Le Thyrse  

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Le Thyrse was de naam van een Belgisch tijdschrift dat de culturele activiteit in Brussel, en in mindere mate in de provincie volgde. Er was ook plaats voor literaire bijdragen.

Le Thyrse werd gesticht in Brussel in 1899 door onder meer Georges-Emile Lebacq, André Baillon, Émile Lejeune, Pol Stievenart, Léopold Rosy, Fernand Urbain en Charles Viane. Latere medewerkers waren onder andere André Ruyters en Jan Schepens.

Het tijdschrift bestond tot kort na de Tweede Wereldoorlog.

Full text of volume 9

Introduction


Au début de la 9^ année d'existence du Thyrse nous pouvons jeter un regard en arrière et nous enorgueillir de notre action, si modeste que soit notre contribution à l'épanouissement des belles-lettres, en Belgique.

Cette satisfaction nous suffit. Nous comptons poursuivre la tâche que nous nous sommes imposée; et nous deman- dons aux purs écrivains de notre pays de nous continuer leur bienveillant appui, sous lequel aucune manifestation littéraire n'est féconde. Nous aurons à cœur d'accorder une large hospitalité aux œuvres des talents nouveaux, sans aucune distinction d'école.

Et pour terminer cette brève introduction nous saluons nos devanciers illustres, les De Coster, les Max Waller et d'autres qui entamèrent le bon combat en un temps rebellle aux nobles expansions littéraires : nous leur devons peut-être d'assister, aujourd'hui, à une magnifique floraison d' œuvres remarquables.


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Le Vieux Mur

Le vieux mur est usé et ploie ainsi gicun homme. Jadis f il se chargeait d'un poids rouge de pommes Qu'un espalier géant attachait à ses clous; Il défiait le gel y la pluie, et les vents fous ; Uété, quand le travail des cha^nps bout et halète^ Luisaic7ity au plein soleil, ses tuiles violettes Et le grain de sa brigue était de sang et d'or. Maintenant il est las et mordu par la mort : Un tonnerre lointain l'ébranlé et l'intimide ; Des insectes visqueux peuplent ses joints humides; L'arbre qu'il étayait s'altère et se détruit^ Les vers mange la feuille et la guêpe, le Jruit ; La joubardey l'or pin, le 7narube et l'ortie Ont pris racine j en ses pierres désassorties ; D'un trou large et brutal son flanc est traversé. Un de ses contreforts a chu dans le Jossé ; Il est morne et couvert de lèpres et de taies Et le plâtre s'écaille au creux de ses cent plaies.

Mais ceux qui l'ont connu, au temps de sa vigueur, L'ayant vu tous les jours, ne voient pas sa ruine. Ils s'assemblent f en juin, sous sa longue fraîcheur Au tournant du chemin qu'il borde et qu'il domine; Ils regardent la plaine et se parlent longtemps. Le mur écoute en eux la voix des anciens temps. En août, aux jours joyeux des Jcer messes paillardes. Filles et gars, longtemps, dans la nuit, s'y attardent; Soit aux billes, soit au cerceau, chaque jeudi. Les enfants de l'école y jouent l'après-midi; L'été durant, le mur appelle, accueille, invite, Même en automne, encor, les plus vieux s'y abritent, Le soir, pour voir rentrer, de loin, les fourrageurs


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Et leurs grands chars bougeants, pleins d'om bre et de lueurs.

Qui lentement, là- bas, par les routes circulent Et seinblent charrier. Vers les hameaux terrifiés, Les monts croulants du crépuscule.

Emile Verhaeren.


Le Tourment


Elles arrivèrent à Rumey par une journée de juin.

La charrette où quelques chaises, des tables, des armoires et le bois de deux lits brimbalaient depuis Donck, les avait précédé la veille. Sous le soleil les meubles avouaient de l'usure, et les paysans que cet emménagement intéressait rentrèrent chez eux, en réservant pour plus tard leur opi- nion.

Elles passèrent le seuil de ce nouveau logis, un peu comme des gens craintifs, comme des gens qui veulent se cacher du monde. La mère paraissait vieillie plutôt que vieille, la fille qui était pâle avait de larges yeux noirs et des cheveux aussi sombres que ses yeux.

Cette maison devenait à présent une chose silencieuse dans la ruelle de l'Eglise, alors que jadis le cordonnier clouait là vigoureusement ses semelles et chantait, devant sa fenêtre, des couplets joyeux sur un rythme traînard. Il n'acheva jamais sa dernière ritournelle, une congestion l'ayant abattu, bouche ouverte, dans les souliers. L'odeur de son métier flotta des semaines après sa mort entre les maisonnettes, si. bien que les gens croyaient encore l'aper- cevoir derrière la vitre et, machinalement, ils guettaient le bonhomme. On s'habitua néanmoins à ne point le retrou- ver; au bout de trois mois plus personne ne se souvint de lui.


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Les locataires actuelles gardèrent les allures peureuses des premiers jours, à peine le boulanger qui, chaque matin, apportait une miche de froment, entendît-il le son de leur voix. Elles ne se lièrent guère avec les voisines malgré les avances de celles-ci, tout au plus les désignait- on par leurs prénoms; la mère s'appelait Barbara et la jeune fille Marthe. Les deux femmes fermaient la porte derrière elles à l'heure du salut et gagnaient l'église. Cepen- dant Marthe ne se joignit pas aux congréganistes de la Sainte Vierge.

Cette réserve devait éloigner les sympathies et il eut fallu s'attendre un jour ou l'autre à de l'animosité, si la parfaite dignité des étrangères ne leur avait valu quand même quelque considération. Elles restaient distantes de ces groupes qui savouraient les commérages, mais elles ne refusaient jamais de rendre service, c'était de leur part un empressement, un véritable zèle lorsque l'un ou l'autre habitant de la ruelle avait besoin d'une aide. On le vit bien durant les mauvaises semaines où les enfants du village succombèrent en si grand nombre. Près de leur maison demeuraient des époux dont le dernier-né prit la fièvre rouge, une scarlatine régnante à laquelle les pau- vrets n'échappaient guère. Marthe soigna l'enfant, et la mère et le père s'attendrirent devant son dévoùment. Un jour, vers l'heure de midi, elle crut que le petiot mourait. Les parents avaient dû s'absenter; leur grand fî's surprit Marthe en larmes. L'angélus sonnait, elle joignit les mains; il la regardait et, instinctivement, se signa en même temps qu'elle.

Marthe, penchée sur la couchette, balbutiait :

— Mon petit bien-aimé, mon petit bien-aimé...

L'enfant entr'ouvrit les yeux et ses plaintes cessèrent.

Quand la mère rentra, il tendit les bras.

Marthe et le jeune homme échangèrent un regard qui demandait et promettait, en même tenips, de ne pas avouer l'angoisse passée.


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Au moment de partir, Marthe serra la main des paysans.

Ces bonnes gens parlèrent souvent de la jeune fille. La mère disait au grand garçon qui était son beau-fils :

— Jean, voilà une femme comme il faudrait te la sou- haiter !

Or Jean avait une âme mélancolique. Il atteignait la trentaine, et la solitude de sa couche et l'absence d'un amour durable lui faisaient trouver la vie dolente. Il demeurait songeur chaque jour, il se retournait pour con- templer le temps enfui. Quelquefois une jolie fille riait au bord de la route suivie; il revoyait, dans le recul d'une dizaine d'années, toute une ronde de luronnes, et retrou- vait sur sa bouche la saveur de leurs baisers. Ce garçon pieux n'avait jamais connu le remords, il devenait cha- grin parce que les belles folies le quittèrent trop tôt. Parfois une fringale le reprenait, les souvenirs ressuscitant sa tète se grisait, jusqu'au moment oii il comprenait, une fois de plus, que le vide de son cœur ne serait pas comblé.

Jean pensait à Marthe maintenant, et Marthe qui devinait Jean sentait une angoisse dans sa poitrine.

Elle était revenue voir l'enfant; des frérots, une sœur plus âgée l'accueillirent en battant des mains; Jean la con- sidérait avec des yeux graves. Quand elle se fat assise, il prit place à ses côtés. Le mioche, le petit convalescent, qui avait recouvré ses bonnes couleurs, alla se coller contre Marthe. Dans le bruit, parmi les voix enjouées, la jeune paysanne entendit la parole de Jean devenir ardente, elle ferma les paupières. Jean avouait :

— Je vous préfère à toutes les autres...

Elle n'osait pas lever les yeux, malgré l'émoi qui gon- flait sa gorge. Marthe aussi voyait et revoyait dans sa pensée — des semaines durant — l'image du jeune homme. Un instant, elle voulut s'abandonner à la tentation, et lui répondre doucement en s'appuyant contre son épaule.


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L'enfant qui s'étonnait du silence de son amie et de son regard baissé, criait :

— Tante Marthe! Tante Marthe 1

Il l'appelait ainsi depuis sa maladie. Elle se dressa, leva le garçonnet jusqu'à son visage et l'étreignit nerveusement. Tournée vers Jean, elle murmura :

— Il ne faut plus me dire ces choses.

Et, plus pâle sous ses cheveux sombres, Marthe était partie sans un sourire pour le gai babil, les frimousses claires de la bande gamine.

On constatait que Barbara se courbait davantage lors- qu'elle se rendait à l'église, ces jours-ci. Les villageois s'étonnaient de voir la vieille péricliter à ce point, et des fois, le soir au cabaret, un rustre qui souillait de la fumée et ingurgitait de la bière, prédisait que la jeune fille se trouverait bientôt seule sur terre.

L'année s'écoula dans les pluies et les ombres de l'hiver. Après la Nativité, un temps de gel, bleu et blanc, purifia le ciel et toute la contrée. Les mois retrouvèrent peu à peu le chant des oiseaux, grives et merles réjouirent les buis- sons dénudes, puis le chèvre-feuille verdit et des bour- geons s'enflèrent sur les branches. Marthe devait pleurer presque constamment, ses paupières restaient rouges; la vieille mère avait le dos voûté et son regard fuyait le regard des gens.

L'après-dînée d'un beau diiuaiichc, une nouvelle courut de porte en porte, revint afin de s'attarder dans chaque logis, et repartit à la ronde. Les paysannes oublièrent tout pour ne plus songer qu'à ceci : Jean Helmus épousait Marthe Deferme. L'étonnement cherchait à s'excuser, des malins soutinrent qu'ils prévirent ce mariage à partir du jour où la jeune fille soigna l'enfant malade; les exclama- tions des commères prouvaient assez leur surprise.

Cependant Jean redemandait à Marthe :


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— Pourquoi as-tu si longtemps hésité ? Elle répondait :

— Je n'étais pas préparée à ce bonheur, je demeurais incertaine, tremblante devant lui...

— Et aujourd'hui ?

Elle ne dit rien et cacha son front dans la poitrine du paysan.

Jean éprouvait une douceur inconnue à l'envelopper, à la tenir si près de lui, le long de son corps, que leurs deux cœurs se confondaient comme leurs êtres. Ce n'était plus la volupté brève et brisante de jadis, il goûtait des délices profondes et sûres. Même l'apparence parfois étrange de la jeune fille, le trouble qui voilait ses rétines noires, acti- vaient l'amour du paysan. Quand soudain il la sentait lointaine, sa bouche touchait ses lèvres et elle s'éveillait, entre ses bras, aux félicités présentes.

— Marthe ! Marthe ! Tes pensées me sont infidèles ! Elle tressaillait et lui montrait ses yeux reconnaissants

avec un pâle sourire ; il la retrouvait plus charmante.

En juillet, sous le soleil éclatant et parmi les moissons ondulantes, se célébrèrent leurs noces.

Rumey, à la nuit close, n'entendit pas comme de cou- tume les détonations qui annoncent, durant un repas d'épousailles, que les convives sont dans la joie et que la fête reste vivante. Des villageois attablés devant un esta- minet commentèrent ce manquement aux traditions :

— Marthe Deferme a défendu de tirer des boîtes !

— Vous verrez... Elle en fera à sa tète !

— Un mariage aussi silencieux... Jamais chose pareille n'est arrivée...

L'obscurité séparait ces paysans les uns des autres; ils plongèrent dans des pensées sans issue. Quelquefois une lueur montait du foyer de leurs pipes. Il y en eût un qui se leva et, avant de s'en aller, il prononça :

— Jean n'a peut-être pas eu raison d'épouser Marthe.


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Le lendemain, la noce réunit derechef la lamille et les amis qui mangèrent de compagnie jusqu'au soir. Des gars et des jouvencelles estimèrent la fête peu animée, ils rap- pelaient certaines parties célèbres dans le pays; celle-ci n'était point destinée à durer dans la mémoire deshonmies.

Marthe avait montré un visage où les yeux brillaient et s'éteignaient, où le sourire se fondait en une expression rêveuse Jean penchait ses cheveux blonds sur le front de sa femme, il l'interrogeait du regard; presque un senti- ment dhumilité descendait sur sa face, soudainement dans un élan elle lui offrait sa jeunesse amoureuse.

Ils s'aimèrent à cœur perdu.

Quand Jean et Marthe suivaient les rues du village, les gens se retournaient et hochaient la tête. Pourquoi donc cette fille pauvre gardait-elle des allures compassées ? Jean riait à tous, tandis que Marthe s'inclinait cérémonieuse- ment.

Chez eux, les jeunes époux conservaient la même tour- nure d'esprit, la même teinte dans les pensées. Il fallait l'entrain de Jean pour dérider Marthe; il lui avait dit :

— Ne te préoccupe pas de l'avenir. Je suis fort, bien portant, la vie nous sera bonne î

— Mais je no redoute pas l'avenir, mais j'aime le travail... Et je te possède, toi...

Elle semblait mettre un masque ardent sur la blancheur de son visage, elle tombait dans les bras de son homme et demeurait palpitante contre lui; elle glissait par terre, restait agenouillée, ses mains dans les siennes, comme une esclave soumise et qui brûle pour son niailre Ils connuiiMit la plénitude de leur passion.

Si les parents de Jean se montraient peu dans sa maison, l'enfant soigné par la jeune femme visitait fréquemment les nouveaux mariés; Barbara arrivait quelquefois en même temps que lui; elle oubliait sa peine secrète, dans son visage parcheminé les lèvres se distendaient et souriaient.


Elle et sa fille cajolaient le petiot ; la vieille toute à sa joie bavardait, chantonnait, Marthe embrassait le garçonnet et ses yeux devenaient graves. Jean Helmus, revenant du travail, poussait alors la porte et lançait un gai bonjour. Celui-là trouvai t que l'existence n'avait jamais été meilleure.

Lorsque l'automne — un automne doré et tiède — allongea les nuits et donna aux jours naissants ces brouil- lards que le soleil gonfle d'un souffle lumineux et disperse aux quatre coins du ciel, Marthe devint souffrante. Elle se plaignit de douleurs dans la tête, le soir elle s'asseyait dans son lit et Jean l'entendit pleurer.

Marthe se tenait penchée des heures entières, les mains contre son front et paraissait vivre ailleurs, indifférente aux choses et aux hommes. Un médecin consulté malgré elle ne sut déterminer les causes du mal. Jean s'inquiéta, et la vieille Barbara conseilla un pèlerinage à Donck, le village qu'elles habitaient encore l'année précédente. Un Christ saignant affreusement sur la croix y guérissait les fidèles. En signe de reconnaissance on lui offrait un don équivalent à la valeur de treize poignées de clous. Jean déclara que Marthe tenterait la miséricorde divine.

Le départ fut décidé pour le lendemain. Une matinée vaporeuse, un coin d'azur aperçu entre les blancheurs de l'aube présageaient une belle journée.

Jean s'habillait et il réconfortait sa femme qui, assise dans sa couche, fixait les yeux droit devant elle et gardait le silence.

Il s'approcha :

— Nous devrions partir bientôt, afin de rentrer avant la nuit.

Elle frissonna :

— Oui, oui, j'espère que nous pourrons revenir ce soir...

— Ta mère persiste-t-elle à vouloir nous accompagner?

— Ma mère? Sans doute, elle et moi nous irons à Donck, mais tu ne peux nous suivre 1...


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Son visage se crispait, et comme Jean allait parler :

— Tais-toi 1 Tais-toi 1 Si tu m'aimes, ne me contrarie pas... Je souffre !

Il eut un serrement de cœur qui arrêta la respiration dans sa gorge. Marthe s'était levée et prenait ses vêtements en chancelant. liWe avait maigri, ses traits se creusaient et sa pâleur devenait cireuse. Sans avoir le courage d'insister, Jean promit :

— Vous partirez seules, mais le temps me semblerait trop long, si je ne venais cet après-midi à votre rencontre.

Elle parut ne pas l'entendre, et s'occupa machinalement de sa toilette. Barbara frappait à la porte. La vieille s'appuyait péniblement sur une canne. Jean s'écria :

— Il faut, il faut que je fasse route avec vous!

Pour la première fois depuis leur mariage, Marthe répondit d'un accent irrité :

— Tu ne viendras pas, je prétends accomplir ce pèleri- nage selon mes vues Et d'ailleurs nous nous reposerons là-bas chez mon frère.

Barbara soupirait :

— Respectez sa volonté, le bon Dieu vous en tiendra compte.

Elles prirent le chemin de Donck, la route blanche et large qui, au bout de trois lieues, traversait le village et passait devant le grand Christ ensanglanté.

Jean soupirait, il essaya de travailler et abandonna la besogne. D'abord la santé de Marthe le préoccupa; une appréhension sourde l'envahissait, son âme connut le trouble. Une détresse l'enlaça tout à coup. Il ne se retrou- vait pas dans ses pensées, il chercha le motif de son alarme, il raisonna ses craintes : L'existence était heureuse hier, sa femme l'aimait. Sa femme toutefois n'avait jamais connu le bonheur complet. Il la voyait toumientée et anxieuse sans motifs apparents. Marthe traversait une


crise, sa douleur était plus morale que physique; rien n'ex- pliquait son mal ; le m3^stère qui enveloppait Jean pesa sur son esprit et sur son corps. Il s'assit, la tête lasse, les épaules douloureuses. Midi sonna sans qu'il prêtât l'oreille aux douze coups de l'horloge Les paysans revinrent des champs et repartirent pour la plaine; il ne les aperçut pas dans la rue. Le soleil d'après-midi traversa les fenêtres et tapissa les murailles blanches de la chambre. Jean se levait enfin, il regarda autour de lui ; l'automne qui régnait dans un ciel sans nuage prolongeait les dorures du jour. Il s'in- quiéta en constatant que l'heure avançait. Pourtant, sa femme et Barbara seraient bientôt de retour... Il voulut incruster cette idée dans son cerveau; la confiance lui manqua. Un pressentiment l'assaillit, une frayeur enserra ses flancs; il se surmonta d'une poussée de sa volonté, et sortit.

Jean avait fait dix pas et se trouvait devant son père qui dut l'arrêter, car il allait passer sans le reconnaître.

— Je me rendais chez toi, expliqua cet homme, et sa contenance dénonçait une gêne.

— Xe me retiens pas, je veux rejoindre Marthe.

— Il ne faut point la retrouver aujourd'hui...

— Elle est plus gravement malade ?

— Non! Non!... Je te jure!

— Alors?

L'autre ne répondit pas. Jean eut peur d'interroger à nouveau, il essuya son front mouillé et se laissa mener silencieusement.

Dans la maison du père, il s'exprimait à voix basse :

— C'est pour cela que je ne vous voyais plus...

Le paysan détourna la tête. Un rire montait dans un coin de la pièce, le garçonnet soigné par Marthe accou- rut, les bras levés. Jean avait blêmi, il recula jusqu'au mur.

— Je ne la recevrai plus chez moi ! hurla-t-il soudain.


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La colère martelait ses tempes. Il lança le poino^ devant lui et garda cette attitude menaçante. Sa détresse le courba une nouvelle fois; il s'affalait brisé, il ne voyait plus, sa pensée échappait.

Jean se tapit dans l'ombre de la nuit comme un coupable, la honte le dominait maintenant, et quand après d'inter- minables heures les indices du jour tremblèrent derrière les vitres il se glissa au dehors, il courut peureusement jusqu'à sa demeure.

Le seuil franchi, Jean s'arrêta.

Dans l'aube terne, il crut voir une femme couchée sur les pierres.

Il entendit pleurer. C'était un sanglot qui ne finissait pas et qui ressemblait à un râle.

Jean ouvrit la bouche et, sans le savoir, il cria :

— Ton petit enfant est mort?

L'émotion le rendait haletant, ses paupières battirent et avant que Marthe lui eut répondu, il la relevait et mêlait ses larmes aux siennes.

GE.ORGES ViRRÈS.

Parc automnal

Un parc :i la Watteau qu'aurait chanté Verlaine.

Maurice J. Lki « n\ ki-.

A mon ami Lcopold Rosy.

La lune doucniiiut s'(/< vc dciTts les arbres

Et blanchit les brumes du soir ; La cascade ruisselle au flanc poli des marbres

Où des couples viennent s'asseoir.

Et là- bas on entend ufie lente musique

Qui s'égrène près du lac bleu : Une valse alanguit le calme léthargique,

Valse triste coiduu un adieu.


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Cherchant la solitude exquise des allées^

Passent des amants enlacés; Les feuilles que le vent automnal a foulées

Résonnent sous leurs pas lassés.

Ils marchent lentement et les lointaines danses

Bercent de leurs rythmes lascifs Leurs tailles qui, plus près, aux tendres confidences

Se serrent en baisers furtifs.

Et le hruit de ces pas, ces fêtes, ces murmures

Evoqiient les parcs anciens Oit s'en venaient errer soils les mêmes ramitres

Les beaiix couples patriciens.

Peu à peu cependant s éveillent les lumières

Aux fenêtres du vieux palais Leur hceur, dispersant les ojubres fajuilières.

S'infiltre aux fentes des volets.

.... Mais insensiblement s'écoule l' heure brève

Et les cloches de l'A ngelus Dissipent ce décor de fantÔ7ne et de rêve,

Souvenir de temps révolus.

Maurice Drapier.

Le mécanisme du Printemps


Mon amie, enceinte de plaisirs que nous ne connûmes pas ensemble, surveille de ses yeux remplis d'attente les préambules du printemps. Je l'interroge avec une joie recueillie, toute spéciale que je goûte pour la première fois.

A demeurer ainsi près d'elle, le doux mystère de sa santé enveloppe mon intelligence. On dirait que mes


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idées, prévoyant le tour nouveau des siennes, se plaisent à lui proposer des homélies paradoxales; mais quiètes et conformes aux heures attendries de l'avril, elles dévoilent à mes regards assagis la signification subtile du paysage.

Pourquoi son décor familier m'apparaît-il différent de celui auquel les saisons écoulées m'accoutumèrent? "

C'est la même route grisâtre que bordent les haies mali- cieuses des jardinets ou la rangée d'ormes noirs entre lesquels s'éloigne la perspective embrumée des champs humides Elle gravit de cette même aisance spacieuse, appréciée dès mes premiers ans de vagabondages, la colline claire d'où se découvre l'horizon pathétique. Le boqueteau argenté n'ombrage pas autrement la source encombrée de petites voix amicales, qui enchantent le silence des mousses Pas un buisson qui n'ait gardé l'em- mêlement biscornu de ses ramilles éclaboussées de lu- mières. Si dans cette nature s'éveille à peine l'activité des sèves, encore n'ignorè-je rien des métamorphoses pro- chaines.

Cependant la parole alcntie d'Ethel essaie de me les rendre spécieuses :

« ... Ainsi le printemps devant notre porte, ne ressemble plus au printemps de l'année dernière. Tu me demandes quelles causes en ont changé l'âme profonde. En recon- naissant aux broussailles, au bois pensif sur la courbe du coteau, au chemin penché, aux ormes qui le délimitent et que la haie relie à la masse rouge du village, l'aspect immuable auquel tes habitudes se façonnèrent, tu n'oses y trouver la joie éthérée, dont s'inquiète en toi une mé- moire obscure. Ressouviens-toi ! Ne te reste-t-il pas des soirs de l'hiver la rumeur évocatrice, que des orchestres choisis épandirent dans nos théâtres? Le rythme de telle phrase musicale emprisonnée dans leurs coulisses mer- veilleusement agencées, certes à suggéré à ta nostalgie un mode printanier plus adéquat aux tentatives des artistes.


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Il y a certain poème, dont la physionomie adorable précisa la vision vainement poursuivie par ton désir de rencontres mythiques. Aux toiles des salons d'art, plus logiques qu'aucune thèse doctorale, les longues teintes, les touches brèves du pinceau, le frisson des tonalités crues, que bousculent les feux d'un soleil imaginaire, avi- vèrent les images fuyantes de tes méditations. S'augmenter des recherches de l'art, s'imprégner de ses couleurs, recréer les œuvres inopportunes de ses apôtres, vibrer comme elles, émouvoir et présenter à la vue émerveillée sa grâce inamissible, demeure le souci le plus minutieux des forces saisonnières... Ainsi donc, dans les sentes chaudes, où déjà s'évapore l'haleine épicée des anémones, les poètes, les peintres, les musiciens et les sculpteurs sont passés bien avant l'avril et c'est d'eux que la saison nou- velle empruntera ses innovations mystérieuses. »

Tandis que cette sentence singulière agrave la paix insidieuse du paysage aperçu de notre fenêtre, de son pas égal et doux, Ethel, portant le poids de ses entrailles fécondes, m'abandonne au désordre de mes réflexions. Je la vois, inconsciente, qui se dirige vers le parterre mesquin où les derniers dégels pleurent encore parmi les camo- milles des bordures dégravoyées. Sa promenade restreinte entre les hauts murs nus, dont le goût acre de ciment frais offusque l'air, semble lui réserver un plaisii- plus véritable que celui auquel l'invitent ses espaces champêtres.

— Ethel, lui dis-je, viens! Nous irons à l'Observatoire, d'où se découvre les vastes plaines vallonnées qu'escala- dent, par place, des peupliers gothiques. Du plateau qu'accaparent les coupoles des postes d'observation, nous jouirons absolument des scèneries printanières, dont nous contrôlerons le jeu perfectionné aux leçons de l'Art. Tu me feras comprendre le contraste poignant du ciel bleu et des verdures que l'ombre voyageuse des nuages n'apaise point, les mille bruits que le vent ou la distance harmo-


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nise, la forme grotesque des arbres anoblie selon l'heure et le temps. — Bonheur suprême, les atomes de ces formes, de ces sonorités, de ces couleurs, nous les savourerons à même l'air immense, léger, inépuisable!

Cependant, mon amie, continue à vaguer dans la cunette des plates-bandes, sans se préoccuper de mon appel. J'en conclus, que les sophismes gracieux de tout à l'heure cachaient une vérité inexplicable ou prématurée, dont mon amie seule apprécie la valeur.

Une nue a glissé le long du cintre céleste, qui ajoute un grand effroi à l'obscurité du jardin.

— Au revoir, Ethel !... Au revoir!

Oui, toute l'ombre s'amasse sur son front, comme s'il s'élevait vers moi du fond d'une citerne.

— Au revoir ! répond la voix obscure.

Je pourrais me préoccuper de l'indifférence que j'y soupçonne, si je ne comprenais la raison des caprices multiples, nés des minutes polychromes du printemps, où se complaît la songerie d 'Ethel.

D'ailleurs est-il pas impossible d'attendre de nous un sentiment mesquin, qui troublerait l'enseignement des beaux soirs d hiver passés l'un près de l'autre?

Au surplus, me voici sorti de notre demeure et le soleil m'engage à me baigner dans son émouvante splendeur. Le tram électrique, que lustre sa lumière, me conduira bien- tôt vers les vastes allées urbaines, nettement précises. Sur leur tapis léger de frêles gangues vertes secouées des branches, éclosent les toilettes embaumées des jeunes filles et des femmes.

La lumière, ici, est offerte comme une gemme géomé- trique dans l'écrin blanc et rose, formé par les hôtels énormes qui bordent les boulevards. Avec une adresse incomparable, elle augmente l'éclat des nuances qui pas- sent sous les hauts marronniers, dont l'ombre immense, parfois, drape d'un voile ténu la sieste d'un banc bleu.


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Emporté aux jantes d'un fiacre, ce rayon de soleil en- flamme, tout à coup, le caisson poli d'une auto pour, brus- quement, jaillir en gerbes fantastiques dans le biseau d'une fenêtre mi-close. Il y a ainsi une multitude de rayons d'or qui se promènent, s'agitent, s'évanouissent et renaissent parmi le mouvement bariolé du printemps de la ville. On dirait qu'ils butinent les robes nouvelles et vont, reboui- sant le feuillage, accorder les aspects de la nature aux modes de la saison...

— Je voudrais bien savoir, dit ce jeune homme aux gants d'un gris pluvieux, si toutes vos promesses seront... éternelles ?

La toque ronde, flanquée d'une plume extravagante, se penche dans un peu de clarté devenue presque mauve comme le reflet des prochains arbres, et les feuilles à peine déroulées murmurent :

— Eternelles!... éternelles!... éternelles!...

Quelle animation dans l'heure verdoyante! pensè-je l'esprit en déroute.

Gaston-Denys Périer.

Vers

Lroyant que tu dormais, berger, près de tes bétes

Au clos où tu les pais, je te jette ton nom,

CofHfne un caillou par le brouillard bleu dit vallon.

Mais vite cet écho que mon oreille guette M'apporte, avec ton rire et les cris de ton chien, L'appel que tu lanças, la bouche entre les mains.

Goûtas-tu ce baiser que nos voix échangèreiit Au dessus des îlots fleuris de la rivière, Du bercail paresseux, des arbres, des vergers. En se croisant parmi les rondes des ramiers?

ISI COLLIN.


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Charles Quérin


Le jour de la Passion a vu mourir, à Lunéville, le poète Charles Guérin. — Des gens, ignorants de son nom, la veille encore, le proclamèrent, d'après les revues et jour- naux, et l'ayant entendu répéter à la ronde, un « beau poète », un « grand poète », un « génie ». — Car la Mort, une fois de plus, a effacé, semble-t-il, toutes les jalousies, toutes les nuances du dépit, tous les symptômes d'envie.

— Guérin, cet artiste silencieux « sur lui-même», modeste et digne, — dont l'âme, à différentes reprises, donna son essence pure, et n'en demeura pas moins belle, — Guérin,

— s'il est vrai que l'Au-Delà religieux auquel il croyait l'a reçu, et lui permet d'assister spirituellement aux choses d'ici-bas, — doit considérablement s'étonner du bruit soudain et merveilleux qui accueille sa mort, l'annonce, et s'en sert pour le célébrer, l'élever, le couronner.

Et cependant qu'ont-ils, les critiques et les poètes, attendu si longtemps? N'avaient-ils point vu ta figure, Guérin ? Tu étais pâle, toute ta lumineuse chaleur de sang affluant vers ton âme ; ton front, droit comme une plaque métallique dérobant l'intérieur de tes pensées, précédé d'un nez à peine cambré que tu « ironisais », ton front, par dessus la lumière chaude et brune de tes yeux aux cils ébènés, ton front, chevelu de mèches longues et noires reflétait^ avec un' éclat brusque, ton intelligence vive. Ta barbe sauvage, sous le pli de tes lèvres moqueuses, sym- pathiquement, t'austérisait d'une vague apparence reli- gieuse. — Toute ta face semblait souffrir de l'angoisse de tes sombres regards; et les plis de ta peau, ridée un peu, aux tempes, accusaient l'interrogation constante de ton être artiste vers la Gloire méritée, non encore atteinte... Tel, du dessin [de Veber, je crois] tu m'apparus, et je pris à te relire... Tu es mort, cependant; il y a de la poussière,


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déjà sur ton œuvre; secouons-là; faisons d'elle, ce que des mots et des phrases éjaculés facilement sur le deuil de ta famille et de tes amis, il eût déjà fallu faire...


Charles Guérin fut, avec Samain et Gregh, un des amis de José-Maria de Hérédia. Et cependant il ne conserva du maître qu'une habileté relative en l'art détourner le sonnet, et, personnel surtout, ne siiivit aucunement sa trace. — C'était alors le temps où la Revue des Deux-Mondes publiait de lui les magnifiques vers qu'il a réunis dans Le Semeur de Cendres. Il avait déjà fait ses débuts; ceux-ci furent une plaquette poétique Fleurs de Neige. Il avait pris alors le pseudonyme naïf d'Heirclas Rugen; ceci était une concession que le poète de vingt ans faisait à la mode et au goût du public lettré français, à cette époque exclusivement attirés par les consonnances norwégiennes.

— Ces « fleurs », que les gaucheries du jardinier ne fai- saient pas toujours ressortir comme il convenait, ne furent cependant pas dépassées en beauté, ni en grâce, par Le sang des Crépuscides ni par les Joies Grises. Car le poète, s'il n'arrivait pas encore à titrer de belle façon ses recueils

— les premiers titres sont trop extérieurs — n'obtenait pas non plus de sa bonne volonté, le triomphe sur ses pre- mières influences : son habitude de recherches verbales (*) qui, plus tard, devait le faire sourire, et sa manie, de plus en plus effacée, des afféteries et du rococo de la pensée... Néanmoins son talent se dégageait déjà de ces œuvrettes ; et on y sent, de vers en vers, s'affirmer son métier, se mûrir son idée, et s'élargir la vision qu'il avait de la Vie.


C'est du « Cœur solitaire » qu'on peut dater les vrais débuts du pur et fier talent qui le caractérisa.


(*) Cf. les vers tels que : Soui les pins Jlns pleins de plaintes, au sein des landes.


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Cœur solitaire, ayant pour seul ami un cœur desséché, le poète, ayant écouté toutes les voix des nocturnes d'été, parler, chanter et soupirer : il fatUahner

Il faut croire, être bon, sourire, admirer, plaire

n'a entendu que paroles de fiels et prononcé que mots pétris de cendres : la vie humaine et la langueur amou- reuse du splendide et merveilleux soir d'été, l'orgie des sons et des couleurs vespérales, et toute la magie du vivre ardent, du vivre sensuel et gai, tout, tout a passé ! Et sa souffrance, angoissée d'inquiétude, assoiffée de sa propre amertume, énervée à force d'infinie acerbité, aboutit au désir de la mort. Et des soirs froids, des nuits noires sur- viennent où l'esprit, las d'enfanter, se stérilise, comme vidé, ses dieux étant partis emportant l'idéal, et la lumière. L'amour est vain, et infécond; les flacons n'entliousiasment plus; l'athéisme se dérobe aux étreintes. Mais puisque, aussi bien, les nuits du vice demeurent inutiles et impro- ductives, le rêveur ira se peupler l'imagination au parapet du fleuve, par la vue de l'ombre, du sang et de l'or qui y nage. — Et soudain, il comprend : chaque être est un fragment d'humanité; à lui, d'être « poète, un arbre aux fruits lourds de pensée ». Il aimera sans passion; il écou- tera les penseurs sans leur obéir, et attendra la mort comme une amie, avec son cœur comme un ciel d'azur pique d'étoiles. Puis des désespoirs reviennent à ne se pouvoir égaler aux virilités terrestres

Je voudrais être un homme; or rien dans mes poèmes. Ne touche au fond sacré de l'humanité même.

et cela se termine par le souhait, le vœu sublime :

Savoir au moins les mots divins qui font pleurer.

Et l'idée sombre et triste de la mort souveraine ressurgit. — Il est même curieux de constater combien ces artistes, marqués du signe d'une fin prochaine, — tel Rodenbach;


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tel Samain — ont eu le sens aigu de la mort, et de l'au- delà. Guérin, en maints endroits de ses poèmes, comme pris d'un frisson précurseur du trépas hâtif, soudain voit apparaître devant lui l'obsession de la Grande Ténèbre. Elle ne se présente pourtant pas à ses yeux avec l'aspect tragique qu'elle a revêtu devant le maître Verhaeren lors- que celui-ci écrivait Le Fléau. Non, l'appréhension de la mort, n'est, chez le poète du Cœur solitaire qu'une mélan- colie aux nerfs exacerbés, une mélancolie douloureuse. Parfois, d'un brusque et spontané effort, il parvient à écarter le cauchemar de son existence; il veut rire; il veut jouir; il s'affirme qu'il est beau de vivre et d'être fort; il se persuade qu'il faut espérer; et il sourit, croit saisir la volupté du vivre, oublie sa faiblesse, et se prend à s'illu- sionner... Mais ces heures douces et calmes, que d'autres connaissent éblouissantes et joyeuses, n'engendrèrent chez lui que tristesses, pensées sombres et songes douloureux. Guérin fut un poète dont l'âme, semble-t-il, portait le deuil de sa propre réalité...

Les vers harmonieux, purs et beaux, qu'il écrivit pour Francis Jammes et qui font partie de son recueil, sont significatifs à cet égard. Le poète s'y montre « une âme sans patrie », « blessée »; il écrit :

Moi, plein de mort, rêvant d'un suprême départ

et il s'écrie :

Que laisse-t-il, hélas ! notre sublime efibrl. Une glèbe, stérile après la moisson faite, De la cendre, une paille envolée. . O poète, P.t c'est ainsi qu'on meurt encore après la mort.

Car la mort lui apparut en même temps qu'une déli- vrance triste, la fin, plus cruelle et totale, du rêve de gloire que son esprit avait forgé.


N'est-ce pas en raison même de ce deuil particulier que


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le poète ouvre au large, à l'air bleu du soir, comme à la vie, la feuétre de sou être intérieur? Il ne voit qu'une saison douloureuse, belle et automnale : le regard, avide de lumière, épris de coloris et de mouvement, il s'est penché sur l'existence et n'a vu qu'un soir de septembre si doîLX qu'on en voudrait pleurer, soir de septembre un peu triste, d'où, impalpable et fondue, la nuit monte au cœur des hommes ! Il a ressenti alors une douceur d'an- goisse vraiment poignante; désemparée, alanguie et blessée, sa pauvre âme sensitive, d'un élan mystique et sincère, vers Dieu s'est élancée ! Les fils de la Vierge dont la ténuité légère, de rêve et d'étincelles, lui plaisait, comme des feux d'étoiles d' outre-tombe, de leur trame blonde, et formée d'un coup de brise, environnèrent son âme et la virginisèrent. Car c'est bien une âme vierge que celle de ce poète, chaste voluptueusement. Il a beau subir le vieil instinct charnel et l'appel lascif des ombres nocturnes, malgré les sensations et les vibrations de son être, et malgré l'amour et sa soif d'aimer, d'aimer, d'aimer encore, c'est Dieu qu'il croit entendre!

Toute la vie s'agite dans les soirs, puisque l'amour y traîne son éternel désir de baiser, en alanguit les brises molles :

Le.siJii k-^ci , avec >>ci l)iuinc cI.uk- i. i iuiue.

Meurt comme un mot d'amour aux lèvres de l'été.

Mais cela devient indifférent; que les fenêtres se fer- ment à jamais, qui faisaient écouter et entendre la rumeur vitale; que le silence s'établisse, colossal et puissant; et que l'amour de ce grand jeune homme religieux et pas- sionné, se mélancolise seul dans la solitude de son âme doublée d'infini!


Les Mélancolies Passionnées f Ici, Guéri n s'apparie complètement au sensuel et délicat Samain; ses poèmes


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d'amour, d'une note aiguë et pénible de nerveuse souf- france, donnent comme l'acre parfum d'un sang chaud, ardent, jeune et rouge s'égouttant, s' épuisant un peu durant chaque baiser. Sa passion se montre chaste, bai- gnée de larmes douces, et aérée par l'hifluence artistique, poétique, que l'ambiance lui fait subir. A tel état de son cœur et de ses nerfs, Guérin trouve, s'en rapprochant, le décor extérieur, voluptueux et évident. Et de ces corres- pondances aiguës et extrêmes :

L'âme ainsi se souvient et chuchote en rêvant, Comme un arbre agité murmure sous le vent.

Naissent alors des soirs d'ombre et d'effroi, d'impuis- sance et de doute, que seule, l'aimée, par la force de sa chair lumineuse et ferme, peut dissiper. L'amour ruisselle à grandes coulées de rayons clairs de son être; l'amour fougueux et fort et nerveux, celui des aïeux robustes et des âmes fières, l'amour crâne, solide, ingénu, s'épanouit en ses yeux, fleurit sur sa lèvre et s'harmonise en lui, cepen- dant que folle, abandonnée et suprême, sa volupté, par le respect même dû à Dieu, ne se perd jamais en luxure.


Comme Albert Samain, Guérin comprend la luxure comme une chose de vie infernale. Peut-être ne l'a-t-il vue ainsi, que sous l'influence même du poète du Chariot d'or :

Avec ses espaliers de luxure et de fastes, Le jardin merveilleux où règne ton infante Dans la grande lumière étage ses terrasses Et domine mon val aux vergers de silence

écrit-il en y songeant. Et il aime Samain parce qu'au- dessus de lui

Plane l'impérial épervier de la Mort


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parce (juc son Jard'n de. U Infante célèbre la mort d'Ophélie au fil de l'eau nas^cant, parce qu'aussi, d'un poème à l'autre, on y sent la grande compréhension qu'avait cet autre défunt musicien d'âme aussi.

Samain et Guéri n ont une même âme tremblante et pure, lumineuse et résignée, souriante et patiente, musi- cale et triste. L'un et l'autre pourraient résumer leur vie par ces vers étranges et suggestifs, extraits du Cœur soli- taire :

Qui pleure à ma porte à la fin du jour ? Ouvre : c'est l'Amour.

Quel est ce front pâle à ma vitre noire.-* Ouvre : c'est la (iloire.

On frappe Qui frappe et frappe si lort.-" Ouvre : c'est la Mort.


Par L'Automne dans le Jardin, (iuciiii s uienLitic quelque peu à Rodenbach. 11 y subit plus intensivement que partout ailleurs, l'influence lorraine de sa ville, comme Rodenbach lui, demeurait sous l'impression que Bruges lui avait donnée. Guérin ne résiste pas plus que le poète du Miroir du Ciel N'atal, aux flux et reflux des souvenirs locaux^ personnels et charmants. Peut-être même, est-ce chez lui, comme chez l'autre, le grand mystère de la Ville endormie et automnale, qui le ramène plus fidèlement à Dieu. Sa religion n'a pas la grande renommée qu'acquiert celle d'Adolphe Retté — l'ancien beau poète païen — parce qu'elle est d'ordre simple, sincère et humble, et parce qu'elle aime, en dehors du Seigneur, à s'enfermer toute, elle et son ambiance, dans l'ombre divine — Les écrivains, souvent, sont athées ou catholiques suivant leur littérature; il en est même qui se font une croyance afin de la faire profiter à leur oeuvre. Ceux-là, me semble-t-il,


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du nom même de chrétiens, sont indignes, quoi qu'en ait pu dire Monsieur Coppée (*). La foi, au contraire, de Charles Guérin est une croyance innocente et naïve de toute première enfance :

Ce serait bon : donner toute sa vie à Dieu Avec des mots d'humilité calmes et jointes ; Ouvrir son cœur comme une rose à blanche guimpe , Qui naît à la douceur de mai sous le ciel bleu

Elle est semblable à celle du doux et musical Verlaine; elle ne vient au Seigneur que chargée d'un faix de péchés et de luxure :

A celui que sa chair perverse embrase, donne

La paix chaste, Seigneur, d'un immortel automne


Guérin fut inquiet sa vie durant; son être intime fut traversé continuellement de doutes et de chagrins pres- sentis. Il s'est contenu dans son œuvre; il a enveloppé les aveux de son cœur d'un brouillard opiniâtre; et s'il s'est parfois abandonné, s'il a déchiré le voile sous lequel s'en- dormait son âme pudique, cela n'a jamais été, sans une gène excessive, sans une honte soudaine. Le Semeur de Cendres, cet autre recueil du poète, qui s'était d'abord appelé dans son esprit Inquiétude humaine, dépeint admi- rablement ce caractère hautement modeste, grave, choisi, pur et noble et particulier aux âmes élevées et supérieures. Ceux qui l'ont approché l'ont jugé replié en lui-même; ce n'est pas qu'il leur parut timide, mais plutôt enclin à une réserve voulue; sa conversation avait ce même cachet, entrecoupée qu'elle était par de fréquents et longs silences, simplement animés par des gestes, sobres, retenus et courts, et comme nés de mouvements intérieurs, et qu'il n'aurait voulu qu'ébaucher.

(*) Voir Préface au livre de M. Retté : Du Diable à Dieu.


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C'est dans le Semeur de Cendres que, pour la première fois Guérin traduisit intensivement le frisson amoureux et funèbre qui est le sien propre. Il l'a décrit dans le magni- fique poème : VEros Junèbre. Le rêve d'amour ne rem- place pas les baisers de celle qui n'est point venue; le rêve d'amour, expert en tromperie, ne remplace pas le sein et la voix qui eussent ravi les sens; le rêve d'amour n'est qu'une fausse Volupté... A celui qui ne possède jien, ni l'aveu, ni la lèvre, ni l'âme, ni le cœur d'une amie, à celui que seule l'illusion de la douceur de la vie visite, à celui-là, qui est lui-même, Guérin ordonne :

Ouvre ton lit désert comme un sépulcre, et dors Du sommeil des vaincus et du sommeil des morts

Le poète est un rêveur âprement enraciné à la terre ; il s'use du feu insatiable des voluptés; il gémit « comme un pin rebroussé par le vent »; il ouvre son cœur vide à la gloire :

Il espère, il a soif d'aimer, il aime, il doute,

Et, luttant de fatigue, il traîne sur sa route

L'efîroi des jours qu'il faut pour atteindre, en marchant,

Le bas du ciel rougi par le soleil couchant ..

Il hume la douceur des soirs balsamiques; il contemple « la bleue et douce » averse lunaire en l'azur fluide du « groupe tremblant et svelte des bouleaux ». Et le rêve l'assaille à nouveau, le même rêve sombre, cendré, engri- saillé.

Le vaste clair de lune enchante ma douleur.

{A suivre). MAURICE Gauchez.


A


Théâtre du Parc

Ayant à rendre grâce au directeur du thcAtrc du Parc d'avoir enfin découvert une pièce qui tînt l'affiche et laissât reposer les critiques, je n'éprouve aucun regret de laisser chômer ma plume.

Kt même j'avoue que pour méditer sur les œuvres dramati(iues de la saison, je suis plus à l'aise dans le fauteuil de mon logis que dans celui


du théâtre : avez-vous déjà constaté combien on est mal installé au théâtre? On y est moins bien assis que dans un tramway vicinal, et cependant l'on sait combien les tramways vicinaux persistent à demeurer gothiques.

A moins d'avoir une toilette de prix et l'illusion qu'elle attirera les lorgnettes, à moins de v^enir au théâtre poursuivre la chimère d'ex- pulser un spleen funeste, le spectateur, sain de corps et d'esprit, doit être séduit par un charme d'art supérieur pour trouver au théâtre de comédie une compensation aux défectuosités, au manque d'air et de confortde la salle.

Mais, hélas, avouons-le franchement à la fin de la saison, la littéra- ture dramatique française subit une baisse continue : on produit trop, le public cosmopolite qui fait le succès des pièces françaises est plus séduit par le jeu d'ailleurs très poussé des artistes que par le fini de l'œuvre, et les auteurs en sont venus à fournir trois actes hâtivement et industriellement aux directeurs dont ils sont les favoris, comme, dans les grands magasins, les chefs de rayons fournissent trois aunes pour un franc.

Et cela produit un malaise notoire. Jadis, les chroniqueurs apparte- naient exclusivement aux journaux, qui les laissaient distiller avec délices le suc de leur esprit dans des articles éphémères, tandis que des auteurs, nés psychologues, avec l'instinct de l'optique de la scène, étudiaient avec un souci de vérité, avec une préoccupation d'art et avec la crainte et le respect du public, la vie courante et moyenne dans des comédies de choix. Il semble que cette source, oîi il fut trop puisé, est tarie; et le public très blasé a consenti à essa)^er de sensations nouvelles; ce sont les chroniqueurs qui les fournissent; ils ont escaladé la rampe et mis leurs chroniques en pièces.

Le public commence à trouver que si c'est parfois drôle, c'est souvent trop appuyé, et toujours très mince.

C'est très bien de lire au coin du feu une chronique amusante, mais l'effort demandé est excessif, quand pour en goûter, 3^ eût on mis un lit. un caleçon et trois adultères, il faut se préparer à une audition de plusieurs heures, passer un habit, risquer un rhume pendant les entr'actes, et s'ankyloser les genoux dans un fauteuil peu hygiénique.

Cela devient même agaçant, quand ces chroniqueurs sont des auto- gobeurs, et que sous couleur de faire de la psychologie du dernier bateau, ils nous exposent et poussent jusqu'au drame, les frasques cou- tumières de messieurs et de dames, dont les bars, les restaurants de nuit et les hôtels cosmopolites sont les seuls domiciles connus.

VA vraiment, c'est faire trop d'honneur à ces dames et à ces messieurs que d'espérer leur obtenir un public assidu ; aussi arrive-t-il que les applaudissements ne vont plus qu'au talent des acteurs.

Et le succès que firent naguère les foules aux pièces comme /e liaUer, Pour la Couronne, Cyrano, et à toute l'explosion lyrique dont témoi- gnèrent maintes œuvres dramatiques, qui n'étaient pas du théâtre, ne fut que l'expression débridée d'un soulagement immense qui leur par- donna beaucoup, en faveur du plaisir qu'elles lui procuraient.

Il suffit de constater ces succès d'antan et le malaise actuel pour ne


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déduire que le public est prêt à revenir à un théâtre de santé et de verve, et qu'il n'attend qu'un génie bienfaisant.

(y'est ce qu'espère le vaillant directeur du théâtre du Parc, et nous comprenons en terminant cette chronique saisonnière, toute la crânerie et toute l'intelligence dont il a besoin dans son rôle ingrat.

Remercions le de son effort et de son désir de chercher le mieux.

Jacques Leroux.


Petite chronique


Du Soir : « Le jury des beaux-arts. — Les élections pour la désigna- tion des membres de la commission d'admission et de placement du prochain Salon ont, nous l'avons dit, provoqué une vive agitation dans le monde des artistes.

t> On s'occupe présentement du dépouillement et, d'après les résul- tats actuellement connus, il semble acquis que MM. Courtens, Frédéricq et Paul Mathieu, peintres, seront élus pour le /irabant, et MM. Rousseau, Vinçottc et Rombaut,/<>7<r les sculpteurs ».

On se demande si le lîrabant est une nouvelle branche de l'art — ou si les sculpteurs forment une dixième province de Belgique. Louche alternative !

De nos collaborateurs. — Livres récents : (t. Denys Périer, :

Proses à Gilles Luyck ; De Vuyst, Orner : Sur l'autre Rivr • W-m v . T «^on : Le Stylite\ Gauchez, M. : Jardin d* Adolescent.

Exposition des Arts et Industrie du Bâtiment. — Le concours d'allîches organisé par le ('.omité de rExix)sition des Arts et Indus- tries du Bâtiment, placée sous le haut patronage de S. M. le Roi a été particulièrement brillant. Il a été jugé par trois artistes, élus par les concurrents. MM. Crespin, Montald et Titz avec les délégués du ('omité : MM. ('harlier, Hobe, Symons et Henri Baes.

M. Adhémar Lener a été classé premier. I^ 2® et la 3* primes ont été partagées entre MM. Creten, Notelet, De Senezcourt et Strebelle.

Les projets non primés peuvent être retirés dans les bureaux du Comité. Montagne do l'Oratoirt-. 8.

Nous publierons prochainement une et ude de notre collaborateur (îcorgcs Marlow sur )«• poète Victor R«*mni!champ'?.

Il nous a paru ltii('lv'>>iiiii «.k- (.(Miii<tiiU 1 «'[mmiuM uc iii>> |>U tmriS

écrivains sur J.-K. Huysmans, mort récemment. Nous donnerons dans notre prochain numéro les réix)nses qui nous serons parvenues.


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Joris=Karl Huysmans

J'ai suivi le corps martyrisé de J.-K. Huysmans et j'ai assisté à ses obsèques. Je ne crois pas qu'il s'en puisse imaginer de plus émouvantes. La voix grave et plaintive des chantres qui, selon son dernier vœu, psalmodiaient l'admirable plain-chant qu'il avait tant aimé, cette foule recueillie remplissant les nefs de N.-D. des Champs et dont le recueillement était d'autant plus poignant et plus significatif que toutes les convictions, toutes les opinions, toutes les orientations intellectuelles ou esthétiques y étaient mêlées, ce Tout-Paris des Lettres et des Arts qui rendait un muet hommage à l'artiste mort après une agonie atroce et stoïque, tout cela prenait l'âme et serrait le cœur. Et c'était vraiment digne du « quelqu'un » dont la dépouille mortelle était étendue là, gardée par la Croix devant laquelle il avait incliné son front ravagé et prosterné tout l'orgueil et toute la maîtrise de sont Art...

Dans J.-K. Huysmans j'ai beaucoup aimé l'homme et j'ai profondément admiré l'écrivain. Le jour où je le vis pour la première fois, — c'était après En route, — je fus tout de suite ému par la sincérité qui émanait de son être, et par la bonté dont l'expression avait, sur ses traits un peu las et souffreteux, pris la place du dédain que la connais- sance des hommes, observés par son réalisme implacable, y avait d'abord fixé. Et cette impression fut encore raffer- mie quand je le connus davantage.

Sincère, Huysmans le fut toujours, dans sa vie et dans son Art. Nul n'a plus intimement associé cette droiture de toute son existence et de sa pensée avec la probité du culte intense qu'il avait voué aux Lettres.

Sa manière, d'ailleurs, s'est développée, à travers son œuvre, en suivant une marche logique, progressive et régulière. Lisez ses premiers écrits. Sac au dos, Les sœurs

Le Thyrse — i" juillet 1907. 3


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Vatard, Marthey En rade, En Ménage, à Van Feau et vous observerez chez ce réaliste « pour qui le monde extérieur existait », chez ce pessimiste à l'imagination riche et forte, chez ce merveilleux analyste du détail une simplicité de composition qui sera plus tard la caracté- ristique à' En route et de \Oblat, où la composition se réduit à presque rien. Seulement, on ne pouvait, alors, ne pas être frappé de la préférence marquée du romancier pour le sujet vil, de son opiniâtreté à vouloir surprendre et flageller la nature dans ses plus affligeantes faiblesses et de la joie qu'il semblait mettre à éclabousser l'orgueil humain de la fange même où mijotent ses turpitudes... Quelques traits demeurent communs à tous les livres sortis de cette première manière : une sorte de fatalisme mène l'homme et le pousse à la faute basse et vulgaire; le milieu ambiant est systématiquement choisi parmi les plus abjects; enfin, la misère morale des êtres qui sont les héros de ces récits est presque toujours rendue avec une tristesse ulcérée et comme irritée, de même qu'elle est exprimée dans une langue pittoresque et nerveuse mais encombrée de termes pimentés et virulents.

Un jour, cette bassesse de la nature observée avec persistance mit dans l'âme de l'artiste un immense dégoût. 11 voulut se réfugier dans l'artiliciel. Le réel, trop répugnant ou trop mesquin, le conduisit au pôle opposé, c'est-à-dire à la recherche du rare, du subtil, de l'imprévu dans les sensations. Ce fut, en lui, l'apologie de la décadence. Et il écrivit A Rebours. Mais ici encore un écœurement l'attendait. Des Esseintes, ce détraqué à la poursuite de toutes les sensations alambiquées, ce blasé qu'énerve jusqu'à la souffrance la monotonie de l'existence et qui, à mesure qu'il poursuit plus rageusement des spasmes inédits, factices, frondeurs du cours régulier des choses, se regimbe et se lasse davantage, n'exprime point, sans doute, tout le Huysmans d'alors, mais il rend bien l'un des


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aspects de ce sensitif raffiné et de cet imaginatif éperdu. « Après ce livre — dit alors Barbey d'Aurevilly — l'auteur n'a plus qu'à se brûler la cervelle ou à embrasser la Croix. » On sait quel élan soudain, indéniablement spon- tané et droit, précipita Huysmans au pied de ce grand crucifix sous lequel je le vois encore, la tète douloureuse et pensive, tel que nous le montre son dernier portrait...

Mais, avant d'écrire En route, page immortelle où sa conversion est racontée avec une simplicité si poignante et avec une brutale franchise — plus attachante que toutes les recherches d'art — Huysmans avait dû prendre un détour. Leréell'ayant dégoûté à vomir, et aussi l'artificiel, il s'était tourné vers le surnaturel. Il avait écrit Là-bas et pour ce, comme il demeura toujours réaliste et positiviste, il lui avait fallu explorer tout le monde du surnaturel inverti, tout le domaine du démoniaque, qui le força à rebrousser chemin de son siècle jusqu'aux fabuleuses époques de la sorcellerie. Mais ceci est décisif que, dans ce livre •effroyable, à travers la rancœur de l'artiste pour ce qui l'entoure, pour tout ce qui a été fait ou est à faire, pour les compromis, les banalités, les veuleries de l'existence, il se manifeste une aspiration inquiète, mal formulée encore et non raisonnée vers le mysticisme. Cette aspiration se fera bientôt plus pressante et plus exigeante. La « réalité » du surnaturel diabolique lui est apparue éclatante. Dès lors, il est chrétien. Car, si Satan existe. Dieu est. Et pourquoi, dès lors, ne pas se jeter à cœur perdu dans le surnaturel divin, dans le refuge incomparable de la Foi, celle-ci étant Vérité ?

En route, la Cathédrale, VOhlat, Sainte Ludwine de Schiedafu, les Foides de Lourdes, autant d' œuvres, nées de cette heure, qui n'ont cessé de proclamer, avec l'absolue loyauté du croyant, sa marche de plus en plus assurée vers la connaissance et vers l'amour de l'Eglise catholique, de son idéal, de ses mystères et de ses rites. Il suffit de


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signaler que chacun d'eux renferme les plus émouvantes et les plus belles prières qu'un chrétien puisse dédier à la Vierge ou au Christ. Et, enfin, l'agonie héroïque de cet homme, moins peut-être encore que son attitude de calme indifférence et de généreux dédain à l'égard des attaques misérables qui ne lui furent point ménagées — soit de la part de sectaires anticléricaux, soit, plus fréquemment, de la part de catholiques incompréhensifs — sont des faits devant lesquels toute bonne foi ne peut que courber le front et admirer.

« Au fond — m'écrivait-il, il y a dix ans, à l'occasion de l'une de ces agressions stupides, — au fond, tout cela n'a pas une sérieuse importance, d'autant que le livre (En RoiUej se défend seul par les conversions, par les très nombreuses conversions, relevées par le clergé, qu'il a opérées dans les milieux hésitants, non pratiquants des catholiques, et surtout dans les centres protestants... Cela ne vaut-il pas mieux que tous ces décortiquages et ces présomptions de critique vaine ? »

Cela, dans tous les cas, suffit pour marquer quelle in- fluence morale aura exercée Huysmans.

Quant à l'artiste, il est demeuré intact à travers les crises du penseur ou du moraliste.

L'auteur à! En route est devenu mystique, croyant au surnaturel, s'attachant à le prouver, sans cesser d'être réaliste et sans cesser — ainsi que l'a justement dit M. André Beaunier — « de traiter et de décrire le monde divin comme il faisait naguère pour la réalité toute proche ».

Il fallait ne rien comprendre à la psychologie d'un tel homme, ne point savoir quel enthousiasme foncier de son art l'animait, pour supposer — comme firent quelques-uns — qu'il pourrait jamais changer l'expression de son talent et devenir, en place d'un impressionniste perforant et savou- reux, un peintre conventionnel tout confit en de béates


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« Saint-Sulpiceries » ! Osons dire que nous sommes de ceux qui bénirent Dieu de leur avoir laissé intact leur vieil Huysmans, malcontent, craintif des ennuis et des raseurs, vitupérateur pittoresque, enflammé et comique des œuvres d'art ratées, des plats indigestes, des cacophonies pieuses et des « églisiers » malfaisants !

Le style de J.-K. Huysmans, par ses procédés d'écri- ture, où perçait comme une hantise morbide de « faire voir », reste inimitable. Quelle richesse de vocabu- laire ! Quelle adresse souple et imprévue dans les rappro- chements! Quelle audace dans le néologisme baroque mais expressif et pictural ! Quelle malice et quelle habileté dans la transformation des mots pour en relever l'insignifiance ou pour en dissimuler l'usure! Sans doute, je ne prétends pas qu'il faille tout admirer dans cette ingénieuse acro- batie et que cette vigoureuse sève de rajeunissement ne soit point attentatoire, parfois, au génie de la langue... Mais ce style fut original et vivant : c'est assez pour le défendre. Et, telle quelle, cette expression oii l'observateur se forgea d'infinies ressources pour rendre ses trouvailles les plus inattendues, s'approprie merveilleusement à la personnalité de l'artiste. Il ne s'en est jamais rencontré, je le répète, de plus spontané et de plus sincère, de plus épris de son idéal, de plus assoiffé de probité et qui, du jour où il lui fallut rapporter à son Créateur toute la gloire de son Art, le sut faire d'un geste plus simple, plus humblement grand et plus définitif...

Eugène Gilbert.


NoiLS avons la satisfaction de présenter à nos lecteurs l^ opinion de nos é?ninents collaborateurs sur J.-K. Huys- mans et son œuvre.

Je voudrais vous dire l'admiration et le respect que j'ai


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pour l'œuvre et la vie de J.-K. Huysmans. Mais comment le faire en quelques lignes ?

J'ai, jadis, beaucoup connu le grand maître qui vient de disparaître; au temps d'A Rebours, je lui portai, avec enthousiasme, l'éloge de ma jeunesse éprise de beauté rare et de style expressif. Il voulut bien m'honorer de quelque amitié et je me souviens avec délices de longues causeries dans son logis de la rue de Sèvres. Puis ce fut la conver- sion que vous savez, toute une route douloureuse jalonnée d'oeuvres singulières et magnifiques, toujours si presti- gieuses par l'éclat complexe d'un vocabulaire paradoxal et l'ardent élan vers la Beauté.

Ce fut une âme haute et torturée, un caractère d'une sincérité farouche, un artiste original et probe. En faut-il davantage pour justifier le culte pieux que je garde à son souvenir et à son talent ?

J. Destrée.


En 1898, dans ma Tristesse contemporaine, j'ai grave- ment offensé le grand chrétien que fut J.-K. Huysmans, en mettant, en doute la sincérité de sa foi et en parlant sans respect de son admirable conversion. J'en garderai le plus vif remords. Mais moi-même à ce moment je tâtonnais, j'hé- sitais, je cherchais. Depuis j'ai trouvé; j'ai compris Huys- mans pleinement, je l'ai aimé et je ne sais rien de beau comme l'épanouissement de plus en plus radieux de sa croyance, jusqu'à cette fin incomparable qui, je l'espère, fera réfléchir profondément notre jeunesse et celle de France.

J'ai toujours professé la plus complète admiration pour le talent de l'écrivain. Si les Maîtres d'autrefois ont formé mon goût de l'art ancien. Certains a été le point initial de mon enthousiasme pour l'art moderne — d'un certain art moderne, comme vous pensez. Comment ne pas se sou-


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venir avec reconnaissance aussi des pa^es que l'on doit à Huysmans sur Grùnewald (mais le prodigieux peintre du retable d'Isenheim est-il bien Grùnewald)? sur le maître de Flémalle, et sur nos peintres du xv^ siècle ? Et Durtal ne s'est-il pas écrié : « Les Primitifs des Flandres ont été les plus grands peintres du monde ! »

Vous voyez qu'à l'égard de J.-K. Huysmans il ne sau- rait subsister en moi qu'un sentiment de profond respect.

Fierens-Gevaert.


J'estime qu'on ne saurait assez louer un écrivain comme Huysmans. Il est de la grande race des maîtres qui ont assoupli la langue à l'expression des sensations les plus compliquées. Il apparaît surtout un peintre, un peintre miraculeusement sensitif et en qui se reflète la tradition des coloristes de la Hollande. Lui-même par son père était hollandais.

Je l'ai beaucoup connu aux heures jeunes de notre carrière à tous deux. Il venait alors fréquemment à Bruxelles; il admirait notre mouvement littéraire. Rien ne signalait encore chez lui le mystique qu'il devait être plus tard. Son art était gras, truculent, émerveillé; il ne cessa pas de l'être, quand se fut allumé le cierge de sa foi. J'imagine que son mysticisme dût être une fête intérieure d'images et de phosphorescences : il aima les saints et les martyrs, pour la beauté du sang, l'odeur des plaies et la pourriture finale. Il caressa de toutes ses sensualités la mort — lui qui n'avait pas su exalter la vie.

Camille Lemonnier.


Me prêtant volontiers à la mosaïque d'opinions, vraisem- blablement contradictoires, que vous voulez former sur J.-K. Huysmans, je dirai d'abord que si j'ai lu ses œuvres les plus fameuses, je ne connais pas tous ses livres. Je ne


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suis donc qu'incomplètement documenté malgré divers comptes rendus que je publiai dans UArt Moderne quand j'en étais le principal fournisseur!!

Mais vous ne désirez pas, sans doute, un, absolu; rien qu'une impression, fragile, comme en peuvent formuler les contemporains avec de grandes chances d'erreurs spécialement chez ceux qui, hélas ! se croient infaillibles.

J.-K. Huysmans, néerlandais plus ou moins acclimaté en France, subissait, semble-t-il, les hésitations, les retours, les inquiétudes qui, souvent, résultent des fréquentations étrangères. Sa pensée philosophique et ses visions furent flottantes. Son style était pittoresque et clair, mais sans grande personnalité; il avait un peu de la froideur des traductions.

Ildécrivait avec ingéniosité certaines réalités ambiantes, mais allait plutôt à la vie psychologique où sa plume circulait avec des cahots, des indécisions, des contro- verses, des conceptions chimériques et changeantes. Je me suis accoutumé à lui prêter la mentalité bizarre de son des Esseintes. En ceci j'obéis peut-être à une puérile inclination d'incarnation.

J.-K. Huysmans me parait être de cette catégorie, de plus en plus nombreuse d'écrivains de langue française qui n'ont plus la vraie tradition nationale, mais sont l'expres- sion du cosmopolitisme littéraire qui, présentement, florit dans Paris avec tous les autres cosmopolitismes.

Bref, il fut d'espèce curieuse, toujours intéressant, mais n'est vraisemblablement pas supérieur, quoique avec, parfois (dans les Foules de Lourdes par exemple) de bien beaux couplets.

Le temps seul fait raisonnablement ces classements. N'empêche qu'on peut y jouer comme je le fais ici sans y attacher d'autre importance que de vous obliger.

Edmond Picard.


— 41 - Petit Portrait

Des yeux clairs, pas très grands, mais d'une extraordi- naire fîialice derrière les verres du lorgnon. Un geste menu, qui s'excuse^ mais qui rit. Une attitude penchée et bénévole. Quelque chose de délicieuse7nent méchant dans toute la physionomie. Une bouche un peu amère, qui pro- nonce de rares mais douces paroles. De la bonté qui rit de soi, mais qui reste de la bonté.

Parfois, sans qu'il s'en doutât, je l'ai observé. Il semblait être loin de nous tous. Nos ardentes discussions sur l'art et les artistes paraissaient n'atteindre ni son cerveau, ni même ses oreilles. Il conservait son attitude penchée et regardait en soi, avec attention. Une vie légère et immobile courait dans les plis de ses paupières. Il était loin, dans un Eden 7nerveilleux. Il se ravissait à s'écouter penser. Puis, brusquement, un silence dans le feu des discussions. Et bd, d'une toute petite voix plaintive, disait doucement une toute petite phrase, ayant l'air d' approuver ceux qui avaient dit <<. oui». Ceux-ci triomphaient. Tran- quillement, avec seulejnent un éclair plus malicieux aux primelles, il rentrait da?is son mutisme. Et l'un ou l'autre de ceux qui avaient dit « non » s'amusaient de penser que c'est à eux qu'il avait donné raison... Mais il 7Ï ai^na jamais à jouir de son triofnphe : il aimait sa parole pour elle- 7nême II sera toujours ainsi. Il rira toujours en dedans. Et il n'aimera jamais, encore que son ironie soit d^ une férocité aiguë, à faire de la peine à qui que ce soit. Tel est Léon Wéry.

Anicet Le Noir.


— 42 — Charles Quérin

(SUITE ET FIN)


L'auteur a défini lui-même son art dans une des plus belles pièces de son Semeur :

Pour moi qu'un rigoureux destin laisse inconnu, Je presse entre mes doigts la flûte usée et noire Des pauvres, des railleurs et des fous. Son bois nu Est plus doux qu'un baiser savoureux à ma bouche; Elle est ma confidente obscure et mon enfant Et répond comme une âme à l'âme qui la touche.

Chaque jour, sur les tons qu'hier elle modula,

Ma misère sanglote et demande l'aumône

Et le passant muet songe et baisse le front;

Il m'écoute et revient, et trouve, chaque automne.

La fliite plus plaintive et mon mal plus profond.

Et c'est bien cela : la poésie de Charles Guérin n'est qu'une âme, une âme, large, comme un clair de lune, musi- cale, comme une lyre voluptueuse, douce, comme un baiser d'amour sur des paupières de viers^e. Il y a en elle la confidence secrète de l'éternel combat entre un paganisme sensuel et passionné et un catholicisme grave et serein. La chair ardente a de soudaines élévations de mystique envolée. Les poèmes d'un lyrisme intime, d'une éloquence et d'une ampleur magnifiques, les poèmes, d'une profon- deur, d'une intensité et d'une sensibilité où la déception et le désabusement de l'être transparaissent, avec ce sourire des mélancoliques, pleurent éternellement... Les mélan- coliques sont des êtres pour qui la vie est à jamais en deuil ; ils savent que tout, même le soleil ébloui d'or, en teinte de sang, puis en ombres se vêtira; ils ont d'âpres jouis- sances; ils trouvent d'excessives voluptés; ils se pâment dans leur semi-bonheur, jamais complet, et toujours triste;


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ils sont troubles, étant comme les névrosés, comme les hystériques de la douleur. Tour à tour pieux dans leur sensualisme, erotiques ou voluptueux dans leur mysticisme, ils acquièrent cette note aiguë de l'indéterminable et indé- finissable spleen, que Baudelaire, ce maître du Péché pur et de la Foi vicieuse, imprima si franchement au cœur même de ses fleurs... Et Guérin à cette mélancolie, que nous, les jeunes poètes du Nord, tous influencés par Rodenbach, nous comprenons et aimons, joint, comme l'écrivait M. Tancrède de Visan, ce bel exemple de celte aération tant souhaitée^ aération que je notais tantôt au cours de la lecture du Cœur Solitaire et qu'on retrouve ici- même, dans le Semeur :

Plutôt qu'un médiocre honneur, accordez-moi, Dieu juste, de mourir jeune encore et l'âme ivre De volupté, d'orgueil puissant, avec la foi Que j'aurais été grand si vous m'aviez fait vivre .-*

Vers, qui prennent à présent un accent prophétique, vers, comme le pressentiment de sa trop brève destinée, et qui le peignent — mystique, voluptueux, avide de gloire, épris d'orgueil, suggestionné par l'idée de mort — tel qu'il était!


L'art classique et respectueux des traditions, avec snn- plement sa liberté neutre des rimes d'assonnances, du Cœur Solitaire et du Semeur de Cendres^ cet art, — dont chez nous FernandSéverin demeure le représentant, mieux que Valère Gille ou que Giraud, ces poètes d'inspirations plus spirituelles qu'impressionnistes, se purifie encore au cours du dernier recueil du poète lorrain : L Homme inté- rieur. La poétique se développe encore qui lui avait dicté des vers inoubliables, des vers superbes, des vers amples et magnifiques, doux et rêveurs :

L'automne^ enlumineur silencieux et lent A déjà sur les murs rougi la vigne vierge.


— 44 - et celui-ci où l'harmonie est étonnante :

Le soir souple s'enroule au rouet des servantes.

et encore :

'Le ciel est une ruche où bourdonnent les cloches

OU bien

Septembre met l'anneau d'or rouge au doigt de l'an.

Cette poétique se perfectionne; et cette habileté de com- mencer les poèmes par des vers harmonieux et profonds comme :

O mon ami, mon vieil ami, mon seul ami, D'entre tout ce passé déjà mort à demi, Rappelle-toi nos soirs de détresse commune,...

ou encore :

O Jammes, ta maison ressemble à ton visage. Une barbe de lierre y grimpe; un cèdre ombrage De ses larges rameaux les pentes de ton toit. Et comme lui ton cœur est sombre, fier et droit.

OU bien ;

Qu'on ouvre la fenêtre au large, qu'on la laisse Large ouverte à l'air bleu qui vient avant la nuit!

Cette habileté se fait, si possible, plus adroite qu'aupara- vant. Après avoir évoqué, par ses œuvres précédentes, les noms de Rodenbach, du poète d'An jardin de V Infante^ de celui de la Solitude heureuse, Guérin va rappeler l'Henri Régnier, de /a Cité des Eaux et de la Satidale ailée, en même temps que Jean Moréas des Stances. Le lyrisme de vos dernières pièces sera d'une sérénité grave et immuable; des vers s'y incrusteront comme pierres pré- cieuses en Tordes bracelets ou des colliers; des strophes s'y épanouiront, orchidées merveilleuses en la verdure de serres chaudes, roses blanches ou sanguines en l'azur vert


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des jardins, ceintures de soie diaphane sur ]a nudité des vierges aux seins pointus...


Dans UHo?nme intérieur, Charles Guérin compte les jours s'en aller, vides de fleurs; son âme inapaisée demeure dans sa solitude tourmentée ; il doute : aurait-il mis en vain sa foi dans la Vie ? Sa jeunesse finit; l'avenir ne lui paraît pas devoir être clair; pourtant, l'heure présente est douce; la maison familiale est agréable au vivre; l'année y coule frileusement; le jardin en est frais et pacifique que le poète contemple et

C'est un des soirs pensifs du déclin de l'été.

L'obsession automnale va renaître; le bonheur passé, les regrets étouffés, les chagrins anciens, les espoirs brisés, tout cela demeurera, tandis que, passant le tournant de la vie, le penseur croit qu'il pourra marcher à l'étoile, à la Gloire, à l'Idéal, but d'

Une âme dès ce soir fervente et résolue

Il a croisé la Mort qu'accompagnait la Volupté, et cela rappelle les vers des Fleurs du Mal :

La Débauche et la Mort sont deux aimables filles', Prodigues de baisers et riches de santé...

Mais, s'habituant à la douleur de ses pensées, s'armant d'un stoïcisme altruiste, il ne veut plus songer à son âme misérable et puisque, ayant préparé les sillons à recevoir la semence

Le laboureur s'endort content dans sa masure,

le douloureux en fera autant. — Le vent, ayant soufflé la flamme des bougies, le poète voit là

Une image du corps abandonné par l'âme.

Et brusque et soudaine sa douleur étreint à nouveau la


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chair qui emprisonne sa force sensitive et belle : Qu'importe ! Il veut être; il sera. A l'ombre du crépuscule et du couchant, il opposera le flambeau de lumière intérieure. Il comprend, à la façon têtue d'un Georges Ramaekers écrivant dans le Miroh' divin

Sa Beauté transparaît sous le moindre des êtres Au poète exilé dont son Cœur est le But,

il comprend, dis-je, qu'il n'est point, hors de Dieu, de beauté qui ne se corrompe; et il se propose de ne s'occuper que de la Foi. Cependant :

Il est des soirs où l'on se sent Si pauvre d'âme et de pensée Qu'on sanglote en se haïssant Devant la page commencée.

Le cœur souffrant se resserre ; la fierté se répugne à se par- donner sa douleur; les desseins antérieurs s'oublient; les grandes idées sont défuntes; l'esprit est veuf d'aspirations et

S'enchevêtre dans un réseau De vers, de rimes et d'images.

Et Mai vient sourire à la paresse obtuse, au laisser aller des conceptions ; et, une fois encore, l'âme s'en va, fascinée, sourire aux fleurs, au soleil, au vent, au ciel d'azur; puis, la vie s'écoute pleuvoir sur les gazons et c'est si doux, si ténu, si tremblant, que tout s'oublie — hormis, hélas 1 le Songe des artistes en leur espérance de Gloire ! Les vaines guirlandes de laurier s'effeuillent, el c'était si beau pourtant ce désir de

Laisser un peu de soi dans les barques humaines

est-il dit dans le Règne du Silence.

Puis, à uouveau également, l'automne; une certaine résignation, un mutisme endolori qui fait mal ; un calme énervé :

JVlc^ v.Mit^iiii> i'<^^^^^■i ( Mi L Uc limii ciL'Ui" uailS iiii^ \' ;^.

Qu'il ne m'en reste que la gloire !


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Ensuite son ino^énuité renaît et nue et blonde aussi, s'essaye, afin de mieux oublier, à des plaisirs orgueilleux de renommée où se ceindre le front d'une couronne, est un jeu subtil, amer et âpre.

Les yeux de Guérin, alors, contemplent des artisans et des humbles : forgeron, martelant ses idées — ô le forgeron tragique du maître Verhaeren sonnant ses strophes ardentes en l'écho de ma sensibilité! — lavandière baignée de lumière, ébaucheur façonnant l'argile au gré de sa vigueur, et ils en notent la beauté merveilleuse -- Une femme à la fontaine, des filles cueillant des cerises, une Eve sur la plage, un simple crépuscule s'asseyant dans la rue d'un village, distrayent l'imagination errante du poète.

La douleur, la volupté, les caresses et les larmes sont vaines; plus rien ne peut l'animer, hormis la nature. Celle-ci, parfois mème^ l'ayant rassasié, lui déplaît, lui inspire de la haine. Un désir de mourir surgit en lui :

N'être qu'un mort entre les morts !

Puis il tente de s'enfermer dans l'indifférence d'une sagesse rigide, et pressent qu'il s'ennuierait sans son obsédante douleur; la Volupté l'enivre d'amour et la Tristesse, au soir, jointe à elle, tandis que l'Orgueil défend la porte, l'enveloppent de leurs ombres... Et c'est la Douleur surtout qu'il préfère, parce qu'il la considère comme la source de son génie...


Voici alors un poème écrit en rêvant sur une petite plage déserte de la vieille Provence. Guérin, pour la première fois, soulève un coin du voile qui abritait son existence des yeux du public-lecteur. On dirait une histoire, triste à en pleurer, et rappelant étrangement le roman de Camille Lemonnier : U Amant Passionné . Aussi bien, ne serait-ce pas admissible, ce grand amour traversant la vie du poète comme un large coup de bourrasque ?


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Nous n'avons, vainement avides de nous joindre, Rien à nous deux que nos sanglots.

Et cette jalousie âpre, têtue et cruelle, n'est-elle pas l'évidente blessure toujours vive, au cœur du solitaire auteur àQ% M élayicolies passionnées f N'est-ce pas la brû- lure nouvelle remémorant l'ancienne et du rêve de gloire cassé, et de l'espoir perdu du bonheur d'artiste et d'homme?

C'est une ardente histoire de vie; l'amour clandestin d'un poète et d'une femme ; les souffrances et les affres de l'absence, les lénifiantes caresses du retour, la confiance en l'œuvre qu'inspire et dicte la bien-aimée; et puis le doute encore, et l'amertume des adieux, à nouveau; ensuite, plus rien qu'une haine presque, entourant « ce cœur passionné jusque dans l'injustice. » — Dès lors on comprend tout entier la maladive et sauvage vie amoureuse de ce doux et délicat poète. — Certains appelleront cela « faiblesse » le rattachant aux simples mortels! Moi, l'ayant trouvé plus beau dans la vague similitude de nos cœurs — lui, d'homme, moi, d'adolescent — je puis dire que ce long chant d'une époque de sa vie, m'a fait aimer en Charles Guérin, l'homme, après le ciseleur de mots et le forgeron d'art. Or, il est si rare que \ homme n'exclue pas \ artiste et que la beauté de celui-ci ne s'estompe pas de l'ombre projetée par celui-là, que, décidément, cet homme intérieur du chantre du San^ des Crépuscules m'a remué, intensivement! Aussi bien, était-ce précisément ce caractère intime que ce dernier recueil avait pour but de montrer.


Quelque désespoir plus violent semblait l'avoir détaché de la Foi, des Dogmes et de Dieu. Parfois, ainsi, les disciples des Maîtres par trois fois les renient pour ne les aimer que mieux et plus opiniâtrement. Et c'est alors, après la lutte entre le sentiment et la volonté, entre la foi


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et l'erreur, pour les éduqués dans la croyance du Christ, l'espoir suprême :

Car, héritier d'un sang déjà vieux de chrétiens

Je veux, quand le moment viendra, mourir aux pieds Du crucifix qui m'a vu naître.

Souci de la mort sainte! Pensée funèbre ! Obsession des soirs! Langueur des journées! Maladie de saisons, d'épo- ques et de notre temps ! Toute une génération s'en ressent, et la nôtre, ayant subi son empreinte, depuis Rodenbach surtout, semble ne pouvoir s'en débarrasser. Musset, Lamartine, Hugo, Verlaine, Mallarmé, Verhaeren [Mes doigts] ont donné, il est vrai, cette grisaille à leur palette. Mais ni eux, ni Celui de Brtiges-la- Morte, ni Celui à' Aux flancs du Vase, ni même Baudelaire n'ont été tant pour- suivis, persécutés par l'image de la Mort; et il est amer et triste au lendemain de cette fin, au seuil même du prin- temps survenue, de se redire les vers du Cœur Solitaire :

Je veux mourir un soir de pluie Dans une auberge solitaire, Sans avoir à mon agonie Ceux qui m'ont aimé sur la terre;

Et qu'on ne laisse auprès de moi Que mon fidèle vieux chagrin, Un rameau de sapin des bois Et des branches de romarin.

et de savoir qu'il est mort chez lui, à Lunéville, dans la maison paternelle, et qu'il avait écrit jadis en y songeant :

Si tu cherches la paix de l'âme? Entre. Elle est là.


Graves et tristes, les poètes lui ont tressé cette couronne de laurier, cette auréole de gloire que durant toute sa vie, il avait espérée. Il est mort comme a sombré Rodenbach, et ne laissant de lui qu'une œuvre belle. —


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On trouve dans mes anciens vers Une veine de poésie, Toute ingénue avec des airs De ruisseau bleu qui balbutie

Or, depuis j'ai changé son lit En un canal de marbre lisse Où la force de mon esprit Sans que rien l'interrompe glisse.

dit-il dans son dernier volume. Et peut-être sa mort, comme celle de Rodenbach, l'aura-t-elle empêché de se diminuer. Déjà, X Homme Intérieur ne dépassait pas son Semeur de Cendres ni son Cœur Solitaire, et même, à plus d'un point près, recommençait presque l'inspiration du Semeur Le métier s'était perfectionné; il arrivait à rendre neuves d'anciennes images :

Il n'est rien de vivant qui ne vieillisse point. Dans un tour de soleil tient un destin de rose.

Mais jusque dans cette pureté même du langage et du vers, n'aurais-je pas le droit de deviner, hélas ! la veine qui se tarit? Guérin était au tournant de la vie : il lui fallait survivre à son œuvre antérieure, et se maîtriser lui-même. On ne recommence pas un livre, ce livre fùt-il un chef- d'œuvre, sans se nuire. Qu'y avait-il encore dans ce grand cœur maladif? Je ne sais .. Poète doué, comme il l'étajt, il aurait pu, je crois, améliorer jusqu'à son inspiration même; il lui restait à se taire, comme Giraud après Hors du Siècle, ou à raviver sa vie poétique.

Et il est mort, pleuré de tous, même de ses amis. La gloire, cette volupté dernière, accompagnait la mort, ce soir de dimanche, « Jour de la Passion », où l'âme de ce beau poète fut submergée... L'infini, le néant ou l'Au-delà l'attendait. Son Seigneur l'accueillit-il dans ce Paradis merveilleux où, sans doute, les Artistes continuent leur œuvre, dans la mort ? Et est-ce de là, peut-être aussi, qu'il


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nous envoie les frissons nécessaires, le recueillement voulu pour la lecture de ses poèmes ?...


Au mien poète, Charles Guérin, en cet autre soir frais où des cloches tintent T Angélus, et où j'écris, la fenêtre

Large ouverte à l'air bleu qui vient avant la nuit

j'envoie mon salut, funèbre et triste.

Maurice Gauchez.

Des Miens et Autres.




SONNETS


Vision

Dans ce temple, autrefois, la fervente parole D'tin orateur sacré, troublait les incroyants, Soit qu'il vouât au dam en verbes foudroyants , Ou bien qu'il convertît par quelque parabole.

Puis, tandis que le prêtre, en surplis, s'avançait Vers l' autel dont les ors jetaient d' ardentes flammes, Les fronts s'inclinaient bas et, dans le for des âmes, Filtrait le souvenir rédempteur d'un verset.

Le visiteur pensif de ce vieux sanctuaire, N'y retrouve plus rien du rite salutaire, Car rien n'y sanctifie en exaltant les sens ;

Mais il lui semble voir sous la voûte assombrie, Au 7nilieu des parfums mystiques de l'encens, Les moines prosternés écoutant le Kyrie/


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Vestiges

O mine romane, et vous, débris gothiques f Chef S'd^ œuvre d'un artiste anonyme et puissant y N'êtes vous pas l' orgueil dît 7nonde qui descend Les austères degrés des âges catholiques!

Au cours des siècles morts combien de purs matins Ont éclairé ces nefs — maintenant amoindries — Tandis que réveillant les doctes confréries, Les cloches martelaient des appels argentins f

O Temple inutile! le teitips, cet invincible

Maître^ te voulut sa prestigieuse cible.

Et fit choir y sous tes 7nurs, tes modillons épars...

Déjà, victorieux y aux pierres dégrafées.

Le vainqueur a fixé des fleurs de toutes parts^

Qui s'agitent au vent, ainsi que dés trophées !


Sous le portail, un dimanche...

Place, vilains! voici venir en bel arroi, Typhaine, la si douce et gente da?noîselle. Sa blondeur merveilleuse, en s'épandant, ruisselle Sur la housse vieil or couvrant son palefroi.

Un tout jeune seigneur à pourpoint amarante. Fixe dans ses yeux pers des yeux énamourés. Et lui porte un missel aux coins arifioriés. Qu'un prince -pèlerin rapporta de Tarente.

Voici que les bourdons s'ébranlent dans les tours. Et lorsqu'elle apparaît dans ses riches atours. Le peuple, en s' inclinant, la proclame sa reine. . .


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En la voyant ainsi, le grave adolescent Pour être un paladin adoré de Typhaine, Songe à planter la Croix oit brille le Croissant!

Omer De Vuyst.

A

Chroniques du Mois


LES ROMANS.

Le Roman du Chien et de l'Enfant, par M. Louis Delattre (Bruxelles, Association des Ecrivains belges) — Quel délicieux petit livre ! A coup sûr, une manière de chef-d'œuvre du genre. J'ai rare- ment rencontré une pareille subtilité de notations dans les choses courantes de la vie ordinaire Sur une intrigue toute menue — et encore c'est plutôt une succession de tableautins qu'une intrigue véritable — Louis Delattre a épingle deux caractères exquisement réussis. La psychologie d'un chien — si l'on peut dire — y est pré- sentée avec une merveilleuse exactitude. L'écrivain de Une Rose à la Bouche, qui est certainement un des écrivains belges le plus finement observateurs a fait mieux que jamais. Et l'on éprouve à la lecture de ce petit volume comme l'impression morale d'une très délicate saveur matérielle.

Vais-je vous raconter les péripéties du Roman du Chien et de l'En- fant? Ce serait je crois en déflorer la candeur et le charme. Elles sont toutes, grâce au milieu, au paysage, aux circonstances minuscules d'une tranquille vie campagnarde ; elles n'existent pas par elles-mêmes, elles se succèdent les unes à cause des autres. Et ce roman heureux n'a pas d'histoire.

Dans un village de Wallonie le petit Quolet qui a une âme innocente et observatrice est possesseur du chien Friquet, jeune animal laid, spirituel et goguenard. Puis le petit Quolet est envoyé en pension; au bout d'un certain temps, il ne goûte plus, quand il revient au village, les plaisirs qu'il y éprouvait auparavant : il a honte de la simplicité rustique du foyer. Et il méprise le petit chien Friquet qui, avec indul- gence, supporte cette passagère crise. Le bon caractère du petit Quolet reprend le dessus ; il oublie sa mauvaise vanité et aime de nouveau la beauté forte et savoureuse de son village. Friquet retrouve son maître tel qu'il l'avait connu ; mais il exprime son contentement avec retenue. C'est peut-être là une des choses les plus amusantes du livre : cette discrétion un peu narquoise d'un chien à exprimer sa joie. Et c'est très vrai. Donnez-vous la peine d'observer les bons yeux de votre toutou, si comme moi vous avez l'amour de ces yeux-là.


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Cependant le bonheur dure peu. Un beau jour le petit Quolet qui est devenu un grand monsieur, se marie et part pour la ville. Et Friquet meurt sans avoir revu son maître. La mort du chien est, dans son émouvante simplicité, une page d'un sentrment délicieux. Il y a surtout ceci : le chien, malgré l'âge, est resté tel qu'il était, tout petit. Les chiens ont de naïves âmes qui ne changent point, qui ne subissent pas l'influence déprimante de la vie. Et en considérant Friquet, les parents du petit Quolet ont continuellement devant les yeux l'image de la jeunesse de leur fils; l'enfant et le chien ne font plus qu'un dans leur regard et dans leur mémoire. Cela est d'une observation rigoureusement exacte. Et combien de fois n'aimons-nous pas un être, non pas tel que nous le voyons matériellement, mais surtout comme nous le voyons dans notre souvenir, grâce surtout aux objets familiers qui nous contraignent à ce souvenir. • J'estime infiniment ce petit livre. Il contient des pages adorables. Et certaines descriptions de l'intime vie villageoise, sont de vrais tableaux de maître. On peut faire du chef-d'œuvre dans le joli, car le joli peut être émouvant. Le Roman du Chien et de PEtifant, c'est un joli chef-d'œuvre...


Le Stylite, par M. Léon Wéry (Bruxelles, Assoeiation des Ecrivains belges). — Ce livre doit être considéré comme un gros événement dans la littérature belge contemporaine. Il est un des plus hauts monuments de notre art intellectuel et, personnellement, je le considère comme une œuvre de tout premier plan.

Depuis longtemps nous attendions de Léon Wéry un volume qui le signalât, non pas aux lettrés de profession, lesquels le connaissent tous et célèbrent h l'envi son talent, mais à la masse intellectuelle. Le Stylite est ce volume. Et dès aujourd'hui Léon Wéry a pris place au premier rang de notre littérature ; ce premier rang est le seul qui lui convienne, car son talent est un des plus probes, des plus originaux, en même temps que des plus pittoresques — ce n'est pas du tout la même chose — des plus profonds et des plus séduisants que nous con- naissions en Belgique. Il est môme probable que c'est le seul parmi nos écrivains qui soit doué d'une pareille sensibilité réceptive d'idées. Il est plus profond que tous ; il est plus habile que beaucoup.

Le Stylite m'a tout d'abord causé une joyeuse impression, que je qualifierai d'extérieure, presque de matérielle : j'ai lu là un écrivain belge qui connaissait la langue française ! C'est là un délice ! J'ai toujours été de ceux qui prétendent qu'avant même de faire des chefs- d'œuvre il faut connaître le plus parfaitement possible la langue dans laquelle on écrit. Je le pense, je l'ai dit. En le disant j'ai fâché de mes amis. Ils ont eu tort de se fâcher et... ils ont tâché à se corriger, je le sais. Vous les connaissez...

Donc le Stylite est admirablement écrit. Rarement j'ai éprouvé plus intensément la joie profonde de voir se dérouler une phrase sage et harmonieuse. Sagesse et harmonie découlent religieusement desaperçus de Léon Wéry. Et j'ai pensé que peut-être, très souvent, l'harmonie


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de la pensée exige impérieusement l'harmonie du style. C'est plus vrai qu'on ne peut le croire : il y a une corrélation certaine entre la pensée et son expression. Balzac est génial, mais touffu et raboteux. Et comme le style emprunte plus souvent aux défauts qu'aux qualités, le style est chez Balzac une des choses les plus rocailleuses qui se puisse imaginer.

Bien sûr on cherchera à rapprocher Léon Wéry de l'un ou l'autre écrivain-penseur, de l'un ou l'autre philosophe péripatéticien. C'est une maladie de la critique moderne que de baser l'individualité sur les hétéroclites fondements de monuments divers On n'a pas manqué de dire sur Léon Wéry, à propos du Stylite nombre d'imposantes imbécil- lités. Je connais certaine revue provinciale qui parait hebdomadaire- ment et qui a inséré sur le livre du jeune philosophe une critique de la plus troublante ineptie. C'était joyeux à force d'être idiot. Et l'auteur du Stylite, qui a un délicieux rire cruel, a dû rire cruellement et délicieusement en lisant les louanges dithyrambiques d'un bon jeune homme qui avait été épaté, évidemment, mais qui n'avait rien compris du tout, . Oh ! les veaux qui regardent passer les convois ! ..

La manie de rapprocher un écrivain original de certains modèles illustres est certainement dangereuse et illusoire. Néanmoins, quand on use de prudence et de précautions, il y a certaine utilité à rappeler aux lecteurs, à propos d'un écrivain, certains écrivains illustres. Je me demande, alors, si Léon Wéry ne serait pas un Anatole France dont le style eut été revu par Gustave Flaubert. Je parle du style uniquement, ou entend bien. Ceux qui ont lu attentivement Flaubert et France me comprendront ; l'opinion des autres ne me fait pas beau- coup de chagrin.

Les stylites furent des philosophes ainsi appelés parce qu'ils choisis- saient leur lieu de méditations sur les colonnes ou les portiques des temples détruits ou sur des colonnes isolées, pour s'abandonner plus facilement à leurs profondes méditations. En Orient, nous enseigne l'historien Théodoret, Saint-Siméon doit être considéré comme le premier qui adopta cette manière de vivre. Mais je crois cette opinion erronée. Saint Siméon le stylite vécut à la fm du iV^^ siècle de notre ère et de très authentiques documents nous prouvent qu'il y eut des stylites bien avant cette époque. En Occident, on ne connaît qu'un seul stylite célèbre, Vulfilaïe, un Lombard. En Orient, dit Guizot,il y en eut jusqu'au xii™« siècle. Je crois qu'il y en eut après. On pourrait le retrouver dans des poèmes du temps; mais ils sont rares et difficiles de compréhension. Toujours est-il que les stylites furent toujours entourés d'une profonde vénération populaire. Elle n'était pas toujours méritée, témoin Saint Siméon, qui raconta quel- ques savoureuses bêtises. Mais le peuple est enclin à admirer les géants, même si leur gigantisme ne provient que d'un piédestal.

Le mot stylite a été pris par Léon Wéry dans le sens figuré. Le stylite, pour lui, c'est l'homme qui regarde .passer la vie et les hommes en se considérant comme supérieur à elle et à eux, qui envisage les événements non pas dans leurs manifestations momentanées, mais dalis leurs causes profondes, leurs effets inattendus et leurs pitto- resques prolongements.


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Considérant quatre aspects de la philosophie vitale sous cet angle incliné de haut en bas, Léon Wéry nous parle de l'Ironie, de l'Héroïsme quotidien, de la Volupté et du Lupanar des Ames. La première de ces méditations peut-être considérée comme une intro- duction, presque un avertissement, la quatrième comme une gogue- narde conclusion. Toujours est-il que les quatre parties du volume se relient entre elles de la plus amiable et plus naturelle façon.

La pensée fondamentale du Stylite est celle-ci exprimée congrûment dans Au lupanar des âmes : « Ne convient-il point de troubler parfois sa vie afin de la faire paraître plus profonde. » C'est là une merveilleu- sement sagace ironie. « L'ironie, dit Léon Wéry, c'est l'esprit de l'esprit ». Mot admirable et consolateur! Et il nous prévient tout d'abord contre cette ironie factice qui ne provient que « d'une pénible rencontre de vocables ». Cette ironie, vous la connaissez C'est elle qui fut mise à la mode par certains romanciers français de ces dernières années. Ce n'est pas la vraie ironie. C'est une ironie inférieure et bâtarde, capable certes d'amuser les gens simples, mais indigne de l'essence ironique môme : c'est de l'ironie au rabais. Léon Wéry le dit : « Nous ne sommes mûrs pour l'ironie que quand nous sommes maîtres de nos pensées ». Et il développe cet axiome avec une merveil- leuse clarté . L'ironie est ce qui nous fait rire de tout pour ne pas être forcés d'en pleurer, comme dit Figaro. L'ironie n'implique pas néces- sairement la moquerie. P^lle provient uniment du sage jugement d'un homme qui, avec une ardente volonté, se débarrasse momentanément des contingences inutiles. Elle provient de l'équilibre qu'établit un esprit sage entre la cause et les effets. On ne rit pas de la vertu, quand on est vrai ironiste : on rit des mobiles qui font agir un homme ayant le désir de donner aux autres l'impression qu'il est vertueux. Cette pensée développée par Léon Wéry avec un art et une subtilité mer- veilleux procure au lecteur la plus délicieuse des sensualités morales.

11 faut bien prendre comme base de tout le volume cette première partie Elle ne fait point sa clarté mais l'augmente visuellement. Elle est une clarté pour la foule immobile; elle stimule l'attention.

Car chacune des autres parties est suffisamment claire par soi-même.

L'Héroïsme quotidien parut dans /a Revue de Belgique, l'an dernier. M. Maurice Wilmotte, un de nos lettrés le plus philosophe et un de nos philosophes le plus lettrés, l'y accueillit avec enthousiasme. Et il témoigna, une fois de plus, d'une admirable compréhension des talents neufs qui méritent l'éclosion définitive Directeur et collaborateur furent dignes l'un de l'autre.

Cette seconde partie du Stylite séduira certes davantage. Je ne veux pas dire que c'est la meilleure Je ne veux rien insinuer, même, de sem- blable. Il serait coupable de trouver dans le volume de Léon Wéry que quelque chose est meilleur : tout est « le meilleur »! Mais je veux dire simplement que \ Héroïsme quotidien semble mieux à la ix>rtée de ceux qui vivent leur vie courbée, sans cesse. C'est une des plus belles pages de consolation profonde qu'il m'ait été donné de lire. « Les j")etites choses coutumières, dit Léon Wéry, ne prendraient-elles pas sans grand effort, le caractère tragique qui les ferait dignes de notre pas-


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sion ? Pourquoi non ? Nous les disons petites, — leur petitesse n'est pas en elles, mais dans nos compréhensions. » Jugement subtil et iné- luctable ! Le vrai héroïsme, n'est-il pas dans l'acceptation bénévole des ternes événements journaliers ? C'est le vrai héroïsme parce que c'est celui qui se connaît soi-même, sans exiger le geste qui émeut la badau- derie. L'héroïsme absolu du philosophe est facile : il est trop haut pour se heurter aux contingences. Mais l'homme de la vie courante, lui, se heurte constamment aux exigences établies des moralistes : « Les moralistes sont les complicateurs de la vie », dit Wéry. Et, plus loin : « Le moralisme est sorti des ruines des croyances périmées ». —

Voilà la vraie vie héroïque : celle qui n'appelle pas l'admiration des autres, mais trouve en soi-même sa vraie raison, sa vraie volupté d'être. Car cet héroïsme-là c'est notre continuelle volonté — presque incon- sciente parcequ'atavique et grandie par notre esprit de combativité, par notre vouloir d'action à renverser, en notre pensée, l'ordre des choses établies. Cet héroïsme, que prône Léon Wéry, il nous montre que c'est précisément dans l'ironie que nous le trouverons : « La diffi- culté n'est point de trouver des motifs d'allégresse, dit-il, mais bien d'être capable d'allégresse. Le scepticisme nous confère cette vertu précieuse, sans trop de labeurs... Sourire, n'est-ce pas encore du meil- leur héroïsme ? »

Quelle vérité ! L'Héroïsme, n'est-ce point l'allégresse de vivre ? Suit une très sage étude sur la Volupté, qu'en analyste subtil Léon Wéry nous explique avec une étonnante profondeur. Il nous montre quelle est la grande beauté de la volupté et exprime ses origines, dans le péché originel, avec une sagacité merveilleuse. La beauté de la volupté provient de l'esprit et non de la chair. La volupté cherche à découvrir en soi quelque toujours nouveau mystère; ce mystère ne peut provenir du corps, qui est limité, mais seulement de l'esprit dont les divagations sont infinies. Par un mot cinglant Léon Wéry nous définit admirablement sa thèse : « L'homme est tout au plus un fœtus parvenu ». C'est férocement vrai.

Aîi Lupanar des Ames semble résumer à merveille /e Stylite. L'auteur imagine une entité qui a pris comme fonction d'amuser les fous. Les fous, c'est l'humanité tout entière ; et cet éducateur original entreprend de la tranquilliser et de la flatter en satisfaisant ses manies. Et'ce lupanar des âmes ce n'est ni plus ni moins que le théâtre qui en déformant et en grossissant nos tares et nos qualités nous fait con- cevoir de nous-mêmes une idée vaste et sereine. J'ai éprouvé un plaisir immense à savourer la vérité de ce symbole. J'ai eu quelque joie aussi à voir Léon Wéry reprendre une des idées de Ribot sur la volonté, idée que Liebrecht et moi nous avions développée dans une récente comédie dramatique. Mais il fallait Léon Wéry pour l'assou- plir et pour l'animer.

Je suis confus de ne pouvoir développer davantage l'œuvre du jeune philosophe. Je lui dis profondément, largement, grandement mon admiration. Et j'aime à le considérer comme la révélation litté- raire de l'année. F.-Charles Morisseaux.


LES POEMES

Les Pas légers, par Cécile Périn (Paris, E. Sansot). — Cécile Périn a signé récemment un livre plein de vie ardente, de volupté saine et forte, de poésie humaine, pleine des élans d'un cœur. Ce livre s'intitulait Vivre. J'en ai parlé ici même. Aujourd'hui voici qu'elle publie un livre de grâce adorable, de douce émotion. Si Cécile Périn est femme, comme le montra son premier livre, elle est aussi mère et ce nouveau recueil devrait se titrer : L'art d'être mère. Elle a écouté l'écho frêle des pas légers d'un enjafit dans la maison pensive. Elle s'est penchée, attentive et pleine d'amour, sur cette vie frêle, née de sa vie, et elle a cherché à fixer un peu pour nous le charme attendri de cette jeune âme, elle en a deviné les mystères, elle a dit les inquiétudes qu'elle inspire, les sanglots qu'elle arrache de l'âme de la mère mais aussi les tendresses dont on la comble et qu'elle vous rend avec des sourires et des baisers. Mais qui dira jamais tout l'insondable d'un cœur d'enfant! En voici un écho : écoutez-le!


Jardin d'adolescent, par Maurice Gauchez (E. Sansot, Paris). — Ceci est un premier livre et c'est un bon livre. Il a certes les défauts d'un premier livre : il contient trop de choses; telle poésie qu'on n'a pas eu le cœur de supprimer aurait dû rester dans un tiroir: telle autre pièce trop longue aurait gagné beaucoup a être raccourcie, condensée, et la pensée en serait apparue plus forte et plus vivante l enfin le livre contient une préface — un avant-dire — parfaitement puérile et inutile. On n'explique pas un livre de vers, parce que s'il doit être expliqué, c'est qu'il est mauvais. Et celui-ci est bon. Il est écrit dans une langue ferme et souple, l'inspiration, pas toujours- très neuve, en est constamment noble et vivante. Quand dans un prochain livre le poète aura canalisé cette inspiration, quand il se sera fait une philosophie des choses et de la vie moins brouillée que celle qui se dégage de cette œuvre première, il arrivera à ne plus se laisser illusionner par un symbolisme dont il a trop emprunté les images et les expressions aux œuvres de ses grands devanciers. Nous avons tous été attirés par la fascination de ces symboles singuliers et bizarres dont il faut bientôt se détacher, pour ne leur plus accorder que l'intérêt cqui s'attache à ces fleurs énormes, tropicales et contournées, dont on sc- iasse vite. Que Maurice Gauchez cultive mieux encore son propre jardin : il y trouvera des plantes saines et vivaces, aux belles fleurs naturelles qui transformeront son jardin d'adolescent en jardin de poète.


Sur l'Autre Rive, par Omer De Vuyst (H Lamertin, Bruxelles).. — Dans cette revue même, trop souvent, des vers du cher poète Omer De Vuyst ont paru, pour qu'il soit nécessaire d'en préciser ici la valeur et d'en affirmer le charme. Sans doute la matière poétique n'en est point neuve. Mais il reste certain que tout a été dit en vers, et qu'à.


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moins de tomber dans le bizarre et dans l'extravagant, il est difficile de construire un monument poétique qui n'emprunte point quelques uns de ses ornements au souvenir des grands écrivains. Ces pensées ont été si souvent émises qu'il devient même quelque peu fastidieux de s'y attarder encore. Mieux vaut, pour un personnel plaisir, chercher a reconnaître dans l'œuvre lue quels sont les points plus personnels par lesquels le poète marqua son originalité. Je mettrai donc hors part, pour ce faire, les poèmes comme Les premières Funérailles et la série de sonnets consacrés à l'homme préhistorique et à la forêt millé- naire qui lui servait d'habitat. Il y a là une source neuve et toute inexplorée d'inspiration dont le mystère est bien fait pour attirer l'attention d'un poète. Déjà en prose nous avons eu des romans traitant de ce sujet passionnant, parmi lesquels Vamireh, ce livre si vivant de J.-H. Rosny. Un poète comme Omer De Vuyst devrait prendre à cœur d'approfondir telle question et d'y spécialiser pour un long temps son œuvre poétique. Avec le métier dont il dispose et le réel sentiment artistique qui est sien il pourrait réaliser un livre curieux et durable.


Acceptation, par Henri Martineau (G. Clouzot, Niort). — J'ai déjà eu plusieurs fois l'occasion de dire tout le bien que je pense du délicieux poète Henri Martineau. L'auteur des Vignes Mortes garde dans tous ses vers cette tendresse émue, ce charme prenant, cette grâce pastellisée, cette émotion voilée de mélancolie qui fait penser à des choses douces, à l'automne, aux feuilles mortes, à l'eau glauque des étangs ignoré^, perdus dans les sous-bois. Acceptation est un livre délicieux, empreint d'une tristesse vaporeuse, d'une résignation atten- drie pour les douleurs quotidiennes de l'existence, faites de peu de choses et pourtant si tristes :

Qîi' importe que le ciel n'ait point d'astres nouveaux. Que la tnêf}te glycine à la grille s'enlace. Que la rivière roule encor de maigres eaux Et que rien chaque jour ne change ni ne passe.

L'existe?ice demeure et c'est 7ious qui passons ; A quoi donc servirait de varier notre geste ? C'est en nous que s'étend Uphis cher horizon, Et que le sotivenir le plus fidèle reste.

Une action quotidienne et les lampes du soir. Le silence régnant sur des calmes pensées, — Et faut-il y mêler quelque secret espoir f — Sont les reflets choisis de la vie acceptée.

Voilà des vers d'un sentiment prenant — et une philosophie très humaine.


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Fleurs morvandelles, par Théodore Maurer (Maison des Poètes, Paris). — Ce bouquet de fleurs du Morvan fleure un agréable parfum de poésie, auquel je regrette souvent de ne point découvrir une senteur de terroir plus prononcée. Les à côtés du volume de vers de Théodore Maurer sont plus insipides et font preuve d'une facilité à laquelle il a la détestable habitude de s'abandonner. Alors que ses descriptions de paysages sont très agréables et font preuve d'un senti- ment poétique avisé, il s'attarde fâcheusement à écrire des madri- gaux et des sérénades peut-être fort galantes, mais certainement indignes de figurer dans un volume de poésies empreintes d'un senti- ment artistique. Il est une poésie éphémère qui n'a de raison d'être qu'en disparaissant toute entière avec l'instant qui l'a vue naître.


Le Jet d'Eau, par Jean Monval {Rernu des Poètes, Paris). — Une

fois de plus il faut rendre hommage au goût exquis qui préside à la publication de la collection de la Revue des Poètes. Les œuvres qui y figurent ne sont point toutes peut-être de la même valeur. Sans doute l'admirable Triomphe de Pan de Léonce Depont est d'une inspiration beaucoup plus haute et plus parfaite que le ^et d'Eau de Jean MonvaL Celui-ci n'en est pas moins agréable. Le poète est sans doute jeune encore, mais il fait preuve déjà d'un talent varié et très fin. Ses vers sont élégants et leur lecture est pleine d'attrait.


Mémento. — Plusieurs auteurs n'ont publié que des plaquettes de moindre importance. M. Eloi Servais a crayonné d'ainiables/tf«/tfi5/V5 pour Ninon. Emile Henriot en une délicieuse édition — celle de la revue Psyché — a réuni un cahier de Pocttus à Sylvie harmonieux et tendres. Les vers en sont très musicaux et le sentiment plein d'émo- tion. Aux éditions de Psyché également, Paul Drouot publie la Chanson d'Eliacin. Ce poème a des visées plus hautes et quelquefois mêmes philosophiques. En faveur de ce désir très noble on pardonnera à l'auteur quelques défaillance dans l'idée et dans le rythme de ses vers. Je parlerai peu des Priapccs de Léo More. La violence inuti- lement scatologique et d'une malsaine inspiration, enlève tout le plaisir qu'on pourrait avoir à lire les vers, souvent bien écrits. En une plaquette sans titre et hors commerce, Sylvain Honmariage publie quelques poèmes agréables. Les Flûtes vaines de Louis Thomas sont dans la note habituelle et fort i^ersonnelle de ce charmant poète. Elles forment d'ailleurs l'une des quatre parties de l'œuvre poétique que Louis Thomas élabore en ce moment sous le titre Siih regno Cynarae.

Henri Liebrkcht


Le mois prochain : L'Instant Eternel, par H, Picard; Poèttus, par Léon Vannoz ; Ombres voluptueuses, par Louis Mandin : Les Voluptés, par Léon Wauthy ; Le Livre du Soleil, par André Ibels, etc.


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THÉÂTRE PUBLIÉ.

La Cluse, comédie dramatique en 4 actes, par Georges Rens (Editions de La Belgique Artistique et Littéraire). — Georges Rens publie une comédie : La Cluse. — Comme chacune des œuvres précé- dentes de cet écrivain, cette pièce, d'une originalité tout-à-fait parti- culière, se fait remarquer par sa hardiesse d'idée et de développement.

Car il y a une idée ici. Elle est une des multiples faces sous les- quelles la théorie — et peut-être la pratique — de l'Amour Libre se peut envisager, L'Amour Libre est une amitié charnelle ou spirituelle qui unit deux êtres n'admettant comme codes, préceptes et jugements que les trois principes de l'Honneur, de la Bonté et de la Beauté. La femme et l'homme liés ainsi ne vivent ensemble que selon leur Conscience et leur Instinct. Or, rien n'est beau comme cette indépen- dance spirituelle, comme ce libre arbitre devant les mœurs, comme cet orgueil d'être soi ! Penser, agir, se débarrasser de toutes influences, s'affranchir à jamais de tous préjugés, de toutes impositions de conve- nances, n'est ce pas vivre autrement, vivre mieux que nous le faisons. C'est la Vie simple, la vie doucement acceptée et accomplie suivant la loi d'amour universel, avec comme maître unique le grand, le puis- sant, l'immense Instinct. Partis de la Nature sauvage et belle, parce qu'indépendante, les hommes ont besoin d'y retourner. Oh! les pré- jugés établis sont solidement fixés. Qu'importe conflits pour conflits, chacun suivant son âme, sa volonté, son cœur et ses nerfs, éduqué par l'honneur vers rhonneur,doit marcher vers son but, son idéal de bonté humanitaire, de beauté de formes et de caractères.

-Dans le vieux castel de la Cluse, en pleine forêt, le penseur et le savant Helsius, vieillard que les ans ont usé, vit retiré du monde, avec ses enfants, Jehan et Hild^. Jadis, il a vécu à la ville, et trois ans durant, fut marié. Mais, victime soit de sa chair, soit de son ennui, sa compagne l'a abandonné. Et c'est alors qu'il s'éloigna à jamais du monde...

Dès lors, il connut que dans l'ordre moral on ne peut rien concevoir d'antérieur et de supérieur au Bien, et que dans l'ordre idéal, rien n'est au-dessus du Beau. Oh ! que cet ancêtre est grand : il n'admet comme dieux que le Bien et le Beau épars dans la Nature divine; ces dieux s'imposent, et en même temps qu'eux, toute la Nature, en œuvre de Mieux, progresse vers une Perfection. Helsius est un surhomme : loin des sectes, des écoles, hors du siècle, il a suivi fervemment ses allées fleuries de rêve et de lumière. Il a, d'après ses libres préceptes et ses volontés indépendantes, uni ses enfants.

Mais la Mère revient au moment de sa mort Et, devant ses enfants, en digne représentante des préjugés, des sottes coutumes de la Ville et du Monde, s'offense, se révolte contre leur Amour Libre, contre leur Bonté égalitaire et s'érige en adversaire des théories de vie ardente qu'affirmait Helsius. Et les pauvres enfants-amants vont, par un soir d'orage et d'épouvante, mourir ensemble, enlacés et joints, une fois encore, par la Mort : la Mère, vaincue, cède aux Idées d'Helsius,


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et se laisse gagner à la Bonté, h la Beauté et h l'Honneur qu'il recommandait.

Voilà le beau livre, la comédie vibrante que M. G. Rens vient d'écrire. Nos idées d'indépendance farouche y sont exaltées avec courage, hardiesse et volonté. La figure du vieil Helsius, quoique peu importante dans le dialogue, domine, de sa stature de géant de la pensée et de conscient en la grandeur de la Vie, toute. l'œuvre. Et peut-être pourrais-je reprocher à l'auteur d'avoir laissé trop dans l'ombre le caractère de Jehan, et d'avoir mal dessiné celui de la Mère; mais aussi bien, le but est apparent: il fallait qu'on sentît l'Idée d'Helsius germer, triompher et se ramifier.

La Cluse est une belle œuvre à joindre au Théâtre d'Idée auquel appartiennent déjà quelques pièces (dont La Cariatide de Gaston Heux) vraiment neuves d'expression, et fraîches d'intrigue.

Maurice Gauchez.


LES SALONS Aux Indépendants


Sans doute les peintres exposant au Salon des Indépendants, se réservent-ils pour le Triennal proche, car rien dans leurs envois ne révèle un considérable effort.

Ce n'est pas dire que cette exposition soit sans intérêt, loin de là. Mais les œuvres importantes sont absentes : Bastien fit mieux que ce qu'il expose ici, ses Souches de hêtres et la Source, s'\ malencontreuse- ment t'ncadrée, manquent de nerf dans le métier. Combien j'aime mieux ^2i place de la République à licziers et surtout la finesse d'atmos- phère, la vastitude apaisée du ciel et des eaux dans son cadre réduit de V Etang d' Auderghem.

Blandin ne possède guère de ressource de coloris, ni de respect des plans dans ses études de la Montagne de la Cour. On croit voir de ces enluminures de jadis, dont le tirage en couleurs se bornait à deux ou trois tons brutaux sans égard aucun pour les distances qui modifient les valeurs.

L'absence des mêmes qualités existe chez De Man.dont le scrupule artistique se satisfait aisément. Ses paysages sont très sommaires.

Léon de Smet s'acharne à cultiver un procédé dont le danger s'est pourtant incontestablement affirmé. Si la décomposition des tons, le pointillisme atténué permettent certains effets lumineux particulière- ment vibrants, le dessin, surtout le dessin de la figure, est absolument sacrifié. Que dire de la pauvreté de lignes, de la matière inconnue et inconsistante dont sont faits les corps de la femme au dos démesuré et de l'enfant semblable à une outre à demi-gonttée du Bain.

Le Midi dans la Serre de Frison est chatoyant et précis, trop précis


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peut-être, l'air chauffé vibre davantage et devrait embuer les arrière- plans. Ce peintre éclaire d'un soleil jaune, calme le Ncryer et M Etude 83, tandis qu'à quelques cadres de là Henri Roidot, luministe simple, sincère, veut un soleil plus jeune, plus gai sur les verdures chantantes de Ziz Mare.

Les Accessoires de Jelley sont franchement traités dans une pâte sobre et vigoureuse. La lumière est justement distribuée dans le Soleil du Matin.

Richard Heintz expose une quelconque Forêt le Soir dont le sol roux reste floconneux et mort. Ses Rochers de Sy et ses deux vues de rExpo5ition de Liège expriment beaucoup plus de vie.

La palette de Lantoine reste riche sans exubérance, son pinceau calme, réfléchi, soucieux comme il convient de l'émotion à traduire. La Matinée et La Meuse en hiver sont d'excellentes pages.

Les lois de la perspective et M. Leroux ne sont pas parvenus à s'en- tendre.

Ernest Marneffe place habilement ses effets de lumière.

Les œuvres-fortes d'Henry Meunier sont connues.

M Martinez possède de subtiles qualités de coloriste, mais ainsi que M. Paerels dont la vision grise, un peu monotone, est très raffinée, je le crois trop vite lassé dans l'exécution de ses œuvres et les laissant ainsi pleines de relâchements dans les choses essentielles, atmosphère, plans,' lignes...

La peinture de Oleffe, mariniste très personnel, offre un attrait spécial de puissance brutale dans les verts et les gris — Roessingh a peint un très quelconque portrait de femme : M*"® M. B. v. d. B. — celui du peintre D. atteint à plus de relief et de puissance de vie. M. Ruffin, auteur des morceaux superbes de tonalités discrètes et enveloppantes qui sont Coin de bibliothèque et Coin d'atelier, est- il aussi celui des images banales ; Escaut, Rue déserte?

Thévenet se répète dans les mêmes éclairages, les mêmes valeurs : meubles, murailles et accessoires.

Les portraits de M. Willem s'efforcent dans une note honnête.

La lumière rougeâtre et mélancolique des soleils agonisants de Van Beurden baignent la plupart de ses toiles et arrive à donner une impression de déjà vu. La Chiite des fetcilles manque de charme poé- tique.

Les envois des sculpteurs comprennent des statuettes de M^'o Van Hall d'une facture précise et d'une acuité de vie remarquable dans la simplicité delà ligne, des bustes de de Kat, de Oscar Petyt et de ner- veuses études de nu de J.-B. Sprimont

Les dimensions inusitées, du portrait de M'"^ W ,qui érige au fond de la grande salle sa masse blanche trouée par les ombres des orbites, du nez et de la bouche, étonnent. Et après s'être demandé à quel souci esthétique l'auteur, Adolphe Wansart, obéit en créant une telle effigie, on ne peut que rendre hommage à la justesse de la ligne, l'har- monie des proportions et la souplesse du modelé.

De Léandre Grandmoulin une étude de femme et un buste d'homme sont là pour affirmer les qualités d'observations et de métier personnel que possède l'artiste.


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Des gravures — copies d'reuvrcs célèbres — , des eaux-fortes de Ch.-Th lîernier et des cuirs travaillés par M'"" Van Damnie complè- tent l'ensemble du salon. O. L.


Petite ehfonique


La succession de M. Discailles offre à notre nouveau ministre des Sciences et Arts une occasion superbe de prouver que l'ardente sympathie qu'on lui prête à l'égard de nos Lettres n'est pas absolu- ment platonique. Nous verrions avec joie confier à l'un de nos écrivains la chaire d'Histoire de la littérature française abandonnée par l'éminent biographe de « Charles Rogier'». Oh! nous le savons fort bien : le fait d'avoir publié quelques volumes de contes ou quelques romans ne signifie pas une aptitude spéciale au haut enseigne ment. Mais nous n'avons pas en Belgique que des conteurs et des romanciers. Des esprits de haute culture, épris d'idées générales, préoccupés des problèmes psychologiques, moraux et sociaux, s'y rencontrent aussi; ne sont ils pas admirablement préparés à une tâche d'initiation esthétique et historique. Et pourquoi leur préférer systématiquement des pédagogues bourrés de sèche érudition, dépourvus presque toujours de cette compréhension profonde que donne seule la pratique de l'Art littéraire ?

Nous avons l'espoir que M. le Chevalier Descamps-David prendra ce vœu en quelque considération. Ce serait là un beau début, auquel nous applaudirions de tout cœur-


Et l'Académie I — Voici près de deux mois, deux longs mois, que nos revues n'aient échangé quelque gros mot au sujet de la fameuse classe des lettres de l'Académie de Belgique — la « Vieille Thérèse *, comme l'appellent certains adolescents irrévérencieux. — Ce silence devient inquiétant. Nos « gamins pisseurs d'encre faufilés dans les chemins de la polémique littéraire tels les pick-pockets au cœur des foules qu'ils dévalisent ^ — pour employer une expression, sévère mais juste, due à M. Paul André — se seraient-ils par trop fatigue... l'en- crier.'* Le vocabulaire que les Diurnales de Loyson-Bridet mirent, avec prévoyance, h leur disposition serait-il épuisé déjà.' Sait-on! Il importerait, cependant, de ne pas abandonner un sujet pi étant à d'aussi passionnantes prises de becs . de plumes : que deviendrait la légende de notre belle activité littéraire nationale!


A ce propos de l'Académie, qu'on nous permette une observa- tion, une toute petite observation. Il nous souvient que la création d'une classe des lettres fut vivement défendue dans V Etoile belge, en


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quelques articles signés Mascarille. Pourrions-nous demander à Mascarille pourquoi Y Etoile belge, qu'anime une aussi ardente sym- pathie pour nos écrivains, ne consent pas à leur consacrer de temps à autre quelques colonnes? Un petit feuilleton critique? M. Mascarille ne croit-il pas que l'exemple de V Indépendance, du Peuple, de^ la Der- nière Heure et du Petit Bleu soit un exemple recommandable? Son vif désir d'encourager nos lettres et de combattre l'indifférence nationale dont elles pâtissent trouverait là un excellent moyen de se satisfaire, auquel on ne pourrait guère reprocher — il y a de si mauvaises lan- gues ! — de n'être pas d'un désintéressement absolu.

Et pourquoi le Soir n'en ferait-il pas autant ? Sa collaboration compte quelques lettrés fort partisans — à ce qu'on nous assure — du « Vœu des Ecrivains ». Chose étrange, leurs articles semblent s'imposer la dure discipline d'éviter jusqu'à la moindre allusion aux œuvres de nos poètes et de nos romanciers ? Seraient-ils, eux aussi, atteints de plato- nicite aiguë ?


Au pays de l'Arcade. — Le public se demande, depuis quelque dix ans, pour quelle raison le bas-relief de Lambeaux : Les Passions Humaines, restent invisibles aux promeneurs qui s'aventurent au Parc du Cinquantenaire. Est-ce pudibonderie ? Est-ce conflit entre l'archi- tecte du monument et le sculpteur ? Le bon public, patient comme un abonné du téléphone, donne sa langue aux chiens... Nous pouvons aujourd'hui, par des indiscrétions provoquées à prix d'or, satisfaire sa légitime curiosité. Le bas-relief de Lambeaux reste invisible pour le bon motif qu'il a été enlevé, il y a belle lurette, par d'adroits malan- drins. Pour éviter le scandale qu'eut provoqué son incurie, l'Adminis- tration l'a fait remplacer aussitôt par une grisaille, qu'elle montre de loin, par dessus les planches d'une clôture soi-disant provisoire. Elle est parvenue ainsi, avec une astuce digne d'une meilleure cause, à éviter une révélation des plus pénibles. Nous espérons bien que, dès ce jour, l'opinion publique va s'émouvoir d'une telle situation et qu'on établira, enfin, les responsabilités. Il ne faut point qu'on berne plus longtemps la Démocratie !


Pauvre Saloméi — De la Iribune Artistique de Gand, ces réflexions à propos d'un opéra célèbre : « Il est certain que le drame d'Oscar Wilde a eu principalement un succès de scandale. On a goûté cette atmosphère corrompue qui enveloppa les choses et les gens du paganisme agonisant; et la mauvaise hystérie de Salomé a fait sensa- tion. Ce n'est pas qu'on y apprit des choses bien neuves, ni drôles ! La chronique judiciaire nous a familiarisés avec les pratiques des violateurs de cadavres, brutes malfaisantes qui égorgent des petites filles et fos- soyeurs infâmes qui rouvrent les sépulcres! »

Horreur! Horreur!


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Willyade. — Willy, qui lorsqu'il prend un pseudonyme signe volontiers Henry (lauthier-Villars, a publié dans les Annales politiques et littéraires, du 2 juin, un poème intitulé Après l'orage. Dans leur numéro du 23 juin, les Annales font remarquer que ce poème constitue un acrostiche qu'on traduit « Le Censeur ast un sale canard ». Willy se venge ainsi du Censeur qui ne lui fut pas toujours aimable. Cet acros- tiche a été publié aussi dans la Verveine, 5 mai 1907, et dans une petite revue du Midi de la France. Mais ce qui est plus curieux, c'est que Antce {]\x'\n) et le Cri de Paris (23 juin) publient ce texte en regard d'un poème paru dans la Roulotte du 15 juin 1905, signé Marins Hegin. L'acrostiche en est une évidente démarcation. Coïncidence .

Voilà, en tous cas, un canard mis à bien des sauces !


M. Rency, directeur du Samedi, n'a pas eu à se louer jadis de la revue Antée. Or, ayant ouï dire (\\i'Antèe allait disparaître, le Saitudi crie haro! fonce sur sa consœur qui n'a fait, dit-il, que « cultiver le sarcasme, l'ironie et le mépris », et n'a été, ajoute-t-il, que le « déver- soir de petites malpropretés ». Et il conclut : « C'est pourquoi nous la verrons sans déplaisir disparaître de la scène littéraire ».

Cela n'est guère confraternel. Et le Samedi avoue trop ingénument que le cadavre d'un ennemi sent toujours bon. Sa rancune lui fait perdre la justesse de l'appréciation. 11 juge avec fiel une revue à laquelle il reproche précisément un esprit déplaisant. La paille et la poutre, n'est-ce pas.** Antée, au surplus, qui ne manque pas de mérite, pourrait dire au Samedi :

11 ne faut jamais vendre la peau de l'ours...


Accusé de Réception : Les Eblouissenunis, par M"* la comtesse Mathieu de Noailles ; Vanité, par Paul et Victor Margueritte; /"/«/^Z- ligence des Fleurs, par M. Maurice Maeterlinck ; la Prêtresse d'/sis, par M. Edouard Shuré ; la Madeleine amoureuse, pur M. Maurice de WalelFe; la Peur de r Amour, par M. Henri de Régnier; le Stylite, par M. Léon Wéry; Images horaines, par M. Louis Piérard ; .1 la Frontière, pdiV M. Joseph Chot; Quand j'étais Homme, par Camille Lemonnier, etc.


Voici le règlement du concours lyrique institué par le comité d'Ostende-centre-d'Art.

Article pre.mikr. — Il est ouvert, entre musiciens belges, un con- cours pour la composition d'une œuvre dramatique et lyrique, en un ou plusieurs actes.

Art. 2. — Les partitions seront inédites, c'est-à-dire qu'elles n'auront pas été publiées ni exécutées antérieurement au jugement du concours.

Art. 3. — Les poèmes, soit français, soit flamands, devront être l'œuvre d'écrivains belges.


Art. 4. — Toute liberté est laissée aux concurrents dans le choix du sujet et des moyens d'expression (éléments vocaux et instrumen- taux).

Art. 5. — Les concurrents devront présenter à la direction musi- cale du Kursaal la partition d'orchestre complète et parfaitement lisible Une réduction pour piano de la partie orchestrale sera réalisée au bas de chaque page

Art. 6. — Chaque partition portera une devise; cette devise sera reproduite sur une enveloppe cachetée contenant le nom, prénoms et adresse du compositeur.

Art. 7. — Le jury, sélection faite entre les partitions présentées au concours, pourra, s'il le juge utile, inviter les auteurs des partitions réservées à donner une audition de leurs œuvres, dans les conditions qu'il déterminera.

Art. 8. — Une somme de 50,000 francs est affectée à ce concours, pour être répartie comme suit : premier prix, 25,000 francs; deuxième prix, 15,000 francs; troisième prix, 10.000 francs.

Akt. 9. — Les œuvres présentées au concours resteront la propriété de leurs auteurs. Toutefois, M. Marquet, directeur général de la Société des Bains de Mer, se réserve le droit de faire exécuter, en première audition, les œu^a'es primées, soit dans le texte original, soit en traduction. Dans ce cas, le ou les auteurs s'engagent à ne pas disposer de leurs œuvres avant l'expiration du délai d'un an à partir du jugement du concours.

Art 10. — Les partitions manuscrites doivent être déposées à la direction musicale du Kursaal d'Ostende au plus tard le 31 décem- bre 1907.

Art. II. — Le jury rendra son jugement au plus tard le 31 mars 1908.

Art. 12. — Le jury aura seul le droit de résoudre les questions relativ^esau concours non prévues au présent programme.

Toute demande de renseignemenfs complémentaires devra être adressée à la direction musicale du Kursaal d'Ostende,

Arrêté en séance, à Ostende, le 30 mai 1907.

Le jury: MM. Léon Rinskopf, président : Jan Blockx, Gustave Huberti, Maurice Kufferath, Emile Mathieu, Edgar Tinel, Léon Lescrauwaet.




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— La mort du vieux cheval du Baron est d'une poésie profonde qui touche l'âme au meilleur endroit.

Samedi, 15 décembre 1906.


— Mettons que se soit une « étude» son drame, une bonne étude d'atelier. Comme à tous les tableaux de chevalet, il n'y manque qiu Pair et la vie.

Samedi, 29 décembre 1906.

— Jean Droit s'affirme dessinateur de haut mérite dans d'amusantes C2iV'\C2X\XTe%. L'émotion et la cocasserie se donnent la main dans des exécu- tions qui attirent et pirouettent.

Samedi, 11 mai 1907.


— La Boulangerie ne sait plus où donner de la tête ..

Le Peuple, 2 mai 1907.

— Voilà que s'offre pour moi une des rares occasions de lier U7u connaissance probablement agréable.

Delphine Fousseret — roman.


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Les Marrons du Feu

Le Conseil provincial, en 1905, à la suite de la campagne due à l'initiative du Thyrse, a rétabli au budget de la province de Brabant, un crédit destiné à l'encouragement de la littérature. Une somme de 3,000 francs a été prévue au budget de 1906 et maintenue à celui de 1907. En 1906, les lauréats furent, pour la littérature française, M'^^ Marguerite Van de Wiele, MM. Georges Rency et Hubert Stiernet. Les prix, de 500 francs chacun, furent attribués sur les indications d'une Commission spéciale com- posée de Conseillers provinciaux, d'écrivains (MM. Mau- rice des Ombiaux, Louis Dumont-Wilden, Eugène Gilbert et Vermeylen). U Etoile bel^e a récemment annoncé que la Commission vient de faire ses propositions pour le partage du crédit de 1907 : M'"^ J. Dominique, MM. Georges Garnir, André Ruyters, Georges Virrès, pour la littérature française, MM. Victor De Meyere, Maurice Sabbe, pour la littérature flamande, seraient appelés à cueillir les lauriers. La députation permanente doit encore ratifier; mais il n'est pas douteux qu'elle ne le fasse. C'est dans les usages administratifs d'en agir de la sorte : un collège se doit d'entériner les conclusions d'un jury invité à établir un rapport. Nous sommes donc devant un fait acquis. C'est à son sujet que je voudrais épiloguer.

Les deux répartitions m'ont surpris et vous allez com- prendre pourquoi. J'ai eu la curiosité de relire la discus- sion qui précéda, au Conseil provincial, le vote du crédit.

Le rapport favorable, de M. Coenen, sur la question s'exprime ainsi :

« Un léger subside assurerait l'existence de pithlications littéraires qui, faute de quelques francs, ne parviennent pas à subsister, malgré de louables efforts.

» Un jury d'hommes compétents, libres de préjugés d'école ou de politique, pourrait équitablement répartir le

Lr Thyrse — v^ août 1907. 5


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subside de 3,000 francs entre les littérateurs et les revues littéraires dignes d'appui ». (12 juillet 1905.)

Le 2d> juillet 1905, M. Hamande est d'avis que les pou- voirs publics doivent :

« Encourager et soutenir les jeunes frens qui, une fois sortis de l'école, veulent développer leurs connaissances et poursuivre leur culture intellectuelle ».

M. Boels défend la proposition en arguant des subsides qu'on accorde aux jeunes artistes, aux jeunes gens qui suivent les cours du Conservatoire.

M. de Wouters d'Oplinter, à son tour, appuie :

« Les littérateurs ont beaucoup de peine à placer leurs œuvres, il faut donc les soutenir j les jeunes surtout^ ceux qui en sont encore à leurs débuts. J'espère que c'est dans cet esprit que la Députation permanente fera la répartition du crédit ».

L'intention est évidente; les partisans du subside veu- lent avant tout encourager les jeunes, venir eu aide aux revues littéraires.

Observez à présent la répartition, celle de 1906 aussi bien que celle de 1907 et vous verrez que l'on n'a nulle- ment tenu compte du sentiment au Conseil. Je m'en étais étonné l'année dernière et j'attendais des critiques. Il n'en est pas venu et, à la réflexion, je le comprends. Les jeunes, bien qu'on les accuse de présomption à tout propos, ont préféré, à des protestations intéressées, un mutisme qui ne manque pas de dignité. Mais comme je puis parler sans être suspecté de plaider pro domo sua — je ne suis plus intéressé dans aucune revue littéraire et je n'émets actuel- lement aucune prétention personnelle aux faveurs provin- ciales — on admettra que je rappelle ici, non seulement la discussion au Conseil provincial, mais aussi la campagne qui fut menée avec succès en 1904. Des élections provin- ciales étaient proches. Sur l'impulsion du Thyrse, un meeting public eut lieu où nous exposâmes nos revendi-


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cations. Ce furent les revues qui instruisirent les candidats « sollicitant les suffrages ». Elles réclamèrent pour elles et pour les jeunes des appuis, des encouragements, et c'est bien pour faire droit à leurs desiderata que le Conseil provincial émit son vote, comme nous l'avons démontré. Or, qu'arrive-t-il ? Les revues, les jeunes sont exclus du partage; on subventionne des écrivains, dont nous ne discutons pas les mérites, mais qui ne sont plus évidem- ment des jeunes, nous le regrettons pour eux.

La jeunesse littéraire qui semblait avoir obtenu satisfac- tion s'en voit retirer le bénéfice au profit d'aînés. On ne nous objectera pas qu'il fallut en agir ainsi devant la pénurie d' œuvres de débutants. En premier lieu, n'y avait-il pas des revues qui méritaient un peu d'attention ? Et puis n'a-t-on rien trouvé parmi les productions de cette année due à des jeunes, qui fût digne d'encouragement ? On n'oserait le prétendre. Je pourrais citer des titres et le dossier de la Province doit en contenir. Mais ce dossier a-t-il seulement été consulté ?

Je pense que l'on n'a pas suffisamment édifié la Commis- sion spéciale sur l'esprit qui a guidé le vote du Conseil. Celle-ci observe trop le mouvement littéraire actuel pour ignorer les œuvres remarquables qui furent publiées récem- ment par « des jeunes »; ses membres sont trop mêlés au mouvement artistique actuel pour ne point connaître les revues dignes de sollicitude, tant par leur valeur littéraire que par les difficultés d'existence: La Commission ne savait pas que le subside, rétabli grâce à la jeunesse com- battive, était destiné aux revues et aux débutants. Elle ne savait pas I C'est son excuse.

Philosophons sans amertume. Déjà La Fontaine n'a t-il pas découvert les « marrons du feu » et « la plupart de ces princes » qui ingénument

Vont s^échauder en des provinces (sic) Pour le service de quelque roif

LÉOPOLD ROSY.


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  • ' Les Eblouissements „ (*)

L'on commence enfin à rendre justice à ce merveilleux écrivain qu'est M""= de Noailles. On s'étonna d'abord et on railla. Nous raillons presque toujours les manifestations dont nous nous étonnons ; car notre étonnement provient de notre infériorité. A l'heure actuelle, si l'on continue d'être saisi par l'imprévu de ce curieux talent, on constate que cet imprévu provient de l'originalité de la source, non de la canalisation volontaire du pittoresque. Il n'y a point là un assemblage de petites curiosités, mais un ensemble de grand talent. Alors l'originalité touche au génie.

On se rappelle les œuvres précédentes de la comtesse de Noailles: deux recueils de vers — Le Çœicr innombrablej l^Ombre des Jours — où se manifestait une étonnante compréhension de la nature en tant que formant un tout avec nos désirs profonds; et trois romans — La nouvelle Espérance, le Visage éfnerveillé — un des plus purs joyaux de la littérature contemporaine — et la Domination, Enfin, voici les Eblouissefnents, prodigieux ^poèmes qui nous apportent à la fois la preuve d'une hautaine et enthou- siaste activité et celle d'un génie sans cesse grandissant.

Si les précédents recueils de poèmes de M'"* de Noailles ne furent point aussi goûtés que celui-ci, c'est, je pense, parce que celui-ci est plus près, tangiblement, de l'huma- nité. Dans ses autres œuvres l'écrivain, rempli extraordinai- rement de la beauté des choses, exprimait en quelque sorte l'objectivité psychologique de la nature, c'est à dire qu'il laissait au lecteur le devoir d'extraire de la nature l'âme et la pensée ; il y avait là les éléments nécessaires à notre compréhension; mais, coquettement, le poète nous lais- sait le soin de coordonner ces éléments pour, ensuite, analyser l'essence de cette coordination. Il fallait donc


(•) L«i Bbloutsumentt, par M"* la Comtesse de Noailles (Paris, Lemerre, éditeur).


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prodigieusement s'imprégner du sentiment des paysages décrits,pour arriver à laisser filtrer cette imprégnation hors du vase poreux de son âme et à laisser se faire l'indispen- sable cristallisation. Dans les Ebloidssejnents la mé- thode — méthode tout inconsciente, bien-entendu, et provoquée par un désir de rapprochement avec l'ingénuité compréhensive de la foule — n'est plus la même. Le poète exprime la subjectivité de la nature et fait lui-même ses conclusions. Ce n'est point là précisément une évolution; ce n'est point non plus un progrès, la beauté de la poésie se trouvant plus entièrement dans sa pensée que dans son expression; mais c'est ce que je pourrais appeler une maturité de la pitié. C'est un mouvement fraternel vers l'humanité attentive. N'est-ce point là, d'ailleurs, la néces- saire marche ascendante du poète ?I1 porte en soi son idéal : il l'exprime d'abord pour soi, puis pour les autres. Les Ebloidsseinents , c'est un livre plein de charité, qui tend les bras et est délicieusement accueillant. Le poète ne clôt plus derrière soi les portes d'argent de la tour hautaine. La lumière qui l'environne auréole l'humanité.

J'ai toujours admiré — et souvent je l'ai dit et écrit — les titres qu'emploie M"'^ de Noailles; ils sont clairs, amusants et vigoureux; mais surtout, qualité que je prise infiniment, ils sont synthétiques. Celui du présent volume l'est à mer- veille. Car en ce recueil, on le verra, l'écrivain nous montre continuellement cette sorte d'étourdissement — aussi bien moral que matériel — que nous procure la vision de la beauté: éblouissement des yeux, éblouissement des sens, éblouissement du cœur, éblouissement de l'esprit. L' éblouissement est une chose momentanée ; l'impression d'un paysage est une chose momentanée. On pourrait presque dire qu'un paysage lui-même est momentané, puisqu'il provient bien plus d'un éclair de notre compré- hension que d'une réalité matérielle.

Ce volume est divisé en quatre parties. Dans la première.


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intitulée: Vie — ^oie — Lumière, M""* de Noailles nous montre la faiblesse du poète à exprimer tout ce que con- tient la nature. C'est une sorte de crainte perpétuelle devant l'éclosion de la beauté. Le poète nous dit : « Fermez à demi les yeux pour ne pas être aveuglés par l'irradiante clarté du Beau. Suivez-moi, je vous prends par la main. Je comprends que vous ne saisissiez pas dans toute son effer- vescence la prodigieuse beauté des sites et des choses de la nature. Mais, encore que je sois moi-même éblouie, la nature est si bien en moi que je puis partiellement arriver à vous en donner la philosophie. » Et pour se mieux rap- procher de nous, il situe les impressions dans des sites connus. Et pour synthétiser une idée, il décrit le paysage qui lui représente le mieux cette idée. Jadis, M*"* de Noailles extrayait d'un paysage une impression. A pré- sent, elle entoure une impression d'un paysage. Et elle dit :

Nature, vous avez fait le monde pour moi.

Elle contemple tant de beauté qu'elle s'écrie :

Hélas ! je n'étais pas faite pour être morte.

Car son éblouissement lui permet un retour sur elle- même, la force à ce retour. Et en fermant les yeux, il semble qu'elle soit prise de la terreur sacrée de la beauté:

Et je suis prisonnière au cœur du vaste monde.

Prisonnière non pas seulement par les sens, mais par les fluctuations psychologiques aussi. Chaque impression est pour elle comme un délicieux martyre. Elle jette ce cri, douloureusement magnifique :

Mon Dieu, mon Dieu, la paix touche au délire aussi !

Et toujours rôde autour d'elle la grisante et chaude volupté du royal été, du flamboyant soleil. Car elle ne com- prend la nature qu'avec le soleil, — le soleil, éblouisse-


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ment des yeux, éblouissement de l'âme. Le poème suivant indique à merveille la direction de Vie — 'foie — Lumière :

Torpeur d'Eté

Eté! sommeil, silence et doux bourdonnement ! Dans la chambre aux murs clairs, par le store charmant Le soleil, abondant et large, entre et dévie. Instants où la vie est plus douce que la vie !

Où le cœur ne sait plus ce qu'il veut^ ce qu'il doit, Où l'on ne peut tenir son âme entre ses doigts, Pas plus que l'ombre étroite, en sa faible fumée, Ne peut garder l'Aurore amoureuse enfermée...

— Les ailes de Juillet palpitent au plafond.

Des danses de soleil se font et se défont

Sur les murs, sur les gais rideaux verts en cretonne,

Toute la chambre luit, et le parquet rayonne.

Près du divan où l'air est tiède et replié La fleur que l'on a prise au beau magnolier, ^ Avec un fort parfum de pomme et de verveines

Epuise lentement le sucre de ses veines.

Hélas ! pourrez-vous bien durer pour nous toujours. Parfaits enchantement des étés doux et lourds, Supplice du bonheur et des extases lentes Supplice d'être inerte et chaud comme des plantes,

Supplice de trop d'âme et de trop de clarté,

Eté, luxurieux et langoureux été,

Qui cachez votre plus alanguissante flèche

Dans cette odeur des nuits, soudain calmes et fraîches...

Sans doute, il faudrait tout citer. Mais le critique aime surtout à retenir ce qui, dans une œuvre, établit le plus sûrement le sens qu'il a de cette œuvre. Aussi retiendrai-je spécialement, dans la première partie, les poèmes inti- tulés: Venise, Plétiiliide, Paganisme et surtout, l'admi- rable Prière devant le Soleil.

Dans ses différentes parties le recueil marque une gra-


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dation certaine, d'un établissement et d'une logique rigoureux. Cette gradation provient non seulement de l'effet mais aussi de la cause. La cause produit une gra- dation descendante, l'effet une gradation ascendante, bien que — ou parce que — immobile. Voici : le poète nous dit dans la première partie: « Je suis ébloui par tout ce qui dans la nature est joie, vie et lumière. » Puis, dans la seconde: « Je suis même ébloui par mes paysages fami- liers. y> C'est: Beauté de la France. Puis, les Jardins, c'est à dire les paysages journaliers. Enfin, dans la dernière partieintituléeLa Douleur et la il/c?;/^ le poète dit :«Je suis même ébloui par le pensée refîe.xe que suscite en moi la contemplation d'une impression fugitive procurée par un instant de paysage journalier. » On le voit: gradation des- cendante dans la cause, gradation ascendante dans l'effet. Et tendance générale certaine à la fervente pitié de l'huma- nité.

Ces quelques lignes auront, je l'espère, suffi à montrer la forte originalité de M""^ de Noailles. Mais nul commen- taire ne peut rendre l'impression que procure la lecture de cette œuvre : je la dis géniale. Le génie éblouit, ravit, extasie, on ne l'explique pas. Je ne puis résister au plaisir de citer un des derniers poèmes du volume ; ce poème, en même temps qu'il achève et synthétise à merveille l'œuvre entière, forme un des plus beaux monuments poétiques que l'on puisse exposer à l'admiration de la postérité :

Nature que je sers avec tant de courage,

Je veux te rendre enfin un plus touchant honnnage,

Et dire, ivre d'odeur, de soleil et d'azur,

Quelle flèche a percé mon cceur brûlant et pur.

Je veux dire avec quelle épuisante tristesse

J'ai chanté ton plaisir, ta joie et ta jeunesse.

Car, louant et baisant ton éclatant décor,

Je sais bien que c'est toi la détresse et la mort.

— Quand la tulipe gonfle et que l'épine est blanche,

Quand l'acacia tend du geste de sa branche


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Une grappe qui semble être un lampion fleuri,

Quand l'herbe a des parfums émouvants comme un cri,

Et que ta plaine verte, heureuse, reposée,

Semble goûter l'azur et boire la rosée,

Je sais qu'un peuple immense en ton ombre descend,

Te nourrit de sa chair et t'abreuve de sang...

— O bacchante insensible, ô riante faunesse !

Je sais que mon enfance et ma jeune jeunesse

Ont disparu là-bas, dans l'herbe, avec les morts.

Je sais que sans loisir, sans trêve, sans remords.

Tu jettes des héros dans ton ombre profonde.

Tout ce qui fut la joie et la bonté du monde

Est devenu le sol humide de tes bois.

Des empires sont morts et sont rentrés en toi.

Partout où le piâtt pose, oîi la main veut s'étendre.

On sent s'évaporer une funèbre cendre.

Telle que je te vois, tu ne peux consoler :

Tu fais mugir tes flots, tu refuses ton blé,

Et détournant tes yeux d'une âme qui t'implore,

Tu ne veux que fleurir et que jouir encore,

Tu n'as de tendres soins et de suavité.

Que pour ton éclatant et ton impur été...

Mais alors, quelle avide et chaude complaisance ! Tout s'empresse, tout luit, tout chante, tout s'élance ! Lumineuse fraîcheur des bondissants matins, Gaîté de la rosée au cœur des lauriers — thyms ! Les pins disciplinés, graves, emplis de force. Sont au bord de la mer comme un temple d'écorce. Quel feu! que de parfums jusqu'au ciel étages, L'amour dans chaque fleur, dans chaque fruit logé. Quel délire glissant du verger au bocage ! L'oiseau semble une feuille, et la feuille, un plumage. Le ramier langoureux caresse son sérail, La fleur ouvre à l'insecte un gosier de corail. Le tilleul, le bouleau, les platanes, les frênes. Au vent voluptueux livrent leurs molles graines. Tandis qu'on voit briller et s'émouvoir plus bas Le feuillage du buis, du chanvre et du tabac. La brise est une barque errante qui transporte Des amoureux désirs la brûlante cohorte.


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La biche aux yeux d'émail soupire au fond des bois,

En renversant le cou, comme un oiseau qui boit.

Et le cœur, le cœur triste et mystique des hommes

Est pris dans cet azur, dans ce miel, dans ces gommes...

Combien de fois a-t-on souhaité de mourir

Pour échapper au sombre et déchirant désir

Qui vient du soir luisant, des eaux de la verdure .

Mais vous ne lâchez pas les jeunes corps, Nature !

Vous les gardez, vous les baignez d'embrassements !

Vous groupez, vous mêlez, vous joignez les amants,

Vous leur faites plaisir au milieu des tortures,

Vous riez, vous semblez les protéger, Nature !

Vous leur cachez la peur, le mensonge et la mort,

Vous parfumez leurs mains, vous brûlez sur leurs corps,

Jusqu'à ce que dans l'ombre épaisse de vos voiles

Un peuple naisse, ainsi qu'un million d'étoiles...

— Hélas ! c'est donc ta seule et grave volonté

La Volupté, l'immense et triste Volupté !

N'est-ce point là un prodigieux poème? Et ne semble-t- il pas qu'y passe l'âme ardente, ensoleillée, magnifique et profonde de celle qui vient de nous donner les Eblouis- sementSj monument du génie et de la beauté.

F. Charles Morisseaux.


POEMES

Qénova

Comme ton air est triste et que tes soirs sont beaux, O Gènes, dont le nom s'auréole de gloire, Et qui semble écouter aux portes de l'histoire L'écho de ton passé sortir de tes tombeaux.

Dans le recueillement de ton Campo-Santo, Ils dorment, tous les morts dont tu gardes mémoire ; Là- bas, San Lorenzo sommeille ^ blanche et noire, Et ton palais ducal paraît un lourd château.


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U ardent soleil fa prise entre ses mains dejlammes. O Cité, qiî as-ttc fait des pourpres orijlaymnes Et des cris de ton peuple emportés par le vent,

Quand Doria le Doge ou le duc de Brignole Rentraient au port, vainquetcrs de la morgue espagnole, Ville dont les rnarchands étaient rois du Levant/

Jean XXII, pape

Dans le haut catafalque au centre de la nef, Droit dans son maîiteaii blanc dont le marbre l^ habille. Mains en croix, pour toujours ayant clos la pupille, Il dort, portant la mitre et les clefs sous le chef.

Ce prêtre, qid fut pape et signa plus dun bref Au nom du Fils de Dieu dont il fut mandataire. De sa main parternelle étendit sur la terre Son pouvoir justicier dont le temps fut trop bref.

Syynbole de sa force énor^ne et souveraine

Qui fit par droit divin plus qu^ une force humaine,

Son château tout entier semble être son tombeau.

Et par sa majesté nostalgique et profonde

Prouve au monde étonné que Jean, dans son château,

Parce qiiil était pape était le roi du monde.

<^ Le Trophée marin

Poète, la cité qui t'est reconnaissante

Des vers que tu chantas pour célébrer son nofn

A fait bâtir, hormnage à ton vivant renom.

Ce haut trophée, au bord de la mer blanchissante.


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Le cartouche iV airain que la lumière ardente Porte en relief la lyre au lieu du vain clairon, Car ton œuvre immortelle est le plus beau/teuron Du livre qui dira la gloire d'Agrigente.

Viens t' accouder au socle et regarde la mer : Poète, 7iul de nous le voyant l^œil amer, Ne troublera la paix de tes heures sereines.

Et les hommes plus tard se diro7il en rêvant,

Que lu venais ici pour écouter souvent

Un écho de tes vers dans le chant des sirènes.

L'Etreinte divine

Dans le geste immortel que le marbre éternise, O Psyché, la splendeur de ton corps radieux Est digne du baiser que le plus beau des Dieux, Eros, pose à ta lèvre et qui t^ immortalise.

Femîne, l'amant jaloux entre ses bras Va prise ; Son regard al angui plonge au fond de tes yeux. Et t'enveloppe du pouvoir mystérieux Qui rayonne de lui parmi Nombre indécise.

Tes seins palpitent sous ses doigts et, dans ton cœur IJ amour chinte, pour toi, l'espoir bientôt vainqueur

JVrhr d/csse un jour par Vétrrinfr di<>fne

l'syctu, reste toujours aux bras ac ion amant Et s'il dort près de toi veille-le longuement, Sa tête chère et lourde au cretLX de ta poitrine,

Henri Liebrecht.


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— Si — Concours d'Œuvres dramatiques belges

Nous détachons du remarquable rapport rédigé par notre collaborateur Louis Dumont-Wilden, membre du Jury, les lignes qui suivent :

A peu près vide de ces grands événements qui intéres- saient seuls les annalistes d'autrefois — plus préoccupés du pittoresque que des lois qui régissent la vie d'un peuple — l'histoire de la Belgique au xix^ siècle a présenté, au point de vue de l'évolution des idées et des formes sociales, un intérêt considérable. Ces derniers quarts de siècle ont vu, en effet, dans ce petit pays, en apparence artificiel et dispa- rate, une nationalité très forte sortir des profondeurs d'un passé qui l'avait obscurément préparée, mais où personne, depuis le visionnaire Charles de Bourgogne, n'avait songé à la chercher.

D'abord, les intérêts économiques en ont été le seul lien, mais, peu à peu, une unité morale s'est affirmée, une conscience collective s'est éveillée, une psychologie natio- nale s'est formulée. Et enfin, couronnement de ces longs efforts d'un instinct ethnique, une littérature originale est née dans cette nation qui, depuis si longtemps, avait oublié de penser par elle-même.

rii inomène étrange que tout semblait devoir contrarier : l'élite belge, depuis cent cinquante ans et plus, ne parti- cipait à la haute culture européenne que sous la forme française ; la communauté de langue et d'origine, la magni- ficence même d'une littérature que l'on peut considérer comme une des expressions les plus parfaites du génie humain, tout, dans l'écrasant voisinage de la France, sem- blait condamner les écrivains belges du xix^ siècle — exception faite pour ceux qui s'exprimaient en flamand — à ne point se différencier des écrivains français. Mais peu à peu, et d'abord à leur insu, une sensibilité particulière, une


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originalité nationale se manifesta dans leurs écrits. L'effort même de leur sincérité, quand ils s'essayaient au lyrisme personnel, leur goût instinctif pour les transpositions litté- raires d'une faculté « peintre », qui semble appartenir à l'essentiel de la race, la passion attendrie avec laquelle ils décrivaient les paysages nationaux, heureuse synthèse des beautés occidentales, tout ce qui, en eux, était naturel et primesautier contribuait à leur délimiter, dans la littérature française, un domaine particulier que l'on put d'abord appeler la province belgique, puis enfin la Belgique.

Et le pays, un beau matin, encore qu'il n'y voulût pas croire, s'aperçut qu'il avait une littérature, et que cette littérature était l'expression d'une conscience nationale, qui, jusque-là, ne s'était manifestée que très fragmentai- rement.

Ces considérations historiques permettent de déterminer le double caractère de la littérature belge: une certaine naïveté d'expression qu'elle doit à sa jeunesse, une grande complexité de sentiment quelle doit aux influences voi- sines, et particulièrement à ce fait qu'elle participe — enfant tard venue de la culture latine,— à toutes les inquié- tudes de l'âme européenne contemporaine. Barbare et raffinée, primesautière et artificielle, pleine d'imperfections et de beautés originales, elle oscille perpétuellement entre un extrême particularisme et un étrange souci d'univer- salité. Mais quelles que soient ses hardiesses et cette pas- sion qu'elle a de se jeter à l'avant-garde du mouvement littéraire, elle apparaît, en somme, au regard de ses voi- sines, comme une littérature incomplètement évaluée, mais étonnamment riche d'avenir et de tempérament.

Or, c'est un phénomène constant dans l'histoire des lettres que la naissance tardive du théâtre — au moins du théâtre tel que nous le concevons aujourd'hui. — En dehors des drames religieux, expression lyrique des légendes sacrées ou des fastes d'un culte municipal, l'art


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dramatique apparaît comme une des formes dernières de l'art. La comédie de mœurs et la comédie de caractères ne se développent que dans une civilisation perfectionnée et dans une littérature déjà savante. Quoi d'étonnant qu'une jeune école dont les origines ne remontent pas beaucoup au delà de 1880, et qui se complut d'abord, avec une ivresse barbare, dans les singularités de la décadence, ait longtemps dirigé d'un autre côté ses efforts?

Des raisons de circonstance sont venues, du reste, s'ajouter à ces motifs d'ordre psychologique pour retarder la naissance, en Belgique, d'un art dramatique autonome et original. L'émigration régulière de l'aristocratie locale vers les capitales lointaines où résidaient les souverains des Pays-Bas, ont privé la Belgique, au xviP et au xviiP siècle — la période du coma — des bénéfices d'une culture mondaine qui est le milieu naturel où naît la comédie psychologique et la comédie de mœurs. Nous n'avons pas emmagasiné les fruits du long travail moraliste que la France ne s'est pas épargné, et nous n'avons pu les apprécier que de seconde main. Aussi, ceux de nos écri- vains qui ont voulu essayer dans un genre qui ne trouvait pas ses éléments dans le monde où ils vivaient, devaient- ils tomber fatalement dans l'miitation et le pastiche. Or, l'organisation actuelle du théâtre, le goût du public, soumis au prestige de Paris, et les qualités mêmes de l'art dramatique français faisaient que, jusqu'en ces derniers temps, la comédie de mœurs à la française , et principalement la comédie mondaine, semblait la seule formule dramatique qui convint à l'état de notre civili- sation et de notre culture. En dépit de quelques réussites exceptionnelles^ l'école naturaliste n'est pas arrivée en somme à balancer, au théâtre, le succès de l'art de Dumas, des Meilhac, des Lavedan, dont les Donnay et les Capus sont les héritiers directs. La comédie psychologique a donc longtemps gardé un prestige qui en apparence du


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moins, est toujours intact et qui mettait nos auteurs dans une infériorité manifeste que les préjugés du public et des directeurs de théâtre accentuaient encore II a fallu le succès d'Ibsen et du théâtre Scandinave en France même, pour nous apprendre qu'il était possible d'intéresser le public universel autrement qu'en situant les problèmes moraux qu'on avait à lui soumettre dans le décor étin- celant et convenu de la société parisienne.

Ce succès est apparu comme le symptôme d'un climat nouveau, qui me paraît amené à transformer peu à peu tout le théâtre contemporain, et dont M. Edmond Picard déterminait certains caractères essentiels dans une étude qui remonte à 1897.

Dans tous les pays de notre Europe, aussi bien en France et en Italie que dans les pays germaniques ou Anglo-Saxons, cette idée se fait jour dans la partie la plus jeune, la plus ardente et la plus intelligente du public, que le théâtre ne doit pas se borner à servir de vaine distraction à des désœuvrés, mais qu'il peut et doit reprendre le grand rôle social qu'il avait aux époques où il était l'expression des aspirations, des inquiétudes et de l'idéal collectifs* Personne, certes, ne peut songer sérieusement à proscrire cette forme d'art qui songe plus à plaire, à charmer, à amuser qu'à instruire ou à émouvoir. Mais on commence partout à se lasser de ce théâtre d'anecdotes sans portée qui ne se distingue du Vaudeville que par l'élégance des chambres à coucher qu'il exhibe, du vieux mélo popu- laire que par l'incertitude de sa morale; on revient de l'absurde prévention qui condamnait, au nom d'on ne sait quelle esthétique, les pièces dites « à thèse » — ce qui rejetait dans le théâtre « injouable » la moitié, pour le moins, des comédies de Molière — et si l'absence d'una- nimité morale qui se constate aujourd'hui écarte, pour l'instant, l'espoir de voir renaître le noble théâtre idéa- liste à la Corneille, on assiste du moins à la naissance d'une


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formule dramatique qui, élargissant la peinture de la vie contemporaine jusqu'au symbole desgrands conflits moraux qui divisent notre époque, mériterait de s'appeler le théâtre « d'idées ».

Certes, ce climat nouveau ne s'est pas encore traduit par la décadence économique du théâtre d'anecdotes par quoi, seul, pourraient être frappés efficacement ces auteurs qui considèrent uniquement l'art dramatique comme une indus- trie lucrative. Elle n'a point touché la grande masse des spectateurs, mais cette lassitude obsède véritablement cette minorité active et intelligente qui finit toujours par imposer les nouveautés nécessaires au goût du public: elle est l'opinion commune de l'avenir. Et nous entre- voyons le temps où, d'un consentement unanime, le théâtre pourra servir à exprimer toutes les idées et toutes les passions, toutes les inquiétudes et toutes les espérances de l'époque merveilleusement bouillonnante et vivante qu'est la nôtre. N'est-il pas, de tous les modes d'expression, celui qui touche le plus directement la foule, celui qui permet d'atteindre le plus grand nombre d'intelligences ? Aussi bien, s'il est vrai que le théâtre doive nous donner une image de la vie, ne remarque-ton pas que les idées qui nous passionnent font la trame de la vie ?

Dans un art dramatique élargi de la sorte, il n'y a aucune raison pour que nos écrivains demeurent inférieurs et quelques uns d'entre eux ont déjà contribué puissamment à imposer à l'Europe mentale cette nouvelle conception de l'art de la scène.

Faut-il rappeler les drames inquiétants et subtils de Maeterlinck, les nobles fresques lyriques de Verhaeren, les austères démonstrations morales de Van Zype, la joyeuse satire philosophique de van Lerberghe, les délicates images psychiques de Maubel, enfin le théâtre d'Edmond Picard qui illustra d'exemples précis la théorie du théâtre d'idées ?


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Et pourquoi, dans le « renouveau » qui se manifeste au théâtre, pourquoi la Belgique ne jouera-t-elle pas un rôle?

C'est ce que les promoteurs du Concours d'Ostende- Centre-d' Art se sont demandé. Usent voulu jeter la sonde dans les profondeurs littéraires, et, du même coup, provoquer, encourager la production dans un art dont les circonstances spéciales semblaient entraver l'efïiorescence.

L. DUMONT-WiLDEN.

Les Quatre Sœurs

POÈME LIMINAIRE DES « SAISONS MYSTIQUES ».

I.

Dans notre Eden 7nystiqiie aux divines douceurSf O Da?ite, ô 7naître aimé, parmi la théorie Des Anges souriants sur la sainte prairie J'ai vu la Béatrix guider les quatre sœurs.

La première était blanche et la seconde en fleur ^

Chantait y s' illuminant , la fête de Marie.

La troisième était d'or ébloui\ UArmoirie

Du Cœur de Dieu-le-Fils rayonnait sur son cœur.

Et chacune incarnait l'une de ces trois vies

Par qui, la Grâce aidant, les marches sont gravies

Qui mènent l'âme aimante au faîte de fAfnour.

Mais celle qui suivait, grave, la quatrième, Le Repentance, avait pour robe et diadème Les pavots du silence et les fanes du jour,

II.

Puis, reportant mes yeux au pré d'un monastère, Ainsi qu'au pré du ciel j'aperçus quatre sœurs. Et déjà leur Amour me parut possesseur . Du Cœur de r Infini en sa tendresse austère.


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Alors, spectacle unique^ auquel seuls assistèrent, Des Poètes sacrés et des saints Confesseurs, Je reconnus dans ces vierges aux noms berceurs Les 7nystiques saisans des flores du Mystère,

De la saison du gel à la saison des roses.

Hiver, Printemps, Eté, allégorie éclose

Vers Celles que conduit dans les jardins du ciel,

O Dante, ô maître aiyné, la Béatrix élue. LA utomne qui les suit prépare la venue, Au jour du Grand Pardon, dun éternel Noël! Georges Raemaekers.


Pœstum

Nostalgiques débris d'un rêve surhumain.

Sous le ciel en lambeaux des squelettes de temples

Dorment dans un désert de ronces et d* acanthes.

Ali loin,

La mer est bleu-de-plomb entre les oliviers ;

Stcr la grève y

Striant l'air fuoite et mou, s'élève

Un vol oblique et rauque d'épervier.

Et j'écoute, solitaire, à vieux Temples,

Le bruit sinistre de la mer

Et le vent écœurant coulant sur les acanthes.

Jamais plus, jeux divins des nombres et des lignes, Nul ne relèvera sur le vierge outre-mer. Orgueil en utopie de notre âme nubile, Le théorème triomphal de notre rêve;


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Jamais plies tes soleils, gloire, nHmposeront Le cobalt éclatant ait fil 'de nos frontons Dorés comme une chair sicilienne d'éphèbc :

Détresse en exil noir des ères olympiques, Se délaisse f trop las, le labeur généreux De vous ressusciter à la splendeur antique^ Et me couche, harassé, sur mes rêves de dieuy Conspuant les conseils d ironiques espoirs.

Voici le soir :

Là-bas y les buffles ^ris retotcrnent du labour ; Un troupeau sonnaillant de chèvres polychromes Défile par-devant les temples. La nuit tombe.

— Et y dans les limbes du siroux lourd, Je rôde amèrement^ taciturne Jantôme, Bel héroïsme d autrefois y sur nos décoîubres.

Théo Varlet.

Chroniques du Mois


LES ROMANS.

Quand j'étais Homme, par Camille Lemonnier (Paris, Louis

Michaud, éditeur).

Le dernier roman de Camille Lemonnier est certainement une de ses œuvres les plus intéressantes. Dans ses ouvrages récents l'illustre romancier semblait avoir abandonné un peu son ancienne manière, ceWc de Un Md/e et de //app^ C/iair. Le Droit au lionhcur, C Amant passionné, Tante Amy, sont des œuvres d'une psychologie qui étonne chez ce merveilleux descriptif. La psychologie des personnages du maître est d'ailleurs extrêmement curieuse à observer. (Vest en quel- que sorte une psychologie plastique: il extériorise volontiers l'âme de ses héros et traduit le plus qu'il peut leurs aspirations par des gestes. Cela donne — ses derniers romans en font foi — un relief extraordi- naire à l'âme de ses héros. Ce sont des âmes vibrantes et tangibles. Le roman qui a précédé celui-ci — \' Hallali — et dont, ici-même, j'ai eu la joie de parler — ramenait l'écrivain vers sa première manière, tout en laissant transparaître la seconde. Ce n'était plus tout à fait un


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roman de psychologie, c'était un roman de caractère : ce n'est point du tout la même chose. Le caractère, c'est presque la manifestation extérieure de la psychologie.

Dans Oua7id fêtais Homme. Camille Lemonnier encore une fois se transforme : car cet étonnant jeune homme qu'est l'auteur de rile vierge a en lui un don extraordinaire de renouvellement et de recrudescence. 11 varie sans cesse et cependant il reste toujours le même. Sa « patte » puissante et originale se reconnaît chaque fois; et, néanmoins chacune de ses œuvres nouvelles, est une surprise, une joie, un délice. Ici le vigoureux écrivain nous a donné à la fois un roman de mœurs et un roman de caractère. Et remarquez à quel point cela est bien dans son tempérament. Car si le caractère est la manifestation extérieure de la psychologie d'une être, les mœurs ne sont-elles pas la manifestation extérieure de la psychologie d'une époque.^ Et on voit à quel point l'écrivain a toujours souci des signes tangibles de la vie : il extériorise autant qu'il peut. N'est-ce peut-être point là la plus sage manière de nous promener à travers les vicissi tudes psychologiques 1

Des écrivains fort à la mode écrivent de sirupeuses discussions éristi- ques sur le féminisme; avec des arguments soporifiques et nauséeux, ils expliquèrent les antinomies qui existent entre la condition de la femme et l'allégresse du modernisme. Et tout cela était d'un ennui vertigineux et lourd. Ils n'allaient pas en avant, ils revenaient en arrière. Restait à écrire le roman de la femme moyenne, c'est à dire de celle qui, honnête et loyale, se trouve en butte aux nécessités de l'exis- tence et ne veut pas, pour y faire face, faire ce que lui prescrit la mode, planches ou prostitution — disons prostitution pour abréger, et résumer, d'ailleurs .. Ce roman Camille Lemonnier vient de l'écrire. Il faut l'en féliciter, car il l'a fait avec un goût, un tact et une justesse de vues qui font honneur à sa loyauté et à sa clairvoyance littéraires. Si personne n'est tenté de dire que Camille Lemonnier est un féministe c'est qu'il n'a pas jugé opportun, sous prétexte de défendre la femme, de l'assommer avec des laideurs et des philosophies. Les femmes fémi- nistes, avez-vous remarqué, sont généralement dépourvue d'attraits; les messieurs féministes ne sont pas très-messieurs... ou .alors, ils n'en pensent pas un mot, ce qui est plus fréquent qu'on ne croit. J'entends celles et ceux qu'on appelle communément — c'est bien le mot — fémi- nistes. Le vrai féminisme n'est pas là. Exalter les beautés morales et physiques de la femme n'est-ce pas un bien meilleur moyen de lui rendre hommage que de conseiller aux autres d'exalter ces beautés ? Le conseiller aux autres c'est se le conseiller à soi : or, qui se le conseille, est bien près de ne pas le faire !

C'est pourquoi Camille Lemonnier vient d'écrire un des plus beaux et des plus utiles romans féministes qui soient. C'est un roman digne de l'estime: et cela est mieux encore que de l'admiration, ce qui ne veut pas dire que ce livre n'est pas admirable par dessus le marché.

11 ne m'appartient guère de raconter ce roman qui est plutôt une série d'aventures queledrame d'une seule. Andrée, uneorpheline qui a eu des revers de fortune, est jetée sur le pavé de Paris et contrainte à gagner


— po- sa vie. Mais partout et chez tous elle en arrive à se heurter aux désirs des hommes qui voient en elle non pas une force agissante voulant s'affranchir du joug masculin et trouver sa place au soleil, mais seule- ment le réceptacle soumis de leur domination dépravée. Plus d'une tentative de viol contraint Andrée à connaître la force du préjugé qui rend si faible son sexe. Et d'une poussée de volonté elle se transforme. La voici sous des habits masculins. Elle gagne sa vie plus facilement, mais tout de même son aspect d'hermaphrodite excite encore les appétits sexagénaires des dames, et ceux, invertis,des louches vicieux .. Et puis tout de même, elle n'arrivera pas à s'affranchir entièrement de ce qui est la beauté psychologique de la femme: le désir delà maternité: et elle se donnera à un passant, qui la fécondera, mais qu'elle ne reverra plus. Et elle aura la joie infinie de la maternité.

Le sujet est scabreux et d'une audace qui satisfera tous les esprits curieux. N'est-ce point une admirable façon de stigmatiser la veulerie masculine que de faire passer l'homme au simple rang de reproduc- teur. Et n'est-ce point d'une justicière ironie, puisque, vis à vis de la femme, l'homme est dominé par la seule pensée du geste amoureux? Le frelon meurt après avoir fait la vie. Et l'active abeille continue de butiner le soleil, dans les fleurs...

Je ne dois point dire, n'est-ce pas, dans quel merveilleux style tru- culent est écrit Quand j'étais un homme. Certains types parisiens sont croqués avec une sûreté prodigieuse: j'ai remarqué notamment celui de M™« Clotilde la bonne femme gardienne des W-C publics, qui attend le client en lisant les mémoires deM^ de la Vallière ; M. Jules, l'Apache sentimental et bon garçon, rapproché des primitifs; M"'** de Saint-Léon, l'extraordinaire goule; M"® Honamour, la pâtissière; M. Touchard, le gros commerçant attentif et bougon ; et ce délicieux M. Bertrand, philosophe exquis et désabusé.

Une victoire de plus pour le génial écrivain belge, qui.au reste ne les compte plus et dont l'étonnante activité nous procure souvent — moins souvent encore que nous ne le voudrions, d'ailleurs — de la joie dans l'émotion artistique provenant de l'exacte appréciation de la vie et des hommes.


La Peur, par Edmond Haraucourt (Paris, Fasquette, éditeur).— Il faut absolument que je vous parle un peu de ce dernier volume d'Fi)dmond Haraucourt. A Paris, il produit une sensation énorme. Il m'est impossible de vous le raconter, car il est formé d'une série de nouvelles ayant chacune une puissante action dramatique : c'est tout simplement admirable.

Le délicieux poète de VAtne mu établit dans chacun des ses contes, un conflit entre l'amour et la peur ; ou plutôt nous montre les conséquences de l'un dans l'autre et de l'une dans l'autre. Tantôt c'est le marin qui pour se venger d'une épouse qui le trompe fait sauter le navire portant la coupable et le séducteur, sans ce soucier des vies qu'il sacrifie :\ sa vengeance : c'est le monsieur qui en chemin de fer désire violemment une femme assise en face de lui. Survient un éix)uvantable


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tamponnement et l'homme oublie tout son amour et tout son désir,pour ne songer qu'à la conservation de sa propre existence. L'homme qui tue la femme coupable en désirant son dernier spasme. La veuve vio- lée dans le caveau où est enseveli son mari. Mais j'ai surtout retenu trois contes absolument intenses dans l'horreur qu'ils provoquent. Sur la roche, Yi\sto'\Te d'une femme obligée de se livrer, pendant une tempête, à un marin ivre et brutal, pour que ce dernier lui sauve la vie,et péris- sant avec lui. La Bombe, effroyable vengeance d'un policier dont un anarchiste a tué la femme et la fille. Et Les Sabots de Noël, histoire de la vivissection d'un cheval, qui avec une étonnante simplicité de moyens, arrive à produire une impression d'une effroyable intensité.

Je suis désolé de ne pouvoir parler plus longuement de ce volume qui m'est arrivé au dernier moment. Mais je tenais absolument à en parler tout de suite. D'ailleurs, vous le lirez, et cela vaudra bien mieux que mon admiration,si profonde qu'elle soit pour Edmond Haraucourt. Et comme moi vous souhaiterez que l'Académie Française l'accueille au plus vite, ce qui n'est pas douteux, au surplus.

F. Charles Morissèaux.


L'Eclosion, roman, par Roger Lalli. (Herbert, à Bruges ) — L'auteur nous avertit qu'il a voulu écrire une œuvre saine. Pourquoi cet avertissement .' Il y étudie un problème qui depuis déjà longtemps a divisé les éducateurs. Noble tâche. Mais son court roman, malgré la prétention qu'il affirme, n'est guère observé. La psychologie des enfants échappe à M. Lalli quand il leur attribue, à propos de la géné- ration humaine, des rapprochements sagaces à l'aspect de la repro- duction des animaux. Avant tout l'enfant a conscience de la supério- rité de son espèce et il se croirait déchu s'il l'assimilait aux espèces mammifères. Ce n'est que plus tard, quand intervient l'autorité du maître d'école qu'il apprend, non sans surprise, l'humble condition physique du « roi de la création ». M. Lalli s'est posé cette question : Faut-il instruire les enfants des diverses phases de l'acte d'amour et de fécondation. Jean Jacques dit oui; mais Lalli le démontre- t-il, ose-t-il conclure ? En tout cas, aucun argument sérieux ne nous est présenté et en eut-il déduit de son roman que nous les eussions tenus pour caducs tant la trame nous paraît souvent fragile. Quelques scènes enfantines sont notées avec assez de justesse, mais les liens qui les réunissent nous ont semblé trop inconsistants pour donner à cet essai sur l'éducation beaucoup d'importance.


Contes furtifs, par J. Esdix. {Bibliothèque unirjerselle, Beaudelot, Paris.) — Dans trois contes d'une écriture simple, claire et soignée, sous une affabulation d'un caractère merveilleux, légendaire, qui n'est pas sans charme, M. J. Esdin enferme quelques truismes sur la recherche du bonheur. Et ceux-ci sont de la Sagesse : Ne scrute pas les causes de ta félicité, contente-toi d'en jouir; ta curiosité sera tou- jours punie et tu ressembleras alors à l'enfant qui a voulu ouvrir le


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corps de sa poupée pour voir ce qu'il y avait dedans. — Ne t'évertue pas à la conquête d'un chimérique bonheur; celui-ci est près de toi, mais il faut que tu saches le reconnaître — Découvre ton bonheur dans les dons qui t'ont été départis et si tu ne connais pas les laideurs de la vie, abstiens-toi de les découvrir.

Le recueil, je l'ai dit, est d'une lecture agréable et vaut à son auteur des éloges. L. R.


Le Nimbe noir, roman inédit, par Peladan. {Mercure de France). — Il est des œuvres qui, à l'égal des monts trop élevés, défient l'as- cension des foules : on les admire avec une appréhension mêlée d'un vague effroi ; certains les côtoient sans oser les gravir; d'autres, ravalés dans leur orgueil par leur imposante — et pour eux insolente - hau- teur, les accablent do leur mépris avec cette risible suffisance de pygmées au pied d'un Hercule. L'œuvre de Peladan est de celles-là, comme le furent celles des Barbey d'Aurevilly, des Villiers de l'Isle- Adam, de tant d'autres exceptionnels méconnus.

L'on sait quel travail grandiose entreprit cet écrivain au verbe magnifique et étincelant qui pour plus d'un apparait comme un preux d'un autre âge, insoucieux de l'approbation de son siècle. Il suffit pour se convaincre de sa puissance de création d'élever les yeux de la base à la cime de ces édifices que sont la /?<?ca</«?«c^ latine, P Amphithéâtre des Sciences Mortes les Idées et les Formes, dont l'ensemble constitue, ajouté à des études critiques et philosophiques et à son théâtre, plus de soixante-dix volumes; mais ceci n'est qu'une constatation secondaire. Il me serait agréable d'envisager le résultat d'une vie consacrée au labeur intellectuel à un point de vue plus important d'analyser, avec la perfection du travail, la qualité des matériaux et la profonde signi- fication de l'Idée par eux manifestée, si l'espace restreint que com- porte un compte rendu me le permettait. Cette tâche a d'ailleurs été entreprise et partiellement accomplie par certains écrivains autorisés parmi lesquels je me plairait à citer, tant par confraternelle amitié que par justice, René-Cîcorges Aubrun (**)

Le roman que nous donne aujourd'hui Peladan est une nouvelle pierre apportée à l'édification de son éthopée « la Décadence latine ».

Le Nimbe noir est l'épopée d'une héroïne nihiliste dont l'activité et le dévoùmcnt à la cause qui lui est chère se résorbent en l'une des plus sublimes manifestations de la charité chrétienne

La belle Sophia Nariskine noble de naissance, a grandi i)auvrement, sous la sauvegarde de sa fidèle servante Petrowna, au milieu de réprouvés et de révoltés. Son cœur s'est douloureusement contracté au spectacle de l'asservissement et de la misère de ses frères. Elle s'est vouée à la cause de la Russie souffrante et a renié ses ancêtres, reîtres cruels au front ceint de la couronne princière lorsqu'elle se voit brus-


ci i'cintian. essai bio biblioj;r.Tpmquo, par K vt. .\u:)iui). i Les celebiites d aujuUiii iiui; Sansot. éditeur. A citer aussi les différentes études parues dans les Entretiens Idéaliste» CBodin, éditeur) sous la signature de Fcrnand Di voire et Camille Mar)-.


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quement en possession de la fortune qui lui échoit par droit de nais- sance. Cette fortune, elle la consacrera à la Justice, à l'allégement des peines et des misères.

Ainsi fait-elle. Bientôt il ne lui reste plus que son honneur et sa merveilleuse beauté. Et sainte par son dévoûment, vierge intémérable deux fois sacrée par la pensée et par le cœur, elle se vend pour le triomphe de l'Idée, elle se prostitue dans une unique donation de soi, oîi pour elle il n'entre que de l'amour divin. Et, ainsi s'accomplissant le Destin fatal réservé aux prophètes et aux inspirés, elle meurt de son suprême sacrifice.

Il faut lire ce livre pour saisir les subtilités d'une belle âme ardente, la sublimité du dévoûment, la splendeur de l'idée. Ecrit dans une langue riche, cristallisée, elle fourmille de phrases décisives qui, comme des diamants enclosant toute lumière, enferment toute une théorie, toute une philosophie, tout un monde d'idéologies abstraites.

Quant aux images et aux descriptions, elles apparaissent peintes tou- jours à la façon vaste, majestueuse et fière particulière à Peladan.

Enfin, comme des fleurons aux pointes d'un diadème, chaque chapi- tre s'étoile d'utie épigraphe dont la profondeur et la simplicité rigide ont la concision des apophtegmes. Telle celle-ci entre tant d'autres: « On a trop dit que l'individu est le total de sa race: quiconque s'élève, s'isole. » Comme cette parole s'applique bien au Maître souverain dont j'ai l'heur de parler. A l'égal de ces êtres qu'évoque son esprit hau- tain, Peladan s'est trop élevé pour ne point s'isoler: c'est ce qui fera l'universalité future et la pérennité de son œuvre.

Maurice Boué de Villiers.


LES POEMES

La Couronne de Lierre, par Jacques de Dampierre. (Sansot, éditeur, Paris.) — Un agréable recueil d'agréables poèmes. Peut-être pas beaucoup de nouveauté d'inspiration, mais un lyrisme plein de fraîcheur et une jolie science du rythme.


La Chanson du Pauvre, par Grégoire Le Roy. (Mercure de France, Paris.) — Après de longues années de silence, Grégoire Le Roy s'est décidé à publier un nouveau recueil de poèmes : La Chanson du Pauvre qu'il a fait suivre d'une réimpression de : Mon Cœur pleure d'Atitrefois. . son premier livre depuis longtemps introu- vable. De celui-ci que peut-on dire sinon redire la profonde émotion qui se dégage de certains des poèmes. Tout le monde sait par cœur cette berceuse adorable : Le Passé qui Jile, devenue classique. Georges Le Roy adore la poésie des choses vieilles, vieilles maisons, vieilles gens, vieux souvenirs. C'est un poète de crépuscule, aimant les nuances plus que les couleurs et s'attardant aux sentiments indécis. C'est d'ailleurs un poète triste; la figure de la Mort passe souvent dans ses vers :


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Par ce minuit d'hiver et de deuil,

La mort s'en va par le village,

Secotiant ses sabots au seuil de nos maisons;

Et r'f^t NorI 57/r son passage...

Les nouveaux vers du poète sont peut-être d'une inspiration moins pure. Il a fait usage d'une façon constante dans la Chanson du Pauvre d'un vers libre fort désordonné, le rythme en est cassé, les rimes en sont absentes et j'avoue que j'ai pris un plaisir beaucoup moins vif à lire La Chanson du Pauvre qu'à relire les délicieux poèmes déjà publiés par le poète.


Les Grains de Myrrhe, par Robert Valéry-Radot. (E. Sansot, éditeur, Paris.) — Le poète a emprunté le titre symbolique de son œuvre à un passage de l' Ecclésiastique : Quasi myrrha electa dedi sua- vitatem odoris, passage que Leconte de l'Isle a paraphrasé dans ce vers :

Afon cœur est embaumé d'une odeur immortelle.

Ce livre tout entier est embaumé de ce même parfum d'amour, c'est un livre de passion profonde et contenue qui s'exhale dans les Chants de Chryseis et le reste du livre s'inspire de la même ardeur douloureuse et passionnée; c'est un livre triste, comme d'ailleurs beaucoup de livres des poètes de la jeune génération qui ont appris de leurs maîtres — Baudelaire, Mallarmé, Samain, Guérin — à aimer les heures sombres de la vie et à se complaire dans la douleur que renferment certains sentiments. Un des poèmes de Valéry-Radot |X)rte en épi- graphe cette parole de Bossuet : Achève donc, ô mort favorable, et rends- moi bientôt à celui que j'aime. Cette inspiration mélancolique fait de ce livre une œuvre agréable à lire aux heures de rêve et c'est évidemment l'œuvre d'un poète plein de sentiment et de talent.


L'Instant Eternel, par Hélène Picard. (E. Sansot, éditeur, Paris.) — Quand une femme prend la peine d'exprimer ses pensées et ses sentiments, la qualité de son inspiration est généralement très pure. (Certains des plus beaux jx)ètes de l'heure actuelle sont des femmes et ce n'est point, je pense, exagérer la valeur de leur œuvre que de tenir des écrivains comme la Comtesse de Noailles ou M'"« Gérard d'Houville pour de grands écrivains de notre génération. Aussi tout livre de femme porte en lui-même, quel qu'il soit et de par la nature même de celle qui l'écrivit, un intérêt constant. La passion en est plus forte, plus amoureuse et plus subtile. Les cris du cœur y ont souvent un écho profond et si les problèmes de philosophie qui y préoccupent l'auteur sont souvent superficiels, c'est que la femme non sans raison y attache peu d'importance Ces réflexions venant à l'oc- casion du livre d'Hélène Picard en synthétisent la portée et la valeur.


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Mémento. — M. Emmanuel Thubert a publié chez Sansot un long poème : Le Prophète, d'une portée philosophique assez restreinte mais dont l'effort soutenu et le lyrisme souvent ample doivent être loués. A la même librairie — qui est décidément la maison des poètes — Estienne a réuni en plaquette une série de courts et jolis poèmes sous le très simple titre de : Phrases. Toujours chez le même éditeur, Edouard Déverin publie Le Passant qui regarde, une suite de notations en prose et en vers qui ne manquent pas de netteté. Les Préludes de Jean Maréchal sont parfois enfantins et quelque peu inhabiles. En un délicieux petit volume, Maurice de Noisay nous donne un beau poème : Le bon adieu, pleine de force et de poésie passionnée.

Henri Liebrecht.

Accusé de réception : jfehan le Fou, par Lucien Lheureux; Adolescence, par Elisabeth de la Sauge; Voyages dans mon pays, par P. Spaak, etc.


La Guirlande des Dunes, par Emile Verhaeren (Bruxelles : Deman.) — « Verhaeren », écrivait M. Vielé-Griffin (*j, « élargit de son souffle l'horizon de la petite patrie, et comme le fit Balzac de son ingrate et douce Touraine, il annexe aux plaines flamandes le beau royaume de son idéal et de son art. »

C'est principalement dans ce vaste recueil que sera Toute la Flandre dont La Guirla?ide des Dunes n'est qu'un cahier, que le Maître décrira son pays : depuis les polders de l'Escaut et les sables de Campine, depuis les Gloires anciennes du sol flamand et les petites villes à millésime jusqu'aux plages blondes, jusqu'aux dunes des bords de l'Océan, son œuvre aura tout magnifié.

La Guirlande se consacre au littoral belge, aux plages de la Mer du Nord, de La Panne à Knocke. C'est un coin de pays que Verhaeren aime infiniment : jadis, aux temps de la Jeune Belgique, n'allait-il pas déjà, en compagnie de Van Rysselberghe, de Willy Schlobach et de Dario de Regoyos exalter son lyrisme jeune et fougueux, aux environs de Knocke.'* (^■^■) A présent, n'y va-t-il pas annuellement soigner sa fièvre de foins ? Il a regardé

Les batailles perpèttùes Des vents et des nuées Bondir de l'horizon et saccager la nier.

11 a contemplé les sables où les maisons.

Les petites maisons, dans les dunes flamandes, Touryient toutes le dos à la mer grande.


(*) H. Vielé-Griffin : « Les Hommes d'Aujourd'hui » (Paris : Vannier).

(**) M. Maurice Crabs a même, dans le Gd Bios, rappelé cette légende : le trio turbulent de ces artistes se baijjnant, entre Heyst et Knocke dans le simple costume d'Adam ! O la renom mée aux mille bouches...


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Il a fixé les yeux sur l'intérieur du pays ; il a vu Bruges et son beflroi :

Bruges et ses clochers de pierre Et Saint-Sauveur et Notre-Dame Montent, tels des géants, dans Pair.

Il a suivi du regard les pêcheurs et les paysans, ceux de la mer et ceux des fermes, ceux qui s'en vont sur l'Océan et ceux qui quittent

Pour s'en aller aussi chercher fortune. Le pauvre champ vole, a?i par an, jour par jour, — Hclas avec quelle force et quelle amour — Au sable avare et violent des dunes.

Et sa Guirlande, tour à tour, chante toutes ses visions. Elle donne, en ses poèmes différents, les cinq physionomies particulières du littoral : la mer; le vent; les êtres; les villages; les dunes.

Verhaeren a surtout compris l'angoisse et le péril de la Mer du Nord. Il l'a connue, aux jours rugueux et gris d'hiver,

Quand ses vagues à PInûni sont blêmes Et ses sables, jusqu'au printemps, déserts.

Il l'a vue, vraiment elle-même, par les temps de tempêtes et de brouillards, dans la ruée à l'horizon des flots déments, lorsque les barques « petites » sur la mer « immense », se perdent, corps et biens, lorsque les tocsins, de village en village, sonnent. Elle lui a donné cette pitié douce envers les marins et les bateaux en allés, cette amitié fervente envers les vieux pêcheurs, fumant leurs pipes, les soirs' de « grains prédits x>, sur la grève. Et tout son lyrisme ardent s'est imprégné d'elle-même; son vers cadencé, cahote, brisé, renversé, comme un flux qui s'ourle, inégal et puissant, sur le sable de l'estran. empruntant à la mer son rythme large, son roulis énorme, son enflure grondeuse, a rendu toute l'harmonie tragique des chants amers et âpres du flot.

Puis les marins et les villageois barbus, les femmes angoissées et les gamins solides ont sollicité les yeux du poète :

Race taciturne, race profonde, Race des Nords rugueux, race d'hiver,

A vec des colères comme la nur. Et des entêtements de roc, sous Ponde.

Il montre les gars robustes et beaux, taciturnes et rêveurs, aux dents blanches et pointues, que seuls les kermesses et les désirs mor- dants, en l'appel violent des ruts furieux, enthousiasment au paroxysme. Il silhouette les femmes des dunes, leurs flancs puissants et sanguins; il dessine les portraits des vieux « retraités > dont les


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bras ont gardé l'habitude de gouverner les barques, à présent imagi- naires; il esquisse le profil des cinq pêcheurs à cheval de Coxyde, que j'ai vus tels :

Sur leurs chevaux pesants, il remontent les dunes Et apparaissent, au loin, sur les crêtes, à contre ciel. Chargés de filets et de toiles ; On croirait voir de grands insectes irréels,

Qui reviejinent de l'Infini Après besogne faite et butin pris. Dans les étoiles.

Puis viennent les maisons, pauvres chaumières, minces guérites.

Avec letir âne âpre, têtu, falot, Qui broute au loin, dans la dune vermeille. Et redit non et non, toujours. En secouant, ati long dit jour. Les detix oreilles.

Ainsi, d'un détail descriptif, et comme recherché, Verhaeren parvient avec aisance à leur donner, en ses vers appariés, leur dehors et leur figure propres.

Les vents qui sifflent et les dunes

Sommets pendus , sablons mangés. Montagnes mortes, une à une,

avec les phares lointains estompant d'épouvante l'horizon du décor. Tout l'enthousiasme resté juvénil du Maître lyrique belge, monte, s'essore à nouveau, dans une splendeur de cris et de prières, vers la Flandre, la Flandre immense, la Flandre aimée :

Tours de longs deuils passés ou beffrois de splendeur, Vous êtes des témoins dont nul ne se délivre ; Votre ombre est là, sur mes penser s et sur mes livres. Sur mes gestes nouant ma vie avec sa mort. O que mon cœur toujours reste avec vous d'accord/ Qu'il puise en vous l'orgueil et la fermeté haute, Tours debout près des flots, tours debout près des côtes. Et que tous ceux qui s'en viennent des pays clairs Que brûle le soleil, à l'autre bout des mers. Sachent, rien qu'en longeant nos grèves taciturnes. Rien qu'en posant le pied sur notre sol glacé Quel vieux peuple rugueux vous leur symbolisez Vous les tours de Nieuport, de Lisweghe et de Fumes!

Et, si pour conclure je cherchais quelque louange, en trouverais-je,


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cher Maître, de plus exacte, de plus vraie, que celle-ci, écrite à moi par le beau poète André Fontainas : « Ah! oui, Vcrhaeren ? Mais c'est le Dieu ; c'est le Génie ! »

Maurice Gauchez.

Petite chronique

Pèlerinage — Pour décrire le château où le marquis de Claviers- Grandchamp, V Emigré, fait revivre les splendeurs de la France d'autrefois, M. Paul Bourget s'était installé à Versailles et, avec l'assistance de M. de Nolhac, y avait étudié les meubles, la décoration, les jardins, les marbres, les ornements, l'architecture de la demeure royale. De là, comme vous les avez lues sans doute, ces descriptions abondantes où M. Paul Bourget, dans une langue où les fautes de grammaire alternent avec les plus surprenantes niaiseries, dit son regret du passé et son admiration de la noblesse. L'auteur de Y Emigré avait loué, non loin du château, une petite chambre dans un hôtel.

Lorsqu'il eut fini de recueillir ses notes et décidé de quitter Versailles, il disposa, sur la table, bien en évidence, un porte-plume, un cigare à moitié consumé et un bouton de manchette hors d'usage. 11 appela l'hôtelier, et lui dit :

— C'est ici, à cette place, que j'ai écrit V Emigré. On y viendra en pèlerinage. » Et l'on y est venu, en effet. Des dames américaines, attirées par une réclame discrète, y sont accourues en foule.

Tous les jours, avec une ponctualité touchante, l'hôtelier renou- velle le porte-plume, le petit bout de cigare et le bouton de manchette.

C'est la gloire.

{Cri de Paris).

On lit dans le Cri de Paris : ^ La guirlande des Dunes (°) de Verhaeren, paysages émouvants de la Hollande t^ (30 juin 1907),

« Notre ignorance des choses de l'étranger — une ignorance tellement » complète qu'elle en devient même touchante — nous joue souvent de » mauvais tours» (21 juillet 1907). Oh 1 alors!...


Avez-vous du souffle? — Voici d'Edmond Picard, dans /e Peuple,

sur Problème des Langues :

« Pour qui eut la patience d'écouter ou de lire non pas tout ce qui » sortit de centaines de cervelles et de centaines de bouches, mais » une partie suffisante de ce tumulte verbal, reste la conviction que la » grande majorité de ces parleurs et de ces écriveurs ont pris pour


(*) Le dernier paru des cahiers de Toute la Flandre (N. D. L. R. du Thyrse).


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» base non pas les réalités du phénomène linguistique qui, pourtant, » se réalise incessamment chez toutes les nations en une vie curieuse » et intense, mais des conceptions cérébrales souvient arbitraires ayant » les caractères de ce qu'on nomme volontiers et fort mal à propos » « des principes ».


A propos du Stylite de Léon Wéry :

L. D. W. dans le Petit Bleu : « A force de vouloir atteindre au » suprême raffinement, notre auteur est tombé dans l'obscurité et le » lecteur malveillant de se dire : Qu'y a-t-il derrière cette obscurité ? » Peut-être rien... »

V. dans l' Indépendance belge : « Et le lecteur, certes ébahi et sans » doute moins convaincu, garde surtout la conviction que M. Léon •» Wéry est un penseur dégagé, un solitaire épiant et sagace, un écri- 5» vain de talent et un dialecticien sournois, captivant. Il convient, » pour la lecture de ces pages, de s'armer de précautions et de « défenses : si l'on concède les prémisses, toute opposition devient » vaine. Le raisotinement sauvent est solide, méthodique comme un » tiièorhne. Il vous enlace et vous étreint. On est pris, entraîné — et s> persuadé à peu près ». —

Les concours du Conservatoire. De F Etoile belge ces très judicieuses lignes :

« Au Conservatoire. — Le cours de mimique théâtrale est, depuis » de longues années, comme on sait, destiné à tenir lieu du cours de » déclamation lyrique, dont la nécessite est unanimement reconnue, » mais que — sans doute à cause de cela — on s'obstine à ne pas » créer. Au lieu d'apprendre aux jeunes gens à interpréter une scène » chantée, à mettre leurs gestes et leur attitude en concordance avec » ce qu'exprime leur voix, on leur apprend les deux choses séparé- » ment — d'un côté, le chant, de l'autre, les gestes. Or, c'est là non » seulement du travail perdu, mais encore du mauvais travail ; la ges- » ticulation de la pantomime habitue les élèves aux défauts mêmes » auxquels ils sont déjà trop naturellement enclins, et leur interdit •f> précisément ce qu'ils devraient acquérir avant tout : la simplicité et » la justesse des mouvements.

» Il y a longtemps, pensons-nous, que cela a été dit, mais fort inuti- » lement, comme vous voyez ».

Le Conservatoire est conservateur.


Wiliyade. — Willy s'est ému de ce qu'on lui ait reproché le « démarquage » (^O.du poème Fin d'orage signé Marins Hégin. Il a affirmé que Marins Hégin était un de ses pseudonymes. Comme le Censeur révoquait en doute cette affirmation, nous nous sommes


(*) Uu lapsus calami nous a fait écrire démarcation dans notre numéro précédent.


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informés et nous pouvons déclarer, en toute certitude, que Hégin est Maugis; Maugis, Willy et Willy, Henry (iauthicr Villars. On a donc eu tort de reprocher à Willy une incorrection dont il n'est pas cou- pable. Sans se prononcer, Le Thyrse avait signalé l'incident qui, évi- demment, tourne à l'avantage de Willy. Celui-ci nous a invité à reconnaître notre erreur, il voudra bien convenir qu'il n'y a pas eu erreur de notre part, puisque nous avons simplement donne les élé- ments de la cause. Nous tenons néanmoins à signaler à nos lecteurs le jugement de non-lieu intervenu. L'incident est clos.

3>»c Congrès de la Presse périodique. — D'accord avec l'administration communale de Spa et avec le ('omité de l'exposition internationale de Balnéologie qui s'ouvrira dans cette ville le 20 juillet prochain, la date primitivement choisie pour la tenue du troisième Congrès de la Presse périodique est avancée de huit jours. Ce Congrès aura donc lieu les l®*" et 2 septembre prochain.

On y discutera notamment :

1. Les rapports de la Presse avec l'Administration des Postes.

2. La création d'un service central de publicité.

Ajoutons que ce Congrès, dont l'organisation est confiée aux soins de V Union de la Presse périodique belge, sera présidé par M. Jules Le Jeune, ministre d'Etat, président d'honneur de cette association, assisté de M. Octave Maus, directeur de VArt Moderne, président effectif.


Sottisier


— C'est au Musée moderne que se tiennent les expositions de nos cercles d'art, dont les « Indépendants * compte parmi les meilleurs.

La Revue junambulesqtu, juillet 1907.

— Coquillage : « Les théâtres se fument x. Cigare, cigarette ou pipe.'

La Revue Ittu.jmhulisipir. itiillci n/07.

— Hommage ii S. A. R. Madame la Princt-ssc h.iisabttii nr i-icigiciuc- :

PI LiSABKTH est nom de Princesse Royale!

r- a Belgique aujourd'hui est son second Berceau!

— llustre en son pays, distinction inégale,

(0 on cher Epoux Albkrt, dans son Royal cerveau

> désigné d'un trait, au désir de son cœur

QD énissant dans l'amour, rêve de sa famille :

n spoir aussi complet, pour tous, le vrai bonheur;

H out le peuple acclama la Princesse en mantille !

I onneur à la Belgique, à son Prince, à son Roi !

A. Parent. Signalons ce Parent à ses « idem ».


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A propos des encouragements de la Province de Brabant à la littérature

Mon article : (c Les Marrons du Feu », paru dans le dernier numéro du Thyrse, m'a valu de M. Gheude, député permanent, la lettre qu'on va lire.

PROVINCE DE BRABANT Le 13 août 1907.

Députation Permanente.

Mon cher Monsieur,

Permettez-moi de vous appeler ainsi. Nous avons été mêlés à la même campagne en faveur de l'établissement d'un crédit provincial destiné à encourager les lettres. Grâce à vous et à la revue Le Thyrse, les jeunes littérateurs ont poursuivi, en 1904, une campagne destinée à seconder les efforts que, avec le concours de quelques amis, je pour- suivais depuis plusieurs années, au sein du Conseil provincial. Cette campagne a été menée, vous le dites avec raison, non sans vigueur et, ce qui vaut mieux, non sans succès.

Ayant été frères d'armes à cette époque, il convient, semble-t-il, de ne pas oublier l'excellence des rapports que nous eûmes lors de la bataille.

C'est pourquoi l'article que nous venez de publier en tête du dernier numéro du Thyrse, sous le titre « Les Marrons du Feu » m'a ému et m'a vivement touché. Vous critiquez avec amertume les deux réparti- tions qui ont été eflfectuées à ce jour, du crédit annuel de 3000 francs, arraché à la parcimonie du Conseil et destiné aux jeunes écrivains et, ajoutez- vous, aux jeunes revues littéraires. Ayant été, cette année, le président du jury chargé d'effectuer ces répartitions, ayant une espèce de responsabilité morale à sauvegarder en la matière — responsabilité que partagent au surplus tous mes collègues composant ce jury, mais que je sens peser plus spécialement sur mes épaules, car j'ai été un peu l'initiateur du mouvement qui a abouti à sa création — je sens vivement, je le répète, l'importance des griefs articulés contre nous.

C'est pourquoi je vous demande la permission d'en contester le bien fondé et d'ajouter, à mes explications, certains renseignements qui, je l'espère, vous intéresseront.

Si je résume bien vos observations, celles-ci se ramènent à ces deux

Le Thyrse — i*"" septembre 1907. 7


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points essentiels : Ce jury devait favoriser les jeunes revues littéraires — il ne le fait pas — il devait accorder sa sollicitude à de jeunes litté- rateurs — il ne la réserve que pour des écrivains...

J'examine le premier grief :

Il est exact que dans les intentions des conseillers ayant proposé le crédit — je désigne ainsi notamment votre serviteur — je trouvait cette idée que les revues littéraires devaient être encouragées au même titre que les littérateurs eux-mêmes. Il est certain aussi, et vous vous êtes chargé de le rappeler, que lors de la discussion a3'ant précédé le succès final de notre motion, il fut dit et répété que ce qu'il fallait aider et favoriser c'était les efforts des jeunes. Mais tout ceci n'em- pêche que le crédit obtenu ne fût en réalité bien maigre et que, lorsque le jury fut réuni pour la première fois, il eût à apprécier souveraine- ment comment pouvait èlre le plus utilement répartie la somme mininu mise à sa disposition.

Que faire.? Diviser la somme.? En accorder la moitié, en subsides dérisoires, aux multiples revues et revuettes dont le mérite, vous l'avouerez, est fort inégal, qui ont vu le jour en notre province.? Faire une sélection et aller alors fatalement à des critiques acerbes parties du coin des délaissés, et peut-être, ce qui est plus grave, à d'involontaires injustices ?

La Commission a préféré attendre que le crédit fût augmenté, une fois que son utilité aurait été souverainement démontrée. Nous sommes dans cette période de démonstrations et je vous promets, pour ma part, de faire en temps voulu les efTorts nécessaires pour obtenir la majoration du crédit. Vous savez pertinemment, pour avoir suivi de près nos tentatives antérieures, que ce n'est point avec facilite qu'en pareille matière s'obtient le succès !

Tenez donc compte, je vous prie, des difficultés scinccs sur nuire route et tout en ne nous accordant pas les éloges — inutiles puisque ce n'est ni pour eux ni pour la reconnaissance que nous travaillons mais bien en vertu d'une toi profonde et d'un amour sincère pour les lettres — octroyez-nous au moins la satisfaction de voir que notre bonne volonté n'est point méconnue.

Si, comme nous l'espérons, le crédii lm <uii;iiKMU un juin, nuus pourrons alors établir une distribution équitable et raisonnée entre les revues — organes de l'effort commun — et les œuvres — manifes- tations de l'effort individuel. Encore, à mon avis, faudra-t-il alors faire preuve d'un éclectisme éclairé, dussent les critiques se multiplier à notre adresse.

Je passe au second gi ici : le jury ne lavoi isc que des écrivains et non des jeunes.


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Voici, cher Monsieur, ce qui l'a guidé jusqu'ici. D'abord, il a estimé que les subsides octroyés devaient avoir une certaine importance et cela pour plusieurs motifs : il est désirable que le subside soit d'un secours précieux et permette éventuellement la parution d'une œuvre nouvelle de l'écrivain favorisé — il faut que la distinction dont celui-ci est l'objet apparaisse comme ayant un prix suffisant pour attirer sur lui l'attention — il est nécessaire en conséquence de primer les meil- leurs et non pas le plus grand nombre.

Est-ce à dire qu'il ne faille appuyer et sanctionner que les mérites déjà évidents et les titres déjà acquis. Loin de là! C'est pourquoi je m'explique que les désignations effectuées par le jury aient pu prêter le flanc à certaines réserves et soulever certaines observations appa- remment fondées.

Il n'y a pas en effet que des jeunes, connus uniquement par les seuls initiés, qui ont été, jusqu'à ce jour, mis en relief. Mais n'était-il pas juste, d'autre part, que les premiers choix fussent faits parmi les aînés.? n'était- il pas indiqué de se servir de leurs noms pour donner aux primes provinciales toute leur valeur, de reconnaître au plus tôt le mérite de ces plus âgés parmi les jeunes ?

Croyez bien que dans nos intentions secrètes ou communes, certains noms de nouveaux venus se sont déjà fixés pour les avenirs prochains. Justice, à ce moment, aura été rendue à leurs frères plus âgés et ils auront, quant à eux^ la joie intime de voir succéder leurs noms à d'autres dont certains, vous en conviendrez, ne sont pas sans briller d'un éclat qui s'avère de plus en plus et ne pourra faire que grandir. Je crois avoir ainsi, cher Monsieur Rosy, justifié notre attitude. J'ai cru bon de le faire, non pas parce que j'espère anéantir les critiques actuelles ou futures. Ayant à œuvrer, nous serons toujours soumis aux mécontentements d'autrui et à la critique vis-à-vis de nous sera tou- jours aussi facile que notre art, celui de bien faire, restera difficile ! — Mais parce que j'estime que le moment n'était pas venu de laisser dire et qu'il était juste et raisonnable, au surplus, de motiver nos actes et d'expliquer nos intentions.

Je voudrais ajouter à cette lettre, déjà longue, des renseignements sur la façon dont, quelques amis et moi, comptions poursuivre notre œuvre dans le domaine provincial. Je voudrais vous dire ce que nous désirons faire des bibliothèques populaires auxquelles, à notre inter- vention, un subside double de celui qu'elles reçoivent, sera doréna- vant distribué non plus sousjorme d'argent, mais sous forme de livres et surtout, je compte y veiller, de livres d'auteurs belges. Tout ceci m'entraî- nerait trop loin. Je m'arrête donc en me contentant d'ajouter que mon


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désir serait de voir Le Tliyrse nous donner des conseils et des avis utiles à notre campagne. Vos critiques auront eu du bon puisque les voici sujvies d'explications, utiles je pense. Je ne demande pas mieux que de trouver de temps à autre dans les colonnes de la vaillante revue à laquelle vous collaborez, des études sur l'œuvre à laquelle cette revue a pris une large part et qui a la portée la plus élevée : hausser le niveau intellectuel et moral de la foule en protégeant ceux qui ont pour tâche d'ennoblir son esprit et d'amplifier son cœur.

Croyez, mon cher Monsieur Rosy, à mes meilleurs sentiments de confraternité littéraire et de cordialité.

Ch. Gheude.

6y rue de Florence.

Je tiens, avant tout, à rendre hommage à M. Gheude de la vaillance, du talent qu'il a toujours mis au service de la littérature. Je le remercie, au surplus, d'avoir bien voulu spontanément et en toute sincérité fournir des explica- tions détaillées sur le sujet que j'ai traité. Ceci dit, je dois déclarer qu'il n'a pas éreinté mon opinion.

En effet, M. Gheude ne conteste pas les faits que j'ai avancés : le crédit a été inscrit au budget de la Province de Brabant à l'intention des revues littéraires et des jeunes écrivains. Ni les uns, ni les autres n'ont été compris dans les répartitions établies par la Commission spéciale. M. Gheude admet que celle-ci a dérogé au vœu du Conseil provincial. Il donne des raisons à cette attitude. Exami- nons-les :

Le crédit est trop maigre, me dit mon correspondant, pour en accorder une part — qui aurait été dérisoire — aux revues. Celles-ci sont de mérite inégal ; la Commission eût soulevé des critiques, eût pu commettre d'involon- taires injustices. Je me demande comment la modicité des subsides peut influer sur l'équité de leur répartition. De plus, pourquoi a-t-on craint des critiques puisque M. Gheude les reconnaît inévitables. Ne lit-on pas un peu plus loin dans la lettre que « le crédit augmenté un jour, » nous pourrons établir une distribution équitable et rai-


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» sonnée entre les revues... » et il ajoute qu'il faudra faire preuve d'éclectisme, « dussent les critiques se multiplier à notre adresse ».

Voyons à présent les raisons de mon contradicteur quant aux jeunes écrivains :

<<< Il est désirable que le subside soit d'un secours pré- » cieux et permette éventuellement la parution d'une » œuvre nouvelle de l'écrivain favorisé ». D'accord, et c'est précisément pour cela qu'il fallait songer aux «jeunes» avant tout, et non aux écrivains qui par des publications répétées se sont fait connaître et ont décelé des ressources suffisantes pour ne pas attendre indéfiniment sous rorme(*). Continuant la lecture de la lettre de M. Gheude, je ne comprends pas que la Commission, voulant se servir des noms d'aînés pour « donner aux primes provinciales toute leur valeur », et désirant, d'autre part, faire une sorte de réparation, rendre justice aux « frères plus âgés », elle n'ait pas songé à des écrivains dont la réputation incon- testable n'a pas, dans notre pays, reçu toujours la consé- cration méritée ! Si le but visé était tel que l'indique mon contradicteur, le moyen ne fut pas à sa hauteur.

En vérité les arguments de M. Gheude sont caducs. Mon exposé reste entier : les intentions du Conseil étaient évidentes et la Commission eût dû s'en inspirer et appré- cier dans leurs limites, souverainement ^ cojument pourrait être le plus utilement répartie lasomjue^ si 7ni?ii7ne(\it-e\\e,


(*) M. Georges Rency, un des bénéficiaires de la répartition de 1906, est d'ailleurs de cet avis. En effet, dans le Samedi du 30 juin 1906, il écrivait, en réponse à M. Oscar Grojean à propos du mouvement en faveur des encouragements officiels : « Personnellement, » celui qui, selon l'expression de M. Grojean, conduit ce mouvement avec tant d'entrain, ne y> demande rien pour lui-même, ni sinécure, ni quoi que ce soit. Il se déclare parfaitement » satisfait de son sort et n'est pas fâché de pouvoir le faire entendre ici, pour couper court à » toute équivoque. Mais il songe à tant d'autres que le soin de gagner leur pain dans des » besognes étrangères à la littérature, empêche de travailler ainsi qu'ils l'auraient voulu. /^ » songe à ceux qui, ayant écrit un livre, n'ont pas tes moyens de le faire éditer. » A quelque temps delà, M. Georges Rency fut proclamé lauréat provincial. A en juger par ce qu'il avait écrit, il ne devait guère s'y attendre, surtout étant donnée la destination, que tous les écrivains connaissaient, du crédit inscrit au budget de la Province. L. R.


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mise à sa disposition. Elle eût alors bien fait et eût pu laisser dire.

Je concède qu'il eût été difficile d'éviter les critiques, mais le reproche d'avoir méconnu un programme, nette- ment tracé ainsi que je l'ai démontré dans mon précédent article, eût été rendu impossible.

M. Gheude invite Le Ihyrse à publier des études sur l'œuvre qui nous occupe. Je répondrai sous peu à cette invitation.

Je termine en remerciant M. Gheude des excellentes dispositions qu'il annonce an sujet des bibliothèques populaires.

LÉOPOLD RosY.

L'Usine morte


Le silence assoupit ces pacifiques gorges Que jadis emplissait le rauque aboi des forges. Les clameiLTS de V acier qu'écrasent les étaux ; Les sons retentissants que les pesants marteaux Font jaillir de Vencluyne en claires kyrielles ; Et dans le ronfleynent des volants et des bielles, Le fracas du métal qu'tm bras fort remuait ; Tous ces bruits se sont tus. L'écho reste muet, Que fatigua longtemps l'usine tapageuse. Le ciel, où la vapeur en volute neigeuse Confiait et déroulait son nuage incessant, Et qu'un vol gris de suie allait obscurcissant, Ne s'illumine plus d'un re/let d'incendie. Quand le soir envahit la vallée engourdie; Et le grand jour cruel éclaire sans pitié La fabrique dans l'herbe écroulée à moitié.


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Géante Infor jne dont le flanc tombe en poussière. Du sol où conune un cœur palpita sa chaudière, Et qui monte et déjà la couvre en maints endroits, Tels deux bras mutilés qu'elle eût allongés droits A u sursaut de la mort, 07i voit deux cheminées S'élever vers l'azur, de flouves couronnées. Par les fentes des toits crevés de ses hangars, En son buste effondré que violent les regards, S'aperçoivent, tassés sotis des couches de poudre, De vieux outils rouilles que le temps va dissoudre ; Et ces lourds pans de 7nurs sont les tronçons épars De son corps, que la plante étreint de toutes parts : Car vers elle le bois, qu'insitltait sa présence, Qu'elle empesta, troiia, brida, le bois s'avance. Le bois prend sa revanche et sans hâte, à l'assaut, Il lance l'hîimble mousse et le svelte arbrisseau. La nature vaincra. Que lui font les années ? // hii suffit de quelques frêles graminées, Pour émietter la pierre et disjoindre l'airain. Rien n'émeut son labeur immuable et sereiyi. O flamboyante usine autrefois si vivante. Toi, dont la voix jetait en ces lieux l'épouvante Et dont la laideicr morne affigeait l horizon. Tu gis, ruine horrible, en l'éclat du gazon ! Le riant paysage aux retraites fleuries Que profana le bloc de tes dures scories, Reforjne autoiir de toi son décor dévasté ; Tu fonds sous la splendeur du prolifiqiœ été. Et dans la brise, au haut de ta muraille noire. Un arbuste s'agite en signe de victoire.

FÉLIX BODSON.


2^


— io8 — Froidmont

Vieux pignons inégaux que coijfent de hauts toits, Fenêtres à meneaux, intérieurs étroits

Oie le passé so?nmeille. Ce sont le long de Veau d^ anciennes maisons N^ ayant pas moins vu dans qu'un vieillard de saisons.

Que d'aubes une abeille.

Envahi çà et là par leicrs seuils co?npliqués. Le plus bizarre et le plus raboteux des quais,

De l' Ourthe les sépare ; VOurthe aux flots furibonds quand l'hiver la grossit. Et qui l'été s'endort sur les cailloux, aussi

Paisible qu'une fnare.

Or en ce petit bourg, dont les bâtisses sœurs Ne livrent pas encore aux pics démolisseurs

Leurs faces paresseuses, En ce bourg suranné que le soir rend désert Et que le bois voisin couronne d un front vert.

Régnent les blanchisseuses.

A toute heure on en voit sur la rive, à genoux, Plonger leurs beaux bras nus à même les re?nous

Submergeant draps et toiles ; Ou derrière un rideau qu'on écarte à dessein. Repasser, le corsage entr* ouvert sur le sein.

Des langes et des voiles.

Leur labeur s'accomplit au rythme d'un chant clair ; El leurs voix, tour à tour, puis en chœur, frappent l'air.

Langoureuses ou gaies ; Cependant qu alentour, à la brise tremblant. S'étale, se?ita?it bon, le linge propre et blanc,

Qui sèche sur les haies.


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Une usine a surgi sur le bord opposé ; L'eaiL réfléchit son mitr, ronge ici, là bronzé,

Ses toits en deiits de scie. Et dans son sein obscur, les reflets, par mofuent, D' ime flafnftie invisible, illiùfninent crûment

Quelque paroi noircie.

Et le ronflejuent sourd des bielles, des volants. Et les chocs tapageurs des marteaux turbulents

Frappant sur les chaudières, Tout ce bruit maintenant accojupagne, brutal^ L^hu7?ible chanson sonnante ainsi que du cristal

Des jeunes lavandières.

Vêtu de bleu, la pipe au poing, Uair rude et bon. Un dompteur de métaux maculé de charbon.

De sa berge les hèle ; Et son visage brun et luisant de sueur Fait paraître plus frais le minois sourieitr De chaque joiLvencelle.

Tel un donjon géant dominant le décor. Derrière lui s'élève, en un puissant essor ,

Une ample cheminée. Elle est massive et lisse, et haute à faire peur ; Et sa tête orgueilleuse est d'une acre vapeur

Sans cesse environnée.

Beaucoup 7noins grand, sur Vautre berge, un peuplier Se dresse frissonnant, que rien n'apttplier.

Ni les ans ni l'orage. Un à un, il a vu les siens dans Fonde choir ; Et c'est l'aïeul pensif qtti conte au vent du soir

L'histoire d'un autre âge.

C'était un âge heureux, où le val plein de chants. Paré de la beauté des jardins et des champs, Riait dans la lumière;


— no —

Un â^e pastoral, où le beau ciel changeant N* était terni que par la j innée émergeant Du toit d'une chaumière.

Pourtant au pied de l* arbre ^ ainsi qu'au temps jadis, S'abat encor V essaim des moineaux étourdis ;

Mainte fenuyie s'appuie Encore à son tronc gris, pour puiser un seau d'eau... Mais ces brasiers, la nuitf Ce tonnerre nouveauf

Mais cet air lourd de suie ?. . .

Et le vieil arbre songe aux anciens horizons; Il pleure les prés verts elles blanches maisons

Qu'ombrageait la ramée ; Et pressentant sa 7nort, regarde, en s attristant, D'affreux tuyaux couvrir les doux sites d'antan.

D'un torrent de Jumée. . .

FÉLIX BODSON.


^


Faiblesse


Ma Vie, ouvre tes bras : c'est l'heure des sanglots. Le crépuscule est lourd de parfums et d'échos ; L'ombre avec son majiteau de brume et d'or circule. Et mon cœur est plus lourd que le lourd crépuscule.

Mon cœur avec des mots je l'ai cru délié Du mal et de r amour. J'avais pris en pitié Ses élans, sa détresse, et sa fièvre incessante; El j'ai dit, secouant au vent ma peine ardente, Que 7Jies yeux étaient las de larmes, que le temps Du paisible bonheur venait.,. J'ai dit : Va-t-en


m


Toi qui m'as faite faible, et lâche ^ et si meurtrie Qu'il n'est plus rien en 7noi qui ne sanglote et crie ; Va-t-en, toi qui riais, disant qu'il était doux D'anéantir sa vie au creitx de tes genoux, Toi qui m,' appris l'angoisse insensée et la haine... — Car voici que l oubli me tend ses mains sereines.

Je ne veux plus, mon sang, t' écouter palpiter Plus chaud qu'en l'air bridant une averse d'été. Cœur triste, n'est-il pas d'autres raisons de vivre f L'enfant qui rit, le siinple travail en le livre, La beauté qui t'exalte et la grave bonté, Laisse les battre en toi, car c'est assez rythmer A u secret de ta chair, redoutable et profonde, La rumeur de ton sang comme un rythme du inonde.

Alors f ai clos mes ?nains sages sur le passé ;

J'ai clos mes yeux... Mais sans l'avoir su, j'ai laissé

Sur le jardin qui s' endormait la porte ouverte.

Et voici que l'odeur des nuits, humide et verte

Jusqu'en la cha^nbre calme a pénétré. Voici,

Qu'au rappel des parfimis les Voluptés ont ri

Et que, pour les étreindre en l'o7nbre, encor vibrantes.

J'ouvris vers la Douleur mes mains en suppliante :

« Reviens! Reviens! Je suis plus déserte sans toi Que ne l' est sans oiseaux l'aurore au fond d'un bois! Reviens! J'ai renié l'orgueil de ma sagesse Et je tends mes bras mis vers toi pour que renaisse Avec ses yeux meurtris, ses cris, ses désirs vains. Le passé déchirant et doux qui fut le mien... »

CÉCILE PÉRIN.


oA


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André Ruyters

On feuillette distraitement des revues mortes : une phrase plaît, on lit la suivante; le charme persiste, on tourne la page, on achève la lecture avec intérêt et l'on est agréablement surpris de trouver la signature d'un inconnu.

C'est ainsi — par une nouvelle « La Défaite », publiée dans Le Coq Rouge ■ que me fut révélé l'art délicat et sensuel d'André Ruyters. Son style rapide, fluide et souple, apte à noter les moindres impressions, les sensations les plus vagues et les plus ténues de l'âme et des choses, m'avait conquis dès l'abord.

Il disait l'exquisité de l'attente dans la chambre de l'aimée où toute l'atmosphère respire le charme harmonieux de celle qui va venir. Et c'était jeune, plein de passion et de vie, cela parlait à mon cœur juvénile avec des mots frêles et troublants; c'étaient des notations qui surpren- nent d'aise, des figures ravissantes par leur nouveauté malgré certaine recherche frisant l'affectation Ce style artiste, qui peint, qui grave, qui murmure et qui chante à la fois, je le reconnus avec le même plaisir dans les autres nouvelles d'André Ruyters et j'y retrouvai le même charme, voluptueux et prenant dans sa note sentimentale.

Avait-il cessé d'écrire celui-là dont la prose harmonieuse ainsi m'enchantait? Je questionnai, je cherchai et je découvris une à une les œuvres d'André Ruyters. Du désir que j'eus d'en dégager l'idée maîtresse — qui comme un fil, lie ces œuvres entre elles et vous guide — sont nées ces quelques ])ages, que je n'ose titrer du mot « étude » mais que je considère un peu comme un acte d'adoration, en reconnaissance des joies éprouvées à la lecture des ouvrages d'André Ruyters.

Je ne dirai rien de l'homme, je l'ignore. Il fit son enirée dans les lettres vers 1895; ^ cette époque, il fonde avec


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H. Vandeputte l'Art Jeune ; ]& puis donc croire qu'il est à peine dans sa trentième année : il a pourtant publié une douzaine de volumes (*).

A ses débuts, il donne naturellement des vers. Ce mai- den book n'est, suivant l'expression de G. Eekhoud, qu'un « gentil bréviaire passionnel ». Douze petits nocturnes, douze chants d'un amour plus sororal que galant. C'est, après l'étreinte, un essai de spiritualisation de l'amour : la passion se purifie devant la beauté du soir paisible et rêveur oiil'on écoute «le silence intense et palpitant chanter languissamment au travers du feuillage ». Dans le bois, la nuit est mystérieuse, les choses comme méfiantes ; mais, tout est délices pour les deux amants qui s'abandonnent au charme puissant des promenades dans la forêt sombre.

Le vers régulier n'était pas assez souple pour exprimer les multiples sensations de l'âme compliquée du poète : Ruyters qui a essayé du vers libre, n'écrira désormais plus qu'en prose.

Dans son second volume, les Oiseaux dans la cage, il expose le conflit en amour du rêve et de la réalité. Georges qui, comme le poète du « chant dans l'ombre », « du songe ou de la vie a préféré le songe », traverse la crise de ces jeunes affamés d'idéal qui voudraient vivre leur poésie, comme si ces deux mots étaient compatibles. L'acte d'amour le révolte et l'écœure; il s'efforce à chaque instant de refréner ses désirs charnels; il en souffre, lui pourtant plus admiratif qu'amoureux, plus idéaliste que passionné. Margy ne comprend pas cette retenue, car comme a dit Rachilde, s'il- arrive aux femmes d'aimer les poètes, les hommes seuls comprennent bien la poésie. Georges a beau pousser l'expérience, il ne réussit qu'à


(*) Bibliographie: Douze petits nocturnes (Lacomblez 1895). Les oiseaux dans la cage (id. 1896). A eux deux (id. 1896). La musique et la vie (id. 1897). Les mains gantées et les pieds nus (id. 1898). La correspondance du mauvais riche (id, 1899). Les jardins d'Armide (Ollendorf). Paysages. Les Escales galantes (Libr. intern.). Les dames au jardin (la Vogue 1900). Le Tentateur (Ermitage 1904). Le Mauvais Riche (Antée 1907).


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blesser la délicate amoureuse qu'est Margy. Nous entre- voyons le dénouement dans cette phrase d'André Gide qui termine le volume : « Donc Luc posséda cette femme ».

Après nous avoir montré ce vain essai d'idéalisme, Ruyters nous fera connaître l'homme de la nature ardente, vigoureuse et complète, percevant distinctement ce qui dans tout acte est essentiel. Celui-là suivra ses passions mais sans s'abandonner à elles complètement, car il est voluptueux sans que la volupté le domine jamais et j'ima- gine que, placé entre Arété et Triphé, comme Ulysse, il n'aurait pas voulu choisir les jugeant inséparables.

Cet homme complet qu'il réalisera dans le Tentateur, Ruyters nous le laisse entrevoir déjà dans A eux deux; mais ce type est considéré ici durant ses heures d'abandon aux côtés d'une femme qui l'aime et le comprend. Ils sont charmants ces moments alternés d'art, d'amour et de travail : l'artiste se console de ses déceptions et de son impuissance devant l'idéal par les joies d'une vie régie toute par l'activité d'une chair saine. Mais hélas, le livre n'exprime encore qu'un rêve de poète : cette existence à deux avec cette union complète n'est possible que si Margy est faite semblable à Georges et pense comme lui, si leurs deux natures vibrent à l'unisson. Dans ce cas — la chose peut être ici vérifiée — le livre ne nous donnera pas l'illu- sion de la réalité.

Dans ses diftérentes œuvres, Ruyters, au long des cau- series, manifeste souvent son amour compréhensif de la musique qu'il proclame le plus .grand de tous les arts. Développant ses idées sur ce sujet, en prenant comme point de départ cette belle pensée « Tout art est à son apogée de vertu lorsqu'il exprime la vie », il nous donne l'intéressante brochure if La Musique et la Vie »

Mais lui, qui jusqu'ici, s'est penché et a regardé la vie, — avec des yeux de poète, il est vrai, — il va, s'abandonnant à sa sensuelle fantaisie nous donner des œuvres de pure


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imagination, qui ne sont pas les moins séduisantes, ni les moins intéressantes, même quand elles paraissent n'être qu'un simple délassement de l'auteur.

Dans le livie les Maï?is gantées et les Pieds mts, titre que je considère comme un contraste entre le raffinement moderne et la naturelle simplicité, l'auteur a réuni cinq contes d'inégale valeur, d'inspiration étrange, souvent puérile, comique parfois. Le meilleur est sans conteste le dernier « L'Ermitage galant. » Ecrit dans un style noble, délicat et toujours pur, ce conte a tout le charme d'une fête galante de Watteau avec en sus un fond de sereine philosophie. J'avoue que je préfère la douceur de cette délicieuse allégorie de l'amour et de la mort à l'ardente volupté qui enflamme les pages de ce conte si gracieux pourtant « Les dames cm jardin » paru, à la Vogue, un an après le Jardin d' Armide.

Le titre de ce roman n'est pas un symbole ; non, l'auteur pénètre réellement dans le merveilleux domaine de l'enchanteresse et y goûte des plaisirs ineffables. Mais, tant il est vrai que l'exquisité même devient intolérable quand elle est constante, le héros voudra fuir ces lieux de délices où

Jamais notre attente n'est vaine. Le bien que nous cherchons se vient offrir à nous Et pour l'avoir trouvé sans peine Nous ne l'en trouvons pas moins doux.

Malgré le charme de la phrase harmonieuse et rapide, malgré un certain parfum de xviiP siècle que dégage autour d'elle l'étrange personnage d' Armide, malgré le ton agréablement ironique du sujet, comme pour les héros du roman, pour le lecteur, la facilité et la constance de la volupté font vite naître la satiété.

On a fait à A. Ruyters le reproche d'avoir une litté- rature imprégnée de Gide et de Nietzsche: la philosophie individualiste n'est-elle pas celle de notre époque? Lui


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reprochera-t-on d'avoir, comme l'auteur de « Ainsi parla Zarathustra », une prédilection pour tout ce qui est belle forme, pureté, élégance, un goût rafliné et exigeant de distinction et d'harmonie et enfin une virile fierté d'homme respectueux de lui-même ?

L'influence de Nietzsche, sensible dans le petit livre « la Musique et la Vie, apparaît dans cette brochure parfois paradoxale mais souvent puissante de vérité. La Corres- pondance du mauvais riche où l'auteur voulu condenser les idées individualistes surl'amour, la gloire, la résignation, la famille et la charité. (*)

Aux Escales calantes qui suivirent Paysages je voudrais rattacher le conte des « Dames au jardin » et même, remontant aux débuts de l'auteur, comprendre dans le même cycle les « Oiseaux dans la cage », « A eux deux » et enfin le « Tentateur » dont il sera parlé plus loin.

Ainsi, parti de l'idéalisme, débarrassé bientôt de l'hos- tilité entre la chair et l'esprit, passant par l'amour complet mais encore exclusif de « A eux deux » Marc en vient dans les Escales à aimer une courtisane, puis il connaît, au sens biblique du mot, successivement infidèle à chacune, six jeunes femmes inexplicablement semblables et ainsi, il acquiert la conviction que ce n'est pas à un seul être qu'est confié le soin de rendre notre âme heureuse. Il se rebiffe pourtant aux paroles de l'ami: « L'amour est anonyme et n'a pas qu'une bouche; il n'est guère qu'un besoin », mais quand il pourrait montrer que l'amour est bien plus dans le sentiment qu'il provoque que dans le rituel volup- tueux dont il s'accompagne, que fait-il ? Il demande à la volupté le complément de bonheur que son corps brutale- ment réclame; de plus, dans les « Dames au jardin » il désire indifféremment Tune des trois femmes qui excitent


(*) Sur ce sujet, consultez le Samedi du i8 mai 1907, dans lequel Georges Rency fait la critique du dernier volume d'A. Ruyters, Lt Atauoaù Riche, paru «prés que cet article fut écrit. (N. D. L, R.)


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sa passion. Enfin dans la dernière œuvre, « Le Tentateur » qui est encore, ma foi, une escale galante, Marc le héros du roman, en arrive à considérer l'amour comme une façon d'employer sa force, une occasion de vie merveilleuse. Tout être qui lui a cédé n'importe plus à son activité : c'est un fruit que sa bouche a vidé et qui ne peut plus désaltérer sa soif. L'amour ne doit être qu'un accident et non l'ali- ment de toute une destinée, ce ne doit être qu'un prétexte pour appliquer ce qu'il est en nous de puissance et dont rien autre ne vient réclamer l'emploi.

Ainsi d'étape en étape, parti du platonisme, l'auteur est arrivé à cette formidable doctrine de la volonté de puis- sance — la doctrine de Nietzsche ! — en effet, je lâche le mot. Elle est belle et bonne pour les forts, direz-vous, mais combien dangereuse pour les faibles; mais je n'ai pas entrepris de discuter les idées de l'auteur, j'examine au point de vue littéraire et laisse les forts faire leur profit de la lecture de ses œuvres.

(A suivre) G. -M. Rodrigue.


Le vitrail


La gloire du vitrail où V ogive a semé Tel en un jardin neuf des fleurons et des roses, S' épanouit soudain quand le soleil cabré Dompte sa morl ardente en une apothéose.

Vitraux profonds et clairs où saigne du silence, Vitraux ouverts comme des yeux hallucinants : Soyez l'ostensoir d'or des fauves attirances Cueillant lajleur de pourpre aux lèvres du couchant.


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Soyez l'été fervent qui brûle au cœur des plaines Et la foi qui s exalte au plain-chanl des beffrois^ Les surplombants midis des époques lointaines Avec leur âpre orgueil et leurs péchés en croix.

Hostie érubescente, où, prie un Dieu vivant y

Je viens vers Vous, avec mon cœur, immensément.

Déjà la pourpre meurt que mon rêve croit vivre^ Le pardon du sotnmeil s'agenouille aux vitraux, Cependant qu'un rayon, sur la ponceaii des cuivres, Pour V angélus du soir allume les flambeaux !

Fernand Paul,


Chroniques du Mois

LITTÉRATURE. Le « Dilemme » de la Sensibilité.


Le journal d'un suicidé, par Luca Rizzardi. Le Mauvais Riche, par André Ruyters.

C'est une pensée atrocement douloureuse que celle de notre solitude, de notre absolue solitude au sein de l'humanité. Il nous faut déjà quelque courage pour la considérer pendant un court moment. Qui oserait en faire la règle de sa vie? Qui oserait se conserver assez de lucidité pour percevoir, en tout instant, que les âmes lui sont étrangères, que les cœurs et les esprits lui sont hermétiquement fermés, et qu'il aura beau faire et se parfaire, se donner et se sacri- fier, « il mourra seul! » Qui oserait disséquer minutieusement tous les mots des tendresses, des sympathies et des admirations, mettre à nu leur inconscient mensonge, et sentant qu'il vient de stériliser irrémédiablement en lui les affections et les gloires les plus chères, sourire encore ! — C'est une pensée atrocement douloureuse que celle de notre absolue solitude ! Aussi l'homme la fuit-il comme le pire malheur. Il dépense un labeur constant pour l'éloigner de lui-même. Elle est la cause secrète de ce qu'il est toujours en quête de quelque


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prétexte d'action, d'affaire, de divertissement, de passion; de ce qu'il aime tout ce qui l'attire vers le dehors, l'orgueil, le luxe, la science, l'autorité, les paroles, le bruit. Et n'est-ce point cette répulsion qui se trahit dans ses plus fermes croyances et ses plus hauts lyrismes ?

D'habitude, ces stratagèmes sociaux, philosophiques et esthétiques suffisent pour le soustraire pendant un long temps à cette pensée, et quand elle devient inévitable, il est vieux et près de la Mort. Mais que la nature le doue d'une sensibilité trop subtile, d'une intelligence trop prompte, d'une bonté trop prodigue, aussitôt il comprend la vanité des expédients inventés pour des âmes vulgaires et frustes. Le premier effort de sa sympathie, parce qu'ardent et frénétique et ne se satisfaisant pas à demi, détruit l'illusion créée par de séculaires suggestions. Les êtres les plus proches lui deviennent lointains, pleins de mystère, inaccessibles, et analysant la notion qu'ils ont de lui-même, il sent que depuis toujours lui aussi leur fut inconnu. Ainsi ceux-là dont le caractère serait le plus heureux et l'esprit le plus fécond sont jetés par leur propre affinement dans une situation qui les oblige à contredire à leurs intimes vocations. Ainsi ceux-là qui seraient le plus aptes à goûter les joies de la vie n'en connaissent que la profonde misère et le néant. Y aurait-il donc entre la condition de l'homme et sa nature une désharmonie préétablie . Par le détour de son symbolisme, le Péché originel des chrétiens constaterait-il un fait précis, un hiatus dans le poème du Monde . Ou bien le remède à un tel mal serait-il en nous-mêmes, et seules notre lâcheté et notre ignorance nous empêcheraient-elles de le découvrir ?

Ce problème de la sensibilité, qui est aussi le problème de l'esprit — l'esprit n'est-il point une modalité de la sensibilité ? — deux livres, deux livres belges, l'étudient littérairement. L'un, s'intitulant Le Mauvais Riche, a pour auteur M. André Ruyters. L'autre, Le Journal d'un Suicide, est 1 œuvre de M. Luca Rizzardi. Interrogeons-les. Peut- être trouverons-nous en eux quelque solution ou, tout au moins, des indications précieuses...


Au premier abord, il semble que le Journal d'un Suicidé se borne à l'étude, sans conclusion générale, d'un cas d'émotivité morbide Et l'on adopterait aisément cet hypothèse, si M. Rizzardi nous présentait son héros comme un anormal, un dégénéré, dont la mentalité serait victime des influences d'un corps privé de santé ou d'un milieu spé- cial, trop hostile. Mais ces influences, l'auteur ne les indique point, et nous pouvons croire, quoiqu'il n'y insiste guère, que le Jacques Bonheur dont il publie le journal est bien, en sa conception, une figure typique. C'est donc sa théorie même qui s'exprime dans les soliloques du personnage qu'il conte : « Ton erreur fut, sans doute, de croire à l'accord perpétuel de la divinité enclose, frémissante, en toi, et de cette divinité dont ta naissance t'isola. Car tel est le lot de ta destinée terrestre : ne posséder Dieu que quand il se manifeste sous des apparences qui te tombent sous les sens. Ce n'est qu'en détruisant


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la matière qui t'en isole, ton corps, que tu pourras le posséder éternelle- ment. »

Cette idée, le journal d'un Suicidé la développe en une suite d'ana- lyses souvent subtiles, avec un méritoire souci d'éviter l'anecdotisme inutile, les descriptions oiseuses et les aparté philosophiques super- fétatifs. Dirai-je par le menu l'histoire mélancolique de l'adolescent dont il peint les essais de vivre? Dès le début je l'ai résumée déjà. C'est celle d'un être qu'une trop frêle affectivité cloître en lui-même, rend timide, hésitant; dont la sociabilité, parce (ju'extrême, se bute à tout instant à la constatation douloureuse d'impossibles communions. Tout l'attire violemment et tout, violemment, le repousse, aussitôt qu'il a ressenti l'inaptitude de son âme à participer à l'existence intime d'autres âmes... Par la logique même de son affinement, Jacques Bonheur est conduit au suicide : « ce n'est qu'en détruisant la matière qui l'isole de Dieu, son corps, qu'il pourra le posséder éter- nellement. » Et près de se tuer, la pensée de sa solitude occupe encore son esprit. Il songe à l'étonnement que provoquera sa Mort : « Comme elle renversera toutes les opinions exprimées sur moi par les êtres qui m'ont connu et au moyen desquelles ils croyaient me posséder! »

On le voit; pour M. Luca Rizzardi, le désaccord de la nature de l'homme et de sa condition est réel et originel. Il ne peut finir qu'avec la vie même. Mais notre auteur y a-t-il réfléchi . Il fait de la mort non une simple fin, mais une solution : il laisse sous-entendre qu'au delà l'âme se fondra dans cette harmonie totale à quoi elle aspire si vivement. Il admet une Autre Vie. Or ceci introduit, il me semble, une évidente antinomie dans sa pensée; la conclusion de son livre se détruit elle-même. Car l'expédient métaphysique qui fournit à son héros une justification de son suicide ne lui fournirait-il pas tout aussi bien une raison de continuer à vivre .


Parlant du Mauvais Riche de M. André Ruyters comme d'un livre tout en sensibilité, j'ai quelque peu l'air de soutenir un paradoxe. Car ce qui frappe tout d'abord dans l'œuvre, c'est une passion de cruauté et une attitude égoïste à propos desquelles il serait fort décent de s'indigner abondamment. Le Mauvais Riclu, en effet, est nietz- schéen d'inspiration. Il avoue un profond dédain de l'esprit du temps présent, il affirme un amoralisme sans tempérament, il défend une pensée individualiste intransigeante et hautaine. Le seul devoir, proclame-t-il, est de maintenir inébranlablement la direction de sa vie, fut-ce au prix de la plus grande dureté ; il est de se livrer au « culte du moi » avec frénésie, d'agir toujours comme si l'on était la seule raison et le centre de l'univers. M. Ruyters croit, avec le père de Zarathous- tra, « que c'est chez les bons et les justes qu'il y a les plus grands dangers pour l'humanité ». Il ne conseille ni d'être bon ni de devenir juste. Il méprise toutes les morales qui soustraient les hommes à l'idée des tâches individuelles que leur assigne la Nature, tous les dogmes qui les inclinent vers un altruisme où ils peuvent s'oublier jusqu'à


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échapper à la conscience de leur propre réalité, toutes les aspirations à l'Egalité, à la Paix, au Progrès, tous les artifices idéologiques de résignation ou de diversion, en un mot, tout l'édifice de la « religion des petites gens » et du rationalisme démocratique. Jusqu'oîi va son horreur de l'attendrissement, de la charité, de la douceur et des larmes, les Lettres choisies nous le révèlent : une d'elles reproche à la mère du Christ sa douleur au Golgotha, une autre glorifie le geste du Riche qui refusa de secourir Lazare mourant, une autre encore fait honte à Ponce Pilate de son hésitation à condamner Jésus...

Que signifie cette attitude littéraire ? Une réelle dureté. Il serait fort naïf de le supposer. Un homme naturellement dur sent moins le besoin de publiques confessions que celui de se répandre en protesta- tions altruistes et en grandiloquences idéalistes, celles-ci étant plus nécessaires à sa bonne estime de lui-même et à son hygiène intérieure. Mais un homme de sensibilité délicate peut, à l'observateur superficiel, paraître dépourvu de bonté et de finesse : il apporte de se conter d'infinis scrupules et cherche plutôt, par le détour de ses expressions sociales, lyriques ou philosophiques, à se défendre contre sa propre Sentimentalité. N'aurions-nous pas. dans l'œuvre de M. André Ruyters, un exemple caractéristique d'un tel subterfuge mental.? Son nietzschéisme sous entend-il autre chose qu'une telle défense de la sensibilité? En dernière analyse, ne serait-il pas «/<?» nietzschéisme ?(*-^)

Cette passion de cruauté, ainsi comprise, n'est donc qu'une forme de discipline intérieure. Par elle, le héros de M. Ruyters gouverne ses propensions à une illusoire sociabilité d'autant plus rigoureusement qu'il sent fortes ces propensions. Par elle, il accepte cette solitude qui est la condition même de son humanité. Mais qu'on le remarque : ce n'est point là une solution dont on puisse se contenter. La pensée des Lettres ne conseille qu'un pur maintien d'indifférence vis-à-vis du prochain, et n'indique point par quels artifices nouveaux la sensibilité qu'elle mure dans un intanche égotisme arrivera à s'exercer et à se dépenser. Aussi, juger des intentions de l'auteur d'après les seules Lettres ^/^^^■5^>5, ex poserait-il à de fâcheuses erreurs : le fond même de sa doctrine ne peut se découvrir qu'en ces précieuses allégories qui s'intitulent Z^ Retour de Robinson, Ariane à A^axos et le Souper chez Lucullus, et qui constituent bien réellement la partie concluante et majeure du J/a7^»â;z5 Riche, quoique l'ordonnance du livre, dictée par d'autres soucis, paraisse y contredire...

Cette doctrine, la voici s'esquisser dans le Retour de Robinson, Robinson, rentré «ians son pays après une vie longtemps livrée aux mauvais coups de la fortune, espérant y terminer ses jours dans l'aisance et le calme enfin conquis, reconnaît bientôt, aux troubles de son âme, que cette condition ne lui donnera pas les joies intérieures qu'il en attendait. Il s'interroge et comprend qu'il s'est écarté de la route que Dieu lui avait tracée : ce n'est qu'en restaurant la logique de


(*) C'est une opinion trop répandue pour qu'il soit nécessaire, je crois, d'insister à son propos : que Nietzsche a bâti la majeure partie de sa philosophie « contre »lui même.


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son existence, en recommençant, dans son île, les labeurs d'autrefois, qu'il retrouve son vrai bonheur. Que prétend nous révéler ce conte aux allures paradoxales ? Cette idée que le plein repos, la vie sans aventures et sans efforts, est la plus grande misère de l'homme; qu'il faut redouter l'absence de la souffrance plus que la souffrance elle- même. A tout prendre, celle-ci peut devenir désirable; elle accroît jusqu'un certain point le sentiment de l'existence. [Songez aux tortures orgiastiques : ne s'expliquent-elles point par le désir d'exaspérer la sensi- bilité?] La même idée se développe dans Ariane à Naxos. Pour souffrir utilement et glorieusement, il est nécessaire d'approfondir son afflic- tion jusqu'à en oublier les causes extérieures, à ne plus la devoir qu'à sa propre volonté : Ariane, abandonnée par Thésée sur le rocher de Naxos, donne le spectacle d'une douleur désordonnée et sans gran- deur. Mais grâce aux exhortations de Bacchus, elle oublie et son abandon et Thésée, et se consacre désormais à sculpter « l'héroïque statue d'une âme qui, acceptant son lot, sut en comprendre la signi- fication, s'approprier la fatalité elle même, et mit tous ses soins à ne pas descendre du faîte éclatant où un jour elle se trouva portée!» — Ecoutons maintenant Merlin et le Juif Errant confier à Lucullus, dans le Souper, le secret de leurs intimes allégresses. Le Juif Enant est le Grand Voluptueux : « J'ai mis mon bonheur, dit-il, en toute chose; chacune le contient, et aucune ne l'enferme... En tous les êtres, pour moi, il est une goutte de joie; sitôt bue, je cours ailleurs; jamais mes lèvres ainsi ne rencontrent une coupe vide. » Merlin représente l'ascète; il est l'homme qui, « dégagé de tout lien, de tout attachement, de tout devoir social », n'estimant que l'abstention, met son bonheur à braver toutes les séductions du monde < à être plus fort que n'importe quoi. » — . Mais tous deux ne s'imposent-ils pas une méthode de vie au fond identique, dont les mots de volupté et d'ascétisme expriment simplement des nuances. Cette méthode consis- terait à provoquer volontairement — les choses du dehors n'en offrant que des occasions et des prétextes — les mouvements de la sensibilité par une alternance de satisfactions et de restrictions, de joies et de souffrances habilement combinées, par une oscillation continue des forces antinomiques de l'être! Mais, dites-vous, cela ressemble fort aux exercices de la vie mystique! Eux aussi n'ont-ils point pour fin de déterminer ce frémissement intérieur par une telle atternance d'action et de contemplation, d'effort et d'extase. Que M Ruyters ajoute un portrait h la galerie de figures de sensualité frénétique qu'est le Mauvais Riche, ne sera-ce point le type du « Saint », du saint qui admet lucidement la foi comme la plus ferme systématisation et la plus haute idéalisation de la logique de la sensibilité.*' Nous avons vu, par son acceptation de la douleur en tant que nécessité morale, comme il frôle déjà le christianisme ; n'arrivera-t-il pas à affirmer, avec William James, que « le sentiment religieux peut constituer, chez celui qui l'éprouve, un accroissement absolu de l'existence .'*» Je ne sais. Peut-être, d'ailleurs, n'a-til évité de prononcer le mot foi que mu par la seule horreur de l'acception vulgaire du terme et non par l'horreur de la chose même...


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Au problème de la sensibilité, le Mauvais Riche fournit donc une solution héroïque, je pourrais dire plus exactement la solution héroïque, car il me semble qu'aucune autre, d'une logique plus rigou- reuse, ne puisse être découverte. Lui reprochera-t-on cet héroïsme même comme étant créé par « un de ces grands efforts de l'esprit où l'âme touche quelquefois, mais où elle ne se tient pas?» A cela on pourrait répondre avec le déterminisme que M. Ruyters puise dans ses convictions néetzschéennes, qu' « il ne s'agit pas d'une libre accep- tation : tout en nous dépend étroitement du tempérament que le sang et la chair nous ont fait. » L'incommodité de la formule qu'il adopte ne prévaut nullement contre elle. Remarquez d'ailleurs que toute solution « facile » ne résoudrait rien; elle ne serait qu'un pis aller et tout au plus conseillerait, pour éviter cet effort anormal de l'âme, l'emploi d'artifices d' « insensibilisation. » Or, à quoi bon, puisque .ceux ci nous sont d'un quotidien usage .'* Et l'emploi de ces « stupé- fiants » moraux ne serait-il pas encore une forme de suicide, un suicide par atrophie de la « conscience de vivre .-^ » C'est un dilemme inévitable : nous ne vivons réellement qu'en proportion de la délica- tesse et de raffinement de la sensibilité, mais nous devons souffrir dans cette même proportion. Stériliser la souffrance au lieu de l'accepter comme une « condition » naturelle de la joie, entraîne par répercussion une stérilisation de cette joie! L'homme est prisonnier dans ce dilemme douloureux : il n'en sortira jamais qu'en allant aux extrêmes de lui-même : à l'extrême négation ou à l'extrême affirma- tion! LÉON WÉRY.


ît^


L*Exposition de la Toison d'Or à Bruges


Le 7 janvier 1429, fut célébré à Bruges, en grande pompe, le mariage de Philippe le Bon avec Isabelle de Portugal. Au cours des fêtes fastueuses qui eurent lieu à cette occasion et qui durèrent plusieurs jours, le roi d'Armes de Flandre manda ce qui suit :

« Or oyez, princes et princesses, seigneurs, dames et damoiselles, chevaliers etescuyers! très-haut, très excellent et très-puissant prince, monseigneur le duc de Bourgongne, comte de Flandre, d'Arthois et de Bourgongne, palatin de Namur, faict sçavoir à tous : que pour la révérence de Dieu et, soutènement de notre foi chrestienne, et pour honorer et exhausser le noble ordre de chevalerie, et aussi pour trois causes cy-après déclarées : la première, pour faire honneur aux anciens chevaliers qui, par leurs nobles et hauts faicts sont dignes d'estre recommandés; la seconde, afin que ceulx qui de présent sont puissants et de force de corps et exercent tous les jours les faicts


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appartenants à la chevalerie, aient cause de les continuer de mieulx en mieulx; et la tierce, afin que les chevaliers et gentilshommes qui verront porter l'ordre dont cy-après sera toute honneur à ceulx qui le porteront, soient meus de eulx employer en nobles faicts et eulx nourrir en telles mœurs que par leurs vaillances ils puissent acquérir bonne renommée et desservir en leur temps d'estre eslus à porter la dicte ordre : mon dict seigneur le duc a emprins et mis sus une ordre qui est appelée la Toison d'or, auquel, oultre la personne de monsei- gneur le duc, a vingt quatre chevaliers de noms et d'armes et sans reproche, nés en léal mariage; c'est à savoir, messire Guillaume de Vienne, messire Régnier Pot, messire Jean de Roubaix, messire Roland d'Uutkerke, messire Antoine de Vergy, messire David de Brimeu, messire Hugues de Lannoy, messire Jean de Commines, messire Antoine de Toulongeon, messire Pierre de Luxembourg, messire Jean de la Trémouille, messire Gilbert de Lannoy, messire Jean de Luxembourg, messire Jean de Villiers, messire Antoine de Croy, messire Florimond de Brimeu, messire Robert de Masmines, messire Jacques de Brimeu, messire Baudouin de Lannoy, messire Pierre de Beaufremont, messire Philippe de Ternant, messire Jean de Croy et messire Jean de Créquy, et mondict seigneur donne à chacun d'eulx un collier faict de fusils auquel pend la Toison d'or ».

En 1907, près de cinq siècles plus tard, dans cette même ville de Bruges, qui malgré le remous de son nouveau et lomtain port, con tinue à dormir le long de ses canaux où se mirent les témoins mélan- coliques du fastueux passé, on a organisé, sous l'impulsion du volon- taire baron de Kervyn de Lettenhove, une exposition de la « Toison d'or.* Dans l'esprit de son promoteur, ^//^ doit écrire, mUiix qu'on ne Fa jamais Jait. l'histoire de Pordre célèbre, ressusciter cette époque fameuse ^ faire revivre les souverains et les chefs qui eurent Nionneur de porter la célèbre toison.

Noble tâche, s'il en fut, car en réalité, l'influence que l'institution a exercé est peu contestable.

« Le meilleur de cette action bienfaisante se réalisait aux chapitres périodiques où les gestes des chevaliers et de leurs chefs étaient minutieusement contrôlés; il en résultait des réprimandes, des exclu- sions. Ravenstein, d'Anzy, Romon et d'Alençon sont admonestés pour fautes contre les mœurs, Jacques de Horncs et d'autres parce qu'ils mangent. et boivent avec excès. Certains se voient reprocher leur ambition, leur colère, leur minutie; et Maximilien lui-même est tancé. A Charles le Téméraire, en 1468, on adresse six remontrances, et l'on ne cache pas à Charles-Quint qu'il est parfois lent dans l'expédi- tion des affaires, qu'il paie mal sa cour et néglige l'administration de la Justice. »

L'ordre était donc caractéristique de l'époque où il fut créé et il importait surtout de faire revivre celle ci. Le but ne semble pas avoir été atteint bien qu'on eût, dans une pensée très louable sans con- tredit, annexé l'exixjsition de la Toison d'or à « une exposition de


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l'Art néerlandais sous les ducs de Bourgogne ». On sait en effet que depuis que Jean Van Eyck eut créé en Flandre une école de peinture, les ducs de Bourgogne purent s'en enorgueillir et l'opposer, dominante, anx écoles étrangères Les malheurs de la guerre de cent ans avaient étouffé momentanément le foyer artistique français et la Cour de Bourgogne et de Flandre était naturellement devenue un des rares centres à cette époque de la production d'art.

Néanmoins l'exposition n'a pas été pour nous cette révélation que nous eussions pu espérer. Ses attraits, pour multiples et incontesta- blement prestigieux qu'ils furent, manquèrent de la coordination nécessaire pour évoquer, dans la synthèse désirée d'une puissance de l'époque, l'époque elle-même. D'autre part les merveilles nous étaient en grande partie connues. Est-ce à dire que l'exposition fut inutile ? Oh ! loin de là. L'impression exacte me parait être donnée par Jean de Bosschère, qui écrit, dans l'Occident, la très belle revue d'Adrien Mithouard :

« Si le carillon, quelques trompettes thébaines, et les douze halle- bardiers que le roi d'Espagne envoya ne suffisent pas à compenser les déceptions que durent éprouver les amoureux d'évocations moyenâgeuses, au moins reste- t-il que de précieux trésors pour l'ar- chéologue et pour l'artiste sont actuellement réunis à Bruges. »

Ce sont d'innombrables sceaux, révélateursdu style qu'affecta la forme d'art; des envois de collections particulières, de musées; des prêts des souverains d'Espagne, d'Autriche, de Russie; des miniatures, des manuscrits savamment, merveilleusement enluminés, des parchemins vétustés; des Vander Weyden, Cranach, le fantastique Jérôme Bosch, Gérard David, Clouet, un Van Eyck envoyé de St-Pétersbourg. \J Annonciation — un des chefs d'œuvre du Maître — etc. Je ne puis à regret, m'attarder. Je citerai, pour les amateurs, la collection d'armes dont plusieurs du Musée de la Porte de Hal à Bruxelles, et aussi pour les amoureux de bijoux et d'orfèvreries la loisoji d'or du roi d'Espagne : un bélier en or recouvert de diamants dont chaque facette a des feux d'étoiles;«la pierre et les flammes formées d'un grand brillant entouré de rubis, le tout monté sur or. Il est attaché à un ruban ponceau par une agrafe en fleurs de lis »

La tradition dit qu'il a appartenu à Philippe V. L. R.

L*Exposition de TArt dinantais


« Ceux qui ont vu les fonts baptismaux de Liège et les chandeliers de Tongres — écrit Michelet dans son Histoire de France — se garde- ront bien de comparer les dinandiers qui ont fait ces chefs-d'œuvre, à nos chaudronniers d'Auvergne et du Forey. Dans les mains des pre-


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miers, la batterie de cuivre fut un art qui le disputait au grand art de la fonte. Dans les ouvrages de fonte, on sent souvent à une certaine rigidité qu'il y a eu un intermédiaire entre l'artiste et le métal. Dans la batterie, !a forme naissait immédiatement sous la main humaine, sous le marteau vivant, comme un marteau qui, dans sa lutte contre le dur métal, devait rester fidèle à l'art, battre juste tout en battant fort; les fautes de ce genre de travail, une fois imprimées du fer au cuivre, ne sont guère réparables ».

En réalité, on donne le nom de dinanderie, ou plus exactement dinanterie, non seulement aux objets en métal battu, mais aussi à tous autres objets obtenus par la fonte et qui eurent pour auteurs les artisans de la vieille cité mosane

Une exposition d'art dinantais se devait donc de montrer quelques produits de ces remarquables artistes, de ces copères célèbres bien au delà des murailles de leur bonne ville. Et de fait, l'exposition actuelle a su grouper quelques spécimens de dinanderies, parmi lesquels on peut citer, au hasard — les limites de ce compte-rendu s'opposent à de longues dissertations -deux cuvettes en laiton battu et estampé repré- sentant l'un Adam el Eve, l'autre V Annonciation (fin du xv« siècle); un lustre en laiton fondu et gravé, orné d'une statue de la Vierge (xvii* siècle) (église de Bouvignes); un prestigieux buste-reliquaire de saint Perpète, patron de Dinant, en argent repoussé et ciselé, le socle en écaille avec appliques d'argent et de vermeil (1671) (Collé- giale de Dinant); une collection de dix moulages de statuettes en bron^.e existant au Musée d'Amsterdam et faites au xvi* siècle par Jacques de Gerinnes, fondeur d'origine dinantaise, statuettes où la gaucherie primitive disparaît déjà presque entièrement devant un réalisme expressif; un magnifique ostensoir en cuivre doré et ciselé, d'un fini absolu d'exécution qui date du milieu du xvii® siècle (église de Foy Notre-Dame.)

Le comité organisateur a voulu prouver que l'inspiration artistique des Dinantais ne se manifestait pas uniquement dans les ouvrages de SCS « sculpteurs » de métal et il en est résulté un ensemble assez disparate dont l'effet ne fut pas toujours heureux. C'est qu'en effet, à coté des chefs-d'œuvre que sont la plupart des dinanderies, on a exposé assez de médiocrités. Je ne désigne pas ainsi les très vivants bustes en terre cuite d'Hastière (Jean-Jacques, Henri IV, Sully) sortis de la manufacture de ('yftlé. mise à sac pendant la révolution braban- çonne de la fin du xviii» siècle, ni l'ébauche de tête de Christ du sculp- teur Devigne (f 1894.) ; ni certains paysages de Hallaux. ni les enluminures de parchemins précieux, ni d'autres encore. Et si les œuvres de Patenier et de Blés, deux peintres dinantais du début du xvi« siècle attestent chez ces précurseurs du paysage le talent sur et déjà averti des ressources du pinceau qui nous fut révélé antérieure- ment, les œuvres de Wiertz n'apportent au talent romantique et contesté de cet artiste aucun mérite nouveau. Sans doute les amateurs prendront appétit devant tous les modèles de conques de Dinant, même de Rins; évidemment la botte — de sept lieues — du dernier postillon de Dinant, suscitera une curiosité amusée, mais ce n'est pas


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là un spectacle de nature « à faire revivre tout un passé glorieux et, par l'exemple d'ancêtres illustres, raviver au cœur des jeunes gens l'amour de l'art et le goût des choses élevées », comme s'exprime le catalogue. L'enseignement de l'école de dinanderies, qui expose des travaux suggestifs d'une heureuse résurrection, nous a paru devoir réaliser davantage cette intention. L. R.


JSios Samedis

Les Samedis du Thyrsef On s'en souvient! Ce furent, jadis, comme des soirs de bataille, où nos écrivains allaient, armés de leur Verbe étincelant!

Nos conférences anciennes furent fréquentées par un public abso- lument sympathique; il comprenait et secondait la campagne oratoire que menait Pol Rosy. Les jeunes s'y produisaient; les Maîtres vou- laient y apporter leurs hautes collaborations Mais... les Samedis dis- parurent soudain.

Ce fut un tort. Ces causeries stimulent les énergies, réveillent l'at- tention des gens, cimentent des sympathies confraternelles et sèment de la Vie à côté de celle que disperse la Revue même.

La Direction actuelle du Thyrse a voulu faire renaître les soirées d'antan. celles du « Gambrinus », celles du « Foyer *, et celles aussi, plus rapprochées, qui — comme les nôtres bientôt — se donnèrent à l'ancienne maison communale, à Saint-Gilles, place du Parvis.

Notre série 1907-1908 s'ouvrira le deuxième samedi d'octobre et se terminera le quatrième samedi de juin, après avoir occupé toutes les soirées des deuxièmes et quatrièmes samedis de chacun des mois écoulés.

Par nos confrères de la Presse quotidienne et périodique, par voie d'affiches et d'invitations nous annonceront notre programme, en septembre prochain, au seuil même de notre « Hiver de Causeries ». Le public verra qu'une part est faite à l'élément jeune — inédit même. Il nous tiendra compte d'avoir su faire revivre les soirs de naguère et d'avoir su augmenter notre légion.

La Direction du Thyrse espère conserver l'estime de son pub'ic. Et personnellement je m'estime heureux d'avoir été si bien secondé dans le cénacle, où, épris du Vivre ardent et volontaire je pus entrer, n'y trouvant qu'amitiés et bon vouloir.

Maurice Gauchez


Nos Samedis artistiques, littéraires et publics.

SUJETS CONFÉRENCIERS LE SAMEDI

Qu'est ce qu'îine littérature na- tionale f MM. Wilmotte 2® d'octobre.

A la louange du Bourgogne . Maur. des Ombiaux 4« d'octobre.


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Matibcl Léopold Rosy

L' Esthétique du plein air . L. Pierard

Jules Dcstrèe et son œuvre . Mari us Renard

Remouchamps (i. Marlovr

La femme poète M"« A.-M. Gachet

La chanson wallonne . . . MM. R. Dethier

Auditions musicales par M. le baryton Uecléry.

Jean Lemaire de licites . . Paul Spaak

Charles Van Lerberghe . . E. Marcusc

Quelques-uns G. Ramaekers

I^c drame musical avec audi- tions musicales .... V. Hallut

I^a Wallonie 1. CoUin

Octave Pirmez G. Paris

M. Des Omhiaux .... M"« N. Lecrenier

Izvan Gilkin MM. Fernand Paul

E. Demolder Paul Cornez

Emile Verhaerc7i, et nos

Flandres littéraires ... M. (iauchez


2« de novembre. 4" de novembre. 2« de décembre. 4« de décembre. 2« de janvier. 4« de janvier.

2" de février. 4« de février. 2" de mars.

4«de mars. 2» d'avril. 4« d'avril. 2<'de mai. 4" de mai. 2«de juin.

4* de juin.


.3*


Petite chronique


Hyménée. — Nous apprenons le mariage de notre sympathique collaborateur (jaston-Denys Périer avec M"® Zélie Preud'homme. Le Thyrse présente aux jeunes éjxDux ses compliments très cordiaux.


De l'égalité. — Il est des rapprochements curieux. Ainsi des arguments totalement opiX)sés concourent à la défense des mêmes principes. Voyez plutôt, à propos d'égalité :

Argument conservateur. Le Samedi 17 août 1907:* Il faut toujours en revenir au même raisonnement : « oui, c'est entendu, les acadé- » mies, les décorations, c'est absurde, c'«/ vieux Jeu, c'est enfantin, » c'est tout ce que vous voudrez Mais enfin, elles existent, et il y a » des gens qui sont des unes et qui'portent les autres. Dès lors, pour- » quoi les écrivains sont-ils exclus des premières et ne reçoivent-ils » pas les secondes ? »

c Nous demandons P égalité l v

Argument progressiste. Le Soir du jo août luwj :

€ Les défenseurs des prix et des récomi>enses scolaires nous sont apparus comme les amis systématiques de tout ce qui est tradition et passé. Au contraire ceux qui proposent de supprimer l'antique usage do décerner des couronnes aux forts en thème sont des gens d'action et de progrès. Ce serait déjà une raison sérieuse pour que nous soyons de


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leur avis. En effet, par principe et à priori, il faut aimer les idèâs nou- vel /es... *

» P/iis d'ifiègalitè à l'école ! Il y en a déjà trop dans la vie. En attendant qu'on ait banni l'injustice de la terre, chassons-la du cœur des enfants ! » GrIxXgoire.


Utile dulci. — Le récent discours de M. Carton de Wiart, député de Bruxelles, en faveur d'une classe de lettres à l'Académie de Bel- gique — discussion du budget des Sciences et des Arts — donne du piquant à cet articulet du Cri de Paris, du i8 août 1907 :

« Le passant qui aurait la curiosité de monter, le lundi, au local de l'Institut où se tiennent les séances de l'Académie des Sciences, se demanderait avec stupéfaction pourquoi se donnent ici rendez-vous quelques honorables vieillards, occupés à converser entre eux. tandis que. d'une voix blanche, un membre donne lecture d'une quelconque communication, dénuée de tout intérêt. Ils sont là une vingtaine, tout au plus. La séance, commencée à trois heures et quart, est levée à trois heures et demie, par suite de la pénurie des travaux scientifiques en cette saison. Il serait beaucoup plus simple de fermer les portes de la salle et d'envoyer nos académiciens en vacances. On ne le fait pas. Pourquoi 1 C'est que, avant de gagner son fauteuil, chaque membre appose sa signature sur une feuille de présence et ce paraphe lui vaut un.... jeton, lequel se transforme en espèces trébuchantes Ainsi s'explique le zèle de quelques uns ».

En Belgique aussi les Académiciens ont et auront des feuilles de présence — comme des employés d'administration — et le jeton donné par surcroit.

Honneur, honneurs, honoraires...


En provinc*. A Tournai. — La ville de Tournai possède un intéressant musée installé à la Vieille Halle aux Draps, monument de la fin du xvii® siècle rebâti, après l'écroulement de 1881, dans toute l'élégance et la beauté de son style Renaissance. Si le hasard vous amène dans la ville des Choncq Clotiers, ne manquez pas de visiter ce musée auquel vous avez accès grâce à l'obligeance du porte-clés, con- cierge et gardien du vestiaire

Très aimablement ce fonctionnaire vous accompagne, ouvre l'une après l'autre les portes, il explique : Voici les « têtes coupées » de Gallait, de remarquables Roger Vander Weyden, des toiles de Louis Watteau, le frère du grand : Antoine; voici Bara, Hennebicq, deux Tournaisiens, ce dernier peint par Broerman — le guide pro- nonce Broërman — plus loin des tableaux de Levêque (il n'est pas de Tournai)... Vous observez et admirez un manuscrit, très rare, du Roman de la Rose et un livre d'heures de Henri VIII, tous deux mer- veilleusement enluminés, d'autres trésors. Vous êtes ravi Vous échangez vos impressions avec les trois ou quatre personnes qui vous accompagnent, ravies, elle aussi. Discrètement, pour ne pas l'humi-


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lier, vous glissez au coneierge vingt sous pour sa peine; aussi discrè- tement que vous, il vous murmure à l'oreille : c'est 50 centimes par personne. Que faire? Il représente l'Autorité. Vous payez. Vos com- pagnons ont gagné la sortie, repris leur « vestiaire » et, discrètement aussi, accordé à Madame la concierge un pourboire...

Les curiosités artistiques du pays sont l'orgueil de la nation et la source de menus profits pour l'humble fonctionnaire.


Distinction honorifique. — De Paris : Le Gouvernement de la

République aurait l'intention d'instituer des « palmettes de sous-offi- cier d'Académie *. Plusieurs de nos confrères belges seraient parmi les premiers heureux accablés de la nouvelle distinction. Sous réserves.


La Traîte des Jeunes. — M. le ministre des Sciences et des Arts créera fort prochainement, annonce-t-on, la classe, la classe... la fameuse classe des Lettres qui doit compléter.de très harmonieuse façon, l'Académie de Belgique. Il est disposé à confier à cet organisme la répartition des encouragements et des prix littéraires. Les < jeunes » apprendront cette nouvelle avec enthousiasme. Avec non moins d'enthousiasme, ils apprendront aussi qu'un nouveau syndicat de « chers maîtres » vient de se fonder sous cette firme:

Société pour r exploitation rationnelle des subsides académiqtus,

qui a pour but d'assurer, par l'influence qu'il acquerra dans les milieux littéraires et administratifs, la bonne répartition de ces allocations bud- gétaires. Il veillera, entr'autreà ce qu'aucun «jeune», âgé de moins de quarante ans accomplis, ayant publié moins d'une demi-douzaine de volumes, ne justifiant point d'une dizaine de mille de rente ou d'ap- pointement, n'adhérant pas aux doctrines de l'âme belge ou de l'âme marolienne, ne puisse détourner à son profit des encouragements et des subsides qu'il pourrait être dans l'intention de quelques législateurs imprévoyants de lui octroyer. La société estime qu'une telle mesure sera de nature à diminuer la concurrence grandissante que les « jeunes > font à leurs aînés. Les temps sont durs !


Un gros événement littéraire : le derniernuméro du 5a//</</f ne

fait aucune allusion au nez de M. Van de Putte!


L'Académie Picard continue, avec un admirable enthousiasme, la belle campagne qu'elle commença, il y trois ans, pour l'érection du Monument ()cta%e Pirmez !


La Société Nouvelle renaît do ses cendres. P.lie nous confie, dès son premier numéro, qu'elle prend pour divise : « La Révolte dans tous les domaines! » Voilà une ligne de conduite très fière! Pourvu,


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mon Dieu ! que cela ne sous-entende point l'intention de nous inonder de littérature « pauv'peuple », et d'esthétiques humanitaires! C'est contre cet art là que nous sentons le plus pressant besoin de nous révolter !


Deux Revues viennent de naître : Vers l'Horizon, très joliment éditée, est composée par des jeunes ayant grand souci de bien faire; et r^««^««'<2/^?^r violente, épileptique, rédigée par des émules de Veuillot, Léon Bloy et Drumont. Ces jeunes-ci promettent; leur talent n'est que naissant mais ils ont la g... qui n'est pas de bois !


Le Cercle lyrique &. dramatiçiue « Euterpe » de Bruxelles, fondé en 1882, fêtera au cours de la prochaine saison théâtrale, son xxv« anniversaire.

11 organisera à cet occasion trois grandes représentations de gala au Théâtre communal.

Les dates et les pièces choisies sont: le 9 novembre 1907, l'Absent, pièce en 4 actes de Georges Mitchell avec l'importante musique de scène de notre compatriote Fernand Leborne ; le 1 1 janvier 1908, le Cloître, l'émouvante pièce de notre grand poète Emile Verhaeren et le 14 mars, l' Arlèsienne, l'immortel chef d'œuvre d'Alphonse Daudet et de Bizet,qui valut au Cercle Eziterpt un si grand et légitime succès au concours dramatique de Gand.

Ces pièces qui seront montées avec un soin tout particulier sous la direction de Jahan, du Théâtre Royal du Parc, régisseur du Cercle, constitueront une véritable démonstration d'art qui permettra de juger de la valeur de notre première société dramatique.

La réputation du Cercle lyriqtie & dramatique Euterpe n'est du reste plus à faire et nous ne doutons nullement de la parfaite réussite de ce glorieux jubilé.


Ml* Congrès de la Presse Périodique — Comme nous l'avons annoncé récemment, c'est à Spa que se tiendra, du 31 août au 3 sep- tembre prochain, le IIP Congrèsde la Presse Périodique. L'Union de la Presse périodique belge assume la charge de son organisation et nous ne doutons pas qu'elle s'en tirera à son honneur, étant données la no- torité dont elle jouit et les sympathies qui l'entourent.

M. le Baron Descamps-David, Ministre des Sciences et des Arts, a accordé son Haut Patronage audit Congrès qui sera présidé par M. le Ministre d'Etat Jules Le Jeune, Président d'honneur de V Union, assisté par M, Maus, Président effectif, Directeur de \ Art Moderne.

La ville de Spa recevra officiellement les Congressistes et orga- nisera à leur intention diverses festivités sur lesquelles nous revien- drons ultérieurement.


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Concerts Populaires. — Les quatre concerts de la saison pro- chaine auront lieu aux dates suivantes, fixées dès à présent, aux 16-17 novembre 1907; 25-26 janvier i9o8;i5-i6 février; 21-22 mars.


La série des intéressants concours de l'Ecole de Musique et de Déclamation d'Ixelles vient de se terminer; nombreuses furent les concurrentes qui se présentèrent dans chaque branche. Plusieurs d'entr'elles ont dévoilé un talent plein de promesses.

Citons parmi elles dans les divisions supérieures :

La médaille d'argent i»*" prix du gouvernement est attribuée à la déclamation à M"®* Eva Francis et Jeanne Kerremans (classe de M"«  (j.uilleaume) le 2® prix à M"« Juliette Depret (classe de M. Jahan; (^Dutillœul Jenny et Dutillœul Mariette (classe de M"« Guilleaume); Joséphine Liagre et Marguerite Schaub. (Classe de M"* Dubreucq).

Concours de chant (classe de M"'« Miry-Merck) le 2« prix, médaille d'argent (petit module) est obtenue par M"« Jeanne Laurent.

Au solfège supérieur (professeur le Directeur) le 2« prix est décerné à M"*** Moëller, Ley et M. Boulanger.

Histoire de la littérature française (classe de M"« M. Biermé) le 2«  prix à M"°* Hermans J. et J, Liagre, cette dernière obtient en outre une I" distinction avec mention spéciale par 55 points sur 60 au cours d'orthophonie et d'articulation (classe de M le Docteur Daniel.)

Piano I" et 2° divisions (classe de Mn'^^ Cousin) la i" distinction arec mention spéciale a été décernée à M®« Ley, Rasquin, Boulanger et Williame.

En 3« division (classe de M"« Polleunis) M"«« Moëller, Alice Bou- langer, Alice et Jeanne Olivier.

En 5« division (classes de M"« Hobé et M. Flameng) M"~ Alvin, Séghers et Renée Verhelst.

En 6°- division, M"®"* Gilmant, Vienne et Van Osta, élèves de M"«* Polleunis et Hobé.

Signalons également au concours de harpe diatonique (classe de Mi'« KuU'erath) M"« Vita et harpe chromatique M"« Juliette Depret (de la classe de M'"® Van Overeem).

Ces différents résultats font honneur .\ M. H. Thiébaut, le distingué directeur- fondateur et au corps professoral de l'Ecole.


Sottisier


— « Riches subitement, les grands industriels rhénans ne songent pas à dissimuler leurs richesses. Ils l'étaient ». Ils Us étalent, n'est-ce pas?

Le Censeur, 3 août 1907.


Un lauréat

Dans des articles insérés par le Thyrse en août et en septembre, j'ai signalé qu'il n'avait pas été tenu compte du vœu du Conseil provincial dans les deux répartitions du crédit inscrit au budget du Brabant en faveur des lettres. A l'appui de ce que j'ai avancé, j'ai eu le plaisir de trans- crire quelques lignes de M. Rency, proclamant dans le Samedi du 30 juin 1906 un dédain absolu des encoura- gements monnayés. Le Samedi ^ que rédige le talentueux M. G. Rency, a pris texte de cette citation pour faire remarquer que M. Rency, lauréat provincial, n'avait nulle- ment sollicité cet honneur et que par conséquent, c'est au Jury que mes reproches devaient s'adresser.

Loin de moi la pensée de m'en prendre aux lauréats et d'en parler avec aigreur. Je l'ai dit: je ne discute pas leur^ mérites. Ma critique, très mesurée, visait le Jury, mal renseigné sans doute, et M. Gheude, son président, l'a parfaitement compris. Au cours d'une lettre aimablement courtoise publiée in extenso dans notre dernier numéro, il a reconnu l'exactitude de mes allégations, des extraits que j'ai puisés dans le compte-rendu des discussions du Conseil provincial : il n'en fallait pas plus pour prouver que le crédit est bien prévu pour les revues littéraires et pour les jeunes écrivains. Le comité de répartition ne s'est pas soucié de cette destination formelle et M. Gheude nous en a donné les raisons, sans convaincre personne. Le Samedi en pu- bliant une seule de ses raisons ne s'y attarde guère. Avec une jolie pointe d'esprit, il dit que M. Rency ne pouvait refuser le prix, qu'il n'avait pas sollicité, et ne pouvait non plus le partager avec moi. C'eût été faire injure au Jury et cette leçon brutale n'eût pu convenir à la délicatesse notoire du lauréat. D'autre part, chacun sait que la misère ne m'est pas trop lourd fardeau et M. Rency m'en félicite

Li Thyrse — i" octobre 1907. 9


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avec sa discrétion coutumière Et puis ! n'ai-je pas déclaré dans mon premier article que je n'avais actuellement aucune prétention aux faveurs de la Province de Brabant?

A cette occasion le Samedi rend hommage au Thyrse d'avoir mené la campagne pour le rétablissement de ce crédit au budget provincial C'est de bonne confra- ternité et nous l'en remercions, ainsi que de son empres- sement à répéter ce que nous avons rappelé des efforts persévérants de M. Gheude dans cette campagne. Elle fut incontestablement pratique et le Sa??iedi approuve le carac- tère que nous lui avions donné. N'imprime-t-il pas cette phrase lapidaire : « Nous vivons dans la réalité et non dans le rêve y> et pour attester, par un fait concret, la valeur de pareil aphorisme, il formule ce précepte: «il y a des gens qui par principe veulent aller au théâtre sans payer ». Il aurait pu ajouter: « Plutôt deux fois qu'une ». Il ne doit pas ignorer mon cas puisqu'il en parle: Un confrère qui écri- vait la Chronique des théâtres dans deux revues hebdo- madaires refusa jadis, très aimablement d'ailleurs, de me céder une de ces rubriques, celle qu'il tenait au Safnedi.

Tout cela n'a guère de rapport, me direz-vous, avec l'objet qui nous occupe. Détrompez-vous, l'habileté du Samedi a su ainsi établir une succession logique d'idées pour attester son absolu désintéressement. S'il n'a pas publié les éléments mêmes de la discussion, se contentant > d'ingénieux et captivants à-côté, c'est que son esprit, du plus pur atticisme, se complaît à ce jeu de virtuosité men- tale aussi agréable qu'élégant et gracieux. Mais le Samedi trouve peut-être les développements de la question un peu longs dans mes premiers articles ; je me réjouis de pouvoir les résumer à l'intention de ses lecteurs, car il est trop impartial pour les priver des arguments qui justifient « le reproche à adresser au Jury », comme il dit. Parce qu'il est bien entendu que M. Rency n'est pour rien, absolument rien dans cette affaire. Il a reçu un prix qu'il n'avait pas


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sollicité. M. Rencyn'en peut mais, et le Samedi va faire campagne avec nous pour que le crédit soit dorénavant partagé entre les revues et les jeunes auteurs pour qui il fut voté. Et si, embarrassés, les membres du Jury demandent la définition déjeune, le serviable M. Rency se chargera de la leur apprendre puisqu'il fut de V Art jeune.

Donc voici : il résulte à l'évidence de la discussion qui eut lieu au Conseil provincial, que le crédit pour l'encou- ragement aux lettres fut rétabli au budget provincial à l'intention des revues littéraires et des jeunes écrivains.

M. Charles Gheude, dans sa lettre du 13 août 1907, expose le débat ainsi : « Ce jury devait favoriser les jeunes revues littéraires — il ne le fait pas — il devait accorder sa sollicitude à des jeunes littérateurs — il ne la réserve que pour des écrivains . . » Défendant les décisions con- testées, M . Gheude dit que le crédit était trop minime pour en attribuer équitablement une part aux Revues; qu'il fallait démontrer la nécessité de ce crédit en permettant, par l'attribution de subsides irnportants, la parution d'œu- vres nouvelles; qu'il fallait saisir cette occasion d'accorder réparation, de rendre justice aux aînés.

J'ai répondu que la modicité d'une somme n'influen- çait en rien l'équité de sa répartition, que si les subsides de 500 francs étaient suffisants pour des écrivains.... à plus forte raison l'eussent-ils été pour des débutants, que si l'on voulait utiliser pour une manifestation littéraire des noms de vétérans méconnus, d'autres écrivains s'imposaient et ceci ne doit atteindre aucun des lauréats.

Tel est le résumé de la question. Le Samedi s'empressera sans doute de le mettre sous les yeux de ses lecteurs afin de leur prouver à nouveau que M. Rency n'avait pas à solliciter les faveurs de la province de Brabant et qu'il s'en est abstenu. Malgré cela, il a été primé. Qu'il ne se lamente pas. M. Rency n'est pas responsable de sa distinction.

LÉOPOLD ROSY.


— Î36 — Elégie

Asseyons-nous et regardons : le soir descend, U ombre s'étend au loin des arbres sur la plaine, Uair embaume et le vent tiède frissonne à peine Dans le feuillage clair du saule bruissant.

Le silence très doux s en vient vers nous. Ecoute Mourir les derniers bruits de la ville, là-bas. Dans rôdeur obsédante et lourde des lilas ; Nul 7ie soulève plus le sable de la route.

Recueille-toi, soit grave et songe à la saison Qui s'enfuit. Le soleil s'agrandit et décline Et t07nbe lentement derrière la colline Et les bois vaporeux qui bordent l'horizon.

Toîtt s'adoucit et se confond, les champs s'embruîuent, Veux-tuf restons encore et donne-moi ta main, Restons encore assis au rebord du chejnin. Vois, dans l'ombre déjà des fenêtres s'allument.

Et tandis que la nuit, autour de nous, descend Estompant peu à peu les arbres dans la plaine, Ecoute s'élever la rumeur incertaine Du vent tiède parmi le saule bruissant

Maurice Drapier.

La destinée de Gilles Luijck et le décor de sa vie. (O)

A dix-huit ans, au sortir de l'Athénée Royal de Chimay, muni d'un diplôme d'humanités gréco-latines complètes, Gilles Luijck apprécia les souffrances d'un premier


(*) Extrait d'un livre à paraître.


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amour, dont la réalité demeurait dans la tragédie plus noble des souvenirs. Ses illusions lui avaient dévoilé toutes les tribulations de la vie. L'espérance en son cœur était morte, épuisée d'avoir balancé la somme de ses pro- messes. Il commençait par une fin. « Ma tristesse, disait- il, est de me savoir, maintenant à jamais enclos dans ce décor immuable du passé et de l'avenir: la Nature ». Aussi Luijck rechercha-t-il lesjoiesartificielles.il se promena dans les paysages des poètes, se complut au drames éter- nisés dans les tableaux des peintres, écouta la philosophie émouvante des symphonies. Il comprit que l'Art était la nostalgie des événements révolus et que des affinités sympathiques le destinait au commerce de ses apôtres. Conséquemment, il écrivit le cantique de sa vocation et envoya à La Jeune Belgique, son Chant du Cygne. Ainsi étaient mises en action les forces qui déterminent les volontés et les contrecarrent, chaque individu étant un moteur inconscient d'énergies différentes. C'est au premier geste que nous devons l'asservissement de nos actes à des lois mystérieuses que la cabale des Sages analyse depuis Empédocle jusqu'à Nietzsche en trois catégories indistinctes : le Temps, le Hasard et l'Amour. Sur l'évi- dence de cette théorie allait se développer l'objectivité contemplative de Gilles Luijck.

A travers ces spéculations, il regarda son père également captif d'un tramail de principes inexplicables. L'humeur de la chambre s'adaptait au fil du dialogue. Madame Luijck sucrait, avec soin, deux tasses de café chaud pour rendre confortable la chanson du vent dans les arbres nus de la route.

La nuit guettait à l'entour de la lampe et la pendule avait sonné d'accord avec l'horloge du clocher. L'heure était identique dans cette partie entière du monde.

Quelques cendres menues, séparées en deux petits tas noirs par le tortillement d'un brin de tabac, étaient répan- dues sur la nappe.


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Je t'ai recommandé au Directeur du « Métal Ouvré ». Tu te présenteras à l'usine vers neuf heures du matin... Tu dresseras les factures, tu tiendras le livre de magasin et aideras à la correspondance... Il m'a dit que c'était regret- table que tu ne susses ni l'anglais, ni l'allemand. C'est très nécesssaire de connaître les langues dans le commerce...

— Je pourrais m'y remettre. En revoyant mes livres de classe,je serai vite au courant de laphraséologie utile à rendre vague le marché que confirme une lettre commerciale. '

— Ne fais donc pas toujours des réponses aussi absurdes, insinua Madame Luijck. Ce qui porta Gilles à se ramen- tevoir que la vie n'est pas faite de propos sérieux; la possi- bilité d'une civilisation ne reposant que sur la base soHde d'un mensonge sévèrement entretenu. Il en admirait tout l'artifice, où la beauté n'est point absente.

— Je pense que le Conseil d'Administration, continua M. Luijck, ratifiera la proposition du Directeur tendant à t'accorder cent francs d'appointements par mois. C'est un enjôleur, tu sais, il mène son Conseil par le bout du nez et si la Société ne donne même qu'un petit dividende l'année prochaine, sois certain d'une augmentation mensuelle de 25 francs.

— Avoue que c'est un joli commencement, ajouta Madame Luijck, et après tes heures de bureau, rien ne t'empêchera de t' occuper de littérature, n'est-ce pas père?

— Mais alors, répliqua Gilles qui ne sut étouffer le plaisir d'une pointe, ne vaudrait-il pas mieux m' occuper d'abord de littérature, et, après, de commerce ?

— Il n'y a jamais moyen de raisonner avec lui, murmu- rèrent Monsieur et Madame Luijck, allons nous coucher.

Mais Gilles, qu'une reconnaissance maladive vouait au culte de la famille, répliqua pour calmer l'anxiété maus- sade de ses parents :

— Vous ne me comprenez pas... Je suis heureux d'entrer dans les bureaux de la Société du « Métal » et je ferai du commerce en oubliant la littérature.


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Il aurait voulu ajouter: Je vivrai comme le reflet d'un roman que je n'aurai pas écrit. Il préfera éviter les repro- ches qu'un effort de pensée eut fait germer sur les lèvres des siens et il souhaita le bonsoir affectueusement.

Comme le silence avait rétabli les objets en leur ordre défini, selon le mouvement du dehors, le vent grailla dans les branches de l'avenue. Le pot du poêle sans feu eut un hoquet sourd, tandis que le froid, tapi dans les bourrelets de la porte, coula sur les carreaux noirs et gris du pave- ment. Le veilleur s'identifia à l'entour, épiant le cours de sa rêverie au long des proses d'un Gaspard de la Nuit. Bien est il vrai que l'essence de notre poétique s'exalte à l'œuvre des écrivains, dont les tendances sont même les plus divergentes des nôtres Encore l'évidence d'une opinion contraire n'est-elle qu'apparente. Dès que nous ouvrons un livre, notre goût seul lui imprime sa valeur, suivant le mode dont il éclaire les arcanes de nos sentiments et d'après la saison de nos humeurs. Comme quoi les qualités de notre être sont expliquées par l'attitude de nos contem- porains envers nous-mêmes. L'originalité de nos caractères est une simple réverbération de l'un à l'autre. Ce serait donc se détruire que de blâmer tantôt le bourgeois et tantôt l'artiste. Ils ne sont ni plus ni moins que des sym- boles. Soyons curieux et rendons hommage à l'avenir.

Gilles se versa, à nouveau, une tasse de café.

La porcelaine vidée, avec au fond une transparente moi- rure brune et beige, fut déposée sur la table de bois blanc.

Sous le journal de la veille, Gilles retrouva une carte de sa cousine Madeleine et se proposa de lui répondre le len- demain. Les blancheurs précurseuses du sommeil, en ses yeux, rendaient le palmier nain, près de la fenêtre, chimérique.

Le gaz éteint, la lune établit les rapports d'ombre et de lumière entre les détails variés de la terre.

Gaston Denys Périer.


— 140 — Inscriptions

A Henri Liebrecht. I Il fut berger. Ses fils ont gardé la mémoire de son geste guidant les brusques chèvres noires, lorsque vers la montagne il partait lentement — de retour chaque automne — au début du printemps, et que, pour prolonger en eux cette minute de souvenir^ ils entendaient chanter sa flûte,

II

Entasse du bois mort par-dessus V herbe sèche. La flamme qui, d'abord, vacille, hésite, lèche les parois du foyer et Uécorce du bois, flambera, brusquefnent joyeuse, devant toi. Qu'elle brûle selon le rite et le mystère, afin que, s' élevant très pure sur la terre, elle soit le symbole exact et radieux de ton cœur qui célèbre et respecte les dieux.

Francis Carco.


André Riiyters

(SUITE ET FIN)

En même temps qu'évoluaient les sentiments chez Ruyters, le style changeait. A ses débuts, c'est un style souple, délié, gracieux : je vous ai dit le charme de la phrase de celui dont Vandeputte écrivait en 1897: « Ses livres me charment par la même gracilité de mot (ah ! ses mots, c'est tantôt du cristal, tantôt desb^soie, tantôt du velours) et les mêmes passionnés frémissement troublants. J'oublie qu'il y a en Georges trop de cerveau et trop peu


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d'humanité, parce que toutes les choses qui lui servent de décor sont si animées, si belles, si tremblantes qu'elles en sont presque humaines. »

Dans ses premiers contes que d'images délicates nous surprennent par leur beauté et nous frappent d'admiration; nous demeurons agréablement surpris comme devant les meilleures toiles des grands impressionnistes. Voici, au hasard :

« De petites lueurs chéaient aux creux des vagues comme des pétales de soleil. »

« Entre les branches des arbres, il y a de lointaines lumières qui, dans les chambres solitaires se fanent comme des fleurs tristes et claires. »

« La nuptialité de l'heure leur montait en ivresse ten- dre au cœur. »

Sans doute, une telle recherche ne va pas sans affec- tation et sans une déplaisante exagération ; aussi après ces exquises notations et tant de jolivetés qu'il serait trop long de citer je relève ;

« Des papillons rouges et frais comme des blessures saignantes ».

« Des plantes dans l'eau trempant leurs feuilles comme des doigts, y signent leur présence de sinueux et lisses paraphes. »

Le miroir devient « l'eau magique et inexorable, l'écho des aspects, etc.. » Tel est avec ses qualités et ses défauts, celles-là ne faisant pas toujours oublier ceux-ci, le style des premières œuvres.

Ses deux brochures « la Musique et la Vie » et « Le mauvais riche » relevant plutôt de la dialectique et néces- sitant une écriture simple, aident Ruyters à épurer peu à peu sa phrase, à éviter toute image qui ne soit naturelle, aisée et sortie du sujet même. Nous assistons à ce travail de réalisation à travers les péripéties des « Contes » et d' « Armide » jusqu'aux « Escales » ; ici, la langue est encore


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insinuante colorée mais sans contrainte et toujours harmo- nieusement classique, si j'ose risquer ce mot si peu en rap- port avec la hardiesse du sujet.

Vraiment, Giraud étant le plus français de nos poètes, parmi les prosateurs belges je lui opposerais André Ruyters dont l'inspiration et le langage sont bien français.

Pourtant l'évolution n'était pas complète. Le dernier roman « Le Tentateur » est l'œuvre d'un puriste, la phrase toujours d'une belle correction, d'uu rythme plein sans défaillance est belle comme de beaux vers. Cependant à cause du souci de la forme parfaite, le style, de moins en moir.s orné, manque parfois de naturel et d'émotion. C'est ce qui a permis à H. Vandepulte de dire

« Ruyters est un digneécrivain, mais froid. La perfection érudite de la phrase paraît son seul but. Je me figure Ruyters comme un dompteur qui présenterait de belles bêtes au public, les forait se contorsionner et prendre des poses difficiles et, par amour de la difficulté, leur enlève- rait tout leur charme naturel ».

Cette critique n'est pas exempte d'exagérarion. Qu'on en juge par la page, qui va suivre, détachée du roman « Le Tentateur ».

Marc, le héros du roman, a conquis le cœur de Calliste; après avoir obtenu d'elle le baiser par lequel elle s'aban- donne, il s'éloigne sans mot dire et dès cet instant il semble la délaisser.

La jeune fille, devant cette inaction descend par d'insen- sibles degrés de la crainte à l'impatience de son amour.

Voici l'analyse de cet état d'âme:

« Quand la chair déliée par la caresse, elle tremblait entre les bras de Marc, certes une indicible et douloureuse stupeur avait-elle saisi Calliste, à le voir soudain s'écarter d'elle. Mais le souvenir de son étreinte et de ses paroles eut tôt fait de renouveler en elle une félicité adorable. Tout entière elle s'y livra. Avec la fierté de ces femmes


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qui, victimes une fois de leurs sens trop fragiles, se font, par dignité, une raison d'être de ce qui ne serait sinon qu'une faiblesse humiliante, résolument elle accepta les responsabilités du consentement éperdu que le jeune homme avait su arracher à son trouble. Même, avide de confiance et pour ne point l'ébranler, repoussant de parti pris l'inquiète réflexion qui, malgré qu'elle en eût, la tourmentait, en l'attitude de ce dernier, elle ne pré- tendit voir que la réserve d'un vainqueur généreux, attentif à ménager les derniers scrupules d'une pudeur qui ne se rend pas sans regret.

Marc semblait prendre à tâche d'ailleurs de l'affermir en ce sentiment. Comme s'il eût craint par trop d'assu- rance de lui faire honte de sa conduite, il s'effaçait à pré- sent. Rien en ses façons ne venait rappeler à Calliste son égarement d'une minute, à l'audace impérieuse et vio- lente de sa recherche, une déférence discrète avait suc- cédé. En descendant aux jardins, elle ne le voyait plus, du fond d'une allée^ s'empresser vers elle; à la fontaine que les roses rousses abritaient, il n'allait plus la rejoindre. A peine, lorsque les jeunes filles l'entouraient, osait-il l'aborder...

Seule, parmi tant de soins apportés à l'éviter, la flamme suave et douce aux yeux où longtemps elle n'avait lu qu'une dure résolution, persuadait à Calliste que sous cette froideur d'emprunt, ne demandant qu'un signe pour se répandre, un zèle exquis se dissimulait.

D'un tel respect de sa susceptibilité, la jeune femme ne manqua pas d'être touchée. Résignée à tout subir, elle avait appréhendé de trop promptes exigences : cette rete- nue si éloignée de ses prévisions la pénétra d'un sentiment de confuse gratitude. Ainsi, à la faveur de la trêve que disposait le tact habile de Marc, eut-elle le loisir de mêler une tendre sentimentalité à ce qui n'avait été d'abord qu'une défaite voluptueuse, et cessant d'en rougir, au pen-


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chant où les sens l'avaient devancée, son âme peu à peu apprêtée, enfin put-elle s'accoutumer.

Ce fut l'attente : les amants savent le but auquel ils s'acheminent, mais, accordés par une tacite complicité, ils feignent de ne s'en point occuper et ralentissant le pas pour que dure plus longtemps le jeu fiévreux et charmant qui les enivre, ils détournent la tète et parlent d'autre chose... »

Qu'on appelle cela un style froid, il n'importe : avec sa forme impeccable, avec ses larges conceptions de la vie affranchie de toutes les sentimentalités, le Tentateur fornij un roman beau et fort, un livre de lecture profitable et demeure une des belles œuvres de prose de ces dernières années.'

Maintenant, regardant la production imposante déjà de ce styliste et songeant à ce qu'il peut encore nous donner, n'est-elle pas triste amèrement cette pensée que l'auteur est presque inconnu, oublié de ceux d'hier, ignoré de ceux de demain. Peut-être est-ce la propre faute de Ruyters? Longtemps isolé, il a reparu avec la Belgique artistique où il fit durant quelques mois d'une façon bien personnelle la critique des poèmes. Après une nouvelle retraite, il nous revient parmi les collaborateurs de cette vraiment artistique revue « Antée » et il annonce un nou- veau roman « La Ténébreuse » que nous attendons avec espoir et confiance.

Sans doute ce volume passera, encore inaperçu du grand public, car en Belgique, l'on ne connaît que ceux que Paris a consacrés et ceux qui savent mettre leur nom en vedette, mais on ignore Giraud, Vanlerberghe, Severin, Mockel, Demolder, Ruyters, Maubel, Krains, et bien d'autres.

Aussi lorsque je m'attriste à penser à tous ces méconnus, ce m'est une consolation de me redire à moi-même ces paroles écrites pour Paul Claudel par Eugène Montfort.


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« Il est inconnu.

Mais c'est l'amer privilège des très grands. Cependant tandis que en foule, les renommées éphémères s'élèvent à chaque instant et retombent, quelque part dans l'ombre, une gloire couve, silencieuse, longtemps, mais pour éclater un jour dans un éblouissement dont les rayons ne s'éteindront pkis. »

G. -M. Rodrigue.

Dernières paroles

Dans le te?nple secret de ton morne toi-mê7?ie, Afne déjà noyée en im brouillard mortel, Une dernière fois guide ton remords blême Par les nefs où chanta ton rêve originel.

Ces vitraux, que le soir vaguement décolore ; Ces cierges attristés, entr ouvrant dans la nuit, Purs et mystérienx leurs yeux de flamjnes — aurore D^îcn bonheur inconnu que ton orgueil a fui;

Ces jubés, ces aictels, bleus dans l'ombre nocturne ; Le chœur vaste et sonore où sommeille V encens ; Les piliers endormis sous les plis taciturnes Des étendards 7narbrés de splendeur et de sang ;

Le suprême soupir des orgues étoujfées S' éteignant doucement, solitaire et voilé ; Tous ces joyaux sacrés, ces merveilleux trophées, Spectres des dieux sereins que ton rêve a bridés ;

Sous le baiser troublant du soir pensif et blême, Dans le temple — tombeau du rêve originel Ils restent les témoins de ce qui fut toi-7nême, Cœur 7ioyé désormais en un brouillard fnortel

Achillb: Pasture


— 146 — L'Art de tirer le Diable par la queue

Du Diable a Dieu (Messein, éditeur)

Depuis longtemps je considérais Retté comme une sorte de rriaquignon égaré dans la littérature. D'un style vul- gaire avec des sentiments poétiques de mirliton au service de ces demoiselles des Petits-Carreaux, échoué dans le symbolisme simplement par mauvaise éducation, parce qu'il se rongeait les ongles et qu'il étouffait de jalousie devant toutes les supériorités, Retté prenait des allures de tranche-montagne avec l'âme d'un calicot. Je l'ai vu royaliste et criant en état d'ébriété « Vive le Roy » et ajoutant: «Je suis surtout poète ». Je l'ai vu aussi bou- langiste, vaguement inspiré par la Sainte Vierge et criant après quelques libations : « A bas Cornélius Herzl » et ajoutant : « Avant tout je suis poète ». Je l'ai vu aussi anarchiste et en état d'ivresse manifeste : « Je vais enc... Carnot ». Et ajoutant après une dizaine de jours de Petite Roquette : « Les anarchistes ne m'ont pas compris, parce que j'étais poète. » Je l'ai vu dreyfusard, gueulard, tou- jours à l'affût d'une fortune à boire, d'un Mécène à décou- vrir (à défaut de Mécène il a trouvé Messein) et d'un poème à placer.

Il a fait aussi des campagnes littéraires. Après la mort de Signoret, il a trouvé spirituel de dire en plein Mercurey au moment où la nouvelle arrivait : « C'est encore un tapage de Signoret ». C'était son dernier mot sur le poète! Sa jalousie, son impotence de pisseur de copie l'em- pêchaient de manifester la réelle admiration qu'il avait pour cette force si tragiquement disparue.

11 traitait Mallarmé à' anglais, admirait Henry Bérenger dans ses chroniques et essayait de transformer la critique littéraire en coopérative de secours de meurt-de-soif.

Je l'ai vu haïr Huysmans d'une haine qu'il portait à


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toute supériorité littéraire qui n'avait pas le cachet de la victoire, mais de ferventes admirations et des sympathies profondes. Pendant le travail sourd de sa conversion il a écrit contre Huysmans une page de méchanceté mesquine, indigne d'un homme seulement bourgeoisement propre. Mais Barrés qui était le vainqueur, qui avait fortune, gloire, académie, ne vexait pas ses opinions politiques et quand un jour après avoir entendu ses reproches contre la grammaire de Huysmans je lui ai donné quelques citations de Barrés qu'il a convenu peu conformes au rêve de Noël Chaptal, il a ajouté naïvement : « Mais Barrés est une force. — Je suis très bien avec Barrés !... » Pendant presque un an j'ai eu occasion de le voir rôdant, nez au vent, à la recherche de la thune, flairant devant moi qui suis patient et placide toutes les trahisons possibles : des secrets à vendre, des volontés à tromper.

Et puis^ un jour j'ai appris la conversion. En prenant le livre je me suis dit : « Voilà une belle occasion de dire à François Coppée qu'il a commis une mauvaise action, et comme poète, et comme catholique, et comme homme, en patronnant cette outre hystérique ». J'ai voulu indiquer à Coppée, dont je respecte la probité de poète d'Epinal,mais sincère, que dans le dernier volume de vers de Retté, la dernière page lui était destinée, qu'il y avait là, trois ou quatre vers sur l'égalité qui selon la forte parole d'Adolphe Retté étaient pour « Coppée, tu comprends, c'est le prix de l'Académie qu'il m'a promis ». — « Je suis très bien avec Coppée ». Et le reste fut noyé dans une rasade de rhum.

Mais ayant lu la préface de François Coppée, j'ai com- pris que Ponce-Pilate n'était pas plus fort que lui, que la préface n'engageait pas beaucoup ni la personnalité, ni les idées de M. Coppée. J'étais navré. J'ai cru pouvoir me rat- trapper sur le livre même du maquignon ès-lettres. Je m'attendais à des pages fortes à la Mermeix, à de magni-


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fîques révélations, à de somptueux « tapages », à un retour de l'enfant prodigue chez ceux qui voulaient le recevoir. Or, la déception est venue détruire cette espérance. Etant parti pour rompre mes lances avec un Judas ou un syco- pliante, ou un superbe trafiquant de la pensée, quelque aventurier digne d'être combattu,je me suis trouvé en face d'un bachi-bouzouck sans courage, d'un suiveur timide, détrousseur de cadavres, flaireur de la charogne, incapable d'une malédiction ou d'un crime, d'un geste puissant. Je me suis trouvé devant une homélie grotesque, humiliante pour l'humanité de chacun de nous, d'un client de l'armée du salut racontant dans un bar l'histoire de sa chute et le miracle de sa guérison, et faisant la quête après. L'effet était piteux, je n'avais plus rien à dire. J'avais devant moi le même martyr qui fut arrêté par toutes sortes de pouvoirs établis pour toutes sortes de cris variés avec ce motif : ivresse manifeste. A la place d'un robuste reître à vendre, je me suis trouvé devant un miteux et calamiteux partisan de Notre-Dame de Buvette. C'était mon Retté d'autrefois, vulgaire, hystérique et légèrement tapeur, qui boulever- sait dans un spasme de soif ses relations de parenté, d'amitié et de dignité pour un litre qui n'était pas même un litre d'or mais à peine un litre de tafia...

MÉCISLAS GOLBERG.


X


Lied


O corps tant caressé, d antres mains que les miennes,

Ce soir y s'alanguissent sur toi, Et je sais qu'oublieux des caresses anciennes,

Tu frisonnes d'un même émoi.

Je n'aurai point pour toi de jalouse colère.

Je ne verserai point de pleur ; Car je craindrais ^ 6 mon amour, de te déplaire

En te montrant trop ma douleur.


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Ton corps est fait potcr les deux mains de la caresse

Et pour les lèvres du Plaisir ; Il faut à ta chair tiède et souple la paresse

Qui suit l'étreinte et le désir.

Vois; je suis calme et je souris au doux sourire

Dont tu regardes ton amant. Mais cependant per^nets au moins, sans te le dire y

Que je sois triste infini^nent. . .

Jean-Marc Bernard,


A


Aux Iles...

Déjà, en nous contant l'histoire de l'Homme à la Tête de Mort, notre ami le docteur avait affirmé sa foi en la toute-puissance de l'amour. Ce soir-ci, en verve, il citait exemple sur exemple... on le taquinait par des doutes; il s'échauffait... il eut enfin le grand geste que nous atten- dions, posa sa pipe sur la table et ses deux mains sur ses genoux. C'est ainsi qu'il se pose, invariablement, pour

raconter.

— Vous êtes des enfants qui railliez au lieu d'écouter l'expérience qui s'exprime par ma bouche, dit-il. Connais- sez-vous l'histoire de Jean Luc l'aîné?

— Xon, docteur.

— Vous ne connaissez rien.

Les Luc sont des négociants de Rouen ; depuis le temps du grand roi dont les ministres encouragèrent le cabotage et les armateurs, les Luc ont possédé toute une flotte de vaisseaux qui, après avoir fait la course au xviir siècle, reviennent actuellement du Pacifique avec des perles, du corail et des éponges. Jean, l'aîné des trois frères qui forment la dynastie contemporaine de votre serviteur,


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avait l'humeur aventureuse et le goût de la difficulté. On eut dit que les marchandises rapportées de si loin jusqu'à ses comptoirs normands lui soufflaient au visage les brises embaumées de santal, la fraîcheur mouillée qui monte des Océans; il y avait dans ses yeux le regard qui cherche au loin; il ne rêvait jamais, étant le plus froid, le moins ima- ginatif, le plus prosaïque négociant qui fut.

Le hasard des tempêtes voulut que plusieurs vaisseaux marchands fissent naufrage et que, malgré les Compagnies d'Assurances, ou à cause d'elles, les Luc perdirent la forte somme. Car tout de suite, dans la masse d'ennuis qui se dressèrent devant les frères armateurs, Jean vit poindre la chance de sa vie entière. Il irait en personne surveiller les achats, les échanges, bref tout ce trafic qui se faisait en Mélanésie, en Micronésie, à ce que les deux autres frères appelaient de ce nom vague et poétique : les Iles.

On se récria. Il expliqua que tout dépendait, pour quel- ques années, des cargaisons mieux choisies, mieux ven- dues, par conséquent. Il fallait aussi restreindre quelque peu les dépenses : eux diminueraient leur train de maison; lui économiserait un directeur exotique !

Bref, il balaya toutes les objections d'un grand coup de volonté, prépara rapidement son équipement, et prit place en quelques jours sur un transatlantique français. Inutile de décrire son voyage et comment de Melbourne il se rembarqua pour l'Archipel des Marquises et de là pour les Touamoutons. C'est à Hinaija, l'une des plus jolies des îles innombrables de cette partie du globe, qu'il s'anéta.

Il était resté en apparence l'homme froid, silencieux, maître de soi, chef tout prêt pour les autres, le négociant intelligent et pratique qu'il était en terre normande. Mais la réalisation de ses désirs latents avait, sans qu'il s'en doutât, amolit et réchautïé son être moral. Le sens de la beauté des choses lui était né, ou plutôt il s'était éveillé de l'assoupissement où la vie étroite et sombre dans la vieille


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cité rouennaise l'avait maintenu. Et le planteur vêtu de blanc et coiffé d'un souple manille qui surveillait ses tra- vailleurs noirs, comptant avec eux les huîtres perlières ou les branches de corail rose encore mêlées de madrépores ou enlacées à une étrange fleur marine, multicolore et découpée en mille folioles, ce chef habile, prompt, éner- gique, s'il avait gardé bien des qualités prosaïques de vieil homme, avait appris beaucoup au contact de la nature.

Jean Luc, suivant la coutume des Occidentaux qui s'in- stallent en Extrême-Orient, avait pris femme dans une des tribus indigènes. Ce sont de ces mariages d'un temps, que l'époux dénoue quand il le désire, en renvoyant l'épouse chez son père avec un présent. Le divorce euro- péen ne comporte pas le présent et demande beaucoup d'intermédiaires; à cela près, c'est la même chose!

Jean avait choisi pour meubler sa case et éventer du large éventail de palmier le repos de sa sieste, une belle fille au teint cuivré, aux larges yeux mélancoliques, aux lèvres douces. Kaya remplissait fidèlement ses devoirs et n'était pas peu encouragée en son amour par l'orgueil d'être la femme du grand chef blanc. Celui-ci se laissait adorer, soigner, caresser sans rien manifester. S'il suivait parfois d'un regard satisfait la belle statue drapée de pagnes éclatants, coiffée de fleurs naturelles, qui s'empres- sait autour de lui ; s'il baisait non sans chaleur les lèvres bien roses qu'elle lui tendait avec une humilité tendre, il ne témoignait rien de la passion ou de l'amour qu'il pou- vait ressentir. Bien entendu, à Rouen, on ne savait mot de ses affaires d'intérieur et sa correspondance ne portait que sur les prix des marchandises et leur quantité.

Il y avait deux ans que cette existence large, active et régulière se continuait au milieu du plus beau climat et du plus délicieux séjour qui soient, lorsqu'un soir, rentrant d'avoir surveillé l'embarquement de sa cargaison, Jean Luc trouva sa case déserte. En ces îles où la vie est naïve-


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ment primitive, on n'a point de personnel. La femme tient la case en ordre; c'est facile, on ne possède guère de meubles; le ciel est si beau, tout se fait en plein air. Jean était accoutumé à se voir accueillir par un sourire, par un baiser silencieux. Son repas l'attendait, tout frais. Il fut surpris, patienta un peu; puis sortit s'informer. Les femmes des cases les plus proches, l'une après l'autre, vinrent lui dire des choses douces, aimables, comme ces naturels des mers du Sud le font d'instinct. Il n'est pas de peuplades plus charmantes que ces pauvres créatures qui disparais- sent si rapidement. Mais il ne put rien apprendre sur le sort de Kaya. Il rentra seul. Il mangea seul. Il essaya de dormir et ne put. Le lendemain, il alla au travail ; mais ses pécheurs de perles ne l'intéressaient pas; son repas solitaire lui parut affreux. Et il reprit ses recherches.

Tout à coup, un mot, tombé des lèvres d'un enfant, r éclaira. Le petit, habitué aux caresses de Kaya, pleurait en la demandant. Jean l' écoutait distraitement. Le petit cria soudain.

— Je veux Kaya. J'irai le chercher à Kityi.

Jean se leva d'un bond, l'horreur aux yeux. Quoi, Kit}n, rilôtoù les malheureux que frappe le fléau de ces terres souriantes et fleuries, les infortunés lépreux, se réfugient. L'ilôt de souffrance et d'exil où tous les jours plus courbés, plus dévorés par les larges taches blanches, ils se fuient, terrifiés les uns des autres, et meurent lentement, tous les jours un peu. Quoi, sa Kaya, fraîche et élancée, dont la peau était comme un satin merveilleux tendu sur les plus nobles courbes, elle, si tendre, si jeune, elle aurait la lèpre, elle serait, là, dans ce séjour d'horreur... seule... désespé- rée...

Après une nuit de marche incessante, il prit au matin un canot pour l'ilôt de Kityi et de la côte, demanda à parler à Kaya. On lui cria, car les lépreux ont défense d'appro- cher des individus sains, quelle était dans une cabane à


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l'autre extrémité de l'ilôt. Il reprit sa navigation et aborda près de la cabane. Celle-ci étant droit dans la direction de leur case, à Hinaya, où ils avaient été heureux. Et à travers les deux milles marins qui séparent les deux îles, la pauvre Kaya pouvait s'imaginer voir sa case et suivre les actions de l'homme qu'elle aimait et qu'elle avait fui.

Jean cria le nom de la jeune femme. Une voix doulou- reuse répondit.

Le dialogue fut court.

~ Kaya, réponds, c'est ton maître qui t'interroge.

— Parle, maître.

— Tu as la lèpre ?

— Oui. Hélas!

— Pourquoi ne m'as-tu pas attendu ?

— Maître, lorsque j'eus découvert mon mal j'eus hor- reur de moi-même, et je suis partie, car tu étais en dan- ger.

— Si tu m'avais touché, serais-je en danger?

— Tu aurais la lèpre, maître.

Jean frissonna. D'horribles images se dressaient devant lui. Il reprit :

— Es-tu défigurée ?

— Oh, non, maître! Ce sera long.

Cette phrase fut dite lentement. Oui, ce serait long de mourir ainsi, seule, d'un mal inexorable...

— C'est bien, conclut Jean; tu as bien agi. Attends ici. C'est l'ordre de ton maître.

— J'attendrai!

Des jours se passèrent.

Jean écrivit beaucoup, liquida nombre d'affaires, arran- gea quantité de détails. Puis un jour, il prit un bateau, un grand bateau, où il avait entassé des meubles, des livres, des objets apportés par un bateau des îles Marquises. Il aborda à l'ilôt Kityi, sous la hutte de Kaya. Il sauta


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à terre, laissant un homme dans son embarcation, et pénétra dans la hutte.

— Oh ! le maître a oublié, le maître ne doit pas entrer ici, cria la jeune femme en se reculant précipitamment.

Jean la regardait ardemment. Non. On ne pouvait rien voir d'affreux qui l'avait frappée. Elle était belle comme avant, elle était fraîche et amoureuse.

— Le maître vient chercher sa femme, dit-il en l'attirant à lui. J'ai acheté une petite île ou nul ne peut nous défendre de nous installer. Un lépreux nous suivra ; on nous apportera des provisions pour suppléer à ce que l'île nous fournira. J'ai tout arrangé. Le frères du maître, là- bas, au pays blanc et froid, près de la mer grise, tu sais, savent que je ne reviendrai pas. Tu vas monter dans le bateau, là, qui attend, et nous allons nous installer dans l'ile qui est à nous, rien qu'à nous — pour toujours.

Kaya tombe à genoux.

— Maître, tu souffriras du mal! Maître, oh! que je serais heureuse!... mais tu ne peux que... ô maître, pourquoi faire cela ?

Jean Luc, qui était pâle et avait les larmes aux yeux, répondit en l'étreignant :

— Pour l'amour.

Car, termina le docteur énergiquement, Jean Luc — je tiens l'histoire de ses frères — avait tout pesé ; et si le monde lui parut bien perdu, qu'était le monde devant un tel amour !

Marguerite Coppin.


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Chroniques du Mois

LE SALOIM La sculpture


La sculpture est peut-être, parmi tous les arts, un de ceux qui peu- vent rendre la vie avec le plus d'intensité, dans toutes ses formes, dans tous ses rythmes et dans toutes ses harmonies, enfin, dans sa totale volupté. Peu d'artistes, cependant, arrivent à y exceller; et cette difficulté même de la sculpture tient précisément à ce qu'elle est représentative de la Beauté entière des êtres et de leurs attributs. Je me suis, une fois de plus, rendu compte de ce qu'elle a de complexe et d'ardu, au Salon de cette année.

Beaucoup de plâtres, de marbres et de bronzes. Peu ou pas d'œuvres.

J'ai mis à part la tête d'homme par laquelle Rodin est représenté : c'est un masque plutôt, ceci, dans la manière nerveuse du maître, avec toute l'âpreté d'un visage humain oîi se marquèrent les traces des efforts, longtemps éprouvés, de la pensée. Je mets également au pre- mier plan des œuvres à juger les envois de Victor Rousseau et d'Egide Rombeaux, Le premier, seul, vaudrait toute une étude. Il faudrait dire qu'il est là, parmi ses confrères, comme un ardent souffle de jeune et vibrante poésie qui passerait sur une assemblée de bourgeois. Sa tête de jeune homme, entre autres, note la finesse gracieuse, délicatement gauche de l'adolescence. Mais r Offrande, ce groupe délicieusement voluptueux, comme un poème de douceur, de tendresse et d'amour à la louange de la ^ie, éblouit plus et charme mieux parce que plus large d'inspiration. Si Rousseau plaît, Rombeaux est aimé. Son buste en marbre de jeune fille est comme le vis-à-vis du buste d'adolescent de Rousseau. La jeune fille a le sourire, sonore presque, de la toute jeune « beauté du diable »; elle a des yeux qui laissent tomber sur les ailes du nez une exquise ondée de lumière blanche; sa gorge gracile, sa figure, tout son ensemble fait songer à la prime jeunesse, à l'âge des vives gaîtés, aux printemps d'avant les aveux et d'après les enfantil- lages.

En-dehors de ces trois maîtres Rodin, Rousseau, Rombeaux, je ne vois guère à signaler, vraiment, que MM.Canneel.Charlier.Curt Siegel, deLalaing,de Valeriola et Kemmerich.Ceux-là,jeunes ou déjà arrivés, ont fait preuve de travail. Ils ont cherché chacun une idée; ils l'ont rendue suivant leurs conceptions ; ils ont étalé leurs sincérités et ont permis ainsi de juger de leur métier, de leur savoir et de leur intelli- gence. L'un M. Canneel, exprime la grandeur angoissée du désespoir avec vérité, si non avec originalité. L'autre, M. Kemmerich, donne d'abord un cheval au « coup de collier », de petites dimensions, mais juste, bien musclé, proportionné et impressionnant, puis un groupe « Communion » : un homme et une femme, enlacés, tordus dans


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un spasme d'amour s'étreignent avec frénésie, toutes chairs mêlées, tous muscles bandés, toute vie déchaînée; ce plâtre a une courbe par- faite, beaucoup d'expression dans le paroxysme de la frénésie sensuelle; il plait, il a de multiples qualités, dont certes la principale est son originalité. (Il a des défauts aussi : les membres inférieurs des modèles se pénètrent, l'un, l'autre, et la femme est assez étrangement bâtie). M. Charlier doit être cité ici en honneur de Rodin, du Dante... et de lui-même. Ses aveugles sont, à ne pouvoir le nier, inspirés par Les Bourgeois de Calais : j'y retrouve toute la main-d'œuvre de l'auteur du Penseur; c'est regrettable. Sa liavaroise évoque les portraits de Dante et c'est tout aussi regrettable. Enfin Aveugle répète une des figures du premier groupe de M. Charlier. Ces trois compositions prouvent une fois de plus combien grand artiste est M. Rodin, et combien il est fâcheux d'imiter un maître dont le genre n'est beau que par sa personnalité.

Et voici les deux envois les plus sérieux, à mon sens : le groupe équestre de J. de Lalaing et les deux figures deM. de Valeriola. La grande œuvre de M. de Lalaing est imposante, grandiose; elle vise plus à l'effet qu'à l'exactitude ; il la faudrait placée, haut, en plein soleil : elle attesterait le souffle lyrique de son auteur et elle montre- rait quelle sensation elle peut produire, dans ses justes limites. M. de Valeriola expose Le Dédain (dite Femme au chapeau) et Figure tom- bale. Je considère que voilà deux œuvres où le Nu, dans sa toute réelle volupté, apparaît comme l'essence même de la Beauté. Ici, je vois qu'il exprime la mélancolie indéfinie, irrémédiable de la vie. Là, je comprends qu'il donne le frisson intensivement puissant de la joie orgueilleuse, dédaigneuse presque, du vivre clairet beau. J'admire ces nudités de chairs comme colorées des reflets de la vie; j'admire leur auteur comme un des rares de nos artistes sachant ce qu'est un corps de femme dans la Vie et dans la Beauté ; je considère enfin son métier — certes non sans quelques légers défauts que la maturité corrigera — ' comme un des plus considérablement approfondis de ceux qui se sont montrés au Salon.

Peut-être y a-t-il encore certains éloges à décerner à d'autres expo- sants . Ainsi on pourrait consacrer à l'exposition de M. Curt Siegel un mot aimable : son projet de fontaine est assez eracieux et son buste est remarquable de sobre délicatesse. On pourrait. . Mais il y aurait tant de critiques à présenter, tant d'erreurs à corriger... Mieux vaut m'arrèter au choix que j'ai fait, en toute sincérité, de crainte de trop dire, de ne pouvoir assez flétrir certains envois.

Maurice Gauchez.

Petite chronique

Mœurs. — M. Rency, directeur du Sanudi, a bien voulu, dans un des récents numéros de son estimable revue, honorer Le Tliyrse de quelques paroles élogieuses. Nous sommes fort sensibles à ces témoi-


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gnages d'une totale sympathie ; les Echos du Samedi en trouvent un dans nos cœurs. Aussi nous empressons nous de mettre sous les yeux de nos lecteurs ces lignes charmantes, où ils reconnaîtront bien la déli- catesse d'esprit, l'acuité critique, le ton courtois et jusqu'à la jovialité tout académique qui font si original le talent de M. Georges Rency; où. ils reconnaîtront bien, en un mot, la « patte » du Maître !

Voici donc. « Le Thyrse est une bonne petite revue de tout repos... rédigée par des gens ignorants qui ne connaissent pas l'histoire de la littérature française... qui ne soupçonnent même pas l'existence de Brunetière et de son Manuel... des a«<f5, enfin ! Cette revue insipide et z«^£7A7;-/?s'émaille de /d:/izj7^^5 retentissants. Qu'attendre, d'ailleurs, de ces « soekelers » de notre littérature, de ces acharnés déveinards *, de ces obstinés gaffeurs, de ces individus destinés à rentrer bientôt dans le silence béat d'oie ils n'atcr aient jamais dû sortir! »


Nous devons toutefois avouer, quelque flattés que nous soyons par de telles paroles, que nous envions secrètement — on n'est jamais content tout à fait! — le sort de nos consœurs Antée et La Société Nouvelle! Car l'éminent critique du Samedi les a choyées encore plus que nous! Antée n'est-il pas, à son dire, « la revue des Apaches litté- raires », une revue de coterie, où quelques polissons s'amusent à invec- tiver contre les bons écrivains qui réclament des jetons académiques, des croix et des cordons... Oh! ces esprits faibles et ces surhommes de vaitdeville ! Et la Société Nouvelle^ qui accueille, elle, le poète des uri- 7ioirs, où se publient des articles (\u'\Jlc7ire7it le Trouillon, écrits par des énergumèfies, des pauvres d'esprit, des gens qui font du battage, des vaches espagnoles et des veatix portugais! Et nous envions aussi M. Dumont-Wilden, qui a de sottes opinions, se livre à de mauvaises plaisanteries philosophiques, et est en proie à d'horribles hallucina- tions qui lui font voir partout des anarchistes...


Nos lecteurs auraient tort de supposer que ce ton délicieusement « régence » n'est, chez M. Georges Rency, qu'accidentel Non. L'émi- nent écrivain possède la très précieuse faculté de maintenir longtemps sa pensée sur de tels sommets. 11 suffit de feuilleter le Samedi pour s en convaincre. On y rencontrera à chaque pas des témoignages de cette noblesse d'âme qui devient si rare en ces temps démocratiques. Les adversaires du distingué romancier y reçoivent de ces adjectifs sonores et imagés qui sont le dernier mot de l'élégance bruxelloise : « ramasseurs de crottin, Jier-à-bras^ bohèmes insolents et braillards, gens malpropres, criticaillons, chercheurs de poux, moustiqties, limaces, goicjats ». Nous citerons enfin, digne bouquet de ce feu d'artifice, la réplique si spirituelle que s'attira un jour certain rédacteur à' Antée : « Jusqu'à présent, on s'était contenté de rire de ce grotesque person- nage. On changera d'allure envers lui s'il se permet encore de lever le


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groin contre ceux qui ont en main les moyens de le faire rentrer dans %2i bauge !%


Quel que soit notre désir d'introduire une note érudite, neuve, originale, passionnante, dans une revue habituellement grise, insipide, incolore, rédigée par des ânes, des vipères, des gaffeurs et des « soe- kelers », il nous faut cependant consentir à mettre fin à ces citations; car n(^s lecteurs charmés, ravis, emballés par le lyrisme de l'éminent candidat-académicien, seraient bien capables de résilier leur abonne- ment au Tliyrsc pour s'empresser de souscrire à ce Samedi qui procure des joies intellectuelles aussi pures! L'admiration ne doit pas nous faire perdre toute prudence! Mais, afin de ne pas laisser inachevée l'esquisse d'un état d'âme typique, nous transcrirons encore quelques unes djs pensées aussi profondes qu'ingénieuses, où les conceptions socialiîs, métaphy^^iques et littéraires du Maître trouvent leur expres- sion définitive. Nous les transcrirons en manière de conclusion,

« Dans toute société, il y a le contradicteur, le boufîbn, celui qui aspire à jouer le rôle de l'ilote ivre. »

[Le Talion] Samedi^ 6 juillet 1907.

« L'âpreté du débat engagé au sujet de l'Académie aura eu pour résultat d'attirer une fois de plus l'attention du public sur la grossiè- reté de nos mœurs littéraires. 11 est désormais acquis que deux écri- vains belges ne peuvent différer d'avis sur une question quelconque sms s'injurier mutuellement de la pire façon.. Combien nous recon- naîtrions vite notre erreur si nous entendions ce que disent de nous les gens qui ne sont pas mêlés à nos disputes! Rien ne peut nous faire plus de tort que ces i)olémiques énervantes et il est grand temps que nous ajiprenions à nous en abstenir».

(Nos mœurs littéraires).

« Ne pensez-vous pas qu'il est temps de réagir, chez nous, contre ces mœurs mesquines.'* 11 faut que nos auteurs comprennent qu'ils se rendent ridicules par leur susceptibilité outrée et par leur orgueil souvent sipeujustifie»..* Pourquoi toutes ces rodomontades f Pourquoi ces niaises proclamations f N'en avons-nous />•' •' ' v—^. ••'•'- -'-s- prcsqiu vietixf »

( ViDuitrc ( ijc a i uinigs).

  • . La race des petits bravaches n'est pas près d'être éteinte. Dans

notre pauvre Belgique, livrée de plus en plus aux intérêts mercantiles et où l'idéal est banni de tout, de la politique comme de l'art, dans cette liéotie alfreuse où nous devrions tous nous serrer, nous défendre, nous soutenir, on voit des revues se créer dans le but d'attaquer d'autres revues, on voit desgamins, hl'âgeoù ils devraient travailler et s'instruire, passer leur temps à se gonfler d'une vanité stupide et à invectiver des gens qui ont le tort d'être un peu moins inconnus


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qu'eux-mêmes. Se douterait-on que nous avons pour devise : l'umoyi fait la force? »

(Seconde Ode à Pîdings. Jeune Effort).

Non^ vraiment, on ne s'en douterait pas, que nous avons pour devise : l'Union fait la force ! Le vénérable M. Rency se chargera, nous en avons la certitude, de nous le rappeler maintes fois encore en de prochains échos de sa très courtoise revue; il est tout désigné pour cette besogne d'incontestable utilité.

Les décès. — Sully Prudhomme étant décédé en septembre, il est, ce qu'en langage d'académicien pauvre, on appelle un « bon mort».

Il faut savoir que le modeste traitement alloué aux membres de l'Institut se divise en deux parts : l'une fixe, l'autre qui se répartit sous forme de jetons de présence entre les académiciens présents aux séances.

Les enterrements comptent pour des séances.

Et quand un immortel meurt en été, la plupart de ses confrères sont à la campagne et ne se dérangent pas pour lui rendre les derniers devoirs.

Seuls, les moins fortunés, retenus à Paris, sont présents au convoi et ainsi le jeton de présence, réparti entre très peu d'ayants droit est bien plus élevé.

Et voilà pourquoi Sully Prud'homme fut un « bon mort ».

Beaucoup de monde à l'enterrement, bien qu'on soit encore en vacances. Les Parisiens sont revenus tout exprès de leur villégiature pour saluer une dernière fois le grand poète. Tous ses amis, c'est-à- dire tous ceux qui le connurent, ont tenu à lui faire ses adieux émus.

Quelques singularités ont frappé l'assistance.

François Coppée avait les cheveux noirs. C'était sans doute par excès de deuil. Pierre Loti était en uniforme d'officier de marine. L'on n'ignore pas qu'il s'habille ordinairement en académicien on. en femme turque pour commander sa frégate.

Dans le groupe des personnalités gouvernementales, on s'étonnait que Sully Prudhomme, dont les convictions laïques étaient bien connues, fût enterré religieusement. Mais un de nos plus farouches blocards murmura :

— Je vous attends tous là, mes amis !

Durant la route, François Coppée se plaignit à Henry Houssaye qu'on allât trop vite. Et Henry Houssaye de lui dire très finement : « Oh ! cher Maître, allez votre pas et ne vous hâtez pas de suivre notre confrère ! »

Au Père-Lachaise, on trouva un petit monument déjà érigé par les soins de l'éditeur Lemerre : une stèle de granit barrée d'une palme de bronze, avec l'inscription :

A Sully Prudhomtne, Le Parnasse, Les poètes français ses amis. Son éditetcr.


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L'on admira généralement la hâte avec laquelle l'excellent libraire avait su s'immortaliser lui-même sur la pierre de son illustre auteur.

(Cri de Paris).


Le comte Albert Du Bois, qui vient de mourir, fut une personna- lité littéraire intéressante, trop peu connue.

Athc7iitn7ic, roman de mœurs antiques, son premier volume, parut en 1894 Armand Sylvestre fit de l'œuvre du jeune écrivain — il avait vingt ans — un éloge plus que flatteur. La plupart des critiques lui fut très favorable. Le comte Du Bois publia, dans la même note : Sous les Lauriers roses, en 1896: Leuconœ en 1897. En 1898, il fit paraître j/mo Surinet Durant, Off. d'Ac, d'une inspiration toute différente. 11 s'agit ici d'une satire de mœurs littéraires où est mis en scène maint contemporain. Les Rapsodies passionnées^ un volume de vers, sont de 1901. Le volume eut deux éditions.

Le jeune auteur quitte alors la diplomatie — il est secrétaire de légation — et commence sa campagne en faveur de l'impérialisme français, publie un roman (1903) Belges ou Français? donne un drame en vers : la Veille de JcmmapeSy représenté avec grand succès en pays wallon, les Poèmes impériaux...

« A côté de l'Empire anglo-saxon, écrit-il dans la préface de la Neuvième Statue, à côté des Empires moscovite et germain, doit s'étendre l'Empire des Gaules. .

» Il existe, hors des frontières actuelles de la France, des parties de l'Empire français, dont les événements ont pu faire des entités politiques distinctes, mais dont une série de fautes, de malheurs, de déchéances que rien ne nous fait prévoir, pourrait seule changer le caractère, modifier l'esprit, altérer le sang.

» Du plus grand au plus petit, tous ont le droit et le devoir de rappeler, en toute occasion (sans d'ailleurs revendiquer pour cela une modification au statut politique de ces pays), que la Belgique, l'Alsace- Lorraine, certains cantons de la Suisse et plusieurs provinces du (Canada, font partie intégrante de l'Empire dont la République fran- çaise est la tête et le cœur ».

Cette thèse n'est guère prisée par nos écrivains et c'est pourquoi il faut rendre hommage au comte Du Bois pour le courage qu'il a eu de la défendre au milieu de l'indifférence, voire de l'hostilité de ses confrères.

Pour le théâtre, Albert Du Bois a publié la Dernière Dulcinn ^ , - ;, poème tragique en 5 actes et en vers et enfin Rabelais, 3 actes en vers, qui furent joués avec beaucoup de succès par Bour, à la Comédie Mon- daine, à la fin de 1905.

Le Thyrsc rii lit un compte rendu élogieux dans son numéro du 1" octobre.


Le Monument Max Waller. — Le Comité espère mener à bien sa tâche oct hiver et recueillir les sommes nécessaires à l'érection du


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monument. Les souscriptions déjà reçues sont placées en banque et produisent un intérêt qui n'est pas à dédaigner et vient grossir le capital.

Dans une lettre du 22 juillet dernier, adressée au Secrétaire du Comité, réminent statuaire Victor Rousseau qui, on le sait, exécutera le monument, a fait part de ses intentions : il est désirable que « l'œuvre synthétise en même temps qu'un hommage à Waller, la renaissance des lettres dont le mouvement de la Jeune Belgique tout entier, fut l'éclatante et juvénile manifestation. Le monument se composera vraisemblablement d'une figure rondebosse en bronze d'environ z'^^o de hauteur, symbolisant le Réveil de la Pensée; d'une effigie en haut relief du jeune et verveux initiateur. Ces deux éléments principaux prendraient place dans un ensemble architectural d'une grande simplicité ».

Encore quelques efforts et le Comité pourra mettre à la disposition de l'artiste les fonds indispensables pour réaliser de sa très intéres- sante conception.

Voici la composition du comité de patronage du monument et du comité d'action :

COMITÉ DE PATRONAGE :

MM. Beernaert, ministre d'Etat; De Mot, sénateur, bourgmestre de la ville de Bruxelles; le baron Descamps-David, ministre des Sciences et des Arts; Discailles, professeur à l'Université de Gand; Errera, professeur à l'Université libre de Bruxelles ; Grimard, séna- teur, échevin de la ville de Bruxelles; Huysmans, Janson, membres de la Chambre des Représentants; Lejeune, ministre d'Etat; Lepage, membre de la Chambre des Représentants, échevin de la ville de Bruxelles; Morichar, échevin de la commune de Saint-Gilles; Van Meenen, bourgmestre de la commune de Saint-Gilles; Wilmotte, professeur à l'Université de Liège.

COMITÉ d'action '.

MM. Albert Giraud, Gaston Heux, Henri Liebrecht, Henry Maubel, Victor Rousseau, Léon Wéry.

Secrétaire : M. Léopold Rosy, 130, rue de Bruxelles, Uccle. Trésorier : M, Hubert Van Dyck, 46, rue Herry, Bruxelles.


L'Art dramatique belge. — L'organisation du concours de l'Asso- ciation internationale desAuteicrs et Compositeurs n'est pas à l'avatitage de nos auteurs. — Partant de cette constatation que, malgré les tentatives faites jusqu'à ce jour, nous n'avons pas fait connaître au monde artis- tique un auteur nouveau, l'Association internationale des Auteurs et Compositeurs organise entre auteurs dramatiques belges un concours dont le lauréat verra sa pièce représentée au moins douze fois au


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théâtre du Vaudeville de Paris, six fois au théâtre royal du Parc de Bruxelles et six fois au Théâtre municipal de Nancy.

La tentative est digne d'éloges. Mais certains détails d'organisation lui donnent un caractère défavorable à nos auteurs.

L'analyse du mode de délibération adopté par le jury suffit à justifier cette opinion. On aura recours au pointage. La cote maximum, nous dit-on. sera de cent points; pour être primé l'ouvrage devra réunir au moins quatre-vingt-quinze points. On sent immédiatement ce que l'application de ce système a de défectueux. Le jury étant composé de onze membres, c'est-à-dire de onze tempéraments différents, ayant chacun sa conception personnelle du théâtre, il faut, pour décrocher le prix, que chaque membre trouve l'œuvre qui est soumise à son juge- ment parfaite — ou peu s'en faut.

Comment arriver à ce résultat, étant donné la diversité des ten- dances qui seront représentées au juryj* Tel membre, partisan du théâ- tre d'idées, cotera loo une pièce que son confrère, défenseur du théâtre des faits divers, genre Hernstein, cotera 50 11 suffit qu'un seul juré agisse ainsi, les autres cotant de 95 à 100, pour que la moyenne soit inférieure à 95, c'est-à-dire insuffisante. Il résulte de ce calcul que, si le pointage est fait consciencieusement, ce dont il ne faut pas douter, cette moyenne de 95 est beaucoup trop forte pour être jamais atteinte Or, il est dit dans le règlement du concours que « tout ouvrage n'ayant pas atteint quatre-vingt quinze points sera reconnu INJOUABLE {}.\\) et s'il ne s'en trouve pas un seul pour atteiftdre ce nombre, le concours sera annulé et renvoyé h l'année suivante. »

Tel est le danger que court l'art dramatique belge. Aucune pièce ne pouvant, normalement, atteindre quatre-vingt-quinze points, le fait de remettre plusieurs fois le concours tendrait à prouver au monde que pas un écrivain belge n'est capable de produire une pièce jouable.

Mais, il y a pis. A côté de cette condition, qui réduit à néant les chances des concurrents, il en est d'autres aussi draconiennes « Le concours, dit le règlement, est ouvert du 20 juillet au 1^^ octobre JÇ07. •» Cet avis n'a paru dans beaucoup de journaux que vers le i^'août. Comme l'ouvrage présenté doit être en prose, ne pas comporter plus de quatre actes, développer un sujet choisi et dans l'époque actuelle, être signé seulement d'une devise et enfin être écrit en grosse bâtarde, comme le sont généralement toutes les copies dramatiques en usage à la scène, les auteurs qui ont en ce moment des manuscrits en porte- feuille pourront seuls concourir.

On ne peut sérieusement exiger des autres qu'ils composent une Y^yécc parfaite et la fasse recopier en moins de deux mois!

De ce qui précède, il résulte que ce concours semble organisé de manière à limiter le nombre des coîv!*-!""^, > !'>'<• -ni.x-.r «'wnite le peu de chances qu'ils ont de réussir

Par les résultats négatifs qu'il jicut aonm r, ui qu 11 lsl acLuelle- ment réglé, il est, nous l'avons dit, de nature h faire un tort énorme à notre art national car, pour le public, tous nos auteurs dramatiques seront sensés y avoir pris part. Personne ne supposera que l'un d'eux ait laissé passer la bonne aubaine. Et, de tout ceci, on conclura que le


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gouvernement, qui alloue au lauréat un large subside, aura cherché vainement h montrer envers les écrivains nationaux une sollicitude dont il sera ainsi prouvé qu'ils ne sont pas dignes,

Edouard de Tallenay


Ecole de Musigue et deDéclamation, 53, rue d'Orléans. — Des modifications sont apportées à l'organisation de l'établissement et le programme général d'études considérablement agrandi. Tenant compte des difficultés qu'éprouvent les amateurs à suivre le grand nombre de cours qu'exige une éducation artistique complète, nécessaire à ceux pour lesquels la musique ou la déclamation constitue une carrière, les sections pour amateurs sont entièrement distinctes des autres. Ces der- nières à leur tour se divisent, lorsqu'il va lieu, suivant que les aptitudes et le goût des élèves les désignent pour la virtuosité ou pour l'ensei- gnement Enfin les élèves /idres (ou atiditeîcrs libres, selon le genre de classes) pourront suivre les cours tout en ayant toute latitude quant à la régularité, la fréquentation des cours parallèles, etc.

Aperçît général des cours : Gymm^tïqnç: rythmique — Chant d'en- semble. — Solfège, cours spéciaux pour enfants de 5 à 7 ans. — Har. monie et composition. — Contrepoint et fugue. — Haute théorie musicale — Instrumentation et orchestration. — Harmonie pratique.

— Acoustique. — Psychologie logique. — Philosophie esthétique. — Histoire de la musique. - Esthétique musicale. — Histoire de la chanson et de la poésie populaire. — Histoire de la musique sacrée, liturgie, plain-chant. — Histoire de littérature. — Histoire de l'art.

— Histoire du théâtre et du costume. — Chant. — Déclamation lyri- que. — Interprétation vocale. — Lecture expressive, diction et décla- mation — Orthophonie et articulation. — Piano. — Lecture à vue et piano d'ensemble. — Musique de chambre. — Harpe diatonique. — Harpe chromatique.

Le programme détaillé des cours sera publié prochainement. ainsi que les noms des professeurs et sera remis gratuitement à toutes per- sonnes qui en fera la demande.

Inscriptions et renseignements : Pour les amateurs à partir du 22 sep- tembre, rentrée des cours le jeudi 3 octobre ; pour les professionnels à partir du 3 octobre, rentrée des cours le jeudi 10 octobre.

Parmi les nouvelles branches enseignées à l'établissement il convient d'attirer Tattention sur la GYMNASTIQUE RYTHMIQUE {mé- thode Jacques Dalcroze). Les résultats obtenus en Suisse par cette méthode sont absolument remarquables et tout laisse à prévoir qu'ils sont appelés ici à un grand succès. La G YNA STIQUE R YTHMIQUE ayant pour but le perfectionnement de la force et de la souplesse des muscles dans les proportions de temps et d'espace (musique et plas- tique). L'importance de ses mots « Education par le rythme» n'échap- pera à personne et principalement aux parents soucieux de la santé physique et intellectuelle de leurs enfants, bien que cette méthode s'applique également aux adultes.


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Ecole de musique de Saint-Gilles-lez-Bruxelles. Directeur: M. Léon Soubre. La rentrée a lieu le 15 octobre.

Les inscriptions seront reçues au local de l'école rue d'Irlande, 21, à partir du 8 octobre, tous les jours ouvrables de 5 à 6 heures, le diman- che 13, de 9 à 10 heures du matin, Il est perçu un droit d'inscription annuel de un franc. Pour les élèves n'habitant pas la commune, ce droit est de cinq francs au cours de solfège et de dix francs au cours de chant individuel.


De H. Harduin cette boutade : Ah! la littérature, la littéra- ture ! C'est ça qui donne des jouissances rares ! C'est ça qui permet de traduire des sensations distinguées et pas à la portée de tout le monde.

J'ouvre un journal, lequel prétend (mais il se vante) qu'il rit de tout, de peur d'être obligé d'en pleurer.

Premier article : « La Pluie ». Et je me suis dis : lisons cet article. Le sujet est gai, moi aussi, voyons ce qu'il a pu inspirer à l'auteur.

Et je tombe sur ce passage : « ...Les pluies n'ont plus de parfum, mais une odeur de fougère, d'écorces et de racines règne : une odeur brune et verte et mouillée et profonde, une odeur mystérieuse et puis- sante, h la manière de ces musiques lointaines qui réveillent le sou- venir »,

La phrase est jolie et c'est de bien délicieux galimatias. Seulement, quand on l'a lue et qu'on en a pénétré le sens, on reste très humilié. Ainsi il y a des gens à ce point favorisés par la nature qu'ils distinguent la couleur des odeurs. Certaines de ces couleurs leur apparaissent vertes, vertes à la manière des musiques lointaines!

Déjà un poète avait vu les voyelles colorées, maintenant la musique l'est aussi, la musique lointaine et les odeurs !

La nature humaine s'affine joliment ! Aussi constatez les sensations que la pluie donne encore aux êtres privilégiés.

Je copie : « Les gouttes frappent aux carreaux et vous revoyez toute l'histoire de votre cœur, les joies perdues et les joies préservées (pré- servées de quoi .) les espoirs vaincus et les espoirs invincibles ».

Quand on pense qu'à côté d'une pareille élite végètent des brutes, de sombres brutes, qui, lorsqu'il pleut, ne revoient pas un moment l'histoire de leur cœur, ne songent pas aux espoirs vaincus et aux esix)irs invincibles; seule la question du parapluie se dresse devant eux.

Tout de môme, on doit être bien heureux de tirer de pareilles jouis- sances des variations atmosphériques. Mais il faut avoir des rentes et rien à faire.


Leçons de hautes convenances et de politesse élémentaire. 5'adres- serau Samedi, directeur : M. Georges Rency. Références : Anièe, la Société Nûuve//g, le Thyrse, M. Louis Dumont-Wildcn, etc.


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Les chevaux de Cologne

Au grand repas que le seigneur Hans de Cologne donnait à ses compagnons, sa femme, dame Lénore, n'ayant pourtant touché aux viandes, gibiers et volailles que fort légèrement et absorbé peu de nourriture, fut prise de suffocations inquiétantes qui firent bleuir et gonfler les veines de son front. Elle dut quitter la salle du repas pour respirer l'air frais à un balcon dominant la place publique. Mais, quoiqu'on eût recours aux éthers et aux autres remèdes employés communément en pareil cas, le mal ne cessa d'empirer.

Elle n'avait pas vingt-cinq ans et était blonde comme une fille du Rhin. Il l'avait épousée par amour deux ans auparavant. Aucun nuage encore n'avait passé sur le soleil de leur félicité, leur penchant l'un pour Tautre gardait toujours la même ardeur.

On ne les voyait jamais l'un sans l'autre. Dans ses équi- pées les plus audacieuses, le seigneur Hans emmenait sa femme avec lui : en barque, sur le fleuve, à la pêche du saumon, du brochet ou de la perche; à la chasse à l'ours, dans la montagne, dans les chevauchées les plus folles; c'était l'amazone la plus accomplie du pays.

Sur son grand destrier brun, quand le vent de la course lui avait dénoué ses cheveux d'or, elle ressemblait à une Valkyrie regagnant le Walhall après un combat opiniâtre. Il la suivait, ébloui par son audace et sa vaillance. Elle n'avait point d'égale pour dresser les chevaux. A les voir lui obéir, on eut dit qu'elle exerçait sur eux un charme magique.

Le seigneur Hans, continuant son rêve de bonheur, crut voir tout d'abord dans l'indisposition de sa femme le présage d'un événement heureux. Depuis quelques temps,

Le Thyrse — i" novembre 1907. 11


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il espérait qu'elle allait lui annoncer une paternité ardem- ment souhaitée

Mais son attenle fut trompée. Ce n'était point ce qu'il désirait. Aucune amélioration ne se produisit, de sorte qu'après quelques jours il fut bien forcé de se rendre à la réalité : sa femme était atteinte d'un mal grave et indéfini.

La maladie ne tarda pas à s'accroître encore, malgré les remèdes que les mires faisaient avaler, à tout hasard, à la patiente. A deux reprises, dame Lénore perdit con- naissance dans les bras des femmes qui la veillaient. Puis elle fut la proie du délire, et fit entendre des paroles incohérentes, des phrases saugrenues, d'une signification baroque. Chacun en était etfrayé, car la voix de la fièvre, si étrange, donne le vertige à ceux quil'écoutent. Puis les intervalles de silence s'accrurent, plus angoissants encore.

On la jugea assez malade pour lui donner les derniers sacrements.

Alors, elle commença à s'agiter dans son lit, à se débat- tre; ses mains se promenèrent sur les draps, les palpant, les grattant et faisant le geste d'amasser quelque chose.

Pendant une heure les assistants vécurent dans une attente pleine de démence. Enfin le médecin annonça que la jeune femme avait trépassé.

Hans, abîmé de douleur, veilla au pied du lit. Lénore, blanche comme un lys, reposait sous le dais de brocart armorié ; ses cheveux d'or pâle auréolaient l'ovale pur de son visage et ses mains, où bleuissaient les veines entre- lacées, étaient jointes sur la poitrine. Au pied du grand lit à colonnes, deux lévriers donnaient, allongés en de nobles attitudes, pareils à des bêtes héraldiques.

Toute la nuit, le seigneur Hans, hagard, halluciné, appela sa femme, ne pouvant croire qu'elle fût morte. Il lui prit les mains, lui tâta le cœur, il se pencha sur sa bouche, l'appelant des plus doux noms, lui disant de folles


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paroles d'amour. Mais la jeune épouse ne se réveilla point.

Le seigneur Hans conduisit sa compagne au cimetière et, selon la coutume, jeta la première pelletée de terre sur le cercueil. On dut l'arracher à la tombe pour le recon- duire à sa demeure. Ses amis craignirent que sa raison ne sombrât dans cette infortune.

Il était si accablé que ses parents et ses sujets le laissè- rent seul dans son retrait pour qu'il pût prendre quelque repos.

Là, il était plongé dans des méditations sans fin sur la vie et la mort ; l'intensité de sa douleur le remplissait de doutes sur les vérités éternelles qu'on lui avait enseignées. Son cœur était soulevé comme les flots du Rhin par la tempête, des imprécations s'étranglaient dans sa gorge, et donnaient à sa bouche comme à ses pensées une insuppor- table amertume. Les objets familiers n'avaient plus, pour lui, de visage. Une grande rumeur montait de la place. Il n'y prit point garde, insensible aux choses extérieures; il ne fut pas attiré vers la croisée; la ville eût pu flamber mais non le distraire. Peut-être ce murmure croissant berçait-il, sans qu'il s'en rendit compte, son âme dolente, tandis qu'il pleurait sa compagne perdue.

La rumeur entra dans la maison et s éleva. Tout à coup, la porte s'ouvrit et une forme blanche apparut sur le noir du vide. Hans l'apercevant, se dressa d'un bond, la che- velure agitée comme si l'ouragan déferlait.

C'était la forme de Lénore.

— Hans, c'est moi, dit une voix qui était toute sem- blable à celle de Lénore, je suis rendue à la vie, je te reviens. Cesse de pleurer, me voici.

Il y avait tant de douceur et d'amour dans ces paroles que Hans se sentit tenaillé jusqu'aux entrailles.

Le fantôme couvert d'un suaire s'avançait vers lui. Mais le jeune homme épouvanté recula jusqu'au fond de la salle. L'horreur d'un sarcasme sacrilège venait maintenant s'ajouter à sa souffrance!


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Il saisit un glaive suspendu à la muraille.

— Arrière, arrière, ombre mensongère qui viens te railler de ma douleur, tandis que je pleure ma Lénore perdue. Arrière. Rentre à l'instant dans les ténèbres mal- faisantes d'où tu sors.

Un désespoir sombre lui donnait une étrange beauté. Ses yeux lançaient des éclairs noirs, et d'un bras furieux, il brandissait la lourde épée.

— Mon Hans aimé^ calme-toi, je suis ta Lénore qui n'est point morte, qui t'aime et qui revient.

— Trêve d'imposture. Tu n'es pas ma Lénore. Ma Lénore, hélas, est morte, elle est maintenant dans la terre du cimetière. Voici de cette terre sur mes mains, elle a touché celle qui l'enveloppera.

Et des sanglots faisaient bondir sa poitrine. On eût dit qu'il allait s'abîmer dans une crise épouvantable.

Et Lénore, de se sentir ainsi éperdùment aimée, repre- nait sa beauté radieuse.

— Tu viens de m'y conduire. Mais je me suis réveillée en entendant les cailloux et la terre qui faisaient résonner mon cercueil comme un tambour. J'ai frappé, j'ai crié. Le fossoyeur m'a entendue. D'abord, il s'est enfui, puis est revenu et m'a délivrée; il m'a conduite dans sa demeure et m'a donné un cordial. Quand je me suis sentie plus ferme, il a fait chercher une carriole qui m'a ramenée. J'ai été reconnue, toute la ville m'a suivie, il y a foule, là, sur la place. Hans, quitte ces vêtements de deuil, renaissons à la joie.

Toutes les tragédies de la douleur, de l'espérance et du désespoir se jouaient sur le visage de Hans. Il s'avançait vers Lénore pour la saisir dans ses bras, puis reculait comme saisi d'horreur.

— Que t'ai-je donc fait pour que tu viennes me torturer en un tel moment?

— Hans, je t'en supplie, regarde-moi, je suis ta Lénore.


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— Tu en as la forme, mais le diable revêt toutes les formes pour tromper les mortels. Tu es un démon et tu as cru, parce que dans l'excès de mon désespoir, j'ai peut-être prononcé quelque parole impie, que je me laisserais prendre à tes ruses. Tu te trompes, je ne suis pas un impie. Ma Lénore, je crois fermement que je la retrouverai dans l'autre monde, au royaume des élus. Et dans le temps qu'il me reste à vivre je ferai tout pour mériter de la revoir. Arrière; va-t-en, te dis-je. Toute parole de toi est tentation et injure.

— Hans, la douleur t' égare. Hans mon bien-aimé, si je te donne la preuve que je suis bien ta Lénore, te calmeras-tu enfin ?

— Ne te joues pas de moi, n'ajoute pas à mes tourments la torture d'une espérance vaine.

Elle lui parla de leurs parents, de leurs amis, de leur amour. Elle lui dit des choses qu'ils étaient seuls à con- naître.

Parfois, il se reprenait un instant à la joie, mais de nouveau le désespoir s'emparait de lui.

— Non, s'écriait-il, une telle chose n'est pas possible. Tu me trompes, tu me trompes, tu es le diable qui après que Lénore m'a été ravie, veut me prendre mon âme, pour m'empêcher de revoir un jour celle que j'aime !

— Hans, s'écria la jeune femme, mes deux chevaux sont à l'écurie; si je les conduis au plus haut étage de la maison et si je les fais se pencher dans le vide pour regar- der la foule qui est sur la place, me croiras-tu, enfin ?

Le seigneur resta un moment muet d'étonnement. Un peu de raison apparut dans ses yeux.

— Oui. Si tu fais cela, je croirai que tu es ma Lénore qui m'est rendue par miracle, car il n'y a qu'elle qui soit capable d'une telle adresse et d'une telle audace.

— J'y vais, dit Lénore.

Incrédule encore, Hans la suivit avec précaution, ser- rant le glaive en sa dextre.


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A la vue de leur maîtresse, les chevaux hennirent de joie. Sans prendre la peine demies brider, elle dénoua leurs longes, A sa suite, ils gravirent l'escalier de pierre et exécutèrent son ordre avec docilité.

Les gens que la résurrection de Lénore avaient attirés sur la place, virent, tout en haut du palais, aux fenêtres qui se trouvaient sous la corniche, apparaître la tète et le poitrail de deux chevaux, comme d'énormes gargouilles de cathédrale.

Aussitôt après, ils entendirent un grand cri de joie, et tous les rideaux qui étaient clos se relevèrent.

La journée, commencée dans le deuil, finit dans l'allé- gresse.

Le lendemain, le seigneur Hans commanda à un tailleur de pierres deux chevaux qui furent placés à l'endroit même où la preuve de son bonhenr avait été faite.

C'est ainsi qu'on les voit toujours à l'une des plus vieilles maisons de Cologne.

Maurice des Ombiaux.

La Dormeuse

Tu ne crains pas. Tu dors avec ufi tel sourire Sur les lèvres que je n^osey mettre un baiser ; Je voudrais à la /ois te laisser reposer Et t' enchanter de mots que nul n^ aurait su dire.

Ah, les mots! vous êtes pauvres et décevants; Haleines de mort sur des ombres de poussière, Vous soufflez aux cerveaux un germe délétère, Et votre nuit corrompt l orgueil des cœurs vivants!

Tout éclat pur se fane et la lumière passe, U avenir est obscur, et, le passé défunt


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Nul mot n^en peut garder l' ombre ou le parfum ! Laisse-moi, sans parler, 7n enivrer de ta grâce :

Elle seule est réelle et frémit sous mes yeux, Seule elle est le présent dont mon désir s'enivre, Elle est seule la joie aynoureuse de. vivre, Seule elle sait chanter ! — Tout est silencieicx.

Je n' entends plus , dans les chênes noirs, le mur mitre Doucement confondu du vent et du ruisseau, E abeille ne vient plus bourdonner , ni U oiseau Pépier aux nids. Le jardin est sans parure.

Je succoînbe. Je n'ai pas ?nême combattu ; Ne crains rien ; ma puissance est morte ; ta victoire M'occupe seide et tout le reste est illusoire : Quelle crainte auprès de ton esclave aurais-tu f

Quelle crainte f Je suis 7noins qu'un briji dans la brise, Moins que rien soies tes pieds que f adore en tremblant ; Ne crains rien! — Mais j'ai peur de ton corps souple et blanc. Je te désire, et mon désir me 77iartyrise .

Je n'ose plus. Je suis plies humble et plus soimiis Que l'enfant dénoncé qu'on châtie et qui pleure ; Je 7ne tiens frisso7ina7it au seuil de 7na de7neure. Je n'ose plus entrer où jadis je dor7nis :

Moi qui t'ai, frêle Enfant, livré toute ina vie, T' ayant prise et portée ici dans ton S07nmeil, Je n'ose plus ! Je suis à toi, rien n'est pareil A ce qui fut avant que je t'eusse ravie.

André Fontainas.




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A celle que Quérin aima

Je songe à vous. Mes yeux ont besoin de pleurer. Vous êtes sa compagne à tout jamais 7neurtrie, El la lampe d'amour oii son cœur s'est miré; Vous êtes le soleil qui colora sa vie ;

Vous êtes VEve nue oit mïlrit son désir : Vos cheveux répandus sur votre chair de blonde Sernblent, comme un berceau de soleil, resplendir ; Votre buste frissonne , et votre gorge est ronde.

Vous seule avez connu ses transports amoureux, Et sous sa jalousie avez versé des larmes ; La fraîcheur de vos mains sur son front anxieux Promenant sa caresse en chassa les alarmes.

Et vos lèvres 07it bu dans ses baisers dé/unts Sa grande âme sauvage et sa torture triste ; Vos seins ont apaisé par leurs tendres par fimis Les nerfs inassouvis de son rêve d'artiste.

Je sais que vous l'aimiez comme une tendre sœur ; Vous vouliez ç'?/avant tout les Muses lui soient douces; Vous avez inspiré son ?nusical labeur Et son esprit subit racttofi de vos pouces.

Il avait dit : les liens qui nuits tiennent si jort, Rofnpront avec la vie et lémoi de mon âme. Et voici qu'un soir lent il accueillit la mort, Et je ne sais où vous étiez, ô pauvre femme.

Je songe à Vous. Mes yeux ont besoin de pleurer. Je vous sens à jamais triste, lasse et meurtrie, Je sais que seule encor vous pourrez l'admirer. Vous que Guériîi aima, vous qui fûtes sa vie.


— ^7?> -

Je songe à vous, à Lui, votre doux bien-ai?né ; Je Lis ses vers d'amour et vous pleurez sans doute D'avoir à vivre encor et seule sur la route.

Maurice Gauchez.

La Présentation C )

The longer one studies life and literature, the more strongly one feels that behind eve- rything that is wonderful stands the indivi- dual, and that is not the moment that makes the man, but the man who créâtes the âge.

Oscar Wilde.

Venu directement de l'usine, hors le cambouis et les brumes du quai du Halage, à Molenbeek, Gilles fut charmé comme d'une opérette à découvrir autour de lui la netteté claire du quartier riant, resserré entre la Porte de Hal et l'Hôtel des Monnaies.

Vis-à-vis de ce dernier, dans une venelle à petites échoppes odorantes, se trouvait la demeure droite du poète Vaney. Gilles, longeant la rue de la Victoire, s'amu- sait à prolonger la joie de sonner à sa porte. Mais la pensée du jeune homme ressemblait à l'abeille qui suit d'instinct la voie éthérée vers la fleur emplie de promesses... Il secoua la tringle d'une sonnette Des tintements dégringo- lèrent dans la nudité du vestibule...

— Bonsoir, Monsieur, fit Charles Vaney, dont le sou- rire s'éparpilla parmi la blondeur d'une barbe un peu fau- nesque.

— Je suis Luijck... Comme vous m'invitâtes à assister à l'une de vos réunions...

~ Entrez .. Les camarades sont là.

Une odeur sèche de vieux tapis et de fumée expliquait


(») Un chapitre de « La Destinée de Gilles Luijck et le Décor de sa Vie


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l'endroit, pareille au remugle de quelque soupente où pou- riraieiit des incunables. Dans l'esprit de l'invité, cette comparaison s'associait au souvenir de notes improbables des Concourt. Il crut avoir deviné chez eux la description de ce lieu encombré et moisi. Il en contrôla l'exactitude au fur et à mesure des présentations.

— Le poète Julien Romalle.

Un homme maladif, d'environ trente ans, esquissa une grande ombre, qui, du plafond se rapetissa contre la fenêtre pour s'amincir en de longues grègues sur une chaise, près des rideaux. Ceux-ci formaient un cadre sans grâce à la croisée.

A côté du piano, une tenture cachait la porte pour n'être pas prévenu des surprises qui guettent derrière elle.

— L'administrateur, M. Roose.

L'ocre de la lampe était tout sur ce visage de cire, dont l'épaisse moustache devait, par quelque artifice, être accro- chée à la base d'un nez obstinément aigu. Au-dessus de cette tête, riche d'un ton trop uniforme, rayonnait une panoplie de flèches barbelées. Un fil d'or s'allumait entre leurs dards. L'espace d'un siège séparait M. Roose du profond canapé, où la courbe blanche de deux manchettes et la flamme enfermée sous le vernis d'un bouton indi- quaient quelqu'un :

— M. André Olbain.

Aussitôt les manchettes s'attachèrent à des manches de velours. Toute une rangée de petites lueurs monta au long d'un gilet vers une figure rouge. Le roux d'une chevelure s'inclina dans le cercle de la lumière. Un sarcasme sépara le treillis forgé au-devant des lèvres précises d'Olbain. Personne ne parut le comprendre.

A travers les écharpes de fumée grise, Cilles salua une espèce de cavalier à la Frans Hais. Les poils de son menton, comme s'ils eussent été mal ajustés poussaient vers la gorge ; des doigts à bourlets serraient l'écume où


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se consumait un cigare, duquel il tirait de hâtives bouffées. Sa bouche cruelle les lançait avec force contre l'ombre et alors les yeux tendres du fumeur épiaient l'effet de cette rencontre, derrière les hublots de lunettes d'or, minutieu- sement : c'était le peintre Pierre Simard.

Dans un pot de grès bleu, au milieu de la table, de longues pipes de terre, choisies pour la petitesse de leur fourneau, étaient disposées à la façon de branches mortes. A Tentour, embaumaient des bols de thé que le sucre fondant animaient. Des vers de Glatigny s'appropriaient à cette compagnie de feuilles mortes et sucrées. Quelques exemplaires de La Jeune Revue — lettres écarlates sur fond vert — garnissaient la table... Une bravade, de l'or- gueil.... Ces minces feuillets édités chaque quinzaine, sortis d'une petite imprimerie obscure, créèrent tous ces jeunes hommes que Gilles considérait à travers les nuages de tabac et de rêve.

Dès ce moment, il comprit l'utilité de la parole et l'im- portance de la littérature.

— Assoyez- vous, M. Luijck, prenez un calumet et trou- vez en tel vase un Obourg digne de Sappho, clama Vaney.

Dans l'asseniblée des Jeunes Revue, chacun caressait un songe. Il ne fallait point creuser les plaisanteries, mais s'en adapter l'imprévu pour la satisfaction d'en découvrir l'énigme en quelque prochain conte.

— Je propose...

— ... la lecture du Chant du Cygne, par son auteur, compléta Simard.

A ces mots, une voix échappée par la fenêtre condensa à l'oreille du nouveau venu, une froide critique :

— Avouez que le titre ne vous serait pas acheté pour cinquante centimes au Palais du Midi. Ça dit toute l'his- toire : Un poète mourant soupire son plus beau sonnet...

Simplement, Gilles rétorqua :

— Je voudrais composer un roman qui pût tenir en une ligne.


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Cet aveu lui gagna l'auditoire. Il se mit à lire. L'harmo- nieuse légion des périodes repoussait dans les régions du silence les hôtes de la chambre, où elle maîtrisait leurs âmes vagabondes.

L'essai de Gilles Luijck parut dans La Jeune Revue, suivi bientôt des fragments vitaux d'une autre aventure imaginaire, dont l'art baroque inclina ses amis à retrouver en lui le moment mystérieux des auteurs qu'ils chéris- saient. Luijck se plut, cependant, à dérouter leur juge- ment. Il demeura solitaire parmi eux, copiant ses attitudes des leurs, afin de protéger ses aspirations. Mais, de même que les formes symétriques s'appellent, les opinions de Simard et d'Olbain se rejoignaient pour s'unir à celles de Gilles. Ce trio devait ainsi exalter une existence digne d'un idéal que leur énergie ne sut jamais exprimer sage- ment. Des ombres palpitantes autour de nous demeurent, nous impressionnant de postulations énigmatiques. Elles ont été l'héritage de nos ancêtres et nos pères nous les ont léguées. Ceux qui s'arrêtent à les expliquer, seuls, se délivrent d'une emprise angoissante.


— Un faro

— Un petit hasselt.

— Ce sont ceux de La Jeune Revuc^ dit un entrepre- neur de travaux publics, abonné à la revue, désignant le groupe des jeunes fumeurs de pipe à son compagnon, un dentiste de la chaussée de Waterloo, dont les yeux iro- niques quittèrent la lecture insipide et charmante d'un quotidien.

Dans le cabaret du père Vaney, où se réunissait le comité de rédaction du petit journal littéraire, se résumait cette atmosphère belge, dont Gilles goûtait intimement la saveur inoubliable. Elle demeurait à son palais avec la salive poissée des bières douces.


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Le poète Vaney servait les chopes aux clients, tandis que la pluie développait une fugue à la vitrine de l'esta- minet.

Le front de Gilles Luijck, à cette heure, avait moins de noblesse que celui du dentiste et la trogne marbré du maçon, plus de naturel que le nez, les lèvres dépaysés de l'adolescent curieux.

L'analyste démembre l'accord des êtres avec leur entou- rage et la manie du document ne s'excuse que par la valeur de la fantaisie avec laquelle ce savant transforme le détail choisi.

Aux rigoles de la rue, l'eau glougoutait. L'air redevenait paisible. Les passants empruntaient à la pureté du ciel une naïveté expansive.

Gilles quitta l'estaminet du père Vaney pour s'éjouir à la fraîcheur banale du chemin. Dans le square de la Porte de Hal, il remarqua les couples amoureux offrant une confiance accueillante aux arbres sans feuilles.

Des mains d'amie cherchaient ses mains sous l'haleine lente du soir. Il palpa des petits doigts fins, un pouce déboité qui toujours déparait le gant. Il se crut transporté dans un brouillard où le fantôme de son premier amour venait renouveler l'agonie embarassée d'une séparation

hypocrite et cruelle... — « Adieu, Marie » — —

« Comme il y a de la boue aujourd'hui... Adieu, Gilles... Adieu ».

Gaston-Denys Périer.


Le Goûter

On a dressé la table au fntlietc du jardin, Sur la pelouse où rit le rouge de la nappe Et par dessus la haie on entend que s'échappe La chanson du ruisseau qui longe le chemin.


Quatre heures. Le soleil brûle ; un essaim bourdonne^ Le chien dort; u?ie faulx sonne dans le blé mûr ; Uair vibre ; à U espalier tendu contre le mu,r Pend le fruit jaunissant qui présage Vautojnne.

Tout au bout du sentier y là bas, dest la maison^ La fraîcheur des volets sur la façade claire, Et la fenêtre ouverte et le rideau de lierre Qui s'accroche et qui grimpe alentour du balcon,

Maurice Drapier.

Poème

Vous m'avez dit :

Pourquoi ne chercher qrien votre âme Le sujet de vos vers. Quand vous appelle et vous réclame Tout le vaste univers? Puisqu'un DieUj sous vos doigts^ Tendit les cordes de la lyre, Sachez nous dire

L'ardent désir de tous les hommes à la fois! Ressuscitez enfin l'enthousiasme antique. Que fleurisse à nouveau l'ode aux belles cadences, Et qu'elle guide,

Coîmne autrefois, vers l'espérance^ L intense élan de tous les hommes à la fois!

Je vous réponds :

fe laisse à ceux qui, dans leur âme, Ne trouvent pas assez de quoi chanter, Le misérable orgueil de se vouloir la flamme De ce flambeau que d'autres vont porter. Le fleuve souterrain qui coule dans mon cœur


. — 179 -

N'est pas encor tari,

Et je sais bien que sa grandissante ruynenr Veut s'échapper avec des cris ! Lorsqu'un jour , vainement, je m'interrogerai, Inquiet de sentir le vide en ma cej-velle^ Et que rien ne jaillira d elle

Comme un grand déploiement de bruissantes ailes, Au large, vers les deux. Alors — fuais seulement — je vous dirigerai Vers la vie, ô mes yeux !

Mais jusqu'alors, ô mes ayni^, sachez vous taire, Sans applaudir ni mépriser 7nes chants. Il rit de la louange ou des propos méchants Celui qui chante pour se plaire!

Jean-Marc Bernard.

Chansons dans la Vallée du Qeer

Ne suis-je pas un faux accord Dans la divine symphonie. Baudelaire.

I

Ce que j'en ai rêvé de l'étroite vallée.

Avec ses aulnes, sa grand' route et ses sentiers,

Et la douceur de la chanson entremêlée

De la rivière et du vent dans les peupliers.

Septetnbre y reflétait sa grâce languissante, Son frisson souriant et son léger azur, Et dans U après dîner de l'autofnne naissante, Le soleil attiédi tombait dun ciel si pur

Qu'à chaque automne, au soleil doux qui s'étiole, Le souvenir discret et le regret clé7nent,


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Feront sonner mes nerfs ainsi qn^une viole A l'archaïque et très lointain enchantement.

II

Le soleil de ce jour traîne encore en mon âme^ Mais la jeunesse 71 est pUis /à, qui souriait , Et mon cœur incrédule et triste, ô douce femme ^ N'est phùs qu'un instrument poussiéreux et muet.

Si cependant, vos ?nai?is, sur lui s'étaient posées.^ Mais les jours ne sont plus du rêve captivant. Et mes espoirs ainsi que mes bonnes pensées, Se sont disséminés aux quatre ailes du vent.

Et si parfois mon cœur chante encore à la brise, Comme les pleupliers sous le souffle automnal. Ma chanson n'est plus rien que la plainte indécise D'un cœur jèlé, qid sonne faux et qui fait mal.

III

Le soleil de ce jour traîne encore en 7na tête ; Oh pardonnez au pauvre enfant désenchanté. S'il lui plait d'évoquer la douce silhouette Que vous jutes, ce jour d'automne, à son côté.

Pardonîiez s'il lui plait d'évoquer votre imagey Et tout votre être enveloppant et gracieux, Et ce je ne sais quoi de rêveur et de sage, Dont le seul souvenir enchante encor mes yeux.

Laissez le souvenir verser à ma paupière, Ce soleil, et ce peu de rêve encor permis Evoquer votre silhouette, à la manière Des pastels d'autrefois effacés à demi.

IV

Le vent d'après dîner murmurait dans les aulnes. Et je revois, comme perdus à tout jamais.


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La carrière éboulée avec son sable j aime j Et le soleil sur les feuillages clairsemés.

Certes, le souvenir précis se décolore ; Mais cependant, je revois comme étant d'hier, Le courtil oit les dahlias venaient d'éclore, Sous le petit frisson acidulé de Uair ;

Et sîcrtout, dans la nuit ait feuillage immobile. Sous la lune automnale et pure, le chemin Par lequel je m'en stiis retourné vers la ville, Son tumulte banal et son labeur si vain.


Chanson de Wallonie.

Je ne suis pas allé cueillir la rose blanche

Au jardin matinal, Car la fraîche senteur que dans l' aube elle épanche,

M'aurait fait trop de mal.

Mon cœur n'est plus celui qui chantait à l'aurore^

Ainsi qu'un ruisseau clair, Qui chantait au printemps joyeux et puis encore

Au ténébreux hiver.

Mon cœur n'est plus celui qui traversait la vie

Insoucieux et gai, Meurtri par le regret, sans rêve et sans envie.

Mon cœur est fatigué.

Et plus rien ne ferais de lajleur fraîche éclose

Au cœur extasié. C'est pour cela que j'ai laissé la blanche rose

Fleurir à son rosier.

Emile Mouzon.


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Chroniques du Mois


LES LIVRES

La Dramaturgie d'Orange, par Gabriel Boïssy (^). — Les lecteurs du Thyrsc ont pu maintes fois déjà apprécier le talent subtil et profond de (xabriel Boissy, notamment dans le Courrier de France qu'il publia naguère dans ces mêmes colonnes. Mais M. Boissy n'est pas seulement un artiste original et transcendant; c'est aussi un penseur d'action. Sa dernière œuvre est une œuvre v^écue et vivante. A l'instar de quelques rares beaux esprits de ce temps, Gabriel Boissy ne veut rien moins que rénover l'esthétique traditionnelle de la Tra- gédie antique : fervent des fêtes d'Orange — désormais célèbres — auxquelles il prêta son précieux concours, il projeta d'élever, dans la banlieue parisienne ou sur un territoire proche de la capitale, un théâtre analogue à celui d'Orange. C'est alors qu'en collaboration avec Albert Darimont il fonda à Champigny la Bataille, sur les coteaux qui font cortège aux rives ombreuses de la Marne, dans un site merveil- leusement propice à l'établissement d'une scène à ciel ouvert, le Théâtre aîitique de la Nature où, depuis quelque temps, sont représentées des tragédies d'auteurs modernes.

C'est, en quelque sorte, l'historique de cette œuvre de rénovation audacieuse, et de celles similaires qui en sont nées, que Gabriel Boissy nous donne dans le livre qu'il vient de faire paraître sous le titre : La Dramaturgie d'Orange (Essai sur les origines et la formation d'un nouvel art théâtral). Comme il le fait remarquer, ce livre témoigne d'autant d'actes que de paroles, il constitue la base en s'occupant des faits et sera couronné par une seconde partie où sera donnée la théorie de la tragédie nouvelle.

Cette théorie est cependant implicitement contenue dans ce premier ouvrage et l'idée générique en est esquissée par l'auteur lorsqu'il nous dit:

« Dans son essence ou sujet, la tragédie représente les débats de la conscience individuelle avec le mystère ou les circonstances et les collectifs terrestres.

■> Dans sa forme ou exécution, la tragédie montre une action une et logique, à l'aide de personnages qui, quelle que soit leur condition, sont plastiquement beaux, d'une extrême dignité et s'expriment dans un langage élevé et pt)étique

■% Toute la grandeur de la tragédie est en cela : s'adresser à la fois à la sensibilité et à la conscience et les émouvoir l'une par l'autre; être la plus harmonieuse représentation du mystère de l'existence; arracher les hommes à la réalité par un spectacle incomparable; accé- lérer la vie de leur cœur et de leur intelligence. »

Et pour qu'on ne l'accuse pas de vaine idéologie, l'auteur se base sur


(*) Lea Editions nouoetlet, i Paris, chex Bbrmard Grasset.


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des faits. Après avoir montré le passé traditionnel de la tragédie, il nous en fait entrevoir l'avenir brillant. Dans un court aperçu, il donne la nomenclature des théâtres en plein air qui se sont signalés par leur importance : ceux de Champlieu, près d'Orrouy, de Marseille, d'Aulnay-sous-Bois (Seine-et-Oise), de Courçay-sur-Indre, aux envi- rons de Tours, de Fontenay-aux-Roses, de Genval-les-Eaux, etc., sans compter les tentatives analogues de Warvick et d'Oxford. Suit aussi la nomenclature des manifestations les plus importantes qui suivirent Orange : à Béziers, à Cauterets, à Nîmes, à Bussang, à La Mothe- Sainte-Héraye (Poitou), à Ploujean, en Bretagne, etc.

Faut-il signaler aussi les œuvres admirables qui y furent données, parmi lesquelles Œdipe et le Sphinx et Sémiramis^ de Péladan, Polyphème^ de Samain, Hècube, de L. des Rieux, et tant d'autres.

Et c'est avec dans la voix un accent prophétique que l'auteur, après avoir indiqué les faits en montrant , leur portée et leur signification occultes, termine son livre par ces paroles enthousiastes et vibrantes où palpite un feu régénérateur :

« Dans les beaux marbres antiques, si le corps resplendit de santé, de force et de confiance joyeuse, la tête, le plus souvent, s'incline avec mystère et légère mélancolie. Entendons l'éloquence de ces pierres, et si nos méditations sont graves et parfois pessimistes de mesurer la faiblesse humaine, gardons l'optimisme de l'action. Soyons certains de notre vigueur, de notre mission et des conquêtes prochaines.

» La jeunesse française — celle de Paris principalement — est le centre de la civilisation, comme la France est la fleur de l'Europe, comme le français est la corde d'or dans la harpe des nations frater- nelles et rivales. Cessons de nous dire inférieurs aux ancêtres, nous cesserons d'être les tributaires stériles de leur génie, nous créerons la nouvelle légende des cœurs et des destinées.

» Et, soutenus par cet enthousiasme, nous regarderons monter, se mirant dans l'azur de la Mer Civilisatrice, de la Mer qui enfanta les deux traditions mères — la Grecque et la (Chrétienne — le Soleil, le glorificateur de la Vie, l'Unité royale, dominatrice de l'armée innom- brable des flots. »

C'est une ère de nouvelles manifestations qui s'ouvre pour l'immor- telle tradition gréco-latine : avec l'apport d'intelligences d'élite aussi puissantes et aussi harmonieusement ordonnées que celle de Gabriel Boissy on ne peut douter de la rénovatioi> esthétique d'un art, ni de l'intense vitalité d'une race.

M. BOUÉ DE VlLLlERS.

La Correspondance de Sylvain Dartois, par Carl Smulders. (Editions de \?i Belgique Artistique et Littéraire'). — M. Smulders a déjà publié un volume que je ne connais pas, — malheureusement peut être. — Je regrette devoir avouer que son œuvre deuxième me semble très imparfaite. L'intrigue en est douteusement originale ; la forme épistolaire en est peu agréable et fatigante; le style, qui veut être familier en est, à ce point, relâché, décousu, mal poli, mal venu, que son français déplaît : « Nous n'avons pas à nous gêner pour lui »,


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« Je commence à en avoir assez t>, « Nous avons coutume » sont autant d'expressions « en manches de chemise », — prises au hasard pourtant, — qui donnent une fâcheuse opinion du sens littéraire de leur auteur. Je suis- pourtant désireux d'affirmer que M. Smulders a certaines qualités du conteur «bon enfant», souriant; peu lui importe de ne point faire œuvre d'art : il veut amuser. De quelque manière qu'il y arrive, il a réussi. 11 se doit à lui-même, cependant, de faire mieux. M. G.

Un Ecrivain de Wallonie: Maurice Des Ombiaux; les Ecrivains de chez Nous : Arthur Daxhelet, par René Dëthier. (Edition de la Jainc Wallonie). — M. Dethicr fait beaucoup plus œuvre d'érudit et de compilateur consciencieux, dans cette étude, que de critique. 11 parvient, en effet, à donner les opinions de MM. Lemon- nier, Blanche Rousseau, Olympe Gilbart, Eekhoud, Destrée, « un critique français », Eugène Gilbert, Daxhelet, R. Hornand, Tardieu, Eugène Gilbert (^«), J. Ballieu, G. Couturier, E. Glesener, John de Courcy, Mac Donnell, « un journal d'Amiens », F. Mahutte, Le Salut public de Lyon, Victor Kinon, J Lemaire, le Jury du prix quinquennal, F. vanden Bossche, Dumont-Wilden, Stefan Zweig, Ed.Ned,L. Wéry; il lui reste donc peu de pages (son étude en compte 39) disponibles pour sa propre critique : celle-ci, cependant, mériterait un meilleur dévelop- pement; elle est sincère, pas trop louangeuse, assez personnelle (toutes les citations faites l'éclipsent un peu) et suffisamment enthousiaste. En tous cas, qui veut connaître Des Ombiaux doit lire cette étude : elle en vaut franchement la peine — une peine agréable et douce.

La seconde monographie du rédacteur en chef de la /^«;*/ Wallonie se peut caractériser de même façon que la précédente : œuvre de pro- pagandiste Ceci est un grand éloge. Nous aimons ces enthousiastes jeunes gens qui partent, lyriquement émus, vers un but idéal. M. Dethier se montre disposé à créer autour de nos auteurs une atmosphère de sympathie. Il ne se contente pas de les étudier, de donner les appréciations d'autrui, il reproduit leurs œuvres ; c'est très bien : nous applaudissons. M. G.

Réponse à la Taverne de la Régence. — L'Ode à la gloire du peintre Frans Gailliard. — A celle qui porte mon nom. — Egalité ou la Mort, par Pierre Broodcgorkns. {J£.à\- Wo\\% àQ L Exode). — M. Pierre Hroodcoorens est un de nos jeunes hommes de lettres dont la fougue et le lyrisme sont très intéressants. On lui reproche de se souvenir, souventes fois, de Victor Hugo, de Musset, ou d'autres. On ne i^eut cependant lui contester son humeur batailleuse, sa personnalité indéj^endante, et son caractère franc. — Des écrits anonymes ont essayé de le salir : il a répondu orgueil- leusement; mais il a eu tort : les attaques de cette sorte sont méprisa- bles; un homme de talent se doit de les dédaigner. — 11 s'est enthou- siasmé du talent de notre ami F. Gailliard et l'a célébré en termes excessifs, en louanges exagérées : il a eu tort, en ce sens, que l'extrême


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bienveillance peut paraître suspectement dictée par l'amitié {^). — Il a écrit des vers émus, sincères et grands, dédiés à sa femme et en cela il a eu raison : l'amour heureux peut seul réconforter, parfois, et inspirer. — Il a enfin commencé la publication d'une pièce : Egalité mi la Mort, dont il faut attendre, pour en parler, le dernier des six fascicules promis. Nous remarquons cependant l'abus chez M. Broodcoorens, des préfaces, des dédicaces, des arguments, des notices et notes.

M. G.

LES POÈMES.

Fifre et Pipeau, par E. Desprechins (L'Action esthétique). — Il n'y a rien dans cette plaquette si joliment éditée, ou plutôt oyez ce qu'on y trouve :

Chère, ta mandoline aux chants èoliens

Co77itne un lointain cantique ailé de sauterelles.

Aux yeux des douceurs d'aube et de pêches fondantes

Elle' grimpe en jouant au long de mes genotix.

Cajoleuse elle y jase avec des baisers fous

Et des caresses d'ange aux tiédeurs obsédantes.

Tout est dans ce goût : sucre d'orge et eau de roses. Le matin y est toujours extasié, le vertige radieux, la vierge est angélique ettrémière, la voix des blés fauves perce les crépuscules mauves.


La Tragédie terrestre, par H. Martin. (Paris. L'Abbaye). — 4 Après la Divine Comédie, après la Comédie humaine, aussi distante de l'une que de l'autre ». Certes, dès les premières pages, l'on est con- vaincu; l'auteur a bien jugé son œuvre; sans doute n'a-t-il pas cru si bien dire?

Pour lui, le vers est un fourreau, une forme qu'il faut remplir d'idées. -^ Seulement, il remplit le moule de lieux communs et de chevilles, sans se douter que le nombre n'est pas le rythme.

L'auteur vraiment manque de souffle pour créer l'épopée de l'effort humain et chanter les destinées; ce ne sera pas lui le poète du chant nouveau, de ce poème que Gustave Kahn dans sa lettre-préface appelle la Marseillaise d'une époque de pensée libre.

Jugez vous-même ; voici des vers au hasard :

La Gloire fait toicrner la cervelle aux humains, La Gloire est ait réel la mousse dic Champagne, elle a, prés de la coiLpe, un volume trompeur.

L'Idée chante :

J'eus pour langes un cœur, un caveau comme lit El ma mère fut bien la sublitne pensée.


(*) On sait que nous admirons Frans Gailliard,


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Plus loin


Amours, rêve, beauté, désir, chair et douleur.

Des mots, de grands mots creux comme notre espérance,

Comme notre cerveau^ tambour d'intelligence

Que crève au premier choc toute réalité.

co7i7iaîtront-ils cet or Terrestre Dieu, Tyran du Ventre, Roi des crimes f

leur énigme m'étrangle en ses mains colossales

où 710US tournons sans but, oit nous comptons si peu.

Et dire qu'il y a plus de 3,000 vers dans ce genre?


L'Heure sentimentale, par Léon Wauthy. (L'Edition artistique, Paris, Liège), — Cette plaquette m'a presque consolé des deux œuvres précédentes. Ce sont des pages d'intimité sans prétention : une trop brève évocation des pays du soleil, un souvenir ému à la mémoire d'un père et puis un peu de rêve désabusé qui ramène l'auteur à une douce philosophie de vie calme et de tendre volupté.

Revenons en arriére et les livres fermés Savourofis la douceur exquise d'être aintès.

Mais l'expression est parfois relâchée et plus d'un mauvais versa sonné pour moi l'heure sentimentale.

J. M. Rodrigue.

LES THÉÂTRES. Le Cloître, au Parc. — M. Reding inaugure les matinées littéraires de cette année, par une reprise du chef-d'œuvre dramatique et lyrique de notre maître et collaborateur : Emile Verhaeren. M. Dwelshau- wers, ce conférencier vivant, érudit et consciencieux étudie l'œuvre du poète de La Multiple Splendeur, de façon magnifique : il y met tout son cœur, tout son dévouement, toute sa science d'orateur aimé et aimant. Rappelé trois fois — comme un acteur — il est avec M. Reding et MM. Jean Laurent, Jahan, Scott et autres, l'artisan du nouveau grand triomphe du maître. Car, disons le tout de suite, Le Cloître est un succès remarquable. Les acteurs MM. Laurent et Jahan — celui-ci avec l'inévitable exagération, peu sensible, des professeurs de déclamation, celui-là avec un tant soit peu moins de grandeur, dit-on, que son prédécesseur, dans le rôle de dom Balthazar — menèrent la tragédie du poète à la victoire: ils disent, chantent, modu- lent les vers harmonieux, sauvages et beaux du Cloître avec une ardeur sans pareille. Leurs camarades les secondent parfaitement; la mise en scène est admirablement réglée. Le public est intelligent et enthousiaste à souhait. Il n'y a peut-être que M. Wrhaeren que la


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modestie gène un peu... Et pourtant, Maître, vous avouiez, à la pre- mière, votre joie et votre bonheur. : ils n'égalaient ni notre satis- faction, ni notre enthousiasme.

Maurice Gauchez.


Emile Bergerat dont les insuccès de théâtre sont aussi célèbres que ceux de Henri Becque, ce méconnu, nous a donné sa pièce : Combat de Cerfs. Elle récèle des qualités scéniques indéniables, mais ce qui en détruit la portée, c'est l'audace d'un « sujet » inacceptable. Quoiqu'il en soit, cette pièce a rencontré un accueil très favorable et, sous le coup de l'impression inquiète que l'auditeur éprouve, il cherche à con- naître le malaise et aussi le charme qui se dégage d'elle. Je crois que le premier résulte des contrastes « inhumains », que l'auteur se plaît à opposer; le charme réside certainement dans l'écriture du pur écrivain qu'est M. Emile Bergerat.

N'importe, Combat de Cerfs ne fera pas date dans les annales des grandes victoires dramatiques. Si désireux que soit l'auteur de con- quérir le théâtre, il devra reconnaître que son succès porte plus d'une ombre. Il se consolera, en écrivant ces chroniques spirituelles que tous les lettrés savourent. Ah ! combien d'entre ces derniers préfèrent aux tirades échevelées entendues ce soir, un article, un seul article du nommé Caliban!

La contre-partie de la susdite pièce, laquelle est sévère, nous la trou- vons dans le vaudeville de Sacha Guitry : Chez les Zoaques. — Ah ! quelle pièce inconsistante et fantaisiste ! Le dialogue semble servir de prétexte à un jet ininterrompu de mots plus ou moins heureux. Ne cherchez pas une trame, un canevas, il est absent.

Ce qui appert de ce qui se commet en scène, c'est que les Zoaques sont un peuple qui se trouve partout, ici et ailleurs, là enfin où fleurit l'amour libre, avec ou sans le consentement des conjoints !

M. Reding, l'intelligent directeur du théâtre du Parc, a monté ces deux pièces avec le souci et le. soin çoutumiers, et sa troupe les a interprétées avec le talent qui convient. Intérim.

Le théâtre des Galeries tient un succès avec Miqiiette et sa mère que jouent avec goût M®« Delmar et Fériel, MM. Tréville, Berry, Gildès et leurs camarades. Cela n'a rien d'angoissant, c'est au contraire très gai. M. Paul André s'est taillé lui aussi son petit succès en racon- tant une historiette qui serait l'origine de la pièce et qui fit le tour de la presse. Je ne veux pas contredire cette ingénieuse et touchante anecdote, mais il me semble que la petite fonctionnaire de Capus est bien plus apparentée à Miquette que la sympathique jeune fille dont M. André a noté l'aventure. Au demeurant, il n'importe; les auteurs, MM. (juiches etCjheusi ont accommodé leur sujet avec des mots amu- sants, des situations drôles, acceptables sans trop d'effort puisqu'on en rit, un dénoûment précipité et imprévu bien que très heureux : tout le monde se marie. C'est le bonheur. Mesdames, dirait Francis de Croisset, et il trouverait que la pièce de ses confrères n'est pas pimentée et que grands et petits peuvent la voir. Elle nous expose


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des « coucheries » qu'abhorre Edmond Picard, et ce n'est pas là le moindre mérite de cette comédie.

M. Léopold Rosy publiera régulièrement, à partir du mois pro- chain, une chronique théâtrale dans le Thyrse.

Notre premier « Samedi »

Les « Samedis » du Thyrse qui eurent, jadis, leur heure de renommée ont recommencé cet automne, au milieu de l'attention d'un public fervent, qui donnait à la petite salle, si douillettement close du Parvis Saint-Gilles, l'aspect d'un cénacle d'initiés écoutant le verbe du « Maître. »

Ce jour (i2 octobre) la chaire est occupée par M, Wilmotte, profes- seur à l'Université de Liège, écrivain et penseur de grand mérite, qui nous tient pendant une heure sous l'emprise de son esprit net élagué de toutes chimères, dont la science simple, exempte de dogmatisme, s'exerce sur un sujet abstrait, qu'il a la virtuosité (elle n'est pas ordi- naire!) de mettre à la portée de tous.

Quand se profile sur l'estrade, la svelte silhouette de cet orateur, au visage maigre et nerveux, on a l'intuition de se trouver devant un maître-ironiste. En effet, si le front large dénote un cérébral, le nez mobile, souligné d'une fine moustache, autant que les lèvres au sourire interne, renforcent cette impression. Ce qui subjugue, c'est le regard avec lequel il prend possession de son auditoire. Deux yeux tout pleins d'esprit, qui pétillent sous le verre des lorgnons, des yeux, qui se moquept, avec un air de vous dire : « En êtes-vous du < bluff» ou de la < romance > ? des yeux au reflet métallique qu'on voit, au cours de sa conférence, s'allumer chaque fois, qu'il laisse, sans s'en apercevoir, croirait-on, fuser une ironie ou un habile sous-entendu. Et le voir préciser aux inflexions souples, complète cet ensemble psychique, une voix manégée qui souligne sans appuyer, un fin scepticisme.

Oui, dans cette causerie, une dextérité toute française, un « air de n'y pas toucher » qui, malgré les cfîbrts de M. Wilmotte, ix)ur rester neutre dans la question des races, le classe nettement comme l'anti- thèse vivante des Allemands, qui eux, ont « l'air d'y toucher, comme le dit spirituellement Remy de Gourmont, même, quand ils ont les mains derrière le dos ». Ce calme ironique, cette causticité que rien n'entame, ce sens objectif dénotent la victoire de l'intelligence sur la sensibilité.

Le sujet choisi par le conférencier n'indique-t-il pas cette tendance .^ . . Qu'est-ce qu'une littérature nationale.' Il répond immédiatement: « C'est un peuple, qui se peint dans sa pensée, dans son vouloir, dans son tempérament. C'est l'expression de la conscience nationale. » Aus- sitôt appuyant sa thèse : « Quelles conditions une littérature doit-elle réunir pour être nationale.'... » On peut les établir par comparaison,


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et scientifiquement : la comparaison est une méthode Comparons-nous donc à notre voisine la plus sympathique : la France.

La littérature française est devenue nationale parce qu'elle a pré- senté ces trois conditions : 1° L'unité de race ; 2° L'unité de langue ; 3° L'unité de culture *

Nous voyons en remontant le cours des siècles les Gaulois, les Normands et autres peuplades, qui formèrent la France primitive, se fondre rapidement en îéniié de race.

Ces barbares parlaient donc, à l'origine plusieurs langues , aussi est-il intéressant de rappeler comment la domination intellectuelle des Romains prévalut, en raison de cette loi sociologique : « une civilisa- tion plus avancée absorbe l'autre. »

Quant à l'unité ou centralisation de culture, elle fut plus laborieuse. Au x« et XI® siècle, on n'en trouve encore nulle trace. Elle débuta, plus tard, par la Normandie, puis s'étendit à la Picardie, à la Cham- pagne et finalement à l'île de France, qui nous donna la langue fran- çaise.

Cet exposé, qui nous montre les difficultés d'arriver à une littérature nationale, nous ramène devant ce même problème en Belgique. Ici, nous n'avons pas encore Vunitè de race... (au sens historique du mot) nous sommes en présence de « wallons », de « flamands », et même d' « allemands ». Cette complexité est aussi vieille que le peuple belge lui-même.

« M. Edmond Picard, dans une revue, vers 1-897, ^it * '\^^ depuis le moyen âge cette dualité de race n'a pas empêché les Belges de vivre pacifiquement ». Il oublie ce phénomène historique, qui pour paraître paradoxal, n'en est pas moins vrai, c'est que cette entente cessa le jour, oîi par le fait des événements diplomatiques, les populations wallonnes et flamandes prirent contact sous l'égide du « lion belge. »

Cette impulsion séparatiste s'accentua graduellenent jusqu'à ce jour, où elle a créé le mouvement wallon en regard du mouvement flamin- gant. On ne trouve, chez nous, pas plus d'unité littéraire que linguistique. La littérature wallonne existante, passe les racines de son arbre généalogique jusqu'au xu® siècle ; on trouve des traces de littérature flamande au moyen âge, mais la plus importante me semble, tout de môme, la littérature française, au nom de laquelle je parle ici. Celle-ci est, évidemment, plus artificielle dans notre pays, et présente moins d'unité spontanée que sur les populations d'origine française.

D'aucuns prétendent (et ils sont tout un groupe^ dans lequel je compte des amis) que toutes ces diversités s'unissent pour former « l'âme belge (puisqu'il faut y toucher !) » »

L'orateur cite alors les définitions qu'en donnent MM. Edmond Picard, Hennebicq, Iwan Gilkin, Braun, Kurth, etc., et après avoir souligné, avec humour, leurs contradictions, il conclut en avouant qu'il comprend et partage le scepticisme de M. Dumont-Wilden à cet égard.


— IÇO

« Il y aurait plus de corrélation entre ces opinions, ajoute-t-il, si elles avaient une base historique. Nous avons dit que les trois conditions d'unité étaient inexistantes en Belgique ; faut il en déduire que l'avenir est fermé à la «littérature »! Que non! l'optimisme plutôt s'impose.

On marche, de plus en plus, vers l'unité de race, par les mariages, la communauté d'intérêts pécuniers et moraux, ainsi que les associations de tous genres. C'est à Bruxelles, centre et capitale de ce petit pays, à Bruxelles, aux confins de la Flandre et de la Wallonie, que ce phéno- mène unitaire devient de plus en plus caractéristique.

h'jinité de langue, tend à se faire au profit du français, que tout ouvrier bruxellois a la prétention de connaître. Quant à Vunttè de cu/nite, elle est encore « l'astre » autour duquel gravitent, artistes et littérateurs, sollicitant l'appui du « Très Haut ..Gouvernement, comme les troubadours, au moyen âge, se réclamaient des seigneurs et des Rois!. . Un Roi .. J'allais oublier que nous en avions un, c'est vrai qu'il s'occupe si peu de littérature! »

Nous formons le vœu, en terminant, de voir s'accentuer cette fusion de races, qui nous guidera vers l'unité de culture et vers une littérature nationale, que je me permets de pronostiquer * française. » »

Un murmure sympathique accueillit cette péroraison. C'est dire que le brillant conférencier, qui inaugura les « samedis du Thyrse », a donné à tout son auditoire, le désir du « Revenez-y »

HÉLÈNA Clément.

Ce 16 octobre 1907.


Petite chronique

Le très original écrivain : Charles Van Lerberghc vient de mourir emporte a ^5 a fis par le mal atroce qui Pavait frappé il y a qiulque temps déjà aux sources vives de la Pensée.

Les lettres belges sont en deuil.

Van Lerberghe les honora tant par les créations rares de son talent qut par la probité de son art. Entrevisions, la Chanson d'Eve, apportèrent au patrimoine poétique de notre littérature deux joyaux précieux ciselés comme des orfèvreries dont les sonorités ont des musicalités douces ou étranges, les Flaireurs et Pan, ses deux pièces révélèrent à l'art dramatiqtu des ressources inconnues, htne précurseur du procédé scéniqu-e suivant la première manière de Maeterlinck, fautre poussant la méthode satirique jusqu'à la plusjéroce des ironies.

Celui qui vient de mourir n'a laissé qu'une œuvre publiée peu considéra- ble. Il négligea les succès faciles peti compatibles avec la sincérité de ses aspirations, qu'il entretenait loin du commerce tapageur des réputations aisées et des gloires fragiles.


M. le baron Descamps-David. - i.e lîouveau, le premier Ministre des Sciences cl des Arts tient à prouver que son passage aux


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affaires sera mieux qu'un accident sans conséquence des remous de la politique. L'ostracisme dont sont frappés les écrivains dans l'Etat prend fin avec le règne de notre actuel surintendant des Beaux- Arts :

M. Fernand Séverin, homme de lettres, est nommé professeur à l'Université de Gand.

M. Camille Lemonnier, homme de lettres, est invité à occuper l'habitation que possède l'Etat au Musée Wiertz.

M"i® Blanche Rousseau, M^^^ Jean Dominique, femmes de lettres, sont nommées professeurs de littérature à l'école normale moyenne de jeunes filles, à Bruxelles.

M. Fierens-Gevaert, homme de lettres, est nommé Secrétaire de la Commission directrice des Musées royaux de Belgique.

Nous nous réjouissons de ces beaux gestes qui attestent un louable éclectisme au service d'une volonté acquise à une bonne cause.

Xos félicitations au Ministre, nos félicitations à ses heureux et sym- pathiques protégés.

P. S. — Nous apprenons, au moment de mettre sous presse, que le beau geste ministériel à l'adresse de Camille Lemonnier ne fut qu'un geste illusoire.

Ce n'était qu'un rêve, hélas ! — A quelle préoccupation a-t-on obéi pour ne pas donner suite au projet réparateur d'une grande injustice . Les aboiements furieux de certains roquets de la presse catholique ont-ils eu raison de la bonne volonté du ministre, ou faut- il admettre la spécieuse version qui veut que, pour habiter un bâtiment civil aban- donné, il faut être fonctionnaire .

O comédie !...

Rectification. — C'est l'écrivain- voyageur Dubois qui est décédé récemment et non le romancier-poète comte Albert du Bois, ainsi que aous l'avons annoncé dans notre numéro précédent. L'auteur de Rabelais e^tan parfaite santé et nous sommes heureux de l'en féliciter. 11 ne nous en voudra pas d'avoir saisi l'occasion de chanter sa gloire au détriment d'un mort, presque inconnu.

Hyménée. —Notre confrère René-Georges Aubrun nous annonce son mariage avec M° Carmen Marry. Nous présentons aux jeunes époux l'expression de nos meilleurs vœux de bonheur.

M. Maurice Gauchez remplit depuis quelques, outre ses fonctions de Directeur des Samedis du Jhyrse, celles de Secrétaire de Rédaction. Il est inutile, croyons-nous, de présenter M. Gauchez à nos lecteurs : ils le connaissent déjà par son étude sur Charles Guérin, ses critiques et ses volumes et plaquettes de vers.

Des livres prochains. — Le maître Emile Verhaeren termine deux volumes de vers : Les Gloires de Flandre et Les Rythmes suprêmes. D'autres collaborateurs du Thyrse préparent également leurs œuvres de printemps : Georges Ramaekers annonce J.es Saisons Mystiques^ un


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recueil de poèmes; Maurice Gauchez met la dernière main à ses Sym- phonies Voluptueuses.

L'Académie. — Il paraît qu'elle va naître. On met en avant le nom d'Emile Verhaeren, les noms de Fontainas, Gilkin, Severin, Mockel, Maubel, Giraud, Gille Si cette assemblée se réunit jamais, il est de vrais poètes que leurs voisins déprécieront, rien que par leur présence. Il est vrai que parmi ces voisins, certains sont de la Légion d'Honneur, d'autres en sont « sous-officiers », d'autres sont palmés... Vanité! Vanité I

Le Samedi jubile 1 — At-il donc réussi à démontrer, lui qui accuse le Thyrse de ne songer qu'à la « galette », le parfait désintéressement de son directeur dans toutes les campagnes « littéraires » — oh ! si littéraires! —qu'il entreprit récemment! L'heure n'est guère favorable pour une telle démonstration : on pourrait rire! A-t-il expliqué d'où lui vient quelque rancune contre le Comité du monument Waller, qu'il identifie — on ne sait pourquoi — avec la Rédaction du Thyrsef Aurait-il pris, enfin, dans le débat suscité par la répartition des subsides provinciaux, une attitude un peu logique, en harmonie avec les belles exhortations à l'encouragement des « lettres jeunes » qu'il publia jadis... avant d'en recueillir les fruits? Non, ce n'est pas cela qui l'enchante. C'est mieux que cela ; il a découvert que le Thyrse, à propos de la mort de M. Albert Dubois, consacre une « longue nécro- logie » au comte Albert du Bois, l'auteur de Belges ou Français! « Quelle gaffe! clame-t-il, transporté de joie! Comme elle vient bien à point m'ofFrir un prétexte de faire dévier, une seconde fois, une polé- mique malencontreuse! » Et le confrère de broder sur ce thème de nouvelles... guirlandes, d'un esprit fin et académique...

Le Samedi se trompe. Ce qu'il prend pour une « gaffe » n'est rien autre qu'une façon originale — que nous adoptons désormais — de comprendre* l'article nécrologique». Ainsi, dès ce jour, chaque fois que décédera quelqu'homme de lettres d'un génie plutôt obscur, ce nous sera l'occasion de faire l'éloge d'un vivant, digne, lui, de quelques fleurs...

Le Samedi y gagnera, lui-même, quelque chose : quand l'auteur des Physionomies littéraires abdiquera son titre d'immortel, nous consacre- rons une longue étude à... M. Ernest Charles !

L'Art en exil, dans les annonces du « Soir », du saitudi 26 oclo hre IQ07 :

Journal hebdomadaire ar- tistique bien l.mct'. colla- borateurs de talent, désire trou v. commanditaire. Ec. M. W. 97 Hrux. -Centre. 1587

Pauvre journal, ou journal pauvre: Mais sûrement : pauvre com- manditaire!


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Le mois d'octobre a vu naître deux revues à tendances opposées, mais en apparences seulement. Elles ont un lien de parenté que nul n'oserait leur contester. Elles sont gaies! L'une s'intitule Le Bavard, et nous vient de Liège; l'autre se dit Le Misanthrope, mais ne la croyez pas, elle ment. Disons que Le Bavard est gouverné par MM. Charnius, Bouttet et Leruth. — Pardon Madame ! — et que sa lecture incite aux pensers les moins austères. Cette revue se promet, dans une profession de foi directoriale appelée à un énorme retentissement, d'être « un journal qui met à l'index tout article pouvant engendrer l'ennui et la tristesse ». Et ma foi, elle tient parole ! Lisez cet extrait d'un croquis congolais, intitulé : « Négresses » :

« Le premier jour elles paraissent toutes noires et vilaines, très vilaines... Le deuxième jour on commence à les distinguer, le troisième jour on en trouve de jolies et moulées de la poitrine! de la hanche! de la croupe... Oh pour la croupe!... — notre ami René Marie Bodson devrait certes aller les étudier de près — et je proposerai à notre Directeur de lui payer un voyage au pays noir pour faire une étude approfondie sur (sic) la croupe congolaise ».

Après la description de ces contours si harmonieux, taisez-vous Bavard! vous provoqueriez l'émigration en masse !

c-

Le Misanthrope, lui, est une gazette hebdomadaire de littérature et d'art, de critique et de théâtre. Voilà un programme qui inspire quelque respect, je crois. Il n'attend pas, d'ailleurs, la consécration publique pour chanter sa propre gloire. Ne dit-il pas qu'il est « le plus luxueux et le plus complet des journaux d'art s'éditant à Bruxelles. Il est aussi le plus répandu et le moins cher. Il est le mieux rédigé, le plus rapide- ment informé et le mieux documenté. Vraiment indépendant, etc., etc. » Après un pareil dithyrambe, quel souhait de bienvenue pourrait-on formulera l'adresse de cet enfant prodige? Si nous réservions notre prose inutilement laudative 1

Disons cependant que, si rébarbatif que soit son titre, cette revue- maîtresse égaie, captive, séduit. Je n'en veux pour preuve que le poème d'un jeune auteur, d'ailleurs très sympathique, un poète au profil assyrien. Citons et commentons :

Tout seul, je vais parfois, là bas,

Les dimanches, au cimetière.

Pleurer pendant une heure entière

Des morts que je ne connais pas. Poète, trois fois heureux poète, qui trouvez le temps de pleurer pendant une heure sans savoir pourquoi !

Je dévisage longuement

Des portraits dans des broderies

Et je relis les âneries

De fiiainte èpitaphe qui ment. Entendez-vous ? il est égayé par des âneries. 11 rit, l'irrévérencieux

poète !

Puis je vais, c'est une 7narotte,


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Par les sentiers hordes de huis Choisir une humble tombe 'et puis Je m'agenouille et je sanglote.

Quel dommage! il riait et le voici de nouveau pleurant, mais à genoux, cette fois.

Et s'il arrive justcmetit,

Sur une tombe non fleurie^ ,

Oti'un de ces portraits me sourie

Je lui souris également. Ah! il sourit !

Et je réserve ma pratique

A celui qui rit le plus fort

Car je ne pleure que le mort

Dont la tête m'est sympathique. Oh ! il pleure!

Je vais alors ficvretcsement

De lune à l'autre et je dépose

Sur une tombe un tas de roses

Sur une autre un pleur seulement 11 ne pleure plus qu'un pleur!

Je suis pauvre et c'est ma logique

D'offrir à ces mortes les Jleurs

Que j'arrache comme un voleur

Au.x tombes aristocratiques . Poète, le code punit ce délit-là, holà !

Et je m'imagine un moment

Promener mon âme en détresse

Parmi les tombes des maîtresses

Dont j'étais autrefois l'amant. N'est-ce pas qu'il est heureux que tout cela n'est qu'imaginé !

Rodin. — Un de nos confrères qui visita récemment Rodin, a raconté textuellement ceci Le maître lui mit en mains un de ses dessins. Cela représentait une figure féminine la tête en bas, tendant les bras vers un petit enfant qui était vaguement indiqué au bord supé- rieur de la feuille. « Dans ce sens là, dit le maître à son visiteur, c'est un ange gardien qui descend vers son protégé. Mais l'on peut aussi le regarder dans l'autre sens ». Ce disant, il retourna le dessin. La figure féminine, vue ainsi, au lieu de se précipiter vers le sol, tendait au con- traire les bras vers le ciel où l'enfant apparaissait comme dans un nuage. « Regarde de ce côté, le sujet chaiiLT. expliqua le maître, et cela représente : l'Espoir de la Afaternitt (Cri de Paris).

A propos du Salon d'Automne, à Paris. — Or, ce-devient une mode de ne nous montrer que des tronçons, des linéaments d'œuvre. Le Salon d'Automne est plein de ces balbutiements.


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Les aftistes qui nous invitent tiennent absolument à nous faire visiter leur cuisine et ne nous font jamais entrer dans leur salle à manger. Point de plats, seulement l'odeur de la marmite! Il serait peut-être temps de renoncer à ces pratiques.

J'ai d'ailleurs une certitude : c'est que les malins jouent actuelle- ment de l'inachevé pour époustoufler le botcrgeois

Vous me croirez si vous voulez : j'ai vu tout dernièrement un jeune sculpteur, qui venait de terminer une assez jolie statue, en briser les deux bras.

« Qu'est ce que vous faites. — lui demandai-je.

— « Je la mutile pour qu'on la mette à l'Exposition où je l'envoie... On ne reçoit plus les statues entières : c'est trop vieux jeu ! »

fCri de Paris).

Musique. — Samedi 26 octobre, à la Grande Harmonie, le quatuor Grimson a donné une audition fort appréciée. L'impression fut meil- leure que celle que l'on escomptait. L'ensemble fut très convenable et l'on remarqua l'exécution soignée, scrupuleuse, propre, surtout dans le quatuor en sol, op. 18 n^ 2 de Beethoven et dans une composition de Frans Bridge, le second violon, intitulée : Jrois Idylles. L'effet fut moindre dans le quatiwr en mi bèm, min. op, 30 nP 3 de Tschaïkowsky où il faut plus qu'un talent consciencieux pour interpréter cette musique fougueuse originale, jusqu'à la bizarrerie, voire même parfois abracadabrante.

Somme toute, bonne soirée où il nous fut donné d'entendre des artistes très louables parmi lesquels dominait certes Miss Jessie Grimson, premier violon, très sympathique.

Cercle Euterpe. — Tout fait augurer que la première représenta- tion de la démonstration d'art dramatique que le Cercle lyrique et dra- matique Euterpe donnera au Théâtre communal, le 8 novembre prochain, pour fêter le XXV"® anniversaire de sa fondation, constituera une brillante soirée.

Sa section dramatique interprétera L'Absent, s,cèn& de mœuv?, hol- landaises, en 4 actes, de G. Mitchell, avec musique de scène et entr'actes de Fern. Le Borne. L'orchestre, composé de 50 musiciens fournis par la Chambre Syndicale des artistes musiciens, sera dirigé par l'auteur lui-même.

Le Cercle Euterpe s'est trouvé dans l'obligation d'avancer d'un jour ce spectacle, primitivement fixé au 9 novembre, afin de pouvoir accueillir favorablement les sollicitations d'un cercle privé pour l'or- ganisation d'une seconde de U Abseyit.

Les vaillants amateurs de V Eicter pe dMvont l'honneur de se produire devant un public choisi et l'on prévoit une salle comble.

École de Musique et de Déclamation, 53, rue d'Orléans, Ixelles-Bruxelles. — Le célèbre ténor Ernest van Dyck, de l'Opéra de Paris, vient d'accepter de donner un cour de déclamation lyrique à


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l'École de Musique et de Déclamation d'Ixelles, qui, comme on sait, rouvre ses portes avec un programme nouveau considérablement développé et vraiment remarquable. Cette précieuse acquisition, qui attirera de nombreux élèves et auditeurs libres à l'école ixelloise, complète dignement le cadre des collaborateurs de renom dont le directeur, M. Henri Thiébaut, a réussi à s'entourer, notamment : M. Jahan, de l'Odéon et du Parc, et M"« Guilleaume, la créatrice du Théâtre de la Nature de Genval (art théâtral, diction, déclamation et lecture expressive) ; MM. D"^ Dwelshauwers, professeur à l'Univer- sité de Liège et Ch. Van den Borren, professeur à l'Université Nou- velle, à Bruxelles (histoire de la musique et esthétique musicale); MM. Gisbert Combaz et Henry De Groux (histoire de l'art et histoire du costume) ; etc., etc.

Le nouveau programme est conçu de telle manière qu'il permet aux amateurs, aux professionnels et aux élèves libres d'acquérir une culture artistique complète grâce aux nombreux cours d'esthétique organisés parallèlement aux cours techniques proprement dits.

Pour les renseignements et les inscriptions, s'adresser au Secrétariat de l'École, 53, rue d'Orléans, tous les jours de 4 1/2 à 6 1/2 heures, sauf le dimanche et le jeudi, réservés aux inscriptions des amateurs.


Sottisier


— Les trois lauréats du prix Edmond Picard sont deux juristes.

{Le Florilège).

— Les bras de M. de Roccroy marquaient le plus profond étonne- ment.

(Correspondance S. Dartois).

— Votre livre est arrivé comme arrivent les événements, en souriant de leurs grands yeux, bons et francs. — ? —

fibidj

— Ceci semble changer de ses habitudes notre publication.

Ici-bas Ja mort et la vie, la Joie et le deuil forment un perpétuel contraste, (Ceci est une découverte.)

// collabora avec nombres d'auteurs parmi lesquels Crémieux avec qui il donna . . . (Florilège) .

— ...Les grands et les petits hommes delà vie quotidienne débités en tranches d'ironie...

(Job : Le Florilège).

— On a été unanime ^goûter... le cadre et les tableaux.

(Fédération Artistique).


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Jour calme d'Automne


Une dernière fois, avant L'hiver qui mord

Les carnpagneSf les eaux, les bois et les oréeSy

Tu promènes, là-bas, ta splendeur éplorée,

Automne aiixfrtcits tombés^ automne aux oiseaux morts.

Tes pieds qui ne sont plus que de pâles Itc^nières Effleurent le feuillage, aux sentiers, répandu; Et tes mains caressant les raisins suspendus Les réchauffent à peine, au pignon des chaurnières.

Tic fen vas, lente et grave, avec ton front penchant Sur les étangs des prés, tes beaux cheveux d'or sombre Et U oblique soleil fait si longue ton ombre Que des manteaux de nuit semblent traîner aux champs.

Les vents, ils sont partis qui t'ont découronnée ; Et voici le silence et les tristes rayons Et les fleurs ^nélancoliques des vietcx gazons Pour seuls témoins de ta douleur illuminée.

Et tu 7neurs dans la paix et la beauté, ce soir, Doicx visage assombri que le couchant contemple ; Oh que ta fin me soit l'autoritaire exemple Qui m'apprenne à souffrir et mourir, sans déchoir.

Emile Verhaeren.




Lb Thyrse — \" décembre 1907.


— 198 — Charles Van Lerberghe


Qu'on n'attende pas de moi, dans ces quelques pages forcément hâtives^ mie étude littéraire sur une personna- lité aussi complexe que Charles Van Lerberghe. Ceci ne peut être qu'un hommage au poète dont un ironi- que et cruel destin vint interrompre la carrière harmo- nieuse au moment même où la gloire commençait de l'éclairer, et où elle allait prendre sa direction définitive, et sa pleine signification. Rien n'est plus amer, rien ne nous donne une sensation plus cruelle de l'absurde hasard et de notre éternelle misère, que la mort d'un artiste enlevé à l'œuvre inachevée. Un homme qui avait quelque chose à dire, quelque forme nouvelle de la sensibilité à exprimer, quelques clartés à jeter dans le domaine de la connais- sance et qu'un obscur accident physiologique réduit brus- quement au silence : quel thème pour les banalités sombres et magnifiques dont on faisait jadis la trame des oraisons funèbres 1

Tel Alt le sort de Van Lerberghe. Du mysticisme épou- vanté des Flaireurs au lyrisme panthéiste de La Chanson d'Eve et de Pan, sa pensée a suivi une évolution logique et continue. Préparée pendant dix ans, son œuvre dernière était pour lui une sorte d'épanouissement. Mais il le sen- tait lui-même, elle n'avait pas encore reçu sa forme défi- nitive, et c'est au moment où il allait la reprendre, l'élaguer et l'amplifier, que son intelligence tout à coup a sombré dans la nuit.

L'histoire de la pensée de Van Lerberghe serait d'autant plus intéressante à reconstituer dans ses détails et dans son ordonnance, qu'elle est celle de toute une génération. Dans ses perpétuelles oscillations entre une règle étroite dont il garde le regret, et l'anarchie, si riche de promesses et si pauvre de réalisations où il se complaît par instant, l'esprit


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moderne a fait plus d'une fois le voyage du mysticisme chrétien, de l'ascétisme humilié à l'affirmation joyeuse et païenne que Nietzsche a nommé l'ivresse dionysiaque. Van Lerberghe, qui fut un poète très conscient, quoi qu'on en ai dit, et qui ne voulut rien ignorer de la culture con- temporaine, a parcouru ce chemin douloureux, pas à pas, avec la timidité qui lui était propre, mais avec une obsti- nation que l'on peut attribuer, si l'on veut, à ses ancêtres flamands.

Négligeons, s'il vous plait, un « Cantique de l'Imma- culée Conception » qui fut, au Collège des Jésuites où on réleva, son premier triomphe poétique. Il n'en parlait qu'en souriant et ne le montrait à personne. Mais pour moins « conforme » qu'elle ait été, il n'en est pas moins vrai que sa première inspiration fut purement religieuse et mys- tique. Ses prenjiers maîtres, s'il eut des maîtres, furent les préraphaélites anglais, et les vieux peintres du moyen âge flamand, dont l'humble et tendre idéalisme le ravissait.

C'était, au reste, le temps de la grande crise symbo- liste; la poésie se perdait dans un rêve imprécis. A l'imi- tation de Mallarmé, on appliquait à l'art des vers les règles de la composition musicale. De blanches princesses balbu- tiaient des paroles d'autant plus profondes qu'elles étaient moins intelligibles. Des chevaliers septentrionaux se pro- menaient dans la forêt de mystère, et l'on croyait sincè- rement exprimer les inquiétudes de l'âme contemporaine en faisant trembler de pauvres gens autour d'une petite lampe dans un paysage de cauchemar.

Les Flaireurs furent, en somme, le chef-d'œuvre de cette littérature, et ce petit drame enfandn, mais poignant, a valu brusquement à Van Lerberghe une de ces réputa- tions à la fois universelles et mystérieuses qui sont pour un jeune écrivain le plus grave des dangers. Il n'eut tenu qu'à lui, à ce moment là, de passer chef d'école. Un peu d'habileté, un peu d'entregent, un peu de cabotinage et


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Paris en faisait un de ces grands hommes que l'on y con- somme en six mois de temps. Sa timidité, sa sincérité, sa modestie le sauvèrent de ce péril. Et puis, il savait qu'il avait autre chose à dire.

Mais avant de le dire, il voulut vivre. De 1889 à 1898, pas un livre : Van Lerberghe travaille et se promène. Il prend à l'Université de Bruxelles ses grades de docteur en philosophie et lettres; il se nourrit de la littérature du passé, s'éveille à la pensée grecque. Le premier ouvrage qu'il publia après cette longue période de gestation, Entrevisions était pourtant encore très imprégné de mys- tycisme préraphaélite. — Quel est le livre sincère qui n'est pas un adieu? — Mais ce n'est plus le mysticisme sombre obsédé par l'idée de la mort qui l'avait d'abord séduit. C'est une inspiration claire, joyeuse, émerveillée devant la vie et bien qu'un peu mièvre encore, toute pleine des plus belles promesses.

« La jeune préraphaélite dont l'idéal fantôme l'avait si ingénument suivi, dit, à propos à! Entrevisions y M. Albert Mockel dans la charmante étude qu'il a publiée sur Van Lerberghe au Mercure de Francey contait de rime en rime son ravissement de vivre dans un jardin de roses. Elle avait quelques sœurs comme elle parées de chevelures blondes et de grands yeux clairs où la volupté sommeillait sous un bleu regard d'ange. Une à une, elles la rejoignirent bientôt pour habiter ce riant domaine qu'est un cœur de poëte.

» Toutes ensemble, elles formaient en leur gracieux mensonge, des groupes harmonieux où l'idéalité régnait avec l'illusion; et elles ne disaient que de nobles paroles, n'étant point de vraies femmes mais des images songées.

» C'était une compagnie choisie ou quelque retenue dans les gestes n'empêchent pas une grande liberté de pensée ni les propos les plus subtils, sous couleur de sim- plicité... »


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Le lecteur y trouvait un hôtel de Rambouillet de l'idéal — et il était ravi de s'y croire chez lui.

La Chanson d'Eve est d'une toute autre ampleur. J'in- cline à croire que ce poème d'inspiration si vraiment moderne est de ceux qui resteront. Bien que certains vers de Verlaine, de Laforgue ou de Jammes me résonnent plus profondément dans le cœur, je vois ici le reflet mer- veilleusement exprimé d'une illusion sentimentale qui fut propre à ce passé d'hier où nous sommes encore engagés.

» La Chanson d'Eve, dit encore M. Albert Mockel, c'est la divine enfance de la première femme; mais c'est aussi la légende éternelle de la jeune fille qui s'éveille de l'inno- cence à l'amour, à l'ivresse de comprendre et à la tristesse de savoir ».

On ne peut mieux dire. Mais que signifie cette légende, si l'on n'y peut discerner l'histoire de l'âme humaine déchi- rant le « voile de l'illusion nécessaire » pour entrer dans le domaine terrible et magnifique de la connaissance désintéressée, ou, pour se placer sur le terrain moral, l'aventure héroïque de la conscience affranchie des règles et des lois ?

La Chanson d'Eve aussi est une révolte contre l'idéal ascétique. C'est une acceptation nietzschéenne, un frag- ment de l'hymne dionysiaque à la musique duquel toute une génération a cru pouvoir engourdir ses inquiétudes et ses déceptions.

Magnifique ivresse que d'aucuns célébrèrent sur le mode tragique et que Van Lerberghe a revêtu de cette grâce féminine dont il avait découvert la subtile harmonie!

Pan devait préciser cette conception.

Ce n'est pas ici le lieu de discuter ce qu'elle a d'artificiel et d'insuffisant au point de vue philosophique. Les cher- cheurs les plus avancés dans le domaine moral semblent avoir acquis la certitude que cette religion esthétique^ inventée par l'âme grecque qui n'eut jamais une idée bien


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nette d'un devoir, quelqu'il soit, ne peut convenir aux peuples moralistes de notre Occident. Mais toute la géné- ration de Van Lerberghe au sortir des enfantillages mys- tiques où elle se complut d'abord y a cru avec ferveur. Qui donc entre 1850 et 1900 n'a récité sa « prière sur l'Acro- pole », chanté l'éternelle jeunesse de Dionysos, ou ressus- cité Pan dans son cœur? « Toi seul, ô mon maître, si tu existes quelque part, axiome, religion, ou prince des hommes », s'écriait le personnage symbolique de Maurice Barrés dans Sons l'œil des Barbares. Quel rêve : prendre pour ce maître un dieu clair et joyeux qui chasserait d'un sourire toutes nos inquiétudes, tous nos fantômes et tous ces décombres du passé qui nous engourdissent l'âme ! Un dieu qui tiendrait dans ses mains toutes les bienfai- sances que nous avons mises dans ce mot vague mais qui tout de même exprime une idée-force : La Vie! Un dieu enfin qui, comme dit Nietzche, sût danser

C'est ce rêve là dont Van Lerberghe a voulu exprimer les séductions dans Pan. L'œuvre n'est point complète. Van Lerberghe l'avait conçue comme une farce héroïque coupée d'élans lyriques — la comédie d'Aristophane. — Mais si la partie comique est excellente, dans sa franche et saine gaîté, les strophes divines, qui devaient préciser le côté affirmatif de l'œuvre, manquent d'ampleur et d'éclat. Le poète le sentait lui-même, car après la repré- sentation de sa pièce, il manifesta l'intention de la com- pléter, de l'enrichir avec la collaboration d'un musicien. C^est ce projet que la maladie est venue entraver. Brus- quement, les puissances ténébreuses qui avaient inquiété Van Lerberghe dans sa prime jeunesse ont repris posses- sion dans son âme claire et musicale, comme s'il n'avait pu supporter de regarder longtemps le terrible et splen- dide visage de la Vie qu'on découvre quand on soulève le masque des Dieux.

Louis Dumon i-Wilden


— 203 — Une Vie


Je connaissais très bien la petite horloge dont le mouve- ment semblait haleter, tant elle était vieille. Je l'avais connue chez mes grands-parents, autrefois, lorsque j'allais à la campagne m' enivrer d'air et de clartés, loin des bancs du collège et sans souci aucun de pensums que je méritais, je le confesse, aussi bien que tout autre. En y songeant, je ne puis me défendre d'une mélancolie douce comme un aimable souvenir.

Et voilà qu'en furetant parmi les objets qui encombrent le grenier, je retrouve cette petite horloge qui marqua pour moi tant d'heures charmantes. Oh! la triste^ la lamentable petite épave! Une couche épaisse de poussière la couvre toute; elle s'est glissée jusque dans ses rouages autrefois si diligents, et son balancier qui divisa le temps d'un geste infatigable pend tordu^ minable et figé.

Je la prends, respectueusement, comme une relique; je la débarrasse de l'immonde poussière qui la souille jusqu'au cœur et tout de suite elle m'apparaît comme une petite vieille qui aurait encore, malgré son grand âge et ses rides, une certaine coquetterie. Je fais tourner ses minuscules aiguilles sur le cadran fêlé et j'entends, ô miracle ! une toute petite voix cassée qui dit :

— Ecoute, je vais te conter mon histoire!

— Oh! oui, petite horloge, raconte-moi; tu dois avoir beaucoup entendu, beaucoup retenu et du coin ou tu te balançais, tu dois avoir assisté à tant de scènes joyeuses ou tristes. Raconte-moi ton histoire, petite horloge, je t' écoute...

Alors, après avoir toussoté, elle parla ainsi : J'ignore mon âgemais jesaisque je suis née bien loin d'ici, en pleine Forêt Noire. Oui, mon garçon, je suis d'ori- gine étrangère. La première fois que je ressentis les bat-


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tements de mon cœur, ce fut dans l'atelier d'un humble artisan, au milieu de mes sœurs, petites et grandes, qui étaient, je le dis sans jalousie, mieux parées et plus belles que moi. D'autres horloges avaient, sur moi, l'avantage de crier prétentieusement: Coucou! coucou! — moi, comme une pauvre petite que j'étais, je sonnais tout simplement les heures, mais avec tant d'exactitude que mon créateur souriait en me regardant.

Je ne restai pas longtemps dans l'atelier de mon arti- san. Un matin, il nous fit taire, toutes, d'un mouvement décidé et, nous enveloppant chaudement et avec soin, il nous coucha dans une grande caisse. Le jour même, nous partîmes vers d'autres contrées. Mais, dis-moi, mon gar- çon, as-tu déjà voyagé ?

— Oui, bonne petite horloge.

— Alors tu connais l'ennui et la lassitude d'un long voyage. Nous étions astreintes à la plus complète immo- bilité et les jours passaient, passaient si tristement. Pense donc, être faites pour montrer de nos aiguilles, qui sont nos bras à nous, le passage régulier des heures et être con- damnées à l'inaction la plus absolue, quelle souffrance !

Je me réveillai un matin dans la boutique d'un horloger de province, homme soigneux et très digne, qui n'épargna aucune peine pour m'assurer un avenir. Je l'entendis faire mon éloge vingt fois et je l'en remerciai d'un tic-tac reten- tissant. Je dois ajouter que je connus dans cette maison des humiliations dont je frissonne encore : une dame maniérée ne me trouva pas assez distinguée; un monsieur myope me reprocha d'être peu visible et un marchand supputeur qui avait al ligné sur le comptoir la somme de douze francs, qui était mon prix de vente, les rempocha brutalement en disant que, décidément, je ne valais pas une telle somme. Ah ! si j'avais pu atteindre celui-là de mon balancier!

Tu comprends avec quel déplaisir j'entendais ces paroles


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malveillantes. Mes compagnes en souffraient aussi et auraient voulu, comme moi, échapper à d'humiliantes appré- ciations ou à d'avilissants marchandages. Mais nous con- naissions de belles compensations aussi; lorsque des clients sérieux survenaient, nous nous .balancions coquettement, nos tic-tac se faisaient doux, onctueux. Je me souviendrai toujours de la venue d'une jeune laitière, rose et candide, à qui nous disions toutes, à l'unisson : achetez-moi, je suis jolie; achetez-moi, mon timbre est clair; achetez-moi, je ne coûte pas cher... achetez-moi... achetez-moi... Dans son trouble elle ne put faire aucun choix et elle partit rou- gissante et confuse... Ce jour-là notre maître a froncé les sourcils!

Un jour, enfin, un vieillard souriant entra dans la bou- tique. Il était accompagné d'un enfant — c'était toi, mon garçon — qui me parut être charmant, sans flatterie. Ce fut l'enfant qui me choisit; le vieillard me fit empaqueter et je pris, le lendemain, la place que j'occupai jusqu'à ma définitive retraite.

O charmant refuge que fut celui-là ! Quelles joies et quels plaisirs je fus chargée de mesurer. La maîtresse de cet inté- rieur aimable était une vieille petite personne, aussi vieille que je le suis moi-même, aujourd'hui. Elle joignit les mains avec tendresse en me voyant commencer ma tâche laborieuse et elle embrassa le petit garçon en le félicitant de m' avoir choisie. Le vieillard, qui s'appelait Ludovic, était présent et s'écria un peu sentencieusement :

— Bonne Marthe, voici ton horloge ! puisse-t-elle son- ner pour nous pendant de longues années, la parfaite félicité!

Oh, oui, braves cœurs, pensais-je, votre bonheur n"est pas près de finir! j'aime vos deux belles têtes blanches et j'aime votre petit-fils à qui je dois de vous appartenir; j'aime vos parents que je ne connais pas encore, vos amis que je connaîtrai et j'aimerai tous ceux qui franchiront


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votre seuil hospitalier! et dans mon enthousiasme — il était midi — je frappai douze coups vibrants, comme pour saluer dignement mes nouveaux maîtres !

Le soir, je fis la connaissance de tout un petit monde qui vint faire cercle autour d'une grande table où tombait une nappe de lumière blonde. Moi, j'étais noyée dans une douce pénombre et je voyais et j'écoutais avidement, — j'étais si curieuse dans ma jeunesse! — Il y avait là une dame Batilde, aussi âgée que l'était la bonne Marthe. Elle prenait grand plaisir à parler inlassablement de ses biens et de son or. J'ai su par la suite que son défaut avait nom : vanité. Il paraît que beaucoup de gens de ce bas-monde en sont affligés. Il y avait aussi Bonnard homme d'impor- tance qui ne laissait à personne le temps de parler^ mais dont la bouche était pleine de mots, comme ceux-ci : poli- tique, philosophie, fraternité, solidarité; toutes contrées qui m'étaient inconnues, à moi qui ne suis qu'une petite ignorante et qui ne connais que la Forêt Noire. Il y avait encore les époux Tinant, deux bonnes gens dont les pauvres connaissaient bien la demeure et qui, à la table de mes maîtres calmaient avec douceur ceux qui s'abandon- naient à la violence des mots. Il y avait aussi le père Miraud, un fumeur redoutable, dont la pipe avait des fumées de cheminée qui, souvent, m'empêchaient de voir. Il y avait, enfin, le boucher qui était un grand poseur de questions et diseur de proverbes.

Les choses, les objets qui meublaient ce charmant logis, m'étaient devenus familiers. En l'absence des maîtres, j'ai assisté, maintes fois, à des conversations fort édifiantes. Je fus bientôt détentrice d'une foule de petits secrets que je puis dévoiler aujourd'hui sans offenser personne. La tasse de Marthe poussa l'indiscrétion jusqu'à nous révéler que la bonne vieille sucrait son café sans mesure et qu'elle le buvait lentement, à gorgées si petites, qu'un oiseau eut mit à le boire, exactement le même nombre de


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minutes. La canne à pommeau d'argent qui se tenait, rigide, dans un angle de la cheminée, nous dit combien de fois Ludovic l'oublia dans ses pérégrinations et se moqua avec raideur de tant de folles distractions. Elle osait par- ler avec cette irrévérence et pourtant le portrait du bon Ludovic était là, si ressemblant. Oh ! l'audacieuse!

Peu de jours après mon installation, Paul, le jeune enfant qui m'avait fait acquérir, s'en était allé. Il revenait chaque année et puis s'en retournait pour longtemps dans une grande institution qu'on appelait, je crois, un collège. Il eut voulu — ceci est une opinion de petite simplote, je veux bien ! — retarder autant que possible son départ vers cette grande institution. Chaque soir, après avoir couru par les champs d'où il rapportait une bonne odeur de fougère, il s'arrêtait devant moi et ne manquait pas de dire : Petite hor- loge arrête toi! tu tournes trop vite. Je vais, si tu continues, devoir repartir. Et il ajoutait souvent : Mais à quoi bon ? il faut devenir un homme ; il faut s'instruire; non, non, petite horloge continue Que ton heure soit toujours, pour moi, une heure de succès. Alors il ouvrait ses livres et s'y plon- geait dans d'interminables lectures. Moi, je me disais, tout en marchant :

— Mais que regarde-t-il avec tant d'obstination ?

Et tous les livres semblaient rire de ma si naïve question, et j'entendais qu'ils se chuchotaient.

— Mon Dieu, qu'elle est sotte!

— Je feignais de ne pas entendre. Beaucoup d'années passèrent.

Un jour un homme entra ; il était bien connu de nous tous. Cet homme n'était pas comme les autres. Il était coifté d'une casquette galonnée d'or fané, une casquette lavée par les pluies. Il portait en bandoulière un grand sac de cuir et sa présence s'annonçait, dès le seuil, par sa marche pesante et les heurts de son bâton ferré. Il remet- tait des lettres à Marthe dont elles faisaient la joie.


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L'homme le savait bien car il ne partait jamais sans emporter un petit écu; et il souriait dans sa barbe fauve et broussailleuse. J'attendais toujours avec impatience le départ du grand sac de cuir parce que j'assistais, alors, à une scène charmante. Vite, les lunettes! où sont les lunettes? où sont les miennes? Ah! les voici! Alors Marthe ouvrait de ses doigts tremblants l'enveloppe cache- tée et Ludovic avait beau dire :

— Doucement, ma bonne, doucement!

Elle n'entendait pas; elle tremblait davantage. Et puis c'était la lecture, une lecture attachante sans nul doute. Mais Marthe, la bonne vieille, ne pouvait pas terminer la lecture. Elle n'y voyait plus tant ses larmes coulaient, des larmes de joie, de joie suprême. Puis Ludovic conti- nuait d'une voix chevrotante et émue. Et il terminait en disant:

— Ah, le coquin! nous le verrons demain; il sera là enfin, le cher maître !

— Qui donc attendent-ils? pensais-je.

Je n'entendis parler, ce jour-là, que de celui qui allait venir. Des voisins vinrent prendre des nouvelles. Contrai- rement à leur habitude, les deux vieillards veillèrent en s'entretenant du passé ; ils envisagèrent l'avenir, et Ludo- vic eut un grand succès de gaîté en disant avec un orgueil qu'il ne cachait pas :

— Entrez, Monsieur l'avocat, soyez le bienvenu!

Le lendemain fut un jour inoubliable. Ludovic s'était rendu à la gare du bourg et la bonne Marthe eut pour moi, pendant son absence, une attention si soutenue que j'en rougis, je crois, de plaisir. Elle me regardait sans cesse en souriant et me dit vingt fois : Plus vite petite horloge, plus vite encore... plus vite!...

— Mais qui donc attendent-ils? disais-je.

La porte s'ouvrit. Un grand garçon se précipita dans les bras de Marthe. Ma surprise fut telle que l'énergie nie


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manqua et que je faillis m'arrêter. Ce cher maître, ce mon- sieur l'avocat, c'était Paul, le petit-fils bienveillant qui m'aimait et que j'aimais, c'était toi, enfin! Ah! c'est dans ces grands moments-là qu'on regrette de nétre qu'une petite horloge !

Mais il n'est pas de bonheur parfait; j'allais connaître la douleur. Un soir, Marthe qui était assise dans son grand fauteuil appela soudain son époux qui ne l'entendit pas. Elle se renversa en arrière, les yeux tristes, grands ouverts, qui me regardaient avec obstination et terreur. J'en fus cruellement touchée et je sonnais neuf appels sans que ses yeux douloureux se détachassent de moi. Ludovic rentra, enfin, et voyant Marthe immobile, inanimée, il pleura longtemps. Depuis ce jour, je ne vis plus ma bonne maîtresse, je ne la revis plus jamais. Mais Ludovic ne quittait la place que rarement; il se promenait péniblement, la tète inclinée et s'arrêtait devant le fauteuil en sanglo- tant et en prononçant des mots doux, des mots sans suite, où revenait sans cesse un nom aimé de tous : Marthe 1

Ici, la petite horloge se tut pendant quelques instants. Sa voix cassée était devenue à peine perceptible tant elle était émue. Elle reprit enfin et conclut :

Et voilà la destinée, mon garçon 1 tout finit, tout périt. J'ai subi, moi-même, les vicissitudes réservées aux petites choses de mon espèce. Je ne sais quel malaise engourdit un jour mes mouvements, mais, en retardant, j'induisis en erreur le bon Ludovic qui, si j'ai bonne souvenance, devait se rendre à quelque importante réunion. Il la manqua et revint peu après en me jetant, lui si bon, un regard dédaigneux et mécontent. Le lendemain, je vis trôner sur la cheminée un réveil-matin nouveau style ! T'imagines-tu le mauvais ménage que nous limes ensemble? Nous ne fûmes jamais d'accord! Moi, la vieille malheureuse, je succombai dans cette lutte par trop inégale. Ce fut l'exil dans ce grenier, parmi toutes ces vieilleries; mais je me


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console en pensant que tous les objets qui m'entourent eurent aussi leur part de beauté. Soyons stoïque ! Il faut bien que les petites pendules neuves sonnent la déchéance de celles qui annoncent le crépuscule alors que le soleil de midi illumine les horizons !

Omer De Vuyst.


Emile Verhaeren.

Emile Verhaeren est né à Saint- Amand-sur-l' Escaut, non loin d'Anvers, en 1855, le 21 mai. La première partie de son enfance s'écoula en plein polder flamand, aux bords du fleuve ; puis il dut s'exiler à Bruxelles et à Gand pour faire ses années d'étude. Il entra ensuite à l'Université de Louvain où il étudia le droit. C'est même vers cette époque qu'il débuta dans la carrière des Lettres en fondant, avec quelques amis, un petit journal estudiantin La Semaine, et nous sommes étonnés, nous les jeunes d'à présent dont les Revues meurent de misère aiguë (pour ma part j'en ai vu mourir cinq ! !) de voir cette feuille où Verhaeren s'essayait, s'en aller, tout simplement supprimée par le recteur de l'Université.

Verhaeren, docteur en droit, vint à Bruxelles se faire inscrire au barreau de cette ville mais quitta bientôt la capitale. En 1883 il publie Les Flamandes^ son premier recueil, impressions du pays natal et de jeunesse, contribue dans La jfeune Belgique, la Société Nouvelle, L'Art Moderne, La Wallonie à la renaissance des lettres belles, écrit ses Contes de Minuit (*), bizarres et colorés, d'une prose spéciale, neuve et originale, mène campagne en faveur des peintres impressionnistes, donne une étude sur Joseph Heymans à la Société Nouvelle et une autre,


(*) Collection de La Jeune Belgique,


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plus tard, sur Fernand Khnopff, va concevoir à Forges, entre Chimay et Les Rièzes, ses poèmes Les Moines, et se dépense enfin en un débordement vital extraordinaire. En plus de ses écrits, la légende veut en outre que ce jeune flamand ait eu une vie agitée et fiévreuse. On rappelle certains charivaris, certaines déclamations de vers de Verhaeren, faits par l'auteur et ses inséparables Dario de Regoyos, Théo van Rysselberghe, et Willy Schlobach, la nuit, sous les fenêtres du critique de '^Indépendance belge. La légende veut qu'ils aient couru les environs de Knocke et de Heyst, chanté, crié, révolutionné les paisibles villé- giateurs ; on dit — Verhaeren lui-même en sourit — que, dans le plus simple appareil, « la bande » s'est baignée, un jour, entre ces deux cités balnéaires, en plein soleil de midi, on dit... on dit tant de choses 1 Mais, comme je ne conipte pas écrire un Verhaeren intime, je me bornerai à remarquer combien le Maître fut et est depuis son enfance, jusqu'aujourd'hui, jeune de cœur, juvénile d'esprit, enthou- siaste d'imagination, plus ardent et plus fougueux qu'au- cun d'entre nous, — ceux de vingt ansl — Je lui ai, pom- ma part, entendu défendre les prérogatives artistiques et littéraires des poètes et des prosateurs nouveaux ; je l'ai vu s'enthousiasmer, s'exciter et crier sa joie .à voir les eftorts des siens amis, réussir; et, comme le poète a. un cœur d'une bonté inépuisable, comme il ne peut s'empêcher d'aimer soi-même en tous les autres, d'admirer tout d'une âme saine, feime et juste, il se montre excessi- vement accueillant aux jeunes, les encourage, les conseille, les dirige, et ne leur refuse que, très rarement — mais tou- jours en se promettant d'en finir 1 — des poèmes ou des vtis inédits, pour leurs feuilles, journaux, hebdomadaires, revues...

Entre 1887 et 1891, le poète traversa une crise physique- ment maladive dont tout son organisme fut ébranlé : son corps fut infirme par la Douleur; son âme, envahie par le


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mal, se désespéra, se révolta ; et même, lorsque vint la con- valescence, elle ne fut que mensongère : le cerveau aifaibli, le corps terrassé ne purent saisir, en une soudaine fois, tout l'espoir que la guérison permettait. Ce fut seulement petit à petit que le poète reconquit l'empire sur lui-même; néanmoins la maladie lui laissa sa flétrissure, une amer- tume parfois lumineuse et farouche, toujours vivace, tandis qu'en outre elle lui enseignait la connaissance de lui-même...

Verhaeren, que le poète Henri de Régnier décrit ainsi : Visage combatif et artistique : les grandes rides transver- sales du front s'équilibrent avec la courbe des longues moustaches ; face méditative et tourmentée, d énergie et de ténacité, Verhaeren a un masque remarquablement beau, tragique et tourmenté. Il parle nerveusement ; sa pensée et sa parole jaillissent par jets ou par flots avec une impé- tuosité que retient à peine le ton assourdi de sa voix, ton où vibre parfois un accent d'énergie mâle et ferme. Il parle, et ses yeux, ses doux yeux, brillants et bleus, perdent leur expression de recueillement, de rêve, de mélancolie, et s'allument d'un feu vif et ardent; il redresse la tête — que, d'habitude, il tient légèrement penchée —, met d'un brusque mouvement son pince-nez, rejette le cordon qui le retient et sa main traçant une courbe légère dans l'espace, Verhaeren semble vouloir attaquer, bâtai 1er, vaincre ; on dirait un Jeune-Belgique encore grisé d'une première foi, n'étaient ces rides parallèles, sillons imprimés sur son front par l'eftbrt du labeur gigantesque, n'étaient ces moustaches en gaulis de saule, des deux côtés de son menton, comme lasses et retombantes l Ensuite la voix s'arrête, les yeux redeviennent simples et naïfs, la main fait, d'un même geste saccadé tomber le lorgnon, puis rejette l'embroussaillement des cheveux et d'une mèche blonde, glissée, petit à petit, sur le front. Verhaeren semble recroqueviller son col ; sa tête se penche à nouveau, pen-


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dant qu'il vous écoute, ou qu'il poursuit quelque rêve antérieur, soudain renouvelé dans son esprit.

Il passe son temps à courir de places en places, de ville en ville^ de pays en pays. Il fait des tournées de confé- rences, parfois (*), mais n'aime guère parler en public. Les endroits où il se fixe le plus volontiers sont : Bruxelles où il fait de multiples apparitions, Ostende où chaque été il va soigner sa fièvre de foin, Le Caillou-qui-bique près de Roisin (Autreppe) et Paris (Saint-Cloud)... Et toutes les heures du Maître sont occupées par ses livres, par son œuvre et par des distractions d'Art et de Beauté. Il martelle, d'un bout de l'année à l'autre, ses vers, exprime à chaque minute sa pensée et vibre continuellement au contact physique et moral qu'il prend ainsi avec la Vie...


I


Celui qui voudrait étudier comment Emile Verhaeren comprend son Art et son métier, aurait à lire un des pre- miers poèmes de la Multiple Splendeur ^ celui qui précisé- ment s'intitule Le Verbe.

Le poète songe souvent aux peuples, aux êtres de l'enfance des siècles qui

Avec des cris d'amour et des mots de ferveur,

Un jour, les tout premiers, ont dénommé les choses.

Ignorants et ne possédant même pas encore la science d'argumentation, ils découvraient la souffrance, le plaisir, le bien et le mal en confrontant continuellement leur âme avec le monde. Leurs yeux s'emplissaient de visions; leur cerveau enregistrait mille sensations nouvelles; et, ce leur était une joie de constater l'universel accord de la terre et d'eux-mêmes : leurs cris en exaltaient l'émotion. Leurs nerfs, leurs muscles et leur chair frissonnaient.


(*) En 1906 il fut en Hollande. Cette année il va en Allemagne,


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Tels cris, flèches d'argent de telle âme bandée, Soudain devenaient mots et atteignaient l'idée.

D'autres, imprécis, hésitants, s'imposaient ensuite comme l'expression franche et nette des perceptions sen- suelles. Les cris, devenus mots, d'abord expulsés un à un, furent bientôt accouplés, accordés, modulés par les lèvres. L'homme se dressa, créateur du Verbe, — ce monde ! —

Depuis, du temps, des peuples, des rois ont passé par monts, par vaux et par océan. Les races ont multiplié les formes différentes des langages :

La foule entière y travaillait au cours des âges, Mais les poètes seuls en fixèrent le chant.

s'écrie le Maître, parce qu'en eux seuls surgit l'ardeur primesautière, intacte et profonde qui grisait l'homme des premiers temps de l'unique contemplation de la terre et de sa splendeur. Les poètes sont encore susceptibles d'éprouver les joies et les douleurs des fnssons primitifs; le monde est mouvant en eux; ils en sont ivres; et certains l'expriment sans savoir comment, mais ont si bien senti passer les idées

Qu'elles règlent d'elles-mêmes l'élan du vers

Et les jeux

Onduleux

De la rime assouplie ou fermement dardée.

La lecture de ce poème et celle, principalement, de ses quelques derniers vers^ — qu'on vient d'écouter, — explique comment s'est créé le métier de Verhaeren.

Dans ses premiers recueils le poète, véritable enfant sauvage de Victor Hugo, se sert du vers romantique. Il reprend le vers rythmé, césure en deux endroits, partagé en trois fragments, le vers ternaire. Il s'en crée un mode préféré. Pas un de ses poèmes qui n'en referme. Au hasard, dans Les Flamandes, je trouve :


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Voici les nuits, | les nuits longues, | les jours blafards Où nuit et jour, | matin et soir, | l'ouragan corne,

et, dans Les Moines^ ceux-ci :

Et les moines | dans leurs goules | toutes les mêmes, Sont là debout, | muets, plantés | sur deux rangs blêmes.

Je pourrais multiplier les exemples. Verhaeren a trouvé dans cette forme une expression rythmée qui convenait admirablement à son tempérament de force et d'énergie. Inventé par Hugo qui ne l'employa qu'avec sobriété, le vers ternaire, est devenu propre à l'auteur des Fla?nandes. Son alexandrin en est devenu plus indépendant, et y a trouvé son originalité. Dans La Multiple Splendeur j presque tous les vers sont ainsi construits :

Le monde est fait | avec des astres | et des hommes. ou II est vous-même, I avec son calme, | et sa douceur.

ou II se dressait, | tranquillement, | sous le ciel bleu,

Il se plantait, | dans la splendeur, | comme un exemple. ou enfin Et tout s'oublie — | et les tunnels, j et les wagons.

Ces vers ternaires se répètent souvent et produisent toujours un effet de rythme plus pur, et plus précis. On dirait comme le martèlement forcené des idées sur le cerveau dont le choc, par bonds égaux, se répercute. Ils donnent une sorte d'énergie et d'ampleur à la phrase : le sens en est élargi.

Mais comme le disent les trois vers suivants du même poème Le Verbe :

Dites, les rythmes sourds dans l'univers entier ! En définir la marche et la passante image En un soudain langage.

Le mode d'expression du poète devait bientôt se méta- morphoser. Il eût alors son vers libre; ce vers n'est pas un raffinement; il s'impose au Maître comme une néces- sité, comme l'instrument obligatoire; il est le symptôme de la force, de la volonté, du lyrisme et du tempérament


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artistique de Verhaeren; il crie sauvagement; il lui faut donc la liberté, l'affranchissement; il convient admirable- ment à la sonorité brutale de ses rythmes, au sens très développé qu'a le poète des couleurs, des proportions, de la masse, à la profondeur outrancière de ses sensations, à la virulence de ses sentiments; la violence, la robustesse flamandes de Verhaeren ne peuvent s'enclore dans des formes rigoureuses. Cependant, le vers-libre de notre Génie, comme celui de de Régnier, de Vielé-Griffin, est vigoureusement amené à une expression presque unique- ment musicale !

Elke versregel heeft zijn eigen rythmus, enkel en alleen bepaald, duor de cmocie waardoor het vvordt geschapen {^).

dit M. Van Hamel dans la belle silhouette qu'il a tracée de Verhaeren (**). Et ceci est absolument exact.

Verhaeren a un art, un rythme, et une langue per- sonnels.

Ses vers, forts, larges, immenses, parfois brusques et rocailleux, ont, à la fois, les frissons sauvages de la passion et les aveuglements éclatants, débordants de couleur. Ils sont riches et sonores. Leur poésie métaphorique s'essore toujours rajeunie, infatigable, d'une puissance incalculable.

Verhaeren a le sens de l'onomatopée, de l'harmonie. Il a su rendre tous les bruits que son ouïe percevait. On connait son magnifique poème :

Le moulin tourne au fond du soir, très lentement.

Sur un ciel de tristesse et de mélancolie,

Il tourne et tourne, et sa voile, couleur de lie,

Est triste et faible et lourde et lasse, infiniment (****).

qui, aussi bien que cet autre Le cri :


(*) « Chaque vers a son propre rythme, simplement et uniquement déterminé par l'émo- tiori qui le crée. » (**) Dichter-Silhouetten. E. Vibiiaeiikn. Overdrukt uit de Gida [1907, n' t]. (***) Poème» [2« série]. Les Soirs. Le Moulin.


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Un cri s'écoute, un cri désespéré d'oiseau, Un cri grêle (*^).

n'est qu'une longue symphonie, un rythme emprunté à l'objet même de l'inspiration.

Peut-on rendre avec plus d'intensité réaliste le bruit de la course des animaux, que dans ces vers :

Pattes folles, regards luisants, museau levé, Ongles courbes, comme des becs, Faisant un bruit de noyaux secs, Jetés par tas, sur le pavé (*'*).

Poun"ait-on mieux exprimer la berceuse câlinerie de la caresse :

Très doucement, plus doucement encore.

Berce ma tête entre tes bras,

Mon front fiévreux et mes yeux las ;

Très doucement, plus doucement encore.

Baise mes lèvres, et dis-moi

Ces mots plus doux à chaque aurore

Quand me le dit ta voix

Et que tu t'es donnée, et que je t'aime encore ('-"-'«),

Autrement que Hugo dans les Djinns, voici rendu la sensation de l'éloignement :

Chacun porte au bout d'une gaule. En un mouchoir à carreaux bleus, Chacun porte dans un mouchoir, Changeant de main, changeant d'épaule, Chacun porte. Le linge usé de son espoir (««««).

Cependant tous les vers du Maître ne sont pas aussi harmonieux iinitative^nent^ ni aussi larges. Il en a de sobres :


(») Ibid. : Le cri.

(♦*) Le» Petite» Légendes. Histoire de Jean Snul.

(***) Les Heures d' Après-midi, p. 19.

(.*♦**) Campagnes hallucinées : Le Départ.


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Il est ainsi de pauvres cœurs avec en eux des lacs de pleurs, qui sont pâles comme les pierres d'un cimetière (**).

Et, il est à remarquer, qu'en général, Verhaeren, en ce qui concerne le choix et l'arrangement des rimes, demeure fidèle aux anciens préceptes. Son sens rythmique qui les lui fit, un peu parnassiennement, assembler, aux heures de ses débuts, l'a empêché de se libérer entièrement des lois de la rime. Ses premières audaces consistaient à laisser, au milieu d'une strophe, un vers non rimé, comme reposant sur des rimes prolongées en échos :

Les soirs crucifiés sur l'horizon, les soirs Saignent, dans les marais, leurs douleurs et leurs plaies. Dans les marais, ainsi que de rouges miroirs Placés pour refléter le martyre des soirs, Des soirs crucifiés sur l'horizon, les soirs (****).

Il eut, alors, certains quatrains où les extrêmes reposent sur les moyens, puis une certaine irrégularité — apparente — dans l'accouplement ou dans l'entrecroisement des rimes. Dès lors, le vers Verhaerien était créé, se rimant par assonances, par allitérations ou même uniquement par le rythme scandé, martelé.

La langue même qui sert à l'expression de ces vers, est unique. J'ai dit qu'elle était essentiellement métaphorique. On y rencontre des figures hardies :

Les chiens du vent mordent Vécho de leurs abois.

Les gestes de lumière des phares.

Les loques de mes jours.

Le vieux crapaud de mes sanglots.

Les soirs crucifiés sur l^ horizon.

Le vertical palais d* orgueil de mon cerveau,

I^ mors-aux'dents de mon navire.


(•) Almanaeh. Le» Errant» (février).

(••) Poèmes (!• série). Les Soir» : Humanité.


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Les chevaux bavochant de F écume au branle de leur tête.

Les phares sonnant au loin les feux en or de leurs fanfares.

Les désirs sont droits cornrne un faisceau de glaives.

On y trouve des expressions dont la nouveauté étonne, mais fascine. Le cri des hommes primitifs devient flèches d'argent de telle âme bandée. — Les navires qui partent suggèrent 1 idée que les mâts dardent leur âme. — L'horloge casse les heures. — Le glas s exalte à disperser le deuil sur l'horizon. — Le beffroi tricote maille à maille de pauvres notes. — Les penseurs rêvent à^ emprisonner F éternité da?is le gel blanc d'une immobile vérité. — Le silence complet d'un endroit se sent parce qu'aucun ongle de bruit n^y griffe le silence. — Les nénuphars baillent sur V étang clair leurs rêves immobiles. — Vivre âprement, c'est 7nâcher la vie.

L'originalité toute particulière de ces figures est cepen- dant naturelle, spontanée, et semble être comme la folle fermentation du lyrisme aigu du Maître. Elle est peut-être plus développée en lui à cause de son origine flamande : les races néerlandaises ont cette logique primesautière des comparaisons figurées. Or, Verhaeren subit l'influence de sa race. Les particularités que je viens de noter le prouvent déjà. Ses néologismes, ses accouplements de mots le concluent affirmativement :


Les baisers rouges. Les plumes majuscules. Les malades hiératiques. La statue textuelle. Le ciel dédalien. Le cœur myriadaire de la foule.


Des auto7nnes apostumés. Les vents vermeils. Des navires cavalcadeurs. Les gloires médusaires. V antienne prismatique. Les solitudes océanes. Le soir tourbillonnaire.


Certains mots nouveaux que j'ai notés en l'œuvre du


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poète sont vraiment dignes de perdurer, non seulement avec ses livres, mais encore dans les vocabulaires :

Entier quoiser ^rauquer ^vacar mer ^ héqtdller^s'enténébrer^ se futiliser, se mesquinisery larmer, ne sont-ils pas des verbes absolument expressifs, intensifs? Et ne voilà-t-il pas des vocables choisis : V enténèbrernent nocturne, la mordacité du bourdon, V ejnbroussaillement des astres, V errance y \2ipénétrance^ la chambre d! esseulement , la célé- bration en recordiesj dont la nouveauté plaît? Et enfin cette expression : des mains térettes, qu'avec M . Van Hamel je penche à faire dériver du néerlandais teder, contracté par l'usage en têêr et qui signifie : tendre, n'est-elle pas absolument compréhensible, tout imprégnée qu'elle soit de l'influence flamande ?

Ce sont toutes ces particularités qui ont fait dire par Henri de Régnier que Verhaeren écrit en une langue âpre- ment territoriale. Il y en a d'autres. Telles, par exemple ces interjections fréquentes, multipliées : Dites, dites! ... dont ses poèmes s'entre-coupent, et qui rappellent, avec précision, le Zegf Zegf des flamands. Telles encore ces parenthèses brusques, «abruptes» : depuis quels temps P — poicr Dieu sait quand — qui réfléchissent l'obscuran- tisme un peu fataliste des paysans de Flandre; telles encore, ces constructions, qui sont presque des « flandri- cismes : les tant pauvres par les plaines (*).

Sa langue, enfin, accumule comme son esprit, l'ébène et l'or. Il est un Ruysdael, un Rembrand accouplant l'ombre et la lumière, et telle œuvre du Maître (Les Flamandes) s'inspire comme je l'ai dit de toute l'école picturale d'Anvers.

On a reproché à Emile Verhaeren l'abus des adjectifs clair f ardent, du substantif or, et de la couleur rouge (**).


(*) Je ne puis me défendre de rapprocher de cette expression, cette autre, consacrée par un tableau du peintre Franz Gailliard et trouvée par Georges E^koudt : Les ta* d'aller.

(••) Rémy de Cîourmont remarque, je crois, que Verhaeren rime toujours rouge, avec gouge ou bouge.


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Ceux qui l'on fait n'ont pas réfléchi que Verhaeren est un lyrique — le plus lyrique des lyriques — ; ils ont oublié qu'il est le poète du paroxysme; ils n'ont point vu, ensuite, qu'autour de nous, ne dominent que la clarté, l'or^ le rouge et les soirs — soir étant synonyme d'obscurité ; — ils n'ont point senti la magie évocatrice de ces mots « clair, or, rouge », résumée en « ardent »; ils n'ont point entendu la sonorité de force^ de puissance que renfermaient ces qualificatifs; et enfin ils n'ont jamais compris qu'à un sensuel de la pensée et du rythme lyrique, comme l'est Verhaeren, ne s'imposent, dans l'immensité, que les choses d'évidente extériorisation, le clair ^ le rouge, Vor ou Yar- dent !

Albert Giraud imprima, jadis : Verhaeren mène la danse du scalpel autour de la syntaxe. C'est possible; il est des mots - je l'ai prouvé — il est des figures — j'en ai citées — il est enfin des tournures, des libertés que, plus d'une fois déjà, dans des rééditions de ses poèmes, le Maître a remplacés par d'autres — et ce fut un tort — et qui achèvent de donnera son langage cette allure si franche- ment indépendante. Je veux parler des adverbes verhae- riens. Ceux-ci mériteraient une étude particulière. Celui qui a parcouru du Verhaeren a du sentir immédiatement la fréquence des adverbes en — ment : obscurément, opiniâtre- ment, insatiablement, éclatamment, implacablement, et cet obsédant mais combien majestueux : immensément. Ces adverbes font partie du caractère de force qui est éveillé en l'àme du poète. Ils élargissent l'expression de sa pensée et semblent porter jusqu'aux étoiles le geste auguste de son labeur. Ils montrent la brusquerie, la soudaineté de ses im- pressions.

Verhaeren a des adverbes substantifs : les ailleurs, les n^ importe oie, mon navire d à-travers-tout, les loins, les naguères, un tout-à-coup de fou désir, un tout-à-coup de gel. Il en a qui sont adjectifs : mon toujours esseulement,


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Va- travers- tout galop des comètes, la souvent maison de ma douleur. Tous contribuent à rendre une forte émotion, et ils donnent, plutôt que la figuration réelle des choses, l'aspect particulier sous lequel elles apparaissent.

Cette langue rudimentaire, martelée, bourrue, cette langue d'homme du peuple, cette langue de la race flamande de chez nous donne la puissance que peut atteindre le ton populaire amplifié par un génie. Ver- haeren a introduit, infusé dans le verbe français les harmonies germaniques, les onomatopées, les réson- nances insoupçonnées, les ressources de force et de vibrance. Dans une aussi douce langue que la langue fran- çaise, l'instinct primitivement flamand de Verhaeren Ta porté à rechercher les mots les plus sonores, les plus brusques, les plus rugueux, et cet instinct lui a fait recher- cher l'imitation spontanée, par un assemblage de ces mots, des plus rudes, des plus territoriales expressions du Nord. // a enrichi le vers français de vibrances plus mâles, qui éclatent avec fracas, comme les cuivres des batailles, hurlent comme la houle, un soir d'orage et d'ow^agan; il l'a enrichi, en outre, d'assonnances et de cadences, par lesquelles nous fut révélé en même temps que sa profonde connaissance de la langue française, son sens flamand de l'harmonie.

Remy de Gourmont a parlé d© son outil éti-ange et magique, Henry de Régnier l'appela le grand poète du feu, Vielé Griffin trouva que son œuvre fleurait bon le terroir des aïeux. Van Hamel l'a trouvé flamand de cœur et d'âme. Robert de Souza le baptise le plus grand manœuvrier des nouveaux poètes. Ramaekers aditqu'il est celui qui a le mieux donné la caractéristique flamande à son œuvre. Je le consi- dère, personnellement, comme le premier lyrique belge, le seul poète national qui soit vraiment de chez nous, et dont la langue est colorée des puissances anciennes et modernes de notre race.


— 22^ - II

Verhaeren n'est pas flamand uniquement par sa nais- sance et ses origines ; il l'est également dans son œuvre, non seulement par caractère et physionomie, mais par la source même de son inspiration.

Le premier recueil de poèmes de Verhaeren se titre, en effet, Les Flamandes. Le jeune poète, ivre de son adoles- cence, grisé de sa propre sève, brûlant de toutes les fougues accumulées depuis sa tendre enfance, se sent attiré, irrésistiblement, vers les vieux peintre-^^ de l'Ecole Flamande, par leur réalisme ardent et par leur

Explosion de vie, où ces maîtres gourmands, Trop vrais pour s'affadir dans les afféteries Campaient, gaillardement, leurs chevalets flamands, Et faisaient des chefs-d'œuvre entre deux saoûleries (*).

Il apparait, remarquablement doué, réaliste lui-même, ardent, truculent, descriptif, exubérant, turbulent. Son livre est un hymme à la joie, un cantique à la chair. Il est l'exaltation, bruyante et claire, sauvage et déchaînée, large et déUrante de la vie flamande. Il montre un poète, frère de Rubens; des bouges y sont peints, des bouges fumeux, aux plafonds culottés où, bedonnants et paillards, bons humeurs de pots, grands lècheurs de plats, Craes- beke, Brakenburgh, Teniers, Dussart, Brauwer, Steen, goinfres et ivrognes sont attablés; les commères à chairs bombées, cyniques, obscènes, regards flambants, la gorge en fleur, dépoitraillées, y godaillant joyeusement, s'emplissent d'amour, de vin et de mangeaille dans le décor des grasses kermesses. Beuveries, truandailles, fureurs de ruts et d'amour, grasses frairies et franches lip- pées dans une couleur tumultueuse où étincellent cuivres, étains, faïences, à larges touches sont évoquées.


(*) Les Flamandes : Les vieux maîtres. Poèmes : t" série. Mercure.


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Les paysanneries à la Greuze, disparaissent. Verhaeren peint les paysans des Flandres avec vérité :

Les voici noirs, grossiers, bestiaux — ils sont tels.

Puis suit leur portrait et on les voit âpres au gain, têtus et serviles, s'usant à labourer, à féconder l'humus, et demeu- rant mesquins et miséreux; ils apparaissent dans la vision des kermesses cherchant femelle,danse, gaspillage, boissons, viols et ruts d'alcools, près des larges opulences des corps charnus des beautés flamandes menant les désirs en laisse avec des airs de royauté. La Flandre et

La verte immensité des plaines et des plaines,

sert de décor, enflant sa vie éparse aux quatre coins de l'étendue. Les types y sont campés avec puissance et couleur. Il y a des poèmes d'une sensualité chaude et lumineuse, comme La Vachère ; il y a des croquis d'une vie intense et réelle, comme Kalo, des tableaux d'un drama- tique émotionnant comme La Vache; il y a de larges fresques décoratives où apparaissent les idylles paysannes et endiablées des amours rouges et des toiles où sont fixées des cérémonies habituelles du pays (Funérailles).

Une série de poèmes, comme peints à la gouache, sont admirablement enfermés dans le cadre conventionnel du sonnet : la ferme, l'enclos, le dimanche matin, les granges, les vergers, l'abreuvoir, le lait, les gueux, les porcs, la cuisson du pain, les récoltes, la cuisine, les greniers, retable, les espaliers, l'hiver, sont ainsi décrits. Tous les détails, même non exprimés, y sont; car, ce ne sont jamais des dessins purement descriptifs ou photogra- phiques; ils sont plutôt impressionnistes; ils dégagent une grande et profonde émotion qui s'élargit jusqu'en le vers final et semble se perdurer encore. Je choisis L'Abreuvoir : En un creux de terrain, aussi profond qu'un antre, Les étangs s'étalaient, dans leur sommeil moiré Et servaient d'abreuvoir au bétail bigarré. Qui s'y baignait, le corps dans l'eau jusqu'à mi-ventre.


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Les troupeaux descendaient, par des chemins penchants : Vaches à pas très lents, chevaux menés a l'amble. Et les bœufs noirs et roux qui souvent tous ensemble, Beuglaient, le cou tendu, vers les soleils couchants.

Tout s'anéantissait dans la mort coutumière, Dans la chute du jour : couleurs, parfums, lumière, Explosion de sève et splendeurs d'horizons ;

Des brouillards s'étendaient en linceuls aux moissons, Des routes s'enfonçaient dans le soir — infinies, Et les grands bœufs semblaient râler ces ag07iies.

Le poète semble fasciné par Tancienne Flandre de la jeunesse des vieilles flamandes d'aujourd'hui :

Dites ! jadis, ripaillait-on Dans les bouges et dans les fermes. Les gars avaient les reins plus fermes Et les garces plus beau téton.

et il a de prodigieuses ressources imaginatives pour dres- ser, droit devant les yeux, la grandiose vision de son œil puissant. Sa voix s'élargit, son verbe s'amplifie; il crie aux flamandes d'autrefois :

Laissez-vous adorer, au grand air, dans les plaines, Lorsque les vents chauffés tombent du ciel en feu, Qu'immobiles d'orgueil, au bord de l'étang bleu, Dans les midis vibrants et roux, trônent les chênes.

Le second recueil de Verhaeren Les Moines, ainsi que Les Villages Illusoires, que Les Villes teniaculaires, que les Aubes, enfin, ainsi que toute son œuvre est inspiré par les décors habituels de Flandre, mais ces livres n'ont pas uniquement cette seule caractéristique. Ils n'ont pas comme ces poèmes, écrits de 1882 à 1894, et groupés sous le titre Les Bords de la route, une inspiration exclusivement rattachée au pays. Là, au contraire, Verhaeren peint les paysages tristes du Nord; il se laisse vaguement envahir par les spleens hivernaux, par les figurations des choses


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d'ici ; il célèbre Kato, la flamande (*), Arievelde (**) dont le peuple a ramassé la légende

A la veillée, et la célèbre eu recordies.

il est âprement suggestionné par les portraits d'Anton Mor (Moor ou Antonio Morro, le peintre du Nain de Charles-Quint), aux caractères absolument moyennageux et flamands... Ces Bords de la route sont intéressants à plus d'un point de vue; comme je le démontrerai : ils marquent l'acheminement au vers libre, la progression du symbole et de son influence en l'âme du poète .. (A suivre). Maurice Gauchez.

Chroniques du Mois

LES LIVRES Littérature

Trois Semeurs d'Idées, par Maurice Wilmotte (Paris, Fischbacher). — Ne prenez point le terme dans un sens lyrique; ce n'est ni d'un Renan, d'un Taine ou d'un Nietzsche, que Maurice Wilmotte a dessein de nous parler. 11 s'en explique dans la préface de son livre : il appelle « Semeurs d'Idées », non les penseurs qui créèrent quelque système idéologique extrême et typique, capable d'influences sur les mentalités des seules élites, mais bien ceux-là, de doctrines plus particularisées et de soucis plus pratiques, qui se contentèrent — et l'ambition en est haute encore — d'être de « grands publicistes », des « moralistes » et des « politiques >. Les personnalités d'Agénor de (iasparin, d'Emile de I^veleye et d'Emile Faguet s'accommodent donc parfaitement d'une telle définition générale.

Analyser un livre qui est lui-même tout en analyses est chose malaisée. Et à quoi bon s'appliquer à convertir les portraits peints minutieusement par M. Wilmotte en simples croquis. Bornons-nous donc à louer dans les « Trois Semeurs d'Idées '^, et l'intelligence de compréhension et l'eyccellence de la méthode, en quoi se résument les qualités « intérieures » de l'œuvre. J'insisterai surtout sur les mérites


(*) J'y reviendrai, à propos des Heure» d'Aprèê-AIidi.

(••) A rapprocher ce poème d'un autre, plus récent, destiné aux Gloires des Flandres publié par La Delyique Artistique et Littéraire.


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de méthcxie. Les études du distingué professeur liégeois sont un bel exemple de critique attentive,scrupuleuse et impartiale. Leur préoccu- pation n'est point de corriger, d'embellir, de grandir les hommes qui en sont le sujets; d'entourer leurs doctrines de commentaires enthousiastes, de forcer en leur faveur les sympathies. Non Elles sont toutes en constats et en explications Si telles opinions d'Agénor de Gdsparin sur le christianisme sont d'un esprit un peu étroit et révèlent; une foi un peu naïve dans les « hautes v^ertus » du protestantisme, M. Wilmotte ne les passera point sous silence. 11 ne cachera pas non plus que, chez Emile de Laveleye, le sentiment allait parfois plus loin et plus vite que la raison, et que l'illustre économiste belge dut, maintes fois, abandonner de « trop généreuses illusions ». 11 aime l'esprit d'Emile Faguet ; mais à l'occasion il osera une restriction et souvent le constatera trop « voulu » et trop « livresque »... On le voit; nul parti-pris d'éloges, nul systématisme d'écoles. C'est dire que « Trois Semeurs d'Idées » est un livre de totale probité critique.

L. W.


Ferveur, roman, par Prosper Roidot. (La Belgique artistique et littéraire.) — Le poète des Poèmes pacifiques s'est essayé au roman et a écrit Ferveur. Son Lawrence dit : « La vie est continuellement » de l'attrait, de l'inconnu, de la découverte et voilà pourquoi je » l'aime. — Exister est la fête la plus pure. — Rien ne me touche » qu'éprouver dans tous mes sens aigus le coup de vent de la vie. Oui, •» vivre, seconde par seconde, dans la seule intention de regarder avec » passion toutes les choses que les yeux peuvent contempler, comme » si chacune d'elles était la seule qu'on puisse jamais voir et que d'une » seule, il faille tout apprendre. Voilà ma sagesse ». Etat d'âme qu'il est salutaire d'admirer, li se mue en une ferveur passionnée à laquelle Lawrence nous initie sans trop vouloir nous y contraindre. C'est que Lawrence nous a prévenu de son manque de décision, de sa paresse. Ne vous étonnez pas, dès lors, si le livre donne une sensation d'inquiétude qui vous étreint au cours de ces onze lettres qui le com- posent, sans banalité, loin de là. Et pour employer une expression de l'auteur, ce romanet a un « goût de plante verte » que le style souple et ferme soutient et accentue, non sans charme d'ailleurs.

La Peur de l'Amour, roman par Henri de Régniir. (M-ercure de France). — Vous souvient-il du Lys rouge, le roman passionné d'Ana- tole France et du rôle qu'y joue Fiésole, la cité voisine de Florence. Je n'ai pu m'empêcher d'y songer en lisant le nouveau livre de cet écriv^ain exquis : Henri de Régnier. Ici c'est Venise, « où l'on habite son âme, où l'on demeure dans de l'amour, de la tristesse et du songe » qui est mise en scène et qui vainc la peur de l'amour.

La peur de l'amour! C'est le mal effroyable dont, par atavisme, souffre Marcel Kenaudier. Son père lui a légué le douloureux héritage moral de sa misanthropie et Marcel vénère ce dangereux patrimoine par resi)ect pour la mémoire de son cher défunt. Mais Venise va Ij? guérir 1


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Dans cette atmosphère, voluptueusement imprégnée du prestige esthétique qui agonise au fil des eaux mortes, le jeune homme naîtra à l'amour. Il le comprendra, le savourera, jusqu'à en mourir! C'est la naissance de cette passion, dans une intensité tardive, qui nouera le drame captivant et cruel dans sa finalité logique Parce qu'il a peur de l'amour, Marcel Renaudier voit se manifester 1 egoïsme de M. Roissy, le père de la désirable Juliette, il la voit céder au luxe, au goût capri- cieux d'un vieillard. Marcel ne pourra cueillir cette femme dont il a craint le charme, que pour trouver sur sa route l'amant despotique et meurtrier.

M. de Régnier qui possède sans doute une des plumes les plus ado- rablement françaises de l'époque, nous a décrit les péripéties de cette impressionnante aventure sans nous lasser jamais; il a récréé notre esprit par l'évocation ravissante de Venise, et les humaines misères qu'engendre la peur de l'amour n'ont pas été sans émouvoir notre cœur.

Et ce roman, écrit avec un souci d'harmonie dans la composition, de fini et de vraisemblance dans les caractères, de réalisme élégant, amer un peu, ajoute une œuvre à l'œuvre en prose déjà estimable du poète de la Sandale ailée, Léopold Rosy.

Contes par Félix Bodson (i vol. orné de sept eaux-fortes d'Edmond Delsa, Liège, M. Thone.) — Il était une fois un gentil poète. Ce poète adorait les enfants. Le soir, à la veillée, quand la bûche de bois bien sec craquait dans l'âtre avec une flamme claire et réchauf- fante, il racontait de belles histoires aux enfants sages qui l'écoutaient tous, bouche bée et avec un peu d'étonnement craintif au fond des yeux, jusqu'à l'heure où le petit homme au sable passe et endort les petits enfants. Bien avant ce moment le tout petit s'est endormi sur les genoux de sa maman, son doigt rose au coin de la bouche et riant aux anges. Les autres assis sur des tabourets bas sont tout oreille.

Sandy, le petit chat noir, fatigué de regarder la flamme des bûches avec ses yeux d'or s'est aplati, la tête dans les pattes et ronronne. Dehors, le Bonhomme Hiver tape au carreau avec ses doigts de givre et souflle sous la porte. Mais l'huis est clos et la chambre est chaude. Alors le gentil poète commence un conte. « Il était une fois... » Et voilà les petites imaginations de ceux qui écoutent voyageant, guidées par celle du conteur, au cher pays de la légende, dans le royaume des Fées, où les animaux parlent, dans la forêt magique dont les enchanteurs et les sorciers sont rois.

Ainsi les petites têtes blondes s'intéressent à Y Histoire du petit prince Aventureux f de la Cliévre Fantaisie et du Chien Raison; elles apprennent comment le petit prince, grâce h l'aide de ses deux conij^agnons triompha de toutes les épreuves qui l'empêchaient d'épouser la jolie princesse Miranne

Une autre fois, prenant pour héros Sandy lui-même, le chat noir aux yeux d'or, qui ronronne près du foyer, le gentil poète raconte quelles aventures terribles, Sandy traversa, un jour qu'il s'éloigna trop de la maison, ce dont Sandy se garderait bien aujourd'hui.


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Plus extraordinaire encore paraît aux enfants le Vo^'age du docteur Humérus à travers les airs. Le vieux savant voyage sur un nuage et se fait enlever par un aigle qui le secoue rudement.

Le Marteau encha?ité qui frappe des pièces d'or fait trembler les petits auditeurs d'une peur qu'ils aiment à ressentir, tant son histoire est merveilleuse et tragique.

Et les petits enfants promettent bien de ne jamais être indiscrets après avoir entendu l'histoire de la princesse Gaudemine qui fut la cause de grands malheurs pour les siens, à cause de son indiscrétion.

Ils applaudissent à la vaillance du petit page Amaury qui supporta tant de dures épreuves pour aller chercher l'élixir qui devait sauver sa maitresse, la princesse Philiberte.

M. Magloire les fait bien rire avec son vieux chapeau et ils sont bien contents d'apprendre tous les ennuis du vieil avare.

Telles sont les belles histoires que le gentil poète racontait aux enfants sages, le soir à la veillée d'hiver. Il en racontait sans doute bien d'autres mais celles-là il n'a point pris la peine de les fixer dans son livre. (^) Celles dont je viens de parler, il les a écrites pour son plaisir, en une langue délicieuse de clarté sobre et de simplicité.

Il était une fois un gentil poète qui contait ces choses aux enfants. Il se nomme Félix Bodson. Et je veux lui dire que ses contes intéres- sent d'autres personnes que les petits à têtes blondes. Les hommes sont de grands enfants qui adorent aussi qu'on leur raconte de belles histoires. Poète, mon grand ami, dis nous d'autres contes : « Il était une fois... »

Henri Liebrecht.


Visages, par Franxis de Miomandre. — Il suffit de lire les premières pages du beau livre que M. Francis de Miomandre vient de publier pour s'assurer de la perspicacité de vues, de la sûreté d'analyse et aussi de la sincérité stricte et hautaine de l'auteur. Peu d'études critiques ont une telle allure que celle de M. de Miomandre et la phrase élogieuse qu'il consacre quelque part à un écrivain moderne ne pourrait mieux s'appliquer qu'à lui-même — tant il est vrai que toujours c'est son âme propre que l'on sonde à travers celle des autres — lorsqu'il dit que « personne n'a jamais abordé un tel sujet avec cette sympathie et cette pureté d'intention qui assure la critique contre le péril d'admettre les jugements superficiels et malveillants, transmis fidèlement et grossis par la tradition orale et journalistique ». Certes, ce n'est pas un jugement superficiel que l'auteur émet sur les maîtres qu'il étudie avec une finesse d'aristocrate Et quels sont les maîtres qu'il étudie .-^ Précisément les plus complexes, les plus étranges et les plus grands, ceux dont la profondeur d'âme et de pensée semble défier toute analyse : Baudelaire, Hello, Laforgue, Bourges, de Gourmont,


(*) Ce livre est édité de façon charmante par le maître-imprimeur Mathieu Thone. Un artiste de goût délicat et de talent précieux, Edmond Delsa, a dessiné pour l'ouvrage une série de gracieuses eaux-fortes.

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Gide, Suarès... Et arec quelle maestria il dépeint la vie spirituelle, le sentiment intime et l'œuvre de ces exceptionnels méconnus !

Les Visages sont un de ces livres rares dont on ne saurait dire trop de bien : ils attestent une belle attitude de pensée et une sûreté de jugements peu commune en ces temps de critiques approximatives. Quant à l'écriture de ces pages, elle apparaît non moins pure que les idées qu'elle énonce. C'est une de ces œuvres ardentes et vraies qu'on devrait lire, et relire surtout, pour se faire une idée exacte de ceux-là qui, selon la parole de M. de Miomandre « comprennent la vie et la douleur, et dont on parle moins parce qu'ils cherchent à n'exprimer que les choses ni banales, ni courantes : essentielles ».

M. Boufe DE ViLLIERS.


Littérature étrangère.


Arthur Symons : Poésies, précédées d'un essai sur l'auteur par Thomas et de son portrait par Jacques-E. Blanche, et traduites par P. Verlaine, S. Merrill, Mahaut, « the Pilgrim », L. Hazalgette, E. et L. Thomas.

Arthur Symons : Portraits anglais qu'ont traduits J. Cohen, H. D. Davray, G. Khnopff, E. et L. Thomas.

(Editions à!Antée. Bruges).

La traduction convient peu aux poèmes dont elle ne peut donner que la pensée, sans en rendre la musique ou l'expression; la pro'^e d'un écrivain, transcrite en langue étrangère apparaît déjà dépourvue de plus d'un de ses charmes; les vers, eux, n'ont toute leur beauté, toute leur influence artistique que dans la forme linguistique même où ils furent comiX)sés. Cependant, certains traducteurs — lorsque eux- mêmes' sont poètes et sensibles aux mystères du rythme — peuvent arriver à ne pas trop déflorer les poèmes qu'ils manipulent.

Les traducteurs des Poésies de M. Arthur Symons — traducteur lui- même d'Emile Verhaeren — ont, je dois l'avouer, tous obéis à la disci- pline esthétique d'un Art sincère et fidèle, et ainsi, sont arrivés, autant que faire se pouvait, à donner, en bon français, l'idée exacte de ce qu'est leur auteur. Aussi bien comme poète que comme critique ils l'ont montré en toute vérité.

Ainsi que le remarque M. Thomas dans son essai sur Symons, celui- ci « donne toute une conception du monde et de fart » / « c'est un poète anglais, purement anglais, doux et mélancolique covwu certaines gens de son pays de Cornouailles, les bretons de C autre côté du détroit », et c'est un des plus intéressants critiques « parce que sans artifice pédantesqut, et l'un des mieux renseignés, parce que du métier et connaissant les choses dont il parle ».

Comme ix)ète, Arthur Symons se montre un Baudelaire mélanco- lique, las à la manière romantique, dès son recueil Jours et Nuits (1889) et se classe parmi "les plus délicats paysagistes, parmi les plus %\x\i\\\% impressionnistes à2SiS>%Q% Silhmuttcs i^x^^z) y poèmes doux, ber-


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ceurs, tout emplis de ce frisson d'infini que donne à certains êtres le mystère de la Vie, Ainsi j'aime cette courte sensation : {^)

La nuit, et la dune près de la mer.

Et le voile de la pluie S7ir la dune;

Et elle vint à moi à travers la hrume et la pluie

Des sûres et chaudes licmières de la ville.

La phùe brillait dans sa chevelure. Et son visage luisait dans la pluie ; Et seules la mcit et la pluie étaient là Quand elle vint à moi sortant de la pluie.

où je sens toute la voluptueuse monotonie de l'averse. Mais, déjà ici, l'auteur indique le penchant qui le poussera à aimer les « figures de patchouli », toutes les conventionnelles grimaces de l'Humanité raf- finée, qu'il décrit et dont il note raff"reuse tristesse. Dans London Nights (1875), il y reviendra ainsi qu'ailleurs, toujours épris de pitié, de

La pitié pour les êtres humains dont on n^a pas pitié,

et ému de la tristesse des amuseurs et amuseuses du monde :

Une tristesse au-delà de toutes larjiies, des pleurs Que reproduisent les rides de la sti^prêtne grimace.

Le poète aime les musiques lentes et les souvenirs poussiéreux, les amours automnaux, les idylles fraîches et le silence :

O silence, voi.x de l'amotir.

Exultant dans mo7i cœur aujourd'hui.

Vous 7ue criez de loin,

Mais encore plus près que mon cœur.

Parce que la voix dic silence est

Le murmure de r éternité.

Il écrit Amoris Victima ( 1897) et ses Images du Bien et du Mal(iSgg) : de plus en plus il apprécie la nuit triste et langoureuse, les rêves, les mélodies, les marais, la pluie, les lumières troubles, la lassitude. Dans La Trame des Rêves (1901), il semble que son spleen coutumier s'est encore accentué :

Guéris-moi de la jeunesse, Et, vieux, je serai sage.

Enfin, les extraits de son dernier livre Vingt Chansons (1907), qui sont donnés par les traducteurs, me paraissent indiquer chez l'auteur un retour plus calme, mais toujours marqué de dolence, vers, de nou- veau, les descriptions impressionnistes,

M. Symons est un beau poète, un grand poète : j'ai le regret profond de ne pouvoir l'étudier plus intimement. Ainsi, par exemple, j'aurais voulu vous montrer, vous définir toute sa façon intelligente et géniale de comprendre la critique : il y aurait bien des choses à dire sur toutes


(*) La Pluie sur la dune ; trad. MM. Thoraai.


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les études que j'ai sous les yeux; je puis affirmer que M. Symons m'a, sinon fait connaître, du moins fait mieux comprendre, T. de Quincey, N. Hawthorna, W. Morris, W. Pater, G. Meredith, W.-B. Yeats, E. Dowson, Buchanan, O. Wilde, R. Bridges, par les consciencieuses études qu'il m'a été agréable de lire dans Portraits anglais.

Ceux qui ont, ainsi, vulgarisé l'œuvre de M. Arthur Symons, ont droit aux félicitations des artistes, et, principalement ce cher Louis Thomas, toujours fervent combattant d'Art, sincère et loyal, dont j'admire la saine et bonne activité.

Les Epigrammes de Léonidas de Tarente. traduites du grec, par Jui.KS MouyUET. (Edition Le liejtroi, à Lille.) — Voici une trans- cription en langue française des epigrammes descriptives, des offrandes, des tombeaux et des epigrammes de Léonidas, poète contemporain de Théocritc de Syracuse, de Calliniaque de Cyrène et d'Asclépiade de Samos, de Léonidas qui était de Tarente, qui séjourna en Arcadie, en Crète, en Asie Mineure. Léonidas était un sage; il était philosophe; il n'appréciait guère la vie; il était doué d'une âme douce ; son cœur était sensible; il s'était résigné, presque souriant, à son destin inévitable; il était poète : l'oUVande du pêcheur Diophante que je trouve dans la traduction admirablement laite de M. Jules Mouquet (à la page 66«), celle du charpentier Léontique (p. ôj*), celle de la mère de Micytos (p. 73») me le montre, ainsi que l'a compris — très bien — le trans- cripteur, réaliste, observateur, homme dont l'esprit souftreaux peines d'autrui ; ses épitaphes (celles de Téleutagoras, mort en mer (p. 92*), du vieux pêcheur Théris, qui mourut dans sa hutte de joncs (p. 95»), celles de Timoclée, de Philô, d'Aristô et de Timanthô, filles d'AristO' dicos, mortes en couches (p. ii5*), prouvent qu'il était doué d'une sympathie humaine, émue, douce et pénétrante.

Léonidas de Tarente m'est sympathique... Il est vrai, comme je l'ai dit, que la traduction de M. Mouquet est admirable, parfaite en tous points... M. Mouquet a publié déjà un volume de vers Nocttirnes Soli- taires, que je ne connais pas : il doit être bon, car quand on sait com- prendre l'antiquité, — l'érudition, — comme lui, on doit être bon poète.

Figures et Sites de Belgique, par Fierens-Gevaert. (Ed. Van OestetC'*, Bruxelles.) — 11 y a un peu de tout dans ce volume Des notes au sujet des légendes de Waterloo, une conférence sur Gand, Anvers et Bruges, une description religieusement amoureuse du Brabant, une étude sur de Montalembert, deux conférences faites au nom de La fJgue des Amis des Arbres, et enfin — et surtout — une monographie de Charles de Costery peuvent retenir l'attention, ainsi qu'un hommage rendu, par celui que M. Broodcoorens appelle «le maître esthéticien >, à (iuido Gezelle, le poète flamand. Tout cela est bien écrit, bien pensé. M. Fierens-Gevaert aime son beau pays; il en aime les sites et les figures. Le geste, qui lui fait consacrer à Charles de Coster, une cinquantaine de pages émues, sincères et admiratives, est


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un beau geste : et comme ces pages sont à l'entrée du volume, j'avoue- rai que, satisfait dès lors de leur auteur, j'ai conservé mon enthou- siasme jusqu'au sortir de ma lecture. J'ai aimé, — non également, mais proportionnellement, — les différents chapitres de ce nouveau recueil, qui, s'il ne provient pas d'un poète qui y aurait mis plus de chaleur, plus de fougue, n'en est pas moins remarquable de vie.

M. J.


LES POEMES.

Couronne de givre et fleurs d'illusion, par Edgar Baes (A. Bouchent, éditeur, Ostende). — Je ne conteste pas au poète le droit à la fantaisie; que la poésie ne soit que le prétexte, il n'importe; mais alors, sous une forme neuve, par des rimes surprenantes, des notations inattendues ou des images merveilleuses, que l'écrivain ait au moins le don d'amuser et j'applaudirai à sa tentative.

Si, n'ayant rien en l'esprit, il me peint sur un fond sans couleur des fleurs sans éclat, si dans une langue sans chaleur et sans harmonie, il m'accable de banalités, j'ai le droit de nier son talent. Ainsi ferai-je à propos du livre de M. E. Baes. L'auteur n'ignore pourtant pas le secret des alexandrins pleins et sonores, ni la grâce sautillante de roctas3ila- bique : il est, de ci de là, de beaux vers égarés dans le volume; mais qui ne sauveront pas celui-ci.

11 me souvenait de M. Baes, philosophe et critique, le Baes des Ecrits pour l'art et peut-être avais-je trop espéré de la lecture de ses poèmes : j'ai pris le livre d'un cœur trop fervent ; en mes mains trop chaudes s'est fondue la couronne de givre; entre mes doigts, un à un sont tombés les pétales des fleurs d'illusion.

Simples croquis, par Maurice Gauchez (H. Lamartin, éditeur, à Bruxelles). — Ces paysages de Suisse et d'Italie furent rapportés par un artiste, vrai peintre lyrique, qui traduit ses visions chaque fois dans le langage qui leur convient. Tantôt ses vers sont emportés, brisés comme les flots du Reichenbach dévalant la montagne, tantôt sereine- ment calmes comme un coucher de soleil sur la Jûngfrau, parfois ils s'étirent indolemment comme les nuages au ciel de Bellagio.

La tâche était délicate et périlleuse, félicitons l'auteur d'avoir réussi : ses évocations sont plastiques, ses croquis sont d'un poète bien doué, de qui nous pouvons attendre une œuvre. Encore lui taudra-t-il se surveiller beaucoup! Son talent même me fait un devoir de le mettre en garde contre lui-même, contre sa facilité. Il se devrait d'éviter les expressions toutes faites et les mots superflus, rares il est vrai dans le volume mais réels quand même. Il a, quand il veut, d'exquises notations :

Monts voisins du Mtirren, dentelle d'horizon. Dans Carrière tièdeicr du soleil disparu.


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oh therhe clairsemée est maigre, fine et rousse, et le soleil n'y luit qu'u7i pêti, de temps en temps

jcn dernier clair de lune Décolorant la feuille et puis la satinant,

églantines en fleurs. Flocons rouges ou blancs dont un parfum s'exhale, Suav exquisité fraîchissant la chaleur.

N'est-ce pas d'un peintre et d'un poète?

G. M. Rodrigue.

LES THÉÂTRES.

Théâtre belge — Le Cercle Euterpe. — Théâtre royal de l'Alcazar, Le Ruisseau, pièce en trois actes, de Pierre Wolff. — Théâtre royal du Parc. Pécheresse, pièce en quatre actes, de Jean Carol. La Française, pièce en trois actes, de H Hrièux. La Sacrifiée, pièce en trois actes, de Gaston Dévore, Le théâtre belg^e eut. ces temps derniers, trois fois les honneurs de l'affiche au théâtre du Parc. Verhaeren, Lemonnier y parurent avant M.Valère Gille, qui y figure encore actuellement Celui-ci, critique- dramatique de la Dernière Heure, fut sévère pour l'auteur du C/<>//r^/ il fut tout juste bienveillant pour l'écrivain du Droit au Honhair ; l'un est prisé parles mentalités simples, l'autre n'est qu'un « ouvrier d'art». M. Valère Gille a donc cru devoir écrire en artiste, pour le public raffiné. Rt voilà pourquoi nous avons entendu Madame reçoit Mais comme il ne s'agit ici que d'un acte, son auteur n'y a pas attaché grande importance; il a prêté h tous ses personnages le même esprit : le sien, il les fait entrer et sortir sans justification : Madame reçoit, n'est- ce pas! Si quelque loufoquerie est dans leursactions. qu'importe! Ce leverde rideau, fabriquéà Bruxelles, a des airs de contrefaçon «d'articles de Paris » et c'est peut-être le but qu'a voulu atteindre celui qui écrivit jadis : Ce n'était qu'un rêve, jolie promesse pour le théâtre. . en vers. Le demi succès de M. Gille le disposera mieux sans doute dans l'avenir envers ses compatriotes, ses confrères. Il prendra sa revanche comme auteur; c'est la grâce que nous lui souhaitons.

Une autre manifestation intéressante du théâtre belge fut cette représentation de Y Absent de G. Mitchcll, que le Cercle Euterpe orga- nisa pour célébrer le XXV« anniversaire de sa fondation, au théâtre communal. Ce qui nous intéressa surtout ici, ce fut l'art que les ama- teurs surent mettre dans l'interprétation. Il leur fait le plus grand honneur ainsi qu'à leur régisseur averti M. Jahan. Et nous avons songé que nos écrivains, qui éprouvent tant de difficultés à être joués sur les scènes permanentes pourraient trouver dans nos erands cercles dramatiques des ressources inespérées pour faire connaître leurs pièces. Nous aurons l'occasion de revenir sur ce sujet. La place aujourd'hui nous est mesurée et nous voudrions parler du Ruisseau, de Pierre Wolff, de Pécheresse, de Jean Carol, de la Française, de Brieux,


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de la Sacrifiée, de G. Dévore qui le mois dernier occupèrent la scène de l'Alcazar et du Parc.

Le Ruisseau possédait tous les éléments d'une pièce à succès. Celui-ci n'a d'ailleurs pas manqué de profiter au théâtre de MM. Duplessy et Meer Rupture émouvante au premier acte, cabaret de Montmartre, avec son débraillé, ses « mots » plus ou moins heureux, au second, sans y oublier l'attitude chevaleresque du défenseur de la femme tombée, et, au troisième, le sentimental bonheur dans l'exercice de la vertu. Oh! l'habileté des faiseurs parisiens! comme elle séduit le public ! Ceci soit dit sans amertume, car le théâtre a tant d'aspects divers et chacun d'eux a pour se défendre de si nombreux intérêts qu'on demeure bien souvent perplexe, sans oser se prononcer. On dit avec le sage : après tout, si l'on n'écrivait plus que des pièces d'art..., qu'adviendrait-il, Dieux secourables?

S'il fallait juger du nombre de femmes tombées qui se relèvent, régénérées par l'amour, par la quantité de pièces qui les glorifient, il serait des plus réconfortant: Le Ruisseau tenait l'affiche avec ténacité à l'Alcazar et Pé cher esse ^2LX2ivs,%dÀX. au Parc. Deux fois en un mois on nous induisait à l'indulgence et au pardon! Dans la pièce de M. Jean Carol, il s'agit d'une pécheresse depuis longtemps « retirée des afiaires». Son ancien métier menace de lui faire grand tort à certain moment : quand elle veut marier sa fille. Mais celle-ci est si gentille — c'est M"« Dérives — l'ancien amant de la mère est si invraisemblablement antipathique, ce génie du mal est si ingénument déjoué dans ses mau- vais desseins par le bon curé de campagne, que tout finit par s'arranger à la grande satisfaction des spectateurs applaudissant la pécheresse (\jme Archaimbaud) admirablement maternelle. Ces quatre actes sont beaucoup moins adroits que ceux de M, WolfF: ils témoignent d'une science moins experte du théâtre et M. Carol eût dû y alléger le dia- logue et créer des situations plus acceptables.

Pécheresse fut remplacée par la Française. On sait que M. Brieux affectionne la thèse; tout au moins veut-il que ses pièces fassent penser, et avec une ardeur d'apôtre, il plaide. Les sujets ne sont pas également élevés, ils ne sont pas originaux ; ils flottent dans l'air, d'où il les fait passer sur la scène ; il s'attaque aux mœurs qu'il juge déplo- rables et pénétré de la puissance d'éducation du théâtre, il s'en sert courageusement. Ainsi dans le cas présent, tous les bons esprits savent que la Française n'est pas la «petite femme» des romans boule- vardiers; mais comme il y a beaucoup de gens qui se le figurent, M. Brieux a pris la décision de combattre leur erreur. Il a mis en scène la /rdr«faz5^, telle qu'elle est généralement et deux Américains font sa connaissance, ahuris qu'elle ne soit pas ainsi qu'ils se la repré- sentaient. M. Brieux a la satisfaction du devoir accompli; il a agi en bon Français, disant à ses compatriotes leurs défauts et leurs qualités, celles-ci bien supérieures, évidemment, à ceux-là, et ses deuxAméricains finissent par partager sa conviction. Certes, ce n'est pas là un chef- d'œuvre, mais cela vaut bien d'autres comédies et, en somme, il n'est pas inutile de dire parfois aux siens qu'ils se dénigrent trop aisément et qu'ils le font avec tant de persuasion qu'on finit par les croire le peuple le plus dépravé du monde.


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La Sacrifiée, qui tient l'affiche et la tiendra sans doute longtemps encore au Parc est certes l'une des pièces les plus fortes que nous ayons vue depuis longtemps. M. (iaston Dévore n'a pas craint d'aborder un sujet dramatiquement beau et l'a développé avec une sûreté de métier, une éloquence, un souci de sobriété qui ont provoqué des accla- mations. La Sacrifiée, c'est la troisième fille de négociants parvenus, née alors qu'elle n'était plus désirée. Ses parents la rebutent, la sacri- fient à la seconde de leurs enfants, arrivée, elle, avec la fortune. Conflit cruel entre ces parvenus et leur fille qui ignore l'affection et vit en étrangère au milieu des siens. Elle a fait elle-même son éducation, elle s'est révoltée intérieurement contre cet exil du cœur; l'occasion se présentera de se détacher complètement de la maison paternelle et de la fuir : la sœur préférée doit se marier. Encore une fois, on sacri- fiera Jeannine, mais comme on lui prêtera de vils desseins, elle bondira sous l'injure. Peu importe comment se dénouera, logiquement d'ailleurs, le drame. Ce qui intéresse c'est le développement du per- sonnage qui se détache de l'ensemble des acteurs pour requérir notre sympathique attention. En opposition avec lui, le personnage de la mère qui se heurtera violemment avec sa fille alors qu'une succession de faits aura nettement déterminé les caractères; le choc sera net, inéluctable et poignant. Douleur et égoïsme, antipathie et aveuglement se rencontreront brutalement dans une scène émouvante, pathétique. L'auteur n'a pas craint de pousser jusqu'au fond l'étude de cette âme délaissée et de son ressentiment; il a voulu remuer, fouiller notre cœur; il n'a pas dédaigné d'être trop âpre, d'être trop vrai. Servi par une interprète parfaite comme le fut M"« Lély, sa pièce devait réussir ; mieux que cela, elle a triomphé !

Lkopoli> ]-^-V

Matinée Sully Prud'homme, André Theuriet et Charles Van Lerberghe, au Parc.

M. Reding avait prié M. J. Ernest-C^harles, directeur du Penseur et rédacteur au Gil lilas de parler, à la deuxième matinée littéraire, de MM. Prud'homme et Theuriet ; sans doute, avait-il ajouté, après coup, le nom du poète de la Chanson (Tlive et des Entrevisions aux deux précédents... Mais ceci, tout simplement, par déférence aux Lettres Belges, et, peut-être aussi, pour se permettre la remarque, qu'en quatre jours « trois spectacles furent consacrés à des Maîtres Belges ^ (®). M. Ernest-Charles fit l'éloge... très ironique, très mitigé des deux poètes français, salua en passant l'œuvre du défunt ^Jeunc Belgiqtu, et eut un beau succès, absolument mérité, d'ailleurs. Les artistes du Parc déclamèrent très mal plusieurs piécettes de Sully Prud'homme et M»"» Archaimbaud mit beaucoup de fougue, beaucoup d'ardeur, et quelque peu d'art aussi dans la récitation des deux poèmes de Van


(•) Le CUAlre d'Emile Verhatren. en soirée, Le Droit ou lionheur. de Camille Lemon- nier (c'était, je crois, M. Luguc-Poo qui organisait cette soirée) et, pour compléter digne- ment la liste... deux picces de vers de Van Lerberghe ajoutées au programme de la seconde matinée*


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Lerberghe. Puis fut jouée Raymonde. d'André Theuriet : c'est une comédie innocente, sentimentale et gaie, reposante, et même char- mante. M"® Terka Lyon y fut ingénue remarquable de grâce, de joliesse et de capricieuse fantaisie. Et le public s'est beaucoup amusé et comme il avait accueilli les vers de Van Lerberghe par d'enthou- siastes bravos, il le méritait. Personnellement je sais gré au Directeur du Parc de l'hommage — un peu discret, mais sincère — qu'il a fait rendre à l'auteur de Pan.

M. G.

Chronique musicale


Le premier concert populaire du 17 novembre avait réuni la foule de se shabitués, avec celle des admirateurs de Félia Litvinne, dont le nom s'étalait en vedette sur le programme. Aussi combien grande fut la déception lori^qu'on apprit l'indisposition de la célèbre canta- trice ! Nous formons les vœux les plus ardents pour son rétablisse- ment et nous espérons qu'elle ne marchera pas sur les traces de ce fameux baryton de Bayreuth qui a maintes fois fait courir tout Bruxelles : celui que l'on annonce toujours et qui ne vient jamais !... 11 paraîtrait d'ailleurs que le public, fatigué de se prêter à ces... escro- queries, est décidé à ne plus se déranger. Avis à qui de droit : on a trop souvent crié « Au loup » inutilement...

M™« Kutscherra qui remplaçait Litvinne au pied levé, a chanté avec beaucoup de vaillance la scène de la Mort d' Yseult et la scène finale du Gotterdàmmerung.

La partie symphonique nous offrait une réédition de la curieuse « Symphonie domestique » de R. Strauss : Impression d'une journée de la vie familiale. Il est inutile d'insister sur les avantages que la musique à programme offre au compositeur (avantages que la musique pure n'offre pas aux musiciens dépourvus d'imagination et de senti- ment), en échange des inconvénients qu'elle présente pour l'auditeur. On dit d'avance à celui-ci l'interprétation qu'il donnera aux différentes parties; on fait quelques effets d'imitation et le tour est joué. Tout le reste est... métier !

Nous avions eu cette fois encore le réjouissant spectacle d'un public un peu dérouté, interrogeant le programme avec anxiété, et cherchant à trouver quelque vague rapport entre ce qu'il lisait et ce qu'il enten- dait... Mais le compositeur est toujours certain de trouver quelques bonnes âmes qui ont tout vu, même s'il a oublié d'allumer sa lanterne.

En dépit de ces observations toutes générales sur ce genre hybride qui est le poëme symphonique, forme impure et concrète d'un art essentiellement abstrait, on ne peut que louer l'ingéniosité que R. Strauss sait déployer ici comme dans toutes ses oeuvres. Toute convention mise à part, l'œuvre est intéressante et sa « conclusion joyeuse » ne manque de ce souffle héroïque qui anime les grandes com-


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positions du maître. Strauss n'est jamais à bout de ressources et l'in- vention chez lui ne le cède jamais au métier, qui est d'ailleurs extra- ordinaire, et à la science orchestrale qui est une des plus approfondies que l'on connaisse

Signalons dans le même concert les « Intermezzi Goldoniani » de Rurico Bossi, lesquels, conçus dans une note délicieusement archaïque bien qu'un peu artificiels, faisaient une diversion heureuse au milieu de ce programme ultra-moderniste.

Les séances de musique de chambre ont présenté quelque intérêt au début de cette saison. Nous signalerons le concert donné à la Grande Harmonie par M. Albany Ritchie, un élève du violoniste Thomson, qui joint à une parfaite correction le don du charme et de la nuance, et qui remporta un véritable triomphe dans l'exécution de la célèbre «Chaconne» de Bach. Le pianiste Vladimir CernikofF y fit merveille notamment dans l'interprétation de plusieurs numéros de Chopin.

Nous nous en voudrions de ne point signaler à l'attention des artistes les séances historiques de sonates données par MM. Deru et Lauweryns en la salle Ravenstein La première séance du 12 novembre fut consacrée entièrement à Grieg. On ne peut que louer le sentiment de vénération qui a poussé ces artistes à rendre ce pieux hommage à la mémoire d'Edward Grieg. Pourtant il faut reconnaître que les sonates ajouteront peu de chose à la gloire du maître norvégien. Elles n'ont point la fraîcheur et l'exquise inspiration des « Pièces lyriques » et le style l'emporte ici sur le sentiment. La sonate eu ut mineur op. 45 est un bel effort vers la grandeur virile et vers le style dramatique, d'un génie qui commençait à se sentir à l'étroit dans un genre trop uniquement folkloriste.

Les deux excellents interprètes de cette soirée ont remporté un succès largement mérité : Deru a fait chanter son violon avec cet art accompli et cette souplesse admirable qu'on lui connaît; et Lauwe- ryns a déployé son rare talent de pianiste au toucher délicat et si sûr, qui fait de lui l'accompagnateur rêvé. V. Hallut.


Nos Samedis


A l'impeccable et docte ironie de M. Wilmotte, succède le deuxième samedi, l'enthousiasme de M. René Dethier, jeune littérateur, j'allais écrire «esthète» tant la blondeur lumineuse de ses cheveux longs et l'originalité de son veston de velours évoquent le compagnonnage des disciples de Rubens. Pareil h un fils de chouan, qui déploie son drapeau, notre confrère annonce, bravement, par le titre de sa confé- rence « La Littérature au Pays du C^harbon *, l'orientation de ses sympathies. Aussi sa figurine xviii® siècle, au parfum de jeunesse et d'œillet, se virilise-t-elle, quand il biographie ses amis en toute ardeur et sincérité.


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Successivement, il silhouette devant notre imagination, M. Henri de Maniai, auteur des « Légendes de Meuse », M. F. Bernard, colla- borateur de nombreux quotidiens belges et français, M. Paulin Brogneaux, poète de « L'Isolement », M. Edgard Bonehill, jeune pessimiste dont l'inspiration bandelairienne vagabonde de la morgue au cimetière (et la vie est si courte !). — « Feuilles de Houx » « Choses d'Automne » dédiées à Rodenbach et « Touffes de Genêts » témoignent de ce goût macabre.

De ces frissons, l'orateur passe à la jovialité de M. Ed. Deifernez, médecin distingué, qui œuvre entre deux visites (disons-le, tout bas, afin de ne pas alarmer sa clientèle) ainsi que l'indiquent ses « Fleurs de Mauve » (titre bien médical) ou tremblent cependant, quelques larmes.

Un autre chantre du pays noir, M. Sottiaux s'impose au conféren- cier avec « L'Effort du Sol INatal » « Fleurs d'Automne » (que d'automnes en Wallonie) et surtout «L'originalité wallonne» qui pour laisser apparaître quelques négligences de style, n'en est pas moins une oeuvre remarquable. Enfin, pour clore la série, M. Dethier évoque dans un regain d'enthousiasme la figure de M. Jules Destrée, plus comme politicien, orateur et sociologue que comme écrivain. Comme tel, il donna, cependant, un livre de jeunesse « Lettres à Jeanne », puis un premier volume sur les « Primitifs italiens » inspiré par un voyage dans ce pays de l'Art, œuvre à laquelle il ajoutera prochaine- ment un second volume. Entretemps avaient paru ses « Immortelles Chimères » qui complètent un apport littéraire d'une réelle valeur. C'est en exaltant cet éveilleur de l'âme wallonne que M. Dethier termine son intéressante conférence.


Le troisième samedi amène à la tribune M. Louis Piérard, infatigable collaborateur de tant de revues belges et françaises, qui traite avec son érudition coutumière de « L'Esthétique du Plein air ». Ce titre s'appliquait aux « Théâtres de plein air », dont la multiplica- tion annonce une renaissance de la tragédie.

La principale beauté de ces spectacles consiste, non pas dans la plastique des acteurs, mais dans l'enthousiasme de la foule, qui communie intimement avec l'esprit de l'œuvre. Nietzsche décrit admirablement cette impression dans « L'origine de la Tragédie » qui est la bible de l'esprit moderne.

Malheureusement des œuvres d'art pur, comme celles de Suarès, d'André Gide, de Paul Claudel, de Vielé Griffin, de Verhaeren, n'arri- vent pas à être jouées A peine Moréas a-t-il obtenu quelques représen- tations. Il est vrai que ce théâtre idéaliste s'oppose à l'évolution du répertoire moderne aux succès « centenaires » de MM. Bernstein, de Fiers, de Croisset, tous ces fils de Sardou, qui fringuent, aujour- d'hui, après avoir piaffé de l'impatience « d'arriver ». Hélas! par une déplorable aberration ne juge-t-on pas un auteur d'après l'accueil qu'il reçoit du public ?


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Quel appoint pour l'Art, cependant si le théâtre de plein air étQuftait la gouaille et le scepticisme des comédies boulevardicres. Nous connaissons déjà par le lustre que leur ont donné des spectacles de grand envol, les théâtres d'Orange, de Béziers, de Nîmes, d'Arles, etc. Leur répertoire pourrait se diviser en deux catégories.

1» La Littérature tragique, de Moréas, de Gide, de Claudel, de Samain, de Lucie Delarue-Mardrus, qui s'encadre dans les ruines gallo-romaines.

2° La Littérature populaire, qui se contente de théâtres de verdure, tels que ceux de Genval, de Spa, et celui de Colfontaine.

Après avoir rappelé l'initiative de Mistral et des félibres, en faveur de ces spectacles, ainsi que l'engouement identique de Maeterlinck et de d'Annunnzio pour semblables cadres, M. Louis Piérard clôt son instructive causerie, en comparant la renaissance tragique, qui trouve sa vie dans le cœur du peuple au géant Antée, qui reprenait des forces en touchant la terre.


Ce fut une femme, la « première parlant », que nous présenta M. Gauchez ce quatrième samedi avec une aisance souriante qu'anime un charme réel. M*^" Gachet intéresse visiblement son auditoire, qui attend une impression nouvelle de cette conférencière, deux fois féminine, puisqu'elle traite de « La Femme poète ». On la devine très € femme » aussi et très « artiste » à la chaleur, à l'enthousiasme de son débit.

Remontant au moyen âge, elle vous démontre le désir, chez la femme de sortir de l'ombre oxi l'avaient confinée les mœurs antiques. Peu à peu cette aspiration vague, indéfinie, comme un malaise, prend corps et s'affirme en passant par des époques moins lointaines. En secouant l'asservissement séculaire de sa pensée et de son être, la femme n'en a pas moins gardé le pli du joug. Aussi est-elle restée, dans l'histoire de la poésie, une vassale intellectuelle bien plus qu'une créatrice.

y[iM Alphonse Daudet, artiste elle-même, ne fût-elle pas bien plus la collaboratrice de son mari, qu'une individualité littéraire. Citons aussi M"'" Mendès, Hélène Vacaresco, etc.. et les dominant toutes de leur génie, « Lucie Delarue-Mardrus >, « Judith (iautier». Le livre de Jade de celle-ci et l'originalité d'œuvres multiples, décèlent une émotion sincère cachée sous un sourire. Enfin, M™« la Comtesse de Noailles, cette grande amoureuse de la nature, cette âme profondé- ment humaine, qui chante avec tant de fraîcheur et de naïveté, la grande joie de vivre.

Une « âme » le terme est impropre; nous devrions écrire « un instinct » qui vibre, qui palpite, qui se raconte, tant est profonde, chez elle, l'admiration pour la vie physique.

Après tant d'évocations charmantes, l'aimable conférencière nous laissera son propre souvenir^ tout de grâce et de charme.

HÉLÉNA Clément.


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Petite ehponique


Monsieur R. De Man, peintre refusé — ce qui ne signifie pas qu'il est moins acceptable que les « acceptés » — critique..., avec le seul plaisir de critiquer, le Salon Triennal dans le numéro d'octobre de La Société Noicvelle, et termine en remarquant qu'il a fait de la critique d'art de... peintre. M. De Man est modeste. Se croit-il peintre. Ou qu'entend-il par ce mot? Chi lo sa ,.


La Meuse, de Liège, en a trouvé une « excellente » : à propos des incidents Descamps-David-l .emonnier-Patriote, elle a baptisé Monsieur le Ministre du nom de « /<? baron captif t. Serait-ce vrai !


M. Maurice Boissard, le nouveau critique théâtral du Mercure de France, est d'une 3<?//^ méchanceté, parfois! Il termine ainsi l'une de ses chroniques :

« Pour finir, une bonne nouvelle, M Albert Lambert père, de rOdéon, est engagé pour toute la saison au Royalty Theater de Lon- dres. Nous ne l'aurons pas à Paris ».


M. Charles Morice n'est guère enthousiaste du Salon d'Automne à Paris. 11 critique sévèrement, surtout, l'Art rétrospectif belge. Il signale la « niaiserie, l'absence d'être » de l'œuvre d'Alfred Stevens, ne comprend pas le lyrisme que Lemonnier mit à louanger de Braekeleer, trouve surfaite la réputation — « une des très rares erreurs de /Baude- laire » — d'un Rops, juge exagéré Evenepoel, déteste presque Fré- déric, Khnopff, Mellery...! Il affirme que cette exposition n'est pas à sa i^lace. Il explique ainsi le mystère {!) qu'il l'y a fait mettre :

« M. Octave Maus, directeur de l'Art Moderne, organisateur des Salons de la Libre Esthétique, a réuni, voilà quelques années, au Musée Moderne de Bruxelles, les meilleures impressionnistes français. Le nationalisme belge, qui est aigu, méconnut l'a bienfaisance de M. Maus et ce furent, dans les journaux de Bruxelles, des polémiques aigres, grossières, où l'initiateur de cette pourtant si intéressante exhibition se vit traiter de sans-patrie. Habile et puissant, il a voulu reconquérir la sympathie de ses compatriotes en leur offrant Paris. On ne sait qu'admirer le plus, de l'ingéniosité de ce tour ou de la grande obligeance des personnes qui dirigent le Salon d'Automne ».

Autre cloche :

« Un article de Charles Morice, paru dans le dernier Mercure, m'apprend qu'en organisant au Salon d'automne, une rétrospective d'art belge, j'ai « offert Paris à mes compatriotes ». Cette nouvelle me


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comble de joie et de surprise. I^cste ! Le royal cadeau! J'étoufierais d'orgueil si la vérité ne m'obligeait »à en attribuer tout l'honneur à mes amis Frantz Jourdain et Georges Desvallières, dont les vives instances m'ont suggéré cette magnificence, et le Gouvernement belge qui en a assuré la charge.

» M. Morice, qui l'ignore ou feint de l'ignorer, prête à ma modeste collaboration les plus ahurissantes intentions. Il plaisante, évidem- ment. Qui eût soupçonné en lui un auteur gai .

» A en croire M. Morice, l'exposition des artistes belges fut inutile et sans intérêt. Je m'incline devant sa haute compétence, tout en m'étonnant de ce qui nuit de ces médiocres artistes (et d'autres décli- nèrent l'honneur) furent à l'issue du Salon, élus d'un élan spontané sociétaires du Salon d'automne.

» Il se demande pourquoi M. Van Reysselberghe, auquel il consent à accorder du talent, fut «si faiblement représentée^. Ceci éclaire la situation : M. Morice n'a pas vu la section belge Ou s'il l'a vue, il paraît avoir négligé de la regarder.

» Croyez. .. »


Le Monument Max Waller. — Souscriptions : M. Didier de Roulx : loo francs. M. Paul Errera : 50 francs. — Total à ce jour : fr. 3.959.08.


Pages amies, tel est le titre d'une nouvelle revue à laquelle nous souhaitons le plus bel avenir. Dans le premier numéro, M. Des Ombiaux déplore que les mécènes, à la suite de quelques tentatives décevantes, doivent se désintéresser des revues.

Alors, cela s'est donc vu, des riches généreux, au geste sonore favo- rable aux revues? Kt dire que notre confrère en signale la dispa- rition! Hélas!


Le concours de romans du ••Thyrse". — L'examen des manus- crits a commencé depuis quelque temps.

Nous espérons pouvoir donner les résultats du concours dans notre prochain numéro.


Chronique académicide.— Soit qu'il ne professât pour les poètes qu'un goût médiocre, soit que, ce jour-là, son humeur fut morose, le marquisdeVogue.de l'Académie française, lorsque Jean Richepin alla lui faire la visite d'usage, le reçut assez froidement. Il se montra certes courtois, car il a beaucoup de civilité, mais sa courtoisie restait distante et ne marquait pas d'empressement.

— J'ai eu l'honneur de vous adresser mes ouvrages, commença le poète de la Chanson des Gtuux.


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— Voilà longtemps, monsieur, répliqua l'ancien ambassadeur que je m'en tiens à un seul liv^re. Je n'en lis jamais d'autres. Et encore y suis-je obligé pour des raisons domestiques. C'est mon livre de comptes !

(Cri de Paris).


Mœurs.— M. Rency fait école. N'avons-nous pas trouvé dans notre boîte le madrigal ci-après ?

MADRIGAL (»)

Dans son journal falot titré Le Saviedi, Le rageur Pet-de-loup au visage « ranci »

Chaque semaine émet sa glaire. Les pénibles efforts du cuistre constipé Pour triompher du mal dont son style est frappé

Font supposer qu'au lieu d'hebdomadaire Sa feuille pourrait bien être hémorroïdaire.

Inutile de dire que nous n'approuvons ni l'anonymat ni le ton de ces vers.


Nous apprenons avec plaisir, que M*»» Sarah Catz-Enthoven, l'artiste-peintre hollandaise, vient d'obtenir une médaille d'or à l'Exposition internationale de Madrid. Qu'elle nous permette de lui présenter ici nos plus chaleureuses félicitations.


L'Argus de la Presse, le plus ancien bureau de coupures de journaux, est entré dans sa 29® année d'existence. L'Argus de la Presse est en relations avec les journaux du monde entier. L'Argus fournit chaque jour plus de douze mille extraits de journaux, aux représen- tants les plus divers de l'activité humaine. On trouve toujours à L'Argus de la Presse l'accueil le plus empressé et l'esprit le plus large, au point de vue dtî$ règlements de comptes, — Ecrire 14, rue Drouot, Paris, IX". Adresse télégraphique : Ach.\mbure Paris.


Verhariana. — Une dame fort enthousiaste de poésie et bien connue dans le monde bruxellois qui « fait de la poésie » a voué à Verhaeren un culte qui touche à l'adoration.

Un jour que le poète la faisait attendre au salon, elle aperçut sur le coin de la cheminée un noyau de cerise; sans doute Verhaeren l'avait déposé là en venant de la salle à manger.


(*; Communiqué.


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Sans tarder la visiteuse s'en empara... A peine avait-elle quitté la demeure du poète qu'elle se rendit chez le premier bijoutier de Bruxelles et fit monter le noyau en broche avec une garniture de brillants et de perles fines.

Au bout de six mois paraissait un nouvel ouvrage de Verhaeren : l'admiratrice passionnée se rendit chez le poète et l'accabla de ses félicitations ne manquant pas, au cours de sa visite, de lui montrer le cher bijou.

Verhaeren n'est pas méchant, mais une immense joie l'inonda en pensant qu'il tenait le châtiment que méritait cette visiteuse indiscrète.

— Madame, dit-il avec un bon sourire, vous avez fait erreur, je ne mange jamais de cerises, ce noyau doit avoir été sucé par ma bonne.

Et comme la dame sursautait :

— Oh! vous pouvez le garder. Elle ne le réclamera pas. M. S.

{^Le Ralliement).

Notre excellent confrère, A. Haland, du Florilège nous lance au sujet de notre « Sottisier» quelques Hèches très spirituelles. Il ne veut pas, dit-il, examiner la collection du Thyrse... Nous l'avons fait, nous, et nous avons trouvé les deux sottises qui figurent ci-dessous, et puis tant d'autres que, de honte, la plume nous est tombée de la main... Mais avons-nous dit jamais que nous en sommes indemnes. Ahl que voilà une tangente bien trouvée! N'importe, nous conti- nuerons à recueillir toutes les petites âneries qui nous tomberont sous les yeux, dut-on remplir un Bottin de nos gaffes et sottises les plus obstinées !


Sottisier


— Le Thyrse : « Les auteurs de Miquette et sa mère : MM. Guiches et (iheusi ».

Oh ! cher confrère : cette pièce est de : de Fiers I^Caillavct. Le Thyrse (p. 187 n° 6. 9» année). < Elle nous expose des « couche ries ». Ne faut-il pas : repose? — Oui. Merci.

— UAJIJiigè de Desmarè senihle prêt à donner une culotte ». (Exemple de critique d'art « Salon triennal »: Le Petit Messager Uelge).

— « Il y a là une tète d'aigle qui ne joue pas tout le rôle qu'elle pourrait remplir».

(Idem : (Fédération Artistique).


3e


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Nuit Masquée

O Eliane ! Eliane 1 perfide Eliane ! Tous les mensonges dans le mensonge d'une nuit de Bergame ! Et ma pauvre folie de t' aimer qui sanglotait et riait! Mon cœur, cette nuit-là, roula sanglant sur les degrés de ton palais.

Ah 1 souviens-toi, les vins et les musiques, les parfums, toute la ribambelle des Colombines et des Cydalisesl L'amour, en masque et en satins, se perça de poignards. On but dans les coupes une liqueur qui, étrangement, ressemblait à un philtre mortel. Et toutes les lèvres n'étaient pas celles d'un enfant comme les miennes, ô Eliane! D'affreuses paroles les déchiraient, des rires qui mentaient comme le tien, des râles qui, seuls, étaient sin- cères. Il y eut des baisers comme des morsures.

Ah ! ce fut la grande moquerie des cœurs : la mort en falbalas, du bout de ses souliers de satin blanc, les écrasa sur les tapis, pauvres caïeux rouges, lamentables pétales roses tombés des bouquets de l'amour! Cependant, tout n'était que rires et que musiques, tout ne fut qu'apparences et que prestiges. Un émoi d'éventails légèrement tordait le serpent d'or des girandoles. Comme aux nuits de l'été, dans les clairières, des fantômes dansants tourbillonnè- rent, vapeurs de clair de lune, illusions exquises de petites nymphes dansant aux lacs bleus de la lune. L'œillet ensan- glantait les bouches, des lampyres brûlaient aux trous des masques; et on ne voyait plus les visages, on ne voyait que ces deux trous noirs, si profonds que c'était comme la mort, avec le frétillement du ver ironique au creux des orbites mangées de terre.

O Eliane! on s'amusa ce soir-là chez toi jusqu'à en mourir ! Il était venu les plus belles épaules et des robes de brocard, et des traînes longues de dix aunes, comme dans une cour. Il était venu tant de seigneurs aux gestes

Lk Thykii — I" janvier 1908. 16


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cérémonieux que ce fut vraiment comme une nuit chez les Médicis. Et l'étais moi-même le petit chanteur florentin, aux cheveux annelés et qui, sa niandore aux doio:ts, chante pour les belles princesses d'amour. Je te chantai toutes mes chansons, princesse Eliane. Tu n'en entendis qu'une, celle où je nombrai ta beauté par la somme des étoiles qui com- posent le splendide Orion. Tu n'entendis pas ma chanson de douleur; et ensuite quelqu'un acheva pour moi, quel- qu'un qui n'est pas parti au matin.

Il y avait des violons, il y avait d'aigres petites flûtes moqueuses comme pour un jeu badin. Les rires aussi sous: les masques concertaient des airs de flûtes. Ma musique à moi ne fut que le sanglot d'un jet d'eau qui meurt au marbre d'un vasque. Ah ! tu la méprisas bien ! Et la fête à traînes invraisemblables d'or et de soie, à petits pas de gavottes ou de menuets (car tout fut grâces et mélodies et anachronismes dans ce soir charmant et cauteleux comme un madrigal), avec un bruit de sequins et d'eaux froissées, s'épanchait.

Une de ces filles, rappelle-toi, déraisonnablement vou- lait se mettre nue. Elle était très belle; elle n'avait d'autre esprit que sa chair froide et brillante à l'égal d'un sonnet. Mais cette chair, du moins, ô Eliane, ne mentait pas : elle n'aurait pu mentir puisqu'elle ne disait rien. Et je ne sais plus autre chose, je ne sais plus que cela : quelqu'un après les flambeaux éteints, n'est pas parti avec les autres.

Il passa de jolis pages qui portaient des coupes et des amphores vermeilles. Un ris spécieux brilla sur leurs lè^Tes fardées, et je pris la coupe aux liquides opales que l'une de ces équivoques enfants me tendait. Mais je ne la portai pas à mes lèvres et la jetai vers toi, inhumaine! J'aurais voulu te jeter bien mieux, ma vie. Un jour acide déjà filtrait des fenêtres et s'accorda aux flûtes sardoniques et livides. Et des masques tombèrent, on aperçut verdir autour des sourires découragés et des yeux éteints, comme


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si la mort tout à coup était entrée, l'ardent maquillage de toutes ces têtes qu'un doigt clandestin parut avoir tou- chées. C'était le matin, c'était le matin, ô Eliane! Le petit chanteur florentin avait lancé la coupe d'or à tes pieds et ensuite, sa mandore sous le bras, il s'en était allé, ombre en fuite vers le Styx.

Ah ! tu n'auras jamais connu le bienfait divin, l'air vierge et clair lavant les paupières malades, le flot baptismal des sources éternelles, et tout le ciel déjà bleu dans une larme qui va cesser d'être de la peine! Une étoile, la pâleur fragile d'une étoile encore brillait, une âme plutôt qui se penche à la vitre céleste et doucement pleure par dessus les péchés de la nuit. O bienfaisant regard! O clarté de toute la bonne conscience revenue! Etoile du pardon et de l'oubH!

Alors, très loin dans la ville, une petite cloche se mit à tinter, une humble campane inconnue au frisson frileux comme le crépuscule matinal. Rien qu'une note si lente, si fraîche, si haute, le frêle cristal d'un harmonica aux mains d'un séraphin, le son d'argent d'un regard tombé de l'étoile aux miroirs givrés de l'aube. Et c'était si loin, si ingénu, si délicat, que la prière m'en vint aux lèvres, la vieille prière d'enfance, oubliée, comme si je n'avais pas passé la nuit chez toi, méchante Eliane, comme si quelqu'un n'était pas demeuré qui but le mensonge et la vie à ta bouche, ô enchanteresse et toutes les Circé !

Il plut de la grâce, il plut de l'aurore et de l'innocence; et j'avais oublié quel ridicule chanteur florentin là-bas fit sangloter sa mandore. J'étais une âme neuve comme le jour et qui s'est purifiée au bleu lustral. Cloche! chère cloche ! Et Pâques de cette minute inouïe qui dispersa les fantômes! Cloche de nos rédemptions! Petit miracle de cristal et d'argent! 11 n'exista plus de nuit ni de sortilèges, ni de baisers au rythme des pavanes. Tu t'éclipsas, spectre bariolé de la fourbe Eliane, joyaux


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sains et fleurs pâmées d'un corsage sous lequel ne battit qu'un cœur qui s'adonise. Mon âme rafraîchie s'ouvrit aux roses de l'Orient, aux pâles roses grelottantes et mouillées cependant que sous les balcons s'alanguis- saient les dernières sérénades et qu'aux ombres de cette nuit d'illusion et de folie se fondaient les mascarades.

Des voix maintenant venaient des confins de la ville, lentes et profondes, voix de frocs et de cagoules, voix qui s'affligeaient des péchés du monde; et je ne voyais rien, mais j'entendais leur grande lamentation éternelle. Et seulement au bout d'un peu de temps je me rappelai que c'était le Mercredi des Cendres. O Eliane! n'avais-je, toute cette nuit et toutes les autres nuits, péché de luxure^ d'orgueil, de fureurs jalouses que pour me retrouver, ce matin là, un pécheur plus endurci que ceux dont à présent j'écoutais monter la clameur gémissante ?

Les voix se rapprochèrent Elles disaient :

« O Seigneur 1 nous sommes la poussière des chemins, nous sommes le sang et la boue des chemins. La Mauvaise nuit est sur nous. Nous arrivons du fond des âges. Nous marchons depuis le jour maudit où Caïn tua Abel. Nous attendons toujours la venue du Matin libérateur. O maître courroucé 1 nous sommes la vermine infiniment renaissante du mal. Nous avons soif et faim de délivrance. Nous aspirons au rafraîchissement des fontaines. Dieu clément! entends notre plainte éternelle Donne-moi la force d'étouf- fer en nous la chair. Dissipe nos ténèbres. Et que ton saint nom soit béni ! »

Ils s'avançaient par longues files, portant le bourdon et la coquille. Tannhauser, au pied de la Walburg, ouït plangorer les orgues de leur douleur. Et je me reconnus moi-même avec mes ampoules et mes stigmates, avec mes genoux ulcérés pour être tombé sur les chemins et mes mains en sang pour avoir frappé à des portes qui ne s'étaient pas ouvertes.


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Je brisai ma mandore, je courbai le front dans la pous- sière. Je dis à mon tour les paroles de la libération et du repentir! O Eliane! existas-tu seulement jamais? Ensuite, comme un grand vent, comme une calamité, la supplica- tion lamentable s'éteignit dans le matin lointain.

Camille Lemonnier.


A


Impéria

A Eva Francis.

Je suis hnpériaj la princesse aux yeux d'or, Dont le regard est calme ainsi qu'une eau limpide Et dont le cœur pour tous semble ?nuet et vide, Car nul n'a deviné quelle détresse y dort.

Mon nom sonne souvent dans le chant des poètes Qui m'ont offert leurs vers oit sanglotaient des juots, Mais je sais à présent que leurs serments sont faux Comme les vains plaisirs qu'ils defnandent aux fêtes.

Nul n'a cofupris 7non mue et deviné l'émoi Dont je frissonne, en écoutant l' amour farouche ; Jaynais aucun baiser n a fait tre7nbler ma bouche Et nul de ces amants ne fut digne de 7noi,

Sous la robe aux longs pli% dont l'énigfne me drape, Je passe et leur désir m'i?nplore avec des cris. Mais le visage cahne et muet, je souris. Dédaigneuse d'aveux dont aucun ne me frappe.

J écoute éperduement l'amour mystérieux Qui me parle à voix basse et dont je sens l'étreinte Me brûler cofmne une flamme )a7nai s éteinte Mais qui n' allume pas le regard de mes yeux.


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Car je suis impassible ainsi qu'une statue^ Rien ne peut éveiller un frisson dans ina chair Et rien, tant mon abord est redoutable et fier , Ne semble vivre en moi lorsque ma voix s'est tue.

Pourtant j'ai su dojnpter des héros et des rois Dont les noms ont sonné dans des clairons de gloire, Mais je ne garde rien au fond de ma înémoire De leurs hoimnages vains ni de leurs vains exploits.

Ua^nour qu'ils 7n' apportaient n'est pas fait à ma taille. Et je n'ai point l'orgueil d'enchaîner un vainqueur , Ni d'écouter un jour le secret de mon cœur Chanter dans les drapeaux au vent d'une bataille.

Je suis hnpéria, fille des Visconti,.

La princesse aux yeux d'or lasse déjà de vivre

Dont le cœur douloureux souffre en vain de poursuivre

L! amour, dontla promesse a chaque fois menti.

Nul n'aura donc cojnpris le secret que je garde, Nul ne viendra vers moi qui ne veux plus souffrir, Ayant un cœur semblable au ?nienpar son désir De regarder l'amour comme je le regarde.

Il me semble pourtant que rôde autour de moi L'inconnu d'un mystère oii parfois je devine, Aux cris du sourd émoi qui bat dans ma poitrine. L'appel d'un autre cœur qui bat du même émoi.

Cest vers lui que f irais si je savais l'atteindre, L'âme pleine d'amour et les bras pleins de /leurs. Pour lui porter tous mes espoirs et tous mes pleurs Et pour n'avoir auprès de lui plus rien à craindre.

Je sais qu'il serait beau comme je veux qu'il soit. Il serait jeune et fort comme l'amour lui-même Et je viendrais lui mettre ainsi qu'un diadème Des roses, sur le front, et des lys au col droit.


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Et sa7is doute qu'alors il dirait la parole Que f espère et j' attends mais que j'ignore aussi? Pourquoi ne vient-il pas puisqu' il 7ne sait ici Me dire simple^yient le seul mot qui console.

Car pour les autres, iinpassible sans regret,

Je resterai toujours hnpéria la Blanche

Et si sur Veau de mon regard leur cœur se penche,

Nul dans ce regard d'or ne lira mon secret.

Henri Liebrecht.


Emile Verhaeren

(suite).

Verhaeren a voyagé. — Il habite, sans se fixer nulle part, Bruxelles, chez un de ses meilleurs amis, un grand peintre décorateur; Le Caillou-qui-bique, où sa maison, comme un ermitage, au bout d'un chemin semé d'herbes et de cailloux, au fond d'un val silencieux et recueilli, se dresse, solitaire; Saint-Cloud où son logis, par sa décora- tion, rappelle les vieux foyers de Flandre. Il a parcouru l'Allemagne, l'Angleterre, la Hollande, l'Italie, l'Espagne. Il y a fait des tournées de conférences; il y a vagabondé en artiste. Il a dit :

Je ne puis voir la mer sans rêver de vo3'ages.

Mais il est revenu chaque fois vers la Flandre. Il aime son peuple éperdûment, immensément; il en aime la robus- tesse naturelle, la grandeur historique, l'éclat artistique; il en aime jusqu'aux défauts, jusqu'aux méfaits. Il adore le peuple flamand :

Je suis le fils de cette race

Dont les cerveaux plus que les dents

Sont solides et sont ardents

Et sont voraces.


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Et il a mis son génie au service de l'exaltation de ce peuple. L'œuvre Toute la Flandre, que, cahier par cahier, Verhaeren publie, clame l'universelle grandeur du pays. Tendresses premières (*), La Guirlande des Dunes (**) et Les Gloires de Flandre (***) en sont les trois premières parties. Et, il semble que, par des poèmes parus dans certaines revues (****), une quatrième plaquette, soit en élaboration, qui chanterait les villes de provinces (•••••) :

Les petites villes à millésime.

Les Tendresses premières évoquent, avec un charme ingénu, une émouvante sincérité, et parfois un lyrisme chaud, de lointains, très lointains souvenirs d'enfance et de jeunesse. Elles nous transportent à Saint-Amand sur- l'Escaut; elles rappellent les scènes de la vie quotidienne dont le poète a gardé fidèlement la mémoire; elles retracent finalement :

Je me souviens du village près de l'Escaut D'où l'on voyait les grands bateaux Passer, ainsi qu'un rêve empanaché de vent Et merveilleux de voiles, Le soir, en cortège, sous les étoiles.

C'est là que le poète est né; c'est là qu'il a passé son enfance angoissée, qu'il a joué, avec tous les vauriens des environs, qu'il a connu

Une place minime et quelques rues, Avec un Christ au carrefour; Et l'Escaut gris et puis la tour Qui se mire, parmi les eaux bourrues.

qu'il a compris l'intensive poésie des soirs silencieux, qu'il


(•) Tendresses premières,. De Man. Bruxolles 1904.

(•*) La Guirlande des Dunes. De Man, Bruxellca 1907.

(•••) Les Gloires de Flandre, en préparation. (. f. fragments dans La Belgique Artistiquex et Litt^aire.

(•♦♦*) Le Thyrse(Le Vieux Mur) L* Fronde (Le Jour des r- .<

(♦♦•♦♦) Elle fut du reste annoncée en 1905. Elle s'appellerait Les ViUfs à p'C/nons, et serait suivie •Ue-même de deux derniers recueils : Les Plaines et Les Commune*.


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a curieusement examinéle forgeron, le meunier, le passeur d'eau, plus tard, immortalisés par lui-même ; c'est là qu'

Avec le fleuve immense au bout de sa pensée

il a vécu la vie du petit peuple des villages...

La Guirlande c^es Z)z^wes est la chanson à la louange du littoral belge et de la Mer du Nord, du paysan des polders et des pêcheurs de La Panne à Knocke ; la mer aux jours rugueux d'hiver, est décrite, sous une vision de cieux noirs,

Où l'ombre, à coups de lumière éventrée, Se referme, sitôt que l'horizon hagard Soulève avec les blocs de sa marée, Les flux montants de ses brouillards.

Un village est aquareUisé :

Des murs crépis, de pauvres toits, Un pont, un chemin de halage Et le moulin qui fait sa croix De haut en bas, sur le village;

les dunes y sont peintes ; un coin de quai y est évoqué; les vents de tempête y sont transcrits ; un cimetière esquissé ; le printemps chanté; l'amour en rut rappelé; « ceux des fermes », et les femmes de marins, et un vieux retraité, et les pêcheurs à cheval de Coxyde, et des enfants et des filles, portraiturés.Maisdeuxpoèmesy sont de merveilleuse beauté : Les fenêtres et les bateaux, fenêtres des villes — Ostende, Nieuport — ayant en vain, aux bateaux amarrés, dans la nuit, conseillé le repos, et ce poème de lyrisme fougueux et fou: Les tours au bord de la Mer dont la finale, que je me plais à me redire, est d'intensive beauté :

O que mon cœur toujours reste avec vous d'accord! Qu'il puise en vous l'orgueil et la fermeté haute. Tours debout près des flots, tours debout près des côtes, Et que tous ceux qui s'en viennent des pays clairs Que brûle le soleil, à l'autre bout des mers. Sachent, rien qu'en longeant nos grèves taciturnes, Rien qu'en posant le pied sur notre sol glacé, Quel vieux peuple rugueux vous leur symbolisez Vous les tours de Nieuport, de Lisweghe et de Furnes !


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Et, après avoir ainsi célébré sa Flandre natale et sa Flandre d'élection, Verhaeren chante les Gloires de Flandre. Il évoque les grandes batailles des Communes, la forte ténacité des gildes héroïques et des Ruwaerts énergiques.

Superbes allumeurs d'or, parmi les incendies

Il célèbre Saint-Amand, le patron de Gand, le Saint

Armé de confiance et de claire folie.

Il chante en un grandiose et pur et merveilleux poème les noms flamands des deux Van Eyck et leur œuvre qui dardait dans l'art une clarté suprême. Il décrit l'entrée de Philippe le Bel à Bruges

Quand tout à coup, vers le déclin du jour L'ample bourdon de révolte et de guerre Sauta d'un tel élan dans sa cage de pierre Qu'il ébranla, de haut en bas. La tour

Il écrit ce vivant, ce lyrique poème Guillaume de Juliers où est évoquée la grande victoire de la bataille des Eperons d'or où les Flamands purent faner

Devant le peuple entier les lys royaux de France Il glorifie le Téméraire dont l'âme était une forêt

Où Si croisaient de grands chemins tracés sans règles; Mais par-dessus volaient, jusqu'au soleil, des aigles.

le Téméraire devant qui se dressa Louis XI de France, et qui, avant de mourir

Avait, quand même, à coups de volonté, bâti Jusques à fleur du sol notre pays.

Du reste, le Maître a, dans ses Petites légendes^ donné la poésie brutale, la fantaisie fruste, le détail lourd, intensive- ment évocatoires de l'âme du pays de Flandre. En vers d'un matérialisme épuré, sautillants comme un jeu rythmé de syllabes, de mots et de strophes, en vers se succédant, se pourchassant, se bousculant avec la grosse vivacité des


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récits au « coin de l'âtre », sont répétées ici les étranges et plaisantes histoires qui vont de bouche en bouche, se répétant, des hameaux aux villages. Il y a l'histoire de l'échevin Sixte qui aimait les pommes, et celle, plus étrange de Jan Snul qu'adoraient les bêtes; et, à sa mort, elles s'en vinrent, patte à patte, museau à museau, des quatre horizons de Flandre, accompagner l'enterrement^ se plaindre et hurler sur la tombe, si bien que les hommes furent réveillés et que les pêcheurs, dirigés par Nel Frankenlap assaillirent ce deuil montant jusqu'aux étoiles. Et, devant leur large acharnement la funèbre suite des pleureurs se dispersa :

Pattes folles, regards luisants, museau levé, Ongles courbes, comme des becs, Faisant un bruil de noyaux secs. Jetés par tas, sur le pavé.

Il y a la légende de la Statuette devenue Vierge après avoir représenté Vénus, d'abord, Cybèle, ensuite, reconnue comme païenne, jetée dans l'Escaut par le curé, repêchée, et installée comme quille médiane d'un jeu villageois; mais à chaque coup de boule la renversant, un malheur survenait au joueur, et le curé fut forcé de la rhabiller proprement, de la réintégrer dans sa niche, près de l'autel de Saint- Christophe.— Puis, il y a, enfin, l'histoire du vieux Pèlerin de Montaigu qui, du plomb dans ses souliers, des feuilles de houx dans ses haut-de-chausses et dans ses manches, s'en va implorer Notre-Dame pour le rétablissement d'un jeune fiévreux; et qui, ayant rencontré trois fois, en route, joyeuse kermesse et mariage gai se trouva trois fois gris avant d'arriver aux pieds de la Vierge; et qui prouva, une fois de plus que Dieu protège les buveurs de bière, puisque, précisément aux trois instants où le Pèlerin fut... saoul, le jeune malade eût un renouveau de vie saine, et fraîche.

En opposition à cet art primesautier, je pourrais, conti-


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nuant à rechercher le Flamand dans son œuvre, parler ici, de Philippe II, ce drame où Verhaeren se montre essentiel- lement le fils direct de Victor Hugo comme le baptisa M. Rémy de Gourmont... Je me bornerai pour l'instant à indiquer le choix du sujet et le « leit-motiev » principal de la tragédie: la Flandre bouillante asservie par le poing du cruel Duc d^Albe.

Je l'ai dit: toute l'œuvre de Verhaeren prouve qu'il est Jlamand. Dans une note à l'étude remarquable d'Albert Mockel sur Verhaeren, Viélé-Griffin avoue: Avec Ver- haeren, les Flandres nous sont apparues magnifiées.., Ver- haeren élargit de son soujjle l'horizon de la petite patrie, et comme le fit Balzac de son ingrate et douce Touraine, il annexe aux plaines flamandes le beau royaume humain de son idéal et de son art... Nous ne connaissions pas les Flandres, nous qui y habitons. Verhaeren qui vit la majeure partie de son existence en Wallonie, ou en France, ne séjournant que de loin en loin, à Bruxelles, à Ostende, mais qui est né près d'Anvers, a la Flandre dans son cœur. Ses yeux visionnaires ont vu, et révélé à son âme ce que personne ne connaît II a compris sa race; il l'a magnifiée et agrandissant la Belgique à la majesté de son génie, il a fait de notre peuple, de notre sol, de nos villages et de nos villes ses propres œuvres, ses propres inspirations.


III


Peu après les Flamandes, dont je viens de parler et les Moines que jétudierai plus loin, une crise s'empara du poète. L'excellent et bel écrivain, M. Albert Mockel qui le mieux a compris le Maître, écrit : « Or cet homme nerveux, ^^qui déjà concevait la vie avec une sorte de fièvre, venait de rencontrer la Maladie. Les nerfs s'étaient tendus comme des cordes sonores, mais ils cédèrent: et après la défaillance physique ce fut longtemps un affaisemenl moral,


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des crises de doute peut-être au tournant de l'une des avenues de la vie. »

Si son tempérament artistique montrait, à ses débuts, un caractère principalement national, le vrai génie signifi- catif de Verhaeren se détermina lorsque sa nature gonflée de vie fut agrippée et terrassée par la maladie, une maladie étrange, d'âme, d'esprit et de corps.

D'abord, la crise ne se définit pas bien. Le poète s'est arrêté aux bords de la route... Il s'emplit les yeux de décors tristes,des souvenirs mortuaires, lamentables et frissonnants, de fresques merveilleuses où l'orgueil des grandes épopées, où l'âme de la Légende des Siècles semble passer, et ses regards se voilent, sont esprit vacille, sa langue s'égare dans les Paroles mornes.

Le poète sent la souffrance des grandes solitudes; il souffiedugel des décembres cruels dont l'étau géant enserre son âme, des agonies infiniment tristes et silencieuses des brumes; son rêve est balayé comme les nuages au ciel, par les vents vermeils d'un couchant maritime; des cor- neilles mettent leurs noires floraisons parmi ses préjugés et ses craintes ; un souvenir plane, ainsi que ces précédents nuages au couchant d'ombre et d'or de sa douleur; son cerveau, morne, lassé, soudain s'éveille en ces heures de fastueux silence et resonge un rêve infiniment lointain. C'est un rêve maladif à la Rodenbach: cierges autour d'un cercueil comme dans une vision baudelairienne.

Les Fresques s'imposent. C'est la langue Verhaerienne se créant: vieux rois et prétoriens en les salles hautaines, héros et preux des légendes fanées, et l'Artevelde flamand par dessus tout s'illuminantl Le poète sent la souffrance des choses, s'assimile l'ârne, les sens, les pensées des objets les plus divers Son symbolisme fiévreux s'inaugure. Des figures d'Anton Mor passent. La grille devant un taber- nacle lui fait vibrer les nerfs; les horloges et leurs pas, leurs yeux, leurs voix, leur effroi, les horloges qu'il interroge


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lui font appréhender l'avenir; la vie est une « barque dont les avirons sont pris dans une glace compacte. » — Qui saisirales rames? un ange? un héros? ou personne? Rien. Le soir se fait: c'est la mort des choses, des saisons, de son cœur, de son esprit. — Les railleries, les haines frappent à ses fenêtres. Lassé de la douleur, il /)éc/te ûfe /a rancune en les bas- fonds de son cœur. Il rêve de calmes voluptueux qui s'endorment et se taisent. . L'hewe 77iauvaise unie .. Le cri s'écoute...

Et maintenant que je m'en vais vers le hasard... Dites, le vœu qu'en un lointain de sépulture, Comme un marbre brûlé de gloire et de torture, Rouge éternellement se crispera mon art!

Les vices lui sont noirs, mais aussi les vertus ; il travaille à vivre athée ; il n'a plus même le dernier espoir tendu vers la mort rouge.

Entre les Moines et les Soirs l'art de Verhaeren se trans- forme. Les Bords de la rouie sont une transition à ces successions d'états d'âme. L'art plantureux des Flamandes devient tragique.

Tout son bonheur est flétri : les campagnes souffrent, les crépuscules souffrent, l'horizon souftre.. L'obscurité com- plète du soir envahit son cœur; il se sent fixé par l'œil blanc de la folie. Il se fait une volupté de sa souffrance ; il s'en emplit:

Et quand lève le soir son calice de lie, Je me le verse à boire, insatiablement.

Les Soirs sont les Décors liminaires; les débâcles marquent la déformation morale; les Flambeaux Xoirs sont la fro- jection extérieure.

La tristesse des complaintes en la mort vespérale des dimanches agonise, dans les soirs crucifiés sur les horizons ensanglantés. Les nuits oppressent l'humanité : c'est une sensation d'éternité sur les cerveaux; une lassitude efface,


I

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alourdit, lasse et fane tout espoir; les tourments se multi- plient; la fatalité du poète est la souffrance humaine; les arbres s'avancent en théories funèbres, pèlerins marchant invariablement^ sur double rang, au long des routes.» Si des lueurs l'éclairent parfois, et le fascinent de leurs attirances m3"stérieuses, ce n'est que pour accentuer sa souffrance. Le moulin qui

. . tourne au fond du soir, très lentement Sur un ciel de tristesse et de mélancolie, Oui tourne et tourne, et sa voile, couleur de lie, Est triste et faible et lourde et lasse infiniment,

le moiilin, dont le poète rend et note le rythme et la monotonie, fait des gestes de désolation ; les marais ont des lueurs équivoques sur lesquelles s'écoute le cri, le cri du soir, cri désespéré d'oiseau qui meurt. — Dans sa douleur le poète sent toute la douleur des êtres et des choses; il renie la Vie; il se cloître dans son orgueilleuse solitude, et sa dernière jouissance est d'intensifier sa souffrance et de se livrer aux bizarreries de sa pensée démente. Des révoltes éclatent en lui; des haines sanguinaires s'adressent aux hommes, des assassinats sont conçus, auxquels succèdent des épouvantes de mort. C'est d'un pessimisme malsain. Rythme, son et image concourent à une impression de lassitude et s'écoulent, ets'évanouissent. Le soir d'automne entoure le poète de chaleur, d'éclats, de lumière rousse et bronzée, et il rêve d'une mort différente de la fin que lui réserve la maladie :

Mourir ainsi mon corps, mourir, serait le rêve! Sous un suprême afflux de couleurs et de chants, Avec, dans les regards, des ors et des couchants, Avec, dans le cerveau, des rivières de sève. Mourir! comme des fleurs trop énormes, mourir! Trop massives et trop géantes pour la Vie ! La grande mort serait superbement servie Et notre immense orgueil n'aurait rien où soufirir ! Mourir, mon corps, ainsi que l'automne, mourir !


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L'homme s'est trouvé devant l'exacte conformation de la vie, et les vérités décevantes se sont imposées brutale- ment; le lutteur qui s'est toujours révélé en Emile Verhae- ren n'a pu se soumettre, ni se résigner ; il s'est révolté ; il a maudit la joie de vivre ; il a eu recours à de pâles méta- physiques; il a tâtonné; il a cherché. Toujours découragé, rêveur, hagard et seul, mais néanmoins voulant toujours sur les fumiers du monde se nourrir de roses. La soif d'inconnu desséchait son âme tentée par les grands mirages, par les gloires médusaires ; il a laissé retomber ses bras. Aucune pensée n'a pu le consoler. Dieu lui-même n'a pu — ayant été exilé — dissiper son désespoir, son anxiété.

« La vie lui est apparue peuplée des fantômes de ses cauchemars » constate M. D. Horrent. Les Malades^ le premier poème des Soirs définit cet état d'âme. Je consi- dère ce poème comme un chef-d'œuvre II est impossible de mieux exprimer avec des mots, avec des images émou- vantes, la déception continue, la désillusion infinie, et les déboires éternels de ceux, qui, tôt plongés dans leur détresse, n'ont jamais atteint l'idéal de leurs premiers efforts. Impossible de mieux rendre le dégoût, le découra- gement, l'amertume enclos en cette formule de bonheur :

« Souffrir pour soi, tout seul, mais par sa volonté !

Le poète, comme ses Malades, a banalement aimé la vie comme les autres; il a cru benoîtement à la souffrance, au deuil, aux confiances des apôtres ; il a voulu mater son orgueil. Mais il a vu combien la cruauté rapproche mieux que l'amour, combien les vertus sont écrasées par l'ingra- titude et le reproche, combien les larmes ont coulé inuti- lement.

Vides, les îles d'or, là-bas, dans loi des brumes Où les rêves assis sous leur manteau vermeil. Avec de longs doigts d'or effeuillaient aux écumes, Les ors silencieux qui pleuraient du soleil.


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Cassés, les mâts d'orgueil, flasques, lés grandes voiles 1 Laissez la barque aller et s'éteindre les ports ; Les phares ne tendront plus vers les grandes étoiles, Leurs bras immensément en feu — les feux sont morts !

Les Malades sont une sorte de préface générale à la trilogie des Soi7's, des Débâcles et des Flambeaux N^oi7's : c'est une espèce d'exaspération morbide de la souffrance. Sois ton bourreau loi-même. La norme de la Vie est la douleur. L'homme est son propre pouvoir, son tourment, et son effroi. Il boit les souffrances comme un poison, cingle ses jours de son angoisse. Il prépare sa peine et provoque son mal; il se doit redresser cruel contre lui-même. Verhaeren, enlacé par les fibres de ses nerfs, par des chemins de trouble et de fièvre, aboutit à la folie. Se lais- sant aller à la dérive, il subit les heures — si mornes I — d'ennui et de lassitude. Il possède toujours sa faculté descriptive, évocatrice, sa force, son énergie, son âpreté, mais tout cela s'applique éperdument à rendre les défor- mations des choses dans l'ombre. Il scrute son avenir ; se désespère et s'épouvante à songera la mort: un poème Mes doigts superbe et tragique s'exhale, ainsi qu'un cri d'horreur et de paroxysme nerveux; du fond de son être:

Et vous aussi, mes doigts, vous deviendrez des vers, Après les sacrements et les miséricordes, Mes doigts, quand vous serez immobiles et verts, Dans le linceul, sur mon torse, comme des cordes; Mes doigts, qui m'écrivez, ce soir de rauque hiver, Quand vous serez noués — les dix — sur ma carcasse Et que s'écrasera sous un cercueil de fer. Cette âpre carcasse, qui déjà casse.

Il a des mots suaves et pieux :

Sois de pitié, Seigneur, pour ma toute démence. J'ai besoin de pleurer mon mal vers ton silence (<*)


(*) Pieusement {Let débâcles) (Mercure: Poèmes. 2° série). M. G. Van Hamel fait remarquer dans son étude (ouvrage cité) les rimes féminines de ce poème à la Verlaine et leur douceur à la Musset.

17


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Il pleure et se lamente:


Quand je suis seul, le cuir, soudainement, parfois. Je sens pleurer sur moi l'oeil blanc de la folie.

Et sa torture lui est volupté, pourtant :

Et quand lève le soir son calice de lie, Je me le verse à boire, insatiablement.

Les Soù's, les Débâcles et les Flambeaux noirs, trilogie de rêve ardent et de fantasmagorie inquiète, impressionnée de souffrance, de nervosité, d'imagination, de fièvre, de fougue, d'hallucinations,et de tourments de râme,chantent la torture du mdiX.he^ Flambeaux Noirs? Ce titre les définit; ils sont flamboyants, par eux-mêmes, mais de l'ombre les environne d'obscurité; les flambeaux, ce sont les mondes stellaires, les astres, étoiles, comètes. De là l'hallu- cination du poème Les Nombres:

Je suis l'halluciné de la forêt des Nombres Le front fendu, d'avoir buté, Obstinément, contre leur fixité.

Et c'est la fin. La maladie semble tuer le poète :

En sa robe, couleur de feu et de passion, Le cadavre de ma raison Traîne sur la Tamise.

Les vers ici tintent comme un unique son de cloche, vous secouent, vous élèvent brusquement, mais pour vous laisser retomber aussitôt sur les ailes cassées d'une note expirante. L'éclair s'unit à l'obscurité; ceci résume ces Flambeaux, ces flambeaux Noirs.

A cette âpre trilogie de la période de douleur, succède un petit recueil au titre étrange Les Apparus dans mes chemins, mais d'une forme, d'une pensée plus lucide. Tout y présage une guérison prochaine : les figures mystérieuses qui apparaissent au poète, les vers, les mots, les idées. Les symboles vivants traînent les beautés morales à leur suite. C'est Celui de l'Horizon, le crucifié qui s'épouvante de lui


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et de son désir, et va au-devant d'autres souffrances insoup- çonnées. C'est Celui de la Fatigue (*), l'aïeul lourd de siècles et d'idées, jetant à l'éternité un cri de malédiction. C'est Celui du savoir qui, ayant connu les vaines interrogations demeure les yeux fous d'avoir scruté la science des soirs. C'est celui du Rien, le dieu de la Mort, des tombeaux, de l'anéantissement, des désagrégations universelles.

Verhaeren est arrivé au nihilisme de la pensée. Son art doit amener les conclusions les plus désespérantes. Il écrit. Il va, croit-on, accuser quelque divinité, révéler d'autres tortures, d'autres misères humaines, qu'il porte en lui, avec sa Vie, lorsque

Un Saint-Georges, fermentant d'ors Avec des plumes et des écumes, Au poitrail blanc de son cheval, sans mors, Descend !


J'ai mis, en sa pâle main fière,

Les fleurs tristes de ma douleur

Et lui s'en est allé, m'imposant la vaillance

Et, sur le front, la marque en croix d'or de sa lance,

Droit vers son Dieu, avec mon cœur.

Le Saint-Georges victorieux surgit au milieu de paysages lumineux, parmi des jardins paisibles, parfumés, où des ruisselets murmurent sous les fleurs à fragrance délicieuse. Voici les Saintes, celles du Pardon, de la Bonté, de l'Amour et du Sacrifice s'y promenant. Et voici que l'At- tendue survient : elle est la tremblante caresse de la lumière, de la joie, du son musical de l'heure, de la rosée fraîche sur les mains de fièvre, de la lampe veilleuse :

Elle est ma ferveur réorientée,

Ma jeunesse ressuscitée,

Un flot d'aurore, en une aurore


(*) M. H. Henge a écrit une transcription musicale de ce poème que j'ai beaucoup admirée; j'ignore où elle est éditée.


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Verhaeren perd son pessimisme maladif. Son œuvre conti- nuera sa lutte effrénée, ardente; mais si son âme, même aux heures d'apaisement demeure anxieuse et troublée, c'est qu'encore la passion de la Vie, — même lorsqu'il blas- phème, lorsqu'il évoque l'obsédante terreur du règne néfaste du mal et de la folie, — lui inspire ses prophé- tiques peintures, ses vengeresses malédictions.

Des vignes grimpent le long de sa tniiraille. Le poète a senti la souveraine pensée, but unique de la Vie, s'agripper à ses flancs. Il va renaître :

Les cristaux du matin étincelaient dans l'air ; Toute la vie ornait le silence des choses, Toutes les feuilles brillaient de mouvement clair Et le verbe tremblait sur leurs lèvres décloses...

Le poète a dominé sa raison. Son idéal enchanté s'oppo- sera certes avec violence à la réalité tragique. Mais sa pensée surgira plus nette, plus profonde. Sa faculté de création symbolique va pouvoir s'adonner à de prestigieuses évocations.

(A suivre). Maurice Gauchez.


Du siècle 18


Dans le fauteuil d^ osier qui plie sous ton corps frêle Voici que tu dors.

La fenêtre est close, Et je vois à peine Ton pied qui ressort De ta jupe grise.


— 265 —

Pour moi, aimant à travailler,

J'ai pris ce vieux livre

Oùtoiit à l'heure^ en 7n' arrêtant pour f embrasser ,

Je te lisais

Commue un satyre

Des contes légers^

Et d'un doigt furtif.

J'écris au crayon

Ces deux ou trois lignes

Sur les marges d'un Crébillon.


II


Les bourgeons d'acacia que l'on mord et qui setnblent

Du sucre parfumé Sont moins doux que ton sein, que ta bouche qui tremble

Quand on veut U embrasser ;

La fleur de l'oranger dont s'enivre décembre ^

Exhalant son odeur, Ne me touche pas plus que ta chair si tendre

L'arôme et la couleur ;

Et toutes les beautés que la terre offre aux hommes,

Je sais les retrouver Dans un corps si petit que lorsque je le nomme,

J' ai l' air de plaisanter .


III


Dans le bois oie je cours tu relèves ta robe *

Pour m' attraper : Je vois tes jupons blancs, leurs nœuds de ruban mauve

Et ton corset;


— 266 —

Mais, comme je suis leste et que tu ne peux guère

Me dépasser, Je m' arrête souvent dessous la feuille verte

Pour respirer.


IV


Sous ce berceau léger oii les troènes tremblent, Près de l'eau qui fréynit, tandis que le soleil S'efforce vainement à traverser les branches, Je lis Casanova, 7?ion maître sans pareil.

Mais prenant dans ma main votre gorge menue, J'abandonne mon livre et m'approche de vous. Et 7n' aperçois alors que sous le peignoir nue. Vous frémissez aussi en serrant vos genoux.


Voici que le ciel est couleur de rose, Le jour qui sera demain sera très doux ; Sur les objets lointains une brume se pose, Et dans le soir qui agonise, jaune et roux, Cotnme de grands pétales mauves. Des nuages s'en vont, on ne sait où.

Chantons, rions, nous passerons de même ; A imons-nous un moment, et répétons tout bas : Je t'aime, ô mon amour, je t'aime. Je t'aime et ne changerai pas.

Louis Thomas.


4m


— 2()^ —

Banalités indiscrètes

UN PEU DE MODESTIE S'iL VOUS PLAIT

Parfois, au moment de commencer quelque chose, un petit choc t'avertit, je le sais ; et tu as compris aussitôt : « Je vais agir par vanité, par préjugé, par snobisme, par sottise... »

Qui dira les bienfaits de cette clairvoyance ? Car si elle ne t'empêche pas de continuer ce que tu as entrepris, — vive Dieu! elle te permet au moins de sourire de toi-même avec satisfaction, homme sagace, en te démontrant qu'après tout, « tu es un être supérieur »...

  • *

Les jours où l'on a le dégoût de soi-même... Mes amis, il convient de méditer. Hélas! n'est ce pas justement ces jours là, et à cause de cela, qu'on est peut-être le meilleur?

En vérité. Mais c'est justement ces jours-là, et à cause de cela sans doute, qu'on ne fait absolument rien du tout.

  • *

La modestie ? Simple parure de ma sœur la faiblesse, qui fut bien élevée au couvent. Mais elle peut être aussi la réserve de l'orgueil.

Tu te méprises, tel que tu t' apparais aujourd'hui. C'est que tu te compares à l'homme futur que tu veux être.

  • *

Rien de plus humble, sous l'aspect contraire, que la fausse modestie. Tu l'imagines assez fière, cachant l'éperon d'un amour-propre aigu sous son manteau de pauvre? Regarde la mieux, tu verras ses pieds plats et ses chaus- sons de lisières.

Mensonge, d'abord; et tu n'ignores pas que le menteur est un lâche, puisqu'il déserte à l'heure où il faudrait com- battre, et qu'il n'ose crier « me voici ! » S'efforcer d'être


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modeste aux yeux d'autrui, n'est-ce pas se nier tout à coup? n'est-ce pas s'avouer qu'on dépend d'un suffrage étranger, n'est-ce pas se faire moralement le valet de cet homme-là même, dont on se croit méconnu?

Hypocrisie immonde, que rien peut-être n'égale en bassesse.

Mais il te faudra, je t'assure, une fierté singulière pour être modeste par naturel, — et le rester si l'on t'écoute.

  • *

« La modestie sied au mérite » ; ainsi va goguenardant le plus beau de nos proverbes. Je la croyais l'apanage de l'orgueil. Quoi donc? elle lui messied peut-être... Gar- dons-la précieusement pour la joindre au « mérite »; nous féliciterons ces enfants bien sages, en leur accordant une récompense.

Un de mes amis prononce parfois tout de travers, cer- tains jours où les humbles âmes lui donnèrent par trop la nausée.

« Le mérite sied à la modestie », dit-il... Mais il faut pardonner à ce fou, pour qui les mots se brouillent un peu.

  1. *

La force qu'on attribue à l'opinion d'autrui trouve sa mesure dans l'assentiment secret qu'on lui donne.

Vous pensez cela de moi? Que m'importe, si je ne le pense pas ?

... ET UN PEU DE BON SENS APRÈS VOUS, S'iL EN RESTE.

— Tu travailles! dit-il en entrant.

— Tu le vois, j'écris tant bien que mal des « Banalités indiscrètes ».

Il lut, par dessus mon épaule :

« Le bon sens, c'est la notion de l'harmonie transposée dans les mœurs ».

— Peuhl fit-il.


— 269 —

Et il me dicta :

« Au conservatoire des mœurs, on enseigne le bon sens au cours d'harmonie pratique. Mais les auditeurs sont très rares : il n'y a pas de diplôme à la fin des études ».

— Parbleu ! m'écriai-je. Tant de gens se croient du bon sens et n'ont que du sens commun !


Aux âmes très mobiles ou frivoles, le bon sens paraît ennuyeux comme ce visiteur un peu détaché, que l'on sent à part soi supérieur, et à qui l'on enrage de devoir donner raison. Point de coquetteries avec lui : la plus folle minaudière ne le supporte qu'une heure.

Comme on est plus à l'aise avec le sens commun ! Celui- ci se plie à tout. Nulle banalité ne le rebute, il trouve toujours le mot qu'il faut, compris de tous, qui n'offense personne. On colporte de rue en rue ses paroles pondérées, sans accent et sans caractère, — ses paroles absolument dénuées de cet imprévu qui pourrait troubler les cons- ciences, ma chère ! On les retient par cœur ; on les recueille avec soin; on les codifie. Et l'on peut échanger avec sécurité ces axiomes, puisqu'ils sont la sagesse de tous les imbéciles.

  • *

Le bon sens n'a pas de chance. Ponsard, tous les rapins et tous les poétereaux romantiques, se trouvèrent merveil- leusement d'accord pour le confondre avec la platitude : on le prit pour le sens commun.

Ce fut par la faute du génie qui, sûr de vaincre même dans l'absurde, laissa tomber le bon sens comme une arme inutile. Un goujat la ramasse, la brandit ; et la lame est si belle que son usurpateur prendrait un air de roi si l'on n'apercevait, sous le noble scintillement, une piètre figure soudain terrifiée par ce glaive imprudemment soulevé, et qui retombe sur elle...


2/0


Dans les basses régions de l'intellectualité, l'habitude du blasphème est une sorte de parure.

Ne faut-il pas crier « Vive l'art incorruptible! » pour composer une polka, rimer un couplet de revue, fumer de grandes pipes en s' habillant de velours, et faire des niches à son concierge ?

« Tu n'invoqueras pas en vain le nom de ton Dieu », proclame sagement le Décalogue.

  • *

Nous allons parmi les idées comme on va dans un bal masqué. Quelques unes, nos compagnes quotidiennes, nous ont révélé d'avance leur costume; d'autres, qui sont de nos vieilles amies, ont changé de travestissement à notre insu, et leur malice déçoit notre curiosité. Certaines sont trahies par le regard ou par un geste familier, et nous nous retrouvons entre elles bientôt à notre aise, au milieu de la foule bariolée, infatigable, qui se meut et bavarde.

Le marquis de Sens-le Bon, vieux gentilhomme dont on sait l'esprit d'à-propos, peut exaspérer alors ses meilleurs amis, s'il s'offre dans ce bal par surprise, déguisé tout exprès avec mauvais goût, — et que des préjugés inter- posent un loup impénétrable entre nos yeux et le visage de l'interlocuteur inattendu.

Il parle ; on se rappelle la voix, mais sans la deviner encore, car le masque a changé l'intonation coutumière. Et l'impatience se mêle à du dépit, dans cette intrigue avec un être que nous ne reconnaissons point, mais qui s'adresse à tous nos souvenirs, pénétre en nous victorieu- sement et sait tous nos secrets.

Furieux, on s'emporte jusqu'à le traiter de maroufle, lorsque...

— Beau masque, offre moi à souper !

Et voici qu'une Folie nous a pris par le bras, en faisant tinter ses grelots.


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Le marquis de Sens-le-Bon se révèle aussitôt par un mot souriant et complice. C'est la partie carrée.

Mais son commun laquais égaré là avec les manteaux, épais et gourmé, bougonne, — car décidément M. le Marquis ne sait pas vivre...

Albert Mockel.

Vendanges

Pour Emile Verhaeren. Le poème sonore et clair de la hunier e s^ achève. . . Et la ru7neur d'une chanson dernière meurt sur les lèvres d'or du beau jour qui s'enfuit.

Un soleil d'été tojuhe à l horizon d'automne, et peu à peu s élève et chante, 7nonotone, le poèfue berceur et voilé de la nuit. . .


Les vendangeurs, les vendangeuses, le cœur flambant, l'âme joyeuse, depuis l'aube ont couru, couru, avec des chants, avec des signes, chemins battus, sentiers ardu%, de vigne en vig7ie.

Leurs rires clairs et leurs chansons

Ont porté jusqu'aux horizons

l'écho des vendanges ;

une ivresse de vie emplit

leurs yeux de lumière agrandis

oii brasillent des feux étranges :

C'est l'or des grappes dans leurs yeux, c'est l'or et c'est l'azur des deux,


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c^est Vor des sèves,

c'est l'or oriental du soleil qui se lève,

c'est la coulée d'or du couchant,

l'or pâli des déclins et l'or mat des aurores,

c'est Vor qui tinte dans les chants,

sonore ;

Cest l'or des rêves.

Les vendangeurs, les vendangeuses, le cœur flambant, l'âme joyeuse, depuis l'aube ont couru, couru, fiers de leurs forces, luttant des bras, luttant du torse, par les chemins battus ou les sentiers ardus.

Grisés des ardents effluves,

ivres de ciel, de lourds parfums et de soleil,

ils ont porté les fruits vermeils

des ceps aux cuves.


Mais les chants se sont tus avec l'œuvre achevée. Le jus trouble et souillé des grappes piétinées repose, tiède encore, emplissant le pressoir.

Eblouis des visions du magique mystère, les vendangeurs lassés revenaient, solitaires, en cercle sur la route au pied du mont s'asseoir...

L'heure était solennelle : Au déclin des lumières ^ l'otnbre immense de Dieu semblait planer entière, vendangea?} t des fruits bleus et des pampres, vermeils.

Et les yeux regardaient, pleins d'une ivresse heureuse, dans la vigne éternelle aux gf appes lumineuses f s'égoutter, larfnes dor, les sèves du soleil.

Paul Cornez.


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- 273 — Les vieux Laboureurs

A Maurice Gauchez. Les vieux s'en sont allés, l'un après Vautre, en terre Dormir U éternité de l'ombre et du yny stère, Fraternels simplement comme ils avaient vécu.

Et sous Uhiunilité des tertres et des sentes

Le repos a figé leurs carrures puissantes

De vainqueurs du travail par le travail vaincus :

La Mort a réuni dans la même fortune

Ceux qu'un culte pareil pour une foi co^Jimune

En prêtres de la terre avait unis jadis ;

Au hasard des trépas tardifs ou bien précoces Ils gisent, côte à côte, en la piété des fosses. Fils à côté du père, ou pères près des fils

Quand parfois le couchant allmne les verrières, Je vous adresse, ô vieux, mes ferventes prières Comme aux Saints d'un passé 7nagnifique et vermeil!

y évoque votre marche au long des sillons calmes Où les épis dorés font des routes de palmes Des germes de la terre aux moissons du soleil.

Je les revois passer vos statures penchées Scrutant l'énigme ou la richesse des tranchées Dans les javelles d'or ou sur les terreaux noirs ;

Je vous revois vivant vos humbles destinées Dans l'éblouissement des aubes étonnées Ou dans la 7najesté triomphale des soirs;

Je vous revois aux jours enivrants des batailles

A la terre ijnposer le viol des semailles,

La volonté de Dieu s' éclairant sur vos fronts;


— 274 —

Je vous revois aux jours des revanches fécondes Abattre à coups de f aulx l'orgueil des moissons blondes y Le triomphe allumant d'éclairs vos yeux profonds.

Dans l'air le chant des faut x 7net des rumeurs de gloire: La majesté brandie et rouge des victoires S'érige dans le geste angoissant du faucheur ;

Après que le se?neur est venu, l'acier gicle, Et c'est la 7?iême main qui court le même cycle Du germe qui va iiaître à la gerbe qui meurt.

Récoltes et semis, la main caresse et frappe;

La 7?iain donne et reprend la semence ou les grappes.

L'espérance ou le fruit dans la même unité ;

Son geste s'éternise en l'infini des plaines Depuis le soc bouté jusqu'aux meules trop pleines, Divergent et multiple en sa siinplicité.

Terreaux d obscurités et 7noissons de lumières

Ont vu dans l'ombre fnorne ou les splendeurs altières

Ces gestes battant l'air, metirtriers et vivants ;

Et tous deux ont connu, sous l'étreinte robuste Du laboureur ployant ou redressant son buste, La volupté des morts et des enfantements.

Les Vieux s'en sont allés, calmes, l'un après l'autre ; La Terre ne voit plus leur majesté d apôtres S'ériger vers les deux du sein des blés tremblants...

Afin défaire aimer leur Iwnineuse image.

J'ai rêvé de tresser, comme un suprême hommage,

Le laurier à r acanthe autour de leurs fronts blancs.

Paul Cornez.


— 275 — Journaux et Revues


M. Georges Rency, directeur du Samedi, s' étant attaqué à M. Maurice Wilmotte (à qui le tour?) s'est attiré du Directeur de la Revue de Belgique, la riposte ci-après :

Cher Monsieur Rency,

J'ai lu sans grande surprise votre Causerie littéraire. Elle est digne du pince-sans-rire que vous faites, un pince- sans-rire qui s'est délecté en l'écrivant, plus encore que ses lecteurs à la lire Vous prenez, en effet, vis-à-vis de moi une posture qui a dû les laisser hésitants, sinon sceptiques. Que le directeur du Samedi me critique, m'injurie ou me blague, à la bonne heure ! Il est dans son emploi. Mais que j'aie l'étrange idée d'en faire mon confident, voilà qui aura étonné plus d'un. Et à juste titre, cher Monsieur, car nous n'avons guère eu plus de quatre entretiens en notre vie...

De ces entretiens, tous très brefs et d'une complète banalité, il en est deux auxquels vous voulez bien faire allusion (j'omets l'anecdote de mon mutisme involontaire à une table amie, car j'ai le regret de la déclarer fausse). Dans le premier je me serais .montré nettement hostile à telle candidature à l'Université de Gand. Je me souviens simplement de notre parfait accord sur les inconvénients d'un choix que j'eus l'honneur de vous annoncer comme étant définitif, en vous faisant une visite de pure politesse, et que vous voulûtes bien alors me dire n'être pas indifférent à votre propre avancement, Je me souviens aussi que je vous dus des éclaircissements plutôt fâcheux sur les dons oratoires de celui que la faveur ministérielle imposait à mes collègues gantois. Puisque vous avez la mémoire de mes réserves, permettez-moi d'avoir celle des vôtres, qui étaient quelque peu acidulées, ce qui n'étonnera aucun de vos amis.

Et, dans le second entretien, qui eut lieu entre deux portes, à l'Alcazar, que pus-je bien vous dire « avec une satisfaction non dissi- mulée 'i » Simplement ceci. C'est que vainement sollicité d'accepter une candidature à (jand, puis d'exprimer publiquement une opinion sur le choix du successeur de M. Discailles, à la date où vous et vos confrères ferrailliez à l'envi, j'avais l'intention, maintenant que la question redevenait purement académique, de me placer, dans un article de journal, à un point de vue tout général, qui ne serait ni celui des littérateurs, ni celui des « pet-de-loup ».

C'est cet article, dont vous ne reproduisez pas une ligne (car votre extrait n'a aucun rapport avec l'affaire de (jand), c'est cet article qui vous fournit le prétexte à des commentaires désobligeants, entre- lardés d'ailleurs de quelques épithètes aimables.

Car telle est l'invariabilité de votre manière. Le sucre et le vinaigre


sont mêlés, chez vous, dans la même coupe. Elle est très personnelle, votre manière, dans les deux sens du terme, familière, abondante, plaisante et surtout bien belge ! Votre critique courante (•) est uni- latérale au suprême; elle n'est pas de celles qu'on peut dire élevées; et ce serait mal la définir que de la déclarer superficielle ; disons qu'elle est trop souvent de la critique de sous-sol, que le potin y tient lieu des idées générales, mais le potin multiple et savoureux, phono- graphiant un bout de conversation aussi bien qu'il reproduit une opinion raisonnée; de littérature, en cela rien qui vaille, votre tact d'écrivain se réfugiant, heureusement, dans les contes, intimistes, sobres et parfois supérieurs de sentiment, pour lesquels il sera beau- coup pardonné au donneur de trique que vous êtes.

C'est vous dire, cher Monsieur, que si vous voulez bien éprouver à mon endroit un « sentiment de curiosité bienveillante », j'éprouve moi, pour vos façons bourrues un sentiment de curiosité condescen- dante, (^e sentiment, vos explosions et vos injustices ne m'empêche- ront pas de vous le conserver jusqu'à nouvel ordre.

Oîi j'estime toutefois que vous dépassez la permission, c'est lorsqu'il vous plaît de m'appeler — ou de justifier l'appellation — de « bourreau » de nos écrivains. Le bourreau, cher Monsieur, est une institution que Joseph de Maistre plaçait au sommet de l'édifice social. Et s'il fallait entendre par là un justicier, qui ne fait grâce à aucune bassesse morale, ni à aucune vulgarité littéraire, je ne serais nullement humilié de tenir l'emploi. Mais vous, qui avez fait une guerre d'épigramme et même de gros mots à tant de confrères, qui avez criblé de vos flèches toutes les revues où s'essaie la timidité des jeunes, qui étes-vous donc si je suis, moi, le bourreau . A quel besoin social, ou moral, ou litté- raire, correspond la besogne que vous faites. Je pose la question. Ceux qui vous lisent d'habitude familière y répondront pour moi.

Et voyez comme il est fâcheux d'être mal entendu, dans le brouhaha d'un entr'acte et la fumée des cigarettes !

Nous causions l'autre soir de l'Association bruxelloise pour l'exten- sion et la culture de la langue française, et vous m'exprimiez votre indifférence ou votre découragement, tandis que j'y opposais mon enthousiasme, le grand nombre de nos conférenciers à Liège," et les six galas français que nous y organisons cet hiver. Et parce que je me suis adressé à des Français, ce qui vous semblait assez naturel alors, voilà que tout réfléchi, vous m'en faites un grief, vous concluez de là, à mon dédain pour nos lettres belges !

Mais ce dédain est une légende, rien de plus! Qui donc, dès 188$, faisait campagne dans le Journal de Liège en faveur de nos Jiune Bclgiqiu f Qui donc, alors que vous jxjrtiez des culottes courtes, fit inviter à notre tribune de l'Emulation Giraudet Waller.' Qui, le pre- mier osa ne plus ignorer ceux qui sont aujourd'hui des maîtres, louer Maeterlinck et Verhaeren dans un rapport officiel, celui du jury chargé de décerner le prix quinquennal de littérature française? Qui


(•) Je dis : courante, car voua avex des réussites, et votre livre que je reçois avec un « hommage sympathique » le prouve honorablement.


— ^n -

donc tâcha de populariser l'œuvre de Pirmez? Qui donc a ouvert la Reviu de Belgique à la plupart de nos littérateurs, à vous comme à d'autres? C'est le « bourreau » de votre anecdote. Et s'il m'est arrivé de différer d'avis avec certains de vos amis sur l'opportunité d'une institution académique, est-ce une raison suffisante pour que je devienne à leurs yeux un renégat, aux vôtres un tourmenteur ? Vous me permettrez d'en douter fort, et je crois que votre public, dûment averti en doutera comme moi.

Il doutera aussi — à priori - que je me sois donné la peine d'écrire un article trois mois après les vôtres pour vous plagier outrageuse- ment. Or, c'est ce que vous dites ou à peu près (voyez p. ii, col. i, au bas), fournissant ainsi la preuve d'une lecture trop rapide ou trop superficielle.

Car que disiez-vous dans Le Samedi? Qu'il y avait place pour un philologue et pour un littérateur dans la faculté de philosophie et lettres. Et c'est ce que vous répétez dans le dernier numéro de votre journal. Mais telle n'est nullement mon opinion. Un philologue a sa place marquée dans nos doctorats en philologie. Un professeur de littérature française doit être un historien doublé d'un lettré. 11 n'est pas nécessairement un homme de lettres. Est-ce que teu Brunetière, est-ce que M. Faguet, est-ce que M. Lanson, est-ce que M. Souriau sont des philologues . Sont-ils des romanciers ou des poètes.-* Nulle- ment. Ils sont des savants, qui enseignent l'histoire de la littérature française, et si j'admets volontiers que des lectures littéraires, le com- mentaire des chefs-d'œuvre classiques ou modernes soient confiés à un pur homme de lettres, il n'en résulte nullement que celui-ci doit être « réveilleur, l'évocateur » unique; je prétends qu'il n'est pas du tout impossible que d'autres « é veilleurs », peut-être plus féconds, plus utiles soient chez nous, pour l'histoire des lettres françaises, ce que Vanderkindere a été pour l'histoire, de Laveleye pour l'économie politique, Huet pour la philosophie, sans que pour cela Vanderkindere, de Laveleye, Huet fussent des hommes de lettres.

Je demande, en un mot, qu'on sorte de l'approximation, des pro- fesseurs improvisés pour telle ou telle discipline, et cela n'a rien de commun avec la distinction que vous faites, et que firent aussi les chroniqueurs de journal dont je lus les élucubrations incompétentes en octobre dernier.

Il faudrait, une bonne fois, en finir avec cette terminologie com- mode et puérile, qui range à part l'écrivain pur et l'écrivain qui est un savant. Comme si Renan, Taine, etc., n'avaient pas été à la fois l'un et l'autre! Comme si le plus grand philologue français du xix® siècle, M. Gaston Paris, n'avait pas écrit les pages les plus pénétrantes qui soient sur Mistral et sur Sully-Prudhomme !

Me voilà donc en parfait désaccord avec vous. Loin de vous avoir plagié, je n'ai pas eu l'heur d'être entendu de vous, à plus forte raison de vous convertir, ce qui prouve qu'un docteur en philosophie et lettres, qui est doublé, triplé, quadruplé d'un critique, d'un conteur et d'un professeur, peut fort bien avoir de l'esprit scientifique et des exigences universitaires une notion plutôt arriérée.


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Croyez, en fin de compte, que je ne regrette pas d'avoir pu, dans Le Samedi, défendre des idées plus neuves que celles de mon jeune confrère, L«s vivacités de celui-ci ne m'ont, au reste, pas ému plus qu'il ne convenait. Mes cheveux grisonnants me préservent — heureuse- ment - des vindictes vulgaires; celles-ci sont encore de votre âge et elles vous passeront avec les ans.

Recevez, cher M. Rency, mes sentiments distingués.

M. WlLMOTTE.

Ce 11-12-9.


M. Rency a répondu que les droits de la défense sont sacrés, qu'il connaissait M. Wilmotte depuis dix ans, qu'il lui donnerait des explications à sa demande, que M. Wil- motte manquait de tact en soulevant des questions per- sonnelles; qu'en appelant critique de sous-sol, la critique de M. Rency, il était peu aimable; M. Rency a appelé en témoignage contre M. Wilmotte 1' « immense majorité de nos écrivains»; enfin M. Rency a fait remarquer que « nous n'avons chez nous, rien qui ressemble, même de très loin, à un Faguet ou à un Lanson ».

Et Gringoire?

Chroniques du Mois


LES LIVRES

Textes choisis de Léonard de Vinol, pensées et théories tra- duites et mises en ordre méthodique, par Péladan (•) — Nul artiste n'approcha plus de la perfection, nul penseur n'embrassa plus de connaissances que Léonard de Vinci. Tout ce qu'enfanta la pensée humaine fut abordé et cultivé par lui. Peintre, architecte, écrivain, musicien, savant, philosophe, il fut tout ce qu'un homme de génie peut être; dans son vaste esprit rayonnait, comme en un prisme, tout le savoir de son temps. « Je ne crois pas que plus grand homme vint jamais au monde» dit en parlant de lui Benvenuto Cellini, et cet


(*) Edition du Mercure de France, 26, rue de Condé.


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hommage d'un artiste à un autre artiste est d'une valeur sans égale. Lomazzo l'appelle « Hermès-Prométhée ». Geoffroy Tory écrit : « Léonard de Vinci n'est pas seulement un excellent peintre, mais un véritable Archimède ; c'est également un grand philosophe » Le témoignage des savants — de Humboldt entr' autres — n'est pas de moindre importance et nous montre une nouvelle face du génie si multiple du grand Florentin.

Léonard fut l'homme complet, tel qu'on ne peut plus se l'imaginer de nos jours. Seul un grand artiste pouvait comprendre et nous faire comprendre l'envergure d'esprit du maître de la Renaissance. Il appartenait à Péladan de retracer cette austère et majestueuse figure. C'est ce qu'il réalisa dans maints ouvrages. La dernière leçon de Léonard de Vinci, notamment, nous avait déjà révélé l'esthétique du peintre incomparable. Mais il n'était plus sûr moyen, pour préciser la pensée si complexe de Léonard, que de présenter quelques-uns de ses écrits disséminés et surtout de les ordonnancer avec science, dans une vue d'ensemble indispensable à la compréhension.

Les Textes choisis atteignent ce but en nous montrant le Vinci sous toutes les faces de son génie, en nous indiquant la genèse de l'art subtil et insaisissable du peintre, la pensée pondérée du savant, la doctrine intime du philosophe Dans sa belle introduction, Péladan nous donne de précieux commentaires. Nous ne pourrions mieux faire, pour donner une idée exacte de cette étude, que d'en extraire des passages essentiels; mais tous les passages sont essentiels et il faudrait, en réalité, reproduire l'étude entière* Quelle critique, en effet, serait possible et que pourrait-on dire d'exact sur Léonard après Péladan, sans répéter celui-ci 1

Aussi sa conclusion sera-t-elle la nôtre : « Le Vinci nous réconcilie avec notre espèce, avec nous-mêmes! (>et homme pour qui rien n'a été propice et qui ne fut traité qu'une fois selon son mérite, par le roi de France ; cet Aristote dont il ne reste que des aphorismes et des exclamations; cet artiste dont pas une œuvre intacte n'a survécu, et qui avec un seul dessin l'emporte sur tous les dessins sans exception; ce héros, suivant une expression ironiquement commune à cette heure, se dresse en incomparable professeur d'énergie : il a vaincu le temps et ses rivaux — et quels rivaux! — Sa gloire chaque jour s'augmente d'un rayon! déjà il nomme son siècle, demain il nommera' son art; ensuite il nommera l'apogée de l'intelligence humaine.

» J'apporte à ceux qu'il a éblouis et fécondés quelques reliques de ce saint selon l'Esprit; et ces reliques-là peuvent faire des miracles! »

Ces reliques aucun lettré ne se dispensera de les posséder. Je leur laisse !a primeur de ces textes, précieux doublement puisqu'ils se recommandent des grands noms de Léonard et de Péladan,

Maurice Boue de Villiers.


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LES POEMES.

Anthologie des Poètes belges. (Edition Artistique, Paris, Verviers.) — Malgré les paroles d'avant-propos, il n'est pas difficile de discerner quel souci a occupé les éditeurs de l'anthologie. Loin de fyuiscr aux œuvres, les poèmes qui ont paru répondre le mieux au talent du poète, les auteurs inconnus de ce nouveau parnasse (pardonnez-moi ce mot 6 Jeune Belgique!) se sont contentés, pour les poètes qui n'ont pas souscrit, de découper assez de vers pour remplir une page du volume.

Bien aisément l'on dresserait la liste des souscripteurs qui ont eu l'honneur de figurer parmi « nos gloires anciennes et nouvelles ». (®) Du coup, ils furent mis au même niveau que Verhaeren, Rodenbach, Giraud. Gilkin, Fontainas, Le Roy qui figurent avec chacun une seule page de texte. Afin que n'aient point trop mauvaise mine ces jeunes auprès de ces grands, on choisit parmi les œuvres de ces derniers les poèmes les moins caractéristiques. Enfin pour quelques nouveaux à qui il était difficile d'accorder un poème véritablement beau, l'on s'est rattrapé sur la quantité : et voilà comment MM. Léon Wauthy et Marcel Angenot remplissent chacun cinq pages de texte sur les nonante pages de vers du volume... et il y a soixante poètes cités ! (*^)

Lisant tout d'abord la liste de nos « gloires nationales », je déplorais l'oubli de deux beaux noms : Victor Remouchamps et Julien Roman, mais ils ont eu ce bonheur posthume, ces chers disparus, d'échapper à ce,.. « pavé d'ours ». Vraiment les auteurs de cette anthologie artis- tique ont bien mérité des lettres belges et donnent une belle idée de notre poésie Heureusement qu'il reste l'anthologie classique de Fonsny et Van Dooren !


Entre la vie et le rêve, 1896-1904, par Florian Parmentier. (Edition de \ Impulsiomiisme ^ Paris.) — < Les vers que par dépit mon orgueil a brûlés ». Encore ne furent-ils pas assez nombreux ces vers détruits, le vieux maître est venu trop tAt qui brûla sans les voir les premiers chants que bégaya sa lyre; du moins ne devrais-je pas regretter dans ce volume tant de poèmes insignifiants. Je sais que ce sont autant de souvenirs, joyeux ou mélancoliques, mais il faudrait avoir le courage de les anéantir et ainsi de ne jamais offrir des vers dont la seule excuse est dans leur jeunesse et leur rythme tendre, bien qu'ils aient été écrits sous l'impulsion naturelle du tempèranunt du poète : Voilà, en quelques mots, la doctrine impulsionniste que l'auteur com- plète ainsi : < Rien ne peut être dit qui ne soit la conséquence d'une émotion ressentie dans telle ou telle circonstance de sa vie et non point voulu et élaboré à froid ». Acceptons la thèse quoique discutable — le poème Rive d'Egypte me pourrait fournir quelques arguments —


(*) Combien la gloire, s. v. p. : le prix du volume n'est pas indiqué. (.**) Remarqué avec étonncment l'absence de M. Valentio.


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et écoutons : « Rien qui n'ait été conçu dans le moment même de cette exaltation ». Je crois que nous ne sommes plus d'accord, car j'estime qu'il n'y a plus de passion, quand il y a analyse et par consé- quent plus de jouissance parfaite.

Les doctrines d'ailleurs ne sont que pour les faibles et l'art de l'auteur saura, quand il le faudra, s'affranchir de préceptes trop étroits.

Après s'être grisé de mots, après avoir, ô jeunesse, clamé son idéal du haut de la montagne d'or, face au soleil, nouveau Prométhée qui croyait dérober une étincelle à Dieu^ il est descendu vers la vie sim- plement

Et il se7it que l'on n'est Jatnais qu'un vainfantôine

Si l'on n'a découvert la tangible beauté

Et que, sans dèfaillayice, on n'a point accepté

D'être au sein de la vie, un homme et rien qu'un hom,me.

J'attends, à la conquête de la vie, le poète qui disait, dans un volume que je ne connais pas, mais dont j'ai lu la critique ici même. {Thyrse, 1905- 1906, page 283) :

« La poésie doit exercer son influence sur l'humanité tout entière. .. elle ne sera inaccessible pour personne ».


Délicieusement, par Joël Dumas. (Les Editions notivelles, à Paris.) Une plaquette gentille comme son titre. Des vers libres et charmants d'un sensitit à qui la littérature a gâté la beauté de vivre, un amoureux qui a trop lu Laforgue, Francis Jammes, Verlaine et Henry Bataille.

y ai mis de la pose

A la pure simplicité d'aimer


J'ai trop rêvé aux femmes mortes Aux vierges des poètes passés.

Oh / mes livres, mes pauvres livres Qîi'avez-vousfait de mon triste cœur. Voici que sur ta route vient dépasser ma sœur Et je ne l'ai pas arrêtée au seuil de ma demeure Et poîcrtant reviendra-telle l'heure Propice où, repassera le bonheur f


Après la Moisson, poésies posthumes de F.-E. Adam. (Edition de la Reinie des Poètes, Paris.) — Voici de l'auteur, couronné par l'Aca- démie française, de Par les Bois et des Heures calmes, des vers réunis par les soins pieux de deux de ses amis. Ces poésies ne valent pas


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toujours celles des deux volumes cités plus haut; aussi selon les paroles mêmes des éditeurs, « ce livre n'augmentera ni le mérite ni la gloire du poète, mais il les confirmera; et surtout il exposera en raccourci l'histoire d'un poète dont l'âme délicate et sensible fut toujours en quête d'un art plus parfait et d'une pensée plus large et plus haute ».

En efTet il y a, dans l'ortire chronologique, des pièces de toute la vie du poète, depuis sa jeunesse amoureuse, depuis ce vers, que vous aimez, Madame,

jT étais entré chez voîis,je sortis de chez toi

jusqu'à sa fin rassérénée par la confiance de son âme simple et aimante en sa destinée au-delà.

De plus heureux auront leur page dans l'histoire :

Moi je suis le soldat qui combat dans le rang

Et n'attends que de Dieu mon hnmhle part de gloire.

G.-M. Rodrigue.


LES THÉÂTRES

Théâtre de l'Alcazar. Sa Sotur, comédie en 3 actes et Daisy, comédie en i acte, par Tristan Bernard. — Théâtre royal du Parc. Education de Prince, pièce en 4 actes, par Maurice Donnay, de l'Académie française.

Imaginez deux sœurs qui ne fraternisent point; l'aînée, Lucie, réservée, la cadette, Jeannine. très espiègle; celle-ci souffre de la froideur de celle-là. Lucie, le jour de ses fiançailles, parce qu'elle en aime un autre, rend sa parole à son fiancé qui s'en va sans dire pour- quoi. Lucie aussi se tait. Alors? Alors, sa sœur, voulant donner une preuve d'affection h. sa sœur, poursuit, à l'insu de sa famille, le fiancé récalcitrant; comme elle lui est inconnue, elle l'entreprend dans le milieu de fêtard où elle l'a rejoint. Vous devinez ce qui arrive : les deux jeunes gens s'aiment, mais Jeannine n'a pas demandé cela. Elle fuit à son tour : l'ex-fiancé la rejoint, demande sa main, l'obtient, tandis que la sœur épouse celui qu'elle aime : un docteur timide. Rideau. C'est : Sa sœur. La donnée est drôle, ce qui n'étonne guère de la part de Tristan Bernard, l'auteur de ces trois actes, un des plus plaisants de nos humoristes. Et néanmoins, tout en traitant son sujet dans la manière gaie, — en pût-il être autrement? — il n'a pas réussi absolu- ment à faire une pièce vraiment divertissante ; elle languit par endroit, et il nous a semblé que la bonne humeur des acteurs de l'Alcazar, quoi qu'on en ait dit. a beaucoup contribué à l'animer de cette r<>que ne lui avait pas donné l'esprit de M. Tristan Bernard.


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M™«» Flotow — beaucoup mieux que dans le Ruisseau — Fabrèges, Bergé, MM. Cueille, Minart — très nature — Paulet et leurs cama" rades ont vaillamment conduit au feu... de la rampe Sa sœur !

Du même auteur, nous avons préféré Daisy, un acte qui complétait le spectacle, et oîi M. Laurel à attesté une intelligence très experte du rôle de pick-poket psychologue, qui place plus haut le sentiment de solidarité corporative que celui de l'instinctive vengeance de l'amant cocu.

Au Parc, après le triomphant succès de la Sacrifiée, on a repris, pour les fêtes de fin d'année Education de Prince, de M, Maurice Donnay, de l'Académie française.

M. Paul Bourget, en recevant récemment sous la coupole le nouvel élu, a rappelé qu'il fut jadis l'heureux auteur d'une revue de fin d'année, représentée le ii novembre 189 1 sous le titre Ailleurs. Et il a osé prononcer — à cette occasion, la seule fois dans son discours — Education de Prince. Songez donc : à l'Institut ! C'est qu'il eût été irrévérencieux d'y parler de cette « manière de revue » dont René Cercleux et la reine de Silistrie seraient le compère et la commère. On eût pu scandaliser (.) les lectrices de rZ"?///^/-.? en citant quelques uns des mots qui pimentent ces quatre actes : « Pour ne pas rester fille, je le suis devenue », je choisis parmi les plus réservés. Quoi que pense M. Bourget de cette œuvre du traducteur de Zy^w/^a/a (encore une qu'il ignore), on ne peut nier l'extraordinaire fortune de cette gauloiserie de dimension oîi pour se servir d'une expression même de M. Bourget, M. Donnay a dépensé son prestigieux esprit, ricochet sur l'eau avec des pièces d'or.

Manette Simonnet fut excellente dans le rôle de RaymondePercyet Gorby lutta vaillamment contre le souvenir «le ses prédécesseurs dans le rôle de Cercleux. Le reste de l'interprétation fut satisfaisant. Quant à la mise en scène, nous étions au Parc et c'est tout dire : elle fut plus que parfaite.

L. R.


Au Parc. — Béranger et Oscar Wilde. — Les Vendredis des Poètes. — Les Matinées d'Art.

Les troisième et quatrième matinées que M Reding a offertes au public ont été aussi intéressantes que les premières. M. Bernard a parle de Béranger en humoriste agréable et l'évocation qu'il a faite de la Lisette a été charmante et pleine d'aperçus nouveaux. M. Van der Burch a fait ce qu'il a pu pour situer exactement Oscar Wilde dans la littérature ; il a étudié consciencieusement son sujet et l'a déve- loppé à souhait. La représentation du Mari Idéal, pièce nulle, sans aucune intention digne d'intérêt à marché admirablement grâce aux acteurs du Parc, Jean Laurent, Carpentier et M""® la comtesse Venturini, une débutante à tempérament dramatique.


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Les Poètes jeunes, de Bruxelles, ont, à présent, grâce à M. Charles Dulait, directeur de En Art, leur salon de réceptions mondaines... Mondaines. Oui, un peu, grâce à la présence de ces dames gra- cieuses, jolies, élégantes et charmantes, de ces jeunes filles douces, souriantes et suaves, et de ces quelques « messieurs du monde »!... Les matinées de M. Dulait sont cependant littéraires au plus haut point, et artistiques certainement. A côté d'œuvres choisies dans le bagage des maîtres Eekhoud, Waller, Verlaine, Leconte de Lisle, de Coster, et qui tour à tour sont dites par des sociétaires de la Comédie Française, des pensionnaires du Parc, des acteurs comme MM. Gildès, Yves Renaud, Desplas ou par de tout jeunes élèves des deux sexes des meilleurs professeurs de diction, des vers de poètes nouveaux, H. Vandeputte, Dulait, Clément, Gauchez. Des dames, MM"»* Piazza Flore et Soenens y chantent et leurs voix sont harmo- nieuses et belles; des jeunes filles y violoncellent, violonisent, apportant toute une fraîcheur idéale .. Et, entre deux parties, les dames, dans les salons du restaurant de la Monnaie, où ont lieu ces matinées, boivent leur thé, cependant que, poètes, musiciens, peintres et sculpteurs, discutent de la dernière pièce du Parc, de la Monnaie.... ou d'autres choses.

Les Vendredis des Poètes sont un vrai succès.


Le Sillon


J'avoue avoir éprouvé d'abord quelque perplexité quand mon ami De Vuyst m'a demandé de me charger, au Thyrse, de la chronique des Salons de peinture.

Tant de fois j'ai entendu honnir la critique et vilipender les cri- tiques, proclamer leur incompétence, sinon leur mauvaise foi. leur lancer à la tète le mot « littérateur » comme l'expression la plus insul- tante du mépris, que l'on s'expliquera mes hésitations.

Et pourtant, j'ai accepté. D'abord, parce que la critique est un genre littéraire qui en vaut un autre, et puis... parce que le droit à la cri- tique est, quoi qu'on en dise, incontestable, les expositions en sont la plus péremptoire consécration.

Que l'on se rassure d'ailleurs, je ne pontifierai pas, je n'ai nulle prétention à l'infaillibité. Je m'efforcerai uniquement de traduire avec sincérité les impressions que j'aurai éprouvées. Et s'il m'arrive parfois de trahir les artistes, je m'en excuse ici d'avance, en toute humilité.


L'ouverture du Sillon est une ouverture sensationnelle : belle pein- ture ne bousculant pas trop les idées reçues, jolies femmes, jolies


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toilettes, il ne faut pas plus pour s'en expliquer la faveur. Aussi ouvre- t-elle brillamment la série des expositions qui se précipitent au Musée Moderne.

Certes le Sillon reste toujours le plus cohérent, le plus homogène de nos cercles d'art, mais il faut reconnaître que des personnalités très nettes et très intéressantes s'y affirment.

Smeers et Wagemans semblent en être toujours les deux grands favoris. Ces deux maîtres de la pochade ont apporté, pour la plus grande joie de notre œil, leur abondant contingent habituel d'impres- sions de la plage et de portraits. Si Wagemans ne nous montre plus cette année une œuvre aussi complète que cette délicieuse Marine qu'il exposait l'an dernier et qui fut acquise par le Gouvernemgnt, il a cherché en revanche une note nouvelle dans son Cirque forain et son Clown dont il a merveilleusement exprimé la navrante drôlerie.

De Smeers des impressions, des. notations toujours exquises : du soleil, du sable, la tache d'une robe ou d'un chapeau, fête de couleur et de lumière. Mais il est à craindre que tout cela finisse, à la longue, par devenir très monotone.

D'Apol, parmi un envoi copieux oià rien, d'ailleurs, n'est indiffé- rent, il y a quelques toiles dont se dégage une belle émotion : une Masure au bord de l'eau et surtout un Crèpusaile sur une rivière où se reflètent mélancoliquement des arbres déjà voilés de nuit.

De Greef expose des paysages de Flandre et de Hollande, mais j'aime particulièrement ses Femtnes rinçant dti linge, une très belle page.

Haustrate reste fidèle à ses ruelles, à «es vieux coins pittoresques et il n'a pas tort puisque cela nous vaut sa Chapelle Saint-Roch et son Hiver.

Quant à Godfrinon, il s'attache courageusement à ressusciter un genre qui fit la joie de nos pères et des lecteurs de la vieille Illustration Européenne. Cette peinture à sujet est d'ailleurs pas sans un certain charme suranné, surtout littéraire.

Avec un égal bonheur, Swyncop aborde tous les genres : nu, pay- sage, portrait. Ses Gosses et son Oiseleur sont amusants au possible, son Esquisse de portrait et sa Coquetterie sont pleines d'esprit, et son Coin de banlieue avec son pignon ensoleillé raconte toute une petite vie déjà provinciale et pourrait illustrer telles pages d'Henri de Régnier ou de René Boylesle.

Toute une série de portraits de Landy, un de nos très bons portrai- tistes, portraits sérieusement étudiés et sérieusement peints. — Dans sa Vieille Cour oX. surtout dans son Vieil Escalier, V^iW den Brugge célèbre son amour de la belle peinture savoureuse,

Maurice-J. Lefebvre, lui, reste en marge et trace à part son sillon. Indifférent aux effets faciles, avec une conscience minutieuse et une patiente ferveur, il édifie une œuvre de joie calme et de pure volupté ; volupté des belles chairs et des nuques frémissantes parmi l'arabesque des tapis d'orient, volupté des parcs que l'automne glorifie, joie du rayon de soleil s'accrochant à l'or des cadres et ruisselant sur les flancs amoureux de la Femme au chapeaudiQ Rousseau.


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C'esf Mignot, cette année, qui chante Versailles, sans abandonner pourtant ses humoristiques dessins et estampes.

Enfin, M"« L. Brohée expose trois portraits dont un surtout, d'une jeune mère avec son bébé est ravissant et Buelens, de très jolies mi- niatures.


Bien que, incontestablement, ce soit la peinture qui triomphe en ce salon, il serait injuste de négliger la sculpture : un Oedipe et Antigone et un Nocturne d'un beau sentiment, de Puttemans; — une Statue pour le monument Peter /ienoît, une statuette symbolisant, pas très appa- remment peut-être, l'Electricité et un portrait sérieux et sévère,de Matton ; — Le Soir et la Nuit et l'Aurore de Huygelen, dont la concep- tion me semble supérieure à la réalisation; enfin une petite tête d'enfant rieur et un portrait frappant de Wouters qui pourrait bien être un de nos très bons sculpteurs de demain.

Je ne veux pas terminer sans dire ma grande admiration pour l'art exquis de M"»o Delstanche qui nous montre deux coffrets en cuir repoussé, de petites merveilles, de purs chefs-d'œuvre de goût.

Maurice Drapier.


Société Royale des Aquarellistes


Après la peinture savoureuse du Sillon, l'art délicat et léger de l'Aquarelle !

Ici les tendances les plus diverses voisinent, les tempéraments les plus disparates se réconcilient. Mysticisme ému, joie triomphante des carnavals, exquisité des fleurs, humour flamand, tout cela se célèbre en ce Salon, pour la plus grande gloire de la peinture ù l'eau.

Delaunois reste toujours le peintre du pays monastique et chacune de ses expositions ajoute une page au livre pieux qu'il consacre aux Ombres Silencieuses et aux Ames Solitaires.

L'humoriste A. Lynen expose des Croquis bruxellois frappant de vérité et illustre spirituellement quelques scènes très drôles.

Quelle délicieuse fraîcheur Uytterschaut a su mettre dans ses impressions de Matin et son Coin de Jardin.

M'n'K. (lilsoul apporte la brassée de fleurs dont elle doue, avec un art adorablement féminin, nos expositions.

A. Pinot nous dédommage ici, avec sa Fillette au.v Glaïeuls et ^es Roses et porcelaines des regrets que son abstention du Sillon nous avait fait éprouver.

Le Marcliè italien et la Marchande d'orange de Robinson sont d'une grande séduction de couleur et de vie.


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De Cassiers, des vues de Hollande, comme toujours, mais aussi un très beau Palais Vandramin. — De Marcette, un tragique Jour d' Angoisse. — De Haseleer. une curieuse Course à voiles sur le Bas- Escaut et de M""® H. Ronner, une Etude de chais d'une grâce exquise.

Jacob Smits expose une Madone, un Intérieur qX. un Symbole de la tendresse d'une puissance d'expression et d'une intensité remarquables.

Quant à KhnopfF, j'avoue aimer de moins en moins son artificialité et sa froideur. Je ne pense pas qu'il ait jamais été plus loin dans l'art d'être faux et ennuyeux.

Le Salon des Aquarellistes s'honorait d'une copieuse participation de maîtres étrangers.

Gaston La touche a envoyé un admirable Baiser de Judas, d'une émotion profonde. — Braugwyn célèbre la rude vie et la tragique beauté de Débardeurs. — Walter Gay exprime le charme des vieux parcs et des ameublements surannés. Enfin je terminerai en citant une très belle Maternité de W.-J. Maris, un Verger au Printemps de Schaaf et un curieux Temple hindou de Bauer.

J'ai dû renoncer, et on m'en excusera, j'espère, à citer tous les exposants de ce Salon : ils sont trop. J'ai dû me contenter de noter les œuvres qui m'ont particulièrement retenu, au hasard des impres- sions. Maurice Drapier.


«îisS


Chronique musicale


Un gros événement a marqué ce dernier mois de décembre : le premier des concerts historiques organisés par Félicien Durant. Attirés par l'excellence du programme autant que par le choix des solistes, une foule d'amateurs et d'artistes s'en furent pèleriner, l'autre dimanche, vers le Musée communal d'Ixelles, dont les abords, ordi- nairement tranquilles et déserts, se trouvèrent tout à coup envahis par un flot intempestif de visiteurs.

Il faut féliciter avant tout Félicien Durant de sa belle initiative et de la conception ingénieuse de ses concerts. Un bel esprit d'organisation et d'ensemble préside à cette entreprise et son but éducateur est des plus louables. Le premier concert, par la composition judicieuse de son programme, méritait le gros succès qu'il a obtenu. Hàndel et Bach en faisaient les frais et nous ont transporté dans une atmosphère d'archaïsme tantôt sévère et pleine d'austérité (concertos de Bach), tantôt badine et gracieuse (suites d'orchestre de Bach et Hàndel). Ces suites pour orchestre à cordes sont de purs joyaux de mélodie et de style où l'invention ne le cède qu'au travail contrapuntique qui carac- térise spécialement cet âge rude et malgré tout un peu âpre. Le concerto en ré mineur pour 3 pianos, de Bach, est une merveille polyphonique qui n'avait, je pense, jamais été jouée dans nos concerts


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à Bruxelles. Deg^reef, Bosquet et Laoureux s'en sont tirés à merveille, de même que les violonistes Doehaerdet Welvis qui ont brillamment enlevé les soli. Le tout fut exécuté avec une netteté de rythme et une justesse d'interprétation qui fait honneur à Durant et à son orchestre.

Un air d'Ezio, dans la manière pompeuse et théâtrale de Hàndel, contrastait singulièrement avec un Air de la Messe en si mineur, qui nous permettait d'apprécier aussi le Bach des Passions et des Cantates d'église, celui qui dans le drame mystique a pu atteindre à cette intensité d'expression sans égale dans la musique religieuse. Ces deux morceaux furent détaillés par le baryton Seguin, qui, bien que servi par un organe appauvri, a conservé toute sa maîtrise et son éloquence d'interprète. Nous ne doutons pas que les concerts historiques où l'intérêt des œuvres exécutées n'est pas moindre que la perfection de l'exécution, n'obtienne auprès des artistes et des dilettanti, le plus légitime succès.

Le fameux violoniste Sarasate nous est revenu, toujours brillant et délicat, s'accommodant difficilement des œuvres viriles et austères de l'école allemande ancienne, mais ravissant dans la Sonate deMozart, et d'une exquise finesse dans les morceaux légers et de pure virtuosité. Il était accompagné de l'excellente pianiste M™« Goldsmith, dont le succès brillant et fort mérité du reste, a fait une concurrence terrible au virtuose de l'archet. Mentionnons aussi la soirée donnée en la salle Leroy par le violoncelliste Canivez, qui possède, avec l'excellente qualité du son, le don de la nuance et de l'expression, et le pianiste Bastard, dont le jeu véhément et expressif fut très applaudi.

Et maintenant terminons notre tournée dans le temple même de la musique, où se « conservent » pieusement le pures et classiques tra- ditions. L'éminent directeur du Conservatoire, répondant à l'ovation du public, saisit cette occasion pour remercier ses fidèles abonnés et son excellent auditoire bruxellois. 11 développe cette pensée que le but des concerts du Conservatoire est de révéler au public quelques- uns de ces chefs-d'œuvre inconnus, trop nombreux hélas 1 dans la musique et à l'appui de cette assertion, M. Gevaert avait exhumé quelques airs de ballets de Rameau et un des plus beaux concertos de Bach pour violon solo et deux flûtes. Après quoi nous entendîmes les « Fêtes d'Alexandre » ou le Pouvoir de la Musique (?) ode de Dryden, musique de Hàndel.

Nul tempérament ne pouvait s'accommoder que celui de Hàndel à cette œuvre d'un lyrisme pom|>eux et académique. Ici le musicien a traduit pleinement le sentiment du poète et les périodes majestueuses s'adaptent parfaitement aux mélodies majestueuses du maître alle- mand. La pompe, la solennité, le décor enfin, qui a mieux exprimé ces choses-là, si ce n'est le génie un peu théâtral mais toujours noble et grand de Hàndel? L'interprétation, qui fut excellente, était confiée à M"* Das qui, d'une voix vibrante et avec cette belle expression dramatique qu'on lui connaît, a tenu le rôle assez ingrat du soprano solo; à M. Seguin, toujours applaudi, et à M. Lheureux, un ténor à la voix maigre et doué d'une belle diction. Orchestre et chœurs ont marché à souhait sous l'œil impeccable du maître.

A V. Hallut.


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Nos Samedis


Par un soir pluvieux et froid eût lieu le cinquième Samedi du Thyrse. Le temps avait-il glacé les enthousiasmes, ou conférence et conféren- cier étaient jugés compromettants?... (Dame, les influences poli- tiques sont dangereuses, aujourd'hui, dans la littérature.)

Je ne sais à laquelle de ces deux causes attribuer le petit nombre d'auditeurs de ce 14. décembre, si petit hélas! qu'il provoqua une diatribe indignée de M. Gauchez (directeur des Conférences), contre les « bourgeois » absents. Oui, ils ont eu tort les absents de ne pas entendre M. Marius Renard parler de Jules Destrée, avec cette voix profonde des « sincères » et ce rayonnement spirituel d'apôtre parlant de son « Dieu »

Il évoque d'abord le rôle de Jules Destrée dans l'époque héroïque du socialisme, et pour nous convaincre de la grandeur de ce caractère, en même temps que de la valeur de l'écrivain, il nous remémore sa participation aux luttes de « La Jeune Belgique », ses livres Chimères, Images japonaises. Les Priyîiitifs italiens, et surtout son roman Une Campagne a7i Pays Noir, dont il nous lit avec émotion quelques pages.

L'influence du milieu, si importante pour l'écrivain, s'atteste une fois de plus, dans l'œuvre de Destrée, qui est tout entière imprégnée de la beauté tragique du « Pays Noir ». A ses qualités d'écrivain, d'artiste, d'orateur, il joint celles d'un sociologue convaincu; comme tel il a créé la plupart des « Universités Populaires » auxquelles il apporte sa collaboration pour la vulgarisation du beau. En tant qu'avocat, sa générosité est proverbiale, on le trouve toujours à la barre pour défendre gratuitement l'ouvrier.

Ce n'est pas sans émotion que M. Marius Renard termine par la glorification de son ami.


Bien qu'ayant lieu en dehors du Thyrse, nous tenons à dire quelques mots des quatre conférences sur « Les origines de la Littérature française » faites à la « Maison du Livre », par M"® Marguerite Van de Wiele. présidente de la section du Livre et de la Presse. L'auteur des Légendes était tout indiqué pour nous parler de ce berceau de la litté- rature française, d'oti sont sortis les troubadours et les trouvères.

Qu'il me soit permis d'abord de rappeler son exorde typique. M"* Van de Wiele déclare que, si elle a dérogé à ses habitudes en acceptant cette présidence, c'est qu'elle a pensé à l'utilité que pourrait avoir ce titre pour la culture trop négligée des cerveaux féminins en Belgique. On lit au hasard, sans se soucier de l'étude raisonnée de l'histoire littéraire, qui est en l'occurrence la base de toute justesse dans le jugement. Aussi se propose-t-elle de nous guider vers les sources saines de la littérature française.

Des bardes celtiques elle nous mène à la conquête des Gaules par les


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Romains, qui imposent leur langue, le latin ; puis elle arrive à la pensée chrétienne, première lumière philologique et aux croisades où l'on parle un latin mâtiné de termes barbares, qui dégénère en langue d'oc et langue d'oïl. Avec la suavité de l'esprit de Jésus, les rudesses gauloises s'atténuent, surtout dans le Midi, où l'on commence à déclamer des pièces en poésie « romane ». C'est l'œuvre des trouba- dours, premiers en date et originaires du Midi, qu'il ne faut pas confondre avec les trouvères, leurs frères du Nord. La conféren- cière rappelle, dans des termes imagés, qui mériteraient de figurer ici, in-extenso, en médaillons littéraires, l'influence de la femme qui, pour la première fois, commence à secouer le joug séculaire.

C'est à ce moment que s'indique la protection des gentes châte- laines, envers les poètes, les « cours d'amour », les tournois de poésie, etc.. Après avoir habilement différencié les troubadours des trouvères, la langue d'oc de la langue d'oïl, la littérature du Midi de celle du Nord, M"*» Van de Wiele détaille artistement les œuvres des principaux troubadours, des trouvères et de leurs successeurs, depuis les premiers bégaiements de la langue, jusqu'au roman de la Rose et du Renard au xiv"'« siècle.

De ce hallier, qui aurait été inextricable pour de moins habiles, M"« Van de Wiele, tire chronologiquement avec faits et déductions, le fîl d'Ariane, qui la guide dans les catacombes de notre origine linguis- tique.

L'espace m'étant mesuré pour cette rubrique, je ne puis analyser comme je le voudrais, toutes les qualités de ces quatre belles confé- rences. Les extraits qu'en ont reproduit plusieurs journaux ont suffi à prouver, par quelle science claire, par quel langage imagé, M"« Van de Wiele a su captiver pendant ces causeries tout son auditoire.

Aussi tant de talent et d'obligeance ont-ils été congratulés et fleuris à souhait.

Hélèna Clément. Petite chronique


Hyménée. — Notre excellent contrcrc Léon Wery s'est marié le 21 décembreavec M"«Laure Pétry. Nous présentons à notre ami ainsi qu'à sa jeune épouse, nos sincères compliments et félicitations.


Condoléances. — Notre collaborateur M. Prosper Roidot vient de subir une perte cruelle en la personne de M«»« veuve P poi-iof Nous lui présentons nos vives condoléances.


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Arts nouveaux. — Dans le Samedi du 7 décembre M. Rency écrit, s'en prenant à notre sympathique confrère, M. Wilmotte :

« Ce nous est, en effet, un sujet de perpétuel étonnement que de » constater avec quelle souplesse souriante, avec quel art consommé » delà pirouette, cet homme surprenant passe d'opinion en opinion, » comme un gymnaste de trapèze en trapèze. »

Et pour prouver que lui Rency n'est pas ignorant de cette gymnas- tique, il écrit, à huit jours d'intervalle :

« Quant à la candidature de M. Séverin, à Gand, il ne nous en cQÛte » pas d'avouer que nous lui avons préféré longtemps celle de M. Dax- ï- helet. »

M Rency a trouvé dans la contradiction avec lui-même une source d'effets comiques. Nous manquions d'auteurs gais ..


Le Monument Max Waller. — Le Comité d'action qui s'est réuni dimanche 15 décembre, a constaté que des listes de souscription ne lui sont pas encore retournées ; il prie les détenteurs de vouloir bien les faire parvenir au Secrétaire, M. Léopold Rosy, 130, rue de Bruxelles, à Uccle.

Pour le surplus le Comité a décidé de tenter plusieurs démarches pour parfaire la somme nécessaire à l'érection du monument.


Le Thyrse présente à ses lecteurs son nouveau critique d'art, le délicat poète Maurice Drapier. Tl publie aujourd'hui sa relation du -Sillon et des Aquarellistes ; il s'excuse d'avoir dû remettre la publica- tion de la première de ces proses à aujourd'hui, l'abondance des matières l'ayant fait écarter du numéro précédent.


Sur la proposition de quelques amis de Charles Van Lerberghe, un comité d'action comprenant MM. Grégoire Le Roy^ Fritz Van der Linden. Gaston Pulings, Maurice Gauchez et M. Van Malderghem, s'est formé, qui a décidé d'ouvrir une souscription publique pour élever un monument à la mémoire du poète de la Chanson d' Eve. Les souscriptions de 25 francs minimum donnent droit à un exemplaire de luxe, hors commerce, de l'Anthologie Van Lerberghe que l'Associa- tion des Ecrivains belges publiera prochainement. Les souscriptions peuvent être adressées à M. Van der Linden, 82, rue d» l'Enseigne- ment, à Bruxelles.


Prochainement M. Elie Marcuse, auteur de V Obole des Heures, parlera au Samedis du Thyrse de l'œuvre de Van Lerberghe. La conférence sera suivie d'une partie de déclamation où se feront entendre des artistes de renom.


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Vers et Prose publie un drame Achille Vengeur d'André Suarès, des poèmesde Verhaeren et Charles Gros, et des portraits de France, Birrès et J. Renard par André Rouveyre, une prose aussi de Jean Moréas. Décidément la Revue de M. Paul Fort est une des plus belles que nous connaissions.


Notre ami Oscar Liedel s'occupant exclusivement de l'illustra tion de nombreux périodiques, a cessé sa collaboration de critique d'art du Tliyrse. — Nous remercions vivenient notre confrère du précieux concours qu'il a bien voulu nous prêter avec un inlassable dévoue- ment.


Concerts Populaires. — Le deuxième concert d'abonnement aura lieu au Théâtre de la Monnaie les samedi 25 et dimanche 26 janvier. Il sera consacré à l'exécution intégrale de l'oratorio de Schumann, le Paradis et la Péri (poème de Th. Moore d'après Lalla Rookh, traduction française de Victor Wilder). Principaux inter- prètes : M"»*« Symiane et Croiza, MM. Laffitteet.Blancard, du Théâtre Royal de la Monnaie. Chœurs du Théâtre.

Pour les places, s'adresser chez Schott, 20, rue Coudenberg.


L'abondance de copie nous force à ajourner la publication de la critique de nombreux romans déjà reçus depuis un certain temps. Que les intéressés veuillent bien patienter.


Sottisier


— Mans : La troupe du Parc est venu nous donner U Traitrt, de Verhaegen.

C(7/;«v</i'<f, 7 décembre 1907.


j?


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Notes d'un Cynique


CERTITUDE

Se demander pourquoi l'on écrit, c'est comme si l'on se demandait pourquoi l'on vit : l'on en viendrait à jeter son porte-plume et à ne plus respirer. Extrémités fâcheuses.

Mais au contraire agir, toujours agir.

Et surtout, ne pas trop vouloir comprendre.

DE LA PENSÉE

Nous croyons penser lorsque nous répétons ce qui fut

déjà dit.

Penser, ne pas penser ; la mort qui survient jette tout dans le seau de l'égalité.

  1. *

« Il ne faut pas penser, il faut vivre », me dit Grosseau, qui est une brute malfaisante. Caprice, qui est incapable d'entreprendre et surtout de terminer quoi que ce soit, pense comme lui.

« La vie sans la pensée, une bulle de savon », dit Jacques, qui va mourir, avec dans son portefeuille les fragments d'un livre magnifique. Si l'instituteur l'enten- dait, il lui serrerait les mains.

POINTS DE VUE

Une belle action, oui !

Mais une tranche de rostbeef ?

On ne discute pas ces choses.

  • #

Un homme de science, là où je vois une orange, il remarque une sphère.

Je la mange; il en calcule le rayon : ainsi nous nous satisfaisons l'un et l'autre.

L» THYBtt — I" février 1908. 19


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NOTES d'un amoureux

L'amour, grande matière; comme dit l'autre^ vaste

champ d'épandage.

« 

  1. *

Le Grand Turc y retrouve son cocher : tu retourneras à la poussière d'où tu es une fois sorti.

» »

Vous pouvez être franc avec une jeune fille bien élevée,

grossier avec une ignorante, mais avec une fille du peuple

sachez, mon cher ami, parler comme une tourterelle et

raisonner comme un tambour.

Certains hommes sont femmes, qui répondent toujours

•aux regards qu'elles leur lancent.

  1. #

Un adolescent ne songe qu'à cela, et il n'arrive à rien parce qu'il est trop jeune; un homme mûr le fait par habi- tude, et cela l'ennuie; et ce vieillard qui n'y peut rien

voudrait être à leur place.

Quand une femme avoue un amant, le méchant affirme qu'elle en a quatre, et le sage se demande si elle n'est pas allée plus loin que la douzaine.

Les salons sont des endroits où l'on n'a pas besoin de raccrocher les femmes.

DE LA LITTÉRATURE

Philinte disait : « Quelle reconnaissance ne dois-je pas à mes maîtresses; elles m'ont inspiré les meilleurs de mes vers. »

Tant d'imbéciles dont nous lisons les œuvres. Cela ne les justifie point; cela nous excuse.


295


Littérateur, profiteur ; mais à qui cela profite-t-il ?

  • *

Le véritable homme de lettres : celui qui n'emmagasine rien que pour le rendre transformé, et marqué à son coin, comme le linge porté par un malade de la peau atteint d'un cas non encore connu.

POÉSIE-POÈTES

La poésie est un art, et non pas un apostolat, ou la défense d'un système : on écrit des vers pour- rien, pour le plaisir, pour la beauté,

  • *

L'on est intégraliste, humaniste, symboliste ou clas- sique, ou bien autre chose encore. Et l'on ne saurait accepter d'être seulement poète.

  • *

Ils sont tous là : « Ah! que n'êtes-vous de mon bord? » Et l'on songe qu'il y aurait plaisir à leur envoyer dans la gueule le mot de la situation. Mais Cambronne l'a déjà employé.

  • *

Il est très beau, très grand, très noble, très pompeux, d'avoir des idées, un système, d'être génial, fumeux et encombré; mais, lorsque l'on écrit des vers, il faut d'abord les faire beaux, sonores et chantants. Quelques-uns de nos contemporains se contentent avec le désir qu'ils ont d'une

suprême originalité.

  •  »

Par le temps qui court, trouver un volume de vers où l'on ne soit pas obligé de pêcher à la ligne les bons vers ou les strophes harmonieuses, plaisir inattendu.


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Un poète, ne l'oublions pas, c'est d'abord un chanteur ; c'est un homme qui a une oreille, c'est un musicien. Le reste, pensée, sentiment, fantaisie, tant mieux si je les trouve dans une œuvre qui est déjà agréable à entendre ; mais toutes ces qualités, si la musique ne s'y ajoute, elles sont comme rien, et je passe avec un coup de chapeau.

LYRISME

Le lyrisme lui aussi, une réalité : celle qui n'est pas à la portée de toutes les bourses.

  1. ■*

L'on me dira : une tasse de thé, un bon repas, et moi aussi j'entre dans un état lyrique. Oui, mais vous pissez, vous videz votre ventre; et moi, j'écris des phrases qui durent — au moins quelques années.

  • *

Il y a les métaphysiciens, et puis il y a les poètes du sentiment, et puis il n'y a plus de poètes : il y a les artistes.

l'immoralisme

Attaquons l'immoralisme, puisqu'il ne nous rapporte rien. Il n'est rien qui me serve à grand chose.

• •

On naît goret, ou non. Mais presque tous naissent gorets. Bénissons cette morale qui les retient un peu.

L'immoralisme devenu bientôt le snobisme de quelques fripouilleux, gens de lettres et petits maquereaux.

Ahl Dieu! plutôt que vivre avec eux, je retourne avec vous.


— 297 -

  • #

Dans le geste ramasser de Varge^it dans la boue, ce qui m'ennuie, c'est le geste, qui n'est pas marmoréen.

Pour être beaux, oublions la morale ; mais aussi n'appre- nons pas par cœur le Bréviaire de l hnmoralisle.

Louis Thomas.


Beethoven

I

O tout petit jardin, 6 tout petit Eden

où lourd d'avoir marché le triste Beethoven

aurait pleuré. Je ne sais pas pourquoi je peiise à lui.

La nuit est là. Comme quelqu'un elle m'accueille.

J'ai pris un caillou rouge et je le vois qui luit.

J'entends la pluie à chaque feuille et chaque feuille

contient de cette eau noire oit le soir se reflète.

On casse du bqis mort. On se dit des secrets.

Le noir coucou jette ses cris et les répète.

Et c'est le soir. Il faut rentrer. Tout est tout près.

Le gravier crie. Petit enfant ne sois pas triste

de n'être pas heureuse. Est heureux qui existe.

II

Je ne veux rien avoir qu'un peu de sa musique, je veux rester ainsi goûtant ses entretiefis. Il était triste et sourd II ne savait plus rien que ces sources d'azur et ces torrents bibliques, qui venaient de son cœur comjne le vent des pins. Il mettait tristement ses mains aie claveciii. Il baissait son front lourd. Il écoutait son âme que seule il entendait sourdre comme icneflam^ne. Il voyait l'aube, il voyait l'eau, il voyait l'air, il n'entendait plus rien dans son tonnant désert.


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Alors il sanglotait. Oh maître^ tu entends, n'est-ce pas tu entends t' admirer tes enfants f

III

Et toi qui as confiance et restes près de moi

Ne prends pas tant de soin à cacher ton émoi.

Ne souris pas dans ton malheur. S'il le faut, pleure.

Ignore tout, ignore tout, l'heure après l'heure,

le jour après le jour... Vivre n'est pas du bruit,

c'est être dans de l'ombre et c'est voir dans la nuit.

Le conseil survivra qu'a laissé son génie..,

on entendra aussi vivre et mourir ta vie.

On entend bien le vent, on ente?id bien la pluie,

on sait que l'écureuil saute dans les sapins,

on entend le sifflet vert que font les ga?nins,

on entend un silence entre deux coups de vent

et puis sauter l'averse et croître l'ouragan,

et puis plus rien., . on entendra ta douce vie

pas à pas qui viendra comtne saute la pluie.

IV

Laisse naître et passer une si simple extase,

et maintenant reprends la tendre et grave phrase.

Octobre est à la porte, sans un mot, et si beau,

il semble qu'on voit tout, tout à travers de l'eau,

il semble qu'on est bien. On va faire du feu,

nous ne bougerons pas, septembre est très heureux,

tout près de nous, pour nous, nous l'aimons, il nous aime,

et nous sommes à lui autant qu'il est nous-mêmes.

Bientôt il va neiger,., nous entendrons encor

sa voix, rien que sa voix, qui parle dans la mort..,

Prosper ROIDOT.


t^


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La nouvelle Hellas

Fleur dît pays latin, paradis de la France, Douce patrie an sein généreux et vermeil Dont les veines sans fin se gonflent de soleil, Je te salue, ô belle et divine Provence!

V héroïsme s^éploie en tes deux triomphants, L amour et la beauté naissent de ta lumière Et le rayonnement qui jaillit de ta terre Met comme une auréole au front de tes enfants.

Midi de flajume et d'or, 6 royale contrée Où ressuscitent Ro7ne et l'Hellade sacrée, Sœur du clair Orient empli de souvenir.

Nos penser s vont à toi, dans un vol magnifique Et vibrant, cojmne vers le colombier antique Oit le passé vivant embrasse l'avenir.

Maurice Boue de Villiers.


Les de Qoncourt

Fùt-il, jamais, plus noble exemple de solidarité familiale et intellectuelle^ que celui des frères de Concourt ?... A cette heure où tant de rêves, tant d'aspirations, tant de probités souffrent de la fièvre « d'arriver », il est récon- fortant, en leur tâtant le pouls, de dégager de la brume des souvenirs, la mémoire de ces deux écrivains, qui sans aucune concession devant l'insuccès, donnèrent les étrivières aux préjugés de Monsieur Prud'homme.

Un nom aristocratique, un physique agréable, des rentes suffisantes leur assuraient une existance facile, à laquelle ils renoncèrent pour goûter l'amertume, dont


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les abreuva la littérature. Edmond, avait huit ans de plus que son frère Jules, ils écrivaient et parlaient comnie un seul homme, tant était profonde la fusion de leur intel- ligence et de leur cœur. L'un, commençait la phrase que l'autre achevait, le cadet apportait à la conversation l'étincellement d'une verve que pondérait la gravité plus circonspecte de l'aîné. Ils entrèrent dans la vie des lettres, par la peinture — ce qui explique leur style conçu bien plus pour l'œil, que pour l'oreille — et par le xviir siècle, qu'ils commentèrent passionnément, ainsi qu'en témoignent leur originale Histoire de la Société Française pendant la Révolution et pen dant le Directoire ; les biographies d'artistes de cette époque, celles des maîtresses de Louis XV etc.. C'est ainsi qu'on connût d'abord les « Concourt en dentelles comme les appelait, Catulle Mendès, dans son « Glatigny ».

Ces raffinés, qui ne trouvaient de bon que « l'exquis », se sentirent attirés vers la perversion suprême, de ce siècle joli, pimpant, poudré, parfumé, spirituel, dont ils égrenèrent chaque phase, avec l'exactitude et la ferveur d'un croyant disant son chapelet. C'est ce qui les amena dans leurs premières œuvres, à cette profusion de détails fatigants, mais combien vivants par les contrastes amou- reusement ciselés, du luxe à la misère, de la terreur à l'espoir, du couperet au grelot.

Leur manière de procéder par morceaux détachés, implique forcément un manque de cohésion, chaque œuvre forme une mosaïque très curieuse, mais où se distinguent sans se fondre, les motifs particuliers.

Leur livre « type » dans ce goût est « Charles Demailly » cet étrange roman d'un homme de lettres où trans- paraissent les propres sensations des auteurs, leur nervosité suraigiie médicalement disséquée, en même temps, qu'une prescience étonnante de la « neurasthénie » qui sapa traîtreusement la santé et l'intelligence de Jules. On leur


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reprocha d'avoir écrit avec un « scalpel », parce qu'ils cher- chèrent par des mots techniques adéquats au sujet à spécia- liser l'étude des différents cas pathologiques, qui les amenèrent au naturalisme, avant Zola et Daudet.

Leur premier pas sur cette route, s'indique dans « Sœui- Philomène » cette poignante histoire, où éclôt dans une atmosphère d'éther et de phénol, telle une fleur de névrose, l'amour d'une religieuse, pour un interne. Plus tard, la pht)'sie de « Renée Maiiperin » leur permit d' extra vaser leur bile, contre le « bourgeois ». Attirés vers ces études sociales, ils descendirent au cœur de la réalité, avec « l'hystérie » de Germinie Lacerteitx. Ce n'est plus un « caractère », c'est un appétit qui vit, qui se passionne, qui se torture, qui halète avec des vices et des vertus nullement héroïques, mais simplement humains.. Songez à l'audace, d'écrire cette « Germinie » avant « Pot-Bouille ■», « La Terre» etc., et vous ne vous étonnerez plus, des cin- glements de l'hostilité et du silence, qui meurtrirent pareils novateurs.

Que voulez-vous, Monsieur Prud'homme n'aime pas qu'on renverse ses théories sortant toutes faites des mêmes fabriques, il déteste qu'on trouble sa digestion par la « navrance * d'histoires vécues, il veut des propos égril- lards pour les messieurs, des nuages et du bleu pour les dames, il désire qu'on l'amuse et non qu'on lui serve toutes saignantes des tranches « d'humanité », fussent- elles exprimées en « écriture artiste »...

Un voyage à Rome, leur inspira la psychologie du mysti- cisme de «Madame Gervaisais». Les huées, qui accueil- lirent ces œuvres subversives, atteignirent, à plein cœur, la féminité de Jules de Concourt, qui fût mortellement blessée, par la chute retentissante* d'Henriette Maréchal ». Cette pièce curieuse débute au milieu des engu... irlan- dements d'un bal masqué et se termine par un coup de revolver.


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Ils se reposèrent de l'àpreté de cette lutte; en travaillant à la biographie de « Gavarni » qui fut le dernier livre, le testament artistique de Jules de Concourt, mort à 39 ans de la peine du style.

Qui exprimera le désemparement d'Edmond, devant ce déchirement, qui lui enlevait la fleur de son âme, ce frère qu'il avait aimé plus que tout et qui avait été, avec la littérature, son seul amour, son seul « credo ». C'est sa plume, qui dans leur Journal^ nous contera la lente ascension de son calvaire, devant l'affaissement intel- lectuel et physique du cher malade.

— Je sens que je ne pourrai plus jamais travailler... plus jamais, gémissait Jules... J'ai honte de moi, avouait-il, quand on lui proposait de lui amener du monde.

Peu à peu, on le voit perdre la mémoire de noms, tels que Watteau, Fragonard, s'enfermer des heures entières dans un mutisme farouche, se dépouiller de son tact d'aristocrate, de son affection fraterneHe, retomber en enfance avec un despotisme colérique à une indifférence, qui se désintéresse même de son ancien travail... Quand on lui parle, de son passé littéraire, il répond tristement: C'était, bien fait, avec ce cruel « imparfait » qui semble, dans sa bouche, la plus navrante des épitaphes... Et ces crises finales, où sa parole s'embrouille, d'où il sort rageusement voulant écrire encore, froissant le papier, l'approchant de ses yeux, le rejetant avec l'exaspération impuissante du lettré, qui n'arrive même plus à lire !

Ah! ce cri désespéré d'Edmond de Concourt, devant l'hébétude grandissante de son frère « Je souffre... je souffre, je crois, comme il n'a été donné à aucun être aimant de souffrir ». Niera-t-on après cela la sensibilité que d'aucuns leur contestent? Parce que leurs facultés affectives se concentrèrent toutes, dans la fraternité en furent ils pour cela moins émotifs? L'amour de la femme, il est vrai, ne les attira jamais, ils l'étudiaient froidement


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en cérébraux, qui se gardent d'y attacher leur cœur. Ecoutez cet aveu : « Nous sortions dégoûtés de ces lits de dentelles... l'écœurement du lendemain nous donnait le vomissement de l'orgie de la veille etc .. » Ceci, nous fixe sur leur indifférence passionnelle.

Après le ressaisissement moral d'Edmond, dont les « lamentos » se perdirent dans le tumultte et les coups de canon de « 1870 », quelques beaux livres sortirent du cerveau du frère inconsolé, qui fouilla sa douleur dans la transparente allégorie des Frères Zemganno. Puis ce furent les études: d'une agonie sardonique, dans La Faustin, de l'ambiance des prisons avec l'inconsciente bestialité àe Fille Elisa, de l'art japonais avec « Hokousaï», de l'aristocratie avec <<. Chérie » etc... Un tardif rayon de gloire illumina les dernières années d'Edmond de Concourt, qui regrettait avec amertume, de ne pouvoir le partager avec le cher disparu.

L'ensemble de leur œuvre, nous montre les Concourt, précurseurs de la nervosité moderne et trouvant pour la traduire « l'écriture artiste ». C'est cette langue, riche- ment orfévrée, fantaisiste, virevoltante, composée de répétitions et de nombreuses incidentes, de mots à l'emporte-pièce découpant l'idée, de comparaisons non patinées par l'usage, qui semble encore, aux lecteurs d'Octave Feuillet et de Georges Opvet, un prisme aux feux aveuglants. Leur style, évidemment, n'a point la belle santé des classiques, il est adéquat à leur complexité mentale et au vertige du tourbillon parisien, auquel ils limitaient l'horizon. Il exhale un parfum, dont la subtilité n'est sensible qu'aux raffinés.

Sous la tessiture trop serrée de leur « écriture artiste » se découvre à chaque instant, un détail curieux, une notation nouvelle, une couleur spéciale, qui font la délec- tation du lettré.

Il semble qu'ils aient jeté les tons les plus riches sur


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une palette, où ils puisent à même, pour donner à l'idée plus de relief, de chatoiements et de lumière. Ce furent des « impressionistes littéraires » qui pressurèrent doulou- reusement le meilleur d'eux-mêmes, pour en exprimer un frisson d'art nouveau... Ils ne comprirent jamais la nature, ils n'admettaient que Paris, la société, le travail et l'homme c'est ce qui explique leur amour du xviir siècle, leur manie de collectionneurs, leur recherche du décor artistique et leur admiration pour les complications de la peinture japonaise.

Leur mépris, du bourgeois, de l'argent, du conven- tionnel, renforça l'hostilité du public et partant leur ran- cœur personnelle. Indécourageables, malgré les cabales, ils restèrent, fièrement, debout au gouvernail de leur bateau d'avant-garde. La conscience de leur valeur, leurs plaintes de souffrants ne furent pas, comme on l'a cru, le plastron- nage d'une vanité en mal de réclame, luais plutôt l'orgueil de l'hidalgo, qui se drape dans son amertume. Les seuls mérites que personne encore n'a songé à leur contester, c'est cette originalité et cette probité littéraires, vers lesquelles devraient lever les yeux, tous nos batteurs d'estrade d'aujourd'hui

HÉLÉNA Clément.

Devant la Mer

A Henri Vandeputte

O mer aimée^

mer d* Aphrodite et des lascives Néréides,

que les aides ont chantée

de toute éternité ^

dans le miracle neuf de ton baiser Jluidc

à mon corps névrosé,


- 305 --

O mer, je te salue

de 7fion amour et de mon religieux effroi,

et tout 7non rêve est avec toi par F étendue..,

O flots lénifiants, voici

que j'ai surpris chanter en moi, ainsi

que des harpes d' alléluia,

C07nme l'émoi d'un trioinphant baptême

et U ivresse dyonisienne

de bondir,

avec une âme jeune et nue y

clair et léger, vers l'avenir,

de m'élancer, ô flots, sur votre i^nmensité,

qui appelle l'élan superbe des navires

vers les Eldorados irrévélés!

Car la houle a dissous en moi l acre levain

de raîHOur, de la haine et de la jalousie,

car fuon â7?ie se fait oublieuse et hardie.

— Jusques à quand, chair puérile?... —

Mon â7ne a faim

de paix, et songe avec 77iépris au sortilège

que suscite àja7nais notre être raffiné.

Et je renais

et 77ie voici, vibra7it chorègCy

7nenant le chœur des mille voix de l'tmivers

et 771071 pouls bat à l'u7iisso7i du tie7i, ô 771er ! .

O flots laiteux de l'aube oit de l'or se dilue,

je vous salue

et le soleil est avec vous,

avec déjà toute sa frénésie. . .

Je chanterai tout bas V exquise féerie,

De vous voir, soudai7i apparus

après la du7ie qui vous fra7ige

de solitude. . .


— 3o6 —

Car je sais la béatitude

de cheminer à pas memis

dans l aube d^un perpétuel dimanche

sur le sable pareil à une chair de femme,

par la délicate forêt

des tiges balançant leurs palmes,

polypes-fleurs jaunes ou violets.

Double éclair! lapins et culs-blancs

d^un bond essor ant^

C07nme un don de la terre prodigue ;

grillons stridant

vers la nue où de la lumière chavire,

et le grincement sec des libelluleSy après

quelque déclanchement discret.

Et je ris, je ris,

innocent partni le silence y

parmi la brise, le soleil et ses fragrances.

Et tout à coup., la mer immense! ..

La fner, la mer de turquoises fanées

pareille aux Méditerranée s

des frêles rêves radieux.

Oh ! cette voile qui la tache

est un pavot sur un champ de lis bleus.

Et ce mignon ourlet d^écume qui revient

sans fin,

border la plage en feu,

c'est le vierge sourire clair

d^une vie qui se détache

de l'Inconscient : tel un sourire dans les yeux,

d'une Eve-fleur qui naît à la lumière

Te chanter ai'je aussi j ô mer, éclatante dans la splendeur des midis dansant à nos tempes ivres, puis, au sein des tièdes flots


- 307 -

où la înédîise oscille ^ la langueur

heureuse de vivre? Ou bien dirai-je Veau

paryni la torpeur de U après-ynidi,

lourde et glauque,

comfne la chair grasse de jus des reines-claude !

Qîie f évoque surtout ces heures de vieil or,

au crépuscule calme et magnifique^

devant le couchant rose et d'oie fusait l'essor

de célestes Naïades !

Ces heures de vieil or, .. et nostalgiques

que caressait la lumière appâlie,

heures douces et graves

qu'épuisait avec inoi l'ami cher et coînpris.

Qu'il se rappelle

de ces paroles éternelles

qui montèrent alors du fonds de notre vie.

Des soirs, il subsista aux flancs

de r opacité blême et des flots et des nues

que traversaiejit des éclairs de fusant,

une nappe d'argent fondu

qui dans mon rêve ne ftct plus

que l'image brillante

de ce cahne bonheur qu'itn jour j'aurais connu/

Malgré tout, 7nalgré tout je pensais à l'amante...

Et puis je vis les ténèbres manger peu à peu l'ultime clarté ! . .

Louis Piérard.

Août 1905.




- 30« - La Maison du bonheur

A Marguerite Chômé. // est une ?naison blanche sons son toit rouge : Le jardin fleurissant qui s'étend alentour Chaque jais que dans l'air un léger souflie bouge L encense de parfums, de clartés et d'amour.

Si tu la vois un jour tu sauras comme on l'aime Et comme on se retrouve en venant la revoir, Et comme avec douceur sa vieille horloge même Scande d'un cœur usé les silences du soir.

Elles te souriront, ses vitres de lumière Qui laissefit du soleil entre leurs rideaux frais Réchauffer lentement l'âme de chaque pierre Et rajeunir le bois des vieux meubles épais.

Mais ce sera surtout aux heures de souffrance Quand de tristes dégoûts, venus pour te vieillir Auront détruit en toi la dernière espérance Que la calme maison aimera t' accueillir .

Afin de te donner la force qui demeure, Tandis que de ces lieux tu suivras le chemin. Le Bonheur franchira le seuil de sa demeure Et s' avançant vers toi, te serrera la main .

C. Van Malderghem.

Emile Verhaeren

(suite).

IV. Kmile Verhaeren s'achemina, tout à ses debuis, vers les formules d'art plus pur, plus hautain, qu'enferme en lui, le symbolisme; il se saisit du symbole non comme un


Victor Hugo écrivant Le Satyre, mais comme un Mallarmé composant son Après-Midi dhm Faune: il s'en fit un instru- ment dont il usa, dont il fit vibrer toutes les cordes; il fut symboliste comme le furent tous ceux du Mercure de France, et de La Plume, avec frénésie et fièvre. Et dès qu'il le fut, il mérita ce nom « d'évocateur » que je me plus, jadis, à lui donner (*).

C'est dans Les bords de la route que les premières mani- festations du sens symbolique du Maître se font sentir. Les Vieux Rois, Sous les prétoriens, sont des poèmes où le symbole est voulu :

« Mon rêve, enfermons-nous dans ces choses lointaines »

mais surtout les vers d'Ap'ement et à' Obscurément sont animés de ce souffle nouveau. Dès lors, l'art que le poète va immortaliser dans Les Villages Illusoires lui est propre II influencera toute la période de crise que traverse l'homme et l'œuvre, pour réapparaître, plus étincelant.

Les Villages Illusoires? C'est un recueil de poèmes où les souvenirs du poète, souvenirs d'enfance, du village et des humbles artisans, reviennent à la mémoire. C'est un livre d'une singulière beauté, d'une véritable grandeur. L'évocation symbolique s'y dégage nettement, purement. Après avoir absorbé la propre souffrance de l'homme, elle absorbe la souffrance humaine. Les êtres de la vie quoti- dienne des petits hameaux flamands y sont dessinés: le pécheur, le cordier, le forgeron, le fossoyeur, le passeur d'eau, le menuisier. Ces pauvres silhouettes s'agrandissent. C'est ici que se justifie l'appréciation de M. Robert de Souza : Verhaeren est l'homme de la solitude dont au sortir des bois sauvages, l'œil visionnaire grandit ce que nous ne voyons pas. Ses estompes d'artisans deviennent fantômales, fantastiques. Sur le fond des horizons désolés, dans la pluie


(•) Essai d Etude sur le symbolisme. (Editions Jeune Revue)


— 310 —

et la neige, où les rafales cinglent et se courroucent, au lointain des plaines où, sinistrement, d'instants à instants des meules allument leurs incendies d'épouvante, ces fantômes revêtent une beauté emblématique.

Le Forgeron (*) prépare en martelant ses révoltes et ses colères, on ne sait quelle arme de carnage et de triomphe : il semble être un de ces penseurs, un de ces génies entêtés et comme s'il travaillait des âmes, il

Martèle, à grands coups pleins, les lames Immenses de la patience et de silence.

Les Cordiers, en échevelant leurs chanvres, semblant vouloir emprisonner l'infini des horizon s conrw/sés ou sereins sont ceux-là même que le rêve domine. Les Pêcheurs veillant, dans la nuit, attentifs à retirer des eaux lourdes leurs longs filets oùgrouillenttouslesmaux, tous les vices —

Dites, si dans la nuit, ils s'appelaient Et si leurs voix se consolaient

synthétisent la valeur morale ou sociale. Le menuisier

Fait des cercles et des carrés, Tenacement, pour démontrer Comment l'âme doit concevoir Les lois indubitables et fécondes Qui sont la règle et la clarté du monde.

Il construit des systèmes, explique, commente et réduit aux dimensions de son intellect le cosmos et ses lois cachées. Le Fossoyeur

Tout au lointain, sous les cieux las Depuis des temps qu'il ne sait pas

creuse des tombes où il ensevelit le cercueil de ses souvenirs processionnant à travers les allées. Le Passeur d'eauy qui inspira si joliment Toorop

A contre Hots, depuis longtemps, Luttait, un roseau vert entre les dents


(*) M. Van Hamel trouve le symbole peu clair. Mockel.au reite, a prétendu que Verhae- ren, le paroxyste, n'a pas le sens symbolique plus déreloppé qu'un autre.


— 311 —

sans approcher de son rêve. Le Meunier ne cesse de travailler, que mort, h' Aventia-ie?- représente la force et l'ardeur du premier amour, et des luxures infinies.

Ce ne sont plus, ces visions, les hantises qu'un peu avant, dans ses anciens tourments, le poète déclamait C'est la vaste, l'immense douleur d'humanité à laquelle, délivré, le Maître prend sa large part.

Le Passeur d'eau n'est plus ; c'est l'effort acharné et vain de l'artiste qui lutte contre un courant de prosaïsme et d'ignorance, et qui demeure quand même en face de l'Idéal, un roseau vert entre les dents ; le Fossoyeur bêchant la terre disparaît cédant la place à l'Homme qui pleure les deuils de ses désirs, de ses espoirs, de ses orgueils : c'est l'humanité qui ploie sous la fatalité, ayant perdu la foi en la fortune, en l'amour, en la vie, en l'avenir... Le Sonneur (*) dont la tour flambe, sonne le tocsin : comme un croyant mystique rêverait de sauver son Dieu, le Sonneur,

Le vieux sonneur à bout de crainte et d'agonie Sonne la mort dans ses cloches finies

Il sonne et la tour flambe; il sonne et la croix de fer s'abat, il sonné, il sonne jusqu'à ce que

Le vieux clocher

Tout à coup noir semble pencher ; Et l'on entend, étage par étage, Avec des heurts dans leur descente. Les cloches bondissantes, Jusqu'à terre, plonger.

Le vieux sonneur n'a pas bougé.

P2t la cloche qui défonça le terrain mou Fut son cercueil, et fit son trou.

Le sonneur? C'est le poète, le triomphateur, Homère,


(*) A rapprocher de A/on village dans les Tendretses premières pour apercevoir l'agran- dissement visionnaire du Symbole lyrique.


— 31^ —

César, Pompée, Napoléon dont le Waterloo s'illumine et flamboie...

Au fond des plaines, des meules s'allument; le tocsin sème l'alarme; on voit crépiter, flamboyer, se propager un immense feu de haine, de vengeance et de crime. Un angélus tinte au lointain horizon où la neige

Comme un moment

— Monotone — dans un moment,

tombe avec les brumes d'hiver, où la pluie

La pluie,

La longue pluie, avec ses longs fils gris,

Avec ses cheveux d'eau, avec ses rides,

La longue pluie

Des vieux pays,

Eternelle et torpide,

tombe indiscontinùment, où, dans le silence, planant comme une tristesse d'enterrement, le vent souffle : le vent.

Celui des peurs et des déroutes ; L'avez-vous vu, cette nuit-là, Quand il jeta la lune à bas, Et que, n'en pouvant plus, Tous les villages vermoulus Criaient, comme des bêtes, Sous la tempête .•*

Et sous l'évocation symbolique du Maître, ces Villages Illusoires sont toute la Campine et toutes les Flandres qui nous apparurent tna gnijïées y Sivec leurs gens, leurs moulins, leurs fermes, leurs prés, leurs marais et leurs mornes étendues de bruyères. Et l'œuvre se continuera ainsi, tout à fait imprégnée de ce grand lyrisme du symbole, où, semble-t-il, Verhaeren, comme d'autres penseurs, dut trouver la direction réelle vers laquelle sa vie et sa force étaient prédestinées.


— 3^3 — V

« Quand je lis des vers d'amour écrits par de tout jeunes hommes, je ?ne souviens toujours que le maître Verhaeren n'écrivit ses premières impressions d'idylle qu'à l'âge de quarante-cinq ans», déclare Georges Ramaekers (*) ; je con- sidère le poète des Saisons Mystiques comme un des meil- leurs verhaeriens, des plus sincères et des plus compétents, parmi les jeunes; cependant, je dois avouer que cette affir- mation catégorique me déroute quelque peu; je n'aurais pas songé à la relever, si, auparavant, et à plus d'une reprise, je ne l'avais vue posée par d'autres.

Eh I quoi, nous connaissons Verhaeren ! Nous avons tous lu dans la première série de ses poèmes, réunie au Merc re de France, les vers d'Au bord de la route, nous nous rappelons tous Kato, la flamande! Se peut-il que nous ayons oubHé les Cantiques du même recueil?...

Oui, Verhaeren chante l'Amour, son amour dans ses poésies de 1882 à 1894; or il n'avait pas encore, que je sache, l'âge indiqué par l'auteur de Verhaeren : l'Hom?ne du Nord et l' Homme moderne (**).... Oui, Verhaeren, jeune encore, a chanté son amour ; il n'a pas essayé de se dérober aux exigences de son cœur, de son âme et de ses désirs...

Les quelques poèmes où dans Aux bords de la route, Verhaeren parle de Kato disent toute la robuste, flamande, et forte beauté de l'aimée :

Pour y tasser le poids de tes belles lourdeurs, Tes doubles seins frugaux et savoureux qu'arrose Ton sang, tes bras bombés que lustre ta peau rose, Ton ventre où les poils roux toisonnent leurs splendeurs,

Je tresserai mes vers...

En dessins nets, pris à l'émail des carrelages.


(*) Matin de BraxelUs : Vendredi 4 octobre 1907. Les lettres belges. Débutants d'hier et d'aujourd'hui. (•*) de G. Ramaekers. (La Lutte) 1900.


— 3H —

Le poète clame gaîment son amour; il le brandit comme des fleurs de fête, avec orgueil comme il convient aux forts ; et, en effet, il y met une volonté, une énergie, une force mâle. Celle, au surplus, qu'il a choisie, lui évoque les centauresses de Paul Rubens, aux sens crispés vers les caresses; pour la symboliser, il choisit un massif de dahlias superbes

Qui, dans l'automne en feu des jours voluptueux, Dans la maturité chaude de la matière, Comme de grands tétons rouges et monstrueux, Se raidiraient sous les mains d'or de la lumière.

Car Verhaeren, même, et surtout ici, se montre un lyrique magnificateur ; sa fougue se dépense en multiples ardeurs; sa vie déborde en cris, en spasmes voluptueux. Comme tous les vrais artistes, il est le voluptueux sensible à la grande luxure de sens et d'esprit qu'est la Vie... Ses Cantiques à Kato sont d'une saine et robuste jeunesse, d'une passion puissante où la force de vivre pour aimer, et d'aimer pour vivre s'exprime en phrases amples, sonores. Il appelle, dans la proclamation de ses senti- ments, le plain-chant des vagues, les poumons des vents, à son aide; il fait crier les louanges de l'aimée aux lourds échos grondeurs; il voudrait que la mer, le monde la disent superbe et sacrée :

Je voudrais que ton nom dans le ciel éclatât, Comme un feu voyageur et roulât, d'astre en astre. Avec des bruits d'orage et des heurts de désastre.

Ses désirs, comme de grands lézards, en plein midi torride se traînent vers le corps de Karo, couchée, au bord d'un champ, dans le soleil ;

L'air tient sur nos amours de la chaleur pendue, L'Escaut s'enfonce au loin comme un chemin d'argent, Et le ciel lamé d'or allonge l'étendue.

Et le Cantique III est vraiment magnifique : il donne


— 315 —

cette calme apparence de force mâle à la nerveuse ardeur du poète amant :

Et mon amour sera le soleil fastueux

Qui vêtira d'été torride et de paresses

Les versants clairs et nus de ton corps montueux,

Il répandra sur toi sa lumière en caresses, Et les attouchements de ce brasier nouveau Seront des langues d'or qui lécheront ta peau.

Tu seras la beauté du jour, tu seras l'aube Et la rougeur des soirs tragiques et houleux ; Tu feras de clartés et de splendeurs ta robe,

Ta chair sera pareille aux marbres fabuleux,

Qui chantaient, aux déserts, des chansons grandioses,

Quand le matin brûlait leurs blocs, d'apothéoses

Et, d'un magique enthousiasme, dans le frisson de sa chair, dans l'émoi de son âme^ et dans la volonté de son cœur amoureux, Verhaeren salue et célèbre l'amour, hiératiquement droit sur le monde, l'Amour! Puis, au même instant, la maladie serre en l'aimée sa nerveuse torsade :

Comme meurent les soirs d'été dans l'eau des mares. Mélancoliquement, dans tes grands yeux, tu meurs.

A voir les réservoirs d'or profond qu'étaient ses yeux, se ternir, à voir les bras fermes et gras se dessécher, ses seins, bouquets de sève étalés sur son torse, se vider et s'anéantir, le poète croit la voir

Tout lentement déjà s'çnfoncer sous la terre.

La pauvre aimée du poète est morte. Il l'a conduite à travers

Les fleuves et les lacs et les marais de Flandre, Là-bas, vers les terreaux et les paccages verts Et les couchants sablés de leur soleil en cendre.

Là-bas, vers les grands bois obscurs et pavoises Avec des grappes d'ombre et des fleurs de lumière, Où les rameaux noueux se tordent enlacés Dans un spasme muet de rêve et de matière.


— 3i6 —

Puis il semble, pendant longtemps, que la veine amou- reuse soit à peu près complètement tarie, en Verhaeren. De temps en temps, il met peut-être une douceur d'idylle (*) dans certains de ses poèmes, mais ne s'y attarde guère, jusqu'à ce qu'enfin parurent Les Heures Claires (1896). Celles-ci sont sereines de tendresse, de bonnes chansons, de joie merveilleuse, de parfaite extase, d'amour infini et de paix intérieure totalement retrouvée. Parmi des variations sur le thème de la joie où tout est calme et beau, où la nature s'est faite amicale et familière, où naissent de jolis rêves, fusent des paroles d'amour très doux et très tendre :

Comme aux âges naïfs, je t'ai donné mon cœur.

Ainsi qu'une ample fleur

Qui s'ouvre au clair de la rosée

Entre ses plis frêles, ma bouche s'est posée.

Le vers même s'étend, se prolonge, devient berceur, langoureux, charmé, heureux, extasié, silencieux parfois :

Dis-moi, ma simple et ma tranquille amie. Dis combien l'absence même d'un jour Attriste et attise l'amour Et le réveille en ses brûlures endormies.

Les Heures d'après-midi suivent. Ce fut un chant d'amour qui jaillit en mai 1905, éblouissant et pur. C'est une sublime prière adressée par le Poète à Celle qui vit a ses côtés. La créature d'élite que son âme a élue et dont l'humble modestie se refuse à accepter les plus simples louanges, celle dont le corps et le cœur, la matière et l'esprit ont charmé le Maître, est vivante et réelle dans tout ce recueil. C'est comme un pur et beau témoignage de reconnaissance que Verhaeren lui témoigne. La philosophie de l'amour conjugal est dégagée dans ce petit livre de telle façon, que les plus fervents adeptes des Théories de Liberté


(*) L' Attendu* dans let Apparu* dan» mon chemin.


— ^^7 —

s'en sentiraient ébranlés. Après cinquante ans — presque! — de luttes et nervosités, il a été possible, à un cœur ulcéré déjà, de retrouver, de faire jaillir de lui une source printanière, jeune, amoureuse, passionnée, « étincelante et claire », suivant l'expression même dont la baptisait le Maître.

Dans la maison où notre amour a voulu naître, Avec les meubles chers peuplant l'ombre et les coins. Où nous vivons à deux, ayant pour seuls témoins Les roses qui nous regardent par les fenêtres,

Il est des jours choisis, d'un si doux réconfort Et des heures d'été, si belles de silence, Que j'arrête parfois le temps qui se balance Dans l'horloge de chêne, avec son disque d'or.

Alors l'heure, le jour, la nuit est si bien nôtre Que le bonheur qui nous frôle n'entend plus rien Sinon les battements de ton cœur et du mien Qu'une étreinte soudaine approche l'un de l'autre.

Ce délicat poème me peut-il servir de réponse à certaines critiques que d'aucuns ont émises. M. Remy de Gourmont, dont je suis fervent admirateur, a soulevé dans un de ses volumes (*) cette remarque : Verhaeren manque d'inti- mité; il est tout objectif et M. Horrent (**) celle-ci: C'est surtout quand il veut dépeindre la douceur et la suavité des choses que Verhaeren tombe le plus aisément dans l'arti- fice. Je pourrais répondre à cela que des musiciens comme Ernst Deltenre et Henri Henge ont su, des choses « douces » de Verhaeren créer de mélodieuses rêveries... Je me bornerai à placer devant les yeux les poèmes et les phrases citées plus haut : c'est convaincant.

Et cela prouve que le Maître, s'il excelle à exprimer les choses de vigueur, sait aussi rendre le frisson des


(*) Promenades littéraires : R. de Gourmont. (Mercure) : fr. 3.50

(**) Ecrivains belges d'aujourd'hui: (Première Série) Désiré Horrent. Lacomblez. 2 francs.


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douceurs. Au reste, — l'ai-je fait observer? — Emile Verhaeren dans ses rythmes et chansons et poèmes d'amour, n'apparaît jamais comme un élégiaque, un lamartinien ; non, sa tendresse n'a rien de sentimental; elle est inspirée par un large souffle de force et de mâle énergie; peut-être est-ce une des caractéristiques des lyriques, ou une généralité commune aux tempéraments ; il demeure en amour

Orgueilleusement clair, comme il convient aux forts.

VI

Après la période de maladie, lorsque la guérison fut venue^ Verhaeren se sentit attiré par son grand cœur et son esprit affamés d'idéal vers la politique sociale. Il colla- bora à l'œuvre de Vandervelde et fut un des principaux organisateurs de la vie à la Maison du Peuple à Bruxelles. Il abandonna cependant la gestion de la nouvelle instal- lation à d'autres. Lui se retira à nouveau. Et c'est alors qu'il élabora sa seconde trilogie; il écrivit: Les Campagnes hallucinées, Les Villes lentaciilaircs et Les Aubes, ces deux recueils et ce drame, aux titres admirablement trouvés. Il y mit peut-être, ainsi que le subtil Remy de Gourmont le remarque dans ses Promenades littéraires, il y mit « en beaux vers âpres un peu fous des traités de sociologie qu'il n'a pas voulu écrire ». C'était, vers ce temps là, qu'en Belgique particulièrement, on assistait à l'émigration continue, effrayante et miséreuse, du pau- vre peuple des Campagnes vers les murs, les fabriques, les chantiers, les ports des grandes villes. Car,

lorsque les soirs,

Sculptent le firmament de leurs marteaux d'ébène,

La ville au loin s'étale et domine la plaine

Comme un nocturne et colossal espoir ;

Elle surgit : désir, splendeur, hantise ;

Sa clarté se projette en miroirs jusqu'aux cieux,

Son gaz myriadaire en buissons d'or s'attise.


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Ses rails sont des chemins audacieux

Vers le bonheur fallacieux

Que la fortune et la force accompagnent;

Ses murs s'enflent pareils à une armée

Et ce qui vient d'elle encore de brume et de fumée

Arrive en appels clairs vers les campagnes.

L'attraction des villes éblouit de son mirage néfaste les terriens. La plaine, à perdre haleine, immense et désespérée, avec ses pauvres clos ourlés de haies et ses fermes désolées, la plaine, en deuil, où les rivières stagnent ou sont taries, où la misère et la famine circulent, la plaine

Tourne aux remous le cœur en loques de la terre

Les vieux paysans silencieux, parce que l'été fut mauvais, que les bonnes eaux n'ont pas coulé, que les mauvais germes seuls ont Iructifié, vers

Le Satan d'or des champs brûlés

Et des fermiers ensorcelés

Qui font des croix de la main gauche,

s'en vont en pèlerinage tandis que les moulins tournent indéfiniment. — Oh ! comme Verhaeren sait rendre le mouvement et la musique des moulins.

A grands coups d'ailes affolées En leurs toujours folles volées Les moulins fous fauchent le vent

Les marais visqueux brassent la fièvre; les brouillards de pestilence la promènent :

La fièvre,

Elle est celle qui marche,

Sournoisement, voûtée en arche,

et qui ...pénètre quand même et se repose

Sur la chaise des vieux que les ans ploient, Dans les berceaux où les petits larmoient, Et quelquefois elle se couche Aux lits profonds où l'on fait souche.


■ ~ 320 —

Elle est celle qui ne triomphe que par l'agonie. Les vieux, les jeunes et les enfants s'en sont allés vers le Moulin des vieux péchés, des vices, de la débauche. Et quand ils en sont redescendus

Les grand'routes chariaient toutes,

Infiniment comme des veines, Le sang du mal parmi les plaines.

Les malchanceux, les miséreux, les vieillards, les filles et les couples vicieux, tous, souffrant la faim, moisis de haines et de rancœurs sont enfiévrés de luxure et de désespoir. Les labours sont déserts, les champs aban- donnés, et

A l'orient du pré, dans le sol rèche, Sur le cadavre épars des vieux labours, Domine là, pour à toujours, Plaque de fer clair, latte de bois froid, La bêche.

Les Kermesses sont contemplées de loin par des gens maigres et las et affamés. Des mendiants, des sorciers, des vieilles gens, des fous (*) peuplent seuls les hameaux vides. Des bras ? Il faut des bras robustes pour travailler aux champs? Le Fléau fauche, fauche tout...

(A suivre). Maurice Gauchez.

r

Chroniques du Mois


LES ROMANS

Le Roman de la Digue, par Eugène Hkrdies. (Jielgiqtu Artis- tique et Littéraire. J — L'auteur de VExil de Wanne a publié récemment les différentes parties de son nouveau roman dans la revue La Belgique Artistique et Littéraire et les éditeurs de celles-ci ont réuni l'œuvre en un beau volume.


(*) Six Chansons de/ou tnterc«lées dana Les Campagnes hattucinèes donnant en ajm- boles lyriques, effrayants et énervés la synthèse figurale et morale des plaines flamandes et de leurs gens, telles que le poète les a vues.


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L'intrigue amoureuse qu'imagina M. Herdies, autour d'une digue du pays de Veere, en Hollande, serait quelconque, si elle ne s'était enjolivée d'une ingénuité primesautière oîi le talent seul de l'écrivain a joué un grand rôle. Les personnages eux-mêmes n'apparaîtraient guère en relief d'après l'étude psychologique si les nombreux «à-côté» de l'ouvrage n'avaient permis au conteur d'en esquisser leurs allures franchement régionales. Et, au fond, c'est là le mérite de ce Roman de la Digue : il peint et décrit un paysage hollandais, il y estompe agréa- blement des figures spéciales, et il y situe une suite d'événements spé- ciaux. Ecrite en une belle langue, l'histoire de cette digue est faite pour intéresser et plaire.


Vie de Province, par Eloi Sp:lvais. (Edition Artistique.) — Ce conte peu original ne me séduit pas par ses qualités littéraires. L'histoire est la banale idylle d'une ouvrière de province et d'un étudiant russe, idylle dont souffre un malheureux amoureux de la jeune fille. Plus tard, il y a bien un mariage, un mort et une fin désespérante de monotonie oîi paraît sombrer le cœur du provincial... Mais, je ne vois guère en tout cela la Province ; et, comme je l'ai dit, M. Selvais n'a pas sauvé son récit par sa façon de le débiter.

La Fausse Route, par Max Deauville. {Belgique Artistique et Littéraire.) — Assez d'exactitude, une simplicité de bon goût, un réalisme convenable, font de ce roman « bruxellois » une œuvre atta- chante et agréable. Un type de commerçant y est pris sur le vif quoi- qu'il soit représenté avec certaines inhabiletés dont l'auteur se corri- gera. Une physionomie de jeune femme s'aventurant dans les ennuis de l'amour incertain est plus exactement rendue. La Fausse Rotcte est un ouvrage sans prétention; à ce titre, il est admissible qu'il plaise.

Dixi, par le D»^ Emile Valentin (Godenne à Namur). — Oui, cher docteur, oui, oui.. Mais pourquoi vous obstiner à vouloir versifier vos moindres pensées bourgeoises .

A la Frontière, par Joseph Chot {Edition Artistiqtie). — Nous trouvons ici l'étude de quelques types des Ardennes namuroises, du pays du Viroin : pauvres bougres, cognefêtus pour la plupart, sans grande portée psychologique. Chacun d'entre eux est un fidèle détenteur du vieil esprit de la race et des mœurs wallonnes. Campés au milieu d'une nature âprement stérile, sauvagement bouleversée, ils sont d'un cœur simple et généreux. M. Chot les a montrés avec son talent d'évocateur, sa plume habile et sûre, et l'œuvre A la frontière est, en définitive, une belle œuvre.

Les Mourlon, par Ferdinand Bouché {Edition Artistique). — Voici un roman touffu où, non seulement, l'auteur a voulu peindre


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des types, mais où sa volonté a pu venir à bout de la tâche difficile que peut être l'étude complète d'une famille, d'une famille de fermiers de la Basse Wallonie. Je ne voudrais pas entreprendre le résumé de cette œuvre — un peu longuette — parce que je ne pourrais en expri- mer la vérité, le réalisme et la saveur, pour ainsi dire, de terroir. M. Houché a dû longtemps résider dans les villages dont il parle, et il y a passé ses heures de solitude à regarder la r/ie : il l'a comprise et rendue, non pas toujours avec maîtrise, mais, très souvent, avec un réel bonheur, une franche exactitude.


Le Peintre Mystique, par Xavier de Reul (Associa/ton des /écrivains belges). - M. Raphaël Petrucci a présenté lui-même au public ce presque savant que fut Xavier de Reul, et il l'a présenté artistiquement, sans excès, et avec une réserve de bon aloi.

Le peintre mystique Rhoda que Xavier de Reul, dans cette œuvre posthume, nous montre aux prises avec tous les frissons de la vie de rêve et d'art, en même temps qu'avec tous les assauts de la réalité cruelle et amoureuse, cet être pur et loyal, dont l'âme s'est enclose dans le songe d'une hautaine et farouche mysticité, séduit, charme et intéresse Je ne reprocherai à l'œuvre entière que sa sécheresse, par- fois, et sa lourdeur de style, à d'autres moments. Mais, je ne puis in'empêcher de féliciter ceux qui voulurent éditer ce roman, car en agissant ainsi, ils ont certainement révélé une étude d'un caractère intéressant et situé plus haut que la commune physionomie des autres êtres humains.

La Guirlande, par Paul Anoré (Helgique Artistique et Littéraire). — M. Paul André a réuni, ici, plusieurs contes et nouvelles que nous connaissions, soit de les avoir lus dans des revues, soit de les avoir vus dans des quotidiens. Ainsi, le plus beau d'entre-eux, La Guerre possible, fut publié, si je ne me trompe par le Petit Bleu. L'auteur s'y est souvenu qu'il est officier d'artillerie, et de ses réminiscences de métier, de manœuvres et d'études, il est arrivé à construire, autour dune intrigue originale, un épisode guerrier d'un dramatique et d'un pittoresque attachants. La Guerre possible est un des contes le mieux travaillé, le plus personnel et du recueil présent, et de l'œuvre entière de l'auteur de ces déjà lointains Chers petits Singes. A lui seul, il donne quelque superbe valeur à La Guirlande, et il prouve que, malgré sa fécondité parfois hâtive, M. André a un réel talent de conteur, fait de charme et d'ingénuité, en même temps que de science tacticienne ., Et dame, en littérature, les tacticiens sont rares!


Les Martyrs de l'Amour, par François Rkquktte {Edition Artistique). —Aprrs avoir bave l'ordure sur cette pureté liliale,elle lui ojfrit perfidement un asile , rengageant à fuir ce pestiféré de Sleinden, cette abjecte vermine.

Quand je vous aurai dit que M. Requette n'a que des phrases de ce


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genre, vous comprendrez, comme moi, que, dès l'apparition de son roman, la couverture mentionnait le 8^^ mille !

Anthologie « Albert Giraud ». (Association des Ecrivains Belges,)

— Continuant la série de ses anthologies, l'Association présente Albert Giraud Les lecteurs du 7'/^jv/'5^ se souviennent de la belle étude qu'en donna mon confrère Liebrecht, ici-même; je ne referai donc pas l'esquisse de ce talent national, mais me bornerai à remarquer combien le choix des poèmes et proses de l'auteur étudié a été particulièrement heureux.

Les Images du Chemin, par Sander Pierron. (^Belgique Artis- tique et Littéraire J) — Voici, de l'historien de la Forêt de Soignes, six chapitres d'impressions notées au cours de voyages en Angleterre, en Hollande, en France et en Allemagne, nos voisines

Tout le charme sentimental, tous les dons de délicat coloriste que possède Sander Pierron se retrouvent dans les descriptions de ces êtres et choses qui l'ont frappé et séduit. La nature et les œuvres humaines, les villes et les campagnes, les merveilles des musées et des monu- ments publics, les êtres et les choses, enfin, ont requis la sympathie de l'auteur. Il a regardé et contemplé; il a réfléchi avant de noter des souvenirs, il a donc compris profondément même ce qui, dès le premier instant, l'étonnait.

Son style, son érudition raisonnée et le pittoresque de ses images, son art de la couleur et de l'émotion, l'harmonieuse diversité des sujets développés font de ces Images dît Chemin... sans des>sins, ni eaux-fortes, une œuvre vraiment agréable à lire, à relire et à appro- fondir. J'aime mieux un recueil d'mipressions sincères de voyages qu'un roman prétentieux, ou même qu'un conte sans originalité.

Anthologie « Jules Destrée ». {Association des Ecrivains Belges^.

— Je me plais à rendre hommage au maître discret et modeste qu'est M. Jules Destrée. Je suis trop bien connu admirateur de son talent pour oser, à propos de cette belle anthologie, entreprendre son éloge. Jules Destrée est de ceux qu'il faut lire et aimer.

Maurice Gauchez.

Prochainement : Comptes rendus des œuvres de J. Bossi, de A. de Bersaucourt, de Prosper Roidot et de Maurice des Ombiaux.


LES THEATRES

Théâtre royal de i'Alcazar. Service Secret, pièce en quatre actes, de M. Gillette et P. Decourcelle. — La Robe I^ouge, pièce en quatre actes, de E. Brieux. — Théâtre royal du Parc. Les

Passagères^ comédie en quatre actes, de Alfred Capus. —Kaatje, comédie inédite en quatre actes, en vers, de Paul Spaak.

L'Espion n'est point un lâche, mais il trahit; il expose sa vie pour la gloire de son pays, et son courage ne lui vaut qu'opprobre; on


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apprécie ses services, on le fuit comme la peste. Héros ici, vil coquin là ! Mais l'amour ne raisonne pas, et si tu es aimé, toi qui es en marge de la société, le cœur qui s'est ouvert à toi sera tien quand même: l'amour est le plus fort !

Croyez-vous qu'il s'agisse en tout ceci d'une tragédie cornélienne? Non pas ! C'est dans un mélo, signé (îillette, et aussi Decourcelle, qu'on peut puiser ces enseignements. Un bon mélo, à l'ancienne manière, avec uniformes, pétarades, odeur de poudre, déclarations d'amour, thèmes sur l'honneur, coups de feu et coups de théâtre, tel fut Service Secret, joué à V Alcazar à l'occasion des fêtes d*: bout de l'an. Les cœurs-peuple y purent trouver les grosses émotions qu'ils solli- citent intensément au théâtre. Que leur importent les invraisem- blances, la fausseté des gestes, la grandiloquence des paroles; on pleure, on rit, tout finit bien et l'on est satisfait.

Lorsque fut représentée la ^(?/5^;^(?w^tf la première fois à Bruxelles, j'ai dit la bonne impression que m'avait faite cette pièce d'actualité. 11 y a sept ans ! C'était au temps où l'erreur judiciaire était passionnné- ment discutée dans le public et avec elle le devoir et la mission de la magistrature Aujourd'hui, que cette effervescence s'est calmée, la pièce en pâtit, elle y perd cet intérêt qui provint de l'atmosphère de l'épaque plutôt que de la valeur de l'œuvre elle-même. Celle-ci n'en possède pas moins des qualités scéniques, des adresses de dialogue, des ferments d'émotion. C'est à ces mérites que la direction de V Alcazar di rendu hommage en la reprenant. Mais le sujet qu'elle traite a été si bien retourné sur le gril, que ce plaidoyer ancien apparaît fatigué et n'atteste plus qu'une chose : la préoccupation moralisatrice exclusive et non déguisée du théâtre de M. Brieux. Constatation bien souvent formulée : le but éducatif, certes louable, trop visiblement dominant, ne suffit pas jK)ur faire œuvre d'an.

Dans la troupe de r^l /caca;-, notons avec plaisir la conscience et le talent de M Laurel, les qualités connues de MM. Paulet et Cueille, la gentillesse de M"« Adriana surtout dans Service Secret, l'aisance de M"" Darlot. Les artistes en représentation sont tous à citer : M"« Medjène, M'"" Silviac, dans le rôle de Yanetta de la Robe Rouge qu'elle a créé, M'"« Herdies, si avantageusement connue du public bruxellois et qui dans la Robe Rouge a été parfaite.

Pour les représentations de Noblet, l'artiste le moins guindé qui soit, mais iK)urquoi avale-til tant de syllabes.' on a donné les /^tfssj- gères de Capus. Le héros de cette comédie pourrait dire comme le Marseillais: * C>)quing de physique, ze me les tommbe toutes!» Quant à sa femme, Amélie Vandcl, elle représente le poirisme. Elle pardonne avec une mansuétude plus qu'évangélique ! C'est faux, comme jamais pièce ne le fut: mais c'est si réconfortant d'optimisme, pour ceux qui trompent leurs femmes. Y en aurait-il tant que cela.' Et y aurait-il aussi tant de femmes que la trahison maritale n'effraye pas grâce à la persi>ective du geste absolvant l'infidèle ? Car la pièce a eu du


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succès et hommes et femmes ont applaudi. Mais ne croyez pas qu'il y eut ainsi le moindre acquiescement à cette optimisme sucré. Ce qu'on accueille c'est l'agrément, l'habileté de ces pièces de Capus, les mots, les drôleries, les chapeaux, les toilettes, l'art des interprètes. 11 faut féliciter particulièrement M"^® Archaimbaud, M}^^ De Behr, M. Gorby.

L'événement théâtral du mois dernier fut la représentation de Kaatje, comédie inédite en 4 actes, en vers, de Paul Spaak. Spectacle d'auteur belge qu'accompagnait le luxe de défiances coutumières. Le succès a dépassé les espérances les plus robustes, et aux cinq repré- sentations — dont quatre en matinée — que le Directeur avait timide- ment annoncées, on en a déjà ajouté et on en prédit encore. Tant mieux ! L'œuvre mérite d'ailleurs la faveur qui l'a accueillie. M. Victor Reding l'a entourée, il faut le dire, de beaucoup de soins et l'interpré- tation, dans laquelle il faut tirer hors pair Ray Marot, est des plus intelligente et convaincue.

Comme toujours, \q^ Bo}is Confrères (serait-ce le titre d'une pièce réaliste à écrire) ont cherché à Paul Spaak de mauvaises querelles; on lui a décoché en manière de critique : pièce symbolique, pièce à thèse, que sais-je. Oh ! vanité des mots. Que chacun, selon son tempérament, ait cru y trouver un symbole, une thèse, un enseignement, la belle affaire! La vérité, c'est que la pièce a plu par son lyrisme théâtral, par la vie de ses personnages, par la franchise de son action, l'émotion qu'elle suscite, la pensée qui l'anime et surtout, le parfum d'art du sujet lui-même. Ajoutez à cela une écriture soignée qui court dans un vers aisé et vous ne serez pas surpris du gros, très gros enthousiasme.

Qu'une controverse d'art puisse trouver un développement sans vulgarité dans une action théâtrale; que cette action soit, au point de vue réaliste, acceptable ; n'est-ce pas là une réussite dont il faut féliciter l'auteur ? Cette moralité, elle m'a paru si naturellement, si simple- ment, se dégager de la pièce, que je me suis étonné des efforts tentés par les critiques pour la dissimuler : L'artiste ne doit pas dédaigner les enseignements des maîtres étrangers, mais il doit puiser aux sources patriales la bonne sève fécondante qui fait naître et demeurer les productions de son talent.

Le sujet lui-même. Pourquoi vous le raconter "i Ne vaut-il pas mieux que vous alliez voir Kaatje, pour avoir la joie de l'applaudir.^

LÉOPOLD ROSY.

Chronique musicale


Accomplissant fidèlement son programme de concerts historiques, Félicien Durant nous a donné, ce mois écoulé, deux intéressantes séances consacrées aux maîtres classiques du dix-huitième siècle: Le premier exclusivement instrumental, nous donnait à entendre la symphonie en ut avec le concerto de violoncelle de Haydn, et de Mozart, l'adagio funèbre, la symphonie en sol mineur — une page


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exquise de grâce et de mélancolie — avec le concerto de violon en mi bémol. Ce dernier fut joué par M"* Henriette Schmidt avec assez de style et de cachet, et le violoncelliste Kûhner nous a donné du concerto de Haydn une interprétation consciencieuse et soignée. ■ Avec Beethoven qui occupait à lui seul la troisième séance, s'ouvre la période classico-romantique La symphonie en ut majeur n*» I, mérite une mention toute spéciale pour le fini de l'exécution. Telle qu'elle fut donnée chez Durant, c'est un vrai régal pour l'esprit comme pour l'oreille. Elle montre clairement après la séance Haydn- Mozart, comment le jeune Beethoven est parti exactement du point où avaient abouti ses prédécesseurs.

La troisième symphonie du maître de Bonn nous montre celui-ci en possession d'un style inconnu avant lui; quelle différence si on la compare à celle que l'on vient d'entendre ! Des thèmes expressifs et sévères, ont remplacé les gracieuses mélodies avec leurs développe- ments réguliers, leurs cadences familières. Et le style ! Cent fois pris et repris, abandonnés pour y revenir aussitôt, merveilleusement fondus en un ensemble harmonieux et puissant, tous ces leitmotif vous font reconnaître le musicien qui avec trois notes prises au milieu dune partie de basse, créait des improvisations sublimes! La symphonie héroïque inaugure et met en branle toute la pensée musi- cale du xix« siècle.

Le concert malheureusement s'arrêtait là. Voilà pourquoi nous attendons de M. Durant un concert Beethoven complémentaire ; un festival, un cycle Beethoven, n'importe quoi qui nous permette d'en- tendre jusqu'au bout l'œuvre colossale des neuf symphonies, de suivre pas à pas les traces du grand compositeur, d'assister à toute l'éclosion de sa pensée, (^ar on peut dire que le concert Beethoven finissait à l'Héroïque : il est imjxDssible de prendre, très au sérieux la Fantaisie pour piano, orchestre et chœurs, qui après l'Héroïque, paraissait une simple et amusante pochade, presque une parodie, ou tout au moins une miniature d« la Neuvième. Le pianiste Degreef y fut d'ailleurs exquis, comme il sut être grand et plein de fougue dans le beau concerto en mi bémol et le Choral mixte a fait de son mieux.

Il nous a été donné d'entendre le violoniste russe Michel de Sicard qui avec le concours du maître Ysaïe et de son orchestre, a révélé de solides qualités de virtuose dans les trois concertos de Bach, Mendels- shon et Saint-SatMis. Le concerto de Mendelssohn surtout a été admi- rablement interprété avec le sentiment des nuances et l'art consommé d'un virtuose.

Quant à la musique de chambre, nous devons signaler la première séance du quatuor (piano et archets), composé de Bosquet, Chau- mont, Van Houte et J. Jacob. Ces quatre virtuoses, dont la réputation n'est plus à faire, nous ont donné une des plus belles manifestations artistiques dans le domaine de la musique de chambre. Ceux de Brahms (op. 60) et de Schumann (op. 47)/ exécutés avec un rare ensemble et des qualités exceptionnelles de nuances et de précision, encadraient le trio (op. 9) de Beethoven, brillamment enlevé par les archets. Séance au plus haut degré intéressante et artistique, et qui fait présager un long succès au nouveau quatuor.


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Le deuxième concert populaire, du 26 janvier, était consacré à un des grands oratorios de Schumann : Z*? Paradis et la Péri, dont le sujet, emprunté à Th Moore, est à peu près dépourvu de tout élément dramatique ou psychologique. Quelques épisodes ont de la grâce ou du pittoresque, mais dans son ensemble, l'œuvre est peu émotive et nullement passionnelle. C'est assez dire que l'on n'y trouvera rien de ce q ui fut la qualité suprême de Schumann : le sentiment et la passion. L'orchestration, plus variée et moins touffue que celle de Fatist, pré- sente seule quelqu'attrait et ne manque point de variété. C'est uae page qu'il est bon d'avoir entendu, ne fût ce qu'à titre documentaire. Aussi ne faut-il pas en vouloir à l'excellent chef d'orchestre des Concerts populaires qui, depuis quelques années, nous a fait connaître bien des chefs-d'œuvre.

L'interprétation confiée à des premiers artistes de la Monnaie, n'ofltrit pourtant rien de remarquable, à part M"« Croiza, toujours servie par un organe superbe et magistralement conduit. M"« Symiane n'a rien de la douceur d'une Péri et le quatuor vocal, formé de bons éléments individuels, n'était pourtant pas un quatuor homogène et bien choisi. Les chœurs du théâtre ont marché à souhait.

Nous nous en voudrions de ne pas enregistrer à cette place le beau succès obtenu par le cercle symphonique « Crescendo » dans son audition publique donnée le 18 janvier au Théâtre Communal.

Cet orchestre qui est certes le meilleur ensemble de musiciens- amateurs que nous possédions, a fait entendre sous l'habile direction de M. Léon Poliet, l'ouverture d' « Athalie », un Tryptique sympho- nique de Jan Blockx, et la Kaisermarch de R. Wagner. Voilà certes un programme bien conçu et dont l'exécution très soignée, témoigne d'un bel et sincère effort.

Les artistes solistes étaient M^^® Fany Hiard, une jeune cantatrice d'avenir, qui d'une voix sympathique et très prenante, a chanté un air de l'Oratorio de Noël, une mélodie de Reynaldo Hahn,et « le Beauté», de G. Lauweryns, qui lui valut les honneurs d'un bis; et Marcel Jorez, le violoniste bien connu, qui, en véritable virtuose, a magistra- lement interprété le concerto de Max Bruch, av^ec accompagnement d'orchestre. V. Hai^lut.

Au Cercle Artistique de Qand

J'ai revécu, par cette journée froide et triste du dernier Noël, les joies les plus lumineuses de l'été.

Je me rappelais les vacances passées là bas, dans ce coin délicieux de Flandre, au bord de la Lys argentée, les longues promenades, dans la brume matinale oii le soleil tardait à s'éveiller, les bonnes siestes, par les midis étincelants, à l'ombre fraîche des pommiers, les soirs dorés où l'horizon se voile et s'enveloppe. J'ai revu les vergers, les toits rouges et les volets verts et blancs et surtout la petite maison fleurie de capucines où j'ai goûté tant d'heures splendidement sereines


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chez mon ami Maurice Sysqui, récemment, me conviait à son exposi- tion au Cercle Artistique de Gand.

N'est-ce pas l'art suprême que « l'art d'évoquer les minutes heu- reuses », d'arrêter, pour ainsi dire, la fuite du temps et des voluptés qu'il emporte?

C'est ce beau pays que si souvent Emile Claus a célébré dans ses toiles, clairs poèmes de lumière, que Maurice Sys chante à son tour. Mais contrairement h tant d'autres, il s'est bien gardé de se laisser hypnotiser par l'éblouissante palette du maître. C'est à travers son propre tempérament qu'il a regardé sa terre de Flandre et c'est dans son amour pour ses plaines, ses eaux tranquilles, son atmosphère douce et reposante et ses ciels tour à tour délicats et tragiques, qu'il a puisé l'enthousiasme de peindre.

C'est pourquoi toutes les œuvres respirent une sincérité si émue : sa Maison du Passeur, toute fraîche et calme au bord de l'eau, sa Barque au milieu de la rivière, ses coins de la Lys et puis ses notations : Matin brufueux, Sitstc dans le verger brûlé de soleil ; Ouvriers rentrant des champs, le soir; Orage lourd où flamboient les ailes rouges d'un moulin. Enfin quelques portraits, dont un si charmant d'une fillette dans un parc et surtout, une toile, souvenir de quelques heures passées ensemble à Bruxelles au bord des quais où les petites barques souples et légères des pêcheurs de moules apportent, telles des mouettes égarées sur nos canaux, la nostalgie de la grande mer.

Maurice Drapier.


Nos Samedis

Ce fut le surlendemain, presque, de la Noël, h la veille d'une mort froide d'année, que M. Desbonnets vint à notre tribune (devant une salle que notre directeur des Samedis daigna juger « suffisamment garnie»), parler des Derniers Amants de la Lune. Ah! que c'était là un beau et poétique sujet : cela permettait une évocation merveilleuse de la céleste compagne du légendaire Pierrot, et, en même temps une lyrique incursion aux pays de rêve que, derniers amants lunaires, les de Régnier, les Verhaeren, les Giraud, les Baudelaire, les Samain, les Gauchez, les Laforgue, visitèrent en leurs féeriques nostalgies d'idéal. M. Desbonnets, malgré sa belle inspiration, n'a, cependant envisagé et rendu que faiblement la câlinerie de cette poésie; peut-être aussi sa parole hâtive, comme pressée d'achever la lecture de la con- férence, a-t-elle nui à l'entière compréhension de sa conception ; et, certainement, le concours gracieux de M"« A. Guillaume a fait rejaillir sur cette agréable et charmante diseuse, la plus grande part du succès final... Et c'était mérité, car .M. Desbonnets reliait entn- eux, les passages poétiques que disait sa talentueuse compagne d'un soir...

La septième samedi fut un vrai régal artistique; nous eûmes la


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chance d'entendre M. Louis Thomas, parler avec un enthousiasme, une clarté et un humour bien français, d'un autre poète provençal, M. Maurice Magre. Il me sembla, que malgré les brumes humides de ce soir très belge, un peu de soleil avait pénétré dans la salle, avec ces deux méridionaux! N'est-ce pas le rôle des poètes de créer l'illusion ?

Modestement, l'orateur, poète lui-même, se déroba derrière la per- sonnalité et l'œuvre de son confrère, qu'il mit en valeur, par des lectures aussi finement comprises qu'interprétées. Etre « jeune » et « modeste » c'est assez rare à cette époque où chez tant de « jeunes » la prétention tient lieu de talent.

Maurice Magre, nous dit M. Thomas, naquit à Toulouse en 1870. Vers 1894, il fonda une revue « d'art» qui groupa bientôt l'élite intel- lectuelle de ses compatriotes, par qui il fut sacré « prince des Poètes ». Il vint à Paris avec le sentiment d'y représenter les ten- dances littéraires de sa province, qu'il célébra en de nombreux poèmes. C'est vers 1895 que parut son premier livre : U Eveil.

Trois idées-mères nourrissent son oeuvre : "i" son amour de la terre; 2» son amour pour la République; 3° le souvenir de son humble ori- gine. Dans un second recueil «Chanson des Hommes» s'avère son esprit d'aventure. Du midi, il a gardé le «Goût des Promesses», titre qu'il donne audacieusement à des poèmes ou la principale originalité consiste à avouer cette faiblesse. Malgré toutes ces œuvres et maintes pièces de théâtre, la réputation de Maurice Magre n'a pas encore franchi le seuil du cénacle littéraire; arrivera-t-elleaugros public.'! Son théâtre l'y aidera, je pense.

Citons parmi ses livres : Poèmes de la Jetinesse, Poèmes de la Liberté et surtout un morceau célèbre sur « Le Chemin de fer », thème ingrat, dont il a tiré des accents aussi grandioses qu'empoignants. Son dernier livre s'appelle : « Les Lèvres et le Secret ». Maurice Magre a goûté aussi les « Soirs de Paris », ces soirs de voluptés immédiates, ces soirs de caresses, qui versent une griserie plus souriante que brutale. L'amour de Paris n'a pas de griffes, il est toute grâce et toute ironie.

Au « Magre » confiant de la vingtième année a succédé un « Magre » dont le scepticisme s'est aiguisé sur la meule de la souffrance; on le sent dans ses « Conseils à un jeune homme pauvre, qui vient faire de la littérature à Paris ». Pourtant, qu'il croie ou qu'il blague, il reste encore et quand même le poète de l'amour. Nul, d'ailleurs, ne peut être poète, s'il n'a vraiment aimé. Maurice Magre sait faire « grand » en y mêlant de l'humour, ce n'est pas seulement un fantai- siste, au coloris chaud et prestigieux, c'est aussi un conteur pitto- resque; il se révèle, comme tel, dans un très curieux morceau : « La dernière Chanson d'un Poète ivre.

Ce talent multiforme et subtil s'allie à une nature à la fois simple et raffinée, sincère et contradictoire, comme celle de tout poète. Le poète c'est une création très compliquée, qui tient de l'enfant et de la femme, de l'oiseau et du serpent. Magre sent profondément, c'est un lyrique et un bohème d'instinct, qui rythme sa vie selon la mélodie de ses rêves. C'est aussi un utopiste à la Balzac, il est


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persuadé (oh! sans prétention aucune!) qu'il sera un jour « Prince des Poètes » également à Paris. Il a une conception de la vie, qui le ferait mal juger chez les bourgeois; il trouve que la stabilité d'une situation sociale est inutile, la plus longue qu'il admette est, par exemple, celle de « directeur de Revue Littéraire! » ou directeur d'entreprises théâtrales, au capital d'un million d'illusions, multiplié par un million d'espérances

Un dernier trait donne la mesure de son originalité. Quand on lui présente quelqu'un, il lui demande à brûle-pourpoint : « Avez-vous lu les Contes d'Atidersen? ■» Si son interlocuteur les ignore, il est classé dans l'esprit du poète, qui ne s'en soucie plus.

Après cette péroraison originale, nous nous séparâmes en confon- dant les deux poètes, dans le charme du souvenir.


M. Léopold Rosy, le conférencier du « dernier Samedi », nous rap- pela le passé déjà long (huit années d'existence pour une revue litté- raire belge, n'est ce pas admirable! ») du Tliyrse, dont il fut jadis directeur.

Intéressant antant que sincère, l'orateur selon son tempérament, a voué un culte à M. Henri Maubel. un autre sincère, un délaissé, qu'il est le premier à glorifier. Pour nous imprégner de la beauté de cette œuvre, M. Rosy nous en lut de nombreux passages, qui chantent encore dans notre mémoire.

Henri Maubel fut aussi de « La Jeune Belgique^, il recueillit, même, à la mort de Max Waller, la lourde succession du directoriat. Quand les dissensions dispersèrent ces « aspirants à la gloire » (si Dieu n'avait pas créé les littérateurs, la Discorde les inventerait), Maubel, avec d'autres transfuges, dépensa son ardeur artistique au « Coq Rouge ». Il y défendit comme aujourd'hui encore, cette fière devise : « Nous écrivons par amour des lettres et non pour enrichir les édi- teurs ». Plus tard, il accorda au Tliyrse sa valeureuse collaboration.

M. Rosy nous donna connaissance d'une lettre autobiographique, sollicitée par lui, à l'occasion de cette conférence. « Mes livres, dit Maubel, ont un horizon de clarté, j'aime l'harmonie, les mouvements rythmiques, la musique enfin, où j'ai puisé le meilleur de mon inspira- tion. J'ai cherché à rendre des modulations, des accords, car la musique c'est la métaphysique de la sensibilité ».

Ces quelques lignes résument, en effet, l'œuvre pure et harmonieuse de Maubel, ce délicat enregistreur des vibrations psychiques. Ses < Ames de couleurs f, parues dans « Le Réveil », revue littéraire gan- toise, vivent encore dans le souvenir des lettrés. Tout homme qui s'analyse vit dans le silence, aussi Maubel est-il un silencieux.

Son théâtre se réduit àtrois pièces : < i/ne tnesure f>our rien *, i acte représenté au Molière, je crois, c Etude de Jeunes Filles », 3 actes, où il met en scène ce < type » de gamine hardie, espiègle et bonne, immortalisé par (jyp : enfin « l'Eau et le lin », œuvre de haute philo- sophie, qui nous conte l'histoire d'un prêtre quittant l'église parce qu'il se juge incapable de guider les autres vers le Ciel. C'est le


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conflit de sa conscience et de son humanité et non de la soutane et de la jupe, comme d'aucuns l'ont interprété.

Dans son dernier livre : « Les Racines » transparait nettement la mentalité de l'auteur; il l'avoue du reste en disant : « Je laisse mes œuvres se faire en moi bien plus que je ne les fais ».

M. Léopold Rosy clôt sa subtile et substantielle causerie en célébrant les mérites de la vie de Maubel, ce penseur exclusif qui est un si délicat harmoniste de sa propre sensibilité. Celui qui a écrit « Oîielqu'u7i d'aujourd'hui » sera certes, dit-il, un « Quelqu'un de toujours ».

HÉLÉNA Clément.


Petite ehponiqae


Orner De Vuyst obéissant à des considérations personnelles désire reprendre le rang de simple collaborateur du Thyrse. Nous le remercions vivement pour le précieux concours qu'il nous a prêté en qualité de Rédacteur en chef de notre Revue.


Reçu le n^ i de la revue VAube. Est-elle belle? Mon Dieu ! C'est une aube d'hiver terne, morose. Nous y trouvons beaucoup de fleurs de... Expliquez- vous... de poésie.? Peuh ! de givre!


Oh! ces matinées d'art, de littérature et de musique! Sans compter celles de nos théâtres, nous eûmes celles de Charles Dulait, celles de la Comédie Mondaine où le Musset d'Ixelles et son haut-de- forme trônaient magnifiquement amusants, l'un et l'autre, et, voici que s'annoncent les nouvelles matinées Mondaines, dont, d'après un « Funambule », le jeune ami de Paul André, M. Cornez, serait direc- teur. Et dire que cela menace de se compliquer !


Notre dévoué secrétaire de rédaction, Maurice Gauchez, publie aux éditions de la Belgique Artistique et Littéraire un nouveau volume : Les Symphonies Voluptueuses. L'ouvrage au prix de fr. 3 50 est en vente dans toutes les librairies. Notre critique Rodrigue en rendra compte en mars prochain.


En furetant... — Avons trouvé ceci que, sans commentaires, nous livrons aux réflexions :

Il habitait depuis si longtemps II y stagne depuis si long-

au 58 de la rue des Démangeai- temps qu'il ne se rappelle plus

sons, qu'il ne se rappelait plus au juste quand il y entra; il en


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la date de son installation dans cette bicoque. Jantje était à son 4" propiétaire : il faisait partie de l'immeuble.

Deux fois par jour Jantje allait à l'Empereur Charles Quint. A midi, pour s'ouvrir l'appétit, il buvait un boonekamp et le pa- tron sur le coup de midi et demi le saluait d'un « bon appétit ».


est à son 4® propriétaire : il fait partie de l'immeuble.


Deux fois quotidiennement il franchit le seuil de la « Double Patte ». A midi pour s'ouvrir l'appétit il prend debout un boonekamp et le patron lui dit « bon appétit » quand il s'en va.


Le soir pour aider la digestion il buvait deux verres de double.


Pour aider laJigestion.lesoir il prend deux ou trois lambics.


Partir ainsi sans avertir les habitués ce n'est pas agir hon- nêtement.

P. Maes, 1904.


Partir comme ça sans rien dire aux habitués ce n'est pas honnête.

Fr. Mahutte. 1905.


Sottisier


— M. de Clairsilly qui, comme toutes les autres maîtresses de M. de Bercherolles, se prétendait aussi M*"® de Kerbis, crut devoir prendre un air modeste et entendu.

H DE RÉGNIER ; La Double Maîtresse, p. 228.

— Cette passion s'embellit toujours d'un culte très ardent et très intéressé pour les lettres et pour ce qu'il (Rency) croit la vérité.

L. DuMONT-WiLDEN : Petit liJ'^i ^n ianvier 1908.

— En voilà encore un qui ne donnera plus de cheveux gris à la vieille droite, ni au Congo.

Dernière Heure^ 20 janvier 1908.

— Que peut donc ce miroir toujours en face de lui-même.

M. Maeterlinck : L* Intelligence des Fleurs, p. 305.


ip


- 333 — In Memoriam

Nmis vivons en un temps misérable aux poètes. Charles- Adolphe Cantacuzène.

Réjouissons-nous ! — Les Grandes Revues, les officielles et les autres, vont découvrir prochainement Mécislas Golberg! Bientôt retentiront les louanges et l'on tressera des guirlandes pour couronner le buste du philosophe et du poète disparu.

L'heure réparatrice va sonner maintenant que le Maître est mort.

Hypocrites, quelques-uns, de ceux-là même qui orga- nisèrent autour de lui la conspiration du silence, verseront des pleurs en racontant sa vie douloureuse et les épreuves épouvantables qu'il eut à traverser. Tous ils se flatteront de l'avoir connu, d'avoir été de ses amis. Et les anecdotes d'abonder ! On éloignera ceux qui furent les témoins émus et inlassés de son agonie, ceux qui, remplis d'admiration, se déclarèrent ses disciples dès la première heure et même ceux— ceux-là surtout! — qui, pareils à Jean-René Aubert, lui apportèrent tous les secours dont il pouvait avoir besoin. O Golberg, les bachibouzouks vont accourir : il y a des débris à se disputer !

Mais que t'importent aujourd'hui. Maître, toutes ces convoitises mesquines, toutes ces querelles et ces bassesses ? Notre méprisable humanité ne t'inquiète plus désormais et ne saurait susciter tes dégoûts ni tes ironies. Te voici mêlé aux Ombres bienheureuses de l'autre -monde. Les rumeurs terrestres ne t'émeuvent plus, maintenant que tu as pu apercevoir, s' empressant à ta rencontre et les bras grand ouverts, Emmanuel Signoret.

Le poète a passé, sous le tien, son bras qui ne pèse pas et déjà le voici qui se grise de rythmes nombreux et palpitants. Toi, tu l'écoutés, heureux et fier de l'avoir

Le Thyrse — 1" mars 1908. 22


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retrouvé; puis tu lui dis ta lente évolution vers la beauté et la vérité; comment en toi, peu à peu, la vie et l'expérience ont su dompter ta révolte orgueilleuse; comment tu compris la nécessité impitoyable d'un ordre supérieur et tout-puissant, ô Prométhée, Prométhée repentant !

Poursuis en paix, Maître, ton éternelle promenade sous les cyprès élyséens. Pour nous qui, sans attendre les consé- crations officielles, t'avons depuis longtemps apporté notre filiale et pieuse admiration — le soir, à la clarté des lampes, nous relirons tes livres, un à un, et saurons faire chanter tes proses d'art. Car c'est dans ton œuvre que tu voulus te survivre. Tu aurais honte, je le devine, qu'on évoquât ici les misères de ton corps douloureux. La maladie te sembla toujours inesthétique et haïssable ; et c'est pour cela que tu cherchas, dans la sérénité de la pensée et de l'art, le seul remède à tes souffrances.

O Golberg, ne songes plus au passé. Toi qui étais, parmi nous, le grand méconnu, poursuis, sous les cyprès élyséens, ton éternelle promenade, avec le grand oublié : Emmanuel Signoret. Vous pouvez, tous les deux, vous suffire à vous- mêmes, toi qui fus La Pensée, lui qui était La Poésie. Pour nous qui vous vénérons, nous attendons votre heure sans crainte ; elle sonnera bientôt, nous le savons. Vous avez su bâtir une œuvre durable et vos monuments jumeaux appa- raîtront aux yeux étonnés de la foule, le jour où toutes nos gloires contemporaines, en carton-pâte, se seront mêlées à la poussière des chemins.

Alors, ô Golberg. les passants, arrêtés devant les marches de ton funèbre mausolée, se surprendront à répéter, avec Signoret :

— Mécislas Golbergy couronné de chênes, avait parfois les accents d'Isaïe.

Jean-Marc Bernard.


- 335 - Trois Statuettes

A Grégoire Le Roy.

I. La Beauté.

Elle découpe Vaziir en Neige et y frileuse sœur du cygne, Des bontés de son âme insigne Illumine son torse blanc.

Comme ses lèvres sont muettes On dit qu'elle est la Vérité y . Qu^elle connaît les lois secrètes Qui sacrent son éternité

Et qu'insensible à tous nos signes, Essence de U Essentiel, Elle suit d'un œil imfuortel Le jeu lumineux de ses lignes.

IL La Bonté.

Forme doucement inclinée Dont le ciel bleuit le contour Elle se penche avec amour Vers la douleur prédestinée.

Ses yeux, calmes de leur beauté Qu'une âme prof onde illumine Nous enseignent la vérité Par quoi la souffrance est divine

Et, pour nous adoucir l'erreur De nos illusions perdues Dans ses petites mains tendues j Simplement elle offre son cœur.


— 33^ — III. La Vérité.

Rayonnante de la splendeur Que revêt l'aurore ingénue D'une primitive candeur, Elle érige sa forme nue.

Image du rêve éternel De V homme, en face du mystère ^ Ses pieds blancs posés sur la terre Elle regarde vers le ciel

Et, sur le bord de la margelle Du puits d'oie l'afnènent ses pas. Gravement elle écoute en elle Des paroles qu'on n'entend pas.

Edouard DE Tallenay.

Emile Verhaeren

(SUITE ET FIN).

Le Fléau est un des chefs-d'œuvre du Maître. Pour le montrer il a emprunté la forme presque des vieilles chansons, ou récits vieillots. En ce poème, Verhaeren, tout en s'apparentant aux maîtres Rops et Redon, s'associe, comme le remarque G. Ramackers (*) aux modernes évocateurs des nocturna/antamasta, à Hoffmann, à Edgar Poe, à Villiers del'Isle-Adamel à Charles Baudelaire. Ecoutez le début de ce chant :

La Mort a bu du sang Au cabaret des trois cercueils La Mort a mis sur le comptoir Un écu noir ;


(•) Op. cit.


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Et puis s'en est allée.

« C'est pour les cierges et les deuils »

Et puis s'en est allée.

La Mort s'en est allée

Tout lentement

Chercher le sacrement...

Le prêtre a cheminé et les enfants de chœur. Les mères ont supphé :

Notre Mère la Mort, c'est nous les mères. C'est nous les vieilles à manteaux. Avec leurs cœurs en ex-^votos, Qui marmonnons du désespoir En chapelets interminables.

Mais la Mort est saoule et n'entend pas. Les vieux combattants sont venus prier :

Notre Dame la Mort, c'est nous les vieux des guerres

Tumultuaires,

Tronçons mornes et terribles entailles

De la forêt des victoires et des batailles

— La Mort, dites, les vieux verbeux, La Mort est saoule. Comme un flacon qui roule Sur la pente des chemins creux.

La Sainte Vierge vient à deux genoux, vêtue de robe d'or, la supplier; Jésus le Roi, lui-même, essaye de fléchir sa démence cruelle ; rien n'y a fait :

Durant des jours et puis des jours encor, la Mort,

A fait des dettes et des deuils,

Au Cabaret des Trois Cercueils;

Puis un matin, elle a ferré son cheval d'os...

Et, ayant ainsi décrit la fureur de l'épidémie et sa marche en avant, Emile Verhaeren peint lejléau, la Mort, d'une manière qui rappelle les plus terrifiants poèmes baude- lairiens, les plus macabres compositions de Rops et


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les plus bizarres peintures que le vieux Meglinger traça sur les charpentes du Pont des Moulins à Lucerne :

Elle portait une loque de manteau roux,

Avec de grands boutons de veste militaire,

Un bicorne piqué d'un plumet réfractaire

Et des bottes jusqu'aux genoux;

Sa carcasse de cheval blanc

Cassait un vieux petit trot lent

De bête ayant la goutte,

Contre les chocs de la grand'route ;

Et les foules suivaient, par à travers les n'importe où,

Le grand squelette aimable et soûl

Qui trimballait, sur son cheval bonhomme,

L'épouvante de sa personne

Vers des lointains de peur et de panique,

Sans éprouver l'horreur de son odeur

Ni voir danser, sous un repli de sa tunique.

Le trousseau de vers blancs qui lui tétaient le cœur.

Le Fléau fauche tout. Et c'est ainsi qu'

Avec leur chat, avec leur chien, Avec, pour vivre, quel moyen ? S'en vont, le soir, par la grand'route, Les gens d'ici, buveurs de pluie, Lécheurs de vent, fumeurs de brume.

Verhaeren dans ce beau poème (le Départ) arrive à noter en rythme cadencé la marche trinque ballante des pauvres

Les gens d'ici nont rien de rien,

Rien devers eux

Que l'infini, ce soir, de la grand'route.

Ce sont, ces « las d'aller » apeurés et tremblants, désertant leurs foyers tristes et de malheur, leurs pauvres églises, et ne gardant, en eux, que leur superstition obtuse. Leur dénùment est extrême.

Avec leur chat, avec leur chien. Avec l'oiseau dans une cage. Avec pour vivre un seul moyen : Boire son mal, taire sa rage,


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Le pieds usés, le cœur moisi,

Les gens d'ici

S'en vont ce soir à l'infini.

vers ce seul but :

La ville en plâtre, en stuc, en bois, en marbre, en fer, en or, — Tentaculaire !

Tous les chemins vont vers la ville. Montueuse de brume,

Comme d'un rêve, elle s'exhume.

Sur des socles s'érigent la Statue du Moine, la Statue du soldat, celle du Bourgeois, celle de l'Apôtre, et celle encore du Triomphateur, avec, aux carrefours des abattoirs et des casernes, leur sabre en bel éclair dans le soleil, leurs bras foudroyants et vermeils, leurs gestes ironiques et dominateurs. Ici la Bourse s'élève où s'entrechoquent, se brisent les rapaces ruées de la foule. Le théâtre, plus loirL, charme les vices par les obscénités, les stupidités, les imbécilités et les frissons lascifs. Là-bas sont les Cathédrales où, sur l'autel, brille la dernière lumière, le seul éclair de foi et de paix !

Sous un encadrement de grands cierges qui pleurent, Para travers les temps, les jours, les heures. Brûlés de soir, les ostensoirs Sont le seul cœur de la croyance Qui luit encor, cristal et or, Dans les villes de la démence,

Oh! comme ils s'y précipitent les pauvres peuples de la ville, les mendiants qui sont entrés vers l'apparition divine, les marins dont les flots se joueront, les veuves dont les yeux, depuis des chapelets d'années, ont pleuré, les ouvriers courbés par les six coups de massue des jours ouvrables, les gamins qui vagabondent, et les filles qui font marché de leur corps aux coins des rues... Tous


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ont leurs yeux immensément dardés vers l'hostie, tandis que le plain chant s'élève et que les grandes orgues réson- nent... Un silence s'établit : on se recueille... Et voici que s'entend le grondement d'un train qui passe et traverse la ville, où de plus

Avec ses larges corbillards Ornés de pâles lampadaires La Mort s'étale et s'exagère.

La ville dévore l'action humaine, les énergies, les ambi- tions. Elle a la violence d'un soulèvement tellurique. Elle étend ses tentacules sur les campagnes :

Et maintenant où s'étageaient les maisons claires

Et les vergers et les arbres allumés d'or

On aperçoit à l'infini, du Sud au Nord,

La noire immensité des usines rectangulaires.

Mais par-dessus les mauvais instincts de la ville, par- dessus les Haines, les Cupidités, les Voluptés, plane le règne invisible et vainqueur des idées. Une superbe for- mule d'espérance et de confiance se dégage :

Et qu'importent les maux et les heures démentes, Et les cuves de vice où la Cité formente, Si quelque jour, du fond des brouillards et des voiles, Surgit un nouveau Christ, en lumière sculpté, Lève vers lui l'humanité . Et la baptise au feu de nouvelles étoiles.

Le monde subit la direction de forces occultes; et lente- ment, malgré ses fièvres, malgré ses folies, il s'achemine vers d'immuables destinées:

O les siècles et les siècles sur cette ville!

Le rêve ancien est mort et le nouveau se forge.

Il est fumant dans la pensée et la sueur

Des bras fiers de travail, des fronts fiers de lueurs,

Et la ville l'entend monter du fond des gorges

De ceux qui le portent en eux

Et le veulent crier et sangloter en eux.


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Verhaeren accentue sa philosophie sociale dans Les Aubes. Oppidomagne, la ville tentaculaire, a halluciné et enlacé les campagnes. Les rois ont déclaré la guerre à la Ville qu'ils convoitent et l'assiègent : la guerre embrase la plaine. Les mendiants des Campagnes sont fous de joie: l'incendie ruine les champs mais les vengera d'Oppi- domagne. On a refusé l'entrée de la ville aux gens des plaines. Seul leur tribun Hérénien est introduit pour traiter avec la Régence. Celle-ci trompe Hérénien. La foule le croit traître, mais lui, élabore, puis réalise ce rêve : réconciler les gens de la ville et les gens de la plaine au détriment de la Régence. Les soldats d' Oppidomagne jettent bas les armes, tendent des mains fraternelles à leurs frères des campagnes. La Régence est vaincue. Mais un fanatique poignarde Hérénien. La foule célèbre cependant sa victoire en abattant aux pieds du Héros mort la Statue qui symbolisait la Tyranie.

Sur la nouvelle Oppidomagne vont se lever enfin les Aubes!

Les Aubes sont une épopée sociale oii le poète vante la fraternité humaine, la paix universelle. Les aubes ne se lèvent qu'imprécises: une destruction génératrice, semble-t-il, devra aux yeux du Maître, les précéder.

La philosophie sociale (*) de Verhaeren est entièrement renfermée dans cette trilogie. Et une phrase peut la définir sans trop la restreindre, qui est extraite des Aubes: Les groupes agissent comme un seul personnage à faces multiples et antinomiques.

vn.

Emile Verhaeren a, dans le domaine poétique, effleuré tout de son génie. Il s'est révélé dramaturge puissant tout autant que fougueux poète.


(*) Verhaeren est revenu, en des rythmes de douceur, sur les principales idées de sa trilogie sociale dani son Almanach : Les Errants (février) et Les Hôtes (décembre) princi- palement.


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Dans les Aubes la forme dramatique affaiblit presque la grandeur de la pensée. Le réalisme et l'allégorie s'y mêlent, réalisme d'action, allégorie des noms Oppi- domagne, Hérénien, Claire, la Régence; ceci convient admirablement au poème tragique ; mais l'idée de faire agir symboliquement ouvriers, paysans, mendiants, soldats, vieillards, femmes, passants, toute la foule éparse dans la ville, nuit à la possibilité scénique...

Verhaeren s'est néanmoins montré dramaturge réel dans Le Cloître, ce chef-d'œuvre, joué à Paris par le « Théâtre de l'Œuvre, » avec de Max dans le rôle principal, et monté à Bruxelles, au Théâtre du Parc, à plusieurs reprises.

Le Cloître nous fait pénétrer dans un monastère; les rivalités y sont aiguisées, les querelles s'ébauchent. Dom Balthazar, le moine épique, y vient crier son trouble intérieur. Il confesse son parricide ancien devant le chapitre : il a tué son père, et un innocent, voici dix ans, fut exécuté pour ce crime.

Le trouble de Dom Balthazar est un remords aigu, fébrile, lyrique et romantique. Il s'exprime en une aveu- glante splendeur d'images, avec une éclatante symphonie de rythmes. Soutenu par le Prieur qui le veut fort et consolé, le Moine Balthazar dans la scène admirable des adieux revêt une beauté surhumaine.

Ce qu'il y a d'extraordinaire dans le Cloître, c'est que tous ces moines donnent l'image complète de l'humanité. Ce n'est pas uniquement, en ce drame robuste et sombre, l'analyse d'une âme ascétique, torturée par le remords, dun cas de conscience dans une atmosphère d'exaltation spirituelle, de fanatisme idéologique, ni la seule évocation de la vie monastique avec ses haines, ses envies, ses jalou- sies, c'est bien plus le reflet de notre vie. La lutte de la Science et du Doute contre la Foi est synthétisée dans la querelle de dom Thomas avec dom Balthazar et dom Militien. Le combat étemel des classes de la société se


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trouve représenté dans l'opposition des moines sans blasons au Prieur et à dom Balthazar. Enfin dom Marc, ce personnage au rôle remarquablement doux et beau est le clair symbole de l'être que Verhaeren imagine devoir, peut-être, survivre aux Aubes :

Il faut que l'on revienne à la simplicité, A l'enfance. Il faut l'amour et la bonté Et l'ignorance...

Car à côté des rôles du Prieur et de dom Balthazar, le plus remarquable est celui de dom Marc. Le Prieur repré- sente rautorité,le conseil judicieux et la loi du Cloître. Dom Balthazar est l'esprit supérieurement mystique dont l'enthousiasme ne se peut traduire, ivre qu'il est d'action, de pureté, et de noblesse régénératrice, qu'en excès de trouble et de fièvre. Il est l'esprit qui brûle, dont l'âme est en feu, dont les pas hagards hésitent, et qui, dans la violence de sa passion catholique en arrive à douter, à désespérer de Dieu. Dom Balthazar est le repentir orgueilleux et bruyant

A côté de Balthazar chemine dom Marc. Celui-ci est d'une haute beauté scénique; uneangélique amitié le relie à son frère Balthazar ; il est doux ; il est bon ; il est rêveur ; il est simple; il est amical ; il est enfantin ; il ignore le mal ; et ne connaît que sa Foi, confiante à jamais, et qui lui est comme une joie assurée, comme un éternel rayon intérieur.

Dans les Aubes, dans le Cloître, le poète alterne les vers et la prose, à la façon de Shakespeare... De même dans Philippe IL

Ce dernier drame est trop romantique, et de forme, et de fonds. Il montre le conflit, l'antithèse entre deux caractères farouches, Philippe, le féroce hypocrite de l'histoire, et Carlos, son fils, âme héroïque et maladive, découragée et ambitieuse. — Don Carlos, soutenu par celle qu'il aime.


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veut délivrer la Flandre ensanglantée que le poing cruel du duc d'Albe asservit. Il a à lutter contre le roi Philippe d'Espagne et contre son confesseur. Tout le drame, résumé en trois actes, se place à l'Escurial. C'est une lutte, une bataille effrénée où les cœurs se combattent. D'un côté il y a un fanatisme aveugle et cruel; de l'autre il y a l'Amour et le sentiment de la Justice. Le dialogue est vif, drama- tiquement nuancé, et puissant. Il y a telle tirade, un peu forcée, de don Carlos

Oh ! mes désirs : chevaux cabrés dans l'or des gloires.

et telle phrase amoureuse,

Nous serons clairs de notre amour,

et telles autres expressions verhaeriennes qui colorent ce tableau, plus lyrique, plus épique, que scènique. Mais, il faut avouer que Philippe II y même dans le soudain et fréquent changement des vers, en prose, a certaines lour- deurs, certaines faiblesses. Ce drame est significatif, en tous cas de la tendance romantique de Verhaeren. Sans être un chef-d'œuvre, comme Le Clotti'e, il n'en est pas moins une œuvre remarquable. Et peut-être la maîtrise qu'on trouve dans Le Cloître nuit-elle à Philippe II, où elle ne se retrouve qu'imparfaite et incomplète.


VIII


J'en arrive aux œuvres de Verhaeren qui attestent le mieux la force de son génie, et où s'affirment sa pensée, sa philosophie. Arrivée tout doucement à sa maturité, la pensée du Maître, essayant d'embrasser tous les grands problèmes de l'esprit humain, est parvenue à être comme une compréhension personnelle, poétique et systématique du mystère du monde.

Sorti d'un collège de Jésuites pour entrera l'Université de Louvain, Verhaeren parut, à ses débuts, être un


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mystique, abreuvant son âme d'ascétisme. Un grand poète est toujours chrétien on penseur. Verhaeren cependant ne connut pas cette sentimentalité, divine, semblable à une silencieuse marche vers le Néant, et qui, trop souvent, est celle des mystiques. Non, il fut séduit par la force, la puissance, — force et puissance concentrées, mystérieuses, et comme mêlées de superstitions, — du sentiment et de l'inspiration qui peuvent naître supérieu- rement de l'examen intérieur. Après la vie intense et virile, après les matérialités épaisses des Flandres, ce voluptueux enfant des polders fut attiré par la volupté de la contemplation, de la séculaire religiosité.

Ayant vécu à Forges, non loin de Chimay, derrière le bois de Pleumont, à proximité de Rièzes, où, après avoir traversé la forêt fraîche, pittoresque, aux ombres épaisses, on découvre l'immense domaine occupé par l'Abbaye de Scourmont, Verhaeren dut souvent aller au cloître; la vision claire, lumineuse et recueillie qu'il eût de l'image muette et rigide du moine, le poursuivit longtemps. Et il en résulta ces trente poèmes des Moines.

En une succession de Soirs Religieux, la mysticité des grandes nuits hennuyères et flamandes est évoquée

Tandis que les grands bras des vieux clochers d'église Tendent leur croix de fer par-dessus les champs d'or.

Des invocations, desméditations d'un sentiment catholique intensif et puissant où il est des vers superbes comme :

Heureux ceux-là, Seigneur, qui demeurent en toi ; Le mal des jours mauvais n'a point rongé leur âme.

OU comme ceux-ci :

Qu'on te louange ! O mort pieuse et baptisée ! Mort, qui portes en toi la tristesse des soirs, Mort sereine, gerbant au fond de la pensée. Dans les vallons du cœur, la moisson des lys noirs.


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montrelît combien, à cette époque, Verhaeren est fasciné par la magie en or et gloire du Christ.

Des croquis de cloître, tableaux à la Leconte de Lisle, sont dessinés par la plume vigoureuse du jeune poète. Mais, ce sont surtout les habitants du Cloître qui éblouis- sent sa vision.

Il invoque les Moines comme des héros et des Saints, les Moines, dont il a vu la vie paisible, dure et forte :

Je vous invoque ici, Moines apostoliques, Chandeliers d'or, flambeaux de foi, porteurs de feu, Astres versant le jour aux siècles catholiques, Constructeurs éblouis de la maison de Dieu;

Clairons sonnant le Christ à belles claironnées, Tocsins battant l'alarme, à mornes glas tombants, Tours de soleil de loin en loin illuminées, Qui poussez dans le ciel vos crucifix flambants.

nies a vus ascendant vers une hostie énorme par les routes ascétiques. Il les a vus comme des géants

Avec leur manteau blanc, ouvert ainsi qu'une aile,

armant l'Occident contre l'Asie, domptant les peuples, démasquant le schisme, faisant flamber les bûchers d'or, pesant les remords, étant conmie la voix, le cœur et le cerveau du monde. Il les a vus auréolés, sanctifiés par sa poétique dévotion. Il les a vus tels qu'ils étaient au moyen âge.

Les moines féodaux, bardés d'orgueil princier.

Il les a vus aujourd'hui, dans le mépris et dans le deuil, comme endormis dans leurs coules

Au fond des cloîtres froids et des caveaux scellés. Il les a vus, silhouettes blanches rentrant aux monastères


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Après secours portés aux malades des bourgs, Aux remueurs cassés de sols et de labours

Aux mendiants mordus de misères avides

Et qui se noient, la nuit, dans les étangs livides

et priant Dieu pour les moribonds qui s'en vont sans assis- tance. Il les a vus résignés, forts, purs, solitaires, contem- platifs et silencieux, ascètes fiévreux et extatiques. Ce sont les moines féodaux prêts à défendre au prix de leur sang les traditions sacrées; ce sont les confesseurs austères scru- tant les consciences; ce sont les consolateurs des pauvres et des infirmes. Il est des moines épiques

L'esprit durci, le cœur blême de chasteté Et seul, et seul toujours avec l'immensité;

il en est qui sont doux, foulant à peine les plaines de la vie ; il en est qui sont hérésiarques; d'autres sont simples; d'autres sauvages; mais tous, souffrant pour leur Foi, voués au Christ, émeuvent le poète, solitaire ici-bas, également. Le poète souffrira pour un Idéal humain, consacrera sa Vie à l'exaltation du Beau, se vêtira de son Art comme eux se marquent chair et cœur de leur cilice.

Je vivrai seul aussi, tout seul avec mon art, Et les serrant en mains, ainsi qu'un étendard. Je me l'imprimerai si fort sur la poitrine Qu'au travers de ma chair il marquera mon cœur.

Et ce n'est plus la foi qui lui fait aimer les Moines : c'est son art. Aussi, lorsque plus tard, il y reviendra dans Le Cloître j il se trouvera, ainsi que le remarque M. Van Hamel, objectivement placé vis-à-vis l'objet de son admi- ration, il ne sera plus le croyant mystique, mais l'artiste fasciné par le mysticisme. Et enfin, quand, dans Philippe II une occasion nouvelle se présentera à lui de peindre un moine (Fray Bemardo) il semble faire sienne, — il semble, dis-je — la haine de la maîtresse de Carlos pour ces prêtres


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D'un Dieu sauvage et fou qui n'est plus Jésus-Christ, Moines cruels, moines déments, moines flétris.

Cependant l'évocateur des Flamandes et des Moines yCeWx que la vie exhubérante des unes, et la puissance morale des autres avaient séduit, resta toujours attiré, fasciné, halluciné par tout ce qui, dans l'immense volupté du vivre gaîment, âprement ou orgueilleusement, décèle la force.

Dans ses œuvres de tourment lyrique, comme dans celles où son cœur paraît balbutier, en suaves douceurs, les paroles d'amour dont il est peu accoutumé, Verhaeren prône la force, la vigueur, la puissance, que dans deux de ses volumes Les Forces tumultueuses et La Multiple Splendeur, il devait à jamais, glorifier, magnifier.

Pour arriver à cette période que seule la manifestation de la force devait enchanter, il était nécessaire que le poète perdît jusqu'aux derniers vestiges de son pessimisme hautain et orgueilleux. Il y parvint dans le recueil: Les Visages de la Vie.

Le poète est en effet plus dégagé, ici, plus libre, plus apte à se varier ses rêves (*). Son attention se fixe sur l'amas des idées morales que la conclusion des Villes ttntaculaires faisait prévoir II s'est penché vers le visage humain ; il épie ses tressaillements, guette ses aspirations divines et ses bonnes velléités. — Il s'est penché aussi sur le cœur douloureux de l'humanité, dont il étudie la misère, l'espérance, et la joie:

En attendant, la vie ample se satisfait D'être une joie humaine, effrénée et féconde; Les droits et les devoirs ? Rêves divers que fait Devant chaque espoir neuf, la jeunesse du monde !

Une généreuse émotion s'empare du poète qui s'imagine assister à l'éclosion des vertus pacificatrices dans l'âme


(•) André Beaunier : la poAsib nouvelle. (E. Verhaeren)


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humaine, rajeunie comme par un renouveau d'espoir. Il médite: la douceur, l'amour et la clémence l'environnent; les hommes forts, les hommes tenaces, les vrais hommes enfin ont une mission dévolue, l'amour. Leur force se manifestera sans brutalité, sans frénésie^ sans exubérance, mais, Soleil d'or épanoui dans l'azur virginal d'un nouvel essor, elle sera ferme et tenace et résolue, d'un entêtement courageux et héroïque, se vouant entièrement à son œuvre d'utilité et de fécondité. L'action se révélera belle, sainte et grandiose, et une philosophie très pure, dont le Maître semble s'être rendu possesseur, s'élèvera, — large envol des idées planantes — sublime parfois de détachement et d'abnégation.

Verhaeren montre, par ses Visages de la Vie, une con- naissance de l'âme humaine collective extraordinai rement profonde. Ce n'est pas, — ainsi que M. Horrent-le cons- tate, — (*) une psychologie exacte, méticuleuse, en vers précis de médaillons à la Leconte de Lisle, à la Baudelaire. Non, Verhaeren est, et demeure le poète optique des régions de l'Etre et du Mystère; il se fait réalisateur synthétique, mais reste instinctif, spontané, tourmenté, irréductible, touffu, un grand ingénu violent (**) Son œuvre quoique déjà idéalisée et optimiste subit encore l'action réflexe des matérialités. Il est lyrique et épique ; sa joie hurle plutôt qu'elle ne sourit; et ses formules ne s'énoncent encore qu'avec la lourdeur d'imposition, propre aux Dogmes barbares de son art sauvage, libre et beau.

Verhaeren se crée une morale nouvelle : il exalte à la fois l'action et le rêve; l'intelligence s'allie à la force d'acti- vité; son idéal est une vie belle, forte et féconde, sensible à la fois, dans l'intellectualité, dans la sensibilité et dans la volonté. Il s'apparente à Guyau (***) qui a démontré


(») Loc. cit.

(**) C. Lemonnier : La Vie belge.

(***) Les Problèmes de l'Esthétique contemporaine.


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la supériorité de l'action sur le rêve : il n'y a pas d'autre manière d'être que d'agir y et la pensée qui ne peut se traduire ou se fixer d'aucune fiianièreest elle-jnême une pensée avortée, qui n'a pas vécu réellement et ne méritait pas de vivre. Verhaeren, dans le cœur duquel vinrent s'imprimer toutes les douleurs humaines,qui sacrifia sa vie à la Vie elle-même, cherchant ainsi l'eudémonisme de Kant, à force d'exprimer la pensée de son être, a compris que l'action seule pouvait magnifier la Vie : les meilleures pensées sont celles qui ont été assez puissantes pour trouver leur formule et leur musique. Dans les Forces tumultueuses, œuvre vaillante d'opti- misme hautain, cri d'enthousiasme vers les horizons qui se dégagent des brumes du passé, credo de poète qui chante son énergique confiance en les efforts du génie et de la science, l'action est magnifiée avec éclat: la force y est exaltée, y est sans cesse mise en évidence, comme un thème wagnérien prédominant de « leitmotiv ». Une foi nouvelle ne doit-elle pas succéder à la débâcle des croyances, des morales, des philosophies ?

Toute la vie est dans l'essor,

écrit le poète, et ceci apparaît comme la devise, la formule brève d'une conviction inébranlable.

Le rêve ancien se meurt et le nouveau se forge.

Les savants ont libéré l'humanité des superstitions ances- trales; les penseurs s'élèvent à la compréhension d'une vérité toujours plus resplendissante; les conquérants montrent à l'activité humaine les voies fécondes des régions inconnues; la science, sous nos pas, découvre des réalités insoupçonnées ; les poètes dardent dans les âmes des rayons d'amour et de beauté !

Epique et lyrique, descriptive et objective, intime et subjective, cette œuvre s'inspire d'un amour optimiste et passionné de la Vie; c'est du Modernisme épanoui


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en épopée, célébrant la science, l'art, la fièvre de créer ou de détruire, aussi bien que les chimères, les contra- dictions, les laideurs et les vulgarités. L'effort immense vers l'Idéal se déploie en Beauté.

Toutes les Forces, toutes les violences lyriques — art, amour, science, illusion, folie, utopie — sont célébrées. Tous ceux qui sont forts — poète, tyran, moine, tribun, conquérant, roi de l'or— sont exaltés. Toutes les nervosités réfléchies en nous comme des puissances^ qui ont dirigé, meurtri, dompté, inspiré nos /orces sont chantées: Varna- zone cuirassée, dressée en gerbes de soleil, l'éternelle femme qui règne par son attrait toujours rajeuni, V amante dont l'abandon fait chanter toutes les lois du monde. — Ceux enfin, qui, tels des forçats, ont subi le poids de notre Force et qui ont conservé leur inécrasable et rouge confiance comme un cri de nerfs et de muscles tordus sont évoqués. Et le Poète enfin se définit, et les cris de sa vie, dans les- quels, plus tard, après des siècles, on retrouvera :

... avec quel violent élan, sa joie

S'est, à travers les cris, les révoltes, les pleurs,

Ruée au combat fier et mâle des douleurs

Pour en tirer l'amour, comme on conquiert sa proie.

Car, enivré de tout ce mouvement, le poète en a extrait une ardeur, une espérance, une joie. L'exaltation pas- sionnée de la vie — vie de conquête, de domination, de luttes, de foi, de destruction — vie d'artistes, de philo- sophes, d'apôtres, de tribuns — ouvre à sa pensée un nouvel horizon, donne à son imagination un plus vigou- reux élan, et contribue à ériger sur les débris du passé le rêve neuf de l'Avenir.

Les réguliers éclairs des phares, jadis.

De l'est à l'ouest, au long des mers, avec le vent, trouaient l'immensité, accompagnant vers l'inconnu le


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tnors-aiix-dents de l'aventure. Des savants, en changeant les phares, les ternirent, les obscurcirent. Certains chercheurs, abandonnés des Lumières, se lassant de trouver le Vrai, se laissèrent échouer sur les rives; d'autres tâtonnèrent dans le trouble des rêves, se créèrent de nouvelles visions. Mais les plus exaltés, parmi lesquels le poète se compte :

Mais les plus exaltés se dirent dans leur cœur : Partons quand même avec notre âme inassouvie, Puisque la force et que la vie Sont au-delà des vérités et des erreurs.

Le secret de la joie vitale gît en-dehors de la sphère de vérité et d'erreur, dans l'essor de la force même.

Mais ce n'est pas encore dans Les Forces tiimuliucuses que Verhaeren dégagea entièrement sa pensée : ici elle demeurait tumultueuse et folle ; il lui manquait encore une accentuation, une profondeur plus mâles. 11 fallait encore une plus ample progression des volontés optimistes dans l'âme du Maître. Et cela fut rencontré par son ardent Génie dans La Multiple Splendeur, sou chef-d'œuvre de pensée et de maturité. Une sorte de religion s'y est imposée au poète, humaine et uniquement morale:

Admirez-vous les uns les autres

s'écrie le penseur. L'universelle admiration se trouve dans la splendeur du vivre ardent et clair:

La vie est à monter et non pas à descendre

dit-il, reprenant l'idée de la première page des Forces tumultueuses où V essor déjà le fascinait. Et de même clame-t-il, se répétant ets'affiimant:

Nous apportons, ivres du monde et de nous-mêmes, Des cœurs d'hommes nouveaux dans le vieil univers.

Toute La Multiple Splendeur n'est qu'une symphonie ample, vigoureuse, bien ordonnée, lyrique cependant,


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enthousiaste et folle, où la Force, la Puissance, l'Action, l'Energie sont acclamées et prônées (*) dans leur magique beauté de rayonnante noblesse.

Comme une marée montante d'enthousiasmes et de joies, comme une grisante musique de clairons et de trom- pettes de gloire, comme une vision magnifique d'une splendeur idéale, de tout ce qui a vécu, ou vit, de tout ce qui fut ou existe, de ce tout ce qui pense, souffre, espère ou peine, des quatre coins de l'horizon, dans l'orgueil de son activité et de sa grandeur, la Vie l'a environné^ ébloui et charmé. Le monde avec ses astres myriadaires et merveilleux, avec ses hommes, torses droits et fronts hautains, l'enthousiasme. Le monde avec ses génies dont les cœurs de flamme et les lèvres de miel, disaient simplement le verbe essentiel^

le fit tressaillir. Toute la réelle magnificence des lointaines cosmogonies, des âges préhistoriques, des époques de la pierre et des premiers balbutiements du Verbe, temps des

Muscles ligneux, torses massifs, fronts intrépides,

et des premiers Rois et des vieux Empires conquérants, séduit l'âme du poète :

Le corps humain souple et musclé se lève droit; Comme de la raison qui tout à coup s'accroît Jaillit, vers des lueurs nouvelles, la pensée. O ces frises de marbre, autour des temples blancs, Où s'incruste, dans la pierre dure asservie, Le tumulte apaisé des gestes de la vie.

Le peuple qui domine, retient ou déchaîne ses houles, vivant de gloire et d'orgueil, mais dont la rage même est un rayonnement, tant sa fécondité fait surgir, exemples


I*) Cf. Revue db Belgiqoï. 1907. 2* série. P. 170. Lts Poètes,


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de force concentrée, les génies. Ainsi était le peuple de jadis :

II s'est aimé d'abord en son brutal orgueil; Il a planté les drapeaux de sa force, au seuil Rouge et tumultueux des palais de la vie.

Mais bientôt la sagesse s'imposa; l'art — marbre et écrit — devint la pensée :

Ce fut la force en fête après la force en deuil, Belles toutes les deux puisqu'elles sont l'orgueil, La flamme et la splendeur de la vie embrasée (**).

Les Cieux — flux et reflux de mondes vers des mondes — retiennent le rêve du poète. Il songe à la Religion et dégage, dans ce magnifique poème Les Mages y l'exacte formule de sa philosophie.

De quels vieux orients et de myrrhe et d'encens, Avec, entre vos mains, quels dons et quels présents, Avec, en votre cœur, quels chants et quels hommages. Dites, arrivez-vous vers nous, Les bons rois mages ?

Et avec une émotion sincère, un recueillement discret et tendre, Verhaeren les montre en route vers Bethléem. Il les décrit auprès du petit Jésus. Il louange la foi, sympathiquement :

L'ère attendue est là de la toute bonté. De la candeur ardente et du tendre silence, De la bonne prière et de la vigilance Autour du brasier blanc dont vt i ^ r»i >v;f"t'\


Doucement, longuement,

Jusqu'au moment

Où l'aube pointe au firmament.


(•) C«i trois vers ricfimraicnt exactement 1 a-uvre au Maure : la lorce en aeuii .«eraii dans Lt$ Soirt, Le.* Flambeaux, Les IJéOar les. Les Campagnes ei le* Villes; la force en f£te dans Ica œuvres que nous analj-sous précisément ci-dessus.


355 ^

Les bons rois mages,

A la mode de leur pays,

Ont adoré leur Dieu plus doux qu'un lys,

Tel qu'on le vojt sur les images.

Mais ayant peint la reconnaissante vision, Verhaeren reprend, définissant toute sa pensée, le thème principal de son œuvre, et le passage en est d'un lyrisme élevé et pur :

Mages des nuits d'argent dont les astres caressent Les fronts penchés vers la candeur et la bonté, Vos regards sont ravis et vos cœurs exaltés De croire au doux pouvoir nouveau de la faiblesse. Mais l'homme en qui l'audace a imprimé sa loi, Dont l'ample volonté est l'essor et la foi Et qui part conquérir pour soi-même le monde, Admettra-t-il jamais qu'en son âme profonde Le règne d'un enfant fasse ployer l'orgueil ? Pénitents, confesseurs, martyrs et saintes femmes Pourront fleurir les temps des roses de leur deuil Et jeter vers le Christ leur sang comme des flammes, Ils ne changeront rien à ce qui fut toujours ; L'humanité n'a soif que de son propre amour ; Elle est rude, complexe, ardente ; elle est retorse ; La joie et la bonté sont les fleurs de sa force.

Et, désormais, le poète ne célèbre plus que les êtres et les choses dont la vigueur s'impose.

L'orage amoncelé des montantes idées

circule dans l'air, se profitant sur l'ample et magnifique architecture du soir; leur harmonie se transforme et se mue; les chercheurs et les sages, au long des siècles, imposent quand même et la forme et la Vie à ce déchaînement merveilleux des nuages de la science : ils scrutent la matière, les cieux mathématiques, la vie ample et dédalienne, l'origine de la vie humaine, et rêvent d'

Emprisonner quand même, un jour, l'éternité, Dans le gel blanc d'une immobile vérité !


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Le poète chante la louange de la femme et du corps humain, de la femme dont la beauté domine l'humanité et dont le corps nu est un fragment magnifique du monde. Il admire les chairs souples mais fermes, tout

Ce qui vibre, travaille et bout

Dans la tendresse humaine et sur la terre auguste,

les insectes, les fleurs, les feuilles, les rameaux tressant leur vie enveloppante et miniscule. Il aime le Vent rapportant — d'où qu'il vienne ? —

On ne sait quoi de sain, de clair et de fervent,

et s'il le chante, c'est parce qu'il a baisé la Vie en ses voyages :

Si j'aime, admire et chante avec folie.

Le vent,

Et si j'en bois le vin fluide et vivant

Jusqu'à la lie.

C'est qu'il grandit mon être entier el c'est qu'avant

De s'infiltrer, par mes poumons et par mes pores,

Jusques au sang dont vit mon corps,

Avec sa force rude ou sa douceur profonde.

Immensément, il a étreint le monde.

Car il vit encore en lui, l'ancien visionnaire, qui, au début de ce même livre s'écrie :

Dites, les rythmes sourds dans l'univers entier ! En définir la marche et la passante image En un soudain langage !

et, c'est principalement aux endroits où ses visions réapparaissent, qu'on voit quelle intensité d'émotion, quel trouble profond le pénètre au contact avec les puis- sances secrètes de la Nature, qu'on comprend comment et pourquoi son art s'est créé comme une glorification de la force. Ainsi, dans ce superbe poème célébrant la vie énorme et souveraine de l'Arbre, Verhaeren s'est laissé inspirer par la synthèse de force et de plastique sculpturale de la Nature immensément puissante :


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J'allais vers lui les yeux emplis par la lumière,

Je le touchais, avec mes doigts, avec mes mains,

Je le sentais bouger jusqu'au fond de la terre

D'après un mouvement énorme et surhumain ;

Et j'appuyais sur lui ma poitrine brutale,

Avec un tel amour, une telle ferveur.

Que son rythme profond et sa force totale

Passaient en moi et pénétraient jusqu'à mon cœur.

Alors, j'étais mêlé à sa belle vie ample;

Je m'attachais à lui comme un de ses rameaux ;

Il se plantait, dans la splendeur, comme un exemple ;

J'aimais plus ardemment le sol, les bois, les eaux,

La plaine immense et nue où les nuages passent;

J'étais armé de fermeté contre le sort.

Mes bras auraient voulu tenir en eux l'espace ;

Mes muscles et mes nerfs rendaient léger mon corps

Et je criais : « La force est sainte ».

Il faut que l'homme imprime son empreinte

Violemment, sur ses desseins hardis :

Elle est celle qui tient les clefs des paradis

Et dont le large poing en fait tourner les portes» .

La foi d'Emile Verhaeren est une émotion de force. Sa morale est la seule admiration.

Il admire les rêves mêlant le faux au vrai sous un flot de splendeur.

Il chante les gares (*) et leur splendeur sombre, hallu- cinante, terrifiante, scientifique et mécanique, les gares

Portes du monde en plein soleil ouvertes!

Il célèbre l'or, sang de la force implacable et moderne, parce qu'il sème

Partout ! l'essor dompté des trains et des navires.

Il aime l'Europe intense et conquérante qui dirige le monde. Il contemple avec ferveur l'effort des travailleurs —


(*) Plus loin que les gares, au soir, poém* publié en 1905 au Jeune Effort et repris dans La Multiple Splendeur.


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bûcherons, paysans, marins, chercheurs d'or, mineurs, fors^erons, lamineurs — car il ne reconnaît comme Elus que ceux qui érigent :

Les blocs de leur ardeur et de leur volonté.

Même devant les souffrances, devant la mort, il ne songe qu'à l'opiniâtre vouloir, domptant le mal, ou ayant emprisonné l'ample durée de ses créations dans des écrits ou des œuvres. Clamant la joie de vivre et la ferveur de muer tout en beauté, Verhaeren explique sa confiance dans l'avenir des Idées :

Plus les penseurs d'un temps seront exacts et clairs, Plus leur front sera fier et leur âme ravie D'être les ouvriers exaltés de la vie, Plus ils dirigeront vers eux-mêmes l'éclair Qui rallume, soudain, d'un feu nouveau, \c> lcLcs, Plus leurs pas sonneront, au chemin des conquêtes, Plus ils s'admireront entre eux, étant vraiment Ce qui vit de plus haut, sous le vieux firmament, Plus s'épanouiront, larges et fécondées, Aux horizons, là-haut, les suprêmes idées.

Le maître s'est assimilé des contrées du monde; il a réuni dans son savoir les philosophies de tous les pen- seurs ; Descartes, Spinoza, Leibnitz, Kant et Hegel, et au travers du silencieux labeur de son intellect, tout cet océan de verbes d'or devient, comme le fait remarquer M. Van Hamel, une grandiose synthèse : sa plastique a traduit ces verbes en larges visions : son âme les a fusionnés en une éloquente émotion (*).

La vie est

AuiM i|uuiic admirable et lr.t^..,>.. .<iiu]iiéte.


(•) De liennit die hij gretig he^ opgegaard, de gedachtcn der wijzen. die hij in zich heeft ongenomen, sijn, do^tr het itilU peinzen ocin zijn geett, getcorden tnt (en grrjotsehe syMhese ; zijn plastivii heeft ze omgoten in breede cizioenen: zijn gemoed heeft z« door- (rild met/ortche emocie. (Overdrukt uit de Gids : Dichter silhocettkn).


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et vivre c'est admirer, pour s'exalter soi-même, tout ce qui existe; c'est

Aimer avec ferveur soi-même en tous les autres.

La MiUiiple Splendeur est le poème de la Vie ; la Vie est une force ;\2i force est multiple et lyrique; Verhaeren est un génie âpre, fort et essentiellement lyrique.


Verhaeren a dit Camille Lemonnier, Verhaeren s'appa- rente à la famille des Tragiques : il a les abois de la dou- leur (*). Il rappelle les fontaines rouges de Rubens et de Ribera. C'est un halluciné; il connaît des êtres que nul n'imaginait : La Mort, le Silence, le Vent, la Peur, la Folie; son art es/ rude, violent et maladroit (**). Ce n'est pas un poète, —

Cavalcando Taltrjer per un cammino, In abito legger di pellegrino, —


un poète allant «en habit léger de pèlerin». Non^ il manque, a-t-on dit (***), d'intimité : il donne presque, en tous cas, cette impression.

On lui a reproché son imprécision de langage. Albert Giraud, Remy de Gourmont et quelques critiques de Belgique et d'ailleurs, ont trouvé que la hardiesse de son verbe n'en justifiait pas les incorrections; ils ont parlé des vices de son éducation, de sa culture; ils ont évoqué cer- taines erreurs qu'il commet à l'égard de la syntaxe ..

Soit... on pouvait dire tout cela, mais il fallait, alors, comme l'a du reste fait Reïhy de Gourmont, reconnaître à


(»; La Vie Belge.

(**) Le livre des Masques, R. de Gourmont. (Mercure).

(***) J'ai prouvé le contraire.


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ces défauts de minime importance l'originalité du génie indépendant, la physionomie amplement significative et d'une époque, et d'une race. Il ne fallait pas se croire le droit de l'appeler, comme le fit, je crois, M. Valère Gille, un mauvais poète. Il est vrai que l'auteur de la Cytharc considérait peut-être, ici, le nom de poète comme synonyme de parnassien. Ensuite, ne peut-on se rappeler que les erreurs grammaticales des génies comme Corneille et Racine, nous sont imposées comme des exceptions. Ah! ceux-là du moins créaient une langue. Eh bien ! et Verhaeren donc? N"a-t-il pas formé sa langue, formé son expression, formé son Art? Il a été celui qui ne veut pas s'inspirer des choses d'ailleurs. Certes, je comprends qu'à certains points de vue, des poètes, des hommes de lettres de chez nous, qui se contentèrent, se contentent et se contenteront d'imiter, de plagier pres- que (*) la France, n'aiment point qu'il leur soit prouvé que le génie n'est pas en leur méthode, mais bien dans l'autre, plus franche, plus noble, et qui est celle de Verhaeren. Mais nous — car ils sont à peine trois, (**) comme les trois anabaptistes de l'opéra, ces critiques intéressés! — vcidiis nousy nous préférons l'indépendance, la liberté et l'ivresse d'être soi, à la conscience de n'être ni soi-même, ni autrui.

Le Maître au reste peut dédaigner ces vaines piqûres. Il n'a qu'à se souvenir de l'enthousiasme qui l'accueillit et


(*; Jenevtux nommer personne en particulier.

(••) II y aurait, pour le moment, à établir qu'elle fut, quelle est l'exacte influence sur le mouvement jeune du chantre de la Force. Il y aurait A indiquer chei certain» la tiop impor- tante similitude de formes», et la trop vive recherche d'inspiration verhaerienne ; on devrait voir comment MM. Roidot, Ramaeker», Pulings, Kernand Paul, et d'autres encore, tel que Pierard, se souviennent de» œuvres du Maître, tout en s'affranchissant des lourdeurs que l'imitation donne si souvent aux disciples des Ci^nies... J'aimerai» même indiquer comment, chei de beaux et jeunes poètes, il y eut parfois, comme des poèmes précurseurs de ce que chanterait Verhaeren. ainsi, je note que le Soir de Tempête, de Gaston Heux, publié anciennement parle Thyr»e, est delà même inspiration que certaines strophes de la « Guir- lande des Dunes. » Il y aurait aussi, hélas, à remarquer combien nombreux furent les malhabiles imitateurs, à se souvenir que tels poèmes acclamés par leurs auteurs et leur» amis, n'avaient de bon que ce qui leur venait directement du Maître..., mais ?...


^ 36Î —

racclama le pathétique Verhaeren au congrès linguistique de 1905, à Liège; qu^'il se remémore le banquet qui lui fut offert en 1896 où Henri de Régnier le désigna comme le plus grand poète!

« Fier poète « de Belgique » qui, en dehors des écoles, inaccessible aux mesquines jalousies qui empoisonnent les les lettres d'ici, étranger aux stériles querelles de coteries, marcha toujours affranchi de toutes lisières, la tète haute», Verhaeren continuera son œuvre et sèmera ses joyaux...

J'ai voulu lui rendre un faible hommage de sincère admi- ration. J'ai dit en toute franchise, en toute simpHcité ce que je me croyais en droit d'affirmer.

Verhaeren est mon poète d'élection. Il est à jamais le lyrique ardent et tumultueux de l'ample forêt poétique. Comme tel, je l'acclame ; comme tel, je le vénère.

Maurice Gauchez. 1905-1907.


Retour

J'écoute au loin le cri du petit ramonneur,

Le bruit de la charrette et la voix de mon cœur,

Quoi! j'avais oublié ces choses familières!

La maison^ les penser s calmes^ V odeur des terres

Et l'air ayant le goût des plantes et des chafnps!

Je suis tout étourdi le soir en me couchant

De cptte profondeur des nuits silenciexises

Et j'avais oublié les étoiles veilleuses

Je ne connaissais plus ce mystère du ciel,

Ce poudroîment de feu qui paraît éternel

Ni les dessins que font les astres dans les nues

Je vois en étranger les choses déjà vues,

Je confonds l'immicable avec tout le changeant.

Je ne sais plus peser les actes ni les gens^


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Je m'égare parmi ces nouveaux lieux de vie ; Je suis, avec une âme accablée ou ravie L'hofn7ne gui ne sait plus çueJairCf que penser, Surpris de respirer tant d'air et de passé/

Du moins avant la fin de ces heures étranges

Je prendrai le sentier qui passe au long des granges

Pour aller voir là bas la rivière et le val,

Car voici la Toussaint au bel or automnal

Rôtisse comme un couchant, blonde comme ime aurore.

Je veux tout voir avant que de partir encore :

Oh! l'espace rempli de feuillage volant!

Le bruissement doux des branches secouant

Leurs bouquets sur le pont, sur l'eau lente et huileuse,

Sur l'aile du pigeon, sur la vache peureuse

Et sur l'herbe du pré par où j'ai le désir

Que les objets d'antan puissent me voir venir!

F. NouËT.


»


Plus Ultra

C'était, sous les cieux d'ambre, un printemps du Nord dont la brume avait le parfum des lilas. Ce jour-là, pour la dernière fois, Çantri, le profond poète, avait vidé son hanap d'or. Il avait goûté tous les vins et connu toutes les femmes. Il ne voulait avoir aucun souvenir, bien qu'il eût pensé, naguère, à posséder l'Amour. Mais l'Amour, lui ayant montré des enchantements, l'avait lui-même possédé, comme un démon. « Je partirai, dit-il, je ne vois plus en moi que dégoûts et que ruines. Les mots sont vains. Je ne parlerai plus. Je partirai et deviendrai silencieux, puisque rien ne peut exprimer ni tromper mes désirs. »


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Sa pensée errait auprès de sa petite fiancée Hilda. « Elle est pure, elle est étrangement lointaine. Entre elle et moi, j'ai creusé un abîme que rien ne comblera plus. Je ne reviendrai pas. Car si mon cœur est infirme, mon âme est assez grande encore pour contenir en elle tout l'infini des mers. »


Parmi les lilas qui balançaient de pâles rayons, sur un banc de pierre, Hilda, avec Çantri à côté d'elle, était assise. Çantri disait : « Je pars. Entre nous j'ai creusé un abîme. Je reviendrai. C'est toi que j'irai chercher parmi les pays vierges. Et quand je t'aurai trouvée, je reviendrai vers toi, Hilda. Ce sera par un beau printemps du Nord pareil à celui-ci... » Il lui semblait que ce n'était pas lui qui discourait, mais un autre homme habile aux paroles spécieuses. Comme il croyait mentir il baissa les yeux parce que Hilda attachait sur lui un regard profond. Quand elle répondit à son adieu, il était déjà loin.

Comme il montait sur sa nef docile de qui Fétrave portait en lettres gothiques cette parole de l'orgueil: Plus Ultra, il reçut un billet 011 de la main d' Hilda un mot était tracé: « J'attendrai. » Çantri s'en alla vers le soleil qui déjà sombrait dans les remous lointains.


Il fut, durant de longs mois, le dompteur des chiennes échevelées de l'Océan qui venaient vers lui par milliers, du fond de l'horizon. Il vit des pays étranges et merveilleux, il devint le roi de l'inconnu et il pouvait croire que son domaine fût sans limite. Et il allait plus loin, sans compter, fuyant ses rêves, ses désirs, ses passions. Or, un matin, il aborda, dans le Nord, un rivage ignoré de lui. C'était, sous le ciel d'ombre, un printemps du Nord dont la brume avait le parfum des lilas. Çantri songeait : « Ici, je me


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souviens; autrefois, j'ai maudit tout bas mon salut, et j'ai dit à voix haute des paroles que j'ai crues vaines et mensongères. Je reviens malgré moi au berceau de ma misère. Je reverrai Hilda. Je suis le jouet d'un destin iro- nique. » 11 cingla vers le port natal, où il vit qu'une grande multitude s^était rassemblée sur les quais pour la venue annoncée d'une nef de qui l'étrave portait en lettres gothiques cette parole de l'orgueil : Plus Ultra. Comme il débarquait, des pages richement vêtus l'arrêtèrent et lui dirent: « Seigneur, il faut nous suivre auprès de votre fiancée Hilda et de ses convives. Ils vous attendent en son château pour la fête de votre retour. » Ce disant, ils montèrent à cheval et Çantri les imita, sans mot dire. Le printemps s'en était allé, les lilas étaient défleuris. Les cavaliers arrivèrent au château dont les vitres luisaient au soleil déclinant. La demeure d' Hilda était entourée d'un parc où des parterres de roses opulentes étaient pareils à des taches de sang. Hilda vint à la rencontre de Çantri qui baisa une main devenue très blanche et il découvrit dans les yeux de sa fiancée tournée vers lui avec un sourire d'énigme, une flamme inconnue. Il semblait que sa chevelure fût plus lourde que jadis et que tout son corps s'inclinât, comme une rose des par- terres sous le poids de son parfum. Ils entrèrent où Ton entendait le choc des coupes et les chants d'allégresse. Çantri resta silencieux sous le regard d' Hilda. Il regarda s'entrechoquer les coupes transparentes où nageaient les reflets de l'agape. Il écouta les propos inspirés par l'ivresse et le chant amoureux des violes. Il vit, dans l'ombre d'une croisée des amants s'embrasser.


Lorsqu'il se trouva seul avec Hilda : « Qu'est-ce à dire, s'écria-t-il, je ne sais quelle femme vous êtes ni quel souille de feu a passé par ici 1 » Attirante comme une énigme,


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Hilda souriait. « Et bien, dit-elle, qu'ilte souvienne. Tu disais en me délaissant: entre nous j'ai creusé un abîme... Regarde moi bien, Çantri, je me suis approché de ton cœur misérable, et maintenant je suis pareille à toi. » Elle éclata d'un rire retentissant : « Tu ris comme une folle, dit Çantri. Et d'abord, sortons d'ici. Les coupes sont brisées. Il y a des taches de vin sur ta robe. »

Quand ils furent dans la chambre d' Hilda, Çantri dit avec tristesse: « A présent j'ai compris. Je suis venu chercher la dernière vérité qu'il me soit donné de posséder. Je la mettrai avec les autres Le ciel m'a fait connaître que ce serait la rançon de mon triste orgueil. Adieu. » Il allait partir quand il vit Hilda, plaintive, embrasser ses genoux. Elle ressemblait à une panthère magnifique et fidèle. Comme il aimait à dompter les bêtes, il la prit dans ses bras avec un large sourire de corsaire.


Çantri ne resta pas longtemps au château. Depuis qu'il en est sorti, on ne l'a plus revu. Et l'on raconte que, monté sur sa nef, il a forcé, vivant, la gueule mugissante de l'Enfer.

Roger Richelles.




Chroniques du Mois


LES POEMES

Poèmes, par Nicolas Deniker (L'Abbaye, Paris). — Ce livre est plus qu'une promesse, pasencore une réalisation : il annonce un poète. L'auteur ne décrit pas, il évoque; il est convaincu, comme Remy de Gourmont, que la clarté n'est pas une qualité essentielle de la poésie. Il propose sa pensée délicatement voilée ; l'esprit voluptueusement en découvre les beautés une à une dans les plis des vêtements aux couleurs tendres. Je songe au tableau du Titien « Amour sacré et amour pro.


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fane •» la beauté parée et la beauté nue. Vous aimez celle-ci, moi je pré fère celle-là. Je n'émets ici qu'une opinion, ne voulant pas juger au nom de la critique dont je n'ai « ni le compas ni la balance. »


Les Symphonies Voluptueuses, par Maurice Gauchez

(Bruxelles. La /Belgique artistique et littéraire). — Ce n'est pas sans une certaine gêne que je dis du bien de mes amis, car les gens avertis — vous l'êtes tous maintenant — n'y voient que la partialité, directe ou même inconsciente née de la camaraderie. J'aurais aimé dire du mal de notre secrétaire de rédaction et pourtant, il faut que j'avoue, voici un livre, un bon livre. Depuis son Jarditi d'adolescent où dans les Soirs fleurit déjà la Volupté, à travers ses 5ï/«^/<'5ty^^7«5 dont j'ai parlé ici- même M. Gauchez a conquis sou métier superbement. N'était un enthousiasme exaspéré qui l'emporte à travers tout, si rapidement, que le lecteur a peine à suivre sa pensée, on pourrait dire pleinement : « Voilà une œuvre ! » Mais (àauchez nous offre ce singulier aspect d'un auteur prolixe par classicisme ; dans sa volonté d'endiguer son bouil- lonnant lyrisme dans le moule classique, il lui faut plus de mots que n'en requiert sa pensée et il semble parfots pris d'un vrai délire verbal. Est-ce un défaut chez un jeune .

Ce n'est pas la volupté qu'il chante, cette volupté ardente et rouge qui tenaille les chairs et déprime les cerveaux, celle dont on peut dire avec Baudelaire :

Et dans ses bras ouverts que remplissent ses seins. Elle appelle des yeux la race des humains,

Non, pour le poète, la volupté, c'est toute la vie qui fait battre son sang, c'est la joie de créer, ce sont toutes les aspirations de son âme juvénile, c'est toute la réalité et tout le rêve réunis.

Mais si le poète chante la beauté d'un homme sain qui vit pleine- ment sa vie d'hommi-.

Et présente à C amour la candeur de sa face

il chante aussi la mort; s'il garde l'illusion apaisante d'une survie, du moins a-til la frayeur de partir avant d'avoir achevé sa tâche. Toute son inspiration première est faite de mélancolie. D'abord amère, sa tristesse s'idéalise: douce et résignée, sous les épaisses frondaisons de cet admirable « Parc du Silence > elle erre voluptueusement dans l'ombre mystérieuse où le ^W^ncQ € prolonge en rythmes flous sa vaste éternité.

Le poète aime ce parc désert, froidement régulier, où il sent plus inexorablement la fuite du temps.

L* ennui régne muet au cœur du paysage Comme l'ombre d'un roi plongé dans Paudelà Et qui viendrait subtile en cette eau que voilà Mirer le masqiu creux de son cruel visage.


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Il aime la beauté des crépuscules mélancoliques quand

Aux lèvres du soir bleu le satig se coagule,

quand les cygnes voguent doucement sur l'étang

Les cygnes qti'on voit double en le mirotr des eaux Comme les espoirs doux des grajids amours jumeaux.

Après avoir chanté la volupté de l'ombre, la voix sonore et muette et lourde du silence, il nous dira les éléments, c'est-à dire la force. Et c'est le vent quf mord sa chair, la pluie qui pleure en sourdine, c'est la beauté des grands lacs luxurieux d'Italie, c'est la volupté des départs que clament les fleuves et la mer; mais par dessus tout plane la grande ombre de la Mort. Le poète, devant les lacs, rêve d'endormir son cœur dans leurs oublis profonds; les sirènes des vaisseaux d'illusions aux seuils des aventures ont hurlé la mort, qui pleure aussi dans les rumeurs de la mer; des cris d'agonie passent encore sur la forêt oii le chêne, comme un homme, est mort.

D'un beau lyrisme, le poète chante tous les parfums, senteurs des essences, odeurs des fleurs, parfums de la femme.

Flammes en tourbillons, caresses et baisers. Suprême pâmoison des sens éternisés.

Et voici les lumières ! Après qu'a ruisselé la pluie d'or des grands soleils d'été, soleils de luxure et d'amour, voici briller les tendres clartés des étoiles, madones du soleil, reines des bons espoirs, tandis que les lampes s'éteignent lentement comme se ferment des yeux. Mais les yeux, vitres des âmes, laissent entrevoir l'immatériel, et le poète chante dans les verbes humains, les abstractions : toute la vérité pour lui est au fond de la bonté et de l'amour.

Ayant dans un dernier retour aux choses semé les couleurs de sa resplendissante « Palette », il entonne enfin des chants de gloire à l'esprit créateur : Verhaeren, Rubens, Meunier et Wagner sont magnifiés par le poète, qui, bien qu'il ait tout chanté, n'a pourtant célébré que la vie.

La Vie ? Elle a transmis partout de la Beauté Elle a vibré dans l'air, le bois et la lumière. Elle est dans les yeux clairs et beaux sous la paupière Elle est dans la chair blonde et dans la Volupté!

G. -M. Rodrigue.

Au prochain : Voyages vers mon pays, par Paul Spaak; Choses qui furent, par Jane Mercier- Valenton; Les Regrets, par E. de Laminne.


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LES THÉÂTRES

Théâtre royal de l'Alcazar : Sada Yacco. — Suzerairu, comédie eu quatre actes, de M. Dario Nicodemi. — Monsieur Joujou, comédie en trois actes, de MM. Auguste Germain et R. Trébor. — Théâtre du Parc. — La Rivale, pièce en quatre actes, de Henry Kistemaeckers. — Les Ames ennemies, pièce en quatre actes, de M Paul- Hyacinthe Loyson.


Grâce à la Direction de l'Alcazar, nous avons eu la bonne fortune de revoir Sada Yacco et sa troupe, les étonnants acteurs japonais qui nous initièrent, peu après l'exposition de 1900, aux curiosités de l'art théâtral nippon. Que dire encore, qui ne l'ait pas été? de cette extra- ordinaire petite mousmé, de ces pétulants petits hommes jaunes. L'étoile de la troupe, tantôt grâce féline et souple, tantôt épouvante tragique et sinistre, charme, conquiert, émeut, subjugue, terrifie, maîtresse d'une mimique surprenante et d'une plastique sans cesse harmonieuse A côté d'elle son mari Kawakami atteste une compré- hension des attitudes et de la puissance des efi'ets dramatiques qui le place au rang des grands comédiens Ce sont là des qualités person- nelles qui suffiraient h intéresser. Mais ce qui augmente l'attrait de ce spectacle, c'est le parfum d'exotisme de l'ensemble, la beauté des gestes, la richesse, l'éclat des couleurs, la munificence des costumes, la fluidité de la musique, toute rudimentaite qu'elle soit Ce qui séduit, c'est le stimulant dont il excite notre imagination, qui rêve, nostalgi- quement, d'un orient lointain, féerique, prestigieux, dans la lumière douce ou vive, tiède ou brûlante des soleils généreux que nous igno- rerons peut-être toujours.

Cette nostalgie des clartés, M. Paulet la ressent-il, lui qui a dit dans Suzeraine, avec une émotion communicative, une belle page, la plus belle de l'œuvre sans doute, décrivant un marché grouillant de cou- leurs sous le ciel de San Paolo, ilôt perdu de l'Adriatique.' Je me plais à féliciter cet artiste de l'intelligence qu'il a apportée à mettre en belle lumière ce tableau. Quant à l'œuvre, elle est d'une honnêteté absolue et c'est son plus grand mérite. C'est presque un conte bleu. On y voit un prince charmant, dépossédé et exilé, inspirant à sa cousine un amour des plus louables, qui permet à la jeune fille de rendre au jeune htwiime l'héritage dont elle jouissait illégalement. Et comme à son tour il l'aime, ils partagent la souveraineté de l'île; ils se marient et vraisemblablement seront heureux. Ces quatre actes ne sont pas angoissants, ils sont gentils et méritent l'approbation des familles.

Monsieur Joujou est moins innocent et peut-être aussi moins inté- ressant. S'il s'agit d'une comédie de caractère, le personnage de l'irré- solu qu'annonce le titre est trop peu fouillé, s'il s'agit d'une comédie tout uniquement « rosse » elle manque d'esprit. Seule nous intéresse la femme sacrifiée, figure de la femme moderne qu'une profession libérale alïranchit des hommes, mais non de l'amour des hommes


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et de ses vilenies. Manque de profondeur et manque d'entrain, la pièce a paru grise et terne et on s'étonne qu'on ait pu la jouer cent cinquante fois à Paris.


Au Parc, le succès persistant de Kaaije a laissé à peine le temps à la Rivale de paraître. A vrai dire, M. Henry Kistemaeckers nous avait, avec r Instinct fait espérer mieux que cette anecdote assez quel- conque. Un artiste s'éprend d'une jeune fille et il en délaisse sa femme, la vraie compagne de sa vie, la véritable inspiratrice de son talent. On aurait aimé dans cette Rivale voir développer mieux qu'une simple et banale aventure d'adultère sans portée psychologique par- ticulière.

La qualité des personnages, les détails d'exposition du sujet fai- saient préjuger une accession à un de ces problèmes troublants oîi l'art et l'amour se heurtent avec des violences cruelles. Mais le déve- loppement à dévié ; l'artiste mis en scène nous est apparu fort peu sympathique, veule et lâche et en somme, médiocrement artiste.

Pourquoi alors avoir situé ce drame dans ce milieu spécial puisque, après tout, il ne devait être question que d'une fringale sensuelle assez vulgaire. Satisfaite, elle ne laissait à l'homme que le désir du lâchage malpropre et du retour vers la délaissée, mais il était trop tard. En vérité, cela n'est pas spécial aux « artistes » et des" êtres « neutres '^ eussent pu aussi bien figurer les fantoches de cette pièce. A citer le personnage sympathique de l'épouse (M™^ Archaimbaud, captivante) et celui de second plan du banquier cynique mais dont la volonté ardente sut forcer l'admiration si pas l'estime. (1^. Gorby y fut parfait.)

Et voici une pièce qui nous a plu énormément : Les Aines ennemies, de Paul-Hyacinthe Loyson, une pièce de Pensée. Est courageux l'auteur qui transporte sur la scène un conflit comme celui que crée la Religion au sein des familles. Le voici donc dans sa brutalité, dans l'acuité d'autant plus vive que les acteurs sont des êtres de haute intellectualité. Leur situation sociale, leurs ferventes convictions, leur imposent vis à vis de leur conscience des obligations impérieuses. Leur mentalité supérieure les autorise à des controverses profondes

«J'ai commis un crime contre ma conscience, dit le docteur Servan, le jour où j'ai consenti à suivre ma fiancée à l'autel ! » C'est un crime qu'il veut réparer : il lutte contre l'influence religieuse de sa femme et de sa belle-mère qui a fait de sa fille une croyante, une fanatique. Le drame se déroule avec toutes ses douloureuses péripéties.

Il s'agit de Bretons, aussi sincèrement convaincus l'un que l'autre; ils ne céderont ni l'un, ni l'autre. Et la vie de leur enfant sera la rançon de leur faute. Mais l'enfant mourra acquise à la Science et ce sera le triomphe de la Vérité ! La place nous manque malheureusement pour entrer dans les détails de cette action poignante. Elle est soutenue, puissante, tragique même.

Parmi tous les problèmes qui agitent la société moderne, il n'en est guère qui soit plus angoissant que le problème religieux. L'imposer


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au théâtre avec éclectisme, sans pouvoir être accusé de sectairisme, nc^ter l'évidence, qu'elle serve l'une ou l'autre opinion, et, sans conclure ouvertement, le dénoncer dans sa terrifiante brutalité et proclamer l'Amour supérieur devant la Religion qui vient trop tard, n'est-ce pas là un effort du mérite le plus louable et l'auteur qui le réalise n'a-t-il pas droit à notre respectueuse admiration ?

Remercions la Direction du Parc de nous avoir permis de constater la hautaine valeur de cette œuvre et les acteurs MM. Chautard, Laurent, Marot, M'""" Gladys-Maxence, Thomsen et leurs camarades de la vaillance qu'ils ont mise à l'interpréter.

LÉOPOLD ROSY.

Chronique musicale


Qui donc disait : Il n'y a plus d'enfants ? Positivement, il n'y en plus, sinon des enfants prodiges. Mozart, s'il venait au monde aujourd'hui, ne serait peut être plus l'extraordinaire phénomène qu'il a été au xviu» siècle. Ce mois de février fut particulièrement fécond en exhibi- tions de ce genre. Après le bambin chef d'orchestre qui triomphe dans un de nos music-halls, après Jascha-Braun, le jeune violoniste de 12 ans, qui dégoterait nos Thomson et nos Ysaye, voici venir un adolescent imberbe, qui interprète les concertos des grands maîtres, en y mettant la fougue extraordinaire et tout le brio d'un tempérament diabolique Etourdissant de technique et de mécanisme, se jouant des difficultés les plus ardues, donnant enfin tous les signes d'une pré- cocité.... alarmante, il se jeta éperdûment dans le concerto de Brahms, puis se contorsionnant gentiment à propos du Rondo-caprice de Saint Saëns, il terminait par deux œuvrettes pleines de charme et de style, nerveusement enlevées.

J'ai nommé Misha Elman, le jeune virtuose, qui obtint le plus grand succès au dernier concert populaire, et faisait la plus heureuse des diversions au milieu d'un programme symphoniquc copieux et même quelque peu indigeste.

Le programme comprenait, outre la belle symphonie en ut mineur de Saint Saëns, une des meilleures productions du maître français, œuvre logique, d'une belle facture et d'une donnée lyrico-dramatique peu banale et la « Huldigungsmarsch » de Wagner, un bloc sympho- nique d'allure pesante et bien germanique, un poème symphoniquc de Lunssens : « Roméo et Juliette » qui, a défaut de nouveauté, représentait un travail consciencieux et une laborieuse accumulation d'effets orchestraux devenus hélas bien classiques, depuis la grande phrase passionnée, grandiloquente et lyrique, jusqu'à la dissonnance soigneusement apprêtée... Jl nous est impossible d'ailleurs d'en dire aucun mal : ne serait-ce point renier tous les grands maîtres du xix« siècle ?


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Est-ce l'effet de la grande quinzaine théâtrale, ou simple coïn- cidence ?

Les concerts et les soirées d'artistes ont redoublé, et devant une telle abondance, on regrette de ne pouvoir accorder à ces séances toute l'attention et l'intérêt qu'elles méritent On nous pardonnera donc de ne pouvoir que citer le concert donné par Hélène Dinsart, une jeune pianiste d'avenir, avec le concours de son professeur Arthur Degreef, qui ne peut qu'être fier du talent accompli de son élève ; et le concert donné par M. Ferencz Hegedûs, un violoniste remarquable par la belle \ igueur de son archet et l'ampleur du son, mais correct jusqu'à la froideur. L'acoustique défavorable de la salle Patria ne permettait pas d'apprécier le talent probablement très distingué de sa partenaire, M"^® Lily Henkel, pianiste.

MM. Deru et Lauweryns ont repris leurs séances historiques de la sonate: succès très mérité pour les deux virtuoses dans leur pro- gramme de choix oîi brillaient les noms de Vivaldi, Bach et Mozart...

Egalement à signaler* la reprise des concerts Wilford, autrefois très goûtés. La deuxième séance nous permettait d'apprécier l'excellent pianiste qu'est M. Wilford, et le jeu très nuancé du violoniste Drubbel, qui se taillèrent un beau succès dans les sonates de Schumann, Sinding, et des pièces caractéristiques de Dvoralc et Glazounow. M^i® Antonia Guilleaume a récité avec beaucoup d'art les poèmes de « Lénore et de Bergliot » pour lesquels Liszt et Grieg, ont écrit des adaptations musicales si remarquables, ainsi que le poème de Lenau « A ma lyre », avec une adaptation musicale de A. Wilford, qui s'est révélé non seulement comme compositeur distingué, mais aussi comme accom- pagnateur intelligent et exquis.

Le cercle « Piano et Archets » dans sa deuxième séance de musique de chambre, consacrée à la Jeune école française, s'est réellement surpassé, et a fait preuve de qualités maîtresses d'interprétation et de style dans le quatuor op. 9. de Vincent d'Indy, encore intéressante et qui annonce déjà le merveilleux polyphoniste qu'est l'auteur de Fervaal; ensuite dans un quatuor de Chausson, d'une note ultra- moderniste échevelée. Moins complexe, mais avec autant d'art, plus naturel et plus musical, en un mot, est le quatuor en ut mineur de Fauré. Ceci relève bien de la musique de chambre et ne sort pas du cadre de l'intimité, n'affiche pas une esthétiqne débridée et « toutes voiles dehors » qui serait mieux à sa place au théâtre.

Une simple remarque; les compositions modernes ne gagneraient- elles point dans un programme, à être « opposées » aux numéros classiques? Toutes deux y gagneraient et seraient mieux mises en valeur l'une par l'autre par le contraste qui naîtrait de lui-même, en faisant ressortir les différentes esthétiques et techniques des deux écoles, tandis que deux heures consécutives de musique moderne, suffisent à ébranler les courages les mieux trempés et à exaspérer les nerfs les plus solides...

La troisième séance consacrée aux classiques allemands, présentait deux quatuors intéressants, de Mozart et Beethoven et le quintette de Schumann Celui-ci malheureusement ne pût être exécuté, le


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violoniste Dœhaerd ayant négligé de venir (le fait n'est pas sans précé- dent, nous dit-on), ce qui nous valut à sa place deux pièces de piano jouées à ravir, par Bosquet.

Bosquet, Chaumont, Van Hout et Jacobs ont fait merveille dans l'interprétation de ces différentes œuvres si complexes et ardues, et l'on sut admirer une fois de plus le jeu élégant et précis de Chaumont, le moelleux et le velouté parfait de l'alto de Van Hout, la belle sonorité que Jacobs tire de son violoncelle, choses qui eussent été perdues sans la précaution sage qui avait été prise de fermer le piano, pour atténuer le jeu un peu véhément du pianiste.

La musique instrumentale a littéralement tout envahi aujourd'hui, au grand détriment de l'art vocal, le seul en honneur autrefois et nos compositeurs n'ont que trop souvent la déplorable habitude de mal traiter la voix et surtout depuis Wagner (toujours lui !) de considérer dans l'ensemble symphonique, la voix d'un chanteur à l'égal d'une partie de basson ou de clarinette. Que devient aujourd'hui l'art du chant livré à de pareilles brutalités? Les voix sont cassées, meur- tries... « — Qu'importe disait déjà Rameau à qui un chanteur se plai- gnait de ne pouvoir exécuter sa partie, qu'importe, pourvu qu'on entende ma musique! »

Rameau a fait des disciples : l'orchestre finira par envahir la scène elle-même. L'art du « bel canto » se perd. Voilà pourquoi il nous est toujours agréable d'applaudir à ces chanteurs de race, à ces v^aillantes cantatrices qui font de la réaction sans le vouloir peut-être, et dont le talent suffit à lui seul, à charmer un auditoire pendant toute une soirée. Le lieder-abend donné l'autre soir par M'"« Andriani, est un de ces tours de force que peuvent seuls réaliser les artistes accomplis. D'une voix ample et bien posée, d'un accent chaud et généreux, que rehausse une diction soignée, douée par-dessus tout d'un tempérament très dramatique, M""" Andriani a tout ce qu'il faut pour tenir un auditoire en haleine pendant tout un concert. Elle a interprété avec un rare talent des lieder de Brahms, la chanson orientale de Glazou- now; l'expressive « Chimère » de H, Henge, et souligné par des intentions très justes, deux chansons de De Boeck, de Fabre et Delune. J'en passe et des meilleures. On ne lui a point ménagé les applaudissements et s'il est permis de formuler un vœu, ce serait celui de la réentendre dans un répertoire plus exclusivement théâtral et dramatique.

Les amateurs de musique auront été abreuvés à souhait pendant cette période, et l'on a plus guère le temps, même de s'ennuyer, Ysaye est forcé de jouer le même jour que le conservatoire (fait sans précédent), et si les matinées théâtrales ne suffisent pas, en voici d'autres: « les Matinées nouvelles» qui répondent à ce besoin de plus en plus grand des foules, déprouver la sensation d'art.

Ces matinées données dans la salle de la Comédie Mondaine, ont attiré d'emblée, un public choisi et élégant. Elles joignent l'utile à l'agréable, et l'amusement honnête au bon goût. Qui parle donc de la décadence de nos mœurs? Mais on peut parfaitement attirer le public avec un programme qui n'a rien de scandaleux. Alors?... Ce mois-ci,


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M. Closson, le distingué conservateur-adjoint au musée du Conser- vatoire, a dans une langue claire et châtiée, évoqué les fastes musicaux de la Belgique, et soutenu la thèse qu'il y avait des musiciens belges des plus dignes d'admiration. A l'appui de cette conférence, on a fait entendre des œuvres de Franck, Huberty, Rasse, Jongen, De Boeck, qui, interprêtées par des artistes de talent, ont été l'objet d'une mani- festation sympathique.

Récemment M^^® Biermé nous parlait de la musique russe, et Rosa Piers, la cantatrice bien connue, interpréta des œuvres de cette remarquable école.... N'avais je pas raison de dire que les « Matinées nouvelles » répondent à un besoin nouveau, à cette soif d'émotions artistiques jointe à la connaissance utile de l'histoire et de l'esthétique ?

Je termine en signalant les deux excellents concerts donnés par Félicien Durant. Weber et Mendelsohn, ont fait les frais du premier, avec deux des remarquables ouvertures du premier, et la belle « Sym- phonie de la Réformation » du second, en plus, le célèbre concerto de violon, joué admirablement par le violoniste Crickboom.

Le cinquième concert historique consacré à Schubert et à Schumann . nous donnait à entendre la symphonie en ut majeur de Schubert, longue et monotone, avec la symphonie en si bémol de Schu- mann, si intéressante par sa facture, sa grâce et son émotion toute printanière. Des lieder finement détaillés par Gabrielle Wybauw. complétaient ce programme très judicieusement élaboré. •

V. Hallut.

Fort bien réussi, jeudi 6 février, le Lieber-abend donné à la salle Patria, par M^i® Frieda Lautman. Bonne voix mezzo grave, diction soignée, interprétation intelligente, bref un ensemble de qualités qui ont permis au public d'écouter M^^® Lautman pendant plus d'une heure, sans fatigue et sans déplaisir.

Au piano, le pianiste M. Georges Lauweryns, accompagnateur de tout repos ou plutôt véritable collaborateur des chanteurs et canta- trices. J. D.

ÛÂ

LES EXPOSITIONS

Pour l*Art

Comme de coutume, l'exposition du cercle « Pour l'Art » s'est ouverte cette année au milieu d'une invraisemblable cohue. C'est qu'elle réunit les noms de quelques-uns de nos artistes les plus aimés et les plus admirés et qu'elle justifie pleinement sa fière devise.

La grande peinture décorative y fut toujours en honneur, mais cette fois elle semble particulièrement triompher. Aussi regrettous-nous davantage encore l'abstention partielle de Fabry qui n'expose qu'une toile : Itnpression d'Italie. Nous y retrouvons certes toutes les qualités


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du style, de pensée et de noble beauté de cet admirable artiste, mais elle ne peut nous faire oublier pourtant les grands panneaux déco- ratifs auxquels il nous avait habitués.

Van Holder, il est vrai, a tenté, sans grand bonheur, de combler cette lacune. Il est plus heureux, en revanche, dans son impression si délicatement intime, la Vieille Demeure.

De Ciamberlani, un superbe carton, fragment de décoration d'une conception très haute, d'une harmonie très belle et très pure. Son Sommeil et son Eté nous sont garants que la réalisation tiendra toutes les promesses du projet.

Un nouveau venu, Langaskens, dont l'exposition fut très remarquée au dernier Triennal, montre une interminable série de toiles : études informes, projets informulés, tableaux d'un symbolisme obscur et laborieux. Ce n'est pas toujours très beau et je ne m'étais jamais douté, par exemple, que la musique profane pût être une chose si désagréable.

Quel dommage qu'une certaine vulgarité dépare les œuvres de J. Dierickx, dont la Douleiir surtout est d'un sentiment très profond et très poignant.

Jamais Am. Lynen n'eut plus d'humour, plus de verve et plus de bonne humeur. Par la vérité de l'observation, la finesse de la satire, la drôlerie des détails, parla documentation minutieuse des décors de chaque scène et surtout par l'exquise atmosphère de légende, les seize dessins qu'il expose sont autant de petits chefs-d'œuvre.

L'exposition de F. Baes me fut une grand joie. Malgré le talent probe et consciencieux de cet artiste, le don d'émotion et de sym- pathie semblait lui avoir été refusé. Mais, cette fois, toutes les préven- tions tombent devant des œuvres aussi intenses et aussi complètes que sa Fileiise et sa Couture.

De Fichcfet, quelques toiles d'une très jolie et très charmante intimité; de Vierin, un Canal mélancolique et un Soleil du Soir ; de Viandier; une délicieuse Matinée de Septembre; de Opsomer, de pitto- resques coins de villes flamandes.

Le Lever du jour et les Premiers rayons de Hamesse sont d'une délicatesse et d'une fluidité exquises.

Enfin des paysages de calme et de sérénité de De HasjHî : les .. /#«; ...^ et le Chemin de lion Secours, et de claires et vivantes impressions des dunes par Dardenne.


La sculpture est un des plus sûrs éléments du succès de Pour tArt.

On n'a pas oublié l'admirable exposition que Victor Rousseau avait réunie l'an dernier et qui fut la définitive et prestigieuse consécration de ce maître harmonieux et subtil. Car c'est d'un rare et merveilleux exemple que le spectacle de ce talent s'élargissant toujours davantage et devenant, d'année en année, plus intense, plus profond et plus humain. Jamais il n'exprima plus de grâce exquise et de charme ingénu que dans sa Tète d'enfant, jamais plus de beauté fière et de vie frémissante que dans son Btiste de J/'"« /. V. d E,


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Le Satyre nerveux et noueux de Boncquet est d'une belle inspira- tion païenne.

Enfin je citerai les somptueux émaux de Wolfers et les bijoux de Sneyers, d'un goût délicat et sûr.

Maurice Drapier.


Au Cercle Artistique


SMEERS — JAMAR - PINOT — GAUCHIE


Les deux dernières expositions qu'abritèrent les coquettes salles du Cercle Artistique, pourraient bien compter parmi les plus intéres- santes de la saison.

J'ai dit, lors du dernier Sillon, toute mon admiration pour Smeers, J'ai éprouvé une grande volupté à trouver réunies ses dernières œuvres. Jamais ne m'étaient mieux apparues toutes les belles qualités de cet artiste, mais jamais, en même temps, je n'avais compris plus nettement combien cet art est limité. Smeers veut être impression- niste et n'est qu'impressionniste. Servi par un sens merveilleux de la couleur et une virtuosité rare qui lui permet de passer des gris les plus délicatement nuancés aux rouges les plus éblouissants, il est arrivé dans cette voie presque aussi loin qu'il est possible d'aller. Mais s'il excelle à surprendre un geste, à noter une tache, à faire jouer du soleil parmi des harmonies de couleur, cet art paraît impuissant à exprimer le mouvement et la palpitation de la vie, quelque chose qui nous retienne et retentisse en nous. Aussi ces œuvres, malgré la joie qu'elles provoquent, et parce qu'elles ne cherchent que la carresse de l'œil, sont-elles condamnées à un rapide oubli. Mais je m'alarme à tort : Smeers est trop artiste et trop avisé pour ne pas sentir bientôt que son beau talent nous doit des œuvres plus complètes et plus hautes.

C'est pour avoir compris que la peinture comporte autre chose que de simples exercices de virtuosité, que Pinot est en voie de devenir un de nos peintres les plus intéressants.

Parmi les nombreuses œuvres qu'il a rassemblées et qui toutes témoignent de ses qualités de coloriste et de l'admirable diversité de son art, il en est quelques-unes, telles sa Bouilloire d'argent, sa Jeune fille en bleu et son Collier rouge, pour ne citer que celles-là, qui le classent dès maintenant parmi les artistes dont nous pouvons attendre le plus.

L'éclatante exposition de Smeers a nui quelque peu, et injuste- ment, à la peinture honnête et sobre de Jamar : à côté de portraits élégants de dames « chic », il montrait une Vie des humbles et un


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Benedicite d'une belle émotion, et un Soleil d'avril à'wn sentiment très fin.

Je signalerai, en terminant, les ingénieux projets de décoration de Cauchie.

Maurice Drapier.


L'Exposition d'Art Anversois


On vient d'achever à Anvers — au cœur de la ville, au moins, — la construction d'une salle de fêtes, qui est vaste et que l'on dit admirable. L'inauguration devait s'en faire — c'est entendu et de tradition — par une action d'éclat. Et l'on en fit une, s'il en fût. Au son des fanfares on rassembla tout ce que la ville était capable de produire sous le nom de peinture et de sculpture, aquarelle et pastel, confiture, caramel etc.. etc.. et l'on fit des cimaises pour étaler glorieusement ce bizarre conglomérat. Voici cependant de quoi on ne se soucierait guère, si de ce flot de médiocrité n'émergeaient quelques artistes de talent, au nom desquels on proteste ; car il est à noter, ce fait étrange, d'une ville qui a tellement à cœur de faire croire son art essentiellement rétrograde et désagréable, lorsqu'il ne lui manque pas d'hommes de mérite à qui l'étranger porte une estime très sincère.

S'il faut préciser, je dirai donc, pour ceux qui n'ont pas vu cette exposition, car les autres se garderont bien de dire n'importe quoi la concernant, que tout ce que l'on croyait mort, sous les coups puissants de ceux qui lui rendirent son prestige à l'art de notre race ressuscite, malgré les Leys et Boulenger, les Stevcns et de Braekeleer et les deux générations qui suivirent, la vile peinture pusillanime, vierge du moindre soupçon d'enthousiasme, vierge de coloris, vide de sentiment s'offre là du creux de ses lourds cadres d'or à l'admiration des foules péniblement bourgeoises.

Faut-il donc que dans cette ville de nombreux artistes aient tra- vaillé des années à se défaire des traditions obséquieuses, qu'ils aient courageusement poursuivi leurs voies et réalisé des œuvres de valeur, pour que, de telle sorte, on les brise en les méprisant? Car c'est les mépriser que leur imposer la société de pareille négation artistique.

Disons nous encore que l'aménagement de la salle est adéquat à la pensée de l'œuvre, que les tentures pesantes rappellent le luxe de bon aloi des installations foraines, que les vélums en ciels de lits froissent par un rappel déplacé de l'alcôve et que les mi-parties rouges et vertes sont autant en désaccord comme teintes que les artistes d'Anvers sur la réussite de leur salon.

S'il a été question de quelques toiles de valeur, faut-il citer les noms de leurs auteurs. Nous le croyons superflu, car ils sont gens sensés et ne voudront pas que, les mentionnant, tous ceux qui, par soustraction, feraient le reste du catalogue soient condamnés en bloc ; ils admettront


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que parmi ceux-ci il faudrait bien conserver des, degrés dans l'appré dation, mais comme ce travail serait fastidieux, qu'il nous soit permis de nous en tenir là et d'espérer que bientôt Anvers pourra donner à ce petit cauchemar une généreuse compensation.

M. Maïndon

Nos Samedis


C'est mieux qu'un conférencier, c'est un dramaturge triomphant, un dramaturge belge! que nous entendîmes à ce Samedi du Thyrse, avant moi vous avez nommé M. Paul Spaak. Inutile de vous silhouetter l'allure grave, enténébrée de l'heureux père de Kaatje, elle doit vous être, aujourd'hui, connue. C'est d'ailleurs sous un autre aspect que nous entrevîmes son intéressante personnalité, c'est l'avocat, c'est le professeur qui réunirent leurs dons de clarté et de méthode, pour nous parler de Jean Lemaire de Belges.

En artiste, épris de contrastes, M. Spaak décida, sans doute, d'ex- humer chez des « Jeunes » cette gloire momifiée. Quel est donc cet aïeul, demandez-vous?,.. Vous l'ignorez.? ce fut, pourtant, un des nôtres ce Jean Lemaire, de Bavay, que sa fantaisie traduisit de belges. Prosateur autant que poète, ce contemporain de Clément Marot eut assez de célébrité, pendant sa vie et après sa mort, pour inspirer son disciple de Ronsard. Il naquit vers 1473, à l'aurore de la Renaissance, aussi son œuvre possède-t-elle les germes de cette poésie nouvelle, qui chassera l'ennuyeuse et pédante virtuosité des grands rhétoriqueurs de la fin du xvo siècle.

Le naturalisme, le réalisme, l'amour de la vie éclosent chez lui, comme une floraison atavique. Tous nos artistes n'eurent-ils pas ce tempérament? Jean Lemaire de belges fit ses études à l'université de Paris, considéré très jeune comme un érudit, il fut nommé clerc des finances de Pierre IL A la suite de son souverain, il partit pour Lyon, qui était à ce moment le siège de la Cour de France et le foyer de l'art nouveau. On. le conçoit, aisément, si l'on réfléchit que la littérature de la Renaissance fut aidée par la pensée italienne, en ce commence- ment du xvi« siècle.

La mort de Pierre II et de Louis de Luxembourg lui inspirèrent ses premières œuvres. Vers 1504 il prit service chez Marguerite d'Au- triche, ce qui lui permit, pour la première fois, de visiter l'Italie Le veuvage prématuré de celle-ci la rappela en Allemagne; c'est ce départ que Jean Lemaire de Belges pleura dans les deux épitres de L'Amanl Vert. Bien à tort ses contemporains crurent qu'il dérobait sous la fiction de ce personnage son amour pour sa souveraine. L'Amatit Vert c'était... un perroquet très indiscret, si l'on en juge par ses discours.

Après un séjour à Venise et à Rome, où il fut envoyé en mission. Jean Lemaire de Belges revint à Malines, au service de cette même


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Marguerite d'Autriche, dont la Cour devin t le centre de l'intellectualité. C'est alors qu'il composa Les Chansons de Namur et U Illustration des Gaules et la singularité de Troie. Ce curieux ouvrage, qui prétend que les Français sont fils des Troyens, est remarquable par un style introducteur de mots nouveaux et sonores Ame errante, Jean Lemaire des Belges quitta sa souveraine pour se diriger vers la Cour de France où il entra au service de Louis XII. Sous cette nouvelle impulsion il créa La Légende des Vénitiens, le Traité de la dijfférence des schismes et les Contes de Cupidon et d'Atropos.

Jean Lemaire des Belges fut le précurseur de Clément Marot, par l'aisance simple et familière de son art. On se convaincra de cette facilité d'écriture en lisant certains poèmes, tels que ; La Concorde des deux langues, Parallèle entre la langue italienne et française, La descrip- tion du Temple de Vénus, Le Chemin du Temple de Minerve, qui chan- tent le « Carpe diem d'Horace », Son plus beau morceau. « Le Juge- ment de Paris », exalte la beauté nue, non pas avec la chasteté de Botticelli son contemporain, mais avec l'exubérance rubénienne de sa nature flamande.

On croit que Jean Lemaire de Belges mourut vers 1525.

C'est avec une science et une habileté pailletées d'humour, que M. Spaak dirigea cette incursion au pays du passé.

HÉLKNA Clément.

Petite ehponique


En furetant. — Nous avons reçu le 12 février, la lettre suivante :

« Monsieur. On m'a désigné le numéro de février où le Thyrse^ juxtaxposant deux textes, donne à entendre que j'aurais pillé la prose d'un Monsieur Maes. Veuillez insérer ceci : Le texte de votre Mon- sieur Maes est emprunté au mien, sauf une expression douteuse; votre Monsieur Maes a mal transposé, mal copié. Cherchez l'incorrection : vraisemblablement, vous ne trouverez, ni lui, ni vous, même en a-isociant vos compétences. Mon texte — le bon — est de 1903; l'autie, celui de 1904, je n'en ai cure; le plagiaire rend hommage, sans le savoir, à celui qu'il détrousse. Gardez votre grand homme. Monsieur. Ceci sous réserve de tous mes droits ultérieurs; leiiroit de réjwnse n'implique pas le devoir de réponse; vous vous en apercevrez, s'il me plaît. Sentiments distinguê*i Fraii/. M ahiittk ï>

Nous avons répondu :

< Monsieur Franz Mahulu . Li msyyi iv.u.^ n^vu.^c i.» •«.«.cplion Je votre lettre rectificative et est heureux de pouvoir mettre les choses au ix)int II regrette, cependant, avoir été induit en erreur par les fascicules 1903 et 1904 de l'Almanach des Etudiants (iantois, docu- ments dont il s'était servi. Votre honorabilité, votre intégrité suffisent à le convaincre. Vos ternies impératifs, mais peut-être justifiés par sa


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demi-insinuation, sont superflus. La Revue se réjouit de vous avoir fourni l'occasion de châtier votre plagiaire et vous présente ses salu- tations et ses regrets. Dont acte. M, Gauchez. » Et la missiv^e suivante de notre confrère est venuclore l'incident : « A Monsieur Maurice Gauchez. Je prends acte, Monsieur et cher confrère, des regrets exprimés par le Thyrse et votre loyale déclaration me satisfait pleinement. Croyez, je vous prie, à mes sentiments très distingués. Franz Mahutte. »


Au cours du Salon jubilaire, la Libre Esthétique organisera une série d'auditions de musique nouvelle dont les principaux interprètes seront M^^«* Blanche Selva et Marguerite Rollet, le Quatuor piano et archets (MM. Bosquet, Chaumont, Van Hout et Jacobs), le Quatuor Zimmer (MM. Zimmer, Rycken, Baroen et Doehaerd), M. Georges Pitsch, etc.

Un festival Vincent d'indy, avec le concours du maître, et un récital de piano par M"« Blanche Selva sont dès à présent fixés aux lundi i6 et mardi 17 mars, à 2 h. 1/2.

Le Salon sera ouvert dimanche prochain, i^^^ mars, à 10 heures du matin.

Vernissage réservé aux membres protecteurs de la Libre Esthétique, aux artistes et à la Presse, samedi à 2 heures.


Nos Samedis, — (Ancien Hôtel de- Ville, Parvis Saint-Gilles). Le 14 mars, à 8 1/2 heures, conférence de M. Georges Ramaekers : L'Art Architectural.

Le 28 mars, conférence de M. Paul Cornez ; Eugène Demolder.


Les artistes ont répondu avec le plus grand empressement h l'invitation que leur a adressée la direction de la Libre Esthétique. Le Salon jubilaire réunira donc la plupart des peintres que le cycle d'expo- sitions des XX et de la Libre Esthétique a mis en lumière, et notamment, pour la Belgique, M"o A. Boch, MM. G. Buysse, F. Charlet, E Claus, G. Combaz, W. Degouve de Nuncques, H. de Groux, A. Delaunois, J. Ensor, A.-W. Finch, L. Frédéric, A -J. Heymans, M. Huys,

F. KhnopfF, E, Laermans, G. Lemmen, Ch. Mertens, M. Mellery,

G. Morren, A. Oleffe, R. Ricard, W. Schlobach. L. Thévenet, J Van den Eeckhoudt, T Van Rysselberghe, G. Van Strydonck, R. Wytsman.

A ce groupe, que compléteront quelques sculpteurs au nombre des- quels MM. G. Charlier, Paul Dubois, V. Rousseau, etc., sera adjoint un choix de peintres et de sculpteurs étrangers dont nous feront con naître incessamment la liste. L'ensemble, qui paraît devoir offrir un exceptionnel intérêt, résumera dans ses expressions caractéristiques l'évolution esthétique accomplie depuis vingt-cinq ans.


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D'une lettre qu'Emile Verhaeren adresse à Maurice (jauchez, nous retenons ces lignes : « Oui, j'ai aimé Kato à la manière flamande et toute ma prime jeunesse fut remplie de passion charnelle et rouge. Au reste, aurais-je pu écrire les Flamandes si je n'eusse aimé la Chair, vio- lemment. Kato était une simple paysanne mais combien elle vu rappelait tous les Rubens. Je ne pmivais entrer dans un musée belge sans la voir devant moi, â fleur de chaque toile. L'art des vieu.v Maîtres et Kato fai- saient un. La vie et la beauté se confondaient dans l'image que je me faisais d'elle. Si je n'étais tombé malade, je Crusse chantée jusqu'au moment des Heures Claires.


Le 12 avril prochain Emile Verhaeren dira des poèmes de son œuvre à une matinée consacrée à la gloire de Charles Van Lerberghe. Notre verhaerien Gauchez y esquissera les profils de ces deux physio- nomies et Eva Francis y dira des poèmes du pauvre mort, de Grégoire Le Roy, de Verhaeren, de Paul Cornez, de Léopold Rosy et de Maurice Gauchez.

Nous indiquerons dans notre numéro d'avril le local de cette inté- ressante réunion.


Le Monument Max Waller. — Sguscriptions : MM. Auguste Beernaert, loo francs; Ernest Descailles, lo francs; Louis Huysmans, 20 francs ; Emile De Mot, 50 francs.

Montant à ce jour de la souscription : 4,139 fr. 08.

Nous insistons à 7iouveau vivement auprès des porteurs de listes de sous- criptions qui ne les ont pas encore adressées au Comité et les prions de les trafismettre sans retard au Secrétaire du Comité, M. Léopold Rosy, i^o, rue de Bru.xelles, Uccle.


Potin. — On dit que la reproduction des modèles du Musée du Cinquantenaire est confiée à un seul mouleur, et que ce monopole exclusif n'est pas sans être très lucratif. O.i dit aussi que le public — acquéreur des reproductions — les paie beaucoup plus cher aux Musées de l'Etat que dans les magasins de la ville. Comme l'Etat ne trafique pas dans l'occurrence, on dit que c'est le mouleur seul qui bénéficie de l'exagération des prix. Mais que ne dit on pas ?


Les communiqués mondains annonccnl, u grand renfort de réclame, les tournées d'un barde bretm et de Madanu. Pourquoi pas « Le Barde breton et la femme à barde »?



M* Charles QroUeaU

Un grand poète pour nos petits-enfants ; car pour ce jourd'hui, on ne le connaît pas.

Quelques curieux savent qu'il a traduit John Fiske, William Blake, Robert Douglas, Fitz-Gerald, Oscar Wilde..., et que ses traductions sont bonnes, mais c'est tout; et l'on ignore ce poète, sans doute parce qu'il écrit peu et ne cherche pas les suffrages de la critique. Mais c'est plutôt aux critiques de chercher les bons auteurs, qu'aux auteurs de chercher les critiques (D'ailleurs, est-il un très grand nombre de critiques qui sachent distinguer entre un vers de neuf et un vers de huit pieds?) Toujours est-il que M. Grolleau n'est guère connu.

M. Charles Grolleau est né à Paris le 28 juin 1867. Elevé dans un petit séminaire, il y mena une vie renfermée, lisant les tragédies de Racine sans bien les comprendre, pour le ron-ron du vers, et ne laissant pas voir le plaisir qu'il en tirait. La musique lui donnait dès ce moment de fortes sensations. Un jour il découvrit, déchirées feuille à feuille et jetées d2Lns un coin les Paroles d'un Croyant de Lamennais : cela le ravit, et resta jusques à sa sortie du séminaire son livre de chevet.

La vie qu'il mena ensuite fut dure et traversée de beau- coup d'ennuis physiques et matériels. Cela n'a aucune importance pour le public, à qui il doit suffire de savoir que M. Grolleau est un poète.

M. Grolleau a publié en 1904 un volume de très beaux vers sous le titre de Reliçuiœ, qu'il explique lui-même en ces termes :

Reliques... des restes...

Restes d'un songe où l'on se crut chanteur et que vivraient les chants balbutiés.

Restes d'amour, un songe encore...

Lk Thyrse — i" avril 1908. 25


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Si Véritablement ces vers doivent être et le chant d'aubë et la plainte du cygne, qu'un regret nous soit permis, et que, semblables au voyageur quittant la ville, nous con- servions en nos mémoires le souvenir de son œuvre avec celui des tombeaux blancs où dorment, inviolées, les vierges mortes en la splendeur de leurs beaux jours.

M. Charles Grolleau mérite que l'on retienne son nom par de très hautes et rares qualités: perfection de la forme, profondeur et noblesse de la pensée, c'est un artiste, un homme qui souffre et réfléchit, un poète.

Par leur sonorité, leur texture, et aussi par leur solidité, certains de ses vers rappellent Baudelaire :

Les astres, ornements de la nuit qui s'achève, Au fond du ciel tranquille agonisent encor...


Triste de voir l'amour dont saignèrent nos âmes S'évader de nos doigts comme un sylphe blessé, Encore, avant l'adieu, tu me tins enlacé...


Rêvez-vous pas d'un pays bleu, Un pays qu'un soleil de teu Terriblement brûle et caresse, Un pays vaste et parfumé Où le cœur las d'avoir aimé S'enivre d'air et de paresse?...

Avez- vous essayé de relire Baudelaire après avoir feuilleté quelque écrit du débutant? L'épreuve est toujours décisive. Et c'est un grand honneur pour M. Grolleau, que l'on puisse le placer sans crainte ni dédain à côté d'un artiste si parfait. Et que l'on ne vienne pas m'assommer avec cette originalité, privilège des sots et des gens sans culture : je trouve ici un poète ; ce m'est assez.

Et, comme il était naturel, la composition des poèmes vaut la structure des vers, dans ce volume. Il y a des pièces que j'estime tout à fait hors pair. Dans un si court recueil,


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ce sont comme des fleurs pressées entre lesquelles il est difficile de choisir. En ce temps de faiblesse et de pauvreté, que dire d'un poème tel que celui-ci :

SUR LA MORT DE GÉRARD DE NERVAL

Un soir que son logis s'emplissait de ténèbres, Las de la terre hostile et de l'homme méchant, Gérard quitta, pour fuir vers le soleil couchant, Ses livres familiers pleins de phrases funèbres.

Avec le soleil mort s'éteignait sa vigueur. C'était le dernier soir et la suprême épreuve ; La nuit tombait du ciel comme un voile de veuve Et la foule en criant, rudoyait sa douleur.

Alors, il regarda si l'Esprit de Voyage, A l'horizon terni, lui faisait signe encor; L'ombre seule y veillait, tandis qu'un astre d'or Dans la Seine grisâtre, endormait son visage...

Mais pour griser son mal un instant consolé, De ses magiques doigts, sur le décor nocturne, Le Rêve fit surgir à son œil taciturne Des îlots de parfums sous un ciel étoile.

Voici la terre heureuse où vécut la Déesse

Fille de l'Océan et mère de l'Amour,

Et, comme un blanc bouquet sous les feux d'un beau jour,

Tout le groupe adoré des îles de la Grèce.

Malgré la brume épaisse et le vent de l'hiver. Le songeur enivré revoit son Italie. Et, joyeuse, étalant sa chantante folie, Naples qui rit au bruit des rires delà mer.

Mais l'ombre de nouveau ressaisit son empire Et, de ces songes morts qu'il voulut évoquer. Un seul lui demeura, lui disant d'embarquer Pour ce ciel dont la nuit lui cachait le sourire.

Ah! plus rien ne vivait!... Et le morne dégoût Le guida pas à pas vers l'affreuse ruelle Où, rêvant aux beautés que l'inconnu recèle. Il accrocha sa corde aux barreaux d'un égoût.


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bans le silence noir s'éteint son dernier râle, Aucune âme ne lève un pan de son rideau... Sur le pavé boueux sautille un vieux corbeau, Une lanterne au loin tremblotte, sépulcrale;

D'un bouge; dont le vice avait usé le seuil, Sortaient d'impurs refrains raillant son agonie. Mais déjà, préludant à son Epiphanie, Des séraphins pleuraient sur ses cheveux en deuil;

Et, déliant son âme avec des mains de mère Des anges blancs, venus des cieux spirituels, Lui montrèrent, du doigt ouvrant ses yeux réels, Prêtes pour son départ, les croupes des Chimères.

Le souffle le plus pur, un art raffiné et précis jusqu'en ses moindres notations, cette ampleur du sentiment qui fait la grande poésie, je trouve tout ici, et je m'étonne seulement du silence delà critique et que nous connais- sions si mal notre littérature. M. Grolleau s'élève encore en de plus hautes régions lorsqu'il ajoute l'infini de la pensée à l'intensité du sentiment, témoin de ce poème où je vois une philosophie :

LE DERNIER MOT

Sous le ciel allumé de tremblantes lumières,

Le doux Nazaréen, le Christ aux cheveux roux,

Clame: « O morts ! Voici l'heure! Eveillez-vous, mes frères!

« Je viens vous dévoiler l'Enigme; éveil lez- vous! »

Alors, de tous les coins de la terre endormie. Des millions d'humains se dressent pour le voir. Drapé dans son linceul et la face blémic, Les yeux fixes, remplis d'un affreux désespoir.

Plus triste que la nuit, sur le Mont des Olives, Où son corps répandit une sueur de sang, Plus triste qu'au Calvaire, où des femmes plaintives. Environnaient sa croix d'un cercle gémissant,


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Il leur dit : « Mes enfants, pauvres agneaux sans maître, « Je vous avais menti, vous êtes orphelins ! « Hélas ! en vous couchant dans la tombe, peut-être < Vous avez cru baiser le front des Séraphins.

« Je viens de l'infini de l'espace et du nombre « Oîi meurt le dernier bruit du monde illimité, « Et c'est pour ajouter une page très sombre « A mon livre d'amour par le rêve enfanté.

« O Morts ! N'attendez plus la trompette de l'Ange ! « Dieu n'est pas. Le ciel vide est un obscur chaos ; « Des siècles j'ai cherché dans mon voyage étrange, « J'ai crié dans la nuit, sans éveiller d'échos.

« Car il n'existe pas, ce paradis de l'âme,

« Ce printemps éternel que vous aviez rêvé...

« Loin de ces noirs soleils où ne vit plus que la flamme,

« J'ai cherché votre père et ne l'ai pas trouvé ! »

Mais les morts, relevant leurs visages livides Vers ce fantôme cher venu de l'Infini, Des pleurs d'amour tombant de leurs orbites vides. Lui crièrent: « Jésus ! doux maître ! sois béni! »

Tous coururent vers lui comme une troupe en fête, Et Madeleine, ayant reconnu son Sauveur, Appuya sur ses pieds sa bouche de squelette, Et le crâne de Jean s'inclina sur son cœur.

« Sois béni, sois béni ! lui chantèrent les Vierges, « Pour ce songe d'amour que tu nous a donné ; « Nous avons vu ton ciel, à la lueur des cierges, « S'ouvrir sur ton beau front de ronces couronné

« Ton nom pour tes martyrs fut l'ineftable baume « Sous la griffe d'airain des lions chevelus. « Nous avons possédé ton céleste royaume ; « Le rire de la Mort ne nous atteindra plus, »

Et tous à l'unisson, le docteur et le prêtre, Le pécheur et le saint, les pauvres et les rois, Lui crièrent : « Merci ! Jésus ! O divin Maître! » Tandis qu'il leur ouvrait encor ses bras en croix.


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< Qu'importe maintenant la nuit que tu révèles,

< Et ses astres errant dans un morne désert !

« La terre, sous tes pas, connut des fleurs nouvelles, « Ton verbe a rajeuni ce stérile univers.

< Le ciel vide est hanté de tes saintes chimères,

< Ta croix console encor les hommes à genoux. « Sois béni ! Sois béni ! Berce ces éphémères !

« Les faibles et les forts, les sages et les fous.

« Et si quelque vieux monde écrasé de ténèbres, « Lk-bas, court vers la mort et se lamente en vain, « Arrache de ton front ce voile aux plis funèbres, « O Christ I et porte lui son mensonge divin ».

Il y a quelque trahison à citer un poète tel que celui-ci : l'on peut croire que l'on a choisi ce qui ne représente qu'un heureux hasard parmi de très nombreuses banalités. Ici le contraire est plus vrai: qui s'est un jour haussé jusques aux astres ne peut descendre trop bas. Et de fait, je ne saurais dire qui vaut le mieux de certains sonnets où une elliptique et volontaire concision ajoute à l'énergie de la pensée, ou de ces grands poèmes que j'ai transcrits et dans lesquels le verbe se donne un cours plus libre.

D'ailleurs, le volume de M. Grolleau, encore qu'il semble au premier abord un simple recueil de morceaux sans lien, suit une courbe harmonieuse et logique, et nous touche par l'incessante vibration et l'intensité du sentiment et de la pensée : de l'amour à la douleur, de la douleur à la séré- nité, à l'équilibre conscient, à l'intelligence du mal et des imaginations par quoi les hommes s'efforcent à tromper leur misère, c'est la plainte et le secret dédain de quelqu'un qui ne se contente pas avec le masque et la vaine appa- rence. Là où d'autres passent il s'arrête, et sur sa face se retrouvent les plis de la douleur.

Belle et triste destinée, que celle des grands cœurs. Et tout homme qui pense, il faut aussi qu'il pleure.

M. Grolleau a eu ce farouche bonheur, de naître avec un


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cœur fort élevé. Aussi, qu'il dise les douleurs de l'amour, l'abandon qu'il a fait de toute gloire, qu'il parle de la mort de Gérard de Nerval ou qu'il nous dévoile l'éternelle valeur de la pensée chrétienne, toujours un accent soutenu, le son tragique nous avertissent que nous avons, ici un peu plus qu'un chanteur: un homme, un malheureux.

Tr.op souvent je me complus à offenser d'un dédain puéril ceux qui ne savaient rire comme moi : une méchante philosophie rétrécissait mes domaines. Je viens à un point de détachement où je souhaite tout comprendre. Je trouve ici un homme qui, certes, souffre parce que telles idées un peu vieilles l'empêchent de vouloir combattre sa dou- leur. Que m'importe le pourquoi : si ces chants me touchent, je me soumets, et je pleure avec lui.

Louis Thomas.

Deux Poèmes

I

Auprès de la Fontaine.

Fille jolie assise an bord de la fontaine^ Le menton appuyé dans le creux de ta main, Dis-moi, ce jour d'azur, tant que l'ombre est lointaine , Tous tes regrets d'hier et secrets de demain.

Je te ferai cadeau de lilas et de roses Et te mettrai, mêlant ton rire à mon baiser, Pendeloques de fleurs à tes oreilles roses. Ne faut-il pas en mai s aimer et s'aynuserf

Vois V herbe des vergers se joncher de corolles Sous les coups d'aile drus des oiseaux en amour. Comprends-tu dans ton cœur le doux sens des paroles Que la nuit du i)rintemps répète après le jour f


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Ce soir les rossignols vont se plaindre à la lune; Tous les nias sont lourds d'un sourd bourdonnement. Sous ta gtùmpe de lin je sens ta gorge brune Se gonfler du désir des lèvres de l'amant.

Allons donc en chantant tur lurette et lanlaire^ Fille jolie, atifond du bois que je connais ; Une fleur bleue y croît, et le soleil l'éclairé A travers l'or épars et mouvant des genêts.

Mais voici que pleurant d'une peine secrète, Tu me caches tes yeux qui rirent trop souvent. Je ne suis qu'un passant qui te conte fleurette. Serments d'amour f Autant en emporte le vent!

Ainsi m* aS'tu parlé f fille de la fontaine ^ Et j'ai senti soudain mon désir s apaiser ; Car je vais sans souci vers la ville lointaine Oii j'aurai bientôt fait d'oublier ton baiser.

J'ouvrirai donc les bras. Echappe à mon étreintey Et dis toi que les gens sont fous pour la plupart. Mais puisque tnaintenant tu peux me voir sans crainte, Exauce ma prière et bénis mon départ.

Puise un peu de cette eau rare et froide qui mouilUy Après les prés herbeux, les jardins de jasmins ^ Et permets seulement, vois, que je m'agenouille Four boire dans le creux rose et blanc de tes mains.

II

La bonne Mort.

Lorsque la Mort, assise au chevet de mon lit, Posera sur mes yeux ses lèvres invisibles. Amis, ne cherchez pas d'oraisons dans les bibles; Accueillez le mystère et soyez doux desprit.


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Je pîiis mourir sans peur, ayant vécu sans haine, Mais silence^ silence autour de mon sornfneilf Votes ouvrirez plus tard, au déclin du soleil. Les portes du logis à la rumeur humaine.

Vous 7ne tendrez vos mains vivantes sans géfuir ; Je ne veux pas motirir sans des fuains dans les miennes. Je rêve un soir d^aictofune oit des chansons anciennes Préluderaient tout bas à l heure de dormir.

Quand vous 7ne fer^nerez les yetcx au jour du monde, Je voudrais qu'en la rue oic de l'herbe verdit Passassent des amants, ou bien qu'on entendît Des enfants aux cheveux épars danser la ronde

Vous m' accompagnerez à mon dernier séjour Un matin que le ciel sera doux à la terre ^ Puis, lents, vous laisserez à sa paix solitaire Celui qui ne sait plus quand il fait nuit ou jour.

J' écouterai tomber les roses sur les roses, La saison qui s'en vient sur celle qui s' enfuit, La neige sur la neige et l' aube sur la nuit. Quand on est mort, on doit entendre tant de choses.

Même le battement phis lent des cœurs en deuil f Ah! revenir un soir à la maison connue Et troubler d'un baiser celle que j'aurai vue Seule et se désolant, les yeux lourds, sur son seuil f

Mais parce qu'en la mort la 7némoire est si brève. Combien on doit souffrir! De celle que j'aimai Que 7ner ester a-t-il aux fleur s dic prochain fnai'i L'oynbre dune ombre, hélas! et le rêve d'un rêve!

Encore un peu d'émoi da?îs cette âme qui dort, Et ce sera l'oubli de ce qui fut le monde. Des parfums dans le vent, des aurores sur l'onde Et de la voix d'amour qui supplia le Sort.


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Je ne serai bientôt que cendre en les ténèbres. O Mort, ainsi soit-il, puisque la loi le veut/ Je ne te inaudis pas coînme celui qiiéfneut La crainte de blêmir sous tes lampes funèbres.

Je sais que tout hiver prépare un renouveau, Que la saison d'azur suivra la saison grise. Et qu'une graine chue au hasard de la brise Fait éclater un jour les portes du tombeau.

Je mets ma foi dans l'œuvre obscure des années. Aussi ne priez pas, a?nis, autour de ?noi. Aucun appel f fût-il d'espérance ou d'effroi, N" a ja7nais pu fléchir les vieilles destinées.

Ai-je entendu le glas tinter au carrefour? Voici 7na chair lassée et mon âme assouvie, O toi dont les baisers sont plies doux que la vie^ Mort dont le nom se mêle à celui de l'Amour.

Stuart Merrill.


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Croquis (*")

QUIÉTUDE.

Voici l'heure délicieuse. Autour de la table familiale s'assemblent les enfants, petits et grands. Une jeune fille, l'aînée, incline son front pensif sur le livre qu'elle aime. La sœur rédige son « journal » et poursuit un sujet fuyant, en levant au plafond des yeux d'où une expression mali- cieuse semble devoir bannir toute inspiration ; et le garçon, orgueil du père, brosse à grand renfort de couleurs écla-


(•; Extrait d'un volume de conte* Le* Heure» de Jeunesse, à paraître en avril che» Lamertin.


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tantes, une peinture qui représente un soleil couchant, mais qui pourrait être aussi un casque de guerrier romain.

Dans le ravissement, près d'eux, la maman tient,dans son giron, une demoiselle menue, menue, qui suce avec téna- cité un poing de poupée. Puis l'enfant sourit et la mère exulte.

Parfois, un silence s'épand sur cette scène adorable. Il semble que les choses elles-mêmes s'enveloppent d'une quiétude douce et enchanteresse. Les souffles se confondent.- Les bruits du dehors ne parviennent qu'assourdis, et lais- sent indifférents, ces petits êtres qui aiment et qui respi- rent sous l'égide maternelle.

Sept heures ! . . .

Les fronts s'éclairent. Le regard des fillettes dit avec éloquence : Il va venir 1 — Le peintre pose ses pinceaux et fixe au mur son œuvre de jeunesse. Il attend l'avis de son père...

Le voici: des pas résonnent; la porte s'ouvre. O labeur sacré! que tu fus doux à l'homme dont le retour est attendu avec délice! Il sentira l'étreinte des petits bras enjôleurs ; il recevra la caresse des lèvres aimées; et, tout de suite, il doit se multiplier, écouter la narration enfin terminée, admirer l'œuvre du rapin, et répondre aux appels de deux petites mains qui se font mieux entendre que les plus con- cises paroles.

Et plus tard, lorsque dans la chambre voisine montent les respirations lentes et régulières des enfants endormis, la mère brode silencieusement et l'homme, lisant, tombe en arrêt devant la formule magique du bonheur, telle que l'énonça Hugo; il la lit, tout haut, en acquiesçant de la tête : Le bonheur? les parents toujours jeunes et les enfants toujours petits!.,.


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LE MÉFAIT DE TOP.

Top se réveille et ses paupières, en s'ouvrant, dévoilent subitement les paillettes d'or de ses longs yeux. Il s'étire d'un mouvement souple et ronronne délicieusement. Il regarde... personne dans laplace; aucune main pour lustrer sa robe soyeuse. Quel ennui! Il attend, la tête appuyée sur deux pattes allongées, dans une pose d'affût.

Qu'est-ce, là-bas! Une souris? Non, c'est une pelote qui roule, déjà, sous sa patte griffue. Puis ce sont des simu- lations perfides: Top se recueille, se retourne, feint d'ignorer que la pelote est là, puis saute traîtreusement sur la pauvre, dont la laine se dévide et ne forme plus, bientôt, qu'un inextricable lacis.

C'en est fait ! Top dédaigne le réseau infomie qui gît là, et fait le dos rond. Il coule des regards sur les meubles, y saute, frôle, caresse les objets^ lève une patte vers la glace qui lui renvoie son image, descend et écoute...

La porte s'ouvre. Mademoiselle Zéphirine paraît. Des papillottes tordent ses lourds cheveux grisonnants. Tout de suite ses yeux bistrés ont vu ce qui fut sa pelote de belle laine. Elle pense à Top, mais déjà le chat caresse le bas de sa jupe, tandis qu'il ronronne d'allégresse.

— Top! qu'as-tu fait?

Et Top redouble de prévenances. Il se blottit dans le giron de sa maîtresse et clôt les paupières, béatement.

Et Mademoiselle Zéphirine, indulgente, oppose au méfait de Top son incomparable gentillesse de minet, et pour n'avoir ni à absoudre ni à condamner, elle s'accuse du péché de négligence. — N'est-ce pas elle, en effet, qui oublia sa pelote?. . — Sont front se ride un instant, tant elle est mortifiée ..

l'AriLLONS lii.EUS.

Cette petite tète folle de Reine ne connaît point l'im- mobilité. En classe, tandis que la maîtresse explique,


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détaille, elle suit dans un rêve doré, le vol capricant de papillons bleus. Si quelque rayon de soleil s'insinue etécrase son or sur la muraille, elle y plonge ses yeux, souriante, et s'amuse d'y voir danser la poussière. Dans ces moments- là, la voix pressante de la maîtresse n'est plus, pour Reine, qu'un très lointain bourdonnement.

— Reine, répétez ce que je viens de dire î

Alors Reine sursaute. Hélas ! répéter ce que made- moiselle vient de dire, elle ne peut pas; elle n'en sait rien, rien. Si sa maîtresse lui demandait à quelle place pré- cise une mouche se frotte, l'une sur l'autre, des pattes fines comme des fils ; ou encore si mademoiselle lui demandait d'expliquer son rêve, certes, elle le pourrait! Elle rêve d'un pré, d'un grand pré que sillonne un ruisselet, ou se mirent le bleu du ciel et le soleil, et où passe le vol fugace des hirondelles, et, tout au fond, sous la saulaie, où l'ombre épand sa douceur, elle poursuit ses papillons, ses papillons bleus. Mais il ne s'agit pas de conter son rêve! Mademoi- selle reprend:

— Reine, répétez ce que je viens de dire.

Alors, confuse, Reine inchne la tète, et ce mouvement fait rouler sur ses tempes les vrilles folles de ses cheveux. Elle est jolie aussi, et sa joliesse veut fléchir la sévérité de sa maîtresse, mais elle ne la fléchira pas, elle ne la fléchira pas!...

— Voici ce que je disais. Reine: Brebis qui bêle perd sa goulée. ïu en demanderas l'explication à ton père, ce soir.

Et le soir, à l'heure où Reine enchante les siens par sa grâce mignarde, elle se rappelle soudain, la question de mademoiselle. Elle devient sérieuse et interroge:

— Père, que veut dire ceci : Brebis qui bêle perd sa gou- lée?

— Qui t'a dit cela, Reine ?

— Mademoiselle, ce matin.

— Reine, dit alors le père avec gravité, ta question me


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révèle bien des choses : Cela veut dire que celle qui parle trop ne travaille point; que celle qui rêve beaucoup n'entend point. Cela veut dire aussi que Reine a été inat- tentive, comme toujours, et que sa maîtresse lui inflige, en ce moment, la peine qu'elle a méritée. Est-ce vrai. Reine? — Oui, dit l'étourdie, c'est bien cela, mais si j'avais su!.. .

Omer De Vuyst.

Lettre à Paul Léautaud

(Après une lecture de Petit Ami).

Je ne veux pas vous appeler Monsieur ni Maître; Vous êtes bien trop près de 7non cœtir pour cela. Mais je ne veux que, seulement, sans vous connaître. Vous offrir ?nes deux mains et vous parler ; voilà.

Paulj mon a7ni, fai dit sans vous connaître. Non! Comment oser! moi gui connais votre âme toute Et qui vous vois souffrir et sangloter. Pardon. Vois-tUf c'est sans savoir que je l'ai dit, sans doute.

Hélas! pour satisjaire à l'orgueil d'une rime Faut-il donc à ce point fausser le sentiment ; Et la reconnaissance ardente qui m'anime Ne puis- je pas la dire ainsi, tout simplement!

Je comprends ton dégoût pour tous les écrivains Que hantent seules la méthode et la formule. Au loin! ces oripeaux romantiques et vains Sous quoi l'aridité d'un cœur se dissimule !

Ah! j'ai /tonte parfois du métier de poète. Je me demande alors s'il ne vaudrait pas mieux Laisser la vie, avec son angoisse ou sa fête. Sourire ou sangloter au miroir de mes yeux!


-m -

Pourquoi faiit-il qii^en moi la moindre émotion

Se présente aicssitôt sous for^ne de poème f

De lui-même un sanglot s'ordonne, et la passion

Se rythme en vers nombreux dans fnon cœur, d' elle-7nê7ne ,

Et pourquoi...? Mais pardon, j'oubliais cet homtnage Que je voulais rimer au triste ami lointain. Laissons pour d'autres soirs mes plaintes. C'est dommage ; Car cette nuit j'étais en verve, c'est certain!

Mon Dieu! j'ai bien mal dit ce que j'avais en 7?ioi, Ecoute : un long après-midi j' ai lu ta vie. Tandis qu'à haute-voix je lisais, de mon doigt ]e pouvais effleurer le front de mon ainie.

Nous avons ri des mots dont ton livre étincelle ; Mais nous avons bientôt coynpris que ta gaité Ne faisait qu étouffer une angoisse réelle Et longueînent, tous deux nous avons sangloté.

Ce soir encor, oie je suis seul, je me souviens De cet après-7nidi. Ton livre est là. Je no se y Vois-tUy je n'ose plus l'ouvrir. Je me retiens De soulever encor la couverture close.

Je ne veux plus pleurer ^ car les larjues sont lâches : Ah! le regret d'avoir vibré comrne un enfant!

N'ifnporte, Léautaud, je voulais que tu sacJies Qu'au loin, un jeune a^ni te plaint et te comprend.

Jean-Marc Bernard.



Episodes


Tout en noir, comme un prêtre, trapu, le dos voûté, le peintre Pierre Simard, à l'empan de son pas, déplaçait le paysage. Arrivé à ce simulacre d'obélisque, d'où l'avenue des Sept Bonniers quitte la commune d'Uccle pour des- cendre en une pente de sable mou vers Forest, il oublia la requête incessante des esquisses au mur de son atelier. L'émoi de ce dimanche matin dans la nature le prenait au cœur. Il se baignait dans ce mélange de sablonnière, de feuilles et de soleil, dont se nacrait sa houppelande de drap fin. Des filandres se penchaient pour se coller aux verres de ses lunettes et, parfois, les châtaigniers tordus secouaient la rosée de leurs branches sur les ailes de son chapeau. — « Luijck ne manquerait pas, pensait-il, de réfléchir spé- cieusement sur ces salutations angéliques... Pour apprécier leur charme, recevons les comme les enfants qui vont aux messes dominicales, pleins d^ignorance et de mystère... »

Bousculant des rhythmes sourds au fond des fanes sèches, Simard contourna le château de M"* Catty de Beaumont. Une grosse dame jardinait derrière l'épaisseur de la haie. Le chemin qu'il suivait était raviné. Il dut s'écorer sur sa canne pour ne pas glisser. En traversant le pont qui se trouvait au bout, il arriva bientôt devant l'ha- bitation de Gilles Luijck.

Une plaque de cuivre poli s'appliquait sur le rouge vif de la façade. En lettres noires, s'en détachaient : Anna Vandamme, accoucheuse.

— Hé 1 hé l fit Simard en tirant l'ardillon du timbre, qui sortait de la pierre en forme de langue, et des allusions égrillardes s'apprêtaient dans le pli mince de sa bouche.

Gilles vint ouvrir et, comme le visiteur, le pied sur le grattoir, fixait l'enseigne, il avoua, lui serrant la main ;

— L'adresse de ma tante.


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— Àh!

— Ça vaut un livre, mon cher. Tu pourrais avoir besoin un jour de t'en rappeler le titre.

L'étroitesse du corridor élargit la sonorité de leur rire. Madame Luijck sortit de la cuisine, les manches de sa camisole retroussés, pour accueillir cette gaieté. Elle s'excusa de n'être point en toilette. Elle ajouta :

— La soupe me tient toute la matinée et j'ai un canard au four dont il faut surveiller la cuisson. On n'a jamais fini dans un ménage.

Simard acquiesçait poliment de la tête et faisait des- cendre ses manchettes, qui se fermaient par deux lentilles d'or. Gilles remarqua que son chapeau et sa pèlerine l'em- barrassaient. Il le pria d'ôter ces vêtements et les rangea sous l'escalier.

Des canaris piaillaient dans la serre. On entendait dis- tinctement le bruit sec des cosses de chanvre qui rebondis- saient contre les barreaux de la volière. Un fumet d'oignons brunis s'épandait par toute la maison.

Gilles s'aperçut que cette atmosphère n'était pas adé- quate aux préoccupations du peintre. Il parla, sans à-propos, d'une voix songeuse :

— La vie, mon cher, est l'essence d'une masse d'événe- ments malheureux dont la cause ou le résultat nous reste inaccessible...

Pour achever le commentaire de son ennui, il entraîna Simard dans son cabinet de travail. Le peintre ne goûta point l'aise de ce refuge, où deux chaises ne pouvaient tenir de front. De mauvaises gravures s'attachaient aux murs, encadrées de cartons jaunis, par des clous rouilles, dont la tête dépassait et à laquelle, çà et là, pendait la copie d'un texte longuement pratiqué. Un pupitre sur- chargé de pots ronds et courts, recueillait encore les pho- tographies béates chues de la muraille à laquelle il s'endos- sait. La vitrine d'une armoire laissait entrevoir d'alléchantes


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rubriques. Au-dessus de la bibliothèque, un Véritable narguilé dardait sa tétine de buis au bord d'un crasset, pareille au serpent symbolique, dont les pharmaciens font décorer le verre dépoli de leur officine. Sur la plinthe, autour d'un tapis écarlate, des piqûres de salpêtre moussaient. Malgré les bibelots et les livres, il n'y avait là ni la chaleur d'un travail sérieux, ni la mollesse d'une fainéan* tise avisée.

« Le repaire de l'âge ingrat », étiqueta la pensée secrète du peintre, cette cellule moisie bien que désordonnée de jeunesse.

D'un râtelier chinois, ils détachèrent des pipes et fumè- rent, leurs idées s' arrêtant à leur attitude sans prétexte.

Dans le cœur de Gilles, le fiel s'mstillait à nouveau. Comme il aurait voulu crier à l'impassibilité de son ami :

« Rends-moi les mains et la bouche et les yeux de Marie ! Rends-moi ses seins menus qui émerveillèrent mon adolescence, cette soirée effrayante, souillée, bénie dans la tonelle des Trois-Chandeliers, la veille de mon départ pour Chimay! Rends les délices de sa voix, mon nom seul : Gilles, murmuré par elle, maudit, craché, mais encore formé par cette salive que j'ai sucée à sa langue agile! Non I rien que le ruban de son cou, son sakit quand elle passait au bras de sa sœur, sa démarche, son ombre ! l'ombre de son ombre! la place seule où elle vient de glisser! pour tout l'art dont tu me crois atteint, dont tu avives la souffrance pour te consoler d'un idéal qui te ronge aussi ! » Mais il dit simplement :

— Il ne faut pas croire aux livres, ils sont plus trom- peurs que les femmes et l'on ne s'en venge pas aussi facilement. Les femmes...

— Un artiste doit mettre le démon à la porte. Son atelier ne peut être un lupanar. Il élira un modèle ou une mère, selon son tempérament. S'il est médiocre, il choisira la première pour s'exalter, s'il est fort la seconde pour le soigner.


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^Soit ! Mais nous pourrions encore les admettre comnle esclaves pour essayer sur elles l'effet de nos poisons. Inspirer à des sujets divers une même folle passion pour en suivre le procès à travers les divergences de la forme, du teint, de l'allure, de la parole.

— C'est un Donjuanisme imprudent, né d'une cause extérieure, vulgaire. Don Juan s'efforce de retrouver sa personnalité dans chacune de ses maîtresses qu'il tyran- nise et condamne pour s'anéantir lui-même. Voilà le but. L'œuvre d'art s'engendre d'un état passionnel accompli. Elle retrouve les moyens de cette perfection, perdure par ce que le résultat fut avant la cause.

— Enfin, le phénix renaît de ses cendres. Allons dîner.

II

— Gilles, voici un lettre de Madeleine... Elle arrive ce soir, énonça Madame Luijck que son fils venait d'em- brasser.

Cette nouvelle gauchit le cours de l'humeur matinale de Gilles. Les pores roses de sa face exhalait le parfum frais de la savonnée, sa lèvre le froid suave de l'eau dentifrice. Ses ongles nets étaient vierges encore de toute besogne que l'animation de sa conscience s'efforçait à la fin de la journée.

Le père Luijck lissait sa longue barbe souple devant le miroir de la cuisine, où sa femme disposait la vaisselle du déjeuner, tandis que Gilles considérait l'épistole de sa cousine. C'était d'une écriture précise, penchée, élégante, disposant le mot propre à la place que lui assigne une syntaxe routinière. Rien de primesautier, sans même une erreur de ponctuation où l'œil surpris devine, tout à coup, l'indifférence à de tels détails d'un cerveau préoccupé de tendresses exubérantes. Si du moins une souscription animée mettait la calinerie d'un rire espiègle dans l'écrou-


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jement final des dernières lettres! mais depuis des années elle gardait la même correction de forme, la même fermeté poignante de fond : « Je t'embrasse comme je t'aime. Madeleine ». Epitaphe incisée à même un cœur se com- mettant au supplice atroce d'une antipathie logique et piar cela même inflexible. Autant nous émeut l'objet d'une admiration si forcenée, qui, non plus que telle idole bar- bare, ne peut se soustraire à passer du poids des lourdes roues cloutées de son char sur les corps vifs de ses fervents adorateurs.

Le père et la mère de Luijck égaraient, en des occu- pations inutiles, leurs entendements des motifs obscurs qui poussaient cette cousine vers leur fils. Celui-ci se lais- saient manier par une ruse semblable, nouant un ruban rose au petit araucaria noir qui séchait dans un vase de majo- lique. Le branle de ces trois cerveaux silencieux boule- versait des époques et des événements. Us retrouvaient des réminiscences émiées sur un espace d'une douzaine d'années, le souvenir d'un voyage que Gilles et sa mère entreprirent dans la famille... Par une chaude après-midi, ils étaient arrivés à Jumet où Louis Noirhomme, un cousin germain de M'"* Luijck, les attendait. Us passèrent quelques jours chez lui. La complexion quiète de sa fille Madeleine incita la malignité de Gilles à des taquineries d'enfant volontaire et mal élevé. 11 fit pleurer ses grands yeux noisette et bleuâtres, où une attention déjà réfléchie l'embarrassait comme dans le regard d'une grande personne. Mais elle s'accommoda du gamin, soumise d'instinct à cette autorité perverse dont les femmes recherchent le piment aigu.

La mort du cousin Louis, qui occura à l'époque où Madeleine atteignait ses seize ans, n'apporta aucun change- ment dans les relations suivies des Luijck avec les Noir- homme. Comme si le souvenir du père se ranimait plus volontiers par la présence de Gilles, la femme et les


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enfants du défunt aimaient recevoir le jeune homme plusieurs fois l'an. En retour, Madeleine séjournait à Forest aussi souvent que les congés, les vacances de l'école lui en offraient l'occasion...

Comme la pendule marquait huit heures, Gilles s'en alla au bureau. Les feuilles mortes crissaient au long de son chemin.

— Il est parti soucieux, remarqua M"^ Luijck.

— Des imaginations à propos de Madeleine, répliqua son mari.

— Tu as vu le noeud rose qu'il attacha au sapin !... C'est un ruban qu'elle oublia, ici, l'été dernier.

— Drôle de garçon... Je n'ai jamais ridée qu'il l'aime. Des imaginations, te dis-je. S'il revoyait Marie, crois bien que pour un rendez-vous de cette... dévoyée, il laisserait Madeleine à se lamenter, sans même y prendre quelque pitié.

— Je ne voudrais pas qu'il fît le malheur de la fille de ma cousine. Pourtant, quand il lui écrit c'est toujours pour l'embabouiner. Je ne comprends plus les jeunes gens d'aujourd'hui, père, et j'en suis triste, acheva M'"® Luijck.

«... Une note mélancolique s'évapora du doigt qui venait de quitter le piano où Gilles s'esseulait dans des rumeurs pour éviter le silence provocant de Madeleine. Ce calme, derrière lui, le glaçait; il s'était retourné, las de ce malaise. Le tumulte de la mélodie éclatait dans les yeux de sa cousine. Il l'écouta, songeur. Ainsi, la musique servit de transition entre l'antipathie et l'amitié. En amour, comme en art, le génie se révèle dans la transition.

» Ses yeux !... Il chercha à se remémorer des poèmes de Baudelaire, des phrases révélatrices de Stendhal, la chan- son mièvre d'Ophélie, car les yeux de sa cousine lui devenaient inexpressifs. Ils étaient cruels et pleins de soumission, extatiques, mais sombres comme un soir sans lueurs et sans ombres. Il les voyait quand il ne les regar-


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dait pas. C'étaient des yeux tentaculaires qui palpaient les significations de ses attitudes, s'enivraient de sa destinée... Un iris rougeoyant vers le brun foncé dans une spacieuse cornée d'un bleu de lait... Ces yeux étaient antinomi- ques!... »

Gilles marchait dans les étoiles des platanes et des marronniers. Il les soulevait de son pas hâtif : c'étaient des coquillages où le vent bruissait. Le balancement de ses bras semblait ôter des voiles aux fastes automnales du bois qui s'allongeait vers le Parc de Saint-Gilles... - « Alors, tu aimes que je t'embrasse ainsi sur les pau- pières... dans l'oreille... entre les lèvres sur les dents qui deviennent froides?... Il se recordait les caresses de Marie. Sa main emprisonnait la mollesse mouvante du sein de sa cousine. Pour elle, il lui semblait que cette main entrait toute dans sa poitrine et y faisait vibrer des cordes harmonieuses. En de telles circonstances il n'y a qu'une question ou qu'une affirmation qui puisse excuser d'être humain alors qu'on se divinise :

— M'aimes-tu? questionna-t-il.

— Je t'aime, affirma-t-elle.

... Mais jamais elle ne se donnerait à lui... Elle se con- sacrerait simplement à son expression... Gilles rit de l'aveu de Madeleine, parce qu'il était tellement sincère que le son des mots en était ridicule et d'une solennité étemelle. Il l'oublia aussitôt, mais comme on oublie certain événe- ment de sa toute prime jeunesse, dont l'influence, le coup orbe sur la cervelle, perdurent pour peser sur les actes de notre avenir. Par exemple : la première conversation comprise de gens sérieux en visite chez nos parents ; le sonnet sans prosodie de la dixième année; un paysage découpé dans la portière du wagon, au premier voyage ; l'époque du vice...»

Gilles Luijck passa le seuil de l'usine. Les machines cisaillaient le fer avec un bruit de balancier bondissant


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entre deux tôles. Il s'installa devant son pupitre et inscrivit les commandes au livre de magasin. Pendant sept heures, les paperasses et la presse à copier imposeraient leur dignité énorme aux connaissances du commis.

A six heures, il quitta la fabrique. Engoncé dans son pardessus, il suivit la berge du canal. Sous une brume de novembre humide, les longs chalands avaient l'air d'at- tendre d'improbables départs.

Gaston-Denys Périer.

Apollon parle

Pâtre, si ton troupeau indocile à ta voix

S' écartant des sentiers connus et deVétable,

Te conduit, au hasard des plaines ^t des bois

Vers des hommes nouveaux et qui peuplent la Fable j

Ne t^en afflige pas ; la demeure du maître Etait douce sans doute à ton cœur, et U amour, O berger langoureux, f avait souri peut- être? Qu importe! Dans mes yeux luit la clarté du jour!

Je suis la Joie. Je suis la Lumière et la Gloire. Viens! Je veux te narrer la légende des dieux. Des Géants lourds d orgueil je te dirai V histoire Et Chrônos renversé et Zeus maître des deux !

Tu verras dans les bois galoper les centaures, Tu verras le satyre épiant jusqu' au soir La fontaine dont Veau micrmure et rit y sonore y Et Pégase d'un bond traversant le ciel noir!

Et des talons d'airain et des ailes dejlamfne, O pâtre que jadis les ronces ont blessé, T aideront à franchir l'espace; dans ton âme Mon souffle passera, limpide et parfumé !


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El je t'enseignerai la Grandeur et la Joie.

Tu seras pur et nu et chaste et passioîiné.

Les totirments qui rongeaient ton cœur, vivante proie y

En t07i cœur feront place à la toute Beauté.

Puis je te vêtirai de mouvante hwiière

Tu me seras semblable ^ 6 pâtre. Sur ton front

Je poserai y liquide habitant de la terre,

Les lauriers — et la Gloire éparse aux horizons.

Car, une nuit d'amour tu connaîtras les Muses, Tu t'fin approcheras y respectuetcx et lent L'ombre retentira de mtisiques confuses; Les feuilles fré7n iront mystérieusement...

Trop de félicité gorijlera ta poitrine. . Comme déborde un vase empli de trop de vin Débordera ton cœur ; et des larmes divines Tomberont lentement sur ta joue et tes mains...

Edouard Buisseret.

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Petites Chansons d'automne

I

Et voici que les feuilles rousses Très lentement tofubent par tas, Si lentement, par tas, en taSf Les feuilles d'or tristes et douces.

Et c'est la molle et tiède automne Qui chante — eh mineur — sa chanson, C est la mort lente des frissons. Et c'est la molle et tiède automne.

En ces jours vagues et si las, Mon cœur dolent se meurt un peu —


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Oh! sous les ciels pâles et bas

Mon pauvre cœur qui 7neurt un peu ..

II

Si vous avez le cœur en peine, Gardez en nous votre douleur Et laissez couler tous vos pleurs, ('onune jadis fit Henri Heine.

Et si vous rencontrez la haine Par un soir noir, par tm matin, Restez calme et n'en dites rien. Comme jadis fit Henri Heine.

Toutes vos plaintes seraient vaines Et superflus tous vos sanglots. . . Oh ! goûtez seul la joie des maux Si vous avez le cœur en peine. . .

J.-J. Van Dooren,

Chroniques du Mois


LES ROMANS

La petite Reine blanche, par Maurice des Ombiaux Belgique Artistique et Littéraire, Bruxelles. — Maurice des Ombiaux est un auteur fécond, et, en général, un auteur gai. Sa nature wallonne et débordante de santé le met en une folle verve perpétuelle d'où sont nés certains détails des Farces, et de lo lè. Chacune de ses œuvres est une description, une évocation régionale. Ici, il a fait revivre le Guidon d' Anderlecht, là les Têtes de houille, plus loin les Thudiniens. les Montois, que sais-je encore . Dans La petite Reine blanche, Maurice des Ombiaux décrit une intrigue d'amour assez simple, en fait tout un roman, qu'il place autour d'une partie de balle. Donc il évoque ici le monde spécial de nos dimanches nationaux, ce monde des joueurs du tamis. La petite Reine blanche me remémore certaines des délicieuses pages de Ramuntcho de Pierre Loti : là aussi, une intrigue s'esquisse aux alentours du jeu de pelotte basque; mais ce que Loti décrit avec


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sa douce mais navrante mélancolie coutumière, l'auteur de PAbbé du PoticXe narre gaîment, vivement. Son style a cette même spontanéité, ce même caprice de vagabondage qu'on trouve dans l'esprit, dans le langage même des Wallons. Et, n'est-ce point pour cela qu'il charme?

L'Inutile Effort; la Facile Liaison, par Léon Wauthy. Edition Artistique. Paris-Liège. — U Edition Artistique? Vous n'êtes pas sans avoir remarqué chez les libraires les productions livresques de cette maison . Non ; eh ! bien, cherchez les livres les moins artis- tiques, les plus grossiers de forme, et vous la connaîtrez II est fâcheux que les frères Wauthy, courageux et sérieux, soient obligés de recourir à de semblables éditions; c'est fâcheux pour les écrivains... Ainsi les deux courts romans La Facile Liaison et L'Inutile Effort de Léon Wauthy même perdent assez bien, rien que par leur extérieur.

L'Inutile Effort est pourtant un livre véritablement beau. Le carac- tère de ce pauvre peintre provincial Amaury tombant amoureux de la coquette et légèrement vicieuse Madame Arbelles est assez nettement analysé. Les souffrances que sa misère endure, les espoirs qui lui reviennent ensuite, le bel effort enfin qu'il tente vers l'Art et la Gloire, et tout cela aboutissant au fatal, cruel suicide d'amour, font de ce conte une suite de pages très poétiques, très douloureuses mais très passionnantes.

La Facile Liaison? Moins fouillé, moins approfondi que le précé- dent, ce roman a cependant un charme tout particulier pour moi : le héros Louis Dormy, romancier, défend la sublime et claire théorie de l'Amour Libre, de l'Union Indépendante, et par conviction, par enthousiasme, il parvient à convaincre celle qui est Pèlue de son Evan- gile d'amour, M*"» Augardant. Et, à lire ces oeuvres d'adeptes sincères, j'en oublie presque les erreurs, et, partial, je les acclame.

Héroïnes et Actrices, études par A. Michel, Bruxelles. — Consciencieusement l'auteur étudie, sans grande originalité de pensée peut-être, mais avec courage, le répertoire ancien et moderne. — Cepen- dant, il ne conclut en faveur ni de l'un ni de l'autre. Son opinion personnelle échappe, et c'est un tort.

En Vivant, par Charles Flarry. Edition Artistique, Pans Liège. — Quelques contes que nous lûmes dans I Indépendance, quelques contes convenablement écrits, sans plus, mais affreusement édités.

Au-delà du Coeur, par Albert de Berseaucourt ( Vie et Amat), Paris. — Albert de Berseaucourt a réuni dans ce volume une ving- taine de contes et nouvelles dont les meilleurs sont assurément Au- delà du Cœur et le Souffleur. Le premier analyse la torture d'une âme féminine qui, sans le vouloir, fiancée encore, mais avec un pauvre malade, s'est éprise, instinctivement, d'un autre homme, robuste et fort; son secret amour a été compris par le malheureux fiancé, qui en meurt. Je résume mal cette nouvelle, aussi n'oserai-je vous raconter les autres, qui me plurent aussi. Je voudrais dire combien la langue


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d'Albert de Berseaucourt est harmonieuse et belle, combien ses images, naturelles et précises, sont fortes et imposantes, combien enfin son volume est bon et beau. Lisez-le : vous en serez convaincu.

Le Conservateur de la Tour Noire, par Georges Garnir. Bruxelles. — Ceci est une suite incontestablement amusante, hila- rante, de petits événements satiriques bruxellois. C'est gaîment croqué sur le vif, c'est spirituellement raconté... Mais, ciel! Courouble, le triste faiseur de bouquins bilingues « Loi-Wet », le détestable Cou- rouble va-t-il faire école, et cette école recrutera-t-elle ses disciples dans les rangs de nos bons écrivains? Non, n'est-ce pas. Car un Mirbeau seul — n'en déplaise à mon excellent confrère Broodcoorens — un seul Mirbeau ne suffirait pas à nettoyer les écuries d'Augias de notre littérature nationale. Allons, Monsieur Garnir : signez désor- mais « Curtio » les plaisantes histoires où vous prouvez que vous avez l'esprit que ne possède pas le Kaekebroeckien Léopold, et donnez-nous vite un bon, un vrai Georges Garnir... Un jour, vous pourriez rougir de la Boîde plate et de ce Conservateîir-cu

La Grande Grèce, par Paul Houyoux, Ecrivains belges, Bruxelles. — Exquises notes de voyages prises de Stamboul à Naples et que préface Louis Delattre.

Méditations sur de lointaines musiques, par Alfred Détrez Sansot, Paris. — Cet essai d'un nouvel esprit sur l'art, écrit par un écrivain extraordinairement documenté, se termine assez confusé- ment par l'affirmation — ai-je compris ? — qu'il faut aimer et chanter la vie.

Les Erreurs, par Joseph Bossi, A7itèe, Bruges. — L'auteur se serait servi, pour écrire ce roman, de quelques pages poétiques où un sien ami, Voldemar, transposa lui-même, sans peut-être y prendre garde, les réalités de sa vie. Le roman qui en résultera sera une étrange biographie assez dépourvu de ce que, communément nous appelons c l'unité ». Ce même roman, écrit dans, ce style particulier à Joseph Bossi, style bizarre et compliqué, comme les dentelles les plus ouvragées de Bruges, ou comme les calices les plus tourmentés des fleurs équatoriales, ce même roman, dis-je, sera plus une œuvre d'art et d'érudition, une œuvre de synthèse analytique. — s'il est permis de s'exprimer ainsi — d'une âme, d'un mystère et d'une conscience, qu'une véritable étude psychologique. Enfin, l'anomalie toute spéciale qui a présidé à l'agencement des notes imaginées par l'auteur, le désordre de leur développement, le tortueux chemin qu'emploie l'écrivain dans la poursuite de son travail, les élans poétiques, les digressions philosophiques et littéraires que, tels des fleurs de serre aux grands vents des campagnes semées, il a décrits, font de Les Erreurs une sorte de cruel, de beau, de sauvage poème en prose : il plaira aux artistes et aux lettrés; les quelconques lecteurs de


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hasard n'y comprendront rien... C'est le seul éloge, je crois, qui sera sensible au subtil écrivain qu'est Joseph Bossi.

Tableaux d'Ama, par Louis LoRMEL.Sansot, Paris. —Ces tableaux d'âme de M. Lormel sont particulièrement intéressants. Ils confirment cette théorie spéciale qui est la prétention de reconnaître le droit aux écrivains de coucher sur les feuilles blanches de leurs cahiers, comme les peintres, des croquis, des impressions de voyage. L'auteur du présent livre recueille des notations de lointains événements de sa vie: ses souvenirs de collège Le Collège, Chérie La Femme sont d'une ingénuité, d'une précocité rétrospective absolument éton- nante; d'un rien, d'un détail insignifiant, en vrai poète, M. Lormel dégage une absolue réalité, une évidente impression de vie. La vie au reste l'a écœuré; il en dit à chaque instant, son dégoût, et même, n'abuse-t-il pas de ce pessimisme excessif? Ainsi ses notes prises en Suisse — j'aime son croquis de Gôsschenen et du MonteGene- roso — ou en Italie — L'hola liella - sont peut-être un peu trop teintées du va^ue-à-l'âmc de son scepticisme. Il n'importe, du reste : son livre, son album de fusains, est très beau et révèle une personnalité curieuse.

Contes pour les enfants d'hier, par Albert Moc:kel, Meraire de France, Paris. — Albert Mockel a voué un culte particulier aux conceptions lyriques du premier âge d'or de l'humanité, du moyen âge. Il y retrouve le sentiment de notre poésie et de cette naïveté, légèrement ironique ou satirique, que le dogme de l'imitation latine n'a pas empêché de se perpétuer jusqu'à nous. Il ne veut pas oublier que la France innova précisément les deux styles les plus libres de l'art : l'ogival et le Louis XV, et, il se plaît à retrouver dans les œuvres diverses écrites en langue d'oïl l'esprit lyrique et savojiretix, parfois non sans malice, qui fut, dès le xii* siècle, le pur esprit français. — Il a donc écrit ces contes /(?«r les enfants d' hier , pour ceux qui même grandis ou mûris, peuvent encore se souvenir qu'ils furent — il n'y a point longtemps — un peu plus que des nouveaux-nés, et, presque moins que des adolescents. Son art de conteur s'est fait cette bonne saveur particulière aux choses anciennes, retrouvées avec joie, et dont la primesautière naïveté, comme un mystère, nousémeut et nous charme.

Alfred Jarry a créé Ubu Roi ; Paul Fort a chanté les Ballades Fran çaises; Fontainas a dit le mirage des lies ; Van Lerberghe a chante le frisson vierge, amoureux et dyonisiaque; Verhaeren a magnifié la Force et r/lt//<>«/ Henry de Régnier a narre la mort <\q. Marsyas... Désormais, Albert Mockel. le prochain auteur de ces caustiques Banalités Indiscrètes dont, avec « Antée » le Thyrse eut l'honneur de publier quelques délicats extraits, Alb»"' \î" -L:' 1 <'•< • ),- c>-.<»ir d'un monde ancien — mais nouveau.

Les contes,en effet,se passent ailleurs ijik- mu nom- ui uM,riu> l'.iss d'aventures et d'élection sont l'Outiboulie, l'Aktschuz, le Kwkwkw, le Carmian, le Pallor et leur monde semble borné par la (iolgoride, la Grande Kortorrhe, et les mers. Leurs héros sont d'exquises prin-


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cesses irréelles — Alise d'Avigorre qui s'unit à Ellérion d'Argiléë parce que seul il l'a pu faire rire et pleurer en lui disant: vous êtes belle, je vous aime, — des fées et des Ondines — la fée Noveliane qui^ de complicité avec trois flocons de neige venus des fleuves, des monts et des mers, réveille l'inspiration du vieux musicien Lillée — des princes hardis ou grotesques — Jerzual d'Urmonde qui conquit l'île du repos « sensuel », Gômaburge qui organisa, comme en Belgique, la Beauté administrativement, le prince de Valandeuse dont la bouche fut à jamais vouée aux dires de la musique pour av^oir respiré une haleine divine... Et, les simples aventures chevaleresques, amou- reuses, étonnantes de ce monde spécial rappellent la grande pureté de la douce Chloé qu'immortalisa Longus ..

Les Contes d'Albert Mockel créent un genre, dirait-on, et leur expression artistique est si intensive de Beauté, que, de toutes parts, à leur parution, \^\\\\\.\qzx'\'. un chef-d'œuvre est né! C'est aussi mon avis.

Maurice Gauchez. Prochainement: L.-G. de la Cruz : L'Arène aux Crucifiés;

M. Golsberg: La Morale des Lignes] Th. Braun: Propos; A. Des

Vernières : La Maison du Seigneur.

LES POÈMES

Voyages vers mon pays, par Paul Spaak. Collection di' Antèe, Bruges. — J'ai ouvert le livre et mon cœur fut pris, je l'ai lu tout entier comme on écoute une belle symphonie; si quelques faux accords ont blessé mon oreille, mon cœur ne les a pas entendus et le livre fermé il écouta longtemps encore les harmonies éveillées dans lui.

  • C'est un livre dont on revient comme d'un grand et beau voyage,

quand l'âme à communié avec la nature immortelle et a surpris une part de l'éternité inhérente à la beauté.

Me faudra t il maintenant en disséquant le volume analyser mon impression.' Décomposer, n'est ce pas détruire.

C'était un homme qui vivait tranquillement avec au cœur un amour merveilleux, mais qui sentait bien que l'amour si grand qu'il soit ne peut remplir une destinée, il savait qu'à c^»té du sourire et de la beauté d'une femme, il y a d'autres choses belles :

J'aime ta chair et ta tendresse libertine Et chaste et ton parfum voluptueux et frais, Mais Michel A nge a peint le mur de la Sixtine Et r oiseau de Siegfried chante dans la forêt I

Il admire Verhaeren qui chante avec tant d'assurance la Flandre, mais il dit :

Moi j'ai mal de songer que la même lumière Caresse en ce moment la campa gyie de Rome.

Et il part. Il traverse la France pour descendre vers cette Italie et


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dette Grèce dont, comme tous, il a tant rêvé. Comme il n'a pas qu'un esprit rempli de souvenirs historiques, mais aussi un cœur d'homme qui vibre puissamment, il n'évoque que les chosfes chères à notre moderne sensibilité et dans la patrie des Dieux, il sait voir sans vêtir ses visions de toutes les défroques empruntées à l'antiquité.

Et comme il est mystérieux Et plus grave et plus pathétique Et plus beau que le monde antique Ce monde que je sais sans dieux /

Tout le passé est encore dans le présent pour qui sait voir. Le passé sans doute n'est merveilleux que de la beauté que nous y avons mise ; aussi, devant les cités antiques, le poète qui regarde et songe, se demande si leur vie fut aussi belle que leur mort. Et dans Ravenne, il se dit que rien ne resterait du bel âge ancien, si par Ce clair dimanche.

Des femmes ne riaient d'un beau rire à dents blanches Comme on riait déjà du temps de ^ustinien.

Partout, devant tous les beaux débris, tous les restes glorieux d'un passé si grand, il songe à la vie. La petite statuette de la brodeuse d'Antinoé lui parle :

« Tu songeas qu'un soir, ô poète Ses doigts ont éveillé mes seins ».

Et les mythes grecs lui font souvenir des légendes flamandes et un jour qu'il porte à ses lèvres une syrinx à sept branches, c'est un air flamand qui chante dans les roseaux. Il est revenu vers son pays et il en découvre les beautés une à une ; il chante sa Flandre avec ses ports, ses fleuves, ses beffrois, son passé superbe d'art et de vaillance, il chante l'Ardenne aride des plateaux, l'Ardenne

qui n'a jamais eu la douceur maternelle De la terre oîi des hommes ont beaucoup saigné.

Il chante toute sa patrie car

on doit le meilleur de soi-mêifu A tout ce qui vécut sur le sol qu4 l'on aime. Que cet amour pourtant ne ferme pas tes yeux A la réalité du monde spacieux Et pour mieux te garder à ton pays fidèle Qu'il ne réduise pas C ampleur de ton coup d'aiu (®).

Et dans le poème final, il prononce ces paroles consolantes :

Ne porte point le deuil de us grands jours de flamnu


(*) Os six vers renTerm^nt toute la philosophie de ce petit chef-d'œuvre Kadtje qui est, peut-on dire, la représentation dramatique de« Voyages vers mon Pays ».


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Et ne V afflige pas de vivre un âge obscur. Vis ton heure présente et ne doute point d'elle, Car d'autres avec toi lui vouant leur effort Vont la faire aussi riche, aussi claire, aussi belle One celle que ceignit, l'or de la Toison d'or.

Et il évoque discrètement nos gloires artistes, Claus, Rousseau» Verhaeren, Van Lerberghe, Maeterlinck et les autres; et dans une mâle et légitime fierté, il termine :

« Et mois peut-être tnoi f »

D'aucuns voudront taquiner l'auteur sur sa prosodie. Je ne lui reprocherai pas de faire rimer un mot féminin avec un masculin, c'est son droit, il ferme les yeux et écoute, comme dit Remy de Gourmont « l'oracle, son oreille, plus juste que son œil » Un beau vers porte en lui une émotion née du rythme qu'il contient. Un vers boiteux, un mot mal choisi me gâtent tout un poème.

Voici trois vers :

La nuit vient. Et la ville cependant travaille


Sous sa robe d!ètojffe sombre ouverte au col Dans une main sa canne et dans l'autre Nicole.

Il m'est impossible de croire que les deux premiers ont plus de onze syllabes : si cole, à la valeur euphonique de col, pourquoi le mot ville compterait-il pour deux syllabes ?

Mais c'est simple remarque, cela n'empêche pas que le livre de P. Spaak ne soit une très belle œuvre et que le jour où il parut, le poète entrevit l'avenir sous la forme voilée d'Athené Niképhora, qui lui disait des vers de lui-même :

Mais le vent qui ce soir souffle sur Sainothrace Fait le bruit émouvant de deux ailes de tnarbre.

Premiers vers de J,-J. Van Dooren, Arlon. — Un tout jeune, m'a-t-on dit, et il écrit comme un vieillard.

Et si j'ai quelquefois cru retenir l'amour, Je ne puis y penser qu'avec désespérance.

Je ne sais s'il faut le plaindre ou l'envier.

Pour en revenir à ses vers, je n'y trouve aucun enthousiasme, aucun de ces beaux défauts que je trouvais chez Gauchez. En somme une suite de bons devoirs, impersonnels comme les aimait mon pro- fesseur de rhétorique.

Au fil des songes, par Achille Pasïure, L'Envol, Charleroi. — Encore qu'ils ne manquent pas de défaillance, les poèmes de cette plaquette sont souvent d'inspiration délicate, noble ou tendrement mélancolique et peuvent faire espérer une œuvre, un jour^ qui sait ?


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Ôiioses qui furent, par Jane Mercier-Valentox, Roubaix, édition du Beffroi. — Vous souvient-il de ces vers d'Henry Bataille :

J'accueille quand il veut le souvenir qui passe, Je lui dis : Mets toi /à, je reviendrai te voir ; Je sais toute ma vie qu'il est bien à sa place Mais j'oublie qnelquejois de revenir le voir.

L'auteur de Choses qui furent, bien qu'un peu la parente du poète de la Chambre Blanche, ne craint pas de venir réveiller les heures mortes, sous les cierges du souvenir Ses vers aux musiques alanguies chantent la fuite lente des heures monotones en les chambres silen- cieuses des villes de province. Délicieusement, elle dit les tristesses passées de ses jours à l'ombre du clocher gris, le retour à la maison morte quand les yeux pleins de lourdes larmes les amants se voudraient encore sourire ; elle dit ses longues contemplations à la fenêtre,

Près du rideau léger tout blanc qui se balance En semant sur le sol des ombres qui se jouent.

Dans ces chants mélancoliques, doucement, résignés qu'à modulés une âme exquise de femme, j'ai retrouvé un peu de mes jours d'autre- fois, mes jours de province quand j'avais pour seul confident mon cœur qui m'écoutait vieillir lentement

Les gestes d'autre/ois en nos gestes revivent Et c'est ainsi que nos aïeules se survivent.

J'ai aimé ce livre malgré quelques défauts - il faut d'ailleurs pardonner beaucoup aux femmes.

Regrets, par Ernest de Laminne, Paris, Alph. Lemerre.

Oii sont les rossignols et leur magique voix Les graves rossignols dont la plainte émouvante Me faisait frissonner le soir au bord des bois, Oii sont les fleurs des champs, l'abeille décevante f

J'entends de ma bibliothèque Louis Thomas crier «la barbe » et je continue à lire tout bas.

Or, je m'en suis allé vers les maisons des homnus. Mais comme j'ignorais leurs tristes idiomes Ils ont fermé. .

Moi aussi.

( . M. Rodrigue.


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LES CONCERTS

Je ne sais plus quel écrivain grincheux a soutenu que le piano ne faisait plaisir qu'à celui qui le joue. L'auteur de ce paradoxe eut peut- être été embarrassé d'expliquer l'affluence singulière qui se pressait aux récitals de piano donnés ce mois-ci par une pléiade de nos virtuoses du clavier.

Qui n'a pas médit du piano? C'est devenu de très bon ton de mau- dire le «fléau moderne ». Mais ce sont là propos d'envieux, et si Laprade a reproché au piano d'avoir tué la conversation, que faut-il en con- clure : sinon que la musique est, plus que la parole, éloquente, persua- sive, et que le piano, quand il est manié par un maître, est un merveil- leux instrument d'expression 1

« Aujourd'hui on ne joue plus du piano; on en monte; les musiciens ne battent plus la mesure: ils battent... des records... » Qui parle ainsi? Le maître pianiste Camille Saint Saëns, qui critique par la même sans doute l'école française, l'école de la vélocité, si brillamment représentée par Planté et Pugno.

Raoul Pugno est resté l'enfant gâté, le « gros chéri » du public bruxellois, et c'est justice : N'est-il pas en possession aujourd'hui du renom le plus brillant, de la gloire et de l'autorité la plus incontestée? Il nous est revenu l'autre soir pour présenter au public sa jeune et charmante élève Germaine Schnitzer, dont nous ne voudrions pas dire le moindre mal, car il est inhumain de produire l'élève à côté du maître. Et de quel maître! On lui a reproché d'avoir exagéré les mou- vements et d'avoir été peu classique, en un mot : Mais il faut bien se dire que s'il avait joué comme tout le monde, serait-ce vraiment la peine d'être un maître ?... Il a peut être le tort d'avoir une façon fran- çaise de sentir rapide et superficielle; mais quelle finesse et quelle précision dans le trait, quel sens de l'adagio dans la sonate en lit dièzel N'empêche que j'aime mieux sous ses doigts Mozart ou Scarlatti que la plus brillante page de Chopin, et il est des moments où il faut se rappeler le mot de Grétry à qui l'on faisait remarquer l'extraordinaire difficulté d'un morceau de pure vélocité, et qui, secouant la tête, disait : « J'aimerais autant que ce fut... impossible! »

Le pianiste Delgoufïre, que nous avions l'occasion d'entendre quel- ques jours auparavant, est un de ces pianistes rompus à toutes les difficultés techniques, mais dont le talent, à vrai dire, ne « porte » pas. Son jeu, trop égal, bien que d'un mécanisme parfait, est de ceux qui n'électrisent pas une foule : il lui manque le relief, l'ampleur, ce don personnel de l'interprétation qui donne à l'œuvre d'art sa vie propre et son accent particulier... Bach, Liszt aussi s'accommodent parfois de cette froideur ; mais Beethoven pas plus que Schumann et Chopin, n'ont été rendus dans leur caractère individuel.

Lucien Wurmser est au contraire un de ces rares artistes d'une nature complète, qui, en possession d'une maîtrise parfaite, savent assouplir leur jeu au point de donner l'illusion parfaite de la chose sentie et vécue! Passant du grave au doux, du plaisant au sévère, sachant allier la force à la grâce, l'élégance à la fermeté, Wurmser a fait chanter son instrument. Aussi fut-il longuement acclamé dans les

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différents morceaux de Chopin, Schumann, Mendelsohon, Liszt, etc., où il s'est essayé.

C'est ce que fit également, au dernier Concert Populaire, le pianiste allemand Arthur Schnabel, qui jouit dans son pays, dit-on, d'une vogue considérable. Je le soupçonne pourtant d'être mieux qu'Alle- mand : ne serait il pas Autrichien ? S'il n'a pas vu le jour au pays de Haydn et de Mozart, du moins nous a-t-il semblé posséder à un degré très élevé cette sensibilité profonde, ce « sehnsucht », cette émotion intérieure des grands poètes de la musique. Schnabel nous a révélé un Concerto de Hrahms(op. 83), d'une idéale pureté d'expression et de forme; il a interprété comme jamais nous ne l'avions entendu l'Im- promptu varié, une des pages les plus exquises de ce génie placide et charmant que fut Franz Schubert ; et aussi ces « Valses nobles » si bien inspirées du milieu sentimental et « gemuhtlich » où elles furent composées, et qui méritent d'être comparées à ces immortelles valses de Strauss dont Richard Wagner a pu dire sans s'abaisser « qu'elles renferment plus de grâce et de finesse, plus de substance musicale que tel opéra monté à grands frais ».

On a exécuté au même concert une symphonie de Henriette Van den Boom, qui à défaut de caractère personnel, fait preuve d'une certaine entente des efïets orchestraux; une première audition également du « Poème de la Forêt » d'Albert Roussel, œuvre d'une facture ingé- nieuse et soignée, mais qui représente un peu trop à nos yeux la Nature vue à travers... une partition de Claude Debussy; et enfin un , intéressant et fort mélodieux tableau musical : « Jadko >, de Rimsky- Korsakow. Vous dirai-je encore que Durant a donné son concert Wagner avec autant de succès que précédemment? 11 faut cependant noter que vouloir, en une séance de deux heures, faire connaître le < Grand Allemand ^, c'est un peu téméraire, sinon présomptueux.

Kathleen-Parlow a donné h la salle Patria un second récital de violon qui fut la consécration définitive de son beau talent, et lui valut les chaleureuses ovations d'un public émerveillé. Grand succès aussi — mais d'hilarité plutôt — d'une cantatrice venue pour nous donner une idée peu avantageuse de l'art du chant au Brésil. Mais causons encore pianistes, si vous voulez? Ils sont de saison; et je dois encore signaler le passage h Bruxelles d'un jeune pianiste Norman Wilks. ^

Les chefs d'orchestre nous ont servi à satiété,dans ces derniers temps, la belle ouverture de Léonore; aujourd'hui les pianistes abusent un peu delà «Sonata quasi una fantasia». Après Delgouffreet Puguo, Norman Wilks a osé la reprendre (Sonate, que me veux tu?...) sans réussir à faire oublier l'inierprétation du maître français, et il a remporté un succès plus franc et plus sérieux dans les « Papillons » de Schumann, l'Ktude op. çde Chopin, et une «arabesque» fort jolie de José Sévenants. Tout en finesse, en légèreté, avec un tantinet de brusquerie pour- tant, Wilks peut se classer parmi les jeunes virtuoses d'avenir, et en soignant un peu davantage l'interprétation, nous n'hésitons pas à croire qu'il fasse un jour parler de lui.

V. Hallut.


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LES EXPOSITIONS Exposition de la Libre Esthétique

Mieux que je ne pourrais le faire, M. Octave Maus résume, en tête du catalogue de ce Salon jubilaire, l'histoire des XX et de la Libre Esthétique, Car c'est cela surtout que le 'directeur des expositions de la Libre Esthétique s'est donné comme tâche, cette année, et à ce point de vue, le présent Salon offre un singulier intérêt.

En effet, il est bien entré dans l'histoire cet admirable mouvement artistique des vingt-cinq dernières années que la Libre Esthétique défendit chez nous si vaillamment. Aussi était-il infiniment curieux de voir réunir ceux qui prirent part aux « ardentes batailles » que rappelle M. Maus dans son bulletin de victoire.

Comme on comprend mieux, ici, l'atmosphère fiévreuse que durent susciter les expositions d'antan, leur belle indépendance et leurs fières outrances !

Elles ne devaient pas être vaines ces hautaines manifestations puis- qu'elles provoquèrent le merveilleux mouvement auquel nous assis- tons aujourd'hui. Et à cet hommage rendu à ceux qui, magnifiquement s'insurgèrent jadis pour libérer l'art des formules odieuses, je m'associe pleinement et pieusement

Mais il paraît que ce n'est pas tout à fait cela et M. Maus a, d'avance, protesté contre une telle interprétation de ses intentions. Il ne s'agit pas d'une exposition rétrospective mais bien d'une exposition des œuvres actuelles des peintres de la Libre Esthétique. Et alors on ne comprend plus très bien et l'on est en droit de s'étonner des allures de bataille que d'aucuns continuent d'affecter. Après la constatation faite, de leur triomphe, c'est de l'anachronisme !

Je veux me borner là. Tout a été dit, je crois, et depuis longtemps, sur la plupart des artistes que ce salon a groupés.

Je tiens cependant à protester contre la cruauté du Directeur des expositions de la Libre Esthétique : était-il bien urgent d'exposer les dernières œuvres de Monet et de Renoir? C'est bien mal vénérer ces admirables artistes que d'ainsi étaler leurs erreurs.

Quant à l'exhibition des dessins de Rodin, elle constitue une plaisan- terie d'assez mauvais goût. Le merveilleux sculpteur français seinble aimer particulièrement la mystification. Si ça l'amuse, après tout....

Au Cercle Artistique

Emile Claus. C'est précisément à Emile Claus que je songeais tantôt en parlant de la Libre Esthétique. La coïncidence de ces deux expositions est heu- reux et instructive, car elle permet de juger la distance qu'il y a du procédé à l'art et combien la sensibilité, l'émotion et la sincérité sont plus intéressantes qu'un mode d'expression.


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Il n'est pas possible, dans les lignes trop brèves d'un rapide compte- rendu, d'étudier l'œuvre du maître luministe. Cette tâche pourtant est séduisante. Mais je dois me borner à apporter ici mon simple tribut d'admiration h celui qui, magistralement, glorifia sa terre natale et l'infinie variété de son ciel et de sa lumière.

Car si Claude Monet, ainsi qu'on l'a dit, influença son art, je crois que c'est avant tout de la contemplation de la nature qu'il reçut ses plus fructueuses leçons. Sa conscience et surtout son souci scrupuleux de réalisme, par quoi il se rattache bien aux artistes de sa race, en font foi.

Dans sa retraite d'Astene, le joli village flamand des bords de la Lys, il se complait à noter les heures et les saisons. Et l'on ne peut rêver, pour qui est sensible au charme de la lumière et des couleurs, de joie plus intense et plus profonde qu'une visite à cette exposition où Claus a réuni ses dernières toiles parmi lesquelles comptent quel ques-uns de ses chefs-d'œuvre les plus complets. Éblouisscment des automnes, fluidité des matinées de printemps, intimité des soirs, mélancolie des crépuscules, il semble que pas une note n'ait échappé à son art subtil et délicat.

Cet admirable ensemble se complète d'une série d'impressions de Venise et cette partie de son œuvre est hautement intéressante puis- qu'elle nous permet d'apprécier la merveilleuse souplesse de son talent, accoutumé jusqu'ici à la tendre atmosphère et à la douce lumière de la Flandre.

Maurice Drapier.


Exposition Jean Gouweloos. — .^u Cercle Artistique Jean (ïouvveloosa réuni de nombreuses toiles dont la variété d'inspiration est un véritable régal visuel : Paysages, scènes, figures, portraits voisinent sans s'exclure. De larges taches de couleur, tant<')t épaisse, tantôt fluide, sans crudité, font de la peinture de Gouweloos, une pein- ture robuste, une peinture saine qui tire ses effets de procédés simples exempts, oh ! combien, de tout maniérisme. On sent que l'artiste s'efforce de faire penser profondément ses personnages auxquels le bruit indiffère. Et l'impression est pareille aussi qui se dégage des paysages; ils paraissent enveloppés de silence pour mieux permettre à l'harmonie des couleurs de se développer sans éclats violents. L'exposition est un succès et Gouweloos peut en être fier.

L. R.

De notre passage, pendant ce mois, à la (paierie Ik)ute, nous nous rappelons l'exposition d'un cercle de Jeunes fort intéressants. Les œuvres de deux dames figuraient très honorablement à la cimaise; celles de M"»* Catz, remarquables par cette fougue de coloriste et d'impulsive, qui lui valut dernièrement une médaille d'or à Madrid et celles de M""» Salkin d'allure plus douce, plus féminine, plus pondérée.

Parmi rélptinMit masculin, citons au hasard des souvenirs, l'envoi


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si fin et si délicat du dessinateur WillyThiriar, lequel contrastait avec la force et la lumière des toiles de M. Lemayeur. De jolies petites esquisses de M. Vanderlinden, voisinaient avec l'originalité impression- niste des œuvres de M, de Kessel et avec de délicieux souvenirs de plage, de M. Parmentier. . H. C.

Nos Samedis


La mort tresse aux fronts des poètes une couronne de gloire. Comme la plupart des lettres, le pauvre Van Lerberghe qu'on ignora si bien durant sa vie est devenu célèbre par son décès. Son nom flamboie en vedette dans les conférences et les théâtres, un comité se propose de le statufier... Aussi quelqu'un devait-il en parler aux Samedis du Thyrse ; ce fut un autre poète, M. Elie Marcuse, qui s'en chargea.

Il ne chercha point à biographier Van Lerberghe; soucieux avant tout d'originalité, il s'ingénia à faire saillir les caractères de son œuvre et de sa sensibilité L'auteur des Entrevisions est, nous dit-il, un doux, un rêveur, un mélancolique qui semble n'avoir pas goûté les pléni- tudes de la passion satisfaite C'est « l'avant-propos » qu'exalte son inspiration, c'est l'amour blond, l'âme du rêve, la jeune fille. Aussi sa palette pour peindre ne choisit-elle que les couleurs du ciel : l'azur et le blanc.

Jamais Van Lerberghe ne délire d'enthousiasme devant la force de la vie, de la beauté de la lumière, ou devant la gloire des conquêtes. Le rouge et l'or, richesses verbales de Verhaeren, sont bannis de sa version.

On pourrait objecter que Pan est bien peu « théâtre de jeune fille ». L'imagination du poète suppléa, sans doute, aux insuffisances de la réalité, puisque, selon M. Marcuse, il ignora l'alléluia des désirs accomplis. Epuisé par un mal mystérieux, tourmenté par le raffine- ment de sa mentalité, nouvel Hamlet d'un royaume intangible. Van Lerberghe put s'écrier aussi « Etre et ne pas savoir!... aimer sans pouvoir!... »

C'est en poète, en délicat, que M. Marcuse nous caractérisa l'auteur de La Chanson cC Eve, en poète, mais non en orateur. La virtuosité de sa pensée était elle trop difficile à rendre . Mais alors pourquoi tant de digressions spirituelles, sans doute, mais combien inutiles ! Il est allé jusqu'aux confins de la subtilité; là où elle se vaporise insaisissable, ne laissant après soi qu'un parfum vague et troublé. C'est pourtant un vrai mérite d'avoir tenté cet effort.


Le titre de la dernière conférence : « L'Art architectural-», nous avait ébahis. Il est vrai qu'en lisant le nom de l'orateur, M. Georges Ra- maeckers, nous avons pensé aussitôt « il sera, quand même, intéres- sant ». Malgré ce thème ingrat, notre attente fut dépassée; l'enthou-


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siasme de ce poète mystique nous gagnait, son originalité nous captivait tant et si bien que nous regrettâmes la brièveté de sa causerie.

L'architecture, nous dit il, est née d'un besoin; nous voyons dans la préhistoire' les premiers vestiges de l'arcbitectonique, qui conçoit selon les lois de la matière et de la pesanteur. L'architecture y ajouta l'art. Tous les peuph^s avaient souci de décorer leur demeure. Michelet affirme que c'est « l'Inde l'exemple le plus curieux de la matérialisa- tion artistique », C'est à tel point qu'on découvre aux monuments de ce pays des caractères « mâles » et des caractères « femelles ».

M. Ramaeckers constate avec humour que la coifture humaine a de nombreuses corrélations avec la toiture des édifices. Voyez, la casbah arabe couronnée d'un ovale! ne ressemble telle pas au burnous.' Près du Bosphore, à Stamboul, la calotte sphérique des mosquées rappelle le turban En Chine comme au Cambodge les tourelles des pagodes imitent la coiffure des naturels (^e l'endroit; même remarque à faire concernant les Tonkinois, Les maisons à terrasses des napolitains et des siciliens se reproduisent aussi dans la coiffure de leurs femmes.

Au moyen âge, les heaumes des guerriers représentaient le faîte de leurs donjons crénelés et les hennins des châtelaines les flèches des cathédrales. Ces lois mystérieuses nous régissent encore aujourd'hui, si nous considérons le chapeau haut de forme, appelé vulgairement « buse » comme le symbole d'une civilisation, industrielle et fuligi- neuse, qui étale des panoramas de cheminées.

Si. l'art est esprit, l'architecture est matière On en vient dans ce domaine à la théorie de Taine, qui prétend que « l'art est avant tout autochtone » aussi est-il dangereux d'introniser en des pays septen- trionaux, les décorations architecturales du midi. Les nombreux praticiens du xix» siècle ont oublié ce principe; aussi voyez l'obscurité, qui règne même en plein jour, dans notre babyK)nesque palais de Justice! Sous le soleil les reliefs doivent être moins accusés, que dans la grisaille de notre horizon.

Toutes les architectures ont comme base la religion des peuples, l'art bâtisseurs. Aussi l'évolution de l'art monumental a-t-elle suivi celle des dogmes. L'unité occidentale est remarquable au moyen âge, dans les deux domaines, au moment où Luther apparut, à la Renaissance donc, cet architecture fut détrônée par la peinture et la sculpture, depuis lors elle périclita.

Aujourd'hui, les arts ne construisent plus assez, le côté pitto- resque intéresse plus que la solidité. Le xix» siècle n'eut pas de carac- tère architectural, il prépara le terrain à l'évolution actuelle on essaie en effet de créer du nouveau en adaptant l'art à des choses pratiques. Lemouvement romantique eûtunegrandeinfluencesur le sens gothique rénové. Nous revenons h plus de santé et d'harmonie, nous devrions joindre à la raison des gothiques des formes nouvelles, en alliant la caractéristique du nord, à l'idéalisme du sud. Rodin nous donne un magnifique exemple de cette fusion —et le poète Georges Ramaeckers parlant d'architecture avec autant de science que d'originalité, nous prouve les affinités de tous les arts.

HÉLÈNA Clément.


Petite ehfoniqae


Rappel. — Nous nous souvenons qu'à l'initiative du Thyrse, et, a l'intervention de Camille Lemonnier, il fut. . dans le temps jadis décidé qu'on ornerait l'habitation, sise rue de l'Arbre Bénit, à Ixelles, où le bel écrivain, le premier Maître belge Charles de Coster vécut^ d'une plaque commémorative. L'Administration d'Ixelles s'occupe- t-elle ..activement d'exécuter cette décision! Voici six ans qu'on en parle... Dans combien d'années Charles de Coster aura-t-il l'honneur de cette inscription plus que posthume?

Nouveaux confrères ou virginales consoeurs. — Nous avons reçu le premier numéro de la Belgique Fratiçaise à laquelle se sont réunies L'Aube et La Revue Funambulesque. La Belgique française compte parmi ses collaborateurs A. du Bois, P. -H. Devos, R. Schmickrath, R. Guislain et R. Decerf, ainsi que Maurice Boue de Villiers, ce délicieux « Bragan » — incognito — de l'ex-Funam- bulesque.

Nous avons lu avec joie également La Revue du Temps Présent dont Pierre Chaîne est directeur : cette publication se recommande par sa gravité et son érudition. — G. Pulings en est le correspondant bruxellois.

Reçus également les premiers numéros de Les Chimières (directeur : A. Bertrand), Amaryllis (fondateurs : L. Thomas et E. Gojon) et appris avec satisfaction qu'une nouvelle revue Marsyas — dont le titre dit l'amour d'Henri de Régnier — va paraître à Bruxelles... Les anciens du Roseau Vert en seront : allons, bon succès à tous et à toutes.

Antée qu'on voulut remettre au monde, à Paris, est morte, morte... C'est une histoire lamentable et désespérante. On dit — que ne dit-on que Antée s'est... suicidée par amour de La Phalange.

Un panthéon des « poètes ». — Camille Lemonnier nous parlait hier des monuments qu'on se propose d'élever à la mémoire de Van Lerberghe et de Max Waller. 11 nous disait : « Pourquoi ne pas réunir, petit à petit, en un même endroit — parc ou square — ces bustes des Poètes? » Le Parc ? non, entre le Parlement et le Palais, une réunion d'efiigies d'artistes serait par trop déplacée, révolution- naire. Un square? Nous n'en connaissons pas... Mais Lemonnier, d'un geste frondeur et large nous indiqua, vers l'horizon, le Parc du Cinquantenaire! Nous y fûmes. A gauche de l'entrée, non loin du Panorama du Caire, il y a un bouquet d'arbres, de buissons, une sorte de clairière en allée, ombreuse et fraîche, silencieuse, recueillie, où seuls, moineaux francs et promeneurs paisibles, mettent de la vie. Oui, Maître, vous aviez raison : votre idée est à creuser.


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Chut. — Nous apprenons qu'il est question, prochainement, d'organiser une exposition de dessins, tableaux ou charges que des littérateurs auraient conçus. Le Salon de l'Estampe révélerait ces merveilles. On s'informait dernièrement du nom des poètes-dessina- teurs.

Nous rappelons à nos lecteurs que c'est le 12 avril prochain qu'aura lieu la séance de clôture des Matinées Nouvelles. Emile Verhaeren y parlera des ses Héros en lisant lui-même quelques extraits de sa dernière œuvre. Celte lecture sera précédée d'une causerie de Maurice Gauchez sur Verhaeren et suivie de récitations par M"«8 Eve Francis, Lucienne Roger, du Théâtre des Galeries, Carmen d'Assilda, MM. Carpentier, Bretiny, du Théâtre du Parc, M'"* Ernaldy, du Théâtre Royale de la Monnaie, etc., etc.

Cette séance qui sera d'un intérêt exceptionnelle se donnera au profit du Monument Van Lerberghe à la Salle Patria.

On peut se procurer des places dès à présent au secrétariat de la revue, 95, rue Berckmans, au prix de 10, 5, 3 et 1 franc.

Académie Royale des Beaux-Arts, Bruxelles.— Bibliothèque,

rue du Midi, 144.

Exposition I. — Mxisèe du Belvédère de Vienne. — Eaux-fortes de Welliam Unger, d'après: Achtschellench, Breughel.Carrache, Coques, Corrègc, Durer, Giorgione, Holbein, Murillo, Palma Vecchio, Rembrandt, Rubens, Ruysdael, Teniers, Ter Borch, Titien, Simon de Vlieger, Snyders, Van de Ca pelle, Van Dyck, Verlaise et Velasquez.

//. — Principales œuvres de l'exposition Van Dyck, à Anvers (Photogravures.)

Notre chronique sur les théâtres, par suite de l'abondance

des matières est remise au prochain numéro.

Nos Samedis. — (Ancien Hôtel-de-Viile, Parvis Saint-Gilfes), Le II avril, h 8 1/2 heures, conférence de M. Paul Cornez: Eugène Demolder.

Le 25 avril, conférence de M. Gaston Pulings : Octave Pirnuz,

Genus irritablle... — Deux jeunes femmes de lettres vont-elles se

quereller?

M"«d'Orliac prépare un travail qu'elle dénomme: Le Jardin des Ulcères

On dit que M"'« DelarueMardrus l'apprit, par une indiscrétion, dans un cénacle littéraire — et aussitôt appela une des dernières œuvres, du reste fort joli<v "■'" 1" T".!»/»-.. »/ iimwimi ,i", il.- • //- 7,jr,ihj des Agités.

On demanda à M"«d'Orii.ic ccqu c-ik- nniiiH.iiL lanc :

« Si l'idée me venait de changer mon titre, dit-elle, je le remplace- rais par celui-ci : Les Ulcères de la rue ».

Tant de fiel entre-t-il dans l'âme d'une poétesse?

(Cri de Paris),


— 421 — La Grille

Le chemin est désert en cette après-7nidi ; On n'ouvre plus la grille atix lances ouvragées Que le vent, les hivers et la pluie ont rongées ; Le seuil abandonné, sous la 7nousse a verdi.

Les pilastres fnassifs où s'agrippe le lierre Et dont le 7nédaillon s'efface lenteynent S'effritent sous l'assaut des saisons et du vent ; Les urnes ont perdu leurs guirlandes de pierre,

Sous les yeux d'un Silène et d'un faune narquois Et d'un groupe sévère et roide de statues, Dans les arbres touffus bordant les avenues, Des a^nours inutiles épuisent leur carquois.

L'allée au gravier fin où s'évoquent des fêtes, Des rires et des jeux et des couples étreiiits Se détourne et bifurque autour des boulingrins Au milieu des bosquets et des ombres discrètes,

Et longe la fuur aille en ruine qui ceint Le vieux parc solenriel oii règne le silence Et la grave beauté de l'heure qui s'avance Et de Veau qui s'endort au marbre du bassin.

Maurice Drapier.

Le beau Costume

Monsieur le baron Ludovic de Raincolette est, à Boucy, une personnalité sympathique et répandue. 11 ne ménage ni ses écus, ni sa complaisance; dans les cercles ouvriers et les confréries, son autorité est saluée bien bas; il habite,

Lk Thyrsk — I" mai 1908. 28


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jouxte l'Esplanade, un vaste et morne hôtel dont l'ample porche et les dix fenêtres ont grande allure; malgré la soixantaine imminente, il porte beau, marche d'un pas fringant et est tenu pour arbitre des élégances.

Il causait dernièrement avec son ami. Monsieur l'écuyer Narcisse van Rollebeek.

— Mon cher Ludovic, disait l'écuyer, il est incontestable que les personnes de notre monde doivent, en tout, se distinguer du vulgaire. Puisque nous vivons à une époque troublée où la société à l'air de courir sur la tète, où mon marchand de charbon se croit mon égal, c'est à nous de creuser le fossé et de maintenir les distances. Gardons- nous toutefois d'y mettre une fureur maladroite et de briser des vitres que nous remplacerions à nos frais ; sans paraître y toucher, restons nous-mêmes, restons de notre caste, puisque les jaloux parlent de caste... assurément, la nôtre vaut celle des épiciers et autres croquants... par- dessus tout, conservons les traditions du bel air... Avec de l'application, le premier maroufle venu peut apprendre le droit, les mathématiques, la littérature..., mais savoir saluer, marcher dans un salon, conduire un cotillon de façon galante, c'est autre chose, saperlipopette !

— N'exagérez-vous pas, mon cher Narcisse ?

— Non, baron, je n'exagère pas... c'est vous qui diminuez et qui vous diminuez... On dirait, parole, que vous sacrifiez aux préjugés égalitaires d'un siècle démagogique. Notre monde n'a rien à gagner k de certaines promiscuités répu- gnantes : soyons « nous », soyons-le avec ténacité..., ayons nos idées, ayons nos fournisseurs...

— Nous n'aurons portant pas des tailleurs et des bottiers poumons seuls?

— Non, saperlipopette... Mais des gens comme vous et moi, baron, ne peuvent honorer de leurs commandes que certains bottiers et certains tailleurs. Voyons... qui vous habille, mon cher Ludovic?


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— Qui m'habille? M. Casimir Legubre, tout simple- ment.

— Quel Legubre ? Celui de Boucy ? Celui de la rue du Noir-Bœuf?

— Je n'en connais qu'un, ici.

Monsieur l'écuyer Narcisse van Rollebeek leva les bras avec stupeur.

— Mais, quand on se nomme le baron Ludovic de Rain- colette, on ne va pas chez M. Legubre, de Boucy, chez M. Legubre de la rue du Noir-Bœuf; on va chez M. Isi- dore Caneghem, du Quartier Léopold, à Bruxelles.

— Et qu'a-t-il d'extraordinaire, ce M. Caneghem?

— Il a... il a qu'il est le fournisseur des personnes de notre monde... Les autres fagotent, Caneghem habille... Puis, ses manières sont irréprochables... et il a le Christ de Portugal...

— Ahl il a le Christ de Portugal... Enfin, si j'étais fagoté, vous vous en seriez aperçu, mon cher Narcisse...

— C'est, peut-être que je n'aurai pas remarqué... En tout cas, à votre place, je lâcherais la me du Noir-Bœuf et je m'adresserais à M. Caneghem.

Monsieur le baron était perplexe et vaguement inquiet. Qu'il fut élégant et tiré à quatre épingles, il n'en pouvait douter, puisque le consentement unanime ratifiait sa suprématie ; mais il ne risquait rien, en somme, à tenter une expérience et, dès son premier voyage dans la « capi- tale », il s'en alla trouver l'éminent habilleur.

L'immeuble impressionnait par son luxe et M. Isidore Caneghem, favoris grisonnants, gros yeux vides, la redin- gote pavoisée d'un large ruban écarlate, exhalait, en maîtrise et en respectabilité, la certitude. Il s'inclina pro- fondément.

— Je suis tiatté de la marque de confiance que daigne me donner Monsieur le baron. Monsieur le baron peut être convaincu que je n'épargnerai aucun soin pour tâcher de


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le satisfaire. D'ailleurs, je suis favorisé, depuis longtemps, des ordres de Monsieur l'écuyer Narcisse van Rollebeek.

— C'est l'écuyer qui m'a recommandé votre maison.

— Je rends grâces à Monsieur l'écuyer d'avoir parlé favo- rablement de moi à Monsieur le baron et à Monsieur le baron de s'être rendu aux conseils de Monsieur l'écuyer.

Aune, mesuré par des mains respectueuses, reconduit jusqu^au seuil par un serviteur prêt à génufléchir, M. de Raincolette s'en retourna en sa province, fébricitant de joie.

Et, la semaine d'après, cette joie s'épanouissait, plénière et ronde, à recevoir un costume éberluant de chic et qui le moulait à ravir. Il s'analysa devant un miroir, puis devant deux glaces accolées, qui dressèrent à ses yeux ravis l'évidence d'un baron somptueux et svelte. Consulté, Monsieur l'écuyer Narcisse se montra nettement approba- teur.

— Avouez, baron, que vous voilà enfin drapé et revêtu... Je vous félicite... Comme cela vous prend la taille... comme cela vous dissimule le ventre, en vous avantageant les épaules... Si vous poussiez jusqu'à la rue du Noir-Bœuf, votre spectacle procurerait un étonnement légitime à l'excellent Casimir Legubre...

— Ma foi, je veux en tâter, mon cher Narcisse.

Un quart d'heure après, Monsieur le baron franchissait, guilleret, l'huis de M. Legubre.

— Monsieur Legubre, comment trouvez-vous ce cos- tume?

— Irréprochable, Monsieur le baron.

— Vous voyez comme il accuse les épaules ?

— Oui, Monsieur le baron.

— Comme il pince la taille ?

— Oui, Monsieur le baron.

— Comme il dissimulerait mon ventre, si j'en avais?

— Oui, Monsieur le baron.


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— Devinez d'où vient ce costume ?

— Monsieur le baron, il vient de la maison Isidore Caneghem, à Bruxelles.

— Comment le savez-vous ?

— C'est moi qui l'ai fait... Je travaille régulièrement pour la maison Isidore Caneghem; on m'envoie l'étoffe et les mesures; je coupe, je couds, je renvoie à Bruxelles. J'avais immédiatement reconnu les mesures de Monsieur le baron, comme je connais celles de Monsieur l'écuyer van Rollebeek.

— Mais l'écuyer se fait habiller chez Caneghem I

— Comme Monsieur le baron le fait maintenant. La seule différence, c'est que Monsieur le baron paye deux cents francs chez M. Caneghem et qu'il en payait cent chez moi.

Rêveur, Monsieur le baron a quitté la rue du Noir- Bœuf; puis il a mandé M. Legubre et lui a restitué sa confiance. Ebranlé dans sa conviction, Monsieur l'écuyer hésite et tergiverse. On affirme qu'il a trouvé, en matière de modes, son chemin de Damas dans la rue du Noir- Bœuf. Franz Mahutte.

Les Aubes parfumées

Les Jasmins

Au jardin de mon cœur desjas7nins ontjleuri Ce soir fervent et doux où communia 7non rêve, Et leur parfum subtil vers mon âme s^ élève : Encens prestigieux des messes de minuit.

Ontjleuri des jasmins au pays bleu des Iles, Qu'avec les yeux du songe on voit à l'horizon ; Printemps multiple et neuf, merveilleuses juoissons D'un Amour inconnu vers lequel je m'exile.


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Les roses carillons que là- bas je surpris, Sont tm symbole étrange et peut-être éphémère, Pourtant^ je sens en inoi vibrer un lent mystère : Au jardin démon cœur les jasmins ont fleuri.

L'Invitation au Silence

Avec entre les dents la fleur de mes Aveux ^ Je suis venu vers Vous, dans l^orgueil de ma vie, Par un soir d^ assoinption et de inélancolie, Où tout le fir7na7nent s'étoilait dans vos yeux.

Entre les dents j' avais la rijne du Poèfne Que chante l^ heure exquise à la nuit des Printemps, Et j^ évoquais , pensif, les madrigaux galants Qu^en gestes pailletés du bout des doigts on sème.

Mais je n'ai pas osé, tandis que paresseux Mourait dans le lointain le rythme las des danses, Troîcbler par des mots vains, l'eau fraîche du Silence ; Gardant entre mes dents la fleur de mes Aveux!

Chanson Violette

Effeuillement du rêve en floraisons violettes, Neige de la pensée au seuil blond de l'Aveu, Rosaire des inots dits par la lèvre et les yeux. Missel de l'Avenir en or auc l'on feuillette.

Effeudleincnt de riieun aux noigtsjins du mysUre, Eau musicale et douce oii glisserait l'Espoir Cofnme les cygnes blancs par la candeur des soirs, Sous la Luné levante en votre âme trémière.

Vous avez pris les fleurs à mon offre discrète, Et brusquement saisi d'un indicible émoi, J'ai respiré mon cœur éclos entre vos doigts : Effeuillement du rêve en floraisons violettes.... 21-22-2$ mars içoS. Fernand Paul.


— 427 — Etzer Vilaire

UN POÈTE HAÏTIEN

Au moment où Haïti vient de se signaler en politique à l'attention du monde entier, il est intéressant d'examiner un tout autre côté de la vie intellectuelle d'un peuple et d'une civilisation peu connus.

Cette île délicieuse, cette Hispaniola où Colomb descen- dit, ivre de joie, après la longue traversée ; cette terre de sang et d'or où luttèrent les conquistadores castillans et les rudes compagnons du chevaleresque Walter Raleigh ; cette île aux perles, où la flibuste française établit ses pêcheries tant disputées, que le grand Colbert devait enfin protéger et sauver !

Ces flibustiers, ces êtres énergiques, tannés aux soleils des tropiques, audacieux pionniers de la civilisation, s'éta- blirent alors à l'ouest de l'île, qu'ils nommèrent Saint- Domingue. Ils implantèrent le français, l'admiration et la culture de la littérature française — et toujours elles y subsistèrent. Ni 1789, ni la Révolution conduite par Tous- saint Louverture (le vainqueur du général Leclerc, mari de Pauline Bonaparte), ni la fondation de la République d'Haïti en 1803 — rien ne put effacer ce prestige de la France et des choses de l'esprit en France...

Et de nos jours il y a, dans l'île magique au passé si romanesque, une littérature remarquable. Et parmi les littérateurs haïtiens, Etzer Vilaire tient la première place. Des livres importants, d'un charme amer et mélancolique parfois, brûlant et fougueux, d'autres fois, sont dus à sa plume. C'est à M. Georges Barrai, notre confrère français bien connu, que nous devons de pouvoir lire le grand poète des Antilles. C'est lui, en effet, qui publia Années Tendres — Le Flibustier — Pages d^Amoicr — Les Poèmes de la Mort — toutes œuvres de la plus vibrante originalité, qui


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ont rencontré un grand succès, et dont MM. Barrai, dans la revue le Florilège d'Anvers, P. Baes, dans la Fédération Artistique, et l'auteur de cette chronique dans le Carillon, d'Ostende, ont signalé l'apparition et le mérite.

Mais aujourd'hui, il s'agit de donner un poème inédit de Etzer Vilaire, un extrait tout au moins, de quelques pages splendides, dignes des plus grands de nos poètes français (de France ou de Belgique). Le grand écrivain qui nous occupe est né en 1872, à Jérémie, la seconde ville d'Haïti; port commercial, population de 40,000 habitants, dans un climat frais et salubre. C'est là aussi que naquit le général Davy Dumas de la Pailleterie, le grand-père d'Alexandre Dumas !

S' occupant de jurisprudence et d'enseignement, Etzer Vilaire est, de nos jours, directeur du Lycée Nord Alexis, un des grands lycées nationaux de la République.

Il se livre avec ferveur à la culture des lettres. Les volumes dont j'ai parlé en font foi.

Maintenant, qu'on juge de son talent par les vers sui- vants que le poète a écrits seulement pour leur destina- taire, mais que celle-ci juge si beaux et si particulièrement intéressants qu'elle les livre au public — en fragments.

LE CORMORAN

A Margturite Coppin.

Un cormoran perché sur un récif sauvage

Immobile, silencieux, Contemple tourà-tour le sable du rivage

Et le désert des cieux...

Mélancolique et monotone, Voici l'ondulement des Hots Avec leurs rumeurs, leurs sanglots. Une autre immensité moutonne Celle-là lointaine et sans voix.


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Ne parlant que par ses lumières Et ses souffles dompteurs des bois. Epars, faces sombres et fières, Les rocs, baigneurs pétrifiés, Brisent les flots défiés.

Parfois chante, mugit, gronde en notes profondes

L'orchestre invisible de l'air ; Harmonie orageuse enflant ses vastes ondes Sous l'archet de l'éclair.

Là, forme immobile, accoudée

Vers la mer au bord agité.

L'île au perpétuel été

Vit somnolente et sans idée ;

Figure de réve-et d'ennui

Le jour poursuivant, léthargique,

Le songe commencé la nuit,

L'âme, dans son cadre magique.

Ivre de parfums, de sommeil

De musique et de soleil !

Ici, volent avec l'écume, la fanfare Des vagues sur les bords glissants. Et leur vif bataillon — qui se cabre et s'efi"are — De coursiers hennissants.


Voilà la vision unique Qu'offrent le ciel, l'espace et l'eau : Toujours le même, le tableau Règne en sa splendeur ironique. Tels sont les bords antiléens Où l'oiseau fait sa seule étude Des abîmes céruléens. Où l'éternelle solitude Assiège de rêves amers

Ce muet amant des mers.

C'est tout ce que les yeux, las du vide, et l'oreille.

Surprennent dans l'immensité... Comme un nid d'aigle, aux flancs ombreux d'un morne, veille Une vague cité.


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L'oiseau pour suprêmes compagnes Immobiles, loin de tout bruit Et solitaires comme lui, A la nue, avec les montagnes. Il voit en descendre, pensif, L'ombre nocturne, et sa buée S'égoutter sur l'âpre récif, Et l'essor lent de la nuée Comme l'aile d'un aigle noir S'ébattre dans l'air du soir.

EtZER VlLAlRK.

On sent dans ces strophes harmonieuses le poids lourd à écraser de ces beaux ciels, de ces « Ilots morts sous des ciels féeriques » ainsi que le dit le poète. 11 est fait pour nos civilisations de luttes et d'efforts incessants et quel que soit le succès de sa carrière à Haïti, on peut souhaiter qu'il lui soit donné de venir s'essayer dans l'arène euro- péenne, et y cueillir la couronne de lauriers du vainqueur.

Marguerite Coppin.


if


Complainte


EN MINEUR

Un peu du ciel passé mUllumine la face,

— Pourquoi le ciel passé peut-il briller encor? — Un peu du ciel passé in^ illumine la face :

Mon front est couronné de myrte et de fleurs d'or.

Un peu du cœur passé tremble dans ma poitrine.

— Pourquoi mon jeune sang déjà refroidit-il? — Un peu du cœur passé tremble dans ma poitrine : Mon cœur de maintenant arde d'un feu subtil.


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Un peu des rêves 7norts ressuscite en mon âme.

— S^ils sont défunts, poîcrqiioi les tirer de leur nuitf Un peu des rêves fuorts ressuscite en mon âme : Leurs enivrants parfums torturent V aujourd'hui!

Un peu des yeux éteints fixeynent ine regarde.

— Pourquoi les yeux éteints ne sont-ils pas mieux closi Un peu des yeux éteints fixement me regarde :

Les regards d'autrefois sont vierges de sanglots.

Un peu des pleurs passés très douceynent s'écoule :

— La mort qui sèche tout ne les a pas taris f — Un peiL des pleurs passés très doticement s'écoule CoîHfne un lustral baiser au front fané des lis.

Un peu des vers passés chante dans ma 7némoire

— Pourquoi réveille-t-on les poètes dor7nantl — Un peu des vers passés chante dans ma mémoire De lointaines chansons aux échos véhéments.


EN MAJEUR

Ma candeur d'autrefois sur mon front insinue Les rayons attardés de ma jeunesse en fleurs. Ma candeur d'autrefois sur mon front insinue L'oubli des noirs péchés et des vaines douleurs.

Mon amour d'autrefois emplit mon cœur morose, Comme un Buisson Ardent, de bénédictions; Mon amour d'autrefois e7tiplit mon cœur fnorose De vierges souvenirs et de chastes visions.

Mes rêves d'autrefois comme un encens parfuynent Ils ont l'essence rare et le baume secret. Mes rêves d'autrefois conune un encens parfument Les désirs putri fiés et les 7nauvais regrets.


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Les regards d* autrefois ont des clartés sereines. — Quel trouble eut pu jadis embuer leurs miroir s f - Les regards d'autrefois ont des clartés sereines U Orients ingénus ou de paisibles soirs.

Les larmes d'autrefois sont fraîches et pieuses : Chacune enchâsse impur et rayonnant joyel. Les larmes d'autrefois sont fraîches et pieuses Comme des astres clairs dans l'azur mort du ciel

Les stances d'autrefois souriaient^ ingénues, D'un écho de plain-chant graves un peu, parfois. Les stances d'autrefois souriaient, ingénues...

Qui 7ne rendra mes yeux et /non cœur d'autrefois.^..

Paul Cornez.


A


Divitte

Divitte, fille d'un pêcheur de Cassis, a quinze ans au moins, dix-sept au plus. Elle reste de longues journées étendue en plein soleil sur les rochers calcareux, à sonder de ses yeux noirs les eaux bleues des colongues, profondes comme ses sens, claires comme sa soif.

On la dit folle au village, et quand elle passe sur les quais du petit port — un petit port de famille où les navires somnolent doucement dans le désordre des vergues et des cordages, et soupirent avec lenteur vers l'implacable ciel bleu, en attendant, longtemps parfois, la brise propice — on la raille, les enfants l'injurient, les vieux paysans sou- rient avec mépris, les matelots gris l'interpellent.

Cela la dispense, toutefois, des besognes auxquelles sont soumises ses sœurs, et lui permet de fuir le village féroce, d'errer, petite bête sauvage et rétive, jusqu'à la


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nuit, devant l'éblouissante merveille de la mer, mangeant le pain qu'elle vole chez elle, et buvant du vin que j'em- porte dans un double litre de gros verre noir. Comme tous deux nous tenons entendre chaque jour les flots inlas- sables, battre les roches inlassées, et fuir les hommes, nous sommes des amis.

Elle a pour moi la naïve affection d'une chienne pour le maître qui l'élève et la nourrit. J'ai pour elle l'amitié qu'on éprouve pour ces êtres bizarres qu'on a peut-être un peu contribué à éveiller, et dont la vie mystérieuse, et l'âme pittoresque et complexe, intéresse et amuse à tel point qu'on finit par s'y attacher.

Ce qui nous différencie, c'est que Divitte, vit par instinct et sans savoir pourquoi, ne cherchant qu'à satisfaire sa sensibilité d'animal heureux, parce qu'elle trouve tout ce qu'il désire sans peine, tandis que moi, je ne sais pas trop pourquoi, je cherche à vivre hélas 1 et ne trouve jamais ce qu'il me faut malgré le mal que je me donne.

Une force nous rapproche, instinctive, inconsciente, et c'est ainsi que sans nous aimer au sens humain du mot, nous nous abandonnons parfois l'im à l'autre, satisfaits de trouver là, dans ces instants de vie pure qui nous unis- sent, ce que nous venions peut être en vain chercher dans la solitude.

Pourtant, il y aurait mieux à faire d'elle, et souvent, tandis qu'un crépuscule intense fait, qu'au-dessus du Cap Canaille, le ciel funèbre semble, réfléchi dans la mer, un champ de bataille où gisent, pêle-mêle, éclaboussés d'un sang parfois noirci, cuirasses bosselées, dagues d'acier, boucliers dorés, il m' arrive, en songeant qu'il me faudra sans doute bientôt retourner parmi les petits hommes du Nord, de me dire qu'il me serait possible, inculte Divitte, de vous prendre avec moi, fleur sauvage, cueillie sur les rivages rocailleux des calongues, et de vous élever là-bas comme en terre chaude, dans le faste luxurieux des grandes


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villes. Vous trouveriez, sans doute, dans le confort des bons songes, éclairés par mille lampes électriques, qui vous éblouiraient, sous la caresse langoureuse de la musique des tzyganes, dans l'éclat des bijoux, les secousses du jeu, l'ivresse du Champagne sec, que vous boiriez dans de fines coupes de cristal, mille choses brillantes et volup- tueuses qui plairaient à votre instinct de petite bête affinée. Des portiers nègres, d'ébène, d'or et d'écarlate, s'incli- neraient en voyant passer votre robe de soie fauve, des laquais cérémonieux vous suivraient, et je pourrais vous voir rire alors, comme folle, de toutes vos dents blanches.

Sylvain Bonmariage.

Antithèses

... Mais les bonnes chansons demeurent Et clémentes sont les tempêtes Aux saintes roses qui ne meurent Jamais sur le front des poètes.

Laurent Tailhade.

I

Le lis aux doigts de /leurs des vierges néophytes, La rose du vitrail avec les hyacinthes Qui rêvent sur le front nimbé des calmes saintes. Se fanent sur le verre oii, Maîtres, vous lesjites.

— Mais vos noms fastueux gravés, ô Primitifs, A ux pages de vélin du Livre des Beautés, Jamais, narguant C envol de nos siècles chétifs. Ne pâliront avec leurs lettres de clarté,

II

Dans les dômes et les kiosques des Grenades, Tu t* exilas, ô rêve des Abencérages, Vasques et chapiteaux, forêts de colonnades^ L'hydre des temps vous a griffes avec ses rages.


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— Mais V oubli qui s'incruste aux rapides caveaux, Briseur trop inlassé des Œuvres et des Faits, O vous, les sertisseurs des Ors médiévaux. Vieil if, n'a pas sur vous tendu son voile épais.


III


Au jour des Décadences et des Crépuscules, Quand les Barbares bruns, vêtus de brocatelles. Viendront, pieuvres du monde, ouvrant leurs tentacules^ Vos blocs impérieux choiront, ô Praxitèlesf

— Mais les esthètes clairs jadis qui vous tressaient U acanthe et le laurier sur vos sépulcres clos. Dans leurs los ernpruntés aux strophes des Versets, Rediront votre gloire aux enfants de Délos.


IV


L'éclair qui fuse, ardent^ aux vitres des croisées, La nitro- glycérine au ventre des engins, Sauront, inalgré la triple-porte des Musées^ Hacher vos cadres d'or, Rubens et Pérugins !

— Mais vos gestes sans grâce et vos noires fnimiques, Mais la bombe qui fume à vos doigts, Chambardeurs, N'empêcheront jamais que leurs noms eurhythmiques Montent vers l'Hélicon sur l'aile des splendeurs.


Vous Autres, dont les noms communs dans les grimoires Sonnaient aux sons inélégants du vieux Canon, Au Passé qui vous grave aux stèles de Mé^noire, L'oracle du Futur ^ un jour, répondra : Non !


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— Vos hosannas au chant des fifres et des vielles Ne cachent pas les trous qui sont dans le granit, Car vous ne sûtes pas les phrases rituelles Ouvrant à qui fut grand le pont de l'Infini!


VI


La rose du rosier sefa^ie avec les myrtes^ La rouille rode aux bords des Glaives et des Clefs, Ton rêve. Conquérant^ s* enlise au banc des Syrtes Et U Instrument se tait, bois et cordes fêlés y

— Mais les bonnes chansons, dans le cadre des strophes, Roses des rosiers saints du tertre des senteurs j Malgré ton geste, Te7nps, malgré tes Catastrophes, Ne fanent pas au front lauré des bons Chanteurs,

René Schmickrath.



Lointaines Orées


La chair est triste hélas! et j'ai lu tous les livres. Fuir là bas! fuir...

Stéphane Mallarmé.


Sauvez mon âme souffrante et lasse Yole d'espoir battant pavillon bleu Et faites que je puisse aux rêves qui passent Signaler ma détresse et fuir avec eux.

Quand pourrai-je là-bas, vers les orients clairs Où tout songe est possible et tout verbe plus cher. Voguer dans ma nacelle et gravir les éclairs.

Quand pourront-ils mes yeux voir le fini des mersf


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Quand pour rai-je goicter loin des foules malades U unique syjuphonie émotive et îiomade Capable d^ irriter d'i^yipossibles naïades.

Quand pour rai- je lever V ancre et fuir loin des rades?

Qua7id pourrai-je franchir le pôle du banal Oit tout fjord aride d'eau et tout lichen régal, Et maudire les bourgeois du haut de 7non fanal f

Quand pourra se saoïder mon âme d' idéal f

Et puisque est tel fuon spleen décadentes chi^nères, Peu m'importe le bruit des stcccès éphéfnères Pourvu qitepar de là les latentes lumières S'élèvent les rais bleus de mon fier lampadaire!

Robert Decerf.


Pacage

Un carré de pré vert clôturé de haies vives, parsemé çà et là de l'ombre de pommiers retient dans sa douceur les bestiaux prisonniers. — Un ruisseau coupe en deux sa surface déclive.

Au dehors, jouxtant le pré et dévalant vers l'horizon^

les foins s'étalent verts et gris,

et les froments

rose-clair et mouvants^

les seigles noirs et les avoines blanches.

Partout le lent silence : muette effervescence des lances de la lumière.


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Les vaches et les bœufs sont vautrés dans le clos,

de l^ ombre voyageuse alterne sur leur dos,

avec des taches de soleil.

Et leurs robes se pointillisent :

— familières couleurs qu^un rayon modernise —

des reflets

violets,

sur les noires se posent ;

les rousses sont vermeilles

et les blanches sont roses!

Les vaches et les bœufs sont vautrés dans le clos. Sur leurs flancs balonnés, plaqués de bouse brune; sur leurs naseaux mouillés, sur leurs lèvres mafllues, les taons afliuent.

Soudain, chassant l'essaim des ?nouches importunes.

Un bœuf roux s'est levé :

Marchant avec lenteur dans U herbe qui reluit.

Vers Veau fraîche il est allé

Et son mujfle bavant

décrit son nonchaloir en cercle devant lui.

Les vaches et les bœufs sont vautrés dans le clos : leur œil humide et vert, veille le chemin blond, par les trous de la haie et la porte, par où, tantôt ils sortiront.

Au loin se penchent des peupliers, plantés en espaliers contre le ciel et le soleil.

Dans le pré

descend

un bouvreuil franc


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Vite envolé, puis une guêpe, puis une abeille.

Partout le lent silence : muette effervescence des lances de la lufuière.

Jules Bock.

Chroniques du Mois


LES POEMES

Poèmes et poésies, par F. Vielé Griffin (Paris, Mercure de France). — Je suis heureux de réparer une injustice en saluant pour la première fois dans cette revue, le beau poète des Cyg7ies, un des plus grands lyriques de notre époque. Il ne pourra nous en vouloir de ce tardif hommage, lui qui a dit, magnifiant Verhaeren : « La gloire du poète a lieu de son fait, il a suffi que son œuvre soit, tardif ou pré- coce, l'assentiment de la foule n'ennoblit qu'elle, la noblesse du poète préexistait. »

Le Mercure vient de rééditer les premiers poèmes de Vielé Griffin, de Cueille d'Avril à la chevauchée d'Yeldis, les vers qui lui ont valu d'être appelé le poète de la joie. Il faudrait pour parler dignement de ces œuvres un cadre moins restreint que celui d'une chronique men- suelle, j'étudierai sans doute prochainement l'œuvre de ce pur poète par qui, comme l'a dit R. de Gourmont « il y a quelque chose de nouveau dans la poésie française. »


La Multitude Errante, par François Léonard (Bruxelles, la Belgique Artistique et Littéraire). — L'apparition de ce volume fut un événement dans le monde littéraire belge, une révélation pour la plupart, pourtant plus d'un des poèmes du livre ont été publiés par la Verveine.

Bien qu'à mon point de vue personnel, je ne puisse accorder à ce livre un éloge sans restriction, je me plais à signaler les sympathies nombreuses qui l'ont accueilli. Moi, — quelque paradoxale que puisse paraître ma déclaration, — j'ai vécu peut-être trop près de l'auteur pour pouvoir l'apprécier à sa juste valeur; son amitié sans doute ne


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me gardera pas rancune de ma franchise, j'aimais ses vers que j'avais vus naître, mais j'avoue que je n'avais pas prévu les admirations qu'ils susciteraient.

Le volume plaît tout d'abord par son unité de composition, il dénonce une volonté tenace, un pessimisme hautain et une noble fierté. Alors que tant de jeunes gens, qui n'ont rien en l'esprit, écrivent ix)ur rimer, l'auteur s'est assigné pour tâche de chanter la vanité des efforts humains, l'indifférence de la nature et la grandeur de cet effort que l'homme sait pourtant inutile.

Cette philosophie, direz-vous, est tout entière dans A. de Vigny. Certes, bien mieux que les mauvais vers de J. Lahor, ceux-ci de la Maison du Berger auraient pu servir d'épigraphe au livre de Léonard.

Nous marcherons ainsi, ne laissant que notre onibre Sur cette terre ingrate oîi les morts ont passé.

f ••

Vivez, froide y nature et revirez sans cesse

Sur nos pieds ^ sur nos fronts^ puisque c'est votre loi.

Pour illustrer sa thèse, il prend comme ex^emple une brillante civilisation, celle de l'ancienne Egypte aux temps de sa plus orgueil- leuse prospérité : et c'est la Vie. La seconde partie nous montre ce qu'il reste de ces siècles de gloire : et c'est la Mort. Dans V Homme, le poète chante la louange de la pensée et de l'effort humains dont il opposera, dans l'Univers, la vanité devant l'éternité de la nature impassible et aveugle, qui « écrase sans pitié la multitude errante. »

Les différentes pièces du livre ne sont pas nées une à une aux caprices de l'imagination du poète pour former un jour, grâce à l'unité d'inspiration, un tout bien compact et bien entier. L'idée fut préconçue et la volonté de l'auteur a, pierre à pierre, élaboré l'édifice. Ne serait- ce à cette façon de procéder qu'il faudrait attribuer l'allure froide de certains poèmes qui se voudraient plus fastueux et plus sonores ? Il y aurait aussi, puisque l'auteur a fait des vers classiques, à le reprendre au point de vue de l'harmonie et du choix des mots, mais quand on voit des critiques « avertis » montrer qu'ils ne savent pas reconnaître un vrai vers, on se dit qu'il faut laisser aux poètes vider ces sortes de querelles entre eux. D'ailleurs, nul n'est maître du premier coup, pour son début, ce jeune offre bien plus que des promesses; je sais de beaux « départs > qui ne valent pas celui-ci.

F. Léonard est capable de très beaux vers, je n'en veux pour preuve que ce sonnet : « L'offrande » enfermant une pensée délicate dans un cadre harmonieusement ciselé et dont j'aime surtout les deux tercets :

Car lesJUurs ont gardé maigri le temps qui passe. Malgré f oubli de Niomiiu et celui de C espace, Le souvenir profond de ce qui fut divin ;

Et U parfum léger de leur corolle frêle Comme une flamme d'or qui brûlerait en vain Tend vers C ombre des dieux une âme cncor fidèle.


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La Vie unanime, par Jules Romains Edition de l'Abbaye, Paris. — C'est toute une humanité qui palpite dans ce livre; c'est des mouvements du cœur de toute la cité que bat le pouls du poète unanime. La ville avec ses douleurs et ses joies, ses grandeurs et ses déchéances, le poète la veut sentir toute en sa poitrine accrue; il cesse d'exister tellement il est tout, il voudrait ne penser à rien qui ne fût total. Mais un jour son individualisme se révolte, le poète veut redevenir lui ; le train l'emporte :

Près de sa joue ènme passent les kilomètres Comme U7i cable eti velours dont la fuite caresse.

Il est libre : son isolement le fait illimité; il veut vivre, il veut goûter de tout; mais la nature le rebute par son indifterence; il se sent mieux près des masures :

Avec des airs confiants Elles s'envoient leurs enfants Comme on s'envoie icn sourire.

Il quitte les champs, il revient vers la ville, car

Elle èmetU délicatement, comme tine femme Qu'on vient d'apercevoir, qu'on se sent près d! aimer Et qui vous donne dans uyi seul de ses regards La soif d' approfondir son âme et soti passé.

Le poète rêve d'une humanité plus belle : puisque les dieux ne sont plus, pour nous consoler de la vie éternelle, nous aurons la vie unanime. Sursum corda ! l'être d'instinct a « l'âme trop collée au sol et trop étroite, même en se baissant, l'amour n'y pourrait entrer. »

Le poète, dans un bel optimisme, croit au meilleur devenir. Laissons lui son dernier espoir, dont il dit :

'Je l'ai mis au milieu de mon paquet de hardes Pour que rieti ne le casse et qu'il ne tombe pas.

11 est permis de ne point admettre toujours l'esprit de l'auteur, mais il faut souvent admirer la lettre. Le livre est plein d'images merveil- leuses, de belles évocations ; cette recherche offre un grand danger, le défaut de sa qualité, l'exagération : si l'auteur y tombe parfois, il trouve souvent l'expression rare et lumineuse qui charme ou subjugue.

Faute de place, je ne pourrai rien citer du poème de J, Romains dont j'aime surtout la partie « Dieu le long des maisons. » Ce livre, pourtant écrit pour la plus grande part en vers blancs, est d'un vrai poète et j'inscris son nom parmi les rares qui m'ont apporté une neuve sensation de beauté.

Passionnément, parL. M, Thylienne (chez Wauthy, Verviers).


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— Pourquoi sous ce titre alléchant et sous un nouveau nom, Léon Wauthy a-t-il éprouvé le besoin de nous rapporter la plupart de ses poèmes de tendresse ? Je n'ai garde d'approfondir la chose, trouvant la farce de mauvais goût, car s'il est de charmants poèmes de L. Wauthy, l'on n'aime pas de les relire tous.


De l'ombre et de la solitude, par Louis Dumont (Roubaix, édition du Beffroi). — Uu romancier de La Louve, des sonnets fami- liers dont ne vous obsèdent pas les rimes des quatrains, prétextes souvent des sonnets parnassiens. Le poète a su adoucir, enlever à cette forme fixe ce qu'elle a de rigide et de froid par elle-même. Presque toujours le sonnet se termine par une pensée, qui, joyeuse ou mélancolique, comme un doux coup de cloche vient éveiller des échos dans notre cœur.

La pluie a mis au front du jour son baiser doux Comme un pardon en pleurs ; et tel qu'un jeune époux Qui tremble j le soleil s'est penché vers la terre;

Le monde est vierge et pur comme aux jours d'autrefois Et parmi l'oraison du village et des bois, Le rire du bonheur monte dans l'heure amère.

G. M. Rodrigue.


LES ROMANS

Happe-Chair, par Camille Lemonnier. Nouvelle édition illustrée par Lobel-Riche (Paris, Louis Michaud). — Le grand lyrique, le fécond et génial romancier Camille Lemonnier nous a donné, ces derniers temps, deux œuvres nouvelles et la réédition de son //<»/►/<'- CAtfiV, publiées chez Michaud. L,' Hallali et Quand j'étais homme, l'un, épique refrain sonnant la fin d'une famille de nobillons provinciaux, l'autre, amère, très amère notation du modernisme vicieux rempor- tèrent un succès artistique et littéraire, vraiment sans procèdent. C'est peut-être ce qui encouragea à la republication d'un Happe-Chair^ quelque peu revu, édulcoré, rejx)li et nettement retranscrit.

Lemonnier est bien le ixîintre qu'il fallait à l'évocation des chantiers et des charniers humains. Il brosse ses toiles, où il insère d'âpres tableaux de la société corrompue, à larges touches évocatoires; il y détaille des fresques de fantasmagorie. où, dans une réalité effrayante, les êtres, muscles saillants à la Ribéra, faces meurtries et hébétées, apparaissent, non comme de vulgaires silhouettes, mais bien, comme des figures-types de l'Histoire contemporaine. Je dirai même que des physionomies comme Huriaux, comme Mélie, comme Félicité, comme Lerminia sont de réels morceaux de sculpture vivante. Happe-Cliair


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me semble joindre à jamais l'Art lyrique et humanitaire du Maître Lemonnier à l'Art colossal de Constantin Meunier. Tous deux, issus d'un même sol brabançon, ont eu cette fougue, cette ardeur, cette âpreté, cette puissance et cette précision qui les ont, directement, comme en apothéose, menés à la Gloire.

La réédition de Happe-Chair est très réussie, très artistique et très énergiquement illustrée par Lobel Riche.


La Maison du Seigneur, par André Des Vernyères, (Paris Sansot et O®). — Je pourrais, me souvenant de Musset, comme Rolla, m'écrier que je ne suis point de ceux-là que la ferveur amène à pas tremblants aux pieds du Christ Je pourrais affirmer la liberté entière de ma conscience, et l'indépendante volonté de mes croyances ou de mes superstitions. Mais, ce serait inutile puisqu'en tout il faut cher- cher la vérité, la sincérité.

C'est là, précisément, ce qui m'arrête, au seuil même de ce livre de M. Des Vernyères, et qui me navre lorsqu'entièrement parcouru, je me vois forcé de douter de l'indépendance absolue de l'écrivain. M. Des Vernyères dans son désir de stigmatiser la vie cléricale con- temporaine, exagère considérablement ; loin de réussir donc, il produit l'effet contraire. Ses railleries, ses discours antireligieux et anti- cléricaux, sonores, mais souvent creux accompagnés d'irrévérences qui ne sont pas même permises à l'égard de cruels ennemis, sonnent faux et écœurent. L'impression que produit son style incisif, sen ressent et son œuvre entière se fait mal juger.


Charles de Sprimont, par Robert Decerf (Bruxelles, Revue Funambulesque) — Courte, synthétique et très littéraire étude du Directeur de la Belgique Française, sur ce trop beau et trop jeune enseveli dans la Mort que fut de Sprimont. Cette plaquette élégante et d'un style très agréable se recommande aux lettrés par un réel souci, une véritable compréhension à! Art.


Le Mystère de la Rose-Croix, par Maurice Boue de Villiers (Paris, Entretiens Idéalistes). — Nouvelle d'un style charmant et poétique, conte d'un myticisme idéal et particulier, le Mystère de la Rose-Croix affirme les qualités d'écrivain de Maurice Boue de Villiers.


L'Arène aux Crucifiés, par Ludovic Garmca de la Cruz (Paris, Sansot et C'®), — Méfions-nous de nos propres convictions comme de nos plus vrais amis. Les unes et les autres, invariablement, nous trahiront. M. de la Cruz en offre la preuve dans son nouveau roman. Ayant voulu, loin des partis politiques et religieux, flétrir


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l'absurdité des doctrines intransigeantes et glorifier le parti plus noble de l'Humanité entière, l'écrivain a eu recours à une éloquence péro- rante et boursouflée ; trop vivement empli de son idée, l'auteur n'a pas eu le calme nécessaire pour assagir l'exposé de ses théories; trop peu avertis, nous sentons la faiblesse de son argumentation verbale et éprouvons cette désillusion de voir une pensée hautaine et faite pour nous plaire abimée par une rhétorique inhabile.


Les Pas sur la Terre, par Adrien Mithouard (Paris, P. -V. Stock). — L'auteur du Traité de rOccident, directeur de la belle revue V Occident, évoque ici la beauté de l'Ile-de France. Tour à tour satiriste ou conteur, peintre de voyage ou de souvenirs, Adrien Mithouard, d'un style vigoureux en même temps que spirituel et alerte, célèbre la Terre, le sol français; j'aime assez l'incroyable aventure de la Bièvre à travers Paris, de cette pauvre rivière que la Ville déflora comme une femme, l'histoire du patron des Archers-Saint Sébastien, et les désagréments que Guilbicot le Museur s'attira pour avoir fait jouer pour lui tout seul les grandes eaux de Versailles La pensée d'Adrien Mithouard est demeurée profonde et son souffle puissant ; lorsque l'écrivain discute les idées sociales, exalte les paysages et les cathédrales françaises son émotion triomphe de si verve originale et mordante. Et je ne sais ce que je préfère, Mithouard ému ou Mithouard satiriste.


Emile Claus, par Camille LemOiNNier. — liruxcllcs, d. \'An CJcst et (o. — Mettant son lyrisme au service de la glorification de son lyrique ami Emile Claus, Camille Lemonnier, dans sa lumineuse étude fait plus- que de la critique picturale : il clame à la foule l'enthou- siasme dont déborde son âme. Il exalte avec une ferveur de jeune ou de fougueux l'Art de Claus, cet art où le soleil et la lumière font pou- droyer leurs poussières admirables. Le critique disparaît, disais-je, mais à sa place se dresse le harangueur de foules. Cette analyse ner- veuse et souple, dans son élan primesautier et vibrant, ne convainc pas, mais entraîne, emballe, enthousiasme et fait, qu'au sortir de sa lecture, on se sent amené au degréadmiratif qui enfiévra l'écrivain.

M. Van Oest a édité ce volume d'une magnifique façon ; il en a fait une œuvre d'art, soignée, mise absolument au point, et esthétique à tous égards M. Van Oest, en son genre, est un artiste. Il ennoblit l'édition belge, en général si pauvre.


Le Souper de Beaucaire, par Napoléon Bonaparte, avec une notice et appendice par José i>k Bérvs. Paris» Sansot et C'«. — Curieuse réimpression d'un ouvrage restreint fait pour satisfaire les bibliophiles et les gens que les écrits historiques peuvent séduire.

Blanche Rousseau, par Pierre Maes. Gand, Ahnanach des


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Etudiants. — Belle étude, style charmant, compréhension absolue de l'œuvre du clair écrivain qu'est M"'^ Hlanche Rousseau. M. Maes a fait une œuvre inléressante qui ne mérite que des éloges.

Maurice Gauchez.


LES THEATRES

Théâtre royal du Parc. Les deux Madame De Lauze, pièce en trois actes, de M"'^ Gabrielle Mourey. Bobish, i^'\ècQ en un acte de M. Albert Paul. Les deux Hommes, pièce en quatre actes, de M. Alfred Capus. Les Maris de Léontine, pièce en trois actes, de M. Alfred Capus. La Course du Flambeau, pièce en quatre actes, de M. Paul Hervieu. Conférences de M'^^® Catulle MendèsetM. Ad. deMonzie. — Théâtre royal de l'Alcazar. La Passerelle, ^iècQ en trois actes, de M'"® Fréd. Grésac et M. Francis de Croisset. Frede- rick Lemaître, pièce en trois actes, de MM. Serge Basset et S Mala- faide. Le Friquet, pièce en quatre actes, de Gyp et Willy. La Faute, pièce en un acte, de M. Serge Basset. Les Hannetons, pièce en trois actes, de M, Brieux. L'Extra, pièce en un acte, de M. Pierre Veber. Monna Vanna, pièce en trois actes, de M. Maurice Maeter- linck. — Cercle royal Euterpe. V Arlésienne.

Parmi les « divertissements » en un acte qu'on nous oftVe co'nme « lever » ou « baisser» de rideau, la Faute et l'Extra tiennent certes une place honorable. Ils procèdent d'une fantaisie spirituelle et habile qui est bien la qualité la plus nécessaire de ce genre de spectacle. Bobish voulut sans doute être spirituel, mais comme son auteur n'est pas même habile, son succès laissa beaucoup à désirer. Et le « théâtre belge f> puisque c'en est, compta un échec de plus. Heureusement que Kaatje vient d'atteindre triomphalement la cinquantième.

Depuis ma dernière chronique, nous avons eu quelques « reprises ».

Avant d'en parler, je veux signaler le spectacle de clôture des fêtes organisées par le Cercle Eiiterpe, à l'occasion de son XX V^ anniver- saire. Après l'Absent, après le Cloître, le cercle, que régit avec autorité M. Jahan, a interprété correctement l'Arlêsientie. L'œuvre de Daudet n'a pas semblé être « dans les cordes » des vaillants amateurs qui n'en ont pas rendu assez la couleur, négligeant trop le côté pittoresque de la passion méridionale qui anime la pièce.

Au Parc^ les Maris de Léontine ont paru à l'affiche et c'est avec un brio joyeux qu'ils ont évolué, semant l'esprit « bon garçon » de Capus sur la scène et lagaîté dans la salle. A YAlcazar, la Passerelle, dont la situation est risquée, mais agréablement plaisante, n'avait pas moins de succès. Voilà pour les « reprises » joyeuses. Monna Vanna — avec Georgette Leblanc— à l'Alcazar et la Course du Flambeau au Parc récréèrent évidemment davantage notre pensée. L'œuvre de Maeter linck est d'un mérite « littéraire » absolu. La langue suscite une admira- tion totale. On l'écoute presque religieusement. Et pourtant, oserai je


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le dire, l'œuvre ne m'accorde pas une jouissance intellectuelle entière. L'humain et le sublime, emmêlés dans les caractères, les déforment ou bien sans cause ou bien sans but et mon esprit, troublé sans doute, mais agacé aussi, demeure incomplètement satisfait.

La Course du Flambeau, cruellement, mais logiquement humaine, m'apporte mieux l'impression du chef-d'œuvre, avec sa beauté verbale, sa clarté d'exposition, sa netteté de développement, la brutalité dou- loureuse mais inévitable de son dénouement.

Je regrette qu'il ne me soit pas permis d'insister sur ces pièces des deux maîtres, faute de place suffisante, puisque je dois encore vous parler de plusieurs nouveautés.

Les grands personnages ont toujours tenté la verve des dramaturges et Frederick Lemaître, à son tour, sert de sujet. M. Serge Basset et son collaborateur ont voulu nous montrer la puissance de l'art du célèbre comédien à un moment où celui ci doute de lui-même Frede- rick a vieilli, sa petite amie l'abandonne, mais l'occasion se présente d'attester la vigueur toujours neuve de son talent et Clarisse revient vers son grand homme. Ces trois actes eurent surtout un mérite anecdotique, car ils firent revivre, assez intensément, le monde gran- diloquent du romantisme. L'acteur Severin Mars mit au service de ce rôle son tempérament ardent et généreux.

Disons en passant que le jeune et consciencieux directeur de VAlcazar, M. A. Du Plessy, a fait paraître sur la scène de son théâtre, pour notre plus grand plaisir, une suite très variée d'acteurs renommés et il faut lui savoir gré d'avoir choisi généralement des pièces curieuses. J'ai déjà cité au cours de cette chronique Gcorgette Leblanc, Séverin Mars. A. Du Plessy nous a aussi fait apprécier l'étoile : Polaire, au physique de gamine excitante, qui a joué avec un talent réel le Friqtut, une sorte de « Mignon» heureusement transposée en comédie avec des réminiscences de la Cigale de Meilhac et Halévy. h'Alcazar nous a donné aussi les Hannetons, trois actes excellents des plus spirituels de Brieux, bâtis sur les désagréments d'un collage ou plutôt sur les petites turpitudes d'une femme collante, cervelle d'oiseau charmant, fantaisiste, et tyrannique immensément.

Au Parc, les Deux Madame Delauze n'ont pas mené brillante car- rière. La pièce est de M""» Gabrielle Mourey. La galanterie belge n'a pas voulu s'imposer la tâche d'admirer cette œuvre : on admit aisé- ment que les conséquences du divorce d'époux qui ont un enfant eussent ému la femme de cœur qu'est M"'« Mourey : on l'admira ; mais la solution du cas, telle qu'elle l'a indiquée dans les Deux MaJanu Delauze fut jugée, avec raison, trop sentimentalement conventionnelle. Certes la seconde femme d'un divorcé — auquel la justice a laissé la garde de son enfant — devrait toujours avoir des trésors de délicatesse et de bonté, hélas! rien ne peut faire qu'elle soit femme. M"« Mourey en fait un ange. Ne vous étonnez pas, dès lors, si l'on a pu sourire et si malgré des qualités scéniques évidentes, la pièce ait disparu assez rapidement de l'affiche.

Les Deux Hommes de Capus méritaient mieux que le demi-succès qui les ont accueillis. i,a nouvelle comédie de l'auteur de la Petite


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Fonctio7inaire est, à vrai dire, assez lourde et même inhabile dans cer- taines scènes mal construites, mais elle a une base, elle repose sur une idée : il s'agit de deux hommes mis en présence, l'un qui s'adapte à l'époque dans laquelle il vit, l'autre qui ne s'adapte pas, venu trop tard sans doute, dans un monde trop vieux. Antipathiques tous deux d'ail- leurs, le premier — sans être grand comme un Isidore Lechat des Aj^aires sont les aj^aires ou un de Thau des Ventres dores, — est sans scrupules, l'autre qui en a des scrupules — quelques-uns toutefois — n'est, après tout, qu'un fainéant. Sans entrer dans les détails de l'œu- vre, on doit se réjouir de la direction que prend l'activité talen- tueuse de Capus : doué comme il l'est du métier scénique, on peut espérer que, s'attaquant au théâtre « solide », il parviendra à nous donner mieux que d'agréables passe-temps : des œuvres.

Il serait malaisé de dire d'une .manière concise la part qui revient à chacun des acteurs dans les interprétations des différentes pièces qui précèdent. Citons cependant au Parc : M^^^^^ Archaimbaud, Thomsen, MM. Gorby, Laurent, Richard, Chautard, Barré, Achten, Scott. A YAlcazar, à côté des acteurs déjà cités en tournée, M. Froment, M"® G. Loyer, MM. Paulet, Cueille, Laurel, Garnier.

Pour terminer, je dirai tout le plaisir que j'ai eu d'entendre, au Parc, M'"^ Catulle Mendès, conférencier avec érudition sur le théâtre féminin et M. A. de Monzie avec esprit, élégance et clarté sur Paul Hervieu. Léopold Rosy.


LES CONCERTS

Le mois d'avril a marqué les débuts manifestes d'une fin de saison. De concerts peu ou prou. Quelques auditions intéressantes données surtout par des artistes du chant. Aussi n'aurai-je que quelques mots à dire sur des récitals donnés par M'i« Rollet, Gabriel Fauré et le ténor Isalberti.

En un programme très éclectiquement conçu, Marguerite Rollet a parcouru les différents genres et abordé les principales difficultés vocales, depuis l'air brillant et théâtral, jusqu'à la simple chanson populaire Douée d'une fort jolie voix cristalline, remarquable de fraîcheur et de limpidité, elle connaît aussi l'art de s'en servir pour le plus grand agrément de ses auditeurs, qui ne s'étaient pas fait prier pour venir l'entendre. Succès complet pour sa distinguée partenaire M"® Preuss, qui a interprété au piano le choral et fugue de C. Franck, et une intéressante sonate de Grieg.

Gabriel Fauré, l'éminent directeur du Conservatoire de Paris, a judicieusement glané dans la poésie contemporaine, les plus exquis poèmes de Verlaine, de Leconte de-Lisle, de Samain, etc., et lésa enveloppés de ces harmonies délicates et choisies dont il a le secret. D'une coloration un peu grise souvent — mais parfois aussi d'un gris- de-perle délicieux — ces lieder portent, très prononcé, un cachet d'intimité, de raffinée délicatesse. C'est la note caractéristique du


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maître tantôt suave et tendre comme dans les « Berceaux », étrange et rare comme les « Roses d'Ispahan », pittoresque comme dans la « Mandoline », ou sentimentale et troublante comme dans la « Ren- contre », etc. M"'° Mockel et M, Austin ont exquisement interprété ces mélodies d'une trame si soignée, sinon avec beaucoup de voix, du moins avec beaucoup d'art. L'acoustique décidément intolé- rable de la salle Patria a fait un tort énorme aux chanteurs.

Isalberti nous est revenu et il faut avouer qu'il n'est point bête du tout pour un ténor, et même très intelligent pour un ténor italien. Son interprétation de la Tosca et du Prologue de Paillasse l'a prouvé abondamment. Quant au style, il se réduit le plus souvent à une recherche d'effets vocaux habituels, à des oppositions de voix pleine et de demi-teinte, d'ailleurs très réussies, tandis que le masque, très souple lui aussi, comme la voix, passe de l'expression de la colère la plus indignée, subitement à l'amoroso le plus flatteur. L'inéluctable couplet de Rigoletto a produit son effet habituel — tel un spécifique de succès — et le public, très intéressé, a fait également une ovation brillante au violoniste Floresco, un acrobate de l'archet, mais artiste très distingué et d'une virtuosité supérieure.


V. Hallut.


^


Matinée Verhaeren


Si, pendant le mois écoulé, deux de nos conférences fuient esca- motées, nous eûmes comme dédommagement littéraire, le succès de la « Matinée Verhaeren » organisée par M. Paul Cornez et par quel- ques-uns. de nos confrères du Tliyrsc.

(3'est à M. Maurice Gauchez qu'échut l'honneur de présenter au public élégant et compréhensif de cette réunion, l'œuvre du Maître. Il s'en acquitta avec la chaleur d'un jeune et fervent disciple. Mais c'est de Verhaeren avant tout qu'il faut parler, de Verhaeren, le héros de la fête, aussi grand que ses « Héros de Flandre », dont il nous lut avec une passion communicative, quelques-uns des plus beaux frag- ments.

Un incident, d'apparence insignifiante, prouva aux psychologues que le culte de l'énergie est pour le maître une habitude autant qu'un idéal artistique. Kn quittant la tribune où le prince Albert l'entrete- nait, il trébucha et se btt'ssa si malheureusement, qu'une large cou- pure souligna aussitôt de sa sanguinolence, son beau front de poète. Malgré la violence de ce choc, V^erhaeren parut quelques instants après sur l'estrade; et si, parfois un peu de sang obscurcissait sa vue, il l'étanchait discrètement avec un air de dire « Excusez du peu ». Une ovation salua son apparition : l'élan de cette pléiade de littéra- rateurs, qui portaient sur les ailes de leur enthousiasme cette pure gloire, grisa jusqu'aux plus frondeurs. Aussi, quand cet homme à la


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fragile apparence, quand cet être tressaillant et fiévreux, penché sous le poids de pensées trop lourdes, se redressa superbe d'énergie, le front illuminé par un rayonnement intérieur, la voix gonflée par le souffle de l'enthousiasme, on sentit soudain, comme un grand fris- son qui passait.

Sa modestie le porta à exalter l'œuvre d'un défunt d'hier, ce pauvre et grand Van Lerberghe, dont on interpréta Les Flaireiirs à la fin de cette matinée. Et la fête continua habilement diversifiée : des inter- mèdes musicaux dans lesquels brillèrent MM. Van Dam et Brétigny ainsi que M^»» Cholet, alternaient avec des récitations de poèmes, qui durent à l'interprétation de M^^o Eva Francis, une grande partie de leur succès. Elle débita, en effet, avec une intensité expressive et une compréhension artistique peu communes, des œuvres de Verhaeren, de Le Roy, de Van Lerberghe, de Gilkin Une gerbe de fleurs et de chaleureux rappels lui prouvèrent la. satisfaction du public.

En toute équité elle doit partager ces louanges avec M. Georges Carpentier, le bel artiste du Parc qui, accorde si généreusement son concours à toutes les tentatives d'expansion littéraire et surtout ver- haerienne. La vitalité de son talent se prête d'ailleurs merveilleuse- ment aux interprétations de l'auteur des Formes Tumultueuses. M. Carpentier détailla aussi avec habilité des poèmes de MM. Léopold Rosy et Maurice Gauchez.

N'oublions pas les fines récitations de M. Joachim et de M® Léa Siria, du théâtre du Parc, qui lurent des œuvres de Van Lerberghe et de MM. Paul Spaak, Paul Cornez et Fernand Paul. En somme, une réunion, dont on gardera le souvenir, comme une fleur du passé.

HÉLÈNA Clément.

Notre dernier Samedi


Notre conférence finale lut faite ce samedi, par M. Gaston Pulings, qui évoqua la figure calme et chaste « d'Octave Pirmez ».

Octave Pirmez eut le bonheur de naître dans une famille aisée du pays de Charleroi et la chance de passer ses premières années dans un milieu intelligent.

Le catholicisme des siens, les porta à confier l'adolescence d'Octave, aux religieux du pensionnat de St-Michel à Bruxelles. Son âme, tôt ouverte aux choses spirituelles, garda l'écho de l'enseignement initial, qui se répercuta dans toute sa vie.

En vrai carolorégien, il s'émut devant le spectacle des misères navrantes du pays noir.

Son œuvre emprunta à ces divers facteurs et à l'âme wallonne, sa caractéristique mélancolique et tendre. L'influence des derniers roman- tiques français y laissa aussi sa trace. Notre littérature nationale (à nous ! l'âme belge), jusqu'alors inexistante, commençait à s'affirmer


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avec Charles De Coster, Rd. Picard, Camille Lemonnier et d'autres. De son goût pour les sciences naturelles, Octave Pirmez garda le don d'observation; de son éducation catholique, une religiosité éclectique et largement ouverte à l'esprit du progrès; il fut un égotiste avant la lettre.

Comme Barrés, il eut le goût et l'obsession de la mort, à laquelle il se préparait par la prière. Son orgueil farouche ne l'empêcha pas d'être pessimiste. Formé par une éducation solide, il n'eut pas les balbutiements d'art, communs aux « jeunes »; il débuta avec tous ses moyens, aussi son idéal de stylite fùt-il, la clarté, la sobriété, la sim- plicité, qu'il avait apprises des grands ancêtres.

L'art était pour lui une délectation personnelle, dont il aimait h jouir dans la solitude. Certes, on ne peut considérer Octave Pirmez comme un génie ; ce fut néanmoins un talent très spécial, qui greffa sur un grand idéalisme un programme artistique.

Le réalisme lui fit, naturellement, jeter des cris d'orfraie, il s'alarma de la réputation grandissante des Flaubert, des Zola, des Maupassant, des de Concourt, dont les œuvres sont aujourd'hui le bréviaire de tant de littérateurs! Octave Pirmez résuma la fin de ce romantisme, école transitoire entre le spiritualisme du dix-huitième siècle et le réalisme du dix-neuvième, lequel aboutit au symbolisme d'hier.

L'œuvre de Pirmez est, comme celle de nombreux artistes, le reflet de son êime. Ses Lettres à José sont l'histoire psychologique de 1880, ses yo7irs de solitude remémorent ses voyages et ses Heures de Philoso- phie me semblent un testament comparable à l'Ecclésiaste. 11 puise son inspiration à trois sources : la nature, les livres et la conscience, c'est un philosophe et un savant qui pensent, mais c'est toujours un poète qui écrit.

Sincèrement catholique, on le devine ennemi du plaisir, il aime, il croit, il prie et voit toutes choses à travers cette mentalité. Son style est froid, hautain et pur comme une figure d'archange, on sent l'auteur ignorant l'amour, qui incendie certaines œuvres. Il a grand souci de maintenir sa réputation monacale, comme le prouve une lettre qu'il adresse à Félicien Rops, afin de le prier de ne pas publier son nom dans une feuille d'allure légère

Ses pages les plus émotives sont résumées dans Rèmo. Ce titre révèle une imagination romantique et un culte fervent pour la mémoire d'un jeune frère défunt, avec lequel il feint d'entamer des discussions spiri- tuelles. Cette préoccupation constante donne à son œuvre une pro fondeur qui console les penseurs.

M. Gaston Pulings termine adroitement son intéressante confé- rence, par la lecture des maximes favorites d'Octave Pirmez dont nous rappellerons les suivantes :

« Nous aimons la joie et non les joyeux.

« La défiance est une avarice de sentiments.

« 11 est des hommes si nuls, qu'ils sont irréprochables. »

Faut-il adresser, en terminant aujourd'hui cette rubrique, le


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souhait, à tous les intellectuels de n'être pas irréprochables ?. , Rétrac- tons bien vite, cette interprétation, que l'âme d'Octave Pirmez ne nous pardonnerait pas !

HÉLÉNA Clément.


Petite ehiToniqae


H y menée. — Notre confrère Fernand Crommelynck vient d'épouser Mademoiselle Letellier. Nos très vifs compliments et nos vœux les meilleurs.


Nouvelles Revues. — Nos meilleurs vœux de succès à nos nou- velles consœurs : Paîi, revue paraissant tous les deux mois, à Mont- pellier, et que dirige le poète Joël Dumas; Marsyas, revue mensuelle publiée à Anvers sous la direction de MM. Buisseret (Edouard) et Kaminker; La Rampe, à Paris, théâtrale et mondaine; La Chronique des Lettres françaises, publiée chez Sansot et C'®, ainsi que Les Argo- nautes, dont l'ardeur sera suscitée par M. Camille I.emercier d'Erm.


Reçu Isis dont Ary-René d'^i vermont est le directeur. Isis se propose d'élever un monument à la mémoire et à la glorification d'Homère.


Nos Samedis recommenceront en octobre prochain. Nous remer- cions vivement ceux qui nous prêtèrent leur concours. Le Thyrse leur sait gré, infiniment, des sympathies nombreuses, et désintéressées, qu'il rencontra dans cette campagne par le verbe — la huitième ! — qu'il organisa pour l'art, pour la littérature !


M Pierre Decourcelle, à la dernière page d'un de nos grands quotidiens déclare :

« Si le pauvre Claudinet avait bu du Vin X... {*) au lieu d'huile de » foie de morue, sa santé se serait rétablie, et je n'aurais jamais pu » terminer les « Deux Gosses ».

Cieux incléments ! A quel bonheur avons-nous échappé !


Cercle artistique et littéraire de Bruxelles. — Il paraîtrait que les élections dernières pour le Comité de la vieille organisation


(♦) 4 francs la bouteille.


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n'ont pas été d'un calme absolu. Il y aurait eu de légères, oh! d'ano- dines attrapades. Cela n'a évidemment aucune espèce d'importance : les meilleures familles ne sont pas à l'abri de « brouilles » et puisque l'ordre règne rue de la Loi, on va sans doute oublier bien vite ces méchantes querelles et le vent de fronde qui s'était levé...


Quatrains humoristiques sur quelques littérateurs d'au- jourd'hui.


I


Tel veut être prince au Permesse Qui n'est rien qu'un palefrenier. L'auteur de « La Double Maîtresse », En rit, de régner !


II


Pour peindre un amoureux régal. D'une écriture artiste et nette, Henry Rigal n'a pas d'égal : Voyez comme il a fait « Mounette » !

III

Thomas s'en fut, un jour de noce. Au bois d'amour faire le fou. Il en rapporte un bouquin rosse. Yette eut houi)lou ? !


IV


Thomas, ta nature est prolixe

A rencontre de tous les us ;

11 convient qu'en rythme on la fixe :

Videz Thomas, vide latus!


Narcisse-Tailhade se mire Dans l'eau d'une onde au pur courant, Il se couronne et puis s'admire. L'eau rend l'orang laurant I.aurcnt! ! !

René Du.maine.


TABLE DES MATIERES

Contenues dans le tome neuvième

publié sous la direction de F. -Charles Morisseaux,

Omer De Vuyst, Rédacteur en chef,

Maurice Gauchez, Secrétaire de rédaction.


Pages

Introduction 5

PROSE

BERNARD, Jean-Marc. — In Memoriam 333

BOXMARIAGE, Sylvain. — Divitte 432

CLÉMENT, HÉLÉNA. — Les de Concourt 299

COPPIN, Marguerite. — Aux Iles 149

Etzer Vilaire 427

DES OMBIAUX, Maurice. — Les chevaux de Cologne .... 165

DESTRÉE, J. — J.-K. Huysmans 37

DE VUYST, Omer. — Une Vie 203

Croquis 390

DUMONT-WILDEN, L. — Concours d'œuvres dramatiques

belges 81

Charles Van Lerberghe 198

FIERENS-GEVAERT. - J.-K. Huysmans 38

GAUCHEZ, Maurice. -^ Charles Guérin 22, 42

Emile Verhaeren 210,251,308,336

GILBERT, Eugène. — Joris-Karl Huysmans 33

GOLBERG, MÉciSLAS. — L'Art de tirer le Diable par la queue. 146

LEMONNIER, Camille. — J.-K. Huysmans 39

Nuit masquée 245

LE NOIR, Anicet. —Petit Portrait (Léon Wéry) 41

MAHUTTE, Franz. — Le beau costume 421

MOCKEL, Albert. — Banalités indiscrètes , 267

MORISSEAUX, F. -Charles. — Les éblouissements .... 72

PÉRIER, Gaston-Denys. — Le mécanisme du printemps . . 17

La destinée de Gilles Luijck et le décor de sa vie . . . 136

La présentation 173

Episodes 396

PICARD, Edmond. — J.-K. Huysmans 39

RICHELLES, Roger. — Plus ultra 362

RODRIGUE,G.-M. — André Ruyters 112,140


— 454 —

Paget.

ROSY, LÉOPOLD. — Les marrons du feu 69

Les encouragements de la province de iirabant a la iiitc-

rature (Lettre de M. Gheude) loi

Un lauréat 133

THOMAS, Louis. — Note d'un cynique 293

M. Charles (jrolleau 381

VIRRÈS, (Georges. — Le Tourment 7

WILMOTTE, Maurice. — Lettre à M. G. Rency 275


VERS

BERNARD, Jean-Marc. — Lied 148

Poème 1 78

Lettre à Paul Léautaud 394

BOCK, Jules. — Pacage 437

BODSON, FÉLIX. — L'Usine morte 106

Froidmont 108

BOUÉ-DE VILLIERS, Maurice. — La nouvelle Hellas ... 299

BUISSERET, Edouard. — Apolon parle . . 403

CARCO, Francis, — Inscriptions 140

COLLIN, Isi. — Vers 21

CORNEZ, Paul. — Vendanges 271

Les vieux Laboureurs 273

Complainte 430

DECERF, Robert. — Lointaines orées 437

DE TALLENAY, Edouard — Trois statuettes 336

DE VUYST, O.MER. — Vision; Vestiges; Sous le portail; Un

dimanche 51

DRAPIER, Maurice. — Parc automnal 16

Elégie 136

Le goûter 177

La grille 421

FONTAIX AS, André. — La dormeuse 170

(7 AUCHEZ, Maurice. — A celle que (juérin aima 172

L1EP>RECHT, Henri. — (iénova; Jean XXII, pape; Le

Trophée, marin ; L'Etreinte divine 78

Impéria 249

MERRILL. Stuart. — Deux poèmes. 387

MOUZOX, Emile. — Chanson dans la vallée du Gcci 1 7</

Chanson de Wallonie .180

NOUËT, F. - Retour 361

PASTURE, Achille. — Dernières paroles . . 145

PAUL, Fernand. — Le vitrail . 117

Les aubes parfumées . 425

PÉRIN, Cécile. — Faiblesse iio

PIÉRARD, Louis. — Devant Id iiici 304

RAEMAEKERS, Georges. — Les quatre sœurs 86


— 455 -

Pages

ROIDOT, Prosper. — Beethoven • .... 297

SCHMIKRATH, René. — Antithèses 43+

THOMAS, Louis. — Du siècle 18 264

VAN DOOREX, J.-J. — Petites chansons d'Automne .... 404

VAN M ALDERG HEM, C. —La maison du bonheur .... 308

VARLET, Théo. - Pœstum • . . 87

VERHAEREN, Emile. — Le vieux Meer 6

Jour calme d'Automne 197


Chroniques Littéraires : M. BouÉ de Villiers, Maurice Gauchez, M.-J., Henri Liebrecht, F. Ch. Morisseaux, G. -M. Rodrigue, Léopold Rosy, Léon Wéry.

Delattre, Louis : Le Roman du Chien et de l'Enfant 53

Wéry, Léon : Le Stylite 54

Périn, Cécile : Les Pas légers 58

Maurice, Gauchez : Jardin d'Adolescent 58

De Vuyst, Omer : Sur l'autre Rive , 58

Martineau, Henri : Acceptation 59

Maura, Théodore : Fleurs morvandelles 60

Monval, Jean : Le Jet d'Eau 60

Lemonnier, Camille : Quand j'étais homme ..... . . 88

Haraucourt, Edmond : La Peur 90

Lalli, Roger : L'Eclosion 91

Esdin, J. : Contes furtifs 91

Peladan : Le Nimbe noir 92

de Dampierre, Jacques : La Couronne de Lierre , 93

Le Roy, Grégoire : La Chanson du Pauvre . • 93

Valéry-Radot, Robert : Les Grains de Myrrhe 94

Picard, Hélène : L'Instant Eternel . . 94

Verhaeren, Emile : La Guirlande des Dunes 95

Rizzardi, Luca : Le journal d'un suicidé 118

Ruyters, André : Le Mauvais Riche . . . 118

Boissy, Gabriel : La Dramaturgie d'Orange 182

Smulders, Cari : La correspondance de Sylvain Dartois .... 183 Dethier, René : Un Ecrivain de Wallonie : des Ombiaux, Mau- rice 184

Dethier, René : Les Ecrivains de chez nous : Daxchelet, Arthur. 184 Broodcoorens, Pierre : Réponse à la Taverne de la Régence. L'Ode à la gloire du peintre Frans Gailliard. A celle

qui porte mon nom. Egalité ou la mort 184

Desprechiiis, E. : Fifre et Pipeau 185

Martin, H. : La tragédie terrestre . . . • . 185

Wauthy, Léon : l'Heure sentimentale 186

Wilmotte, Maurice : Trois Semeurs d'Idées 226

Roidot, Prosper : Ferveur 227

de Régnier, Henri : La Peur de l'Amour 227


— 456 —

Pages

Bodson, Félix : Contes 228

de Miomandre, Francis : Visages 229

Symons, Arthur : Poésies 230

Portraits anglais . 230

Mouquet, Jules ; Les Epigrammes de Léonidas de Tarcnte . . . 232

Fierens-Gevaert : Figures et sites de Belgique 232

Haes, Kdgard : Couronne de givre et fleurs d'illusion 233

(lauchez, Maurice : Simples croquis 233

Peladan : Textes choisis de Léonard de Vinci 278

Anthologie des Poètes belges 280

Parmentier, Florian : Entre la Vie et le Rêve 280

Dumas, Joël : Délicieusement 281

Adam, J.-E. : Après la Moisson 281

Herdies, Eugène : Le Roman de la Digue 320

Servais, Eloi : Vie de Province 321

Dauville, Max : La Fausse Route. • 321

Valentin, P2mile (le 1)) : Dixi 321

Chot, Joseph : A la Frontière 321

Bouché, Ferdinand : Les Mourlon 321

de Reul, Xavier : Le Peintre Mystique. },22

André, Paul : La Guirlande 322

Requette, François : Les Martyrs de l'Amour 3:2

Giraud, Albert : Anthologie 323

Pierron, Sander : Les Images du Chemin 323

Destrée, Jules : Anthologie 323

Deniker, Nicolas : Poèmes 365

Gauchez, Maurice : Les Symphonies Voluptueuses 366

des Ombiaux, Maurice : La petite Reine blanche 405

Wauthy, Paul : L'Inutile Ellort. La Facile Liaison 406

Michel, A. : Héroïnes et Actrices 406

Flarry, Charles : En Vivant 406

de Berseaucourt, Albert : Au delà du Cœur ....... 406

(iarnir, (ieorges : Le Conservateur de la Tour Noire 407

Houyoux, Paul : La Grande (irèce 407

Detrez, Alfred : Méditations sur de lointaines musiques . 407

Bossi, Joseph : Les Erreurs 407

Lormel, Louis .-Tableaux d'Ame 408

Mockel, Albert : Contes pour les enfants d'hier. .408

Spaak, Paul : Voyages vers mon pays .409

Van Dooren, J.-J. : Premiers vers 411

Pasture, Achille : Au fil des Songes 411

Mercier- Valenton, Jane : Choses qui furent ... ; i j

de Laminne, Ernest : Regrets. . 412

Vielé-Griffin, F. : Poèmes et poésies 43^

Léonard, Francis : La Multitude Errante 439

Romains, Jules : La Vie unanime 441

Thylienne, L.-M. : Passionnément 441

Du mont, Louis: De l'ombre et de la solitude 442


— 457 —

Pages

Lemonnier, Camille : Happe-Clair 442

Des Verayères, André : La Maison du Seigneur 443

Decerf, Robert : Charles de Sprimont 443

Boue de Villiers, Maurice : La Mystère de la Rose-Croix ... 443

Garnica de la Cruz, Ludovic : L'Arène aux Crucifiés 443

Mithouard, Adrien : Les Pas sur la Terre 444

Lemonnier, Camille : Emile Claus 444

Napoléon Bonaparte avec une notice et appendice, par José

de Bérys : Le Souper de Beaucaire 444

Maes, Pierre : Blanche Rousseau 444

Chroniques Théâtrales: Gauchez, Maurice; Leroux, Jacques ; Rens, Georges ; Rosy, Léopold.

La Cluse 61

LeCloitre 186

Combat de Cerfs 187

Miquette et sa Mère 187

Le Ruisseau. — Pécheresse. — La Française. — La Sacrifiée . . 234 Matinée Sully Prud'homme, André Theuriet et Charles Van

Lerberghe, au Parc 236

Sa Sœur. — Education du Prince 282

Beranger et Oscar Wilde. — Les Vendredis des Poètes. — Les

Matinées d'Art 283

Service Secret. — La Robe rouge. — Les passagères. — Kaatje . 323

Suzeraine. — Monsieur Joujou.— La Rivale. — Les Ames ennemies 368 Les deux Madame De Lauze. — Bobish. — Les deux Hommes.

Les Maris de Léontine. — La Course du Flambeau . 445 La Passerelle.— Frederick Lemaître. — Le Friquet. — La Faute.

— Les Hannetons. — L'Extra. — Monna Vanna. —

L'Arlésienne - . . 445

Chroniques Musicales :

Hallut, V. : . . . , 237,287,327,370,413,447

J-i) ^ 373

Nos Samedis :

Gauchez, Maurice 127

Clément, Héléna 188, 238, 289, 328, 377, 417, 449

Clément, Héléna : Matinée Verhaeren 448

Expositions : Drapier, Maurice; Gauchez, Maurice; Main- don, M. ; H., C. ; O., L. ; L., R.

Aux Indépendants 62

Exposition de la Toison d'Or à Bruges 123

L'Exposition de l'Art Dinantais 125


- 458 -

Pages

La Sculpture 155

Le Sillon 284

Société royale des Aquarellistes 286

Au Cercle Artistique de Gand 327

Pour l'Art 37^

Au Cercle Artistique (Smeers-Jamar-Pinot-Cauchie) 375

Exposition d'Art Anversois , 376

Exposition de la libre Esthétique 416

Au Cercle Artistique (Claus) 416

Exposition Jean Gouweloos 416

Galerie Boute 416

Petites Chroniques: 32, 64, 98, 128, 156, 190, 241, 290, 331,378, 419. 451

Sottisier . • 68,100,132,196,244,292,332

Duinaine, René : Quatrains humoristiques sur quelques littéra- teurs d'aujourd'hui 452



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