc de Guise, cet interrogatoire était inévitable ; ayant été impossible au baron de revoir sa fille 90 depuis les démarches de Raunai, ses réponses ne purent être analogues aux desirs de ceux qui voulaient le sauver ; il n’y avait rien que n’eût entrepris Raunai pour lui faire part de ses desseins, et pour l’engager à parler d’après les plans concertés entre Juliette et lui ; mais il n’avait pu réussir, Castelnau parut donc et ne put agir que d’après lui. Les deux Guises et le Chancelier assistaient à cette séance. Castelnau débuta par réclamer la parole du duc de Nemours ; il m’a juré, dit-il, de me conduire aux pieds du roi, pourquoi suis-je dans les fers ? Toutes les paroles que Nemours a pu vous donner sont vaines, lui dit le duc de Guise ; il n’y a aucun serment qui puisse être regardé comme sacré quand il est fait à un rebelle ou à un hérétique[6] . Ainsi donc, reprit Castelnau, je ne dois pas parler davantage de la lettre qu’il vous a plu de m’écrire : voilà des supercheries et des trahisons bien atroces envers un officier français ! — On le somma de répondre avec la plus grande justesse à ce qui allait lui être proposé, en le menaçant de la question s’il altérait la vérité. Castelnau se troubla, il pâlit. Vous avez peur baron, lui dit aussitôt le duc de Guise. Monsieur, répondit fermement Castelnau, je n’ai jamais tremblé devant les ennemis de la France, vous le savez ; mais je suis intimidé devant les miens ; peut-être dans le fond de votre âme en savez-vous la raison mieux qu’un autre ; faites-moi rendre mes armes, monsieur le duc, ces armes m’ont fait si long-temps triompher près de vous, et qu’il paraisse alors celui qui pourra m’accuser d’avoir peur…… Ah ! qui sait, monsieur, qui sait si vous ne 91 trembleriez-pas plus que moi, dans le cas où le sort vous mettrait à ma place… N’importe, que l’on m’interroge et je n’en répondrai pas moins juste. Alors, suivant le droit insolent et barbare que les juges croyaient avoir de mentir en pareil cas, on lui dit que Raunai l’avait inculpé. Il répondit que c’était impossible ; on lui fit lecture des dépositions de la Bigue et de Mazère ; il dit que ceux qui s’avilissaient jusqu’à devenir dénonciateurs, perdaient le droit d’être entendus comme témoins. Obligés de se contenter de cette récusation, les juges lui dirent, que professant la religion réformée et ayant été pris les armes à la main, il ne pouvait éviter le dernier supplice qu’en dévoilant les chefs dont il avait suivi les ordres. « Je n’ignore pas, dit Castelnau, que mes juges au nombre desquels je vois mes plus grands ennemis n’ayent, et le pouvoir de me faire périr et toute l’habileté nécessaire à en trouver les moyens ; mais je déteste le mensonge, et rien ne me contraindra à l’employer pour sauver ma vie. Il faut bien peu connaître la nation pour oser accuser des Français du crime que l’on me suppose, non que l’État, ni celui qui le gouverne, ne redoutent rien de nous ; nous ne voulons qu’offrir au souverain la pitoyable situation de la France ; lui faire voir les campagnes désertes ; d’infortunés citoyens arrachés des bras de leurs épouses, traînés dans les plus obscures prisons ; des enfans abandonnés dans les rues, mourans de faim et de misère, réclamant par des cris douloureux des parens que le despotisme leur enlève[7] ; des 92 scélérats profitant de ces troubles pour ravager la France, toutes les parties de l’administration en désordre, la sûreté des chemins négligée, le peuple accablé d’impôts, le malheureux habitant de la campagne attelé lui-même à sa charrue faute d’animaux qui puissent ouvrir le sein de la terre aux chétives semences qu’il va lui confier, et qui ne germeront arrosées de ses larmes que pour devenir la proie d’insolens collecteurs ; le sang du peuple répandu dans toutes les villes, et le royaume enfin à la veille d’être la conquête de l’ennemi : voilà, messieurs, les tableaux que nous devons tracer…… les malheurs que nous voudrions peindre… les fléaux que nous voudrions éviter ! Ces intentions supposent-elles des projets de révolte. Nés Français, nous n’avons pas besoin que personne nous apprenne comment nous devons approcher de nos chefs. Un de nos premiers droits est de réclamer leur justice… de leur faire entendre nos plaintes, nous en usons… mais nous nous armons, dites-vous ? Cela est vrai, un voyageur le peut quand il doit traverser une forêt remplie de brigands : voilà l’excuse de nos armes, et nous la croyons légitime ; rompez les barrières que vous élevez entre le gouvernement et nous, on ne nous y verra plus arriver que des réclamations à la main. Nous les avons posées ces armes, sitôt qu’un général en qui nous croyons pouvoir prendre confiance[8] nous a donné sa parole de faciliter nos desseins ; vous voyez l’estime que nous devons avoir pour des promesses qui n’ont été faites que pour nous tromper, que pour nous ravir des moyens de justification, et pour nous composer de nouveaux crimes ; mais qu’on n’imagine pas que la nation 93 puisse s’abuser long-temps sur les projets des Guises à se frayer un chemin au trône ; il leur faut malheureusement pour y parvenir, le sang et les malheurs du peuple ; on les verra bientôt au comble de leurs vœux. Puissent ceux qui nous suivront se trouver bien de ces dangereux changemens ! si le contraire arrive… et il arrivera, nous aurons au-moins nous autres victimes, immolées par vous aujourd’hui, comme de tendres brebis sans défense ; nous aurons, dis-je, pour consolation dans un monde meilleur, l’idée d’avoir perdu nos jours pour le bonheur de la patrie et pour la prospérité de l’État : voilà ma tête, faites-la tomber sous vos coups ; la voilà, je l’offre et la perds sans regrets ; ce n’est pas mourir que d’emporter avec soi d’aussi flatteuses espérances ; elle est pour vous cette mort où vous croyez nous condamner… pour vous seuls, dont la postérité ne parlera qu’avec horreur, tandis qu’objets de son culte et de son admiration, elle daignera nous faire parvenir encore aux pieds de l’éternel ces hommages flatteurs que son équité rend à qui servit les hommes ». On renouvella les interrogations : Castelnau s’en tint toujours aux mêmes réponses ; on lui tendit des piéges, imaginant le trouver en défaut sur la religion… croyant qu’un guerrier comme lui, plutôt entraîné par l’esprit de parti que par amour de la vérité, serait à coup-sûr mauvais théologien ; on l’interrogea sur le dogme. L’érudition de Castelnau confondit tous ses juges ; parmi plusieurs autres questions, on lui demanda quelle répugnance il avait à croire la présence réelle de la divinité 94 dans l’eucharistie. Monseigneur, dit le baron au cardinal qui lui adressait la parole, ces espèces que vous croyez transubstantiées dans le véritable corps et le véritable sang du fils de Dieu, se corrompent-elles ou non après les paroles du prêtre ? Elles se corrompent, dit le cardinal ; bon, répondit Castelnau : monsieur le duc je vous prends à témoin de l’aveu de votre frère, et vous voudriez messieurs, poursuivit-il, que des espèces qui ne seraient plus matérielles, mais qui selon vous contiendraient le corps et le sang de Notre-Seigneur fussent sujets aux dissolutions…… aux dégradations de la matière ? Ah ! messieurs quelle effrayante idée vous avez de la grandeur de l’Éternel ! sous quel aspect vous osez nous l’offrir ! et comment un gouvernement raisonnable peut-il vouloir cimenter ces blasphêmes absurdes, par le sang précieux des hommes ? Baron, dit le chancelier, il est aisé de voir que vous avez étudié votre leçon. Je me regarderais comme bien méprisable, répondit Castelnau, si ayant à prendre parti dans une affaire qui regarde le salut de mon ame et les intérêts de ma patrie, je m’y étais engagé comme un sot et sans savoir le fond de la question. Lorsque vous fréquentiez la cour, reprit le chancelier, vous me paraissiez moins au fait de toutes ces disputes de controverse. Cela, est vrai, dit le baron, mais j’ai eu des malheurs ; j’ai été fait prisonnier de guerre en Flandre, ces momens de vuide m’ont fait naître l’envie de m’instruire ; je l’ai cru nécessaire, je l’ai fait. À mon retour je passai chez vous, monseigneur, continua le baron en fixant le chancelier ; vous étiez alors dans votre terre de Leuville ; vous me demandâtes à quoi j’avais passé 95 le temps durant ma prison, et lorsque je vous eus répondu que c’était à étudier l’écriture sainte et à me mettre au fait des disputes qui agitaient si fort les esprits, vous approuvâtes mon travail ; vous dissipâtes les doutes qui me restaient ; nous étions, s’il m’en souvient parfaitement d’accord. Comment se peut-il qu’en si peu de temps l’un de nous deux ait tellement changé de façon de penser, que nous ne puissions plus nous entendre ? mais alors vous étiez dans la disgrâce et vous parliez à cœur ouvert. Malheureux esclave de la faveur, pourquoi faut-il que pour complaire à un homme qui peut-être vous méprise, vous trahissiez aujourd’hui votre Dieu et votre conscience ? Le chancelier confondu, ne digéra point ce reproche ; ennemi des Guises et de leur manière de gouverner, il mourut peu après du chagrin d’avoir partagé leurs torts. Le cardinal de Lorraine averti qu’il était très-mal, vint le voir ; Olivier las de feindre se retourna vers le mur, et ne daigna pas même lui dire une parole. Cependant la présence d’esprit et la fermeté du baron fixèrent tous les regards sur lui, et lui attirèrent des partisans. Au-lieu de prononcer son arrêt, le duc le renvoya dans sa prison, mais sans s’expliquer, sans que son ami même, le comte de Sancerre, pût entrevoir ses résolutions. Monsieur de Guise soupçonnait le baron instruit de ses vues sur Juliette, il voyait bien que c’était par prudence que Castelnau n’avait rien révélé sur cela… Que la crainte d’entraîner avec lui sa malheureuse fille, l’avait déterminé à ne point parler de l’intérêt personnel que le duc avait à le 96 condamner, si Juliette en cédant, ne rachetait les jours de son malheureux père. Mais cet adroit ministre déguisa sa façon de penser ; il se contenta d’interdire sévèrement à Raunai et à Juliette la présence du baron de Castelnau. Ce fut alors que Raunai se remontra. Il dit au duc qu’il se rendait à ses ordres, que l’interrogatoire de monsieur de Castelnau étant fait, et que le ministre lui ayant dit de reparaître à cette époque, il venait lui demander instamment la liberté d’un homme… de l’innocence duquel on avait dû se convaincre… la permission de prendre sa place en prison, et à l’échafaud s’il n’éclaircissait sur-le-champ ce que paraissait desirer la cour… c’est-à-dire à l’instant où le baron et sa fille auraient sans nuls dangers quitté le séjour d’Amboise. — Si vous aviez pu vous concerter avec Castelnau, dit le duc, assurément il aurait parlé d’une autre manière ; nous n’avons point encore vu de protestant plus entêté de son erreur ; n’importe, Raunai, j’accepte vos offres ; mais il faut que ce que vous avez à me dire soit révélé devant Juliette et le baron ; ce sont mes ordres, et je ne m’en départirai point ; songez à votre parole pourtant, c’est sur votre tête que va s’appesantir la hache levée sur celle de Castelnau, si vous ne découvrez vos complices et vos chefs. Ma promesse est inviolable, monsieur, répondit Raunai, mais à quoi sert que Juliette se trouve à cet entretien, et qu’espérez-vous que je vous dise devant elle et son père, puisque je ne m’engage à parler que lorsque l’un et l’autre seront hors de ces murs ? Soit, répondit monsieur 97 de Guise, mais il faut avant que je vous entretienne devant eux. — Juliette chez vous… elle… qui me répond ?… dans cette circonstance… des fers à Juliette… la seule idée m’en fait frémir ! — Ai-je besoin de vous pour l’en accabler ? je n’ai qu’un ordre à donner pour en devenir maître. — Oui, vous pouvez tout, homme cruel ; eh bien ! j’obéirai, Juliette sera demain ici, mais si vous abusez de ma confiance, si vous avez l’infamie d’employer ma main pour vous assurer la victime, non-seulement vous n’apprendrez rien de ce que vous desirez savoir, mais nous nous immolerons plutôt tous deux près de vous, que de devenir l’un et l’autre la proie de votre insigne lâcheté. Homme trop favorisé de la fortune, vous ne savez pas ce que le malheur inspire à deux cœurs courageux, ce qu’il suggerre, ce qu’il fait entreprendre ; vous ignorez quelle est l’énergie que le désespoir prête à l’âme, sauvez-nous de l’horreur de vous en convaincre, il n’y aurait ni fers ni supplices qui pussent vous préserver de notre fureur. — Toujours dur et toujours défiant, Raunai, dit le duc… Sortez, souvenez-vous de mes ordres ; souvenezvous que votre mort est sûre, si vous échappez l’un ou l’autre d’Amboise avant que je ne vous parle. — Adieu. Le premier soin de Raunai fut de rendre à Juliette tout ce qui venait de se passer ; il ne déguisa point ses craintes, l’impossibilité qu’il y avait de démêler dans les regards du duc quels pouvaient être ses projets. Ô Juliette, dit Raunai dans la plus extrême agitation, si ce barbare allait nous sacrifier l’un et l’autre ! Si nous avions nous-mêmes aiguisé le fer dont il va trancher le fil de nos jours, sans réussir à 98 sauver Castelnau ? Ne crains rien, dit fermement Juliette ; obéissons et remettons-nous au ciel du soin de nous préserver… Il le fera, il n’abandonne jamais ni le malheur, ni la vertu ; Raunai… fut-il entouré de tous ses gardes, il ne m’échappera pas, s’il veut nous trahir. L’heure est venue… nos deux amans s’embrassent ; ils prennent le ciel à témoin de leur infortune, de leur tendresse… ils l’implorent, ils se jurent de périr ensemble, s’ils sont contraints de céder à la force et se préparent à se rendre chez monsieur de Guise. Juliette aurait bien voulu voir avant le comte de Sancerre, il n’avait point paru chez lui du jour… cette circonstance… celle du bruit entendu dans le jardin… tout cela la troublait, mais elle n’osait témoigner son embarras ; elle sentait le besoin d’inspirer de la confiance à Raunai, et paraissait encore plus courageuse que lui. Dans le trajet de la maison du comte à celle du ministre, il leur fut impossible de ne pas s’appercevoir que des soldats les suivaient et ne les perdaient point de vue. Ô mon ami, dit Juliette à Raunai, en se précipitant dans ses bras un moment avant que d’entrer, sois sûr que quelques puissent être les évènemens, je ne te survivrai pas d’une minute. Ils pénètrent, le duc est seul ; mais des gardes restent en dehors. Raunai, dit monsieur de Guise, j’ai imaginé que la présence de celle que vous aimez ferait plus d’effet sur vous que des tourmens, et que la crainte de l’en voir accablée elle-même, suffirait à vous faire avouer ce que vous prétendez savoir. — Ainsi donc, répondit Raunai, vous 99 abusez de la confiance que vous avez cherché à m’inspirer, et ce que vous avez exigé de moi, n’est que pour me trahir plus sûrement ? Ignorez-vous les conditions auxquelles j’ai consenti de vous instruire ? Avez-vous oublié que la liberté du baron en est la clause essentielle ? — Je n’imaginais pas qu’on dût composer dans les fers. Y sommes nous monsieur, dit Juliette avec fermeté ? Et seriez-vous assez lâche pour nous obliger à le craindre ? Notre sort dépend de Raunai, madame, dit le duc… qu’il parle, ou dans l’instant le cachot du baron va se fermer sur vous. Elle prisonnière, dit Raunai au désespoir… gardez-vous monsieur… ah ! vous avez bien raison, cette menace est plus cruelle que des tourmens… Eh bien ! apprenez… Tais-toi, interrompt Juliette, ne vois-tu pas que c’est un piége ; l’âme des traîtres éclate sur leur figure… elle les décèle. Raunai, reprit le duc, vous m’en avez imposé, je sais tout ; vous n’avez rien à me dire ; votre seule intention était de sauver Castelnau ; lui libre, et vous dans sa prison, cette femme, que mon seul tort, est d’avoir adoré… d’idolâtrer peut-être encore… cette femme dis-je, s’attachait à mes pas, et ne les quittait plus qu’elle n’eût son amant ou ma vie… Ai-je tort Juliette ? — Il n’est pas vrai que ce brave jeune homme ne puisse vous rien apprendre, monsieur ; mais il est certain, dit-elle en faisant étinceller son poignard aux yeux du duc de Guise, il est certain que voilà l’arme qui nous vengeait tous deux, ordonnez son supplice ou mes fers, et vous allez connaître Juliette. Il est donc tems, dit le duc, sans jamais quitter le flegme le plus entier, il est donc temps que je punisse l’insolent subterfuge de cet imposteur, ainsi que vos 100 dédains, madame ; paraissez Castelnau, venez voir les tourmens que je destine à ceux qui vous sont chers… Quel étonnement pour Juliette et Raunai de voir le baron dégagé de ses chaînes ! — Mon ami, mon vieux camarade, lui dit le duc de Guise, que je joigne au plaisir de vous rendre l’honneur et la vie, celui de remettre en vos mains et votre gendre et votre fille. Vivez Castelnau, voilà Juliette… et vous, madame, voilà votre amant, je veux qu’il soit votre époux demain. Juliette…, Castelnau… Raunai, vous ne soupçonnerez plus au moins les vertus impossibles dans l’âme de ceux qui professent ce culte que vous abhorrez ! — Ô grand homme ! Monsieur le duc, dit Raunai, dans le délire du bonheur, jamais la France n’aura de serviteurs qui nous vaillent. — Le duc : Raunai, serai-je votre ami ? — Raunai : Ah ! mon libérateur. — Le duc : Votre ami Raunai, votre ami, et c’est à ce seul titre que je vous conjure d’abandonner des erreurs, dont votre âme sera la triste victime. Raunai, dit impétueusement Castelnau, offre ton sang à notre libérateur… le mien… celui de ton épouse ; mais ne trahis jamais ta conscience ; ne sacrifie point par un désaveu humiliant, dont ton âme serait loin, le bonheur éternel qui t’attend au sein de notre religion pure. Allez mes amis, dit le duc ; vous presser davantage serait perdre le fruit de l’action que vient de me dicter mon cœur. Jouissez de votre grâce et de ma protection, Dieu seul jugera nos âmes. Ah ! monsieur le duc, s’écria Castelnau, en se retirant avec sa fille et son gendre, que cette tolérance précieuse vous éclaire jusqu’à votre dernier soupir, et notre malheureux pays ne verra plus son sein inondé du sang de 101 ses enfans ; ce sang qui n’est dû qu’à la patrie, ne se répandra plus que pour elle, et bientôt la maîtresse du monde, elle verra tomber l’univers à ses pieds. Le comte de Sancerre ne laissa point ignorer à la cour, la grande action du duc de Guise. Les deux reines voulurent embrasser Juliette et Raunai. Ce fut là, qu’on leur permit d’aller jouir en repos, dans leur province de la liberté qu’on leur laissait sous le serment de ne jamais porter les armes contre l’état. Les reines accablèrent Juliette de présens. Anne d’Est même qui n’avait appris une partie des torts de son époux, qu’avec leur sublime réparation, voulut voir sa rivale ; elle la pria en l’embrassant, d’accepter son portrait. Je vous le donne, lui dit cette princesse, afin qu’il ajoute à votre triomphe… afin qu’en vous comparant à lui, vous vous rappelliez chaque jour, combien devait être effrayée celle à qui la noblesse de votre âme rend le bonheur et la tranquillité et qui vous demande à tant de titres, d’être éternellement votre amie. Ce grand trait de la générosité du duc de Guise ne calma pourtant point les troubles. Nous laissons à l’histoire le soin de les apprendre, et nous nous bornons à remener dans leur province, Castelnau, Raunai et Juliette, où la prospérité, l’union la plus intime, les plus longs jours, et les plus beaux enfans, leur composèrent un bonheur solide… digne récompense de leurs vertus… O vous qui tenez dans vos mains le sort de vos compatriotes, puissent de tels exemples vous convaincre que voilà les vrais ressorts avec lesquels on meut toutes les 102 âmes ! les chaînes, les délations, les mensonges, les trahisons, les échafauds, font des esclaves, et produisent des crimes ; ce n’est qu’à la tolérance qu’il appartient d’éclairer et de conquérir des cœurs ; elle seule en offrant des vertus, les inspire et les fait adorer. Nota. Une exactitude trop scrupuleuse à suivre l’histoire n’eut jeté aucune sorte d’intérêt dans cette nouvelle ; il a fallu s’en écarter pour ôter à ce récit appartenant plus au roman qu’à la vérité, l’air de massacre et de boucherie qu’il y a dans nos historiens. Nous avons donc créé les personnages de Juliette de Castelnau et de Raunai, ainsi que le trait du duc de Guise. Raunai et Castelnau existent pourtant dans l’histoire ; tous deux périrent sur les échafauds d’Amboise, et n’agirent point comme nous les présentons, à l’exception néanmoins de Castelnau dont l’interrogatoire ici ressemble assez à celui de l’histoire. On a fort peu parlé du prince de Condé, parce qu’il agit peu dans Amboise, il y est ou trop grand, ou absolument inactif ; comme trop grand il eut écrasé Castelnau et Raunai sur lesquels nous voulions répandre l’intérêt ; comme inactif, il n’eut que du froid dans une anecdote…… la plus ingrate de nos annales, pour en sortir, une action nerveuse et dramatique, comme doit l’être celle d’une nouvelle historique. 103 1. ↑ Le duc François de Guise, dans son contract de mariage avec Anne d’Est, fille du duc de Ferrare et de Renée de France, ce qui le rendait oncle du roi, prend la qualité de duc d’Anjou, fondée sur la prétention qu’avait cette maison de descendre d’Iolande, fille de Renée d’Anjou ; c’est celui-là, et le même dont il s’agit ici, qui fut assassiné devant Orléans ; il fut la tige de la branche de Mayenne, éteinte en 1621, et père de Henri massacré à Blois ; le fils de Henri, nommé Charles, fut père de Henri, duc de Guise, qui souleva la ville de Naples et qui n’eut point d’enfans. La postérité de ses frères a fini en 1675. (voyez de Thou, et Hainault). 2. ↑ Il fut tué par un page du jeune Pardaillan : celui-ci l’ayant rencontré dans la forêt de Château-Renaud, courut sur lui le pistolet à la main ; la Renaudie passa deux fois son épée au travers du corps de Pardaillan, dont il était cousin. Le page décharge sur-le-champ son arquebuse sur la Renaudie et l’étend sur le corps de son maître. On apporta le cadavre de la Renaudie à Amboise, on l’attacha à une haute potence au milieu du pont, avec cette inscription : « La Renaudie, dit la forêt, chef des rebelles ». 3. ↑ Voilà comme germaient déjà dans ces ames fières les premières semences de la liberté. 4. ↑ L’évènement où Henri de Guise, un des enfans d’Anne d’Est fut assassiné à Blois, ne rendait-il pas cette très-véritable complainte une sorte de prédiction ? 5. ↑ Raunai parle ici de l’anecdote de 1358, pendant que Charles V était régent du royaume lors de la prison du roi Jean après la bataille de Poitiers. Les mécontens de la capitale ayant à leur tête Étienne Marcel, prévôt des marchands, massacrèrent dans la chambre même du dauphin régent, et à ses pieds, Robert de Clermont, maréchal de Normandie, et Jean de Conflans, maréchal de Champagne. C’est ce Marcel qui la même année voulut livrer Paris aux Anglais ; mais comme il s’avançait vers la Porte Saint-Antoine ; Maillard, fidèle citoyen, dont la statue devrait être érigée sur le lieu même, sauva la ville et assomma le traître d’un coup de hache. Nous avons bâti beaucoup d’églises depuis, et pas un malheureux piédestal à cet homme célèbre. 6. ↑ Le conseil de guerre présidé par le maréchal de Saint-André l’avait décidé de cette manière. 7. ↑ Peu avant ces troubles il y avait eu des enlèvemens d’enfans qui n’avaient point la religion pour cause ; on voyait dans les campagnes les 104 mères éplorées s’enfuir en pressant leurs enfans dans leur sein ; d’autres les cachaient dans des trous, dans des buissons où elles revenaient les chercher après ; la désolation était générale, on ne sut jamais trop le véritable sujet de ces rapts ; on les trouve à quatre différentes époques dans les annales secrètes de la monarchie ; une fois sous la première race, ensuite sous Louis XI, sous François II et sous Louis XV. On en a douté, mais à tort, ils ont eu lieu très-certainement à chacune de ces époques. 8. ↑ Le duc de Nemours. 105 L A D O U B L E É P R E U V E. I L y a long-temps que l’on a dit que la chose du monde la plus inutile, était d’éprouver une femme ; les moyens de la faire succomber sont si connus, leur faiblesse si sûre, que les tentatives deviennent absolument superflues. Les femmes, ainsi que les villes de guerre, ont toutes un côté hors de défense ; il ne s’agit que de le chercher. Est-il 106 découvert, la place est bientôt rendue ; cet art ainsi que tous les autres, a des principes, desquels on peut déduire quelques règles particulières, en raison des différens physiques qui caractérisent les femmes qu’on attaque. Il y a cependant quelques exceptions à ces règles générales, et c’est pour les prouver qu’on écrit cette histoire. Le duc de Ceilcour, âgé de trente ans, plein d’esprit, d’une figure charmante, et ce qui vaut mieux que tous ces avantages, parce que celui-là fait valoir tous les autres, possédant huit cents mille livres de rente qu’il dépensait avec un goût et une magnificence dont il n’était aucun exemple, avait, depuis cinq ans qu’il jouissait de cette prodigieuse fortune, mis sur sa liste au moins trente des plus jolies femmes de Paris, et comme il commençait à se lasser, avant que d’être tout-à-fait insensible, Ceilcour voulut se marier. Peu satisfait des femmes qu’il avait connues, n’ayant rencontré dans toutes que de l’art au-lieu de franchise, de l’étourderie au-lieu de raison, de l’égoïsme au-lieu d’humanité, et du jargon au-lieu de bon sens… les ayant toutes vu se rendre aux seuls motifs de l’intérêt ou du plaisir, n’ayant trouvé dans leur possession que de la pudeur sans vertu, ou du libertinage sans volupté, Ceilcour devint difficile, et pour ne se point tromper dans une affaire d’où dépendait le repos et le bonheur de sa vie, il se résolut de mettre en usage à-la-fois et tout ce qui pouvait séduire et tout ce qui, sa victoire assurée, pouvait, en détruisant 107 l’illusion à laquelle il la devait peut-être, le convaincre de ce qui réellement lui avait valu sa conquête. Cette sorte de manœuvre était sûre pour le conduire à une appréciation raisonnable ; mais que de dangers l’entouraient ; y avait-il une femme au monde qui pût résister à l’épreuve ? et si l’ivresse des sens où Ceilcour voulait la plonger d’abord, parvenait à la lui livrer, résisterait-elle à la chûte du prestige, aimerait-elle enfin Ceilcour pour lui-même, ou n’aimerait-elle en lui que son art ? La ruse était bien dangereuse ; plus il le sentait, plus il était déterminé à s’abandonner sans retour à celle dont le désintéressement serait assez reconnu pour n’aimer de lui que lui-même et pour mettre au néant le faste dont il allait s’entourer dans le dessein de la séduire. Deux femmes fixaient alors ses regards, et ce fut à elles qu’il s’arrêta, déterminé à choisir celle des deux qui lui montrerait le plus de franchise, et surtout de désintéressement. L’une de ces femmes se nommait la baronne Dolsé ; elle était veuve depuis deux ans d’un vieux mari qui l’avait épousée à seize, et ne l’avait gardée que dix-huit mois, sans en obtenir d’héritier. Dolsé avait une de ces figures célestes dont l’Albane caractérisait ses anges. Elle était grande… fort mince… un peu de flottement et de nonchalance dans la tournure… Cette espèce d’abandon dans les manières annonçant presque toujours une femme ardente, qui plus occupée de sentir que de paraître, ne semble ignorer qu’elle est belle, 108 que pour le prouver plus sûrement. Un caractère doux, une âme tendre, un esprit un peu romanesque, achevaient de rendre cette femme la créature la plus séduisante qu’il y eût pour lors à Paris. L’autre,la comtesse de Nelmours, également veuve, et âgée de vingt-six ans, avait un genre de beauté qui n’était pas le même ; une physionomie marquée, des traits un peu à la romaine, de très-beaux yeux, une taille haute et remplie, plus de majesté que de gentillesse, moins d’agrémens que de prétentions, un caractère exigeant et impérieux, un penchant excessif au plaisir, beaucoup d’esprit, un assez mauvais cœur, de l’élégance, de la coquetterie, et par devers elle, deux ou trois aventures, pas assez décidées pour ternir sa réputation, mais trop publiques néanmoins pour ne pas la faire accuser d’imprudence. En n’écoutant que sa vanité ou son intérêt, Ceilcour n’eut point balancé. La possession d’aucune femme à Paris n’était flatteuse comme celle de madame de Nelmours. L’entraîner à un second hymen, était une espèce de victoire à laquelle personne n’osait prétendre ; mais le cœur n’écoute pas toujours cette foule de considérations, dont l’amour-propre se nourrit ; il les laisse observer à l’orgueil, et se décide sans le consulter. C’était l’histoire de monsieur de Ceilcour. Quoiqu’il se sentît un goût assez vif pour madame de Nelmours, éclairant le sentiment qu’il éprouvait, il y reconnaissait plus d’ambition que de délicatesse, et beaucoup moins d’amour que de prétention. 109 Examinait-il au contraire l’impulsion qui l’entraînait vers l’intéressante Dolsé, il n’y trouvait qu’une tendresse pure, dégagée de tout autre motif. Peut-être, en un mot aurait-il desiré qu’on le crût l’amant de Nelmours ; mais ce n’était que de Dolsé dont il voulait devenir l’époux. Cependant, déjà beaucoup trop trompé à l’extérieur des femmes, malheureusement bien sûr qu’on ne les connaît guères mieux en les ayant, se défiant de ses yeux, n’en croyant plus son cœur, ne s’en rapportant qu’à sa tête, le duc voulut sonder le caractère de ces deux femmes, et ne se décider, comme nous l’avons dit, que pour celle dont il lui deviendrait impossible de douter. En conséquence de ces projets, Ceilcour se déclara premièrement à Dolsé ; il la voyait souvent chez une femme où elle soupait trois fois la semaine ; cette jeune veuve l’écouta d’abord avec surprise, et bientôt avec intérêt ; indépendamment de ses richesses… titre futile aux yeux d’une femme comme la baronne, Ceilcour avait tant d’agrémens et de gentillesse dans l’esprit, une figure si délicieuse, des grâces si touchantes… tant de séduction dans les manières, qu’il était bien difficile qu’une femme pût lui résister long-temps. En vérité, disait madame de Dolsé à son amant, il faut que je sois bien faible ou bien folle pour avoir pu croire que l’être le plus fêté de Paris, ait pu se fixer près de moi ; c’est un petit moment d’orgueil dont il faudra que je sois bientôt punie ; mais si cela est, dites-le moi ; il y aurait une injustice affreuse à tromper la femme la plus franche que 110 vous ayiez trouvé de votre vie. — Moi vous tromper ! belle Dolsé… avez-vous pu le croire ? Qu’il serait méprisable celui qui l’essaierait avec vous ; la fausseté se conçoit-elle auprès de la candeur ?… Le crime peut-il naître aux pieds de la vertu ? Ah ! Dolsé, croyez aux sentimens que je vous jure, animés par ces regards charmans où j’en puise l’ardeur, peuvent-ils avoir d’autres bornes que ma vie ? — Ces propos sont ceux que vous tenez à toutes les femmes ; croyez-vous que je n’en connaisse pas le jargon ? il s’agit bien de dire ce qu’on pense avec elles ; le sentiment et l’art de séduire sont deux choses bien différentes ; et à quoi bon les frais du premier, quand vous réussissez par le second ? — Non, Dolsé, non, vous ne devez pas savoir comme on trompe, il est impossible que jamais on vous l’ait appris ; l’amant assez froid pour mettre en systême l’art de séduire, n’oserait tomber à vos genoux ; un rayon de vos yeux enchanteurs en détruisant ses projets de victoire, n’en ferait incessamment qu’un esclave, et le dieu qu’il aurait bravé, l’enchaînerait bientôt à son culte. Un son de voix si flatteur, tant d’élégance dans la parure, tant de moyens de plaire en un mot, soutenaient si bien ces discours, les animaient tellement, leur prêtaient une si vive énergie, que l’âme sensible de la petite Dolsé n’appartint bientôt plus qu’à Ceilcour. Dès que le frippon la sut là, il attaqua promptement la comtesse de Nelmours. Une femme aussi consommée, aussi remplie d’art et d’orgueil, exigeait des soins d’un autre genre. Ceilcour, dont le dessein d’ailleurs était de les éprouver toutes deux, 111 ne se sentant pas pour celle-ci un penchant aussi décidé que pour l’autre, avait un peu plus de peine à lui parler le langage de l’amour. Ce qui n’est dicté que par l’esprit, peutil avoir la même chaleur que ce qui n’est inspiré que par l’âme ? Quelque fût néanmoins la différence des sentimens de Ceilcour pour l’une et l’autre de ces femmes, ce n’était qu’à celle qui résisterait à l’épreuve méditée, qu’il était résolu de se rendre. Nelmours y résisterait-elle ? Eh bien ! elle avait assez de charmes pour le consoler de sa rivale, et dès quelle aurait eu plus de sagesse, elle deviendrait bientôt la plus chérie. Mais que devenez-vous donc, madame, dit un soir Ceilcour à celle-ci ? Je crois que vous vous avisez de vivre dans la retraite ; il n’était pas autrefois une promenade… pas un spectacle que vous n’embellissiez ; on y volait pour vous y voir ; les quittiez-vous, tout devenait désert… Et pourquoi donc s’isoler ainsi ? Est-ce misanthropie, est-ce arrangement ? — Arrangement, j’aime le mot ; et avec qui, s’il vous plaît, prétendez-vous que je m’arrange ? — Je l’ignore ; mais je connais bien celui qui voudroit s’arranger avec vous. — Ne me le nommez pas, je vous prie ; j’ai tous les arrangemens dans une haine… — Qui n’est pas irréconciliable ? — Mais je crois que vous me prenez pour une coquette ? — Est-ce le nom qui convient à la femme la plus délicieuse dont l’existence puisse se concevoir ? Si cela est, je vous le donne… Et la comtesse jetant sur le duc de Ceilcour des regards tendres, quelle en éloignait aussi- 112 tôt… En vérité, répondit-elle, vous êtes l’homme le plus dangereux que je connaisse ; je m’étais promis cent fois de ne jamais vous voir et… — Eh bien ! est-ce le cœur qui détruit les projets de la raison ? — Non, rien de tout cela ; je conçois des projets sages, et puis mon inconséquence les trouble ; voilà tout ce que c’est ; analysez cela comme bon vous semblera, et sur-tout n’y voyez rien en votre faveur. — En songeant à me le défendre, vous avez donc cru qu’il était possible qu’il y eût là quelque chose pour mon orgueil ? — Ne connais-je pas les gens à prétention comme vous ; la certitude où ils sont de plaire, leur fait toujours croire qu’il est impossible qu’ils n’y réussissent ; les plus légers propos d’une femme leur paraissent des déclarations, un coupd’œil est une défaite, et leur vanité toujours prête à saisir nos faiblesses, n’y voit jamais que des triomphes. — Oh ! que je suis loin de penser ainsi. — Mais c’est que vous auriez grand tort. — Et comme je ne veux pas m’en souffrir près de vous… — Vous croyez donc que je ne vous les pardonnerais pas ? — Qui sait jusqu’où va votre courroux ?… Je le risquerais pourtant, si j’étais bien sûr du pardon. — Vous mourez d’envie de me faire une déclaration d’amour. — ; Moi ?… pas un mot ; je serais l’homme le plus gauche si je voulais l’entreprendre… En vous voyant, je connaîtrais bien tout l’empire de ce sentiment dont vous parlez ; il m’animerait auprès de vous, il embrâserait mes sens… quelque envie que j’eusse de m’en défendre… mais s’il fallait vous avouer tout cela, je ne trouverais jamais d’expression, aucune ne peindrait à mon gré ce que vous m’inspireriez si bien, et je serais 113 contraint à brûler sans pouvoir jamais peindre ma flamme. — Eh bien ! ce n’est donc pas là une déclaration ? — Voulez-vous le prendre comme cela… il est inoui alors ce que vous m’épargnerez de peine. — En vérité, monsieur, vous êtes l’homme le plus insupportable que j’aie jamais vu de mes jours. — Eh bien ! mais voyez ce qu’est l’empire de la reconnaissance dans une belle âme… je cherche à vous plaire, et vous m’accablez. — À me plaire ? vous en êtes à cent lieues ; n’est-il pas bien plus naturel de dire tout simplement à une femme si on l’aime ou si on ne l’aime pas, que d’employer avec elle cet inintelligible jargon par lequel vous cherchez à me prendre ? — Mais à supposer que ce fût-là mon projet, je ne vous tromperais plus dès que je serais deviné. — C’est-à-dire qu’il faut que ce soit moi qui vous dise si vous m’aimez ou non ? — Il faut au moins que vous me laissiez voir si je ne vous affligerais pas trop en osant vous le dire. — Est-ce qu’on s’afflige de ces choses-là ? — Et vous intéresseraient-elles ? — C’est selon. — Vous êtes encourageante. — Ne l’ai-je pas dit, il, faudra que je me mette à ses genoux. — Ou que vous ne vous fâchiez pas de me voir tomber aux vôtres… Et Ceilcour se jetant aux pieds de sa belle maîtresse en disant ces mots, pressait amoureusement les mains de cette femme charmante et les accablait de baisers. Voilà encore une bonne étourderie de ma part, dit Nelmours en se levant… je ne serai pas huit jours à m’en repentir. — Ah ! ne prévoyez pas les malheurs de l’amour avant que d’avoir goûté ses plaisirs. — Non, non, le plus simple est de ne jamais cueillir de roses quand on craint, comme moi les épines… Adieu, 114 Ceilcour… Où soupez-vous ce soir ? — Le plus loin de vous que je pourrai. — Eh ! pourquoi donc ? — C’est que je vous crains. — Oui, si vous m’aimiez ; mais vous venez de dire que non, — Je serais le plus malheureux des hommes si vous pensiez jamais ainsi… Et comme à ces mots la comtesse s’élançait dans sa voiture, il fallut se séparer ; mais ce ne fut pas sans faire promettre au duc de Ceilcour de venir dîner le lendemain chez elle. Pendant ce temps l’intéressante Dolsé, bien loin de croire son amant aux pieds d’une autre, se repaissait du bonheur d’en être aimée ; elle ne concevait pas, disait-elle à celle de ses femmes qui possédait le plus sa confiance, comment avec si peu d’attraits, elle avait pu réussir à captiver l’homme le plus aimable qu’il y eût au monde… par où méritait-elle ses soins ?… Comment ferait-elle pour les conserver ?… Mais si jamais le duc était volage, n’en mourrait-elle pas de douleur ? Rien de plus réel que ce que disait cette charmante petite femme, bien plus éprise quelle ne se le croyait ; l’inconstance reconnue de Ceilcour fut devenue sans doute le coup le plus affreux qu’elle eût pu recevoir. Pour la comtesse de Nelmours, point de tragique dans ses sentimens, elle étoit flattée d’une conquête comme celle qu’elle venait de faire ; mais elle n’en perdait pas le repos. Ceilcour la prenait-il à titre de maîtresse, le plaisir d’humilier vingt rivales, était une jouissance délicieuse pour son orgueil… l’épousait-il ? il était divin de devenir la femme d’un homme qui possédait huit-cents mille livres de 115 rentes ; ainsi l’intérêt ou la vanité dans elle, faisait tous les frais de l’amour ; mais malgré cela ses projets de résistance n’en étaient pas moins combinés, si le duc n’en voulait faire qu’une maîtresse, il était essentiel de le faire languir ; plus il chercherait à se rendre digne de lui plaire, plus tous les yeux se fixeraient sur elle. Et se rendant tout de suite, ce pouvait être l’affaire de deux jours, et au lieu d’un triomphe, elle ne trouverait que de l’humiliation. De quelle plus grande importance ne devenait-il pas encore de se bien défendre dans la supposition que Ceilcour eut le mariage pour but ; ne renoncerait-il pas à ce projet, s’il obtenait des mains de l’amour, ce qu’il ne desirait tenir que de l’hymen ? Il fallait donc le démêler, le retenir… le modérer, s’il s’enflammait par trop… le ranimer s’il s’échappait… Ainsi la ruse, la coquetterie, l’art et la fausseté devaient être les armes dont il fallait qu’elle se servît, pendant que la tendre Dolsé, toute livrée à sa candeur, n’allait montrer que de la vérité…… de l’innocence et de la tendresse ; mais la comtesse était seule, en formant tous ces projets : nous allons bientôt voir, si ce qu’une femme comme elle, résout dans le silence des passions, s’exécute de même quand on les enflamme. Telle était la situation des choses, quand le duc décidé à la première partie de son épreuve, se détermine à débuter par la baronne. On était alors au mois de juin, époque où la nature se développe avec tant de magnificence. Ceilcour invite la baronne à venir passer deux jours dans une terre superbe qu’il avait aux environs de Paris, où son intention 116 était de la séduire par tout ce qu’il pourrait inventer de plus élégant, et de connaître assez son âme dans cette première aventure pour pouvoir deviner d’avance quel seroit l’effet de l’épreuve qu’il tenterait ensuite au dénouement. Ceilcour le plus galant, le plus magnifique des hommes, et l’un des plus riches, n’épargna rien pour rendre la fête qu’il destinait à Dolsé, aussi agréable que magnifique ; la comtesse, qui ne devait pas être du voyage, en ignora jusqu’au projet, et le duc avait eu soin de ne composer le fond de la société qu’il destinait à la baronne, que de femmes tellement au-dessous d’elle, qu’aucune ne fût surprise de l’encens qu’il allait offrir à ses pieds ; quant aux hommes, le duc en était sûr… Tout allait donc fléchir devant l’idole, sans qu’il en résultât rien qui pût alarmer l’amant, ni rien qui dût éclipser la maîtresse. Dolsé se nommait Irène : un bouquet offert à cette aimable veuve le jour de sa fête, était le prétexte du divertissement préparé. Elle arrive : à une lieue du château on quittait la route pour entrer dans les avenues. Un char de nacre, formant une espèce de trône recouvert d’un pavillon verd et or, attelé de six cerfs ornés de fleurs et de rubans, conduit par un jeune garçon représentant l’amour, attendait la baronne au bord du chemin ; elle est enlevée de sa voiture, et portée sur ce trône par douze jeunes filles sous l’emblème des jeux et des ris ; cinquante chevaliers armés à l’antique escortent le char, la lance en arrêt, et tout arrive en fendant les airs. 117 À peine dans les cours du château, une grande femme habillée comme dans les temps de la chevalerie, escortée de douze pucelles[1] et précédée de Ceilcour, vient recevoir la baronne au sortir de son char, et l’accompagne jusqu’au bas du perron. Notre héros vêtu en chevalier, plus beau que Mars sous cet accoutrement, et qu’on eût pris pour le brave Lancelot du lac, cette étoile de la table ronde, fléchit un genou devant la baronne, dès qu’il la voit entrer, et l’introduit dans les appartemens. Là, tout est préparé pour un de ces festins qu’on nommait autrefois cour plénière, les salles étaient remplies de tables diversement arrangées. Aussitôt que Dolsé paraît, les fanfares se font entendre, les haut-bois, les flûtes, les ménétriers commencent des aubades ; les jongleurs viennent faire mille tours charmans, et les troubadours chantent de toutes parts les louanges de l’héroïne célébrée. Elle pénètre enfin avec son chevalier dans une dernière salle où l’attendait le repas le plus délicieux, servi sur une table fort basse entourée de lits de repos. Les pucelles présentent à laver dans des aiguières d’or, contenant les plus doux parfums, et leurs beaux cheveux traînans servent à s’essuyer[2] . Alors chaque chevalier prend une dame pour manger à sa même assiette[2] , et comme l’on imagine aisément, Ceilcour et Dolsé se trouvent bientôt ensemble. Au dessert les troubadours reparaissent et viennent encore amuser la baronne par des couplets et des impromptus. Le repas fini, on passe dans une lice préparée : c’est une plaine immense, de laquelle des pavillons superbes ornent 118 le lointain ; mais la partie destinée aux combats est environnée d’amphithéâtres recouverts de tapis verts et or. Les héraults d’armes parcourent la carrière, en annonçant un tournois où sera fait prouesse. Les juges du camp viennent visiter la lice. Rien n’égale la beauté de ces préparatifs, et principalement du coup-d’œil ; d’une part on voit des trophées, qu’on peut à peine fixer par l’éclat des rayons du soleil qu’ils réfléchissent de tous côtés. Ailleurs, des chevaliers qui s’arment, qui s’essayent : un peuple innombrable, et pendant que les yeux émerveillés, ne savent où se porter de préférence, l’air retentit au loin de la multitude d’instrumens dispersés dans chaque coin de la plaine, auquel se joint le bruit confus des applaudissemens et des acclamations. Cependant les femmes garnissent les gradins, la baronne donne le signal, et des joutes à la foule[3] commencent le tournoi. Cent chevaliers verts et or sont les tenans, ils portent les couleurs de la baronne ; un égal nombre rouge et azur, sont les assaillans ; ceux-ci partent avec impétuosité, on dirait que leurs coursiers ne trouvant pas la terre assez prompte pour les porter à l’ennemi, viennent de s’élancer dans les airs. Ils fondent sur les tenans… les cavaliers se mêlent, les chevaux hennissent… les armes se brisent, les uns terrassent leurs ennemis, d’autres mêlés dans la poussière, ne se distinguent plus que par les efforts qu’ils font pour s’empêcher d’être accablés. À ce désordre effrayant, se mêlent le bruit des tambours, les cris de l’assemblée ; tous les guerriers des quatre coins du monde 119 semblent s’être réunis dans cette plaine pour s’immortaliser sous les yeux attentifs de Bellone et de Mars. Ce combat dont les verts sont sortis victorieux cesse pour faire place aux joutes réglées. Des chevaliers de toutes couleurs, chacun conduit par sa dame, tenant en lesse avec des nœuds de fleurs le coursier de son amant, s’avancent les uns contre les autres, et combattent ainsi quelques, heures. Un héros se présente à la fin, il est vêtu de vert, il défie tout ce qui paraît dans la lice… il annonce fièrement que rien n’égale la beauté de Dolsé ; on le lui dispute, et plus de vingt guerriers terrassés par lui sont obligés d’aller s’avouer vaincus aux pieds de l’héroïne de Ceilcour, qui leur impose à tous différentes conditions remplies dès l’instant par eux. Cette première partie du spectacle ayant occupé tout le jour ; madame de Dolsé qui n’avait pas encore eu le temps de se reconnaître, est conduite dans son appartement où Ceilcour lui demande permission de venir la reprendre dans une heure, pour lui faire voir ses jardins pendant la nuit ; cette proposition alarme un instant la naïve Dolsé… Oh ! ciel, lui dit Ceilcour, ne connaissez-vous donc pas les loix de la chevalerie ; une dame est dans nos châteaux en sûreté comme dans son propre hôtel ; l’honneur, l’amour et la décence, voilà nos loix, voilà nos vertus ; plus la beauté que nous servons nous enflamme, plus le respect nous enchaîne à ses pieds. Dolsé souriant à Ceilcour, promet donc de l’accompagner partout où il aura dessein de la conduire, et chacun va se préparer au second acte de cette agréable fête. 120 À dix heures du soir, Ceilcour vient chercher l’objet de ses soins ; les coquillages de feu qui éclairaient la route que l’on devait suivre, formaient par différens cordons de lumière les deux noms enlacés de l’amant et de la maîtresse au milieu des attributs de l’amour. Ce fut ainsi que l’on arriva à la salle du spectacle français où les principaux acteurs de ce théâtre représentèrent le Séducteur et Zénéïde ; au sortir de la comédie on passa vers une autre partie du parc. Là se trouve une salle de festin délicieuse, dont le dedans n’est décoré que de guirlandes de fleurs naturelles, entrelacées d’un million de bougies. Pendant le repas, un guerrier monté et armé de toutes pièces paraît, et vient défier un des chevaliers qui se trouve à table ; celui-ci se lève, on le revêt de ses armes, les deux combattans montent sur une esplanade en face de la table du souper, et donnent aux dames le plaisir de les voir se battre de trois différentes manières ; cela fait, on apperçoit revenir en foule les jongleurs, les troubadours, les ménétriers, et chacun dans son art amuse le cercle jusqu’à la fin du repas ; mais tout se rapporte à Dolsé ; pantomime, vers, musique, tout la chante, tout la célèbre, tout est analogue à ses goûts, il n’est absolument question que d’elle. Loin d’être insensible à tant de délicatesse, ses yeux remplis d’amour et de reconnaissance peignent à son chevalier les sentimens dont elle est agitée… Beau sire, lui dit-elle naïvement, en vérité si nous étions encore dans ces temps si renommés, je crois que vous m’auriez choisi pour 121 votre dame… Ange céleste, lui répondait tout bas Ceilcour, en quelque temps que nous eussions vécu, nous étions destinés l’un pour l’autre ; laissez-moi jouir du charme de le croire, en attendant celui de vous en convaincre. Après le souper on passa dans une salle différente, et celle-ci ornée sans art, offre au naturel les diverses décorations nécessaires à deux charmans opéra de Monvel, que l’élite des comédiens italiens y exécute sous les yeux mêmes de l’aimable auteur de ces deux pièces, qui, plus honnête encore dans la société, qu’il n’est délicieux dans ces naïfs et charmans ouvrages, avait bien voulu se charger des desseins et de l’exécution de cette fête brillante. L’aurore vient éclairer le dénouement de la seconde pièce, et l’on rentre au château. Madame, dit Ceilcour à la baronne, en la ramenant chez elle ; pardon si je ne peux vous accorder que très-peu d’heures de sommeil ; mais les chevaliers de cette fête, qui ne sont animés que par vos yeux, qui ne combattent avec ardeur que quand ils ont mérité vos éloges, ne veulent point entreprendre demain la conquête importante de la tour aux géans, qu’ils ne soient sûrs de votre présence… leur refuseriez-vous cette faveur ? Plus instruit qu’eux, de ce qui doit terminer cette singulière aventure, je ne dois pas même vous laisser ignorer que cette présence toujours si desirée partout devient ici très-essentielle ; le chevalier aux armes noires, géant furieux de cette tour, qui nous désole lui et les siens depuis bien des années… qui quelquefois vient faire des courses jusqu’aux portes mêmes de mon château ; ce 122 chevalier dangereux enfin, obligé de céder à l’ascendant de son étoile, perdra la moitié de ses forces sitôt qu’il aura vu vos charmes ; paraissez-donc belle Dolsé, et que ce qui vous entoure puisse dire avec moi, qu’en fixant à jamais l’amour et le plaisir dans nos heureux climats, vous y avez en même temps ramené le calme et la tranquillité. Je vous suivrai toujours, chevalier, dit la baronne, et puisse ce calme dont vous croyez que je dispose, se trouver plus sûrement dans tous les cœurs qu’il ne règne à présent dans le mien. Deux grands yeux bleux pleins de flamme se fixent, en disant ces mots, sur ceux de Ceilcour, et portent au fond de son cœur des traits divins qui ne s’éteignirent jamais. Madame de Dolsé se coucha dans une grande agitation ; tant de délicatesse, de soins, de galanterie, de la part d’un homme quelle idolâtrait, achevaient de plonger ses sens dans une sorte de délire, qu’elle n’avait jamais éprouvé ; et comme après des choses aussi éclatantes, il lui paraissait impossible que celui qui l’occupait uniquement ne brûlât pas du même sentiment, elle se livra sans défense à une passion qui ne paraissait plus lui offrir que des délices, et qui lui préparait pourtant bien des maux. Pour Ceilcour, ferme dans son projet d’épreuve, quelque profondeur qu’eût la plaie que venaient d’ouvrir les tendres regards d’une aussi jolie femme, il résista et se promit plus fermement que jamais de ne se rendre qu’à la plus digne de l’enchaîner éternellement. 123 Dès neuf heures du matin, les clairons, les cimballes, les cors, les trompettes, appellent les chevaliers aux armes et réveillent la baronne… trop émue pour avoir passé une bonne nuit, elle est bientôt préparée au départ ; elle descend, Ceilcour l’attendait ; cinquante chevaliers verts armés de toutes pièces, prennent aussitôt les devants ; la baronne et Ceilcour suivent dans une calèche de même couleur, traînée par douze petits chevaux sardes également peints en vert, revêtus de harnois de velours piqué d’or. À peine a-t-on atteint la forêt où le chevalier aux armes noires faisait sa résidence à près de cinq lieues du château de Ceilcour, que l’on voit six géans armés de massues, montés sur des chevaux énormes, abattant à leurs pieds les quatre chevaliers qui galopaient à l’avant-garde. Tout s’arrête : Ceilcour et sa dame s’avancent à la tête du détachement, et delà, part un hérault d’armes avec l’ordre de demander au géant de la tour noire, l’un de ceux qui venaient de paraître, s’il sera assez incivil pour refuser l’entrée de ses états à la dame du soleil, venant lui demander à dîner avec le chevalier aux armes vertes, qui a l’honneur de la servir. Le hérault s’avance : le chevalier noir s’approche également de la lisière du bois ; sa taille, sa massue, son cheval, sa figure, ses gestes… tout en impose, tout est effrayant ; l’entrevue se passe aux yeux de l’un et l’autre parti, et le hérault revient dire que rien ne peut fléchir Catchukricacambos. Les traits lumineux de la dame du soleil, avait-il dit, ont déjà ravi la moitié de ma puissance, je 124 l’éprouve, rien ne résiste au pouvoir de ses yeux ; mais ce qui reste de ma liberté m’est trop cher pour consentir à le perdre, sans le défendre ; courez-donc dire à cette dame, avait ajouté le géant, qu’elle n’aura rien de moi qu’elle ne l’obtienne par la force, et assurez-là que je combattrai avec autant d’ardeur les guerriers qui l’accompagnent, que j’éviterai des regards… dont il ne faudrait qu’un rayon pour m’enchaîner à ses genoux. Au combat… au combat, mes amis, s’écrie Ceilcour, en s’élançant sur un cheval superbe ; et vous, madame, suiveznous de près, puisque vos yeux doivent nous assurer la victoire ; avec un ennemi aussi puissant que celui que nous allons combattre, il est bon d’employer à-la-fois et la force et la ruse. On avance ; les géans se multiplient ; on en voit sortir de tous les coins de la forêt ; les chevaliers verts se divisent pour être en état de faire face à tout ; ils pressent les flancs de leurs coursiers fougueux, ils savent diminuer l’ascendant de leurs ennemis par de l’adresse et de la légèreté, et leur dirigent des coups que ne peuvent éviter des gens qu’embarrassent leur taille et le poids des armes ; l’héroïne suit de près ceux qui combattent pour elle ; ce que leur fer épargne, ses beaux yeux le détruisent… tout plie… tout se retire en désordre ; les vainqueurs renversent les vaincus dans le plus épais du bois, et l’on arrive enfin près d’une clairière, au milieu de laquelle est situé le château de Catchukricacambos. 125 C’était un large et haut pavillon flanqué de quatre tours d’un marbre noir comme le jais ; sur les murs se voyaient symétriquement arrangés des chiffres et des trophées d’armes en argent ; un fossé entourait l’édifice, où l’on ne pénétrait que par un pont-levis ; aussi-tôt que les nains nègres qui garnissaient le haut des tours apperçoivent la calèche de la dame du Soleil, ils font pleuvoir sur elle une nuée de petites flèches d’ébène, au bout de chacune desquelles était un gros bouquet. En dix minutes, Dolsé, sa voiture, ses chevaux, et plus de quatre toises autour d’elle, se trouvent couverts de roses, de jasmins, de lilas, de jonquilles, d’œillets et de tubéreuses… à peine la découvret-on sous ces masses de fleurs. Cependant on ne voit plus un seul ennemi ; tout est rentré dans le château, le dont les portes s’ouvrent à l’instant. Ceilcour arrive alors, conduisant enchaîné par un ruban vert le chevalier aux armes noires, qui ne se voit pas plutôt près de la baronne, qu’il se précipite à ses pieds et se reconnaît hautement son esclave. Il la supplie d’honorer son habitation de sa présence, et tout entre, vainqueurs, vaincus, tout s’introduit dans le château aux sons des cimballes et des clarinettes. Arrivée dans la cour intérieure, la baronne descend, et passe dans des salles magnifiquement décorées, où la reçoivent en s’inclinant soixante femmes, épouses des chevaliers vaincus, et qui paraissent avoir plus de huit pieds de haut. Chacune de ces femmes tient une corbeille remplie des plus jolis présens, mais tous néanmoins formés de 126 choses simples, quoique singulières et rares, afin de ménager la délicatesse de Dolsé, qui n’eut pas accepté des bijoux de prix ; c’étaient des fleurs et des fruits naturels de la plus belle et de la plus rare espèce ; il y en avait de toutes les parties du monde. Des habits de femmes, également aux différentes manières de tous les pays possibles, une immensité de rubans de toutes couleurs, des pastillages, des confitures, trente boëtes d’essence, de pommades et de fleurs d’Italie, les plus superbes dentelles, des flèches et des carquois de sauvages ; quelques antiquités romaines, des vases grecs fort précieux, des bouquets de plumes de tous les oiseaux de la terre ; soixante coëffures de femmes tant à nos modes qu’à celles des autres nations du monde, quinze différentes sortes de fourrures et plus de trente couples de petits animaux rares d’une surprenante beauté, parmi lesquels se voyaient des tourterelles jaunes et lilas de la Chine, au-dessus de tout éloge ; trois services complets de porcelaines étrangères et deux de France, des boëtes de myrrhe, d’aloës et de plusieurs autres parfums d’Arabie, parmi lesquels était le nard, que les Israélites ne brûlaient que devant l’arche du Seigneur, une belle collection de pierres précieuses, des boëtes de canelle, de saffran, de vanille, de café, dans les espèces les plus rares et les plus sûrement indigènes, cent livres de bougies couleur de rose, quatre ameublement complet, un de satin vert brodé d’or, un de damas à trois couleurs, un de velours, le quatrième de pékin ; six tapis de Perse, et un palankin des Indes. 127 Dès que la baronne a tout vu, les géanes arrangent symétriquement ces objets sur un amphithéâtre préparé dans la salle du festin ; alors le chevalier aux armes noires s’avance, et fléchissant le genoux devant Dolsé, il la supplie d’accepter ces dons, l’assurant que ce sont les loix de la guerre, et qu’il les eût exigé de son ennemi, s’il eût été assez heureux pour le vaincre… Dolsé rougit… elle veut se défendre ; elle jette sur son chevalier des regards où règne à-la-fois de la contrainte au milieu de beaucoup d’amour… Ceilcour presse les deux mains de cette charmante femme, il les couvre de ses larmes et de ses baisers ; il la conjure de ne pas l’affliger au point de mépriser des bagatelles d’une aussi légère importance ; des pleurs involontaires coulent des beaux yeux où Ceilcour s’embrâse de plus en plus. La baronne n’a pas la force de dire oui… mais sa reconnaissance l’exprime, et l’on sert. D’autres gradins en face de ceux où sont exposés les présens, se remplissent aussi-tôt de géans vaincus. Catchukricacambos demande à la baronne qu’il leur soit permis d’exécuter quelques morceaux de musique de leur composition… Dépourvu d’harmonie, madame, ajoute-t-il, cet art sublime ne peut être exercé dans nos forêts comme au sein de vos villes brillantes ; mais vous leur ferez signe de se taire aussi-tôt qu’ils vous déplairont ; et dans le même instant se fait entendre l’ouverture d’Iphigénie, rendue avec d’autant plus de précision, que ceux qui la jouent ici, sont les mêmes qui l’exécutent à l’Opéra. 128 On se met à table au son de cette musique délicieuse, qui varie ses morceaux et qui fait entendre tour-à-tour ceux des plus grands maîtres de l’Europe. Les nains noirs et les géanes sont les seuls qui servent au repas, où ne sont admis que les chevaliers vainqueurs et quelques femmes du cortège de la baronne. La magnificence, la délicatesse et le luxe président à tous les services ; et Catchukricacambos, à qui l’on a permis d’en faire les honneurs, remplit ce soin avec autant de grâces que d’élégance. Au sortir de table, ce noble géant demande à la baronne si une partie de chasse dans sa forêt pourrait lui donner quelque satisfaction. Entraînée de plaisirs en plaisirs, se croyant dans un monde nouveau, elle accepte tout avec l’air de la joie ; les vainqueurs se mêlent aux vaincus, et l’on place la dame du Soleil dans un trône de fleurs, élevé sur un tertre, dominant toutes les routes de la forêt, qui aboutissent au château de marbre noir. À peine y est elle, que plus de soixante biches blanches ornées de gros nœuds de ruban rose, que paraissent poursuivre les chasseurs, viennent s’accroupir à ses pieds, où des piqueurs les enchaînent avec des nattes de violettes. Cependant le jour baisse… les trompettes sonnent le départ ; tous les chevaliers amis ou ennemis sont déjà revenus de la chasse, et paraissent n’attendre que les ordres de leur chef. Ceilcour offre la main à sa dame pour l’aider à remonter dans la jolie calèche qui la amenée. À l’instant les portes du château noir s’ouvrent avec fracas ; un char immense en sort ; c’est une espèce de théâtre ambulant, 129 traîné par douze chevaux superbes, sur lequel sont arrangés en forme de décoration tous les dons faits à la dame du Soleil ; quatre des plus belles géanes prisonnières sont enchaînées aux quatre coins du char avec des guirlandes de rose ; cette superbe machine passe la première. On se disposait à suivre, quand Ceilcour prie la baronne de tourner encore une fois ses regards sur le château du géant qui vient de lui donner à dîner… Elle regarde ; l’édifice est presque déjà tout entier consumé par le feu ; du haut des fenêtres, de l’esplanade des tours, se précipite par groupe au milieu des flammes, cette innombrable quantité de petits nègres que l’on a vu servir au repas, ils appellent au secours, ils poussent des cris qui, se mêlant aux sifflemens des tourbillons embrâsés, rendent ce spectacle aussi majestueux qu’imposant. La baronne s’effraye ; son âme compatissante et douce ne peut rien souffrir de ce qui paraît affliger ses semblables, son amant la rassure ; il lui prouve que tout ce qu’elle voit n’est qu’artifice et que décoration… Elle se calme ; l’édifice est en cendre, et l’on vole au château. Tout est préparé pour un bal. Ceilcour l’ouvre avec Dolsé, et les danses se suivent au son des instrumens les plus variés et les plus agréables. Mais quel coup imprévu semble troubler la fête. Il était environ dix heures du soir, lorsqu’un chevalier paraît ; il est alarmé. Catchukricacambos, dit-il, pour se venger du traitement qu’il a reçu, des contributions levées sur lui, et de l’incendie de son château, arrive à la tête d’une armée 130 nombreuse pour anéantir le chevalier aux armes vertes, sa maîtresse et ses possessions. Allons, madame, s’écrie Ceilcour, en offrant sa main à Dolsé, allons reconnaître avant de nous effrayer… On quitte le bal en tumulte, on arrive à l’entrée des parterres, et l’on apperçoit aussi-tôt dans le lointain cinquante charriots de feu, tous attelés d’animaux du même élément, et dont les formes sont extraordinaires. Cette formidable légion s’avance majestueusement… Quand elle est à cent pas des spectateurs, il part de chacun de ces chars magiques une nuée de bombes, d’où jaillit par leurs éclats dans les airs une pluie de marcassites, qui forme, en retombant, les chiffres de Ceilcour et de Dolsé. Voilà un galant ennemi, dit la baronne, et je ne le crains plus. Cependant le feu ne cesse point ; des masses énormes, de fusées et de gerbes se succèdent rapidement ; l’air en est embrâsé. En ce moment, on voit la Discorde descendre au milieu des chars ; elle les divise avec ses serpens ; ils se séparent… — ils prennent champ et donnent le spectacle sublime d’un carrousel… exécuté par des charriots de feu ; insensiblement ces chars se mêlent, ils se confondent, ils s’envoyent mutuellement des grenades ; quelques-uns se heurtent, se renversent, se fracassent, plus de trente des autres enlevés par des griffons et des aigles monstrueux, s’élancent impétueusement dans les airs, où ils éclatent à plus de cinq cents toises ; cent groupes d’amour s’échappent alors de leurs débris, tenant des guirlandes d’étoiles ; ils, s’abaissent insensiblement sur la terrasse où 131 est la baronne, y restent plus de dix minutes suspendus sur sa tête, en remplissant le parc entier d’un degré de lumière si vif, que l’astre même en eut été terni ; une musique des plus douces se fait entendre, et cet artifice majestueux, soutenu des charmes de l’harmonie, séduit à tel point l’imagination, qu’il devient impossible de ne pas se croire ou dans les champs de l’Élysée, ou dans ce paradis voluptueux que nous a promis Mahomet. Une profonde obscurité succède à ces feux éblouissans ; on rentre. Mais Ceilcour qui se croit à l’époque de la première partie de l’épreuve qu’il destine à sa maîtresse, l’entraîne doucement sous un bosquet de fleurs, où des sièges de gazon les reçoivent tous deux. Eh bien ! belle Dolsé, lui dit-il, ai-je pu réussir à vous dissiper un moment, et ne dois-je pas craindre que vous vous repentiez de la complaisance que vous avez eue de venir vous ennuyer deux jours à la campagne ? Puis-je prendre cette question autrement que pour un persifflage, dit Dolsé, et ne dois-je pas me fâcher de vous voir employer avec moi un autre ton que celui de la sincérité ? Vous avez fait des extravagances, et je devrais vous en gronder. — Si le seul être que j’aime dans le monde a pu goûter un instant de plaisir, ce que j’ai fait alors peut-il se traiter comme vous le dites ? — On n’imagina rien de plus galant, mais cette profusion m’a déplu. — Et le sentiment qui m’inspira tout, vous a-t-il également fâché ? — Vous voulez deviner mon cœur ? — Je desirerais bien plus, je voudrais y régner. — Au moins êtes-vous bien sûr que personne n’y pourrait avoir plus de 132 droit. — C’est enflammer l’espoir à côté de l’incertitude, et c’est troubler tous les charmes de l’un, par les affreux tourmens de l’autre. — Ne serais-je pas la plus malheureuse des femmes, si je croyais au sentiment que vous cherchez à peindre ? — Et moi, le plus infortuné des hommes, si je ne parvenais à vous l’inspirer. — Ô ! Ceilcour, vous voulez me faire pleurer toute ma vie le bonheur de vous avoir connu ! — Je voudrais vous le faire chérir, je voudrais que cet instant dont vous parlez, fût aussi précieux pour vous, que le sont à mon cœur, ceux où l’amour me fixa pour jamais à vos pieds… Et Dolsé versant quelques larmes… Vous ne connaissez pas ma sensibilité, Ceilcour… : non, vous ne la connaissez pas… Ah ! n’achevez point d’égarer ma raison, si vous n’êtes pas sûr de mériter mon cœur… vous ne savez pas ce que me coûterait une infidélité… Regardons tout ce qui s’est passé comme des propos ordinaires… comme des plaisirs qui peignent votre goût et votre délicatesse, dont je suis reconnaissante au possible, mais n’allons pas plus loin ; j’aime mieux pour ma tranquillité, vous voir comme le plus aimable des hommes, que d’être contrainte un jour à vous regarder comme le plus cruel ; ma liberté m’est chère, jamais sa perte ne m’a coûté de larmes, j’en répandrais de bien amères, si vous n’étiez qu’un séducteur. — Que vos craintes sont injurieuses, Dolsé, qu’il est affreux pour moi de vous les voir, quand je fais tout pour les anéantir… Ah ! je le sens, ces détours ne sont faits que pour m’instruire de mon destin… il faut que je renonce à faire passer dans votre âme les feux qui dévorent la mienne… il faut que je trouve le malheur de ma vie, où j’en desirais la félicité… et ce sera 133 vous… ce sera vous cruelle qui aurez détruit toute la douceur de mes jours ! L’obscurité ne permit pas à Ceilcour de voir ici l’état de sa belle maîtresse ; mais elle était couverte de pleurs… des sanglots coupaient sa respiration… elle veut se lever et sortir du bosquet, Ceilcour l’arrête, et la contraignant de se rasseoir, non… non, lui dit-il, non vous ne fuirez-pas, sans que je sache à quoi m’en tenir… dites ce que je dois espérer ; ou rendez-moi la vie, ou plongez à l’instant un poignard dans mon sein… mériterai-je un jour quelque sentiment de vous Dolsé… ou faut-il me résoudre à mourir du désespoir de n’avoir pu vous attendrir ? — Laissez-moi, laissez-moi je vous conjure, n’arrachez pas un aveu qui n’apportera rien de plus à votre bonheur et qui troublera tout le mien. — Oh juste ciel ! est-ce donc ainsi que je devais être traité par vous ?… Je vous entends madame… oui vous le prononcez mon arrêt… vous éclaircissez mon horrible sort… Eh bien ! c’est moi qui vais vous quitter… vous épargner l’horreur d’être plus long-temps avec un homme que vous haïssez. Et en prononçant ces mots Ceilcour se lève. Moi vous haïr, dit Dolsé en le retenant à son tour… ah ! comme vous savez le contraire… vous le voulez… eh bien oui… je vous aime… Le voilà dit ce mot qui me coûtait autant… mais si vous en abusez pour faire mon tourment… Si jamais vous en aimez une autre… vous me précipiterez au tombeau. Moment le plus doux de ma vie, dit Ceilcour en couvrant de baisers les mains de son amante… Je l’ai donc entendu ce mot flatteur qui va faire 134 toute la joie de ma vie !… et serrant les deux mains qu’il tient, sur son cœur… ô vous que j’adorerai jusqu’à mon dernier soupir, poursuit-il avec véhémence, s’il est vrai que j’aie pu vous inspirer quelque chose, pourquoi balanceriezvous à m’en convaincre… pourquoi remettre à d’autres instans la possibilité de se rendre heureux… Cet asyle solitaire… le silence profond qui règne autour de nous… ce sentiment dont nous brûlons tous deux… Ô Dolsé !… Dolsé ! il n’est qu’un instant pour jouir, ne le laissons pas, échapper, et Ceilcour en disant ces paroles où se peint l’ardeur de la plus vive passion, presse fortement dans ses bras, l’objet de son idolâtrie… mais la baronne s’échappant… Homme dangereux, s’écrie-t-elle, je savais bien que tu ne voulais que me tromper… laisse moi fuir perfide… Ah ! tu n’es plus digne de moi… Puis continuant avec fureur… La voilà cette promesse d’amour et de respect… voilà la récompense de cet aveu que tu m’as arraché… C’est pour contenter un desir que tu m’as jugé digne de toi !… Comme tu m’as méprisée cruel ! devais-je donc m’attendre à n’être vue de Ceilcour que sous cet aspect insultant… Va chercher des femmes assez viles pour ne vouloir de toi que des plaisirs, et laisse moi pleurer l’orgueil, que j’avais mis à posséder ton cœur. Créature angélique, dit Ceilcour en tombant aux pieds de cette femme céleste… non vous ne pleurerez point la possession de ce cœur, où vous daignez attacher quelque prix ! il est à vous… il est pour jamais à vous… vous y régnerez despotiquement ; pardonnez un instant d’erreur à la violence de ma passion… ce crime est le vôtre, Dolsé, il est 135 l’ouvrage de vos charmes, il y aurait une affreuse injustice à vouloir m’en punir. Oubliez-le… oubliez-le madame… c’est votre amant qui vous en conjure. — Rentrons Ceilcour… vous m’avez fait sentir mon imprudence… je ne croyais pas au danger près de vous… vous avez raison, c’est ma faute… et cherchant toujours à sortir du bosquet ; voulez-vous donc me voir expirer à vos genoux, dit Ceilcour… non je ne les quitterai pas que vous ne m’ayez pardonné. — Ô monsieur, comment puis-je excuser l’action de votre vie, la plus capable de me prouver votre indifférence. — Cette action n’était due qu’à l’excès de mon amour. — On n’avilit point ce qu’on aime. — Pardonnez au délire des sens. — Levez-vous Ceilcour je serais plus punie que vous, s’il fallait que je cessasse de vous aimer… Eh bien je vous pardonne, mais ne m’outragez plus, n’humiliez pas celle dont vous attendez, dites-vous, votre félicité ; quand on a autant de délicatesse dans l’esprit, peut-on en manquer dans le cœur… S’il est vrai que vous m’aimiez comme je vous aime, avez-vous pu vouloir me sacrifier à la fantaisie d’un moment ? Comme vous me regarderiez à présent, si j’avais satisfait vos desirs, et comme je me mépriserais moi-même, si cette faiblesse eut avilie mon âme ! — Mais vous ne me détesterez pas, Dolsé, pour avoir été séduit par vos attraits… Vous ne me haïrez pas pour n’avoir un instant écouté de l’amour… que son ardeur et son ivresse ? Ah ! que je l’entende encore une fois ce pardon où j’aspire. Venez, venez Ceilcour, dit la baronne en entraînant son amant au château, oui, je vous pardonne… mais ce sera de bien meilleur cœur quand nous 136 serons tous deux loin du péril, fuyons tout ce qui peut le renouveller, et puisque nous sommes l’un et l’autre assez coupables… vous, pour avoir mal connu l’amour, moi, pour en avoir trop présumé, dérobons-nous pour toujours à tout ce qui pourrait multiplier nos torts en en facilitant la rechûte. Tous deux revinrent au bal ; un peu avant que d’entrer, Dolsé prit la main de Ceilcour. Mon cher ami, lui dit-elle, vous voilà maintenant pardonné de bonne foi… ne m’accusez ni de pruderie ni de sévérité, j’aspire réellement à votre cœur, et ma faiblesse me l’eut fait perdre… m’appartient-il encore tout entier ? — Ô Dolsé ! vous êtes la plus sage… la plus délicate des femmes et vous serez toujours la plus adorée. On ne pensa plus qu’au plaisir… Ceilcour enchanté de son opération, se dit au comble de la foie… Voilà la femme qui me convient, c’est celle-là qui doit faire mon bonheur, la seconde et nouvelle épreuve où je veux la mettre encore, avec une âme comme la sienne, devient presqu’inutile ; il ne doit pas exister une seule vertu sur la terre, qui ne se trouve dans le cœur de ma Dolsé ; il doit être l’asyle de toutes… image du ciel, il doit être aussi pur que lui. Mais ne nous aveuglons pourtant pas, poursuivit-il, j’ai promis d’écarter toute prévention… La comtesse de Nelmours est étourdie, légère, enjouée, elle a des charmes comme Dolsé, et son âme est peut-être aussi belle… essayons. La baronne partit en sortant du bal, Ceilcour qui la conduisit lui-même dans une calèche à six chevaux, 137 jusqu’au bout de ses avenues, se fit répéter son pardon, lui jura mille fois de l’adorer toujours, et se sépara de cette femme charmante, aussi certain de son amour que de sa vertu, et de la délicatesse de son âme. Les présens que la baronne avait reçu chez le chevalier aux armes noires, l’avaient devancé, sans qu’elle l’eût su ; elle en trouva sa maison décorée quand ; elle y rentra. Hélas, dit-elle à l’aspect de ces dons, quels momens flatteurs leur vue me fera-t-elle sans cesse éprouver, s’il m’aime aussi sincèrement que je le crois ; mais combien ces présens funestes déchireront mon cœur, s’ils ne sont que les fruits de la légèreté de cet homme charmant, ou de simples effets de sa galanterie. Le premier soin de Ceilcour en revenant à Paris, fut d’aller chez la comtesse de Nelmours ; il ignorait si elle avait su la fête qu’il venait de donner à Dolsé, et dans le cas qu’elle en fut instruite, il était très-curieux de savoir ce qu’aurait produit ce procédé sur une âme aussi fière. On venait de tout apprendre. Ceilcour est reçu froidement ; on lui demande comment il est possible de quitter une campagne où l’on jouit de plaisirs aussi délicieux. Ceilcour répond qu’il n’imagine pas comment une plaisanterie de société… un bouquet donné à une amie, peut avoir fait tant d’éclat… Persuadez-vous donc, belle comtesse, continue-t-il, que, si comme vous le prétendez, je voulais donner une fête, ce ne serait qu’à vous que j’oserais la proposer. — Vous n’en reviendriez pas au moins avec un ridicule comme celui que vous venez de vous donner, en 138 prenant pour la dame de vos pensées une petite prude qu’on ne voit nulle part, et qui, sans doute, ne s’isole ainsi, que pour s’occuper plus romanesquement de son beau chevalier. C’est vrai, je sens mes torts, répond Ceilcour, et malheureusement je ne connais qu’une façon de les réparer. — Et quelle est-elle ? — Mais c’est qu’il faut que vous vous y prêtiez… et vous ne le voudrez jamais. — Et qu’aije à faire là, je vous prie ? — Écoutez avant de vous fâcher ; un bouquet à la baronne de Dolsé est un ridicule, j’en conviens, et je ne vois, pour le couvrir, qu’une fête à la comtesse de Nelmours. — Moi, devenir le singe de cette petite femme… me laisser jeter des fleurs au nez en spectacle… Oh ! pour le coup, vous en conviendrez, si j’effaçais par-là vos torts, ce ne serait qu’en m’en donnant à moi-même, et je n’ai ni le desir de partager vos folies aux risques de ma réputation, ni le dessein de voiler vos inconséquences en m’accablant de ridicules. — Il n’est pourtant pas bien reconnu qu’il y en ait un énorme à donner des fleurs à une femme. — Vous l’avez donc cette femme ?… En vérité, je vous en félicite, c’est le plus joli couple… vous me le direz au moins… vous le devez… ne savez-vous donc pas combien je m’intéresse à vos plaisirs ?… On eût pensé, il y a six mois, qu’on aurait cette petite créature… avec une taille de poupée… des yeux assez jolis si vous voulez, mais qui ne signifient rien… — un air de pudeur… qui m’excéderait si j’étais homme… et pas plus formée que si cela sortait du couvent ; parce que cette femme a lu quelques romans, elle s’imagine avoir de la philosophie dans l’esprit, et devoir aussitôt courir la 139 même carrière que nous ; ah ! rien n’est si plaisant… — laissez-m’en rire à l’aise, je vous conjure… Mais vous ne dites pas ce que cela vous a coûté de peines… — vingtquatre heures… je le parie… Ah ! Ceilcour, l’excellente histoire ! je veux en amuser Paris, je prétends que l’Univers admire et votre choix et votre goût pour les fêtes… — car, raillerie cessante, on dit que c’était d’une élégance… Ainsi vous me faites donc la grâce de jeter les yeux sur moi pour succéder à cette héroïne… j’en suis d’une gloire… Belle comtesse, dit Ceilcour, avec le plus grand sang-froid, quand vos sarcasmes seront épuisés, j’essaierai de vous parler raison… si cela se peut. — Allons, parlez, parlez, je vous écoute, justifiez-vous, si vous l’osez. — Me justifier, moi… il faut avoir des torts pour se justifier, et celui que vous me supposez ici, n’est-il pas impossible, après les sentimens que vous me connaissez pour vous ? — Je ne vous connais aucun sentiment pour moi, je ne sache pas que vous m’en ayiez jamais fait voir aucun ; si cela était, vous n’auriez certainement pas donné de fête à Dolsé. — Eh ! laissez-là, madame, une plaisanterie sans conséquence ; j’ai donné un bal et quelques fleurs à Dolsé, mais ce n’est qu’à la comtesse de Nelmours… à la femme du monde que j’aime le mieux, à qui je prétends donner une fête… — Encore si avec ce projet d’en donner deux, vous eussiez du moins, commencé par moi. — Mais réfléchissez donc que c’est ici une histoire de calendrier ; si Sainte-Irène y précédé SainteHenriette, de trois semaines, est-ce ma faute, et qu’importe ce frivole arrangement, dès qu’Henriette règne seule au fond de mon cœur, et qu’elle ne peut-être précédée par qui 140 que ce soit. — Je sais bien que vous me l’avez dit, mais comment voulez-vous que je le croie ? — Il faut ou se bien peu connaître, ou être bien dépourvue d’orgueil, pour hasarder tout ce que vous venez de dire aujourd’hui. — Oh ! doucement, l’inconséquence ne porte que sur vous ; il n’y a pas un grain de vanité de moins dans moi ; je ne me mets pas encore au-dessous de votre déesse, et j’ai cru pouvoir vous persiffler tous deux, sans faire croire à mon humilité. — Soyez donc juste une fois dans votre vie ; appréciez les choses ce quelles valent, et nous y gagnerons tous. — C’est que j’avais eu la folie de prétendre à vous fixer… j’y avais mis une sorte de triomphe, dont l’anéantissement me déplairait… Jurez-moi donc que cette petite indolente ne vous a jamais rien inspiré. — Est-ce de celui que vous enchaînez, qu’il faut exiger ce serment ? je ne vous pardonne pas même d’y penser… et si je faisais bien, j’en serais piqué au point de ne plus vous voir. — Ah ! je savais bien que le fourbe allait me contraindre à lui demander des excuses. — Pas un mot, mais c’est qu’il y a des choses si hors de vraisemblance. — C’est assurément bien l’histoire de tout ceci. — Et pourquoi tant de train si vous le sentez ? — Je ne veux rien de tout ce qui a l’air de vous enlever à moi. — Mais quelque chose peut-il y réussir ? — Que sais-je, connaît-on les hommes ? — Ne me confondez donc pas toujours. Je conçois bien que vous aimeriez mieux que je vous pardonnasse. — Vous le devez… allons, point d’enfance, et venez passer deux jours chez moi, pour y apprendre plus sûrement qu’à Paris, s’il est vrai que j’aie seulement conçu l’idée d’une fête pour 141 une autre femme que pour ma chère comtesse… et l’adroit personnage saisissant alors une main de celle qu’il éprouve, il la porte sur son cœur. Cruelle, lui dit-il avec transport, quand votre image est gravée là, pour ne s’en effacer jamais, devez-vous supposer qu’une autre puisse y balancer votre empire ? — Allons, n’en parlons plus… mais pour vous promettre deux jours… — J’y compte. — En vérité, ce serait une folie. — Vous la ferez. — Allons donc, votre ascendant sur moi l’emporte, et vous triompherez toujours. — Toujours ? — Oh ! non pas généralement, il y a de certaines bornes que je ne franchirai jamais… et si je croyais que dans tout cela, il y eut le plus petit projet sur ma raison, je vous refuserais très-certainement. — Non, non, on la respectera cette raison sévère… À quelque point que je doive y perdre, les vues que j’ai sur vous s’allieraient-elles avec la séduction ? On trompe une femme qu’on méprise… dont on veut des plaisirs d’un moment pour ne s’en occuper jamais sitôt qu’ils sont goûtés ; mais de quelle différente nature sont les procédés qu’on emploie avec celle dont on attend le bonheur de sa vie ! — J’aime à vous voir un peu de sagesse… vous le voulez, j’irai vous voir… mais point de faste, que ce soit par cette différence que l’on reconnaisse celle qui doit exister entre ma rivale et moi ; je veux au moins qu’on dise que vous avez agi avec cette petite créature comme avec une femme avec laquelle on est en cérémonie, et avec moi, comme avec la plus sincère amie de votre cœur. Croyez, dit Ceilcour en s’échappant, que vos uniques desirs seront la règle de ma conduite… que je travaille un peu pour moi dans cette fête dont vous 142 daignez accepter l’hommage, et qu’il serait bien difficile que j’en fusse satisfait si je ne voyais, dans ces yeux charmans, le plaisir éveiller l’amour et régner à côté de lui. Ceilcour fut tout préparer ; il vit deux ou trois fois la comtesse dans l’intervalle, afin que rien ne pût refroidir les résolutions qu’elle avait prises ; il fit également deux visites secrètes à Dolsé qu’il ne cessa d’entretenir de sa flamme ; là, il put se convaincre mieux que jamais de la délicatesse des sentimens de cette femme sensible, et démêler sur-tout qu’elle serait sa douloureuse affliction, si elle apprenait qu’on dût malheureusement la tromper. Il lui cacha avec le plus grand soin la fête projetée pour Nelmours, et s’abandonna pleinement du reste à sa destinée et aux circonstances. Quand on a dessein de prendre un parti, et que des motifs puissans nous y déterminent, il faut après avoir fait de son mieux pour éviter l’éclat, se livrer sans crainte aux suites inévitables d’un projet dont de plus grandes précautions troubleraient peut-être l’accomplissement, et nuiraient par conséquent à nos vues. Le 20 juillet, veille de la fête de madame de Nelmours, cette charmante femme part dès le matin pour se rendre au château ; elle arrive à midi à l’entrée des avenues ; deux génies la reçoivent à son carrosse et la prient de s’arrêter un instant. On ne vous attendait pas aujourd’hui, madame, dans les états du prince Oromasis, dit l’un d’eux ; très-occupé d’une passion qui le dévore, il est venu se retirer ici pour y gémir en liberté, c’est en raison de ces projets de solitude qu’il a fait bouleverser tous les chemins de son empire ; et 143 en effet, la comtesse jetant les yeux sur l’immense avenue qui se présente à elle, ne voit que des arbres entièrement dépouillés de leur verdure, un aspect aride et désert… un chemin brisé de partout, n’offrant à chaque pas que des ravins et des précipices. Un moment la dupe de la plaisanterie… Oh ! je le savais bien, dit-elle, qu’il ne lui viendrait dans la tête que des choses ridicules ; si c’est ainsi, qu’il a dessein de me recevoir, je le tiens quitte de sa galanterie, et je m’en retourne. Mais, madame, dit un des génies, en la retenant ; vous savez que le prince n’a qu’un mot à dire pour faire à l’instant changer la face de l’Univers, souffrez-donc qu’on l’instruise, et de suite il donnera des ordres pour faciliter votre arrivée chez lui. — En attendant, que voulez-vous que je devienne ? — Oh ! madame, faut-il un siècle pour instruire le prince ? Le génie frappe l’air de sa baguette, un sylphe s’élance de derrière un arbre, traverse les airs avec rapidité, revient avec plus de vitesse encore. À peine arrivé au carrosse de la comtesse, pour l’avertir qu’elle est la maîtresse de descendre, qu’il repart avec la même promptitude, et dans ce second trajet tout change à mesure qu’il fend les airs. Cette même avenue agreste, isolée, détruite, où l’on n’appercevait pas une âme, tout-à-coup remplie de plus de trois mille personnes, offre aux yeux de la comtesse, la décoration d’une foire superbe, ornée de quatre cents boutiques de chaque côté de l’allée, remplies de toutes sortes de bijoux et d’objets de modes. Des filles charmantes et pittoresquement vêtues tenaient ces boutiques et en annonçaient les marchandises. Les branches de ces arbres nuds et dépouillés l’instant d’avant, 144 succombent à présent sous le poids des guirlandes de fleurs et des fruits dont ils sont chargés, et cette route brisée tout à l’heure, n’est maintenant qu’un tapis de verdure qu’on parcourt au milieu d’une forêt de rosiers, de lilas et de jasmins. En vérité votre prince est un fou, dit la comtesse aux deux génies qui l’accompagnent ; mais en prononçant ces mots elle change de couleur, et il devient facile de discerner sur les traits de sa physionomie, comme elle est orgueilleuse et flattée des soins que l’on prend pour la surprendre et pour l’intéresser. Elle avance : Princesse, lui dit un des deux génies qui la guide, toutes ces bagatelles, toutes ces frivolités que vos yeux plus brillans que l’éclair peuvent appercevoir dans ces boutiques, vous sont offertes ; nous vous supplions de vouloir bien choisir, et ce que vos doigts d’albâtre auront daigné toucher, se retrouvera ce soir dans les appartemens qui vous sont destinés. Cela est trop honnête, répond la comtesse ; je sais combien je fâcherais le maître de ces lieux, si je refusais cette galanterie, mais je serai discrète ; et s’avançant dans les avenues elle parcourt tantôt à droite, tantôt à gauche les boutiques qui lui paraissent les plus élégantes ; elle touche fort peu de choses, mais elle en desire beaucoup ; et comme elle était scrupuleusement observée, et qu’on ne perdait aucun de ses gestes, ni de ses regards, on marque avec la même exactitude, et ce qu’elle indique et ce qu’elle desire ; on observe de même qu’elle loue la beauté de quelques-unes des femmes qui débitent les bijoux… et l’on verra bientôt de qu’elle maniéré Ceilcour satisfait à ses moindres desirs. 145 À trente pas du château, notre héroïne voit arriver son amant sous l’emblème du génie de l’air, suivi de trente autres génies qui paraissent former sa cour. Madame, dit Oromasis, (on voudra bien sous ce nom reconnaître Ceilcour) j’étais loin de m’attendre à l’honneur que vous daignez me faire, vous m’auriez vu voler au-devant de vous, si j’eusse prévu cette faveur ; permettez-moi, continua-t-il en s’inclinant, de baiser la poussière de vos pieds, et de m’abaisser devant la divinité qui préside au Ciel et qui règle les mouvemens de la terre ; en même temps le génie et tout ce qui l’entoure se prosternent la face sur le sable, jusqu’au geste que fait la comtesse, pour leur ordonner de se lever : alors tout s’avance vers le château. À peine arrivé sous le vestibule que la fée Puissante, protectrice des domaines d’Oromasis, vient respectueusement saluer la comtesse ; c’était une grande femme d’environ quarante ans, fort belle, majestueusement vêtue, et dont l’air affable ne présageait que des choses flatteuses. Madame, dit-elle à la déesse du jour, le génie que vous venez visiter est mon frère, sa puissance qui n’est pas aussi étendue que la mienne, ne lui permettrait pas de vous recevoir comme vous le méritez, si je n’aidais à ses intentions. Une femme se confie mieux à une personne de son sexe ; permettez-donc que je vous accompagne, et que je fasse obéir à tous les ordres qu’il vous plaira de donner. Aimable fée ! répondit la comtesse, je ne puis qu’être enchantée de ce que je vois ; je vous ferai donc part de 146 toutes mes pensées ; et la première preuve de ma confiance, est la permission que je vous demande de passer quelques minutes dans l’appartement qui m’est destiné ; il fait trèschaud, j’ai marché fort vîte, et je desirerais prendre quelques vêtemens plus frais. La fée passe la première, les hommes se retirent, et madame de Nelmours arrive dans une salle fort vaste, où les preuves d’une nouvelle galanterie de son amant se présentent bientôt à ses yeux. Cette femme élégante… même dans ses faiblesses, en avait une assez pardonnable à une jolie femme. Possédant chez elle à Paris, l’appartement du monde le plus magnifique et le mieux distribué ; quelque part où il lui fallait aller, ce n’était jamais sans regret qu’elle quittait sa délicieuse retraite ; elle était accoutumée à son lit, à ses meubles, et elle se désolait intérieurement dès qu’il s’agissait d’être ailleurs. Ceilcour ne l’ignorait pas… la fée s’avance ; de sa baguette elle frappe un des murs de la salle où toutes deux se trouvent ; la séparation s’écroule, et présente en tombant, l’appartement entier que Nelmours regrette à Paris. Mêmes ornemens, mêmes couleurs… mêmes meubles… même distribution ; oh pour ce soin si délicat, dit-elle, en vérité il me touche jusqu’au fond de l’âme : elle entre et la fée la laisse au milieu des six femmes qu’elle avait le plus admirées dans l’avenue ; elles étaient destinées à la servir. Leur premier soin est de présenter des corbeilles où la comtesse trouve douze sortes de vêtemens complets… elle choisit… On la déshabille, puis avant que de se revêtir des nouvelles robes qui lui sont offertes, quatre 147 de ces filles la frottent, la délassent à la manière orientale, pendant que les deux autres vont lui préparer un bain, où elle se repose une heure dans des eaux de jasmin et de rose ; on la pare en sortant, des magnifiques habits qu’elle a préférés… elle sonne, la fée vient la reprendre, et la conduit dans une salle de festin superbe. Un sur-tout de la plus grande beauté, remplissait une table ronde, et ne laissait au-delà de lui, qu’un cercle couvert de fleurs d’oranges et de feuilles de roses, qui montait et descendait à volonté ; ce cercle destiné à contenir les mets, n’en supportait néanmoins aucun ; la comtesse de Nelmours, l’une des femmes de Paris qui s’entendaient le mieux à faire bonne chère, pouvait ne pas être contente de ce qui lui serait servi, il avait paru plus agréable à Ceilcour de la laisser elle-même ordonner son dîner. Dès qu’il l’eût invité à s’asseoir, et que les couverts qui régnaient autour du cercle de fleurs eurent été remplis par sa suite et par lui au nombre de vingt-cinq hommes et d’autant de femmes, la comtesse lut dans un petit livre d’or qui lui fut présenté par la fée, un menu de cent différentes espèces de plats que l’on savait être le plus de son goût… Avait-elle choisi, la fée frappait, le cercle s’enfonçait en laissant néanmoins autour de lui une rampe de même forme où les assiettes se trouvaient posées, et le cercle de fleurs remontant aussi-tôt, revenait chargé de cinquante plats de l’espèce de celui qu’avait choisi madame de Nelmours. Dès qu’elle avait goûté de ce mets, ou que de la vue seule, la fantaisie lui était passée, elle en choisissait un nouveau, qui paraissait 148 sur-le-champ de la même manière et dans le même nombre, sans qu’il fût possible de comprendre par quel art tout ce qu’elle desirait arrivait avec autant de vîtesse. Elle abandonne le choix indiqué par le livre ; elle demande autre chose, même obéissance, même promptitude. Oromasis, dit alors la comtesse au génie de l’air, ceci est par trop singulier… je suis chez un magicien, laissez-moi fuir une maison dangereuse où je sens bien que ma raison ni mon cœur ne sauraient être en sûreté. Rien n’est à moi dans tout cela madame, répondit Ceilcour, cette magie s’opère par vos desirs, vous en ignoriez le pouvoir, continuez d’en faire des essais, ils vous réussiront tous. Aussi-tôt qu’on fut hors de table, Ceilcour proposa à la comtesse une promenade dans ses jardins. À peine a-t-on fait trente pas que l’on se trouve près d’une magnifique pièce d’eau, de laquelle les bords sont si bien déguisés, qu’il devient impossible de voir où se termine ce bassin immense, il semble que ce soit une mer. Tout-à-coup trois vaisseaux dorés, dont les cordages sont de soie pourpre et les voiles de taffetas de même couleur, brodées d’or, paraissent vers l’occident ; il en arrive trois autres du point opposé, dont tout ce qui doit être de bois est argent, et tout le reste couleur de rose. Ces navires sont prêts à se rencontrer et le signal du combat se donne. Oh ciel ! dit la comtesse, ces vaisseaux vont se battre… et pour quelle raison ? Madame, répondit Oromasis, je vais vous l’expliquer. S’il était possible que ces guerriers pussent nous entendre, peut-être apaiserions-nous leur querelle ; 149 mais la voilà maintenant trop engagée, il nous serait difficile de les fléchir ; le génie des comètes qui commande les vaisseaux d’or, se vit enlever il y a un an, dans un de ses palais lumineux, sa jeune favorite Azélis, dont la beauté n’a dit-on rien d’égal, le ravisseur était le génie de la lune que vous voyez à la tête de la flotte d’argent ; ce génie transporta sa conquête au fort que voilà sur cette roche, poursuivit Oromasis en montrant sur la crête d’une montagne qui touchait aux nues, une citadelle inexpugnable, voilà où il enchaîne sa proie, perpétuellement défendue par la flotte qu’il entretient dans cette mer et à la tête de laquelle vous le voyez aujourd’hui. Mais le génie des comètes décidé à tout pour ravoir Azélis, vient d’arriver sur les vaisseaux qui se présentent vous, et s’il peut détruire ceux de son adversaire, il s’emparera du fort, ravira sa maîtresse et la ramènera dans son empire ; un moyen simple aurait pourtant bien pu faire cesser la querelle. Un arrêt du destin condamne le génie de la lune à rendre à son ennemi la beauté qu’il lui retient, dès que ses yeux auront été frappés d’une femme plus belle qu’Azélis ; qui doute madame, poursuivit Oromasis, que vos appas ne soient supérieurs à ceux de cette jeune personne ; en vous montrant à ce génie, vous délivreriez-donc la malheureuse captive qu’il tient dans ses fers. Fort bien, dit la baronne, mais ne serais-je pas obligée de prendre sa place ? — Oui madame, c’est inévitable, mais il n’abusera pas sur-lechamp de sa victoire, une feinte aussi facile qu’adroite, me ramènera bientôt à vos genoux. Aussi-tôt que vous serez en la puissance du génie de la lune, il faudra lui demander avec 150 instance de vous faire voir l’île de Diamans dont il est possesseur, il vous y conduira ; qu’il y vienne avec vous, c’est tout ce que je veux, là seulement sa puissance se trouve subordonnée à la mienne, et je n’ai qu’à paraître dans cette île pour vous ravir à son pouvoir ; ainsi madame vous aurez fait une belle action en délivrant Azélis, vous n’aurez couru nuls risques, et vous n’en serez pas moins ce soir de retour dans mes états. Tout cela est fort bien, reprit la comtesse, mais réfléchissez-vous que pour opérer cette belle action, il faut que je sois plus belle qu’Azélis. — Ah ! craint-on de ne l’être pas autant qu’Azélis, quand on l’est plus qu’aucune femme de la terre ; mais malheureusement tout ceci n’est peut-être plus de saison, et si le génie des comètes vient à triompher, votre généreux secours est inutile ; voilà les vaisseaux prêts à se joindre, attendons l’issue du combat. À peine Ceilcour a-t-il dit ces mots, que les flottes commencent à se canonner… Pendant plus d’une heure on fait de part et d’autre un feu d’enfer… les navires se réunissent enfin, une infanterie formidable inonde les ponts… On se heurte, on s’accroche, les six vaisseaux ne font plus qu’un seul champ, sur lequel on se bat avec ardeur ; des morts paraissent tomber de toutes parts, la mer est teinte de sang, elle est couverte de malheureux qui s’y précipitent, espérant trouver leur salut dans les flots ; cependant l’avantage est entier au génie de la lune, les vaisseaux d’or se désagréent, les mâts tombent, les voiles se déchirent, à peine reste-t-il encore sur cette flotte quelques 151 soldats pour la défendre ; le génie des comètes ne pense plus qu’à la fuite, il cherche à se dégager, il y réussit, sa flotte se sépare, mais elle n’est plus en état de tenir la mer ; le génie qui la commande voyant la mort l’environner de toutes parts, se jette dans un esquif avec quelques uns de ses matelots ; il était temps : à peine a-t-il pris le large que ses navires, tous trois élancés dans les airs, au moyen des poudres embrasées par l’ennemi dans leurs flancs, s’y brisent avec un fracas épouvantable, et retombent en tristes débris, sur la surface agitée des eaux. Voilà le plus beau spectacle que j’aie vu de ma vie, dit la comtesse, en serrant les mains de son amant ; il semble que vous ayiez deviné que la chose du monde que je desirasse le plus, fût de voir un combat naval. Mais, madame, répond Oromasis, voyez-vous où ceci vous entraîne ; avec l’âme généreuse que je vous connais, vous allez voler au secours d’Azélis, la rendre au prince des Comètes qui, comme vous voyez, se dirige vers nous pour solliciter votre appui. Oh ! non, dit la comtesse en riant, je n’ai pas assez d’orgueil pour entreprendre une telle aventure… Songez quelle humiliation, si cette petite fille allait être plus jolie que moi… et puis, me trouver perchée à six ou sept cents toises de terre… sans vous… avec un homme que je ne connais pas… qui sera peut-être fort entreprenant… Me répondezvous des suites ? — Oh ! madame, votre vertu… — Ma vertu ?… et comment voulez-vous, je vous prie, qu’on pense encore aux vertus de ce bas-monde, quand on est aussi près des cieux ? et si ce génie allait vous ressembler, 152 croyez-vous que je pusse m’en défendre ? — Les moyens de vous soustraire à tous dangers vous sont connus, madame ; desirez de voir l’île des Diamans, et je vous ravis aussi-tôt aux mains de cet audacieux. — Qui vous dit qu’il sera temps ; tout cela suppose des heures ; il ne faut que six minutes, et un beau génie pour rendre une maîtresse infidèle… Allons, allons, j’accepte pourtant, continue la comtesse… mais je me fie à vous, et plus encore à votre aimable sœur ; ne m’abandonnez ni l’un ni l’autre, et je suis tranquille… La fée promet ; arrive en cet instant le génie vaincu, qui sollicite plus vivement encore les bontés de l’amante d’Oromasis… elle est déterminée ; un signal se donne ; la forteresse y répond… Partez, madame, partez, dit Oromasis ; le génie de la Lune vient de m’entendre, il est prêt à vous recevoir. — Eh ! comment voulez-vous, s’il vous plaît, que j’arrive sur le haut de cette roche, dont un oiseau aurait de la peine à atteindre le sommet. Alors la fée frappe l’air de sa baguette… — des cordes de soie que l’on n’avait point apperçues, tenant au rivage d’un côté… fortement attachées aux murs du fort par leur autre bout, se tendent avec roideur ; un char de porcelaine blanche, attelé de deux aigles noirs, descend rapidement du fort par le moyen des cordes qu’on vient d’indiquer. Dès qu’il est à terre, on le retourne avec vîtesse ; les aigles faisant face au fort, paraissent prêts à y remonter ; la comtesse et deux de ses femmes s’élancent dans le char, et l’éclair est moins prompt à traverser la nue, que cette fragile voiture n’est à conduire aux barrières du fort le poids précieux qu’on lui confie. 153 Le génie s’avance, il vient recevoir la princesse… Ô décrets sacrés des destins, s’écrie-t-il, en l’appercevant… voilà celle qui m’est annoncée… voilà celle qui va m’enchaîner à jamais, et qui va délivrer Azélis ; entrez, madame, venez recevoir ma main, venez jouir de votre triomphe… Votre main, dit madame de Nelmours un peu effrayée — En vérité, je n’en ai pas trop d’envie ; n’importe, avançons toujours, nous capitulerons tout-àl’heure. Les portes s’ouvrent, et la comtesse pénètre dans de petits appartemens délicieux, dont les plafonds, les murs et les parquets sont de porcelaine, tantôt variée, tantôt d’une seule couleur. Pas un seul meuble de ce manoir céleste, n’était d’une composition différente. Permettez, dit le génie, en laissant sa dame dans un cabinet de porcelaine jonquille, permettez que j’aille vous chercher ma captive… il faut qu’une confrontation plus exacte assure encore mieux votre victoire… Le génie sort. En vérité, dit la comtesse, en se jetant sur un canapé de porcelaine garni de carreaux de pekin bleu, voilà un génie bien plaisamment logé ; il est impossible de voir une maison plus fraîche… Mais il faut y prendre garde aux chûtes, madame, lui répond celle de ses femmes à qui elle s’est adressée, je crains bien que tout ce que nous voyons ne soit qu’artifice, et que nous ne soyons ici dans les airs, extrêmement aventurées ; en même temps toutes trois tâtent les murs, et reconnaissent que l’édifice entier où elles se trouvent, n’est 154 que de carton verni avec un tel art, qu’au premier coupd’œil on eut réellement pris tout cela pour de la plus belle porcelaine… — Oh ciel ! dit madame de Nelmours, avec une assez plaisante frayeur, nous allons culbuter au premier vent, et nous sommes ici dans le plus grand danger. Mais les précautions étaient trop bien prises, et celle qui se trouvait dans cette décoration magique, était trop chère à l’inventeur de la galanterie, pour que de tels risques fussent à redouter. Le génie reparaît. Quelle surprise pour la comtesse !… celle que l’on amène… la femme qui vient faire assaut de beauté avec elle… c’est Dolsé… c’est cette rivale si crainte, ou plutôt, disons mieux, et ne tenons pas le lecteur plus longtemps inquiet… l’image… l’entière ressemblance de Dolsé, une jeune fille si parfaitement conforme à elle, que tout le monde s’y méprend. Eh bien ! madame, dit le génie, dès que les loix du destin me condamnent à rendre cette prisonnière aussi-tôt qu’une plus belle femme qu’elle, aura frappé mes yeux, croyezvous maintenant que je puisse rompre ses fers ? Madame, dit la comtesse, en s’avançant vers la jeune personne, qu’elle continue de prendre pour Dolsé… expliquez-moi tout ceci, je vous conjure. Pouvez-vous vous en plaindre, répond la jeune fille, dès que cette démarche assure votre triomphe en m’humiliant… régnez, princesse, régnez, vous en êtes digne, laissez-moi fuir votre présence, laissez-moi pour jamais ensevelir ma défaite et mon humiliation… et la petite femme disparaît, laissant encore la comtesse dans la complète illusion que celle qu’elle vient de voir est sa 155 rivale, mais sans pouvoir démêler quelle fatalité bisarre peut l’amener en cette circonstance. Êtes-vous satisfaite, madame, dit alors le génie, et consentirez-vous à me donner la main ? Oui, répond la comtesse, prévenue, mais aux conditions qu’avant de serrer nos nœuds, vous me donnerez à souper ce soir dans l’île des Diamans, et que jusqu’à l’heure de vous y rendre, je parcourerai tout à l’aise votre singulière habitation. Les conditions s’accordent, et la comtesse continue de visiter les appartemens magiques du génie de la Lune. Elle arrive enfin dans un cabinet peint en porcelaine du Japon, au milieu duquel était une table, contenant un petit palais de diamans. Nelmours les examine, elle les vérifie. Oh ! pour ceci, dit-elle à ses femmes, il n’y a pas de fraude comme aux murailles de cette maison, et je ne vis jamais rien de plus beau. Quel est ce bijou, demanda-t-elle au génie, expliquez-le moi, je vous conjure. — C’est mon présent de noces, madame, c’est la représentation exacte du palais de l’île où vous me demandez ce soir à souper… Daignerezvous, continua-t-il, en le lui présentant, l’accepter d’avance pour prix des faveurs que j’attends de vous. Ah ! répondit madame de Nelmours, nous allons un peu vîte en besogne ; vos diamans sont délicieux, et je les accepte de tout mon cœur… mais je voudrais bien, je l’avoue, qu’ils ne m’engageassent à rien… Les arrangemens répugnent à ma délicatesse. Eh bien ! cruelle, reprit le génie, faites donc tout ce qu’il vous plaira… disposez de moi à votre gré, tout vous appartient ici, mon château, mes bijoux, mes meubles, 156 les domaines que nous allons parcourir ce soir ensemble, tout est à vous, et sans arrangemens puisqu’ils vous déplaisent ; je m’en rapporterai à votre cœur, et j’attendrai tout des dispositions que je m’efforcerai d’y faire naître. Aussi-tôt la table où est l’édifice de diamans s’enfonce sous terre, et rapporte au lieu du précieux bijou, des fruits glacés de toute espèce ; le génie engage la comtesse à se rafraîchir, elle y consent, mais non sans regretter bien amèrement la disparution du petit palais de pierreries, dont la vue paraissait l’attacher beaucoup ; où est donc ce joli petit bijou, dit-elle avec inquiétude… quoi vos promesses… Sont remplies, dit le génie ; ce que vous regrettez, madame, orne déjà votre appartement. Ah dieu ! répond notre héroïne après un peu de trouble et de réflexion, je vois qu’il faut prendre garde à ce qu’on dit ici, les desirs qu’on y montre, s’y satisfont avec une promptitude qui pourrait finir par m’alarmer… Quittons ce lieu magique, rapprochons-nous un peu plus de la terre, le jour baisse, peut-être l’île où nous devons souper est-elle loin, pressons-nous de nous y rendre ; mais ne serez-vous point effrayée madame, poursuivit le génie, de la manière dont nous allons quitter ce séjour céleste ? — Quoi, ne sera-ce point dans ce char volant qui m’y a conduite ? — Non madame, apprenez toute l’horreur de mon destin, dès que vous ne consentez pas à me rendre heureux dans ce séjour, il ne m’est plus permis de prétendre à le revoir ; dominé par l’influence des planettes qui m’entourent, je suis contraint par elles à perdre insensiblement chaque partie de mes états où je n’éprouve que rigueurs des femmes que j’ai desiré ; l’île 157 superbe des Diamans, où je vais vous conduire, disparaîtra de même pour moi, si vous ne vous déterminez pas à devenir ma femme. — Ainsi vous allez donc perdre ce joli petit château de cartes ? — Oui madame, il va s’engloutir avec nous. — Vous me faites frémir, cette manière de voyager est bien dangereuse, moi qui ne vais jamais en voiture, sans crainte d’y verser ; jugez des peurs que vous allez me faire. L’heure presse, madame, dit le génie, et nous n’avons pas un moment à perdre, daignez vous étendre sur ce canapé, couvrez-vous y avec vos femmes de ces rideaux de soie qui vous cacheront le danger, et n’ayez sur-tout aucune crainte. À peine ces mots sont-ils prononcés, à peine la comtesse est-elle enveloppée, qu’un coup de tonnerre affreux se fait entendre, et dans un clin d’œil sans avoir éprouvé d’autre mouvement que celui de se sentir descendre comme par une trappe… tout-à-coup elle se trouve en ouvrant ses rideaux, dans une espèce de trône, placé sur le tillac d’une felouque, voguant sur cette même mer où s’était livré le combat ; elle s’y trouvait au milieu de douze petits vaisseaux, dont les cordages n’étaient formés que par des traits de lumières, les mâts, les ponts, les agrès, la caisse du navire, tout n’offrait que des masses de feu. Les rameurs étaient des jeunes filles de seize ans, faites à peindre, couronnées de roses, et simplement vêtues de pantalons couleur de chair qui, leur comprimant la taille, dessinaient agréablement toutes leurs formes. 158 Eh bien ! dit le génie à la comtesse, en s’approchant respectueusement d’elle, ayez-vous été fatiguée de la route ? — Il serait difficile de la faire plus doucement ; mais montrez-moi donc le point dont nous sommes partis ; le voilà madame, dit le génie, mais il ne reste plus aucuns vestiges ni du rocher ni du château. Effectivement, tout s’était abîmé à-la-fois, ou plutôt tout s’était artistement transformé en la felouque charmante qu’occupait maintenant la comtesse. Cependant les matelots rament… les flots gémissent sous leurs efforts multipliés, lorsque tout-à-coup une musique enchanteresse se fait entendre sur les galères qui voguent de conserve avec celle de notre héroïne ; ces orchestres sont disposés de façon qu’ils se répondent mutuellement à la manière des fêtes d’Italie, et la musique ne cesse point de toute la route ; mais elle varie autant par les divers morceaux qui s’exécutent, que par la différence des instrumens. L’on entend de ce côté des flûtes mêlées aux sons des harpes et des guittares ; ailleurs, ce ne sont que des voix ; ici, des haut-bois et des clarinets ; là, des violons et des basses ; et par-tout de l’ensemble et de l’accord. Ces sons flatteurs et mélodieux… ce bruit sourd des rames qui s’abaissent de partout en cadence… ce calme pur et serein de l’atmosphère, cette multitude de feux répétés dans les glaces de l’onde… ce silence profond, pour qu’on ne puisse entendre que ce qui sert à la majesté de la scène… tout séduit et enivre les sens, tout plonge l’âme dans une 159 mélancolie douce, image de cette volupté divine qu’elle se peint dans un monde meilleur. L’on entrevoit enfin l’île de Diamans, le génie de la lune se hâte de la faire appercevoir à celle qu’il y conduit ; il était aisé de la distinguer, non-seulement par les rayons lumineux qui s’en échappaient de tout côté, mais plus encore au bâtiment superbe qui en forme le centre. Cet édifice d’ordre corinthien est une rotonde immense, soutenue de colonnes qui ressemblent à des diamans par les feux clairs dont elles sont formées. Le dôme est d’un feu pourpre, imitant la topaze et le rubis, et qui contrastant on ne saurait mieux, avec le feu blanc des colonnes, imprime au total de cet édifice l’air du palais de la divinité même ; on ne saurait rien voir de plus beau. Voilà madame, dit le génie, l’île où vous avez desiré de souper ; mais avant que d’y aborder, il m’est impossible de ne pas vous confier mes craintes… Vous le voyez, je ne suis plus dans mon élément, le génie de l’air qui a bien voulu vous envoyer à moi, peut venir vous reclamer dans cette île, où trop faible pour oser le combattre, il faudra que j’aie la douleur de vous céder. Je n’ai donc plus que votre cœur qui puisse me rassurer, madame ; daignez me dire au moins que ses mouvemens seront en ma faveur… Arrivons… arrivons dit madame de Nelmours, que la fête que vous me préparez soit jolie, et nous verrons ce que je ferai pour vous. À ces mots l’on prend terre au bord d’une route couverte de fleurs, illuminée de droite et de gauche par des faisceaux de lumières, représentant des groupes de nayades, dont les 160 bouches et les mamelles lancent au loin des jets d’une eau claire et limpide. La comtesse descend au bruit des instrumens de sa flotte, conduite par le génie, et suivie d’une foule de nymphes, de dryades, de faunes et de satyres qui l’accompagnent en folâtrant autour d’elle ; elle arrive ainsi au palais de Diamans. Au milieu de la rotonde, aussi magnifiquement décorée à l’intérieur, que superbement éclairée en dehors, paraît une table ronde, disposée pour cinquante personnes, illuminée par des reflets de lumière qui partent du ceintre de la voûte, sans qu’on puisse voir les foyers qui les lancent[4] . Le génie de la lune présente à la comtesse de Nelmours un cercle de génies des deux sexes, en lui demandant la permission de les faire placer au festin préparé pour elle. La comtesse l’accorde, et l’on se met à table. Dès qu’elle y est, une musique douce et voluptueuse se fait entendre du haut de la voûte, et dans le même instant, vingt jeunes Sylphides descendent des airs, et garnissent la table avec autant d’art que de promptitude. Au bout de dix minutes, d’autres divinités aériennes enlèvent l’ancien service, et le renouvellent avec la même rapidité, paraissant se perdre en remontant dans des nuages qui tourbillonnent sans cesse au ceintre de la voûte, et dont elles ont l’air de descendre chaque fois qu’il faut varier les mets qu’elles en apportent ; ce qui fut fait douze fois pendant le repas. À peine le fruit eut-il paru, qu’une musique brillante et guerrière remplace celle du souper… Oh ciel ! je suis perdu, madame, dit le génie qui venait de faire les honneurs de la 161 fête, mon rival vient… j’entends Oromasis, et je ne puis me défendre contre lui, il dit : le bruit redouble ; Oromasis paraît au milieu d’une troupe de Sylphes, et volant aux pieds de sa maîtresse, je vous retrouve enfin, madame, s’écrie-t-il, et mon ennemi vaincu sans combattre, ne saurait vous disputer à moi. Puissant génie, répondit aussi-tôt la comtesse, rien n’égale le plaisir de vous revoir ; mais je vous conjure de traiter humainement votre rival… je ne puis que me louer de sa magnificence et de ses gentillesses. Qu’il soit donc libre, madame, reprit Oromasis, je brise les fers que je pouvais lui donner, qu’il jouisse même aussi facilement que moi, du bonheur de vous voir sans cesse… mais daignez me suivre ; de nouvelles surprises vous attendent ; volons vers les lieux où elles se disposent. On reprend le chemin de la flotte, on s’éloigne de l’île des Diamans, et l’on regagne les états du prince de l’Air. Une salle de spectacle superbe, et dont l’extérieur était magnifiquement illuminé, s’offrait au débarquement… La comtesse de Nelmours y voit exécuter Armide par les premiers sujets de l’Opéra. Le spectacle fini, l’équipage le plus leste et le plus agréable ramène enfin la comtesse chez son amant par des avenues illuminées, remplies de danses et de fêtes bourgeoises. Madame, dit Ceilcour, en conduisant dans son appartement celle qu’il fête, nous allons vous laisser ; tant d’aventures nous attendent demain, que pour vaincre les périls quelles offrent, il est juste que vous preniez quelques heures de tranquillité. Peut-être ce repos que vous me 162 conseillez sera-t-il un peu troublé, dit la comtesse, en se retirant ; mais je vous en cacherai la cause. — Puis-je la redouter, madame ? — Ah ! séduisant mortel, elle n’est à craindre que pour moi, et madame de Nelmours rentre dans les pièces charmantes qui lui sont préparées ; elle y-trouve les mêmes filles qui l’ont baignée et servie en arrivant. Mais de quelle profusion de richesses toutes les parties de cet appartement se trouvent-elles décorées ? La comtesse y voit non-seulement tous les colifichets… tous les bijoux qu’elle a choisis le matin aux foires qui se tenaient dans les avenues, mais même tous ceux qu’elle a desirés… tous ceux où ses regards ont paru se porter avec un peu plus d’intérêt… Elle avance ; une pièce qui ne se trouvait pas dans le plan de sa maison de Paris, s’ouvre aussi-tôt devant elle ; elle y reconnaît le boudoir de Japon qu’elle a vu chez le génie de la Terre, également décoré dans le milieu, d’une table, où se trouve le petit palais de diamans. Oh ! c’est trop fort, s’écrie-t-elle-, et que prétend Ceilcour ? Vous supplier d’accepter ces bagatelles, madame, répond une de ses femmes ; elles sont toutes à vous ; nos ordres sont de les emballer aussi-tôt, et demain à votre réveil tout sera chez vous. — Et même le petit palais de diamans ? — Assurément, madame ; monsieur de Ceilcour serait bien désolé que vous ne l’acceptassiez pas. En vérité, cet homme est fou, dit la coquette, en se faisant déshabiller… il est fou, mais il est charmant ; je serais la plus ingrate des créatures, si je ne récompensais pas de tels procédés par tous les sentimens qu’ils m’inspirent… Et madame de Nelmours plus séduite que délicatement éprise, plus flattée que 163 sensible, s’endormit au milieu de ses songes délicieux produits par le bonheur. Le lendemain matin vers dix heures, Ceilcour vint demander à sa dame si elle avait bien reposé… si elle se sentait assez de force et de courage pour aller voir le génie du feu, dont les états confinaient les siens. J’irais au bout de la terre, aimable génie, reprit la comtesse… non sans quelques craintes de m’égarer, je l’avoue… mais qui sait si je n’aimerais pas autant me perdre avec vous, que de me retrouver avec un autre. Au reste, expliquez-moi je vous prie ce qu’on a fait de toutes ces parures, de tous ces bijoux charmans qui étaient hier dans ma chambre ? — Je l’ignore, madame, je n’ai pas plus coopéré à les faire placer dans votre appartement, que je ne me suis mêlé de les en faire sortir… tout cela doit être l’ouvrage du destin ; invinciblement enchaîné par ses décrets, je ne suis libre sur rien, et vous le maîtrisez bien plus par vos desirs, que je ne le soumets par ma puissance… moi je l’implore, et vos yeux l’asservissent. Tout cela est charmant, reprit la comtesse ; mais vous n’avez pas imaginé sans doute de me faire accepter des présens de cette magnificence ; il y a parmi tout cela un petit palais de diamans qui m’est venu dans la tête toute la nuit, et qui vaut, je le parierais, plus d’un million… vous sentez-bien qu’on ne donne pas de ces choses là. J’ignore absolument ce que vous voulez dire, madame dit Ceilcour ; mais il me semble que s’il arrivait qu’un amant offrit un million par exemple à celle qu’il adore, à supposer que ce qu’il attendit en retour de cette 164 femme idolâtrée valût à ses yeux le double, non-seulement la maîtresse ne devrait se faire aucun scrupule de recevoir, mais vous voyez que l’amant serait encore en reste. — Voilà le calcul de l’amour et de la délicatesse, mon ami ; je l’entends, et j’y répondrai comme je le dois… allons voir votre génie du feu… oui, oui dissipez-moi par quelques flammes étrangères… les miennes pourraient bien me faire faire ici quelqu’extravagance, dont malgré toute votre galanterie j’aurais peut-être un jour à me repentir, partons. Un aérostat des plus élégans attendait la comtesse ; madame, dit Oromasis, l’élément où je préside me permet rarement de voyager d’une manière différente que dans des voitures de cette espèce. Ce fut moi qui les fit connaître aux hommes ; ne redoutez aucun danger dans celle-ci, elle est dirigée par deux de mes génies qui lui feront fendre l’air avec rapidité, mais qui ne la tiendront jamais à plus de douze ou quinze toises d’élévation ; la comtesse s’asseoit sans peur sur un canapé charmant, placé le long de la balustrade ; le génie est à ses côtés, et au bout de trois lieues parcourues en moins de six minutes, le ballon s’abat sur une petite élévation ; nos amans descendent au milieu de leur suite qu’ils y trouvent déjà rassemblée ; Puissante les reçoit ; et tous les yeux se fixent vers le tableau qui doit intéresser. Sur une esplanade d’environ six arpens, dirigée en amphithéâtre, de manière qu’aucune partie de l’optique ne peut échapper à l’œil, se trouve une ville entière, ornée de bâtimens superbes ; des temples, des tours, des pyramides 165 s’élèvent dans les nues, on y distingue les rues, les murailles, les jardins qui l’entourent, et le grand chemin qui y conduit, au bord duquel est le tertre où se trouvent Ceilcour et sa dame. Sur la droite de ce point de vue, relativement aux spectateurs, s’élève un volcan énorme qui vomit jusqu’au ciel, les feux nourris dans ses entrailles, et les nues obscurcissant le Soleil paraissent recéler la foudre au milieu d’elles. Nous voilà aux portes des états du génie qui préside au feu, madame, dit Oromasis ; mais il est prudent de nous arrêter ici, jusqu’à ce qu’il nous ait fait savoir s’il est possible d’entrer en sûreté dans sa ville ; le séjour en est bien dangereux. À peine Ceilcour a-t-il dit ces mots, qu’une salamandre élancée du volcan, vient tomber aux pieds de celle pour qui sont préparés tous ces jeux, et s’adressant à Ceilcour, Oromasis, dit-elle, le génie du Feu m’envoie pour vous prévenir de ne point entrer dans sa ville, que vous ne lui ayiez envoyé d’avance la dame qui est avec vous ; il l’a vue… il l’aime, et prétend l’épouser sur l’heure ; toute alliance est rompue, si vous lui refusez ce don, et il va lancer sur vous et ce qui vous entoure, tous les feux dont il dispose, pour vous contraindre à le satisfaire. Allez dire à votre maître, répondit Ceilcour, que je céderais plutôt ma vie que ce qu’il exige ; je venais le voir à titre d’ami… nous le sommes, il sait combien ses forces augmentent par les miennes, et l’utilité dont je lui suis, ne me permettait pas de croire à des procédés de la sorte… Qu’il fasse tout ce qui 166 lui plaira, je suis à couvert de ses foudres… qu’il les lance, nous jouirons de leurs effets sans les redouter, et son impuissante colère n’aura servi qu’à nos plaisirs. La prépondérance que la nature m’a donné sur lui, s’étend plus loin qu’il ne le croit et lorsque j’aurai ri de sa débilité, je lui ferai sentir mon suprême pouvoir… La Salamandre repart à ces mots… deux minutes suffisent à la r’engloutir dans le volcan. Aussi-tôt le ciel s’obscurcit, l’éclair sillonne la nue, des tourbillons mêlés de cendre et de bitume, s’élancent du sein de la montagne, et retombent en serpentant sur les bâtimens de la ville… des laves s’entr’ouvrent… des ruisseaux de feu viennent couler dans toutes les rues… la foudre se fait entendre… la terre tremble… les flammes vomies du volcan avec mille fois plus d’impétuosité, se réunissant au feu du ciel et aux secousses de la terre, brûlent, détruisent, renversent les édifices de cette ville superbe qu’on voit s’abîmer de toutes parts… les tours qui tombent en ruines, les temples qui se consument…les obélisques qui s’écroulent, tout glace l’âme, tout la remplit d’effroi, tout est l’image ténébreuse de ces destructions modernes de l’Espagne et de l’Italie, imitées par l’art dans cette circonstance, d’une manière à faire tressaillir… Ah ! quelle sublime horreur, s’écria la comtesse, comme la nature est belle, même dans ses désordres ; en vérité ceci pourrait servir de matière à des réflexions bien philosophiques. Peu à peu cependant l’horison s’éclaircit, les nuages se dissipent insensiblement, la terre s’ouvre, elle engloutit des 167 monceaux de cendres, et les débris d’édifices qui la surchargent…… La scène varie, le point de vue quelle offre est un paysage délicieux de l’Arabie heureuse… Là, coulent des ruisseaux limpides bordés de lys, de tulipes et d’acacia ; ici se voyent des labyrinthes de lauriers, se perdant à l’entrée d’une forêt de tamarins ; d’une autre part des allées grotesques et irrégulières de palmiers, d’azula et de l’arbre aux roses ; ailleurs, on voit de jolis bosquets de gélingues et de déleb, où symétrisent agréablement des haies de cardémonium et de gingembre ; dans le lointain de gauche se voit une forêt de citroniers et d’orangers, pendant que la perspective de droite, encore plus pittoresquement terminée, ne présente que de légers monticules où croissent en abondance le jasmin, le café et le cannellier. Le milieu de ce paysage enchanteur est orné d’une tente à la manière de celles qui servent aux chefs des Arabes Bédouins, mais infiniment plus magnifique. Celle-ci de satin des Indes broché d’or, s’élève en dôme à plus de quatre-vingt pieds de terre, toutes les cordes qui la rattachent sont de pourpre, enlacées d’or, et des crépines superbes l’enrichissent à l’entour. Avançons, dit la fée, et ne redoutons plus la colère de ce génie, elle cède à notre puissance, il ne lui reste plus d’autre faculté que celle de nous faire du bien. La comtesse toujours plus surprise, prend le bras de Ceilcour en l’assurant qu’il est rare de savoir porter jusques à ce point la magnificence et le goût. On arrive dans les états du génie Salamandre ; il se prosterne en voyant celle qu’on lui amène ; il lui demande 168 mille pardon d’avoir pu conspirer contre elle un moment. Rien ne corrompt les princes comme l’autorité, madame lui dit-il ; ils en abusent pour satisfaire leurs caprices, accoutumés à ne trouver d’obstacle à rien, en survient-il pour eux, ils s’irritent, il leur faut des malheurs pour leur rappeller qu’ils sont hommes. Je rends grâce au destin, de ceux qui m’arrivent ; en modérant l’ardeur de mes desirs, ils m’apprennent à n’en plus former que de sages… J’étais prince… et me voilà berger ; mais puis-je regretter ce changement d’état, puisque c’est à lui seul que je dois le bonheur de vous posséder ici. Nelmours répond comme elle le doit à cette flatteuse réception, et l’on s’approche de la tente. Elle était préparée pour un repas champêtre… mais quelle agreste décoration ! Madame, dit le nouveau berger, je ne puis offrir à mon vainqueur qu’un repas bien frugal, daignerez-vous en être satisfaite ? Voilà une manière de servir un dîner qui m’était inconnue, répondit la comtesse ; le piquant dont elle est m’amuse. L’intérieur de la tente représentait un bois d’arbuste odoriférant, dont chaque branche pliait sous la multitude d’oiseaux de diverses espèces qui paraissait se reposer sur elle ; tous ces oiseaux imités d’après ceux des quatre parties de la terre, étaient garnis de leurs plumages comme s’ils eussent existé… on les prenait, ou l’animal lui-même était rôti sous ce plumage factice, ou son corps s’ouvrait et renfermait au-dedans de lui les mets les plus délicats et les plus succulens. Des sièges de gazon, irrégulièrement placés en face d’une petite élévation de terre, couverte de fleurs, formaient à chaque convive des places et des tables, et donnaient au total de ce 169 repas champêtre, l’air d’une halte de chasseurs sous un bocage frais. Berger, dit Ceilcour au génie, après le premier service, une telle façon de manger peut devenir incommode à la princesse, trouvez bon que j’ordonne un instant chez vous ; puis-je vous résister, répondit le génie ; ne connaissez-vous pas votre ascendant sur moi… au même instant un coup de baguette ramène une table à l’usage ordinaire, représentant un parterre émaillé de fleurs d’Arabie les plus belles et les mieux parfumées sur lequel étaient jonchés sans ordre les fruits de toutes les saisons et de tous les mondes possibles. Par un art étonnant du décorateur, on n’avait besoin ni de se déranger, ni de changer de place, le même siége en s’abaissant replaçait chacun autour de la table, et tout se variait dans un clin-d’œil. Ce service achevé, le génie chez lequel on était, proposa à la comtesse de venir prendre des glaces dans ses bosquets. Au sortir de la tente, on pénètre dans des allées délicieuses, formées de toutes les espèces d’arbres fruitiers qu’il est possible de voir au monde, dont chacun porte sur ses branches le fruit qui lui est propre… mais glacé et coloré au point de tromper tous les yeux. Nelmours séduite la première, se récrie sur la singularité de voir des pêches et des raisins superbes dans la saison où l’on est, de voir la noix de coco, le fruit à pain, l’ananas, aussi frais qu’au sein même des contrées où ces fruits sont communs ; Ceilcour alors détachant un citron des Antilles, lui fait voir que ces fruits imités réunissent à leur goût naturel le moëlleux des 170 glaces les plus exquises. En vérité, s’écria madame de Nelmours, voilà encore une extravagance qui passe tout ce qu’on peut dire, et pour le coup j’espère que vous serez ruiné de l’aventure. Le regretterai-je, quand ce sera pour vous, dit Ceilcour en serrant amoureusement la main de madame de Nelmours, et ravi de la voir d’elle-même saisir, comme on le verra bientôt, un des points le plus essentiel de ses épreuves…… Ah ! continua-t-il ardemment, si jamais ma fortune se trouvait dérangée pour vous plaire, ne m’offririez-vous pas dans la vôtre les ressources qui pourraient la réparer ? Qui en doute, répondit froidement la comtesse, en cueillant des jujubes glacées… il vaut pourtant mieux ne pas se ruiner… tout cela est charmant, mais je veux que vous soyez sage… je me flatte que vous n’avez pas tant fait d’extravagance pour cette petite Dolsé… si je le croyais, je ne vous le pardonnerais pas ; la compagnie qui s’approchait empêcha Ceilcour de répondre, et la conversation devint générale. On parcourut ces bosquets enchanteurs, on y goûta de tous les fruits possibles, insensiblement la nuit vint, et conduit par Ceilcour, on arriva sans s’en douter sur un monticule dominant un vallon très-creux, où régnait une obscurité profonde. Oromasis, dit le génie de chez qui l’on sortait, je crains que vous ne soyez trop avancé. Bon, dit madame de Nelmours, voici encore quelques surprises ; ce cruel homme ne nous laissera pas un instant réfléchir aux plaisirs que nous quittons, on n’a pas avec lui le temps, de respirer. Mais qu’est-ce donc, demanda Ceilcour ? vous 171 savez, répondit le génie du feu, que mes états avoisinent les îles de la mer Egée où les cyclopes travaillent pour Vulcain. Ce vallon dépend de Lemnos ; et, comme dans ce momentci la guerre est déclarée entre les Dieux et les Titans[5] , je suis persuadé que le fameux forgeron de l’Olympe va venir passer la nuit dans son atelier ; ne risquerez-vous rien en vous approchant ? Non, non, répondit Oromasis ; ma sœur et moi nous ne nous quittons point, et son pouvoir conservateur nous met à l’abri des dangers. Un artifice charmant, je le vois, dit la comtesse, mais au moins ce sera tout, car je vous quitte décidément après ; j’aurais à me reprocher vos extravagances, si je les partageais plus longtemps. À peine a-t-elle dit, que les cyclopes entrent dans la forge ; c’étaient des hommes hauts de douze pieds, n’ayant qu’un œil au milieu du front, et paraissant entièrement de feu. Ils commencent à forger des armes sur des enclumes immenses ; à tous les coups de marteaux qu’ils appuient, il jaillit de chaque enclume, des millions de bombes et de fusées qui se croisant en sens divers remplissent l’espace d’un feu continuel. Un coup de tonnerre éclate, le feu cesse, Mercure du haut des cieux descend chez les cyclopes ; il aborde Vulcain, qui lui remet des faisceaux d’armes, une entr’autres où le dieu des forgerons met le feu devant l’envoyé du ciel, et de laquelle dix mille bombes sortent àla-fois. Mercure, saisit l’arme et revole aux cieux l’olympe s’ouvre, la scène élevée à plus de cent toises de terre offre l’assemblée complète de toutes les divinités de la fable, 172 dans un jour clair et serein formé par les rayons d’un Soleil immense qui brûle à cinq-cents pieds au-dessus… Mercure arrive aux pieds de Jupiter, qu’une taille majestueuse et qu’un trône superbe distinguent des autres dieux, il lui remet les armes apportées de Lemnos. L’attention due à ce nouveau spectacle empêche qu’on ne voie les changemens opérés dans les bas. Bientôt le bruit qu’on entend y ramène. Tout le devant de la perspective n’est plus occupé que par les Titans prêts à braver les dieux ; ils accumulent des rochers… les dieux s’arment, c’est un bouleversement universel, c’est un mouvement admirable qu’éclairent et le Soleil du haut, et par les bas d’énormes faisceaux de gerbes à tous momens lancées vers l’olympe… Peu-à-peu l’entassement des pierres paraît prêt à toucher le ciel, les géans escaladent ; les feux qu’ils jetent en gravissant leurs rochers, réunis à ceux qui partent de la terre, éclipsent aussi-tôt la lumière des cieux… toutes les divinités s’agitent, toutes frémissent ou combattent. Les torrens de bombes lancées par l’arme affreuse de Vulcain, les coups innombrables de foudre, mettent enfin le désordre parmi les géans. À mesure que les uns s’élèvent, les autres sont culbutés ; la vigueur, le courage de quelques-uns, les font cependant atteindre aux nuées même qui enveloppent les dieux ; l’espoir renaît, les rochers se rentassent, les géans reparaissent, ils se multiplient tellement, qu’on les distingue à peine au milieu des tourbillons de flammes et de fumées dont ils sont couverts… Mais les foudres redoublent également dans l’olympe, elles parviennent à dissiper enfin cette race présomptueuse, et à les précipiter à-la-fois dans le 173 gouffre effrayant qui s’entr’ouvre pour les recevoir ; tout se renverse, tout s’écroule, on n’entend que des gémissemens et des cris ; plus la masse qui s’engloutit presse sur les bouches de l’Erèbe, plus elles s’élargissent ; tout disparaît, et c’est des cendres même de ces infortunés que sont produits leurs derniers efforts. On dirait que l’Enfer veut servir leur révolte ; de ces ouvertures multipliées du Tartare s’élancent vers les cieux un bouquet de quatre-vingt mille fusées volantes, chacune d’un pied de tour ; elles frappent les nues, elles font disparaître l’Élisée, et cette pièce énorme d’artifice, que n’égala jamais rien, et qui s’apperçoit de vingt lieues, laisse retomber en éclatant, une pluie d’étoiles si brillantes, que l’atmosphère, quoiqu’enveloppé des ombres de la nuit la plus épaisse, en paraît pendant un quart-d’heure aussi brillant que le plus beau des jours. Ah ciel ! dit la comtesse effrayée, jamais rien d’aussi beau ne frappa mes regards ; si ce combat eût lieu, il fut assurément moins sublime que cette représentation ne vient de nous le peindre… Oh mon cher Ceilcour, poursuivit-elle en s’appuyant sur lui, je ne vous ferai jamais tous les éloges que vous méritez… Il est impossible de se mieux entendre à donner une fête, impossible qu’il y règne à la fois plus d’ordre, plus de magnificence et de goût. Mais je vous quitte, il y a trop près de la magie à la séduction ; j’ai bien voulu me laisser enchanter, mais je ne veux pas me laisser séduire, et en prononçant ces mots, elle se laissait ramener par Ceilcour, qui dans l’obscurité la conduisit insensiblement vers un cabinet de jasmins, où il la pria de 174 se reposer sur un banc qu’elle crut de gazon ; il se plaça près d’elle, une espèce de dais que la comtesse ne distingua point, les enveloppa tous deux aussitôt, de manière que notre héroïne ne voit plus, ni où elle est, ni le cabinet dans lequel elle s’imagine être entrée. Encore de la magie, ditelle. — Blâmez-vous celle qui nous unit aussi intimement, celle qui nous cache aux yeux de l’univers, comme si nous fussions les seuls êtres qui habitassent le monde ? Moi, je ne blâme rien, dit la comtesse toute émue, je voudrais seulement que vous n’abusassiez pas du délire où vous venez de plonger mes sens pendant vingt-quatre heures. — Ce que vous dites serait une séduction, vous vous êtes déjà servi de ce mot ; or songez-vous qu’un tel procédé, ne suppose que de l’artifice d’une part, et de la faiblesse de l’autre ; serait-ce donc là, madame, où nous en serions tous les deux. — J’aime à supposer que non. — Eh bien ! si cela est, quelque chose qui puisse arriver, tous les torts appartiendront à l’amour, et vous n’aurez pas eu plus de faiblesse que je n’aurai mis de séduction. — Vous êtes l’homme le plus adroit. — Oh beaucoup moins que vous n’êtes cruelle. — Non, ce n’est pas cruauté, c’est sagesse. — Il est si doux de l’oublier quelquefois. — Eh bien oui… mais les repentirs ! — Bon, qui pourraient les faire naître, tenez-vous encore aux misères ? — On ne saurait moins je vous jure… je ne crains que votre inconstance, cette petite Dolsé me désespère. — N’avez-vous donc pas vu comme je vous l’ai sacrifiée. — J’en ai trouvé la manière aussi adroite que délicate… mais comment croire à tout cela ? — La meilleure façon dont une femme puisse s’assurer de son 175 amant est de l’enchaîner par des faveurs. — Vous croyez ? — Je n’en connais pas de plus sûres. — Mais où sommesnous ici je vous prie… peut-être au fond d’un bois, éloignés de tout secours… Si jamais vous alliez entreprendre… la chose du monde la plus inconséquente ; j’aurais beau appeller, personne ne viendrait. — Mais vous n’appellerez point ? — C’est selon ce que vous oserez. — Tout, et Ceilcour tenant sa maîtresse dans ses bras, cherchait à multiplier ses triomphes. — Eh bien ! ne l’ai-je pas dit, reprit la comtesse, en se laissant aller mollement, ne l’ai-je pas prévu… voilà où tout cela conduit, vous allez exiger des extravagances ? — Vous ne me les défendez-pas ? — Eh comment voulez-vous qu’on défende rien ici ? — C’est-àdire que je ne vous aurai dû qu’à l’occasion, ma victoire ne sera l’ouvrage que des circonstances… Et en disant cela Ceilcour avait l’air de se refroidir ; au lieu de presser le dénouement, il le retardait. Mais point du tout, dit la comtesse, en lui faisant regagner tout le chemin qu’il venait de perdre… voulez-vous qu’on se jette à la tête des gens… Voulez-vous enfin me contraindre à vous faire des avances. — Oui, c’est une de mes manies, je veux que vous me disiez… que vous me prouviez que l’illusion où les circonstances ne sont d’aucun poids dans ma conquête, et que fussai-je l’être le plus obscur ou le plus malheureux, je n’en obtiendrais pas moins de vous ce que j’en exige. — Eh ! mon dieu qu’importe tout cela… moi je vous dirai tout ce que vous voudrez, il y a des momens dans la vie où rien ne coûte à dire, et je parierais presque que vous venez de faire naître un de ces ces momens-là. — Vous exigez-donc 176 que j’en profite ? — Je n’exige pas plus que je ne défends, je vous ai déjà dit que je ne savais plus ce que je faisais. Permettez-donc, madame, dit Ceilcour en se relevant, que la raison ne m’abandonne pas de même ; mon amour plus éclairé que le vôtre veut être pur comme l’objet qui l’anime ; si j’étais aussi faible que vous, nos sentimens seraient bientôt éteints ; c’est à votre main où j’aspire, madame, et non pas à de vains plaisirs qui n’ayant que la débauche pour principe, ou le délire pour excuse, laissent bientôt au sein des regrets, ceux qui pour s’y livrer, oublièrent à-la-fois l’honneur et la vertu ; mon procédé vous choque en cet instant où votre âme exaltée voudrait se rendre à des desirs nés de la situation ; réfléchi quelques heures, il ne vous offensera plus ; c’est l’époque où je vous attends, c’est celle où vous me verrez à vos pieds, madame, demander pour l’époux les excuses de l’amant. Oh monsieur ! que je vous ai d’obligation, dit la comtesse en se remettant, puissent les femmes qui s’oublient, trouver toujours des hommes aussi sages que vous. De grâce ordonnez qu’on amène une voiture, et que j’aille au plutôt pleurer chez moi et ma faiblesse et vos séductions. — Vous êtes dans la voiture que vous demandez, madame, c’est une berline allemande qu’enlèveront à vos ordres six chevaux anglais : c’est le dernier effet de la magie du prince de l’air, mais non pas les derniers présens de l’heureux époux de Nelmours. Monsieur, répondit cette femme égarée, au bout de quelques instans de réflexion… je vous attends chez moi, pénétrée de tendresse et de reconnaissance vous m’y verrez peut-être plus sage, mais pas moins empressée de 177 vous appartenir. Ceilcour ouvre la portière… il descend, un laquais referme en demandant l’ordre. Chez moi, dit Nelmours ; les chevaux s’élancent, et notre héroïne qui se croyait sur un lit de verdure, au fond d’un cabinet de jasmins, se trouve en peu d’heures à Paris, dans une voiture magnifique qui lui appartient. Les premiers objets qui frappèrent sa vue en rentrant chez elle, furent les superbes présens qu’elle avait reçus de Ceilcour, parmi lesquels, le petit palais de diamans n’était pas oublié. Toute réflexion faite, dit-elle en se couchant, Voilà un homme à-la-fois et bien sage et bien fou. Ce doit être un excellent mari sans doute, mais c’est un amant bien froid, et il me semble que les sentimens de ce titre, saisis avec un peu plus de chaleur, n’auraient nullement nui à ceux de l’autre ; quoiqu’il en soit, laissons le venir ; le pis aller est de devenir sa femme, de donner des fêtes avec lui, et de le ruiner dans fort peu de temps ; il y a bien à cela quelques délices pour une tête comme la mienne ; couchons-nous donc dans ces douces idées, elles me tiendront lieu des réalités que je perds… oh ! comme on a raison de dire, ajouta-t-elle en s’abandonnant à elle même, qu’il ne faut jamais compter sur les hommes. Elle ne m’avait pas trompé celle-là, disait de son côté Ceilcour, avec beaucoup plus de sagesse… ô Dolsé, quelle différence ! La seconde partie de mes épreuves sur cette femme adorable deviendrait presqu’inutile à présent, continuait-il, toutes les qualités doivent être où la vertu fixa son empire ; autant je dois compter sur une femme qui 178 résiste si bien aux piéges des sens, autant celle qu’entraîne la plus légère circonstance, doit avoir peu de suite dans le caractère, et de bienfaisance dans le cœur ; n’importe essayons, j’y suis résolu, je ne veux rien avoir à me reprocher. À bien examiner l’état des deux femmes éprouvées par Ceilcour, il était à-peu-près le même : Dolsé avait reçu des preuves d’amour, des présens, et son âme d’une situation heureuse (en apprenant tout ce qui venait d’arriver), devait passer dans la position la plus triste où une femme sage et sensible puisse se trouver. Madame de Nelmours, d’une autre part, avait également reçu des preuves d’amour et des présens, et son âme, d’une assiette douce et tranquille, devait passer, d’après la dernière scène qu’elle venait d’avoir avec Ceilcour, dans une des situations la plus piquante où une femme coquette et orgueilleuse puisse se trouver. À l’égard de leurs espérances, elles étaient les mêmes, quelque chose qui fût arrivé, toutes deux devaient compter sur la main de Ceilcour ; donc, au moyen de l’art de celui qui faisait ses épreuves, la ressemblance complète de la manière d’être de ces deux femmes, quoiqu’operée par des procédés différens, rendait l’équilibre parfait. Et les dernières expériences devaient agir à-peu-près également sur elles, c’est-à-dire en faire essentiellement, résulter ou le bien ou le mal relativement à la différence de leur âme. Ce ne fut qu’après ces considérations bien senties, que Ceilcour se détermina à ses derniers essais. 179 Il reste exprès quatre jours à la campagne, et arrive le cinquième à Paris ; dès le lendemain il vend ses chevaux, ses meubles, ses bijoux, renvoye ses gens, ne sort plus, et mande à ses deux maîtresses, qu’un accident affreux vient de culbuter à l’instant sa fortune, qu’il est ruiné, et que ce n’est plus que de leurs bontés, et de leurs mains, qu’il espère des secours dans le déplorable état où il est. Les dépenses énormes que venait de faire Ceilcour rendirent bientôt ces nouvelles aussi publiques que croyables, et voici mot à mot les réponses qu’il reçoit des deux femmes. D O L S É À C E I L C O U R. Que vous avais-je fait, monsieur, pour que vous portassiez le poignard dans mon sein ? Je vous avais demandé pour toute grâce de ne pas feindre un sentiment que vous n’éprouviez pas ; je vous avais montré mon âme et sa délicatesse, vous l’avez déchiré par l’endroit le plus sensible, vous m’avez sacrifiée à ma rivale, vous m’avez conduite au tombeau. Mais cessons de parler de mes malheurs, aussitôt qu’il s’agit des vôtres ; vous me demandez ma main ? venez voir l’état où vous m’avez mis, cruel, et vous reconnaîtrez si cette main peut encore être à vous…… j’expire, et quoique victime de vos procédés, c’est en vous adorant que je meurs ; puisse le faible secours, que je vous offre, rétablir un peu vos affaires et vous rendre digne de madame de Nelmours ; soyez heureux avec elle, c’est le seul vœu qui reste à faire à la malheureuse Dolsé. P. S. Il y a sous ce pli pour cent mille francs de billets de la caisse d’escompte ; je n’ai que cela de libre, je vous 180 l’envoie, acceptez cette bagatelle offerte par l’amie la plus tendre… par celle dont vous n’avez pas connu le cœur, et dont votre main perfide arrache aussi cruellement la vie. L E T T R E D E N E L M O U R S. Vous vous êtes ruiné, je vous l’avais bien dit, on ne fit jamais des folies pareilles ; tout ruiné que vous êtes, je vous épouserais néanmoins, s’il m’était possible de vaincre l’horreur que j’eus de tous les temps pour le lien conjugal. Je vous ai offert d’être mon amant, vous ne l’avez pas voulu… vous en êtes fâché à présent ; quoiqu’il en soit il y a remède à tout, vos créanciers attendront, ils sont faits pour cela… voyagez… il faut se distraire quand on a du chagrin, c’est le conseil que je prends pour moi, je pars demain pour une terre de ma sœur en Bourgogne, d’où nous ne reviendrons qu’à Noël ; je vous conseillerais cette petite Dolsé, si elle était riche ; mais il n’y aurait pas dans toute sa fortune de quoi payer une de vos fêtes. Adieu, devenezdonc sage, et ne vous dérangez plus comme cela. Ceilcour eut besoin de toute sa philosophie pour ne pas tympaniser dans tout Paris cette indigne créature, comme elle méritait de l’être ; il se contenta de la mépriser, et sans regretter ce qu’elle lui coûtait, je suis trop heureux, s’écriat-il, d’avoir dévoilé un monstre à ce prix ; ma fortune entière, mon honneur et ma vie, y eussent peut-être été compromis sans cette épreuve. 181 Le désespoir dans l’âme, véritablement inquiet de Dolsé, Ceilcour vole aussi-tôt chez elle ; mais à quel point augmente sa douleur, quand il voit cette malheureuse et charmante femme, pâle, défaite, abattue, et déjà presqu’environnée des ombres de la mort ; naturellement sensible et jalouse, adorant Ceilcour, elle avait reçu l’affreuse nouvelle de la fête qu’il donnait à sa rivale, dans un de ces momens de crise, où les femmes n’apprennent aucun malheur impunément ; la révolution avait été terrible… une fièvre brûlante en avait été la suite. Ceilcour se jette à ses pieds ; il lui demande mille et mille excuses, et ne croit pas devoir lui cacher l’épreuve qu’il avait eue dessein de tenter. Je vous pardonne celle que vous avez voulu faire sur moi, répondit Dolsé ; accoutumé à vous méfier des femmes, vous vouliez être sûr de votre fait, rien de plus simple ; mais après ce que vous aviez pu voir, deviez-vous supposer qu’il existât dans le monde une créature capable de vous aimer mieux que moi ? Ceilcour, qui n’avait point de torts relativement à ses projets, mais qui par sa seconde épreuve s’en trouvait effectivement d’impardonnables vis-à-vis de Dolsé qui n’en avait nul avec lui, ne put répondre que par ses larmes et par les témoignages du plus ardent amour. Il n’est plus temps, lui dit Dolsé, le coup est trop avant ; je vous avais peint ma sensibilité, vous lui deviez au moins quelques égards ; puisque votre ruine n’est qu’une feinte, je meurs avec une peine de moins… mais il faut nous quitter, Ceilcour, il faut nous séparer pour jamais… Je sors bien jeune d’une vie… 182 où vous pouviez me faire trouver le bonheur… ah ! qu’elle m’eût été chère avec vous, continua-t-elle, en prenant les mains de son amant et les arrosant de ses pleurs ; quelle épouse sincère et tendre, quelle amie fidelle et sensible vous eussiez trouvé dans moi !… Je vous aurais rendu heureux, j’ose le croire… et comme j’eusse joui d’un bonheur qui serait devenu mon ouvrage !… Ceilcour fondait en larmes ; ce fut alors qu’il regretta bien sincèrement la fatale épreuve, qui n’avait servi qu’a lui faire connaître une malhonnête femme et qu’à lui en faire perdre une divine. Il conjure Dolsé quelque soit son cruel état d’accepter au moins le titre de son épouse, et de lui permettre d’en hâter la cérémonie. Ce serait un regret déchirant pour moi dit Dolsé…… de quelles larmes amères n’arroserais-je pas mon tombeau en y descendant votre épouse, j’aime mieux mourir avec la douleur de n’en avoir pas mérité le titre, que de l’accepter à l’instant cruel où je ne puis m’en rendre digne… non, vivez cher Ceilcour, vivez, et oubliez-moi ; vous êtes bien jeune encore, dans quelques années, tous les souvenirs d’une amie de quelques jours se seront effacés de votre cœur… à peine vous semblera-t-il qu’elle ait existé pour vous. Si vous daignez pourtant y penser quelquefois, que cette amie que vous allez perdre, ne s’offre à vous que pour votre consolation ; rappellez le peu d’instans que nous passâmes ensemble, et que cette idée agitant doucement votre âme, la console sans la déchirer. Mariez-vous, mon cher Ceilcour, vous le devez à votre fortune, à votre famille ; tâchez que celle que vous choisirez ait quelquesunes des qualités que vous daignez chérir en moi ; et si les 183 êtres qui quittent ce monde, peuvent recevoir des consolations de la part de ceux qu’ils y laissent, croyez que ce sera une véritable jouissance pour votre amie, de vous savoir lié à une femme, qui aura su du moins lui ressembler par quelque chose. Une faiblesse affreuse prend à Dolsé en finissant ces mots… Rien n’est sensible comme l’âme de cette intéressante femme… elle venait de se faire violence ; la nature succombe, elle est aux portes de la mort. On est obligé d’emporter Ceilcour dans une autre chambre, son désespoir fait frémir tout ce qui l’entoure ; pour rien au monde il ne veut quitter la maison de cette femme idolâtrée… on l’en arrache cependant. À peine est-il arrivé chez lui qu’il tombe dans une maladie affreuse ; il est trois mois entre la vie et la mort, et ne doit le retour à la santé qu’à son âge et l’excellence de son tempérament. On lui avait caché avec soin pendant sa maladie la perte affreuse qu’il venait de faire ; on lui apprit enfin la mort de celle qu’il aimait, il la pleura le reste de ses jours ; il ne voulut jamais se marier, et n’employa ses biens qu’aux plus saints actes de la bienfaisance et de l’humanité ; il mourut jeune, regretté de ses amis, et donna par cette fin désastreuse et prématurée, le cruel exemple que le plus doux bonheur de l’homme… la société d’une femme qui lui convienne, peut le fuir, même de l’opulence et de la vertu. Fin du tome premier. 184 1. ↑ Ainsi se nommaient les filles attachées aux Grands ; les filles d’honneur les représentèrent jusqu’au règne de Louis XIV ; mais ce monarque ayant fort abusé de ces espèces de sérails, les reines obtinrent qu’il n’y aurait plus de pucelles à la cour. 2. ↑ a et b C’était l’usage. Voyez les romans de chevalerie. 3. ↑ Expression consacrée, c’est à dire que tous joutaient ensemble. 4. ↑ Il serait bien à desirer que les illuminateurs des jardins que l’on destine aux fêtes à Paris, adoptassent cette méthode, et surtout n’éclairassent jamais par en bas ; ils éblouissent par ce procédé et n’éclairent point. Comment attendre des succès en s’éloignant autant de la nature ; est-ce d’en bas que partent les rayons de l’astre qui éclaire le monde ? 5. ↑ Titans ou Teuts habitans les environs du Vésuve, dans la Campanie. On prétendait qu’ils se servaient de ce volcan comme d’une arme pour attaquer le Ciel ; ils livrèrent près de là, une fameuse bataille où ils furent défaits, telle est l’origine de la fable connue : cette idée qu’ils attaquaient le Ciel venait de leur extrême impiété et de leurs perpétuels blasphêmes contre les dieux. Ces peuples vaincus passèrent en Allemagne ; et prirent le nom de Teutons. Leur taille très-élevée les fit long-temps prendre pour une race de géans. 185 186 L E S C R I M E S D E L ’ A M O U R , NOUVELLES HÉROÏQUES ET TRAGIQUES ; Précédés d’une Idée SUR LES ROMANS, et ornés de gravures. PAR D. A. F. SADE, auteur d’Aline et Valcour. Amour, fruit délicieux, que le Ciel permet à la terre 187 de produire pour le bonheur de la vie, pourquoi faut-il que tu fasses naître des crimes ? et pourquoi l’homme abuse-t-il de tout ? Nuits D’YOUNG. T O M E I I. À P A R I S . CHEZ MASSÉ, Éditeur propriétaire, rue Helvetius, n°. 580 A N V I I I. 188

Miss Henriette Stralson, ou les Effets du désespoir, nouvelle anglaise

UN soir où le ranelagh de Londres était dans sa beauté, le lord Granwel âgé d’environ trente-six ans, l’homme le plus débauché, le plus méchant, le plus cruel de toute l’Angleterre, et malheureusement l’un des plus riches, vit passer, près de la table, où à force de punch et de vin de Champagne, il endormait ses remords avec trois de ses amis, une jeune personne charmante, qu’il n’avait encore vu nulle part. Quelle est cette fille, dit avec empressement Granwel à l’un de ses convives, et comment se peut-il qu’il y ait à Londres un minois aussi fin qui me soit échappé ? je parie que cela n’a pas seize ans, qu’en dis-tu sir Jacques ? — Sir Jacques : une taille comme celle des grâces ! Wilson, tu ne connais pas cela ? — Wilson : voilà la seconde fois que je la rencontre ; elle est fille d’un baronnet d’Herreford. — Granwel : fut-elle fille du diable, il faut que je l’aie, ou que la foudre m’anéantisse ; Gave je te charge de la découverte. — Gave : comment se nomme-t-elle Wilson ? — Miss Henriette Stralson ; cette grande femme que vous voyez-là avec elle, est sa mère ; son père est mort. Il y a long-temps qu’elle est amoureuse de Williams, un gentilhomme d’Herreford ils vont se marier, Williams est 190 venu ici pour recueillir la succession d’une vieille tante qui fait toute sa fortune ; pendant ce temps lady Stralson a voulu faire voir Londres à sa fille, et quand les affaires de Williams seront finies, ils repartiront ensemble pour Herreford où le mariage doit se conclure. Granwel : que toutes les furies de l’enfer puissent s’emparer de mon âme, si Williams la touche avant moi… Je n’ai jamais rien vu de si joli… Est-il là ce Williams ? je ne connais pas ce drôlelà, faites-le moi voir. — Wilson : le voilà qui les suit… sans doute il s’était arrêté avec quelques unes de ses connaissances… Il les rejoint… observez-le… c’est lui… le voilà. — Granwel : ce grand jeune homme si joliment fait ? — Wilson : précisément. — Granwel : ventre-bleu, à peine cela a-t-il vingt ans. — Gave : il est en vérité bel homme, milord… voilà un rival… — Granwel : dont je me déferai comme de bien d’autres… Gave, lève-toi, et suis cet ange… En vérité, elle m’a fait une impression… Suis-la Gave, tâche d’apprendre tout ce que tu pourras sur son compte… mets des espions sur ses traces… As-tu de l’argent Gave ? as-tu de l’argent ?… voilà cent guinées, qu’il n’en reste pas une demain, et que je sache tout… Amoureux, moi ?… Wilson qu’en dis-tu ?… Cependant il est certain que j’ai senti, en voyant cette fille, un pressentiment… Sir Jacques, cette créature céleste aura ma fortune… ou ma vie. — Sir Jacques : la fortune soit, mais pour la vie… je ne crois pas que tu sois d’humeur à mourir pour une femme. — Granwel : non… Et milord prononçant ce mot, frissonna involontairement… puis reprenant… Tout cela sont des façons de parler, mon ami, on ne meurt point pour ces 191 animaux-là, mais il y en a en vérité qui remuent l’âme des hommes d’une façon bien extraordinaire !… Holà garçons, qu’on apporte du vin de Bourgogne ; ma tête s’échauffe, et je ne la calme jamais qu’avec ce vin là. — Wilson : sera-t-il vrai milord que tu te sentis capable de faire la folie de troubler les amours de ce pauvre Williams ? — Granwel : que m’importe Williams ? que m’importe toute la terre ? Apprends mon ami que quand ce cœur de feu conçoit une passion, il n’est aucun obstacle qui puisse l’empêcher de se satisfaire ; plus il en naît, plus je m’irrite ; la possession d’une femme n’est jamais flatteuse pour moi, qu’en raison de la multitude de freins que j’ai brisé pour l’obtenir. C’est la chose du monde la plus médiocre que la possession d’une femme, mon ami ; qui en a eu une, en a eu cent : la seule manière d’écarter la monotonie de ces triomphes insipides, est de ne les devoir qu’à la ruse, et c’est sur les débris d’une foule de préjugés vaincus qu’on peut y trouver quelques charmes. — Wilson : ne vaudrait-il pas mieux essayer de plaire à une femme… tâcher d’obtenir ses faveurs des mains de l’amour, que de la devoir à la violence ? — Granwel : ce que tu dis là serait bon, si les femmes étaient plus sincères ; mais comme il n’y en a pas une seule au monde qui ne soit fausse et perfide, il faut agir avec elles comme l’on fait avec les vipères qui s’employent dans la médecine… retrancher la tête pour avoir le corps… prendre à tel prix que ce soit, le peu de bon de leur physique, en contraignant si bien le moral, qu’on n’en puisse jamais sentir les effets. — Sir Jacques : voilà des maximes que j’aime. Granwel : sir Jacques est mon élève, et j’en ferai 192 quelque jour un sujet… mais voici Gave qui revient, écoutons ce qu’il va nous dire… et Gave s’asséyant après avoir bu un verre de vin… votre déesse est partie, dit-il à Granwel, elle est montée dans un carrosse de remise avec Williams et lady Stralson, et on a dit au cocher dans Cecil Stret, — Granwel : comment si près de chez moi ?… as-tu fais suivre ? — Gave : j’ai trois hommes après… trois des plus déliés coquins qui soient jamais échappé de Newgate[1] . — Granwel : eh bien Gave ! est-elle jolie ? — Gave : c’est la plus belle personne qu’il y ait à Londres… Stanley… Stafford… Tilner… Burcley, tous l’ont suivie, tous l’ont entourée, tous sont convenu qu’il n’existait pas dans les trois royaumes une fille qui l’a valu. — Granwel vivement : as-tu entendu quelque chose d’elle ?… a-t-elle parlé ?… le son flatteur de sa voix a-t-il pénétré tes organes ?… as-tu respiré l’air qu’elle venait d’épurer ?… Eh parle !… parle donc mon ami, ne vois-tu donc pas que la tête m’en tourne… qu’il faut qu’elle soit à moi, ou que je quitte à jamais l’Angleterre. — Gave : je l’ai entendu, mylord… elle a parlé, elle a dit à Williams qu’il faisait bien chaud au ranelagh, et qu’elle aimait mieux se retirer que de s’y promener plus long-tems. — Granwel : et ce Williams ? — Gave : il a l’air de lui être fort attaché… il la dévorait des yeux… on eut dit que l’amour l’enchaînait sur ses pas. — Granwel : c’est un scélérat que je déteste, et je crains bien que les circonstances me forcent à me défaire de cet homme là… Sortons mes amis, Wilson, je te remercie de tes renseignemens, garde-moi le secret, ou je répands dans tout 193 Londres, ton intrigue avec lady Mortmart ; et toi sir Jacques je te donne rendez-vous demain au parc pour aller ensemble chez cette petite danseuse de l’opéra… Que dis-je ? non, je n’irai pas… je n’ai plus qu’une idée dans la tête… il n’y a plus que miss Stralson au monde qui puisse m’occuper, je n’ai de regards que pour elle, je n’ai plus d’âme que pour l’adorer… Toi Gave tu viendras demain dîner avec moi avec ce que tu auras pu recueillir sur cette fille céleste… unique arbitre de mes destinées… Adieu mes amis. Mylord s’élance dans sa voiture, et vole au coucher du roi, où l’appelaient les devoirs de sa charge. Rien de plus exact que le peu de détails donnés par Wilson sur la beauté qui tournait la tête de Granwel. Miss Henriette Stralson, née à Herreford, venait effectivement pour voir Londres, qu’elle ne connaissait pas, pendant que Williams terminait ses affaires, et tous s’en retournaient ensuite dans leur patrie, où l’hymen devait couronner leurs vœux. Il n’était pas très-surprenant, au reste, que miss Stralson eût tout réuni en sa faveur au Ranelagh, quand à une taille enchanteresse, aux yeux les plus doux et les plus séduisans, aux plus beaux cheveux du monde, aux traits les plus fins, les plus spirituels et les plus délicats, on joint un son de voix délicieux, beaucoup d’esprit, de gentillesse, de vivacité, modéré par un air de pudeur et de vertu, qui rendent ces grâces encore plus piquantes… et tout cela à dix-sept ans, nécessairement ou doit plaire ; aussi Henriette 194 avait-elle fait une sensation prodigieuse, et n’était-il question que d’elle dans Londres. À l’égard de Williams, c’était ce qu’on appelle un honnête garçon, bon, loyal, sans art comme sans fausseté, adorant Henriette depuis son enfance, mettant tout son bonheur à la posséder un jour, et ayant, pour y prétendre, des sentimens sincères, un bien assez considérable, si son procès se gagnait, une naissance un peu inférieure à celle de miss, mais cependant honnête, et une figure très-agréable. Lady Stralson était aussi une excellente créature, qui regardant sa fille comme le bien le plus précieux qu’elle eût au monde, l’aimait en véritable mère de province ; car tous les sentimens se dépravent dans les capitales ; à mesure qu’on en respire l’air empesté, les vertus se déterriorent, et comme la corruption est générale, il faut en sortir, ou se gangrener. Granwel fort échauffé de vin et d’amour, ne fut pas plutôt dans l’anti-chambre du roi, qu’il sentît bien qu’il n’était pas en état de se présenter ; il revint chez lui, ou au-lieu de dormir, il se livra aux projets les plus fous et les plus extravagans, pour posséder l’objet de ses transports. Après en avoir trouvé et rejeté tour-à-tour cent, tous plus atroces les uns que les autres, celui auquel il s’arrêta, fut de brouiller Williams et Henriette, de tâcher, s’il était possible, de susciter à ce Williams de telles affaires, qu’il lui devint impossible de s’en tirer de long-temps, et de saisir pendant tout cela, ce que le hazard lui offrirait de momens auprès de sa belle, pour la déshonorer dans Londres même, ou pour 195 l’enlever et la conduire dans une de ses terres sur les confins de l’Écosse, où maître absolu d’elle, rien ne pût l’empêcher d’en faire ce qu’il voudrait. Ce projet suffisamment garni d’atrocités, devint, par cela seul, celui qui convint le mieux au perfide Granwel, et, en conséquence, dès le lendemain, tout fut mis en œuvre pour le faire réussir. Gave était l’ami intime de Granwel ; doué de sentimens bien plus bas encore, Gave remplissait auprès de mylord cet emploi si commun de nos jours, qui consiste à servir les passions des autres, à multiplier leurs débauches, à s’enrichir de leurs folies, tout en se déshonorant soi-même. Il ne manqua pas au rendez-vous du lendemain ; mais le peu d’instruction qu’il put donner ce jour-là, fut seulement que lady Stralson et sa fille étaient logées, comme on l’avait dit, dans Cecil-Stret, chez une de leurs parentes, et que Williams demeurait à l’hôtel de Pologne, dans Covent Garden. Gave, dit mylord, il faut que tu me répondes de ce Williams, il faut que sous le nom et sous le costume d’un écossais, tu arrives demain dans un bel équipage au même hôtel de ce faquin, que tu fasses connaissance avec lui… que tu le voles… que tu le ruines ; pendant ce temps-là, j’agirai près des femmes, et tu verras, mon ami, comme en moins d’un mois ; nous allons troubler tous les honnêtes petits arrangemens de ces vertueux campagnards. Gave se garda bien de trouver aucun inconvénient aux projets de son patron ; l’aventure exigeait beaucoup d’or, et il était clair que plus mylord en dépenserait, et plus 196 l’exécution deviendrait lucrative pour le ministre infâme des caprices de ce scélérat. Il se prépare donc à agir, pendant que mylord, de son côté, place avec soin autour d’Henriette une foule d’agens subalternes, qui doivent lui rendre un compte exact des moindres pas de cette fille charmante. Miss Henriette était logée chez une parente de sa mère, veuve depuis dix ans, et qu’on nommait lady Wateley. Enthousiasmée d’Henriette, qu’elle ne connaissait pourtant que depuis le séjour de cette jeune personne dans la capitale, lady Wateley ne négligeait rien de tout ce qui pouvait y faire paraître avec éclat l’objet de son attachement et de son orgueil ; mais cette aimable cousine, retenue depuis quinze jours dans sa chambre par une fluxion, nonseulement n’avait pu être de la dernière partie du Ranelagh, mais se voyait même privée du plaisir d’accompagner sa cousine à l’Opéra, où l’on devait aller le lendemain. Aussi-tôt que Granwel fut instruit de ce projet de spectacle par les espions placés près de sa maîtresse, il ne manqua pas d’en vouloir tirer parti ; de plus amples informations lui apprennent qu’on se servira d’une voiture de remise, lady Wateley ayant besoin de ses chevaux pour envoyer prendre son médecin. Granwel vole aussi-tôt chez le maître du carrosse, qui doit être loué à Henriette, et obtient facilement qu’une roue de ce carrosse se brisera à trois ou quatre rues de distance du point où doivent partir ces dames, et sans réfléchir qu’un tel accident peut coûter la vie à celle qu’il chérit ; uniquement occupé de son 197 stratagême, il en paie largement l’exécution, et revient tout joyeux chez lui, d’où il repart à l’heure juste où l’on lui apprend qu’Henriette doit sortir, en ordonnant au cocher qui le conduit, d’aller attendre aux environs de Cecil-Stret, qu’un carrosse de telle et telle manière sorte de chez lady Wateley, de suivre immédiatement cette voiture dès qu’il la verra, et de ne se laisser couper par aucune autre. Granwel se doutait bien qu’en sortant de chez lady Wateley, les dames iraient prendre Williams à l’hôtel de Pologne. On n’y manqua pas ; mais on ne fut pas loin sans aventure ; la roue casse… les femmes crient… un des laquais se brise un membre, et Granwel, à qui tout est égal pourvu qu’il réussisse, joint aussitôt la voiture fracassée, saute en bas de la sienne, et présente la main à lady Stralson, pour lui proposer les secours que son équipage lui offre. En vérité, mylord, vous êtes bien bon, répond celle-ci ; ces carrosses de louages sont affreux à Londres, on n’y va point sans courir les risques de sa vie, il devrait y avoir des ordres pour remédier à ces inconvéniens. — Granwel : vous trouverez bon que je ne m’en plaigne pas, madame, puisqu’il me paraît que ni vous, ni la jeune personne qui vous accompagne, n’avez éprouvé d’accident, et que j’y gagne l’avantage précieux pour moi de vous être bon à quelque chose. — Lady Stralson : vous êtes trop serviable, mylord… mais mon laquais me paraît mal, cet évènement me fâche. Et le lord faisant aussi-tôt appeler des porteurs, ordonne qu’on y dépose le valet blessé… Les dames le renvoyent ; on monte dans l’équipage de Granwel, et l’on vole à l’hôtel de Pologne. 198 On ne se peint point l’état du lord, dès qu’il se trouve auprès de celle qu’il aime, et que la circonstance qui l’en rapproche ressemble à un service rendu : Miss va sans doute faire une visite à quelqu’étrangère de l’hôtel de Pologne, dit-il à Henriette, dès que la voiture fut en marche ? C’est bien plus qu’une visite à une étrangère, mylord, dit lady Stralson avec candeur, c’est un amant…… c’est un mari que l’on va voir. — Granwel : quel eût été le chagrin de miss, si cet accident eût retardé le plaisir qu’elle se promet, et combien je me félicite davantage du bonheur d’avoir pu la servir — Miss Stralson : mylord est trop bon de s’occuper de nous, nous sommes au désespoir de le déranger, et ma mère me permettra de lui dire que je crains que nous n’ayons fait une indiscrétion. — Granwel : ah ! miss, que vous êtes injuste de regarder ainsi le plus grand plaisir de ma vie ; mais si j’ose moi-même commettre une indiscrétion, ma voiture ne vous sera-t-elle pas nécessaire pour continuer les courses de votre après-midi ? et dans ce cas, serais-je assez heureux pour que vous voulussiez bien l’accepter ? — Miss Stralson : ce serait une hardiesse trop grande de notre part, mylord, nous nous destinions à l’opéra, mais nous passerons la soirée chez l’ami que nous allons voir. — Granwel : c’est me payer bien mal du service avoué par vous, que de me refuser la permission de le continuer, ne vous privez point, je vous conjure, du plaisir sur lequel vous comptez ; Mélico[2] chante aujourd’hui pour la dernière fois, il serait affreux de perdre cette occasion de l’entendre ; ne supposez d’ailleurs aucun 199 dérangement pour moi dans l’offre que je vous fais, puisque je vais moi-même à ce spectacle, il ne s’agit donc que de me permettre de vous y accompagner. Il eut été malhonnête à lady Stralson de refuser Granwel, aussi ne le fit-elle point, et l’on arriva à l’hôtel de Pologne : Williams attendait ces dames ; Gave ne devant commencer son rôle que le lendemain, quoiqu’il fût arrivé ce jour-là même à l’hôtel, ne se trouvait point encore avec lui, moyennant quoi notre jeune homme était seul quand ses amies arrivèrent, il les reçut de son mieux, combla le lord d’honnêtetés et de remerciemens ; mais l’heure pressant, on se rendit à l’opéra ; Williams donna la main à lady Stralson, et par cet arrangement dont s’était bien douté Granwel, il fut à portée d’entretenir la jeune miss, à laquelle il trouva un esprit infini, des connaissances étendues, un goût délicat, et tout ce qu’il aurait peut-être eu bien de la peine à rencontrer dans une fille du plus haut rang, qui n’aurait jamais quitté la capitale. Granwel après le spectacle ramena les deux dames dans Cecil-Stret, et lady Stralson n’ayant eu lieu que de se louer de lui, l’invita d’entrer chez sa parente. Lady Wateley qui ne connaissait Granwel que très-imparfaitement, le reçut néanmoins à merveille ; elle l’engagea à souper, mais le lord trop adroit pour se jeter ainsi à la tête, prétexta une affaire importante, et se retira mille fois plus embrâsé que jamais. Un caractère comme celui de Granwel n’aime pas communément à languir, les difficultés l’irritent ; mais 200 celles qui ne peuvent se vaincre, éteignent les passions dans une telle âme au lieu de les enflammer ; et comme il faut à ces sortes d’individus un aliment perpétuel, l’objet changerait sans doute, si l’idée du triomphe s’anéantissait sans espoir. Granwel vit bien que, tout en travaillant à brouiller Williams avec sa maîtresse, comme ce procédé pouvait être long, il devait s’occuper d’ailleurs à désunir cette charmante fille avec sa mère, bien certain qu’il ne viendrait jamais à bout de son plan, tant qu’elles seraient ensemble. Une fois introduit dans la maison de lady Wateley, il lui paraissait impossible, en joignant encore à cela le secours de ses agens, qu’aucune démarche d’Henriette pût venir à lui échapper. Ce nouveau projet de désunion l’occupa donc uniquement. Trois jours après l’aventure de l’opéra, Granwel fut s’informer de la santé de ces dames, mais il fut bien étonné quand il vit lady Stralson arriver seule au parloir, et excuser sa parente sur l’impossibilité où elle se trouvait de l’engager de monter. Un prétexte de santé s’allégua, et tout piqué qu’était Granwel il n’en montra pas moins de l’intérêt pour l’état de la maîtresse du logis ; mais il ne put tenir à s’informer d’Henriette ; lady Stralson lui répondit, qu’un peu saisie de la chûte, elle n’était pas sortie de sa chambre depuis l’autre jour, et au bout d’un instant le lord en demandant permission de revenir, se retira fort mécontent de sa journée. Cependant Gave avait déjà fait connaissance avec Williams, et le lendemain de la fâcheuse visite du lord chez 201 lady Wateley, il vint rendre compte de ses opérations. J’ai plus avancé vos affaires que vous ne le croyez, mylord, ditil à Granwel ; j’ai vu Williams et des gens d’affaires parfaitement au fait de ce qui le concerne ; la succession qu’il attend, cette succession composant la fortune qu’il espère offrir à Henriette, est très-susceptible d’être chicanée ; il y a dans Herreford un parent plus près que lui, et qui ne se doute pas de ses droits ; il faut écrire à cet homme d’arriver sur-le-champ, le protéger quand il sera ici… le mettre en possession de l’héritage, et pendant ce temps-là j’épuiserai la bourse de l’insolent individu qui ose se déclarer votre rival. Il s’est livré à moi avec une candeur tout-à-fait digne de son âge, il m’a déjà fait part de ses amours ; il a été jusqu’à me parler de vous… des bontés que vous aviez eues pour sa maîtresse l’autre jour ; le voilà pris, je vous l’assure, vous pouvez me charger seul de cette besogne, je vous réponds que la dupe est à nous. Ces nouvelles me dédommagent un peu, dit le lord, de ce qui m’arriva de fâcheux hier, et il raconta à son ami la façon dont il avait été reçu chez lady Wateley. Gave, continua-t-il, je suis perdu d’amour, tout ceci prend une tournure bien longue, il m’est impossible de contraindre jusques-là le desir violent que j’ai de posséder cette fille… Écoute mon nouveau projet, écoute-le, mon ami, et exécute-le sur-lechamp ; témoigne à Williams l’envie que tu aurais de connaître celle qu’il adore, et que dans l’impossibilité où tu es de l’aller chercher chez une femme que tu ne connais pas, il faut qu’il prétexte une indisposition, et qu’il engage 202 vivement sa maîtresse de se servir d’une chaise à porteur pour venir promptement chez lui… travailles à cela Gave… travailles-y, sans négliger le reste, et laisse-moi agir d’après tes opérations. Gave, le plus adroit de tous les frippons de l’Angleterre, réussit tellement à son entreprise, que sans perdre le grand projet de vue, et tout en faisant écrire au chevalier Clark, second héritier de la tante de Williams de venir au plutôt à Londres, il obtient de son ami de voir Henriette, et précisément de la façon qu’avait proposé Granwel. Miss Stralson est avertie de l’incommodité de son amant ; elle lui mande que sous le prétexte de faire quelques emplettes, elle trouvera un moment pour l’aller voir ; et dans l’instant on avertit des deux côtés mylord, que le mardi suivant à quatre heures du soir miss Henriette sortira seule en chaise pour se rendre dans Covent-Garden. « Ô toi que j’idolâtre, s’écria Granwel au comble de la joie, pour le coup tu ne m’échapperas point ; quelques violens que soient les moyens dont j’use pour te posséder, consolé par ta jouissance, ils ne me donnent point de remords… des remords… ces mouvemens sont-ils donc connus d’un cœur tel que le mien ? depuis long-temps l’habitude du mal, les éteignit dans mon âme endurcie. Foule de beautés séduites comme Henriette… trompées comme elle, abandonnées comme elle… allez lui dire si je fus ému de vos pleurs, si vos combats m’effrayèrent, si votre honte m’attendrit…… si vos attraits me retinrent… Eh bien !… c’en est une de plus sur la liste des illustres 203 victimes de mes débauches ; et de quel usage serait donc les femmes, si ce n’était pour cela seul ?… Qu’on me prouve que la nature les a créé pour autre chose. Laissons aux sots la ridicule manie de les ériger en déesses ; c’est avec ces principes débonnaires, que nous les rendons insolentes, nous voyant mettre autant de prix à leur futile possession ; elles se croyent en droit d’y en supposer aussi, et de nous faire perdre en lamentations romanesques un temps qui n’est destiné qu’au plaisir… Ah ! que dis-je, Henriette… un seul trait de tes yeux de flamme, détruira ma philosophie, et je tomberai peut-être à tes genoux, tout en jurant de t’offenser… Qui, moi ! je connaîtrais l’amour… loin… loin ce sentiment vulgaire… s’il y avait une femme dans le monde qui pût me le faire éprouver, j’irais je crois lui brûler la cervelle, plutôt que de plier sous son art infernal. Non… non, sexe faible et trompeur… non, n’espère jamais de m’enchaîner, j’ai trop joui de tes plaisirs, pour qu’ils puissent m’imposer encore ; c’est à force d’irriter le dieu, qu’on apprend à briser le temple, et quand on veut absorber le culte, on ne saurait trop multiplier les outrages ». Granwel après ces réflexions, bien dignes d’un scélérat tel que lui, envoye sur-le-champ louer toutes les chaises des environs de Cecil-Stret. Il établit ses valets dans tous les carrefours, pour ne laisser approcher du logis de lady Wateley aucunes de celles qui pourraient venir chercher des maîtres, et il en poste une à lui, guidée par deux porteurs dont il est sûr, avec l’ordre de conduire Henriette dès qu’il la tiendront, près du parc St.-James, chez une madame 204 Schmit dévouée depuis vingt ans aux aventures secrètes de Granwel, et qu’il avait eu soin de prévenir : Henriette sans s’inquiéter, ne doutant pas de la fidélité des gens publics dont elle croit se servir, se place dans la chaise qu’on lui offre, enveloppée d’une mante ; elle ordonne qu’on la mène à l’hôtel de Pologne, et ne connaissant pas les rues, aucun soupçon durant le trajet ne vient la troubler une minute. Elle arrive où l’attend Granwel. Les porteurs bien instruits pénètrent dans l’allée de la maison de la Schmit, et n’arrètent qu’à la porte d’une salle basse. On ouvre…… quelle est la surprise d’Henriette, quand elle se voit dans une maison inconnue, elle fait un cri, elle se jette en arrière, elle dit aux porteurs qu’ils ne l’ont point conduite où elle l’avait ordonné… Miss, dit Granwel en s’avançant aussi-tôt, quelles grâces ne dois-je pas rendre au ciel, de ce qu’il me met une seconde fois à même de vous être utile ; je reconnais à vos discours, je vois à l’état de vos porteurs, et qu’ils sont ivres, et qu’ils se sont trompés ; n’est-il pas heureux dans cette circonstance que ce soit chez lady Edward ma parente, que ce léger accident vous arrive, donnez-vous la peine d’entrer, miss, renvoyez ces coquins avec lesquels votre vie n’est pas en sûreté, et permettez aux valets de ma cousine, d’aller vous chercher des gens sûrs. Il était difficile de refuser une proposition comme cellelà : Henriette n’avait vu mylord qu’une fois, elle n’avait pas eu à s’en plaindre, elle le retrouvait à l’entrée d’une maison dont les appartemens ne lui présageaient rien que d’honnête ; à supposer même qu’il y eût eu quelques 205 dangers à accepter ce qu’on lui proposait, n’y en avaient-ils pas davantage à rester dans les mains de gens ivres, et qui, déjà piqués des reproches que leur adressait Henriette, se proposaient de la laisser là ? Elle entre donc en demandant un million d’excuses à Granwel ; le lord congédie lui-même les porteurs ; il a l’air de donner des ordres à quelques valets d’en aller chercher d’autres, miss Stralson pénètre au fond des appartemens où la conduit la maîtresse du lieu, et quand elle est arrivée dans un salon charmant, la prétendue lady s’incline, et dit à Granwel d’un air effronté : bien du plaisir mylord, en vérité je ne vous l’aurais pas donné plus jolie. Ici Henriette frémit, ses forces sont prêtes à l’abandonner, elle sent toute l’horreur de sa position, mais elle a la force de se contenir… sa sûreté en dépend ; elle s’arme de courage. Que signifient ces propos, madame, ditelle en saisissant le bras de la Schmit, et pour qui me prendon ici ? Pour une fille charmante miss, répond Granwel, pour une créature angélique, qui dans l’instant, je l’espère, va rendre le plus, fortuné des hommes, le plus amoureux des amans. Mylord, dit Henriette en ne lâchant jamais la Schmit, je vois bien que mon imprudence me fait dépendre de vous ; mais j’implore votre justice ; si vous abusez de ma situation, si vous me forcez à vous détester, vous ne gagnerez sûrement pas autant, qu’aux sentimens où vous m’aviez laissé pour vous. — Adroite miss tu ne me séduiras, ni par ta figure enchanteresse, ni par l’air inconcevable qui t’inspire en ce moment-ci, tu ne m’aimes, ni ne saurais m’aimer, je ne prétends pas à ton amour, je connais celui qui t’enflamme, et me crois plus heureux que 206 lui ; il n’a qu’un sentiment frivole que je n’obtiendrais jamais de toi… J’ai ta délicieuse personne qui va plonger mes sens dans le délire — Arrêtez mylord on vous trompe, je ne suis point la maîtresse de Williams, on me donne à lui, sans que mon cœur y consente, il est libre ce cœur, il peut vous aimer comme il peut en aimer un autre, et il vous haïra certainement, si vous voulez ne devoir qu’à la force, ce qu’il ne tient qu’à vous de mériter. — Tu n’aimes point Williams, d’où vient allais-tu chez cet homme, si tu ne l’aimes pas ? Crois-tu que j’ignore que tu ne te rendais chez lui que parce que tu le croyais malade. — Soit, mais je n’y aurais point été, si ma mère ne l’eût voulu, informez-vous, je n’ai fait qu’obéir… — Artificieuse créature !… — Ô mylord rendez-vous au sentiment que je crois lire à présent dans vos yeux… Soyez généreux, Granwel, ne me contraignez point à vous haïr, quand il ne tient qu’à vous d’être estimé. — De l’estime ?… — Juste ciel ! aimeriezvous donc mieux de la haîne ? — Ce ne serait qu’un sentiment plus ardent, qui pourrait m’attendrir pour toi. — Connaissez vous donc assez mal le cœur d’une femme pour ignorer ce qui peut naître de la reconnaissance ? Renvoyezmoi, mylord, et vous saurez un jour si Henriette est une ingrate, si elle était digne ou non d’avoir obtenu votre pitié ! — Qui moi de la pitié ? de la pitié pour une femme ? dit Granwel en la séparant de la Schmit… moi manquer la plus belle occasion de ma vie et me priver du plus grand des plaisirs pour t’épargner un moment de peine !… et pourquoi le ferais-je ? approche sirène, approche, je ne t’écoute plus… et en prononçant ces mots, il arrache le mouchoir qui 207 couvre le beau sein d’Henriette, et le fait voler au bout de la chambre. Bonté du ciel, s’écrie miss en se jetant aux pieds du lord, ne permettez pas que je devienne la victime d’un homme qui veut me contraindre à le détester… ayez pitié de moi mylord, ayez en pitié je vous conjure, que mes larmes puissent vous attendrir, et que la vertu soit encore écoutée de votre cœur, n’accablez pas une malheureuse qui n’est coupable de rien envers vous, à laquelle vous aviez inspiré de la reconnaissance, et qui n’en serait peut être pas demeurée là… et en disant ces mots, elle était à genoux aux pieds du lord, ses bras élevés vers le ciel… des larmes inondaient ses belles joues qu’animaient la crainte et le désespoir, et retombaient sur son sein découvert, mille fois plus blanc que l’albâtre. Où suis-je, dit Granwel éperdu ! Quel sentiment indiscible vient troubler toutes les facultés de mon existence ! Où as tu pris ces yeux qui me désarment ? Qui t’a prêté cette voix séductrice, dont chaque son amollit mon cœur ; es-tu donc un ange céleste ? ou n’es-tu qu’une créature humaine, parle, qui es-tu ? Je ne me connais plus, je ne sais plus ni ce que je veux, ni ce que je fais ; toutes mes facultés anéanties dans toi-même, ne me laissent plus former que tes vœux… Levez-vous, miss, levez-vous, c’est à moi de tomber aux pieds du dieu qui m’enchaîne ; levez-vous, votre empire est trop bien établi, il devient impossible… absolument impossible qu’aucun desir impur puisse l’ébranler dans mon âme… et lui rendant son mouchoir, tenez, cachez-moi ces charmes qui m’enivrent ; je n’ai besoin d’augmenter par rien le délire où tant d’attraits viennent de me plonger. Homme sublime, s’écria 208 Henriette en pressant une des mains du lord, que ne méritez-vous pas pour une aussi généreuse action ? — Ce que je veux mériter, miss, c’est votre cœur, voilà le seul prix où j’aspire ; voilà le seul triomphe qui soit digne de moi. Rappellez-vous éternellement que je fus maître de votre personne, et que je n’en abusai pas… et si ce trait ne m’obtient pas de vous les sentimens que j’en exige, souvenez-vous que je serai en droit de me venger, et que la vengeance est un sentiment terrible dans une âme comme la mienne. Asseyez-vous miss, et écoutez-moi… Vous m’avez donné de l’espérance, Henriette, vous m’avez dit que vous n’aimiez pas Williams, vous m’avez laissé croire que vous pourriez m’aimer… Voilà les motifs qui m’arrêtent… voilà ceux auxquels vous devez la victoire, j’aime mieux mériter de vous ce qu’il ne tiendrait qu’à moi d’arracher ; ne me faites pas repentir de la vertu, ne me contraignez pas à dire, que ce n’es qu’à la fausseté des femmes qu’est due la perfidie des hommes, et que si elles étaient toujours avec nous comme elles le doivent, nous serions sans cesse à notre tour comme elles desirent que nous soyons. Mylord, répondit Henriette, il est impossible que vous puissiez vous dissimuler que dans cette malheureuse aventure, le premier tort est de votre côté ; de quel droit avez-vous cherché à troubler mon repos ? Pourquoi me faites-vous mener dans une maison inconnue, lorsque me confiant à des hommes publics, j’imagine qu’ils me conduiront où je leur ordonne ? D’après cette certitude mylord, est-ce à vous de me donner des loix ? ne me devriez-vous pas des excuses, au lieu de m’imposer des conditions ?… (et voyant Granwel faire un 209 geste de mécontentement…) Néanmoins permettez mylord, reprit-elle avec vivacité, permettez que je m’explique : ce premier tort qu’excuse si vous voulez, l’amour que vous prétendez ressentir, vous le réparez par le sacrifice le plus généreux, le plus noble… Je dois vous en savoir gré sans doute, je vous l’ai promis, je ne m’en dédis pas ; venez chez mes parens, mylord, je les engagerai à vous traiter comme vous le méritez, l’habitude de vous voir ranimera sans cesse dans mon cœur, les sentiment de reconnaissance que vous y avez fait éclore ; espérez tout de là, vous me mésestimeriez si je vous en disais davantage. — Mais comment allez-vous raconter cette aventure à vos amis ? — Comme elle doit l’être… comme une méprise des porteurs, qui par un hasard fort singulier, m’a fait retomber une seconde fois dans les mains de celui qui, m’ayant déjà rendu service, s’est trouvé fort aise de l’occasion qui le mettait à même de m’en rendre un nouveau. — Et vous me protestez, miss, que vous n’aimez pas Williams ? — Il m’est impossible d’avoir de la haîne pour un homme qui n’a jamais eu que de bons procédés pour moi ; il m’aime, je n’en puis douter, mais le choix est de ma mère et rien ne m’empêche de le révoquer. Puis se levant ; me permettez-vous mylord, continua-t-elle, de vous supplier de me faire avoir des porteurs ; une plus longue entrevue, en me rendant suspecte, nuirait peut-être à ce que je vais dire ; renvoyez-moi mylord, et ne tardez pas à venir voir celle, que vos bontés pénètrent de reconnaissance, et qui vous pardonne un projet barbare en faveur de la manière pleine de sagesse et de vertu, dont vous voulez le lui faire oublier. Cruelle fille, dit le lord en 210 se levant aussi,… oui je vais vous obéir… mais je compte sur votre cœur, Henriette… j’y compte… Souvenez-vous que mes passions trompées me portent au désespoir… je me servirai des mêmes expressions que vous… Ne me forcez pas à vous haïr, il y eut eu peu de dangers à ce que vous y eussiez été contrainte vis-à-vis de moi, il y en aurait d’énormes, si vous m’y réduisiez vis-à-vis de vous. — Non mylord, non jamais je ne vous forcerai à me haïr, j’ai plus d’orgueil que vous ne m’en supposez, et je saurai toujours me conserver des droits à votre estime. À ces mots Granwel demande des porteurs : il y en avait fort près de là… on les annonce, et le lord prenant la main d’Henriette… Fille angélique, lui dit-il en la conduisant, n’oublie pas que tu viens de remporter une victoire à laquelle nulle autre femme que toi n’aurait osé prétendre… un triomphe que tu ne dois qu’aux sentimens que tu m’inspires… et que si jamais tu trompes ces sentimens, ils se remplaceront par tous les crimes que la vengeance pourra me dicter. Adieu mylord, répondit Henriette en entrant dans sa chaise, ne vous repentez jamais d’une belle action, et croyez que le ciel et toutes les âmes justes vous en devront la récompense. Granwel se retire chez lui dans une agitation inexprimable, et Henriette rentre chez sa mère dans un tel trouble qu’on crut qu’elle allait s’évanouir. En réfléchissant sur la conduite de miss Stralson, on démêle aisément, sans doute, qu’il n’était entré que de l’art et de la politique dans tout ce qu’elle avait dit à Granwel, et ces ruses, peu faites pour son âme naïve, elle se les était cru 211 permises pour échapper aux dangers qui la menaçaient ; nous ne redoutons point qu’en agissant ainsi, cette intéressante créature soit dans le cas d’être blâmée de personne ; la vertu la plus épurée contraint par fois à quelques écarts. Arrivée chez elle, et n’ayant plus aucun motif de feindre, elle raconta à ses parentes tout ce qui venait de lui arriver ; elle ne déguisa ni ce qu’elle avait dit pour échapper, ni les engagemens que, dans les mêmes vues, elle avait été forcée de prendre. Excepté l’imprudence d’avoir voulu sortir seule, rien de ce qu’avait fait Henriette ne fut désapprouvé ; mais ses amies s’opposèrent à l’exécution des paroles qu’elle avait données. On décida que miss Stralson éviterait par-tout le lord Granwel avec le plus grand soin, et que la porte de lady Wateley serait exactement fermée aux tentatives de cet impudent. Henriette cru devoir représenter qu’une telle manière d’agir fâcherait infiniment un homme, dont le désespoir pourrait être funeste, qu’au fait, s’il avait commis une faute, il l’avait réparé en galant homme, et qu’elle croyait que d’après cela, il valait mieux l’accueillir que de l’irriter. Elle crut pouvoir répondre que ce serait également l’opinion de Williams ; mais les deux parentes ne se départirent point de la leur, et les ordres furent donnés en conséquence. Cependant Williams qui avait attendu toute la soirée sa maîtresse, impatient de ne la point voir venir, quitta le chevalier O-Donel, c’était le nom que s’était donné Gave en arrivant à l’hôtel de Pologne ; il le pria de permettre qu’il fût lui-même apprendre la cause d’un retard qui l’inquiétait 212 si cruellement. Il arriva, chez lady Wateley une heure après le retour d’Henriette. Celle-ci pleura en le voyant… elle lui prit la main, et lui dit avec tendresse… Mon ami, de combien il s’en est peu fallu que je ne fus plus digne de toi. Et comme elle avait la liberté de causer seule tant qu’elle le voulait avec un homme, que sa mère regardait déjà comme un gendre, on les laissa raisonner ensemble sur tout ce qui venait d’arriver. O miss ! s’écria Williams dès qu’il eut tout appris, et c’était pour moi que vous alliez vous perdre… et pour me procurer un instant de satisfaction, vous alliez vous rendre la plus malheureuse des créatures… Oui, miss, pour une fantaisie, il faut vous l’avouer, je n’étais point malade ; un ami desirait de vous voir, et je voulais jouir à ses yeux du bonheur de posséder la tendresse d’une aussi belle femme. Voilà tout le mystère, Henriette ; voyez combien je suis doublement coupable. Laissons cela, mon ami, répondit miss Stralson, je te retrouve, tout est oublié. Mais conviensen, Williams, ajouta-t-elle, en laissant ses regards porter le feu le plus doux dans l’âme de celui qu’elle adorait, conviens-en, je ne t’aurais jamais revu, si ce désastre m’était arrivé ? tu n’aurais plus voulu de la victime d’un tel homme, et j’aurais eu avec ma propre douleur, le désespoir de perdre ce qui m’est le plus cher au monde ? Ne l’imagine pas, Henriette, répartit : Williams ; il n’est rien sous le ciel qui puisse t’empêcher d’être chère à celui qui met toute sa gloire à te posséder… Ô toi ! que j’adorerai jusqu’à mon dernier soupir, persuade-toi donc que les sentimens que tu 213 allumes, sont au-dessus de tous les événemens humains, et qu’il est aussi impossible de ne les avoir pas, qu’il l’est que tu puisses jamais te rendre indigne de les inspirer. Ces deux amans raisonnèrent ensuite un peu plus de sang-froid sur cette catastrophe ; ils virent que le lord Granwel était un ennemi bien dangereux, et que le parti que l’on prenait, ne servirait qu’à l’aigrir ; mais il n’y avait pas moyen de le faire changer, les femmes n’y voulaient pas entendre. Williams parla de son nouvel ami, et la candeur, la sécurité de ces honnêtes créatures, étaient telles, qu’il ne leur arriva jamais de soupçonner que le faux écossais n’était qu’un agent de mylord ; bien loin de là, les éloges qu’en fit Williams, inspirèrent à Henriette le desir de le connaître, et elle lui sut gré d’avoir fait une bonne connaissance. Mais abandonnons ces êtres respectables, qui soupèrent ensemble, se consolèrent, prirent des mesures pour l’avenir, et se quittèrent enfin ; laissons-les, dis-je, un moment, pour revenir à leur persécuteur. De par l’Enfer et tous les démons qui l’habitent, dit mylord, à Gave qui vint le voir dès le lendemain, je suis indigne du jour, mon ami… je ne suis qu’un écolier, je ne suis qu’un sot, te dis-je… je l’ai tenue dans mes bras… je l’ai vue à mes genoux, et je n’ai jamais eu le courage de la soumettre à mes desirs… il a été plus fort que moi d’oser l’humilier… Ce n’est point une femme, mon ami, c’est une portion de la divinité même, descendue sur la terre pour éveiller dans mon âme des sentimens vertueux que je n’avais conçus de ma vie ; elle m’a laissé croire qu’elle 214 pourrait peut-être m’aimer un jour, et moi… moi, qui ne pouvais comprendre que l’amour d’une femme fut du plus léger prix dans sa jouissance, j’ai renoncé à cette jouissance certaine, pour un sentiment imaginaire, qui me déchire et qui me trouble, sans que je le conçoive encore. Gave blâma vivement mylord ; il lui fit craindre d’avoir été le jouet d’une petite fille ; il l’assura que pareille occasion ne s’offrirait peut-être pas de longtemps, qu’on serait maintenant sur ses gardes… Oui, souvenez-vous-en, mylord, ajouta-t-il, vous aurez à vous repentir de la faute que vous venez de commettre, et votre indulgence vous coûtera cher ; est-ce un homme comme vous, que quelques pleurs et de beaux yeux doivent attendrir ? et recevrez-vous de cette situation molle où vous avez laissé tomber votre âme, la dose de volupté obtenue de cette apathie stoïque dont vous aviez juré de ne vous écarter jamais ? vous vous repentirez de votre pitié, mylord, je vous le dis… sur mon âme, vous vous en repentirez. Nous le saurons bientôt, dit mylord ; je me présente demain sans faute chez lady Wateley, j’étudierai cette adroite miss, je l’examinerai, Gave, je lirai ses sentimens dans ses regards, et si elle m’abuse, qu’elle tremble, je ne manquerai pas de feintes pour la replonger dans mes pièges, et elle n’aura pas toujours l’art magique d’en échapper comme elle l’a fait… Pour toi, Gave, continue de ruiner ce faquin de Williams ; quand le chevalier Clark paraîtra, adresse-le à sir Jacques ; je le préviendrai de tout, il lui conseillera de poursuivre la succession qu’on cherche à lui enlever, et nous le servirons 215 auprès des juges… Nous en serons quittes pour rompre tous ces arrangemens, s’il est certain que je sois aimé de mon ange, ou pour les presser de la plus vive manière, si l’infernale créature m’a trompé… — mais je te le répète, je ne suis qu’un enfant, je ne me pardonnerai jamais la sottise que j’ai faite… Cache cette faute à mes amis, Gave, déguise-là soigneusement ; ils m’accableraient de reproches, et je les mériterais tous. On se sépara, et le lendemain, c’est-à-dire le troisième jour après l’aventure de chez la Schmit, Granwel se présenta chez lady Wateley dans tout son luxe et toute sa magnificence. Rien n’avait changé dans la résolution des femmes ; mylord est refusé cruellement… il insiste, il fait dire qu’il doit entretenir lady Stralson et sa fille d’une affaire de la plus grande importance… On lui répond que les dames qu’il demande ne sont plus logées dans cette maison, et il se retire furieux. Son premier mouvement fut d’aller trouver Williams, de lui faire valoir le service qu’il avait rendu à sa maîtresse, en racontant la chose comme il en était convenu avec Henriette chez la Schmit, d’exiger de lui de le mener chez lady Stralson, ou de se couper la gorge ensemble, si son rival n’acquiesçait pas à ses vues ; mais ce projet ne lui parut pas assez méchant. Ce n’est qu’à miss Stralson que Granwel en veut… il est probable qu’elle n’a pas rendu à sa famille les choses comme elle l’avait promis, ce n’est qu’à elle que les refus qu’il éprouve sont dus, ce n’est qu’elle 216 qu’il veut rechercher et punir, et ce n’est qu’à cela qu’il doit travailler. Quelques fussent les précautions qu’on se proposât de prendre chez lady Wateley, il ne s’agissait pourtant pas de se renfermer ; moyennant quoi lady Stralson et sa fille n’en faisaient pas moins les courses qu’exigeaient leurs affaires dans Londres, et même celles qui ne pouvaient contenter que leur plaisir ou leur curiosité. Lady Wateley mieux portante, les accompagnaient au spectacle ; quelques amis s’y trouvaient avec elles ; Williams s’y rendait de son côté. Mylord Granwel, toujours bien servi, n’ignorait aucune des démarches, et cherchait à tirer parti de toutes, pour y trouver des moyens de satisfaire et sa vengeance et ses coupables desirs. Un mois s’écoula cependant sans qu’il en eût pu rencontrer encore, et sans qu’il cessât d’agir sourdement d’autre part. Clark arrivé de Herreford, instruit par sir Jacques, entamait déjà l’histoire de la succession, puissamment soutenu par Granwel et par ses amis ; tout cela tracassait le malheureux Williams, que le prétendu capitaine O-Donel escroquant chaque jour, réduisait d’autre part à ne savoir bientôt plus où donner de la tête ; mais ces manœuvres traînant trop en longueur au gré des fougueux desirs du lord, il n’en desirait pas avec moins d’empressement une occasion plus prochaine d’humilier la malheureuse Henriette. Il voulait la revoir à ses genoux, il voulait la punir de l’artifice qu’elle avait employé avec lui ; tels étaient les funestes projets conçus par sa maudite tête, 217 lorsqu’on vint l’avertir que toute la société de Wateley, qui ne courait pas trop le grand monde depuis que les affaires de Williams prenaient une aussi fâcheuse tournure, devait pourtant se rendre le lendemain au théâtre de Druri-Lane, où Garrick, qui s’occupait pour lors de sa retraite, devait jouer pour la dernière fois dans Hamlet. L’esprit atroce de Granwel conçoit de ce moment le projet le plus noir que puisse inspirer la scélératesse ; il ne se résout à rien moins qu’à faire arrêter miss Stralson à la comédie, et à la faire conduire dès le même soir à Bridwell[3] . Jetons quelque jour sur cet exécrable dessein. Une fille nommée Nanci, courtisanne très-célèbre, venait de s’échapper nouvellement de Dublin ; après y avoir fait une multitude de vols, y avoir publiquement dérangé plusieurs Irlandais, elle avait passé en Angleterre, où, quoique récemment arrivée, elle s’était pourtant déjà rendue coupable de quelques délits sourds ; et la justice, au moyen d’un warrant, travaillait à s’emparer d’elle. Granwel a connaissance de cette affaire ; il se transporte chez le constable chargé de l’ordre, et voyant que cet homme ne connaît qu’imparfaitement la fille qu’il doit arrêter, il lui persuade facilement que cette créature sera le soir à DruriLane, dans la loge où il sait que se placera miss Henriette, qui par ce moyen, étant enfermée au lieu de la courtisanne qu’on cherche, se trouvera à la merci de ses odieux projets. Il se présentait aussi-tôt pour caution ; si cette infortunée consentait à ses desirs, elle était libre… refusait-elle d’y 218 acquiescer, le lord faisait évader Nanci, fortifiait plus que jamais l’opinion qu’Henriette n’était autre que cette aventurière de Dublin, et éternisait ainsi les chaînes de sa malheureuse victime. La société avec laquelle se trouvait miss Stralson, l’embarrassait bien un peu ; mais on soutiendrait à la Wateley, qui, dans le fait, n’avait jamais vu lady Stralson et sa fille que depuis quelles étaient l’une et l’autre à Londres… qui savait bien qu’elle avait des parens de ce nom à Herreford, mais qui pouvait avoir été trompée sur le personnel de ces parens, on la convaincrait aisément, disait Granwel, qu’elle était dans la plus grande erreur ; et que pourrait-elle opposer pour défendre ces femmes et les soustraire aux ordres de la justice ? Ce projet arrangé dans la tête de Granwel, confié à Gave et à sir Jacques, qui le tâtent, qui le retournent de tout sens, et qui n’y voyent aucun inconvénient, on ne pense plus qu’à le mettre en œuvre. Granwel vole chez le juge de paix chargé de l’affaire de Nancy, il affirme qu’il l’a vue la veille, et qu’elle doit très-certainement être ce jour même à DruriLane, avec des femmes honnêtes qu’elle a séduites, et vis-àvis desquelles elle ose se dire fille de qualité ; le juge et le constable ne balancent point ; l’ordre est donné, et tout s’arrange pour arrêter, sans faute le même jour la malheureuse Henriette à la comédie. L’affreuse cohorte de Granwel ne manqua pas de se trouver ce soir-là au théâtre ; mais autant par décence que par politique, les sujets de cette troupe infâme ne devaient être que spectateurs. La loge se remplit : Henriette se place 219 entre lady Wateley et sa mère ; derrière elles sont Williams et mylord Barwill, un ami de lady Wateley, membre du parlement, et fort considéré dans Londres… La pièce finit ; lady Wateley veut qu’on laisse sortir le monde… Il semble qu’elle ait un pressentiment du malheur qui menace ses amies ; cependant le constable et ses archers ne perdent pas Henriette de vue ; et Granwel, ainsi que ses associés, ont toujours les yeux sur le constable ; la foule dissipée, on sort enfin. Williams donne la main à lady Wateley, lady Stralson marche seule, et Barwill est l’écuyer de miss Henriette. Au dégagement des corridors, l’exempt s’avance la main levée sur l’infortunée miss, il la touche de sa baguette, et lui ordonne de le suivre. Henriette s’évanouit ; la Wateley et la Stralson tombent dans les bras l’une de l’autre, et Barwill, secondé de Williams, repousse les exempts… Vous vous trompez, faquins, crie Barwill ; éloignez-vous, où je vous ferai punir. Ce tableau effraie ce qui se trouve encore dans la salle, on observe, on entoure… Le constable montrant son ordre à Barwill, lui fait voir pour qui il prend Henriette. En ce moment, sir Jacques, soufflé par Granwel, s’approche de Barwill. Mylord me permet-il de lui représenter, dit ce fourbe, qu’il sera fâché d’avoir pris parti pour cette fille inconnue de lui ; ne doutez pas, mylord, que ce ne soit la Nanci de Dublin, j’en ferai serment, s’il le faut. Barwill qui ne connaît ces étrangères que depuis peu, s’approche de la Wateley, pendant que Williams secoure sa maîtresse. Madame, lui dit-il, voilà l’ordre, et voilà monsieur, que je connais pour un gentil-homme, incapable d’en imposer, qui m’assure de la justice de cet ordre, et que l’exempt ne se 220 trompe point ; daignez m’expliquer tout ceci. Par tout ce que j’ai de plus sacré, mylord, s’écrie aussi-tôt lady Stralson, cette infortunée est ma fille, elle n’est point la créature que l’on cherche ; daignez ne pas nous abandonner, daignez nous servir de défenseur, pénétrez-vous de la vérité, mylord, protégez-nous, secourez l’innocence. Retirez-vous donc, dit alors Barwill à l’exempt, je réponds de cette jeune personne, je vais de ce pas la conduire moi-même chez le juge de paix ; allez nous y attendre ; vous exécuterez-là les nouveaux ordres que vous en recevrez ; jusqu’à cet instant, je sers de caution à Henriette, et votre commission est remplie. À ces mots tout se dissipe, le constable sort de son côté, sir Jacques, Granwel et sa troupe du leur, et Barwill, entraînant ces dames, échappons promptement, leur dit-il, ne nous offrons pas plus long-tems en spectacle… Il donne la main à Henriette, on le suit ; les trois femmes et lui montent dans sa voiture, et quelques minutes suffisent à les rendre chez le célèbre Fielding, juge chargé de cette affaire. Ce magistrat, sur la parole du lord Barwill, son ami depuis long-temps, sur les réponses honnêtes et naïves des trois femmes, ne peut s’empêcher de voir qu’il a été séduit ; pour s’en convaincre encore mieux, il confronte le signalement de Nanci à la personne même d’Henriette, et y ayant trouvé des différences sensibles, il comble ces dames d’excuses et d’honnêtetés : elles se séparent ici de mylord Barwill, auquel elles témoignent leur reconnaissance et retournent tranquillement chez elles, où les attendait Williams… Ô ! mon ami, lui dit Henriette en le revoyant, encore toute émue, quels ennemis puissans nous avons dans cette 221 maudite ville, puissions-nous n’y être jamais entrés ! Il n’est pas douteux, dit lady Stralson, que tout ceci part de ce perfide Granwel ; je n’ai rien voulu dire de mes idées par ménagement, mais chaque nouvelle réflexion les étaye ; il est impossible de pouvoir douter que ce ne soit ce scélérat qui nous tracasse ainsi par vengeance ; et qui sait, continuat-elle, si ce n’est pas également lui qui a suscité à Williams ce nouveau concurrent à la succession de sa tante ? À peine connaissions-nous ce chevalier Clark à Herreford, personne ne s’était jamais douté de cette alliance, et voilà que cet homme triomphe, le voilà protégé de tout Londres, et mon malheureux ami Williams peut-être à la veille d’être ruiné ; n’importe, disait ensuite cette bonne et honnête créature, devint-il plus pauvre que Job, il aura la main de ma fille… je te la promets, mon ami, je te la promets Williams, toi seul plais à cette chère enfant, et ce n’est qu’à son bonheur où j’aspire. Et Henriette, avec son amant, se jetaient en larmes dans les bras de lady Stralson, ils l’accablaient l’un et l’autre des marques de leur reconnaissance. Cependant Williams se sentait coupable, il n’osait pas le témoigner ; ensorcelé par Gave sous le nom du capitaine O-Donel, il avait perdu, soit avec ce faux ami, soit dans les sociétés où il avait été mené par lui, presque tout l’argent qu’il avait apporté à Londres ; ne voyant aucune liaison entre Granwel et le capitaine écossais, il était loin de soupçonner que celui-ci dût être l’agent de l’autre… il se taisait, il soupirait en silence, recevait avec confusion les marques de tendresse d’Henriette et de sa mère, et n’osait avouer ses fautes ; il espérait toujours qu’un moment plus heureux lui ramènerait 222 peut-être sa petite fortune ; mais si ce moment n’arrivait pas, si d’autre part Clark gagnait le procès, indigne des bontés dont on l’accablait, Williams… le malheureux Williams, était décidé à tout, plutôt que d’en abuser. Pour Granwel, il n’est pas besoin de peindre sa fureur, on la conçoit sans nulle peine… ce n’est pas une femme, répétait-il sans cesse à ses amis, c’est un être au-dessus de l’humanité… Ah ! j’aurai beau former des complots contr’elle, elle s’y soustraira toujours… soit, qu’elle continue… je le lui conseille… Si mon étoile prenait de l’ascendant sur la sienne, elle payerait chère l’infâme tromperie qu’elle m’a fait. Cependant toutes les batteries pour la ruine du malheureux Williams étaient dressées, avec encore plus d’art et de promptitude que jamais ; le procès de la succession était au moment d’être jugé, et Granwel n’épargnait ni soins, ni démarches pour les intérêts du chevalier Clark, qui ne conférant jamais qu’avec sir Jacques, ne soupçonnait même pas, qu’elle était la main qui le soutenait aussi puissamment. Le lendemain de l’aventure de Druri-Lane, Granwel fut s’excuser de sa méprise chez Fielding, il le fit avec tant de bonne-foi, que le juge ne parut lui en savoir aucun mauvais gré, et le fripon partit delà pour aller inventer d’autres ruses, dont le succès moins malheureux pût amener enfin dans ses lacs l’objet infortuné de son idolâtrie. L’occasion ne tarda point à se rencontrer ; lady Wateley possédait une assez jolie campagne entre Newmarket et 223 Hosden, à environ quinze mille de Londres ; elle imagina d’y mener sa jeune parente pour la dissiper un peu des noirs soucis qui commençaient à l’agiter. Granwel instruit de tous les pas de sa maîtresse, apprend le jour fixe du départ ; il sait qu’on doit passer huit jours à cette terre et en revenir le neuvième au soir ; il se déguise, il prend avec lui une douzaine de ces scélérats qui battent le pavé de Londres, dont le premier venu peut faire ses satellites pour quelques guinées, et vole à la tête de ces bandits attendre le carrosse de lady Wateley, au coin d’une forêt, peu éloignée de Newmarket célèbre par les meurtres qui s’y commettent journellement et qu’il fallait traverser au retour ; la voiture passe, elle est arrêtée… les traits se brisent… les valets sont battus… les chevaux s’échappent… les femmes s’évanouissent… miss Stralson est portée, sans connaissance, dans une voiture à deux pas delà ; son ravisseur y monte avec elle, de vigoureux coursiers s’élancent, et l’on arrive à Londres. Le lord qui ne s’est plus fait connaître à Henriette, et qui ne lui a pas dit un mot pendant la route, entre rapidement dans son hôtel avec sa proie ; il l’établit dans une chambre reculée, congédie ses gens… et se démasque. Eh bien ! perfide, dit-il, alors en fureur, reconnais-tu celui que tu as osé trahir impunément ? Oui, mylord, je vous reconnais, répond courageusement Henriette, dès qu’un malheur m’arrive m’est-il possible de ne pas vous nommer à l’instant ? vous êtes la seule cause de tous ceux que j’éprouve, votre unique charme est de me troubler ; quand 224 je serais votre plus mortelle ennemie, vous n’agiriez pas différemment. — Cruelle femme, n’est-ce donc pas vous qui faites de moi le plus infortuné des hommes, en ayant abusé de ma bonne-foi ; et par votre infâme duplicité ne m’avez-vous pas rendu complètement la dupe des sentimens que j’avais conçus pour vous ? — Je vous croyais plus juste ; mylord, j’imaginais qu’avant de condamner les gens vous daignez au moins les entendre. — Me laisser prendre une seconde fois à tes damnables artifices…… moi ? — Malheureuse Henriette ! tu seras donc punie de trop de franchise et de crédulité, et ce sera le seul homme que tu as distingué dans le monde qui sera la cause de tous les désastres de ta vie ! — Que voulez-vous dire, miss, expliquez-vous ? Je veux bien écouter encore votre justification, mais ne vous flattez pas de me tromper… n’imaginez-pas abuser de ce fatal amour dont j’ai trop à rougir, sans doute… Non, miss, vous ne m’induirez plus en erreur… vous ne m’intéressez plus, Henriette, je vous vois de sang-froid maintenant, et vous n’allumez plus en moi d’autres desirs que ceux du crime et de la vengeance. — Doucement, mylord, vous m’accusez trop légèrement ; une femme qui vous aurait trompé, vous aurait reçu, elle aurait prolongé votre espoir, elle aurait cherché à vous désarmer, et avec l’art que vous me supposez, elle y aurait réussi… Examinez la conduite différente que j’ai tenue… démêlez-en le principe et condamnez-moi si vous l’osez. — Eh quoi !… dans notre dernier entretien, vous me laissez croire que je ne vous suis pas indifférent, vous m’invitez vous-même à me rendre 225 chez vous… c’est à ce prix que je m’appaise… c’est à cette condition que la délicatesse remplace dans mon cœur les sentimens que je vous y vois blâmer… et quand je tais tout pour vous plaire… quand je sacrifie tout pour obtenir un cœur… dont la possession me devenait inutile, si je n’eusse écouté que mes desirs, la récompense en est de me voir fermer votre porte… Non, non, perfide, n’espérez pas de m’échapper encore… ne l’espérez pas miss… vos tentatives seraient inutiles. — Faites de moi ce que vous voudrez mylord, je suis entre vos mains… (et versant involontairement quelques larmes…) vous m’obtenez sans doute aux dépends des jours de ma mère… N’importe, faites de moi ce que vous voudrez, vous dis-je, je ne veux employer aucun moyen de défense… mais s’il était possible que vous entendissiez la vérité, sans l’accuser d’artifice, je vous demanderais mylord, si les refus que vous avez essuyés, ne sont pas des preuves certaines, et de l’aveu que j’ai fait des sentimens que vous m’avez inspiré, et de la frayeur qu’on a eu de leur puissance sur moi ?… qu’eût-il été besoin de vous exclure, si l’on ne vous eût pas craint, et vous eût-on redouté, si je n’eusse avoué publiquement ce que j’éprouvais pour vous ? Vengez-vous mylord, vengezvous, punissez-moi de m’être trop livrée à cette erreur enchanteresse… je mérite toute votre colère, vous n’en rendrez jamais les effets assez éclatans… vous ne les presserez jamais assez. Eh bien ! dit Granwel, dans une incroyable agitation, ne l’avais-je pas prévu que cette rusée créature essayerait de me r’enchaîner encore… Oh non ! non, vous n’avez plus de torts, miss, c’est moi qui les ai 226 tous… je suis le seul coupable, c’est à moi de m’en punir ; j’étais un monstre assurément, puisque j’avais pu comploter contre celle qui m’adorait dans le fond de son âme… Je ne le voyais pas, miss, je l’ignorais… pardonnez-le à l’extrême humilité de mon caractère, comment pouvais-je concevoir l’orgueil d’être aimé d’une fille comme vous ? — Trouvez bon que je vous le dise mylord, nous ne sommes ni vous ni moi dans le cas du sarcasme ou de la plaisanterie : vous me rendez la plus malheureuse des femmes, et j’étais loin de desirer que vous fussiez le plus infortuné des hommes, c’est tout ce que j’ai à vous dire mylord ; il est tout simple que vous ne le croyez pas, permettez-moi d’avoir à mon tour assez de fierté, toute humiliée que je suis, pour ne pas chercher à vous en convaincre ; il est assez cruel pour moi d’avoir à rougir de ma faute avec ma famille et mes amis, sans être obligée de la pleurer encore avec celui qui me l’a fait commettre… ne croyez rien de ce que je vous dis mylord, je vous en impose sur tout, je suis la plus fausse des femmes, il ne doit pas vous être permis de me voir autrement… ne me croyez pas vous dis-je… — Mais miss, s’il était vrai que vos sentimens pour moi fussent tels que vous avez l’air de me le persuader, ne pouvant réussir à me voir, qui vous empêchait de m’écrire ? ne deviez-vous pas me supposer très-inquiet du refus que j’avais éprouvé ? — Je ne dépends pas de moi mylord, n’oubliez jamais cette circonstance, et vous conviendrez qu’une fille de mon âge, et dont les sentimens répondent à la bonté de l’éducation, ne doit travailler qu’à étouffer dans son cœur tout ce que désapprouve sa famille. — Et à présent que vous ne 227 dépendez plus de cette famille barbare ? qui s’opposait à vos vœux comme aux miens, consentez-vous à me donner la main sur-le-champ ? — Moi ? quand ma mère expire peut-être, et que ce sont vos coups qui me l’enlèvent ! ah ! permettez-moi de ne songer qu’à celle à qui je dois le jour, avant de m’occuper de mon bonheur. — Soyez rassurée sur cela miss, votre mère est en sûreté, elle est chez lady Wateley, et toutes deux y sont aussi saines que vous ; l’ordre de les secourir aussi-tôt que vous seriez enlevée a été exécuté avec plus d’intelligence encore que celui qui vous met en mon pouvoir ; que cet objet ne vous donne donc aucune sorte d’inquiétude, qu’il ne trouble en rien la réponse décisive que je vous prie de me faire ; acceptezvous ma main miss, ou ne l’acceptez-vous pas ? — N’imaginez point que je me décide sur une telle chose, sans l’agrément de ma mère, ce n’est pas votre maîtresse, mylord, que je veux être, c’est votre femme ; la deviendrais-je légitimement, si, dépendante de ma famille, je vous épousais sans son aveu ? — Mais miss, observezvous que je suis maître de votre personne, et que ce n’est pas à l’esclave à vouloir imposer des conditions ? — Oh mylord ! je ne vous épouserai donc point… je ne veux pas être l’esclave de celui qu’aura choisi mon cœur. — Fière créature, je ne parviendrai jamais à t’humilier ! — Et quelle délicatesse placeriez-vous dans le triomphe que vous auriez remporté sur une esclave ? ce qui n’est dû qu’à la violence, peut-il donc flatter l’amour-propre ? — Il n’est pas toujours sûr que cette délicatesse si vantée, soit aussi précieuse que se l’imaginent les femmes. — Laissez cette dureté de 228 principes mylord, à ceux qui ne sont pas faits pour mériter les cœurs qu’ils cherchent à dompter, ces abominables maximes ne sont pas faites pour vous. — Mais ce Williams, miss… ce Williams… je voudrais que tous les malheurs dont la nature peut accabler les hommes, fussent réunis sur la tête de ce scélérat. — N’appellez point ainsi le plus honnête des hommes. — Il m’enlève votre cœur, c’est lui qui est la cause de tout, je sais que vous l’aimez. — Je vous ai déjà répondu sur cet article, je continuerai de vous dire la même chose, Williams m’aime, voilà tout… Ah ! mylord n’ayez jamais rien qui combatte plus dangereusement vos projets, et vous ne serez pas aussi malheureux que vous le supposez. — Non séductrice, non je ne te crois pas (et se troublant)… allons miss préparez-vous ; je vous ai donné tout le temps de la réflexion, vous devez bien imaginer que ce n’est point pour être encore votre dupe, que je vous ai amenée ici, il faut dès ce soir que vous soyez ou ma femme… ou ma maîtresse… Et en même-temps il la saisit durement par le bras, et l’entraîne vers l’autel impie où le barbare veut la sacrifier. Un mot… mylord, dit Henriette en contraignant ses larmes, et résistant de toutes ses forces aux entreprises de Granwel, un seul mot je vous en conjure… qu’espérez-vous du crime que vous allez commettre ? — Tous les plaisirs qu’il peut me donner. — Vous ne les connaîtrez qu’un seul jour mylord, demain je ne serai plus ni votre esclave ni votre maîtresse, demain vous n’aurez plus devant vos yeux que le cadavre de celle que vous aurez flétri… Ô Granwel ! vous ne connaissez pas mon caractère, vous ignorez à quels excès je puis me porter, pouvez-vous 229 donc, s’il est vrai que vous ayez pour moi le plus léger sentiment, acheter au prix de ma perte la malheureuse jouissance d’un quart d’heure ; ces mêmes plaisirs que vous voulez arracher, je vous les offre, pourquoi ne voulez-vous pas les tenir de mon cœur ?… Homme équitable et sensible, poursuit-elle à demi-inclinée, en tendant les mains jointes vers son tyran, laissez-vous attendrir par mes pleurs… que les cris de mon désespoir arrivent encore une fois à votre âme, vous ne vous repentirez pas de les avoir entendu. Ô mylord ! voyez devant vous en attitude de suppliante, celle qui mettait toute sa gloire à vous enchaîner un jour à ses pieds, vous voulez que je sois votre femme, eh bien ! regardez-moi déjà comme telle, et à ce titre ne déshonorez point celle, dont la destinée est tellement unie à la vôtre… rendez Henriette à sa mère, elle vous en supplie, et c’est par les sentimens les plus vifs et les plus ardens qu’elle acquittera vos bienfaits. — Mais Granwel ne la regardait plus, se promenant à grands pas dans l’appartement… brûlé d’amour… tourmente de la soif de jouir… dévoré de vengeance… combattu par la pitié que cette voix douce, que cette posture intéressante, que ces pleurs qui coulaient à grands flots excitaient malgré lui dans son âme, et qui naissaient de son amour… quelquefois prêt à la saisir, voulant quelquefois lui pardonner, il était impossible de dire auxquels de ces deux mouvemens il allait se rendre, lorsqu’Henriette saisissant son trouble… Venez mylord, lui dit-elle, venez voir si j’ai envie de vous tromper : conduisez-moi vous-même chez ma mère, venez me demander à elle, et vous verrez si je servirai vos desirs. Fille 230 incompréhensible, dit le lord, Eh bien !… eh bien oui ! je te cède une seconde fois ; mais si malheureusement tu m’abuses encore, il n’est aucune force humaine qui puisse te soustraire aux effets de ma vengeance… souviens-toi qu’elle sera terrible… qu’elle coûtera du sang aux objets qui te seront les plus chers, et qu’il n’en sera pas un seul, de tous ceux qui t’entourent, que ma main n’immole à tes pieds. — Je me soumets à tout mylord, partons, ne me laissez pas plus long-temps dans l’inquiétude où je suis de ma mère ; il ne manque à mon bonheur que son aveu… que de la savoir sans danger… et vos desirs se couronnent à l’instant. Mylord demande des chevaux… Je ne vous accompagnerai pas, dit-il à Henriette, je ne dois point choisir ce moment pour paraître chez vos amis ; vous voyez quelle est ma confiance ? demain à midi précis une voiture ira de ma part chercher votre mère et vous ; vous arriverez chez moi, vous y serez reçues par ma famille, les notaires s’y trouveront, je deviendrai votre époux dès le même jour ; mais si j’éprouve encore de vos parens ou de vous, l’apparence même du plus léger refus, ne l’oubliez pas miss, vous n’aurez pas dans Londres un plus mortel ennemi que moi… Partez, la voiture vous attend, je ne veux pas même vous conduire à elle… je ne saurais trop tôt quitter des regards, dont les effets sont si singuliers sur mon cœur, que j’y trouve dans le même instant, tout ce qui détermine au crime, et tout ce qui rend à la vertu. Henriette de retour chez elle, trouva toute la maison en alarmes ; lady Stralson était blessée à la tête et au bras ; sa 231 cousine Wateley gardait le lit à cause de l’effroi terrible qu’elle avait eu ; deux domestiques avaient presque été écrasés sur la place ; cependant Granwel n’en avait point imposé ; l’instant d’après son départ, les mêmes gens qui avaient attaqué le carrosse, en étaient devenus les défenseurs ; on avait ratrappé les chevaux, on avait aidé aux femmes à remonter dans la voiture, on les avait escortées jusqu’aux portes de Londres. Lady Stralson pleurait bien plus amèrement la perte de sa fille, que les douleurs instantanées qu’elle éprouvait ; il était impossible de la consoler, et l’on allait se déterminer aux plus sérieuses démarches, lorsqu’Henriette parut et se précipita dans le sein de sa mère. Un mot éclaira tout, mais n’apprit rien à lady Wateley, qui n’avait pas douté que le perfide lord n’eût été l’unique auteur de ces nouveaux désastres. Miss Stralson rendit compte de ce qui s’était passé, et n’inquiéta que davantage. Si l’on se trouvait à l’invitation, il n’y avait plus à reculer, il fallait, dès le lendemain, devenir la femme de Granwel… Quel ennemi n’avait-on pas contre soi, si l’on y manquait ? Dans cette terrible perplexité, lady Stralson voulait s’en retourner sur-le-champ à Herreford ; mais tout violent qu’était ce dessein, mettait-il cette malheureuse mère et sa fille à l’abri du courroux d’un homme, qui jurait de les poursuivre l’une et l’autre à l’extrémité de la terre, si elles lui manquaient de parole. Se plaindre… employer de puissantes protections, devenait-il un moyen plus sûr ? Il ne se mettait en usage qu’en aigrissant mille fois plus un être 232 dont les passions étaient terribles, et la vengeance à redouter, lady Wateley penchait pour le mariage, il était difficile que miss Henriette trouva mieux ; un lord de la plus haute qualité… des biens immenses ; et l’ascendant qu’elle avait sur lui, ne devait-il pas convaincre Henriette qu’elle en ferait ce qu’elle voudrait toute sa vie ? Mais le cœur de miss Stralson était bien loin de ce parti ; tout ce qu’elle éprouvait, en lui rendant son amant plus cher, ne servait qu’à lui faire détester davantage l’homme affreux qui s’acharnait à elle ; elle assura qu’elle préférait la mort aux propositions de lady Wateley ; et que la terrible nécessité où elle avait été de feindre avec le lord Granwel, le lui rendait encore plus odieux. On s’arrêta donc au projet de traîner, de recevoir le lord avec politesse, de continuer à nourrir ses feux par l’espoir, tandis que d’autre part, on les éteindrait à force de longueurs ; de terminer pendant ce temps-là les affaires qu’on avait à Londres, d’épouser secrètement Williams, et de s’en retourner un beau jour à Herreford, sans que Granwel pût s’en douter. Une fois-là, continuait-on, si cet homme dangereux poursuivait ses démarches, dirigées contre une femme en puissance de mari, elles acquéraient un genre de gravité qui répondait à lady Stralson et à sa fille de la protection des loix ; mais ce parti pouvait-il convenir ? Un homme aussi fougueux que Granwel, déjà trompé deux fois, ne serait-il pas fondé à croire qu’on travaillait à ce qu’il le fût une troisième ? et, dans ce cas, que n’avait-on pas à en appréhender ? Cependant ces réflexions n’étaient pas venues aux amies 233 d’Henriette ; on s’en tint au projet adopté, et dès le lendemain, miss écrivit à son persécuteur que l’état de la santé de sa mère ne permettait pas qu’elle pût effectuer la promesse qu’elle avait faite ; elle suppliait instamment le lord de ne point s’en fâcher, de venir la consoler au contraire des regrets qu’elle éprouvait de ne pouvoir tenir sa parole, et de la tristesse qui l’accablait auprès d’une mère malade. Le premier mouvement de Granwel fut du dépit. Me voilà encore trompé, s’écria-t-il, me voilà encore la dupe de cette fausse créature… et j’en étais le maître… et je pouvais la contraindre à mes desirs… la rendre l’esclave de mes volontés !… je l’ai laissé vaincre… la perfide… elle m’échappe encore… mais voyons ce qu’elle me veut… voyons si réellement l’état de sa mère peut lui servir d’excuse légitime. Granwel arrive chez lady Wateley, et ne s’avouant pas comme on imagine aisément, pour auteur des catastrophes de la veille, il convient seulement qu’il les avait appris, et que l’intérêt qu’il était impossible de ne pas prendre à lady Stralson, dès qu’on avait le bonheur de la connaître, le faisait voler vers elle pour s’informer de l’état de sa santé et de celui des personnes qui lui étaient chères. Ce début est saisi, on en soutient le ton ; au bout de quelques instans, Granwel prend à part Henriette, il lui demande si elle croit que cette légère incommodité de sa mère mettra de longs obstacles au bonheur de lui appartenir, et s’il ne pourrait point malgré ces contre-temps hasarder toujours quelques 234 propositions ? Henriette le calme, elle le conjure de ne pas s’impatienter ; elle lui dit que quoique ses amies feignent, elles n’en sont pas moins persuadées, qu’il est le seul auteur de tout ce qu’elles ont souffert la veille, et que d’après cela, ce n’est pas trop l’instant d’entamer une négociation semblable. N’est-ce pas beaucoup, continua-t-elle, qu’on nous permette de nous voir, et m’accuserez-vous encore de vous tromper, quand je viens de vous ouvrir pour toujours la porte d’une maison que vous remplissez d’amertume et de deuil ? Mais mylord qui ne croyait jamais qu’on n’eût rien fait pour lui, tant que ses desirs n’étaient pas satisfaits, ne répondit qu’en balbutiant, et dit à miss Stralson qu’il consentait à lui donner encore vingt-quatre heures, et qu’au bout de ce terme il voulait absolument savoir à quoi s’en tenir. Enfin la visite se termine, et ce petit instant de repos va nous ramener à Williams, que tout ceci nous a fait perdre de vue. Par les soins criminels de Granwel et de Gave, il était difficile que les affaires de ce pauvre garçon fussent plus mal qu’elles n’étaient. Sous peu de jours le procès allait être jugé, et le chevalier Clark, soutenu de toute la ville de Londres, se regardait déjà, non sans fondement, comme le seul héritier des biens que Williams comptait offrir avec sa main à l’aimable Henriette ; Granwel ne négligeait rien de tout ce qui pouvait faire tourner ce jugement au gré de ses desirs ; cette ruse qui n’était d’abord qu’accessoire, devenait maintenant celle dont il attendait tout le succès de ses opérations ; Henriette se déterminerait-elle à épouser ce 235 Williams s’il était entièrement ruiné ? À supposer que sa délicatesse l’y contraignît même encore, sa mère pourraitelle y consentir ? Malgré tout ce que Granwel avait appris de miss Stralson à leur dernière entrevue, il était impossible que ce séducteur, n’eût pas reconnu dans les propos de celle qu’il aimait, plus de politique et de ménagement, que de tendresse et de vérité. Ses espions l’instruisaient d’ailleurs, et il ne pouvait douter que les deux jeunes gens ne continuassent à se voir ; il se résolut donc de presser la ruine de Williams, tant pour en dégoûter les Stralson, que pour obtenir de cette catastrophe un dernier moyen de remettre Henriette dans ses mains…… dont il jurait bien qu’elle ne s’échapperait plus. Quant au capitaine O-Donel, après avoir tiré tout ce qu’il avait pu de Williams, il l’avait cruellement abandonné, et s’était retiré chez Granwel, d’où il sortait fort peu, de crainte d’être reconnu ; son protecteur avait exigé de lui cette précaution jusqu’au dénouement de toute cette intrigue, lequel selon le lord ne devait pas tarder encore bien des jours. Cependant Williams réduit à ses quatre dernières guinées, n’ayant même plus de quoi faire face aux frais du procès qu’il avait à soutenir, était déterminé à aller faire l’aveu de ses fautes aux pieds de la bonne Stralson, et de son adorable fille ; il y allait, lorsque les derniers éclats de la foudre suspendue sur sa tête éclatèrent subitement. Son affaire se juge, Clark est reconnu tenir à la parente dont on plaide l’héritage, de deux degrés plus près que Williams ; et ce 236 malheureux jeune homme se voit à-la-fois privé, et du peu de fortune présente dont il jouissait, et de celle qu’il pouvait espérer un jour. Anéanti par la multitude de ses revers, ne pouvant tenir à l’horreur de sa situation, il est prêt à s’arracher la vie, mais il lui est impossible d’attenter à ses jours, sans voir une dernière fois le seul être qui les lui rend chers ; il vole chez lady Wateley, il savait que l’on y voyait le lord Granwel, il en connaissait les motifs, et quelqu’inquiétude que cela lui donnât, il n’osait pourtant pas le désapprouver, était-ce à lui de dicter des lois dans la fatale position où il se trouvait ! On était convenu, d’après la politique qui guidait les démarches actuelles, de ne recevoir jamais Williams qu’en secret ; il arriva donc de nuit, et dans un moment où l’on était sûr que Granwel ne surviendrait pas. On ne savait encore rien de la perte de son procès, il en fait part, et y joint en même-temps la nouvelle affreuse de ses malheurs au jeu. Oh ma chère Henriette ! s’écrie-t-il en se précipitant aux pieds de celle qu’il adore, ce sont mes derniers adieux que je vous fais, je viens vous dégager de vos liens, et rompre également ceux de ma vie ; ménagez mon rival, miss, et ne lui refusez pas votre main, lui seul peut faire votre bonheur à présent, mes fautes et mes revers ne me permettent plus d’être à vous, devenez l’épouse de mon rival, Henriette, c’est votre meilleur ami qui vous en conjure, oubliez à jamais un malheureux qui n’est plus digne que de votre pitié. Williams, dit Henriette en relevant son amant, et le plaçant à côté d’elle, ô toi que je ne cessai jamais S’adorer un instant, comment as-tu pu croire que mes sentimens dépendissent des fantaisies de la 237 fortune ? Et quelle injuste créature serais-je donc, si je devais cesser de t’aimer pour des imprudences ou des malheurs ? Crois Williams, crois que ma mère ne t’abandonneras pas plus que moi, je me charge du soin de lui apprendre tout ce qui t’arrive, je veux t’épargner le chagrin de lui en faire l’aveu ; mais réponds moi de ta vie, jure moi Williams, que tant que tu seras certain du cœur d’Henriette, aucun malheur ne pourra te contraindre à trancher le fil de tes jours. — Ô maîtresse adorée, j’en fais le serment à tes genoux, qu’ai-je de plus sacré que ton amour ? Quel malheur puis-je redouter, toujours chéri de mon Henriette ? oui je vivrai puisque tu m’aimes, mais n’exige pas de moi de t’épouser, ne laisse pas réunir ton sort à celui d’un misérable qui n’est plus fait pour toi ; deviens la femme du lord, si je ne l’apprends pas sans chagrin, je le verrai du moins sans jalousie, et l’éclat dont cet homme puissant te fera jouir me consolera, s’il est possible, de n’avoir pu prétendre au même bonheur. Ce n’était pas sans verser des larmes que la tendre Henriette entendait ces discours, ils lui répugnaient à tel point qu’elle ne put les laisser finir. Homme injuste, s’écria-t-elle en saisissant la main de Williams, mon bonheur peut-il exister sans le tien ? et serais-tu heureux, si j’étais dans les bras d’un autre ? Non mon ami, non, je ne t’abandonnerai jamais ; j’ai une dette de plus à acquitter à présent… celle que ton infortune m’impose ; l’amour seul m’enchaînait jadis à toi, j’y suis aujourd’hui liée par devoir… je te dois des consolations, Williams, de qui te seraient-elles chères, si ce n’était de ton Henriette ? N’est-ce pas à ma main d’essuyer tes larmes ? 238 pourquoi veux-tu m’ôter cette jouissance ? En m’épousant avec la fortune qui devait t’appartenir, tu ne m’aurais rien dû, mon ami, et je t’unis maintenant à moi par les liens de l’amour, et par les tendres nœuds de la reconnaissance. Williams arrose de ses pleurs les mains de sa maîtresse, et l’excès du sentiment qui l’embrase, l’empêche de trouver des expressions qui puissent peindre ce qu’il éprouve. Lady Stralson survient comme nos deux amans anéantis dans les bras l’un de l’autre, font passer mutuellement dans leur âme le feu divin qui les consume ; sa fille lui apprend alors ce que Williams n’ose dire, et termine ce récit en demandant pour grâce à sa mère de ne rien changer aux dispositions dans lesquelles elle a toujours été. Viens mon cher, dit la bonne Stralson après avoir tout appris, viens, dit-elle en jetant ses bras autour du cou de Williams, nous t’aimions riche, nous t’aimerons encore mieux pauvre, n’oublie jamais deux bonnes amies, et repose-toi sur elles du soin de te consoler… tu as fait une faute mon ami… tu es jeune… tu es sans lien, tu n’en feras plus quand tu seras l’époux de celle que tu aimes. Nous passons sous silence les expressions de la tendresse de Williams. Quiconque aura son cœur, les sentira sans qu’il soit besoin de les dire, et l’on ne peint rien aux âmes froides. Ô ma chère fille, reprit lady Stralson, que je crains qu’il n’y ait dans tout ceci quelques nouvelles ruses de cet homme affreux qui nous tourmente… Ce capitaine écossais qui ruine en si peu de temps notre bon Williams… ce 239 chevalier Clarck que nous ne connûmes jamais pour le parent de la tante de ce cher ami, tout cela sont des trames de cet homme perfide… Ah ! puissions-nous n’être jamais venus à Londres ; il faut quitter cette ville dangereuse, ma fille, il faut s’en éloigner pour jamais. Il n’est pas difficile de croire qu’Henriette et Williams adoptèrent avec joie ce dessein ; on prit donc jour, il fut décidé qu’on partirait le sur-lendemain, mais que tout se ferait avec un tel mystère, que les gens même de lady Wateley n’en pussent rien savoir ; et ces projets admis de part et d’autre, Williams voulut sortir pour se préparer à leur exécution. Miss l’arrête ; songe-tu donc, mon ami, lui dit-elle, en lui remettant une bourse pleine d’or… songe-tu que tu m’as confié le triste état de tes finances, et que c’est à moi seule à les remettre en ordre ? — Ô ! miss, quelle générosité ! Williams, dit lady Stralson, elle me fait voir mes torts… prends, mon ami… prends, je la laisse jouir de ce plaisir aujourd’hui, mais à condition qu’elle ne me l’enlèvera plus… Et Williams en pleurs, Williams, pénétré de reconnaissance, sort en disant : Si le bonheur peut être pour moi sur la terre, ce n’est bien sûrement qu’au sein de cette honnête famille. J’ai fait une faute… j’ai éprouvé un revers affreux… je suis jeune, le service m’offre des ressources… je tâcherai que mes enfans ne puissent s’appercevoir de tout ceci, ces gages précieux de l’amour de celle que j’adore, feront à jamais l’unique occupation de ma vie, et je combattrai si bien la fortune, qu’ils ne se sentiront point de mes malheurs. 240 Mylord Granwel vint le lendemain rendre visite à celle qu’il aimait ; on se contraignit comme on faisait ordinairement, mais trop adroit pour ne pas démêler quelques variations dans la conduite de miss et de sa mère, trop fin pour ne pas les attribuer à la révolution de la fortune de Williams, il s’informa : quoi qu’on eût gardé le mystère sur le départ projeté et sur les dernières visites de Williams, il devint impossible que quelque chose n’eût transpiré, et que par conséquent, merveilleusement servi par ses espions, Granwel pût être long-temps sans tout savoir. Eh bien ! dit-il à Gave, dès que ces dernières instructions lui furent apportées, me voici donc encore la dupe de cette séquelle de traîtres ! et la perfide Henriette, en m’amusant, ne songe qu’à couronner mon rival… Sexe faux et trompeur, a-t-on raison de t’outrager et de te mépriser après, et ne justifie-tu pas chaque jour par tes torts tous les reproches intentés contre toi ?… Ô Gave ! ô mon ami ! elle ne sait pas qui elle offense, l’ingrate ; je veux sur elle seule venger mon sexe entier, je veux lui faire pleurer en larmes de sang, et ses torts, et ceux de tous les êtres qui lui ressemblent… Dans le commerce que tu as eu avec ce fripon de Williams, Gave, t’es-tu procuré de son écriture ? — En voici. — Donne… bien… porte aussitôt ce billet chez Jonhson, chez ce coquin qui a l’art de contre-faire si bien toutes les écritures ; qu’il imite à l’instant celle-ci, qu’il transcrive du caractère de Williams, les lignes que je vais te dicter. Gave écrit, il porte le billet ; Jonhson le copie, et la veille du départ de miss Henriette, elle reçoit sur les sept 241 heures du soir, la lettre qu’on va lire, de la main d’un homme qui lui assure qu’elle est de Williams, et que ce malheureux amant en attend la réponse avec la plus vive impatience. On est au moment de m’arrêter pour une dette bien plus forte que l’argent que je puis avoir ; il est certain que de puissans ennemis se mêlent de tout ; à peine aurai-je peutêtre le temps de vous embrasser une dernière fois ; j’attends ce bonheur, et vos conseils ; venez seule consoler un instant, au coin des jardins de Kinsington, le malheureux Williams, prêt à expirer de douleur, si vous lui refusez cette grâce. Henriette se désole après avoir lu ce billet, et dans la crainte que tant d’imprudence ne refroidisse enfin les bontés de sa mère, elle se détermine à lui cacher cette nouvelle catastrophe, à se munir du plus d’argent qu’il lui sera possible, et à voler au secours de Williams… Un moment elle réfléchit au danger de sortir à une telle heure… mais que peut-elle appréhender du lord ? elle le croit parfaitement la dupe des feintes de sa mère et de son amie lady Wateley ; ces deux femmes et elle, n’ont pas cessé de le recevoir ; Granwel lui-même n’eut jamais l’air plus calme… Que peut-elle donc en redouter ?… Peut-être agira-t-il contre Williams, peut-être est-ce lui qui est encore cause de ce nouveau revers ; mais le desir de nuire à un rival qu’on ne cesse de craindre, n’est pas une raison pour attenter encore à la liberté de celle dont on doit être sûr. 242 Faible et malheureuse Henriette, telles étaient tes folles combinaisons ! l’amour, il te les suggérait, les légitimait toutes ; tu ne songeais pas que le voile n’est jamais plus épais sur les yeux des amans, que quand le précipice est prêt à s’ouvrir sous leurs pas… Miss Stralson envoie prendre des porteurs, et elle se rend au lieu indiqué… La chaise arrête… on l’ouvre… Miss, lui dit Granwel, en lui donnant la main pour en sortir, vous ne m’attendiez pas-là, j’en suis sur ; c’est pour le coup que vous allez dire que le fléau de votre vie s’offre à tout instant à vos yeux… Henriette jette un cri, elle veut s’arracher et fuir… Doucement, bel ange, doucement, dit Granwel en lui mettant le bout d’un pistolet sur le sein, et lui faisant voir qu’elle est entourée, n’espérez pas de m’échapper, miss, non, ne l’espérez pas… je suis las d’être votre dupe… il faut que je sois vengé… Silence donc, ou je ne réponds pas de votre vie… Miss Henriette privée de l’usage de ses sens, est emportée vers une chaise de poste, où le lord s’élance avec elle, et sans arrêter une minute, on arrive au nord de l’Angleterre, dans un vaste château isolé que possédait Granwel sur les frontières de l’Écosse. Gave était resté à l’hôtel du lord ; il était chargé d’observer et de donner exactement par de prompts courriers, des nouvelles précises de ce qui se passerait à Londres. Deux heures après le départ de sa fille, lady Stralson s’apperçoit qu’elle est sortie ; sûre de la conduite d’Henriette, elle ne s’en inquiète point d’abord ; mais 243 quand, elle entend sonner dix heures, elle frémit, et soupçonne de nouveaux piéges… elle vole chez Williams… elle lui demande, en tremblant, s’il n’a point vu Henriette… Sur les réponses de ce malheureux amant, elle s’effraie encore davantage. Elle dit à Williams de l’attendre, elle se fait conduire chez le lord Granwel… On lui répond qu’il est malade… Elle fait dire qui elle est, bien certaine qu’à ce nom le lord doit laisser entrer. Même réponse, ses soupçons redoublent, elle revient chez Williams, et tous deux horriblement émus, vont à l’instant trouver le premier ministre, dont ils savent que Granwel est parent. Ils racontent leur malheur, ils certifient que celui qui trouble aussi cruellement leur vie, que celui qui est la seule cause de tout ce qui leur arrive, que le ravisseur, en un mot, de la fille de l’une et de la maîtresse de l’autre, n’est autre que le lord Granwel… Granwel ! dit le ministre étonné… mais savez-vous qu’il est mon ami… mon parent, et que quelque légèreté que je lui suppose, je le crois pourtant incapable d’une horreur ?… C’est lui, c’est lui, mylord, répond cette mère désolée, faites approfondir, et vous verrez si nous vous en imposons. On envoie sur-le-champ à l’hôtel du lord ; Gave n’osant en imposer aux émissaires du premier ministre, fait dire que Granwel est parti pour une tournée dans ses biens ; ce rapport joint aux soupçons et aux plaintes de la mère d’Henriette, ouvre enfin les yeux du ministre. Madame, ditil à lady Stralson, allez avec votre ami vous tranquilliser chez vous, je vais agir ; soyez sûre que je ne négligerai rien 244 de tout ce qui pourra vous rendre ce que vous avez perdu, et rétablir l’honneur de votre famille. Mais toutes ces démarches avaient pris du temps ; le ministre n’avait rien voulu entreprendre juridiquement qu’il n’eût au préalable reçu des conseils du roi, auquel Granwel était attaché par sa charge ; ces délais avaient donné à Gave la facilité de faire parvenir un courrier au château de son ami, et il en résulta que les évènemens dont il nous reste à rendre compte, purent s’exécuter sans obstacles. Granwel en arrivant dans sa terre, à force de calmer miss Henriette, avait obtenu d’elle de prendre un peu de repos ; mais il avait eu soin de la placer dans une chambre de laquelle il lui était impossible de s’évader. Quelque peu d’envie que miss Stralson eut de dormir en ce cruel état, trop heureuse de pouvoir être quelques heures tranquille, elle n’avait encore fait aucune sorte de bruit qui put faire soupçonner qu’elle était éveillée, lorsque le courrier de Gave arriva. De ce moment, le lord sentit que s’il avait envie de réussir, il fallait presser ses démarches. Tout ce qui pouvait les assurer, lui devenait égal ; quelque criminel que cela pût être, il était résolu à tout, pourvu qu’il se vengeât et qu’il jouît de sa victime. Le pis-aller, se disait-il, sera de l’épouser, et de ne reparaître à Londres qu’avec le titre de son mari ; mais dans la situation où tout se trouvait, d’après ce que venait de lui apprendre le courrier de Gave, il vit qu’il n’aurait le temps de rien, s’il ne calmait sur-le-champ l’orage qui se formait sur sa tête, et il conçut aisément que pour y parvenir, il fallait nécessairement deux choses, et 245 tranquilliser lady Stralson, et s’assurer de Williams ; une ruse abominable, un crime plus odieux encore, venaient à bout de l’un et de l’autre, et Granwel à qui rien ne coûtait, dès qu’il s’agissait d’assouvir ses desirs, n’eut pas plutôt enfanté ces horribles projets, qu’il ne songea plus qu’à leur exécution. Il fait attendre, le courier, et se présente chez Henriette ; il y débute par les propositions les plus insultantes, et selon sa coutume, Henriette les élude à force d’art ; c’est ce que voulait Granwel, il ne demandait qu’à lui faire employer toute sa séduction, afin d’avoir l’air d’y succomber encore et de la prendre dans les mêmes pièges qu’elle avait usage d’employer contre lui. Il n’est rien que miss Stralson ne fasse pour renverser les projets que mylord affiche ; pleurs, prières, amour, tout s’oppose indistinctement, et Granwel après bien des combats, ayant enfin l’air de se rendre, tombe lui-même avec perfidie aux genoux d’Henriette. Cruelle fille, lui dit-il, en arrosant ses mains des larmes feintes de son repentir, ton ascendant est trop marqué, tu triomphes sans cesse, et je me rends enfin pour jamais… c’en est fait, miss, vous ne trouverez plus en moi votre persécuteur, vous n’y verrez plus que votre ami ; plus généreux que vous ne pensez, je veux être avec vous, capable des derniers efforts du courage et de la vertu ; vous voyez tout ce que je serais en droit d’exiger, tout ce que je pourrais demander au nom de l’amour, tout ce que je pourrais obtenir de la violence, eh bien Henriette, je renonce à tout, oui je veux vous contraindre à m’estimer, à me regretter peut-être un jour… Apprenez miss que je n’ai jamais été votre dupe, vous avez beau feindre, vous aimez 246 Williams… miss ! c’est de ma main que vous allez le recevoir… obtiendrai-je à ce prix le pardon, de tout ce que je vous ai fait souffrir de maux ?… En vous donnant Williams, en réparant de ma fortune même, les revers que la sienne vient d’éprouver, aurai-je acquis quelques droits au cœur de ma chère Henriette, et me nommera-t-elle encore son plus cruel ennemi ?… Ô généreux bienfaiteur ! s’écrie la jeune miss, trop prompte à saisir la chimère qui vient la caresser un instant, quel Dieu vient vous inspirer ces desseins, et comment est-il que vous daigniez changer aussi promptement la destinée de la triste Henriette ? Vous me demandez quels droits vous aurez acquis sur mon cœur ? Tous les sentimens de ce cœur sensible, qui n’appartiendront pas au malheureux Williams, seront à jamais à vous, je serai votre amie, Granwel… votre sœur… votre confidente ; iniquement occupée de vous plaire, j’oserai vous demander pour unique grâce de passer ma vie près de vous, et d’en employer tous les instans à vous témoigner ma reconnaissance… Ah ! réfléchissez-y mylord… les sentimens d’une âme libre, ne sont-ils pas préférables à ceux que vous vouliez arracher, vous n’auriez jamais eu qu’une esclave dans celle qui va devenir votre plus tendre amie. Oui miss, vous la serez cette amie sincère, dit Granwel en balbutiant ; j’ai tant à réparer vis-à-vis de vous, qu’au prix même du sacrifice que je vous fais, je n’ose pas me croire encore quitte, j’attendrai tout du temps et de mes procédés. — Que dites-vous, mylord ? Que mon âme vous est peu connue ? autant les offenses l’irritent, autant le repentir l’entrouvre, et je ne sais plus me souvenir 247 des injures de celui qui fait un seul pas pour en obtenir le pardon. — Eh bien miss ! que tout s’oublie de part et d’autre, et donnez-moi la satisfaction de préparer moimême les nœuds que vous desirez tant. Ici ? répondit Henriette avec un mouvement d’inquiétude dont il lui fut impossible d’être maîtresse, j’avais cru, mylord, que nous allions repartir pour Londres. — Non ma chère miss, non, je mets toute ma gloire à ne vous y ramener que sous le titre de réponse du rival auquel je vous cède… Oui, miss, je veux en vous montrant, apprendre à toute l’Angleterre à quel point la victoire a dû me coûter ; ne vous opposez point à ce projet dès que j’y trouve à-la-fois mon triomphe et ma tranquillité ; écrivons à votre mère de se calmer, mandons à Williams de se rendre ici, célébrons-y promptement cet hymen, et repartons dès le lendemain, — Mais mylord, ma mère ? — Nous lui demanderons son consentement, elle est bien loin de le refuser, et ce sera lady Williams qui viendra lui en rendre grâces. — Eh bien mylord disposez de moi ; pénétrée de tendresse et de reconnaissance, m’appartient-il de régler les moyens par lesquels vous daignez travailler à mon bonheur ; faites mylord, j’approuve tout… et trop entière aux sentimens que je vous dois, trop occupée de les éprouver et de les peindre, j’oublie tous ceux qui pourraient m’en distraire. — Mais miss, il faut que vous écriviez, — à Williams ? — Et à votre mère, miss, ce que je dirais persuaderait-il comme ce que vous écrirez vous-même ? On apporte tout ce qu’il faut, et miss Henriette trace les deux billets suivans : 248 MISS HENRIETTE À WILLIAMS. Tombons tous deux aux pieds du plus généreux des hommes, venez m’aider à lui témoigner la reconnaissance que nous lui devons l’un et l’autre ; jamais sacrifice ne fut plus noble, jamais fait avec autant de grâces, et jamais plus entier ; mylord Granwel veut nous unir lui-même, Williams, c’est sa main qui va serrer nos nœuds… accourez… embrassez ma mère, obtenez son aveu, et dites lui que bientôt sa fille jouira du bonheur de la serrer dans ses bras. LA MÊME À SA MÈRE. Au moment d’inquiétude le plus affreux, succède le calme le plus doux : Williams vous montrera ma lettre, ô la plus adorée des mères. Ne vous opposez je vous conjure, ni au bonheur de votre fille, ni aux intentions de mylord Granwel, elles sont pures comme son cœur ; adieu, pardonnez si votre fille toute livrée au sentimens de la reconnaissance, peut vous exprimer à peine ceux dont elle brûle pour la meilleure des mères. Granwel joignit à ces billets deux lettres qui assuraient et Williams et lady Stralson du bonheur qu’il se faisait de réunir deux personnes dont il voulait devenir l’ami le plus tendre, et il chargeait Williams de prendre chez son notaire à Londres, dix mille guinées qu’il le suppliait d’accepter pour présent de noces ; ces lettres étaient remplies d’affection, elles portaient un tel caractère de franchise et de naïveté, qu’il était impossible de ne pas y ajouter foi ; le lord écrivit en même-temps à Gave et à ses amis, d’appaiser la rumeur publique, de calmer le ministre, et de répandre 249 que l’on verrait bientôt à Londres de quelle manière il réparait ses fautes. Le courier repart avec ses dépêches ; Granwel ne s’occupe plus qu’à combler miss Stralson de bons procédés, afin disait-il, de lui faire oublier de son mieux tous les crimes qu’il avait à se reprocher envers elle… et dans le fond de son âme, le monstre triomphait de l’avoir à la fin emporté de ruses sur celle, qui depuis si long-temps l’enchaînait par les siennes. Le courrier du ravisseur d’Henriette arrive à Londres au moment où le roi venait de conseiller au premier ministre d’employer toutes les voies de la justice contre Granwel… mais lady Stralson, pleinement la dupe des lettres qu’elle reçoit, croyant d’autant mieux à leur contenu, qu’elle est accoutumée aux victoires d’Henriette sur Granwel, vole à l’instant chez le ministre ; elle le conjure de ne faire aucunes poursuites contre le lord, elle lui rend compte de ce qui se passe, tout s’appaise, et Williams s’apprête au départ. Ménage cet homme puissant et dangereux, lui dit lady Stralson en l’embrassant, jouis du triomphe que ma fille a remporté sur lui, et revenez promptement tous deux consoler une mère qui vous adore. Williams part, mais sans prendre le superbe présent que lui destine Granwel, il ne daigne pas même s’informer si cette somme l’attend ou non ; cette démarche eut eu l’apparence du doute, et ces braves et honnêtes gens sont loin d’en avoir. Williams arrive… grand dieu !… il arrive… et ma plume s’arrête, elle se refuse au détail des horreurs qui attendent ce malheureux amant. Ô furies de l’enfer ! accourez, prêtez- 250 moi vos couleuvres, que ce soit de leurs dards étincelans que ma main trace ici les horreurs qui me restent à décrire encore. Ô ma chère Henriette, dit Granwel, en entrant le matin chez sa captive, avec l’air du bonheur et de la joie, venez jouir de la surprise que j’ai eu l’art de vous ménager, accourez chère miss, je n’ai voulu vous montrer Williams qu’aux pieds même des autels où il va recevoir votre main… suivez-moi, miss, il vous attend. — Lui, mylord… lui, grand dieu !… Williams… il est à l’autel… et c’est à vous que je le dois… Ô mylord, permettez que je tombe à vos genoux… les sentimens que vous m’inspirez l’emportent aujourd’hui sur tout autre… (et Granwel troublé)… non miss, non, je ne peux pas jouir encore de cette reconnaissance, c’est le dernier instant où elle doit arracher du sang de mon cœur, ne me la montrez pas, miss, elle n’a plus qu’un jour à m’être encore cruelle… je la savourerai demain plus à l’aise… pressons-nous, Henriette, ne faisons pas attendre plus long-temps un homme qui vous adore, et qui brûle de vous être uni. Henriette s’avance… elle est dans un trouble… dans une agitation… à peine respire-t-elle, jamais les roses de son teint ne furent plus brillantes… animée par l’amour et l’espoir, cette chère fille se croit au moment du bonheur… On arrive au bout d’une galerie immense que terminait la chapelle du château… Ô juste ciel ! quel spectacle !… ce lieu sacre était tendu de noir, et sur un espèce de lit funèbre entouré de cierges ardens, reposait le corps de Williams 251 percé de treize poignards, tous encore dans les plaies sanglantes qu’ils venaient d’entr’ouvrir. Voilà ton amant, perfide, voilà comme ma vengeance le rend à tes indignes vœux, dit Granwel ;… traître, s’écrie Henriette, en réunissant toutes ses forces pour ne pas succomber dans un moment aussi terrible pour elle… Ah ! tu ne m’as point trompée, tous les excès du crime doivent appartenir à ton âme féroce, il n’y aurait que la vertu qui m’eût surpris dans elle ; laisse-moi mourir là, cruel, c’est la dernière grâce que je te demande. Tu n’obtiendras pas cette faveur encore, dit Granwel avec cette fermeté froide, unique partage des grands scélérats… ma vengeance n’est goûtée qu’à demi, il en faut assouvir le reste ; voilà l’autel qui va recevoir vos sermens, c’est-là que je veux entendre de votre bouche celui que vous allez me faire de m’appartenir à jamais. Granwel veut être obéi… Henriette assez courageuse pour résister à cette crise épouvantable… Henriette, en qui le desir de la vengeance réveille l’énergie, promet tout et retient ses larmes. Miss, dit Granwel, dès qu’il est satisfait, croyez maintenant à ce que je vais vous dire, tous mes sentimens de vengeance sont éteints, je ne pense plus qu’à réparer mes crimes… suivez-moi, miss, quittons cet appareil lugubre, tout nous attend au temple, les ministres du Ciel et le peuple nous y devancent dès long-temps, venez y recevoir aussi-tôt ma main… vous accorderez cette nuit aux premiers devoirs de l’épouse, demain je vous ramène publiquement à Londres, et vous rends à votre mère comme ma femme. 252 Henriette jette des yeux égarés sur Granwel, elle croit être sûre de n’être pas trompée cette fois, mais son cœur ulcéré n’est plus susceptible de consolation ;… déchirée par le désespoir… dévorée du desir de la vengeance, il lui devient impossible d’écouter d’autres sentimens… Mylord, dit-elle, avec la tranquillité la plus courageuse, j’ai une si grande confiance à ce retour inattendu, que je suis prête à vous accorder de bonne grâce ce que vous pourriez obtenir par la force ; quoique le ciel n’ait pas légitimé notre union, je n’en remplirai pas moins cette nuit les devoirs que vous exigez, je vous conjure donc de remettre la célébration à Londres, j’ai quelques répugnances à la faire ailleurs que sous les yeux de ma mère, peu vous importe, Granwel, dès que je vais de même me soumettre à tous vos transports. Quoique Granwel eût réellement desiré de devenir l’époux de cette fille, il ne voyait pourtant qu’avec une sorte de joie maligne qu’elle consentait encore à risquer d’être sa dupe, et prévoyant qu’âpres une nuit de jouissance il n’aurait peut-être plus autant de délicatesse, il consentit de tout son cœur à ce qu’elle voulait. Tout fut calme le reste du jour, on ne changea même rien à la funèbre décoration, étant essentiel que les ombres les plus épaisses de la nuit présidassent à l’inhumation du malheureux Williams. Granwel, dit miss Stralson à l’instant de se retirer, j’implore une nouvelle faveur ; après tout ce qui s’est passé ce matin serai-je la maîtresse de ne pas frémir en me voyant dans les bras du meurtrier de mon amant ? Permettez qu’aucun jour n’éclaire le lit où vous allez recevoir ma foi, 253 ne devez vous pas cet égard à ma pudeur, n’ai-je pas acquis par assez de maux, le droit d’obtenir ce que j’implore ? ordonnez, miss, ordonnez, répond Granwel, il faudrait que je fusse bien injuste pour vous refuser de telles choses. Je conçois trop facilement la violence que vous avez à vous faire, et je permets de tout mon cœur ce qui peut la diminuer. Miss s’incline, et rentre chez elle, pendant que Granwel enchanté de ses infâmes succès s’applaudit en silence d’avoir enfin triomphé de son rival ; il se couche, on emporte les flambeaux, Henriette est prévenue qu’elle est obéie, et qu’elle peut quand elle le voudra passer dans l’appartement nuptial… elle y vient, elle était armée d’un poignard qu’elle avait arraché elle même du cœur de son amant… elle s’approche… sous le prétexte de guider ses pas, une de ses mains s’assure du corps de Granwel, elle y plonge de l’autre l’arme qu’elle tient, et le scélérat roule à terre en blasphémant le Ciel, et la main qui le frappe. Henriette sort aussi-tôt de cette chambre, elle gagne en tremblant le lieu funèbre où repose Williams ; elle tient une lampe à la main, de l’autre le poignard ensanglanté dont elle vient de servir sa vengeance… Williams, s’écrie-t-elle, le crime nous désunit, la main de Dieu va nous rejoindre… reçois mon ame, ô toi que j’idolâtrai toute ma vie, elle va s’anéantir dans la tienne pour ne s’en séparer jamais…… À ces mots elle se frappe, et tombe en palpitant sur ce corps froid que par un mouvement involontaire, sa bouche presse encore de ses derniers baisers. 254 Ces funestes nouvelles arrivèrent bientôt à Londres. Granwel y fut peu regretté. Depuis long-temps ses travers le rendaient odieux. Gave craignant d’être mêlé dans cette terrible aventure, passa sur le champ en Italie, et la malheureuse lady Stralson retourna seule à Herreford, où elle ne cessa de pleurer les deux pertes qu’elle venait de faire jusqu’à l’instant où l’éternel touché de ses larmes, daigna la rappeler dans son sein et la réunir dans un monde meilleur, aux personnes chéries et si dignes de l’être, que lui avaient enlevé le libertinage, la vengeance, la cruauté,… tous les crimes enfin nés de l’abus des richesses, du crédit, et plus que tout de l’oubli des principes de l’honnête homme, sans lesquels, ni nous, ni ce qui nous entoure, ne peuvent être heureux sur la terre. 1. ↑ Prison de Londres. 2. ↑ Célèbre castra italien. 3. ↑ Maison des femmes de mauvaise vie.

Faxelange, ou les torts de l’ambition

M ONSIEUR et madame de Faxelange possédant trente à trente-cinq mille livres de rentes, vivaient ordinairement à Paris. Ils n’avaient pour unique fruit de leur hymen qu’une 256 fille, belle comme la déesse même de la Jeunesse. Monsieur de Faxelange avait servi, mais il s’était retiré jeune, et ne s’occupait depuis lors que des soins de son ménage et de l’éducation de sa fille. C’était un homme fort doux, peu de génie, et d’un excellent caractère ; sa femme à-peu-près de son âge, c’est-à-dire de quarante-cinq à cinquante ans, avait un peu plus de finesse dans l’esprit, mais à tout prendre, il y avait entre ces deux époux beaucoup plus de candeur et de bonne-foi, que d’astuce et de méfiance. Mademoiselle de Faxelange venait d’atteindre sa seizième année ; elle avait une de ces espèces de figures romantiques, dont chaque trait peint une vertu ; une peau très-blanche, de beaux yeux bleus, la bouche un peu grande, mais bien ornée, une taille souple et légère, et les plus beaux cheveux du monde. Son esprit était doux comme son caractère ; incapable de faire le mal, elle en était encore à ne pas même imaginer qu’il pût se commettre ; c’était, en un mot, l’innocence et la candeur embellies par la main des Grâces. Mademoiselle de Faxelange était instruite ; on n’avait rien épargné pour son éducation ; elle parlait fort bien l’anglais et l’italien, elle jouait de plusieurs instrumens, et peignait la miniature avec goût. Fille unique, et destinée, par conséquent, à réunir un jour le bien de sa famille, quoique médiocre, elle devait s’attendre à un mariage avantageux, et c’était depuis dix-huit mois la seule occupation de ses parens. Mais le cœur de mademoiselle de Faxelange n’avait pas attendu l’aveu des auteurs de ses jours pour oser se donner tout entier, il y avait plus de trois 257 ans qu’elle n’en était plus la maîtresse. Monsieur de Goé qui lui appartenait un peu, et qui allait souvent chez elle à ce titre, était l’objet chéri de cette tendre fille ; elle l’aimait avec une sincérité… une délicatesse qui rappellaient ces sentimens précieux du vieil âge, si corrompus par notre dépravation. Monsieur de Goé méritait sans doute un tel bonheur ; il avait vingt-trois ans, une belle taille, une figure charmante, et un caractère de franchise absolument fait pour sympathiser avec celui de sa belle cousine ; il était officier de dragons, mais peu riche ; il lui fallait une fille à grosse dot, ainsi qu’un homme opulent à sa cousine, qui, quoiqu’héritière, n’avait pourtant pas une fortune immense, ainsi que nous venons de le dire, et par conséquent tous deux voyaient bien que leurs intentions ne seraient jamais remplies, et que les feux dont ils brûlaient l’un et l’autre se consumeraient en soupirs. Monsieur de Goé n’avait jamais instruit les parens de mademoiselle de Faxelange des sentimens qu’il avait pour leur fille ; il se doutait du refus, et sa fierté s’opposait à ce qu’il se mît dans le cas de les entendre. Mademoiselle de Faxelange, mille fois plus timide encore, s’était également bien gardée d’en dire un mot ; ainsi cette douce et vertueuse intrigue, resserrée par les nœuds du plus tendre amour, se nourrissait en paix dans l’ombre du silence, mais quelque chose qui pût arriver, tous deux s’étaient bien promis de ne céder à aucune sollicitation, et de n’être jamais l’un qu’à l’autre. 258 Nos jeunes amans en étaient là, lorsqu’un ami de monsieur de Faxelange vint lui demander la permission de lui présenter un homme de province qui venait de lui être indirectement recommandé. Ce n’est pas pour rien que je vous fais cette proposition, dit monsieur de Belleval ; l’homme dont je vous parle a des biens prodigieux en France et de superbes habitations en Amérique. L’unique objet de son voyage est de chercher une femme à Paris ; peut-être l’emmènera-t-il dans le nouveau monde, c’est la seule chose que je craigne ; mais à cela près, si la circonstance ne vous effraie pas trop, il est bien sûr que c’est, dans tous les points, ce qui conviendrait à votre fille. Il a trente-deux ans, la figure n’est pas très-agréable… quelque chose d’un peu sombre dans les yeux, mais un maintien très-noble et une éducation singulièrement cultivée. Amenez-nous le, dit monsieur de Faxelange… Et s’adressant à son épouse, qu’en dites-vous, madame ? Il faudra voir, répondit celle-ci ; si c’est vraiment un parti convenable, j’y donne les mains de tout mon cœur, quelque peine que puisse me faire éprouver la séparation de ma fille… je l’adore, son absence me désolera, mais je ne m’opposerai point à son bonheur. Monsieur de Belleval enchanté de ses premières ouvertures, prend jour avec les deux époux, et l’on convient que le jeudi d’ensuite le baron de Franlo sera présenté chez madame de Faxelange. Monsieur le baron de Franlo était à Paris depuis un mois, occupant le plus bel appartement de l’hôtel de Chartres, ayant un très-beau remise, deux laquais, un valet-de- 259 chambre, une grande quantité de bijoux, un portefeuille plein de lettres de change, et les plus beaux habits du monde. Il ne connaissait nullement monsieur de Belleval, mais il connaissait, prétendait-il, un ami intime de ce monsieur de Belleval, qui, loin de Paris pour dix-huit mois, ne pouvait être, par conséquent, d’aucune utilité au baron ; il s’était présenté à la porte de cet homme, on lui avait dit qu’il était absent, mais que monsieur de Belleval étant son plus intime ami, il ferait bien de l’aller trouver ; en conséquence, c’était à monsieur de Belleval que le baron avait présenté ses lettres de recommandation, et monsieur de Belleval, pour rendre service à un honnête homme, ne s’était pas fait difficulté de les ouvrir, et de rendre au baron tous les soins que cet étranger eût reçu de l’ami de Belleval, s’il se fût trouvé présent. Belleval ne connaissait nullement les personnes de province qui recommandaient le baron, il ne les avait même jamais entendu nommer à son ami, mais il pouvait fort bien ne pas connaître tout ce que son ami connaissait ; ainsi nul obstacle à l’intérêt qu’il affiche dès-lors pour Franlo. C’est un ami de mon ami ; n’en voilà-t-il pas plus qu’il n’en faut pour légitimer dans le cœur d’un honnête homme, le motif qui l’engage à rendre service ? Monsieur de Belleval, chargé du baron de Franlo, le conduisait donc partout ; aux promenades, aux spectacles, chez les marchands, on ne les rencontrait jamais qu’ensemble. Il était essentiel d’établir ces détails, afin de légitimer l’intérêt que Belleval prenait à Franlo, et les 260 raisons pour lesquelles le croyant un excellent parti, il le présentait chez les Faxelange. Le jour pris pour la visite attendue, madame de Faxelange, sans prévenir sa fille, la fait parer de ses plus beaux atours ; elle lui recommande d’être la plus polie et la plus aimable possible, devant l’étranger qu’elle va voir, et de faire sans difficulté usage de ses talens, si on l’exige, parce que cet étranger est un homme qui leur est personnellement recommandé, et que monsieur de Faxelange et elle, ont des raisons de bien recevoir. Cinq heures sonnent ; c’était l’instant annoncé, et monsieur de Franlo paraît sous l’escorte de monsieur de Belleval ; il était impossible d’être mieux mis, d’avoir un ton plus décent, un maintien plus honnête, mais nous l’avons dit, il y avait un certain je ne sais quoi dans la physionomie de cet homme, qui déprévenait sur-le-champ, et ce n’était que par beaucoup d’art dans ses manières, beaucoup de jeu dans les traits de son visage, qu’il réussissait à couvrir ce défaut. La conversation s’engage ; on y discute différens objets, et monsieur de Franlo les traite tous, comme l’homme du monde le mieux élevé,… le plus instruit. On raisonne sur les sciences ; monsieur de Franlo les analyse toutes ; les arts ont leur tour ; Franlo prouve qu’il les connaît, et qu’il n’en est aucun dont il n’ait quelquefois fait ses délices… On politique, même profondeur ; cet homme règle le monde entier, et tout cela, sans affectation, sans se prévaloir, mêlant à tout ce qu’il dit un air de modestie qui semble 261 demander l’indulgence, et prévenir qu’il peut se tromper, qu’il est bien loin d’être sûr de ce qu’il ose avancer. On parle de musique. Monsieur de Belleval prie mademoiselle de Faxelange de chanter ; elle le fait en rougissant, et Franlo, au second air, lui demande la permission de l’accompagner d’une guitarre qu’il voit sur un fauteuil ; il pince cet instrument avec toutes les grâces et toute la justesse possibles, laissant voir à ses doigts, sans affectation, des bagues d’un prix prodigieux. Mademoiselle de Faxelange reprend un troisième air, absolument du jour ; monsieur de Franlo l’accompagne sur le piano avec toute la précision des plus grands maîtres. On invite mademoiselle de Faxelange à lire quelques traits de Pope en anglais ; Franlo lie sur-le-champ la conversation dans cette langue, et prouve qu’il la possède au mieux. Cependant la visite se termina sans qu’il fût rien échappé au baron, qui témoigna sa façon de penser sur mademoiselle de Faxelange, et le père de cette jeune personne enthousiasmé de sa nouvelle connaissance, ne voulut jamais se séparer sans une promesse intime de monsieur de Franlo de venir dîner chez lui le dimanche d’ensuite. Madame de Faxelange moins engouée, en raisonnant le soir sur ce personnage, ne se rencontra pas tout-à-fait de l’avis de son époux ; elle trouvait, disait-elle, à cet homme, quelque chose de si révoltant au premier coup-d’œil, qu’il lui semblait que s’il venait à desirer sa fille, elle ne la lui donnerait jamais qu’avec beaucoup de peine. Son mari combattit cette répugnance ; Franlo était, disait-il, un 262 homme charmant, il était impossible d’être plus instruit, d’avoir un plus joli maintien, que pouvait faire la figure ? faut-il s’arrêter à ces choses-là dans un homme ? que madame de Faxelange au reste n’eût pas de craintes, elle ne serait pas assez heureuse pour que Franlo voulût jamais s’allier à elle, mais si par hazard il le voulait, ce serait assurément une folie que de manquer un tel parti. Leur fille devait-elle jamais s’attendre à en trouver un de cet importance ? Tout cela ne convainquait pas une mère prudente, elle prétendait que la physionomie était le miroir de l’âme, et que si celle de Franlo répondait à sa figure, assurément ce n’était point là le mari qui devait rendre sa chère fille heureuse. Le jour du dîner arriva : Franlo mieux paré que l’autre fois, plus profond et plus aimable encore, en fit l’ornement et les délices, on le mit au jeu en sortant de table avec mademoiselle de Faxelange, Belleval et un autre homme de la société ; Franlo fut très-malheureux et le fut avec une noblesse étonnante, il perdit tout ce qu’on peut perdre, c’est souvent une manière d’être aimable dans le monde, notre homme ne l’ignorait pas. Un peu de musique suivit, et monsieur de Franlo joua de trois ou quatre sortes d’instrumens divers. La journée se termina par les Français, où le baron donna publiquement la main à mademoiselle de Faxelange, et l’on se sépara. Un mois se passa de la sorte, sans qu’on entendit parler d’aucune proposition ; chacun de son côté se tenait sur la réserve ; les Faxelange ne voulaient pas se jeter à la tête, et 263 Franlo qui de son côté desirait fort de réussir, craignait de tout gâter par trop d’empressement. Enfin monsieur de Belleval parut, et pour cette fois, chargé d’une négociation en règle, il déclara formellement à monsieur et à madame de Faxelange, que monsieur le baron de Franlo, originaire du Vivarais, possédant de très-grands biens en Amérique, et desirant de se marier, avait jeté les yeux sur mademoiselle de Faxelange, et faisait demander aux parens de cette charmante personne s’il lui était permis de former quelque espoir ? Les premières réponses, pour la forme, furent que mademoiselle de Faxelange était encore bien jeune pour s’occuper de l’établir, et quinze jours après on fit prier le baron à dîner ; là, monsieur de Franlo fut engagé à s’expliquer. Il dit : qu’il possédait trois terres en Vivarais, de la valeur de douze à quinze mille livres de rente chacune ; que son père ayant passé en Amérique y avait épousé une créole, dont il avait eu près d’un million de bien, qu’il héritait de ces possessions n’ayant plus de parens, et que ne les ayant jamais reconnues, il était décidé à y aller avec sa femme aussitôt qu’il serait marié. Cette clause déplut à madame de Faxelange, elle avoua ses craintes ; à cela Franlo répondit qu’on allait maintenant en Amérique comme en Angleterre, que ce voyage était indispensable pour lui, mais qu’il ne durerait que deux ans, et qu’à ce terme il s’engageait à ramener sa femme à Paris ; qu’il ne restait donc plus que l’article de la séparation de la chère fille avec sa mère, mais qu’il fallait bien toujours 264 qu’elle eût lieu, son projet n’étant pas d’habiter constamment Paris, où ne se trouvant qu’au ton de tout le monde, il ne pouvait être avec le même agrément que dans des terres où sa fortune lui faisait jouer un grand rôle. On entra ensuite dans quelqu’autres détails, et cette première entrevue cessa, en priant Franlo de vouloir bien donner luimême le nom de quelqu’un de connu dans sa province à qui l’on pût s’adresser pour les informations toujours d’usage en pareil cas. Franlo nullement surpris du projet de ces sûretés, les approuva, les conseilla, et dit que ce qui lui paraissait le plus simple et le plus prompt était de s’adresser dans les bureaux du ministre. Le moyen fut approuvé ; monsieur de Faxelange y fut le lendemain, il parla au ministre même, qui lui certifia que monsieur de Franlo, actuellement à Paris, était très-certainement un des hommes du Vivarais, et qui valut ; le mieux, et qui fut le plus riche. Monsieur de Faxelange plus échauffé que jamais sur cette affaire, rapporta ces excellentes nouvelles à sa femme, et n’ayant pas envie de différer plus long-temps, on fit venir mademoiselle de Faxelange dès le même soir, et l’on lui proposa monsieur de Franlo pour époux. Depuis quinze jours cette charmante fille s’était bien apperçu qu’il y avait quelques projets d’établissement pour elle, et par un caprice assez ordinaire aux femmes, l’orgueil imposa silence à l’amour ; flattée du luxe et de la magnificence de Franlo, elle lui donna insensiblement la préférence sur monsieur de Goé, de manière qu’elle 265 répondit affirmativement qu’elle était prête à faire ce qu’on lui proposait, et qu’elle obéirait à sa famille. Goé n’avait pas été de son côté dans une telle indifférence qu’il n’eût appris une partie de ce qui se passait. Il accouru chez sa maîtresse et fut consterné du froid qu’elle afficha ; il s’exprime avec toute la chaleur que lui inspire le feu dont il brûle, il mêle à l’amour le plus tendre, les reproches les plus amers, il dit à celle qu’il aime, qu’il voit bien d’où naît un changement qui lui donne la mort ; aurait-il dû la soupçonner jamais d’une infidélité si cruelle ! des larmes viennent ajouter de l’intérêt et de l’énergie aux sanglantes plaintes de ce jeune homme ; mademoiselle de Faxelange s’émeut, elle avoue sa faiblesse, et tous deux conviennent qu’il n’y a pas d’autre façon de réparer le mal commis, que de faire agir les parens de monsieur de Goé ; cette résolution se suit ; le jeune homme tombe aux pieds de son père, il le conjure de lui obtenir la main de sa cousine, il proteste d’abandonner à jamais la France si on lui refuse cette faveur, et fait tant, que monsieur de Goé attendri va dès le lendemain trouver Faxelange et lui demande sa fille. Il est remercié de l’honneur qu’il fait ; mais on lui déclare qu’il n’est plus temps et que les paroles sont données. Monsieur de Goé qui n’agit que par complaisance, qui dans le fond n’est point fâché de voir mettre des obstacles à un mariage qui ne lui convient pas trop, revient annoncer froidement cette nouvelle à son fils, le conjure en même temps de changer d’idée, et de ne point s’opposer au bonheur de sa cousine. 266 Le jeune Goé, furieux, ne promet rien ; il accourt chez mademoiselle de Faxelange, qui flottant sans cesse entre son amour et sa vanité, est bien moins délicate cette fois-ci que l’autre, et tâche d’engager son amant à se consoler du parti qu’elle est à la veille de prendre ; monsieur de Goé essaye de paraître calme, il se contient, il baise la main de sa cousine, et sort dans un état d’autant plus cruel, qu’il est contraint à le déguiser, pas assez cependant pour ne pas jurer à sa maîtresse qu’il n’adorera jamais qu’elle, mais qu’il ne veut pas troubler son bonheur. Franlo pendant ceci, prévenu par Belleval, qu’il est temps d’attaquer sérieusement le cœur de mademoiselle de Faxelange, attendu qu’il y a des rivaux à craindre, met tout en usage pour se rendre encore plus aimable ; il envoie des présens superbes à sa future épouse, qui, d’accord avec ses parens, ne fait aucune difficulté de recevoir les galanteries d’un homme qu’elle doit regarder comme son mari ; il loue une maison charmante à deux lieues de Paris, et y donne pendant huit jours de suite des fêtes délicieuses à sa maîtresse ; ne cessant de joindre ainsi la séduction la plus adroite aux démarches sérieuses qui doivent tout conclure, il a bientôt tourné la tête de notre chère fille, il en a bientôt effacé son rival. Il restait pourtant à mademoiselle de Faxelange des momens de souvenirs, où ses larmes coulaient involontairement ; elle éprouvait des remords affreux de trahir ainsi le premier objet de sa tendresse, celui qu’elle avait tant aimé depuis son enfance… Qu’a-t-il donc fait 267 pour mériter cet abandon de ma part, se demandait-elle avec douleur ? A-t-il cessé de m’adorer ?… hélas non, et je le trahis… et pour qui, grand dieu ! pour qui donc ?… pour un homme que je ne connais point… qui me séduit par son faste… et qui me fera peut-être payer bien cher cette gloire où je sacrifie mon amour… Ah ! les vaines fleurettes qui me séduisent… valent-elles ces expressions délicieuses de Goé… ces sermens si sacrés de l’adorer toujours… ces larmes du sentiment qui les accompagnent… Ô dieu ! que de regrets, si j’allais être trompée ; mais pendant toutes ces réflexions, on parait la divinité pour une fête, on l’embellissait des présens de Franlo, et elle oubliait ses remords. Une nuit, elle rêva que son prétendu, transformé en bête féroce, la précipitait dans un gouffre de sang où surnageait une foule de cadavres, elle élevait en vain sa voix pour obtenir des secours de son mari, il ne l’écoutait pas… Goé survient, il la retire, il l’abandonne… elle s’évanouit… Ce rêve affreux la rendit malade deux jours ; une nouvelle fête dissipa ces farouches illusions, et mademoiselle de Faxelange, séduite, fut au point de s’en vouloir à elle-même de l’impression qu’elle avait pu ressentir de ce chimérique rêve[1] . Tout se préparait enfin, et Franlo pressé de conclure, était au moment de prendre jour, quand notre héroïne reçut de lui, un matin, le billet suivant : Un homme furieux et que je ne connais point, me prive du bonheur de donner ce soir à souper, comme je m’en 268 flattais, à monsieur et madame de Faxelange et à leur adorable fille ; cet homme qui dit que je lui enlève le bonheur de sa vie, a voulu se battre et ma donné un coup d’épée, que je lui rendrai, j’espère dans quatre jours ; mais on me met au régime 24 heures. Quelle privation pour moi de ne pouvoir, comme je l’espérais ce soir ; renouveller à mademoiselle de Faxelange les sermens de l’amour. Du baron de F R A N L O. Cette lettre ne fut pas un mystère pour mademoiselle de Faxelange ; elle se hâta d’en faire part à sa famille, et crut le devoir pour la sûreté même de son ancien amant, qu’elle était désolée de sentir ainsi se compromettre pour elle… pour elle qui l’outrageait si cruellement ; cette démarche hardie et impétueuse d’un homme qu’elle aimait encore, balançait furieusement les droits de Franlo ; mais si l’un avait attaqué, l’autre avait perdu son sang, et mademoiselle de Faxelange était dans le malheureux cas, de tout interpréter maintenant en faveur de Franlo ; Goé eut donc tort, et Franlo fut plaint. Pendant que monsieur de Faxelange vole chez le père de Goé pour le prévenir de ce qui se passe, Belleval, madame et mademoiselle de Faxelange vont consoler Franlo qui les reçoit sur une chaise longue, dans le déshabiller le plus coquet, et avec cette sorte d’abattement dans la figure, qui semblait remplacer par de l’intérêt, ce qu’on y trouvait par fois de choquant. 269 Monsieur de Belleval et son protégé profitèrent de la circonstance pour engager madame de Faxelange à presser : cette affaire pouvait avoir des suites… obliger peut-être Franlo à quitter Paris, le voudrait-il sans avoir terminé… et mille autres raisons que l’amitié de monsieur Belleval et l’adresse de monsieur de Franlo, trouvèrent promptement et firent valoir avec énergie. Madame de Faxelange était tout-à-fait vaincue ; séduite comme toute la famille, par l’extérieur de l’ami de Belleval, tourmentée par son mari, et ne voyant dans sa fille que d’excellentes dispositions pour cet hymen, elle s’y préparait maintenant sans la moindre répugnance, elle termina donc la visite en assurant Franlo que le premier jour où sa santé lui permettrait de sortir, serait celui du mariage. Notre politique amant témoigna quelques tendres inquiétudes à mademoiselle de Faxelange sur le rival que tout cela venait de lui faire connaître ; celle-ci le rassura le plus honnêtement du monde, en exigeant néanmoins de lui sa parole, qu’il ne poursuivrait jamais Goé, de quelque manière que ce pût être, Franlo promit et l’on se sépara. Tout s’arrangeait chez le père de Goé, son fils était convenu de ce que la violence de son amour lui avait fait faire ; mais si-tôt que ce sentiment déplaisait a mademoiselle de Faxelange, dès qu’il en était aussi cruellement délaissé, il ne chercherait pas à la contraindre ; monsieur de Faxelange tranquille, ne songea donc plus qu’à conclure. Il fallait de l’argent, monsieur de Franlo passant tout de suite en Amérique, était bien aise ou d’y réparer, ou 270 d’y augmenter ses possessions, et c’était à cela qu’il comptait placer la dot de sa femme. On était convenu de quatre cents mille francs, c’était une furieuse brèche à la fortune de monsieur de Faxelange ; mais il n’avait qu’une fille, tout devait lui revenir un jour, c’était une affaire qui ne se retrouverait plus, il fallait donc se sacrifier. On vendit, on engagea, bref la somme se trouva prête le sixième jour depuis l’aventure de Franlo, et à environ trois mois de l’époque où il avait vu mademoiselle de Faxelange pour la première fois. Il parut enfin comme son époux ; les amis, la famille, tout se rassembla, le contract fut signé, l’on convint de faire la cérémonie le lendemain sans éclat, et que deux jours après Franlo partirait avec son argent et sa femme. Le soir de ce fatal jour, monsieur de Goé fit supplier sa cousine de lui accorder un rendez-vous dans un endroit secret qu’il lui indiqua, et où il savait bien que mademoiselle de Faxelange avait la possibilité de se rendre ; sur le refus de celle-ci, il renvoya un second message, en faisant assurer sa cousine que ce qu’il avait à lui dire était d’une trop grande conséquence, pour qu’elle pût refuser de l’entendre : notre héroïne infidèle, séduite… éblouie, mais ne pouvant haïr son ancien amant, cède enfin et se rend à l’endroit convenu. Je ne viens point, dit monsieur de Goé à sa cousine, dès qu’il l’apperçut, je ne viens point mademoiselle troubler ce que votre famille et vous, appellez le bonheur de votre vie, mais la probité dont je fais profession, m’oblige à vous avertir qu’on vous abuse ; l’homme que vous épousez est 271 un escroc, qui, après vous avoir volé, vous rendra peut-être la glus malheureuse des femmes, c’est un fripon et vous êtes trompée. À ce discours mademoiselle de Faxelange dit à son cousin, qu’avant que de se permettre de diffamer aussi cruellement quelqu’un, il fallait des preuves plus claires que le jour. Je ne les possède pas encore, dit monsieur de Goé, j’en conviens, mais on s’informe, et je puis être éclairé dans peu. Au nom de tout ce qui vous est le plus cher, obtenez un délai de vos parens. Cher cousin, dit mademoiselle de Faxelange en souriant, votre feinte est découverte, vos avis ne sont qu’un prétexte, et les délais que vous exigez, qu’un moyen pour essayer de me détourner d’un arrangement qui ne peut plus se rompre ; avouez-moi donc votre ruse, je vous la pardonne, mais ne cherchez pas à m’inquiéter sans raison, dans un moment où il n’est plus possible de rien déranger. Monsieur de Goé, qui réellement n’avait que des soupçons, sans aucune certitude réelle, et qui dans le fait ne cherchait qu’à gagner du temps, se précipite aux genoux de sa maîtresse : ô toi que j’adore, s’écrie-t-il, toi que j’idolâtrerai jusqu’au tombeau, c’en est donc fait du bonheur de mes jours, et tu vas me quitter pour jamais… Je l’avoue, ce que j’ai dit n’est qu’un soupçon, mais il ne peut sortir de mon esprit, il me tourmente encore plus que le désespoir où je suis de me séparer de toi… Daigneras-tu au faîte de ta gloire, te souvenir de ces temps si doux de notre enfance… de ces momens délicieux où tu me jurais de n’être jamais qu’à moi… Ah ! comme ils ont passé ces instans du plaisir, et que ceux de la douleur vont être longs ! qu’avais-je fait pour mériter cet abandon de ta part ? dis 272 cruelle, qu’avais-je fait ? et pourquoi sacrifies-tu celui qui t’adore ? t’aime-t-il autant que moi, ce monstre qui te ravit à ma tendresse ? t’aime-t-il depuis aussi longtemps ?… Des larmes coulaient avec abondance des yeux du malheureux Goé… et il serrait avec expression la main de celle qu’il adorait, il la portait alternativement et sur sa bouche et sur son cœur. Il était difficile que la sensible Faxelange ne se trouva pas un peu émue de tant d’agitation… elle laissa échapper quelques pleurs… Mon cher Goé, dit-elle à son cousin, crois que tu me seras toujours cher ; je ’suis obligée d’obéir, tu vois bien qu’il était impossible que nous fussions jamais l’un à l’autre. — Nous aurions attendu. — Oh dieu ! fonder sa prospérité sur le malheur de ses parens. — Nous ne l’aurions pas desiré, mais nous étions en âge d’attendre. — Et qui m’eût répondu de ta fidélité ? — Ton caractère… tes charmes, tout ce qui t’appartient… On ne cesse jamais d’aimer, quand c’est toi qu’on adore… Si tu voulais être encore à moi… fuyons au bout de l’univers, ose m’aimer assez pour me suivre. — Rien au monde ne me déterminerait à cette démarche ; va, console-loi, mon ami, oublie-moi, c’est ce qui te reste de plus sage à faire ; mille beautés te dédommageront. — N’ajoute pas l’outrage à l’infidélité ; moi t’oublier, cruelle, moi me consoler jamais de ta perte ! non, tu ne le crois pas, tu ne m’as jamais soupçonné assez lâche pour oser le croire un instant. — Ami, trop malheureux, il faut nous séparer, tout ceci ne fait que m’affliger sans remède, il n’en reste plus aux maux 273 dont tu te plains… séparons-nous, c’est le plus sage. — Eh bien ! je vais t’obéir, je vois que c’est la dernière fois de ma vie que je te parle, n’importe, je vais t’obéir, perfide ; mais j’exige de toi deux choses, porteras-tu la barbarie jusqu’à me les refuser ? — Eh quoi ? — Une boucle de tes cheveux, et ta parole de m’écrire une fois tous les mois, pour m’apprendre au moins si tu es heureuse… je me consolerai si tu l’es… mais si jamais ce monstre… crois-moi, chère amie, oui, crois-moi… j’irais te chercher au fond des enfers pour t’arracher à lui. — Que jamais cette crainte ne te trouble, cher cousin, Franlo est le plus honnête des hommes, je ne vois que sincérité… que délicatesse dans lui… je ne lui vois que des projets pour mon bonheur. — Ah ! juste ciel, où est le temps où tu disais que ce bonheur ne serait jamais possible qu’avec moi… Eh bien ! m’accorde-tu ce que je te demande ? Oui, répondit mademoiselle de Faxelange, tiens, voilà les cheveux que tu desires, et sois bien sûr que je t’écrirai ; séparons-nous, il le faut. En prononçant ces mots, elle tend une main à son amant… mais la malheureuse se croyait mieux guérie qu’elle ne l’était… quand elle sentit cette main inondée des pleurs de celui quelle avait tant chéri… ses sanglots la suffoquèrent, et elle tomba sur un fauteuil, sans connaissance. Cette scène se passait chez une femme attachée à mademoiselle de Faxelange, qui se hâta de la secourir, et ses yeux ne se r’ouvrirent que pour voir son amant arrosant ses genoux des larmes du désespoir ; elle rappelle son courage… toutes ses forces… elle le relève… Adieu, lui dit-elle, adieu, aime toujours celle à qui tu seras 274 chère jusqu’au dernier jour de sa vie ; ne me reproche plus ma faute, il n’est plus temps ; j’ai été séduite… entraînée… mon cœur ne peut plus écouter que son devoir ; mais tous les sentimens qu’il n’exigera pas, seront à jamais à toi. Ne me suis point. Adieu. Goé se retira dans un état terrible, et mademoiselle de Faxelange fut chercher dans le sein d’un repos qu’en vain elle implora, quelque calme aux remords dont elle était déchirée, et desquels naissait une sorte de pressentiment dont elle n’était pas la maîtresse. Cependant la cérémonie du jour… les fêtes qui devaient l’embellir, tout calma cette fille trop faible ; elle prononça le mot fatal qui la liait à jamais… tout l’étourdit… tout l’entraîna le reste du jour, et dès la même nuit, elle consomma le sacrifice affreux qui la séparait éternellement du seul homme qui fût digne d’elle. Le lendemain, les apprêts du départ occupèrent ; le jour d’après, accablée des carresses de ses parens, madame de Franlo monta dans la chaise de poste de son mari, munie des quatre cent mille francs de sa dot, et l’on partit pour le Vivarais. Franlo y allait, disait-il, pour six semaines, avant de s’embarquer pour l’Amérique, où il passerait sur un vaisseau de la Rochelle, dont il s’était assuré d’avance. L’équipage de nos nouveaux époux consistait en deux valets à cheval appartenans à monsieur de Franlo, et une femme de chambre à madame, attachée à elle depuis l’enfance, que la famille avait demandé qu’on lui laissât toute la vie. On devait prendre de nouveaux domestiques quand on serait au lieu de la destination. 275 On fut à Lyon sans s’arrêter, et jusques-là, les plaisirs, la joie, la délicatesse, accompagnèrent nos deux voyageurs ; à Lyon tout change de face. Au lieu de descendre dans un hôtel garni, comme le pratiquent d’honnêtes gens, Franlo fut se loger dans une auberge obscure au-delà du pont de la Guillotière. Il y soupa, et au bout de deux heures, il congédia un de ses valets, prit un fiacre avec l’autre, son épouse et la femme de chambre, se fit suivre par une charrette où était tout le bagage, et fut coucher à plus d’une lieue de la ville, dans un cabaret entièrement isolé sur les bords du Rhône. Cette conduite alarma madame de Franlo. Où me conduisez-vous donc, monsieur, dit-elle à son mari ? Eh parbleu ! madame, dit celui-ci d’un air brusque… avez-vous peur que je vous perde ? il semblerait, à vous entendre, que vous fussiez dans les mains d’un fripon. Nous devons nous embarquer demain matin ; j’ai pour usage, afin d’être plus à portée, de me loger la veille sur le bord de l’eau ; des bateliers m’attendent-là, et nous perdons ainsi beaucoup moins de temps. Madame de Franlo se tut. On arriva dans une tanière dont les abords faisaient frémir ; mais quel fut l’étonnement de la malheureuse Faxelange, quand elle entendit la maîtresse de cette effrayante taverne, plus affreuse encore que son logis… quand elle l’entendit dire au prétendu baron, ah ! te voilà, Tranche-Montagne, tu t’es fait diablement attendre ; fallait-il donc tant de temps pour aller chercher cette fille ? Va, il y a bien des nouvelles depuis ton départ, la Roche a été branché hier aux Terreaux… Casse- 276 Bras est encore en prison ; on lui fera peut-être son affaire aujourd’hui ; mais n’aie point d’inquiétude, aucun n’a parlé de toi, et tout va toujours bien là-bas, ils ont fait une capture du diable ces jours-ci, il y a eu six personnes de tuées, sans que tu y aies perdu un seul homme. Un frémissement universel s’empara de la malheureuse Faxelange… Qu’on se mette un instant à sa place, et qu’on juge de l’effet affreux que devait produire sur son âme délicate et douce, la chûte aussi subite de l’illusion qui la séduisait. Son mari s’appercevant de son trouble, s’approcha d’elle, madame, lui dit-il avec fermeté, il n’est plus temps de feindre, je vous ai trompée, vous le voyez, et comme je ne veux pas que cette coquine-là, continua-t-il en regardant la femme de chambre, puisse en donner des nouvelles, trouvez bon, ditil, en tirant un pistolet de sa poche, et brûlant la cervelle à cette infortunée, trouvez bon, madame, que ce soit comme cela que je l’empêche d’ouvrir jamais la bouche… Puis reprenant aussi-tôt dans ses bras son épouse presqu’évanouie… quant à vous, madame, soyez parfaitement tranquille, je n’aurai pour vous que d’excellens procédés ; sans cesse en possession des droits de mon épouse, vous jouirez par-tout de ces prérogatives, et mes camarades, soyez-en bien sûre, respecteront toujours en vous la femme de leur chef. Comme l’intéressante créature dont nous écrivons l’histoire se trouvait dans une situation des plus déplorables, son mari lui donna tous ses soins, et quand elle fut un peu revenue, ne voyant plus la chère compagne dont Franlo venait de faire jeter le cadavre dans la rivière, elle se remit à fondre en larmes. Que la perte de 277 cette femme ne vous inquiète point, dit Franlo, il était impossible que je vous la laissasse ; mais mes soins pourvoiront à ce que rien ne vous manque, quoique vous ne l’ayiez plus auprès de vous, et voyant sa malheureuse épouse un peu moins alarmée, madame, continua-t-il, je n’étais point né pour le métier que je fais, c’est le jeu qui m’a précipité dans cette carrière d’infortune et de crimes ; je ne vous en ai point imposé en me donnant à vous pour le baron de Franlo, ce nom et ce titre m’ont appartenu ; j’ai passé ma jeunesse au service, j’y avais dissipé à vingt-huit ans le patrimoine dont j’avais hérité depuis trois, il n’a fallu que ce court intervalle pour me ruiner ; celui entre les mains duquel ont passé ma fortune et mon nom, étant maintenant en Amérique, j’ai cru pouvoir pendant quelques mois à Paris tromper le public en reprenant ce que j’avais perdu ; la feinte a réussi au-delà de mes desirs ; votre dot me coûte cent mille francs de frais, j’y gagne donc, comme vous voyez, cent mille écus, et une femme charmante, une femme que j’aime, et de laquelle je jure d’avoir toute ma vie le plus grand soin. Qu’elle daigne donc, avec un peu de calme, entendre la suite de mon histoire ; mes malheurs essuyés, je pris parti dans une troupe de bandits qui désolait les provinces centrales de la France (funeste leçon aux jeunes gens qui se laisseront emporter à la folle passion du jeu), je fis des coups hardis dans cette troupe, et deux ans après y être entré, j’en fus reconnu pour le chef ; j’en changeai la résidence, je vins habiter une vallée déserte, resserrée, dans les montagnes du Vivarais, qu’il est presqu’impossible de pouvoir découvrir, et où la justice n’a 278 jamais pénétrée. Tel est le lieu de mon habitation, madame, tels sont les états dont je vais vous mettre en possession ; c’est le quartier-général de ma troupe, et c’est de-là d’où partent mes détachemens ; je les pousse au nord jusqu’en Bourgogne, au midi jusqu’aux bords de la mer, ils vont à l’orient jusqu’aux frontières du Piémont, au couchant jusqu’au-delà des montagnes d’Auvergne ; je commande quatre cents hommes, tous déterminés comme moi, et tous prêts à braver mille morts, et pour vivre et pour s’enrichir. Nous tuons peu en faisant nos coups, de peur que les cadavres ne nous trahissent ; nous laissons la vie à ceux que nous ne craignons pas, nous forçons les autres à nous suivre dans notre retraite, et nous ne les égorgeons que là, après avoir tiré d’eux et tout ce qu’ils peuvent posséder et tous les renseignemens qui nous sont utiles. Notre façon de faire la guerre est un peu cruelle, mais notre sûreté en dépend. Un gouvernement juste devrait-il souffrir que la faute qu’un jeune homme fait en dissipant son bien si jeune, soit punie du supplice affreux de végéter quarante ou cinquante ans dans la misère ? Une imprudence le dégrade-t-elle ? le déshonore-t-elle ? Faut-il, parce qu’il a été malheureux, ne lui laisser d’autres ressources que l’avilissement ou les chaînes ? On fait des scélérats avec de tels principes, vous le voyez, madame, j’en suis la preuve. Si les loix sont sans vigueur contre le jeu, si elles l’autorisent au contraire, qu’on ne permette pas au moins qu’un homme ait au jeu le droit d’en dépouiller totalement un autre, ou si l’état dans lequel le premier réduit le second au coin d’un tapis verd, si ce crime, dis-je, n’est réprimé par aucune loi, qu’on ne punisse 279 pas aussi cruellement qu’on le fait, le délit à-peu-près égal que nous commettons en dépouillant de même le voyageur dans un bois ; et que peut donc importer la manière, dès que les suites sont égales ? Croyez-vous qu’il, y ait une grande différence entre un banquier de jeu vous volant au Palais Royal ou Tranche-Montagne vous demandant la bourse au bois de Boulogne ? c’est la même chose, madame, et la seule distance réelle qui puisse s’établir entre l’un et l’autre, c’est que le banquier vous vole en poltron, et l’autre en homme de courage. Revenons à vous, madame ; je vous destine donc à vivre chez moi dans la plus grande tranquillité ; vous trouverez quelques autres femmes de mes camarades qui pourront vous former un petit cercle… peu amusant, sans doute, ces femmes-là sont bien loin de votre état et de vos vertus, mais elles vous seront soumises, elles s’occuperont de vos plaisirs, et ce sera toujours une distraction. Quant à votre emploi dans mes petits, domaines, je vous l’expliquerai quand nous y serons ; ne pensons ce soir qu’à votre repos, il est bon que vous en preniez un peu, pour être en état de partir demain de très-bonne heure. Franlo ordonna à la maîtresse du logis d’avoir tous les soins possibles de son épouse, et il la laissa avec cette vieille ; celle-ci ayant bien changé de ton avec madame de Franlo, depuis qu’elle voyait à qui elle avait affaire, la contraignit de prendre un bouillon coupé avec du vin de l’hermitage, dont la malheureuse femme avala quelques gouttes pour ne, pas déplaire à son hôtesse, et l’ayant ensuite suppliée de la laisser seule le reste de la nuit, cette 280 pauvre créature se livra dès qu’elle fut en paix à toute l’amertume de sa douleur. Ô mon cher Goé, s’écriait-elle au milieu de ses sanglots, comme la main de Dieu me punit de la trahison que je t’ai faite ! je suis à jamais perdue, une retraite impénétrable va m’ensevelir aux yeux de l’univers, il me deviendra même impossible de t’instruire des malheurs qui m’accableront, et quand on ne m’en empêcherait pas, l’oserais-je après ce que je t’ai fais ? serais-je encore digne de ta pitié… et vous mon père… et vous ma respectable mère, vous dont les pleurs ont mouillé mon sein, pendant qu’enivrée d’orgueil, j’étais presque froide à vos larmes, comment apprendrez-vous mon effroyable sort ?… À quel âge, grand Dieu me vois-je enterrée vive avec de tels monstres, combien d’années puisje encore souffrir dans cette punition terrible ; ô scélérat comme tu m’as séduite et comme tu m’as trompée ! Mademoiselle de Faxelange (car son nom de femme nous répugne maintenant), était dans ce cahos d’idées sombres… de remords… et d’appréhensions terribles, sans que les douceurs du sommeil eussent pu calmer son état, lorsque Franlo vint la prier de se lever afin d’être embarquée avant le jour ; elle obéit, et se jette dans le bateau la tête enveloppée dans des coêffes qui déguisaient les traits de sa douleur, et qui cachaient ses larmes au cruel qui les faisait couler. On avait préparé dans la barque un petit réduit de feuillages où elle pouvait aller se reposer en paix ; et Franlo, on doit le dire à sa justification, Franlo qui voyait le besoin que sa triste épouse avait d’un peu de calme, l’en 281 baissa jouir sans la troubler. Il est quelques traces d’honnêteté dans l’âme des scélérats, et la vertu est d’un tel prix aux yeux des hommes, que les plus corrompus mêmes sont forcés de lui rendre hommage dans mille occasions de leur vie. Les attentions que cette jeune femme voyait qu’on avait pour elle, la calmaient néanmoins un peu ; elle sentit que dans sa situation, elle n’avait d’autre parti à prendre que de ménager son mari, et lui laissa voir de la reconnaissance. La barque était conduite par des gens de la troupe de Franlo, et dieu sait tout ce qu’on y dit ! Notre héroïne abîmée dans sa douleur n’en écouta rien, et l’on arriva le même soir aux environs de la ville de Tournon, située sur la côte occidentale du Rhône, aux pieds des montagnes du Vivarais. Notre chef et ses compagnons passèrent la nuit comme la précédente dans une taverne obscure, connue d’eux seuls dans ces environs. Le lendemain, on amena un cheval à Franlo, il y monta avec sa femme, deux mulets portèrent les bagages, quatre hommes armés les escortèrent ; on traversa les montagnes, et on pénétra dans l’intérieur du pays, par d’inabordables sentiers. Nos voyageurs arrivèrent le second jour fort tard, dans une petite plaine, d’environ une demie lieue d’étendue, resserrée de toutes parts par des montagnes inaccessibles et dans laquelle on ne pouvait pénétrer que par le seul sentier que pratiquait Franlo ; à la gorge de ce sentier était un poste de dix de ces scélérats, relevé trois fois la semaine, et qui veillait constamment jour et nuit. Une fois dans la plaine on 282 trouvait une mauvaise bourgade, formée d’une centaine de huttes, à la manière des sauvages, à la tête desquelles était une maison assez propre, composée de deux étages, partout environnée de hauts murs et appartenant au chef. C’était-là son séjour, et en même-temps la citadelle de la place, l’endroit où se tenaient les magasins, les armes et les prisonniers ; deux souterrains profonds et bien voûtés servaient à ces usages ; sur eux, étaient bâtis trois petites pièces au rez-de-chaussée, une cuisine, une chambre, une petite salle, et au-dessus un appartement assez commode pour la femme du capitaine, terminé par un cabinet de sûreté pour les trésors. Un domestique fort rustre, et une fille servant de cuisinière, étaient tout le train de la maison, il n’y en avait pas autant chez les autres. Mademoiselle de Faxelange accablée de lassitude et de chagrins, ne vit rien de tout cela le premier soir, elle gagna à peine le lit qu’on lui indiqua, et s’y étant assoupie d’accablement, elle y fut au moins tranquille jusqu’au lendemain matin. Alors le chef entra dans son appartement, vous voilà chez vous, madame, lui dit-il, ceci est un peu différent des trois belles terres que je vous avais promises, et des magnifiques possessions d’Amérique sur lesquelles vous aviez compté ; mais consolez-vous, ma chère, nous ne ferons pas toujours ce métier là, il n’y a pas long-temps que je l’exerce, et le cabinet que vous voyez recèle déjà, votre dot comprise, près de deux millions de numéraire ; quand j’en aurai quatre, je passe en Irlande, et m’y établis magnifiquement avec vous. Ah ! monsieur, dit mademoiselle de Faxelange en répandant 283 un torrent de larmes, croyez-vous que le ciel vous laissera vivre en paix jusqu’alors ? Oh ! ces sortes de choses là, madame, dit Franlo, nous ne les calculons jamais, notre proverbe est que celui qui craint la feuille, ne doit point aller aux bois ; on meurt partout, si je risque ici l’échafaud, je risque un coup d’épée dans le monde, il n’y a aucune situation qui n’ait ses dangers, c’est à l’homme sage à les comparer aux profits et à se décider en conséquence. La mort qui nous menace, est la chose du monde dont nous nous occupons le moins ; l’honneur m’objecterez-vous ; mais les préjugés des hommes me l’avaient enlevé d’avance ; j’étais ruiné, je ne devais plus avoir d’honneur. On m’eut enfermé, j’eus passé pour un scélérat, ne vaut-il pas mieux l’être effectivement en jouissant de tous les droits des hommes… en étant libre enfin, que d’en être soupçonné dans les fers. Ne vous étonnez pas que l’homme devienne criminel quand on le dégradera, quoiqu’innocent, ne vous étonnez pas qu’il préfère le crime à des chaînes ; dès que dans l’une ou l’autre situation il est attendu par l’opprobre. Législateurs rendez vos flétrissures moins fréquentes, si vous voulez diminuer la masse des crimes, une nation qui sut faire un dieu de l’honneur, peut culbuter ses échaffauds, quand il lui reste pour mener les hommes, le frein sacré d’une aussi belle chimère… Mais monsieur, interrompit ici mademoiselle de Faxelange, vous aviez pourtant à Paris, toute l’apparence d’un honnête homme ? — Il le fallait bien pour vous obtenir, j’ai réussi, le masque tombe. 284 De tels discours et de semblables actions faisaient horreur à cette malheureuse femme, mais décidée à ne point s’écarter des résolutions qu’elle avait prises, elle ne contraria point son mari, elle eut même l’air de l’approuver ; et celui-ci la voyant plus tranquille, lui proposa de venir visiter l’habitation, elle y consentit, elle parcourut la bourgade ; il n’y avait guères pour lors qu’une quarantaine d’hommes, le reste était en course, et c’était ce fond-là qui fournissait au poste défendant le défilé. Madame de Franlo fut reçue partout avec les plus grandes marques de respect et de distinction ; elle vit sept ou huit femmes assez jeunes et jolies, mais dont l’air et le ton ne lui annonçaient que trop la distance énorme de ces créatures à elle, cependant elle leur rendit l’accueil qu’elle en recevait, et cette tournée faite, on servit ; le chef se mit à table avec sa femme, qui ne put pourtant pas se contraindre au point de prendre part à ce dîner, elle s’excusa sur la fatigue de la route et on ne la pressa point. Après le repas Franlo dit à sa femme qu’il était temps d’achever de l’instruire, parce qu’il serait peut-être obligé d’aller le lendemain en course. Je n’ai pas besoin de vous prévenir, madame, dit-il à son épouse, qu’il vous devient impossible ici d’écrire à qui que ce puisse être. Premièrement les moyens vous en seront sévèrement interdits, vous ne verrez jamais ni plume ni papier ; parvinssiez-vous même à tromper ma vigilance, aucun de mes gens ne se chargerait assurément de vos lettres, et l’essai pourrait vous coûter cher. Je vous aime beaucoup sans doute, madame, mais les sentimens des gens 285 de notre métier, sont toujours subordonnés au devoir ; et voilà peut-être ce que notre état a de supérieur aux autres ; il n’en est point dans le monde que l’amour ne fasse oublier, c’est tout le contraire avec nous, il n’est aucune femme sur la terre qui puisse nous faire négliger notre état, parce que notre vie dépend de la manière sûre dont nous l’exerçons. Vous êtes ma seconde femme, madame. — Quoi monsieur ? — Oui madame, vous êtes ma seconde épouse, celle qui vous précéda, voulut écrire, et les caractères qu’elle traçait, furent effacés de son sang, elle expira sur la lettre même… Qu’on juge de la situation de cette malheureuse à ces récits affreux… à ces menaces terribles, mais elle se contint encore et protesta à son mari qu’elle n’avait aucun desir d’enfreindre ses ordres. Ce n’est pas tout, madame, continua ce monstre, quand je ne serai pas ici, vous seule y commanderez en mon absence ; quelque bonne foi qu’il y ait entre nous, vous imaginez bien pourtant que dès qu’il s’agira de nos intérêts, je me fierai toujours plutôt à vous qu’à mes camarades. Or, quand je vous enverrai des prisonniers, il faudra les faire dépouiller vous-même, et les faire égorger devant vous. Moi, monsieur, s’écria mademoiselle de Faxelange, en reculant d’horreur, moi plonger mes mains dans le sang innocent, ah ! faites plutôt couler le mien mille fois, que de m’obliger à une telle horreur. Je pardonne ce premier mouvement à votre faiblesse, madame, répondit Franlo, mais il n’est pourtant pas possible que je puisse vous éviter ce soin, aimez-vous mieux nous perdre tous, que de ne le pas prendre ? — Vos camarades peuvent le remplir. — Ils le rempliront aussi, 286 madame ; mais vous seule recevant mes lettres, il faut bien que ce soit d’après vos ordres émanés des miens qu’on enferme ou qu’on fasse périr les prisonniers : mes gens exécuteront sans doute, mais il faut que vous leur fassiez passer mes ordres. — Oh monsieur ; ne pourriez-vous donc pas me dispenser… — Cela est impossible, madame. — Mais je ne serai pas du moins obligée d’assister à ces infamies ? — Non… cependant il faudra bien absolument que vous vous chargiez des dépouilles… que vous les enfermiez dans nos magasins ; je vous ferai grâce pour la première fois, si vous l’exigez absolument ; j’aurai soin d’envoyer dans cette première occasion un homme sûr, avec mes prisonniers ; mais cette attention ne pourra durer, il faudra tâcher de prendre sur vous ensuite. Tout n’est qu’habitude, madame, il n’est rien à quoi l’on ne se fasse ; les dames romaines n’aimaient-elles pas à voir tomber les gladiateurs à leurs pieds, ne portaient-elles pas la férocité jusqu’à vouloir qu’ils n’y mourussent que dans d’élégantes attitudes ? Pour vous accoutumer à votre devoir, madame, poursuivit Franlo, j’ai là-bas six hommes qui n’attendent que l’instant de la mort, je m’en vais les faire assommer, ce spectacle vous familiarisera avec ces horreurs, et avant quinze jours la partie du devoir que je vous impose ne vous coûtera plus. Il n’y eut rien que mademoiselle de Faxelange ne fît pour s’éviter cette scène affreuse ; elle conjura son mari de ne pas la lui donner. Mais Franlo y voyait, disait-il, trop de nécessité, il lui paraissait trop important d’apprivoiser les 287 yeux de sa femme à ce qui allait composer une partie de ses fonctions pour n’y pas travailler tout de suite. Les six malheureux furent amenés, et impitoyablement égorgés de la main même de Franlo sous les yeux de sa malheureuse épouse, qui s’évanouit pendant l’exécution. On la rapporta dans son lit, où rappellant bientôt son courage au secours de sa sûreté, elfe finit par comprendre qu’au fait, n’étant que l’organe des ordres de son mari, sa conscience ne devenait plus chargée du crime, et qu’avec cette facilité de voir beaucoup d’étrangers, quelqu’enchaînés qu’ils fussent, peut-être lui resteraient-ils des moyens de les sauver et de s’échapper avec eux-elle promit donc le lendemain à son barbare époux qu’il aurait lieu d’être content de sa conduite, et celui-ci ayant enfin passé la nuit suivante avec elle, ce qu’il n’avait pas fait depuis Paris à cause de l’état où elle était, il la laissa le lendemain pour aller en course, en lui protestant que si elle se comportait bien, il quitterait le métier plutôt qu’il ne l’avait dit, pour lui faire passer au moins les trente dernières années de sa vie dans le bonheur et dans le repos. Mademoiselle de Faxelange ne se vit pas plutôt seule au milieu de tous ces voleurs, que l’inquiétude la reprit. Hélas ! se disait-elle, si j’allais malheureusement inspirer quelques sentimens à ces scélérats, qui les empêcherait de se satisfaire ? S’ils voulaient piller la maison de leur chef, me tuer et fuir, n’en sont-ils pas les maîtres ?… Ah ! plut au ciel, continuait-elle, en versant un torrent de larmes, ce qui peut m’arriver de plus heureux, n’est-il pas qu’on m’arrache 288 au plutôt une vie qui ne doit plus être souillée que d’horreurs ? Peu-à-peu néanmoins l’espoir renaissant dans cet âme jeune, et devenue forte par l’excès du malheur, madame de Franlo résolut de montrer beaucoup de courage ; elle crut que ce parti devait être nécessairement le meilleur, elle s’y résigna. En conséquence, elle fut visiter les postes, elle retourna seule dans toutes les huttes, elle essaya de donner quelques ordres, et trouva partout du respect et de l’obéissance. Les femmes vinrent la voir, et elle les reçut honnêtement ; elle écouta avec intérêt i histoire de quelques unes séduites et enlevées comme elle, d’abord honnêtes, sans doute, puis dégradées par la solitude et le crime, et devenues des monstres comme les hommes qu’elles avaient épousés. Oh ciel ! se disait quelquefois cette infortunée, comment peut-on s’abrutir à ce point ; serait-il donc possible que je devinsse un jour comme ces malheureuses !… Puis elle s’enfermait, elle pleurait, elle réfléchissait à son triste sort, elle ne se pardonnait pas de s’être elle-même précipité dans l’abîme par trop de confiance et d’aveuglement, tout cela la ramenait à son cher Goé, et des larmes de sang coulaient de ses yeux. Huit jours se passèrent ainsi, lorsqu’elle reçut une lettre de son époux, avec un détachement de douze hommes, amenant quatre prisonniers ; elle frémit en ouvrant cette lettre, et se doutant de ce qu’elle contenait, elle fut au point de balancer un instant entre l’idée de se donner la mort ellemême, plutôt que de faire périr ces malheureux. C’était 289 quatre jeunes gens sur le front desquels on distinguait de l’éducation et des qualités. Vous ferez mettre le plus âgé des quatre au cachot, lui mandait son mari ; c’est un coquin qui s’est défendu et qui m’a tué deux hommes ; mais il faut lui laisser la vie, j’ai des éclaircissemens à tirer de lui. Vous ferez sur-le-champ assommer les trois autres. Vous voyez les ordres de mon mari, dit-elle au chef du détachement, qu’elle savait être l’homme sûr dont Franlo lui avait parlé, faites donc ce qu’il vous ordonne… Et en prononçant ces mots d’une voix basse, elle courut cacher dans sa chambre et son désespoir et ses larmes ; mais elle entendit malheureusement le cri des victimes immolées au pied de sa maison ; sa sensibilité n’y tint pas, elle s’évanouit ; revenue à elle, le parti qu’elle s’était résolue de prendre ranima ses forces ; elle vit qu’elle ne devait rien attendre que de sa fermeté, et elle se remontra ; elle fit placer les effets volés dans les magasins, elle parut au village, elle visita les postes, en un mot, elle prit tellement sur elle, que le lieutenant de Franlo qui partait le lendemain pour aller retrouver son chef, rendit à cet époux les comptes les plus avantageux de sa femme… Qu’on ne la blâme point ; quel parti lui restait-il entre la mort et cette conduite ?… et l’on ne se tue point tant qu’on a de l’espoir. Franlo fut dehors plus long-temps qu’il ne l’avait cru, il ne revint qu’au bout d’un mois, pendant lequel il envoya deux fois des prisonniers à sa femme, qui se conduisit toujours de même. Enfin le chef reparut ; il rapportait des 290 sommes immenses de cette expédition, qu’il légitimait par mille sophismes, réfutés par son honnête épouse. Madame, lui dit-il enfin, mes argumens sont ceux d’Alexandre, de Gengis-Kan, et de tous les fameux conquérans de la terre, leur logique était la mienne ; mais ils avaient trois cent mille hommes à leurs ordres, je n’en ai que quatre cents, voilà mon tort. Tout cela est bon, monsieur, dit madame de Franlo, qui crut devoir préférer ici le sentiment à la raison ; mais s’il est vrai que vous m’aimiez comme vous avez daigné me le dire souvent, ne seriez-vous pas désolé de me voir périr sur un échafaud près de vous ? N’appréhendez jamais cette catastrophe, dit Franlo, notre retraite est introuvable, et dans mes courses je ne crains personne… mais si jamais nous étions découverts ici, souvenez-vous que j’aurais le temps de vous casser la tête avant qu’on ne mît la main sur vous. Le chef examina tout, et ne trouvant que des sujets de se louer de sa femme, il la combla d’éloges et d’amitié, il la recommanda plus que jamais à ses gens et repartit ; mêmes soins de sa misérable épouse, même conduite, mêmes évènemens tragiques pendant cette seconde absence, qui dura plus de deux mois, au bout desquels Franlo rentra au quartier, toujours plus enchanté de son épouse, Il y avait environ cinq mois que cette pauvre créature vivait dans la contrainte et dans l’horreur, abreuvée de ses larmes, et nourrie de son désespoir, lorsque le ciel, qui n’abandonne jamais l’innocence, daigna enfin la délivrer de ses maux par l’évènement le moins attendu. 291 On était au mois d’octobre, Franlo et sa femme dînaient ensemble sous une treille à la porte de leur maison, lorsque dans l’instant dix ou douze coups de fusils se font entendre au poste. Nous sommes trahis, dit le chef, en sortant aussitôt de table et s’armant avec rapidité… voilà un pistolet, madame, restez-là, si vous ne pouvez pas tuer celui qui vous abordera, brûlez-vous la cervelle pour ne pas tomber dans ses mains. Il dit, et rassemblant à la hâte ce qui reste de ses gens dans le village, il vole lui-même à la défense du défilé. Il n’était plus temps, deux cents dragons à cheval venant d’en forcer le poste, tombent dans la plaine le sabre à la main ; Franlo fait feu avec sa troupe, mais n’ayant pu la mettre en ordre, il est repoussé dans la minute, et la plupart de ses gens sabrés et foulés aux pieds des chevaux ; on le saisit lui-même, on l’entoure, on le garde, vingt dragons en répondent, et le reste du détachement, le chef à la tête, vole à madame de Franlo. Dans quel état cruel on trouve cette malheureuse… les cheveux épars, les traits renversés par le désespoir et la crainte, elle était appuyée contre un arbre, le bout du pistolet sur son cœur, prête à s’arracher la vie plutôt que de tomber dans les mains de ceux qu’elle prenait pour des suppôts de la justice… Arrêtez, madame, arrêtez, lui crie l’officier qui commande, en descendant de cheval et se précipitant à ses pieds pour la désarmer par cette action, arrêtez, vous dis-je, reconnaissez votre malheureux amant, c’est lui qui tombe à vos genoux, c’est lui que le ciel favorise assez pour l’avoir chargé de votre délivrance, abandonnez cette arme, et permettez à Goé d’aller se jeter dans votre sein. 292 Mademoiselle de Faxelange croit rêver, peu à peu elle reconnaît celui qui lui parle, et tombe sans mouvement dans les bras qui lui sont ouverts. Ce spectacle arrache des larmes de tout ce qui l’apperçoit ; ne perdons pas de tems, madame, dit Goé en rappellant sa belle cousine à la vie, pressons-nous de sortir d’un local qui doit être horrible à vos yeux ; mais reprenons avant ce qui vous appartient ; il enfonce le cabinet des richesses de Franlo, il retire les quatre cents mille francs de la dot de sa cousine, dix mille écus qu’il fait distribuer à ses dragons, met le scellé sur le reste, délivre les prisoniers retenus par ce scélérat, laisse quatre-vingts hommes en garnison dans le hameau, revient trouver sa cousine avec les autres, et l’engage à partir surle-champ. Comme elle gagnait la route du défilé, elle apperçoit Franlo dans les fers ; ô monsieur, dit-elle à Goé, je vous demande à genoux la grâce de cet infortuné… je suis sa femme… que dis-je, je suis assez malheureuse pour porter dans mon sein des gages de son amour, et ses procédés n’ont jamais été qu’honnêtes envers moi. Madame, répondit monsieur de Goé, je ne suis maître de rien dans cette aventure, j’ai obtenu seulement la conduite des troupes, mais je me suis enchaîné moi-même en recevant mes ordres, cet homme-ci ne m’appartient plus, je ne le sauverais qu’en risquant tout ; au sortir du défilé le grand prévôt de la province m’attend, il en viendra disposer ; je ne lui ferai pas faire un pas vers l’échafaud, c’est tout ce que je puis. Oh ! monsieur laissez-le sauver, s’écria cette intéressante femme, c’est votre malheureuse cousine en larmes qui vous le demande. Une injuste pitié 293 vous aveugle, madame, reprit Goé, ce malheureux ne se corrigera point, et pour sauver un homme, il en coûtera la vie à plus de cinquante. Il a raison s’écria Franlo, il a raison, madame, il me connaît aussi bien que moi-même, le crime est mon élément, je ne vivrais que pour m’y replonger, ce n’est point la vie que je veux, ce n’est qu’une mort qui ne soit point ignominieuse ; que l’âme sensible qui s’intéresse à moi daigne m’obtenir pour seule grâce la permission de me faire brûler la cervelle par les dragons. Qui de vous veut s’en charger, enfans ? dit Goé. — Mais personne ne bougea ; Goé commandait à des Français, il ne devait y pas s’y trouver de bourreaux. Qu’on me donne donc un pistolet dit ce scélérat. Goé très ému des supplications de sa cousine s’approche de Franlo, et lui remet lui-même l’arme qu’il demande ; ô comble de perfidie, l’époux de Faxelange n’a pas plutôt ce qu’il desire, qu’il lâche le coup sur Goé… mais sans l’atteindre heureusement, ce trait irrite les dragons, ceci devient une affaire de vengeance, ils n’écoutent plus que leur ressentiment, ils tombent sur Franlo et le massacrent en une minute. Goé enlève sa cousine, à peine voit-elle l’horreur de ce spectacle. On repasse le défilé au galop. Un cheval doux attend mademoiselle de Faxelange au-delà de la gorge. Monsieur de Goé rend promptement compte au prévôt de son opération ; la maréchaussée s’empare du poste ; les dragons se retirent ; et mademoiselle de Faxelange protégée par son libérateur est en six jours au sein de ses parens. 294 Voilà votre fille, dit ce brave homme à monsieur et à madame de Faxelange, et voilà l’argent qui vous a été pris. Écoutez-moi maintenant, mademoiselle, et vous allez voir pourquoi j’ai remis à cet instant les éclaircissemens que je dois sur tout ce qui vous concerne. Vous ne fûtes pas plutôt partie, que les soupçons que je ne vous avais d’abord offert que pour vous retenir, vinrent me tourmenter avec force ; il n’est rien que je n’aie fait pour suivre la trace de votre ravisseur, et pour connaître à fond sa personne, j’ai été assez heureux pour réussir à tout, et pour ne me tromper sur rien. Je n’ai prévenu vos parens que quand j’ai cru être sûr de vous ravoir ; on ne m’a pas refusé le commandement des troupes que j’ai sollicité pour rompre vos chaînes, et débarrasser en même tems la France du monstre qui vous trompait. J’en suis venu à bout ; je l’ai fait sans nul intérêt, mademoiselle ; vos fautes et vos malheurs élèvent d’éternelles barrières entre-nous,… vous me plaindrez ai moins… vous me regretterez ; votre cœur sera contraint au sentiment que vous me refusiez, et je serai vengé… adieu mademoiselle, je me suis acquitté envers le liens du sang, envers ceux de l’amour, il ne me reste plus qu’à me séparer de vous éternellement. Oui, mademoiselle, je pars, la guerre qui se fait en Allemagne m’offre ou la gloire, ou le trépas : je n’aurais desiré que les lauriers, quand il m’eut été permis de vous les offrir, et maintenant je ne chercherai plus que la mort. À ces mots Goé se retire ; quelques qu’attaquant un poste en désespéré, il s’était fait tuer en Hongrie au service des Turcs. 295 Pour mademoiselle de Faxelange, peu de tems après son retour à Paris, elle mit au monde le malheureux fruit de son hymen, que ses parens placèrent avec une forte pension dans une maison de charité ; ses couches faites, elle sollicita avec instance son père et sa mère pour prendre le voile aux Carmélites ; ses parens lui demandèrent en grâce de ne pas priver leur vieillesse de la consolation de l’avoir auprès d’eux, elle céda, mais sa santé s’affaiblissant de jour en jour, usée par ses chagrins, flétrie de ses larmes et de sa douleur, anéantie par ses remords, elle mourut de consomption au bout de quatre ans, triste et malheureux exemple de l’avarice des pères et de l’ambition des filles. Puisse le récit de cette histoire rendre les uns plus justes et les autres plus sages, nous ne regretterons pas alors la peine que nous aurons pris de transmettre à la postérité un évènement, qui tout affreux qu’il est, pourrait alors servir au bien des hommes. 1. ↑ Les rêves sont des mouvemens secrets qu’on ne met pas assez à leur vraie place ; la moitié des hommes s’en moque, l’autre portion y ajoute foi ; il n’y aurait aucun inconvénient à les écouter, et à s’y rendre même, dans le cas que je vais dire. Lorsque nous attendons le résultat d’un événement quelconque, et que la manière dont il doit succéder pour nous, nous occupe tout le long du jour, nous y rêvons très-certainement ; or, notre esprit alors, uniquement occupé de son objet, nous fait presque toujours voir une des faces de cet événement où nous n’avons souvent pas pensé pendant la veille, et dans ce cas, quelle superstition, quel inconvénient, quelle faute enfin contre la philosophie y aurait-il, à classer dans le nombre des résultats de l’événement attendu, celui que le rêve nous a offert, et à se conduire en conséquence. Il me semble que ce ne serait qu’un surcroit de sagesse ; car enfin ce rêve, est sur le résultat de 296 l’événement en question, un des efforts de l’esprit, qui nous ouvre et indique une face nouvelle à l’événement ; que cet effort se fasse en dormant, ou en veillant, qu’importe ; voilà toujours une des combinaisons trouvées, et tout ce que vous ferez en raison d’elle, ne peut jamais être une folie, et ne doit être jamais accusé de superstition. L’ignorance de nos pères les conduisait sans doute à de grandes absurdités ; mais croit-on que la philosophie n’ait pas aussi ses écueils ; à force d’analyser la nature, nous ressemblons au chymiste qui se ruine pour faire un peu d’or. Élaguons, mais n’anéantissons pas tout, parce qu’il y a dans la nature des choses très-singulières, et que nous ne devinerons jamais. 297 F L O R V I L L E E T C O U R V A L, O U L E F A T A L I S M E. M ONSIEUR de Courval venait d’atteindre sa cinquantecinquième année ; frais, bien portant, il pouvait parier encore pour vingt ans de vie ; n’ayant eu que des 298 désagrémens avec une première femme qui depuis longtemps l’avait abandonné, pour se livrer au libertinage, et devant supposer cette créature au tombeau, d’après les attestations les moins équivoques, il imagina de se lier une seconde fois avec une personne raisonnable qui, par la bonté de son caractère, par l’excellence de ses mœurs parvint à lui faire oublier ses premières disgrâces. Malheureux dans ses enfans comme dans son épouse, monsieur de Courval qui n’en avait eu que deux, une fille qu’il avait perdu très-jeune, et un garçon qui dès l’âge de quinze ans l’avait abandonné comme sa femme, malheureusement dans les mêmes principes de débauches, ne croyant pas qu’aucun procédé dût jamais l’enchaîner à ce monstre, monsieur de Courval, dis-je, projetait en conséquence de le déshériter, et de donner son bien aux enfans qu’il espérait d’obtenir de la nouvelle épouse qu’il avait envie de prendre ; il possédait quinze mille livres de rente, employé jadis dans les affaires, c’était le fruit de ses travaux, et il le mangeait en honnête homme avec quelques amis qui le chérissaient, l’estimaient tous, et le voyaient tantôt à Paris où il occupait un joli appartement, rue SaintMarc, et plus souvent encore dans une petite terre charmante, auprès de Nemours où monsieur de Courval passait les deux tiers de l’année. Cet honnête homme confia son projet à ses amis, et le voyant approuvé d’eux, il les prie très-instamment de s’informer parmi leurs connaissances, d’une personne de 299 trente à trente-cinq ans, veuve ou fille, et qui put remplir son objet. Dès le sur-lendemain un de ses anciens confrères, vint lui dire qu’il imaginait avoir trouvé positivement ce qui lui convenait. La demoiselle que je vous offre, lui dit cet ami, a deux choses contre elle, je dois commencer par vous les dire, afin de vous consoler après, en vous faisant le récit de ses bonnes qualités ; on est bien sûr qu’elle n’a ni père ni mère, mais on ignore absolument qui ils furent, et où elle les a perdu ; ce que l’on sait, continua le médiateur, c’est qu’elle est cousine de monsieur de Saint-Prât, homme connu, qui l’avoue, qui l’estime et qui vous en fera l’éloge le moins suspect, et le mieux mérité. Elle n’a aucun bien de ses parens, mais elle a quatre mille francs de pension de ce monsieur de Saint-Prât, dans la maison duquel elle a été élevée, et où elle a passé toute sa jeunesse : voilà un premier tort ; passons au second, dit l’ami de monsieur de Courval : une intrigue à seize ans, un enfant qui n’existe plus et dont jamais elle n’a revu le père ; voilà tout le mal ; un mot du bien maintenant. Mademoiselle de Florville a trente-six ans, à peine en paraît-elle vingt-huit ; il est difficile d’avoir une physionomie plus agréable et plus intéressante : ses traits sont doux et délicats, sa peau est de la blancheur du lys, et ses cheveux châtains traînent à terre ; sa bouche fraîche, très-agréablement ornée, est l’image de la rose au printemps. Elle est fort grande, mais si joliment faite, il y a tant de grâces dans ses mouvemens, qu’on ne trouve rien à 300 dire à la hauteur de sa taille, qui sans cela peut-être lui donnerait un air un peu dur ; ses bras, son cou, ses jambes, tout est moulé, et elle a une de ces sortes de beautés qui ne vieillira pas de long-temps. À l’égard de sa conduite, son extrême régularité pourra peut-être ne pas vous plaire ; elle n’aime pas le monde, elle vit fort retirée ; elle est trèspieuse, très-assidue aux devoirs du couvent qu’elle habite, et si elle édifie tout ce qui l’entoure par ses qualités religieuses, elle enchante tout ce qui la voit, par les charmes de son esprit et par les agrémens de son caractère…… c’est en un mot un ange dans ce monde, que le Ciel réservait à la félicité de votre vieillesse. Monsieur de Courval enchanté d’une telle rencontre, n’eut rien de plus pressé que de prier son ami de lui faire voir la personne dont il s’agissait ; ; sa naissance ne m’inquiète point, dit-il, dès que son sang est pur, que m’importe qui le lui a transmis ; son aventure à l’âge de seize ans m’effraye tout aussi peu, elle a réparé cette faute par un grand nombre d’années de sagesse ; je l’épouserai sur le pied de veuve, me décidant à ne prendre une personne que de trente à trente-cinq ans, il était bien difficile de joindre à cette clause la folle prétention des prémices, ainsi rien ne me déplaît dans vos propositions, il ne me reste qu’à vous presser de m’en faire voir l’objet. L’ami de monsieur de Courval le satisfit bientôt ; trois jours après il lui donna à dîner chez lui avec la demoiselle dont il s’agissait. Il était difficile de ne pas être séduit au premier abord de cette fille charmante ; c’étaient les traits 301 de Minerve elle-même, déguisés sous ceux de l’amour. Comme elle savait de quoi il était question, elle fut encore plus réservée, et sa décence, sa retenue, la noblesse de son maintien, jointes à tant de charmes physiques, à un caractère aussi doux, à un esprit aussi juste et aussi orné, tournèrent si bien la tête au pauvre Courval, qu’il supplia son ami de vouloir bien hâter la conclusion. On se revit encore deux ou trois fois, tantôt dans la même maison, tantôt chez monsieur de Courval, ou chez monsieur de Saint-Prât, et enfin, mademoiselle de Florville instamment pressée, déclara à monsieur de Courval que rien ne la flattait autant que l’honneur qu’il voulait bien lui faire, mais que sa délicatesse ne lui permettait pas de rien accepter avant qu’il ne fût instruit par elle-même des aventures de sa vie. On ne vous a pas tout appris, monsieur, dit cette charmante fille, et je ne puis consentir d’être à vous, sans que vous en sachiez davantage. Votre estime m’est trop importante pour me mettre dans le cas de la perdre, et je ne la mériterais assurément pas, si profitant de votre illusion, j’allais consentir à devenir votre femme, sans que vous jugiez si je suis digne de l’être. Monsieur de Courval assura qu’il savait tout, que ce n’était qu’à lui qu’il appartenait de former les inquiétudes qu’elle témoignait, et que s’il était assez heureux pour lui plaire, elle ne devait plus s’embarrasser de rien. Mademoiselle de Florville tint bon ; elle déclara positivement qu’elle ne consentirait à rien que monsieur de Courval ne fût instruit à fond de ce qui la regardait ; il en fallut donc passer par-là ; tout ce que 302 monsieur de Courval put obtenir, ce fût que mademoiselle de Florville viendrait à sa terre auprès de Nemours, que tout se disposerait pour la célébration de l’hymen qu’il desirait, et que l’histoire de mademoiselle de Florville entendue, elle deviendrait sa femme le lendemain… Mais, monsieur, dit cette aimable fille, si tous ces préparatifs peuvent être inutiles, pourquoi les faire ?… Si je vous persuade que je ne suis pas née pour vous appartenir ?… Voilà ce que vous ne me prouverez jamais, mademoiselle, répondit l’honnête Courval, voilà ce dont je vous défie de me convaincre ; ainsi partons, je vous en conjure, et ne vous opposez point à mes desseins. Il n’y eut pas moyen de rien gagner sur ce dernier objet, tout fut disposé, on partit pour Courval ; cependant on y fut seul, mademoiselle de Florville l’avait exigé ; les choses qu’elle avait à dire ne devaient être révélées qu’à l’homme qui voulait bien se lier à elle, ainsi personne ne fut admis ; et le lendemain de son arrivée, cette belle et intéressante personne ayant prié monsieur de Courval de l’entendre, elle lui raconta les événemens de sa vie dans les termes suivans. Histoire de Mlle. de Florville. Les intentions que vous avez sur moi, monsieur, ne permettent plus que l’on vous en impose ; vous avez vu monsieur de Saint-Prât, auquel on vous a dit que j’appartenais, lui-même a daigné vous le certifier, et cependant sur cet objet vous avez été trompé de toutes parts. Ma naissance m’est inconnue, je n’ai jamais eu la satisfaction de savoir à qui je la devais ; je fus trouvée, peu 303 de jours après avoir reçu la vie, dans une barcelonette de taffetas vert, à la porte de l’hôtel de monsieur de Saint-Prât, avec une lettre anonyme attachée au pavillon de mon berceau, où était simplement écrit : « Vous n’avez point d’enfans depuis dix ans que vous êtes marié, vous en desirez tous les jours, adoptez celle-là, son sang est pur, elle est le fruit du plus chaste hymen et non du libertinage, sa naissance est honnête. Si la petite fille ne vous plaît pas, vous la ferez porter aux Enfans-Trouvés. Ne faites point de perquisitions, aucunes ne vous réussiraient, il est impossible de vous en apprendre davantage ». Les honnêtes personnes chez lesquelles j’avais été déposée, m’accueillirent aussi-tôt, m’élevèrent, prirent de moi tous les soins possibles, et je puis dire que je leur dois tout. Comme rien n’indiquait mon nom, il plût à madame de Saint-Prât de me donner celui de Florville. Je venais d’atteindre ma quinzième année, quand j’eus le malheur de voir mourir ma protectrice ; rien ne peut exprimer la douleur que je ressentis de cette perte ; je lui étais devenue si chère, qu’elle conjura son mari, en expirant, de m’assurer quatre mille livres de pension et de ne me jamais abandonner ; les deux clauses furent exécutées ponctuellement, et monsieur de Saint-Prât joignit à ces bontés celle de me reconnaître pour une cousine de sa femme, et de me passer, sous ce titre, le contrat que vous avez vu. Je ne pouvais cependant plus rester dans cette maison, monsieur de Saint-Prât me le fit sentir. Je suis veuf, 304 et jeune encore, me dit cet homme vertueux ; habiter sous le même toit, serait faire naître des doutes que nous ne méritons point ; votre bonheur et votre réputation me sont chers, je ne veux compromettre ni l’un ni l’autre. Il faut nous séparer, Florville ; mais je ne vous abandonnerai de ma vie, je ne veux pas même que vous sortiez de ma famille ; j’ai une sœur veuve à Nancy, je vais vous y adresser, je vous réponds de son amitié comme de la mienne, et là, pour ainsi dire, toujours sous mes yeux, je pourrai continuer de veiller encore à tout ce qu’exigera votre éducation et votre établissement. Je n’appris point cette nouvelle sans verser des larmes ; ce nouveau surcroît de chagrin renouvela bien amèrement celui que je venais de ressentir à la mort de ma bienfaitrice ; convaincue néanmoins des excellentes raisons de monsieur de Saint-Prât, je me décidai à suivre ses conseils, et je partis pour la Lorraine, sous la conduite d’une dame de ce pays, à laquelle je fus recommandée, et qui me remit entre les mains de madame de Verquin, sœur de monsieur de SaintPrât, avec laquelle je devais habiter La maison de madame de Verquin était sur un ton bien différent que celle de monsieur de Saint-Prât ; si j’avais vu régner dans celle-ci la décence, la religion et les mœurs ; la frivolité, le goût des plaisirs et l’indépendance, étaient dans l’autre comme dans leur asyle. Madame de Verquin m’avertit dès les premiers jours que mon petit air prude lui déplaisait, qu’il était inoui d’arriver de Paris avec un maintien si gauche… un fond de sagesse 305 aussi ridicule, et que si j’avais envie d’être bien avec elle, il fallait adopter un autre ton. Ce début m’alarma ; je ne chercherai point à paraître à vos yeux meilleure que je ne la suis, monsieur ; mais tout ce qui s’écarte des mœurs et de la religion, m’a toute la vie déplu si souverainement, j’ai toujours été si ennemie de ce qui choquait la vertu, et les travers où j’ai été emportée malgré moi, m’ont causé tant de remords, que ce n’est pas, je vous l’avoue, me rendre un service que de me replacer dans le monde, je ne suis point faite pour l’habiter, je m’y trouve sauvage et farouche ; la retraite la plus obscure est ce qui convient le mieux à l’état de mon âme et aux dispositions de mon esprit. Ces réflexions mal faites encore, pas assez mûres à l’âge que j’avais, ne me préservèrent ni des mauvais conseils de madame de Verquin, ni des maux où ses séductions devaient me plonger ; le monde perpétuel que je voyais, les plaisirs bruyans dont j’étais entourée, l’exemple, les discours, tout m’entraîna ; on m’assura que j’étais jolie, et j’osai le croire pour mon malheur. Le régiment de Normandie était pour lors en garnison dans cette capitale ; la maison de madame de Verquin était le rendez-vous des officiers ; toutes les jeunes femmes s’y trouvaient aussi, et là se nouaient, se rompaient et se recomposaient toutes les intrigues de la ville. Il est vraisemblable que monsieur de Saint-Prât ignorait une partie de la conduite de cette femme ; comment avec l’austérité de ses mœurs, eût-il pu consentir à m’envoyer chez elle, s’il l’eût bien connue ? Cette considération me 306 retint, et m’empêcha de me plaindre à lui ; faut-il tout dire ? peut-être même ne m’en souciai-je pas ; l’air impur que je respirais commençait à souiller mon cœur, et comme Télémaque dans l’île de Calypso, peut-être n’eussai-je plus écouté les avis de Mentor. L’impudente Verquin qui depuis longtemps cherchait à me séduire, me demanda un jour s’il était certain que j’eusse apporté un cœur bien pur, en Lorraine, et si je ne regrettais pas quelqu’amant à Paris ? Hélas madame, lui dis-je, je n’ai même jamais conçu l’idée des torts dont vous me soupçonnez, et monsieur votre frère peut vous répondre de ma conduite. Des torts, interrompit madame de Verquin, si vous en avez un, c’est d’être encore trop neuve à votre âge, vous vous en corrigerez, je l’espère. — Oh madame ! est-ce là le langage que je devais entendre d’une personne aussi respectable ? — Respectable ?… ah ! pas un mot, je vous assure ma chère que le respect est de tous les sentimens celui que je me soucie le moins de faire naître, c’est l’amour que je veux inspirer… mais du respect, ce sentiment n’est pas encore de mon âge. Imite moi ma chère, et tu seras heureuse… À propos, as tu remarqué Senneval, ajouta cette sirène, en me parlant d’un jeune officier de dixsept ans qui venait très-souvent chez elle. Pas autrement, madame, répondis-je, je puis vous assurer que je les vois tous avec la même indifférence. — Mais voilà ce qu’il ne faut pas ma petite amie, je veux que nous partagions dorénavant nos conquêtes… il faut que tu aies Senneval, c’est mon ouvrage, j’ai pris la peine de le former, il t’aime, 307 il faut l’avoir… — Oh ! madame, si vous vouliez m’en dispenser, en vérité je ne me soucie de personne. — Il le faut, ce sont des arrangemens pris avec son colonel, mon amant du jour, comme tu vois. Je vous conjure de me laisser libre sur cet objet, aucun de mes penchans ne me porte aux plaisirs que vous chérissez. — Oh ! cela changera, tu les aimeras un jour comme moi, il est tout simple de ne pas chérir ce qu’on ne connaît pas encore ; mais il n’est pas permis de ne vouloir pas connaître ce qui est fait pour être adoré. En un mot, c’est un dessein formé ; Senneval, mademoiselle, vous déclarera sa passion ce soir, et vous voudrez bien ne le pas faire languir, ou je me fâcherai contre vous… mais sérieusement. À cinq heures, l’assemblée se forma ; comme il faisait fort chaud, des parties s’arrangèrent dans les bosquets, et tout fut si bien concerté que monsieur de Senneval et moi, nous trouvant les seuls qui ne jouassent point, nous fûmes forcés de nous entretenir. Il est inutile de vous le déguiser, monsieur, ce jeune homme aimable et rempli d’esprit, ne m’eût pas plutôt fait l’aveu de sa flamme, que je me sentis entraînée vers lui par un mouvement indomptable, et quand je voulus ensuite me rendre compte de cette sympathie, je n’y trouvai rien que d’obscur, il me semblait que ce penchant n’était point l’effet d’un sentiment ordinaire, un voile déguisait à mes yeux ce qui le caractérisait, d’une autre part, au même instant où mon cœur volait à lui, une force invincible semblait le retenir, et dans ce tumulte… dans ce flux et reflux d’idées 308 incompréhensibles, je ne pouvais démêler si je faisais bien d’aimer Senneval, ou si je devais le fuir à jamais. On lui donna tout le temps de m’avouer son amour… hélas ! on ne lui donna que trop. J’eus tout celui de paraître sensible à ses yeux, il profita de mon trouble, il exigea un aveu de mes sentimens, je fus assez faible pour lui dire qu’il était loin de me déplaire, et trois jours après, assez coupable pour le laisser jouir de sa victoire. C’est une chose vraiment singulière que la joie maligne du vice dans ses triomphes sur la vertu ; rien n’égala les transports de madame de Verquin dès qu’elle me sut dans le piége qu’elle m’avait préparé, elle me railla, elle se divertit, et finit par m’assurer que ce que j’avais fait était la chose du monde la plus simple, la plus raisonnable, et que je pouvais sans crainte recevoir mon amant toutes les nuits chez elle… qu’elle n’en verrait rien ; que trop occupée de son côté pour prendre garde à ces misères, elle n’en admirerait pas moins ma vertu, puisqu’il était vraisemblable que je m’en tiendrais à celui-là seul, tandis qu’obligée de faire tête à trois, elle se trouverait assurément bien loin de ma réserve et de ma modestie ; quand je voulus prendre la liberté de lui dire que ce dérèglement était odieux, qu’il ne supposait ni délicatesse ni sentiment, et qu’il ravalait notre sexe à la plus vile espèce des animaux, madame de Verquin éclata de rire ; héroïne gauloise me dit-elle, je t’admire et ne te blâme point ; je sais très-bien qu’à ton âge la délicatesse et le sentiment sont des dieux auxquels on immole le plaisir ; ce n’est pas la même chose au mien, parfaitement détrompée 309 sur ces phantômes, on leur accorde peu moins d’empire ; des voluptés plus réelles se préfèrent aux sottises qui t’enthousiasment ; et pourquoi donc de la fidélité avec des gens qui jamais n’en ont avec nous ? N’est-ce pas assez d’être les plus faibles sans devenir encore les plus dupes ? Elle est bien folle la femme qui met de la délicatesse dans de telles actions… Crois moi ma chère, varie tes plaisirs pendant que ton âge et tes charmes te le permettent, et laisse-là ta chimérique constance, vertu triste et farouche, bien peu satisfaisante à soi-même, et qui n’en impose jamais aux autres. Ces propos me faisaient frémir, mais je vis bien que je n’avais plus le droit de les combattre ; les soins criminels de cette femme immorale me devenaient nécessaires, et je devais la ménager ; fatal inconvénient du vice, puisqu’il nous met, dès que nous nous y livrons, sous les liens de ceux que nous eussions méprisé sans cela. J’acceptai donc toutes les complaisances de madame de Verquin ; chaque nuit Senneval me donnait des nouvelles preuves de son amour, et six mois se passèrent ainsi dans une telle ivresse, qu’à peine eus-je le temps de réfléchir. De funestes suites m’ouvrirent bientôt les yeux ; je devins enceinte, et pensai mourir de désespoir en me voyant dans un état dont madame de Verquin se divertir. Cependant, me dit-elle, il faut sauver les apparences, et comme il n’est pas trop décent que tu accouches dans ma maison, le Colonel de Senneval et moi, nous avons pris des arrangemens ; il va donner un congé au jeune homme, tu 310 partiras quelques jours avant lui pour Metz, il t’y suivra de près, et là, secourue par lui, tu donneras la vie à ce fruit illicite de ta tendresse ; ensuite vous reviendrez ici l’un après l’autre comme vous en serez parti. Il fallut obéir, je vous l’ai dit, monsieur, on se met à la merci de tous les hommes et au hazard de toutes les situations, quand on a eu le malheur de faire une faute ; on laisse sur sa personne des droits à tout l’univers, on devient l’esclave de tout ce qui respire, dès qu’on s’est oublié au point de le devenir de ses passions. Tout s’arrangea comme l’avait dit madame de Verquin ; le troisième jour nous nous trouvâmes réunis Senneval et moi, à Metz, chez une sage-femme, dont j’avais pris l’adresse en sortant de Nancy, et j’y mis au monde un garçon ; Senneval qui n’avait cessé de montrer les sentimens les plus tendres et les plus délicats, sembla m’aimer encore davantage dès que j’eus, disait-il, doublé son existence ; il eut pour moi tous les égards possibles, me supplia de lui laisser son fils, me jura qu’il en aurait toute sa vie les plus grands soins, et ne songea à reparaître à Nancy que quand ce qu’il me devait fut rempli. Ce fut à l’instant de son départ où j’osai lui faire sentir à quel point la faute qu’il m’avait fait commettre allait me rendre malheureuse, et où je lui proposai de la réparer en nous liant aux pieds des autels. Senneval qui ne s’était pas attendu à cette proposition, se troubla… Hélas ! me dit-il, en suis-je le maître ? encore dans l’âge de la dépendance, ne me faudrait-il pas l’agrément de mon père ? que deviendrait 311 notre hymen, s’il n’était revêtu de cette formalité ? et d’ailleurs, il s’en faut bien que je sois un parti sortable pour vous ; nièce de madame de Verquin, (on le croyait à Nancy), vous pouvez prétendre à beaucoup mieux ; croyezmoi, Florville, oublions nos égaremens, et soyez sûre de ma discrétion. Ce discours, que j’étais loin d’attendre, me fit cruellement sentir toute l’énormité de ma faute ; ma fierté m’empêcha de répondre, mais ma douleur n’en fut que plus amère ; si quelque chose avait dérobé l’horreur de ma conduite à mes propres regards, c’était, je vous l’avoue, l’espoir de la réparer en épousant un jour mon amant. Fille crédule ! je n’imaginais pas, malgré la perversité de madame de Verquin qui sans doute eût dû m’éclairer, je ne croyais pas que l’on pût se faire un jeu de séduire une malheureuse fille et de l’abandonner après, et cet honneur, ce sentiment si respectable aux yeux des hommes, je ne supposais pas que son action fût sans énergie vis-à-vis de nous, et que notre faiblesse pût légitimer une insulte qu’ils ne hasarderaient entre eux qu’au prix de leur sang. Je me voyais donc à-la-fois la victime, et la dupe de celui pour lequel j’aurais donné mille fois ma vie ; peu s’en fallut que cette affreuse révolution ne me conduisit au tombeau. Senneval ne me quitta point, ses soins furent les mêmes, mais il ne me reparla plus de ma proposition, et j’avais trop d’orgueil pour lui offrir une seconde fois le sujet de mon désespoir ; il disparut enfin dès qu’il me vit remise. Décidée à ne plus retourner à Nancy, et sentant bien que c’était pour la dernière fois de ma vie que je voyais mon 312 amant, toutes mes plaies se r’ouvrirent à l’instant du départ ; j’eus néanmoins la force de supporter ce dernier coup… le cruel ! il partit, il s’arracha de mon sein inondé de mes larmes, sans que je lui en visse répandre une seule ! Et voilà donc ce qui résulte de ces sermens d’amour auxquels nous avons la folie de croire ! plus nous sommes sensibles, plus nos séducteurs nous délaissent… les perfides !… ils s’éloignent de nous, en raison du plus de moyens que nous avons employés pour les retenir. Senneval avait pris son enfant, il l’avait placé dans une campagne où il me fut impossible de le découvrir… il avait voulu me priver de la douceur de chérir et d’élever moimême ce tendre fruit de notre liaison ; on eut dit qu’il desirait que j’oubliasse tout ce qui pouvait encore nous enchaîner l’un à l’autre, et je le fis, ou plutôt je crus le faire. Je me déterminai à quitter Metz dès l’instant et à ne point retourner à Nancy ; je ne voulais pourtant pas me brouiller avec madame de Verquin ; il suffisait malgré ses torts qu’elle appartint d’aussi près à mon bienfaiteur, pour que je la ménageasse toute ma vie ; je lui écrivis la lettre du monde la plus honnête, je prétextai, pour ne plus reparaître dans sa ville, la honte de l’action que j’y avais commise, et je lui demandai la permission de retourner à Paris auprès de son frère. Elle me répondit sur-le-champ que j’étais la maîtresse de faire tout ce que je voudrais, qu’elle me conserverait son amitié dans tous les temps ; elle ajoutait que Senneval n’était point encore de retour, qu’on ignorait 313 sa retraite, et que j’étais une folle de m’affliger de toutes ces misères. Cette lettre reçue, je revins à Paris, et courus me jeter aux genoux de monsieur de Saint-Prât ; mon silence et mes larmes lui apprirent bientôt mon infortune ; mais j’eus l’attention de m’accuser seule, je ne lui parlai jamais des séductions de sa sœur. Monsieur de Saint-Prât, à l’exemple de tous les bons caractères, ne soupçonnait nullement les désordres de sa parente, il la croyait la plus honnête des femmes ; je lui laissai toute son illusion, et cette conduite que madame de Verquin n’ignora point, me conserva son amitié. Monsieur de Saint-Prât me plaignit… me fit vivement sentir mes torts, et finit par les pardonner. Ô ! mon enfant, me dit-il, avec cette douce componction d’une âme honnête, si différente de l’ivresse odieuse du crime, ô ! ma chère fille, tu vois ce qu’il en coûte pour quitter la vertu… son adoption est si nécessaire, elle est si intimement liée à notre existence, qu’il n’y a plus qu’infortunés pour nous, si tôt que nous l’abandonnons ; compare la tranquillité de l’état d’innocence où tu étais en partant de chez moi, au trouble affreux où tu y rentres, Les faibles plaisirs que tu as pu goûter dans ta chûte, te dédommagent-ils des tourmens dont voilà ton cœur déchiré ? Le bonheur n’est donc que dans la vertu, mon enfant, et tous les sophismes de ses détracteurs ne procureront jamais une seule de ses jouissances. Ah ! Florville, ceux qui les nient ou qui les combattent, ces 314 jouissances si douces, ne le font que par jalousie, sois-en sûre, que par le plaisir barbare, de rendre les autres aussi coupables et aussi malheureux qu’ils le sont. Ils s’aveuglent et voudraient aveugler tout le monde, ils se trompent, et voudraient que tout le monde se trompât ; mais si l’on pouvait lire au fond de leur âme, on n’y verrait que douleurs et que repentirs ; tous ces apôtres du crime ne sont que des méchans, que des désespérés ; on n’en trouverait pas un de sincère, pas un qui n’avouât, s’il pouvait être vrai, que ses discours empestés ou ses écrits dangereux, n’ont eu que ses passions pour guide. Et quel homme en effet pourra dire de sang-froid que les bases de la morale peuvent être ébranlées sans risque ? quel être osera soutenir que de faire le bien, de desirer le bien, ne doit pas être nécessairement la véritable fin de l’homme ? et comment celui qui ne fera que le mal, peut-il s’attendre à être heureux au milieu d’une société, dont le plus puissant intérêt est que le bien se multiplie sans cesse ? Mais ne frémira-t-il pas lui-même à tout instant cet apologiste du crime, quand il aura déraciné dans tous les cœurs la seule chose dont il doive attendre sa conservation ? Qui s’opposera à ce que ses valets le ruinent, s’ils ont cessé d’être vertueux ? qui empêchera sa femme de le déshonorer, s’il l’a persuadée que la vertu n’est utile à rien ? qui retiendra la main de ses enfans, s’il a osé flétrir les semences du bien dans leur cœur ? comment sa liberté, ses possessions seront-elles respectées, s’il a dit aux grands, l’impunité vous accompagne, et la vertu n’est qu’une chimère ? Quelque soit donc l’état de ce malheureux, qu’il soit époux ou père, riche ou pauvre, maître ou esclave, de 315 toutes parts naîtront des dangers pour lui, de tous côtés s’élèveront des poignards sur son sein : s’il a osé détruire dans l’homme les seuls devoirs qui balancent sa perversité, n’en doutons point, l’infortuné périra tôt ou tard, victime de ses affreux systèmes[1] . Laissons un instant la religion, si l’on veut, ne considérons que l’homme seul ; quel sera l’être assez imbécille pour croire qu’en enfreignant toutes les loix de la société, cette société qu’il outrage, pourra le laisser en repos ? N’est-il pas de l’intérêt de l’homme, et des loix qu’il fait pour sa sûreté, de toujours tendre à détruire ou ce qui gêne, ou ce qui nuit ? Quelque crédit, ou des richesses, assureront peut-être au méchant une lueur éphémère de prospérité ; mais combien son règne sera court ! reconnu, démasqué, devenu bientôt l’objet de la haine et du mépris public, trouvera-t-il alors, ou les apologistes de sa conduite ou ses partisans pour consolateurs ? aucun ne voudra l’avouer ; n’ayant plus rien à leur offrir, tous le rejeteront comme un fardeau ; le malheur l’environnera de toutes parts, il languira dans l’opprobre et dans l’infortune, et n’ayant même plus son cœur pour asyle, il expirera bientôt dans le désespoir. Quel est donc ce raisonnement absurde de nos adversaires ? quel est cet effort impuissant pour atténuer la vertu, d’oser dire, que tout ce qui n’est pas universel est chimère, et que les vertus n’étant que locales, aucune d’elles ne saurait avoir de réalité ? Eh quoi ! il n’y a point de vertu, parce que chaque peuple a dû se faire les siennes ? parce que les différens climats, les différentes 316 sortes de tempéramens ont nécessité différentes espèces de freins, parce qu’en un mot la vertu s’est multipliée sous mille formes, il n’y a point de vertu sur la terre ? Il vaudrait autant douter de la réalité d’un fleuve, parce qu’il se séparerait en mille branches diverses. Eh ! qui prouve mieux et l’existence de la vertu et sa nécessité, que le besoin que l’homme a, de l’adapter à toutes ses différentes mœurs et d’en faire la base ce toutes ? Qu’on me trouve un seul peuple qui vive sans vertu, un seul dont la bienfaisance et l’humanité ne soient pas les liens fondamentaux, je vais plus loin, qu’on me trouve même une association de scélérats qui ne soit cimentée par quelques principes de vertu, et j’abandonne sa cause ; mais si elle est au contraire démontrée utile par-tout, s’il n’est aucune nation, aucun état, aucune société, aucun individu qui puissent s’en passer, si l’homme, en un mot, ne peut vivre ni heureux ni en sûreté sans elle, aurai-je tort, ô, mon enfant, de t’exhorter à ne t’en écarter jamais ? Vois, Florville, continua mon bienfaiteur, en me pressant dans ses bras, vois où t’ont fait tomber tes premiers égaremens ; et si l’erreur te sollicite encore, si la séduction ou ta faiblesse te préparent de nouveaux piéges, songe aux malheurs de tes premiers écarts, songe à un homme qui t’aime comme sa propre fille… dont tes fautes déchireraient le cœur, et tu trouveras dans ces réflexions toute la force qu’exige le culte des vertus, où je veux te rendre à jamais. Monsieur de Saint-Prât toujours dans ces mêmes principes, ne m’offrit point sa maison, mais il me proposa 317 d’aller vivre avec une de ses parentes, femme aussi célèbre par la haute piété dans laquelle elle vivait, que madame de Verquin l’était par ses travers. Cet arrangement me plût fort. Madame de Lérince m’accepta le plus volontiers du monde, et je fus installée chez elle dès la même semaine de mon retour à Paris. Oh ! monsieur, quelle différence de cette respectable femme à celle que je quittais ! Si le vice et la dépravation avaient chez l’une établi leur empire, on eut dit que le cœur de l’autre était l’asyle de toutes les vertus. Autant la première m’avait effrayée de ses dépravations, autant je me trouvais consolée des édifians principes de la seconde ; je n’avais trouvé que de l’amertume et des remords en écoutant madame de Verquin, je ne rencontrais que des douceurs et des consolations en me livrant à madame de Lérince… Ah ! monsieur, permettez-moi de vous la peindre cette femme adorable que j’aimerai toujours ; c’est un hommage que mon cœur doit à ses vertus, il m’est impossible d’y résister. Madame de Lérince, âgée d’environ quarante ans, était encore très-fraîche, un air de candeur et de modestie embellissait bien plus ses traits que les divines proportions qu’y faisait régner la nature ; un peu trop de noblesse et de majesté la rendait, disait-on, imposante au premier aspect, mais ce qu’on eut pu prendre pour de la fierté, s’adoucissait dès qu’elle ouvrait la bouche ; c’était une âme si belle et si pure, une aménité si parfaite, une franchise si entière, qu’on sentait insensiblement malgré soi, joindre à la vénération 318 qu’elle inspirait d’abord, tous les sentimens les plus tendres. Rien d’outré, rien de superstitieux dans la religion de madame de Lérince ; c’était dans la plus extrême sensibilité que l’on trouvait en elle les principes de sa foi. L’idée de l’existence de Dieu, le culte dû à cet être suprême, telles étaient les jouissances les plus vives de cette âme aimante ; elle avouait hautement qu’elle serait la plus malheureuse des créatures, si de perfides lumières contraignaient jamais son esprit à détruire en elle le respect et l’amour qu’elle avait pour son culte ; encore plus attachée, s’il est possible, à la morale sublime de cette religion, qu’à ses pratiques ou à ses cérémonies, elle faisait de cette excellente morale, la règle de toutes ses actions ; jamais la calomnie n’avait souillé ses lèvres, elle ne se permettait même pas une plaisanterie qui pût affliger son prochain ; pleine de tendresse et de sensibilité pour ses semblables, trouvant les hommes intéressans, même dans leurs défauts, son unique occupation était, ou de cacher ces défauts avec soin, ou de les en reprendre avec douceur ; étaient-ils malheureux, aucuns charmes n’égalaient pour elle, ceux de les soulager ; elle n’attendait pas que les indigens vinssent implorer son secours, elle les cherchait… elle les devinait, et l’on voyait la joie éclater sur ses traits, quand elle avait consolé la veuve ou pourvu l’orphelin, quand elle avait répandu l’aisance dans une pauvre famille, ou lorsque ses mains avaient brisé les fers de l’infortune. Rien d’âpre, rien d’austère auprès de tout cela ; les plaisirs qu’on lui proposait étaient-ils chastes, elle s’y livrait avec délices, elle en imaginait même, dans la crainte qu’on ne s’ennuyât 319 près d’elle. Sage… éclairée avec le moraliste… profonde avec le théologien, elle inspirait le romancier et souriait au poëte, elle étonnait le législateur ou le politique, et dirigeait les jeux d’un enfant ; possédant toutes les sortes d’esprit, celui qui brillait le plus en elle, se reconnaissait principalement au soin particulier… à l’attention charmante qu’elle avait, ou à faire paraître celui des autres, ou à leur en trouver toujours. Vivant dans la retraite par goût, cultivant ses amis pour eux, madame de Lérince en un mot, le modèle de l’un et l’autre sexe, faisait jouir tout ce qui l’entourait, de ce bonheur tranquille… de cette volupté céleste, promise à l’honnête homme, par le Dieu saint dont elle était l’image. Je ne vous ennuierai point, monsieur, des détails monotones de ma vie, pendant les dix-sept ans que j’ai eu le bonheur de vivre avec cette créature adorable. Des conférences de morale et de piété, le plus d’actes de bienfaisance qu’il nous était possible, tels étaient les devoirs qui partageaient nos jours. « Les hommes ne s’effarouchent de la religion, ma chère Florville, me disait madame de Lérince, que parce que des guides mal-adroits ne leur en font sentir que les chaines, sans leur en offrir les douceurs. Peut-il exister un homme assez absurde pour oser, en ouvrant les yeux sur l’univers, ne pas convenir que tant de merveilles ne peuvent être que l’ouvrage d’un Dieu tout-puissant. Cette première vérité sentie… et faut-il autre chose que son cœur pour s’en convaincre ?… quel peut-il être donc cet individu cruel et 320 barbare qui refuserait alors son hommage au dieu bienfaisant qui la créé ? mais la diversité des cultes embarasse, on croit trouver leur fausseté dans leur multitude ; quel sophisme ! et n’est-ce point dans cette unanimité des peuples à reconnaître et servir un dieu, n’estce donc point dans cet aveu tacite empreint au cœur de tous les hommes, où se trouve plus encore, s’il est possible, que dans les sublimités de la nature, la preuve irrévocable de l’existence de ce dieu suprême ? quoi ! l’homme ne peut vivre sans adopter un dieu, il ne peut s’interroger sans en trouver des preuves dans lui-même, il ne peut ouvrir les yeux sans rencontrer par-tout des traces de ce dieu, et il ose encore en douter ! Non, Florville, non, il n’y a point d’athée de bonne-foi ; l’orgueil, l’entêtement, les passions, voilà les armes destructives de ce dieu qui se revivifie sans cesse dans le cœur de l’homme ou dans sa raison ; et quand chaque battement de ce cœur, quand chaque trait lumineux de cette raison m’offrent cet être incontestable, je lui refuserais mon hommage, je lui déroberais le tribut que sa bonté permet à ma faiblesse, je ne m’humilierais pas devant sa grandeur, je ne lui demanderais pas la grâce, et d’endurer les misères de la vie, et de me faire un jour participer à sa gloire ! je n’ambitionnerais pas la faveur de passer l’éternité dans son sein, ou je risquerais cette même éternité dans un gouffre effrayant de supplices, pour m’être refusé aux preuves indubitables qu’a bien voulu me donner ce grand être, de la certitude de son existence ! Mon enfant, cette effroyable alternative permet elle-même un instant de réflexion ? ô vous qui vous refusez opiniâtrement aux traits 321 de flamme élancés par ce dieu même au fond de votre cœur, soyez au moins justes un instant, et par seule pitié pour vous-même, rendez-vous à cet argument invincible de Pascal : « s’il n’y a point de Dieu, que vous importe d’y croire, quel mal vous fait cette adhésion ? et s’il y en a un, quels dangers ne courez-vous pas à lui refuser votre foi ? » Vous ne savez, dites-vous, incrédules, quel hommage offrir à ce dieu, la multitude des religions vous offusque ; eh bien, examinez-les toutes, j’y consens, et venez dire après de bonne-foi, à laquelle vous trouvez plus de grandeur et de majesté ; niez, s’il vous est possible, ô Chrétiens, que celle dans laquelle vous avez eu le bonheur de naître ne vous paraisse pas celle de toutes, dont les caractères ne soient les plus saints et les plus sublimes ; cherchez ailleurs d’aussi grands mystères, des dogmes aussi purs, une morale aussi consolante ; trouvez dans une autre religion le sacrifice ineffable d’un dieu, en faveur de sa créature ; voyez-y des promesses plus belles, un avenir plus flatteur, un dieu plus grand et plus sublime ! Non, tu ne le peux, philosophe du jour ; tu ne le peux, esclave de tes plaisirs, dont la foi change avec l’état physique de tes nerfs ; impie dans le feu des passions, crédule dès qu’elles sont calmées, tu ne le peux, te dis-je ; le sentiment l’avoue sans cesse, ce dieu que ton esprit combat, il existe toujours près de toi, même au milieu de tes erreurs ; brise ces fers qui t’attachent au crime, et jamais, ce dieu saint et majestueux ne s’éloignera du temple érigé par lui dans ton cœur. C’est au fond de ce cœur, bien plus encore que dans sa raison, qu’il faut, ô ma chère Florville, trouver la nécessité de ce dieu que tout nous 322 indique et nous prouve ; c’est de ce même cœur qu’il faut également recevoir la nécessité du culte que nous lui rendons, et c’est ce cœur seul, qui te convaincra bientôt, chère amie, que le plus noble et le plus épuré de tous, est celui dans lequel nous sommes nées. Pratiquons-le donc avec exactitude, avec joie, ce culte doux et consolateur, qu’il remplisse ici bas nos momens les plus beaux, et qu’insensiblement conduites en le chérissant au dernier terme de notre vie, ce soit par une voie d’amour et de délices que nous l’allions déposer dans le sein de l’éternel, cette âme émanée de lui, uniquement formée pour le connaître, et dont nous n’avons pu jouir, que pour le croire et pour l’adorer ». Voilà comme me parlait madame de Lérince, voilà comme mon esprit se fortifiait de ses conseils, et comme mon âme se raréfiait sous son aile sacrée ; mais je vous l’ai dit, je passe sous silence tous les petits détails des évènemens de ma vie dans cette maison, pour ne vous arrêter qu’à l’essentiel ; ce sont mes fautes que je dois vous révéler, homme généreux et sensible, et quand le ciel a voulu me permettre de vivre en paix dans la route de la vertu, je n’ai qu’à le remercier et me taire. Je n’avais pas cessé d’écrire à madame de Verquin, je recevais régulièrement deux fois par mois de ses nouvelles, et quoique j’eusse du sans doute renoncer à ce commerce, quoique la réforme de ma vie, et de meilleurs principes me contraignissent en quelque façon à le rompre, ce que je devais à monsieur de Saint-Prât, et plus que tout, faut-il 323 l’avouer, un sentiment secret qui m’entraînait toujours invinciblement vers les lieux où tant d’objets chéris m’enchaînaient autrefois, l’espoir, peut-être d’apprendre un jour des nouvelles de mon fils, tout enfin m’engagea à continuer un commerce que madame de Verquin eut l’honnêteté de soutenir toujours régulièrement, j’essayais de la convertir, je lui vantais les douceurs de la vie que je menais, mais elle les traitait de chimères, elle ne cessait de rire de mes résolutions, ou de les combattre, et toujours ferme dans les siennes, elle m’assurait que rien au monde ne serait capable de les affaiblir, elle me parlait des nouvelles prosélites qu’elle s’amusait à faire, elle mettait leur docilité bien au-dessus de la mienne ; leurs chûtes multipliées étaient, disait cette femme perverse, de petits triomphes qu’elle ne remportait jamais sans délices, et le plaisir d’entraîner ces jeunes cœurs au mal, la consolait de ne pouvoir faire tout celui que son imagination lui dictait. Je priais souvent madame de Lérince de me prêter sa plume éloquente pour renverser mon adversaire, elle y consentait avec joie ; madame de Verquin nous répondait, et ses sophismes quelquefois très-forts, nous contraignaient à recourir aux argumens bien autrement victorieux d’une âme sensible, où madame de Lérince prétendait, avec raison, que se trouvait inévitablement, tout ce qui devait détruire le vice, et confondre l’incrédulité. Je demandais de temps en temps à madame de Verquin, des nouvelles de celui que j’aimais encore, mais ou elle ne put, ou elle ne voulut jamais m’en apprendre. 324 Il en est temps, monsieur ; venons à cette seconde catastrophe de ma vie, à cette anecdote sanglante qui brise mon cœur chaque fois qu’elle se présente à mon imagination, et qui vous apprenant le crime affreux dont je suis coupable, vous fera sans doute renoncer aux projets trop flatteurs que vous formiez sur moi. La maison de madame de Lérince, telle régulière que j’aie pu vous la peindre, s’ouvrait pourtant à quelques amis ; madame de Dulfort, femme d’un certain âge, autrefois attachée à la princesse de Piémont, et qui venait nous voir très-souvent, demanda un jour à madame de Lérince, la permission de lui présenter un jeune homme qui lui était expressément recommandé, et qu’elle serait bien aise d’introduire dans une maison, ou les exemples de vertu qu’il recevrait sans cesse, ne pourraient que contribuer à lui former le cœur. Ma protectrice s’excusa sur ce qu’elle ne recevait jamais de jeunes gens, ensuite vaincue par les pressantes sollicitations de son amie, elle consentit à voir le chevalier de Saint-Ange : il parut. Soit pressentiment… soit tout ce qu’il vous plaira, monsieur, il me prit, en appercevant ce jeune homme, un frémissement universel dont il me fut impossible de démêler la cause… je fus prête à m’évanouir… Ne recherchant point le motif de cet effet bizarre, je l’attribuai à quelque mal-aise intérieur, et Saint-Ange cessa de me frapper. Mais si ce jeune homme m’avait dès la première vue agitée de cette sorte, pareil effet s’était manifesté dans lui… je l’appris enfin par sa bouche. Saint-Ange était 325 rempli d’une si grande vénération pour le logis dont on lui avait ouvert l’entrée, qu’il n’osait s’oublier au point d’y laisser échapper le feu qui le consumait. Trois mois se passèrent donc avant qu’il n’osât m’en rien dire ; mais ses yeux m’exprimaient un langage si vif, qu’il me devenait impossible de m’y méprendre. Bien décidée à ne point retomber encore dans un genre de faute auquel je devais le malheur de mes jours, très-affermie par de meilleurs principes, je fus prête vingt fois à prévenir madame de Lérince des sentimens que je croyais démêler dans ce jeune homme ; retenue ensuite par la crainte que je craignais de lui faire, je pris le parti du silence. Funeste résolution sans doute, puisqu’elle fût cause du malheur effrayant que je vais bientôt vous apprendre. Nous étions dans l’usage de passer tous les ans, six mois dans une assez jolie campagne que possédait madame de Lérince à deux lieues de Paris ; monsieur de Saint-Prât nous y venait voir souvent ; pour mon malheur la goutte le retint cette année, il lui fut impossible d’y paraître ; je dis pour mon malheur, monsieur, parce qu’ayant naturellement plus de confiance en lui qu’en sa parente, je lui aurais avoué des choses que je ne pus jamais me résoudre à dire à d’autres, et dont les aveux eussent sans doute prévenu le funeste accident qui arriva. Saint-Ange demanda permission à madame de Lérince d’être du voyage, et comme madame de Dulfort sollicitait également pour lui cette grâce, elle lui fut accordée. 326 Nous étions tous assez inquiets dans la société de savoir quel était ce jeune homme ; il ne paraissait rien ni de bien clair, ni de bien décidé sur son existence ; madame de Dulfort nous le donnait pour le fils d’un gentilhomme de province, auquel elle appartenait ; lui, oubliant quelquefois ce qu’avait dit madame de Dulfort, se faisait passer pour piémontais ; opinion que fondait assez la manière dont il parlait italien. Il ne servait point, il était pourtant en âge de faire quelque chose, et nous ne le voyions encore décidé à aucun parti. D’ailleurs une très-jolie figure, fait à peindre, le maintien fort décent, le propos très-honnête, tout l’air d’une excellente éducation, mais au travers de cela une vivacité prodigieuse, une sorte d’impétuosité dans le caractère qui nous effrayait quelque-fois. Dès que monsieur de Saint-Ange fut à la campagne, ses sentimens n’ayant fait que croître par le frein qu’il avait cherché à leur imposer, il lui devint impossible de me les cacher ; je frémis… et devins pourtant assez maîtresse de moi-même pour ne lui montrer que de la pitié. En vérité, monsieur, lui dis-je, il faut que vous méconnaissiez ce que vous pouvez valoir, ou que vous ayez bien du temps à perdre, pour l’employer avec une femme qui a le double de votre âge ; mais à supposer même que je fusse assez folle pour vous écouter, quelles prétentions ridicules oseriezvous former sur moi ? — Celles de me lier à vous par les nœuds les plus saints, mademoiselle ; que vous m’estimeriez peu, si vous pouviez m’en supposer d’autres ! — En vérité, monsieur, je ne donnerai point au public la 327 scène bizarre de voir une fille de trente-quatre ans épouser un enfant de dix-sept. — Ah ! cruelle, verriez-vous ces faibles disproportions, s’il existait au fond de votre cœur la millième partie du feu qui dévore le mien ? — Il est certain, monsieur, que pour moi, je suis très-calme… je le suis depuis bien des années, et le serai j’espère aussi long-temps qu’il plaira à Dieu de me laisser languir sur la terre. — Vous m’arrachez jusqu’à l’espoir de vous attendrir un jour. — Je vais plus loin, j’ose vous défendre de m’entretenir plus long-temps de vos folies. — Ah ! belle Florville, vous voulez donc le malheur de ma vie ? — J’en veux le repos et la félicité. — Tout cela ne peut exister qu’avec vous. — Oui… tant que vous ne détruirez pas des sentimens ridicules que vous n’auriez jamais dû concevoir ; essayez de les vaincre, tâchez d’être maître de vous, votre tranquillité renaîtra. — Je ne le puis. — Vous ne le voulez point, il faut nous séparer pour y réussir ; soyez deux ans sans me voir, cette effervescence s’éteindra, vous m’oublierez, et vous serez heureux. — Ah ! jamais, jamais, le bonheur ne sera pour moi qu’à vos pieds… Et comme la société nous rejoignait, notre première conversation resta là. Trois jours après Saint-Ange ayant trouvé le moyen de me rencontrer encore seule, voulut reprendre le ton de l’avant-veille. Pour cette fois je lui imposai silence avec tant de rigueur, que ses larmes coulèrent avec abondance ; il me quitta brusquement, me dit que je le mettais au désespoir, et qu’il s’arracherait bientôt la vie, si je continuais à le traiter ainsi… Revenant ensuite comme un 328 furieux sur ses pas… mademoiselle, me dit-il, vous ne connaissez pas l’âme que vous outragez… non, vous ne la connaissez pas… sachez que je suis capable de me porter aux dernières extrémités… à celles même que vous êtes peut-être bien loin de penser… oui, je m’y porterai mille fois plutôt que de renoncer au bonheur d’être à vous, et il se retira dans une affreuse douleur. Je ne fus jamais plus tentée qu’alors de parler à madame de Lérince, mais je vous le répète, la crainte de nuire à ce jeune homme me retint, je me tus. Saint-Ange fut huit jours à me fuir, à peine me parlait-il, il m’évitait à table… dans le salon… aux promenades, et tout cela sans doute pour voir si ce changement de conduite produirait en moi quelqu’impression ; si j’eusse partagé ses sentimens, le moyen était sûr, mais j’en étais si loin, qu’à peine eus-je l’air de me douter de ses manœuvres. Enfin il m’aborde au fond des jardins… Mademoiselle, me dit-il, dans l’état du monde le plus violent… j’ai enfin réussi à me calmer, vos conseils ont fait sur moi l’effet que vous en attendiez… vous voyez comme me voilà redevenu tranquille… je n’ai cherché à vous trouver seule que pour vous faire mes derniers adieux… oui, je vais vous fuir à jamais, mademoiselle… je vais vous fuir… vous ne verrez plus celui que vous haïssez… oh ! non, non, vous ne le verrez plus. — Ce projet me fait plaisir, monsieur, j’aime à vous croire enfin raisonnable ; mais, ajoutai-je en souriant, votre conversion ne me paraît pas encore bien réelle. — Eh ! comment faut-il donc que je sois, mademoiselle, pour 329 vous convaincre de mon indifférence ? — Tout autrement que je ne vous vois. — Mais au moins quand je serai parti… quand vous n’aurez plus la douleur de me voir, peut-être croirez-vous à cette raison où vous faites tant d’efforts pour me ramener ? — Il est vrai qu’il n’y a que cette démarche qui puisse me le persuader, et je ne cesserai de vous la conseiller sans cesse. — Ah ! je suis donc pour vous un objet bien affreux ? — Vous êtes, monsieur, un homme fort aimable, qui devez voler à des conquêtes d’un autre prix, et laisser en paix une femme à laquelle il est impossible de vous entendre. Vous m’entendrez pourtant, dit-il alors en fureur, oui, cruelle, vous entendrez, quoique vous en puissiez dire, les sentimens de mon âme de feu, et l’assurance qu’il ne sera rien dans le monde que je ne fasse… ou pour vous mériter, ou pour vous obtenir… N’y croyez pas au moins, reprit-il impétueusement, n’y croyez pas à ce départ simulé, je ne l’ai feint que pour vous éprouver… moi, vous quitter… moi, m’arracher au lieu qui vous possède, on me priverait plutôt mille fois du jour… Haïssez-moi, perfide, haïssez-moi, puisque tel est mon malheureux sort, mais n’espérez jamais vaincre en moi l’amour dont je brûle pour vous… Et Saint-Ange était dans un tel état en prononçant ces derniers mots, par une fatalité que je n’ai jamais pu comprendre, il avait si bien réussi à m’émouvoir, que je me détournai pour lui cacher mes pleurs, et le laissai dans le fond du bosquet, où il avait trouvé le moyen de me joindre. Il ne me suivit pas ; je l’entendis se jeter à terre, et s’abandonner aux excès du plus affreux délire… Moi-même, faut-il vous l’avouer, 330 monsieur, quoique bien certaine de n’éprouver nul sentiment d’amour pour ce jeune homme, soit commisération, soit souvenir, il me fut impossible de ne pas éclater à mon tour. Hélas ! me disais-je, en me livrant à ma douleur… voilà quels étaient les propos de Senneval… c’étaient dans les mêmes termes qu’il m’exprimait les sentimens de sa flamme… également dans un jardin… dans un jardin comme celui-ci… ne me disait-il pas qu’il m’aimerait toujours… et ne m’a-t-il pas cruellement trompée !… Juste ciel ! il avait le même âge… Ah ! Senneval… Senneval, est-ce toi qui cherche à me ravir encore mon repos ? et ne reparais-tu sous ces traits séducteurs que pour m’entraîner une seconde fois dans l’abîme ?… Fuis, lâche… fuis… j’abhorre à présent jusqu’à ton souvenir ! J’essuyai mes larmes, et fus m’enfermer chez moi jusqu’à l’heure du souper ; je descendis alors… mais SaintAnge ne parut pas, il fit dire qu’il était malade, et le lendemain, il fut assez adroit pour ne me laisser lire sur son front que de la tranquillité… je m’y trompai ; je crus réellement qu’il avait fait assez d’efforts sur lui-même pour avoir vaincu sa passion. Je m’abusais ; le perfide !… Hélas ! que dis-je, monsieur, je ne lui dois plus d’invectives… il n’a plus de droits qu’à mes larmes, il n’en a plus qu’à mes remords. Saint-Ange ne semblait aussi calme, que parce que ses plans étaient dressés ; deux jours se passèrent ainsi, et vers le soir du troisième, il annonça publiquement son départ ; il 331 prit avec madame de Dulfort, sa protectrice, des arrangemens relatifs à leurs communes affaires à Paris. On se coucha… Pardonnez-moi, monsieur, le trouble où me jette d’avance le récit de cette affreuse catastrophe ; elle ne se peint jamais à ma mémoire sans me faire frissonner d’horreur. Comme il faisait une chaleur extrême, je m’étais jeté dans mon lit presque nue ; ma femme de chambre dehors, je venais d’éteindre ma bougie… Un sac à ouvrage était malheureusement resté ouvert sur mon lit, parce que je venais de couper des gazes dont j’avais besoin le lendemain. À peine mes yeux commençaient-ils à se fermer, que j’entends du bruit… je me relève sur mon séant avec vivacité… je me sens saisie par une main… Tu ne me fuiras plus, Florville, me dit Saint-Ange… c’était lui… Pardonne à l’excès de ma passion, mais ne cherche pas à t’y soustraire… il faut que tu sois à moi. Infâme séducteur ! m’écriai-je, fuis dans l’instant, ou crains les effets de mon courroux… Je ne crains que de ne pouvoir te posséder, fille cruelle, reprit cet ardent jeune homme, en se précipitant sur moi si adroitement et dans un tel état de fureur, que je devins sa victime avant que de pouvoir l’empêcher… Courroucée d’un tel excès d’audace, décidée à tout plutôt que d’en souffrir la suite, je me jette en me débarrassant de lui, sur les ciseaux que j’avais à mes pieds ; me possédant néanmoins dans ma fureur, je cherche son bras pour l’y atteindre, et pour l’effrayer par cette résolution de ma part, bien plus que pour le punir comme il méritait de l’être ; sur 332 le mouvement qu’il me sent faire, il redouble la violence des siens. Fuis ! traître, m’écriai-je, en croyant le frapper au bras, fuis dans l’instant, et rougis de ton crime… Oh ! monsieur, une main fatale avait dirigé mes coups… le malheureux jeune homme jette un cri, et tombe sur le carreau… Ma bougie à l’instant rallumée, je m’approche… juste ciel ! je l’ai frappé dans le cœur… il expire !… Je me précipite sur ce cadavre sanglant… je le presse avec délire sur mon sein agité…… ma bouche empreinte sur la sienne veut rappeler une âme qui s’exhale ; je lave sa blessure de mes pleurs… Ô toi ! dont le seul crime fut de me trop aimer, dis-je avec l’égarement du désespoir, méritais-tu donc un supplice pareil ? devais-tu perdre la vie par la main de celle à qui tu aurais sacrifié la tienne ? Ô ! malheureux jeune homme… image de celui que j’adorais, s’il ne faut que t’aimer pour te rendre à la vie, apprends, en cet instant cruel, où tu ne peux malheureusement plus m’entendre… apprends, si ton âme palpite encore, que je voudrais la ranimer au prix de mes jours… apprends que tu ne me fus jamais indifférent… que je ne t’ai jamais vu sans trouble, et que les sentimens que j’éprouvais pour toi, étaient peut-être bien supérieurs à ceux du faible amour qui brûlait dans ton cœur. À ces mots je tombai sans connaissance sur le corps de cet infortuné jeune homme, ma femme-de-chambre entra, elle avait entendu le bruit, elle me soigne, elle joint ses efforts aux miens pour rendre Saint-Ange à la vie… Hélas ! tout est inutile. Nous sortons de ce fatal appartement, nous 333 en fermons la porte avec soin ; nous emportons la clef, et volons à l’instant à Paris chez monsieur de Saint-Prât… je le fais éveiller, je lui remets la clef de cette funeste chambre, je lui raconte mon horrible aventure, il me plaint, il me console, et tout malade qu’il est, il se rend aussi-tôt chez madame de Lérince ; comme il y avait fort près de cette campagne à Paris, la nuit suffit à toutes ces démarches. Mon protecteur arrive chez sa parente au moment où on se levait, et où rien encore n’avait transpiré ; jamais amis, jamais parens ne se conduisirent mieux que dans cette circonstance, loin d’imiter ces gens stupides ou féroces qui n’ont de charmes dans de telles crises, qu’à ébruiter tout ce qui peut flétrir ou rendre malheureux et eux et ce qui les entoure, à peine les domestiques se doutèrentils de ce qui s’était passé. Eh bien ! monsieur, dit ici mademoiselle de Florville, en s’interrompant, à cause des larmes qui la suffoquaient, épouserez-vous maintenant une fille capable d’un tel meurtre ? Souffrirez-vous dans vos bras une créature qui a mérité la rigueur des loix ? une malheureuse enfin, que son crime tourmente sans cesse, qui n’a pas eu une seule nuit tranquille depuis ce cruel moment. Non monsieur, il n’en est pas une où ma malheureuse victime ne se soit présentée à moi inondée du sang que j’avais arraché de son cœur. Calmez-vous, mademoiselle, calmez-vous, je vous conjure, dit monsieur de Courval en mêlant ses larmes à celles de cette fille intéressante ; avec l’âme sensible que vous avez reçue de la nature, je conçois vos remords ; mais 334 il n’y a pas même l’apparence du crime dans cette fatale aventure, c’est un malheur affreux sans doute, mais ce n’est que cela ; rien de prémédité, rien d’atroce, le seul desir de vous soustraire au plus odieux attentat… un meurtre, en un mot, fait par hasard, en se défendant… Rassurez-vous, mademoiselle, rassurez-vous donc, je l’exige ; le plus sévère des tribunaux ne ferait qu’essuyer vos larmes ; oh ! combien vous vous êtes trompée, si vous avez craint qu’un tel évènement vous fit perdre sur mon cœur tous les droits que vos qualités vous assurent. Non, non belle Florville, cette occasion loin de vous déshonorer, relève à mes yeux l’éclat de vos vertus, elle ne vous rend que plus digne de trouver une main consolatrice qui vous fasse oublier vos chagrins. Ce que vous avez la bonté de me dire, reprit mademoiselle de Florville, monsieur de Saint-Prât me le dit également ; mais vos excessives bontés à l’un et à l’autre, n’étouffent pas les reproches de ma conscience, jamais rien n’en calmera les remords. N’importe, reprenons monsieur, vous devez être inquiet du dénouement de tout ceci. Madame de Dulfort fut désolée sans doute ; ce jeune homme très-intéressant par lui-même, lui était trop particulièrement recommandé pour ne pas déplorer sa perte ; mais elle sentit les raisons du silence, elle vit que l’éclat, en me perdant, ne rendrait pas la vie à son protégé, et elle se tut. Madame de Lérince, malgré la sévérité de ses principes, et l’excessive régularité de ses mœurs, se conduisit encore mieux, s’il est possible, parce que la 335 prudence et l’humanité sont les caractères distinctifs de la vraie piété ; elle publia d’abord dans la maison, que j’avais fait la folie de vouloir retourner à Paris pendant la nuit pour jouir de la fraîcheur du temps, qu’elle était parfaitement instruite de cette petite extravagance ; qu’au reste j’avais d’autant mieux fait, que son projet à elle, était d’y aller souper le même soir, sous ce prétexte elle y renvoya tout son monde. Une fois seule avec monsieur de Saint-Prât et son amie, on envoya chercher le curé ; le pasteur de madame de Lérince devait être un homme aussi sage et aussi éclairé qu’elle ; il remit sans difficulté une attestation en règle à madame de Dulfort, et enterra lui-même, secrètement avec deux de ses gens, la malheureuse victime de ma fureur. Ces soins remplis, tout le monde reparut, le secret fut juré de part et d’autre, et monsieur de Saint-Prât vint me calmer en me faisant part de tout ce qui venait d’être fait pour ensevelir ma faute dans le plus profond oubli ; il parut desirer que je retournasse à mon ordinaire chez madame de Lérince… elle était prête à me recevoir… je ne pus le prendre sur moi ; alors il me conseilla de me distraire. Madame de Verquin avec laquelle je n’avais jamais cessé d’être en commerce comme je vous l’ai dit, monsieur, me pressait toujours d’aller encore passer quelques mois avec elle, je parlai de ce projet à son frère, il l’approuva, et huit jours après je partis pour la Lorraine ; mais le souvenir de mon crime me poursuivait partout, rien ne parvenait à me calmer. 336 Je me réveillais au milieu de mon sommeil, croyant entendre encore les gémissemens et les cris de ce malheureux Saint-Ange, je le voyais sanglant à mes pieds, me reprocher ma barbarie, m’assurer que le souvenir de cette affreuse action me poursuivrait jusqu’à mes derniers instans, et que je ne connaissais pas le cœur que j’avais déchiré. Une nuit entr’autres, Senneval, ce malheureux amant que je n’avais pas oublié, puisque lui seul m’entraînait encore à Nancy… Senneval me faisait voir à-la fois deux cadavres, celui de Saint-Ange et celui d’une femme inconnue de moi[2] , il les arrosait tous deux de ses larmes, et me montrait non loin de-là, un cercueil hérissé d’épines qui paraissait s’ouvrir pour moi ; je me réveillai dans une affreuse agitation, mille sentimens confus s’élevèrent alors dans mon âme, une voix secrète semblait me dire : « oui, tant que tu respireras, cette malheureuse victime t’arrachera des larmes de sang, qui deviendront chaque jour plus cuisantes ; et l’aiguillon de tes remords s’aiguisera sans cesse au lieu de s’émousser ». Voilà l’état où j’arrivai à Nancy, monsieur, mille nouveaux chagrins m’y attendaient ; quand une fois la main du sort s’appesantit sur nous, ce n’est qu’en redoublant, que ses coups nous écrasent. Je descendis chez madame de Verquin, elle m’en avait priée par sa dernière lettre, et se faisait, disait-elle, un plaisir de me revoir ; mais dans quelle situation juste ciel allionsnous toutes deux goûter cette joie ! elle était au lit de la mort quand j’arrivai, qui me l’eût dit, grand dieu ! il n’y 337 avait pas quinze jours qu’elle m’avait écrit… qu’elle me parlait de ses plaisirs présens, et qu’elle m’en annonçait de prochains ; et voilà donc quels sont les projets des mortels, c’est au moment où il les forment, c’est au milieu de leurs amusemens que l’impitoyable mort vient trancher le fil de leurs jours, et vivant, sans jamais s’occuper de cet instant fatal, vivant comme s’ils devaient exister toujours, ils disparaissent dans ce nuage obscur de l’immortalité, incertains du sort qui les y attend. Permettez, monsieur, que j’interrompe un moment le récit de mes aventures, pour vous parler de cette perte, et pour vous peindre le stoïcisme effrayant qui accompagna cette femme au tombeau. Madame de Verquin qui n’était plus jeune, elle avait pour lors cinquante deux ans, après une partie folle pour son âge, se jeta dans l’eau pour se rafraîchir, elle s’y trouva mal, on la rapporta chez elle dans un état affreux, une fluxion de poitrine se déclara dès le lendemain ; on lui annonça le sixième jour qu’elle avait à peine vingt-quatre heures à vivre. Cette nouvelle ne l’effraya point ; elle savait que j’allais venir, elle recommanda qu’on me reçût ; j’arrive, et d’après la sentence du médecin, c’était le même soir qu’elle devait expirer. Elle s’était fait placer dans une chambre meublée avec tout le goût et l’élégance possibles, elle y était couchée, négligemment parée, sur un lit voluptueux, dont les rideaux de gros de tour lilas, étaient agréablement relevés par des guirlandes de fleurs naturelles, des touffes d’œillets, de jasmins, de tubéreuses et de roses, ornaient 338 tous les coins de son appartement, elle en effeuillait dans une corbeille, en couvrait et sa chambre et son lit. Elle me tend la main dès qu’elle me voit ; approche, Florville, me dit-elle, embrasse-moi sur mon lit de fleurs… comme tu es devenue grande et belle… oh ! ma foi mon enfant, la vertu t’a réussi… on t’a dit mon état… on te l’a dit, Florville… je le sais aussi… dans peu d’heures je ne serai plus ; je n’aurais pas cru te revoir pour aussi peu de temps… et comme elle vit mes yeux se remplir de larmes : allons donc folle, me dit-elle, ne fais donc pas l’enfant… tu me crois donc bien malheureuse ? n’ai-je pas joui autant que femme au monde ? Je ne perds que les années où il m’eut fallu renoncer au plaisir, et qu’eussai-je fait sans eux ? En vérité je ne me plains point de n’avoir pas vécu plus vieille ; dans quelques temps, aucun homme n’eût voulu de moi, et je n’ai jamais desiré de vivre que ce qu’il fallait pour ne pas inspirer du dégoût. La mort n’est à craindre, mon enfant, que pour ceux qui croyent ; toujours entre l’enfer et le paradis, incertains de celui qui s’ouvrira pour eux, cette anxiété les désole ; pour moi qui n’espère rien, pour moi qui suis bien sûre de n’être pas plus malheureuse après ma mort que je ne l’étais avant ma vie, je vais m’endormir tranquillement dans le sein de la nature, sans regret comme sans douleur, sans remords comme sans inquiétude. J’ai demandé d’être mise sous mon berceau de jasmins, on y prépare déjà ma place, j’y serai Florville, et les atômes émanés de ce corps détruit, serviront à nourrir… à faire germer la fleur de toutes, que j’ai le mieux aimée ; tiens, continua-t-elle en badinant sur mes joues avec un bouquet 339 de cette plante, l’année prochaine en sentant ces fleurs, tu respireras dans leur sein l’âme de ton ancienne amie ; en s’élançant vers les fibres de ton cerveau, elles te donneront de jolies idées, elles te forceront de penser encore à moi. Mes larmes se r’ouvrirent un nouveau passage… je serrai les mains de cette malheureuse femme, et voulus changer ces effrayantes idées de matérialisme contre quelques systèmes moins impies ; mais à peine eus-je fait éclater ce desir, que madame de Verquin me repoussa avec effroi… Ô Florville, s’écria-t-elle, n’empoisonne pas, je t’en conjure mes derniers momens, de tes erreurs, et laisse-moi mourir tranquille ; ce n’est pas pour les adopter à ma mort que je les ai détestés toute ma vie… Je me tus ; qu’eût fait ma chétive éloquence auprès de tant de fermeté, j’eus désolé madame de Verquin, sans la convertir, l’humanité s’y opposait ; elle sonna, aussitôt j’entendis un concert doux et mélodieux, dont les sons paraissaient sortir d’un cabinet voisin. Voilà, dit cette épicurienne comme je prétends mourir, Florville, cela ne vaut-il pas bien mieux qu’entourée de prêtres, qui rempliraient mes derniers momens de trouble, d’alarmes et de désespoir… Non, je veux apprendre à tes dévots, que sans leur ressembler on peut mourir tranquille, je veux les convaincre que ce n’est pas de la religion qu’il faut pour mourir en paix, mais seulement du courage et de la raison. L’heure avançait : un notaire entra, elle l’avait fait demander ; la musique cesse, elle dicte quelques volontés ; sans enfans, veuve depuis plusieurs années, et par 340 conséquent maîtresse de beaucoup de choses, elle fit des legs à ses amis, et à ses gens. Ensuite, elle tira un petit coffre d’un secrétaire placé près de son lit, voilà maintenant ce qui me reste, dit-elle, un peu d’argent comptant et quelques bijoux. Amusons-nous le reste de la soirée ; vous voilà six dans ma chambre, je vais faire six lots de ceci, ce sera une loterie, vous la tirerez entre vous, et prendra ce qui lui sera échu. Je ne revenais pas du sang-froid de cette femme ; il me paraissait incroyable d’avoir autant de choses à se reprocher, et d’arriver à son dernier moment avec un tel calme, funeste effet de l’incrédulité ; si la fin horrible de quelques méchans fait frémir, combien ne doit pas effrayer davantage un endurcissement aussi soutenu. Cependant, ce qu’elle a desiré s’exécute ; elle fait servir une collation magnifique, elle mange de plusieurs plats, boit des vins d’Espagne et des liqueurs, le médecin lui ayant dit que cela est égal dans l’état où elle se trouve. La loterie se tire, il nous revient à chacun près de cent louis, soit en or, soit en bijoux. Ce petit jeu finissait à peine qu’une crise violente la saisit. Eh bien ! est-ce pour à présent, dit-elle au médecin, toujours avec la sérénité la plus entière ? — Madame, je le crains. Viens donc, Florville, me dit-elle, en me tendant les bras, viens recevoir mes derniers adieux, je veux expirer sur le sein de la vertu ;… elle me serre fortement contre elle, et ses beaux yeux se ferment pour jamais. 341 Étrangère dans cette maison, n’ayant plus rien qui pût m’y fixer, j’en sortis sur-le-champ je vous laisse à penser dans quel état… et combien ce spectacle noircissait encore mon imagination. Trop de distance existait entre la façon de penser de madame de Verquin et la mienne, pour que je pus l’aimer bien sincèrement ; n’était-elle pas d’ailleurs la première cause de mon déshonneur, de tous les revers qui l’avaient suivi ? Cependant cette femme, sœur du seul homme qui réellement eût pris soin de moi, n’avait jamais eu que d’excellens procédés à mon égard, elle m’en comblait encore même en expirant, mes larmes furent donc sincères, et leur amertume redoubla en réfléchissant qu’avec d’excellentes qualités, cette misérable créature s’était perdue involontairement, et que déjà rejetée du sein de l’éternel, elle subissait cruellement, sans doute, les peines dues à une vie aussi dépravée. La bonté suprême de Dieu vint néanmoins s’offrir à moi, pour calmer ces désolantes idées ; je me jetai à genoux, j’osai prier l’être des êtres de faire grâce à cette malheureuse ; moi qui avais tant de besoin de la miséricorde du Ciel, j’osai l’implorer pour d’autres, et pour le fléchir autant qu’il pouvait dépendre de moi, je joignis dix louis de mon argent au lot gagné chez madame de Verquin, et fis sur-le-champ distribuer le tout aux pauvres de sa paroisse. Au reste, les intentions de cette infortunée, furent suivies ponctuellement ; elle avait pris des arrangemens trop sûrs pour qu’ils pussent manquer ; on la déposa dans son 342 bosquet de jasmins, avec un obélisque de marbre noir à sa tête, sur lequel était gravé le seul mot : VIXIT. Ainsi périt la sœur de mon plus cher ami ; remplie d’esprit et de connaissances, pétrie de grâces et de talens, madame de Verquin eut pu, avec une autre conduite, mériter l’estime et l’amour de tout ce qui l’aurait connu ; elle n’en obtint que le mépris. Ses désordres augmentaient en vieillissant, on n’est jamais plus dangereux, quand on n’a point de principes, qu’à l’âge où l’on a cessé de rougir ; la dépravation gangrène le cœur, on rafine ses premiers travers et l’on arrive insensiblement aux forfaits, s’imaginant encore n’en être qu’aux erreurs ; mais l’incroyable aveuglement de son frère ne cessa de me surprendre : telle est la marque distinctive de la candeur et de la bonté ; les honnêtes gens ne soupçonnent jamais le mal dont ils sont incapables eux-mêmes, voilà pourquoi ils sont aussi facilement dupes du premier fripon qui s’en empare, et d’où vient qu’il y a tant d’aisance et si peu de gloire à les tromper ; l’insolent coquin qui y tâche, n’a travaillé qu’à s’avilir, et sans même avoir prouvé ses talens pour le vice, il n’a prêté que plus d’éclat à la vertu. En perdant madame de Verquin, je perdais tout espoir d’apprendre des nouvelles de mon amant et de mon fils, vous imaginez bien que je n’avais pas osé lui en parler dans l’état affreux où je l’avais vue. Anéantie de cette catastrophe, très-fatiguée d’un voyage fait dans une cruelle situation d’esprit, je résolus de me reposer quelque temps à Nancy, dans l’auberge où je 343 m’étais établie, sans voir absolument qui que ce fût, puisque monsieur de Saint-Prât avait paru desirer que j’y déguisasse mon nom ; ce fut de là que j’écrivis à ce cher protecteur, décidée de ne partir qu’après sa réponse. Une malheureuse fille qui ne vous est rien, monsieur, lui disais-je, qui n’a de droits qu’à votre pitié, trouble éternellement votre vie, au lieu de ne vous entretenir que de la douleur où vous devez être relativement à la perte que vous venez de faire, elle ose vous parler d’elle, vous demander vos ordres et les attendre, etc. Mais il était dit que le malheur me suivrait par-tout, et que je serais perpétuellement, ou témoin ou victime de ses effets sinistres. Je revenais un soir assez tard, de prendre l’air avec ma femme de chambre ; je n’étais accompagnée que de cette fille et d’un laquais de louage, que j’avais pris en arrivant à Nancy ; tout le monde était déjà couché. Au moment d’entrer chez moi, une femme d’environ cinquante ans, grande, fort belle encore, que je connaissais de vue depuis que je logeais dans la même maison qu’elle, sort tout-àcoup de sa chambre voisine de la mienne, et se jette, armée d’un poignard, dans une autre pièce vis-à-vis… L’action naturelle est de voir…… je vole… mes gens me suivent ; dans un clin-d’œil, sans que nous ayons le temps d’appeller ni de secourir… nous appercevons cette misérable se précipiter sur une autre femme, lui plonger vingt fois son arme dans le cœur, et rentrer chez elle égarée, sans avoir pu nous découvrir. Nous crûmes d’abord que la tête avait 344 tourné à cette créature ; nous ne pouvions comprendre un crime, dont nous ne dévoilions aucun motif ; ma femme de chambre et mon domestique voulurent crier ; un mouvement plus impérieux, dont je ne pus deviner la cause, me contraignit à les faire taire, à les saisir par le bras, et à les entraîner avec moi dans mon appartement, où nous nous enfermâmes aussi-tôt. Un train affreux se fit bientôt entendre ; la femme qu’on venait de poignarder s’était jetée, comme elle avait pu, sur les escaliers, en poussant des hurlemens épouvantables ; elle avait eu le temps, avant que d’expirer, de nommer celle qui l’assassinait ; et comme on sut que nous étions les dernières rentrées dans l’auberge, nous fûmes arrêtées en même temps que la coupable. Les aveux de la mourante ne laissant néanmoins aucun doute sur nous, on se contenta de nous signifier défense de sortir de l’auberge, jusqu’à la conclusion du procès. La criminelle traînée en prison n’avoua rien, et se défendit fermement ; il n’y avait d’autres témoins que mes gens et moi, il fallut paraître… il fallut parler, il fallut cacher avec soin ce trouble qui me dévorait secrètement, moi… qui méritais la mort comme celle que mes aveux forcés allaient traîner au supplice, puisqu’aux circonstances près, j’étais coupable d’un crime pareil. Je ne sais ce que j’aurais donné pour éviter ces cruelles dépositions ; il me semblait, en les dictant, qu’on arrachait autant de goutes de sang de mon cœur, que je proférais de paroles ; cependant il fallut tout dire : nous avouâmes ce que nous avions vu. Quelques convictions qu’on eût 345 d’ailleurs sur le crime de cette femme, dont l’histoire était d’avoir assassiné sa rivale, quelque certains, dis-je, que l’on fût de ce délit, nous sûmes positivement après, que sans nous, il eût été impossible de la condamner, parce qu’il y avait dans l’aventure un homme de compromis, qui s’échappa, et que l’on aurait bien pu soupçonner ; mais nos aveux, celui du laquais de louage surtout, qui se trouvait homme de l’auberge… homme attaché à la maison où le crime avait eu lieu… ces cruelles dépositions, qu’il nous était impossible de refuser sans nous compromettre, scellèrent la mort de cette infortunée. À ma dernière confrontation, cette femme m’examinant avec le plus grand saisissement, me demanda mon âge. Trente-quatre ans, lui dis-je. — Trente-quatre ans ?… et vous êtes de cette province ? — Non, madame. — Vous vous appeliez Florville ? Oui, répondis-je, c’est ainsi qu’on me nomme. Je ne vous connais pas, reprit-elle ; mais vous êtes honnête, estimée, dit-on, dans cette ville ; cela suffit malheureusement pour moi… Puis continuant avec trouble… mademoiselle, un rêve vous a offert à moi au milieu des horreurs où me voilà ; vous y étiez avec mon fils… car je suis mère et malheureuse, comme vous voyez… vous aviez la même figure la même taille… la même robe… et l’échafaud était devant mes yeux… Un rêve, m’écriai-je… un rêve, madame, et le mien se rappellant aussi-tôt à mon esprit, les traits de cette femme me frappèrent, je la reconnu pour celle qui s’était présentée à moi avec Senneval, près du cercueil hérissé d’épines… 346 Mes yeux s’inondèrent de pleurs ; plus j’examinais cette femme, plus j’étais tenté de me dédire… je voulais demander la mort à sa place… je voulais fuir et ne pouvais m’arracher… Quand on vit l’état affreux où elle me mettait, comme on était persuadé de mon innocence, on se contenta de nous séparer ; je rentrai chez moi anéantie, accablée de mille sentimens divers dont je ne pouvais démêler la cause ; et le lendemain, cette misérable fut conduite à la mort. Je reçus le même jour la réponse de monsieur de SaintPrât ; il m’engageait à revenir. Nancy ne devant pas m’être fort agréable après les funestes scènes qu’il venait de m’offrir, je le quittai sur-le-champ, et m’acheminai vers la capitale, poursuivie par le nouveau phantôme de cette femme, qui semblait me crier à chaque instant : c’est toi, malheureuse, c’est toi qui m’envoie à la mort, et tu ne sais pas qui ta main y traîne. Bouleversée par tant de fléaux, persécutée par autant de chagrins, je priai monsieur de Saint-Prât de me chercher quelque retraite où je pus finir mes jours dans la solitude la plus profonde, et dans les devoirs les plus rigoureux de ma religion ; il me proposa celui où vous m’avez trouvé, monsieur ; je m’y établis dès la même semaine, n’en sortant que pour venir voir deux fois le mois mon cher protecteur, et pour passer quelques instans chez madame de Lérince. Mais le ciel, qui veut chaque jour me frapper par des coups sensibles, ne me laissa pas jouir long-temps de cette dernière amie, j’eus le malheur de la perdre l’an passé ; sa tendresse pour moi n’a pas voulu que je me séparasse d’elle 347 à ces cruels instans, et c’est également dans mes bras qu’elle rendit les derniers soupirs. Mais qui l’eût pensé, monsieur ? cette mort ne fut pas aussi tranquille que celle de madame de Verquin ; celle-ci n’ayant jamais rien espéré, ne redouta point de tout perdre ; l’autre sembla frémir de voir disparaître l’objet certain de son espoir ; aucuns remords ne m’avaient frappé dans la femme qu’ils devaient assaillir en foule… celle qui ne s’était jamais mise dans le cas d’en avoir, en conçut. Madame de Verquin, en mourant, ne regrettait que de n’avoir pas fait assez de mal, madame de Lérince expirait repentante du bien qu’elle n’avait pas fait. L’une se couvrait de fleurs, en ne déplorant que la perte de ses plaisirs ; l’autre voulut mourir sur une croix de cendres, désolée du souvenir des heures qu’elle n’avait pas offertes à la vertu. Ces contrariétés me frappèrent ; un peu de relâchement s’empara de mon âme, et pourquoi donc, me dis-je, le calme en de tels instans, n’est-il pas le partage de la sagesse, quand il paraît l’être de l’inconduite ? Mais à l’instant, fortifiée par une voix céleste qui semblait tonner au fond de mon cœur, est-ce à moi, m’écriai-je, de sonder les volontés de l’Éternel ? Ce que je vois m’assure un mérite de plus ; les frayeurs de madame de Lérince sont les sollicitudes de la vertu, la cruelle apathie de madame de Verquin, n’est que le dernier égarement du crime. Ah ! si j’ai le choix de mes derniers instans, que Dieu me fasse bien plutôt la grâce de m’effrayer comme l’une, que de m’étourdir à l’exemple de l’autre. 348 Telle est enfin la dernière de mes aventures, monsieur ; il y a deux ans que je vis à l’Assomption, où m’a placé mon bienfaiteur ; oui, monsieur, il y a deux ans que j’y demeure, sans qu’un instant de repos ait encore lui pour moi, sans que j’aie passé une seule nuit où l’image de cet infortuné SaintAnge et celle de la malheureuse que j’ai fait condamner à Nancy, ne se soient présentées à mes yeux ; voilà l’état où vous m’avez trouvé, voilà les choses secrètes que j’avais à vous révéler ; n’était-il pas de mon devoir de vous les dire avant que de céder aux sentimens qui vous abusent ? Voyez s’il est maintenant possible que je puisse être digne de vous ?… voyez si celle dont l’âme est navrée de douleur, peut apporter quelques joies sur les instans de votre vie ? Ah ! croyez-moi, monsieur, cessez de vous faire illusion ; laissez-moi rentrer dans la retraite sévère qui me convient seule ; vous ne m’en arracheriez que pour avoir perpétuellement devant vous, le spectacle affreux du remords, de la douleur et de l’infortune. Mademoiselle de Florville n’avait pas terminée son histoire, sans se trouver dans une violente agitation. Naturellement vive, sensible et délicate, il était impossible que le récit de ses malheurs ne l’eût considérablement affectée. Monsieur de Courval, qui dans les derniers évènemens de cette histoire, ne voyait pas plus que dans les premiers, de raisons plausibles qui dussent déranger ses projets, mit tout en usage pour calmer celle qu’il aimait. Je vous le répète, mademoiselle, lui disait-il, il y a des choses fatales et 349 singulières dans ce que vous venez de m’apprendre ; mais je n’en vois pas une seule qui soit faite pour alarmer votre conscience, ni faire tort à votre réputation… une intrigue à seize ans… j’en conviens, mais que d’excuses n’avez-vous pas pour vous… votre âge, les séductions de madame de Verquin… un jeune homme peut-être très-aimable… que vous n’avez jamais revu, n’est-ce pas mademoiselle, continua monsieur de Courval avec un peu d’inquiétude… que vraisemblablement vous ne reverrez même jamais… Oh ! jamais, très-assurément, répondit Florville en devinant les motifs d’inquiétude de monsieur de Courval. Eh bien ! mademoiselle, concluons, reprit celui-ci, terminons je vous en conjure, et laissez-moi vous convaincre le plutôt possible qu’il n’entre rien dans le récit de votre histoire, qui puisse jamais diminuer dans le cœur d’un honnête homme, ni l’extrême considération due à tant de vertus, ni l’hommage exigé par autant d’attraits. Mademoiselle de Florville demanda la permission de retourner encore à Paris consulter son protecteur pour la dernière fois, en promettant qu’aucun obstacle ne naîtrait assurément plus de son côté. Monsieur de Courval ne put se refuser à cet honnête devoir ; elle partit, et revint au bout de huit jours avec Saint-Prât. Monsieur de Courval combla ce dernier d’honnêtetés ; il lui témoigna de la manière la plus sensible, combien il était flatté de se lier avec celle qu’il daignait protéger, elle supplia d’accorder toujours le titre de sa parente à cette aimable personne ; Saint-Prât répondit comme il le devait, aux honnêtetés de monsieur de Courval, 350 et continua de lui donner du caractère de mademoiselle de Florville, les notions les plus avantageuses. Enfin parut ce jour tant desiré de Courval, la cérémonie se fit, et à la lecture du contrat, il se trouva bien étonné quand il vit que sans en avoir prévenu personne, monsieur de Saint-Prât avait en faveur de ce mariage, fait ajouter quatre mille livres de rente de plus à la pension de pareille somme qu’il faisait déjà à mademoiselle de Florville, et un legs de cent mille francs à sa mort. Cette intéressante fille versa d’abondantes larmes en voyant les nouvelles bontés de son protecteur, et se trouva flattée dans le fond de pouvoir offrir à celui qui voulait bien penser à elle, une fortune pour le moins égale à celle dont il était possesseur. L’aménité, la joie pure, les assurances réciproques d’estime et d’attachement, présidèrent à la célébration de cet hymen… de cet hymen fatal, dont les furies éteignaient sourdement les flambeaux. Monsieur de Saint-Prât passa huit jours à Courval, ainsi que les amis de notre nouveau marié, mais les deux époux ne les suivirent point à Paris, ils se décidèrent à rester jusqu’à l’entrée de l’hiver à leur campagne, afin d’établir dans leurs affaires, l’ordre utile à les mettre ensuite en état d’avoir une bonne maison à Paris. Monsieur de Saint-Prât était chargé de leur trouver un joli établissement près de chez lui, afin de se voir plus souvent, et dans l’espoir flatteur de tous ces arrangemens agréables, monsieur et madame de Courval avaient déjà passé près de trois mois 351 ensemble, il y avait même déjà des certitudes de grossesse, dont on s’était hâté de faire part à l’aimable Saint-Prât, lorsqu’un évènement imprévu vint cruellement flétrir la prospérité de ces heureux époux ; et changer en affreux cyprès, les tendres roses de l’hymen. Ici ma plume s’arrête… je devrais demander grâce aux lecteurs, les supplier de ne pas aller plus loin… oui… oui, qu’ils s’interrompent à l’instant, s’ils, ne veulent pas frémir d’horreur… Triste condition de l’humanité sur la terre… cruels effets de la bizarrerie du sort… Pourquoi faut-il que la malheureuse Florville, que l’être le plus vertueux, le plus aimable et le plus sensible, se trouve par un inconcevable enchaînement de fatalité, le monstre le plus abominable qu’ait pu créer la nature ? Cette tendre et aimable épouse lisait un soir auprès de son mari, un roman anglais d’une incroyable noirceur et qui faisait grand bruit pour lors. Assurément, dit-elle en jetant le livre, voilà une créature presqu’aussi malheureuse que moi. Aussi malheureuse que toi, dit monsieur de Courval en pressant sa chère épouse dans ses bras,… ô Florville, j’avais cru te faire oublier tes malheurs,… je vois bien que je me suis trompé… devais-tu me le dire aussi durement !… mais madame de Courval était devenue comme insensible, elle ne répondit pas un mot à ces caresses de son époux, par un mouvement involontaire, elle le repousse avec effroi, et va se précipiter loin de lui sur un sopha où elle fond en larmes ; en vain cet honnête époux vient-il se jeter à ses pieds, en vain conjure-t-il cette femme qu’il idolâtre, de se 352 calmer, ou de lui apprendre au moins la cause d’un tel accès de désespoir ; madame de Courval continue de le repousser, de se détourner quand il veut essuyer ses larmes, au point que Courval ne doutant plus qu’un souvenir funeste de l’ancienne passion de Florville ne fût venu la renflammer de nouveau, il ne put s’empêcher de lui en faire quelques reproches ; madame de Courval les écoute sans rien répondre, mais se levant à la fin, non monsieur, dit-elle à son époux, non… vous vous trompez en interprétant ainsi l’accès de douleur où je viens d’être en proie, ce ne sont pas des ressouvenirs qui m’alarment, ce sont des pressentimens qui m’effrayent… Je me vois heureuse avec vous, monsieur… oui très-heureuse… et je ne suis pas née pour l’être ; il est impossible que je le sois long-tems, la fatalité de mon étoile est telle, que jamais l’aurore du bonheur n’est pour moi, que l’éclair qui précède la foudre… voilà ce qui me fait frémir, je crains que nous ne soyons pas destinés à vivre ensemble. Aujourd’hui votre épouse, peut-être ne la serai-je plus demain… Une voix secrète crie au fond de mon cœur que toute cette félicité n’est pour moi qu’une ombre, qui va se dissiper comme la fleur qui naît et s’éteint dans un jour. Ne m’accusez donc ni de caprice ni de réfroidissement, monsieur, je ne suis coupable que d’un trop grand excès de sensibilité, que d’un malheureux don de voir tous les objets du côté le plus sinistre, suite cruelle de mes revers… Et monsieur de Courval aux pieds de son épouse, s’efforçait de la calmer par ses caresses, par ses propos, sans néanmoins y réussir, lorsque tout-à-coup… il était environ sept heures du soir, au mois d’octobre… un 353 domestique vient dire qu’un inconnu demande avec empressement à parler à monsieur de Courval… Florville frémit… des larmes involontaires sillonnent ses joues, elle chancelle, elle veut parler, sa voix expire sur ses lèvres. Monsieur de Courval plus occupé de l’état de sa femme que de ce qu’on lui apprend, répond aigrement, qu’on attende, et vole au secours de son épouse, mais madame de Courval craignant de succomber au mouvement secret qui l’entraîne… voulant cacher ce qu’elle éprouve devant l’étranger qu’on annonce, se relève avec force, et dit : ce n’est rien, monsieur, ce n’est rien, qu’on fasse entrer ; le laquais sort, il revient le moment d’après, suivi d’un homme de trente-sept à trente-huit ans, portant sur sa physionomie agréable d’ailleurs, les marques du chagrin le plus invétéré. Ô mon père ! s’écria l’inconnu en se jetant aux pieds de monsieur de Courval, reconnaîtrez-vous un malheureux fils séparé de vous depuis vingt-deux ans, trop puni de ses cruelles fautes par les revers qui n’ont cessé de l’accabler depuis lors. — Qui vous mon fils…… grand Dieu !… par quel événement… ingrat qui peut t’avoir fait souvenir de mon existence ? — Mon cœur… ce cœur coupable qui ne cessa pourtant jamais de vous aimer,… écoutez-moi mon père… écoutez-moi, j’ai de plus grands malheurs que les miens à vous révéler, daignez vous asseoir et m’entendre, et vous madame, poursuivit le jeune Courval, en s’adressant à l’épouse de son père, pardonnez si pour la première fois de ma vie que je vous rends mon hommage, je me trouve contraint à dévoiler devant vous d’affreux malheurs de 354 famille qu’il n’est plus possible de cacher à mon père. Parlez monsieur, parlez dit madame de Courval en balbutiant, et jetant des yeux égarés sur ce jeune homme, le langage du malheur n’est pas nouveau pour moi, je le connais depuis mon enfance, et notre voyageur fixant alors madame de Courval, lui répondit avec une sorte de trouble involontaire… vous malheureuse… madame… oh juste ciel, pouvez vous l’être autant que nous ! On s’assied… l’état de madame de Courval se peindrait difficilement… elle jette les yeux sur ce cavalier… elle les replonge à terre… elle soupire avec agitation… monsieur de Courval pleure, et son fils tâche à le calmer, en le suppliant de lui prêter attention. Enfin la conversation prend un tour plus réglé. J’ai tant de choses à vous dire monsieur, dit le jeune Courval, que vous me permettrez de supprimer les détails pour ne vous apprendre que les faits ; et j’exige votre parole ainsi que celle de madame, de ne les pas interrompre que je n’aie fini de vous les exposer. « Je vous quittai à l’âge de quinze ans, monsieur, mon premier mouvement fut de suivre ma mère que j’avais l’aveuglement de vous préférer ; elle était séparée de vous depuis bien des années ; je la rejoignis à Lyon où ses désordres m’effrayèrent à tel point, que pour conserver le reste des sentimens que je lui devais, je me vis contraint à la fuir. Je passai à Strasbourg où se trouvait le régiment de Normandie…… madame de Courval l’émeut, mais se contient ; — j’inspirai quelqu’intérêt au Colonel, poursuivit 355 le jeune Courval, je me fis connaître à lui, il me donna une sous-lieutenance, l’année d’après je vins avec le corps en garnison à Nancy ; j’y devins amoureux d’une parente de madame de Verquin…… je séduisis cette jeune personne, j’en eus un fils et j’abandonnai cruellement la mère : — à ces mots madame de Courval frissonna, un gémissement sourd s’exhala de sa poitrine, mais elle continua d’être ferme. — Cette malheureuse aventure a été la cause de tous mes malheurs, je mis l’enfant de cette demoiselle infortunée chez une femme près de Metz, qui me promit d’en prendre soin, et je revins quelque tems après à mon corps ; on blâma ma conduite, la demoiselle n’ayant pu reparaître à Nancy, on m’accusa d’avoir causé sa perte, trop aimable pour n’avoir pas intéressé toute la ville, elle y trouva des vengeurs ; je me battis, je tuai mon adversaire, et passai à Turin avec mon fils que je revins chercher près de Metz. J’ai servi douze ans le roi de Sardaigne. Je ne vous parlerai point des malheurs que j’y éprouvai, ils sont sans nombre. C’est en quittant la France, qu’on apprend à la regretter. Cependant mon fils croissait, et promettait beaucoup. Ayant fait connaissance à Turin, avec une française qui avait accompagné celle de nos princesses qui se maria dans cette cour, et cette respectable personne s’étant intérressé à mes malheurs, j’osai lui proposer de conduire mon fils en France pour y perfectionner son éducation, lui promettant de mettre assez d’ordre dans mes affaires pour venir le retirer de ses mains dans six ans ; elle accepta, conduisit à Paris mon malheureux enfant, ne négligea rien pour le bien élever, et m’en donna très-exactement des nouvelles ». 356 « Je parus un an plutôt que je n’avais promis, j’arrive chez cette dame, plein de la douce consolation d’embrasser mon fils, de serrer dans mes bras, ce gage d’un sentiment trahi… mais qui brûlait encore non cœur… Votre fils n’est plus, me dit cette digne amie, en versant des larmes, il a été la victime de la même passion qui fit le malheur de son père ; nous l’avions mené à la campagne, il y devint amoureux d’une fille charmante dont j’ai juré de taire le nom ; emporté par la violence de son amour, il a voulu ravir par la force ce qu’on lui refusait par vertu ;… un coup seulement dirigé pour l’effrayer, a pénétré jusqu’à son cœur et l’a renversé mort ;… ici madame de Courval tomba dans une espèce de stupidité qui fit craindre un moment qu’elle n’eut tout à coup perdu la vie ; ses yeux étaient fixes, son sang ne circulait plus. Monsieur de Courval qui ne saisissait que trop la funeste liaison de ces malheureuses aventures, interrompit son fils et vola vers sa femme… elle se ranime, et avec un courage héroïque,… laissons poursuivre votre fils, monsieur, dit-elle, je ne suis peut-être pas au bout de mes malheurs. Cependant le jeune Courval ne comprenant rien au chagrin de cette dame pour des faits qui semblent ne la concerner qu’indirectement, mais démêlant quelque chose d’incompréhensible pour lui, dans les traits de l’épouse de son père, ne cesse de la regarder tout ému ; monsieur de Courval saisit la main de son fils, et distrayant son attention pour Florville, il lui ordonne de poursuivre, de ne s’attacher qu’à l’essentiel et de supprimer les détails, parce que ces récits contiennent des particularités mystérieuses qui ce viennent d’un puissant intérêt ». 357 « Au désespoir de la mort de mon fils, continue le voyageur, n’ayant plus rien qui pût me retenir en France… que vous seul, ô mon père !… mais dont je n’osais m’approcher, et dont je fuyais le courroux, je résolus de voyager en Allemagne… Malheureux auteur de mes jours, voici ce qui me reste de plus cruel à vous apprendre, dit le jeune Courval en arrosant de larmes les mains de son père, armez-vous de courage, j’ose vous en supplier ». « En arrivant à Nancy, j’apprends qu’une madame Desbarres, c’était le nom qu’avait pris ma mère dans ses désordres, aussi-tôt qu’elle vous eut fait croire sa mort, j’apprends dis-je que cette madame Desbarres, vient d’être mise en prison pour avoir poignardé sa rivale, et qu’elle sera peut-être exécutée le lendemain. « Ô monsieur s’écria ici, la malheureuse Florville en se jetant dans le sein de son mari avec des larmes et des cris déchirans… ô monsieur voyez-vous toute la suite de mes malheurs ?… Oui madame je vois tout, dit monsieur de Courval, je vois tout madame, mais je vous conjure de laisser finir mon fils, — Florville se contint, mais elle respirait à peine, elle n’avait pas un sentiment qui ne fût compromis, pas un nerf dont la contraction ne fût effroyable ; — poursuivez mon fils, poursuivez, dit ce malheureux père ; dans un moment je vous expliquerai tout. Eh bien monsieur, continua le jeune Courval, je m’informe s’il n’y a point de mal-entendu dans les noms ; il n’était malheureusement que trop vrai, que cette criminelle était ma mère, je demande à la voir, je l’obtiens, je tombe 358 dans ses bras… « Je meurs coupable me dit cette infortunée, mais il y a une fatalité bien affreuse dans l’évènement qui me conduit à la mort ; un autre devait être soupçonné, il l’aurait été, toutes les preuves étaient contre lui, une femme, et ses deux domestiques que le hasard faisait trouver dans cette auberge ont vu mon crime, sans que la préoccupation dans laquelle j’étais me permît de les appercevoir ; leurs dépositions sont les uniques causes de ma mort ; n’importe, ne perdons pas en vaines plaintes le peu d’instans où je puis vous parler ; j’ai des secrets de conséquence à vous dire, écoutez-les mon fils. Dès que mes yeux seront fermés, vous irez trouver mon époux, vous lui direz que parmi tous mes crimes, il en est un qu’il n’a jamais su, et que je dois enfin avouer… Vous avez une sœur, Courval,… elle vint au monde un an après vous,… je vous adorais, je craignis que cette fille ne vous fît tort, qu’à dessein de la marier un jour, on ne prît sur le bien qui devait vous appartenir ; pour vous le conserver plus entier, je résolus de me débarrasser de cette fille, et de mettre tout en usage pour que mon époux à l’avenir ne recueillît plus de fruit de nos nœuds. Mes désordres m’ont jeté dans d’autres travers, et ont empêché l’effet de ces nouveaux crimes, en m’en faisant commettre de plus épouvantables ; mais pour cette fille, je me déterminai sans aucune pitié à lui donner la mort ; j’allais exécuter cette infamie de concert avec la nourrice que je dédomageais amplement, lorsque cette femme me dit qu’elle connaissait un homme, marié depuis bien des années, desirant chaque jour des enfans, et n’en pouvant obtenir, qu’elle me déferait du mien sans crime et d’une 359 manière peut-être à la rendre heureuse, j’acceptai fort vîte. Ma fille fut portée la nuit même à la porte de cet homme avec une lettre dans son berceau : volez à Paris, dès que je n’existerai plus, suppliez votre père de me pardonner, de ne pas maudire ma mémoire et de retirer cet enfant près de lui. » « À ces mots ma mère m’embrassa… chercha à calmer le trouble épouvantable dans lequel venait de me jeter tout ce que je venais d’apprendre d’elle,… ô mon père, elle fut exécutée le lendemain. Une maladie affreuse me réduisit au tombeau ; j’ai été deux ans entre la vie et la mort, n’ayant ni la force ni l’audace de vous écrire ; le premier usage du retour de ma santé est de venir me jeter à vos genoux, de venir vous supplier de pardonner à cette malheureuse épouse, et vous apprendre le nom de la personne chez laquelle vous aurez des nouvelles de ma sœur ; c’est chez monsieur de Saint-Prât. » Monsieur de Courval se trouble, tous ses sens se glacent, ses facultés s’anéantissent… son état devient effrayant. Pour Florville, déchirée en détail depuis un quartd’heure, se relevant avec la tranquillité de quelqu’un qui vient de prendre son parti :… eh bien ! monsieur, dit-elle à Courval, croyez-vous maintenant qu’il puisse exister au monde une criminelle plus affreuse que la misérable Florville :… reconnais-moi, Senneval, reconnais à la fois ta sœur, celle que tu as séduite à Nancy, la meurtrière de ton fils, l’épouse de ton père, et l’infâme créature qui a traîné ta mère à l’échafaud… Oui, messieurs, voilà mes crimes ; sur 360 lequel de vous que je jette les yeux, je n’apperçois qu’un objet d’horreur ; ou je vois mon amant dans mon frère, ou je vois mon époux dans l’auteur de mes jours, et si c’est sur moi que se portent mes regards, je n’apperçois plus que le monstre exécrable qui poignarda son fils, et fit mourir sa mère. Croyez-vous que le Ciel puisse avoir assez de tourmens pour moi ; ou supposez-vous que je puisse survivre un instant aux fléaux qui tourmentent mon cœur ?… Non, il me reste encore un crime à commettre, celui-là les vengera tous. Et dans l’instant, la malheureuse sautant sur un des pistolets de Senneval, l’arrache impétueusement, et se brûle la cervelle avant qu’on eût le tems de pouvoir deviner son intention. Elle expire sans prononcer un mot de plus. Monsieur de Courval s’évanouit, son fils absorbé de tant d’horribles scènes, appela comme il put au secours ; il n’en était plus besoin pour Florville, les ombres de la mort s’étendaient déjà sur son front, tous ses traits renversés n’offraient plus que le mélange affreux du bouleversement d’une mort violente, et des convulsions du désespoir ;… elle flottait au milieu de son sang. On porta monsieur de Courval dans son lit, il y fut deux mois à l’extrémité ; son fils dans un état aussi cruel, fut assez heureux néanmoins pour que sa tendresse et ses secours pussent rappeller son père à la vie ; mais tous les deux après des coups du sort si cruellement multipliés sur leur tête, se résolurent à quitter le monde. Une solitude sévère les a dérobés pour jamais aux yeux de leurs amis, et 361 là, tous deux dans le sein de la piété et de la vertu, finissent tranquillement une vie triste et pénible, qui ne leur fut donnée à l’un et à l’autre que pour les convaincre, et eux, et ceux qui liront cette déplorable histoire, que ce n’est que dans l’obscurité des tombeaux, où l’homme peut trouver le calme, que la méchanceté de ses semblables, le désordre de ses passions, et plus que tout, la fatalité de son sort, lui refuseront éternellement sur la terre. Fin du tome second. 1. ↑ Oh ! mon ami, ne cherche jamais à corrompre la personne que tu aimes, cela peut aller plus loin qu’on ne pense, disait un jour une femme sensible à l’ami qui voulait la séduire. Femme adorable, laisse-moi citer tes propres paroles, elles peignent si bien l’âme de celle qui, peu après sauva la vie à ce même homme, que je voudrais graver ces mots touchans, au temple de mémoire, où tes vertus t’assurent une place. 2. ↑ Qu’on n’oublie pas l’expression. : — Une femme inconnue de moi, afin de ne pas confondre. Florville a encore quelques pertes à faire, avant que le voile ne se lève, et ne lui fasse connaître la femme qu’elle voyait en songe. 362 363 L E S C R I M E S D E L ’ A M O U R , NOUVELLES HÉROÏQUES ET TRAGIQUES ; Précédés d’une Idée SUR LES ROMANS, et ornés de gravures. PAR D. A. F. SADE, auteur d’Aline et Valcour. Amour, fruit délicieux, que le Ciel permet à la terre 364 de produire pour le bonheur de la vie, pourquoi faut-il que tu fasses naître des crimes ? et pourquoi l’homme abuse-t-il de tout ? Nuits D’YOUNG. T O M E I I I. À P A R I S . CHEZ MASSÉ, Éditeur propriétaire, rue Helvetius, n°. 580 A N V I I I. 365 R O D R I G U E, O U L A T O U R E N C H A N T É E. C O N T E A L L E G O R I Q U E. 366 R ODRIGUE, roi d’Espagne, le plus savant de tous les princes dans l’art de varier ses plaisirs, le moins scrupuleux dans la façon de se les procurer, et regardant le trône comme un des moyens les plus sûrs à lui en promettre l’impunité, osa tout pour y parvenir ; et n’ayant pour atteindre ce but que la tête d’un enfant à faire tomber, il la proscrivit sans remords ; mais Anagilde, mère du malheureux Sanche, dont il s’agissait, et dont Rodrigue, oncle et tuteur, voulait aussi devenir le bourreau, fut assez heureuse pour démêler la conjuration projettée contre son fils, et assez adroite pour la prévenir ; elle passe en Afrique, elle offre aux Mores l’héritier légitime du trône d’Espagne, leur apprend le dessein du crime qui l’en précipite, implore leur protection, et meurt avec ce malheureux enfant au moment où elle allait l’obtenir. Rodrigue entièrement dégagé de tout ce qui peut nuire à sa félicité, Rodrigue, Roi, ne s’occupe plus que de ses jouissances ; il imagine, pour multiplier les objets qui doivent les irriter, d’attirer à sa cour les filles de tous ses vassaux. Le prétexte de s’assurer d’eux, par des ôtages, est celui qu’il donne pour voiler ses coupables projets. Résistet-on ? redemande-t-on ses enfans ? Bientôt coupable de crimes d’état, il fait payer cette rébellion de sa tête, et sous ce règne cruel, entre la lâcheté et la perfidie il n’y a pas de milieu à prendre. Dans le nombre des jeunes personnes qui par ce moyen embellissaient la cour corrompue de ce prince, Florinde, 367 âgée d’environ seize ans, se distinguait parmi ses compagnes, comme la rose au milieu des fleurs. Elle était fille du comte Julien, que Rodrigue venait d’employer en Afrique pour s’opposer aux négociations d’Anagilde ; mais la mort de dom Sanche et de sa mère, rendant les opérations du comte inutiles, il aurait pu revenir sans doute, et cela aurait eu lieu sans la beauté de Florinde ; Rodrigue n’eut pas plutôt apperçu cette créature enchanteresse, qu’il sentit que le retour du comte allait mettre obstacle à ses desirs ; il lui écrivit de rester en Afrique, et pressé de jouir d’un bien que semblait lui assurer cette absence, indifférent sur les moyens de l’obtenir, il fit un jour conduire Florinde dans l’intérieur de son palais, et là, plus empressé de cueillir des faveurs, que de s’en rendre digne, Rodrigue heureux, ne songe plus qu’à d’autres larcins. S’il arrive à celui qui outrage d’oublier promptement ses injures, celui qui Vient d’en souffrir, jouit au moins du droit de se les rappeller. Florinde au désespoir, ne sachant comment instruire son père de ce qui vient de lui arriver, se sert d’une ingénieuse allégorie que nous ont transmis les historiens, elle écrit au comte : que la bague dont il lui a tant recommandé le soin, vient d’être rompue par le roi lui-même ; que s’étant jeté sur elle le poignard à la main, le prince avait brisé ce bijou dont elle déplorait la perte, et qu’elle sollicitait la vengeance, mais elle expire de douleur avant la réponse. Cependant le comte avait entendu sa fille : il était repassé en Espagne, il avait imploré ses vassaux. On lui avait 368 promis de le servir, et de retour en Afrique, il intéresse les Mores à la même vengeance ; il leur dit qu’un roi capable d’une telle horreur, est sûrement facile à vaincre, il leur prouve la faiblesse de l’Espagne, il leur peint sa dépopulation, la haine des sujets pour leur maître ; il fait enfin valoir tous les moyens que lui suggère son cœur vivement ulcéré, et l’on ne balance pas à lui être utile. L’empereur Muça qui régnait pour-lors dans cette contrée de l’Afrique, fit d’abord passer sourdement un petit corps de troupes, afin de vérifier ce qu’annonçait le comte. Ces troupes se joignent aux vassaux irrités de ce seigneur, elles en reçoivent des secours et sont à l’instant fortifiées par d’autres corps dont Muça croit devoir assurer les projets ; insensiblement l’Espagne est remplie d’Africains, et Rodrigue est encore dans la sécurité. Que pourrait-il, d’ailleurs ? Point de soldats, pas une place forte, toutes étaient démantelées, afin d’ôter aux espagnols les asiles dont ils eussent pu se prévaloir contre les vexations du prince ; pour comble de malheur, pas un denier dans les coffres. Cependant le danger s’augmente, le malheureux monarque est à la veille d’être culbuté de son trône ; il se souvient alors d’un monument antique, dans le voisinage de Tolède, que l’on appellait la Tour-Enchantée ; l’opinion commune y supposait des trésors, le prince y vole à dessein de les envahir, mais on n’entrait point dans ce ténébreux réduit ; une porte de fer garnie de mille serrures en défend si bien le passage, que nul mortel encore ne put y pénétrer ; sur le haut de cette porte redoutable, se lit en caractères 369 grecs : N’approche pas si tu crains la mort. Rodrigue n’est point effrayé, il s’agissait pour lui de ses états, tout autre espoir de trouver des fonds lui était absolument enlevé ; il fait briser les portes, et s’avance. Au second degré, un épouvantable géant se présente à lui, et dirigeant la pointe de son glaive sur l’estomac de Rodrigue, « arrête, lui crie-t-il ; si tu veux voir ces lieux, viens-y seul ; qui que ce soit ne t’y suivra… » Que m’importe, dit Rodrigue, en avançant et laissant sa suite ; il me faut des secours ou la mort… Tu trouveras peut-être tous les deux, répond le spectre, et la porte se ferme avec fracas. Le roi poursuit, sans que le géant qui le précède lui adresse une seule parole. Au bout de plus de huit cents marches, ils arrivent enfin dans une grande salle éclairée par un nombre infini de flambeaux. Tous les malheureux sacrifiés par Rodrigue se trouvaient réunis dans cette salle ; là, chacun subissait le supplice auquel il avait été condamné. Reconnais-tu ces infortunés, dit le géant ? voilà comme les crimes des despotes devraient quelquefois s’offrir à leurs regards ; les seconds leur font oublier les premiers ; ils n’en voyent jamais qu’un à-la-fois… ainsi présentés tous ensemble, peut-être les feraient-ils frémir ; considère les ruisseaux de sang répandus par ta main, seulement pour servir tes passions ; d’un mot, je peux rendre tous ces malheureux libres, d’un mot, je peux te livrer à eux. Fais ce que tu voudras, dit le fier Rodrigue ; je ne suis pas venu si loin pour trembler. Suis-moi donc, continue le géant, puisque ton courage égale tes forfaits. 370 Rodrigue passe de là dans une seconde salle, où son conducteur lui fait voir toutes les jeunes filles qu’avaient deshonorées ses lâches plaisirs ; les unes s’arrachaient les cheveux, d’autres cherchaient à se poignarder, quelquesunes s’étant déjà donné la mort, nageaient dans les flots de leur sang. Du sein de ces infortunées, le monarque voit s’élever Florinde, telle qu’elle était le jour qu’il en abusa… « Rodrigue, lui crie-t-elle, tes crimes épouvantables ont attiré les ennemis dans ton royaume ; mon père me venge, mais il ne me rend ni l’honneur ni la vie ; j’ai perdu l’un et l’autre ; toi seule en es la cause ; tu me retrouveras encore une fois, Rodrigue, mais redoute ce fatal instant, il sera le dernier de ta vie ; c’est à moi seule qu’est réservée la gloire de venger toutes les malheureuses que tu vois ». Le fier espagnol tourne la tête, et passe avec son guide dans une troisième salle. Au milieu de cette pièce était une statue énorme, qui représentait le Temps ; elle était armée d’une massue, et frappait la terre de minutes en minutes, avec un bruit si épouvantable, que toute la tour en était ébranlée. « Misérable prince, s’écria cette statue, ton mauvais destin t’amène dans ces lieux ; apprends-y du moins la vérité, sache que tu seras bientôt dépossédé par des nations étrangères, afin que tu sois châtié de tes crimes ». À l’instant la scène change, les voûtes disparaissent ; Rodrigue les franchit ; une puissance aérienne, qu’il n’apperçoit point, le transporte à côté de son guide, sur le haut des tours de Tolède. Vois ton sort, lui dit le géant ; le 371 prince jetant aussi-tôt les yeux sur la campagne, apperçoit les Mores aux prises avec ses peuples, et ceux-ci tellement défaits, qu’à peine voit-on des fuyards. Que décides-tu après ce spectacle, demande le géant au roi ?… Je veux retourner dans la tour, dit le fier Rodrigue ; je veux y enlever les trésors qu’elle renferme, et revenir tenter la fortune, dont dette vision ne me fait point craindre les revers. J’y consens, dit le spectre ; réfléchis-y pourtant, il te reste de furieuses épreuves, et tu ne m’auras plus pour t’enhardir. J’entreprendrai tout, dit Rodrigue. Soit, répondit le géant, mais souviens-toi qu’en triomphant même de tout… qu’en emportant les trésors que tu cherches, la victoire ne t’est point encore assurée. Qu’importe, dit Rodrigue, elle l’est bien moins, si je ne peux mettre une armée sur pied, et si je suis attaqué sans pouvoir me défendre. Il dit, et dans un clin-d’œil, il se retrouve avec son guide au fond de la tour, dans la même salle où était la statue du Temps. Je t’abandonne ici, dit le spectre, en disparaissant ; demande à cette statue où est le trésor que tu cherches, elle te l’indiquera. Où faut-il que j’aille, demanda Rodrigue ? Dans le lieu d’où tu es sorti pour le malheur des hommes, répond la statue. — Je ne t’entends point, parle plus clairement. — Il faut que tu ailles dans les enfers. — Ouvre-les, je m’y précipite… La terre tremble et se fend ; Rodrigue est précipité, comme malgré lui, à plus de dix mille toises de la surface du sol. Il se relève, il ouvre les yeux, et se trouve sur les bords d’un lac enflammé, où dans 372 des barques de fer se promènent des créatures effroyables. Veux-tu traverser le fleuve, lui crie un de ces monstres. Le dois-je, demande Rodrigue ? — Oui, si c’est le trésor que tu cherches ; il est à seize mille lieues d’ici, au-delà des déserts du Ténare. Et où suis-je, demanda le roi ? — Sur les bords du fleuve Agraformikubos, l’un des dix-huit mille de l’Enfer. Passe-moi donc, s’écria Rodrigue… Une voile s’avance, Rodrigue y saute, et cette barque brûlante, sur laquelle il ne peut poser les pieds sans des convulsions de douleurs, le transporte en un instant à l’autre bord ; là, toujours une nuit obscure ; jamais ces affreuses contrées n’avaient reçues les faveurs de l’astre bienfaisant. Rodrigue instruit de la route qu’il doit tenir, par le nocher qui le débarque, s’avance sur des sables brûlans, dans des sentiers bordés de haies toujours enflammées, d’où s’élançaient de temps en temps des animaux épouvantables, et dont on n’a point d’idée sur la terre ; peu-à-peu le terrein se rétrécit, il ne voit plus devant lui qu’une barre de fer qui sert de pont pour gagner à plus de deux-cents pieds de là l’autre partie du terrein, séparée de celle où il était par des ravins de six cents toises de profondeurs, au fond desquels coulaient diverses branches du fleuve de feu, dont il paraissait qu’était là la source. Rodrigue considère un instant cet effrayant passage, il voit quelle est sa mort, s’il vient à se précipiter ; rien ne peut assurer sa marche, rien ne s’offre pour le retenir. Après les dangers que j’ai déjà franchis, pense-t-il, je serais bien lâche de n’oser poursuivre… avançons ; mais à peine est-il à cent pas, que sa tête se trouble ; au lieu de fermer les yeux sur les périls qui 373 l’environnent, il les contemple avec effroi… l’équilibre se perd, et le malheureux prince tombe dans les gouffres qui sont à ses pieds… Après quelques minutes d’évanouissement, il se relève, il ne conçoit pas comment il peut exister, il lui paraît pourtant que sa chûte a été si douce et si heureuse, quelle ne peut être l’effet que d’une puissance magique. Cela pourrait-il être autrement, puisqu’il respire encore ? il reprend ses sens, et le premier objet qui le frappe dans l’affreux vallon où il se trouve transporté, est une colonne de marbre noir, sur laquelle il lit : « Courage, Rodrigue ; ta chûte était nécessaire ; le pont où tu viens de passer, est l’emblême de la vie ; n’est-elle pas comme ce pont entourée de dangers ? le vertueux arrive au but sans malheurs, les monstres comme toi succombent ; poursuis néanmoins, puisque ton courage t’y invite ; tu n’es plus qu’à quatorze mille lieues du trésor, fais-en sept mille au nord des Pleyades, et le reste en face de Saturne ». Rodrigue s’avance sur les bords du fleuve de feu, qui serpentait de mille manières différentes dans ce vallon ; un de ces replis tortueux l’arrête enfin, et nul moyen ne s’offre à lui pour le passer. Un épouvantable lion se présente… Rodrigue le considère ; laisse-moi franchir ce fleuve sur tes reins, dit-il à l’animal ; à l’instant le monstre s’abaisse aux pieds du monarque ; Rodrigue y monte ; le lion se jette dans le fleuve, et conduit le roi à l’autre bord ; je te rends le bien pour le mal, dit le lion en le quittant. Que veux-tu dire, demande Rodrigue ? Tu vois sous mon emblême le plus mortel de tes ennemis, répond le lion ; tu m’as persécuté 374 dans le monde, et je te rends service dans les enfers… Rodrigue, si tu parviens à conserver tes états, souviens-toi qu’un souverain n’est digne de l’être, que quand il rend heureux tout ce qui l’entoure ; c’est pour soulager les hommes, et non pas pour les faire servir d’instrumens à ses vices, que le ciel les élève au-dessus des autres ; reçois cette leçon de bienfaisance d’un des animaux de la terre que l’on croit le plus féroce ; sache qu’il l’est bien moins que toi, puisque la faim, le plus impérieux des besoins, est la seule cause de ses cruautés, tandis que les tiennes ne te furent inspirées que par les plus exécrables passions. Prince des animaux, dit Rodrigue, tes maximes plaisent à mon esprit, mais elles ne conviennent point à mon cœur ; je suis né pour être le jouet de ces passions que tu me reproches, elles sont plus fortes que moi… elles m’entraînent ; je ne puis vaincre la nature. — Tu périras donc. — C’est le sort de tous les hommes ; pourquoi veux-tu qu’il m’effraie ? — Mais sais-tu ce qui t’attend dans une autre vie ? — Que m’importe ? il est en moi de tout braver. — Avance donc ; mais souviens-toi que ta fin est prochaine. Rodrigue s’éloigne ; bientôt il perd de vue les bords du fleuve de feu, il entre dans un sentier étroit, resserré entre des rochers aigus, dont les cimes touchent les nuages ; à tout instant des quartiers immenses de ces roches, tombant à plomb dans le sentier, ou menaçaient la vie du prince, ou lui barraient le passage. Rodrigue affronte ces dangers, et parvient enfin dans une plaine immense où rien ne guide plus ses pas. Épuisé de fatigue, desséché par la soif et la 375 faim, il se jette sur un monceau de sable. Tout fier qu’il est, il implore le géant qui l’avait descendu dans la tour ; six crânes humains s’offrent à l’instant à lui, et un ruisseau de sang coule à ses pieds ; « tyran, lui crie une voix inconnue, sans qu’il puisse distinguer de quelle créature elle émane, voilà ce qui assouvissait tes passions quand tu étais dans le monde, use dans les enfers des mêmes alimens pour tes besoins » ; et Rodrigue, l’orgueilleux Rodrigue, révolté sans être ému, se lève et poursuit sa course ; le ruisseau de sang ne le quitte plus, il s’élargit à mesure que le roi avance, et paraît lui servir de guide dans ces déserts affreux. Rodrigue ne tarde pas à voir errer des ombres sur la surface de ce ruisseau… il les reconnaît, ce sont celles de ces infortunées qu’il avait vu en entrant dans la tour. « Ce fleuve est ton ouvrage, lui crie l’une d’entr’elles, Rodrigue, vois-nous flotter sur notre sang même… sur ce sang malheureux répandu par tes mains, pourquoi refuses-tu d’en boire, puisqu’il te rassasiait sur la terre ? Es-tu donc plus délicat ici que sous les lambris dorés de ton palais ? Ne te plains pas, Rodrigue, le spectacle des crimes du tyran est la punition que lui destine l’éternel ». D’énormes serpens s’élançaient du sein de ce fleuve, et venaient ajouter à l’horreur de ces ombres hideuses, voltigeans sur sa surface. Deux jours entiers Rodrigue cotoya ces rives sanglantes, lorsqu’enfin éclairé par un léger crépuscule, il apperçoit le bout de la plaine ; un immense volcan la bornait, il paraissait impossible de passer outre. À mesure que Rodrigue avance, il est entouré de ruisseaux de laves, il voit 376 des masses énormes, vomies du crater, s’élancer au-delà des nues, il n’est plus guidé que par les flammes qui l’entourent… il est couvert de cendres, à peine peut-il marcher. Dans ce nouvel embarras, Rodrigue appelle son spectre : « Franchis la montagne, lui crie la même voix qui lui avait parlé auparavant, tu trouveras de l’autre côté des êtres auxquels tu pourras parler. Quelle entreprise ! cette montagne brûlante d’où s’exhalent à chaque instant des rochers et des flammes, paraît avoir plus de mille toises de haut, tous les sentiers en étaient bordés de précipices, ou remplis par des laves ; Rodrigue s’encourage, son œil mesure le but, et sa fermeté le lui fait atteindre. Tout ce que les poëtes nous ont peint de l’Ethna, n’est rien, en comparaison des horreurs qu’apperçoit Rodrigue. La bouche de ce gouffre épouvantable avait trois lieues de circonférence. Rodrigue voit pleuvoir sur sa tête des masses énormes prêtes à l’anéantir ; il se hâte de franchir cet horrible foyer, et trouvant de l’autre part une pente assez douce, il la redescend en hâte. Là des troupeaux de bêtes inconnues et d’une monstrueuse grandeur, entourent Rodrigue de toutes parts ; que voulez-vous, demande l’espagnol, êtes-vous ici pour me servir de guide, ou pour m’empêcher de passer outre ? Nous sommes les emblêmes de tes passions, lui crie un léopard énorme, elles t’assaillaient comme nous, elles t’empêchaient comme nous de voir le bout de ta carrière ; dès que tu n’a pu les vaincre, comment triompherais-tu de nous ? c’est encore une de tes 377 passions qui te conduit dans ces lieux infernaux où jamais mortel ne pénétra ; suis-en donc l’impétuosité et vole où la fortune t’appelle ; elle t’attend pour t’y couronner ; mais tu trouveras d’autres ennemis plus dangereux que nous, et dont tu deviendras peut-être la victime ; avance Rodrigue, avance, les fleurs sont sous tes pas, suis cette plaine, encore six cents lieues, et tu verras ce qui est au bout… Infortuné, s’écrie Rodrigue, voilà bien le langage que ces cruelles passions me tenaient dans le monde, elles me flattaient, m’effrayaient tour-à-tour, et j’écoutais leurs malheureuses inspirations, sans jamais pouvoir les comprendre. Rodrigue avance, peu-à-peu le terrein s’abaisse, et le conduit insensiblement à l’entrée d’un souterrain à la porte duquel il trouve une inscription qui lui dit de pénétrer ; mais à mesure qu’il s’y introduit, le chemin se resserre, Rodrigue ne trouve plus qu’un passage d’un pied de largeur, hérissé de pointes de poignards, il en voit de suspendus sur sa tête, il est pressé par toutes ces pointes, à tout instant il se sent blessé, il est inondé de son sang, son courage est prêt à l’abandonner, quand une voix consolatrice l’invite à poursuivre « Tu touches au moment de découvrir le trésor, lui crie cette voix, et la fortune que tu tenteras avec lui, ne dépendra plus alors que de toi. Si l’aiguillon des remords t’eût pressé au milieu des flatteurs qui te corrompaient, s’il t’eût déchiré comme ces pointes qui te pénètrent maintenant, tes finances en règles, et tes trésors remplis, tu ne serais pas exposé aux maux que tu endures, pour en réparer les désordres… Avance, Rodrigue, qu’il ne soit pas dit que ta fierté t’abandonne, et que ton courage te trahisse, 378 ce sont les seules vertus qui te restent ; mets-les en pratique, tu n’es pas loin du terme ». Rodrigue apperçoit enfin un peu de jour, insensiblement la route s’élargit, les pointes disparaissent, et il est à l’embouchure de la caverne, là s’offre un torrent rapide sur lequel il lui devient impossible de ne pas s’embarquer, puisqu’aucun autre chemin ne se présente. Un léger canot se trouve prêt, Rodrigue y monte. Un instant de calme vient adoucir ses infortunes, le canal qu’il parcourt est ombragé des arbres fruitiers les plus agréables ; l’orange, le muscat, la figue, la pêche, la noix de cocos, l’ananas, pendent indistinctement à ses yeux, et lui présentent à l’envie, leur fraîche nourriture ; le monarque en profite, et jouit pendant ce tems des concerts délicieux de mille oiseaux divers qui voltigent sur les branches de ces arbres richement chargés. Mais comme le peu de plaisirs qui lui étaient encore réservés, devaient être mêlés de peines cruelles, et qu’il ne lui arrivait nulle chose qui ne fût l’image de sa vie, rien ne pouvait exprimer la vîtesse de la barque qui lui faisait parcourir ces bords divins. Plus elle avançait et plus sa rapidité s’augmentait. Bientôt des cataractes d’une hauteur prodigieuse se montrent à Rodrigue, il reconnaît la cause de la rapidité de sa marche ; il voit, que frêle jouet du torrent qui l’entraîne, il va tomber dans le plus effrayant abîme ; à peine a-t-il le tems de la réflexion, que sa barque emportée à plus de cinq cents toises de profondeur, se trouve engloutie dans une vallée déserte où jaillissaient avec fracas les eaux qui venaient de 379 le soutenir. Là se fait entendre à lui, cette même voix qui lui parlait de tems en tems. « Ô Rodrigue ! s’écrie-t-elle, tu viens de voir l’image de tes plaisirs passés, ils naissaient devant toi comme ces fruits qui t’ont un instant désaltérés, où ces plaisirs t’ont-ils conduit ? roi superbe, tu le vois, tu t’es précipité comme cette barque dans un abîme de douleurs, dont tu ne sortiras que pour y rentrer bientôt ; suis maintenant la route ténébreuse resserrée par ces deux montagnes dont la cime se perd dans les nues ; au bout du défilé, après avoir fait deux mille lieues, tu trouveras ce que tu désires », Ô juste ciel ! dit Rodrigue, passerai-je donc ma vie dans cette cruelle recherche ! il lui semblait qu’il y avait plus de deux ans qu’il voyageait ainsi dans les entrailles de la terre, quoique depuis son entrée dans la tour, il n’y eût pas encore une semaine. Cependant le ciel qu’il avait continué de voir depuis sa sortie du souterrain, Se couvre insensiblement des voiles les plus obscures, d’affreux éclairs sillonent la nue, la foudre gronde, ses éclats retentissent dans les montagnes élevées qui dominent la route que suit le roi ; on dirait que les élémens sont prêts à se confondre ; à tout moment le feu du ciel frappant les roches d’alentour, en détache des quartiers immenses, qui roulant aux pieds de notre malheureux voyageur, lui offrent sans cesse de nouvelles barrières ; une grêle épouvantable se joint à ces désastres, et vient tellement l’assaillir, qu’il est contraint de s’arrêter ; mille spectres, plus effrayans les uns que les autres, descendent alors des nues enflammées, pour voltiger autour 380 de lui, et chacune de ces ombres offre encore au malheureux Rodrigue l’image de ses victimes. « Tu nous verras sous mille formes diverses, s’écrie l’une d’entr’elles, et nous viendrons déchirer ton cœur, jusqu’à ce qu’il soit devenu la proie des furies qui t’attendent pour nous venger de tes forfaits ». Cependant l’orage redouble, des tourbillons de feu s’élancent à tout instant du ciel, pendant que l’horison est coupé transversalement par des éclairs qui se brisent et se croisent en tous les sens ; la terre même enfante de toutes parts des trombes de feu, qui s’élevant en l’air, retombent en pluies brûlantes, de plus de deux mille toises ; jamais la nature en courroux ne présenta de plus belles horreurs. Rodrigue, la tête à couvert sous une roche, invective le ciel, sans le prier, ni se repentir. Il se lève, il regarde autour de lui, il frémit des désordres qui l’entourent, et n’y trouve qu’un nouveau sujet de blasphême. Être inconséquent et cruel, s’écrie-t-il, en fixant les cieux, pourquoi nous blâmestu, quand l’exemple du trouble et du désastre nous est donné par ta main même ? Mais où suis-je, continue-t-il, en n’appercevant plus de chemin, et que vais-je devenir au milieu de ces ruines ? « Vois cet aigle accroupi sur la roche qui te servait d’asyle, lui crie la voix qu’il est accoutumé d’entendre ; aborde-le, assis-toi sur ses reins, il te portera d’un vol rapide où tes pas se dirigent depuis si longtemps ». Le monarque obéit, dans trois minutes il est au haut des airs. « Rodrigue, lui dit alors le fier oiseau qui le porte, regarde si ton orgueil était juste… voilà toute la terre 381 à tes pieds ; observe le chétif coin du globe où tu dominais, devait-il te rendre orgueilleux de ton rang et de ta puissance ? vois ce que doivent être aux yeux de l’Éternel ces frêles potentats qui se disputent le monde, et souvienstoi que ce n’est qu’à lui qu’il appartient d’exiger les hommages des hommes ». Rodrigue s’élevant toujours, distingue enfin quelquesunes des planètes dont l’espace est rempli ; il reconnaît que la Lune, Vénus, Mercure, Mars, Saturne et Jupiter, auprès desquels il passe, sont des mondes comme la terre. Sublime oiseau, s’écrie-t-il, ces mondes sont-ils habités comme le nôtre ? Ils le sont par des êtres meilleurs, répond l’aigle ; modérés dans leurs passions, ils ne se déchirent point entre eux pour les assouvir ; on n’y voit que des peuples heureux, et l’on n’y connaît point de tyrans. — Et qui donc gouverne ces peuples ? — Leurs vertus : il ne faut ni loix, ni souverains, à qui ne connaît point les vices. — Les peuples de ces mondes sont-ils plus chéris de l’Éternel ? — Tout est égal aux yeux de Dieu ; cette multitude de monde répandue dans l’espace, que produisit un seul acte de sa bienfaisance, qu’un second acte peut détruire, n’augmente ni sa gloire ni sa félicité ; mais si la conduite de ceux qui les habitent lui est indifférente, en est-il moins nécessaire d’être juste ; et la récompense de l’honnête homme, n’est-elle pas toujours dans son cœur ? Peu-à-peu nos voyageurs s’approchèrent du soleil, et sans la vertu magique dont le monarque était entouré, il lui serait devenu impossible de soutenir les rayons qui le dardaient. 382 Combien ce globe lumineux me paraît plus grand que les autres, dit Rodrigue ; donne-moi donc, roi des airs, quelques éclaircissemens sur un astre, où tu vas planer quand tu veux. Ce foyer sublime de lumière, dit l’aigle, est à trente mille lieues de notre globe, et nous ne sommes plus qu’à un million de lieues de son orbite ; vois comme nous nous sommes élevés en peu de temps ; il est un million de fois plus gros que la terre, et ses rayons y arrivent en huit minutes[1] . Cet astre, dont l’approche m’effraie, demanda le roi, a-t-il donc toujours sa même substance ? est-il possible qu’elle soit toujours égale ? Elle ne l’est point, reprit l’aigle ; ce sont les comètes qui tombent de temps en temps dans sa sphère, qui servent à réparer ses forces. Expliquemoi la méchanique céleste de tout ce qui frappe mes regards, continua Rodrigue ; mes prêtres superstitieux et méchans ne m’ont appris que des fables, ils ne m’ont pas dit une vérité. — Et quelle vérité te diraient des fourbes qui ne subsistent que par le mensonge ? Écoute-moi donc, poursuivit l’aigle en volant. Le centre commun vers lequel toutes les planètes gravitent, est presqu’au milieu du soleil ; cet astre gravite vers les planètes ; l’attraction que le soleil exerce sur elles, surpasse celles qu’elles exercent sur lui, autant de fois qu’il les surpasse en quantité de matière ; cet astre sublime change de place à tout moment, à mesure qu’il est plus ou moins attiré par les planètes, et ce léger approchement du soleil rétablit le dérangement que les planètes opèrent les unes sur les autres. Ainsi donc, reprit Rodrigue, le dérangement continuel de cet astre entretient l’ordre dans la nature ; voilà donc le désordre nécessaire au 383 maintien des choses célestes ; si le mal est utile dans le monde, pourquoi veux-tu le réprimer ? et qui assure que de nos désordres journaliers, ne naît pas l’ordre général ? Faible monarque de la plus petite portion de ces planètes, s’écria l’aigle, il ne t’appartient pas de sonder les vues de l’Éternel, encore moins de justifier tes crimes par les loix incompréhensibles de la nature ; ce qui te paraît désordre en elle, n’est peut-être qu’une de ses manières d’arriver à l’ordre ; ne tire de cette probabilité nulle espèce de conséquence en morale ; rien ne prouve que ce qui te choque dans l’examen de la nature, soit véritablement du désordre, et ton expérience te convainc que les crimes de l’homme ne peuvent opérer que le mal. — Et ces étoiles sont-elles aussi habitées ? de combien leur sphère augmente depuis que nous les approchons ! — Ne doute pas que ce ne soient des mondes, et quoique ces globes lumineux se trouvent quatre cent mille fois plus éloignés de la terre, que ne l’est le Soleil, il se trouve encore des astres au-dessus d’eux, qu’il nous est impossible d’appercevoir, qui sont peuplés comme les étoiles, et comme toutes les planètes que tu vois. Mais nous approchons du terme ; je ne m’élèverai plus, dit l’aigle, en redescendant vers la terre ; que tout ce que tu as vu, Rodrigue, te donne une idée de la grandeur de l’Éternel, et vois ce que tes crimes t’ont fait perdre, puisqu’ils te privent à jamais de l’approcher… À ces mots l’aigle s’abat sur la cime d’une des plus hautes montagnes de l’Asie. Nous voilà à mille lieues de l’endroit où je t’ai pris, dit le céleste ami de Jupiter ; descends tout seul cette montagne, c’est à son pied qu’existe ce que tu cherches, et 384 il disparaît aussi-tôt. Rodrigue descend en peu d’heures la roche escarpée sur laquelle l’a déposé l’aigle. Il trouve au bas de la montagne une caverne fermée par une grille que gardaient six géans, de plus de quinze pieds de haut. Que viens-tu faire ici, demanda l’un d’eux ? Emporter l’or qui doit être dans cette caverne, dit Rodrigue. Il faut, avant que tu y parviennes, nous détruire tous les six, reprit le géant. Cette victoire m’effraie peu, répond le roi ; fais-moi prêter des armes. Des écuyers revêtent à l’instant Rodrigue. Le fier espagnol attaque vigoureusement le premier qui se présente, quelques minutes lui suffisent pour en triompher ; un second s’approche, il l’abat de même, et en moins de deux heures, Rodrigue a vaincu tous ses ennemis. Tyran, lui crie l’organe qu’il entendait par fois, jouis de tes derniers lauriers, les succès qui t’attendent en Espagne ne seront pas aussi brillans que ceux-ci ; les destins du sort sont remplis, les trésors de la caverne sont à toi, mais ils ne serviront qu’à ta perte. — Eh quoi ! je n’aurai triomphé que pour être vaincu ? — Cesse de vouloir sonder l’éternel, ses décrets sont immuables ; ils sont incompréhensibles ; sache seulement que les prospérités inattendues, ne sont jamais pour l’homme que les pronostics certains de ses malheurs. La caverne s’ouvre, Rodrigue y voit des millions. Un léger sommeil s’empare de ses sens, et quand il se réveille il se trouve à la porte de la tour enchantée, au milieu de toute sa cour, et de quinze fourgons chargés d’or. Le monarque embrasse ses amis ; il leur dit qu’il est impossible à l’homme d’imaginer tout ce qu’il vient de voir ; il leur 385 demande combien il y a de tems qu’il est absent d’eux. Treize jours, lui répond-on. Ô juste ciel ! dit le roi, il me semble qu’il y a plus de cinq ans que je voyage. En disant cela, il s’élance sur un andalous, et s’éloigne au galop pour regagner Tolède ; mais à peine est-il à cent pas de la tour, qu’un coup de tonnerre se fait entendre ; Rodrigue se retourne ; et voit ce monument antique emporté comme un trait dans les airs ; le roi n’en vole pas moins vers son palais ; il était tems, toutes les provinces soulevées ouvraient déjà les portes de leurs villes aux mores. Rodrigue lève une armée formidable, marche à sa tête aux ennemis, les rencontre auprès de Cordoue, les attaque, et là, se livre un combat qui dura huit jours… combat le plus sanglant sans doute qui se fût jamais vu dans les deux Espagnes ; vingt fois la victoire inconstante promet ses faveurs à Rodrigue, vingt fois elle les lui enlève cruellement. Sur la fin du dernier jour, au moment où Rodrigue ayant rassemblé toutes, ses forces, va peut-être fixer sur lui les lauriers, un héros se présente, il lui propose de se battre corps-à-corps. Qui es tu, lui demande fièrement le roi, pour que je t’accorde cette faveur ? Le chef des Mores, répond le guerrier, je suis las du sang que nous versons ; épargnons-le, Rodrigue, la vie des sujets d’un empire doit-elle être sacrifiée aux faibles intérêts de leurs maîtres ? Que les souverains se battent eux-mêmes, quand des discussions les séparent, et leurs querelles ne seront plus aussi longues ; prends du terrain, fier Espagnol, et viens mesurer ta lance à la mienne ; à celui des deux qui triomphera seront les fruits de la victoire… y consens-tu ? 386 Je suis à toi, répond Rodrigue, j’aime bien mieux n’avoir à vaincre qu’un pareil adversaire, que de lutter plus long-tems contre ces flots innombrables de peuples. — Je ne te parais donc pas redoutable ? — Je ne vis jamais de plus faible ennemi. — Il est vrai que tu m’as déjà vaincu, Rodrigue ; mais tu n’es plus au jour de tes triomphes, tu ne languis plus au fond de ton palais dans le sein de tes indignes voluptés, tu ne verses plus le sang de tes sujets pour les assouvir, tu ne ravis plus l’honneur de leurs filles… À ces mots les deux guerriers prennent champ, les armées ont les yeux sur eux… ils se rapprochent, ils se heurtent avec impétuosité… ils se portent des coups furieux ; Rodrigue est enfin abattu, son valeureux ennemi lui fait mordre la poussière, et se jetant aussi-tôt vers lui : reconnais ton vainqueur avant que d’expirer, Rodrigue, dit le guerrier en relevant son casque. Oh ciel ! dit l’Espagnol. — Tu frémis lâche, ne t’avais-je pas dit que tu reverrais Florinde au dernier instant de ta vie ; le ciel outragé de tes crimes a permis que je sortisse du sein des morts pour venir t’en châtier et terminer tes jours ; vois celle à qui tu as ravis l’honneur, flétrir ta gloire et tes lauriers ; expire, ô trop malheureux prince ! que ton exemple apprenne aux rois de la terre, que c’est à la vertu seule à consolider leur puissance, et que celui qui abuse de son autorité comme toi, trouve tôt ou tard dans la justice du ciel, la punition de ses forfaits. Les Espagnols fuyent, les Mores s’emparent de toutes les places, et telle est l’époque qui les rendit maîtres de l’Espagne, jusqu’à ce qu’une révolution nouvelle, causée 387 par un crime semblable, vînt les en chasser pour jamais. 1. ↑ Il faudrait vingt-cinq ans à un boulet de canon pour parcourir le même espace ; mais tout cela est dans le système de Newton, qui, comme l’on sait, trouve bien des contradicteurs aujourd’hui ; car il faut bien, si nous ne savons rien, avoir au moins l’air d’en savoir plus que ceux qui nous ont précédés. 388 L A U R E N C E E T A N T O N I O, N O U V E L L E I T A L I E N N E. 389 L ES malheurs de la bataille de Pavie, le caractère atroce et fourbe de Ferdinand, la supériorité de Charles-Quint, le crédit singulier de ces fameux marchands de laine, prêts à partager le trône Français, et déjà sur celui de l’église[1] . La situation de Florence assise au centre de l’Italie et paraissant faite pour la dominer ; la réunion de toutes ces causes, en faisant désirer le sceptre de cette capitale, ne semblait — elle pas le destiner plus particulièrement, sans doute, à celui des princes de l’Europe, dont l’éclat était le plus brillant ; Charles-Quint qui le sentait, et que ces vues devaient conduire, se comporta-t-il néanmoins comme il aurait dû, en préférant à dom Philippe, à qui ce trône était si nécessaire pour maintenir ces possessions en Italie, en lui préférant, dis-je, celle de ses bâtardes, qu’il maria à Alexandre de Médicis ? et pouvant rendre son fils duc de Toscane, comment se contenta-t-il de ne donner qu’une princesse à cette belle province ? Mais ni ces événemens, ni le crédit qu’il assurait aux Florentins ne parvinrent à éblouir les Strozzi ; puissans rivaux de leur prince, rien ne leur fit perdre l’espoir de chasser tôt ou tard les Médicis d’un trône, dont ils se supposaient plus dignes, et où ils prétendaient depuis longtemps. Nulle maison, en effet, ne tenait en Toscane un rang plus élevé que celle des Strozzi… qu’une meilleure conduite eût bientôt rendu possesseurs de ce sceptre envié de Florence. 390 Ce fut lors du plus grand éclat de cette famille[2] , lorsque tout prospérait autour d’elle, que Charles Strozzi, frère de celui qui soutenait la splendeur du nom, moins livré aux affaires du gouvernement qu’à ses fougueuses passions, profitait du crédit immense de sa famille pour les assouvir plus impunément. Il est rare que les moyens de la grandeur, en flattant les desirs dans une âme mal née, ne deviennent bientôt ceux du crime ; que n’entreprendra point le scélérat heureux qui se voit au-dessus des loix par sa naissance, qui méprise le Ciel par ses principes, et qui peut tout par ses richesses ? Charles Strozzi, l’un de ces hommes dangereux, à qui rien ne coûte pour se satisfaire, atteignait sa quarantecinquième année, C’est-à-dire, l’âge où les forfaits n’étant plus la suite de l’impétuosité du sang, se raisonnent, se combinent avec plus d’art, et se commettent avec moins de remords. Il venait de perdre sa seconde femme, et l’on était à-peu-près sûr dans Florence, que la première étant morte victime de la multitude des mauvais procédés de cet homme, la seconde devait avoir eu le même sort. Charles avait peu vécu avec cette seconde épouse, mais il avait de la première un fils, pour lors âgé de vingt ans, dont les excellentes qualités dédommageaient cette maison des travers de son second chef, et consolaient Louis Strozzi, l’aîné de la famille, celui qui soutenait la guerre contre les Médicis, et de n’avoir plus lui-même d’épouse et de n’avoir jamais été père. Tout l’espoir de cette illustre race n’existait donc que dans le jeune Antonio, fils de Charles, et neveu de 391 Louis ; on le regardait généralement comme celui qui devait hériter des richesses, et de la gloire des Strozzi, comme celui qui pouvait même régner un jour dans Florence, si la fortune inconstante retirait ses faveurs aux Médicis. On comprend aisément, d’après cela, et combien cet enfant devait être chéri, et quels soins on prenait de son éducation. Rien n’égalait la manière heureuse dont Antonio répondait à ces vues ; vif, pénétrant, plein d’esprit et d’intelligence, n’ayant d’autres torts qu’un peu trop de candeur et de bonne-foi, heureux défaut des belles âmes, très-instruit, d’une figure charmante, nullement corrompu par les mauvais exemples et les dangereux conseils de son père, brûlant du desir de s’immortaliser, enthousiaste de la gloire et de l’honneur ; humain, prudent, généreux, sensible, Antonio, comme on le voit, devait à bien des titres mériter l’estime générale ; et si quelque inquiétude naissait sur lui dans l’esprit de son oncle, c’était de voir un jeune homme aussi rempli de vertus, sous la conduite d’un tel père ; car, Louis, toujours dans les camps, Louis pénétré d’ambition, ne pouvant se charger qu’à peine de ce précieux enfant, l’avait laissé malgré tant de risques, s’élever dans la maison de Charles. Qui le croirait ! le caractère méchant et jaloux de ce mauvais père, ne voyait pas sans une sombre envie, tant de belles qualités chez Antonio ; et dans la crainte d’en être éclipsé tôt ou tard, bien loin de les encourager, il ne tâchait qu’à les flétrir. Ces procédés n’eurent heureusement point de suite, l’excellent naturel d’Antonio le mit à l’abri des 392 séductions de Charles ; il sut distinguer les crimes de son père et les haïr, sans cesser d’aimer celui que ces vices souillaient ; mais sa trop grande confiance, le rendit néanmoins quelquefois dupe d’un homme, qu’il devait à la fois chérir et mésestimer ; le cœur l’emporta souvent sur l’esprit, et voilà ce qui rend les mauvais conseils d’un père si dangereux ; ils séduisent le cœur en domptant la raison, ils s’emparent à la fois de toutes les qualités de l’âme, et l’on est déjà corrompu, croyant n’avoir fait qu’aimer ou qu’obéir. « Mon fils, disait un jour Charles à Antonio, le vrai bonheur n’est point où l’on vous le dit ; qu’attendez-vous de ce vain éclat du parti des armes, où votre oncle veut vous engager ? Cette considération acquise par la gloire, est comme ces feux folets qui trompent le voyageur ; elle séduit l’imagination et n’apporte pas une volupté de plus aux sens ; vous êtes assez riche, mon fils, pour vous passer du trône, laissez aux Médicis le poids fatiguant de l’empire le second de l’état est toujours plus heureux que le premier, rarement les myrthes de l’amour croissent aux pieds du laurier de Mars. Ah ! mon ami, une caresse de Cypris vaut mille fois mieux que toutes les palmes de Bellonne, et ce n’est pas au milieu des camps que la volupté nous enchaîne, le bruit des armes l’effarouche ; le zèle et la valeur, ces fanatiques vertus de l’homme sauvage, en roidissant notre âme contre les séductions du plaisir, lui ôtent cette molesse délicieuse si propre à le goûter ; on a fait le métier d’un barbare, on est inscrit dans des fastes qu’on ne lira jamais ; 393 on a quitté les roses du temple de Cythère, en préférant celui de l’Immortalité, où l’on n’a cueilli que des ronces. Votre fortune surpasse celle d’aucun citoyen ; tous les plaisirs vont vous environner, vous n’aurez d’autre étude que leur choix, et c’est pour les chagrins du sceptre que vous renoncez à tant d’attraits ? Au milieu des soucis de l’administration, s’offrira-t-il une heure à vos amusemens ? et naissons-nous pour d’autres soins que pour ceux du plaisir ? Ah ! crois moi cher Antonio, la pourpre est loin des charmes qu’on lui suppose ; veut-on conserver son éclat, on perd en soucis fâcheux les plus beaux instans de sa vie ; néglige-t-on de le rehausser, nos envieux le flétrissent bientôt ; leurs mains nous arrachent un sceptre que les nôtres ne peuvent plus soutenir ; ainsi toujours entre l’ennui de régner, et la crainte de n’en être pas dignes, nous arrivons au bord du tombeau, sans avoir connu de jouissances ; une nuit obscure nous enveloppe alors comme le dernier de nos sujets, et nous avons follement sacrifié pour y survivre, ce qui sans réussir, nous y plonge avec le remords déchirant d’avoir tout perdu pour des illusions. » Qu’est-ce d’ailleurs que ce fragile empire où tu prétends, mon fils ? les tyrans de Florence peuvent-ils jouer un rôle en Italie, quand ils n’auront d’autre énergie que la leur ? Jette un coup-d’œil rapide sur l’état actuel de l’europe, sur les intérêts de ses rois… sur les rivaux qui nous entourent ; un prince altier[3] veut envahir la monarchie de l’univers… tous les autres doivent s’y opposer, dans cette hipothèse, Florence ne doit-il pas être le 394 premier objet de leurs desirs ? N’est-ce pas des bords de l’Arno, que ce prince ambitieux ou ses concurrens, doivent donner des fers à l’Italie ? Florence sera donc le foyer de la guerre ; son trône, le temple de la discorde. François I er . se relèvera des malheurs de Pavie ; une bataille perdue n’est rien pour les Français ; il rentrera en Italie, il y rentrera avec des troupes si nombreuses, que les Sforces n’imagineront même plus de pouvoir lui disputer le Milanez, il se rendra maître de Florence… Charles-Quint s’y opposera, il sentira la faute qu’il a commise de ne pas assurer ce trône à Dom Philippe, il fera tout pour l’en rendre maître ; que nous restera-t-il contre de si grands intérêts ? le pape ?… Médicis lui-même, et dont les négociations plus dangereuses que les armes, n’auront pour objet que de replacer sa maison dans Florence, en l’asservissant au plus fort ?… Venise, dont la sage politique ne tendant qu’au maintien de l’équilibre en Italie, ne souffrira jamais en Toscane de ces petits souverains qui, toujours à charge dans la balance, et sans en maintenir aucun côté, ne travaillent qu’à faire pencher pour eux l’un ou l’autre. Tout mon fils, tout nous suscitera des ennemis, ils éclôront de toutes parts, sans qu’aucun allié se présente ; nous aurons ruiné notre fortune, écrasé notre maison pour ne plus nous trouver dans Florence un jour, que les plus faibles et les moins opulens… Laisse donc là tes chimères, te dis-je, et ramenant tes desirs sur des objets d’une possession plus facile et plus agréable, vole publier dans les bras du plaisir, la folle ambition de tes vastes desseins ». 395 Mais ces discours, ni d’autres plus dangereux encore, parce qu’ils avaient pour but les mœurs, ou la religion, ne parvenaient à corrompre Antonio ; il plaisantait sur les sentimens de son père, et le suppliait de lui permettre de ne pas s’y rendre, l’assurant que, si jamais il parvenait au trône, il saurait s’y maintenir avec tant d’art et de sagesse, que ce serait lui qui illustrerait la couronne, bien plus qu’il n’en recevrait d’éclat. Alors Charles employait d’autres moyens pour ternir des vertus qui l’éblouissaient ; il tendait des piéges aux sens d’Antonio, il l’entourait de tout ce qu’il croyait susceptible de le séduire plus certainement ; il le plongeait de sa main même, dans un océan de voluptés, l’encourageait à ces désordres par des leçons et des exemples. Antonio jeune et crédule, cédait un instant par faiblesse, et la gloire se ranimant bientôt dans son âme fière, dès que le calme des passions le rendait à lui-même, il secouait avec horreur toutes les entraves de la mollesse, et retournait vaincre auprès de Louis. Un motif plus puissant encore que l’ambition, entretenait dans le cœur d’Antonio le soin des mœurs et le goût des vertus ; qui ne connaît les ; miracles de l’amour ! L’intérêt des Pazzi s’accordait fort aux sentimens d’Antonio pour l’héritière de cette maison, également rivale des Médicis ; et pour fortifier le parti des Strozzi, et pour culbuter plus aisément les ennemis communs, on ne demandait pas mieux que d’accorder à Antonio, Laurence, cette héritière, dont notre jeune héros était aimé dès ses plus tendres ans, et qu’il adorait lui-même depuis que son jeune 396 cœur avait su parler. Fallait-il voler aux combats, c’était des mains de Laurence qu’Antonio recevait des armes ; ces mêmes mains couvraient Antonio de lauriers, dès qu’il en avait su cueillir ; un seul mot de Laurence enflammait Antonio, il eut conquis pour elle la couronne du monde, qu’en la plaçant à ses genoux, il n’aurait encore cru rien faire. Laurence réunissant sur sa tête tous les biens des Pazzi, que de nouveaux titres acquéraient les Strozzi par ces liens ! ils furent donc décidés. Peu après, cette belle fille, qui n’avait encore que treize ans, perdit son père, et comme elle n’avait plus de mère depuis long-temps, que Louis, toujours à l’armée, ne pouvait se charger de cette précieuse nièce, on ne trouva rien de mieux que d’achever son éducation dans le palais de Charles, où plus rapprochée de son mari futur, elle serait à même d’acquérir les talens, les vertus qui pourraient plaire à celui dont elle allait partager le sort, et d’entretenir dans ce jeune cœur les sentimens d’amour et de gloire qu’elle y avait nourris jusqu’alors. L’héritière des Pazzi est donc aussi-tôt conduite chez son beau-père, et là, voyant tous les jours Antonio, elle se livre, plus qu’elle n’avait fait encore, aux sentimens délicieux que les charmes de ce jeune guerrier avaient fait naître dans son cœur. Cependant il faut se séparer ; Mars appelle son enfant chéri, Antonio doit aller combattre ; il n’a pas encore assez cueilli de palmes pour être digne de Laurence ; c’est sur les ailes de la gloire qu’il veut être couronné par l’hymen ; de 397 son côté, Laurence est trop jeune pour subir les loix de ce dieu, tout nécessite donc des délais. Mais quelqu’empire que l’ambition ait sur Antonio, il ne peut s’arracher sans des larmes, et Laurence ne voit point partir son amant sans en verser de bien amères. Ô ! maîtresse adorée de mon cœur, s’écrie Antonio en ce fatal instant, pourquoi faut-il que d’autres soins que ceux de vous plaire, m’enlèvent au bonheur d’être à vous ? Ce cœur où j’aspire à régner bien plus que sur aucun peuple, me suivra-t-il au moins dans mes conquêtes ? et plaindrez-vous votre amant, si des revers, imprésumables alors que l’on combat pour vous, viennent à ralentir un instant ses succès ? Antonio, répondait modestement, Laurence, en tournant ses beaux yeux remplis de larmes sur ceux de l’objet de sa flamme, douteriez-vous d’un cœur qui doit vous appartenir à jamais ?… Que ne me conduisez-vous sur vos traces, perpétuellement sous vos regards, ou combattant à vos côtés, en vous prouvant si je suis digne de vous, j’allumerais bien mieux ce flambeau de la gloire qui va guider vos pas : ah ! ne nous quittons point, Antonio, j’ose vous en conjurer ; le bonheur ne peut exister pour moi qu’où vous êtes. Antonio tombant aux pieds de sa maîtresse, ose mouiller de ses pleurs les belles mains qu’il couvre de baisers ; non, dit-il à Laurence, non, ma chère âme, restez près de mon père ; mes devoirs, votre âge, tout l’exige… il le faut ; mais aimez-moi, Laurence, jurez-moi, comme si nous étions déjà aux pieds des autels, cette fidélité qui doit me rendre 398 heureux, et mon cœur plus tranquille, n’écoutant plus que ses devoirs, me fera voler où sa voix m’appelle avec un peu moins de douleur. — Eh ! quels sermens faut-il que je vous fasse, ne les lisez-vous pas tous dans cette âme, qui n’est enflammée que pour vous ?… Antonio, si une seule pensée étrangère pouvait l’occuper un instant, bannissez-moi pour jamais de vos yeux, et que jamais Laurence ne soit l’épouse d’Antonio. — Ces discours flatteurs me rassurent, j’y crois, Laurence, et pars moins agité. — Allez, Strozzi, allez combattre, allez, puisqu’il le faut, chercher d’autres douceurs que celles que ma tendresse vous prépare ; mais croyez que toutes les jouissances de la gloire qui vont enivrer votre cœur, ne le flatteront jamais autant que le mien l’est, par l’espérance d’être bientôt digne de vous ; et s’il est vrai que vous m’aimiez, Antonio, n’affrontez pas des dangers inutiles ; songez que ce sont mes jours que vous allez exposer dans les combats, et qu’après le malheur de vous avoir perdu, je n’existerais pas un instant. — Eh bien ! je le ménagerai ce sang qui doit brûler pour vous ; enflammé par l’amour et la gloire, je renoncerais plutôt à celle-ci, que je n’immolerai cet amour, où je puise mon bonheur et ma vie ; et voyant sa maîtresse en larmes, calmetoi, Laurence, calme-toi, je reviendrai triomphant et fidèle, et les baisers de ta bouche de rose récompenseront à-la-fois l’amant et le vainqueur. Antonio s’arrache, et Laurence est évanouie dans les bras de ses femmes ; elle croit encore dans son délire entendre les accens flatteurs qui viennent de l’enchanter… elle étend ses bras, ne saisit qu’une ombre, et retombe dans les plus violens accès de la douleur. 399 Avec l’âme que l’on connaît à Charles Strozzi, avec ses principes et ses passions, il est aisé de sentir qu’il ne fut pas maître de la jeune beauté qu’on avait eu l’imprudence de laisser dans ses mains, sans concevoir au même instant le projet barbare de l’enlever à son fils. Eh ! qui sans l’adorer, pouvait en effet voir Laurence ? Quel être eût pu résister à la flamme de ses grands yeux noirs, où la volupté même avait choisi son temple ?… Accours, fils de Vénus, prête-moi ton flambeau, pour tracer, si je puis, des rayons dont il brûle, les séduisans appas que tu plaças dans elle ; fais entendre toi-même les accens qu’il me faut employer pour offrir une idée des attraits dont ta puissance l’embellit ; peindrais-je, hélas ! sans ton secours, cette taille souple et déliée que tu dérobas chez les Grâces ? esquisserai-je ce sourire fin où régnait la pudeur à côté du plaisir ?… verra-t-on, sans tes soins, les roses de son teint s’animer au milieu des lys ? ces cheveux du plus beau blond flotter au bas de sa ceinture… cet intérêt dans tout l’ensemble, qui dispose si bien à ton culte… oui, Dieu puissant, inspire-moi, mets dans mes mains le pinceau d’Apelles, guidé par tes doigts délicats… c’est ton ouvrage que je veux rendre… c’est Hébé enchaînant les dieux, ou plutôt c’est toi-même, amour, caché par coquéterie sous les traits de la plus belle des femmes, pour mieux connaître ton empire et l’exercer plus sûrement. Charles, enivré du poison séduisant qu’il a puisé dans les yeux de Laurence, ne songe plus qu’à troubler le bonheur du malheureux qu’il a mis au jour. L’horreur de ce projet 400 inquiète peu Strozzi ; ce n’est pas avec son âme qu’on peut être effrayé du crime ; cependant il se déguise ; la ruse est l’art du scélérat, elle est le moyen de tous ses forfaits. Les premiers soins de Charles sont de consoler Laurence ; cette innocente fille témoigne de la gratitude à des bontés qu’elle croit sincères, et loin du motif qui les inspire, elle ne songe qu’à en rendre grâces. Strozzi voit bien que ce n’est pas à son âge qu’il détruira dans cette jeune fille les sentimens qu’a fait naître son fils ; il révoltera s’il parle d’amour ; il faut donc user de finesse. La première idée qui s’offre à l’esprit de Charles, est d’employer avec cette belle personne une partie des séductions dont il a fait usage avec son fils, quand il a voulu le détourner de la gloire : des fêtes se donnent journellement dans son palais ; Charles a soin d’y réunir tout ce que la jeunesse de Florence peut offrir de plus délicieux ; elle ne peut m’aimer, se disait-il, mais si elle en aime un autre que mon fils, voilà une diversion déjà favorable pour moi, voilà un outrage aux sentimens qu’elle lui a jurés, et de ce moment une facilité qu’elle m’offre pour l’entraîner dans d’autres travers. Même distraction dans l’intérieur, Laurence n’était servie que par les pages de, Charles, et on avait soin de l’entourer des plus beaux[4] . Parmi ceux-ci, un préféré par Charles, âgé de seize ans, et qu’on nommait Urbain, parut bien innocemment fixer un peu plus les regards de Laurence. Urbain était d’une figure délicieuse, l’air de la santé et de l’embonpoint, quoique sa taille et tous ses membres fussent d’une régularité parfaite ; il avait de l’esprit, de la gentillesse, de l’effronterie, et tout 401 cela mêlé de tant de grâces, qu’on lui pardonnait toujours tout : sa vivacité, ses saillies, la plaisante tournure de son imagination, amusèrent Laurence… Bien éloignée de prendre garde à ses autres charmes, et c’était à lui qu’elle devait les premiers ris qu’on eût vu sur ses lèvres depuis l’absence d’Antonio. Urbain reçoit aussi-tôt l’ordre de Charles de voler audevant des desirs de Laurence… Plais-lui, fais-lui ta cour… va plus loin, dit le perfide Strozzi, ta fortune est faite, si tu peux l’enflammer… Écoute-moi, mon cher Urbain, je vais t’ouvrir mon cœur ; quoique jeune, je connais ta discrétion, et tu dois savoir combien je t’aime ; il s’agit de me servir ; le mariage qu’on m’a proposé pour Antonio me déplaît, il n’y a d’autres façons de le rompre que de lui enlever le cœur de Laurence ; fais réussir ce projet, fais-toi chérir de la maîtresse de mon fils, et je te rends un des plus grands seigneurs de Toscane ; ta naissance est élevée, tu peux, comme mon fils, prétendre à la main de Laurence… séduislà, tu l’épouses, mais que sa défaite soit constatée ; pourraije té la donner sans cela ?… il faut qu’elle succombe… n’achève pas cependant ta conquête sans me prévenir… Dès que Laurence aura cédé… aussi-tôt que tu te seras rendu maître de sa personne, entraîne-là dans un de ces cabinets qui entourent mon appartement… tu m’avertiras… je serai témoin de ta victoire… Laurence, confondue, sera forcée de te donner la main… et si tout réussit… si tu sais joindre l’adresse à la témérité… ah ! cher Urbain, quel bonheur sera ta récompense. 402 Il était difficile que de tels discours ne produisissent pas les plus grands effets sur un enfant de l’âge et du caractère d’Urbain ; il se jette aux pieds de son maître, il le comble de remerciemens, il lui avoue qu’il n’a pas attendu jusqu’à présent à ressentir pour Laurence la flamme la plus vive, et que le plus beau de ses jours sera celui où cette passion se couronnera. Eh bien ! dit Charles, travailles-y, sois assuré de ma protection ; ne négligeons rien de ce qui peut assurer des desseins qui te flattent, et qui font de même le plus doux espoir de ma vie. Charles, malgré ce premier succès, comprit qu’il fallait mettre en jeu plus d’un ressort ; après avoir sondé plusieurs des femmes de Laurence, il démêla que celle dont il devait le plus attendre, était une certaine Camille, première duègne de la jeune Pazzi, et qu’elle avait près d’elle depuis le berceau. Camille était belle encore, elle pouvait inspirer des desirs ; il était vraisemblable qu’elle se rendrait à ceux de son maître. Strozzi, dont le suprême talent était la connaissance la plus profonde du cœur humain… Strozzi, qui savait que la meilleure manière de faire accepter la complicité d’un crime à une femme, était de, l’avoir, n’attaqua d’abord Camille que dans cette première intention ; l’or, plus puissant encore que ses discours, la lui amena bientôt. Par un hazard des plus heureux pour Charles, l’âme de cette détestable créature était aussi noire, aussi perverse que celle de Strozzi ; ce que l’une enfantait, l’autre se faisait un charme de l’exécuter : l’on eut dit que ces cœurs horribles étaient l’ouvrage de l’Enfer. 403 Camille n’avait nulle raison de jalousie qui pût légitimer les horreurs dont elle consentait à se charger ; n’ayant jamais été dans le cas d’aucune rivalité avec sa maîtresse, pourquoi l’aurait-elle enviée ? Mais on proposait à Camille des atrocités, il n’en fallait pas davantage pour une femme qui, de son propre aveu, n’était jamais plus contente que quand on la mettait à même de mal faire. Strozzi parfaitement au fait du caractère de ce monstre, ne lui cache plus que son plan est d’abuser de Laurence ; que ce dessein, au reste, n’alarme point Camille, c’est une simple fantaisie qui n’empêchera pas Charles de laisser à la fidelle duègne l’entière possession de son amour. Camille effrayée d’abord, se rassure néanmoins après ; elle desire le cœur de Strozzi, sans doute ; mais comme c’est bien plutôt par intérêt ou méchanceté que par délicatesse, dès que Charles satisfait l’une de ces passions et amuse l’autre, les sentimens qu’il aura vraiment pour elle, l’intéressent moins ; qu’on lui commande des horreurs, et qu’on la paie, Camille est la plus heureuse des femmes. Strozzi parle du projet de faire séduire Laurence par le jeune page ; Camille approuve ce plan, elle répond de le suivre, et l’on ne songe plus qu’à l’exécution. Chaque soir dans l’appartement de Charles se tenaient des assemblées secrètes sur la manière de tendre ou de diriger les pièges concertés ; on se rendait compte des différentes entreprises, on combinait de nouvelles ruses ; Urbain, Camille, sont les principaux agens de ces perfides négociations, où les furies président à côté des bacchantes. 404 Que d’écueils pour la malheureuse Pazzi ! sa candeur… sa naïveté… sa franchise… son extrême confiance, y résisteront-elles ?… Est-ce la vertu qui désarme le crime ? ne l’irrite-t-elle pas, au contraire, soit en lui donnant plus de moyens de s’exercer, soit en raison de la hauteur (les barrières qu’elle lui présente ? quel dieu préservera donc Laurence de tant de trames ourdies pour l’entraîner dans l’abîme ! Urbain fit bientôt valoir tous ses charmes et tous les agrémens de son esprit ; mais quand au lieu d’amuser, il s’avisa de vouloir plaire… il ne réussit pas ; eh ! quel autre qu’Antonio pouvait régner dans le cœur de Laurence ? Ce cœur honnête et délicat, qui trouvait sa félicité dans ses devoirs, pouvait-il un moment s’éloigner de son objet ? Cette innocente fille n’eût pas même l’air de s’appercevoir qu’Urbain eût d’autre desir que celui de la distraire ; il est du caractère de la vertu de ne jamais soupçonner le mal. Charles s’était flatté de réussir avant l’époque convenue, du mariage d’Antonio… il se trompa ; l’envie de ne rien brusquer, pour mieux assurer ses succès, lui avait fait perdre beaucoup de tems. Antonio revint ; Louis l’accompagnait ; Laurence avait atteint l’âge prescrit ; elle entrait dans sa quatorzième année, le mariage se consomma. S’il est difficile de peindre la joie naïve de Laurence, en se trouvant au comble de ses vœux… l’excessif transport d’Antonio… le contentement de Louis, il l’est sans doute davantage d’exprimer la douleur de Charles, en voyant que toutes les démarches qui devaient assurer son crime, allaient devenir bien plus difficiles à présent ?… Laurence au 405 pouvoir d’un époux, dépendrait elle aussi intimement de lui ? mais les obstacles enflamment les scélérats, Charles n’en devint que plus furieux, et jamais la perte de sa belle fille ne fut plus constamment jurée. L’ascendant des Médicis l’emportant toujours dans Florence, il fallut donc qu’Antonio renonça aux douceurs de l’hymen pour aller combattre encore. Louis presse luimême son neveu ; il lui représente qu’il ne peut se passer de lui, et qu’il n’est point de raisons personnelles qui doivent lui faire négliger les intérêts généraux. Ah ciel ! je vous perds une seconde fois, Antonio, s’écria Laurence ; à peine connaissons-nous le bonheur, qu’on se plaît à nous séparer ! Hélas ! qui sait si le sort nous sera toujours favorable ?… il vous a déjà préservé, j’en conviens, mais vous comblera-t-il toujours de ses dons ? Ah ! Strozzi, Strozzi, je ne sais, mille affreux pressentimens que je n’éprouvais pas à notre première séparation, viennent m’alarmer aujourd’hui, j’entrevois des malheurs prêts à fondre sur nous, sans qu’il me soit possible de discerner la main qui doit s’appesantir… Antonio, m’aimeras-tu toujours ?… songe que tu dois bien plus maintenant à l’épouse, que tu ne devais jadis à l’amante… Que de titres t’enchaînent à moi… — Qui les sent mieux que ton époux, Laurence, multiplie les sans cesse à mes yeux tous ces droits enchanteurs, et mon âme encore plus exigeante t’en découvrira de nouveaux. — Mais Strozzi, pourquoi nous quitter cette fois ; ce qui ne se pouvait l’an passé, n’a plus aujourd’hui nul obstacle, ne suis-je pas ton épouse ? 406 quelque chose au monde peut-il m’empêcher d’être auprès de toi ? — Le tumulte et le danger des camps, conviennentils à ton sexe, à ton âge ?… Non chère âme, non, demeure, cette absence-ci sera moins longue que l’autre, une campagne va décider du succès de nos armes, nous sommes pour jamais anéantis, ou nous régnons avant six mois. Laurence accompagna son époux jusqu’à San-Giovan, peu distant du quartier de Louis, continuant de l’assurer toujours qu’elle présageait des malheurs qu’il lui était impossible de désigner… lui disant qu’un voile obscur s’étendait pour elle sur l’avenir, sans qu’elle pût le percer. À ces sombres idées, les pleurs de la jeune épouse d’Antonio coulaient avec abondance, et c’est ainsi qu’elle se se sépara de tout ce qu’elle aimait au monde. La pieuse Laurence ne voulut pas quitter les environs de la célèbre abbaye de Valombroza, sans y aller faire un vœu pour les succès des armes de son mari. En arrivant dans cette ténébreuse retraite, située au fond d’une forêt obscure où pénètrent à peine les rayons du soleil… où tout inspire cette sorte de terreur religieuse qui plaît tant aux âmes sensibles, Laurence ne put s’empêcher de répandre de nouvelles larmes, elles inondèrent l’autel du Dieu qu’elle allait implorer… Là, au sein des pleurs et de la douleur, prosternée près du sanctuaire, ses cheveux flottans en désordre, ses deux bras élevés vers le ciel… la componction, l’attendrissement, prêtant à ses beaux traits plus d’intérêt encore ; là, dis-je, il semble que cette sublime créature élancée vers son Dieu, reçoive des rayons de ce 407 même Dieu saint, les vertus qui la caractérisent… On eut accusé l’éternel d’injustice, Ah s’il n’eût pas exaucé les vœux de l’ange céleste, où se peignait aussi bien son image. Charles qui avait accompagné sa belle fille, mais qui plein de mépris pour ces actes pieux, n’avait pas même voulu pénétrer au temple, après avoir chassé dans les environs, vint la reprendre et la conduisit à une terre qu’il possédait assez près de là dans une situation plus agreste encore. Il avait été convenu que l’été se passerait dans cette maison ; les troubles qui allaient agiter Florence, en rendaient l’habitation dangereuse ; cette solitude, d’ailleurs, était du goût de Charles. Le crime se plaît dans ces sites affreux, l’obscurité des vallons, le sombre imposant des forêts, en enveloppant un coupable des ombres du mystère, semblent le disposer plus énergiquement aux complots qu’il médite ; l’espèce d’horreur que ces situations jettent dans l’âme, l’entraîne à des actions, ayant cette même teinte de désordre qu’imprime la nature à ces lieux effrayans ; on dirait que la main de cette incompréhensible nature, veuille asservir tout ce qui vient la contempler dans ses caprices… aux mêmes irrégularités qu’elle présente. Oh dieu ! quel désert, dit Laurence effrayée, en appercevant un amas de tours au fond d’un précipice, tellement couronné de sapins et de mélèzes[5] que l’air y circulait à peine, y a-t-il, poursuivit-elle, d’autres êtres que des bêtes féroces qui puissent habiter ce séjour ? que les abords ne vous révoltent pas, répondit Charles, les dedans vous dédommageront. 408 Après bien des peines et des fatigues, puisqu’aucune voiture ne pouvait parvenir dans ce lieu, Laurence y arrive enfin, et reconnaît qu’effectivement rien ne manque dans ce séjour solitaire, de tout ce qui peut y rendre la vie agréable ; une fois descendu dans ce bassin, indépendamment d’un château commode et parfaitement meublé, on trouvait des parterres, des bosquets, des potagers et des pièces d’eau[6] . Les premiers instans se passèrent à s’établir ; mais l’épouse d’Antonio, quoiqu’au milieu du luxe et de l’abondance, ne voyant absolument personne venir dans ce réduit obscur, s’apperçut promptement que sa retraite n’était qu’une honnête prison ; elle témoigne un peu d’inquiétude, Charles allègue les malheurs du tems, les difficultés, le danger des chemins… la décence qui paraît exiger que pendant qu’Antonio est à l’armée sa femme vive dans la solitude… Cet ennui s’égayera pourtant, dit Charles avec fausseté ; vous le voyez, ma fille, je n’ai rien épargné de ce qui peut vous plaire ; Camille qui vous est attachée, Urbain qui vous amuse, sont du voyage et s’empressent à vous prévenir… Vos desseins… votre guittare, un assez bon nombre de livres, parmi lesquels je n’ai point oublié Pétrarque que vous chérissez, tout est ici… tout va servir à vous distraire, et six mois s’écoulent bien vîte. Laurence s’informe des moyens d’écrire à son mari. Vous me donnerez vos lettres, répond Charles, et chaque semaine elles partiront dans mon paquet. Cet arrangement qui paraissait gêner les pensées de Laurence, fut très-éloigné de lui plaire ; elle n’en témoigna pourtant rien… Dans le fait, 409 elle n’avait point encore à se plaindre ; elle dissimula donc et les jours s’écoulèrent. Tout reprit le même cours que dans la capitale ; mais l’extrême pudeur de Laurence s’alarma promptement des libertés d’Urbain ; vivement excité par son maître, et bien autant sans doute par ses propres dispositions, l’imprudent page avait enfin osé convenir de ses feux ; cette hardiesse surprit étonnamment l’épouse d’Antonio ; vivement alarmée, elle vole aussitôt vers Charles, elle lui porte les plaintes les plus amères contre Urbain… Strozzi l’écoute d’abord avec attention… « Ma chère fille, lui dit-il ensuite, je crois que vous mettez trop d’importance à des dissipations conseillées par moi-même. Considérez tout cela avec infiniment plus de philosophie ; vous êtes jeune, ardente, dans l’âge des plaisirs, votre époux est absent ; ah ! chère fille, ne portez pas si loin une sévérité de mœurs, dont vous ne recueillerez que des privations ; la leçon d’Urbain est faite, mon enfant, vous ne courez avec lui nuls dangers. À l’égard de la lésion bizarre que vous craignez de faire aux sentimens dus à votre époux, elle est nulle ; un mal qu’on ignore n’affecte jamais ; m’alléguerez-vous l’amour ? mais la satisfaction d’un besoin n’outrage en rien des sentimens moraux, réservez pour votre époux tout ce qui tient à la métaphysique de l’amour, et qu’Urbain jouisse du reste ; je dis plus, quand même l’image de cet époux chéri, viendrait à s’oublier, quand même les plaisirs goûtés avec Urbain, parviendraient à éteindre l’amour, que vous conservez follement pour un être, que les dangers de la guerre vous 410 raviront peut-être au premier moment, où serait donc le crime à cela ? Eh Laurence !… Laurence, votre époux même instruit de tout, serait le premier à vous dire, que la plus grande de toutes les folies est de resserrer entre soi des desirs, qui, étendus… qui, multipliés, peuvent, de deux captifs volontaires, former les êtres les plus libres et les plus heureux de ce monde ». L’infâme, profitant alors du désordre que jette son affreux discours dans l’âme vertueuse de cette intéressante créature, ouvre un cabinet dans lequel est Urbain ; tenez, s’écrie-t-il, femme trop crédule vous avez reçu de ma main un mari qui ne saurait vous satisfaire, acceptez pour vous consoler, un amant capable de tout réparer ; et l’indigne page s’élançant aussi-tôt sur la triste et vertueuse épouse d’Antonio, veut la contraindre aux dernier excès… Malheureux, s’écrie Laurence, en rejetant Urbain avec horreur, fuis loin de moi, si tu ne veux courir le risque de tes jours… et vous, mon père… vous de qui je devais attendre d’autres conseils… vous qui deviez guider mes pas dans la carrière de la vertu… vous que je venais implorer contre les attentats de ce misérable… Je ne vous demande plus qu’une faveur… laissez-moi sortir dans l’instant de cette maison que je déteste ; j’irai trouver mon époux dans les champs de la Toscane… j’irai partager son sort, et quelque soient les périls qui me menacent, ils seront toujours moins horribles que ceux dont je me vois entourée chez vous ; mais Charles furieux, se jetant au travers de la porte où la jeune femme s’élançait pour fuir… Non, lui dit-il, non créature aveuglée, 411 tu ne sortiras point de cet appartement, qu’Urbain ne soit satisfait ; et le page enhardi, renouvelle ses indignes efforts, lorsque tout-à-coup un mouvement involontaire l’arrête… il considère Laurence… il n’ose achever… il est ému ; il verse des larmes… Merveilleux ascendant de la vertu… Urbain tombe aux pieds de celle qu’on veut lui faire outrager, il ne peut que lui demander grâce… il n’a que la force d’implorer son pardon… Strozzi s’emporte sors, dit-il à son page, vas porter loin de chez moi tes remords et ta timidité, et vous madame, préparez-vous à tous les effets de mon ressentiment ; mais cette interressante femme à qui la vertu prête des forces, se réfugie dans une embrazure, en s’armant du poignard de Strozzi, imprudemment laissé sur une table…… Approche, monstre, lui dit-elle, approche, si tu l’oses à présent, mes premiers coups seront pour toi, les seconds m’arracheront le jour. Une aussi courageuse action dans une femme qui touchait à peine à sa seizième année, en impose totalement à Strozzi ; il n’était pas encore le maître de sa belle-fille, comme il espérait de le devenir un jour ; il se calme, ou plutôt il feint. Quittez cette arme, Laurence, dit-il avec sang-froid, quittez-là je vous l’ordonne par l’autorité que j’ai sur vous… et lui ouvrant la porte de l’appartement… sortez, madame, continua-t-il, sortez, vous êtes libre, je vous donne ma foi, de ne plus vous contraindre… je me trompais, il est des âmes à la félicité desquelles il ne faut jamais travailler, trop de préjugés les offusquent, il faut les y laisser languir ; sortez, vous dis-je, et laissez cette arme. Laurence obéit sans répondre, et dès 412 qu’elle a franchi la porte de cet appartement fatal, elle jette le poignard et rentre chez elle. L’unique consolation de cette malheureuse en de semblables crises, était la perfide Camille, point encore démasquée aux yeux de sa maîtresse ; elle se jette dans les bras de cette créature ; elle lui raconte ce qui s’est passé, fond en larmes, et conjure sa duegne de tout mettre en usage pour faire parvenir secrètement une lettre à son mari ; Camille enchantée de prouver son zèle à Charles en trahissant aussi-tôt Laurence, se charge de la commission ; mais cette charmante femme trop circonspecte pour accuser le père de son époux, se plaint seulement à Antonio du mortel ennui qui la dévore dans la maison de Charles ; elle peint le desir qu’elle a d’en être dehors, la nécessité dont il serait qu’elle pût l’aller joindre à l’instant, ou qu’il vint au moins la voir un seul jour. Cette lettre n’est pas plutôt écrite, qu’elle est remise à Charles par Camille ; Strozzi l’ouvre avec précipitation, et ne peut s’empêcher, malgré toute sa fureur, d’admirer la sage retenue de cette jeune personne, qui vivement outragée sans doute, n’ose pourtant pas nommer son persécuteur. Il brûle la lettre de sa belle-fille, et en écrit promptement une à Antonio d’un style bien différent. « Venez aussi-tôt ma lettre reçue, disait-il à son fils, pas un moment à perdre, vous êtes trahi, et vous l’êtes par le serpent que j’ai moi-même nourri dans ma maison. Votre rival est Urbain… ce fils d’un de nos alliés, qui fut élevé près de vous, et presqu’avec les mêmes égards ; je n’ai osé 413 le punir, la circonstance était trop délicate…… Ce crime m’étonne et me révolte à tel point que j’imagine quelquefois me tromper ; accourez-donc… venez tout éclaircir ; vous arriverez mystérieusement chez moi… vous éviterez tous les yeux, et j’offrirai moi-même aux vôtres, l’affreux tableau de votre déshonneur,… mais ménagez cette infidelle, c’est la seule grâce que je vous demande ; elle est faible, elle est jeune, je ne suis irrité que contre Urbain, c’est sur lui seul qu’il faut que notre vengeance éclate ». Un courrier vole au camp de Louis, et pendant l’intervalle, Strozzi achève de préparer ses ruses. D’abord il console Laurence, il la flatte… et grâce à son art séducteur, il lui persuade que tout ce qu’il a fait, n’est que pour éprouver sa vertu, et la placer dans un plus grand jour… Quel triomphe pour ton mari, Laurence, quand il apprendra ta conduite… Ah ! ne doute pas, chère enfant, de l’extrême plaisir qu’elle m’a fait ; puissent tous les époux avoir des femmes qui te ressemblent, et l’amour conjugal, le plus beau présent de la divinité, rendrait bientôt tous les hommes heureux. Rien n’est confiant comme la jeunesse, rien n’est crédule comme la vertu ; la jeune épouse d’Antonio se jette aux pieds de son beau-père, elle lui demande pardon de ce qui a pu lui échapper de trop violent dans sa défense ; Charles l’embrasse, et voulant encore mieux sonder ce jeune cœur, il demande à sa fille, si elle n’a point écrit à Antonio ; mon père, répond Laurence, avec cette candeur qui la fait adorer, 414 … puis-je vous cacher quelque chose ? Oui, j’ai fait partir une lettre, j’en ai chargé Camille. — Elle aurait dû m’en faire part. — Ne la réprimandez-pas de son zèle pour moi. — Je la gronderai de sa discrétion. — Je vous demande sa grâce. — Elle est accordée, Laurence ;… et dans cette lettre ? — Je prie Antonio de revenir, ou de me permettre de l’aller joindre ; mais aucune plainte de cette scène, dont j’ignorais la cause, et dont je ne puis me cacher à présent. — Nous ne lui en ferons point un mystère, ma fille, il faut qu’il connaisse votre amour, il faut qu’il soit instruit de son triomphe. Tout s’appaise, et la plus grande intelligence règne maintenant dans une maison que venaient de troubler tant de désordres ; mais ce calme ne devait pas régner longtemps, l’âme des scélérats laisse-t-elle respirer en paix la vertu ? Semblables aux flots d’une mer inconstante, il faut que ses crimes perpétuels bouleversent tout ce qui ose se confier sur son élément, et ce n’est qu’au fond du tombeau que l’innocence trouve un port assuré, aux écueils sans nombre de cet océan dangereux. Charles machinait à-la-fois, et tout ce qui pouvait légitimer l’accusation dont il venait de charger l’épouse de son fils, et tout ce qui pouvait le débarrasser en même temps d’un complice timide, dont il voyait bien qu’il avait à se défier. Le machiavélisme commençait à faire des progrès en Toscane ; ce système[7] enfanté dans Florence, devait commencer par séduire les habitans de cette ville ; Charles était un de ses plus grands sectateurs, et à moins qu’il ne fût 415 obligé de feindre, il en affichait toujours les maximes. Il avait lu dans ce grand systême de politique : « Qu’il fallait amadouer les hommes, ou les sacrifier, parce qu’ils se vengent des légères offenses, et qu’ils ne peuvent se venger lorsqu’ils sont morts[8] ». Il avait lu dans les discours du même auteur[9] , « que l’affection du complice doit être bien grande, si le danger où il s’expose ne lui paraît encore plus grand, qu’en conséquence, il fallait donc, ou ne choisir que des complices intimement liés à soi, ou s’en défaire dès qu’on s’en était servi ». Charles, partant de ces funestes principes, donne donc des ordres analogues ; il s’assure de Camille, r’enflamme le zèle d’Urbain, l’encourage par le nouvel espoir des plus sublimes récompenses, et laisse arriver Antonio. Le jeune époux effrayé, accourt à la hâte ; un instant de calme le lui permet ; il entre de nuit chez Charles, et se jette en pleurant dans ses bras. — Eh quoi ! mon père, elle me trahit… l’épouse que j’adorais… elle… elle… mais êtesvous bien sûr ? vos yeux ne vous ont-ils pas trompé ?… se peut-il que la vertu même… ah ! mon père. Puissai-je ne l’avoir jamais conduit dans cette maison, dit Charles, en pressant Antonio sur son sein ; l’ennui, la solitude… ton absence, toutes ces causes l’ont sans doute entraînée dans le crime affreux que mes yeux n’ont que trop découvert ! — Ah ! gardez-vous bien de m’en persuader, mon père, dans la fureur où je suis.… je ne répondrais peut-être pas de ses jours… Mais cet Urbain… ce monstre ! que nous comblions de bontés… c’est sur lui que va retomber toute ma rage… 416 Me l’abandonnez-vous, mon père ? — Calme-toi, Antonio… convains-toi, ta tranquillité l’exige ; mais à quoi servirait ton courroux ? — À me venger d’un traître, à punir une perfide. — Pour elle, non, je m’y oppose, mon fils… au moins jusqu’à ce que tu sois éclairé ; peut-être me trompaije, ne condamne pas cette infortunée, et sans que tes yeux aient vu son crime, et sans que tu aies entendu ce qu’elle peut dire pour le justifier. Passons la nuit tranquille, Antonio, et demain tout s’éclaircira. — Mais, mon père, si je la voyais dès le même instant ? si j’allais tomber à ses pieds… ou lui percer le cœur ! — Appaise ce désordre, Antonio, et je te le répète, ne prends aucun parti que tu n’aies tout vu, ne te décide à rien que tu n’aies entendu Laurence. — Oh dieu ! habiter la même maison qu’elle… passer une nuit près d’elle, ne pas la punir si elle a tort… ne pas jouir de ses chastes embrassemens si elle est innocente ! — Infortuné jeune homme, cette alternative de ton aveugle amour ne peut t’être permise, ton épouse est criminelle sans doute, et ce n’est pas l’instant de te venger. — Ah ! trouverai-je jamais celui de la haïr ! Laurence, sont-ce là ces sermens de m’adorer toujours ! que t’ai-je fait pour m’outrager ainsi ?… les lauriers que j’allais cueillir… n’était-ce pas pour te les présenter ?… si je desirais d’illustrer ma maison, c’était pour t’embellir de son éclat… pas une seule pensée d’Antonio qui ne s’adressât à Laurence… pas une seule de ses actions qui ne l’eût pour principe… et quand je t’idolâtre, quand tout mon sang versé pour toi, ne m’eût pas encore paru suffisant à te convaincre de mon amour… quand je te comparais aux anges du 417 ciel !… quand le bonheur dont ils jouissent était l’image de celui que j’attendais dans tes bras… tu me trahissais donc aussi cruellement !… non, il ne sera point de supplice assez effrayant… il n’en sera point d’assez horrible !… qui, moi, me venger de Laurence !… la supposer coupable… je le verrais sans le croire… elle me le dirait, que j’accuserais mes sens d’erreur, bien plutôt qu’elle d’inconstance… Non, non, ce n’est que moi qu’il faut punir, mon père… c’est dans mon cœur que s’enfoncera le poignard… Ô Laurence ! Laurence, que sont devenus ces jours délicieux où les sermens de ton amour s’imprimaient si bien dans mon âme… N’était-ce donc que pour me tromper que l’amour t’embellissait, en prononçant ces promesses flatteuses ! ta douce voix n’augmentait-elle de charmes que pour me séduire avec plus d’art ? et toutes les expressions de ta tendresse devaient-elles se changer dans mon cœur en autant de serpens qui le dévorent !… Mon père… mon père… sauvez-moi de mon désespoir… il faut ou que j’expire, ou que Laurence soit fidelle. Il ne pouvait y avoir au monde que la seule âme du féroce Strozzi, que de tels accens ne déchirassent pas ; mais les méchans se plaisent au spectacle des maux qu’ils causent, et chacune des gradations de la douleur dont ils absorbent leurs victimes, est une jouissance pour eux. Ceux qui connaîtront l’espèce d’âme où le crime établit son empire, imagineront aisément que celle de Charles devait être loin de s’ébranler à cette douloureuse scène ; le barbare, au contraire, est enchanté de voir son fils dans la 418 situation où il le veut, pour s’assure ; du crime qu’il ose en attendre. À force de prières, Antonio consentit pourtant à passer le reste de la nuit sans voir Laurence ; il s’abîma dans sa douleur sur un fauteuil près du lit de Charles, et le jour vint enfin éclairer la scène horrible qui allait convaincre Antonio. Il faut patienter jusqu’à cinq heures, dit Charles en s’éveillant, tel est l’instant où ton indigne épouse attend Urbain au parc dans le cabinet d’orangers. Il vient enfin ce moment affreux. Suis-moi, dit Charles à son fils… pressons-nous, Camille vient de m’avertir, et ton déshonneur se consomme… Les deux Strozzi s’avancent au fond des jardins… plus on approche, moins Antonio peut se contenir… Arrêtons-nous, dit Charles… de ce lieu nous pourrons tout voir… À ces mots il entr’ouvre à son fils une charmille… à dix pieds au plus du fatal cabinet… Oh juste ciel ! quel spectacle pour un époux adorant sa femme ! Antonio voit Laurence étendue sur un lit de verdure, et le traître Urbain dans ses bras… Il ne se contient plus ; franchir le feuillage qui lui sert de rempart… voler sur le couple adultère, et poignarder l’infâme qui le déshonore, tout cela n’est pour lui que l’ouvrage d’un instant… Son bras se lève sur sa coupable épouse ; mais l’état dans lequel il croit que sa présence l’a mis, le désarme… La malheureuse a les yeux fermés, elle ne respire plus… la pâleur de la mort couvre ses belles joues… Antonio menace… on ne l’entend point… il frémit, il pleure, il chancèle… Elle est morte, s’écrie-t-il… elle n’a pu soutenir 419 ma vue… La nature m’enlève la douceur de me venger moi-même ; je verserais en vain son sang… elle ne sentirait plus mes coups… Qu’on la secoure… qu’on rende cette perfide à la lumière… qu’on me donne le cruel plaisir de déchirer ce cœur ingrat qui put me trahir à ce point… je veux qu’elle respire, par chacun de ses sens, la mort affreuse que je lui prépare… oui, qu’on lui rende le jour… peut-être que… Ô Laurence ! Laurence, puis-je douter encore… Qu’on la ranime, mon père… qu’on la ranime, je veux l’entendre, je veux savoir d’elle même à quelles raisons ont pu la porter à ce comble d’horreur… je veux voir s’il lui restera assez de fausseté pour justifier son parjure… de quel œil elle en soutiendra toute la honte. Il n’était plus besoin de secours pour malheureux page ; noyé dans son sang près de Laurence, il rendit l’âme sans proférer une parole ; et ce ne fut pas sans une joie maligne que Charles vit expirer ce mal-adroit complice, dont il n’avait presque rien à espérer pour le crime, et tout à craindre pour la délation. On rapporte Laurence dans son appartement ; elle ouvre les yeux… elle ignore ce qui s’est passé… elle demande raison à Camille de cet assoupissement subit qui s’est emparé d’elle dans le berceau d’orangers… l’a-t-on quittée ?… a-t-elle été seule ? elle apperçoit du trouble… qu’est-il arrivé ?… elle éprouve un mal-aise dont la cause lui est inconnue ; dans le rêve affreux de cette léthargie, elle a cru voir Antonio s’élancer sur elle et menacer ses jours… est-il vrai ?… son mari serait-il dans ces lieux ? Toutes les questions de Laurence 420 se croisent et se multiplient ; elle en commence vingt, elle n’en finit aucune. Cependant Camille est loin de la rassurer ; vos crimes sont connus, madame, lui dit-elle, préparez-vous à les expier. — Mes crimes !… oh ciel !… vous m’effrayez… Camille, quel crime ai-je commis ? quel est ce sommeil magique dans lequel je suis tombé malgré moi ?… en aurait-on profité pour renouveller des horreurs ?… mais Charles m’a désabusée, il préparait un triomphe à ma vertu… il ne tendait point de piège à mon innocence… Il me l’a dit… m’aurait-il trompée ? Dieu ! quel est mon état… Ah ! je vois tout… je suis trahie… pendant cet affreux sommeil… Urbain… le monstre… et Strozzi, tous deux d’accord sans doute… Ah ! Camille, dismoi tout… dis-moi tout, Camille, ou je te regarde comme ma plus mortelle ennemie. Épargnez ces feintes, madame, répond la duègne ; elles sont inutiles, tout est découvert… vous aimiez Urbain, vous lui donniez des rendez-vous dans le parc… vous ne l’avez rendu que trop heureux, et quel instant avez-vous choisi ? le même où votre époux accouru, sur la lettre dont vous m’aviez chargé pour lui, venait vous témoigner son amour et son zèle, en profitant du seul jour que lui laissait le soin des armes. — Antonio est ici ? — il vous a vu, madame, il a surpris vos coupables amours, il en a poignardé l’objet… Urbain n’est plus ; l’évanouissement où vous a plongé la honte et le désespoir, vous ont sauvé la vie, vous ne devez qu’à cette seule cause de n’avoir pas suivi votre amant au tombeau. — Camille, je ne t’entends pas, un trouble affreux s’empare de ma raison… je sens que je m’égare… aie pitié de moi, Camille… qu’as-tu dit ?… 421 qu’ai-je fait ?… que veux-tu me persuader ?… Urbain mort… Antonio dans ces lieux. Ô ! Camille, secoure ta malheureuse maîtresse… et Laurence à ces mots s’évanouit. Elle r’ouvrait à peine les yeux, que Charles et Antonio entrent dans son appartement ; elle veut se précipiter aux genoux de son mari. Arrêtez, madame, lui dit froidement Antonio ; ce mouvement dicté par vos remords, est loin de m’attendrir ; je ne viens pourtant point en juge prévenu, vous condamner avant de vous entendre, je ne prononcerai qu’après avoir appris, de vous-même, quelles raisons ont pu vous porter à l’infâme action que j’ai surprise. Rien n’égale à ces mots le funeste embarras de Laurence ; elle voit bien qu’on a trompé ses sens… mais que dire ? se défendra-t-elle, ainsi qu’elle le doit ? elle ne le peut, qu’en dévoilant les horribles complots de Charles… qu’en armant le fils contre le père… s’accusera-t-elle ? elle est perdue… ce qui est pis, elle se rend indigne de regagner jamais le cœur de son époux. Ô ! funeste situation… Laurence eut préféré la mort… et cependant il faut répondre. Antonio, dit-elle avec tranquillité, depuis que nous sommes unis, avez-vous vu quelque chose de moi qui dût vous faire croire que je fusse capable de passer, dans un instant, de la vertu au crime ? — Antonio : il est impossible de répondre d’une femme. — Laurence : j’avais l’orgueil de croire à l’exception, j’imaginais que le cœur où vous régniez, ne pouvait plus appartenir à d’autres. — Charles : quels détours !… quel artifice ingénieux ! est-il question de 422 savoir si le mal a pu se commettre ou non ?… doute-t-on de ce qu’on a vu ? Nous vous demandons les motifs qui ont pu vous porter à cet excès, et non s’il est vrai que vous soyez coupable ou que vous puissiez être innocente ? Que de raisons, mon père, dit Laurence à Charles, devraient vous engager à me traiter avec moins de rigueur ; à supposer que je fusse criminelle, n’est-ce pas à vous à prendre ma défense ?… n’est-ce pas de vous que je dois attendre de la pitié ?… ne devez-vous pas servir de médiateur entre votre fils et moi ? ne vous ayant point quitté depuis l’absence de mon époux… qui doit mieux croire que vous, à l’innocence d’une femme… d’une femme qui fait de sa vertu son unique trésor ?… Strozzi, accusez-moi vous-même, et je me croirai coupable. Il n’est pas nécessaire que mon père vous accuse, dit Antonio, le courroux dans les yeux ; les témoins… les délateurs, tout devient inutile après ce que j’ai vu. Laurence : ainsi, Antonio me croit adultère… il ose soupçonner celle qu’il aime… celle qui lui jure qu’elle eût préféré la mort au crime affreux dont on l’accuse… et tendant ses beaux bras vers son époux, en versant un torrent de larmes… Est-il vrai, mon époux m’accuse ? il peut croire un moment que Laurence a cessé de l’adorer ? Traîtresse ! s’écrie Antonio, en repoussant les bras de son épouse… ta séduction ne m’en impose plus… n’imagine pas me désarmer par ces paroles doucereuses qui faisaient autrefois le charme de mes jours… je ne les entends plus… je ne saurais plus les entendre… ce miel d’amour qui coule de tes lèvres ne peut plus enivrer mon cœur, je ne trouve plus, dans ce cœur endurci pour toi, que de la rage et de la haine. 423 Oh ciel ! je suis bien malheureuse, s’écria Laurence, en fondant en larmes, puisque celui de mes accusateurs qui devrait être le plus pénétré de mon innocence, est celui qui m’attaque le plus sévèrement… et reprenant avec chaleur… Non, Antonio, non, tu ne le crois pas… il est impossible que j’aie pu me souiller de ce crime, plus impossible encore que tu puisses le croire. Il est inutile, mon fils, d’entendre plus long-temps cette criminelle, dit Charles, en voulant éloigner Antonio, qu’il ne voyait que trop prêt à faiblir… son âme, déjà corrompue, lui suggère d’affreux mensonges à qui ne serviraient qu’à t’irriter davantage… Allons prononcer sur son sort. Un moment… un moment, s’écria Laurence, en se précipitant à genoux vers les deux Strozzi, et leur formant une barrière de son corps… non, vous ne me quitterez pas que je ne soie justifiée… (et fixant Charles)… oui, seigneur, vous me justifierez… (fièrement), c’est de vous que j’attends ma défense… vous seul êtes en état de l’entreprendre. Levez-vous, Laurence, dit Antonio, tout ému… levez-vous, et répondez plus juste, si vous voulez convaincre. Votre justification ne regarde pas mon père, vous seule êtes en état de l’établir, et comment l’oserezvous, après ce que j’ai vu ? n’importe, répondez, étiez-vous ou non dans le jardin, il y a quelques instans ? — Laurence : j’y étais. Antonio : vous y êtes-vous rendue seule ? — Laurence : je n’y fus jamais de cette manière, Camille m’accompagnait, comme elle fait toujours. — Antonio : aviez-vous donné rendez-vous à quelqu’un dans cette promenade ? — Laurence : à personne. — Antonio : qui donc a pu faire trouver Urbain dans le même lieu que 424 vous ? — Laurence : il est impossible que je puisse vous rendre compte de cela… Ô Charles daignerez-vous l’expliquer à votre fils ? — Charles : elle veut que je dise ce qui put l’entraîner au crime ; je le dirai donc, mon fils, puisqu’elle l’exige. Dès le lendemain de votre mariage, cette créature perverse, ne cessa d’avoir des yeux pour Urbain ; ils se sont écrit, je l’ai su, j’ai balancé pour vous l’apprendre… était-ce à moi de vous la dénoncer ?… j’ai rompu le commerce… j’ai châtié Urbain, je l’ai menacé de toute ma colère ; je respectais encore assez cette misérable pour ne pas lui parler de ses torts ; j’imaginais qu’en contenant l’un des deux, l’autre n’oserait faiblir… ma bonté m’a séduit, elle m’a trompé ; arrête-t-on jamais une femme qui veut se perdre ! j’ai continué de les surveiller l’un et l’autre… c’est Camille qui s’en est chargé, je ne voulais être instruit que par celle de ses femmes qui l’aimait le plus… qui, ne l’ayant point quitté depuis son enfance, devait naturellement, ou l’accuser le moins, ou la défendre le mieux. C’est de Camille que j’ai su que cette intrigue commencée à Florence, se continuait dans cette campagne ; j’ai cru dès-lors devoir renoncer à toute considération, j’ai cru devoir vous avertir, je l’ai fait. Vous voyez comme elle se défend… que voulez-vous davantage, mon fils, que vous faut-il de plus pour vous contraindre à punir cette malheureuse ?… à venger votre honneur offensé ? Camille m’accuse, seigneur, dit Laurence à Charles, avec autant de surprise que de fierté ? Il faut l’entendre, dit Antonio, et s’adressant à la duegne : Vous à qui je me suis confié du soin de tout ce que j’aimais… parlez, Laurence est-elle 425 coupable ? — Camille : seigneur… — Antonio : parlez, vous dis-je, je le veux. — Laurence : répondez Camille, je l’exige aussi, quelle preuves avez-vous que, je sois coupable ? — Camille : madame peut-elle me faire cette question, après ce qu’elle sait elle-même, ignore-t-elle, ou ne se rappelle-t-elle plus qu’elle a voulu me charger de cette coupable correspondance, qu’elle m’a dit qu’elle était bien malheureuse de n’avoir pas connu le jeune Urbain avant Antonio, et que dès qu’il était d’une naissance pouvait assortir madame, elle n’eût jamais voulu d’autre époux. Exécrable créature, dit Laurence en voulant se précipiter sur cette femme et contenue par Charles, dans quel gouffre de l’enfer vas tu chercher les calomnies dont tu te souilles ?… et se présentant à Antonio le sein découvert… Eh bien ! seigneur, punissez-moi… punissez-moi, dès l’instant, s’il est vrai que je sois aussi coupable qu’on ose me peindre à vos yeux… Voilà mon cœur, plongez y votre poignard, ne laissez pas subsister plus long-tems un monstre, qui a pu vous trahir à ce point ; je ne suis plus digne que de votre haine et de votre vengeance… Arrachez-moi la vie, ou je vais moi-même prendre ce soin ; et en prononçant ces paroles, elle se précipite sur le poignard d’Antonio ; mais celui-ci s’opposant à cette fureur… Non Laurence, non lui dit-il, tu ne mourras point ainsi, il faut que tu sois réservée à de plus grandes douleurs… que chaque jour ton crime à tes yeux présenté, te fasse mieux sentir l’aiguillon du remords. — Laurence : Antonio, je ne suis point une adultère ; au même instant où tu m’accuses, une secrète voix te parle en ma faveur… démêle la vérité… informe-toi ; à quelque 426 point que tu me croyes un monstre… il en respire ici de plus affreux que moi ; connais-les avant de me condamner, démêle-les avant que de m’ôter ton cœur, et ne me méprise pas avant que d’être mieux éclairci ; j’ai été au jardin, accompagnée de la seule Camille ; à peine étais-je arrivée sous le bosquet, qu’un assoupissement surnaturel est venu s’emparer de mes sens… On dit que tu m’as vue… que tu m’as vue dans les bras d’Urbain… que tu as tué Urbain… j’ignore tout… je n’ai éprouvé que des rêves horribles, et le plus profond sommeil. — Charles : quelle effronterie ! Camille, auriez-vous plongé par quelque philtre, votre maîtresse dans cette létargie dont elle n’a pu se défendre… Urbain… le malheureux Urbain dénué de toute espèce de fortune, vous a-t-il proposé de faire la votre pour obtenir de vous ce service ? et vous y êtes-vous prêtée ? — Camille : quelle que fortune que m’eût offert Urbain, seigneur, et m’eût-il rendue maîtresse d’un empire, eussai-je voulu l’obtenir au prix d’une telle infamie ?… mon âge… ma position, la confiance dont on m’honore dans cette maison, mon extrême attachement pour ma maîtresse, tout doit vous répondre de moi sans doute, et si vous cessiez de m’estimer, seigneur, je demanderais à me retirer sur-le-champ. Que réponds-tu perfide, dit alors Antonio, en lançant des regards furieux sur Laurence, que réponds-tu à ces accusations où règnent la franchise et la vérité ? — Laurence : rien, seigneur, prononcez… ce n’était que de votre âme que j’attendais ma défense… prononcez, seigneur, j’ai tout dit, il me devient impossible d’ajouter à ma justification… tout parle contre moi… Antonio crédule, aime mieux m’accuser 427 que d’ouvrir les yeux ; Antonio trompé par tout ce qui l’entoure, aime mieux croire ses plus dangereux ennemis que celle qui l’idolâtrera jusqu’au dernier soupir… je n’ai plus qu’à subir ma sentence… je n’ai plus qu’à prier mon époux… et celui qui aurait dû me servir de père… qui me charge quand il sait bien que je suis innocente, je n’ai plus qu’à les supplier l’un et l’autre de déterminer promptement mon sort. Ah ! Laurence, s’écria le jeune Strozzi en regardant encore avec tendresse, celle dont il se croyait si vivement outragé, Laurence est-ce donc là ce que tu m’avais juré dès mes plus tendres ans. Antonio, reprend Laurence avec vivacité, cède au mouvement qui te parle en ma faveur… N’arrête point ces larmes qui mouillent tes paupières, viens les répandre dans mon sein… dans ce sein brûlé de ton amour… viens déchirer, si tu le veux, ce cœur que tu crois coupable, et qu’enflamme toujours ta tendresse… oui, j’y consens, anéantis des jours dont tu ne crois plus l’hommage digne de toi ; mais ne me laisse pas mourir dans l’affreuse idée d’être soupçonnée… d’être méprisée de mon époux… Pourquoi Urbain n’existe-t-il plus ?… moins fourbe… peut-être sa candeur… Antonio que ne peux tu m’entendre, pourquoi les expressions sontelles enchaînées sur mes lèvres ? pourquoi m’accuses-tu par préférence ?… et qui doit t’aimer plus que moi ? Mais Antonio n’entendait plus ces dernières paroles ; entraîné par son père… convaincu du crime de sa femme, il va prononcer contre elle… il va, trop malheureusement 428 séduit, consentir au malheur de la plus vertueuse et de la plus infortunée des créatures. Mon fils, dit Charles, cette jeune personne ne m’a jamais trompé, j’ai reconnu la fourberie de son caractère dès les premiers jours de son hymen. Bien moins ennemi des Médicis que ton oncle, je songeais à finir les troubles qui nous divisent, et qui déchirent le sein de la patrie, en te donnant une des nièces de Côme… il est encore tems ; c’est un ange de beauté, de douceur et de vertus ; mais il faudrait deux choses impossibles à obtenir de toi, que tu renonçasses à la vaine ambition qui t’aveugle… que content d’être le second dans Florence, tu laissasses le trône aux Médicis, qui maintenant soutenus par l’empereur, le conserveront infailliblement, et que tu susses te venger du monstre qui t’outrage. — L’immoler… moi, mon père, immoler Laurence !… elle qui malgré son crime, semble m’aimer encore avec autant d’ardeur ! — Homme faible, des sentimens feints pour te mieux tromper, peuvent-ils t’en imposer toujours ? Si Laurence t’aimait, t’aurait-elle trahi ? — La perfide, je ne lui pardonnerai de mes jours ! — Et dans ce cas peux-tu la laisser vivre ? dois-je le souffrir moimême ? puis-je permettre qu’une femme qui te déshonore trouve un asile dans ma maison ?… et cette postérité que j’attends de toi… que je desire, qui doit faire ma consolation… peux-tu t’y soustraire mon fils ?… il te faut une femme… il t’en faut une absolument, et ne pouvant en avoir deux, il faut donc sacrifier celle qui t’outrage, à celle de qui nous devons attendre notre mutuel bonheur. Que la 429 femme que tu prendras soit le lien par lequel je roulais enchaîner la discorde et terminer nos différens, ou qu’une autre te convienne mieux, de toute manière, il te faut une épouse ; ce devoir irrésistible est l’arrêt de Laurence. — Mais pouvons-nous prononcer seuls sur le sort de cette coupable ? Assurément, dit Charles, il est inutile de publier notre infamie ; et d’ailleurs la politique des princes sur cette matière, peut-elle jamais être celle des peuples ? qu’espères-tu de Laurence aujourd’hui ? revient-on jamais à la vertu, quand on s’est précipité si jeune dans le vice ? elle ne vivrait que pour perpétuer ton déshonneur, que pour multiplier tes chagrins, que pour te rendre chaque jour la fable et le mépris de nos compatriotes… Si tu règnes, Antonio !… élèveras-tu sur le trône de Florence celle qui souilla ton lit ? Pourras-tu présenter à l’hommage des peuples celle qui ne sera digne que de leur mépris ? Et cet amour que les sujets accordent si volontiers aux enfans de leur maître, oseras-tu l’exiger pour le résultat des honteux amours de ta perfide épouse ? Si les Florentins viennent à découvrir que l’enfant du Strozzi qu’ils auront couronné, n’est que le fruit illégitime de l’intempérance de sa mère, t’imagines-tu qu’ils en feront leur prince après toi ? Tu prépares dans tes états des discussions certaines, des révolutions inévitables, qui feront incessamment rentrer ta famille dans le néant, dont tu ne l’auras sorti qu’un jour. Ah ! renonce à tes projets d’ambition, si tu ne peux offrir au peuple, sur lequel tu prétends régner, une compagne qui en soit aussi digne que toi ; mais que m’importent homme lâche et crédule, que m’importent ta honte et ta flétrissure ! 430 languis, languis en paix dans les fers où cette misérable te captive, aimes-là criminelle et coupable, respecte-la, t’accablant de sa haine et de son mépris… sois vil aux yeux de toute l’Europe, mais bannis de ce cœur faible l’ambition qu’en vain tu voudrais allier avec tant de bassesse ; des sentimens de grandeur et de gloire peuvent-ils naître dans une âme de boue ? Flétris-toi seul au moins, n’exige point que je partage ton déshonneur, n’imagine pas de m’y envelopper, je saurai fuir la présence d’un fils si peu digne de moi… expirer loin d’une infamie qu’il n’eut pas la force de venger. De fausses larmes vinrent prêter encore plus d’énergie aux épouvantables discours de Charles ; Antonio se laissa convaincre… Laurence n’était plus sous ses yeux, tout la peignait infidelle ; il signa son arrêt. Il fut convenu, entre le père et le fils, que Camille serait chargé du soin de plonger la coupable dans l’éternelle nuit du tombeau ; on statua que sa mort serait publiée comme le fruit d’une maladie ; qu’Antonio irait finir la campagne commencée sous les ordres de son oncle, et qu’au retour, les deux frères conviendraient d’un nouveau mariage. Antonio aurait bien voulu voir encore une fois sa malheureuse épouse avant que de partir ; un mouvement secret, dont il n’était pas maître, paraissait l’entraîner invinciblement vers cette victime infortunée de la scélératesse de Charles, mais il y résistait ; son père avait soin de ne pas le quitter, et de le raffermir s’il chancelait. Antonio partit sans voir Laurence, il s’éloigna fondant en larmes… tournant à chaque instant ses yeux sur 431 le triste château qui allait servir de cercueil à celle qu’il avait tant aimée… à celle qui était plus que jamais digne de tous les sentimens de son cœur. Eh bien ! Camille, dit Charles, dès qu’il se vit certain du fruit de son forfait, elle nous appartient maintenant… Ton imagination comprend-elle ce qui peut résulter de la situation où je la place !… et l’art avec lequel je me suis défait par les mains de mon fils, de ce complice mal-adroit, qui ne pouvait plus que me nuire, qu’en penses-tu ? Mais écoute-moi, Camille, et continue de me servir avec le même zèle, si tu veux jouir de la fortune certaine que je t’assure ; je ne veux pas devoir Laurence à la force ; ce triomphe est trop faible pour mon cœur outragé, je veux la contraindre à me supplier d’être à elle… je ne me rendrai qu’à ses instances, je veux qu’elle m’en fasse… Écoute-moi, Camille, je vais tout t’expliquer, tu vas Voir combien ton secours m’est encore nécessaire. Laurence adore Antonio ; c’est par cet amour même que tu dois te garder de détruire, que je vais l’obliger à me tout accorder. Il faut nourrir l’espoir dans ce cœur tout de feu ; ton soin sera de l’embrâser sans cesse ; nous allons consigner Laurence dans une prison de mon château… l’arrêt de son mari, dironsnous, la condamne à la mort, ce n’est que par pitié que nous l’y soustrayons. Laurence devant périr, trouvera ce sort doux, en comparaison de celui qui lui était destiné ; là, tu l’entretiendras sans cesse de la possibilité de calmer son mari, et de faire éclater un jour son innocence aux yeux d’Antonio ; tu t’excuseras de lui avoir servi de délatrice, tu 432 te rejeteras sur ce que tu as été toi-même dupe de tout ; en un mot, tu tâcheras de regagner sa confiance…… elle ne verra que toi, cela ne sera pas difficile ; tu ne cesseras de m’offrir comme le seul conciliateur qui puisse jamais réussir à lui rendre un jour le repos qu’elle a perdu. Elle te fera part de mes prétentions sur elle ; elle n’a pas osé les dire à son mari, elle te les avouera, Camille ; de ces aveuxlà même, naîtront tes séductions ; eh bien ! diras-tu, voilà les moyens de briser vos fers, ne résistez point aux vues de Charles, enchaînez-les par l’attrait des plaisirs, et ne doutez pas qu’un jour lui-même ne conduise Antonio à vos genoux ; tu attiseras sur-tout cette flamme dont elle brûle pour son mari, tu lui proposeras de te charger de ses lettres, tu modéreras toujours, en un mot, avec art, et cet amour pour mon fils, et la soumission que j’exige d’elle ; de cette manière, mes vues seront remplies ; elle m’invoquera pour finir son supplice, elle m’accordera tout pour revoir Antonio, elle exigera même que je me satisfasse, afin de la rendre plutôt à son époux… et voilà le but de mes desirs. Camille, aussi pervertie que son maître, ne s’effraya nullement de ces exécrables desseins, ces monstrueux discours ne la firent point frémir… Stupide et méchante créature, qui ne sentait pas que les armes qu’elle allait aiguiser pouvaient la percer elle-même, et qu’avec un scélérat comme Strozzi… (elle venait de le voir)… le complice avait autant à craindre que la victime, elle ne le vit pas, ou ne l’apperçut que trop tard ; c’est une permission de la providence, que l’aveuglement qui accompagne toujours 433 le crime, et cette sécurité de celui qui s’y livre, devient l’arrêt du ciel, qui venge la nature. Une prison est aussi-tôt préparée pour Laurence ; Camille voulait qu’elle fût affreuse, Charles s’y oppose. Non, dit-il, ménageons nos coups par politique, ne frappons les plus forts qu’au besoin ; je veux que Laurence trouve dans sa cellule tous les meubles qui peuvent adoucir sa situation, elle y sera splendidement servie, rien ne lui manquera. Tout étant prêt dès le même soir, Strozzi, qui brûle d’être assuré de sa conquête, entre chez sa belle-fille, et lui déclare qu’il est muni de l’ordre de son mari de la faire mourir dans un bain. — Dans un bain, seigneur ?… ce supplice est-il bien affreux ? — C’est le moins douloureux de tous. — Oh ! qu’importe, qu’importe, je n’ai plus de malheur à craindre, je n’ai plus de tourmens à redouter ; la perte du cœur d’Antonio était le seul qui pût m’anéantir, je l’ai éprouvé dans toute son horreur ; la vie m’est indifférente aujourd’hui, je consens à la perdre… Mais vous qui connaissiez aussi-bien mon innocence, d’où vient qu’il vous a plu de m’accuser… de me couvrir de calomnies ? pourquoi donc avez-vous souffert les atrocités de Camille ? — Dès que vous eûtes connu mes desirs, que vous leur eûtes résisté avec tant de rigueur, pûtes-vous imaginer un instant que ma vengeance ne vous écraserait pas ? — Vous me trompâtes donc bien cruellement, quand vous m’assurâtes que vos épreuves n’étaient que des pièges à ma vertu, dont le lustre ressortait avec plus d’éclat ? — Ces récriminations deviennent superflues, il faut céder à votre 434 étoile. — Ainsi donc je suis votre victime ! C’est donc vous seul qui me sacrifiez… vous dont j’attendais des secours dans mes jeunes ans, vous qui deviez assurer mes pas dans le sentier de la sagesse, vous qui deviez me tenir lieu du tendre père que m’ont ravi mes malheurs… c’est vous, cruel, qui, parce que je n’ai plus d’appui dans le monde, qui, parce que le n’ai pas voulu céder au crime, allez barbarement trancher mes tristes jours… (et poursuivant avec des larmes), hélas ! j’aurai bien peu vécu sans doute… assez pourtant pour connaître les hommes et pour détester leurs horreurs… Ô ! mon père, mon père, daignez sortir du sein des morts… que mes accens plaintifs puissent ranimer vos cendres, venez protéger encore une fois votre malheureuse Laurence… venez la contempler sur le bord du cercueil, où tous les crimes réunis contre elle, la font descendre au printemps de ses jours… vous l’éleviez, disiez-vous, pour s’asseoir sur un des plus beaux trônes de l’Italie, et vous n’avez fait que la vendre à des bourreaux. — Un moyen s’offre encore, pour vous sauver de l’infortune. — Un moyen, quel est-il ? — Vous ne m’entendez pas, Laurence ? — Ah ! beaucoup trop, seigneur… mais n’espérez rien de l’état où vous me réduisez… non, n’en attendez rien, Strozzi ; je mourrai pure et innocente… digne de toi, mon cher Antonio ; cette idée me console, et j’aime mille fois mieux la mort à ce prix, qu’une vie infâme, qui m’avilirait à tes yeux. — Eh bien, Laurence, il faut me suivre. — Ne pourrais-je pas jouir des derniers adieux de mon époux ?… Pourquoi n’est-ce pas lui qui me donne la mort ? elle serait moins affreuse pour moi, 435 si je la recevais de sa main. — Il n’est plus ici. — Il est parti… sans me voir… sans écoute ma justification… sans me permettre d’embrasser ses genoux !… il est parti me croyant coupable… ô Charles… Charles, vous n’avez plus La possibilité d’un tourment qui puisse déchirer mon cœur avec autant de furie… frappez… frappez, sans crainte, Antonio me méprise… je n’ai plus que la mort à desirer, je la demande, je l’exige… c’est au linceul à recevoir mes larmes, c’est à la tombe à les engloutir ;… (et après un accès de douleur affreux)… seigneur, continua cette infortunée, me sera-t-il permis d’avoir au moins en expirant le portrait d’Antonio sous mes yeux ?… Ce portrait peint par Raphaël, dans des temps plus heureux pour moi… cette image chérie que j’adore, et qui me rend aussi bien ses traits… pourrai-je fixer mes derniers regards sur elle, et mourir en, l’idolâtrant ? — Ni ce portrait, ni la vie ne vous seront enlevés, Laurence, je vous dis qu’il faut me suivre, mais non pas à la mort. — Que ce soit au trépas, plutôt qu’à l’infamie, seigneur ; souvenez-vous que je préfère la mort aux traitemens indignes que vous me destinez, sans doute. Entrez, Camille, dit Charles avec tranquillité, entrez, et conduisez vous-même votre maîtresse dans l’appartement qui lui est destiné, puisque sa défiance de moi, est encore plus affreuse, au moment même où je lui sauve la vie. Laurence suivit Camille, et ne vit pas sans étonnement le nouveau séjour qu’on lui destinait… Que veut-on faire de moi, s’écrie-t-elle, et pourquoi m’enfermer ? Je suis innocente ou coupable, je ne mérite rien dans le premier 436 cas ; dans le second, je suis un monstre qu’il ne faut pas laisser vivre un instant. Que cette indulgence ne vous étonne, ni ne vous afflige, madame, répondit la duegne ; je ne la vois que comme un augure très-favorable pour vous ; Charles devenu le maître de votre destinée, Charles, qu’Antonio avait supplié de vous donner la mort, n’imagine ce moyen sans doute, que pour adoucir votre époux !… que pour vous donner le temps de faire éclater votre innocence, et vous remettre ensuite avec lui. — Ce ne sont point là les desseins de Charles,… et quelle confiance puis-je prendre d’ailleurs, en celle qui les interprète…… en celle qui n’a payé mes bontés pour elle que par d’affreux mensonges et des calomnies… Perfide créature, toi seule es la cause de mes maux ;… ce n’est qu’à toi seule que je dois ma perte ; … quelles horreurs ne sont pas sorties de ta bouche ! comment as-tu pu agir aussi indignement avec moi ? — J’ai pu être trompée moi-même dans beaucoup de choses, madame, tout ceci est une énigme qu’il n’appartient qu’au temps de résoudre ; que l’avenir seul vous occupe, songez que vous pouvez beaucoup, que vos jours, votre bonheur… que tout est en votre puissance… songez-y… vous aimez Antonio, vous pouvez le revoir… ô Laurence, Laurence ! je n’en puis dire davantage : adieu. Laurence très-agitée, passa huit jours dans cette situation, sans entendre parler ni de Camille, ni de son beau-père ; elle était servie par un vieillard qui ne la laissait manquer de rien, mais duquel il était impossible de tirer aucune sorte d’éclaircissemens. Son état fut cruel pendant cette première 437 partie de ses malheurs ; la crainte, l’inquiétude… le désespoir sur-tout, de ne plus se trouver peut être à même de prouver son innocence, le regret (à tel prix que cela eut pu être) de ne l’avoir pas fait éclater assez quand elle le pouvait, et d’avoir été contenue par des considérations trop délicates pour que le barbare qui la sacrifiait eût pu les sentir, tels étaient les sentimens confus qui la déchiraient tour-à-tour, tel était le cahos d’idées où flottait son imagination ; l’infortunée se noyait dans ses larmes, elle les faisait couler avec une joie amère, sur ce portrait charmant d’un époux trop crédule, trop prompt à l’accuser, et qu’elle n’adorait pas moins. Comme rien encore ne lui était refusé, elle profita, dans des momens de calme, de ses talens pour adoucir ses maux ; elle fit de sa main la copie de ce portrait si cher, et transcrivit de son sang au bas, ces vers que Pétrarque, son auteur favori, avait fait pour celui de Laure[10] . Però che’ vista ella (*) si mostra umile, Prommettendomi pace nell’ aspetto Ma poi ch’i’ vengo a ragionar con lei, Benignamente assai par che m’ascolte ; Se risponder savesse a’ detti miei. Pigmalion, quanto lodar ti dei Dell’ immagine tua se mille volte N’avesti quel ch’i’ sol’ una vorrei ! PÉTR., Son. 57. (*) Ce féminin a rapport à l’image, et non pas à Laure à qui s’adressait Pétrarque ; on n’a rien voulu changer au texte. 438 Camille parut le neuvième jour, et trouva sa maîtresse dans un grand abattement ; elle lui fit sentir avec toute l’adresse dont sa fausseté la rendait susceptible, que le seul moyen qui put lui rester de rompre ses fers et d’être rendue à son mari, était de céder aux desirs de Charles : que ses titres vis-à-vis de vous, ne vous effrayent point madame, continuait cette sirène, ce crime n’existe que par le mélange du même sang ; mais ce ne sont ici que des liens de convention, vous ne tenez à Charles que par alliance. Ah ! croyez-moi, ne balancez point, vous connaissez Charles, il n’est que trop certain qu’Antonio l’a laissé maître de vos jours, et je ne vous réponds pas des effets de sa vengeance, si vous continuez à l’irriter par des refus. Mais aucun sophisme ne réussit ; ces indignes propos révoltèrent Laurence, elle brava toutes les menaces, et rien ne put la déterminer. Camille, répondait en pleurant la jeune épouse de Strozzi, vous m’avez assez plongé dans le malheur, ne cherchez pas à m’y engloutir. De tous les fléaux qui m’écrasent, le plus affreux pour moi, serait de manquer à mon époux ; non, Camille, non, je ne conserverai point mes jours au prix d’un pareil crime. De toute façon il faut que je périsse, mon arrêt est prononcé, je ne le sens que trop, la mort ne sera rien pour moi, si je la reçois innocente, elle me serait horrible, si j’étais coupable. — Vous ne mourrez pas Laurence vous ne mourrez pas, je vous le jure, si vous accordez à Charles ce qu’il exige de vous ; je ne vous réponds de rien sans cela. — Eh bien ! à supposer que je fusse assez faible pour céder à tes odieuses instances, et 439 que je payasse ma liberté de mon honneur, t’imagines-tu malgré tes affreux raisonnemens, que j’oserais m’offrir à mon époux, souillée d’un crime aussi abominable… En venant d’être la maîtresse du père, aurais-je le front de devenir la femme du fils ? Crois-tu que cette horreur serait long-temps ignorée de lui ; fussai-je même parvenue à vaincre toutes mes répugnances, de quel œil me verrait Antonio, quand il aurait su mon ignominie ? Non, non, encore une fois Camille, j’aime mieux mourir honorée de lui, que de m’y conserver par une action faite pour mériter son mépris ; c’est le cœur, c’est l’estime de mon époux qui font le charme de ma vie, toute la douceur en serait troublée, si je n’étais plus digne de l’un et de l’autre ; dût-il même ignorer ce que j’aurais fait d’affreux pour me rendre à lui, le trouble horrible de ma conscience ne me laisserait pas goûter un seul instant de calme, j’expirerais de même et dans un désespoir dont il aurait bientôt connu la source. Ce ne fut pas sans d’affreux accès de fureur que Charles apprit le peu de succès des sollicitations de Camille ; les obstacles conduisent à la cruauté dans une âme comme celle de Strozzi. Allons, dit Charles, changeons de route, ce que je n’obtiens pas de la ruse… des tourmens, me le vaudront peut-être ; l’espoir la soutient, ses chimères la consolent, il faut en la traitant avec sévérité, anéantir toutes ses illusions… elle me détestera, que m’importe… elle me hait déjà… Camille il faut la mettre dans une prison plus affreuse, il faut lui ôter toutes les douceurs dont elle jouit maintenant, lui arracher sur-tout ce portrait où elle puise les 440 forces qui l’engagent à me résister, qui la console et la fortifie dans ses maux… il faut lui rendre enfin sa situation si funeste, doubler tellement le poids de ses fers, qu’elle y succombe, où qu’elle m’implore. La cruelle Camille exécute sur-le-champ les ordres de son maître, on traîne Laurence dans une chambre où pénètrent à peine les rayons du soleil, elle y est revêtue d’une robe noire ; on lui annonce qu’on n’entrera chez elle que tous les trois jours pour lui porter une nourriture bien inférieure à celle qu’elle a eue jusqu’alors. Ses livres, sa musique, les moyens de tracer ses idées, tout lui est ravi cruellement ; mais quand Camille demande le portrait, quand elle veut l’enlever des mains de sa maîtresse, Laurence pousse des cris effrayans vers le Ciel — non, ditelle, non, ne m’ôtez pas ce qui peut calmer mon sort, au nom de Dieu, ne me l’arrachez pas, prenez mes jours, vous en êtes les maîtres, mais que j’expire au moins sur ce portrait chéri, mon unique consolation est de lui parler,… de le baigner à chaque instant de mes larmes… Ah ! ne me privez pas du seul bien qui me reste… je lui peins mes maux, il m’entend… son doux regard les adoucit, je le pénètre de mon innocence, il la croit, un jour rendu à mon époux, il lui dira ce que j’ai souffert, à qui m’adresserais-je si je ne l’avais plus… ô Camille ne m’enlevez pas ce trésor. Les ordres étaient précis, il fallut les exécuter ; le portrait s’arrache de force, et Laurence s’évanouit. Tel est l’instant où Charles ose venir contempler sa victime… la perfide, s’écrie-t-il, en tenant dans ses mains le portrait qu’on vient 441 de I lui remettre… le voilà donc l’objet qui captive son cœur… qui l’empêche de se rendre à moi, et jetant au loin ce bijou ; mais que dis-je, hélas ! que fais-je Camille ? Serace en la tourmentant que je pourrai fléchir sa haine ?… Comme elle est belle… et comme je l’idolâtre… ouvre les yeux Laurence, ose croire un moment ton époux à tes pieds, laisse-moi jouir de l’illusion… Camille, pourquoi ne saisirais-je pas cet instant ?… qui empêche ?… Non, non je veux exciter son courroux encore mieux, ne pouvant allumer son amour. Elle ne serait pas assez malheureuse, si je n’en triomphais que dans les bras du sommeil. Charles se retire ; Camille à force de soins ranime les sens de sa maîtresse, et l’abandonne à ses réflexions. Quand Laurence voit Camille entrer le troisième jour ensuite, elle étend les bras vers cette furie, elle la conjure d’obtenir sa mort ; pourquoi veut-on me conserver plus long-temps dit-elle, puisqu’il est sûr que je n’accorderai jamais ce qu’on exige de moi ? Qu’on abrège mes jours, je le demande avec instance ; ou surmontant à la fin les principes de religion qui m’ont retenus jusqu’ici, je me détruirai certainement : moi-même ; mes maux sont trop affreux pour que je puisse les endurer plus long-temps ; dites à Charles qui se plaît à me faire souffrir, que le bonheur qu’il goûte est prêt à s’éteindre, que je le supplie de m’en sacrifier les derniers instans, en me plongeant tout de suite au tombeau. Camille ne répond que par de nouvelles séductions ; il n’est rien qu’elle ne mette encore en usage ; elle développe 442 près de sa jeune maîtresse la plus adroite éloquence du crime, mais sans réussir ; Laurence persiste à demander la mort, et seulement quelques secours religieux, si l’on veut les lui accorder. Charles prévenu par Camille, ose rentrer dans ce lieu d’horreur. Plus de pitié, dit-il à sa victime, mais apprends que tu ne périras pas seule ; il est là ton indigne époux, et le sort qui l’attend, est le même que celui qui va t’arracher la vie, sa mort précédera la tienne ; adieu, tu n’as plus qu’un instant à vivre… il se retire. Dès que Laurence est seule, elle se livre aux égaremens les plus affreux… Cher époux, s’écrie-t-elle, tu mourras, mon bourreau me l’a dit ; mais ce sera du moins près de moi… tu sauras peut-être que j’étais faussement accusée ; nous volerons ensemble aux pieds d’un Dieu qui nous vengera ; si le bonheur n’a pu luire à nos yeux sur la terre, nous le retrouverons dans le sein de ce Dieu juste, toujours ouvert aux malheureux… Tu m’aimes, Antonio, tu m’aimes encore, j’ai toujours dans mon cœur ces derniers regards que tu daignas jeter sur moi quand tu t’arrachas de mes bras… On t’aveuglait, on te séduisait, Antonio, je te pardonne ; puis-je entrevoir tes torts quand mon âme s’occupe de toi ; elle sera pure cette âme, elle sera digne de la tienne, je ne me serai point conservée par un forfait horrible, je n’aurai pas mérité ton mépris… mais s’il était vrai que tes jours fussent au prix du crime qu’on exige… s’il était vrai que je pusse te sauver en cédant… Non, tu ne le voudrais pas, Antonio, la mort t’effrayerait moins que l’infidélité de ta Laurence… Ah ! renonçons ensemble à ces 443 liens terrestres qui ne nous captivent que sur un océan de douleurs, brisons-les puisqu’il le faut, et périssons tous deux au sein de la vertu. Cette infortunée se jette à terre après cette invocation, elle y reste… elle y demeure inanimée, jusqu’à l’instant où son cachot se r’ouvre. Cet intervalle avait été rempli par un évènement singulier ; Charles s’était déterminé à deux crimes à-la-fois, à celui de ne pas attendre plus long-tems pour consommer ses projets sur l’épouse de son fils, que la force allait lui soumettre, puisqu’il lui devenait impossible de réussir autrement ; et à celui d’ensevelir la mémoire de toutes ses horreurs en se débarrassant du deuxième complice qui le servait. Il avait empoisonné Camille ; mais cette nouvelle victime n’avait pas plutôt senti les atteintes du venin, que le remords était venu la déchirer, profitant de ses dernières forces, elle s’était hâté d’écrire à Antonio : elle lui dévoilait les trames de son père, lui demandait pardon d’avoir aidé à les ourdir, lui apprenait que Laurence respirait encore, qu’elle était innocente, et lui conseillait de ne pas perdre un instant pour venir l’arracher aux flétrissures et à la mort qui l’attendait inévitablement. Camille avait trouvé le secret de faire passer sa lettre au camp de Louis, et n’était venu s’étendre sur son lit de mort qu’après avoir calmé sa conscience par cette démarche ; Charles qui l’ignore, n’en suit pas moins ses desseins ; il se prépare à les exécuter. Il est nuit ; le scélérat une lampe à la main, pénètre dans le cachot de sa fille, Laurence est à terre, elle y est étendue presque sans vie ; voilà l’objet… l’objet de la plus tendre 444 compassion sur lequel ce monstre ose soupçonner d’exécrables plaisirs… il contemple cette infortunée… mais le ciel est las de ses crimes, tel est l’instant qu’il choisit enfin pour poser un terme aux exécrations de cette bête farouche… Un bruit affreux se fait entendre… c’est Louis… c’est Antonio, tous deux se précipitent sur ce criminel ; Louis veut le poignarder, Antonio détourne le fer qui menace la vie de l’auteur de ses jours, laissons-le vivre, dit le généreux Antonio, voilà celle qui m’est chère, et je la retrouve innocente, laissons exister son bourreau, il sera bien plus malheureux que si nous lui ravissons le jour. J’en suis assez pénétré pour ne pas vous laisser cette jouissance, dit le féroce Charles en se poignardant lui même… Ô mon père, s’écria Antonio, voulant garantir encore une fois la vie de cet infortuné. Non, laisse-le, dit Louis, voilà comme devraient périr tous les traîtres ; celui-ci n’eût vécu que pour redevenir encore l’horreur du monde et de sa famille, qu’il retourne aux enfers, dont il ne s’échappa que pour notre malheur, qu’il y retourne effrayer, s’il se peut, les ombres du Stix, par l’affreux récit de ses crimes, qu’il en soit repoussé comme il l’est de nous ; c’est le dernier tourment que je lui souhaite. Laurence est enlevée de son cachot… à peine peut-elle suffire à la surprise d’un tel évènement. Des larmes, dans les bras de son cher époux, deviennent les seules expressions qui lui soient permises, dans l’état violent où elle se trouve. 445 Des embrassemens, des félicitations lui font bientôt oublier ses malheurs, et ce qui les efface entièrement de son âme innocente et pure, c’est la félicité qui l’entoure… c’est le bonheur que répandit sur elle ce vertueux époux, pendant les quarante années que la Toscane put jouir de l’orgueil de posséder encore dans son sein une femme, à la-fois si belle, si vertueuse, et si digne à tant de titres, de l’amour, du respect, et de la vénération des hommes. N O T E. C’est peut-être faire quelque plaisir aux amateurs de la poésie italienne, que de rétablir en entier ici le 57e . sonnet de Pétrarque, dont nous n’avions pu adapter que la moitié à notre sujet ; on y verra que les premiers vers de ce sonnet prouvent la vérité de la note placée au bas, c’était à l’occasion de ce sonnet que le Vasari disait : « Quel bonheur pour un peintre, quand il peut se rencontrer avec un grand poëte ; il lui fera un petit portrait qui ne durera qu’un certain nombre d’années, parce que la peinture est sujette à toute sorte d’accidens, et il aura pour récompense des vers qui dureront toujours, parce que le temps n’a point de prise sur eux ; Simon fut fort heureux de trouver Pétrarque à Avignon. Un portrait de Laure lui a valu deux sonnets qui le rendront immortel, ce que toutes ses peintures n’auraient pu faire. » Et voilà comme dans le siècle de la renaissance des arts, ceux qui les cultivaient, savaient établir entre eux une juste hiérarchie et se rendre une mutuelle justice ; trouverait-on cette bonne-foi… cette précieuse candeur aujourd’hui ? Voici le sonnet dont il s’agit, avec une traduction littérale en vers français ; elle est bien loin d’atteindre à son original ; mais les gens de lettres savent que la 446 poésie italienne ne se traduit point. S O N N E T. Quando giunse a Simon l’alto concerto Ch’a mio nome gli pose in man lo stile ; S’avesse dato all’ opera gentile Con la figura voce, ed intellecto ; Di sospir molti mi s gombrava il petto : Che cio altri han più caro, a me fan vile ; Pero ch’a vista ella si mostra umile, Promettendomi pace nell’ aspetto Ma poi ch’ i vengo a raggionare con lei ; Benignamente assai par che m’ascolte Se risponder s’avessc a’ detti miei. Pigmalion, quanto lodar’ ti dei Dell’ imagine tua, se mille volte N’avesti quel ch’i’ sol’ una vorrei ; Traduction. Lorsque Simon à ma prière, 447 Fit ce portrait si ressemblant ; À cette image qui m’est chère, S’il eût donné la voix, le sentiment, Ah ! qu’il m’eût épargné le soupirs et de larmes ! Laure dans ce portrait déployant mille charmes, Me traite avec douceur et m’annonce la paix : Si j’ose lui parler, je crois voir dans ses traits, Qu’elle est sensible à mes alarmes ; Pour me répondre, hélas ! il lui manque la voix. Heureux Pigmalion ! tu reçus mille fois, Cette faveur de ton ouvrage, Qu’une seule fois je voudrais Obtenir de ma chère image[11] . 1. ↑ C’est Léon X, de la maison de Médicis, dont il s’agit ici. 2. ↑ De 1528 à 1537. 3. ↑ Charles-Quint. 4. ↑ Il ne faut pas oublier qu’alors, ces pages sortis des plus grandes maisons, se trouvaient souvent parens de leurs maîtres. 5. ↑ Espèce de sapin commun dans les Alpes et dans l’Appenin, singulièrement triste et sombre. 6. ↑ Cette habitation n’est point prise dans un pays des chimères, l’auteur l’a vue et décrite sur les lieux même ; elle est à quatre mille au nord de Valombroza, dans la même forêt ; elle n’appartient plus aux Strozzi. 7. ↑ Ce fut à Laurent II de Médicis, père d’Alexandre, premier duc de Florence, que Machiavel dédia son ouvrage, intitulé le prince ; livre dont il est ici question. 8. ↑ Page 15, Cap. 3. 9. ↑ Lib. 3, Cap. 6. 10. ↑ Ce portrait de la belle Laure fut fait par le célèbre Simon de Sienne, élève du Giotto, que l’on peut regarder après le Cimabué comme le restaurateur de la peinture à Florence ; ils furent l’un et l’autre les premiers qui firent refleurir en Italie cet art, inconnu depuis les beaux siècles de Rome. Simon, pour plaire à son ami Pétrarque, multiplia beaucoup les portraits de Laure ; il la peignit à Avignon, dans l’église de 448 Notre-Dame de Dons, elle y est représentée vêtue de vert et délivrée du dragon, par Saint-Georges. On la voit également à Florence, dans l’église de Santa-maria-Novella, une petite flamme lui sort de la poitrine ; elle est de même vêtue de vert, avec des fleurs mêlées dans sa robe, et au nombre des femmes représentant les voluptés de ce monde. Simon la peignit encore à Sienne ; là elle est en vierge, et c’est ce qui fit dire à quelques imbéciles, que l’objet célébré par Pétrarque était la Sainte-Vierge, mensonge absurde, suffisamment détruit de nos jours ; ce n’était pas la Vierge que célébrait Pétrarque, mais Laure sous les traits de la Vierge. 11. ↑ Mémoires pour la vie de Pétrarque, tome I, page 400. 449 E R N E S T I N E , N O U V E L L E S U É D O I S E. A PRÈS l’Italie, l’Angleterre et la Russie, peu de pays en Europe me paraissaient aussi curieux que la Suède ; mais si mon imagination s’allumait au desir de voir les contrées célèbres dont sortirent autrefois les Alaric, les Attila, les Théodoric, tous ces héros enfin qui, suivis d’une foule innombrable de soldats, surent apprécier l’aigle impérieux 450 dont les ailes aspiraient à couvrir le monde, et faire trembler les Romains aux portes même de leur capitale ; si d’autre part mon âme brûlait du desir de s’enflammer dans la patrie des Gustave-Vasa, des Christine et des Charles XII… tous trois fameux dans un genre bien différens sans doute, puisque l’un[1] s’illustra par cette philosophie rare et précieuse dans un souverain, par cette prudence estimable qui fait fouler aux pieds les systêmes religieux, quand ils contrarient et l’autorité du gouvernement, à laquelle ils doivent être subordonnés, et le bonheur des peuples, unique objet de la législation : la seconde par cette grandeur d’âme, qui fait préférer la solitude et les lettres au vain éclat du trône… et le troisième par ces vertus héroïques, qui lui méritèrent à jamais le surnom d’Alexandre ; si tous ces différens objets m’animaient, dis-je, combien ne desirais-je pas avec plus d’ardeur encore, d’admirer ce peuple sage, vertueux, sobre et magnanime, qu’on peut appeller le modèle du nord. Ce fut dans cette intention que je partis de Paris le 20 juillet 1774, et après avoir traversé la Hollande, la Westphalie et le Dannemark, j’arrivai en Suède vers le milieu de l’année suivante. Au bout d’un séjour de trois mois à Stockholm, mon premier objet de curiosité se porta sur ces fameuses mines, dont j’avais tant lu de descriptions, et dans lesquelles j’imaginais rencontrer peut-être quelques aventures semblables à celles que nous rapporte l’abbé Prévot, dans le 451 premier volume de ses anecdotes ; j’y réussis… mais quelle différence !… Je me rendis donc d’abord à Upsal, située sur le fleuve de Fyris, et qui partage cette ville en deux. Long-temps la capitale de la Suède, Upsal en est encore aujourd’hui la ville la plus importante, après Stockholm. Après y avoir séjourné trois semaines, je me rendis à Falhum, ancien berceau des Scythes, dont ces habitans de la capitale de la Dalécarlie conservent encore les mœurs et le costume. Au sortir de Falhum, je gagnai la mine de Taperg, l’une des plus considérables de la Suède. Ces mines, long-temps la plus grande ressource de l’état, tombèrent bientôt dans la dépendance des Anglais, à cause des dettes contractées par les propriétaires avec cette nation, toujours prête à servir ceux qu’elle imagine pouvoir engloutir un jour, après avoir dérangé leur commerce ou flétri leur puissance, au moyen de ses prêts usuraires. Arrivé à Taperg, mon imagination travailla avant que de descendre dans ces souterrains, où le luxe et l’avarice de quelques hommes savent en engloutir tant d’autres. Nouvellement revenu d’Italie, je me figurais d’abord que ces carrières devaient ressembler aux catacombes de Rome ou de Naples ; je me trompais ; avec beaucoup plus de profondeur, j’y devais trouver une solitude moins effrayante. On m’avait donné à Upsal un homme fort instruit pour me conduire, cultivant les lettres et les connaissant bien. 452 Heureusement pour moi, Falkeneim (c’était son nom) parlait on ne saurait mieux l’allemand et l’anglais, seuls idiômes du nord, par lesquels je pus correspondre avec lui ; au moyen de la première de ces langues, que nous préférâmes l’un et l’autre, nous pûmes converser sur tous les objets, et il me devint facile d’apprendre de lui l’anecdote, que je vais incessamment rapporter. À l’aide d’un panier et d’une corde, machine disposée de façon à ce que le trajet se fasse sans aucun danger, nous arrivâmes au fond de cette mine, et nous nous trouvâmes en un instant à cent-vingt toises de la surface du sol. Ce ne fut pas sans étonnement que je vis là, des rues, des maisons, des temples, des auberges, du mouvement, des travaux, de la police, des juges, tout ce que peut offrir enfin le bourg le plus civilisé de l’Europe. Après avoir parcouru ces habitations singulières, nous entrâmes dans une taverne, où Falkeneim obtint de l’hôte tout ce qu’il fallait pour se rafraîchir ; d’assez bonne bierre, du poisson sec, et une sorte de pain suédois fort en usage à la campagne, fait avec les écorces du sapin et du bouleau, mêlées à de la paille, à quelques racines sauvages, et pétries avec de la farine d’avoine ; en faut-il plus pour satisfaire au véritable besoin ? Le philosophe qui court le monde pour s’instruire, doit s’accommoder de toutes les mœurs, de toutes les religions, de tous les temps, de tous les climats, de tous les lits, de toutes les nourritures, et laisser au voluptueux indolent de la capitale ses préjugés… son luxe… ce luxe indécent qui, ne contentant jamais les 453 besoins réels, en crée chaque jour de factices aux dépends de la fortune et de la santé. Nous étions sur la fin de notre repas frugal, lorsqu’un des ouvriers de la mine, en veste et culotte bleues, le chef couvert d’une mauvaise petite perruque blonde, vint saluer Falkeneim en suédois ; mon guide ayant répondu en allemand par politesse pour moi, le prisonnier (car c’en était un) s’entretint aussitôt dans cette langue. Ce malheureux voyant que le procédé n’avait que moi pour objet, et croyant reconnaître ma patrie, me fit un compliment français, qu’il débita très-correctement, puis il s’informa de Falkeneim, s’il y avait quelques nouvelles à Stockholm ; il nomma plusieurs personnes de la cour, parla du roi, et tout cela avec une sorte d’aisance et de liberté qui me le firent considérer avec plus d’attention. Il demanda à Falkeneim s’il n’imaginait pas qu’il y eût un jour quelque rémission pour lui, à quoi mon conducteur lui répondit d’une façon négative, en lui serrant la main avec affliction ; aussi-tôt le prisonnier s’éloigna, le chagrin dans les yeux, et sans vouloir rien accepter de nos mets, quelques instances que nous lui en fissions. Un instant après il revint, et demanda à Falkeneim s’il voudrait bien se charger d’une lettre qu’il allait se presser d’écrire ; mon compagnon promit tout, et le prisonnier sortit. Dès qu’il fut dehors ; quel est cet homme, dis-je à Falkeneim ? Un des premiers gentilshommes de Suède, me répondit-il. — Vous m’étonnez. — Il est bien heureux d’être ici, cette tolérance de notre souverain pourrait se 454 comparer à la générosité d’Auguste envers Cinna. Cet homme que vous venez de voir, est le comte Oxtiern, l’un des sénateurs le plus contraire au roi dans la révolution de 1772[2] . Il s’est rendu depuis que tout est calme, coupable de crimes sans exemple. Dès que les loix l’eurent condamné, le roi se ressouvenant de la haine qu’il lui avait montré jadis, le fit venir, et lui dit : « Comte, mes juges vous livrent à la mort… vous me proscrivîtes aussi il y a quelques années, c’est ce qui fait que je vous sauve la vie ; je veux, vous faire voir que le cœur de celui que vous ne trouviez pas digne du trône, n’était pourtant pas sans vertu ». Oxtiern tombe aux pieds de Gustave, en versant un torrent de larmes ; je voudrais qu’il me fût possible de vous sauver tout-à-fait, dit le prince en le relevant, l’énormité de vos actions ne le permet pas ; je vous envoye aux mines, vous ne serez pas heureux, mais au moins vous existerez… retirez-vous ; on amena Oxtiern en ces lieux, vous venez de l’y voir ; partons, ajouta Falkeneim, il est tard, nous prendrons sa lettre en passant. O monsieur, dis-je alors à mon guide, dussions-nous passer huit jours ici, vous avez trop irrité ma curiosité, je ne quitte point les entrailles de la terre, que vous ne m’ayez appris le sujet qui y plonge à jamais ce malheureux ; quoique criminel, sa figure est intéressante ; il n’a pas quarante ans cet homme ?… je voudrais le voir libre, il peut redevenir honnête. — Honnête, lui ?… jamais… jamais. — De grâce, monsieur, satisfaite-moi. — J’y consens, reprit Falkeneim, aussi bien ce délai lui donnera le temps de faire ses dépêches ; faisons lui dire de ne se point presser, et passons dans cette 455 chambre du fond, nous y serons plus tranquilles qu’au bord de la rue… je suis pourtant fâché de vous apprendre ces choses, elles nuiront au sentiment de pitié que ce scélérat vous inspire, j’aimerais mieux qu’il n’en perdît rien, et que vous restassiez dans l’ignorance. Monsieur, dis-je à Falkeneim, les fautes de l’homme m’apprennent à le connaître, je ne voyage que pour l’étudier ; plus il s’est écarté des digues que lui imposent les loix ou la nature, plus son étude est intéressante, et plus il est digne de mon examen et de ma compassion. La vertu n’a besoin que de culte, sa carrière est celle du bonheur… elle doit l’être, mille bras s’ouvrent pour recevoir ses sectateurs, si l’adversité les poursuit. Mais tout le monde abandonne le coupable… on rougit de lui tenir, ou de lui donner des larmes, la contagion effraye, il est proscrit de tous les cœurs, et on accable par orgueil, celui qu’on devrait secourir par humanité. Où donc peut être, monsieur, un mortel plus intéressant, que celui, qui du faîte des grandeurs, est tombé tout-à-coup dans un abîme de maux, qui né pour les faveurs de la fortune, n’en éprouve plus que les disgrâces… n’a plus autour de lui que les calamités de l’indigence, et dans son cœur que les pointes acérées du remords, ou les serpens du désespoir ? Celui-là seul, mon cher, est digne de ma pitié ; je ne dirai point comme les sots… c’est sa faute, ou comme les cœurs froids qui veulent justifier leur endurcissement, il est trop coupable. Eh ! que m’importe ce qu’il a franchi, ce qu’il a méprisé, ce qu’il a fait, il est homme, il dut être faible… il est criminel, il est malheureux, je le plains… Parlez Falkeneim, parlez, je 456 brûle de vous entendre ; et mon honnête ami prit la parole dans les termes suivans : « Vers les premières années de ce siècle, un gentilhomme de religion romaine, et de nation Allemande, pour une affaire qui était bien loin de le déshonorer, fut obligé de fuir sa patrie ; sachant que quoique nous ayons abjuré les erreurs du papisme, elles sont néanmoins tolérées dans nos provinces, il arriva à Stockholm. Jeune et bien fait, aimant le militaire, plein d’ardeur pour la gloire, il plut à Charles XII, et eut l’honneur de l’accompagner dans plusieurs de ses expéditions ; il était à la malheureuse affaire de Pultava, suivit le roi dans sa retraite de Bender, y partagea sa détention chez le Turc, et repassa en Suède avec lui. En 1718, lorsque l’état perdit ce héros sous les murs de Frédérikshall, en Norvège, Sanders (c’est le nom du gentilhomme dont je vous parle) avait obtenu le brevet de colonel, et c’est en cette qualité qu’il se retira à Nordkoping, ville de commerce, située à quinze lieues de Stockholm, sur le canal qui joint le lac Véter, à la mer Baltique, dans la province d’Ostrogothie. Sanders se maria, et eut un fils que Frédéric I er . et Adolphe Frédéric, accueillirent de même ; il s’avança par son propre mérite, obtint le grade de son père, et se retira, quoique jeune encore, également à Nordkoping, lieu de sa naissance, où il épousa comme son père, la fille d’un négociant peu riche, et qui mourut douze années après avoir mis au monde Ernestine, qui fait le sujet de cette anecdote. Il y a trois ans que Sanders pouvait en avoir environ quarante-deux, sa fille 457 en avait seize alors, et passait avec juste raison pour une des plus belles créatures qu’on eût encore vu en Suède ; elle était grande, faite à peindre ; l’air noble et fier, les plus beaux yeux noirs, les plus vifs, de très-grands cheveux de la même couleur, qualité rare dans nos climats ; et malgré cela, la peau la plus belle et la plus blanche ; on lui trouvait un peu de ressemblance avec la belle comtesse de Sparre, l’illustre amie de notre savante Christine, et cela était vrai. La jeune Sanders n’était pas arrivée à l’âge qu’elle avait, sans que son cœur eût déjà fait un choix ; mais ayant souvent entendu dire à sa mère combien il était cruel pour une jeune femme qui adore son mari, d’en être à tout instant séparée par les devoirs d’un état qui l’enchaîne, tantôt dans une ville, et tantôt dans une autre, Ernestine avec l’approbation de son père, s’était déterminée en faveur du jeune Herman[3] de la même religion qu’elle, et qui se destinant au commerce, se formait à cet état dans les comptoirs du sieur Scholtz, le plus fameux négociant de Nordkoping, et l’un des plus riches de la Suède. Herman était d’une famille de ce même état ; mais il avait perdu ses parens fort jeune, et son père en mourant l’avait recommandé à Scholtz son ancien associé ; il habitait donc ce logis, et en ayant mérité la confiance par sa sagesse et son assiduité, il était, quoiqu’il n’eût encore que vingtdeux ans, à la tête des fonds et des livres de cette maison, lorsque le chef mourut sans enfans. Le jeune Herman se trouva dès-lors sous la dépendance de la veuve ; femme arrogante, impérieuse, et qui, malgré toutes les 458 recommandations de son époux, relatives à Herman, paraissait très-résolue à se défaire de ce jeune homme, s’il ne répondait pas incessamment aux vues qu’elle avait formées sur lui. Herman absolument fait pour Ernestine, aussi bel homme pour le moins qu’elle était belle femme, l’adorant autant qu’il en était chéri, pouvait sans doute inspirer de l’amour à la veuve Scholtz, femme de quarante ans, et très-fraîche encore : mais ayant le cœur engagé, rien de plus simple qu’il ne répondit point à cette prévention de sa patrone, et que quoiqu’il se doutât de l’amour qu’elle avait pour lui, il affecta prudemment de ne s’en point appercevoir. Cependant cette passion alarmait Ernestine Sanders ; elle connaissait madame Scholtz pour une femme hardie, entreprenante, d’un caractère jaloux, emporté ; une telle rivale l’inquiétait prodigieusement. Il s’en fallait bien d’ailleurs qu’elle fût pour Herman un aussi bon parti que la Scholtz, rien de la part du colonel Sanders, quelque chose à la vérité du côté de la mère ; mais cela pouvait-il se comparer à la fortune considérable que la Scholtz pouvait faire à son jeune caissier ? Sanders approuvait le choix de sa fille ; n’ayant d’autre enfant qu’elle, il l’adorait, et sachant qu’Herman avait du bien, de l’intelligence, de la conduite, et que de plus il possédait le cœur d’Ernestine, il était loin d’apporter obstacle à un arrangement aussi convenable ; mais la fortune ne veut pas toujours ce qui est bien. Il semble que son plaisir soit de troubler les plus sages projets de 459 l’homme, afin qu’il puisse retirer de cette inconséquence, des leçons faites, pour lui apprendre à ne jamais compter sur rien dans un monde, dont l’instabilité et le désordre sont les loix les plus sûres. Herman, dit un jour la veuve Scholtz au jeune amant d’Ernestine, vous voilà suffisamment formé dans le commerce pour prendre un parti ; les fonds que vos parens vous laissèrent, ont, par les soins de mon époux et les miens, profité plus qu’il ne faut pour vous mettre maintenant à votre aise ; prenez une maison, mon ami, je veux me retirer bientôt, nous ferons nos comptes au premier moment. À vos ordres, madame, dit Herman ; vous connaissez ma probité, mon désintéressement, je suis aussi tranquille sur les fonds que vous avez à moi, que vous devez l’être sur ceux que je régis chez vous. — Mais, Herman, n’avez-vous donc aucun projet d’établissement ? — Je suis jeune encore, madame. — Vous n’en êtes que plus propre à convenir une femme sensée ; je suis certaine qu’il en est dont vous feriez bien sûrement le bonheur. — Je veux avoir une fortune plus considérable avant que d’en venir là. — Une femme vous aiderait à la faire. — Quand je me marierai, je veux qu’elle soit faite, afin de n’avoir plus à m’occuper que de mon épouse et de mes enfans. — C’est-àdire qu’il n’est aucune femme que vous ayez distinguée d’une autre ? — Il en est une dans le monde que je chéris comme ma mère, et mes services sont voués à celle-là, aussi long-temps qu’elle daignera les accepter. — Je ne vous parle point de ces sentimens, mon ami, j’en suis 460 reconnaissante, mais ce ne sont pas ceux-là qu’il faut en mariage, Herman, je vous demande si vous n’avez pas en vue quelque personne avec laquelle vous vouliez partager votre sort ? — Non, madame. — Pourquoi donc toujours chez Sanders ? qu’allez-vous éternellement faire dans la maison de cet homme ? il est militaire, vous êtes commerçant ; voyez les gens de votre état, mon ami, et laissez ceux qui ne le sont pas. — Madame sait que je suis catholique, le colonel l’est aussi, nous nous réunissons pour prier… pour aller ensemble aux chapelles qui nous sont permises. — Je n’ai jamais blâmé votre religion ; quoique je n’en soie pas ; parfaitement convaincue de l’inutilité de toutes ces fadaises, de quelque genre qu’elles pussent être, vous savez, Herman, que je vous ai toujours laissé très-en paix sur cet article. — Eh bien ! madame, la religion… voilà pourquoi je vais quelquefois chez le colonel. — Herman, il est une autre cause à ces visites fréquente, et vous me la cachez, vous aimez Ernestine… cette petite fille qui, selon moi, n’a ni figure ni esprit, quoique toute la ville en parle comme d’une des merveilles de la Suède… oui, Herman, vous l’aimez… vous l’aimez, vous dis-je, je le sais. — Mademoiselle Ernestine Sanders pense bien à moi, je crois, madame… sa naissance… son état… Savez-vous, madame, que son ayeul, le colonel Sanders, ami de Charles XII, était un très-bon gentilhomme de Westphalie. — Je le sais. — Eh bien ! madame, ce parti-là saurait-il donc me convenir ? — Aussi vous assurai-je, Herman, qu’il ne vous convient nullement ; il vous faut une femme faite, une femme qui pense à votre fortune, et qui la soigne, une 461 femme de mon âge et de mon état en un mot. Herman rougit, il se détourne… Comme dans ce moment on apportait le thé, la conversation fut interrompue, et Herman, après le déjeûner, va reprendre ses occupations. Ô ! ma chère Ernestine, dit le lendemain Herman à la jeune Sanders, il n’est que trop vrai que cette cruelle femme a des vues sur moi, je n’en puis plus douter ; vous connaissez son humeur, sa jalousie, son crédit dans la ville[4] ; Ernestine, je crains tout, et comme le colonel entrait, les deux amans lui firent part de leurs appréhensions. Sanders était un ancien militaire, un homme de fort bon sens, qui ne se souciant pas de se faire des tracasseries dans la ville, et voyant bien que la protection qu’il accordait à Herman allait attirer contre lui la Scholtz et tous les amis de cette femme, crut devoir conseiller amen jeunes gens de céder aux circonstances ; il fit entrevoir à Herman que la veuve dont il dépendait, devenait au fond un bien meilleur parti qu’Ernestine, et qu’à son âge, il devait estimer infiniment plus les richesses que la figure. Ce n’est pas, mon cher, continua le colonel, que je Vous refuse ma fille… je vous connais… je vous estime, vous avez le cœur de celle que vous adorez, je consens donc à tout, sans doute, mais je serais désolé de vous avoir préparé des regrets ; vous êtes jeunes tous deux, on ne voit que l’amour à votre âge, on s’imagine qu’il doit nous faire vivre ; on se trompe, l’amour languit sans la richesse, et le choix qu’il a dirigé seul, est bientôt suivi de remords. Mon père, dit Ernestine, 462 en se jetant aux pieds de Sanders… respectable auteur de mes jours, ne m’enlevez pas l’espérance d’être à mon cher Herman, vous me promîtes sa main dès l’enfance… cette idée fait toute ma joie, vous ne me l’arracheriez pas sans me causer la mort ; je me suis livrée à cet attachement, il est si doux de voir ses sentimens approuvés de son père ; Herman trouvera dans l’amour qu’il a pour moi, toute la force nécessaire à résister aux séductions de la Scholtz… Ô mon père, ne nous abandonnez pas. Relève-toi, ma fille, dit le colonel, je t’aime… je t’adore… puisqu’Herman fait ton bonheur, et que vous vous convenez tous deux, rassure-toi, chère fille, tu n’auras jamais d’autre époux… et dans le fait, il ne doit rien à cette femme ; la probité… le zèle d’Herman, l’acquittent du côté de la reconnaissance, il n’est pas obligé de se sacrifier pour lui plaire… mais il faudrait tâcher de ne se brouiller avec personne… Monsieur, dit Herman, en pressant le colonel dans ses bras, vous qui me permettez de vous nommer mon père, que ne vous dois-je pas pour les promesses qui viennent d’émaner de votre cœur ?… oui, je mériterai ce que vous faites pour moi ; perpétuellement occupé de vous et de votre chère fille, les plus doux instans de ma vie s’emploieront à consoler votre vieillesse… mon père, ne vous inquiétez pas… nous ne nous ferons point d’ennemis, je n’ai contracté aucun engagement avec la Scholtz ; en lui rendant ses comptes dans le meilleur ordre, et lui redemandant les miens, que peut-elle dire ?… Ah ! mon ami, tu ne connais pas les individus que tu prétends braver, reprenait le colonel agité d’une sorte d’inquiétude dont il n’était pas le maître ; il n’y 463 a pas une seule espèce de crime qu’une méchante femme ne se permette quand il s’agit de venger ses charmes des dédains d’un amant ; cette malheureuse fera retomber jusques sur nous, les traits envenimés de sa rage, et ce seront des cyprès qu’elle nous fera cueillir, Herman, au lieu des roses que tu espères. Ernestine et celui qu’elle aimait, passèrent le reste du jour à tranquilliser Sanders, à détruire ses craintes, à lui promettre le bonheur, à lui en présenter sans cesse les douces images ; rien n’est persuasif comme l’éloquence des amans, ils ont une logique du cœur que n’égala jamais celle de l’esprit. Herman soupa chez ses tendres amis, et se retira de bonne heure, l’âme enivrée d’espérance et de joie. Environ trois mois se passèrent ainsi, sans que la veuve s’expliquât davantage, et sans qu’Herman osât prendre sur lui de proposer une séparation ; le colonel faisait entendre au jeune homme que ces délais n’avaient aucun inconvénient ; Ernestine était jeune, et son père n’était pas fâché de réunir à la petite dot qu’elle devait avoir, la succession d’une certaine veuve Plorman, sa tante, qui demeurait à Stockholm, et qui déjà d’un certain âge, pouvait mourir à chaque instant. Cependant la Scholtz impatiente, et trop adroite pour ne pas démêler l’embarras de son jeune caissier, prit la parole la première, et lui demanda s’il avait réfléchi sur ce qu’elle lui avait dit, la dernière fois qu’ils avaient causé ensemble. Oui, répondit l’amant d’Ernestine, et si c’est d’une reddition de compte et d’une séparation dont madame veut 464 parler, je suis à ses ordres. — Il me semble, Herman, que ce n’était pas tout-à-fait cela dont il s’agissait. — Et de quoi donc, madame ? — Je vous demandais si vous ne desiriez pas de vous établir, et si vous n’aviez pas fait choix d’une femme qui pût vous aider à tenir votre maison ? — Je croyais avoir répondu que je voulais une certaine fortune avant de me marier. — Vous l’avez dit, Herman, mais je ne l’ai pas cru ; et dans ce moment-ci, toutes les impressions de votre figure annoncent le mensonge dans votre âme. — Ah ! jamais la fausseté ne la souilla, madame, et vous le savez bien. Je suis près de vous depuis mon enfance, vous avez daigné me tenir lieu de la mère que j’ai perdue, ne craignez point que ma reconnaissance ne puisse ou s’éteindre ou s’affaiblir. — Toujours de la reconnaissance, Herman, j’aurais voulu de vous un sentiment plus tendre. — Mais, madame, dépend-il de moi…… — Traître, est-ce là ce qu’avaient mérité mes soins ? ton ingratitude m’éclaire, je le vois… je n’ai travaillé que pour un monstre… je ne le cache plus, Herman, c’est à ta main que j’aspirais depuis que je suis veuve… l’ordre que j’ai mis dans tes affaires… la façon dont j’ai fait fructifier tes fonds… ma conduite envers toi… mes yeux qui m’ont trahi sans doute, tout… tout, perfide, tout te convainquait assez de ma passion, et voilà donc comme elle sera payée ? par de l’indifférence et des mépris !… Herman, tu ne connais pas la femme que tu outrages… Non tu ne sais pas de quoi elle est capable… tu l’apprendras peut-être trop tard… Sors à l’instant… oui, sors… prépare tes comptes, Herman, je vais te rendre les miens, et nous nous séparerons… oui, nous nous 465 séparerons… tu ne seras point en peine d’un logements, la maison de Sanders est déjà sans doute préparée pour toi. Les dispositions dans lesquelles paraissait madame Scholtz, firent aisément sentir à notre jeune amant, qu’il était essentiel de cacher sa flamme, pour ne pas attirer sur le colonel, le courroux et la vengeance de cette créature dangereuse. Herman se contenta donc de répondre avec douceur, que sa protectrice se trompait, et que le desir qu’il, avait de ne point se marier avant d’être plus riche, n’annonçait assurément nul projet sur la fille du colonel. Mon ami, dit à cela madame Scholtz, je connais votre cœur comme vous-même ; il serait impossible que votre éloignement pour moi fût aussi marqué, si vous ne brûliez pas pour une autre ; quoique je ne sois plus de la première jeunesse, croyez-vous qu’il ne me reste pas encore assez d’attraits pour trouver un époux ? Oui, Herman, oui, vous m’aimeriez sans cette créature que j’abhorre, et sur laquelle je me vengerai de vos dédains. Herman frémit. Il s’en fallait bien que le colonel Sanders, peu à son aise, et retiré du service, eût autant de prépondérance dans Nordkoping que la veuve Scholtz ; la considération de celle-ci s’étendait fort loin, pendant que l’autre déjà oublié n’était plus vu, parmi des hommes qui, en Suède comme partout, n’estiment les gens qu’en raison de leur faveur ou de leur richesse, n’était plus regardé, dis-je, que comme un simple particulier que le crédit et l’or pouvaient facilement écraser, et madame Scholtz, comme toutes les âmes basses, avait eu bientôt fait ce calcul. 466 Herman prit donc sur lui, bien plus encore qu’il n’avait fait ; il se jeta aux genoux de madame Scholtz, il la conjura de s’appaiser, l’assura qu’il n’avait aucun sentiment dans le cœur qui pût nuire à ce qu’il devait à celle dont il avait reçu tant de biens, et qu’il la suppliait de ne point penser encore à cette séparation dont elle le menaçait. Dans l’état actuel où la Scholtz savait qu’était l’âme de ce jeune homme, il était difficile qu’elle pût en attendre mieux, elle espéra donc tout du temps, du pouvoir de ses charmes, et se calma. Herman ne manqua point de faire part au colonel de cette dernière conversation, et cet homme sage redoutant toujours les tracasseries et le caractère dangereux de la Scholtz, essaya de persuader encore au jeune homme qu’il ferait mieux de céder aux intentions de sa patrone, que de persister pour Ernestine ; mais les deux amans mirent en usage de nouveau tout ce qu’ils crurent de plus capable de rappeller au colonel les promesses qu’il leur avait faites, et pour l’engager à ne s’en jamais relâcher. Il y avait environ six mois que les choses étaient en cet état, lorsque le comte Oxtiern, ce scélérat que vous venez de voir dans les fers, où il gémit depuis plus d’un an, et où il est pour toute sa vie, fut obligé de venir de Stockholm à Nordkoping, pour répéter des fonds considérables placés chez madame Scholtz, par son père, dont il venait d’hériter. Celle-ci connaissant l’état du comte, fils d’un sénateur, et sénateur lui-même, lui avait préparé le plus bel appartement de sa maison, et se disposait à le recevoir avec tout le luxe que lui permettaient ses richesses. 467 Le comte arriva ; et dès le lendemain son élégante hôtesse lui donna le plus grand souper, suivi d’un bal, où devaient être les plus jolies personnes de la ville ; on, n’oublia point Ernestine ; ce n’était pas sans quelqu’inquiétude qu’Herman la vit décidée à y venir ; le comte verrait-il une aussi belle personne, sans lui rendre à l’instant l’hommage qui lui était dû ; que n’aurait point Herman à redouter d’un tel rival ; dans la supposition de ce malheur, Ernestine aurait-elle plus de force, refuserait-elle de devenir l’épouse d’un des plus grands seigneurs de Suède ? De ce fatal arrangement ne naîtrait-il pas une ligue décidée contre Herman et contre Ernestine, dont les chefs puissans seraient Oxtiern et la Scholtz ? et quels malheurs n’en devait pas redouter Herman, lui faible et malheureux, résisterait-il aux armes de tant d’ennemis conjurés contre sa frêle existence ? Il fit part de ces réflexions à sa maîtresse ; et cette fille honnête, sensible et délicate, prête à sacrifier de si frivoles plaisirs aux sentimens qui l’embrâsaient, proposa à Herman de refuser la Scholtz ; le jeune homme était assez de cet avis ; mais comme dans ce petit cercle d’honnêtes gens, rien ne se faisait sans l’aveu de Sanders, on le consulta, et il fut loin de cette opinion. Il représenta que le refus de l’agitation de la Scholtz, entraînait inévitablement une rupture avec elle ; que cette femme adroite, ne serait pas long-temps à dévoiler les raisons d’un tel procédé, et que dans la circonstance où il paraissait le plus essentiel de la ménager davantage, c’était l’irriter le plus certainement. 468 Ernestine ose demander alors à celui qu’elle aime, ce qu’il peut donc appréhender, et elle ne lui cache point la douleur où la plongent de pareils soupçons. Ô mon ami ! dit cette intéressante fille, en pressant les mains d’Herman, les individus les plus puissans de l’Europe, fussent-ils tous à cette assemblée, dussent-ils tous s’enflammer pour ta chère Ernestine, doutes-tu que la réunion de ces cultes pût former autre chose qu’un hommage de plus à son vainqueur ? Ah ! ne crains rien, Herman, celle que tu as séduite ne saurait brûler pour un autre ; fallut-il vivre avec toi dans l’esclavage, je préférerais ce sort à celui du trône même ; toutes les prospérités de la terre peuvent-elles exister pour moi dans d’autres bras que ceux de mon amant !… Herman, rends-toi donc justice, peux-tu soupçonner que mes yeux apperçoivent à ce bal, aucun mortel qui puisse te valoir ; laisse à mon cœur le soin de t’apprécier, mon ami, et tu seras toujours le plus aimable des êtres comme tu en es le plus aimé. Herman baisa mille fois les mains de sa maîtresse, il cessa de témoigner des craintes, mais il n’en guérit pas ; il est dans le cœur d’un homme qui aime, de certains pressentimens trompent bien peu ; Herman les éprouva, il les fit taire, et la belle Ernestine parut au cercle de madame Scholtz, comme la rose au milieu des fleurs ; elle avait pris l’ajustement des anciennes femmes de sa patrie ; elle était vêtue à la manière des Scites, ses traits nobles et fiers, singulièrement rehaussés par cette parure, sa taille fine et souple infiniment mieux marquée sous ce juste sans pli, qui dessinait ses formes, ses beaux cheveux flottans sur son carquois, cet arc qu’elle tenait à la main… 469 tout lui donnait l’air de l’amour déguisé sous les traits de Bellonne, et l’on eut dit que chacune des flèches qu’elle portait avec tant de grâce, devait en atteignant les cœurs, les enchaîner bientôt sous son céleste empire. Si le malheureux Herman ne vit pas Ernestine entrer sans frémir, Oxtiern de son côté ne l’apperçut pas sans une émotion si vive, qu’il fut quelques minutes sans pouvoir s’exprimer. Vous avez vu Oxtiern, il est assez bel homme ; mais quelle âme enveloppa la nature sous cette trompeuse écorce. Le comte fort riche, et maître depuis peu de toute sa fortune, ne soupçonnait aucunes bornes à ses fougueux désirs, tout ce que la raison ou les circonstances pouvaient leur apporter d’obstacles, ne devenait qu’un aliment de plus à leur impétuosité ; sans principes comme sans vertu, encore imbu des préjugés d’un corps dont l’orgueil venait de lutter contre le souverain même, Oxtiern s’imaginait que rien au monde ne pouvait imposer de frein à ses passions ; or, de toutes celles qui l’enflammaient, l’amour était la plus impétueuse ; mais ce sentiment, presqu’une vertu dans une belle âme, doit devenir la source de bien des crimes dans un cœur corrompu comme celui d’Oxtiern. Cet homme dangereux n’eut pas plutôt remarqué notre belle héroïne, qu’il conçut aussi-tôt le perfide dessein de la séduire ; il dansa beaucoup avec elle, se plaça près d’elle au souper, et témoigna si clairement enfin les sentimens qu’elle lui inspirait, que toute la ville ne douta plus qu’elle ne devint bientôt ou la femme, ou la maîtresse d’Oxtiern. 470 On ne rend point la cruelle situation d’Herman pendant que toutes ces choses se passaient ; il avait été au bal ; mais voyant sa maîtresse dans une faveur si éclatante, lui avait-il été possible d’oser même un instant l’aborder ? Ernestine n’avait assurément point changé pour Herman, mais une jeune fille peut-elle se défendre de l’orgueil ? Peut-elle ne pas s’énivrer un instant des hommages publics, et cette vanité que l’on caresse en elle, en lui prouvant qu’elle peut être adorée de tous, n’affaiblit-elle pas le desir qu’elle avait avant, de n’être sensible qu’aux flatteries d’un seul ? Ernestine vit bien qu’Herman était inquiet ; mais Oxtiern était à son char, toute l’assemblée la louait, et l’orgueilleuse Ernestine ne sentit pas comme elle l’aurait dû, le chagrin dont elle accablait son malheureux amant. Le colonel fut également comblé d’honneurs, le comte lui parla beaucoup, il lui offrit ses services à Stockholm, l’assura que trop jeune encore pour se retirer, il devait se faire attacher à quelques corps, et achever de courir les grades, auxquels ses talens et sa naissance devaient le faire aspirer, qu’il le servirait en cela comme dans tout ce qu’il pourrait desirer à la cour, qu’il le suppliait de ne le pas ménager, et qu’il regarderait comme autant de jouissances personnelles à lui, chacun des services qu’un si brave homme le mettrait à même de lui rendre. Le bal cessa avec la nuit, et l’on se retira. Dès le lendemain le sénateur Oxtiern pria madame Scholtz de lui donner les plus grands détails sur cette jeune Scithe dont l’image avait, été toujours présente à ses sens depuis qu’il l’avait apperçue. C’est la plus belle fille que 471 nous ayons à Nordkoping, dit la négociante enchantée de voir que le comte en traversant les amours d’Herman, lui rendrait peut-être le cœur de ce jeune homme ; en vérité, sénateur, il n’est point dans tout le pays une fille qu’on puisse comparer à celle-là. Dans le pays, s’écria le comte, il n’y en a pas dans l’Europe, madame… et que fait-elle ? que pense-t-elle… qui l’aime… qui l’adore cette créature céleste ? quel est celui qui prétendra me disputer la possession de ses charmes ? — Je ne vous parlerai point de sa naissance, vous savez qu’elle est fille du colonel Sanders, homme de mérite et de qualité ; mais ce que vous ignorez peut-être, et ce qui vous affligera, d’après les sentimens que vous montrez pour elle, c’est qu’elle est à la veille d’épouser un jeune caissier de ma maison dont elle est éperduement amoureuse, et qui la chérit pour le moins autant. — Une telle alliance pour Ernestine, s’écria le sénateur !… cet ange devenir la femme d’un caissier !… cela ne sera point, madame, cela ne sera point, vous devez vous réunir à moi pour qu’une alliance aussi ridicule n’ait pas lieu. Ernestine est faite pour briller à la cour, et je veux l’y faire paraître sous mon nom. — Mais point de bien, comte… la fille d’un pauvre gentilhomme… d’un officier de fortune. Elle est la fille des Dieux, dit Oxtiern hors de lui, elle doit habiter leur séjour. — Ah ! sénateur, vous mettrez au désespoir le jeune homme dont je vous ai parlé, peu de tendresses sont aussi vives… peu de sentimens aussi sincères. — La chose du monde qui m’embarrasse le moins, madame, est un rival de cette espèce, des êtres de cette infériorité, doivent-ils alarmer mon amour ; vous m’aiderez 472 à trouver les moyens d’éloigner cet homme, et s’il n’y consent pas de bonne grâce… laissez-moi faire, madame Scholtz, laissez-moi faire, nous nous débarrasserons de ce faquin. La Scholtz applaudit, et bien loin de refroidir le comte, elle ne lui présente que de ces sortes d’obstacles, faciles à vaincre, et dont le triomphe irrite l’amour. Mais pendant que tout ceci se passe chez la veuve, Herman est aux pieds de sa maîtresse. — Eh ! ne l’avais-je pas dit, Ernestine, s’écrie-t-il en larmes, ne l’avais-je pas prévu, que ce maudit bal nous coûterait bien des peines ; chacun des éloges que vous prodiguait le comte, était autant de coups de poignards, dont il déchirait mon cœur, doutezvous maintenant qu’il ne vous adore, et ne s’est-il pas assez déclaré ? — Que m’importe, homme injuste, reprit la jeune Sanders en appaisant de son mieux l’objet de son unique amour, que m’importe l’encens qu’il plaît à cet homme de m’offrir, dès que mon cœur n’appartient qu’à toi ; as-tu donc cru que j’étais flattée de son hommage ? — Oui, Ernestine, je l’ai cru, et je ne me suis pas trompé, vos yeux brillaient de l’orgueil de lui plaire, vous n’étiez occupée que de lui. — Ces reproches me fâchent, Herman, ils m’affligent dans vous, je vous croyais assez de délicatesse, pour ne devoir pas même être effrayé ; eh bien, confiez vos craintes à mon père, et que notre hymen se célèbre dès demain, j’y consens. Herman saisit promptement ce projet ; il entre chez Sanders avec Ernestine, et se jetant dans les bras du colonel, 473 il le conjure, par tout ce qu’il a de plus cher, de vouloir bien ne plus mettre d’obstacles à son bonheur. Moins balancé par d’autres sentimens, l’orgueil avait fait sur le cœur de Sanders, bien plus de progrès encore que dans celui d’Ernestine ; le colonel rempli d’honneur et de franchise était bien loin de vouloir manquer aux engagemens qu’il avait pris avec Herman ; mais la protection d’Oxtiern l’éblouissait. Il s’était fort bien apperçu du triomphe de sa fille sur l’âme du sénateur ; ses amis lui avaient fait entendre que si cette passion avait les suites légitimes qu’il en devait espérer, sa fortune en deviendrait le prix infaillible. Tout cela l’avait tracassé pendant la nuit, il avait bâti des projets, il s’était livré à l’ambition ; le moment, en un mot, était mal choisi, Herman n’en pouvait prendre un plus mauvais ; Sanders se garda pourtant bien de refuser ce jeune homme, de tels procédés étaient loin de son cœur ; ne pouvait-il pas d’ailleurs avoir bâti sur le sable ? Qui lui garantissait la réalité des chimères dont il venait de se nourrir ? il se rejeta donc sur ce qu’il avait coutume d’alléguer… la jeunesse de sa fille, la succession attendue de la tante Plorman, la crainte d’attirer contre Ernestine et lui, toute la vengeance de la Scholtz, qui maintenant étayée par le sénateur Oxtiern, n’en deviendrait que plus à redouter. Le moment où le comte était dans la ville était-il d’ailleurs celui qu’il fallait choisir ? Il semblait inutile de se donner en spectacle, et si vraiment la Scholtz devait s’irriter de ce parti, l’instant où elle se trouvait soutenue des faveurs du comte serait assurément celui où 474 elle pourrait être la plus dangereuse. Ernestine fut plus pressante que jamais, son cœur lui faisait quelques reproches de la conduite de la veille, elle était bien aise de prouver à son ami, que le réfroidissement n’entrait pour rien dans ses torts ; le colonel en suspens, peu accoutumé à résister aux instances de sa fille ne lui demanda que d’attendre le départ du sénateur, et promit qu’après, il serait le premier à lever toutes les difficultés et à voir même la Scholtz si cela devenait nécessaire, pour la calmer, ou pour l’engager à l’épurement des comptes, sans la reddition desquels le jeune Herman, ne pouvait pas décemment se séparer de sa patrone. Herman se retira peu content, rassuré néanmoins sur les sentimens de sa maîtresse, mais dévoré d’une sombre inquiétude que rien ne pouvait adoucir ; à peine était-il sorti, que le sénateur parut chez Sanders ; il était conduit par la Scholtz, et venait, disait-il, rendre ses devoirs au respectable militaire, qu’il se félicitait d’avoir connu dans son voyage, et lui demander la permission de saluer l’aimable Ernestine. Le colonel et sa fille reçurent ces politesses comme ils le devaient ; la Scholtz déguisant sa rage et sa jalousie, parce qu’elle voyait naître en foule tous les moyens de servir ces cruels sentimens de son cœur, combla le colonel d’éloges, caressa beaucoup Ernestine, et la conversation fut aussi agréable qu’elle pouvait l’être dans les circonstances. Plusieurs jours se passèrent ainsi, pendant lesquels Sanders et sa fille, la Scholtz et le comte, se firent de 475 mutuelles visites, mangèrent réciproquement les uns chez les autres, et tout cela sans que le malheureux Herman fut jamais d’aucune de ces parties de plaisir. Oxtiern, pendant cet intervalle, n’avait perdu aucune occasion de parler de son amour, et il devenait impossible à mademoiselle Sanders de douter que le comte ne brûlât pour elle de la plus ardente passion ; mais le cœur d’Ernestine l’avait garanti, et son extrême amour pour Herman ne lui permettait plus de se laisser prendre une seconde fois aux pièges de l’orgueil ; elle rejetait tout, se refusait à tout, ne paraissait que contrainte et rêveuse, aux fêtes où elle était entraînée, et ne revenait jamais des unes, sans supplier son père de ne plus l’entraîner aux autres ; il n’était plus temps, Sanders qui, comme je vous l’ai dit, n’avait pas les mêmes raisons que sa fille pour résister aux appâts d’Oxtiern, s’y laissa prendre avec facilité ; il y avait eu des conversations secrètes entre la Scholtz, le sénateur et le colonel, on avait achevé d’éblouir le malheureux Sanders, et l’adroit Oxtiern, sans jamais trop se compromettre, sans-jamais assurer sa main, faisant seulement appercevoir qu’il faudrait bien qu’un jour les choses en vinssent là, avait tellement séduit Sanders, que non-seulement il avait obtenu de lui de se refuser aux poursuites d’Herman, mais qu’il l’avait même décidé à quitter le séjour solitaire de Nordkoping, pour venir jouir à Stockholm du crédit qu’il lui assurait, et des faveurs dont il avait dessein de le combler. 476 Ernestine qui voyait bien moins son amant depuis tout cela, ne cessait pourtant de lui écrire ; mais comme elle le connaissait capable d’un éclat, et qu’elle voulait éviter des scènes, elle lui déguisait de son mieux tout ce qui se passait ; elle n’était pas encore bien certaine d’ailleurs de la faiblesse de son père ; avant que de rien assurer à Herman, elle se résolut d’éclaircir. Elle entre un matin chez le colonel ; mon père, dit-elle avec respect, il paraît que le sénateur est pour long-temps à Nordkoping ; cependant vous avez promis à Herman que vous nous réuniriez bientôt ; me permettez-vous de vous demander si vos résolutions sont les mêmes ?… et de quelle nécessité il est d’attendre le départ du comte pour célébrer un hymen que nous desirons tous avec autant d’ardeur ? Ernestine, dit le colonel, asseyez-vous, et écoutez-moi. Tant que j’ai cru, ma fille, dit le colonel, que votre bonheur et votre fortune pouvaient se rencontrer avec le jeune Herman, loin de m’y opposer sans doute, vous avez vu avec quel empressement je me suis prêté à vos desirs ; mais dès qu’un sort plus heureux vous attend, Ernestine, pourquoi voulez-vous que je vous sacrifie ? — Un sort plus heureux, dites-vous ? si c’est mon bonheur que vous cherchez, mon père, ne le supposez jamais ailleurs qu’avec mon cher Herman, il ne peut être certain qu’avec lui : n’importe, je crois démêler vos projets… j’en frémis… ah ! daignez ne pas m’en rendre la victime. — Mais, ma fille, mon avancement tient à ces projets. — Oh ! mon père, si le comte ne se charge de votre fortune qu’en obtenant ma 477 main… soit, vous jouirez, j’en conviens, des honneurs que l’on vous promet, mais celui qui vous les vend, ne jouira pas de ce qu’il en espère, je mourrai avant que d’être à lui. — Ernestine, je vous supposais l’âme plus tendre… je croyais que vous saviez mieux aimer votre père. — Ah ! cher auteur de mes jours, je croyais que votre fille vous était plus précieuse, que… Malheureux voyage !… infâme séducteur !… nous étions tous heureux avant que cet homme ne parût ici… un seul obstacle se présentait, nous l’aurions vaincu ; je ne redoutais rien, tant que mon père était pour moi ; il m’abandonne, il ne me reste plus qu’à mourir… et la malheureuse Ernestine plongée dans sa douleur, poussait des gémissemens qui eussent attendri les âmes les plus dures. Écoute, ma fille, écoute, avant que de t’affliger, dit le colonel, en essuyant par ses caresses les larmes qui couvraient Ernestine, le comte veut faire mon bonheur, et quoiqu’il ne m’ait pas dit positivement qu’il en exigeait ta main pour prix, il est pourtant facile de comprendre que tel est son unique objet. Il est sûr, à ce qu’il prétend, de me rattacher au service, il exige que nous allions habiter Stockholm, il nous y promet le sort le plus flatteur, et dès mon arrivée dans cette ville, lui-même veut, dit-il, venir au-devant de moi avec un brevet de mille ducats[5] de pension dû à mes services… à ceux de mon père, et que la cour, ajoute-t-il, m’aurait accordé depuis long-temps, si nous eussions eu le moindre ami dans la capitale qui eût parlé pour nous. Ernestine… veux-tu perdre toutes ces faveurs ? prétends-tu donc manquer ta fortune et la mienne ? Non, mon père, répondit fermement la fille de 478 Sanders, non ; mais j’exige de vous une grâce, c’est de mettre, avant tout, le comte à une épreuve à laquelle je suis sûre qu’il ne résistera pas ; s’il veut vous faire tout le bien qu’il dit, et qu’il soit honnête, il doit vous continuer son amitié sans le plus léger intérêt ; s’il y met des conditions, il y a tout à craindre dans sa conduite ; de ce moment, elle est personnelle, de ce moment, elle peut être fausse ; ce n’est plus votre ami qu’il est, c’est mon séducteur. — Il t’épouse. Il n’en fera rien ; d’ailleurs, écoutez-moi, mon père, si les sentimens qu’a pour vous le comte, sont réels, ils doivent être indépendans de ceux qu’il a pu concevoir pour moi ; il ne doit point vouloir vous faire plaisir, dans la certitude de me faire de la peine ; il doit, s’il est vertueux et sensible, vous faire tout le bien qu’il vous promet, sans exiger que j’en soie le prix ; pour sonder sa façon de penser, dites-lui que vous acceptez toutes ces promesses, mais que vous lui demandez pour premier effet de sa générosité envers moi, de faire lui-même ici, avant que de quitter la ville, le mariage de votre fille avec le seul homme qu’elle puisse aimer au monde. Si le comte est loyal, s’il est franc, s’il est désintéressé, il acceptera ; s’il n’a dessein que de m’immoler en vous servant, il se dévoilera ; il faut qu’il réponde à votre proposition, et cette proposition de votre part ne doit point l’étonner, puisqu’il ne vous a point encore, dites-vous, ouvertement demandé ma main ; si sa réponse est de la demander pour prix de ses bienfaits, il a plus d’envie de s’obliger lui-même, qu’il n’en a de vous servir, puisqu’il saura que je suis engagée, et que, malgré mon cœur, il voudra me contraindre ; dès-lors, son âme est 479 mal-honnête, et vous devez vous défier de toutes ses offres, quelque soit le vernis dont il les colore. Un homme d’honneur ne peut vouloir de la main d’une femme dont il sait qu’il n’aura point l’amour, ce ne doit pas être aux dépends de la fille qu’il doit obliger le père. L’épreuve est sûre, je vous conjure de la tenter ; si elle réussit… je veux dire, si nous devenons certains que le comte n’ait que des vues légitimes, il faudra se prêter à tout, et alors, il aura fait votre avancement sans nuire à ma félicité, nous serons tous heureux… nous le serons tous, mon père, sans que vous ayez de remords. Ernestine, dit le colonel, il est trèspossible que le comte soit un honnête homme, quoiqu’il ne veuille m’obliger qu’aux conditions de t’avoir pour femme. — Oui, s’il ne me savait pas engagée ; mais lui disant que je le suis, s’il persiste à ne vouloir vous servir qu’en me contraignant, il n’y a plus que de l’égoïsme dans ses procédés, la délicatesse en est totalement exclue ; dès-lors ses promesses doivent nous devenir suspectes… et Ernestine se jetant dans les bras du colonel, ô, mon père, s’écria-t-elle en larmes, ne me refusez pas l’épreuve que j’exige, ne me la refusez pas, mon père, je vous en conjure, ne sacrifiez pas aussi cruellement une fille qui vous adore, et qui ne veut vivre que pour vous ; ce malheureux Herman en mourrait de douleur, il mourrait en nous haïssant, je le suivrais de près au tombeau, et vous auriez perdu les deux plus chers amis de votre cœur. Le colonel aimait sa fille, il était généreux et noble ; on ne pouvait lui reprocher que cette sorte de bonne-foi, qui quoiqu’elle rende l’honnête homme si facilement la dupe des fripons, n’en dévoile pas 480 moins toute la candeur et toute la franchise d’une belle âme ; il promit à sa fille de faire tout ce qu’elle exigeait, et dès le lendemain, il parla au sénateur. Oxtiern, plus faux que mademoiselle Sanders n’était fine, et dont les mesures étaient déjà prises avec la Scholtz à tout événement sans doute, répondit au colonel de la manière la plus satisfaisante. Avez-vous donc cru, mon cher, lui dit-il, que je voulusse vous obliger par intérêt ? Connaissez mieux mon cœur ; le desir de vous être utile le remplit, abstraction faite de toute considération ; assurément j’aime votre fille, vous le cacher ne servirait à rien ; mais dès qu’elle ne me croit pas fait pour la rendre heureuse, je suis bien loin de la contraindre ; je ne me chargerai point de serrer ici les nœuds de son hymen, comme vous paraissez le vouloir, ce procédé coûterait trop à mon cœur ; en me sacrifiant au moins, puis-je bien désirer n’être pas immolé par ma propre main ; mais le mariage se fera, j’y donnerai mes soins, j’en chargerai la Scholtz, et puisque votre fille aime mieux devenir la femme d’un caissier que celle d’un des premiers sénateurs de Suède, elle est la maîtresse ; ne craignez point que ce choix nuise en rien au bien que je veux vous faire ; je pars incessamment ; à peine aurai-je arrangé quelques affaires, qu’une voiture à moi viendra chercher votre fille et vous. Vous arriverez à Stockholm avec Ernestine ; Herman pourra vous suivre, et l’épouser là, ou attendre, si cela lui convient mieux, qu’ayant le poste où je veux vous placer, son mariage en devienne meilleur. 481 Homme respectable, dit Sanders, en pressant les mains du comte, que d’obligations ! Les services que vous daignez nous rendre deviendront d’autant plus précieux, qu’ils seront désintéressés, et vous coûteront un sacrifice… ah ! sénateur, c’est le dernier degré de la générosité humaine ; une si belle action devrait vous valoir des temples, dans un siècle où toutes les vertus sont si rares. Mon ami, dit le comte, en répondant aux caresses du colonel, l’honnête homme jouit le premier des bienfaits qu’il répand ; n’est-ce pas ce qu’il faut à sa félicité ? Le colonel n’eut rien de plus pressé que de rendre à sa fille l’importante conversation qu’il venait d’avoir avec Oxtiern. Ernestine en fut touchée jusqu’aux larmes, et crut tout sans difficultés ; les belles âmes sont confiantes, elles se persuadent facilement ce qu’elles sont capables de faire ; Herman ne fut pas tout-à-fait aussi crédule ; quelques propos imprudens échappés à la Scholtz, dans la joie où elle était sans doute de voir aussi-bien servir sa vengeance, lui firent naître des soupçons qu’il communiqua à sa maîtresse ; cette tendre fille le rassura ; elle lui fit sentir qu’un homme de la naissance et de l’état d’Oxtiern devait être incapable de tromper… L’innocente créature, elle ne savait pas que des vices, étayés de la naissance et de la richesse, enhardis dès-lors par l’impunité, n’en deviennent que plus dangereux. Herman dit qu’il voulait s’éclaircir avec le comte lui-même ; Ernestine lui interdit les voies de fait ; le jeune homme se défendit de les vouloir prendre ; mais n’écoutant au fond que sa fierté, son amour et son 482 courage, il charge deux pistolets ; dès le lendemain matin, il s’introduit dans la chambre du comte, et le prenant au chevet du lit, monsieur, lui dit-il audacieusement, je vous crois un homme d’honneur ; votre nom, votre place, votre richesse, tout doit m’en convaincre ; j’exige donc votre parole, monsieur, votre parole par écrit, que vous renoncez absolument aux prétentions que vous avez témoigné pour Ernestine, ou j’attends, sans cela, de vous voir accepter l’une de ces deux armes, afin de nous brûler la cervelle ensemble. Le sénateur, un peu étourdi du compliment, commença d’abord par demander à Herman s’il réfléchissait bien à la démarche qu’il faisait, et s’il croyait qu’un homme de son rang dût quelque réparation à un subalterne comme lui ? Point d’invectives, monsieur, répondit Herman, je ne viens pas ici pour en recevoir, mais pour vous demander raison, au contraire, de l’outrage que vous me faites en voulant séduire ma maîtresse ; un subalterne, dites-vous ? Sénateur, tout homme à droit d’exiger d’un autre, la réparation ou du bien qu’on lui enlève, ou de l’offense qu’on lui fait ; le préjugé qui sépare les rangs est une chimère ; la nature a créé tous les hommes égaux, il n’en est pas un seul qui ne soit sorti de son sein pauvre et nud, pas un qu’elle conserve ou qu’elle anéantisse différemment d’un autre ; je ne connais entr’eux d’autre distinction que celle qu’y place la vertu ; le seul homme qui soit fait pour être méprisé, est celui qui n’use des droits que lui accordent de fausses conventions, que pour se livrer plus impunément 483 au vice. Levez-vous, comte ; fussiez-vous un prince, j’exigerais de vous la satisfaction qui m’est due ; faites-la moi, vous dis-je, ou je vous brûle la cervelle, si vous ne vous hâtez de vous défendre. Un instant, dit Oxtiern, en s’habillant ; asseyez-vous, jeune homme, je veux que nous déjeûnions ensemble avant que de nous battre… Me refuserez-vous cette faveur ? À vos ordres, comte, répondit Herman, mais j’espère qu’après, vous vous rendrez de même à mon invitation… On sonne, le déjeûner se sert, et le sénateur ayant ordonné qu’on le laisse seul avec Herman, lui demande, après la première tasse de café, si ce qu’il entreprend est de concert avec Ernestine ? — Assurément non, sénateur, elle ignore que je suis chez vous, elle a mieux fait, elle a dit que vous vouliez me servir. — Si cela est, quel peut donc être le motif de votre imprudence ? — La crainte d’être trompé, la certitude que quand on aime Ernestine, il est impossible de renoncer à elle, le desir de m’éclaircir enfin. — Vous le serez bientôt, Herman, et quoique je ne vous ne dusse que des reproches pour l’indécence de votre action… que cette démarche inconsidérée dût peut-être, faire varier mes desseins en faveur de la fille du colonel, je tiendrai pourtant ma parole… oui, Herman, vous épouserez Ernestine, je l’ai promis, cela sera ; je ne vous la cède point, jeune homme, je ne suis fait pour vous rien céder, c’est Ernestine seule qui obtient tout de moi, et c’est à son bonheur que j’immole le mien. — Ô ! généreux mortel. — Vous ne me devez rien, vous dis-je, je n’ai travaillé que pour Ernestine, et ce n’est que d’elle, que j’attends de la reconnaissance. — Permettez 484 que je la partage, sénateur, permettez qu’en même temps, je vous fasse mille excuses de ma vivacité… Mais, monsieur, puis-je compter sur votre parole, et si vous avez dessein de la tenir, vous refuserez-vous de me la donner par écrit ? — Moi, j’écrirai tout ce que vous voudrez, mais cela est inutile, et ces soupçons injustes ajoutent à la sottise que vous venez de vous permettre. — C’est pour tranquilliser Ernestine. — Elle est moins défiante que vous, elle me croit ; n’importe, je veux bien écrire, mais en lui adressant le billet ; tout autre manière serait déplacée, je ne puis à-lafois vous servir et m’humilier devant vous… et le sénateur prenant une écritoire, traça les lignes suivantes : Le comte Oxtiern promet à Ernestine Sanders de la laisser libre de son choix, et de prendre les meilleures mesures pour la faire incessamment jouir des plaisirs de l’hymen, quelque chose qu’il en puisse coûter à celui qui l’adore, et dont le sacrifice sera bientôt aussi certain qu’affreux. Le malheureux Herman, bien loin d’entendre le cruel sens de ce billet, s’en saisit, le baise avec ardeur, renouvelle ses excuses au comte, et vole chez Ernestine lui apporter les tristes trophées de sa victoire. Mademoiselle Sanders blâma beaucoup Herman, elle l’accusa de n’avoir aucune confiance en elle, elle ajouta qu’après ce qu’elle avait dit, jamais Herman n’aurait dû se porter à de telles extrémités avec un homme si fort audessus de lui, qu’il était à craindre que le comte n’ayant cédé que par prudence, la réflexion ne le portât ensuite à 485 quelques extrémités peut-être bien fatales pour tous deux, et dans tous les cas sans doute, extrêmement nuisibles à son père. Herman rassura sa maîtresse, il lui fit valoir le billet… qu’elle avait également lu sans en comprendre l’ambiguïté ; on fit part de tout au colonel, qui désapprouva bien plus vivement encore que sa fille, la conduite du jeune Herman ; tout se concilia néanmoins, et nos trois amis plein de confiance dans les promesses du comte, se séparèrent assez tranquilles. Cependant Oxtiern, après sa scène avec Herman, était aussi-tôt descendu dans l’appartement de la Scholtz, il lui avait raconté tout ce qui venait de se passer, et cette méchante femme, encore mieux convaincue par cette démarche du jeune homme, qu’il devenait impossible de prétendre à le séduire, s’engagea plus solidement que jamais dans la cause du comte, et lui promit de la servir jusqu’à l’entière destruction du malheureux Herman. Je possède des moyens sûrs de le perdre, dit cette cruelle mégère… j’ai des doubles clefs de sa caisse, il ne le sait pas ; avant peu je dois escompter pour cent mille ducats de lettres de change à des négocians d’Hambourg, il ne tient qu’à moi de le trouver en faute ; de ce moment, il faut qu’il m’épouse, ou il faut qu’il soit perdu. Dans ce dernier cas, dit le comte, vous me le ferez savoir sur-le-champ ; soyez certaine qu’alors j’agirai comme il convient à notre mutuelle vengeance. Ensuite les deux scélérats, trop cruellement unis d’intérêt, renouvellèrent leurs dernières 486 mesures pour donner à leurs perfides desseins, toute la consistance et toute la noirceur qu’ils y desiraient. Ces arrangemens décidés, Oxtiern vint prendre congé du colonel et de sa fille ; il se contraint devant celle-ci, lui témoigne au lieu de son amour et de ses véritables intentions, toute la noblesse et le désintéressement que sa fausseté lui permet d’employer, il renouvelle à Sanders ses plus grandes offres de service, et convient avec lui du voyage à Stockholm ; le comte voulait leur faire préparer un appartement chez lui ; mais le colonel répondit qu’il préférait d’aller chez sa cousine Plorman, dont il attendait la succession pour sa fille, et que cette marque d’amitié deviendrait un motif à Ernestine pour ménager cette femme qui pouvait beaucoup augmenter sa fortune ; Oxtiern approuva le projet, on convint d’une voiture, parce qu’Ernestine craignait la mer, et l’on se sépara avec les plus vives protestations de tendresse et d’estime réciproques, sans qu’il eût été question de la démarche du jeune homme. La Scholtz continuait de feindre avec Herman ; sentant le besoin de se déguiser jusqu’à l’éclat qu’elle préparait, elle une lui parlait point de ses sentimens, et ne lui témoignait plus comme autrefois, que de la confiance et de l’intérêt ; elle lui déguisa qu’elle était instruite de son étourderie chez le sénateur, et notre bon jeune homme crut, que comme la scène ne s’était pas trouvée très à l’avantage du comte, il l’avait cachée soigneusement. Cependant Herman n’ignorait pas que le colonel et sa fille allaient bientôt quitter Nordkoping ; mais plein de 487 confiance dans le cœur de sa maîtresse, dans l’amitié du colonel et dans les promesses du comte, il ne doutait pas que le premier usage qu’Ernestine ferait à Stockholm de son crédit près du sénateur, serait de l’engager à les réunir incessamment ; la jeune Sanders ne cessait d’en assurer Herman, et c’était bien sincèrement son projet. Quelques semaines se passèrent ainsi, lorsqu’on vit arriver dans Nordkoping, une voiture superbe accompagnée de plusieurs valets, auxquels il était recommandé de remettre une lettre au colonel Sanders de la part du comte Oxtiern, et de recevoir en même-temps les ordres de cet officier, relativement au voyage qu’il devait faire à Stockholm avec sa fille, et pour lequel était destinée la voiture que l’on envoyait chez lui. La lettre annonçait à Sanders que par les soins du sénateur, la veuve Plorman destinait à ses deux alliés le plus bel appartement de sa maison, qu’ils étaient l’un et l’autre les maîtres d’y arriver quand ils voudraient, et que le comte attendait cet instant, pour apprendre à son ami Sanders le succès des premières démarches qu’il avait entreprises pour lui ; à l’égard d’Herman, ajoutait le sénateur, il croyait qu’il fallait lui laisser finir en paix les affaires qu’il avait avec madame Scholtz, à la conclusion desquelles sa fortune étant mieux en ordre, il pourrait avec plus de bienséance encore, venir présenter sa main à la belle Ernestine ; que tout gagnerait à cet arrangement, pendant l’intervalle duquel le colonel luimême honoré d’une pension, et peut-être d’un grade, n’en deviendroit que plus en état de faire du bien à sa fille. 488 Cette clause ne plut pas à Ernestine ; elle éveilla quelques soupçons, dont elle fit aussitôt part à son père. Le colonel prétendit n’avoir jamais conçu les projets d’Oxtiern, d’une manière différente de celle-là ; et quel moyen y aurait-il d’ailleurs, continuait Sanders, de faire quitter Nordkoping à Herman, avant qu’il n’eût fini ses comptes avec la Scholtz ; Ernestine versa quelques larmes, et toujours entre son amour et la crainte de nuire à son père, elle n’osa insister sur l’extrême envie qu’elle aurait eue de ne profiter des offres du sénateur qu’à l’instant où son cher Herman se serait trouvé libre. Il fallut donc se déterminer au départ ; Herman fut invité par le colonel de venir souper chez lui pour se faire leurs mutuels adieux ; il s’y rendit, et cette cruelle scène ne se passa pas sans le plus vif attendrissement. Ô ma chère Ernestine, dit Herman en pleurs, je vous quitte, et j’ignore quand je vous reverrai, vous me laissez avec une ennemie cruelle… avec une femme qui se déguise, mais dont les sentimens sont loin d’être anéantis ; qui me secourrera dans les tracasseries sans nombre dont va m’accabler cette mégère ?… Quand elle me verra surtout plus décidé que jamais à vous suivre, et que je lui aurai déclaré que je ne veux jamais être qu’à vous… et vousmême où allez-vous, grand dieu ?… sous la dépendance d’un homme qui vous a aimé… qui vous aime encore… et dont le sacrifice est bien douteux ; il vous séduira, Ernestine, il vous éblouira, et le mal-heureux Herman abandonné, n’aura plus pour lui que ses larmes. Herman 489 aura toujours le cœur d’Ernestine, dit mademoiselle Sanders, en pressant les mains de son amant, peut-il jamais craindre d’être trompé avec la possession de ce bien ? Ah ! puissai-je ne le jamais perdre, dit Herman en se jetant aux pieds de sa belle maîtresse, puisse Ernestine, ne cédant jamais aux sollicitations qui vont lui être faites, se bien persuader, qu’il ne peut exister un seul homme sur la terre dont elle soit aimée comme de moi ; et l’infortuné jeune homme osa supplier Ernestine de lui laisser cueillir sur ses lèvres de rose, un baiser précieux qui pût lui tenir lieu du gage qu’il exigeait de ses promesses ; la sage et prudente Sanders qui n’en avait jamais tant accordé, crut devoir quelque chose aux circonstances, elle se pencha dans les bras d’Herman, qui brûlé d’amour et de desir, succombant à l’excès de cette joie sombre, qui ne s’exprime que par des pleurs, scella les sermens de sa flamme sur la plus belle bouche du monde, et reçut de cette bouche encore imprimée sur la sienne, les expressions les plus délicieuses et de l’amour et de la constance. Cependant elle sonne cette heure funeste du départ ; pour deux cœurs véritablement épris, quelle différence y a-t-il entre celle-là et celle de la mort ? On dirait en quittant ce qu’on aime, que le cœur se brise, ou s’arrache ; nos organes, pour ainsi dire enchaînés à l’objet chéri dont on s’éloigne, paraissent se flétrir en ce moment cruel ; on veut fuir, on revient, on se quitte, on s’embrasse, on ne peut se résoudre ; le faut-il à la fin, toutes nos facultés s’anéantissent, c’est le principe même de notre vie qu’il 490 semble que nous abandonnions, ce qui reste est inanimé, ce n’est plus que dans l’objet qui se sépare, qu’est encore pour nous l’existence. On avait décidé de monter en voiture en sortant de table, Ernestine jette les yeux sur son amant, elle le voit en pleurs, son âme se déchire… Ô mon père, s’écrie-t-elle en fondant en larmes, voyez le sacrifice que je vous fais, et se rejetant dans les bras d’Herman, toi que je n’ai jamais cessé d’aimer, lui dit-elle, toi que j’adorerai jusqu’au tombeau, reçois en présence de mon père le serment que je te fais de n’être jamais qu’à toi ; écris-moi, pense à moi, n’écoute que ce que je te dirai, et regarde moi comme la plus vile des créatures, si jamais d’autre homme que toi reçoit ou ma main ou mon cœur. Herman est dans un état violent, courbé à terre, il baise les pieds de celle qu’il idolâtre, on eut dit qu’au moyen de ces baisers ardens, son âme qui les imprimait, son âme entière dans ces baisers de feu eût voulu captiver Ernestine… Je ne te verrai plus… je ne te verrai plus, lui disait-il au milieu des sanglots… Mon père, laissez-moi vous suivre, ne souffrez pas qu’on m’enlève Ernestine, ou si le sort m’y condamne, hélas ! plongez moi votre épée dans le sein ; le colonel calmait son ami, il lui engageait sa parole de ne jamais contraindre les intentions de sa fille ; mais rien ne rassure l’amour alarmé, peu d’amans se quittaient dans d’aussi cruelles circonstances, Herman le sentait trop bien, et son cœur se fendait malgré lui ; il faut enfin partir ; Ernestine accablée de sa douleur… les yeux inondés de larmes, s’élance à côté de son père, 491 dans une voiture qui l’entraîne aux regards de celui qu’elle aime. Herman croit voir en cet instant la mort envelopper de ses voiles obscures le char funèbre qui lui ravit son plus doux bien, ses cris lugubres appellent Ernestine, son âme égarée la suit, mais il ne voit plus rien… tout échappe… tout se perd dans les ombres épaisses de la nuit, et l’infortuné revient chez la Scholtz dans un état assez violent pour irriter davantage encore la jalousie de ce dangereux monstre. Le colonel arriva à Stockholm le lendemain d’assez bonne heure, et trouva à la porte de madame Plorman, où il descendit, le sénateur Oxtiern, qui présenta la main à Ernestine ; quoiqu’il y eût quelques années que le colonel n’eût vu sa parente, il n’en fut pas moins bien reçu ; mais il fut aisé de s’appercevoir que la protection du sénateur avait prodigieusement influé sur cet excellent accueil ; Ernestine fut admirée, caressée ; la tante assura que cette charmante nièce éclipserait toutes les beautés de la capitale, et dès le même jour, les arrangemens furent pris pour lui procurer tous les plaisirs possibles, afin de l’étourdir, de l’enivrer et de lui faire oublier son amant. La maison de la Plorman était naturellement solitaire ; cette femme, déjà vieille, et naturellement avare, voyait assez peu de monde ; et c’était peut-être en raison de cela, que le comte, qui la connaissait, n’avait été nullement fâché du choix d’habitation que le colonel avait fait. Il y avait chez madame Plorman un jeune officier du régiment des Gardes, qui lui appartenait d’un degré de plus 492 près qu’Ernestine, et qui, par conséquent, avait plus de droit qu’elle à la succession ; on le nommait Sindersen, bon sujet, brave garçon, mais naturellement peu porté pour des parens qui, plus éloignés que lui de sa tante, paraissaient néanmoins former sur elle les mêmes prétentions. Ces raisons établirent un peu de froid entre lui et les Sanders ; cependant il fit politesse à Ernestine, vécut avec le colonel, et sut déguiser sous ce vernis du monde, qu’on nomme politesse, les sentimens peu tendres qui devaient tenir la première place dans son cœur. Mais laissons le colonel s’établir, et retournons à Nordkoping, pendant qu’Oxtiern met tout en œuvre pour amuser le père, pour éblouir la fille, et pour réussir enfin aux perfides projets dont il espère son triomphe. Huit jours après le départ d’Ernestine, les négocians d’Hambourg parurent, et réclamèrent les cent mille ducats dont la Scholtz leur était redevable ; cette somme, sans aucun doute, devait se trouver dans la caisse d’Herman ; mais la friponnerie était déjà faite, et par le moyen des doubles clefs, les fonds avaient disparus ; madame Scholtz, qui avait retenu les négocians à dîner, fait aussi-tôt avertir Herman de préparer les espèces, attendu que ses hôtes veulent s’embarquer dès le même soir pour Stockholm. Herman depuis long-temps n’avait visité cette caisse, mais sûr que les fonds doivent y être, il ouvre avec confiance, et tombe presqu’évanoui quand il s’apperçoit du larcin qu’on lui a fait ; il court chez sa protectrice… Oh ! madame, s’écrie-t-il éperdu, nous sommes volés. — Volés, mon 493 ami… personne n’est entré chez moi, et je réponds de ma maison. — Il faut pourtant bien que quelqu’un soit entré, madame, il le faut bien, puisque les fonds n’y sont plus… et que vous devez être sûr de moi. — Je pouvais l’être autrefois, Herman, mais quand l’amour tourne l’esprit d’un garçon tel que vous, tous les vices, avec cette passion, doivent s’introduire dans son cœur… Malheureux jeune homme, prenez garde à ce que vous avez pu faire ; j’ai besoin de mes fonds dans l’instant ; si vous êtes coupable, avouez-le moi… mais si vous avez tort, et que vous ne vouliez rien dire, vous ne serez peut-être pas le seul que j’envelopperai dans cette fatale affaire… Ernestine partie pour Stockholm au moment où mes fonds disparaissent… qui sait si elle est encore dans le royaume ?… elle vous précède… c’est un enlèvement projeté. Non, madame, non, vous ne croyez pas ce que vous venez de dire, répond Herman avec fermeté… vous ne le croyez pas, madame, ce n’est point par une telle somme qu’un fripon débute ordinairement, et les grands crimes dans le cœur de l’homme, sont toujours précédés par des vices. Qu’avezvous vu de moi jusqu’à présent qui doive vous faire croire que je puisse être capable d’une telle malversation ? Si je vous avais volé, serais-je encore dans Nordkoping ? ne m’avez-vous pas averti depuis huit jours que vous deviez escompter cet argent ? si je l’avais pris, aurais-je eu le front d’attendre paisiblement ici l’époque où ma honte se dévoilerait ? Cette conduite est-elle vraisemblable, et devez-vous me la supposer ? — Ce n’est pas à moi qu’il appartient de rechercher les raisons qui peuvent vous 494 excuser quand je suis lésée de votre crime, Herman ; je n’établis qu’un fait, vous êtes chargé de ma caisse, vous seul en répondez, elle est vuide quand j’ai besoin des fonds qui doivent s’y trouver, les serrures ne sont point endommagées, aucun de mes gens ne disparaît, ce vol, sans effraction, sans vestiges, ne peut donc être l’ouvrage que de celui qui possède les clefs ; pour la dernière fois, consultezvous, Herman, je retiendrai ces négocians encore vingtquatre heures ; demain mes fonds… ou la justice me répond de vous. Herman se retire dans un désespoir plus facile à sentir qu’à peindre ; il fondait en larmes, il accusait le ciel de le laisser vivre pour autant d’infortunes. Deux partis s’offrent à lui… fuir ou se brûler la cervelle… mais il ne les a pas plutôt formé, qu’il les rejette avec horreur… Mourir sans être justifié… sans avoir détruit des soupçons qui désoleraient Ernestine ; pourrait-elle jamais se consoler d’avoir donné son cœur à un homme capable d’une telle bassesse ? Son âme délicate ne soutiendrait pas le poids de cette infamie, elle en expirerait de douleur… Fuir était s’avouer coupable ; peut-on consentir à l’apparence d’un crime qu’on est aussi loin de commettre ? Herman aime mieux se livrer à son sort, et réclamer aussi-tôt par lettres la protection du sénateur et l’amitié du colonel ; il croyait être sûr du premier, et ne doutait sûrement pas du second. Il leur écrit le malheur affreux qui lui arrive, il les convainc de son innocence, fait sur-tout sentir au colonel combien une pareille aventure devient funeste pour lui, avec une femme 495 dont le cœur paîtri de jalousie ne manquera pas de saisir cette occasion pour l’anéantir. Il lui demande les conseils les plus prompts dans cette fatale circonstance, et se livre aux décrets du ciel, osant se croire sûr que leur équité n’abandonnerait pas l’innocence. Vous imaginez aisément que notre jeune homme dut passer une nuit affreuse ; dès le matin, la Scholtz le fit venir dans son appartement. Eh bien ! mon ami, lui dit-elle, avec l’air de la candeur et de l’aménité, êtes-vous prêt à confesser vos erreurs, et vous décidez-vous enfin à me dire la cause d’un procédé si singulier de votre part ? Je me présente, et livre ma personne pour toute justification, madame, répond le jeune homme avec courage ; je ne serais pas resté chez vous si j’étais coupable, vous m’avez laissé le temps de fuir, je l’aurais fait. — peut-être n’eussiez-vous pas été loin sans être suivi, et cette évasion d’ailleurs achevait de vous condamner ; votre fuite prouvait un fripon très-novice, votre fermeté m’en fait voir un qui n’est pas à son coup d’essai. Nous ferons nos comptes quand vous voudrez, madame, jusqu’à ce que vous y ayiez trouvé des erreurs, vous n’êtes pas en droit de me traiter ainsi, et moi je le suis de vous prier d’attendre des preuves plus sûres, avant de flétrir ma probité. — Herman, est-ce là ce que je devais espérer d’un jeune homme que j’avais élevé, et sur qui je fondais toutes mes espérances ? — Vous ne répondez point, madame ; ce subterfuge m’étonne, il me ferait presque naître des doutes. — Ne m’irritez pas, Herman, ne m’irritez pas, quand vous ne devez chercher qu’à 496 m’attendrir… (et reprenant avec chaleur)… Ignores-tu, cruel, les sentimens que j’ai pour toi ? quel serait donc, d’après cela, l’être le plus disposé à cacher tes torts ?… T’en chercherais-je, quand je voudrais au prix de mon sang anéantir ceux que tu as ?… Écoute, Herman, je puis tout réparer, j’ai dans la banque de mes correspondans, dix fois plus qu’il n’est nécessaire pour couvrir cette faute… avouela, c’est tout ce que je te demande… consens à m’épouser, tout s’oublie. — Et j’achèterais le malheur de mes jours au prix d’un affreux mensonge ? — Le malheur de tes jours, perfide ? quoi ! c’est ainsi que tu regardes les nœuds où je prétends, quand je n’ai qu’un mot à dire pour te perdre à jamais ? — Vous n’ignorez pas que mon cœur n’est plus à moi, madame ; Ernestine le possède en entier ; tout ce qui troublerait le dessein que nous avons d’être l’un à l’autre, ne peut devenir qu’affreux pour moi. — Ernestine ?… n’y compte plus, elle est déjà l’épouse d’Oxtiern. — Elle ?… cela ne se peut, madame, j’ai sa parole et son cœur ; Ernestine ne saurait me tromper. — Tout ce qui s’est fait était convenu, le colonel s’y prêtait. — Juste ciel ! eh bien ! je vais donc m’éclaircir moi-même, je vole de ce pas à Stockholm… j’y verrai Ernestine, je saurai d’elle si vous m’en imposez ou non… que dis-je ? Ernestine avoir pu trahir son amant ! non, non… son cœur ne vous est pas connu, puisqu’il vous est possible de le croire ; l’astre du jour cesserait de nous éclairer, plutôt qu’un tel forfait eût pu souiller son âme. Et le jeune homme à ces mots veut s’élancer hors de la maison… madame Scholtz le retenant, Herman, vous allez vous perdre ; écoutez-moi, mon ami, 497 c’est pour la dernière fois que je vous parle… Faut-il vous le dire ? six témoins déposent contre vous, on vous a vu sortir mes fonds du logis, on, sait l’emploi que vous en avez fait ; vous vous êtes méfié du comte Oxtiern, muni de ces cent mille ducats, vous deviez enlever Ernestine et la conduire en Angleterre… La procédure est commencée, je vous le répète, je puis tout arrêter d’un mot… voilà ma main, Herman, acceptez-la, tout est réparé. — Assemblage d’horreurs et de mensonge, s’écrie Herman, regarde comme la fraude et l’inconséquence éclatent dans tes paroles, si Ernestine est, comme tu le dis, épouse du sénateur, je n’ai donc pas dû voler pour elle les sommes qui te manquent, et si j’ai pris cet argent pour elle, il est donc faux qu’elle soit l’épouse du comte ; dès que tu peux mentir avec tant d’impudence, tout ceci n’est qu’un piège où ta méchanceté veut me prendre ; mais je trouverai… j’ose m’en flatter au moins, des moyens de rétablir l’honneur que tu veux m’enlever, et ceux qui convaincront de mon innocence, prouveront en même temps tous les crimes où tu te livres, pour te venger de mes dédains. Il dit : et repoussant les bras de la Scholtz, qui s’ouvrent pour le retenir encore, il se jette aussi tôt dans la rue avec le projet d’aller à Stockholm… Le malheureux, il est loin d’imaginer que ses chaînes sont déjà tendues… dix hommes le saisissent à la porte du logis, et le traînent ignominieusement dans la prison des scélérats, aux regards même de la féroce créature qui le perd, et qui semble jouir, 498 en le conduisant des yeux, de l’excès du malheur où sa rage effrénée vient d’engloutir ce misérable. Eh bien ! dit Herman, en se voyant dans le séjour du crime… et trop souvent de l’injustice, puis-je défier le ciel à présent, d’inventer des maux qui puissent déchirer mon âme avec plus de fureur ? Oxtiern… perfide Oxtiern, toi seul a conduit cette trame, et je ne suis ici que la victime de la jalousie, de tes complices et de toi… Voilà donc comme les hommes peuvent passer en un instant, au dernier degré de l’humiliation et du malheur ! j’imaginais que le crime Seul pouvait les avilir jusqu’à ce point… Non… il ne s’agit que d’être soupçonné pour être déjà criminel, il ne s’agit que d’avoir des ennemis puissans pour être anéanti ! mais toi, mon Ernestine… toi dont les sermens consolent encore mon cœur, le tien me reste-t-il au moins dans l’infortune ? ton innocence égale-t-elle la mienne ?… et n’as-tu pas trempée dans tout ceci ?… Ô juste ciel ! quels odieux soupçons ! je suis plus oppressé d’avoir pu les former un instant, que je ne suis anéanti de tous mes autres maux… Ernestine coupable… Ernestine avoir trahi son amant !… jamais la fraude et l’imposture naquirent-elles au fond de cette âme sensible ?… et ce tendre baiser que je savoure encore… ce seul et doux baiser que j’ai reçu d’elle, peut-il avoir été cueilli sur une bouche qu’aurait avili le mensonge ?… Non, non chère âme, non… on nous trompe tous deux… comme ils vont profiter de ma situation, ces monstres, pour me dégrader dans ton esprit… Ange du ciel ne te laisse pas séduire à l’artifice des hommes, et que ton âme aussi pure 499 que le dieu dont elle émane, soit à l’abri comme son modèle, des iniquités de la terre. Une douleur muette et sombre s’empare de ce malheureux ; à mesure qu’il se pénètre de l’horreur de son sort, le chagrin qu’il éprouve devient d’une telle force, qu’il se débat bientôt au milieu de ses fers ; tantôt c’est à sa justification qu’il veut courir, l’instant d’après, c’est aux pieds d’Ernestine ; il se roule sur le plancher, en faisant retentir la voûte de ses cris aigus… il se relève, il se précipite contre les digues qui lui sont opposées, il veut les rompre de son poids, il se déchire, il est en sang, et retombant près des barrières qu’il n’a seulement point ébranlé, ce n’est plus que par des sanglots et des larmes… que par les secousses du désespoir, que son âme abattue tient encore à la vie. Il n’y a point de situation dans le monde qui puisse se comparer à celle d’un prisonnier, dont l’amour embrase le cœur ; l’impossibilité de s’éclaircir, réalise à l’instant d’une manière affreuse tous les maux de ce sentiment ; les traits d’un Dieu si doux dans le monde, ne sont plus pour lui que des couleuvres qui le déchirent ; mille chimères l’offusquent à la fois ; tour-à-tour inquiet et tranquille, tourà-tour crédule et soupçonneux, craignant et desirant la vérité, détestant… adorant l’objet de ses feux, l’excusant, et le croyant perfide, son âme, semblable aux flots de la mer en courroux, n’est plus qu’une substance molle, où toutes les passions ne s’empreignent que pour la consumer plutôt. 500 On accourut au secours d’Herman ; mais quel funeste service lui rendait-on, en ramenant sur ses tristes lèvres, la coupe amère de la vie, dont il ne lui restait plus que le fiel. Sentant la nécessité de se défendre, reconnaissant que l’extrême désir qui le brûlait de revoir Ernestine, ne pouvait être satisfait qu’en faisant éclater son innocence, il prit sur lui ; l’instruction commença ; mais la cause trop importante pour un tribunal inférieur comme celui de Nordkoping, fut évoquée par devant les juges de Stockholm. On y transféra le prisonnier… content… s’il est possible de l’être dans sa cruelle situation, consolé de respirer l’air dont s’animait Ernestine ; je serai dans la même ville, se disait-il avec satisfaction, peut-être pourrai-je l’instruire de mon sort… on le lui cache sans doute !… peut-être pourrai-je la voir ; mais quoiqu’il en puisse arriver, je serai là, moins en but aux traits dirigés contre moi ; il est impossible que tout ce qui approche Ernestine ne soit épuré comme sa belle âme, l’éclat de ses vertus se répand sur tout ce qui l’entoure… ce sont les rayons de l’astre dont la terre est vivifiée… je ne dois rien craindre où elle est. Malheureux amans voilà vos chimères… elles vous consolent, c’est beaucoup ; abandonnons-y le triste Herman pour voir ce qui se passait à Stockholm parmi les gens qui nous intéressent. Ernestine toujours dissipée, toujours promenée de fête en fête, était bien loin d’oublier son cher Herman, elle ne livrait que ses yeux aux nouveaux spectacles dont on tâchait de l’enivrer ; mais son cœur toujours rempli de son amant, ne respirait que pour lui seul ; elle aurait voulu qu’il 501 partageât ses plaisirs, ils lui devenaient insipides sans Herman, elle le désirait, elle le voyait partout, et la perte de son illusion ne lui rendait la vérité que plus cruelle. L’infortunée était loin de savoir dans quel affreux état se trouvait réduit celui qui l’occupait aussi despotiquement, elle n’en avait reçu qu’une lettre, écrite avant l’arrivée des négocians de Hambourg, et les mesures étaient prises de manière à ce que depuis lors, elle n’en pût avoir davantage. Quand elle en témoignait son inquiétude, son père et le sénateur rejetaient ces retards sur l’immensité des affaires dont se trouvait chargé le jeune homme, et la tendre Ernestine, dont l’âme délicate craignait la douleur, se laissait doucement aller à ce qui semblait la calmer un peu. De nouvelles réflexions survenaient-elles ? on l’appaisait encore de même, le colonel de bien bonne foi, le sénateur en la trompant ; mais, on la tranquillisait, et l’abîme, en attendant, se creusait toujours sous ses pas. Oxtiern amusait également Sanders, il l’avait introduit chez quelques ministres ; cette considération flattait son orgueil, elle le faisait patienter sur les promesses du comte, qui ne cessait de lui dire que quelque bonne volonté qu’il eût de l’obliger, tout était fort long à la cour. Ce dangereux suborneur qui, s’il eût pu réussir d’une autre manière que par les crimes qu’il méditait, se les fût peut-être épargné, essayait de revenir de tems-en-tems au langage de l’amour, avec celle qu’il brûlait de corrompre. Je me repens quelquefois de mes démarches, disait-il un jour à Ernestine, je sens que le pouvoir de vos yeux détruit 502 insensiblement mon courage ; ma probité veut vous unir à Herman, et mon cœur s’y oppose ; ô juste ciel ! pourquoi la main de la nature plaça-t-elle à la fois tant de grâces dans l’adorable Ernestine, et tant de faiblesse dans le cœur d’Oxtiern, je vous servirais mieux si vous êtiez moins belle, ou peut-être aurais-je moins d’amour, si vous n’aviez pas tant de rigueur. Comte, dit Ernestine allarmée, je croyais ces sentimens déjà loin de vous, et je ne conçois pas qu’ils vous occupent encore ! — C’est rendre à la fois bien peu de justice à tous deux, ou que de croire que les impressions que vous produisez puissent s’affaiblir, ou que d’imaginer que quand c’est mon cœur qui les reçoit, elles puissent n’y pas être éternelles. — Peuvent-elles donc s’accorder avec l’honneur ? et n’est-ce point par ce serment sacré, que vous m’avez promis de ne me conduire à Stockholm, que pour l’avancement de mon père et ma réunion à Herman ? — Toujours Herman, Ernestine ; eh quoi ! ce nom fatal ne sortira point de votre mémoire ? — Assurément non, sénateur, il sera prononcé par moi, aussi long-tems que l’image chérie de celui qui le porte, embrâsera l’âme d’Ernestine, et c’est vous avertir que la mort, en deviendra l’unique terme ; mais, comte, pourquoi retardez-vous les promesses que vous m’avez faites ?… je devais, selon vous, revoir bientôt ce tendre et unique objet de ma flamme, pourquoi donc ne paraît-il pas ? — Ses comptes avec la Scholtz, voilà le motif assurément de ce retard qui vous affecte. — L’aurons-nous dès-après cela ? — Oui… vous le verrez, Ernestine… je vous promets de vous le faire voir, à quelque point qu’il puisse m’en coûter… dans quelque lieu 503 que ce puisse être… vous le verrez certainement… et quelle sera la récompense de mes services ? — Vous jouirez du charme de les avoir rendu, comte, c’est la plus flatteuse de toutes pour une âme sensible. — L’acheter au prix du sacrifice que vous exigez, est la payer bien cher, Ernestine ; croyez-vous qu’il soit beaucoup d’âmes capables d’un tel effort ? — Plus il vous aura coûté, plus vous serez estimable à mes yeux. Ah ! combien l’estime est froide pour acquitter le sentiment que j’ai pour vous. — Mais si c’est le seul que vous puissiez obtenir de moi, ne doit-il pas vous contenter ? — Jamais… jamais, dit alors le comte, en lançant des regards furieux sur cette malheureuse créature… et se levant aussi-tôt pour la quitter, tu ne connais pas l’âme que tu désespères… Ernestine… fille trop aveuglée… non tu ne la connais pas cette âme, tu ne sais pas jusqu’où peuvent la conduire et ton mépris et tes dédains. Il est facile de croire que ces dernières paroles alarmèrent Ernestine, elle les rapporta bien vîte au colonel, qui toujours plein de confiance en la probité du sénateur, fut loin d’y voir le sens dont Ernestine les interprêtait ; le crédule Sanders toujours ambitieux, revenait quelquefois au projet de préférer le comte à Herman ; mais sa fille lui rappelait sa parole ; l’honnête et franc colonel en était esclave, il cédait aux larmes d’Ernestine, et lui promettait de continuer à rappeler au sénateur les promesses qu’il leur avait faites à tous deux, ou de ramener sa fille à Nordkoping, s’il croyait démêler qu’Oxtiern n’eût pas envie d’être sincère. 504 Ce fut alors que l’un et l’autre de ces honnêtes gens, trop malheureusement trompés, reçurent des lettres de la Scholtz, dont ils s’étaient séparé le mieux du monde. Ces lettres excusaient Herman de son silence, il se portait à merveille ; mais accablé d’une reddition de comptes où se rencontrait un peu de désordre, qu’il ne fallait attribuer qu’au chagrin qu’éprouvait Herman d’être séparé de ce qu’il aimait, il était obligé d’emprunter la main de sa bienfaitrice pour donner de ses nouvelles à ses meilleurs amis ; il les suppliait de n’être pas inquiets, parce qu’avant huit jours madame Scholtz elle-même, amènerait à Stockholm, Herman aux pieds d’Ernestine. Ces écrits calmèrent un peu cette chère amante, mais ils ne la rassurèrent pourtant pas tout-à-fait… une lettre est bientôt écrite, disait-elle, pourquoi Herman n’en prenait-il donc pas la peine ? Il devait bien se douter, que j’aurais plus de foi en un seul mot de lui, qu’en vingt épitres d’une femme dont on avait tant de raisons de se méfier. Sanders rassurait sa fille, Ernestine confiante cédait un instant aux soins que prenait le colonel pour la calmer, et l’inquiétude en traits de feux revenait aussitôt déchirer son âme. Cependant L’affaire d’Herman se suivait toujours ; mais le sénateur qui voyait les juges, leur avait recommandé la plus extrême discrétion, il leur avait prouvé que si la poursuite de ce procès venait à se savoir, les complices d’Herman, ceux qui étaient muni des sommes, passeraient en pays étrangers, s’ils n’y étaient pas encore, et qu’au moyen des sûretés qu’ils prendraient, on ne pourrait plus 505 rien recouvrer ; cette raison spécieuse engageait les magistrats au plus grand silence ; ainsi tout se faisait dans la ville même qu’habitaient Ernestine et son père, sans que l’un et l’autre le sussent, et sans qu’il fut possible que rien en pût venir à leur connaissance. Telle était à-peu-près la situation des choses, lorsque le colonel pour la première fois de sa vie, se trouva engagé à dîner chez le ministre de la guerre. Oxtiern ne pouvait l’y conduire ; il avait, disait-il, vingt personnes lui-même ce jour-la, mais-il ne laissa pas ignorer à Sanders, que cette faveur était son ouvrage, et ne manqua pas en le lui disant, de l’exhorter à ne pas se soustraire à une telle invitation ; le colonel était loin de l’envie d’être inexact, quoiqu’il s’en fallut pourtant bien, que ce perfide dîner dût contribuer à son bonheur ; il s’habille donc le plus proprement qu’il peut, recommande sa fille à la Plorman, et se rend chez le ministre. Il n’y avait pas une heure qu’il y était, lors qu’Ernestine vit entrer madame Scholtz chez elle, les complimens furent courts ; pressez-vous, lui dit la négociante, et volons ensemble chez le comte Oxtiern, je viens d’y descendre Herman, je suis venu vous avertir à la hâte, que votre protecteur et votre amant vous attendent tous deux avec une égale impatience. — Herman ? — Lui-même. — Que ne vous a-t-il suivi jusqu’ici ? — Ses premiers soins ont été pour le comte, il les lui devait sans doute ; le sénateur qui vous aime, s’immole pour ce jeune homme ; Herman ne lui doit-il pas de la reconnaissance ?… Ne serait-il pas ingrat 506 d’y manquer mais vous voyez comme tous deux m’envoient vers vous avec précipitation… c’est le jour des sacrifices, mademoiselle, continua la Scholtz, lançant un regard faux sur Ernestine, venez les voir consommer tous. Cette malheureuse fille partagée entre le desir extrême de voler où on lui disait qu’était Herman, et la crainte d’une démarche hasardée, en allant chez le comte pendant l’absence de son père, reste en suspens sur le parti qu’elle doit prendre ; et comme la Scholtz pressait toujours, Ernestine crut devoir s’appuyer dans un tel cas, du conseil de sa tante Plorman, et lui demander d’être accompagnée d’elle ou au moins de son cousin Sindersen ; mais celui-ci ne se trouva point à la maison, et la veuve Plorman consultée, répondit que le palais du sénateur était trop honnête, pour qu’une jeune personne eût rien à risquer en y allant ; elle ajouta, que sa nièce devait connaître cette maison, puisqu’elle y avait été plusieurs fois avec son père, et que d’ailleurs, dès qu’Ernestine y allait avec une dame de l’état et de l’âge de madame Scholtz, il n’y avait certainement aucun danger, qu’elle s’y joindrait assurément bien volontiers, si depuis dix ans, d’horribles douleurs ne la captivaient chez elle, sans en pouvoir sortir ; mais vous ne risquez rien, ma nièce, continua la Plorman. Allez en toute sûreté où l’on vous desire, je préviendrai le colonel dès qu’il paraîtra, afin qu’il vous aille aussitôt retrouver. Ernestine, enchantée d’un conseil, qui s’accordait aussibien avec ses vues, s’élance dans la voiture de la Scholtz, et toutes deux arrivent chez le sénateur, qui vient les recevoir 507 à la porte même de son hôtel. Accourez, charmante Ernestine, dit-il, en lui donnant la main, venez jouir de votre triomphe, du sacrifice de madame, et du mien, venez vous convaincre, que la générosité dans des âmes sensibles, l’emporte sur tous les sentimens… Ernestine ne se contenait plus, son cœur palpitait d’impatience, et si l’espoir du bonheur embellit, jamais Ernestine sans doute n’avait été plus digne des hommages de l’Univers entier… Quelques circonstances l’alarmèrent pourtant, et ralentirent la douce émotion dont elle était saisie ; quoiqu’il fit grand jour, pas un valet ne paraissait dans, cette maison… un silence lugubre y régnait ; on ne disait mot, les portes se refermaient avec soin aussitôt, qu’on les avait dépassées ; l’obscurité devenait toujours plus profonde, à mesure que l’on avançait ; et ces précautions effrayèrent tellement Ernestine, qu’elle était presque évanouie, quand elle entra dans la pièce où l’on voulait la recevoir ; elle y arrive enfin ; ce salon assez vaste donnait sur la place publique ; mais les fenêtres étaient closes absolument de ce côté, une seule sur les derrières faiblement entr’ouverte, laissait pénétrer quelques rayons à travers les jalousies baissées sur elle, et personne n’était dans cette pièce quand Ernestine y parut. L’infortunée respirait à peine : voyant bien pourtant que sa sûreté dépendait de son courage, monsieur, dit-elle, avec sang-froid, que signifient cette solitude, ce silence effrayant… Ces portes que l’on ferme avec tant de soin, ces fenêtres qui laissent un léger accès à la lumière ? tant de précautions sont faites pour m’alarmer ; où est Herman ? 508 Asseyez-vous, Ernestine, dit le sénateur, en la plaçant entre la Scholtz et lui… calmez-vous, et écoutez-moi. Il s’est passé bien des choses, ma chère, depuis que vous avez quitté Nordkoping ; celui à qui vous aviez donné votre cœur, a malheureusement prouvé qu’il n’était pas digne de le posséder. — Oh ciel ! vous m’effrayez. — Votre Herman n’est qu’un scélérat, Ernestine, il s’agit de savoir si vous n’avez point participé au vol considérable qu’il a fait à madame Scholtz ; on vous soupçonne. Comte, dit Ernestine en se levant, avec autant de noblesse que de fermeté, votre artifice est découvert, je sens mon imprudence… je suis une fille perdue… je suis dans les mains de mes plus grands ennemis… je n’éviterai pas le malheur qui m’attend… et tombant à genoux les bras élevés vers le ciel… Être Suprême, s’écria-t-elle, je n’ai plus que toi pour protecteur, n’abandonne pas l’innocence aux mains dangereuses du crime et de la scélératesse ! Ernestine, dit madame Scholtz en la relevant, et l’asseyant malgré elle sur le siége qu’elle venait de quitter, il ne s’agit pas de prier Dieu ici, il est question de répondre ; le sénateur ne vous en impose point, votre Herman m’a volé cent mille ducats, et qu’il était à la veille de venir vous enlever, lorsque tout s’est heureusement su. Herman est arrêté, mais les fonds ne se trouvent pas, il nie de les avoir distrait ; voilà ce qui a fait croire que ces fonds étaient déjà dans vos mains ; cependant l’affaire d’Herman prend la plus mauvaise tournure, des témoins déposent contre lui ; plusieurs particuliers de Nordkoping l’ont vu sortir la nuit de ma maison avec des 509 sacs sous son manteau ; le délit enfin est plus que prouvé, et votre amant est dans les mains de la justice. — Ernestine : Herman coupable, Ernestine soupçonnée, et vous l’avez cru, monsieur ?… vous avez pu le croire ? — Le comte : nous n’avons, Ernestine, ni le temps de discuter cette affaire, ni celui de songer à autre chose, qu’à y porter le plus prompt remède ; sans vous en parler, sans vous affliger en vain, j’ai tout voulu voir avant que d’en venir à la démarche que vous me voyez faire aujourd’hui ; il n’y a contre vous que des soupçons, voilà pourquoi je vous ai garanti l’horreur d’une humiliante captivité ; je le devais à votre père, à vous, je l’ai fait ; mais pour Herman, il est coupable… il y a pis, ma chère, je ne vous dis ce mot qu’en tremblant… il est condamné… (et Ernestine pâlissant.) — Condamné, lui… Herman… l’innocence même… ô juste ciel ! Tout peut se réparer, Ernestine, reprend vivement le sénateur, en la soutenant dans ses bras, tout peut se réparer, vous dis-je… ne résistez point à ma flamme, accordez-moi sur-le-champ les faveurs que j’exige de vous, je cours trouver les juges… ils sont là, Ernestine, dit Oxtiern, en montrant le côté de la place, ils sont assemblés pour terminer cette cruelle affaire… j’y vole… je leur porte les cent mille ducats, j’atteste que l’erreur vient de moi, et madame Scholtz, qui se désiste de toute poursuite envers Herman, certifie de même que c’est dans les comptes faits dernièrement ensemble, que cette somme à fait double emploi ; en un mot, je sauve votre amant… je fais plus, je vous tiens la parole que je vous ai donnée, huit jours après je vous rends son épouse… Prononcez, Ernestine, et sur- 510 tout ne perdons pas de temps… songez à la somme que je sacrifie… au crime dont vous êtes soupçonnée… à l’affreuse position d’Herman… au bonheur qui vous attend enfin, si vous satisfaites mes desirs. — Ernestine : moi, me livrer à de telles horreurs ! acheter à ce prix, la rémission d’un crime dont Herman ni moi, ne furent jamais coupables ! — Le comte : Ernestine, vous êtes en ma puissance ; ce que vous craignez peut avoir lieu sans capitulation ; je fais donc plus pour vous que je ne devrais faire, en vous rendant celui que vous aimez, aux conditions d’une faveur que je puis obtenir sans cette clause… Le moment presse… dans une heure, il ne sera plus temps… dans une heure, Herman sera mort, sans que vous en soyez moins déshonorée… songez que vos refus perdent votre amant, sans sauver votre pudeur, et que le sacrifice de cette pudeur, dont l’estime est imaginaire, redonne la vie à celui qui vous est précieux… que dis-je, le rend dans vos bras à l’instant… Fille crédule et faussement vertueuse, tu ne peux balancer sans une faiblesse condamnable… tu ne le peux sans un crime certain ; en accordant, tu ne perds qu’un bien illusoire… en refusant, tu sacrifies un homme, et cet homme immolé par toi, c’est celui qui t’est le plus cher au monde… Détermine-toi, Ernestine, détermine-toi, je ne te donne plus que cinq minutes. — Ernestine : toutes mes réflexions sont faites, monsieur ; jamais il n’est permis de commettre un crime pour en empêcher un autre. Je connais assez mon amant pour être certaine qu’il ne voudrait pas jouir d’une vie qui m’aurait coûté l’honneur, à plus forte raison ne l’épouserait-il pas après ma flétrissure ; je me 511 serais donc rendue coupable, sans qu’il en devînt plus heureux, je le serais devenue sans le sauver, puisqu’il ne survivrait assurément pas à un tel comble d’horreur et de calomnie ; laissez-moi donc sortir, monsieur, ne vous rendez pas plus criminel que je ne vous soupçonne de l’être déjà… j’irai mourir près de mon amant, j’irai partager son effroyable sort, je périrai du moins digne d’Herman, et j’aime mieux mourir vertueuse que de vivre dans l’ignominie… Alors le comte entre en fureur… Sortir de chez moi, dit-il, embrâsé d’amour et de rage, t’en échapper avant que je ne sois satisfait, ne l’espère pas, ne t’en flatte pas, farouche créature… la foudre écraserait plutôt la terre, que je ne te rendisse libre avant que t’avoir fait servir à ma flamme, et tenant cette infortunée dans ses bras… Ernestine veut se défendre… mais en vain… Oxtiern est un frénétique dont les entreprises font horreur… Un moment… un moment… dit la Scholtz, sa résistance vient peut-être de ses doutes. Cela se peut, dit le sénateur, il faut la convaincre, et prenant Ernestine par la main, il la traîne vers une des fenêtres qui donnaient sur la place, ouvre avec précipitation cette fenêtre. Tiens, perfide, lui dit-il, vois Herman et son échafaud ; là se trouvait effectivement dressé ce théâtre sanglant, et le misérable Herman prêt à perdre la vie, y paraissait aux pieds d’un confesseur… Ernestine le reconnaît… elle veut faire un cri… elle s’élance… ses organes s’affaiblissent… tous ses sens l’abandonnent, elle tombe comme une masse. 512 Tout précipite alors les perfides projets d’Oxtiern… il saisit cette malheureuse, et sans effroi pour l’état où elle est, il ose consommer son crime, il ose faire servir à l’excès de sa rage la respectable créature que l’abandon du ciel, soumet injustement au plus affreux délire. Ernestine est déshonorée sans avoir recouvré ses sens ; le même instant a soumis au glaive des loix l’infortuné rival d’Oxtiern, Herman n’est plus. À force de soins, Ernestine ouvre enfin les yeux ; le premier mot qu’elle prononce, est Herman ; son premier desir est un poignard… elle se lève, elle retourne à cette horrible fenêtre, encore entr’ouverte, elle veut s’y précipiter, on s’y oppose ; elle demande son amant, on lui dit qu’il n’existe plus, et qu’elle est seule coupable de sa mort… elle frémit… elle s’égare, des mots sans suite sortent de sa bouche… des sanglots les interrompent… il n’y a que ses pleurs qui ne peuvent couler… ce n’est qu’alors qu’elle s’apperçoit qu’elle vient d’être la proie d’Oxtiern… elle lance sur lui des regards furieux. C’est donc toi, scélérat, dit-elle, c’est donc toi qui viens de me ravir à-la-fois l’honneur et mon amant ? Ernestine, tout peut se réparer, dit le comte… Je le sais, dit Ernestine, et tout se réparera sans doute ; mais puis-je sortir enfin, ta rage estelle assouvie ? Sénateur, s’écrie la Scholtz, ne laissons pas échapper cette fille… elle nous perdra ; que nous importe la Vie de cette créature ?… qu’elle la perde, et que sa mort mette nos jours en sûreté. Non, dit le comte, Ernestine sent qu’avec nous les plaintes ne serviraient à rien ; elle a perdu 513 son amant, mais elle peut tout pour la fortune de son père ; qu’elle se taise, et le bonheur encore peut luire pour elle. — Des plaintes, sénateur, moi des plaintes… madame peut imaginer que j’en veuille faire ; oh ! non, il est une sorte d’outrage dont une femme ne doit jamais se plaindre… elle ne le pourrait sans s’avilir elle-même, et des aveux dont elle serait forcé de rougir, alarmeraient bien plus sa pudeur, que les réparations qu’elle en recevrait ne satisferaient sa vengeance. Ouvrez-moi, sénateur, ouvrez-moi, et comptez sur ma discrétion. — Ernestine, vous allez être libre… je vous le répète, votre sort est entre vos mains. Je le sais, reprit fièrement Ernestine, ce sont elles qui vont me l’assurer. Quelle imprudence, s’écria la Scholtz ; oh ! comte, je n’aurais jamais consenti de partager un crime avec vous, si je vous avais cru tant de faiblesse. Ernestine ne nous trahira point, dit le comte, elle sait que je l’aime encore… elle sait que l’hymen peut être le prix de son silence. Ah ! ne craignez rien, ne craignez rien, dit Ernestine, en montant dans la voiture qui l’attendait, j’ai trop d’envie de réparer mon honneur, pour m’avilir par des moyens si bas… vous serez content de ceux que j’employerai, comte, ils nous honoreront l’un et l’autre. Adieu. Ernestine se rend chez elle… elle s’y rend au milieu de cette place où son amant vient de périr, elle y traverse la foule qui vient de repaître ses yeux de cet effrayant spectacle ; son courage la soutient, ses résolutions lui donnent des forces, elle arrive ; son père rentrait au même 514 instant ; le perfide Oxtiern avait eu soin de le faire retenir tout le temps utile à son crime… Il voit sa fille échevelée… pâle, le désespoir dans l’âme, mais l’œil sec néanmoins, la contenance fière et la parole ferme. — Enfermons-nous, mon père, j’ai à vous parler. — Ma fille, tu me fais frémir… qu’est-il arrivé ? tu es sortie pendant mon absence… on parle de l’exécution d’un jeune homme de Nordkoping… je suis rentré dans un trouble… dans une agitation, expliquetoi… la mort est dans mon sein. — Écoutez-moi, mon père… retenez vos larmes… (et se jetant dans les bras du colonel) : nous n’étions pas nés pour être heureux, mon père ; il est de certains êtres que la nature ne crée que pour les laisser flotter de malheurs en malheurs, le peu d’instans qu’ils doivent exister sur la terre ; tous les individus ne doivent pas prétendre à la même portion de félicité, il faut se soumettre aux volontés du ciel ; votre fille vous reste au moins, elle consolera votre vieillesse, elle en sera l’appui… Le malheureux jeune homme de Nordkoping dont vous venez d’entendre parler, est Herman, il vient de périr sur un échafaud, sous mes yeux… oui, mon père, sous mes yeux… on a voulu que je le visse… je l’ai vu… il est mort victime de la jalousie de la Scholtz et de la frénésie d’Oxtiern… Ce n’est pas tout mon père, je voudrais n’avoir à vous apprendre que la perte de mon amant, j’en ai fait une plus cruelle encore… votre fille ne vous est rendue que déshonorée… Oxtiern… pendant qu’on immolait une de ses victimes… le scélérat flétrissait l’autre. Sanders se levant ici avec fureur, c’en est assez, dit-il, je sais mon devoir ; le fils du brave ami de Charles XII n’a pas besoin qu’on lui 515 apprenne comment il faut se venger d’un traître ; dans une heure, je serai mort, ma fille, où tu seras satisfaite. Non, mon père, non, dit Ernestine, en empêchant le colonel de sortir, j’exige, au nom de tout ce qui peut vous être le plus cher, que vous n’embrassiez pas vous-même cette vengeance ; si j’avais le malheur de vous perdre, pensezvous à l’horreur de mon sort ? restée seule sans appui… aux mains perfides de ces monstres, croyez-vous qu’ils ne m’auraient pas bientôt immolée ?… Vivez donc pour moi, mon père, pour votre chère fille, qui dans l’excès de sa douleur, n’a plus que vous pour secours et pour consolation… n’a plus que vos mains dans le monde qui puissent essuyer ses larmes… Écoutez mon projet ; il s’agit ici d’un léger sacrifice, qui peut-être même deviendra superflu, si mon cousin Sindersen a de l’âme : la crainte que ma tante ne nous préfère dans son testament, est la seule raison qui met un peu de froid entre lui et nous ; je vais dissiper sa frayeur, je vais lui signer une entière renonciation à ce legs, je vais l’intéresser à ma cause ; il est jeune, il est brave… il est militaire comme vous, il ira trouver Oxtiern, il lavera mon injure dans le sang de ce traître, et comme il faut que nous soyons satisfaits, s’il succombe, mon père, je ne retiendrai plus votre bras ; vous irez à votre tour chercher le sénateur, et vous vengerez à-lafois l’honneur de votre fille et la mort de son neveu ; de cette manière, le scélérat qui m’a trompé, aurait deux ennemis au lieu d’un ; saurions-nous trop les multiplier contre lui ? — Ma fille, Sindersen est bien jeune pour un ennemi tel qu’Oxtiern. — Ne craignez rien, mon père, les 516 traîtres sont toujours des lâches, la victoire n’est pas difficile… ah ! qu’il s’en faut que je la regarde comme telle !… cet arrangement… je l’exige… j’ai quelques droits sur vous, mon père, mon malheur me les donne, ne me refusez pas la grâce que j’implore… c’est à vos pieds que je la demande. Tu le veux, j’y consens, dit le colonel, en relevant sa fille, et ce qui me fait céder à tes desirs, c’est la certitude de multiplier par-là, comme tu le dis, les ennemis de celui qui nous déshonore. Ernestine embrasse son père, et vole aussi-tôt vers son parent ; elle revient peu après. Sindersen est tout prêt, mon père, dit-elle au colonel ; mais à cause de sa tante, il vous prie instamment de ne rien dire ; cette parente ne se consolerait pas du conseil qu’elle m’a donné d’aller chez le comte, elle était dans la bonne-foi ; Sindersen est donc d’avis de cacher tout à la Plorman, luimême vous évitera jusqu’à la conclusion ; vous l’imiterez. Bon, dit le colonel, qu’il vole à la vengeance… je le suivrai de près… Tout se calme… Ernestine se couche tranquille en apparence, et le lendemain, de bonne heure, le comte Oxtiern reçoit une lettre d’une main étrangère, où se trouvaient seulement ces mots. Un crime atroce ne se commet pas sans punition, une injustice odieuse ne se consomme pas sans vengeance, une fille honnête ne se déshonore pas qu’il n’en coûte la vie au séducteur ou à celui qui doit la venger. À dix heures, ce soir, un officier vêtu de rouge, se promènera près du port, l’épée sous le bras, il espère vous rencontrer ; si vous n’y venez 517 pas, ce même officier demain ira vous brûler la cervelle chez vous. Un valet sans livrée porte la lettre, et comme il avait ordre de rapporter une réponse, il rend le même billet, avec simplement au bas ces trois mots : on y sera. Mais le perfide Oxtiern avait trop d’intérêt de savoir ce qui s’était passé chez la Plorman depuis le retour d’Ernestine, pour n’avoir pas employé à prix d’or tous les moyens qui devaient l’en instruire ; il apprend quel doit être l’officier vêtu de rouge ; il sait de même que le colonel a dit à son valet de confiance, de lui préparer un uniforme anglais, parce qu’il veut se déguiser, pour suivre celui qui doit venger sa fille, afin de n’être point reconnu de ce vengeur et de prendre sur-le-champ sa défense si par hasard il est vaincu ; en voilà plus qu’il n’en faut à Oxtiern pour construire un nouvel édifice d’horreur. La nuit vient, elle était extrêmement sombre, Ernestine avertit son père que Sindersen sortira dans une heure, et que dans l’accablement où elle est, elle lui demande la permission de se retirer ; le colonel bien aise d’être seul, donne le bon soir sa fille, et se prépare à suivre celui qui doit se battre pour elle ; il sort… il ignore comme sera vêtu Sindersen, Ernestine n’a pas montré le cartel ; pour ne pas manquer au mystère exigé par ce jeune homme, et ne donner aucun soupçon à sa fille, il n’a voulu faire aucunes demandes, que lui importe, il avance toujours, il sait le lieu du combat, il est bien sûr d’y reconnaître son neveu. Il arrive à l’endroit indiqué, personne ne paraît encore, il se 518 promène ; en ce moment un inconnu l’aborde, sans armes, et le chapeau bas ; monsieur, lui dit cet homme, n’êtes-vous pas le colonel Sanders ? — Je le suis. — Préparez-vous donc, Sindersen vous a trahi, il ne se battra point contre le comte ; mais ce dernier me suit, et c’est contre vous seul qu’il aura affaire. Dieu soit loué, dit le colonel avec un cri de joie, c’est tout ce que je desirais dans le monde. Vous ne direz mot, monsieur, s’il vous plaît, reprend l’inconnu, cet endroit-ci n’est pas très-sûr, le sénateur a beaucoup d’amis, peut-être accourrait-on pour vous séparer… il ne veut pas l’être, il veut vous faire une pleine satisfaction… attaquezdonc vivement et sans dire un mot l’officier vêtu de rouge qui s’avancera vers vous de ce côté. Bon, dit le colonel, éloignez-vous promptement, je brûle d’être aux mains… L’inconnu se retire, Sanders fait encore deux tours, il distingue enfin au milieu des ténèbres l’officier vêtu de rouge s’avançant fièrement vers lui, il ne doute point que ce ne soit Oxtiern, il fond sur lui l’épée à la main, sans dire un mot, de peur d’être séparé ; le militaire se défend de même sans prononcer une parole, et avec une incroyable bravoure ; sa valeur cède enfin aux vigoureuses attaques du colonel, et le malheureux tombe expirant sur la poussière ; un cri de femme échappe en cet instant, ce funeste cri perce l’âme de Sanders… il approche… il distingue des traits bien différens de l’homme qu’il croit combattre… Juste ciel… il reconnaît sa fille… c’est elle, c’est la courageuse Ernestine qui a voulu périr ou se venger elle-même, et qui déjà noyée dans son sang, expire de la main de son père. Jour affreux pour moi, s’écrie le colonel… Ernestine, c’est toi que 519 j’immole ! quelle méprise !… quel en est l’auteur ?… Mon père, dit Ernestine d’une voix faible, en pressant le colonel dans ses bras, je ne vous ai pas connu, excusez-moi, mon père, j’ai osé m’armer contre vous… daignerez-vous me pardonner ? — Grand dieu ! quand c’est ma main qui te plonge au tombeau ! ô chère âme par combien de traits envenimés le ciel veut-il donc nous écraser à la fois. — Tout ceci est encore l’ouvrage du perfide Oxtiern… Un inconnu m’a abordé, il m’a dit de la part de ce monstre, d’observer le plus grand silence, de crainte d’être séparé, et d’attaquer celui qui serait vêtu comme vous l’êtes, que celui-là seul serait le comte… Je l’ai cru, ô comble affreux de perfidie !… j’expire… mais je meurs au moins dans vos bras, cette mort est la plus douce que je pus recevoir après tous les maux qui viennent de m’accabler ; embrassez-moi mon père, et recevez les adieux de votre malheureuse Ernestine. L’infortunée expire après ces mots ; Sanders la baigne de ses larmes… mais la vengeance appaise la douleur. Il quitte ce cadavre sanglant pour implorer les loix… mourir… ou perdre Oxtiern… ce n’est qu’aux juges qu’il veut avoir recours ;… il ne doit plus… il ne peut plus se compromettre avec un scélérat, qui le ferait assassiner, sans doute, plutôt que de se mesurer à lui ; encore couvert du sang de sa fille, le colonel tombe aux pieds des magistrats, il leur expose l’affreux enchaînement de ses malheurs, il leur dévoile les infamies du comte… il les émeut, il les intéresse, il ne néglige pas, sur-tout, de leur faire voir combien les 520 stratagêmes du traître dont il se plaint, les ont abusé dans le jugement d’Herman… On lui promet qu’il sera vengé. Malgré tout le crédit dont s’était flatté le sénateur, il est arrêté dès la même nuit. Se croyant sûr de l’effet de ses crimes, ou mal instruit sans doute par ses espions, il reposait avec tranquillité ; on le trouve dans les bras de la Scholtz, les deux monstres se félicitaient ensemble de la manière affreuse dont ils croyaient s’être vengés ; ils sont conduits l’un et l’autre dans les prisons de la justice. Le procès s’instruit avec la plus grande rigueur… l’intégrité la plus entière y préside, les deux coupables se coupent dans leur interrogatoire… ils se condamnent mutuellement l’un et l’autre… la mémoire d’Herman est réhabilitée, la Scholtz va payer l’horreur de ses forfaits, sur le même échafaut où elle avait fait mourir l’innocent. Le sénateur fut condamné à la même peine ; mais le roi en adoucit l’horreur par un bannissement perpétuel au fond des mines. Gustave offrit sur le bien des coupables dix mille ducats de pension au colonel, et le grade de général à son service ; mais Sanders n’accepta rien. Sire, dit-il au monarque, vous êtes trop bon ; si c’est en raison de mes services que vous daignez m’offrir ces faveurs, elles sont trop grandes, je ne les mérite point ;… si c’est pour acquitter les pertes que j’ai faites, elles ne suffiraient pas, Sire ; les blessures de l’âme ne se guérissent ni avec de l’or, ni avec des honneurs… Je prie votre majesté de me laisser quelque temps à mon 521 désespoir ; dans peu, je solliciterai près d’elle, la seule grâce qui puisse me convenir. Voilà, monsieur, interrompit Falkeneim, le détail que vous m’avez demandé ; je suis fâché de l’obligation où nous allons être, de revoir encore une fois cet Oxtiern, il va vous faire horreur. Personne n’est plus indulgent que moi, monsieur, répondis-je, pour toutes les fautes où notre organisation nous entraîne ; je regarde les malfaiteurs au milieu des honnêtes gens, comme ces irrégularités dont la nature mélange les beautés qui décorent l’Univers ; mais votre Oxtiern, et particulièrement la Scholtz, abusent du droit que les faiblesses de l’homme doivent obtenir des philosophes. Il est impossible de porter le crime plus loin ; il y a dans la conduite de l’un et de l’autre des circonstances qui font frissonner. Abuser de cette malheureuse, pendant qu’il fait immoler son amant… la faire assassiner ensuite par son père, sont des raffinemens d’horreur, qui font repentir d’être homme, quand on est assez malheureux, pour partager ce titre avec d’aussi grands scélérats. À peine avais-je dit ces mots, qu’Oxtiern parut, en apportant sa lettre ; il avait le coup-d’œil trop fin pour ne pas démêler sur mon visage que je venais d’être instruit de ses aventures… il me regarde. Monsieur, me dit-il en français, plaignez-moi ; des richesses immenses… un beau nom… du crédit, voilà les sirènes qui m’ont égaré ; instruit par le malheur, j’ai pourtant connu les remords, et je puis vivre maintenant avec les hommes, sans leur nuire ou les effrayer. L’infortuné comte accompagna ces mots de 522 quelques larmes, qu’il me fût impossible de partager ; mon guide prit sa lettre, lui promit ses services, et nous nous préparions à partir, lorsque nous vîmes la rue embarrassée par une foule qui approchait du lieu où nous étions… nous nous arrêtâmes ; Oxtiern était encore avec nous ; peu-à-peu nous démêlons deux hommes qui parlent avec chaleur, et qui nous appercevant, se dirigent aussi-tôt de notre côté ; Oxtiern reconnaît ces deux personnages ; oh ciel ! s’écria-til, qu’est ceci ?… le colonel Sanders amené par le ministre de la mine… oui, c’est notre pasteur qui s’avance, en nous conduisant le colonel… ceci me regarde, messieurs… Eh quoi ! cet irréconciliable ennemi vient-il donc me chercher jusques dans les entrailles de la terre !… mes cruelles peines ne suffisent-elles donc pas à le satisfaire encore !… Oxtiern n’avait pas fini, que le colonel l’aborde. Vous êtes libre, monsieur, lui dit-il, dès qu’il est près de lui, et c’est à l’homme de l’Univers le plus grièvement offensé par vous, que votre grace est due… la voilà, sénateur, je l’apporte ; le roi m’a offert des grades, des honneurs, j’ai tout refusé, je n’ai voulu que votre liberté… je l’ai obtenue, vous pouvez me suivre. Ô généreux mortel, s’écria Oxtiern, se peut-il… moi libre… et libre par vous ?… par vous qui, m’arrachant la vie, ne me puniriez pas encore comme je mérite de l’être ? J’ai bien cru que vous le sentiriez, dit le colonel, voilà pourquoi j’ai imaginé qu’il n’y avait plus de risques à vous rendre un bien dont il devient impossible que vous abusiez davantage… vos maux, d’ailleurs, réparent-ils les miens ? puis-je être heureux de vos douleurs ? votre détention acquitte-t-elle le sang que vos barbaries ont fait 523 répandre ? je serais aussi cruel que vous… aussi injuste si je le pensais ; la prison d’un homme dédommage-t-elle la société des maux qu’il lui a fait ?… il faut le rendre libre cet homme, si l’on veut qu’il répare, et dans ce cas, il n’en est aucun qui ne le fasse, il n’en est pas un seul qui ne préfère le bien, à l’obligation de vivre dans les fers ; ce que peut inventer sur cela le despotisme, chez quelques nations, ou la rigueur des loix chez d’autres, le cœur de l’honnête homme le désavoue… Partez, comte, partez, je vous le répète, vous êtes libre… Oxtiern veut se jeter dans les bras de son bienfaiteur. Monsieur, lui dit froidement Sanders, en résistant au mouvement… votre reconnaissance est inutile, et je ne veux pas que vous me sachiez tant de gré d’une chose où je n’ai eu que moi pour objet… Quittons aussi-tôt ces lieux, j’ai plus d’empressement que vous, de vous en voir dehors, afin de vous expliquer tout. Sanders nous voyant avec Oxtiern, et ayant appris qui nous étions, nous pria de remonter avec le comte et lui ; nous acceptâmes ; Oxtiern fut remplir avec le colonel quelques formalités nécessaires à sa délivrance ; on nous rendit nos armes à tous, et nous remontâmes. Messieurs, nous dit Sanders, dès que nous fûmes dehors, ayez la bonté de me servir de témoins dans ce qui me reste à apprendre au comte Oxtiern ; vous avez vu que je ne lui avais pas tout dit dans la mine, il y avait là trop de spectateurs… et comme nous avancions toujours, nous nous trouvâmes bientôt aux environs d’une haie qui nous dérobait à tous les yeux ; alors le colonel saisissant le comte 524 au colet, sénateur, lui dit-il… il s’agit maintenant de me faire raison, j’espère que vous êtes assez brave pour ne pas me refuser, et que vous avez assez d’esprit pour être convaincu, que le plus puissant motif qui m’ait fait agir dans ce que je viens de faire, était l’espoir de me couper la gorge avec vous. Falkeneim voulut servir de médiateur et séparer ces deux adversaires. Monsieur, lui dit sèchement le colonel, vous savez les outrages que j’ai reçus de cet homme ; les mânes de ma fille exigent du sang, il faut qu’un de nous deux reste sur la place ; Gustave est instruit, il sait mon projet ; en m’accordant la liberté de ce malheureux, il ne l’a point désapprouvé ; laissez nous donc faire, monsieur, et le colonel jetant son habit bas, met aussitôt l’épée à la main… Oxtiern la met aussi, mais à peine estil en garde, que prenant son épée par le bout, en saisissant de la main gauche la pointe de celle du colonel, il lui présente la poignée de son arme, et fléchissant un genou en terre, messieurs, dit-il, en nous regardant, je vous prends à témoins tous deux de mon action, je veux que vous sachiez l’un et l’autre que je n’ai pas mérité l’honneur de me battre contre cet honnête homme, mais que je le laisse libre de ma vie, et que je le supplie de me l’arracher… « Prenez mon épée, colonel, prenez-là, je vous la rends, voilà mon cœur, plongez-y la vôtre, je vais moi-même en diriger les coups ; ne balancez pas, je l’exige, délivrez à l’instant la terre d’un monstre qui l’a trop long-temps souillé ». Sanders étonné du mouvement d’Oxtiern, lui crie de se défendre. Je ne le ferai pas, et si vous ne vous servez du fer que je tiens, répond fermement Oxtiern en dirigeant sur sa poitrine nue, 525 la pointe de l’arme de Sanders, si vous ne vous en servez pour me ravir le jour, je vous le déclare, colonel, je vais m’en percer à vos yeux. — Comte, il faut du sang… il en faut, il en faut, vous dis-je. Je le sais, dit Oxtiern, et c’est pourquoi je vous tends ma poitrine, pressez-vous de l’entr’ouvrir… il ne doit couler que de-là. Ce n’est point ainsi qu’il faut que je me comporte, reprend Sanders en cherchant toujours à dégager sa lame, c’est par les loix de l’honneur que je veux vous punir de vos scélératesses. Je ne suis pas digne de les accepter, respectable homme, réplique Oxtiern, et puisque vous ne voulez pas vous satisfaire, comme vous le devez, je vais donc vous en épargner le soin… il dit : et s’élançant sur l’épée du colonel qu’il n’a cessé de tenir à sa main, il fait jaillir le sang de ses entrailles, mais le colonel retirant aussi-tôt son épée… c’en est assez, comte, s’écria-t-il… votre sang coule, je suis satisfait… que le ciel achève votre correction, je ne veux pas vous servir de bourreau. Embrassons-nous donc monsieur, dit Oxtiern qui perdait beaucoup de sang. Non, dit Sanders, je peux pardonner vos crimes, mais je ne puis être votre ami ; nous nous hâtâmes de bander la blessure du comte, le généreux Sanders nous aida, allez, dit-il alors au sénateur, allez jouir de la liberté que je vous rends ; tâchez, s’il vous est possible, de réparer par quelques belles actions, tous les crimes où vous vous êtes livré ; ou sinon je répondrai à toute la Suède du forfait que j’aurai moi-même commis, en lui rendant un monstre dont elle s’était déjà délivré. Messieurs, continua Sanders, en regardant Falkeneim et moi, j’ai pourvu à tout, la voiture qui est dans 526 l’auberge où nous nous dirigions, n’est destinée que pour Oxtiern, mais il peut vous y ramener l’un et l’autre, mes chevaux m’attendent d’un autre côté, je vous salue ; j’exige votre parole, d’honneur, que vous rendrez compte au roi de ce que vous venez de voir. Oxtiern veut se jeter encore une fois dans les bras de son libérateur, il le conjure de lui rendre son amitié, de venir habiter sa maison et de partager sa fortune. Monsieur, dit le colonel en le repoussant, je vous l’ai dit, je ne puis accepter de vous, ni bienfaits, ni amitié, mais j’en exige de la vertu, ne me faites pas repentir de ce que j’ai fait… Vous voulez, dites vous, me consoler de mes chagrins ; la plus sûre façon est de changer de conduite ; chaque beau trait que j’apprendrai de vous dans ma retraite, effacera peut-être de mon âme les profondes impressions de douleurs que vos forfaits y ont gravé ; si vous continuez d’être un scélérat, vous ne commettrez pas un seul crime qui ne replace aussi-tôt sous mes yeux l’image de celle que vous avez fait mourir de ma main, et vous me plongerez au désespoir ; adieu, quittons-nous, Oxtiern, et surtout ne nous voyons jamais… À ces mots le colonel s’éloigne… Oxtiern en larmes veut le suivre, il se traîne vers lui… nous l’arrêtons, nous l’emportons presqu’évanoui dans la voiture qui nous rend bientôt à Stockholm ; le malheureux fut un mois entre la vie et la mort ; au bout de ce tems, il nous pria de l’accompagner chez le roi, qui nous fit rendre compte de tout ce qui s’était passé. Oxtiern, dit Gustave au sénateur, vous voyez comme le crime humilie l’homme, et comme il le rabaisse, votre rang… votre fortune… votre naissance, tout vous plaçait au-dessus de Sanders, et ses vertus 527 l’élèvent où vous n’atteindrez jamais. Jouissez des faveurs qu’il vous a fait rendre, Oxtiern, j’y ai consenti certain après une telle leçon, ou que vous vous punirez vous-même avant que je ne sache vos nouveaux crimes, ou que vous ne vous rendrez plus assez vil pour en commettre encore ; le comte se jette aux pieds de son souverain, et lui fait le serment d’une conduite irréprochable. Il a tenu parole : mille actions plus généreuses et plus belles les unes que les autres ont réparé ses erreurs, aux yeux de toute la Suède ; et son exemple a prouvé à cette sage nation, que ce n’est pas toujours par les voies tyranniques, et par d’affreuses vengeances que l’on peut ramener et contenir les hommes. Sanders était retourné à Nordkoping, il y acheva sa carrière dans la solitude, donnant chaque jour des larmes à la malheureuse fille qu’il avait adorée, et ne se consolant de sa perte, que par les éloges qu’il entendait journellement faire de celui dont il avait brisé les chaînes. Ô vertu ! s’écriait-il quelquefois, peut-être que l’accomplissement, de toutes ces choses était nécessaire pour ramener Oxtiern à ton temple ; si cela est, je me console, les crimes de cet homme n’auront affligé que moi, ses bienfaits seront pour les autres. Fin du tome troisième. 1. ↑ Gustave Vasa, ayant vu que le clergé romain naturellement despote et séditieux, empiétait sur l’autorité royale, et ruinait le peuple par ses vexations ordinaires, quand on ne le morigène pas, introduisit le 528 luthérianisme en Suède, après avoir fait rendre au peuple les biens immenses que lui avaient dérobés les prêtres. 2. ↑ Il est bon de se rappeller ici, que dans cette révolution le roi était du parti populaire, et que les sénateurs étaient contre le peuple et le roi. 3. ↑ Il est essentiel de prévenir que toutes les lettres se prononcent dans les noms du Nord, que l’on ne dit point négligemment Herman, Sander, Scholt, mais qu’il faut dire comme s’il y avait Hermane, Sander-ce, Scholt-ce, etc. 4. ↑ Nordkoping est une ville absolument de commerce, où par conséquent une femme comme madame Scholtz à la tête d’une des plus riches maisons de la Suède, devait tenir le premier rang. 5. ↑ Le ducat en Suède, vaut quelques sols de moins que notre gros écu. 529 530 L E S C R I M E S D E L ’ A M O U R , NOUVELLES HÉROÏQUES ET TRAGIQUES ; Précédés d’une Idée SUR LES ROMANS, et ornés de gravures. PAR D. A. F. SADE, auteur d’Aline et Valcour. Amour, fruit délicieux, que le Ciel permet à la terre 531 de produire pour le bonheur de la vie, pourquoi faut-il que tu fasses naître des crimes ? et pourquoi l’homme abuse-t-il de tout ? Nuits D’YOUNG. T O M E I V. À P A R I S . CHEZ MASSÉ, Éditeur propriétaire, rue Helvetius, n°. 580 A N V I I I. 532 D O R G E V I L L E, O U L E C R I M I N E L P A R V E R T U. D ORGEVILLE, fils d’un riche négociant de la Rochelle, partit très-jeune pour l’Amérique, recommandé à un oncle, dont les affaires avaient bien tournées ; on l’y envoya avant qu’il n’eût atteint l’âge de douze ans ; il s’éleva près de ce 533 parent, dans la carrière qu’il se destinait à courir, et dans l’exercice de toutes les vertus. Le jeune Dorgeville était peu favorisé des grâces du corps ; il n’avait rien de désagréable, mais il ne possédait aucun de ces dons physiques qui valent à un individu de notre sexe le titre de bel homme. Ce que perdait pourtant Dorgeville de ce côté, la nature le lui rendait de l’autre ; un bon esprit, ce qui vaut souvent mieux que le génie, une âme étonnemment délicate, un caractère franc, loyal et sincère ; toutes les qualités qui composent, en un mot l’honnête homme, et l’homme sensible, Dorgeville les possédait avec profusion ; et dans le siècle où l’on vivait alors, c’en était beaucoup plus qu’il ne fallait pour devenir à-peu-près certain, d’être malheureux toute sa vie. À peine Dorgeville eut-il atteint vingt-deux ans, que son oncle mourut, et le laissa à la tête de sa maison, qu’il régla pendant trois autres années, avec toute l’intelligence possible ; mais la bonté de son cœur devint bientôt la cause de sa ruine ; il s’engagea pour plusieurs amis, qui n’eurent pas autant d’honnêteté que lui ; quoique les perfides manquassent, il voulut faire honneur à ses engagemens, et Dorgeville fut bientôt perdu. Il est affreux d’être ainsi dérangé à mon âge, disait ce jeune homme ; mais si quelque chose me console de ce chagrin, c’est la certitude d’avoir fait des heureux et de n’avoir entraîné personne avec moi. Ce n’était pas seulement en Amérique que Dorgeville éprouvait des malheurs ; le sein même de sa famille lui en présentait d’affreux. On lui apprend un jour qu’une sœur, 534 née quelques années après son départ pour le NouveauMonde, vient de déshonorer et de perdre entièrement et lui et tout ce qui lui appartient ; que cette fille perverse, maintenant âgée de dix-huit ans, nommée Virginie, et malheureusement belle comme l’amour, éprise d’un écrivain des comptoirs de sa maison, et ne pouvant obtenir la permission de l’épouser, a eu l’infamie, pour parvenir à ses vues, d’attenter aux jours de son père et sa mère ; qu’au moment où elle allait se sauver, avec une partie de l’argent, on a heureusement empêché le vol, sans pouvoir néanmoins réussir à s’emparer des coupables, tous deux, dit-on, en Angleterre. On pressait Dorgeville, par la même lettre, de repasser en France afin de se mettre à la tête de son bien, et de réparer au moins par la fortune qu’il allait trouver, celle qu’il avait eu le malheur de perdre. Dorgeville, au désespoir d’une foule d’incidens, à la fois si fâcheux et si flétrissans, accourt à Larochelle, n’y réalise que trop les funestes nouvelles qu’on lui a mandées ; et renonçant dès-lors au commerce, qu’il s’imagine ne pouvoir plus soutenir après tant de malheurs, d’une partie de ce qui lui reste, il fait face aux engagemens de ses correspondans d’Amérique, trait de délicatesse unique, et de l’autre il forme le dessein d’acheter une campagne auprès de Fontenay, en Poitou, où il puisse passer le reste de ses jours dans le repos… dans l’exercice de la charité et de la bienfaisance, les deux plus chères vertus de son ame sensible. 535 Ce projet s’exécute. Dorgeville, cantonné dans sa petite terre, soulage des pauvres, console des vieillards, marie des orphelins, encourage l’agriculteur, et devient, en un mot, le dieu du petit canton qu’il habite. S’y trouvait-il un être malheureux, la maison de Dorgeville lui était à l’instant ouverte ; y avait-il une bonne œuvre à faire, il en disputait l’honneur à ses voisins ; une larme coulait-elle, en un mot, la seule main de Dorgeville volait aussi-tôt l’essuyer ; et tout le monde, en bénissant son nom, disait, du fond de l’âme : — « Voilà l’homme que la nature destine à nous dédommager des méchans… Voilà les dons qu’elle fait quelque fois à la terre pour la consoler, des maux dont elle l’accable. » On aurait desiré que Dorgeville se maria ; des individus d’un tel sang fussent devenus précieux à la société ; mais absolument inaccessible jusqu’alors aux attraits de l’amour, Dorgeville avait à peu-près déclaré qu’à moins que le hazard ne lui fit trouver une fille, qui, bien à lui par la reconnaissance, se trouva comme chargée de faire son bonheur, il ne se marierait certainement pas ; on lui avait offert plusieurs partis, il les avait tous refusé, ne trouvant, disait-il dans aucune des femmes qu’on lui proposait, des motifs assez puissans pour être sûr d’être aimé d’elle un jour. Je veux que celle que je prendrai me doive tout, disait Dorgeville, n’ayant ni un bien assez considérable, ni une figure assez belle, pour l’enchaîner par ces liens, je veux qu’elle y tienne par des obligations essentielles, qui la 536 fixant à moi, lui ôtent tout moyen de m’abandonner ou de me trahir. Quelques amis de Dorgeville combattaient sa façon de penser ; de quelle force seront ces liens, lui faisait-on quelquefois observer, si l’âme de celle que vous aurez servie n’est pas aussi belle que la votre ? La reconnaissance n’est point pour tous les êtres une chaîne aussi indissoluble que pour vous ; il est des âmes faibles qui la méprisent, il en est de fières qui s’y échappent ; n’avez-vous pas appris à vos dépends, Dorgeville, qu’on se brouille en rendant service, bien plus sûrement qu’on ne se fait des amis ? Ces raisons étaient spécieuses ; mais le malheur de Dorgeville était de juger toujours les autres d’après son cœur ; et ce systême l’ayant rendu malheureux jusqu’alors, il n’était que trop vraisemblable qu’il acheverait de le rendre tel, le reste de ses jours. Ainsi pensait, quoiqu’il en pût être, l’honnête homme dont nous racontons l’histoire, lorsque le sort vint lui présenter d’une façon bien singulière l’être qu’il cru destiné à partager sa fortune, qu’il imagina fait pour le don précieux de son cœur. Dans cette intéressante saison de l’année, où la nature ne paraît nous faire ses adieux, qu’en nous accablant de ses dons, où ses soins infinis pour nous, ne cessent de se multiplier pendant quelques mois, pour nous prodiguer tout ce qui peut nous faire attendre en paix le retour de ses premières faveurs, à cette époque où les habitans de la campagne se fréquentent le plus, soit en raison des 537 chasses… des vendanges, ou de quelques autres de ces occupations si douces à qui chérit la vie rurale, et de si peu de prix pour ces êtres froids et inanimés, engourdis par le luxe des villes, desséchés par leur corruption, qui ne connaissent de la société que les douleurs ou les minuties, parce que cette franchise… cette candeur… cette douce cordialité qui en resserrent si délicieusement les nœuds, ne se trouvent qu’avec les habitans de la campagne, il semble que ce n’est que sous un ciel pur, que les hommes peuvent l’être également, et que ces exhalaisons ténébreuses qui chargent l’atmosphère des grandes villes, souillent de même le cœur des malheureux captifs qui se condamnent à ne pas quitter leur enceinte. Au mois de septembre, enfin, Dorgeville projetta d’aller rendre visite à un voisin qui l’avait accueilli à son arrivée dans la province, et dont l’âme douce et compatissante, paraissait s’arranger à la sienne. Il monte à cheval, suivi d’un seul valet, et s’achemine vers le château de cet ami, éloigné de cinq lieues du sien. Dorgeville en avait à peu-près fait trois, lorsqu’il entend derrierre une haie qui borde le chemin, des gémissemens qui l’arrêtent d’abord par curiosité, bientôt après, par ce mouvement si naturel à son cœur de soulager tous les individus souffrans, il donne son cheval à son domestique, franchit le fossé qui le sépare de la haie, la tourne, et parvient enfin au lieu même d’où partaient les plaintes qui l’avaient surpris. Ô monsieur ! s’écrie une fort belle femme, tenant dans ses bras un enfant qu’elle vient de mettre au monde, quel 538 dieu vous envoye au secours de cet infortuné ?… Vous voyez une créature au désespoir, monsieur, continua cette femme éplorée, en versant un torrent de larmes… ce misérable fruit de mon déshonneur n’allait voir le jour que pour le perdre aussi-tôt de ma main. Avant que d’entrer avec vous, mademoiselle, dit Dorgeville, dans les motifs qui pouvaient vous porter à une aussi horrible action, permettez-moi de ne m’occuper d’abord que de votre soulagement ; il me semble que j’apperçois une grange à quelques cents pas d’ici, tâchons d’y arriver, et là, après avoir reçu les premiers soins qu’exige votre état, j’oserai vous demander quelques détails sur les malheurs qui paraissent vous accabler, en vous engageant ma parole que ma curiosité n’aura d’autre but, que le desir de vous être utile, et qu’elle se renfermera dans les bornes qu’il vous plaira de lui prescrire. Cécile se confond en marques de reconnaissance, et consent à ce qu’on lui propose ; le valet approche, il prend l’enfant, Dorgeville place avec lui, la mère sur son cheval, et l’on avance vers la ferme ; elle appartenait à des paysans à leur aise, qui, à la sollicitation de Dorgeville, reçoivent très-bien et la mère et l’enfant ; on prépare un lit pour Cécile, on place son fils dans un berceau de la maison ; et Dorgeville trop curieux des suites de cette aventure pour ne pas sacrifier au desir de les apprendre, la partie de plaisir qu’il a projeté, envoye dire qu’on ne l’attende point, vu qu’il se détermine à passer comme il pourra dans cette chaumière la journée et la nuit prochaine. Cécile ayant 539 besoin de repos, il commence par la supplier d’en prendre, avant que de songer à le satisfaire ; et comme elle ne s’était pas trouvée mieux vers le soir, il attendit au lendemain matin, pour demander à cette charmante créature en quoi il pouvait lui être de quelque secours. Le récit de Cécile ne fut pas long : elle dit qu’elle était fille d’un gentilhomme qui s’appellait Duperrier ; et dont la terre était à dix lieues de là ; qu’elle avait eu le malheur de se laisser séduire par un jeune officier du régiment de Vermandois, pour lors en garnison à Niort, dont le château de son père n’était qu’à quelques lieues, que son amant ne l’avait pas plutôt su grosse qu’il avait disparu, et ce qu’il y avait de plus affreux, ajouta Cécile, était que ce jeune homme ayant été tué trois semaines après, dans un duel, elle perdait à-la-fois l’honneur et l’espoir de jamais réparer sa faute ; elle avait, continua-t-elle, cachée sa situation à ses parens, aussi long-temps qu’elle l’avait pu ; mais se voyant enfin hors d’état d’en pouvoir imposer davantage, elle avait tout avouée, et reçue dès-lors de si mauvais traitemens de son père et de sa mère, qu’elle avait pris le parti de se sauver. Il y avait quelques jours qu’elle était dans les environs, ne sachant à quoi se déterminer, et ne pouvant se résoudre à abandonner tout-à-fait la maison paternelle, ou les domaines qui l’avoisinaient, lorsque saisie par les grandes douleurs, elle s’était résolue à tuer son enfant et peut-être elle-même après ; quand Dorgeville lui était apparu et avait daigné lui offrir tant de secours et de consolations. 540 Ces détails, soutenus d’une figure enchanteresse, et de l’air du monde le plus naïf et le plus intéressant, pénètrèrent bientôt l’âme sensible de Dorgeville. Mademoiselle, dit-il à cette infortunée, je suis trop heureux que le ciel vous ai offert à moi ; j’y gagne deux plaisirs bien précieux à mon cœur, et celui de vous avoir connue, et celui bien plus doux encore d’être à-peu-près certain de réparer vos maux. Cet aimable consolateur déclara alors à Cécile, le dessein qu’il avait d’aller trouver ses parens, et de la racommoder avec eux. Vous irez donc seule, monsieur, répondit Cécile, car pour moi je ne m’y représenterai certainement pas. Oui, mademoiselle, j’irai seul d’abord, dit Dorgeville, mais j’espère bien n’en pas revenir sans la permission de vous y ramener. — Oh ! monsieur, n’y comptez jamais, vous ne connaissez pas la dureté des gens auxquels j’ai affaire ; leur barbarie est si reconnue, leur fausseté est si grande, que m’assurassent-ils même de mon pardon, je ne me fierais point encore à eux. Cependant Cécile accepta les offres qui lui étaient faites, et voyant Dorgeville décidé à se rendre le lendemain matin chez Duperrier, elle le conjura de vouloir bien se charger d’une lettre pour le nommé Saint-Surin, l’un des domestiques de son père, et celui qui avait toujours le plus mérité sa confiance par son extrême attachement pour elle. La lettre fut remise cachetée à Dorgeville, et Cécile, en la lui donnant, le supplia de ne pas abuser de l’extrême confiance qu’elle avait en lui, et de rendre la lettre intacte et telle qu’elle la lui donnait. Dorgeville paraît fâché qu’on 541 puisse douter de sa discrétion après la conduite qu’il tient ; on lui en fait mille excuses, il se charge de la commission, recommande Cécile aux paysans chez lesquels elle est, et part. Dorgeville imaginant bien que la lettre dont il est chargé, doit prévenir en sa faveur le domestique pour lequel elle est, croit que ne connaissant point du tout monsieur Duperrier, ce qu’il a de mieux à faire, est de donner d’abord la lettre qu’il a, et de se faire annoncer ensuite par ce même domestique, dont il sera connu par ce moyen. S’étant nommé à Cécile, il ne doute pas qu’elle ne mande à ce Saint-Surin, dont elle lui a vanté la fidélité, quelle est la personne qui vient s’intéresser à son sort. Il remet en conséquence sa lettre, et Saint-Surin ne l’a pas plutôt lue, qu’il s’écrie avec une sorte d’émotion dont il n’est pas le maître… quoi ! c’est vous, monsieur ?… c’est monsieur Dorgeville qui est le protecteur de notre malheureuse maîtresse. Je vais vous annoncer à ses parens, monsieur ; mais je vous préviens qu’ils sont cruellement en colère ; je doute que vous réussissiez à les raccommoder avec leur fille ; quoiqu’il en soit, monsieur, continua Saint-Surin, qui paraissait un garçon d’esprit, et d’une figure agréable, ce procédé fait trop d’honneur à votre âme pour que je ne vous mette pas le plutôt possible à même d’en hâter le succès… Saint-Surin monte aux appartemens, il prévient à l’instant ses maîtres, et reparaît au bout d’un quart-d’heure. On consentait à voir monsieur Dorgeville, puisqu’il s’était donné la peine de venir d’aussi loin pour une telle affaire ; 542 mais on était d’autant plus peiné qu’il s’en fût chargé, qu’on ne voyait aucun moyen de lui accorder ce qu’il venait solliciter en faveur d’une fille maudite, et qui méritait son sort par l’énormité de sa faute. Dorgeville ne s’effraie point ; on l’introduit ; il trouve dans monsieur et madame Duperrier deux personnes d’environ cinquante ans, qui le reçoivent honnêtement, quoiqu’avec un peu d’embarras, et Dorgeville expose succinctement ce qui l’amène dans cette maison. Ma femme et moi, nous sommes irrévocablement décidés, monsieur, dit le mari, à ne jamais revoir une créature qui nous déshonore ; elle peut devenir ce que bon lui semblera, nous l’abandonnons à la destinée du ciel, en espérant de sa justice qu’il nous vengera bientôt d’une telle fille… Dorgeville réfuta ce projet barbare, par tout ce qu’il pût employer de plus pathétique et de plus éloquent ; ne pouvant convaincre l’esprit de ces gens-là, il essaya d’attaquer leur cœur… même résistance ; cependant Cécile ne fut accusée par ces parens cruels, d’aucun autre tort que de ceux dont elle s’était elle-même avouée coupable, et il se trouva que dans tout, les récits qu’elle avait fait étaient absolument conformes aux accusations de ses juges. Dorgeville a beau représenter qu’une faiblesse n’est pas un crime, que sans la mort du séducteur de Cécile, un mariage eut tout réparé, rien ne réussit ; notre négociateur se retire assez peu satisfait ; on veut le retenir à dîner, il remercie, et fait sentir, en s’en allant, que la cause de ce refus ne doit se trouver que dans ceux qu’il éprouve lui-même ; on ne le presse point, et il sort. 543 Saint-Surin attendait Dorgeville au sortir du château. Eh bien ! monsieur, lui dit ce domestique, avec tout l’air de l’intérêt, n’avais-je pas raison de croire que vos peines seraient infructueuses ? vous ne connaissez pas ceux à qui vous venez d’avoir affaire, ce sont des cœurs de bronze, jamais l’humanité ne fut entendue d’eux ; sans mon respectueux attachement pour cette chère personne, à laquelle vous voulez bien servir de protecteur et d’ami, il y a long-temps que je les aurais quitté moi-même, et je vous avoue, monsieur, poursuivit ce garçon, qu’en perdant aujourd’hui comme je le fais l’espoir de jamais consacrer davantage mes services à mademoiselle Duperrier, je ne vais plus m’occuper que de me placer ailleurs. Dorgeville calme ce fidèle domestique, il lui conseille de ne point quitter ses maîtres, et l’assure qu’il peut être tranquille sur le sort de Cécile, que du moment qu’elle est assez malheureuse pour être abandonnée aussi cruellement de sa famille, il prétend à jamais lui tenir lieu de père. SaintSurin, en pleurant, embrasse les genoux de Dorgeville, et lui demande en même temps la permission de lui donner la réponse à la lettre qu’il a reçue de Cécile ; Dorgeville s’en charge avec plaisir, et revient auprès de son intéressante protégée, qu’il ne console pas autant qu’il l’aurait voulu. Hélas ! monsieur, dit Cécile, quand elle apprend la dureté de sa famille, je devais m’y attendre, je ne me pardonne point, étant sûre de ses procédés, comme je devais l’être, de ne vous avoir pas épargné une visite aussi désagréable, et ces mots furent accompagnés d’un torrent de larmes, que le 544 bienfaisant Dorgeville essuya, en protestant à Cécile de ne l’abandonner jamais. Cependant, au bout de quelques jours, notre intéressante aventurière se trouvant remise, Dorgeville lui proposa de venir achever de se rétablir dans sa maison. Eh ! monsieur, répondit Cécile avec douceur, suis-je en état de résister à vos offres, et ne dois-je pourtant pas rougir de les accepter ? vous en avez déjà beaucoup trop fait pour moi ; mais captivée par les liens même de ma reconnaissance, je ne me refuserai à rien de ce qui doit les multiplier, et me les rendre en même temps plus chers. On se rendit chez Dorgeville ; un peu avant que d’être au château, mademoiselle Duperrier témoigna à son bienfaiteur qu’elle desirerait n’être pas publiquement dans l’asyle qu’on voulait bien lui donner ; quoiqu’il y eût près de quinze lieues de là chez son père, ce n’était pourtant point assez, pour qu’elle n’eût pas à craindre d’être reconnue, et ne devait-elle pas appréhender les effets du ressentiment d’une famille assez cruelle pour la punir avec autant de sévérité… d’une faute… grave (elle en convenait), mais qu’on devait prévenir avant qu’elle n’arrivât, bien plutôt que de la châtier aussi durement quand il n’était plus temps de l’empêcher ; d’ailleurs, pour lui-même, Dorgeville serait-il bien aise d’afficher aux yeux de toute la province qu’il voulait bien prendre un intérêt aussi particulier à une malheureuse fille proscrite par ses parens et déshonorée dans l’opinion publique ? L’honnêteté de Dorgeville ne lui permit pas de s’arrêter à cette seconde considération, mais 545 la première le décida, et il promit à Cécile qu’elle serait chez lui comme elle l’exigerait, qu’il la ferait passer dans l’intérieur pour une de ses cousines, et qu’elle ne verrait au dehors que le peu de personnes qu’elle desirerait ; Cécile remercia de nouveau son généreux ami, et l’on arriva. Il est temps de le dire, Dorgeville n’avait pas vu Cécile sans une sorte d’intérêt mêlé d’un sentiment qui lui avait été inconnu jusqu’alors ; une âme comme la sienne, ne devait se rendre à l’amour qu’ammolie par la sensibilité, ou préparée par la bienfaisance ; toutes les qualités que Dorgeville voulait dans une femme, se rencontraient dans mademoiselle Duperrier ; ces circonstances bisarres, auxquelles il voulait devoir le cœur de celle qu’il épouserait, s’y trouvaient également ; il avait toujours dit qu’il desirait que la femme à laquelle il donnerait sa main, fût en quelque façon liée à lui par la reconnaissance, et qu’il aspirait à ne la tenir, pour ainsi dire, que de ce sentiment là. N’était ce pas ce qui arrivait ici ? et dans le cas où les mouvemens de l’âme de Cécile ne se trouveraient pas trèséloignés des siens, devait-il, avec sa manière de voir, balancer à lui offrir de la consoler par les nœuds de l’hymen, des torts impardonnables de l’amour ? L’espoir d’une chose très-délicate et supérieurement faite pour l’âme de Dorgeville, se présentait encore, en réparant l’honneur de mademoiselle Duperrier ; n’était-il pas clair qu’il la racommodait avec ses parens, et ne devenait-il pas délicieux pour lui de rendre à-la-fois à une femme malheureuse, et l’honneur que lui ravissait le plus barbare des préjugés, et la 546 tendresse d’une famille que lui enlevait également la cruauté la plus inouie ? Tout plein de ces idées, Dorgeville demande à mademoiselle Duperrier si elle désapprouve qu’il fasse une seconde tentative chez ses parens ; Cécile ne l’en dissuade point, mais elle se garde bien de le lui conseiller, elle essaie même de lui en faire sentir l’inutilité, en le laissant néanmoins le maître de faire sur ce point tout ce qu’il desirera, et elle finit par dire à Dorgeville que sans doute elle commence à lui devenir à charge, puisqu’il desire avec tant d’ardeur de la rendre au sein d’une famille dont il voit bien qu’elle est abhorrée. Dorgeville très-content d’une réponse qui lui préparait les moyens de s’ouvrir, assure sa protégée que s’il desire une réconciliation avec ses parens, c’est uniquement pour elle et pour le public, lui n’ayant besoin de rien pour animer l’intérêt qu’elle inspire, ou tout au plus, de l’espoir que les soins qu’il lui rend ne lui déplairont pas. Mademoiselle Duperrier répond à cette galanterie, en laissant tomber sur son ami des yeux languissans et tendres, qui prouvent un peu plus que de la reconnaissance ; Dorgeville n’en comprend que trop l’expression, et résolu à tout, pour rendre à la fin l’honneur et le repos à sa protégée, deux mois après sa première visite chez les parens de Cécile, il se décide à en faire une seconde, et à leur déclarer enfin ses légitimes intentions, ne doutant pas ; qu’un tel procédé de sa part ne les détermine sur-le-champ à r’ouvrir leur maison et leurs bras à celle, qui se trouve assez heureuse pour 547 réparer aussi-bien la faute qui les a contraint à éloigner d’eux beaucoup trop durement une fille, qu’ils doivent chérir au fond de leur âme. Cécile ne charge point cette fois-ci Dorgeville d’une lettre pour Saint-Surin, ainsi qu’elle l’avait fait lors de sa première visite, peut-être en saurons-nous bientôt la cause ; Dorgeville ne s’en adresse pas moins à ce valet pour être introduit de nouveau chez monsieur Duperrier ; Saint-Surin le reçoit avec les plus grandes marques de respect et de plaisir, il lui demande des nouvelles de Cécile avec les plus vifs témoignages d’intérêt et de vénération, et dès qu’il a appris les motifs de la seconde visite de Dorgeville, il loue infiniment un aussi noble procédé, mais il déclare en même temps qu’il est presque sûr que cette démarche n’aura pas un meilleur succès que l’autre ; rien ne décourage Dorgeville, et il entre chez Duperrier ; il lui dit que sa fille est chez lui, qu’il prend le plus grand soin et d’elle et de son enfant, qu’il la croit entièrement revenue de ses erreurs, qu’elle ne s’est pas un instant démentie dans ses remords, et qu’une pareille conduite lui paraît mériter enfin quelqu’indulgence. Tout ce qu’il dit est écouté du père et de la mère avec la plus grande attention ; un moment Dorgeville croit avoir réussi ; mais au flegme étonnant avec lequel on lui répond, il n’est pas long-temps à se convaincre qu’il traite avec des âmes de fer, avec des espèces d’animaux enfin, bien plus semblables à des bêtes féroces qu’à des créatures humaines. 548 Confondu d’un tel endurcissement ; Dorgeville demande à monsieur et à madame Duperrier, s’ils ont quelqu’autre motif de plainte ou de haine contre leur fille, lui paraissant inconcevable, que pour une faute de cette nature, ils se décident à un tel excès de rigueur, vis-à-vis d’une créature douce et honnête, et qui rachète ses torts par une foule de vertus. Duperrier prend ici la parole : « Je ne vous détournerai point, dit-il, monsieur, des bontés que vous avez pour celle que je nommai autrefois ma fille, et qui s’est rendue indigne de ce nom ; de quelque cruauté qu’il vous plaise de m’accuser, je ne la porterai pourtant point jusqueslà, nous ne lui connaissons d’autre tort que celui de son inconduite avec un mauvais sujet, qu’elle n’aurait jamais due regarder ; cette faute est assez grave à nos yeux, pour qu’après s’en être souillée nous la condamnions à ne nous revoir de la vie ; Cécile, dans les commencemens de son ivresse, fut avertie des suites plus d’une fois par nous ; nous lui prédîmes tout ce qui lui est arrivé, rien ne l’arrêta, elle a méprisé nos conseils, elle a méconnu nos ordres, en un mot, elle s’est jeté volontairement dans le précipice, quoique nous le lui montrassions sans cesse entr’ouvert sous ses pas. Une fille qui aime ses parens, ne se conduit point ainsi ; tant qu’étayée par le suborneur à qui elle doit sa chûte, elle a cru pouvoir nous braver, elle l’a fait insolemment ; il est bon qu’elle sente à présent ses torts, il est juste que nous lui refusions nos secours, quand elle les a méprisés, lorsqu’elle en avait un besoin si réel ; Cécile a fait une sottise, monsieur, elle en ferait bientôt une seconde ; l’éclat a eu lieu ; nos amis, nos parens savent qu’elle a fui la maison 549 paternelle, honteuse de l’état où l’avaient réduit ses travers ; restons-en là, et ne nous obligez point à r’ouvrir notre sein à une créature sans âme et sans conduite, qui n’y rentrerait que pour nous préparer de nouvelles douleurs ». Affreux systêmes, s’écria Dorgeville piqué de tant de résistance, maximes bien dangereuses que celles qui, punissant une fille, dont le seul tort est d’avoir été sensible. Tels sont les abus dangereux qui deviennent la cause de tant de meurtres épouvantables. Cruels parens ! cessez d’imaginer qu’une malheureuse femme est déshonorée pour avoir été séduite ; elle fut devenue moins criminelle avec moins de sagesse ou de religion : ne la punissez pas d’avoir respecté la vertu, dans le sein même du délire ; par une stupide inconséquence, ne forcez point à des infamies celle qui n’a d’autre tort que d’avoir suivi la nature : voilà comme l’imbécille contradiction de nos usages, en faisant dépendre l’honneur de la plus excusable des fautes, entraîne aux plus grands crimes celles pour qui la honte est un poids plus affreux que le remords ; et voilà comme dans ce cas, ainsi que dans mille autres, on préfère des atrocités qui servent de voiles à des erreurs indéguisables. Que les fautes légères n’impriment aucune flétrissure aux coupables, et pour ensevelir ces minuties, ceux qui se les sont permises, ne se plongeront plus dans un abîme de maux… Préjugés à part, où donc est l’infamie pour une pauvre fille qui, trop livrée au sentiment le plus naturel, a doublé son existence par excès de sensibilité ? De quel forfait est-elle coupable ? Où sont en cela les torts effrayans de son âme ou de son 550 esprit ? Ne sentira-t-on jamais que la seconde faute n’est qu’une suite de la première, qui elle-même ne saurait en être une. Quelle impardonnable contradiction ! On élève ce malheureux sexe dans tout ce qui peut décider sa chûte, et l’on le flétrit quand elle est faite ! Pères barbares ! ne refusez pas à vos filles l’objet qui les intéresse ; par un égoïsme atroce, ne les rendez pas éternellement les victimes de votre avarice ou de votre ambition ; et, cédant à leurs penchans, sous vos lois, ne voyant plus en vous que des amis, elles se garderont bien de commettre les fautes où les contraignent vos refus : elles ne sont donc coupables que par vous… Vous seuls imprimez sur leur front le sceau fatal de l’opprobre… Elles ont écouté la nature, et vous la violez ; elles ont fléchi sous ses lois, et vous les étouffez dans vos âmes… Vous seuls mériteriez donc le déshonneur ou la peine, puisque vous seuls êtes cause du mal qu’elles font, et qu’elles n’eussent jamais vaincu, sans vos cruautés, les sentimens de pudeur et de décence que le ciel imprima dans elles. Eh bien ! poursuivit Dorgeville avec plus de chaleur encore, eh bien ! monsieur, puisque vous ne voulez pas réparer l’honneur de votre fille, j’en prendrai donc moimême le soin ; dès que vous avez la barbarie de ne plus voir qu’une étrangère dans Cécile, je vous déclare, moi, que j’y vois une épouse ; je prends sur moi la somme de ses torts, quelqu’ils aient été ; je ne l’en avoue pas moins pour ma femme à la face, de toute la province ; et, plus honnête que vous, monsieur, quoiqu’après la manière dont vous vous 551 conduisez, votre consentement me devint inutile, je veux bien encore vous le demander… Puis-je être sûr de l’obtenir ? Duperrier confondu ne put s’empêcher de fixer ici Dorgeville avec des marques d’une étonnante surprise. Quoi ! monsieur, lui dit-il, un galant homme comme vous, s’expose volontairement à tous les dangers d’une telle alliance ? — À tous, monsieur, les torts de votre fille avant qu’elle ne me connût, ne peuvent raisonnablement m’allarmer : il n’y a qu’un homme injuste, ou des préjugés atroces, qui puissent regarder comme vile ou comme coupable une fille, pour avoir aimé un autre homme avant qu’elle ne connût son mari. Cette manière de penser a sa source dans un impardonnable orgueil, qui, non content de maîtriser ce qu’il a, voudrait enchaîner ce qu’il ne possédait pas encore… Non, monsieur, ces absurdités révoltantes n’ont aucun empire sur moi ; j’ai bien plus de confiance en la vertu d’une fille qui a connu le mal, et qui s’en repent, qu’en celle d’une femme qui n’eut jamais rien à se reprocher avant ses nœuds ; l’une connaît l’abîme et l’évite, l’autre y soupçonne des fleurs et s’y jette : encore une fois, monsieur, je n’attends que votre aveu. — Cet aveu n’est plus en notre pouvoir, reprit fermement Duperrier ; en renonçant à notre autorité sur Cécile, en la maudissant, en la désavouant, comme nous l’avons fait, et comme nous continuons de faire encore, nous ne pouvons conserver la faculté d’en disposer ; elle est pour nous une étrangère que le hazard a placé dans vos mains… ; qui devient libre par 552 son âge, par ses démarches et par notre abandon… de laquelle, en un mot, monsieur, il vous devient permis de faire tout ce que bon vous semblera. — Eh quoi ! monsieur, vous : ne pardonnez pas à madame Dorgeville les torts de mademoiselle Duperrier ? — Nous pardonnons à madame Dorgeville le libertinage de Cécile ; mais celle qui porte l’un et l’autre nom, ayant trop grièvement manqué à sa famille… quelque soit celui qu’elle prenne, pour se représenter à ses parens, ne sera pas plus reçue d’eux sous l’un que sous l’autre. — Observez-vous, monsieur, que c’est moi que vous insultez dans ce moment-ci, et que votre conduite devient ridicule à côté de la décence de la mienne. — C’est parce que je le sens, monsieur, que j’imagine que ce que nous avons de mieux à faire est de nous séparer ; soyez tant qu’il vous plaira l’époux d’une catin, nous n’avons aucuns droits pour vous en empêcher ; mais ne vous imaginez pas en avoir non plus qui puissent nous contraindre à recevoir cette femme dans notre maison, quand elle l’a remplie de deuil et d’amertume… quand elle l’a souillée d’infamies. Dorgeville furieux, se lève, et part sans dire un seul mot : j’aurais écrasé cet homme féroce, dit-il à Saint-Surin, qui lui présente son cheval, si l’humanité ne me retenait, et si je n’épousais demain sa fille. Vous l’épousez, monsieur, dit Saint-Surin surpris ? — Oui, je veux réparer demain son honneur… je veux demain consoler l’infortune. — Oh ! monsieur, quelle action généreuse ! Vous allez confondre la cruauté de ces gens-ci, vous allez rendre le jour à la plus infortunée des filles, quoique la plus vertueuse. Vous allez vous couvrir d’une 553 gloire immortelle aux yeux de toute la province… Et Dorgeville s’échappe au galop. De retour auprès de sa protégée, il lui raconte, avec les plus grands détails, l’affreuse réception qu’il a eue, et l’assure que, sans elle, il aurait assurément fait repentir Duperrier de son indécente conduite. Cécile le remercie de sa prudence ; mais quand Dorgeville, reprenant la parole, lui apprend qu’il est, malgré tout, décidé à l’épouser le lendemain… un trouble involontaire saisit cette jeune fille… Elle veut parler… Les mots expirent sur ses lèvres… Elle veut cacher son embarras… Elle l’augmente… Moi, dit-elle, avec un inexprimable désordre… Moi ! devenir votre épouse… Ah ! monsieur… À quel point vous vous sacrifiez pour une pauvre fille… si peu digne de vos bontés pour elle. — Vous en êtes digne, mademoiselle, reprit vivement Dorgeville ; une faute trop cruellement punie et par la manière dont on vous a traité, et plus encore par vos remords, une faute qui ne peut pas avoir de suite, puisque celui qui vous l’a fait commettre n’existe plus, une faute enfin qui ne sert qu’à mûrir votre esprit, et à vous donner cette fatale expérience de la vie, qu’on n’acquiert jamais qu’à ses dépends… Une telle faute, dis-je, ne vous dégrade nullement à mes yeux. Si vous me croyiez fait pour la réparer, je m’offre à vous, mademoiselle… Ma main, ma maison… ma fortune, tout ce que je possède est à votre service… prononcez. — Ô, monsieur, s’écria Cécile, pardonnez, si l’excès de ma confusion m’en empêche, devais-je m’attendre à de telles bontés de votre part, après 554 les procédés de mes parens ? Et comment voulez-vous que je puisse me croire capable d’en pouvoir profiter ? — Bien éloigné de la rigueur de vos parens, je ne juge pas une légèreté comme un crime ; et cette erreur qui vous coûte des larmes, je l’efface en vous donnant ma main. Mademoiselle Duperrier tombe aux genoux de son bienfaiteur ; les expressions paraissent manquer aux sentimens dont son âme est pleine ; au travers de ceux qu’elle doit, elle sait mêler l’amour avec tant d’adresse, elle enchaîne, en un mot, si bien l’homme qu’elle croit avoir tant d’intérêt à captiver, qu’avant huit jours le mariage se célèbre, et, qu’elle devient madame Dorgeville. Cependant la nouvelle mariée ne quitte point encore sa retraite, elle fait entendre à son époux que n’étant point raccommodée avec sa famille, la décence l’oblige à ne voir que très-peu de monde ; sa santé lui sert de prétexte, et Dorgeville se borne à son intérieur et à quelques uns de ses voisins. Pendant ce tems, l’adroite Cécile fait tout ce qu’elle peut pour persuader à son mari de quitter le Poitou : elle lui représente que dans l’état des choses, il ne, pourront jamais y être l’un et l’autre qu’avec le plus grand désagrément, et qu’il serait bien plus décent pour eux d’aller s’établir dans quelque province éloignée de celle où l’épouse de Dorgeville a reçu de toutes parts tant de désagrémens et d’outrages. Dorgeville goûte assez ce projet ; il avait même écrit à un ami qui demeurait auprès d’Amiens, de lui chercher dans ces environs une campagne où il pût aller finir ses jours 555 avec une jeune personne aimable qu’il venait d’épouser, et qui, brouillée avec ses parens, ne trouvait en Poitou que des chagrins qui la contraignaient à s’en éloigner. On attendait la réponse à ces négociations, lorsque SaintSurin arrive au château ; avant que d’oser se présenter à son ancienne maîtresse, il fait demander à Dorgeville la permission de le saluer ; on le reçoit avec satisfaction. Saint-Surin dit que la chaleur avec laquelle il a pris les intérêts de Cécile, lui a fait perdre sa place, qu’il vient réclamer ses bontés et prendre congé d’elle avant d’aller chercher fortune ailleurs. Vous ne nous quitterez point, dit Dorgeville ému de compassion, et ne voyant dans cet homme qu’une emplette d’autant plus agréable à faire, qu’elle plairait certainement à sa femme ; non, vous ne nous quitterez point ; et Dorgeville formant aussi-tôt de cet événement, un sujet flatteur de surprise pour celle qu’il adore, il n’entre chez Cécile qu’en lui présentant SaintSurin pour premier domestique de sa maison ; madame Dorgeville touchée jusqu’aux larmes, embrasse son époux… le remercie cent fois de cette singulière attention, et témoigne devant lui à ce valet, combien elle est sensible à l’attachement qu’il a toujours conservé pour elle. On s’entretient un instant de monsieur et de madame Duperrier ; Saint-Surin les peint tous les deux sous les mêmes traits de rigueur qui les a caractérisé aux yeux de Dorgeville, et l’on ne s’occupe plus que des projets d’un prompt départ. 556 Les nouvelles étaient arrivées d’Amiens ; on avait positivement trouvé ce qui convenait, et les deux époux étaient au moment d’aller prendre possession de cette demeure, lorsque l’évènement le moins attendu et le plus cruel, vint ouvrir les yeux de Dorgeville, détruire sa tranquillité, et démasquer enfin l’infâme créature qui l’abusait depuis six mois. Tout était calme et content au château ; on venait d’y dîner en paix, Dorgeville et sa femme absolument seuls ce jour là, s’entretenaient ensemble dans leur salon, avec ce doux repos du bonheur, éprouvé sans crainte et sans remords, par Dorgeville, mais non pas senti par sa femme avec autant de pureté, sans doute ; le bonheur n’est pas fait pour le crime ; l’être assez dépravé pour en avoir suivi la carrière, peut feindre l’heureuse tranquillité d’une belle âme, mais il en jouit bien rarement. Tout-à-coup un bruit affreux se fait entendre, les portes s’ouvrent avec fracas, Saint-Surin dans les fers, paraît au milieu d’une troupe de cavaliers de maréchaussée, dont l’exempt, suivi de quatre hommes, se jette sur Cécile qui veut fuir, la retient, et sans aucun égard, ni pour ses cris, ni pour les représentations de Dorgeville, se prépare à l’entraîner sur-le-champ. Monsieur… monsieur, s’écrie Dorgeville en larmes, au nom du ciel écoutez-moi… que vous a fait cette dame, et où prétendez-vous la conduire ? Ignorez-vous qu’elle m’appartient, et que vous êtes dans ma maison. Monsieur, répondit l’exempt un peu plus tranquille en se voyant maître de ses deux proies, le plus grand malheur qui puisse être 557 arrivé à un aussi honnête homme que vous, est assurément d’avoir épousé cette créature ; mais le titre qu’elle a usurpé avec autant d’infamie que d’impudence, ne peut la garantir du sort qui l’attend… Vous me demandez où je la conduis ? à Poitiers, monsieur, où d’après l’arrêt prononcé contre elle à Paris, et qu’elle a évité jusqu’à présent par ses ruses, elle sera demain brûlée vive avec son indigne amant que voici, continua l’exempt en montrant Saint-Surin. À ces funestes paroles, les forces de Dorgeville l’abandonnent ; il tombe sans connaissance, on le secourt ; l’exempt sûr de ses prisonniers, aide lui-même aux attentions qu’exige ce malheureux époux… Dorgeville reprend à la fin ses sens… Pour Cécile, elle était assise sur une chaise, gardée comme criminelle dans ce salon, où une heure avant, elle régnait en maîtresse… Saint-Surin dans la même position, était à deux ou trois pas d’elle, resserré aussi étroitement, mais bien moins calme que Cécile, sur le front de laquelle on n’appercevait nulle altération ; rien ne troublait la tranquillité de cette malheureuse, son âme faite au crime, en voyait la punition sans effroi. Remerciez le ciel, monsieur, dit-elle à Dorgeville, voilà une aventure qui vous sauve le jour ; le lendemain de notre arrivée dans la nouvelle habitation où vous comptiez vous établir, cette dose, continua-t-elle, en jetant de sa poche un paquet de poison, était mêlée dans vos alimens, et vous expiriez six heures après. Monsieur, dit cette horrible créature à l’exempt, vous voilà maître de moi, une heure de plus ou de moins ne doit pas être d’une grande importance ; 558 je vous la demande, afin d’instruire Dorgeville des circonstances singulières qui l’intéressent. Oui, monsieur, poursuivit-elle en s’adressant à son mari, oui, vous êtes dans tout ceci, bien plus compromis que vous ne le croyez ; obtenez que je puisse vous entretenir une heure, et vous apprendrez des choses qui vous surprendront ; puissiezvous les écouter jusqu’au bout avec tranquillité, et sans qu’elles redoublent l’horreur que vous devez avoir pour moi ; vous verrez au moins par cet affreux récit, que si je suis la plus malheureuse, et la plus criminelle des femmes… Ce monstre, dit-elle en montrant Saint-Surin, est sans doute le plus scélérat des hommes. Il était encore de bonne heure, l’exempt consentit au récit qu’annonçait sa captive ; peut-être était-il bien aise d’apprendre lui-même, quoiqu’il sût les crimes de sa prisonnière, quelle liaison ils avaient avec Dorgeville. Deux seuls cavaliers restèrent dans le salon avec l’exempt et les deux coupables ; le reste se retira, les portes se fermèrent, et la fausse Cécile Duperrier commença son récit dans les termes suivans : « Vous voyez en moi, Dorgeville, la créature que le ciel a fait naître, et pour le tourment de vos jours, et pour l’opprobre de votre maison ; vous sûtes en Amérique que quelques années après votre départ de France, il vous était née une sœur ; vous apprîtes de même long-tems après, que cette sœur, pour jouir plus à l’aise de l’amour d’un homme à qu’elle adorait, osa porter ses mains sur ceux dont elle tenait la vie, et qu’elle se sauva ensuite avec cet amant… 559 Eh bien ! Dorgeville, reconnaissez cette sœur criminelle dans votre épouse infortunée, et son amant dans SaintSurin… Voyez si les crimes me coutent, et si je sais les doubler quand il faut. Apprenez maintenant comme je vous ai trompé, Dorgeville… et calmez-vous, dit-elle en voyant son malheureux frère reculer d’horreur et prêt à perdre une seconde fois l’usage de ses sens… oui, remettez-vous, mon frère ; ce serait à moi de frémir… et vous voyez comme je suis tranquille ; peut-être n’étais-je pas née pour le crime, et sans les perfides conseils de Saint-Surin, peut-être ne se fûtil jamais éveillé dans mon cœur… c’est à lui que vous devez la mort de nos parens, il me l’a conseillée, il m’a fourni ce qu’il fallait pour l’exécuter ; c’est de sa main que je tiens également le poison qui devait terminer vos jours ». » Dès que nous eûmes exécuté nos premiers projets, on nous soupçonna ; il fallut partir sans pouvoir même emporter les sommes que nous comptions nous approprier ; les soupçons se changèrent bientôt en preuves ; on instruisit notre procès, on prononça contre nous le funeste arrêt que nous allons subir ; nous nous éloignâmes… mais pas assez, malheureusement : nous fîmes courir le bruit d’une évasion en Angleterre, on la crut ; nous nous imaginâmes follement qu’il était inutile d’aller plus loin. Saint-Surin se présenta pour domestique chez monsieur Duperrier ; ses talens le firent bientôt recevoir. Il me cacha dans un village voisin de la terre de cet honnête homme, il m’y voyait secrètement, et je n’ai jamais paru pendant cet intervalle à d’autres regards qu’à ceux de la femme chez laquelle j’étais logée ». 560 » Cette manière d’être m’ennuyait, je ne me sentais pas faite pour une vie tellement ignorée ; il y a quelquefois de l’ambition dans les âmes criminelles ; interrogez tous ceux qui sont parvenus sans mérite, et vous verrez que c’est rarement sans crimes. Saint-Surin consentait volontiers à aller chercher d’autres, aventures ; mais j’étais grosse, il fallait avant tout me débarrasser de mon fardeau ; SaintSurin voulut m’envoyer pour mes couches dans un village plus éloigné de l’habitation de ses maîtres, chez une femme amie de mon hôtesse ; toujours dans l’intention de mieux observer le mystère, il fut résolu que je m’y rendrais seule ; j’y allais, quand vous m’avez rencontré ; les douleurs m’ayant saisie avant d’arriver chez cette femme, je me délivrais seule au pied d’un arbre… et là, un mouvement de désespoir m’ayant pris, me voyant délaissée comme je l’étais alors, moi, née dans l’opulence, et qui, avec une conduite plus réglée, eût pu prétendre aux meilleurs partis de la province, je voulus tuer le malheureux fruit de mon libertinage, et me poignarder moi-même après ; vous passâtes, mon frère, vous eûtes l’air de vous intéresser à mon sort, l’espoir de nouveaux crimes se rallume aussi-tôt dans mon sein ; je me résous à vous tromper pour augmenter l’intérêt que vous sembliez prendre à moi. Cécile Duperrier venait de se sauver de la maison paternelle, pour se soustraire à la punition et à la honte d’une faute commise avec un amant qui la mettait dans le même état que moi ; parfaitement au fait de toutes les circonstances, je résolus de jouer le rôle de cette fille ; j’étais sûre de deux choses, et qu’elle ne reparaîtrait pas, et que ses parens, fût-elle même 561 venue se précipiter à leurs pieds, ne lui pardonneraient jamais sa conduite ; ces deux points me suffirent pour établir toute mon histoire ; vous vous chargeâtes vousmême de la lettre, où j’en instruisais Saint-Surin, et dans laquelle je lui faisais part et de l’étonnante rencontre d’un frère que je ne n’aurais jamais connu, s’il ne se fût nommé à moi, et de l’espoir hardi que j’avais de le faire servir, sans qu’il s’en doutât, au rétablissement de notre fortune ». » Saint-Surin me répondit par vous, et de ce moment, à votre insçu, nous ne cessâmes et de nous écrire et de nous voir même quelquefois secrètement. Vous vous rappellez vos mauvais succès chez les Duperrier ; je ne m’opposai point à des démarches, dont je ne redoutais rien vis-à-vis de cet homme, et qui, vous faisant connaître Saint-Surin, pouvaient vous intéresser pour un amant que j’avais dessein de rapprocher de nous. Vous me montrâtes de l’amour… vous vous sacrifiâtes pour moi ; tous ces procédés s’arrangeant aux vues que j’avais de vous captiver, vous vîtes comme j’y répondis, et vous avez éprouvé, Dorgeville, si les liens qui m’enchaînaient à vous, m’empêchèrent de former ceux d’un hymen qui consolidait si bien tous mes plans… qui me sortait de l’opprobre, de l’abaissement, de la misère, et qui, au moyen des suites de mes crimes, me plaçait dans une province éloignée de la nôtre, riche… et femme enfin de mon amant ; le ciel s’y est opposé ; vous savez tout le reste, et vous voyez comme je suis punie de mes fautes… vous allez être débarrassé d’un monstre qui doit vous être odieux… d’une scélérate qui n’a cessé de 562 vous abuser… qui même goûtant dans vos bras d’incestueux plaisirs, ne s’en livrait pas moins chaque jour à ce monstre, dès le moment que l’excès de votre pitié l’eût imprudemment rapproché de nous ». » Haïssez-moi, Dorgeville… je le mérite… détestez-moi, je vous y exhorte… mais en voyant demain de votre château les flammes qui vont consumer une malheureuse… qui vous avait aussi cruellement trompé… qui bientôt eût tranché le fil de vos jours… ne m’ôtez pas du moins la consolation de croire qu’il échappera quelques larmes de ce cœur sensible encore ouvert à mes malheurs, et que vous vous rappellerez peut-être que, née votre sœur, avant que de devenir le fléau et le tourment de votre vie, je ne dois pas perdre en un instant les droits que ma naissance me donne à votre pitié ». L’infâme créature ne se trompait pas ; elle avait ému le cœur du malheureux Dorgeville, il fondait en larmes pendant ce récit. Ne pleurez pas, Dorgeville, ne pleurez pas, dit-elle… Non, j’ai tort de vous demander des larmes, je ne les mérite point, et puisque vous avez la bonté d’en répandre, permettez-moi, pour les tarir, de ne vous rappeller en cet instant que mes torts ; jetez les yeux sur l’infortunée qui vous parle, considérez dans elle l’assemblage le plus odieux de tous les crimes, et vous frémirez au lieu de la plaindre. À ces mots, Virginie se lève… allons, monsieur, dit-elle fermement à l’officier, allons donner à la province l’exemple qu’elle attend de ma mort ; que mon faible sexe 563 apprenne, en la voyant, où conduisent l’oubli des devoirs et l’abandon de Dieu. En descendant les marches qui la conduisaient à la cour, elle demanda son fils ; Dorgeville, dont le cœur noble et généreux faisait élever cet enfant avec le plus grand soin, ne crut pas devoir lui refuser cette consolation ; on apporte cette misérable créature ; elle la prend, elle la serre contre son sein, elle la baise… puis éteignant aussi-tôt les sentimens de tendresse qui, en ammolissant son âme, allaient peut-être y laisser pénétrer avec trop d’empire toutes les horreurs de sa situation, elle étouffe ce misérable enfant de ses propres mains. « Va, dit-elle, en le jetant, ce n’est pas la peine que tu voies le jour pour n’y connaître que l’infamie, la honte et l’infortune, qu’il ne reste sur la terre aucune trace de mes forfaits, et deviens-en la dernière victime ». À ces mots, la scélérate s’élance dans voiture de l’exempt ; Saint-Surin suit enchaîné sur un cheval, et le lendemain, à cinq heures du soir, ces deux exécrables créatures périrent au milieu des effrayans supplices que leur réservaient le courroux du ciel et la justice des hommes. Pour Dorgeville, après une maladie cruelle, il laissa son bien à différentes maisons de charité… quitta le Poitou et se retira à la Trappe, où il mourut au bout de deux ans, sans avoir pu détruire en lui, malgré d’aussi terribles exemples, ni les sentimens de bienfaisance et de pitié qui formaient sa belle âme, ni l’amour excessif dont il brûla jusqu’au dernier 564 soupir, pour la malheureuse femme… devenue l’opprobre de sa vie, et l’unique cause de sa mort. Ô vous ! qui lirez cette histoire, puisse-t-elle vous pénétrer de l’obligation où nous sommes tous de respecter des devoirs sacrés, dont on ne S’écarte jamais sans voler à sa perte. Si, contenu par le remords qui se fait sentir au brisement du premier frein, on avait la force d’en rester là, jamais les droits de la vertu s’anéantiraient totalement ; mais notre faiblesse nous perd, d’affreux conseils corrompent, de dangereux exemples pervertissent, tous les dangers semblent s’évanouir, et le voile ne se déchire que quand le glaive de la justice vient arrêter enfin le cours des forfaits. C’est alors que l’aiguillon du repentir devient insupportable ; il n’est plus temps, il faut une vengeance aux hommes, et celui qui ne sut que leur nuire, doit finir tôt ou tard par les effrayer. 565 L A C O M T E S S E D E S A N C E R R E, O U L A R I V A L E D E S A F I L L E ; A N E C D O T E 566 D E L A C O U R D E B O U R G O G N E. C HARLES-le-Téméraire, duc de Bourgogne, toujours ennemi de Louis XI, toujours occupé de ses projets de vengeance et d’ambition, avait à sa suite presque tous les chevaliers de ses États, et tous à ses côtés sur les bords de la Somme, ne s’occupant qu’à vaincre ou qu’à mourir dignes de leur chef, oubliaient sous ses drapeaux les plaisirs de leur patrie. Les Cours étaient tristes en Bourgogne, les châteaux déserts ; on ne voyait plus briller dans les magnifiques tournois de Dijon et d’Autun, ces preux chevaliers qui les illustraient jadis, et les belles abandonnées, négligeaient jusqu’au soin de plaire, dont ils ne pouvaient plus être l’objet ; frémissant pour les jours de ces guerriers chéris, ce n’était plus que des soucis et des inquiétudes que l’on voyait sur ces fronts radieux, animés par l’orgueil, quand 567 autrefois, au milieu de l’arène, tant de braves exerçaient pour leurs dames, et leur adresse et leur courage. En suivant son prince à l’armée, en allant lui prouver son zèle et son attachement, le comte de Sancerre, l’un des meilleurs généraux de Charles, avait recommandé à sa femme de ne rien négliger pour l’éducation de leur fille Amélie, et de laisser croître sans inquiétude la tendre ardeur que cette jeune personne ressentait pour le châtelain de Monrevel qui devait la posséder un jour, et qui l’adorait depuis l’enfance. Monrevel, âgé de vingt-quatre ans, et qui avait déjà fait plusieurs campagnes sous les yeux du duc, en considération de ce mariage, venait d’obtenir de rester en Bourgogne, et sa jeune âme avait besoin de tout l’amour qui l’enflammait pour ne pas s’irriter des retards que ces arrangemens apportaient aux succès de ses armes. Mais Monrevel, le plus beau chevalier de son siècle, le plus aimable et le plus courageux, savait aimer comme il savait vaincre ; favori des grâces et du dieu de la guerre, il ravissait à celui-ci, ce qu’exigeaient les autres, et se couronnait tour à tour, et des lauriers que lui prodiguait Bellone, et des myrthes qu’amour y joignait sur son front. Eh ! qui méritait mieux qu’Amélie, les momens que Monrevel enlevait à Mars ? La plume échappe à qui voudrait la peindre…… comment esquisser, en effet, cette taille fine et légère dont chaque mouvement était une grâce, cette figure fine et délicieuse, dont chaque trait était un sentiment ! Mais que de vertus embellissaient encore mieux, cette créature céleste, à peine dans son quatrième 568 lustre… la candeur, l’humanité… l’amour filial… il était impossible de dire enfin, si c’était par les qualités de son âme, ou par les agrémens de sa figure, qu’Amélie enchaînait le plus sûrement. Mais comment se pouvait-il, hélas ! qu’une telle fille eût reçu le jour dans le sein d’une mère aussi cruelle, et d’un caractère aussi dangereux ! sous une figure encore belle, sous des traits nobles et majestueux, la comtesse de Sancerre cachait une âme jalouse, impérieuse, vindicative et capable, en un mot, de tous les crimes où peuvent entraîner ces passions. Beaucoup trop célèbre à la cour de Bourgogne, par le relâchement de ses mœurs, et par ses galanteries, il était bien peu de chagrins dont elle n’eût accablé son époux. Ce n’était pas sans envie qu’une telle mère voyait croître sous ses yeux les charmes de sa fille, et ce n’était pas sans un secret chagrin qu’elle en savait Monrevel amoureux. Tout ce qu’elle avait pu faire jusqu’à ce moment-ci, était d’imposer silence aux sentimens que cette jeune personne ressentait pour Monrevel, et malgré les intentions du comte, elle avait toujours engagé sa fille à ne point avouer ce qu’elle éprouvait pour l’époux que lui destinait son père. Il semblait à cette femme étonnante, que brûlant comme elle faisait au fond de son cœur pour l’amant de sa fille, ce fût pour elle une consolation de faire ignorer au moins à cet amant une passion dont elle se trouvait outragée. Mais si elle contraignait les desirs d’Amélie, il s’en fallait bien qu’elle fit la même violence aux siens, et ses yeux depuis 569 bien long-tems eussent tout appris à Monrevel, si ce jeune guerrier eût voulu les entendre… s’il n’eût pas cru qu’un autre amour que celui d’Amélie, fut devenu pour lui une offense bien plutôt qu’un bonheur. Depuis un mois, par ordre de son époux, la comtesse recevait dans son château le jeune Monrevel, sans qu’elle eût employé durant cet intervalle un seul instant à autre chose, qu’à voiler les sentimens de sa fille, et qu’à faire éclater les siens. Mais quoiqu’Amélie se tût, quoiqu’elle se contraignît, Monrevel soupçonnait que les arrangemens du comte de Sancerre ne déplaisaient pas à cette belle fille, il osait croire que ce n’eût pas été sans peine qu’Amélie, en eût vu un autre en possession de l’espoir de lui appartenir un jour. Comment est-il, Amélie, disait Monrevel à sa belle maîtresse, dans un de ces courts instans où il n’était pas obsédé par les regards jaloux de madame de Sancerre, comment se peut-il qu’avec l’assurance d’être un jour l’un à l’autre, on ne vous permette même pas de me dire si ce projet vous contrarie, ou si je suis assez heureux pour qu’il ne vous déplaise point ? Eh quoi ! l’on s’oppose à ce que l’amant qui ne songe qu’à se rendre digne de faire votre bonheur, puisse savoir s’il peut y prétendre ! — Mais Amélie se contentant de regarder tendrement Monrevel, soupirait et rejoignait sa mère dont elle n’ignorait pas qu’elle devait tout craindre si jamais les expressions de son cœur osaient s’annoncer sur ses lèvres. 570 Tel était l’état des choses, quand un courrier arriva au château de Sancerre, et y apprit la mort du comte sous les murs de Beauvais, le jour même de la levée du siége ; Lucenai, l’un des chevaliers de ce général apportait, en pleurant, cette triste nouvelle, à laquelle était jointe une lettre du duc de Bourgogne à la comtesse. Il s’excusait de ce que ses malheurs l’empêchaient de s’étendre sur les consolations qu’il croyait lui devoir, et lui enjoignait expressément de suivre les intentions de son mari, par rapport à l’alliance que ce général avait desiré entre sa fille et Monrevel, de presser cet hymen, et quinze jours après qu’il aurait été consommé, de lui renvoyer ce jeune héros, ne pouvant dans la situation de ses affaires, se passer dans son armée d’un aussi brave guerrier que Monrevel. La comtesse prit le deuil, et ne publia point la recommandation de Charles, elle était trop contre ses desirs pour qu’elle en dit un mot ; elle congédia Lucenai, et recommanda plus que jamais à sa fille de déguiser ses sentimens, de les étouffer même, puisqu’aucunes circonstances ne contraignaient plus un hymen… qui ne se ferait à présent jamais. Ces dispositions remplies, la jalouse comtesse se voyant délivrée des entraves qui s’opposaient à ses sentimens effrénés pour l’amant de sa fille, ne s’occupa plus que des moyens de réfroidir le jeune châtelain pour Amélie, et de l’enflammer pour elle. Ses premières démarches furent de s’emparer de toutes les lettres que Monrevel pouvait écrire à l’armée de 571 Charles, et de le retenir chez elle, en irritant son amour, en lui laissant une sorte d’espoir éloigné, qui traversé sans cesse, le captiva, tout en le désolant ; de profiter ensuite de l’état où elle allait mettre son âme, pour le disposer peu-àpeu en sa faveur, imaginant en femme habile, que le dépit lui rapporterait ce qu’elle ne pourrait obtenir de l’amour. Une fois sûre qu’aucune lettre ne sortirait du château, sans lui être apportée, la comtesse répandit de faux bruits ; elle dit à tout le monde, et même sourdement au châtelain de Monrevel que Charles le téméraire en lui apprenant la mort de son époux, lui enjoignait de marier sa fille au seigneur de Salins, auquel il ordonnait de venir conclure cet hymen à Sancerre, et elle ajouta avec l’air du secret, en s’adressant à Monrevel, que cet évènement ne fâcherait sûrement pas Amélie, qui depuis cinq ans soupirait pour Salins ; ayant ainsi porté le poignard dans le cœur de Monrevel, elle fit venir sa fille, et lui dit que tout ce qu’elle faisait, n’était qu’à dessein de détacher le châtelain d’elle, qu’elle lui recommandait d’étayer ce projet, ne voulant point absolument de cette alliance, et qu’il valait mieux, cela posé, prendre un prétexte comme celui dont elle se servait, qu’une rupture sans fondement ; mais que sa chère fille n’en serait pas plus malheureuse, parce qu’elle lui promettait qu’au moyen de ce léger sacrifice, elle la laisserait libre de tout autre choix qu’il lui plaisait de faire. Amélie voulut contenir ses pleurs à ces ordres cruels ; mais la nature plus forte que la prudence, la fit tomber aux genoux de la comtesse ; elle la conjura par tout ce qu’elle 572 avait de plus cher, de ne la point séparer de Monrevel, de remplir les intentions d’un père qu’elle avait adoré, et qu’on lui faisait pleurer bien amèrement. Cette intéressante fille ne répandait pas une larme qui ne retombât sur le cœur de sa mère ; eh quoi ! dit la comtesse, en essayant de se vaincre, afin de mieux connaître les sentimens de sa fille, cette malheureuse passion vous domine-t-elle donc au point, que vous n’en puissiez faire le sacrifice ? et si vôtre amant eût éprouvé le sort de votre père, s’il vous l’eût fallu pleurer comme lui ?… Oh ! madame, répondit Amélie, ne m’offrez pas une aussi désolante idée ; si Monrevel eût péri, je l’aurais suivi de bien près, ne doutez pas que mon père ne me soit aussi cher sans doute, et mes regrets de l’avoir perdu eussent été éternels sans l’espérance de voir un jour mes larmes essuyées par la main de l’époux, qu’il me destinait ; c’est pour cet époux seul que je me suis conservée, c’est à cause de lui seul que j’ai surmonté le désespoir où m’a plongée la nouvelle affreuse que nous venons d’apprendre ; voulezvous donc déchirer à la fois mon cœur, par tant de traits aussi cruels ! Eh bien ! dit la comtesse, qui sentit que la violence ne ferait qu’irriter celle que son artifice l’obligeait à ménager, feignez toujours ce que je vous propose, puisque vous ne pouvez-vous vaincre, et dites à Monrevel que vous aimez Salins, ce sera un moyen de savoir si réellement il vous est attaché ; la véritable façon de connaître un amant, est de l’inquiéter par la jalousie. Si Monrevel se dépite et s’il vous abandonne, ne serez-vous pas bien aise d’avoir 573 reconnu que vous n’étiez qu’une dupe en l’aimant ? — Et si sa passion n’en devient que plus vive ? — Alors peut-être vous céderai-je ; ne connaissez-vous pas tous vos droits sur mon âme ? Et la tendre Amélie, consolée par ces dernières paroles, ne cessait de baiser les mains de celle qui la trahissait, de celle qui dans le fond la regardait comme sa plus mortelle ennemie ;… de celle enfin, qui, pendant qu’elle faisait couler le baume au fond du cœur alarmé de sa fille, ne nourrissait dans le sien que des sentimens de haine, et d’affreux projets de vengeance. Cependant Amélie s’engage à ce qu’on exige, non-seulement elle promet de feindre d’aimer Salins ; mais elle assure même qu’elle se servira de ce moyen, pour mettre le cœur de Monrevel aux dernières épreuves, sous la seule condition que sa mère voudra bien ne pas porter les choses trop loin, et les arrêter aussi-tôt qu’elles auront été convaincues de la constance et de l’amour du châtelain. Madame de Sancerre promet tout ce qu’on veut, et, peu de jours après, elle dit à Monrevel, qu’il lui paraît singulier que ne pouvant plus raisonnablement former aucun espoir d’appartenir à sa fille, il veuille si long-temps s’enterrer en Bourgogne, pendant que toute la province est sous les drapeaux de Charles ; et, en disant cela, elle lui laisse lire adroitement les dernières lignes de la lettre du duc, qui contenait, comme nous l’avons lu : Vous me renverrez Monrevel, ne pouvant, dans l’état où sont mes affaires, me passer plus long-temps d’un tel brave. Mais la perfide comtesse se garda bien de lui en laisser voir davantage… 574 Eh quoi ! madame, dit le châtelain, au désespoir ; il est donc vrai que vous me sacrifiez ; il est donc assuré qu’il faut que je renonce à ces projets délicieux qui faisaient tout le charme de ma vie ? — En vérité, Monrevel, leur exécution n’en eut jamais fait que le malheur, est-ce quand on vous ressemble qu’il faut aimer une infidèle ? Si jamais Amélie vous laissa de l’espoir, elle vous trompa, sans doute, son amour pour Salins n’était que trop réel. — Hélas ! madame, reprit ce jeune héros laissant échapper quelques larmes, je n’ai pas dû croire être aimé d’Amélie, j’en conviens ; mais pouvais-je penser qu’elle en aimât un autre… Et passant avec rapidité de la douleur au désespoir… Non, reprit-il furieux… non, qu’elle n’imagine pas abuser de ma crédulité ; il est au-dessus de mes forces de pouvoir endurer de tels outrages ; et puisque je lui déplais, puisque je n’ai plus rien à craindre, pourquoi mettrais-je des bornes à ma vengeance ?… J’irai trouver Salins ; j’irai chercher jusqu’au bout de la terre ce rival qui m’outrage et que je déteste, sa vie me répondra de ses insultes, ou je perdrai la mienne sous ses coups. — Non, Monrevel, s’écria la comtesse, non, la prudence ne me permet pas de souffrir de telles choses ; revolez bien plutôt vers Charles, si vous osez concevoir ces projets, car j’attends Salins sous peu de jours, et je dois m’opposer à ce que vous vous rencontriez chez moi… À moins pourtant, continua la comtesse, avec un peu de contrainte, que vous ne cessiez de devenir dangereux pour lui, par la victoire certaine que vous remporterez sur vos sentimens. Ô ! Monrevel… Si votre choix étoit tombé sur un autre objet… 575 ne vous jugeant plus à craindre dans mon château, je serais la première à vous presser d’y faire un plus long séjour… Et reprenant aussi-tôt, en lançant des regards enflammés sur le châtelain, eh quoi ! n’est-il donc qu’Amélie, dans ces lieux, qui puisse prétendre au bonheur de vous plaire ? Comme vous connaissez peu les cœurs qui vous entourent, si vous ne supposez que le sien capable d’avoir senti ce que vous valez ! Pouvez-vous donc supposer un sentiment bien solide dans l’âme d’un enfant ? Sait-on ce qu’on pense…… Saiton ce qu’on aime à son âge ?… Croyez-moi, Monrevel, il faut un peu plus d’expérience pour savoir bien aimer. Une séduction est-elle une conquête ? Triomphe-t-on de qui ne sait pas se défendre ?… Ah ! la victoire n’est-elle pas plus flatteuse quand l’objet attaqué, connaissant toutes les ruses qui peuvent le soustraire à vous, n’oppose pourtant à vos traits que son cœur, et ne combat plus qu’en cédant ? — Oh ! madame, interrompit le châtelain, qui ne voyoit que trop où la comtesse voulait en venir ; j’ignore les qualités qu’il faut pour être capable de bien aimer ; mais ce que je sais parfaitement, c’est qu’Amélie seule, a toutes celles qui doivent me la faire adorer, et que je ne chérirai jamais qu’elle au monde. — En ce cas, je vous plains, repartit madame de Sancerre, avec aigreur ; car, non-seulement elle ne vous aime pas, mais dans la certitude de cette situation inébranlable de votre âme, je me vois obligée de vous séparer pour jamais ; et elle quitte brusquement le châtelain en prononçant ces dernières paroles. 576 Il serait difficile de peindre l’état de Monrevel, tour-àtour dévoré par sa douleur, en proie à l’inquiétude, à la jalousie, à la vengeance, il ne savait auquel de ces sentimens se livrer avec le plus d’ardeur, tant il était impérieusement déchiré par tous. Il vole enfin aux pieds d’Amélie… Ô vous que je n’ai jamais cessé d’adorer un instant, s’écrie-t-il, en fondant en larmes… Dois-je le croire ?… Vous me trahissez !… Un autre va vous rendre heureuse… Un autre va m’enlever le seul bien pour lequel j’aurais cédé l’empire de la terre s’il m’eût appartenu… Amélie… Amélie ! Est-il vrai, vous êtes infidèle, et c’est Salins qui va vous posséder ? Je suis fâchée qu’on vous l’ai dit, Monrevel, répondit Amélie, résolue d’obéir à sa mère, et pour ne pas l’aigrir et pour connoître si réellement le châtelain l’aimait avec sincérité ; mais si ce fatal secret se découvre aujourd’hui, je ne mérite pas au moins vos reproches amers : ne vous ayant jamais donné d’espoir, comment pouvez-vous m’accuser de vous trahir ? — Il n’est que trop vrai cruelle, je l’avoue ; jamais je ne pus faire passer dans votre âme la plus légère étincelle du feu qui dévorait la mienne ; et c’est pour l’avoir un instant jugé d’après mon cœur, que j’ai osé vous soupçonner d’un tort, qui n’est que la suite de l’amour, vous n’en eûtes jamais pour moi, Amélie, de quoi me plains-je effectivement ? Eh bien ! vous ne me trahissez pas, vous ne me sacrifiez point ; mais vous méprisez mon amour… mais vous me rendez le plus malheureux des hommes. — En vérité, Monrevel, je ne conçois pas comment dans l’incertitude, on peut faire les frais de tant de flamme ? — Eh quoi ! ne devions-nous pas 577 être unis ? — On le voulait : mais était-ce une raison pour que je le desirasse ? Nos cœurs répondent-ils aux intentions de nos parens ? — J’aurais donc fait votre malheur ? — Au moment de la conclusion, je vous aurais laissé lire dans mon âme, et vous ne m’auriez pas contrainte. — Oh ciel ! voilà donc mon arrêt ! Il faut que je vous quitte… il faut que je m’éloigne, et c’est vous qui l’exigez, grand dieu !… C’est vous qui déchirez à plaisir le cœur de celui qui voulait vous adorer sans cesse. Eh bien ! je vous fuirai, perfide ; j’irai chercher avec mon prince des moyens prompts de vous fuir encore mieux ; et, désespéré de vous avoir perdu, j’irai mourir à ses côtés, dans les champs de la gloire. Monrevel sortit à ces mots ; et la triste Amélie, qui s’était faite une violence extrême pour se soumettre aux intentions de sa mère, n’ayant plus rien qui la contraignît, fondit en larmes dès qu’elle se trouva seule. » Ô toi que j’adore ! que dois-tu penser d’Amélie, s’écria-t-elle ! De quels sentimens remplaces-tu maintenant dans ton cœur tous ceux dont tu payais ma flamme ? Que de reproches tu me fais, sans doute, et combien je les mérite ! Je ne t’avouai jamais mon amour, il est vrai… mais mes yeux t’en instruisaient assez ; et si j’en retardais l’aveu par prudence, je n’en mettais pas moins mon bonheur à le laisser éclater, un jour… Ô Monrevel… ! Monrevel, quel supplice est celui d’une amante, qui n’ose avouer ses feux à celui qui est le plus digne de les allumer… que l’on oblige à feindre…… à remplacer par de l’indifférence, le sentiment dont elle est dévorée. » 578 La comtesse surprit Amélie dans cette situation accablante. J’ai fait ce que vous avez voulu, madame, lui dit-elle ; le châtelain est dans la douleur ; qu’exigez-vous de plus ? Je veux que cette feinte continue, reprit madame de Sancerre, je veux voir jusqu’à quel point Monrevel vous est attaché… Écoutez-moi, ma fille, le châtelain ne connaît pas son rival… Clotilde, celle de mes femmes qui m’est la plus chère, a un jeune parent de l’âge et de la taille de Salins ; je vais l’introduire dans le château ; il passera pour celui que nous avons l’air de vous faire aimer depuis six ans, mais il ne sera que mystérieusement ici, vous ne le verrez qu’en secret, et comme à mon insçu, Monrevel n’aura, que des soupçons… des soupçons que j’aurai soin de nourrir, et nous jugerons alors des effets de son amour au désespoir. Eh ! madame, à quoi bon toutes ces feintes, répondit Amélie ; ne doutez point des sentimens de Monrevel, il vient de m’en donner les assurances les plus fortes, et je les crois de toute mon âme. Faut-il vous l’avouer, reprit la méchante femme, en suivant toujours son indigne plan, on m’écrit de l’armée que Monrevel est loin des vertus d’un brave et digne chevalier… je vous le dis avec douleur, mais on accuse son courage ; le duc s’y trompe, je le sais, mais les faits sont constans… on le vit fuir à Montlhéri… Lui, madame, s’écria mademoiselle de Sancerre, lui, capable d’une telle faiblesse ! ne l’imaginez pas, on vous trompe ; c’est de lui que Brezé reçut la mort[1]… lui, fuir… je l’aurais vu… je ne le croirais pas… non, madame, non, il était parti d’ici même, pour se rendre à cette bataille ; vous lui aviez permis de baiser ma main, cette même main orna 579 son casque d’un nœud de ruban… il me dit qu’il serait invincible ; il avait mes traits dans son cœur, il est incapable de les avoir souillés… il ne l’a pas fait. Je sais, dit la comtesse, que les premiers bruits furent à son avantage ; on vous laissa ignorer les seconds… jamais le Sénéchal ne mourut de sa main, et plus de vingt guerriers ont vu fuir Monrevel… Que vous importe, Amélie, cette épreuve de plus, elle ne sera jamais sanguinaire, je saurai l’arrêter à temps… Si Monrevel est un lâche, voudriez-vous lui donner la main ? songez-vous, d’ailleurs, que dans une chose où ma seule complaisance agit, je suis en droit de vous imposer des conditions ; le duc s’oppose à ce que Monrevel devienne aujourd’hui votre époux, il le redemande ; si, malgré tout cela, je veux bien céder à vos desirs, au moins devez-vous accorder quelque chose aux miens ; en achevant ces mots, la comtesse sortit, et laissa sa fille dans de nouvelles perplexités. Monrevel un lâche, se disait Amélie, en pleurant, non, je ne le croirai jamais… cela ne se peut, il m’aime… ne l’ai-je donc pas vu s’exposer sous mes yeux aux dangers d’un tournois, et dans la certitude que je le paierais d’un regard, y vaincre tout ce qui s’offrait à lui !… ces regards, qui l’encourageaient, l’ont suivi dans les plaines de France, j’étais toujours sous les siens, c’est sous eux qu’il a combattu ; mon amant est brave comme il m’aime ; ces deux vertus doivent être à l’excès dans une âme où rien d’impur ne pénétra jamais… N’importe, ma mère le veut, j’obéirai… je garderai le silence, je cacherai mon cœur à 580 celui qui le possède en entier, mais je ne soupçonnerai jamais le sien. Plusieurs jours se passèrent ainsi, pendant lesquels la comtesse prépara ses ruses, et pendant lesquels Amélie ne cessa de soutenir le personnage qu’on lui imposait, quelques douleurs qu’elle en éprouvât ; enfin madame de Sancerre fit dire à Monrevel de venir la trouver seule, attendu qu’elle avait quelque chose d’important à lui communiquer… et là, elle se résolut de se déclarer tout-àfait, afin de n’avoir plus de remords, si la résistance du châtelain l’obligeait à des crimes. Chevalier, lui dit-elle, aussi-tôt qu’elle le vit entrer, certain comme vous devez l’être à présent et du mépris de ma fille et du bonheur de votre rival, je dois nécessairement attribuer à quelqu’autre cause, la prolongation de votre séjour à Sancerre, quand votre chef vous demande et vous desire à ses côtés ; avouez-moi donc, sans feinte, le sujet qui peut vous y retenir ?… serait-ce le même… Monrevel, que celui qui me fait desirer de vous y conserver aussi ? Quoique ce jeune guerrier eût soupçonné depuis long-temps l’amour de la comtesse, non-seulement il n’en avait jamais fait part à Amélie, mais désespéré d’avoir pu le faire naître, il cherchait à se le déguiser à lui même. Pressé par cette question, devenue trop claire pour qu’il lui devînt permis de s’y méprendre, madame, répondit-il en rougissant, vous connaissez les chaînes qui m’arrêtent, et si vous daigniez les serrer au lieu de les rompre je me trouverais sans doute le plus heureux des hommes… Soit feinte, soit orgueil, la 581 dame de Sancerre prit cette réponse pour elle… Beau doux ami, lui dit-elle alors, en l’attirant près de son fauteuil, ces chaînes seront tissues quand vous le voudrez… ah ! depuis bien long-temps elles captivent mon cœur ; elles orneront mes mains quand vous m’en aurez montré le desir ; me voilà sans nœuds aujourd’hui, et si je desire de perdre une seconde fois ma liberté, vous devez bien savoir avec qui… Monrevel frémit à ces mots, et la comtesse, qui ne perdait pas un de ses mouvemens, s’abandonnant alors en furieuse aux transports de sa flamme, lui reprocha, dans les termes les plus durs, l’indifférence avec laquelle il avait toujours payé l’ardeur dont elle avait brûlé pour lui… Pouvais-tu te la déguiser cette flamme, qu’allumaient tes yeux, ingrat ? pouvais-tu l’ignorer, s’écria-t-elle ; un seul jour s’est-il écoulé depuis ton jeune âge, où je n’aie fait éclater ces sentimens que tu dédaignes avec tant d’insolence ? était-il un seul chevalier à la cour de Charles qui m’intéressât comme toi ? fière de tes succès, sensible à tes malheurs, cueillas tu jamais un laurier que ma main n’enlaçât de myrthes ? ton esprit format-il une seule pensée que je ne partageasse à l’instant ? ton cœur, un sentiment qui ne fut le mien ? fêtée par-tout, voyant toute la Bourgogne à mes pieds, entourée d’adorateurs… enivrée d’encens, tous mes vœux ne se tournaient que pour Monrevel, il les occupait seul, je méprisais ce qui n’était pas lui… et quand je t’adorais, perfide… tes yeux se détournaient de moi… follement épris d’un enfant… me sacrifiant à cette indigne rivale… tu m’as fait haïr ma fille même… je sentais tous tes procédés, il n’en était pas un qui ne perçât mon cœur, et je 582 ne pouvais pourtant te haïr… mais qu’espères-tu maintenant ?… que le dépit au moins te donne à moi, si l’amour n’y peut réussir… Ton rival est ici, je peux le faire triompher demain, ma fille m’en presse ; quelle espérance te reste-t-il donc, quel fol espoir peut t’aveugler encore ? Celui d’aller mourir, madame, répondit Monrevel, et du remords d’avoir pu faire naître en vous des sentimens qu’il n’est pas en mon pouvoir de partager, et du chagrin de n’en pouvoir inspirer, au seul objet qui régnera toujours sur mon cœur. Madame de Sancerre se contint ; l’amour, la fierté, la fourberie, la vengeance la dominaient avec trop d’empire pour ne pas lui imposer la nécessité de feindre. Une âme ouverte et franche se serait emportée ; une femme vindicative et fausse devait employer l’art, et la comtesse le mit en usage. Chevalier, dit-elle, avec un dépit contraint, vous me faites connaître des refus pour la première fois de ma vie, ils étonneraient vos rivaux, moi seule n’en suis point surprise : non, je me rends justice… je serais votre mère, chevalier… Comment, avec un pareil tort, pouvais-je prétendre à votre main ?… Je ne vous gêne plus, Monrevel, je cède à mon heureuse rivale l’honneur de vous enchaîner ; et ne pouvant devenir votre femme, je serai toujours votre amie ; vous y opposerez-vous ? cruel ! m’envierez-vous ce titre ? Oh ! madame, que je reconnais bien à ces procédés toute la noblesse de votre cœur, répondit le châtelain, séduit par ces apparences trompeuses ; ah ! croyez, ajouta-t-il, en se précipitant aux pieds de la comtesse, croyez que tous les 583 sentimens de mon cœur, qui ne seront pas de l’amour, vous appartiendront à jamais ; je n’aurai pas dans le monde de meilleure amie, vous serez à-la-fois, et ma protectrice et ma mère, et je vous consacrerai sans cesse tous les momens, où l’ivresse de ma passion pour Amélie ne me retiendra pas à ses pieds. Je serai flattée de ce qui me restera, Monrevel, reprit la comtesse en le relevant, tout est si cher de ce qu’on aime ; des sentimens plus vifs m’eussent sans doute touché d’avantage, mais dès que je n’y dois plus prétendre, je me contenterai de cette amitié sincère dont vous me faites les sermens, et je vous acquitterai par la mienne… Écoutez, Monrevel, je vais vous donner dès l’instant une preuve de ces sentimens que je vous jure : connaissez le desir que j’ai de faire triompher votre amour, et de vous captiver éternellement près de moi… Votre rival est ici, rien de plus sûr : instruite des volontés de Charles, m’était-il possible de lui refuser l’entrée de ce château. Tout ce que je pourrai obtenir pour vous… pour vous, dont il ignore les desseins, c’est qu’il ne paraîtra que déguisé, il l’est déjà, et qu’il ne verra ma fille qu’avec mystère. Quel parti voulez-vous que nous prenions dans cette circonstance ? — Celui que me dicte mon cœur, madame, la seule grâce que j’ose implorer à vos genoux, est la permission d’aller disputer ma maîtresse à mon rival comme l’honneur l’inspire à un guerrier tel que moi. — Ce parti ne vous réussira point, Monrevel ; vous ne connaissez pas l’homme à qui vous avez affaire : le vîtes-vous jamais dans la carrière de l’honneur ? Honteusement au fond de sa province, Salins, pour la première fois de sa vie, en sort pour épouser ma 584 fille. Je ne conçois pas comment Charles put imaginer un tel choix : il le veut… nous n’avons rien à dire ; mais je vous le répète, Salins, connu pour un traître, ne se battra sûrement point… ; et s’il connaît vos projets, s’il les apprend par vos démarches, oh ! Monrevel, je frémirai pour vous… Cherchons d’autres moyens et cachons-lui nos vues… Laissez-moi réfléchir quelques jours, je vous ferai part de ce que j’aurai fait ; cependant demeurez ici, et je sémerai des bruits différens sur les motifs qui vous y retiennent. Monrevel, trop content du peu qu’il obtient, n’imaginant pas qu’on puisse le tromper, parce que son cœur honnête et sensible ne connut jamais les détours, embrasse encore une fois les genoux de la comtesse, et se retire avec moins de douleur. Madame de Sancerre profite de ces instans pour donner les ordres utiles aux succès de ses perfides intentions. Le jeune parent de Clotilde secrètement introduit dans le château, sous l’habit d’un page de la maison, fait si bien que Monrevel ne peut s’empêcher de l’appercevoir. Quatre valets inconnus se trouvent en même-temps dans la maison, et passent pour des domestiques du comte de Sancerre, revenus chez lui après la mort de leur maître ; mais la comtesse a soin de faire savoir à Monrevel que ces étrangers sont de la suite de Salins. De ce moment le chevalier peut à peine entretenir sa maîtresse ; s’il se présente à son appartement, les femmes le refusent ; s’il cherche à l’aborder dans le parc, dans les jardins, ou elle le fuit, ou il l’apperçoit avec son rival : de tels malheurs sont 585 trop violens pour l’âme bouillante de Monrevel : prêt à se désespérer, il aborde enfin Amélie, que le faux Salins venait de quitter. Cruelle, lui dit-il, ne pouvant plus se contenir, vous me méprisez donc au point de vouloir former devant moi les nœuds sinistres qui vont nous séparer ? Et quand il ne tiendrait maintenant qu’à vous, quand je suis au moment de gagner votre mère, c’est de vous seule, hélas ! que vient le coup qui me déchire ! Amélie, prévenue des lueurs d’espoir que la comtesse avait donné à Monrevel, et croyant que tout cela devait servir à l’heureux dénouement de la scène qu’on lui fait jouer, Amélie, dis-je, continue de feindre ; elle répond à son amant, qu’il est bien le maître de s’épargner le douloureux spectacle qu’il semble appréhender, et qu’elle est la première à lui conseiller d’aller oublier, avec Bellonne, tous les chagrins que lui donne l’amour : mais quoique la comtesse lui eût dit, elle se garde bien d’avoir l’air de soupçonner le courage de son amant, Amélie connaît trop Monrevel pour douter de lui ; elle l’aime trop au fond de son cœur pour oser même des plaisanteries sur une chose aussi sacrée. C’en est donc fait ; il faut que je vous quitte, s’écrie le châtelain, en arrosant de larmes les genoux d’Amélie, qu’il ose presser encore une fois ! vous avez la force de me l’ordonner ! Eh bien ! je trouverai dans mon esprit celle de vous obéir. Puisse l’heureux mortel à qui je vous laisse connaître le prix de ce que je lui cède ! Puisse-t-il vous rendre aussi heureuse que vous méritez de l’être. Amélie, vous me ferez part de votre félicité ! c’est la seule grâce que 586 je vous demande ; et je serai moins malheureux quand je vous aurai su dans le sein du bonheur. Amélie ne put entendre ces derniers mots sans se sentir émue… Des larmes involontaires la trahissent, et Monrevel la pressant alors dans ses bras, moment fortuné pour moi, s’écrie-t-il, j’ai pu lire un regret dans ce cœur que je crus à moi si long-temps ! Ô ma chère Amélie ! il n’est donc pas vrai que vous aimez Salins, puisque vous daignez pleurer Monrevel ? Dites un mot, Amélie, un seul mot ; et, quelle que soit la lâcheté du monstre qui vous enlève à moi, ou je le forcerai de se battre, ou je le punirai à-la-fois de son peu de courage et d’oser s’élever à vous. Mais Amélie s’était remise : menacée de tout perdre, elle sentait trop l’importance de soutenir le rôle qui lui était enjoint pour oser faiblir un instant. Je ne déguiserai point les larmes que vous avez surprises, chevalier, dit-elle avec fermeté ; mais vous en interprétez mal la cause : un mouvement de pitié pour vous peut les avoir fait couler sans que l’amour y ait la moindre part. Accoutumée depuis longtems à vous voir, je puis être fâchée de vous perdre sans qu’aucun sentiment plus tendre que celui de la simple amitié fonde ce chagrin dans moi. Oh ! juste ciel ! dit le châtelain, et vous m’enlevez jusqu’à la consolation dont mon cœur s’appaisait un instant !… Amélie ! que vous êtes cruelle avec celui qui n’eut jamais d’autre tort envers vous que de vous adorer ! et ce n’est donc qu’à la pitié que je les dois ces larmes, dont je fus si glorieux une minute ? Tel est donc l’unique sentiment qu’il faille attendre de vous ?… On 587 approchait, et nos deux amans furent forcés de se séparer ; l’un au désespoir, sans doute, et l’autre, l’âme, navrée de douleur d’une contrainte aussi cruelle… mais néanmoins fort aise de ce qu’un évènement quelconque l’empêchait de la soutenir plus long-temps. Plusieurs jours s’écoulèrent encore, et la comtesse en profita pour disposer ses dernières batteries, lorsque Monrevel revenant un soir du fond des jardins où sa mélancolie l’avait entraîné, se trouvant seul, et sans armes, fut brusquement attaqué par quatre hommes qui paraissaient en vouloir à sa vie. Son courage ne l’abandonnant point dans une si périlleuse circonstance, il se défend, il éloigne les ennemis qui le pressent… appelle à lui, et se dégage, secouru par les gens de la comtesse, qui arrivent aussi-tôt qu’ils l’entendent. La dame de Sancerre instruite du danger qu’il vient de courir… la perfide Sancerre qui savait mieux qu’une autre de quelles mains partait l’artifice, prie Monrevel de passer dans son appartement, avant que de se retirer chez lui. Madame, lui dit le châtelain en l’abordant… j’ignore quels sont ceux qui menacent mes jours, mais je ne croyais pas que dans votre château on osât attaquer un chevalier sans armes… Monrevel, répondit la comtesse, voyant bien qu’il était encore agité, il m’est impossible de vous préserver de ces périls, je ne puis qu’aider à vous en défendre… On a volé vers vous, pouvais-je davantage ?… Vous avez à faire à un traître, je vous l’ai dit ; envain emploirez-vous avec lui tous les procédés de l’honneur, il n’y répondra point, et vos jours seront toujours en danger ; 588 je le voudrais loin de chez moi sans doute, mais puis-je interdire mon château à celui que le duc de Bourgogne veut que j’y reçoive comme un gendre ? à celui que ma fille aime enfin, et dont elle est aimée ? Soyez plus juste, chevalier, quand j’ai souffert autant que vous ; mesurez l’intérêt que tout ceci m’inspire, à la multitude des liens qui m’attachent à votre sort. Le coup part de Salins, je n’en saurais douter il s’est informé des motifs qui vous retiennent ici, quand tous les chevaliers sont auprès de leurs chefs ; votre amour est malheureusement trop connu, il aura trouvé des indiscrets… Salins se venge, et comprenant trop bien qu’il lui est impossible de se défaire de vous, autrement que par un crime, il le commet ; le voyant manqué, il le renouvellera… Ô doux chevalier, j’en frémis… j’en frémis plus que vous encore. Eh bien ! madame, répliqua le châtelain, ordonnez lui de quitter ce déguisement inutile, et laissez-moi l’attaquer de manière à l’obliger de me répondre… Eh quel besoin est-il que Salins se déguise, si-tôt qu’il est chez vous par ordre de son souverain ? si-tôt qu’il est aimé de celle qu’il y cherche, et protégé par vous, madame ? — Par moi, chevalier, je ne m’attendais pas à cette injure… mais n’importe, ce n’est pas ici le moment de s’en justifier, répondons seulement à vos allégations, et vous verrez quand j’aurai tout dit, si je partage sur ce choix les procédés de ma fille. Vous me demandez pourquoi Salins se déguise ? je l’ai d’abord exigé de lui, par ménagement pour vous, et s’il perpétue cette feinte, c’est par appréhension pour lui ; il vous redoute, il vous évite, il ne vous attaque qu’en traître… Vous voulez 589 que je consente à vous laisser battre, croyez qu’il ne l’acceptera pas, Monrevel, je vous l’ai dit, et s’il vous en connaît le dessein, il prendra si bien ses mesures, que je ne pourrai même plus répondre de vous. Ma position est telle vis-à-vis de lui qu’il me devient impossible même de lui faire des reproches de ce qui vient de se passer ; la vengeance n’est donc plus qu’en vos mains, c’est à vous seul qu’elle appartient, et je vous plains fort si vous ne saisissez pas celle qui est légitime après l’infamie qu’il vient de faire. Est-ce donc avec les traîtres qu’il faut respecter les loix de l’honneur ? Et comment pouvez-vous chercher d’autres voies que celles dont il se sert, dès qu’il est certain qu’il n’acceptera aucune de celles que votre valeur lui proposera. Ne devez-vous donc pas le prévenir, chevalier ? et depuis quand la vie d’un lâche est-elle si précieuse, que l’on n’ose la ravir sans combattre ? On se mesure avec l’homme d’honneur, on fait tuer celui qui a voulu nous priver du jour ; que l’exemple de vos maîtres vous serve ici de règle ; quand l’orgueil de Charles de Bourgogne qui nous gouverne aujourd’hui eut à se plaindre du duc d’Orléans, lui proposa-t-il le duel, ou le fit-il assassiner ? Ce dernier parti lui parut le plus sûr, il le prit, et lui-même à Montereau ne le fut-il pas à son tour, quand le dauphin eût à s’en plaindre ? On n’est ni moins honnête, ni moins valeureux chevalier, pour se défaire d’un fourbe qui en veut à notre vie… Oui, Monrevel, oui, je veux que vous ayez ma fille, je veux que vous l’ayez à tel prix que ce puisse être. Ne sondez pas le sentiment qui me fait desirer de vous avoir près de moi… j’en rougirais sans doute… et 590 ce cœur mal guéri… N’importe, vous serez mon gendre, chevalier, vous le serez… Je veux vous voir heureux, même aux dépends de mon bonheur… Osez-donc me dire à présent que je protège Salins, osez-le doux ami, et j’aurai droit au moins de vous traiter d’injuste, quand vous aurez méconnu mes bontés jusques-là. Monrevel attendri, se jette aux pieds de la comtesse, il lui demande pardon de l’avoir mal jugée… mais assassiner Salins, lui paraît un crime au-dessus de ses forces… Oh ! madame, s’écrie-t-il en pleurs, jamais ces mains n’oseront se plonger dans le sein d’un être qui me ressemble, et le meurtre le plus affreux des crimes… — N’en est plus un, dès qu’il sauve nos jours… mais quelle faiblesse, chevalier… comme elle est déplacée dans un héros ! que faites-vous donc, je vous prie, en allant aux combats ? ces lauriers, qui vous ceignent, n’y sont-ils pas le prix des meurtres ? vous vous croyez permis de tuer l’ennemi de votre prince, et vous tremblez à poignarder le vôtre, et quelle est donc la loi tyrannique qui peut établir dans la même action une différence aussi énorme ? Ah ! Monrevel, ou nous ne devons jamais attenter aux jours de personne, ou si cette action peut quelquefois nous paraître légitime, c’est alors qu’elle est inspirée par la vengeance d’une insulte… mais que dis-je, et que m’importe à moi ! Frémis, homme faible et pusillanime, et dans l’absurde peur d’un crime imaginaire, abandonne indignement celle que tu aimes aux bras du monstre qui te la ravit, vois ta misérable Amélie, séduite, désespérée, trahie, languir dans le sein du malheur, 591 entends-la t’appeller à son secours, et toi, perfide, et toi, préférer lâchement l’infortune éternelle de celle que tu aimas, à l’action juste et nécessaire d’arracher le jour au vil bourreau de tous les deux. La comtesse voyant chanceler Monrevel, acheva de tout mettre en usage pour lui applanir l’horreur qu’elle lui conseillait, et pour lui faire sentir que quand une telle action est aussi nécessaire, il devient très-dangereux de ne la pas commettre ; qu’en un mot, s’il ne se presse, non-seulement sa vie est à tout instant en péril, mais qu’il court même le risque de voir enlever sa maîtresse sous ses yeux, parce que Salins ne pouvant s’empêcher de s’appercevoir qu’elle ne le favorise pas, bien sûr de plaire au duc de Bourgogne, quelque soient les moyens qu’il emploiera pour avoir celle qu’il aime, la ravira peut-être au premier moment, et avec d’autant plus de facilité, qu’Amélie s’y prête ; enfin, elle enflamme si bien l’esprit du jeune chevalier, qu’il accepte tout, et jure aux pieds de la comtesse qu’il poignardera son rival. Jusqu’ici les vues de cette femme, perfide paraissent louches, sans doute ; d’affreuses suites ne les éclairciront que trop. Monrevel sortit ; mais ses résolutions changèrent bientôt, et la voix de la nature combattant malgré lui dans son âme ce que lui inspirait la vengeance, il ne voulut se résoudre à rien, qu’il n’eût employé les voies honnêtes que lui dictait l’honneur ; il envoie le lendemain un cartel au prétendu 592 Salins, et dans la même heure, il en reçoit la réponse suivante. Je ne sais point disputer ce qui m’appartient, c’est à l’amant maltraité de sa belle, à desirer la mort ; pour moi, j’aime la vie ; comment ne la chérirais-je pas, quand tous les momens qui la composent sont précieux à mon Amélie ? Si vous avez envie de vous battre, chevalier, Charles a besoin de héros, volez-y ; croyez-moi, les exercices de Mars vous conviennent mieux que les douceurs de l’amour ; vous acquerrez de la gloire en vous livrant aux uns, les autres, sans que je risque rien, pourraient vous coûter cher. Le châtelain frémit de rage à la lecture de ces mots. Le traître ! s’écria-t-il, il me menace, et n’ose se défendre ; rien ne m’arrête maintenant ; songeons à ma sûreté, occuponsnous de conserver l’objet de mon amour, je ne dois plus balancer un instant… mais que dis-je… grand Dieu ! si elle l’aime… si Amélie brûle pour ce perfide rival, sera-ce en lui ravissant la vie, que j’obtiendrai le cœur de ma maîtresse ? oserai-je me présenter à elle, les mains souillées du sang de celui qu’elle adore ?… je ne lui suis qu’indifférent aujourd’hui… elle me haïra, si je vais plus loin. Telles étaient les réflexions du malheureux Monrevel… telles étaient les agitations qui le déchiraient, lorsqu’environ deux heures après qu’il eût reçu la réponse qu’on vient de voir, la comtesse lui fit dire de passer chez elle. Afin d’éviter vos reproches, chevalier, lui dit-elle, aussitôt qu’il entra, j’ai pris les mesures les plus sûres pour être 593 informée de ce qui se passe ; votre vie court de nouveaux dangers, deux crimes se préparent à-la-fois ; une heure après le coucher du soleil, vous serez suivi par quatre hommes, qui ne vous quitteront plus, qu’ils ne vous aient poignardé ; Salins enlève en même temps ma fille ; si je m’y oppose, il instruit le duc de mes résistances, et se justifie en nous accablant tous les deux. Évitez le premier péril, en vous faisant escorter par six de mes gens ; ils vous attendent à la porte… Quand dix heures sonneront, laissez là votre suite, pénétrez seul dans la grande salle voûtée qui communique aux appartemens de ma fille ; à l’heure juste que je vous prescris, Salins traversera cette salle pour se rendre chez Amélie ; elle l’attend, ils partent ensemble avant minuit. Alors… armé de ce poignard… recevez-le, Monrevel ; c’est de mes mains que je veux vous le voir prendre… alors, dis-je, vous vous vengerez du premier crime, et vous préviendrez le second… Vous le voyez, homme injuste, c’est moi qui veux armer le bras qui doit punir l’objet de votre haine, c’est moi qui vous rend à celle que vous devez aimer… m’accablerez-vous encore de vos reproches ?… Ingrat, voilà comme je paie tes mépris… va, cours à la vengeance, Amélie t’attend dans mes bras… Donnez, madame, dit Monrevel, trop irrité pour balancer encore, donnez, rien ne m’empêche plus d’immoler mon rival à ma rage ; je lui ai proposé les voies de l’honneur, il les a refusées, c’est un lâche, il en doit subir le sort… donnez, je vous obéis. 594 Le châtelain sort… À peine eut-il quitté la Comtesse, que celle-ci se hâte de mander sa fille. Amélie, lui dit-elle, nous devons maintenant être sûres de l’amour du chevalier, nous devons l’être également de sa valeur ; toutes nouvelles épreuves deviendraient inutiles : j’acquiesce enfin à vos desirs, mais comme il n’est malheureusement que trop vrai que le duc de Bourgogne vous destine à Salins… ; qu’il n’est que trop réel qu’avant huit jours il sera peut-être ici, il ne vous reste que le parti de la fuite, si vous voulez être à Monrevel ; il faut qu’il ait l’air de vous enlever à mon insçu, qu’il s’autorise, pour cette démarche, des derniers desirs de mon époux ; qu’il nie avoir jamais eu connaissance du changement des volontés de notre prince ; qu’il vous épouse secrètement à Monrevel, et vole ensuite s’excuser près du duc. Votre amant a senti la nécessité de ces conditions ; il les a accepté toutes ; mais j’ai voulu vous prévenir avant qu’il ne s’ouvrît à vous… Que vous semble de ces projets, ma fille ? Y trouvez-vous quelqu’inconvénient ? Ils en seraient remplis, madame, répondit Amélie avec autant de respect que de reconnaissance, s’ils s’exécutaient sans votre aveu ; mais dès que vous daignez vous y prêter, je ne dois plus, qu’embrasser vos genoux pour vous témoigner combien je suis sensible à tout ce que vous voulez bien faire pour moi. Ne perdons pas un instant, en ce cas, répondit cette femme perfide, pour qui les larmes de sa fille devenaient un nouvel outrage. Monrevel est instruit de tout ; mais il est essentiel de vous déguiser, il serait imprudent que vous fussiez reconnue, avant que d’être au château de votre amant, bien 595 plus fâcheux encore que vous fussiez peut-être rencontrée par Salins, que nous attendons chaque jour. Revêtez donc ces habits, continua la comtesse, en présentant à sa fille ceux qui avaient servi au prétendu Salins, et repassez dans votre appartement quand la sentinelle des tours avertira pour la dixième heure[2] : c’est l’instant indiqué, c’est celui où Monrevel se rendra chez vous, des chevaux vous attendent, et vous partirez sur-le-champ tous les deux. Ô respectable mère, s’écria Amélie, en se précipitant dans les bras de la comtesse ! puissiez-vous lire au fond de mon cœur les sentimens dont vous m’animez… Puissiezvous… Non, non, dit madame de Sancerre, en se dégageant des bras de sa fille ; non, votre reconnaissance est inutile ; dès que votre bonheur est fait, le mien l’est aussi : ne nous occupons que de votre déguisement. L’heure approchait. Amélie prend les habits qu’on lui présente. La comtesse ne néglige rien de tout ce qui doit la faire ressembler au jeune parent de Clotilde, pris par Monrevel pour le seigneur de Salins : à force d’art, c’est à s’y tromper. Elle sonne enfin cette heure fatale… Partez, dit la comtesse : volez, ma fille, votre amant vous attend… Cette intéressante créature qui craint que la nécessité d’un prompt départ l’empêche de revoir sa mère, se jette en larmes sur son sein. La comtesse, assez fausse pour cacher les atrocités qu’elle médite, sous des dehors apparens de tendresse, embrasse sa fille ; elle mêle ses pleurs aux siennes. Amélie s’arrache, elle vole à son appartement ; elle ouvre la funeste salle qu’éclaire à peine une faible lueur, et 596 dans laquelle Monrevel, un poignard à la main, attend son rival pour le renverser. Dès qu’il voit paraître quelqu’un, que tout doit lui faire prendre pour l’ennemi qu’il cherche, il s’élance impétueusement, frappe sans voir, et laisse à terre, dans des flots de sang, l’objet chéri pour lequel il eût mille fois donné tout le sien. « Traître, s’écrie aussitôt la comtesse, en paraissant avec des flambeaux : voilà comme je me venge de tes mépris ; reconnais ton erreur, et vis après si tu le peux. » Amélie respirait encore : elle adresse, en gémissant, quelques mots à Monrevel. Ô doux ami, lui ditelle, affaiblie par la douleur et par l’abondance du sang qu’elle perd… Qu’ai-je fait pour mériter la mort de ta main ?… Sont-ce donc là les nœuds que m’apprêtaient ma mère ? Vas, je ne te reproches rien : le ciel me fait tout voir en ces derniers instans… Monrevel, pardonne-moi de t’avoir déguisé mon amour. Tu dois savoir ce qui m’y contraignait : que mes dernières paroles te convainquent au moins que tu n’eus jamais une amie plus sincère que moi… que je t’aimais plus que mon dieu, plus que ma vie, et que j’expire en t’adorant. — Mais Monrevel n’entend plus rien. À terre, sur le corps sanglant d’Amélie, sa bouche colée celle de sa maîtresse, il cherche à ranimer cette chère âme en exhalant la sienne brûlée d’amour et de : désespoir… Tour-à-tour il pleure et s’emporte, tour-à-tour il s’accuse et maudit l’exécrable auteur du crime qu’il commet… Se relevant enfin avec fureur, qu’espères-tu de cette indigne action perfide, dit-il à la comtesse, y comptais-tu trouver l’accomplissement de tes affreux desirs ? As-tu donc supposé Monrevel assez faible pour survivre à celle qu’il 597 adore ?… Éloigne toi, éloigne toi ; je ne répondrais pas, dans l’état cruel où m’ont mis tes forfaits, de ne les pas laver dans ton sang… Frappe, dit la comtesse égarée, frappe, voilà mon sein ; crois-tu que je chéris la vie, quand l’espoir de te posséder m’est enlevé pour jamais ! J’ai voulu me venger, j’ai voulu me défaire d’une rivale odieuse, je ne prétends pas plus survivre à mon crime qu’à mon désespoir. Mais que ce soit ta main qui m’enlève la vie, c’est par tes coups que je veux la perdre… Eh bien ! qui t’arrête ?… Lâche ! ne t’ai-je pas assez outragé ?… Qui peut donc retenir ta colère ? Allume le flambeau de la vengeance dans ce sang précieux que je t’ai fait verser, et ne ménage plus celle que tu dois haïr sans qu’elle puisse cesser de t’adorer. Monstre ! s’écria Monrevel, tu n’es pas digne de mourir… je ne serais pas vengé… Vis pour être en horreur à la terre, vis pour être déchiré par tes remords ; il faut que tout ce qui respire sache tes horreurs et : te méprise ; il faut qu’à chaque instant, effrayée de toi-même, la lumière du jour te soit insuportable : mais sache au moins que tes scélératesses ne m’enlèveront point à celle que j’adore… Mon âme va la suivre aux pieds de l’Éternel. Nous allons tous les deux l’invoquer contre toi. À ces mots Monrevel se poignarde, et s’enlace tellement en rendant les derniers soupirs, dans les bras de celle qu’il chérit, il l’étraint avec tant de violence, qu’aucune main humaine ne put les séparer… Tous deux furent mis dans le même cercueil, et déposés dans ; la principale église de Sancerre, où les vrais amans vont quelquefois encore, verser des larmes sur leur tombe, et lire avec attendrissement les vers suivans, gravés sur le marbre 598 qui les couvre, et que Louis XII ne dédaigna point de composer : » Plorez amans, comme vous ils s’aimèrent, » Sans toutefois qu’hymen les réunit ; » Par de beaux nœuds, tous deux ils se lièrent, » Et la vengeance à jamais les rompit. La seule comtesse survécut à ces crimes, mais pour les pleurer toute sa vie : elle se jeta dans la plus haute piété, et mourut dix ans après religieuse à Auxerre, laissant la communauté édifiée de sa conversion, et véritablement attendrie de la sincérité de ses remords. 1. ↑ Pierre de Brezé, grand Sénéchal de Normandie ; il commandait l’avantgarde de Louis XI à cette journée où il perdit la vie. 2. ↑ C’était l’usage de ces temps ; la sentinelle placée dans la guérite du château sonnait une trompe à toutes les heures. 599 E U G É N I E D E F R A N V A L. I NSTRUIRE l’homme et corriger ses mœurs, tel est le seul motif que nous nous proposons dans cette anecdote. Que l’on se pénètre en la lisant, de la grandeur du péril, toujours sur les pas de ceux qui se permettent tout pour satisfaire leurs desirs : Puissent-ils se convaincre que la bonne 600 éducation, les richesses, les talens, les dons de la nature, ne sont susceptibles que d’égarer, quand la retenue, la bonne conduite, la sagesse, la modestie, ne les étayent, ou ne les font valoir : voilà les vérités que nous allons mettre en action. Qu’on nous pardonne les monstrueux détails du crime affreux dont nous sommes contraints de parler ; est-il possible de faire détester de semblables écarts, si l’on n’a le courage de les offrir à nud. Il est rare que tout s’accorde dans un même être, pour le conduire à la prospérité ; est-il favorisé de la nature ? La fortune lui refuse ses dons ; celle-ci lui prodigue-t-elle ses faveurs ? la nature l’aura maltraité ; il semble que la main du Ciel ait voulu dans chaque individu, comme dans ses plus sublimes opérations, nous faire voir que les loix de l’équilibre sont les premières loix de l’Univers, celles qui règlent à la fois tout ce qui arrive, tout ce qui végète, et tout ce qui respire. Franval, demeurant à Paris, où il était né, possédait, avec quatre cents mille livres de rente, la plus belle taille, la physionomie la plus agréable, et les talens les plus variés ; mais sous cette enveloppe séduisante se cachaient tous les vices, et malheureusement ceux, dont l’adoption et l’habitude conduisent si promptement aux crimes. Un désordre d’imagination au-delà de tout ce qu’on peut peindre, était le premier défaut de Franval ; on ne se corrige point de celui-là, la diminution des forces ajoute à ses effets, moins l’on peut, plus l’on entreprend ; moins on agit, plus on invente ; chaque âge amène de nouvelles idées, et la 601 satiété loin de réfroidir, ne prépare que des rafinemens plus funestes. Nous l’avons dit, tous les agrémens de la jeunesse, tous les talens qui la décorent, Franval les possédait avec profusion ; mais plein de mépris pour les devoirs moraux et religieux, il était devenu impossible à ses instituteurs de lui en faire adopter aucun. Dans un siècle où les livres les plus dangereux, sont dans la main des enfans, comme dans celles de leurs pères et de leurs gouverneurs, où la témérité du systême passe pour de la philosophie, l’incrédulité pour de la force, le libertinage pour de l’imagination ; on riait de l’esprit du jeune Franval, un instant peut-être après, en était-il grondé, on le louait ensuite. Le père de Franval, grand partisan des sophismes à la mode ; encourageait le premier son fils à penser solidement sur toutes ces matières ; il lui prêtait lui-même les ouvrages qui pouvaient le corrompre plus vîte ; quel instituteur eût osé d’après cela, inculquer des principes différens de ceux du logis où il était obligé de plaire. Quoiqu’il en fût, Franval perdit ses parens fort jeune, et à l’âge de dix-neuf ans, un vieux oncle qui mourut lui-même peu après, lui remit, en le mariant, tous les biens qui devaient lui appartenir un jour. Monsieur de Franval, avec une telle fortune, devait aisément trouver à se marier ; une infinité de partis se présentèrent, mais ayant supplié son oncle de ne lui donner qu’une fille plus jeune que lui, et avec le moins d’entours possible, le vieux parent, pour satisfaire son neveu, porta 602 ses regards sur une certaine demoiselle de Farneille, fille de finance, ne possédant plus qu’une mère, encore jeune à la vérité, mais soixante mille livres de rente bien réelles, quinze ans, et la plus délicieuse physionomie qu’il y eût alors dans Paris… une de ces figures de vierge, où se peignent à-la-fois la candeur, et l’aménité, sous les traits délicats de l’amour et des grâces… de beaux cheveux blonds flottans au bas de sa ceinture, de grands yeux bleus, où respiraient la tendresse et la modestie, une taille fine, souple et légère, la peau du lys et la fraîcheur des roses, paîtrie de talens, une imagination très-vive, mais un peu triste, un peu de cette mélancolie douce, qui fait aimer les livres et la solitude ; attributs que la nature semble n’accorder qu’aux individus que sa main destine aux malheurs, comme pour les leur rendre moins amers, par cette volupté sombre et touchante, qu’ils goûtent à les sentir, et qui leur font préférer des larmes, à la joie frivole du bonheur, bien moins active et bien moins pénétrante. Madame de Farneille, âgée de trente-deux ans, lors de l’établissement de sa fille, avait également de l’esprit, des charmes mais peut-être un peu trop de réserve et de sévérité ; desirant le bonheur de son unique enfant, elle avait consulté tout Paris sur ce mariage ; et comme elle n’avait plus de parens, et pour conseils, que quelques-uns de ces froids amis, à qui tout est égal, on la convainquit que le jeune homme que l’on proposait à sa fille, était, sans aucun doute, ce qu’elle pouvait trouver de mieux à Paris, et qu’elle ferait une impardonnable extravagance, si elle manquait cet arrangement ; il se fit donc : et les jeunes gens 603 assez riches pour prendre leur maison, s’y établirent dès les premiers jours. Il n’entrait dans le cœur du jeune Franval aucun de ces vices de légèreté, de dérangement ou d’étourderie, qui empêchent un homme d’être formé avant trente ans ; comptant fort bien avec lui-même, aimant l’ordre, s’entendant au mieux à tenir une maison, Franval avait pour cette partie du bonheur de la vie, toutes les qualités nécessaires. Ses vices, dans un genre absolument tout autre, étaient bien plutôt les torts de l’âge mûr, que les inconséquences de la jeunesse… de l’art, de l’intrigue… de la méchanceté, de la noirceur, de l’égoïsme, beaucoup de politique, de fourberie, et gazant tout cela, non-seulement par les grâces et les talens dont nous avons parlé, mais même par de l’éloquence… par infiniment d’esprit, et par les dehors les plus séduisans. Tel était l’homme que nous avons à peindre. Mademoiselle de Farneille, qui, selon l’usage, avait connu tout au plus un mois son époux avant que de se lier à lui, trompée par ces faux brillans, en était devenue la dupe ; les jours n’étaient pas assez longs pour le plaisir de le contempler, elle l’idolâtrait, et les choses étaient même au point qu’on eût craint pour cette jeune personne, si quelques obstacles fussent venus troubler les douceurs d’un hymen où elle trouvait, disait-elle, l’unique bonheur de ses jours. Quant à Franval, philosophe sur l’article des femmes comme sur tous les autres objets de la vie, c’était avec le 604 plus beau flegme qu’il avait considéré cette charmante personne. La femme qui nous appartient, disait-il, est une espèce d’individu que l’usage nous asservit ; il faut qu’elle soit douce, soumise… fort sage, non que je tienne beaucoup aux préjugés du déshonneur, que peut nous imprimer une épouse quand elle imite nos désordres ; mais c’est qu’on n’aime pas qu’un autre s’avise d’enlever nos droits ; tout le reste, parfaitement égal, n’ajoute rien de plus au bonheur. Avec de tels sentimens dans un mari, il est facile d’augurer que des roses n’attendent pas la malheureuse fille qui doit lui être liée. Honnête, sensible, bien élevée, et volant par amour au devant des desirs du seul homme qui l’occupait au monde, madame de Franval porta ses fers les premières années sans soupçonner son esclavage ; il lui était aisé de voir qu’elle ne faisait que glaner dans les champs de l’hymen, mais trop heureuse encore de ce qu’on lui laissait, sa seule étude, son attention la plus exacte, était que dans ces courts momens accordés à sa tendresse, Franval pût rencontrer au moins tout ce qu’elle croyait nécessaire à la félicité de cet époux chéri. La meilleure de toutes les preuves pourtant, que Franval ne s’écartait pas, toujours de ses devoirs, c’est que dès la première année de son mariage, sa femme, âgée pour-lors de seize ans et demi, accoucha d’une fille encore plus belle que sa mère, et que le père nomma dès l’instant Eugénie…… Eugénie, à la fois l’horreur et le miracle de la nature. 605 Monsieur de Franval qui, dès que cet enfant vit le jour, forma sans doute sur elle les plus odieux desseins, la sépara tout de suite de sa mère. Jusqu’à l’âge de sept ans, Eugénie fut confiée à des femmes dont Franval était sûr, et qui, bornant leurs soins à lui former un bon tempérament et à lui apprendre à lire, se gardèrent bien de lui donner rancune connaissance des principes religieux ou moraux, dont une fille de cet âge doit communément être instruite. Madame de Farneille et sa fille, très-scandalisées de cette conduite, en firent des reproches à monsieur de Franval, qui répondit flegmatiquement, que son projet étant de rendre sa fille heureuse, il ne voulait pas lui inculquer des chimères, uniquement propres à effrayer les hommes, sans jamais leur devenir utiles ; qu’une fille qui n’avait besoin que d’apprendre à plaire, pouvait au mieux ignorer des fadaises, dont la fantastique existence, en troublant le repos de sa vie, ne lui donnerait, ni une vérité de plus au moral, ni une grâce de plus au physique. De tels propos déplurent souverainement à madame de Farneille qui s’approchait d’autant plus des idées célestes, qu’elle s’éloignait des plaisirs de ce monde ; la dévotion est une faiblesse inhérente aux époques de l’âge, ou de la santé. Dans le tumulte des passions, un avenir dont on se croit très-loin, inquiète peu communément, mais quand leur langage est moins vif… quand on avance vers le terme… quand tout nous quitte enfin, on se rejette au sein du Dieu dont on entendit parler dans l’enfance, et si après la philosophie, ces 606 secondes illusions sont aussi fantastiques que les autres, elles ne sont pas du moins aussi dangereuses. La belle-mère de Franval n’ayant plus de parens… peu de crédit par elle-même, et tout au plus comme nous l’avons dit, quelques-uns de ces amis de circonstance… qui s’échappent si nous les mettons à l’épreuve, ayant à lutter contre un gendre aimable, jeune, bien placé, s’imagina fort sensément qu’il était plus simple de s’en tenir à des représentations, que d’entreprendre des voies de rigueur, avec un homme qui ruinerait la mère et ferait enfermer la fille, si l’on osait se mesurer à lui ; moyennant quoi quelques remontrances furent tout ce qu’elle hasarda, et elle se tut, dès qu’elle vit que cela n’aboutissait à rien. Franval sûr de sa supériorité, s’appercevant bien qu’on le craignait, ne se gêna bientôt plus, sur quoique ce pût être, et se contentant d’une légère gaze, simplement à cause du public, il marcha droit à son horrible but. Dès qu’Eugénie eut atteint l’âge de sept ans, Franval la conduisit à sa femme ; et cette tendre mère, qui n’avait pas vu son enfant depuis qu’elle l’avait mise au monde, ne pouvant se rassasier de caresses, la tint deux heures pressée sur son sein, la couvrant de baisers, l’inondant de ses larmes. Elle voulut connaître ses petits talens ; mais Eugénie n’en avait point d’autres que de lire couramment, que de jouir de la plus vigoureuse santé, et d’être belle comme les anges. Nouveau désespoir de madame de Franval quand elle reconnut qu’il n’était que trop vrai que sa fille ignorait même les premiers principes de la religion. 607 Eh quoi ! monsieur, dit-elle à son mari, ne l’élevez-vous donc que pour ce monde ? ne daignerez-vous pas réfléchir qu’elle ne doit l’habiter qu’un instant comme nous, pour se plonger après dans une éternité, bien fatale, si vous la privez de ce qui peut l’y faire jouir d’un sort heureux aux pieds de l’être dont elle a reçu le jour. Si Eugénie ne connaît rien, madame, répondit Franval, si on lui cache avec soin ces maximes elle ne saurait être malheureuse ; car si elles sont vraies, l’Être-Suprême est trop juste pour la punir de son ignorance, et si elles sont fausses, quelle nécessité y a-til de lui en parler ? À l’égard des autres soins de son éducation, fiez-vous à moi, je vous prie ; je deviens dès aujourd’hui son instituteur, et je vous réponds que, dans quelques années, votre fille surpassera tous les enfans de son âge. Madame de Franval voulut insister, appellant l’éloquence du cœur au secours de celle de la raison, quelques larmes s’exprimèrent pour elle ; mais Franval, qu’elles n’attendrirent point, n’eut pas même l’air de les appercevoir ; il fit enlever Eugénie, en disant à sa femme que, si elle s’avisait de contrarier en quoi que ce pût être, l’éducation qu’il prétendait donner à sa fille, ou qu’elle lui suggérât des principes différens de ceux dont il allait la nourrir, elle se priverait du plaisir de la voir, et qu’il enverrait sa fille dans un de ses châteaux duquel elle ne sortirait plus. Madame de Franval, faire à la soumission, se tut ; selle supplia son époux de ne la point séparer d’un bien si cher, et promit, en pleurant, de ne troubler en rien l’éducation que l’on lui préparait. 608 De ce moment, mademoiselle de Franval fut placée dans un très-bel appartement voisin de celui de son père, avec une gouvernante de beaucoup d’esprit, une sousgouvernante, une femme-de-chambre et deux petites filles de son âge, uniquement destinées à ses amusemens. On lui donna des maîtres d’écriture, de dessin, de poësie, d’histoire naturelle, de déclamation, de géographie, d’astronomie, d’anatomie, de grec, d’anglais, d’allemand, d’italien, d’armes, de danse, de cheval et de musique. Eugénie se levait tous les jours à sept heures, en telle saison que ce fût ; elle allait manger, en courant au jardin, un gros morceau de pain de seigle, qui formait tout son déjeûner ; elle rentrait à huit heures, passait quelques instans dans l’appartement de son père, qui folâtrait avec elle, ou lui apprenait de petits jeux de société ; jusqu’à neuf, elle se préparait à ses devoirs ; alors arrivait le premier maître ; elle en recevait cinq jusqu’à deux heures. On la servait à part avec ses deux amies et sa première gouvernante. Le dîner était composé de légumes, de poissons, de pâtisseries et de fruits : jamais ni viande, ni potage, ni vin, ni liqueurs, ni café. De trois à quatre, Eugénie retournait jouer une heure au jardin avec ses petites compagnes ; elles s’y exerçaient ensemble à la paulme, au balon, aux quilles, au volan, ou à franchir de certains espaces donnés ; elles s’y mettaient à l’aise suivant les saisons ; là, rien ne contraignait leur taille ; on ne les enferma jamais dans ces ridicules baleines, également dangereuses à l’estomac et à la poitrine, et qui, gênant la respiration d’une jeune personne, lui attaquent nécessairement les poulmons. De quatre à six, 609 mademoiselle de Franval recevait de nouveaux instituteurs ; et comme tous n’avaient pu paraître dans le même jour, les autres venaient le lendemain. Trois fois la semaine, Eugénie allait au spectacle avec son père, dans de petites loges grillées et louées à l’année pour elle. À neuf heures, elle rentrait et soupait. On ne lui servait alors que des légumes et des fruits. De dix à onze, quatre fois la semaine, génie jouait avec ses femmes, lisait quelques romans et se couchait ensuite. Les trois autres jours, ceux où Franval ne soupait pas dehors, elle passait seule dans l’appartement de son père, et ce temps était employé à ce que Franval appellait ses conférences. Là, il inculquait à sa fille ses maximes sur la morale et sur la religion ; il lui offrait, d’un côté, ce que certains hommes pensaient sur ces matières, il établissait de l’autre ce qu’il admettait lui-même. Avec beaucoup d’esprit, des connaissances étendues, une tête vive, et des passions qui s’allumaient déjà, il est facile de juger des progrès que de tels systêmes faisaient dans l’âme d’Eugénie ; mais comme l’indigne Franval n’avait pas pour simple objet de raffermir la tête, ses conférences se terminaient rarement sans enflammer le cœur ; et cet homme horrible avait si bien trouvé le moyen de plaire à sa fille, il la subornait avec un tel art, il se rendait si bien utile à son instruction et à ses plaisirs, il volait avec tant d’ardeur au-devant de tout ce qui pouvait lui être agréable, qu’Eugénie, au milieu des cercles les plus brillans, ne trouvait rien d’aimable Comme son père ; et qu’avant même que celui-ci ne s’expliquât, l’innocente et faible créature 610 avait réuni pour lui dans son jeune cœur, tous les sentimens d’amitié, de reconnaissance et de tendresse qui doivent nécessairement conduire au plus ardent amour ; elle ne voyait que Franval au monde ; elle n’y distinguait que lui, elle se révoltait à l’idée de tout ce qui aurait pu l’en séparer ; elle lui aurait prodigué, non son honneur, non ses charmes, tous ces sacrifices lui eussent paru trop légers pour le touchant objet de son idolâtrie, mais son sang, mais sa vie même, si ce tendre ami de son âme eût pu l’exiger. Il n’en était pas de même des mouvemens du cœur de mademoiselle de Franval pour sa respectable et malheureuse mère. Le père, en disant adroitement à sa fille que madame de Franval, étant sa femme, exigeait de lui des soins qui le privaient souvent de faire pour sa chère Eugénie, tout ce que lui dictait son cœur, avait trouvé le secret de placer dans l’âme de cette jeune personne bien plus de haîne et de jalousie, que de la sorte de sentimens respectables et tendres qui devaient y naître pour une telle mère. Mon ami, mon frère, disait quelquefois Eugénie à Franval, qui ne voulait pas que sa fille employât d’autres expressions avec lui… cette femme que tu appelles la tienne, cette créature qui, selon toi, m’a mise au monde, est donc bien exigeante, puisqu’en voulant toujours t’avoir près d’elle, elle me prive du bonheur de passer ma vie avec toi… Je le vois bien, tu la préfères à ton Eugénie. Pour moi, je n’aimerai jamais ce qui me ravira ton cœur. Ma chère amie, répondait Franval, non, qui que ce soit dans l’univers 611 n’acquerra d’aussi puissans droits que les tiens ; les nœuds qui existent entre cette femme et ton meilleur ami, fruits de l’usage et des conventions sociales, philosophiquement vus par moi, ne balanceront jamais ceux qui nous lient… tu seras toujours préférée, Eugénie ; tu seras l’ange et la lumière de mes jours, le foyer de mon âme et le mobile de mon existence. Oh ! que ces mots sont doux, répondait Eugénie ! répète-les souvent, mon ami… Si tu savais comme me flattent les expressions de ta tendresse ! Et prenant la main de Franval qu’elle appuyait contre son cœur… tiens, tiens, je les sens toutes là, continuait-elle. Que tes tendres caresses m’en assurent, répondait Franval, en la pressant dans ses bras… et le perfide achevait ainsi, sans aucun remords, la séduction de cette malheureuse. Cependant Eugénie atteignait sa quatorzième année, telle était l’époque où Franval voulait consommer son crime. Frémissons !… Il le fut. On revint à Paris, mais les criminels plaisirs dont s’était enivré cet homme pervers, avaient trop délicieusement flatté ses facultés physiques et morales, pour que l’inconstance qui rompait ordinairement toutes ses autres intrigues, pût briser les nœuds de celle-ci. Il devint éperdûment amoureux, et de cette dangereuse passion dut naître inévitablement le plus cruel abandon de sa femme… quelle victime hélas ! madame de Franval, âgée pour lors de trente et un an, était à la fleur de sa plus grande beauté ; une impression de tristesse inévitable d’après les chagrins qui la consumaient, la rendait plus intéressante encore ; inondée 612 de ses larmes, dans l’abattement de la mélancolie… ses beaux cheveux négligemment épars sur une gorge d’albâtre… ses lèvres amoureusement empreintes sur le portrait chéri de son infidèle et de son tyran, elle ressemblait à ces belles vierges que peignît Michel-Ange au sein de la douleur ; elle ignorait cependant encore ce qui devait completter son tourment. La façon dont on instruisait Eugénie, les choses essentielles qu’on lui laissait ignorer, ou dont on ne lui parlait que pour les lui faire haïr ; la certitude qu’elle avait, que ces devoirs, méprisés de Franval, ne seraient jamais permis à sa fille ; le peu de temps qu’on lui accordait pour voir cette jeune personne, la crainte que l’éducation singulière qu’on lui donnait, n’entraînât tôt ou tard des crimes, les égaremens de Franval enfin, sa dureté journalière envers elle… elle qui n’était occupée que de le prévenir, qui ne connaissait d’autres charmes que de l’intéresser ou de lui plaire ; telles étaient jusqu’alors les seules causes de son affliction. De quels traits douloureux cette âme tendre et sensible, ne serait-elle pas pénétrée, aussi-tôt qu’elle apprendrait tout. Cependant l’éducation d’Eugénie continuait ; elle-même avait desiré de suivre ses maîtres jusqu’à seize ans, et ses talens, ses connaissances étendues… les grâces qui se développaient chaque jour en elle… tout enchaînait plus fortement Franval ; il était facile de voir qu’il n’avait jamais rien aimé comme Eugénie. On n’avait changé au premier plan de vie de mademoiselle de Franval, que le temps des conférences ; 613 ces tête-à-têtes avec son père, se renouvellaient beaucoup plus, et se prolongeaient très-avant dans la nuit. La seule gouvernante d’Eugénie, était au fait de toute l’intrigue, et l’on comptait assez solidement sur elle, pour ne point redouter son indiscrétion. Il y avait aussi quelques changemens dans les repas d’Eugénie, elle mangeait avec ses parens. Cette circonstance dans une maison comme celle de Franval, mit bientôt Eugénie à portée de connaître du monde, et d’être desirée pour épouse. Elle fut demandée par plusieurs personnes. Franval certain du cœur de sa fille, et ne croyant point devoir redouter ces démarches, n’avait pourtant pas assez réfléchi que cette affluence de propositions parviendrait peut-être à tout dévoiler. Dans une conversation avec sa fille, faveur si desirée de madame de Franval, et qu’elle obtenait si rarement, cette tendre mère apprit à Eugénie que monsieur de Colunce la voulait en mariage ; vous connaissez cet homme, ma fille, dit madame de Franval, il vous aime, il est jeune, aimable, il sera riche, il n’attend que votre aveu… que votre unique aveu, ma fille… qu’elle sera ma réponse ? Eugénie surprise, rougit, et répond qu’elle ne se sent encore aucun goût pour le mariage ; mais qu’on peut consulter son père ; elle n’aura d’autres volontés que les siennes. Madame de Franval ne voyant rien que de simple dans cette réponse, patienta quelques jours ; et trouvant enfin l’occasion d’en parler à son mari, elle lui communiqua les intentions de la famille du jeune Colunce, et celles que lui-même avait témoignées, elle y joignit la réponse de sa fille. On imagine bien que 614 Franval savait tout ; mais se déguisant sans se contraindre néanmoins assez, madame, dit-il sèchement à son épouse, je vous demande avec instance de ne point vous mêler d’Eugénie ; aux soins que vous m’avez vu prendre à l’éloigner de vous, il a dû vous être facile de reconnaître combien je desirais que ce qui la concernait, ne vous regardât nullement. Je vous renouvelle mes ordres sur cet objet… vous ne les oublierez plus, je m’en flatte ? — Mais que répondrai-je, monsieur, puisque c’est à moi qu’on s’adresse ? — Vous direz que je suis sensible à l’honneur qu’on me fait, et que ma fille a des défauts de naissance qui s’opposent aux nœuds de l’hymen. Mais, monsieur, ces défauts ne sont point réels ; pourquoi voulez-vous que j’en impose, et pourquoi priver votre fille unique, du bonheur qu’elle peut trouver dans le mariage ? — Ces liens vous ont-ils rendu il fort heureuse, madame ? — Toutes les femmes n’ont pas les torts que j’ai eu, sans doute, de ne pouvoir réussir à vous enchaîner, (et avec un soupir) ou tous les maris ne vous ressemblent pas. — Les femmes… fausses, jalouses, impérieuses, coquettes ou dévotes… les maris, perfides, inconstans, cruels ou despotes, voilà l’abrégé de tous les individus de la terre, madame, n’espérez pas trouver un phœnix. — Cependant tout le monde se marie. — Oui, les sots ou les oisifs ; on ne se marie jamais, dit un philosophe, que quand on ne sait ce qu’on fait, ou quand on ne sait plus que faire. — Il faudrait donc laisser périr l’univers ? — Autant vaudrait ; une plante qui ne produit que du venin ne saurait être extirpée trop tôt. — Eugénie vous saura peu de gré de cet excès de rigueur 615 envers elle. — Cet hymen paraît-il lui plaire ? — Vos ordres sont ses loix, elle l’a dit. — Eh bien ! madame, mes ordres sont que vous laissiez-là cet hymen ; et monsieur de Franval sortit en renouvellant à sa femme les défenses les plus rigoureuses de lui parler de cela davantage. Madame de Franval ne manqua pas de rendre à sa mère la conversation qu’elle venait d’avoir avec son mari, et madame de Farneille, plus fine, plus accoutumée aux effets des passions que son intéressante fille, soupçonna tout de suite, qu’il y avait là quelque chose de surnaturel. Eugénie voyait fort peu sa grand’mère, une heure au plus, aux évènemens, et toujours sous les yeux de Franval. Madame de Farneille ayant envie de s’éclaircir, fit donc prier son gendre de lui envoyer un jour sa petite fille, et de la lui laisser un après-midi tout entier, pour la dissiper, disait-elle, d’un accès de migraine dont elle se trouvait accablée ; Franval fit répondre aigrement qu’il n’y avait rien qu’Eugénie craignît comme les vapeurs, qu’il la mènerait pourtant où on la desirait, mais qu’elle n’y pouvait rester long-temps, à cause de l’obligation où elle était de se rendre de là à un cours de physique qu’elle suivait avec assiduité. On se rendit chez madame de Farneille, qui ne cacha point à son gendre l’étonnement dans lequel elle était du refus de l’hymen proposé. Vous pouvez, je crois, sans crainte, poursuivit-elle, permettre que votre fille me convainque elle-même du défaut qui, selon vous, doit la priver du mariage ? Que ce défaut soit réel ou non, 616 madame, dit Franval, un peu surpris de la résolution de sa belle-mère, le fait est qu’il m’en coûterait fort cher pour marier ma fille, et que je suis encore trop jeune pour consentir à de pareils sacrifices, quand elle aura vingt-cinq ans, elle agira comme bon lui semblera ; qu’elle ne compte point sur moi jusqu’à cette époque ; et vos sentimens sontils les mêmes, Eugénie, dit madame de Farneille ; ils diffèrent en quelque chose, madame, dit mademoiselle de Franval avec beaucoup de fermeté ; monsieur me permet de me marier à vingt-cinq ans, et moi, je proteste à vous et à lui, madame, de ne profiter de ma vie d’une permission… qui, avec ma façon de penser, ne contribuerait qu’au malheur de mes jours. On n’a point de façon de penser à votre âge, mademoiselle, dit madame de Farneille, et il y a dans tout ceci quelque chose d’extraordinaire, qu’il faudra pourtant bien que je démêle. Je vous y exhorte, madame, dit Franval, en emmenant sa fille ; vous ferez même très-bien d’employer votre clergé pour parvenir au mot de l’énigme, et quand toutes vos puissances auront habilement agi, quand vous serez instruite enfin, vous voudrez bien me dire si j’ai tort ou si j’ai raison de m’opposer au mariage d’Eugénie. Le sarcasme qui portait sur les conseillers ecclésiastiques de la belle-mère de Franval, avait pour but un personnage respectable, qu’il est à propos de faire connaître, puisque la suite des évènemens va le montrer bientôt en action. Il s’agissait du directeur de madame de Farneille et de sa fille… l’un des hommes le plus vertueux qu’il y eût en France ; honnête, bienfaisant, plein de candeur et de 617 sagesse, monsieur de Clervil, loin de tous les vices de sa robe, n’avait que des qualités douces et utiles. Appui certain du pauvre, ami sincère de l’opulent, consolateur du malheureux, ce digne homme réunissait tous les dons qui rendent aimable, à toutes les vertus qui font l’homme sensible, Clervil consulté, répondit en homme de bon sens, qu’avant de prendre aucun parti dans cette affaire, il fallait démêler les raisons de monsieur de Franval, pour s’opposer au mariage de sa fille ; et quoique madame de Farneille lança quelques traits propres à faire soupçonner l’intrigue, qui n’existait que trop réellement, le prudent directeur rejetât ces idées, et les trouvant beaucoup trop outrageuses pour madame de Franval et pour son mari, il s’en éloigna toujours avec indignation. C’est une chose si affligeante que le crime, madame, disait quelquefois cet honnête homme, il est si peu vraisemblable de supposer qu’un être sage franchisse volontairement toutes les digues de la pudeur, et tous les freins de la vertu, que ce n’est jamais qu’avec la répugnance la plus extrême, que je me détermine à prêter de tels torts ; livrons-nous rarement aux soupçons du vice ; ils sont souvent l’ouvrage de notre amour-propre, presque toujours le fruit d’une comparaison sourde, qui se fait au fond de notre âme ; nous nous pressons d’admettre le mal, pour avoir droit de nous trouver meilleurs. En y réfléchissant bien, ne vaudrait-il pas mieux, madame, qu’un tort secret ne fût jamais dévoilé, que d’en supposer d’illusoires par une 618 impardonnable précipitation, et de flétrir ainsi sans sujet, à nos yeux, des gens, qui n’ont jamais commis d’autres fautes que celles que leur a prêté notre orgueil ; tout ne gagne-t-il pas d’ailleurs à ce principe ? N’est-il pas infiniment moins nécessaire de punir un crime, qu’il n’est essentiel d’empêcher ce crime de s’étendre ? En le laissant dans l’ombre qu’il recherche, n’est-il pas comme anéanti ? le scandale est sûr en l’ébruitant, le récit qu’on en fait, réveille les passions de ceux qui sont enclins au même genre de délits ; l’inséparable aveuglement du crime flatte l’espoir qu’à le coupable d’être plus heureux que celui qui vient d’être reconnu ; ce n’est pas une leçon qu’on lui a donné, c’est un conseil, et il se livre à des excès qu’il n’eût peutêtre jamais osé, sans l’imprudent éclat… faussement pris pour de la justice… et qui n’est que de la rigueur mal conçue, ou de la vanité qu’on déguise. Il ne se prit donc d’autre résolution dans ce premier comité, que celle, de vérifier avec exactitude les raisons de l’éloignement de Franval pour le mariage de sa fille, et les causes qui faisaient partager à Eugénie cette même manière de penser : on se décida ne rien entreprendre que ces motifs ne fussent dévoilés. Eh bien ! Eugénie, dit Franval le soir à sa fille, vous le voyez, on veut nous séparer, y réussira-t-on, mon enfant ?… Parviendra-t-on à briser les plus doux nœuds de ma vie ? — Jamais… jamais, ne l’appréhende pas, ô mon plus tendre ami ! ces nœuds que tu délectes me sont aussi précieux qu’à toi ; tu ne m’as point trompée, tu m’as fais voir, en les 619 formant, à quel point ils choquaient nos mœurs ; et peu effrayée de franchir des usages qui, variant à chaque climat, ne peuvent avoir rien de sacré, je les ai voulu ces nœuds, je les ai tissu sans remords, ne crains donc pas que je les rompe. — Hélas ! qui sait ?… Colunce est plus jeune que moi… Il à tout ce qu’il faut pour te charmer : n’écoute pas, Eugénie, un reste d’égarement qui t’aveugle sans doute ; l’âge et le flambeau de la raison en dissipant le prestige, produiront bientôt des regrets, tu les déposeras dans mon sein, et je ne me pardonnerai pas de les voir fait naître ! Non, reprit Eugénie fermement, non, je suis décidée à n’aimer que toi seul ; je me croirais la plus malheureuse des femmes, s’il me fallait prendre un époux… Moi, poursuivitelle avec chaleur, moi, me joindre à un étranger qui, n’ayant pas comme toi de doubles raisons pour m’aimer, mettrait à la mesure de ses sentimens, tout au plus celle de ses desirs… Abandonnée, méprisée par lui, que deviendrais-je après ? Prude, dévote, ou catin ? Eh ! non, non. J’aime mieux être ta maîtresse, mon ami. Oui, je t’aime mieux cent fois, que d’être réduite à jouer dans le monde l’un ou l’autre de ces rôles infâmes… Mais quelle est la cause de tout ce train, poursuivait Eugénie avec aigreur ?… La sais-tu, mon ami ? Quelle elle est ?… Ta femme ?… Elle seule… Son implacable jalousie… N’en doute point, voilà les seuls motifs des malheurs dont on nous menace… Ah ! je ne l’en blâme point : tout est simple… tout se conçoit… tout se fait quand il s’agit de te conserver, Que n’entreprendrais-je pas si j’étais à sa place, et qu’on voulût m’enlever ton cœur ? 620 Franval, étonnamment ému, embrasse mille fois sa fille ; et celle-ci, plus encouragée par ces criminelles caresses, développant son âme atroce avec plus d’énergie, hazarda de dire à son père, avec une impardonnable impudence, que la seule façon d’être moins observés l’un et l’autre était de donner un amant à sa mère. Ce projet divertit Franval ; mais bien plus méchant que sa fille, et voulant préparer imperceptiblement ce jeune cœur à toutes les impressions de haîne qu’il desirait y semer pour sa femme, il répondit que cette vengeance lui paraissait trop douce ; qu’il y avait bien d’autres moyens de rendre une femme malheureuse quand elle donnait de l’humeur à son mari. Quelques semaines se passèrent ainsi, pendant lesquelles Franval et sa fille se décidèrent enfin au premier plan conçu pour le désespoir de la vertueuse épouse de ce monstre, croyant, avec raison, qu’avant d’en venir à des procédés plus indignes, il fallait au moins essayer celui d’un amant qui, non-seulement pourrait fournir matière à tous les autres, mais qui, s’il réussissait, obligerait nécessairement alors madame de Franval à ne plus tant s’occuper des torts d’autrui, puisqu’elle en aurait elle-même d’aussi constatés. Franval porta les yeux pour l’exécution de ce projet sur tous les jeunes gens de sa connaissance ; et, après avoir bien réfléchi, il ne trouva que Valmont qui lui parut susceptible de le servir. Valmont avait trente ans, une figure Charmante, de l’esprit, bien de l’imagination, pas le moindre principe, et par conséquent très-propre à remplir le rôle qu’on allait lui 621 offrir. Franval l’invite un jour à dîner, et le prenant à part au sortir de table : Mon ami, lui dit-il, je t’ai toujours cru digne de moi ; voici l’instant de me prouver que je n’ai pas eu tort : j’exige une preuve de tes sentimens… mais une preuve très-extraordinaire. — De quoi s’agit-il ? expliquetoi, mon cher, et ne doute jamais de mon empressement à t’être utile ? — Comment trouves-tu ma femme ? — Délicieuse ; et si tu n’en étais pas le mari, il y a long-temps que j’en serais l’amant. — Cette considération est bien délicate, Valmont, mais elle ne me touche pas. — Comment ? — Je m’en vais t’étonner… c’est précisément parce que tu m’aimes… précisément parce que je suis l’époux de madame de Franval que j’exige de toi d’en devenir l’amant. — Es-tu fou ? — Non, mais fantasque… mais capricieux, il y a long-temps que tu me connais sur ce ton… je veux faire faire une chûte à la vertu, et je prétends que ce soit toi qui la prenne au piége. — Quelle extravagance ! — Pas un mot, c’est un chef-d’œuvre de raison. — Quoi ! tu veux que je te fasse… ? — Oui, je le veux, je l’exige, et je cesse de te regarder comme mon ami, si tu me refuses cette faveur… je te servirai… je te procurerai des instans… je les multiplierai… tu en profiteras ; et, dès que je serai bien certain de mon sort, je me jeterai, s’il le faut, à tes pieds pour te remercier de ta complaisance. — Franval, je ne suis pas ta dupe ; il y a ladessous quelque chose de fort étonnant… Je n’entreprends rien que je ne sache tout. — Oui… mais je te crois un peu scrupuleux, je ne te soupçonne pas encore assez de force dans l’esprit pour être susceptible d’entendre le 622 développement de tout ceci… Encore des préjugés…… de la chevalerie, je gage ?… tu frémiras comme un enfant quand je t’aurai tout dit, et tu ne voudras plus rien faire. — Moi, frémir ?… je suis en vérité confus de ta façon de me juger : apprends, mon cher, qu’il n’y à pas un égarement dans le monde… non, pas un seul, de quelqu’irrégularité qu’il puisse être, qui soit capable d’alarmer un instant mon cœur. — Valmont, as-tu quelquefois fixé Eugénie ? — Ta fille ? — Ou ma maîtresse, si tu l’aimes mieux ? — Ah ! scélérat, je te comprends. — Voilà la première fois de ma vie où je te trouve de la pénétration. — Comment ? d’honneur, tu aimes ta fille ? — Oui, mon ami, comme Loth ; j’ai toujours été pénétré d’un si grand respect pour les livres saints, toujours si convaincu qu’on gagnait le ciel en imitant ses héros !… Ah ! mon ami, la folie de Pygmalion ne m’étonne plus… L’univers n’est-il donc pas rempli de ces faiblesses ? N’a-t-il pas fallu commencer parlà pour peupler le monde ? Et ce qui n’était pas un mal alors, peut-il donc l’être devenu ? Quelle extravagance ! une jolie personne ne saurait me tenter, parce que j’aurais le tort de l’avoir mis au monde, ce qui doit m’unir plus intimement à elle, deviendrait la raison qui m’en éloignerait ? C’est parce qu’elle me ressemblerait, parce qu’elle serait issue de mon sang, c’est-à-dire, parce qu’elle réunirait tous les motifs qui peuvent fonder le plus ardent amour, que je la verrais d’un œil froid ?… Ah ! quels sophismes… quelle absurdité ! Laissons aux sots ces ridicules freins, ils ne sont pas faits pour des âmes telles que les nôtres ; l’empire de la beauté, les saints droits de 623 l’amour, ne connaissent point les futiles conventions humaines ; leur ascendant les anéantit comme les rayons de l’astre du jour épure le sein de la terre des brouillards qui la couvrent la nuit. Foulons aux pieds ces préjugés atroces, toujours ennemis du bonheur ; s’ils séduisirent quelquefois la raison, ce ne fut jamais qu’aux dépens des plus flatteuses jouissances… qu’ils soient à jamais méprisés par nous. Tu me convaincs, répondit Valmont, et je t’accorde bien facilement, que ton Eugénie doit être une maîtresse délicieuse ; beauté bien plus vive que sa mère, si elle n’a pas tout-à-fait, comme ta femme, cette langueur qui s’empare de l’âme avec tant de volupté, elle à ce piquant qui nous dompte, qui semble en un mot, subjuguer tout ce qui voudrait user de résistance ; si l’une a l’air de céder, l’autre exige ; ce que l’une permet, l’autre l’offre, et j’y conçois beaucoup plus de charmes. — Ce n’est pourtant pas Eugénie que je te donne, c’est sa mère. — Eh, quelle raison t’engage à ce procédé ? — Ma femme est jalouse, elle me gêne, elle m’examine ; elle veut marier Eugénie, il faut que je lui fasse avoir des torts, pour réussir à couvrir les miens, il faut donc que tu l’aies… que tu t’en amuses quelque temps… que tu la trahisses ensuite… que je te surprenne dans ses bras… que je la punisse, ou qu’au moyen de cette découverte j’achète la paix de part et d’autre dans nos mutuelles erreurs… mais point d’amour, Valmont du sangfroid, enchaîne-là, et ne t’en se pas maîtriser, si le sentiment s’en mêle, mes projets sont au diable. — Ne crains rien, ce serait la première femme qui aurait échauffé mon cœur. 624 Nos deux scélérats convinrent donc de leurs arrangemens, et il fut résolu que dans très-peu de jours, Valmont entreprendrait madame de Franval avec pleine permission d’employer tout ce qu’il voudrait pour réussir… même l’aveu des amours de Franval, comme le plus puissant des moyens pour déterminer cette honnête femme à la vengeance. Eugénie, à qui le projet fut confié, s’en amusa prodigieusement ; l’infâme créature osa dire que si Valmont réussissait, pour que son bonheur, à elle, devint aussi complet qu’il pourrait l’être, il faudrait qu’elle pût s’assurer par ses yeux même, de la chûte de sa mère, qu’elle pût voir cette héroïne de vertu, céder incontestablement aux attraits d’un plaisir, qu’elle blâmait avec tant de rigueur. Enfin le jour arrive où la plus sage et la plus malheureuse des femmes va, non-seulement recevoir le coup le plus sensible qui puisse lui être porté, mais où elle va être assez outragée de son affreux époux pour être abandonnée… livrée par lui-même, à celui par lequel il consent d’être déshonoré… Quel délire !… quel mépris de tous les principes, et dans quelles vues la nature peut-elle créer des cœurs aussi dépravés que ceux-là !… Quelques conversations préliminaires avaient disposé cette scène ; Valmont, d’ailleurs, était assez lié avec Franval, pour que sa femme, à qui cela était déjà arrivé sans risque, pût n’en imaginer aucun à rester tête-à-tête avec lui. Tous trois étaient dans le salon, Franval se lève, je me sauve, dit-il, une affaire importante m’appelle… C’est vous mettre avec 625 votre gouvernante, madame, ajouta-t-il, en riant, que de vous laisser avec Valmont, il est si sage… mais s’il s’oublie, vous me le direz, je ne l’aime pas encore au point de lui céder mes droits… et l’impudent s’échappe. Après quelques propos ordinaires, nés de la plaisanterie de Franval, Valmont dit qu’il trouvait son ami changé depuis six mois ; je n’ai pas trop osé lui en demander la raison, continua-t-il, mais il a l’air d’avoir des chagrins. Ce qu’il y a de bien sûr, répondit madame de Franval, c’est qu’il en donne furieusement aux autres. — Oh ciel ! que m’apprenez-vous ?… mon ami aurait avec vous des torts ? — Puissions-nous n’en être encore que là ! — Daignez m’instruire, vous connaissez mon zèle… mon inviolable attachement. — Une suite de désordres horribles… une corruption de mœurs, des torts enfin de toutes les espèces… le croiriez-vous ? On nous propose pour sa fille le mariage le plus avantageux… il ne le veut pas… Et ici l’adroit Valmont détourne les yeux, de l’air d’un homme, qui pénètre… qui gémit, et qui craint de s’expliquer. Comment, monsieur, reprend madame de Franval, ce que je vous dis ne vous étonne pas ? votre silence est bien singulier. — Ah ! madame, ne vaut-il pas mieux se taire, que de parler pour désespérer ce qu’on aime ? — Quelle est cette énigme, expliquez-la, je vous conjure. Comment voulez-vous que je ne frémisse pas à vous dessiller les yeux, dit Valmont, en saisissant avec chaleur une des mains de cette intéressante femme. Oh ! monsieur, reprit madame de Franval trèsanimée, ou ne dites plus mot, ou expliquez-vous, je 626 l’exige… la situation où vous me tenez, est affreuse. Peutêtre bien moins que l’état où vous me réduisez vous-même, dit Valmont, laissant tomber sur celle qu’il cherche à séduire, des regards enflammés d’amour. — Mais que signifie tout cela, monsieur, vous commencez par m’alarmer, vous me faites desirer une explication, osant ensuite me faire entendre des choses que je ne dois ni ne peux souffrir, vous m’ôtez les moyens de savoir de vous ce qui m’inquiète aussi cruellement. Parlez, monsieur, parlez, ou vous allez me réduire au désespoir. — Je serai donc moins obscur, puisque vous l’exigez, madame, et quoiqu’il m’en coûte à déchirer votre cœur… apprenez le motif cruel qui fonde les refus que votre époux fait à monsieur de Colunce… Eugénie… — Eh bien ! — Eh bien ! madame, Franval l’adore ; moins son père aujourd’hui que son amant, il préférerait l’obligation de renoncer au jour, à celle de céder Eugénie. Madame de Franval n’avait pas entendu ce fatal éclaircissement sans une révolution qui lui fit perdre l’usage de ses sens ; Valmont s’empresse de la secourir, et dès qu’il à réussi… vous voyez, continue-t-il, madame, ce que coûte l’aveu que vous avez exigé… Je voudrais pour tout au monde… Laissez-moi, monsieur, laissez moi, dit madame de Franval dans un état difficile à peindre, après d’aussi violentes secousses, j’ai besoin d’être un instant seule. — Et vous voudriez que je vous quittasse dans cette situation ? ah ! vos douleurs sont trop vivement ressenties de mon âme, pour que je ne vous demande pas la permission de les 627 partager ; j’ai fait la plaie, laissez-moi la guérir. — Franval amoureux de sa fille, juste ciel ! cette créature que j’ai porté dans mon sein, c’est elle qui le déchire avec tant d’atrocité… Un crime aussi épouvantable… ah ! monsieur, cela se peut-il ?… en êtes-vous bien sûr ? — Si j’en doutais encore, madame, j’aurais gardé le silence, j’eusse aimé mieux cent fois ne vous rien dire, que de vous alarmer en vain ; c’est de votre époux même que je tiens la certitude de cette infamie, il m’en a fait la confidence ; quoiqu’il en soit, un peu de calme, je vous en supplie ; occupons-nous plutôt maintenant des moyens de rompre cette intrigue, que de ceux de l’éclaircir ; or, ces moyens sont en vous seule. — Ah ! pressez-vous de me les apprendre… ce crime me fait horreur. — Un mari du caractère de Franval, madame, ne se ramène point par de la vertu ; votre époux croit peu à la sagesse des femmes ; fruit de leur orgueil ou de leur tempérament, prétend-il, ce qu’elles font pour se conserver à nous, est bien plus, pour se contenter elles-mêmes, que pour nous plaire ou nous enchaîner… Pardon, madame, mais je ne vous déguiserai pas que je pense assez comme lui sur cet objet ; je n’ai jamais vu que ce fût avec des vertus qu’une femme parvînt à détruire les vices de son époux ; une conduite à-peu-près semblable à celle de Franval, le piquerait beaucoup davantage, et vous le ramènerait bien mieux ; la jalousie en serait la suite assurée, et que de cœurs rendus à l’amour par ce moyen toujours infaillible ; votre mari voyant alors que cette vertu à laquelle il est fait, et qu’il a l’impudence de mépriser, est bien plus l’ouvrage de la réflexion, que de l’insouciance ou 628 des organes, apprendra réellement à l’estimer en vous, au moment où il vous croira capable d’y manquer ;… il imagine… il ose dire que si vous n’avez jamais eue d’amans, c’est que vous n’avez jamais été attaquée ; prouvez-lui qu’il ne tient qu’à vous de l’être… de vous venger de ses torts et de ses mépris ; peut-être aurez-vous fait un petit mal, d’après vos rigoureux principes ; mais que de maux vous aurez prévenu ; quel époux vous aurez converti ! et pour un léger outrage à la déesse que vous révérez, quel sectateur n’aurez-vous pas ramené dans son temple ? Ah ! madame, je n’en appelle qu’à votre raison. Par la conduite que j’ose vous prescrire, vous ramenez à jamais Franval, vous le captivez éternellement ; il vous fuit, par une conduite contraire, il s’échappe pour ne plus revenir ; oui, madame, j’ose le certifier, ou vous n’aimez pas votre époux, ou vous ne devez pas balancer. Madame de Franval, très-surprise de ce discours, fut quelque temps sans y répondre ; reprenant ensuite la parole, en se rappellant les regards de Valmont, et ses premiers propos. Monsieur, dit-elle, avec adresse, à supposer que je cédasse aux conseils que vous me donnez, sur qui croiriezvous que je dusse jeter les yeux pour inquiéter davantage mon mari ? Ah ! s’écria Valmont, ne voyant pas le piège qu’on lui tendait ; chère et divine amie… sur l’homme de l’Univers qui vous aime le mieux, sur celui qui vous adore depuis qu’il vous connaît, et qui jure à vos pieds de mourir sous vos loix… Sortez, monsieur, sortez, dit alors impérieusement madame de Franval, et ne reparaissez 629 jamais devant mes yeux, votre artifice est découvert ; vous ne prêtez à mon mari, des torts… qu’il est incapable d’avoir, que pour mieux établir vos perfides séductions ; apprenez que fût-il même coupable, les moyens que vous m’offrez, répugneraient trop à mon cœur pour les employer un instant ; jamais les travers d’un époux ne légitiment ceux d’une femme ; ils doivent devenir pour elle des motifs de plus d’être sage, afin que le juste, que l’éternel trouvera dans les villes affligées et prêtes à subir les effets de sa colère, puisse écarter, s’il se peut, de leur sein, les flammes qui vont les dévorer. Madame de Franval sortit à ces mots, et, demandant les gens de Valmont, elle l’obligea à se retirer… très-honteux de ses premières démarches. Quoique cette intéressante femme eût démêlé les ruses de l’ami de Franval, ce qu’il avait dit s’accordait si bien avec ses craintes et celles de sa mère, qu’elle se résolut de tout mettre en œuvre, pour ose convaincre de ces cruelles vérités. Elle va voir madame de Farneille, elle lui raconte ce qui s’était passé et revient, décidée aux démarches que nous allons lui voir entreprendre. Il y a long-temps que l’on a dit, et avec bien de la raison, que nous n’avions pas de plus grands ennemis que nos propres valets ; toujours jaloux, toujours envieux, il semble qu’ils cherchent à alléger leurs chaînes en développant des torts qui, nous plaçant alors au-dessous d’eux, laissent au moins, pour quelques instans, à leur vanité, la prépondérance sur nous que leur enlève le sort. 630 Madame de Franval fit séduire une des femmes d’Eugénie : une retraite sûre, un sort agréable, l’apparence d’une bonne action, tout détermine cette créature, et elle s’engage, dès la nuit suivante, à mettre madame de Franval à même de ne plus douter de ses malheurs. L’instant arrive. La malheureuse mère est introduite dans un cabinet voisin de l’appartement où son perfide époux outrage chaque nuit et ses nœuds et le ciel. Eugénie est avec son père ; plusieurs bougies restent allumées sur une encoignure, elles vont éclairer le crime… l’autel est préparé, la victime s’y place… le sacrificateur la suit… Madame de Franval n’a plus pour elle que son désespoir… son amour irrité… son courage… elle brise les portes qui la retiennent, elle se jette dans l’appartement ; et là, tombant à genoux et en larmes aux pieds de cet incestueux… Ô vous ! qui faites le malheur de ma vie, s’écrie-t-elle, en s’adressant à Franval, vous, dont je n’ai pas mérité de tels traitemens… vous que j’adore encore quelques soient les injures que j’en reçoive, voyez mes pleurs… et ne me rejetez pas ; je vous demande la grâce de cette malheureuse, qui, trompée par sa faiblesse et par vos séductions, croit trouver le bonheur au sein de l’impudence et du crime… Eugénie, Eugénie, veuxtu porter le fer dans le sein où tu pris le jour ? Ne te rends pas plus longtemps complice du forfait dont on te cache l’horreur !… Viens… accours… vois mes bras prêts à te recevoir. Vois ta malheureuse mère, à tes genoux, te conjurer de ne pas outrager à-la-fois l’honneur et la nature… Mais si vous me refusez l’un et l’autre, continue 631 cette femme désolée, en se portant un poignard sur le cœur, voilà par quel moyen je vais me soustraire aux flétrissures dont vous prétendez me couvrir ; je ferai jaillir mon sang jusqu’à vous, et ce ne sera plus que sur mon triste corps que vous pourrez consommer vos crimes. Que l’âme endurcie de Franval pût résister à ce spectacle, ceux qui commencent à connoître ce scélérat le croiront facilement ; mais que celle d’Eugénie ne s’y rendît point, voilà ce qui est inconcevable. Madame, dit cette fille corrompue, avec le flegme le plus cruel, je n’accorde pas avec votre raison, je l’avoue, le ridicule esclandre que vous venez faire chez votre mari ; n’est-il pas le maître de ses actions ? et quand il approuve les miennes, avez-vous quelques droits de les blâmer. — Examinons-nous vos incartades avec monsieur de Valmont ? vous troublons-nous dans vos plaisirs ? Daignez donc respecter les nôtres, ou ne pas vous étonner que je sois la première à presser votre époux de prendre le parti qui pourra vous y contraindre… En ce moment la patience échappe à madame de Franval, toute sa colère se tourne contre l’indigne créature qui peut s’oublier au point de lui parler ainsi ; et, se relevant avec fureur, elle s’élance sur elle… Mais l’odieux, le cruel Franval, saisissant sa femme par les cheveux, l’entraîne en furie loin de sa fille et de la chambre ; et, la jetant avec force dans les degrés de la maison, il l’envoie tomber évanouie et en sang sur le seuil de la porte d’une de ses femmes qui, réveillée par ce bruit horrible, soustrait en hâte sa maîtresse aux fureurs de son tyran, déjà descendu pour 632 achever sa malheureuse victime… Elle est chez elle, on l’y enferme, on l’y soigne, et le monstre qui vient de la traiter avec tant de rage, revole auprès de sa détestable compagne passer aussi tranquillement la nuit que s’il ne se fût pas ravalé au-dessous des bêtes les plus féroces, par des attentats tellement exécrables, tellement faits pour l’humilier… tellement horribles, en un mot, que nous rougissons de la nécessité où nous sommes de les dévoiler. Plus d’illusions pour la malheureuse Franval ; il n’en était plus aucune qui pût lui devenir permise ; il n’était que trop clair, que le cœur de son époux, c’est-à-dire, le plus doux bien de sa vie lui était enlevé… et par qui ? par celle qui lui devait le plus de respect…, et qui venait de lui parler avec le plus d’insolence ; elle s’était également doutée que toute l’aventure de Valmont n’était qu’un détestable piége tendu pour lui faire avoir des torts, si l’on pouvait, et, dans le cas contraire, pour lui en prêter, pour l’en couvrir afin de balancer, de légitimer par là, ceux mille fois plus graves qu’on osait avoir avec elle. Rien n’était plus certain. Franval, instruit des mauvais succès de Valmont, l’avait engagé à remplacer le vrai par l’imposture et l’indiscrétion… à publier hautement qu’il était l’amant de madame de Franval ; et il avait été conclu dans cette société qu’on ferait contre-faire des lettres abominables, qui statueraient, de la manière la moins équivoque, l’existence du commerce auquel cependant cette malheureuse épouse avait refusée de se prêter. 633 Cependant au désespoir, blessée même en plusieurs endroits de son corps, madame de Franval tomba sérieusement malade ; et son barbare époux se refusant à la voir, ne daignant pas même s’informer de son état, partit avec Eugénie pour la campagne, sous prétexte que la fièvre étant dans sa maison, il ne voulait pas exposer sa fille. Valmont se présenta plusieurs fois à la porte de madame de Franval pendant sa maladie, mais sans être une seule fois reçu ; enfermée avec sa tendre mère et M. de Clervil, elle ne vit absolument personne ; consolée par des amis si chers, si faits pour avoir des droits sur elle, et rendue à la vie par leurs soins, au bout de quarante jours elle fut en état de voir du monde. Franval alors ramena sa fille à Paris, et l’on disposa tout avec Valmont pour se munir d’armes capables de balancer celles qu’il paraissait que madame de Franval et ses amis allaient diriger contr’eux. Notre scélérat parut chez sa femme dès qu’il la crut en état de le recevoir. Madame, lui dit-il froidement, vous ne devez pas douter de la part que j’ai pris à votre état ; il m’est impossible de vous déguiser, que c’est à lui seul, que vous devez la retenue d’Eugénie ; elle était décidée à porter contre vous les plaintes les plus vives sur la façon dont vous l’avez traitée ; quelque convaincue qu’elle puisse être du respect qu’une fille doit à sa mère, elle ne peut ignorer cependant que cette mère se met dans le plus mauvais cas du monde en se jetant sur sa fille, le poignard à la main ; une vivacité de cette espèce, madame, pourrait en ouvrant les yeux du 634 gouvernement sur votre conduite, nuire infailliblement un jour à votre liberté et à votre honneur. Je ne m’attendais pas à cette récrimination, monsieur, répondit madame de Franval ; et quand, séduite par vous, ma fille se rend à-lafois coupable d’inceste, d’adulterre, de libertinage et de l’ingratitude la plus odieuse envers celle qui l’a mise au monde… oui, je l’avoue, je n’imaginais pas que, d’après cette complication d’horreurs, ce fût à moi de redouter des plaintes : il faut tout votre art, toute votre méchanceté, monsieur, pour, en excusant le crime avec autant d’audace, accuser l’innocence ! — Je n’ignore pas, madame, que les prétextes de votre scène ont été les odieux soupçons que vous osez former sur moi ; mais des chimères ne légitiment pas des crimes : ce que vous avez pensé est faux ; ce que vous avez fait n’a malheureusement que trop de réalité. Vous vous étonnez des reproches que vous a adressés ma fille à l’occasion de votre intrigue avec Valmont ; mais, madame, elle ne dévoile les irrégularités de votre conduite, qu’après tout Paris : cet arrangement est si connu… les preuves, malheureusement si constantes, que ceux qui vous en parlent, commettent tout au plus une imprudence, mais non pas une calomnie. Moi, monsieur, dit cette respectable épouse, en se levant indignée… moi, des arrangemens avec Valmont ?… juste ciel ! c’est vous qui le dites ! (et avec des flots de larmes.) Ingrat ! voilà le prix de ma tendresse… voilà la récompense de t’avoir tant aimé : tu n’es pas content de m’outrager aussi cruellement ; il ne te suffit pas de séduire ma propre fille, il faut encore que tu oses légitimer tes crimes en m’en prêtant qui seraient plus 635 affreux pour moi que la mort… (Et se reprenant.) vous avez des preuves de cette intrigue, monsieur, dites-vous, faites les voir, j’exige qu’elles soient publiques, je vous contraindrai de les faire paraître à toute la terre, si vous refusez de me les montrer. — Non, madame, je ne les montrerai point à toute la terre, ce n’est pas communément un mari qui fait éclater ces sortes de choses ; il en gémit, et les cache de son mieux ; mais si vous les exigez, vous, madame, je ne vous les refuserai certainement point… Et sortant alors un porte-feuille de sa poche : asseyez-vous, dit-il, ceci doit être vérifié avec calme ; l’humeur et l’emportement nuiraient sans me convaincre : remettez vous donc, je vous prie, et discutons ceci de sang-froid. Madame de Franval, bien parfaitement Convaincue de son innocence, ne savait que penser de ces préparatifs, et sa surprise, mêlée d’effroi, la tenait dans un état violent. Voici d’abord, madame, dit Franval en vuidant un des côtés du porte-feuille, toute votre correspondance avec Valmont depuis environ six mois : n’accusez point ce jeune homme d’imprudence ou d’indiscrétion ; il est trop honnête sans doute pour oser vous manquer à ce point. Mais un de ses gens, plus adroit que lui n’est attentif, a trouvé le secret de me procurer ces monumens précieux de votre extrême sagesse et de votre éminente vertu. (Puis feuilletant les lettres qu’il éparpillait sur la table.) trouvez bon, continua-til, que parmi beaucoup de ces bavardages ordinaires d’une femme échauffée… par un homme fort aimable… j’en 636 choisisse une qui m’a paru plus leste et plus décisive encore que les autres… La voici, madame : Mon ennuyeux époux soupe ce soir à sa petite maison du fauxbourg avec cette créature horrible… et qu’il est impossible que j’aie mise au monde : menez, mon cher, me consoler de tous les chagrins que me donnent ces deux monstres… Que dis-je ? n’est-ce pas le plus grand service qu’ils puissent me rendre à présent, et cette intrigue n’empêchera-telle pas mon mari d’appercevoir la nôtre ? Qu’il en resserre donc les nœuds autant qu’il lui plaira ; mais qu’il ne s’avise point au moins de vouloir briser ceux qui m’attachent au seul homme que j’aie vraiment adoré dans le monde. Eh bien ! madame ? — Eh bien ! monsieur, je vous admire, répondit madame de Franval, chaque jour ajoute à l’incroyable estime que vous êtes fait pour mériter ; et quelques grandes qualités que je vous aie reconnu jusqu’à présent, je l’avoue, je ne vous savais pas encore celles de faussaire et de calomniateur. — Ah ! vous niez ? — Point du tout ; je ne demande qu’à être convaincue ; nous ferons nommer des juges… des experts ; et nous demanderons, si vous le voulez bien, la peine la plus rigoureuse pour celui des deux qui sera le coupable ? — Voilà ce qu’on appelle de l’effronterie : allons, j’aime mieux cela que de la douleur… poursuivons. Que vous ayiez un amant, madame, dit Franval, en secouant l’autre partie du porte-feuille, avec une jolie figure et un ennuyeux époux, rien que de très-simple assurément ; mais qu’à votre âge vous entreteniez cet 637 amant, et cela à mes frais, c’est ce que vous me permettrez de ne pas trouver aussi simple… Cependant voici pour cent mille écus de mémoires, ou payés par vous, ou arrêtés de votre main en faveur de Valmont ; daignez les parcourir je vous conjure, ajouta ce monstre en les lui présentant sans les lui laisser toucher… À Zèide, bijoutier. Arrêté le présent mémoire de la somme de vingt-deux mille livres pour le compte de M. de Valmont, par arrangement avec lui. FARNEILLE DE FRANVAL. À Jamet, marchand de chevaux, six mille livres… c’est cet attelage bai-brun qui fait aujourd’hui les délices de Valmont et l’admiration de tout Paris… Oui, madame, en voilà pour trois cens mille deux cent quatre-vingt trois livres dix sols, dont vous devez encore plus d’un tiers, et dont vous avez très-loyalement acquitté le reste… Eh bien ! madame ? — Ah ! monsieur, quant à cette fraude, elle est trop grossière pour me causer la plus légère inquiétude ; je n’exige qu’une chose pour confondre ceux qui l’inventent contre moi… que les gens à qui j’ai, dit-on, arrêté ces mémoires, paraissent, et qu’ils fassent serment que j’ai eu affaire à eux. — Ils le feront, madame, n’en doutez pas ; m’auraient-ils eux-mêmes prévenus de votre conduite, s’ils n’étaient décidés à soutenir ce qu’ils ont déclaré ? l’un d’eux devait même, sans moi, vous faire assigner aujourd’hui… Des pleurs amères jaillissent alors des beaux yeux de cette malheureuse femme ; son courage cesse de la 638 soutenir, elle tombe dans un accès de désespoir, mêlé de symptômes effrayans, elle frappe sa tête contre les marbres qui l’entourent, elle se meurtrit le visage. Monsieur, s’écriet-elle, en se jetant aux pieds de son époux, daignez vous défaire de moi, je vous en supplie, par des moyens moins lens et moins affreux ; puisque mon existence gêne vos crimes, anéantissez-la d’un seul coup… ne me plongez pas si lentement au tombeau… Suis-je coupable de vous avoir aimé ?… de m’être révoltée contre ce qui m’enlevait aussi cruellement votre cœur ?… Eh bien ! punis-m’en, barbare, oui, prends ce fer, dit-elle, en se jetant sur l’épée de son mari, prends-le, te dis-je, et perce-moi le sein sans pitié ; mais que je meure au moins digne de ton estime, que j’emporte au tombeau, pour unique consolation, la certitude que tu me crois incapable des infamies dont tu ne m’accuses… que pour couvrir les tiennes… et elle était à genoux, renversée aux pieds de Franval, ses mains saignantes et blessées du fer nud dont elle s’efforçait de se saisir pour déchirer son sein ; ce beau sein était découvert, ses cheveux en désordre y retombaient en s’inondant des larmes qu’elle répandait à grands flots ; jamais la douleur n’eut plus de pathétique et plus d’expression, jamais on ne l’avait vue sous des détails plus touchans… plus intéressans et plus nobles… Non, madame, dit Franval, en s’opposant au mouvement, non, ce n’est pas votre mort que l’on veut, c’est votre punition ; je conçois votre repentir, vos pleurs ne m’étonnent point, vous êtes furieuse d’être découverte ; ces dispositions me plaisent en vous, elles me font augurer un amendement… que précipitera sans doute le sort que je 639 vous destine, et je vole y donner mes soins. Arrête, Franval, s’écrie cette malheureuse, n’ébruite pas ton déshonneur, n’apprends pas toi-même au public, que tu es à-la-fois parjure, faussaire, incestueux et calomniateur… Tu veux te défaire de moi, je te fuirai, j’irai chercher quelqu’asyle où ton souvenir même échappe à ma mémoire… tu seras libre, tu seras criminel impunément… oui, je t’oublierai… si je le puis, cruel, ou si ta déchirante image ne peut s’effacer de mon cœur, si elle me poursuit encore dans mon obscurité profonde… je ne l’anéantirai pas, perfide, cet effort serait au-dessus de moi, non, je ne l’anéantirai pas, mais je me punirai de mon aveuglement, et j’ensevelirai dès-lors dans l’horreur des tombeaux, l’autel coupable où tu fus trop chéri… À ces mots, derniers élans d’une âme accablée par une maladie récente, l’infortunée s’évanouit et tomba sans connaissance. Les froides ombres de la mort s’étendirent sur les roses de ce beau teint, déjà flétries par l’aiguillon du désespoir, on ne vit plus qu’une masse inanimée, que ne pouvaient pourtant abandonner les grâces, la modestie, la pudeur… tous les attraits de la vertu. Le monstre sort, il va jouir, avec sa coupable fille, du triomphe effrayant que le vice, ou plutôt la scélératesse, ose emporter sur l’innocence et sur le malheur. Ces détails plûrent infiniment à l’exécrable fille de Franval, elle aurait voulu les voir… il aurait fallu porter l’horreur plus loin, il aurait fallu que Valmont triomphât des rigueurs de sa mère, que Franval surprît leurs amours. Quels moyens, si tout cela eût eu lieu, quels moyens de 640 justification fût-il resté à leur victime ? et n’était-il pas important de les lui ravir tous ? Telle était Eugénie. Cependant la malheureuse épouse de Franval n’ayant que le sein de sa mère qui pût s’entr’ouvrir à ses larmes, ne fut pas long-temps à lui faire part de ses nouveaux sujets de chagrins ; ce fut alors que madame de Farneille imagina que l’âge, l’état, la considération personnelle de monsieur de Clervil, pourraient peut-être produire quelques bons effets sur son gendre ; rien n’est confiant comme le malheur ; elle mit le mieux qu’elle put ce respectable ecclésiastique au fait de tous les désordres de Franval, elle le convainquit de ce qu’il n’avait jamais voulu croire, elle lui enjoignit sur-tout de n’employer avec un tel scélérat, que cette éloquence persuasive, plutôt faite pour le cœur que pour l’esprit ; après qu’il aurait causé avec ce perfide, elle lui recommanda d’obtenir une entrevue d’Eugénie, où il mettrait de même en usage tout ce qu’il croirait de plus propre à éclairer cette jeune malheureuse sur l’abîme ouvert sous ses pas, et la ramener, s’il était possible, au sein de sa mère et de la vertu. Franval instruit que Clervil devait demander à voir sa fille et lui, eut le temps de se combiner avec elle, et leurs projets bien disposés, ils firent savoir au directeur de madame de Farneille, que l’un et l’autre étaient prêts à l’entendre. La crédule Franval espérait tout de l’éloquence de ce guide spirituel ; les malheureux saisissent les chimères avec tant d’avidité ; et pour se procurer une jouissance que la vérité leur refuse, ils réalisent avec beaucoup d’art toutes les illusions ! 641 Clervil arrive : il était neuf heures du matin ; Franval le reçoit dans l’appartement où il avait coutume de passer les nuits avec sa fille ; il l’avait fait orner avec toute l’élégance imaginable, en y laissant néanmoins régner une sorte de désordre qui constatait ses criminels plaisirs… Eugénie, près de là, pouvait tout entendre, afin de se mieux disposer à l’entrevue qu’on lui destinait à son tour. Ce n’est qu’avec la plus grande crainte de vous déranger, monsieur, dit Clervil, que j’ose me présenter devant vous ; les gens de notre état sont communément si à charge aux personnes qui, comme vous, passent leur vie dans les voluptés de ce monde, que je me reproche d’avoir consenti aux desirs de madame de Farneille, en vous faisant demander la permission de vous entretenir un instant. — Asseyez-vous, monsieur, et tant que le langage de la justice et de la raison régnera dans, vos discours, ne redoutez jamais l’ennui pour moi. — Vous êtes adoré d’une jeune épouse pleine de charmes et de vertus, qu’on vous accuse de rendre bien malheureuse, monsieur ; n’ayant pour elle que son innocence et sa candeur, n’ayant que l’oreille de sa mère qui puisse écouter ses plaintes, vous idolâtrant toujours p malgré vos torts, vous imaginez aisément qu’elle doit être l’horreur de sa position ! — Je voudrais, monsieur, que nous allassions au fait, il me semble que vous employez des détours ; quel est l’objet de votre mission ? — De vous rendre, au bonheur, s’il était possible. — Donc, si je me trouve heureux comme je suis, vous ne devez plus rien avoir à me dire ? — Il est impossible, monsieur, que le 642 bonheur puisse se trouver dans le crime. — J’en conviens ; mais celui qui, par des études profondes, par des réflexions mûres, a pu mettre son esprit au point de ne soupçonner de mal à rien, de voir avec la plus tranquille indifférence toutes les actions humaines, de les considérer toutes comme des résultats nécessaires d’une puissance, telle qu’elle soit, qui tantôt bonne et tantôt perverse, mais toujours impérieuse, nous inspire tour-à-tour, ce que les hommes approuvent ou ce qu’ils condamnent, mais jamais rien qui la dérange ou qui la trouble, celui-là, dis-je, vous en conviendrez, monsieur, peut se trouver aussi heureux, en se conduisant comme je le fais, que vous l’êtes dans la carrière que vous parcourez ; le bonheur est idéal, il est l’ouvrage de l’imagination ; c’est une manière d’être mû, qui dépend uniquement de notre façon de voir et de sentir ; il n’est, excepté la satisfaction des besoins, aucune chose qui rendent tous les hommes également heureux ; nous voyons chaque jour un individu le devenir, de ce qui déplaît souverainement à un autre ; il n’y a donc point de bonheur certain, il ne peut en exister pour nous d’autre, que celui que nous nous formons en raison de nos organes et de nos principes. — Je le sais, monsieur mais si l’esprit nous trompe, la conscience ne nous égare jamais, et voilà le livre où la nature écrit tous nos devoirs. — Et n’en faisons-nous pas ce que nous voulons, de cette conscience factice ? l’habitude la ploie, elle est pour nous une cire molle qui prend sous nos doigts toutes les formes ; si ce livre était aussi sûr que vous le dites, l’homme n’aurait-il pas une conscience invariable ? d’un bout de la terre à l’autre, toutes 643 les actions ne seraient-elles pas les mêmes pour lui ? et cependant cela est-il ? l’Hottentot tremble-t-il de ce qui effraie le Français ? et celui-ci ne fait-il pas tous les jours ce qui le ferait punir au Japon ? Non, monsieur, non, il n’y à rien de réel dans le monde, rien qui mérite louange ou blâme, rien qui soit digne d’être récompensé ou puni, rien qui, injuste ici, ne soit légitime à cinq-cents lieues de là, aucun mal réel, en un mot, aucun bien constant. — Ne le croyez pas, monsieur, la vertu n’est point une chimère ; il ne s’agit pas de savoir si une chose est bonne ici, ou mauvaise à quelques degrés de là, pour lui assigner une détermination précise de crime ou de vertu, et s’assurer d’y trouver le bonheur en raison du choix qu’on en aura fait ; l’unique félicité de l’homme ne peut se trouver que dans la soumission la plus entière aux lois de son pays ; il faut, ou qu’il les respecte, ou qu’il soit misérable, point de milieu entre leur infraction ou l’infortune. Ce n’est pas, si vous le voulez, de ces choses en elles-mêmes, d’où naissent les maux qui nous accablent, quand nous nous y livrons, lorsqu’elles sont défendues, c’est de la lésion que ces choses, bonnes ou mauvaises intrinséquement, font aux conventions sociales du climat que nous habitons. Il n’y à certainement aucun mal à préférer la promenade des boulevards, à celle des Champs-Élysées ; s’il se promulguait néanmoins une loi, qui interdit les boulevards aux citoyens, — celui qui enfreindrait cette loi, se préparerait peut-être une chaîne éternelle de malheurs, quoiqu’il n’eût fait qu’une chose très-simple en l’enfreignant ; l’habitude d’ailleurs, de rompre des freins 644 ordinaires, fait bientôt briser les plus sérieux, et d’erreurs en erreurs, on arrive à des crimes, faits pour être punis dans tous les pays de l’Univers, faits pour inspirer de l’effroi à toutes les créatures raisonnables qui habitent le globe, sous quelque pôle que ce puisse être. S’il n’y a pas une conscience universelle pour r l’homme, il y en à donc une nationale, relative à l’existence que nous avons reçu de la nature, et dans laquelle sa main imprime nos devoirs en traits, que nous n’effaçons point sans dangers. Par exemple, monsieur, votre famille vous accuse d’inceste ; de quelques sophismes que l’on se soit servi pour légitimer ce crime, pour en amoindrir l’horreur, quelque spécieux qu’aient été les raisonnemens entrepris sur cette matière, de quelqu’autorité qu’on les ait appuyés par des exemples pris chez les nations voisines, il n’en reste pas moins démontré, que ce délit, qui n’est tel que chez quelques peuples, ne soit certainement dangereux, la où les loix l’interdisent ; il n’en est pas moins certain qu’il peut entraîner après lui les plus affreux inconvéniens, et des crimes nécessités par ce premier ;… des crimes, dis-je, les plus faits pour être en horreur aux hommes. Si vous eussiez épousé votre fille sur les bords du Gange, où ces mariages sont permis, peut-être n’eussiez-vous fait qu’un mal très-inférieur ; dans un gouvernement où ces alliances sont défendues, en offrant ce tableau révoltant au public… aux yeux d’une femme qui vous adore, et que cette perfidie met au tombeau, vous commettez, sans doute, une action épouvantable, un délit qui tend à briser les plus saints nœuds de la nature, ceux qui, attachant votre fille à l’être dont elle à reçu le jour, 645 doivent lui rendre cet être le plus respectable et le plus sacré de tous les objets. Vous obligez cette fille à mépriser des devoirs aussi précieux, vous lui faites haïr celle qui l’a portée dans son sein ; vous préparez, sans vous en appercevoir, les armes qu’elle peut diriger contre vous ; vous ne lui présentez aucun systême, vous ne lui inculquez aucun principe, où ne soit gravée votre condamnation ; et si son bras attente un jour à votre vie, vous aurez vous-même aiguisé les poignards. Votre manière de raisonner, si différente de celle des gens de votre état, répondit Franval, va m’engager d’abord à de la confiance, monsieur ; je pourrais nier votre inculpation ; ma franchise à me dévoiler vis-à-vis de vous, va vous obliger, je l’espère, à croire également les torts de ma femme, quand j’emploierai, pour vous les exposer, la même vérité qui va guider l’aveu des miens. Oui, monsieur, j’aime ma fille, je l’aime avec passion, elle est ma maîtresse, ma femme, ma sœur, ma confidente, mon amie, mon unique dieu sur la terre, elle a tous les titres enfin qui peuvent obtenir les hommages d’un cœur, et tous ceux du mien lui sont dûs ; ces sentimens dureront autant que ma vie ; je dois donc les justifier, sans doute, ne pouvant parvenir à y renoncer. Le premier devoir d’un père envers sa fille, est incontestablement, vous en conviendrez, monsieur, de lui procurer la plus grande somme de bonheur possible ; s’il n’y est point parvenu, il est en reste avec cette fille ; s’il à réussi, il est à l’abri de tous les reproches. Je n’ai ni séduit 646 ni contraint Eugénie, cette considération est remarquable, ne la laissez pas échapper ; je ne lui ai point caché le monde, je lui ai développé les roses de l’hymen à côté des ronces qu’on y trouve ; je me suis offert ensuite, j’ai laissé Eugénie libre de choisir, elle a eu tout le temps de la réflexion, elle n’a point balancé, elle à protesté qu’elle ne trouvait le bonheur qu’avec moi ; ai-je eu tort de lui donner pour la rendre heureuse, ce qu’avec connaissance de cause, elle à paru préférer à tout ? — Ces sophismes ne légitiment rien, monsieur, vous ne deviez pas laisser entrevoir à votre fille, que l’être qu’elle ne pouvait préférer sans crime, pouvait devenir l’objet de son bonheur ; quelque belle apparence que pût avoir un fruit, ne vous repentiriez-vous pas de l’offrir à quelqu’un, si vous étiez sûr que la mort fût cachée sous sa pulpe ? Non, monsieur, non, vous n’avez eu que vous pour objet, dans cette malheureuse conduite, et vous en avez rendu votre fille et la complice et la victime ; ces procédés sont impardonnables… et cette épouse vertueuse et sensible, dont vous déchirez le sein à plaisir, quels torts a-t-elle à vos yeux ? quels torts, homme injuste… quel autre que celui de vous idolâtrer ? — Voilà où je vous veux, monsieur, et c’est sur cet objet que j’attends de vous de la confiance ; j’ai quelque droit d’en espérer sans doute ? après la manière pleine de franchise dont vous venez de me voir convenir de ce qu’on m’impute. Et alors Franval, en montrant à Clervil les fausses lettres et les faux billets qu’il attribuait à sa femme, lui certifia que rien n’était plus réel que ces pièces, et que l’intrigue de madame de Franval avec celui qu’elles avaient pour objet. 647 Clervil savait tout ; eh bien ! monsieur, dit-il alors fermement à Franval, ai-je eu raison de vous dire qu’une erreur vue d’abord comme sans conséquence en elle-même, peut, en nous accoutumant à franchir des bornes, nous conduire aux derniers excès du crime et de la méchanceté ? Vous avez commencé par une action, nulle à vos yeux, et vous voyez, pour la légitimer ou la couvrir, toutes les infamies qu’il vous faut faire… Voulez-vous m’en croire, monsieur, jetons au feu ces impardonnables noirceurs, et oublions-en, je vous conjure, jusqu’au plus léger souvenir. — Ces pièces sont réelles, monsieur, — Elles sont fausses. — Vous ne pouvez être que dans le doute ; cet état suffit-il à me donner un démenti ? — Permettez, monsieur, je n’ai pour les supposer vraies, que ce que vous me dites, et vous avez le plus grand intérêt à soutenir votre accusation ; j’ai, pour croire ces pièces fausses, les aveux de votre épouse, qui aurait également le plus grand intérêt à me dire si elles étaient réelles, dans le cas où elles le seraient ; voilà comme je juge, monsieur… l’intérêt des hommes, tel est le véhicule de toutes leurs démarches, le grand ressort de toutes leurs actions ; où je le trouve, s’allume aussi-tôt pour moi le flambeau de la vérité ; cette règle ne me trompa jamais, il y a quarante ans que je m’en sers ; et la vertu de votre femme n’anéantira-t-elle pas d’ailleurs à tous les yeux cette abominable calomnie ? est-ce avec sa franchise, est-ce avec sa candeur, est-ce avec l’amour dont elle brûle encore pour vous, qu’on se permet de telles atrocités ? Non, monsieur, non, ce ne sont point là les débuts du crime ; en en connaissant aussi-bien les effets, vous en deviez mieux 648 diriger les fils. — Des invectives, monsieur ! — Pardon, l’injustice, la calomnie, le libertinage, révoltent si souverainement mon âme, que je ne suis quelquefois pas le maître de l’agitation où ces horreurs me plongent ; brûlons ces papiers, monsieur, je vous le demande encore avec instance… brûlons-les, pour votre honneur et pour votre repos. Je n’imaginais pas, monsieur, dit Franval, en se levant, qu’avec le ministère que vous exercez, on devînt aussi facilement l’apologiste… le protecteur de l’inconduite et de l’adultère ; ma femme me flétrit, elle me ruine, je vous le prouve ; votre aveuglement sur elle, vous fait préférer de m’accuser moi-même et de me supposer plutôt un calomniateur, qu’elle une femme perfide et débauchée ! Eh bien, monsieur, les loix en décideront, tous les tribunaux de France retentiront de mes plaintes, j’y porterai mes preuves, j’y publierai mon déshonneur, et nous verrons alors si vous aurez encore la bonhomie ou plutôt la sottise de protéger contre moi une aussi impudente créature. Je me retirerai donc, monsieur, dit Clervil, en se levant aussi ; je n’imaginais pas que les travers de votre esprit, altérassent autant les qualités de votre cœur, et qu’aveuglé par une vengeance injuste, vous devinssiez capable de soutenir de sang-froid ce que put enfanter le délire… Ah ! monsieur, comme tout ceci me convainc mieux que jamais, que quand l’homme à franchi le plus sacré de ses devoirs, il se permet bientôt de pulvériser tous les autres… si vos réflexions vous ramènent, vous daignerez me faire avertir, monsieur, et vous trouverez toujours, dans votre famille et moi, des amis prêts à vous recevoir… M’est-il permis de voir un instant 649 mademoiselle votre fille ? — Vous en êtes le maître, monsieur, je vous exhorte même à faire valoir auprès d’elle, ou des moyens plus éloquens, ou des ressources plus sûres, pour lui présenter ces vérités lumineuses, ou je n’ai eu le malheur d’appercevoir que de l’aveuglement et des sophismes. Clervil passa chez Eugénie. Elle l’attendait dans le déshabiller le plus coquet et le plus élégant ; cette sorte d’indécence, fruit de l’abandon de soi-même et du crime, régnait impudemment dans ses gestes et dans ses regards, et la perfide, outrageant les grâces qui l’embellissaient malgré elle, réunissait et ce qui peut enflammer le vice, et ce qui révolte la vertu. N’appartenant pas à une jeune fille d’entrer dans des détails aussi profonds, qu’à un philosophe comme Franval, Eugénie s’en tint au persiflage ; peu-à-peu elle en vint aux agaceries les plus décidées ; mais s’appercevant bientôt que ses séductions étaient perdues, et qu’un homme aussi vertueux, que celui auquel elle avait affaire, ne se prendrait pas à ses piéges, elle coupe adroitement les nœuds qui retiennent le voile de ses charmes, et se mettant ainsi dans le plus grand désordre avant que Clervil ait le temps de s’en appercevoir, le misérable, dit-elle en jetant les hauts-cris, qu’on éloigne ce monstre ! que l’on cache sur-tout son son crime à mon père. Juste ciel ! j’attends de lui des conseils pieux… et le malhonnête homme en veut à ma pudeur… Voyez, dit-elle à ses gens accourus sur ses cris, voyez l’état où l’impudent m’a mise ; les voilà, les voilà ces bénins 650 sectateurs d’une divinité qu’ils outragent ; le scandale, la débauche, la séduction, voilà ce qui compose leurs mœurs, et, dupes de leur fausse vertu, nous osons sottement les révérer encore. Clervil, très-irrité d’un pareil esclandre, parvint pourtant à cacher son trouble ; et se retirant, avec sang-froid, au travers de la foule qui l’entoure, que le ciel, dit-il paisiblement, conserve cette infortunée… qu’il la rende meilleure s’il le peut, et que personne dans sa maison n’attente plus que moi sur des sentimens de vertu… que je venais bien moins pour flétrir que pour ranimer dans son cœur. Tel fut le seul fruit que madame de Farneille et sa fille recueillirent d’une négociation dont elles avaient tant espéré. Elles étaient loin de connaître les dégradations que le crime occasionne dans l’âme des scélérats ; ce qui agirait sur les autres, les aigrit, et c’est dans les leçons même de la sagesse qu’ils trouvent de l’encouragement au mal. De ce moment tout s’envenima de part et d’autre ; Franval et Eugénie virent bien qu’il fallait convaincre madame de Franval de ses prétendus torts, d’une manière qui ne lui permit plus d’en douter ; et madame de Farneille, de concert avec sa fille, projeta très-sérieusement de faire enlever Eugénie. On en parla à Clervil : cet honnête ami refusa de prendre part à d’aussi vives résolutions ; il avait, disait-il, été trop maltraité dans cette affaire pour pouvoir autre chose qu’implorer la grâce des coupables, il la demandait avec instance, et se défendait constamment de 651 tout autre genre d’office ou de médiation. Quelle sublimité de sentimens ! Pourquoi cette noblesse est-elle si rare dans les individus de cette robe ? Ou pourquoi cet homme unique en portait-il une si flétrie ? Commençons par les tentatives de Franval. Valmont reparut. Tu es un imbécile, lui dit le coupable amant d’Eugénie, tu es indigne d’être mon élève, et je te tympanise aux yeux de tout Paris si, dans une seconde entrevue, tu ne te conduis pas mieux avec ma femme ; il faut l’avoir, mon ami, mais l’avoir authentiquement, il faut que mes yeux me convainquent de sa défaite… il faut enfin que je puisse ôter à cette détestable créature tout moyen d’excuse et de défense. — Mais si elle résiste, répondit Valmont, — Tu emploieras la violence… j’aurai soin d’écarter tout le monde… Effraye-la, menace-la, qu’importe ?… je regarderai comme autant de services signalés de ta part, tous les moyens de ton triomphe. Écoute, dit alors Valmont, je consens à ce que tu me proposes, je te donne ma parole que ta femme cédera ; mais j’exige une condition, rien de fait si tu la refuses ; la jalousie ne doit entrer pour rien dans nos arrangemens ; tu le sais ; j’exige donc que tu me laisses passer un seul quartd’heure avec Eugénie… tu n’imagines pas comme me conduirai quand j’aurai joui du plaisir d’entretenir un moment ta fille… — Mais, Valmont. — Je conçois tes craintes ; mais si tu me crois ton ami, je ne te les pardonne pas, je n’aspire qu’aux charmes de voir Eugénie seule et de l’entretenir une minute. Valmont, dit Franval un peu étonné, 652 tu mets à tes services un prix beaucoup trop cher ; je connais, comme toi, tous les ridicules de la jalousie, mais j’idolâtre celle dont tu me parles, et je céderais plutôt ma fortune que ses faveurs. — Je n’y prétends pas, sois tranquille ; et Franval qui voit bien que, dans le nombre de ses connaissances, aucun être, n’est capable de le servir comme Valmont, s’opposant vivement à ce qu’il échappe… Eh bien ! lui dit-il avec un peu d’humeur, je le répète, tes services sont chers ; en les acquittant de cette façon, tu me tiens quitte de la reconnaissance. — Oh ! la reconnaissance n’est le prix que des services honnêtes ; elle ne s’allumera jamais dans ton cœur pour ceux que je vais te rendre ; il y a mieux, c’est qu’ils nous brouilleront avant deux mois… Vas, mon ami, je connais l’homme… ses travers… ses écarts, et toutes les suites qu’ils entraînent ; place cet animal, le plus méchant de tous, dans telle situation qu’il te plaira, et je ne manquerai pas un seul résultat sur tes données. Je veux donc être payé d’avance, ou je ne fais rien. J’accepte, dit Franval. Eh bien ! répondit Valmont, tout dépend de ta volonté maintenant, j’agirai quand tu voudras. Il me faut quelques jours pour mes préparatifs, dit Franval, mais dans quatre au plus je suis à toi. M. de Franval avait élevé sa fille de manière à être bien sûr que ce ne serait pas l’excès de sa pudeur qui lui ferait refuser de se prêter aux plans combinés avec son ami ; mais il était jaloux, Eugénie le savait ; elle l’adorait pour le moins autant qu’elle en était chérie, et elle avoua à Franval, dès qu’elle sut de quoi il s’agissait, qu’elle redoutait 653 infiniment que ce tête-à-tête n’eût des suites. Franval, qui croyait connoitre assez Valmont, pour être sûr qu’il n’y aurait dans tout cela que quelques alimens pour sa tête, mais aucun danger pour son cœur, dissipa de son mieux les craintes de sa fille, et tout se prépara. Tel fut l’instant où Franval apprit par des gens sûrs et totalement à lui dans la maison de sa belle-mère, qu’Eugénie courait de grands risques, et que madame de Farneille était au moment d’obtenir un ordre pour la faire enlever. Franval ne doute pas que le complot ne soit l’ouvrage de Clervil ; et laissant la pour un moment les projets de Valmont, il ne s’occupe que du soin de se défaire du malheureux ecclésiastique qu’il croit si faussement l’instigateur de tout ; il sème l’or ; ce véhicule puissant de tous les vices, est placé par lui dans mille mains diverses : six coquins affidés lui répondent enfin d’exécuter ses ordres. Un soir, au moment où Clervil, qui soupait souvent chez madame de Farneille, s’en retire seul, et à pied, on l’enveloppe, on le saisit… on lui dit que c’est de la part du gouvernement. On lui montre un ordre contre-fait, on le jette dans une chaise de poste, et on le conduit en toute diligence dans les prisons d’un château isolé que possédait Franval, au fond des Ardennes. Là, le malheureux est recommandé au concierge de cette terre, comme un scélérat qui à voulu attenter à la vie de son maître ; et les meilleures précautions se prennent pour que cette victime infortunée, dont le seul tort est d’avoir usé de trop d’indulgence envers 654 ceux qui l’outragent aussi cruellement, ne puisse jamais reparaître au jour. Madame de Farneille fut au désespoir. Elle ne douta point que le coup ne partît de la main de son gendre ; les soins nécessaires à retrouver Clervil rallentirent un peu ceux de l’enlèvement d’Eugénie ; avec un très-petit nombre de connaissances et un crédit fort médiocre, il était difficile de s’occuper à-la-fois de deux objets aussi importans, d’ailleurs cette action vigoureuse de Franval en avait imposé. On ne pensa donc qu’au directeur ; mais toutes les recherches furent vaines ; notre scélérat avait si bien pris ses mesures, qu’il devint impossible de rien découvrir : madame de Franval n’osait trop-questionner son mari, ils ne s’étaient pas encore parlé depuis la dernière scène, mais la grandeur de l’intérêt annéantit toute considération ; elle eut enfin le courage de demander à son tyran, si son projet était d’ajouter à tous les mauvais procédés qu’il avait pour elle, celui d’avoir privé sa mère du meilleur ami qu’elle eut au monde. Le monstre se défendit ; il poussa la fausseté jusqu’à s’offrir pour faire des recherches ; voyant que pour préparer la scène de Valmont, il besoin d’adoucir l’esprit de sa femme en renouvellant sa parole de tout mettre en mouvement pour retrouver Clervil, il prodigua les caresses à cette crédule épouse, l’assura que quelqu’infidélité qu’il lui fît, il lui devenait impossible de ne pas l’adorer au fond de l’âme ; et madame de Franval, toujours complaisante et douce, toujours heureuse de ce qui la rapprochait d’un homme, qui lui était plus cher que la vie, se prêta à tous les 655 desirs de cet époux perfide, les prévint, les servit, les partagea tous, sans oser profiter du moment, comme elle l’aurait dû, pour obtenir au moins de ce barbare une conduite meilleure, et qui ne plongeât pas chaque jour sa malheureuse épouse dans un abîme de tourmens et de maux. Mais l’eût-elle fait, le succès, eût-il couronné ses tentatives ? Franval, si faux dans toutes les actions de sa vie, devait-il être plus sincère dans celle qui n’avait, selon lui, d’attraits qu’autant qu’on y franchissait quelques digues ; il eût tout promis sans doute pour le seul plaisir de tout enfreindre, peut-être même eût-il desiré qu’on exigeât de lui des sermens, pour ajouter les attraits du parjure à ses affreuses jouissances. Franval, absolument en repos, ne songea plus qu’à troubler les autres ; tel était le genre de son caractère vindicatif, turbulent, impétueux, quand on l’inquiétait ; redesirant sa tranquillité à quelque prix que ce pût être, et ne prenant maladroitement pour l’avoir que les moyens les plus capables de la lui faire perdre de nouveau. L’obtenaitil ? ce n’était plus qu’à nuire qu’il employait toutes ses facultés morales et physiques ; ainsi toujours en agitation, ou il fallait qu’il prévînt les artifices qu’il contraignait les autres à employer contre lui ou il fallait qu’il en dirigeât contr’eux. Tout était disposé pour satisfaire Valmont ; et son tête-àtête eut lieu près d’une heure dans l’appartement même d’Eugénie. Eh bien ! es-tu content, dit Franval, en rejoignant son ami. C’est une créature délicieuse, répondit 656 Valmont ; mais Franval, je te le conseille, ne hasarde pas pareille chose avec un autre homme, et félicite-toi des sentimens qui, dans mon cœur, doivent te garantir de tous dangers. J’y compte, répondit Franval assez sérieusement, agis donc maintenant au plutôt. — Je préparerai demain ta femme… tu sens qu’il faut une conversation préliminaire… quatre jours après tu peux être sûr de moi. Les paroles se donnent et l’on se sépare. Mais il s’en fallait bien qu’après une telle entrevue, Valmont eût envie de trahir madame de Franval, ou d’assurer à son ami une conquête dont il n’était devenu que trop envieux. Eugénie avait fait sur lui des impressions assez profondes pour qu’il ne pût y renoncer ; il était résolu de l’obtenir pour femme, à quelque prix que ce pût être. En y pensant mûrement, dès que l’intrigue d’Eugénie avec son père ne le rebutait pas, il était bien certain que sa fortune égalant celle de Colunce, il pouvait à tout aussi juste titre, prétendre à la même alliance ; il imagina donc qu’en se présentant pour époux, il ne pouvait pas être refusé, et qu’en agissant avec ardeur, pour rompre les liens incestueux d’Eugénie, en répondant à la famille d’y réussir, il obtiendrait infailliblement l’objet de son culte… à une affaire près avec Franval, dont son courage et son adresse lui faisaient espérer le succès. Vingt-quatre heures suffisent à ces réflexions, et c’est tout plein de ces idées, que Valmont se rend chez madame de Franval. Elle était avertie ; dans sa dernière entrevue avec son mari, on se rappelle qu’elle s’était presque raccommodée, ou plutôt 657 qu’ayant cédé aux artifices insidieux de ce perfide, elle ne pouvait plus refuser la Visite de Valmont. Elle avait pourtant objecté les billets, les propos, les idées qu’avait eu Franval ; mais lui, n’ayant plus l’air de songer à rien, l’avait très-assurée, que la plus sûre façon de faire croire que tout cela était faux ou n’existait plus, était de voir son ami comme à l’ordinaire ; s’y refuser assurait-il, légitimerait ses soupçons ; la meilleure preuve qu’une femme puisse fournir de son honnêteté, lui avait-il dit, est de continuer à voir publiquement celui dont on à tenu des propos relatifs à elle : tout cela était sophistique ; madame de Franval le sentait à merveille, mais elle espérait une explication de Valmont ; le desir de l’avoir, joint à celui de ne point fâcher son époux, avait fait disparaître à ses yeux tout ce qui aurait dû raisonnablement l’empêcher de voir ce jeune homme. Il arrive donc, et Franval se hâtant de sortir, les laisse aux prises comme la dernière fois : les éclaircissemens devaient être vifs et longs ; Valmont plein de ses idées, abrège tout et vient au fait. Ô ! madame, ne voyez plus en moi le même homme qui se, rendit si coupable à vos yeux la dernière fois qu’il vous entretint, se pressa-t-il de dire ; j’étais alors le complice des torts de votre époux, j’en deviens aujourd’hui le réparateur ; mais prenez confiance en moi, madame, daignez vous pénétrer de la parole d’honneur que je vous donne de ne venir ici ni pour vous mentir ni pour vous en imposer sur rien ; alors il convint de l’histoire des faux billets et des lettres contrefaites, il demanda mille excuses de s’y être 658 prêté, il prévint madame de Franval des nouvelles horreurs qu’on exigeait encore de lui, et pour constater sa franchise, il avoua ses sentimens pour Eugénie, dévoila ce qui s’était fait, s’engagea à tout rompre, à enlever Eugénie à Franval, et à la conduire en Picardie, dans une des terres de madame de Farneille, si l’une et l’autre de ces dames lui en accordaient la permission, et lui promettaient en mariage pour récompense, celle qu’il aurait retiré de l’abîme. Ces discours, ces aveux de Valmont portaient un tel caractère de vérité, que madame de Franval ne pût s’empêcher d’être convaincue ; Valmont était un excellent parti pour sa fille ; après la mauvaise conduite d’Eugénie, pouvait-elle espérer autant ? Valmont se chargeait de tout, il n’y avait pas d’autre moyen de faire cesser le crime affreux qui désespérait madame de Franval ; ne devait-elle pas se flatter d’ailleurs du retour des sentimens de son époux, après la rupture de la seule intrigue, qui réellement pût devenir dangereuse et pour elle et pour lui ; ces considérations la décidèrent, elle se rendit, mais aux conditions que Valmont lui donnerait sa parole de ne point se battre contre son mari, de passer en pays étranger après avoir rendu Eugénie à madame de Farneille, et d’y rester jusqu’à ce que la tête de Franval fût devenue assez calme, pour se consoler de la perte de ses illicites amours, et consentir enfin au mariage. Valmont s’engagea à tout ; madame de Franval, de son côté, lui répondit des intentions de sa mère, elle l’assura qu’elle ne contrarierait en rien les résolutions qu’ils prenaient ensemble, et Valmont se retira 659 en renouvellant ses excuses à madame de Franval, d’avoir pu se porter contre elle à tout ce que son mal-honnête époux en avait exigé. Dès le lendemain, madame de Farneille instruite, partit pour la Picardie, et Franval, noyé dans le tourbillon perpétuel de ses plaisirs, comptant solidement sur, Valmont, ne craignant plus Clervil, se jeta dans le piège préparé, avec la même bonhomie qu’il desirait si souvent voir aux autres, quand à son tour il avait envie de les y faire tomber. Depuis environ six mois, Eugénie qui touchait à sa dixseptième année, sortait assez souvent seule, ou avec quelques-unes de ses amies. La veille du jour où Valmont, par arrangement pris avec son ami, devait, attaquer madame de Franval, elle était absolument seule à une pièce nouvelle des Français, et elle en revenait de même, devant aller chercher son père dans une maison où il lui avait donné rendez-vous, afin de se rendre ensemble dans celle où tous les deux soupaient… À peine la voiture de mademoiselle de Franval a-t-elle quitté le faubourg Saint-Germain, que dix hommes masqués arrêtent les chevaux, ouvrent la portière, se saisissent d’Eugénie, et la jettent dans une chaise de poste, à côté de Valmont, qui prenant x toute sorte de précaution pour empêcher les cris, recommande la plus extrême diligence, et se trouve hors de Paris en un clind’œil. Il était malheureusement devenu impossible de se défaire des gens et du carosse d’Eugénie, moyennant quoi Franval fut averti fort vite. Valmont, pour se mettre à couvert, avait 660 compté sur l’incertitude où serait Franval de la route qu’il prendrait, et sur les deux ou trois heures d’avance qu’il devrait nécessairement avoir. Pourvu qu’il touchât la terre de madame de Farneille, c’était tout ce qu’il fallait, parce que de là, deux femmes sûres, et une voiture de poste, attendaient Eugénie pour la conduire sur les frontières, dans un asyle ignoré même de Valmont, qui, passant tout de suite en Hollande, ne reparaissait plus que pour épouser sa maîtresse, dès que madame de Farneille et sa fille lui feraient savoir qu’il n’y avait plus d’obstacles, mais la fortune permit que ces sages projets échouassent près des horribles desseins du scélérat dont il s’agit. Franval instruit, ne perd pas un instant, il se rend à la poste, il demande pour quelle route on à donné des chevaux depuis six heures du soir. À sept, il est parti une berline pour Lyon, à huit, une chaise de poste pour la Picardie ; Franval ne balance pas, la berline de Lyon ne doit assurément pas l’intéresser, mais une chaise de poste faisant route vers une province où madame de Farneille a des terres, c’est cela, en douter, serait une folie ; il fait donc mettre promptement les huit meilleurs chevaux de la poste sur la voiture dans laquelle il se trouve, il fait prendre des bidets à ses gens, achète et charge des pistolets pendant qu’on attelle, et vole comme un trait où le conduisent l’amour, le désespoir et la vengeance. En relayant à Senlis, il apprend que la chaise qu’il poursuit, en sort à peine… Franval ordonne qu’on fende l’air ; pour son malheur, il atteint la voiture ; ses gens, et lui, le pistolet à la main, 661 arrêtent le postillon de Valmont, et l’impétueux Franval reconnaissant son adversaire, lui brûle la cervelle avant qu’il ne se mette en défense, arrache Eugénie mourante, se jette avec elle dans son carosse et se retrouve à Paris avant dix heures du matin. Peu inquiet de tout ce qui vient d’arriver, Franval ne s’occupe que d’Eugénie… Le perfide Valmont n’a-t-il point voulu profiter des circonstances ? Eugénie est-elle encore fidelle, et ses coupables nœuds ne sont-ils pas flétris ? Mademoiselle de Franval rassure son père ? Valmont n’a fait que lui dévoiler son projet, et plein d’espoir de l’épouser bientôt, il s’est gardé de profaner l’autel où il voulait offrir des vœux purs ; les sermens d’Eugénie rassurent Franval… Mais sa femme… était-elle au fait de ces manœuvres… s’y était-elle prêtée ? Eugénie, qui avait eu le temps de s’instruire, certifie que tout est l’ouvrage de sa mère, à laquelle elle prodigue les noms les plus odieux, et que cette fatale entrevue, où Franval s’imaginait que Valmont se préparait à le servir si bien, était positivement celle où il le trahissait avec le plus d’impudence. Ah ! dit Franval furieux, que n’a-t-il encore mille vies… j’irais les lui arracher toutes les unes après les autres… Et ma femme !… quand je cherchais à l’étourdir… elle était la première à me tromper… cette créature que l’on croit si douce… cet o ange de vertu… Ah ! traîtresse, traîtresse, tu paieras cher ton crime… il faut du sang à ma vengeance, et j’irai, s’il le faut, le puiser de mes lèvres dans tes veines perfides… Tranquillise-toi, Eugénie, poursuit Franval dans un état violent… oui, tranquillise-toi, le repos 662 te devient nécessaire, va le goûter pendant quelques heures, je veillerai seul à tout ceci. Cependant madame de Farneille, qui avait placé des espions sur la route, n’est pas long-temps sans être avertie de tout ce qui vient de se passer ; sachant sa petite fille reprise, et Valmont tué, elle accourt promptement à Paris… Furieuse, elle assemble sur-le-champ son conseil ; on lui fait voir que le meurtre de Valmont va livrer Franval entre ses mains, que le crédit qu’elle redoute va s’éclipser dans un instant, et qu’elle redevient aussi-tôt maîtresse et de sa fille et d’Eugénie ; mais on lui recommande de prévenir l’éclat, et dans la crainte d’une procédure flétrissante, de solliciter un ordre qui puisse mettre son gendre à couvert. Franval aussi-tôt instruit de ces avis et des démarches qui en deviennent les suites, apprenant à-la-fois que son affaire se sait, et que sa belle-mère n’attend, lui dit-on, que son désastre pour en profiter, vole aussi-tôt à Versailles, voit le ministre, lui confie tout, et n’en reçoit pour réponse que le conseil d’aller se cacher promptement dans celle de ses terres qu’il possède en Alsace, sur les frontières de la Suisse. Franval revient à l’instant chez lui, et dans le dessein de ne pas manquer sa vengeance, de punir la trahison de sa femme, et de se trouver toujours possesseur d’objets assez chers à madame de Farneille, pour qu’elle n’ose, politiquement au moins, prendre parti contre lui, il se résout de ne partir pour Valmor, cette terre que lui a conseillé le ministre, de n’y aller, dis-je, qu’accompagné de sa femme et de sa fille… Mais madame de Franval 663 acceptera-t-elle ? se sentant coupable de l’espèce de trahison qui a occasionné tout ce qui arrive, pourra-t-elle s’éloigner autant ? osera-t-elle se confier sans crainte aux bras d’un époux outragé ? Telle est l’inquiétude de Franval ; pour savoir à quoi s’en tenir, il entre à l’instant chez sa femme, qui savait déjà tout. Madame, lui dit-il avec sang-froid, vous m’avez plongé dans un abîme de malheurs par des indiscrétions bien peu réfléchies ; en en blâmant l’effet j’en approuve néanmoins la cause, elle est assurément dans votre amour pour votre fille et pour moi ; et comme les premiers torts m’appartiennent, je dois oublier les seconds. Chère et tendre moitié de ma vie, continue-t-il, en tombant aux genoux de sa femme, voulez-vous accepter une réconciliation que rien ne puisse troubler désormais ; je viens vous l’offrir, et voici ce que je mets en vos mains pour la sceller… Alors il dépose aux pieds de son épouse tous les papiers contrefaits de la prétendue correspondance de Valmont. Brûlez tout cela, chère amie, je vous conjure, poursuit le traître, avec des larmes feintes, et pardonnez ce que la jalousie m’a fait faire : bannissons toute aigreur entre nous ; j’ai de grands torts, je le confesse ; mais qui sait si Valmont, pour réussir dans ses projets, ne m’a point noirci près de vous bien plus que je ne le mérite… s’il avait osé dire que j’eusse pu cesser de vous aimer… que vous n’eussiez pas toujours été l’objet le plus précieux et le plus respectable qui fût pour moi dans l’univers ; ah ! cher ange, s’il se fût souillé de ces calomnies, que j’aurais bien fait de 664 priver le monde d’un pareil fourbe et d’un tel imposteur ! Oh ! monsieur, dit madame de Franval en larmes, est-il possible de concevoir les atrocités que vous enfantâtes contre moi ? Quelle confiance voulez-vous que je prenne en vous après de telles horreurs ? — Je veux que vous m’aimiez encore, ô la plus tendre et la plus aimable des femmes ! je veux, qu’accusant uniquement ma tête de la multitude de mes écarts, vous vous convainquiez que jamais ce cœur, où vous régnâtes éternellement, ne put être capable de vous trahir… oui, je veux que vous sachiez qu’il n’est pas une de mes erreurs qui ne m’ait rapproché plus vivement de vous… Plus je m’éloignais de ma chère épouse, moins je voyais la possibilité de la retrouver dans rien ; ni les plaisirs, ni les sentimens n’égalaient ceux que mon inconstance me faisait perdre avec elle, et dans les bras même de son image, je regrettais la réalité… Oh ! chère et divine amie, où trouver une âme comme la tienne ! où goûter les faveurs qu’on cueille dans tes bras ! Oui, j’abjure tous mes égaremens… je ne veux plus vivre que pour toi seule au monde… que pour rétablir dans ton cœur ulcéré, cet amour si justement détruit par des torts… dont j’abjure jusqu’au souvenir. Il était impossible à madame de Franval, de résister à des expressions aussi tendres de la part d’un homme qu’elle adorait toujours ; peut-on haïr ce qu’on a bien aimé ? Avec l’âme délicate et sensible de cette intéressante femme, voiton de sang-froid, à ses pieds, noyé des larmes du remords, l’objet qui fut si précieux. Des sanglots s’échappèrent… 665 Moi, dit-elle, en pressant sur son cœur les mains de son époux… moi qui n’ai jamais cessé de t’idolâtrer, cruel ! c’est — moi que tu désespères à plaisir !… ah ! le ciel m’est témoin que de tous les fléaux dont tu pouvais me frapper, la crainte d’avoir perdu ton cœur, ou d’être soupçonné par toi, devenait le plus sanglant de tous… Et quel objet encore tu prends pour m’outrager ?… ma fille !… c’est de ses mains dont tu perces mon cœur… tu veux me forcer de haïr celle que la nature m’a rendue si chère ? Ah ! dit Franval, toujours plus enflammé, je veux la ramener à tes genoux, je veux qu’elle y abjure, comme moi, et son impudence et ses torts… qu’elle obtienne, comme moi, son pardon. Ne nous occupons plus tous trois que de notre mutuel bonheur. Je vais te rendre ta fille… rends-moi mon épouse… et fuyons. — Fuir, grand dieu ! — Mon aventure fait du bruit… je puis être perdu demain… Mes amis, le ministre, tous m’ont conseillé un voyage à Valmor… Daigneras-tu m’y suivre, ô mon amie ! serait-ce à-l’instant où je demande à tes pieds mon pardon, que tu déchirerais mon cœur par un refus ? — Tu m’effraies… Quoi, cette affaire !… — Se traite comme un meurtre, et non comme un duel. — Oh dieu ! et c’est moi qui en suis cause !… Ordonne… ordonne : dispose de moi, cher époux… Je te suis, s’il le faut, au bout de la terre… Ah ! je suis la plus malheureuse des femmes ! — Dis la plus fortunée sans doute, puisque tous les instans de ma vie vont être consacrés à changer désormais en fleurs les épines dont j’entourais tes pas… un désert ne suffit-il pas quand on s’aime ? D’ailleurs ceci ne peut être éternel ; mes amis prévenus, vont agir. — Et ma mère… je voudrais la 666 voir… — Ah ! garde-t-en bien, chère amie, j’ai des preuves sûres qu’elle aigrit les parens de Valmont… qu’elle même, avec eux, sollicite ma perte… — Elle en est incapable ; cesse d’imaginer ces perfides horreurs ; son âme faite pour aimer, n’a jamais connu l’imposture… tu ne l’apprécias jamais bien, Franval… que ne sus-tu l’aimer comme moi ! nous eussions trouvé dans ses bras la félicité sur la terre, c’était l’ange de paix qu’offrait le ciel aux erreurs de ta vie, ton injustice a repoussé son sein, toujours ouvert à ta tendresse, et par inconséquence ou caprice, par ingratitude ou libertinage, tu t’es volontairement privé de la meilleure et de la plus tendre amie qu’eut créée pour toi la nature : eh bien ! je ne la verrai donc pas ? — Non, je te le demande avec instance… les momens sont si précieux ! Tu lui écriras, tu lui peindras mon repentir… peut-être se rendra-telle à mes remords… peut-être recouvrerai-je un jour son estime et son cœur ; tout s’appaisera, nous reviendrons… nous reviendrons jouir dans ses bras, de son pardon et de sa tendresse… Mais éloignons-nous maintenant, chère amie… il le faut dès l’heure même, et les voitures nous attendent… Madame de Franval effrayée, n’ose plus rien répondre ; elle se prépare : un desir de Franval n’est-il pas un ordre pour elle. Le traître vole à sa fille ; il la conduit aux pieds de sa mère ; la fausse créature s’y jette avec autant de perfidie que son père : elle pleure, elle implore sa grâce, elle l’obtient. Madame de Franval l’embrasse ; il est si difficile d’oublier qu’on est mère, quelqu’outrage qu’on ait reçu de ses enfans… la voix de la nature est si impérieuse dans une âme sensible, qu’une seule larme de ces objets sacrés, suffit 667 à nous faire oublier dans eux, vingt ans d’erreurs ou de travers. On partit pour Valmor. L’extrême diligence qu’on était obligé de mettre à ce voyage légitima aux yeux de madame de Franval, toujours crédule et toujours aveuglée, le petit nombre de domestique qu’on emmenait. Le crime évite les regards… il les craint tous ; sa sécurité ne se trouvant possible que dans les ombres du mystère, il s’en enveloppe quand il veut agir. Rien ne se démentit à la campagne ; assiduités, égards, attentions, respects, preuves de tendresse d’une part… du plus violent amour de l’autre, tout fut prodigué, tout séduisit la malheureuse Franval… Au bout du monde, éloignée de sa mère, dans le fond d’une solitude horrible, elle se trouvait heureuse puisqu’elle avait, disait-elle, le cœur de son mari, et que sa fille, sans cesse à ses genoux, ne s’occupait que de lui plaire. Les appartemens d’Eugénie et de son père ne se trouvaient plus voisins l’un de l’autre ; Franval logeait à l’extrêmité du château, Eugénie, tout près de sa mère ; et la décence, la régularité, la pudeur, remplaçaient à Valmor, dans le degré le plus éminent, tous les désordres de la capitale. Chaque nuit Franval se rendait auprès de son épouse, et le fourbe, au sein de l’innocence, de la candeur et de l’amour, osait impudemment nourrir l’espoir de ses horreurs. Assez cruel pour n’être pas désarmé par ces caresses naïves et brûlantes, que lui prodiguait la plus 668 délicate des femmes, c’était au flambeau de l’amour même, que le scélérat allumait celui de la vengeance. On imagine pour tant bien que les assiduités de Franval pour Eugénie ne se rallentissaient pas. Le matin, pendant la toilette de sa mère, Eugénie rencontrait son père au fond des jardins, elle en obtenait à son tour et les avis nécessaires à la conduite du moment et les faveurs qu’elle était loin de vouloir céder totalement à sa rivale. Il n’y avait pas huit jours que l’on était arrivé dans cette retraite, lorsque Franval y apprit que la famille de Valmont le poursuivait à outrance, et que l’affaire allait se traiter de la manière la plus grave ; il devenait, disait-on, impossible de la faire passer pour un duel, il y avait eu malheureusement trop de témoins ; rien de plus certain d’ailleurs, ajoutait-on à Franval, que madame de Farneille était à la tête des ennemis de son gendre, pour achever de le perdre en le privant de sa liberté, ou en le contraignant à sortir, de France, afin de faire incessamment rentrer sous son aile les deux objets chéris qui s’en séparaient. Franval montra ses lettres à sa femme ; elle prit à l’instant la plume pour calmer sa mère, pour l’engager à une façon de penser différente, et pour lui peindre le bonheur dont elle jouissait depuis que l’infortune avait amolli l’âme de son malheureux époux ; elle assurait d’ailleurs qu’on emploierait en vain toute sorte de procédés pour la faire revenir à Paris avec sa fille, qu’elle était résolue de ne point quitter Valmor que l’affaire de son mari ne fût arrangée ; et que si la méchanceté de ses ennemis, ou l’absurdité de ses 669 juges, lui faisaient encourir un arrêt qui dût le flétrir, elle était parfaitement décidée à s’expatrier avec lui. Franval remercia sa femme ; mais n’ayant nulle envie d’attendre le sort que l’on lui préparait, il la prévint qu’il allait passer quelque temps en Suisse, qu’il lui laissait Eugénie, et les conjurait toutes deux de ne pas s’éloigner de Valmor que son destin ne fût éclairci ; que, quel qu’il fût, il reviendrait toujours passer vingt-quatre heures avec sa chère épouse pour aviser de concert au moyen de retourner à Paris si rien ne s’y opposait, ou d’aller, dans le cas contraire, vivre quelque part en sûreté. Ces résolutions prises, Franval, qui ne perdait point de vue que l’imprudence de sa femme avec Valmont était l’unique cause de ses revers, et qui ne respirait que la vengeance, fit dire à sa fille qu’il l’attendait au fond du parc, et s’étant enfermé avec elle dans un pavillon solitaire, après lui avoir fait jurer la soumission la plus aveugle à tout ce qu’il allait lui prescrire, il l’embrasse, et lui parle de la manière suivante : » Vous me perdez, ma fille… peut-être pour jamais… et voyant Eugénie en larmes… Calmez-vous, mon ange, lui dit-il, il ne tient qu’à vous que notre bonheur renaisse, et qu’en France, ou ailleurs, nous ne nous retrouvions à peu de chose près, aussi heureux que nous l’étions. Vous êtes, je me flatte, Eugénie, aussi convaincue qu’il est possible de l’être, que votre mère est la seule cause de tous nos malheurs ; vous savez que je n’ai pas perdu ma vengeance de vue ; si je l’ai déguisée aux yeux de ma femme, vous en 670 avez connu les motifs, vous les avez approuvé, vous m’avez aidé à former le bandeau, dont il était prudent de l’aveugler ; nous voici au terme, Eugénie, il faut agir, votre tranquillité en dépend, ce que vous allez entreprendre, assure à jamais la mienne ; vous m’entendez j’espère, et vous avez trop d’esprit, pour que ce que je vous propose, puisse vous alarmer un instant… Oui, ma fille, il faut agir, il le faut sans délais, il le faut sans remords, et ce doit être votre ouvrage. Votre mère a voulu vous rendre malheureuse, elle a souillé les nœuds qu’elle réclame, elle en a perdu les droits ; dès-lors, non-seulement elle n’est plus pour vous qu’une femme ordinaire, mais elle devient même votre plus mortelle ennemie ; or, la loi de la nature la plus intimement gravée dans nos âmes, est de nous défaire les premiers, si nous le pouvons, de ceux qui conspirent contre nous ; cette loi sacrée, qui nous meut et qui nous inspire sans cesse, ne mit point en nous l’amour du prochain avant celui que nous nous devons à nous-même… d’abord nous, et les autres ensuite, voilà la marche de la nature, aucun respect, par conséquent, aucun ménagement pour les autres, si-tôt qu’ils ont prouvé que notre infortune ou notre perte était le seul objet de leurs vœux ; se conduire différemment, ma fille, serait préférer les autres à nous, et cela serait absurde. Maintenant, venons aux motifs qui doivent décider l’action que je vous conseille. » Je suis obligé de m’éloigner, vous en savez les raisons ; si je vous laisse avec cette femme, avant un mois, gagnée par sa mère, elle vous ramène à Paris, et comme vous ne 671 pouvez plus être mariée après l’éclat qui vient d’être fait, soyez bien sûre que ces deux cruelles personnes, ne deviendront maîtresses de vous, que pour vous faire éternellement pleurer dans un cloître, et votre faiblesse et nos plaisirs. C’est votre grand-mère, Eugénie, qui poursuit contre moi, c’est elle qui se réunit à mes ennemis pour achever de m’écraser ; de tels procédés de sa part peuventils avoir d’autre objet que celui de vous ravoir, et vous aurat-elle sans vous renfermer ? Plus mes affaires s’enveniment, plus le parti qui nous tourmente prend de la force et du crédit. Or, il ne faut pas douter que votre mère ne soit intérieurement à la tête de ce parti, il ne faut pas douter qu’elle ne le rejoigne dès que je serai absent ; cependant ce parti ne veut ma perte, que pour vous rendre la plus malheureuse des femmes ; il faut donc se hâter de l’affaiblir, et c’est lui enlever sa plus grande énergie, que d’en soustraire madame de Franval. Prendrons-nous un autre arrangement ? vous emmènerai-je avec moi ? Votre mère irritée, rejoint aussi-tôt la sienne, et dès-lors, Eugénie, plus un seul instant de tranquillité pour nous ; nous, serons recherchés, poursuivis par-tout, pas un pays n’aura le droit de nous donner un asyle, pas un refuge sur la surface du globe ne deviendra sacré… inviolable, aux yeux des monstres dont nous poursuivra la rage ; ignorez-vous à quelle distance atteignent ces armes odieuses du despotisme et de la tyrannie, lorsque payées au poids de l’or, la méchanceté les dirige ? Votre mère morte, au contraire, madame de Farneille, qui l’aime plus que vous, et qui n’agit dans tout que pour elle, voyant son parti diminué du seul 672 être qui réellement l’attache à ce parti, abandonnera tout, n’excitera plus mes ennemis… ne les enflammera plus contre moi… De ce moment, de deux choses l’une, ou l’affaire de Valmont s’arrange, et rien ne s’oppose plus à notre retour à Paris, ou elle devient plus mauvaise, et contrains alors à passer chez l’étranger, au moins y sommes-nous à l’abri des traits de la Farneille, qui, tant que votre mère vivra, n’aura pour but que notre malheur, parce que, encore une fois, elle s’imagine que la félicité de sa fille ne peut être établie que sur notre chûte. » De quelque côté que vous envisagiez notre position, vous y verrez donc madame de Franval traversant dans tout notre repos, et sa détestable existence, le plus sûr empêchement à notre félicité. » Eugénie, Eugénie, poursuit Franval avec chaleur, en prenant les deux mains de sa fille… chère Eugénie, tu m’aimes, veux-tu donc, dans la crainte d’une action… aussi essentielle à nos intérêts, perdre à jamais celui qui t’adore ! ô, chère et tendre amie, décides-toi, tu n’en peux conserver qu’un des deux ; nécessairement parricide, tu n’as plus que le choix du cœur, ou tes criminels poignards doivent s’enfoncer ; ou il faut que ta mère périsse, ou il faut renoncer à moi… que dis-je, il faut que tu m’égorges moimême… Vivrais-je, hélas ! sans toi ? crois-tu qu’il me serait possible d’exister sans mon Eugénie ? résisterais-je au souvenir des plaisirs que j’aurais goûté dans ces bras… à ces plaisirs délicieux éternellement perdus pour mes sens ? Ton crime, Eugénie, ton crime, est le même en l’un et 673 l’autre cas ; ou il faut détruire une mère qui t’abhorre, et qui ne vit que pour ton malheur, ou il faut assassiner un père qui ne respire que pour toi. Choisis, choisis donc, Eugénie, et si c’est moi que tu condamnes, ne balance pas, fille ingrate, déchire sans pitié ce cœur dont trop d’amour est le seul tort, je bénirai les coups qui viendront de ta main, et mon dernier soupir sera pour t’adorer ». Franval se tait pour écouter la réponse de sa fille ; mais une réflexion profonde paraît la tenir en suspens… elle s’élance à la fin dans les bras de son père. Ô toi que j’aimerai toute ma vie, s’écrie-t-elle, peux tu douter du parti que je prends ? peux-tu soupçonner mon courage ? Arme à l’instant mes mains, et celle que proscrivent ses horreurs et ta sûreté, va bientôt tomber sous mes Coups ; instruis-moi, Franval, règle ma conduite, pars, puisque ta tranquillité l’exige… j’agirai pendant ton absence, je t’instruirai de tout ; mais quelque tournure que prennent les affaires… notre ennemie perdue, ne me laisse pas seule en ce château, je l’exige… viens m’y reprendre, ou fais-moi part des lieux où je pourrai te joindre. Fille chérie, dit Franval, en embrassant le monstre qu’il a trop su séduire, je savais bien que je trouverais en toi tous les sentimens d’amour et de fermeté nécessaires à notre mutuel bonheur… Prends cette boëte… la mort est dans son sein… Eugénie prend la funeste boëte, elle renouvelle ses, sermens à son père ; les autres résolutions se déterminent ; il est arrangé qu’elle attendra l’évènement du procès, et que le crime projeté aura lieu ou non, en raison de ce qui se décidera pour ou contre 674 son père… On se sépare, Franval revient trouver son épouse, il porte l’audace et la fausseté, jusqu’à l’inonder de larmes, jusqu’à recevoir, sans se démentir, les caresses touchantes et pleines de candeur prodiguées par cet ange céleste. Puis étant convenu qu’elle restera sûrement en Alsace avec sa fille, quelque soit le succès de son affaire, le scélérat monte à cheval, et s’éloigne… il s’éloigne de l’innocence et de la vertu, si long-temps souillées par ses crimes. Franval fut s’établir à Bâle, afin de se trouver, moyennant cela, et à l’abri des poursuites qu’on pourrait faire contre lui, et en même temps aussi près de Valmor qu’il était possible, pour que ses lettres pussent, à son défaut, entretenir dans Eugénie, les dispositions qu’il y desirait… Il y avait environ vingt-cinq lieues de Bâle à Valmor, mais des communications assez faciles, quoiqu’au milieu des bois de la Forêt-Noire, pour qu’il pût se procurer une fois la semaine des nouvelles de sa fille. À tout hazard, Franval avait emporté des somme immenses, mais plus encore en papier qu’en argent. Laissons-le s’établir en Suisse, et retournons auprès de sa femme. Rien de pur, rien de sincère comme les intentions de cette excellente créature ; elle avait promis à son époux de rester à cette campagne, jusqu’à ses nouveaux ordres ; rien n’eut fait changer ses résolutions, elle en assurait chaque jour Eugénie… Trop malheureusement éloignée de prendre en elle la confiance que cette respectable mère était faite pour lui inspirer, partageant toujours l’injustice de Franval, qui 675 en nourrissait les semences par des lettres réglées, Eugénie n’imaginait pas qu’elle pût avoir au monde une plus grande ennemie que sa mère. Il n’y avait pourtant rien que ne fît celle-ci pour détruire dans sa fille l’éloignement invincible que cette ingrate conservait au fond de son cœur ; elle l’accablait de caresses et d’amitié, elle se félicitait tendrement avec elle de l’heureux retour de son mari, portait la douceur et l’aménité au point de remercier quelquefois Eugénie, et de lui laisser tout le mérite de cette heureuse conversion ; ensuite, elle se désolait d’être devenue l’innocente cause des nouveaux malheurs qui menaçaient Franval ; loin d’en accuser Eugénie, elle ne s’en prenait qu’à elle-même, et la pressant sur son sein, elle lui demandait avec des larmes, si elle pourrait jamais lui pardonner… L’âme atroce d’Eugénie résistait à ces procédés angéliques. Cette âme perverse n’entendait plus la voix de la nature, le vice avait fermé tous les chemins qui pouvaient arriver à elle… Se retirant froidement des bras de sa mère, elle la regardait avec des yeux quelquefois égarés, et se disait, pour s’encourager, comme cette femme est fausse… comme elle est perfide… elle me caressa de même le jour où elle me fit enlever ; mais ces reproches injustes n’étaient que les sophismes abominables dont s’étaie le crime, quand il veut étouffer l’organe du devoir. Madame de Franval, en faisant enlever Eugénie pour le bonheur de l’une… pour la tranquillité de l’autre, et pour les intérêts de la vertu, avait pu déguiser ses démarches ; de telles feintes ne sont désapprouvées que par le coupable qu’elles trompent ; elles n’offensent pas la probité. Eugénie résistait 676 donc à toute la tendresse de madame de Franval, parce qu’elle avait envie de commettre une horreur, et nullement à cause des torts d’une mère qui sûrement n’en avait aucuns vis-avis de sa fille. Vers la fin du premier mois de séjour à Valmor, madame de Farneille écrivit à sa fille que l’affaire de son mari devenait des plus sérieuses, et que d’après la crainte d’un arrêt flétrissant, le retour de madame de Franval et d’Eugénie devenait d’une extrême nécessité, tant pour en imposer au public, qui tenait les plus mauvais propos, que pour se joindre à elle, et solliciter ensemble un arrangement qui pût désarmer la justice, et répondre du coupable sans le sacrifier. Madame de Franval, qui s’était décidée à n’avoir aucun mystère pour sa fille, lui montra sur-le-champ cette lettre ; Eugénie, de sang-froid, demanda, en fixant sa mère, quel était, à ces tristes nouvelles, le parti qu’elle avait envie de prendre ? Je l’ignore, reprit madame de Franval… Dans le fait, à quoi servons-nous ici ? ne serions-nous pas mille fois plus utiles à mon mari, en suivant les conseils de ma mère ? Vous êtes la maîtresse, madame, répondit Eugénie, je suis faite pour vous obéir, et ma soumission vous est assurée… Mais madame de Franval, voyant bien à la sécheresse de cette réponse, que ce parti ne convient pas à sa fille, elle lui dit qu’elle attendra encore, qu’elle va récrire, et qu’Eugénie peut être sûre, que si elle manque aux intentions de Franval, ce ne sera que dans l’extrême certitude de lui être plus utile à Paris qu’à Valmor. 677 Un autre mois se passa de cette manière, pendant lequel Franval ne cessait d’écrire à sa femme et à sa fille, et d’en recevoir les lettres les plus faites pour lui être agréables, puisqu’il ne voyait dans les unes qu’une parfaite condescendance à ses desirs, et dans les autres, qu’une fermeté la plus entière aux résolutions du crime projeté, dès que la tournure des affaires l’exigerait, ou dès que madame de Franval aurait l’air de se rendre aux sollicitations de sa mère ; car, disait Eugénie dans ses lettres, si je ne remarque dans votre femme que de la droiture et de la franchise, et si les amis qui servent vos affaires à Paris, parviennent à la finir, je vous remettrai le soin dont vous m’avez chargé, et vous le remplirai vous-même quand nous serons ensemble, si vous le jugez alors à propos, à moins pourtant que, dans tous les cas, vous ne m’ordonniez d’agir, et que vous ne le trouviez indispensable, alors je prendrai tout sur moi, soyez-en certain. Franval approuva dans sa réponse tout ce que lui mandait sa fille, et telle fut la dernière lettre qu’il en reçut et qu’il écrivit. La poste d’ensuite n’en apporta plus. Franval s’inquiéta ; aussi peu satisfait du courrier d’après, il se désespère, et son agitation naturelle ne lui permettant plus d’attendre, il forme dès l’instant le projet de venir lui-même à Valmor savoir la cause des retards qui l’inquiètent aussi cruellement. Il monte à cheval suivi d’un valet fidele ; il devait arriver le second jour, assez avant dans la nuit, pour n’être reconnu de personne ; à l’entrée des bois qui couvrent le château de 678 Valmor, et qui se réunissent à la forêt noire vers l’orient, six hommes bien armés arrêtent Franval et son laquais ; ils demandent la bourse ; ces coquins sont instruits, ils savent à qui ils parlent, ils savent que, Franval, impliqué dans une mauvaise affaire, ne marche jamais sans son porte-feuille et prodigieusement d’or… Le valet résiste, il est étendu sans vie aux pieds de son cheval ; Franval, l’épée à la main, met pied à terre, il fond sur ces malheureux, il en blesse trois, et se trouve enveloppé par les autres ; on lui prend tout ce qu’il a, sans parvenir néanmoins à lui ravir son arme, et les voleurs s’échappent aussitôt qu’ils l’ont dépouillé ; Franval les suit, mais les brigands fendant l’air avec leur vol et les chevaux, il devient impossible de savoir de quel côté se sont dirigés leurs pas. Il faisait une nuit horrible, l’aquilon, la grêle… tous les élémens semblaient s’être déchaînés contre ce misérable… Il y a peut-être des cas, où la, nature révoltée des crimes de celui qu’elle poursuit, veut l’accabler, avant de le retirer à elle, de tous les fléaux dont elle dispose… Franval, à moitié nud, mais tenant toujours son épée, s’éloigne comme il peut de ce lieu funeste en se dirigeant du côté de Valmor. Connaissant mal les environs d’une terre dans laquelle il n’a été que la seule fois où nous l’y avons vu, il s’égare dans les routes obscures de cette forêt entièrement inconnue de lui…… Épuisé de fatigue, anéanti par la douleur… dévoré d’inquiétude, tourmenté de la tempête, il se jette à terre, et là, les premières larmes qu’il ait versé de sa vie viennent par flots inonder ses yeux… Infortuné, s’écrie-t-il, tout se 679 réunit donc pour m’écraser enfin… pour me faire sentir le remords… c’était par la main du malheur qu’il devait pénétrer mon âme ; trompé par les douceurs de la prospérité, je l’aurais toujours méconnu. Ô toi, que j’outrageai si grièvement, toi, qui deviens peut-être en cet instant la proie de ma fureur et de ma barbarie !…… épouse adorable… le monde, glorieux de ton existence, te posséderait-il encore ? La main du ciel a-t-elle arrêté mes horreurs ?… Eugénie ! fille trop crédule…… trop indignement séduite par mes abominables artifices… la nature a-t-elle amolli ton cœur ?… a-t-elle suspendu les cruels effets de mon ascendant et de ta faiblesse ? est-il temps !… est-il temps, juste ciel !… Tout-à-coup le son plaintif et majestueux de plusieurs cloches, tristement élancé dans les nues, vient accroître l’horreur de son sort… Il s’émeut… il s’effraie… Qu’entends-je, s’écrie-t-il en se levant ?… fille barbare… est-ce la mort ?… est-ce la vengeance ?… sont-ce les furies de l’enfer qui viennent achever leur ouvrage ?… ces bruits m’annoncent-ils ?… où suis-je ? puis-je les entendre ?… achève, ô ciel !… achève d’immoler le coupable… Et se prosternant…… Grand dieu ! souffre que je mêle ma voix à ceux qui t’implorent en cet instant… vois mes remords et ta puissance, pardonnemoi de t’avoir méconnu… et daigne exaucer les vœux… les premiers vœux que j’ose élever vers toi ! Être-Suprême… préserve la vertu, garantis celle qui fut ta plus belle image en ce monde ; que ces sons, hélas ! que ces lugubres sons ne soient pas ceux que j’appréhende ; et Franval égaré… ne sachant plus ni ce qu’il fait, ni où il va, ne proférant que des 680 mots décousus, suit le chemin qui se présente… Il entend quelqu’un… il revient à lui… il prête l’oreille… c’est un homme à cheval… Qui que vous soyiez, s’écrie Franval, s’avançant vers cet homme… qui que vous puissiez être, ayez pitié d’un malheureux que la douleur égare ; je suis prêt d’attenter à mes jours… instruisez-moi, secourez-moi, si vous êtes homme et compâtissant… daignez me sauver de moi-même. — Dieu ! répond une voix trop connue de cet infortuné, quoi ! vous ici… oh ciel ! éloignez-vous, et Clervil… c’était lui, c’était ce respectable mortel échappé des fers de Franval, que le sort envoyait vers ce malheureux, dans le plus triste instant de sa vie, Clervil se jette à bas de son cheval, et vient tomber dans les bras de son ennemi. C’est vous, monsieur, dit Franval en pressant cet honnête homme sur son sein, c’est vous envers qui j’ai tant d’horreurs à me reprocher ? — Calmez-vous, monsieur, calmez-vous, j’écarte de moi les malheurs qui viennent de m’entourer, je ne me souviens plus de ceux dont vous avez voulu me couvrir, quand le ciel me permet de vous être utile… et je vais vous l’être, monsieur, d’une façon cruelle sans doute, mais nécessaire… Asseyons-nous… jetons-nous au pied de ce cyprès, Ce n’est plus qu’a sa feuille sinistre qu’il appartient de vous couronner maintenant… Ô mon cher Franval, que j’ai de revers à vous apprendre !… Pleurez… ô mon ami ! les larmes vous soulagent, et j’en dois arracher de vos yeux de bien plus amères encore… ils sont passés les jours de délices… ils se sont évanouis pour vous comme un songe, il ne vous reste plus que ceux de la douleur. — Oh ! monsieur, je vous comprends… ces 681 cloches… — Elles vont porter aux pieds de l’ÊtreSuprême… les hommages, les vœux des tristes habitans de Valmor, à qui l’Éternel ne permit de connaître un ange, que pour le plaindre et le regretter… Alors Franval tournant la pointe de son épée sur son cœur, allait trancher le fil de ses jours ; mais Clervil, prévenant cette action furieuse, non, non, mon ami, s’écrie-t-il, ce n’est pas mourir qu’il faut, c’est réparer. Écoutez-moi, j’ai beaucoup de choses à vous dire, il est besoin de calme pour les entendre. — Eh bien ! monsieur, parlez, je vous écoute, enfoncez par degrés le poignard dans mon sein, il est juste qu’il soit oppressé comme il a voulu tourmenter les autres. Je serai court sur ce qui me regarde, monsieur, dit Clervil. Au bout de quelques mois du séjour affreux où vous m’aviez plongé, je fus assez heureux pour fléchir mon gardien ; il m’ouvrit les portes ; je lui recommandai sur-tout de cacher avec le plus grand soin l’injustice que vous vous étiez permise envers moi. Il n’en parlera pas, cher Franval, jamais. il n’en parlera. — Oh ! monsieur… — Écoutez-moi, je vous le répète, j’ai bien d’autre choses à vous dire. De retour à Paris j’appris votre malheureuse aventure… votre départ… Je partageai les larmes de madame de Farneille… elles étaient plus sincères que vous ne l’avez cru ; je me joignis à cette digne femme pour engager madame de Franval à nous ramener Eugénie, leur présence étant plus nécessaire à Paris qu’en Alsace… Vous lui aviez défendu d’abandonner Valmor… elle vous obéit… elle nous manda ces ordres, elle nous fit part de ses répugnances à les 682 enfreindre ; elle balança tant qu’elle le put… vous fûtes condamné, Franval… vous l’êtes. Vous avez perdu la tête comme coupable d’un meurtre de grands chemins : ni les sollicitations de madame de Farneille, ni les démarches de vos parens et de vos amis n’ont pu détourner le glaive de la justice, vous avez succombé… vous êtes à jamais flétri… vous êtes ruiné… tous vos biens sont saisis… (Et sur un second mouvement furieux de Franval.) Écoutez-moi, monsieur, écoutez-moi, je l’exige de vous comme une réparation à vos crimes ; je l’exige t au nom du ciel que votre repentir peut désarmer encore. De ce moment nous écrivîmes à madame de Franval, nous lui apprîmes tout : sa mère lui annonça que sa présence étant devenue indispensable, elle m’envoyait à Valmor pour la décider absolument au départ : je suivis la lettre ; mais elle parvint malheureusement avant moi ; il n’était plus temps quand j’arrivai… votre horrible complot n’avait que trop réussi ; je trouvai madame de Franval mourante… Oh ! monsieur, quelle scélératesse !… Mais votre état me touche, je cesse de vous reprocher vos crimes… Apprenez tout. Eugénie ne tint pas à ce spectacle ; son repentir, quand j’arrivai, s’exprimait déjà par les larmes et les sanglots les plus amers… Oh ! monsieur, comment vous rendre l’effet cruel de ces diverses situations… Votre femme expirante… défigurée par les convulsions de la douleur… Eugénie, rendue à la nature, poussant des cris affreux, s’avouant coupable, invoquant la mort, voulant se la donner, tour-àtour aux pieds de ceux qu’elle implore, tour-à-tour colée sur le sein de sa mère, cherchant à la ranimer de son souffle, à 683 la réchauffer de ses larmes, à l’attendrir de ses remords ; telles étaient, monsieur, les tableaux sinistres qui frappèrent mes yeux : quand j’entrai chez vous, madame de Franval me reconnut… elle me pressa les mains… les mouilla de ses pleurs, et prononça quelques mots que j’entendis avec difficulté, ils ne s’exhalaient qu’à peine de ce sein comprimé par les palpitations du venin… elle vous excusait… elle implorait le ciel pour vous… elle demandait sur-tout la grâce de sa fille… Vous le voyez, homme barbare, les dernières pensées, les derniers vœux de celle que vous déchiriez étaient encore pour votre bonheur. Je donnai tous mes soins ; je ranimai ceux des domestiques, j’employai les plus célèbres gens de l’art… je prodiguai les consolations à votre Eugénie ; touché de son horrible état, je ne crus pas devoir les lui refuser ; rien ne réussit : votre malheureuse femme rendit l’âme dans des tressaillemens… dans des supplices impossibles à dire… à cette funeste époque, monsieur, je vis un des effets subits du remords qui m’avait été inconnu jusqu’à ce moment. Eugénie se précipite sur sa mère et meurt en même-temps qu’elle : nous crûmes qu’elle n’était qu’évanouie… Non, toutes ses facultés étaient éteintes ; ses organes absorbés par le choc de la situation s’étaient anéantis à la fois, elle était réellement expirée de la violente secousse du remords, de la douleur et du désespoir… Oui, monsieur, toutes deux sont perdues pour vous ; et ces cloches dont le son frappent encore vos oreilles, célèbrent à la fois deux créatures, nées l’une et l’autre pour votre bonheur, que vos forfaits ont rendues victimes de leur attachement pour vous, et dont les 684 images sanglantes vous poursuivront jusqu’au sein des tombeaux. Ô cher Franval ! avais-je tort de vous engager autrefois à sortir de l’abîme où vous précipitaient vos passions ; et blâmerez-vous, ridiculiserez-vous les sectateurs de la vertu ? auront-ils tort enfin d’encenser ses autels, quand ils verront autour du crime tant de troubles et tant de fléaux ? Clervil se tait. Il jette ses regards sur Franval ; il le voit pétrifié par la douleur ; ses yeux étaient fixes, il en coulait des larmes, mais aucune expression ne pouvait arriver sur ses lèvres. Clervil lui demande les raisons de l’état de nudité dans lequel il le voit : Franval le lui apprend en deux mots. Ah ! monsieur, s’écria ce généreux mortel, que je suis heureux même au milieu des horreurs qui m’environnent, de pouvoir au moins soulager votre état. J’allais vous trouver à Bâle, j’allais vous apprendre tout, j’allais vous offrir le peu que je possède… Acceptez-le, je vous en conjure ; je ne suis pas riche, vous le savez… mais voilà cent louis… ce sont mes épargnes, c’est tout ce que j’ai… J’exige de vous… Homme généreux, s’écrie Franval, en embrassant les genoux de cet honnête et rare ami, à moi ?… Ciel ! ai-je besoin de quelque chose après les pertes que j’essuie ! et c’est vous… vous que j’ai si mal traité… c’est vous qui volez à mon secours. — Doit-on se souvenir des injures quand le malheur accable celui qui peut nous les faire, la vengeance qu’on lui doit en ce cas est de le soulager ; et d’où vient l’accabler encore quand ses reproches, le déchirent ?… monsieur, voilà la voix de la 685 nature ; vous voyez bien que le culte sacré d’un ÊtreSuprême ne la contrarie pas comme vous vous l’imaginiez, puisque les conseils que l’une inspire ne sont que les loix sacrées de l’autre. Non, répondit Franval en se levant ; non, je n’ai plus besoin, monsieur, de rien, le ciel me laissant ce dernier effet, poursuit-il, en montrant son épée, m’apprend l’usage que j’en dois faire… Et la regardant… c’est la même, oui, cher et unique ami, c’est la-même arme que ma céleste femme saisit un jour pour s’en percer le sein, lorsque je l’accablais d’horreurs et de calomnies… c’est la même… je trouverais peut-être des traces de ce sang sacré… il faut que le mien les efface… Avançons… gagnons quelques chaumières où je puisse vous faire part de mes dernières volontés… et puis nous nous quitterons pour toujours… Ils marchent. Ils allaient chercher un chemin qui pût les rapprocher de quelqu’habitation… La nuit continuait d’envelopper la forêt de ses voiles… de tristes chants se font entendre, la pâle lueur de quelques flambeaux vient tout-à-coup dissiper les ténèbres… vient y jeter une teinte d’horreur qui ne peut être conçue que par des âmes sensibles ; le son des cloches redouble ; il se joint à ces accens lugubres, qu’on ne distingue encore qu’à peine, la foudre qui s’est tue jusqu’à cet instant, étincelle dans les cieux, et mêle ses éclats aux bruits funèbres qu’on entend. Les éclairs qui sillonnent la nue, éclipsant par intervalle le sinistre feu des flambeaux, semblent disputer aux habitans de la terre, le droit de conduire au sépulcre celle qu’accompagne ce convoi, tout fait naître l’horreur, tout 686 respire la désolation… il semble que ce soit le deuil, éternel de la nature. Qu’est ceci, dit Franval ému ? Rien, répond Clervil en saisissant la main de son ami, et le détournant de cette route. — Rien, vous me trompez, je veux voir ce que c’est… il s’élance… il voit un cercueil : juste ciel, s’écrieil, la voilà, c’est elle… c’est elle, Dieu permet que je la revoye… À la sollicitation de Clervil, qui voit l’impossibilité de calmer ce malheureux, les prêtres s’éloignent en silence… Franval égaré se jette sur le cercueil, il en arrache les tristes restes de celle qu’il a si vivement offensée ; il saisit le corps dans ses bras… il le pose au pied d’un arbre, et se précipitant dessus avec le délire du désespoir… ô toi, s’écrie-t-il hors de lui, toi, dont ma barbarie put éteindre les jours, objet touchant que j’idolâtre encore, vois à tes pieds ton époux, oser demander son pardon et sa grâce ; n’imagines pas que ce soit pour te survivre, non, non, c’est pour que l’éternel touché de tes vertus, daigne, s’il est possible, me pardonner comme toi… il te faut du sang, chère épouse, il en faut pour que tu sois vengée… tu vas l’être… Ah ! vois mes pleurs avant, et vois mon repentir ; je vais te suivre ombre chérie… mais qui recevra mon âme bourrellée, si tu n’implores pour elle ? Rejetée des bras de Dieu comme de ton sein, veux-tu qu’elle soit condamnée aux affreux supplices des enfers, quand elle se repent aussi sincèrement de ses crimes… Pardonne chère âme, pardonne-les, et vois comme je les venge. À ces mots Franval échappant à l’œil de Clervil, se 687 passe l’épée qu’il tient, deux fois au travers du corps ; son sang impur coule sur la victime et semble la flétrir bien plus que la venger… « Ô mon ami ! dit-il à Clervil, je meurs, mais je meurs au sein des remords… apprenez à ceux qui me restent et ma déplorable fin et mes crimes, dites-leur, que c’est ainsi que doit mourir le triste esclave de ses passions, assez vil, pour avoir éteint dans son cœur le cri du devoir et de la nature. Ne me refusez pas la moitié du cercueil de cette malheureuse épouse, je ne l’aurais pas mérité sans mes remords, mais ils m’en rendent digne, et je l’exige ; adieu. Clervil exauça les desirs de cet infortuné, le convoi se remit en marche ; un éternel asyle ensevelit bientôt pour jamais, deux époux nés pour s’aimer, faits pour le bonheur, et qui l’eussent goûté sans mélange, si le crime et ses effrayans désordres, sous la coupable main de l’un des deux, ne fût venu changer en serpens toutes les roses de leur vie. L’honnête ecclésiastique rapporta bientôt à Paris l’affreux détail de différentes catastrophes, personne ne s’alarma de la mort de Franval, on ne fut fâché que de sa vie, mais son épouse fut pleurée… elle le fut bien amèrement ; et quelle créature en effet plus précieuse, plus intéressante aux regards des hommes que celle qui n’a chéri, respecté, cultivé les vertus sur la terre, que pour y trouver à chaque pas, et l’infortune et la douleur. 688 Si les pinceaux dont je me suis servi pour te peindre le crime, t’affligent et te font gémir, ton amendement n’est pas loin, et j’ai produit sur toi l’effet que je voulais. Mais si leur vérité te dépite, s’ils te font maudire leur auteur…… malheureux tu t’es reconnu, tu ne te corrigeras jamais. FIN 689


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